Prologue Ce fut à l’époque avant la nôtre que Tail-avar, le dieu de la sagesse, voyagea avec Storro, le Conteur de Légendes, et Touche-la-Lune, le dieu des tribus, dans le but de voler le pouvoir du croc magique du Géant du Froid. À l’aide d’une corde tissée dans un rayon de lune, Tail-avar attrapa au lasso sept serpents de mer. Ils tirèrent son canoë et traversèrent la Grande Eau en moins d’une journée. Quand Touche-la-Lune vit la bête qu’ils étaient venus chercher, il se recroquevilla au fond du canoë, et implora l’Esprit du Ciel de leur donner du courage. Car le Géant du Froid était plus grand que les montagnes, et son dos blanc déchirait les nuages. Sa respiration se propageait à des kilomètres, telle une brume glacée sur la mer. Ses griffes étaient aussi longues que les côtes d’une baleine, et ses dents aussi blanches que la trahison. Tiré du Chant du Matin des Anajos Un vent froid parcourait la banquise. Seul sur le flanc d’une colline verglacée, Talaban se remémorait la première fois où il avait entendu la prophétie. Le Grand Ours descendra du ciel et d’un coup de patte fouettera l’océan. Il dévorera l’œuvre des Hommes. Puis, il s’endormira pour dix mille ans, et le souffle de son sommeil signifiera la mort. Ces mots avaient été prononcés par un mystique vagar ; un homme en loques de fourrure sale, assis sur les plus basses marches du Grand Temple. Croyant qu’il s’agissait d’un mendiant, le jeune officier avatar aux cheveux bleus lui avait donné une petite pièce d’argent. Le mystique avait regardé l’offrande en la faisant tourner plusieurs fois entre ses doigts squelettiques. Son visage était maculé de crasse, et un énorme furoncle luisait sur son cou. S’il s’était trouvé à n’importe quel autre endroit de la ville, la Garde l’aurait arrêté, car aucun mendiant bizarre n’était autorisé dans les rues de Parapolis. Mais le Temple était le centre reconnu de toutes les religions du monde, et tout un chacun était libre de s’y rendre. Vagars, nomades, membres des tribus, tous se rendaient à Parapolis. Pour les Avatars, cette décision était aussi politique que spirituelle. Car lorsque les barbares retournaient chez eux, ils convainquaient aussitôt leurs partisans qu’une révolte serait futile. Parapolis, avec ses tours en or et sa puissante magie, était le symbole de la force invincible. Talaban avait regardé le mendiant emmitouflé dans sa fourrure examiner la pièce. Le furoncle sur son cou semblait prêt à exploser ; la douleur devait être intense. Talaban lui avait proposé de le guérir. L’homme avait refusé de la tête, et le mouvement appuyant sur sa douloureuse inflammation l’avait fait grimacer. — Je n’ai pas besoin de guérir, Avatar. Le furoncle fait partie de moi, il s’en ira lorsqu’il le décidera. (Le mystique contempla la pièce d’argent dans sa main et leva les yeux vers le grand soldat aux cheveux bleus.) Ton cadeau témoigne d’une nature généreuse, Avatar, avait-il déclaré. Regarde autour de toi et dis-moi ce que tu vois. Talaban scruta les bâtiments gigantesques au centre de la capitale. Le Grand Temple était un édifice magnifique ; le toit était recouvert de dorures et décoré de centaines de statues en marbre admirablement sculptées représentant des scènes de l’histoire avatare depuis un millénaire. Le Monument, une colonne dorée de plus de soixante mètres de haut, trônait juste à côté. Où qu’il regardât, Talaban pouvait voir la capitale avatare dans toute sa splendeur : des bâtiments impressionnants, de grandes arches, des rues pavées. Et au-delà, d’une sérénité à couper le souffle, éclipsant toutes les merveilles architecturales avatares, se dressait la présence menaçante de la Pyramide Blanche. Trois millions de blocs de pierre, dont certains pesant plus de deux cents tonnes, avaient été utilisés pour créer cette montagne artificielle. L’édifice tout entier avait été revêtu ensuite de marbre blanc. Talaban était resté un instant interdit devant tant de merveilles. Puis il s’était souvenu de la question du mendiant. — Je vois la même chose que toi, avait-il dit. La plus grande cité jamais bâtie. Le mystique avait gloussé. — Tu ne vois pas la même chose que moi. Tu vois ce qui est. Je vois ce qui sera. Il avait alors désigné le Monument étincelant qui se dressait comme une lance vers les deux. C’était une merveille d’architecture, et des rais de lumière dorée irradiaient de sa couronne. Celle-ci pesait à elle seule une tonne. — La couronne s’effondrera lorsque la baleine la percutera, avait-il annoncé. — Je n’ai encore jamais vu de baleine volante, avait répondu Talaban de façon aimable. — Et tu n’en verras jamais, avait convenu le mystique. Puis, il s’était mis à parler du Grand Ours et de son sommeil de mort. Talaban avait commencé à s’impatienter. Il avait souri à l’homme et s’en était détourné. La voix du mystique l’avait suivi. — L’Ours sera blanc. D’un blanc magnifique. Comme la pyramide. Tu seras l’un des rares Avatars à le voir et à survivre. Quand cela arrivera, tes cheveux ne seront plus teints en bleu. Ils seront noirs. Car tu auras appris l’humilité, Avatar. Un vent glacé soufflait sur les collines recouvertes de neige. L’esprit de Talaban revint au présent. Il passa ses doigts dans ses cheveux noirs comme la nuit et ajusta son capuchon en fourrure. Il contempla les glaciers. Il fut un temps où il détestait la glace. Il la détestait de toutes les fibres de son corps. Pourtant, aujourd’hui, il regardait la beauté froide et fragile des glaciers sans la moindre rage. Il se surprit à apprécier jusqu’à la lumière du soleil qui formait des couleurs pâles sur le blanc fantomatique des flancs du glacier : le reflet bleuté du ciel, l’éclat doré du coucher de soleil. Il y avait tant de choses cachées sous la surface, perdues pour toujours. Ses amis d’enfance, sa famille, des milliers d’ouvrages de littérature et de philosophie… Tout cela était à présent enterré. À l’image de ses rêves et de ses espérances. Et malgré ce qu’il avait perdu, la glace s’était avérée plus puissante que sa haine. Ses yeux noirs scrutaient les montagnes blanches, et un étrange sentiment d’affinité avec la glace naquit dans son cœur. Ses sentiments étaient maintenant enterrés, peut-être aussi profondément que Parapolis, prise dans les glaces sous le ventre du Grand Ours Glacé. Le grand guerrier déplaça son regard vers le petit groupe d’hommes qui travaillaient au pied des montagnes. De sa position surélevée à flanc de colline, il pouvait les voir planter les sondes dorées et construire les petites pyramides avec des perches d’argent. Des fils en or attachés aux pyramides les reliaient entre elles. Talaban discernait la petite silhouette trapue du Quêteur Ro se déplaçant au milieu des Vagars, donnant des consignes, aboyant des ordres. Il ne pouvait pas l’entendre à cette distance, mais il devinait dans les gestes d’impatience du Quêteur Ro que ce dernier effrayait ses hommes en les menaçant de mort. Et la frayeur était réelle. Le Quêteur Ro était l’un des derniers rares Avatars qui continuaient, par routine, à faire fouetter ses esclaves pour des infractions mineures. Le petit homme était puissant au Conseil, c’était grâce à son influence que cette expédition avait pu voir le jour. Mais serait-il aussi puissant à son retour ? se demanda Talaban. Cela faisait longtemps qu’il avait perdu son optimisme et décidé que cette entreprise était futile, mais ses ordres étaient précis : accompagner le Quêteur Ro et son équipe vagare jusqu’à la glace, les protéger, superviser l’opération, et revenir au bout de trois mois. C’était la septième équipe à tenter de Communier en quatre ans. Talaban avait dirigé trois des expéditions précédentes. Elles avaient toutes échoué et il ne se faisait pas d’illusion quant à la réussite de celle-ci. L’opinion générale voulait que Communier soit devenu impossible. Le Quêteur Ro n’était pas d’accord, il avait d’ailleurs ouvertement traité ses collègues de « défaitistes pathétiques ». Ses ennemis, et ils étaient nombreux, avaient en partie financé cette expédition. Leur but était clair : humilier le Quêteur Ro. Mais cela n’avait pas l’air de perturber le petit homme. Talaban se détourna de la glace pour contempler la plaine aride, à la recherche du moindre signe de mouvement. Des nomades habitaient toujours à l’est des montagnes. C’était un peuple sauvage et féroce. Avec seulement vingt soldats sous ses ordres, Talaban n’avait aucune envie de se battre dans un endroit aussi désert et froid. Ces terres verglacées, autrefois si incroyablement fertiles, étaient à présent pleines de danger. Les nomades ne représentaient que l’un d’entre eux. Lors de la dernière expédition, une troupe de dents de sabre avait attaqué un groupe d’ouvriers, tuant trois Vagars et en emmenant un quatrième. Talaban avait tué la bête qui déchiquetait le Vagar. La victime s’était vidée de son sang en quelques instants, son artère déchirée à l’aine. Puis, il y avait les krals. On ne les avait pas revus depuis la première expédition, mais la peur qu’ils avaient générée demeurait, et l’évocation de leur férocité avait grandi avec le temps. Talaban n’avait jamais vu de kral, mais des témoins lui avaient fait part de leur vitesse et de leur sauvagerie. Ils étaient recouverts de fourrure blanche, comme des ours des neiges, mais leur visage était presque humain, bien qu’incroyablement bestial. Trois témoignages les décrivaient comme mesurant plus de deux mètres de haut et dotés de très longs bras. Quand ils chargeaient, ils couraient à quatre pattes et tuaient à coups de griffes et de crocs acérés. Le dernier danger, mais non le moindre, résidait dans les troupeaux d’animaux à défenses, qui parcouraient les forêts à l’est. Leur peau poilue les protégeait de la rigueur du climat, et leurs défenses, qui parfois atteignaient trois mètres, en faisaient de dangereux adversaires. Même les dents de sabre évitaient généralement les mammouths – à moins qu’ils ne réussissent à en isoler un qui se soit égaré. La vaste plaine semblait déserte. Talaban fit un signe à son sergent, Methras, qui était positionné à six cents pas de là, sur le flanc est de la colline. L’homme écarta les bras perpendiculairement à son corps, indiquant ainsi qu’il n’avait rien à signaler. Un mouvement sur la mer attira l’attention de Talaban. D’abord il crut qu’il s’agissait d’un navire, mais s’aperçut que c’était le dos d’une grande baleine bleue qui montait à la surface et replongeait, pour se faire avaler par les flots. Les mots du mystique lui revinrent une nouvelle fois en tête. Car aujourd’hui il savait que, lorsque le raz de marée avait englouti Parapolis, une baleine s’était écrasée contre la couronne du Monument, l’arrachant au passage. Il se demanda si le petit mystique avait survécu. Plus bas, dans la baie, le Septième Serpent mouillait voiles ferlées. Même là, dans cette baie paisible, l’énorme navire avait l’air hors d’état de naviguer, ses pontons trop hauts, son tirant d’eau trop bas. Talaban soupira. Il rajusta sa houppelande de laine noire et descendit la colline à grands pas. Trois Vagars étaient accroupis à l’abri de rochers, attendant le canot du navire. Ils portaient des manteaux de fourrure blanche et des bottes en peau de mouton. Pourtant leurs lèvres étaient bleues de froid. Talaban s’agenouilla à côté d’eux. — Autrefois il y avait des vignes par ici, dit-il, et un lac un peu plus au nord où le Prime Avatar avait un palais. Je me suis baigné une fois dans ce lac quand j’étais enfant, et j’avais attrapé des coups de soleil sur les épaules. — À présent le lac est glacé, seigneur, fit l’un des Vagars en soufflant dans ses mains. Tout est glacé. Sa voix était atone. Il n’avait même pas regardé Talaban. — Encore deux jours et nous rentrerons à la ville, leur affirma l’Avatar. Ses mots ne gonflèrent pas leur moral, aussi se rendit-il au bord de l’eau. Des morceaux de glace flottaient le long du rivage. Il leva le bras pour faire un signe au navire. Aussitôt, le long canot argenté fut mis à l’eau. Rapidement, celui-ci glissa sur les flots sans rame ni voile. Talaban pouvait voir la silhouette courbée et encapuchonnée de Touchepierre, assis à la barre. Talaban frissonna. Il était glacé jusqu’aux os. En voyant le canot s’approcher, les trois Vagars rejoignirent rapidement le bord de l’eau et attendirent que Talaban mette un pied à bord pour se précipiter à leur tour. — Eux petits lapins gelés, déclara Touchepierre dans un sourire, en désignant les Vagars qui frissonnaient. Talaban sourit en retour. Touchepierre ôta son capuchon de fourrure et secoua la tête pour libérer ses nattes noires. — Nomades près d’ici, annonça-t-il en se tapotant le nez. Moi les sentir. Les trois Vagars se tendirent et Talaban lut la peur dans leurs yeux. Au moins, pensa-t-il, ils oubliaient qu’ils avaient froid. — Près comment ? demanda-t-il à Touchepierre. — Une demi-journée. Peut-être vingt cavaliers. Eux chasser les mammouths. Eux être près d’ici demain. Peut-être au coucher de soleil. — Et tu peux sentir tout ça ? s’enquit l’un des Vagars. — Moi avoir un bon nez, répondit Touchepierre avec un clin d’œil, tout en continuant de tapoter l’arête de son long nez. (Il sourit à l’homme de toutes ses dents.) Toi voir. Demain. Au coucher de soleil. Talaban fit un geste du bras à l’attention du navire et le long canot d’argent se mit aussitôt en route dans la baie. Touchepierre poussa sur la barre et le bateau vira vers le navire qui les attendait. Talaban concentra son regard sur le vaisseau sombre, sa grande proue et sa longue forme élancée. Les nouveaux mâts étaient une abomination, malheureusement nécessaire en cette période où la puissance déclinait. Cinquante ans auparavant, un peu plus de soixante-dix navires de guerre sillonnaient les océans, cartographiaient de nouvelles terres, et assuraient la paix du Prime Avatar. Aujourd’hui il n’y en avait plus qu’un, le Septième Serpent, défiguré par des mâts taillés maladroitement dans du bois et plantés sur le pont, son coffre d’énergie presque vide. Alors qu’autrefois il fendait les mers tel un dauphin géant, il se déplaçait aujourd’hui comme une baleine malade, obligé de caboter, craignant la moindre vague qui pourrait le faire chavirer. Le canot argenté se rangea le long du vaisseau gigantesque. Des cordes furent jetées. Touchepierre en attacha deux à la proue et à la poupe. Talaban escalada l’échelle de corde qui menait au pont et répondit au salut des trois Vagars vêtus de noir. Puis, il se rendit à sa cabine. Une fois à l’intérieur il retira sa houppelande, dégrafa son baudrier et se posta devant le brasero de charbons ardents situé sous les fenêtres de poupe. Il tendit les mains vers la source de chaleur et frissonna de plaisir. Même s’il le supportait mieux que la plupart, Talaban détestait le froid. La fenêtre de ses quartiers était ouverte, permettant à l’air frais d’affluer dans sa cabine pour en chasser l’odeur de charbon. Il regarda un long moment les globes de cristal engoncés dans les parois. Autrefois ceux-ci procuraient soit la chaleur soit la lumière – les deux si nécessaire – dans la cabine du capitaine, mais il restait tellement peu d’énergie dans les coffres que Talaban n’osait pas les activer. Il se rendit jusqu’à son bureau en chêne poli et s’assit, appréciant le confort de sa chaise rembourrée. Il ferma les yeux et songea de nouveau au palais du Prime Avatar, au soleil brûlant, à l’odeur des vignes avoisinantes. Talaban y avait été heureux un temps, content de pouvoir travailler sur des cartes qu’il avait lui-même dessinées avec grand soin l’année précédente. C’était l’année où le Quêteur Anu avait été dégradé. Talaban avait été chargé de l’interroger, afin de décider s’il représentait une menace pour l’État. L’interrogatoire s’était déroulé dans la maison d’Anu, aux abords de la cité. Comme tous les Avatars, Anu était éternellement jeune. Après qu’il l’ait accueilli chaleureusement, ils s’étaient assis tous les deux dans le jardin en compagnie d’un demeuré, la mâchoire affaissée, qui bavait, le regard perdu dans le vide. Le demeuré était un Avatar, mais du fait de son état il ne lui était pas permis de se teindre les cheveux en bleu, ni d’obtenir un rang quelconque. Talaban avait été déstabilisé par sa présence. Plus déstabilisant encore avait été le contraste avec Anu. C’était un homme fin de taille moyenne, aux traits réguliers et à l’expression amicale. Pourtant il émanait de lui une sorte d’aura quasi tangible, un sentiment surnaturel fascinant et dérangeant à la fois. C’était le genre d’impression que Talaban éprouvait d’habitude chaque fois qu’il escaladait une montagne pour observer le monde : un sentiment d’admiration et de profonde humilité. Anu avait souri devant son air déconfit. — Pourquoi te dérange-t-il autant ? avait demandé Anu. Talaban avait retourné le sourire et décidé de jouer la carte de l’honnêteté. — Pour être franc, monsieur, c’est que je suis venu ici pour décider de votre santé mentale. Et je trouve curieux de devoir le faire en présence d’un idiot. — Voilà un point de débat intéressant, Talaban. Qu’est-ce qui fait d’un homme un idiot ? Togen ne peut pas s’habiller tout seul, et si on ne s’occupait pas de lui il y a fort à parier qu’il mourrait de faim. Il ne comprend rien à la politique ; si je l’envoyais au marché il se perdrait avant d’arriver à la première échoppe. Mais dis-moi, Talaban, sur quelle science notre civilisation est-elle fondée ? — Les mathématiques, avait répondu l’officier. — Tout à fait. Alors voici une devinette : quelle est la racine carrée de 4 879 625 ? Avant que Talaban n’ait pu penser à une méthode susceptible de fournir une réponse, le demeuré avait répondu pour lui. Il n’avait même pas levé la tête et rien n’avait changé dans son expression. — Deux mille deux cent huit virgule neuf huit sept trois deux quatre cinq quatre cinq. Anu avait applaudi. — Et la racine carrée de ce nombre, Togen ? De nouveau, le demeuré avait répondu instantanément : — Quarante virgule six neuf neuf huit. — Comment fait-il cela ? avait demandé Talaban. — Je n’en ai pas la moindre idée. Mais cela s’est avéré très utile pour moi, ces six dernières années. Donc, est-ce un idiot ou un génie, Talaban ? — Apparemment les deux. Mettons alors de côté la question de sa santé mentale et examinons la vôtre. — Comme tu veux. — Vous prêchez l’hérésie, Quêteur. Comment justifiez-vous vos actions ? — Mes actions n’ont pas besoin d’être justifiées. Revenons aux mathématiques. J’ai étudié cette science pendant près de huit cents ans. Grâce à elle, j’ai aidé les Avatars à atteindre leur grandeur, que cela soit par l’architecture, les voyages ou le commerce. — Personne ne remet cela en cause, Quêteur. J’ai moi-même utilisé votre carte aux étoiles dans mes voyages. La question n’est pas là. — C’est la seule question. Nous avons un millier d’années d’histoire derrière nous, Talaban. Mais qu’y a-t-il devant nous ? Une catastrophe nous attend. À travers mes recherches, je suis arrivé à la conclusion que la terre traverse une série de cataclysmes réguliers. À chaque fois, la terre roule sur elle-même : elle tombe, si tu préfères. J’ai étudié les anciens textes. Une telle chose s’est très certainement produite il y a environ onze mille ans. Et j’ai raison de croire que cela se reproduira dans les deux ans à venir. Avec l'aide de Togen, je vais affiner mon estimation. Mais il faut nous préparer à vivre la fin de tout ce que nous connaissons – et même de ce que nous aimons. Dans quelques années ce petit jardin sera enterré sous une montagne de glace. Si nous ne nous préparons pas, la civilisation que nous avons offerte à ce monde disparaîtra de la mémoire des hommes. — J’ai entendu parler de vos prédictions, monsieur. Votre réputation est telle que même les mystiques vagars prédisent à présent la fin de toute chose. Anu avait secoué la tête. — Maintenant c’est toi qui passes à côté de la question. Ces mystiques dont tu parles professaient le cataclysme bien avant que je commence mes calculs. En fait, c’est ma fascination pour eux qui m’a poussé à appliquer mon savoir à leurs croyances. — Mais ils vont à l’encontre de la sagesse commune, monsieur et – pire encore – à l’encontre des avis du Prime Avatar en personne. Ne pouvez-vous accepter d’avoir tort ? — Je n’ai pas tort, Talaban, avait-il répondu tristement. Je donnerais tout ce que je possède – ma vie même – pour qu’il en soit autrement. Je sais ce qui va arriver. Le soleil se lèvera à l’ouest, la mer sortira de ses profondeurs, et plus aucune pierre ne tiendra debout. (Le Quêteur avait soupiré, puis s’était mis à sourire tristement.) Le Prime Avatar me fera soit tuer soit bannir. Dans ce dernier cas, on me privera de mes bourses de recherche, de mes rentes, et de ma position. Malgré cela je continuerai à prêcher ce que tu considères comme de l’hérésie. J’emmènerai avec moi autant des nôtres que possible – j’irai loin dans le nord. Nous avons des installations éloignées, et si la Source le veut, nous survivrons à la catastrophe. Mais je ne sais pas si nous serons suffisamment nombreux pour rebâtir notre civilisation. Talaban avait rapporté cette conversation devant le Conseil. Certains avaient demandé la mort d’Anu, mais Talaban s’était ouvertement opposé à cette décision. La discussion avait été féroce et l’on avait dû batailler plusieurs heures. Le Quêteur Ro s’était montré très véhément dans sa condamnation à mort, prenant même le Prime Avatar à partie. Heureusement, celui-ci avait rejeté le jugement et déclaré Anu apatride. Ses propriétés avaient été confisquées et il était interdit de séjour à Parapolis. L’ancien Quêteur avait alors décidé de vivre sur les terres du Temple, où il avait survécu grâce aux dons en vêtements et en nourriture des quelques amis qui lui étaient restés. Là, il avait continué à prêcher la catastrophe à venir. En l’espace de quelques semaines, les sombres prophéties d’Anu s’étaient répandues à travers toutes les couches de la population. Mais le Conseil s’était débrouillé pour les tourner en ridicule. Fidèle à sa parole, Anu avait affiné ses estimations, prédisant la chute au huitième ou neuvième jour de l’été, dans la mille huit cent troisième année de l’Empire avatar. Deux ans et quatre mois plus tard, au neuvième jour de l’été, alors qu’il était à bord du Septième Serpent dans une expédition de cartographie loin au nord-ouest, Talaban avait été le témoin de la chute du monde. Le navire mouillait dans une grande baie et les éclaireurs revenaient d’une patrouille sur le rivage. Talaban se tenait sur le plus haut pont supérieur, observant le long bateau argenté fendre les vagues en direction du Serpent. La journée avait été belle, claire et fraîche. Des morceaux de banquise fondue tenaient encore au rivage de la baie et une douce brise soufflait sur le pont. Une fois le bateau amarré et les hommes à bord, Talaban s’était dirigé vers la porte de sa cabine. La lumière du soleil avait presque disparu, et les nuages brillaient d’un rouge doré au-dessus des montagnes occidentales. Talaban s’était arrêté un instant pour regarder la fin du coucher de soleil. Tout à coup, les vents s’étaient mis à souffler violemment, et une tempête surgissant de nulle part avait éclaté. Sur la terre ferme, les arbres étaient courbés en deux sous la violence des éléments. Les nuages défilaient dans le ciel. Le navire s’était soulevé. Talaban avait été projeté contre la porte de sa cabine. Le Serpent s’était retrouvé baigné dans une lumière vive. Talaban s’était retourné – et avait vu le soleil se lever à nouveau. Il était resté debout, immobile, perdu dans l’étrangeté du moment. Des cris avaient retenti sur tout le navire. Les hommes appelaient leurs amis afin qu’ils montent voir le phénomène. Alors, Talaban s’était rappelé les paroles d’Anu. Le soleil se lèvera à l’ouest, la mer sortira de ses profondeurs, et plus aucune pierre ne tiendra debout. Il avait regardé vers l’ouest en s’abritant les yeux. La région qu’ils cartographiaient était un fin bras de terre d’une trentaine de kilomètres de large. De l’autre côté des montagnes s’étendait l’océan. Une énorme masse sombre surplombait les pics, comme si une tempête se préparait. …La mer sortira de ses profondeurs. Les montagnes faisaient plus de trois kilomètres de haut. Le raz de marée qui venait derrière elles était à moitié aussi haut. Et il se dirigeait dans un grondement sourd en direction de la baie. Pour la première fois de sa vie. Talaban avait ressenti comme un début de peur. Il était resté figé sur place. Horrifié, il avait contemplé l’immense vague noirâtre qui bouchait l’horizon. La mort venait pour lui, et il se sentait impuissant face à une telle immensité. Sur le pont inférieur, un homme avait hurlé d’effroi avant de se prosterner, la tête entre les mains. La terreur de cet homme avait eu l’effet d’un vent glacé sur Talaban. Il avait essayé de contrôler sa propre panique et s’était mis à courir vers le poste de pilotage afin de s’engouffrer dans son sanctuaire. D’un geste rapide il avait enfoncé les cristaux de puissance dans les panneaux noirs et tourné la barre. Le navire sombre avait viré de bord pour partir en direction du large à plein régime. Son coffre chargé à fond, le Septième Serpent se trouvait déjà à deux kilomètres du rivage lorsque Talaban lui avait fait à nouveau changer de cap, en direction cette fois du gigantesque mur d’eau qui fondait sur eux. Au dernier moment il avait viré une fois encore, décrivant un angle oblique. La vague monstrueuse avait heurté le navire de plein fouet. Le Septième Serpent avait été précipité de plus en plus haut dans les airs, tel un javelot lancé vers les cieux, jusqu’à ce que le navire semble transpercer les nuages. Des vents furieux avaient déchiré le bateau et plusieurs hommes qui étaient restés sur le pont avaient été projetés par-dessus bord. Le navire avait continué de grimper et Talaban avait dû utiliser jusqu’à la dernière goutte d’énergie contenue dans le coffre situé au cœur du Serpent. Le navire avait alors ralenti et entamé sa descente. Talaban s’était agrippé au panneau de contrôle et avait regardé par l’écoutille bâbord. La vision avait été vertigineuse. À des kilomètres en dessous de lui, il avait aperçu des îles sur le point d’être englouties. Si son navire chavirait, il dégringolerait la vague et finirait englouti, lui aussi, sous cette montagne océane en furie. Il avait tourné une fois de plus la barre et lutté pour stabiliser le Serpent. Sur le panneau noir, un cristal s’était fendu. Un autre avait éclaté. Et le navire s’était redressé, pour voguer sereinement de l’autre côté de la grande vague. Le monde qu’il avait connu était mort – et lui avait survécu. Talaban ouvrit les yeux lorsque Touchepierre entra dans la cabine. Le sauvage fit un semblant de salut et s’écroula sur la seconde chaise rembourrée à côté du bureau. C’était un petit homme trapu au dos voûté et au cou épais. Ses cheveux noirs et graisseux pendouillaient en deux tresses. Bien qu’il eût été l’éclaireur de Talaban au cours des deux dernières années, il avait refusé de demander la nationalité vagare. Et, de fait, il portait toujours la veste noire décorée de phalanges de sa tribu. Il leva les yeux vers Talaban. Son regard vert scintillait d’humour et de malice. — Eux courir partout comme lapins, déclara-t-il, creuser la glace. Toi croire qu’eux trouver ce qu’eux chercher, cette fois ? Talaban haussa les épaules. — Peut-être que oui, peut-être que non. — Acheter grande maison, ferme même, avec tout cet or, dit Touchepierre. Gros gâchis. Talaban avait du mal à ne pas être d’accord. Enfoncer des pieux en or dans la glace était un exercice onéreux, et jusque-là cela n’avait pas servi à grand-chose. — Ces nomades, s’enquit l’Avatar, tu penses qu’ils vont nous attaquer ? À présent, ce fut au tour de Touchepierre de hausser les épaules. — Qui sait ? Eux être des durs. Si eux voir l’or eux se battre. Eux ne plus croire aux Avatars. Eux savoir que votre magie être en train de mourir. Eux savoir que glace tuer l’empire. — Elle l’a seulement blessé, le corrigea Talaban. Rien ne peut tuer l’empire. Nous sommes trop forts. (Les mots avaient été prononcés par la force de l’habitude, mais même Talaban avait cessé d’y croire depuis longtemps.) Et tu ferais bien de ne pas exprimer à voix haute ce genre de pensées. Je ne tiens pas à ce que tu finisses sur les cristaux. — Parler franc ? demanda Touchepierre. Talaban acquiesça. Le sauvage se pencha vers lui. — Vous, Avatars, vous être comme l’élan encerclé par les loups. Vous être toujours forts, mais les loups vous mettre en pièces bientôt. Eux savoir. Vous aussi. — Assez parlé franchement, mon ami. J’ai encore beaucoup de travail. Reviens dans une heure et amène le Quêteur Ro avec toi. Touchepierre se leva. — D’abord, moi amener à manger, dit-il. Et plus de charbon. — Ma mère prenait moins bien soin de moi que toi, dit Talaban. — Toi rester fort, fit Touchepierre. Sinon, toi mourir et pas tenir promesse. — J’honore toujours mes promesses, répondit Talaban. Et je n’ai pas oublié. Touchepierre le scruta un long moment, ses yeux verts rivés au regard sombre de Talaban. Puis il sortit de la cabine. Talaban prit son stylo et ouvrit le journal de bord, détaillant minutieusement les travaux du jour. Comme l’obscurité gagnait, il alluma une lanterne. Avec le temps, les murs merveilleusement peints de sa cabine avaient été souillés par les dépôts de charbon de la lanterne. Songeur, il se demanda si le navire ressentait un sentiment de honte à la perte de son prestige et de sa puissance. Tu es un romantique, se dit-il. Une fois le journal de bord dûment rempli, Talaban retira ses habits et se rendit dans le petit sanctuaire derrière sa chambre à coucher. Il retira les trois cristaux du sac en velours suspendu à l’écoutille et les plaça sur le tapis. Puis il s’agenouilla face à l’écoutille et écarta les bras. Il prit une profonde inspiration et fit appel à son énergie interne. Les yeux fermés, il saisit le premier cristal. Il était pâle et clair, comme un morceau de glace scintillant. Il le posa contre son front et se mit à psalmodier la Prière de l’Unique. Sa transe s’intensifia et son corps se détendit progressivement. Il avait l’impression d’être noué au niveau des épaules et du cou. Doucement, il fit disparaître les différents points de tension. Une fois complètement détendu, il reposa le cristal et s’empara du deuxième. C’était une gemme bleue de la taille de son pouce. Il la posa contre son torse, au-dessus du cœur. La puissance de la pierre bleue s’infiltra à travers sa peau, pénétra dans son cœur, revigorant le sang, et se répandit le long de ses artères et de ses veines, leur insufflant de la force. Puis, il prit le cristal vert, le plus gros des trois. Il posa celui-ci contre son ventre en chantant la Prière du Prime Avatar. Cette fois, la puissance s’insuffla en lui avec plus d’insistance, revitalisant ses organes, les guérissant et les régénérant. Le choc fut grand pour son organisme, et une douleur jaillit dans ses reins et son foie. Mais elle passa. Talaban se releva et remit les cristaux dans le sac de velours noir. Il savait pertinemment que le vert arrivait à bout d’énergie. Depuis combien de temps ne l'avait-il pas rechargé ? Et qu’est-ce qui l’en empêchait ? Il repoussa ces pensées et alluma une seconde lanterne qu’il porta jusqu’au miroir sur pied qui était dans sa chambre. Il se pencha afin de mieux examiner son corps. La peau de son visage était tendue et rougeoyait de santé. Son corps était fin, les muscles bien dessinés à la lumière de la lanterne. Seuls ses yeux étaient vieux, pensa-t-il, sombres et tristes. Se regarder dans les yeux le décontenançait toujours, aussi se détourna-t-il du miroir. Il sortit un nouveau pantalon en laine noire de son placard, ainsi qu’une chemise en satin argenté. Puis il prit une paire de bottes sèches avant de retourner à son bureau. Touchepierre avait laissé un plateau avec de la viande séchée et du pain frais. Il avait aussi rajouté du charbon dans le brasero. Talaban ouvrit la porte arrière de sa cabine et sortit sur le balcon. L’air frais murmura sur son corps, mais cette fois-ci, après la chaleur de la cabine, ce fut plutôt agréable. Bien que l’équipe vagare eût quitté le glacier, il apercevait toujours les pyramides argentées où se reflétait la lune. Sous la glace, l’énergie des pieux en or recherchait silencieusement la Grande Ligne. Un élan encerclé par des loups. Les mots de Touchepierre lui revenaient en tête. L’analogie n’était pas tout à fait correcte. Plutôt un dragon entouré par des lions. Ils craignaient son terrible feu et donc gardaient leur distance. Mais lui craignait leurs griffes et leurs crocs… … Il espérait qu’ils ne découvriraient pas que son feu était sur le point de s’éteindre. Chapitre 2 Le Quêteur Ro était un traditionaliste. Il avait le crâne rasé, une barbe fourchue teinte en bleu, et tous les jours il pratiquait les Six Rituels des Avatars pendant deux heures très exactement. Ses habits étaient bleu foncé ; il portait une chemise en satin d’extrêmement bonne qualité bordée de liserés d’argent, un pantalon de la meilleure laine, et des bottes en peau de lézard à taches bleues. Nouée autour de sa taille se trouvait la ceinture à bord d’argent du Premier Quêteur. Il portait toujours son sceptre de cérémonie malgré le fait que celui-ci n’eût plus d’énergie depuis presque vingt ans. Bien que les océans aient balayé l’Empire avatar et que la glace ait enseveli leurs sources de pouvoir, le Quêteur Ro pensait qu’il était bon de maintenir la norme. C’était l’une des raisons pour lesquelles il n’aimait pas Talaban. Il énuméra mentalement toutes les autres tandis qu’il attendait de l’autre côté de la porte de la cabine du capitaine en compagnie de Touchepierre, le sauvage. — Lui occupé, dit Touchepierre. Nous appeler bientôt. Le Quêteur Ro ne répondit pas. À l’apogée de leur gloire, aucun sauvage n’aurait osé s’adresser directement à un Avatar. Sinon à genoux, le front contre le sol. Chaque requête aurait débuté par les mots « Seigneur, écoute ton serviteur ». Ainsi la discipline était maintenue, et les inférieurs comprenaient leur place dans le monde. Et il était évident, d’après le Quêteur Ro, qu’ils étaient alors plus heureux. Définir des limites claires de comportement était la pierre angulaire de toute civilisation. Talaban ne comprenait visiblement rien à cela, puisqu’il permettait aux sauvages de s’adresser à lui directement. Il avait même vécu parmi les barbares, dans leurs tentes crasseuses. Le Quêteur Ro frissonna intérieurement. Il ne faisait aucun doute d’après lui que Talaban avait du sang vagar. De plus, il était jeune, à peine deux cents ans. Il n’avait pas vécu suffisamment longtemps pour comprendre la nécessité de maintenir la peur chez les sous-races. Mais bon, sa mère également avait été réputée pour son comportement loufoque, refusant d’avoir un enfant avant quatre-vingts ans, alors que – malgré sa jeunesse insufflée par les cristaux – elle était sur le point de devenir stérile. Cela avait été la source de beaucoup de rumeurs, ce qui avait couvert de honte son mari âgé alors de trois cents ans. La majorité des Avatares perdaient la capacité d’avoir des enfants passé soixante-dix ans, et peu d’hommes pouvaient encore concevoir après deux cents ans. Non, le consensus fut qu’elle était tombée enceinte durant ses voyages. Peu d’Avatares entreprenaient de longs périples, et seulement par nécessité. Elle, en revanche, voyageait visiblement par plaisir, se rendant dans les cités les plus éloignées de l’empire. Le Quêteur Ro pouvait imaginer sans peine les plaisirs qu’elle avait découverts parmi les races vulgaires qui peuplaient ces cités. Peu après son retour, elle avait annoncé qu’elle était enceinte. Le comportement actuel de son fils ne faisait qu’alimenter les soupçons de Ro. Talaban était trop proche des Vagars qui le servaient. Il était même populaire parmi eux, un état de fait qu’aucun Avatar n’était supposé atteindre. Les Vagars respectaient la discipline, et étaient très réceptifs à la peur. Pour le Quêteur Ro, la popularité était la preuve de la faiblesse d’un chef. Ro était surpris que le Quêteur Général ne comprenne pas les défauts évidents de la nature de Talaban. Sans compter que ce dernier ne s’était jamais marié. Vu qu’il approchait rapidement de l’âge où sa semence perdrait de sa force, cela ne faisait qu’ajouter une insulte de plus à la race avatare. Chaque citoyen devrait concevoir des enfants avatars. Sans eux, quel futur existait pour les Avatars ? — Lui être prêt, maintenant, déclara Touchepierre. Le Quêteur Ro n’avait rien entendu, pourtant le sauvage ouvrit la porte. Il recula pour laisser passer le Quêteur Ro – c’était déjà ça ! Ro pénétra dans la cabine. Talaban était assis à son bureau, mais il se leva à l’approche du Quêteur. Il fit le tour pour accueillir son invité. Comme la plupart des Avatars de la caste des guerriers, les mouvements de Talaban étaient gracieux, toujours bien balancés. Le soldat dominait le petit mage trapu. Les deux hommes se saluèrent en ouvrant les mains, à la manière avatare. Le Quêteur Ro s’inclina, s’arrêtant cependant à quelques centimètres de l’angle exigé. Ce n’était pas assez pour être insultant, mais suffisamment explicite pour que Talaban comprenne qu’il n’était pas content. Si le guerrier remarqua l’impolitesse, il ne le montra pas, et retourna lentement le mouvement de tête, dans un angle parfait. — Comment avancent vos travaux ? s’enquit Talaban. Le Quêteur Ro lança un regard de travers à Touchepierre, qui s’était assis sur le sol, près de la porte. — Il n’est pas convenable de parler de ces choses devant les inférieurs, déclara le Quêteur Ro. Il passa sa fine main le long des pointes de sa barbe bleue, indiquant son irritation grandissante. Talaban ne répondit pas, mais Touchepierre se leva et quitta la pièce. — Asseyez-vous, Quêteur, offrit Talaban en retournant sur sa chaise. Ro jeta un coup d’œil à la lanterne et porta son regard vers les globes de cristal froids encastrés dans le mur. — Autrefois, j’ai visité les régions occidentales dans un vaisseau semblable à celui-ci, dit-il tristement. À l’époque, ils étaient impressionnants. Aucune tempête ne pouvait les toucher. — Les temps changent, Quêteur. Et maintenant, dites-moi, comment avancent vos travaux ? — Je pense avoir de meilleurs résultats demain, répondit Ro. Nos sondes ont besoin de quelques ajustements – des ajustements mineurs, ajouta-t-il rapidement, en voyant l’inquiétude se dessiner sur le visage de Talaban. Nous ne sommes pas encore parfaitement alignés. — Des nomades arriveront dans cette zone dès demain, déclara Talaban. Nous n’avons pas beaucoup de temps. — C’est bien pour cela que nous avons amené des soldats avec nous, répliqua Ro. — Tout à fait, Quêteur. Mais nous n’avons aucun soldat avatar. Si ces nomades viennent en force, nous risquons de nous retrouver à dix contre un. Mes Vagars sont seulement munis d’armes traditionnelles. Ils ne pourront pas résister à un assaut en masse. — Bien sûr que non, cracha Ro. J’avais dit dès le début que nous avions besoin d’Avatars. Pour une expédition aussi importante que celle-ci, il est difficile de croire que cela nous a été refusé. Assurément, l’empire n’aurait pas été affaibli si l’on nous avait fourni de vrais hommes et des arcs-zhi ? — Nous n’étions pas censés partir en guerre, Quêteur. Le Général a été très clair sur ce point. Si vous avez une plainte à formuler, le mieux serait de lui en parler directement dès notre retour. Néanmoins, puisque nous parlons franchement, sachez pour votre gouverne que nous disposons aujourd’hui d’un peu moins de cinquante arcs-zhi opérationnels. — Cinquante ? C’est une honte, rugit Ro. Mais, l’année dernière, le Général a déclaré devant le Conseil qu’il nous restait plus de trois cents de ces armes. Talaban se cala dans sa chaise. — Quêteur Ro, j’ai conscience de votre talent, et je sais que vous passez la plupart de votre temps à vos recherches. Mais la révolte orientale n’a certainement pas pu échapper à votre attention. Six mille sauvages ? Les arcs-zhi ont changé le cours de la bataille, mais il nous a fallu les vider entièrement. Nous n’avons plus le pouvoir de les recharger. D’où cette expédition. Le Quêteur Ro assimila l’information. — Non, cela ne m’avait pas échappé, comme vous dites, capitaine. Peu de chose m’échappe. Toutefois, il me semble que gâcher nos principales armes défensives afin de maîtriser une petite révolte est un acte criminel. — Malgré tout le respect que je vous dois, monsieur, vous n’êtes pas un soldat. Sans les arcs, nous aurions été balayés. Ce qui aurait encouragé les autres tribus à rejoindre la révolte. Les cités seraient tombées. (Le Quêteur Ro était sur le point de l’interrompre, mais Talaban leva la main.) Enfin, inutile d’en parler davantage, monsieur, c’est déjà de l’histoire ancienne. Notre tâche est de réapprovisionner nos coffres en énergie. Est-ce possible ? — J’ai besoin de deux jours, capitaine. Je pense que la Communion est proche. Talaban se tut. — Ne me dites pas ce que vous pensez, finit-il par dire. Dites-moi ce dont vous êtes sûr. Cet homme est impossible, pensa Ro. Il prit une forte inspiration afin de se calmer. — Certains pieux ont déjà détecté de faibles émanations. Je pense… Je suis sûr… qu’avec quelques ajustements je peux les affûter jusqu’à la pyramide. Une fois que ce sera fait, nous pourrons drainer l’énergie et nourrir les coffres. Les yeux sombres de Talaban se rivèrent sur le regard de Ro. — J’ai besoin que vous en soyez sûr, monsieur, car je vais devoir risquer la vie de mes hommes et la sécurité du vaisseau. Soyez sûr et certain. — Peu de chose sont sûres et certaines dans la vie, capitaine ; le soleil se lève et se couche, les êtres inférieurs meurent. Donnez-moi deux jours et je rechargerai six coffres. Talaban regarda longuement le petit homme. Il ne l’aimait pas, et il n’avait aucune raison de le croire. Pourtant… La puissance d’un seul de ces coffres permettrait de recharger chacun des arcs-zhi de la cité, pour au moins cinq ans. Le dragon pourrait de nouveau cracher du feu. — Vous aurez vos deux jours, dit-il. Mais que vos hommes retournent sur la glace cette nuit. Ils travailleront avec des lanternes. Talaban se tenait sur le balcon, à l’arrière de sa cabine. Il regardait l’équipe vagare s’affairer sur la glace. La silhouette chauve à la barbe bleue du Quêteur Ro se déplaçait parmi eux. — Lui me faire rire, moi, déclara Touchepierre. Talaban soupesa le commentaire. — C’est un homme d’un ancien temps, dit-il enfin. J’ai à la fois de l’admiration et de la pitié pour lui. — Lui pas regarder dans la bonne direction, affirma Touchepierre. Talaban sourit. — Pour lui, le passé est un âge d’or, et le futur est stérile. Que peut-il faire d’autre qu’essayer de recréer ce qui a disparu ? — Lui pouvoir vivre. Maintenant. Lire les étoiles. Faire des petits enfants. — Quel âge as-tu, Touchepierre ? — Moi respirer pour la première fois lorsque loup rouge manger la lune. Cela faire vingt-quatre étés. — À cette époque, le Quêteur Ro avait déjà quatre cents ans. Il a vécu tous ces siècles à Parapolis, la plus grande cité jamais construite. Il faisait partie d’un empire vieux de trois mille ans. Des navires comme le nôtre sillonnaient toutes les mers, sans avoir besoin de vent. Pas de mâts grotesques, pas de sacs remplis de charbon. Et puis, un jour, le soleil s’est levé à l’ouest et les mers se sont précipitées à sa rencontre. Parapolis a été engloutie, les gens balayés. Ceux qui ont survécu, comme le Quêteur Ro ou moi-même, sont retournés à Parapolis. Mais les étoiles avaient changé, la terre s’était inclinée, et un froid mordant recouvrait tout. Tous les arbres étaient morts – gelés en une seule nuit. En un jour, les cités invincibles des Avatars avaient péri. Chaque jour qui passe, notre pays est enterré un peu plus sous la glace. Un mathématicien a calculé que chaque jour, quatre-vingt-dix mille tonnes de glace viennent se déposer sur notre vieil empire. — Toi vouloir une grande vérité ? demanda Touchepierre. Avatars mettre en colère le Grand Dieu. Lui frapper vous. Talaban haussa les épaules. — Je ne crois pas aux dieux. À moins que je n’en sois un moi-même, bien sûr, ajouta-t-il avec un sourire. Mais je parlais du Quêteur Ro. Il est plus vieux que moi. Pendant trois cent cinquante ans, il a vécu au milieu de merveilles. Jamais de maladies. Jamais de morts. C’est pour cela qu’il ne peut pas s’en passer. C’est peut-être pour cela que nous non plus. — Pas de mort, pas de vie, déclara Touchepierre. En avoir besoin. Talaban comprenait ce qu’il voulait dire. L’homme faisait partie des saisons : la jeunesse du printemps, la force de l’été, la sagesse vieillissante de l’automne, le départ froid de l’hiver. Les cœurs qui battent au rythme de la nature. — Facile à dire lorsqu’on est mortel, dit Talaban. — Avant, toi avoir les cheveux bleus comme lui ? s’enquit Touchepierre. — Oui. C’est ce qui nous différenciait des mortels ordinaires. — Vous pas être des dieux, déclara Touchepierre. Dieux pas avoir besoin de pieux dorés. Pourquoi toi pas avoir de fils ? Talaban ne répondit pas. Il fit un pas en avant et s’accouda à la balustrade. De nouvelles lanternes avaient été allumées sur la banquise. — Qu’est-ce que toi faire avec les nomades ? — Je vais leur parler, répondit Talaban. — Bah, parler ! Eux, hommes farouches. Eux se battre. Eux tuer. Pas le temps de parler, moi croire. — Je vais leur parler dans un langage qu’ils comprennent. Touchepierre sourit à pleines dents. Talaban retourna dans sa cabine. Touchepierre lui emboîta le pas et ferma la porte derrière lui. — Moi être avec toi quand toi parler, dit-il. Mais maintenant moi dormir. De nouveau seul, Talaban se rendit vers le coffre contre le mur. À l’intérieur, enveloppée dans du velours noir, se trouvait une arme richement ornée, de couleur dorée, imitant la forme d’un arc de chasse. La poignée était sertie de gemmes de différentes couleurs. Talaban souleva l’arme et posa le pouce sur une gemme rouge juste au-dessus de la poignée. De fins fils de lumière apparurent afin de former ce qui ressemblait aux cordes d’une harpe. Talaban se concentra sur son arc-zhi. L’arme était presque déchargée. Il ne restait qu’un carreau. Il toucha une gemme blanche au-dessus de la rouge et les cordes de lumière disparurent. Il reposa l’arme et réfléchit à son problème. Il pouvait amener l’arc jusqu’au coffre du Serpent et le recharger. Mais il ne restait plus beaucoup d’énergie, et s’il l’utilisait personne ne survivrait au voyage retour. Les Serpents avatars n’avaient jamais été de bons vaisseaux pour naviguer. Seul le pouvoir des coffres leur permettait de rester à flot. Tout en se déshabillant, il rejeta l’idée. Puis il se rendit dans sa chambre. Il s’allongea sur son lit et observa les étoiles scintillantes par l’écoutille. Il avait été loin, au nord, lorsque la patte du Grand Ours avait fouetté l’océan, déclenchant un raz de marée de plus de cinq kilomètres de haut sur le continent avatar. Mais même à quatre mille kilomètres de là, aux confins de l’empire, les tremblements de terre avaient terrassé les bâtiments, et un ouragan d’une puissance phénoménale avait dévasté les terres, arrachant les maisons sur son passage, tuant des centaines de milliers de personnes. Beaucoup avaient cru à la fin du monde. Et pour la plupart des habitants cela avait été le cas. Les cinq villes sur les bords du fleuve Luan s’en étaient sorties avec des dégâts minimes, et seulement quelques centaines de personnes avaient trouvé la mort. À bord du Serpent, Talaban avait arpenté l’ouest, à la recherche d’autres colonies. Mais il n’avait rien trouvé. Comme le Serpent menaçait de tomber à court d’énergie, il était revenu vers les cités jumelles de Paragu et Egaru. Seuls cinq cents Avatars avaient survécu à la chute du monde – et seulement parce que l’ancien Quêteur, Anu, en avait emmené deux cents avec lui hors de Parapolis. Penser à Anu faisait resurgir les souvenirs du mystique vagar. Talaban s’endormit avec en tête l’écho des mots qu’avait prononcés l’homme en guenilles. Il dévorera l’œuvre des Hommes. Puis, il s’endormira pour dix mille ans, et le souffle de son sommeil signifiera la mort. Touchepierre, assis sur le sol de sa cabine, souleva une petite bourse marron pendue à son cou, et la tint dans le creux de ses mains. C’était son sac à médecine, il contenait une puissante magie. À travers le cuir souple de la bourse, il pouvait sentir le croc recourbé du premier lion qu’il avait tué. Il était entrelacé avec une mèche de cheveux bruns appartenant à Suryet. La beauté et la sauvagerie, ensemble pour toujours. Il y avait également un petit coquillage et un peu de terre venue du ventre de la grande montagne. Le coquillage lui permettait de communier avec les esprits de la mer, la terre lui apportait une senteur de chez lui. Enfin il y avait la penne de sa toute première flèche. Ce qui lui rappela qu’il était un chasseur et un pourvoyeur pour sa tribu. Tout ce que Touchepierre aimait était incarné par le contenu de son sac à médecine. Son pays, et la mer qui en lavait le rivage, sa femme, sa tribu, et sa mère, la Terre. Doucement il entonna le Chant de Celui qui est Loin, sachant que la musique de son esprit toucherait la terre dans la bourse, et par conséquent atteindrait les montagnes de sa jeunesse. Là, les arbres répercuteraient son chant et le murmureraient par leurs feuilles jusqu’à ce qu’il atteigne les tentes de son peuple. Alors, Suryet l’entendrait soupirer dans le vent. Elle lèverait les yeux, des yeux profonds et sombres, et scruterait l’azur à sa recherche. Et elle saurait qu’il était toujours en vie et qu’un jour il la retrouverait. Il chantait les yeux fermés, d’une voix pleine d’émotion. Il répéta le chant par deux fois, cherchant Suryet avec son esprit, espérant l’entrapercevoir. Mais au lieu de cela, il vit un pilier de feu, surgissant au milieu de la glace et de la neige. Et puis plus rien. Cette vision le troubla, car il ne pouvait en déchiffrer le sens. La glace et le feu. Cela ne signifiait pas grand-chose pour le guerrier anajo. Il repassa sa bourse autour de son cou et la cacha dans sa chemise. Puis il s’étendit sur le tapis. Touchepierre n’aimait pas les lits. Les oreillers mous lui faisaient mal au cou. Il resta allongé sur le sol, les bras croisés sur sa poitrine. Il revit ses collines sauvages, les parties de chasse. Il repassa une fois de plus dans son esprit le jour béni de son mariage, et se remémora avec une affection grandissante sa première nuit avec Suryet. Deux mois plus tard, les Cheveux bleus avaient débarqué dans la Baie Sacrée. Touchepierre avait fait partie du groupe de guerriers qui les avait attaqués. Ils auraient gagné sans l’intervention d’un guerrier brun avec deux épées. Sa vitesse était époustouflante, et à la différence de beaucoup, il ne s’était pas enfui, il était resté sur place. Voyant ses camarades mourir autour de lui, Touchepierre s’était jeté sur le guerrier afin de lui écraser le crâne d’un coup de hache. Mais quelqu’un l’avait frappé à la tête, et il s’était réveillé enfermé dans une cage en fer, à fond de cale. Le voyage avait été long. Touchepierre avait été emmené dans une cité de pierre où, jour après jour, des Cheveux bleus étaient venus le voir, s’efforçant de lui apprendre leur langage. Des mois avaient passé. Et il avait appris. Il avait appris leur langage et davantage encore. Il avait appris à les haïr. Ils lui avaient posé beaucoup de questions sur son peuple, et voulaient savoir si des dieux habitaient avec eux. Il leur avait répondu par des mensonges et des demi-vérités, jusqu’au jour radieux où ils lui avaient permis de marcher dans les jardins. Il les avait pris par surprise. Il s’était mis à courir et, d’un bond, avait attrapé une branche d’arbre assez basse. Il s’était hissé et avait escaladé le grand tronc pour sauter par-dessus le mur. Il était retombé lourdement de l’autre côté et s’était tordu la cheville. Pourtant il avait réussi à les semer dans les ruelles autour du château. Sans arme et blessé, il avait cherché le chemin de la mer, espérant s’emparer d’un bateau. Il avait atteint les quais et s’était arrêté pour regarder les navires qui mouillaient là. Il n’y avait aucune petite embarcation, ni de canoë. Il avait eu un serrement au cœur. Une silhouette était sortie de l’ombre et il s’était retrouvé face au même guerrier qui avait tué ses amis. Touchepierre s’était raidi, prêt à l’attaque. — J’ai cru comprendre que tu as beaucoup appris, avait dit l’homme. — Moi te mourir, répondit Touchepierre. — Peut-être. Mais pas sans arme, et certainement pas avec une jambe blessée. Assieds-toi sur le bord du quai, je vais la guérir. Il n’y avait nulle part où s’enfuir, et avec sa cheville enflée Touchepierre ne serait pas allé loin de toute façon. Il avait donc obéi. Le guerrier s’était agenouillé à ses côtés et avait pris un cristal vert dans une petite bourse. Puis, il avait posé le cristal sur la blessure. Aussitôt, la douleur avait diminué. Quelques minutes plus tard, le guerrier s’était redressé. — Essaie de te lever, avait-il demandé. Touchepierre s’était exécuté avec méfiance. La douleur avait entièrement disparu. — Viens, allons manger un morceau et parler un peu, avait déclaré le guerrier en lui tournant le dos pour se diriger vers une auberge sur les quais. Touchepierre l’avait suivi. Aujourd’hui encore il ne savait pas pourquoi. À l’intérieur de la taverne, Talaban avait commandé un copieux repas de viande. Touchepierre avait tout mangé. — Un jour, avait dit Talaban, je retournerai dans l’ouest. Si tu veux, je t’emmènerai avec moi. — Femme là-bas, répondit Touchepierre. Devoir retourner. — Une guerre se prépare, et aucun navire ne peut faire ce voyage aujourd’hui. Mais lorsqu’ils le feront, tu partiras avec eux. Je te le promets. — Combien de temps ? — Un an. Peut-être deux. — Moi voler un petit bateau. Moi aller moi-même. — Avec des vents favorables, cela te prendra trois mois. — Ça être si loin ? Touchepierre était effaré. — Mais oui. Sans compter que les terres de l’ouest sont immenses. Si un navire t’emmenait sur les côtes nord et que tu marchais un an en direction du sud, tu n’atteindrais toujours pas ton pays. Si la glace ne te tue pas en route. La plus grande partie du monde est recouverte de glace à présent. — Moi croire moi voler un bateau, avait déclaré Touchepierre. — Que le Grand Dieu veille sur toi, avait répondu Talaban. Il s’était levé de table, avait payé le repas et s’en était allé. Touchepierre avait trouvé une petite barque. Il n’y avait pas de pagaie, mais il avait vite appris à se servir des rames. Il s’était élancé vers la grande mer. Mieux valait mourir en essayant d’atteindre Suryet que de vivre prisonnier des Cheveux bleus. Dix-huit jours plus tard, déshydraté et délirant, il avait été hissé à bord d’un navire noir. Lorsqu’il s’était réveillé, le grand guerrier était assis au bord du lit. — Une tentative courageuse, mon ami, avait-il dit. Maintenant, je pense que tu ferais mieux d’accepter ma proposition. Touchepierre avait dit oui. Mais cela faisait maintenant deux ans qu’il avait été capturé. Deux longues années solitaires. — Je vais rentrer à la maison, Suryet, soupira-t-il. Attends-moi. Mais tandis qu’il s’endormait, il eut de nouveau la vision du pilier de feu. À la différence de la plupart de ses visions, il n’arrivait pas à déchiffrer celle-ci, car il était évident que la glace et le feu ne pouvaient cohabiter au même endroit, au même moment. Il repoussa l’idée et s’endormit. Chapitre 3 Et tandis que le Géant du Froid dormait, ils escaladèrent sa fourrure emmêlée, toujours plus haut, vers les grandes mâchoires situées au sommet de la montagne. Chaque touffe de poils était plus épaisse qu’un bras d’homme, et dans la fourrure vivaient des démons, les esprits d’hommes mauvais, condamnés à vivre pour l’éternité sur le dos de la Bête. Tail-avar portait son arc de foudre, Touche-la-Lune sa hache argentée, mais c’était Storro qui possédait l’arme la plus puissante. Lui seul pouvait trouver le croc magique et voler son pouvoir. Tiré du Chant du Matin des Anajos Le Quêteur Ro revint au Serpent juste avant l’aube. Il était épuisé mais pas entièrement découragé. Ils s’étaient connectés par six fois aux émanations, mais l’énergie s’était dissipée quelques battements de cœur plus tard. Ce n’était pas l’échec qui l’exaspérait, mais plutôt la proximité de la réussite. Sa cabine, comme il seyait à un Quêteur, était grande avec de larges fenêtres, et une deuxième porte menait à un petit pont privatif sur le flanc bâbord du navire. À l’époque où le Serpent était intégralement alimenté, sa cabine aurait été considérée comme luxueuse, avec son grand lit, ses chaises confortables et son épais tapis. Aujourd’hui toutefois, les fenêtres permettaient à la chaleur des braseros de s’échapper et il y faisait donc toujours froid. Le Quêteur Ro était persuadé que Talaban y avait songé lorsqu’il lui avait proposé ces quartiers, dans la chaleur de l’été de la cité portuaire d’Egaru. Le Quêteur Ro aurait eu bien plus chaud dans la petite cabine, sous les ponts, occupée par Onquer, son assistant vagar. Il réprima son irritation et rajouta du charbon dans le brasero. Puis il pratiqua le premier des Six Rituels, cherchant à faire disparaître l’engourdissement de ses os, causé par la fatigue et le froid. Assis, les jambes croisées sur le sol, la tête penchée, les index sur les tempes, le petit homme entonna la Prière de l’Unique. Il était difficile de se concentrer. Des pensées parasites et des craintes venaient interférer avec sa prière. Quand bien même, le rituel le réchauffa intérieurement. C’était agréable, mais cela n’allégeait pas sa lassitude. Elle restait collée à lui tel le poids de l’échec. Combien ses ennemis aimeraient le voir revenir couvert de honte. Comme d’habitude, Caprishan feindrait la compassion, tout en cachant son sourire aux dents du bonheur derrière sa main potelée. Niclin, lui, se montrerait ouvertement plus hostile. Ce serait lui qui ferait remarquer le gâchis de l’expédition, soulignant le fait qu’il avait prédit l’échec, et ne l’avait finalement financée qu’à cause de la réputation autrefois infaillible du Quêteur Ro. Les autres lui emboîteraient le pas, et le pouvoir de Ro au sein du Conseil diminuerait à vue d’œil. Cela ne se passera pas comme ça, se dit-il en lui-même. Je ne le permettrai pas. Mais le doute germa en lui alors qu’il se faisait cette promesse. Il avait eu raison de croire que ses nouvelles pyramides permettraient de relier la Grande Ligne. Elles venaient de le faire. Et facilement. Mais elles n’arrivaient pas à conserver le lien. Réfléchis, s’ordonna-t-il. La ligne ne pouvait pas bouger. Les émanations irradiaient depuis la Pyramide Blanche à cent kilomètres de là, sous la montagne de glace. Par conséquent, les lignes de puissance devaient être droites et constantes, et, une fois trouvées, elles devaient permettre la Communion. Pourtant, c’était comme si la source d’énergie changeait en permanence et se déplaçait comme un cerf effrayé. Tu as dû passer à côté de quelque chose, se dit-il. Le Quêteur Ro se leva. Il retira ses cristaux blanc, bleu et vert d’un petit coffret sur son bureau, ainsi qu’un gant de dentelle blanche. Il porta le gant à ses lèvres et l’embrassa ; ainsi commença le deuxième des Six Rituels. Il aurait préféré conserver l’énergie des cristaux, mais la fatigue lui embuait l’esprit. Lentement, il puisa dans leur énergie, sentant aussitôt une nouvelle force naître en lui. Puis, appuyant le gant contre son visage, il se détendit jusqu’à entrer en transe. Son esprit recula à travers la vallée du temps. Il visualisa le parc, et la clairière d’arbres en fleurs près de la petite cascade. Il se vit assis là, Tanya à ses côtés, les enfants jouant non loin. Le soleil était haut dans le ciel, et brillait fort. Le parc était baigné dans une douce chaleur du début de l’automne. Il revoyait toujours la même image. Il réalisa à cet instant précis que, parfois, la vraie beauté peut, tel un murmure, défiler devant la conscience, aussi invisible que la brise. Cette journée dans le parc avait été très agréable. Sans plus. Il avait souri en voyant ses trois enfants jouer. Il avait déposé un baiser sur la main de Tanya. Mais son esprit travaillait à des problèmes mathématiques et il était pressé de retourner à son bureau pour s’y atteler. Si seulement il avait eu un moment de prescience. Si seulement il avait pu deviner que pendant soixante-dix ans – des années de solitude et d’isolement – il devrait faire appel à ces images comme un homme qui fait venir à lui son plus précieux trésor. Il avait confié à Tanya la nature de son problème mathématique. — Tu le résoudras, lui avait-elle dit avec certitude. Cette certitude l’avait revigoré. C’était l’une des raisons pour lesquelles il l’aimait autant. Aujourd’hui, il était confronté à un plus grand problème, et elle n’était plus là pour lui faire part de sa foi en lui. Quand il ouvrit ses yeux emplis de larmes, il était plus calme. Il s’essuya les yeux et se concentra de nouveau. La Pyramide Blanche, ensevelie sous la glace, ne pouvait pas bouger. C’était une certitude, au-delà de toute discussion possible. Alors qu’est-ce qui pouvait bien expliquer ce phénomène ? Il se rendit à la fenêtre et nettoya la buée afin d’observer les montagnes blanches au loin. Ses hommes revenaient, et déjà une deuxième équipe attendait son tour, frissonnant sur le pont supérieur. Il devrait bientôt les rejoindre. Le Quêteur Ro n’était pas un imbécile. Il savait pertinemment qu’il pouvait se passer des jours avant qu’ils ne trouvent la Communion. Mais il avait promis des résultats à Talaban. Il tripota sa barbe fourchue. La réponse était devant lui – si seulement il pouvait la trouver… Il s’emmitoufla dans sa cape, quitta la cabine et grimpa l’escalier en colimaçon qui menait au centre du pont principal. Les douze hommes de sa seconde équipe étaient collés les uns contre les autres, attendant le retour du long canot argenté. Alors qu’il patientait avec eux, un son sourd retentit, comme le tonnerre, et une grande section de glace se détacha d’un glacier, heurtant l’eau calme de la baie, et déclenchant une grosse vague qui souleva le canot. C’est alors que le Quêteur Ro eut l’illumination. Il ordonna à ses hommes d’attendre ses instructions et attendit patiemment que le canot soit solidement amarré et que son équipe épuisée soit enfin à bord. Puis il convoqua son assistant, Onquer, dans sa cabine. Le Vagar avait les yeux cernés et les lèvres bleues. Le Quêteur Ro lui permit de rester un instant devant le petit brasero où brûlait du charbon de bois. — Ce n’est pas la source d’énergie qui bouge, déclara le Quêteur Ro. C’est la glace qui recouvre tout le pays. Onquer frotta ses fines mains devant le feu. — La glace qui bouge, seigneur ? dit-il interloqué. — Sers-toi un verre, lui intima le Quêteur Ro. Les mains tremblantes, Onquer souleva une carafe en verre bleu et se versa un spiritueux dans un gobelet en cristal. Il le porta à ses lèvres et but à petites gorgées le liquide brûlant. Il frissonna de plaisir. — Oui, confirma le Quêteur Ro, c’est la glace. Elle est friable, et elle bouge. La Pyramide est à cent kilomètres d’ici. Entre ici et là-bas, il y a peut-être des milliers de petits glissements. Nous sommes comme ce navire, ondulant sur la baie. Toujours en mouvement et pourtant à la même place. Tu comprends ? Onquer finit son verre. — Oui, seigneur, je vois. Mais que pouvons-nous donc faire ? — Nous avons besoin d’un récepteur mobile relié aux autres. Ainsi, nous pourrons ajuster notre mouvement à ceux de la glace. — Cela risque de prendre du temps, seigneur. Plus de temps que nous n’en avons. — Pas le moins du monde. Je vais me rendre immédiatement dans la soute et rassembler l’équipement nécessaire. Tu vas repartir tout de suite sur la banquise avec la nouvelle équipe et repositionner les récepteurs. Mets-les assez près les uns des autres, pas à plus de dix unités d’écart. Reste focalisé sur les émanations du mieux que tu peux. Et cette fois-ci, ne cherche pas la Communion, contente-toi de lire le flux et le reflux ; quel type de mouvement il y a, et entre quels points. Tu me suis ? — Oui, seigneur. — Alors ne perds pas de temps, fit le Quêteur Ro en désignant la porte d’un geste de la main. Le Vagar épuisé inclina la tête et quitta la pièce. Avant même que la porte ne se referme, le Quêteur Ro l’avait déjà oublié. On avait demandé plus d’une fois à Karesh Var ce qui faisait de lui un grand chasseur. Les jeunes gens étaient fascinés par son talent à tuer les animaux à défenses. Il ne répondait jamais à leur question. N’avaient-ils donc pas d’yeux pour voir son talent ? Ne pouvaient-ils pas comprendre en voyant ses cicatrices – la vilaine coupure au-dessus de sa pommette, la déchirure qui lui avait coûté la moitié d’une oreille – que malgré sa jeunesse insouciante qui l’avait placé dans des situations périlleuses, il avait tout simplement appris de ses erreurs ? Apparemment, la réponse était non. Ils l’observaient, l’imitaient, et échouaient. Et les hommes, étant ce qu’ils sont, disaient qu’il était chanceux. Ils prétendaient qu’il était béni des dieux, et qu’il portait un talisman secret qui attirait à lui les animaux à défenses. Karesh trouvait cela presque risible. Inconsciemment, il frotta la longue cicatrice sur sa joue droite. Les griffes d’un kral avaient failli lui emporter la moitié du visage, mais il avait tué l’homme-bête d’un coup de dague en plein cœur. Cet incident à lui seul lui avait appris à être patient et prudent à la chasse. La mort rôdait partout sur ces étendues glacées. Quant à ses talents face aux animaux à défenses, ils étaient nés de l’amour, et de la magie infinie qui en découle. Mais il n’expliquerait jamais cela à ses hommes. Qu’ils apprennent par eux-mêmes, pensa-t-il. Pourquoi un homme donnerait-il les secrets qui lui ont apporté une telle renommée parmi son peuple ? De toute façon, ils riraient s’il essayait de leur expliquer. Karesh Var aimait les animaux à défenses, et il voyait en eux tout ce qu’il y avait de bon sur cette terre glacée. C’étaient de loyales créatures, farouchement protectrices les unes des autres. Ils élevaient leurs jeunes avec une patience infinie, et ils parcouraient la terre avec une grande dignité, mâtinée d’une arrogance seigneuriale. Karesh Var laissa ses vingt hommes assis autour des deux feux de camp et sella son poney. Il partit au galop en direction du bord. De cet endroit, il pouvait contempler la plaine et observer le rituel de mort. Ses hommes n’étaient pas intéressés par ce genre de spectacle. Ils l’avaient sans doute déjà vu : le troupeau qui forme un cercle autour du mammouth mourant, les grands mâles essayant de passer leurs défenses sous la victime afin de la relever. Ses hommes trouvaient ennuyeux d’attendre dans le froid que la femelle meure. Pas Karesh Var. Deux jours auparavant, ils avaient attaqué le troupeau. Trois cavaliers l’avaient chargé afin de défier les mâles, de façon à ce qu’ils s’écartent de l’arrière. Puis dix hommes sur des poneys rapides avaient galopé sur les flancs du troupeau, tirant des flèches sur la proie qu’avait désignée Karesh Var. Une fois qu’ils eurent fait demi-tour, Karesh Var et quatre hommes avaient pénétré à l’intérieur du troupeau afin de transpercer de leurs lances l’animal blessé. Puis ils s’étaient éloignés pour attendre. Le troupeau avait continué sa route, deux mâles encadrant la victime, cherchant à la protéger d’une nouvelle attaque. Mais elle se mourait, et tout ce qu’il fallait aux chasseurs, c’était de la patience. Assis sur son poney, Karesh Var observa la femelle tomber sur son flanc, levant et baissant sa grande trompe dans une tentative sans doute de goûter l’air une dernière fois. Autour d’elle, les mâles avaient arrêté leurs efforts pour la relever. Ils reculèrent, et l’ensemble du troupeau leva la trompe et claironna jusqu’au ciel. Peut-être était-ce une chanson d’adieu ? Karesh Var l’ignorait, mais cela le touchait. À présent, deux mâles creusaient la terre autour d’elle avec leurs défenses. Le troupeau forma lentement un cercle autour de la victime, et s’en alla vers l’est. Karesh Var les regarda partir. Puis, avec son poney, il descendit la pente pour mettre pied à terre devant l’immense cadavre. Il se planta devant la tête de l’animal et plaça sa paume sur son grand front. — Tu es morte afin que mon peuple vive, dit-il à voix haute. Je te remercie pour le don de la vie, et je prie pour que ton âme marche dans le jardin infini. Ses cavaliers arrivèrent dans l’heure qui suivit. Deux d’entre eux se mirent à scier les défenses, qui deviendraient plus tard des boutons, des bracelets, des boucles et autres ornements, dont la majorité serait vendue dans les cités orientales. La viande serait découpée puis salée, les os réduits en poudre pour des préparations médicinales mais également pour nourrir les animaux. La peau serait tannée puis servirait à faire des bottes, des gilets et d’autres vêtements. Ce seul mammouth représentait une grande richesse pour toute la tribu Zheng. Le légendaire Karesh Var avait réussi une fois de plus, et son peuple passerait l’hiver dans un confort relatif. L’un de ses hommes lui apporta un quartier de viande sanglant. Karesh Var le passa sur son épaule et remonta en selle. Il emporta la viande sous le vent, et la jeta dans la neige. Les dents de sabre, les loups et les krals avaient dû repérer l’odeur du sang et étaient déjà certainement en train de remonter sa piste. Cette viande allait leur donner de quoi se battre entre eux jusqu’à l’arrivée des chariots. Vers le milieu de l’après-midi, les chariots furent chargés et le long trajet en direction du camp débuta. Aucun kral n’était apparu, ce qui faisait particulièrement plaisir à Karesh Var ; et il avait laissé assez de viande pour satisfaire les dents de sabre. Au bout du compte, cela avait été une bonne journée. Les chariots et les cavaliers grimpèrent lentement la route montagneuse. Le soleil était vif, sans être chaud, et Karesh Var attacha les oreillettes de sa toque de fourrure. Ces deux dernières années, depuis qu’il avait atteint trente-cinq ans, il ressentait davantage le froid, même s’il ne l’avait dit à personne – à part sa femme. Elle lui avait fait cette toque en peau de lapin. Karesh Var sourit. La majorité des gens de sa tribu pensaient qu’il était un imbécile de n’avoir qu’une seule femme. Mais elle en valait dix à elle seule. Il avait hâte de la revoir. Soudain, un de ses éclaireurs déboucha à grande allure sur la piste. — Le vaisseau noir est revenu, Karesh, lui apprit-il. Il y a des Cheveux bleus sur la glace. Lorsque la première des six pyramides d’argent se mit à briller, le soleil était à son zénith. Le Quêteur Ro, frigorifié et épuisé pour de bon après être resté des heures sur la glace, fut le premier à la voir. Au début il se frotta les yeux, pensant que la brillance n’était qu’une hallucination due à sa fatigue, et mêlée à ses désirs. Il scruta la structure triangulaire d’un mètre vingt de haut, dont les perches argentées et entrecroisées étaient enveloppées dans du fil d’or. Était-ce juste un effet de lumière ? Puis il ressentit l’excitation qui gagnait les Vagars autour de lui. Eux aussi voyaient le halo blanchâtre qui rayonnait de la structure. Toute lassitude abandonna le Quêteur Ro. Derrière lui, un Vagar assez maigre tenait dans ses mains la petite boîte en bois avec les fils d’or qui sillonnaient la neige, reliant entre elles les six pyramides. — Reste immobile, lui ordonna le Quêteur Ro. Il se porta à la hauteur de l’homme et souleva le couvercle, dans un angle qui empêchait le Vagar de voir à l’intérieur. Deux des cristaux blancs encastrés dans le mica brillaient de mille feux. Le troisième clignotait d’une faible lueur blanche. Le Quêteur Ro referma le couvercle. Une seconde pyramide se mit à briller, puis une troisième. Les douze Vagars restèrent interdits alors qu’une par une les pyramides se mettaient à rayonner d’une lumière blanche. — Ne bouge pas, rappela le Quêteur Ro au porteur de la boîte. — Oui, seigneur. Comme s’il obéissait à ses propres instructions, Ro resta également immobile. L’excitation le faisait légèrement trembler. Dans un grand effort, il se retourna et demanda à quatre Vagars de l’accompagner vers le rivage où plusieurs boîtes et un coffre recouvert de lin étaient posés sur la neige. Les Vagars sortirent de l’une des boîtes des chaussures en bois de caoutchoutier qu’ils enfilèrent par-dessus leurs bottes de fourrure. Puis ils sortirent de longs dés à coudre en bois de leurs grandes poches, qu’ils placèrent sur tous leurs doigts. Délicatement, ils retirèrent le lin blanc du coffre rectangulaire, qui mesurait un mètre vingt de long sur un mètre de large. Il était fait de bois noir, richement gravé de symboles que les Vagars ne pouvaient pas lire. Trois gros anneaux en or étaient fixés à même le bois sur chacun des plus longs côtés. — Faites attention à présent, leur dit le Quêteur Ro. Vos vies en dépendent. À côté du coffre, il y avait deux perches en bois de deux mètres quarante de long. Avec précaution, le Quêteur Ro passa les perches dans les anneaux d’or. Une fois l’opération accomplie, les quatre Vagars soulevèrent les perches, dégageant le coffre de la neige. Le Quêteur Ro les guida alors jusqu’au dégagement au centre des six pyramides luisantes. Son cœur battait la chamade. Il leur demanda de poser le coffre sur la neige et passa les dés à coudre à ses doigts, puis il prit une longueur de fil d’or. Après une grande respiration il s’approcha du coffre. — Seigneur ! cria l’un des Vagars. Ro était contrarié. Il se tourna vers l’homme. — Quoi ? hurla-t-il. — Vos bottes, seigneur. Vous n’êtes pas protégé. Le Quêteur Ro baissa les yeux. Dans toute cette agitation il avait oublié d’enfiler ses bottes en bois. — Passe-moi les tiennes, cracha-t-il à l’homme qui venait de lui sauver la vie. Les chaussures en caoutchouc étaient trop grandes pour lui, et Ro fut forcé d’avancer en traînant des pieds, au lieu de marcher. Il jeta un regard d’avertissement aux Vagars. Personne ne sourit. Il s’agenouilla devant le coffre gravé et passa le fil en or autour de deux sphères de bronze qui étaient sur le devant. Il attacha l’autre extrémité à la première pyramide. Un léger bourdonnement émana du coffre. Le Quêteur Ro leva les mains vers le ciel. — Nous avons la Communion, déclara-t-il. — Loué soit-il ! répondirent en chœur les fidèles Vagars. Ro savait qu’ils s’en moquaient. Tout ce qu’ils voulaient, c’était fuir la glace, et se retrouver à l’abri chaleureux de leurs cabines sur le Serpent. Mais cela n’avait pas d’importance. C’était ce qu’il avait promis au Conseil. C’était pour cela qu’il s’était battu, et qu’il avait risqué l’humiliation. Il avait réussi la Communion avec la Pyramide Blanche, enterrée pour l’éternité dans une cité congelée. Il avait attrapé la ligne de puissance et l’avait conservée, puisant l’énergie par le biais des pieux dorés, circulant le long des fils dorés, et alimentant les petits diamants qui remplissaient les perches argentées des pyramides. Là, elle était transformée par les gemmes, filtrée et réalimentée dans le coffre, l’énergie stockée dans le mica, l’or et l’intérieur de cristal. Il retira ses dés à coudre et les enfourna dans ses poches, puis il sortit son gant en dentelle qu’il porta à ses lèvres pour l’embrasser. Des larmes se formèrent dans ses yeux, mais il s’en débarrassa en clignant des paupières. Une telle démonstration d’émotion n’était pas convenable en compagnie de Vagars. Comme si sa faute méritait une punition cosmique, l’une des pyramides se mit à clignoter, et la lumière disparut. Le ronronnement du coffre s’étouffait. Le Quêteur Ro lutta pour ne pas céder à la panique. Il se débarrassa de ses chaussures en deux coups de pied et courut jusqu’à l’homme qui portait le récepteur mobile. — Déplace-toi un peu vers la droite, dit-il en essayant de conserver une voix calme. Doucement ! Cherche la ligne ! L’homme se déplaça légèrement vers la droite. De nouveau la pyramide se mit à luire et le bourdonnement reprit. — Fais attention aux pyramides, lui dit-il. Si la lumière se met à faiblir, essaie de retrouver la ligne. — Oui, seigneur. C’est que j’ai très froid, seigneur. — Nous avons tous très froid, rétorqua sèchement le Quêteur Ro en s’en allant. Onquer, son assistant, était allongé sur la glace. Le Quêteur Ro le poussa du bout du pied. — Ce n’est pas le moment de dormir, dit-il. Lève-toi ! Onquer ne bougea pas. Le Quêteur Ro s’agenouilla à côté de lui. Le visage d’Onquer était grisâtre. — Imbécile, murmura le Quêteur Ro. (Il appela deux Vagars et leur ordonna de porter Onquer jusqu’au canot argenté.) Une fois que vous serez sur le navire, retirez-lui ses vêtements et réchauffez doucement le corps. Frictionnez-le avec des huiles tièdes. — Oui, seigneur, firent-ils à l’unisson. Les deux étaient ravis de quitter la glace. Pendant une heure le coffre continua à bourdonner, ne donnant aucun signe qu’il était entièrement rechargé. La lassitude était vite revenue accabler le Quêteur Ro, mais il ne pouvait pas encore retourner au navire. Le porteur de la boîte tituba, mais se reprit aussitôt. L’espace d’un instant, seules les lumières clignotèrent sur les pyramides. Le Quêteur Ro marcha jusqu’à l’homme et lui retira la boîte des mains. — Retourne au navire, dit-il. Tu ne peux plus servir à rien. — Merci, seigneur, fit l’homme. Le Quêteur Ro resta ainsi, avec la boîte dans les mains, et ressentit les douces vibrations de la Communion. À quelque cent kilomètres de là, sous la glace, la Grande Pyramide semblait n’avoir jamais été aussi près de lui. Et à moins de deux kilomètres de cette pyramide se trouvait sa maison, et la tombe glacée et anonyme de sa chère femme Tanya et de ses enfants. Le Quêteur Ro soupira. — Si j’avais pu, je serais mort avec toi, murmura-t-il. Chapitre 4 Karesh Var éperonna sa monture qui partit au galop, et mena ses hommes dans la plaine. Au loin, il pouvait discerner la silhouette du vaisseau noir qui se dessinait sur la glace et les petits insectes qui se déplaçaient sur le glacier. Pourquoi revenaient-ils encore sur la banquise ? Que cherchaient-ils ? se demanda-t-il en avançant en direction de la côte. Deux ans plus tôt, un tel vaisseau avait mouillé dans la baie. Karesh Var et une centaine d’hommes étaient arrivés au moment où celui-ci levait l’ancre pour s’en aller au large. Tout ce que les nomades avaient trouvé sur la glace fut des trous, comme si on avait planté des tentes. Rien d’autre. Lui et ses hommes avaient creusé un peu partout au cas où. Mais ils n’avaient rien trouvé. Ce qui l’avait rendu perplexe. Comme il se rapprochait du rivage, Karesh Var fit ralentir sa monture et leva le bras pour que les vingt cavaliers qui le suivaient l’imitent. Il scruta la banquise de ses yeux noirs. Il n’apercevait qu’un seul Cheveux bleus, une petite silhouette avec une barbe bleue fourchue. Les autres étaient des hommes ordinaires. Karesh Var était nerveux. Les légendes racontaient que les Cheveux bleus avaient des armes très puissantes, des arcs qui lançaient des carreaux de foudre sur leurs ennemis, creusant de gros trous dans le torse des guerriers, déchirant les plastrons en bronze. Les légendes parlaient également d’épées noires qui scintillaient comme des éclairs, des épées qui pouvaient trancher le métal comme un fil coupe le beurre. Karesh Var n’avait pas envie d’affronter un ennemi armé de tels objets. Pourtant, et c’était là le dilemme, ses jeunes hommes étaient des guerriers. Ça oui, ils aimaient se battre. Il s’était fait une raison depuis longtemps, mais c’étaient des hommes de peu d’imagination. — Pour toi, nous serions prêts à aller en Enfer, Karesh, lui avait dit une fois le jeune Jiang. Cela l’avait fait sourire. Il avait tapoté l’épaule du jeune homme. C’était pour les jeunes qu’on avait inventé de tels gestes, car ils croyaient encore à l’immortalité. Ils étaient convaincus – comme il l’avait été lui aussi – que la puissance qui coulait dans leurs veines serait éternelle. Ils se targuaient de leur force et, parfois même, se moquaient des hommes plus âgés qui ne pouvaient plus rester longtemps en selle, ou qui ne chassaient pas aussi bien qu’eux. Comme si ces gens avaient choisi de vieillir, ou avaient laissé l’âge et l’infirmité les gagner. Les jeunes cavaliers qui accompagnaient Karesh Var voulaient attaquer les Cheveux bleus, les détruire, et ainsi gagner la gloire dans leur village. Karesh Var aussi voulait les détruire. N’avaient-ils pas déclenché une calamité sur le monde ? N’étaient-ils pas les porteurs de la glace et du feu ? Et pourtant, il n’avait aucune envie d’emmener ses hommes dans une bataille où ses cavaliers se feraient massacrer. Avec ces sombres pensées à l’esprit, il vit deux hommes s’approcher d’eux. Aucun n’était un Cheveux bleus. Karesh Var tira sur ses rênes et les attendit. L’un était grand, et ses longs cheveux noirs étaient attachés en une queue-de-cheval. Il ne portait pas d’armure, mais il avait une épée courte à la taille et, dans sa main gauche, un arc en or richement orné. Karesh Var plissa les yeux. L’homme n’avait pas de carquois. Il posa son regard sur le deuxième guerrier. Celui-ci était plus petit et trapu. Il avait une petite hache à une lame dans la main droite. Derrière eux, l’unique Cheveux bleus continuait d’arpenter la glace. Il portait une petite boîte en bois d’où dépassaient des fils scintillants. Karesh Var avait l’impression qu’on avait disposé des lanternes sur la banquise, et qu’elles brillaient très fort. Il pouvait également entendre un bourdonnement lointain, comme un essaim d’abeilles. Le plus grand des deux hommes s’arrêta à une vingtaine de pas des cavaliers. Le deuxième s’assit sur un rocher, et se mit à affûter sa hache avec une pierre à aiguiser. Le grand homme dégaina son épée et posa la pointe contre le sol glacé et poussiéreux de la plaine. Puis, il passa devant les cavaliers en dessinant une ligne droite dans la terre. Une fois fini, il rengaina son épée et leva son arc en or. Karesh Var était quelqu’un de sensible. Il n’avait jamais envié ses confrères chasseurs, même à l’époque où, jeune homme, il n’avait pas leur talent. Au lieu de cela, il les avait observés, afin d’apprendre d’eux. Ce grand homme faisait face à vingt guerriers, il n’avait pas été menaçant, et pourtant, d’un simple geste, il avait déclaré ses intentions. Il avait dessiné une ligne, créé une frontière. Le message était clair. Quiconque franchirait cette ligne en subirait les terribles conséquences. Karesh Var était un homme fier, mais pas franchement arrogant. Il n’avait rien à prouver à personne. Certains de ses compagnons, parmi les plus fougueux, auraient très certainement chargé le grand guerrier, aussi pouvait-il ressentir la colère qui montait chez les cavaliers qui l’entouraient. Karesh Var resta silencieusement sur son poney, étudiant les deux hommes. Ils avaient l’air calmes, et ne montraient aucune nervosité. Des réponses évidentes lui vinrent à l’esprit. D’abord il pouvait y avoir des guerriers cachés quelque part qui se rueraient à l’attaque si les nomades avançaient. Karesh Var scruta la plaine. À moins qu’ils n’aient creusé des trous dans la toundra pour se cacher, il semblait n’y avoir personne. Ensuite, ces deux hommes pouvaient être idiots, ou ignorer que les nomades détestaient les Cheveux bleus. Mais ils n’avaient pas l’air idiots, et la ligne dans la terre était un geste astucieux. Cela ne laissait donc qu’une seule conclusion. Ils étaient calmes parce qu’ils n’avaient pas peur. Ils savaient que leur armement pouvait détruire les cavaliers. Karesh Var sourit en pensant à une dernière possibilité. Peut-être voulaient-ils que les nomades les croient tout-puissants. Peut-être n’était-ce que du bluff. Karesh Var mit pied à terre et s’avança jusqu’à la ligne sur le sol. Puis il regarda le grand homme et ouvrit ses mains. L’expression du guerrier ne changea pas, mais il fit signe à Karesh Var de s’approcher. Le petit guerrier trapu se leva de son rocher et se posta à côté du grand, la hache bien en évidence. — Pourquoi venez-vous ici ? s’enquit Karesh Var. — Parce que c’est notre choix, répondit le grand. Il avait une voix profonde. Karesh Var soutint son regard sombre et vit qu’il ne fléchissait pas. Il observa son visage. Celui-ci dégageait la puissance, et le regard qu’il reçut en retour était franc et sans peur. L’homme était un combattant. Karesh Var pouvait le lire dans chacun de ses traits. — Vous êtes sur mes terres, expliqua Karesh Var d’une voix neutre, essayant de déchiffrer l’homme qui se trouvait face à lui. Ce dernier se fendit d’un large sourire. — Les nomades n’ont pas de terres. Ils vont et viennent à leur guise et s’installent là où bon leur semble. Il en a toujours été ainsi. Vous prenez vos tentes et suivez la piste des animaux à défenses. Vous ne possédez que ce que le droit des armes vous apporte. Si je te tuais, ta tente, ta femme et ton poney seraient à moi. Karesh Var était impressionné. Pas par le savoir de l’homme, mais par son calme. Il n’y avait toujours pas eu de menaces. Et l’arc qu’il portait n’était pas cordé. Il décida de le faire parler. — À quoi sert cette ligne sur le sol ? demanda-t-il. — La mort est permanente, répliqua le guerrier. Mais la violence gratuite m’écœure. Hier, vous avez tué du gibier et la viande servira à nourrir ton peuple. Hier fut une victoire sur la faim et la mort. Il serait sage de retourner dans vos tentes afin de fêter cette journée. Car il n’y aura aucune fête possible avec ce qu’aujourd’hui risque de vous apporter. — Ah bon ? Peut-être que je vois les choses autrement. L’homme secoua la tête. — Non, car tu es un sage. Un fou aurait mené ses hommes à l’attaque et ils seraient morts. Il parlait d’une voix suffisamment forte pour que les cavaliers puissent l’entendre. — Tu penses pouvoir nous tuer, moi et mes hommes ? Voilà, c’était dit. Karesh Var sentit la tension monter en lui. Sa main était restée à côté de son couteau de chasse. Il était prêt au combat. — Évidemment, répondit l’homme. Son pouce toucha un joyau sur la poignée de son arc. Aussitôt, quatre cordelettes de lumière surgirent de nulle part et se mirent à luire. Karesh Var était impressionné. Il avait entendu parler des terribles armes des Cheveux bleus, ces arcs qui crachaient la foudre. — Une arme intéressante, fit remarquer Karesh Var. À présent, sa main reposait sur le manche en ivoire de son couteau. — Il est temps de choisir, nomade, déclara l’homme. Car je commence à avoir froid. Sa voix s’était durcie. — Tu as tout à fait raison, étranger, répondit Karesh Var en baissant la voix. (Il se rapprocha du guerrier.) Toutefois, tu as l’air d’être aussi un homme sage, par conséquent essaie de répondre à cette question : si un chef de guerre emmène ses hommes dans une razzia et qu’il repart bredouille, comment peut-il rester un chef ? Il serait peut-être préférable pour cet homme de risquer la mort afin de sauver la face. Qu’en penses-tu ? — Malheureusement, tu as raison, admit l’homme. Vous avez tué un mammouth hier. Quelle taille faisaient les défenses ? — Un peu plus de deux mètres. — Mon peuple se sert également d’ivoire pour différents ornements. Je t’offre trente pièces d’argent pour les défenses. Je pense que c’est deux fois le prix que toi et ton peuple recevriez d’un négociant, pour vos babioles et vos broches. Karesh Var se détendit et se fendit à son tour d’un large sourire. Partager l’argent calmerait ses hommes. — D’accord, fit-il, mais à une condition. — Qui est ? — Bien que nous en ayons entendu parler, ni moi ni aucun de mes hommes n’avons vu d’arme comme celle que tu portes. Peut-être pourrais-tu nous faire une démonstration. Le guerrier sourit et Karesh Var sut qu’il avait compris. Ses hommes avaient besoin de voir la puissance qu’ils avaient face à eux, afin que l’argent les calme pour de bon. Le guerrier recula d’un pas, puis se dévissa sur la droite et leva son arc. Les doigts de sa main droite touchèrent la première cordelette. Un carreau de lumière vive partit de l’arc et frappa un rocher à une trentaine de mètres à l’est. Le rocher explosa, lançant un nuage de poussière et de graviers dans les airs. — Très impressionnant, déclara Karesh Var. Je vais envoyer deux de mes hommes chercher les défenses. Le Quêteur Ro avait vu les nomades arriver, et Talaban et Touchepierre aller à leur rencontre. Puis il avait reporte son regard sur les pyramides. Des choses plus importantes requéraient son attention. Les nomades relevaient du domaine de compétences de Talaban, et le Quêteur Ro n’avait pas d’énergie à perdre. Il se concentra donc sur le problème de la Communion. Le deuxième coffre était presque plein, le bourdonnement diminuait. Mais cela avait pris près de sept heures. C’était plus qu’inquiétant, vu que le premier coffre n’avait mis que trois heures à recharger. Même si l’on considérait qu’il restait certainement de l’énergie résiduelle dans le premier coffre – c’était après tout celui qui servait de source d’énergie au Serpent –, une telle divergence de temps était suffisante pour s’inquiéter. La Pyramide Blanche était maintenant enterrée sous les glaces depuis soixante-dix ans. Sa puissance diminuait-elle déjà ? C’était une possibilité riche de conséquences, et Ro n’était pas encore prêt à envisager une telle catastrophe. Peut-être, pensa-t-il, que le second coffre, ayant été vide si longtemps, avait maintenant un défaut. Il ne savait pas. Et cela l’exaspérait. Il jeta un coup d’œil et vit le canot d’argent revenir avec le troisième coffre. Lui aussi était entièrement déchargé et pouvait donc être transporté sans crainte. Lorsque les six Vagars l’apportèrent sur le site, il passa la boîte en bois au premier d’entre eux puis, plaçant les dés en bois à ses doigts, il retira les fils d’or du deuxième coffre afin de les passer au troisième. Comme avant, il passa les perches avec précaution dans les anneaux d’or du deuxième et se recula afin que les Vagars l’emportent jusqu’au canot. Le Quêteur Ro retourna avec eux au navire. Des cordes furent jetées et attachées aux extrémités des perches. Puis, les marins hissèrent le coffre vers le pont principal. Le Quêteur Ro escalada une échelle de cordes et les rejoignit. — Faites attention, les prévint-il. Reculez à bonne distance. Le coffre passa le bastingage et un marin vêtu de noir tira sur le bras de la poulie. Le coffre pivota sur le pont. L’une des perches glissa et le coffre plongea en avant. Instinctivement, un marin s’avança pour empêcher le coffre de tomber. Lorsque ses mains touchèrent le bois noir, il y eut une explosion de lumière chaude. Des flammèches bleues apparurent autour de la victime et son corps explosa dans une gerbe de feu, des jets de flammes giclant de ses orbites. Les marins qui tenaient les cordes reculèrent devant la vague de chaleur qui montait vers eux. Le coffre tomba sur le pont, atterrissant sur le côté. L’homme qui se consumait n’émit pas un son, et son corps carbonisé s’écroula sur le coffre. Une odeur de chair brûlée s’éleva dans les airs, et les marins restèrent sans réagir, horrifiés. Le Quêteur Ro était furieux. Il attrapa une corde et la lança autour du cadavre, afin de le retirer du coffre. L’équipe vagare grimpa à bord. Eux aussi restèrent interdits devant le corps calciné. Des flammes vacillaient toujours ; ses habits fondaient. — Activez-vous ! rugit le Quêteur Ro. Les Vagars dont les doigts étaient protégés par les dés en bois redressèrent le coffre. Le Quêteur Ro replaça correctement les perches et ordonna à ses hommes de porter le coffre à l’arrière du navire. Là, il l’examina afin de voir s’il ne souffrait pas de fissure. N’en trouvant pas, il regarda les Vagars le placer à l’intérieur d’un plus gros coffre, bordé de plomb. Alors, seulement, il fut emporté dans les soutes. Deux défenses ensanglantées y avaient déjà été entreposées, ce qui rajouta un peu plus à l’irritation de Ro. Comme cette pièce lui servait également de salle de travail, il n’aimait pas y voir ce genre de choses. Surtout qu’elles avaient été jetées négligemment sur son bureau, et les différentes notes étaient maintenant éclaboussées de sang. — Ôtez-moi ça de là, ordonna-t-il à deux Vagars. Mettez-les dans un coin, quelque part. Et nettoyez-les, ajouta-t-il. — Oui, seigneur, fit l’un d’entre eux dans une profonde révérence. — Qu’on aille me chercher Onquer, dit-il. Nous avons du travail. — Seigneur, fit l’homme qui était déjà courbé, j’ai le regret de vous annoncer qu’Onquer est mort. Il l’était avant même que nous n’atteignions le navire. Trop, c’était trop. Le Quêteur Ro avait passé huit ans à entraîner le Vagar. À présent, il devrait trouver un nouvel assistant et perdre un temps considérable à l’initier à ses rigoureuses recherches. Sans ajouter un mot, il s’en alla dans sa cabine. Deux coffres étaient rechargés, et un troisième était en place. Au bout du compte, la journée avait été bonne. Chapitre 5 La bouche du Géant du Froid était grande ouverte. Storro passa entre les portes blanches de ses dents, et trouva le croc magique. Il jeta un puissant sortilège et vola son pouvoir. La Bête remua mais ne se réveilla pas encore. Elle n’en avait pas besoin, car les terribles démons qui vivaient sur elle avaient perçu le vol. Et ils escaladèrent la fourrure à la recherche des voleurs. Tiré du Chant du Matin des Anajos La flamme de la lanterne à huile vacilla. Sa lumière projetait des ombres inquiétantes sur les murs sans fenêtre de la Salle du Cœur, dans le ventre du Serpent. Talaban regarda les quatre Vagars déposer délicatement le coffre dans la niche taillée au centre de la pièce. Une fois qu’ils eurent terminé, il les congédia. Dès que la porte fut refermée, Talaban se dirigea vers un panneau derrière la niche, qu’il fit pivoter. À l’intérieur, il y avait deux petites roues en bronze. Il tourna lentement la première. Deux coupelles en cuivre, qui étaient dans la niche, avancèrent de quelques centimètres vers les sphères de bronze sur le devant du coffre. Talaban tourna la roue jusqu’à ce que les coupelles recouvrent entièrement les sphères. Le guerrier sentit l’excitation le gagner au moment où il posa ses mains sur la deuxième roue. Il lui fit faire deux tours complets. À l’arrière du panneau se trouvait une deuxième petite niche, secrète. Talaban l’ouvrit. Ses yeux se posèrent sur un long panneau de mica lustré. Il y avait six entailles profondes dans le mica, et dans l’une d’entre elles reposait un cristal blanc luminescent. Talaban ouvrit la bourse à son côté et en sortit cinq autres cristaux, qu’il disposa dans les entailles vides. Puis il referma le panneau. Talaban prit une profonde inspiration – et donna un dernier tour à la deuxième roue. Aussitôt, la lumière jaillit des deux globes de cristal accrochés au mur. L’esprit de Talaban s’enflamma. Il souffla la lanterne et sortit dans le couloir, refermant la porte à clef derrière lui. Une lumière vive éclairait le couloir sur toute sa longueur. Il grimpa l’escalier en colimaçon qui menait au pont principal et se pencha par-dessus le bastingage bâbord. Le Septième Serpent ne flottait plus dans la baie. Il était calme et droit, entièrement dégagé du flux de la mer. Il monta sur le pont supérieur et vit son sergent, Methras, ainsi qu’un groupe de soldats, assis contre le bastingage bâbord, en train de regarder les lumières qui étaient apparues partout sur le bateau. Ces hommes étaient des Vagars, et n’avaient encore jamais vu le Serpent dans toute sa splendeur. Talaban appela Methras. Celui-ci s’inclina. C’était un grand guerrier mince, blond, au crâne dégarni. En dépit des règles très strictes sur la question, il était évident que Methras avait du sang avatar en lui. Supérieurement intelligent, il était le meilleur sergent vagar que Talaban avait eu. Mais ce détail n’aurait pas suffi à éveiller les soupçons de Talaban. Methras était également ambidextre, un trait qui différenciait les Avatars des autres races. Tous les Avatars avaient cet avantage, ainsi que la capacité de pouvoir travailler simultanément à deux tâches différentes, chaque main étant totalement indépendante. Talaban n’avait jamais mentionné à personne l’aptitude de son sergent. Le faire aurait pu alerter les officiers du Conseil, et la vie du Vagar aurait été en danger. — Quelle belle vision, monsieur, fit Methras en désignant toutes les lumières. — Tout à fait, lui accorda Talaban. Va chercher des haches et des scies dans la soute à provisions et débarrasse-nous de ces fichus mâts. — Les mâts, monsieur ? Les voiles aussi ? — Les voiles aussi, répondit Talaban. — À vos ordres, monsieur, fit dubitativement Methras. — N’aie pas peur, lui dit Talaban avec un grand sourire. Le Serpent ira plus vite sans. Je te promets que personne n’aura le mal de mer pendant le voyage retour. Talaban retourna dans sa cabine. Touchepierre l’y attendait. Le sauvage était assis sur le sol, le visage tendu et le regard inquiet. — Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Talaban. — Qu’est-ce qui ne va pas ? répéta Touchepierre. Rien « ne va pas ». Moi aller bien. Très fort. Talaban passa derrière son bureau et s’assit, indiquant d’un geste à Touchepierre de se lever pour s’asseoir dans la chaise en face de lui. Le sauvage s’exécuta. — Parle, dit Talaban. Je vois bien que quelque chose te préoccupe. Est-ce la mort du marin ? — Non. Être les lumières démons, admit Touchepierre. Si vives. Pas de flamme. Des petits soleils dans du verre. Quand les lumières avaient jailli, Touchepierre avait poussé un hurlement – ce qu’il n’avouerait jamais à personne. Il était assis sur le sol, mais s’était relevé d’un bond, paniqué. Il avait couru jusqu’à la porte et l’avait ouverte à la volée pour se jeter dans le couloir ; mais là aussi les globes étaient lumineux. Son cœur s’était mis à battre comme un tambour de guerre et il avait eu du mal à respirer. Un marin était arrivé dans le couloir, apparemment indifférent aux lumières démons. Il avait souri à Touchepierre avant de continuer son chemin. Encore tremblant, le sauvage était retourné dans la cabine. Prenant son courage à deux mains, il s’était approché d’un globe pour l’examiner de plus près. Cela lui avait donné mal au crâne et rendu aveugle un petit moment. Il avait reculé jusqu’au tapis, au milieu de la pièce, et s’était agenouillé les yeux fermés, afin d’attendre le retour de Talaban. — Elles n’ont rien de démoniaque, mon ami. Et tu as tout à fait raison de les décrire comme des petits soleils, car c’est ce qu’elles sont. La puissance du soleil contenue dans du verre. — Comment capture-t-on la lumière du soleil ? s’enquit Touchepierre, en s’efforçant de ne pas paraître trop intéressé. — Toute chose le capture, répondit Talaban. Chaque chose vivante. Nous sommes tous nés de la puissance du soleil, chaque homme, chaque plante. Et nous conservons sa lumière en nous. Touchepierre avait l’air sceptique. Talaban se leva et alla jusqu’à une étagère sur le mur du fond. Il y prit un bocal de sucre, l’ouvrit et en sortit une poignée de granulés blancs. Il les jeta dans le brasero. Aussitôt, les flammes s’élevèrent. — Le sucre conserve la lumière du soleil. Les charbons ardents la libèrent et la transforment en énergie. Autrefois, les morceaux de charbon étaient un arbre, gorgé de soleil. En y mettant le feu nous les libérons en leur permettant de revenir à l’état où ils étaient avant. Le feu du soleil. Tu comprends ? Touchepierre ne comprenait pas, mais il avait dans l’idée qu’il aurait dû ; aussi acquiesça-t-il, adoptant ce qu’il espérait être une expression éclairée. Mais Talaban resta silencieux. Touchepierre eut alors le sentiment que l’Avatar attendait de lui quelque chose d’intelligent. — Donc, tenta-t-il, le marin mort être de la lumière de soleil. — Exactement. Les coffres de puissance emmagasinent de l’énergie. Ils doivent être maniés avec précaution, et jamais la peau humaine ne doit entrer en contact avec eux. Le marin a malencontreusement puisé dans la puissance du coffre et celui-ci a libéré la lumière de soleil qui était en lui. — Pourquoi avez-vous besoin de venir sur la glace ? demanda Touchepierre. Si le soleil donne de l’énergie, pourquoi ne pas laisser les coffres au soleil ? — Ce n’est malheureusement pas aussi simple. Ta hache est faite de fer, relié à un manche en bois. À un moment de son passé, le bois n’était qu’une bûche, et le fer un bout de métal. Puis, le bois et le fer ont été donnés à un armurier, qui les a transformés en hache. De la même manière, la lumière du soleil est – effectivement – façonnée par la Pyramide Blanche, afin qu’elle puisse être contenue dans les coffres. La pyramide irradiait cette puissance aux quatre coins de l’empire, de sorte que quel que soit l’endroit où se trouvait une cité avatare, ses coffres pouvaient se recharger. — Combien de temps va durer cette nouvelle puissance ? demanda Touchepierre. — Si le coffre reste sur le navire, au moins cinq ans, répondit Talaban. — Alors peut-être vous redevenir des dieux, déclara Touchepierre. — Peut-être bien, confirma Talaban. Mais je n’aimerais mieux pas. Au matin du troisième jour, un blizzard souffla sur la baie. Quatre coffres avaient été rechargés, mais la procédure devenait de plus en plus lente – un phénomène que le Quêteur Ro ne souhaitait pas analyser. Il avait peur de connaître déjà la réponse. Une de ses équipes était toujours sur la glace, en train d’essayer de recharger le cinquième coffre. La neige tourbillonnante et le vent glacial rendaient leur progression de plus en plus difficile. Talaban, l’arc-zhi rechargé, était avec eux. Touchepierre se trouvait à ses côtés. — L’air être mauvais, cria-t-il par-dessus le vent. Devoir partir. Maintenant ! — Il fait froid, lui accorda Talaban. — Pas froid. Mauvais. La mort venir. Talaban savait que les étranges dons du sauvage se trompaient rarement. Il baissa la tête pour se protéger du vent, et avança à grand-peine en direction du Quêteur Ro qui était agenouillé devant une pyramide clignotante. — Retournez au navire ! cria Talaban. Le Quêteur Ro leva les yeux. Il aurait voulu discuter, mais il savait que Talaban avait raison. Le temps rendait la Communion quasiment impossible à maintenir. Il acquiesça et se mit à détacher le fil d’or qui se trouvait à la base de la pyramide. Touchepierre défit sa robe en peau de bête et tira la hache qu’il avait à la ceinture. Il plissa les yeux afin de discerner quelque chose dans la neige en furie. Soudain, un Vagar qui travaillait à une vingtaine de mètres poussa un hurlement et tomba sur la gauche. Du sang giclait à gros bouillons d’une blessure, là où aurait dû se trouver son bras gauche. Il tituba vers la droite et Touchepierre eut l’impression que la neige venait de se soulever pour l’engloutir. Touchepierre leva sa hache et recula prudemment vers Talaban. Une silhouette immense se dressa devant le sauvage. Elle était blanche, avec de longs bras, et un visage gris. Touchepierre distingua des crocs acérés dans sa gueule et des griffes terrifiantes au bout de ses doigts. Le sauvage se jeta sur sa gauche, heurtant la neige avec son épaule afin de faire une roulade. Il se releva d’un bond. La bête était rapide et se trouvait déjà sur lui. Un carreau de lumière la toucha en pleine poitrine, carbonisant sa fourrure blanche. Il y eut un éclair aveuglant et un gros trou apparut sur la bête, projetant du sang et des morceaux d’os dans la neige. De nouveaux krals venaient d’apparaître dans le blizzard. Touchepierre fit demi-tour et se précipita vers l’endroit d’où Talaban tirait calmement carreau après carreau sur les bêtes. Les Vagars en proie à la panique couraient dans tous les sens. Le Quêteur Ro dégaina son sceptre doré et se porta à la hauteur de Talaban. Touchepierre lui jeta un regard. Le petit homme ne semblait pas avoir peur. Son respect pour lui augmenta un peu. Trois bêtes se ruèrent sur Talaban. Celui-ci tira sur la première, qui fut projetée à la renverse. La seconde était presque au contact, mais Touchepierre se jeta sur elle, passant sous le coup de griffes qui était destiné à Talaban, et enfonça sa hache dans le visage de la bête. La lame s’enfonça profondément. Le kral tituba, mais envoya un grand coup dans les côtes du sauvage. Touchepierre lâcha sa hache et vola à son tour, retombant lourdement dans la neige. Talaban tua la créature au moment où la troisième se dressait devant lui. Mais le Quêteur Ro brandit son sceptre et l’enfonça dans le ventre du monstre. Une flamme bleue apparut autour du kral, dont le crâne massif explosa ; du feu jaillissait de son cou tranché. Au bord de l’eau, quatre créatures lacéraient de leurs griffes les cadavres des Vagars morts. Talaban tira sur deux d’entre elles. Les autres enfoncèrent leurs griffes dans les corps de deux Vagars et les traînèrent dans l’eau avant de disparaître sous les flots. Touchepierre lutta pour se relever. Sa chemise était couverte de sang ; il avait la tête qui tournait et se sentait faible. Il tituba jusqu’à Talaban et le Quêteur Ro, puis il dégagea sa hache de la tête du kral. Le sol bougea sous ses pieds et il manqua tomber. Il crut d’abord que c’était un vertige, mais il vit que le Quêteur Ro avait failli glisser lui aussi. — Partir… au navire… ou mourir tous, dit-il à Talaban. Pilier de feu arrive. Tuer tous. Talaban l’aida à marcher jusqu’au rivage. Il ne restait que cinq Vagars en vie. Talaban leur donna l’ordre de monter dans le canot, puis aida Touchepierre à y prendre place. — Devoir faire vite, conseilla le sauvage. Talaban lança son arc-zhi dans le canot et jeta un coup d’œil derrière lui. Le Quêteur Ro essayait toujours d’ôter le fil de la pyramide. Il courut jusqu’au petit homme. — Nous n’avons pas le temps, Quêteur ! cria-t-il. Ro l’ignora. Le sol se souleva sous leurs pieds, projetant Talaban sur la glace. Il se redressa et passa derrière le Quêteur. Il l’attrapa par son manteau de fourrure et le tira en direction du canot. Instinctivement, Ro leva son sceptre. Talaban bloqua son geste avec le bras gauche et lui balança un direct du droit en plein menton. Ro s’écroula sur la glace. Talaban le porta par-dessus son épaule. Puis il ramassa le sceptre avant de se diriger en vitesse vers le canot. Celui-ci fendit l’eau de la baie. Toujours en proie à la panique, les Vagars dépassèrent Talaban pour escalader l’échelle de corde. Touchepierre, perclus de douleur, grimpa lentement en dernier. Talaban attacha la proue et la poupe du canot, portant toujours le Quêteur Ro, et se hissa sur le pont central. Il jeta le petit homme par terre avant d’ordonner aux marins de lever l’ancre. Puis il grimpa jusqu’au poste de pilotage sur le pont supérieur. Il plaça sa main sur la plaque triangulaire en or incrustée dans le bois noir et la tourna vers la gauche. Sous la plaque se trouvaient sept symboles. Un son sourd se fit entendre depuis le glacier. Talaban ne regarda pas. Il pressa doucement les cinq symboles qui contrôlaient la serrure et la porte s’ouvrit. Sans s’arrêter pour fermer la porte, Talaban se dirigea vers un long meuble noir situé contre le mur du fond. Celui-ci aussi avait un triangle d’or, et Talaban le fit glisser ; ses doigts enclenchèrent rapidement les différents symboles. La porte s’ouvrit, révélant une grande étagère couverte de mica lustré, avec sept indentations. Une petite bourse en velours était posée dessus. Talaban la défit et vida les sept cristaux qu’elle contenait sur le mica. Une explosion gigantesque retentit sur la banquise. Talaban leva les yeux. Un pilier de feu colossal venait de jaillir du glacier, projetant d’énormes morceaux de glace dans les cieux. Calmement, l’Avatar prit un cristal et le plaça sur la troisième indentation du mica. Aussitôt une légère lumière bleutée entoura le navire. Un morceau de glace de la taille d’un rocher tomba sur le pont, toucha la lumière bleue et rebondit. Talaban ajouta deux cristaux et replaça les autres dans la bourse, puis il ferma la porte du meuble. De la lave en fusion fit éruption sur la glace et l’air se remplit d’une vapeur épaisse. De la roche fondue frappa la lumière bleue et glissa dans la mer, comme du vin versé à côté d’un gobelet. Talaban alla jusqu’à la grande barre en bronze et la tourna. Le Serpent tendit la tempête de lave sans accroc, tandis que, tout autour, de la glace et du feu tombaient dans la mer. Le Quêteur Ro était debout sur le petit pont bâbord de sa cabine, regardant au loin le feu qui ravageait le glacier. Sa mâchoire lui faisait toujours mal là où Talaban lavait frappé, mais ce n’était pas le moment de songer à la vengeance. Chaque chose en son temps. La seule chose à laquelle il pensait actuellement était les six pyramides d’argent remplies de pierres précieuses, et les pieux en or qui puisaient l’énergie. Ro les avait achetés avec son propre argent, et cela lui avait coûté près de la moitié de sa fortune, qui était loin d’être considérable. Il y avait également la perte du cinquième coffre. Personne dans le nouvel empire ne savait plus les fabriquer, car la source du mica spécial, que l’on trouvait loin de l’autre côté de l’océan occidental, leur était fermée. Une gigantesque gerbe d’écume enflammée jaillit vers le ciel, et une explosion assourdissante s’ensuivit. Ro retourna à l’intérieur de sa cabine et ferma la porte qui menait au pont. Il s’affala dans sa chaise. Il avait réussi au-delà des pires cauchemars de ses ennemis, pourtant il était malade de désespoir. À quoi serviraient quatre coffres si l’on ne pouvait plus jamais les recharger ? Leur puissance ne servirait qu’à repousser un peu plus longtemps l’inévitable. Ro se frotta la mâchoire, puis se versa un verre dans un gobelet en cristal magnifiquement ciselé. Il le contempla. Le cristal était propre et transparent. Il y vit son reflet reproduit dans une infinité de facettes. Il se caressa inconsciemment la barbe et vida son verre d’un trait. Ro n’avait pas l’habitude de boire, aussi le spiritueux lui donna-t-il un coup de fouet. Il reposa sa tête contre le haut dossier de sa chaise et essaya de planifier une prochaine expédition. Dans le futur, il leur faudrait s’aventurer plus près de la source d’énergie, à travers la glace. Rien qu’en y songeant, il eut un pincement au cœur. Les krals, les dents de sabre et les nomades rendraient à coup sûr ce voyage impossible. De plus, et c’était la vraie raison de son désespoir, il savait maintenant que la puissance de la Pyramide Blanche s’estompait. À l’abri du soleil, elle ne pouvait plus se recharger en énergie, et encore moins alimenter de nouveaux coffres. Ro fut tenté de se resservir un verre, mais il ne le fit pas. Il reporta plutôt son attention sur le problème posé par Talaban. Il ne faisait pas le moindre doute que le capitaine lui avait sauvé la vie, là-bas sur la glace. Mais cela n’enlevait rien au fait qu’il avait frappé un Quêteur, au vu et au su d’une équipe de Vagars et du sauvage Touchepierre. Peut-être même que certains marins l’avaient vu. Si cela n’avait été que les Vagars, Ro n’aurait eu qu’à les condamner à mort. Mais Talaban n’accepterait jamais ce sort pour Touchepierre. C’était un problème épineux. Il était en train d’envisager les différentes vengeances possibles quand Talaban arriva. Le capitaine entra sans frapper, ce qui, même si c’était son droit, était exaspérant. — Comment vous sentez-vous, Quêteur ? s’enquit-il. — Je vais bien. Merci de m’avoir sauvé la vie. — Puis-je m’asseoir ? Au moins, voilà qui était poli. Le Quêteur Ro lui désigna une chaise. — Je vous félicite, monsieur, lui dit Talaban. Je n’avais pas vraiment foi en cette aventure, mais vous venez de me prouver – ainsi qu’à beaucoup d’autres – que j’avais tort. — Une petite réussite, capitaine. Nous avons perdu un coffre, et rechargé seulement quatre autres. Mais je vous remercie pour vos gentilles paroles. Est-ce que mon équipe vagare a pu échapper à l’éruption ? — La plupart ont été tués par les krals, mais cinq ont réussi à s’en sortir. Ils étaient inquiets pour votre santé. Ils ont cru qu’une des bêtes vous avait agressé. — Vous leur avez expliqué ce qui s’était réellement passé ? demanda Ro avec douceur. — Pas du tout. Je leur ai seulement dit que vous vous étiez battu avec les krals et que vous aviez été blessé, mais que vous seriez vite sur pied. Cela ne fera pas de mal aux Vagars d’être témoins de l’incroyable pouvoir de régénération des Avatars. — Mais votre homme, Touchepierre, il vous a vu me frapper… — Non, Touchepierre était gravement blessé par un kral. Il avait six côtes cassées et un poumon perforé. Il était à moitié inconscient quand je l’ai ramené au canot. Je peux vous assurer, Quêteur, que personne ne m’a vu vous frapper. — Enfin, cela n’a pas d’importance, Talaban, déclara Ro avec un sourire forcé. — Je ne suis pas d’accord, Quêteur. Notre peuple est à présent minoritaire, et si les Vagars, ou d’autres tribus, nous voyaient nous battre entre nous, cela les convaincrait de notre faiblesse. Je regrette énormément mon geste, mais je n’avais pas le choix. Toutefois, il y a quand même quelque chose de positif, car si nous avons perdu votre équipement, les Vagars nous ont vus, vous et moi, nous battre avec les krals. Ils vont propager cette histoire dans toute la cité, et contribuer au mythe de la supériorité avatare. — Au mythe ? Pourquoi dites-vous que c’est un mythe ? Talaban sourit. — Nous ne sommes que des hommes, Quêteur. Rien de plus. Mais nous avons besoin du mythe pour gouverner. Le Quêteur Ro ne fut pas franchement surpris par les propos hérétiques de Talaban, mais il feignit cependant l’outrage. — Vous perdez la foi, Talaban. Nous sommes nés pour régner. Et il est évident que nous sommes supérieurs aux autres races. Nous sommes virtuellement immortels, et notre savoir est largement supérieur au leur, comme ils le sont par rapport à des chiens. — Précisément, Quêteur. Le savoir. C’est la seule chose qui fait la différence au bout du compte. Nous avons découvert les secrets du soleil. Eux pas. — Mais cela prouve en soi notre supériorité, répondit Ro triomphalement. J’ai vécu avec les Vagars ces soixante-dix dernières années. Je sais de quoi ils sont capables. Ils peuvent être loyaux, et parfois très intelligents. Mais ils n’ont pas notre perspicacité. L’Avatar est une race à part. Prenez Viruk, par exemple. Il représente tout ce qui fait la force d’un Avatar. Talaban ne répondit pas. Ro croisa son regard. — Dites ce que vous avez à dire, capitaine. Vous n’êtes pas d’accord ? Talaban sourit. — Cela me fait plaisir de voir que vous allez mieux, monsieur. À présent, je dois m’occuper de Touchepierre. Il se leva, salua et s’en alla. Le Quêteur Ro resta assis un moment à son bureau pour ressasser cette conversation. Il avait espéré que Talaban mordrait à l’hameçon et condamnerait Viruk. Cela aurait été amusant de faire passer l’information au guerrier avatar. Ils étaient tellement différents. Talaban calme et toujours maître de lui, Viruk, toujours sauvage et dangereux. Et complètement fou. Chapitre 6 De tous les dieux qui ont foulé la terre quand le soleil était encore jeune et pas encore fort, le pire fut Virkokka, le dieu de la guerre. Il vivait dans la Montagne de Feu, rêvant de mort et de souffrance. Son visage était beau, ses manières calmes, mais ceux qui voyaient son sourire étaient ceux qui allaient mourir. Et ce jour-là, lorsque Virkokka quitta sa maison de feu, le monde trembla, et tout fut changé pour toujours. Tiré du Chant du Soir des Anajos Viruk était allongé, immobile, afin d’observer les cavaliers qui se déplaçaient dans la vallée. Le groupe de pillards était composé d’une trentaine d’hommes et de cinq chariots qui avançaient lentement derrière eux. Les roues des chariots traçaient de profonds sillons sur le sol poussiéreux. Les pillards s’étaient bien débrouillés, pensa Viruk. Ses yeux gris pâle étaient rivés sur le cavalier de tête. Ce dernier portait un manteau rouge vif, attaché au niveau du cou par une broche dorée en forme de soleil sortant des nuages. Ses vêtements étaient faits de laine teinte de manière criarde, il avait un pantalon trop ample et des chaussures en bois. Sa barbe était enduite de cire rouge, et dépassait de son menton comme une langue ensanglantée, ce qui l’identifiait clairement comme un noble du Peuple de Boue. Viruk sourit. Le vrai nom de la tribu était Erek-jhip-zhonade, ce que Viruk – comme la plupart des Avatars – trouvait impossible à prononcer. La traduction littérale signifiait le Peuple des Etoiles – ce qui était un peu trop ronflant. D’où la nouvelle désignation péjorative trouvée par le Conseil. Les autres pillards étaient habillés plus simplement, et n’arboraient aucune broche en or. Ils portaient des plastrons de cuir durci et de grandes lances. Leurs cheveux étaient couverts d’une mixture de boue et de cire rouge, donnant l’impression qu’ils avaient sur le crâne des heaumes de piètre qualité. Viruk jeta un coup d’œil sur sa droite. Bien qu’en infériorité numérique de trois contre un, ses dix archers vagars attendaient ses ordres. Ils avaient tous l’air aussi terrifiés les uns que les autres. Viruk eut un sourire contrit et s’empara de son arc-zhi. Il était noir, sans fioriture, à l’exception des deux cristaux rouges au-dessus de la poignée. Viruk l’avait fabriqué lui-même. À son avis, les arcs-zhi traditionnels étaient bien trop compliqués. Pourquoi avoir différentes puissances de carreaux ? Si un homme vous attaquait, pourquoi donc vouloir simplement l’assommer alors qu’il était possible de lui arracher les entrailles afin de regarder son sang gicler comme une fleur s’ouvre sous le soleil ? Les arcs-zhi étaient conçus pour tuer. Et ils le faisaient si joliment. À présent, les pillards étaient suffisamment proches, et largement à distance de tir. Mais Viruk ne donna aucun ordre à ses archers vagars dissimulés. Equipés seulement d’arcs traditionnels et de couteaux, ils étaient tétanisés de peur en voyant les cavaliers se rapprocher dangereusement. — Ne tirez pas avant que je le fasse, leur intima Viruk. Puis, il se leva et descendit la colline d’un bon pas pour aller à la rencontre des pillards. C’était un homme grand et mince, ses longs cheveux blonds étaient teints en bleu sur ses tempes rasées de près. Il ne portait pas d’armure, seulement une légère chemise de soie bleue, un pantalon de cuir noir et des bottes en peau de lézard. Le cavalier de tête, un homme imposant au visage bronzé, tira sur ses rênes et attendit que Viruk se rapproche. Ses hommes brandirent leurs lances et vinrent s’assembler à ses côtés, prêts à charger. — Tu es loin de chez toi, Homme de Boue, déclara amicalement Viruk. Ce faisant, tu as désobéi aux directives du Général. Le cavalier sourit. Ses dents de devant étaient en or. — Votre pouvoir s’affaiblit, Avatar, déclara-t-il. Vous ne pouvez plus faire appliquer vos directives. Maintenant donne-moi ton arc-zhi et je te laisserai la vie sauve. Je te renverrai à ton général avec un message de la part du roi, mon frère. — Le roi est ton frère ? fit Viruk, en feignant la surprise. J’en conclus que cela fait de toi un homme important au sein de ton peuple. Un homme à ne pas prendre à la légère. Alors je vais te dire ce que je vais faire. Je vais envoyer un message au roi, ton frère. (Sa voix se durcit et ses yeux devinrent plus pâles.) Les survivants de ta bande le lui rapporteront. Il leva son arc et décocha un carreau dans la poitrine du chef. Celle-ci explosa dans un bruit terrifiant, éclaboussant les autres cavaliers avec du sang et des morceaux d’os. Effrayés, les chevaux se cabrèrent, désarçonnant leurs cavaliers. Les doigts fins de Viruk dansèrent sur les cordelettes de lumière et quatre nouveaux carreaux de feu percutèrent les cavaliers regroupés. Un homme eut le bras arraché net. La tête d’un autre tomba par terre et roula jusqu’à Viruk. Le guerrier avatar continua de tirer. L’un des cavaliers éperonna son cheval et le chargea. Viruk tua la monture d’un trait en pleine tête, la stoppant net. Le cavalier vola par-dessus la tête arrachée et s’écrasa lourdement sur le sol. Il essaya de se relever, mais une flèche le toucha au cou et il tomba pour de bon. Enfin, ses Vagars étaient sortis de leur cachette et décochaient une pluie de flèches sur les pillards. En quelques instants le massacre fut terminé. Les seuls Hommes de Boue encore vivants étaient les conducteurs des cinq chariots. Viruk s’approcha des hommes terrifiés et leur ordonna de descendre. Ils s’exécutèrent. L’Avatar les fit se mettre en ligne. Il jeta son arc-zhi à un Vagar éberlué et s’approcha du premier conducteur. Il plaça sa main gauche sur l’épaule de l’homme et se pencha vers lui. — Une telle violence est lamentable, ne trouves-tu pas ? lui demanda-t-il. — Oui… lamentable, acquiesça l’homme. — Alors tu n’aurais pas dû venir, fit Viruk, joyeusement, en lui enfonçant sa dague dans la poitrine. La victime hurla et essaya de se dégager de l’étreinte de son tueur. Mais la lame le bloquait sur place. Il mourut et s’écroula contre Viruk. L’Avatar tapota la joue du mort. — Cela fait toujours plaisir de rencontrer un homme qui sait ne pas s’éterniser, déclara-t-il. Il dégagea son couteau et le cadavre s’effondra. Les autres prisonniers tombèrent à genoux et demandèrent grâce. — Ce dont j’ai besoin, annonça Viruk, c’est d’un homme qui saura se souvenir d’un message. Est-ce qu’un seul d’entre vous, les sous-hommes, serait capable de cela ? Les conducteurs échangèrent des regards. L’un d’entre eux leva la main. — Bien, fit Viruk. Suis-moi. (Il se détourna et s’adressa à son sergent vagar.) Tue les autres, lui dit-il. Les derniers pillards se relevèrent pour s’enfuir. Trois furent abattus aussitôt, mais le quatrième courait en zigzag, si vite qu’aucun archer n’arrivait à le toucher. — Je me pose des questions, fit Viruk, la main sur l’épaule du prisonnier tremblotant. Ils sont pourtant supposés être entraînés à l’arc. Mais tu crois qu’ils seraient capables d’atteindre le cul d’une vache à cinq mètres ? (Il secoua la tête.) Attends-moi là. Il marcha jusqu’à ses hommes, reprit son arc-zhi et décocha un carreau dans le dos du pillard à près de deux cents mètres. Il revint voir le survivant et lui adressa un sourire engageant. — Désolé de t’avoir fait attendre. Le pillard avait toujours son épée, pourtant il ne bougea pas d’un millimètre. Il se contentait de fixer le regard pâle de Viruk. — Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Viruk. — Rien, seigneur. Je… J’étais… J’attendais simplement vos ordres. — C’était vraiment le frère du roi ? — Oui, seigneur. — Déroutant. Mais bon, je suppose qu’il n’en faut pas beaucoup pour devenir un membre de la famille royale chez vous autres, les sous-humains. Tu en fais partie ? — Non, seigneur. Je suis potier de métier. Viruk gloussa et avec son bras attrapa l’homme par le cou. — C’est bien d’avoir un métier. À présent, prends ton épée, lui ordonna-t-il, et va couper la tête du frère du roi. — Sa tête, seigneur ? Le frère du roi ? — Le défunt frère du roi, le corrigea Viruk. Oui, la tête. Et fais attention de ne pas abîmer sa barbe ridicule. (Il hésita et regarda le cadavre.) Pourquoi font-ils ça ? À quoi cela sert-il d’avoir la barbe autant cirée ? Bon sang, comment fait-on pour dormir avec une telle barbe ? — Je ne sais pas, seigneur. Peut-être dort-il sur le dos ? — Ce doit être ça. Mais retournons à nos moutons. Coupe-lui la tête. — Oui, seigneur. L’homme abattit son épée. Il dut s’y reprendre à quatre fois. Il n’arrivait toujours pas à trancher la tête. — J’espère que tu es meilleur potier qu’épéiste, déclara Viruk en s’agenouillant, et dégainant sa dague afin de trancher les derniers tendons qui retenaient la tête au corps. Il se releva et regarda le potier. — Je me nomme Viruk. Tu pourras t’en souvenir ? — Oui, seigneur. Viruk. — Bien. Dis au roi qu’à la moindre nouvelle incursion sur les terres avatares, je chevaucherai dans ce taudis qu’il appelle palais et je lui arracherai les tripes. Puis je les lui ferai manger. Sois assez gentil de tout me répéter, s’il te plaît. (L’homme s’exécuta.) Parfait, fit Viruk en lui donnant une grande claque sur l’épaule. Et maintenant, ramasse cette tête. Je suis sûr que le roi sera ravi de la récupérer. Au moins, cela fera quelque chose à enterrer. Il marcha jusqu’aux chariots et regarda à l’arrière du premier. Il était rempli de sacs de grain. — Qu’y a-t-il dans les autres ? demanda-t-il à son sergent. — À peu près la même chose, seigneur. Le dernier chariot contenait un peu de butin. Mais sans grande valeur. — Eh bien, rapporte tout ça à la cité. Il se dirigea vers l’un des chevaux toujours indemnes et sauta en selle. — Où allez-vous, seigneur ? lui demanda son sergent. — Je vais simplement faire un petit tour, mon enfant. Je me dis qu’il y a sans doute encore quelques pillards dans les environs. Je ne voudrais pas que votre courageux groupe soit attaqué sur le chemin du retour, pas vrai ? Son arc-zhi à la main, l’Avatar lança son cheval au galop en direction de l’est. — C’est un dingue, fit un homme à côté du sergent. — Complètement, cracha le sergent. Mais nous sommes tous en vie. Et c’est la seule chose qui compte. Le prisonnier s’approcha du sergent. — Je peux y aller ? demanda-t-il. — Si j’étais toi, je n’attendrais pas, lui conseilla le sergent. Le capitaine est d’humeur… changeante. Il peut très bien décider qu’il n’a plus envie d’envoyer un message. Et alors… Il désigna du doigt les cadavres. L’Homme de Boue sauta en selle et fila au galop. Viruk se sentait plus revitalisé qu’aucun cristal ne pouvait le faire. Son corps irradiait de puissance, et l’air qu’il respirait était plus frais et pur que d’habitude. Même le canasson sur lequel il était assis donnait l’impression d’être un animal de course. La vie était belle aujourd’hui. Il se remémora avec délectation l’expression sur le visage du chef lorsqu’il avait tiré le premier carreau. Viruk éclata de rire. Il se demanda ce que l’homme avait pu ressentir à ce terrible instant, lorsqu’il avait su que la vie qu’il avait connue allait se terminer dans une explosion de feu et de douleur. Avait-il eu des regrets ? Avait-il ressenti du désespoir ? De la colère ? S’était-il demandé pourquoi il avait passé autant de temps à cirer sa barbe ridicule ? Sans doute pas, pensa Viruk. En fait, son expression avait exprimé de l’incrédulité. Quoi qu’il en soit, cette courte bataille l’avait merveilleusement revigoré. Il imagina la tête du roi de la rivière lorsque le messager lui apporterait celle de son frère. Il serait furieux. Il y avait de grandes chances qu’il tue le messager – surtout après avoir entendu le message. Viruk espérait que non. Il avait tout de suite aimé le petit potier. Le Haut Conseil n’allait pas apprécier l’acte de Viruk. Ils allaient dire que c’était de la provocation. Mais il s’en moquait. Une guerre généralisée contre toutes les tribus devenait de plus en plus inévitable. Tous les guerriers avatars le savaient. Tout comme ils connaissaient le résultat. Sans les arcs-zhi, les cités tomberaient en quelques jours. Viruk leva son arc afin d’en vérifier le niveau d’énergie. Il était presque vide. Il ne restait peut-être pas plus de cinq carreaux. Viruk continua sa route à travers les riches terres arables, ne se souciant pas des maisons incendiées. Les pillards s’étaient frayés un drôle de chemin dans la vallée. Avec seulement cinquante arcs-zhi dans la cité, on avait rappelé la majorité de la garnison, laissant les fermes sans défense face aux razzias. Viruk n’était pas d’accord avec cette politique. C’était une invitation pour le Peuple de Boue et les autres tribus à venir dans la vallée, perturber le commerce et causer des pénuries de ravitaillement dans les cinq cités. Mais bon, Viruk avait choisi de ne pas s’impliquer dans la vie politique. Il préférait son rôle de capitaine, libre de chevaucher à travers le pays, se battant et tuant à loisir. Cependant aujourd’hui, il regrettait presque cette décision. Les Quêteurs avaient donné des ordres peu perspicaces, et le Quêteur Général Rael les avait loyalement fait appliquer. Rael devrait oublier les traditions et priver les Quêteurs de leur pouvoir, pensa Viruk. Mais il ne le ferait jamais. Rael, malgré tout son talent, était prisonnier des traditions, enchaîné par un code d’honneur qui était mort lorsque le raz de marée avait détruit leur monde. Il aurait dû s’autoproclamer Prime Avatar. Peut-être qu’alors les perspectives auraient été moins sombres. Viruk gravit la pente d’une colline et contempla le village fortifié de Pacepta. Les pillards l’avaient évité afin de s’attaquer aux fermes isolées. Comme Viruk était affamé, il décida d’aller y manger un morceau. En le voyant arriver, le garde au-dessus de la porte eut l’air terrorisé, mais ne fit aucun geste hostile. — Que voulez-vous ? cria-t-il du haut de son poste. Viruk tira sur ses rênes et leva son arc. Puis il se rapprocha des portes. — Tu as encore une chance de poser correctement cette question, dit-il au jeune homme. Sinon, je me verrai obligé de te tuer. — Mille pardons, monsieur, s’excusa le jeune homme. Je n’ai pas une bonne vue. Je n’avais pas remarqué que vous étiez un… seigneur. — Ouvre les portes, nigaud, fit Viruk. Le jeune garde cria un ordre à quelqu’un de l’autre côté du mur, et les épaisses portes en bois s’ouvrirent. Viruk entra. Les bâtiments étaient sordides et il n’y avait pas de taverne. Il chevaucha jusqu’à la plus grande maison et descendit de selle. Il ouvrit la porte et pénétra à l’intérieur. Un gros bonhomme était assis à table devant un grand bol de soupe fumant et tenait un morceau de pain dans sa main. Il allait le tremper dans sa soupe au moment où Viruk était entré. Les petits yeux du gros se mirent à ciller rapidement en découvrant l’Avatar. Il lâcha le bout de pain et se leva, renversant sa chaise. Une vieille femme était agenouillée devant le feu et remuait un pot de soupe avec une grande cuillère en bois. Elle ne se releva pas, mais s’inclina de là où elle était. — Bienvenue, seigneur, fit l’homme avec un sourire forcé. — Tu as du pain entre les dents, le réprimanda Viruk en relevant la chaise pour s’asseoir à la table. Va me chercher à manger, ordonna-t-il à la femme. L’homme disparut de la pièce pour revenir avec une moitié de miche de pain frais et une assiette de beurre. La femme versa de la soupe dans un bol en grès et le plaça devant Viruk. Puis, tandis qu’il mangeait, les deux Vagars restèrent debout sans rien dire. Enfin, Viruk se cala dans sa chaise. — Tu as du vin ? s’enquit-il. — Je vais en chercher, seigneur, fit la vieille femme en sortant à toutes jambes de la maison. Viruk dévisagea le gros bonhomme. Il était imberbe et chauve. Son ventre passait par-dessus la corde qui servait à maintenir son pantalon de toile. — Quand est-ce que les pillards sont passés par ici ? lui demanda-t-il. — Hier matin, seigneur. — À présent, ils sont morts, déclara Viruk. Il se pencha en avant et prit le dernier morceau de pain avec lequel il essuya le fond de sa soupe. Il l’avala et dévisagea l’homme à nouveau. — Quand je suis entré dans le village, j’ai vu qu’il n’y avait que deux chariots. Il me semble qu’un village d’approvisionnement comme le vôtre devrait en avoir plus, non ? — Les pillards en ont pris cinq, seigneur. — Les chariots étaient de l’autre côté du mur ? Le visage de l’homme devint blême. Viruk voyait qu’il essayait de trouver un mensonge. Il lui adressa un sourire glacé. Et toute idée de mensonge disparut aussitôt de la tête du bonhomme. — Non, seigneur. Ils ont demandé les chariots et nous les leur avons donnés. — Sur l’ordre de qui ? — Notre chef, Shalik. Il a dit que cinq chariots étaient un petit prix à payer en comparaison de nos vies. — Sans blague ? Va me le chercher. — Oui, seigneur. Il n’avait que la sécurité des villageois en tête, seigneur. — J’en suis sûr, répondit aimablement Viruk. Va me le chercher. La femme revint avec une cruche de vin. Viruk le goûta. Il était mauvais, trop jeune et remarquablement acide. Il leva les yeux vers la femme et lui demanda d’attendre dehors. Le gros bonhomme entra au moment où elle sortait. Derrière lui venait un vieil homme habillé d’une tunique de laine verte. — Tu es Shalik ? demanda Viruk. — C’est moi, seigneur, répondit-il avant de s’incliner respectueusement. — Parle-moi de toi. — Il n’y a pas grand-chose à raconter, seigneur. Je suis chef depuis sept ans, j’ai été nommé par le Général. — Tu as une famille ? — Oui, seigneur. Une femme, quatre fils, deux filles. Nous avons eu le bonheur d’avoir récemment deux petits-fils. — Comme c’est touchant, dit Viruk. Hier, tu as donné cinq chariots du Général. Est-ce que tu peux m’expliquer ce qui t’a conduit à cette action ? — Il y avait trente pillards, seigneur. Ils auraient pu mettre le village à sac. Au lieu de cela, j’ai négocié avec eux. Au début ils voulaient tous les chariots, mais je suis un habile négociateur. Ils en ont accepté cinq. — Et pourquoi, d’après toi, avaient-ils besoin de ces chariots ? Shalik cligna des veux et s’humecta les lèvres. — Pour… porter des biens, seigneur ? — Exact. Sans ces chariots, ils n’auraient pas pu piller les fermes et les hameaux. La conséquence de ta négociation est qu’ils ont rempli cinq chariots avec des biens qui appartiennent au Général. À cause de ton habileté, ils ont cru avoir le droit de massacrer les ouvriers du Général. Je me trompe ? — Je ne faisais que protéger mon village, seigneur. — Les hommes font des choix, rétorqua Viruk, tout sourire. Parfois ce sont de bons choix, parfois des mauvais. Tu as fait un choix. Il était mauvais. À présent, rentre chez toi et tranche-toi les veines. Je viendrai examiner ton cadavre avant de partir. Dépêche-toi. Shalik se prosterna devant l’Avatar. — Oh seigneur, je t’en prie… Épargne-moi. Cet étalage d’émotion contrariait Viruk, mais il ne le montra pas. — Mais, mon gars, tu as aidé l’ennemi. La peine pour un tel crime est ton exécution ainsi que la mort de toute ta famille. Fais cette petite chose, Shalik, et ta famille pourra continuer à vivre, forte du savoir que tu l’as sauvée. Car, si tu n’es pas mort dans l’heure, je viendrai dans ta maison et tuerai ta femme, tes quatre fils, tes deux filles et tes petits-enfants. Et maintenant va-t’en, avant que je ne regrette ma générosité. Le gros bonhomme fit sortir Shalik en pleurs de la maison. Il revint quelques instants plus tard. — Tu es le nouveau chef, lui annonça Viruk. Comment t’appelles-ru ? — Bekar, seigneur. — Eh bien, Bekar, la prochaine fois que des pillards approcheront, tu refuseras de les aider. N’est-ce pas ? — Il en sera fait selon vos ordres, seigneur. — Bien. Est-ce que la maison de Shalik est mieux que la tienne ? — Oui, seigneur. C’est un homme riche. — C’est un homme mort. Ce qui était à lui est à toi. — Merci, seigneur. — Et maintenant fais-moi venir une des putains du village. C’était une longue journée et j’ai besoin des services d’une femme. — Il n’y a pas de putain dans le village, seigneur. Viruk se leva et se fendit d’un large sourire. — Tu pourrais bien devenir le chef de village le plus éphémère de toute l’histoire, Bekar. Est-ce cela que tu veux ? — Non, seigneur. Je vais tout de suite vous chercher une femme. Chapitre 7 Debout sur le pas de la porte de la maison de son père, Sofarita avait une envie folle de dire beaucoup de choses. D’abord, elle voulait regarder l’Avatar droit dans ses yeux pâles et lui dire qu’il la répugnait davantage encore que la peste. Elle voulait aussi lui demander comment il pouvait avoir envie de baiser, alors qu’un homme de bien devait expliquer aux membres de sa famille qu’il allait se tuer afin qu’ils vivent. Pourtant elle n’y arriva pas. Car malgré sa fierté, et un courage personnel irrépressible, elle savait que mettre en colère cet homme apporterait des représailles terribles sur d’autres innocents. Sofarita aurait quand même bien voulu lui dire ce qu’elle avait sur le cœur, même si elle devait y laisser la vie. Mais cet Avatar, ce jeune tueur, n’aurait aucun complexe à tuer toute sa famille. Peut-être même à raser le village. Risquer une telle tragédie serait extrêmement téméraire. C’est pourquoi elle attendait dans l’entrebâillement de la porte, la tête basse, les poings serrés sous le châle rouge qu’elle portait autour des épaules, espérant que la toux atroce qui l’accablait depuis trois mois ne gâcherait pas la chance qu’elle avait de calmer cet homme maléfique. Son père l’avait choisie elle pour cette mission répugnante car elle était mariée depuis deux ans. Il avait dû penser que le viol serait moins dur à accepter pour sa veuve de fille. Comme les hommes sont simples, pensa-t-elle. Comme ils comprennent peu la nature d’une telle violation. Pourtant elle ne l’avait pas critiqué. À vingt-deux ans, Sofarita était capable de lire sur le visage des hommes, et elle avait vu chez Bekar une effroyable peur, et un grand désir de plaire. Il venait d’être nommé chef, et était persuadé que cet acte apporterait la richesse et la sécurité à sa famille. Même si tout reposait sur les charmes de sa fille. Sofarita trouvait qu’il manquait de perspicacité. Il n’y aurait aucune richesse et bien peu de sécurité pour le chef de Pacepta. Ils étaient bien trop près de la frontière avec les Erek-jhip-zhonads. Bientôt, de nouveaux pillards viendraient, suivis par des colons, qui voudraient soit tuer les villageois, soit les chasser de leurs terres. Les Avatars seraient balayés. Tout le monde le savait. Et ce savoir était porté par le vent dans les champs de blé. On pouvait l’entendre dans le bruissement d’ailes des moineaux. Mais de gros dégâts pouvaient encore être faits aux Vagars pendant que la bête avatare agoniserait. La Bête Avatare… Elle leva les yeux et regarda l’homme. Son visage était joli, ses cheveux blonds coupés à ras de chaque côté de son visage et longs dans le dos. Sur les tempes, ils étaient teints en bleu ciel. Il lui sourit et lui fit signe de s’approcher. C’était un sourire gracieux, plein de chaleur et d’amitié. Mais, pensa Sofarita, si le mal avait un visage affreux, personne n’y aspirerait. — Parle-moi de toi, dit-il. La voix était douce mais pourtant virile. C’était la voix d’un barde ou d’un chanteur. Elle le regarda dans ses yeux gris pâle, à la recherche du tueur qu’il était. Mais il n’y avait rien à voir. L’horreur était sous la peau, derrière les yeux. — Je suis veuve, seigneur, lui dit-elle en essayant de dissimuler son regard noir. — Voilà l’histoire de ta vie ? Que c’est triste. Est-ce que ton mari a eu le temps de t’apprendre à être une bonne amante avant de mourir ? La colère monta en elle, mais elle se refréna, même si ses joues s’empourprèrent. Soudain, elle fut prise d’une quinte de toux, et des spasmes l’ébranlèrent. Du sang et de la bile montèrent dans sa bouche ; elle dut les ravaler. — Ai-je heurté ta sensibilité vagare ? lui demanda-t-il. Si c’est le cas, je te présente mes excuses. Maintenant ferme la porte et viens me montrer ton corps. Tout en obéissant elle considéra la question. Est-ce que Veris en avait fait une bonne amante ? Une femme avait-elle besoin d’un homme pour lui montrer comment faire l’amour ? Mais elle se raisonna ; il ne pensait certainement pas ce qu’il disait. Pour les hommes, une bonne amante était celle qui leur offrait le plus de plaisir. Veris ne l’avait pas transformée en bonne amante, il avait été un bon amant. Une chose que cet Avatar ne comprendrait jamais, pensa-t-elle. Sofarita ferma la porte et se retourna. Elle laissa son châle tomber sur le sol. Elle ne portait en dessous qu’une simple robe de laine blanche, attachée sur le devant par un ruban d’argent. Elle posa sa main sur le nœud pour le défaire. L’Avatar se leva et vint se placer avec grâce devant elle. Des doigts il lui attrapa les mains et les écarta du nœud. Puis il défit la robe et la fit glisser le long des épaules de la jeune femme, jusque sur le sol crasseux. Sa main droite lui caressa le ventre. — Tu n’as pas encore eu d’enfant, déclara-t-il. Combien de temps as-tu été mariée ? — Trois mois. — Suis-moi, dit-il. Il se rendit à l’arrière de la maison et entra dans la chambre à coucher. Le lit était en bois sculpté. Un matelas était posé sur les lattes. Il tira sur les couvertures et s’agenouilla à côté du lit. Un instant de folie, Sofarita crut qu’il s’était mis à prier. Puis il se releva. — Pas de punaises en vue, affirma-t-il. Il se tourna vers elle et la gifla. Ce n’était pas un coup très violent, mais cela piquait quand même. — Pourquoi me frappez-vous ? demanda-t-elle. — Pour ton impertinence, répondit-il avec un grand sourire. La réponse correcte était : « Trois mois, seigneur. » Comment est mort ton mari ? Son visage la chauffait encore après le coup. — Il a été éventré par un taureau, seigneur. — Comme c’est triste. Allez, grimpe sur le lit. Sofarita s’exécuta et détourna le regard en le voyant se déshabiller. Sa façon de faire l’amour était pleine d’assurance et tendre à la fois. Sofarita fit de son mieux pour lui faire croire qu’elle appréciait l’expérience. Quand enfin il se retira pour s’allonger, elle tendit même la main pour lui caresser la joue. Ses doigts jaillirent et il lui attrapa le poignet. — Inutile de continuer à feindre, dit-il d’un ton toujours aimable. Tu t’en es bien sortie. Je ne suis plus tendu. — Je suis heureuse d’avoir pu vous satisfaire, seigneur, dit-elle. — Mais non. Tu es simplement heureuse de savoir que ton père ne souffrira pas. Il se leva et s’habilla en vitesse. Puis il sortit de la pièce. Sofarita resta allongée un moment dans le lit de ses parents avant de le rejoindre. Elle ramassa sa robe sur le sol, et frotta la poussière avant de l’enfiler. — Dois-je partir, seigneur ? s’enquit-elle. — Non, assieds-toi un peu avec moi. Elle obéit et se versa un gobelet de vin quelle but consciencieusement. Elle sentit venir la toux et reprit une gorgée. — Est-ce que tu sais que tu vas mourir ? lui demanda-t-il d’une voix légère, presque enjouée. Ces mots la choquèrent. — Vous allez me tuer ? s’enquit-elle. Il se pencha et la gifla de nouveau. — Combien de fois devrai-je te le répéter ? Est-ce que tu es trop bête pour comprendre un ordre aussi simple ? Ce genre de petite courtoisie est-il au-dessus de tes capacités ? — Je m’excuse, seigneur. Vos paroles m’ont effrayée. Allez-vous me tuer, seigneur ? — Non, je ne vais pas te tuer. Tu as un cancer dans la poitrine. Il a déjà gagné l’un de tes poumons. Depuis combien de temps craches-tu du sang ? — Cela fait déjà quelques semaines, seigneur. Au fond d’elle, elle connaissait la vérité mais avait refusé de l’admettre. À présent, elle y était obligée. Cela faisait des mois qu’elle manquait de tonus et malgré tous les repas qu’elle faisait elle continuait de perdre du poids. Elle essaya de se calmer en respirant une bonne fois. Ce fut au final une petite inspiration, mais elle ne pouvait pas faire mieux ces temps-ci. C’est alors que l’Avatar reprit la parole. — Enfin bon, un homme devrait toujours payer pour ses plaisirs, dit-il en se levant. Il se planta devant elle et sortit un petit cristal vert de la bourse à son côté, qu’il posa sur son sein. Aussitôt une vive douleur la transperça ; elle poussa un cri. — Reste tranquille, lui dit-il. Une sensation de chaleur s’empara de son ventre et monta jusqu’à sa poitrine. Elle semblait se concentrer sur le côté droit de son corps, s’insinuant au plus profond d’elle. Sofarita fut prise de vertiges, mais la main de l’Avatar s’abattit sur son épaule, la maintenant droite. Enfin, la chaleur disparut. — Respire à fond, ordonna-t-il. Ce qu’elle fit. À son grand bonheur, ses poumons se remplirent d’air. — Tu es guérie, expliqua-t-il. À présent tu peux t’en aller. — Vous m’avez donné la vie, seigneur, murmura-t-elle. — C’est ça, c’est ça. Et la prochaine fois que je te vois, je pourrais bien te la reprendre. Maintenant va voir ton père et dis-lui que je suis satisfait. Dis-lui également de m’amener le cadavre de Shalik que je puisse le voir avant de partir. Sadau, le potier, n’avait pas vraiment envie d’apporter au roi la tête de son frère. Il avait vu les corps de ceux qui avaient déplu à Ammon – des corps empalés à l’extérieur du palais royal. Sadau n’avait pas envie d’être empalé. Lorsqu’il avait traversé le premier pont sur le Luan, il avait arrêté son poney afin de scruter les environs. Personne en vue. D’un grand geste, il avait balancé la tête dans l’eau vive. Elle avait coulé comme une pierre. Soulagé, il avait fini de traverser le pont et était rentré lentement chez lui. Tout aurait pu bien se passer sans son cousin Oris. Sadau avait commis l’erreur de lui raconter ce qui s’était passé. Naturellement, il lui avait fait jurer de ne rien dire. Malheureusement, Oris l’avait répété à sa femme, lui demandant également de ne rien dire. À la fin de la journée, tout le village était au courant – et tous avaient juré de ne rien dire. La dernière personne à l’apprendre avait été le sergent du guet, qui avait rapporté l’histoire à son capitaine. Quatre soldats du roi, vêtus de robes rouges bordées de liserés d’or, munis d’épées longues et d’écus en osier arrivèrent à la maison de Sadau le lendemain à l’aube. Le petit potier fut tiré de son lit et emmené jusqu’au palais. Sadau n’avait jamais été à l’intérieur. Il n’avait jamais vu le roi que de loin, à bord du Bateau Signe, lorsque le Luan avait débordé au printemps dernier. Les soldats marchèrent en silence. Sadau les suivit tant bien que mal, levant les yeux de temps en temps afin de regarder le visage grave des gardes. — Je n’ai rien fait de mal, dit-il. Mais ils ne répondirent pas. Le Palais Rouge apparut au loin. De grandes colonnes cannelées en grès rose entouraient le bâtiment, qui était construit en briques de boue, avec l’argile rouge que l’on trouvait en amont du Luan. Il n’y avait aucune statue en vue, alors qu’on disait qu’Ammon en avait commandé deux de lui-même à la ville d’Egaru, que les sculpteurs avaient ensuite recouvertes d’or. Toutefois, lorsque les soldats s’arrêtèrent devant les immenses portes de l’entrée principale, Sadau ne pensait plus aux statues. Des gardes du roi descendirent les escaliers pour venir prendre en charge le petit potier. C’étaient des hommes solidement charpentés, en tuniques de soie noire, sur lesquelles se trouvait un plastron de bronze. Sur leurs têtes, ils portaient de longs cônes en soie noire, blasonnés d’une étoile en argent. Sadau fut emmené en haut des marches, et passa les portes. À l’intérieur, des lanternes en bronze étaient accrochées aux murs peints. Des dizaines de serviteurs s’affairaient à travers la grand’salle. Des nobles étaient allongés sur des divans, ou assis sur des coussins. Le sol était recouvert de tapis de belle confection. À l’extrémité de la salle se trouvait un trône en or flanqué de deux statues du même métal grandeur nature, représentant Ammon debout, les bras croisés sur sa poitrine, le regard grave sur un visage androgyne. Les gardes royaux traînèrent Sadau jusqu’au trône vide et le forcèrent à s’agenouiller. Il leva les yeux vers les visages des statues, à la recherche d’un signe de bonté dans les traits. Un jeune homme mince traversa la salle et vint prendre place sur le trône. Sadau cligna des yeux et reporta son regard sur les statues, puis à nouveau sur le jeune homme. La ressemblance était à couper le souffle. Sadau regarda l’homme en face. Il était étrangement beau. Ses cils étaient surlignés avec de l’ocre noire, ses paupières saupoudrées de paillettes d’or. Le jeune homme avait les cheveux longs et noirs, les tempes rasées et également saupoudrées d’or. — Tu as un message pour moi ? demanda-t-il d’une voix légère. Sadau contempla les yeux violets qui l’observaient et fut parcouru d’un frisson. — J’avais peur de vous le transmettre, seigneur, coassa-t-il. — Fais-le maintenant. Sadau ferma les yeux. — L’Avatar m’a dit de vous dire qu’il ne fallait plus revenir sur ses terres. — Ses mots exacts, potier. Je veux ses mots exacts. Sadau sentit un bouillonnement chaud dans son estomac et de la bile lui remonter le long de l’œsophage. Il déglutit avec peine. — Il a dit que si vous reveniez sur ses terres, il chevaucherait dans… dans… — Continue. — … le taudis que vous appelez un palais et qu’il vous arracherait les tripes afin de vous les faire manger. À la grande surprise de Sadau, le roi éclata de rire. C’était un son riche et plein de vie. Il ouvrit les yeux et cilla des paupières. Il se leva de son trône et descendit jusqu’à l’endroit où le potier était agenouillé. — Et la tête de mon frère ? s’enquit le roi. — Je l’ai jetée dans le Luan. — Selon toi, quelle devrait être ta punition, petit homme ? demanda le roi. Il était si près de lui à présent que Sadau pouvait sentir le parfum au jasmin qu’il portait. — Je vous en supplie, ne m’empalez pas, seigneur, gémit Sadau. Tuez-moi d’un coup. Je ne voulais pas vous offenser. — Tu penses que ce ne serait que justice si je te tranchais la tête pour la jeter dans le Luan ? lui demanda le roi. Sadau acquiesça sans mot dire. Tout plutôt que d’être empalé. — Qu’on aille chercher le bourreau, ordonna le roi. Ils n’attendirent pas longtemps. Un colosse traversa la grand’salle et s’arrêta à la hauteur du potier. Sadau tourna légèrement la tête et vit qu’il portait un grand hachoir à lame courbée. Le potier se mit à trembler. — Il ne faut jamais attendre pour délivrer un message au roi, déclara Ammon. Il est de notoriété publique que les rois ont un sale caractère, et qu’ils sont assoiffés de sang. À présent, baisse la tête. Sadau se mit à pleurer, mais obéit, exposant la base de son cou au bourreau. Le roi fit un signe et le hachoir se leva. Sadau pouvait voir l’ombre qui grandissait sur le sol devant lui. La lame s’abattit. Sadau serra les yeux. Le hachoir fendit les airs, mais le bourreau arrêta la lame au dernier moment. Le métal froid toucha légèrement la nuque de Sadau. Le potier tourna de l’œil et s’effondra. — Ramenez-le chez lui, ordonna le jeune roi, et lorsqu’il se réveillera, dites-lui de se méfier des secrets à l’avenir. Les secrets sont comme des graines. On a beau les enterrer très profondément, ils cherchent toujours la lumière. Le premier garde s’inclina. — Il en sera fait selon vos ordres, seigneur. Mais puis-je poser une question ? Le roi acquiesça. Le garde se racla la gorge. — Pourquoi l’épargner ? — Parce que j’en ai le pouvoir, répondit le roi. D’autres questions ? — Non, seigneur. — Bien. Une fois que vous l’aurez ramené chez lui, allez me chercher Anwar. Conduisez-le dans mes appartements. Le soldat s’inclina. Puis, lui et ses camarades soulevèrent Sadau, toujours inconscient, et le portèrent hors du palais. Chapitre 8 Anwar était en plein cours lorsque les soldats arrivèrent. Ses six étudiants de dernière année étaient au beau milieu d’un problème d’architecture impliquant le poids et la tension. Anwar leur avait montré les plans d’un bâtiment et ils devaient décider ensemble si celui-ci était ou non une construction solide. Il savait qu’ils décideraient qu’il ne l’était pas. C’est à ce moment-là qu’il leur annoncerait qu’il s’agissait d’une copie des plans du Musée d’Egaru. Ils devraient alors revoir leurs calculs. Il aimait enseigner et adorait voir l’esprit de ses étudiants se développer. Les jeunes n’en finissaient pas de l’émerveiller. Ils avaient apparemment une capacité illimitée à passer instinctivement d’une idée à une autre. Leur esprit n’était pas encore enfermé entre les quatre murs de la tradition. L’arrivée des soldats provoqua l’agacement d’Anwar. Il demanda à ses étudiants de continuer pendant son absence et de marquer leurs conclusions sur leurs ardoises. Puis il quitta la salle de classe. Il passa une capeline en feutre rouge autour de ses frêles épaules et marcha à la tête des deux soldats jusqu’à l’extérieur. La lumière vive le fit presque pleurer. Il plissa les yeux pour s’abriter du soleil et s’éloigna des nouveaux bâtiments de l’université. Un chariot et un conducteur l’attendaient. Il grimpa sur la plate-forme. — Pas trop vite, prévint-il le conducteur. L’homme sourit et fit claquer son fouet au-dessus de la tête des deux poneys. Heureusement, le voyage fut court. Anwar se sentit soulagé en mettant pied à terre devant le palais de brique rouge. Il leva les veux et comme d’habitude, éprouva un sentiment de répulsion. Le bâtiment avait été construit sans jugeote, il était trop carré et hideux. Les architectes n’avaient décidément pas fait preuve de beaucoup d’imagination. Un garde royal le conduisit aux appartements d’Ammon. Le roi était allongé sur une table, entièrement nu ; un jeune esclave lui massait le dos. Anwar attendit silencieusement à la porte. Ammon se leva sur un coude et eut un sourire enfantin. — Cela me fait plaisir de vous voir, maître, déclara-t-il. — C’est toujours un privilège d’être invité chez vous, mon seigneur, répliqua Anwar. Ammon renvoya l’esclave et passa une cape de soie bleue autour de ses épaules. Il se leva pour sortir dans les jardins. Les arbres en fleur emplissaient l’air de leurs senteurs grisantes. Le roi s’étira et s’assit sur l’herbe, invitant Anwar à le rejoindre. — Comment se passe la vie à l’université ? demanda Ammon. — Cela ira mieux l’année prochaine, répondit Anwar. Et encore mieux celle d’après. Certains de mes élèves sont maintenant plus doués que leurs professeurs. Je vais en nommer quelques-uns dans le corps enseignant. — Bien. Le savoir est la clé du futur, déclara Ammon. Je me rappelle que vous me l’avez enseigné. — Vous étiez un étudiant brillant, seigneur. Peut-être le meilleur que j’ai eu. — Peut-être ? s’enquit Ammon avec un large sourire. On ne doit jamais employer le mot peut-être avec un roi. Vous n’êtes pas très diplomate, Anwar. — J’ai bien peur que non, seigneur. Ammon jeta un coup d’œil autour de lui et repéra un serviteur qu’il appela d’un geste. — Apportez-nous des rafraîchissements, dit-il. L’homme s’inclina et courut au palais. Le roi s’allongea sur l’herbe. Le soleil se reflétait sur sa peau huilée. — Une de nos bandes de pillards a été éradiquée par les Avatars, annonça-t-il. — Comme vous l’aviez prédit, sire. J’en conclus que votre frère n’est plus un souci pour vous. — Non. Malheureusement il est mort. Ce qui est intéressant, en revanche, c’est que l’ennemi n’a envoyé qu’un petit groupe de Vagars mené par un seul Avatar. — Viruk ? — Lui-même. Quelle piètre réponse à nos provocations. Qu’est-ce que cela signifie ? — Qu’ils sont plus affaiblis qu’il n’y paraît, seigneur. — Tout à fait. Et pourtant, je crois que le moment du conflit direct n’est pas encore venu. — Puis-je vous demander comment vous en arrivez à cette conclusion, seigneur ? Le serviteur revint avec des gobelets dorés remplis de jus de fruits. Ammon le remercia et se mit sur son séant. — Le premier qui attaquera – même s’il gagne – sera affaibli. Mon armée pourrait – certainement – s’emparer des cinq cités. Mais nous subirions de lourdes pertes. Comment pourrions-nous alors nous défendre en cas d’attaque des tribus ennemies ? — Votre raisonnement me parait logique, seigneur, dit Anwar. Il serait donc plus avantageux que nos ennemis passent d’abord à l’attaque. — Précisément. Et par une heureuse coïncidence, c’est exactement ce à quoi travaille Judon des Patiakes. — En quoi puis-je vous être utile, seigneur ? Ammon but une gorgée. — Nos gens dans les cités ne doivent rien faire pour aider Judon une fois que la bataille aura commencé. En fait, c’est même le contraire. Il faut qu’ils assistent les Avatars le plus possible. — Je leur ferai parvenir le message. L’un de mes agents est censé partir aujourd’hui même, avec de l’or pour financer les Pajistes. Mais je crains qu’ils ne réagissent pas très bien à cet ordre. Leur haine des Avatars les empêche de voir des objectifs plus lointains. — Vous avez les noms de tous les Pajistes ? — Tous leurs chefs, seigneur. — Ils verront la destruction des Avatars et donc que je tiens mes promesses. Ensuite, ils devront mourir. — C’est plus prudent, seigneur. Un nuage obscurcit le soleil. Le roi frissonna. — Rentrons. J’ai faim. Le Quêteur Général Rael était rarement surpris. Après huit cents ans d’existence, il avait vécu tout ce que la vie humaine avait à offrir et, comme la majorité des plus anciens Quêteurs, il avait l’impression d’être prisonnier d’un cercle d’événements déjà vus. Il avait connu l’amitié, la trahison, l’amour et la haine, et toutes les manœuvres brumeuses qui oscillaient entre chaque. Au cours de ces huit cents ans, certains de ses amis étaient devenus des ennemis, et certains de ses ennemis des frères de sang. Il n’y avait plus grand-chose à expérimenter. Aussi, quand il était surpris, il accueillait la chose comme une bénédiction. Même si cette bénédiction était douloureuse. Il se trouvait au sommet du mur de la porte orientale d’Egaru et contemplait les terres arables fertiles qui s’étendaient à perte de vue de chaque côté du Luan. Comme tous les Avatars, il était difficile de lui donner un âge, il ne semblait pas avoir plus de trente ans. Ses cheveux étaient courts et bleus. Il portait sur son corps svelte une chemise de soie épaisse, brodée de fils d’or au niveau du col et aux poignets. Ses grandes jambes étaient recouvertes du meilleur cuir, et il avait aux pieds des bottes d’équitation en peau de crocodile qui lui remontaient jusqu’aux genoux. Mais Rael ne portait pas d’arme et n’arborait pas de bijou. Aucun anneau ne scintillait à ses doigts, aucun bandeau d’or ne scindait son front. Le soleil brillait dans le ciel bleu au-dessus de la cité et Rael accepta avec reconnaissance la boisson fraîche que lui tendait son assistant, Cation. Ce dernier n’avait pas encore soixante-dix ans, c’était l’un des rares Avatars nés après la chute du monde. Comme tous les jeunes, il évitait de teindre tous ses cheveux en bleu et préférait suivre la mode lancée par Viruk qui consistait à ne teindre que les tempes. Cation appartenait à la lignée de Rael – l’arrière-petit-fils de son troisième arrière-petit-fils. Rael l’aimait bien. — Qu’avons-nous découvert des plans de Judon ? l’interrogea-t-il. — Les chefs des tribus ont demandé un rassemblement afin de parler territorialité, répondit Cation. Le Peuple de Boue a refusé d’y participer, mais tous les autres ont accepté. Cette assemblée se tiendra dans cinq jours à Ren-el-gan, qui d’après les tribus existait avant le Puits de la Vie. Cela a toujours été un lieu de rassemblement, il est même considéré comme sacré. — Quelles raisons les Erek-jhip-zhonads ont-ils donné pour ne pas venir ? — Le roi a déclaré que la date n’était pas favorable, car elle coïncide avec un festival religieux. Rael sourit. — On ne lui a pas proposé de codiriger le rassemblement. — Non, monsieur. Judon des Patiakes agit de son propre chef. — Que savons-nous de Judon ? s’enquit Rael. Il connaissait déjà la réponse, mais il voulait savoir si le jeune homme avait suffisamment évalué l’importance de la crise, et s’il avait fait des recherches. — Il a été le Seigneur des Patiakes ces dix-sept dernières années, assumant le pouvoir à la mort de son père. Il a plus de douze mille guerriers sur une tribu qui totalise quarante mille personnes. Ce sont des nomades par nature, divisés en sous-clans. Il en existe environ trois cents. — Et l’homme, Cation. Parle-moi de l’homme. — C’est un dirigeant cruel, qui prétend être le descendant du prophète ayant découvert le Puits de la Vie. (Cation resta silencieux un instant.) Je suis désolé, monsieur. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. — Tu pourrais me dire qu’il est gros et pèse l’équivalent de trois hommes de ta section, ce qui signifie qu’il est gourmand. Tu pourrais ajouter qu’il a quarante épouses et plus de cinquante concubines, ce qui suggère qu’il a les yeux plus gros que le ventre. Le prophète dont tu parles a promis qu’un jour les tribus contrôleraient le monde. Il a promis qu’un grand guerrier naîtrait de sa descendance. Judon prétend être ce descendant afin de revêtir le manteau de Maître de Guerre. Ces simples faits témoignent de sa grande ambition. Le Rassemblement n’a pas été invoqué pour parler de petits problèmes territoriaux entre les tribus. Judon s’y fera élire Maître de Guerre et aura ainsi une armée d’environ cinquante mille hommes avec laquelle il attaquera les cinq cités avant l’automne. — Nous ne pourrons pas les arrêter, monsieur, fit Cation. — Pas une fois qu’ils se seront mis en marche, approuva le Général. Et maintenant, avons-nous fait quelques progrès dans l’arrestation des meurtriers du Quêteur Baliel ? — Nous rassemblons toujours des informations, monsieur. Mais on parle beaucoup en ville d’un groupe dont les membres s’appellent entre eux les Pajistes, ce qui en ancien vagar signifie… — Je sais ce que cela signifie : assassins. — Tout à fait, monsieur. Nous avons beaucoup d’informateurs, et ils ont tous reçu l’ordre de trouver des informations sur ce groupe. Toutefois, et même si on en parle beaucoup, il n’y a pas de preuve de leur existence. — J’ai lu les rapports, dit Rael. Deux de tes meilleurs informateurs sont morts récemment. N’est-ce pas exact ? — Si fait, monsieur. Mais quel rapport ? Un accident, dans les deux cas. Plusieurs témoins ont vu le premier quitter ivre mort une taverne. Il est tombé d’une jetée et s’est noyé. Le second était forgeron. Un cheval lui a mis un coup de sabot en pleine tête. Des témoins ont assisté à la scène. — Fais arrêter les témoins et soumets-les à la question, ordonna Rael. — Mais pour quelle raison, monsieur ? — Cation, nous sommes du même sang et je t’aime beaucoup. Mais tu ne réfléchis pas assez. Celui qui était ivre aurait dû marcher trois kilomètres, jusqu’au port, de façon à tomber dans la mer. Il habitait la direction opposée. Et même s’il avait effectivement parcouru ces trois kilomètres, ne crois-tu pas qu’il aurait eu le temps de dessoûler suffisamment pour ne pas tomber à l’eau ? D’ailleurs, que pouvait-il bien faire sur les quais à minuit ? Les portes en sont fermées. Est-ce que tu prétends qu’un ivrogne aurait marché trois kilomètres pour escalader une porte dans le but express de se jeter à l’eau ? Quant au forgeron, le coup lui a éclaté l’arrière du crâne. Combien de forgerons connais-tu qui approchent des chevaux à reculons ? — Je vois, monsieur. Je suis désolé. J’ai été négligent. — Tout à fait. Ces deux hommes ont été assassinés. Fais d’abord venir les témoins de la mort du forgeron. Une fois que tu les auras interrogés pendant plusieurs heures, empêche-les de dormir, et fais-moi mander. Je terminerai l’interrogatoire. — À vos ordres, monsieur. Une fois que Cation fut parti, Rael arpenta le mur et s’engouffra dans un escalier en colimaçon qui menait dans l’enceinte militaire. Des soldats s’entraînaient sous l’œil sévère de leurs officiers avatars. Les soldats vagars saluèrent sur son passage. Le Quêteur Général Rael pénétra dans les quartiers des officiers. Il traversa une série de salles vides et grimpa jusqu’à son bureau, au troisième étage. Là, il s’assit à son bureau et se dévissa sur sa chaise afin de regarder par la fenêtre les montagnes au loin. Aujourd’hui, il avait eu deux surprises. L’une étrange, et l’autre joyeuse. Pour le moment il se concentra sur la seconde. Un acolyte du Quêteur Anu lui avait rapporté la nouvelle que l’expédition dans le sud était un succès. Ils avaient rechargé quatre coffres et étaient à présent sur le chemin du retour. Ils devraient arriver d’ici une quinzaine de jours. Rael avait adressé tous ses remerciements ainsi que ses meilleurs vœux à Anu. L’acolyte s’était alors incliné. — Vous pourrez adresser vos remerciements en personne, seigneur, car le Quêteur Anu m’a demandé de vous inviter chez lui. À midi, si cela vous convient. C’était la première surprise. Anu, le Saint, s’était retiré de la vie publique trente ans auparavant. Il avait décidé, et l’avait fait savoir, qu’il avait l’intention de vieillir et de mourir. Il avait confié ses cristaux à Rael et s’était retiré dans sa maison en haut de la colline qui surplombait la baie. Sa décision avait grandement affecté sa popularité au sein des Avatars. Il était le Sauveur, l’Avatar qui avait prédit la chute du monde. Il avait réussi à convaincre plus de deux cents personnes de se joindre à lui dans son périple nordique, les guidant à travers de vastes plaines et des montagnes arides, des déserts et des vallées, jusqu’aux portes de Paragu, la première des cinq cités. Il n’y avait alors que soixante autres Avatars aussi loin au nord, et ils avaient accueilli l’arrivée de la colonne avec une courtoisie glaciale. Le jour suivant, la terre s’était inclinée et le soleil s’était levé à l’ouest. La prédiction d’Anu s’était révélée exacte, et il était devenu le Saint. Mais sa décision de vieillir et de mourir était obscène. Aucun Avatar digne de ce nom ne pouvait envisager un tel mode de vie. Le Conseil des Quêteurs au grand complet avait voté de le faire assigner à demeure afin qu’aucun Vagar ne puisse être le témoin de la détérioration d’un être suprême. Les cinq cités contenaient plus de deux cent mille Vagars. Ils n’étaient contrôlés que par cinq cent soixante-dix Avatars. Les Quêteurs craignaient que, si Anu était vu vieillissant comme n’importe quel mortel, les Vagars cessent de les considérer avec admiration. À présent, des soldats avatars gardaient les entrées de chez lui, et tous les serviteurs vagars d’Anu lui avaient été retirés. Il était désormais assisté de trois acolytes vagars, et n’avait pas été en contact avec le Conseil depuis ce fameux jour, trente ans plus tôt. Et voilà qu’il réclamait la présence de Rael. Le Quêteur Général quitta son bureau et se rendit à ses appartements. Un serviteur vagar s’inclina devant lui à son entrée et l’informa que dame Mirani était dans le jardin sur le toit. Rael grimpa l’escalier circulaire et se retrouva au soleil. Le jardin avait été conçu par Viruk vingt ans plus tôt, et l’air était chargé de l’odeur des roses et du chèvrefeuille. Mirani était assise à l’ombre d’une arche à croisillons, ornée d’un rosier grimpant aux fleurs de multiples couleurs : jaunes, rouges et blanches. Rael s’arrêta un instant et prit une grande inspiration. Même après cent ans, il trouvait encore la beauté de Mirani enivrante. Ses longs cheveux blonds, bleus aux tempes, étaient aujourd’hui attachés par un ruban blanc. Elle était penchée en avant, le pinceau à la main, ajoutant délicatement des touches de couleur à un vase qu’elle venait de finir. Elle avait une légère tache de bleu sur la joue gauche. Rael sentit le poids de ses responsabilités disparaître. Il était de nouveau un homme. Elle sentit sa présence et se retourna, souriante. — Qu’en penses-tu ? lui demanda-t-elle en désignant le vase. — C’est magnifique, répondit-il. — Tu ne l’as même pas regardé. Il traversa le jardin et vint s’agenouiller à côté d’elle. Le vase était grand avec un cou fin, et Mirani avait peint tout autour des silhouettes exquises de femmes. Elles semblaient courir et rire. — Les Vierges de Contar, expliqua-t-elle. Tu te souviens de la légende ? Elles ont entendu la musique enchantée de Varabidis, et ont quitté leurs maisons pour le chercher dans la montagne. — Comme je te le disais, c’est magnifique. Mais où est Varabidis ? Ne devrait-il pas être là, lui aussi ? — Ce n’est pas lui qu’elles voulaient, mais sa musique. (Mirani se recula.) Comment se fait-il que tu rentres si tôt à la maison ? Il lui confia l’invitation d’Anu. — Peut-être que le Saint regrette sa décision de mourir et souhaite de nouveau faire partie du Conseil, conclut-il. — Je ne crois pas, répondit Mirani. Anu n’est pas un homme qui change d’avis. — Je ne veux pas le voir flétri et vieux. Rien qu’y penser est obscène. Mirani secoua la tête. — Tu vois pourtant des vieillards tout le temps, Rael. Si Anu t’a convoqué, c’est que l’affaire est grave. Comme je te l’ai dit, il ne change pas d’avis, et il est encore moins frivole. Peut-être a-t-il eu une autre vision. Tu dois aller le voir. — Je sais. (Il prit un morceau de tissu et ôta la tache de peinture qu’elle avait sur la joue.) Tu devrais revenir au Conseil, lui dit-il. Tu es dix fois plus sage que Caprishan. — La politique ne m’intéresse plus. — Je n’ai jamais compris pourquoi. Elle sourit. — Le jour où tu comprendras, tu partiras comme je l’ai fait. — Tu penses que ce que je fais ne sert à rien ? — Au contraire. Une société a toujours besoin d’être gouvernée. Mais voilà une question pour toi, mon chéri : à quoi aspire un homme normal ? — Une famille, une maison, des enfants. Suffisamment de nourriture sur la table. La santé et quelques biens, répondit-il. — Exactement. Et quand un homme a toutes ces choses, mais désire contrôler – comme le fait un conseiller – la vie d’autres personnes, cela en fait quelqu’un d’anormal. Un homme qui cherche à contrôler tout le monde doit par conséquent être extrêmement anormal. On pourrait tout à fait envisager qu’un tel désir de gouverner soit rédhibitoire pour quiconque postulerait. Rael éclata de rire. — Dans ce cas, tu es une parfaite conseillère, puisque tu ne souhaites pas l’être. Le sourire de Mirani s’estompa. — Peut-être. Mais j’ai servi au Conseil pendant soixante ans, Rael, et j’ai été le témoin de trop de choses. À présent, va voir Anu, et transmets-lui toute mon affection. Le Quêteur Général traversa le Parc Ouest sur son hongre favori et gravit la colline. Une brise fraîche montait de la mer, l’air était chargé d’iode. Il continua son chemin à travers un petit bois jusqu’à une route pavée qui descendait vers les quais. Puis il bifurqua sur sa droite, guidant le gris le long d’un sentier sauvage, qui le mena devant les portes métalliques de la maison d’Anu. Deux soldats avatars le saluèrent quand il eut mis pied à terre. Il leur confia son cheval et traversa la propriété. Il fut accueilli par le même acolyte qui lui avait délivré le message. Cet homme, le crâne rasé, mais les tempes bleues, le fit entrer dans la maison et le conduisit jusqu’à une petite bibliothèque située au premier étage. D’épais rideaux étaient tirés devant les fenêtres, empêchant toute lumière naturelle de rentrer dans la pièce, éclairée seulement par trois petites lanternes. Anu était assis dans un grand fauteuil en cuir, un parchemin ouvert sur ses genoux. Il dormait, mais se réveilla lorsque l’acolyte lui toucha gentiment l’épaule. — Ah, Rael, fit le vieil homme, en passant une main osseuse dans les longs cheveux blancs qui tombaient sur ses épaules. Bienvenue chez moi. L’apparence d’Anu dégoûtait Rael. La peau du vieil homme était toute sèche et pelait, comme un lézard resté trop longtemps au soleil. Son cou était décharné et ridé. Rael essaya de cacher sa répulsion et s’assit en face du vieillard frêle. — Pourquoi t’infliges-tu cela ? demanda Rael. Le vieux visage se fendit d’un sourire. — Pourquoi n’essaies-tu pas, pour voir ? rétorqua-t-il. Rael secoua la tête. Il était inutile de discuter. Ils l’avaient déjà fait des années plus tôt. — Veux-tu que j’ouvre les rideaux ? C’est une journée radieuse. — Non, Rael. J’aime la pénombre. Il se renfonça dans son fauteuil et ferma à nouveau les yeux. — Tu as demandé à me voir, fit Rael en essayant de calmer la colère qui montait en lui. Les yeux d’Anu s’ouvrirent d’un seul coup. — Je suis désolé. C’est l’une des conséquences de l’âge, tu sais. Ah, évidemment, non, tu ne sais pas. Enfin… Tu as quatre coffres complètement rechargés, Rael. Mais ce seront les derniers. Une éruption volcanique a détruit la ligne. — Ces quatre coffres nous donneront quelques années. Beaucoup de choses peuvent arriver pendant ce temps-là. — Tu ne crois pas si bien dire. Le vieil homme ferma les yeux un instant et Rael crut qu’il s’était rendormi. Mais il se remit à parler. — Nous perdons énormément, Rael, en restant éternellement jeunes. — Et quoi donc ? — La flexibilité. La compréhension. La perspective. Les conséquences physiques sont nombreuses, mais elles sont amoindries par la richesse des intuitions. Toute chose vivante en ce monde vieillit, meurt et renaît. Même la terre, comme nous l’avons cruellement constaté. Mais pas les Avatars. Nous avons oublié comment vieillir, Rael. Nous adapter, changer. Nous sommes ce que nous étions il y a un millier d’années. Et peut-être même pas. Il y a mille ans, le Prime Avatar et moi-même avons conçu la Pyramide Blanche. C’était une merveille, l’œuvre de génies d’un peuple de surdoués. Mais quelles sont les nouvelles créations dont nous pouvons nous vanter depuis ces derniers siècles ? Quel pas de géant avons-nous effectué ? Nous sommes gelés dans le temps, Rael, et nous n’existons que comme l’écho du Grand Chant. — Tout ce que tu dis est peut-être vrai, mais j’en doute, contra Rael. Crois-tu franchement que vieillir et mourir nous permettrait de devenir meilleurs ? Et même si c’était le cas, combien d’entre nous l’accepteraient ? Pour ma part, je refuserais. J’aime être jeune et fort. — Les cristaux étaient une bénédiction, mais aujourd’hui c’est une malédiction, fit tristement Anu. J’ai beaucoup appris ces dernières années. (Le vieil homme sourit.) Dès que j’ai arrêté de me servir de mes cristaux, mes visions sont devenues beaucoup plus claires. Aujourd’hui le vois beaucoup de choses qui m’étaient cachées. — Est-ce pour cela que tu voulais me voir ? — En partie, Rael. Est-ce que tu peux me passer de l’eau ? Le Quêteur Général se leva. Il alla vers une petite table, sculptée dans du bronze, en forme de buisson aux feuilles dorées. Sur une des feuilles se trouvait un plateau rectangulaire en verre bleu. Et sur celui-ci, un pichet d’eau et deux gobelets en or. Rael gloussa. — L’or jure à côté du grès, déclara-t-il. Je vais te faire envoyer un pichet plus approprié. — Il l’est suffisamment, répondit Anu en acceptant le gobelet d’une main tremblante. Il me rappelle qu’aussi grande que soit notre richesse, la source de la vie vient de la simple terre. — Toujours le professeur, fit aimablement Rael en se rasseyant face au vieil homme. — C’est dans ma nature, convint Anu. — Et tu es un grand professeur, mon vieil ami. Sans toi, l’empire serait mort. Nous aurions dû écouter tes enseignements. — Vous le devriez toujours, Rael. Mais c’est un débat pour un autre jour. Je veux que tu me donnes l’un des coffres. La requête surprit Rael. — Pour quoi faire ? — Je vais bâtir une nouvelle pyramide, avec presque les mêmes spécificités que celle du Prime Avatar. Rael resta silencieux. Les implications de cette offre étaient énormes. Une telle pyramide permettrait aux Avatars de régner pendant des milliers d’années. — Comment pourrais-tu y arriver ? La Musique a disparu. Comment feras-tu pour façonner des blocs de vingt tonnes et les déplacer ensuite ? Et si tu trouves un moyen, comment feras-tu pour bâtir la pyramide ? C’est impossible. — La Musique n’a pas disparu, Rael, lui confia le vieil homme. Les mots avaient été prononcés simplement, sans arrogance. — Montre-moi ! murmura le Général. D’une poche de sa robe caverneuse, Anu sortit une petite flûte. Péniblement, il se leva devant Rael. — Mets-toi à genoux et tends ta main droite, lui dit-il. Rael ne se fit pas prier. Anu porta la flûte à ses lèvres et se mit à jouer une série de notes, aussi douces que le vent d’automne sur l’herbe, aussi légères que l’aube, aussi harmonieuses que les premiers chants d’oiseaux au printemps. L’espace d’un instant, Rael se perdit dans la musique, et il vit Anu poser le pied sur sa main tendue. Il se raidit, persuadé que le pied du vieil homme allait lui écraser les doigts contre le sol. Au lieu de cela, sa main ne bougea pas, et l’ancien Quêteur se hissa en équilibre dans la paume de Rael. La musique mourut. — Debout, Rael, fit le Quêteur Anu. Lève-moi jusqu’au plafond. Rael se releva facilement et leva son bras comme s’il ne portait qu’une plume dans la main. Il ne sentait pas le poids du vieil homme. — Et maintenant, fais-moi descendre, lui dit Anu. Aide-moi à m’asseoir dans mon fauteuil. Rael baissa la main et tint Anu par son bras osseux. Il le vit flotter doucement jusqu’à son grand fauteuil. — Pourquoi ne pas nous l’avoir dit ? demanda Rael. — À quoi cela aurait-il servi ? Je voulais que d’autres Avatars poursuivent l’ancien savoir – et le maîtrisent. Afin de me prouver qu’il y avait un futur pour notre race. Aucun ne l’a fait. À part peut-être Ro, or il est trop enraciné dans le passé pour tendre la main au futur. — Mais tu aurais pu nous apprendre ! s’exclama Rael, partagé entre son sentiment d’admiration et son exaspération. Ces dernières années ont été très dures pour nous. Avec tes pouvoirs, nous aurions pu faire bien plus. Anu secoua la tête. — La réponse a toujours été là, dans les mathématiques. Mais tu n’es toujours pas capable de comprendre ce que je dis, Rael. Mes pouvoirs mentaux ont augmenté depuis que j’ai arrêté de me servir des cristaux. C’est la mortalité même qui nous donne le désir d’apprendre, de nous adapter, de forger de nouveaux chemins vers l’avenir. Sans elle, nous sommes figés sur place, ne souhaitant rien de plus que ce que nous avons déjà. Et maintenant, acceptes-tu de me donner un coffre ? — Oui. Mais qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? Quelle vision as-tu eue ? — Repose-moi cette question lorsque deux lunes apparaîtront une nuit dans le ciel. Rael en déduisit qu’Anu n’avait pas envie d’expliquer ses raisons. Il considéra l’offre, et réalisa soudain qu’il avait la bouche sèche. Ce que le Saint suggérait était presque terrifiant. Car cela signifiait la résurrection de l’espoir, et automatiquement la peur du désespoir. — Combien de temps faudra-t-il ? demanda Rael, sachant que la réponse serait des décennies, et se demandant déjà comment ils survivraient pendant ce temps. — Six mois. La réponse fut un choc. Rael soupira. Est-ce que le vieil homme était devenu sénile ? — Tu m’as enseigné les mathématiques, Anu. Si je me souviens bien, un million de blocs composaient la Pyramide Blanche… — Un million cent soixante-dix mille, le corrigea le vieil homme. — Si tu veux. Mais si je divise ce nombre par le nombre de jours dans l’année, il faudra extraire, tailler, expédier et assembler deux mille neuf cents blocs par jour – des blocs de plus de vingt tonnes. — Trois mille quatre cent vingt-deux, fit Anu. C’est bien pour cela que j’ai besoin du coffre. — Même avec une centaine de coffres tu n’y arriverais pas ! cracha Rael. Tu serais limité par la vitesse de tes ouvriers. — Pas du tout, répondit doucement Anu. Je ne suis limité que par le temps. Depuis combien de temps es-tu ici, Rael ? — Une demi-heure, peut-être quelques minutes de plus. Pourquoi ? — Tu es arrivé, comme je te l’ai demandé, à midi. À présent tire les rideaux. Rael traversa la pièce et ôta l’épais tissu de velours. Dehors il faisait nuit, et les étoiles brillaient dans le ciel. Rael cligna des yeux. Il regarda la lune pâle et se retourna vers le vieil homme. — Une illusion ? — Non. Cela fait dix heures que tu es ici. Le temps aussi fait partie de la Musique, Rael. Tu as tout à fait raison. Même en démontant les quatre pyramides défectueuses, et en se servant de leurs blocs, il faudrait à six cents ouvriers qualifiés plus de vingt ans pour construire la nouvelle pyramide. Nous n’avons pas vingt ans. Nous avons – au mieux – six mois. Je vais utiliser la Musique afin que le temps danse pour moi. Ici, dans cette pièce, j’ai ralenti le temps. Dans la Vallée du Lion de Pierre – et avec l’énergie du coffre – je l’accélérerai vingt fois. — Mais tu as fait ceci, ici, sans cristal ? C’est dur à croire. — Les cristaux ne font qu’amplifier nos pouvoirs. La vraie force est à l’intérieur. Ça, Rael, c’est le savoir que nous avons perdu. (Il scruta fixement Rael.) À présent, il y a quelque chose d’autre à quoi il faudrait que tu penses, Quêteur Général – et c’est une idée révolutionnaire. — À savoir ? — Mes six cents ouvriers. — Eh bien, quoi ? — Ils vieilliront vingt fois plus vite. La plupart d’entre eux ne verront pas la fin de l’année. — Je t’en trouverai d’autres. Anu secoua la tête. — Tu ne comprends pas, Rael. Le minutage est vital. Six mois. Pas un jour de plus. Je ne pourrai pas y arriver si mes ouvriers vieillissent et meurent autour de moi. Chaque jour qui passera, dans la Danse, ils deviendront plus habiles, ils travailleront plus vite au projet. J’ai aussi compté cela dans mes calculs. Ainsi que le fait de ralentir la Danse tous les cinq jours de chez vous, afin de nous apporter trois mois de ravitaillement. Rael comprit. — Tu veux utiliser les cristaux sur les Vagars ? Par le Ciel, jamais le Conseil n’autorisera cela. — Alors ne leur dis rien. — Je n’ai pas le choix. — C’est une décision militaire, Rael. Ce qui veut dire que tu peux la prendre seul. — La pyramide n’est pas une arme, et nous ne sommes pas attaqués. — Je ne te mens pas, Rael. C’est une décision militaire. Quant aux Vagars, ils ne sauront pas qu’ils sont nourris par les cristaux. Les hommes que j’engagerai apprendront une partie de la vérité – que vingt ans passeront dans la Vallée du Lion de Pierre, alors que deux saisons seulement affecteront le monde extérieur. Je leur promettrai également que, grâce à la magie, ils ne vieilliront pas. Et chaque homme recevra l’équivalent de trente ans de salaire pour ses services. À son retour, il sera riche. — Tu demandes une confiance aveugle, fit Rael. De ma part, et de celle des hommes qui peineront pendant vingt ans. — Beaucoup de choses pourraient aller de travers, admit le vieil homme. Mais je ne dois pas échouer, mon ami. Tu ne sais pas à quel point tout ceci est important. — Je suis sûr que tu m’expliqueras tout en temps utile, mon ami, fit Rael en se levant pour partir. Au fait, Mirani te transmet toute son affection. Anu se détendit et sourit. — C’est une grande dame – elle est trop bien pour toi, je le crains. — Qui pourrait te donner tort ? répondit Rael en lui retournant le sourire. Elle ne reviendra pas au Conseil. Elle passe son temps à faire de la poterie et à peindre le résultat. — Il y aura toujours des potiers lorsque nous ne serons plus qu’un vague souvenir, dit Anu. Chapitre 9 On l’appelait le Vieux Jeune, car il était né très âgé et rajeunissait avec les saisons. Sa sagesse était grande, car la main du Père Eternel était posée sur son épaule. Il connaissait les chiffres des étoiles, et le cercle du monde. Aucun secret n’était caché pour le Vieux Jeune. Ni les secrets du passé, ni les secrets à venir. Un jour, il se mit à pleurer, et les larmes causèrent une pluie terrible qui inonda le monde. Les autres dieux vinrent lui demander la raison de ses larmes. Mais il ne voulut pas leur répondre. Tiré du Chant du Midi des Anajos Le lendemain matin, Anu, aidé de son assistant préféré, Shevan, grimpa les trois étages qui menaient aux chambres de la tour carrée. De grandes fenêtres voûtées avaient été construites sur chaque mur, et Anu se rendit à la fenêtre qui donnait vers l’est. Le soleil se reflétait sur l’estuaire du fleuve Luan, et de là, le vieil homme pouvait voir les tours de marbre de Paragu sur la rive d’en face. — Est-ce que vous regrettez votre décision, monsieur ? lui demanda Shevan. — Je regrette beaucoup de choses, répondit Anu en scrutant la berge opposée. Construite trop vite, dit-il doucement. — Qu’est-ce qui a été construit trop vite, monsieur ? s’enquit Shevan. — Paragu était la première cité, la forteresse. Quand nous sommes arrivés ici, il y a plus de six cents ans, les tribus étaient en guerre et nous avons dû bâtir à la hâte, avant qu’ils ne réalisent la menace que nous représentions. En deux semaines, les murs furent dressés. Trop vite. Ils ne sont pas aussi solides qu’ils auraient pu l’être, ni aussi esthétiquement plaisants. Cent ans plus tard, nous avons construit Egaru. Bien plus solide. Les autres cités ont suivi, comme un collier de perles le long du rivage. Boria est restée ma préférée très longtemps. Beaucoup d’artistes et de poètes y vivaient, des hommes paisibles. Oui, et des philosophes. J’ai passé là-bas bien des nuits assis sur le sable blanc à débattre du sens de la vie. As-tu déjà été à Boria ? — Bien sûr, monsieur. C’est là que j’ai été formé. — Ah, c’est vrai. J’avais oublié. Sais-tu que c’est la dernière cité construite avec la Musique ? — Oui, monsieur. Vous me l’avez déjà dit. Plusieurs fois. — Je n’ai jamais visité Pejkan ou Caval. On m’a dit qu’elles étaient laides et insalubres. — Ce sont des cités marchandes, monsieur. Très peu d’Avatars y vivent. Mais, oui, elles ne sont pas très attrayantes. Anu se rendit à la fenêtre ouest et plissa les yeux pour se protéger du soleil levant, qui changeait la mer en sang. — C’est là que se trouve le futur, Shevan, déclara-t-il. Les terres intérieures du continent occidental. Nous avons cartographié les côtes, mais nous ne nous sommes jamais aventurés dans les terres. J’ai bien peur que cela ait été une erreur. (Il soupira.) Mais nous avons fait tellement d’erreurs. Shevan attendit que le vieil homme aille à la fenêtre sud. Là, il resta silencieux, ses yeux gris couvrant une distance qu’aucune unité de mesure ne pouvait calculer. — Cela aurait pu être si beau. Pas de maladies, pas de faim, pas de mort. — Mais nous avons réussi tout cela, monsieur, fit remarquer Shevan. — C’est vrai. Les cinq cents que nous sommes. Une grande partie du monde tremble sous un manteau de glace, des milliers de gens meurent de faim, des millions périssent prématurément. Mais nous, les cinq cents, détenons les clés des portes de l’immortalité. Et nous protégeons bien notre savoir. — Nous n’avons pas le choix, répondit Shevan. Les barbares ne sont pas encore prêts pour un tel savoir. Le vieil homme gloussa et s’assit dans un grand fauteuil en cuir. — Pas prêts ? C’est vrai. Nous faisons tout ce qu’il faut pour qu’ils ne le soient pas. Nous n’avons fait aucun effort pour les préparer à ce voyage. En fait, nous avons fait l’inverse. Nous les avons encouragés à croire en notre droit divin d’éternité. — Mais n’est-ce pas également vrai ? s’enquit Shevan. Ne sommes-nous pas divinement élus ? — C’est possible, convint Anu. Tout comme la race qui nous précédait l’était. Je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que je suis le plus vieil homme du monde. L’an prochain, je fêterai mon deux millième anniversaire. Qu’est-ce que tu dis de ça ? — J’en remercie la Source, seigneur. Anu secoua la tête. — Parfois, je ne sais pas si je dois remercier la Source ou la maudire. Il se pencha en avant et posa des cristaux sur son petit bureau. Ils scintillèrent sous la lumière du jour. — Que vois-tu ? demanda-t-il au fin jeune homme. Shevan s’assit sur une chaise de l’autre côté du bureau. Ses yeux se concentrèrent sur les cristaux blanc, bleu et vert. — Je vois que le bleu est à moitié déchargé, mais que le vert et le blanc sont presque à fond, dit-il. Que devrais-je voir, monsieur ? — Des âmes perdues et les mathématiques de l’éternité, répondit tristement Anu. — Je ne comprends pas, monsieur, fit Shevan. Quel est le rapport entre les mathématiques et l’âme ? — L’univers est fondé sur les mathématiques, lui expliqua le vieil homme. La perfection dans un chaos apparent. Mais l’heure n’est pas aux leçons, Shevan. Laisse-moi, car je dois redevenir jeune. Viruk n’avait aucun doute sur la sainteté du Quêteur Anu. Le Dieu Unique lui avait parlé, l’informant des horreurs à venir. Il avait alors propagé cette parole au Temple de Parapolis. Viruk, âgé à l’époque de soixante-dix ans, l’avait vu se faire huer par la foule moqueuse. Lorsque le Quêteur Anu avait fini son discours, il avait descendu les marches du temple et Viruk s’était précipité pour l’intercepter. — Comment s’est-Il adressé à vous ? lui avait demandé Viruk. Anu s’était arrêté pour contempler le jeune homme. — Par les mathématiques, avait-il répondu. Viruk avait été déçu, car lui aussi entendait la voix de la Source et il savait qu’elle était douce et sifflante. — Je ne comprends pas, avait déclaré Viruk. — Fais un bout de chemin avec moi, avait dit Anu. Ensemble, ils avaient traversé le parc aux cerfs. Anu lui avait expliqué que d’anciennes archives parlaient d’un grand désastre, durant lesquelles les étoiles se déplaçaient dans le ciel et le soleil se levait à l’ouest. — C’est un cycle, lui avait dit Anu. Et cela se reproduira prochainement. Certainement durant l’été. La formule mathématique m’a pris deux siècles, mais je crois avoir calculé le moment exact à quelques semaines près. — Si le monde roule sur lui-même, alors comment pourrons-nous survivre ? s’était inquiété Viruk. — Je pense que notre colonie dans le nord échappera en grande partie au cataclysme. J’espère emmener un millier de nos frères à l’abri du fleuve Luan. — Dieu me parle à moi aussi, lui avait avoué le jeune Viruk. — Alors demande-lui quelle doit être ta route. — Il ne m’écoute pas, avait expliqué Viruk. Il ne fait que me dire des choses. Je ne sais rien des colonies du nord. Qu’y a-t-il là-bas ? — Des sauvages hostiles. Mais réfléchis bien avant de t’engager. Le chemin risque d’être dur, jeune homme. Et je crains qu’il ne soit violent et parsemé de dangers. Nous serons attaqués par les tribus et devrons affronter des animaux féroces. — Je viendrai, avait aussitôt répondu Viruk. Il avait été l’un des deux cents et, comme l’avait prédit Anu, le voyage avait été hasardeux. Viruk s’était bien amusé. Ils avaient été attaqués trois fois, et à chaque occasion Viruk avait tué, prenant plaisir à regarder les corps agonisants. Il avait été très déçu lorsque les attaques avaient cessé. Les tribus avaient fait passer le mot de ne pas s’en prendre aux Avatars, car c’étaient de terribles guerriers et leurs armes étaient terrifiantes. Ils avaient atteint la première des cinq cités au quatorzième jour de l’été. Et ce fut la chute du monde. Le Quêteur Anu devint alors le Saint. Deux prophéties s’étaient réalisées. Le Quêteur Anu avait prédit le cataclysme, et Viruk avait appris que la Source tenait ses promesses. Car sa voix intérieure lui avait dit que tuer lui procurerait une joie immense. Tue pour moi, disait-elle, et connais la joie. Ces soixante-dix dernières années, Viruk avait été très joyeux. Il se sentait lié au Quêteur Anu, car ils étaient tous les deux voués à l’œuvre de l’Etre Suprême. En quittant le village de Pacepta, Viruk se sentait serein. Il ignora les villageois qui s’inclinaient sur son passage et lança son cheval au trot. Il franchit les portes en direction du nord-est, vers la frontière du pays du Peuple de Boue. Il espérait surprendre d’autres pillards, afin d’expédier plus d’âmes dans la gueule enflammée de la Source. Il ne connaissait pas la peur. Il se sentait immortel. Invincible. Cela a du bon d’être un saint, pensa-t-il. Sofarita était persuadée d’être devenue un bon juge de la nature humaine. Elle avait observé les curieuses postures des villageois lorsqu’ils faisaient la cour, et les manifestations occasionnelles de violence qui suivaient les nuits d’ivresse dans le grand hall. Elle avait été témoin de débordements de chagrin, et de moments de grande joie. Elle croyait comprendre comment fonctionnait le cerveau d’un homme. Mais maintenant, elle n’en était plus sûre. Elle était sortie de la maison en courant pour rejoindre son père et sa mère qui attendaient dans le petit logement de sa tante Kiaru. Lorsqu’elle entra, toute la famille était assise dans la salle à manger. Kiaru, comme toujours, se trouvait devant l’âtre, confectionnant un tapis de plus. Son mari, un petit homme mince au dos voûté, et usé par des années de labeur, était debout près de la fenêtre, accoudé au rebord. Bekar et sa mère étaient à table. Trois petits enfants jouaient par terre. — Il m’a guérie ! s’exclama joyeusement Sofarita. Il m’a dit que j’avais un cancer et que j’allais mourir. Il m’a posé un cristal sur le sein et m’a soignée. Je vais vivre. La joie intense de savoir qu’elle allait vivre émanait d’elle, et dans l’aveuglement de cette illumination, elle ne vit pas la raideur qui gagnait le visage des membres de sa famille. L’espace d’un moment, personne ne prononça un mot. Puis, Bekar leva les yeux. — Tu devrais être chez toi, dit-il froidement. Et non courir dans le village en te vantant de ta honte. Sofarita s’immobilisa. — Ma honte ? demanda-t-elle. Quelle honte ? J’ai fait ce que tu m’as demandé. — Une femme décente serait partie se cacher, dit-il sans la regarder. Au lieu… au lieu de danser dans les rues comme une putain ! Un sentiment d’irréalité s’empara d’elle, comme si elle marchait dans un rêve. Elle ne comprenait pas cette réaction. Instinctivement, elle ressassa les mots de son père, à la recherche d’éclaircissement. Et elle réalisa. Il l’avait traitée de putain. Une colère froide monta en elle. Bekar était quelqu’un de dur, mais jusqu’à présent il avait toujours été juste. — Je suis donc une putain ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Tu viens chez moi, tu me supplies de baiser avec lui. Tu invoques la sécurité du village. Et lorsque j’accepte à contrecœur, et que je commets cet acte ignoble, tu me traites de putain ? Alors qu’est-ce que cela fait de toi, père ? Le maquereau. Le proxénète ! Le pourvoyeur ! Ce dernier se leva d’un bond en poussant un rugissement sauvage. Sofarita ne broncha pas, mais elle sentit un poing s’écraser sur sa pommette, qui la propulsa contre le mur. La douleur fut intense et elle eut du mal à conserver l’équilibre. Un vertige eut raison d’elle, et elle glissa sur le sol, évanouie. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, les hommes étaient partis. Elle était allongée sur le lit de sa tante Kiaru. Sa tête la lançait. — Là, là, mon enfant, fit Kiaru. Son gros visage d’habitude si joyeux était tiré et inquiet. Elle tamponnait la joue de Sofarita avec un linge humide. — Là, là, répétait-elle. Sofarita se redressa en grognant. Aussitôt sa mère se leva de sa chaise et s’approcha d’elle. — Comment te sens-tu, Tia ? lui demanda-t-elle. Tu as mal ? Sofarita secoua la tête. Qui pourrait décrire la douleur qu’elle ressentait ? Parfois, Bekar était un homme froid, mais il ne l’avait jamais frappée de sa vie, ni aucun autre de ses enfants. Elle posa ses jambes par terre et essaya de se lever. Un nouveau vertige la fit chanceler. Elle dut rapidement s’asseoir. — Cela va passer, lui dit doucement Kiaru. Toute cette colère va passer, et alors ton père te pardonnera. — Il me pardonnera ? fit Sofarita sur le ton de l’énervement. Kiaru ne parut pas s’en rendre compte. — Mais bien sûr, ma chérie. Tout ira bien. Sofarita se tourna vers sa mère. — Il m’a forcée à le faire. Comment peut-il m’insulter en plus ? — Tu n’étais pas censée y prendre du plaisir, Tia. C’est ça qui lui a fait du mal. Sofarita examina le visage soucieux de sa mère à la recherche d’un signe qui dirait : ce n’est pas exactement ce que je voulais dire, mais je devais le dire. Mais elle n’en vit pas. Sofarita essaya de nouveau de se lever. Les vertiges avaient disparu, aussi s’approcha-t-elle lentement du coffre à côté du lit, sur lequel était posé un petit miroir ovale. Elle le prit afin de se regarder dedans. Son œil droit était fermé et bleu ; deux ecchymoses pourpres ornaient sa joue, là où les phalanges de Bekar l’avaient frappée. Elle reposa le miroir et se rendit dans la pièce principale. Puis, elle sortit dans la rue, marchant rapidement jusqu’au modeste foyer qu’elle avait bâti avec Veris. Au fond de la chambre à coucher, elle retira ses économies d’un coffre : vingt-six pièces d’argent dans une petite bourse en canevas. Elle la passa autour de son cou et la cacha dans les replis de sa robe blanche. Elle prit un sac à dos dans un placard et y fourra son autre robe. Veris avait acheté un poney noir qui était dans l’étable derrière la maison. Sofarita mit toute la nourriture qu’elle avait dans un sac : une miche de pain frais, un morceau de jambon rôti au miel et une tranche de fromage enveloppée dans de la mousseline. Puis elle alla seller le poney. Cela lui prit du temps de passer la bride, mais elle y arriva. Il y avait cinquante kilomètres jusqu’à Egaru. Elle n’y arriverait pas avant la tombée de la nuit. Elle repartit dans la cuisine pour y prendre le couteau de chasse de Veris, une longue lame incurvée avec un manche en corne de cerf. Elle passa l’étui à sa ceinture et enfila une houppelande noire. Puis elle retourna au poney. Veris lui avait appris à monter à cheval, aussi grimpa-t-elle aisément en selle. Elle chevaucha le long de sa maison et déboucha dans la rue principale, en direction des portes du village. Bekar sortit en courant de sa nouvelle maison en lui criant d’attendre. Sofarita tira sur ses rênes. — Où est-ce que tu crois aller comme ça ? gronda-t-il. Une foule commença à s’assembler. — Je vais là où on ne force pas une femme décente à baiser avec un inconnu, répondit-elle d’une voix presque stridente. Je vais dans un endroit où les pères ne donnent pas leurs filles au premier guerrier qui passe. Le gros visage de Bekar devint rouge. — Allons, descends de ce poney, lui ordonna-t-il, sinon je te forcerai à le faire. Sans précipitation, elle dégaina son couteau de chasse. — Approche-toi encore une fois de moi et je te tue, déclara-t-elle. Il resta interdit, clignant des yeux dans la pénombre, sentant le regard de tous les villageois posé sur lui. Elle ne ressentait aucune pitié pour lui. Ses gros bras s’affaissèrent le long de son corps. Il sembla se vider de sa force. — Je suis désolé, Tia, finit-il par dire d’une voix rauque. — Moi aussi, répondit-elle. — Reste avec nous. Je me ferai pardonner. Nous redeviendrons amis. — Nous ne serons jamais amis, dit-elle froidement. Car je ne veux plus jamais te revoir. Sur ces mots, elle éperonna son poney, passa les portes, et s’en alla dans le soleil couchant. Viruk remonta le fleuve Luan pendant plusieurs heures, à la recherche de pillards. Malheureusement, il n’en vit pas. Il commençait à s’ennuyer. De l’autre côté du grand fleuve, il apercevait des huttes en clayonnage de boue séchée, et des enclos maladroitement construits. Les sauvages se reproduisaient comme de la vermine, et si on avait laissé Viruk faire comme il l’entendait, il y a longtemps qu’il serait venu avec une armée pour les balayer de la surface de la terre. Il y avait bien trop de personnes dans cette région et un massacre devenait nécessaire. Les Quêteurs parlaient de la migration des tribus causée par la glace et les inondations qui recouvraient la moitié de la planète. Pour survivre, les tribus du nord étaient venues dans le sud s’installer sur les terres fertiles, tandis que les tribus du sud étaient remontées au nord. Bientôt, il n’y aurait plus assez de maïs pour les nourrir tous. Comme le soir tombait, le poney de Viruk montra des signes de fatigue et faillit trébucher. Viruk le força à gravir une dernière colline qui menait au vieux pont en pierre. La rivière se rétrécissait à cet endroit. Viruk mit pied à terre et regarda le passage. C’était son dernier espoir de la journée pour tuer. Mais il n’y avait pas un soldat en vue. Un vieil homme apparut, menant deux bœufs qui tiraient un chariot rempli à ras bord. Une petite fille aux cheveux d’or était assise dessus. Viruk entendit le grondement des roues sur la pierre du pont. Tuer l’homme ne lui apporterait pas grande satisfaction, il le savait bien, mais cela serait déjà mieux que rien. Il monta sur son poney épuisé et descendit la pente. Le vieil homme ne le vit pas tout de suite. Lorsqu’il l’aperçut, il le salua d’un geste de la main et lui sourit. — Bonsoir, seigneur, dit-il. — Bonsoir à toi aussi, répondit Viruk. Le vieil homme était vêtu d’une longue robe en velours bleu foncé. Ses longs cheveux blancs étaient attachés en arrière par un bandeau en or serti d’ambre. — Auriez-vous l’amabilité de me dire, fit aimablement Viruk, la raison pour laquelle vous allez empiéter sur le territoire avatar ? — Pas empiéter, seigneur, mais négocier, répondit l’homme. J’ai dix tonneaux de bon vin pour le Quêteur Général, et une lettre, portant son sceau personnel, me donnant l’autorisation de les livrer chez lui. Je dois dire que je suis ravi de vous voir, car ce voyage me faisait un peu peur. Nous vivons des temps inquiétants. Viruk mit pied à terre. — Montre-moi cette lettre, dit-il. L’homme tira un parchemin de sa robe. Viruk l’inspecta. Le moindre détail était d’une exactitude agaçante. — Votre poney a l’air très fatigué, seigneur, fit remarquer l’homme. Peut-être accepterez-vous de voyager un moment sur le chariot ? Les sièges ne sont pas inconfortables, et il y a un pichet de vin en dessous. Je suis sûr qu’il sera à votre goût. Viruk regarda fixement l’homme et l’imagina se raidir comme sa dague lui tranchait la gorge. Il caressa l’idée de massacrer le marchand, mais se retint. S’il le tuait, il serait forcé de conduire l’attelage jusqu’à la ville, et de faire le voyage derrière les gros culs de deux bœufs. À l’instant même où il y pensait, l’une des bêtes déféqua. L’odeur était insupportable. — Avance, déclara Viruk. Le vieil homme tira sur les rênes et guida les animaux jusqu’à la route. Viruk attacha son poney à l’arrière du chariot et grimpa à bord. La petite fille aux cheveux dorés devait avoir dans les sept ans. Elle lui sourit lorsqu’il s’assit. — Tes cheveux deviennent bleus, lui dit-elle. — Si tu m’ennuies, mon enfant, je t’arrache une jambe et je te frappe avec le moignon jusqu’à ce que tu crèves. Elle éclata de rire. — C’est très mal de dire ça, le gronda-t-elle. Viruk se pencha en avant et trouva le pichet de vin. — Il y a des gobelets en cuivre dans la boire à l’arrière des sièges, seigneur, lui lança le vieil homme. Viruk en trouva un. Il brisa la cire du pichet en grès et se versa du vin. Il n’en attendait pas grand-chose, et fut extrêmement surpris de constater qu’il était riche et moelleux. Son humeur s’adoucit. — Pourquoi tes cheveux sont bleus ? s’enquit l’enfant. — Parce que je suis un dieu, répondit-il. — Ah bon ? Pour de vrai ? — Pour de vrai. — Est-ce que tu peux faire des miracles ? Tu peux rendre la vue à un aveugle ? Est-ce que tu peux ressusciter les morts ? Tu sais pourquoi les bœufs n’ont pas besoin de se laver les fesses ? Viruk avala son vin d’un trait et se resservit un verre. Le vieil homme se hissa tant bien que mal sur le siège conducteur, à côté de l’enfant. — Il fallait que je les aide à passer le pont, seigneur, déclara-t-il. Ils n’aiment pas le bruit de l’eau. — Père, il dit qu’il est un dieu, fit l’enfant. Mais il ne sait pas pour les fesses des bœufs. — Silence, mon enfant, le seigneur n’a pas envie d’entendre tes bavardages. — J’abandonne, dit Viruk. Pourquoi est-ce qu’un bœuf n’a pas besoin de se laver les fesses ? — Il a deux intestins, répondit la fillette. Un interne, un externe. L’interne pousse et… et l’externe… — Expulse, fit le vieil homme. — Oui, c’est ça. Il expulse la crotte. Puis il rentre à l’intérieur. Donc, c’est pas sale. — Voilà une information que je chérirai pour l’éternité, annonça Viruk. — Alors, reprit l’enfant, tu peux ressusciter les morts ? — J’ai plutôt le talent inverse, dit-il en prenant une gorgée de vin et en le faisant tourner sur sa langue afin d’en apprécier la saveur. — C’est quoi l’inverse, père ? s’enquit-elle. — Le seigneur est un guerrier, Shori. Il nous protège des méchants, déclara le vieil homme. Et maintenant, tu ferais mieux de te taire. Va jouer à l’arrière du chariot. L’enfant escalada le siège. — Tu n’es pas un peu vieux pour avoir un enfant ? demanda Viruk au vieil homme. — Apparemment si, seigneur, répliqua l’homme. — D’où viens-tu ? demanda Viruk. — Ren-el-gan, seigneur. Mes vignes n’en sont pas loin. — J’ai entendu parler de cet endroit. De quelle tribu fais-tu partie ? — Banis-baya, seigneur. Nous ne sommes plus très nombreux. Peut-être une cinquantaine. Mais nous ne sommes plus persécutés. Je pense que les Seigneurs avatars nous ont pardonnés. L’histoire tribale n’avait jamais intéressé Viruk. Les sous-hommes se faisaient toujours la guerre entre eux. Et puis, le vin lui donnait envie de dormir. Il passa lui aussi à l’arrière du chariot, poussa les poupées de l’enfant et s’allongea. Le soleil se couchait et, tandis qu’il s’endormait, il sentit le corps chaud de la fillette venir se blottir contre lui. Les enfants l’aimaient bien. Ils l’avaient toujours aimé. Ce qui était étrange, vu que lui les détestait. Chapitre 10 Comme le soleil se couchait, Boru fit bifurquer son chariot sur une légère pente en direction d’un petit cours d’eau qui se jetait dans le Luan. Là, il s’arrêta. Il mit le frein et grimpa à l’arrière du chariot. Il baissa les yeux et vit que l’Avatar était endormi. Comme il serait facile de te trancher la gorge, pensa-t-il. Sa fille, Shori, était blottie contre l’Avatar et dormait profondément en suçant son pouce. S’il avait été seul avec l’Avatar, il l’aurait tué, mais il avait peur que Shori se réveille, et alors les cauchemars ensanglantés reviendraient. Il prit une couverture et couvrit sa fille. Ce qui revenait à couvrir également l’homme détestable qui dormait à ses côtés. Boru ravala sa haine et dépassa les dormeurs afin de prendre deux sacs de céréales pour nourrir les bœufs. Puis il fit un petit feu au milieu d’un tas de rochers et s’assit pour regarder le coucher de soleil. Tu n’es pas un peu vieux pour avoir un enfant ? Boru caressa sa barbe blanche, et sentit la douleur lancinante de l’arthrite dans ses os. Shori avait sept ans. Il ne vivrait pas assez vieux pour la voir devenir femme. Il ne la verrait pas tamiser le grain. Un sentiment d’amertume l’envahit, mais il le repoussa. Les Avatars l’avaient capturé lorsqu’il avait vingt-trois ans, suite à une révolte. Lui et deux cents autres avaient été enchaînés et conduits à Egaru, la seconde cité. Là, il avait été jugé. Boru n’avait jamais mis les pieds dans une cité auparavant, et la taille des bâtiments lui avait fait oublier l’espace d’un instant la peur de mourir. Les rues étaient larges et pavées. Des colonnes ornaient les temples. Il y avait aussi un marché avec ses boutiques et ses tavernes, et au milieu une fontaine à la forme complexe, projetant un jet d’eau à plus de dix mètres du sol. Boru venait du désert, où l’eau était sacrée. Du fond de sa carriole de prisonniers, il avait contemplé avec révérence la fontaine abondante. La salle du tribunal l’avait également impressionné. Deux magistrats avatars étaient assis sur une estrade sculptée et toisaient les prisonniers, qu’on faisait passer par groupes de dix. Boru s’était retrouvé à côté de Fyal, le fils du boulanger. C’étaient des amis d’enfance, aussi avaient-ils échangé quelques regards. — Que vont-ils nous faire ? avait murmuré Boru. Fyal avait haussé les épaules. L’un des magistrats, un homme fin avec des cheveux bleus qui descendaient jusqu’aux épaules, s’était penché vers eux. Il portait une toge d’un pourpre étincelant et avait sur la tête une calotte en argent incrustée de runes. — Vous autres, avait-il dit d’une voix sombre, vous êtes accusés de crime contre l’empire, d’être les tém… (il avait jeté un coup d’œil au parchemin posé sur un bureau devant lui) d’avoir pris part à des rassemblements illicites, d’être en possession d’épées et autres armes, et d’avoir pris d’assaut un bâtiment du gouvernement dans le village d’Asep. (Ses yeux pâles s’étaient rivés sur les hommes enchaînés.) Que l’un d’entre vous réponde à ces charges. Toi ! (D’un doigt rachitique, il avait désigné Boru.) Tu parleras pour tes camarades. — Que voulez-vous que je vous dise ? avait demandé Boru. Nous n’acceptons pas vos lois. Vous avez envoyé des hommes en armes sur nos terres ancestrales et avez déclaré qu’elles vous appartenaient. Nous avons résisté. Nous continuons de résister. Et nous résisterons toujours. Nous ne serions pas des hommes autrement. — C’est là votre défense ? s’était enquis le second magistrat, un chauve avec une barbe bleue et fourchue. Tu prétends que vos droits sont supérieurs à ceux des Avatars ? Nous vous avons apporté l’érudition ainsi que des lois. Nous vous avons donné les moyens de lutter contre la famine. Et vous nous remerciez de notre bonté par des actes de sauvagerie et des tentatives de meurtres. — Nous ne vous avons rien demandé, avait affirmé Boru. Vous nous avez imposé tout cela. Et nous n’avons tué personne. De toute façon, cela n’a jamais été notre intention. L’Avatar dans notre village a simplement été fait prisonnier – bien qu’il ait tué trois de nos camarades. Les Banis-baya ont toujours été des hommes de la terre. Nous n’avons jamais été ni des guerriers ni des tueurs. Nous sommes des hommes libres. — Vous n’êtes pas libres, petit homme, avait fait remarquer le second magistrat. Vous êtes des serviteurs des Avatars. Des serviteurs désobéissants. Je trouve ta défense particulièrement creuse et peu convaincante. Tes amis perdront la vie. Toi, comme le veut la coutume, en tant que porte-parole des condamnés, tu auras la vie sauve. Mais tu es condamné à trente ans. Emmenez-les. Les hommes avaient été conduits hors de la salle dans un long couloir. Un garde avatar avait attrapé Boru par le bras et l’avait guidé dans une petite pièce avec des bancs. — Assieds-toi, avait dit le garde. Tu attendras ici qu’on t’appelle. Je viendrai te chercher. Encore sous le coup de la sentence, Boru n’avait pas résisté. La matinée s’était passée et une dizaine d’hommes l’avaient rejoint sur le banc. Boru les connaissait tous, mais aucun n’avait parlé. L’ampleur de la calamité qui venait de frapper les Banis-baya avait été trop grande pour qu’ils aient envie de discuter. En milieu d’après-midi, trois hommes avaient été emmenés. Au crépuscule, on était venu pour Boru. Il avait suivi les deux gardes jusqu’à une pièce circulaire où se trouvaient trois Avatars vêtus de robes de soie bleues et, au centre de la pièce, un sarcophage en pierre rempli de cristaux vert qui brillaient à la lumière des lanternes. — Enlevez-lui ses chaînes, avait ordonné l’un des seigneurs bleus. Lorsqu’elles étaient tombées, Boru s’était redressé. Il était jeune, grand et fort ; ses cheveux avaient la couleur des blés. — Grimpe dans le sarcophage, lui avait ordonné un Avatar. — Que se passe-t-il, ici ? leur avait-il demandé. — Fais ce qu’on te dit. Cela ne sera pas long et tu seras libre de partir dans une petite heure. — Libre ? Mais j’ai été condamné à trente ans. Les deux gardes l’avaient attrapé par les bras et l’avaient amené vers les cristaux luisants. Il s’était dégagé en jouant des épaules et avait escaladé le sarcophage. Il s’était assis. — Allonge-toi sur les cristaux, lui avait-on ordonné. Boru s’était exécuté. Les hommes s’étaient reculés. Il avait senti les gemmes lui rentrer dans la peau. — Ferme les yeux, lui avait-on dit. Il avait également accepté cet ordre. Des lumières vives s’étaient mises à danser devant ses paupières et il avait ressenti comme une sorte de malaise dans son ventre. Puis, il s’était évanoui. Plus tard – cela aurait aussi bien pu être une heure qu’une journée – il s’était réveillé. Les deux gardes avatars l’avaient aidé à sortir du sarcophage, et l’avaient emmené dans le couloir sans lui remettre ses chaînes. Ils avaient longé la salle d’audience et avaient finalement débouché à l’air libre. — Rentre chez toi, lui avaient-ils dit. Désorienté, il avait descendu les marches du tribunal et s’était rendu jusqu’à la fontaine, sur la place du marché. Arrivé là-bas, il était exténué, ce qui l’avait surpris, car ce n’était pas très loin. Il s’était assis sur le mur en marbre de la fontaine afin de profiter des éclaboussures du jet d’eau. En s’asseyant, il s’était penché en avant, les coudes sur les genoux. C’est alors qu’il avait eu un choc. Ses bras étaient tout maigres, la chair avait disparu, et sa peau était devenue toute ridée. Une jeune femme s’était approchée de lui. — Ça va, l’ancien ? lui avait-elle demandé en lui posant une main sur son épaule osseuse. — Je suis un jeune homme, avait-il répondu d’une voix grinçante. Elle avait jeté un coup d’œil nerveux vers le tribunal. — Je suis désolée, avait-elle dit avant de s’en aller rapidement. Ils lui avaient pris trente ans. Le Boru de vingt-cinq ans, assis près du cours d’eau, tendit ses frêles mains vers les flammes, et pensa à l’Avatar qui dormait dans le chariot. Je verrai votre chute, se promit-il. Tous autant que vous êtes. Viruk se réveilla en sursaut. Il n’avait pas pensé dormir aussi longtemps. Il roula sur le côté. Quelqu’un lui avait mis une couverture, ce qui était gentil car l’air était frais la nuit. Puis il se souvint du vieil homme. Il était bon de trouver des sous-hommes qui comprenaient ce que le respect voulait dire. Viruk s’assit. L’enfant aux cheveux blonds s’agita à côté de lui. Mais elle ne se réveilla pas. Viruk descendit du chariot et vit le vieil homme assis devant un petit feu de camp. Les étoiles brillaient dans le ciel et c’était la pleine lune. — Je vois que vous avez bien dormi, seigneur, fit l’homme. — Tout à fait. Où sommes-nous ? — Je devrais atteindre Egaru aux alentours de midi, demain, seigneur. Mais si vous partez de bonne heure vous arriverez avant le lever du jour. J’ai nourri le poney, mais il est encore fatigué. J’ai bien peur qu’il ne vous porte pas très vite. — Comme t’appelles-tu, sauvage ? — Boru, seigneur. — Tu as fait preuve de bonté à mon égard. J’apprécie ce genre de courtoisie. — Ce n’était rien, seigneur. C’était un plaisir de vous rendre service. — J’en suis persuadé, convint Viruk. (Il donna une claque sur l’épaule du vieil homme.) Je t’aime bien, Boru. Je vais te faire un cadeau. Viruk sortit un cristal vert de sa bourse et toucha avec la poitrine de Boru. Le vieil homme se raidit de peur. — Je ne vais pas te faire de mal, lui affirma Viruk. Boru sentit l’arthrite dans son dos et ses bras se résorber. — Voilà, fit enfin Viruk. Tu as rajeuni de dix ans. Utilise-les à bon escient, lui dit-il avec un grand sourire. Boru se leva et s’inclina. — Tous mes remerciements, seigneur, dit-il. — Ce n’était rien. (Il dévisagea Boru avec insistance.) Il y a du jaune dans ta barbe maintenant. Et tu as retrouvé un peu de cheveux. Peut-être que je t’ai rendu plus de dix ans. Je ne sais pas bien me servir de ces cristaux sur les sous-hommes. Enfin bon… profites-en ! — Faites-moi confiance, seigneur. Je ne pourrai jamais vous remercier assez. — C’est vrai, répondit Viruk tout sourires. Et maintenant, je dois partir. Viruk s’approcha de son poney et sauta en selle. Sans un regard en arrière il s’élança en direction de l’ouest. C’était agréable d’être un dieu. Boru avait raison. Le poney était toujours fatigué. Impatient d’être de retour à Egaru, Viruk utilisa l’énergie de ses cristaux pour revigorer l’animal. L’effet fut immédiat, et la petite monture repartit au galop. Elle mourut à cinq cents mètres des portes de la ville. Lorsqu’elle s’écroula, Viruk eut juste le temps de sauter de selle ; il atterrit sur ses pieds. C’était une bizarrerie des cristaux : ils ne pouvaient pas donner de vraies forces aux animaux à quatre pattes. Ils agissaient plutôt comme des stimulants. Viruk aurait bien voulu que le poney tienne un tout petit peu plus. De retour chez lui, ses serviteurs lui apprirent que le Quêteur Général était pressé de le voir. Viruk prit un bain et changea de vêtements. Puis il se rendit à cheval jusqu’au palais de Rael. Le Quêteur Général était dans son bureau supérieur. Lorsque Viruk entra, il travaillait sur des cartes et autres parchemins ouverts. Rael ne perdit pas de temps en plaisanteries. — Judon des Patiakes a convoqué un Rassemblement à Ren-el-gan, dit-il. Il cherche à unir les tribus sous sa bannière afin d’attaquer les cités. Fais-le changer d’avis. — Avec plaisir, monsieur, répondit Viruk. Rael repoussa les cartes et se leva. — J’ai cru comprendre que tu avais trouvé les pillards et que tu t’en étais occupé. C’est bien. Ce qui l’est moins, c’est d’avoir envoyé un message à Ammon. J’espère que le messager a été suffisamment intelligent pour ne pas t’obéir. Viruk haussa les épaules. — Quelle importance ? De toute façon, il faudra bien qu’on les affronte un jour ou l’autre. — Le mieux serait d’attendre le retour de Talaban avec les coffres rechargés. — Le Quêteur Ro a réussi ? Voilà une surprise. Et une bonne, manifestement. — Elle est à double tranchant, déclara Rael. Ils ont quatre coffres rechargés, un vide et ils en ont perdu un. La pire nouvelle, c’est qu’une éruption volcanique a détruit le site, et à moins d’en trouver un autre, nous serons désarmés d’ici quelques années. — Beaucoup de choses peuvent arriver d’ici là, fit Viruk. Mais, dites-moi, monsieur, de quelle façon voulez-vous que Judon change d’avis ? — De la façon qui te plaira, cracha le Général. — Considérez la chose faite. — Je n’en doutais pas. En revanche, il va te falloir un cheval rapide et il n’y en a pas de plus rapide que le mien, Pakal. Prends-en bien soin. Je veux le revoir. — Oui, monsieur. — Bien. À présent, fais-moi ton rapport sur les pillards – et n’omets aucun détail. Viruk obéit, racontant jusqu’à la mort du chef du village. Une fois qu’il eut terminé, Rael fit le tour du bureau et s’assit dessus, face à son officier. — J’ai reçu une plainte selon laquelle tu aurais violé une femme de ce village. — Je n’appellerais pas ça un viol. J’étais fatigué et un peu tendu. J’ai donc demandé qu’on m’amène l’une des putes du village. Le nouveau chef, Bekar, m’en a envoyé une. — Les lois raciales sont très claires, Viruk, dit Rael. Il ne doit pas y avoir de cohabitation avec les ordres inférieurs. Tu le sais très bien. — Je sais qu’elle était douce, gentille et consentante. Ce n’est pas comme si je l’avais épousée. Je n’ai fait que la chevaucher un moment. — Le Conseil risque de demander ta censure et – si elle tombe enceinte – sa mort. — J’ai déjà été censuré. Ce n’est pas grave. Rael prit une profonde inspiration. — Ce n’est pas grave parce que je te protège. Cela ne te fait donc rien qu’à chaque fois que tu cherches à assouvir tes plaisirs, un Vagar risque la mort ? — En quoi est-ce que cela me concerne ? Il en meurt tous les jours. Rael secoua la tête. — Cette discussion ne sert à rien. Va plutôt t’occuper de Judon. Et assure-toi qu’il reste des témoins en vie. La guérison de Touchepierre fut longue à venir. Le cristal de Talaban avait soigné ses côtes cassées, et il avait proposé d’en faire de même pour les blessures infligées par les griffes du kral, mais Touchepierre avait refusé. Les cicatrices témoignaient de la bataille, et par conséquent il fallait les choyer, tout comme la douleur de la blessure, car cette douleur montrait que son ennemi avait été puissant, et qu’il lui avait fait face. D’accord, il n’avait pas tué la bête, mais il l’avait affrontée. Suryet serait fière de lui. — Comment te sens-tu ? lui demanda Talaban au matin du quatrième jour. — Bien. Fort, mentit Touchepierre. Il avait une fièvre de cheval et l’une des cicatrices suppurait. — Montre-moi tes blessures. — Elles guérir vite. — Montre-les-moi quand même. (Avec un grognement de douleur, Touchepierre ôta sa chemise.) Je vais nettoyer l’infection, annonça Talaban. Mais ne t’inquiète pas, les cicatrices resteront. Il posa légèrement le cristal sur la vilaine blessure. Touchepierre sentit aussitôt l’inflammation s’évanouir. — Forte magie, déclara Touchepierre. — Ce n’est pas de la magie, mon ami. Il y a longtemps, nous avons découvert un lien entre ces cristaux et la santé. Nous l’avons peaufiné et avons trouvé un moyen d’augmenter sa puissance avec la force de notre esprit. — Longtemps, fit Touchepierre. Toujours il y a longtemps. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire, fit Talaban. — Tout être il y a longtemps. Tour magique. Il y a longtemps. Navires merveilleux. Il y a longtemps. Quoi vous faire maintenant ? Talaban eut l’air songeur et resta muet un instant. — Maintenant, nous essayons de survivre, dit-il en fin de compte. Le dernier de nos grands hommes de savoir a choisi de vieillir et de mourir. Il n’y a plus personne aujourd’hui qui comprend les mystères du passé. Je ne sais pas pourquoi. — Vous pas survivre, capitaine. Votre jour toucher à sa fin. Coucher de soleil. Toi venir avec moi. Ouest. Trouver une nouvelle maison. Apprendre à mon peuple les pierres magiques. Talaban se leva. — Aujourd’hui tu te reposes, dit-il avant de quitter la cabine. Une fois qu’il fut parti, Touchepierre mangea un peu de viande séchée. Puis, à son tour, il quitta la cabine pour monter sur le pont intermédiaire. Là, il s’accouda au bastingage pour regarder les dauphins qui faisaient la course avec le navire. Il avait toujours aimé voir les pitreries des Osnu, le peuple de la mer. Parfois, chez lui, lorsqu’il allait nager dans les eaux chaudes de la baie, ils faisaient surface à ses côtés, sautant et plongeant, toujours amicaux. — Étranges créatures, déclara Methras, le sergent vagar, en se joignant à lui. Touchepierre leva les yeux vers le grand homme chauve. Il aimait Methras. Il ressentait chez lui une solitude accablante qui rivalisait avec la sienne. — Pas étranges, dit-il. Magiques être les Osnu. Grands guérisseurs. — Un poisson qui guérit ? Difficile à croire. — Ces yeux le voir, fit Touchepierre. Né enfant, grandir, ne parler pas. S’asseoir. Regarder. Chaman appeler les Osnu. Eux venir. — Attends un instant, Touchepierre, intervint Methras en souriant. J’ai compris la partie sur l’enfant, mais comment est-ce que le chaman a fait pour appeler les dauphins ? — Lui être allé sur la falaise. Chanter. Allumer un feu chantant. Au coucher de soleil eux venir. Chaman leur apporter l’enfant. Alors Osnu parler. Tous ensemble. Grande chanson. Pas de mots. Chaman prendre l’enfant. Le mettre dans l’eau, mains sur nageoire d’Osnu. Osnu faire tour de la baie, tirer enfant qui rire. Ce jour-là, enfant parler. Magie Osnu. — Et tu as vu ça ? Pour de vrai ? — Ces yeux voir. Magie Osnu. — Et une bonne magie, convint Methras. Ils s’accoudèrent tous les deux le long du bastingage et regardèrent les dauphins en silence. Après un long moment, Methras se redressa. — Un jour, j’aimerais bien nager avec eux, dit-il tristement. — Eux guérir toi aussi, lui promit Touchepierre. — Je n’ai pas besoin d’être guéri. Touchepierre secoua la tête. Il tendit le bras et posa sa main sur la poitrine du soldat. — Ici espace vide. Besoin de remplir, affirma Touchepierre. — Tu vois trop de choses, mon ami, fit Methras. Puis il fit demi-tour et s’en alla. Une grande forme noire et blanche fendit la crête des vagues. Les dauphins se dispersèrent. Le cachalot se mit en chasse. — Toi rien attraper aujourd’hui, murmura Touchepierre. Le soleil se couchait à l’horizon, se noyant dans une mer rouge sang. Comme l’obscurité gagnait, les lumières du navire s’allumèrent. Touchepierre poussa un juron. Ces globes n’étaient pas naturels. Ils dérangeaient les esprits. Il ferma les yeux à cause de l’intensité de la lumière et entonna le chant des Osnu, d’une voix riche et profonde. Chapitre 11 Rien à Ren-el-gan ne pouvait suggérer son importance pour les tribus. C’était une zone désertique et plate, à l’ombre de grandes montagnes, dont la seule structure humaine était le muret d’un puits en bloc de grès. Il y avait un seau posé sur celui-ci, une corde fine reliée à son anse, dont l’extrémité était attachée à une poulie. Il n’y avait ni statue ni monument, et pas d’inscriptions gravées sur les parois rocheuses voisines. Pourtant, c’était là que se tenait le Rassemblement des tribus. Ici, au Puits de la Vie, dont la Source de Toute Création avait produit l’eau qui servit à ramollir la glaise et modeler le corps du premier homme. Ren-el-gan était un lieu sacré. Ici, nul ne faisait couler le sang. À l’est se trouvait le Désert du Rêve, gigantesque et en grande partie inhabitable. À la chaleur de l’été, le sol du désert pouvait drainer toute l’humidité d’un corps humain en moins d’un jour, et tuer un cheval en deux. Chaque année, le désert grandissait. Au sud se trouvait la vallée fluviale autrefois verdoyante des Patiakes, le Peuple du Bouc. Au nord, de l’autre côté des montagnes, c’étaient les terres des Erek-jhip-zhonads et une vingtaine de tribus moins importantes ; celles-ci s’étendaient sur plus de mille kilomètres. Mais c’était vers l’ouest que les yeux de toutes les tribus étaient tournés. Les riches cités côtières remplissaient leur esprit, et libéraient leur imagination. Au fur et à mesure que le désert drainait la vie de leurs terres, les tribus considéraient les plaines verdoyantes qui entouraient les cités comme une réponse à leur problème. Si les cités passaient sous leur contrôle, toutes les richesses des Avatars leur appartiendraient. Ils n’auraient plus à se soucier des pluies au printemps ou de la disparition de l’herbe. Au lieu de cela, ils habiteraient de jolies maisons et peut-être, à l’instar des Avatars, découvriraient-ils le secret de la jeunesse éternelle. À un kilomètre du Puits de la Vie, sous une canopée en soie, Judon des Patiakes était assis sur un immense trône décoré. Son énorme carrure remplissait tout le siège, et son gros corps couvert de soie écrasait les coussins mous dans son dos et sous lui. De chaque côté du trône se tenait l’un de ses deux gardes du corps, des hommes massifs, au regard froid. Devant lui, sur un tapis à même le sol, étaient assis les chefs des dix-huit tribus principales. — Pourquoi devrions-nous payer des impôts aux Avatars ? leur demandait Judon. Qui leur a donné le droit de posséder nos terres ? Pourquoi leur permettons-nous de nous dominer, de nous appauvrir, alors qu’ils s’enrichissent à la sueur de nos fronts ? Le temps est venu, mes amis – mes frères – de nous débarrasser de ces sangsues. — Et comment allons-nous faire ça ? s’enquit un vieux chef. Leurs armes peuvent réduire nos armées en cendres. J’ai pris part à la révolte de l’an dernier. Huit mille d’entre nous sont morts sur le champ de bataille. — Ils ne sont pas morts en vain, déclara Judon. Les armes dont tu parles sont presque épuisées. Je sais de source sûre qu’il reste moins de cinquante arcs-zhi aux Avatars. À présent, il avait toute leur attention. — Les tribus représentées ici peuvent réunir quarante mille guerriers en un mois. Les cités pourraient être à nous avant les premiers vents froids de l’automne. Pensez-y, mes frères. — Oui, nous pouvons y penser, fit un autre chef. Mais j’ai deux questions : premièrement, comment sais-tu que leurs armes sont presque vides, et deuxièmement, où sont les Erek-jhip-zhonads ? Ils devraient être ici. Judon sourit. — Je le sais parce que je le sais. J’ai des amis dans les cinq cités. De bons amis qui sont fatigués de la tyrannie avatare. Quant au Peuple de Boue… (Il écarta amplement ses gros bras.) Peut-être ont-ils toujours peur des Cheveux bleus. Je ne peux pas parler pour eux. Lorsque nous nous serons emparés des cités, ils pourront toujours venir nous voir en rampant pour mendier des miettes. — Ils ont vingt mille guerriers, fit le premier qui avait parlé. Je ne crois pas qu’ils auront besoin de ramper. En ce qui me concerne, je ne vais pas engager mes soldats dans une bataille face aux Avatars sans le Peuple des Étoiles. Judon essaya de cacher son irritation. Celui qui venait de parler se nommait Rzak Xhen, chef de la tribu Hantu, dont les terres étaient mitoyennes de celles des Erek-jhip-zhonads. S’il gagnait sa confiance, il amènerait cinq mille combattants avec lui. — Mon cher Rzak, ta prudence est louable. Moi aussi je préférerais que le Peuple de Boue chevauche à nos côtés. Mais quand nous aurons gagné, il y aura plus de richesses à se répartir entre nous s’ils ne sont pas là. Allons, faisons une pause pour manger. Le soleil est haut et chaud dans le ciel. Nous nous reverrons ce soir. Les énormes bras de Judon s’abattirent sur les accoudoirs de son trône noir. Dans un effort monumental, il souleva sa masse imposante et partit dans sa tente. Une fois à l’intérieur, il s’installa sur des coussins rembourrés. Une silhouette fine s’introduisit par l’arrière de sa tente. Son visage était jeune, sa tête couronnée d’un burnous de lin blanc, symbole de la tribu des Hizhak. Il s’assit face à Judon. — Rzak Xhen est le porte-parole du Peuple de Boue, déclara-t-il. Mais je crois connaître un moyen de le gagner à notre cause. — Nous devrions trancher la gorge à ce traître, conseilla Judon. Le jeune homme sourit. — Invite-le ici, ce soir, avant la réunion. Je le ferai changer d’avis. — Comment comptes-tu arriver à ce miracle ? demanda Judon. — De la même manière que je l’ai fait avec vous, mon seigneur. — C’en est trop ! protesta le roi. — À quel point voulez-vous son aide ? Judon se versa un gobelet de vin et le but d’une traite. — Alors, fais-le – mais dès que nous aurons gagné, je veux sa tête. Rzak Xhen était un homme sérieux. Si on l’avait laissé faire à sa manière, il aurait travaillé sans relâche pour sa tribu, faisant croître ses richesses et son prestige, construisant leur puissance lentement, mais sûrement. Ce n’était pas un homme de guerre, pourtant il était bon soldat et fin stratège. Toutes les tribus mineures avoisinant ses terres le respectaient. Car ses guerriers n’empiétaient pas sur leurs territoires, et là où les petits chefs se servaient de leurs épées et de leurs lances pour dominer leurs voisins, Rzak Xhen se servait du commerce. Il n’avait pas beaucoup d’estime pour Judon des Patiakes. Il appartenait à une lignée de prédateurs enclins à la guerre. Rzak était assis dans sa tente, attendant l’invitation qu’il était persuadé de recevoir. Son fils aîné, Hua, était assis à ses côtés. — Il va nous offrir des richesses, fit Hua Xhen. Rzak secoua la tête. — Des terres. Il va nous promettre plus de terres pour les Hantu. Hua sourit. — C’est encore mieux que de l’or, père. Nous devrions demander la vallée Griam. Ce qui nous ouvrirait une route vers la mer, et favoriserait notre commerce. De nouveau, Rzak secoua la tête. — Il ne nous offrira pas ce qu’il possède déjà. Il est trop avide pour se séparer de quelque chose qui lui appartient. Non, il va nous offrir des terres avatares – peut-être même l’une des cinq cités. — Et que feras-tu ? — Je lui proposerai d’y réfléchir. Puis, je rentrerai chez nous et mobiliserai les troupes. Quand nous refuserons, il nous attaquera en premier. — Alors pourquoi refuser, père ? — Parce que c’est un porc, un porc affamé. Au final, il ne partagera rien. — Et tu penses qu’Ammon le fera ? Le vieil homme regarda son fils dans les yeux et sourit. — Voilà qui est mieux, dit-il avec une pincée de fierté dans la voix. Tu te mets enfin à réfléchir. Evidemment que non, Ammon ne partagera rien. Il attendra de nous que nous soyons ses vassaux. Et nous le serons. Francs et loyaux. Car ainsi, les Hantu deviendront de plus en plus forts. Il y a une différence de taille entre Ammon et Judon. Peux-tu me dire laquelle ? — Les deux sont rois et cherchent la gloire, répondit Hua. Je ne vois pas vraiment de différence. — Penses-y, mon fils. La réponse te viendra vite. Rzak se tut. Hua était un garçon sensé. Il n’avait pas un esprit brillant, mais il était, au moins, capable d’apprendre et, avec le temps, il ferait un bon chef pour les Hantu. La différence entre les deux rois frappait les yeux. Les deux rois voulaient la gloire, mais Judon la voulait pour lui, alors qu’Ammon des Erek-jhip-zhonads la voulait pour son peuple. C’étaient des hommes comme lui qui bâtissaient des civilisations. Des seigneurs de guerre comme Judon les détruisaient. L’invitation arriva au crépuscule. Rzak s’efforça de se relever. L’arthrite dans ses genoux le faisait atrocement souffrir. Lentement, il traversa le sol désertique jusqu’à la tente en soie de Judon. Les gardes patiakes ne le saluèrent pas, mais s’écartèrent pour le laisser passer, lui ouvrant le rabat de la tente. Rzak pénétra à l’intérieur. Le gros roi était affalé sur des coussins rembourrés, un gobelet en or à la main, rempli de vin. Un homme plus jeune était assis à ses côtés, jambes croisées. Il portait un burnous blanc et une robe blanche en coton. Judon fit signe à Rzak de se joindre à lui. Le vieux chef dut réprimer un grognement de douleur en s’asseyant. — Bienvenue, mon frère, lit Judon. Tu m’honores de ta présence. Les mots étaient huileux, tout comme le sourire qui les accompagnait. — En quoi puis-je t’être utile ? s’enquit Rzak. — Tu pourrais m’offrir tes cinq mille guerriers, lui répondit Judon. Les Avatars sont finis. Une seule grande offensive pourrait les anéantir. Pense aux richesses qui échoiraient aux conquérants. — J’ai déjà des richesses, fit Rzak. Plus que je ne pourrai en dépenser dans ce qui me reste de vie. — Alors pense aux nouvelles terres qui te tendent les bras. Je suis prêt à t’ouvrir la vallée Griam, afin que tu puisses accéder à la mer. De plus, je te donnerai le contrôle de Paragu, la première des cinq cités. Rzak s’installa plus confortablement sur les coussins en soie et regarda les yeux enfoncés de Judon. Qu’il offre aussi facilement la vallée de Griam rendait Rzak très soupçonneux. Il jeta un regard au jeune homme avec le burnous blanc. Il avait l’air ennuyé et tentait de cacher son irritation. Cela confirmait les soupçons de Rzak. L’offre était trop généreuse et arrivait trop vite. Ce qui la rendait sans valeur. Quand Rzak réussit finalement à parler, ce fut d’une voix neutre, accompagnée d’un petit sourire. — Tu es très généreux, Judon. Je vais réfléchir à ta proposition. — Mon offre n’est pas terminée, fit le toi. Quelle est la chose que possèdent les Avatars et que tu convoites plus que tout ? — L’immortalité, répondit instantanément Rzak. — Cela aussi, je peux te l’offrir. Rzak Xhen se fendit d’un sourire glacial. — Il serait préférable que tu ne te moques pas de moi, Judon. Je ne suis pas un bon ennemi. — Je ne me moque pas de toi, répondit le roi. (Il se tourna vers le jeune homme.) Montre-lui ! Le jeune homme se leva en douceur et marcha jusqu’à Rzak. Il plongea la main dans la bourse qu’il avait à la taille et en sortit un cristal vert en mauvais état. Comme il se penchait vers le chef hantu, Rzak plongea sa main dans sa tunique et en sortit une petite dague qu’il colla contre le ventre du jeune homme. — Je n’aime pas les entourloupes, déclara-t-il. — Moi non plus, affirma le jeune homme. Il posa le cristal contre la poitrine de Rzak et ferma les yeux. De la chaleur pénétra à travers la peau de Rzak, et la palpitation douloureuse disparut de ses articulations. Le jeune homme recula. — Votre arthrite est guérie, dit-il. Je viens de vous donner un avant-goût de ce qui vous attend. Rzak tendit les bras. C’était vrai. Il n’y avait plus de raideur, ni de douleur. — Je t’avais dit que j’avais des amis très puissants, fit Judon d’un ton suffisant. Rzak Xhen sembla réfléchir à tout cela. Puis il reprit la parole. — Pourquoi un Avatar voudrait-il voir tomber ses propres cités ? — Je ne suis pas un Avatar, répondit calmement le jeune homme. — Pourtant, tu maîtrises leur magie. — Oui. Mais ce n’est pas de la magie. Rzak se pencha et attrapa le gobelet vide du roi, puis il but dans le sien. D’un mouvement brusque, il lança les deux gobelets sur le jeune homme. Instinctivement, celui-ci attrapa les deux sans problème. — Tu es un Avatar, déclara Rzak Xhen. Pourquoi le nier ? — Tu te trompes. Mon père était un Avatar. Ma mère était vagare. Ils ont essayé de s’enfuir ensemble. Mais ils ont été pris. Ma mère a été renvoyée chez elle le jour même, mais vieille femme, courbée et impotente. Mon père a été cristal-puisé – assassiné. — Ce n’est pas un récit des plus originaux, commenta Rzak. Sauf que tu as survécu. Je croyais que toutes les progénitures de ce genre d’union étaient expédiées. — Mon frère a été… comme tu dis… expédié. Mais nous étions jumeaux. Ma mère m’a dit que j’avais eu de la fièvre la veille du passage des soldats. J’étais dans la maison d’une rebouteuse. Quand les soldats sont venus la chercher, ils ont pris mon frère avec eux. J’ai survécu. Ma mère m’a élevé pendant quatre ans ; puis, le grand âge et la décrépitude ont eu raison d’elle. Elle avait vingt et un ans. — Et à cause de ces trois morts, tu es prêt à sacrifier cinq cités ? — Oui, répondit le jeune homme. Je veux voir la fin de cette tyrannie. Rzak masqua le sourire qui le gagnait. Comme les jeunes manquaient de clairvoyance ! Est-ce que ce Vagar consumé par la haine croyait réellement qu’en aidant Judon à obtenir le pouvoir suprême, il mettrait un terme à la tyrannie ? Quelle importance que la botte qu’on a sur la nuque soit avatare ou patiake ? Il y a toujours une botte. — Montre-moi la pierre magique, dit-il en tendant la main. Le jeune homme la laissa tomber dans sa paume ouverte. Rzak ferma le poing et sentit les côtés du cristal pénétrer dans sa chair. Mais rien d’autre. — Où est la magie ? — Là-dedans, répondit le jeune homme en se tapotant la tempe. On peut acheter ce genre de cristal sur n’importe quel marché. Une fois qu’ils sont chargés, seuls ceux qui ont du sang avatar peuvent s’en servir. Judon lutta pour se relever. Il sortit un petit miroir en argent de derrière ses coussins et le jeta à Rzak. Ce dernier contempla son reflet. Il y avait des liserés noirs dans sa barbe. Il gloussa. — Ote-moi encore dix ans, et tu auras tes cinq mille hommes. Viruk était assis sur le bord de la route ; il examinait les pétales d’une petite fleur blanche bordée de bleu. Il ne la reconnaissait pas, mais trouvait qu’elle était d’une beauté exquise. Il y avait des touffes de fleurs de chaque côté de la route, et l’air était chargé de leurs senteurs. Le cheval gris attaché aux arbres poussa un hennissement et frappa du sabot. Viruk se releva et s’étira avant de rejoindre l’étalon. — L’impatience est un vilain défaut, déclara-t-il. Chez les hommes comme chez les chevaux. Moi non plus je n’aime pas rester assis à rien faire, mais cette route mène chez les Patiakes, et à un moment où un autre, le gros roi devra l’emprunter pour rentrer chez lui. Alors inutile d’être irascible, sinon je t’arrache un œil et dirai au Général que tu t’es blessé avec un buisson. Le cheval pencha la tête et regarda l’homme qui lui souriait. Soudain, il tendit le cou et se frotta le museau contre le torse de l’Avatar. — Stupide bestiole, fit Viruk en lui grattant les oreilles. Peux-tu donc aimer un homme qui vient de menacer de te mutiler ? Je croyais que les animaux avaient un sixième sens pour le danger. Les oreilles de l’étalon se dressèrent et il s’écarta en regardant vers l’est. Viruk détacha le cheval et grimpa en selle. — Voilà, l’attente est finie, dit-il. Nous allons bientôt pouvoir rentrer pour goûter un repos bien mérité. Il éperonna les flancs de l’animal et le conduisit au milieu des fleurs, à quelques mètres de la route. Et il s’arrêta. Le chariot apparut en haut de la colline. Il était encadré par deux cavaliers, un troisième fermait la marche. Le gros roi était assis sur un siège recouvert de velours. Le conducteur semblait avoir toutes les peines du monde à faire avancer les deux chevaux noirs qui tiraient l’attelage. — Tu vois comme tu as de la chance, déclara Viruk. Suite à un accident de naissance tu aurais pu te retrouver également en train de tirer ce mammouth à travers tout le désert. Un sacré plan de carrière, pas vrai ? (Les oreilles du cheval se collèrent en arrière en entendant l’homme parler, mais il ne bougea pas.) Je t’aime bien, fit Viruk. Tu n’es pas très doué pour la conversation, mais tu sais écouter. Les deux cavaliers lancèrent leurs chevaux au galop, et les firent piler devant Viruk. L’Avatar passa sa jambe par-dessus le pommeau de sa selle et se pencha vers eux, le coude sur son genou. — Bien le bonjour, paysans, leur lança-t-il. Celui qui avait l’air d’être le chef, un épéiste aux épaules larges affublé d’un heaume en bronze rutilant, devint rouge comme une pivoine et posa la main sur le pommeau de son épée. Viruk lui sourit ; c’était un sourire chaleureux, engageant. — Dieu sait que j’ai envie de faire couler votre sang de Néandertalien, mais on m’a dit de laisser des témoins à ma conversation avec votre roi. Alors, il serait préférable de ne pas sortir cette pique à cochon de son étui. — Que veux-tu, Avatar ? demanda l’homme d’une voix grave, les yeux rageurs. — De toi ? Mais rien, pue-la-merde. Rien du tout. En revanche, j’ai besoin de parler au porc dandinant qui vous sert de roi. L’épée de bronze jaillit de son fourreau et le cavalier lança son cheval en avant. Viruk leva le bras d’un mouvement sec. Un petit couteau de lancer fendit les airs, et alla se ficher dans la gorge du chef, qui tomba de selle. Il tomba lourdement sur le sol, tenta de se relever, mais s’écroula. Viruk jeta un coup d’œil au second cavalier, et lui sourit. — Ah là là, mais dans quel monde vivons-nous, fit-il d’une voix légère teintée de regrets. Vous essayez d’être aimable. Vous expliquez de la manière la plus limpide qui soit quelles sont vos intentions. Et que récoltez-vous ? De la violence. J’espère qu’il n’y aura pas de mésentente entre nous deux. L’homme jeta nerveusement un regard en direction du chariot, attendant les ordres. Judon des Patiakes se hissa debout. — Comment osez-vous nous aborder de cette manière ? gronda-t-il. Viruk fit avancer son étalon jusqu’à ce qu’il soit à la hauteur du roi. — Le Quêteur Général m’a demandé de vous faire prendre conscience que vous êtes sur le point de commettre une erreur. La guerre est une chose désagréable. Vous, les sous-hommes, revêtez vos plus beaux atours de guerre, et nous, les Avatars, vous abattons comme des chiens. Ce n’est pas très sportif. Tu comprends ? Tout cela est d’un ennui mortel. — Je n’ai pas l’intention de vous déclarer la guerre, expliqua Judon. Il doit y avoir une erreur. Les Avatars sont mes amis. Viruk leva la main. Son visage exprimait le dégoût. — Je t’en prie, mon gros, n’emploie pas ce mot d’amis. Il suggère une égalité qui n’existe pas. Vous êtes des serviteurs. Et votre ingratitude est consternante. (Il secoua la tête.) Qu’étiez-vous avant que nous n’arrivions ? Pas plus que des animaux, fouinant dans la boue du Luan. Nous vous avons appris à construire, à irriguer vos terres. À stocker vos surplus. Nous vous avons donné des lois. Nous vous avons éduqués comme nos enfants, et vous nous remerciez avec des pillages et des petites guerres ridicules. Non, vraiment, c’est vexant. — Comme je viens de vous le dire, il n’y a pas de guerre, insista Judon. Comment vous appelez-vous ? — Je suis Viruk. — Eh bien, Viruk, je peux vous assurer que je rapporterai cet incident au Quêteur Général. Je n’ai pas l’habitude de voir mes hommes se faire assassiner. — Oh, mais je le lui rapporterai moi-même dès mon retour. La seule question est de prendre parti. — Prendre parti ? s’enquit Judon. — Vois-tu, j’ai un problème : le Quêteur Général dit que vous vous préparez à la guerre. Et toi, tu me dis le contraire. Dois-je retourner voir mon Général pour lui dire qu’il s’est trompé ? Je ne crois pas. Tu vois, mon choix est difficile. — L’erreur est humaine, fit Judon en se forçant à sourire. Je suis sûr que le Général comprendra ça. Vous pouvez le rassurer, je n’ai que de bonnes intentions à l’égard de votre peuple. Viruk était sur le point de répondre lorsqu’il vit le roi regarder furtivement sur sa gauche. Instinctivement, il se dévissa sur sa selle. Le couteau lancé par le cavalier derrière lui siffla à ses oreilles et alla se ficher un peu plus loin dans le sol. — Voilà qui n’est pas très amical, déclara Viruk en dégainant son sabre. Le troisième cavalier l’imita et chargea l’Avatar. Viruk esquiva un coup de taille et écrasa le plat de sa lame contre la tempe du soldat, délogeant son casque de bronze mais le faisant aussi tomber à terre. Le lanceur de couteau chargea à son tour, muni cette fois-ci d’une épée. Viruk para un coup d’estoc, se pencha en avant et attrapa son adversaire par la cape, tirant dessus d’un coup sec. L’homme fut désarçonné. Il essaya de se relever, mais le plat du sabre de Viruk l’envoya rouler dans l’herbe. Le gros roi regarda bouche bée ses hommes se faire battre. Viruk se tourna vers lui. — Est-ce que tu crois au Grand Dieu ? lui demanda Viruk sur le ton de la conversation. Judon acquiesça. — Moi aussi, répondit l’Avatar. Passe-lui mes amitiés quand tu le verras. Sur ce, Viruk s’en alla. Judon le regarda s’éloigner, incrédule. À une centaine de mètres, l’Avatar se retourna. Il avait son arc-zhi à la main. Judon cligna des yeux, puis sauta du chariot et s’enfuit à toutes jambes. Le carreau le percuta entre les deux omoplates, le soulevant du sol. Il atterrit face contre terre sur la route. Ses vêtements brûlaient autour du gros trou qu’il avait dans le dos. Viruk revint au chariot au moment où les guerriers se relevaient. — Vous êtes les adversaires les plus maladroits que j’aie affrontés, leur dit-il avant de s’adresser au conducteur, un petit homme brun qui perdait ses cheveux. Je crois que les chevaux vont apprécier leur voyage de retour. J’ai rarement vu un homme aussi gras. — Oui, seigneur, fit nerveusement le conducteur. — Ne t’inquiète pas, petit homme. On m’a donné l’ordre de laisser des témoins. Tu ne crains rien. — Merci… seigneur. Viruk fit faire demi-tour à son hongre et le lança au trot. Il n’avait pas fait dix mètres qu’il s’arrêta. Il se dévissa sur sa selle et s’adressa à l’un des guerriers. — Comment s’appellent ces petites fleurs blanches et bleues ? L’homme baissa les yeux. — Des Étoiles Célestes, répondit-il. — Quel nom étrange. Il va falloir que je me renseigne. Merci. Il éperonna son cheval qui partit au galop et se dirigea vers l’ouest et la cité d’Egaru. Chapitre 12 Au moment où le soleil disparaissait à l’horizon, les lumières du navire prirent vie. Methras commença sa ronde, se rendant d’abord dans les quartiers de l’équipage sur le pont inférieur. La bonne humeur qui avait accompagné la renaissance du Serpent s’était estompée. Les marins devaient repenser à leur carrière. Maintenant que les mâts avaient été abattus et jetés par-dessus bord, ils ne servaient plus à grand-chose. Du haut de sa cabine, Talaban contrôlait le navire, et le moral des marins était au plus bas. Methras pénétra dans la longue pièce et vit que la plupart des hommes jouaient aux osselets. — Nous serons bientôt chez nous, leur dit-il. — Et ensuite ? demanda le premier matelot, un marin revêche qui avait passé ces sept dernières années à bord du Serpent. — Vous aurez tous un rôle à jouer, déclara Methras. Ce navire a été conçu pour abriter quatre cents personnes. Maintenant qu’il est à pleine puissance, les expéditions vont reprendre, et de bons marins comme vous seront nécessaires. — Facile à dire pour vous, sergent, intervint un autre homme. Il y a toujours besoin de soldats. — Vous voulez parier ? leur lança Methras. Moi, je vous parie une pièce d’or contre une pièce d’argent que vous serez tous réembauchés pour le prochain voyage. (Les hommes échangèrent des regards, mais personne ne releva le pari.) Et voilà, vous n’êtes pas aussi pessimistes que vous le prétendez. — C’est pas ça, fit le deuxième intervenant, un jeune Vagar dont c’était le premier voyage. On sait à quel point vous êtes mauvais joueur, et on vous aime tous trop pour vous piquer vos sous. Methras gloussa et arpenta la cuisine improvisée afin de surveiller les fours et les casseroles, goûtant même le bouillon qui cuisait. Il était bon, mais un peu trop léger à son goût. — Nous manquons de viande, monsieur, expliqua le cuisinier. Mais il nous reste beaucoup de fruits secs. Methras continua sa ronde jusqu’au pont central intérieur. D’autres marins y dormaient déjà, aussi ne les réveilla-t-il pas. Il s’arrêta un instant devant les portes fermées à clef en proue du navire, et se demanda une fois de plus ce qui était caché derrière. En six ans, il ne les avait jamais vues ouvertes. Il grimpa l’escalier en colimaçon et sortit à l’air libre, sur le pont central. Là, il aperçut l’indigène, Touchepierre, accoudé au bastingage. Il aimait ce sauvage. Il était pince-sans-rire et l’œil toujours aux aguets. — Bonsoir, lui lança-t-il. Touchepierre leva les yeux. — Pas bon, répondit Touchepierre. Mauvaises visions. — Nous sommes en danger ? s’enquit Methras, bien conscient des talents étranges du sauvage. — Pas savoir. Mais le rêve être mauvais. Deux lunes dans le ciel. Du feu sur les montagnes. De grandes mers. — Il n’y a qu’une seule lune, Touchepierre. Il ne peut y avoir qu’une seule lune. Le sauvage acquiesça. — Moi savoir. Mais il y avoir bientôt deux lunes. Ça aussi moi savoir. Methras, lui, savait qu’il fallait un certain talent pour discuter avec Touchepierre. — Dis-moi si je t’ai bien compris, fit-il. Tu as vu deux objets dans le ciel qui ressemblaient à des lunes, c’est ça ? — Non. Une lune. Même lune. Deux fois. En même temps. L’une se lever, l’autre se coucher. — Peut-être que ce n’était pas une vision. Peut-être que ce n’était qu’un rêve, suggéra Methras. Touchepierre sembla réfléchir un instant, puis secoua la tête. — Être une vision. Deux lunes venir. — Décris-moi la vision dans son ensemble. Tu as parlé de grandes mers, non ? Touchepierre acquiesça. — Première lune dans le ciel. Puis même lune apparaître ailleurs. Deux lunes. La mer se lever. Grosse vague. Grande comme montagne. La terre craquer et le sang de feu couler de sa blessure. Ça je voir. Methras se tint coi. Il savait que la lune exerçait une énorme poussée gravitationnelle sur les mers. Si une deuxième lune apparaissait effectivement dans le ciel, alors un raz de marée serait logique, tout comme des éruptions volcaniques. Néanmoins, le concept d’une deuxième lune, identique, était absurde. — Est-ce que tes visions se sont déjà trompées ? demanda-t-il au sauvage. Touchepierre opina. — Quand jeune. Quand le sac à médecine pas rempli. Pas depuis. — Eh bien moi, je crois que tu te trompes. — Espérer, répondit Touchepierre. Quand nous rentrer ? — Tard, dans la journée de demain. Après le coucher de soleil. Tu es impatient de revoir la cité ? Touchepierre haussa les épaules. — Détester la cité, répondit-il. Moi aimer la terre. Sous les pieds. Ferme. Solide. Methras s’accouda à son tour au bastingage pour regarder la fin du coucher de soleil et l’éclosion des étoiles. Elles étaient si vives, par ici, si claires. Soudain, il se mit à rire. — Tiens, les voilà tes deux lunes, dit-il en désignant l’horizon. Une lune était dans le ciel, et une autre se reflétait sur la surface de l’eau. — Peut-être, fit Touchepierre. Il avait l’air soulagé. — Les dauphins sont partis, ajouta Methras. — Eux porter message à Suryet. Lui dire que moi rentrer bientôt. — Est-ce une seconde vision, mon ami ? — Non. Être espoir, répondit tristement Touchepierre. Methras termina sa ronde et retourna dans sa petite cabine. Talaban l’y attendait. Le grand guerrier était assis sur sa couchette, et regardait la mer par le hublot. — Bonsoir, monsieur, le salua Methras, surpris. — Pareillement, sergent. Comment va le moral des hommes ? — Ils sont inquiets, monsieur. Ils se demandent s’ils vont conserver leurs postes à bord du Serpent. Surtout l’équipage des voiles et les gabiers. — Tu les as rassurés ? — Du mieux que j’ai pu. — Bien. (Talaban se leva.) Suis-moi, dit-il. Ensemble, les deux hommes se rendirent sur le pont supérieur dans la cabine de pilotage circulaire. Là, Talaban montra au Vagar comment ouvrir la plaque triangulaire en or, et le code des sept symboles en dessous. La porte s’ouvrit et ils entrèrent. L’esprit de Methras travaillait. Aucun Vagar n’avait jamais été admis dans cet endroit. Mais cela n’avait pas l’air de gêner Talaban. — Il n’y a plus beaucoup d’hommes en vie qui savent encore piloter un navire comme le Serpent, déclara-t-il. Alors observe attentivement, et si tu as des questions, n’hésite pas. — J’en ai déjà une, monsieur, fit Methras. Pourquoi me montrez-vous ceci ? C’est un savoir avatar, et le simple fait de le connaître pourrait me coûter la vie. — Les temps changent, Methras. Et à présent, regarde et apprends. (L’Avatar s’approcha d’une console, où se trouvait une série de poignées, de leviers, de roues et de boutons.) Comme tu peux le voir, continua-t-il, les commandes ont été conçues pour des ambidextres. Mets-toi à côté de moi. Ce levier contrôle la marche avant… Il expliqua tous les principes de fonctionnement du Serpent, un par un. Methras assimila facilement toutes les informations. Enfin, Talaban recula d’un pas. — Fais tourner le navire à trois cent soixante degrés, dit-il. Methras prit une profonde inspiration et plaça ses mains sur les deux plus grands leviers de métal noir aux poignées moulées. Le Serpent vira. — Ne sois pas trop brusque ! le prévint Talaban. Essaie de ressentir le navire comme si c’était ton corps. Tu es le cœur du Serpent. (Le navire décrivit lentement un grand cercle.) À présent, reviens sur notre trajectoire d’origine, dans le prolongement des Crocs du Chien. Methras regarda par la fenêtre et localisa l’étoile du Chien. Doucement, il orienta le navire en direction du nord. Malgré la peur d’être en possession d’un savoir interdit, Methras sentit l’excitation grandir en lui. Comme revigoré et curieusement puissant. Il se retourna et sourit à Talaban. Puis il scruta les panneaux qui se trouvaient devant lui. — À quoi sert celui-ci ? demanda-t-il en désignant du doigt un panneau noir fermé, aux gonds dorés. — Chaque chose en son temps, fit Talaban. Maintenant, stoppe le navire. (Methras s’exécuta, et aussitôt, le navire se mit à tanguer.) Tant qu’il n’est pas en mouvement, il faut compenser le roulis et le tangage avec ceci, déclara Talaban en se penchant pour tourner une petite roue dorée au centre du panneau. Immédiatement, le navire arrêta d’osciller. Pendant plus d’une heure, Talaban apprit au sergent vagar les subtilités du Serpent. Puis, après avoir fermé la porte à clé derrière lui, il emmena Methras dans sa cabine et emplit deux gobelets de vin. — Tu t’es bien débrouillé, dit-il. — Merci, monsieur. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous avez voulu partager ce savoir avec moi. — C’est une question de confiance, Methras. Tout simplement. — Je ne trahirai pas cette confiance, monsieur, lui assura Methras. — Je sais. Malgré tous mes défauts, je crois être bon juge d’un caractère. Et maintenant, va te reposer. Demain, j’enseignerai à l’équipage les points de navigation les plus importants à bord d’un Serpent de combat. Methras salua et quitta la cabine. Il n’avait toujours pas la moindre idée de pourquoi Talaban lui avait fait un tel honneur, mais cela lui faisait du bien, et tout en s’allongeant sur sa couchette il repensa aux sensations qu’apportait le pilotage du Serpent. Trois cabines plus loin, Touchepierre avait du mal à trouver le sommeil. À chaque fois qu’il allait s’endormir, il revoyait les deux lunes dans le ciel. Il se leva, prit son sac à médecine dans ses mains et se concentra sur Suryet. C’était inutile. Dès que son visage serein apparaissait dans son esprit, il se transformait aussitôt en une lune fantomatique. Inquiet, le sauvage quitta sa cabine et grimpa sur le pont extérieur. Il goûta l’iode qui flottait dans l’air et regarda les étoiles scintillantes qui formaient un dôme dans le ciel nocturne. La lune était basse sur l’horizon. Trois dauphins firent surface non loin du navire. L’un d’entre eux sauta très haut, et sa silhouette argentée fit un tour sur elle-même avant de replonger dans l’onde. Touchepierre sentit son esprit s’élever. Les grandes mers ne dérangeraient pas les Osnu. Ils continueraient d’exister quel que soit le désastre qui toucherait la race humaine. Touchepierre reporta une nouvelle fois son regard sur les étoiles. Il était à la recherche de l’inspiration. Il savait ce qui lui restait à faire, mais il avait peur du résultat. S’il échouait, il risquait de mourir, ou pire, il pourrait devenir comme ce pauvre Aigle-Sans-Plume : débile et hébété. Marcher en Rêve était une entreprise des plus périlleuses, et il n’y avait que peu de Marcheurs qui osaient se lancer dans un tel voyage sans l’aide d’un chaman. Touchepierre avait Marché deux fois dans sa vie, et à chaque fois il avait été aidé par le Renard-À-Un-Œil. C’était le plus grand des Chamans. Lors de sa seconde Marche, Touchepierre s’était perdu dans les étoiles de la Grande Rivière Céleste. Le Renard-À-Un-Œil l’avait ramené. Sans la vision persistante des deux lunes, jamais le sauvage n’aurait envisagé de Marcher. Mais il avait également le sentiment que tout cela était lié au destin de Suryet. Chaque fois qu’il pensait à elle, la vision s’emparait de son esprit. Touchepierre soupira, et se rendit à la cabine de Talaban. Lorsqu’il entra, le capitaine faisait des marques sur un papier blanc, une série de petits symboles délicatement construits en lignes. Il lui avait expliqué que d’autres hommes pouvaient lire ces symboles, et qu’ils avaient un sens. Touchepierre aimait bien l’Avatar, et l’admirait même, aussi n’avait-il pas ri. — Tu as l’air inquiet, lui dit Talaban en posant son stylet. — Très troublé. Avoir besoin d’aide. (Talaban lui apporta un siège et se rassit.) Mauvaises visions. Marcher en Rêve pour trouver des réponses. Voler haut. Marcher parmi les étoiles. Voir le futur. — Tu m’as déjà parlé de cette Marche. Mais tu m’as dit que c’était très dangereux, Touchepierre. — Oui. Très dangereux. Mais devoir résoudre énigme. — Je croyais qu’il fallait un chaman pour faite le voyage. Pour t’aider à retrouver ton chemin. — Toi devoir me ramener. — Mais je ne saurais pas comment, mon ami. Touchepierre secoua la tête. — Toi partager la Marche. Toi voir ce que moi voir. Mais toi tenir le navire. Toi tenir… (il lutta pour trouver le mot juste) la vie, dit-il enfin. Une main sur navire. Une main sur moi. Toi ramener Touchepierre. — Cette vision est suffisamment importante pour que tu risques ta vie ? — Aussi la tienne, répondit Touchepierre. Talaban sourit. — Eh bien, je n’ai jamais Marché en Rêve. Alors, quand commençons-nous ? — Nous asseoir. Sur le sol. Trouver transe. Alors nous voler. — Allons-y, fit Talaban. Talaban ferma sa porte à clé et s’agenouilla sur le tapis en face de Touchepierre. Le sauvage posa ses mains sur les épaules de l’Avatar. Talaban l’imita. Puis Touchepierre se pencha en avant, baissant la tête jusqu’à ce que leurs crânes se touchent. — Tenir le navire, le prévint Touchepierre. Ou perdre tous les deux. Talaban ne répondit pas. Il se détendit et se mit à la recherche d’un état de transe : se concentrer sans objet, une tension physique alliée à une relaxation mentale, le mélange des opposés, la fermeture du cercle. Il se sentit bouger, tourner, comme si Touchepierre et lui dansaient bizarrement. Il savait que ce n’était pas le cas et qu’ils étaient tous les deux agenouillés sur le tapis de sa cabine. Pourtant, il laissa cette sensation le gagner. Des couleurs dansèrent dans son esprit, des arcs-en-ciel défilèrent autour mais aussi en lui. Puis il entendit la musique, rugissante, primale, le rythme de l’univers, le chant inquiétant des vents cosmiques, le soupir des étoiles à naître. À présent, il flottait dans les ténèbres, et des scènes de son passé jaillirent devant ses yeux ; son premier voyage aux Iles Cachées, l’école où il étudiait les cartes aux étoiles d’Anu, sa cour à Suryet alors qu’ils couraient tous les deux dans les collines surplombant le camp anajo, sa capture de Touchepierre, sa capture par Talaban. D’une secousse il essaya de se libérer de l’entière union des deux esprits. Il se retira, s’accrochant à son identité, et eut conscience que Touchepierre se débattait de la même manière. Une fois de plus, les couleurs apparurent et, momentanément, il sentit le tapis sous ses genoux et le mouvement du navire. Séparés mais toujours ensemble, les deux hommes se relaxèrent à nouveau, leurs esprits volant vers la musique. Des paysages d’une beauté infinie emplirent l’esprit de Talaban, des planètes, des étoiles, des lunes et des comètes, toutes bougeaient et tourbillonnaient dans la grande danse de l’éternité. L’excitation s’empara de lui, suivie rapidement par l’extase. Tous les secrets de l’univers le pénétraient, trop rapidement pour qu’il les comprenne, mais suffisamment lentement pour qu’il réalise qu’il y avait une unité et un sentiment de but sous-jacent dans chacune des scènes. Perdu dans le merveilleux de l’instant, il flotta parmi les étoiles de la Grande Rivière Lactée du Ciel. Il avait oublié Touchepierre, oublié le navire, perdu contact avec sa petite vie sans importance. Ici se trouvaient les réponses à toutes les questions, à tous les mystères. Et il était libre – libre de tous ses soucis, libre de toute lutte et de toutes les discordes. Tout n’était qu’harmonie. Tout n’était que joie insoupçonnée. Ici, le temps n’avait plus de sens, aussi continua-t-il à flotter, à regarder, à observer ; le merveilleux succédait au merveilleux. Il vit la naissance d’étoiles et la mort de planètes, ne faisant presque plus qu’un avec la danse. Deux lunes. C’était comme si une voix lui avait parlé, mais sans son. Qu’est-ce que cela signifiait ? C’est alors qu’il se rappela le mystère. Tout cela avait l’air si ridiculement petit à présent, et sans importance. Mais le fait d’avoir pensé à cette énigme lui donna envie d’en trouver la réponse. À nouveau, des couleurs tourbillonnèrent autour de lui jusqu’à ce qu’il soit face à une planète bleue. Il se dirigea vers elle à une vitesse phénoménale, traversa des nuages et se retrouva à planer au-dessus de grandes montagnes. Il continua sa route et reconnut Parapolis, et la Pyramide Blanche en son centre. Des gens avançaient sur la place du marché et devant le temple. Là, il se vit traversant la grande cour. Un mystique vagar s’approchait de lui, un homme en haillons de fourrure. La scène s’estompa. Il était toujours au-dessus de Parapolis – mais il n’y avait pas de Pyramide Blanche. Cette fois-ci, c’était une ziggourat en or, en escalier et au sommet plat. Le mystique vagar était de nouveau là, mais cette fois-ci des gardes le tenaient. L’un d’entre eux dégaina un couteau à dents en or et trancha la gorge du petit homme. Cette scène aussi s’estompa. Talaban flottait plus haut cette fois. C’était la nuit et un vent puissant soufflait sur le continent. Talaban se retourna et regarda en direction du nord. Le raz de marée allait submerger la cité. À cet instant précis, une seconde lune, pleine et scintillante, apparut dans le ciel nocturne. Et la cité disparut – juste au moment où la vague fondait dessus. L’euphorie que Talaban avait ressentie quelques instants plus tôt avait disparu. Il avait été le témoin de l’impossible, ce qui le ramena à la conscience. Il n’était plus un observateur passif, il pouvait de nouveau penser ; il se souvint du navire, de sa vie et… Touchepierre ! Où était Touchepierre ? Il ne ressentait plus ni son corps ni sa présence. Avec un grand effort, il se concentra sur le navire, le tapis, la cabine, les mains de Touchepierre sur ses épaules. L’univers s’effondra et Talaban fut propulsé dans son corps. Touchepierre était toujours agenouillé devant lui. Talaban le secoua en l’appelant par son nom. L’autre ne répondit pas ; son corps tomba par terre. Talaban essaya de se calmer. Il entra à nouveau en transe afin de chercher la route des étoiles. Il s’y essaya une heure, sans succès. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, il sentit la panique le gagner. Il se leva du tapis et se servit un gobelet d’eau qu’il avala d’une traite. Il fallait qu’il se calme. Il baissa les yeux vers la forme inerte du sauvage. Il me faisait confiance ! La panique revint de plus belle. Talaban poussa un juron et laissa la colère s’emparer de lui, afin d’enrayer les forces négatives qui tentaient de l’habiter. La main droite de Touchepierre était posée à plat sur le tapis. Il avait lâché son sac à médecine. Talaban se remit en position et prit le sac. Tout ce qui avait de la valeur dans la vie du sauvage se trouvait dans ce sac. Touchepierre croyait en sa magie. Talaban devait y croire à son tour. Il avait déjà entendu Touchepierre chanter dans sa cabine. Son entraînement d’Avatar lui permit de se remémorer chaque note, chaque nuance. Il serra le sac contre son torse et se mit à psalmodier. Des couleurs défilèrent dans son esprit, le bleu clair d’un ciel d’été, les multiples verts ombragés d’un sous-bois. Des sons étaient murmurés : de lointains chants d’oiseaux, l’appel étouffé des Osnu. Soudain, quelque chose de terriblement froid lui percuta le cerveau. Une douleur horriblement localisée. — Tu n’es plus qu’à quelques instants de ta mort, fit une voix plus froide encore que sa douleur. — Je dois trouver Touchepierre, fit Talaban. Il est perdu. — Ouvre-moi ton esprit, ordonna la voix. (Talaban avait l’impression que des griffes lui lacéraient le crâne.) Ne résiste pas ! L’Avatar s’efforça de rester calme, et s’abandonna à la souffrance. Le froid fut remplacé par une chaleur incandescente. Il poussa un cri. Il était persuadé qu’on lui enfonçait des fils de fer chauffé à blanc dans le cerveau, il pouvait les sentir transpercer ses chairs. De la bile remonta dans sa gorge et il vomit sur le tapis. Puis la douleur s’arrêta comme elle était venue. La voix résonna à nouveau. — Tu dois le trouver. — Je ne sais pas comment faire. — Tu as le sac à médecine. Sers-t’en. Je peux te guider jusqu’au Fleuve Lacté. Mais seul le détenteur du sac peut le trouver. — Que dois-je faire ? — Passe-toi le sac autour du cou. Puis tiens son corps avec ta main droite. Tends le bras droit. Quand tu seras au milieu des étoiles tu sentiras quelque chose de solide. Ce sera Touchepierre. Il ne voudra pas revenir. Il t’affrontera. Il griffera et mordra, déchirera et lacérera. Il prendra plusieurs formes et apparences. Ce ne seront que des illusions. Attrape-le et tiens-le bien. Quoi qu’il arrive. Tu comprends ? — Oui. — Ne le lâche pas. Il n’y aura pas de seconde chance. — Je comprends. — Sois fort. Si tu ne l’es pas, il te tuera. — Comment une illusion peut-elle me tuer ? — La douleur sera suffisamment réelle. Si tu y crois, tu mourras. Talaban fit passer le petit sac au-dessus de sa tête. — Je suis prêt, dit-il. Qui êtes-vous ? — Je suis le Renard-À-Un-Œil. Attrape mon petit-fils. (Talaban obéit.) À présent, ferme les yeux et tends ton bras droit. Des couleurs crépitèrent devant ses yeux, vives, brûlantes et douloureuses. Il se sentit flotter dans une mer de douleur atroce. Il essaya de hurler, mais il n’avait plus de voix. Puis il tomba à travers du feu. Il entendit une voix – plusieurs voix, qui lui hurlaient dessus. Des phrases explosèrent dans cette cacophonie. — Fils indigne. Tu n’es même pas capable d’accomplir une simple tâche ! Mon père me haïssait. Il connaissait la vérité. — Il n’y a rien que tu ne puisses faire, mon fils. Ma mère m’adorait. Elle était la vérité. — Il ne sert à rien. Il n’est bon à rien. Difficile de croire qu’il est mon fils. — Etre doué au combat n’est pas ce qui fait la grandeur d’un Avatar, mon enfant. L’esprit. Utilise ton esprit. Endar-sen, mon professeur. Sans lui, j’aurais été perdu. Les sons grossirent, les voix criaient toujours, hurlaient, soupiraient, chantaient. Talaban essaya de rester sain d’esprit malgré le bruit. Où étaient donc les étoiles et la musique de l’univers ? — Elles viendront, fit la voix du Renard-À-Un-Œil. D’abord, tu dois continuer de chuter, ensuite seulement tu t’envoleras. Écoute les voix. Découvre qui tu es. — Je sais qui je suis. — Non. Trouve ce qui a été perdu. — Touchepierre. C’est lui qui est perdu. — Trouve d’abord l’homme qui est en toi, Talaban. Après tu chercheras Touchepierre. — Je ne comprends pas ! Mais en son for intérieur il avait compris – il se laissa couler dans l’océan des voix. — Un homme doit avoir un rêve, Talaban, disait Endar-sen. Sans cela, il est inanimé. Les hommes mangent, boivent, mais cela ne les nourrit pas. Nous écoutons, nous parlons, mais nous n’apprenons rien d’important. Nous respirons, mais nous ne vivons pas. Quel est ton rêve ? — Il n’y a rien que tu ne puisses faire, mon fils. Tu es spécial. — Je n’ai pas de rêve ! Il n’y a pas de rêve possible, pour moi. Tous mes rêves sont morts sous la glace. Tous mes espoirs y sont enterrés. — Fils indigne. Tu n’es même pas capable d’accomplir une simple tâche. Chryssa était la meilleure de toutes. Elle m’aimait. Avec elle, j’aurais pu bâtir un rêve. Les sons se dissipèrent, et il revit leur dernier moment ensemble, sa beauté fragile presque disparue, sa peau pareille à du verre. Personne n’avait compris la nature de sa maladie. Elle ne touchait qu’une personne sur dix mille, au pire. On appelait cela être Marié au Cristal. La trop fréquente utilisation des cristaux modifiait les propriétés chimiques du corps. Les tissus se solidifiaient, le corps prenait progressivement toutes les caractéristiques du cristal. Une fois que la maladie s’était déclarée, il était impossible de l’enrayer. Parfois, le processus était lent et douloureux, d’autres fois rapide et terrifiant. Chryssa, heureusement, était tombée dans la seconde catégorie. Talaban s’était assis à ses côtés, sur le lit. Il n’avait pas pu lui tenir la main, craignant de lui briser les doigts. Elle avait perdu la parole, et seuls ses yeux – ses jolis yeux bleus – étaient restés humides et doux. Il lui avait dit qu’il l’aimait, qu’il l’aimerait pour l’éternité. Une larme était apparue sur sa joue de cristal, puis ses yeux s’étaient durcis ; et elle s’était éteinte. Le monde s’était arrêté de tourner pour lui, et la vraie chute du monde l’année suivante avait été comme un anti-climax. La douleur du souvenir était toujours intense. Elle le brûlait et le glaçait à la fois. C’est ce jour-là que j’ai tout perdu, pensa-t-il. — Non. C’est ce jour-là que tu as tout abandonné, fit le Renard-À-Un-Œil. Aujourd’hui, il est temps de revendiquer ton passé. À présent, les voix avaient disparu. Talaban flottait librement dans l’air. Il tournoyait, virait, plongeait et s’élevait à une vitesse prodigieuse. Sous lui, la planète bleue brillait comme une lanterne à minuit. Sa vitesse s’intensifia et la planète ne ressembla plus qu’à un petit caillou. Deux comètes croisèrent sa route, attirées par une planète gigantesque ; elles se perdirent dans les nuages qui l’entouraient. De grosses gerbes de feu jaillirent. Talaban continua sa route. Il pouvait enfin entendre la musique, le battement de cœur du cosmos. Il voulait tellement en faire partie, afin de vivre pour toujours au rythme de l’univers. — Tiens bon ! ordonna la voix du Renard-À-Un-Œil. C’est la route qu’a choisie Touchepierre. Talaban essaya de ne plus penser à la musique. Il flottait au milieu des étoiles. Il ferma les yeux et suivit le conseil du chaman. Il sentait le sac à médecine dans sa main gauche. Quelque chose souffla contre ses doigts. Il tenta de l’attraper, mais échoua. Encore – et cette fois ses doigts se refermèrent sur une surface dure. Une douleur vive le lança dans le bras. Il ouvrit les yeux et vit un énorme serpent marbré, dont les crocs étaient enfoncés dans son bras. Instinctivement il ouvrit la main, mais il maîtrisa vite sa peur et attrapa de nouveau le corps. Les crocs du serpent fondirent sur son visage et s’enfoncèrent profondément. Il sentit le poison couler dans ses veines. Illusion. Tout n’est qu’illusion, se persuada-t-il. Les blessures disparurent aussitôt. Il tenait un rocher. Des vers sortaient des trous à sa surface, lui dévorant la paume. Il voyait leurs petites dents lui arracher la chair. Il se concentra sur le sac à médecine et visualisa le navire, cherchant un moyen de rentrer. Les vers se frayèrent un chemin dans son poignet. Ils pondaient des œufs dans ses artères. Il pouvait les sentir bouger sous sa peau. Les œufs s’ouvrirent, et des milliers de vers se mirent à grouiller en lui, dans sa poitrine, dans son ventre, son cou et ses parties. Ils crevèrent la chair. On le dévorait vif. — Aide-moi, chaman ! cria-t-il. Il n’y eut pas de réponse. Et si tout cela n’était qu’un piège ? Et si Touchepierre n’était pas vraiment là ? Un ver creva sa joue et descendit le long de son visage. À présent, des arcs-en-ciel tournoyaient en spirale autour de lui. Il serra plus fort le rocher. Je suis presque rentré, pensa-t-il. Presque à l’abri. — Tu me fais mal, fit Chryssa. Talaban ouvrit grand les yeux. Il vit son corps frêle, et des fissures apparaissant sur son bras en cristal, là où Talaban serrait fort. — Pourquoi veux-tu me faire du mal ? — Mais je ne veux pas te faire de mal, lui dit-il. — J’étais à l’abri, dans les étoiles. Si tu me ramènes avec toi, je me transformerai en verre et en poussière. Il ferma les yeux et l’ignora. Puis, il accélérera son allure. Un grand rugissement emplissait ses oreilles. Des griffes gigantesques se plantèrent dans son visage, lui arrachant l’œil gauche, et s’attaquèrent ensuite à sa poitrine. Le lion était sur lui. Ses crocs mordirent son épaule, brisant les os d’un coup sec. Pourtant il resta accroché à sa crinière noire. Je vais mourir, pensa-t-il. Je ne pourrai pas survivre à ces blessures. La planète bleue surgit devant lui dans un grondement, il sentit sa tête heurter le tapis sur le sol de sa cabine. Derrière lui, Touchepierre gémit. Talaban se mit à genoux et secoua le sauvage. Touchepierre ouvrit ses grands yeux verts. — Maintenant dormir, dit-il. Et il s’écroula. Talaban laissa tomber le sac à médecine devant l’homme évanoui. Puis il se leva et alla à son bureau. Il n’y avait aucune trace sur son corps, ni blessure ni déchirure. Mais son esprit se recroquevilla lorsqu’il repensa à la douleur. Eh bien, ce n’était pas très intelligent, se dit-il. Il pensa alors à Chryssa. Instinctivement, il essaya de repousser l’image, mais réalisa d’un seul coup que sa perte ne le tourmentait plus. Il tenta de faire surgir des souvenirs d’elle, leurs innombrables balades dans les collines, le sol tapissé de fleurs du printemps, et sa réticence à marcher dessus. Elle s’était débrouillée pour évoluer au milieu d’elles sans les piétiner, avec grâce. Finalement, c’était un beau souvenir. Et Talaban réalisa à quel point il avait été idiot. En réprimant violemment ses souvenirs de Chryssa, il avait enterré la joie avec le désespoir. Tu es bête, se dit-il. Il ouvrit la porte arrière et sortit sur son pont privé. Les étoiles brillaient dans le ciel. Quand soudain, une lumière jaillit à l’est. Talaban leva les yeux… … et vit qu’une deuxième lune flottait dans le ciel. La mer sous le navire se mit à tourbillonner et gonfla d’un coup. Talaban fut projeté sur sa gauche. Quelqu’un poussa un cri sur le pont supérieur. Puis la seconde lune disparut et les flots se calmèrent. Il resta un moment interdit, perplexe. C’est alors qu’une autre surprise le cueillit. Une silhouette transparente et scintillante se tenait dans l’encadrement de sa porte. C’était un vieil homme avec une chemise en peau de chèvre décorée de phalanges humaines. Ses cheveux étaient blancs et tressés avec des perles. Ses yeux étaient profonds et semblaient détenir une réponse. — Le mal est sur nous, Talaban, déclara-t-il. Et disparut. Chapitre 13 Le changement dans le ciel préoccupa Ra-Hel, le roi des dieux. Il alla voir le Vieux Jeune et lui demanda une prophétie. Le Jour des Dénouements est arrivé, annonça le Vieux Jeune. La guerre éclatera entre les dieux. Les puissants tomberont, le ciel pleurera, et le mal arpentera la terre. Mais il ne parla pas de la déesse à venir, ni de la Reine des Morts. Car le temps n’était pas encore venu. Tiré du Chant du Midi des Anajos Lorsque les deux lunes apparurent dans le ciel, l’excitation gagna les cités, mais fit place à la panique dès que les tremblements de terre fissurèrent le mur est d’Egaru et fit s’écrouler deux des plus vieux bâtiments de Paragu. Les trois autres cités échappèrent aux dégâts. Vingt-six personnes trouvèrent la mort dans l’effondrement des bâtiments de Paragu et soixante-dix furent blessées. Le Quêteur Général ordonna à ses troupes de quitter les casernes pour patrouiller dans les rues. Les autorités vagares mobilisèrent des volontaires pour aller déblayer les débris dans l’espoir de trouver des survivants. Une vieille femme et deux enfants furent ainsi sauvés. De l’autre côté du fleuve Luan, la ville principale des Hommes de Boue avait également subi des dommages importants. Leurs maisons en brique s’étaient écroulées, comme une grande partie du palais. Pendant la nuit, le Luan était sorti de son lit, et une crue de vase avait noyé des centaines de personnes. Dans la Vallée du Lion de Pierre, le Quêteur Anu avait demandé à ses ouvriers de monter sur les hauteurs, une heure avant le phénomène. Aucun homme ne fut blessé lorsqu’un précipice s’ouvrit en plein de cœur de la vallée, crachant de la fumée et de la cendre dans le ciel nocturne. À cinq kilomètres de là, dans la carrière, une section de grès de plus de vingt tonnes s’était détachée, écrasant six ouvriers et deux prostituées. Ces hommes étaient restés là-bas en dépit des ordres du Quêteur Anu, car ils n’avaient pas pu annuler leur rendez-vous avec ces femmes. À l’aube, la terre était redevenue calme. Le Grand Conseil se réunit en urgence afin de discuter de ce phénomène astronomique et de ses conséquences. Le Quêteur Général ne présida pas la réunion. Au lieu de cela, il se rendit dans la vallée à la recherche d’Anu. Le Quêteur, redevenu jeune, descendait justement de la montagne, suivi par une colonne d’ouvriers, lorsque Rael arriva. — Nous devons parler, mon ami, fit Rael. Il trotta encore quelques pas jusqu’à atteindre l’herbe grasse. Anu le rejoignit comme il mettait pied à terre. — J’ai le sentiment que tu m’en veux, dit-il. — Tu aurais pu être plus clair. Tu savais ce qui allait se passer. Était-ce une illusion ? — Non. Tirant sa monture par les rênes, Rael se dirigea vers un endroit rocailleux afin de s’asseoir sur un rocher. Anu le suivit une fois de plus. — Est-ce que tu peux me dire pourquoi tu m’as caché ce qui allait se passer ? — Tu ne m’aurais pas cru, Rael. Tu aurais pensé que j’étais fou. — Tu aurais au moins pu me laisser le loisir de juger par moi-même. Enfin, quoi qu’il en soit, le phénomène est passé. Mais qu’est-ce que cela signifie ? — Cela ne va pas être simple à expliquer, fit Anu en se passant la main dans ses cheveux courts. — J’ai le temps. Anu sourit. — Nous avons peut-être moins de temps que tu ne le crois. J’ai besoin que tu gardes l’esprit ouvert, Rael, et que tu écoutes ce que je vais te dire sans m’interrompre. D’accord ? — D’accord. — Nos mythes racontent qu’il y avait des dieux qui pouvaient voyager dans le temps, ouvrir des portails vers des mondes lointains. Tu te rappelles du Conte des Jumeaux ? Bezak, le dieu du tonnerre et son frère jumeau dont il ne connaissait pas l’existence ? (Rael acquiesça.) Ce mythe m’a toujours laissé perplexe, reprit Anu, car je me disais que la mère de Bezak aurait dû savoir si elle avait eu des jumeaux ou pas. — Épargne-moi les mythes, Anu. — Patience, Quêteur Général. Il faut d’abord peler un fruit avant d’en manger la chair. Ce que j’essaie de te dire, c’est qu’il existe d’autres réalités, parallèles à la nôtre. Lorsque nous nous sommes préparés à la Grande Chute, d’autres l’ont fait aussi, dans leurs propres mondes. Toujours est-il qu’un groupe, qui avait accepté les conclusions de ses sages, a fait ce qu’il fallait pour survivre. Ils ont utilisé toute l’énergie dont disposait leur civilisation afin de repousser le raz de marée. Cela a marché – mais pas de la façon qu’ils l’espéraient. En fait, ils ont ouvert un portail entre les différentes réalités. Ils ont transporté leur capitale et ses environs dans notre réalité. Ils sont ici. De l’autre côté de la mer occidentale. »Et il faut que tu saches autre chose, Rael. Des milliers de personnes sont mortes sur notre monde lorsque la deuxième lune est apparue – écrasées par cette cité venue d’ailleurs et ses montagnes, ses collines, qui sont apparues comme un coup de marteau sur la plaine. — Tu avais raison, fit Rael. Si tu m’avais dit ça avant que je ne voie les deux lunes, j’aurais bien cru que tu étais devenu sénile. Déjà que j’ai du mal à y croire maintenant… — J’ai eu la vision, lui confia Anu. Je savais ce qui allait se passer – et ce qui reste encore à venir. D’ici deux mois, des vaisseaux en or entreront dans le port d’Egaru. Ils amèneront des messagers de l’ouest. — Ce sont des Avatars, comme nous ? — Pas comme nous, Rael. Cela fait longtemps qu’ils ne puisent plus leur force dans le soleil. Ils se servent de rituels sanglants. C’est un peuple maléfique. — Combien d’entre eux ont survécu ? — Des milliers. — Ils ont des arcs-zhi ? — Non, mais ils ont développé d’autres armes tout aussi mortelles. Rael jura entre ses dents. Puis, il se dirigea vers son cheval et se hissa prestement en selle. — Nous ne sommes plus qu’une poignée d’Avatars, et nous nous accrochons déjà à la vie du bout des doigts, déclara-t-il. Nous sommes entourés d’ennemis qui, tels des loups, n’attendent que le moment propice pour nous sauter à la gorge. (Il fit avancer son cheval jusqu’à l’endroit où était assis Anu et se pencha sur le pommeau de sa selle.) J’espère que tu as de bons conseils à me donner, Saint Homme, dit-il. — Ils ne doivent pas gagner, répondit Anu. Ils plongeront le monde dans les ténèbres et le mal. — Alors trouve un moyen pour que je puisse les battre, fit Rael. — J’en trouverai un – une fois que ma pyramide sera terminée. D’ici là, Rael, il faudra que tu te serves de ta cervelle. Les premiers jours à Egaru avaient été difficiles pour Sofarita. Elle avait visité la ville quatre fois avec ses parents et une fois avec son mari. Mais à chaque occasion, elle n’était restée qu’une seule nuit, dans une taverne qui s’appelait le Corbeau de Paix. Au grand dam de Sofarita, la taverne était fermée cet été et elle ne savait pas où aller. Le soleil était sur le point de se coucher lorsqu’elle avait donné son nom au garde de la porte orientale. Si elle avait su à ce moment-là que la taverne serait fermée, elle lui aurait demandé conseil. Au lieu de cela, elle se retrouvait assise sur son poney en face d’un bâtiment autrefois familier, aux fenêtres bouchées par des planches froides et hostiles qui avaient été clouées à l’extérieur du bâtiment. La porte aussi était barrée. Elle s’aventura plus profondément dans la cité et scruta les maisons à la recherche d’une autre taverne, mais n’en trouva pas. Les rues devenaient de plus en plus bondées, ce qui rendait le petit poney nerveux. Sofarita essaya de le calmer, car il n’avait pas l’habitude du brouhaha. Un chien fila sous ses jambes et le poney se cabra. Sofarita se rattrapa de justesse à la selle. Une bonne femme imposante vêtue d’une grande robe rouge et jaune, tape-à-l’œil, attrapa le poney par les rênes et lui flatta le cou. — Holà, lui dit-elle. Holà. Tout doux. Sofarita la remercia. — Tu ne pourras avancer beaucoup plus loin avec cette monture, mon enfant, lui expliqua alors la femme accoutrée de façon voyante. Aucun Vagar à cheval n’est autorisé dans le centre-ville. Où vas-tu comme ça ? — Si seulement je le savais ! Je cherche un endroit où passer la nuit. — Tu as de l’argent ? — Oui, un peu. — Alors suis-moi, fit la bonne femme. Elle mena le poney par sa bride et tourna dans une ruelle étroite qui menait à de modestes étables donnant sur une petite place éclairée par des lanternes. Des tables avaient été disposées là, illuminées par des bougies. Une vingtaine de personnes y mangeaient. Des servantes apportaient des plats et des boissons sur des plateaux en bois à des clients impatients. — Descends, ma fille, fit la grosse femme. Sofarita se laissa glisser de selle. Son dos lui faisait mal, ainsi que l’intérieur de ses cuisses. Le voyage s’avérait douloureux. — Mon neveu est propriétaire de l’endroit, lui apprit la femme. C’est un bon garçon, et personne ne viendra t’ennuyer ici. D’où viens-tu ? — De Pacepta. (La femme eut un regard inexpressif.) C’est un petit village de fermiers près de la frontière des Erek-jhip-zhonads. — Et tu viens chercher du travail à la ville ? — Oui. — Eh bien, il va d’abord te falloir un permis. Sans ça, tu ne pourras pas te faire embaucher. Mais – et tu vas voir à quel point c’est idiot – si tu n’as pas d’emploi, on te refusera ton permis. — Je ne comprends pas. — Moi non plus. Ce sont les lois des Avatars, mon enfant. Elles ne sont pas faites pour être comprises, juste pour être suivies. Un jeune homme joufflu apparut sur le seuil. La femme l’appela par son nom et il s’approcha. — Emmène ce poney à l’étable, lui ordonna-t-elle, et ensuite porte les affaires de cette jeune femme à l’intérieur. Elle prit Sofarita par le bras et la guida à travers les tables jusque dans le bâtiment principal. Là aussi des gens dinaient, et une odeur de viandes rôties émanait des cuisines. Un grand jeune homme les repéra, leur fit un large sourire et vint à leur rencontre. Il portait un tablier blanc taché de sauce. — Bonsoir, ma tante, fit-il. Vous venez surveiller vos investissements ? — Tu es décidément trop maigre, Baj, le gronda-t-elle. Un bon cuisinier doit avoir de la bedaine. Cela montre que sa nourriture vaut le coup d’être mangée. Il gloussa et se tourna vers Sofarita. Son regard était direct ; il la jaugeait. L’espace d’un instant, elle se sentit décontenancée. — Qui est votre nouvelle fille, ma tante ? s’enquit-il. — Ce n’est pas une de mes filles. Je l’ai trouvée sur un poney au milieu de l’avenue, à la recherche d’un logement. C’est une fille de la campagne, et innocente, autant que je puisse en juger. Alors traite-la avec respect, jeune Baj, ou sinon tu me devras des comptes. Tu peux aussi vendre son poney. Il ne lui servira à rien à Egaru, et je pense que l’argent lui sera vite nécessaire. (Elle regarda Sofarita.) N’accepte pas à moins de dix pièces d’argent. Tu pourras peut-être même en tirer quinze. (Elle la fixa droit dans les yeux.) Quel âge as-tu ? Seize ans ? – Vingt-deux, répondit Sofarita. — Tu fais plus jeune. Enfin bon, tu as déjà dû acquérir un peu de jugeote, or c’est toujours utile pour une femme dans cette cité. Prends soin d’elle, Baj. Je viendrai vérifier. La grosse bonne femme lui tapota l’épaule et sortit de la taverne. Sofarita avait la tête qui tournait, comme après un orage. — Elle est toujours comme ça ? demanda-t-elle à Baj. Le jeune homme lui adressa un grand sourire amical. — Toujours, répondit-il. Viens, je vais te trouver une chambre. Elle le suivit à travers un corridor tamisé et le long de petits escaliers branlants qui n’étaient éclairés qu’au premier palier, et par une seule lanterne. Baj prit la lanterne au passage et continua de gravir les marches qui menaient dans les ténèbres. — Ce sera mieux éclairé plus tard, lui dit-il. Je ferai allumer d’autres lanternes. Les escaliers se terminaient par un balcon qui faisait le tour de la salle à manger tout en bas. Baj s’arrêta devant une grosse porte, ouvrit le loquet et entra. C’était une petite chambre à coucher avec un âtre en pierre et une minuscule fenêtre. Baj suspendit la lanterne à un crochet au-dessus de l’âtre. — Ça sent un peu le renfermé, dit-il, mais tu ne trouveras pas mieux pour une pièce d’argent. — Par mois ? s’enquit-elle. Il partit d’un rire sincère. — Par jour, ma mignonne. C’est ça la cité. — Par jour ? Sofarita était scandalisée. — Eh oui, pour chaque jour. Mais tu as droit à trois repas, et tu seras en sécurité. Crois-moi, rien que pour ça, c’est un tarif intéressant. Cette chambre pourrait me rapporter jusqu’à dix pièces d’argent par semaine. — Je la prends, fit-elle. — Attends ici et mets-toi à ton aise. Je vais t’apporter de quoi manger un peu. Une fois qu’il fut parti, Sofarita s’assit sur le lit. Le matelas n’était pas très gros, mais les couvertures étaient épaisses et chaudes. Pour la première fois depuis son départ, l’énormité de son acte la frappa. Elle avait quitté la vie paisible de son village pour l’insécurité d’un environnement dont elle ne connaissait rien. Elle se rendit à la fenêtre et regarda les gens qui mangeaient en bas. Leurs habits avaient l’air riches et magnifiques, bien plus gracieux que les habits de maison qu’elle portait. Quant aux couleurs des tissus : verts intenses, doré lumineux, rouges et bleus. L’une des femmes en dessous était vêtue d’une robe de soie sertie de perles. Ses cheveux étaient tenus par une tresse attachée par du fil brillant, qui scintillait à la lumière des lanternes. Lisha ! Le nom était apparu dans l’esprit de Sofarita, et avec lui la vision de la femme qu’elle venait de regarder. Sauf qu’elle ne mangeait plus. Elle n’était pas non plus habillée avec la belle robe. Elle était assise sur un tapis usé jusqu’à la corde, et berçait un bébé mort dans ses bras. Elle pleurait. Un sentiment de tristesse balaya Sofarita. Pas le sien, mais celui de la femme d’en bas. L’espace d’un instant, elle vit ce que voyaient les yeux de cette femme : un vieillard rondelet qui enfournait une grande cuillerée de nourriture dans sa bouche. Il lui sourit. Il avait un morceau de viande noire coincé entre les dents. Sofarita ferma les yeux et se recula de la fenêtre jusqu’à heurter le lit. La vision l’avait ébranlée, et ses mains tremblaient. Baj revint alors avec un plateau-repas. Il le posa sur une table basse, qu’il souleva ensuite pour la placer devant elle. Sur le plateau, il y avait de la viande rôtie couverte de sauce, du pain noir, un pot de beurre et un morceau de fromage frais. — Mange, lui conseilla-t-il. Tu es toute pâle. Il sortit de son tablier trois bouts de chandelle qu’il alluma à la lanterne, et les plaça dans de petits pots en grès qui étaient disposés dans la pièce. Sofarita découpa un bout de viande et la goûta. C’était du rôti de bœuf. Il était délicieux, au-delà des mots. Lentement mais sûrement, elle termina son repas, sauçant le fond de son assiette avec du pain. Puis, elle leva les yeux. Il était accroupi à deux mètres d’elle, les coudes sur les genoux, le menton dans ses mains. — Je prends beaucoup de plaisir à regarder les gens savourer ma cuisine, déclara-t-il. — Ce repas était succulent. Mais je n’ai plus faim pour le fromage. Est-ce que je peux le garder pour plus tard ? — Bien sûr. Quel genre de travail cherches-tu ? Est-ce que tu comptes travailler pour ma tante ? — Je ne sais pas. Que fait ta tante ? — Ce qu’elle fait ? Tu ne le sais donc pas ? (Il la regarda attentivement et se fendit d’un large sourire.) Bien sûr que non, tu ne peux pas savoir. Suis-je bête. Bon, alors que sais-tu faire ? — Tout. Il suffit juste que je m’y mette, lui répondit-elle. J’ai déjà planté des semences, je les ai fait pousser, et j’ai fait la moisson. Je peux coudre, filer et broder. Je sais tondre des moutons, et je connais des remèdes pour chasser les mouches bleues. Je connais en outre les herbes qui guérissent les blessures et d’autres qui soignent les maux de tête ou les rhumatismes. Et je suis forte, également. Je peux travailler dur. Plus dur que n’importe quelle femme de cette cité. — Tu es aussi bien faite et jolie. Ma tante t’expliquera qu’il y a beaucoup d’argent à gagner en te servant de tes avantages. — Comment ça ? — Ma tante… divertit les riches et les puissants. Elle a une très grande maison et elle a beaucoup de jeunes filles – et de jeunes hommes – à son service. Une nouvelle vision submergea Sofarita : une grande chambre à coucher, avec un lit rond couvert de draps en satin. Deux femmes et un homme étaient allongés dessus. Mais qu’est-ce qui lui arrivait ? Elle s’efforça de paraître calme. — Ta tante possède un bordel ? — Mais oui, quoique ses employés préfèrent appeler ça un « lieu de divertissement ». Ils peuvent gagner plus en une nuit que moi en une semaine. Et davantage que tu ne gagnerais en étant servante de maison pendant toute une saison. — Combien gagnent-ils ? — Ma tante m’a dit que cela dépendait de ce que l’on attendait d’eux, ainsi que de la générosité et de la richesse du client. En d’autres mots, si tu trouves un homme riche qui t’aime bien, tu peux te faire jusqu’à cent pièces d’argent par soir. Mais la plupart du temps, c’est vingt ou trente. — Autant que ça ? — Cela te tente ? — Cela t’étonne ? Pourquoi ? Y a-t-il quelque chose que tu ne me dis pas ? — Non, rien, fit-il. C’est juste que… divertir… n’est pas une profession très honorable à Egaru. Dans certaines villes des Hommes de Boue – à ce qu’on dit – les putes sont presque sacrées. Chez les Patiakes, elles sont très bien considérées. Mais dans les villages vagars, on les méprise. — Et ici ? Est-ce que je ne pourrais pas travailler pour toi ? — Bien sûr. Mais avec le salaire que je te paierais, tu ne pourrais pas garder longtemps cette chambre. — Alors je vais y réfléchir, fit-elle. La foule s’était agglutinée sur les quais pour assister au retour du Serpent. Ce dernier entra majestueusement dans le port. Les plus vieux Avatars avaient les larmes aux yeux, les plus jeunes étaient émerveillés. Finis les voiles peu maniables, le roulis, le tangage, et tout ce qui handicapait le navire. En arrivant dans le port, le Serpent était serein. La majorité de la foule était vagare, et n’avait jamais vu de Serpenta pleine puissance. Ce furent eux les plus médusés. Talaban rangea le navire contre le quai et les marins jetèrent des bouts aux dockers qui attendaient. Une fois amarré, Talaban arrêta le navire. Celui-ci flotta sur l’eau. Dans l’heure qui suivit, le Quêteur Ro avait organisé le conditionnement et l’enlèvement des quatre coffres qui restaient, trois pleins et un vide. Il s’était disputé avec Talaban à propos de celui qui alimentait le Serpent. Talaban avait rejeté sa décision. — Si le Quêteur Général exige que le navire soit de nouveau mis en cale sèche, alors je ferai enlever le coffre, avait-il dit. D’ici là, le Serpent restera chargé. Les coffres furent transportés par chariot. Ro ordonna au conducteur d’aller jusqu’au palais. Le petit Quêteur grimpa ensuite aux côtés du Vagar. Tandis que le Serpent disparaissait derrière lui, il ne se retourna pas. Talaban rassembla l’équipage, le paya, et lui donna la permission de descendre à terre afin d’aller voir les listes d’embarquement affichées aux portes des quais. — Nous aurons peut-être à repartir bientôt, lui dit-il. Il est donc vital que vous soyez prêts. Il laissa un semblant d’équipage à bord, commandé par Methras, afin de protéger le navire, et descendit la passerelle avec Touchepierre. Ils se rendirent jusqu’aux portes des quais et Talaban loua une carriole ouverte afin de rentrer chez lui, sur la Colline aux Cinq Arbres. Sa maison était située près d’une cerisaie. Ce n’était pas une habitation imposante, elle ne comprenait que neuf pièces. Les murs étaient blanchis à la chaux et exempts de toute fioriture. Son long toit en pente était composé de tuiles en terre cuite. Des volets en bois recouvraient les fenêtres, protégeant les pièces du soleil. Talaban descendit de la carriole et paya le conducteur. La porte principale était ouverte. Alors que Touchepierre et lui s’approchaient du bâtiment, une femme entre deux âges apparut sur le seuil. Elle s’inclina devant Talaban. — Tout est prêt, seigneur, dit-elle. Mon mari a vu le navire. Votre chambre a été aérée, et votre lit fait. L’eau chauffe pour votre bain, et de la nourriture vous attend dans la salle à manger. — Merci, fit Talaban en la dépassant. — Un messager est arrivé du palais, seigneur. Il y a une réunion du Conseil à la tombée de la nuit. Votre présence est requise. Un attelage viendra vous chercher. Talaban acquiesça et se rendit dans la salle à manger. Située à l’ouest de la maison, elle permettait d’accéder aux jardins et au verger derrière grâce à une ouverture en forme d’arche. La pièce, avec ses trois grandes fenêtres, était inondée de lumière, l’air parfumé par les fleurs du jardin, le jasmin et la rose, le chèvrefeuille et l’herbe mouillée. Talaban ôta ses bottes et s’allongea sur un divan. Un homme entra et s’inclina respectueusement ; il déposa sur une table basse un pichet de vin coupé d’eau et deux gobelets. Puis il sortit. Touchepierre versa la boisson à son capitaine mais n’en prit pas pour lui. Il préféra jeter son dévolu sur des gourmandises : fruits frais, viande séchée – jambon, bœuf et pigeon – une variété de fromages et une miche de pain frais. — Ça bon, s’exclama Touchepierre. L’homme et la femme revinrent. Ils s’inclinèrent ensemble. — Votre bain est prêt, seigneur, dit-elle. Aurez-vous besoin de nous ? — Non, répondit-il. Je vous remercie. Il se leva et leur donna à chacun deux pièces d’argent. Ils saluèrent à nouveau et quittèrent la maison. — Toi pas aimer les voir mourir, déclara Touchepierre. — Quoi ? — Les serviteurs. Toi les regarder vieillir. Alors toi triste. Moi voir ta vie. Quand nous voler. Talaban acquiesça. C’était vrai. Ses premiers serviteurs à Egaru – un couple – l’avaient accompagné pendant plus de vingt-cinq ans. Il en était venu à bien les aimer. Quand la femme était tombée malade, Talaban l’avait guérie. Mais le Conseil en avait eu vent et l’avait convoqué. Il était illégal pour un Avatar d’utiliser ses cristaux magiques sur des races inférieures. Talaban avait reçu l’ordre de les renvoyer. Soit il obtempérait, soit la femme mourait. Depuis lors, il n’avait jamais employé que des serviteurs temporaires. Touchepierre était accaparé par la nourriture à laquelle il faisait un sort. Talaban se leva et s’étira. — Je vais prendre mon bain, dit-il. Allongé dans l’eau parfumée, il repensa à Chryssa, à sa joie et au fait que tout ce qu’elle voyait l’émerveillait continuellement : le soleil sur une fleur, une colombe au crépuscule, la lune qui dansait de tous ses fragments sur la mer du soir. Le souvenir des deux lunes rejaillit dans son esprit, et avec elle la silhouette scintillante du Renard-À-Un-Œil. Il n’avait pas fait part de cette apparition à Touchepierre. Il avait besoin de temps pour y réfléchir. Il sortit du bain et s’essuya avec une grande serviette. Puis, il s’allongea sur un tapis et se concentra sur les Six Rituels. Une heure plus tard, il était habillé d’une tunique de soie bleue bordée d’argent. Ses longs cheveux noirs étaient maintenus en place par un anneau d’argent serti d’une pierre de lune. Il portait à la taille une ceinture à joyaux où pendait son couteau de chasse, le manche noir embelli par des fils d’argent. Son pantalon était en laine blanche, et ses bottes qui remontaient jusqu’aux genoux en peau de lézard argentée. Touchepierre lui sourit et Talaban put lire la moquerie dans ses yeux. — C’est une tenue d’apparat pour le palais, fit Talaban, sur la défensive. Touchepierre acquiesça. – Très joli, dit-il. — Il me semble t’avoir vu un jour dans un manteau en plumes d’aigle, avec un chapeau de perles… c’était pour ton mariage avec Suryet, non ? Tu portais également une brayette en coquillages et tes lèvres étaient peintes en blanc. Tu vois, moi aussi je partage tes souvenirs. — Différent, fit remarquer Touchepierre. Plumes d’aigle apporter magie. Coquillages donner virilité. — Ce n’est qu’une question de style, rétorqua Talaban en époussetant sa tunique. — Très joli, répéta Touchepierre avant d’éclater de rire. Talaban sourit en secouant la tête. Il était impossible de discuter avec Touchepierre. — À mon retour, il faudra qu’on parle. — À propos rentrer maison ? — À propos du Renard-À-Un-Œil. — Toi me réveiller. Nous parler. L’attelage arriva pile à l’heure. Talaban prit place à l’arrière. Il observa la cité. Elle avait grandi en cinquante ans ; elle avait presque doublé de taille. La majorité des bâtiments les plus anciens, situés sur les cinq collines de la cité d’origine, étaient conçus avec goût, mais la plupart des nouveaux étaient faits de briques séchées. Séparées par des ruelles étroites, ces maisons surpeuplées abritaient la population ouvrière – potiers, boulangers, maçons, tailleurs, charpentiers, serviteurs et bien d’autres encore. Les Vagars étaient maintenant cent fois plus nombreux que les Avatars. Et le ratio allait en s’accroissant. L’humeur de Talaban était sombre. L’attelage continua sa route, traversant le pont de pierre qui menait au centre avatar de la cité. Là, les bâtiments étaient de nettement meilleure qualité. C’étaient de grandes maisons aux façades de marbre ciselé, flanquées de statues magnifiques. Il y avait des fontaines, de petits lacs artificiels, des parcs aux sentiers mûrement réfléchis. L’attelage déboucha sur l’avenue principale et dépassa la Bibliothèque puis le Musée des Antiquités. Ces deux structures avaient été conçues lorsque l’ancien empire était à son apogée. Les blocs massifs de plus de quatre-vingts tonnes avaient été mis en place par quelques ouvriers seulement et la légendaire musique du Prime Avatar. Talaban avait déjà vu la chose, du temps où il était enfant, à Parapolis. D’abord un Quêteur devait jouer un morceau très simple à la flûte. Puis, des trompettes retentissaient. Les maçons avatars s’avançaient ensuite, d’une démarche en rythme avec la musique. Et là, ils soulevaient des blocs de pierre énormes comme si c’étaient des sacs de grain. Les gens s’attroupaient autour des sites de construction, afin de s’émerveiller devant cette magie et écouter la musique. La Bibliothèque était gigantesque. Le grand linteau de pierre au-dessus de l’entrée reposait sur les épaules de deux statues de dix mètres de haut. Sur un trône posé à même le linteau, se tenait la statue du Prime Avatar, assis, les mains tendues vers son peuple. Cette idée originale symbolisait le fait que même s’il était au-dessus des autres, c’était par la volonté du peuple. D’où les deux Vagars qui le portaient. Aujourd’hui, pour Talaban, cela ne faisait que souligner à quel point le poids de la domination avatare écrasait les épaules vagares. L’attelage continua d’avancer. Des centaines de personnes marchaient le long des trottoirs méticuleusement pavés, s’arrêtant de temps à autre pour regarder les objets présentés dans les vitrines des boutiques. Ici, les gens étaient mieux vêtus. La plupart étaient vagars. Certainement de la famille de riches marchands. Beaucoup d’Avatars voyaient dans la caste des marchands vagars leur meilleur allié parmi les sous-races. Talaban n’était pas dupe. Les marchands étaient les premiers à vouloir que s’achève le règne avatar. Leurs marges grimperaient de manière significative s’ils contrôlaient le commerce de la cité. L’attelage continuait sa lente progression. Talaban pouvait voir le palais se dessiner contre le ciel. Une lumière vive sortait par ses fenêtres, et il sut aussitôt qu’un coffre venait d’être installé là. Le palais avait été construit deux cents ans auparavant par des architectes avatars, à une époque où l’empire possédait toujours le pouvoir et l’énergie de réaliser ce genre de projets. C’était très certainement le plus beau monument au-dessus de la glace. Le toit était couvert d’une dorure. Les murs étaient décorés d’une multitude de statues dépeignant l’histoire avatare. Les grandes portes de bronze étaient ouvertes et deux gardes avatars firent signe à l’attelage de passer. Lorsque celui-ci s’arrêta, Talaban descendit. Puis il grimpa les marches qui montaient jusqu’aux imposantes portes. Il y avait très exactement soixante-quatre marches. Elles étaient divisées par symboles, en groupes de huit, et représentaient les différentes phases de la vie. La conception, la naissance, la puberté, l’âge adulte, la maturité, la sagesse, la spiritualité et la mort. De chaque côté des marches, on avait placé des statues aux visages royaux, gelés dans le temps, dont les yeux vides semblaient regarder de manière impassible les mortels qui les gravissaient. Il s’agissait de héros, d’enseignants, de mystiques et de poètes. Leurs noms et leurs faits étaient gravés dans le marbre derrière eux. Talaban s’arrêta devant la statue de Varabidis, le poète mystique, créateur des Six Rituels. La statue représentait un jeune homme tenant dans ses mains une colombe qui prenait son envol. Sous la statue était inscrit : l’oiseau ne cherche pas le passé, il vole, toujours plein d’espoir pour le futur. Plus maintenant, pensa Talaban. Une fois dans le palais, un serviteur vagar vint le guider jusqu’à l’antichambre, à l’extérieur de la salle du Conseil. Des divans et des fauteuils avaient été installés contre les murs, ainsi que de la nourriture et des boissons sur trois grandes tables. La plupart des conseillers étaient présents. Le gros Caprishan, vêtu d’une ample robe argentée, était assis devant la fenêtre occidentale, en pleine conversation avec ses aides. Niclin, le plus riche et par conséquent le plus influent des conseillers, attendait debout sous la haute tribune, discutant poliment avec quelques-uns de ses collègues. Talaban scruta la pièce. Aucun signe du Quêteur Ro. Une grande silhouette mince arriva dans son champ de vision. — Bonsoir, cousin. J’ai cru comprendre que tu avais fait un voyage mouvementé. Viruk portait une tunique de soie noire bordée de fils d’argent. Ses cheveux et sa barbe venaient d’être lavés et huilés. Il ne portait pas d’arme. — Bonsoir, Viruk, répondit Talaban. Je suis certain que pour toi au moins, la vie ici n’aura pas été ennuyeuse. — Comme tu dis. Mais inutile de s’attarder sur mes humbles activités. C’est toi le héros du jour. Grâce à toi, la suprématie avatare est assurée pour encore quelques saisons. Talaban le regarda droit dans ses yeux pâles. — J’aimerais que cela soit le cas, dit-il. — Toujours diplomate, Talaban. On m’a dit que tu as affronté des krals. Sont-ils aussi féroces qu’on les décrit ? — Ils sont rapides et extrêmement dangereux. — J’aimerais bien en tuer un. Peut-être pourrais-je t’accompagner dans ton prochain voyage. — Tes talents seraient les bienvenus, mais il faudra demander au Quêteur Général. Les portes de la salle du Conseil s’ouvrirent. Exactement au même moment, le Quêteur Ro apparut, et sans adresser la parole à qui que ce soit, il alla s’asseoir à sa place. — Je suppose qu’il va nous falloir supporter un long discours du prétentieux petit bonhomme, fit Viruk. — Il a gagné le droit de nous ennuyer à mourir, intervint Talaban. Viruk gloussa et posa sa main sur l’épaule de son cousin. — Je t’aime bien. Vraiment. (Il fit une pause, et son sourire disparut.) Mon astrologue m’a dit qu’un jour nous nous affronterions dans un combat à mort. Talaban sourit. — Espérons que c’est un piètre astrologue. Sinon, sois certain que je te ferai enterrer avec tous les honneurs. Le rire de Viruk résonna dans toute la pièce. — Je t’aime vraiment bien, Talaban, dit-il. Chapitre 14 Viruk donnait l’impression d’écouter intensément le Quêteur Caprishan comme celui-ci s’adressait au Conseil. Mais en fait, il comparait Caprishan au défunt roi des Patiakes. Les deux étaient gros à un point que c’en était obscène, et les deux suintaient autant la sincérité que la graisse. Viruk imagina ce que donnerait le corps bouffi de Caprishan sous l’impact d’un carreau zhi. Cette simple pensée le fit sourire. Caprishan aperçut le sourire et s’arrêta dans son discours. — J’ai dit quelque chose qui vous amuse, cousin ? s’enquit le conseiller. — Toutes mes excuses, cousin. Je ne faisais qu’apprécier votre rhétorique. Viruk lui adressa un sourire étincelant. Caprishan le lui retourna et reprit son discours là où il s’était arrêté. Il y avait trente conseillers présents autour de la table et deux scribes avatars qui prenaient les minutes. Viruk scruta leurs visages tandis qu’ils écoutaient Caprishan. Le gros était riche, et cela lui valait beaucoup d’amis. Au moins huit des dignitaires présents voteraient en faveur de n’importe quel projet que proposerait Caprishan. Viruk regarda sur sa droite où était assis le maigre Niclin, le menton posé dans le creux de ses mains, son front dégarni, les cheveux qui lui restaient brossés férocement en arrière et maintenus en queue-de-cheval par un fil d’argent. Lui aussi était un homme puissant avec au moins dix conseillers sur lesquels il pouvait compter au moment du vote. Trois sièges plus bas se trouvait le Quêteur Ro. Peut-être aussi riche que Caprishan, en tout cas aussi rusé que Niclin, il aurait dû avoir beaucoup de partisans. Mais ce n’était pas le cas, car peu d’Avatars aimaient son air pompeux. Ro était un homme brillant mais froid, qui ne comprenait pas grand-chose à la nature humaine. Viruk l’aimait bien. Il reporta son attention sur Caprishan et écouta la fin de son discours. — Mais le point sur lequel je souhaite insister particulièrement, dans l’hypothèse où Anu ne s’est pas trompé, est que si ces nouveaux venus sont des Avatars, nous devons les accueillir chaleureusement. Ensemble, nous pourrons assurer le règne avatar pour les siècles à venir. Et du partage de nos savoirs viendra peut-être un nouvel essor pour notre civilisation. Le Quêteur Général se leva. — Cela, cousin, dépend grandement de la perception qu’ils ont d’eux-mêmes : soit nous sommes leurs égaux, soit ils nous sont supérieurs. — Personne ne peut nous être supérieur, Quêteur Général, rappela Niclin. — C’est peut-être également leur opinion, répliqua Rael. Toutefois, nous ne pouvons pas préparer un plan d’action adéquat tant que ne savons pas si ces nouveaux arrivants nous sont hostiles ou non. En attendant, j’ai donné l’ordre de faire recharger tous les arcs-zhi et j’ai fait augmenter le recrutement pour l’armée vagare. Mais passons maintenant à des sujets plus joyeux, comme le triomphal retour de notre cousin Ro. Comme vous l’aurez déjà certainement appris, il a réussi à recharger quatre coffres. D’où les lumières qui nous éclairent ici, et l’alimentation de notre arsenal. (Il se tourna vers Ro et inclina légèrement la tête.) Peut-être accepterez-vous de nous raconter votre expédition ? Au grand étonnement de Viruk, le discours de Ro ne fut pas pompeux. Il fut court et précis. L’expédition avait réussi – de justesse – mais aucun autre voyage ne pourrait être entrepris. Il y avait deux raisons à cela : primo, l’éruption volcanique avait détruit la Ligne et, secundo, plus important encore, la Pyramide Blanche était presque épuisée. Ro ne parla pas de l’attaque des krals, ni ne rappela que des conseillers avaient émis des doutes sur sa capacité à atteindre la Communion. Ce fut un discours étrangement laconique, qui les surprit tous. Une fois qu’il se fut rassis, il y eut d’abord un long moment de silence. Puis, Rael lui jeta un drôle de regard, et se leva pour applaudir. Les autres conseillers l’imitèrent. Ro resta impassible. Comme les applaudissements mouraient, Rael intima à Talaban de faire son rapport. L’officier parla depuis son siège. — Je n’ai pas grand-chose à ajouter aux déclarations faites par notre estimé Quêteur. Quelques Vagars ont perdu la vie suite à une attaque de créatures appelées krals. Elles ont été repoussées par les efforts conjoints du Quêteur Ro, de mon éclaireur Touchepierre et de moi-même. Le voyage de retour s’est effectué sans incident majeur, à l’exception du phénomène des deux lunes. Je suis d’accord avec le Quêteur Ro, un nouveau voyage dans le sud me parait inutile. L’éruption a été colossale, et les chances de trouver une nouvelle Ligne me semblent bien maigres. » Néanmoins, grâce à sa persévérance et à sa sagacité, nous avons maintenant un Serpent entièrement opérationnel. Je suggère d’y laisser le coffre. Nous savons que les nouveaux Avatars devront traverser l’océan. Il y a fort à parier que leurs navires seront alimentés par un procédé analogue. Je crois donc qu’il serait une erreur de se priver d’un moyen de les affronter sur mer. — Je ne suis pas d’accord, fit Niclin. Nous n’avons que quatre coffres. L’un, si j’ai bien compris, a été donné à Anu pour des raisons que le Quêteur Général n’a pas bien expliquées. Un autre sert à recharger les armes de la cité. Et vous voudriez qu’un troisième soit laissé dans les entrailles d’un navire qui pourrait couler lors de la première escarmouche ? Non ! Je dis que ces coffres devraient être amenés dans la cité afin qu’on puisse les protéger. Ils sont trop précieux pour qu’on leur fasse courir le moindre risque. — Malgré tout le respect que je vous dois, conseiller, fit Talaban avec un sourire amical, je crois que vous oubliez l’importance d’une démonstration de puissance. Si ces nouveaux venus nous ressemblent un tant soit peu, alors ils seront arrogants, et convaincus de leur supériorité ou du droit divin de gouverner. Pensez à ce que nous aurions pu faire si nous avions réussi à échapper à la chute du monde, notre empire et notre capitale intacts. Nous aurions pu lancer nos Serpents à travers les mers, à la recherche d’autres races, afin de les conquérir, comme nous l’avons toujours tait. Imaginons maintenant que nous trouvions une race semblable à la nôtre, sauf qu’elle n’aurait plus de sources d’énergies, plus de bateaux, plus d’armée, plus de réels moyens de défense. L’aurions-nous accueillie comme une sœur ? Je ne crois pas. Les nouveaux venus ne sauront pas tout de suite que nous n’avons qu’un seul Serpent. Il vaudrait mieux qu’ils le voient dans toute sa splendeur. Alors, peut-être, nous considéreront-ils comme des égaux. — Je suis d’accord avec Talaban, fit le Quêteur Ro. Sa comparaison est bonne. Nous sommes arrogants – car nous avons le droit de l’être. Mais là, nous sommes face à un danger inconnu. Le Serpent devrait être prêt au combat – même si nous pouvons prier pour ne pas en avoir besoin. — Peut-être devrions-nous voter sur ce point, fit Niclin. — Il n’y a pas besoin de vote, intervint Rael. C’est une décision militaire, et c’est donc à moi seul de la prendre. Le coffre restera – pour l’instant – à bord du Serpent. Niclin leva la main. — Comme vous voudrez, Rael, mais avant que nous ne passions au point suivant, puis-je poser une question au capitaine… ? Est-il vrai que vous avez frappé le Quêteur Ro sur la glace ? Au vu et au su de tous les Vagars ? Viruk n’avait pas entendu parler de cette rumeur et il était fasciné. Il jeta un coup d’œil à Talaban et vit son expression se durcir. — Le Quêteur et moi-même combattions les krals, fit Talaban, quand soudain il y a eu une éruption. J’ai couru pour aider le Quêteur et il a trébuché lorsque la terre s’est ouverte. Je l’ai rattrapé. Je ne vois pas en quoi cela constituerait un coup, mais peut-être que, de loin, cela en donnait l’impression. — Vous dites donc que vous ne l’avez pas frappé ? Viruk remarqua que le capitaine hésitait en entendant la question. — Assurément, fit Talaban, il vaudrait mieux poser la question au Quêteur lui-même. Mais j’aimerais bien savoir d’où vient cette… étrange histoire. — Un matelot de votre équipage l’a racontée à ses amis dans une taverne, fit Niclin. Heureusement, il parlait suffisamment fort pour qu’un officier de la garde l’entende. Il a été arrêté, questionné et cristal-puisé ce soir. D’autres membres de l’équipage sont actuellement en cours d’interrogatoire. Si besoin est, ils seront tous cristal-puisés. — Le terme assassinés me paraîtrait plus juste, fit froidement Talaban. Et c’est hors de question. Ils doivent être libérés sur-le-champ. — Ce n’est pas à vous de prendre cette décision, répondit Niclin. Le visage du conseiller était tout rouge. Viruk sourit. L’homme essayait tant bien que mal de garder son calme. — Non, cette décision m’appartient, dit Rael d’une voix ferme. Est-ce que quelqu’un à autre chose à déclarer ? — Assurément, Quêteur Général, intervint le gros Caprishan, nous devrions demander au Quêteur Ro de confirmer ou d’infirmer la véracité de cette histoire. Si elle est vraie, alors tout l’équipage vagar devra être cristal-puisé aussitôt. — Votre remarque est frappée au coin du bon sens, cousin, et je vous en remercie, fit Rael. Il se tourna vers le Quêteur Ro et lui enjoignit de parler. Le Quêteur resta silencieux un instant, puis il regarda Talaban. — Le capitaine m’a sauvé la vie sur la banquise. Sans lui, je serais mort. Comme vous le constaterez, c’est ce que j’ai marqué dans mon rapport. Je n’ai rien de plus à dire. — Qu’on libère les marins, ordonna Rael. Et maintenant, point suivant. À l’heure qu’il est, la plupart d’entre vous sont au courant de la disparition opportune de Judon des Patiakes. Je crois que sa mort nous ôte la menace d’une révolte immédiate. Mais nous avons d’autres problèmes internes. Il existe un groupe de personnes dans les cinq cités qui s’appellent les Pajistes. Ils sont responsables de la mort du Quêteur Baliel et sont les instigateurs présumés de différentes attaques contre d’importantes personnalités vagares qui nous sont fidèles. Nous traquons actuellement leurs chefs, mais sachez, mes amis, que nous sommes en danger. Je ne veux plus qu’un conseiller se promène sans garde dans la cité. Une plus grande sécurité encore doit être déployée dans vos maisons ou sur vos lieux de travail. J’ai personnellement supervisé l’interrogatoire de trois hommes. Même sous la torture, ils n’ont pas révélé les noms de leurs chefs. Mais nous avons au moins appris qu’il y aura une recrudescence d’attaques. — Comment ce groupe est-il financé ? s’enquit Caprishan. Le savons-nous ? — Pas encore, répondit Rael, mais il ne serait pas infondé de croire qu’ils reçoivent une aide des Erek-jhip-zhonads. — Vous voulez que je tue leur roi ? demanda Viruk. — Pas tout de suite, cousin. Nous avons suffisamment d’ennemis comme cela. Pour le moment, nous devons être prudents. Les attaques sur les Avatars ne doivent pas réussir. Nous régnons sur une population hostile. Et dès qu’ils ne nous percevront plus comme des seigneurs mais comme des cibles… Il ne finit pas sa phrase. — Ces gens doivent être trouvés – et vite, fit Niclin. — Ils le seront, promit Rael. Nous sommes actuellement à la recherche d’un sauvage qui est certainement leur messager. C’est un vieil homme aux cheveux blancs, qui voyage en compagnie d’une petite fille aux cheveux blonds. Les renseignements que nous avons indiquent qu’il apporte des instructions à ce groupe ainsi que de l’or pour les financer. Il se fait passer pour un marchand ; nos agents fouillent en ce moment la ville à sa recherche. Dès que nous l’aurons repéré, il nous conduira jusqu’aux chefs. — Quel genre de marchand ? s’enquit Viruk. Sa bonne humeur l’avait quitté, car il connaissait la réponse avant même que Rael ne la lui donne. — Il transporte du vin, à ce qu’on m’a dit, répondit le Quêteur Général. Il faut toujours se fier à son premier instinct, pensa Viruk. J’aurais dû trancher la gorge du vieil homme. Il soupira. Sa journée était gâchée, et rien ne pourrait la rattraper. Il se cala dans sa chaise et fit semblant de s’intéresser à la discussion sur les impôts et leur collecte. Il jeta un coup d’œil à Talaban. Il se demanda si ce dernier appréciait la réunion. Ou s’il s’ennuyait autant que lui-même. Impossible à dire. Les traits sombres de Talaban étaient impassibles, sa concentration entièrement dédiée à l’orateur. Viruk porta son regard sur Caprishan, qui expliquait les problèmes à réunir les taxes tribales. Comme il parlait, ses multiples mentons s’agitaient et de la sueur lui coulait sur le visage. Viruk observa chaque goutte atteindre les mentons et se diriger dans l’une des boursouflures. Il réprima un bâillement. Quand la réunion s’acheva enfin, il avait une joyeuse envie d’étrangler tout le monde. Rael leur offrit des rafraîchissements, mais Viruk déclina l’invitation et quitta le palais, afin de rentrer chez lui à pied. C’était une balade de près de deux kilomètres, mais l’air du soir était agréablement frais, et lui faisait du bien sur le visage. À la différence des autres, il espérait que les nouveaux Avatars seraient résolument hostiles. Peut-être même trouverait-il des ennemis à sa taille. Tuer le gros roi l’avait amusé. Voir l’arc-zhi lui faire exploser le dos, faisant gicler du sang et des os sur les jolies fleurs avait été divertissant. Ah oui, pensa-t-il, les fleurs. Comment avait-il dit qu’elles s’appelaient, déjà… ? Pétales d’Étoiles ? Boutons d’Étoiles ? Non. Étoiles Célestes. C’était ça. Des plantes charmantes. Il se souvenait toujours de leur arôme, léger et délicat. Demain il en parlerait à Kale afin qu’il en plante sous la fenêtre de sa chambre. Viruk déambula le long de l’avenue et tourna dans la petite tue de la Sciure. Personne n’y travaillait plus à cette heure, mais il pouvait toujours sentir l’odeur humide du bois fraîchement coupé. La rue était sombre. Viruk ne vit pas le crottin de cheval. Il mit le pied dedans. Une odeur immonde monta à ses narines. Il allait frotter le dessous de sa chaussure contre un pavé, lorsqu’il entendit un léger bruit derrière lui. Il se retourna. La lune se reflétait sur la lame d’un couteau. Il bloqua le coup avec son avant-bras et balança un direct dans la mâchoire de son assaillant. L’homme au couteau tituba et tomba par terre. Viruk bondit sur sa droite en apercevant un deuxième agresseur surgir d’une allée voisine. Celui-ci tenait une épée. Viruk recula. — Tu ne me confondrais pas avec quelqu’un d’autre ? demanda-t-il d’une voix, comme toujours, aimable. — On sait qui tu es, répondit l’épéiste en s’avançant avec prudence. Il était habillé de noir, et il avait une écharpe enroulée autour du visage. L’homme au couteau venait de se relever, se déplaçant en crabe sur la droite de Viruk. — Tu es Viruk le Tueur, ajouta l’épéiste. Viruk le Dingue ! — Le Dingue ? Ce n’est pas très poli, lui dit Viruk. Je vais devoir te tuer avec ta propre épée. L’homme au couteau se jeta sur lui. Viruk fit un pas en avant pour l’intercepter. D’un pas de côté, il évita la charge maladroite et mit un coup de coude dans le visage de son attaquant. Celui-ci poussa un râle et partit à la renverse. L’épéiste lança une attaque vicieuse en direction de sa tête. L’Avatar se baissa pour l’esquiver, puis se lança d’un bond en avant. Il percuta l’homme en plein ventre, le soulevant de terre. Ils tombèrent tous les deux au sol. Viruk se redressa et asséna trois coups de poing au visage de l’épéiste, puis il l’agrippa par les cheveux et lui cogna la tête contre les pavés, deux fois de suite. L’épéiste poussa un grognement. Viruk se releva et lui arracha l’épée des mains. — Pitoyable, fit Viruk. Franchement pitoyable. Il fit un demi-tour sur ses talons et lança l’épée dans les airs – elle se planta dans le cou de l’homme au couteau sur le point de le prendre a revers. La lame traversa la chair et les tendons, brisant une vertèbre et tranchant les deux jugulaires. La tête de l’homme s’affaissa sur la droite et ses jambes le lâchèrent. L’épéiste se redressa sur les genoux. — Non ! hurla-t-il en voyant son ami mourir. — Non ? s’enquit Viruk. Il fallait dire non avant de vous lancer dans cette tentative d’agression ridicule. Ce n’est pas que ça me dérange – même si tu as l’avantage de savoir qui je suis. Mais tu ne peux pas savoir comme c’est insultant. Je veux dire : vous n’étiez que deux ! Il s’accroupit face à l’homme et lui retira son écharpe. Celui-ci était jeune, à peine sorti de l’adolescence. — J’en déduis que vous êtes des Pajistes, fit Viruk. Le jeune homme acquiesça, une lueur dans l’œil. — Oui. Et fier de mourir pour la cause. Je n’étais peut-être pas assez bon pour te tuer – mais un jour, quelqu’un y arrivera. On te tuera toi et toute ta maudite race. — Peut-être, convint Viruk. Et maintenant, si tu me donnais les noms de ceux qui t’ont envoyé ? — Jamais ! — J’en étais sûr, lui dit Viruk avec un large sourire. Cela me facilite les choses. D’un geste vif, il leva l’épée et l’enfonça dans le ventre du jeune homme. Il avait mis tellement de force dans le coup que la lame ressortit dans son dos. — Ça fait mal, hein ? demanda Viruk. L’épéiste hurla, et s’affaissa dans les bras de son assassin. Viruk l’embrassa sur la joue et le repoussa. En se levant, il se rappela qu’il avait marché dans du crottin. Il essuya sa semelle sur les habits du jeune mourant, et retourna au palais rendre compte de l’agression. Le Quêteur Général envoya une escouade de soldats sur les lieux, mais lorsque celle-ci arriva, il n’y avait plus de corps. — Qu’est-ce que tu te rappelles d’eux ? demanda Rael à Viruk, qui essuyait sa chemise en soie noire tachée de sang. — Ils étaient jeunes et maladroits, répondit Viruk. En tout cas, ils m’attendaient. L’un d’eux me l’a dit. Il m’a appelé Viruk le Tueur. Et j’ai du mal à croire qu’ils n’ont envoyé que deux hommes pour m’assassiner. Vous croyez qu’ils cherchaient juste à me narguer ? — Ils n’en ont pas envoyé que deux, intervint Talaban en s’avançant. Il y avait quelqu’un d’autre sur les lieux. Autrement, ils n’auraient jamais eu le temps de faire disparaître les corps. — Ah, fit Viruk. Je préfère ça. Ils en ont envoyé trois, dont un lâche. Enfin, quand même, trois c’est toujours un peu une insulte. — Tu n’étais pas armé, Viruk, fit remarquer Rael. Ils ont cru que trois seraient suffisants. — J’espère que vous avez raison, déclara Viruk. Est-ce que vous voyez toujours du sang sur ma chemise ? — Non, ça a l’air d’être parti, le rassura Rael. Sinon, tu n’as rien remarqué d’autre ? Rien du tout ? Viruk réfléchit un moment à la question, se remémorant les événements. — Non, dit-il finalement. Ils sont sortis de l’ombre. Cela s’est terminé très vite. — Alors va te reposer, cousin, lui conseilla Rael. Et cette fois-ci, prends une épée. — Quel imbécile, dit Talaban une fois que Viruk fut sorti. S’il avait laissé l’épéiste en vie, nous aurions pu l’interroger. — Tu l’as entendu comme moi, ils sont sortis de l’ombre, fit observer Rael. Talaban secoua la tête. — Il n’était pas armé. Il a pris l’épée du premier pour tuer le second. L’épéiste n’avait donc plus d’arme. Il aurait pu le capturer. — Je sais ! cracha Rael. Mais Viruk n’est pas un penseur. Il aime tuer. C’est son don, son obsession. Et puisque nous parlons d’imbécile, Talaban, si nous revenions sur le rapport que tu as fait au Conseil ? Avais-tu l’intention de t’y faire des ennemis ? Tu parles d’arrogance, mais ton portrait des Avatars était insultant. Comment as-tu dit, déjà ? Si ces nouveaux venus nous ressemblent un tant soit peu, alors ils seront arrogants, et convaincus de leur supériorité ou du droit divin de gouverner. À cause de cela, tu as mis Niclin en colère, et il a tenté de faire condamner à mort ton équipage. Si le Quêteur Ro ne t’avait pas soutenu, c’est ce qui se serait passé. — Je n’ai fait que dire la vérité, objecta Talaban. — Bah ! La vérité. Pourquoi est-ce que les hommes croient toujours que la vérité est un cristal à une face, dur et immuable ? Ce que tu perçois comme de l’arrogance, d’autres pensent que c’est de la fierté. Tu veux la vérité ? Tu ne peux pas l’obtenir, car elle dépend des perceptions, comme la beauté d’une femme. Là où un homme voit une putain, un autre voit un ange. Lorsque tu as parlé de notre arrogance, le Conseil t’a regardé, et qu’ont-ils vu d’après toi ? Peut-être un homme qui méprise son propre peuple ? — Ce n’est pas vrai ! gronda Talaban. — Et voilà, la vérité, encore. Mais que veux-tu dire, en fait ? Que Niclin ne pense pas que cela soit vrai, ou que toi tu ne le penses pas ? (Il leva la main en voyant que Talaban allait répondre.) Cela n’a pas d’importance. En t’observant, ils ont vu que tu étais un homme qui a rejeté l’apparence des Avatars. Où est le bleu dans ses cheveux ? Pourquoi ne veut-il pas nous ressembler ? A-t-il honte ? Ou est-ce qu’il sait qu’il est vagar ? Est-ce que les histoires sur sa mère sont vraies ? Et revoilà la « vérité », encore. Eh bien, laisse-moi te dire une chose, j’en ai soupé de la vérité des autres ! » Comprends-moi bien, Talaban. Je t’estime beaucoup, et c’est pour cela que je te soutiens. Mais tu dois prendre conscience que nous sommes une race assiégée. Nous vivons sous une menace constante d’extinction. Une telle situation favorise la paranoïa. — Vous avez raison, déclara doucement Talaban. Je méprise ce que nous sommes devenus. Par le passé, nous étions les maîtres du monde. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que des parasites, qui sucent le sang des Vagars. Nous n’apportons plus rien au monde. Rael éclata de rire. — Je pourrais arguer que nous apportons énormément à la stabilité de la région. Nous sommes l’ennemi. Nous leur donnons une raison de s’unir. Sans nous, il y aurait constamment des guerres tribales dévastatrices. Tant qu’ils nous regardent avec haine, une paix générale est maintenue. Talaban sourit. — Vous avez dit « je pourrais arguer ». J’en conclus que vous n’y croyez pas. — Ce que je crois ne regarde que moi, fit Rael. Je suis le Quêteur Général. Sais-tu pourquoi Ro t’a soutenu ? — Non. Cela a été une surprise. — Il n’y avait pourtant rien d’étonnant. Il t’a soutenu parce que Niclin a demandé que ton équipage soit mis à mort. Ro déteste Niclin. C’est aussi simple que ça. Je sais que tu as frappé Ro, parce qu’il est venu me voir pour que ton équipage soit cristal-puisé. Je lui ai demandé d’attendre la réunion afin qu’il soulève le problème, puis je me suis débrouillé pour que Niclin l’apprenne. Si Ro avait demandé que ton équipage soit tué, Niclin s’y serait opposé. — Je vous remercie, dit Talaban. Une fois de plus, je suis votre débiteur. — Tu es un homme intelligent, Talaban, mais tu es affligé – ou peut-être gratifié – d’un esprit incroyablement romantique. Tu vois des vérités absolues là où il n’y a que du sable fin. D’une certaine façon, tu es comme les Pajistes. Ils nous voient comme des tyrans et pensent que le monde serait un endroit meilleur, et plus juste, si nous étions renversés. Ils ne réalisent pas que le monde a été créé pour des tyrans. De tout temps. Tu as étudié l’histoire. Peux-tu me dire s’il y a eu une époque sans dirigeants ? Sans faiseurs de lois ? (Rael se rendit à une table au fond de la pièce et se versa un gobelet de vin coupé.) La société, fit-il, est comme une pyramide. Les pauvres constituent la base, et lentement, le monument s’affine jusqu’à une pierre unique au sommet. Le roi, l’empereur, le dieu. Il ne peut en être autrement. — Je n’en suis pas convaincu, déclara Talaban. Rael gloussa. — Bien sûr que non. Tu es un romantique. Alors, revoyons encore un peu notre histoire. Il y a trois mille ans, lorsque l’empire était jeune et qu’un système rigide de classes était en place, plusieurs révolutions eurent lieu. La plus intéressante – pour la discussion qui nous intéresse ici – fut la troisième, lorsque le peuple tua le roi. Une assemblée de sénateurs fut créée, sans chef unique. — Cela aurait pu être un âge d’or, intervint Talaban. Ils firent des lois plus justes. Ils créèrent des universités. — Tout à fait. Mais dix ans plus tard, il y eut un nouveau roi. — Non, pas du tout. Perjak a pris le titre de Premier Sénateur, fit remarquer Talaban. — Qu’importe la façon dont il se faisait appeler. Il aurait tout aussi bien pu se proclamer Quatrième-Mouton-En-Partant-De-La-Gauche. Le titre n’a pas d’importance. Il avait le pouvoir absolu et régnait comme un roi. Ses ennemis furent condamnés à mort. Les pauvres restèrent pauvres, et les riches devinrent plus riches. Ce que j’essaie de te dire, c’est que l’Homme a toujours besoin d’un chef. Nous sommes comme les loups, les cerfs, les élans ou les mammouths. Il faut un chef à la meute, au troupeau. À cet instant de l’histoire, le chef est avatar. Un jour, ce sera une autre race. C’est peut-être injuste, mais c’est la nature. (Rael versa un verre à Talaban et le lui tendit.) Cependant, ce ne sont pas ces problèmes politiques qui m’ennuient avec toi, Talaban. »Je n’ai jamais aimé que deux personnes de toute ma vie – de tout mon cœur : ma femme, Mirani, et ma fille, Chryssa. Lorsque Chryssa est devenue Mariée au Cristal, j’ai voulu mourir. Si j’avais pu donner ma vie pour elle, je l’aurais fait bien volontiers. Mais lorsqu’elle est morte, je l’ai accepté. Je l’ai enterrée. Et j’ai continué de vivre, Talaban. J’ai choisi de vivre. À fond. Et il serait peut-être temps que tu fasses pareil. Talaban acquiesça. — J’en suis conscient aujourd’hui. Je l’ai découvert pendant mon voyage de retour. Que voulez-vous que je fasse, Rael ? — D’abord, remets du bleu dans tes cheveux, répondit Rael avec un sourire las. Puis repose-toi quelques jours. Après cela, réunis ton équipage. Aucun d’entre eux ne s’est jamais battu sur un Serpent opérationnel. Pars en mer. Entraîne-les. Je vais également t’allouer trente soldats avatars. — Tout l’armement du navire doit être rechargé, fit Talaban. Cela va nécessiter plus d’une centaine de cristaux. — Je les ferai déposer au navire. — Vous pensez que ces nouveaux venus vont nous faire la guerre ? — C’est inévitable. (Rael eut de nouveau un sourire las.) Car ils seront arrogants, comme nous, et convaincus de leur supériorité ou du droit divin de gouverner. La taverne était déserte. Les gens avaient fini de dîner. Les tables étaient vides. Pourtant, Sofarita n’arrivait toujours pas à trouver le sommeil. Elle était assise sur le rebord de la fenêtre, tendue et apeurée, contemplant la petite place silencieuse. Elle ne pouvait pas se détendre. Autrement, des images défileraient devant ses yeux ; des personnes qu’elle ne connaissait pas, des endroits où elle n’était jamais allée, des mots et des conversations qu’elle n’avait jamais entendus. À chaque fois qu’une de ces visions survenait, elle avait l’impression de flotter avec, et de se noyer dans une mer de vies. Elle avait peur de flotter. Quand elle était petite, elle était tombée dans le Luan, glissant le long de la berge boueuse pour finir sa course dans l’eau vive. Un fermier avait plongé pour la sauver. Mais aujourd’hui, il n’y avait pas de fermier pour la tirer du fleuve des rêves des autres. Sofarita ne comprenait pas pourquoi ce phénomène lui arrivait d’un coup. Elle n’avait jamais eu ce genre de vision auparavant. Elle se demanda si cela pouvait être un signe de démence. Peut-être ces visions n’étaient-elles pas réelles, peut-être ne faisait-elle que les imaginer. Peut-être avait-elle de la fièvre. La jeune femme se passa la main sur le iront. Il n’était pas chaud. Elle se leva pour aller boire un verre d’eau. La lassitude commençait à la gagner, elle avait une furieuse envie de dormir. Et si jamais elle ne se réveillait pas ? Et si le fleuve de rêves l’emportait ? Elle ne connaissait personne à qui parler dans la cité. Tu es toute seule, se dit-elle. Tu dois t’aider toi-même. Curieusement, cette pensée lui fit du bien. C’est vrai qu’elle ne pouvait compter sur personne, mais inversement, personne ne comptait sut elle. Elle était entièrement libre pour la première fois de sa vie. Elle n’était plus sujette aux caprices d’un père qui pensait que les femmes étaient des moins que rien, ni d’un mari qu’elle avait apprécié et respecté – mais jamais vraiment aimé. Elle n’était plus enchaînée aux esprits mesquins de son village. Au moins, le fleuve de rêves lui apportait un peu d’excitation. Sofarita s’allongea sur le lit, la tête sur l’oreiller. Elle tira les couvertures jusqu’à ses épaules et ferma les yeux. Il n’y avait pas de vision, pas de scène qui la hantait. Elle était dans la cave d’une taverne. Baj était assis à une petite table, la tête entre les mains. Il pleurait. Un homme était assis non loin. Il était entre deux âges, avec une barbe et des cheveux blonds, striés d’argent. Une petite fille blonde dormait sur une paillasse contre le mur. Sofarita regarda la scène, d’abord objectivement, mais la détresse de Baj la toucha. Elle s’avança pour le réconforter – et réalisa alors quelle flottait au-dessus de la pièce. Les hommes ne pouvaient pas la voir. — Arrête de pleurnicher, bonhomme, dis-moi plutôt ce qui s’est passé, fit le plus âgé. — Il les a tués. C’était horrible. (Baj leva les yeux ; son visage reflétait son angoisse.) Je n’ai rien fait, Boru. Je suis resté dans l’ombre, paralysé de peur. — Il t’aurait tué aussi, fit Boru. Attaquer Viruk relève d’une imbécillité crasse. — Forjal l’a vu se rendre au Conseil. Il n’était pas armé. Si j’avais réagi… — Ce que tu n’as pas fait, le coupa sèchement Boru. Forjal a eu le temps de parler avant de mourir ? — Oui, mais seulement pour dire à Viruk que quelqu’un le tuerait un jour. Il a refusé de révéler qui l’avait envoyé. Mais si jamais ils trouvent les cadavres ? Forjal travaillait pour moi. Je pourrais être impliqué. — Assez avec tes jérémiades ! Ils trouveront les cadavres, mais pas les têtes. Elles sont dans un sac lesté que j’ai jeté des docks. Écoute-moi bien, Baj, il ne faut plus se lancer dans des actes de violence individuels. Tout doit être méticuleusement planifié. Toi et Forjal avez risqué de tous nous compromettre avec cet acte insensé. À présent, lui et l’autre idiot sont morts. Et si cela ne tenait qu’à moi, je te trancherais la gorge. Mais on te donne une nouvelle chance. À partir de maintenant, tu suis les ordres. Fini les actions irréfléchies. Est-ce que tu m’as bien compris ? Baj acquiesça. — Je m’excuse. — Va dire ça aux âmes de Forjal et de son ami. Sofarita ouvrit les yeux. Il faisait sombre dans la chambre. La seule lumière était celle de la lune qui filtrait par la petite fenêtre. Elle se sentait incroyablement reposée, alors qu’elle n’avait pas dû dormir plus d’une heure. Elle avait éteint les bougies avant de se mettre au lit, et elle n’avait aucun moyen de les rallumer. Alors qu’elle venait à peine d’y penser, une bougie s’alluma, et une légère lueur rougeoyante emplit la pièce. Sofarita s’assit. Elle regarda une seconde bougie et la visualisa allumée. La mèche s’enflamma instantanément. Sofarita se cala contre son oreiller. Elle ne paniquait pas. Car c’était forcément un rêve. Elle se rallongea et ramena les couvertures sur elle. Puis, elle se rendormit. Chapitre 15 La maison de Methras était située à la périphérie est de la cité, près des scieries, et encore plus près de l’abattoir, bâti deux ans plus tôt dans une vieille clairière. Cent ans auparavant, ce quartier avait été habité par des Vagars aisés, pas encore riches mais s’élevant progressivement dans la caste des marchands. Aujourd’hui, l’endroit était miteux et décrépit, même si certaines des maisons les plus anciennes étaient bien construites, arborant parfois un fronton en marbre. Methras venait de marcher les six kilomètres entre les quais et sa maison. Lorsqu’il ouvrit le petit portail qui donnait sur le jardin de derrière, il aperçut deux chevaux attachés dans l’ombre de la maison. Une silhouette en robe de satin bleu sortit dans le jardin. En le voyant, elle courut à sa rencontre. Proche de la cinquantaine, sa mère était toujours une belle femme, même si son corps n’était plus aussi fin qu’avant ; il y avait également des taches de gris dans ses cheveux dorés. Elle l’embrassa sur la joue. — Bienvenue, mon fils, dit-elle en le prenant par le bras pour l’emmener dans la maison. — Qui est là ? s’enquit-il. — Un de tes vieux camarades, venu t’accueillir, lui dit-elle. Et son oncle, originaire de l’autre côté du Luan. Il s’arrêta un instant dans la cuisine et se versa un grand verre d’eau fraîche d’une jarre en grès qu’il descendit d’une traite. Puis, il se tourna vers sa mère et lui sourit. — Je suis content de te revoir. Tu as l’air d’être en bonne santé. C’est une nouvelle robe ? Elle se fendit d’un large sourire, recula d’un pas, et tourna sur elle-même. Le lourd satin s’envola un moment lorsqu’elle fit sa pirouette. — Tu l’aimes bien ? — Elle est très seyante. Dois-je comprendre que tu es de nouveau amoureuse ? — Ne sois pas sarcastique, le gronda-t-elle gentiment. Tu penses que je suis trop vieille pour aimer ? — Tu n’as pas l’air d’avoir plus de vingt-cinq ans, la rassura-t-il. Qui est l’heureux élu ? — Un marchand, arrivé récemment de Paragu. C’est un homme très bien. Spirituel et divertissant. — Quel âge a-t-il ? — Cinquante ans – du moins c’est ce qu’il dit. Je pense qu’il approche plutôt des soixante. Mais c’est encore un bel homme. — Je n’en doute pas, fit Methras. Et si tu me disais, à présent, qui est là ? — Tu n’aimes donc pas les surprises ? — Non. — Avant, tu aimais ça, dit-elle. Je me souviens quand tu étais jeune, tu… — Pas maintenant, mère, dit-il gentiment. Qui est là ? — C’est Pendar. (Elle se pencha vers son fils.) Il est devenu riche, murmura-t-elle. Tu aurais dû accepter de t’associer avec lui. Peut-être veut-il toujours de toi. — Ça, j’en suis persuadé, fit Methras avec un large sourire. Sa mère rougit comme une pivoine. — Oh, mais tu sais bien que ce n’est pas ce que je voulais dire, déclara-t-elle. Je sais que Pendar (elle lutta pour trouver ses mots) préfère la compagnie des jeunes hommes. Mais je sais aussi qu’il apprécie ton opinion. Methras l’embrassa sur la joue. — Bien sûr, fit-il. Il m’aime pour mon esprit. — Ce dont il a besoin, c’est…, commença-t-elle. Methras leva sa main. — Si la phrase que tu avais en tête est : « de l’amour d’une vraie femme », inutile de la dire. Tu es trop intelligente pour tomber dans ce genre de cliché. — J’allais dire qu’il a besoin des conseils de quelqu’un de confiance. Il est doué avec l’argent, mais il est vulnérable. Tu pourrais l’aider, Methras, et devenir riche à ton tour. — L’argent et le pouvoir ne m’intéressent pas. Je suis un soldat. J’aime cette vie. — Tu es bien comme ton père, rétorqua-t-elle. — Beaucoup trop – et pas assez, fit-il tristement. Il traversa la maison jusqu’au grand salon. Deux hommes étaient assis sous l’arche qui menait au jardin de devant. Pendar était comme toujours habillé de façon méticuleuse et riche. Sa tunique gris perle et son pantalon étaient en soie, ses chaussures en peau de lézard. Il était grand, très maigre, et avait toujours un air enfantin. Ses cheveux étaient striés de teinture dorée. L’homme à ses côtés était beaucoup plus costaud, large d’épaules, avec des mains puissantes. Sa barbe était jaune et argent. — Mon cher ami, fit Pendar en voyant Methras entrer. (Il se déplaça prestement dans la pièce pour venir donner l’accolade au soldat et l’embrasser sur les joues.) Cela me fait plaisir de te revoir. Comment vas-tu ? — En bonne santé, Pendar. Qui est ton ami ? — Ce n’est pas exactement un ami, répondit Pendar. Plutôt une relation de travail. C’est un homme bien. Digne de confiance. Il se nomme Boru. Il est de la tribu des Banis-baya. Une de celles qui se trouvent près du Puits de la Vie. Boru se leva, et avança la main tendue. Methras la serra brièvement. — Bien que je sois ravi de te revoir, mon ami, fit Methras en se tournant de nouveau vers Pendar, je dois t’avouer que je suis extrêmement fatigué, et que je comptais bien dormir un peu cet après-midi. — Nous n’allons pas vous embêter longtemps, fit Boru. J’ai cru comprendre que vous reveniez d’un long voyage. — Oui, sur la banquise, au sud. L’expédition a été couronnée de succès. — Ce qui signifie… ? s’enquit Boru. — Que nous avons trouvé ce que nous étions venus chercher, répondit-il. Ce qui en soi constitue à mes yeux un succès. — J’ai entendu dire que des Vagars étaient morts sur la glace, dit Boru, et que ce que vous avez trouvé va rendre les Avatars encore plus puissants qu’avant. D’aucuns pourraient prétendre qu’il s’agit là d’un échec. — Pas pour un soldat de l’empire, fit remarquer Methras. — Cela dépend, contra Boru. Les temps changent. Le sablier de l’Histoire va bientôt se retourner. Certaines personnes pensent que d’ici quelques années, les cités seront contrôlées par les Vagars. Qu’arrivera-t-il alors à ceux qui étaient loyaux à l’empire ? Methras ne répondit pas. Il ignora Boru et se retourna vers Pendar. Le jeune homme blond était sur le point de parler, mais Methras leva la main en secouant la tête. — Ne dis pas un mot de plus, mon ami. Il serait préférable que tu partes, et si tu souhaites revenir, reviens seul. Je ne peux pas rapporter ce que je n’ai pas entendu. — Il a raison, fit Boru. Nous perdons notre temps, ici. — Non, c’est mon temps que vous me faites perdre, cracha Methras. À présent, partez ! Boru fit demi-tour sur ses talons et sortit de la pièce. Pendar resta un moment confus. Methras posa sa main sur la frêle épaule du jeune homme. — Fais attention à toi, Pendar, car la route que tu as prise est très dangereuse. — Mais Boru a raison, répondit doucement Pendar. Le règne des Avatars tire à sa fin. Une fois qu’ils seront renversés, tous leurs amis et leurs alliés se feront tuer. Je ne veux pas qu’il t’arrive du mal. — Comment peux-tu penser un instant que les Vagars auront le droit de gouverner leurs propres cités ? Si les Avatars tombent, alors les Erek-jhip-zhonads ou les Patiakes s’en empareront. Elles ne feront que changer de maître. Reste en dehors de la politique, Pendar. Tu risques d’y laisser la vie. — Leurs propres cités ? rétorqua Pendar. Nos propres cités, tu veux dire. Ou est-ce que ton sang avatar t’en empêche ? Tu es comme moi, un sang-mêlé, pris entre deux races. Si la vérité était découverte, nous serions tous les deux cristal-puisés. Les Avatars ne nous accepteront jamais. Je ne vais pas offrir ma vie et ma loyauté à un peuple qui me tuerait s’il connaissait l’origine de mon sang. Ce sont des ennemis, Methras. Un jour tu comprendras. — Ce ne sont pas tous des ennemis. Il y a Talaban. — Ah oui, fit Pendar avec un sourire moqueur, le beau Talaban. Je crois que tu te fourvoies, mon ami. Il fait partie de la race divine, et sa longévité est due à la mort de Vagars, cristal-puisés contre leur volonté. — Tu ferais mieux de partir, lui conseilla Methras. Pendar acquiesça. Il alla chercher son gros manteau noir. — Je pense souvent à toi, dit-il. Methras le dépassa et sortit au soleil de la fin d’après-midi. Il resta dehors quelques instants, jusqu’à ce qu’il entende les deux cavaliers s’éloigner. Sa mère le rejoignit alors, et passa son bras sous le sien. — Est-ce qu’il voulait que tu travailles avec lui ? s’enquit-elle. — Oui. — Vas-tu accepter ? — Je ne crois pas. — Tu fais peut-être une erreur, lui dit-elle. — L’un de nous deux en fait une, admit-il. Anu était confronté à une avalanche de problèmes. Ses six cents ouvriers avaient commencé à bâtir la pyramide dans la bonne humeur, blaguant à propos du soleil apparemment sempiternel. Mais au bout de dix jours, le soleil s’était légèrement rapproché de son premier zénith, l’humeur des Vagars avait changé. Anu pouvait sentir la tension monter. Il était déstabilisant de travailler durant des heures avec un soleil presque paralysé dans le ciel, de dormir cinq heures, et de se réveiller avec le soleil à la même place. Cela leur mettait les nerfs à vif. Certains hommes tombaient malades, d’autres ne trouvaient pas le sommeil. Le quatrième jour, un homme écrasa le crâne d’un de ses collègues à coups de marteau. L’un des gardes avatars tua le meurtrier. Séparés de l’emprise magique du coffre, les deux corps se décomposèrent presque instantanément, grouillant de vers. Une centaine d’ouvriers avaient été témoins de la scène, et ils étaient effrayés. Comme Anu l’avait découvert, accélérer le temps amenait un nouveau lot de problèmes. Le pain devenait rassis en quelques minutes, les fruits pourrissaient avant même qu’on ne les sorte de leurs tonneaux. L’herbe poussait vingt fois plus vite que la normale. Un homme pouvait s’asseoir et la regarder pousser. Anu réussit finalement à régler le problème de la nourriture en ajustant la puissance du coffre, afin qu’elle recouvre également les réserves. La même méthode fut appliquée sur les plantes et l’herbe qui poussaient dans la vallée. Pourtant, l’humeur des ouvriers continuait de se détériorer. Une trentaine avaient déjà demandé à être remplacés, et leur requête fut accordée. Ils rentrèrent chez eux la fois suivante où Anu ralentit la Danse afin que des provisions soient amenées. Sur les conseils de Shevan, il fit une demande afin qu’on lui envoie une cinquantaine de prostituées. Il leur fit construire des huttes aux limites de la vallée. Leurs services étaient gratuits. On donna aux hommes des pièces en argile cuire, que les femmes échangeraient ensuite à la Trésorerie, à la fin de leur période de travail. Cela apaisa un temps la main-d’œuvre. Puis vint l’interminable nuit qui dura vingt jours. Les hommes devinrent de plus en plus grognons, et plusieurs bagarres éclatèrent. L’un des ouvriers se suicida durant la première phase de la nuit. Ceci intrigua un moment Anu, jusqu’à ce qu’il arrive à la conclusion que la lumière du soleil devait être importante pour le cerveau, et que, sans elle, les hommes déprimaient. Au trentième jour, les fondations de la pyramide – un carré parfait et profond en bloc de calcaire de deux cent vingt-cinq mètres de côté – furent finalement terminées. Anu improvisa une petite fête, afin de permettre aux hommes d’élire le Roi des Fondations. Le gagnant – un contremaître nommé Yasha – fut couronné de feuilles de laurier et porté en triomphe autour de la pyramide, sur laquelle fut gravé son nom. Anu aimait bien Yasha. C’était un grand gaillard, large d’épaules, avec un rire tonitruant, qui en imposait aux autres. Son équipe de trente hommes était de loin la meilleure de toutes. Shevan regarda la procession et sourit. — Ils ont l’air d’aller mieux, monsieur, fit-il. Anu acquiesça. Mais le travail avançait encore trop lentement par rapport à ses prévisions. Il décida donc d’appliquer des modifications aux roulements. Dorénavant, les équipes feraient les trois-huit au lieu de deux longues périodes de travail. Les ouvriers qui atteindraient leurs objectifs seraient récompensés. — Quel rendement horaire avons-nous ? demanda-t-il à Shevan. — Il y a une semaine, nous posions six blocs de l’heure. Aujourd’hui, neuf. Cela s’améliore, monsieur. — Il faudrait que nous dépassions douze. Quelle est la situation à la carrière ? Shevan parut inquiet. — Les outils s’usent beaucoup plus vite que prévu, monsieur. Et puis nous avons un problème avec les chevilles en bois. Il semble… — Que le bois n’absorbe pas l’eau. — Oui, monsieur. Vous l’aviez anticipé ? — J’aurais bien voulu, fit Anu d’une voix lasse. Les maçons perçaient des trous dans le calcaire afin d’y enfoncer des chevilles en bois. En y versant de l’eau, le bois gonflait, faisant exploser la pierre de façon nette. Ainsi, ils obtenaient des blocs. Mais, pour une raison quelconque, l’accélération temporelle affectait le taux d’absorption. Anu se promena jusqu’à la pyramide de Gepha. Soixante-dix ans plus tôt, cela avait été leur première tentative de reconstruction d’une source d’énergie. Mais ce fut un échec, comme Anu l’avait prévu, car elle avait été bâtie sans l’aide de la Musique. Aujourd’hui, elle servait de base à son propre travail. Des ouvriers y récupéraient des blocs à grands coups de burin, les attachaient à des attelages, et, en se servant méticuleusement de grandes outres à eau, ils faisaient contrepoids afin de les amener jusqu’au sol. C’était un travail laborieux et dangereux. S’il avait eu deux coffres, Anu aurait pu augmenter l’influence de la Musique afin d’alléger les blocs, mais n’en ayant qu’un seul, il préférait garder son énergie pour bâtir sa propre pyramide. Il y eut soudain une grande commotion sur sa gauche, du côté de la barrière brumeuse qu’il avait invoquée autour de la vallée. Lui et Shevan se rendirent en vitesse sur place où une foule d’ouvriers s’était assemblée. Un homme incroyablement vieux était allongé sur le sol. Il agitait ses membres, quand tout à coup, et à la surprise de tous, sa chair se mit à pendre, sa peau à sécher, comme du cuir, pour peler de ses os comme un papyrus usagé. — C’était Jadas, murmura l’un des hommes. Il a traversé la brume hier soir pour aller voir sa femme. Anu s’avança. — Restez calme ! dit-il. Vous avez tous été prévenus que nous utilisions de la magie. Je vous avais dit que vous mourriez si vous tentiez de traverser la brume. — Alors nous sommes prisonniers ! cria un autre homme. — Mais non, ce n’est pas vrai, fit Anu. Je vous ai expliqué les dangers et vous avez accepté de venir travailler ici. Maintenant, si l’un d’entre vous souhaite partir, il pourra le faire lorsque j’enlèverai la brume afin qu’on nous ravitaille. Je suis Anu. Je ne mens pas. Cet homme était un imbécile. Le monde est rempli d’imbéciles. On l’avait prévenu du danger et il n’y a pas cru. — Qu’arrivera-t-il si la magie va de travers ? cria le premier homme. On pourrait tous finir comme Jadas. — Allons, les gars, fit Yasha, le Roi des Fondations, en venant s’interposer. Vous avez tous entendu le Saint. Ce n’est pas un menteur. Et moi, en ce qui me concerne, j’ai bien l’intention de rentrer chez moi avec huit mille pièces d’argent. Je vais bâtir cette merveille pour Anu, et puis j’irai m’acheter une maison. Pas la construire. L’acheter ! Et j’irai m’asseoir à l’ombre afin de boire du bon vin. Et j’aurai sur les genoux la plus jolie putain d’Egaru. — Mais Yasha, on risque de tous y passer, ici ! objecta le premier homme. — Meurs si tu veux, Podri. Moi, j’ai envie de vivre et de devenir riche. Alors allons enterrer ce tas d’os, et reprenons le travail. — Tu penses vraiment qu’on ne risque rien ? s’enquit un autre homme. — Qu’on ne risque rien ? répliqua Yasha en gloussant. Depuis quand un ouvrier est à l’abri du risque ? En tout cas, pour huit mille pièces, je suis prêt à affronter le danger. (Il se retourna vers Anu.) Suis-je à l’abri de votre magie, Saint Homme ? demanda-t-il. — Tu l’es. Je te l’ai promis, lui répondit Anu. — Alors ça me va, fit Yasha. Et maintenant, je vais aller me trouver la pute la plus laide du coin. Sur ce, il s’en alla, les lauriers toujours sur son crâne. La foule se dispersa. Les os de Jadas tombèrent en poussière et s’envolèrent dans la brise. — C’est un homme bien, fit Shevan. — Oui, répondit distraitement Anu. Il réfléchissait déjà à un moyen d’accélérer le taux d’absorption d’eau des chevilles. Le jardinier était agenouillé au soleil, sur un vieux coussin. Il désherbait un petit jardin de rocailles. Un chapeau de paille effiloché à large rebord protégeait son cou du soleil brûlant. Des fleurs de couleurs chatoyantes poussaient un peu partout dans les rocailles : du jasmin de rocher rose pâle, des alysses à boutons jaunes, des clochettes jaunes et blanches aux fragiles fleurs tombantes. Les doigts du jardinier tirèrent doucement sur les mauvaises herbes tandis que de l’autre main il cherchait leurs racines à l’aide d’une petite binette en cuivre. Il jeta les herbes dans un panier en osier placé à côté de lui. Puis il grimpa sur des rochers afin de continuer son travail au milieu du thym aromatique qui poussait contre le mur du fond du jardin. Il travaillait avec la patience infinie d’un homme en harmonie avec la terre, ne cassant jamais les herbes, ne dérangeant jamais les racines des plantes qu’il cherchait à protéger. Il n’y avait aucune tension en lui, son esprit était en paix. Un homme plus âgé s’avança sur le chemin pavé en bordure du jardin de rocaille. C’était un homme imposant, à l’ossature épaisse et aux épaules larges. Ses cheveux coupés court étaient parsemés de gris. Sa peau était très bronzée, tannée par une vie de labeur à l’extérieur. Le jardinier le vit, lui sourit, et le rejoignit sur le chemin. — C’est vraiment très joli, Kale, lui dit le jardinier. Tu as fait du bon travail. Mais je m’inquiète quand même pour les violettes. Les deux hommes longèrent ensemble le jardin de rocaille jusqu’à un parterre de véroniques bleues avoisinant un bosquet de thym sauvage couleur rouille. Là, devant les pierres du jardin, se trouvait un petit groupe de violettes des bois à dominante jaune dont les feuilles étaient ternes et tachetées. — Le sol ne garde pas l’eau, seigneur, fit Kale en s’agenouillant afin de prendre un peu de terre entre ses doigts. Peut-être en ajoutant de la tourbe ou du fumier. J’irai en chercher cet après-midi. Le jardinier acquiesça. — Depuis que le genévrier est mort, il n’y a plus assez d’ombre. Il faut que nous installions un écran à l’ouest, avec des fleurs grimpantes, afin que le bouleau ait le temps de prendre. Du jasmin, peut-être. Qu’en penses-tu ? — Je pense qu’un écran serait une bonne idée, seigneur. Mais comme plante grimpante, je préférerais de la clématite. En revanche, je pense que vous vous faites des illusions sur le bouleau. La terre n’est pas bonne ici, pour ce genre d’arbre. Elle est trop légère. — Il faut des arbres dans un jardin. Ils font lever le regard et l’esprit. De plus, ils apporteront davantage d’ombre et de profondeur. Enfin regarde, les cyprès ne s’en sortent pas trop mal, eux. — C’est vrai, seigneur, mais vous avez dépensé une fortune dans un système d’irrigation. Sans lui, ils mourraient en quelques semaines. Le jardinier se fendit d’un rire. — Mais à quoi donc sert l’argent ? Il est fait pour être dépensé. Un jardin est un lieu de beauté, qui plaît à la Source. — Puisque nous parlons d’argent, seigneur, les soucis d’eau seront livrés demain. Il semblerait que la plupart aient survécu au transport. — Excellent. Ils iront très bien dans l’étang du fond, Kale. Ils apporteront une petite touche dorée. — Je n’ai jamais vu de souci d’eau, seigneur. J’ai peur de ne pas savoir m’en occuper correctement. Le jardinier sourit et tapa sur l’épaule de l’homme. — Tu apprendras, Kale. S’ils meurent, j’en rachèterai d’autres. Tu finiras bien par apprendre. Un nouveau venu apparut sur le chemin. Kale s’inclina et recula en voyant l’Avatar approcher. — Tes jardins sont toujours une source de ravissement, Viruk, déclara le Quêteur Général. Tellement de couleurs, de senteurs. La tension réapparut et le jardinier s’effaça. Viruk le guerrier brossa la terre qu’il avait sur les mains et conduisit le Général jusqu’à une aire de repos où des chaises confortables avaient été disposées sous une vigne. Il faisait meilleur à l’ombre. — Que me vaut le plaisir de votre visite, cousin ? s’enquit-il en ôtant son chapeau de paille et en le jetant par terre. — Ammon entraîne une armée régulière. Mes espions me disent qu’elle est disciplinée et hardie. — Combien y a-t-il d’hommes dans cette armée ? — Cinq mille, répartis en une cinquantaine de groupes. Chaque homme a un plastron en bronze et un heaume, ainsi qu’un bouclier en bois renforcé de bronze. La plupart sont armés d’épées courtes, mais les premières lignes ont des lances de quatre mètres environ. — Voilà un développement intéressant, fit Viruk. Vous voulez que je tue Ammon ? — Non. Nous risquons d’avoir besoin de son armée. Viruk éclata de rire. — Vous croyez que le Peuple de Boue acceptera de se battre à nos côtés ? — S’ils ne le font pas, ils seront soit assimilés, soit détruits par les nouveaux venus. — Vous craignez qu’ils soient si forts que ça ? Rael se pencha en arrière dans sa chaise. Il était fatigué ; il se frotta les yeux. — Jusqu’à présent, nous avons gardé le contrôle avec cinq cents personnes seulement. Les nouveaux venus – et leurs principales cités – ont survécu. Ils seront des milliers, Viruk. La Source seule connaît leur type d’armement. — Alors que voulez-vous que je fasse ? — Va voir Ammon. Dis-lui ce qui s’est passé. Assure-lui que si les Erek-jhip-zhonads sont attaqués, nous ferons tout notre possible pour le soutenir. Mais ne lui demande pas son aide. Nous ne devons pas leur montrer notre faiblesse. S’il nous l’offre, accepte-la gracieusement. — Est-ce que cette… ambassade… n’incomberait pas mieux à un Quêteur, cousin ? Je ne suis pas un diplomate. Je préférerais trancher la gorge de ce sauvage plutôt que de dîner avec lui. — C’est bien pour cela que tu es la personne idéale pour ce rôle, Viruk. Ammon te connaît et sait ce dont tu es capable. Il sera méfiant, mais il t’écoutera. Je l’ai beaucoup observé depuis qu’il est devenu roi. Il est plus fort que ne l’était son père, et plus sage que n’importe quel chef de tribu à qui nous avons eu affaire jusqu’ici. Il pourrait être un allié important. — Ou un dangereux ennemi. — Tout à fait. Reste dans sa capitale comme mon ambassadeur. Je lui ai envoyé un message pour le prévenir de ton arrivée. — J’aurais préféré être là pour l’arrivée des nouveaux venus, objecta Viruk. — J’en suis persuadé. — Dois-je en conclure que vous avez rejeté ma requête d’affection au Serpent, avec Talaban ? — Je pense qu’il y aura suffisamment de batailles pour toi. Viruk. Lorsqu’ils débarqueront, je veux que tu aides Ammon. Viruk se leva et remplit un gobelet d’eau fraîche. — Les cinq cités pourraient bien se retrouver vite assiégées, cousin. Vous n’avez personne qui se batte aussi bien que moi. C’est de la folie de m’envoyer en mission juste maintenant. — Tu as peut-être raison, Viruk. Et si leurs navires nous dépassaient pour aller dans l’embouchure du Luan ? Et si leur premier assaut se portait sur le Peuple de Boue ? Alors, ils seraient devant et derrière nous. Si je devais attaquer cette côte, c’est ainsi que je procéderais. Les cinq cités sont fortes, le Peuple de Boue nettement moins. Il serait difficile de nous battre sur deux fronts en même temps, Viruk. Et comme c’est ma plus grande crainte, j’envoie mon plus grand guerrier. Prends dix Avatars avec toi. Les meilleurs. Viruk gloussa. — Vous essayez de m’avoir par la flatterie. Que je sois maudit, mais je crois que vous avez réussi. Très bien, cousin, j’accepte. Rael acquiesça et se releva. — S’ils débarquent, Viruk, protège Ammon comme s’il était de ton propre sang. S’ils attaquent, ils chercheront à tuer le roi. Ils ne doivent pas réussir. S’ils transpercent vos défenses, ramène-le ici, avec autant d’hommes que tu peux. Viruk éclata de rire. — Il y a quelques jours à peine, je lui ai promis de l’étriper. Désormais, je dois le protéger ? Décidément, on ne s’ennuie jamais avec vous, Rael. À présent, si vous voulez bien m’excuser, j’ai encore du travail dans mon jardin. Rael sourit. — J’ai cru remarquer que ton jardinier se portait comme un charme. J’aurais juré qu’il avait l’air plus vieux la dernière fois que je l’ai vu. — Travailler avec moi lui fait manifestement du bien, déclara Viruk. Rael secoua la tête. — Tu enfreins trop de règles, cousin. Fais attention à toi. — Kale a beaucoup de valeur pour moi. Il a sauvé mes pulsatillas en améliorant le drainage et en coupant les herbes qui leur cachaient la lumière. Sans lui, elles seraient mortes. Et que serait un jardin sans pulsatillas ? — J’ai changé d’idée, fit Rael avec un grand sourire. Ne pense pas à Ammon comme s’il était de ton sang, mais comme si c’était une de tes fleurs. — C’est vrai que j’aimerais bien le mettre en terre, répliqua Viruk. Cela faisait deux heures que le Quêteur Ro rendait des jugements, et il commençait à s’ennuyer. Dans l’ensemble, les affaires qu’on lui soumettait étaient insignifiantes, et seuls deux prévenus avaient été condamnés à être cristal-puisés – et seulement pour cinq ans chacun. Il baissa les yeux sur les deux listes posées devant lui. L’une détaillait les affaires, l’autre les besoins de la Trésorerie du Cristal. D’après la seconde, il lui fallait aujourd’hui vingt-deux condamnations à mort afin de remplir les exigences de la Trésorerie. Ro comprenait très bien l’importance de leur besoin en énergie, et il n’avait pas beaucoup d’estime pour les Vagars. Mais la loi était la loi, et aucune pression ne le pousserait à l’enfreindre. Si un homme avait volé du pain – sans violence – afin de nourrir sa famille, c’était un petit délit, avec une peine maximum de cinq ans. Ro avait débouté le procureur qui avait plaidé que la victime était tombée, et s’était foulé le poignet, en donnant la chasse au voleur, et que par conséquent il y avait violence. Le Quêteur Ro n’était pas de bonne humeur. Il n’aimait pas la troisième cour du district est. Elle était petite et bondée ; l’estrade du magistrat était à peine à cinquante centimètres du sol et celui-ci devait se frayer un chemin par les côtés, à travers la foule déjà assise, afin d’y accéder. De fait, les Vagars le toisaient, et selon Ro ce n’était pas convenable. Le magistrat devait entrer à l’arrière de l’estrade, comme dans n’importe quelle cour. Ro se frotta la barbe et posa son regard sur la salle. Il n’y avait là aucun Avatar, et les bancs étaient à moitié vides. Ro rajusta sa robe bleu roi, but un peu d’eau d’une coupe en cristal, et fit un signe de tête aux gardes afin qu’ils fassent entrer le prévenu suivant. C’était une affaire de viol. La victime, une grosse Vagare entre deux âges, et passablement riche, prétendait que son jardinier avait escaladé le mur qui menait à sa chambre, et lui avait fait subir les derniers outrages – qui n’avaient pris fin que lorsque le mari était entré dans la chambre. Le procureur réclamait la peine de mort. — Est-ce qu’on a trouvé une arme sur les lieux du crime ? demanda Ro au procureur. — Non, Seigneur Quêteur. L’homme s’est servi de sa force physique pour subjuguer la dame. D’un œil distrait, Ro examina le dossier de preuves qu’il avait sous les yeux. Puis il regarda le prévenu ; un petit bonhomme maigrichon. Celui-ci clignait nerveusement des yeux, et de la sueur lui coulait dans les yeux. — Je lis ici que ses habits ont été retrouvés au rez-de-chaussée, ainsi que la robe de la plaignante. Essayez de m’expliquer, je vous prie, de quelle manière il a réussi à la forcer à monter ? demanda Ro. Le procureur – déjà conscient de l’état d’agacement de Ro – devint blême. — Mais, il a menacé de la tuer, Seigneur Quêteur. Ro relut une nouvelle fois le dossier. — D’après ce qui est dit ici, cela fait quatre ans qu’il travaille pour la dame et son époux, et qu’il vit, en compagnie de quatre autres employés, dans une petite maison sur la propriété. Est-ce votre intention de faire croire à la cour que cet homme a risqué sa vie et ses moyens d’existence, sûr et certain qu’il se ferait prendre, dans le simple but de forniquer avec la femme de son employeur ? J’ose espérer que non, procureur. D’après le rapport, il n’y a pas de traces de sévices sur la victime, et ses habits n’ont pas été déchirés. Si j’ai bien compris, sa robe était délicatement pliée sur un divan. De plus, on a trouvé deux gobelets de vin dans la chambre à coucher. Veuillez vous approcher, procureur. L’homme avança jusqu’à l’estrade. C’était un jeune Avatar, le fils d’un Quêteur de moindre importance qui servait dans le district est. Ro se pencha sur son bureau. — Vous n’êtes pas – espérons-le – un imbécile. Alors pourquoi m’avez-vous amené cette affaire ridicule ? Il est évident qu’elle était en train de séduire son employé lorsque le mari les a surpris. Elle a inventé toute cette histoire. Et elle manque cruellement d’imagination. — Son mari est l’un de nos loyaux partisans, Seigneur Quêteur. Il est d’un certain rang chez les Vagars. Ro le congédia d’un geste. — Les accusations contre cet homme sont rejetées, dit-il. Faites entrer le prochain prévenu. Les gardes amenèrent une grande jeune femme aux longs cheveux noirs. Elle était uniquement vêtue d’une robe faite main, piètrement teinte en vert. Elle était accusée de trois infractions : avoir utilisé de la magie – ce qui contrevenait à une ancienne loi vagare datant d’avant la conquête avatare ; avoir débuté un emploi dans les limites de la ville, sans permis ; et n’avoir sur elle que cinq pièces d’argent, tombant de fait sous le coup de la loi sur le vagabondage. L’accusation de vagabondage pouvait lui coûter deux années de cristal, l’absence de permis, cinq de plus. Mais l’ancienne loi pouvait requérir la peine de mort. Ro lut lentement et calmement le dossier d’accusation. La femme venait d’arriver en ville, et – apparemment – elle avait soigné un bébé qui était pris de fièvres. Une foule s’était aussitôt assemblée, demandant si elle guérissait également les furoncles, les maux de tête et diverses maladies bénignes. Elle avait apposé ses mains sur toutes les personnes présentes. La foule était soudain devenue si importante, qu’elle avait bloqué la voie publique. Deux gardes avatars s’étaient frayés un chemin pour l’arrêter. — Quel est ton nom ? demanda le Quêteur Ro. L’espace d’un instant, la femme eut l’air absente ; elle contemplait le plafond cannelé. Elle était d’une beauté exquise. Ro repoussa cette pensée et lui reposa la question. Cette fois, ses grands yeux bleus se posèrent sur lui. — Je me nomme Sofarita, seigneur, dit-elle d’une voix enrouée. — Ton lieu de naissance ? — Le village de Pacepta, seigneur. — Profession ? — Je n’en ai pas, seigneur, car je viens juste d’arriver en ville et ne possède pas encore de permis de travail. — Est-ce pour cette raison que tu as voulu gagner quelques sous avec tes tours de magie ? Elle semblait avoir du mal à se concentrer, comme si elle était sous l’emprise d’opiacés. C’était peut-être le cas, pensa Ro. Ou alors, elle avait simplement un problème mental. Pourtant, lorsqu’elle reprit la parole, sa voix s’était raffermie. — Je n’ai pas pris d’argent, seigneur. Les pièces d’argent que les gardes m’ont confisquées m’appartiennent. Je suis arrivée en ville il y a trois jours avec vingt-six pièces d’argent. Mais j’ai dû trouver un logement, pour lequel je paie une pièce d’argent par jour. Ensuite, j’ai dû m’acheter des vêtements. Mais ce qu’il reste d’argent est à moi. — Alors tu aurais fait de la magie… gratuitement ? — Oui, seigneur. — Mais tu confirmes que c’est de la magie ? — Je suppose. Je n’avais jamais été capable de cela avant d’arriver ici. Il m’est arrivé quelque chose, mais je ne sais pas ce que c’est. À présent j’arrive à allumer des bougies sans allumette, et à guérir les maladies. Et je peux aussi voir des choses… de terribles choses. Sa voix s’éteignit, et le regard lointain réapparut dans ses yeux. — Et que vois-tu donc ? s’enquit Ro. — Des navires dorés, des hommes avec des armes de feu qui viennent de la mer. Des enfants enterrés vifs au sommet de montagnes, des femmes, les mains liées, conduites sur des autels… et… assassinées. (Elle fut prise de tremblements.) Je suis partie faire un tour ce matin, afin de m’aérer l’esprit. J’espérais que l’effervescence m’aiderait à oublier les images. Il y avait une femme avec un enfant malade. J’ai su qu’il allait mourir, alors je lui ai enlevé sa fièvre. Je ne sais pas comment. J’ai simplement posé ma main sur lui, et la chaleur s’est propagée dans mon bras, jusque dans ma tête. Puis elle s’est dissipée. La mère s’est mise à crier que c’était un miracle, et d’autres personnes se sont rapprochées. Je n’ai pas commis de crime, seigneur. — Au contraire, Sofarita, répliqua le Quêteur Ro, tu as commis le plus grand des crimes. La pratique de la magie est passible de mort. Néanmoins, c’est une loi ancienne, et il va me falloir l’étudier avant de prononcer la sentence. Emmenez-la, ordonna-t-il aux gardes. Mais pas trop loin. Il va falloir que je l’interroge personnellement. Chapitre 16 Le Père Éternel regarda avec une profonde tristesse le mal qui venait de s’abattre sur ses enfants. Au commencement, ils l’avaient supplié de les laisser libres et maîtres de leurs propres destins. Le Père Éternel leur avait promis de ne plus intervenir. Mais aujourd’hui, ils couraient à leur perte. Il aurait pu les sauver d’un simple murmure, mais sa Parole était Loi, et cela pesait sur son âme. Aussi, dans la quiétude de la nuit, il tendit le bras et ramassa un peu de terre. Il la modela en femme. Puis, il décrocha une étoile dans le ciel et se servit de sa lumière pour baigner la femme. Enfin, il plaça l’étoile sur son front. Ainsi naquit la Femme Étoile. Tiré du Chant du Crépuscule des Anajos À la fin de la journée, Ro avait condamné six hommes et une femme à être entièrement cristal-puisés, et trois autres à cinq ans. De retour dans sa chambre, il retira son apparat de magistrat et mangea un repas frugal. Il était inutile de compulser l’ancienne loi concernant la pratique de la magie. La femme aurait dû être cristal-puisée. Mais elle avait parlé de navires dorés et d’hommes provenant de l’autre côté de la mer. Et cela intriguait Ro. Il donna l’ordre qu’on la fasse venir dans sa chambre. La pièce était petite, meublée seulement d’une table et de deux chaises. Lorsque les gardes la firent entrer, Ro eut encore plus conscience de sa beauté. Ses cheveux noirs et lustrés, ses lèvres pulpeuses et désirables. Et, dans la proximité de la petite chambre, il pouvait sentir le savon bon marché à l’arôme de citron qu’elle avait utilisé le matin même pour sa toilette. Il eut soudainement très chaud, et se sentit mal à l’aide. Il lui demanda de s’asseoir, et s’écarta, mettant le bureau entre eux. — Parle-moi de toi, dit-il. Elle leva les yeux. — Vous voulez que je vous parle des navires dorés, lui dit-elle. Ils vous font peur. (Elle hésita.) Je vous fais peur. — Je n’ai pas peur de toi, femme, dit-il sèchement. — Oh, mais si. Car je vous fais penser à… une journée dans un parc. Des enfants jouent. Vous tenez la main d’une femme magnifique, pourtant vous pensez à des… chiffres… des calculs. C’était votre femme. — Parle-moi des navires dorés, fit-il, la bouche sèche. — Pourquoi est-ce que cela m’arrive ? Je veux que cela s’arrête. — Je vais t’aider. Mais parle-moi d’abord des navires. — En ce moment même, ils sont au milieu de l’océan ; ils viennent par ici. Des hommes maléfiques arrivent. L’un d’eux a un visage en verre. Mais ce n’est pas vraiment du verre. Il a maquillé ses sourcils et son menton pour ressembler à du cristal. C’est un homme atroce. Il ne pense qu’au sang et à la mort. — D’où viennent-ils ? — Je ne veux pas continuer, fit Sofarita. Je ne veux plus les voir. — J’ai besoin de savoir, dit Ro. C’est important. Ils viennent pour nous faire la guerre ? — Je ne peux pas voir le futur, seigneur. Seulement ce qui est, et ce qui a été. C’est une terrible race. Ils tuent et ils mutilent. Ils prennent des enfants et les enterrent vivants pour nourrir… Le regard lointain réapparut dans ses yeux. — Regarde-moi ! Qu’est-ce qu’ils nourrissent ? — Il y a un bâtiment, à quatre côtés, qui se termine en pointe. Il brille sous le soleil. — Une pyramide, oui. Ils nourrissent une pyramide ? — Oui, ils tuent des gens sur son sommet. Le sang coule le long de rigoles, et tombe au cœur du bâtiment. La pyramide se nourrit… Non ! Pas la pyramide même, mais quelque chose à l’intérieur. Quelque chose d’enterré. Quelque chose de… vivant ! Ro s’humecta les lèvres. Sa bouche était de plus en plus sèche. — Peux-tu voir à l’intérieur de cette pyramide ? — Non. Mais quelque chose vit à l’intérieur. — Et cela se nourrit de sang ? Sofarita cligna des yeux. — Et de cristaux. Le sang des gens sacrifiés dans d’autres villes est versé sur des cristaux. Puis, ceux-ci sont amenés à la pyramide. Il y a des ouvertures où on les verse. Ils tombent avec fracas. Elle se tut. Ro attendit un moment. — Combien de navires se dirigent vers nous ? demanda-t-il. Elle ne répondit pas. Il lui reposa la question d’une voix un peu plus forte. Elle sursauta. — Est-ce que vous voulez les voir ? lui demanda-t-elle soudainement. Les navires ? — Comment ça ? Elle se leva et fit le tour du bureau. Puis, elle lui tendit la main. — Je vais vous montrer les navires, déclara-t-elle. À présent son parfum était tout près. Il sentait la fragrance de ses cheveux. Il tendit sa main, et prit la sienne. Et se perdit dans une explosion de couleurs qui le propulsa dans les airs en tournoyant. Il fut pris de panique, mais entendit sa douce voix chaleureuse résonner dans son esprit, le calmant. — Ouvrez vos yeux et regardez le ciel. Ro s’exécuta, et réalisa qu’il flottait au milieu des nuages, surplombant une mer scintillante. Il ne sentait ni froid ni chaud, et n’arrivait pas à voir son propre corps. Mais la proximité de Sofarita baignait son âme d’une sensation de chaleur. — En bas ! murmura-t-elle. Vous les voyez ? Trente navires dorés voguaient sur les flots. Ils n’avaient pas de voiles, pourtant ils fendaient les vagues avec rapidité. Ro se retrouva en train de descendre vers eux. À présent, il n’avait plus peur. Il flotta au-dessus du navire de tête. Il était gigantesque, deux fois plus grand que le Septième Serpent : il avait d’innombrables ponts et pourtant gardait une fine allure. De près, Ro put voir que la coque en bois avait été habilement conçue, et recouverte de plaques en or. Le navire faisait quatre-vingt-dix mètres de long et douze mètres de haut. À en juger par les écoutilles opaques de verre bleu, il devait y avoir quatre ponts au-dessus de la ligne de flottaison. Sur le pont principal, au-dessus et derrière la proue, il vit trois grandes structures métalliques, parées d’une série de roues et de balanciers. Un long tube de métal de soixante centimètres de diamètre saillait de chaque machine, telle une lance. Ro ne savait absolument pas à quoi ils pouvaient servir. Derrière les machines, un groupe d’hommes étudiait des cartes. Ces hommes étaient grands, leur peau cuivrée. Ils portaient des habits en or, et des coiffes complexes faites de plumes en métal teintées de rouge, de vert et de bleu. — Quand atteindront-ils Egaru ? demanda-t-il à Sofarita. — Je ne sais pas. Mais il y a d’autres navires plus au sud. — Montre-les-moi. En un instant, Ro se retrouva planant au-dessus de la banquise familière où il avait peu de temps auparavant réussi la Communion. Cinq navires étaient ancrés dans la baie. Sofarita le guida dans les terres où un camp avait été dressé. Les nouveaux venus avaient bâti une structure octogonale à l’aide de perches en or posées à même le sol. Au centre se trouvaient trois hommes allongés – des nomades, à en juger l’apparence. Ils étaient morts, la poitrine ouverte, le cœur arraché. Des cristaux couverts de sang débordaient des cavités. Il y avait une trentaine de nouveaux venus dans le camp. Malgré le froid intense, aucun ne portait de fourrure, ni d’habits chauds. Ils étaient pour la plupart vêtus de fines tuniques en coton et semblaient inconscients de la température glaciale. Deux hommes attirèrent l’attention de Ro. L’un portait une armure en or et une grande coiffe de plumes. L’autre, à ses côtés, était plus petit et bossu. Ensemble, ils scrutaient une carte dessinée sur une peau tannée. — Que cherchent-ils ? demanda Ro. — Je ne sais pas. Ils sont arrivés il y a deux jours et ont tué une bande de nomades. — Rapproche-moi. Je veux jeter un coup d’œil à leur carte. À présent, Ro flottait juste derrière l’épaule du grand homme. La carte était recouverte de symboles que Ro ne comprenait pas, ce qui était plutôt agaçant pour un Avatar versé dans toutes les langues humaines. — Pourquoi ne pouvons-nous pas les entendre ? demanda-t-il à Sofarita. — Je ne maîtrise pas encore ces pouvoirs. Je n’arrive pas non plus à lire dans leur esprit. Une troupe de soldats arriva au pas, en provenance du nord. Ro les examina. Ceux-là, emmitouflés dans des fourrures, étaient d’une carrure impressionnante. Lorsqu’ils furent suffisamment près, Ro s’aperçut que ce n’étaient pas des hommes, mais des krals, énormes et pesants. Ils portaient des ceintures de cuir noir entrecroisées sur la poitrine, et étaient armés de gourdins en fer. Ro vit que deux d’entre eux brandissaient une perche où pendait un nomade, attaché par les mains et les pieds. Les krals s’arrêtèrent devant le grand chef et s’inclinèrent. Ce dernier s’avança et dégaina un couteau en or avec lequel il défit les liens du prisonnier. L’homme tomba sur le sol. Le chef posa une main sur le front du nomade. Du bruit explosa comme un coup de tonnerre dans le cerveau de Ro. — Et maintenant, pouvez-vous les entendre ? s’enquit Sofarita. — Oui. J’aurais apprécié que vous m’avertissiez. J’ai failli mourir de peur. Le chef parlait au prisonnier. — Et là, est-ce que tu me comprends ? Est-ce que je parle bien ta langue ? demandait-il. — Je vous entends, répondit le prisonnier d’un air renfrogné. Il était jeune ; une coupure sur son visage pissait le sang. — Mes hommes ont vu un palais construit près d’un lac de glace. Est-ce qu’il appartient à ton peuple ? — Non. Il a été construit par les Avatars. Il y a longtemps. — Les Avatars ? Une race de dieux ? Des immortels ? Des éternels ? — Oui. — Où sont-ils à présent ? — Au nord. Les dieux les ont renversés. La mer les a détruits. On dit qu’ils se sont réfugiés dans les terres du nord. J’en sais rien. J’y suis jamais allé. — Et tu en as déjà vu, des Avatars ? — Oui. Un navire est venu ici. Ils ont débarqué sur la banquise. Mon chef les a vus. Il leur a vendu des défenses de mammouth. Ils se sont battus avec des krals en se servant de leurs arcs magiques. Le chef se leva et se tourna vers le bossu. — Puise son savoir. Le bossu s’agenouilla devant le prisonnier et posa ses mains de chaque côté de sa tête dans une forte étreinte. Il resta immobile une minute et se releva. — C’est fait, seigneur, déclara-t-il. Le chef regarda les krals. — Je vous le laisse, leur fit-il. Deux grosses bêtes se jetèrent sur le nomade. Une griffe jaillit, lui sectionnant la jugulaire et lui brisant des côtes au passage. Il n’eut même pas le temps de hurler. — Ramène-moi, ordonna le Quêteur Ro. Il ouvrit les veux ; il était de retour dans sa chambre. — Tes pouvoirs sont un don de la Source, dit-il à Sofarita. Puis, il réalisa qu’il lui tenait toujours la main. Il la relâcha en vitesse – et le regretta aussitôt. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas permis un tel contact. — Vous êtes un homme très seul. — Tu dois me dire « seigneur », lui expliqua-t-il gentiment. Nous allons certainement rencontrer d’autres personnes, et si l’on voit que tu me manques de respect, il pourrait t’en coûter. — Vous avez dit que vous m’aideriez à me débarrasser de cette malédiction. — Nous devons d’abord comprendre comment cela fonctionne. Et, sans aucun doute, nous en servir. Ces nouveaux venus représentent un grand danger pour nous tous. Tes nouveaux talents nous seront d’une grande aide. — Si je vous aide, m’aiderez-vous en retour ? — Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. Ro fut surpris de constater qu’il pensait vraiment ce qu’il venait de dire. Talaban mit son équipage à rude épreuve pendant deux jours. Le Serpent tournait à plein régime, fendant les flots. Il simula différentes conditions de combat, imposant des changements de cap brutaux, faisant virer le navire sur bâbord, percutant les vagues, puis le faisant brusquement virer sur tribord. Bien que les mouvements du navire soient guidés depuis la cabine de pilotage, il restait énormément de tâches pour l’équipage. De chaque côté du bateau se trouvaient des boîtiers dissimulés qui contenaient des leviers de puissance. Certains activaient des appareils protégeant le Serpent d’un abordage. D’autres mettaient en place des boucliers afin de protéger les archers. Au matin du troisième jour, Talaban emmena Methras aux portes fermées situées derrière la proue. Elles aussi étaient munies d’un triangle doré qui, une fois ôté, révélait une série de symboles. Talaban montra le code à Methras et les deux hommes entrèrent. Talaban activa un globe lumineux et Methras découvrit un grand tube métallique de la grosseur d’une cuisse. Il était encastré dans le bois du navire. À sa base se trouvait un grand coffre. Talaban fit glisser un panneau placé sur le dessus et montra à son sergent une suite de cadrans et de petites roues. — Le coffre contient des cristaux blancs et trois gros rubis, déclara Talaban. Quand on l’active, il accumule une charge d’énergie qu’on peut ensuite libérer en tirant sur ce levier. Regarde bien ! Talaban tourna lentement un cadran. Deux pans de mur s’écartèrent. Le tube glissa en avant, dans l’ouverture. — À longue portée, il faut s’en remettre à son jugement, fit Talaban. Mais je ne crois pas que nous nous battrons à distance. La deuxième fenêtre sert à la visée. C’est comme un arc-zhi géant, mais dont le carreau serait cent fois plus puissant. Il pourrait percer le mur d’une cité de six mètres d’épaisseur. — C’est effectivement une grande puissance, capitaine, fit Methras. Cela doit consommer énormément d’énergie. — Tout à fait. Il faut recharger l’arme au bout de trois tirs. Or, il ne nous reste pas assez d’énergie pour cela. Trois coups, et c’est fini – peut-être pour toujours. Par conséquent nous ne pouvons pas nous entraîner. Nous n’avons pas non plus de marge d’erreur. Ce sera ton poste, Methras. — Je ne faillirai pas, capitaine, déclara le sergent. Talaban l’observa un instant. — Quelque chose ne va pas ? — Négatif, monsieur. — J’ai remarqué que toi et l’équipage sembliez… plus distants. Est-ce à cause de vos nouvelles fonctions, ou de la peur de la bataille ? Dis-moi ? Tu peux parler librement. — J’aimerais, monsieur, mais malheureusement je n’ai pas constaté de changement. Nous sommes votre équipage vagar. Nous vivons pour accomplir vos ordres. Que voulez-vous de plus ? — Un peu d’honnêteté ne serait pas de trop, fit Talaban. Mais laissons cela de côté pour le moment et concentrons-nous sur cette arme. Lorsque ces navires ont été construits, il y avait des télépathes parmi l’équipage. C’est un don que nous avons perdu. Un télépathe restait aux côtés du capitaine, l’autre ici, à côté du responsable de larme. Ainsi, le capitaine pouvait donner l’ordre de faire feu. Comme nous n’avons plus de télépathes, il va nous falloir trouver une autre méthode de communication. J’ai dans l’idée de faire clignoter le globe lumineux au-dessus de toi. Le prochain navire que tu verras dans la fenêtre de visée sera ta cible. — J’ai compris, monsieur. Talaban se passa la main dans les cheveux et s’assit sur le tube. — Nous ne savons pas combien de navires auront les nouveaux venus, ni le genre d’armes qu’ils auront à bord. Lorsque nous tirerons une rafale d’énergie, je serai obligé de baisser nos défenses un court instant. Par conséquent, le moment où nous serons le plus puissant sera également celui où nous serons le plus vulnérable. — Comme je vous l’ai dit, monsieur, vous pouvez compter sur moi. Talaban acquiesça, et expliqua une nouvelle fois à Methras l’ensemble des commandes. Quand il fut convaincu que son sergent avait bien compris le fonctionnement de l’arme, il lui ordonna de la rentrer et de fermer les sabords. Puis les deux hommes quittèrent la pièce et fermèrent la porte. Talaban retourna dans sa cabine. La nouvelle froideur de Methras et du reste de l’équipage le laissait perplexe. Cela faisait des années qu’ils servaient sous ses ordres, et il avait cru avoir établi un certain rapport avec eux. Apparemment, il s’était trompé. Ils obéissaient à ses ordres au quart de tour, sans broncher, mais ils n’arboraient plus leurs sourires habituels. Dès qu’il s’approchait d’eux, les conversations s’arrêtaient. Il ouvrit les portes qui donnaient sur son petit balcon privé et sortit. Le vent du sud était frais, il pouvait sentir que l’air était chargé d’iode. Il prit une profonde inspiration. Des mouettes tournaient au-dessus du navire. À l’horizon, un grain se préparait. — Toi vouloir nourriture ? demanda Touchepierre. Talaban sursauta et se retourna. Le sauvage était comme apparu de nulle part. — Comment fais-tu pour marcher aussi silencieusement ? lui demanda-t-il. J’ai une bonne oreille, mais chaque fois que tu t’approches de moi, tu arrives à me surprendre. Touchepierre sourit. — Grand secret. Beaucoup travail. Et puis toi perdu en pensant. — La phrase exacte est : « perdu dans tes pensées ». Sinon, oui, j’aimerais bien manger un peu. — Sur table, répondit Touchepierre. Talaban rentra dans la cabine. Un plateau était posé sur sa table, avec une carafe de jus de fruits, une petite miche de pain, une assiette de viande séchée, et une autre de fromage. Il y avait un gobelet en cristal juste à côté. Talaban eut un sourire narquois et secoua la tête. Le sauvage était entré avec un plateau chargé de vaisselle et l’avait déposé sans un bruit. — Comparé à toi, un chat passerait pour un mammouth, déclara Talaban. Touchepierre sourit une nouvelle fois et sortit sur le pont arrière. Le pain était un peu rassis, mais les tranches de viande séchée étaient délicieuses. Touchepierre rentra au moment où il finissait son repas. — Une tempête arriver, dit le sauvage. — Non, le vent l’éloigne de nous. — Le vent tourner, prédit le sauvage. Le Serpent pouvait distancer n’importe quelle tempête, mais cela consommerait beaucoup d’énergie. — Je vais nous trouver une baie, fit Talaban. Touchepierre se pencha au-dessus de la table et ramassa un morceau de viande qu’il engloutit. C’était un geste de franche familiarité qui fit du bien à l’Avatar. — Qu’est-ce qui ne va pas avec l’équipage ? demanda-t-il. — Ne va pas ? Eux malades ? — Non, pas malades. Tu n’as rien remarqué ? Ils ont changé. Ils se comportent comme des étrangers avec moi. — Eux pas changer. Toi changer. — Moi ? Mais je suis toujours le même. — Non, répondit Touchepierre. Cheveux bleus sur tempes. Grand changement. Le sauvage souleva le plateau et quitta la cabine. Talaban était choqué, mais il savait que Touchepierre avait raison. Talaban s’était acquitté de plusieurs missions de reconnaissance en territoires sauvages, pour Rael. Les cheveux bleus auraient été inappropriés pour ce genre de tâches, le mettant même en danger. Mais son équipage, lui, avait vu cela comme une déclaration d’intention, comme quoi il n’était pas différent d’eux. En le regardant, ils avaient vu un homme. Aujourd’hui, ils voyaient un Avatar, l’un des dieux suprêmes. Évidemment qu’un gouffre venait de se creuser, et Talaban se sentit idiot de ne pas avoir prévu leur réaction. Ses hommes étaient issus d’une race d’esclaves, et rêvaient tous un jour d’être libres. Pour Methras, cela avait dû être un double coup dur, car il était de sang avatar. La porte de la cabine s’ouvrit en grinçant sur ses gonds, et se referma d’un grand coup. Talaban sortit sur son balcon. Le vent avait tourné, et, comme l’avait prédit Touchepierre, une tempête s’approchait. Il grimpa sur le pont supérieur et amplifia la puissance du Serpent ; puis il mit le cap sur la côte. Yasha était allongé sur le lit. La tête de la putain était posée sur son épaule, et sa cuisse sur ses jambes. Il faisait bon dans la hutte. Celle-ci n’était éclairée que par une seule lanterne oscillante. Il se sentait à l’aise ici, au calme. Il entendait à l’extérieur la faible musique émise par la flûte du Quêteur Anu, le Saint. Elle était mélodieuse et étrangement belle, procurant à tous ceux qui l’entendaient une sensation de bien-être et d’harmonie. D’après les calculs de Yasha, ils étaient presque au milieu de leur vingtième jour de nuit. Il avait travaillé douze périodes dans des ténèbres totales, et mangé douze repas. Il sourit. Il avait déjà baisé huit putains. — Pourquoi souris-tu, mon grand homme ? demanda-t-elle. C’était bon ? — Avec toi, c’est toujours bon, répondit-il en tournant la tête pour l’embrasser sur le front. — Tu es le seul qui m’embrasse, lui avoua-t-elle. La musique de la flûte s’éloigna dans le lointain. Il est passé derrière la structure, pensa Yasha. Jusqu’ici, ils étaient toujours en retard sur les prévisions, mais ils avaient quand même monté six niveaux en pierre, avec un nombre de blocs graduellement décroissant. Ce qui déroutait Yasha, c’était le fait qu’ils laissaient un nombre incroyable de tunnels et de conduits à l’intérieur. Ce n’était quand même pas comme si quelqu’un allait y vivre. Comme si elle avait lu dans son esprit, la femme se redressa sur son coude. — À quoi cela sert-il ? lui demanda-t-elle. — À quoi, quoi ? — Ce… grand bâtiment ? — C’est pour les Avatars, dit-il. Tous les trente ans environ, ils ont cette envie de laisser un monument à la postérité. Mon père a travaillé sur la pyramide que nous sommes en train de démonter. Cela n’a aucun sens. Quelques-uns des gars étaient tout excités à l’idée de découvrir ce qu’il y avait à l’intérieur. Mais il n’y avait rien. Pas d’or, pas de trésor, pas de cadavres. Rien. C’était tout vide. C’est dingue, non ? Il se redressa et posa ses grandes jambes par terre. Il attrapa une cruche de vin et la porta à ses lèvres. Il but à grandes goulées, et essuya le liquide qui avait coulé dans les poils de son épaisse barbe noire. La flûte semblait s’être de nouveau rapprochée. — Cela doit bien servir à quelque chose, fit la femme. Sinon, pourquoi est-ce que le Saint en personne serait là ? C’était une question qui taraudait Yasha. Peu lui importait la vanité des Avatars, et le fait qu’ils contrôlent les cinq cités. Il fallait bien que quelqu’un gouverne. Et tant que Yasha avait du travail et une rétribution suffisante pour se payer de la nourriture et des putes, il était content. Mais le Saint et sa magie attisaient sa curiosité. Lorsqu’il jouait de la flûte, les gros blocs de pierre devenaient légers, environ un vingtième de leurs poids, et il suffisait de quatre hommes pour les manœuvrer. Les premiers jours, cela avait suscité pas mal d’excitation au sein des ouvriers, mais également une impression de malaise. Aujourd’hui, ils n’y faisaient même plus attention. Yasha se leva péniblement et enfila son pantalon et sa chemise. — Cela fait quel effet d’être couronné roi ? lui demanda-t-elle. Il éclata de rire. — Je ne suis pas un roi, déclara-t-il. Ce n’était qu’un interlude amusant pour fêter la première étape de la construction. — Mais tu as été porté en triomphe, et on t’a mis une couronne de lauriers. Même le Saint s’est incliné sur ton passage. Cela ne t’a pas fait du bien ? Yasha réfléchit à la question en enfilant ses bottes. — Si, ça m’a fait du bien, admit-il. Mais pas autant que de me rouler dans le lit avec toi. — Tu penses ce que tu dis ? Vraiment ? — Évidemment. — Est-ce que tu reviendras me voir après ta prochaine période de travail ? — Comment un homme pourrait-il rester longtemps loin de toi… mon cœur ? conclut-il, comme il avait oublié son nom. Il se pencha et l’embrassa une fois de plus, déposant une pièce en argile sur la petite table de chevet. Puis il sortit dans la nuit et marcha à grands pas en direction de la nouvelle pyramide. Le Quêteur Anu arpentait le sixième niveau tout en jouant de la flûte. Yasha l’observa un moment, et lorsque le Saint arrêta de jouer, il lui fit un signe du bras. Anu lui répondit, et descendit le rejoindre. — Nous progressons bien, fit Anu. Mais il faut encore que nous accélérions la cadence. — Cela va venir, Quêteur. Les ouvriers sont déjà nettement meilleurs à présent. Anu sourit et se détourna. — Dites-moi, seigneur, pourquoi jouez-vous de la musique pour ces blocs, alors qu’ils sont déjà en place ? demanda-t-il. Anu resta muet un instant, et se retourna pour faire face au Vagar. Sous le clair de lune permanent, ses cheveux bleus avaient l’éclat de l’argent. — Les pierres se souviennent de mes accords, répondit-il sur un ton très sérieux. (Puis il se mit à rire en voyant la confusion se dessiner sur le visage de Yasha.) Chaque bloc est composé d’un assemblage de millions de fragments, et chacun de ces fragments est composé à son tour de millions de particules. Peut-être même que ces particules sont constituées d’éléments plus petits. La Musique pénètre dans la pierre, puis est absorbée par chacun des fragments, chaque particule. Et le chant perdure – peut-être éternellement – à l’intérieur de la structure. — Je n’entends rien, fit Yasha. — Et pourtant, la Musique nous entoure. L’univers est un chant, Yasha. Nous en faisons partie. Est-ce que tu t’es déjà demandé pourquoi l’Homme était à ce point attiré par la musique ? Pourquoi est-ce que dès que quelqu’un en joue, nous nous rassemblons autour ? Pourquoi nous dansons en ajustant nos corps à ses rythmes ? — Parce que cela fait du bien, répondit le Vagar. — Oui, cela fait du bien. Cela semble naturel, car en fait ça l’est. Dans ces moments où la musique effleure notre âme, nous nous souvenons que nous faisons partie du Grand Chant. Tous autant que nous sommes – Avatar, Vagar, sauvage, nomade. Et chaque arbre et chaque plante, ainsi que chaque oiseau ou animal. Nous sommes tous essentiels à l’harmonie de la Musique. — C’est peut-être vrai, Saint Homme, mais il me semble que les Avatars ont reçu les meilleurs accords. Il regretta ses mots aussitôt, car ils étaient dangereusement proches de la discorde. Mais Anu se contenta d’opiner. — Tu as tout à fait raison, Yasha. Mais rien n’est éternel, malgré ce qu’aiment croire mes frères. Cette structure que nous créons n’est pas seulement pour les Avatars. Elle est pour le monde entier. Pour toi, pour tes enfants, et les enfants de tes enfants. — Je n’ai pas d’enfants, Saint Homme. Anu posa une main fine sur l’épaule de Yasha. — Tu as dix-sept enfants, lui dit-il. Et tu en as conçu un autre ce soir. Tu devrais faire l’effort de rester en contact avec tes femmes. Yasha gloussa. — Les femmes avec lesquelles je couche ont plusieurs partenaires, Saint Homme. Difficile de dire qui est le père de l’enfant. Et c’est mieux ainsi. Avez-vous déjà été marié ? — Non, je ne peux pas dire que l’idée m’ait jamais enchanté. — Moi non plus. Peut-être que quand je deviendrai vieux, je souhaiterai un peu plus de chaleur dans mon lit. — J’ai été vieux, fit Anu. On ressent quelques joies, mais on ne trouve aucune chaleur. Sur ce, il souhaita une bonne nuit au contremaître et partit tranquillement vers sa tente. Chapitre 17 Sofarita attendait patiemment sur un siège, dans l’antichambre de la salle du Conseil, les yeux fermés, le visage serein. Deux gardes avatars la surveillaient de près. L’un pensait au nouveau cheval qu’il venait d’acheter, et se demandait s’il serait aussi rapide que son géniteur. Il se demandait également s’il n’allait pas le faire castrer. L’autre garde pensait à Sofarita ; il se disait qu’il aimerait bien coucher avec elle. Leurs pensées étaient intrusives, aussi essaya-t-elle de les repousser. La méthode la plus simple était de sortir de son corps afin de fermer ses oreilles astrales à leurs considérations. Ce qu’elle fit, et fut aussitôt récompensée par un sentiment de paix. À présent, ils n’étaient plus que des soldats anonymes. Cette première journée avait été longue et intéressante. D’abord, le Quêteur Ro l’avait emmenée chez lui. Sofarita n’était jamais allée dans une maison aussi spectaculaire, avec des chambres lumineuses, des meubles exquis, de merveilleux tapis tissés, et des jardins remplis d’arbres en fleur et d’arbustes. Là, elle avait mangé un repas appétissant qui lui avait été servi par des domestiques. Le plateau sur lequel on avait posé son repas était bleu et blanc, vitrifié à en devenir brillant. Elle avait bu un vin rouge plus profond et riche que tout ce qu’elle avait pu goûter auparavant. Durant l’après-midi, le Quêteur Ro avait fait demander un couturier. Celui-ci était arrivé avec une vingtaine de robes longues, en matériaux si doux qu’ils en étaient enivrants ; la femme qu’avait été Sofarita aurait tout aussi bien pu être morte et ressuscitée parmi les dieux. Mais elle n’était plus cette femme, et la splendeur autant que le luxe de la vie avatare lui paraissaient aujourd’hui éphémères et mesquins. De l’eau, même bue dans un gobelet en or, restait de l’eau, et la même lumière du soleil, libre, se reflétait aussi bien sur le simple verre que sur le diamant. La richesse ne symbolisait que le pouvoir et Sofarita n’avait plus besoin de symboles. Jour après jour, son intellect grandissait. Et avec lui, son pouvoir. Habillée, comme à présent, dans une robe ample de satin blanc, elle avait rencontré le Quêteur Général. À première vue, il lui avait semblé être un homme intelligent, cultivé et raisonnable. Comme elle l’avait fait avec le Quêteur Ro, elle avait fait voler le Général. Il avait observé les trente navires et avait estimé qu’ils arriveraient en vue d’Egaru sous vingt-quatre heures. Il l’avait interrogée longuement sur ses pouvoirs, et lui avait demandé si elle avait été en contact avec un cristal guérisseur. Sofarita ne savait pas très bien mentir, mais elle savait également que Viruk avait enfreint la loi en soignant son cancer. — Oui, avait-elle finalement avoué. J’étais mourante et un Avatar m’a soignée. Je n’en dirai pas plus. Rael avait acquiescé, comme s’il comprenait sa réticence. Ses pensées avaient été faciles à lire, mais n’avaient pas beaucoup d’intérêt pour Sofarita. Il pensait toujours intensément aux navires dorés et comment s’en débarrasser. Mais une pensée lui était revenue plusieurs fois, cinglante et emplie d’appréhension. Cristal-unie. Sofarita avait capté l’image d’une jeune femme qui se transformait progressivement en verre, dans une agonie fragile et froide. Elle avait ressenti la douleur de Rael et s’était retirée, lui laissant l’intimité de sa douleur. En revenant au présent, elle se demanda comment le débat se déroulait dans la salle, et traversa le mur afin de flotter au-dessus de la table. Le Quêteur Général était assis en tête de table. C’était un homme maigre aux cheveux courts, au regard perçant et perspicace. Lui et vingt autres personnes écoutaient un gros homme vêtu d’or. Chacun de ses doigts boudinés était orné d’un anneau, et il portait un torque en or massif autour de son cou gonflé. Sofarita scruta les conseillers. Le Quêteur Ro, le visage pâle, avait l’air furieux. À côté de lui était assis un homme fin, au profil d’aigle ; il tentait manifestement de réprimer un sourire. Alors que le gros homme continuait de parler, Ro se leva d’un coup, le doigt tendu, en hurlant. Comme Sofarita avait fermé ses oreilles astrales, elle se demanda quelle était la cause de la dispute. Timidement, elle permit de nouveau au son de l’atteindre. — … Insensé ! Êtes-vous devenu fou, Caprishan ? — Moi non, mais vous oui, rétorqua le gros homme. À quoi pensiez-vous donc, Ro ? Les Vagars n’existent que pour nous servir. Ainsi le veut la Source. Permettre à quelqu’un qui a fait preuve de tels pouvoirs de continuer à vivre ébranle tout ce en quoi nous avons foi. Cela reviendrait à envoyer un message d’espoir à tous les Vagars en leur faisant croire qu’ils peuvent être nos égaux. Et cela, mes amis, dit-il en détournant le regard de Ro, serait le début de notre fin. Je demande que cette femme soit mise à mort sur-le-champ ! Comme il s’asseyait, le Quêteur Général indiqua à Ro qu’il pouvait reprendre la parole. Le petit homme tirait nerveusement sur sa barbe fourchue. — Mes amis, nous traversons un moment terrible de notre histoire, fit-il, essayant toujours de contrôler sa colère. J’ai vu l’ennemi et il est puissant. Très puissant. Trente navires font route vers nos cités, et d’autres ont déjà débarqué au sud. Grâce aux pouvoirs de Sofarita, nous pouvons les observer, peut-être même épier leurs plans, et déjouer leurs manœuvres. Sans elle, nous sommes aveugles face à leurs ambitions. Parler de notre domination sur les Vagars à un tel moment, c’est passer complètement à côté du problème. Lorsqu’une avalanche menace une maison, on ne se demande pas s’il y aura quelqu’un pour nettoyer les fenêtres. L’homme au profil d’aigle leva la main. — La parole est à notre cousin Niclin, fit le Quêteur Général. Ro s’assit. — Il y a une faille dans le raisonnement du Quêteur Ro, dit-il. Nous ne savons pas si ces nouveaux venus sont une avalanche ou une bénédiction. Ce sont des Avatars, comme nous. Nous pourrions bien être à l’aube d’un nouvel âge de grandeur. Tant qu’ils ne sont pas là, et qu’ils ne nous ont pas fait part de leurs intentions, il nous est impossible de les juger. Ce que nous savons, en revanche, c’est qu’ils possèdent une source d’énergie qui leur a permis d’échapper au cataclysme sur leur propre monde. En combinant nos connaissances, nous pourrions créer des ouvertures extraordinaires pour le futur. Mais c’est en fait un problème secondaire. »Car en ce moment même, nous parlons des implications pour notre culture d’une jeune Vagare qui possède des pouvoirs que nous avons perdus. Caprishan a tout à fait raison de souligner l’effet psychologique qu’une telle femme pourrait avoir sur les Vagars que nous gouvernons. » Quel futur aurions-nous – dans l’éventualité d’une guerre contre les nouveaux venus – si cette femme nous aidait à être victorieux ? Les Avatars seraient sauvés par un membre d’une espèce inférieure. Pourquoi accepteraient-ils alors notre domination ? Je suis d’accord avec Caprishan. Cette femme doit être cristal-puisée. Ro bondit une fois de plus hors de sa chaise. — Quêteur Général, je fais appel à vous ! Vous avez vu la puissance de notre ennemi. C’est une affaire militaire, qui par conséquent ne doit pas être soumise au vote. Rael se cala dans son fauteuil et resta silencieux un moment. Puis, il se leva à son tour. — Nous régnons, dit-il, au travers d’un mélange de peur, d’admiration et d’égoïsme. Les Vagars savent que nous avons des armes puissantes et que nous sommes presque immortels. Ils savent également que vivre dans l’une des cinq cités, sous notre contrôle, signifie de la nourriture en abondance, de bons salaires, et un standard de vie inconnu dans les terres extérieures. Chacun de ces trois éléments – la peur, l’admiration et l’égoïsme – est indispensable à l’autre. Mais les deux premiers sont les plus importants. Au moment où les Vagars cesseront d’avoir peur des Avatars, ils se dresseront contre nous et nous serons balayés. S’ils voient que l’une d’entre eux possède des pouvoirs supérieurs aux nôtres, ils ne nous tiendront plus en admiration. Alors ils se demanderont pourquoi ils ont peur de nous. « J’accepte les arguments du Quêteur Ro. La femme serait une arme maîtresse pour nous. Mais je dois me rallier à l’avis des Conseillers Caprishan et Niclin : il est préférable, dans notre intérêt, que cette femme soit cristal-puisée sur-le-champ. Une colère froide s’empara de Sofarita. Elle retourna dans son corps et ouvrit les yeux. Ses mains tremblaient de rage. Elle sentit le regard des gardes sur elle. Sofarita redressa la tête. — Je m’en vais, déclara-t-elle. Elle se leva lentement et se dirigea vers la porte. L’un des gardes lui barra la route. C’était celui qui l’avait imaginée nue et couchant avec lui. Il referma sa main sur son bras. Et poussa un hurlement : ses doigts avaient été comme tirés en arrière par une main invisible, et brisés. Il recula puis, de l’autre main, tenta de dégainer le couteau qu’il portait au côté dans un fourreau de bronze. Ses jambes le lâchèrent. Les os de ses cuisses venaient d’éclater. Sofarita continua sa route. Le second garde se rua sur elle. Elle se retourna vers lui et leva la main. Il s’arrêta à moins d’un mètre d’elle, comme s’il avait percuté un mur. — Aucun Cheveux bleus ne mettra plus la main sur moi, lui dit-elle. Il essaya quand même d’avancer, en vain. Au même moment, les portes de la salle du Conseil s’ouvrirent à la volée et le Quêteur Général apparut au pas de course dans l’antichambre. Il était suivi de Ro et de quelques conseillers. Sofarita ne bougea pas d’un millimètre. — Vous êtes des imbéciles, leur dit-elle. Je vous ai offert mon aide, mais vous avez décidé de me tuer. Comme Ro vous l’a dit, vous allez être confrontés au plus grand danger de votre existence. Les nouveaux venus – les Almecs – se conduiront comme vous. Pensez-y, hommes stupides ! Je suis venue à vous avec des pouvoirs. M’avez-vous accueillie les bras ouverts en m’offrant votre amitié ? Non. Vous avez choisi de me détruire. Les Almecs se comporteront exactement de la même manière. Vous leur direz : « Mais nous avons des pouvoirs, tout comme vous. » Et ils verront que c’est vrai. Et ils chercheront à vous détruire. Ils vous diront : « Oui, vous avez des pouvoirs, mais vous n’êtes pas almecs. » (Sofarita regarda le Quêteur Général droit dans les yeux.) Vous savez que je dis la vérité ; je peux le lire dans votre esprit. Et vous ! fit-elle en montrant Niclin d’un doigt accusateur. Vous souhaitez ma mort dans le seul but d’ennuyer le Quêteur Ro. Vous êtes doublement un imbécile. Sachez-le, je pourrais tous vous tuer. Mais je ne le ferai pas. Les Almecs s’en chargeront. (Elle se tourna à nouveau vers Rael.) Vous avez parlé de peur et d’admiration. Eh bien, je ne vous admire pas, mais vous devriez apprendre à avoir peur de moi ! Le garde aux os brisés poussa un hurlement. Ses jambes étaient tordues de façon grotesque, et l’os d’une de ses cuisses avait transpercé la chair. Du sang maculait son pantalon et coulait à gros bouillons sur le superbe tapis vert par terre. Sofarita tourna le dos aux conseillers médusés, et sortit de la salle. Rael fut le premier à réagir. Il traversa l’antichambre et gravit quatre à quatre les marches d’un escalier qui menait à un grand balcon. Au bout de celui-ci, il ouvrit une porte à la volée et sortit sur le parapet au-dessus du toit. Un archer avatar était en faction. — Donne-moi ton arc ! ordonna-t-il à l’homme surpris, en lui arrachant l’arme des mains. Rael se concentra pour établir le lien avec l’arc. Des cordelettes de lumière jaillirent aussitôt. Il se déplaça au bord du parapet. La femme à la robe blanche apparut sur l’avenue en dessous ; de cette hauteur elle n’était qu’une minuscule silhouette. Il tendit le bras qui tenait l’arc et visa. — Ne fais pas ça, Rael ! cria le Quêteur Ro en sortant sur le toit. Rael se figea un instant, mais visa de nouveau. Au même instant, la femme se fondit dans la foule, et il la perdit de vue. Le Quêteur Général se retourna violemment vers Ro. — As-tu la moindre idée de ce qu’elle représente ? dit-il en contrôlant du mieux qu’il pouvait la colère dans sa voix. — Une chance de survie, répliqua sèchement Ro en oubliant toute forme d’étiquette. Elle a raison, et tu le sais. Les Almecs ne viennent pas en paix. Ils sont venus nous conquérir. On n’envoie pas trente navires de guerre pour établir une ambassade. — Je ne parle pas des Almecs, Ro. Tu ne vois donc pas ce qu’elle est ? Ce qu’elle est en train de devenir ? — Je ne comprends rien à ce que tu dis. — Elle est cristal-unie, Ro. Les mots semblèrent se suspendre en l’air. Ro cligna des yeux. — Tu… vous… Ce n’est pas possible. Les chances… — Sont d’une sur cent millions, l’interrompit Rael. Je connais les probabilités. Ses pouvoirs vont grandir de jour en jour parce qu’elle puise l’énergie de tous les cristaux de la cité. Maintenant, tu comprends mieux ? — Vous pourriez vous tromper, Rael, fit Ro. — Prions que ce soit le cas. Des agents furent envoyés dans toute la cité à la recherche de Sofarita. Des informateurs réguliers furent avisés qu’une énorme récompense serait offerte à qui la retrouverait. Les conseillers, accompagnés par des gardes en cas d’attaque pajiste, rentrèrent dans leurs maisons fortifiées. Rael et Ro restèrent dans le bâtiment du Conseil. Une violente tempête souffla sur la cité une bonne partie de la nuit ; des éclairs illuminaient l’estuaire du Luan. Des volets cognaient contre le châssis des fenêtres des chambres situées au-dessus de la salle du Conseil. Rael faisait les cent pas dans la salle. Ro n’avait jamais vu le Quêteur Général aussi inquiet. — J’ai fait une erreur, finit par dire Rael. J’espère qu’elle ne s’avérera pas fatale. Ro ne répondit pas. Il pensait à la Vagare aux cheveux bruns, et cherchait la cause de ses émotions volatiles. Il était d’accord avec Rael en ce qui concernait le besoin d’inspirer la peur chez les races asservies – après tout, il avait passé la majeure partie de sa vie à louer les vertus de cette politique. Mais cette fois-ci… Tout ce qu’il voyait, c’était la façon dont elle penchait la tête quand elle parlait, et ses yeux qui pétillaient à la lumière. — Nous devrions nous concentrer sur les nouveaux venus, dit-il – les Almecs. — Elle a raison, déclara Rael. Ils ne viennent pas en paix, et ils ne nous traiteront certainement pas en frères. Comment avons-nous pu devenir si arrogants, Ro ? — C’est dans la nature des dirigeants, répondit le petit homme. Nous claquons des doigts, et des inférieurs viennent en courant. Ils s’inclinent et ils rampent, nous confortant dans notre idée de supériorité. C’est un jeu auquel nous jouons tous, Vagars comme Avatars. — Tu te sens bien, mon ami ? s’enquit Rael en venant s’asseoir en face du Quêteur. Ce genre de discours ne te ressemble pas. Ro soupira. — J’ai beaucoup appris aujourd’hui. J’ai l’impression que je n’ai pas vécu ces derniers siècles. J’ai encore du mal à croire à ce qui s’est passé ce soir. Une jeune femme aux talents extraordinaires était prête à nous aider, et nous lavons condamnée à mort. Ce qui est pire, c’est que si Niclin l’avait amenée au Conseil, moi aussi j’aurais demandé qu’on l’exécute. Nous sommes devenus mesquins. — Je le regrette également, Ro, dit Rael. Mais nous devrions mettre cela de côté pour l’instant. Les navires dorés seront là à l’aube. Nous devons préparer des stratégies, donner des ordres. Les deux hommes parlèrent une grande partie de la nuit, puis Rael convoqua ses officiers les plus fidèles et les envoya réunir leurs troupes. À l’aube, la tempête s’était éloignée dans les terres. La mer était calme, l’horizon dégagé, et le ciel d’un bleu magnifique. Rael, Ro et tous les autres principaux conseillers étaient réunis dans le port afin d’attendre l’arrivée des Almecs. Des soldats avatars avaient sécurisé le périmètre. Les quais étaient aussi silencieux que les conseillers. L’attente débuta. Le premier navire fut en vue quelques minutes seulement après que le soleil eut franchi les montagnes orientales. Même à cette distance, ils pouvaient se rendre compte que le vaisseau était d’une taille colossale. Rael et Ro l’avaient déjà vu, grâce aux talents de Sofarita. Mais ceux pour qui c’était une surprise connurent les prémices de la peur. Niclin plissa les yeux. Le gros Caprishan se mit à transpirer abondamment. L’énorme vaisseau brillait au soleil tout en fendant les flots. D’autres vaisseaux le suivaient en formation de combat, sur une seule ligne. Rael les compta. Vingt-quatre. En approchant de la côte, la flotte se divisa en plusieurs groupes. Huit navires remontèrent lentement l’estuaire entre les deux cités d’Egaru et Paragu. Huit autres mirent le cap au sud. Et les huit derniers s’arrêtèrent calmement à l’embouchure du port. Le navire de tête continua sa route et vint à la rencontre des hommes qui l’attendaient, virant au dernier moment pour se ranger le long du quai. Le navire était d’une taille vertigineuse, et s’élevait bien au-dessus du quai. Un pan d’environ trois mètres de la coque supérieure se détacha, et descendit lentement sur le quai, formant une passerelle bombée. Un grand homme, à la peau rouge et arborant un plastron fait de rubans d’or, apparut. Sur sa tête était posé un heaume serti de plumes ; il avait également des bandeaux d’or autour des poignets, de ses biceps et de son cou. Il était vêtu d’un kilt gaufré d’or et de cuir rouge, tenu par une grosse ceinture, dont la boucle était taillée dans une énorme émeraude triangulaire. Mais ce fut son visage qui attira l’attention des hommes qui attendaient. Pas seulement sa peau cuivrée, mais ses traits qui brillaient étrangement à la lumière du soleil. Son visage semblait être recouvert de graisse. L’homme descendit lentement la passerelle, marquant une pause afin de regarder autour de lui. Il ne portait pas d’arme, et paraissait confiant. À mi-chemin, il leva un bras. Aussitôt, vingt autres passerelles furent abaissées sur la pierre. Des guerriers, en armures noires avec des heaumes, les descendirent à leur tour. Ils portaient des sortes d’épais gourdins noirs d’environ un mètre de long. Au même moment, cinquante soldats avatars, armés d’arcs-zhi, firent leur apparition depuis des bâtiments proches. Leurs plastrons en fer brillaient comme de l’argent, et leurs capes blanches virevoltaient sous la brise. De nouveau, le chef leva le bras. Ses guerriers s’immobilisèrent en silence sur les passerelles. Le chef s’approcha de Rael. Son visage choqua les Avatars. Ses sourcils, ses pommettes et son menton semblaient en verre, ce qui donnait à ses traits une apparence inhumaine. — Bienvenue à Egaru, fit aimablement le Quêteur Général. Nous attendions votre arrivée avec impatience. Voulez-vous petit-déjeuner avec nous ? — Avec mes hommes ? répondit le chef d’une voix glaciale. — Il vaudrait mieux qu’ils restent où ils sont, lui dit Rael avec un grand sourire. Le peuple sur lequel nous régnons est facilement craintif. Il serait préférable qu’ils nous voient, vous et moi, marcher ensemble jusqu’au bâtiment du Conseil, comme des amis. La vue de beaucoup de soldats pourrait les rendre nerveux. — Comme vous voudrez. Je n’emmènerai que mes aides de camp. — Ils seront les bienvenus, déclara Rael. D’un geste impérieux en direction du navire, le chef intima aux soldats l’ordre de remonter à bord. Toutes les passerelles furent relevées à l’exception de celle qu’avait empruntée le chef, le temps que trois officiers descendent sur le quai ; puis elle fut relevée à son tout. Les officiers avaient également la peau cuivrée, mais leurs caractéristiques étaient humaines, leurs yeux marron foncé, leurs traits anguleux. Il y avait une terrible froideur chez eux, et une arrogance manifeste dans leurs mouvements. Rael les conduisit à un attelage qui les attendait, et ils se rendirent à travers la cité jusqu’au bâtiment du Conseil. Rael était assis avec eux, mais il n’y eut aucune conversation ; les nouveaux venus ne semblaient même pas s’intéresser aux environs. Ils étaient assis en silence, le visage inexpressif. Une fois à l’intérieur de la salle du Conseil. Rael les invita à s’asseoir. Ils refusèrent la nourriture et les boissons qu’on leur proposait et attendirent que l’Avatar leur parle. Les autres conseillers étaient entrés à leur tour et avaient pris leurs places respectives autour de la table. Rael se leva enfin. — Permettez-moi d’abord de me présenter, leur dit-il. Je suis Rael, Quêteur Général de l’Empire avatar. Ces hommes que vous voyez autour de la table sont les principaux Conseillers. Je me permets de vous souhaiter à tous la bienvenue sur nos terres, et de vous féliciter pour la façon dont les Almecs ont échappé au cataclysme sur leur monde. Le chef almec parla depuis sa chaise. — Je suis Cas-Coatl. Seigneur du Troisième Secteur. J’apprécie les paroles chaleureuses que vous venez de nous adresser. J’ai dans l’espoir que nous pourrons établir une union sans destruction ni verser de sang, et que la transition de pouvoirs se passera sans désaccords majeurs. Ses mots furent accueillis par un silence stupéfié. Rael essaya de garder son sang-froid. — Qu’offrez-vous aux Avatars ? s’enquit-il. L’expression de Cas-Coatl ne changea pas. — La vie, répondit-il simplement. — Nous avons déjà cette vie, fit remarquer Rael. — Cette discussion est inutile, décréta Cas-Coatl. Vous étiez dominants. Aujourd’hui vous ne l’êtes plus. Vous étiez puissants. Aujourd’hui vous êtes faibles. Les Almecs sont forts. Les forts règnent. Voyez-vous un défaut à cette logique ? — Peut-être nous sous-estimez-vous, Cas-Coatl, répondit doucement Rael. — Vos cités ont peu de défenses, votre armée fait moins de mille sept cents hommes – dont mille cinq cents sont d’une race d’esclaves. Nous allons vous laisser à présent ; vous avez deux heures pour prendre votre décision. Il leva la main. Le premier officier à sa gauche lui tendit un morceau de tissu vert délicatement plié. Il le posa sur la table. — Si votre décision est sage, alors hissez ce drapeau en haut du plus grand bâtiment sur les quais. Je ferai entrer mes navires dans le port et nous discuterons plus avant de la transition. Vous pourrez alors vous retirer dans vos maisons, et vivre comme vous l’entendez. Sinon… nous débarquerons quand même, et ferons marcher nos troupes sur les ruines de vos cités. (Cas-Coatl se leva et ses officiers l’imitèrent.) Bien sûr, vous pouvez également nous retenir en otages, ou même nous tuer. Mais cela ne fera aucune différence. Un autre Seigneur du Troisième Secteur sera appointé aussitôt, et vous aurez perdu vos deux heures. — Vous êtes libres de partir, Cas-Coatl, fit Rael. L’Almec et ses officiers traversèrent la salle. Rael envoya deux officiers chercher un attelage afin qu’on les ramène à leur navire. Comme les portes se fermaient derrière eux, Rael observa les visages des conseillers autour de lui. Ils étaient tous sous le choc. — Au moins, nous savons où nous en sommes, déclara Rael. — Au bord du gouffre, fit remarquer le Quêteur Ro. — Cet homme est cristal-uni, dit Niclin. Comment peut-il toujours se déplacer ? — D’après ce que j’ai pu voir de leurs navires, ils ont progressé dans des domaines de connaissances différents des nôtres, fit Ro. Leurs vaisseaux sont alimentés de façon mécanique et non par des cristaux. Manifestement, leurs connaissances leur ont permis de résoudre le problème. Mais dans l’immédiat, cela n’a pas d’importance. Car j’ai bien peur, mes amis, que nous ne soyons condamnés. Chapitre 18 Aussitôt, une clameur s’éleva dans la salle du Conseil. Rael se leva d’un bond, les bras dressés. — Mes amis, assez ! cria-t-il. Nous avons deux heures. Nous rendre est inconcevable, par conséquent, nous devons mettre à profit le temps qui nous est imparti afin de rassembler nos défenses. Vous devriez tous – à l’exception des Quêteurs Caprishan, Niclin et Ro – retourner à vos tâches. L’ennemi aura certainement des armes de destruction à longue portée sur ses navires. Allez dans vos districts et organisez l’évacuation des non-combattants en direction des quartiers est de la ville. Les capitaines vagars ont déjà reçu l’ordre de préparer leurs troupes dans une telle éventualité, mais également de créer des unités de brancardiers et de fossoyeurs. Etablissez une liaison avec vos capitaines de district. Et gardez des messagers avec vous, afin de vous assurer qu’il y aura toujours une ligne de communication entre vous et le Conseil de Guerre. À présent, allez, mes amis. Le temps presse. Les conseillers sortirent de la salle en file indienne. Une fois que le dernier eut franchi la porte, Caprishan prit la parole. — C’est une guerre que nous ne pouvons gagner, cousin, dit-il. — Je le sais bien, répliqua sèchement Rael, mais ce n’est pas le moment d’en parler. Nous avons tous vu que huit navires ont remonté l’estuaire en direction des terres des Erek-jhip-zhonads. J’estime qu’il y a en moyenne trois cents guerriers par navire. Ce qui signifie qu’environ deux mille cinq cents guerriers vont débarquer dans notre dos. Un même nombre a fait route en direction du sud. Si j’étais à la tête de leur flotte, je débarquerais mes hommes dans les marais à cinq kilomètres au sud. C’est là que se trouve la plus faible des cinq cités. Elle ne tiendra pas plus d’une journée. Boria et Caval seront les prochaines sur la liste. Il n’y a dans chacune de ces trois cités qu’un semblant de garnison avatare. Elles ont reçu l’ordre de revenir vers Egaru dès que l’ennemi sera en vue. Les conseils municipaux doivent se rendre à leur approche. La plupart des familles avatares sont déjà parties, et toutes les sources de puissance ainsi que les cristaux ont été retirés ou démantelés. — Nous abandonnons ces cités sans combattre ? s’étonna Niclin. Ce n’est pas franchement à mon goût. — Tu crois que c’est au mien ? cracha Rael. Comme l’a fait si justement remarquer Cas-Coatl, nous avons moins de deux cents soldats avatars, et seulement mille cinq cents conscrits vagars entraînés. Tu te souviens sans doute que le Conseil a toujours estimé que – comment avais-tu présenté la chose, Caprishan ? – il serait inconscient de poster des forces vagares trop importantes au cœur des cités. Eh bien maintenant, nous en payons les conséquences. — Je n’étais pas le seul à avoir peur de cela, fit Caprishan. — Non, c’est exact. (Rael soupira.) De plusieurs manières, je n’étais pas loin de penser comme toi. Mais personne n’aurait pu prévoir l’arrivée d’un tel ennemi. Par le passé, nos arcs-zhi compensaient notre infériorité numérique. Cette fois, j’ai bien peur que cela ne suffise pas. Nous devons concentrer tous nos efforts sur Egaru et Paragu, insista Rael. Les murs de ces cités sont hauts et solides. De plus, c’est là que nous avons nos coffres d’énergie. À court terme, nous avons deux éléments en notre faveur : le Septième Serpent, sous le commandement de Talaban, et un Feu-de-Soleil terrestre entièrement rechargé, que sur mes ordres, le Quêteur Ro a dissimulé dans la Tour du Port. Niclin l’interrompit. — Le Feu-de-Soleil n’a pas été rechargé depuis… quoi… deux cents ans. Même s’il n’explose pas au premier tir, l’ennemi verra d’où vient la décharge et concentrera son attaque sur la Tour du Port. C’est un piège à rats. — Dans ce cas, cousin, tu seras débarrassé de moi, fit Ro, car c’est moi qui manierai l’arme. — Je ne souhaite pas te voir mourir, Ro, dit doucement Niclin. Nous sommes des rivaux, des ennemis politiques. Mais j’aurais de la peine s’il t’arrivait malheur. (Il se tourna vers Rael.) Que veux-tu que je fasse, cousin ? — Rends-toi à Paragu avant que l’ennemi ne bloque l’estuaire. Bats-toi jusqu’au bout. Fais-les souffrir pour chaque centimètre de terrain qu’ils auront gagné. Tu n’auras que soixante Avatars avec toi, mais plus de deux cents arcs-zhi. Assure-toi qu’ils restent toujours chargés. Caprishan, va avec Niclin. Fais en sorte que le ravitaillement soit acheminé correctement dans les deux villes, mais également au Quêteur Anu. Une fois que l’ennemi aura débarqué, ce ne sera pas facile. La brume devrait se lever demain. Débrouille-toi pour qu’un messager aille prévenir Anu de ce qui se passe ici. Caprishan acquiesça. — Anu et ses ouvriers sont à plus de trente kilomètres dans les terres. Nous ne pouvons pas les protéger. — Il n’aura pas besoin de protection, dit Rael. Le moindre ennemi qui voudra traverser la brume mourra en quelques secondes, et son corps pourrira. Le seul danger possible résidera au moment où Anu lèvera la brume afin de permettre au ravitaillement de passer. Vois s’il peut créer un passage secret dans la brume. — Très bien, cousin. Mais, assurément, s’il peut générer un tel pouvoir dans la vallée, il doit être capable de le faire ici aussi, non ? Ne pourrait-il pas lever un rempart de brume devant les cités, qui détruirait nos ennemis dès qu’ils mettraient le pied sur notre sol ? Rael secoua la tête. — Il refusera d’obéir. Anu n’est pas un tueur. Je n’ai aucun moyen de pression pour qu’il commette cet acte. Croyez-moi, j’ai essayé. Et maintenant, si vous n’avez plus de questions ? (Les Quêteurs restèrent silencieux.) Bien. Alors, attelons-nous à la tâche, mes amis, et que la Source bénisse nos projets. En moins d’une heure, l’évacuation avait commencé. Des troupes vagares patrouillaient dans les rues, forçant des citoyens ahuris à quitter leurs foyers. Il y eut des protestations, mais la présence de conseillers avatars, aux cheveux bleus, calma la foule. Personne ne voulait être arrêté pour trouble sur la voie publique, et de fait cristal-puisé. On promit aux gens que des troupes vagares quadrilleraient les zones désertes et que leurs maisons seraient à l’abri des pillards. Mais le processus était laborieux, si bien que lorsque l’ultimatum des deux heures approcha, il restait encore un millier de foyers à vider. Les colonnes de réfugiés étranglaient les artères de la ville, et plus d’une bagarre éclata ; l’une d’entre elles eut pour cause une roue de chariot cassée sur la voie, une autre lorsqu’un marchand vagar essaya de se frayer un chemin avec son cheval dans la cohue. Une femme fut projetée à terre, et son mari attrapa le marchand sur sa monture et le martela à coups de poing. À chaque fois, les troupes vagares durent intervenir. Le Quêteur Ro était accroupi dans la Tour du Port et appliquait soigneusement de l’huile sur les leviers et les poulies du Feu-de-Soleil. Trois soldats avatars restaient avec lui ; plus loin dix laboureurs vagars attendaient qu’on leur donne l’ordre d’enlever la machine, une fois qu’elle serait déchargée. La tour était construite avec d’énormes blocs de pierre et semblait donc un lieu sûr, surtout au rez-de-chaussée. Mais Ro n’avait aucune idée du genre d’attaque qu’elle aurait à subir. Avec un chiffon doux, il essuya un trop-plein d’huile sur les leviers, et se mit à polir le long tube en bronze, perdu dans ses pensées. L’arme avait été alignée dans le prolongement d’une petite fenêtre, ce qui ne lui offrait qu’un champ d’action restreint. Ro alla à la fenêtre pour regarder la baie. De là où il était, il apercevait les huit navires dorés. Mais ils étaient au moins à huit cents mètres de la Tour. Pouvaient-ils utiliser leurs armes à cette distance ? Ro l’ignorait. Cela faisait un siècle que le Feu-de-Soleil était exposé au Musée. Ro avait été présent la dernière fois qu’on s’en était servi, face aux navires de guerre de Khasli. Il les avait entièrement détruits. Comme les Khaslisiens, d’ailleurs, durant la guerre de Quinze Ans. Où sont les Khaslisiens, aujourd’hui ? pensa-t-il. Ro essaya de se souvenir du délai entre deux tirs, afin que les cristaux rechargent l’arme. Mais sans succès. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il fallait quelques minutes. Ro appela les soldats et changea la mire du tube, afin de couvrir l’embouchure de la baie. Avec une grande règle il vérifia la position, qui devait être parallèle au sol. Elle était trop haute d’un poil. Il calcula mentalement l’effet que cela pourrait avoir à quatre cents mètres. De la sueur coulait de ses tempes. Ro n’était pas un guerrier et n’avait que peu d’expérience avec les armes. Mais aucun Avatar d’Egaru n’en savait plus que lui, à l’exception de Rael. Cela faisait plus de deux cents ans qu’on n’avait eu besoin des Feux-de-Soleil. Face aux tribus, les arcs-zhi s’étaient révélés bien plus efficaces. Il se positionna à l’arrière de l’arme et régla le viseur, un petit bras en bronze attaché à un cercle en or. Il l’aligna au moyen d’une petite pointe au bout du tube. Il avait la bouche sèche et demanda une coupelle d’eau. L’un des soldats alla lui en chercher une dans une jarre en grès. Ro avala le liquide et posa son regard sur le sablier. À présent, le sable coloré coulait tout doucement. Cela ne devrait plus être long, pensa-t-il. Trois navires dorés se mirent à bouger, traversant la baie en direction de Paragu. Quatre autres mirent cap sur le port. Il y avait quelque chose dans leurs mouvements qui fit naître la peur chez Ro. Sereins et pleins d’assurance, ils irradiaient la force de leur détermination et une énorme confiance. C’est ce qu’ont dû ressentir les Khaslisiens face à nous, songea Ro. Il frissonna intérieurement. Puis, il activa le Feu-de-Soleil. Comme la charge commençait à se former, la machine se mit à bourdonner. Ro pouvait ressentir ses vibrations. Ce petit mouvement de l’arme fit prendre conscience à Ro de la réalité de la bataille à venir. Il sentit la panique s’emparer de lui. Tu es un Avatar, se répéta-t-il sévèrement. De la sueur coula dans ses yeux. Il l’essuya avec le chiffon couvert d’huile. — Vous voulez que nous prenions place sur le toit, Quêteur ? s’enquit l’un des soldats. — Non, restez ici. Si nous en avons le temps, il faudra dégager le Feu-de-Soleil d’ici. Il est trop précieux pour qu’on le perde dès le premier combat. Ro s’accroupit derrière le viseur. Dans le temps, nous étions vraiment des dieux, pensa-t-il. Nous foulions la terre comme des géants. Nous avons apporté des lois et le savoir aux peuplades primitives. Nous leur avons appris les secrets de l’agriculture et de la construction. Et nous en avons fait des esclaves… Le premier navire avançait lentement dans sa ligne de mire. Des esclaves. Et ce faisant, nous sommes devenus des esclaves nous-mêmes, se dit-il. Esclaves des traditions, esclaves du passé. Ro tira sur le levier de mise à feu. Rien ne se passa. Il poussa un juron entre ses dents, et farfouilla les commandes avec ses doigts. L’un des cristaux avait glissé de sa niche. Il le remit à l’intérieur et ferma la glissière. Le premier navire s’était trop approché à présent, mais un deuxième arrivait juste derrière lui. Une série de battements sourds retentit à l’extérieur, suivi du crissement de l’air qu’on dérange. Alors, trois énormes explosions secouèrent les fondations du bâtiment. — Il y a le feu sur les quais ! cria l’un des soldats. Ils ont des machines sur le pont qui projettent des boules de feu sur la cité. Ro l’ignora car le deuxième navire était à portée. Il tira sur le levier. Du feu bleu crépita de la gueule du tube, puis une lumière vive explosa devant les yeux de Ro. Aveuglé, il recula de la machine – et ne vit pas l’éclair foudroyer le navire de guerre. La coque recouverte de plaques d’or explosa lorsque le carreau d’énergie fit mouche et, sous l’impact, celui-ci se dilata en dégageant une chaleur terrible. L’explosion qui s’ensuivit brisa le navire en trois parties. Des corps furent projetés dans les airs. Une vague de chaleur frappa la Tour du Port. Ro, à genoux, les mains sur les yeux, sentit la chaleur le submerger. Il ouvrit les yeux, et cligna des paupières afin de retenir ses larmes. Sa vue revenait progressivement. Il alla à la fenêtre et contempla la scène de destruction. Il ne restait du navire que des débris flottant dans le port. Ro ressentit un sentiment sauvage d’allégresse. Il retourna à l’arrière du Feu-de-Soleil et posa ses mains sur le tube afin de sentir les vibrations accompagnant la recharge. Nous avons une chance, pensa-t-il. Ils ne sont pas aussi puissants qu’ils le pensent. Dehors, dans la baie, le premier navire doré fit demi-tour. Une boule de feu siffla dans les airs, par-dessus les flots, et atterrit à une dizaine de mètres de la Tour du Port. L’explosion fut extraordinaire. Sous la force de l’impact, des rochers et des pierres se brisèrent, et le soldat avatar le plus proche fut soulevé de terre et projeté contre le mur de la Tour. Sa colonne vertébrale fut réduite en miettes. Les deux derniers soldats visèrent le vaisseau avec leurs arcs-zhi et tirèrent coup sur coup sur le pont supérieur. Les carreaux firent exploser le bois, mais ne causèrent pas grands dommages. Une deuxième boule de feu jaillit du navire. Les soldats avatars prirent leurs jambes à leurs cous. Ils n’avaient pas parcouru trente mètres lorsque la boule percuta la chaussée des quais. Le souffle de l’explosion souleva les deux hommes, qui retombèrent dans l’eau. Leurs corps inertes coulèrent rapidement. À l’intérieur de la Tour du Port, Ro était couvert de poussière et de gravats. Un troisième navire fondait sur lui. Ro s’agenouilla derrière le Feu-de-Soleil. Il était presque rechargé et vibrait toujours. Le mur à sa gauche se déforma sous le coup d’une nouvelle explosion. Une partie du plafond s’effondra. Une poutre de soutien s’écroula, et s’arrêta sur le haut du chambranle de la porte. Ro régla la visée et essaya de voir à travers la poussière asphyxiante. Le ronronnement venait de s’arrêter. Il ferma les yeux et tira sur le levier. Le troisième navire encaissa l’impact au-dessus du gaillard d’arrière. Ro ouvrit les yeux juste à temps pour voir l’explosion. La moitié arrière du navire disparut dans un énorme souffle. La proue et la section médiane se détachèrent. Lentement, le navire se pencha et coula. Quelques survivants sautèrent à l’eau et nagèrent en direction du rivage. Une boule enflammée percuta le toit de la Tour du Port dans un grondement de tonnerre. Le toit fut arraché, et les plafonds des quatre étages s’écroulèrent, transperçant le corps du bâtiment, enterrant le Feu-de-Soleil et le Quêteur Ro sous des tonnes de décombres. Caché dans une ruelle étroite des docks, le Quêteur Général assista à la destruction de la Tour. Derrière lui, les maisons étaient en flammes, il pouvait entendre les hurlements des gens prisonniers à l’intérieur. Mais son regard était fixé sur le premier navire doré qui revenait vers les quais. Cinquante Avatars attendaient avec lui ; deux cents Vagars étaient dissimulés non loin. De la fumée s’éleva tout autour d’eux et certains hommes se mirent à tousser. Rael attacha une écharpe sur le bas de son visage. Son aide de camp, Cation, disparut un instant et réapparut avec un seau d’eau. Des hommes mouillèrent leurs capes rouges et les posèrent sur leurs visages. Cation offrit l’eau à Rael. Celui-ci défit son écharpe, la plongea dans le seau, et la rattacha autour de son visage. À présent il était plus facile de respirer. Le vaisseau doré venait de se ranger contre les quais. L’espace d’un instant il n’y eut aucun mouvement. Puis les passerelles coulissèrent et les soldats armés de gourdins noirs coururent jusqu’à terre. Ils étaient protégés par des plastrons de cuir léger et des heaumes en cuivre. Ils ne portaient aucun bouclier. Lorsque le premier d’entre eux atteignit les docks. Rael passa à l’attaque avec ses Avatars. Ils formèrent rapidement une ligne et leurs carreaux zhi vinrent percuter les ennemis qui s’amassaient. Des dizaines moururent sur le coup, mais les survivants, faisant preuve d’une grande discipline, ne paniquèrent pas pour autant. Ils calèrent leurs gourdins contre leurs épaules. S’ensuivit une multitude de coups de tonnerre. Plus de la moitié des hommes de Rael furent balayés de terre. Du fond des docks, les deux cents Vagars sortirent de leur cachette et chargèrent les agresseurs. Rael eut soudain l’impression que les gourdins-de-feu étaient devenus inopérants, et il ne s’ensuivit qu’une série de tirs sporadiques. Les épéistes vagars se tranchèrent un chemin dans les rangs ennemis. Rael cria un ordre à ses derniers archers. — Les ouvertures ! Visez les ouvertures ! Il leva son arc-zhi et tira un carreau dans la porte au-dessus de la première passerelle. Une explosion retentit à l’intérieur, et une gerbe de feu aveuglant jaillit dans les airs. L’imitant, ses archers décochèrent carreau après carreau. Le navire prit feu. Sur les quais, les Vagars dans leurs amures de fer continuaient leur progression. Le navire doré recula. Les hommes toujours sur les passerelles tombèrent à l’eau. À présent, le combat sur les quais était féroce. Plus d’une centaine des guerriers à la peau cuivrée avaient posé pied sur le rivage, mais ils étaient en infériorité numérique flagrante, et devaient se battre pour leur survie. Ils jetèrent leurs gourdins-de-feu et dégainèrent dagues et épées courtes. Mais ils n’étaient pas de taille face aux Vagars solidement protégés. Comme le navire s’en allait, une boule de feu siffla dans les airs. Rael la vit. — Reculez ! cria-t-il à ses Vagars. Mais personne ne l’entendit par-dessus le vacarme. La boule de feu explosa au beau milieu des rangs vagars. Des dizaines d’hommes moururent instantanément, les vêtements en feu, les membres arrachés. Certains se roulaient par terre en hurlant de douleur, leurs cheveux et leur peau en flammes. Dans la panique, les Vagars reculèrent. Les soldats almecs se jetèrent à l’eau et tentèrent de rattraper à la nage le navire doré. Rael fit revenir ses hommes dans les ruelles. Des flammes tremblotantes sortaient du vaisseau ennemi, mais elles furent éteintes rapidement. Il se tourna vers ses hommes et en désigna dix, avec lesquels il alla défoncer les portes des entrepôts contigus à la ruelle. Une fois à l’intérieur, il gravit les escaliers quatre à quatre et sortit sur le toit qui surplombait les quais. Le navire doré refaisait un passage. Une boule de feu siffla en direction des docks. Le toit du bâtiment voisin vola en éclats. Rael commença à compter lentement, de façon précise. Lorsqu’il arriva à quinze, une deuxième boule crissa au-dessus de leurs têtes, et tomba derrière l’entrepôt. — À mon commandement, tirez sur la gueule de leur engin de feu ! ordonna-t-il à ses hommes. Les archers coururent jusqu’au bord du toit et visèrent leur cible. Rael compta lentement jusqu’à dix. — Feu ! hurla-t-il. Il tira un carreau qui alla percuter le long tube de bronze qui saillait du pont avant. De la lumière brilla, mais l’arme ne fut pas endommagée. D’autres carreaux firent mouche – sans résultat. Rael tira à nouveau. Cette fois, son carreau pénétra dans la gueule de l’arme au moment même où une boule de feu en sortait. Elle explosa dans le tube. Dans la détonation, l’arme fut arrachée du pont, et des morceaux de bronze giclèrent dans les airs. La proue était maintenant en proie à des flammes voraces. Le vaisseau doré donna de la bande à bâbord et rebroussa chemin. Soudain, un autre navire entra dans le port. Rael jura entre ses dents. Le Quêteur Ro essaya d’ouvrir les yeux. Son corps naviguait sur une mer de souffrances. Il avait l’œil gauche entièrement fermé et le bras droit prisonnier sous un tas de décombres. Il essaya de bouger sa main droite – et constata que trois doigts étaient cassés. Il avait un poids sur la poitrine, et avait du mal à respirer. Il ouvrit l’œil droit et vit qu’une poutre était tombée sur lui. Sa main droite était collée au Feu-de-Soleil. Celui-ci ne vibrait plus. Des pierres brisées recouvraient à moitié l’arme et la poutre était également posée sur le canon. C’était pour cela que Ro n’avait pas été broyé. Lorsque le plafond s’était écroulé, la poutre l’avait frappé, mais s’était retrouvée arrêtée par le Feu-de-Soleil. Suis-je en train de mourir ? se demanda-t-il. La douleur était difficilement supportable. Comme ses jambes lui faisaient mal, il essaya de bouger ses orteils. Il avait l’impression qu’il y arrivait, mais il se rappela alors qu’un amputé lui avait confié qu’il pouvait toujours sentir les doigts au bout de sa main coupée. Ro ramena sa main droite et tenta d’atteindre la poche de sa tunique déchirée. Alors qu’il fouillait à l’intérieur de ses vêtements à la recherche d’un cristal, une douleur toute nouvelle se déclara dans ses doigts fracturés. Il ne réussit pas à le saisir tant il avait mal. Il posa doucement sa main dessus et se mit à répéter le premier des Six Rituels. La douleur disparut progressivement et ses doigts se ressoudèrent. Comme il retrouvait ses forces, il déblaya les morceaux de pierre qui couvraient son corps et ses jambes et se tortilla sous la poutre afin de se dégager. Aussitôt fait, il aperçut l’un des navires dorés en train de sortir du port, sa proue en flammes. Un deuxième navire s’approchait de lui, en sens inverse. Ro escalada les gravats jusqu’à l’arrière du Feu-de-Soleil et repoussa les éboulis. Le levier de tir était cassé à mi-hauteur, et la visée arrière n’était plus là. Pourtant, il constata que l’arme était alignée dans le prolongement des deux navires. Il réfléchit un moment. Même si l’arme pouvait encore tirer, elle ne réussirait à atteindre qu’un seul vaisseau. Et l’autre la détruirait certainement. La mort. Cette longue descente dans les ténèbres. C’était une pensée frustrante pour un homme qui pouvait vivre éternellement. Mais qu’est-ce que la vie, sans honneur ? se demanda-t-il. Il agrippa le levier et tira dessus de toutes ses forces. L’espace d’un instant, rien ne se produisit. Puis une lueur bleue soudaine gicla d’une fissure dans le canon – et le dernier carreau qu’il pourrait jamais tirer jaillit du Feu-de-Soleil. L’arme avait été déviée par la chute du plafond, et la puissante décharge d’énergie faillit manquer le second navire. La rafale toucha le pont supérieur, éventrant la cabine de pilotage. Ainsi dévié, le carreau s’envola dans le ciel où il éclata dans une détonation pareille à cent coups de tonnerre. Le navire touché augmenta sa vitesse et fendit les flots en direction des quais. En approchant de l’embarcadère, il ne tira aucune boule de feu, et ne ralentit pas non plus. La proue vint s’encastrer dans la pierre. Le bois trembla et céda. Le navire continua d’avancer, brisant sa coque : l’eau entra dans le navire. Des hommes apparurent sur le pont et se jetèrent par-dessus bord. Ro sortit de la Tour du Port en ruines et s’assit sur les gravats. Il était fatigué, et il avait toujours mal, mais il regarda froidement Rael et ses archers achever les survivants. Le navire doré se pencha, chavira et coula. Le navire de tête, lui, réussit à sortir du port. Dans la baie quatre autres vaisseaux envoyaient des boules de feu sur la cité sans défense de Paragu. Accroupi sur les remparts ouest de Paragu, Niclin et quatre officiers supérieurs attendaient l’invasion. Derrière eux, une vingtaine de bâtiments étaient en flammes. Des cadavres jonchaient les rues. Un pan de mur sur la droite de Niclin s’effondra d’un coup, emportant dans la mort trois soldats avatars. Niclin rampa au bord des remparts afin de regarder à travers un trou dans le mur. Le premier navire doré glissait sur les ondes en direction des quais. Des ouvertures apparurent sur sa coque. Niclin vit des soldats, entassés. Soudain, une énorme explosion illumina le ciel. Niclin cligna des yeux et regarda en direction de la mer. L’un des vaisseaux dorés s’était mis à gîter dangereusement, de la fumée s’élevait de son pont supérieur Niclin le vit chavirer, et disparaître rapidement sous les flots. Juste en dessous de lui, dans le port, les ennemis refermèrent les ouvertures du premier navire doré et virèrent de bord afin de prendre la fuite. La vue à moitié bouchée, Niclin décida de se lever afin de comprendre ce qu’il se passait – et vit le salut ! Tel un ange de la mort, le Septième Serpent fendait les vagues à toute vitesse en direction de la cité. Une rafale d’énergie jaillit de sa proue, heurtant de plein fouet un deuxième vaisseau doré, lui arrachant la poupe. Les deux derniers navires almecs mirent le cap sur la pleine mer, et le Serpent vira afin d’entrer dans le port. Des soldats avatars sortirent de leurs abris sur les docks pour acclamer sa venue. Niclin lui-même sentit une vague d’exaltation l’envahir, mais se retint de la montrer et longea les remparts pour retrouver ses officiers. D’une voix calme, il leur demanda d’organiser des équipes de pompiers et d’autres de sauvetage. Puis, à grands pas, il se rendit sur les quais. Dès que la passerelle fut baissée, Niclin monta à bord. Un jeune marin vagar le conduisit jusqu’à la cabine de Talaban. Niclin entra sans frapper. Le sauvage, Touchepierre, était assis sur le tapis. Talaban se leva de derrière son bureau, s’inclina et proposa un verre de vin au Quêteur. — Vous êtes arrivé juste à temps, capitaine, fit Niclin en acceptant la boisson. Mais il aurait été plus plaisant de vous voir une heure plus tôt. — C’est ma faute, Quêteur. Nous avons dû nous abriter de la tempête hier soir, ce qui nous a retardés. — Quel dommage que les Almecs n’aient pas fait la même chose. — Ils n’ont pas les mêmes contraintes d’énergie, lui expliqua Talaban. Quelles sont nos pertes ? Niclin avala son vin. Il n’aimait pas Talaban, mais il savait qu’il se montrait revêche avec un homme qui venait de sauver la cité. Il soupira. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix plus douce. — Nous commençons juste à déblayer les décombres, mais je pense déjà que plusieurs centaines de personnes ont trouvé la mort. Vous avez très bien utilisé le Feu-de-Soleil, Talaban. Si nous en avions cinq de plus, nous pourrions peut-être gagner cette guerre. — Elle n’est pas encore perdue, Quêteur, objecta Talaban. — Non, pas encore. Huit navires dorés remontent actuellement le Luan. Ils ont dû débarquer une armée sur nos arrières. Le Quêteur Général a donné des ordres pour que Pejkan, Boria et Caval se rendent sans combattre. Il pense qu’ainsi nous devrions éviter des pertes inutiles, et la trop grande destruction de biens. Je ne suis pas d’accord. S’il avait ordonné aux Vagars de se battre, ils auraient sans doute tué une partie de nos ennemis. — Et auraient été éliminés dans le processus, fit remarquer Talaban. Ce qui aurait affecté le moral des cités jumelles. — Ce sont les seules que nous contrôlons aujourd’hui, fit amèrement Niclin. Cinq navires dorés ont été détruits. Il en reste donc dix-neuf. D’ici quelques jours, deux armées – voire trois – auront débarqué pour nous détruire. — Un problème à la fois, Quêteur, dit Talaban. Aujourd’hui, la victoire est à nous. C’est amplement suffisant. Niclin acquiesça. Lorsqu’il parla de nouveau, il y avait une pointe de tristesse dans sa voix. — J’ai vu trois Avatars se faire tuer, aujourd’hui. (Il claqua des doigts.) Comme ça. Ils sont morts. Ce matin seulement ils étaient encore immortels. C’étaient des dieux. Et maintenant, ce ne sont plus que des amas de chair difformes. Si j’étais pieux, je dirais que la Source nous a abandonnés. Talaban versa un nouveau verre de vin qu’il tendit à Niclin. — Il me semble, dit-il, que c’est toujours le plus fort qui gagne. La Source – si une telle créature existe – n’a pas grand-chose à voir là-dedans. Touchepierre gloussa en secouant la tête. — Tu as quelque chose à dire, sauvage ? s’enquit Niclin. Touchepierre se releva en souplesse. — Toi rêver petits rêves, déclara-t-il. Puis il quitta la cabine. Trente-cinq soldats avatars avaient perdu la vie en ce premier jour de combat. Trente-cinq immortels. Des hommes dont la vie s’était étalée sur des siècles. C’était le cœur lourd que Rael se tenait dans la salle du Conseil en compagnie des Quêteurs Niclin et Caprishan. Plusieurs gourdins-de-feu noirs étaient étalés sur la table devant eux. Rael en saisit un et l’examina. C’était un long tube de métal creux encastré dans du bois poli, d’où saillaient plusieurs leviers à ressorts. — Il ne s’agit pas d’une arme magique, déclara Niclin. Elle n’est pas reliée à l’esprit de l’utilisateur. Il ouvrit une bourse qu’on avait trouvée sur le cadavre d’un Almec et en versa le contenu sur la table. C’était de la poudre noire granuleuse. Une deuxième bourse contenait des petites billes de métal dur. — Ces petites billes, reprit Niclin, doivent être projetées très vite – je ne sais comment – dans ce tube. — Trouve comment, lui demanda Rael. — Nous avons capturé cinquante Almecs, déclara Caprishan. Ils sont en ce moment même soumis à la question. Mais ce sont des hommes résistants qui ne parlent pas beaucoup. Rael releva la tête. Son regard était glacé. — Emmènes-en dix à la Chambre de Cristal. Puise la vie de l’un d’entre eux devant les autres. Ensuite, tu verras qu’ils voudront vite se mettre à table. — Ces armes ne sont pas aussi efficaces que les arcs-zhi, Rael, fit Niclin. — Je veux tout savoir d’elles. Leur portée, leur rapidité d’utilisation. Sur les quais, elles n’ont servi qu’une fois. J’ai vu des hommes se démener pour les recharger. Combien de temps cela prend-il normalement ? — Nous allons vite découvrir tout ça, dit Niclin. Mais la question que nous devrions nous poser maintenant concerne la suite des événements. Qu’allons-nous faire ? — Nous ne pouvons rien faire, répondit Rael. Ils agissent, nous réagissons. Nous n’avons pas suffisamment d’hommes pour porter la bataille dans leurs rangs. Pas encore. Mais Viruk est parti aider Ammon. Avec son armée, et les tribus qui lui ont prêté allégeance, nous pouvons encore détruire les envahisseurs. — Tu crois vraiment que nous avons une chance de gagner ? demanda Caprishan. — Je dois y croire, répondit Rael. Minuit venait juste de sonner quand l’attelage s’arrêta devant la maison de Ro. Celui-ci descendit avec peine en oubliant de remercier le conducteur. Sa main cassée le faisait énormément souffrir, et ses côtes ainsi que sa jambe gauche le lançaient encore. Il avait utilisé le rituel afin d’initier le processus de guérison, mais les os brisés demandaient au moins quatre séances, et pas plus de deux par jour. Autrement, la cassure restait friable et menaçait de rompre au moindre geste brusque. Il boita jusqu’à la porte d’entrée. Un serviteur l’aperçut, et après s’être incliné, vint à sa rencontre. Ro s’arrêta juste devant les marches et se retourna pour contempler la cité. Des hauteurs où était bâtie son imposante demeure, il pouvait voir le port et l’estuaire. Des bâtiments brûlaient toujours, et une lueur rougeâtre enveloppait les docks. Il soupira, ce qui provoqua aussitôt une douleur aux côtes. — Que la Source soit bénie ! Vous êtes vivant, seigneur, fit Sempes en s’inclinant une nouvelle fois. Ro observa le vieil homme et se demanda s’il pensait réellement ce qu’il venait de dire. Il ne se serait jamais posé ce genre de question avant aujourd’hui. — Cela fait combien de temps que tu me sers, vieil homme ? lui demanda-t-il. — Trente-trois ans, seigneur. — Es-tu marié ? — Je l’étais, seigneur. Ma femme est morte l’an passé. — Je suis désolé. Le vieil homme le regarda d’un air interrogateur. — Vous êtes malade, seigneur ? — Je crois que je l’ai été. Aurais-tu la gentillesse de me préparer un bon bain ? — Je m’en occupe de suite, seigneur. L’eau est déjà en train de chauffer. Ro passa dans l’entrée et regarda les murs éclairés par des lanternes. Ils étaient décorés de somptueuses peintures, représentant les environs de Parapolis. — Laissez-moi vous enlever vos bottes, seigneur, fit Sempes en s’agenouillant devant une chaise gaufrée en or. Ro s’assit et tendit sa jambe droite. Sempes lui ôta la botte. Mais Ro grimaça dès qu’il toucha celle de gauche. — Votre jambe est blessée, seigneur. J’en suis navré. — Elle guérira. Ne t’inquiète pas. Sempes s’en alla pour revenir quelques secondes plus tard avec des chaussons en velours qu’il passa aux pieds du Quêteur. Ro se sentit envahi par une lassitude indescriptible. Il était sur le point de dire au vieil homme d’oublier le bain lorsque Sempes reprit la parole. — Votre invitée est dans la chambre du jardin, seigneur. Je viens de lui allumer un feu. — Mon invitée ? — La jeune femme aux cheveux de jais que vous aviez déjà amenée ici. Elle est arrivée tard dans la nuit d’hier. J’espère que j’ai bien fait en lui permettant de s’installer. — Très bien fait. Ro se leva et traversa l’entrée. Il passa par la petite bibliothèque et déboucha dans la chambre du jardin. Il s’arrêta sur le seuil, afin de laisser le temps à ses yeux de s’accoutumer à la pénombre, créée par la seule lueur du feu qui mourait dans l’âtre. Il scruta la pièce. Il y avait quatre divans et deux grandes chaises recouvertes de cuir tanné. Sofarita dormait sur celle qui était près du feu. Lorsqu’il entra dans la pièce, les quatre lanternes jusque-là éteintes s’enflammèrent d’un coup, projetant des ombres inquiétantes sous les trois arches qui menaient au jardin. Sofarita se redressa sur son siège. — Ils veulent toujours me tuer ? lui demanda-t-elle. — Ils ont d’autres soucis pour le moment, lui répondit-il. — Venez à moi, ordonna-t-elle. À sa grande surprise, il obéit. Sofarita se leva et prit sa main blessée dans les siennes. La douleur disparut aussitôt. Il leva la main et referma ses doigts pour serrer le poing. Les os étaient entièrement ressoudés. — Vous avez été très brave, Quêteur Ro, dit-elle doucement. Lorsque vous avez tiré la troisième rafale, vous étiez persuadé que l’arme allait vous sauter à la figure. Vous pensiez que vous alliez mourir. — Oui, c’est vrai. — Et pourtant vous avez continué à vous battre. C’était un geste très noble. Le petit homme rougit. — Pourquoi es-tu venue ici ? — Vous avez encore besoin de moi, Avatar Dites-moi, comment va le soldat à qui j’ai cassé la jambe ? — Il se repose. Une telle cassure va mettre du temps pour guérir. — Je l’ai fait souffrir atrocement, dit-elle. J’ai laissé ma colère prendre le dessus. Cela ne se reproduira plus. Demain, j’irai le soigner, lui aussi. Ro s’assit en face d’elle. — Dans combien de temps vont-ils revenir, d’après toi ? lui demanda-t-il. Sofarita haussa les épaules. — Je ne crois pas qu’ils attaqueront de nouveau les cités par la mer. Par contre, une armée a débarqué dans le sud. Trois mille hommes, et des bêtes. Une autre armée remonte le Luan sur des navires. Des destructions et des massacres sont à prévoir. — Que pouvons-nous faire ? — Rien d’autre que suivre votre nature, lui répondit-elle. Vous êtes ce que vous êtes. — Est-ce que tu détestes les Avatars à ce point ? demanda-t-il en percevant le mépris dans sa voix. Elle sourit d’un air nostalgique. — Vous ne m’avez pas bien comprise, Quêteur Ro. Je ne parlais pas des Avatars. Je parlais de l’Homme en général. Tout est devenu tellement clair pour moi, et cela le devient de plus en plus tous les jours. Nous faisons ce pourquoi nous sommes nés. Ma tante Lalia avait un chat. Il était bien nourri et ne manquait de rien. Pourtant – l’estomac rempli – il allait ramper dans une clairière afin de tuer un oiseau. Qu’il ne mangeait pas ensuite. Alors pourquoi le tuait-il ? Autant se demander pourquoi une fleur pousse ou la pluie tombe. Le chat tue, parce qu’il est né pour ça. C’est son but. Il a des crocs, des griffes et la rapidité. C’est un chasseur. S’il ne chasse pas, à quoi sert-il ? (Sofarita resta un moment silencieuse avant de reprendre la parole.) Il y a quelques semaines à peine, j’étais une veuve dans un petit village. Je connaissais mon rôle, et le remplissais bien. En compagnie des hommes j’étais discrète, je travaillais aux champs avec les autres femmes. À la fin de ma période de deuil, j’aurais accepté le nouveau mari que mon père aurait choisi pour moi, et lui aurais donné beaucoup d’enfants. Je ne suis plus cette villageoise. Je regarde le monde avec de grands yeux. Et je peux voler sur les vents du temps. Aujourd’hui, j’ai fait un grand voyage, et j’ai vu l’Homme. Je l’ai regardé sortir apeuré de la jungle, le corps couvert de fourrure. J’ai vu son intelligence grandir et ses talents s’accroître. Et ces talents étaient toujours liés à la mort. Est-ce que vous savez quelle est la plus grande découverte qu’a faite l’Homme il y a six cent mille ans ? Ro secoua la tête. Elle se mit à rire, mais le son était dénué d’humour. — Il a découvert que c’était au tiers de sa longueur en partant de la pointe que devait être placé le point d’équilibre du javelot. Ainsi, il pénétrait mieux dans l’air puis dans sa cible. L’Homme avait alors un langage à base de grognements et de gestes, et pourtant il a inventé le javelot. J’ai vu bien des choses, Quêteur Ro. Des choses à briser le cœur des plus résistants. L’Homme est comme le chat. Peu importe sa richesse, peu importe la douceur de sa vie, peu importe le niveau de ses connaissances, il aspire à la guerre, il a envie de vaincre et de tuer celui qu’il perçoit comme un ennemi. — Tous les hommes ne sont pas comme cela, dit Ro. — C’est vrai, admit-elle. Et quel est leur sort ? Eux aussi je les ai observés, les poètes, les chefs spirituels, les doux rêveurs d’harmonie. Pouvez-vous m’en citer plus de cinq qui n’ont pas été assassinés ? — Non. Tu dis vrai, mais quel autre choix avons-nous aujourd’hui ? Les Almecs sont maléfiques, ils cherchent à nous détruire. Que pouvons-nous faire d’autre que leur résister ? — Vous, rien. Car vous êtes un homme. Mais prenez garde quand vous parlez de leur malfaisance. Ils ne sont qu’une vision déformée des Avatars. Ils vivent du sang des autres, sacrifiant des milliers de personnes dans des rituels, leur arrachant le cœur. Vous, les Avatars, n’êtes pas très différents, sauf que vos cristaux prennent la vie sans faire couler le sang. Si les Almecs sont maléfiques – alors vous aussi. Et ils sont maléfiques, Quêteur Ro. Ro s’affaissa sur sa chaise et ferma les yeux. Il était si las. La vérité de ces mots pesait sur lui comme le poids de la mort. — Mais pourquoi ne pouvais-je pas voir tout cela avant ? lui demanda-t-il. Pourquoi tout m’apparaît-il aussi clairement maintenant ? — Je ne vous avais pas encore touché. Ce pouvoir est nouveau, et je n’ai pas encore compris comment le contrôler. Sans le faire exprès, j’ai ouvert une fenêtre sur votre âme qui était fermée depuis trop longtemps. Je peux la refermer si vous le souhaitez. Ro secoua la tête. — Je ne veux pas perdre ce que j’ai gagné. Je me sens enfin entier. Comme lorsque j’étais enfant, et que le monde était empli de merveilles. Que m’est-il arrivé ? Comment ai-je pu perdre cette passion de jeunesse, cette foi en l’humanité ? — Petit à petit, lui dit-elle, si bien que vous ne vous en êtes pas rendu compte. C’est dans la nature des hommes que de construire des murs autour d’eux. Ils pensent qu’ainsi ils se protègent. Mais c’est l’effet inverse. Le mal continue d’entrer, mais ne sort plus, et s’acharne donc contre les murs. Aussi, l’homme construit de nouveaux murs. Aujourd’hui, les murs sont tombés. Vous êtes libre, Ro. Libre d’avoir mal, et libre de guérir. — Que veux-tu que je fasse ? Soudain elle se mit à sourire et, se penchant en avant, lui prit la main. — Allez vous baigner. Et reposez-vous. Demain, je parlerai au Quêteur Général. Vous le ferez venir ici. — Tu veux toujours nous aider ? — Je vous aiderai dans votre guerre face aux Almecs. Chapitre 19 Comme Ro quittait la pièce, les lanternes s’éteignirent à nouveau. Sofarita ferma les yeux et sortit de sa forme corporelle pour s’envoler au-dessus de l’océan. Elle volait à une telle vitesse qu’elle se prit à pourchasser le soleil levant, qui se dressait majestueusement à l’ouest. Lorsqu’elle n’était encore qu’une simple villageoise, elle croyait dur comme fer que la terre n’était qu’une vaste étendue plate autour de laquelle tournait le soleil. Elle avait été surprise et ravie de découvrir sa véritable forme et la place quelle occupait dans les cieux. À présent elle éprouvait un tout nouveau plaisir. Le continent occidental était inondé par la lumière du soleil, tandis que le continent oriental était emmitouflé dans un manteau de ténèbres. En quelques battements de cœur, elle était passée de minuit à l’après-midi. Le paysage qui défilait sous elle était accidenté et montagneux, les vallées luxuriantes et vertes, les fleuves immenses et scintillants. Elle se dirigea vers le sud, par-dessus les montagnes et les collines, ainsi que de vastes plaines. Au loin, elle aperçut un serpent marron gigantesque qui semblait ramper lentement à travers la prairie. En se rapprochant du sol, elle réalisa que c’était un énorme troupeau d’animaux poilus qui longeait le cours d’un fleuve. Il y en avait trop pour qu’elle puisse les compter ; le troupeau s’étendait sur des kilomètres. Elle reprit sa course, s’élançant au-dessus d’une forêt d’arbres géants, et d’une série de lacs au pied de torrents gonflés par la fonte des neiges. C’est au bord d’un de ces lacs qu’elle découvrit les premiers êtres humains ; leurs quelques habitations étaient faites de peaux tannées tendues sur des perches. Des enfants jouaient au bord de l’eau, tandis que les femmes tannaient le cuir d’animaux à l’aide de silex. Elle ne voyait aucun homme. Elle en conclut que ceux-ci devaient certainement être à la chasse. Elle se rendit plus au sud encore et vit des campements plus grands. Alors qu’elle survolait l’un d’entre eux qui s’étendait des deux côtés d’un fleuve, un étrange frisson la parcourut, comme si quelqu’un l’avait touchée. Surprise – et légèrement apeurée – elle s’en alla en vitesse. Cent kilomètres plus loin elle aperçut en contrebas des vautours à la curée. D’autres tournaient dans le ciel. Elle descendit et vit des centaines de cadavres humains éparpillés un peu partout ; les vautours les avaient déjà presque tous déchiquetés. Chaque corps avait la cage thoracique ouverte et le cœur arraché. Un sentiment de colère s’empara soudainement d’elle, et elle s’éleva une nouvelle fois dans les airs. Au sud, elle repéra une armée almèque campée derrière un petit bois. Celle-ci était composée d’environ cinq cents guerriers armés de gourdins-de-feu et d’épées courtes. Un peu plus loin sur la gauche, une vingtaine de krals étaient assis en cercle autour d’un feu. Une centaine de prisonniers étaient tristement attachés près d’eux. Elle continua sa route jusqu’à ce qu’elle atteigne un grand escarpement rocheux, qui dessinait un mur sur la plaine. Soixante mètres de haut, à pic, la chose semblait étrange dans le paysage. Une forêt s’étendait à ses pieds. Sofarita baissa les yeux et réalisa que des centaines d’arbres avaient été broyés, comme si l’escarpement rocheux tout entier était tombé sur la forêt comme un coup de marteau divin. C’était le pays des Almecs. Elle s’envola encore plus haut, passant au-dessus de cités faites de pierres inconnues, bâties avec art et intelligence, quadrillées de canaux et de grandes artères fourmillant de monde. Il restait encore dans ces cités les preuves d’un récent tremblement de terre. Beaucoup de bâtiments étaient fissurés, d’autres effondrés. Un canal était entièrement asséché, ses murs écroulés. Plus elle volait vers l’ouest, plus les dégâts étaient importants. À la pointe la plus occidentale de ces nouvelles terres, elle découvrit les restes d’une cité. Les ruines étaient spectaculaires : la terre s’était soulevée par endroits, faisant pencher les bâtiments encore debout dans des angles incroyables. La plupart avaient été détruits, et les décombres jonchaient la pente en contrebas. Sofarita scruta la zone. On avait l’impression qu’une main gigantesque avait attrapé une poignée de terre de cent soixante kilomètres de diamètre environ et l’avait retournée. En continuant toujours vers l’ouest, elle en comprit la raison. Les terres almèques étaient apparues d’un coup au-dessus d’une vaste plaine. L’impact avait causé un tremblement de terre, responsable des dégâts dont elle venait d’être témoin à l’est. Mais là, il n’y avait pas d’escarpement. Cette petite section de terre était descendue sur une chaîne de montagnes qui, telles des lances, avait traversé de part en part l’envahisseur. Le nombre de victimes chez les Almecs avait dû être impressionnant. Sofarita rebroussa chemin. Au loin, elle distinguait la capitale almèque dans le couchant ; les derniers rayons du soleil se reflétaient sur la ziggourat en or qui abritait la Reine de Cristal. La Reine de Cristal ! Ce titre la surprit. D’où sortait-il ? Elle avait dit au Quêteur Ro que la ziggourat en or était d’une certaine manière vivante, mais voilà qu’elle savait à présent qu’elle contenait… l’âme ?… d’une femme. De nouveau, elle éprouva la sensation qu’on essayait de la toucher, mais à la différence de la caresse qu’elle avait ressentie au-dessus du campement tribal, cette tentative était violente et d’une malfaisance glaciale. — Qui es-tu ? La voix était à la fois fascinante et douce, mais Sofarita perçut en dessous toute la puissance qui en émanait, brute et terrifiante. Aussitôt, elle décida de fuir, volant plus vite qu’elle ne l’avait jamais fait, fendant le ciel nocturne en direction de l’est. Elle réintégra son corps et fit un geste en direction du feu. Deux morceaux de bois se levèrent d’une pile de bûches et planèrent jusque dans les flammes. Celles-ci s’activèrent au contact du combustible. Sofarita regarda ses mains tremblantes. Elles brillaient comme si on les avait huilées. Elle toucha doucement la peau de ses phalanges. Celle-ci était aussi douce que de la faïence. Elle plia les doigts. Ils étaient engourdis et douloureux. — Ce n’est que le début, retentit la voix dans son esprit. C’était la même voix de femme, au ton cruel et froid. Sofarita frissonna. Une vision se mit à danser dans son esprit : une jeune femme maigre aux cheveux blancs, avec de grands yeux verts chatoyants. Le visage grossit. Sofarita vit que les yeux étaient en cristal, à facettes brillantes. — Je suis Almeia, dit-elle. — Vous régnez sur les Almecs. Vous êtes la Reine de Cristal. — C’est ainsi qu’ils m’appellent. — Que voulez-vous de moi ? — Je ne veux rien, mon enfant. Je suis éternelle et entière. Mais je me croyais également unique. Imagine ma surprise lorsque je t’ai sentie passer au-dessus de mon foyer, ma dernière demeure, ma tombe. Quel effet cela fait-il, Sofarita, de posséder de tels pouvoirs, de voler dans les cieux, de pouvoir lire dans le cœur des hommes ? — C’est effrayant, répondit-elle. — Effrayant ? Oui, je me souviens de ce sentiment. Il passera. Tout passe. À part le savoir. Celui-ci grandit, encore et toujours. Bien sûr, il y a un prix à payer – comme tu t’en rendras compte. Certains pourraient dire qu’il s’agit d’un prix trop élevé. Je le pensais. — Quel prix ? — Avant j’étais comme toi, une créature de chair tendre et de désirs éphémères. Je me souviens combien l’herbe était douce sous mes pieds, l’arôme des fleurs porté par le vent, le goût du vin sur ma langue. Et, par-dessus tout, la chaleur du corps d’un homme contre ma peau. Je ne connais plus rien de tout ça aujourd’hui. Bientôt, il en sera de même pour toi. — Qu’est-ce que vous racontez ? s’enquit Sofarita, prise d’une angoisse au plus profond de ses entrailles. — Je crois que tu perçois déjà la réponse, Sofarita. Certains humains ne devraient jamais être touchés par les cristaux de guérison. Car – par chance, ou malchance – ils deviennent Mariés au Cristal. Ils se transforment rapidement en verre, ils se brisent et meurent. Plus rares sont ceux qui deviennent cristal-unis. Tous les pouvoirs des cristaux se déchaînent alors en eux. Et pourquoi ? Parce qu’ils sont destinés à devenir le cristal ultime. Oh oui, le processus est lent. Il est douloureux. D’abord tu t’aperçois – comme tu Tas déjà fait – que ta peau prend un éclat lustré, puis tes sourcils, tes pommettes, tes phalanges, ton menton. Et ce n-est que le début. Au bout d’un an, tu ne peux presque plus bouger. Au bout de deux, tu deviens paralysée, immobile comme une statue. Au bout de cinq ans, on ne discerne même plus ton corps. Il s’est déformé, il a évolué. Lentement… très lentement. À la vingtième année, il ne reste quasiment plus trace de ton humanité passée. À la cinquantième, tu n’es plus qu’un joli bloc de cristal À l’intérieur, tu survis encore un peu. Une centaine d’années peut-être. À moins, bien sûr, qu’on ne te nourrisse. À moins que la vie ne déferle sur toi dans un flot de sang. Tant que c’est le cas, tu restes puissante et éternelle. Est-ce que tu le désires ? — Non. Je ne le permettrai pas. Je préfère mourir. L’esprit de Sofarita fut soudain envahi par un éclat de rire, métallique et artificiel. — Je crois bien avoir dit la même chose, reprit Almeia. Mais je peux t’aider, ma chère. — Pourquoi le feriez-vous ? — La réponse n’est-elle pas évidente ? À quoi cela servirait-il d’avoir deux reines de cristal ? Souhaites-tu que je t’aide ? — Vous êtes maléfique, fit Sofarita. Je le sais. On ne peut faire confiance au mal. — Des mots bien bêtes qu’il vaut mieux laisser aux esprits simples, Sofarita. Est-ce que le soleil est maléfique ? Ou la mer ? Les deux tuent, les deux donnent la vie. Cela ne les rend pas mauvais pour autant. Tout ce que je fais, je le fais par autoconservation. Toutes les créatures de chair et de sang le comprennent. Je tue pour vivre. Chaque bouchée de viande que tu manges provient d’animaux qui auraient préféré ne pas mourir pour toi. Es-tu maléfique, Sofarita ? — Je ne fais pas enterrer d’enfants vivants pour me nourrir, je ne fais pas non plus arracher le cœur de prisonniers. — Ah, alors c’est d’échelle que nous parlons. Un agneau, c’est de la nourriture, dix agneaux un festin, un millier de la gloutonnerie. Qu’est-ce qui fait le mal ? La mort d’un million d’agneaux ? Et quelle différence y a-t-il entre un homme et un agneau ? Tout meurt un jour ou l’autre. La plupart des hommes meurent inutilement. En me nourrissant, je leur donne un but. Car en échange de leur vie, j’offre à mon peuple la prospérité, je les mets à l’abri du besoin ou de la maladie. Mes fidèles conseillers obtiennent également la vie éternelle. Eux pourraient dire que j’agis dans l’intérêt général. »Mais parlons plutôt de ton intérêt personnel. Je peux t’ôter tes pouvoirs, les absorber. Je ne risque rien. Et tu redeviendrais une paysanne à la peau douce, Sofarita. L’œil intérieur de Sofarita se posa sur les orbites vertes d’Almeia. — Comment feriez-vous cela ? s’enquit-elle. — Tu n’as qu’à te détendre. Tu seras libre ensuite de vivre la vie dont tu as envie. — Elle ment, fit une autre voix. Elle souhaite ta mort ! Sofarita s’affaissa sur sa chaise. Elle avait l’esprit embrumé et les membres sans force. — Elle a déjà commencé ! Repousse-la, femme. Ta vie en dépend ! Sofarita cligna des yeux et tenta de se redresser. Elle se sentait faible, comme prise de vertiges. Le visage qui flottait devant elle n’était plus qu’une immense paire d’yeux à présent, verts et lumineux. Elle sentit la colère la gagner, comme une déferlante incontrôlable. L’image d’Almeia vacilla – et disparut. Sofarita frissonna. — Tu dois faire attention, fit la voix. Elle t’attaquera à nouveau. Tu es son ennemie mortelle. Elle ne connaîtra pas le repos tant que tu seras en vie. — Qui êtes-vous ? Un autre visage apparut lentement dans son esprit. Un homme d’âge mûr à la peau tannée. Ses yeux étaient sombres et profonds. Il portait un bandeau de perles sur le front. Ses cheveux poivre et sel étaient nattés. Deux plumes d’aigle étaient passées dans le bandeau. — Je suis le Renard-À-Un-Œil, dit-il, chaman des Anajos, le Premier Peuple. J’ai essayé de te contacter lorsque tu es passée au-dessus de mon village. — Je m’en souviens. Est-ce que vous avez entendu tout ce qu’elle m’a dit ? — La plupart. — Est-ce que c’est vrai ? Suis-je condamnée à devenir comme elle, un bloc de cristal ? Lorsque le chaman reprit la parole, il y avait de la tristesse dans sa voix. — Je ne suis pas assez fort pour m’opposer à elle, je ne peux que me cacher. Pourtant j’ai perçu la vérité contenue dans ses paroles. Ce qu’elle a dit lui est bel et bien arrivé il y a des siècles. J’ai voyagé sur la Route Grise et je l’ai vue. Autrefois elle était douce et attentionnée, elle se servait de ses pouvoirs pour guérir les autres. Aujourd’hui, elle demande des sacrifices par milliers. Sa soif de sang est insatiable. — Alors je dois la détruire avant de mourir. — Quelqu’un doit le faire avant que nous ne mourions tous. Où est Talaban ? — Je ne connais pas ce nom. Est-ce un Avatar ? — Il est le capitaine du bateau noir. Il saura où la dernière bataille doit avoir lieu. — Et où donc ? demanda Sofarita. — Je ne le sais pas encore. Mais Talaban le saura le moment venu. Lui et Touche-la-Lune se tiendront sur la montagne, comme des lanternes au cœur des ténèbres. Sa voix se dissipa – et Sofarita se retrouva seule. Seule et mourante ! Elle avait fait tellement de projets dans sa courte vie. Trouver l’amour et fonder une famille. Construire une maison dans les montagnes, près d’une chute d’eau, et avoir un jardin de fleurs. De petits rêves qui l’avaient réconfortée durant sa première année de veuvage. D’une certaine manière, elle avait aimé son mari. Veris était un homme bon, mais de vingt ans son aîné. Son père lavait donnée en mariage parce que Veris possédait des terres contiguës aux siennes. La dot avait été de deux prés. Sofarita n’y avait pas fait d’objection. Elle avait connu Veris toute sa vie. C’était un homme gentil, qui aimait rire. Il était doux lorsqu’il faisait l’amour et Sofarita avait su tout de suite qu’elle allait être heureuse avec cet homme. Au dernier jour de sa vie, onze semaines après le mariage, il l’avait embrassée sur la joue avant de partir aux champs. Il s’était arrêté sur le seuil et s’était retourné pour la prendre dans ses bras. — Tu as fait de moi un homme heureux. C’est la première fois de ma vie, avait-il dit. Ce furent les derniers mots qu’il lui avait adressés. Un mois après sa mort, elle avait pris froid, et cela s’était développé en une toux saccadée et douloureuse. Elle avait perdu du poids et des forces. À cette époque, elle avait été presque résolue à mourir. Mais plus aujourd’hui. La pierre magique de l’Avatar lui avait rendu tous ses rêves et ses espoirs. Il lui semblait atrocement cruel de tirer un trait dessus. La vie au village était généralement trop pragmatique pour comprendre les subtilités de l’ironie. Aujourd’hui elle ne comprenait que trop bien. Détentrice de fabuleux pouvoirs, dont la capacité de guérir toute maladie ou blessure, elle ne pouvait pas sauver sa propre vie. Apparemment, Viruk ne l’avait pas sauvée, il n’avait fait que la faire changer de voie d’extinction. Elle avait dit au chaman qu’elle aiderait à la destruction d’Almeia avant que la mort ne vienne réclamer son âme. Mais elle avait prononcé ces mots sous l’influence de la colère, et maintenant, tout le poids du désespoir venait de se poser sur ses épaules. Je n’ai rien fait de ma vie, pensa-t-elle. Rien d’important. Alors fais-le maintenant. Participe à la défaite des Almecs. Talaban ! Qui est donc cet homme ? Cette pensée fut plus forte que son désespoir. Elle ferma les yeux et laissa son esprit s’envoler au-dessus de la cité. Des feux brûlaient toujours sur les quais et de l’autre côté de l’estuaire de Paragu. Sofarita se rendit au port et vit le bateau noir amarré à quai. Elle se laissa tomber et passa à travers les différents ponts à la recherche des quartiers du capitaine. Elle entra dans plusieurs cabines, mais celles-ci avaient toutes l’air trop exiguës. Finalement, elle se rendit vers la poupe et pénétra dans une cabine plus grande que les autres. Un homme était assis derrière un bureau. Comme tous les Avatars, il avait l’air jeune ; son visage carré était beau, ses cheveux presque noirs, mais teints en bleu aux tempes. Il y avait une dureté dans ses traits, mais aucun signe de cruauté. Il était en train de parler à un Vagar – non, réalisa-t-elle, pas un Vagar. Il devait appartenir à une tribu quelconque. Ses cheveux bruns étaient tressés, et il arborait une veste noire décorée d’os blanchâtres. Elle ouvrit son ouïe astrale. — Mauvaises visions, moi. Suryet avoir besoin de moi. Le Peuple souffrir. — Je voudrais t’aider, Touchepierre. Tu sais que je le pense. Mais mon peuple aussi souffre, et tant que le Quêteur Général ne m’en donne pas la permission, je ne peux pas faire voguer le Serpent vers l’ouest. — Ça moi savoir, fit tristement le sauvage. Il était sur le point d’ajouter quelque chose lorsqu’il se retourna. Il regarda Sofarita droit dans les yeux. — Qui toi être ? lui demanda-t-il. Estomaquée, Sofarita fut incapable de répondre tout de suite. Talaban fut le premier à réagir : — À qui parles-tu ? — Jolie femme. Esprit. — Je suis Sofarita, lui dit-elle. Et tu es Touche-la-Lune. — Ça être le nom que moi gagner. Pas devoir être prononcé par étranger. Toi pouvoir m’appeler Touchepierre. — Qu’il en soit ainsi. Comment se fait-il que tu puisses me voir ? — Moi voir beaucoup de choses. Toi être morte ? — Pas encore. (Elle jeta un regard à Talaban qui, assis et immobile, regardait le sauvage avec insistance.) Il va croire que tu as perdu la raison. — Toi attendre moi, dit-il. Pas facile parler dans cette langue. Elle le vit alors fermer les yeux. Un halo lumineux se dessina autour de sa tête et sur son torse, d’abord rouge mais oscillant rapidement vers le violet. Puis sa forme astrale sortit de son corps. — À présent nous pouvons parler librement, toi et moi, dans la langue des esprits, dit-il. D’où viens-tu, Jolie femme ? — Je vis dans la cité, lui dit-elle. Le Renard-À-Un-Œil est venu me parler. Il m’a dit de trouver Talaban, que lui seul saurait où la dernière bataille aurait lieu. — Il ne le sait pas encore. (Il tourna la tête pour regarder le capitaine silencieux.) C’est un homme de bien, celui-là. Le meilleur d’entre eux. — Il y a de la tristesse chez lui. — Il a perdu son amour, et la flamme est presque éteinte dans son cœur. Es-tu mariée ? — Non. — Tu pourrais peut-être raviver cette flamme. — Tu essaies de m’unir à un homme que je n’ai pas encore rencontré. Tu es plutôt direct, Touchepierre. Il sourit. — Dis-moi où je peux te retrouver et je te l’amènerai – même si je dois l’assommer et le traîner pour ça. — J’habite chez le Quêteur Ro. Amène-le-moi demain. À la tombée de la nuit. Elle regarda l’esprit du sauvage réintégrer son corps. Il ouvrit les yeux. — Alors, où est donc cette jolie femme ? lui demanda Talaban avec un grand sourire. — Elle attendre. Nous voir elle demain. Toi aimer elle, peut-être. Le sourire quitta soudain le visage de Talaban. — C’est la femme que le Conseil a condamnée à mort. La Vagare aux pouvoirs magiques. — Peut-être, convint Touchepierre. — Est-elle toujours là ? Touchepierre se retourna et vit Sofarita. — Non, capitaine. Elle être partie maintenant. — Que penses-tu d’elle ? Sa beauté ne m’intéresse pas. Représente-t-elle un danger pour mon peuple ? — Comment moi savoir ça ? répondit Touchepierre. Mais elle parler avec le Renard-À-Un-Œil. Lui dire qu’elle combattre les Almecs. Toi croire bien la tuer ? — Non, je ne suis pas d’accord. Mais cela me met dans une position délicate. Je suis un serviteur du Conseil, et il est de mon devoir de rapporter toute rencontre avec un ennemi déclaré des Avatars. — Parler d’abord. Rapporter après, fit Touchepierre. Talaban soupira. — Tu lui fais confiance ? — Femme bien, répondit Touchepierre. — Alors je vais te faire confiance. Nous irons lui parler. — Porter beaux vêtements, lui conseilla Touchepierre. Talaban éclata de rire ; c’était un son riche, presque musical. Sofarita fut surprise par le changement que ce rire venait d’opérer sur lui. La dureté avait disparu, elle était à présent remplacée par une chaleur adolescente qui irradiait d’harmonie. Pourtant cela la rendit plus consciente encore de la fin tragique qui l’attendait. Elle fit demi-tour par les ponts et retourna dans son corps. Comme à chaque fois après un vol, elle se réveilla revigorée, le corps reposé. Elle s’étira et se leva de sa chaise. Une ombre passa de l’autre côté de l’arche et elle pensa que le Quêteur Ro était sans doute debout. Puis, une deuxième, furtive. Sofarita sentit un changement dans l’air, ce qui l’effraya. Elle traversa rapidement la pièce sans faire de bruit et déboucha dans le hall obscur, juste à temps pour apercevoir une silhouette en haut des escaliers se fondre dans le couloir. Elle se concentra afin de percevoir les émotions de l’homme à l’étage au-dessus. Il pensait à des couteaux, au sang et à la mort. Celle d’un maudit Avatar. Le Quêteur Ro ! Sofarita grimpa les escaliers quatre à quatre. La porte de la chambre du Quêteur Ro était ouverte. Elle se glissa à l’intérieur. Deux hommes se tenaient là. Ils portaient des écharpes noires autour de leurs visages, et un couteau à la main. L’un d’eux s’approcha du lit où dormait le petit homme. Il brandit son couteau – et la lame plongea. Sofarita fit un mouvement brusque de la main droite. La lame s’arrêta à quelques centimètres du dormeur – à la grande stupeur de son agresseur. Le deuxième homme la vit et se jeta sur elle. Son couteau lui sauta des mains et tomba sur le sol en pierre dans un cliquetis métallique. Le Quêteur Ro se réveilla en sursaut. Le premier homme essaya à nouveau de le poignarder. Cette fois, le couteau s’envola de sa main et alla se coller contre le plafond, à plat, comme si c’était le sol. — Que se passe-t-il ? cria Ro. Comment osez-vous… ? — Tout va bien, Quêteur, le rassura Sofarita. Ces hommes sont des Pajistes. Mais ils ne vous feront pas de mal. Ro leva la tête et vit le couteau suspendu au plafond. — Ils sont venus pour me tuer, fit-il. Je vais faire mander la garde. — Non, dit Sofarita. Ils vont retourner voir l’homme qui les a envoyés ici. Ils seront porteurs d’un message pour le chef des Pajistes. Je lui rendrai visite demain, à midi. Toi, dit-elle en désignant du doigt celui qui était à côté du lit, tends ta main. Il obéit. Lentement, son couteau descendit du plafond et se posa en douceur dans le creux de sa main. — À présent partez, et n’oubliez pas de transmettre mon message. Dites-lui également que les attaques doivent cesser. Le deuxième homme ramassa son arme et les assassins contournèrent prudemment Sofarita afin de quitter la pièce. Elle les entendit dévaler les escaliers. — Tu connais le chef des Pajistes ? demanda Ro. — Maintenant oui, répondit-elle. — Pourquoi les as-tu laissés partir ? Nous aurions pu tous les arrêter. — Dans quel but, Quêteur ? L’heure n’est plus à la revanche, mais à la réconciliation. Les Pajistes ont des contacts dans les tribus. Particulièrement avec les Erek-jhip-zhonads. Vous aurez besoin de leur aide pour empêcher la domination almèque. Ro frissonna. — Tout d’un coup, je ne suis plus fatigué, déclara-t-il. Je remercie la Source que tu aies été là. C’était une vieille maison, construite un siècle auparavant par une famille avatare. Elle avait trois étages en marbre blanc à veinules bleues. De grands jardins fleuris entouraient la propriété, et un cours d’eau avait été détourné afin de couler sur des gradins en pierre blanche recouverte de graviers multicolores. Des arbres en fleur poussaient çà et là, et l’air était chargé de jasmin. Mejana s’assit sur un banc en bois. Sa silhouette corpulente était enveloppée d’un fin châle bleu pâle, sur un élégant, bien que volumineux, chemisier blanc. Des bracelets en or brillaient à ses poignets, ainsi que des anneaux d’or à chacun de ses doigts ; elle portait également autour du cou un torque en or massif. Boru, l’agent d’Ammon, était assis derrière elle. — Vous devez partir d’ici, Mejana. Elle viendra avec des soldats avatars. — Pour aller où ? répliqua la femme d’âge mûr. De plus, si elle avait voulu me capturer, elle aurait fait mes hommes prisonniers. Non. Je dois la rencontrer. — Je ne pourrai pas être là lorsqu’elle arrivera, fit Boru en regardant le ciel. Le soleil arrivait à son zénith. L’homme se leva et se pencha pour embrasser la grosse femme sur la joue. Ce faisant, il sortit une dague qu’il avait cachée derrière lui et poignarda Mejana en pleine poitrine. Elle eut le souffle coupé. — Je suis désolé, ma dame, lui dit-il. Je ne peux pas risquer votre capture. Il retira son couteau et l’essuya sur le châle de la mourante avant de quitter le jardin à grands pas. Mejana glissa sur le côté et tomba du banc. Allongée sur le dos, elle contempla le beau ciel bleu. Trois mouettes passaient au-dessus d’elle. Elle les regarda virer et repartir vers la mer. La blessure ne lui faisait presque pas mal, mais son esprit s’embrumait de plus en plus. Elle avait toujours su qu’en s’attaquant aux puissants Avatars, sa vie serait en danger. Mais elle n’avait jamais envisagé que le coup de grâce viendrait d’un de ses alliés. À cet instant précis, elle réalisa avec certitude que les Erek-jhip-zhonads n’avaient jamais réellement été des alliés. On s’est servi de moi, pensa-t-elle tristement. Des images encombrèrent son esprit, réclamant toute son attention. Son petit-fils, Pendar, son neveu, Baj, sa fille Lari. Si belle. Lari avait été cristal-puisée vingt-deux ans plus tôt pour avoir commis le crime d’aimer un Avatar. L’un de ses jumeaux aussi avait été tué. Pendar avait échappé à ce destin car, malade, il se reposait dans la maison d’un voisin. Les Avatars n’avaient pas tué Lari, mais ils l’avaient dépouillée de sa jeunesse ; lorsqu’ils l’avaient libérée le même jour, elle n’était plus qu’une vieille femme flétrie. Cela avait été très dur. Si dur. Si sauvage comparé aux intentions de la nature. Mejana avait alors la trentaine, et était toujours souple et séduisante. Elle avait dû s’occuper de sa fille devenue vieille et presque sénile. Mejana s’était servie de sa grande richesse pour essayer de racheter ces années. Elle avait soudoyé des responsables, envoyé des cadeaux, et même une pétition au Quêteur Général. Elle avait supplié et plaidé qu’on offre une deuxième chance à Lari. Mais Lari était morte. Mejana poussa un grognement. Ça y était, elle ressentait la douleur maintenant. La blessure à sa poitrine la brûlait. Quelque chose la démangeait à l’intérieur. Mejana pouvait sentir ses poumons se remplir de sang. Respirer devenait de plus en plus difficile. Elle resta aussi immobile qu’elle le put et repensa à Lari. Après ses funérailles, Mejana avait été inconsolable. Elle était restée des jours et des jours dans sa maison, sans organiser ni fêtes ni orgies pour les riches Vagars. Ses « filles » étaient venues la voir afin de lui demander son autorisation pour reprendre le travail. Lentement, la souffrance s’était transformée en colère, puis en rage aveugle, et finalement en furie froide et impénétrable. Les Avatars étaient les ennemis, et Mejana sut quelle passerait le reste de sa vie à causer leur perte. Une fois qu’elle en avait eu l’idée, celle-ci ne la quitta plus. Elle avait fait venir des entrepreneurs afin d’aménager sa maison. Les vingt chambres utilisées pour le divertissement habituel avaient été rapetissées afin de créer des passages étroits entre les murs, munis d’œilletons. Ainsi, dès que les riches, hommes ou femmes, viendraient à la recherche de plaisirs interdits, ils pourraient être observés et entendus. Ses employés des deux sexes furent encouragés à faire parler leurs clients. « Ils se détendront davantage », avait-elle expliqué. « Les gens aiment parler d’eux-mêmes, et de ce qu’ils font. Ils apprécieront encore plus votre compagnie et, de fait, ils vous paieront plus largement. » Une fois que la maison avait été rouverte, Mejana avait passé son temps dans les passages secrets à épier et à noter. Jour après jour, semaine après semaine, Mejana avait accumulé des informations. Avec une infinie patience, elle avait tout écrit dans un registre. Et durant deux années, cela avait été sa principale occupation. Puis elle avait contacté l’ambassadeur des Erek-jhip-zhonads. Il s’appelait Anwar, et c’était un fidèle conseiller du vieux roi. Elle lui avait transmis des informations concernant des mouvements de troupes aux frontières et lui faisait des rapports fréquents sur les forces en présence. Un hiver, elle avait fermé sa maison et était partie en vacances à Morak, la capitale des Erek-jhip-zhonads. Là-bas, Anwar lui avait appris bien des choses – comme coder un message – et enseigné les différentes techniques du recouvrement d’information. « Il est peu probable que, dans un futur proche », lui avait dit un jour Anwar, « les Avatars soient renversés par une force extérieure. Il faut faire germer les graines de la destruction en leur sein. Il y a des centaines de milliers de Vagars. S’ils venaient à se soulever, les Avatars, malgré toute leur puissance, ne pourraient les arrêter. » Mejana était revenue à Egaru avec un nouvel objectif : recruter et entraîner une armée de combattants de la liberté à l’intérieur des cités. Une armée secrète qui, un jour, prendrait le contrôle. Lentement, pendant près de dix ans, elle avait bâti une telle armée. Aujourd’hui, les Pajistes avaient des sympathisants à tous les échelons du gouvernement, y compris dans l’armée vagare. Le travail de Mejana avait été extrêmement périlleux. Elle était toujours restée en retrait, utilisant d’autres personnes pour relayer l’information ou chercher des sympathisants. Mais par trois fois au cours de ces quatre dernières années, des agents des Erek-jhip-zhonads avaient été arrêtés et cristal-puisés. Tous auraient pu la trahir. Aucun ne l’avait fait. Lorsque le vieux roi était mort, son fils Ammon lui avait succédé. Mejana s’était demandé quel niveau de soutien elle continuerait de recevoir. Anwar, qui était alors déjà âgé mais encore très subtil, avait été promu Premier Conseiller, et grâce à des fonds toujours plus importants, les Pajistes avaient gagné en puissance. Plus tôt, cette année, Mejana avait autorisé un plan audacieux. Des attaques avaient été ordonnées à l’encontre de Vagars très en vue, qui soutenaient le régime avatar. Trois avaient été tués et un paralysé, lorsqu’il était tombé de son balcon en cherchant à s’enfuir. Dès lors, l’œuvre des Pajistes était devenue publique. Où que les gens se rencontrent, ils se mettaient aussitôt à parler des attaques et de ce qu’elles signifiaient. Grâce à cela, Mejana et ses agents avaient été capables de réunir encore plus d’informations, et de rallier davantage de combattants à la cause. Mais la percée la plus importante avait été lorsque Mejana avait commandité l’enlèvement du Quêteur Baliel. D’après elle, le plus jeune membre du Haut Conseil des Avatars était loin d’être courageux. Il avait participé à des orgies qu’elle avait organisées, et elle en avait profité pour bien l’observer. Il avait des ambitions mesquines et était persuadé que son manque de réussite en politique était le fait de ceux qui enviaient son esprit cultivé et son intelligence. Comme la majorité des imbéciles, il ne se prenait pas pour rien, et lorsqu’il était confronté à des gens qui lui étaient supérieurs, il les traitait d’« intellectuels » ou prétextait qu’ils « manquaient de bon sens ». Quatre Pajistes l’avaient attrapé alors qu’il quittait la maison de Mejana. Ils lui avaient passé un sac en toile sur la tête et l’avaient assommé afin de le conduire dans un entrepôt près des quais. Mejana était venue lui rendre visite. L’Avatar était enfermé dans une cave sans lumière ni fenêtre. Lorsque Mejana était entrée, il s’était jeté à ses pieds et l’avait suppliée de l’aider. — Je suis surprise et triste de vous trouver ici, seigneur, lui avait-elle dit. Les êtres maléfiques qui vous ont capturé m’ont demandé – étant donné que je suis votre amie – de vous communiquer leurs exigences. — Exigences ? avait-il fait à genoux. Je leur paierai ce qu’ils demandent. Tout ce qu’ils veulent ! — Ils ne veulent pas d’argent, seigneur. Ils veulent des informations. — Quelles informations ? — Ils m’ont dit de vous dire que vous deviez enseigner les Six Rituels à un jeune homme. Ils souhaitent qu’un Vagar apprenne à se servir des cristaux. — Dieux du ciel ! Ce n’est pas possible. Aucun Vagar ne pourrait maîtriser ces techniques. Je t’en prie, Mejana, aide-moi. — Je ne peux rien faire, seigneur. Je suis enfermée dans la cellule voisine. Ils ont dit qu’ils me tueraient si vous ne leur obéissez pas. Ensuite, ils vous tueront sans doute. — Me tuer, moi ? Je ne peux pas mourir. Oh, Mejana, que vais-je faire ? Elle s’était accroupie à côté du geignard afin de caresser ses longs cheveux bleus. — Si, comme vous le dites, aucun Vagar ne peut apprendre les rituels, alors quel mal y a-t-il à les leur enseigner ? Au moins, vous resterez en vie. Et ils ont promis de vous transférer dans une autre cellule plus confortable, avec de la lumière et de la bonne nourriture. Et puis, avait-elle fait en chuchotant, ils ont promis qu’ils me laisseraient partir. Dès que je serai loin d’eux, je pourrai prévenir la garde afin qu’elle vienne vous sauver. — Oui. Oui, c’est ça qu’il faut faire. Je vais leur apprendre. Tu dois porter un message à Rael. Il saura quoi faire. — Il en sera fait selon votre désir, seigneur, lui avait-elle dit. Pendant trois semaines, Baliel avait enseigné les Rituels à Pendar. Au début, le jeune homme n’avait pas fait l’ombre d’un progrès, mais au vingt-septième jour, il avait réussi à ranimer une fleur fanée, la refaisant refleurir. Après cela, il avait progressé rapidement. Dehors, dans la cité, les Avatars recherchaient activement le Quêteur qui avait disparu. Un matin, Viruk était arrivé à la maison de Mejana. Elle avait entendu parler de lui. Et ce qu’elle avait entendu n’était pas très encourageant. Il était cruel et sans pitié, dissimulant sa méchanceté derrière beaucoup de charme physique et de charisme. Mejana s’était levée lorsqu’il avait été introduit dans la pièce par une servante effrayée. — Vous honorez ma maison par votre présence, seigneur, lui avait-elle dit. Malheureusement, je ne peux vous satisfaire car, comme vous le savez, les lois raciales sont très strictes. Il avait souri. — Très chère madame, inutile de jouer à ce petit jeu. Qui a suffisamment d’or peut s’offrir les services de vos employés. Et cela inclut certains de mes collègues avatars. Alors inutile de perdre notre temps. Dites-moi quand vous avez vu le Quêteur Baliel pour la dernière fois. — Mes clients apprécient le fait que je respecte toujours leurs confidences, seigneur, avait-elle répondu. Ma maison ne serait plus fréquentée si j’avais la langue bien pendue. — Oh, très bien, avait-il fait à regret. (Il avait dégainé sa dague et s’était approché d’elle.) Je vais donc te couper le sein gauche, espèce de grosse vache, et nous verrons après si tu respectes toujours tes clients. — Il y a trois semaines, avait-elle aussitôt répondu. Il est venu il y a trois semaines. Viruk n’avait pas rengainé sa dague. — À quelle heure est-il parti ? — Avec votre permission, seigneur, je vais devoir demander à… l’employé qui lui a tenu compagnie. Je ne vois pas toujours mes amis partir. — Fais donc. Mejana était allée ouvrir la porte et avait appelé un jeune homme. Celui-ci était entré dans la pièce quelques instants plus tard. Dès qu’il avait aperçu Viruk, il s’était incliné profondément. Mejana l’avait interrogé sur Baliel, et l’heure à laquelle il était parti. Le jeune avait répondu que c’était juste après minuit. — Est-ce que tu l’as raccompagné à la porte ? s’était enquis Viruk. — Non, seigneur. Je m’étais endormi. Viruk lui avait demandé son nom et son adresse, puis l’avait autorisé à partir. — J’ose espérer, avait déclaré Mejana, que vous ne direz pas au noble Quêteur que nous avons parlé de lui. C’est un très bon client, qui nous fait depuis longtemps l’honneur de sa présence. — J’ai bien peur qu’il ne t’honore plus jamais, avait répondu Viruk. Qui pouvait être au courant de ses rendez-vous galants ici ? — Il passe toujours les deux mêmes jours de la semaine, seigneur. Je le sais, ainsi que tous mes employés. Un attelage l’attend à chaque foi au bout de l’Avance, à environ huit cents mètres d’ici. Son conducteur doit le savoir, ainsi que tous ceux qui le voient partir d’habitude. Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ? — Je l’espère bien, avait dit Viruk joyeusement. C’était un vrai moulin à paroles doublé d’un vantard. Personne ne le regrettera. Mais c’était quand même un Avatar, par conséquent l’enquête doit continuer. Au fait, combien payait-il pour ses plaisirs ? — Cinq pièces d’or, seigneur. — Il doit te manquer. — Je n’aime pas perdre mes clients. Je croyais qu’il avait déménagé dans une autre cité. Je sais qu’il a une maison à Boria. Peut-être est-il parti là-bas. — Personne ne l’a revu depuis qu’il est sorti de ton bordel. Est-ce que tu lui as parlé cette nuit-là ? — Oui, seigneur. — Comment allait-il ? — Il était toujours heureux ici, seigneur. J’espère sincèrement le revoir bientôt. Viruk l’avait observée un moment. Sous l’intensité de son regard pâle, son cœur s’était emballé d’un seul coup. — Demain, j’interrogerai le garçon avec qui il a passé la nuit. Fais-le passer au Bâtiment des Officiers, sur la Place d’Armes. Qu’il me demande. — Bien, seigneur. Mais je vous promets que c’est un gentil garçon, et qu’il n’aurait pas souhaité qu’on fasse du mal au Quêteur. Il l’aime beaucoup. — Alors il n’a rien à craindre. Le lendemain, le jeune homme avait été cristal-puisé à mort. Comme la douleur la lançait à nouveau, Mejana poussa un grognement. À présent, elle ne pouvait plus bouger, et ses paupières devenaient de plus en plus lourdes. La Mort lui murmurait à l’oreille comme l’aurait fait un amant fidèle. Lorsqu’elle avait appris la mort du jeune homme, elle s’était rendue à l’entrepôt et, avec l’aide de deux hommes forts, elle avait noyé Baliel dans un tonneau d’eau salée. Elle l’avait regardé battre des jambes, éclaboussant le sol autour du tonneau, jusqu’à ce que la dernière bulle d’air remonte de ses poumons torturés. Plus tard, le cadavre avait été jeté des quais. Elle entendit un mouvement dans le jardin. Une main se posa sur elle. De la chaleur se propagea dans sa poitrine, et elle ne put retenir un hurlement. — Reste calme, Mejana, laisse-moi te soigner. Elle ouvrit les yeux et vit la jeune villageoise qu’elle avait guidée jusqu’à l’auberge. — On ne peut plus rien pour moi, fit-elle. La fille sourit. — On parie ? Chapitre 20 Une fois dans ses appartements privés, Mejana retira ses habits couverts de sang. Elle resta un moment nue devant son grand miroir. Il n’y avait aucune trace de blessure sur sa peau pâle. Pas la moindre marque indiquant qu’une lame de couteau avait perforé la peau. Méticuleuse, comme toujours, elle déposa ses vêtements dans son panier à linge sale. Puis, elle s’habilla avec une autre robe voluptueuse, mais de lin vert cette fois. Elle retourna dans le salon et vit la fille assise près d’une fenêtre, contemplant la baie. Mejana la regarda un instant. À première vue, elle n’était pas différente de la villageoise naïve qu’elle avait trouvée errant dans la cité, la fille timide qu’elle avait confiée à Baj. Mais quelque chose en elle avait changé. Ses traits rayonnaient et une confiance qui n’existait pas avant émanait aujourd’hui de ses mouvements. — Comment vous sentez-vous ? s’enquit Sofarita. — Mieux que je ne pouvais l’espérer. Comment as-tu appris à maîtriser les cristaux avatars ? — Je n’ai pas de cristal, Mejana. Ce pouvoir est le mien. — Je ne m’en étais pas aperçue lors de notre rencontre, fit la femme en allant s’asseoir sur une grande chaise en face de Sofarita. — Il ne s’était pas encore manifesté à l’époque. À présent si. Et tout a changé. — Tu veux dire que tu sers les Avatars ? — Non. Je ne sers personne. — Pourtant tu vis avec le Quêteur Ro et tu lui as même sauvé la vie. — C’est vrai – et si c’était à refaire je referais la même chose. Tout comme je vous ai sauvé la vie. — Mais la mienne vaut quelque chose, répliqua Mejana. J’ai une mission et un but. Libérer mon peuple de la tyrannie avatare. Sofarita secoua la tête. — Non, vous voulez seulement vous venger de la mort de votre fille. Mais vos motivations n’ont plus d’importance maintenant. — Alors qu’est-ce qui est important ? demanda Mejana. — La défaite des Almecs. C’est un peuple cruel et malfaisant, dirigé par une déesse de cristal. Elle se nourrit du sang de sacrifices rituels. S’ils gagnent, les Vagars et tous les autres peuples tomberont sous leur domination, et serviront de nourriture pour la déesse. — Ma fille l’a été pour les Avatars. Elle a nourri leurs cristaux avec sa vie. — Je ne défends pas les Avatars, Mejana. Leur règne touche à sa fin. Toutefois, j’aimerais bien que vous me fassiez confiance. Je veux que vous compreniez à quel point ce nouvel ennemi est redoutable. — Que veux-tu de moi ? cracha Mejana. — Les Almecs ont débarqué leurs troupes sur la côte, et leurs navires la remontent afin d’attaquer le Peuple de Boue à Morak. D’autres vaisseaux arrivent tous les jours en vue de notre littoral. Bientôt, des milliers de guerriers almecs fondront sur nous. Il est vital que nous coordonnions nos efforts. Vous avez des contacts auprès d’Ammon et des tribus. Votre petit-fils, Pendar, est proche des Patiakes. Il est devenu ami de leur roi. — Jusqu’à ce que Viruk le tue, fit remarquer Mejana. — C’est du passé. Viruk a tué Judon, vous avez tué Baliel et ordonné la mort de beaucoup d’autres. Vous avez fait la sourde oreille lorsque Baliel vous implorait de le laisser en vie. Vous lui teniez les jambes lorsqu’il se débattait dans le tonneau. — Comment sais-tu toutes ces choses ? murmura Mejana. — Il n’est de secret que je ne puisse découvrir, lui expliqua Sofarita. Mais comme je vous l’ai déjà dit, tout cela est du passé. Dans deux heures, je dois voir le Quêteur Général, Rael. Vous serez présente également. Ensemble, vous planifierez la campagne contre les Almecs. Mejana se mit à rire. — Rael me fera arrêter et cristal-puiser. — C’est possible, concéda Sofarita. Mais c’est un risque que vous devez prendre. — Pourquoi donc ? — Parce que si les Almecs sont entièrement éradiqués, vous serez alors plus proche de votre but. La liberté pour les Vagars. Les batailles à venir vont affaiblir les Avatars. Le changement sera inévitable. — Tu me demandes beaucoup. Dis-moi, qu’est-ce que tout cela va t’apporter ? — La mort, tout simplement, répondit Sofarita. À présent prends ma main, que je te montre la nature de notre ennemi. Rael n’avait jamais été aussi furieux de sa vie. Il bafouillait de rage. — Comm… Comment osez-vous ! gronda-t-il. Comment osez-vous amener cette meurtrière en ma présence ? Mejana resta assise sans bouger. Elle dévisagea le Quêteur Général. Niclin, lui, ne dit rien ; les yeux baissés, il masquait ses émotions. Le Quêteur Ro était debout sous l’arche qui menait à ses jardins, les yeux fixés sur la silhouette calme et paisible de Sofarita, assise sur un divan. Rael, le visage empourpré, se dressait devant elle. — Je préfère mourir que d’avoir à traiter avec… cette raclure ! — Asseyez-vous, Rael, fit doucement Sofarita. Essayez de mettre votre colère de côté un instant, et servez-vous de votre intelligence. — Je ne vais pas m’asseoir. Je ne resterai pas une minute de plus dans cette maison. Mes gardes sont dehors, je vais leur ordonner d’emmener cette traîtresse afin de l’exécuter. — Tout comme vous avez fait exécuter sa fille et des milliers d’autres innocents, fit d’une voix neutre Sofarita. Comme vous avez fait exécuter son petit-fils et puiser sa vie dans vos cristaux. Comment pouvez-vous parler de meurtre alors que vous ne vivez qu’en suçant la vie des autres ? Par tout ce qui est sacré, Rael, vous devriez être mort depuis longtemps. Vous ne respirez que parce que vous avez volé la vie des autres. — Je n’ai pas à écouter ce genre de choses ! rugit Rael. Et je n’ai pas besoin qu’une putain vagare me dise ce qui est juste ou non. Si sa fille a été condamnée à mort, c’est que la loi l’exigeait. — Voilà un concept intéressant, déclara Sofarita. Si quelques Avatars décident que planter une fleur est un crime, alors cela devient la loi. Et les Vagars mourront à cause d’elle. Vous parlez de la loi comme si elle coulait de la Source. De quel droit faites-vous les lois ? — Du droit de la conquête ! répliqua-t-il aussitôt. — Exactement. Aujourd’hui, Mejana et les siens sont sur le point de vous conquérir. Cela lui donnera le droit de faire les lois. Peut-être qu’elle décidera qu’avoir les cheveux bleus est passible de la peine capitale. Tous les Avatars seront des hors-la-loi. Allons, Rael, tout cela n’est pas digne de vous. La colère n’est pas une bonne base pour bâtir une coopération. Rael prit une profonde inspiration. — Que proposez-vous ? demanda-t-il. — Une chance de survivre. Les tribus ne s’uniront pas sous la coupe des Avatars. Elles se battront individuellement, et elles seront submergées. Vous devez leur donner du mou. Les Avatars seront le fer de lance, mais les autres auront les mains sur la hampe. — Ce sont nos cités, nos terres, fit-il d’une voix plus posée. Que suggérez-vous au bout du compte ? — Que ce ne sont plus vos cités. Vous allez abdiquer en faveur de Mejana et moi. Vous resterez le Quêteur Général jusqu’à la fin de cette guerre. — Vous entendez ce qu’elle dit ? railla Rael en se tournant vers Niclin et Ro. Vous arrivez à y croire ? (Il se retourna brusquement vers Sofarita.) Femme, nous sommes des dieux. Nous ne donnons pas aux inférieurs. — Vous n’êtes pas des dieux, Rael. Vous êtes des hommes dotés de pouvoirs. Mais supposons que vous ayez raison, et que vos pouvoirs fassent de vous des dieux. Dans ce cas, je suis une déesse, et infiniment plus puissante que vous. — Une déesse mourante, cracha Rael. Vous croyez que je ne sais pas ce que cela signifie d’être cristal-unie ? Cela s’est déjà produit. Deux fois. Vous garderez vos pouvoirs encore quelques années, puis vous vous transformerez en un bloc de cristal. — Sur ce point précis, vous avez tout à fait raison, fit-elle sans la moindre once de colère. J’espère que cela vous a fait plaisir de le dire. La colère quitta Rael d’un coup. — Oui, admit-il. Et j’en ai honte. — Parfois, la vérité est douloureuse, Rael. Mais il faut que vous sachiez que je pourrais choisir une autre fin pour moi, et devenir comme Almeia, la déesse des Almecs. Elle se nourrit de sang tous les jours. Elle survit, et ses pouvoirs sont phénoménaux. Toutefois, je ne souhaite pas vivre du sang des autres. Ce que je suggère pour les Avatars arrivera de toute façon, quelle que soit la route que vous choisissiez aujourd’hui. Vous êtes les derniers survivants d’une race morte. Votre domination ne repose que sur les coffres que le Quêteur Ro a rechargés. Vous êtes en nombre ridiculement bas, et les gens sur lesquels vous régnez sont mille fois plus nombreux que vous. Même sans les Almecs, le pouvoir aurait changé de mains dans les années à venir. C’est inévitable. Ce que je dis, c’est que si ce changement s’opérait maintenant, vous auriez une chance de vaincre les Almecs. (Elle écarta les mains.) Ou vous pouvez aussi décider d’entraîner les Vagars et les tribus avec vous dans la mort, en laissant les quelques survivants aux mains d’un terrible ennemi. Rael jeta un regard au Quêteur Niclin. — Est-ce que tu as quelque chose à ajouter, cousin ? lui demanda-t-il. Niclin secoua la tête. Rael se tourna vers Ro. — Et toi, Quêteur ? Le petit homme caressa sa barbe bleue. — Elle dit la vérité. Notre ère touche à sa fin. Nous ne pouvons pas survivre seuls face aux Almecs, et, soyons honnêtes, nous serions incapables d’enrayer un soulèvement vagar. La seule question qui se pose aujourd’hui est celle de la passation de pouvoir et de son organisation. Mejana se leva. — Puis-je parler ? demanda-t-elle à Sofarita. Sofarita acquiesça. Mejana se tourna vers Rael. — Un peu plus tôt aujourd’hui, on m’a poignardée et laissée pour morte, déclara-t-elle. Un agent d’Ammon ne souhaitait pas que je rencontre Sofarita. Heureusement, elle est arrivée chez moi et m’a guérie. Être si proche de la mort ma fait envisager les choses différemment. J’étais, je l’avoue, consumée par ma haine des Avatars – et je vous méprise toujours. La seule façon que vous avez eue de justifier vos vies de vampires était de nous considérer comme des sous-races. Je peux le comprendre, je trouve cela détestable, mais je peux le comprendre. Mais à présent, c’est fini. À compter de ce jour, plus aucun homme de quelque race que ce soit ne sera cristal-puisé. Tous les Vagars qui attendent actuellement de passer en jugement doivent être relâchés sur-le-champ. Un nouveau Haut Conseil sera élu parmi les Vagars et les Avatars. Puisque nous n’avons pas le temps de permettre au peuple de voter, je nommerai les Vagars de ce premier Conseil. Vous, Quêteur Général, nommerez les conseillers avatars. Il devra y avoir le même nombre de chaque côté, soit seize chacun. Vous, en tant que Quêteur Général, déciderez seul de tout ce qui concerne les affaires militaires et civiles. Rael resta silencieux un instant et hocha la tête. — Qu’il en soit ainsi. Nous nous réunirons, avec vos conseillers, ce soir à la salle du Conseil. (Il se tourna vers Sofarita.) Maintenant, peut-être pouvez-vous me dire ce que vous avez vu de nos ennemis ? — À l’instant où nous parlons, fit Sofarita, ils sont en train d’attaquer la capitale d’Ammon. Elle tombera dans quelques heures. Une armée a débarqué un peu plus à l’est, et fait route vers l’intérieur des terres. Deux autres armées ont ancré leurs navires dans une baie au sud. — Combien d’hommes ? — En tout, les armées de l’est comptent trois mille hommes, et celles du sud le double. D’autres navires arrivent chaque jour. — J’ai envoyé Viruk chercher Ammon, fit Rael. Pouvez-vous faire quelque chose pour l’aider ? — Je vais essayer, répondit Sofarita. Rael regarda Mejana. — Je vous verrai ce soir, dit-il. Il fit un geste à Niclin, et ils passèrent la porte ensemble. — Un instant, Quêteur Général, fit Sofarita. (Il s’arrêta et se retourna.) Je veux votre promesse que ni vous ni qui que ce soit sous vos ordres ne s’en prendra à Mejana et aux siens. — Quel serment voudriez-vous que je prête ? demanda-t-il. — Jurez-le… sur l’âme de votre fille, Chryssa. Rael blêmit. — Je le jure, fit-il, et il quitta la pièce. — Est-ce qu’il était sincère ? s’enquit Mejana. — Oui, même s’il cherchera un moyen de contourner son serment avant que tout ceci ne soit fini. — Je m’en doutais. — À présent, vous allez me jurer la même chose, dit Sofarita. Les Avatars ne doivent plus être attaqués. Votre heure est enfin venue, Mejana. Acceptez la victoire avec magnanimité. Laissez de côté vos idées de vengeance. — Je le jure, déclara la grosse femme. Maintenant je dois partir. Comme elle quittait la pièce, le Quêteur Ro s’approcha de Sofarita. — J’ai bien peur de ne plus avoir les faveurs de mes collègues, dit-il. Rael ne m’a pas demandé de l’accompagner. Je crois qu’on ne me proposera pas de m’asseoir à ce nouveau Conseil. (Il vit qu’elle était pensive.) Qu’est-ce qui ne va pas ? — Rael pense qu’il fait une alliance de courte durée. Il a foi en la nouvelle pyramide d’Anu. Il essaiera de reprendre le pouvoir dès que celle-ci sera achevée. Quant à Mejana, elle rêve du jour où tous les Avatars seront capturés dans leurs maisons et égorgés. Leurs haines, leurs préjugés, sont plus profonds que l’océan. — Pourquoi ne les as-tu pas changés comme tu l’as fait pour moi ? — Si je l’avais fait, ils se seraient aliénés les gens qui les servent. En l’état des choses, chaque groupe suit le chef qui pense comme lui. Venez, allons marcher un peu dans le jardin et respirer l’arôme des fleurs. Talaban avait été parfaitement entraîné. Il pouvait lire des cartes, mener des hommes au combat, traverser les océans, et planifier des stratégies sur le vif. Mais rien dans les deux cents ans de sa vie ne l’avait préparé à sa première rencontre avec Sofarita. C’était comme s’il était devenu débile. En approchant de la maison de Ro avec Touchepierre, il avait été sûr de lui. Ils étaient descendus de leur attelage au moment même où Rael et Niclin partaient. Le Quêteur Général l’avait pris à part. — Fais attention à ce que tu dis et à ce que tu penses, Talaban. Elle est puissante et – j’en mettrais ma main à couper – elle lit dans l’esprit des hommes. — Est-elle toujours condamnée à mort ? — Non. Il y a un nouveau Conseil sur le point d’être élu. Tu y prendras la place du Quêteur Ro. — Que lui est-il arrivé ? — Elle l’a ensorcelé, Talaban. Prends garde que la même chose ne t’arrive pas. Sur ce, le Quêteur Général était parti. Talaban et Touchepierre étaient entrés dans la maison. Ro les avait accueillis en personne. Ses manières avaient l’air amicales, et il avait semblé bien plus détendu que Talaban ne l’avait jamais vu. — Vous êtes les bienvenus, mes amis, avait dit Ro. Venez, la dame vous attend. Ils avaient suivi Ro dans la pièce qui menait aux jardins. La femme était assise sur un divan. Elle avait levé les yeux lorsqu’ils étaient entrés. Talaban lui avait jeté un coup d’œil et son pas s’était ralenti. Ses yeux étaient couleur fauve avec des éclats dorés, ses cheveux noirs et longs, sa peau dorée. Elle était exquise, et il avait admiré sa beauté, incapable de penser clairement. — Bienvenue, Talaban, avait-elle dit. Il avait fait un effort surhumain pour se concentrer. — Je suis Talaban, avait-il dit, ce qui était ridicule puisqu’elle l’avait accueilli par son nom. Il avait fait un pas en avant et s’était pris le pied dans le tapis, manquant de tomber. — Je suis contente de te revoir, Touchepierre, avait-elle ajouté en souriant au sauvage. Celui-ci s’était incliné mais n’avait pas répondu. Son sourire avait transpercé Talaban comme une lance. Elle est en train de t’ensorceler, avait-il pensé. Tout comme Rael te l’avait dit. Prends garde ! — Pourquoi… avez-vous voulu souhaiter… pourquoi vouliez-vous nous voir ? avait demandé maladroitement Talaban. Devant sa propre stupidité, la colère avait jailli en lui. Auparavant il n’avait jamais été aussi inarticulé. Il s’était senti bête et mal à l’aise. — Je suis Sofarita, lui avait-elle dit, et nous devions nous rencontrer. Nous avons tous les deux parlé avec le Renard-À-Un-Œil ; lui et moi sommes conscients que ce terrible ennemi doit être vaincu. Elle lui avait alors parlé d’Almeia, le cristal vivant, le cœur du peuple almec. Talaban l’avait écoutée décrire les horreurs qui attendaient les peuples du monde si les Almecs les conquéraient. Elle avait également retracé les grandes lignes de la discussion entre Rael et Mejana. Le guerrier avait essayé de se concentrer, mais ses pensées continuaient de vagabonder. Elle avait une ligne du cou si belle, et des épaules si parfaites. Pendant qu’elle parlait, il était rivé à ses lèvres, essayant de déchiffrer les mots. Des lèvres douces, pulpeuses, luisantes… — Un problème, capitaine ? avait-elle demandé soudainement. — Hein ? Non, je vais très bien. Essayez-vous de m’ensorceler, ma dame ? — Pas consciemment, en tout cas, lui avait-elle répondu froidement. Touchepierre avait gloussé dans son dos, et le son avait eu l’effet d’une fontaine printanière sur Talaban, le relaxant. — D’habitude, je ne me comporte pas aussi bêtement, avait-il dit. Veuillez m’en excuser, ma dame. — Inutile de vous excuser, Talaban. Dites-moi plutôt si vous êtes surpris par la façon dont s’enchaînent les événements. Comment percevez-vous cette nouvelle alliance avec les Vagars ? — Je ne saurais dire, avait-il répondu sincèrement. Tout cela est arrivé si vite. (Il l’avait regardée dans les yeux et avait été rassuré de voir qu’il pouvait le faire et penser clairement en même temps.) Lorsque les mers ont recouvert Parapolis, c’en était fini de nous. Ce n’était plus qu’une question de temps. Et – apparemment – le temps est venu. — Cela vous rend triste ? — Non, lui avait-il répondu. Et il avait été surpris de constater qu’il le pensait vraiment. — Tant mieux. Je crains que la majorité des Avatars ne soient pas du même avis. Si plus personne n’est cristal-puisé, vos rêves d’immortalités s’achèveront là. Vous allez vieillir, comme n’importe quel homme. — Pas si Anu finit sa pyramide, avait-il dit. Elle puisera la puissance du soleil et nourrira les cristaux sans avoir recours à des sacrifices humains. — Le Quêteur Anu est un grand homme, avait-elle déclaré. Mais il ne terminera pas sa pyramide à temps pour sauver les cités de l’est. Cette tâche doit revenir à des hommes tels que Rael ou vous-même. Talaban avait acquiescé. — Je l’accepte, ma dame. — Mais quelque chose vous trouble. — Oui. Vous dites que vous allez nous aider, mais d’après vos descriptions, cette Almeia est plus puissante que vous. Ses armées sont plus redoutables que n’importe quelle force que nous pourrions rassembler. Je ne vois pas comment nous pourrions gagner. — À dire vrai, je ne sais pas si nous le pourrons, avait-elle avoué. Mais lorsqu’on est confronté au mal, il est vital de s’y opposer, que la victoire soit possible ou non. Et, pendant un temps du moins, mes pouvoirs vont continuer de croître. Qui sait ce que nous serons capables d’accomplir ? À présent, vous devriez partir vous préparer pour la réunion du nouveau Conseil. Cela vous poserait-il un problème si Touchepierre restait ici ? Lui et moi avons beaucoup de choses à nous dire. Talaban avait ressenti une piqûre de jalousie. Mais il s’était incliné en se forçant à sourire. Ro l’avait raccompagné à la porte. — C’est une femme remarquable, avait déclaré le petit Quêteur. — Tout à fait. Alors qu’il franchissait le seuil, Ro l’avait attrapé par le bras. — Ne laisse pas Rael t’influencer, Talaban. Il n’y a pas de mal en elle. — Êtes-vous amoureux d’elle, Ro ? — De toutes les fibres de mon être. Boru était assis dans une cellule de la prison, sa fille aux boucles d’or blottie contre lui. — Je n’aime pas cet endroit, dit-elle. Je veux partir. Il lui caressa les cheveux. Si fins et si doux, pensa-t-il, comme des rayons de soleil amoureusement tissés. — Nous allons devoir rester là un petit moment, déclara-t-il. La porte est fermée à clé. — Pourquoi sommes-nous enfermés ? demanda-t-elle. — Essaie de te reposer, ma petite. — Je ne veux pas me reposer. Je veux aller dehors. Boru se traita intérieurement d’idiot égoïste. Il avait toujours su qu’il y avait une chance qu’il se fasse arrêter, mais comme chaque nouvelle mission se passait sans incident, il était devenu imprudent. Durant des années, il avait été de cité en cité, accumulant des informations, faisant passer des messages entre les Pajistes et Anwar. Et, dans son arrogance, il avait même emmené Shori dans ses voyages. Lorsque les gardes de la porte orientale l’avaient retenu, il n’avait même pas réalisé que tout était fini. C’est lorsqu’ils l’avaient conduit ici qu’il avait enfin compris. Ils allaient mourir tous les deux. Et c’était de sa faute. Elle se redressa dans ses bras et tira sa barbe jaune et argent. — Ne sois pas triste, lui dit-elle. — Je t’aime, ma petite, c’est pour cela que je suis triste. — Pourquoi ? Tu as fait quelque chose de mal ? — Oui. J’aurais dû te laisser chez ta tante. — Mais j’aime bien venir avec toi, répondit-elle. J’adore franchir les fleuves. Les portes s’ouvrirent. Boru prit une profonde inspiration et, serrant Shori dans ses bras, se releva. Mejana se tenait sur le seuil de la porte, encadrée par deux gardes avatars. Boru cligna des yeux sous le coup de la surprise. — Amenez-le, ordonna-t-elle. Puis elle partit le long du couloir et disparut. Les gardes s’écartèrent. Portant Shori, Boru sortit dans le couloir jusqu’à un escalier qu’il gravit. Mejana marchait devant eux, muette. Ils débouchèrent dans une grande pièce au plafond voûté. Une trentaine de personnes étaient assises autour d’une immense table. La moitié d’entre eux étaient des Avatars, mais les autres étaient des Vagars, et Boru en connaissait la plupart. C’étaient des Pajistes. Il resta interdit, le cerveau engourdi. Que se passait-il ici ? En bout de table se tenait un Avatar de fine corpulence, au regard perçant et aux cheveux bleus coupés court. Il se leva et fit signe à Boru de s’avancer. Un garde lui donna un coup dans le dos, et il tituba jusqu’à la table. — Tu es Boru, l’agent d’Ammon ? demanda l’Avatar. — Oui. — Tu connais certaines des personnes présentes à cette table. — Non. — Ce n’était pas une question, Boru. C’était un exposé des faits. Nous ne sommes pas en train de te jouer un mauvais tour, et les Vagars que tu vois ici ne sont pas prisonniers. Ce sont les nouveaux membres du Haut Conseil. Je suis Rael, le Quêteur Général. — Qu’est-ce que vous voulez de moi ? fit Boru sur un ton résolument hostile. — Personnellement, je voudrais que tu sois cristal-puisé, mais cette option n’est plus valable. — On me l’a déjà fait, Avatar, cracha Boru. Vous m’avez pris trente ans ! Rael eut un sourire sans humour. — Fais ce qu’on te dit et tu pourras peut-être les récupérer. — Je préfère pourrir dans les sept enfers plutôt que de vous servir. Ces mots, prononcés sous l’effet de la colère, firent peur à Shori qui se mit à pleurer. — Je veux partir ! Je veux partir ! Boru la serra dans ses bras et l’embrassa dans les cheveux. — Ce n’est rien. Ce n’est qu’une petite dispute, la rassura-t-il. C’est sans importance. (Elle s’arrêta de pleurer et Boru reporta son attention sur l’Avatar.) Je vous écoute. — La capitale d’Ammon est assiégée. Une guerre a débuté qui pourrait bien faire de nous tous des esclaves. J’ai envoyé des messagers à Ammon pour lui offrir assistance. Je veux que tu ailles le voir pour le persuader d’amener ses guerriers à Egaru. C’est le cœur naturel pour une bonne défense. — Et pour cela vous êtes prêts à me rendre ma jeunesse ? — Oui. Boru se tourna vers Mejana qui était assise près d’un marchand vagar. — Comment se fait-il que tu sois toujours en vie, femme ? s’enquit-il. Je sais que le coup que je t’ai porté était fatal. — On m’a guérie, misérable traitre, lui répondit-elle sur un ton glacial. Vas-tu faire ce que le Quêteur Général t’a demandé, ou doit-on te faire trancher la tête ? Boru sourit malicieusement. — Tu n’es pas forcée de me croire, Mejana, mais je suis heureux que tu sois en vie. Et cela me fascine encore plus de te voir assise avec l’ennemi. Je présume qu’au bout du compte, la vie est faite de compromis. (Il se tourna vers Rael.) Très bien, je vais essayer de trouver Ammon. Mais que les choses soient bien claires : je suis votre ennemi, et aussi longtemps que le sang coulera dans mes veines, je le resterai. — Voilà une menace qui risque de m’empêcher de dormir, répondit Rael en se détournant. On va t’amener ton chariot immédiatement. En attendant, tu peux laisser ta fille avec dame Mejana. — Quoi ? Non ! Elle vient avec moi. Rael s’approcha de lui. — Elle sera plus en sécurité ici, Boru, que sur un champ de bataille. Mais si tu préfères, je peux vous faire exécuter tous les deux séance tenante et trouver un autre messager. Décide-toi vite. Boru était battu et il le savait. Il porta l’enfant jusqu’à l’endroit où Mejana était assise. — Elle est tout ce que j’aime au monde, lui dit-il. Le visage de Mejana s’adoucit. — Il ne lui sera fait aucun mal – quoi qu’il arrive. Je t’en fais la promesse. Chapitre 21 Anwar regarda les boules de feu tomber sur la capitale et se tourna vers le jeune roi. — Nous devons fuir, majesté. La garde royale ne sera pas capable de les arrêter. Le roi, resplendissant dans une toge de satin bleu lumineux, bordée d’or, se tourna vers lui. — Où est ma nouvelle armée, Anwar ? Où sont mes soldats ? — Ils s’entraînent, mon seigneur, dans les collines du nord. Mais je crains que même eux ne soient pas d’une grande efficacité devant ces… sauvages. Une boule de feu percuta le palais de plein fouet. Un grand pan de plâtre tomba du plafond de la chambre à coucher royale. Un nuage de poussière s’éleva dans la pièce. — Je pense que c’est le moment ou jamais de partir, majesté. Ammon se rendit à la fenêtre et jeta un regard mauvais aux navires dorés. Trois d’entre eux s’étaient rapprochés du rivage. Un flot de guerriers à la peau cuivrée et en armures d’or descendait des passerelles. Une cinquantaine de gardes royaux se rua sur eux. Les soldats ennemis portaient des sortes de petits gourdins noirs. Ils les calèrent contre l’épaule. Et les gourdins crachèrent du feu. La première ligne de garde fut soulevée de terre. Les survivants s’enfuirent à toutes jambes. À présent, des centaines de guerriers ennemis avaient débarqué. Ammon se détourna de la fenêtre. — Où voudrais-tu que j’aille, mon ami ? — Je suggère la direction opposée de ces ennemis, majesté. Allons-y, maintenant ! Anwar mena le roi au fond des appartements jusqu’à un petit escalier qui donnait dans les quartiers des serviteurs. Un jeune esclave se cachait sous la fenêtre des cuisines. Anwar l’appela. — Viens ici, mon garçon ! Tout de suite ! (L’esclave cligna nerveusement des yeux et rampa jusqu’au conseiller.) Enlève ta tunique. Vite ! Le garçon passa le vêtement grisâtre par-dessus sa tête ; il était nu. Anwar prit la tunique des mains du jeune homme et la tendit au roi. — Soyez assez bon d’enfiler ceci, majesté, dit-il. — Tu veux que je revête ces oripeaux ? — Je veux que vous restiez en vie jusqu’à la tombée de la nuit, majesté. Ammon retira sa toge de satin et la laissa tomber par terre. Puis il passa la tunique grise. Anwar ouvrit la porte de sortie et risqua un coup d’œil à l’extérieur. Des réfugiés fuyaient le cœur de la cité. Une boule de feu atterrit au milieu d’eux. Trois hommes et une femme furent propulsés dans les airs et allèrent s’écraser contre les murs du palais. Anwar se faufila dans la cohue, suivi de près par le jeune roi. La foule se dirigeait vers le quartier sud de la cité. Anwar attrapa le roi par le bras. Le vieil homme était essoufflé, ses poumons le brûlaient, ses jambes flageolaient. Ammon lui passa un bras autour des épaules et le porta à moitié. Des hurlements de terreur parvinrent en tête de la colonne des réfugiés. D’énormes bêtes vêtues de ceintures entrecroisées en cuir noir sur leurs poitrines couvertes de fourrure venaient d’apparaître au détour d’une ruelle. Elles se jetèrent sur la foule crocs et griffes dehors. La panique s’empara des habitants qui se mirent à courir plus vite. Anwar vit une ouverture dans une allée sur sa gauche et poussa le roi dans cette direction. Il ne savait plus où il était, mais avançait tout de même. Ammon tira sur son bras pour l’arrêter. — Repose-toi un instant, fit le roi. Tu es épuisé. Anwar secoua la tête et tenta péniblement de reprendre sa course. Mais le roi l’en empêcha. — Tu m’es trop précieux, Anwar. Si tu continues ainsi, tu vas faire une attaque. Marchons un peu. — C’étaient des krals ! explosa Anwar. J’en ai déjà vu un, lors d’un voyage dans le sud. Il était mort. Mais il demeurait effrayant. Ammon regarda autour de lui. La ruelle était très étroite et des excréments humains jonchaient le sol sous les petites fenêtres. Un rat sortit d’une maison et passa entre les jambes d’Anwar. Le vieil homme fit un bond en arrière. — Décidément, tu m’emmènes dans des endroits fascinants, fit remarquer Ammon. D’autres hurlements retentirent dans une ruelle parallèle. Le roi guida son conseiller dans une contre-allée et bifurqua sur la droite, par une place de marché déserte. Un petit enfant, d’à peine plus d’un an, était assis sur les marches d’un bâtiment. Il braillait de toutes ses forces. Ammon le prit dans ses bras. — Que faites-vous ? cria Anwar. — Il serait dommage d’abandonner ce marmot, fit Ammon. Et puis, il ne pèse pas très lourd. Anwar ne trouvait pas ses mots. Le roi avait-il perdu la raison ? L’attaque contre la capitale l’avait-elle traumatisé ? — Nous ferions mieux de continuer, majesté, fit-il simplement. Au coin de rue suivant, ils rejoignirent la cohorte de réfugiés encore vivants qui se dirigeaient vers la porte sud. Le roi s’arrêta. — Qu’y a-t-il ? s’enquit Anwar. À présent, ils étaient sur les hauteurs de la ville et Ammon désigna du doigt les ennemis situés de l’autre côté de l’enceinte. Toutes les sorties étaient gardées. Le nourrisson, épuisé par toute l’agitation, dormait sur l’épaule du roi. — C’est ce que nous devrions faire, déclara Ammon. Trouver un endroit pour dormir. — Ils vont fouiller la ville afin de vous trouver. — Trente-six mille habitants. Cela risque de prendre du temps. Ammon tourna à gauche et, tenant le bébé contre lui, retourna dans les allées étroites du quartier pauvre. Là, il y avait des gens qui ne s’étaient pas enfuis. Leurs habits étaient en lambeaux, leurs visages sales, leurs yeux dénués d’émotion. Des silhouettes scabreuses étaient assises sur le perron de différentes habitations. Partout où il posait le regard, cela empestait la pauvreté. Une femme maigre comme une ablette se planta devant Anwar. — Tu veux passer par ici, le riche ? Eh bien, il faut payer un péage. Elle tendit une main crasseuse. — Je n’ai pas d’argent sur moi, répondit Anwar. — Oh, donne-lui ton anneau, Anwar. Je t’en achèterai un autre. — Tu ferais bien d’écouter le petit mignon, vieillard, fit la femme en sortant un petit couteau qu’elle colla sous la gorge d’Anwar. L’enfant calé sous le bras gauche, Ammon lança sa main droite. Ses doigts se refermèrent autour du poignet de la femme. Il lui tordit le bras. Le couteau tomba par terre en résonnant sur les pavés. Ammon ramassa l’arme et la jeta à la femme. — Cette invasion n’a pas l’air de trop vous effrayer, fit-il sur le ton de la conversation. Elle se massa le poignet. — Quelle différence ça peut faire pour nous autres ? Ils nous tueront pas. On n’est rien pour eux. Tout comme on n’était rien pour les gens comme vous. La vie continue. Ou pas. (Elle haussa les épaules.) Et maintenant, file-moi l’anneau ! — Vous allez d’abord nous conduire au village des potiers. La femme sourit, révélant des dents marron et cassées. — Tu veux te faire fabriquer un vase, mon mignon ? — Oui, et des gobelets pour aller avec. Faites ça pour moi, femme, et je vous donnerai une jolie récompense. Elle contempla sa tunique grisâtre. — Je vois pas de bourse d’argent à ta taille. — Elle a raison, Anwar. Est-ce que tu as quelques pièces sur toi ? — Je… Je ne crois pas que cela soit l’endroit ou le moment d’en parler, car… — Donne-moi ton argent. Anwar plongea la main dans sa toge violette et sortit une petite bourse bien remplie. — Après vous, madame, fit Ammon. — Le moins qu’on puisse dire, mon gars, c’est que t’es bizarre, déclara-t-elle. Après avoir fait un clin d’œil à un homme caché dans l’ombre, elle se mit en route. Ammon passa le nourrisson endormi à Anwar et lui emboîta le pas. Il n’avait pas l’air tracassé par le maigrichon qui les suivait. Anwar, lui, jetait des regards inquiets dans sa direction et essayait de ne pas trop s’éloigner du roi. Ils marchèrent environ une demi-heure, passant à travers quatre allées nauséabondes et différentes zones en ruines. Au loin, ils pouvaient toujours entendre des explosions et des hurlements étouffés. Finalement, la femme désigna un petit cours d’eau serpentant. Des maisons avaient été construites sur chaque rive ; le village était réuni par un petit pont. — Voilà le village des potiers, annonça-t-elle. Où est ma jolie récompense ? Ammon ouvrit la bourse. Il n’y avait que des pièces en or à l’intérieur. Il en prit deux et les tendit à la femme. Le maigrichon s’avança. — Je crois qu’on va tout prendre, merci, fit-il en dégainant une longue dague fine. — La gourmandise est un vilain défaut, dit Ammon. Voilà plus d’or que vous n’en avez vu de toute votre vie. Vous n’en aurez pas plus. À présent, d’autres affaires requièrent mon attention. Et je n’ai pas vraiment envie de vous tuer. Alors contentez-vous de cela. — Tu crois qu’on d’vrait s’en contenter, ma colombe ? demanda l’homme à la femme. — Nan ! fit-elle. Fais-lui la peau, Beli. Le couteau fendit les airs. Ammon para le coup de son avant-bras droit et écrasa sa paume dans la figure de l’homme. Il le frappa juste en dessous des narines. Sans un son, le voleur s’écroula sur le sol, comme une souche. La femme resta paralysée quelques instants, regardant son homme affalé là. Elle se mit à genoux et le remua. — Cela ne sert à rien, dit Ammon. Il est mort. — Tu l’as tué, salaud ! hurla-t-elle. Ammon fit un tour complet sur lui-même, et abattit le tranchant de sa main gauche sur le cou de la femme. Il y eut un bruit de fracture écœurant, et elle s’écroula en travers du corps de son amant. Ammon s’accroupit devant les cadavres et récupéra ses pièces d’or. Le nourrisson se réveilla d’un coup et se mit à hurler. Ammon le récupéra des bras d’Anwar et lui frotta le dos. — Allons, allons, mon petit. Calme-toi. On va te trouver à manger dans ce village. — Vous me surprenez, majesté. Vous êtes d’une rare habileté au combat. — Tout est relatif. Cela dépend surtout de l’adversaire. Ceux-là n’étaient pas doués. — Quand bien même. Où avez-vous appris ces mouvements ? — Tu te souviens du charmant jeune homme du nord qui venait nous rendre visite ? Le grand aux cheveux blonds. — Oui. — C’est lui qui m’a tout appris. Apparemment, le secret réside dans la lenteur avec laquelle on débute le geste. J’avoue que c’est assez efficace. — Vous maîtrisez très bien cette discipline, majesté. Mais il y a une grande différence entre la pratique avec un ami, et un vrai combat. — Tout à fait. Le combat est bien plus stimulant. Ammon descendit la pente qui menait au village. — Pourquoi avez-vous demandé cet endroit, majesté ? s’enquit Anwar. — J’ai un ami qui habite ici. — Vous avez un ami potier ? — Pas vraiment un ami, admit Ammon en souriant. Mais il me doit la vie. Sadau le potier avait été effrayé la majeure partie de la matinée. Les explosions au nord de la ville, les colonnes de réfugiés et maintenant la nouvelle d’une invasion, avaient changé ses jambes en coton. Tout ce qui le retenait de partir, c’était la pensée que, quel que soit l’ennemi, ils auraient besoin de pots. Il n’était pas un homme important – et n’avait jamais voulu le devenir. Et c’est ce parfait anonymat qui allait le protéger. Enfin, il l’espérait. C’est pour cela que la vision du roi portant un déguisement debout sur le pas de sa porte l’acheva presque. Sadau resta médusé, la bouche grande ouverte, lorsqu’il reconnut son monarque. — Je pense que tu devrais nous inviter à entrer, fit Ammon en entrant. Un vieil homme le suivait. Il portait un petit enfant endormi. — Qu… qu’est-ce que vous voulez… sire ? demanda Sadau. Le roi fit le tour de la pièce défraîchie et s’assit sur une chaise en osier. — Un endroit où passer la nuit. Un peu de nourriture pour moi et mon ami. Oh… et du lait pour le bébé. Sadau était toujours paralysé, l’esprit en effervescence. L’ennemi – quel qu’il soit – ne tarderait pas à donner la chasse au roi. Il fouillerait toutes les maisons. Et tuerait probablement ceux qui essayaient de le cacher. C’était un vrai cauchemar. — Comment… comment m’avez-vous retrouvé ? demanda-t-il. — J’ai tapé à la porte d’un de tes voisins. — Mes voisins savent que vous êtes ici ? — Je ne crois pas qu’ils m’aient reconnu. Les pauvres ont rarement l’opportunité de me voir de près. Allons, bonhomme, remplis donc ton devoir d’hôte. Va nous chercher à manger. — Vous ne pouvez pas rester ici, sire. Ils vont vous rechercher. — C’est exact. Mais je ne crois pas qu’ils s’attendent à me trouver dans un taudis. (Ammon se leva et posa ses fines mains sur les épaules du potier.) Tu as beaucoup de chance. Sadau. Tu as jeté la tête de mon frère dans le Luan et tu es toujours en vie. Voilà maintenant que tu as la possibilité de gagner la gratitude du roi. Une rois que je me serai échappé et que j’aurai rassemblé mon armée, j’écraserai ces envahisseurs et je récupérerai mon royaume. Alors tu seras bien récompensé. — Mais je ne veux pas être récompensé. Je veux rester en vie ! — Un noble but, potier. Mais chaque chose en son temps. La priorité, c’est de nous trouver à manger. Va chercher ! Sadau traîna des pieds jusqu’à sa petite cuisine et revint avec une miche de pain frais et une assiette de raisins. — Je n’ai pas de lait pour l’enfant, annonça-t-il. — Empruntes-en à tes voisins. Mais fais vite. Il y a des bêtes en liberté. En ouvrant la porte pour sortir dans le soleil couchant, Sadau était dans un état second. Dehors, tout était redevenu calme. Il eut envie de s’enfuir, de courir dans un endroit sombre où il pourrait s’allonger, fermer les yeux, et prier qu’à son réveil tout n’ait été qu’un mauvais rêve. Soudain, il entendit au loin des cris affreux et des rugissements terrifiants. Le petit homme courut alors jusqu’à la maison de son cousin, Oris. Les volets étaient fermés, aucune lumière ne filtrait de la maisonnette. Sadau tapa à la porte. — C’est moi, Sadau, cria-t-il. Il entra. Aucune lanterne n’était allumée. Oris n’était pas là. Sa femme, Rula, était assise dans le noir, ses deux enfants à ses côtés, et son petit dernier dans les bras. — Est-ce qu’on va tous mourir ? demanda-t-elle d’une voix cassée. C’était une femme effacée, ronde d’épaules, et perpétuellement fatiguée. Comme devaient l’être tous ceux qui vivaient avec Oris. Le gros riverain était un homme bruyant, exubérant, qui traitait ses amis comme des proches, et sa famille comme des serviteurs. Rula avait vite été usée par ses infidélités et ses sempiternels mensonges. — Non, nous n’allons pas mourir, lui promit Sadau. Où est Oris ? — Il n’est pas rentré. Il est parti travailler sur le fleuve ce matin. Que vais-je devenir. Sadau ? Qu’arrivera-t-il à mes enfants s’il est mort ? Sa détresse le toucha profondément, coupant court à sa propre peur et au fait qu’il ne l’aimait pas vraiment. — Viens chez moi, proposa-t-il. Nous y attendrons Oris. Je suis sûr qu’il n’est pas mort. Il est certainement vautré dans le lit d’une de ses putains, pensa-t-il. Sadau porta l’un des enfants et mena un autre par la main, jusque chez lui. Rula semblait être rassurée, mais les enfants étaient plus calmes que d’habitude. En entrant, Rula se raidit. — Tu as des invités, fit-elle. Peut-être ferais-je mieux de rester à la maison ? — Mais non, il n’y a pas de problème, la rassura Sadau. Ce sont des clients. Il ferma la porte et déposa la fillette qu’il portait. Dès qu’elle fut assise sur le sol, elle se mit à pleurer. Ammon s’approcha et s’agenouilla à ses côtés. — Ne pleure pas, ma petite, dit-il. C’est juste un jeu. Comment t’appelles-tu ? — Saris, répondit l’enfant. Mon papa il est propriétaire du fleuve. — Quelle coïncidence, fit Ammon. Mon papa en était aussi le propriétaire. La petite pièce se retrouvait d’un coup bien remplie. Le nourrisson que portait Anwar se mit à brailler. — Il a faim, fit Ammon en regardant Rula. Pouvez-vous le nourrir ? Elle acquiesça et, passant son propre bébé à Sadau, elle prit le petit dans ses bras, ouvrit sa robe, et dégagea un sein bien rempli. Aussitôt, le nourrisson se mit à le sucer avidement. Une heure silencieuse passa ainsi. Puis quelqu’un frappa à la porte. Sadau faillit s’évanouir sous le coup de l’émotion. — Qui est-ce ? demanda-t-il plaintivement. — Oris. Est-ce que Rula est là ? Sadau ouvrit la porte et un jeune homme imposant entra à l’intérieur. Rula courut à sa rencontre et l’embrassa. — J’étais si inquiète, lui dit-elle. — Moi aussi, lui confia-t-il. Dehors, c’est l’horreur. Il y a des cadavres partout. Mais cela s’est un peu calmé. On dit que le roi est mort et que les nobles ont été tués ou se sont enfuis. Lorsque l’attaque a débuté, j’ai bien cru que c’étaient des Avatars. Mais non. Ceux-là ont la peau rouge. Le palais est en ruines. Ammon s’avança. — Vous dites qu’ils ont tué le roi ? Oris le dévisagea d’un air soupçonneux. — Des clients, fit Sadau sans grande conviction. — Oui. Ils ont traîné son corps jusqu’à la place centrale et l’ont pendu. — Comment savaient-ils que c’était le roi ? s’enquit Anwar. — Comment le saurais-je ? Il était habillé d’une toge bleue. Je crois qu’ils l’ont trouvé au palais. — Comme c’est triste, fit Ammon. Je l’aimais bien. — On ferait mieux de rentrer chez nous, dit Oris. Les dieux seuls savent ce que demain nous réserve. Alors qu’ils étaient sur le point de partir, Ammon demanda à Rula si elle voulait bien s’occuper du nourrisson abandonné. Elle accepta et il lui donna une pièce d’or qu’elle tendit aussitôt à Oris. Le gros riverain dévisagea une nouvelle fois Ammon. — Je vous aurais pas déjà vu quelque part ? lui demanda-t-il. — C’est possible. Je voyage fréquemment sur le Luan. — Ce doit être ça. Enfin, que les dieux vous protègent. Qu’ils nous protègent tous. Sadau ferma la porte derrière eux. Puis, il se tourna vers le roi. — Ils croient que vous êtes mort, fit-il joyeusement. — Cela ne durera pas longtemps. Quelqu’un finira par s’apercevoir que le cadavre n’est pas le mien. Mais pour l’instant, il semble que nous soyons en sécurité. Demain, tu m’aideras à trouver un moyen de quitter la ville. — Pitié, sire, supplia Sadau. Je ne suis pas quelqu’un de courageux ! Je l’ai su en voyant l’Avatar, Viruk, tuer tous mes camarades. Ammon sourit. — Tu te sous-estimes, potier. Tu confonds la peur naturelle avec de la lâcheté. Tu n’es pas un lâche. Si j’avais été à ta place, moi aussi j’aurais jeté la tête dans le Luan. C’est lune des raisons pour lesquelles je ne t’ai pas tué. Regarde-moi. Regarde-moi bien dans les yeux. (Sadau obéit.) Est-ce que j’ai l’air d’un imbécile ? — Non, seigneur. — Alors fais-moi confiance. Tu es plus courageux que tu ne le crois. Demain, nous quitterons cette ville, et tu ne risqueras rien. Pas vrai ? — Si, seigneur, fit Sadau d’un air morose. Rael était d’une humeur massacrante. La réunion du Conseil s’était déroulée de manière étrange, les Vagars ne parlant que rarement, laissant le soin à Mejana d’être la voix de leurs inquiétudes. Puissent-ils rester longtemps silencieux, pensa-t-il. Bande de traîtres. Ce qui l’avait le plus énervé, c’est qu’il connaissait la majorité des Vagars présents, des hommes qui avaient prospéré sous la domination avatare, des marchands, des artistes, des gens auxquels Rael avait parlé lors de réceptions publiques. Aujourd’hui, il savait qu’ils avaient tous comploté pour tuer des hommes comme Baliel ou Ro. Peut-être même lui. Il avait envie de les supprimer, d’envoyer des hommes dans leurs maisons afin de les tirer de leurs lits. Il chassa ces idées doucereuses de son esprit et se concentra sur Talaban. Celui-ci était assis tranquillement sur un divan et contemplait le fond d’un gobelet de vin. — Tu es bien silencieux, dit-il. Est-ce qu’elle t’a ensorcelé ? — On dirait bien que oui, fit Talaban avec un sourire triste. Je me suis ridiculisé. Je n’arrivais pas à la quitter des yeux. J’avais l’impression que ma langue avait doublé de taille et que je parlais comme un abruti. — Ne te laisse pas influencer, Talaban. Elle est le pire ennemi que nous puissions imaginer. — J’ai du mal à le croire, monsieur. — Fais-moi confiance. Tu ne sais pas ce qu’elle est – ce qu’elle va devenir. — Je sais qu’elle nous aide, et qu’elle est prête à porter la guerre chez nos ennemis. — Ça, c’est maintenant, fit Rael. Chaque jour qui passe, elle devient plus puissante, plus forte. Elle va changer, Talaban. — Comment pouvez-vous en être sûr ? — Elle est cristal-unie. Talaban réagit comme si on l’avait frappé. — Non ! Ce n’est pas possible ! Rael se trompa sur sa réaction. — Si c’est possible – la preuve. Viruk l’a trouvée dans un village local. Il a couché avec elle et s’est aperçu qu’elle avait un cancer des poumons. Comme d’habitude, il a enfreint les lois et s’est servi des cristaux pour la soigner. Jusque-là, pas de problème. Sauf qu’elle était la femme sur des dizaines de millions avec qui il ne fallait pas faire cela. Le cristal l’a transformée, il est devenu une partie d’elle. Le processus est en cours. Aujourd’hui, elle peut lire dans les esprits, soigner les blessures, et son esprit peut voler jusqu’aux recoins les plus éloignés de notre monde. Mais demain, ou le mois prochain, ou l’année prochaine, elle deviendra comme la Reine de Cristal, et ses pouvoirs seront incroyables. Tu crois sincèrement qu’une telle créature accepterait de mourir de sa propre volonté ? — Elle va se transformer en cristal, murmura Talaban, comme Chryssa. — Non, pas comme Chryssa, cracha Rael. Comme la Reine de Cristal ou le troisième Prime Avatar. Combien de milliers de personnes sont mortes durant les Guerres de Cristal ? Combien ont donné leur sang pour qu’il continue de vivre ? D’après les estimations actuelles, plus de cent mille personnes sont mortes pour le nourrir. — Combien de temps lui reste-t-il sous forme humaine ? s’enquit Talaban. — Je ne sais pas. Deux ans. Cinq. Peu importe ! La seule question est de savoir que faire pour reprendre l’initiative. Talaban sentit une aigreur monter du creux de son estomac à la simple pensée de la mort de Sofarita. Il était dans tous ses états. Il repoussa son appréhension et leva les yeux vers Rael. Le Quêteur Général était fatigué, ses yeux cernés de noir. — Depuis combien de temps n’avez-vous pas dormi, monsieur ? demanda-t-il. — Trois jours. Je dormirai bientôt. Alors, dis-moi ce que tu en penses. — Je crois qu’il est inutile de tenter quoi que ce soit contre Sofarita ou les Vagars. Les Almecs sont l’ennemi immédiat. Nous devons les vaincre. À dire vrai, nous n’avons pas beaucoup de chances d’y arriver, mais nous n’en aurons aucune si nous sommes divisés. La réunion du Conseil ne s’est pas très bien passée. Les Vagars étaient tendus, mal à l’aise. Aucun effort n’a été fait pour les amener à la discussion. Mais j’aime bien cette femme, Mejana. Ses mots sont prudents et bien tournés. Elle est loin d’être bête. — Elle a ordonné la mort de Baliel. Talaban se leva de son divan. — Puis-je vous parler franchement, cousin ? — Toujours. — Mettez de côté votre haine. Elle trouble votre jugement. Un ennemi à la fois. Pour l’instant, Mejana est une alliée. Il faut la courtiser comme nous l’avons fait avec les chefs de tribus. Les Almecs requièrent toute votre attention, et votre don extraordinaire pour la stratégie. Une fois que nous nous serons occupés d’eux, il sera bien temps de s’occuper de nos autres ennemis. Rael soupira. — Je sais que tu as raison, mais c’est dur, Talaban. (Il se versa un gobelet de vin et le but d’une traite.) Tu m’as dit que tu voulais commander une armée terrestre. Pourquoi ? — Vous n’avez pas assez de commandants, cousin. Viruk est un guerrier remarquable, mais ce n’est pas un meneur d’hommes. Vous allez avoir besoin de quelqu’un pour mettre en application vos stratégies sur le champ de bataille. Je ne veux pas paraître prétentieux, mais je suis le meilleur homme que vous ayez pour cela. — Je ne peux pas me permettre le luxe de perdre le Serpent, Talaban. — Vous ne le perdrez pas. J’ai déjà un autre capitaine. Il est intelligent, courageux et doué. — Je ne connais personne qui ait l’entraînement nécessaire pour en prendre le commandement. — C’est mon sergent, Methras. Rael jeta son gobelet de vin à travers la pièce. — Un Vagar ! Tu laisserais notre arme la plus puissante aux mains d’un Vagar ? As-tu perdu la raison ? — Il a du sang avatar, Rael, fit doucement Talaban. Il n’y a aucun doute là-dessus. Et de plus, il est loyal. — Loyal ? Hier, je pensais que tous les Vagars que j’ai vus au Conseil étaient loyaux. J’aurais même pensé que tu étais loyal. Et voilà que je découvre que tu as entraîné des Vagars derrière mon dos, enfreignant la loi. Ma loi. — Oui, j’ai enfreint la loi, admit Talaban. Et je suis désolé de voir que cela vous cause de la peine. Comme vous le savez, par le passé, j’ai essayé d’apprendre à d’autres Avatars les secrets de navigation du Serpent. Aucun d’entre eux ne s’est avéré apte à la tâche. Aucun n’a prouvé d’aptitude. Lorsque j’ai compris que nous allions affronter des vaisseaux ennemis, il a fallu que je trouve quelqu’un pour me remplacer si jamais j’étais blessé. De la même façon, j’avais besoin de quelqu’un pour tirer avec le Feu-de-Soleil. Lorsque je suis entré dans le port de Paragu, c’est Methras qui a coulé les navires ennemis. Rael tenta avec peine de retrouver son calme. — C’est fait à présent. Mais ce qui est fait peut être défait. — Réfléchissez un instant, monsieur, le conseilla vivement Talaban. Sur le court terme, vous allez vouloir gagner la confiance des Vagars qui siègent au Conseil, et les convaincre qu’ils ont vraiment un droit de parole en ce qui concerne les affaires d’État. Et quelle meilleure manière de le faire que d’annoncer qu’un Vagar est capitaine du Serpent – comment avez-vous dit ? notre arme la plus puissante ? Nous savons tous les deux qu’il n’a d’utilité que face aux autres vaisseaux. Certes, le Feu-de-Soleil pourrait être utilisé pour détruire des cibles terrestres, mais il n’a plus que trois charges. De plus, il y aura des Avatars à bord, armés d’arcs-zhi. Methras ne pourra pas les vaincre tous. Rael s’écroula sur une chaise. — Il y a du vrai dans ce que tu dis, admit-il enfin. Cela nous permettrait de gagner la confiance des Vagars. Mais soyons honnêtes l’un envers l’autre, mon ami. Nous avons besoin d’un miracle. Je prie pour que Viruk ait réussi à atteindre Ammon. Ce serait déjà un bon début. Chapitre 22 Bien que Virkokka fût dangereux, et détesté de tous, il conservait le monde en vie. Ses plus grands ennemis étaient les Géants du Froid. Chaque année, ils attaquaient les terres arables, les recouvrant de glace et de neige. Les mortels frissonnaient, et les moissons mouraient. Alors, ils imploraient Virkokka de venir les sauver. Et chaque année il venait à leur secours, comme il le fait encore aujourd’hui, l’épée de feu à la main, ainsi que la lance solaire, afin de chasser les Géants du Froid. Et de ses mains tombaient les nouvelles graines de tous les arbres et de toutes les fleurs. Le maïs poussait sous ses pas, et l’herbe là où il reposait sa tête. Et bien que tous les mortels le détestassent, les arbres, eux, murmuraient son nom, l’herbe le soupirait, et les fleurs ne se parfumaient que pour lui. Tiré du Chant du Soir des Anajos Viruk n’était pas de bonne humeur. Il venait d’atteindre la dernière crête qui annonçait le pays des Erek-jhip-zhonads à la tête de ses dix Avatars. Il continuait de penser que Rael avait eu tort de l’éloigner du front ; et puis, il n’avait pas envie de passer du temps en compagnie des sous-hommes. C’était déjà suffisant de vivre la plupart du temps au milieu des Vagars. Rael lui avait dit de sélectionner dix de ses meilleurs soldats. Viruk avait choisi les dix premiers qu’il avait rencontrés en arrivant à la caserne. Il les connaissait tous de nom, mais pas personnellement. D’ailleurs personne n’était vraiment proche de lui ; il n’avait pas d’amis. Il chevauchait un peu en avant du groupe, perdu dans ses pensées, l’arc-zhi posé sur la selle, quand soudain, son cheval trébucha. Viruk faillit passer par-dessus sa tête. L’arc-zhi tomba par terre. Ennuyé, le guerrier tira sur les rênes et descendit de cheval. Au même moment, une série de coups de tonnerre retentit autour des cavaliers, un mur de son violent qui assomma quasiment Viruk. Cinq Avatars furent fauchés de selle, et quatre montures s’écroulèrent, hennissant de douleur. Viruk ramassa son arc-zhi. Les cordes s’allumèrent. Sur la crête au-dessus d’eux, il aperçut une vingtaine de guerriers à la peau cuivrée, munis de gourdins noirs ornementés. L’un d’entre eux le visait avec un gourdin. De la fumée et une flamme jaillirent de celui-ci. Viruk sentit un souffle d’air le long de sa joue. Il leva son arc. La poitrine de l’assaillant explosa et ce dernier fut projeté à la renverse contre ses camarades. Trois Avatars se mirent à tirer des carreaux d’énergie sur leurs ennemis. Ceux-ci jetèrent leurs gourdins-de-feu pour dégainer des épées dentelées et dévalèrent la pente. Viruk en tua cinq avant qu’ils n’aient eu le temps de couvrir la moitié de la distance. L’assaut ralentit. En haut de la crête, d’autres soldats almecs apparurent. De nouveau, les gourdins-de-feu retentirent. Deux des derniers Avatars s’écroulèrent. Viruk décida de concentrer son attaque sur cette nouvelle force, réussissant à en tuer trois avant qu’ils ne se cachent. Le premier groupe d’Almecs avait presque atteint les Avatars. Viruk en tua deux qui se rapprochaient un peu trop ; un troisième poussa un cri de guerre et se rua sur lui en brandissant son épée. Le carreau de Viruk l’atteignit en pleine face. Sa tête disparut. Le dernier soldat avatar en tua deux de plus, mais un troisième le poignarda dans le ventre, et un quatrième lui passa son épée en travers de la gorge. Viruk laissa tomber son arc-zhi pour dégainer son épée et sa dague, puis il sauta sur les trois Almecs. Le premier mourut la gorge tranchée, le deuxième recula et s’écroula, la dague de Viruk plantée en plein cœur. Le dernier s’enfuit en courant vers le haut de la colline. Viruk rengaina son épée et s’agenouilla devant le cadavre de l’Avatar afin de récupérer son arc-zhi. Il lui fallut quelques secondes pour régler son esprit sur l’arme du guerrier avant de décocher un carreau dans le dos du fuyard. Un jet de flammes jaillit de l’armure noire de l’Almec. L’homme tomba au sol la tête la première et ne bougea plus. De nouvelles détonations de gourdins-de-feu retentirent des hauteurs. Deux chevaux encore en vie furent abattus. Viruk courut jusqu’à l’endroit où il avait abandonné son arc pour le ramasser et attrapa les rênes de son cheval. L’animal saignait d’une blessure au flanc. Viruk sauta en selle et lança la bête au galop. Des tirs retentirent derrière lui, mais aucun ne le toucha. Le cheval continua sa course effrénée pendant près d’un kilomètre avant de s’effondrer. Viruk sauta de selle juste à temps. Un bosquet d’arbres se trouvait juste devant lui. Il ramassa les deux arcs-zhi et se précipita à l’abri. Il jeta un coup d’œil derrière lui et vit une trentaine de guerriers almecs qui lui donnaient la chasse. Ils s’étaient dispersés sur une ligne et avançaient prudemment. Viruk courut de plus belle. Le bosquet n’était pas très boisé, et n’offrait aucun endroit naturel qui pourrait lui servir pour se défendre. Il essaya de visualiser l’endroit où il se trouvait par rapport au Luan et aux différents villages qui bordaient les rives puis estima qu’il était à environ quinze kilomètres du village vagar le plus proche, et à peu près du double de la capitale d’Ammon. Il reprit sa course ; il était sur un faux plat. Les soldats venaient d’entrer dans le bosquet. Ils étaient à moins de cinq cents mètres de lui. Il atteignit le haut de la montée et s’arrêta net. Au sommet de la butte qui surplombait le Luan à quelque soixante mètres plus bas, le sol tombait à pic devant lui. — Il ne manquait plus que ça, fit-il en levant les yeux au ciel. Une série de tirs résonna derrière lui. Instinctivement il se jeta au sol, et essaya de repérer si les sifflements d’air se rapprochaient. Rien. Puis, une motte de terre gicla à cinq mètres devant lui. Viruk sourit. Il leva l’arc-zhi de son compagnon et décocha trois carreaux dans les arbres. Le premier toucha une branche qui explosa dans une douche d’échardes. Le deuxième atteignit un homme à l’épaule, lui arrachant le bras et lui perforant le poumon. Le troisième heurta un tronc d’arbre. Du feu jaillit de l’écorce, et de la fumée noirâtre s’éleva de l’impact. Les Almecs se réfugièrent derrière les arbres. Progressivement, ils échangeaient leur place les uns avec les autres en essayant de se rapprocher du fuyard. Viruk n’était généralement pas enclin à la colère, mais estima qu’il pouvait faire ici une exception. Dix Avatars étaient morts, il n’avait plus de cheval, et il se retrouvait face à trente guerriers. Derrière lui, il y avait un dénivelé mortel qui se jetait sur un lit rocheux. Deux tirs le frôlèrent. Il étouffa un juron et se releva avant de courir de toutes ses forces le long du bord, cherchant un endroit où il pourrait descendre. Il ressentit à l’épaule un terrible impact, qui lui arracha un bout de chair. Laissant tomber l’arc du guerrier, il tituba sur quelques mètres. Les Almecs sortirent de leur cachette et se précipitèrent vers lui, brandissant leurs gourdins-de-feu. Viruk sauta dans le vide. Les Almecs atteignirent le bord et regardèrent en bas. Il n’y avait aucune trace de l’homme qu’ils poursuivaient. Ils s’agglutinèrent là un moment et, après avoir ramassé l’arc-zhi, retournèrent dans les bois. Trois mètres plus bas, suspendu à la falaise sous un piton rocheux, Viruk les entendit partir. — C’est pas mon jour, fit-il, mais alors vraiment pas. Son bras lui faisait atrocement mal. Il balança ses jambes et les fit passer par-dessus le piton, avant de se hisser dessus et de s’asseoir. Puis, il sortit son cristal vert de sa bourse et le posa contre sa blessure. La chair commença à se régénérer aussitôt, mais l’os en dessous était salement abîmé. Le col de son gilet en cuir avait été arraché. Viruk l’inspecta du bout des doigts – et sentit quelque chose de petit et rond logé à l’intérieur. Il retira l’objet et vit qu’il s’agissait d’une petite bille de plomb couverte de sang. — Saleté d’arme, dit-il. Il n’y a aucun mérite à vaincre avec cela. Viruk resta assis un moment, ses longues jambes ballantes dans le vide. D’où il se tenait, il pouvait voir les collines rouge et or de L’autre côté du fleuve se dresser sur un fond de ciel bleu. Il scruta le paysage. Il était vallonné et beau. Peu de fleurs poussaient par ici, mais le vert pâle des arbres au bord de l’eau et les différentes teintes dorées qui se reflétaient sur les versants des collines étaient agréables à l’œil. Il s’agenouilla et s’approcha de la paroi, cherchant des prises pour ses mains afin de remonter sur la butte. Il n’y arriverait pas s’il voulait conserver son arc-zhi, mais la seule idée d’abandonner son arme le révoltait. Il était à moins de quatre mètres du bord. Il se recula au maximum sur le piton. Puis, il jeta son arc en l’air. Celui-ci franchit le sommet. Lentement mais sûrement, Viruk se mit à escalader la paroi. Son épaule le lançait, mais il se sentait toujours fort. Il se hissa sur le bord, ramassa son arc et s’en alla d’un bon pas vers le bois. Il savait que sa mission était terminée et qu’il serait idiot de continuer. Ammon était soit mort, soit en fuite. Dans les deux cas, il serait impossible de le retrouver. Et pourtant, ses ordres étaient clairs. Trouve Ammon et protège-le. Dix Avatars étaient morts et Viruk était blessé. L’ennemi avait déjà débarqué ses troupes qui patrouillaient le long des rives. Quelle chance aurait un Cheveux bleus de les éviter et de trouver ensuite un homme qu’il n’avait jamais vu ? Viruk réfléchit à la question. Le défi le tentait bien. Sans compter qu’il était certain de tuer d’autres soldats ennemis. C’est avec cette pensée en tête qu’il se mit en route, le cœur léger. Sofarita, le Quêteur Ro et Touchepierre étaient assis jambes croisées sur un tapis posé sous une des arches qui menaient au jardin. Ils avaient les yeux fermés. Le plus vieux serviteur du Quêteur Ro, Sempes, entra dans la pièce et regarda le trio. Leurs visages étaient calmes, détendus. Troublé, le vieil homme débarrassa les gobelets et les assiettes sales puis s’en alla sans faire de bruit. Ro avait l’impression d’être au paradis. Une lumière dorée brillait autour de lui ; il pouvait en même temps entendre et ressentir une musique qui jaillissait et l’enveloppait. Celle-ci était curieusement discordante et pourtant envoûtante. Et elle ne l’empêchait pas de communiquer avec Sofarita et Touchepierre. En fait, c’était plutôt l’inverse, comme si la musique était le canal par lequel ils parlaient. En quelques instants, du moins en eut-il l’impression, il avait appris de Touchepierre la langue des Anajos, leurs esprits reliés l’un à l’autre grâce aux pouvoirs de Sofarita. Ro avait toujours eu des facilités pour les langues, mais cette méthode était une merveille au-delà de toute description. Des images et des mots prenaient forme dans son esprit, s’entremêlant dans une parfaite clarté. C’était un langage vif, plein d’images directes. En un instant il absorba l’intégralité des mythes anajos, les histoires tribales, les héros et, plus important encore, l’amour qu’ils éprouvaient pour la terre. Sofarita les ramena à la conscience. Lorsque Ro ouvrit les yeux il éprouva une énorme sensation de vide. — Bienvenue chez moi, dit-il dans un anajo impeccable alors que Touchepierre se réveillait. Le sauvage sourit. — Votre prononciation est parfaite, répondit-il. Cela fait du bien d’entendre à nouveau la langue de mon peuple. Ro s’étira et se leva. Sofarita conserva encore un moment les veux fermés. Puis elle soupira et sourit aux deux hommes. Le vieux Sempes entra dans la pièce. Il s’inclina devant Ro. — E caida manake, Pasar ? dit-il. Ro ne comprit pas un traître mot. Il se demanda aussitôt si le vieil homme ne se moquait pas de lui. Puis il réalisa avec un choc que son esprit était toujours prisonnier des structures linguistiques anajos. Sempes parlait le langage courant. Et Ro l’avait complètement oublié. — Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Ro à Touchepierre. Ce qui surprit le sauvage. — Il veut savoir si nous avons faim. Sofarita posa une main fine sur le bras de Ro. Il sentit un courant chaud le traverser, et son esprit se détendit. — Êtes-vous malade, seigneur ? entendit-il Sempes lui demander. — Non, je vais bien. Tu as travaillé dur aujourd’hui, Sempes. Prends le reste de ta journée. Va faire un tour. Ou fais ce que tu veux. Je m’occuperai de mes invités. — Bien, seigneur. Merci, seigneur. Une fois que le vieil homme fut parti, Sofarita prit la parole : — Voilà qui est intéressant. Apparemment la rapidité d’apprentissage de l’anajo vous a empêché de revenir à votre propre langage. C’est comme si ce nouveau langage avait entièrement remplacé l’ancien. Ro acquiesça. Il s’aperçut que sa compréhension de l’anajo devenait plus vague. — Certaines aptitudes demandent du temps – même avec l’aide de la magie, déclara-t-il. Ce qui est plutôt rassurant. Quand devez-vous voir Rael et Mejana ? — Bientôt, répondit Sofarita. J’ai dit que j’irais à la salle du Conseil. — Je vais aller atteler les chevaux, dit Ro. (Il fit une pause.) En fait, je ne sais pas comment atteler des chevaux. Enfin bon, cela ne devrait pas être trop compliqué pour un homme qui peut apprendre une nouvelle langue en l’espace de quelques secondes. Accepterais-tu de me donner un coup de main, Touchepierre ? Ils quittèrent tous les deux la pièce. Sofarita alla s’allonger sur un divan. Rael allait avoir besoin d’informations sut les Almecs. Elle ferma de nouveau les yeux – et s’envola à travers le plafond pour ressortir au-dessus du toit de la maison. D’abord, elle se rendit au sud et survola les trois cités, Boria, Pejkan et Caval. La dernière était en cendres. Sofarita eut du mal à en croire ses yeux. Les maisons avaient été détruites de manière systématique, le sol était jonché de cadavres. Elle se rapprocha. Les morts se comptaient par milliers. Sur les quais, elle aperçut deux navires dorés qu’on chargeait à ras bord de coffres. Il y en avait jusque sur le pont, où on les entassait après les avoir solidement arrimés. Sofarita passa la tête à travers l’un des coffres. Il était rempli de milliers de cristaux couverts de sang. Elle recula d’effroi et s’envola haut dans le ciel, au-dessus du port. Les habitants de Caval avaient été massacrés pour la Reine de Cristal. Les coffres allaient être ramenés de l’autre côté de l’océan, et les cristaux versés dans les différents conduits de la pyramide en or. Almeia allait être rassasiée. Elle vola rapidement jusqu’à Pejkan. La ville avait été davantage épargnée, mais à l’extérieur des murs, plusieurs centaines de personnes avaient été rassemblées dans une prairie, sous la garde de krals géants. Les Vagars étaient assis les uns contre les autres, silencieux et apeurés. Elle continua sa route jusqu’à Boria. Quinze navires dorés y étaient amarrés et deux de plus entraient dans le port. Dans l’ensemble, les rues étaient désertes, mais elle vit des soldats almecs remonter une grande avenue, se dirigeant vers un campement dressé dans le Grand Parc. Le camp était propre et bien ordonné ; de grandes tentes étaient alignées à la perfection. Elle estima qu’il y avait là plus de trois mille hommes. Alors, elle se dépêcha d’atteindre la capitale d’Ammon, à l’est. Là aussi, des centaines de cadavres jonchaient les rues. Elle vit des soldats pénétrer dans le quartier pauvre, rassembler les gens, et les mener dans un campement de fortune près d’un petit cours d’eau. Sur une de ses rives, il y avait une cinquantaine de coffres ouverts remplis de cristaux scintillants. En face des coffres se tenait le grand officier, au visage brillant comme du verre, qu’elle avait vu la première fois. Il portait un plastron en or et un grand heaume avec trois plumes passées dans la visière. Derrière lui se trouvait un bossu habillé d’une simple tunique verte. Il portait un bâton au bout duquel était inséré un cercle en or. Les Hommes de Boue furent forcés de quitter la ville et d’avancer sur un terrain découvert. Là, on les obligea à se mettre sur un rang. Une colonne d’Almecs les rejoignit et se disposa face à eux. L’officier donna un ordre. Les gourdins noirs se levèrent – et tonnèrent ! Les prisonniers furent projetés en arrière. Certains vivaient toujours, et tentèrent de se relever. Des soldats se jetèrent sur eux pour les poignarder. Une fois qu’ils furent tous morts, les soldats leur ouvrirent la poitrine et leur arrachèrent le cœur. Puis ils remplirent la cavité avec des cristaux. Sofarita en avait vu assez. Elle survola la ville et essaya d’estimer le nombre de soldats. Là aussi, elle en compta au moins trois mille de plus, et une centaine de krals. Rael lui avait dit que Viruk devait être dans les environs, à la recherche du roi. Elle se concentra sur lui, visualisant son beau visage cruel. Elle se détendit et vola les yeux fermés, conservant son image à l’esprit. Elle finit par ralentir et ouvrit les yeux. À une vingtaine de kilomètres de la ville, un homme était assis au bord du fleuve, se passant de la boue rouge dans les cheveux. Il sifflotait. Un peu plus loin, elle aperçut du mouvement entre des arbres. Deux grosses bêtes couvertes de fourrure blanche, des ceinturons ceignant leurs poitrines, se dirigeaient vers l’homme. Il ne les avait pas vues. — Viruk ! cria-t-elle. Mais il ne l’entendit pas. Il devait bien y avoir un moyen de communiquer avec lui. Mais elle ne savait pas lequel. Elle s’approcha de lui et posa sa main astrale contre son corps. Il ne réagit même pas, car il n’avait pas senti le contact. Les krals étaient presque sur lui. Elle pouvait lire la soif de sang dans leurs étranges petits yeux ronds. De la salive coulait le long de leurs crocs. Soudain, ils chargèrent. Viruk leva son arc-zhi et se retourna. Un carreau de lumière déchira le torse de la première bête, qui explosa dans une gerbe de lumière. Du sang et des éclats d’os giclèrent dans les airs. La seconde bête était sur lui. Viruk resta impassible. Le kral lui donna un coup de griffes, qu’il esquiva en se jetant sur la droite. Il fit une roulade et se releva. Le kral continua sa charge sur quelques pas avant de faire volte-face. Viruk éclata de rire et lui décocha un carreau en pleine gueule. La tête disparut. — Que de maladresse, mon Dieu, fit Viruk. Il scruta la frondaison des arbres à la recherche d’autres ennemis. Certain d’être seul, il retourna au bord de l’eau et continua de couvrir ses cheveux de boue rougeâtre. Puis il ramena l’ensemble de ce fatras en arrière et s’en fit une queue-de-cheval. Il se pencha et contempla son reflet dans l’eau. — Est-ce que tu ressembles suffisamment à l’un d’eux, mon cher ? se demanda-t-il à voix haute. Ah, j’ai bien peur de devoir te répondre que non. Personne ne peut faire passer de la soie pour de la toile à sac. Mais il faudra faire avec. Il doit bien y avoir un moyen de communiquer avec lui, pensa Sofarita. Elle était cristal-unie et puissante. Il était inconcevable qu’elle n’arrive pas à toucher cet homme. Unie au cristal ! C’est peut-être la solution, pensa-t-elle. Il portait une bourse à sa ceinture. Sofarita en sonda l’intérieur. Il y avait deux cristaux. Elle se concentra dessus. Ils se mirent à vibrer. Viruk sentit le mouvement et, intrigué, les sortit. Sofarita posa une main éthérée sur le premier des deux cristaux verts. — Est-ce que tu m’entends, Viruk ? dit-elle. (Il se retourna d’un bond.) Parle-moi, lui intima-t-elle. — Je ne vous vois pas. Êtes-vous une voix de la Source ? — Oui, fit-elle, en pensant qu’il réagirait mieux à cela que si elle lui disait qu’elle était la villageoise avec laquelle il avait couché. — D’habitude, c’est une voix d’homme que j’entends, déclara-t-il. Enfin, peu importe. Qui voulez-vous que je tue ? — Tu dois trouver Ammon. Rael a besoin de lui. — Je le sais déjà, répondit-il. Je me dirige en ce moment vers la capitale. Bien sûr, la tâche risque d’être un peu compliquée, vu que je ne sais pas à quoi il ressemble et que s’il s’est échappé, il doit être déguisé. Êtes-vous un ange de la mort ? — Non, on m’a assignée à ta protection, fit-elle. — Oh, c’est sympathique. Mais pour me protéger de quoi exactement ? Je n’ai pas l’impression que vous m’ayez prévenu lorsque ces krals sont arrivés. — Là, tu n’avais pas besoin de mon aide. Attends-moi ici. Je reviens dans quelques instants. Elle se détacha de lui et retourna à la hâte jusqu’à Egaru. Ro et Touchepierre attendaient tranquillement dans la salle du jardin. Elle ouvrit les yeux. — Avez-vous déjà vu Ammon ? demanda-t-elle à Ro. — Oui. Un homme assez grand. Efféminé. Un visage magnifique. Sofarita se leva du divan et traversa la pièce pour lui prendre la main. — Montrez-moi ! Pensez à lui ! Ro s’exécuta. Sans un mot de plus elle retourna sur le divan et libéra son esprit. Utilisant la même technique dont elle s’était servie pour trouver Viruk, elle s’envola vers l’est, jusqu’à une série de collines. Dans une caverne, sur l’un des versants, elle trouva trois hommes : un vieux, un peureux, et un qui montait la garde à l’entrée de la caverne. Il était grand et, comme Ro l’avait décrit, avait un visage d’une beauté exquise, avec de grands yeux violets. Elle s’éleva dans les airs et retourna à l’endroit où Viruk était assis. Il faisait des ricochets dans l’eau avec des galets. — Ammon se trouve à une quinzaine de kilomètres d’ici, au sud-est. Il voyage en compagnie d’un vieil homme barbu et d’un autre homme. Ferme les yeux. Viruk ne protesta pas. Sofarita fit apparaître une image du trio à l’intérieur de son esprit. Il s’exclama de joie et frappa dans ses mains. — Le petit potier, fit-il. Eh bien, vous m’en direz tant ! J’ai failli le tuer, vous savez. Suis-je bête, évidemment vous le savez. Vous étiez là. Mais vous êtes sûre de ne pas vouloir que je tue quelqu’un ? — Oui, sûre et certaine. — Comme c’est bizarre. D’habitude, quand la Source me parle, elle me réclame des morts. — Pas cette fois. Va trouver Ammon. — Pouvez-vous prendre forme humaine ? — Non, répondit-elle. — Quel dommage. J’aurais bien besoin d’une femme. Je suis toujours très excité après une bataille. Ai-je le temps d’en trouver une ? — Non ! Maintenant, fais ton travail. Elle recula et repartit à Egaru. Elle ouvrit les yeux et poussa un long soupir. — Viruk est complètement fou, fit-elle. — Tout à fait, admit Ro. Tous les Avatars le savent. — Comment a-t-il fait pour rester en vie si longtemps ? — Il est très doué, répondit Ro. Ammon était debout à l’entrée de la caverne, contemplant les collines dorées et le Luan, scintillant dans le lointain. Le matin même, ils avaient longé un cours d’eau asséché jusqu’au mur sud. Ils s’étaient déplacés en silence avec beaucoup de précautions lorsque soudain des bruits de pas avaient retenti. Accroupis contre la paroi qui s’effritait, ils avaient écouté les prisonniers se faire conduire sur le plateau situé au-dessus d’eux. La vessie de Sadau avait lâché, et il s’était caché la tête dans la poussière pour masquer sa honte. Des tirs avaient résonné. Des gens s’étaient mis à hurler à la mort. Le massacre avait continué ainsi pendant plus d’une heure. Ammon n’avait pas pu être témoin de l’horrible scène, mais il savait que le son le hanterait pour le reste de sa vie. Il avait entendu des enfants gémir et pleurer, des femmes supplier qu’on laisse ces enfants en vie. Mais personne n’avait été épargné. Finalement, les soldats s’en étaient allés. Ammon s’était relevé afin de passer la tête par-dessus le bord du cours d’eau asséché. Des cadavres étaient allongés un peu partout, leurs yeux morts rivés au soleil. Il avait balayé la scène du regard. Et s’était arrêté net. À une vingtaine de mètres, était étendue la femme qui était passée chez Sadau la nuit précédente. Ses enfants étaient morts autour d’elle, tout comme le bébé qu’Ammon avait sauvé. Toutes les victimes avaient la poitrine ouverte. Ammon s’était forcé à regarder leurs visages, déterminé à ne jamais oublier ne serait-ce qu’un instant ce terrible massacre. Puis il s’était laissé glisser sur le lit du fleuve afin de rejoindre les autres. — J’aurais dû rester chez moi, avait pleurniché Sadau. — Je ne crois pas, avait répondu Ammon. Allez, continuons notre route. Autrefois, le cours d’eau longeait le mur sud, et allait se jeter dans un affluent du Luan. Les trois hommes étaient sortis de l’ombre du mur extérieur. Ils s’étaient retrouvés à terrain découvert, sans beaucoup d’endroits où se cacher. Si jamais des gardes avaient été postés sur les remparts, les fuyards auraient été repérés au premier pas. Ils étaient donc restés au même endroit toute la journée et avaient attendu la tombée de la nuit pour progresser. Bien qu’il fût à présent à l’entrée de la caverne, Ammon n’arrivait toujours pas à se calmer. Il n’avait qu’une idée en tête : rejoindre son armée et retourner dans sa capitale afin de faire subir un châtiment sanglant aux assassins. Mais il savait que ses hommes, même s’ils étaient bien entraînés, n’avaient aucune chance face aux gourdins-de-feu de l’ennemi. Son envie de vengeance était telle, qu’il dut se faire violence. Il savait que pour l’instant il devait garder la tête froide. Anwar s’approcha de lui. — Vous êtes bien silencieux, mon roi. — Je réfléchissais. Ils ont tué mon peuple comme du bétail. Je dois trouver un moyen de les faire payer. Le vieil homme était au bord de l’épuisement. Son visage était blême. — Mettez de l’ordre dans vos idées, sire, et souvenez-vous de mes leçons. Quelle est la première règle ? — Établir des priorités, répondit Ammon en souriant. — Bien. Et quelle est la première des priorités ? — S’échapper. — Ensuite ? — Reprendre des forces. Trouver l’armée. Établir une nouvelle hiérarchie. Convoquer les chefs des tribus et créer une force suffisante pour reprendre le pays. — Chaque chose en son temps, sire. Concentrez-vous sur un problème à la fois. Et consacrez-y toute votre attention. Il y a un temps pour l’émotion et un temps pour l’action. Mais il faut toujours réfléchir. Qu’avons-nous appris de l’ennemi ? — Qu’ils sont dangereux, et qu’ils sont malfaisants, répondit instantanément Ammon. — Mais encore ? Ammon réfléchit à la question, mais ne trouva pas la réponse. — Il va falloir que tu m’aides un peu, conseiller. — Ils ne sont pas venus dans un but de conquête, seigneur, mais pour nous massacrer. S’ils avaient voulu s’emparer des cités, ils auraient décrété un couvre-feu, auraient nommé des chefs, et instauré de nouvelles lois. Au lieu de cela, ils se sont contentés de tuer les habitants. J’en ignore la raison. Mais la mort semble être leur principale considération. La question est de savoir pourquoi ils nous ont attaqués. Est-ce que d’autres peuples ont souffert ? Ont-ils, par exemple, attaqué les Avatars ? Leurs cités ont-elles été conquises ? Avant de dresser un plan d’action, nous devons découvrir l’ampleur de l’invasion. Ammon acquiesça. — Tu as raison, mais ce sont des questions pour un autre jour. Et puisque tu parles d’établir des priorités, Anwar, je pense qu’en ce qui te concerne il faut que tu te reposes. Mange un peu de pain, et dors. — Nous devrions nous éloigner davantage, seigneur, objecta le vieil homme. — Nous le ferons. Mais seulement après que tu aies dormi. Anwar soupira et sourit. — Je dois avouer que je suis fatigué, déclara-t-il. Il retourna au fond de la caverne en traînant des pieds afin de s’allonger. Ammon regarda le ciel. — Je n’ai jamais été entièrement convaincu de l’existence d’un être suprême, murmura-t-il. Mais ce serait le bon moment de me convaincre. — Est-ce que vous voulez un peu de pain, seigneur ? demanda le petit potier en s’approchant du roi. Ammon prit un morceau de pain et s’assit en indiquant à Sadau de l’imiter. Le potier s’assit face à lui. — La femme que tu avais ramenée chez toi, comment s’appelait-elle ? — Rula, seigneur. — Est-ce que tu crois au Grand Dieu ? — Bien sûr. — Alors dis une prière à son attention. Elle et ses enfants faisaient partie des gens qui ont été exécutés près de là où nous étions cachés. (Le visage de Sadau se décomposa et des larmes coulèrent de ses yeux.) Je suis désolé, petit homme, fit Ammon. Mais il semble que je t’aie encore sauvé la vie. Si tu étais resté chez toi, tu serais mort avec eux. — Pourquoi voudrait-on tuer des enfants ? demanda Sadau. Qu’y a-t-il à gagner avec… avec un tel crime ? — Je ne peux pas te répondre. Mais je vais faire tout ce que je peux pour les venger. — Cela ne les fera pas revenir, n’est-ce pas ? fit Sadau en repartant dans la caverne. — Non, dit doucement Ammon. Ammon dormait. Ses rêves étaient sombres et amers. Il se réveilla en sursaut et s’assit. Il faisait noir dans la caverne, mais un bruit l’avait tiré de son sommeil. Anwar dormait toujours, le potier aussi. Le roi se tourna vers l’entrée de la caverne – et s’immobilisa. Une silhouette monstrueuse se découpait dans l’entrée. Elle faisait plus de deux mètres de haut et était couverte d’une fine fourrure grise, qui brillait comme de l’argent au clair de lune. C’était l’une des bêtes qu’il avait vues dans la ville. Ammon se releva lentement. La créature n’avait pas de poil sur son visage rosâtre, et ses yeux avaient quelque chose d’humain. Sa gueule était ouverte, révélant de grands crocs. Elle ne fit pas mine de s’approcher. Elle avait sur la poitrine deux ceintures de cuir noir entrecroisées, d’où pendaient deux gourdins en fer. Ammon ne bougea pas d’un pouce. Sur l’épaule de la bête, coincée sous l’une des ceintures, se trouvait une écharpe dorée. Ammon la reconnut aussitôt. Il la portait deux jours plus tôt. Le roi avait entendu dire que dans les tribus du nord, les hommes se servaient de chiens pour traquer les fugitifs en leur faisant respirer des vêtements qu’ils avaient portés. La créature était toujours immobile, les yeux luisants. Elle ne fit aucun geste hostile. Ammon poussa Anwar du bout de sa botte. Le vieil homme grogna et ouvrit les yeux. Il vit la bête et fut comme paralysé. Ammon se doutait que des hommes suivaient de près la bête, ce qui le remplit de désespoir. Anwar avait eu raison. Ils auraient mieux lait de continuer à fuir. À présent, il n’avait plus beaucoup de chances de se venger un jour de ces meurtriers. Le potier se réveilla – et poussa un hurlement. Le son résonna de manière stridente dans la caverne, faisant sursauter Ammon. Pourtant, la bête ne bougea pas davantage. — Au moins, elle est bien dressée, fit le roi en essayant de parler d’une voix calme. Sadau se jeta face contre terre et se cacha la tête entre les bras. Anwar soupira et se leva. — Cela ne se présente pas très bien, sire, dit-il en essayant sans succès de paraître aussi calme que le roi. Des bruits d’hommes gravissant le chemin de pierre retentirent derrière le kral. La bête se retira dans la nuit et quatre hommes entrèrent dans la caverne. Le premier était vêtu d’un plastron en or et d’un heaume décoré de plumes. Les autres semblaient être de simples guerriers munis de gourdins-de-feu. — Tu dois être Ammon, déclara l’officier en s’approchant du roi. — Tout à fait. — On m’a dit que tu ressemblais à une femme. C’était vrai. L’officier souleva un petit paquetage de son épaule et le posa sur le sol de la caverne. Ce faisant, les cordelettes qui retenaient le sac se défirent et une demi-douzaine de cristaux verts tombèrent par terre. L’officier se tourna vers ses hommes. — Eh bien, qu’attendez-vous ? Tuez-les ! — Auriez-vous une seconde à m’accorder ? demanda Ammon sur le ton de la conversation. L’homme lui jeta un regard surpris devant le manque d’inquiétude dont il faisait preuve. — Fais vite, dit-il. J’ai froid et j’ai envie d’un bon repas chaud. — Avant de mourir, je voudrais bien savoir ce qui vous a poussés à venir sur mes terres. En m’échappant, ce matin, j’ai été le témoin d’exécutions en masse. Est-ce simplement parce que vous aimez massacrer les autres, ou avez-vous une raison particulière ? — La meilleure raison au monde, répondit l’officier : nous nourrissons la déesse. Une fois que tu seras mort, je t’ouvrirai la poitrine et j’y verserai ces cristaux. Ils absorberont ce qui reste de ta force vitale. La déesse la puisera ensuite – et toi avec. Alors, tu connaîtras la joie de la vie éternelle. Tu ne feras plus qu’un avec la grandeur du peuple almec. — Je vois, dit le roi. Vous avez donc l’intention de tuer tous les habitants de mon pays ? — La déesse est affamée, expliqua l’officier. En sauvant notre race, elle s’est épuisée. Et maintenant, as-tu d’autres questions ou pouvons-nous procéder à votre exécution ? — Rien qu’une seule, dit Ammon. Avez-vous d’autres armées dans la région ? — Beaucoup d’armées, répondit l’officier. — Avez-vous attaqué les Avatars ? — Ceux qui ont les cheveux bleus ? Oui. Leurs cités tomberont bientôt, comme les tiennes sont tombées. Personne ne peut résister aux armées de la déesse. — Bon, fit Ammon en souriant, je n’ai plus de questions. Passons aux choses sérieuses. Et tout en prononçant ces mots, il s’approcha de l’officier. Avant que ce dernier ne réalise qu’il était en danger, Ammon bondit en avant, arracha la dague en or à la ceinture de l’officier, enroula son bras autour de son cou et lui colla la lame sous le menton. — À présent, déclara le roi, je crois qu’il est temps de négocier. — Tu ne comprends pas, rétorqua l’officier comme s’il parlait à un enfant. Cela ne sert à rien. Mes hommes vont m’abattre et prendront ma force pour la reine. Ma vie éternelle débutera seulement plus tôt que je ne l’avais espéré. Ammon ignora ses propos et maintint la dague en place. Puis il regarda les soldats. Les trois hommes se mettaient en joue. — Posez vos armes, sinon je le tue, leur dit-il. Avant qu’ils ne puissent répondre, l’officier s’empala le cou sur la dague. La lame lui trancha la jugulaire. Du sang gicla sur la main d’Ammon. L’officier fut pris de spasmes. Ammon dégagea la dague et plaqua le corps de l’Almec contre lui afin de s’en servir comme d’un bouclier. Au même moment, un énorme rugissement résonna à l’extérieur de la caverne – suivit d’une lumière aveuglante. Un flot de sang, de fourrure et des bouts d’os aspergèrent l’entrée. Surpris, les soldats se retournèrent. Une silhouette habillée de noir apparut dans l’ouverture et se jeta à l’intérieur. Les gourdins-de-feu retentirent. La silhouette sombre brandit un arc-zhi. Deux carreaux en partirent. Deux soldats moururent horriblement. Le troisième jeta son gourdin et dégaina une épée, puis il se rua sur l’archer. Celui-ci jeta son arc et sauta sur son adversaire en dégainant une dague à lame fine. L’épée s’abattit. Le guerrier s’écarta et enfonça sa dague dans l’œil droit de l’Almec, qui s’effondra. Le guerrier dégagea sa dague et nettoya la lame sur la tunique du mort. — Je suis Viruk, dit-il avec un grand sourire. — Au nom du ciel, qu’avez-vous fait à vos cheveux ? demanda le roi en regardant fixement la boue rouge qui avait séché sur la tête de Viruk. — C’est un déguisement, expliqua ce dernier. J’essayais de ressembler à l’un des vôtres. Mais, visiblement, ce n’est pas très réussi. Je me trompe ? — En fait, on ne se sert pas de la boue du fleuve. La glaise qu’on utilise est teinte avec différentes couleurs, parfumée, et ensuite appliquée habilement par un barbier. (Il s’approcha pour examiner les dégâts.) D’habitude on enlève les fourmis… et la bouse de vache. — Je vais peut-être lancer une nouvelle mode, fit joyeusement Viruk. Qui est-ce ? s’enquit-il en désignant Anwar d’un hochement de tête. — Mon Premier Conseiller, Anwar. L’autre, c’est… — Je sais, répondit Viruk en gloussant. Comment vas-tu, potier ? Comment se fait-il que tu sois toujours en vie ? — Je ne sais pas, seigneur, gémit Sadau. C’est un mystère pour moi aussi. — Tu es sans doute né comme moi sous une bonne étoile. Allons, bonhomme, relève-toi. Nous avons un long chemin à parcourir. — Pour aller où, si je puis me permettre ? demanda Ammon. — Nous allons à Egaru. Le Quêteur Général m’a donné l’ordre de vous ramener là-bas pour votre sécurité. Il m’a également dit que les Avatars vous aideront du mieux qu’ils peuvent face à ces ennemis. — Je ne viendrai qu’avec mon armée, rétorqua Ammon. — Un instant, sire, intervint Anwar. Il serait peut-être préférable de changer nos plans. Je peux rejoindre l’armée et l’amener à Egaru. Cela me retirerait un grand poids des épaules si je savais que vous y êtes déjà, sain et sauf. — Entouré d’Avatars ? Voilà qui est nouveau. — Vous connaissez l’adage, sire ? L’ennemi de mon ennemi est mon ami… Cela n’a jamais été aussi vrai qu’à cet instant. Les Avatars ont beaucoup d’armes et leurs cités sont puissantes. Une fois que notre peuple saura que vous êtes toujours en vie, ils se rallieront à votre étendard – où qu’il soit dressé. — Très bien, déclara Ammon. J’accepte votre offre, Viruk. Je présume que vous avez des chevaux attachés non loin ? — Non. — La marche risque d’être longue. — Ah, mais elle sera dans la meilleure compagnie qui soit, fit Viruk en relevant le potier et en lui donnant une grande tape sur l’épaule. Pas vrai, Sadau ? — Si vous le dites, seigneur. Viruk alla examiner les cadavres des Almecs et ramassa l’un des gourdins-de-feu. Il passa plusieurs minutes à essayer d’en comprendre le mécanisme, puis il le jeta. — Saletés d’armes, dit-il. Bruyantes, et la fumée sent plus mauvais qu’un pet de cochon. — Nous n’avons pas les mêmes valeurs, fit remarquer Ammon. Je ne crois pas avoir jamais vu le derrière d’un cochon. Néanmoins, je vous crois sur parole. Viruk éclata de rire. Visiblement, il était de bonne humeur. — Se pourrait-il que vous ne m’aimiez pas ? s’enquit-il. Je ne peux y croire. — Vous n’êtes qu’un assassin, Viruk. Je dirais même, un homme amoureux de la mort. — Où voulez-vous en venir ? — Pour faire simple ? Je vous méprise, vous et tout ce que vous représentez. Est-ce suffisamment clair comme cela ? — Vous changerez d’avis lorsque vous me connaîtrez un peu mieux. Et maintenant, mettons-nous en route. Mon arc-zhi est déchargé. Je n’ai pas franchement envie d’affronter un kral avec une dague pour toute arme. Chapitre 23 Lorsqu’ils atteignirent la barrière de brume, Talaban fit ses adieux à Caprishan et au convoi de ravitaillement. Puis il mena ses cinquante cavaliers en direction du nord-est. Il jeta un coup d’œil au jeune homme à côté de lui. Le cavalier était vêtu de riches vêtements d’équitation, son gilet en cuir taillé dans la meilleure peau et décoré avec des perles au niveau des épaules. Ses bottes d’équitation qui remontaient jusqu’aux genoux étaient également du meilleur cuir, chacune d’elles était parée d’un bandeau d’argent au niveau de la cheville. Il n’avait pas beaucoup parlé depuis le départ d’Egaru, et lorsqu’il le faisait, c’était pour répondre aux questions. Touchepierre chevauchait au-devant du groupe, en éclaireur. La colonne avançait lentement, s’efforçant de soulever le moins de poussière possible. Le Quêteur Général avait donné des ordres spécifiques : « Harassez l’ennemi. Il est temps pour eux de payer le prix de leur invasion. Frappez-les un grand coup à chaque fois et repliez-vous. N’essayez pas d’engager le combat. Attaquez comme des faucons et repartez aussitôt. » Talaban avait passé le commandement du Serpent à Methras. Mejana et Rael avaient été témoins de la passation de pouvoir. Le jeune sergent avait accepté son rôle avec dignité, et Talaban s’était senti très fier. En revanche, il n’était pas très heureux de sa nouvelle affectation. Il aurait préféré choisir lui-même ses hommes, mais comme le pouvoir était aujourd’hui séparé, il avait dû accepter un compromis. Vingt archers avatars et trente guerriers vagars menés par le jeune homme inexpérimenté qui était à côté de lui. Talaban ne savait pas grand-chose de lui – sauf que c’était un marchand, le petit-fils de Mejana, et qu’apparemment il connaissait très bien la région où ils se trouvaient en ce moment. — À quelle distance sommes-nous du premier village ? s’enquit Talaban. — Environ six kilomètres, répondit le jeune homme. Il avait visiblement les nerfs à vif. — Touchepierre est un excellent éclaireur. Il n’y aura pas d’embuscade, Pendar. — Je n’ai pas peur, répondit-il sur la défensive. Il semblait évident que les Vagars ne l’aimaient pas ; ce qui était des plus naturels, réalisa Talaban. L’Avatar espérait qu’après la première confrontation avec l’ennemi, Pendar aurait l’intelligence de mettre sa haine de côté. D’ici là, il ne servait à rien d’essayer de s’en faire un ami. Talaban lança son cheval au galop et s’écarta du reste de la colonne. Le paysage devenait de plus en plus chaotique. Des collines de pierre rouge se dressaient sur leur gauche ; ils approchaient de la grande passe de Gen-el. Touchepierre s’était arrêté. Assis sur son poney, il regardait attentivement devant lui. Il se retourna pour jeter un regard à Talaban, qui vint le rejoindre. — Qu’as-tu vu ? s’enquit l’Avatar. — Rien. Mais ennemi être là. — Comment peux-tu en être sûr ? — Quelqu’un épier. Moi savoir ça. Moi sentir ses yeux. Talaban scruta à son tour la passe. Le soleil était haut dans le ciel, et il n’y avait pas le moindre mouvement. Pas un seul oiseau. Même la brise ne soufflait plus. Talaban fit faire demi-tour à sa monture et retourna auprès de ses Avatars ; il convoqua son sergent. Goray était un homme corpulent aux cheveux noirs, coupés à ras ; il avait une barbe fourchue délicatement taillée et teinte en bleu. C’était un vétéran. Il avait participé à plusieurs guerres tribales, et était l’un des Avatars les plus âgés. Plus de trois cents ans. Il avait été pendant soixante ans l’un des plus hauts officiers de l’armée, mais avait démissionné douze ans plus tôt pour se consacrer à l’étude des étoiles. Cela ne lui avait pas fait plaisir lorsque le Quêteur Général l’avait rappelé, ainsi que tous les autres vétérans, afin de rempiler. — L’ennemi est dans la passe, lui expliqua Talaban. — Cela me semble logique, capitaine. Quel est votre plan d’action ? — Êtes-vous déjà allé dans cette passe ? — Pas ces soixante-dix dernières années. — Que pensez-vous de notre Vagar ? — Il n’a aucune expérience et ses hommes ne lui font pas confiance. Il y a trop d’une femme chez lui. — Sa sexualité ne me concerne pas. — Moi non plus, rétorqua calmement Goray. Ce n’est pas de cela que je parlais. Mais de perception. Pas ce qui est – mais ce qui transpire. Ses hommes ont peur. À la guerre, les soldats cherchent le courage et l’inspiration chez leurs chefs. Ce sont comme des puits auxquels ils viennent s’abreuver. J’ai bien peur que pour la majorité de ses soldats, cet homme ne soit qu’un sujet de moquerie. Et cela m’inquiète beaucoup. — J’accepte votre jugement, dit Talaban. Mais je vous ai demandé ce que vous pensiez de lui. — Il a besoin d’une victoire, quelque chose qui lui donnerait confiance en lui – et qui inspirerait ses hommes. Talaban repartit vers la colonne et invita Pendar à le rejoindre. — Touchepierre pense qu’il y a une troupe qui nous attend dans la passe. Y a-t-il un moyen de la contourner ? Pendar resta songeur un moment. — Nous pourrions bifurquer vers le nord, mais cela nous rapprocherait de Morak, la capitale d’Ammon. Et cela rajouterait trois jours de voyage dans les deux sens. Vu que nous ne transportons des vivres que pour une dizaine de jours, cela limiterait nos chances de harceler les Almecs. Ne peut-on pas les affronter ici ? Talaban ignora la question et descendit de selle, indiquant d’un geste à Pendar de le suivre. Ils marchèrent jusqu’à un endroit sec, en terre dure, et s’assirent. — Dessinez-moi la passe, dit-il. Il observa Pendar dégainer sa dague et tracer une série de lignes. — Une fois à l’entrée de la passe, le défilé tourne légèrement sur la droite et puis se met à sinuer. Les parois sont à pic les quatre cents premiers mètres. Ensuite, la passe se transforme en goulot – sur environ cinq cents mètres. Il y a énormément d’éboulis, et plusieurs centaines d’endroits où se cacher derrière des rochers. Après, les parois redeviennent à pic. — Donc, si je comprends bien, le meilleur endroit pour une embuscade serait à un demi-kilomètre de l’entrée ? — C’est ce que je dirais, mais je ne suis pas soldat. — À présent si. Il faut vous y habituer. (Pendar rougit, mais avant même qu’il ne puisse se défendre, Talaban reprit la parole.) Touchepierre pense que nous sommes observés. À quel endroit exactement la passe vire-t-elle vers la droite ? Pendar enfonça sa dague dans le sol. — Là. Vous pensez que quelqu’un pourrait s’y trouver ? — Si on nous épie, c’est d’une position surélevée. Etes-vous déjà monté là-haut ? — Seulement sur le versant gauche. On peut facilement marcher jusqu’au sommet. Il y a une série de sentiers et de corniches. En revanche, sur la droite, c’est trop à pic. — Alors notre espion est sur la gauche. Dès que nous serons entrés dans la passe, il ne pourra plus nous voir. (Talaban prit une profonde inspiration.) Allons-y ! Il sauta en selle et leva le bras. La colonne se mit en branle. Touchepierre arriva à ce moment-là. — Moi le voir. Lui être derrière grosse pierre. Haut sur gauche. — À quelle hauteur ? — Soixante mètres. Les parois de la passe se dressaient devant eux : un grès rosâtre sculpté par des millénaires de vent, de pluie et d’eau ruisselante. De profondes rides verticales striaient les parois comme si elles avaient été taillées par une main de maître. Talaban fit arrêter la colonne. Il mit pied à terre et regarda la paroi en pierre sur sa gauche. Elle était à pic, mais sans surplombs, aussi pouvait-il apercevoir une rangée de rochers à une dizaine de mètres au-dessus de lui. Il convoqua ses Avatars et leur fit part de son plan. Puis, il demanda une dizaine de volontaires. Tout le monde leva la main. Talaban choisit les plus petits et les plus menus d’entre eux. Puis, il appela Pendar. — Nous allons escalader cette paroi et prendre l’ennemi à revers. S’ils sont moins d’une centaine, nous leur tirerons dessus. Dès que nous ouvrirons le feu, il est vital que vous chargiez aussitôt dans le défilé. Car nous ne pourrons pas nous abriter de leurs gourdins-de-feu, et ils risquent de nous mettre en pièces. Vous avez compris ? Pendar acquiesça. — Mais quand même, un Almec pourrait lever les yeux et vous repérer… — Touchepierre va s’avancer en éclaireur dans la passe. Ils auront les yeux fixés sur lui. — Ils pourraient le tuer. — Pendar, ils essayent d’embusquer notre troupe tout entière, pas un éclaireur. Cependant, vous pourriez avoir raison. Mais c’est cela la vie de soldat : il n’y a rien sans risque. Talaban s’avança jusqu’à la paroi. Il défit son ceinturon et accrocha son arc-zhi dans son dos. Puis il commença l’ascension. Il y avait de nombreuses prises pour les mains et les pieds, mais la roche était sèche et s’effritait. Il testa chaque prise précautionneusement et grimpa centimètre par centimètre le long de la paroi. Après dix mètres, les prises disparurent. Sur sa droite, il y avait une petite fissure verticale dans la pierre qui zigzaguait jusqu’à une corniche. La fissure accusait moins de cinq centimètres de profondeur. Talaban se dirigea vers elle et lança sa main droite dans l’ouverture. C’était une prise suffisante, mais pas assez pour qu’il y insère le bout de sa botte ou même le tranchant. Il leva la tête. Environ deux mètres plus haut, la fissure était plus large. Il entendait les hommes grimper à leur tour. Il baissa la tête et vit que le premier soldat l’avait presque rejoint. — Accroche-toi bien, lui dit-il. Je vais avoir besoin de ton épaule. Le soldat sourit. Il grimpa à hauteur de Talaban et se plaqua contre la paroi. — Je suis prêt, monsieur. Talaban enfonça ses mains dans la fissure et se hissa autant qu’il put. Puis, plaçant son pied sur l’épaule de l’Avatar, il poussa sur sa jambe jusqu’à atteindre l’endroit où la fissure s’élargissait. Il se servit d’une autre prise pour grimper encore un peu, et enfonça son pied dans la fissure. Ainsi il atteignit la corniche. En dessous, les dix soldats l’imitèrent, mais cela les priva de l’un d’entre eux, car il n’y avait personne pour aider le dernier. Talaban lui indiqua de redescendre, et il mena ses neuf hommes le long de la corniche. Assis sur son poney, Touchepierre attendait le signal de Talaban. Lorsque celui-ci vint, le sauvage fit avancer sa monture au pas, dans le défilé. Le silence était plus qu’inquiétant. Touchepierre sentait de la sueur lui couler le long de la colonne vertébrale. Les Almecs ne réagiraient certainement pas en voyant l’éclaireur. Ils seraient anxieux de tuer le plus d’ennemis possible. Mais l’un d’entre eux pouvait toujours être nerveux. Touchepierre continua d’avancer. Un peu plus loin sur sa gauche, il vit que de nombreux rochers étaient tombés. Une ombre passa derrière l’un d’eux, mais Touchepierre resta impassible. Il regarda de chaque côté, comme s’il scrutait la passe. Il finit par lever les yeux pour regarder sur sa gauche et aperçut Talaban et ses neuf guerriers qui progressaient lentement le long de la corniche. Touchepierre tira sur ses rênes. Il souleva une outre d’eau suspendue au pommeau de sa selle et but une longue gorgée. Il faisait chaud dans la passe, l’air était lourd. Un autre mouvement attira son attention, une petite ombre vacillante derrière un gros rocher. Ils ne sont pas si doués que cela, pensa-t-il. Ils ont trop hâte de nous tuer. Il fit tourner bride à son poney et retourna tranquillement vers l’entrée de la passe. — Qu’avez-vous vu ? s’enquit Pendar. L’homme suait à grosses gouttes, et la peur brillait dans ses yeux. — Des centaines, moi croire, répondit Touchepierre. — Il faut que nous nous battions, alors ? La pensée rendait le jeune homme misérable. — Vous chevaucher vite quand bataille commencer, le prévint Touchepierre. Talaban être à découvert. Pas d’abri. Etre prêt. Bientôt temps de tuer. Pendar dégaina son épée. Sa main tremblait. L’ignorant, Touchepierre jeta un regard aux soldats vagars qui attendaient. Il leur sourit et dégagea sa hache de sa ceinture. Ils ne répondirent pas à son sourire. Il savait que les combattants cherchaient l’inspiration chez leurs chefs. Ce Pendar était inexpérimenté. Il avait peur et cette dernière était contagieuse. Touchepierre fit avancer son poney au côté de Pendar. L’attente débuta. La sueur coulait dans les yeux de Talaban tandis qu’il progressait le long de la petite corniche. De là où il était, il pouvait voir les soldats embusqués en contrebas. À part deux officiers, ils étaient tous habillés à l’identique : une chemise noire sans manches, un pantalon noir, pas de décorations sur les bras, pas de bracelet de cuivre ou d’or. Rien qui pouvait réverbérer la lumière. Chaque homme avait un petit sac attaché sur les omoplates. Les officiers non plus n’avaient pas de vêtements colorés. Leurs plastrons étaient en métal noir, ainsi que leurs heaumes ronds. Talaban estima qu’il y avait cent trente hommes accroupis derrière les rochers, épaulant leurs gourdins-de-feu. Ils étaient immobiles et prêts à passer à l’action, ce qui révélait une grande discipline, et Talaban sut aussitôt qu’aucun ne s’enfuirait au début de l’escarmouche. Il avait la bouche sèche. Il repensa à son plan. Celui-ci était lourd de danger. Pourtant, jusqu’ici, aucun Almec n’avait encore levé les yeux. Ils ne tarderaient pas à le faire dès que la bataille commencerait. Exposés comme ils l’étaient, les Avatars subiraient certainement des pertes. Et même, il n’était pas impossible, songea Talaban, qu’ils se fassent tous tuer dès la première salve. Il se retourna pour observer ses hommes. Ils avaient pensé la même chose. La corniche mesurait à peine cinquante centimètres de large – juste ce qu’il fallait pour que les Avatars s’accroupissent, et ne soient plus des cibles trop voyantes. D’un geste, Talaban leur intima de se disperser. Ils obéirent aussitôt et détachèrent leurs arcs-zhi. — Tirez le plus rapidement possible, leur dit-il. Et prions pour que les Vagars viennent très vite à notre aide. Tout en prononçant ces mots, il leva son arc. Il régla son esprit sur l’arme et visa un guerrier agenouillé. Dix carreaux d’arcs-zhi vrombirent, puis dix autres. Sous eux, en l’espace d’un instant seulement, ce fut le chaos. Les morts n’eurent même pas le temps de hurler. Leurs corps jonchèrent le sol, leurs tuniques en feu ; de la fumée sortait des terribles blessures dans leurs dos. Un officier almec hurla un ordre, et la discipline fut aussitôt restaurée. Des gourdins-de-feu se levèrent et une volée de coups résonna. Une rafale de plomb s’écrasa contre la paroi. Un éclat de pierre vint griffer la joue de Talaban, et il sentit du sang couler de la blessure. Il resta à sa place et froidement décocha carreau après carreau sur les Almecs pris au dépourvu. L’homme à ses côtés fut projeté contre la paroi. Puis il tomba en avant, et chuta sans un bruit, son corps heurtant le sol la tête la première. Talaban tua l’un des officiers almecs et deux soldats. Puis, il entendit un bruit de cavalcade. Il ne se risqua pas à regarder et continua de tirer. Un autre Avatar tomba de la corniche, puis un troisième. En dessous de sa position, Talaban vit Touchepierre lancer son poney au galop dans la mêlée. Le sauvage sauta à bas de sa monture, et la lame de sa hache s’enfonça dans le crâne du dernier officier almec. Le cri de guerre des Anajos retentit dans la passe. Les Almecs commencèrent à se replier, de rocher en rocher, cherchant le couvert. Plus personne ne tirait sur les hommes de la corniche. Pourtant, la panique n’était toujours pas visible chez ces hommes qui se retiraient en bon ordre. Les dix Avatars montés lancèrent leurs chevaux au galop dans le défilé, tirant depuis leurs selles. Les Vagars avaient mis pied à terre et se battaient au corps à corps avec un groupe d’Almecs qui avait effectué un repli stratégique juste sous l’endroit où se trouvaient Talaban et ses hommes. La bataille faisait rage. Talaban vit le jeune Pendar se défendre face à un épéiste almec. Le Vagar manquait cruellement de maîtrise, et sa lame frétillante ne semblait pas inquiéter son adversaire. La seule chose qui maintenait Pendar en vie était qu’il reculait furieusement. Tout à coup, l’Almec chargea. Pendar trébucha et partit à la renverse. L’Almec se jeta sur lui. Un carreau de Talaban lui sectionna le cou. La tête fut arrachée et le corps s’écroula sur Pendar. Du sang giclait à gros bouillons de la jugulaire. Le Vagar laissa tomber son épée et se dégagea à quatre pattes. Les survivants almecs s’étaient retirés plus loin dans la passe, mais les Avatars les taillaient tout de même en pièces. En contrebas, la lutte était terminée. Talaban se leva. Seulement cinq de ses hommes étaient encore en vie sur la corniche, et deux d’entre eux étaient blessés, un à l’épaule, l’autre au coude. D’ici, la descente n’était pas aussi abrupte mais promettait néanmoins d’être difficile. Il envoya les trois hommes en avant et alla s’occuper des blessés. — Je peux y arriver, monsieur, fit celui qui était blessé à l’épaule. (Il était assis et s’appliquait un cristal sur le trou sanglant de son plastron de cuir.) L’os n’est pas cassé. — Tu en es sûr ? L’homme acquiesça. Puis, avec un large sourire, il remit son cristal en poche, se mit à genoux et passa ses jambes dans le vide. Talaban l’entendit grogner de douleur lorsque son poids se porta sur son épaule blessée, mais, lentement, il réussit à descendre jusqu’au sol. L’autre soldat avait le dos à la paroi, son visage était livide de douleur, en état de choc. Comme il se rapprochait de lui, Talaban vit qu’il avait en fait deux blessures, le coude brisé, et un trou juste en dessous la ceinture. — Je ne crois pas que je pourrai descendre, déclara-t-il à Talaban en se forçant à sourire. Talaban utilisa sa dague pour couper le pantalon de l’Avatar afin d’examiner la blessure. La balle avait touché la hanche, arrachant la chair avant de ricocher, apparemment, sur l’os pelvien. L’entaille saignait abondamment. — Où est ton cristal ? Le soldat désigna la bourse à sa taille. Talaban l’ouvrit. Il plaça la gemme dans la main gauche du soldat et lui intima de s’occuper de sa douleur au coude. Puis, il prit sa propre pierre de guérison et l’utilisa pour arrêter l’hémorragie au côté. Au bout de quelques minutes, l’homme commença à reprendre des couleurs. — Toi blessé, capitaine ? lui cria Touchepierre. — Non. Attrape mon arc ! Il laissa tomber l’arme de la corniche. Elle chuta en vrille. Touchepierre l’attrapa avec adresse. Talaban reporta son attention sur le blessé et lui défit doucement la ceinture. Puis, il ôta la sienne. Il les attacha ensemble et aida ainsi l’homme à se relever. — Je vais te porter sur mon dos, dit-il au soldat. — Vous n’y arriverez pas. Laissez-moi ici. Je ferai une tentative un peu plus tard. Talaban secoua la tête. — C’est impossible avec un seul bras. Fais donc ce que je te dis. (Il passa une extrémité de la ceinture dans la main valide du soldat et l’attacha à son corps, puis il ceignit la sienne autour de sa taille.) Accroche-toi à mon cou et tiens-toi bien. Ne serre pas trop, il faut quand même que je puisse respirer. — Ce n’est pas très prudent, commenta le soldat. — Nous parlerons de prudence lorsque nous serons en bas, répliqua Talaban. Suis mes mouvements. (Ainsi attachés, les deux hommes s’agenouillèrent sut la corniche.) Essaie de faire peser tout ton poids sur mes épaules. Il s’allongea sur le ventre afin de faire glisser ses jambes dans le vide. Le poids mort du soldat le tira en arrière et, l’espace d’un instant terrifiant, Talaban crut bien qu’il allait tomber de la corniche. Heureusement, son pied trouva une saillie dans la roche. Talaban respira profondément afin de se calmer, et se mit à descendre le long de la paroi. Le soldat était plus lourd qu’il n’en avait l’air ; Talaban sentit les muscles de ses épaules sur le point de se déchirer. Des hommes leur criaient des encouragements depuis la passe. Ils indiquaient à Talaban où poser les pieds. — Un peu plus sur votre gauche, et plus bas. C’est ça, capitaine. Il y a une autre prise en dessous ! Talaban avait le souffle court, et la sueur l’aveuglait. Sa main droite commença à trembler de fatigue. Deux Avatars escaladèrent la paroi pour se positionner de chaque côté de lui afin de l’aider à porter le poids du soldat. Lentement, ils descendirent. Des mains attrapèrent rapidement Talaban dès qu’il posa le pied sur le sol ferme. Un soldat défit les deux ceintures et aida le blessé jusqu’à un rocher où il s’écroula en fermant les yeux, et marmonna quelques prières de remerciement. Talaban essaya de reprendre son souffle, puis il convoqua Goray. — Au rapport, lui dit-il. — Six Avatars morts, trois blessés. Deux Vagars morts, neuf blessés. Aucun sérieusement. — L’ennemi ? — J’ai compté soixante-douze cadavres, fit Goray. Les survivants se sont enfuis vers l’est. Une douzaine au plus ont dû s’échapper. — Rassemble les gourdins-de-feu, les sacs de poudre noire et les munitions. Donne les armes aux Vagars et explique-leur comment elles fonctionnent. — À vos ordres. Goray était l’un des trente Avatars qui s’étaient entraînés avec les armes prises à Egaru. Il avait fait preuve d’une grande aptitude avec elles. Talaban marcha à grandes enjambées jusqu’au rocher où était assis Pendar. Son épée gisait toujours à une dizaine de mètres sur le sol près de l’Almec décapité. — Vous vous sentez mal ? s’inquiéta Talaban. — Au contraire, je vais mieux. Je crois avoir déjà vidé le contenu de trois estomacs à moi tout seul. Je me sens seulement un peu faible et fébrile. Mais vous êtes blessé ? s’exclama Pendar en désignant la coupure sur la joue de Talaban. Celle-ci coulait toujours, et tout son côté droit était maculé de sang coagulé. — Cela semble plus vilain que ce n’est réellement. Un éclat de pierre m’a tailladé la peau. Talaban sortit son cristal et l’appliqua sur la coupure, qui se referma aussitôt. — C’était une sacrée escalade, fit Pendar. Les hommes vont vous adorer pour ça. Talaban ignora le compliment. — On ne vous a jamais entraîné au maniement de l’épée, n’est-ce pas ? — Non. C’est vous qui m’avez sauvé ? — Oui. J’ai tiré rapidement, donc un peu haut. Je suis désolé. Cela a dû être assez dur lorsque le carreau a fait mouche. — Dur n’est pas le mot que j’emploierais. Il me regardait droit dans les yeux, et l’instant d’après il n’avait plus rien pour regarder. Après ça, je sais – même si je le savais depuis longtemps – que je ne suis pas fait pour ce genre de choses. Il sourit et tourna la tête. — Ne vous sous-estimez pas, Pendar. Etre un soldat, c’est avant tout acquérir des compétences. Vous avez l’esprit vif, vous apprendrez. Restez près de moi. Observez la routine. Vous vous y ferez rapidement. C’est déjà un bon début. Vous avez très bien mené cette charge. Et je vous en félicite. C’était un morceau de bravoure. Pendar sourit. — Un compliment fort à propos, Talaban. (Le Vagar se détendit et scruta le champ de bataille.) C’est donc cela être un soldat… Ce n’est pas le genre de vie que je recommanderais. Il y a une puanteur dans l’air qui attire les mouches. — Quand les hommes meurent, leurs intestins se relâchent, expliqua Talaban. Il existe beaucoup de chansons sur des batailles et des héros, mais aucune ne mentionne l’odeur. Je crois qu’il y a peu de conteurs qui aient jamais participé à une bataille. (Il s’assit au côté du Vagar.) Vous vous sentez mieux ? — Oui. Et maintenant, que fait-on ? — Nous renvoyons les blessés à Egaru, et nous continuons afin de tuer un maximum d’Almecs. Est-ce que vous préférez rentrer ? Il n’y aurait aucune honte à cela. Je vous citerai favorablement dans mon rapport. — Je ne crois pas que ma grand-mère apprécierait beaucoup, fit Pendar. Elle espère pour moi une carrière politique. Elle croit qu’un héros serait mieux accepté par le peuple. — Elle n’a pas tort. — Non, rarement. C’est une femme assez coriace, et obsessive. Touchepierre rejoignit les deux hommes assis. — Moi aller en haut colline, annonça-t-il. Tuer l’espion. Rejoindre plus tard, d’accord ? — Sois prudent, le prévint Talaban. Nous partons dans une heure. Touchepierre sourit et partit à grandes foulées. — Je l’ai vu tuer quatre hommes avec sa petite hache, dit Pendar. C’était terrifiant. — Il vient d’un peuple guerrier qui pense que la guerre est la seule route qui mène à la grandeur. — Vous appelez cela de la grandeur ? fit Pendar en désignant les morts. — Non, répondit Talaban. De la sauvagerie, la négation même de toute civilisation. Mais d’une certaine façon, le peuple de Touchepierre comprend des vérités que nous avons oubliées depuis longtemps. Ce que vous avez appris aujourd’hui, pendant ce bref moment, aucune chanson, aucun livre, ni aucun professeur n’aurait pu vous l’enseigner. Vous étiez assis sur votre cheval à l’entrée du défilé, et vous avez affronté la mort en face. Vous avez vaincu votre peur et vous avez chargé. Avez-vous jamais été plus vivant qu’aujourd’hui ? — Non, jamais, admit le Vagar. Et pourtant, tout cela est révoltant. — Mais oui. Tous ces morts – Almecs, Avatars et Vagars – auraient pu mener une vie productive et utile. À présent, ils ne sont plus que de la viande pour charognards. Si votre grand-mère a raison, et que vous choisissez la vie politique, vous pourrez emporter avec vous ce que vous avez appris ici, et vous en servir pour le bien de votre peuple. Dans ma longue vie, j’ai appris que les hommes naviguent tous entre la vilenie et la noblesse. Tous les jours, ils prennent des décisions qui les tirent d’un côté, puis d’un autre. Les chefs devraient inspirer la noblesse d’esprit. Aujourd’hui vous avez vu beaucoup de choses viles, et plus encore qui étaient nobles. Grâce à cela, vous serez un homme meilleur, ou pire. Meilleur, à mon avis. Et maintenant, allez ramasser votre épée. Il est temps que je vous enseigne quelques leçons de base. La journée avait été longue. En rentrant à la maison, Sofarita se sentit usée jusqu’aux os. Le Quêteur Ro dormait ; tous ses serviteurs, à l’exception d’un seul, étaient également partis se coucher. Le vieux Sempes attendait son retour. — Désirez-vous manger quelque chose, madame ? lui demanda-t-il. Ou préféreriez-vous d’abord prendre un bain ? — Non, merci, dit-elle. Je crois que je vais simplement aller me coucher. Elle grimpa lentement les escaliers. Ses genoux et ses articulations lui faisaient mal. C’était un autre indice de la cristallisation progressive de ses membres. Elle s’arrêta un instant en haut des marches et fit un dernier effort pour atteindre sa chambre. Celle-ci était petite et orientée vers l’ouest. Il y avait une fenêtre voûtée qui donnait sur un balcon. Par les carreaux elle pouvait apercevoir les étoiles qui brillaient au-dessus de l’océan. Trop fatiguée pour retirer sa robe, elle donna des coups de pied pour ôter ses chaussures, tira les draps et s’allongea. L’oreiller était moelleux et accueillant, pourtant elle ne s’endormit pas tout de suite. Cela faisait huit jours que Talaban avait quitté la cité avec ses hommes. Elle avait observé son premier affrontement avec les Almecs et avait été terrifiée à l’idée qu’il puisse se faire tuer. Aujourd’hui, il occupait une grande partie de ses pensées. Il y avait quelque chose en lui qui la touchait. Elle n’arrivait cependant pas à mettre le doigt dessus. Depuis, il avait combattu quatre fois, dans des raids éclairs face à des colonnes almèques. À présent il était en route pour son rendez-vous avec le Serpent que Methras avait fait remonter le long du Luan. De partout ailleurs les nouvelles étaient plutôt sombres. Les Almecs avaient massacré la plupart des habitants de Boria, Pejkan et Caval ; trois mille soldats marchaient en ce moment même sur Egaru. Ils seraient en vue de la capitale d’ici huit jours. Une autre armée de même taille se préparait à quitter la capitale d’Ammon. Methras avait coulé deux navires dorés, mais il y en avait de plus en plus qui remontaient le fleuve, convoyant armes et soldats. Avec l’aide de Sofarita, Viruk avait rejoint l’agent d’Ammon, Boru, et ensemble ils ramenaient le roi à Egaru. La dernière fois qu’elle avait vu leur chariot, il roulait lentement à travers les cultures de son ancien village, Pacepta. Celui-ci était désert ; les fermiers s’étaient tous réfugiés dans les collines. Les Almecs avaient débarqué des armées sur tout le continent. Loin au sud, ils avaient écrasé les nomades, en tuant des centaines. À l’est, ils avaient bataillé longtemps face à la tribu Hantu. Les Almecs avaient subi d’énormes pertes, mais à la fin du jour, plus de deux mille Hantu étaient restés sur le champ de bataille, parmi lesquels leur chef, Rzak Xhen. À trente-cinq kilomètres d’Egaru, une autre armée almèque campait près de la barrière de brume qui s’étendait sur la Vallée du Lion de Pierre. Ils avaient assemblé une structure en poutrelles métalliques, des boîtes et des câbles, et tentaient ainsi de percer le secret de la brume. Une vingtaine de leurs hommes avaient essayé de la franchir à pied. Seul un d’entre eux était revenu. Et il était mort en quelques secondes, son corps décrépit au-delà de toute description. Sofarita avait traversé la brume pour constater que la pyramide d’Anu en était au trente et unième échelon. Elle faisait près de soixante mètres de haut, à présent. Le corps astral de la jeune femme était entré dans la tente d’Anu. Celui-ci dormait sur son lit de camp. Il n’avait presque plus de cheveux, et ils étaient blancs comme les nuages. De profondes rides striaient son visage, et ses membres étaient fins et secs. Anu se réveilla et la regarda dans les yeux. — Je me demandais quand tu viendrais me voir, dit-il à voix haute. Mais peut-être n’est-ce qu’un rêve. — Je ne suis pas un rêve, Saint Homme. Anu ferma les yeux et s’allongea. Une faible lueur bleuâtre brilla autour de son corps, et son esprit se libéra de sa prison de chair. — Cela me fait plaisir de te voir, mon enfant, déclara-t-il. Comment te sens-tu ? — Le pouvoir me ronge de jour en jour, lui avoua-t-elle, quelquefois lentement, d’autres fois avec une intensité qui me submerge. Cette progression n’est pas constante. Mais tout cela me terrorise. Ses mains spirites se refermèrent autour de celles de Sofarita. — Tu es une femme courageuse, Sofarita. La Source t’a bien choisie. Mais elle choisit toujours bien. — Je n’ai pas demandé à être choisie. Ni à devenir ce que je suis en train de devenir. — Je pense que tu te trompes. Si tu avais su l’horreur qui nous attendait, et qu’on t’avait offert le pouvoir de t’y opposer, je suis persuadé que tu aurais fait ce choix. Tu es forte, et bonne ; ton cœur est bon. — Je vais mourir. — Nous mourons tous un jour ou l’autre, mon enfant. Chaque chose meurt. (Il relâcha ses mains.) Dis à Rael que j’ai besoin d’un coffre supplémentaire. Je dois accélérer la Danse. — Je le lui dirai. Pourquoi acceptez-vous de vieillir ? — Je ne souhaite pas devenir immortel, Sofarita. C’est un fardeau trop lourd, sans beaucoup de plaisirs. — Quand vous partirez, la Musique mourra avec vous. Il sourit et secoua la tête. — La Musique ne peut pas mourir. Tout ce qui sera perdu, c’est sa compréhension humaine. Et peut-être est-ce pour le mieux. Seul le temps nous le dira. Mais je pense qu’il y a suffisamment de mal dans ce monde, sans que la magie en rajoute. — Les Almecs essaient de franchir votre barrière de brume. Pouvez-vous les en empêcher ? — Oui, mais je ne le ferai pas, répondit Anu. (Il s’arrêta de parler un instant.) Peux-tu ressentir la présence d’Almeia quand elle est proche ? — Oui. — La ressens-tu en ce moment ? — Non. — Bon, alors nous pouvons parler. Je ne suis pas quelqu’un de porté sur le mensonge, mais j’ai laissé croire à Rael et aux autres que ma pyramide pourrait les sauver, qu’elle serait la nouvelle source à laquelle puiser l’énergie de nos coffres. En fait, c’est le contraire de la vérité. Lorsque la Musique émanera d’elle, toute l’énergie des cristaux sera drainée. Les coffres seront vides et les arcs-zhi arrêteront de fonctionner. Il n’y aura plus d’immortalité pour les Avatars. Pareillement, lorsque la Musique atteindra l’ouest, la Reine de Cristal mourra. Mais d’abord, je dois finir cette pyramide. En ce moment, Almeia est persuadée que cette pyramide pourra lui servir de vivier. Tant qu’elle continuera d’y croire, aucune tentative de m’arrêter ne sera entreprise. Il est vital qu’elle n’apprenne pas la vérité. Tu dois tout faire pour qu’elle reste concentrée sur toi, Sofarita. Peu importe la façon. Sofarita était restée avec lui une heure de plus, afin de discuter stratégie. Puis, sentant l’approche d’Almeia, elle lui avait fait ses adieux et était retournée dans son corps. À présent qu’elle était allongée sur son lit, elle repensait à Talaban. Sa bravoure ne l’avait pas surprise, mais la sensibilité avec laquelle il s’était occupé de Pendar la ravissait. Elle se demanda quel effet cela ferait de toucher la peau de Talaban, de lui caresser la joue du bout des doigts. L’espace d’un instant, elle redevint la petite fermière qu’elle avait été, et revécut sa première nuit avec Veris. Sauf que ce n’était pas Veris qu’elle imaginait. C’était la silhouette mince et puissante de Talaban, l’Avatar. La froide réalité reprit ses droits. Tu n’es plus une fermière. Tu es une déesse. Une déesse mourante. Le Quêteur Ro ne dormait pas. La journée avait été longue, à superviser l’entraînement des nouvelles recrues dans les trois casernes. La tâche était ardue. Des milliers de Vagars voulaient s’enrôler et chacun devait être examiné physiquement et questionné longtemps. Au bout du compte, cela créa d’importantes files d’hommes qui serpentaient entre les bâtiments, bloquant les rues. Ro avait été convoqué afin de mettre un peu d’ordre dans ce chaos. Dans la première caserne, il trouva Rael et Mejana dans un débat animé. Celle-ci voulait savoir pourquoi de jeunes hommes en bonne santé ne pouvaient pas simplement signer leur engagement et rejoindre une unité. Rael essayait à grand-peine de lui expliquer les ramifications militaires d’une telle démarche. Mais aucun n’écoutait l’autre. Ro dut intervenir. — Si je puis me permettre, fit-il. Mejana avait du mal à garder son calme. Rael était livide. Les deux acquiescèrent. — Laissez-moi d’abord résumer vos points de vue. Le Quêteur Général s’inquiète de la bonne discipline et de l’efficacité de notre nouvelle armée. Vous, madame, ne comprenez pas pourquoi les recrues doivent se soumettre à un examen rigoureux, et vous craignez que cela ne soit un plan secret des Avatars pour reprendre le contrôle de l’armée. — Exactement, fit Mejana. — Comme Rael le sait, je ne suis pas très au fait des affaires militaires, déclara Ro. Mais je connais certains principes qui doivent s’appliquer en permanence. Notre armée est petite mais, au cours des ans, elle s’est révélée efficace. Les lignes de communication sont bien établies, les officiers et les hommes se connaissent bien. Les ordres, une fois donnés, sont exécutés avec rapidité et efficacité. Un gros afflux de recrues non entraînées risque de créer le chaos. Si j’ai bien compris, l’idée du Quêteur Général est de recruter un millier de nouveaux soldats. Ce qui doublerait déjà la taille de notre armée. — Mais nous pourrions mettre vingt mille hommes sur le champ de bataille, intervint Mejana. Nous pourrions être cinq fois plus nombreux que les Almecs. — Pour qu’ils se fassent tous massacrer ! cracha Rael. — Malgré tout le respect que je vous dois, madame, dit Ro doucereusement, et j’insiste sur le mot respect, car je crois que vous êtes une femme formidable, je pense que vous ne comprenez rien à ce qui se passe en ce moment. Ce que je vous ai expliqué sur les lignes de communication n’est pas seulement important, mais vital. Dans n’importe quelle bataille, un général doit être à même de changer de stratégie, de donner des ordres et de les voir appliquer sur-le-champ. Ce que vous suggérez, c’est que nous affrontions les Almecs avec une foule déchaînée. Nous, les Avatars, avons déjà affronté ce genre d’armées par le passé. Et nous avons toujours gagné. Lors du premier assaut, des centaines de soldats vont mourir. Ce qui démoralise aussitôt le reste. Certains décident même de se mettre à l’abri. Tout cela provoque une confusion incroyable et, le plus souvent, il en résulte une panique générale. Nous n’avons pas le temps d’entraîner une grande force armée. Toutefois, je pense que je peux proposer un juste compromis. — Il a intérêt à être bon, dit Rael. — Il devrait y avoir deux forces, expliqua Ro. La première sera l’armée, pour laquelle nous continuerons les examens comme avant, ne cherchant à recruter que les mille hommes les plus capables et en meilleure santé possible. La deuxième sera une milice, avec un commandant qui sera nommé dans chaque district. Des hommes seront assignés à la défense des murs, d’autres iront se battre dans les rues si les murs tombent. Chaque commandant de district nommera des sous-commandants et organisera la distribution d’armes. Qu’en dites-vous ? — Nous courons à la catastrophe, lança Rael. — Je suis pour, fit Mejana. Ainsi, mon peuple ressentira peut-être pour la première fois que son destin est entre ses mains. — Alors la discussion est close, dit Rael. Veuillez m’excuser. Il sortit de la pièce. Mejana se tourna vers Ro : — M’aiderez-vous à organiser la milice ? — Bien sûr, madame. (Ro resta silencieux un instant, puis il regarda Mejana dans les yeux.) C’est un grand soldat. Nous n’aurions pas pu en avoir de meilleur pour superviser la défense des cités. — Mais ? — Mais il n’a plus de raison de se battre. S’il gagne, il perd. Vous me comprenez ? — Le règne des Avatars est fini, déclara-t-elle. Je ne ferais rien pour que cela change, même si je le pouvais. — Je vous comprends, lui répondit Ro. Mais ce n’est pas de cela que je vous parle. Peu importe ce que vous faites de la milice, peu importent les nouveaux Vagars qui seront incorporés dans l’armée : le fer de lance de la guerre seront les soldats avatars, avec leurs arcs-zhi. Et les hommes se battent toujours mieux lorsqu’ils le font pour une cause. En l’état des choses, pourquoi Rael ne réunirait-il pas les quelques centaines d’Avatars qui restent afin de s’emparer du Serpent pour s’enfuir loin et tout rebâtir ? Mejana considéra la question et ses conséquences. Si cela arrivait, Egaru et Paragu tomberaient certainement aux mains des Almecs. — Je n’ai rien à leur offrir, finit par dire Mejana. — Vous pourriez insister sur le fait qu’il n’y aura pas de représailles contre mon peuple si nous gagnons la guerre. — Une telle promesse serait un mensonge, admit-elle. La haine des Avatars est ancrée si profondément qu’elle se manifesterait très vite. — Je sais, fit tristement Ro. Ainsi que Rael. — Alors, que puis-je faire ? Ro ne répondit pas. Il avait planté sa graine et ne pouvait rien faire de plus. La journée avait été épuisante, mais au coucher du soleil, un semblant d’organisation avait vu le jour. Vingt commandants de district furent nommés et dix zones d’entraînement supplémentaires délimitées. Les queues interminables de recrues s’étaient amenuisées ; l’ordre semblait enfin prévaloir. Une heure avant minuit, Ro était rentré chez lui ; il avait dit à ses serviteurs qu’ils pouvaient partir, sauf Sempes qui devait attendre l’arrivée de dame Sofarita. Ro lui-même avait pris un long bain et s’était couché. Le sommeil ne venait pas. Son esprit tournait en tous sens. Il repensa à sa défunte femme et à ses enfants, à ses années de recherches, à sa rencontre avec Sofarita, et aux émotions qui en avaient découlé – des émotions qui ne seraient jamais satisfaites. Il avait tout d’abord cru qu’ils se rapprocheraient avec le temps, puis il avait vu la façon dont elle regardait Talaban. Comment pouvait-il espérer rivaliser avec lui ? Talaban était grand et beau. Bien sûr, de telles considérations ne devraient pas être prises en compte lorsqu’il s’agit d’un amour véritable. Mais la réalité, comme le savait bien Ro, était autre. Il descendit de son lit et se versa un gobelet d’eau fraîche. Comme sa porte était ouverte, un courant d’air froid rentrait à l’intérieur de la pièce. Il regarda sa fenêtre. Non, ses rideaux ne bougeaient pas. Il se rendit à la porte et sortit dans le couloir. Aussitôt, il se mit à trembler de froid. C’était ridicule ! Il rentra en vitesse dans sa chambre et passa un manteau de laine autour de ses épaules afin de retourner dans le couloir. Il faisait sombre, pourtant il perçut une faible lueur bleue qui filtrait de la chambre de Sofarita. Pratiquait-elle une magie quelconque ? Allait-il la déranger s’il se permettait d’entrer ? Il frissonna en longeant le couloir. La porte était ouverte. Une épaisse couche de glace s’était formée sur les murs et de la neige tourbillonnante tombait dans la pièce. Ro entra. Sofarita était allongée dans son lit, de la neige et de la glace lui recouvrant le visage. Ro courut à son chevet. Au passage, un mouvement infime attira son attention du coin de l’œil. Il se retourna d’un bond et vit – l’espace d’un instant – la silhouette transparente d’une jeune femme, forme spectrale aux cheveux blancs, et aux yeux d’un vert froid. Puis celle-ci disparut. Ro retira les couvertures et passa un bras sous le corps inerte de Sofarita. Il poussa un grognement sous l’effort et réussit à la soulever du lit verglacé. Il la traina ainsi dans le couloir et la porta dans sa chambre. Sa peau était gelée, ses lèvres bleues. Cela prendrait trop de temps de faire du feu. Ro l’allongea sur son lit et lui arracha ses vêtements. Il l’enveloppa ensuite dans une couverture, retira son manteau de laine et sa chemise pour se glisser à côté d’elle, la serrant contre lui afin que la chaleur de son corps fasse remonter celle de Sofarita. Doucement, il frotta la chair glacée de ses bras. L’espace d’un moment, qui lui parut très long, il fut persuadé qu’il avait échoué et qu’elle allait mourir entre ses bras. Puis un léger grognement s’échappa de ses lèvres. Ro la serra de plus belle, et sentit la chaleur affluer dans son corps. Sofarita cligna des yeux. — Elle a… essayé… de me tuer, murmura-t-elle. — Tu ne crains plus rien, lui dit Ro. Tu es en sécurité avec moi. Elle lui adressa un faible sourire et vint se blottir plus près de lui. Alors elle s’endormit. Ro lui passa la couverture autour des épaules. Elle avait chaud à présent, et il pouvait sentir la tiédeur qui commençait à irradier de son corps. Ro eut soudain conscience que sa cuisse appuyait contre la sienne. Il se recula légèrement et s’étendit. Une grande tristesse l’envahit, car il était là où il avait rêvé d’être, nu au côté de Sofarita qui avait ses bras passés autour de lui. Et pourtant, il sentait qu’il ne vivrait plus jamais un tel moment de proximité physique, une telle intimité. Ro voulait que ce moment dure éternellement, et sans bouger, il profita de chacune des secondes douces et mémorables de l’instant. Talaban se tenait immobile dans le noir. Ses mains étaient attachées dans son dos, et sa tête le lançait tant il avait pris de coups. Il avait un goût de sang dans la bouche. Il ne savait pas pourquoi il était toujours en vie. Ils étaient en route pour le Serpent lorsqu’ils avaient croisé une partie de chasse almèque. Pendar, fort du succès de ces derniers jours, avait lancé ses troupes dans une charge furieuse. Talaban avait galopé à leur poursuite, leur hurlant de faire demi-tour. Une force plus importante était cachée dans les sous-bois, et une vicieuse volée de plomb avait cueilli les Vagars. Une dizaine d’hommes avaient été fauchés de leurs selles, et la charge avait ralenti. — Retournez à la rivière ! avait crié Talaban. Les survivants n’avaient pas eu besoin qu’on le leur dise deux fois. Ils avaient fait demi-tour et s’étaient lancés au triple galop en direction du Luan. Talaban avait tourné bride. Au même moment, deux Almecs étaient sortis de leur cachette en courant. L’un d’eux avait tiré un coup de gourdin-de-feu, et le projectile avait brisé le crâne de la monture de l’Avatar. Le cheval était tombé en avant. Talaban était passé par-dessus sa tête. Il avait atterri lourdement sur le sol et avait peiné à se relever. Quelque chose l’avait frappé sur la nuque, et lorsqu’il avait rouvert les yeux, il s’était retrouvé pieds et poings liés à l’arrière d’un chariot. Ils l’avaient amené dans un village désert et l’avaient jeté dans un grenier à grain vide. Il n’y avait pas de fenêtre et l’Avatar n’avait pu déterminer si c’était le jour ou la nuit. De temps à autre il s’était évanoui. Chaque fois qu’il s’était réveillé, il avait été pris de nausées. Il avait froid. La porte s’ouvrit d’un coup. Deux hommes pénétrèrent dans le grenier et prirent Talaban par les bras, afin de le traîner dehors. Deux autres hommes l’attendaient là. Le premier était vêtu d’un plastron en or rutilant et d’un heaume décoré de plumes dorées ; son visage brillait comme du verre au clair de lune. Le second était un bossu qui tenait un bâton en or, au bout duquel était inséré un cercle en or. Les gardes hissèrent Talaban devant eux et le frappèrent sauvagement derrière les genoux afin qu’il tombe par terre. Quelqu’un le tira par les cheveux et le força à s’agenouiller. — Tu nous as causé bien du souci, Avatar, fit l’homme au visage de verre. Mais pas plus qu’une abeille et son dard. Demain, je marcherai sur tes cités. Nous connaissons toutes vos défenses et vos stratégies. Néanmoins, je suis sûr que tu vas pouvoir m’en apprendre davantage. — Je ne vous dirai rien, affirma Talaban. — Au contraire. Tu vas divulguer toutes tes connaissances à mon serviteur ici présent. Il a un talent particulier – comme tu vas t’en apercevoir tout de suite. (Il se tourna vers le bossu.) Vide-le, dit-il. Le bossu passa son bâton en or dans sa ceinture et se plaça devant le prisonnier. Il appliqua ses mains sur la tête de Talaban, appuyant ses doigts sur les tempes. Du feu traversa l’Avatar de part en part. Il avait l’impression qu’un serpent était entré par son oreille et lui dévorait le cerveau. Il se concentra, et récita intérieurement le premier des Rituels, cherchant à dresser une défense face au reptile. Le mouvement ralentit dans sa tête. Il invoqua une barrière mentale à partir des ténèbres. Les crocs du serpent se plantèrent dedans et la déchirèrent comme de la soie pourrie. Talaban recula en se concentrant sur son identité. Le serpent avança. Talaban passa au Second Rituel, puis au Troisième. Concentré à l’extrême, il laissa venir à lui le serpent. Et il contre-attaqua, lançant son esprit contre le serpent tel un javelot. Des images jaillirent aussitôt. Une enfance solitaire, dans la peur, des brimades, des moqueries, des corrections. Vendu par ses parents à un groupe de mendiants qui se servirent de sa difformité pour gagner quelques pièces. Ils lui avaient griffé la peau et lavaient recouvert d’excréments d’animaux, causant ainsi des plaies affreuses qui transformèrent l’enfant bossu en quelque chose d’encore plus grotesque, lui donnant une valeur supérieure. Le serpent essaya de se retirer, mais Talaban le tenait à présent. Il vit l’enfance du bossu, son adolescence, et son entraînement par Cas-Coatl. Nourri aux cristaux, il avait développé l’incroyable don de lire dans l’esprit des autres. Soudain, le bossu avait eu du pouvoir, et s’en était servi sans merci pendant plus de trois cents ans. Talaban vit tout. À travers les pensées du bossu, il revécut l’envol magique depuis leur monde condamné. Almeia, la glorieuse déesse, la Reine de Cristal. Et, l’espace d’un flash brillant et rapide, il vit pourquoi Almeia avait besoin d’autant de morts. Le serpent se débattait, cherchant désespérément à s’échapper. — Ta vie a été bien triste, lui dit Talaban. Pendant ta jeunesse, on s’est servi de toi et on t’a maltraité. Durant ta vie d’adulte, tu t’es servi des autres et tu les as maltraités. J’ai pitié de toi. Le serpent arrêta de lutter. — Je suis ce que les hommes ont fait de moi, fit le bossu. — Puisse ta prochaine vie être meilleure que celle-ci, lui souhaita Talaban. Et passant au Quatrième Rituel, Talaban trancha la tête du serpent. Le bossu s’écroula sur le sol. Talaban vacilla mais réussit à rester debout. Cas-Coatl s’agenouilla à côté de son serviteur. — Comment l’as-tu tué ? demanda-t-il sur le ton de la conversation. Talaban leva les yeux. — De la même façon que vous l’auriez fait, Cas-Coatl, répondit-il. — Ah, je vois. Vous les Avatars êtes réellement semblables à mon peuple. Malencontreusement pour toi, cela signifie que je dois avoir recours à la torture. (Il se tourna vers les deux gardes.) Enfermez-le et allez chercher Lan-Roas. Dites-lui d’apporter ses… outils. Les gardes attrapèrent Talaban par les bras et le relevèrent. — La torture ne servira à rien, Almec, annonça l’Avatar. — Je m’en doute, admit Cas-Coatl. Malheureusement, nous allons devoir découvrir cela par nous-mêmes. Lan-Roas est extrêmement doué dans son travail. Il commencera par te crever l’œil droit avec un tison, puis il te sectionnera tous les doigts de la main droite. Enfin, il te coupera la main. Et cela, mon ami, ne sera que le début. Tu seras surpris de voir les différents niveaux de douleur qu’il est capable de générer chez ses victimes. Comme on l’emmenait, Talaban ne jugea pas utile de répondre. Les gardes le jetèrent sur le sol du grenier à grain et fermèrent la porte. Il se retrouva une fois de plus dans le noir. Avec un grand effort, il réussit à se mettre à genoux, et s’attela à user la corde qui lui liait les poignets, en tirant et tournant de toutes ses forces. Les lanières de cuir ne voulaient pas céder. Il poussa sur ses jambes et se releva. Il marcha prudemment jusqu’au mur. Il s’y adossa et se déplaça le long de la paroi, à la recherche d’une quelconque saillie dans le mur avec laquelle il pourrait scier les liens. Rien de rien. Combien de temps lui restait-il avant que le tortionnaire ne vienne le mutiler ? Ne pense pas à ça, se dit-il gravement. Continuant sa progression, il atteignit la porte. Le chambranle était encastré dans la pierre et, là non plus, il ne trouva rien qui pût lui servir. En désespoir de cause, il traversa la pièce, balayant le sol du pied, espérant trouver une pierre qui traînerait. Toujours rien. Il était accablé. Néanmoins, il continua de tâtonner, avec plus de minutie. Son pied racla contre un petit objet. Il s’assit et essaya de le ramasser, fouillant la poussière du bout des doigts. Il n’arrivait pas à localiser l’objet. Soudain ses doigts entrèrent en contact avec quelque chose de dur. C’était plat et de forme irrégulière, dans les trois centimètres de long. Il le souleva avec précaution et passa son pouce sur la tranche. C’était un morceau de poterie brisée. La tranche était aiguisée. Il ramena prudemment l’objet vers les lanières et s’affaira à les scier. Au bout de quelques minutes, il posa un doigt sur le cuir afin de vérifier son travail. Manifestement, cela n’avait pas eu beaucoup d’effet. Il comprit que cela allait lui prendre des heures. Et il n’avait pas beaucoup de temps devant lui. Il repartit vers la porte et réussit à insérer le morceau de grès dans une fissure. Puis il appliqua son poignet gauche sur l’arête, juste au-dessus des liens. La peau se déchira et du sang se mit à couler, humidifiant le cuir. Il laissa le flot continuer plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’il sente son sang couler le long de ses doigts et goutter sur le sol. Il tendit ses muscles et tira de toutes ses forces. Les liens tenaient toujours. Il prit trois brèves inspirations et réessaya. Cette fois-ci, il sentit un léger relâchement. Talaban se prépara. Il tourna son poignet gauche et tira selon un angle différent. Les lanières se détendirent une fraction de plus. Il entendit alors des bruits de pas se rapprocher. Le son lui redonna des forces. Il tira de plus belle sur ses liens de cuir. La peau de ses poignets brûla, et la déchirure s’agrandit, faisant couler plus de sang sur les lanières. Celles-ci lâchèrent au moment même où les pas s’arrêtaient devant la porte. Talaban tituba, et se précipita vers l’entrée. Il entendit qu’on soulevait la barre. La porte s’ouvrit. Un homme de grande taille entra dans la pièce. Il portait un sac à l’épaule et une petite scie au poing. Il s’arrêta net en voyant que Talaban l’attendait. L’Avatar lui bondit dessus, une main tendue. Le bout de ses doigts percuta la gorge de l’homme, brisant les os sous la chair. L’homme partit à la renverse en gargouillant, tentant de respirer ; mais il n’y arriverait pas. Talaban l’ignora et sortit. Trois gardes se tenaient devant la porte. Il n’avait aucune chance de les vaincre tous. À cet instant précis, une silhouette sombre sauta du toit. Une petite hache trancha la gorge du premier garde. Talaban se jeta sur le second, lui balançant un crochet du gauche au menton. Le troisième dégaina son épée et se tua sur l’Avatar. Sa lame toucha Talaban sous les côtes du flanc gauche, lui arrachant un morceau de chair. Talaban attrapa le bras qui tenait l’épée, et attira l’Almec jusqu’à lui – le garde rencontra le coude gauche de l’Avatar en chemin. Il tituba mais ne tomba pas. Au moment où il se ressaisissait, la hache de Touchepierre lui fendit le crâne. — Devoir aller vite, fit Touchepierre. Chevaux derrière village. Un cri retentit derrière eux. Talaban se retourna et vit Cas-Coatl suivi d’une douzaine d’hommes courir sur la place. — Maintenant être bon moment pour partir ! dit Touchepierre. Le sauvage s’élança. Talaban lui emboîta le pas. Lorsqu’il atteignit la périphérie du village, Touchepierre l’avait distancé ; il disparut même dans un petit ravin. Talaban était épuisé. Il ne pouvait plus courir. Il risqua un coup d’œil derrière lui et vit que les Almecs l’auraient bientôt rattrapé. Il entendit le martèlement des sabots. Touchepierre surgit du ravin sur un poney, tirant derrière lui une seconde monture. Il passa en trombe devant Talaban qui se jeta sur la bête, attrapant du bout des doigts le pommeau de la selle, et se hissa en place. Des tirs de gourdins-de-feu retentirent dans leur dos, mais aucun ne les toucha. Les deux hommes cravachèrent vers l’ouest à travers des collines, en direction du Luan. Rapidement, Talaban aperçut la silhouette du Serpent qui se dessinait sur le fleuve. Une demi-heure plus tard, il était assis dans son ancienne cabine. Touchepierre suturait sa blessure à la hanche. Methras était assis face à lui. — Je ne croyais pas vous revoir un jour, dit-il à Talaban. — J’espère que tu n’es pas trop déçu. Methras sourit. — Touchepierre a promis de me trancher la gorge si je ne le lui laissais pas une chance de vous retrouver. Talaban grimaça ; sa blessure le lançait horriblement. — Ils ont pris mes cristaux, déclara-t-il. — Servez-vous des miens, fit Methras en ouvrant la bourse qu’il avait au côté. Talaban regarda l’homme dans ses yeux bleus. Une semaine auparavant, un tel objet en possession d’un Vagar aurait causé sa mort. — Tu peux t’en servir ? s’enquit Talaban. — Plus ou moins. Cela viendra avec le temps. Talaban accepta la gemme et la plaça sur sa hanche. Aussitôt la chair se referma. — Je t’apprendrai les rituels, dit-il. — Je les connais. Mais mon sang vagar me bloque un peu, expliqua Methras en souriant. — Depuis combien de temps étais-tu sur ce toit ? demanda Talaban au sauvage. — Longtemps. Trop de soldats. — Comment es-tu arrivé là sans te faire repérer ? — Beaucoup de talents. Parier que toi être content de voir moi. — J’étais surtout content que tu aies ta hache. (Il tourna à nouveau son attention vers Methras.) Nous devons retourner à Egaru le plus vite possible. L’armée almèque se mettra en marche demain. Ils atteindront la cité dans moins de cinq jours. — Le Quêteur Général est au courant. Il y a trois armées en route. Près de huit mille hommes. — Gros chiffre, déclara Touchepierre. Peut-être nous perdre. Talaban grogna et se leva du lit. — J’ai besoin de me reposer, dit-il. Où est ma cabine ? — Mais c’est votre cabine, répondit Methras. — Non, plus maintenant. Methras sourit. — Je vais passer la plus grande partie de la nuit dans le poste de pilotage. Vous pouvez vous reposer ici. Je vous réveillerai lorsque nous serons en vue d’Egaru. Trop fatigué pour discuter, Talaban s’allongea sur le lit familier. Comme Touchepierre se préparait à quitter la cabine, Talaban l’attrapa par le bras. — Tu retournes chez toi, mon ami. Tu retournes auprès de Suryet. Puis il ferma les yeux et sombra dans un sommeil sans rêve. Chapitre 24 Pour Rael, les événements du mois passé avaient été bien sombres. Tout semblait être allé de travers depuis que le Quêteur Ro était revenu avec ses quatre coffres d’énergie rechargés. Comme si, au sommet de l’espoir, la Source s’était retournée contre eux. Aujourd’hui, trois armées bien disciplinées marchaient sur les cités jumelles, les Vagars attendaient de prendre le contrôle de leur destin, et la sorcière devenait plus puissante de jour en jour. Rael était las. Il prit un cristal blanc dans sa bourse pour le coller contre son front. Une énergie fraîche et revigorante l’inonda. Il soupira puis se concentra à nouveau sur le problème de Sofarita. Chaque fois qu’il la voyait, il devait laisser ses cristaux. Dès qu’elle s’approchait de lui, elle les vidait automatiquement. Par conséquent, il ne l’invitait plus à participer aux réunions du Conseil, et allait plutôt la retrouver chez Ro. Rael était assis à son bureau, le regard fixé sur les piles de papiers qui l’encombraient. Il prit le premier devant lui et lut un rapport sur la situation des réserves de nourriture. Le jour où il avait appris que les Almecs venaient, il avait fait importer de la nourriture en masse, et les greniers à grain des cités jumelles débordaient. Pourtant, un siège prolongé provoquerait forcément la famine au bout de trois semaines. Le rationnement devrait commencer dès le lendemain. Il s’approcha de la fenêtre et contempla la baie. Le Serpent y mouillait, ainsi qu’une cinquantaine de petits vaisseaux vagars. Pendant des jours ceux-ci avaient ravitaillé la cité, mais à présent, ils n’avaient plus nulle part où aller. Les villages producteurs le long du Luan étaient déserts, leurs habitants s’étaient enfuis ou avaient été tués. Il retourna à son bureau et farfouilla dans ses papiers jusqu’à ce qu’il arrive à mettre la main sur le rapport de la Trésorerie du Cristal. Caprishan avait apporté un deuxième coffre à Anu, comme celui-ci l’avait exigé. Le troisième était actuellement utilisé pour recharger les arcs-zhi. Le dernier coffre restait à bord du Serpent. Bientôt, Rael devrait le faire enlever. Et le Serpent ne naviguerait plus. D’une certaine manière, le Septième Serpent était comme les Avatars – puissant mais condamné. Manquant d’hommes et de puissance, Rael était d’une humeur sinistre. Talaban avait dit de lui qu’il était le plus grand stratège vivant. Rael l’avait cru. Mais cela ne lui servait pas à grand-chose d’être un fin stratège s’il n’avait pas les moyens de mettre en œuvre ses stratégies. Dans l’idéal, Rael aurait envoyé plusieurs troupes harceler les armées ennemies dans leur progression, coupant la route à leur ravitaillement afin de les épuiser. Mais avec moins de deux cents Avatars aptes au combat, il ne pouvait se permettre une telle tactique. Quant à envoyer des Vagars dans leurs armures légères, face aux gourdins-de-feu des Almecs, cela relevait du suicide. Par conséquent, les armées ennemies avançaient à leur rythme et dictaient le cours de la guerre. Le seul avantage de Rael résidait dans la sauvagerie des Almecs. Si leur invasion avait été moins sanglante, ils auraient pu se servir de la population captive afin de créer des lignes de ravitaillement. Mais dans la situation actuelle, ils devraient s’emparer des cités le plus vite possible. Rael réfléchit à cela. Les murs de Paragu n’étaient pas très solides. Ils avaient été construits rapidement au début de la conquête. Il était persuadé qu’ils seraient vite ébréchés. Egaru, qui avait un périmètre moins important, serait plus facile à défendre. Avec cette idée en tête, il affecta davantage d’Avatars à Paragu. Puis, il se concentra sur Ammon. Le roi se trouvait dans les appartements qui lui avaient été donnés au deuxième étage du bâtiment du Conseil. Rael devait le rencontrer sous peu. Ses cinq mille hommes pouvaient changer le cours de l’histoire, mais était-il bien prudent d’inviter cinq mille guerriers hostiles dans les cités ? Si, par miracle, les Almecs étaient vaincus, Ammon se retrouverait dans la position dont il rêvait depuis longtemps. À la tête de l’empire avatar. L’empire ? Quel empire ? Cette simple pensée déprima Rael. Il n’y avait plus d’empire. La porte s’ouvrit et Viruk entra. — Que veux-tu, cousin ? lui demanda-t-il, irrité par l’intrusion. — Y a pas de cousin qui tienne, espèce de fils de pute ! gronda Viruk. J’ai quitté sur tes ordres une cité avatare pour porter secours à un sous-homme androgyne, et qu’est-ce que je trouve quand je reviens ? La cité dirigée par ces chiens de Vagars. Je devrais te trancher la gorge, sale traitre ! Pris d’une colère froide, Rael se leva et vint se planter devant le guerrier outragé. — S’il y a un traître ici, c’est toi, espèce d’imbécile arrogant. La villageoise avec laquelle tu as couché contrôle à présent les cités. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu as enfreint la loi pour la guérir, Viruk. Elle est cristal-unie. Même toi, tu dois comprendre ce que cela signifie. Nous avons essayé de la tuer. Nous avons échoué. — Je pourrais la tuer, fit Viruk. Il n’y a rien qui respire que je ne puisse tuer. — À présent, ce n’est plus une option envisageable. Au moins, ses pouvoirs nous donnent une chance de pouvoir nous battre face aux Almecs. Mais dès que la pyramide d’Anu sera terminée, nous aurons peut-être une meilleure chance. — C’est-à-dire ? On reprend le pouvoir ? — Évidemment, mentit éhontément Rael. Viruk se fendit d’un large sourire. — Je préfère ça. — À présent, je dois accueillir mes invités. (Rael regarda les habits de voyage de Viruk complètement tachés.) Je te suggère de rentrer chez toi pour prendre un bain. — Tu ne sais pas si mes soucis d’eau sont bien arrivés ? s’enquit Viruk. — Non, je n’en sais rien, lui répondit le Quêteur Général. Une fois que Viruk fut parti, Rael descendit dans la salle du Conseil et ordonna à un serviteur de prévenir dame Mejana et Ammon qu’il les attendait. Mejana arriva la première, vêtue d’une volumineuse robe bleue. Elle salua Rael d’un mouvement sec de la tête et s’assit à sa droite sans lui adresser la parole. Ils restèrent assis en silence plusieurs minutes quand un serviteur annonça la venue du roi. Ammon entra, habillé d’une tunique en soie gris perle qu’il avait empruntée, et de sandales à lanières d’argent. Ses cheveux noirs, lavés et parfumés, lui tombaient sur les épaules. Ses mouvements étaient gracieux et lascifs. Il fit le tour de la table et choisit un siège près de Rael. — Les appartements que vous m’avez octroyés sont charmants, dit-il, mais j’aurais apprécié les services d’un tailleur. — Je vous en enverrai un dès que nous en aurons fini ici, lui promit Rael. Avant toute chose, laissez-moi vous souhaiter la bienvenue à Egaru. Je suis heureux d’avoir pu vous aider à vous échapper. — Je me doute qu’il y a un prix à payer, fit Ammon. (Ses yeux violets se posèrent sur Mejana.) Et vous êtes, madame ? Rael intervint aussitôt. — Permettez-moi de vous présenter dame Mejana, mon Premier Conseiller. Ammon s’inclina légèrement. — Est-ce la nouvelle mode chez les Avatars, madame, de ne plus se teindre les cheveux en bleu ? demanda-t-il avec malice. — Je ne suis pas une Avatare, sire. Ammon afficha une expression de surprise moqueuse. — Ah non ? On peut alors se demander comment vous avez atteint une telle position ? — Comme vous le savez parfaitement, fit Rael d’un ton neutre, Mejana est à la tête des Pajistes, une organisation financée par vous-même et votre ministre Anwar. Toutefois, cela n’a plus d’importance aujourd’hui. Nous sommes face à un terrible ennemi. Et nous devons décider de la meilleure façon de le combattre. — Mon armée sera là d’ici quelques jours, dit Ammon. Je vous suggère de défendre les murs. — Vous devez d’abord nous donner certaines garanties, décréta Mejana. — Telles que ? — Votre promesse que les soldats s’en iront dès que la guerre sera gagnée. — Je n’ai pas besoin de vous offrir de garantie, madame. Cette terre appartenait autrefois aux Erek-jhip-zhonads. Elle leur reviendra à nouveau. Il me semble que ce serait plutôt à moi de formuler des exigences. La porte s’ouvrit, et un serviteur traversa la grande pièce. Il s’inclina devant les trois personnes présentes et s’approcha de Rael. — Un message, seigneur, de la part de dame Sofarita. Rael prit le parchemin, le lut, et se cala au fond de son siège. — De bonnes nouvelles, j’espère, fit Ammon. Rael se leva. — Votre armée a été attaquée dans la passe de Gen-el. Trois mille morts, le reste en déroute. Notre conversation s’achève là. — Je crois que la Source me déteste, déclara Rael. Il venait de lui faire part de la destruction de l’armée d’Ammon, et de l’approche des invincibles Almecs. La jeune femme le prit par la main et le conduisit dans le jardin suspendu. Une grande table avait été dressée, recouverte de serviettes douces. Sur le côté de la table, il y en avait une plus petite sur laquelle étaient posées des fioles d’huiles aromatisées. — Déshabille-toi, Rael, fit-elle. — Je n’ai pas le temps, Mirani. — Fais ce que je te dis, mon mari, le gronda-t-elle. Rael soupira et retira sa tunique et son pantalon. Elle lui indiqua d’un geste qu’il devait s’allonger sur le ventre. Une fois qu’il fut installé sur la table de massage, elle se versa de l’huile dans les mains et se mit à travailler doucement sur les muscles de ses épaules. — Ils sont durs comme du fer, dit-elle. (Comme elle se mettait à le masser plus fermement, il poussa un grognement.) Tu penses que la Source te déteste ? Si c’est le cas, elle a une drôle de façon de te le montrer. Cela fait plus d’un siècle que toi et moi nous nous aimons. Espèce d’arrogant ! (Ses doigts libérèrent la tension qu’il avait au bas du dos, et s’attaquèrent à sa colonne vertébrale.) La Source ne te hait pas, Rael. Mais elle doit détester ce que nous sommes devenus. Des tyrans et des esclavagistes. Tous nos projets, toutes nos ambitions n’ont qu’un seul but : garder le contrôle, dominer. Nous n’existons qu’en volant la vie des autres. Si la Source ne détestait pas cela, alors je n’aurais pas de temps à lui consacrer. À présent, est-ce que tu comprends pourquoi j’ai refusé de rejoindre le Conseil ? Il resta immobile tandis que les mains pratiquaient leur magie. Elle continua de le masser, utilisant ses coudes afin d’étirer les longs muscles au-dessus de ses hanches. Rael poussa un nouveau grognement. — Tu essaies de me soigner, ou de me tuer ? demanda-t-il. — J’essaie de te faire voir la vérité, dit-elle. Mejana est la lumière vive de l’aube ; Sofarita, l’éclaircie après la pluie. Les premiers temps, nous avons eu la chance d’avoir beaucoup d’enfants. Ils sont tous devenus adultes – et sont morts durant la chute du monde. Tous, sauf Chryssa. (Il ferma les yeux sous la douleur du souvenir.) Elle a continué de vivre quelques années, en apportant énormément de joies. Pense à ce que Mejana a dû ressentir pour sa fille, la lumière de sa vie, lorsqu’elle a été cristal-puisée. Pense à la douleur, Rael. Oui, elle a assassiné Baliel, et commandité la mort d’autres Avatars. Oui, elle nous déteste. Mais sa cause est juste. Elle a consacré sa vie à ce qu’aucune mère n’ait plus jamais un enfant cristal-puisé. Ne la hais pas, Rael. Admire-la. Respecte-la. » Quant aux revers de fortune dont tu souffres… Est-ce que tu pensais franchement que la guerre serait facile à gagner ? Tu es le Quêteur Général. Tu trouveras un moyen de vaincre. Je n’en attends pas moins de toi. Retourne-toi. Il roula sur le dos. Mirani défit les pans de sa robe et la laissa tomber sur l’herbe. Puis, elle grimpa sur la table et l’enfourcha. Il lui caressa les épaules. — Comment as-tu pu devenir si dure ? lui demanda-t-il en souriant. — J’ai épousé un soldat, répondit-elle. Puis elle l’embrassa. — C’est trop dangereux, dit le Quêteur Ro à Talaban. Sofarita était assise sur l’herbe, silencieuse, visiblement perdue dans ses pensées. Une forte odeur de jasmin flottait dans l’air. Le trio profitait du soleil de l’après-midi. Ro n’avait pas été ravi de voir le grand officier arriver. Il avait remarqué, en cachant son désarroi, à quel point Sofarita resplendissait en sa présence. — Je crois que c’est notre seul espoir, Quêteur, fit Talaban. Sofarita leva les yeux. — Racontez-moi encore une fois tout ce que vous avez appris du bossu. Chaque détail. Talaban sourit. — Je pourrais vous raconter sa vie entière, madame, mais cela ne servirait pas à grand-chose. Ce qui est important, c’est que la Reine de Cristal n’avait pas l’intention de déplacer une partie de son monde dans le nôtre. Tout ce qu’elle voulait faire, c’était créer une barrière sur laquelle le raz de marée passerait, pour transporter ensuite ses cités jusqu’à un endroit plus clément de leur planète. Mais ce qui s’est passé au bout du compte, c’est quelle a ouvert un portail entre nos mondes. En soi, ce n’est pas très important – si ce n’est le fait qu’elle n’a pas entièrement refermé ce portail. Des forces gigantesques sont à l’œuvre, essayant de faire revenir malgré elle leurs cités dans leur monde. Elle se sert d’un niveau d’énergie considérable rien que pour maintenir son continent en place. C’est pour cette raison qu’elle réclame autant de morts. Et c’est pour cela aussi qu’elle vous craint, madame. Vous pourriez puiser une partie de l’énergie dont elle a besoin. Mais pas d’ici. Rael m’a dit qu’il n’osait plus vous approcher avec des cristaux. Il les laisse dans la salle du Conseil. Et même là, votre pouvoir les draine un peu. J’ai la conviction que si nous nous rendons à l’ouest, et que nous approchons du royaume de la Reine de Cristal, vous serez capable de l’affaiblir. Peut-être même que les Almecs seront aspirés par le portail. — Seulement ceux qui seront sur le continent, fit distraitement Sofarita. — Vous pensez que j’ai tort, madame ? — Non, pas tort. Je crois juste que tu vois un peu trop loin. Mes pouvoirs ne sont pas suffisamment grands pour une confrontation directe. Et je dois d’abord aider Rael à détruire la force d’invasion. Après seulement, nous pourrons penser à attaquer l’ouest. Mais si nous parlions de choses plus gaies ? Votre jardin est magnifique, Ro. — Merci, répondit-il. Il n’est pas aussi parfait que celui de Viruk, mais il m’apporte beaucoup de joies. J’ai toujours aimé regarder… — Elle est partie, déclara soudainement Sofarita. Almeia nous observait, et écoutait tout ce que nous disions. Elle reviendra bientôt. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour planifier notre voyage. — Alors vous croyez que j’ai raison ? s’enquit Talaban. — Oui. Je ne vois pas d’autre solution. Mais dès que nous prendrons la mer, elle saura ce que nous avons en tête. Nous allons au-devant du danger. — Elle n’est pas omnisciente, insista Ro. Elle n’avait pas prévu le Feu-de-Soleil, la destruction de ses navires, ni l’arrivée du Serpent pour sauver Paragu. Elle n’a pas non plus réussi à tuer Talaban dans l’embuscade de la passe. — Elle sait, souligna Sofarita, mais elle est limitée par son besoin d’avoir recours aux autres pour communiquer ses ordres. C’est une chose d’informer un général qu’une force traverse la passe, c’en est une autre de diriger la bataille qui va suivre. Son général, Cas-Coatl, communique avec elle grâce au cristal qu’il a à sa ceinture. Elle l’a informé qu’une petite troupe allait s’engager dans la passe de Gen-el. Il a envoyé deux de ses capitaines pour l’attaquer. Mais eux n’avaient aucun moyen de communiquer avec Almeia. De la même manière, Cas-Coatl avait été prévenu pour le Feu-de-Soleil. Il a cru qu’il pourrait le détruire avant l’arrivée du Serpent. Il s’est trompé. Croyez-moi sur parole : elle connaît chacune de nos faiblesses. Mais notre force réside dans le temps qu’il faut à ses ordres pour être menés à bien. Nous devons donc lever l’ancre et partir vers l’ouest. Je choisirai un emplacement où débarquer, et je ne le dirai à personne tant que nous ne serons pas sur le point d’arriver. — Je viens avec toi, Sofarita, fit Ro. — Vous n’êtes pas un guerrier, mon ami. Que feriez-vous là-bas ? — J’ai d’autres talents, répondit le petit homme. Et tu auras besoin d’eux. — Qu’il en soit ainsi. Nous partirons à minuit. Viruk était assis au fond de l’attelage à ciel ouvert, le bras passé autour des épaules du potier. — Et là, lui expliqua-t-il, c’est la Grande Bibliothèque. Sadau n’avait jamais vu un tel bâtiment. Et dire qu’il pensait que le palais royal à Morak était exceptionnel… Il avait l’air d’une hutte comparé à cet édifice. La Bibliothèque était imposante. Deux statues de dix mètres de haut soutenaient un linteau de pierre sur le fronton. Sur le linteau se trouvait la statue d’un homme assis, les mains tendues. C’était le plus grand bâtiment que Sadau ait jamais vu. — Qui est le roi assis là ? demanda-t-il. — Le Quatrième Prime Avatar, répondit Viruk. Ou le Cinquième. Je ne m’en souviens jamais. Il y a plus de trois cents chambres. Une longue file d’attelages attendait devant le bâtiment et des dizaines de serviteurs portaient des coffres à l’intérieur. — Que font-ils ? s’enquit Sadau. Ils déplacent des trésors ? — D’une certaine manière, dit Viruk. C’est le bâtiment le plus solide d’Egaru. On y installe les femmes et les enfants avatars afin qu’ils y soient en sûreté. Et maintenant, est-ce que tu voudrais voir quelque chose de vraiment spécial ? — Spécial ? s’exclama Sadau. Cela n’implique pas de tuer des gens, n’est-ce pas ? Viruk sourit et tapota le potier dans le dos. — Qu’est-ce qui pourrait bien te faire croire ça ? — Parce que je n’ai pas remis la tête au roi. Parce que je me suis enfui pour me cacher. — Ainsi, tu penses que ta mort m’est tellement importante que j’ai loué un attelage rien que pour te conduire sur les lieux de ton exécution ? Allons, potier, soyons sérieux. Si j’avais voulu ta mort, ce serait fait depuis longtemps. — Merci, seigneur, fit Sadau en se souvenant comment Viruk avait réagi lorsqu’ils étaient tombés sur Boru. Viruk lui avait souri. Puis il avait dégainé sa dague et avait sauté sur le chariot, attrapant l’homme par les cheveux et lui tirant la tête en arrière. Au moment où la lame s’était posée sur sa gorge, la voix du roi avait retenti. — Ne le tuez pas, Viruk, c’est un de mes hommes ! L’Avatar était resté paralysé un instant, puis il avait rengainé sa dague et s’était assis au côté de Boru en lui plaçant un bras autour des épaules. Exactement comme il le faisait en ce moment. — Cela me fait plaisir de te revoir, Boru, avait-il dit en se fendant d’un large sourire. Comment va la vie ? Rien que d’y penser, Sadau en frissonnait encore. L’Avatar était complètement fou. Et voilà qu’il était dans un attelage avec lui, se rendant Dieu seul savait où. L’attelage continua sur une grande avenue, puis gravit une route bordée d’arbres qui menait à une colline boisée. Il n’y avait que peu de maisons à cet endroit, mais elles étaient toutes magnifiques. Comme Sadau l’avait deviné, la maison de Viruk était de loin la plus belle. L’attelage s’arrêta devant l’entrée en marbre. Viruk descendit, paya le cocher, et guida Sadau jusqu’à l’arrière du bâtiment. Là, l’Avatar ouvrit de grandes portes qui menaient au jardin. — Regarde ! lui dit-il. Sadau contempla un paysage d’une beauté exquise, aux couleurs aussi douces que les odeurs. Il y avait ici des fleurs qu’il n’avait jamais vues auparavant. Il resta un instant bouche bée. C’était comme un avant-goût du paradis. — Eh bien ? fit Viruk. — Même le paradis ne serait pas aussi beau, soupira Sadau. Ignorant l’Avatar, il s’avança sur un petit sentier pavé. Une série de grandes marches menaient à un jardin de rocaille. De chaque côté des marches, de larges pots en terre cuite remplis de fleurs avaient été disposés. Viruk lui emboîta le pas. — Bienvenue dans mon monde, déclara-t-il. Sa voix avait changé. Sadau lui jeta un regard aiguisé. Ses traits ne paraissaient plus dangereux, même ses yeux gris pâle semblaient plus doux. Un serviteur d’une petite cinquantaine d’années arriva sur le sentier. Il portait un grand sac en paille sur l’épaule. Celui-ci était rempli de mauvaises herbes. En apercevant Viruk, il sourit. — Les soucis d’eau ont très bien pris, seigneur, dit-il. Il faut que vous les voyiez. Ils sont superbes. Viruk disparut avec son serviteur, laissant Sadau planté sur le sentier. Le potier retira ses chaussures et s’aventura au milieu des rocailles – le sol était humide. Il continua sa route et découvrit un petit cours d’eau. Il s’assit sur l’herbe et plongea ses pieds dans l’onde. Pour la première fois depuis des semaines, il se sentit en paix. Il s’allongea sur l’herbe et ferma les yeux. Lorsqu’il se réveilla, la nuit était sur le point de tomber. Il se releva à la hâte, ramassa ses chaussures et retourna vers la maison. Un serviteur l’aperçut. C’était un grand homme maigre, au nez aquilin, avec des petits yeux perçants. — Puis-je vous aider ? demanda-t-il d’un ton guindé, regardant avec un dégoût évident les vêtements de voyage sales que portait Sadau. — Le seigneur Viruk m’a amené ici pour voir son jardin, expliqua Sadau. Nous avons voyagé ensemble. (Le serviteur ne semblait pas plus impressionné que cela.) Nous avons sauvé le roi. — Et de quel roi s’agit-il, monsieur ? — Le roi Ammon. Nous l’avons amené à Egaru. Le seigneur Viruk m’a fait faire le tour de la ville dans un attelage. J’ai vu la Bibliothèque. — Eh bien, monsieur, le seigneur Viruk s’est rendu à la salle du Conseil. Et il ne m’a pas informé qu’il avait un invité. — Il m’a sans doute oublié, fit Sadau. — Où logez-vous, monsieur ? Je vais envoyer chercher un attelage pour vous. — Je ne sais pas. Je suis resté assis pendant des heures dans la salle du Conseil. Ensuite, le seigneur Viruk m’a conduit ici. À cet instant, le jardinier entra dans la pièce. — Ah, tu es là, déclara-t-il. Je t’ai cherché partout. Je m’appelle Kale. Il tendit une grosse main au potier. — Sadau, répondit celui-ci. — Le seigneur Viruk m’a dit que tu passerais la nuit chez moi. J’ai une petite maison à un peu plus d’un kilomètre d’ici. Sadau voulut parler, mais hésita. — Qu’y a-t-il ? lui demanda Kale. — Je… euh… n’ai rien mangé en deux jours. Est-ce qu’il y aura de la nourriture chez vous ? Le jardinier gloussa. — Le seigneur Viruk est un gentilhomme, mais il n’a pas l’habitude de recevoir des invités. (Il jeta un regard au serviteur.) Nous prendrons le reste de cette tarte, du pain et du beurre salé, lui dit-il. Nous mangerons dans le jardin. Va nous chercher des lanternes. À la grande surprise de Sadau, le serviteur s’inclina et partit. — Vous devez être un homme très important, fit le potier. J’ai cru qu’il allait me cracher dessus. Kale sourit. — Je ne suis qu’un simple jardinier. Mais je suis le jardinier du seigneur Viruk. Et, crois-moi, c’est presque être un roi. La première armée almèque arriva devant les murs de Paragu juste avant la tombée de la nuit. De l’autre côté de la baie, Rael lut le message qu’émettaient les lanternes en haut de la tour de guet orientale de Paragu. — Quatre mille hommes, dit son assistant, Cation, en déchiffrant les lumières. Mais ni tour de siège ni aucune autre arme en vue. Ils ont dressé un camp juste hors de portée des arcs-zhi. (Sur la rive sud du fleuve, il n’y avait pas encore de signe de l’ennemi.) Dame Mejana est arrivée, monsieur, fit Cation. Rael se retourna et offrit à la Vagare un léger salut du chef. Elle portait un épais manteau qui la protégeait du froid vent nocturne. Elle avait l’air vieille, plus fatiguée que Rael ne l’avait jamais vue. — J’ai bien reçu votre message, dit-elle. — Il vaut mieux ne pas en parler pour les raisons décrites dans ma lettre. Elle acquiesça. — Dans ce district, nous pouvons faire appel à deux mille hommes de la milice, lui apprit-elle. J’ai assigné des messagers le long du mur, tous les deux cents mètres. Si l’un de vos officiers a besoin de renforts, les messagers iront les chercher. — Vous avez bien travaillé, et efficacement, Mejana. Je vous félicite, fit Rael d’un air détaché. Il était concentré une nouvelle fois sur les petites collines. Mejana s’adossa aux remparts et ferma les yeux d’épuisement. Pour la première fois, Rael ne la vit pas comme la chef des meurtriers pajistes, mais comme une simple femme, fatiguée et en deuil, faisant de son mieux dans une situation impossible. Il prit un cristal dans sa bourse et l’approcha d’elle. Elle ouvrit les yeux et recula. — Je ne veux pas de votre maudite magie ! déclara-t-elle. Rael soupira. — Je comprends. Mais dans les heures et les jours à venir, vous allez avoir besoin de toutes vos forces, madame. — C’est peut-être vrai, Rael. Mais je ferai ce que je peux avec ce corps faible et endolori. Car c’est le mien. Sa force est à moi, tout comme sa faiblesse. Rien qu’à moi. Je vous remercie quand même pour votre offre, et j’espère que vous me pardonnerez la dureté de mon ton. Ses mots le surprirent. Il se pencha en avant et lui posa la main sur l’épaule. — Peut-être que toute l’excitation à venir aidera à vous revigorer. Mais si ce n’était pas le cas, je vous conseille de rentrer chez vous pour dormir quelques heures. Même lorsqu’ils viendront, il leur faudra du temps pour former leurs rangs et préparer leurs armes. J’enverrai un messager vous chercher. — Non, répondit-elle. Je me sens déjà mieux. Cela vous ennuie si j’attends ici ? — Pas le moins du monde. Il lui tourna le dos et rangea son cristal dans sa bourse. Il remarqua le regard que venait de lui jeter Cation et sut que son officier avait repéré les émanations qui découlaient de l’utilisation d’un cristal. Rael lui adressa un sourire. De nouveau, les lumières de Paragu formèrent un message. Rael manqua le début, mais put le lire en entier lorsque le message fut répété quelques instants plus tard. De leur situation surélevée, dans l’estuaire, les défenseurs de Paragu venaient d’apercevoir l’armée qui s’approchait d’Egaru. — Beaucoup de chariots, fit Cation. Du bronze monté ? Qu’est-ce que cela veut dire ? — Des armes de bronze sont montées sur des chariots, lui expliqua Rael. Envoie-leur un message. Demande-leur combien ils en voient. Cation s’en alla. Mejana toucha le bras de Rael et désigna l’est. Le premier rang des attaquants se découpait sur l’horizon. Mejana balaya le mur du regard et se tourna vers Rael. — Vous ne pourrez pas défendre un mur de trois kilomètres avec seulement deux mille hommes. — Non, vous avez raison, admit-il. Mais ils ne peuvent pas non plus détruire tout le mur. C’est là où ils créeront une brèche que la bataille fera rage. Rael entendit du mouvement derrière lui et se retourna pour voir Caprishan gravir les remparts. Le gros homme avait du mal à respirer, et son visage était couvert de sueur. — As-tu réussi à rejoindre Anu ? s’enquit Rael. Caprishan acquiesça et passa un moment à reprendre son souffle. — Mais nous n’aurions pas dû, dit-il finalement. Nous avons été repérés par un groupe d’Almecs. Une grosse troupe, peut-être deux cents hommes. J’ai bien cru qu’on allait tous y rester. Mais ils se sont retirés, sans nous attaquer. Que dis-tu de cela, Rael ? Cela n’a pas de sens, à mes yeux. — Aux miens non plus, fit remarquer Mejana. — Pourtant c’est très clair, dit amèrement Rael. Pensez à Anu et à ce qu’il fait. Il est en train de recréer la Pyramide Blanche. Elle puisera l’énergie du soleil et alimentera tous nos cristaux. Comme nous l’a expliqué Sofarita, la Reine de Cristal est d’une boulimie insatiable. Une fois que la Pyramide sera terminée, elle s’en servira pour se nourrir. — Alors nous devons arrêter Anu, déclara Mejana. Il ne doit pas la terminer. — Je ne pourrais pas arrêter Anu même si je le voulais, fit Rael. Mais il ne recevra plus de ravitaillement et nous ne pourrons plus le recontacter. C’est pour cela qu’il a demandé un deuxième coffre. Il va nourrir ses ouvriers à l’aide de l’énergie du coffre. Il est coupé de nous, Mejana. Il faut espérer que nous vaincrons les Almecs avant qu’il n’achève la pyramide. — Il y a d’autres nouvelles, cousin, dit Caprishan. — J’espère qu’elles sont bonnes. Caprishan haussa les épaules. — Le roi du Peuple de Boue a quitté la cité. Il a demandé un cheval pour faire un tour dans le parc. Puis il s’est enfui. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? — Ni l’un ni l’autre. Il n’aura pas le temps de réunir les tribus. Nous sommes seuls. Caprishan regarda par-dessus les remparts les rangées d’hommes qui avançaient au pas cadencé. Dans la lumière mourante, ils n’avaient plus rien d’humain. À cette distance, ils auraient tout aussi bien pu être des fourmis. Caprishan frissonna. Il n’aimait pas penser aux insectes. Cela le chatouillait toujours. — Des soldats bien entraînés, observa-t-il. Regarde la façon dont ils se déplacent. Une discipline exemplaire. Derrière les défenseurs, le soleil se coucha dans une mer rouge sang. Et le Septième Serpent disparut à l’horizon. Methras avait insisté pour que Talaban conserve ses anciens quartiers, et l’Avatar avait accepté avec reconnaissance. Debout sur le petit balcon de la cabine du capitaine, il regardait les tours d’Egaru, baignées dans la lumière du soleil mourant. Un frisson le parcourut lorsque la cité disparut à l’horizon, un sentiment croissant d’adieu dont il ne parvenait pas à se défaire. Talaban n’avait pas beaucoup d’amis parmi ses camarades avatars, mais cela ne voulait pas dire qu’il ne les aimait pas. Il y en avait qu’il connaissait depuis presque deux cents ans, des hommes et des femmes qu’il respectait ou admirait. Ils étaient une famille avant tout. Quasiment tous les Avatars qui avaient échappé à la fin du monde étaient apparentés. Et voilà qu’il les abandonnait à leur sort. Peu importait que sa mission ait pour but de les sauver. À ce moment précis, il se sentait déserteur. — Mais ce n’est pas le cas, fit Sofarita. Talaban se retourna. Elle se tenait à côté de son bureau, un gobelet d’eau dans sa main fine, une robe bleue recouvrant son exquise silhouette. Elle avait attaché ses cheveux en queue-de-cheval, et son cou gracile était un joyau à contempler. — Ce n’est pas bien d’écouter aux portes, lui dit-il. — Je ne contrôle pas toujours mon pouvoir, expliqua-t-elle. Surtout quand il s’agit des émotions de personnes qui me sont proches. — Quand vous dites proches… ? Il la regarda et sourit. — Je voulais dire de personnes qui sont à proximité, répliqua-t-elle en rougissant. — Puisque vous avez lu dans mon esprit, vous connaissez mes sentiments pour vous. Est-ce que cela vous gêne ? Ce fut au tour de Sofarita de sourire. — Non. Parfois, il est plaisant d’être… en si haute estime. Que désirez-vous chez moi, Talaban ? Mon corps ? Mon talent ? Les deux ? Il prit sa main et y déposa un baiser. — J’aimerais pouvoir vous répondre. Si seulement je trouvais les mots. Mais au moment où je vous ai vue, mon esprit a été comme foudroyé. Et depuis, vous occupez toutes mes pensées. Doucement, elle retira sa main. — Nous ne pouvons pas être amants, lui dit-elle. (Il crut percevoir un regret dans sa voix.) Tous les jours, mon pouvoir grandit. Si je te faisais l’amour, je pense que tu en mourrais. Ce ne sont pas seulement les cristaux que je draine. Je commence à… (Elle s’arrêta.) Ne parlons plus de cela. Elle sortit sur le balcon. Egaru avait maintenant totalement disparu. L’Avatar se déplaça dans son dos et passa ses mains sur ses épaules. Elle frissonna à ce contact. — Ne tombez pas amoureux de moi, Talaban, le prévint-elle. Il se mit à rire. — Comme si j’avais le choix ! — Nous avons tous le choix, fit-elle en s’adossant au bastingage. Il se rapprocha d’un pas. Elle leva la main et il sentit une pression contre sa poitrine qui le repoussait, alors qu’elle était à plusieurs mètres de lui. — Pensez à ce que vous faites, lui conseilla-t-elle. Vous voyez une femme, mais je ne suis plus entièrement de chair et de sang. Je suis en train de me transformer en cristal. Lentement, je l’avoue. Mais en cristal tout de même. N’avez-vous donc rien appris en aimant Chryssa ? La question le choqua. — Chryssa n’a rien à voir ici. — Il est étrange que vous tombiez amoureux de deux femmes cristal-maudites. — Ce n’est pas juste. Je ne savais pas que vous étiez malade lorsque je vous ai rencontrée la première fois. Et lorsque Chryssa et moi étions fiancés, elle était encore entièrement de chair et de sang. Ne jouez pas à ces petits jeux avec moi, Sofarita. Je crois que je serais tombé amoureux si je vous avais vue travailler aux champs en passant par votre village. Si vous en doutez, vous n’avez qu’à lire dans mon esprit. Dans mon cœur. Est-ce que vous y voyez quelque chose de vil ? — Non, admit-elle. Rien de tel, Talaban. Vous êtes un homme bon. Mais je ne suis plus une petite fermière. Je suis bien plus, et en même temps bien moins. (Elle grimaça soudainement.) Je dois aller me reposer. — Vous souffrez ? — Un peu. Cela va passer. Il la regarda traverser la cabine. Le mouvement de ses hanches le faisait chavirer. Une fois qu’elle fut partie, il s’assit à son bureau, l’esprit en ébullition. Que ne donnerait-il pas pour pouvoir la tenir dans ses bras, pour faire glisser cette robe bleue le long de ses épaules pâles… Il entendit frapper à la porte. — Entrez, lança-t-il. Le Quêteur Ro apparut. — Est-ce que je te dérange, Talaban ? — Pas du tout. Puis-je vous offrir du vin ? Ro secoua la tête et s’assit. Il avait l’air soucieux. — Comment t’a paru Sofarita ? s’enquit-il. — À quel niveau ? — Sa santé. — Bonne, répondit Talaban. (Puis il réfléchit.) Je crois qu’elle souffre un peu. Ro acquiesça. — Cela va s’aggraver. Nous risquons d’avoir un problème. — J’écoute. — Son pouvoir lui vient de sa capacité à puiser les cristaux. Il y en avait des milliers à Egaru. Pas ici. Il n’y a que le coffre, les arcs-zhi et nos pierres personnelles. Rael a dû faire déplacer le Feu-de-Soleil à l’extérieur de la cité. J’ai prévenu Sofarita des risques de ce voyage, et elle essaie de s’empêcher de drainer l’énergie du bateau. — Quel est le problème ? — Rappelle-toi ces Vagars qui usaient régulièrement de narcotiques. Lorsqu’on les avait séparés de leurs opiacées, ils étaient devenus agités, parfois même violents. Ils éprouvaient une sorte de manque. Certains ont tué pour se procurer l’argent nécessaire à l’achat de leurs drogues. Sofarita est déjà en train de souffrir, et nous venons à peine de quitter la cité. Il va nous falloir trois semaines pour traverser l’océan. Si elle ne peut pas combattre son manque, elle va vider le navire. Ou pire. — Que pourrait-il y avoir de pire, Ro ? Le Quêteur Ro se tira la barbe. — Nous rechargions les cristaux avec des vies humaines. Les gemmes ne servaient finalement qu’à stocker l’énergie. Si Sofarita devient désespérée, elle nous cristal-puisera tous. — Elle ne ferait pas ça, affirma Talaban. Il y a trop de bonté en elle. — Peut-être qu’elle ne se contrôlera plus, suggéra Ro. — Que proposez-vous que nous fassions ? — À quelle vitesse pouvons-nous voyager ? Talaban réfléchit à la question. — Nous allons déjà très vite. Des vaisseaux à voiles mettraient deux mois pour le même trajet. (Il fit une pause.) Toutefois, si nous ne nous inquiétons pas de conserver de l’énergie, et s’il n’y a pas de tempêtes imprévues, la traversée pourrait ne prendre qu’une quinzaine de jours. Mais ce ne sera pas sans risques, Ro. À cette vitesse, si nous percutons une baleine ou un récif, nous encourrons de sérieux dégâts. — Vingt jours, c’est trop long, dit Ro. Sofarita cédera à sa faim bien avant cela. — Dans combien de temps, d’après vous ? s’enquit Talaban. — Je dirais… d’ici trois jours. Chapitre 25 Les démons étaient puissants, et leurs armes impressionnantes. Ceux qui vivaient dans la Cité Céleste contemplèrent la Horde Démoniaque et connurent la peur. Ra-Hel, le roi des dieux, les regarda se rassembler. De loin, la Reine des Morts assistait également à la scène. O, mes frères, ceci est l’histoire des héros et de la guerre. Les Démons étaient aussi nombreux que les feuilles de la forêt sombre, mais Ra-Hel était le dieu du soleil. Et il se servit de sa puissance. Tiré du Chant du Crépuscule des Anajos Rael savait que pendant une bataille, il fallait toujours choisir les bons moments avec soin. Sofarita lavait prévenu que la Reine de Cristal pouvait l’observer et écouter ses plans. Elle pouvait alors informer son commandant, Cas-Coatl, et celui-ci prendrait les mesures appropriées. Mais cela lui prendrait du temps. Et c’était le seul avantage que possédait Rael. Les Almecs s’étaient rassemblés à quatre cents mètres des murs d’Egaru – hors de portée des arcs-zhi. Derrière eux, plus loin encore, se trouvaient quarante tubes-de-feu en bronze scintillant. Même le Feu-de-Soleil ne pouvait les atteindre à cette distance. Et même s’il l’avait pu, Rael n’avait pas quarante charges en réserve. Avec un peu de chance, il pourrait tirer trois rafales. Mejana et Pendar avaient rejoint Rael sur les remparts. — Pourquoi n’attaquent-ils pas ? demanda nerveusement Pendar comme la matinée s’éternisait. — Bientôt, répondit Rael. À peine avait-il prononcé ce mot que les tubes de bronze tirèrent leurs boules de feu. Elles passèrent bien au-dessus de leurs lignes pour retomber sur le mur à trois endroits différents. Les remparts de pierre furent brisés, et des hommes précipités vers leur mort. Une fissure géante était apparue et un pan de mur s’écroula à moins de trois cents mètres sur la droite de Rael. Celui-ci regarda par-dessus les remparts et vit les ingénieurs almecs recalibrer leurs armes. À présent, ils concentraient tous leurs tirs à cet endroit. Le mur de douze mètres de haut soutint douze explosions. Puis il s’effondra, créant une brèche de dix mètres de large par laquelle l’ennemi allait pouvoir envahir la cité. Rael hurla des instructions à Goray et Cation qui étaient en bas des remparts. Un chariot fut amené en position et vingt hommes en déchargèrent le contenu. Le Feu-de-Soleil de bronze du Septième Serpent fut amené en pièces détachées sur les remparts. Quatre soldats soulevèrent la base et ses pignons, et on l’installa sur une plateforme à côté de Rael. Enfin, on plaça le tube, de façon à ce que Rael et Cation relient les fils dorés à l’alimentation. Rael pointa le Feu-de-Soleil en direction des digues en terre qui empêchaient le Luan de déborder pendant la saison des pluies. La machine se mit à vrombir. Rael regarda nerveusement la rangée de tubes-de-feu des Almecs. Ils restèrent silencieux un moment, parce que les ingénieurs recalibraient trois d’entre eux. Rael sut que d’ici quelques minutes les boules de feu fuseraient dans sa direction. — Vous feriez mieux de vous en aller, dit-il à Mejana. Nous allons leur servir de cible. L’armée almèque s’était mise en marche en formation serrée, en direction de la brèche. Le Feu-de-Soleil arrêta de vibrer. Rael s’assura de la mire et, fermant les yeux, tira sur le levier de mise à feu. Le carreau gigantesque toucha la digue de plein fouet. Durant quelques secondes, rien ne sembla se produire. Puis, au cœur de la digue, le carreau explosa. Un énorme nuage de poussière et de terre jaillit dans les airs. Les eaux libres du Luan se déversèrent dans le trou béant et inondèrent la plaine. La force du courant emporta vingt mètres de digue au passage. Les Almecs continuèrent d’avancer. Ils avaient de l’eau jusqu’aux chevilles. Brandissant leurs gourdins-de-feu, les soldats s’approchèrent de la brèche. Rael fit tourner le Feu-de-Soleil. — Soulevez l’arrière, lança-t-il à Goray et Cation. Le tube reposant sur les créneaux des remparts, les deux hommes aidés de trois soldats soulevèrent l’arrière de l’arme. Pour Mejana, leurs actions semblaient presque comiques. Des milliers d’hommes étaient sur le point de les attaquer, et le Général avatar perdait son temps avec une seule arme. Même s’il touchait les premiers rangs ennemis, il ne tuerait pas plus d’une vingtaine d’hommes. Deux boules de feu furent tirées. Elles s’envolèrent haut dans le ciel et retombèrent vers les remparts. La première percuta le mur, le faisant trembler sur toute sa longueur. La deuxième passa au-dessus des défenseurs et percuta le toit d’un entrepôt, y mettant le feu. Rael posa la main sur le levier du Feu-de-Soleil et regarda les hommes qui pataugeaient en direction de la cité. Mejana s’approcha de lui. — Qu’avez-vous préparé ? lui demanda-t-elle. La machine arrêta de vibrer. — Fermez les yeux, lui conseilla gentiment Rael. Puis il tira. Le carreau fendit les airs, manquant la première rangée d’ennemis et touchant l’eau derrière eux. Mejana ouvrit les yeux – et vit l’horreur qui s’ensuivit. Des étincelles bleues naquirent au point d’impact et se réverbérèrent sur l’eau. Des centaines d’Almecs furent agités de spasmes. Des flammes bleues les enveloppèrent. Leurs vêtements prirent feu, leurs armes partirent toutes seules. Partout, des hommes mouraient. La progression ralentit. — Laissez-moi encore un tir ! Rien qu’un ! hurla Rael en regardant les cieux. Trois nouvelles boules de feu explosèrent non loin. Mejana fut soulevée de terre par le souffle. Etourdie, elle s’efforça de se relever. Deux Avatars étaient assommés, leurs capes blanches en feu. Pendar courut vers eux en retirant son manteau afin d’étouffer les flammes. Rael se releva en s’aidant du Feu-de-Soleil. La partie gauche de son visage était entièrement brûlée. Poussant un grognement de douleur, il fit pivoter le Feu-de-Soleil. — Que quelqu’un le soulève ! cria-t-il. Cation, Pendar et Mejana coururent à son aide. Ensemble ils soulevèrent l’arrière de l’arme et le portèrent le plus haut qu’ils purent. Rael tira sur le levier. Un deuxième carreau toucha l’eau, un peu plus loin. De nouveau, un feu bleu se propagea. Les Almecs firent volte-face et s’enfuirent. Plus de deux cents d’entre eux moururent dans la seconde explosion. — On a encore le temps pour un tir ! fit Rael. Son visage était affreusement défiguré, la chair avait été arrachée. Son bras gauche était noirci et entièrement cloqué. — Non, monsieur, lui conseilla Cation. Si nous restons ici, nous allons y passer. — Espèce de lâche ! hurla Rael. — Ce n’est pas un lâche, intervint Mejana. À présent, faites ce qu’on vous dit ! Elle l’attrapa par le bras droit et le tira. Rael s’écroula contre elle. Aidée de Cation, elle réussit à descendre les marches des remparts. Derrière eux, Pendar aidait Goray à se relever. La dernière boule de feu l’avait aveuglé. Pendar l’emmena à l’abri sur les marches juste au moment où les remparts explosaient. Le Feu-de-Soleil vola dans les airs et son coffre d’énergie fut détruit. Au pied du mur, Cation et Mejana posèrent Rael à terre. Cation sortit un cristal vert qu’il posa sur le visage brûlé du Général. Mejana regarda la peau se reconstruire, et l’inflammation disparaître. Le gonflement autour de ses yeux diminua, et les cloques sur sa chair se résorbèrent. Rael soupira. Il agrippa le bras de Cation. — Je suis désolé pour ce que je t’ai dit, fit-il. — Ce n’est rien, répondit Cation. Allongez-vous. Détendez-vous. Laissez les cristaux faire leur travail. Juste derrière eux, Pendar appliquait un cristal sur les yeux crevés de Goray. Cation initia le processus de guérison sur le bras brûlé du Général et alla s’occuper de Goray. Il s’arrêta en voyant que Pendar avait déjà commencé. L’espace d’un instant il fut pris de colère, mais celle-ci disparut vite. Il s’agenouilla à côté du jeune Vagar et ajouta son cristal pour accélérer la guérison. — N’essayez pas de penser à guérir, lui conseilla-t-il. Concentrez-vous plutôt sur ce qui devrait être. Imaginez que la peau est propre et impeccable. Visualisez-la comme elle était avant. Et laissez le cristal faire le reste. — Merci, fit Pendar. Goray grogna et ouvrit les yeux. — Je peux voir, dit-il. (Il posa sa main sur l’épaule de Pendar et serra.) Tu as toute ma gratitude, mon garçon. Soudain, un soldat cria du haut des remparts. — Quelqu’un vient. Prévenez le Quêteur Général ! Cation retourna auprès de Rael et l’aida à se relever. Ensemble, ils gravirent les marches, trébuchant de temps à autre sur des moellons de maçonnerie écroulée. Cas-Coatl s’approchait du mur, les mains dans le dos. On aurait dit qu’il se baladait. Il ne montrait aucune émotion en se rapprochant des défenseurs. Il semblait ignorer les arcs-zhi pointés sur lui. — Que voulez-vous, Almec ? lui cria Rael. — Nous devons parler, Avatar. Ai-je votre permission d’entrer dans la cité ? — Oui, répondit Rael. En compagnie de Cation et Mejana, il marcha le long des remparts jusqu’à un escalier situé un peu avant la brèche dans le mur. Ici, l’eau montait jusqu’aux mollets et Cas-Coatl dut patauger jusqu’au Quêteur Général. — Pourrions-nous parler dans un endroit au sec ? demanda-t-il. — Nous sommes très bien ici, répondit Rael. Vous êtes venu vous rendre ? Cas-Coatl sourit avec un humour sincère. — Nous devons parler, d’homme à homme, fit-il. Rien que vous et moi. — Très bien, fit Rael. Suivez-moi. Les deux hommes passèrent le mur en ruine et se rendirent dans un bâtiment proche. Trois soldats vagars y mangeaient leur petit-déjeuner dans un coin, composé de mouton et de pain grillé. Ils se mirent au garde-à-vous en voyant entrer le Général. — Veuillez m’excuser, leur dit Rael. Mais je vous serais reconnaissant de bien vouloir nous accorder un peu d’intimité. (Les hommes saluèrent et sortirent en emportant leurs repas.) Asseyez-vous, fit Rael. Cas-Coatl s’exécuta. Rael jeta un regard mauvais à l’homme aux sourcils et aux pommettes de verre. — Comment avez-vous pu survivre en étant Marié au Cristal ? — La Reine de Cristal a besoin de moi. Elle m’a sauvé afin que je puisse la servir. — Ma fille était Mariée au Cristal. Il n’y a pas eu de sauveur pour elle. Cas-Coatl ne répondit pas, et les deux hommes restèrent silencieux un long moment. Puis Rael reprit la parole. — Pourquoi êtes-vous venu, Almec ? — Vous aviez raison, et j’avais tort, lui avoua Cas-Coatl. Je vous ai sous-estimés. Vous n’êtes pas des sous-hommes talentueux. En fait, vous êtes des Almecs. À moins que nous ne soyons des Avatars, fit-il avec un franc sourire. Ma reine pense que nous devrions nous unir. Nous avons beaucoup à vous offrir, et vous pouvez nous enrichir. — Et bien sûr, je suis censé croire cela ? s’enquit Rael. — C’est la vérité pure et simple, Rael. J’ai les armes pour réduire en cendres cette cité. Je n’ai aucune raison de vous mentir. — Je ne sais pas. Je n’arrive pas à m’imaginer en train de parcourir le monde pour arracher le cœur des gens, lui dit Rael. — Moi non plus. Certains sacrifices sont essentiels, afin que les inférieurs apprennent à rester à leur place. Mais je ne suis pas à l’aise avec ce massacre – ma reine non plus. Malheureusement, c’est actuellement un mal nécessaire. Mais une fois qu’Anu aura terminé sa pyramide, ces exécutions en masse n’auront plus de raison d’être. Nous sommes frères, vous et moi. Je n’ai pas envie de voir les Avatars mourir. — Et si nous acceptons ? — Mes troupes entreront dans les cités jumelles. Il ne sera fait aucun mal aux Avatars. — Les Vagars ? — La pyramide d’Anu n’est pas encore achevée. Et ma reine a faim. Mais il ne faut pas que vous vous inquiétiez pour ces sous-hommes, Rael. Si vous avez des favoris parmi eux, emmenez-les chez vous. Ils seront épargnés. — Ce n’est pas une décision que je peux prendre seul, Cas-Coatl. Il va falloir que je réunisse mon peuple. — Bien sûr. Vous avez jusqu’à l’aube pour me faire connaître votre décision. Je vous en conjure, faites qu’elle soit sage. Talaban était inquiet. Cela faisait plusieurs fois qu’il s’était rendu à la cabine de Sofarita. À chaque fois elle lui avait demandé de la laisser seule ; mais il l’avait entendue pousser des grognements de douleur. Ro l’avait prévenu qu’elle ne pourrait pas tenir pendant vingt jours, et à présent Talaban se disait qu’il avait raison. Il était impossible de faire avancer le Serpent plus vite. Talaban s’assit dans sa cabine et fit tourner le problème dans sa tête, à la recherche d’une solution. Ro vint le voir. Ensemble, ils discutèrent de différentes méthodes afin d’augmenter la puissance du navire, calculant les effets qu’aurait la réduction de poids en jetant par-dessus bord tous les objets inutiles. Mais même s’ils vidaient le navire de tout son mobilier et de tout son armement, et qu’ils flanquaient à l’eau l’équipage, ils ne gagneraient qu’une journée au bout du compte. Touchepierre les rejoignit à la tombée de la nuit, mais il n’avait aucune solution à leur offrir. Il resta silencieux et les écouta, assis sur le sol. — Si Anu était ici, il pourrait utiliser la Danse du Temps, fit Ro. — Et si ce navire avait des ailes, nous ne risquerions plus rien, cracha Talaban. (Il était déconcerté.) Je suis désolé, cousin. Je suis fatigué et sur les nerfs. — Nous le faire venir, déclara Touchepierre. — Venir qui ? répondit Talaban. — Le Saint Homme. Talaban se trotta les yeux et essaya de se calmer. — Est-ce que tu suggères que nous fassions demi-tour pour demander à Anu de faire le voyage avec nous ? — Non, répondit le sauvage. La magie pas être dans le corps. La magie être dans l’esprit. Nous chercher esprit. — Et comment comptes-tu accomplir ce… ce miracle ? s’enquit Ro. — Le Renard-À-Un-Œil, répondit Touchepierre en regardant Talaban droit dans les yeux. Comme avant. Nous voler. — La dernière fois, nous avons failli mourir tous les deux, lui rappela le guerrier. Mais je suis d’accord. Il n’y a pas d’autre solution. Touchepierre se rendit au centre de la cabine et s’assit sur le tapis, les jambes croisées. Talaban s’assit face à lui. Ils placèrent leurs mains sur les épaules de l’autre et inclinèrent la tête jusqu’à ce que leurs fronts se touchent. Talaban essaya de se détendre afin d’atteindre l’état de transe. Il cherchait un point de focalisation sans se concentrer. Le mélange des contraires, la boucle du cercle. Comme la première fois, il se sentit bouger, tourner. Des couleurs dansèrent dans son esprit, des arcs-en-ciel multicolores défilèrent autour de lui et à travers lui. Une fois encore il entendit la musique, le rythme de l’univers, le souffle des vents cosmiques. Et de nouveau, lui et Touchepierre ne firent plus qu’un. Ensemble, ils appelèrent le Renard-À-Un-Œil, chantant son nom au rythme de l’univers, créant un chant qui résonna à travers le vide. À présent, le temps n’avait plus de signification. Le chant continua. Les couleurs ondoyantes s’éclaircirent, formant du bleu – le bleu d’un ciel d’été. Talaban baissa les yeux et aperçut une forêt sous eux. Un fin tourbillon de fumée grise montait de la forêt, et s’approchait lentement d’eux. Lorsqu’elle toucha les deux silhouettes éthérées, elle se solidifia pour épouser la forme d’un guerrier. — Que voulez-vous, mes frères ? s’enquit le Renard-À-Un-Œil. Talaban lui expliqua la situation. La silhouette de fumée leur prit les mains, et les couleurs se mirent à jaillir autour d’eux. Cette fois, lorsqu’elles disparurent, la scène qui émergea était couleur nuit noire. Ils se trouvaient à l’intérieur d’une petite hutte, où un vieil homme était agenouillé sur un tapis de prières. Il leva les yeux à leur arrivée. Talaban fut choqué par son apparence. Il était incroyablement faible et ses mains tremblaient. Une aura bleuâtre rayonnait autour de lui, et l’esprit d’Anu sortit de son corps. — Je sais ce dont vous avez besoin, leur annonça-t-il. — Pouvez-vous nous aider ? lui demanda Talaban. — Je le peux, Talaban, mais le prix à payer est élevé. — Quel prix ? La main spirite d’Anu toucha le front de Talaban. Les mots qu’Anu prononça ne furent entendus que par lui seul. — La Musique est incroyablement puissante, mais peut être tout aussi destructrice. J’ai mis cinq cents ans pour apprendre à la contrôler. Je ne peux pas partir d’ici pour lancer un deuxième sortilège. Je n’en ai plus la force. Mais toi, tu peux le faire. Je peux implanter le savoir en toi, et tu pourras invoquer la Musique depuis le Serpent. En revanche, cela te coûtera la vie. Je ne peux pas t’apprendre en quelques heures ce qui m’a demandé cinq siècles. Par conséquent, la Musique te consumera de l’intérieur tel un cancer. Ta durée de vie se comptera en jours. Tu comprends ? — Oui. — Es-tu prêt à mourir, Talaban ? Le guerrier songea à la femme qui souffrait sur le Serpent, et aux terribles dangers qui attendaient son peuple. — Je le suis, répondit-il simplement. — Alors qu’il en soit ainsi. De la chaleur fusa du bout des doigts éthérés d’Anu et pénétra dans l’esprit de Talaban. Ce fut comme si toutes les brillantes couleurs de l’univers, prises au hasard, explosaient sous son crâne. Il recula. Des images jaillirent dans son cerveau, puis la Musique débuta : une symphonie majestueuse interprétée à l’envers, des millions d’accords joués à l’unisson, pour devenir de plus en plus simples, jusqu’à ce qu’il n’entende plus que douze notes, puis cinq, puis trois, puis une. Anu lui parla. — Lorsque tu seras de retour sur ton navire, trouve une flûte. N’importe quel marin en a toujours une sur lui. Rends-toi ensuite dans le Cœur du vaisseau. Et laisse la Musique couler sur le coffre. Tu verras les cristaux se mettre à briller, comme s’ils prenaient feu de l’intérieur. Alors, la Danse commencera. — En combien de temps pourrons-nous faire la traversée ? s’enquit Talaban. — Deux jours. — Et combien de temps me restera-t-il à vivre après cela ? Anu resta silencieux un moment. — Une semaine, au mieux. — Je vous remercie, Saint Homme. — Nous nous reverrons, Talaban. Lors du voyage au-delà de la vie. Il retira sa main. Le monde se tordit dans tous les sens et des arcs-en-ciel jaillirent dans l’esprit de Talaban. Il se réveilla en sursaut. Touchepierre recula. Le Quêteur Ro s’approcha. — Vous avez trouvé Anu ? Est-ce que vous l’avez ramené ? — Nous l’avons trouvé, fit Talaban en se relevant. Maintenant, je dois me procurer une flûte. Lentement, il traversa la cabine, ouvrit la porte et sortit. Ro se tourna vers Touchepierre. — Que s’est-il passé ? — Pas savoir tout. Le Saint Homme lui parler. — Quand atteindrons-nous la côte ? — Deux jours, répondit Touchepierre. — Oui ! cria Ro en donnant un grand coup de poing dans le vide. Puis il regarda Touchepierre et vit que le sauvage ne partageait pas son enthousiasme. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Ro en anajo. Y a-t-il autre chose que tu ne m’as pas dit ? Touchepierre haussa les épaules. — Je ne sais pas, mais j’ai le cœur gros, et je sens comme un poids sur mon âme. Sofarita était allongée en position fœtale sur le sol de sa cabine. Elle tremblait de façon incontrôlable. Son corps était pris de crampes qui lui causaient de violents spasmes. Elle n’avait jamais souffert à ce point dans sa courte vie, ou ressenti une telle faim. C’était comme si elle mourait de faim au milieu d’un festin, entourée de nourritures plus succulentes les unes que les autres, des mets délicats dont les arômes venaient fondre sur son palais. Sofarita grogna. Une autre crampe la prit au ventre et elle hurla. Soudain, elle eut très froid et se mit à trembler. À genoux, elle rampa jusqu’au lit. Les couvertures étaient épaisses, mais elles n’eurent aucun effet. Malgré la douleur, elle se remémora l’attaque d’Almeia et la façon dont Ro lui avait réchauffé le corps. Mais cette fois c’était différent. Elle était attaquée par son propre système, affamé. Ro l’avait prévenue des dangers du voyage, loin des cristaux de la cité, mais elle n’avait pas imaginé un instant que les symptômes seraient si graves. Son esprit lui hurla de puiser un peu de l’énergie du coffre du navire. Rien qu’un petit peu… Elle résista à la tentation, sachant que si elle se laissait aller, elle drainerait tout en quelques secondes. Lorsque la souffrance s’était déclarée, elle avait essayé de s’enfuir en sortant de son corps. Mais elle n’y était pas arrivée. Les crampes l’empêchaient de se concentrer, la maintenant captive dans cette prison douloureuse de chair et d’os. Talaban était passé deux fois la voir ce jour-là, mais elle avait refusé d’ouvrir la porte. Même à travers le bois, elle avait pu ressentir les pulsations de sa force vitale. Sa terrible faim l’effrayait. Elle se mit à penser aux membres de l’équipage, et combien certains d’entre eux étaient désagréables ou malhonnêtes. Elle avait perçu toutes leurs pensées lorsqu’elle était montée à bord. Des hommes vils, cruels envers leurs familles. Personne ne les regretterait, pensa-t-elle. Non ! Leurs vies leur appartiennent. Je n’ai pas le droit ! Tu as tous les droits. Tu es une déesse. Ils ont besoin de toi. Personne n’a besoin d’eux. S’ils perdent la vie afin que la Reine de Cristal soit détruite, ils auront servi une cause noble. L’argument était convaincant. Elle se redressa et passa la couverture autour de ses épaules, puis elle se mit à réfléchir à une méthode pour atteindre le pire d’entre eux. Une nouvelle crampe la saisit, cette fois avec des aiguillons de feu, qui la fit se cambrer et lui arracha un cri. Elle avait chaud, elle brûlait de fièvre. Elle rejeta la couverture et rampa jusqu’à une carafe d’eau. Elle se servit un verre qu’elle but d’une traite. La porte s’ouvrit et le Quêteur Ro entra dans la chambre. — Allez-vous-en, lui dit-elle. J’ai… du travail. — Quel travail, Sofarita ? — Je vous ai dit de partir ! Elle leva la main brusquement. Ro fut soulevé de terre et projeté contre le mur de la cabine. Il glissa jusqu’au sol. Il attrapa le chambranle de la porte et se releva. — Je sais que tu souffres, fit-il. Mais ce ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Anu a montré à Talaban comment accélérer la Danse du Temps. Il ne nous faudra que deux jours pour traverser l’océan. — J’ai besoin… de me nourrir ! Elle se leva et sortit de la pièce, visualisant les visages des hommes qu’elle allait détruire. — Comme Almeia se nourrit, dit Ro. Peut-être que nous devrions ramener un enfant. Tu n’auras qu’à l’enterrer vif. Sofarita s’arrêta sur le pas de la porte. — Ne m’énervez pas, Ro. — Même si tu draines Almeia et mets un terme au mal, cela n’aura servi à rien si tu deviens comme elle, déclara-t-il. Tu vaux mieux que cela, Sofarita. Tu es plus forte qu’elle. Et si tu as besoin d’une vie, prends la mienne. Je te la donne. Je te l’offre de mon plein gré. Elle se tourna vers lui. — Pourquoi ? Pourquoi me l’offririez-vous ? — Pour t’empêcher de commettre un meurtre. Elle le dévisagea et, l’espace d’un instant, la douleur se fit moins forte. — Le mal est comme un poison, lui dit-il. C’est pour cela qu’on ne doit pas s’en servir. Vaincre le mal avec ses propres armes, ne tait que remplacer un mal par un autre. Je pense que la Source t’a bénie en te dotant d’un pouvoir. Tu ne dois pas le souiller. — Que puis-je faire ? Je suis déchirée par mon envie. — Nous arriverons bientôt. Tu dois être forte. — Et que se passera-t-il ensuite, lorsque j’aurais puisé le pouvoir d’Almeia, si j’y arrive ? Que deviendrai-je ? — La pyramide d’Anu sera bientôt achevée. Elle te nourrira. Elle lui rit au visage ; c’était un son amer et moqueur. — La pyramide d’Anu me tuera ! hurla-t-elle. Elle m’arrachera mon âme. (À peine avait-elle prononcé ces mots qu’elle blanchit.) Non ! soupira-t-elle. Qu’ai-je fait ? (Ro resta interdit devant son visage livide.) Je viens de nous condamner tous, murmura-t-elle, Almeia était ici. Elle m’a entendue ! O dieux du ciel ! — Qu’a-t-elle appris ? s’enquit Ro. — La pyramide d’Anu ne servira pas à recharger les cristaux, mais à les vider entièrement. Il construit une arme contre Almeia. Ce voyage n’était qu’une diversion, pour qu’elle se concentre sur moi. (Soudain, elle poussa un cri, car un autre spasme venait de la saisir subitement.) Je ne pourrai… pas survivre… si je ne me nourris pas, Ro ! Tendrement, il lui prit la main. — Assieds-toi par terre avec moi. Rallie mon esprit pendant que je parcours les Six Rituels. Nous trouverons le calme. Nous allons gagner, Sofarita. Laisse ta douleur et ton manque couler en moi, nous les combattrons ensemble. — Vous risquez d’être détruit, chuchota-t-elle. — Nous verrons bien, répondit-il. Et ils restèrent assis là, sur le tapis, main dans la main. La Grand’Salle des Quêteurs ne servait pratiquement jamais, sauf lors des cérémonies officielles et des oraisons funèbres – heureusement rares – des Avatars qui étaient morts après des siècles de loyaux services. Située sous la Grande Bibliothèque, la salle était circulaire, avec de grandes fenêtres cintrées et des rangées de bancs tout le long du mur. Elle avait été bâtie pour y donner des représentations théâtrales en l’honneur des invités de l’ambassadeur du Prime Avatar, et pouvait contenir jusqu’à huit cents personnes. Aujourd’hui elle était à moitié pleine ; les derniers Avatars et leurs familles y étaient réunis pour écouter le Quêteur Général. Rael se tenait au centre de la salle et regardait les gens prendre place sur les sièges. Il était rare de voir tous les Avatars ensemble, et seulement dans ces occasions prenait-il conscience du peu qu’ils étaient. Six femmes tenaient dans leurs bras leurs derniers-nés. Rien que six. Ailleurs, les jeunes jouaient dans les tribunes supérieures, surveillés par deux des mères. Quand tout le monde fut installé – moins les vingt qui se trouvaient à bord du Serpent-Rael demanda le silence. Il leur fit part de l’offre de Cas-Coatl. L’union avec les Almecs. Une nouvelle vie avec un peuple frère. Il leur expliqua clairement qu’il était persuadé de la bonne foi des Almecs. Puis, il resta silencieux un instant. — Je ne parlerai plus que pour clore le débat, déclara-t-il. Mais je vais commencer par répondre aux questions. — Pourquoi ont-ils changé d’avis, Rael ? demanda Niclin. — Je pense que la raison majeure est le travail d’Anu. La Reine de Cristal a découvert ses talents, et sait qu’en absorbant son savoir et sa sagesse, elle pourra s’assurer la vie éternelle. — Pourquoi n’as-tu pas déjà accepté leur offre ? s’enquit Caprishan. — Comme je vous l’ai dit, je parlerai en dernier. Au fond de la salle, Mirani leva la main. — Je donne la parole à dame Mirani, fit Rael. — Quelles sont les intentions des Almecs en ce qui concerne les habitants des cités jumelles ? J’ai cru comprendre que ces assassins ne laissaient que la destruction sur leur passage. — Ils projettent de tuer les Vagars, déclara Rael d’une voix neutre. Cas-Coatl affirme que la Reine de Cristal a besoin de se sustenter, le temps que la pyramide d’Anu puisse générer de l’énergie. — Donc, ils nous offrent nos vies en échange de notre trahison ? — Tout à fait, admit Rael. Mirani affronta son regard et se tut. — Anu a-t-il été informé de la situation ? s’enquit un autre homme au premier rang. — Nous n’avons aucun moyen de le contacter, l’informa Rael. Goray à la barbe bleue leva la main. Rael lui fit signe de parler. — Comme vous le savez tous, commença-t-il, je suis l’un des plus vieux ici présents. J’ai vu bien des guerres et pris part à bien des conflits. Ma question est donc la suivante, Quêteur Général : pensez-vous que nous pouvons gagner cette guerre ? — Oui, je le pense, répondit Rael. — Alors j’ai une deuxième question. Qu’adviendra-t-il de nous en cas de victoire ? Où irons-nous ? — Je ne peux pas te répondre, Goray. Parce que je n’en sais rien. Y a-t-il d’autres questions ? Niclin se leva. — Pourrons-nous reprendre le pouvoir une fois qu’Anu aura achevé son travail ? — Je ne le pense pas, admit Rael. L’époque de notre domination est passée. Pire encore, je ne crois pas que les Vagars nous permettraient de rester immortels en leur sein. Il y en a qui chercheront à se venger de nous pour ce qu’ils considèrent comme des torts. Il y en aura d’autres qui nous envieront notre immortalité. Non. Si nous devions gagner, je pense qu’il nous faudrait nous installer ailleurs. — À moins que nous ne nous unissions aux Almecs, intervint Caprishan. — Tout à fait, confirma Rael. Plus personne ne prit la parole. Rael laissa passer quelques secondes. — Bien, fit-il, il est temps de débattre du problème qui nous préoccupe. Comme le veut notre coutume, je vais demander à deux d’entre vous de s’adresser à nous, l’un en faveur des Almecs, l’autre contre. Je demande au Quêteur Caprishan de présenter les raisons favorables à la proposition de Cas-Coatl. Caprishan se leva et vint se placer au centre de la salle. Il se tourna vers ses compagnons avatars. — Il me semble, déclara-t-il, qu’il n’y a pas matière à discuter ici. Nous ne nous battons plus à présent pour protéger nos foyers et nos terres, car nous n’avons plus de terres et nos possessions seront confisquées si nous vainquons les Almecs. » Mettons de côté un instant la guerre et la mort de nos proches. Pensons plutôt aux Almecs. Dès que nous avons appris leur existence, nous avons su qu’ils étaient des Avatars, comme nous. Nous avions espéré qu’ils nous regardent en frères et qu’ils nous aident à maintenir notre emprise sur ce monde sauvage. C’est bien cela que nous espérions alors. En quoi cela aurait-il changé ? Quel futur s’ouvre à nous si la guerre continue ? Devenir un peuple d’exilés – si toutefois les Vagars ne cherchent pas à nous tuer dès que la guerre sera gagnée ? Franchir les mers afin de dresser un campement de tentes poussiéreuses sur un rivage inconnu ? Gratter la terre comme des fermiers ? Combien d’entre nous savent planter des semences et faire la moisson ? Combien savent élever du bétail et le tuer ? Y a-t-il quelqu’un ici qui sait construire une maison, tisser un vêtement ou fabriquer une chaise ? »Mes amis, nous sommes des dieux. Les dieux ne s’encombrent pas de détails sordides. Nous avons des serviteurs pour s’occuper de nous et des serfs pour s’occuper des fermes. » Les Almecs veulent tuer quelques Vagars. En quoi cela nous concerne-t-il ? Leurs vies se mesurent en quelques battements de cœur. Alors que les nôtres sont quasiment éternelles. » La vérité, c’est que si nous vainquons les Almecs, nous nous vainquons nous-mêmes. Par conséquent, nous devrions nous unir. Il retourna à son siège sous un déluge d’applaudissements. Rael retourna au centre de la pièce. — Je demande à Viruk de réfuter ces mots, annonça-t-il. Viruk, qui était assis à deux rangées du fond, écarquilla les yeux. Il se leva et descendit les marches pour rejoindre Rael. — Mais je suis d’accord avec Caprishan, lui murmura-t-il. Pourquoi me choisir moi ? — Parce que tu es un jardinier, lui confia Rael en s’éloignant. Viruk était au centre de la pièce. Il dévisagea les Avatars silencieux assis sur les premiers rangs. Il avait bien écouté Caprishan et était tombé d’accord avec lui sur tous les points. Débattre du problème lui semblait inutile. Pourtant, Rael lui avait demandé de réfuter les paroles de Caprishan. Rael l’avait choisi, lui. Viruk se sentit honoré, car Rael était le seul homme qu’il respectait. D’une certaine façon, il l’aimait comme il n’avait jamais aimé son propre père. Et pour Viruk, il était important de ne pas le décevoir. Ils attendaient tous qu’il parle, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il allait leur dire. Les mots de Rael n’avaient aucun sens pour lui. Qu’est-ce que le jardinage avait à voir avec une alliance almeco-avatare ? — Je crois que notre cousin a la gorge nouée, fit Caprishan. Un rire nerveux secoua l’assemblée. Viruk se fendit d’un large sourire. Il venait de comprendre ce que Rael attendait de lui. — Je pensais à mon jardin, dit-il. Aux plantes, aux arbustes, aux insectes et aux vers. Saviez-vous que le ver commun est vital, parce que ses tunnels permettent à l’air de nourrir la terre ? Les insectes volants qui envahissent la cité l’été pollinisent les plantes, leur permettant d’ensemencer le sol pour les générations à venir. Dans mon jardin, tout ce qui pousse n’est qu’harmonie et vie éternelle. Chaque chose a son but dans le grand dessein. Mais je suis un jardinier sans merci. Les plantes qui n’arrivent pas à donner de fleurs, je les arrache avec leurs racines. Ainsi, mon jardin prospère. »Chaque plante a son rôle à jouer : un arôme qui attire les papillons qui aideront à la pollinisation, une grande feuille qui conservera l’humidité et donnera de l’ombre à la terre. Lorsque leurs feuilles ou leurs pétales se fanent, elles tombent sur le sol et le fertilisent pour les futures générations de fleurs. (Sa voix retentit.) Ce pays, cette planète, est un jardin. Nous sommes telles des fleurs à sa surface. Mais quel genre de plante sommes-nous ? Il y a deux mille ans, un Avatar a développé l’écriture qui nous permet de communiquer sans parler. Il y a mille cinq cents ans, un autre Avatar a découvert un lien entre certains cristaux et le soleil. Il y a douze siècles de cela, trois mathématiciens, cherchant à percer le secret des étoiles, ont découvert le Grand Chant. Sa musique nous a permis de construire les merveilles du continent perdu. Nous étions alors de belles plantes dans le jardin, mes amis. Nous avons appris au monde comment écrire, aux fermiers comment nourrir leurs terres afin de faire pousser de meilleures récoltes. Nous avons vaincu les maladies, et finalement la mort elle-même. Nous étions tels des arbres fruitiers sur un sol rocailleux. Nous avons nourri le monde de notre savoir. (Il s’arrêta et scruta son auditoire.) Mais c’était alors. Que sommes-nous aujourd’hui ? Des innovateurs, des inventeurs, des Quêteurs ? Quelle est notre quête ? Qu’avons-nous offert au jardin ? Nous sommes aujourd’hui sur le point d’être annihilés, et le seul argument que mon cousin Caprishan a trouvé pour nous unir à nos ennemis, c’est que nous sommes incapables de survivre sans eux. Nous, qui avons offert au monde la civilisation, ne savons même pas fabriquer une chaise. Nous, qui avons habillé les sauvages de notre savoir, nous ne pouvons même pas tisser un vêtement. Quel est donc notre but dans ce jardin ? Nous ne sommes plus un fruit, ni même une fleur. Nous sommes de la paille, coupée depuis longtemps et séchée. » Et ne vous y trompez pas, Avatars. Les Almecs sont comme nous. Ils n’offrent rien à ce monde. Ils prennent. Ils ne nourrissent pas, ils affament. Oui, ils sont comme nous, et comme nous le Grand Jardinier les fauchera, et les jettera au sol. » J’ai une réponse aux questions de Caprishan. Oui, je sais faire pousser les blés, et oui, je peux élever et tuer du bétail. Et j’ai fait des chaises, et des tables, et même un lit où je dors. Non, je ne sais pas tisser. Mais si besoin est, j’apprendrai. »Je conseille à cette assemblée de rejeter la proposition des Almecs. Il retourna à sa place. L’auditoire était médusé. Rael revint au centre de la salle. — Je remercie mes estimés cousins. C’est donc à moi de parler, en ma qualité de Quêteur Général. Ces dernières décennies, nous avons réussi à nous convaincre que les Vagars sont des sous-hommes, et qu’il est naturel qu’ils soient nos esclaves. Nous nous sommes vus comme des parents bienveillants, supervisant une terre peuplée d’enfants indisciplinés. Le premier point, comme je l’ai découvert ces derniers jours, est faux. Le deuxième est une image de suffisance. Et c’est sur ce deuxième point que je voudrais revenir. Si nous sommes, en effet, des parents bienveillants, allons-nous permettre que nos enfants soient massacrés ? Je ne le crois pas. » Malgré leur grand savoir et leur civilisation avancée, les Almecs sont tombés sous l’égide du mal. Je suis certain que ce n’est pas ainsi qu’ils se voient. C’est cependant la vérité. Nous unir avec eux reviendrait à embrasser le mal, à accepter sa validité dans nos vies. Je ne peux pas, en toute connaissance de cause, envisager une telle action. J’ai l’intention de les combattre, et de les vaincre. Si cette assemblée vote notre union avec les Almecs, alors je renoncerai à mon héritage avatar, rendrai mes cristaux et irai me battre aux côtés des Vagars. (Il resta silencieux un instant et prit une profonde inspiration.) Cette assemblée est levée pour trois heures afin que vous puissiez discuter entre vous. Nous nous réunirons à minuit afin de passer au vote. » Pendant ce temps, que ceux qui sont toujours des soldats de l’empire me suivent à l’armurerie du Musée. Cent douze Avatars se levèrent. Mirani vint rejoindre son mari et lui prit le bras. — Je suis fière de toi, Rael. Je ne t’ai jamais autant aimé qu’en cet instant. Il se pencha et l’embrassa. — Tant que tu seras à mes côtés, je n’aurai peur de rien, dit-il. — Alors j’y serai pour le restant de mes jours, lui promit-elle. L’armurerie était un lieu désert, froid et humide, sans aucune fenêtre. Des toiles d’araignée couvertes de poussière pendaient aux arches et le long des armures alignées contre les murs grisâtres. Comme Rael menait ses soldats dans les entrailles du bâtiment, un nuage de poussière se leva sur leur passage. On avait allumé des lanternes dans les escaliers et à l’intérieur même de l’armurerie. Les armures d’argent exposées là scintillèrent dans la lueur rougeâtre. — Ces armures de combat furent autrefois portées par la garde personnelle du Prime Avatar, déclara le Quêteur Général. Elles ont été forgées il y a plus de deux mille ans et ont été utilisées pour la dernière fois lors des Guerres de Cristal. Viruk s’approcha de la première armure. Elle était disposée sur un mannequin en bois, le heaume aux ailettes d’argent perché au sommet. Il retira le heaume, le dépoussiéra et l’examina. Il était plus léger qu’il ne le pensait, forgé dans un métal qu’il ne connaissait pas. Il avait une visière bombée qui glissait pour protéger le visage, et une longue garde incurvée qui descendait à sa base sur le cou. Le plastron était un maillot de corps en cuir, recouvert de plaques en argent ; les cuissardes et les jambières étaient façonnées à partir d’un pantalon en cuir. — Elles sont trop volumineuses pour nous, fit remarquer Viruk. — Je ne comptais pas m’en servir pour nous défendre, lui rétorqua Rael. Le Quêteur Général monta sur une table et toisa les hommes qui étaient assemblés là. — La supériorité des Almecs réside dans leurs gourdins de tonnerre et les tubes qui crachent des boules de feu. Nous savons qu’ils sont alimentés par de la poussière noire. Beaucoup de poussière noire. Si nous arrivons à détruire la source d’alimentation, alors les Vagars seront seulement confrontés à huit mille hommes munis d’épées. — Seulement ? intervint Viruk. Et vous dites que ce sont les Vagars qui seront confrontés à eux. Qu’avez-vous en tête, cousin ? — J’ai l’intention de répéter la stratégie dont s’était servi Banel dans la dernière bataille des Guerres de Cristal. (Un murmure parcourut les soldats.) N’en parlez pas à voix haute, les prévint-il. Nous ne savons pas si la Reine de Cristal nous observe. Goray s’avança. — Vous dites que vous voulez répéter la stratégie, Rael. Et si notre peuple votait pour rejoindre les Almecs ? — Tu penses que c’est ce qu’ils feront ? rétorqua Rael. Goray se tint coi. — Bien sûr que oui, fit Viruk. Vous croyez franchement que le gros bœuf va voter pour le massacre ? — J’espère simplement que mon peuple agira avec honneur, dit le Quêteur Général. Viruk éclata de rire. — Je vous aime, cousin, dit-il, mais vous êtes devenu romantique. N’ayez pas peur, je vous suivrai sur les traces de Banel. — Moi aussi, fît Goray. Personne d’autre ne parla. Rael dévisagea ses soldats dans la lueur des lanternes et vit que Viruk avait bien jaugé les sentiments des Avatars. Aucun d’eux n’avait envie de continuer la bataille. Le gros Caprishan se tenait au fond de la salle. — Je n’aurai pas besoin de l’armure, déclara-t-il. — Aucune d’entre elles ne t’irait, mon gros salaud, fit Viruk. Au même moment, un coup de tonnerre retentit loin au-dessus d’eux, suivi d’une série d’explosions qui créèrent des fissures au plafond de l’armurerie. — Dieux du ciel, nous sommes attaqués ! cria Goray. — Restez calmes ! gronda Rael. Nous sommes sous le bâtiment. Rien ne peut nous atteindre. Une vingtaine d’explosions retentirent les unes après les autres, comme si le monde prenait fin au-dessus d’eux, dans un déluge de feu et de mort. Après ce qui leur sembla une éternité, le bruit disparut. Rael guida ses hommes en haut des escaliers. Un pan de maçonnerie leur bloquait le couloir. En ordre, les Avatars dégagèrent les éboulis. Enfin, ils aperçurent la lune. Rael fut le premier à sortir dans les ruines de ce qui avait été la Grande Bibliothèque. La statue du Prime Avatar était tombée, la tête brisée en une dizaine de morceaux. Des feux brûlaient un peu partout, des cadavres jonchaient les décombres. Des troupes vagares apparurent, menées par Mejana et Pendar. Rael alla à leur rencontre. — Tout s’est passé très vite, fit Mejana. Les Almecs ont déplacé leurs tubes il y a environ deux heures. Ils les ont regroupés et se sont mis à tirer leurs boules de feu. Nous pensions qu’ils attaquaient les murs, mais chaque projectile visait la Bibliothèque. Nous n’avons rien pu faire. — Est-ce que quelqu’un a pu en réchapper ? lui demanda-t-il. — On a réussi à dégager trois enfants. L’un est mort, les deux autres en état de choc. Rael ne prononça pas un mot. Il se mit à courir au milieu des ruines, suivi par les autres Avatars et s’attela à dégager les débris. Plus la nuit s’avançait, plus ils exhumaient de cadavres des décombres. Deux cent dix-sept Avatars étaient morts, ou n’avaient pas encore été retrouvés. Seuls quatre femmes et deux enfants avaient survécu. Rael trouva Mirani peu de temps avant l’aube. Elle avait essayé de faire un bouclier de son corps pour protéger deux enfants d’un pan de mur qui s’effondrait. Leurs cadavres étaient sous le sien, dans ses bras. Avatars et Vagars travaillèrent ensemble pour dégager toutes les pierres. Rael souleva son épouse et alla s’asseoir sur un tas de gravats, la berçant dans ses bras. Il ne parla pas, son âme était trop lourde pour qu’il pleure. Il se contenta de la serrer contre elle en se balançant d’avant en arrière. Un peu plus loin, épuisée, Mejana s’assit, le laissant seul avec sa peine. Deux brancardiers se tenaient nerveusement à côté d’elle, trop effrayés pour s’approcher de Rael. Mejana se leva et alla le voir. — Il est temps de la laisser partir, fit-elle. Rael leva la tête, sans un mot. Puis, il embrassa Mirani une dernière fois et alla l’étendre sur le brancard. Lorsque le soleil se leva dans le ciel, Rael rassembla ses soldats, et tous – à l’exception de Caprishan –, retournèrent à l’armurerie et revêtirent les armures d’argent des Guerres de Cristal. Pour Ro, la douleur était différente. Aucun désir n’y était rattaché, ni l’envie de voler la vie des autres. Pour lui, c’était la douleur du désespoir, du deuil et de la perte, alliée à une souffrance physique, celle de ses membres, qui lui donnait l’impression qu’on déchirait lentement ses muscles. Il était assis jambes croisées sur le tapis et tenait les mains de Sofarita. Ses doigts étaient engourdis, ses pensées presque nulles. Des larmes coulèrent de ses yeux et la mort aurait été la bienvenue. Elle sentit son désespoir s’accroître et laissa la douleur revenir en elle. Ro soupira. Ainsi, unis par les Rituels du Prime Avatar, ils endurèrent le voyage, partageant la douleur, la conservant chacun leur tour le plus longtemps possible avant de rendre le fardeau à l’autre. Au soir du troisième jour, comme le Serpent était en vue de la masse du continent occidental, Sofarita sentit son pouvoir lui revenir. Ce fut comme un souffle d’air frais ; des milliers de cristaux lui envoyaient leur faible énergie. Elle se rassasia à cette source et goûta la vie. Elle prit une profonde inspiration avant de relâcher les mains de Ro. Il ouvrit les yeux, lui sourit, et s’écroula sur le sol, épuisé. Tendrement, elle se pencha en avant pour lui caresser la joue, puis elle se leva et s’étira. Elle quitta sa cabine et se rendit sur le pont principal où elle resta sous les derniers rayons du soleil en regardant les mouettes tourner et virevolter autour du navire. Talaban l’aperçut et la rejoignit. — Comment vous sentez-vous, madame ? lui demanda-t-il. — Ro m’a sauvée, répondit-elle. — Je sais. Je suis passé plusieurs fois dans votre cabine et je vous ai vus assis ensemble. C’est un homme bon. — Le meilleur, affirma-t-elle. Sans un autre mot, elle s’écarta de lui et alla s’asseoir sur un rouleau de cordage le long du bastingage bâbord. Elle libéra son esprit et s’envola en direction de la baie lointaine ; puis elle traversa le continent qui s’assombrissait, ses forêts et ses plaines, à la recherche du Renard-À-Un-Œil. Le premier campement qu’elle avait découvert était aujourd’hui en ruine. Des tentes noircies bordaient le fleuve, et plusieurs cadavres étaient étendus sur le sol. Mais il n’y avait visiblement pas eu de massacre. Les Anajos avaient dans l’ensemble échappé à l’attaque. Elle fouilla la région, et trouva une fosse commune près de la frondaison d’un bois. Sa forme spirite s’enfonça dans le sol, et elle découvrit les corps d’une quarantaine de guerriers almecs. Les Anajos n’avaient pas seulement survécu, ils avaient aussi infligé de lourdes pertes à leurs ennemis. Sofarita s’éleva aussi haut qu’un aigle et décrivit un grand cercle au-dessus du paysage à la recherche du moindre signe de mouvement. Elle aperçut une colonne almèque d’environ cinq cents hommes qui marchait vers l’est. Elle se rapprocha et vit une deuxième force, plus petite, courant au milieu des arbres trois kilomètres plus loin. Sofarita se dépêcha de les rejoindre. C’étaient des Anajos, dix-sept hommes et trois femmes. Leurs visages étaient bariolés de peinture rouge et bleue ; ils portaient des arcs courts et des carquois. Des haches de guerre en silex étaient passées à leurs ceintures. Lorsqu’elle s’approcha, le coureur de tête s’arrêta et leva les yeux. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, la peau tannée et des yeux marron enfoncés dans son visage. Il leva la main, paume dressée, dans sa direction et lui sourit. Puis, il s’agenouilla, croisa les bras sur son torse, et sa forme spirite s’échappa de son corps. — Il est bon de te revoir, ma sœur, fit-il. — Vos ennemis sont juste derrière vous, lui apprit-elle. — Ils ne nous rattraperont pas, tant que nous ne les laisserons pas faire. Touche-la-Lune est-il avec toi ? — Oui. Talaban aussi. — Aiya ! s’exclama-t-il d’un ton triomphant. Voilà qui est bien. Mes guerriers loups sont avec moi. Débarquez dans la baie et dirigez-vous au sud-ouest, vers les plus hautes montagnes. Nous vous y attendrons. C’est là qu’aura lieu la dernière bataille, d’accord ? — Ce n’est plus nécessaire, lui dit-elle. La Reine de Cristal est au courant pour Anu et sa pyramide. Mon voyage ici ne sert plus à rien. — Ce n’est pas vrai, ma sœur. J’ai parcouru la Route Grise. J’ai vu. Elle est en train d’essayer de percer la magie qui entoure son campement. Elle essaie de l’arrêter avant qu’il n’achève son œuvre. Tu dois toujours drainer son pouvoir. Il faut que tu donnes du temps à Anu. Rien n’est jamais futile. À présent, allez dans les montagnes. Nous allons attirer les Almecs à nos trousses. (Il fit une pause et son visage devint triste.) Mais d’abord, vole jusqu’à ta cité de pierres. Beaucoup de choses s’y sont passées. Les Esprits des Morts planent au-dessus de la ville, les Corbeaux attendent la charge des héros. Nous nous reverrons sur la montagne. Il réintégra son corps et lui fit un signe d’adieu, puis il mena ses coureurs en direction du nord. Sofarita regagna le navire et demanda à Talaban de faire route vers la baie, puis elle retourna à Egaru. Lorsqu’elle revint, moins d’une demi-heure plus tard, elle trouva Ro, Talaban et Touchepierre en train de l’attendre. Le Serpent mouillait dans la baie ; de là elle apercevait les grandes montagnes au sud-ouest. — C’est là que nous devons aller, déclara-t-elle. Le Renard-À-Un-Œil nous y attend. — Combien de guerriers a-t-il avec lui ? s’enquit Talaban. — Vingt. — Avez-vous vu des Almecs ? — Des centaines, répondit-elle. Talaban poussa un juron. — J’ai promis à Rael que le navire et son équipage rentreraient directement à Egaru. Mais nous aurions bien besoin des vingt archers avatars. Est-ce que vous avez encore le temps de le contacter pour lui en faire la demande ? — Non, fit-elle d’une voix dure. Ils ne seront ni attendus, ni les bienvenus à Egaru. Servez-vous d’eux comme bon vous semble. — Qu’est-ce que cela signifie ? l’interrogea-t-il. — Je n’ai pas encore envie d’en parler. Débarquons. — Tu crois qu’ils vont nous trahir ? s’enquit Pendar en voyant les cent douze Avatars passer à cheval les portes méridionales et s’en aller en direction de la route côtière. Mejana s’appuya sur le parapet et regarda les cavaliers. Elle ne répondit pas. Comme ils sont beaux dans leurs armures d’argent, pensa-t-elle, on dirait des héros de légende. C’était assez troublant de les voir ainsi parés. C’étaient des êtres maléfiques qui avaient opprimé son peuple, prolongeant leurs vies en drainant la force vitale des autres. Les mêmes hommes qui avaient pris sa fille et l’avaient rendue vieille et sénile. Pourtant, alors que le soleil se réfléchissait sur eux, ils chevauchaient vers leur mort afin de sauver les cités. Mejana ne savait plus que penser. Elle avait comploté si longtemps contre eux, pendant tant d’années de solitude amère. Et le jour était enfin venu. Il n’y avait aucune joie dans l’air, aucun sentiment de triomphe. Ce n’était pas ce qu’elle avait imaginé. — Ils vont pactiser avec les Almecs, fit Boru. On ne peut pas leur faire confiance. Nous venons de signer notre arrêt de mort. — Peut-être, dit enfin Mejana. Mais je n’y crois pas. Leurs femmes et leurs enfants sont morts, leur pouvoir quasiment éteint, leur heure est arrivée. Nous allons suivre les derniers ordres du Quêteur Général. La partie est de la ville était toujours inondée, mais au sud, le terrain montait légèrement. Elle vit Rael dans son armure d’argent gravir une petite colline, suivi de ses cavaliers. Elle baissa la tête et regarda les centaines de miliciens qui attendaient nerveusement derrière les portes. Certains étaient armés d’épées et de lances, mais la plupart n’avaient que des couteaux ou des gourdins de fortune. Ils n’avaient pas d’armures, et presque pas d’arcs. Elle se tourna vers Pendar. — Va à la Troisième Porte. Lorsque Rael lancera son attaque, tu conduiras l’armée. La milice suivra. — Nous allons subir de terribles pertes, grand-mère, la prévint-il. — Essaie de ne pas en faire partie, lui dit-elle. Pendar s’inclina et courut le long des remparts jusqu’à l’endroit où les soldats vagars attendaient. Elle regarda Boru droit dans ses yeux bleus et froids. — Tu peux rester ici avec moi, ou te battre aux côtés de la milice. C’est ton choix. — Tu me hais donc ? lui demanda-t-il. — Ce n’est pas un jour pour la haine, répondit-elle. C’est le jour du regret. Il dégaina son épée, et après lui avoir adressé un sourire glacé, descendit les marches des remparts pour rejoindre les hommes qui étaient là. Sur le champ de bataille, les Almecs avaient vu les troupes de Rael arriver dans les collines. Une colonne de soldats fut détachée pour les intercepter. Mejana était lasse. Elle avait passé la nuit dans les ruines de la Bibliothèque à la recherche de survivants. Ils en avaient trouvé deux. L’un d’eux était mort alors qu’on le dégageait. Un autre avait perdu ses jambes et s’était vidé de son sang tandis qu’on essayait de soulever la poutre qui s’était abattue sur lui. Les sauveteurs avaient enlevé des dizaines de cadavres. Au cours de cette longue nuit, sa haine des Avatars l’avait quittée. Quelle que soit la revanche qu’elle avait prévue, elle semblait bien dérisoire comparée à la tragédie qui se déroulait sous ses yeux. Mejana avait même pleuré en découvrant les enfants, leurs petits corps brisés par les pierres, leur vie soufflée par le feu et la mort tombés du ciel. Ce qui lui restait de haine avait entièrement disparu lorsqu’elle avait aperçu Rael portant le corps inanimé de la femme qu’il aimait tant. Oui, les Avatars étaient malfaisants, et le Grand Dieu les avait punis. Ce n’était plus la peine pour Mejana de nourrir plus avant son désir de vengeance. Rael était venu la voir avant la dernière charge. Il était resté silencieux un moment, puis il lui avait tendu la main. Elle l’avait prise. — J’espère que tout ira bien pour vous, avait-il dit. Les Vagars sont maintenant les gardiens des cités jumelles. C’est à votre tour d’écrire l’histoire. Peut-être serez-vous incapables de dire du bien de nous et de notre règne, mais je vous en conjure, souvenez-vous au moins de la façon dont nous sommes morts. — Il est inutile de faire ça, Rael, avait-elle déclaré. Il avait haussé les épaules. — Pas si nous voulons gagner. Il s’était éloigné pour enfourcher un énorme cheval de guerre gris. Mejana referma le manteau qu’elle avait sur les épaules et posa son regard sur les collines lointaines. Les Avatars s’étaient mis en formation de combat. Celle-ci ressemblait à un fer de lance argenté. Ils chargèrent. Rael ne s’était pas retourné une seule fois depuis qu’il avait quitté la cité. Il se rendit compte que toute sa vie, il avait regardé derrière lui, combattant dans une lutte vaine pour que son passé reste vivant. La cité survivrait ou ne survivrait pas. Ce n’était plus à lui de garantir son avenir. Sofarita était venue le voir et lui avait indiqué avec précision où se trouvaient les réserves des Almecs, et de quelle manière celles-ci étaient défendues. Les chances de les atteindre étaient minces. Mais pour Rael, cela n’avait plus d’importance. Mirani était morte, et ses rêves avec elle. Si sa propre mort risquait d’entraîner la défaite des Almecs, alors elle était un bien petit prix à payer. Il était inutile de donner des ordres. Chaque homme qui chevauchait à ses côtés connaissait parfaitement l’objectif de la mission, et savait qu’il s’agissait là de la dernière charge des Avatars. Personne ne parlait. Ils étaient tous perdus dans leurs pensées : leur famille, leur être cher. Rael mena ses cavaliers bardés d’argent en haut de la pente est. Sur sa gauche, il aperçut un régiment d’Almecs qui venait leur couper la route. — En formation de combat ! hurla-t-il. Il chevaucha au-devant de ses troupes afin de se placer à la pointe du fer de lance. Ses cavaliers se regroupèrent derrière lui. — Chargez ! gronda-t-il. Il baissa sa visière et lança son cheval de guerre, Pakal, au triple galop. Rael, son arc-zhi à la main, tira un carreau d’énergie sur les premiers rangs almecs. Ils étaient encore hors de portée des gourdins-de-feu. Les Avatars décochèrent une pluie foudroyante dans le gros de l’infanterie. Des dizaines d’ennemis furent soulevés de terre. À présent, les chevaux étaient lancés, le martèlement de leurs sabots emplissait l’air. Encore et encore, les arcs-zhi vomirent leurs traits mortels, et une brèche apparut dans les rangs almecs. Pourtant, ceux-ci ne reculaient toujours pas. Les gourdins-de-feu se levèrent – et tonnèrent. Des billes de plomb fauchèrent les cavaliers. Douze chevaux chutèrent, dix autres furent touchés mais continuèrent leur cavalcade. À cet instant, Rael était touché par la grâce, car bien qu’en tête de la formation, les tirs passaient tous à côté de lui. Le cheval de Cation, qui était juste derrière Rael, trébucha, et son cavalier fut jeté à terre. Ce dernier fit une roulade et, calmement, décocha tir après tir dans les lignes de défense ennemies. Une balle le toucha à la pommette, lui crevant l’œil et perforant son cerveau. La charge continua. Les cavaliers de tête percutèrent les premiers rangs. Les Almecs s’écartèrent sur leur passage. Les tirs se faisaient plus sporadiques maintenant que les Avatars étaient passés. Rael fut touché à l’épaule et à la hanche. Il vacilla sur sa selle mais ne tomba pas. Une nouvelle volée de tirs atteignit les Avatars sur leur flanc gauche, et une dizaine de montures s’écroulèrent. Rael éperonnait son gris, tirant à droite et à gauche. À ses côtés, le cheval de Goray fut touché en pleine tête. Goray sauta à terre et tua quatre ennemis avant d’être transpercé par leurs épées et leurs dagues. Les Avatars avaient fait une percée d’une centaine de mètres dans les rangs ennemis. Rael jeta un bref regard en direction d’Egaru. Les portes étaient ouvertes ; les soldats vagars se déversaient sur le champ de bataille inondé, suivis de la milice, véritable masse humaine. Quelque chose frappa Rael sur le côté de la tête. Il glissa de selle. Trois Almecs se ruèrent sur lui. Le grand gris, Pakal, se cabra devant eux, frappant des deux sabots. Deux hommes tombèrent. Rael se releva d’un bond. Il tenait toujours son arc-zhi. Ses doigts pincèrent les cordelettes lumineuses. Six carreaux jaillirent l’un après l’autre et heurtèrent de plein fouet les lignes almèques, projetant les soldats dans les airs. Rael attrapa le pommeau de sa selle et passa un pied dans l’étrier. Une bille de plomb lui fit sauter son heaume. Un deuxième tir le toucha en plein visage, projetant sa tête en arrière. À l’agonie, il se hissa en selle et décocha quatre carreaux de plus. Certains de ses cavaliers se regroupèrent autour de lui, mais une trentaine d’entre eux réussirent à continuer la charge au sein des lignes ennemies. Rael éperonna son gris et se lança à leur poursuite tout en tirant. À présent, il était inutile de viser : l’ennemi l’entourait de toute part. Un homme courut en avant et colla son gourdin-de-feu contre le Quêteur Général. L’explosion fut assourdissante. De la fumée et des flammes jaillirent, et le tir perfora l’armure de Rael, en plein ventre. Son arc-zhi était vide. Il le jeta et dégaina son sabre, pour l’abattre sur la tête de son assaillant. Une fusillade déchira Pakal en plusieurs endroits. Le grand cheval se cabra et s’écroula. Rael lutta pour se relever. Deux tirs le fauchèrent et il tomba sur le dos. Le bruit de la bataille semblait s’éloigner. Il se força à se mettre à genoux et essaya de discerner ce qui se passait. Mais tout ce qu’il put voir, ce fut une lumière vive au bout d’un long tunnel. La nuit le gagnait, et il se rappela soudain qu’enfant il s’était perdu dans les bois. La nuit était vite tombée, et Rael avait été forcé d’avancer au milieu des arbres en aveugle, pris de panique. Puis il avait vu une lumière dorée dans le lointain, comme une bougie. Il s’agissait de la fenêtre éclairée d’une petite ferme. Son jeune cœur s’était alors emballé, car la lumière signifiait la sécurité et la vie. À présent la lumière semblait décoller en vrille – et son esprit s’envola avec elle. À l’arrière de son armée, Cas-Coatl regarda la dernière charge des Avatars avec un sentiment d’appréhension et de profond regret. Il avait été honnête avec Rael. Cas-Coatl avait souhaité une union avec les Avatars. Il se sentait un lien de parenté avec eux et, d’une étrange manière, il aurait bien voulu faire partie de cette charge héroïque. Mais Almeia était venue le voir la nuit passée, et lui avait expliqué la vérité sur la pyramide d’Anu, et la décision de Rael de se battre jusqu’au dernier. Elle avait ordonné la destruction de la Grande Bibliothèque, et avec elle l’annihilation des familles avatares. Comme toujours, Cas-Coatl avait obéi. Il regardait les Avatars galoper. La moitié de leur force était décimée, leur chef mort, et les cavaliers fonçaient sans le savoir sur des pièges camouflés : des fils tendus et des pieux dans des tranchées, que ses hommes avaient installés à la faveur de la nuit. Ce serait une fin ignoble après un effort aussi vaillant, mais Cas-Coatl ne pouvait se permettre la destruction de ses réserves de poudre. Sans poudre, les mortiers et les fusils de ses hommes seraient inutilisables. La grosse émeraude à sa ceinture se mit à vibrer. Il posa la main dessus et entendit la voix d’Almeia. — Tes hommes ont presque franchi la barrière de brume. Va les rejoindre. Prenez Anu vivant. Ce qu’il a fait, il peut le défaire. Il connaît la Musique. Cas-Coatl porta son regard sur le champ de bataille. Ses premières lignes subissaient un terrible assaut de la part des Vagars et des habitants de la ville ; les Avatars continuaient leur chevauchée, infligeant des pertes sévères à ses troupes. — Il y a encore un risque que nous perdions ici, madame, fit-il remarquer. — Nous sommes perdus de toute façon si Anu termine sa pyramide. La femme, Sofarita, est en train de drainer mon énergie. Nos défenses sont faibles. Il faut capturer Anu. Maintenant ! Cas-Coatl se tourna vers son aide de camp. — Maintenez nos positions, et lorsque les Avatars seront tous morts, menez une contre-offensive depuis leur flanc gauche. La cité sera à nous à la tombée de la nuit. L’homme salua et Cas-Coatl jeta un dernier regard à la charge des Avatars. Puis il descendit la pente qui menait aux trois navires dorés qui mouillaient à cet endroit. En s’éloignant, il réalisa qu’il était heureux de ne pas assister à la fin de la charge, car à l’heure qu’il était les chevaux devaient avoir heurté les fils de détente des pièges, projetant leurs cavaliers contre les pieux acérés enfoncés dans les flancs de la colline. Chapitre 26 Durant cent jours et cent nuits, la bataille fit rage dans les deux. Et grand fut le massacre. Finalement, seul un héros resta en vie, et ce fut Virkokka. Les démons l’encerclèrent, brandissant une mer de lances. Virkokka tua les démons par milliers, mais il en venait toujours autant. Finalement, même lui devint fatigué de se battre, aussi, plongeant son épée dans le sol, il invoqua la Flamme de Terre à son aide. Tiré du Chant du Soir des Anajos Lorsque Rael était tombé, Viruk avait pris sa place à la pointe de la charge. Intoxiqué par la furie du combat, il était en extase. Niclin chevauchait sur sa gauche, et les trente derniers Avatars avaient refermé la formation derrière lui. Tout en chevauchant, il décochait tir après tir. Puis, il aperçut les tubes de bronze rassemblés sur sa gauche. Il oublia sa mission et ordonna à sa monture de charger dans leur direction. Les Avatars le suivirent. — Les réserves ! hurla Niclin. Nous devons atteindre les réserves ! Viruk l’ignora – et ce faisant, dévia involontairement la charge des fils cachés et autres tranchées. À présent, les Almecs s’enfuyaient devant eux. Viruk visa le baril au pied du tube le plus proche, à soixante mètres devant lui. Le carreau alla se ficher en plein dans le mille. Le baril explosa dans un flot de flammes et de fumée, enflammant deux autres barils à côté. La déflagration qui en résulta propulsa l’arme de bronze dans les airs. Elle retomba sur un deuxième tube, l’arrachant à sa base. Les Almecs autour des armes eurent à peine le temps de s’enfuir, car les Avatars étaient sur eux. Il y avait plus de cinquante tubes regroupés ici. Viruk et ses cavaliers décochèrent une volée de carreaux dans les barils qui se trouvaient autour. Une série d’explosions retentit. Des flammes léchèrent le ciel, et un épais brouillard gris se propagea sur le champ de bataille. Niclin galopa jusqu’à Viruk. — Les réserves, imbécile ! lui hurla-t-il. Nous devons détruire la poussière noire ! Viruk éperonna son cheval qui partit une nouvelle fois au triple galop en direction des collines. Une compagnie d’Almecs vint prendre position. Leurs gourdins-de-feu rugirent et une dizaine d’Avatars tombèrent. Viruk força son cheval épuisé à gravir la colline, suivi de Niclin et des seize derniers survivants. Du haut de la crête, il vit le campement ennemi. Leurs réserves se trouvaient sous des toiles en canevas. En demi-cercle autour du campement, pour le protéger, se trouvaient une centaine de krals. Viruk n’hésita pas un instant. Il éperonna de plus belle sa monture et descendit la colline au galop. Arrivés au pied de la colline, les Avatars se déployèrent. Derrière eux, des soldats almecs avaient atteint le sommet de la crête et leur tiraient dessus. Cinq chevaux furent touchés par la première salve, et les cavaliers tombèrent de selle. Sept autres chutèrent à la deuxième. Les six derniers Avatars fondirent sur les krals. Les énormes bêtes se ruèrent sur les Avatars. — Sur trois colonnes, gauche et droite ! gronda Viruk. Niclin tira sur les rênes de son cheval et se plaça à droite de Viruk. Un seul Avatar le suivit. Les trois autres cavaliers se positionnèrent sur sa gauche. Les krals se divisèrent en deux groupes pour les intercepter. Viruk s’élança dans l’ouverture qui venait de se créer au centre. Trois krals se précipitèrent pour fermer la brèche. Viruk en tua deux et sauta de son cheval sur le troisième. Les griffes du kral jaillirent, égorgeant la jument. Le cheval tomba. Viruk fit une roulade – et décocha un tir en pleine gueule du monstre. D’autres bêtes se ruaient vers lui. Il tourna sur ses talons et se mit à courir à toutes jambes en direction du campement, trois cents mètres plus loin. Une douzaine de soldats sortirent de leurs cachettes dans le périmètre du camp. Viruk se jeta sur sa droite comme une série de détonations claquait. Il ne fut pas assez rapide et une bille de plomb lui perfora la cuisse. Il roula sur le dos et vit que les krals étaient sur lui. Il se releva d’un bond et en tua trois. Il entendit un bruit de sabots. Et se dévissant vers la droite, il vit Niclin qui fonçait vers lui. Une nouvelle volée de tirs résonna. Niclin fut fauché en pleine course, et projeté à terre. Viruk courut intercepter son cheval, et attrapa le pommeau de la selle, alors que le hongre galopait toujours. Viruk sauta sur la monture et chargea les soldats almecs. La plupart étaient en train de recharger leurs armes. Deux réussirent à tirer. Un tir le manqua, mais l’autre le toucha en pleine poitrine. Le cheval galopa dans le campement. Viruk dépassa les réserves et alla jusqu’au mur du fleuve. Il mit pied à terre et gravit la pente raide. Les krals étaient sur ses talons. Mettant un genou à terre, Viruk attendit calmement que les bêtes atteignent le bas de la pente. Il avait su, comme tous les Avatars, qu’il allait mourir aujourd’hui, et il se mit à penser à son jardin. Il sourit en pensant à la tête que ferait Kale en découvrant qu’il lui avait légué sa maison, ses terres et ses richesses. Il espérait que le petit potier s’y installerait également. Puis il visa. Et décocha un carreau dans les centaines de barils qui étaient amoncelés en contrebas. L’explosion fut colossale, et un pilier de feu gigantesque monta jusqu’au ciel. Viruk fut soulevé du mur, et propulsé dans les airs. Le bruit fut tel que, l’espace d’un moment, le combat s’arrêta sur le champ de bataille, et tous les hommes regardèrent le nuage de fumée qui montait de plus en plus haut. Les Almecs, mieux disciplinés, réagirent plus vite, oubliant leur choc, et décochèrent une salve dans la masse des rangs vagars stupéfaits. Une nouvelle fois, les Vagars se jetèrent sur les lignes almèques. Au centre, Pendar incitait ses hommes à avancer. Il saignait d’une blessure au front, mais qui ne lui faisait pas mal. Le peu de leçons que lui avait données Talaban dans l’art du maniement de l’épée lui avait permis de rester en vie, et il avait déjà tué deux Almecs. Ses soldats se déployèrent autour de lui afin de lui laisser un peu d’espace pour respirer. Il regarda sur sa gauche et sur sa droite. Les Vagars étaient au moins trois fois plus nombreux que les Almecs, mais comme ils manquaient d’entraînement, les lignes de défense ennemies tenaient bon. Même s’il n’était pas versé dans les tactiques militaires, Pendar n’en était pas moins un homme intelligent. Il sentait que le cours de la bataille était en train de changer. Les pertes vagares augmentaient, et il ne faudrait plus attendre longtemps avant que la milice soit repoussée. Alors même que cette pensée lui venait, il vit un régiment almec essayer de les attaquer sur le flanc. Dès qu’ils auraient formé une ligne, ils pourraient tirer salve sur salve sur le flanc droit sans protection de ses troupes. Soudain, il entendit une série de sonneries de trompettes retentir à l’est. En haut de la colline, une ligne d’hommes en armure de bronze, munis de lances et de boucliers, avançait. Ils étaient des centaines. Les trompettes retentirent une nouvelle fois, et les soldats se répartirent sur quatre lignes, puis se lancèrent au pas de charge sur les Almecs qui tentaient d’attaquer les miliciens sur le flanc. Les gourdins-de-feu tonnèrent mais, protégée par les boucliers, la force en marche ne subit quasiment aucune perte. Les lances furent abaissées à l’horizontale, en formation d’attaque. Les Almecs essayèrent de tenir leur position, mais furent déchiquetés par les lances. Puis les lignes des nouveaux attaquants s’ouvrirent, et des centaines d’épéistes chargèrent les défenseurs, taillant et fendant de toute part. En quelques instants, le régiment almec fut réduit en pièces, et les survivants s’enfuirent rejoindre le gros de leurs troupes. Pendar sentit la joie l’envahir. La bataille venait de tourner une fois de plus ; c’était maintenant aux Almecs de se battre pour leurs vies, battant lentement en retraite en haut de la colline, mais bataillant suffisamment pour retourner à leurs vaisseaux. Les lignes vagares, alors démoralisées, remirent du cœur à l’ouvrage. Pendar hurla la charge, et ses soldats le suivirent, se frayant un chemin à travers les Almecs en déroute. Car c’en était une. Les ennemis se mirent soudain à s’enfuir dans tous les sens, afin de se jeter dans le fleuve, qui semblait la meilleure protection possible. De petits groupes d’Almecs formèrent des cercles défensifs, mais ceux-ci furent submergés. Sur les murs de la cité, réalisant que la victoire était proche, Mejana ordonna aux dernières compagnies de miliciens de se joindre à la bataille. Les nouveaux venus, dans leurs armures de bronze, en formation parfaite, marchèrent sur le champ de bataille au rythme des tambours. Les Almecs reculaient devant eux, jetant leurs armes. Certains se jetèrent même à genoux et implorèrent qu’on les épargne. Ce ne fut pas le cas. Arrivés au fleuve, les Almecs s’aperçurent que les vaisseaux dorés étaient partis ; on les avait abandonnés. Complètement désorientés, ils n’offrirent aucune résistance à la vague meurtrière d’assauts que les Vagars lancèrent contre eux. Fatigué comme jamais, Pendar s’éloigna du massacre. Il ne fit rien pour l’empêcher. Après tout, pensa-t-il, c’est un juste retour des choses. Une silhouette en armure de bronze s’approcha de lui. — C’est vous qui commandez ? lui dit l’homme en ôtant son heaume. — Si on veut, admit Pendar. L’homme était incroyablement beau, ses cheveux teints en or aux tempes, ses yeux grands et violets. — Je suis Ammon. J’en déduis que je suis arrivé à temps ? — C’est le moins qu’on puisse dire, monsieur. Toutefois, il y a une autre armée qui assiège en ce moment Paragu. Là aussi, votre aide serait la bienvenue. Ammon scruta le champ de bataille. — Où sont les Avatars ? s’enquit-il. — Tous morts. Ils ont chargé les ennemis et ont détruit leur campement. — C’est ce grand coup de tonnerre que nous avons entendu ? fit Ammon. Je croyais que le ciel nous était tombé sur la tête. Tous morts, dites-vous ? — C’était une charge héroïque, monsieur. C’était beau à voir. — Je suis navré d’avoir manqué le spectacle, répliqua Ammon. Cela veut donc dire que dame Mejana contrôle la cité, n’est-ce pas ? — Oui et non. Elle gère le pouvoir le temps d’organiser les élections du nouveau Conseil. — Vous réaliserez vite qu’il vous faut un roi, déclara Ammon. Mais cela peut attendre un autre jour. Sofarita appela Methras alors que les dix premiers soldats avatars, ainsi que le Quêteur Ro, grimpaient dans le long canot en argent en direction du rivage éclairé par la lune. — Vous devez repartir d’ici aussi vite que nous sommes venus, le prévint-elle. Si tout se passe bien, ce sera le dernier voyage du Serpent. — Le dernier voyage ? Je ne comprends pas. Il y a à bord suffisamment d’énergie pour tenir encore des années – même sans la Musique. — Plus pour longtemps. La pyramide d’Anu ne nourrira pas les cristaux, mais les videra de leur énergie. C’est son but. Il avait prédit la venue de la Reine de Cristal. Si le Serpent est toujours en mer lorsque la pyramide sera achevée, il coulera. — Comment ferons-nous pour revenir vous chercher ? — Vous ne reviendrez pas. Elle s’en alla sur ces mots. Puis elle rejoignit Talaban et Touchepierre accoudés au bastingage. Le sauvage scrutait le rivage. Le canot d’argent revint alors. Talaban descendit l’échelle de corde, suivi de Touchepierre et des dix derniers archers avatars. Sofarita passa la dernière. Ses articulations lui faisaient mal. Et l’effort qu’elle fit lui causa une grande douleur à la hanche. Talaban l’aida à descendre. Le long canot vira de bord et se dirigea vers le rivage. — Allez-vous enfin me dire ce qui s’est passé à Egaru ? fit Talaban. — Ils ont vaincu l’envahisseur, répondit-elle. Mais le prix à payer a été lourd. Il eut un sourire grave. — Peu importe le prix. Rael est un excellent stratège. — Était, le corrigea-t-elle. Il est mort. Et le prix est plus élevé que vous ne pourriez l’imaginer. Tous les Avatars sont morts avec lui. Tandis qu’elle racontait la destruction de la Bibliothèque et la dernière charge, les hommes à bord du canot restèrent silencieux. Elle leur narra également comment Viruk s’était frayé au galop un chemin entre les krals, afin de les mener à leur perte. Elle leur rapporta également la fuite d’Ammon qui était parti rassembler les restes de son armée, et son arrivée opportune qui avait changé le cours de la bataille. Le long canot s’arrêta en touchant le rivage, mais personne ne descendit. — Nous sommes les derniers de notre race, réalisa Talaban. Sofarita scruta les visages des hommes à bord. Leurs expressions étaient tristes et songeuses. Il n’y avait plus une trace d’arrogance chez eux. Ils n’étaient plus une race de dieux, mais de simples mortels qui venaient de perdre leurs familles et les êtres qui leur étaient chers. Touchepierre brisa le silence. Il posa sa main sur le bras de Talaban. — Tuer Almecs maintenant, oui ? Talaban ne répondit pas, mais sauta dans l’eau et pataugea jusqu’au rivage. Les autres Avatars l’imitèrent, rejoignant le premier groupe afin de leur faire part du désastre. Le Quêteur Ro courut jusqu’au bateau et prit Sofarita par la main. Arrivée sur le rivage, celle-ci prit une profonde inspiration. — Nous ne pouvons plus faire marche arrière, Quêteur Ro, annonça-t-elle. — Je suis là où je voulais être, lui dit-il. Est-ce vrai qu’ils sont tous morts ? — Oui, c’est vrai. Il resta silencieux un instant. — Nous sommes devenus égoïstes, mais nous ne l’avons pas toujours été. Nous avons offert la civilisation à ce monde, l’écriture, l’architecture, la poésie, l’enseignement. J’espère que quand les hommes se souviendront de nous, ils ne se souviendront pas seulement de nos mauvais côtés. — Ils ne se souviendront pas de vous, Ro, lui affirma-t-elle. Pas en tant qu’hommes, en tout cas. Vous deviendrez d’abord une légende, et puis les dieux que vous rêviez d’être. Du moins, si nous gagnons. Une fine silhouette sortit des arbres et s’arrêta. Sofarita vit que c’était une femme, et visiblement une guerrière louve. Son visage était peinturluré de lignes rouges, et son front était teint en noir. Touchepierre poussa un cri et courut vers elle. La femme restait impassible. Touchepierre s’arrêta devant elle. — Tout est accompli, fit-il en anajo. L’hiver de mon âme est terminé. Elle ne sourit pas, mais tendit sa main gauche. Touchepierre la saisit de sa main droite, et la posa contre son cœur. — As-tu entendu mes prières ? lui demanda-t-il. — Toutes, répondit-elle en anajo. Et toi, as-tu entendu mon cœur qui te cherchait ? — Je l’ai ressenti. Aiya ! Quelle belle journée ! Lui tenant toujours la main, il la guida jusqu’à Talaban. — Ça Suryet, fit-il tout fier. Etre femme de mon cœur. Pouvoir mourir heureux maintenant. (Puis il s’adressa de nouveau en anajo à Suryet.) C’est le Seigneur du Vaisseau Noir, qui m’avait promis de me ramener à toi. C’est un homme bien, un grand guerrier, et il est venu aider le Peuple face aux envahisseurs. Accueille-le comme un frère de mon âme. Suryet fit un pas en avant et posa sa main contre le cœur de Talaban, puis la ramena contre le sien. Ensuite, elle lança une phrase courte et rapide à Touchepierre, et repartit à grands pas entre les arbres. — Elle dire nous aller, expliqua Touchepierre. Ennemi être proche. Talaban acquiesça et prit la tête de ses soldats. Ils suivirent Suryet pendant près d’une heure le long de sentiers difficiles et de pistes étroites à travers les arbres. Sofarita trouva le voyage de plus en plus pénible et prit du retard. Le Quêteur Ro appela Talaban. Le guerrier revint sur ses pas. — Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il. — Mes articulations sont en train de se cristalliser, expliqua-t-elle. Je ne pourrai pas marcher beaucoup plus. Talaban lança son arc-zhi à Ro et la souleva dans ses bras. Elle était plus légère qu’il ne s’y attendait. Ro avait l’air abattu en voyant le guerrier rejoindre ses hommes. Étant petit et maigre, il n’aurait pas pu la porter bien loin, mais c’était difficile de la voir dans les bras d’un autre homme. Pour Sofarita, ne plus avoir mal fut un soulagement, si bien qu’elle nicha sa tête contre l’épaule de Talaban. La lune brillait dans le ciel, et ses rayons baignaient l’endroit silencieux et fantomatique d’une lumière spectrale. Pas un souffle de vent ne faisait bruisser les branches. En tête de colonne, Suryet marchait au côté de Touchepierre, sans parler. Vers l’aube, Suryet leva la main et s’accroupit. Les Avatars s’arrêtèrent. Talaban déposa Sofarita et se porta à la hauteur de Suryet. Elle colla un doigt sur ses lèvres, tout en désignant un endroit sur la droite. Trois feux de camp brûlaient dans une clairière au bord d’un cours d’eau. Suryet indiqua que la colonne devrait bifurquer par la gauche afin de les contourner. Talaban acquiesça, et le voyage reprit. Quand la fatigue le gagna, il demanda à un de ses soldats de porter Sofarita. Puis il rejoignit Touchepierre et Suryet en tête de colonne. Peu de temps après l’aube, ils sortirent de la frondaison des arbres. Une chaîne de montagnes se dressait devant eux. Mais ce ne furent pas les montagnes qui attirèrent leur regard et leur coupèrent le souffle. Ce fut le gigantesque mur noir qui était derrière, coupant le monde en deux, et s’étirant plus loin que ne portait la vue. — Le pays almec, déclara Touchepierre. C’était à la fois étrange et surnaturel. Talaban n’arrivait pas à en détacher son regard. — Cela s’étend sur des centaines de kilomètres, affirma Sofarita. — Maintenant, terrain découvert, fit remarquer Touchepierre en désignant la petite plaine qui les séparait des montagnes. Grand danger. Talaban alerta ses Avatars. Les cordelettes des arcs-zhi jaillirent tout le long de la colonne. — Allons-y, fit-il. Les Avatars se déployèrent le long de la côte, l’arc prêt. Il y avait au moins quinze cents mètres de plaine avant d’atteindre le premier abri au pied des montagnes. Ils n’avaient pas parcouru la moitié de la distance qu’un Avatar poussa un cri d’alerte. Derrière eux, des hommes en armes sortaient des bois. Le groupe de chasse était environ à sept cents mètres d’eux, mais avec Sofarita à transporter, ils étaient ralentis. Talaban sut avec certitude que les Almecs les rejoindraient avant qu’ils ne puissent atteindre les montagnes. Il envoya la moitié de ses hommes en avant-garde et rebroussa chemin avec dix autres. Les gourdins-de-feu avaient une portée de cent mètres – la moitié des arcs-zhi. Talaban espérait pouvoir ralentir les poursuivants. À présent, les Almecs s’étaient mis à courir, et la distance entre eux s’amenuisait. Cinq cents mètres. Quatre cents. — En joue ! cria Talaban. Il y avait au moins cinq cents hommes dans le groupe de chasse. Trois cents mètres. Deux cents. Talaban décocha un carreau, puis un autre, et encore un autre. Les arcs-zhi chantèrent et plus de trente Almecs furent soulevés de terre. La charge continua. — Encore ! fit Talaban. Une vingtaine d’Almecs de plus moururent. Mais ils continuaient d’avancer. Les gourdins-de-feu retentirent. Des tirs fusèrent autour des Avatars. Un homme fut touché en plein front, et tomba sans un son. — En arrière ! hurla Talaban. Les Avatars se mirent à courir dans la plaine. Un autre homme fut touché, mais continua sa course. — À moi, Avatars ! appela Talaban. À l’avant, le guerrier qui portait Sofarita la déposa sur le sol et récupéra son arc qu’il avait laissé à Ro. Suivi des neuf autres archers, il se porta au secours de Talaban. Formant une seule ligne, les Avatars se mirent à tirer sur les Almecs. Plus d’une centaine durent mourir avant que la charge ne s’éparpille. Les survivants se jetèrent au sol et ouvrirent le feu. Trois Avatars furent touchés, mais un seul mortellement. Touchepierre portait maintenant Sofarita le long de la pente montagneuse et s’approchait de l’orée des bois. Talaban attendit qu’ils soient en sécurité pour reculer avec ses hommes. Aussitôt, les Almecs se relevèrent et leur décochèrent une volée de tirs. Un des archers fut touché à la jambe. Il chancela mais continua de courir. À deux reprises, Talaban fit s’arrêter les Avatars afin de riposter. Puis, ils atteignirent enfin l’abri éphémère des arbres. Dispersés en essaim, ils décochèrent une pluie de carreaux zhi sur les guerriers almecs qui grimpaient la côte. La moitié des ennemis trouvèrent la mort et les derniers debout décidèrent de battre en retraite. — Il faut quand même admirer leur courage, avoua le Quêteur Ro en s’approchant de Talaban. Le guerrier acquiesça. — Ils ne manquent pas de bravoure, admit-il. Et maintenant, Quêteur, où allons-nous ? — Sofarita m’a dit que nous devions continuer de grimper. Elle a besoin de surplomber le territoire almec. Alors seulement, elle pourra attaquer la Reine de Cristal. Talaban et ses hommes quittèrent l’orée du bois. Les deux blessés se portèrent volontaires pour rester à l’arrière afin de harceler l’ennemi. Talaban approuva leur décision, leur serra la main, et s’en alla. — Ils vont mourir s’ils restent là, fit Ro. — Ils le savent, répondit Talaban. Lentement, ils entamèrent l’ascension. Des tirs de gourdins-de-feu retentirent derrière eux, ainsi que les hurlements des mourants. Loin devant, Suryet et Touchepierre s’étaient arrêtés près d’une cascade. Des guerriers anajos sortirent des sous-bois environnants. Le Renard-À-Un-Œil vint donner l’accolade à Touchepierre, puis s’approcha de Sofarita. — Nous les retiendrons ici, dit-il. Tu dois continuer. Elle posa une main sur le bras du Renard-À-Un-Œil. De l’énergie le traversa. — Je te remercie mille fois, fit-il avec un large sourire. — Non, c’est moi, répondit-elle. Ce n’est pas grand-chose, car je te dois la vie. Talaban les rejoignit. Le Renard-À-Un-Œil lui adressa la parole, mais les Avatars ne comprirent pas ses mots. — Lui dire vous être bienvenus, traduisit Touchepierre. Lui dire aussi deuxième armée venir du nord. — Nous devons trouver une position défensive, déclara Talaban. Un endroit étroit qu’il sera facile de tenir. Touchepierre traduisit au Renard-À-Un-Œil. Les deux hommes échangèrent de brefs propos. — Lui dire un tel lieu exister. Mais avec si peu d’hommes, lui dire nous pas résister longtemps. Une journée, peut-être. — Il nous faudrait quarante-huit heures, intervint Sofarita. Au moins. — Si c’est possible, nous y arriverons, promit Talaban. Comme les années défilaient dans la Vallée du Lion de Pierre, les ouvriers devinrent de plus en plus soudés. Ce qui, au début, avait grandement surpris Yasha. C’était une chose, quand on vous promettait la richesse, de s’engager sur un contrat de vingt ans, mais une autre de travailler dans la monotonie pendant tout ce temps. Mais en fait, cela n’avait pas été monotone du tout. Le gros du travail s’effectuait dans la joie, et niveau après niveau, la pyramide avait été enfin achevée. La jeunesse et la force pérennes des ouvriers avaient été un avantage indéniable. Les années passaient, mais personne n’avait encore de cheveux blancs. Les hommes se sentaient rayonnants, toujours pleins d’énergie. Tous, sauf le Saint Homme. Il vieillissait de jour en jour, s’affaiblissant de plus en plus. C’était comme si lui seul avait accepté le fardeau des ans. Au début, les ouvriers avaient trouvé son évolution déconcertante, mais petit à petit, ils en étaient venus à l’aimer pour cette raison. Sa détérioration physique contrastait furieusement avec leur jeunesse éternelle. Lorsque la nouvelle qu’une guerre terrible faisait rage de l’autre côté de la brume leur parvint, ils se sentirent rassurés d’être là, surtout lorsque Anu leur promit que le bâtiment qu’ils construisaient permettrait de sauver leurs cités, leurs familles ; ils avaient même redoublé d’effort et de zèle. Le travail touchait à sa fin, et Yasha se sentit curieusement orphelin. Seul au milieu du campement désert, il contempla la pyramide dorée. Un million deux cent mille blocs de calcaire et de granite, pesant plus de trois millions de tonnes, et s’élevant à plus de soixante-quinze mètres de hauteur. Cent niveaux de pierres, pesant chacune plus de vingt-cinq tonnes. C’était une réalisation monumentale. Anu avait, un peu plus tôt, remercié les ouvriers, et les avait envoyés se cacher dans les collines du nord, au-dessus de la carrière de pierre. — L’ennemi arrive, leur avait-il dit d’une voix si faible que ceux qui étaient les plus proches avaient dû faire passer ses paroles aux rangs derrière qui ne pouvaient l’entendre. L’ennemi n’en aura pas après vous. Ils viennent pour la pyramide, et s’en iront ensuite dans leurs vaisseaux dorés. Je vous le promets. Vous allez bientôt pouvoir rentrer chez vous, où vous recevrez la fortune qui vous a été promise. Partez à présent, avec ma bénédiction. Yasha se tenait à l’extérieur de la hutte du Saint Homme. Anu lui avait demandé d’attendre un instant, le temps que les autres s’en aillent. L’imposant contremaître jeta un regard aux cabanes désertes qui avaient abrité les prostituées, et se demanda pour passer le temps avec combien de femmes il avait couché pendant les deux décennies qu’il avait passées ici. La porte de la hutte s’ouvrit en grinçant, et Anu avança péniblement dans la lumière. Il portait plusieurs rouleaux de parchemin. — Merci de m’avoir attendu, fit-il. — Nous devons partir, Saint Homme, lui dit Yasha. Je vais vous porter. — Je ne pars pas, Yasha. Mais tu peux quand même me porter. (D’une main tremblante, il désigna la pyramide.) Conduis-moi au sommet. Les échelles étaient toujours en place. Yasha porta le vieil homme à travers le chantier. Puis, arrivé au bas de la pyramide, il le prit sur son dos et commença à grimper les barreaux. Le sommet était plat, car Anu avait insisté pour qu’on ne mette pas de couronne. Yasha avait trouvé cela étrange, car autrement la pyramide était parfaite dans les moindres détails. Anu s’assit sur la pierre dorée et les deux hommes contemplèrent la vallée. — Il y a longtemps, je t’ai fait une promesse, Yasha, déclara Anu. Je t’ai dit que cette pyramide ne serait pas seulement pour les Avatars, mais pour le monde entier. Lorsqu’elle chantera, son chant nous libérera du mal. L’ennemi ne sera plus. — C’est un bâtiment magnifique, fit Yasha. Il tiendra jusqu’à la nuit des temps. — Non, répondit Anu. Pas plus d’une année. La Musique que j’ai composée est très puissante. Elle a déjà commencé à attaquer la pierre, la transformant en poussière. Les vents répandront cette poussière sur la terre. Il ne restera plus rien. — Pourquoi, Saint Homme ? s’enquit Yasha, scandalisé. — Nous sommes assis sur une montagne d’énergie, Yasha. Et comme toute source de pouvoir, on peut s’en servir pour faire le bien, ou le mal. Si j’avais voulu qu’elle perdure, un homme – ou une femme – aurait pu un jour retrouver la Musique. (Il sourit tristement.) Beaucoup essaieront, dans les siècles à venir, de reproduire ce que nous avons fait ici. Peut-être que quelqu’un y arrivera. Je ne suis pas suffisamment prétentieux pour croire que je serai le seul homme béni par la Source. (Il tapota Yasha sur le bras.) À présent, le temps ralentit, Yasha, et nous devons parler de plusieurs choses. Il ne reste plus beaucoup d’Avatars dans les cités, et le contrôle a été donné à un Conseil vagar. Du fait des terribles destructions dont ils viennent d’être victimes, ils ne seront pas enclins à exécuter la dernière volonté d’un Avatar. Surtout si celle-ci risque de vider la Trésorerie. Lorsque les ouvriers arriveront en ville, ils découvriront qu’aucun paiement ne les attend. Mon serviteur, Shevan, est actuellement en train de leur expliquer cela. Mais il leur dit aussi que c’est toi qui les paieras. Que tu tiendras ma promesse. — Et comment ferai-je cela, Saint Homme ? Anu lui tendit les parchemins qu’il portait. — Le premier est mon testament ; je te lègue tout ce que je possède. Peut-être que ce testament non plus ne sera pas honoré. Je n’en sais rien. Le deuxième est une carte qui indique l’endroit où j’ai enterré douze coffres remplis d’or. Assez pour payer tous les hommes qui ont travaillé ici. Et même les putains qui ont toujours des pièces d’argile. — Si vous croyez pouvoir me faire confiance avec tout cet or, vous êtes un fou, fit Yasha. Pourquoi ne l’avez-vous pas donné plutôt à Shevan ? — J’ai été fou toute ma vie, Yasha. Aucun homme qui respire ne peut se conduire autrement. Mais là, je sais que j’ai raison. Tu es un homme fier, mais honorable. Je ne te confierais pas ma femme ou ma fille, mais ce n’est que de l’or. Tu feras en sorte qu’il soit versé comme prévu, et tu le feras avec une honnêteté scrupuleuse. — Oui, je le ferai, admit Yasha. Je le ferai pour vous, Anu. (Il rangea les parchemins sous sa tunique.) Mais pourquoi voulez-vous rester ici ? — Je le dois. Je suis la couronne de la pyramide. Je suis la dernière note de Musique. Et maintenant, tu dois partir, Yasha. Laisse-moi. Le grand contremaître se leva et se pencha pour embrasser le vieil homme sur le front. — Nous ne vous oublierons pas, Saint Homme. — Mais si, répondit Anu en souriant. Tous les hommes sont oubliés. Allez, pars ! Yasha descendit l’échelle, mais jeta un dernier regard au vieil homme à la barbe blanche avant de rejoindre le sol de la vallée. Talaban, l’arc-zhi complètement déchargé, sauta de son rocher sur un groupe d’Almecs. Son épée fendit les airs, et trancha le cou du premier ; sa dague s’enfonça dans la poitrine du deuxième. Touchepierre sortit de sa cachette suivi de plusieurs guerriers anajos ; ensemble, ils brisèrent les rangs almecs. La soudaineté de l’attaque consterna les Almecs, qui rebroussèrent chemin sur la piste. Talaban ramassa un gourdin-de-feu qui était tombé et tira sur les fuyards. Puis il le jeta sur le côté. Il leva les yeux et vit que la nuit allait tomber. Ils avaient retenu les Almecs pendant près d’un jour et d’une nuit. Il ne restait que trois Avatars en vie et quinze Anajos. Les défenseurs avaient été repoussés sur la montagne, et presque dégagés de l’étroit sentier. Au prochain assaut, ils se retrouveraient sur le flanc nu et seraient vite submergés. Du sang coula dans l’œil gauche de Talaban, depuis une coupure au front. Il l’essuya et se dirigea vers une ligne de rochers qui marquait la fin de la piste. Il regarda autour de lui. Plusieurs tirs claquèrent, ricochant contre la pierre près de sa tête. Talaban jura et s’accroupit. — Ils se sont déjà regroupés, dit-il à Touchepierre. (Le Renard-À-Un-Œil s’approcha d’eux et parla à Touchepierre.) Que dit-il ? demanda Talaban. — Devoir tenir jusqu’à l’aube. — L’aube est encore loin. — Temps pour autre plan, déclara le sauvage. Talaban se fendit d’un large sourire. — Tu as raison. Que proposes-tu ? — Attaquer ! répondit Touchepierre. Chapitre 27 Ainsi vint le Dernier Jour où la Femme Etoile et la Déesse de la Mort furent face à face. La Déesse était puissante, mais la Femme des Etoiles était accompagnée de Storro, le Conteur de Légendes, pour protéger son cœur, Tail-avar, le dieu de la sagesse, pour protéger son corps, et Touche-la-Lune, pour protéger son âme. Aiya ! Quand reverrons-nous de tels héros marcher parmi nous ? Tiré du Chant du Crépuscule des Anajos En haut du versant sud de la montagne, Sofarita se hissa sur une grande corniche. Puis elle s’accroupit. Ro monta à son tour et vint s’asseoir à côté d’elle. Ici, le vent était mordant, aussi passa-t-il son manteau autour des épaules de Sofarita. Ils étaient enfin au-dessus du gigantesque mur noir qui s’étendait sur la terre. Ro distingua au loin les lumières vacillantes d’une cité. — Est-ce que tu peux ressentir son pouvoir ? demanda-t-il à Sofarita. — Oh, oui, je le sens. Elle rejeta le manteau et se leva. Puis, elle écarta les bras au maximum. L’Avatar eut l’impression qu’elle se mettait à briller. Quelques secondes plus tard, il sentit de la chaleur émaner d’elle. Ses membres étaient raides. Elle ressemblait à une statue, et sa peau brillait comme si elle était couverte de glace. Il voulut la toucher, mais sa voix résonna dans son esprit. — Ne me touchez pas, Ro. C’est mon destin. C’est ici que je vais mourir. Ses mots eurent l’effet d’une dague dans son cœur, et il s’effondra contre la paroi rocheuse, la tête entre les mains. Cas-Coatl se tenait avec une centaine d’hommes à l’extrémité nord de la barrière de brume. Ses ingénieurs suaient sang et eau pour trouver un moyen de pénétrer à l’intérieur. Jusqu’à présent, tout avait échoué. Cas-Coatl attendait patiemment. L’armée qui assiégeait Paragu avait été évacuée par douze vaisseaux dorés, qui traversaient en ce moment même l’océan, leurs soutes débordant de coffres remplis jusqu’à ras bord de cristaux rechargés. Une fois qu’Almeia aurait été nourrie, elle retrouverait ses forces et briserait le sort qui essayait de les ramener vers une fin glacée. Les revers ici à l’est n’étaient que temporaires. Quand il reviendrait, il n’y aurait plus d’Avatars pour détruire ses réserves. Mais avant tout, il devait capturer Anu et l’obliger à inverser la magie de sa pyramide. S’il n’y arrivait pas, alors il détruirait l’édifice. Il jeta un coup d’œil à la vingtaine de chariots qui contenaient ce qui restait de poudre. Un vent frais souffla sur la vallée. Cas-Coatl frissonna. Lorsqu’il faisait froid, il avait toujours mal au visage. Il leva la main et se passa les doigts sur ses pommettes de verre, dures et lisses. Marié au Cristal. Il avait été horrifié lorsque la maladie s’était déclarée. Ses parents l’avaient amené devant le tombeau d’Almeia, et avaient passé la journée à prier. Almeia elle-même lui était apparue en rêve, et lui avait promis de le sauver. La promesse avait été tenue et, la joie au cœur, ses parents avaient sacrifié soixante esclaves à la déesse. La main de Cas-Coatl était posée sur la grosse émeraude de sa ceinture. Elle le reliait à la déesse d’une façon spéciale, tandis que sa puissance le protégeait de la mort de cristal. Mais il y avait eu un prix à payer. Almeia n’avait jamais permis à Cas-Coatl de prendre femme ou d’avoir des enfants. Il devait être à elle pour l’éternité. Et Cas-Coatl avait payé ce prix de plein gré. Mais aujourd’hui, il ne savait plus quoi penser de ses actes. Les Almecs avaient toujours sacrifié des prisonniers sur la Ziggourat. Cela apaisait la déesse. Mais Cas-Coatl n’avait jamais reçu l’ordre auparavant de massacrer une population tout entière. Et pourtant il l’avait fait, dans l’espoir qu’en terminant sa pyramide, Anu mettrait un terme à la boucherie. Et maintenant ? se demanda-t-il. Est-ce que ma vie ne va plus ressembler qu’à ça ? Parcourir la terre à la recherche de nouvelles victimes à tuer ? — Seigneur, cria un ingénieur. La brume s’en va ! — Qu’as-tu fait ? s’enquit Cas-Coatl. — J’aimerais m’en attribuer le mérite, seigneur. Mais je n’y suis pour rien. La brise se leva, dispersant la brume. Cas-Coatl pouvait à présent apercevoir la vallée, et la gigantesque pyramide qui était au centre. Ordonnant à ses hommes d’avancer, Cas-Coatl pénétra dans la vallée. En s’approchant du site abandonné, il repéra un mouvement au sommet de la pyramide. Un vieil homme barbu les regardait. Cas-Coatl se tourna vers ses soldats et en détacha deux pour aller le chercher. D’une bourse à son côté, il sortit un grand cristal vert. Il se concentra dessus et le tendit en direction de la pyramide. Il pouvait sentir l’énergie être puisée. Mais le processus était extrêmement lent, et la perte d’énergie infinitésimale. Il recula d’une cinquantaine de mètres et testa de nouveau le cristal. D’ici, il ne perdait plus rien. Cas-Coatl éclata de rire. Toutes ses inquiétudes concernant la pyramide d’Anu disparurent comme la brume dans la brise. La pyramide n’était pas une menace. Il fut soulagé. Il se demanda si cela servait encore à quelque chose de trouver Anu. Visiblement, cet homme était un raté. Il avait bâti une montagne dorée qui ne pouvait même pas drainer un simple cristal. Pourtant… Almeia était persuadée de son talent. Elle avait observé les travaux et raconté à Cas-Coatl que les blocs de pierre géants ne semblaient pas peser plus qu’une boîte en bois vide. Indéniablement, quelqu’un avec un tel niveau d’expertise aurait dû créer une arme un peu plus efficace. Un son musical filtra jusqu’à lui. Le vieil homme sur la pyramide jouait de la flûte. Sa musique était triste et mélancolique. Cas-Coatl sentit vibrer l’émeraude à sa taille. Avec un choc, il réalisa que le vieil homme était Anu, et qu’il incarnait son sort. — Tuez-le ! beugla-t-il d’une voix tonitruante. (Les deux soldats qui étaient en train de grimper aux échelles se retournèrent et lui jetèrent un regard interrogateur.) Tuez le vieillard. Faites-le tout de suite ! Les hommes se calèrent sur leur échelle et saisirent les gourdins-de-feu qu’ils portaient en bandoulière. Au même instant, la musique s’arrêta. Le vieil homme fit un pas au bord de la pyramide et étendit les bras, comme s’il accueillait la mort. Cas-Coatl fut d’abord rassuré, car les grimpeurs avaient encore du chemin à parcourir avant d’atteindre le sommet, et la déesse seule savait de quelle magie Anu était encore capable. Mais en regardant le saint homme attendre ses tueurs les bras ouverts, une terrible pensée lui vint. Cas-Coatl était un homme versé dans les principes du sacrifice sanglant, et du pouvoir qui en découlait. Terrifié, il venait de réaliser qu’Anu attendait justement la mort. Il fallait que du sang tombe sur les pierres. Il bondit en avant et hurla un simple mot. — Non ! Les gourdins-de-feu retentirent. Anu se recroquevilla et tomba en arrière. L’espace de quelques battements de cœur, rien ne se produisit. Cas-Coatl eut presque le temps de se demander s’il ne s’était pas trompé. Presque. Le cristal à sa ceinture se mit à trembler. Puis il éclata en mille morceaux. L’Almec resta cloué sur place, ses jointures se raidissant, sa peau se recroquevillant. Une terrible douleur secoua son torse et son ventre, comme si des araignées venimeuses grouillaient sous sa peau et lui arrachaient ses organes. Il aurait voulu crier, mais son visage était paralysé. Sa jambe gauche s’effrita et il tomba dans l’herbe. Son bras droit se cassa dans la chute. Après cela, Cas-Coatl cessa d’exister en tant que créature pensante. La musique silencieuse de la pyramide s’entortilla autour de son cadavre cristallin. Des fissures apparurent sur son corps, de plus en plus grandes, en forme de toiles d’araignée. Il implosa, et tout ce qu’il resta de lui sur le sol furent son armure vide, son heaume, son pantalon et ses bottes. Privés de chef, les Almecs s’éloignèrent de la pyramide, craignant qu’elle ne libère sa colère sur eux. Ils abandonnèrent leurs chariots de poudre et s’enfuirent en direction du fleuve, et des navires qui les ramèneraient chez eux. Le Renard-À-Un-Œil rassembla ses hommes autour de lui, et passa la main sur chaque paire d’yeux. À chacune des appositions, il psalmodiait quelques mots avant de passer au suivant. Puis il s’approcha des Avatars. Talaban devina que le sauvage chantait de puissantes prières pour aider ses guerriers. Il avait raison – mais pas de la manière dont il s’y attendait. Autour d’eux, les ténèbres étaient totales, de gros nuages obscurcissaient la lune. Mais lorsque le Renard-À-Un-Œil retira sa main du visage de Talaban, celui-ci s’aperçut qu’il pouvait voir comme en plein jour. C’était étrange. Il n’y avait plus de couleurs, nulle part, simplement des tons de noir, blanc et gris. Le chaman convoqua ses hommes. — Les chercheurs de sang vont essayer de nous attaquer à la faveur de la nuit. Mais nous, les chats des montagnes, leur tomberons d’abord dessus. Ils seront tels des aveugles. Les quatorze Anajos et Suryet brandirent leurs arcs et leurs flèches et se fondirent dans les sous-bois. Talaban voulut les suivre, mais le Renard-À-Un-Œil s’interposa. Il toucha le front de Talaban et ferma les yeux. Sa voix résonna dans l’esprit de Talaban. — Vous faites trop de bruit, mon ami. Attends ici avec tes frères et tuez tous ceux qui approcheront du bout de la piste. Puis il disparut. Talaban dégaina son épée et sa dague. Il fit signe à ses hommes de rester avec lui, et alla se poster sur la crête de la piste. Il y aurait plus d’une centaine d’ennemis sur la montagne. Même avec le superbe avantage de la vision nocturne, les Anajos ne pourraient pas les stopper tous. Je vais mourir ici, pensa-t-il soudainement. Je n’aurai même pas la semaine que m’avait promise Anu. Il fut saisi par la peur et pris de vertiges. Je ne veux pas mourir sur cette montagne, en terre étrangère, pensa-t-il. Je n’ai pas de fils pour offrir mon sang en cadeau au futur, et pas de femme pour me pleurer. Il songea à Sofarita. Il avait accepté la mort prédite par Anu, mais avait espéré que Sofarita aurait le pouvoir de le sauver. Or, elle n’était pas là. Pour la première fois de sa vie, Talaban voulut s’enfuir. Mais il ne le fit pas. Il ne le pouvait pas. Il regarda l’homme qui était à sa droite. Le choc lui fit oublier d’un coup ses pensées nostalgiques. Les yeux de l’Avatar étaient grands ouverts, ses pupilles fendues comme celles d’un chat. En voyant la surprise qui se dessinait sur le visage du soldat, Talaban en déduisit qu’il devait lui aussi avoir l’air sinistre. Talaban se mit à sourire. L’homme y répondit et tendit la main. Talaban l’agrippa, avant d’aller ensuite serrer celle des autres. — Ce n’est certainement pas aussi glorieux que la dernière charge, déclara-t-il. Mais nous avons vécu en dieux, alors sachons mourir en hommes. Ce sera déjà quelque chose, si vous voulez mon avis. Des hurlements de blessés résonnèrent sur la piste, et plusieurs coups de gourdins-de-feu retentirent. Talaban leva son épée. Revenu dans la cité d’Egaru, Caprishan s’agenouilla dans sa chambre à coucher et vida des sacs de cristaux rechargés dans deux coffres vides. Il avait décliné l’offre de Rael de charger les Almecs, et essayait à présent d’estimer quelle espérance de vie ces cristaux pourraient lui fournir. Comme tous les Avatars, il était bon en calcul mental. Il y avait plus de deux mille cristaux, capables chacun de conserver un homme normal en bonne santé pendant des mois. Caprishan n’était pas un homme normal. Son énorme poids et son prodigieux appétit avaient fragilisé son cœur, et il pouvait épuiser un cristal en six jours. Douze mille trois cent soixante jours. Moins de trente-quatre ans ! Le désespoir s’empara de lui. — Enfin, c’est toujours mieux que de pourrir sur un champ de bataille, se rassura-t-il. Et, qui sait, je trouverai peut-être d’autres cristaux. Il contempla le contenu des coffres. La lumière se reflétait sur les facettes des gemmes. Beaucoup de choses pouvaient se produire en trente-quatre ans. Soudain, un vase en cristal posé sur le rebord de sa fenêtre éclata en morceaux. Le son le fit sursauter. Il se leva lourdement et se dandina jusqu’à la fenêtre, à la recherche de celui ou celle qui avait lancé la pierre. Personne en vue. Quelque chose fit « pan » dans son dos. Plusieurs fois. Il se retourna et vit que de la poussière verte giclait des coffres. Il alla voir ce qui se passait et tomba à genoux. À l’intérieur, les cristaux gigotaient et se fendaient. — Non ! Il plongea ses grosses mains dans le premier coffre et referma ses doigts sur les dernières gemmes qui restaient. Mais il les sentit éclater dans ses poings, pour finir en poussière. Les gemmes rouges de ses anneaux explosèrent. Piteusement, Caprishan se mit à pleurer. L’un de ses serviteurs entra dans la chambre. — Que se passe-t-il, seigneur ? s’enquit-il. — Laisse-moi seul ! hurla Caprishan. L’homme recula. Caprishan se leva et se rendit sur le balcon. Il pouvait attendre six jours que la mort l’emporte lentement et horriblement. Ou alors… Son énorme corps vola dans les airs, et alla s’écraser sur un chemin de pierre près d’une fontaine. La musique de la pyramide franchit l’océan. Le Septième Serpent était en vue des côtes lorsque son énergie s’évapora. L’espace d’un moment, le navire noir lutta pour rester à flot, porté par son élan et la marée montante. Mais il commença à être ballotté par les vagues, roulant et tanguant. Pendant le voyage de retour, Methras avait ordonné à son équipage de vider les cabines et les soutes de tout ce qui pouvait flotter. Ils avaient fabriqué plusieurs radeaux et des rames de fortune. Les hommes avaient trouvé ces ordres étranges, mais avaient obéi quand même. Le navire courut une bordée en direction de la terre et se pencha dangereusement. — Abandonnez le navire ! hurla Methras. L’équipage jeta des tonneaux vides par-dessus bord, puis les radeaux à leur suite. Un par un, les hommes se jetèrent à l’eau. Les meilleurs nageurs se dirigèrent vers la côte. Les moins bons s’agrippèrent aux radeaux ou à d’autres débris flottants. Methras vit un homme couler à pic. Il plongea et l’attrapa par le col, le tirant jusqu’à la surface. Le Vagar se débattit et faillit les faire couler tous les deux. Mais Methras lui parla calmement, et l’aida à grimper sur un tonneau. — Accroche-toi bien et bats des pieds, lui conseilla-t-il. La marée va te ramener sur le rivage. Puis, Methras nagea jusqu’à l’un des radeaux. Plusieurs hommes déjà à bord l’aidèrent à grimper. Il s’assit et regarda le Serpent. Telle une baleine malade il chavira et roula sur le ventre. Puis il s’enfonça lentement par l’avant et disparut sous les vagues. — Que s’est-il passé ? demanda un marin vagar. — La magie d’Anu, expliqua-t-il. — Je croyais qu’il était de notre côté. — Mais il l’est, répondit Methras. Les vaisseaux dorés vont couler comme le nôtre. — Il aurait pu attendre encore une heure, grommela l’homme. Nous serions à bon port. Lorsque l’aube se leva sur la mer, Ro éprouva une drôle de sensation par tout le corps. Il ajusta son esprit et essaya de se concentrer dessus. C’était de la musique, portée par les vents. Elle était dissonante et pourtant… elle lui donnait l’impression qu’il faisait partie de tout : la terre, le ciel, la roche sous ses pieds. Un cri étranglé jaillit de la gorge de Sofarita. Il se retourna et vit quelle tremblait. Il se leva et passa ses bras autour d’elle, serrant son corps raidi contre le sien. Elle s’écroula comme une masse sur lui, manquant de les faire tomber de la corniche. Ro usa de toutes ses forces pour conserver l’équilibre. Les bras de Sofarita étaient tendus, rigides, leurs jointures bloquées. Elle essaya de parler, mais sa langue n’arrivait pas à formuler les mots. — Je suis là, lui dit-il. Je suis avec toi. Souviens-toi des rituels. Joins-toi à moi. Il ne ressentit pas la douleur tout de suite, mais lorsque celle-ci se déversa en lui, il eut l’impression que son corps allait se briser comme du verre. Il lutta contre la panique qui le gagnait, et se concentra instinctivement sur la réalité de la chair, la douceur du tissu humide qui se fondait aux muscles, et le flot chaud et riche du sang. La Musique se dilata dans son esprit, en une symphonie magnifique, un chant aussi vaste que l’univers. Ils furent submergés tous les deux. La tête de Sofarita vint se coller sur son épaule, et ses bras se relâchèrent. Ro pouvait sentir sa chair sous ses doigts, douce et chaude. Il la déposa sur la corniche et s’agenouilla à ses côtés. — Parle-moi, fit-il. Montre-moi que tu es vivante. Elle ouvrit les yeux. — Mon pouvoir a disparu, dit-elle. Je suis de nouveau une femme. Comment as-tu créé cette musique ? — Ce n’est pas moi. Elle soupira et essaya de se redresser. — Je ne suis plus une déesse, Ro. Je suis juste une Vagare. — Tu es la femme que j’aime, déclara-t-il, surpris que ses mots aient réussi à sortir. Il attendit son refus, sachant qu’il serait doux mais qu’il le brûlerait comme du feu. — Je t’aime également, avoua-t-elle. Je le sais depuis la nuit où tu m’as sauvée d’Almeia, en t’allongeant à mes côtés pour me réchauffer de ton corps. Un vent violent souffla sur la corniche. Ro s’accrocha à un rocher. Sofarita fut projetée contre lui. Une lumière aveuglante explosa dans le ciel. Ro leva les yeux, pour découvrir qu’un deuxième soleil brillait au milieu des nuages virevoltants. Un grondement assourdissant monta du mur gigantesque qui coupait le monde en deux. Des pans entiers commencèrent à s’en détacher. Puis, brusquement, le mur et le pays qui était derrière furent arrachés du sol, et s’envolèrent, se penchant pendant l’ascension. Un terrible tremblement de terre secoua la masse flottante et la brisa en deux. Les deux morceaux continuèrent de monter vers le soleil. Quelque chose brilla dans le ciel, tel un oiseau doré. Ro vit que c’était un vaisseau, qui tourbillonnait dans les airs, et qui alla s’encastrer dans les masses flottantes. D’autres vaisseaux apparurent, comme emportés par une tornade invisible. Un anneau de feu de plusieurs centaines de kilomètres de diamètre jaillit dans le ciel. La terre brisée se dirigea vers lui et passa dans le cercle de flammes. Ro vit la terre des Almecs disparaître. L’anneau de feu rapetissa, rapetissa, rapetissa. Et disparut. Il n’y avait plus ni mur ni terres menaçantes. Une plaine dévastée s’étendait à perte de vue. — L’herbe et les arbres repousseront bientôt, fit Sofarita, et les cours d’eau rejailliront. La vie s’épanouira à nouveau. Ro, tenant Sofarita par la main, redescendit le long de la corniche. Plus bas sur la piste, ils trouvèrent le Renard-À-Un-Œil, Touchepierre et Suryet. Quatre autres guerriers anajos étaient encore en vie. À l’entrée de la piste, Ro vit un tas de cadavres. Touchepierre s’y rendit et s’agenouilla au côté du corps de Talaban. Ro courut à son aide, croyant que l’Avatar n’était que blessé. Mais en approchant, il vit les terribles blessures puis son visage froid et impassible. Il soupira, honteux de la joie qu’il avait ressentie quand Sofarita lui avait avoué qu’elle l’aimait. Talaban avait donné sa vie pour qu’il puisse entendre ces mots. Il s’agenouilla devant le cadavre. — Lui et ses camarades ont tué une vingtaine d’Almecs, fit Touchepierre en anajo. Ils ont tenu bon. Talaban a été le dernier à mourir. J’ai essayé de lui sauver la vie comme il avait sauvé la mienne. Il m’a vu courir dans sa direction. Il était encerclé. Il est mort au lever du soleil. (Touchepierre dégaina sa dague et coupa une mèche des cheveux de Talaban.) Je composerai un chant de prières pour lui. Tous les esprits anajos l’entendront. Ils l’accueilleront bien. — Je suis heureux que tu aies survécu, dit Ro. Cela lui aurait fait plaisir. — J’ai bien cru que j’allais mourir également. Mais quand le second soleil s’est levé, les Almecs se sont enfuis. Qu’allez-vous faire, à présent, Quêteur Ro ? Allez-vous essayer de rentrer dans votre palais de pierre ? — Non, je vais rester ici, si vous voulez bien de moi. J’enseignerai et j’apprendrai. Je trouverai un moyen de faire une histoire de tous ces événements. Touchepierre posa la main sur le front de Talaban. — Il vivra pour toujours dans mon cœur. Mes enfants apprendront qui il était. Et leurs enfants aussi. À présent, il fait partie du Peuple. Nous n’oublierons pas. Sofarita s’approcha et Ro prit sa main. Elle baissa les yeux vers l’Avatar mort. Ro n’éprouva pas de jalousie en voyant le chagrin dans son regard. Épilogue En ce jour que les hommes appellent Reshgaroth, les dieux s’en allèrent pour continuer leur guerre dans les cieux, abandonnant les champs et les forêts, les montagnes et les vallées. Ils voyagèrent au-delà des étoiles scintillantes, sur le dos d’aigles d’argent. Tous disparurent, sauf un. Virkokka savait que les Géants du Froid reviendraient. Lui seul resta parmi le Peuple, afin de les protéger du froid de la mort. Tiré du Chant du Soir des Anajos Sur les rives du Luan, les travaux d’évacuation des cadavres progressaient à grands pas, car après chaque bataille il y avait toujours un risque de maladie. Les cadavres des Vagars et des Avatars furent enlevés pour être enterrés, tandis que les Almecs étaient déshabillés et brûlés sur de grands bûchers. Trois ouvriers vagars décidèrent de faire une pause à midi. Ils descendirent jusqu’au Luan et s’aspergèrent le visage d’eau fraîche. L’un d’entre eux, un jeune charpentier nommé Leshan, s’assit en regardant au nord. — Il y a un autre cadavre là-bas, fit-il en désignant un corps calciné qui sortait à moitié de l’eau. — Laisse tomber, répondit un autre. Je suis crevé. — J’aime faire ce pour quoi on me paie, expliqua Leshan en se levant. Il alla jusqu’au corps. Celui-ci était allongé face contre terre, les habits brûlés, la chemise en lambeaux. La peau était couverte de brûlures noires et rouges. Leshan ne put déterminer si le cadavre était vagar ou almec. Il fit un effort pour le retourner. La poitrine de l’homme était salement marquée, et la moitié de ses cheveux avaient fondu ; mais son visage était intact. Leshan le connaissait. Qui ne le connaissait pas ? C’était le plus dangereux et le plus détesté de tous les Avatars. Viruk ouvrit les yeux. Ceux-ci étaient pâles, gris et froids. Il poussa un grognement. — Il est vivant ! cria Leshan. — Évidemment que je suis vivant, gémit le blessé. Je suis un dieu, espèce de crétin ! Viruk ferma les yeux et serra les dents sous la douleur. La main de Leshan glissa sur le manche du couteau à sa ceinture. Il pouvait tuer cet homme d’un seul coup, en lui enfonçant la lame dans son cou couvert de cloques. Il vit que Viruk avait de nouveau les yeux ouverts et que l’Avatar le regardait. — Tu mérites de crever, fit Leshan. Viruk sourit et se releva sur un coude. — Je n’arriverai jamais à comprendre pourquoi vous autres, les sous-hommes, n’arrivez pas à saisir une simple réalité, fit-il. Dans la vie, on n’a pas ce qu’on mérite, idiot. On a ce qu’on prend. Maintenant, si tu veux me poignarder, fais-le. Sinon, va me chercher un chirurgien. Je suis peut-être un dieu, mais un dieu avec une jambe cassée. Leshan secoua la tête et sourit. Viruk était à sa merci, souffrant le martyre. Pourtant, il lançait encore des insultes et défiait la mort. Qui pourrait bien tuer un homme comme lui ? pensa-t-il. Une fois qu’il eut tué le dernier Géant du Froid, Virkokka s’ennuya. C’est alors que Storro, le Conteur de Légendes, traversa l’océan étoilé du ciel nocturne jusqu’à la cité de pierre, et apprit à Virkokka qu’une terrible guerre se préparait, avec des sorciers, des chefs et des armées assoiffés de sang. Virkokka eut un rire de soulagement en entendant cela. Il prit son épée de feu, et se mit en marche une nouvelle fois, pour aller combattre le mal. Tiré du Chant du Soir des Anajos Table des matières Prologue Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Chapitre 22 Chapitre 23 Chapitre 24 Chapitre 25 Chapitre 26 Chapitre 27 Épilogue