Sparte La cité avait eu vent de la défaite et nulle foule ne s’était rassemblée pour acclamer le retour des soldats, qui se rendirent directement au palais de marbre en remontant la rue du Départ. « Reste à mes côtés, chuchota Parménion à l’adresse de Léonidas alors que les hommes rejoignaient leurs casernes. Je n’ai jamais vu l’intérieur de ce bâtiment, et cela n’aiderait pas notre cause si je venais à me perdre. » L’officier ne put retenir un sourire. « Il y a six andron au rez-de-chaussée et les cuisines se trouvent droit devant. Tes quartiers sont situés au premier, à droite de l’escalier. » Le strategos hocha la tête en contemplant les murs bigarrés qui conduisaient à l’escalier de marbre. Le grand hall s’emplissait de scènes de bataille, et même la mosaïque du sol représentait des Spartiates en armure. « Sparte ne changera jamais, même dans un autre monde », commenta-t-il en se fendant d’un petit sourire. Un vieux serviteur vint le saluer. « Priastès, chuchota Léonidas. — Bienvenue chez vous, sire, déclara le nouveau venu. Je vous ai préparé un bain et des rafraîchissements. » Priastès s’inclina de nouveau et emprunta l’escalier, suivi des deux soldats. Les marches s’ornaient de statues munies de lances ; des héros du passé que Parménion fut incapable de reconnaître. Tournant à droite, le serviteur s’engagea dans un large couloir avant d’ouvrir une porte menant à une série de pièces orientées vers l’est. Le général entra et suivit Priastès jusqu’à une pièce où l’attendait une baignoire pleine d’eau chaude et parfumée. Le vieil homme délaça la cuirasse de Parménion, qui se dévêtit rapidement. La chaleur du bain détendit ses muscles fatigués. Le serviteur lui versa une coupe de vin allongé d’eau, qu’il goûta du bout des lèvres avant de la lui tendre. « Merci, Priastès, ce sera tout », fit Parménion en s’allongeant béatement dans la baignoire. L’homme salua et s’en alla. Le nouveau roi prit le temps de se débarrasser de toute la poussière accumulée lors de ses voyages, puis il sortit du bain. Léonidas lui tendit une serviette, qu’il s’enroula autour de la taille avant de se rendre sur le balcon. Il frissonna au contact de la brise fraîche. « Cela fait du bien, avoua-t-il à son compagnon. — Il est toujours avisé de faire disparaître l’odeur de la sueur et des chevaux avant de retrouver sa femme, énonça Léonidas d’un ton résolument neutre. — Hein ? Quelle femme ? » L’officier inspira profondément. Quand la prêtresse lui avait permis d’assister à l’existence de l’autre Parménion, il avait éprouvé une grande tristesse en le voyant perdre l’amour de sa vie – l’autre Dérae. « Cela ne va pas être facile pour toi, Parménion. Dans ce monde, tu es marié à ma sœur, Dérae. — Elle est ici ? Dans le palais ? — Bien sûr. Mais tu dois savoir qu’elle ne t’aime pas. Elle devait épouser Nestus mais, obéissant à son devoir, elle a accepté de s’unir à toi pour te permettre de faire ton entrée dans notre famille. » Parménion baissa les yeux ; ses mains tremblaient. « Je ne crois pas que je pourrais, souffla-t-il. Tu n’imagines pas… — Si, murmura Léonidas. Crois-moi, je sais. Mais il nous est impossible de revenir en arrière. Sois fort, mon ami. Tu pourras l’éviter, car elle n’aura nulle envie de passer du temps avec toi. Dis-toi qu’elle n’est pas celle que tu as aimée, que tu te trouves dans un autre monde. Et maintenant, si tu me révélais tes plans…» Le strategos secoua la tête, cherchant en vain à ne plus penser à Dérae. « Je ne peux t’en parler en détail. Sans Théna, il m’est impossible de savoir si l’on nous observe ou non. — Nous avons nous aussi notre prophétesse, Tamis. Elle se fait vieille, mais elle était autrefois très puissante. Veux-tu que je lui ordonne de venir ici ? — Pas encore. Si elle est vraiment douée, elle se rendra compte du… subterfuge. Non. Convoque d’abord les éphores. Je les recevrai aujourd’hui même. Mais commence par ceux qui se sont opposés à l’idée de combattre Philippos. — Chirisophos et Sotéridas, qui sont officieusement les présidents du conseil. Chirisophos est riche et nombre de gens bénéficient de son parrainage ; quant à Sotéridas, il est le grand prêtre du temple d’Apollon. C’est sa lecture des signes qui a empêché l’armée de se joindre à nous. — Peux-tu trouver dix hommes discrets et à l’esprit ouvert ? — Bien sûr, pourquoi ? — Durant la réunion, je veux que tu fasses fouiller les domiciles de Chirisophos et de Sotéridas. — Qu’escomptes-tu y trouver ? — Rien, j’espère, mais il se peut que l’un ou l’autre, voire les deux, soient au service de Philippos. Toi et tes hommes devrez rechercher tout lien possible avec le Roi-Démon : lettres, or Macédonyen… n’importe quoi. — Ce sera fait comme tu le désires. — Et envoie des cavaliers guetter l’approche de l’armée ennemie. — Oui… sire. » L’officier s’inclina et s’en alla, mais Parménion le retint. « Léonidas ! — Sire ? — Je ferai tout mon possible pour me montrer digne de… lui. — Je n’en doute pas un seul instant, mon ami. Et je serai à tes côtés. » Une fois Léonidas parti, Parménion remplit sa coupe et contempla le quartier est de la cité. De l’endroit où il se trouvait, il apercevait la place du marché, où les commerçants installaient déjà leurs étalages. De nombreux messagers remontaient les rues étroites en courant pour transmettre au plus vite les nouvelles concernant l’approvisionnement en nourriture. Dans les rues, plusieurs personnes nettoyaient les ordures de la veille et les eaux usées qui se déversaient par les tuyaux en argile équipant chaque maison. Au sommet de la colline de l’acropole, un Zeus aussi fier qu’inquiétant restait perpétuellement tourné vers les montagnes. Léonidas avait appris à Parménion que Sparte regroupait un peu moins de quarante mille habitants, dont une bonne moitié étaient esclaves ou serviteurs. Parménion avait du mal à se montrer optimiste en songeant à la bataille à venir. Il savait qu’il ne suffirait pas de se présenter face aux Macédonyens en nombre sensiblement égal. Cela, son jumeau l’avait presque fait sur la plaine de Mantynée. Non, tout dépendrait de la qualité des soldats… et de l’élément de surprise. Mais comment surprendre un homme capable de lire dans les pensées d’autrui ? Philippos lisait-il dans ses pensées en ce moment même ? Cela n’avait rien de réconfortant. Les Macédonyens approchaient, mais combien de temps s’écoulerait encore avant leur arrivée ? Leur dernière bataille remontait à quelques jours seulement et Philippos allait certainement les autoriser à se reposer et à célébrer leur victoire en mettant à sac les environs. Mais combien de temps cela durerait-il ? Cinq jours ? Trois ? Le Roi-Démon ne devait plus considérer les Spartiates comme une menace ; pas avec cinq mille hommes seulement. Et la perspective d’affronter une armée d’esclaves ne le troublerait en rien. La porte s’ouvrit dans le dos de Parménion et l’air s’emplit d’un délicat parfum. Sachant instantanément qui venait d’entrer, il se tourna lentement, le cœur affolé et la gorge sèche. Dérae se tenait devant lui, vêtue d’une robe blanche bordée d’or. Ses cheveux blond-roux étaient longs, tirés vers l’arrière et coiffés en de multiples tresses. Elle avait les yeux verts et une peau merveilleusement bronzée. La gorge de Parménion se serra en la voyant approcher. Après toutes ces années, il venait de retrouver la jeune femme qu’il avait aimée et perdue. « Dérae, souffla-t-il. — Tu as humilié Nestus, lâcha-t-elle. Je te hais ! Jamais je ne te le pardonnerai ! » Le choc fut si violent que Parménion se retrouva incapable de parler. Conscient que ses jambes menaçaient de ne plus le porter, il s’éloigna du balcon. Il aimait cette femme depuis plus de trente ans… Non, essaya-t-il de se raisonner, ce n’est pas ta Dérae. Mais la logique ne pouvait rien contre la vision qui venait de lui apparaître. Le visage de la jeune femme, sa silhouette étaient tels qu’il n’avait cessé de se les représenter, et l’idée qu’elle se trouvait là lui ôtait tous ses moyens. « Eh bien, dis quelque chose ! » exigea-t-elle. Secouant la tête, il but une petite gorgée de vin et détourna les yeux, espérant que cela suffirait à rompre le charme. « N’as-tu donc rien à me dire ? persista-t-elle. — Nestus a de la chance d’être toujours en vie, rétorqua-t-il sous le coup d’une brusque colère. Et quant à ta haine, elle n’aura pas l’occasion de s’exprimer longtemps, femme. Il y a de fortes chances pour que nous n’ayons plus que cinq jours à vivre. Si tu souhaites les passer en compagnie de Nestus, fais-le, tu as ma bénédiction. — Ta bénédiction ? Voilà bien quelque chose que je n’ai jamais eu… ta bénédiction ! J’ai joué le rôle que tu attendais de moi : tu m’as épousée pour devenir roi et, ce faisant, tu m’as volé mon droit au bonheur. Ta bénédiction ? Tu peux la garder ! Je n’en veux pas ! — Dis-moi ce que tu désires, et si c’est en mon pouvoir, tu l’auras, fit-il, soudain conciliant. — Il n’est rien que tu puisses me donner, cracha-t-elle en tournant les talons. — Dérae ! s’écria-t-il, et elle s’arrêta sur le pas de la porte. Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Jamais ! » Elle lui fit de nouveau face, les joues rouges de fureur et les yeux étincelants, mais sa repartie cinglante mourut sur ses lèvres lorsqu’elle vit l’expression de Parménion. Elle s’enfuit sans répondre. D’humeur sombre, le strategos alla s’asseoir sur un divan. Quelques instants plus tard, le vieux Priastès vint s’incliner devant lui. « Que porterez-vous aujourd’hui, sire ? voulut-il savoir. — Mon armure. Je veux avoir l’air d’un soldat. — Quelle cuirasse préférez-vous ? — Peu importe, rétorqua Parménion. Choisis-la toi-même, Priastès. — Oui, sire. Vous allez bien ? — On ne peut mieux. — Ah, mais la reine est furieuse, fit le serviteur. Le monde s’écroule autour de nous, mais seule compte la colère de la reine. Et pourtant, elle est toujours dans cet état. Pourquoi ne pas prendre une autre épouse, mon garçon ? Nombre de rois ont plusieurs femmes… et elle ne t’a pas donné le moindre fils. » Priastès était manifestement très proche de son souverain et Parménion se sentit réconforté par l’amitié que ce dernier lui manifestait. Il répondit sans réfléchir. « Je l’aime, dit-il. — C’est vrai ? s’étonna le vieillard. Depuis quand ? Et pourquoi ? Je t’accorde qu’elle est bien faite et que ses hanches lui permettraient d’avoir de beaux enfants, mais quel caractère, par Zeus… — Depuis combien de temps es-tu à mes côtés ? — Sire ? — Depuis quand ? Exactement ? — Exactement ? Tu m’as rendu la liberté après la bataille d’Orchomène, c’est-à-dire… pendant l’année du Griffon, non ? Que le temps passe vite… — Oui, confirma Parménion, qui n’avait pas obtenu la réponse à sa question. Ai-je beaucoup changé depuis ? — Non, répondit Priastès en pouffant. Tu es toujours le même : timide et arrogant à la fois, soldat et poète… Cette guerre a été rude pour toi, mon garçon. Tu as l’air plus vieux. Fatigué. La défaite a souvent cet effet-là. — Je veillerai à ce que cela ne se reproduise pas. — Et tu y arriveras. Tous les oracles prétendaient que tu mourrais lors de la bataille, mais je ne les ai pas crus. C’est mon Parménion, j’ai dit. Personne ne peut le battre. Et je sais que tu aurais gagné sans ces couards de Kadmyens. J’ai entendu dire que tu t’étais occupé de Nestus. Pas trop tôt. Depuis combien de temps te conseillais-je de le faire, hein ? — Trop longtemps. Va me chercher mon armure et préviens-moi lorsque les éphores arriveront. » Le serviteur sortit et revint chargé d’une cuirasse de cuir noir bordé d’or et d’un ptérux constitué d’épaisses lanières de cuir bouilli renforcées de bronze. « Cela fera-t-il l’affaire ? — Oui. Apporte-moi à manger pendant que je m’habille. — Puis-je solliciter une faveur, mon garçon ? — Bien sûr. — Léonidas dit que tu as demandé à tous les hommes valides, y compris les esclaves, de rejoindre les rangs. Et moi, alors ? Je n’ai que soixante-treize ans et je suis encore fort. Je garderai ton flanc. — Non. Les hommes plus âgés seront chargés de défendre la cité. » Priastès refusa d’abdiquer. « J’aimerais être à tes côtés lors du… dernier jour, fit-il. — Crois-tu que je vais mourir ? — Non, non, répondit le serviteur en refusant de regarder son monarque dans les yeux. Je voudrais juste avoir ma part de lauriers. Je n’ai jamais eu de fils, Parménion, mais cela fait près de quinze ans que je m’occupe de toi. Et je t’aime, mon garçon. Tu le sais ? — Oui. Il en sera comme tu le souhaites : tu m’accompagneras. — Merci. Je vais te chercher à manger. Des gâteaux et du miel, ou préfères-tu de la viande salée ? » Parménion se vêtit et ressortit sur le balcon. Son double avait été un homme bienveillant et patient, tout comme l’indiquaient l’attitude si informelle de ses serviteurs et la tolérance qu’il avait montrée à l’égard de Nestus. Et maintenant, un vieillard ne demandait rien de plus que de mourir au côté du roi qu’il aimait. Il soupira. « Tu étais un meilleur homme que moi », murmura-t-il à l’adresse du ciel chargé de nuages. Sparte se réveillait lentement au-delà des murs du palais. Les esclaves se rendaient au marché et les échoppes ouvraient, les vendeurs exposant leurs marchandises sur leurs étals. Cette cité était semblable à celle qui l’avait vu naître, mais sans Xénophon ni Hermias. Unique ami de son enfance, ce dernier l’avait défendu alors que les autres n’éprouvaient que haine et mépris pour le sang-mêlé qu’il était. Hermias, qui avait péri à Leuctres, face à une armée commandée par Parménion. « Les éphores vous attendent, sire, lui dit soudain Léonidas. — Laisse-le manger en paix », trancha Priastès. L’officier sourit de toutes ses dents. « Comme une louve avec sa portée… — Surveille ton langage, fiston, si tu ne veux pas que le vieillard que je suis t’arrache la langue. » Sur ces mots, le serviteur déposa un plateau en argent devant son roi. Parménion mangea rapidement ses gâteaux au miel, en les faisant passer avec du vin fortement coupé d’eau. Renvoyant Priastès, il se tourna vers Léonidas. « Je ne connais pas les éphores, lui rappela-t-il. Il faudra que tu les accueilles tous par leur nom. — Je n’y manquerai pas. Les hommes que j’ai choisis sont déjà en route pour les domiciles de Chirisophos et de Sotéridas. J’irai les rejoindre dès le début de la réunion. — Si tu trouves quoi que ce soit qui les accuse, n’hésite pas à nous interrompre. Ne dis rien, mais indique-moi le coupable. — Il en sera fait comme tu le désires. — Parfait. Allons-y. » Les deux hommes quittèrent les quartiers du monarque et descendirent l’escalier avant d’emprunter un long couloir. Les serviteurs s’inclinaient sur leur passage, les sentinelles se mettant au garde-à-vous. Après avoir traversé les jardins royaux, ils parvinrent à une porte à double battant défendue par deux gardes aux lances croisées. Saluant leurs supérieurs, ces derniers écartèrent leurs armes pour ouvrir. Parménion pénétra dans un immense andron. Des divans avaient été installés tout le long des murs et le plancher s’ornait d’une magnifique mosaïque au centre de laquelle Apollon chevauchait un énorme léopard. Les yeux du dieu étaient représentés par des saphirs, ceux de l’animal par des émeraudes. De chaque côté de la salle, douze colonnes soutenaient le toit et tous les meubles étaient marquetés d’or. Les six éphores se levèrent à l’arrivée de leur souverain. Léonidas passa de l’un à l’autre, les nommant chacun à son tour. « Eh bien, Dexipios, on jurerait que tu es chaque jour plus gros. Depuis quand n’as-tu plus fait de sport, hein ? Ah, Cléandre, des nouvelles de notre cargaison ? Je compte sur elle pour acquitter mes dettes de jeu. Comment, Lycon ? Les osselets n’étaient pas avec moi, ce soir-là, c’est tout ; mais je me referai. » Parménion alla s’asseoir sur un large divan disposé contre le mur nord sans perdre une miette de la conversation. Un homme s’approcha de lui. Grand et large d’épaules, il portait une tunique bleue toute simple et une ceinture de cuir noir brodée de fils d’argent. Ses yeux bleu vif contrastaient avec ses cheveux gris. « Je suis heureux de vous revoir en vie, sire », fit-il d’une voix dénuée de chaleur. Léonidas vint aussitôt se placer à côté de lui. « Nous aussi, Sotéridas, dit-il. Car si le roi n’avait pas provoqué l’avalanche qui nous a permis de nous replier, nul d’entre nous n’aurait survécu. — J’en ai entendu parler, mais c’est une bien maigre victoire en comparaison de la déroute précédente. — En effet, concéda Parménion en regardant l’autre droit dans les yeux. Mais notre défaite était inévitable, n’est-ce pas, Sotéridas ? — Que voulez-vous dire, sire ? — Ne l’avais-tu pas prévue ? N’affirmais-tu pas que tous les signes nous étaient défavorables ? Enfin, assez de palabres ; commençons. » Il fit le tour des individus présents, notant que Sotéridas s’installait à côté de Chirisophos. Ce dernier était un homme brun au menton volontaire, portant une robe vert luisant. Un torque doré ornait sa gorge. « Une question nous importe, désormais, attaqua Parménion. Que doit faire Sparte ? » Léonidas s’inclina et se retira en refermant la porte derrière lui. « Nous n’avons guère d’alternative, se lamenta Chirisophos en écartant les mains. Il nous faut négocier un accord avec Philippos. Nous ne pouvons espérer le vaincre. — Je suis d’accord, renchérit Sotéridas. Le roi des Macédonyens est invincible, comme notre strategos a eu l’occasion de s’en rendre compte. — Voter dans ce sens me désole, mais je vois mal comment il serait possible de faire autrement, ajouta Dexipios, un petit homme râblé et barbu, au crâne dégarni. Son armée est si nombreuse qu’il peut nous encercler et vaincre en faisant usage de ses seuls archers et lanceurs de javelots. — Et moi, je dis qu’il faut tout de même se battre », vociféra Cléandre. Parménion fut surpris qu’un homme aussi frêle soit doté d’une voix si imposante. Maigre à faire peur, Cléandre avait un teint jaunâtre et des yeux chassieux. « Que pouvons-nous faire d’autre, mes frères ? persista-t-il. Nous n’affrontons pas un roi ennemi, mais une puissance démoniaque. La reddition ne nous sauvera pas. Mieux vaut mourir l’arme à la main. — Avec tout le respect que je te dois, Cléandre, il ne te reste plus longtemps à vivre, rétorqua Chirisophos. Crois bien que nous en sommes désolés, mais en vérité tu as moins à perdre que les autres habitants de la cité… les femmes et les enfants, par exemple. — Je me meurs, en effet, mais ce n’est pas pour cette raison que je soutiens que nous devons résister. Nos enfants ne seront pas plus en sécurité que ceux de Kadmos. C’est au mal incarné que nous faisons face ; il ne peut y avoir aucun compromis. — Toute guerre contient son lot d’exagérations, fit Chirisophos. L’ennemi est toujours représenté comme un monstre inhumain. Philippos est un roi-guerrier invincible, certes, mais il reste tout de même un homme. — Je ne suis pas d’accord. » Parménion se tourna vers le nouvel intervenant. Le plus jeune des éphores, Lycon, était un homme brun et séduisant qui devait avoir dans les vingt-cinq ans. « J’ai rencontré le roi de Macédoyne et j’ai vu ce qu’il avait fait à Méthone et à Platasa, expliqua-t-il. Je suis de l’avis de Cléandre : nous devons l’affronter. » Une discussion houleuse s’engagea, mais Parménion y mit rapidement un terme. « Assez ! décréta-t-il avant de s’adresser au barbu assis de l’autre côté de la pièce. Tu ne t’es pas encore exprimé, Timasion. N’as-tu pas d’avis sur la question ? — Je n’arrive pas à trancher, sire, répondit l’autre en haussant les épaules. Mon cœur me dit de combattre, ma tête de négocier. Puis-je me permettre de demander ce que prédisent les signes ? » Sotéridas se leva et salua d’abord son roi, puis ses collègues. « Aujourd’hui, nous avons sacrifié une chèvre à Zeus, notre père à tous, leur apprit-il. Son foie était tacheté et la tumeur avait commencé à se développer au niveau de son estomac. Toute tentative de résistance à Philippos ne nous apportera que mort et destruction. Les dieux ne nous sont pas favorables. — Comme à Mantynée ? voulut clarifier Parménion. — Exactement, sire, acquiesça le grand prêtre. — La bataille a été on ne peut plus instructive. Nous avons résisté à leur charge et notre contre-attaque a failli enfoncer leur centre mais, malgré toute leur valeur, trois cents Spartiates ne pouvaient espérer l’emporter. Et il est difficile de se demander ce qui se serait produit si nous avions eu toute l’armée derrière nous. — Les dieux s’étaient élevés contre un tel plan. — Du moins, s’il faut t’en croire, Sotéridas. Personnellement, je trouve curieux que les dieux… l’Egéa… prennent le parti du Roi-Démon. Mais il est vrai que je n’ai rien d’un devin et qu’il ne m’appartient pas de discuter la sagesse de Zeus. Dis-moi, Chirisophos, comment t’y prendrais-tu pour apaiser le roi de Macédoyne et sauver Sparte ? — Vous ne parlez pas sérieusement ! protesta Cléandre. — Silence ! trancha Parménion. Je désire entendre Chirisophos. Ton tour viendra, Cléandre. » L’homme à la robe verte se leva et exposa ses arguments d’une voix calme et convaincante. Une délégation chargée de présents serait envoyée au-devant de Philippos pour lui offrir l’amitié de la cité et lui promettre une paix durable. Tout le monde savait que le roi de Macédoyne était féru d’équitation et Chirisophos lui-même n’hésiterait pas à faire don de ses meilleurs étalons thraces. Ainsi la guerre serait évitée et Sparte deviendrait l’alliée de la plus puissante nation qui soit au monde. L’éphore s’exprima longtemps, finissant par faire remarquer à la petite assemblée qu’avide de conquêtes comme il l’était, Philippos ne pourrait manquer de partir guerroyer vers le nord-ouest, où il chercherait à mater les Étrusques et les cités ogéennes d’Italie. Et il continuerait toujours plus loin, vers la légendaire Gaule dont les bâtiments étaient d’or et de pierres précieuses, et les rois immortels. « En négociant la paix sans attendre, nous débarrasserons en fait l’Egéa de Philippos dans les plus brefs délais, conclut Chirisophos. Je suis naturellement volontaire pour diriger la délégation que nous enverrons à sa rencontre. — Quelle surprise ! » railla Cléandre alors que l’orateur se rasseyait. À cet instant, Léonidas revint. Installé face à la porte, Parménion fut le seul à le voir indiquer Chirisophos et Sotéridas. Le strategos acquiesça et des hommes en armes vinrent se poster derrière les divans des deux traîtres. Chirisophos déglutit bruyamment. « Que signifie, sire ? voulut savoir Cléandre. — Patience, répondit Parménion. Nous nous trouvons aujourd’hui au bord du gouffre et un terrible fléau s’est abattu sur notre monde. Nous avions l’occasion de le vaincre, mais nous avons été trahis, car les agents de Philippos sont partout. » Il s’interrompit et dévisagea longuement les scélérats. Il éprouvait des difficultés à contenir la rage qui montait en lui. Ces deux hommes avaient causé la mort du roi de Sparte et de milliers de soldats. Tout le poussait à traverser la salle pour leur planter son épée dans le cœur, mais il parvint à se contrôler. « Par nature, les Ténèbres corrompent, et les hommes de peu de volonté seront toujours sensibles à leurs attraits, de même que ceux qui sont aveuglés par leur soif de richesse ou de pouvoir, expliqua-t-il. Chirisophos et Sotéridas ont trahi leur cité, leur peuple et leur roi. Négociant en secret avec Philippos, ils se sont arrangés pour que le Roi-Démon sorte vainqueur de la bataille de Mantynée. J’ignore ce qu’ils ont reçu en échange de leur fourberie, et je m’en moque. Ils ont tout fait pour causer notre mort à tous et leurs crimes sont inscrits dans le sang. » Sotéridas devint blanc comme un linge tandis que Chirisophos se levait brusquement. « J’ai agi pour le bien de Sparte ! se défendit-il. Jamais mes actes n’ont été motivés par la traîtrise. Tout le monde sait bien que Philippos finira par l’emporter, et seul un fou peut affirmer le contraire. Mais le passé est le passé. Moi seul peux sauver la cité. Philippos me fait confiance et je sais qu’il me traitera équitablement. Pensez-y ! — Je l’ai déjà fait, rétorqua Parménion. Sparte va se battre et gagner. Mais vous ne vivrez pas assez pour le voir, toi et ton flagorneur de prêtre. Léonidas ! — Sire ? — Fais disparaître ces… animaux de ma vue. Veille à ce qu’ils soient exécutés sur l’heure et enterrés dans des tombes anonymes. » Chirisophos s’éloigna des gardes et alla trouver refuge au centre de la mosaïque. « Ne soyez pas stupides ! protesta-t-il. Moi seul peux vous sauver. » Soudain, il se jeta sur Parménion en extirpant une dague des plis de sa robe. Le roi se leva en dégainant son épée, qui se ficha dans le ventre de son agresseur. Il retira sa lame avec violence et Chirisophos tomba à genoux avant de s’abattre sur le côté. Plusieurs soldats le tirèrent hors de la salle, laissant une longue traînée de sang derrière eux. Sotéridas resta comme pétrifié jusqu’à ce que deux gardes lui prennent les bras et le fassent sortir de l’andron. « Par les dieux, sire, je ne puis le croire, s’étonna Cléandre. Sa famille est noble, et tant de héros en sont issus… — Juger un homme par sa lignée est pure stupidité, trancha Parménion. J’ai vu des fils de lâches faire preuve d’une grande bravoure et des fils de voleurs à qui l’on aurait pu confier la trésorerie d’une nation entière. On n’a pas la traîtrise dans le sang, Cléandre ; on l’a dans l’âme. — Et maintenant, seigneur ? demanda Léonidas. — Maintenant ? Il nous faut nous préparer au combat. » À deux jours à cheval au sud-ouest de Sparte, Attalus leva le bras pour faire signe à la petite troupe de s’arrêter, le temps pour lui d’inspecter le paysage inquiétant qu’il avait devant les yeux, un terrain accidenté et rocailleux parsemé de bosquets et de ruisseaux. Au cours de leur voyage, les compagnons n’avaient croisé que peu de villages sur cette terre inhospitalière. Ils s’étaient toutefois arrêtés à quelques fermes isolées, où on leur avait donné à manger et de quoi nourrir leurs montures. Le champion de Philippe se sentait mal à l’aise ; il savait que leurs poursuivants se rapprochaient. Casque les avait repérés le premier, la veille au soir : le soleil couchant avait fait luire les fers de lance d’une importante unité de cavalerie qui ne devait pas se trouver à plus d’une heure derrière eux. La chaleur troublait l’horizon et Attalus n’avait pu différencier les Macédonyens, mais ils étaient au moins une cinquantaine. Ektalis se porta à hauteur de l’ancien assassin et lui indiqua un nuage de poussière s’élevant à l’ouest. « Des cavaliers, commenta-t-il. Probablement des Messényens ; ils servent le tyran. » La compagnie bifurqua en direction du sud-est et chevaucha jusqu’à une heure tardive. Mais les chevaux se fatiguaient et Attalus n’eut d’autre choix que de décider une halte lorsque la lune se cacha derrière des nuages étonnamment épais pour la saison. On monta le camp à flanc de colline, dans un amas de rochers où Ektalis disposa ses sentinelles. Presque tous les autres allèrent se coucher, Attalus excepté. Casque le trouva assis, à surveiller la piste du nord. « Tu devrais te reposer, conseilla le guerrier au casque de bronze. — J’en suis incapable ; plans et craintes tourbillonnent dans ma tête comme autant de guêpes en furie. — Quand arriverons-nous aux bois de l’Enchantement ? — Demain, s’il faut en croire Brontès. — Il nous reste donc deux possibilités, philosopha Casque en se levant. Réussir ou périr. — Très réconfortant, bougonna Attalus. — J’aime à le penser, oui », répondit l’autre en se fondant dans l’obscurité. Le silence se referma sur le Macédonien et une brise fraîche lui fouetta doucement le visage. Une heure durant, il resta là, seul et dépité. Puis un bruit de galop de cheval lui fit reprendre ses esprits. Il se leva et tira son épée. Pourquoi les sentinelles ne l’avaient-elles point averti ? L’animal apparut entre les rochers et Théna mit pied à terre. Attalus rengaina son arme et vint la trouver. « Où est Parménion ? voulut-il savoir. — À Sparte. Il lève une armée. — Mais pourquoi ? Il devrait se trouver ici, avec nous. Qu’il laisse donc le roi de Sparte livrer ses propres batailles. — Justement… Parménion est le roi de Sparte. — Quelle folie est-ce là ? — J’ai soif. Va me chercher un peu d’eau et nous parlerons. » Théna s’assit à même le sol. Attalus s’installa à son côté et attendit qu’elle ait bu. Cela fait, elle lui narra les événements qui avaient poussé Parménion à prendre cette décision et les problèmes auxquels il devait faire face. « Mais il ne peut espérer l’emporter, protesta le champion. Je ne suis pas un strategos, Théna, mais cela ne m’empêche pas de savoir que la bataille est perdue d’avance si l’on ne peut contenir les flancs adverses. Dans une telle situation, on se retrouve bien vite encerclé et condamné à brève échéance. Et jamais cinq mille hommes ne pourront arrêter l’armée que nous avons vue sur la plaine. — Je sais, concéda-t-elle d’une voix lasse. — Es-tu en train de me dire qu’il a délibérément choisi de mourir là-bas ? Mais pourquoi, au nom d’Hécate ? — C’est un homme d’honneur. — Qu’est-ce que l’honneur a à voir là-dedans ? Il ne doit rien à ces gens. Sa loyauté doit s’exprimer envers son roi… et Alexandre. — Mais tu protèges déjà l’enfant, et Parménion te fait confiance. — La peste l’emporte ! Se prend-il pour un dieu capable de vaincre tous ceux qui se dressent devant lui ? Philippos va l’écraser. » La prêtresse se frotta les yeux. « Il te demande de conduire Alexandre à la forêt et de trouver Brontès. Une fois que nous serons arrivés, je te ferai part de son plan. — Si ce plan fait état de notre retour en Macédoine, à Alexandre et à moi, je le soutiendrai… mais ne t’attends pas à ce que je galope vers Sparte pour livrer une bataille perdue d’avance contre le Roi-Démon. » Un courant d’air glacé remonta le long de l’échine d’Attalus et une voix sifflante lui hérissa les poils de la nuque. « Voilà qui est sage de ta part », entendit-il. Il bondit sur ses pieds et se retourna en dégainant son épée. Une silhouette pâle, apparemment constituée de brume, flottait devant ses yeux. Lentement, elle gagna en consistance et prit la forme d’un homme barbu et musclé dont l’œil droit renvoyait des éclats d’or. Théna observa la scène en silence. « Ah, Attalus, comme cela me surprend de te savoir du côté de mes ennemis, susurra Philippos. Ton cœur et ton âme me crient pourtant que tu m’appartiens. Tu devrais marcher à mon côté. Je peux te rendre riche et t’offrir tout ce que tu désires : des femmes, des terres, un empire, même. Et pourquoi t’opposes-tu à moi ? Pour un enfant qui finira par te tuer. Livre-le-moi et il cessera de te menacer. — Je ne suis pas ton laquais, répondit le Macédonien d’une voix rauque. — C’est vrai ; tu sers une de mes pâles copies, un humble mortel. Mais ici, tu pourrais devenir le bras droit d’un dieu. L’idée te tente, n’est-ce pas ? Oui, je peux le lire dans ton cœur. Des palais, Attalus, des nations entières qui ne demandent qu’à t’appartenir… Cela te dirait-il d’être roi ? — Ses promesses ne valent rien », intervint Théna, mais Attalus ne l’entendit pas. « Il sait, poursuivit Philippos. Il sait bien que je dis la vérité et que les guerriers aussi doués que lui s’attirent toujours la haine et la jalousie des êtres inférieurs. Même Philippe finira par se retourner contre lui. Mais ici, avec moi, il obtiendra ce qu’il désire. N’est-ce pas, Attalus ? — C’est vrai, oui. Je pourrais me rallier à ta cause. — Alors, fais-le. Apporte-moi l’enfant ou attends la venue des cavaliers. Quoi que tu choisisses, je te récompenserai. » La silhouette du Roi-Démon se dissipa et Attalus se tourna vers Théna. « Nous ne pouvons le vaincre, se justifia-t-il. C’est impossible. — Qu’as-tu l’intention de faire ? — Laissez-moi seul. Il faut que je réfléchisse. — Au contraire, tu dois faire confiance à tes émotions, pas à ton intellect. Il a prétendu que Philippe ne lui arrivait pas à la cheville. Es-tu d’accord avec son analyse ? — Ce que je crois n’a pas d’importance. Dans la vie, il n’existe que deux genres d’hommes : les vainqueurs et les vaincus. Philippos est un vainqueur. — La vie n’est pas une course, Attalus. Un homme qui n’a jamais perdu une bataille, mais qui finit son existence seul et haï de tous, n’a rien gagné. Et quoi que tu puisses prétendre, tu en es conscient, sans quoi tu ne ferais pas montre d’une telle fidélité envers Philippe. Sois honnête envers toi-même, Attalus. Tu l’aimes. — Oui, c’est vrai, admit-il dans un cri. Et cela fait de moi un imbécile aussi grand que Parménion. Mais ici, je peux devenir roi. — C’est exact. Pour cela, il te suffit de trahir Philippe et de participer à la mise à mort de son fils. » Il se tut et baissa les yeux vers le sol. « J’ai déjà trahi, murmura-t-il enfin. Ce n’est pas si dur… — Même un ami ? intervint Casque. — Je n’ai jamais eu d’amis. — Pas même ce… Philippe ? » demanda l’homme au masque de métal. Attalus soupira. « Il me fait confiance, dit-il. Il sait ce que je suis et ce que j’ai fait, et pourtant il a foi en moi. Il m’a même dit que j’étais son ami. » Il laissa fuser un petit rire amer. « Et il a raison. Je suis prêt à mourir pour lui… c’est probablement ce qui arrivera un jour, d’ailleurs. — Bien, conclut Casque. Si la discussion est close, je crois que je vais retourner me coucher. — Je ne trahirai pas l’enfant », certifia Attalus. Théna se leva et s’approcha de lui. « Tu es un homme meilleur que tu ne le penses », l’assura-t-elle. Dérae regarda Attalus s’éloigner et s’allonger à l’écart du groupe. « Je suis ce que je suis », dit-il en secouant la tête. Fusionnant brièvement avec l’esprit du champion, elle calma ses craintes et le plongea dans un sommeil réparateur. Bizarrement, elle se sentait de nouveau emplie d’espoir. Philippos s’était trompé. Il avait lu dans les pensées d’Attalus, mais cela ne l’avait pas empêché d’échouer. Pour la première fois, le Roi-Démon ne paraissait plus invulnérable. La prêtresse avait du mal à le croire. De tous ceux qu’il était possible d’influencer, un homme haineux comme Attalus aurait dû se révéler la plus aisée des proies. Et pourtant, il avait résisté aux promesses de Philippos, même si la partie la plus sombre de son âme lui hurlait de les accepter. Elle s’assit, le dos contre un rocher. Dès l’instant où le Roi Noir était apparu, elle avait contacté l’esprit d’Attalus afin de renforcer sa détermination. Mais elle n’avait même pas eu besoin d’intervenir. Une petite flamme brûlait encore dans la noirceur de l’âme d’Attalus. Une petite flamme : l’amour qu’il éprouvait pour Philippe. Dérae se demanda d’où ce sentiment pouvait provenir. Attalus était capable de commettre le pire des crimes, et pourtant il venait de se révéler incorruptible. Elle se fendit d’un sourire. « La nuit est belle, fit Casque en s’asseyant à côté d’elle. — Je croyais que tu avais besoin de dormir. — Un sommeil sans rêves ressemble trop à la mort, madame. — La mémoire t’est-elle revenue, du moins en partie ? — Non. — Tu sembles pourtant très calme. Personnellement, je n’aimerais pas qu’on me vole mon passé. » Il lui sourit et sa peau métallique s’étira pour révéler ses dents de bronze. « Mais j’ignore ce qu’a été ce passé, et cette ignorance me confère une certaine sérénité. Peut-être étais-je un individu malfaisant. Il se peut que j’aie commis des actes dont j’aurais honte si j’en avais conscience. — Je ne sens nulle malveillance en toi, Casque. — Mais c’est le monde dans lequel nous vivons qui nous façonne, Théna, et le mal naît du mal. Si un homme grandit le cœur empli de haine, ses actes futurs seront déterminés par cette rancœur. Comme Attalus, par exemple. Moi, je n’ai aucun souvenir ; je peux donc faire mes choix sans la moindre influence. — Au fond de toi-même, tu restes tel que tu étais, persista la prêtresse. Tu as risqué ta vie pour sauver Iskandar, et tu comprends le sens du mot amitié. — C’est le garçon qui pourra me délivrer de cet enchantement. Cela me donne une raison égoïste de me battre pour lui. — J’ai vécu bien plus longtemps que ce corps ne pourrait le laisser penser, et mon expérience m’amène à penser que le mal prend racine chez les gens faibles. Tu peux m’en croire, Casque, tu n’es pas faible. Je ne dis pas que tu étais un homme bon, et ta maîtrise de l’épée montre bien que tu n’avais rien d’un saint. Mais tu n’es pas mauvais. — Nous verrons bien », fit-il. Accompagné de Léonidas et de Léarchus, Parménion regarda les esclaves, serviteurs et vieillards pénétrer sur le terrain d’entraînement par la porte nord. Les officiers souhaitèrent le bonjour à leurs anciens camarades, envoyant les vétérans dans le coin où avaient été empilées des centaines d’épées, de lances et de boucliers. Au loin, le tintement incessant des marteaux annonçait que les armuriers de la cité travaillaient jour et nuit pour forger de nouveaux casques, épées, pointes de flèches et fers de lances. « Combien d’hommes jusqu’à présent ? demanda le roi. — Quatre mille, répondit Léonidas, et le terrain d’entraînement n’en acceptera guère plus. Ceux qui viennent d’arriver résident dans les quartiers sud et est. Nous avons demandé aux… volontaires… originaires du nord ou de l’ouest de se rassembler cet après-midi. — Comment pourrons-nous juger de leur valeur, nombreux comme ils sont ? Et comment leur inculquer notre discipline en seulement deux jours ? — Les esclaves n’ont besoin que de connaître deux formations, répondit Parménion. Ceux que nous choisirons devront savoir rester en ligne et avancer en rangs serrés. — Mais cela ne servira pas à grand-chose, lui fit remarquer Léonidas. Peu importe qu’ils sachent se mettre en formation ; elle rompra dès qu’on leur donnera l’ordre d’avancer. Ils redeviendront aussitôt ce qu’ils sont, une cohue indisciplinée. — J’en suis conscient, mais apprenez-leur tout de même ces deux formations. Quand on leur donnera l’ordre de passer de l’une à l’autre, je veux qu’ils le fassent avec autant d’efficacité que nos soldats. Trouvez-moi également cinq cents hommes capables de se servir d’un arc. Nous en aurons besoin pour repousser la cavalerie macédonyenne. — Il en sera fait comme vous le souhaitez, sire, fit Léonidas. — Bien. Je reviendrai en milieu de matinée pour voir où vous en êtes. — Souhaitez-vous que je sois présent lorsque vous verrez Tamis ? — Non. Si elle est aussi bonne que tu le prétends, elle comprendra. Dans le cas contraire, elle ne pourra nous être d’aucune aide. » Le palais était quasiment désert quand Parménion entra par la porte principale. Tous les serviteurs avaient rejoint le terrain d’entraînement, Priastès excepté. Mettant pied à terre en face de l’écurie, le strategos amena sa jument grise à l’enclos et la débarrassa de sa chabraque en peau de léopard, qu’il posa sur une barrière. L’animal fit quelques pas rapides en hennissant et en secouant la tête pour attirer l’attention des étalons paissant dans le pré. Parménion entra dans le palais et appela Priastès, qui descendit en courant de l’étage. « Tamis la prophétesse va bientôt venir me voir. Conduis-la à mes quartiers. — Comme vous voulez, sire, mais ne vaudrait-il pas mieux la recevoir dans le jardin de l’ouest ? — Crois-tu que mes quartiers ne soient pas dignes d’elle ? — Pas du tout, sire, fit le serviteur avec un regard lourd de reproche. Mais cette dame est très âgée et les marches sont hautes pour elle. Il fait frais à l’ombre des arbres et je vous apporterai du vin et des fruits. » Parménion capitula d’un sourire et sortit en empruntant un long couloir. Superbement agencé, le jardin se parait de sentiers sinueux et de petites fontaines bâties autour de quatre saules dont les branches avaient été taillées par les jardiniers. Des bancs de marbre étaient disposés à l’ombre des arbres et Parménion s’étendit sur l’un d’eux pour reposer les muscles de son dos et de sa nuque. Il se sentait fatigué et tendu. La nuit précédente n’avait été qu’une succession de réunions, d’abord avec Léonidas, puis avec Cléandre et les autres éphores. À l’aube, il discutait encore stratégie avec les responsables des casernes, à qui il avait demandé de rassembler leurs jeunes recrues de plus de quinze ans ; il réservait une tâche bien particulière à ces deux mille garçons. Il serait midi dans deux heures et ses yeux lui faisaient mal, tandis que son dos se plaignait du poids de sa cuirasse. Priastès apporta d’abord des coussins brodés, qu’il disposa sur le banc, puis revint avec un pichet de vin frais et une corbeille de fruits – pommes, oranges et pamplemousses – qu’il déposa devant son souverain. « Vous devriez dormir un peu, lui dit-il. — Je le ferai… bientôt. » L’endroit était particulièrement reposant et il ferma les yeux pour mieux réfléchir après avoir glissé un coussin sous sa nuque. Il y avait tant de plans à préparer, tant de stratagèmes à évaluer, tant de… Il se réveilla, alerte, dans un pré baigné par la clarté de la lune. Son armure avait disparu et la brise nocturne le rafraîchissait agréablement. « Bienvenue, Parménion », entendit-il. Il se releva et aperçut une vieille femme assise sous un chêne à l’imposante ramure. « Où nous trouvons-nous ? voulut-il savoir. — En terrain neutre, loin de toute guerre. Comment te sens-tu ? — Frais et dispos. Êtes-vous la Tamis que j’ai connue chez moi ? — Non, mais tu n’es pas non plus le Parménion que je conseillais. Que puis-je pour toi ? Sache que je refuse de tuer qui que ce soit, ou de t’aider à le faire. — Pouvez-vous me protéger du pouvoir de l’œil d’or ? — Oui, si tu le souhaites. — Je dois également savoir quand nous sommes observés, c’est absolument vital. — L’ennemi a assisté à ta réunion avec les éphores et à la mort de Chirisophos et de Sotéridas, ainsi qu’à l’entraînement de ce matin. — Et hier soir, avec Cléandre ? — Je l’ignore, mais pars du principe que Philippos est au courant de tes plans. — Peut-il nous voir en ce moment ? — Non. Nous nous parlons en rêve. Tout ce qui se dit ici n’est connu que de nous deux et de la Source de Toute Chose. — Bien. Où est l’enfant ? — Ses compagnons et lui se sont rapprochés des terres de l’Enchantement, mais un terrible péril les menace. Plus de cent cavaliers messényens les attendent et d’autres ne tarderont pas à arriver. — Pouvons-nous leur venir en aide ? — Non. » Parménion inspira profondément et chassa les craintes qu’il éprouvait pour Alexandre ; il fallait qu’il se concentre sur la défense de Sparte. « Notre départ de la cité ne doit en aucun cas être observé, dit-il. Tous nos espoirs reposent sur ce point. Mais je ne veux pas que Philippos se rende compte que sa… vue… a été restreinte. Vous comprenez ? — Non, reconnut Tamis. — Ma stratégie doit rester simple, car mes troupes ne seront pas suffisamment nombreuses. La victoire dépendra de Philippos, en définitive. Il saura que je dispose d’une armée d’esclaves, d’enfants et de vieillards, articulée autour de la phalange Spartiate. Sa tactique sera fondée sur cette donnée. Mon seul espoir… notre seul espoir… consiste à le berner. — De quelle manière ? — J’ai besoin qu’il attaque mon point fort. — Et quel est le rapport avec le départ de l’armée ? — Sauf votre respect, je souhaite garder cela pour moi, madame. — Je comprends. Ne me connaissant pas, tu préfères ne pas me faire confiance. Voilà qui est sage. J’ai un présent pour toi, que tu trouveras à ton retour dans le monde des vivants. Quand il se réchauffera, tu sauras que l’on t’observe, et tant que tu le porteras, nulle présence maléfique ne pourra s’emparer de ton esprit ou s’insinuer dans tes pensées. » Il se réveilla en pleine forme, débarrassé des douleurs musculaires qu’il avait senties en se couchant. S’asseyant, il constata que le soleil n’avait pas encore atteint son zénith. Il se versa une coupe de vin et en but une petite gorgée. Priastès vint le trouver et s’inclina devant lui. « Triste nouvelle, sire, lui apprit-il. Tamis ne pourra venir vous voir ; elle est morte la nuit dernière. » Jurant dans sa barbe, Parménion allait répondre au vieil homme quand il sentit une impression de chaleur au niveau de sa gorge. Levant la main, il caressa du bout des doigts le collier qu’il portait désormais. « Merci, Priastès. Ce sera tout. — Pouvons-nous l’emporter sans son aide ? demanda le fidèle serviteur. — Non. » Le roi se leva et retourna dans ses appartements, s’arrêtant devant un miroir de bronze poli accroché au mur. L’amulette d’or s’ornait d’une pierre dorée parsemée de fines marbrures noires. La chaleur n’avait pas diminué. Parménion perçut un vague mouvement dans le miroir, comme si une silhouette indistincte flottait au plafond, mais elle miroita et disparut quand il se retourna. Le collier redevint froid. « Merci, Tamis », souffla le strategos. « C’est décourageant », avoua Léonidas alors que Léarchus et lui pénétraient dans l’andron où Parménion les attendait. Les cinq divans étaient disposés en cercle autour d’une estrade couverte d’une mosaïque représentant la déesse Artémis transformant en cerf le chasseur Actéon. Léonidas s’assit. « Ils sont nombreux, mais si peu talentueux », commenta-t-il. Ôtant son casque, il le posa par terre et s’allongea sur le côté. Priastès emplit deux coupes de vin, qu’il tendit aux officiers. « Il faudrait des mois, renchérit Léarchus. Et encore…» Parménion se força à sourire. « Vous leur en demandez trop, dit-il à ses subalternes. Ce n’est que le premier jour. Pour ma part, je suis satisfait des progrès qu’ils ont effectués. Les archers ont l’air prometteurs et j’ai été favorablement impressionné par l’officier responsable de leur entraînement… Dariclès ? C’est un très bon élément. Et les choses iront mieux demain. — Il le faudra bien, répondit Cléandre en arrivant à son tour. Nos éclaireurs rapportent que Philippos se prépare à marcher sur Sparte. » Parménion se leva pour accueillir l’éphore. Le visage de ce dernier était couvert de sueur et ses yeux brillaient de fièvre. « Assieds-toi, mon ami, fit le roi en le conduisant à un divan. Je vois que tu souffres. — La fin est proche, confirma Cléandre. Mon chirurgien m’affirme que je ne verrai pas la bataille, mais je lui prouverai qu’il se trompe. — Oui, confirma Parménion. Il le faudra, car tu auras la charge de la défense de la cité. Les adolescents et les vétérans les plus âgés seront sous tes ordres. Je veux que toutes les artères soient barricadées, à l’exception de la rue du Départ et de l’avenue d’Athéna. — Mais elles mènent toutes deux à l’agora, protesta le vieil homme. Les cavaliers macédonyens n’auront qu’à les emprunter pour se retrouver au cœur de la cité. — Et c’est exactement là que je les veux, lui expliqua le roi. Qu’ils viennent, et ils périront par centaines. » Les préparatifs se poursuivirent jusque tard dans la nuit, puis Cléandre sombra dans le sommeil et les deux officiers retournèrent à leur caserne. Priastès déroula une couverture sur l’éphore endormi tandis que Parménion montait dans ses quartiers. La lune était déjà haute dans le ciel mais, malgré la fatigue qu’il ressentait, le Spartiate se savait incapable de dormir. Ses pensées ne quittaient pas Attalus et Alexandre, et il s’inquiétait pour Théna, qui n’avait pas réussi à rejoindre le petit groupe. Il sentit la peur grandir en lui, mais se força à retrouver son calme. Un problème à la fois, se rappela-t-il. Le serviteur avait laissé un broc d’eau fraîche et des fruits à côté de son lit. Parménion s’assit et but longuement. Il sortit sur le balcon pour contempler la cité endormie et savourer l’air nocturne sur sa peau nue. Il se mit à songer à Philippe, à la Macédoine et à sa famille – Phèdre et ses fils. Tous loin, incroyablement loin… Tu n’as aucun espoir de l’emporter, se dit-il malgré lui. Il revit les esclaves qui se heurtaient les uns aux autres en essayant d’obéir aux ordres lancés par leurs officiers. Trois hommes s’étaient blessés au cours de l’après-midi. Le premier s’était empalé sur son épée après avoir trébuché ; partant du mauvais côté, le deuxième était entré en collision avec un de ses compagnons et s’était cassé la jambe en tombant ; enfin, le troisième avait reçu une flèche perdue dans l’épaule. Voilà qui n’annonçait rien de bon pour la nouvelle armée de Sparte. Il repensa aux hommes qu’il avait formés en Macédoine : Théoparlis, Cœlas, Nicanor… et les imagina commandant leurs unités pour venir affronter le tyran à sa suite. « Je donnerais dix ans de ma vie pour voir cela », murmura-t-il. Mais cette pensée aussi, il la chassa de son esprit. Concentre-toi sur ce dont tu disposes. Cinq mille des meilleurs soldats qui soient au monde. Des Spartiates. Nulle bataille, fût-elle en apparence désespérée, n’était perdue d’avance avec de tels hommes. Ne te fais pas d’illusions… La porte de sa chambre s’ouvrit et le parfum délicat de Dérae lui parvint. « Je n’ai ni le temps ni la force de me disputer avec toi, femme », dit-il en se retournant. Ses cheveux défaits tombaient sur ses épaules et elle ne portait qu’une longue robe de chambre en lin brodée d’or. « Je ne cherche pas l’affrontement, l’assura-t-elle. Comment se passe l’entraînement ? — Nous verrons bien », répondit-il avec un haussement d’épaules. Après avoir passé la journée entière à motiver ses officiers, il ne se sentait plus l’énergie de mentir. « Pourquoi as-tu prétendu que tu m’aimais ? demanda-t-elle en le rejoignant sur le balcon. — Parce que c’est vrai. — Dans ce cas, pourquoi ne me l’avoir jamais dit auparavant ? » Incapable de lui répondre, il contempla le visage parfait de la jeune femme, illuminé par le clair de lune. Elle était un peu plus âgée que la Dérae qu’il avait connue, mais sa peau était toujours aussi douce, ses lèvres aussi pleines. Presque sans s’en rendre compte, il posa les mains sur ses épaules et ses doigts s’insinuèrent sous la robe, s’émerveillant de la chaleur de Dérae. « Non, fit-elle en se dégageant. Ce n’est pas une réponse. — Je sais, fit-il en rentrant dans la chambre. — En deux ans, tu ne m’as jamais appelée, ni demandé de partager ta couche. Et maintenant, alors que Sparte risque d’être détruite, tu me dis que tu m’aimes. Ton comportement est totalement incohérent. — Nous sommes on ne peut plus d’accord sur ce point, admit-il en souriant. Un peu de vin ? » Elle hocha la tête et il remplit deux coupes, sans y ajouter la moindre goutte d’eau. Il lui tendit la sienne en silence puis s’assit sur le long divan situé près du balcon. Prenant une chaise, elle s’installa face à lui. De longues minutes durant, ils sirotèrent leur verre en silence. « Aimes-tu vraiment Nestus ? » voulut-il enfin savoir. Elle secoua la tête. « Je le croyais, autrefois, quand mon père avait arrangé notre mariage, expliqua-t-elle avec un sourire. Mais à mesure que nous avons passé du temps ensemble, je me suis aperçue que ce n’était qu’un rustre arrogant. — Mais alors, pourquoi l’as-tu défendu avec tant de passion ? — Tu me l’avais arraché, tu comprends ? — Je crois, oui. Au moins, si tu avais épousé Nestus, le mariage aurait été consommé et tu aurais eu un rôle à jouer. Au lieu de quoi tu t’es retrouvée unie à un général sans cœur qui ne cherchait qu’à être roi. Je me suis montré tellement stupide ! — Pourquoi ne m’as-tu jamais demandé de partager ta couche ? L’idée te paraissait-elle si répugnante ? — Cessons d’évoquer notre rancœur ou les errements du passé. L’homme que j’étais est mort à Mantynée, et celui que je suis le rejoindra peut-être d’ici quelques jours. Nous n’avons que ce moment, Dérae… l’instant présent. » Il se leva et lui tendit la main. Elle la prit et il l’attira contre lui, se penchant pour lui embrasser délicatement la joue. La passion qu’il réprimait le faisait trembler comme une feuille ; il mourait d’envie de lui arracher sa robe de chambre et de porter Dérae jusqu’à son lit. Mais il se contint. Lentement, il caressa sa nuque et ses épaules. Ses doigts dessinèrent des arabesques dans les cheveux blond-roux. Elle se serra contre lui et il perçut la chaleur du corps de la jeune femme au travers du vêtement qu’elle portait. Ses mains descendirent le long du dos pour se poser sur les hanches graciles et elle leva la tête pour quémander un baiser. Il le lui offrit tendrement. Elle l’entoura de ses bras et suivit du doigt le tracé de ses muscles. À son contact, il se sentit envahi par une impression de chaleur qui le détendit. « Tes mains me soignent, murmura-t-il. — Ne dis rien », L’enjoignit-elle en se dressant sur la pointe des pieds pour l’embrasser de nouveau. Il écarta les pans de la robe de chambre, qui glissa naturellement au sol. Les seins nus de Dérae se pressèrent contre sa poitrine et ses mamelons dressés le brûlèrent. Il la prit dans ses bras et la transporta jusqu’au lit, où il s’allongea à côté d’elle. Sa main droite caressa le flanc de la jeune femme, traçant une ligne invisible le long de la hanche et de la jambe. Arrivé au genou, il inversa lentement le mouvement, frôlant l’intérieur de la cuisse jusqu’à atteindre la toison soyeuse de Dérae, qui gémit lorsqu’il la pénétra d’un doigt. Tout entier tendu vers le désir qui l’envahissait, Parménion se savait incapable de la moindre pensée consciente. Mais l’émotion qu’il ressentait n’avait rien à voir avec l’excitation sauvage qui s’était emparée de lui à la vue d’Olympias ; c’était un amour physique né d’une vie entière de sentiments réprimés et de rêves oubliés. Dérae était là, à côté de lui. Elle n’était pas morte, ses os blanchis gisant au fond de la mer. La femme qu’il avait perdue une éternité plus tôt se trouvait de nouveau dans ses bras. Les images du passé tourbillonnèrent en lui alors qu’il s’allongeait sur elle et qu’elle lui emprisonnait les hanches de ses cuisses : les cinq jours magiques d’Olympie, où le ciel brillait d’azur et où les deux jeunes amants n’avaient cure du monde extérieur et de ses lois… le sourire de Dérae, son rire qui se réverbérait entre les montagnes… Enfin réunis ! Tout entier voué à sa passion, il oublia le monde qui l’entourait. Il n’y avait plus de Roi-Démon ni d’armée s’apprêtant à saccager la cité, plus de portails entre les univers ni de sorciers, plus d’avenir, même… Seul comptait l’instant présent. Dérae cambra le dos et se mit à gémir, mais Parménion était bien incapable de se contrôler. Et quand son désir devint impossible à contenir, il perdit connaissance en ayant l’impression que son âme s’envolait… et plongea avec contentement dans des ténèbres si douces et accueillantes qu’il pria pour ne jamais en sortir. Les collines de Gythée Plongeant son épée dans la poitrine de l’un de ses agresseurs, Attalus l’arracha brusquement et repoussa le cadavre par-dessus les rochers. Un second Messényen apparut, jetant instantanément un javelot. Le champion l’évita et le projectile se planta dans le dos d’un Korynthyen luttant au côté de Casque. Retrouvant son équilibre, Attalus bondit sur l’homme qui l’avait pris pour cible, mais ce dernier se replia aussitôt. « Venez, fils de putains ! s’écria le Macédonien. Où vous terrez-vous ? » Les Messényens refluèrent, emmenant leurs blessés avec eux. Attalus fit le tour du fortin de rochers afin de voir dans quel état se trouvaient les défenseurs. Trois Korynthyens étaient morts, quatre autres gravement blessés. La prêtresse les soignait de son mieux, tandis qu’Alexandre se tenait calmement à l’écart, le visage dénué d’expression. Attalus s’essuya le front – il avait reçu une légère entaille au cours du combat – et vint rejoindre Casque. « Combien ? s’enquit-il. — Nous en avons tué douze, et je pense que six autres sont désormais dans l’incapacité de combattre. — Ce n’est pas assez. — Nous augmenterons bientôt ces chiffres », lui promit l’homme aux traits de bronze. Attalus pouffa. « Tu commences à me plaire. Dommage que nous devions mourir ici. — Nous sommes toujours en vie. — Nous ne tiendrons plus cette position bien longtemps, intervint Ektalis. Nous manquons déjà d’effectifs. — Je le vois bien, rétorqua Attalus. Voudrais-tu que nous nous rendions ? — Non, je me contentais d’exposer les faits. Encore une attaque concertée et ils franchiront nos défenses. Et une fois qu’ils seront à l’intérieur du cercle, nous ne pourrons plus les contenir. — Tu as un plan ? — Nous pourrions essayer de nous enfuir. Si nous parvenons aux bois, ils auront du mal à suivre notre piste. » Attalus grimpa sur un rocher et ses yeux se tournèrent vers la forêt, distante d’un bon mille. Elle était si proche, et pourtant elle aurait pu se trouver de l’autre côté de l’océan, car plus de trente cavaliers les attendaient en dessous, et leurs montures de l’Attykke étaient bien plus rapides que les petits chevaux macédonyens ou korynthyens. « Nous ne couvririons même pas la moitié de la distance, estima-t-il. Une fois à découvert, nous serions à leur merci. — Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à vendre chèrement notre peau », décréta l’officier. Ravalant la réponse acerbe qui lui brûlait les lèvres, Attalus se contenta d’acquiescer. Ils n’avaient échappé au premier groupe de cavaliers que pour tomber sur le second. Casque avait remarqué ce cercle de rochers, et ils avaient décidé de s’y réfugier. Mais échouer en vue des bois ! Attalus sentit sa fureur croître. Tout cela, c’était la faute de Parménion. Rien ne serait arrivé s’il était resté avec eux. Mais non, il lui avait fallu recommencer à jouer les héros. « D’autres arrivent », commenta Casque. Attalus se tourna vers le nord. L’importance du nuage de poussière annonçait au moins cinquante Messényens supplémentaires. Il jura copieusement. « Qu’ils viennent, tous. Quelle différence, de toute façon ? Les trente premiers étaient déjà trop pour nous, alors qu’ils soient quatre-vingts ou deux cents…» Les Messényens qui les assiégeaient attendirent leurs camarades et Attalus vit les deux officiers s’écarter de leurs hommes pour discuter stratégie. Le soleil commençait à se coucher et le ciel prenait une teinte cramoisie au-dessus des montagnes. Théna approcha du champion. « Je vais conduire Alexandre jusqu’à la forêt, lui dit-elle à mi-voix. — Vous vous ferez capturer. — Ils ne nous verront pas, lui expliqua-t-elle d’une voix lasse. Mais je ne peux faire de même pour toi et les autres. Mes pouvoirs sont quasiment épuisés, et je n’aurais de toute façon jamais pu dissimuler un groupe si important. » Attalus se détourna d’elle et laissa libre cours à la fureur qui l’envahissait. « Fais-le ! cracha-t-il. Emmène-le et sois maudite ! » Elle resta quelques instants immobile puis alla retrouver Alexandre, qu’elle fit monter sur le dos de l’un des chevaux avant de se hisser en croupe. Les Korynthyens la regardèrent en silence, mais Casque vint se camper devant elle. « Où allez-vous ? lui demanda-t-il. — Dans la forêt. Personne ne nous arrêtera. — Le garçon est important pour moi. S’il venait à être perdu, je mourrais sans passé. — Je sais, mais sa destinée est plus grande que ton désir. — Pas pour moi, madame. — Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à choisir, Casque, lui dit-elle sereinement. Si tu tires ton épée pour me stopper, tu livres l’enfant au Roi-Démon, car vous ne tiendrez pas cette colline contre les soldats qui vous entourent. — Ce n’est pas faux, concéda-t-il. Allez en paix, madame. » Il tapota la jambe d’Alexandre. « J’espère que tu mèneras ta quête à bien, petit. Je détesterais mourir pour rien. » Le jeune prince hocha la tête en guise de réponse. Théna tira sur les rênes et le cheval s’engagea entre deux rochers avant de descendre lentement la colline. Attalus, Casque et les Korynthyens regardèrent leurs compagnons avancer en direction des Messényens, mais ces derniers ne réagirent nullement à l’approche du cheval. Traversant leur campement sans être inquiétée, la jument poursuivit son chemin en direction de la forêt. Attalus sortit une pierre à aiguiser de sa bourse de ceinture et se mit à affûter son épée. « Au moins, l’ennemi n’aura pas ce qu’il désire, commenta Casque. — Quelle consolation ! railla Attalus. — Es-tu toujours aussi désagréable ? — Seulement lorsque la mort est proche. — Je vois. Tu sembles convaincu que nous ne pouvons que perdre, n’est-ce pas ? » Attalus se retourna brusquement ; sa fureur était telle qu’il se sentait prêt à commettre une folie. Puis il vit l’air moqueur de son compagnon et sa colère le quitta. « Un pari, cela te dit ? demanda-t-il avec un franc sourire. — Lequel ? voulut savoir Casque. — Celui qui tue le plus de Messényens l’emporte. — Que veux-tu parier ? Je n’ai pas d’argent sur moi. — Moi non plus. Mille pièces d’or te conviendraient-elles ? — Tu en as déjà tué trois, et moi deux seulement, fit remarquer Casque. Remettons les compteurs à zéro. — D’accord. Tu es partant ? — Plutôt deux fois qu’une. — Les revoilà ! » hurla Ektalis. La prêtresse arrêta sa monture en pénétrant sous les premiers arbres. Alexandre ne disait rien, mais sa tension s’exprimait par une extrême rigidité. Elle tenta de sonder son esprit. « Laisse-moi tranquille ! » lui ordonna-t-il. Il accompagna son instruction d’une décharge d’énergie si puissante que Dérae faillit tomber à terre. Des bruits de sabots résonnèrent alentour et plusieurs centaures jaillirent des fourrés, l’arc à la main et la première flèche encochée. Leur porte-parole s’avança ; il avait une barbe blanche et une longue crinière de même couleur. Son torse cuivré se fondait harmonieusement dans sa robe alezane et sa queue touffue était plus immaculée que les nuages. « Bienvenue, Iskandar, fit-il. Je me nomme Estipan. Suis-moi et je te conduirai au Portail des Géants. — Non, répondit le garçon. Crois-tu vraiment que je pourrais ramener l’Enchantement alors que mes amis et défenseurs se font massacrer tout près de nous ? Vous suivez la bataille depuis le premier instant. Je le sais, car mes pouvoirs sont immenses. Ton frère Orasès t’a demandé s’il convenait d’intervenir, et tu lui as répondu que, si j’étais vraiment Iskandar, je n’aurais pas besoin de votre aide pour m’échapper. C’est en effet ce qui s’est produit, mais vous allez désormais obéir à mes instructions. » Rouge de colère, Estipan se cabra et ses sabots avant retombèrent par terre dans un bruit de tonnerre. « Tu n’as pas d’ordres à nous donner ! s’indigna-t-il. Tu es ici pour accomplir ta destinée. — Oh, non, rétorqua Alexandre. Je peux juste permettre à votre destinée de se réaliser. Mais avant cela, il vous faudra mériter mon amitié par vos actes. Commence par ordonner aux tiens d’attaquer les Messényens. Si tu t’y refuses, je retourne mourir en compagnie de mes amis. Et je ne reviendrai jamais, Estipan. L’Enchantement se flétrira et toutes les créatures qui en dépendent périront les unes après les autres. » Le centaure hésita et tous ses compagnons se tournèrent vers lui, attendant sa décision. « Si tes pouvoirs sont aussi grands que tu le prétends, pourquoi n’as-tu pas sauvé tes amis toi-même ? demanda-t-il enfin. — Pour te tester, siffla méchamment Alexandre. Mais assez de palabres. Ramène-moi là-bas, Théna ; ma quête est terminée. — Non ! S’il le faut, je t’emmènerai au Portail par la force ! rugit Estipan. — Tu crois ? Essaye un peu, pleutre, et tu sentiras la caresse de la mort. — Je ne suis pas un lâche ! — Je t’ai dit que seuls tes actes pouvaient me convaincre, Estipan. Tes paroles n’ont aucune valeur. Montre-moi que tu es digne de recevoir mon aide ! » Le centaure se cabra de nouveau. « Suivez-moi ! » s’exclama-t-il, et plus d’une soixantaine d’hommes-chevaux en armes s’élancèrent à sa suite. Alexandre se détendit et s’effondra dans les bras de Théna. « Je suis si fatigué…», murmura-t-il. La prêtresse mit pied à terre et allongea le garçon sur le sol. Il s’endormit en quelques secondes. Théna en profita pour se tourner vers la colline. Les soldats qui s’affrontaient sur ses pentes avaient l’air de fourmis à cette distance, mais les centaures se rapprochaient rapidement. Faisant appel à ses pouvoirs, elle contacta Attalus. Elle fit toutefois attention de ne pas lui parler, car il luttait désespérément contre plusieurs adversaires et la moindre distraction pouvait lui être fatale. S’asseyant dans l’herbe, elle libéra son esprit et s’envola vers la colline. Seuls trois défenseurs résistaient encore – Casque, Ektalis et le Macédonien – et ils avaient été repoussés jusqu’à se trouver dos aux rochers. Le guerrier au casque de bronze para un coup et sa contre-attaque perfora la trachée artère d’un Messényen. « Sept ! clama-t-il. Tu ne me rejoindras plus, désormais ! » Sa tirade déconcerta Théna, jusqu’à ce qu’elle voie Attalus se fendre d’un sourire. S’élevant plus haut encore, elle regarda les centaures atteindre le bas de la butte et décocher une volée de flèches dans le dos des Messényens qui escaladaient les rochers. Paniqués, ces derniers refluèrent vers leurs montures, mais l’affrontement se poursuivit à l’intérieur du cercle de rochers. Casque avait été touché aux deux bras et une longue estafilade ornait également sa cuisse droite. Pour sa part, Attalus n’avait reçu aucune nouvelle blessure et l’entaille qui barrait son front avait cessé de saigner. Enfin, bien qu’aucun ennemi ne l’ait encore atteint, Ektalis semblait à bout de forces. Attalus bloqua une attaque imprécise et renversa son adversaire d’un coup d’épaule. L’homme tomba, mais le Macédonien dérapa sur une flaque de sang et s’affala à sa suite. Deux soldats se précipitèrent sur lui pour l’achever au sol. Ektalis les intercepta, tuant le premier en lui perforant l’estomac, mais la lame de l’autre s’abattit sur sa nuque, le tuant instantanément. Attalus effectua un roulé-boulé et se releva pour reprendre le combat, dos à dos avec Casque. Un nouveau Messényen se rua sur lui, mais une flèche se ficha dans sa tempe. D’autres traits sifflèrent alentour et les agresseurs survivants s’enfuirent en lâchant leurs armes. Casque chancela, mais Attalus lui prit le bras. « Combien ? voulut-il savoir. — Neuf. Et toi ? — Six, répondit le champion de Philippe. Je te dois mille pièces d’or. — Je me contenterai d’un verre de bon vin rouge et d’une femme à la peau douce. » Un centaure à la longue crinière blanche s’avança vers eux en prenant garde de ne marcher sur aucun cadavre. « Iskandar nous envoie », leur apprit-il. Les yeux d’Attalus se posèrent sur la dépouille d’Ektalis. « Vous arrivez un peu tard », répondit-il sombrement. Sparte Parménion s’éveilla juste avant l’aube. La chambre était plongée dans l’obscurité, à l’exception d’un rayon de lune qui entrait par la fenêtre du balcon. Il était seul, transi de froid. Il s’assit et se frotta vigoureusement les épaules. On aurait pu croire que l’hiver venait de s’abattre brusquement et il chercha des yeux une couverture ou une cape. L’unique chaleur perceptible provenait du collier qu’il portait autour du cou. Quelque chose bougea derrière le pinceau de lumière. Parménion se leva en dégainant son épée. « Montre-toi ! » exigea-t-il. Une silhouette spectrale avança, lui prodiguant un terrible choc. Si l’on exceptait l’œil d’or, l’homme était le sosie parfait de Philippe : même barbe luisante comme la fourrure d’une panthère noire, même démarche assurée. Mais ce n’était pas Philippe, et Parménion recula involontairement en comprenant qu’il se trouvait en présence de la forme spirituelle du Roi-Démon. « Tu me crains ? le nargua Philippos. Voilà qui est sage. Mais tu te dresses contre moi, et cela, c’est faire preuve d’une grande stupidité. Je sais tout ce que tu comptes faire. Je peux lire dans tes pensées et tes plans n’ont pas le moindre secret pour moi. Pourquoi persistes-tu puisque ta résistance est vouée à l’échec ? — Que veux-tu ? contra Parménion. — Il existe un enfant aux cheveux d’or. Fais-le-moi amener et je vous épargnerai, toi et ta cité. Il ne compte pas pour toi ; il n’est même pas de notre monde. C’est un démon portant en lui une puissance maléfique qu’il me faut détruire. — Un démon, dis-tu ? Dans ce cas, vous êtes destinés à vous entendre, lui et toi. — Je suis un homme, Parménion, et personne ne me dicte mes actes, répondit Philippos d’une voix amicale. Tu devrais le comprendre, toi qui es un soldat et un bon stratège – tu n’es d’ailleurs pas passé loin de la victoire contre moi. Mais je ne suis rien d’autre qu’un roi-guerrier bâtissant un empire, comme d’autres l’ont fait depuis la nuit des temps. Les grands hommes seront toujours attirés par le pouvoir. Regarde-moi ! Ai-je l’air d’un démon ? — Je vais te dire ce que je vois : un homme qui a massacré ses propres enfants dans l’espoir de devenir dieu, un homme possédé. Inutile de chercher à m’acheter, Philippos ; tu n’y parviendras pas. — Un enfant en échange d’une cité entière, et il n’est même pas Spartiate ! Es-tu fou, ou seulement simple d’esprit ? — Tes insultes ne m’atteignent pas, rétorqua Parménion. Et tu te trompes ; je ne te crains pas. La bataille de Mantynée m’a permis d’en apprendre beaucoup. Je sais désormais que tu n’es qu’un piètre général se reposant sur son œil magique pour lui donner la victoire ; sans lui, tu ne serais rien. D’ici quelques jours, tu affronteras la puissance de Sparte et tu connaîtras la défaite et la mort. Car j’ai découvert le moyen de te tuer, Philippos. — Si j’avais encore le moindre doute, voilà qui le dissipe : tu as bel et bien perdu la raison. Je suis invincible. Nulle arme, nul poison ne peut me tuer. Amène tes cinq mille hommes et ton armée d’esclaves et de vieillards. Nous verrons bien comment ils se comporteront face à la puissance de la Macédoyne ! Et ta fausse déesse ne te sauvera pas, cette fois-ci. J’ordonnerai que l’on te prenne vivant afin de pouvoir te faire dépecer vif. » Parménion éclata de rire. « N’est-ce pas plutôt toi qui me crains, démon ? Alors, quel effet cela fait-il d’avoir peur ? » Les traits du roi se déformèrent et sa silhouette enfla démesurément. Le monstre qui lui succéda avait les yeux écarlates, un épiderme gris tacheté et une bouche sans lèvres garnie de crocs acérés. Des cornes de bouc incurvées prenaient naissance dans ses cheveux noirs et suivaient le contour de son crâne difforme. La bête avança, mais Parménion l’attendit de pied ferme, l’épée en avant. « C’est toi qui me parles de peur, humain ? » Parménion avait la gorge sèche, mais sa lame ne bougea pas. Le démon le surplomba de toute sa taille. « Je suis le seigneur de l’univers. Il m’appartient depuis la nuit des temps, car tout ce qui existe prend naissance dans le Chaos. Tout, depuis la graine la plus humble jusqu’à la plus grande étoile. J’arpentais déjà ce monde avant la venue des premiers hommes, alors que le sol bouillonnait encore et que l’air n’était que flammes, et je m’y trouverai encore après que les humains auront disparu de sa surface depuis longtemps. Je serai toujours là quand la Terre ne sera plus que cendres et quand la dernière étoile s’éteindra. Et tu voudrais m’enseigner ce qu’est la peur ? — À toi, non. Mais à lui, si. Tu ne te serais jamais montré s’il ne m’avait pas craint. — Tu es perspicace, humain, mais ne va pas croire que j’ignore que tu es un imposteur. Je t’ai observé dans la forêt et sur mer, quand ton navire a coulé. Tu échoueras comme ton jumeau avant toi. Tu ne peux l’emporter, et tu le sais. — Ce que je sais, c’est que nous devons nous dresser contre toi et qu’il est possible de te battre. Car ton pouvoir dépend des hommes qui te servent ; il n’est donc pas infini. Tes laquais peuvent mourir, et tu peux donc être vaincu. — Ton intelligence est indéniable, Parménion, mais tu es perdu d’avance. Ton armée ne te servira à rien et tes esclaves fuiront à la première charge. Tes Spartiates se retrouveront encerclés et massacrés jusqu’au dernier. Dis-moi : à quoi aura servi ta résistance ? » Incapable de répondre, le strategos fixa son ennemi droit dans les yeux et leva son épée. Le démon se dissipa, non sans lui susurrer une ultime menace : « Je veillerai à ce que tu assistes à l’exécution de tous les habitants de ta cité, hommes, femmes et enfants. Tu seras le dernier à mourir. Penses-y, mortel, car tel est l’avenir que je te promets. » Parménion se laissa tomber sur son lit et son épée lui échappa. Un terrible désespoir l’envahit, l’empêchant de penser. Comment avait-il pu se croire capable de vaincre un tel monstre ? « Je suis avec toi, entendit-il dans son esprit. — Théna ? — Oui. — Avez-vous vu ? — Oui, et je suis fière de la manière dont tu lui as résisté. Alexandre est en sécurité. Nous avons atteint le Portail et nous sommes sous la protection de créatures très puissantes. Philippos aurait besoin de son armée tout entière pour capturer l’enfant. — C’est une excellente nouvelle, répondit-il, soulagé. Avez-vous transmis mon message à Brontès ? — Oui, mais il n’est pas parvenu à convaincre les siens de venir à ton aide. Les créatures de l’Enchantement redoutent par trop les humains, à juste titre. Des siècles durant, elles ont été traquées, trahies et abattues. Elles ne désirent qu’une chose, que la magie de leur monde leur soit rendue. Brontès, Casque et Attalus sont partis te rejoindre, mais ils sont seuls. — Je m’y attendais, mais je suis tout de même déçu. — Vois plutôt les choses du bon côté, lui conseilla-t-elle. Philippos n’a pas pu lire dans tes pensées et tes plans lui sont donc inconnus. » Il lui adressa un petit sourire. « Je n’ai qu’un seul plan, madame. Un quitte ou double géant. S’il échoue, nous sommes tous morts. — Un seul ? — L’heure n’est plus à la subtilité. Un coup de dés, c’est tout ce qu’il nous sera donné d’essayer. — Dans ce cas, tu dois t’assurer qu’il réussira… et je sais que tu en es capable, car tu es le strategos, notre ultime espoir. » Parménion inspira profondément pour se calmer. « Philippos est peut-être incapable de lire dans mes pensées, mais je ne serai pas le seul à être au fait de mon plan le jour de la bataille. J’aurai besoin d’aide. Il faut absolument le distraire. Si jamais il découvre mes intentions, nous sommes perdus. Pouvez-vous faire quelque chose ? » Il y eut quelques secondes de silence. « Je vais y réfléchir, lui promit la prêtresse. — Cela m’a fait plaisir de vous entendre de nouveau, dit-il subitement. — Puisse la Source de Toute Chose être à tes côtés, mon… ami. — J’échangerais volontiers son aide contre cinq mille cavaliers, madame. » La journée fut longue et horriblement frustrante. Vêtus de leur nouvelle armure – cuirasse et ptérux en cuir bouilli –, les esclaves rendaient fous les officiers chargés de les former. Plusieurs dizaines durent être renvoyés et d’autres furent évacués vers l’infirmerie, blessés ou souffrant d’entorses et autres tracas musculaires. Parménion fit le tour des groupes, encourageant soldats et officiers, suggérant de petites modifications au programme d’entraînement, et incitant les responsables à se montrer patients avec leurs recrues. Les heures s’écoulèrent lentement. Dans le courant de l’après-midi, il se retrouva à aider les adolescents qui bloquaient les rues à l’aide de meubles et de sacs de terre et de pierres. « Des javelots devront être déposés sur tous les toits de la rue du Départ et de l’avenue d’Athéna, ordonna-t-il à Cléandre. Postes-y des hommes suffisamment forts pour les lancer. Je veux également plusieurs centaines d’archers à l’agora, protégés par des barricades. — Je m’en occupe, sire », lui promit l’éphore mourant. Rentrant au palais à la tombée de la nuit, il passa deux heures en compagnie de Léonidas, Timasion, Cléandre et quelques autres officiers, à écouter les rapports qu’ils lui faisaient sur la progression de l’entraînement. « D’ici deux jours, nous posséderons un noyau dur capable d’un certain potentiel, lui apprit Léonidas. Mais il s’agit de cinq mille hommes, tout au plus. Les autres seront plus un handicap qu’un avantage en cas de bataille rangée. Je suggère de les laisser dans l’enceinte de la cité, sous les ordres de Cléandre. — Je suis d’accord avec ton analyse, mais les hommes rejetés des rangs ne doivent pas avoir l’impression d’être inutiles. Rassemble-les par groupes de vingt et ordonne au chef de chaque groupe de se mettre à la disposition de Cléandre. Dans la situation présente, le moral compte plus que la discipline, comprenez-le bien. Ne critiquez pas un homme qui serait maladroit ou peu habile à l’épée, et n’allez surtout pas dire qu’il faut des années pour devenir un vrai Spartiate. Encouragez vos hommes en permanence et incitez-les à toujours donner le meilleur d’eux-mêmes. Si vous ne pouvez féliciter leur adresse, louez leur courage. Traitez-les comme des frères. Tout officier se sentant incapable d’appliquer de telles méthodes retournera aussitôt à son régiment. J’ai vu plusieurs hommes crier après les recrues, cela doit cesser. — Je comprends ce que vous voulez dire, sire, intervint Timasion. Mais la vérité, c’est que les esclaves ne pourront jamais résister à la phalange macédonyenne, et ce même si nous disposions de plusieurs mois pour les former. Il faut des années pour apprendre aux hommes à obéir instantanément aux ordres donnés et à changer de formation en rang serré. Vous ne pouvez attendre des esclaves qu’ils apprennent tout cela en moins d’une semaine. — Timasion a raison, renchérit Lycon. La force d’une armée est définie par son plus faible élément. Nous ne disposerons pas de la moindre cavalerie et nos flancs seront défendus par les esclaves et les vétérans. Nous pouvons faire confiance à ces derniers, mais ils sont trop vieux pour résister à une charge. Quant aux esclaves, ils craqueront aussitôt. — Je ne tiens pas à argumenter avec vous, mes amis, mais laissez-moi vous dire ceci : évoquer la défaite revient à l’appeler. Il suffit de croire que tout est perdu pour que cela soit en effet le cas. Nos recrues sont des hommes, qui tous rempliront le rôle que nous attendons d’eux. Faites-moi confiance sur ce point… et si vous ne vous en sentez pas capables, faites semblant. Je ne veux pas entendre parler de défaite ou de faiblesse. Nous sommes tous des soldats, et nous comprenons la nature de la guerre. Tout ce que vous venez de me dire est vrai, mais il ne faut en aucun cas le répéter hors de cette pièce. Au bout du compte, la bataille se gagne ou se perd sur les actions d’un seul homme. Qu’il s’affole, et la panique se propagera tel un feu de forêt. Mais s’il tient bon, ses compagnons feront de même. Je ne veux pas que les esclaves soient persuadés que nous allons perdre. Je veux qu’ils quittent la cité en hommes fiers, emplis d’espoir et convaincus que leurs seigneurs Spartiates les estiment. Je me moque que cela ne soit pas le cas, mais ils doivent en avoir l’impression. Et si jamais nous sortons vainqueurs du combat, ils auront amplement mérité notre considération. — Vous croyez vraiment que nous pouvons l’emporter ? s’enquit Léonidas. — Je ne le crois pas, je le sais ! Nous sommes Spartiates et nous ne céderons pas. Ce sont eux qui viendront se briser contre nos rangs. Leur cavalerie nous contournera et attaquera directement la cité, persuadée que tout homme assistant à cette manœuvre sera empli de terreur pour sa femme, ses enfants, sa mère et ses sœurs. Alors, leur infanterie nous attaquera, avec une supériorité numérique de trois contre un. La bataille se décidera dans l’heure qui suivra. — Comment pouvez-vous être sûr que la cavalerie nous évitera ? demanda Lycon. — J’ai vu combattre Philippos à Mantynée. Ce n’est pas un cavalier, il utilise sa phalange pour ses offensives majeures. Et il désire prendre la cité. Il veut tout mais il est incapable de faire preuve de patience. Il ne souhaite en aucun cas nous repousser et risquer de nous voir défendre Sparte rue après rue. Non, son intention est de nous couper de nos murs pour nous isoler. — Admettons que vous vous trompiez, fit Timasion. Quelles seraient alors nos chances ? » Parménion se força à sourire. « Je sais que j’ai raison, mais si jamais la cavalerie macédonyenne n’attaque pas la cité, Cléandre et ses hommes viendront nous rejoindre sur le champ de bataille. Ah, autre chose : aucun esclave ne doit recevoir de cape rouge, elles seront réservées aux Spartiates. — Mais pourquoi ? s’étonna Cléandre. Ne vaut-il mieux pas que nos recrues aient l’impression d’être vraiment incorporées à l’armée ? — Je veux que les Spartiates soient instantanément reconnaissables, expliqua Parménion. L’ennemi doit pouvoir les voir clairement. — Voilà un jour dont on se souviendra longtemps, bougonna Timasion. Cinq mille Spartiates contre quarante mille barbares. — Oh oui, je vous promets une journée que les Macédonyens n’oublieront pas de sitôt », confirma Parménion. Allongé sur son étroite paillasse, Nestus écoutait les ronflements des autres soldats. Le dortoir accueillait quarante Spartiates, des hommes du rang refusant de parler au géant déchu. Rejeté par tous, ce dernier sentait la rancœur le ronger. Son père lui-même avait refusé de le recevoir, et la cité tout entière avait eu vent de son humiliation. Ses amis ne le connaissaient plus, ceux qu’il avait croisés dans les rues avaient aussitôt détourné le regard en faisant semblant de ne pas le voir. La gorge sèche, il se leva et se rendit à la cantine, où il se versa un gobelet d’eau. Une brise fraîche caressa son dos nu et il frissonna. Son existence semblait pourtant si prometteuse deux ans plus tôt. Il aimait Dérae et un mariage somptueux avait été arrangé. Son père avait été si fier de lui. Pensez donc, une union avec la famille royale, pour devenir le beau-frère du futur roi ! Tout le monde savait que Léonidas était l’héritier du trône, et il n’avait pas de meilleur ami que Nestus. Oh, oui, quel avenir radieux en perspective ! Le colosse en arrivait même à oublier la frustration qu’il ressentait à l’idée de servir le sang-mêlé, qui avait été nommé général en chef de Sparte. Parménion… Plus que jamais, le fait de penser à cet homme haï le faisait entrer dans une rage folle. Le jour fatidique était gravé dans sa mémoire, et jamais il ne l’oublierait. Agésilas mort, Léonidas allait devenir roi. Transporté de joie en recevant la convocation de son ami, qui lui demandait de venir au Palais des Bovins, il s’était demandé quelle bonne nouvelle l’attendait. Allait-il être promu à un poste plus important ? Quel régiment aurait-il sous ses ordres ? Mais non. Il avait appris que le mariage était annulé afin que sa promise – la femme qu’il aimait ! – puisse épouser Parménion et permettre à ce dernier de devenir roi. « J’aurais dû le tuer, ce jour-là », murmura Nestus. Il se représenta son épée plongeant entre les côtes de Parménion, les yeux du bâtard qui devenaient vitreux… Se laissant tomber sur un banc, il se servit un nouveau gobelet. Et maintenant, que te reste-t-il ? s’interrogea-t-il. La mort, qui suivrait son humiliation de près. La destruction de Sparte et l’extermination de ses habitants. Pensant à Dérae, il se la représenta traînée hors du palais par les barbares, puis violée et enfin massacrée. La malédiction des dieux s’était abattue sur la cité, pour la punir d’avoir permis à un sang-mêlé de monter sur le trône. L’atmosphère se refroidit subitement, mais Nestus ne s’en rendit pas compte. Pourquoi restes-tu ? entendit-il soudain résonner sous son crâne. « Où pourrais-je aller ? » demanda-t-il à voix haute. En Crète. Tu y as des amis… et tu es riche. « Je ne peux pas abandonner ma famille et mes amis. » Ce sont eux qui t’ont abandonné. Ils t’ignorent comme si tu n’existais plus. « C’est ma faute. J’ai menacé le roi. » Ce sang-mêlé ? Ce sous-homme qui a eu recours à la sorcellerie pour s’emparer du trône et de la femme que tu aimes ? La sorcellerie ? Il n’y avait encore jamais pensé jusqu’à ce jour. Et pourtant, cela tombait sous le sens : Léonidas s’était fait envoûter. Pour quelle autre raison un Spartiate noble de naissance aurait-il sciemment abandonné le trône ? Élimine-le. « Non, je ne peux pas. » Montre-toi digne des héros d’antan ; tue l’homme qui t’a volé ta promise. Reprends ce qui t’appartient de droit. Dérae t’aime. Sauve-la et emmène-la loin de la cité. En Crète, elle sera en sécurité. « En sécurité, oui ! Je peux la délivrer. Elle m’aime, elle me suivra. Nous serions heureux, là-bas. Il suffirait de rejoindre Gythée à cheval, puis de prendre le bateau. Oui ! Je vais tuer le sang-mêlé et récupérer ce qui est à moi ! Oui ! » Le froid se résorba aussitôt et la pièce devint chaude, étouffante, même. Le brusque changement de température fit frissonner Nestus, qui se leva pour retourner à son lit. Il revêtit silencieusement un chiton gris et des sandales lacées aux mollets. Puis, prenant sa cape et son épée, il sortit de la caserne. L’obscurité régnait dans la demeure de son père ; il entra par une fenêtre du rez-de-chaussée avant de rejoindre furtivement le bureau du maître des lieux. Un renfoncement mural caché par un coffre en chêne sculpté abritait cinq grosses bourses en cuir pleines de pièces d’or. Nestus en prit deux et ressortit pour se rendre à l’écurie. Un palefrenier dormant sur un lit de paille se réveilla en l’entendant arriver, mais un violent coup de poing lui ouvrit la joue et le renvoya au pays des songes. Nestus équipa deux chevaux et enveloppa leurs sabots de tissu. Cela fait, il les conduisit jusqu’au Palais des Bovins. Il n’y avait que deux sentinelles à l’entrée principale, et il les connaissait. Attachant les montures hors de leur champ de vision, il s’approcha des hommes d’armes. « Qu’est-ce que tu fais ici ? » siffla le premier. Le poing de Nestus lui déboîta la mâchoire et l’expédia au sol, inconscient. Sans perdre un instant, le colosse saisit le second par la gorge et le souleva dans les airs. La nuque du malheureux se brisa comme une brindille sèche. N’ayant pas eu l’intention de le tuer, Nestus le lâcha, horrifié par ce qu’il venait de faire. Débarrasse-toi aussi de l’autre, entendit-il. Il dégaina son épée et la plongea sans hésiter dans le larynx de l’homme évanoui. Une fois à l’intérieur du palais, il se précipita dans l’escalier jusqu’au deuxième étage. Son cœur battait à tout rompre et sa gorge était sèche lorsqu’il s’engagea dans le couloir menant aux appartements de la reine. La porte était entrouverte et il la poussa juste assez pour pénétrer. La lune entrait à flots par la fenêtre du balcon ; il remarqua instantanément une robe de chambre d’un vert luisant jetée sur un divan. Il s’en saisit et la huma. Le parfum de Dérae fit naître son désir. Sans faire de bruit, il se rendit dans la chambre, où la reine dormait sans draps. Nue, elle était allongée sur le côté, les jambes repliées et la tête sur le bras gauche. Nestus se mit à transpirer. La peau de la jeune femme, habituellement cuivrée, paraissait plus blanche que l’ivoire dans la clarté lunaire, mais cela n’était rien à sa douceur, à sa chaleur… Déglutissant avec difficulté, il posa son épée ensanglantée sur le lit et toucha délicatement le bras de Dérae. Sa main glissa jusqu’à la taille et traça l’arrondi de la hanche. Gémissant dans son sommeil, la dormeuse roula sur le dos. Nestus sourit en pensant au bonheur qui serait le leur : une maison en bord de mer, des serviteurs, des enfants… Dérae se réveilla et tenta de s’enfuir en hurlant. Instinctivement, il tenta de la rattraper et ses doigts se refermèrent sur l’épaisse chevelure de la jeune femme. « Arrête ! l’enjoignit-il. C’est moi, Nestus. Je suis venu te sauver. » Elle cessa de se débattre en le reconnaissant. « Comment cela, me sauver ? As-tu donc perdu l’esprit ? Si l’on te découvre ici, tu mourras. — Je m’en moque. J’ai déjà tué deux hommes, ce soir, et j’éliminerai tous ceux qui chercheront à m’arrêter. J’ai un plan, Dérae. Nous allons partir pour la Crète. J’y ai des amis et nous y serons heureux. Mais il faut d’abord que tu t’habilles, nous n’avons que peu de temps. Je t’expliquerai tout en chemin. — Tu es complètement fou ! — Non ! Écoute-moi, la cité est perdue et rien ne la sauvera. C’est la seule chance qui nous reste de trouver le bonheur. Ne vois-tu pas ? Nous serons ensemble. » Les yeux de Dérae se posèrent sur l’épée maculée de sang. « Qu’as-tu fait ? souffla-t-elle, horrifiée. — Ce qu’il fallait », répondit-il en lui caressant le sein. Elle se dégagea vivement. « Parménion te tuera, lança-t-elle. — Il est seul, ici, et ni lui ni personne d’autre n’a jamais été capable de me battre. Je suis le meilleur. » La jeune femme roula brusquement sur le côté. Nestus se jeta sur elle, mais elle lui échappa et courut vers la porte. Saisissant son épée, le soldat s’élança à sa poursuite ; elle se trouvait déjà dans le couloir. « Parménion ! s’époumona-t-elle. Parménion ! » Nestus la rattrapa sur le palier de l’escalier et la saisit par les cheveux : « Espèce de putain ! Tu disais que tu m’aimais, et aujourd’hui tu me trahis ? — Je ne t’ai jamais aimé », lui assena-t-elle en le giflant de toutes ses forces. La repoussant loin de lui, il brandit son arme. « Je vais te tuer, putain ! » L’esquivant de nouveau, elle dévala les marches deux à deux. Il courut derrière elle mais trébucha et s’affala de tout son long, perdant son épée dans sa chute. Étourdi, il se releva, récupéra sa lame et s’aperçut qu’il se trouvait au premier étage. Il chercha Dérae des yeux. « Tu as une arme, entendit-il. Voyons si tu sais t’en servir. » Parménion se tenait dans le couloir, nu. Dérae se cachait derrière lui. « Tu vas mourir, sang-mêlé », promit Nestus. Le roi lui répondit d’un salut moqueur. Le colosse bondit en armant son coup pour frapper au ventre, mais Parménion s’écarta et lui fit un croc-en-jambe. Nestus chuta lourdement… pour se relever aussitôt. « Sois plus prudent, lui conseilla Parménion d’un ton glacial. La colère n’est jamais bonne conseillère. » Nestus chargea de nouveau, frappant de taille au niveau de la gorge. Le roi mit un genou à terre et la lame siffla au-dessus de sa tête. Dans le même temps, il se fendit et son épée s’enfonça dans le bas-ventre du géant, qui hurla de douleur. Parménion se releva en tirant brusquement son arme. Nestus tituba sur quelques pas avant de tomber à genoux. Il tenta de se relever, mais ses dernières forces l’abandonnèrent et il s’effondra sur la pierre glacée. La rage qui l’habitait le quittait au rythme du sang que l’artère sectionnée répandait sur le sol. Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda-t-il soudain. Il entendit un bruit de cavalcade et des cris : « On a essayé de tuer le roi ! » Ce doit être ça, en conclut Nestus. Je suis venu défendre le roi. Oui. Rassuré, il ferma les yeux. Père sera fier de moi, songea-t-il avant de plonger dans le néant. S’écartant du corps sans vie, Parménion fit entrer Dérae dans ses appartements. Refermant la porte derrière lui, il laissa tomber son épée. « Il était comme possédé », lui dit la jeune femme en se jetant dans ses bras. Il la serra tendrement contre lui et aucun d’eux ne vit entrer Léonidas. L’officier resta un moment interdit puis s’éclaircit la gorge pour attirer leur attention. Parménion se tourna vers lui sans lâcher Dérae. « Qu’y a-t-il, Léonidas ? — Je voulais m’assurer que tu… que vous alliez bien, sire. — Oh, Léon, c’était affreux, dit Dérae. Tu aurais dû voir ses yeux. Je ne l’avais jamais vu dans cet état. — Il a tué deux sentinelles. Je constate que vous êtes tous les deux en parfaite santé, sire. Je vous laisse. Nous serons prêts à marcher dès le matin. Nous avions dit cinq jours, vous vous en souvenez ? » Il salua rigidement Parménion et quitta la pièce. « Son humeur était étrange », chuchota Dérae en se pressant contre son époux. Mais le strategos comprenait parfaitement la réticence de Léonidas, lequel venait juste de voir sa sœur dans les bras d’un imposteur. « Je t’aime, poursuivit la jeune reine. Promets-moi que tu me reviendras. — Comment pourrais-je faire une telle promesse ? — Dis-le, c’est tout. Je ne crois pas que tu puisses perdre. Tu es Parménion, le roi de Sparte. Mon Parménion…» Il sourit et la serra plus fort encore. « Un sage m’a dit un jour de préparer l’avenir comme si l’on était immortel, et de vivre chaque heure comme si c’était notre dernière. Suivons son conseil. Apprécions cette nuit comme s’il ne devait pas y en avoir d’autres. » Il la conduisit jusqu’à sa chambre, s’allongea et l’attira contre lui. Ils firent l’amour lentement, tendrement, car Parménion ne ressentait pas la moindre passion, mais un besoin désespéré de se coller à Dérae, de se fondre en elle. Sentant l’orgasme approcher, il se retira. « Pourquoi t’arrêtes-tu ? demanda-t-elle en lui touchant la joue. — Je ne veux pas que cela cesse. Pas ce soir… ni jamais. — Tu es si triste, mon chéri. Mais il ne doit y avoir nul chagrin. Pas cette nuit… pas pour nous. » Les doigts de Dérae caressèrent la poitrine de Parménion et descendirent le long de son abdomen musclé pour se refermer sur son sexe bandé. Il gémit. « Je t’ai fait mal ? s’enquit-elle, une lueur moqueuse dans les yeux. — Tu es une petite friponne, lui dit-il en la poussant sur le dos. Et je vais te traiter comme telle. » Il mordilla doucement l’intérieur de la cuisse satinée et Dérae poussa un cri de surprise. Elle écarta les jambes pour lui échapper, mais il fut le plus rapide. Ses lèvres frôlèrent le triangle pubien et sa langue la pénétra. Ignorant ses protestations, il la tint fermement pour l’empêcher de se dégager. Brusquement, Dérae se détendit et se mit à gémir, puis son dos se cambra violemment et ses jambes se raidirent. Ses exclamations outragées se transformèrent en cris de plaisir et elle retomba sur le lit, les bras en croix. Parménion vint la rejoindre. « Alors, quel effet cela fait-il d’être une friponne ? voulut-il savoir. — Merveilleux, reconnut-elle. Mais jure-moi de ne jamais me dire où tu appris à faire cela. — C’est promis. — J’ai changé d’avis, dis-le-moi. — Je te jure que je ne n’ai jamais fait cela à aucune autre femme de ce monde. — Tu me racontes des histoires. — Sur mon honneur. Tu es la première femme de toute l’Egéa dont j’abuse de la sorte. » Elle se souleva sur un coude et le dévisagea en souriant. « Je te crois, décida-t-elle, mais tu me caches quelque chose. — Serais-tu voyante ? demanda-t-il en souriant pour cacher sa gêne soudaine. — Tamis m’a dit que je possédais en effet un certain talent mais qu’il n’était pas encore développé. Alors, quel est ton secret ? — En ce moment, je ne suis pas sûr d’en avoir, répondit-il avec un regard pour son corps nu. — Je vais tout de même m’en assurer. » Elle se mit à genoux et lui embrassa l’abdomen, puis sa bouche descendit lentement. « Oh, non, fit-il en tentant de l’arrêter. Tu ne peux pas faire cela, ce ne serait pas convenable. » Le rire joyeux de Dérae résonna dans la chambre. « Pas convenable ? répéta-t-elle. Un baiser digne d’une reine serait repoussé par le roi ? » Il essaya bien de protester, mais bientôt les lèvres de la jeune femme engloutirent son sexe ; il cessa alors de se défendre. Plus tard, alors qu’ils sirotaient un peu de vin sur un divan, ils entendirent des bruits de pas dans le couloir. Dérae retourna dans la chambre tandis que Parménion ouvrait la porte, l’épée à la main. Deux gardes se trouvaient là, accompagnés de Léonidas. « Que se passe-t-il ? demanda le strategos. — Les Macédonyens ne se sont pas arrêtés pour la nuit. Philippos cherche à nous prendre par surprise. Deux de nos éclaireurs viennent juste de rentrer : l’ennemi sera en vue de la cité à midi. — Nous serons prêts à l’accueillir, lui promit Parménion. — En effet. Ma sœur se trouve toujours avec toi ? — Oui. — Puis-je entrer ? — Non, mon ami. Cette… dernière nuit… nous est réservée. Tu comprends ? — Je crois que oui, mais je ne suis pas sûr que cette décision te semblera aussi sage quand le matin sera venu. — J’ai de nombreux regrets, mais même si je dois mourir demain, cette nuit n’en fera pas partie. — Je ne pensais pas à toi. » La véracité des paroles de Léonidas fit à Parménion l’effet d’un coup au plexus. S’il n’avait pas fait l’amour à Dérae, cette dernière ne se serait souvenue que d’un roi froid et distant, et la peine qu’elle aurait éprouvée à sa disparition aurait été minime. Mais qu’il l’emporte ou qu’il meure, Parménion disparaîtrait pour toujours de l’existence de la jeune reine. Il avait donné sa parole à Léonidas. Il serait roi pour cinq jours – ou jusqu’au terme de la bataille. Et il perdrait Dérae pour la seconde fois… Voyant l’expression désespérée de son souverain, Léonidas lui toucha l’épaule. « Je suis désolé, mon ami », s’excusa-t-il. Parménion ne répondit pas. Faisant un pas en arrière, il referma la porte pour trouver refuge dans l’obscurité de ses quartiers. « De qui s’agissait-il ? » s’enquit Dérae. Il alla la rejoindre dans la chambre. « Léonidas. Les Macédonyens seront là demain. — Et tu gagneras », affirma-t-elle d’une voix à moitié endormie alors qu’il les couvrait tous deux d’un drap. C’était l’aube et il n’avait toujours pas fermé l’œil, quand il entendit Priastès entrer dans le salon. Se levant avec précaution, il sortit de la chambre en refermant doucement la porte derrière lui. Priastès s’inclina et Parménion ne put s’empêcher de sourire en voyant que le serviteur avait revêtu une cuirasse, un casque et des jambières. « Tu as l’air féroce », l’assura-t-il. Le vieil homme pouffa. « Autrefois, je faisais peur à mes ennemis, dit-il. Mais je ne suis pas encore fini et les Macédonyens ne tarderont pas à s’en apercevoir. Quelle armure voulez-vous revêtir ? — Une cuirasse toute simple, avec des jambières et des bracelets de force. Je me battrai à pied. Et trouve-moi un casque tout ce qu’il y a de plus ordinaire. — Vous ne souhaitez pas être reconnaissable ? » s’étonna Priastès. Parménion réfléchit rapidement. Le vieux serviteur avait raison. Jusqu’à ce jour, il avait toujours combattu en tant que général servant un monarque, un satrape ou une cité. Mais ici, c’était lui le roi, et de nombreux hommes s’apprêtaient à se battre – et à mourir – pour lui. Ils avaient le droit de voir leur souverain en action. Parménion leur devait d’être reconnaissable. Le moral des troupes était bien souvent changeant ; combien de batailles avait-il remportées par la seule présence de l’armure d’or et du long panache de Philippe ? L’orgueil des soldats était galvanisé lorsqu’ils voyaient leur roi se ruer au combat. « Tu as raison, Priastès. Apporte-moi l’armure la plus voyante qui soit. » Son aîné partit d’un grand rire. « J’y ajouterai le casque d’or au long panache blanc et aux protège-joues en ivoire. Il est non seulement splendide, mais aussi très résistant. Il scintille comme le soleil et vous rendrez même Apollon malade de jalousie. — Il n’est jamais bon de rendre les dieux jaloux. — Ah, mais Apollon est bien plus beau que vous, il ne prendra pas ombrage que votre armure brille de mille feux. » Moins d’une heure plus tard, alors que le soleil faisait son apparition au-dessus des montagnes, Parménion sortit du palais après s’être entretenu avec Cléandre et le conseil de défense de la cité. Il fut accueilli à l’extérieur par Léonidas, Timasion, Léarchus et les autres officiers. Tous s’inclinèrent en le voyant approcher et il se sentit rougir. La description de Priastès ne faisait pas suffisamment honneur à son casque ; quant à son armure de bronze et de fer couverte de feuilles d’or, elle était proprement éblouissante à la lumière du jour. Même ses jambières et ses bracelets de force s’ornaient d’ivoire et d’argent, et sa cape blanche était brodée de fils d’argent qui luisaient au soleil. Les soldats l’aperçurent et dégainèrent leur épée, qu’ils heurtèrent contre leur bouclier dans une cacophonie terrible. Leur rendant leur salut en levant le bras, il parcourut des yeux les hommes massés le long de la rue du Départ. « Le moment serait peut-être bien choisi pour nous faire part de votre plan », lui dit Léonidas avec un large sourire. Hochant la tête, Parménion appela ses officiers à lui. Le collier ne dégageait pas la moindre chaleur et il expliqua calmement sa tactique. Ses subalternes l’écoutèrent en silence, et ce fut Léonidas qui tenta de poser la première question. « Et si… — Non, mon ami, l’arrêta Parménion en levant la main. Car avec des si… Et si le soleil venait à s’enflammer, ou la mer à monter ? Le temps de telles interrogations est passé. J’ai vu le Roi-Démon à l’œuvre et je sais que nous n’avons qu’une seule et unique chance de l’emporter. Il est vital que son infanterie attaque les Spartiates sans se préoccuper des esclaves, du moins dans un premier temps. Si nous parvenons à le convaincre d’agir ainsi, nous avons une chance. Et maintenant, préparez vos régiments, nous allons nous mettre en route. » Il dévisagea les hommes qui l’entouraient. Aucun d’eux n’appréciait la stratégie qu’il leur avait exposée mais, même dans ce monde qui n’était pas le sien, la discipline Spartiate restait de fer. Tous le saluèrent avant de s’éloigner. Parménion alla se poster à la tête de la colonne, suivi de Léonidas. « Je prie les dieux pour que ton plan fonctionne, fit ce dernier. — Espérons qu’ils t’entendront. » L’avant-garde venait de sortir de l’enceinte de la cité lorsque les trois cavaliers arrivèrent du sud. Attalus et Casque galopaient côte à côte, suivis d’un Brontès qui n’était manifestement pas habitué à monter à cheval. Le champion de Philippe arrêta son destrier à côté de Parménion et sauta à terre. « Nulle aide ne viendra du sud, rapporta-t-il sans pouvoir s’empêcher d’admirer l’armure d’or. — Je n’en espérais pas. Suivez-moi, tous les trois. » Brontès et Casque mirent eux aussi pied à terre. « Cela me fait plaisir de vous revoir, mes amis, leur dit Parménion en tendant la main au minotaure. — Je suis désolé que mes frères de l’Enchantement aient refusé de combattre à tes côtés, Parménion, répondit l’homme-taureau. Mais ils ne veulent pas prendre part à ce qu’ils considèrent comme une guerre purement humaine. Je serais peut-être parvenu à les persuader, mais ils se sont retranchés dans leur position quand je leur ai dit que tu avais promis le renouveau de l’Enchantement à Gorgone. Si tu ne t’étais pas fait un ami de ce démon, tu serais peut-être à la tête de deux armées, aujourd’hui. — Sans Gorgone, Alexandre n’aurait jamais atteint le Portail, lui fit remarquer Parménion. Mais cela n’a plus d’importance. Nous nous battrons seuls, et il arrive parfois que l’absence d’alliés renforce le cœur des hommes. » Il se tourna vers Casque. « Je pensais que tu serais resté auprès d’Alexandre. N’est-il pas le seul à pouvoir te rendre la mémoire ? — Il m’a dit de venir, répondit le guerrier au casque de bronze. Selon lui, c’est près de toi que je trouverai les réponses à mes questions. — Et toi, Attalus ? Rien ne t’oblige à être ici. — Je me suis habitué à ta compagnie… pardon, à votre compagnie, sire. Et je ne raterais pour rien au monde la bataille qui s’annonce. Le Roi-Démon me pourchasse depuis que je suis arrivé sur cette terre. À mon tour, maintenant. » Parménion lui sourit. « Nous le traquerons ensemble », promit-il. La Plaine sanglante Assis sur son destrier, Philippos dirigeait les pouvoirs de son œil d’or vers la lointaine silhouette de Parménion, à l’armure on ne peut plus visible. Le collier magique du roi de Sparte l’ulcérait, non parce qu’il craignait le sens tactique de son rival, mais parce qu’il adorait ressentir la peur et la panique toujours plus grandes qu’éprouvaient ses ennemis à l’approche de la défaite. Il se remémora sa dernière rencontre avec Parménion et ressentit de nouveau la rage meurtrière qui l’avait envahi quand le Spartiate l’avait traité avec mépris. Un piètre général, lui ! Philippos, le plus grand roi-guerrier que le monde ait jamais connu ! « Je n’ai pas besoin de l’œil pour vaincre un adversaire aussi pitoyable que toi », lâcha-t-il à voix haute. Mais pourquoi se priver de ce plaisir ? Les généraux de Parménion devaient être rongés par le désespoir, eux aussi. Se concentrant de nouveau, il rechercha Léonidas… « Tu réfléchis à ta mort ? » Philippos fut comme pris d’un spasme en entendant la voix résonner dans son esprit. Il reconnut la prêtresse qui s’était fait passer pour la déesse Athéna. Fermant son œil normal, il chercha la forme spirituelle de la femme. Elle était là, flottant à moins de vingt pas de lui. « Tu ne peux rien me faire, sorcière. — Et je n’en ai nul besoin, répondit-elle. Le mal finit toujours par se vaincre lui-même. C’est ce qui arrivera aujourd’hui. — Disparais, femme ! Je n’ai ni le temps ni l’envie de discuter avec toi. — Évidemment, railla-t-elle. Le roi des lâches doit commencer par lire dans les pensées de son adversaire, incapable qu’il est de livrer seul ses propres batailles. Vas-y, ne te dérange surtout pas pour moi. Je comprends que la vue de tous ces esclaves et paysans te remplisse de crainte. — Il n’a rien de bien impressionnant, hein, Théna ? » Philippos tourna la tête pour voir le nouveau venu, le garçon aux cheveux d’or qu’il cherchait depuis si longtemps. « Je te trouverai, petit, lui promit-il. Nulle cachette ne te protégera de moi. — Je ne pense pas que tu arriveras un jour jusqu’à moi, rétorqua posément Alexandre. Mais si tu le fais, je te tuerai. » Le Roi-Démon éclata de rire, mais son hilarité retomba quand il vit que l’enfant avait l’air sérieux. « Rien ne peut me tuer, tu entends ? Rien ni personne ! — Moi, si, et il me suffirait de te toucher. Mais nous te retardons, couard. Veux-tu que nous demandions à Parménion d’ôter son amulette ? Cela t’aiderait-il à vaincre son armée d’esclaves ? » Le mépris du garçon gifla Philippos comme un fouet de feu, mais les deux esprits disparurent avant qu’il ait eu le temps de leur répondre. Furieux, il remonta ses lignes au galop, appelant prêtres et généraux. Les soldats levèrent leurs lances à la verticale sur son passage, mais leurs yeux ne quittaient pas l’ennemi, distant de quelque huit cents pas. Le roi de Macédoyne tira brusquement sur les rênes et se tourna vers le sud. La ligne de bataille adverse se présentait telle qu’il l’avait imaginée : les Spartiates au casque de bronze et à la cape écarlate tenaient la position basse entre deux collines, tandis que les esclaves, séparés en deux groupes, les flanquaient de chaque côté. Archers et lanceurs de javelots avaient été disposés en retrait de la phalange centrale. « Combien sont-ils ? » voulut-il savoir. Un officier à cheval s’approcha de lui. « Cinq mille Spartiates, sire, et environ autant d’esclaves. Le nombre d’archers est plus difficile à estimer. Un millier, peut-être. » Philippos n’avait pas besoin de considérer ses troupes pour les recenser. Forte de six mille hommes reconnaissables à leur armure noire, la Garde se tenait juste en dessous de lui, sur vingt rangs de trois cents boucliers. On appelait ces soldats les Hérauts de la Tempête, car leurs cris de guerre roulaient comme le tonnerre et leurs épées étaient plus meurtrières que les éclairs de Zeus. Sur la gauche, ils étaient soutenus par l’armée régulière, comprenant dix mille Macédonyens surentraînés dont le casque et la cuirasse de fer poli brillaient comme de l’argent. Le flanc droit était défendu par cinq mille mercenaires venus de Thessalie, de Thrace et d’Illyrie. Leurs capes affichaient de multiples couleurs et, même si leur discipline laissait à désirer, ils montraient une soif de sang et de batailles qui ne pouvait que ravir le Roi-Démon. Derrière eux se trouvait la cavalerie, qui réunissait sept mille hommes supplémentaires, pour la plupart des Korynthyens. Vingt-huit mille soldats aguerris contre cinq mille Spartiates et une bande d’esclaves et de vieillards équipés à la hâte. « Sa tactique est tellement évidente que c’en est risible, commenta dédaigneusement Philippos. Il nous invite à attaquer son centre. C’est pour cette raison que les Spartiates ont choisi la position la plus vulnérable. — Mais si nous les repoussons, les esclaves s’enfuiront et la victoire sera à nous, seigneur, intervint l’un de ses subalternes. Il nous faut nous concentrer sur les Spartiates. — Vous les avez vus à Mantynée : les attaquer de front revient à jeter de l’eau contre un mur. Ce sont de bons soldats qui ne craquent presque jamais. Non. C’est exactement ce qu’il souhaite, une charge massive contre laquelle ses Spartiates pourront résister pied à pied et miner notre moral. Et quand l’on se retrouve à la tête d’une armée découragée, la supériorité numérique ne veut plus dire grand-chose. — Que pense-t-il, sire ? — Je l’ignore, et je m’en moque. Ordonnez aux Korynthyens de contourner l’ennemi et d’aller frapper Sparte. Voyons comment ils réagiront en comprenant que leur résistance est futile. Faites ensuite avancer l’armée régulière et les mercenaires tout droit, comme si nous avions l’intention d’attaquer les Spartiates. À cinquante pas, sonnez la charge. Que les mercenaires bifurquent vers la droite, et deux régiments de l’armée régulière vers la gauche. Prenez les collines et dispersez les esclaves. Cela fait, nos soldats poursuivront leur mouvement tournant pour prendre les Spartiates à revers, tandis que les mercenaires les attaqueront depuis le sommet de la colline. À ce moment, j’ordonnerai à la Garde d’avancer et nous les tiendrons comme dans une nasse. Mais rappelez-vous que je veux Parménion vivant. — Oui, sire. » Le roi se tourna vers son grand prêtre, un homme chauve au nez crochu et aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. « Que disent les signes, Pharin ? — Il y aura un duel de rois, sire, et Philippos en sortira vainqueur, son ennemi mort à ses pieds. — Mais je le veux vivant ! — Cela ne sera pas, sire. Vous affronterez votre rival d’homme à homme et vous le tuerez. » Les dons de Pharin étaient d’une grande fiabilité, mais Philippos le fixa de son œil doré. « Tu n’oserais pas me mentir ? demanda-t-il. — Je dis les choses telles qu’elles seront, sire : une mer de sang et une montagne de cadavres, mais Philippos triomphant. — Tu ne t’es jamais trompé, Pharin. — Et ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai, sire. » Les tambours macédonyens se mirent à battre la cadence et la musique rythmée s’éleva au-dessus du champ de bataille tel le pouls d’un monstre de légende. Parménion perçut clairement la terreur des esclaves qui l’entouraient, il les vit s’essuyer le front ou s’humecter les lèvres. « Vous êtes des braves, leur dit-il d’une voix assurée, et je suis fier de me trouver ici avec vous. » Les plus proches eurent un sourire nerveux. « Ne vous laissez pas influencer par ce bruit. Songez qu’il est émis par des baguettes de bois frappant de la peau tendue, et que les adversaires que nous nous préparons à affronter sont des hommes tels que nous. Ils n’ont rien de spécial, et ils finiront bien par mourir un jour, comme nous tous. » Il se tut, sachant qu’il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Il n’avait rien d’un Philippe, capable d’enflammer ses troupes par ses discours. Xénophon lui avait souvent parlé de cette forme d’autorité inspirant les soldats et transformant leurs craintes en courage, à la manière d’un armurier forgeant une épée à partir d’un bloc de métal brut. « Chaque armée contient un esprit de corps, invisible, et qui passe aisément de la lâcheté à l’héroïsme, ou de la sauvagerie à la discipline, avait coutume de dire l’Athénien. Les bons généraux le savent. Ils connaissent la nature de cet esprit, qui prend et donne à la fois. C’est lui qui génère la panique, lui encore qui permet d’aspirer à la grandeur. Certains parviennent à en tirer le meilleur, d’autres l’invoquent avec passion. Mais ceux qui l’ignorent échouent immanquablement. » Parménion avait pour habitude de galvaniser cet esprit de corps à l’avance, lors des entraînements et des manœuvres, en connaissant les hommes qu’il avait sous ses ordres et en leur apprenant à avoir confiance, tant en eux-mêmes qu’en leur chef. Mais c’était un procédé qui exigeait du temps, et il n’en avait pas eu suffisamment dans ce monde étrange. L’ennemi se mit en marche. L’armée régulière et les mercenaires imbriquèrent leurs boucliers et avancèrent vers le centre Spartiate en suivant la cadence des tambours. « Dieux, j’ai une de ces envies de pisser ! » s’exclama Casque, et sa voix métallique porta à plusieurs pas à la ronde. Quelques hommes laissèrent échapper un rire nerveux et la tension qui pesait sur les rangs sembla s’envoler d’un seul coup. Parménion gloussa. D’une seule phrase, Casque venait d’exprimer la condition commune à tous les combattants avant l’affrontement : la gorge sèche et une vessie difficilement contrôlable. L’intervention du guerrier n’aurait pu être plus propice et Parménion se tourna vers lui. Casque lui sourit et cligna de l’œil à son intention. « Merci », lui dit silencieusement le roi. Puis Parménion se concentra de nouveau sur l’ennemi. Cinq régiments approchaient, soit quelque quinze mille hommes. Un nuage de poussière s’éleva sur la gauche et il vit que la cavalerie macédonyenne s’élançait pour les contourner. « Dariclès ! appela le strategos, et un jeune archer leva aussitôt la main. Déploie tes hommes, au cas où les Macédonyens reviendraient nous attaquer par l’arrière. » L’homme salua et Parménion reporta son attention sur l’infanterie. Jusque-là, tout se déroulait exactement comme il l’avait prévu : la cavalerie effectuait un large mouvement tournant – pour attaquer la cité, si tout se passait bien – tandis que l’infanterie avait pour tâche de nettoyer le terrain. Soudain, les Macédonyens se séparèrent en deux groupes qui s’élancèrent à l’assaut des collines. Leurs cris de guerre résonnèrent tel un mur de son et le bruit de leurs pas noya celui des tambours. Philippos observait la bataille depuis le premier rang de la Garde. Ecœuré, il avait vu les esclaves adverses se mettre en formation – qui lâchant son bouclier, qui heurtant son camarade – et l’excitation qu’il ressentait habituellement était aujourd’hui absente. Les combats lui procuraient généralement une joie sauvage, mais celui-ci promettait d’être d’un ennui mortel. Les esclaves allaient sans doute s’enfuir avant même que son armée régulière ne puisse porter le premier coup. Et ensuite, l’affrontement tournerait au carnage… S’intéressant aux Spartiates à cape rouge, il les vit passer d’une position offensive, large de deux cent cinquante boucliers, à une autre plus défensive, large de cinq cents. Leurs lances levées tombèrent à l’horizontale avec un ensemble parfait et Philippos ne put qu’apprécier leur discipline. Ça, c’étaient des guerriers ! Les Macédonyens se mirent à courir en se scindant en deux groupes. Le Roi-Démon sourit et plissa les paupières pour mieux apprécier la terreur des esclaves au travers de la poussière. Flèches et javelots s’élevèrent au-dessus des Spartiates, tuant plusieurs dizaines de Macédonyens. Mais, désormais lancée, la charge était irrésistible. L’excitation du combat revint et les mains de Philippos se mirent à trembler. À gauche, les esclaves craquaient avant même de se retrouver au combat. Mais… non, ils ne craquaient pas ! Ils changeaient de formation ! Le roi ne put en croire ses yeux. Les esclaves ennemis venaient de souder leurs boucliers à la manière de la phalange Spartiate, et maintenant ils avançaient au pas. Dans leur précipitation, les Macédonyens s’étaient élancés pêle-mêle, assurés qu’ils étaient de balayer les pitoyables adversaires qui leur étaient proposés. Tout souci de formation avait été oublié pour laisser la place à une horde assoiffée de sang. Inquiet, Philippos se tourna vers la droite. Là aussi, les esclaves avançaient en ordre impeccable, à la rencontre de l’ennemi. C’est de la démence, songea-t-il. Mais les prémices de la peur commencèrent à se faire jour en lui. Quelque chose n’allait pas, mais quelle importance ? Comment de simples esclaves pourraient-ils résister à un assaut frontal ? La poussière empêchait désormais de distinguer ce qui se passait, aussi le Roi-Démon fit-il appel au pouvoir de son œil magique pour projeter son esprit au-dessus du lieu de l’affrontement. Les premiers Macédonyens arrivèrent au contact… pour se faire massacrer avec une aisance déconcertante par des ennemis dont les boucliers joints se dressaient telle une muraille infranchissable. Philippos observa les Spartiates. Ils restaient rigoureusement immobiles, sans faire le moindre geste pour soutenir les esclaves qui se battaient sur leurs flancs. L’élan de la charge s’était brisé et de nombreux cadavres de Macédonyens jonchaient déjà le champ de bataille. Les esclaves poursuivirent leur progression, frappant avec une régularité de métronome, l’épée ruisselante de sang. Leurs adversaires tentèrent de se reformer, mais ils ne leur en laissèrent pas le temps. Philippos regarda ses hommes se faire exterminer et une grande confusion l’envahit soudain. Espèce de sombre idiot ! lui dit la voix à laquelle il n’était que trop habitué. Ne vois-tu pas ce qui est en train de se produire ? « Laisse-moi tranquille ! » hurla-t-il. Parménion t’a berné comme un débutant. Ceux que tu prenais pour des esclaves sont en fait les Spartiates. Ses hommes ont échangé leurs capes et leurs casques. Tu viens d’attaquer en formation dispersée les meilleurs soldats qui soient au monde. « Que puis-je faire ? » Il reste encore une chance. Lance la Garde contre le centre adverse. « En quoi cela nous aidera-t-il ? » Les Spartiates n’auront d’autre choix que de stopper leur attaque et cela nous laissera le temps de nous réorganiser. Fais-le maintenant, ou tout est perdu ! Reprenant conscience de ses actes, Philippos dégaina son épée. « En avant ! » cria-t-il. Et six mille soldats d’élite au regard dur, l’orgueil de la Macédoyne, tirèrent leur épée et se mirent en marche vers les esclaves entourant le roi de Sparte. Sparte À son grand écœurement, Cléandre dut être porté jusque sur le toit par deux serviteurs lorsque l’on apprit que la cavalerie ennemie se trouvait en vue des murs de la cité. Ses poumons en triste état avaient presque cessé de fonctionner et même son casque et sa cuirasse en cuir bouilli s’avéraient trop lourds pour lui. Il ne respirait plus que par à-coups quand ses porteurs atteignirent le toit. Soudain, son souffle se coinça dans sa gorge et il toussa du sang, qui étoila la pierre blanche de taches vermillon. Se mettant difficilement debout, il s’approcha du parapet qui faisait le tour du bâtiment. De la position où il se trouvait, la rue du Départ lui était révélée dans son intégralité. À gauche se dressait l’agora, aux issues bloquées par des étals renversés. Et, loin à droite, il apercevait la plaine et le nuage de poussière annonçant l’arrivée de l’ennemi. D’un signe de la main, il appela son serviteur personnel. Dorien était un jeune Kadmyen né au service de Cléandre. Il porta sa corne de bouc incurvée à sa bouche et souffla dedans avec force. Le son résonna dans toute la cité. Cléandre fit rapidement le tour des toits ; les hommes dissimulés signalèrent brièvement leur présence en levant le bras. Les yeux de l’éphore picotaient de sueur et son visage bronzé avait pris un teint cireux. « Allongez-vous quelques instants, monsieur, lui suggéra Dorien en lui touchant le bras. — Si… si je le fais… je ne me… relèverai pas. » Il s’agenouilla derrière le petit rempart, ignorant la douleur qui vrillait son corps en manque d’oxygène. Le roi lui avait confié la défense de Sparte, et Cléandre se montrerait digne de cette confiance. Il récapitula une nouvelle fois la tactique prévue, en se demandant si elle présentait des failles que les Macédonyens pourraient éventuellement exploiter. Il avait fait bloquer toutes les artères, à l’exception de l’avenue d’Athéna et de la rue du Départ, qui lui était parallèle. Toutes deux menaient à la place du marché, mais les multiples ruelles permettant de quitter cette dernière avaient elles aussi été condamnées à l’aide de meubles pris dans les plus proches habitations. Cléandre fit un rapide tour d’horizon des chefs d’unité qu’il avait sélectionnés. Le manque de compétence de certains l’inquiétait, d’autres lui faisaient franchement peur, mais il n’avait pas eu le choix. Les meilleurs éléments avaient suivi Parménion, et il ne servait à rien de se ronger les sangs en pensant à ceux qui restaient pour défendre la cité. L’ennemi approchait rapidement et Cléandre distingua les premiers reflets du soleil sur les casques et les fers de lances. Plusieurs milliers de cavaliers arrivaient au galop et le Spartiate fut soudain pris d’un doute affreux. Pourraient-ils stopper une telle horde ? « Zeus, prête-moi la force nécessaire, pria-t-il avant de se tourner vers Dorien. Baisse-toi, mon garçon, et tiens-toi prêt. » Trois hommes les rejoignirent. Les deux premiers portaient chacun un arc et plusieurs carquois de flèches, et le dernier alla s’installer à côté des vingt javelots préparés à son intention. Il souleva le premier pour évaluer son équilibrage. « Pas… avant… le signal », l’avertit Cléandre, et l’homme acquiesça en souriant. J’étais un soldat, autrefois, songea le conseiller. À l’époque, j’aurais revêtu mon armure et je serais allé combattre à la droite de mon roi, fier de ma force et de mes facultés martiales. Une nouvelle quinte de toux secoua son corps squelettique. Des lumières brillantes dansaient devant ses yeux et il se sentit partir sur le côté. Dorien l’empêcha de tomber. La vision de Cléandre se troublait et les ténèbres se refermaient sur lui. Faisant appel à toute sa volonté, il les repoussa pour se concentrer sur la cavalerie adverse. Il la vit se scinder en deux et la moitié des Macédonyens s’engagèrent dans la rue du Départ. Il y avait bien longtemps, Sparte était protégée par une imposante muraille, mais Lycurgos, qui avait établi le code du soldat, avait coutume de dire qu’un mur de boucliers était toujours plus fort qu’un mur de pierres, aussi les défenses artificielles de la cité avaient-elles été abattues. L’armée de Sparte était si puissante que nul ennemi ne s’en était jamais pris directement à la cité. Jusqu’à aujourd’hui… Voyant les cavaliers envahir la rue du Départ, Dorien se tourna vers son maître, mais ce dernier secoua lentement la tête. Les hommes du Roi-Démon ne cessaient d’approcher, leur cape blanche flottant au vent. La plupart d’entre eux étaient des Korynthyens armés d’épées ou de lances et qui ne portaient qu’une armure minimale, comptant sur la rapidité de leur monture et sur le petit bouclier qu’ils maintenaient ficelé à l’avant-bras gauche pour se protéger. Cléandre attendit que les premiers atteignent le bout de la rue du Départ. « Maintenant », murmura-t-il en voyant la longue colonne étirée sous ses yeux. De nouveau, la corne sonna et des Spartiates apparurent sur tous les toits, faisant pleuvoir un déluge de mort sur les envahisseurs. Les chevaux s’abattirent par centaines, projetant leurs cavaliers en tous sens. Aussitôt, les archers prirent pour cibles les survivants qui n’avaient nulle part où aller. Tuniques et capes blanches se couvrirent de rouge et les cris des mourants résonnèrent au-dessus de la cité. Cléandre observa le carnage sans la moindre passion, se tournant vers l’agora au moment où les premiers Korynthyens y arrivaient, pour se faire accueillir par une grêle de projectiles. Les esclaves en armes escaladèrent les barricades pour se jeter sur les cavaliers démoralisés, qu’ils tirèrent à bas de leur monture avant de les massacrer à l’aide de couteaux ou de hachettes. Les serviteurs du Dieu Noir tentèrent d’échapper à la nasse qui s’était refermée sur eux, mais l’unique issue se trouvait à l’autre extrémité de la rue, qui regorgeait de cadavres. Et l’hécatombe se poursuivit. Cléandre tomba lentement en arrière. Son champ de vision s’obscurcit et les hommes qui l’entouraient devinrent de simples ombres. Puis une silhouette dorée émergea de la brume. Toute douleur quitta alors l’éphore, qui se leva pour faire face au nouveau venu. « Je me suis montré digne de votre confiance, sire. La cité est sauvée. — Je suis fier de toi, cousin », lui répondit Parménion, roi de Sparte. Cléandre baissa les yeux sur son corps décharné, oublié de tous alors que le combat continuait de faire rage. Il éprouvait du plaisir à avoir enfin échappé à cette enveloppe corporelle squelettique et malade. Puis le désespoir l’envahit. Si son souverain se trouvait ici, cela signifiait que… « Avons-nous perdu, sire ? — Pas encore. La bataille se poursuit. Viens, suis-moi. — Je l’ai toujours fait, sire, et je continuerai de toute éternité. Mais où allons-nous ? — À la Plaine sanglante, mon ami. Nombre de Spartiates auront besoin d’un guide avant que le soleil ne se couche. » La Plaine sanglante Malgré la tuerie qui se poursuivait autour de lui, Parménion se sentait détaché du combat immédiat, seule l’intéressait l’évolution globale de la bataille. Les Macédonyens venaient d’essuyer un terrible revers et leurs mercenaires, abattus par centaines, étaient tout près de paniquer. Certains avaient d’ailleurs commencé à fuir. L’armée régulière continuait de se battre pied à pied malgré les pertes terribles qu’elle avait subies, même si les Spartiates déguisés en esclaves la repoussaient lentement mais sûrement. La bataille pouvait basculer à tout moment en faveur d’un camp ou de l’autre. Le strategos se tourna vers la droite, où Léonidas et Timasion conduisaient l’assaut. Les Spartiates avaient constitué une ligne large de deux cents boucliers, qui forçait l’ennemi à reculer vers le centre. Sur la gauche, la progression de Léarchus avait été stoppée et les cadavres jonchaient déjà le champ de bataille par milliers. La poussière empêchait de distinguer clairement ce que faisait la Garde du Roi-Démon, jusqu’alors conservée en réserve. Parménion cligna des yeux à plusieurs reprises et plissa les paupières. Philippos avait décidé de lancer ses soldats d’élite. Parménion sentit un frisson de crainte remonter le long de son échine. La Garde du tyran était constituée des meilleurs combattants de toute l’Egéa, Spartiates exceptés. Et l’on ne comptait plus les affrontements qu’elle avait remportés. La phalange avançait en ordre serré, sur vingt rangs ou plus. Et sa vitesse était telle qu’une ligne statique n’aurait aucune chance de la stopper. Parménion jura dans sa barbe. Si ses hommes étaient vraiment des Spartiates, il aurait donné le signal d’avancer pour affronter l’ennemi de face. Mais il ne pouvait espérer que des esclaves sans expérience viennent à bout de la Garde de Philippos au corps à corps. Et pourtant, il n’avait pas le choix. Si sa formation restait statique, elle serait irrémédiablement balayée. Il ne lui restait qu’une seule option. Attaquer. Bizarrement, cette prise de conscience chassa son inquiétude, et il sentit enfler en lui une soif de bataille telle qu’il n’en avait jamais ressenti. « Formation d’attaque ! » ordonna-t-il. Les esclaves n’avaient appris que deux manœuvres au cours de leur entraînement accéléré, et celle-ci en faisait partie ; ils passèrent rapidement d’une ligne étirée en une unité plus compacte. « Tambour, à la cadence ! Mesure à trois temps ! » Derrière les lignes, les dix musiciens donnèrent le rythme. Parménion se plaça au troisième rang alors que ses hommes avançaient vers l’ennemi. Ceux du premier rang étaient armés d’épées et de boucliers, tandis que ceux du second maniaient de longues lances à pointe en fer. À proximité de l’adversaire, ces armes étaient abaissées et les hommes du premier rang rengainaient leurs épées pour les tenir tandis que leurs compagnons les plongeaient dans la formation rivale. Contre une unité indisciplinée, une telle tactique s’avérait souvent décisive. Mais, dans le cas contraire, les ennemis bloqueraient les longues lances à l’aide de leurs boucliers, et l’on en viendrait alors au corps à corps traditionnel. Les deux phalanges se heurteraient de plein fouet, tels deux taureaux furieux s’affrontant à coups de cornes. « Abaissez les lances ! » s’écria Parménion. La manœuvre s’effectua avec une certaine confusion, mais la poussière était suffisamment épaisse pour empêcher les Macédonyens de constater le peu d’expérience de leurs opposants. « Tambours ! Mesure à quatre temps ! » Aussitôt, le rythme s’accéléra, comme s’il devenait plus rageur. « Nous allons leur montrer », fit Priastès en se rapprochant de son roi. Mais Parménion n’eut pas le temps de lui répondre, l’ennemi était là. Les Macédonyens n’avançaient pas aussi rapidement qu’il l’avait cru. En fait, ils semblaient hésitants et leur ligne s’incurvait ; très étirée sur les côtés, elle prenait manifestement une forme concave au centre. Parménion se demanda un instant ce qui se passait, puis il comprit. Les hommes de Philippos avaient peur ! Ils venaient de voir ce qu’ils prenaient pour des esclaves pulvériser l’armée régulière, et ils se retrouvaient maintenant face à ce qu’ils croyaient être les meilleurs soldats au monde. Les Macédonyens situés au centre du premier rang ralentissaient instinctivement l’allure pour retarder le moment fatidique. En conséquence, la phalange se retrouvait compressée et l’espace dont chacun avait besoin pour combattre disparaissait peu à peu. « Tambours ! Mesure à cinq temps ! ordonna le roi de Sparte. Préparez les lances ! » Les Macédonyens se trouvaient presque à l’arrêt lorsque la collision se produisit. Les lanciers se jetèrent sauvagement en avant et leurs armes transpercèrent la défense adverse. Comprimés comme ils l’étaient, les soldats de Philippos furent incapables de les dévier à l’aide de leurs boucliers et les longues pointes en fer causèrent des ravages dans leurs rangs. « Retirez les lances ! » Les armes furent arrachées avec violence, rouges de sang, pour revenir plus fort encore. La ligne ennemie sembla comme prise d’un spasme et plusieurs Macédonyens s’effondrèrent, mortellement blessés. Mais ils ne rompirent pas. Encore et encore, les lances frappèrent, mais la Garde de Philippos se reprit et commença à se défendre. Les esclaves du premier rang dégainèrent leur épée et l’on en vint au corps à corps. La progression des Spartiates cessa aussitôt. Bien vite, des brèches apparurent dans la première ligne. Casque en colmata une à lui seul, tailladant le visage du Macédonyen qui tentait de la mettre à profit. « Resserrez les rangs, mes frères ! » s’exclama-t-il. Sa voix forte eut un effet instantané. Retrouvant leur discipline, les esclaves comblèrent les trous qu’ils avaient laissé se former. Plus personne n’avançait et les deux unités ennemies se trouvaient désormais tassées l’une contre l’autre. Parménion regarda autour de lui. Partout, les esclaves tenaient, et la fierté qu’il éprouvait à l’idée de se trouver à leur tête augmenta encore. Puis la réalité de la situation lui fit l’effet d’une douche froide. Les Macédonyens étaient encore hésitants, mais ils se rendraient bientôt compte du manque d’expérience de leurs adversaires. Alors, ils recommenceraient à pousser vers l’avant. Il sut à cet instant ce que son jumeau avait dû ressentir à Mantynée. La victoire était là, juste hors de portée. Une nouvelle trouée s’ouvrit devant lui. Alors qu’il allait avancer, Brontès le dépassa, une hache à la main. La lame s’abattit avec une violence inouïe, fendant le casque et la cuirasse du premier garde. Parménion mit ce bref répit à profit pour lever le bras. « Les six derniers rangs, en formation large ! » Personne ne bougea et les esclaves se regardèrent sans comprendre. Cette instruction leur était inconnue. Le strategos se retint de jurer. « Les six derniers rangs, avec moi ! clama-t-il en tendant le doigt sur le côté. Reformez-vous et attaquez par la droite ! » Les hommes s’élancèrent au pas de course, suivant l’armure dorée de leur roi. « Formation défensive large ! » Les esclaves se regroupèrent sur trois rangs de deux cents boucliers chacun. Parménion tira son épée, souleva son bouclier et les conduisit au combat sur le flanc des Macédonyens. La cadence des tambours avait disparu et la poussière était désormais étouffante. Les soldats de Philippos les aperçurent au tout dernier moment. Ils tentèrent de se tourner pour faire face à cette nouvelle menace. Parménion savait que ses esclaves ne pourraient transpercer les rangs adverses, mais il espérait que ce second assaut ralentirait l’ennemi en le forçant à combattre sur deux fronts différents. Sur sa gauche, le minotaure effectuait des moulinets avec sa hache, faisant refluer les Macédonyens. Non loin, Casque et Attalus luttaient côte à côte, au premier rang. Une lame siffla en direction de son visage. Il la détourna à l’aide de son bouclier et contre-attaqua, mais son assaut fut bloqué à son tour. Mettant un genou à terre, il frappa sous le bouclier du Macédonyen, traversant le ptérux pour atteindre le bas-ventre. Dégageant son arme sans perdre une seconde, il se releva pour parer un nouveau coup. Autour de lui, les esclaves continuaient de pousser. Mais les Macédonyens les contenaient. Et, inexorablement, la ligne ennemie recommença à avancer. Léonidas se dégagea du premier rang et courut jusqu’au sommet de la colline, d’où il observa l’évolution de l’affrontement. Le plan de Parménion avait fonctionné à la perfection, mais les Macédonyens bénéficiaient toujours de l’avantage du nombre. Les mercenaires thraces s’étaient enfuis, même si leurs officiers tentaient désespérément de regrouper ceux qui étaient restés. Si on leur en laissait le temps, ils finiraient par reprendre le combat. Plissant les paupières pour percer l’écran de poussière, Léonidas vit Parménion mener ses esclaves contre la Garde tandis que, sur le flanc gauche, Léarchus n’arrivait pas à se débarrasser de l’armée régulière. Comme dans tous les combats, les hommes les plus lents et les moins doués étaient tombés les premiers. Seuls les vrais guerriers restaient désormais, et nul ne pouvait nier la bravoure des Macédonyens. Bousculés et démoralisés par la première charge, ils retrouvaient peu à peu leur discipline et la bataille commençait à tourner à leur avantage. La plaine était jonchée de cadavres, pour la plupart macédonyens et thraces, mais de nombreux Spartiates avaient également péri et Léonidas estima rapidement les forces dont il disposait encore. Il avait débuté le combat avec deux mille cinq cents hommes. Il lui en restait désormais un peu plus de deux mille, qui constituaient une phalange large de deux cents files et profonde de dix rangs. Face à eux, quelque quatre mille Illyriens à la cuirasse rouge et au casque à cornes. Ces guerriers expérimentés n’étaient guère disciplinés et les Spartiates les repoussaient, mais nul signe de retraite ou de panique ne se lisait dans les yeux de l’ennemi. Léonidas ne savait que faire. Les esclaves n’avaient aucune chance de résister à la Garde, et Léarchus avait lui aussi besoin de soutien. Mais s’il envoyait des soldats à leur secours, il ne parviendrait plus à contenir les Illyriens. Il lui fallait pourtant faire un choix, et vite. À cet instant, il vit Parménion exécuter une attaque de flanc contre l’unité d’élite de Philippos. La manœuvre était audacieuse, mais vouée à l’échec si personne ne venait l’appuyer. Sa décision prise, Léonidas retourna auprès de ses troupes. « Les cinq derniers rangs, à gauche, gauche ! ordonna-t-il. Formation d’attaque sur dix rangs ! » Les Spartiates constituèrent rapidement une unité large de cinquante boucliers. Léonidas se posta au centre du premier rang, encadré par deux officiers. « Le roi ! » s’écria-t-il. Ses hommes levèrent leur bouclier et se mirent en marche vers la gauche. Aussitôt, les Illyriens se jetèrent sur leur flanc droit, leurs cris de guerre redoublant. Léonidas avait prévu le danger, tout en sachant qu’il ne pouvait s’y soustraire. Les boucliers se portaient toujours sur le bras gauche et sa manœuvre exposait dangereusement son unité réduite, car les soldats directement attaqués ne pouvaient se défendre qu’à l’aide de leur épée. Mais il n’avait pas le choix. Une formation en carré, parfaite pour la défense, interdisait tout mouvement, ou presque. Les hommes de droite n’avaient donc que leur arme pour se défendre, mais c’étaient des Spartiates et les Illyriens qui tentaient de les bousculer subirent des pertes terribles. Et Léonidas savait que le pire restait à venir : l’ennemi ne manquerait pas de les attaquer dans le dos une fois qu’ils seraient passés. Son seul espoir reposait sur les épaules de Timasion, mais encore fallait-il que ce dernier voie le danger et lance une contre-attaque pour le soutenir. « Au pas cadencé ! » commanda l’officier. Il n’y avait pas de tambour pour donner le rythme, mais ses hommes répondirent instantanément. Léonidas en profita pour jeter un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Timasion avait ordonné à ses hommes de combler la brèche créée par la première unité, et les Illyriens qui avaient tenté d’attaquer cette dernière à revers se retrouvaient pris en étau. Droit devant, Parménion et les esclaves se battaient furieusement pour contenir la garde. Le minotaure et le guerrier au casque de bronze étaient désormais entourés par l’adversaire, mais ils ne cédaient pas un pouce de terrain. « Le roi ! répéta Léonidas. — Le roi ! » clamèrent les Spartiates. Parménion les vit approcher et ordonna à ses hommes de s’écarter pour permettre aux Spartiates lancés de perforer le flanc gauche de la Garde. La résistance ennemie s’effondra soudainement et l’élan des troupes de Léonidas les conduisit au cœur de la formation macédonyenne. Pour la première fois, le frère de Dérae aperçut le Roi-Démon qui se tenait au centre de son régiment, une épée luisante à la main. Tout n’était plus que chaos. L’agencement habituel des forces avait laissé la place à une totale confusion. En scindant ses forces en deux, Léonidas avait tout risqué sur un coup de dés, dans l’espoir de parvenir à anéantir la pièce maîtresse de l’ennemi. Mais Philippos se dressait désormais sur son chemin. Et le Roi-Démon était invulnérable. Même au cœur du combat, et alors que son bras droit lui faisait de plus en plus mal, Parménion sut que l’instant décisif venait d’être atteint. Il le sentait, comme un coureur peut percevoir la présence d’un rival revenant sur lui dans la dernière ligne droite. Les Macédonyens se battaient furieusement, mais ils étaient prêts à céder à la panique. Des années durant, ils avaient enchaîné les victoires, et cette bataille leur avait paru acquise avant même le premier sang versé. Leur attente ne s’était pas réalisée et leur moral s’avérait désormais extrêmement friable. Parménion para une attaque et sa riposte trancha la gorge de son adversaire. L’homme tituba en arrière, offrant un bref répit au strategos. Celui-ci en profita pour se retourner vers Léarchus et constater que ses Spartiates recommençaient à avancer contre l’armée régulière. Sur la droite, Timasion poussait ses hommes de l’avant pour rejoindre le centre. Tout autour du roi, les esclaves tenaient leur place malgré des pertes effroyables, et Parménion comprit qu’il ne pouvait pas perdre. Ces hommes méritaient la victoire. Mais le temps de la stratégie était révolu ; seules la force physique et la bravoure de chacun pouvaient encore s’exprimer. Les Macédonyens combattaient pour la conquête et le pillage, tandis que les Spartiates luttaient pour leur cité et les esclaves pour leur liberté. Maintenant que les deux armées se battaient au corps à corps, en ordre dispersé, une telle différence d’enjeu pouvait se révéler décisive. Un mouvement au sommet d’une colline attira le regard de Parménion. La poussière tourbillonnante l’empêcha d’identifier les nouveaux arrivants, puis il distingua la forme colossale de Gorgone qui dévalait la pente. Le seigneur de la forêt était suivi de centaines de créatures couvertes d’écailles ou de fourrure. Certaines étaient armées de branches transformées en gourdins improvisés, mais la plupart n’avaient besoin que de leurs griffes ou de leurs crocs. Des vores tourbillonnaient au-dessus de leurs têtes. Sur un signal de leur maître, ils fondirent sur l’ennemi et lancèrent leurs fléchettes empoisonnées. Voyant les monstres approcher, les Macédonyens des derniers rangs paniquèrent aussitôt. Ils s’enfuirent sans demander leur reste, jetant leurs armes en tous sens pour aller plus vite. D’autres tentèrent courageusement de résister, soudant leurs boucliers pour contrer ce nouvel assaut. Les créatures de la forêt s’abattirent sur eux avec une violence inouïe, déchirant leurs chairs et broyant leurs os comme du bois mort. Rien ne pouvait les arrêter. La Garde s’éparpilla sous l’assaut, et ce qui avait été une unité d’élite se transforma en cohue pressée de s’échapper coûte que coûte. Armé de deux gourdins en fer, Gorgone se tailla un passage sanglant dans les rangs des Macédonyens, que ses coups projetaient à plusieurs pas de distance. Ses yeux pâles lançaient des éclairs et les malheureux qui se trouvaient sur sa route s’immobilisaient en hurlant avant de tomber à terre, où ils se desséchaient et se flétrissaient. Comprenant que la Garde paniquait, les Illyriens faisant jusque-là face au régiment de Timasion s’enfuirent à leur tour. Seul un carré resserré défendait toujours le Roi-Démon. Sûr de son invincibilité, Philippos attendait l’ennemi de pied ferme. Gorgone pulvérisa le mur de boucliers et l’un de ses gourdins se fracassa sur l’épaule du Roi-Démon. Mais l’arme rebondit sans le moindre effet et Philippos se fendit. Le fils des Titans tituba, la poitrine transpercée de part en part. Son adversaire avança pour l’achever, mais Brontès se jeta sur lui, lâchant sa hache pour refermer ses bras puissants autour de l’homme à l’œil d’or. Ce dernier tenta de se dégager, mais le minotaure immobilisa ses bras et le souleva de terre. Malgré ses cris de colère, Philippos fut incapable de se libérer. Les derniers Macédonyens cessèrent de résister. Jetant leurs armes, ils tombèrent à genoux et implorèrent la clémence de leurs adversaires. Les premiers furent abattus sur place, puis Parménion mit un terme au massacre. « Assez ! ordonna-t-il. Laissez-les vivre ! » Un silence irréel s’abattit sur-le-champ de bataille. Au sud, l’armée de Macédoyne, jusque-là invincible, fuyait dans le plus parfait désordre, tandis que ceux qui avaient continué de se battre déposaient les armes un à un. Brontès jeta le Roi-Démon au sol. Puis, tirant les bras du vaincu en arrière, il demanda qu’on lui apporte de quoi le ligoter. Un archer lui offrit sa corde de rechange. Brontès lia les pouces de Philippos ensemble puis se releva tandis que son adversaire se mettait difficilement à genoux. Casque vint se camper devant le souverain déchu et le dévisagea longuement. Le guerrier enchanté chancela subitement, et seule la prompte intervention d’Attalus l’empêcha de tomber. « Ça va ? » demanda le Macédonien. Casque ne répondit pas, mais Attalus vit son visage métallique se déformer et devenir solide. Son compagnon toucha le casque qu’il portait, l’objet venait de se dissocier de ses chairs. Mais il ne l’ôta pas pour autant. Parménion alla trouver Gorgone, qui se vidait rapidement de son sang. S’agenouillant à côté du monstre, il lui prit la main mais fut incapable de lui offrir la moindre parole de réconfort. Le roi de la forêt ouvrit les yeux. « Surpris de me voir ? demanda-t-il. — Oui, mais ton arrivée a été plus que bienvenue, mon ami. Je crois bien que tu nous as sauvés. — Ne dis pas n’importe quoi. Ils auraient craqué, de toute façon. » Il tenta de se relever, mais un nouveau flot de sang noir jaillit de sa poitrine. « Je ne sens plus mes jambes. Je vais mourir ? — Oui », murmura Parménion. Gorgone lui adressa un sourire. « Curieux… je ne ressens nulle douleur. Promets-moi que les miens auront aussi la possibilité de franchir le Portail. — Évidemment. — Ton amitié… est cher payée… mais…» La tête du roi de la forêt retomba en arrière et son corps fut pris de spasmes. La peau de son visage se mit à luire et les serpents rapetissèrent. Parménion resta immobile alors que son ami se transformait, redevenant le séduisant jeune homme qu’il avait été si longtemps auparavant. Puis le Spartiate se leva, las et empli de chagrin. Brontès approcha d’un pas hésitant et s’agenouilla au côté de son frère. « Pourquoi ? hurla-t-il. Pourquoi as-tu fait cela ? » Prenant les épaules de Gorgone, il le secoua violemment. « Il ne peut plus t’entendre », murmura le strategos. Le minotaure leva les yeux vers lui, il éprouvait des difficultés à contenir ses larmes. « Dis-moi pourquoi il est venu, Parménion. — Par amitié, répondit simplement le Spartiate. — Il ignorait le sens de ce mot. — Je crois que tu te trompes. Sinon, pourquoi ses sujets et lui auraient-ils risqué leur vie ? Ils n’avaient rien à gagner ici. — Mais… mon peuple a refusé de venir t’aider. Et pourtant, ce… monstre… est mort pour toi. Je ne comprends pas…» Rejetant sa tête cornue en arrière, l’homme-taureau lança un grand cri de détresse en direction des cieux. Philippos lui répondit d’un éclat de rire démoniaque. « Vas-y ! le nargua-t-il. Pleure, abomination. Je l’ai tué, et ton tour viendra dès que je me serai libéré. Détachez-moi et je vous tuerai tous ! » Brontès bondit sur ses pieds et récupéra sa hache. Le Roi-Démon rit de plus belle. La lame le frappa au visage sans laisser la moindre marque. Casque approcha de Parménion. « Qu’on le relâche », demanda-t-il. La voix du guerrier n’avait plus rien de métallique maintenant que son casque était redevenu normal. « Tu as retrouvé la mémoire ? s’enquit le strategos, bien qu’il connût déjà la réponse. — Oui. Détachez-le. J’accepte de le combattre. — Mais il est impossible de le tuer. — Nous verrons bien. — Attends…» Parménion défit son collier, qu’il attacha au cou de son compagnon. « Voilà, à présent il ne pourra plus lire dans tes pensées. » Casque hocha la tête et dégaina son épée tandis que Parménion ordonnait à Brontès de libérer Philippos. La hache trancha la corde d’arc. Le Roi-Démon retrouva son équilibre et éclata de rire en voyant son adversaire avancer vers lui, l’épée tendue. « Il seras le premier à mourir, lui promit-il en ramassant sa propre lame. Allons, viens, que je t’envoie en Hadès. » Casque garda le silence mais son assurance ne faiblit pas. Philippos se jeta sur lui, visant l’abdomen. Le guerrier au casque de bronze para l’assaut et sa riposte entailla le biceps du Roi-Démon. Horrifié, ce dernier fit un bond en arrière. « Rien ne peut me blesser ! geignit-il en regardant son sang couler. C’est impossible ! » Casque ôta son casque de la main gauche. Philippos tituba comme sous l’effet d’une gifle et la lueur mourut dans son œil d’or. Les soldats des deux camps se retrouvèrent comme pétrifiés, car l’homme qui faisait face au Roi-Démon était son sosie parfait, à l’exception de son orbite vide, d’une couleur laiteuse. « Qui es-tu ? souffla Philippos. — Philippe de Macédoine », répondit son adversaire. Le monarque déchu tenta un assaut désespéré, mais Philippe le bloqua avec aisance avant de lui ouvrir la gorge. Un flot de sang jaillit de la bouche du Roi-Démon. « Ça, c’est pour avoir osé menacer mon fils ! siffla Philippe. Et ça, c’est pour moi ! » Son épée frappa plus vite que l’éclair, décapitant son ennemi. La tête alla rebondir sur la gauche, tandis que le corps s’affaissait sur la droite dans une grande éruption de sang. « Alors, est-il assez mort à votre goût ? » demanda Philippe. Les heures qui suivirent la bataille se révélèrent longues et d’une extrême complexité. Une fois désarmés, les Macédonyens furent rassemblés et Parménion appela leurs officiers. Il leur déclara qu’ils étaient libres de retourner dans leur pays et d’élire un nouveau roi, pour peu qu’ils prêtent serment d’aider à la reconstruction de Kadmos. Ils acceptèrent sans discuter. Leur convoi de ravitaillement fut capturé. Il contenait les richesses faramineuses entassées par Philippos. Les Spartiates s’en rendirent maîtres, mais Parménion promit qu’une bonne partie du butin serait distribuée aux victimes des Macédonyens et que tous les esclaves qui avaient combattu à ses côtés recevraient une prime de vingt pièces d’or chacun. La moitié de l’armée Spartiate repartit vers la cité en compagnie des esclaves survivants, tandis que Brontès acceptait de conduire les sujets de Gorgone jusqu’au Portail des Géants et d’attendre les instructions de Parménion. Disséminés un peu partout, Thraces et Illyriens envoyèrent des émissaires chargés de négocier un sauf-conduit. Ils l’obtinrent, à condition de regagner sans tarder leur terre natale. Au cours de ces négociations, chirurgiens Spartiates et macédonyens arpentèrent le champ de bataille en tous sens, opérant à la lueur des torches ceux qui pouvaient encore être sauvés. En fin de journée, on avait recensé plus de onze mille morts ennemis, auxquels venaient s’ajouter les quatre mille qui avaient péri dans les rues de Sparte. Les Macédonyens ôtèrent la cuirasse de leurs camarades défunts avant de les ensevelir dans plusieurs fosses communes. Les huit cent soixante-dix Spartiates morts au combat furent ramenés à la cité pour y être enterrés avec les honneurs. Plus de deux mille esclaves avaient également payé leur bravoure de leur vie. On leur creusa une tombe à part et Léonidas promit qu’un monument s’élèverait bientôt à leur gloire. Bien après minuit, Parménion se retira enfin sous la tente de Philippos, où il fut rejoint par Philippe, Léonidas et Attalus. « Je ne comprends toujours pas comment le Roi-Démon a pu mourir, fit ce dernier. On le disait pourtant invulnérable. — Sauf pour les blessures qu’il s’infligeait lui-même, répondit Parménion d’un ton las. Et Philippe était… est… Philippos ; le même homme, dans deux mondes différents. Sans doute le sortilège protégeant le Roi-Démon n’a-t-il pas pu faire la distinction entre les deux. » Léonidas se leva. « Je vais vous laisser entre amis, déclara-t-il. Mais pourrais-je tout d’abord vous dire quelques mots en privé, sire ? » Le strategos hocha la tête et suivit le jeune Spartiate hors de la tente. « Je crois savoir ce qui te tracasse, et je t’assure que je n’ai pas oublié ma promesse, murmura Parménion. Mais me permettras-tu de retourner une dernière fois à Sparte pour dire adieu à Dérae ? » Léonidas secoua la tête. « Tu te trompes, mon ami. Je te demande de rester. Il y a tant à faire, désormais. Qui d’autre pourrait te remplacer ? Timasion ? Il partirait aussitôt en guerre contre Korynthe et la Messénye, et son désir de vengeance ne ferait que raviver la haine. Lycon est trop jeune, trop impulsif. Il n’y a personne d’autre. — Tu es injuste envers toi-même. Tu ferais un excellent roi. — Oh, non, Parménion, fit Léonidas en souriant. Je suis un soldat, et cela me suffit amplement. Réfléchis à ma proposition. Nous avons besoin de toi. » L’officier s’éloigna entre les torches qui éclairaient le champ de bataille et se fondit dans la nuit. Parménion contempla longuement l’endroit où le Spartiate avait disparu, puis une main se posa sur son épaule. « Il n’a pas tort, tu sais. » Le strategos hocha la tête. Philippe lui prit le bras et tous deux s’éloignèrent du campement en évitant les feux autour desquels dormaient les soldats. « Ta vie serait fantastique, ici, Parménion. On te vénère comme un sauveur, tu pourrais bâtir un empire. — Je n’en ai nulle envie, sire. Et je n’ai jamais souhaité être roi. Ce monde n’est pas le mien, ajouta-t-il dans un soupir. — Tu sais combien j’ai besoin de toi. Je préférerais me perdre dans le royaume d’Hadès plutôt que de te perdre. Mais penses-y tout de même. — Je le ferai. Mais dites-moi, comment êtes-vous devenu Casque ? » Philippe maugréa quelques instants puis partit d’un grand rire. « Le lendemain de ton départ, un homme est venu me trouver en affirmant détenir des nouvelles au sujet d’Alexandre. Comme il insistait pour me rencontrer seul, je l’ai fait conduire dans mes appartements. Il a bien évidemment été fouillé, mais il n’avait pas d’armes. En fait, ses vêtements exceptés, il ne possédait qu’une bourse de ceinture contenant une pierre veinée d’or ; un porte-bonheur, à l’en croire. Il est entré… et c’est tout ce dont je me souviens. Je me suis réveillé dans un cimetière, peux-tu croire cela ? Je ne sais comment il m’a amené ici, ni quel besoin il avait de me voler mes souvenirs ou de transformer mon visage en métal. — J’imagine que cet homme n’était autre qu’Aristote et, si j’ignore pour quelle raison il vous a retiré la mémoire, le masque de bronze constituait une fantastique protection. Si l’on vous avait pris pour Philippos, vos jours auraient été comptés. — Philippos… répéta le roi d’un air songeur. Était-il vraiment moi ? Penses-tu que je pourrais devenir tel que lui… un destructeur, un démon ? — Non, sire. Il était possédé par un esprit des Ténèbres. — Quand bien même, son armée a conquis une grande partie du monde, comme la mienne dans le passé. Il n’est guère agréable d’assister à une telle sauvagerie en se trouvant du côté des victimes. — Mais peut-être est-ce utile », lui fit remarquer Parménion. Philippe gloussa. « Ce n’est pas impossible, en effet. Quand nous serons de retour chez nous, je repenserai mes plans. J’axerai désormais mes efforts sur la diplomatie. Je convaincrai Athènes, Sparte et Thèbes de m’accepter comme souverain de toute la Grèce. Alors seulement je ferai la guerre à la Perse. Je ne deviendrai jamais un Philippos, Parménion. Jamais. — Je n’en doute pas, sire. Cela ne me serait d’ailleurs à aucun moment venu à l’esprit. — Cesse de m’appeler sire. Ici, c’est toi le roi, et je ne suis qu’un humble soldat. — Il est parfois difficile de se débarrasser des vieilles habitudes… Philippe. » Le Macédonien regarda le strategos droit dans les yeux. « Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi et pour mon fils, Parménion, lui promit-il. Tu es le meilleur ami dont on puisse rêver. » Détachant le collier qui avait protégé ses pensées du Roi-Démon, il l’agrafa de nouveau autour du cou de Parménion. Mal à l’aise, celui-ci fut incapable de répondre et Philippe lui donna une bourrade amicale en éclatant de rire. « Tu n’as jamais su accepter les compliments, Spartiate, le taquina-t-il. Viens, allons fêter ta victoire en nous saoulant ensemble. » Mais quand ils revinrent à la tente, Attalus dormait sur son siège et, après un seul gobelet de vin, Philippe déclara qu’il était lui aussi fatigué et s’allongea par terre. Parménion resta un instant éveillé, l’esprit traversé par une cascade d’images. Dérae, Phèdre, Théna, Alexandre, Léonidas… deux mondes, deux vies entre lesquelles il lui fallait faire un choix. Roi ou général ? Dérae ou Phèdre ? Il n’aimait pas cette dernière, mais elle lui avait donné trois fils et le devoir lui imposait de revenir. Au diable mon devoir ! se rebella-t-il. N’ai-je donc pas droit au bonheur ? Puis il pensa à Alexandre et au monstre tapi en lui… un autre Philippos qui n’attendait que son heure pour ravager le monde. « Je ne peux rester », souffla-t-il. Et une tristesse infinie s’abattit sur lui. Le Portail des Géants Assis, seul, au bord d’un lac entouré d’arbres, Alexandre contemplait le sommet de la colline située sur sa gauche. Tout là-haut, la lune lui révélait le Portail des Géants, deux piliers soutenant un linteau de marbre couvert de gravures dans un langage que le garçon ne connaissait pas. Au cours de la journée, il avait été attiré par les pierres à trois reprises, faisant leur tour et passant sous l’arche dans l’espoir de déchiffrer leurs messages cachés. Les deux colonnes étaient sculptées sur toute leur longueur et quasiment identiques. Celle de gauche se parait d’un soleil radieux entouré de dix-huit sphères ; sur l’autre, les globes étaient au nombre de dix-neuf. La base de chacune s’ornait d’un motif représentant une empreinte d’animal à quatre griffes, puis venait la silhouette de ce qui pouvait être un crabe, une araignée, ou encore une créature à trois têtes. Il était difficile d’imaginer quel était le sujet choisi par l’artiste. Alexandre ramassa une pierre plate et effectua des ricochets à la surface du lac. Le Portail le hantait et il s’allongea dans l’herbe pour essayer de trouver l’indice qui lui manquait. Chaque pilier possédait également une protubérance orientée vers l’intérieur ; de loin, on aurait dit deux doigts tendus l’un vers l’autre. S’il fallait en croire la légende, le géant qui avait créé le Portail aurait écarté les bras pour saisir les deux excroissances, après quoi il aurait disparu. Mais l’enfant était bien incapable de reproduire un tel geste. Il avait beau tendre les bras au maximum, il lui manquait encore près de deux pas pour atteindre l’autre saillie. Le doute l’envahissait peu à peu. Était-il vraiment Iskandar ? Il avait cru qu’il lui suffirait de voir le Portail pour que celui-ci lui révèle ses secrets. « Que dois-je faire ? demanda-t-il à la lune. — Tout ce qui est en ton pouvoir », lui répondit une voix familière. Se retournant brusquement, Alexandre aperçut Chiron qui descendait la colline. « Tu es vivant ! » s’écria le garçon en bondissant sur ses pieds. Il courut vers le magus, qui s’accroupit pour le prendre dans ses bras. « Oui, comme tu vois. Et heureux d’être redevenu humain. — Mais tu… Camiron est passé par-dessus bord pendant la tempête et je n’ai pas réussi à te localiser. Je te croyais mort. — Il est parvenu à atteindre la côte et, ne sachant que faire, il est ensuite parti en direction du sud, où il a fini par atteindre une forêt. Il y avait là-bas des gens qui le connaissaient – ou plutôt, qui me connaissaient, moi – et qui avaient le pouvoir d’inverser la métamorphose. Cela m’a coupé l’envie de changer d’apparence. — Pourquoi as-tu pris le risque de te transformer si près de la forêt de Gorgone ? » Chiron lui fit un petit sourire moqueur et détourna le regard. « Je ne l’ai pas fait sciemment, admit-il. J’avais peur, Alexandre, tout simplement. Les Macédonyens approchaient et Parménion avait décidé de s’engager dans la région la plus maléfique de toute l’Egéa. « Il haussa les épaules. » Je me suis endormi, mais mes rêves m’ont été dictés par la frayeur. Au moins Camiron pourrait-il échapper à mes ennemis… mais je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse abandonner ma pierre magique et ainsi me condamner à conserver son apparence. Peut-être avait-il intuitivement compris que c’était là son unique chance d’avoir une vraie existence. — Pauvre Camiron. Il était si heureux de se réveiller chaque matin en se rappelant ce qu’il avait fait la veille. » Le magus s’assit à côté du garçon. « Il n’aurait jamais pu survivre, Alexandre, expliqua-t-il. Les centaures sont incapables de se nourrir tant que leurs deux corps ne sont pas séparés. Il l’ignorait, mais il était presque mort de faim quand il a fini par arriver ici. Il ne pouvait vivre indépendamment de moi. — Il me manquera, fit le jeune prince. — À moi, non, l’assura Chiron. Mais revenons à ton problème. Qu’as-tu découvert au sujet de ce Portail ? — Presque rien. Les gravures qui ornent les deux colonnes ne sont pas totalement identiques ; peut-être s’agit-il d’une simple erreur humaine… même si j’en doute. Les excroissances sont un genre de poignée mais, comme dans la légende, il faudrait être un géant pour les saisir toutes les deux en même temps. — Et pourtant, ce sont elles qui constituent la clef de l’énigme. Le texte gravé sur le linteau est de l’akkadien, dérivé de l’ancien alphabet atlante, qui comprenait quarante-deux lettres. Les Akkadiens ont fait tomber ce total à vingt-neuf. — Tu es capable de le lire ? — Bien sûr. — Que dit-il ? — Rien qui présente le moindre intérêt pour nous. Il raconte comment les piliers ont été apportés jusqu’ici, en donnant le nom du magus responsable et du roi en l’honneur duquel le monument a été érigé, puis en précisant que cela a eu lieu mille ans après la fondation de l’empire akkadien. C’est tout. — J’en espérais plus », grommela Alexandre, clairement déçu. Chiron ne put s’empêcher de rire. « Une liste d’instructions à suivre, par exemple ? Je ne pense pas qu’elles aient été nécessaires, en ce temps-là, le Portail était toujours ouvert. — Dans ce cas, comment faisait-il pour générer la magie ? — Je ne crois pas qu’il l’ait jamais fait. — Quoi ? Tu veux dire qu’il m’est impossible de ramener l’Enchantement ? — J’en ai bien peur. — Mais alors, que puis-je faire ? — Les portails – car il en existe un grand nombre – permettaient de se déplacer entre les nations, les mondes, et même les époques. Dans les terres du lointain Orient, on les nomme lung mei, ou Voies du Dragon. À l’ouest, ce sont les Portes des Rêves, tandis que les habitants des contrées glacées du Grand Nord les appellent les Sentiers des Dieux. — En quoi cela m’aide-t-il, si je ne peux m’en servir pour faire renaître l’Enchantement ? — Que fait le cavalier quand son cheval est trop faible pour rejoindre le point d’eau ? — Il lui apporte à boire, répondit Alexandre. — Exactement. Tu ne peux restaurer l’Enchantement en Egéa ; il ne te reste donc qu’à envoyer les créatures des bois dans un monde où l’Enchantement est encore puissant. — Dans ce cas, je dois ouvrir le Portail ? — Je pense que telle est ta destinée. — Mais comment saurai-je où les expédier ? — Je suis bien incapable de répondre à cette question », admit le magus en haussant les épaules. Le garçon se leva et gravit lentement la colline. Chiron le suivit et ils examinèrent les piliers ensemble. « Que représente cette partie ? demanda Alexandre en indiquant l’empreinte monstrueuse. — Il s’agit d’une carte de Egéa. Tu vois, Sparte se trouve ici, et voici le golfe de Korynthos. — J’ai compris ! Ce crabe est donc la Chalcidique, que vous appelez le Trident ! » Il passa au second pilier et se pencha sur les mêmes dessins. « Regarde ! Ici, le golfe est plus étroit et les trois extrémités du Trident se rejoignent. » Revenant à la première colonne, il s’immobilisa soudain, interdit. « Attends ! Le golfe de Korynthos a disparu ! Que se passe-t-il, Chiron ? — Ils se modifient au fur et à mesure que tu les touches, souffla le magus. Le motif de droite n’a plus rien de l’Egéa, toutes les îles sont désormais reliées à la terre. » Sous leurs yeux éberlués, les cartes se mirent à se transformer de plus en plus rapidement, comme si une main invisible les traçait au fusain sur la pierre. Alexandre revint au premier pilier et posa le doigt sur une petite indentation située au centre du plan inférieur. Le défilement s’arrêta aussitôt. Sur l’autre colonne, il ralentit et finit lui aussi par cesser. Chiron se pencha en arrière, les mains sur les hanches. « Voici au moins une partie de la réponse, déclara-t-il. Nous savons désormais comment faire pour régler le Portail. L’une des cartes doit représenter le monde où nous nous trouvons et la seconde permet de déterminer la destination. Je ne crois pas qu’il s’agisse là d’un portail temporel. J’en ai déjà vu et ils sont bien plus massifs ; la plupart du temps, ils prennent la forme de cercles de pierres. Et pourtant, celui-ci est plus complexe que ceux que les Akkadiens utilisaient pour se rendre d’un bout à l’autre de leur empire. Peut-être s’agit-il de l’un des six légendaires portails des Atlantes, qui menaient à des univers alternatifs ? — Où se trouvent les autres ? — Tu en as déjà emprunté un, puisque c’est par lui que Philippos t’a amené jusqu’ici. J’en connais un loin vers l’est, mais ses piliers ont été fracassés par une tribu superstitieuse. Quant aux autres, je l’ignore. Peut-être ont-ils été engloutis par l’océan, comme l’Atlantide… à moins qu’ils ne reposent sous les glaces, aux confins du monde. — Comment puis-je ouvrir celui-ci ? — Je n’en ai pas la moindre idée, reconnut Chiron en examinant les saillies rocheuses. Les gardiens possédaient les pierres de Sipstrassi, les joyaux du pouvoir. J’en détiens également plusieurs, mais elles se trouvent bien loin d’ici et ne nous seront donc d’aucune utilité. Par contre, une chose est certaine : ce Portail était autrefois aligné avec les autres, mais l’alignement a été rompu. » Ils examinèrent le monument pendant une heure encore puis, abattu de fatigue, Alexandre s’allongea sous le linteau. Il rêva de Pella, du palais de son père et de Parménion. Le songe était chargé d’anxiété et de crainte, car une brume obscure flottait à la limite de son champ de vision et il ne parvenait pas à trouver le courage nécessaire pour la regarder en face. Elle restait là, immobile, sombre et menaçante. Finalement, incapable d’en supporter davantage, le garçon se retourna brusquement… pour se retrouver face à son reflet, que lui renvoyait un miroir sans cadre matériel, entouré de volutes de fumée. « Tu n’es pas moi, fit-il. — Tu n’es pas moi », répéta son double d’une voix moqueuse. L’image éclata de rire et des cornes de bouc noires apparurent à ses tempes. « Tu ne peux ouvrir le Portail sans mon aide, le nargua l’Esprit du Chaos. Tu en es conscient, n’est-ce pas ? — Oui, admit Alexandre. — Que m’offres-tu en échange de mon assistance ? — Rien. — Rien ? Les créatures de l’Enchantement te réduiront en pièces si tu échoues. — Parfaitement, rétorqua le garçon en se sentant soudain confiant. Toi seul peux me sauver. — Pourquoi voudrais-tu que je le fasse ? — Allons, il n’est pas nécessaire que je réponde à cette question. Que deviendrais-tu sans moi ? — Je ne mourrais pas, il me faudrait juste attendre un nouvel hôte. — Mais l’impatience te ronge, remarqua fort justement l’enfant. — Ce n’est pas faux, concéda l’Esprit du Chaos. Alors, que m’offres-tu ? — Nous ne conclurons aucun marché. Satisfais-toi du fait que nous retournerons dans notre monde pour y reprendre notre affrontement. — Je finirai par te vaincre, tu sais, susurra le Dieu Noir, comme mon frère a terrassé Philippos. Ah, quand je pense au bonheur qui nous attend, Alexandre… car je te le ferai partager. Tu n’as pas à me haïr, je suis là pour exaucer tous tes désirs. — En ce moment, je n’en ai qu’un seul : quitter cet endroit. — Qu’il en soit ainsi. Tu as vu les piliers et les plans qui y sont tracés, mais regarde plus haut. Les motifs supérieurs sont en réalité des cartes stellaires, qu’il te faut aligner en même temps que celles du bas. Une fois l’alignement atteint, le Portail se mettra à luire. Pense que tu te trouves entre deux miroirs tournés à l’opposé de toi. Si tu les fais pivoter, il arrivera un moment où tu te refléteras parfaitement dans les deux. À ce moment, les deux portails en phase ne deviendront plus qu’un, et il sera alors possible de passer dans le second monde. — Mais cela risque d’envoyer les créatures dans notre univers, et ce n’est pas ce que je veux. Là-bas, elles souffriraient autant qu’ici. Ce serait même pire, car ici, les humains les connaissent. En Grèce, tout le monde les craindrait et chercherait à les exterminer. — Oh, mais elles existaient aussi chez toi, autrefois. D’où viennent vos légendes, à ton avis ? De toute façon, où qu’elles aillent, leur existence sera empreinte de désespoir. Telle est leur nature, car elles sont incomplètes. Les dieux d’antan les ont créées par plaisir ou pour des raisons qui ne regardaient qu’eux. Ce sont des jouets abandonnés, Alexandre. La guerre qu’elles ont livrée il y a bien longtemps était toute leur vie, et elles ont commencé à dépérir à partir du jour où elles l’ont emporté. Mais nous les aiderons, mon frère. Nous leur trouverons un monde où elles auront l’occasion de combattre de nouveau. — Tu peux faire cela ? — Nous le pouvons, tous les deux, lui répondit l’Esprit du Chaos. Ensemble, rien ne nous est impossible, ne l’oublie jamais. Et maintenant, commençons. » Alexandre se réveilla. Chiron ronflait paisiblement à ses côtés. Le prince se leva et observa le pilier de gauche. « Escalade-le », lui ordonna la voix intérieure. Ce ne fut pas difficile, car les gravures offraient une multiplicité de prises. Le garçon grimpa jusqu’à atteindre une sphère entourée de globes plus petits. « Touche la pierre centrale », lui dit l’Esprit du Chaos. Alexandre s’exécuta et la carte stellaire se modifia comme l’avait fait celle de l’Egéa. « Elle se réaligne, expliqua le Dieu Noir. Et maintenant, fais de même avec la seconde colonne. » L’enfant obéit une fois encore aux instructions, mais il s’arrêta au moment de toucher la roche. « Qu’y a-t-il, mon frère ? — Comment puis-je te faire confiance ? s’interrogea Alexandre. Pour ce que j’en sais, tu pourrais envoyer les créatures de l’Enchantement dans un monde infernal. — C’est vrai, oui. Mais tu es l’Élu, Iskandar. Tu ne les expédieras jamais dans un tel lieu de désolation. — Je ne comprends pas. — Ta venue a été prédite, jeune prince, le Portail t’attendait. Les alignements étaient déjà réglés en prévision de ton arrivée, comprends-tu ? Tu n’es qu’un instrument de la destinée. Le dernier homme à avoir franchi le Portail l’a sciemment déréglé derrière lui, et toi seul peux retrouver la bonne combinaison. » Mais Alexandre ne bougea pas pour autant. « Que puis-je faire de plus pour te convaincre ? voulut savoir l’Esprit du Chaos. Dis-le-moi. » Le garçon ne répondit pas. Lentement, il tendit la main et toucha la sphère. La colonne se mit à vibrer et Alexandre faillit tomber. Il redescendit rapidement et s’écarta de quelques pas. Une étrange lueur naquit au cœur de la pierre grise et une odeur âcre de feuilles brûlées emplit l’air. Chiron se réveilla et alla précipitamment rejoindre l’enfant. « Tu as trouvé la solution de l’énigme ? demanda-t-il. — Je crois, oui. » Le Portail brillait désormais d’un éclat argenté, des flammes apparurent dans toutes les rainures formant les cartes et le texte. Les sphères s’embrasèrent elles aussi, tels deux soleils miniatures, et la colline se retrouva baignée de lumière. L’air compris entre les deux piliers devint trouble et laissa apparaître une plaine délimitée par plusieurs montagnes et des bois lointains, le tout sous un soleil radieux. Alexandre avança, mais Chiron lui attrapa l’épaule. « Non. Il n’est pas encore ouvert », fit le magus. Les créatures de l’Enchantement apparurent à l’orée de la forêt. Alexandre se tourna vers elles. Elles avançaient lentement, comme hypnotisées par le Portail scintillant. Cela faisait des siècles qu’elles rêvaient de cet instant, et leur espoir venait enfin de se concrétiser. Elles formèrent un grand cercle à la base de la colline : centaures, dryades, nymphes, géants ailés, vores à peau sombre, reptiles, minotaures… tous approchaient sans bruit du monument. Le soleil d’un autre monde baignait les traits des êtres de l’Enchantement et pas un d’eux n’osait faire le moindre bruit. Alexandre avait la gorge sèche ; les espérances de toutes ces créatures étaient comme un poids terrible sur sa poitrine. Fermant les yeux, il chercha mentalement Théna, qu’il trouva assise au cœur de la forêt. Il ressentit brièvement le chagrin qu’éprouvait la prêtresse, puis celle-ci se replia derrière un masque impénétrable qui cacha ses émotions. « Que veux-tu de moi ? demanda-t-elle. — Il faudrait que tu accomplisses un voyage pour moi », répondit-il. Théna se sépara de son corps. Gardant les paupières résolument closes, Alexandre la regarda traverser le Portail luisant. Elle revint quelques instants plus tard. « Ce monde n’est que sauvagerie et douleur », lui apprit-elle. Une fois encore, le garçon escalada le pilier de droite pour aller toucher la sphère. Le Portail changea encore de couleur pour prendre la teinte de l’or poli. La scène qui s’y trouvait représentée se modifia elle aussi, proposant aux individus présents un océan infini venant caresser une plage de sable blanc. « Et là ? demanda Alexandre. — Je n’ai pas besoin d’y aller, lui répondit l’esprit de Théna. Je sens l’Enchantement d’ici, il est pur et prend sa source dans la joie. » Les chevaux de Parménion, Philippe et Attalus avançaient au pas dans les bois silencieux. La lune était haute dans le ciel et sa lumière argentée scintillait au contact des pierres et des cours d’eau, mais il n’y avait pas le moindre signe de vie alentour. La voix de Théna retentit dans l’esprit de Parménion. « Poursuivez en direction du sud jusqu’à atteindre une cascade, puis bifurquez vers l’ouest. » Moins d’une heure plus tard, les trois compagnons émergèrent dans une clairière emplie de créatures de l’Enchantement : centaures, cyclopes, hommes et femmes ailés, dryades et autres faunes. Parménion mit pied à terre et s’inclina devant la déesse aux cheveux blancs. Le corps nu et éthéré de cette dernière luisait à la clarté de la lune, et pourtant le Spartiate ne ressentit pas le moindre désir charnel en sa présence. D’une beauté irréelle, elle semblait totalement hors d’atteinte pour les mortels. « Bienvenue, Parménion, lui dit-elle. Ta route a été longue et périlleuse. — Et pourtant, nous sommes arrivés, madame. Où est le garçon ? — Il examine le Portail. Dis-moi comment mon fils est mort. — En compagnie de ses amis. » Elle acquiesça en souriant. « C’est bon de le savoir, fit-elle. Au moins avait-il encore une lueur de noblesse en lui. — Et même davantage, je pense. — En un millier d’années, il ne s’était jamais fait le moindre ami. Quelle qualité si particulière possèdes-tu donc ? — Aucune, que je sache. » La déesse se tourna vers Philippe. « Je ne m’attendais pas à m’adresser un jour à quelqu’un ayant ton visage, reconnut-elle. Même maintenant, j’ai du mal à te regarder en face. — Je ne suis pas Philippos. — Je sais, oui. Tu t’es bien battu. — Il était aisé de le tuer. Ayant toujours été invulnérable, il n’a jamais pris la peine d’apprendre à se défendre convenablement. — Tu es roi dans ton monde ? — Oui. — Et apportes-tu terreur et désespoir à tes voisins, toi aussi ? — Oui, avoua Philippe. Telle est la nature de la Grèce, madame. Nous sommes perpétuellement en guerre. Mais bientôt nous deviendrons une nation unie et nous cesserons de nous entre-tuer. — Sous ton autorité, j’imagine ? — Bien sûr. — Rien ne changera donc jamais, commenta-t-elle avant de passer au dernier membre du trio. Et toi, Attalus, qu’as-tu appris de ta visite en ce royaume ? — Rien que je ne sache déjà, répondit-il avec un haussement d’épaules. — Le crois-tu vraiment ? Ne t’es-tu pas vu sous un jour différent ? » L’ancien assassin se permit un bref sourire. « Je sais qui je suis et ce que je suis. Je ne me fais pas d’illusions. — Mais tu as osé défier le Roi-Démon. Cela doit bien constituer une source de fierté pour toi, non ? — Non, car j’ai été tout près de céder, et il n’y a pas de quoi en être fier. — Tu te trompes, Attalus. Tu es arrivé ici rongé par la haine et la rancœur, et tu en laisseras une bonne partie derrière toi. N’est-ce pas exact ? — Oui », admit-il. La déesse revint à Parménion, qu’elle prit par le bras pour l’emmener à l’écart. « Tu as trouvé l’amour en ce lieu, humain, lui dit-elle. Le laisseras-tu derrière toi ? — Il le faut. — Tu es toujours hanté par le remords, n’est-ce pas ? — Oui. Je dois continuer de veiller sur Alexandre. Le démon l’habite toujours, comme c’était le cas pour Philippos. Il aura besoin d’un véritable ami, de quelqu’un qui l’aime. — C’est vrai, concéda-t-elle avant de le regarder droit dans les yeux. Mais sais-tu qu’il finira par te tuer ? — Tout le monde doit mourir un jour, et l’avenir n’est pas gravé dans le marbre. — Le tien, si. Alexandre te tuera, Parménion. C’est écrit dans les étoiles et raconté par les murmures du vent. Tu ne pourras y échapper. — Nous verrons bien, répondit-il, la gorge nouée. — Tu es un homme bon et je te donne ma bénédiction, poursuivit-elle après un silence. Elle n’a plus guère de pouvoir, désormais, mais elle est toujours préférable à une malédiction. — En effet. L’avenir de chacun d’entre nous est-il déjà écrit ? — Non, seulement le tien et celui d’Alexandre. Mais il est désormais temps d’utiliser le Portail et de quitter ce royaume torturé. Viens nous dire adieu. » Parménion se tenait à côté de Philippe, au centre de la foule silencieuse attendant devant le Portail. Au-dessus d’eux, l’astre de la nuit brillait de tous ses feux et les étoiles scintillaient telles des pierres précieuses sur une plage de sable noir. Mais le monument leur montrait une colline baignée de soleil. « Le magus ! s’écria Philippe en montrant Chiron du doigt. C’est lui qui m’a ensorcelé ! — Je ne pense pas, sire. Chiron fait partie de ce monde. — Si je vois encore d’autres jumeaux, je vais finir par devenir fou », bougonna le roi. Alexandre se plaça entre les piliers. Touchant l’excroissance de droite, il tendit la main vers celle de gauche. Au bout de quelques secondes, il rejeta la tête en arrière et des volutes de fumée noire jaillirent de sa bouche et de ses narines. Collant à son corps, elles longèrent sa poitrine et son bras levé avant de constituer un second Alexandre cornu aux yeux jaunes, sosie difforme et grotesque de l’original. Tenant la main du garçon, l’Esprit du Chaos se saisit de l’autre saillie rocheuse. À cet instant, un éclair relia les deux colonnes. Alexandre fut plaqué au sol, l’Esprit du Chaos rejeté dans les airs. « Le collier ! hurla Théna dans l’esprit de Parménion. Agrafe-le autour du cou de l’enfant ! » Parménion s’agenouilla à côté du prince inconscient. Du coin de l’œil, il vit l’entité de fumée plonger vers eux. Glissant le collier autour du cou d’Alexandre, il attacha le fermoir. La brume noire recouvrit le garçon, mais une brise subite la dispersa. L’enfant reprit connaissance. « Le Portail est-il ouvert ? — Oui », lui répondit Parménion après avoir vérifié. Le premier centaure s’engageait déjà entre les piliers. Alexandre se leva difficilement. « Je ne sens plus la présence du Dieu Noir, souffla-t-il. — Il t’a quitté, lui expliqua Parménion. Tu portes un puissant collier magique, et nulle malice ne pourra entrer en toi tant que tu le garderas. » Philippe vint les rejoindre et s’accroupit à côté d’eux. « Je suis fier de toi, mon fils », dit-il en lui tendant les bras. Alexandre se pressa contre lui et Philippe se leva en serrant son héritier contre sa poitrine. Parménion poussa un long soupir. Les créatures de l’Enchantement passaient lentement par le Portail pour se rendre dans leur nouvel univers. « Quoi que l’avenir te réserve, tu pourras être fier de ce jour, Parménion, lui dit la déesse. — Je le suis, madame. » Sur un dernier sourire, elle aussi franchit la porte entre les mondes. Il ne restait plus que Brontès et Chiron. Ce dernier tendit la main au Spartiate. « Je regrette d’avoir manqué la plus grande partie de votre voyage et de n’avoir guère pu vous aider, l’enfant et toi, s’excusa-t-il. — Tu en as fait assez, l’assura Parménion. Tu nous as sauvés des vores le jour où nous nous sommes rencontrés et, sous les traits de Camiron, tu as emmené Alexandre jusqu’à la forêt de Gorgone. Que comptes-tu faire, désormais ? — J’ai l’intention de voir ce que ce nouveau monde a à offrir. Mais il existe de nombreux portails, Parménion, et j’ai la sensation que nous nous reverrons. — Ce sera avec plaisir. » Chiron dit au revoir à Alexandre et Philippe tandis que Brontès approchait du général. « Je ne t’oublierai pas, humain, lui assura le minotaure. — Moi non plus. — Tu as offert à mon frère une chance de rédemption, et je crois qu’il l’a saisie. Je t’en serai éternellement reconnaissant. Puissent les dieux marcher à tes côtés, Parménion. — Et aux tiens », répondit le Spartiate alors que Brontès disparaissait à son tour. Une fois l’homme-taureau parti, le Portail se remit à luire. Les piliers reprirent l’aspect de la pierre glacée et la scène un instant entrevue s’évanouit à tout jamais. « Et maintenant, strategos ? » demanda Attalus. Parménion haussa les épaules, il se sentait vidé de son énergie. Se dirigeant vers un arbre proche, il s’assit en s’adossant contre son tronc. En l’espace de quelques jours, il avait traversé un monde étrange de part en part, livré une terrible bataille et connu, ne serait-ce que brièvement, la vie d’un roi. La fatigue qu’il éprouvait était autant morale que physique. Il reconnut le pas discret de Théna et sourit en la voyant s’asseoir près de lui. « Et maintenant ? fit-il, reprenant à son compte la question d’Attalus. — Nous attendons Aristote, lui dit-elle. As-tu apprécié le fait d’être roi ? — Oui, avoua-t-il. J’ai retrouvé la femme que j’aimais… Dérae…» Il poussa un nouveau soupir et sentit les larmes monter. S’obligeant à penser à autre chose, il détourna le regard. « Tu pourrais rester, murmura la prêtresse. — Non. Ma destinée me porte au-delà de ce monde. Je dois demeurer auprès d’Alexandre. Et vous, qu’allez-vous faire ? — Je vais retourner à mon temple. Je suis une guérisseuse, et nombreux sont ceux qui ont besoin de mes talents. — Vous avez l’air triste, madame, mais vous ne devriez pas l’être, la consola-t-il en lui prenant la main. — L’existence est emplie de peines, reconnut-elle, mais c’est la vie. Tu es un homme bon. J’espère que tu trouveras le bonheur. » Sur ces mots, elle se leva, descendit la colline et s’enfonça entre les arbres. Aussitôt, elle entendit la voix d’Aristote, qui résonnait dans son esprit comme si elle provenait de très loin. « Les créatures ont-elles franchi le Portail ? voulut-il savoir. — Oui. — Jusqu’à la dernière ? — Oui, ton jumeau y compris. — Dans ce cas, aide-moi à me matérialiser là où tu te trouves. — Comment ? — Pense à moi et concentre-toi sur ma voix. La pierre de Sipstrassi fera le reste. » Dérae sentit que quelque chose tirait son âme et il lui fallut résister pour ne pas être arrachée de force à son corps. Elle poussa un cri, mais la brusque douleur se dissipa aussi rapidement qu’elle était apparue et une silhouette de brume se forma devant elle, prenant peu à peu les traits d’Aristote. Le magus chancela et tomba à genoux, plantant les doigts dans le sol. « Quel voyage pénible ! admit-il. Merci, Dérae. — Renvoie-moi chez moi, répondit-elle doucement. Sous ma véritable apparence. — Tu as tout de même l’intention de rester jeune, non ? demanda Aristote en se levant. — Non, répondit Théna-Dérae. Je veux redevenir celle que j’étais. » Il secoua la tête et leva la main : une pierre dorée luisait entre son pouce et son index. Les cheveux bruns de la prêtresse reprirent une teinte argentée parsemée de reflets roux passés et son épiderme se creusa tandis que ses yeux aveugles retrouvaient leur aspect laiteux. « Comment peux-tu vouloir cela ? demanda-t-il, incrédule. — Je n’ai pas l’intention de vivre dans la peau d’une autre, expliqua-t-elle. Et maintenant, renvoie-moi au temple. — Tu as fait tes adieux ? — Dans la mesure du possible. » De nouveau, la pierre magique s’embrasa et une aura lumineuse recouvrit la prêtresse. Quand elle se dissipa, Dérae avait disparu. Cela fait, le magus alla rejoindre les Macédoniens en haut de la colline. « Chiron ! s’exclama Alexandre. Tu es de retour ! — Oui. Je suis venu vous ramener à la maison. — Duquel s’agit-il ? demanda Philippe d’un ton égal. — À mon avis, d’Aristote, répondit Parménion avec un large sourire. — En es-tu sûr ? — Qu’en penses-tu, Attalus ? — Je suis d’accord. C’est bien Aristote, sire. — Parfait, décida Philippe en inspirant profondément. Fils de putain ! » Fou de rage, il avança vers le magus, les yeux lançant des éclairs. Surpris et inquiet, Aristote recula précipitamment. « Je n’avais pas le choix, sire, tenta-t-il de se justifier. — Pourquoi m’as-tu volé mes souvenirs ? — Ce n’est pas facile à expliquer, mais je veux bien essayer si vous m’en laissez la possibilité. — Pour ma part, quelques éclaircissements ne me déplairaient pas », chuchota Parménion. Philippe croisa les bras et fusilla Aristote du regard. « Je t’écoute, magus, et ton histoire a intérêt à être passionnante. » L’homme à la barbe grise s’assit et les autres formèrent un demi-cercle face à lui. « Je me nomme Aristote… commença-t-il. — Nous le savons déjà, bon sang ! s’emporta Philippe. C’est la suite qui nous intéresse ! » Le magus leva la main pour réclamer le silence. « Je vais y arriver, sire, mais à mon rythme, si cela ne vous dérange pas. On m’appelle aujourd’hui Aristote, mais j’étais autrefois Chiron, et je vivais alors dans cette dimension, en compagnie du peuple de l’Enchantement. C’est ici que j’ai rencontré Parménion, Attalus et Casque, le guerrier qui avait perdu la mémoire, ici encore que j’ai pour la première fois vu Iskandar, l’Enfant Sacré de la légende. Et, comme vous venez de le constater, j’ai quitté ce monde par le Portail, en suivant l’exode des fils des titans. Pour vous, cela s’est produit il y a quelques minutes seulement. Mais pour moi, quatre siècles se sont écoulés depuis mon départ. — Qu’est-il arrivé entre-temps ? voulut savoir Parménion. — J’ai exploré de nombreuses contrées au fil des siècles. J’ai découvert d’autres portails menant à des mondes inconnus et mes voyages m’ont conduit au fin fond de l’univers. Mais la compagnie des humains me manquait et je me suis donc rendu en Asie et en Grèce. Là, j’ai une nouvelle fois entendu parler de Parménion. C’est à ce moment que j’ai compris que mon périple m’avait ramené dans le temps, car j’étais arrivé avant que notre ami ne parte pour l’Egéa. Cela m’a posé un terrible problème : devais-je interférer ? L’avais-je déjà fait ? Bien sûr que oui, car je me souvenais qu’en rencontrant Chiron, Parménion lui avait appris que c’était un sorcier d’un autre monde qui l’avait envoyé ici. Selon lui, cet homme était mon sosie. Je me suis rendu compte que j’étais pris dans un terrible engrenage. Il me fallait recréer à la perfection les événements auxquels j’avais assisté, sous peine de risquer de modifier le passé… et peut-être de me détruire moi-même. Ah, quel paradoxe, mes amis ! J’ai donc envoyé Parménion et Attalus en Egéa, puis je suis venu vous trouver, sire. J’ignorais ce qui allait vous arriver à tous, car les souvenirs que j’ai de cette époque sont confus, en raison du temps que j’ai passé sous la forme de Camiron. Comprenez-vous le dilemme qui était le mien ? Je ne pouvais rien vous dire, pour la bonne et simple raison que je ne savais rien lorsque je vous ai rencontrés. Je mourais d’envie de vous aider, mais cela m’était interdit, car certaines lois sont immuables. Il est impossible d’utiliser un portail pour se rendre dans une époque ou un lieu où l’on existe déjà, car nul ne peut se rencontrer. Je ne pouvais donc qu’attendre en espérant que les événements reprendraient le cours qui avait été le leur de par le passé. — Un instant, j’ai cru que j’allais comprendre ce que tu disais, se plaignit Philippe. Mais trouver un sens à tes paroles est plus ardu que de pêcher une truite à mains nues. — Je suis conscient du problème. De votre point de vue, ces aventures étaient inédites mais, pour moi, elles faisaient partie de mon histoire ; elles s’étaient déjà produites. Et je ne pouvais compter que sur ce que je connaissais en temps que Chiron. Ce dernier savait juste que Philippos s’était fait tuer par un inconnu du nom de Casque, qui était lui-même roi de Macédoine dans un autre monde. Chiron – autrement dit moi-même – savait également que ce monarque avait perdu la mémoire. Je me suis donc contenté de recréer les circonstances existant à mon époque. — C’est bien ce que je disais ! s’énerva Philippe. Au moment où je commence à comprendre, tout m’échappe. Mais réponds à cette question : qui a eu l’idée de m’enlever et de me voler mes souvenirs ? — Tout n’est qu’un cercle, sire. Il n’existe donc ni commencement ni fin. Personne n’est responsable. — Personne n’est… écoute-moi bien, magus : je suis roi, et un roi a toujours besoin de trouver un coupable. Ainsi va la vie. Tu t’es présenté à l’entrée de mon palais et tu m’as capturé sans m’en demander la permission. Donne-moi une bonne raison de ne pas te décapiter sur-le-champ. » Aristote écarta les bras en souriant. « Que voulez-vous que je vous dise, sire… sinon que, si vous veniez à essayer, je vous transformerais en lézard et vous écraserais. » Philippe réfléchit un instant puis se tourna vers Parménion. « Cela me paraît une raison valable, commenta-t-il. — Je suis d’accord avec vous, sire, renchérit le Spartiate. — Tu me plais, magus, déclara le roi. Mais tu as une dette envers moi. Comment comptes-tu t’en acquitter ? — Avez-vous une proposition à me faire, sire ? — Reviens avec nous à Pella et sois le précepteur de mon fils. » Aristote éclata de rire. « J’allais vous prier de me faire cet honneur, dit-il. J’accepte donc ma pénitence avec joie. — Bien ! Maintenant que tout est réglé, ramène-nous à Pella. — Parménion n’a pas encore dit adieu à sa reine, remarqua le magus en redevenant grave. Elle attend au pied de la colline. » Le cœur lourd, Parménion descendit la petite butte. Il trouva Dérae assise sur un arbre mort, elle se leva en le voyant approcher. « Tu serais parti sans me dire au revoir ? lui demanda-t-elle. — Oui. C’était lâche de ma part, je sais, mais je me sentais incapable de te regarder en face. As-tu discuté avec Léonidas ? — Il m’a tout appris. Suis-je comme elle ? — En tout point. — Alors, ce n’est pas moi que tu as aimée, fit-elle tristement. — Si, l’assura-t-il. Au début, je l’avoue, ce n’était qu’une image, un souvenir. Mais c’est à toi et à personne d’autre que j’ai fait l’amour. C’est toi que j’aime. — Et pourtant, tu ne peux rester ? — Non. Je dois veiller sur Alexandre. Tel est mon devoir… ma vie… Me pardonneras-tu ? » Hochant la tête, elle le serra contre elle et l’embrassa doucement sur la joue avant de s’écarter. « Va, lui dit-elle. Pars sans perdre de temps. Je sais que tu me reviendras. Je connais ton secret, Parménion. J’ai appris pourquoi tu devais suivre Alexandre. Mais ta destinée est ici et elle finira par te reconduire vers moi. Et ce jour-là, je t’attendrai telle que tu me vois. Je serai là. — Je ne peux te le promettre, même si je le souhaite de tout mon cœur. — Tu n’as pas à le faire. La nuit dernière, j’ai fait un rêve. Un sorcier à barbe grise m’est apparu, qui m’a dit de me trouver ici ce soir. Il m’a prévenue que tu repartirais vers ton monde, mais il a ajouté qu’il ferait tout son possible pour te renvoyer vers moi. J’attendrai. » Parménion fut incapable de lui répondre. Reculant de quelques pas, il fit volte-face et gravit la colline. Aristote l’attendait et leva les mains au ciel en le voyant arriver. Le Portail se mit à luire une fois de plus… Miésie, 337 av. J.-C. L’homme connu sous le nom d’Aristote se trouvait assis, seul, dans le jardin désert de l’école. Le regard tourné vers le nord, il contemplait les nuages noirs perchés au-dessus des monts Bora. Une brise fraîche le fit frissonner et il resserra les pans de sa cape de laine grise autour de lui. Sa femme, Pythias, ramassait des herbes culinaires dans le petit potager qu’elle entretenait à côté de la cuisine. Pour Aristote, l’heure serait bientôt venue de partir, de laisser définitivement derrière lui les quatorze dernières années de son existence et de dire adieu à Miésie, à la Macédoine et à la Grèce. Il poussa un long soupir. L’immortalité était parfois un véritable fardeau ; pourtant, comme les substances narcotiques d’Egypte, on ne pouvait s’en passer après y avoir goûté. Le fait de ne plus avoir à craindre la mort la rendait plus terrifiante encore. Plus sa vie se prolongeait, plus l’ennui avait prise sur lui… et plus il désirait le repos éternel, qu’en même temps il redoutait toujours davantage. Et les souvenirs… Ils étaient si nombreux… Trois mille ans plus tôt, leur abondance avait failli le rendre fou. Mais Pendarric l’avait sauvé en lui enseignant comment se servir des pierres avec sagesse. Chacune de ses existences passées avait été comprimée en un seul mot clef caché au fin fond de son esprit. Ainsi, l’époque de Philippos et de ses Macédonyens se dissimulait-elle derrière le nom d’Iskandar. Il lui suffisait de penser à ce terme pour revoir l’Enfant Sacré, le Portail des Géants et les années qui avaient précédé le grand exode. Mais il en arrivait maintenant au point où ces mots clefs brillaient par milliers dans son esprit, comme des étoiles innombrables. Que puis-je encore apprendre, désormais ? s’interrogea-t-il. La réponse lui fit l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Tout n’est que vanité. Il sourit et ouvrit la porte de la vie qu’il avait partagée avec le Philosophe. Une époque bénie où il y avait encore des découvertes à faire, des surprises devant lesquelles s’émerveiller… Pourquoi tant de mélancolie ? se demanda-t-il. Une douzaine de sièges étaient disposés autour de son banc. Tous étaient vides mais, il n’y avait pas si longtemps, ils avaient accueilli les fils de grands nobles macédoniens, des jeunes gens à l’esprit empli de rêves et d’espoirs. Et en leur centre, le soleil de leur existence, Alexandre. Maintenant, tu sais ce qui te met dans cet état. Alexandre… Aristote se leva et, sortant par la porte nord, marcha jusqu’aux premiers contreforts du mont Bernion. Au fil de sa longue existence, il avait connu des milliers d’hommes, des sages ou des guerriers, qui tous rejetaient les leçons du passé avec la même arrogance. Et pourtant, ce passé recelait les réponses à tous les mystères de la vie, même si chaque génération s’obstinait à les enfermer sous clef et à les chercher dans un avenir incertain. J’avais fondé énormément d’espoirs en toi, Alexandre. Tu as un esprit bien fait et peut-être n’a-t-on pas vu plus intelligent que toi depuis que le Philosophe dispensait son enseignement à Jérusalem. Tu as dépassé Pendarric, dernier roi de l’Atlantide. Et pourtant, qu’est-ce qui t’attire ? La sagesse ? La recherche du savoir ? Non. Tu n’entends que les trompettes de la guerre, et seule t’inspire la Putain des Conquêtes. Même débarrassé de l’Esprit du Chaos, tu restes un homme, et les hommes feront toujours des rêves de gloire. Et les autres te suivront. Il se les représenta, les traits illuminés par des lendemains qu’ils savaient chargés de promesses : Ptolémée, Néarque, Philopas, Nikki, Derdas et les autres. Comme tous les jeunes gens, ils étaient fiers de leur force physique et méprisaient les accomplissements de leurs pères. Aristote fit une halte près d’un ruisseau maigrelet, où il s’assit dos à un rocher pour s’abriter du vent. Un faucon se laissa tomber du haut des cieux afin de s’abattre, serres écartées, sur un lapin tout juste sorti de son terrier. Le pauvre animal ne résista pas quand le prédateur l’emporta dans les airs. Aristote tenta de contacter l’esprit du lapin, mais ce dernier était déjà mort. « La peste soit de tous les faucons, jura-t-il à voix haute. — Celui-ci a des bouches à nourrir. » Aristote sourit en voyant l’homme surgir des arbres et approcher de lui. Le nouvel arrivant s’assit, grimaçant de douleur lorsque son genou perclus d’arthrose refusa de se plier. « Je pensais bien te trouver ici, commenta Parménion en ôtant son casque et en passant la main dans ses cheveux gris trempés de sueur. Philippe veut que tu viennes à Pella pour assister au mariage. » Aristote secoua la tête. « Je ne m’y rendrais pas, Parménion. — Cela ne va pas lui faire plaisir. — Sa colère m’importe peu. Je vais emprunter les Voies du Dragon pour me rendre dans un autre monde. — Et Pythias ? — Je lui laisserai de l’argent. Elle ne pleurera pas ma disparition. Elle réchauffait ma couche, mais il n’y a pas d’amour entre nous. » Il dévisagea le Spartiate, s’arrêtant plus longuement sur les rides profondes et les poches creusées sous ses yeux. « Tu as l’air épuisé, mon ami. — J’ai soixante-trois ans, répondit Parménion avec un haussement d’épaules. Il me paraît normal d’être fatigué après une campagne longue et harassante. — Mais tu vas pouvoir te reposer, maintenant, non ? Depuis que Philippe a écrasé les Athéniens et les Thébains à Chéronée, il est devenu le maître incontesté de la Grèce, même s’il ne s’agit que d’un titre officieux. Où sont ses ennemis ? — Partout, répondit le général avec un sourire sans joie. — D’accord, mais je parlais de ceux qui peuvent lui nuire. Il n’a plus d’armée à anéantir. Il gouverne de Thrace en Épire et de Pannonie en Thessalie. Tout le monde lui rend hommage, même Athènes. J’ai entendu dire que la cité avait érigé une statue à sa gloire suite à la bataille de Chéronée. Incroyable ! — Pas vraiment. Les Athéniens s’attendaient à ce que nous pillions leur cité. Au lieu de quoi Philippe leur a renvoyé leurs morts avec les honneurs avant de leur proposer de faire la paix. Ils en ont éprouvé un immense soulagement. — Pourquoi les a-t-il épargnés ? Athènes lui posait pourtant des problèmes depuis des années. » Le Spartiate haussa les épaules. « Philippe n’a jamais oublié les crimes commis par son jumeau en Macédoyne, et il est décidé à ne pas les répéter. Mais il est également porté par un rêve : il désire étendre son royaume vers l’est. — Pour aller où ? Il ne peut tout de même pas s’attaquer à la Perse. — Il n’a pas le choix. La Macédoine possède désormais une armée colossale – infanterie, cavalerie, ingénieurs, mercenaires. Tous ces hommes doivent être nourris et payés. Que pourrait-il faire d’autre ? Le grand roi règne sur une centaine de nations qui, toutes, débordent de richesses. — Voilà justement pourquoi il ne peut s’en prendre à la Perse. Plus de cent nations, comme tu viens de le dire, et chacune possédant sa propre armée. Le grand roi pourrait lancer un million d’hommes contre vous. — Je sais », fit Parménion d’un ton las. Aristote se leva et tendit la main à son ami pour l’aider à faire de même. Le genou du strategos craqua et il s’étira la jambe en réprimant une grimace de douleur. « Je suis plus à l’aise à cheval, ces temps-ci, expliqua-t-il. — Viens, rentrons chez moi. Allons boire un dernier verre en guise d’adieu. » Installés dans le petit andron situé derrière l’école, les deux hommes discutèrent jusque tard dans la nuit. Un brasero empli de braises rougeoyantes avait été placé au centre de la pièce et plusieurs lanternes brillaient aux murs. La chaleur était étouffante et le vent nocturne faisait cogner les volets de l’unique fenêtre. « Es-tu satisfait de ton existence ? » demanda soudain Aristote. Parménion sourit, mais sans répondre. « Ne regrettes-tu pas de ne pas être resté en Egéa ? persista le magus. — Bien sûr que si, mais il est stupide de s’appesantir sur ses erreurs passées. — Tu parles avec raison. Comment va Philopas ? » L’expression du Spartiate s’assombrit. « Il n’a pas changé. Nous ne nous parlons presque plus, désormais. Son arrogance ne connaît pas de limites, et pourtant il se comporte comme le plus humble des esclaves avec Alexandre. J’essaye de ne pas me mettre en colère contre lui. Je sais qu’il n’est pas aisé d’être fils de général, il ressent le besoin de se montrer supérieur à son père. — Il a beaucoup d’ambition. — Sa mère l’a abreuvé de rêves de gloire depuis sa plus tendre enfance. J’aurais dû y mettre un terme il y a bien longtemps. — Ses espoirs pourraient un jour causer ta perte, l’avertit Aristote. Il rêve de devenir roi. — Cela n’arrivera jamais. Il n’a ni l’intelligence ni la force nécessaires. — Je sais, il a été mon élève pendant treize ans. Par contre, il devrait faire un bon capitaine. Peut-être aura-t-il l’occasion de se distinguer. — Il s’est bien comporté lors de la campagne contre les Triballiens, mais toute la gloire est revenue à Alexandre. Philopas a dû trouver cela difficile à supporter. — Il n’est pas le seul. » Parménion secoua la tête. « Ne va pas croire tout ce que tu entends, magus. Philippe n’est pas jaloux d’Alexandre. Il l’aime et il est fier de ses exploits, tout comme moi. — On dit que la nouvelle épouse du roi est déjà enceinte et qu’elle lui donnera un fils. Alexandre l’acceptera mal. — Pourquoi donc ? s’étonna le Spartiate. Alexandre a dix-huit ans et c’est l’unique héritier du trône. Rien ne changera cela. — Allons, strategos, ne te laisse pas aveugler par ton dévouement. Réfléchis un peu. Philippe a épousé Cléopâtre, une Macédonienne issue d’une grande famille, alors que toutes ses autres femmes sont des étrangères. De plus, sa nouvelle épouse est la pupille d’Attalus. Ne vois-tu pas que la plupart des nobles considéreront cet enfant comme le premier véritable héritier ? Tu es toi-même métis. La mère d’Alexandre est épirienne, ce qui fait de lui un sang-mêlé. — Je ne souhaite pas évoquer le sujet ! » trancha Parménion. Aristote se laissa aller contre le dossier de son divan en soupirant. « Dans ce cas, nous l’éviterons. Finissons nos verres et disons-nous adieu. » Peu avant l’aube, vêtu d’une longue tunique et d’une cape épaisse propices aux voyages, Aristote entra silencieusement dans la chambre où Parménion dormait. Sortant une petite pierre dorée de sa bourse de ceinture, il l’apposa sur le genou droit du Spartiate. Celui-ci grogna dans son sommeil, sans pour autant se réveiller. La magie de la pierre de Sipstrassi se diffusa dans l’organisme du dormeur dont les traits devinrent plus lisses tandis que ses cheveux gris reprenaient une teinte plus sombre. « Un cadeau pour toi, mon ami, chuchota Aristote. Mais ce ne sera pas le dernier. Un jour, je reviendrai. » Il sortit de la pièce en reculant et quitta la maison pour retourner au petit ruisseau dans les collines. À proximité se trouvait une grotte peu profonde, dissimulée par d’épais fourrés. Le soleil se leva dans toute sa gloire et le magus s’offrit quelques instants pour contempler le splendide panorama. « Pourquoi t’en vas-tu maintenant ? » se demanda-t-il à voix haute. Mais il ne connaissait que trop bien la réponse à sa question. Le Dieu Noir était en train de s’imposer à nouveau, et les jours de carnage approchaient. Aristote sentait l’Esprit du Chaos qui flottait au-dessus du pays telle une brume invisible, entrant dans le cœur et l’esprit des hommes pour leur susurrer des rêves de conquête. Parménion pensait-il vraiment que le collier protégerait éternellement Alexandre ? Malgré le pouvoir de la pierre de Sipstrassi qui l’avait créée, l’amulette n’était qu’un objet de métal, que n’importe qui pouvait arracher du cou d’Alexandre. Et alors, que se passerait-il ? Le Dieu Noir reviendrait. Non, il reviendra, se corrigea Aristote. Rien ne pourra l’arrêter. Tu cherches à t’enfuir, réalisa-t-il. Pour échapper au conflit à venir. « Je veux vivre, se justifia-t-il à voix haute. J’ai fait plus que ma part, et mieux vaut être un chien vivant qu’un lion mort. » Mais son argument ne le convainquait qu’à moitié. Néanmoins, après un ultime regard sur la campagne environnante, il s’enfonça dans la grotte. Pour disparaître à tout jamais du sol macédonien. Pella, été 337 av. J.-C. Adossé contre son divan, Alexandre portait de temps en temps sa coupe à ses lèvres, sans jamais boire plus d’une petite gorgée à la fois. Il écoutait ses compagnons discuter de la campagne perse qui se préparait et, comme toujours, c’était Philopas qui avait le plus de choses à dire. Alexandre n’avait jamais compris comment Philo pouvait tant ressembler à son père sur le plan physique et n’avoir pas hérité de ses dons si particuliers. Le fils aîné de Parménion se montrait un bon coureur et un capitaine de cavalerie compétent, mais ses notions de stratégie étaient plus que limitées. Comme la plupart des gens de peu de talent, il excellait dès qu’il s’agissait de remarquer les erreurs des autres. « Comme à Chéronée… mon père n’aurait jamais dû laisser le flanc gauche s’étirer à ce point, disait-il. Sans la charge d’Alexandre, Philippe se serait fait tuer. » Le prince sourit sans répondre. Il ne lui déplaisait pas que ses camarades voient en lui un jeune dieu de la guerre, mais la vérité n’était pas aussi simple. « Nous deviendrons tous rois, intervint Ptolémée. Pour ma part, j’aurai un trône en or et mille concubines. — Tu ne saurais pas quoi faire d’elles », pouffa Néarque. Les autres éclatèrent de rire devant l’embarras de Ptolémée. La nature accommodante du plus jeune des Compagnons était légendaire. « Peut-être, mais je me ferai un plaisir d’apprendre, répondit-il avec un sourire en coin. — Si vous finissez tous rois, que me restera-t-il, à moi ? voulut savoir Alexandre. — Tu seras le roi des rois, bien sûr, certifia Ptolémée. Tu dirigeras le monde et nous serons tes satrapes. — Et nous tuerons tous tes rivaux, ajouta Philopas. — Voilà qui est intéressant. Mais qu’arrivera-t-il quand je n’en aurai plus ? — Les grands hommes ont toujours des ennemis, l’assura Ptolémée. Sinon, à quoi leur servirait d’être grands ? Leur existence serait si morne, tellement dénuée d’intérêt… — J’imagine que tu es déjà en train de te faire une réserve d’adversaires en prévision du grand jour, hein, Ptolémée ? railla Néarque. — Oui, et j’ai commencé par toi, sombre crétin ! » L’autre partit d’un grand rire contagieux. « Moi ? Est-ce vraiment sage de ta part ? Ne veux-tu pas que je continue de vanter tes mérites à ma sœur ? — Tu n’as pas tort, concéda Ptolémée en se frottant le menton. Le moment est mal choisi de te prendre pour adversaire. Très bien, Philo sera donc mon premier ennemi. — Cessez ces pitreries, leur dit Alexandre. Vous êtes tous saouls. Rentrez chez vous, j’ai bien l’intention de partir à l’aube. On dit qu’une lionne s’en prend aux têtes de bétail et aux chèvres dans le nord. Voilà qui devrait nous promettre une belle chasse. — Je tuerai ce fauve à mains nues », promit Néarque. Comme son père, Théoparlis, il était doté d’une impressionnante largeur d’épaules et d’une musculature à l’avenant. « Si cela ne marche pas, souffle-lui dans les naseaux, lui fit remarquer Ptolémée. Comme ça, on verra si tous les oignons que tu manges servent à quelque chose. » Néarque se jeta sur lui, mais il trébucha et s’affala sur une table pleine de confiseries. Il se releva aussitôt et la course se poursuivit dans les jardins. Philopas s’inclina devant Alexandre. « À demain, sire, lui dit-il. — Il n’est pas convenable de m’appeler ainsi. Je ne suis pas roi. — Pas encore », précisa le fils aîné de Parménion en le saluant une nouvelle fois. Alexandre resta seul avec Cratère. Plus âgé que les autres, ce dernier fêterait bientôt son vingtième anniversaire. C’était un jeune homme calme et introverti, qui paraissait pourtant à son aise au milieu des grivoiseries de ses camarades. « Quelque chose semble te troubler, fit Alexandre. — Ta cheville ne s’est pas encore remise de ta chute et tu boites toujours. Crois-tu que le moment soit bien choisi pour partir à la chasse au lion ? » Le prince donna une bourrade à son compagnon. « Elle ira mieux demain matin et je la banderai comme il convient. Mais ce n’est pas pour cette raison que tu as attendu le départ des autres. — Non, répondit Cratère avec un petit sourire gêné. Je suis troublé, seigneur. La cour ne parle que du mariage du roi et de l’enfant que porte Cléopâtre. » La bonne humeur d’Alexandre se résorba aussitôt. « Cela ne devrait pas t’inquiéter. Personnellement, je n’y accorde pas la moindre importance. Mon père a déjà six épouses. — Pas comme celle-là. — N’en dis pas plus, Cratère. Certaines choses doivent rester secrètes. — Très bien. Je t’obéirai, comme toujours. Mais sache que si tu as besoin de moi, je serai là. — Tous les pages prêtent serment de servir leur monarque. Et c’est Philippe ton roi. — Peut-être. Mais moi, je sers Alexandre. » Le prince se rapprocha de lui et le regarda droit dans les yeux. « Ce sont les affirmations de ce genre qui pourraient entraîner ma mort, siffla-t-il. Je ne conduirai jamais de rébellion contre Philippe, tu m’as compris ? Jamais ! Si je souhaitais sa mort, je l’aurais laissé se faire tuer à Chéronée, quand son cheval a été abattu sous lui. N’évoque plus jamais ce sujet. Il n’y a rien à craindre, Cratère. Rien. » Le Compagnon s’inclina et partit en refermant la porte derrière lui. Alexandre fit quelques pas et vida lentement sa coupe. Se méfiant des effets pernicieux de l’alcool, il ne s’était pas resservi de toute la soirée. « Tu devrais prêter plus attention à ses paroles, mon fils, dit Olympias en sortant du couloir obscur. — La courtoisie veut généralement que l’on annonce sa présence plutôt que d’écouter aux portes, mère. — Tu m’en veux ? » Il secoua la tête et la reine vint l’embrasser sur la joue. Ses cheveux blond-roux se paraient désormais de reflets argentés, mais ses traits étaient toujours aussi purs et elle avait conservé sa taille de jeune fille. « Pourquoi tout le monde voit-il une menace là où il n’y en a pas ? s’interrogea Alexandre. Ce n’est qu’un mariage de plus. — Mais Cléopâtre est la pupille d’Attalus et ce dernier te hait. — Il m’a sauvé au péril de sa vie. Je ne l’oublierai pas. — C’était il y a longtemps, s’emporta Olympias. Aujourd’hui, il monte Philippe contre toi. Faut-il que tu sois aveugle pour ne pas t’en rendre compte ! — Non, je choisis de ne pas le voir, tout simplement. Philippe a bâti ce royaume à partir de rien. Attaqué de tous côtés, il a fait de la Macédoine une nation crainte et respectée. Et moi, qu’ai-je accompli ? J’ai maté les Triballiens, soit. Mais comment oserais-je me comparer au roi ? Il a conquis la Thrace, l’Illyrie, la Chalcidique, la Thessalie et la Pannonie… il a anéanti les armées combinées d’Athènes et de Thèbes. » Il laissa fuser un rire et prit sa mère par les épaules. « Comprends-tu ce que je veux dire ? Il ne me doit rien. S’il décide de faire de son nouveau fils son seul héritier, de quel droit puis-je m’y opposer ? — De quel droit ? répéta-t-elle, furieuse. Tu es son premier-né, l’héritier désigné. Ta destinée te pousse à régner. Mais pense à ceci, Alexandre : si tu es destitué, d’aucuns chercheront à te tuer. Tu ne te battras plus pour la couronne, mais pour ta survie. — Non, l’arrêta-t-il. Philippe n’ordonnera jamais ma mort… pas plus que je ne chercherai, moi, à prendre sa place. Toutes ces paroles sont dangereuses. Elles sont comme des étincelles sur de l’herbe sèche, et je ne veux pas qu’elles retombent à mes pieds. — Tu accordes trop facilement ta confiance. Mais quelqu’un arrivera bientôt à Pella, quelqu’un qui parviendra peut-être à te convaincre. — De qui s’agit-il ? — De la Dame de Samothrace. Elle se nomme Aïda et c’est une puissante prophétesse. Elle pourra te révéler ta destinée. » Alexandre tourna le dos à sa mère et se dirigea vers la porte. « Tu la verras ? voulut savoir Olympias. — Non, rétorqua le prince d’une voix dénuée d’émotion. Ne saisissez-vous pas ce que vous êtes en train de faire, tous autant que vous êtes ? Quand Philopas m’appelle sire, quand Cratère m’affirme que c’est moi qu’il sert et non mon père, quand tu cherches à me monter contre Philippe… vous ne faites qu’augmenter le danger qui pourrait éventuellement me menacer. Que cette Aïda se tienne loin de moi ! — Mais nous faisons tout cela pour toi, parce que nous t’aimons ! » s’écria sa mère. Alexandre sortit dans les jardins sans daigner répondre. L’herbe vermillon lâchait ses gouttes de sang sur la terre craquelée. Le ciel morne avait pris la teinte des cendres. Nul oiseau ne volait, nul souffle de vent ne venait déranger l’agencement de la plaine. Philippe s’agenouilla pour toucher la végétation rougie ; aussitôt, sa main fut maculée de sang. Il se releva en tremblant comme une feuille, apercevant pour la première fois les milliers de corps gisant alentour. Philippe fut pris d’un long frisson. Un homme tout proche, étendu sur le dos, avait de l’herbe qui poussait de sous ses paupières closes. « Quel est ce lieu ? » hurla le roi de Macédoine, mais son cri mourut en quittant ses lèvres. « Pourquoi, tu ne t’y sens pas à ton aise ? » Il se retourna en dégainant son épée, pour se retrouver face à face avec Philippos, le Roi-Démon. « Tu es mort ! protesta Philippe en reculant d’un pas. — C’est on ne peut plus exact, confirma son interlocuteur. — Laisse-moi en paix ! — Est-ce ainsi que l’on traite son frère ? » Tirant lui aussi son arme, Philippos avança. Le Macédonien bondit à sa rencontre et les deux lames s’entrechoquèrent. Très vite, Philippe trouva la faille et son épée trancha la gorge de son adversaire. Celui-ci fut projeté vers la droite et retomba face contre terre. Lentement, il se releva, en tournant le dos au roi. Philippe attendit. Une fois debout, le Dieu Noir accepta de lui faire face et l’homme poussa un cri. Son sosie avait disparu pour laisser la place à un jeune homme blond à la beauté irréelle. « Alexandre ? — Eh oui, père, c’est bien moi, répondit l’autre en reprenant son épée. — Ne m’oblige pas à te tuer ! Je t’en prie ! — De toute façon, tu n’en es pas capable. Mais moi, je vais mettre un terme à ta pitoyable existence. » Des cornes noires poussèrent sur les tempes d’Alexandre, suivant le tracé de son crâne pour remonter sous les oreilles. Ses yeux aigue-marine devinrent dorés et ses pupilles se fendirent. Resserrant sa prise sur la poignée de son épée, Philippe attendit l’assaut du démon. Il tenta de se fendre en direction de la gorge ennemie, mais son bras était lourd, ses mouvements gourds. Horrifié, il vit la lame de son fils parer son assaut avec une aisance déconcertante. La contre-attaque le toucha sous le menton et la pointe de l’épée traversa son palais et son cerveau telle une langue de feu… Il s’éveilla en poussant un cri. La femme étendue à son côté bougea légèrement mais continua de dormir. Philippe s’assit dans son lit. Trempé de sueur, il avait horriblement mal aux tempes. Sa vieille blessure à la jambe le faisait souffrir mais, se forçant à l’ignorer, il se mit debout et boitilla jusqu’au plus proche divan. Il n’y avait plus la moindre goutte de vin dans le pichet posé sur la table. Lâchant un juron, Philippe s’allongea, le récipient vide sur les genoux. Le cauchemar était toujours le même, et jamais il ne parvenait à vaincre Alexandre. J’aurais dû le tuer à la naissance, se dit-il. Une brise glacée refroidit subitement la pièce et Philippe retourna au lit. Son brusque réveil n’avait pas troublé le sommeil de Cléopâtre. Il lui caressa tendrement le front. Elle était si belle, si jeune. La main de Philippe descendit se poser sur le ventre de sa femme, toujours plat bien qu’elle fût enceinte de trois mois. Elle portait un fils… pas une créature démoniaque née des ténèbres et de la sorcellerie, mais un vrai fils qui aimerait son père plutôt que de passer son temps à comploter contre lui. Comment as-tu pu me faire cela, Alexandre ? se demanda-t-il. J’étais prêt à tout risquer pour toi. Dans les premiers temps, il n’avait tenu aucun compte des rapports rédigés par Attalus – l’attitude des Compagnons d’Alexandre vis-à-vis de ce dernier, les critiques contre le roi et ses généraux. Mais, au fil des mois, il avait fini par acquérir la conviction que son fils n’obtiendrait satisfaction que le jour où il s’installerait sur le trône. La campagne contre les Triballiens le montrait d’ailleurs de façon éclatante. Me prend-il vraiment pour un simple d’esprit ? Certes, il a anéanti l’ennemi et l’a forcé à verser un tribut. Mais au nom de qui ? De Philippe, ou de la Macédoine ? Non, en celui d’Alexandre. Petit morveux arrogant ! Bien sûr que tu t’es imposé face aux Triballiens, mais tu l’as fait à la tête de mon armée. Mon armée, tu entends ? Mais m’appartient-elle encore ? Les soldats avaient acclamé le jeune prince à Chéronée, en le portant sur leurs épaules tout autour du camp. Et après la victoire contre les Triballiens, quand il avait offert dix pièces d’or à chacun en guise de récompense, il avait reçu en retour le salut réservé au roi, l’épée frappée contre le bouclier. M’appartient-elle encore ? Oui, car il me reste Parménion. Lui me sera toujours loyal. Rassuré, Philippe posa la nuque sur son oreiller en satin. Le Lion de Macédoine est avec moi, songea-t-il en se rendormant. L’herbe vermillon lâchait ses gouttes de sang sur la terre craquelée. Le ciel morne avait pris la teinte des cendres. Nul oiseau ne volait, nul souffle de vent ne venait déranger l’agencement de la plaine… La piscine avait été dessinée par Philippe, qui l’avait fait tailler dans le plus beau marbre qui soit. Les six esclaves qui s’en occupaient avaient besoin de plus d’une heure pour la remplir d’eau chaude et parfumée, et plus de douze hommes pouvaient s’asseoir sur les bancs disposés sous l’eau ou nager en son centre. Le monarque avait eu cette idée après la seconde campagne de Thrace, au cours de laquelle il avait eu la jambe droite broyée. Ses os s’étaient mal ressoudés et la douleur ne le quittait jamais, sauf quand il plongeait sa jambe entière dans l’eau chaude. Philippe avait donc pris l’habitude de réunir ses officiers en ce lieu. Aujourd’hui, seul Parménion était présent et les deux hommes s’étaient assis côte à côte. Un va-et-vient d’esclaves charriant de l’eau chaude garantissait à la piscine une température élevée. Des fleurs rouges et odorantes flottaient à la surface de l’eau et le Spartiate sentit se dissiper la tension accumulée lors de sa longue chevauchée. « Il a donc fini par partir, fit le roi. Il me manquera. — Il m’a chargé de vous adresser ses compliments, sire. » Philippe gloussa. « Tu te souviens du jour où il a menacé de me transformer en lézard ? — Oui. Je trouve d’ailleurs que vous l’avez fort bien pris. — Le bon vieux temps, Parménion. J’étais fort, à l’époque. Comme j’aimerais revenir en arrière…» Le strategos dévisagea son roi, qui montrait les premiers signes de l’âge. Ses cheveux et sa barbe noirs s’ornaient de fils d’argent et des poches s’étaient formées sous ses yeux. Mais son sourire restait contagieux et sa force physique impressionnante. « Avons-nous réussi à établir le contact avec les cités d’Asie ? — Oui. Mothac commence à recevoir des rapports. Nous devrions être bien accueillis dans toutes les cités grecques d’Asie Mineure, mais le ravitaillement posera des problèmes. Trente mille hommes nécessitent énormément de nourriture, et il faut pouvoir l’acheminer aussi loin. — La flotte athénienne s’en chargera, répondit Philippe comme si cela n’avait que peu d’importance. Qu’as-tu appris au sujet du nouveau roi de Perse ? — C’est un diplomate et un guerrier. Je l’ai connu il y a de longues années ; c’est à cause de ses actions que ma commission a été révoquée et que je suis venu en Macédoine. Il est arrogant, mais pas idiot pour autant. Il ne se jettera pas sur nous sans réfléchir. Il tentera de nous opposer ses satrapes et essayera de fomenter une rébellion contre nous. Il a déjà pris des contacts avec Sparte et Thèbes et il a des agents à Athènes et Corinthe. » Philippe s’aspergea le visage d’eau parfumée. « Cette fois-ci, cela ne lui servira à rien. Aucune de ces cités ne possède l’armée nécessaire pour se dresser contre nous, pas même Sparte. Seules, elles ne peuvent rien faire. — L’invasion de la Perse est une entreprise colossale. J’espère que vous ne la prenez pas trop à la légère. — Ne t’inquiète pas à ce sujet, Parménion. J’en rêve depuis vingt ans, mais j’ai toujours été conscient des dangers qu’elle présente. Il y a près d’un demi-siècle, Agésilas de Sparte est entré en Perse à la tête de son armée, et que s’est-il produit ? Il a enchaîné les succès militaires, mais a dû se replier précipitamment en apprenant que Thèbes s’était soulevée contre lui. C’est ainsi que les Perses fonctionnent. Notre cupidité et leurs réserves d’or intarissables leur permettent de nous monter les uns contre les autres depuis des siècles. C’est pour cette raison que j’ai attendu si longtemps ; je tenais à m’assurer que nous aurions une Grèce unifiée derrière nous. Aujourd’hui, les Perses ne disposent plus du moindre moyen de pression contre nous. — Quel rôle confierez-vous à Alexandre ? » L’expression de Philippe se fit plus dure. « Aucun. Il restera ici. — Pour diriger en votre absence ? — Non, c’est Antipatros qui sera mon régent. — Je ne comprends pas, sire. Alexandre a pourtant fait la preuve de sa compétence. — Ce n’est pas elle que je mets en doute, mais sa loyauté. Il complote contre moi, Parménion, et il cherchera bientôt à me renverser… encouragé, n’en doutons pas, par cette putain d’Épirienne qu’il a pour mère. Ils doivent me croire stupide, tous les deux, ou aveugle. Mais heureusement, j’ai encore des amis qui me tiennent au courant de leurs agissements. — Je n’ai jamais vu le moindre signe de traîtrise, l’assura Parménion. — Vraiment ? Et m’en ferais-tu part, le cas échéant ? — Comment pouvez-vous en douter ? » Philippe se leva et sortit de la piscine en boitant. Deux serviteurs lui apportèrent des serviettes chaudes. En nouant une autour de sa taille, le roi se servit de l’autre pour s’essuyer la barbe et les cheveux. Parménion vint le rejoindre. « Que se passe-t-il, Philippe ? Comment pouvez-vous mettre la loyauté de votre fils en doute ? Deux fois, déjà, il vous a sauvé la vie, et jamais je ne l’ai entendu prendre la parole contre vous. Quel venin a encore propagé Attalus… car je sens sa patte dans cette histoire. — Crois-tu vraiment qu’il soit mon seul espion ? répliqua le roi. Oh, non, j’en ai beaucoup d’autres. Alexandre a fait un discours lors du banquet qu’il a donné pour son anniversaire, le mois dernier. Sais-tu ce qu’il y a dit ? Je me demande ce que mon père va bien vouloir me laisser conquérir. Il veut ma mort, je t’assure ! — Tout dépend de la manière dont on interprète son propos. Personnellement, j’ai plutôt l’impression qu’il voulait exprimer sa fierté devant ce que vous avez accompli. — Et qu’en est-il de ton propre fils, Philopas ? Il ne cesse d’évoquer tes échecs – et les miens, en conséquence : les sièges de Périnthe et de Byzance. Il a même osé affirmer que j’étais stupide ! Moi ! — Les gens idiots sont toujours les premiers à utiliser de tels termes au sujet des autres. Philopas n’est pas très intelligent, sire, mais Alexandre le rappelle toujours à l’ordre. Quant à ces deux sièges, il est vrai que nous ne nous y sommes guère couverts de gloire. Périnthe et Byzance nous ont échappé et peut-être nous sommes-nous montrés… moins que brillants en ces deux occasions. — Pourquoi prends-tu toujours la défense d’Alexandre ? rugit Philippe. Et moi, n’ai-je jamais droit à ta loyauté ? — Toujours, le corrigea Parménion. Si je venais à découvrir le moindre indice pouvant laisser penser que l’on cherche à vous trahir, je vous en ferais part sans attendre. Et je tuerais quiconque – quiconque – essaierait de vous renverser. » Le roi inspira profondément pour se calmer puis se força à sourire. « Je sais. Mais tu es trop confiant, Spartiate. Tu penses encore à l’Enfant Sacré de l’Egéa. Alexandre est devenu un homme et s’est découvert des ambitions. Mais assez parlé de lui. Que penses-tu de ma nouvelle épouse ? — Elle est très belle, sire. — Et si douce… Tu sais, autrefois, il me semblait que j’aimais Olympias. Mais je suis plus que jamais convaincu d’avoir été ensorcelé. Je la vois désormais telle qu’elle est depuis le premier instant, une mégère au caractère insupportable et à la langue de vipère. Cléopâtre, elle, est tout ce dont j’ai toujours rêvé. Grâce à elle, j’ai appris ce qu’était le bonheur. Et elle me donnera bientôt un fils qui sera le fruit de notre amour. — Oui, sire », fit Parménion en tentant de cacher sa peine. Les festivités du mariage se prolongèrent huit jours durant. Personne, à Pella, n’avait jamais vu pareille célébration. Le vin coula à flots dans toutes les maisons et tous les hommes de plus de quinze ans reçurent une pièce d’or spécialement frappée pour l’occasion et représentant les époux, Philippe au recto, Cléopâtre au verso. Pour les gens les moins fortunés, serviteurs et ouvriers agricoles, une telle pièce était l’équivalent de six mois de solde. La fête fut donc joyeuse, bruyante et inoubliable. Une compétition sportive se déroulait déjà depuis douze jours et son importance était telle qu’elle rivalisait avec les jeux d’Olympie. La cité se retrouva bondée lorsque les visiteurs arrivèrent des quatre coins du pays pour assister à l’événement. Tous les champions de Grèce participèrent aux jeux, le roi présentant à chaque vainqueur une couronne de laurier en or massif. La Macédoine ne remporta que deux épreuves : Philopas s’imposa dans la course sur moyenne distance, tandis qu’Alexandre, monté sur Bucéphale, l’emportait sur les cavaliers venus de Thrace, d’Athènes, de Sparte, de Thessalie et de Corinthe. La clameur des dix mille spectateurs monta jusqu’aux cieux lorsque le prince franchit la ligne en vainqueur sur son immense étalon noir, son plus proche rival étant relégué à une vingtaine de longueurs derrière lui. Effectuant un tour d’honneur au pas, il salua la foule et s’arrêta devant l’estrade occupée par Philippe, Cléopâtre et les généraux Parménion, Attalus, Antipatros et Clétas. « Belle victoire, reconnut ce dernier avec un regard admiratif pour le destrier d’Alexandre. — N’importe qui l’aurait emporté avec un tel cheval », maugréa Philippe. Se levant avec réticence, il prit la couronne de laurier posée sur la table et la tendit à Parménion. « Tiens, lui dit-il. Présente le prix au vainqueur. » Un silence troublé s’abattit sur l’assemblée lorsque le général s’avança. Tout le monde savait que le roi aurait dû remettre le trophée lui-même et les gens se mirent à chuchoter d’étonnement. Alexandre sauta à terre et inclina la tête pour accepter la couronne. Quand celle-ci lui ceignit le front, il sourit de toutes ses dents et salua une seconde fois la foule, s’attirant une nouvelle ovation. « Qu’a donc mon père ? murmura-t-il à Parménion sans se départir de son sourire. Ai-je fait quelque chose qui puisse lui déplaire ? — Nous parlerons plus tard. — Je viendrai chez toi. — Non, ce ne serait pas avisé. Mothac possède une petite maison dans le quartier ouest, près du Temple des Guérisons. Sois à l’arrière du temple vers minuit, je t’y retrouverai. Et veille à ne pas être suivi. » Affichant toujours sa joie, Alexandre saisit la crinière de Bucéphale et bondit sur le dos de l’étalon. Parménion revint à l’estrade, apercevant Attalus qui ne quittait pas le prince des yeux. Les années écoulées ne s’étaient pas montrées tendres avec le champion. Il perdait peu à peu ses cheveux blancs comme neige ; ses joues creusées s’ornaient de rides multiples tandis que sa peau fripée pendait sous son menton. Difficile de croire qu’il n’avait que soixante ans. Voyant que le Spartiate l’observait, il se fendit d’un sourire. Parménion lui répondit d’un hochement de tête avant de reprendre sa place au côté du roi, l’affrontement n’allait plus tarder à s’engager. Le strategos patienta une heure encore, après quoi il demanda la permission de se retirer. Quittant l’estrade, il se dirigea vers les grandes tentes où l’on servait à boire et à manger. Tout était gratuit et la plupart des pauvres de la ville s’étaient rassemblés ici pour se saouler aux frais du roi. Parménion se fraya lentement un chemin au travers de la foule, pour finalement atteindre la tente des officiers. À l’intérieur, Philopas discutait avec l’affable Ptolémée et le maussade Cratère. Les jeunes gens l’aperçurent et Philo abandonna ses amis pour venir le trouver. « J’ai bien couru, attaqua-t-il. Tu m’as vu ? — Oui. Tu as géré ton effort d’une manière irréprochable. — Suis-je aussi rapide que tu l’étais ? — Plus, même, à mon avis. Je n’ai jamais été capable de porter une accélération dans les derniers pas. J’ai bien cru que le Spartiate allait te rattraper, mais tu l’as laissé sur place dans l’ultime virage. » Pendant quelques secondes, Philopas fut comme choqué par le compliment, puis ses traits s’adoucirent. « Merci, père, fit-il. Je… merci. Te joindras-tu à nous pour un verre ? — Non, je suis fatigué. Je crois que je vais rentrer. » La déception du jeune homme fut sincère, mais elle céda presque instantanément la place à l’attitude cynique que Parménion ne lui connaissait que trop. « Évidemment, railla Philo. Faut-il que je sois stupide pour te demander de passer quelques instants avec moi. On ne se débarrasse pas si aisément de ses habitudes. » Sur ces mots, il tourna les talons et alla rejoindre ses amis. Parménion sortit en se maudissant intérieurement. Il aurait dû rester, et une culpabilité soudaine l’étreignit. Philo avait raison : il ne lui avait jamais accordé de temps, pas plus qu’à ses autres fils… sauf Alexandre. Les chevaux étaient attachés dans un enclos situé derrière la tente des officiers. Un serviteur lui apporta sa monture et il traversa lentement la ville pour retourner chez lui. Phèdre n’arriverait que le lendemain, ce qui lui laissait quelques heures de paix relative. Il trouva Mothac dans la petite étude de la maison urbaine. Le vieux Thébain examinait les rapports qu’il avait reçus d’Asie ; papiers et parchemins jonchaient le large bureau. « Du nouveau ? demanda Parménion en ôtant son casque de cérémonie et en le posant sur un banc. — Toujours, répondit Mothac. Tout est toujours nouveau… et aussi vieux que les couilles de Zeus. Traîtrise, compromis, double jeu. Seul change le nom des individus impliqué ; les vices, eux, restent les mêmes. » Il sourit à son ami en lui montrant un parchemin. « J’ai ici une lettre d’un certain Dupias, qui me certifie être un ardent partisan de Philippe. Il m’assure que, grâce à ses bons offices, nous sommes assurés d’être accueillis en héros à Tyr si l’armée perse est vaincue par les vaillants Macédoniens. — Voilà qui a l’air prometteur, commenta le Spartiate. — N’est-ce pas ? Et pourtant, un autre contact me rapporte que Dupias est à la solde des Perses. — De mieux en mieux. Nous pourrons nous servir de lui pour transmettre de fausses informations à Darius. — Oui. La vie est merveilleusement complexe, pas vrai ? Ah, et dire que je me rappelle un temps où seules comptaient la force qu’un homme avait dans ses bras et la cause qu’il défendait. — Ta mémoire te joue des tours. Le passé te semble doré, mais c’est juste une impression ; nous le voyons débarrassé de la grisaille de l’âge, qui ternit tout. Va trouver les jeunes gens audacieux qui forment la Garde, et tu verras s’ils ne te vanteront pas, les yeux brillants, la force de leurs muscles et le bien-fondé de leur cause. Ainsi va la jeunesse. » Mothac laissa fuser un long soupir. « Je sais bien, mais j’essayais de plaisanter un peu. Qu’est-ce que tu as, aujourd’hui ? » Parménion haussa les épaules. « Tout va mal, Mothac. J’ai des raisons de penser que Philippe se prépare à faire assassiner Alexandre. — Quoi ? Je ne peux pas le croire ! — Il m’a dit pas plus tard qu’hier qu’il ne voulait pas l’emmener avec lui en Perse. Alexandre restera en Macédoine, mais sans avoir le moindre rôle à jouer. Cela te suggère quelque chose ? » Le Thébain gratta son crâne chauve. « Philippe est trop rusé pour garder un adversaire potentiel dans son dos, mais quand même, tuer son propre fils… Tu en es sûr ? — Oui. — Et que comptes-tu faire ? — Je n’en ai pas la moindre idée. Je dois rencontrer Alexandre ce soir même ; je lui conseillerai de quitter Pella. — Mais qu’a donc Philippe ? s’interrogea Mothac. Ce garçon l’adore, c’est évident. Tu sais combien d’espions me livrent régulièrement leurs rapports, et pas un d’entre eux ne m’a jamais suggéré qu’Alexandre pourrait un jour trahir son père. — Malheureusement, ce n’est pas le cas de ses amis. On m’a transmis les commentaires émis par Philo, Néarque, Ptolémée et Cassandre. Ils vénèrent véritablement Alexandre. Et il y a l’affaire de Pausanias. — Ce crétin n’a eu que ce qu’il méritait, grommela Mothac. Philippe a toujours apprécié les attentions des jeunes hommes, mais aucun n’a jamais conservé son affection bien longtemps. Pausanias s’est montré trop possessif. — Peut-être, concéda Parménion. Mais il reste un Macédonien de bonne famille et son châtiment a été aussi cruel que peu judicieux. » Mothac garda le silence. Comment aurait-il pu contredire son ami sur ce point ? Alors qu’il était le favori de Philippe, Pausanias s’était fait un ennemi d’Attalus en le tournant en dérision chaque fois qu’il en avait l’occasion. L’ancien assassin avait patiemment attendu que le jeune homme n’ait plus la faveur du roi et, quand cela s’était produit, il avait ordonné aux hommes de sa garde personnelle de violer Pausanias et de le passer à tabac. L’humiliation avait été terrible, le jeune noble ayant fini nu et ligoté sur un étal de la place du marché. L’incident avait eu de nombreuses répercussions. Les compagnons d’Alexandre étaient tous des camarades de Pausanias ; pour eux, un tel traitement ne pouvait être qu’injuste. Par contre, les nobles plus âgés de la cour avaient pris un malin plaisir en apprenant la nouvelle, jugeant que ce jeune vantard à la langue bien pendue n’avait que trop attendu une correction somme toute méritée. Personne n’ignorait que Pausanias était un ami d’Alexandre. Il était donc allé trouver le prince pour réclamer justice contre Attalus. Alexandre avait transmis sa demande devant toute la cour, mais Philippe avait refusé d’y accorder la moindre importance, décrétant qu’il s’agissait d’une simple farce qu’il valait mieux oublier. Mais tout le monde s’en souvenait, au contraire, car l’incident montrait l’influence dont jouissait désormais Attalus auprès du roi. Depuis, la plupart des nobles se méfiaient encore plus de l’ancien assassin, et certains n’hésitaient pas à solliciter ouvertement ses faveurs. « Je t’accorde que le châtiment a été excessif, concéda Mothac, mais tu ne devrais pas y penser. Attalus ne te craint plus et tu as disparu de sa liste d’ennemis. Fais en sorte que cela continue. Tu es peut-être le général en chef des armées de Macédoine, Parménion, mais Attalus n’a jamais été aussi puissant. Fais-t’en un adversaire et tes jours seront comptés. — Nous n’avons aucune raison de devenir ennemis, l’assura le Spartiate. Sauf s’il essaye de s’en prendre à Alexandre… — S’il le fait, ce sera forcément sur ordre du roi, murmura Mothac. — Je sais », souffla Parménion. Le temple, été 337 av. J.-C. La végétation envahissait le jardin du temple. Les roses avaient péri depuis longtemps, étouffées par le lierre ou coupées du soleil par les branches basses. L’herbe poussait entre les dalles des sentiers, modifiant lentement leur assise et rendant les promenades dangereuses. Les fontaines s’étaient tues et l’eau stagnait, cependant Dérae n’y accordait pas la moindre importance. Trop faible pour sortir, elle quittait rarement la pièce située derrière l’autel. Seules deux servantes lui étaient restées fidèles, deux femmes qu’elle avait soignées longtemps auparavant, avant que ses pouvoirs ne se dissipent. Les tentes bondées de malades et d’estropiés avaient disparu des alentours du bâtiment. Plus personne n’avait besoin de jeton de passage pour venir voir la guérisseuse. Cette dernière pouvait encore refermer les petites entailles ou stopper les infections mineures, mais il ne lui était plus possible de rendre la vue aux aveugles ou de résorber les tumeurs cancéreuses. En proie à la souffrance, les membres perclus d’arthrose, elle marchait très lentement en s’aidant de deux cannes et pouvait tout juste atteindre la porte du temple pour s’asseoir au soleil. Mais elle avait ensuite besoin d’aide pour rentrer lorsque ses articulations se raidissaient sous la fraîcheur du soir. Assise sur un banc en marbre agrémenté de nombreux coussins, réchauffée par le soleil de l’après-midi, Dérae se remémorait le temps où ses pouvoirs étaient à leur apogée et où elle pouvait soigner la cécité et les pires mutilations. Elle errait dans ses souvenirs lorsque Camfitha vint la trouver. « Un chariot arrive, maîtresse. Il est sombre et orné d’or. Sans doute transporte-t-il une grande dame. Il est tiré par six étalons noirs et escorté de cavaliers qui le précèdent et le suivent. C’est peut-être la reine. — Espérons qu’elle a juste pris froid », répondit Dérae d’une voix engourdie par le soleil. La servante grassouillette s’assit à côté de la frêle vieillarde. « Souhaitez-vous que je vous aide à rentrer ? — Non, ma douce. Je préfère attendre ici. Amène-nous un peu d’eau et quelques fruits, veux-tu ? Ces voyageurs auront sans doute besoin de se rafraîchir. — La nuit va bientôt tomber. Je vais vous chercher un châle. » La prêtresse écouta le pas lourd de Camfitha s’éloigner. Elle se rappelait la première fois où elle l’avait vue, une adorable enfant toute menue, à la jambe tordue et au pied bot. Dérae l’avait soignée et Camfitha avait fait le serment de la servir tant qu’elle vivrait. « Ne sois pas idiote, petite, avait répondu la Spartiate. Va-t’en et trouve-toi un homme à qui tu donneras de beaux fils. » Mais Camfitha avait refusé, Dérae lui en serait éternellement reconnaissante. Un bruit de sabots contre les dalles la ramena à l’instant présent. Elle se sentait trop épuisée pour se servir des maigres talents qui lui restaient encore afin d’observer les nouveaux arrivants. Mais il semblait y avoir au moins une douzaine de cavaliers. Elle sentait l’écume de leurs montures, à laquelle se mêlait la douce odeur du cuir usé. L’attelage s’était arrêté devant la petite entrée. La portière du chariot grinça et quelqu’un descendit les marches. Soudain, Dérae se sentit saisie de terreur, comme si un vent glacial venait de se lever. Elle frissonna de tous ses membres. Les soldats s’éloignèrent, mais un autre bruit, moins perceptible, se rapprocha ; on aurait dit un serpent rampant dans l’herbe sèche et les feuilles mortes. Un parfum entêtant lui parvint et elle comprit que le bruissement était produit par les plis d’une robe. « Qui est là ? demanda-t-elle. — Une vieille ennemie », lui répondit une voix menaçante. Dérae revit mentalement sa première rencontre avec la Dame Noire et leur affrontement spirituel ponctué par des lances de lumière et les cris des morts vivants. Puis elle se souvint de son voyage à Samothrace et des efforts qu’elle avait déployés pour empêcher la conception de l’Esprit du Chaos. « Aïda ? — En personne… et toujours la même. Mon corps est resté jeune, Dérae, il n’est pas vieux et décrépit comme le tien. — Gageons qu’il n’en va pas de même de ton âme. » Aïda rit de bon cœur. « Je vois que la chienne agonisante sait encore mordre, fit-elle. N’as-tu pas envie de me demander quelle est la raison de ma présence ? — Tu es venue me tuer ? — Te tuer ? Non, Dérae, non. Tu mourras bien assez tôt, sans l’aide de quiconque. Cela fait plusieurs années que je me délecte de la disparition graduelle de tes pouvoirs. Mais pourquoi voudrais-tu que je te tue ? Sans toi, mon précieux garçon n’aurait jamais vu le jour. — Je te rappelle qu’il a été vaincu. Alexandre est aujourd’hui un beau jeune homme, fort et humain. — Évidemment, car c’est ainsi qu’il me le fallait. L’heure n’était pas encore venue pour le Dieu Noir de s’incarner. Mais maintenant… maintenant le temps est arrivé. — Je ne me laisserai pas effrayer par de simples paroles. — Et tu as bien raison. Mais je me rends de ce pas à Pella, pour assister au mariage de Philippe et de Cléopâtre. Tu verras alors que je n’ai pas l’habitude de proférer des menaces en l’air. Crois-tu vraiment qu’un misérable collier puisse protéger Alexandre ? J’aurais pu le faire disparaître à mon gré au cours des treize dernières années, mais il était nécessaire que le garçon devienne d’abord un homme et se forge les amitiés qui permettront à mon seigneur de prendre le pouvoir. » Elle rit de nouveau mais, cette fois, l’hilarité avait cédé le pas à la cruauté. « Tu le verras dans toute sa gloire, Dérae, et tu sombreras dans le désespoir. — Non, répondit la prêtresse sur un ton peu convaincant. Parménion t’empêchera de mener tes manigances à bien. — Il se fait vieux, lui aussi, et Aristote s’est enfui vers d’autres mondes, d’autres époques. Plus personne ne peut m’arrêter. — Pourquoi es-tu venue ici ? — Pour te tourmenter et te faire du mal, bien sûr, répondit Aïda, tout sourire. Pour te dire que l’heure du Dieu Noir approche et que nul ne pourra s’y opposer. — Même si tu as raison, cela ne durera pas. Alexandre ne vivra pas éternellement, il finira bien par rendre l’âme. — Peut-être, mais quelle importance ? Quand sa dépouille charnelle aura été dévorée par les vers, les charognards ou même les flammes, l’Esprit du Chaos sera de nouveau libre et ses disciples lui trouveront un nouvel hôte. Car lui est immortel. — Pourquoi le sers-tu, Aïda ? Il n’est que douleur et souffrance, haine et désespoir. — Pourquoi ? Comment peux-tu me poser une telle question ? Tu es en train de dépérir devant mes yeux, tandis que sa bénédiction préserve ma jeunesse. Je suis riche et j’ai de nombreux esclaves et soldats. Mon corps peut apprécier tous les plaisirs connus, et bien d’autres encore dont tu n’as aucune idée. Quel autre maître aurait autant à m’offrir ? » À son tour, Dérae se fendit d’un sourire. « Tu peux bien garder tes pitoyables trésors, ils ne m’intéressent pas. — Pitoyables ? répéta Aïda. Je t’accorde que tu sais mieux que moi ce que ce terme veut dire. Tu n’as connu qu’un seul amant. Moi, j’en ai eu des milliers, hommes, femmes et démons. Mon corps a ressenti des plaisirs que tu es bien incapable d’imaginer. — Et je n’en ai nulle envie. Tu te trompes, Aïda, l’amour ne se résume pas à la multiplicité des amants, bien au contraire. Tu es incapable de le connaître, car tu ignores tout de sa véritable nature. Tu es venue me tourmenter, dis-tu ? Eh bien, tu as échoué. Il fut un temps où je te haïssais, mais aujourd’hui, je n’éprouve plus que de la pitié pour toi. Tu viens de me faire un beau cadeau et je t’en remercie. — Dans ce cas, en voici un autre, siffla la Dame Noire en se levant. Parménion sera tué par Alexandre, et tous tes rêves s’envoleront en fumée. Réfléchis-y bien, vieille sorcière ! » Dérae resta immobile et silencieuse alors qu’Aïda s’en allait. La portière du chariot s’ouvrit puis se referma, un fouet claqua et les chevaux hennirent. « Ils sont déjà partis ? demanda Camfitha en déposant son plateau sur le banc. — Oui. — S’agissait-il de la reine ? — Non, juste d’une femme que j’ai connue autrefois. » Un éclair déchira le ciel tandis qu’Alexandre sortait du palais et remontait l’avenue déserte menant à la place du marché. Minuit approchait et il n’y avait presque personne dans la rue, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir la certitude d’être suivi. Deux fois, il lui sembla apercevoir un homme en cape noire dans son dos, mais il ne voyait personne quand il se retournait. Deux prostituées l’interpellèrent alors qu’il traversait l’agora, mais il refusa d’un sourire. « Je te fais un prix, mon mignon, lui proposa la plus jeune. — Je n’ai pas d’argent », répondit-il en écartant les bras et elles se désintéressèrent de lui. Percevant un mouvement sur sa gauche, il se tourna brusquement, dague à la main. Personne. Un nouvel éclair fit danser les ombres projetées par les immenses piliers du temple de Zeus. Le prince secoua la tête. Tu as peur des ombres, maintenant, se moqua-t-il. Rengainant son arme, il poursuivit son chemin. Autrefois, il aurait fait appel à ses pouvoirs pour s’assurer qu’il n’était pas suivi, mais il ne les possédait plus depuis le jour où Parménion avait agrafé le collier autour de son cou. Le prix à payer avait été bien maigre pour être enfin débarrassé de l’Esprit du Chaos. Personne ne pouvait comprendre le bonheur qu’il éprouvait depuis son retour d’Egéa sans avoir enduré la solitude qui était son lot quotidien depuis son plus jeune âge. Etre capable de toucher les autres sans risquer de les tuer, pouvoir les serrer contre lui et se repaître de leur chaleur… Tant de plaisirs simples lui étaient désormais autorisés : faire partie d’un groupe, monter à cheval, rire et partager ses émotions avec autrui… Il caressa machinalement l’amulette glacée. Traversant la rue des Tanneurs, il remonta l’avenue de l’Étalon en mettant les zones d’ombre à profit, l’oreille aux aguets pour capter d’éventuels signes de poursuite. Comment pouvait-il se retrouver dans cette situation, à se cacher comme un voleur pour aller parler en secret à Parménion ? Le retour d’Egéa avait été un événement joyeux. La bonne humeur de Philippe s’était prolongée des mois durant et, alors même qu’il se battait en Thrace ou en Chalcidique, il envoyait de fréquents messages à son fils. Quand cela avait-il changé ? Était-ce à cause du cheval ? Il se souvenait clairement de l’instant, cinq ans plus tôt, où Parménion avait présenté Bucéphale au roi. Le festival d’Artémis durait depuis quatre jours déjà et Philippe était légèrement aviné lorsque le dresseur thessalien avait amené l’étalon noir sur le terrain de manœuvres. Haut de dix-sept paumes, l’animal avait les épaules puissantes et le regard fier. Le roi avait immédiatement dessaoulé. Sautant sur ses pieds – il n’avait pas encore contracté sa blessure à la jambe –, il s’était approché du destrier. « Je n’ai jamais vu un tel cheval, s’était-il exclamé. — Titan était son père. Je ne l’ai monté qu’une seule et unique fois, mais je ne l’ai jamais oublié. — Je t’en donne cinq talents d’argent. — Il n’est pas à vendre, sire, même pour vous. C’est un cadeau pour Alexandre. » Philippe avait flatté le cou de Bucéphale d’une main tremblante. « C’est un destrier, pas un cheval pour enfant, Parménion. Dix talents. Alexandre pourra avoir un autre animal. » Le Spartiate avait pincé les lèvres et le rouge de la colère lui était monté aux joues. « Je ne puis vous laisser acheter le cadeau d’un autre, sire, avait-il protesté. J’ai d’autres destriers de qualité que je serais heureux de vous offrir. — C’est lui que je veux ! s’était emporté le roi. — Non », avait tranché Parménion d’une voix aussi douce qu’autoritaire. Philippe avait inspiré profondément avant de se retourner vers Alexandre, qui ne le quittait pas des yeux. « S’il est capable de le monter, il peut le garder, avait-il déclaré en retournant à son estrade. — Merci, Parménion, avait murmuré l’adolescent en s’approchant de Bucéphale. Mais comment vais-je pouvoir me hisser sur son dos ? Il me faudrait une échelle. — Caresse-lui le museau, souffle doucement dans ses narines et recule-toi. » Alexandre avait obéi pour s’apercevoir, stupéfait et fou de joie, que l’étalon s’agenouillait devant lui. Saisissant la crinière noire, il avait sauté sur le dos de Bucéphale, qui s’était aussitôt relevé. « Hia ! » s’était écrié le jeune prince en piquant des deux. Le destrier s’était élancé et Alexandre n’avait pas oublié les sensations ressenties lors de ces premiers instants ; jamais il n’avait connu cheval plus rapide ou plus puissant. Mais son père n’avait pas décoléré pendant des jours, et même après qu’il se fut calmé, il n’avait jamais oublié l’affront. Alexandre ne s’en était guère préoccupé, car il savait que son père avait des raisons de s’inquiéter, il préparait en effet la guerre contre Athènes et Thèbes, deux adversaires à la terrible réputation. Les Athéniens avaient ainsi anéanti une gigantesque armée perse à la bataille de Marathon, tandis que les Thébains avaient mis fin à la prééminence de Sparte, une trentaine d’années plus tôt, à Leuctres. Unies contre la Macédoine, les deux cités constituaient la pire menace que Philippe ait jamais eu à affronter. Faisant une courte halte à une fontaine publique, Alexandre but quelques gorgées d’eau et en profita pour examiner furtivement les bâtiments qui l’entouraient. L’homme à la cape noire semblait avoir disparu… si tant est qu’il ait jamais existé. Le prince se permit un petit sourire. Le tonnerre gronda au loin, aussitôt suivi par un éclair en trident. Le vent se leva mais il ne pleuvait toujours pas. La nuit précédant la bataille de Chéronée aussi, la foudre avait frappé. En cette occasion, Alexandre s’était tenu en compagnie de Parménion au sommet de la colline surplombant le camp ennemi. Près de trente mille hommes : soldats aguerris du Bataillon Sacré, cavaliers de Corinthe, hoplites athéniens, lanceurs de javelots… « N’es-tu pas triste ? avait-il voulu savoir. Tu as bien aidé le Bataillon Sacré à se former, n’est-ce pas ? — Oui, avait répondu Parménion. Et il y a là certains des hommes que j’ai entraînés, ou leurs fils. Cela me rend malade, mais j’ai décidé de servir ton père… et eux ont choisi de devenir ses ennemis. » Le Spartiate s’était détourné avec un haussement d’épaules fataliste. L’affrontement avait été farouche, le Bataillon Sacré tenant les phalanges macédoniennes en échec, mais Philippe avait finalement réussi à porter une charge décisive contre le flanc gauche de l’ennemi. Les Corinthiens avaient craqué et la bataille avait tourné. Alexandre revit le javelot qui avait transpercé le cœur de la monture du roi et la chute de ce dernier. Les soldats ennemis s’étaient précipités sur lui, mais le prince avait lancé Bucéphale dans une charge désespérée. Philippe était blessé aux deux bras, mais Alexandre l’avait rejoint juste à temps. Il l’avait hissé en croupe et l’étalon noir les avait conduits hors de danger. C’était la dernière fois que Philippe avait serré son fils contre lui… Le jeune homme soupira. Il avait presque atteint le lieu de rendez-vous. Alors qu’il traversait la rue des Potiers, trois hommes surgirent de l’ombre. Alexandre s’immobilisa en plissant les paupières. Vêtus de tuniques noires et armés de poignards, les inconnus se déployèrent pour l’entourer. Il recula en tirant son arme du fourreau. « Nous voulons juste ton collier, jeune prince, lui dit un homme trapu à la barbe noire parsemée de traînées blanches. Nous ne te ferons aucun mal. — Si vous le voulez vraiment, venez le chercher, rétorqua Alexandre. — Cette babiole vaut-elle plus que ta vie ? demanda un individu élancé au faciès de loup. — En tout cas, elle vaut davantage que la vôtre. — Ne nous oblige pas à te tuer », l’implora le premier. Alexandre fit encore quelques pas en arrière, mais son dos finit par venir buter contre le mur d’une maison. Il avait la gorge sèche, conscient qu’il ne pourrait se débarrasser de ses trois agresseurs sans se faire lui-même blesser, ou pire. L’espace d’une seconde, il fut tenté d’accéder à la demande de ces hommes, puis il se rappela le toucher mortel et la terrible solitude de sa jeunesse. Plutôt mourir que de la connaître à nouveau. Ses yeux se posèrent sur le grand maigre. Ce serait lui le plus dangereux, il devait être vif comme un serpent. Les brigands s’écartèrent encore pour l’attaquer de trois côtés à la fois. Il banda ses muscles et se prépara à bondir vers la droite. « Rangez vos armes », entendit-il alors. La voix était grave et assurée, et les malfrats se figèrent. Leur chef se tourna pour voir un homme en cape noire qui se tenait derrière eux, l’épée à la main. « Admettons que nous acceptions, fit-il. — Dans ce cas, je vous laisse la vie sauve. — Très bien. » Le barbu s’écarta lentement sur le côté, suivi de ses comparses. Une fois suffisamment éloignés du nouveau venu, tous trois firent volte-face et se fondirent dans l’ombre. « Merci à toi », fit Alexandre sans rengainer son poignard. L’autre gloussa en constatant sa méfiance. « Je me nomme Hépheston et le seigneur Parménion m’a demandé de vous protéger, prince. Venez, je vous emmène jusqu’à lui. — Après toi, mon ami. Je te suis. » La demeure de Mothac se trouvait dans l’un des quartiers pauvres de Pella, ce qui permettait au Thébain de rencontrer discrètement ses agents. La maison à un étage était entourée d’un haut mur. Il n’y avait nul jardin, mais une petite cour à moitié couverte d’un toit de plantes grimpantes donnait sur l’arrière du bâtiment. L’unique andron, pièce sans fenêtre ni fioritures, contenait à peine trois divans et quelques tables basses. C’était en ce lieu que Mothac recevait ses espions, il était en effet impossible d’entendre les conversations de l’extérieur. « Qu’est-ce qui arrive à mon père ? » demanda Alexandre alors que Parménion le faisait entrer. Le général secoua la tête. « Je ne sais pas vraiment », répondit-il avec un haussement d’épaules. Il s’étendit sur un long divan, et Alexandre se rendit compte à quel point son aîné paraissait fatigué. Cela le surprit, car il avait toujours élevé Parménion au rang de héros invincible et indestructible. Mais aujourd’hui, il ressemblait à n’importe quel sexagénaire : ses cheveux étaient gris, son visage marqué et ses yeux bleus soulignés par des poches sombres. Attristé, le prince détourna le regard. « Il arrive parfois qu’on se dise que nos ambitions étaient plus belles tant qu’elles restaient à l’état de rêves, poursuivit le Spartiate. Je pense que cela constitue une partie de l’explication. — Je ne comprends pas. C’est le plus puissant roi de Grèce, il possède tout ce qu’il désire. — C’est exactement là où je veux en venir. Quand je l’ai rencontré à Thèbes, ce n’était qu’un enfant prêt à affronter avec courage un assassinat qu’il croyait imminent. Il ne désirait pas être roi, mais la Macédoine s’est retrouvée au bord du gouffre lorsque son frère a péri au combat. Philippe a accepté la couronne pour sauver le pays. Peu après, il s’est mis à rêver de grandeur – pas pour lui, mais pour le royaume et son fils à venir. Il voulait te bâtir un empire. — Mais il l’a fait. — Je sais, mais quelque chose l’a changé en chemin. Aujourd’hui, c’est pour lui, et non pour toi, qu’il agit. Plus il vieillit et plus il considère ta jeunesse et tes dons évidents comme une menace. Je me trouvais à ses côtés, en Thrace, quand nous avons été avertis de la révolte des Triballiens. Il souhaitait rentrer immédiatement, car il savait que ces tribus pouvaient se montrer extrêmement dangereuses, une campagne contre elles nécessiterait des mois de planification intensive. C’est alors que nous avons appris ton éblouissante victoire. Tu as contourné le gros de leurs forces et, en te montrant plus intelligent qu’eux, tu l’as emporté en dix-huit jours. C’était un exploit splendide et j’en ai été très fier. Lui aussi, je crois, mais tout cela l’a surtout incité à penser que tu serais bientôt prêt à régner. » Alexandre secoua la tête de dépit. « C’est sans espoir, se lamenta-t-il. J’essaye de lui faire plaisir en excellant dans tout ce que j’entreprends, mais il ne m’en craint que davantage. Que puis-je faire, Parménion ? Vaudrait-il mieux que je sois retardé, comme mon frère Arridéos ? Comment dois-je me comporter ? — Je crois qu’il te faut quitter Pella. — Que je m’en aille ? » Le prince se tut brusquement. Il dévisagea le général de longues secondes durant mais, pour la première fois de sa vie, son aîné refusa de le regarder en face. « Il veut m’éliminer ? murmura-t-il, incrédule. Est-ce ce que tu tentes de me faire comprendre ? » Quand Parménion accepta enfin de croiser le regard de son jeune interlocuteur, son expression s’était faite lugubre. « Je le pense, oui, avoua-t-il. Jour après jour, il se convainc un peu plus que ta traîtrise est imminente, quand d’autres ne cherchent pas à lui mettre cette idée en tête. Il se renseigne sur tes faits et gestes et les déclarations de tes amis. Un de tes proches est à sa solde, mais j’ignore de qui il s’agit. — Un de mes amis ? répéta Alexandre, choqué. — Oui… ou, du moins, qui le prétend. — Crois-moi, Parménion, je n’ai jamais rien dit contre mon père, pas plus que je ne me suis permis de critiquer ses actions. Pas même auprès de mes compagnons. Ceux qui affirment le contraire sont des menteurs ! — Je le sais bien, mon garçon. Je te connais mieux que quiconque. Mais nous devons trouver le moyen de faire en sorte que Philippe en prenne conscience. En attendant, il vaudrait mieux que tu quittes la cité. De mon côté, je ferai tout mon possible pour le convaincre. — Je ne peux pas, refusa Alexandre. Je suis l’héritier de la couronne et je n’ai rien à me reprocher. Je refuse de m’enfuir. — Crois-tu que seuls les coupables viennent à mourir ? Tu imagines que ton innocence est un bouclier qui te permettra de détourner la lame de l’assassin. Mais où se trouvait-il, ce soir, lorsque l’on t’a agressé ? Sans l’intervention d’Hépheston, tu serais mort. — Peut-être, concéda le prince. Mais ce n’étaient pas des assassins, ils voulaient juste le collier. » Parménion pâlit brusquement. Il traversa la pièce jusqu’à une table sur laquelle avaient été posés un pichet de vin et deux coupes. Sans proposer à boire à son compagnon, il se versa un peu de vin, qu’il but d’une seule rasade. « J’aurais dû m’en douter, murmura-t-il. — De quoi ? — Le départ d’Aristote. Sur le moment, cela m’a troublé, et je sais désormais pourquoi. Il y a bien longtemps… juste avant ta naissance… j’ai dû accomplir un voyage… un voyage périlleux. Aristote m’a accompagné, mais il s’est enfui en pensant que tout était perdu. Et en Egéa, il s’est comporté de la même manière, sous les traits de Chiron. Tu t’en souviens ? Lorsque nous sommes arrivés à la forêt de Gorgone, il s’est transformé en centaure, ne reprenant son apparence normale qu’une fois Philippos vaincu. — Il m’en a parlé, en me disant qu’il avait pris peur. — C’est exact. Il a parfois des accès de couardise auxquels il ne peut résister. Je l’ai toujours su, mais je ne l’en blâme pas pour autant. C’est dans sa nature, et il fait tout son possible pour dépasser cet état de fait, mais il n’empêche que c’est un lâche. Il s’est de nouveau enfui et, ce soir, quelqu’un a cherché à te dérober ton amulette. — Sans doute s’agissait-il de voleurs comme les autres, non ? — C’est possible, mais j’en doute. Trois hommes dans une rue déserte… que faisaient-ils là ? Espéraient-ils vraiment qu’un riche marchand passerait dans les parages ? Et le collier n’est pas particulièrement visible, surtout de nuit. Sans compter qu’il n’a pas l’air d’un bijou de valeur. Non. Depuis que nous sommes revenus d’Egéa, je vis dans la crainte du retour du Dieu Noir. » Il remplit de nouveau sa coupe et rejoignit son divan. « Je ne suis pas devin, Alexandre, mais je sens sa présence. — Il est parti, se défendit le prince. Nous l’avons vaincu. — Non, il attend son heure, tout simplement. Tu as été choisi pour être son hôte, et seul le collier te protège de son influence. — Eh bien, ils ne l’ont pas eu. — Cette fois-ci ! Mais ils essayeront de nouveau. Sans doute pensent-ils que l’heure est venue. — J’ai failli perdre l’amulette à deux reprises, l’année dernière, expliqua Alexandre. Au cours de la bataille contre les Triballiens, une flèche a ricoché contre ma cuirasse, cassant deux des maillons en or. Mais je l’ai fait réparer, même si l’orfèvre n’a pas compris pourquoi je refusais d’ôter ce bijou tandis qu’il officiait ; il m’a brûlé à deux reprises. Et puis, alors que je chassais, un choucas s’est jeté sur moi et ses serres se sont refermées sur le collier. Je l’ai repoussé d’une gifle mais, alors qu’il s’enfuyait, je me suis aperçu que l’agrafe était ouverte. J’ai réussi à le retenir pendant que je le refermais. — Nous devons rester sur nos gardes, mon garçon, l’enjoignit Parménion. Et si tu refuses de quitter Pella, accéderas-tu tout de même à l’une de mes requêtes ? — Bien sûr, tu n’as qu’à demander. — Conserve Hépheston avec toi. C’est le meilleur de mes jeunes officiers. Il a l’œil vif et l’esprit plus encore, il protégera tes arrières. Fais-lui rejoindre tes Compagnons. Avec le temps, il découvrira l’identité du traître. » Le prince eut un sourire empreint de tristesse. « Tu sais, il est difficile de qualifier de traître une personne qui fait ses rapports au roi. Par contre, un rendez-vous secret entre le général en chef et le prince héritier pourrait bien être considéré comme un acte de trahison. — Certains verraient en effet la chose de cette manière, concéda le Spartiate. Mais nous savons toi et moi qu’il n’en est rien. — Ôte-moi d’un doute, Parménion : quel camp choisiras-tu si mon père se dresse contre moi ? — Le sien, bien sûr. Car j’ai fait le serment de le servir, et jamais je ne le trahirai. — Et s’il me tue ? — Dans ce cas, je quitterai son service et je partirai de Macédoine. Mais faisons en sorte que la situation ne se détériore pas à ce point. Nous devons lui faire comprendre que tu lui es loyal. — Je ne lui ferai jamais le moindre mal, pas même pour me défendre. — Je sais, fit le strategos en serrant le jeune homme contre son sein. Va, maintenant. Hépheston t’attend à la grande porte. » Le Palais d’Été, Agîa, été 337 av. J.-C. Olympias s’agenouilla devant la Dame de Samothrace, inclinant la tête pour recevoir la bénédiction de son ancienne maîtresse. « Allons, lui dit Aïda. Tu es reine, désormais. Tu n’as pas à te comporter ainsi avec moi. — Reine ? répondit amèrement Olympias. Alors que mon mari a sept femmes ? — Tu es la mère de son unique héritier, la rassura la grande prêtresse de Kadmilos. Cela, rien ni personne ne pourra te l’ôter. — Le crois-tu vraiment ? demanda la reine en s’asseyant à côté de la visiteuse. Cléopâtre va lui donner un fils. Je le sais, car il s’en vante constamment. Et il déteste Alexandre. Que dois-je faire ? » Aïda entoura sa cadette de son bras et lui baisa doucement le front. « Ton fils sera roi », lui garantit-elle d’un souffle. Ce disant, elle observa fugitivement la fenêtre ouverte. Qui pouvait savoir si leur conversation n’était pas espionnée ? L’esprit de la Dame Noire sonda les environs, s’assurant que personne ne pouvait les entendre. « Autrefois, je le croyais, Aïda. Et j’ai été si heureuse à Samothrace, avant le mariage. Je pensais que Philippe était le plus grand roi qui soit au monde et mon bonheur ne connaissait pas de limites. Mais il y a toujours eu quelque chose entre nous, une sorte de malaise… je ne sais comment le décrire. Ce n’est que lors de la toute première nuit que je nous ai sentis unis comme tu me l’avais annoncé. Aujourd’hui, il ne peut me voir sans se mettre en colère. M’a-t-il un jour aimée ? — Qui peut savoir quelles émotions habitent les hommes ? répondit la prêtresse en haussant les épaules. Leur cerveau se trouve entre leurs jambes. Ce qui compte, c’est de savoir ce que nous allons faire maintenant. Tu n’ignores pas que tu as été choisie pour mettre au monde un enfant bien particulier, un roi d’entre les rois, un dieu. Tu as accompli ta destinée. Sois-en fière, ma sœur, et laisse-moi me charger du reste. — Tu es en mesure d’aider Alexandre ? — Je peux faire beaucoup de choses, mais parle-moi d’abord de ton fils. Quel genre d’homme est-il devenu ? » La reine retrouva subitement toute sa bonne humeur. Le visage radieux, elle évoqua les exploits d’Alexandre, mais aussi sa bonté, sa force et sa fierté. Aïda écouta patiemment, une expression de fascination plaquée sur le visage, n’hésitant pas à battre des mains par moments. Elle commençait à périr d’ennui quand Olympias se rendit compte que le temps passait. « Je parle trop, s’excusa-t-elle. — Pas le moins du monde, la rassura faussement Aïda. Il a l’air merveilleux, exactement comme nous l’avions rêvé. Je l’ai vu marcher aujourd’hui, en compagnie d’un groupe de jeunes gens. Il est extrêmement séduisant. Je me suis aperçue qu’il portait un collier et cela a piqué mon intérêt. Ce bijou est manifestement très ancien, d’où vient-il ? — Il s’agit d’un cadeau qu’on lui a fait il y a bien longtemps de cela. Il ne le quitte jamais. — J’aimerais l’examiner. Pourrait-il me l’apporter ? » Olympias secoua catégoriquement la tête. « Je suis désolée, mais c’est impossible. Vois-tu, il fut un temps où Alexandre semblait… possédé. Le collier le protège, il ne peut se permettre de l’enlever. — Ridicule ! trancha la Dame de Samothrace. C’était un enfant, incapable de contrôler ses immenses pouvoirs. Mais Alexandre est un homme maintenant. — Non, réitéra la reine. Je refuse de prendre le risque. — N’as-tu donc aucune confiance en moi ? » demanda Aïda en montrant juste le degré de peine nécessaire. « Non, ce n’est pas ça, lui certifia la reine en lui prenant la main. Mais… j’ai peur que la noirceur qui était autrefois en lui ne revienne et ne finisse par le détruire. — Vois plutôt les choses de cette façon, ma chérie : sans le collier, il deviendra si puissant que nul homme ne pourra jamais le tuer. — Tu penses que Philippe… non, je ne puis le croire ! — Tu n’as jamais entendu parler d’un souverain éliminant ses propres fils ? Étrange. Cela se produit pourtant couramment en Perse. — Ici aussi, concéda Olympias. Mais Philippe n’est pas ce genre d’homme. Quand il est devenu roi après la mort de son frère, il a épargné la vie de son neveu. Cela a surpris tout le monde, car Amyntas était l’héritier naturel du trône. — Et où est-il, désormais ? — Amyntas ? Il sert dans la Garde. Il est totalement dévoué à Philippe et n’a aucune envie d’être roi. — Aujourd’hui, peut-être… mais que se passerait-il si Philippe venait à mourir ? — Alexandre lui succéderait. — Et Amyntas éprouve-t-il de la loyauté envers lui ? » La reine détourna les yeux. « Non, avoua-t-elle. Ils ne sont pas amis. — Et le fils de Perdiccas est un vrai Macédonien, n’est-ce pas ? — Pourquoi essayes-tu de me faire peur ? Amyntas ne représente pas une menace pour Alexandre. — Le péril est partout, rétorqua sèchement Aïda. Je ne suis ici que depuis trois jours et je n’entends parler que de succession. La famille d’Attalus rêve de voir le fils de Cléopâtre devenir roi, tandis que d’autres prêtent serment d’allégeance auprès d’Amyntas et que d’autres encore évoquent Arridéos. — Mais le pauvre est retardé ! Il bave sans cesse et est incapable de marcher droit. — Cela ne l’empêche pas d’être le fils de Philippe, et certaines personnes aimeraient pouvoir régner par son entremise. Antipatros, peut-être… — Arrête ! Vois-tu donc des ennemis partout ? — Oui, confirma la Dame Noire d’une voix douce. Je vis depuis bien longtemps, et je me suis aperçue que la traîtrise venait naturellement à l’homme. Alexandre a beaucoup d’amis et d’ennemis, et le problème consiste à différencier les uns des autres. — Tu comprends les mystères, Aïda. Sais-tu où le danger se cache ? — Un terrible ennemi doit être abattu, répondit la prêtresse en regardant la reine droit dans les yeux. — Qui ? souffla Olympias. — Tu le sais déjà, je n’ai nul besoin de te révéler son nom. » Plongeant la main dans une poche de sa robe noire, elle en tira une pièce d’or qu’elle présenta entre le pouce et l’index. « Ne trouves-tu pas que le portrait est ressemblant ? » demanda-t-elle en envoyant d’une pichenette la pièce sur les genoux de son ancienne disciple. Incapable de répondre, Olympias contempla longuement le profil de Philippe de Macédoine. Étendant ses longues jambes, Hépheston posa les mollets sur le repose-pieds du divan. Les cris des fêtards lui faisaient mal au crâne et il ne goûta que du bout des lèvres le vin fortement noyé d’eau qu’il s’était versé dans son gobelet perse. De l’autre côté de la salle, Ptolémée et Cassandre s’affrontaient à la lutte. Ils avaient déjà renversé plusieurs tables, projetant fruits et sucreries en tous sens. Les deux hommes avaient glissé à plusieurs reprises sur ces obstacles improvisés et ils étaient maculés de jus de fruits. Hépheston cessa de s’intéresser à eux. Philopas et Alexandre jouaient à un jeu perse utilisant dés et pièces d’or ou d’argent. Les autres compagnons du prince pariaient dans leur coin ou cuvaient béatement le vin qu’ils avaient ingurgité. Hépheston s’ennuyait à mourir. Soldat depuis l’âge de quinze ans, il n’aimait rien tant que le grand air et dormir à la belle étoile pour se lever à l’aube, à l’appel des cornes de guerre. Mais cela ? Des coussins moelleux, du vin capiteux, des jeux plus stupides les uns que les autres… Il s’assit et se concentra plus attentivement sur Philopas. Il ressemble tellement à son père, songea-t-il, et pourtant les deux hommes ne sauraient être plus différents. Il était passionnant de les comparer. Même leur démarche féline était similaire. Mais celle de Parménion dégageait juste une impression d’assurance, tandis que Philopas suintait l’arrogance par tous les pores de sa peau. Les sourires du père étaient toujours bien perçus, tandis que ceux du fils paraissaient immanquablement moqueurs. Les divergences étaient subtiles, mais ô combien significatives. Hépheston s’étira et se leva. Approchant d’Alexandre, il le salua et lui demanda la permission de se retirer. Le prince la lui accorda avec un large sourire. « Dors bien, mon ami », lui dit-il. Hépheston sortit par le couloir illuminé de torches, hochant la tête à l’intention des gardes qui le saluaient sur son passage. La brise nocturne communiquait une agréable sensation de fraîcheur aux jardins. Inspirant profondément, il vérifia qu’il n’était pas suivi et se cacha derrière un arbre proche de la porte est. Il y avait là un banc en marbre dissimulé par l’épaisse végétation, et il s’assit patiemment. Une heure s’écoula, puis une autre. Enfin, une silhouette encapuchonnée sortit du bâtiment. Mais l’homme ne passa pas par le portail, préférant s’enfoncer dans les jardins. Hépheston le suivit en restant tapi dans l’ombre. Le lierre poussait en abondance autour de la porte par laquelle l’inconnu avait disparu et la senteur entêtante des roses provenait de l’autre côté du mur. Hépheston se cacha près du battant. Il reconnut instantanément les deux hommes qui discutaient dans le petit jardin privé. « Parle-t-il de me trahir ? s’enquit Philippe. — Non, sire, mais son mécontentement augmente de jour en jour. Ce soir, je lui ai demandé ce qu’il pensait de la campagne à venir, et il m’a détaillé un plan permettant de s’emparer d’une cité fortifiée. Il s’exprime comme un général, et je crois qu’il se verrait bien à la tête de l’armée. » Hépheston plissa les paupières. Les choses ne s’étaient nullement déroulées de la manière qu’avançait l’espion. En réalité, Alexandre avait juste remarqué – après qu’on lui eut à plusieurs reprises demandé son opinion – qu’il était nécessaire de faire preuve de patience lorsque l’on s’engageait dans un siège. « Attalus pense que mon existence est menacée, poursuivit Philippe. Es-tu d’accord avec son analyse ? — Il m’est difficile d’être catégorique, sire. Mais le prince est jaloux de votre récent mariage. Tout est possible. — Merci. Ta loyauté t’honore. Je ne l’oublierai pas. » Hépheston se cacha plus encore en comprenant que le traître allait ressortir. Attendant plusieurs minutes après le départ de l’homme, il se rendit enfin chez Parménion. Une lanterne brûlait dans le bureau du rez-de-chaussée, de fins rais de lumière sortaient par les interstices des volets en bois. Le soldat frappa doucement et son général lui ouvrit. Reconnaissant son visiteur nocturne, Parménion lui fit signe de passer par la porte de derrière. Une fois à l’intérieur, il lui offrit du vin, mais Hépheston préféra un peu d’eau. « Alors, il s’agit bien de Philo ? » demanda le strategos. Le jeune homme hocha la tête. Sans afficher la moindre expression, le Spartiate retourna s’asseoir dans son fauteuil en cuir. « Je m’en doutais. Raconte-moi tout. » Hépheston s’exécuta, répétant les paroles déformées que Philopas avait rapportées au roi. « Mais qu’a-t-il à y gagner, monsieur ? s’étonna-t-il une fois qu’il en eut fini. Le prince est son ami et l’héritier du trône. L’avenir de Philopas est assuré si Alexandre devient roi, non ? — Ce n’est pas ainsi qu’il voit les choses. Tu as fait du bon travail, Hépheston. Je suis content de toi. — Je suis désolé que tous ces renseignements vous aient attristé. — Je le savais déjà… dans mon cœur. » Parménion se frotta les yeux et vida sa coupe d’un seul trait. « Puis-je retourner à mon régiment, monsieur ? La vie de palais ne me convient pas. — Non, je suis désolé. Je crois Alexandre en danger et je te veux à ses côtés pendant quelque temps encore. Tu veux bien faire cela pour moi ? » Le soldat laissa échapper un petit soupir. « Vous savez bien que je ne peux rien vous refuser, monsieur. Mais s’il vous plaît, faites en sorte que ce ne soit pas trop long. — Un mois, tout au plus. Et maintenant, va te reposer. J’ai cru comprendre qu’Alexandre souhaitait partir chasser demain – ou plutôt aujourd’hui – à l’aube. — Je ne vais pas m’en plaindre, pouffa le jeune homme. Que comptez-vous faire au sujet de Philopas ? — Ce qui doit être fait. » Parménion se réveilla juste après l’aube, mais ces quelques heures de sommeil ne l’avaient nullement reposé. Ses rêves avaient été emplis d’anxiété et de désespoir, et il se leva d’humeur maussade. Ouvrant les volets de sa chambre, il contempla la cité. Tout le monde voyait en lui le général en chef des armées de Macédoine, un conquérant, un homme puissant. Mais aujourd’hui, il se sentait vieux et usé. L’un de ses fils, Alexandre, était trahi par un autre, Philopas, tandis que le roi que Parménion aimait achevait de se convaincre qu’il lui fallait éliminer son héritier. Ce champ de bataille n’était pas de ceux où le strategos pouvait faire l’un de ces miracles dont il était coutumier. Celui-ci ressemblait davantage à la toile qu’une araignée venimeuse tissait sur la capitale et le royaume, corrompant tout ce qu’elle touchait. Mais qui jouait le rôle du prédateur ? Attalus ? L’ancien assassin était froid et ambitieux, mais Parménion ne le croyait pas capable de manipuler Philippe. Néanmoins, qui restait-il si on le faisait disparaître de la liste des suspects ? Le Spartiate appela deux de ses serviteurs, à qui il ordonna de préparer son bain. Quelques années plus tôt, il aurait débuté sa journée par plusieurs milles de course à pied, destinés à chauffer ses muscles et à lui vider l’esprit. Mais ses membres étaient désormais trop raides pour qu’il puisse se permettre de dépenser son énergie de la sorte. Un plateau de pommes avait été déposé près de la fenêtre ; il en prit une et croqua dedans, mais elle était trop mûre et il jeta les autres par la fenêtre. Alors, qui était l’araignée ? Il n’existait pas de réponse simple à cette question. Le roi avait désormais dépassé le cap de la cinquantaine et il était naturel que les jeunes commencent à lui chercher un successeur. La plupart soutenaient Alexandre, mais certains s’accommoderaient fort bien d’Arridéos si facile à manipuler, et beaucoup se souvenaient subitement qu’Amyntas était l’héritier de Perdiccas, à qui Philippe avait succédé. Parménion s’obligea à penser à autre chose. Connaissant bien Amyntas, il savait que le garçon n’avait nul désir de devenir chef, et qu’il ne possédait de toute façon pas les compétences nécessaires. C’était un officier aimable et facile à vivre, mais à l’imagination et à l’esprit d’initiative limités. Non, il fallait plutôt se pencher sur la défiance toujours plus grande que Philippe éprouvait à l’égard d’Alexandre. Philopas l’abreuvait de mensonges et de semi-vérités, mais il n’était pas assez intelligent ni sournois pour avoir organisé seul une telle fourberie. Étudiant la question sous tous ses angles, le Spartiate passa une bonne heure dans son bain, mais aucune solution ne lui était apparue lorsque Mothac vint lui parler des messages que lui avaient envoyés ses agents d’Asie Mineure. « Le grand roi a renforcé ses garnisons à l’ouest et envoyé des troupes dans toutes les cités grecques de la côte, rapporta le Thébain. Mais pas beaucoup ; trois mille hommes, tout au plus. Curieux. — La Perse est vaste, répondit Parménion. Il pourrait se constituer une armée colossale en un peu plus d’un mois. Non, il cherche juste à nous faire savoir qu’il est au courant de nos intentions. Quelles sont les nouvelles de Thèbes ? — L’agitation habituelle. Personne n’apprécie le fait d’avoir une garnison étrangère à la Cadmée. Tu es bien placé pour le savoir ! — C’est vrai, oui », fit Parménion. Il se rappelait clairement l’époque où lui-même vivait dans la cité béotienne. La forteresse se trouvait alors sous contrôle Spartiate. « On parle de plus en plus d’or perse pour louer les services de mercenaires permettant de reprendre la Cadmée, poursuivit Mothac. — Oh, je ne doute pas que le grand roi soit prêt à financer un tel effort. Il doit être en train de dilapider ses richesses dans toutes les directions : vers Sparte, Athènes, Corinthe, ou encore Phérae. Mais, cette fois, il n’atteindra pas son but. Il n’y aura pas de révolte dans notre dos. — N’en sois pas si sûr, grommela Mothac. Thèbes a déjà montré qu’elle était capable de se libérer du joug de l’oppresseur. — Sauf qu’elle avait un Épaminondas et un Pélopidas pour l’aider… et que Sparte était l’ennemie. Mais la situation est différente, aujourd’hui. Les Spartiates avaient à cœur d’éviter une nouvelle guerre contre Athènes. Aujourd’hui, en cas d’insurrection, Thèbes se retrouverait seule, et elle n’est pas de taille à affronter ne serait-ce qu’un cinquième de l’armée de Philippe. » Mothac secoua la tête, écœuré. « Voilà qui est parlé en vrai Macédonien, fit-il, cynique. Mais moi, je suis thébain et je réfute tes arguments. Le Bataillon Sacré est en train de se reconstituer. Thèbes sera de nouveau libre. » Parménion sortit de son bain et se ceignit la taille d’une serviette. « Le passé est révolu, Mothac, tu le sais. Thèbes retrouvera en effet sa liberté, mais seulement quand Philippe aura décidé qu’il peut lui faire confiance. — Quelle arrogance ! Quand je pense que c’est toi qui as rendu possible la libération de ma cité. Toi, oui, et non Épaminondas ! Qui nous a permis de reprendre la Cadmée, puis de vaincre l’armée Spartiate ? L’aurais-tu oublié ? Pourquoi es-tu différent, aujourd’hui ? Qui te dit qu’un jeune Parménion n’est pas en train de planifier la révolte de Thèbes alors même que nous parlons ? — Je suis sûr que c’est le cas, mais Sparte n’a jamais disposé de plus de cinq mille fantassins, et ses effectifs étaient dispersés. Philippe, lui, peut recruter quarante-cinq mille soldats macédoniens, auxquels il faut ajouter une bonne vingtaine de milliers de mercenaires et une armée de catapultes et de tours de siège. La situation a changé, Mothac. — Je m’attendais à ce que tu me dises cela, rétorqua le Thébain, rouge de colère. — Je suis désolé, mon ami. Que pourrais-je te dire d’autre ? » Il mit la main sur l’épaule de son vieux compagnon pour le réconforter, mais Mothac se dégagea brusquement. « Il est des sujets qu’il vaut mieux éviter, souffla-t-il. Changeons-en, s’il te plait. » Il ramassa ses papiers et les parcourut rapidement, mais son regain d’énergie ne dura pas. Brusquement, sa tête tomba en avant comme si son cou ne la supportait plus et il se mit à pleurer. « Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiéta Parménion en s’asseyant à côté de lui. — Ils vont tous mourir, répondit Mothac, des trémolos dans la voix. — Qui ça ? Qui va mourir ? — Les jeunes gens de ma cité. Ils vont prendre les armes et se faire massacrer jusqu’au dernier. » Parménion comprit soudain, horrifié. « Tu les as aidés à s’organiser. » Le Thébain opina du chef. « C’est ma cité, se justifia-t-il. — Sais-tu quand ils comptent attaquer la Cadmée ? — Non, mais c’est pour bientôt. — Il est encore possible d’éviter un bain de sang, Mothac. Je vais envoyer deux régiments supplémentaires en Béotie, cela devrait calmer les ardeurs des rebelles. Mais promets-moi que tu vas couper tout lien avec eux. Promets-le-moi ! — Je ne peux pas, tu comprends ? Ma seule présence ici fait de moi un traître depuis que tu as écrasé l’armée de Thèbes à Chéronée. J’aurais dû te quitter sans attendre, à l’époque. Aujourd’hui, il est temps que je rentre chez moi. — Non, ne pars pas, le supplia Parménion. Tu es mon meilleur ami, j’ai besoin de toi. — Tu n’as besoin de personne, répondit tristement Mothac. N’es-tu pas le strategos, la Mort des Nations ? Je me fais vieux, Parménion. Je retourne à Thèbes. Je veux mourir dans la cité où je suis né et être enterré à côté de la femme que j’ai aimée. » Sur ces mots, il se leva et sortit d’un pas raide. Agîa, hiver 337 av. J.-C. Ils avaient de nombreux noms mais Aïda les appelait Murmures. Les Perses d’antan les vénéraient au rang des démons mineurs, ou dévas, tandis qu’Akkadiens et Atlantes voyaient en eux l’âme de ceux qui étaient morts après avoir commis des actes maléfiques. Même les Grecs les connaissaient, sous une forme corrompue, ils les nommaient Harpies. Ils se rassemblaient autour de la Dame Noire telles de fines volutes de fumée à peine intelligentes mais animées d’émotions négatives : le mal, le désespoir, la mélancolie, la tristesse, la défiance, la jalousie, ou encore la haine. La cave était plus froide que le fond d’un lac au plus fort de l’hiver, mais Aïda s’interdit de trembler. Elle s’assit au centre de la pièce et les silhouettes indistinctes se mirent à flotter autour d’elle. Située à l’écart de la cité, la demeure qu’elle occupait avait autrefois appartenu à un petit noble macédonien, lequel avait péri lors de la campagne de Thrace. La prêtresse l’avait achetée à la veuve car la propriété présentait plusieurs avantages indéniables. Éloignée de tout, elle permettait d’agir en toute discrétion et possédait un jardin clos d’un haut mur, dans lequel ses acolytes pouvaient enterrer le corps des individus qu’il lui fallait sacrifier pour invoquer les Murmures. Elle tendit la main, appelant à elle l’une des formes brumeuses. Dès le premier contact, des images apparurent dans l’esprit de la servante de Kadmilos. Voyant Philippe effondré sur son trône, d’une humeur des plus maussades, elle éclata de rire. Comme il était aisé de manipuler les émotions des hommes ! Frôlant la deuxième silhouette spectrale, elle vit Attalus occupé à comploter. L’un après l’autre, les Murmures lui communiquèrent leur rapport à l’aide d’images, après quoi elle les renvoya dans leurs hôtes humains respectifs. Ressentant enfin les effets du froid glacial, elle se leva et quitta la cave. Tout allait pour le mieux. Philippe ne tarderait plus à mourir et la Dame de Samothrace serait là pour guider Alexandre. Qu’il était bel homme ! Oh, oui, elle l’aiderait en lui faisant découvrir des plaisirs dont il n’avait pas conscience et, quand il dormirait, elle détacherait l’amulette qui le protégeait et ouvrirait l’âme du nouveau roi au Dieu Noir. Elle frissonna de plaisir. Toute sa vie durant, elle avait rêvé de ce jour qui approchait à grands pas. Les espoirs de sa mère avaient été anéantis par Tamis, qui lui avait ôté l’envie de vivre. Mais moi, personne ne m’arrêtera, exulta-t-elle. Bientôt, Philippe périrait dans son sommeil, au cœur de son palais. Un désir charnel soudain se fit jour en elle et elle fit appeler deux de ses gardes. La plupart du temps, elle trouvait le contact des hommes répugnant, mais il arrivait qu’elle éprouve une certaine satisfaction à se servir d’eux dans de grandes occasions. C’était toujours la mort imminente de ses amants qui l’excitait le plus. Alors qu’ils s’agitaient sur elle avec la fougue de la jeunesse, elle savourait déjà leur agonie à venir. Les deux hommes, des mercenaires originaires d’Asie Mineure, étaient grands et jeunes. Ils lui sourirent en approchant et se dévêtirent sans attendre. Le premier prit le sein d’Aïda avec arrogance et la débarrassa de sa robe noire. Demain, ton âme hurlante résidera en Hadès, songea-t-elle avec délectation. Pella, hiver 337 av. J.-C. Philippe était saoul et de fort bonne humeur. Ses amis et généraux l’entouraient pour célébrer en sa compagnie la dernière nuit de la période de festivités qui accompagnait ses noces. Se laissant aller contre le dossier de son siège, le roi observa les vingt hommes qui l’avaient si bien servi au cœur des deux dernières décennies. Il y avait là Parménion, Antipatros, Clétas, Attalus, Théoparlis, ou encore Cœlas, des compagnons forts, loyaux et sans peur, avec lesquels il aurait pu venir à bout des montagnes elles-mêmes. Un mouvement attira son attention à l’extrémité de la table. Alexandre souriait en réponse à une plaisanterie de Ptolémée. La gaieté du roi se dissipa aussitôt. Nul doute que ces jeunes insolents étaient en train de se moquer de lui. Mais il cessa d’y penser, rien ne viendrait gâcher la fête. Les serviteurs débarrassèrent les restes du repas et les jongleurs firent leur apparition. Il s’agissait de Mèdes à la barbe bouclée, portant des vêtements bouffants en soie et en satin. Tous trois avaient six épées chacun, qu’ils se mirent à jeter dans les airs, l’une après l’autre. Les lames tourbillonnantes semblaient prendre vie entre leurs mains, devenant des oiseaux de métal luisant décrivant des figures au-dessus de leur tête. Les jongleurs s’écartèrent et les épées passèrent de l’un à l’autre, quittant leurs mains si rapidement que l’on aurait pu croire qu’ils n’avaient pas besoin de les toucher. Fasciné par la dextérité des artistes, Philippe se demanda s’ils étaient aussi doués lorsqu’il s’agissait de se battre. S’il fallait en croire les rapports de Mothac, le roi de Perse avait trois mille Mèdes dans son armée. Le spectacle s’acheva enfin et Philippe fut le premier à les acclamer. Plusieurs compagnons d’Alexandre applaudirent, à la grande contrariété du monarque. Cette coutume devenait de plus en plus populaire, même si, des siècles durant, on l’avait considérée comme une insulte. À l’origine, au théâtre, le public applaudissait pour ne plus entendre les mauvais acteurs et les forcer à quitter la scène. Les Athéniens avaient été les premiers à reprendre ce geste pour signifier leur satisfaction au terme du spectacle. Philippe n’appréciait pas ce genre de changement. Les jongleurs furent remplacés par un lanceur de couteaux d’une adresse inouïe. Sept cibles furent installées et l’homme, un mince Thessalien, les atteignit toutes en leur centre alors qu’il avait les yeux bandés. Le roi le récompensa d’une pièce d’or. Puis vinrent quatre acrobates thraces et un poète qui leur chanta la saga d’Héraclès et de ses douze travaux. La coupe de Philippe ne désemplit pas de toute la soirée. Aux alentours de minuit, plusieurs officiers, dont Parménion, prirent congé et se retirèrent dans leurs quartiers. Mais Philippe, Attalus, Alexandre et une douzaine d’autres restèrent là, à boire et à discuter. La plupart étaient saouls, surtout Attalus, qui ne buvait presque jamais. Le regard dans le vide, il souriait béatement, et le roi éclata de rire en lui donnant une grande tape dans le dos. « Tu devrais boire plus souvent, mon ami, déclara Philippe. Tu es trop sérieux. — C’est vrai, reconnut Attalus en détachant lentement les syllabes. C’est… une sensation… très agréable…» Il se leva et salua bien bas tous les gens présents. Philippe observa Alexandre. Ce dernier, toujours sobre, n’avait pas fini la coupe de vin qu’on lui avait servie deux bonnes heures plus tôt. « Qu’as-tu donc ? s’emporta le roi. Le vin ne te convient pas ? — Il est excellent, père. — Alors, bois ! — Je n’y manquerai pas, mais j’aime prendre mon temps. — Fais-le ! Maintenant ! » Alexandre s’exécuta et Philippe appela aussitôt un serviteur. « La coupe du prince est vide, lui dit-il. Reste à ses côtés et fais en sorte qu’elle ne désemplisse pas. » L’homme s’inclina et alla se poster derrière le jeune homme, un pichet à la main. Satisfait de l’embarras dans lequel il avait plongé son fils, le souverain se tourna vers Attalus, mais ce dernier s’était endormi, la tête entre les bras. « Eh bien, qu’est-ce là ? vociféra-t-il. Le roi doit-il donc faire la fête tout seul ? » Attalus ouvrit à peine les yeux. « Je me meurs, geignit-il. — Tu as juste besoin d’un peu de vin, lui dit Philippe en le forçant à se lever. Buvons pour bénir ce mariage, Attalus ! — Buvons ! Buvons ! » l’encouragèrent les autres fêtards. L’ancien assassin secoua la tête et leva sa coupe, renversant la moitié de son contenu sur la table. « À Philippe, ma pupille Cléopâtre et leur fils à naître, fit-il avec un petit sourire à l’adresse d’Alexandre. À la santé de l’héritier légitime ! » Un silence de mort s’abattit sur l’assemblée. Le prince bondit sur ses pieds, livide de rage. « Et qu’est-ce que cela fait de moi ? » s’exclama-t-il. Attalus cligna des paupières à plusieurs reprises. Il ne parvenait pas à croire qu’il venait de s’exprimer de la sorte, mais il était trop tard pour retirer ses paroles. « Tu m’entends, fils de putain ? persévéra Alexandre. J’exige une réponse ! — Silence ! tonna Philippe en se levant à son tour. De quel droit interromps-tu quelqu’un qui porte un toast ? — Je refuse de me taire ! J’en ai plus qu’assez de tes insultes. Je me moque bien d’être ton héritier, tu peux léguer ta couronne à un bouc si cela te chante. Mais quiconque remet la légitimité de ma naissance en doute m’en répondra l’arme à la main. Je ne laisserai pas ma mère se faire traiter de catin par un homme qui est arrivé là où il est par la traîtrise et le poison ! — Cette fois, ça suffit ! » Repoussant violemment sa chaise en arrière, Philippe se jeta sur Alexandre, mais il buta contre un tabouret et perdit l’équilibre. Sa jambe blessée se déroba sous lui et il tendit le bras en avant pour tenter de se retenir. Sa main se referma sur le collier luisant, dont la chaîne se brisa net. Le roi s’abattit sur la table et sa tête heurta lourdement une chaise. Le prince chancela un instant avant de se reprendre. Tous les invités étaient bouche bée et la flamme des lampes trembla lorsqu’une brise glacée entra par la fenêtre ouverte. « Regardez-le, siffla Alexandre d’une voix dure qui ne lui ressemblait pas. Dire qu’il veut s’emparer du monde entier, alors qu’il n’est pas capable de traverser une pièce. » Il recula lentement vers la porte, suivi de Ptolémée et de Cratère. Sur le seuil, il tourna les talons et s’en alla sans un mot. Parménion n’entendit pas tambouriner à la porte d’entrée, car le festin l’avait laissé épuisé et il avait sombré dans un sommeil dénué de rêves. Les derniers jours avaient été éprouvants, entre le départ de Mothac et l’arrivée de Phèdre, qui n’avait rien perdu de sa voix criarde. Un serviteur pénétra dans sa chambre et le secoua doucement. « Qu’y a-t-il ? marmonna le général en constatant qu’il faisait encore nuit. — Le roi vous fait mander, monsieur. C’est urgent. » Parménion s’assit et se frotta les yeux, puis attendit de se faire apporter un chiton propre et une cape fourrée. Les rigueurs de l’hiver s’étaient abattues sur Pella. Enfin habillé, il descendit et vit que Philopas se tenait prêt à l’accompagner. « Sais-tu ce qui se passe ? demanda-t-il à son fils. — Alexandre a fui la cité, répondit Philo. Des paroles houleuses ont été échangées après ton départ. » Jurant intérieurement, le Spartiate sortit. Philopas lui emboîta le pas et se porta à sa hauteur. « Ce pourrait être le début de la guerre civile », fit le jeune homme. Parménion lui jeta un brusque coup d’œil mais ne releva pas. « Cratère, Ptolémée et Cassandre sont partis avec Alexandre, poursuivit Philo. Ainsi que ton officier, Hépheston. Je n’ai jamais eu confiance en lui. À ton avis, risquent-ils d’être rejoints par une partie de l’armée ? » Son père se retourna vers lui et le fixa froidement. « Il n’y aura pas de guerre civile, Philo, quels que soient les efforts que tu peux déployer pour la déclencher, trancha-t-il d’une voix sans appel. — Que veux-tu dire ? — Il me semble pourtant avoir été clair. À force d’abreuver le roi de mensonges et de semi-vérités, c’est toi et ceux que tu sers qui êtes directement responsables de la situation. Mais je te répète qu’il n’y aura pas de guerre. Et maintenant, laisse-moi tranquille ! » Tournant résolument le dos à son fils, il repartit en direction du palais, mais Philo courut le rejoindre et lui saisit le bras. « Comment oses-tu laisser entendre que je suis un traître ? s’emporta le jeune homme. Je suis loyal envers le roi. » Parménion inspira profondément pour se calmer. « Ce n’est pas ta faute », fit-il enfin, d’une voix empreinte de chagrin. « Ta mère était autrefois une prophétesse, même si ses pouvoirs n’ont jamais été bien grands. Elle a réussi à se convaincre que tu deviendrais un grand roi et, alors que tu étais trop jeune pour comprendre, elle t’a empli la tête d’idées de gloire. Mais elle s’est trompée, tu m’entends, Philo ? Elle s’est trompée. Cesse de t’accrocher à ce rêve ou il causera ta perte. — Tu m’as toujours détesté, rétorqua Philopas en reculant d’un pas. Rien de ce que j’ai pu faire ne m’a jamais valu la moindre félicitation de ta part. Mais mère a raison, je le sais. Je le sens au plus profond de mon être. Tes exploits ne sont rien à côté de ceux vers lesquels ma destinée m’entraîne. Rien ne m’arrêtera ! » Faisant volte-face, il s’enfuit dans la nuit. Parménion poussa un long soupir. Le poids des ans lui paraissait soudain intolérable. Frissonnant de froid, il se rendit au palais. Malgré l’heure tardive, esclaves et serviteurs arpentaient toujours les couloirs. On le conduisit dans la salle du trône, où Philippe l’attendait en compagnie d’Attalus. Le champion était totalement sobre, désormais. Il salua le Spartiate d’un hochement de tête, mais garda le silence tandis que le roi racontait ce qui s’était passé. « Tu l’as implicitement traité de bâtard ? s’exclama Parménion. Je n’arrive pas à le croire ! — J’ignore ce qui m’a pris. Je jure devant Zeus que ces mots sont comme sortis tout seul de ma bouche. J’étais saoul. Si je pouvais retirer ce que j’ai dit, je le ferais avec joie. — Toute cette affaire est allée trop loin, fit le Spartiate en se tournant vers Philippe. — Je sais, reconnut ce dernier, qui semblait courbé sous un terrible fardeau. Je vois les choses autrement, désormais ; c’est comme si le soleil venait de reparaître après une longue tempête. Je ne peux croire que je l’ai traité de telle façon. C’est mon fils ! Lorsque je suis tombé, je me suis cogné la tête et j’ai perdu connaissance quelques instants. Quand je me suis réveillé, j’ai eu la sensation d’être un autre homme. Toutes mes craintes s’étaient envolées, je me sentais de nouveau libre. Je l’ai cherché pour m’excuser et le supplier de me pardonner, mais il était déjà parti. — Je le retrouverai, sire, promit Parménion. Tout ira bien. — Il m’a sauvé la vie à deux reprises, se lamenta le roi. Comment ai-je pu croire qu’il voulait ma mort ? — Je ne puis vous répondre, sire. Mais je suis heureux que vous le voyiez enfin pour ce qu’il est, un jeune homme qui vous vénère et dont vous pouvez être fier. — Il faut que tu me le ramènes, Parménion, dit le roi en boitillant jusqu’à son général. Et rends-lui ce bijou, car je sais qu’il lui accorde une grande importance. » Parménion eut l’impression qu’on venait de lui plonger un poignard dans le cœur. L’amulette protectrice luisait dans la paume de Philippe, et le strategos la souleva d’une main tremblante. « Comment… comment se peut-il que… — Lorsque je suis tombé, j’ai instinctivement tendu la main et je le lui ai arraché. » Parménion comprit soudain pourquoi la paranoïa du roi avait disparu. Au contact du collier, les émotions négatives qui l’affectaient s’étaient brusquement dissipées. Mais comment Alexandre avait-il été affecté par le fait de le perdre ? « Je pars sans attendre, sire, déclara le Spartiate. — Sais-tu où il est parti ? — Non, mais je sais où chercher. — Je t’accompagne, décréta Attalus. — Je ne crois pas que cela soit une bonne idée, lui dit Parménion. — Bonne ou pas, j’ai bien l’intention de m’excuser en le regardant en face. — Il risque de te tuer, et je ne peux pas dire que je lui en voudrais. — Dans ce cas, je mourrai, fit Attalus. Viens, ne perdons pas de temps. » Le fleuve Axios, hiver 337 av. J.-C. Il tombait de la neige fondue en fines aiguilles glacées qui pénétraient la plus épaisse des capes. Gonflé par plusieurs semaines de pluie ininterrompue, l’Axios menaçait de sortir de son lit. Hépheston fit un feu contre un arbre abattu et les Compagnons se rassemblèrent autour de lui, emmitouflés dans leurs vêtements. « Où allons-nous ? » demanda Ptolémée en tendant les mains vers les flammes. Perdu dans ses pensées, Alexandre conserva le silence. « À l’ouest, en Épire, répondit Cratère. Nous y avons tous des amis. — Et pourquoi pas en Pélagonie ? proposa Cassandre. Les soldats qui y sont postés sont ceux que nous avons récompensés après la campagne contre les Triballiens. Ils se soulèveront peut-être si Alexandre le leur demande. » Tous se tournèrent vers leur meneur, mais rien n’indiquait que ce dernier suivait la conversation. Hépheston ajouta quelques bûches au feu et s’adossa à un rocher en tentant d’oublier le froid. C’était au cours d’une nuit similaire qu’il avait rencontré Parménion, dix ans plus tôt, à la différence près que, dans les hauteurs où il avait passé son enfance, la neige ne fondait pas en atteignant le sol – une nuit emplie par les aboiements des chiens de chasse et le bruit des sabots des chevaux de ses poursuivants. gé de treize ans, Hépheston vivait avec sa mère, une veuve, dans une ferme isolée des monts Kerkine. Tôt un matin, des maraudeurs pannoniens étaient descendus des montagnes pour piller deux villes voisines. Des éclaireurs étaient venus chez eux. Ils avaient essayé de violer la mère du garçon, elle s’était défendue avec tant d’acharnement qu’ils n’avaient eu d’autre recours que de la tuer. Abattant le meurtrier d’un coup de hachette, Hépheston s’était enfui dans les bois ; les chiens des éclaireurs s’étaient aussitôt élancés sur sa piste. Malgré le froid, il avait traversé plusieurs torrents glacés pour leur faire perdre sa trace, mais les molosses l’avaient retrouvé à la tombée de la nuit. Le soldat fut pris d’un long frisson en se remémorant la scène. Armé d’une pierre coupante, il avait attendu, accroupi, d’être découvert. Les deux chiens aux crocs luisants de bave étaient entrés dans la clairière, suivis de près par les six éclaireurs montés sur leurs poneys parés de peintures de guerre. Sur un cri du commandant, un homme maigre vêtu d’une cape jaune, les bêtes s’étaient arrêtées devant le garçon. Sans lâcher son arme de fortune, celui-ci avait reculé jusqu’à se retrouver acculé à un rocher. « Tu vois ces chiens, petit ? lui avait demandé le chef d’une voix sadique. Dans quelques instants, je leur ordonnerai de te tailler en pièces. Remarque comme ils restent parfaitement immobiles. Ils sont bien dressés, n’est-ce pas ? » Hépheston n’avait pu s’empêcher de regarder autre chose que les molosses, dont les babines retroussées révélaient des crocs aussi longs qu’acérés. Terrifié, l’adolescent avait été incapable de contrôler sa vessie, ce qui avait grandement amusé les maraudeurs. Puis un homme en armure brillante était sorti de derrière les rochers, l’arme à la main. Les chiens avaient bondi sur le garçon, mais le nouveau venu s’était interposé. En deux coups d’épée, il avait décapité le premier et transpercé le cœur du second. Tout cela s’était passé si vite que les Pannoniens n’avaient pas eu le temps de réagir. Puis, voyant ses molosses sans vie dans la neige, le chef avait tiré son épée en piquant des deux au moment où une pluie de flèches fusait de nulle part. La première s’était plantée juste derrière son oreille, le jetant à bas de sa monture. Les autres éclaireurs avaient tenté de s’enfuir, mais la nasse s’était refermée sur eux. Quelques secondes plus tard, ils étaient tous morts, ainsi que quatre de leurs chevaux. Lâchant sa pierre, Hépheston s’était tourné vers son sauveur, qui essuyait tranquillement sa lame. « C’est bien, mon garçon, lui avait dit ce dernier en lui serrant l’épaule. Tu leur as fait face en guerrier. » L’adolescent s’était mis à trembler et à pleurer. « Je… je me suis souillé, avait-il avoué honteusement. — Mais tu ne t’es pas enfui et tu ne les as pas suppliés de t’épargner. Ne laisse pas une faiblesse passagère de ta vessie t’embarrasser. Viens, nous allons te trouver des vêtements secs. — Qui êtes-vous, monsieur ? — Je me nomme Parménion. — Le Lion de Macédoine ? — En personne. — Vous m’avez sauvé la vie, je ne l’oublierai jamais. » Le général lui avait adressé un sourire avant de se rendre au centre de la clairière, où les archers macédoniens dépouillaient les cadavres de leurs armes et armures. Un jeune officier avait avancé le cheval de Parménion, qui avait sauté sur son dos avec aisance avant de tendre sa main au garçon. « Allez, viens. Monte en croupe. » Hépheston sourit en repensant à cette rencontre. « Il arrive, déclara soudain Alexandre. — Qui ça ? demanda Ptolémée. — Parménion. Attalus l’accompagne. » Le jeune homme affable se tourna vers le sud et scruta l’horizon. « Je ne vois rien, Alexandre. — Ils seront ici dans moins d’une heure, précisa le prince d’une voix distante. — Comment le sais-tu ? — Les dieux m’ont envoyé une vision. — Mais comment Parménion a-t-il su où nous retrouver ? — Excellente question, appuya le prince en regardant méchamment Hépheston. — Je lui ai laissé un message indiquant que nous partions vers le nord, avoua ce dernier. — Quoi ? s’emporta Cratère. Espèce de traître ! — Du calme, mon ami, fit Alexandre d’une voix plus douce. Laisse-le s’expliquer. — Le général m’a chargé de protéger le prince et de veiller à ce qu’il ne lui arrive rien. Je me suis toujours acquitté de ma tâche. Mais Parménion est le seul ami d’Alexandre chez les anciens. J’ai jugé important qu’il sache où nous trouver. — Et il amène Attalus avec lui, répliqua Ptolémée. Qu’est-ce que cela t’inspire ? » Hépheston rajouta deux grosses branches sur les flammes. « J’ai foi en Parménion, dit-il simplement. — Moi aussi, répondit Alexandre en venant lui faire face. Mais puis-je avoir confiance en toi, soldat ? — Bien sûr, monsieur. — Mes rêves nous emmèneront aux quatre coins du monde. Suivras-tu l’appel de la gloire ? » Sa voix était douce et séduisante. Hépheston se sentit flotter tandis que des images se succédaient dans sa tête : une grande armée en marche, des cités en flammes, des ponts d’or et une mer de sang à ses pieds. « Me suivras-tu ? insista Alexandre. — Oui, sire. Jusqu’au bout du monde. — Et au-delà ? souffla le prince. — Si vous me l’ordonnez. — Parfait, décréta Alexandre en lui assenant une tape sur l’épaule. Et maintenant, attendons nos visiteurs. » La température diminua encore et la neige devint une fine grêle fouettant les chairs exposées. Cratère, Ptolémée et Cassandre arrachèrent des branches aux arbres environnants dans l’espoir de s’en faire un abri, mais les vents violents contrariaient leurs efforts. Alexandre restait tranquillement assis devant le petit feu, le regard perdu dans les flammes. Il ne paraissait pas se rendre compte que son crâne et ses épaules étaient devenus blancs. Tremblant comme une feuille, Hépheston s’emmitoufla dans sa cape. L’attitude de son vis-à-vis le troublait. Le prince semblait comme ensorcelé, inconscient du danger et du froid alors que le temps menaçait de tourner au blizzard. Trempé jusqu’aux os, Hépheston se souffla dans les mains en les frottant. « Tu préfères cela, n’est-ce pas ? lui demanda Alexandre. — Mon seigneur ? — Le froid à ciel ouvert, la peur permanente de l’ennemi. Tu es un soldat, un guerrier. — J’ai un petit penchant pour les températures plus clémentes, avoua le jeune homme avec un sourire forcé. — Tu arpentais mes appartements comme un lion en cage et je te sentais en permanence mal à l’aise. — Je faisais ce que le seigneur Parménion m’avait demandé. — C’est vrai. Tu le vénères, n’est-ce pas ? — Non, mon prince, mais je lui dois énormément. Suite à la mort de ma mère, j’ai dû vendre notre ferme aux enchères pour payer mon entrée à la caserne. Quand je suis devenu adulte, Parménion m’a rendu ma propriété, il l’avait achetée. — C’est un homme bon, reconnut Alexandre. Et je crois comprendre qu’il t’a sauvé de maraudeurs pannoniens ? — Oui. Comment l’avez-vous appris ? Est-ce lui qui vous l’a dit ? — Non, mais j’aime que ceux qui me servent n’aient pas de secrets pour moi. Pourquoi crois-tu qu’Attalus l’accompagne ? » Hépheston écarta les mains. « Je suis un soldat, pas un strategos, dit-il. Votre vision vous a-t-elle indiqué combien d’hommes se trouvaient à leur côté ? — Ils sont seuls. » La surprise du jeune protégé de Parménion ne fut pas feinte. « Voilà qui me paraît fort étonnant, admit-il. Attalus a beaucoup d’ennemis, et il serait normal qu’il vous compte désormais parmi eux. » Alexandre se pencha en avant. « Quel parti prendras-tu si je m’oppose à lui, Hépheston ? — Le vôtre ! — Et pour ce qui est de Philippe ? — Ma réponse reste la même. Mais ne me demandez pas de combattre Parménion. — Pourquoi ? Te rallierais-tu à sa cause ? — Non. C’est pour cette raison que je ne veux pas que vous me le demandiez. » Le prince acquiesça en silence. Tournant la tête, il vit que ses trois Compagnons avaient enfin réussi à ériger un abri de fortune, mais une bourrasque soudaine le fit s’effondrer sur leur crâne. Alexandre partit d’un grand éclat de rire. « Voilà les hommes qui se disent prêts à conquérir le monde pour moi », murmura-t-il, sarcastique. Se dégageant des branches effondrées, les malheureux vinrent se réchauffer auprès du feu. « Tu ne souffres pas du froid ? demanda un Ptolémée interloqué. — Il ne peut m’atteindre », répondit Alexandre avec un sourire carnassier. Les Compagnons se mirent à plaisanter au sujet des nouveaux pouvoirs de leur prince et ami. Fermant les yeux, Hépheston appuya la nuque contre un rocher, laissant la conversation refluer en bruit de fond, au même titre que le fleuve proche et les vents hurlants. Il était stupéfait et furieux de la manière dont s’était déroulé son échange avec Alexandre. Il n’en revenait pas d’avoir juré au prince qu’il le suivrait et s’en voulait d’avoir si aisément trahi Parménion. Qu’il appréciât et respectât Alexandre était compréhensible, car le prince était un homme d’honneur et de bravoure. Mais Hépheston ne s’était jamais rendu compte qu’il éprouvait presque de l’amour pour le prince. Celui-ci était comme le soleil auprès duquel le soldat voulait se réchauffer. Mais n’aimes-tu pas aussi Parménion ? s’interrogea-t-il. Si, bien sûr. Mais cet amour-là était né d’une dette, et les dettes pouvaient être payées. La neige s’arrêta et le vent tomba. Le feu grossit avec force craquements et de longues langues orangées se mirent à lécher le bois. Hépheston écarta les pans de sa cape pour laisser la chaleur l’envahir. « Nos invités sont presque arrivés, lui dit Alexandre. Je veux que tu prennes ton cheval et que tu ailles voir s’ils ne sont pas suivis par un groupe plus important. » La gorge sèche, le soldat se leva et salua. « À vos ordres », fit-il. Voilà, l’heure de la trahison était venue. Si les Compagnons tuaient Parménion et Attalus, ce serait le début de la guerre civile. Mais Alexandre venait d’offrir une échappatoire à Hépheston, qui n’aurait pas à prendre part au massacre. Le cœur au bord des lèvres, il alla rejoindre son cheval. Et partit sans un regard en arrière. Apercevant le lointain feu de camp, Parménion tira sur les rênes. La lumière apparaissait comme la flamme d’une bougie. À cette distance, il était impossible de distinguer si quelqu’un se trouvait à proximité. « Tu crois que ce sont eux ? demanda Attalus. — C’est plus que probable. À moins que nous ne soyons tombés sur une bande de brigands. — Quelle chance auraient-ils contre les deux meilleurs combattants de Macédoine ? gloussa l’ancien assassin. — Autrefois, mon ami, sourit Parménion. Mais j’ai bien peur que, l’âge aidant, nous ne soyons plus aussi redoutables qu’autrefois. — Parle pour toi, Spartiate. Je n’ai jamais été aussi rapide. » Surpris par la conviction qu’il perçut dans la voix de son compagnon, Parménion se tourna vers lui. Attalus était persuadé d’avoir raison. Le général ne jugea pas nécessaire de le détromper. Les deux hommes approchèrent du feu de camp. Soudain, les oreilles de l’étalon de Parménion se mirent à frémir et il hennit. Un cheval lui répondit de l’autre côté du halo de lumière. « Ce sont eux, affirma le strategos. Je reconnais Bucéphale ; Praxos et lui étaient compagnons d’écurie. — Que se passera-t-il s’ils nous accueillent l’arme à la main ? s’enquit Attalus. — Nous mourrons, car il est hors de question que je combatte Alexandre. » Les nuages se déchirèrent et la lune illumina un paysage couvert de neige. L’Axios scintillait tel un fleuve de fer poli. Parménion mit pied à terre en voyant Alexandre assis en tailleur. Le jeune homme se leva pour l’accueillir. « Il fait froid, cette nuit, fit le prince en fixant Attalus. — Oui, sire, reconnut ce dernier. Une nuit froide qui a suivi des mots brûlants. — Que cherches-tu à me dire, Attalus ? » Le bras droit de Philippe s’éclaircit la gorge. « Je… je suis venu… m’excuser, fit-il comme si le mot écorchait sa gorge. J’ignore comment j’ai pu boire ainsi à la santé de… J’étais saoul. J’ai été aussi choqué que vous de m’entendre, et je donnerais n’importe quoi pour retirer mes paroles. — C’est mon père qui t’envoie ? — Non, je suis venu de ma propre initiative. » Hochant la tête, le prince se tourna vers Parménion. « Et toi, mon ami, qu’as-tu à m’annoncer ? — Philippe regrette profondément. Il t’aime, Alexandre. Il te demande de rentrer. — Il m’aime ? Voilà qui ne manque pas de sel. Il ne me l’a guère montré ces dernières années. Comment puis-je savoir que je ne serai pas assassiné à mon retour à Pella ? — Je t’en donne ma parole, lui répondit Parménion. Si tu proposais à tes compagnons de nous rejoindre ? Ils vont finir par geler dans les bois. — Ils resteront là où je leur ai ordonné de se poster, refusa le prince en souriant. Asseyez-vous et discutons. » Il remit du bois dans le feu pendant que Parménion évoquait la peine et les regrets de Philippe. Quand le général en eut fini, il ouvrit sa bourse de ceinture et en sortit le collier. « Lorsque le roi l’a touché, toutes les craintes qu’il éprouvait à ton sujet se sont dissipées. Comprends-tu pourquoi ? La magie de l’amulette a dissipé les sortilèges qui avaient été tissés autour de lui. — Voudrais-tu dire qu’il a été ensorcelé ? demanda Alexandre en fixant le bijou. — Je le pense, oui. — Dans ce cas, peut-être devrait-il continuer à le porter. — Tu ne souhaites pas le récupérer ? — Je n’en ai plus besoin. Il a pleinement rempli son rôle. Le Dieu Noir s’est manifestement choisi un nouvel hôte, me voici définitivement libéré de lui. — Quel mal cela ferait-il de remettre le collier ? hasarda le Spartiate. — Aucun, sauf que je n’en ai nulle envie. Bon, tu me certifies que mon père désire me revoir et que je dois te faire confiance. Fort bien, car tu as toujours été mon ami, Parménion, et l’homme que j’admire le plus au monde… après Philippe. M’accompagneras-tu jusqu’à lui ? — Bien sûr. » Attalus s’éclaircit une nouvelle fois la gorge. « Est-ce à dire que je suis pardonné, sire ? s’enquit-il. — Et pourquoi pas, Attalus ? Après tout, tes paroles ont entraîné un changement que j’attendais depuis bien longtemps. Je devrais même t’être reconnaissant. — Quel changement ? demanda Parménion, soudain inquiet. — N’est-ce pas grâce à lui que j’ai retrouvé l’amour de mon père ? répondit le prince sans sourciller Allons, rentrons sans perdre de temps. » Agio, hiver 337 av. J.-C. Aïda renvoya les Murmures, qui avaient joué leur rôle à la perfection. La Dame Noire exultait. Elle avait clairement ressenti l’instant où Philippe arrachait le collier d’Alexandre, éprouvant un plaisir violent proche de l’orgasme. Et maintenant, elle se tenait accroupie dans la cave devant le corps de ses deux derniers amants. Le sang qui maculait leur poitrine n’avait pas encore fini de sécher. Tout sourire, elle tendit la main vers le plus proche cadavre et traça une ligne ensanglantée de la plaie béante à l’abdomen. Au fil de l’histoire, l’humanité avait utilisé diverses monnaies, les Akkadiens préférant les cristaux, les Hittites le fer et les Perses l’or. Mais les démons n’acceptaient qu’un seul type de paiement : le sang, la source de la vie. « Morphée ! s’écria la prêtresse en fermant les yeux. Eucliste ! » Les assassins devaient en ce moment même approcher de Pella, et il était vital que les gardes du palais soient éliminés. Elle renouvela son appel et la pièce se fit plus sombre tandis que la température chutait. Sentant la présence des entités maléfiques, Aïda susurra les mots de pouvoir. Aussitôt, les démons disparurent, emportant les deux dépouilles avec eux. Il ne restait pas la moindre goutte de sang sur le sol de la cave. Aïda se releva, tremblante d’excitation. Ce soir verrait le début d’une nouvelle ère. Le roi était condamné. Pella, hiver 337 av. J.-C. Incapable de trouver le sommeil, Philippe se leva et sortit sur le balcon. Le vent d’hiver sur son corps nu le fit frissonner mais il resta où il se trouvait, appréciant sa caresse. Je me suis comporté en parfait idiot, songea-t-il en se remémorant la manière dont il avait traité son fils. Comment un homme qui croyait tant connaître le cœur des autres avait-il pu se tromper à ce point au sujet de la chair de sa chair ? Des années durant, il avait comploté pour devenir maître de la Grèce, mettant sur pied une véritable armée d’agents subversifs dans les cités ennemies et s’imposant malgré l’opposition des plus grands esprits de Sparte, Thèbes et Athènes, comme les orateurs Eschine et Démosthène. Et, dans le même temps, il avait peut-être perdu l’amour de son fils en lui attribuant des intentions qui n’étaient pas les siennes. Quelle humiliation ! Tremblant de nouveau, il rentra s’envelopper dans une cape fourrée en laine avant de ressortir. Revenant loin en arrière, il se revit otage à Thèbes, attendant une mort qui lui semblait certaine. Une période maussade et solitaire, propice à l’introspection. Puis il revécut l’horreur qui s’était emparée de lui lorsqu’il avait appris le décès de son frère. Sa destinée avait été forgée ce jour-là. Il n’avait jamais voulu être roi, mais quel choix restait-il ? Son pays était entouré d’ennemis, l’armée anéantie et l’avenir désespéré. Il contempla la cité endormie et les collines qui s’élevaient au-delà. En un peu plus de vingt ans, il avait bâti une Macédoine plus grande qu’elle ne l’avait jamais été, la mettant hors de portée de n’importe quel ennemi. Il soupira. Sa jambe se rappela à lui et il s’assit sur une chaise, frottant machinalement sa longue cicatrice. Il avait mal partout et son œil crevé lui causait une souffrance constante. Il lui fallait du vin. Il s’immobilisa à l’entrée de la chambre en apercevant la fine brume blanche qui s’infiltrait sous la porte. Il crut tout d’abord qu’il s’agissait de fumée, mais les volutes restaient au niveau du sol et emplirent rapidement la pièce. Philippe recula jusqu’à la rambarde du balcon. Les nuées le suivirent, pour être instantanément dissipées par le vent. Mais, à l’intérieur, elles recouvrirent les meubles et le lit où Cléopâtre dormait paisiblement. Puis la brume devint lentement transparente avant de disparaître comme si elle n’avait jamais existé. Le roi se rendit aussitôt au chevet de sa jeune épouse. Lui prenant le pouls au niveau du cou, il constata qu’elle allait bien. Mais il eut beau la secouer, il ne parvint pas à la réveiller. Inquiet, il traversa la chambre en boitant et ouvrit la porte pour appeler les gardes. Il trouva les deux hommes affalés dans le couloir, inertes. Sans chercher à dissimuler ses craintes, il ôta sa cape et courut dans la pièce voisine. Son armure et son bouclier étaient fixés à une armature en bois et il enfila rapidement sa cuirasse et son ptérux renforcé de bronze. Tirant son épée du fourreau, il revint à l’antichambre. Rien d’autre que le silence. Nerveux, Philippe tendit l’oreille. Combien seraient les assassins ? N’y pense pas, s’enjoignit-il. C’est le plus sûr moyen d’être vaincu avant le début du combat. Ses pensées se portèrent vers Cléopâtre et l’enfant qu’elle portait. Etait-elle en sécurité ou bien les tueurs comptaient-ils également la prendre pour cible ? Traversant la pièce, il souleva la jeune femme, qu’il déposa par terre avant de la recouvrir d’une couverture et de la glisser sous le lit. Te voilà seul, réalisa-t-il. Pour la première fois depuis plus de vingt ans, tu n’as pas d’armée à appeler. Sa colère se transforma en rage. Une fois encore, il revint à la porte pour mieux écouter. Sur sa droite, un escalier menait au hall d’entrée et aux andron des niveaux inférieurs, tandis que les couloirs conduisant aux quartiers des femmes partaient sur sa gauche. Inspirant profondément, il enjamba les gardes endormis. Un rideau bougea subitement et l’assassin caché derrière bondit. Philippe pivota en une fraction de seconde et lui plongea son épée dans la poitrine. Arrachant sa lame sans la moindre délicatesse, il se retourna juste à temps pour voir arriver un second adversaire, aux traits cachés par un masque. Parant le premier assaut de ce dernier, il l’envoya bouler au sol d’un coup d’épaule. On courait derrière lui. Sans perdre de temps à regarder, il sauta par-dessus l’homme à terre et se précipita en direction de l’escalier. Une dague ricocha sur sa cuirasse et lui entailla le cuir chevelu au niveau de l’oreille. Il s’immobilisa sur le palier en découvrant trois nouvelles sentinelles droguées. Ramassant une lance gisant au sol, il fit volte-face pour constater que sept hommes l’avaient pris en chasse. Guettant le moment propice, il arma son coup et fit un pas en avant, transperçant le premier assaillant de part en part. Le fer de lance ressortit dans le dos de l’assassin, dont la bouche vomit un flot de sang. Refusant de laisser aux autres le temps de le rejoindre, Philippe dévala les marches trois à trois en prenant garde de s’appuyer autant que possible sur sa jambe valide. À mi-chemin, il tituba et bascula vers l’avant en lâchant son épée. Le choc fut rude et il roula jusqu’en bas de l’escalier, cognant sa tête contre le pied d’une statue. À moitié étourdi, il se releva avec difficulté. Son arme se trouvait à une dizaine de marches au-dessus de lui et il n’avait pas la moindre chance de la récupérer ; les six tueurs restants l’avaient presque rejoint. Jetant un coup d’œil sur la droite, Philippe aperçut deux autres gardes évanouis et se précipita vers eux. Un assassin lui sauta dessus, enroulant son bras autour de sa gorge, mais celui-ci fit volte-face et se pencha brusquement en avant, projetant l’homme dans les jambes de ses camarades. Philippe repartit, sans rien voir d’autre que l’arme dont il lui fallait absolument se saisir. Un poignard lui érafla la jambe mais, ignorant la douleur, il se jeta de tout son long sur le premier soldat. Ses doigts se refermèrent sur l’épée de la sentinelle, mais ses poursuivants étaient déjà là. Se retournant sur le dos, il frappa à l’aveuglette et sa lame perfora le bas-ventre de l’un des tueurs. Un coup de pied l’atteignit à la tempe et une dague se planta dans sa cuisse. Poussant un cri de guerre à glacer les sangs, le roi se releva et chargea ses adversaires. Son épée lui fut arrachée, mais sa main gauche se referma sur la gorge de l’un de ses assaillants. Celui-ci tenta de se défendre, mais son arme ne parvint pas à transpercer l’armure de Philippe, qui fit tout son possible pour l’étrangler. Une lame s’enfonça dans sa hanche, juste sous la cuirasse, et il dut relâcher sa victime. L’homme recula, cherchant désespérément à reprendre son souffle. Le souverain repoussa un autre agresseur d’un coup de poing, ce qui lui permit de retrouver un peu d’espace. Mettant ce bref sursis à profit, il tituba jusqu’à une porte ouverte, suivi comme son ombre par les meurtriers. Atteignant la pièce avec un pas d’avance, il referma le battant et rabattit la petite barre destinée à empêcher toute intrusion. Les assassins se jetèrent aussitôt contre la porte, dont les gonds se mirent à grincer à chaque coup. Sachant que ce nouveau répit serait de courte durée, Philippe se retourna, cherchant désespérément une arme des yeux. Mais il se trouvait dans le plus petit des andron, pièce dénuée de fenêtres et dont le mobilier se composait de six divans couverts de satin, d’une rangée de tables basses et d’un brasero empli de braises rougeoyantes. Il y avait passé la soirée en compagnie de Cléopâtre, à discuter de l’avenir. Une des planches craqua et le roi se posta au centre de la salle, à côté du brasero ; sa cuisse et sa hanche saignaient abondamment. La porte céda brusquement et les cinq assassins restants entrèrent. L’un d’eux, plus téméraire que ses compagnons, se jeta sur Philippe, qui lui lança le brasero à la figure. Les braises chauffées au rouge se glissèrent sous la capuche de l’homme et tombèrent dans sa tunique. Il poussa un long hurlement alors que ses vêtements s’embrasaient et qu’une atroce odeur de chair brûlée s’élevait. Il s’effondra et fut dévoré par les flammes. Les quatre autres avancèrent lentement pour empêcher leur proie de fuir. Blessé et désarmé, Philippe attendait la mort. Mais les assassins s’immobilisèrent subitement et le roi vit leurs yeux s’arrondir de terreur. L’un après l’autre, ils reculèrent précipitamment et s’enfuirent sans demander leur reste. Se demandant par quel miracle il était encore en vie, Philippe sentit un courant d’air glacé lui caresser la nuque. Il se retourna lentement. Le mur du fond se troubla et s’assombrit. Une tête difforme émergea de la masse noire et deux yeux dénués de paupières scrutèrent la pièce. La bouche s’emplissait de longs crocs incurvés comme des sabres. Le roi dut presque se pincer pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Il avait l’impression d’évoluer en plein cauchemar, mais les blessures qu’on lui avait infligées étaient bien trop douloureuses pour être nées de son imagination. Jurant à mi-voix, il courut vers la porte pour la voir se claquer violemment devant lui et s’orner de barreaux de feu. Toute retraite coupée, il se retourna pour faire face au monstre. Ce dernier n’avait pas de bras, mais deux énormes serpents poussaient au niveau de ses épaules ; leur tête était grosse comme un tonneau de vin, leurs crocs longs comme des épées. Ils s’avancèrent vers le roi en sifflant. Philippe recula jusqu’au cadavre de l’assassin sur lequel il avait jeté le brasero. Se baissant rapidement, il ramassa la dague de l’homme, mais cette dernière paraissait bien minuscule par rapport à un tel monstre. Sortant enfin du mur, la créature se leva sur ses pattes velues, le crâne frôlant le plafond. Ses yeux ne quittaient pas sa proie humaine et ses serpents se détendirent brusquement. Conscient que la fuite n’était plus envisageable, le roi se rua sur son adversaire. Paxos avait du mal à suivre la cadence imprimée par Bucéphale, et Parménion n’avait nulle envie de le pousser à aller plus vite. Le pur-sang gris provenait lui aussi de la lignée de Titan, le géniteur de l’étalon noir, mais il n’y avait aucune comparaison entre les deux. Quoique rapide, Paxos était bien loin de posséder la vitesse ou l’endurance du destrier d’Alexandre. Et pourtant, Parménion devait retenir en permanence son cheval, qui ne demandait qu’à s’élancer au galop et à se mesurer à son rival. L’esprit du général était troublé par des pensées maussades. Le prince avait renvoyé ses amis, leur assurant qu’il ne courait pas le moindre danger et, en maugréant, ils avaient fini par accepter de le laisser seul. Mais c’était Hépheston qui inquiétait Parménion. Le jeune officier était arrivé du sud pour échanger quelques mots à mi-voix avec Alexandre avant de repartir au sud-ouest. Il n’avait rien dit au Spartiate, refusant même de croiser son regard. Bien qu’impassible, Parménion s’était senti blessé par la trahison d’Hépheston. Il avait été surpris de ne pas le voir au campement d’Alexandre, et il savait désormais qu’il avait perdu la loyauté de son officier. La jeunesse attirait toujours la jeunesse, il le savait, mais cela n’en restait pas moins difficile à accepter. La lune se trouvait déjà haut dans le ciel lorsque le trio arriva à Pella. Les montures de Parménion et d’Attalus étaient couvertes d’écume, tandis que les flancs de Bucéphale luisaient à peine. Voyant qu’il avait distancé ses compagnons de voyage, Alexandre les attendit et leur adressa un grand sourire. « Jamais prince n’a reçu plus beau présent », fit-il en flattant l’encolure de son destrier. Un valet d’écurie endormi sortit en les entendant arriver. Il s’inclina en reconnaissant le prince. « Frotte-le bien », lui ordonna Alexandre en mettant pied à terre. Le jeune homme semblait de fort bonne humeur en se dirigeant vers le palais. Puis il s’arrêta subitement et plissa les paupières. « Qu’y a-t-il ? » voulut savoir Attalus, mais Parménion avait déjà compris ce qui troublait le prince. « Les sentinelles ne sont plus à leur poste », siffla-t-il en dégainant son épée. Il courut jusqu’à la lourde porte en chêne renforcée de bronze. Là, il vit une lance abandonnée sur le sol et son cœur battit à tout rompre. « Le roi ! » hurla-t-il en se jetant sur l’un des battants. La porte s’entrouvrit et Parménion se précipita dans la cour. Les quelques lampes allumées lui révélèrent la silhouette inanimée des gardes. L’ombre prit vie sur sa droite et quatre hommes en armes surgirent de l’un des andron. Vêtus de tuniques et jambières noires, ils étaient masqués et encagoulés. Apercevant le Spartiate, ils se ruèrent sur lui et Parménion accepta le combat. Profitant du fait que le nouveau venu affrontait l’un de leurs compagnons, les trois assassins survivants tentèrent de s’enfuir, mais Alexandre et Attalus leur barraient la route. Parménion s’effaça devant une attaque particulièrement sournoise et son épée s’abattit sur le bras tendu, broyant l’os et tranchant l’artère. L’homme recula en hurlant, mais le strategos se fendit et lui plongea sa lame dans la poitrine. Derrière lui, Alexandre abattit le deuxième tueur d’un coup à l’abdomen, tandis qu’Attalus résistait de son mieux au troisième. Le dernier mit l’obscurité à profit pour s’enfuir. Une botte de son adversaire désarma Attalus et un coup de poing l’expédia contre le mur. Son attaquant leva son poignard pour délivrer le coup de grâce, mais il n’en eut pas le temps, l’épée d’Alexandre se planta dans son dos, le tuant net. D’une démarche hésitante, Attalus alla ramasser son arme. Parménion gravissait les marches au pas de course quand il entendit un cri qui n’avait rien d’humain en provenance du rez-de-chaussée. Alexandre atteignit le premier la porte de l’andron, mais celle-ci refusa de s’ouvrir. Le prince se jeta contre le battant, qui ne bougea pas malgré des gonds manifestement arrachés. Rien ne paraissait tenir la porte en place, et pourtant elle était plus solide que le fer. Faisant un pas en arrière, Alexandre la fixa un instant avant de brandir son épée. « Cela ne suffira…» tenta de l’avertir Parménion. La porte explosa vers l’intérieur au contact de la lame, projetant des échardes dans toute la pièce. Le prince entra, suivi des deux officiers. Tous trois s’immobilisèrent en apercevant le démon qui faisait face à Philippe. Les bras reptiliens du monstre s’enroulèrent autour du roi. Alexandre et Parménion bondirent dans un même élan, tandis que, saisi d’horreur, Attalus se rendit compte qu’il était incapable de faire le moindre geste. Philippe s’approchait lentement de la gueule béante et la salive de la créature gouttait sur sa poitrine. Alexandre s’immobilisa brusquement et arma son bras comme pour jeter un javelot. Son épée s’envola, perforant l’œil du démon au moment où ce dernier s’apprêtait à refermer ses mâchoires sur le souverain. La bête blessée rejeta la tête en arrière et Philippe en profita pour plonger sa dague dans le cou écailleux. Un sang noir bouillonna hors de la plaie et les serpents géants saisis de convulsions lâchèrent leur proie. Le monarque chuta lourdement sur le sol et ne se releva pas. Parménion taillada le démon à l’aide de son épée pendant qu’Alexandre tirait son père en arrière. Soudain, les blessures du monstre laissèrent échapper une fumée épaisse et étouffante qui emplit rapidement la pièce. « Reculez ! » s’exclama le Spartiate. Attalus rejoignit Alexandre, qu’il aida à transporter Philippe jusque dans le couloir. Parménion les suivit et les trois hommes amenèrent le roi à l’extérieur, entre les colonnes de la grande porte. « Va chercher un chirurgien ! » ordonna le général à l’adresse d’Attalus, mais ce dernier, choqué, s’accroupit à côté de Philippe. « Il ne peut pas mourir ! » se lamenta-t-il. Parménion le secoua sans douceur. « Il vivra ! l’assura-t-il. Mais va chercher ce médecin ! — Oui… oui… murmura Attalus avant de s’élancer vers la caserne des gardes. — Ses blessures sont profondes, mais elles ne me semblent pas mortelles, jugea Alexandre. Celle qu’il a reçue à la cuisse est déjà en train de cicatriser. — Il est solide, commenta Parménion alors que la lune sortait de derrière les nuages. Regarde ça ! » La cuirasse en fer du roi était enfoncée là où les bras du colosse s’étaient refermés sur lui. Les deux hommes l’ôtèrent rapidement, puis Alexandre lacéra le chiton de son père à l’aide de sa dague. Le torse de Philippe était couvert d’ecchymoses. Parménion lui palpa doucement les côtes. « Il en a au moins une de cassé, peut-être plus », déclara-t-il. Les paupières du roi s’entrouvrirent. « Alexandre ? souffla-t-il. — Je suis là, père. — Les dieux… soient… loués. Me pardonneras-tu ? — Il n’y a rien à pardonner. Parménion m’a dit que tu étais ensorcelé, mais tout va bien, désormais. Nous sommes de nouveau réunis. » Philippe tenta de se relever mais Parménion l’en empêcha. « Attendez le chirurgien, lui conseilla-t-il. — La peste les emporte tous ! » rétorqua le roi. Le Spartiate secoua la tête, mais aida tout de même son souverain à se mettre debout. « Qu’était cette chose ? demanda Philippe. — Eucliste, répondit Alexandre. Un ancien titan servant désormais tous ceux qui ont le pouvoir de l’appeler. — Comment le sais-tu ? s’étonna Parménion. — J’ai eu un excellent professeur. Aristote nous a raconté de nombreuses histoires au sujet des damnés. — Tu m’as encore sauvé la vie, fils, dit Philippe en serrant le bras de son héritier. Cela fait trois fois, désormais. » Il pouffa brusquement. « Vous savez, j’en viendrais presque à croire que je vivrai éternellement. Si huit assassins et un tel monstre n’ont pas réussi à me tuer, qui y parviendra ? » Agîa, été 336 av. J.-C. Philippe s’éveilla alors qu’un soleil radieux entrait par la fenêtre ouverte. Il se leva en s’étirant, écoutant les chants des oiseaux en provenance des jardins. Les senteurs des fleurs emplissaient l’air et il avait presque l’impression d’avoir retrouvé une nouvelle jeunesse. Se campant devant un long miroir en bronze, il examina son reflet d’un œil critique. Il avait perdu son excédent de poids et son ventre était redevenu plat. Quant à sa barbe et ses cheveux bouclés, ils avaient retrouvé un lustre qu’ils avaient perdu depuis longtemps. Enfin, les cicatrices ornant sa hanche et sa cuisse avaient presque disparu et seules deux fines lignes blanches se détachaient sur sa peau bronzée. « Je suis en pleine force de l’âge », dit-il à son reflet. Il s’était rarement senti aussi bien. Sa jambe ne le faisait plus que très rarement souffrir, tandis que la douleur dispensée par son œil infecté n’était plus qu’un mauvais souvenir. Des serviteurs lui apportèrent sa tunique blanche et sa cape de cérémonie. Il les renvoya après s’être habillé et sortit sur le balcon. Le ciel était d’un bleu merveilleux, pas un nuage en vue. Loin au-dessus de lui, un aigle royal planait au gré des courants ascendants. Une magnifique journée s’annonçait. La veille au soir, Cléopâtre lui avait donné un fils en parfaite santé. Soulevant le petit être aux cheveux noirs, Philippe l’avait apporté à la fenêtre pour le présenter à la foule. La clameur qui l’avait accueilli avait presque fait trembler les fondations du palais. Aujourd’hui, la naissance du prince serait fêtée à la mode macédonienne, en enchaînant défilés et parades, compétitions sportives et spectacles proposés par les plus grands artistes de toute la Grèce. Une journée inoubliable en perspective, et pas seulement en raison de la venue au monde de son fils. À minuit, il avait reçu des nouvelles de Parménion. La première armée était arrivée en Perse et plusieurs cités grecques d’Asie, dont Éphèse, s’étaient soulevées contre Darius. Les rêves de Philippe devenaient tous réalité en même temps. Vingt ans de machinations, de préparatifs et de batailles pour en arriver, enfin, à ce pour quoi il avait tant lutté. Athènes venait enfin d’accepter qu’il devienne le chef incontesté de la Grèce, et toutes les autres cités-États avaient suivi son exemple, Sparte exceptée… mais cette dernière ne comptait plus. L’armée unifiée avait envahi la Perse et Philippe rejoindrait bientôt ses troupes. Alors, il libérerait toutes les cités grecques d’Asie et Darius lui verserait un tribut colossal pour éviter qu’il ne s’enfonce plus avant dans ses terres. Philippe éclata de rire. Au cours des cinq mois écoulés depuis le soir où le démon avait failli le tuer, il avait redécouvert la joie de vivre. Le visage d’Olympias lui apparut et il se renfrogna, mais même le fait de penser à elle ne pourrait le mettre de mauvaise humeur. Un serviteur lui annonça qu’Alexandre attendait à la porte de ses appartements. « Eh bien, fais-le entrer ! » Le prince avait revêtu l’armure noir et argent de la Garde et portait un casque à cimier immaculé. Il s’inclina en souriant. « Tu es splendide, père, fit-il. Le blanc te va bien. — Je me sens en pleine forme. Ce sera une belle journée. — En effet. La foule commence déjà à se rassembler et la procession est prête. — Moi aussi. » Le père et le fils quittèrent le palais ensemble. Les participants au grand défilé étaient postés derrière la porte d’entrée. Il y avait là des soldats venus de toutes les provinces de la Grèce, mais aussi tout un assortiment d’artistes : acteurs, chanteurs, poètes, acrobates et jongleurs. Deux bœufs blancs parés de colliers de fleurs ouvriraient la parade avant de finir sacrifiés en l’honneur de Zeus. Ils seraient suivis de vingt chariots présentant des statues en bois de tous les dieux du pays : Artémis, Apollon, Ares, Aphrodite, et bien d’autres encore. Le front ceint d’une couronne de feuilles de chêne en or, Philippe prit place au centre de la procession, flanqué par les membres de sa Garde, commandés par Alexandre. Venaient derrière eux les ambassadeurs d’Athènes, de Corinthe, de Thèbes et de Sparte, puis les représentants de la Béotie, de Phérae, d’Eubée, de Thrace, d’Illyrie et de Pannonie. Philippe contempla les montagnes lointaines se dressant derrière lui, puis son regard revint sur l’avant en englobant la plaine d’Émathie. La Macédoine. Son pays. Contrairement à Pella, où le palais du roi avait été bâti en plein centre de la cité, celui de l’ancienne capitale se trouvait à l’écart, au sommet d’une haute colline au pied de laquelle les bâtiments blancs s’étendaient dans toutes les directions. De sa position, Philippe pouvait distinguer l’amphithéâtre d’où il s’adresserait à ses sujets, et la foule nombreuse qui se pressait déjà au bord de la route. Deux hommes firent avancer les bœufs sacrés, qui amorcèrent la longue descente vers la plaine. La procession laissa sur sa gauche les tombeaux des rois macédoniens, creusés à flanc de colline et dont l’entrée était dissimulée par de grands arbres. Les ancêtres de Philippe s’y trouvaient en compagnie de leurs richesses, à l’abri des voleurs. Un jour, j’irai les rejoindre, se dit-il. Malgré la chaleur ambiante, il ne put s’empêcher de frissonner. La procession s’étirait sur près de quatre cents pas, la foule jetant des fleurs sur son passage. Philippe saluait son peuple, acceptant les acclamations de petits gestes de la tête. L’amour exprimé par tous ses sujets lui conférait une force incroyable. « Longue vie au roi ! » hurla quelqu’un, et le cri fut repris tout au long du cortège. La jambe de Philippe commençait à lui faire mal, mais il avait presque atteint l’amphithéâtre où deux mille Macédoniens et de nombreux dignitaires venus de tout le pays se massaient pour le voir et l’écouter évoquer leur gloire à venir. Tous ignoraient encore les succès connus par Parménion et Attalus en Asie Mineure. Le monarque frissonna ; son discours avait été préparé dans les moindres détails. « Frères macédoniens, nous sommes aujourd’hui au seuil d’une ère nouvelle. La puissance de la Perse n’est plus qu’un mythe et la liberté nous attend…» La parade bifurqua sur la gauche, se préparant à entrer dans l’arène par la grande porte. Dans le même temps, Philippe et ses gardes du corps prirent à droite, en direction du tunnel conduisant directement à l’estrade royale. Le souverain s’arrêta à l’entrée de la galerie. « Je ne veux pas pénétrer dans l’amphithéâtre entouré d’hommes en armes, dit-il à ses soldats. Cela me donnerait trop l’allure d’un tyran. Je passe devant, vous me suivrez à trente pas. — Très bien, père », s’inclina Alexandre. Philippe s’engagea dans le tunnel obscur, l’œil rivé sur le lointain carré de lumière. Les ruines de Troie, hiver 336 av. J.-C. Paxos conduisit Parménion au sommet de la colline qui surplombait les colonnes brisées de Troie. Les six aides de camp du général vinrent le rejoindre, tous étaient issus de la noblesse macédonienne. « C’est donc ici qu’Achille est tombé, murmura Perdiccas d’un ton chargé de révérence. — Et que le roi Priam a résisté jusqu’au bout à l’armée grecque, lui rappela Parménion. Qu’Hector a perdu la vie et que la belle Hélène a vécu en compagnie de Paris. Voilà tout ce qu’il reste de Troie la glorieuse. — Pouvons-nous approcher, sire ? demanda Ptolémée. — Bien sûr. Mais faites attention : il y a de nombreux villages alentour et il se peut que leurs habitants voient en nous des ennemis. » Les jeunes nobles descendirent la colline au galop. Regardant en direction du sud, Parménion aperçut un temple entouré d’un haut mur blanc. Intrigué, il s’y dirigea. Il n’y avait pas le moindre soldat perse à un jour de cheval à la ronde, et l’avertissement qu’il venait de donner à ses officiers ne reposait sur aucun danger concret, mais il aimait les savoir constamment sur leurs gardes. Alors qu’il approchait de l’édifice, une femme petite et ronde en sortit. Il arrêta Paxos devant elle. « Seriez-vous le Lion de Macédoine, monsieur ? » lui demanda-t-elle. Parménion ne parvint pas à masquer son étonnement. Il y avait plus de quinze mille Macédoniens dans la région, et une bonne douzaine d’officiers étaient environ de la même corpulence que lui. « D’aucuns me donnent en effet ce nom, répondit-il. Pourquoi cette question ? — Ma maîtresse m’envoie vous chercher. Elle se meurt. — Je ne suis pas un guérisseur. Que t’a-t-elle demandé ? — Elle m’a dit de sortir du temple et d’aller trouver le soldat chevauchant l’étalon gris. C’est tout, monsieur. Si vous voulez bien me suivre…» Parménion fut pris d’un long frisson malgré la chaleur du soleil. Son subconscient cherchait manifestement à lui dire quelque chose, mais il était incapable de le formuler. Il dévisagea la femme. S’agissait-il d’un piège ? Des soldats ou des tueurs l’attendaient-ils à l’intérieur de ces murs ? Non, décida-t-il. L’inconnue ne semblait nullement nerveuse, il s’agissait juste d’une servante qui obéissait aux ordres de sa maîtresse. Mettant pied à terre, il entra en tirant son cheval par la bride et suivit un sentier tortueux traversant un jardin à l’abandon. Mais le trouble qui l’avait envahi refusait de disparaître. Pourquoi ce lieu l’affectait-il à ce point ? L’atmosphère du temple était propice au repos et à l’harmonie, et pourtant il avait l’impression que tous ses sens lui criaient de se préparer à un choc terrible. Tendu, il fit une halte près de la porte pour attacher Paxos à une branche. « Qui est ta maîtresse ? s’enquit-il. — C’était la guérisseuse, monsieur. » Il faisait noir à l’intérieur. La servante conduisit le visiteur jusqu’à une petite pièce dont l’unique fenêtre était couverte par un épais rideau en laine. Une vieille femme gisait sur une étroite paillasse ; manifestement aveugle, elle avait les joues creusées. Parménion tira la tenture. Aussitôt, le soleil entra à flots. Le strategos s’étrangla en distinguant enfin le visage de la mourante. Il chancela et dut se retenir au rideau pour ne pas tomber. Et le souvenir qu’il avait oublié depuis si longtemps lui revint en mémoire. Il les revit, Dérae et lui, dans le jardin d’Olympie, où ils s’étaient embrassés pour la toute première fois. Puis ils s’étaient retrouvés dans son lit et il entendit de nouveau sa voix chantante alors qu’elle lui racontait son rêve. « Je me trouvais dans un temple et tout n’était que ténèbres autour de moi. J’ai demandé : « Où est le Lion de Macédoine ? » et le soleil s’est mis à briller. J’ai vu arriver un général revêtu d’un casque au panache blanc. Il était grand et fier et avançait dos au soleil. Il a ouvert les bras et m’a dit qu’il m’aimait…» « Douce Héra, souffla-t-il en tombant à genoux. Dérae ? Non, ce n’est pas possible ! — Si, répondit-elle dans un soupir. Quand ils m’ont jetée par-dessus bord, j’ai survécu. J’ai réussi à atteindre la côte et je t’ai attendu ici des années durant, pensant que tu viendrais me rechercher. » Il prit ses doigts d’une main tremblante. « Je te croyais morte, s’excusa-t-il. J’aurais traversé les plaines d’Hadès pour te retrouver. — Je sais. — Mais pourquoi ne m’as-tu jamais fait parvenir de message ? — Je n’ai pas pu. Je suis devenue guérisseuse, prêtresse. Et quand j’ai enfin découvert où tu te trouvais, tu vivais à Thèbes en compagnie d’une autre femme. » Il ne put rien répondre à cela et la boule qu’il sentait dans sa gorge l’empêchait de parler. Alors, il resta là, à tenir la main frêle déformée par l’arthrose, tandis qu’elle lui racontait ses années passées au temple, ses nombreux voyages spirituels par-delà les mers. Il apprit ainsi comment elle les avait guéris de l’épidémie de peste, Thétis et lui, avant de le guider dans le sous-monde pour aller sauver l’âme d’Alexandre ; comment elle avait fait disparaître sa tumeur au cerveau et comment la pierre d’Aristote lui avait rendu une partie de sa jeunesse. Enfin, elle lui révéla qu’elle l’avait retrouvé dans le monde de l’Enchantement, sous les traits de Théna. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit qui tu étais ? — Je m’y apprêtais, mais tu as fait la connaissance de l’autre… moi. » Il se mit à pleurer et elle sentit les larmes chaudes goutter sur sa main. « Ne sois pas triste, mon chéri. J’ai eu une vie merveilleuse. J’ai soigné beaucoup de gens et je t’ai regardé vieillir de loin en veillant sur toi. Je n’éprouve nul chagrin. J’ai chéri les instants que le destin nous a donnés en les gardant précieusement au fond de ma mémoire. — Ne meurs pas ! Je t’en supplie, ne meurs pas ! » Elle lui fit un petit sourire. « Je ne peux m’opposer à la volonté de la Source, lui dit-elle. Mais je n’ai pas envoyé Camfitha te chercher dans le seul but de te faire souffrir. Il fallait que je te prévienne. La Dame de Samothrace… Aïda, te souviens-tu d’elle ? — Oui. — Elle se trouve actuellement en Macédoine. Elle a l’intention de dérober l’amulette magique d’Alexandre et il faut absolument l’en empêcher. Sans le collier, le Dieu Noir l’emportera. — Je sais. Ne t’inquiète pas, je protégerai Alexandre. — Les pouvoirs d’Aïda sont grands. Ne relâche jamais ta vigilance. — Ne t’inquiète pas, répéta-t-il d’une voix éteinte. Mais dis-moi, existe-t-il un moyen de vaincre l’Esprit du Chaos ? Peut-on le tuer sans faire de mal à Alexandre ? — Non, répondit-elle. Il est immortel. Il continuera de vivre même après la mort d’Alexandre, car il redeviendra libre dès que le corps de son hôte sera détruit, par les flammes, les charognards ou les vers. — Mais si nous parvenons à le contenir, n’en aura-t-il pas assez d’attendre le jour où il pourra posséder Alexandre ? Il serait plus facile pour lui de trouver un autre humain prometteur et de s’emparer de son âme, non ? — Cela lui est impossible. La nuit où tu as…» Elle s’interrompit un instant et lui serra la main en s’excusant d’un sourire. «… où Alexandre a été conçu n’a pas été choisie au hasard. Elle était chargée d’une signification mystique. De puissants sortilèges furent jetés à Samothrace, et de nombreux innocents sacrifiés, tout cela dans le but de lier l’enfant à venir et l’essence de Kadmilos. De cette manière, Alexandre est devenu le portail permettant l’arrivée du démon. Tant qu’il vivra, il sera uni à l’Esprit du Chaos. Mais, de la même manière, le Dieu Noir se trouve dans l’impossibilité de quitter le corps de son hôte. Ils sont enchaînés l’un à l’autre jusqu’à la mort d’Alexandre. — Alors, il reste encore un espoir ? — Il y a toujours un espoir, mon chéri. Le mal ne peut exister seul, tout est une question d’équilibre. » Sa voix devint presque inaudible et, l’espace d’une seconde, il crut qu’elle était morte. Cessant de penser à Kadmilos, il serra les doigts de Dérae en l’appelant frénétiquement. Les yeux vides s’ouvrirent et elle trouva encore la force de lui sourire. « N’en parlons plus, murmura-t-il. Raconte-moi plutôt les années que tu as passées ici, que je puisse les partager avec toi. » Il l’écouta jusqu’à ce que le soleil se couche, sans se rendre compte que ses aides de camp l’avaient rejoint et qu’ils se tenaient respectueusement sur le pas de la porte. Enfin, alors que les premières étoiles apparaissaient dans le ciel, Dérae inspira une ultime fois… Et rendit son dernier souffle. Sans au revoir, sans adieu déchirant. L’instant précédent, elle était encore là et, en un éclair, son âme se dissipa. Parménion se laissa aller en arrière au moment où une impression de totale sérénité emplissait la petite chambre. Chaude, réconfortante et débordant d’amour, elle enveloppa les hommes présents et leur communiqua une sensation de paix qu’aucun d’eux n’oublierait jamais. Le premier, Ptolémée se força à bouger et vint étreindre son général, puis ses compagnons l’imitèrent. Et avec une tendresse infinie, les officiers conduisirent le Spartiate en pleurs jusqu’au jardin où son cheval l’attendait. Grande Phrygie, 336 av. J.-C. Au cours des semaines qui suivirent, Parménion se consacra entièrement à la planification de la campagne à venir. Il commençait ses journées avant l’aube et les achevait à la nuit tombée, épuisant même ses jeunes officiers. Repoussant sans cesse ses limites, il vérifia l’état des réserves, chargea plusieurs cartographes de dresser la carte des régions qui l’intéressaient, organisa l’approvisionnement des troupes, envoya des cavaliers guetter l’arrivée des navires de ravitaillement athéniens. Attalus tenta bien de le raisonner en le suppliant de se calmer, mais il ne voulut rien savoir. Dans le passé, il avait bénéficié de l’aide de Mothac, lequel s’était révélé un organisateur hors pair. Mais désormais, il avait la sensation qu’il ne pouvait plus faire confiance à personne. Plus de trente mille hommes traverseraient bientôt l’Hellespont, et il faudrait leur fournir de la viande, des céréales et de l’eau potable, sans oublier de trouver des pâturages pour les chevaux. Les batailles se résolvaient plus ou moins toutes seules, mais garder ses troupes en état de combattre était un art en soi. Un chariot tiré par trois bœufs pouvait transporter jusqu’à trente barils d’eau, mais les animaux devaient boire, eux aussi ; en plein désert, leur cargaison diminuerait de moitié au bout de dix jours. Tel était de genre de problème dans lequel Parménion se plongeait pour éviter de penser à la mort de Dérae. Sans compter les affrontements qui se produisaient immanquablement quand une armée était constituée d’ennemis jurés tels que les Illyriens, les Macédoniens, les Athéniens et les Thraces. Chaque jour, plusieurs hommes périssaient au cours de duels. Parménion et Attalus devaient bien souvent juger les survivants, et le Spartiate détestait devoir condamner de bons combattants à mort. Mais même ces considérations désagréables s’avéraient plus supportables que la pensée qui le rongeait sans cesse : Dérae était vivante toutes ces années où il l’avait crue morte, et il venait de la perdre pour de bon. Au cours de la cinquième semaine, en milieu d’après-midi, ses éclaireurs lui apprirent qu’un navire athénien avait débarqué un groupe d’officiers macédoniens. Mais Philippe ne se trouvait pas parmi eux et Parménion jura intérieurement. Les Perses avaient fui devant l’armée d’invasion et la plupart des cités grecques d’Asie Mineure avaient invité les Macédoniens à les libérer. Mais, à court de troupes, le strategos ne pouvait risquer d’avancer sans s’exposer à une terrible contre-attaque. Il lui fallait donc attendre la venue du roi et du reste de l’armée, ce qui ne l’enchantait guère : il savait en effet qu’un tel retard ne pourrait qu’affaiblir la résolution des cités, et que nombre d’entre elles cesseraient bientôt de soutenir les Macédoniens. Parménion avait réquisitionné une maison dans la ville capturée de Cabalie. Il la partageait avec Attalus, qui appréciait de commander l’armée en sa compagnie et le montrait par une fort belle humeur depuis que l’invasion avait commencé. Les deux hommes s’entendaient plutôt bien, Attalus préférant laisser la planification des détails au Spartiate tandis que lui-même partait chaque jour chasser ou en mission d’éclaireur. L’ancien champion du roi était même devenu populaire auprès des soldats, car il n’hésitait jamais à se ruer au combat avec les lignes frontales, ce qui lui avait donné l’occasion de se distinguer lors des premiers affrontements contre l’armée perse. Parménion repoussa les papiers qui encombraient son large bureau et s’étira pour soulager ses muscles du dos. Il était épuisé. Pénétrer en Asie n’avait pas présenté la moindre difficulté, mais une longue campagne nécessitait une concentration et une endurance de tous les instants. Il ne savait pas s’il en avait encore la force. Trois années, tel était le plan qu’il avait soumis à Philippe. Trois ans et soixante mille hommes pour contrôler l’Asie Mineure et verrouiller ses frontières. Le projet était colossal et, désormais âgé de soixante-quatre ans, il se demandait s’il en verrait le bout. Il y avait tant de problèmes à résoudre, le plus important étant l’approvisionnement des troupes. L’armée avait apporté des réserves de nourriture pour trente jours, mais les deux tiers avaient déjà disparu. Des groupes disséminés dans les environs chassaient et cueillaient tout ce qui pouvait l’être, aussi Parménion attendait-il avec impatience les navires de ravitaillement, qui devaient atteindre d’un jour à l’autre les baies défendues par ses soldats. Philippe ne possédait qu’un total de cent soixante vaisseaux. Si jamais la flotte perse s’engouffrait dans la mer d’Egée, les Macédoniens se retrouveraient à un contre trois et, ne recevant rien à manger, l’armée terrestre n’aurait d’autre choix que de se rendre. Mais même si le problème de la nourriture venait à se régler, il faudrait encore s’occuper de l’armée perse. Pour peu qu’on lui en laisse le temps, le nouveau roi, Darius, pouvait rassembler près d’un million d’hommes sur le champ de bataille. Certes, le grand roi n’enrôlerait vraisemblablement pas toutes ses troupes mais, en se contentant du centre de la Perse, il disposerait au moins de cent vingt mille soldats disciplinés et armés jusqu’aux dents, dont près de quarante mille frondeurs et archers. Quand Philippe finirait par arriver avec les renforts, les Macédoniens ne pourraient leur opposer que mille archers. Parménion était persuadé que, malgré toutes ses qualités, Philippe n’avait jamais vraiment su évaluer la taille et le fonctionnement de l’empire perse. Le grand roi gouvernait d’ouest en est de la Phrygie à l’Hindu Kuch, un territoire immense où les terres agraires succédaient aux déserts arides, et les forêts gelées à la jungle impénétrable. Mais c’était l’organisation même de l’empire qui rendait la conquête de la Perse si difficile. Satrapes et rois vassaux étaient pour ainsi dire autonomes, puisqu’ils possédaient tous leur propre armée et déterminaient eux-mêmes les taxes locales. Même si Philippe parvenait à vaincre Darius, il lui resterait encore à affronter plus de vingt ennemis différents, qui tous pouvaient faire appel à davantage d’hommes que l’ensemble de la Macédoine. Deux millions de milles carrés, une centaine de nations différentes… les autres exploits de Philippe seraient bien vite oubliés en regard de celui-ci. Le soleil amorçait sa descente vers l’horizon lorsque Parménion inspecta les sentinelles. Il trouva un jeune homme assis, à manger du pain et du fromage après avoir posé son casque et son épée à côté de lui. Le soldat se leva précipitamment en voyant arriver son général. « Je suis désolé, monsieur, s’excusa-t-il. Je n’ai pas eu le temps de déjeuner, aujourd’hui. — Il est difficile de manger quand on a la gorge tranchée, lui fit remarquer Parménion. Nous sommes en terre ennemie, considère que l’ensemble de la population t’est hostile. — Je sais, monsieur. Cela ne se reproduira plus. — C’est exact. La prochaine fois que je te trouve ainsi, je t’égorgerai moi-même. — Merci, monsieur… enfin, je… — Je vois ce que tu veux dire. » Tous ses soldats étaient si jeunes, désormais. Des adolescents imberbes qui jouaient à la guerre. Une heure encore, il arpenta le camp avant de revenir à sa maison aux murs blancs. De splendides statues ornaient les allées et les jardins et les grandes pièces possédaient de larges fenêtres par où le soleil entrait à flots. Le plancher n’était pas décoré de mosaïques, mais couvert d’épais tapis sur lesquels il était doux de marcher. D’immenses peintures murales représentaient les dieux perses, le puissant Ahura-Mazdâ, dit le Sage, et les dévas de moindre importance qui le servaient. Une esclave apporta à Parménion un pichet d’hydromel. Acceptant un gobelet, il autorisa la jeune fille à se retirer. Le crépuscule approchait et une autre servante apparut, qui alluma les lampes en cuivre fixées aux murs. Une douce lueur ambrée éclaira la pièce et le Spartiate s’étendit sur un divan après avoir défait sa cuirasse et ses jambières. Attalus vint le retrouver en début de soirée. L’ancien assassin était vêtu d’une longue tunique grise et un bandeau de cuir noir brodé d’argent retenait son épaisse chevelure blanche. « Alors, ta journée a-t-elle été productive ? » voulut-il savoir. Parménion haussa les épaules. « Peut-être. J’aimerais que Philippe se dépêche. La plupart des cités ont déjà dû annuler le banquet qu’elles avaient prévu en notre honneur et, si nous attendons davantage, elles finiront par perdre confiance. Il leur suffira d’entendre dire que le grand roi se prépare au combat pour qu’elles nous ferment leurs portes. — Je vois que tu es toujours de mauvaise humeur. Normal, à force de boire cette pisse de chèvre perse… Il te faudrait du bon vin grec. » Comme pour appuyer sa déclaration, Attalus se versa une coupe et la vida d’un trait. « Je vais mieux, le contredit Parménion, mais nos espions m’ont appris que Darius est en train de lever une armée telle qu’on n’en a plus vu depuis que Xerxès a envahi la Grèce. Des messagers ont été envoyés aux quatre coins de l’empire – en Cappadoce, en Pisidie, en Syrie, dans le Pontique, en Egypte, en Mésopotamie… As-tu la moindre idée du nombre d’hommes que nous aurons à affronter ? — Nous en viendrons à bout, l’assura son compagnon en allongeant les jambes. — Comme ça ? — Bien sûr, strategos. Tu nous mettras au point un plan génial et nous pourrons tous dormir sur nos deux oreilles. » Parménion ne put retenir un petit rire de gorge. « Tu aurais dû te mettre à boire il y a bien longtemps, plaisanta-t-il. Ça te réussit. — Il n’est jamais trop tard pour apprendre. Cela dit, je suis d’accord avec toi. Philippe tarde trop. Les dernières nouvelles que j’ai remontent à six mois, alors que Cléopâtre allait accoucher et que le roi préparait les festivités. Ce sera bon de le revoir. » Il laissa libre cours à son hilarité. « Tu sais, Spartiate, il fut un temps où je souhaitais ta mort, mais aujourd’hui, j’apprécie ta compagnie. Je dois me faire vieux. » Avant que Parménion puisse répondre, un serviteur annonça l’arrivée des messagers venus de Pella. Le strategos se leva pour les accueillir. Hépheston entra le premier, suivi de Cassandre et de Clétas, le général de cavalerie. Hépheston s’inclina, mais il paraissait nerveux. « Le voyage a été difficile ? s’enquit Parménion. — Nous avons des lettres du roi », répondit le jeune homme en s’approchant de son aîné. Pour leur part, Cassandre et Clétas avancèrent vers Attalus, qui se vit remettre un parchemin par l’officier de cavalerie. Parménion avait reçu de tels messages en des centaines d’occasions, mais une terrible tension semblait s’être soudain abattue sur la pièce et tous ses sens étaient en alerte. De la main gauche, Clétas tendait son rouleau de papier à Attalus, pendant que la droite se rapprochait de la dague glissée à sa ceinture. Dans le même temps, l’avant-bras de Cassandre avait disparu sous les replis de sa cape. Soudain, le Spartiate comprit ce qui allait se produire. « Attalus ! » s’écria-t-il. Mais Hépheston se jeta sur lui et lui immobilisa les bras le long du corps. Le général eut beau se débattre, le jeune officier était trop fort pour lui. Les deux autres dégainèrent leurs armes. Trop choqué pour bouger, Attalus resta comme pétrifié tandis que la première lame plongeait dans son ventre. Il poussa un cri au moment où la seconde s’abattait sur sa gorge et il s’effondra. L’épée et la dague des deux assassins le tailladèrent à plusieurs reprises, il était mort avant d’avoir touché le sol. Hépheston relâcha Parménion, qui tituba en arrière et dégaina son arme. « Venez achever votre sale besogne, traîtres ! les défia-t-il. — C’est déjà fait, monsieur, répondit Hépheston, le teint gris. Nous avons accompli la tâche que le roi nous avait confiée. — Je refuse de le croire ! Vous venez juste d’assassiner le meilleur ami de Philippe ! — Je sais, monsieur. Mais Philippe est mort. » Les paroles du jeune homme s’enfoncèrent tels des traits empoisonnés dans la poitrine de Parménion. « Mort ? répéta-t-il, incrédule. Mort ? — Il a été tué alors qu’il se rendait à l’amphithéâtre d’Agia pour y célébrer la naissance de son fils. Le meurtrier se cachait dans l’ombre, il l’a occis d’un coup de poignard en plein cœur. — Qui ? Qui a fait ça ? — Pausanias. Il avait gardé sa haine secrète, mais il n’avait jamais pardonné à Philippe d’avoir refusé de juger Attalus. — Mais pourquoi le roi n’était-il pas protégé ? — Il avait ordonné à ses gardes du corps de le suivre à trente pas de distance, affirmant qu’il ne voulait pas être perçu comme un tyran constamment menacé dans son propre pays. Il est mort sur le coup. — Douce Héra, je n’arrive pas à le croire ! La sorcellerie, les assassins et les armées ennemies n’ont pu en venir à bout, et tu me dis qu’il a été assassiné par un amant éconduit ? — Oui, monsieur. Alexandre est désormais roi. Il nous rejoindra dès qu’il aura calmé les troubles en Grèce. Mais il nous a donné l’ordre de tuer Attalus dès notre arrivée. » Parménion regarda la dépouille de l’ancien champion et lâcha son épée avant de s’affaler sur son divan, la tête entre les mains. « Que se passe-t-il en Macédoine ? » voulut-il savoir. Hépheston s’assit près de lui. « Nous avons échappé de peu à une guerre civile mais, heureusement, Alexandre a éliminé tous ses ennemis sans perdre de temps, lui apprit-il. Amyntas est mort, de même que Cléopâtre, son bébé et une trentaine de nobles. — Sa première décision en tant que roi a été d’assassiner un nourrisson ? Je vois. » Parménion se redressa, le visage dénué d’expression. Il se leva et ramassa son épée, qu’il remit vivement dans son fourreau. « Veillez à ce que le corps soit emporté ailleurs et les tapis nettoyés, ordonna-t-il. Et disparaissez de chez moi ! » Hépheston rougit brusquement. « Alexandre m’a demandé de prendre la place d’Attalus, fit-il. Je pensais m’approprier ses quartiers. — Dans ce cas, tu t’es trompé, petit ! lâcha le Spartiate en le fusillant du regard. Il fut un temps où je te croyais destiné à une certaine grandeur, mais je vois finalement que tu n’es qu’un meurtrier prêt à te vendre au plus offrant. Tu iras loin, mais ne t’attends pas à profiter de ma compagnie… ni de mon amitié. J’espère que nous nous comprenons ? — Oui, monsieur, répondit le jeune homme, les lèvres pincées. — Bien ! » Parménion se tourna vers les deux autres, puis ses yeux se posèrent sur Attalus. « Il a vécu comme un homme, déclara-t-il. Il avait de nombreux côtés sombres, mais il a toujours été loyal envers son roi. Il y a bien longtemps, il a risqué sa vie pour sauver Alexandre, et vous venez de lui remettre sa récompense. Demain, il sera enterré avec les honneurs. Des objections ? — Je… commença Cassandre. — Silence ! aboya le général. — Nous avons obéi à notre roi, protesta Clétas en contenant difficilement sa colère. — Tout comme lui, rétorqua Parménion en tendant le doigt vers la dépouille d’Attalus. Souhaitons pour vous que vous ne connaîtrez pas la même fin. » Il quitta la pièce sans une parole de plus et trouva plusieurs serviteurs rassemblés dans le couloir. « Ne vous inquiétez pas, les rassura-t-il. La tuerie est terminée pour aujourd’hui. Emportez le corps et préparez-le pour les obsèques. » Une jeune fille approcha, tête basse en signe de soumission. « Un homme est arrivé il y a quelque temps, seigneur, lui apprit-elle. Il prétend être un de vos amis et affirme que vous voudrez le recevoir en privé. — T’a-t-il donné son nom ? — Il dit s’appeler Mothac. C’est un vieillard et je l’ai conduit à vos appartements. J’espère avoir fait ce qu’il fallait. — Oui, mais ne raconte à personne qu’il se trouve ici. » Assis à la lueur des lampes, Mothac avait le regard perdu dans le vague. Il se sentait vidé de ses forces, même le souvenir des flammes et des ruines ne lui inspirait plus la moindre peine. Qu’est-ce qui t’a pris de venir ici ? se demanda-t-il, mais la réponse suivit aussitôt : Où aurais-je pu aller ? Entendant des bruits de pas dans le couloir, il se leva, la gorge nouée. Parménion entra sans rien dire. Il remplit deux gobelets de vin coupé d’eau et en tendit un au Thébain, qui le vida d’un trait. « Tout a été détruit », murmura Mothac en se laissant tomber sur son siège. Son ami s’assit à côté de lui. « Raconte-moi. — Thèbes est en ruine… les maisons, les temples, les statues… il ne reste rien. » Parménion ne répondit pas. Son visage était totalement dénué d’expression. « Nous nous sommes soulevés contre l’oppresseur, expliqua Mothac, mais nous ne sommes pas parvenus à reprendre la Cadmée. Les Macédoniens ont refermé les portes à notre approche. Nous les tenions emprisonnés au cœur de la cité et, pendant un temps, nous avons cru que nous allions réussir. Mais Athènes a refusé de nous aider et les autres cités l’ont imitée. Même Sparte ne nous a pas envoyé le moindre soldat. Alors, Alexandre est arrivé à la tête de son armée. Comprenant que nous n’avions plus la moindre chance, nous nous sommes rendus, mais il a tout de même attaqué. La boucherie a été terrible, car il n’y avait nulle part où aller. Hommes, femmes et enfants se sont fait massacrer par milliers, tandis que les autres étaient emportés pour finir vendus comme esclaves. Alexandre a personnellement ordonné de raser la cité et les ingénieurs sont entrés en jeu. Toutes les statues, toutes les colonnes ont été renversées et réduites en pièces. Thèbes n’existe plus… elle a été totalement rayée de la carte. — Comment as-tu pu t’enfuir ? — Je me suis caché dans une cave, mais ils ont fini par me trouver et j’ai été traîné jusqu’à un officier. Par chance, il s’agissait de Cœlas. Il m’a donné de l’argent et un cheval rapide, ce qui m’a permis de me rendre à Athènes et de prendre un navire en partance pour l’Asie. Pourquoi Alexandre a-t-il agi ainsi ? Pourquoi détruire une cité entière ? — Je suis bien incapable de te répondre, mon ami. Mais cela me réchauffe le cœur de te savoir en bonne santé. — Je suis si fatigué, souffla Mothac. Je n’arrive plus à dormir depuis… le carnage. Mes nuits ne sont que flots de sang et hurlements. Pourquoi, Parménion ? » Le Spartiate entoura son vieux compagnon de son bras. « Repose-toi, lui dit-il en le conduisant au lit. Nous parlerons demain. Dors, maintenant. » Mothac s’allongea et sombra dans le sommeil au bout de quelques instants. Mais ses cauchemars refusèrent de le laisser en paix et il se mit à gémir tandis que les premières larmes s’écoulaient d’entre ses paupières closes. Parménion quitta la pièce et sortit dans les jardins baignés par la clarté lunaire. Les paroles que Tamis avait prononcées il y a bien longtemps résonnaient dans son esprit, comme issues du fin fond de sa mémoire. La prêtresse était venue le trouver quarante ans plus tôt, alors qu’il s’apprêtait à aider les rebelles thébains à reprendre la Cadmée. « Tu te trouves à un croisement, Parménion. L’une des voies qui te sont offertes mène au soleil et au rire, l’autre à la souffrance et au désespoir. Tu tiens la cité de Thèbes dans le creux de ta main, comme s’il ne s’agissait que d’un jouet. Si tu choisis le chemin de la lumière, la ville grandira ; si tu préfères l’autre, elle sera détruite et oubliée…» Elle lui avait conseillé de se rendre à Troie, mais il avait refusé, pensant que la vieillarde était une espionne à la solde des Spartiates. Et pourtant, s’il avait suivi son conseil, il aurait retrouvé Dérae et tous deux auraient pu vivre dans la paix et le bonheur. L’armée macédonienne n’aurait jamais vu le jour, pas plus qu’Alexandre. L’esprit de Parménion chancelait sous le poids de tout ce qu’il avait appris. Dérae vivante… mais aujourd’hui morte, Philippe et Attalus assassinés, Thèbes en ruine. Il entendait presque le rire du Dieu Noir résonner autour de lui. « Non, n’y pense même pas ! » s’exclama-t-il. Il s’assit sur un banc de bois, l’esprit occupé par un tourbillon d’images : Dérae, jeune et pleine de vie… puis vieille et mourante ; Philippe, riant et buvant ; Alexandre l’Enfant Sacré, dans le monde de l’Enchantement ; Attalus, faisant fièrement face à ses ennemis. Et de plus loin encore resurgit l’ascétique Épaminondas, planifiant en silence la libération de sa cité bien-aimée. Tant de visages, tant de souvenirs précieux-Mais tous avaient irrévocablement disparu. Il avait du mal à le croire. Comment Philippe pouvait-il être mort ? Il était si fort, si plein de vie… Un seul coup de dague et la face du monde venait de changer à tout jamais. Parménion fut pris d’un long frisson. Et maintenant, Spartiate ? s’interrogea-t-il. Vas-tu servir le fils comme tu l’as fait pour le père ? Et si jamais le Dieu Noir est revenu ? Seras-tu capable de tuer Alexandre ? Il dégaina son épée, examina la lame scintillant à la clarté de la lune et essaya de se la représenter plongeant dans les chairs du jeune roi. Ecœuré, il jeta l’arme au loin, mais une brise fraîche fit frémir les fourrés et il alla la ramasser, l’essuyant rapidement. Il avait vu le mal que Philippos avait fait à son univers. Si Alexandre se mettait à devenir comme lui… « Je le tuerai », décida-t-il dans un murmure. Lonie, été 334 av. J.-C. Mais Alexandre ne vint pas de suite en Asie. On apprit bien vite que les tribus de Pannonie et de Triballie s’étaient soulevées de nouveau dans le nord de la Grèce et que le roi avait été obligé de prendre la tête d’une expédition punitive. La campagne s’acheva en triomphe pour le jeune monarque, mais l’or perse de Darius causa de nouveaux troubles dans les cités du sud, et plus particulièrement à Sparte. La révolte grondait. À Athènes, Démosthène s’éleva contre les Macédoniens et Alexandre descendit en Attique à la tête de son armée. Sa démonstration de force suffit à ramener le calme, mais elle lui demanda beaucoup de temps et Parménion resta isolé en Asie Mineure pendant plus d’un an. Là, ses troupes trop peu nombreuses et les problèmes d’approvisionnement qu’il connaissait l’obligèrent à jouer au chat et à la souris avec l’armée perse. Le moral était au plus bas lorsque Parménion et Hépheston décidèrent de descendre le long de la côte Ionienne pour finalement s’installer dans une rade proche de l’île de Lesbos. Les Macédoniens érigèrent des remparts à la hâte et purent enfin s’accorder un repos amplement mérité alors que le soleil sombrait dans la mer Egée. Les provisions commençaient à manquer et devaient être réduites à une fine tranche de viande séchée et un morceau de pain rassis par personne. Ôtant son casque, Hépheston se pencha pour entrer dans la tente de Parménion. Le général et son ami thébain, Mothac, étaient assis par terre, examinant cartes et parchemins. « Les éclaireurs ont-ils été envoyés ? voulut savoir le Spartiate. — Oui », répondit le jeune officier. Parménion hocha la tête et reporta son attention sur la carte. « Dès demain, nous entrons en Mysie, décida-t-il. Les petites villes qui s’y trouvent nous offriront de l’or et de la nourriture pour que nous ne les attaquions pas. — Les hommes en ont assez de fuir, protesta Hépheston. Pourquoi ne pas nous arrêter et montrer aux Perses la force de nos lances ? — Nous ne sommes pas assez nombreux, riposta Parménion. Memnon dispose désormais de près de cinquante mille hommes bien entraînés. Nous risquerions de nous faire anéantir. — Je n’y crois pas. — Tu es libre de penser ce que tu veux. » Hépheston s’accroupit. « Écoutez-moi, monsieur, les hommes sont en train de perdre courage. Nous avons besoin d’une victoire. — Parce que tu imagines que je l’ignore ? demanda le Spartiate en le fixant sans aménité. Je donnerais mon bras droit pour cette victoire dont tu me parles. Mais regarde la carte. Si nous acceptons le combat, les Perses nous encercleront pour nous couper toute retraite. Si cela se produit, tout est perdu. Je sais qu’un jeune homme comme toi aura du mal à accepter une telle donnée, mais nous n’avons pas un millier de cavaliers et nos archers sont moins nombreux encore. Il nous serait impossible de tenir. Tout ce que nous pouvons faire, c’est attirer l’ennemi derrière nous, de façon qu’Alexandre puisse traverser le détroit des Dardanelles sans problème. Alors, nous aurons la bataille dont tu rêves. — Écoutez le Lion de Macédoine ! railla Hépheston. Il fut un temps où votre nom seul inspirait la terreur dans le cœur de l’ennemi. Mais vous êtes de ceux qui se ramollissent avec l’âge. » Parménion lui adressa un sourire indulgent. « Ceux qui ont de la chance deviennent également de plus en plus sages, petit, et les jappements des chiens fous ne les atteignent plus. » Voyant que le général cessait de s’intéresser à lui, le jeune homme ravala sa fureur et quitta la tente. Plus d’une heure durant, il parcourut le camp en tous sens, vérifiant que les sentinelles se trouvaient à leur poste et échangeant quelques mots avec les hommes qu’il croisait. Puis il gravit la falaise située à l’est par un petit sentier tortueux et contempla les terres légendaires de l’empire perse, qui s’étendaient sous ses yeux à la faveur de la lune. Quelle gloire les attendait en ce pays ! Derrière l’Ionie se trouvait la Phrygie, riche en métaux : l’or, le fer et l’argent. Puis la Cappadoce, l’Arménie, la Mésopotamie… avant d’atteindre le cœur de l’empire : la Babylonie, la Médie et la Perse proprement dite. Le revenu annuel de la Macédoine s’élevait à huit cents talents d’argent, ce qui constituait déjà une véritable fortune. Mais on prétendait que la petite trésorerie de Babylone contenait deux cent quarante mille talents d’or. Hépheston se mit à trembler en essayant de visualiser tant de richesses. Des cités d’or et des statues d’argent massif, des pierres précieuses grosses comme la tête. La Perse ! Même le mythique Midas, qui transformait en or tout ce qu’il touchait, n’aurait pas eu assez de toute une vie pour créer l’opulence de l’empire. La lune avait presque atteint son zénith lorsqu’il aperçut un cavalier approchant au galop. L’homme portait le chapeau de cuir à large bord qui distinguait les éclaireurs pannoniens, et Hépheston agita le bras en criant pour attirer son attention. Le messager le vit et vint vers lui. « Quelles sont les nouvelles ? voulut savoir l’officier. — Le roi se trouve à Troie, monsieur. » Hépheston serra le poing de jubilation. « Tu en es certain ? s’assura-t-il tout de même, méfiant après les nombreux rapports similaires qu’ils avaient reçus. — J’ai vu l’armée de mes propres yeux. Il a plus de trente mille hommes avec lui. — Ça y est ! Notre heure est enfin venue ! » s’exclama joyeusement Hépheston. Le mont Ida, 334 av. J.-C. Les deux armées effectuèrent leur jonction à l’ombre du majestueux mont Ida. Hépheston chevauchait au côté de Parménion quand il aperçut les tentes des Macédoniens étirées comme les perles d’un collier, blanches sur fond de verdure. Son œil de soldat examina les régiments qu’il avait devant lui. Il distinguait les six brigades de Compagnons d’Infanterie, neuf mille hommes se tenant au garde-à-vous, la lance à la verticale. Non loin se trouvaient les trois mille Porte-Boucliers, nouveau nom de la Garde de Philippe. Sur la gauche, on voyait les Athéniens et les Corinthiens, un total de sept mille soldats dont la présence donnait l’illusion qu’Alexandre commandait une armée grecque unifiée. Enfin, à droite, les Thraces étaient massés dans le plus grand désordre. En raison de leur manque de discipline, il était difficile de se faire une idée précise de leur nombre, mais Hépheston estima qu’ils devaient être plus de cinq mille. Alexandre se porta à leur rencontre. Son armure de fer brillait comme de l’argent poli, tandis que son casque à long panache blanc renvoyait des reflets d’or. Même Bucéphale était désormais protégé par une barde de mailles légères nouée à son encolure ; sa crinière et sa queue avaient été tissées de fil d’argent. Hépheston stoppa sa monture en voyant arriver le roi, suivi de ses capitaines, Cassandre, Philopas, Clétas, Cœlas et le deuxième fils de Parménion, Nikki. Alexandre descendit de cheval devant le strategos. Ce dernier fit de même et mit un genou à terre. « Non, non, refusa le monarque en l’aidant à se relever. Jamais tu n’auras à t’agenouiller devant moi. Bonjour, mon ami. » Il prit son aîné dans ses bras. « Je veux que tu me racontes tout. Je vais commencer par m’adresser à tes hommes, puis nous irons discuter sous ma tente. » Parménion s’inclina et Alexandre revint à Bucéphale, qui se baissa pour lui permettre de monter sur son dos. Il alla parler aux douze mille soldats du corps d’expédition. Ces derniers l’accueillirent d’une clameur tonitruante en se mettant au garde-à-vous. Capes et armures étaient couvertes de poussière, tandis que les hommes paraissaient exténués. « C’est bon de vous revoir, mes amis ! s’écria le jeune souverain. Vous avez fait courir les Perses dans tout le pays, mais c’est fini, désormais. Nous n’irons pas plus loin. Nous allons affronter Darius et le broyer sous nos pieds. » Quelques exclamations lui répondirent, mais elles cessèrent bien vite. Il détacha son casque et passa la main dans ses cheveux trempés de sueur. « Chacun d’entre vous recevra un philippe d’or, poursuivit-il, et j’amène avec moi cent tonneaux de vin macédonien pour vous rappeler le pays. Ce soir, nous donnerons un festin en votre honneur. » Hépheston était stupéfait. Douze mille philippes d’or ! Chacune de ces pièces représentait une année de solde… il était inconcevable qu’Alexandre les donne avec tant de désinvolture. Cette fois, la réaction des troupes fut assourdissante et Bucéphale, effrayé, se cabra. Alexandre le calma et retourna voir ses officiers. « Et maintenant, passons aux affaires sérieuses », leur dit-il en les conduisant au camp. Tout l’après-midi, il écouta attentivement les rapports de Parménion et d’Hépheston pour se familiariser avec la nature et l’organisation de l’armée perse. Darius avait confié le commandement de ses hommes à un Grec renégat, un certain Memnon, que Parménion décrivit comme un général doué et rusé. Les Perses étaient au nombre de cinquante mille, dont la moitié constituée de cavaliers natifs de Cappadoce et de Paphlagonie. « De véritables champions d’équitation, concéda Hépheston. Et ils ne connaissent pas la peur. — Avez-vous connu des affrontements importants ? s’enquit Alexandre. — Non, répondit Parménion. Peut-être une trentaine d’escarmouches entre éclaireurs, mais j’ai évité toute confrontation. — Pas étonnant que tes hommes aient l’air si fatigués, persifla Philopas. Ils viennent de passer les sept derniers mois à fuir devant l’ennemi. — Parménion a eu raison, trancha le roi. S’il avait subi un revers important, nous aurions sans doute perdu tout ou partie du soutien dont nous bénéficions en Grèce, ce qui aurait rendu cette expédition presque impossible. Pouvons-nous compter sur les cités grecques d’Asie Mineure, Parménion ? — À peine, sire, fit le Spartiate. Dans les premiers temps, elles nous ont accueillis à bras ouverts, nous envoyant des délégations chargées de nous assurer de leur soutien. Mais elles ont fini par perdre courage au fil des mois, d’autant que Darius a renforcé ses garnisons de Mytilène et d’Éphèse. » Hépheston écouta la discussion en observant attentivement Parménion. Légèrement mal à l’aise, le strategos ne quittait pas Alexandre des yeux, mais ce dernier ne sembla pas s’en apercevoir. « Où se trouve l’ennemi à l’heure actuelle ? s’enquit le roi. — Il campe à proximité de la ville de Zélée, à deux jours de marche au nord-est, lui apprit le Spartiate. — Dans ce cas, nous irons le chercher, répondit gaiement Alexandre avant de saisir l’épaule de Parménion. Quelque chose te préoccupe, mon ami. Dis-moi de quoi il s’agit. — Ce n’est rien sire, je suis juste fatigué. — Alors, va te reposer et nous nous reverrons demain matin. » Les officiers s’en allèrent et le roi resta seul avec Hépheston, qu’il prit par le bras. Les deux hommes se promenèrent dans le camp à la lueur de la lune. « Qu’est-ce qui ne va pas chez Parménion ? voulut savoir le monarque. — Comme je vous l’ai écrit, sire, il a mal réagi à l’élimination d’Attalus et s’est élevé contre la mort de Cléopâtre et du bébé. Et puis, il a été rejoint par son ami thébain, Mothac, qui a assisté à la destruction de la cité, si mes informations sont exactes. Depuis, quelque chose a changé en Parménion. Il n’est plus le même. Peut-être est-ce l’âge, mais… je ne sais pas. Nous nous adressons rarement la parole, sauf pour discuter de stratégie ou de questions de discipline. — Penses-tu qu’il ne faille plus lui faire confiance ? — Je ne crois pas qu’il pense à vous trahir… pour le moment. Mais il porte une grande rancœur en lui. — J’ai encore besoin de lui, Hépheston. Peut-être pas pour longtemps, mais je ne peux pas m’en passer maintenant. Il connaît les Perses et leurs méthodes. Et quoi que l’on puisse en dire, il reste le plus grand général de notre temps. — Il l’était autrefois, sire. Mais aujourd’hui, je n’en suis plus si sûr. Il se fait vieux. — Si cela se révèle exact, tu veilleras à ce qu’il aille trouver un long repos auprès d’Attalus », souffla le roi. Parménion vida son troisième gobelet d’hydromel et s’en versa un autre. Il savait qu’il buvait trop mais, depuis quelques mois, seul l’alcool parvenait à atténuer la douleur intérieure qu’il ressentait et le fardeau qui semblait s’être abattu sur son âme. Dans ses rêves, il revoyait Philippe et Attalus, rajeunis et pleins d’espoir en l’avenir. Il se remémorait la Sparte de l’Enchantement, et la jeune Dérae qu’il tenait dans ses bras. À son réveil, il grognait immanquablement de dépit et se précipitait sur le pichet d’hydromel. Jusqu’à présent, ses facultés n’étaient pas amoindries par l’alcool, du moins le pensait-il. Encore que…Aurait-il pu faire plus pour gêner Memnon ? Avait-il laissé passer une occasion de vaincre l’armée perse ? « Je n’en sais rien et je m’en moque », décréta-t-il à voix haute. Le brasero en fer installé au centre de la tente dissipait la fraîcheur nocturne tout en projetant des ombres dansantes sur les parois de toile. Parménion s’assit sur un tabouret rembourré de cuir et se perdit dans la contemplation des flammes. « Souhaites-tu rester seul ? » lui demanda Alexandre en entrant. Le Spartiate secoua la tête sans se lever. « Cela n’a pas d’importance, fit-il. Je suis seul, de toute façon. Aujourd’hui et toujours. » Le roi s’installa en face de son aîné, qu’il dévisagea en silence de longues minutes avant de lui prendre la main. « Parle-moi, lui demanda-t-il. Je sens comme une noirceur en toi. Amenons-la en pleine lumière. — En moi ? rétorqua Parménion en secouant la tête d’incrédulité. Ai-je tué des nourrissons dernièrement ? Ordonné l’assassinat d’un général loyal ? Ou rayé des cartes une cité riche en histoire et en légendes, peut-être ? — Je vois, murmura Alexandre. Tu es en colère contre moi. Mais ne me juge pas trop vite, Parménion, je n’ai fait qu’appliquer les préceptes que tu m’as toi-même inculqués. Souviens-toi des leçons de stratégie que tu me donnais chez toi, à Miésie. Qu’aurais-tu voulu que je fasse ? Thèbes s’est révoltée contre nous. Athènes lui a fait parvenir des messages de soutien, tout en préférant se tenir à l’écart le temps de voir comment réagirait l’enfant-roi. Sparte a envoyé une armée de cinq mille hommes, qui s’est installée à Mégare. Toutes les cités du sud de la Grèce s’apprêtaient à renier les traités passés avec la Macédoine, car ils avaient été signés avec Philippe, le roi-guerrier. Pas avec le petit Alexandre ! Les agents de Darius promettaient un pont d’or à quiconque accepterait de se déclarer l’ennemi de la Macédoine. Philippe aurait pu leur faire peur compte tenu de la réputation qui était sienne. Mais le petit Alexandre, lui, n’avait jamais soumis que des tribus barbares ! » Il secoua la tête sans chercher à cacher sa tristesse. « J’étais en train de négocier une solution pacifique avec Thèbes lorsqu’un incident s’est produit. De jeunes Thébains s’en sont pris à un groupe d’éclaireurs dirigé par Perdiccas. Au même moment, l’armée thébaine a attaqué notre campement. Nous l’avons aisément mise en déroute et nous sommes entrés dans la cité. Dans le même temps, notre garnison prisonnière dans la Cadmée est sortie à notre rencontre. Tu as déjà assisté à ce genre de scène, Parménion, des affrontements à tous les coins de rue, des hommes en armes partout, et le chaos. Eh oui, c’est vrai, le carnage a été terrible, il nous a fallu des heures pour ramener la discipline. « Le lendemain, j’ai ordonné la destruction de la cité avant de partir en direction du sud. Les Spartiates se sont repliés et les Athéniens m’ont envoyé des émissaires m’assurant de leur total soutien. L’anéantissement de Thèbes a été comme un tremblement de terre qui a mis un terme aux velléités de rébellion, mais cela m’a fait mal, Parménion. Quand je pense à la gloire de cette cité, au tombeau d’Hector, aux œuvres et statues de Praxitèle… Crois-tu vraiment que je sois insensible ? » Le général leva les yeux et soupira en voyant l’expression torturée de son cadet. « Et Attalus ? persista-t-il tout de même. Ne me dis pas que le fait d’ordonner sa mort t’a fait souffrir, lui aussi. — Non, reconnut Alexandre. Mais tu sais bien que je n’avais pas le choix. Il me craignait et me détestait. Des années durant, il a essayé de monter Philippe contre moi. Il était loyal envers mon père, mais je savais qu’il refuserait de me servir, moi. Je te garantis pourtant que s’il avait abandonné toute activité pour finir ses jours sur ses terres, je l’aurais laissé vivre. Mais il n’en avait pas l’intention. Il se trouvait en Asie, à la tête d’une armée qu’il aurait peut-être tenté de retourner contre moi. » Parménion n’avait rien à opposer à un tel argument. Philippe lui-même avait pris le pouvoir en éliminant tous les rivaux possibles. Mais le dernier abcès devait encore être percé. « Et le bébé ? — C’est un crime odieux, dont je ne suis nullement responsable, se défendit le roi. J’ai honte de te le dire, mais je crois que la coupable n’est autre que ma mère, aidée par une de ses amies venues de Samothrace, une certaine Aïda. La nuit suivant le meurtre de mon père, toutes deux sont allées voir Cléopâtre, que l’on a par la suite retrouvée étranglée à l’aide d’un fil d’argent, de même que son fils. Olympias a nié avoir commis un tel acte, mais qui d’autre aurait pu le faire ? Quel horrible début de règne : le meurtre de mon frère nouveau-né… — Tu n’y es pour rien ? insista le général. — Croyais-tu que…» Le jeune roi fut manifestement choqué par une telle supposition et Parménion ne put douter de la sincérité qu’il lisait dans son regard. Le strategos eut l’impression que le poids qui l’écrasait venait subitement de disparaître. Rassuré, il étreignit Alexandre, les yeux humectés de larmes. « Tu ne peux pas savoir à quel point je me sens soulagé, avoua-t-il. Le meurtre du nourrisson ne cessait de me hanter. Je craignais que… — Tu pensais que le Dieu Noir s’était emparé de moi ? » Parménion hocha la tête. Le jeune roi dégaina la dague qu’il portait à la ceinture. Écartant les doigts du Spartiate, il pressa le manche de l’arme dans sa main. Alexandre se pencha en avant, la pointe de la dague posée contre sa poitrine. « Si tu doutes de moi, finissons-en », dit-il. Parménion scruta les yeux de son fils, guettant le moindre signe du monstre qu’il avait affronté dans le monde de l’Enchantement. Mais il ne vit rien d’autre qu’un séduisant jeune homme maître de sa destinée. Lâchant l’arme, il secoua lentement la tête. « C’est bien mon roi qui se tient devant moi », murmura-t-il. Alexandre gloussa. « Par les dieux, si tu savais comme cela me fait plaisir de retrouver le vrai Parménion. Te souviens-tu quand tu m’as raconté ta victoire au champ de Crocus, dans les jardins de Pella ? Ce jour-là, je t’ai demandé si tu accepterais de devenir mon général. Tu te rappelles ? — Oui. Tu devais avoir quatre ans. Je t’ai répondu que je serais sans doute trop vieux lorsque tu deviendrais roi. Et c’est le cas. — Laisse-moi te reposer ma question : le Lion de Macédoine conduira-t-il mes armées à la victoire ? — Oui, sire. Si les dieux le veulent. » Le Granique, 334 av. J.-C. Le sol était jonché de cadavres ; les rives boueuses du fleuve Granique ruisselaient de sang. Parménion ôta son casque et le tendit à Ptolémée, dont les mains tremblaient. Le jeune homme était d’une pâleur inhabituelle. « Alors, cet avant-goût de gloire te plaît-il ? » demanda le Spartiate. Ptolémée déglutit bruyamment. « Ce fut une grande victoire, général. — Suivez-moi, tous les six. » Parménion et ses aides de camp parcoururent le champ de bataille en enjambant les corps des Perses abattus. De véritables nuages de corbeaux et de corneilles s’envolaient à leur approche en protestant à grands cris aigus. Le strategos s’immobilisa devant la dépouille d’un jeune noble de Darius, vêtu de soie et de satin. On lui avait coupé tous les doigts de la main gauche avant de les jeter dans la boue une fois ses bagues volées. Son visage était gris et ses yeux avaient été arrachés par les charognards. Il ne devait pas être plus âgé que Ptolémée mais, compte tenu de la chaleur, son cadavre avait atrocement gonflé. La puanteur était insoutenable. « Lui aussi rêvait de gloire, fit durement Parménion. Hier, il chevauchait un beau cheval en n’espérant que l’occasion d’anéantir les ennemis de son roi. Il a probablement une femme et des fils, chez lui. Il vous plaît ? — Que faisons-nous ici, monsieur ? » demanda Ptolémée en refusant de regarder le défunt. Parménion ne répondit pas. Soldats thraces et macédoniens n’avaient pas fini de dépouiller les morts, sous les cris des oiseaux noirs qui tournaient au-dessus de leurs têtes dans l’attente de leur festin. « Combien d’hommes gisent là, à votre avis ? interrogea enfin le Spartiate. — Plusieurs milliers », répondit Perdiccas, qui était arrivé en Asie avec Alexandre. « Seize mille environ, précisa Parménion en observant les Macédoniens qui creusaient une fosse commune pour leurs camarades. Et quel est le total de nos pertes ? » Cette fois-ci, la question s’adressait spécifiquement à Ptolémée, qui écarta les mains pour montrer qu’il ignorait la réponse. « Tu devrais le savoir, lâcha sèchement Parménion. Vous devriez tous en avoir une idée précise. Lorsque vous vous élancez au combat, votre survie dépend de vos camarades. Il faut leur montrer que leur sort vous importe, vous pouvez le comprendre ? Ils se battront d’autant mieux pour un chef qu’ils estiment. Nous avons perdu huit cent dix-sept Macédoniens, quatre cent onze Thraces et deux cent quinze Grecs. » Il poursuivit son chemin et ses hommes mystifiés lui emboîtèrent le pas. Ils s’arrêtèrent devant plusieurs piles de cadavres ; des centaines de corps étaient entassés les uns sur les autres. « L’Infanterie Royale, expliqua-t-il. Alors que le reste de l’armée s’enfuyait autour d’eux, ces hommes sont restés à leur poste… jusqu’à la mort. C’étaient des braves. Honorez-les par vos paroles et vos pensées. — Pour quoi faire ? demanda Perdiccas. À quoi cela servira-t-il ? — Qui va gouverner cette terre à partir d’aujourd’hui ? — Nous. — Et dans les années à venir, les fils de ces hommes seront vos sujets. Ils se joindront à vos armées et marcheront sous vos couleurs. Mais vous seront-ils loyaux ? Pourrez-vous leur faire confiance ? Il est sage de glorifier le père pour gagner l’amour du fils, Perdiccas. » Parménion savait qu’il n’était pas parvenu à les convaincre, mais sa promenade au milieu des morts était devenue un rituel, une épreuve dont il avait besoin… bien plus, manifestement, que les jeunes gens qu’il obligeait à l’accompagner. Il quitta le champ de bataille sans un mot, revenant au fleuve où les chevaux étaient attachés, puis il ramena son petit groupe au campement. La victoire avait été expéditive et terrifiante. Forte de quarante-cinq mille hommes environ, l’armée perse avait défendu la rive opposée du Granique, la cavalerie encadrant les mercenaires, l’Infanterie Royale et Memnon lui-même. En toute logique, une telle situation aurait dû conduire à une impasse. Mais Parménion avait envoyé des hommes en éclaireurs, les chargeant de jauger en secret la profondeur du fleuve. En raison de la saison sèche, le Granique n’arrivait qu’au niveau de la hanche et son débit était particulièrement lent. Alexandre avait conduit une charge de cavalerie sur le flanc gauche des Perses. Dans le même temps, Parménion avait ordonné à Philopas et ses Thessaliens d’attaquer sur la droite. Choqués par l’audace de leurs adversaires, les Perses avaient mis du temps à réagir, et la déroute régnait déjà dans leurs rangs lorsque les fantassins macédoniens s’étaient mis à avancer. Seuls les mercenaires et l’Infanterie Royale avaient résisté, les autres unités et Memnon détalant sans demander leur reste. Le Granique avait assisté à une bataille en règle pendant une heure seulement, puis à un massacre pendant les deux suivantes. Seize mille Perses avaient péri avant que le soleil n’atteigne le zénith. La conquête de l’empire perse venait d’être lancée. La légende d’Alexandre était en marche. Ce soir-là, le roi donna un banquet en l’honneur de la victoire dans la tente d’un général perse défunt. Il avait amené en Asie un poète grec du nom de Callisthène, individu squelettique à la discrète barbe noire et à la tête disproportionnée par rapport au reste de son corps. Parménion ne l’appréciait guère, mais il devait bien reconnaître que le poète était doué ; il possédait une voix agréable et un sens du rythme certain. Au cours du festin, il improvisa une saga dans le style d’Homère, chantant les exploits d’Alexandre. Les convives l’applaudirent à tout rompre. S’il fallait en croire Callisthène, le roi avait personnellement tué deux mille des cinq cent mille Perses qui tentaient de lui résister. Le tout sous le regard de Zeus, qui avait écarté les nuages de sa puissante main pour mieux contempler le plus grand des mortels. Puis le poète raconta comment Athéna, déesse de la Guerre, était venue trouver Alexandre à la veille de la bataille pour lui offrir l’immortalité, mais le jeune souverain avait refusé cet honneur en expliquant qu’il ne l’avait pas encore mérité. Parménion en eut presque envie de vomir mais les jeunes officiers apprécièrent énormément, à en juger par les vivats qu’ils poussaient à chaque exagération. Enfin, Callisthène révéla à l’assemblée que les généraux d’Alexandre lui avaient conseillé de ne pas traverser les flots en furie du Granique, à quoi le courageux monarque avait répondu qu’il n’avait pas franchi l’Hellespont pour se laisser arrêter par un misérable ruisseau. Hépheston, qui se trouvait assis à côté de Parménion, se pencha vers ce dernier. « Les choses ne se sont pas passées ainsi, lui murmura-t-il à l’oreille. — La fin de la saga est aussi fausse que le début, répliqua le Spartiate, mais du moment qu’elle plaît à ces jeunes idiots…» Le banquet se prolongea tard dans la nuit. Mort d’ennui, Parménion finit par retourner à sa tente. Mothac n’était pas encore couché. Assis sur une imposante chaise perse, il avait manifestement passé la soirée à boire. Il avait le teint rougeaud et les yeux injectés de sang. « Quelle splendide journée, fit-il, sarcastique, en voyant revenir son ami. Et voilà une nouvelle nation qui ne demande qu’à être conquise, avec son lot de cités à incendier et à raser jusqu’à la dernière pierre. » Refusant de répondre à la provocation, Parménion rajouta du combustible dans le brasero et ôta son armure de cérémonie avant de s’allonger sur un divan. « Alors, le dieu-roi en a assez d’entendre vanter ses louanges ? persifla le Thébain. — Pas si fort, mon ami. » Mothac se redressa si brusquement qu’il renversa une bonne partie de son gobelet. « Pourquoi ? demanda-t-il. J’ai vécu plus de soixante-dix printemps, que veux-tu qu’il me fasse ? Me tuer ? J’aurais bien voulu mourir il y a dix ans de cela. Tu sais, après la destruction de Thèbes, je n’ai même pas pu retrouver la tombe d’Éléa. Ma douce Éléa… — Tu la rejoindras un jour, l’assura le Spartiate. Son âme a depuis longtemps quitté son corps. » Mothac se frotta les yeux. « Qu’est-ce que nous faisons ici, Parménion ? Pourquoi ne rentrons-nous pas dans nos foyers ? Retournons élever nos chevaux et laissons ces massacres aux jeunes. Que pouvons-nous espérer de plus, ici ? La mort et la destruction. — C’est tout ce que je connais, murmura le strategos. C’est tout ce qu’il me reste. — Tu ne devrais pas le servir. Il n’est pas comme Philippe, qui se battait pour sauver son pays. Lui, c’est un tueur. Il ne bâtira jamais rien, Parménion. Il traversera le monde en ne laissant que des ruines sur son passage. — Je ne le crois pas. Il est capable de grandeur. — Faut-il que tu sois aveugle pour ne pas avoir conscience du mal qui est en lui ! Quelle emprise a-t-il donc sur toi ? — Assez ! rugit Parménion. Tu n’es qu’une vieille baderne bouffie de rancœur et tu empestes le vin à plein nez ! Je refuse d’en entendre davantage ! — Je suis peut-être saoul, mais moi, au moins, je ne me laisse pas berner par son visage d’ange », murmura tristement Mothac. S’aidant des mains, il se leva et sortit d’une démarche hésitante. Le vieux Thébain inspira plusieurs goulées d’air frais et s’éloigna du camp en direction des collines du sud. S’asseyant dans la pente de la première, il s’allongea et tenta d’observer les étoiles, mais elles dansaient devant ses yeux et lui donnaient la nausée. Roulant sur le côté, il fut pris d’un violent haut-le-cœur et sa main s’ouvrit, libérant le parchemin froissé qu’il tenait serré depuis de longues heures. Ramassant la feuille de papier, il la lissa. S’il la montrait à Parménion, peut-être que… Mais non, il savait que cela ne servirait à rien. Son ami ne croirait pas ce nouveau rapport, incapable qu’il était de garder les idées claires lorsqu’il s’agissait du roi. La lune était suffisamment lumineuse pour lui permettre de relire le message envoyé par son agent de Pella. Il parlait principalement d’Antipatros, chargé de la régence tandis qu’Olympias régnait avec le titre de reine, indiquant au passage que certains troubles s’étaient faits jour à l’ouest. Mais le dernier paragraphe évoquait le meurtre de Cléopâtre et de son fils nouveau-né. Un serviteur du palais avait discuté de l’assassinat avant de se faire éliminer à son tour. Tous ses amis et leurs familles avaient subi le même sort, y compris ceux qui se trouvaient aux antipodes de Pella. Mais la rumeur avait survécu, propagée par les ennemis d’Alexandre. L’agent de Mothac précisait qu’elle était trop abominable pour receler la moindre once de vérité. On prétendait qu’Alexandre s’était lui-même rendu dans les appartements de Cléopâtre, qu’il avait étranglée à l’aide d’un fil d’argent. Cela fait, il aurait emporté le nourrisson dans la chambre d’une sorcière venue de Samothrace où, pour garantir le succès de sa prise de pouvoir, il aurait sacrifié le bébé à un dieu inconnu avant de lui dévorer le cœur. Soudain sobre, Mothac fixa longuement le parchemin. Une brise glacée parcourut son échine et il frissonna. « L’heure est venue de mourir », souffla une voix empreinte de cruauté. Une terrible douleur transperça la poitrine de Mothac, qui eut l’impression qu’un poing de feu se refermait sur son cœur. Il essaya de se lever, mais la souffrance le terrassa et il s’effondra en lâchant le parchemin. En touchant le sol, le document se contorsionna et s’embrasa aussitôt en libérant une épaisse fumée noire. Mothac tenta de ramper, mais on lui saisit l’épaule pour le retourner sans la moindre douceur. Deux yeux jaunes et fendus lui apparurent au moment où une dague s’enfonçait dans son sternum. Soudain, il ne sentit rien d’autre que la fraîcheur de l’herbe contre sa joue. Il se remémora un jour lointain, à Thèbes, où Éléa et lui étaient assis au bord d’un ruisseau. Elle avait posé la main sur son épaule-Les couleurs étaient vives autour de lui : le vert émeraude des cyprès, l’azur éblouissant du ciel, et les statues qui semblaient avoir été taillées dans de la neige vierge. La vie avait été merveilleuse, ce jour-là, annonçant un avenir chargé de promesses et de félicité. « Éléa…» Alexandre émergea brusquement d’un terrible cauchemar. Sa première sensation fut le contact du drap de soie recouvrant son corps nu. La matière était douce, chaude et réconfortante. Roulant sur le dos, il s’aperçut que sa main semblait pleine de boue, ses doigts étaient collés ensemble. Il ouvrit les yeux et sortit du lit. Les premières lueurs de l’aube éclairaient la toile de la tente et il leva la main pour se frotter les yeux. Mais il interrompit subitement son geste et son cœur se mit à frapper ses côtes. Son bras était maculé de sang séché, tout comme le lit. Poussant un cri d’effroi, il rejeta le drap pour chercher la plaie qui avait provoqué cette hémorragie. Alerté, Hépheston accourut, l’épée à la main. « Qu’y a-t-il, sire ? — Je suis blessé », répondit un Alexandre hystérique qui palpait le moindre recoin de son corps. Laissant tomber son arme, le jeune officier s’approcha de lui et l’aida à achever son inspection. « Je ne vois rien, sire, décréta-t-il enfin. — Cherche mieux ! Regarde tout ce sang ! » Mais nulle blessure n’était visible. Une dague gisait à l’entrée de la tente, sa lame rougie. Hépheston la ramassa et la reconnut aussitôt. « C’est la vôtre, fit-il. Mais ce n’est pas votre sang. » Alexandre prit le broc d’eau laissé à son intention sur une table basse et s’en servit pour effectuer une toilette sommaire, sans cesser de chercher l’endroit où il aurait pu recevoir un coup. « Qu’est-ce qui m’arrive ? gémit-il. — J’ignore ce que vous voulez dire, sire. — La nuit dernière… le banquet. Quand suis-je parti ? — Juste avant l’aube. Vous aviez beaucoup bu et éprouviez des difficultés à marcher droit, mais vous avez refusé mon aide. » Alexandre s’assit sur le lit et se prit la tête à pleines mains. « Ce sang doit bien provenir de quelque part, protesta-t-il. — Oui, sire. — Suis-je en train de perdre la raison ? — Non ! Bien sûr que non ! affirma Hépheston en lui entourant les épaules pour le réconforter. Vous êtes le roi… le plus grand roi de tous les temps. Vous êtes béni des dieux. Ne dites jamais une chose pareille. — Béni ? Espérons-le, répondit Alexandre en inspirant profondément. — Vous disiez que vous vouliez me parler, sire. Au sujet de Parménion. — Vraiment ? — Oui. Mais après la victoire qu’il vient de remporter, j’imagine que vous ne souhaitez plus qu’il aille rejoindre Attalus. — Qu’est-ce que tu me racontes ? Je rêve ! — Non, sire. Vous vous souvenez, il y a quelques jours… nous parlions de Parménion et vous m’avez dit qu’il deviendrait peut-être nécessaire de le tuer. — Jamais je n’ai pu dire une chose pareille ! C’est mon plus vieil ami et il a risqué sa vie pour moi à de nombreuses reprises ! Que me racontes-tu là ? — J’ai dû mal comprendre, sire. Vous parliez de lui accorder un long repos, comme Attalus, et j’ai pensé… — Tu as eu tort, c’est compris ? — Oui, sire. Toutes mes excuses. » Une grande agitation se mit à régner à l’extérieur et Hépheston alla voir de quoi il retournait. Alexandre resta prostré, essayant de se rappeler ce qui lui était arrivé après le banquet. Il se remémorait les plaisanteries et les pitreries de Clétas, qui avait fini par se mettre à danser sur les tables. Mais il avait tout oublié par la suite et ignorait comment il avait rejoint sa tente. Hépheston revint, le visage grave. « Que se passe-t-il, là dehors ? » voulut savoir le roi. Le jeune officier s’assit, refusant de regarder son souverain en face. « Alors ? persista Alexandre. — L’ami de Parménion… Mothac, le Thébain… on l’a assassiné… lui apprit Hépheston en relevant brusquement la tête. Il a reçu de nombreux coups de couteau, sire. — Ce n’est pas moi, se défendit le monarque, la gorge serrée. J’aimais ce vieil homme ! Il m’a appris à monter à cheval et me portait sur ses épaules quand j’étais petit. Ce n’est pas moi ! — Bien sûr que non, sire. Quelqu’un a dû pénétrer dans votre tente pendant que vous dormiez et maculer votre corps de sang. — Oui… oui, voilà l’explication… Personne ne doit savoir, Hépheston, sans quoi la rumeur renaîtra… tu sais, comme à Pella, pour l’enfant… — Ne vous inquiétez pas, sire, personne n’en saura rien, je vous le promets. — Je dois voir Parménion au plus vite. Le choc a dû être terrible pour lui. Mothac se trouvait déjà à ses côtés quand il a libéré Thèbes et vaincu l’armée Spartiate. Mon père était là, lui aussi… tu le savais ? — Oui, sire. Je vais chercher vos serviteurs, ils vous apporteront de quoi vous vêtir. » Ramassant la dague souillée, l’officier la nettoya dans l’eau rougeâtre du broc, après quoi il l’essuya sur le drap, qu’il roula consciencieusement en boule. « Qui peut m’en vouloir à ce point, Hépheston ? — Je l’ignore, sire. Mais je vais doubler le nombre de gardes postés autour de votre tente. » Emportant le drap ensanglanté, le jeune homme sortit et Alexandre resta seul, à contempler ses mains. Pourquoi ne puis-je me souvenir ? se demanda-t-il désespérément. La même chose s’était produite à Pella, juste après qu’il eut rencontré cette femme, cette Aïda… Elle lui avait lu l’avenir dans les lignes de la main, lui prédisant des lendemains glorieux. Son parfum était entêtant, sa peau plus blanche que l’ivoire. Il se rappelait qu’il avait tendu le bras vers elle sans s’en rendre compte et que sa main s’était refermée sur son sein. Elle lui avait caressé la cuisse en se penchant sur lui. Leurs lèvres s’étaient frôlées… Et après ? Il ne savait pas. Plus tard, Aïda lui avait dit qu’Olympias et elle avaient assassiné la veuve et le fils de Philippe, l’assurant qu’un tel acte était nécessaire. Il ne l’avait pas crue, mais il n’avait rien fait pour châtier les deux femmes. Car, comme ce matin, il s’était réveillé dans son lit, les mains et le visage ruisselants de sang. Parménion pensait que rien ne pourrait plus l’affecter après la mort de Dérae et l’assassinat de Philippe, qui l’avaient laissé moralement épuisé, mais il se rendit vite compte qu’il s’était trompé. La disparition de Mothac fut comme une nouvelle plaie à vif qui le submergea de douleur. Bien qu’incapable de pleurer, le strategos se sentait perdu et désemparé. Assis sous sa tente en compagnie de ses trois fils, Philopas, Nikki et Hector, il veillait la dépouille de Mothac, allongé sur une étroite paillasse, en lui tenant tendrement la main. « Sortons quelques instants, père », lui dit Nikki. Parménion hocha la tête, mais resta immobile. Ses yeux se posèrent sur ses trois fils : Philo, grand et élancé, le portrait craché de son père ; Nikki, aux cheveux de jais, plus petit et plus râblé ; et Hector, qui ressemblait tant à sa mère avec son beau visage et ses grands yeux innocents. Tous trois étaient devenus des hommes et il ne les avait pas vus grandir. « J’avais ton âge lorsque Mothac est entré à mon service, Hector, fit-il, la voix brisée. C’était un ami loyal. Je vous souhaite à tous trois de rencontrer des gens tels que lui au cours de votre existence. — C’était un homme bon », ajouta Philo. Le Spartiate dévisagea son fils afin de voir si ce dernier se moquait de lui, mais il ne lut que du regret dans ses yeux. « J’ai été un bien mauvais père pour vous trois, confessa-t-il soudain, à sa grande surprise. Vous méritiez bien mieux. Mothac ne cessait de me reprocher mes erreurs. Si seulement… si seulement…» Il inspira profondément et laissa échapper un long soupir. « Mais il ne sert à rien de vouloir changer le passé. Laissez-moi néanmoins vous dire que je suis fier de vous. Philo… nous avons eu nos… sujets de désaccord, mais, je te le répète, je suis fier de toi. Je t’ai vu rallier tes hommes et mener la charge au côté d’Alexandre, sur le Granique. Et je me souviens encore de cette superbe course que tu as remportée face aux champions de toute la Grèce. Quoi qu’il y ait pu avoir entre nous, je veux que tu saches que mon cœur était gonflé d’orgueil ce jour-là. » Il se tourna vers Nikki et Hector. « Et vous deux, vous avez dû lutter contre le handicap d’avoir pour père le Lion de Macédoine. On en attendait toujours plus de vous, mais je ne vous ai jamais entendus vous plaindre et je sais que vos hommes vous respectent. Je me fais vieux, et il m’est impossible de revivre mon existence différemment. Mais aujourd’hui, je tiens à vous dire que je vous aime, tous les trois… et à vous demander pardon. — Il n’y a rien à pardonner, père », l’assura Hector. Il prit Parménion dans ses bras, tandis que Nikki entourait les épaules du strategos. Seul Philo resta à l’écart. S’approchant du corps de Mothac, il lui posa la main sur la poitrine. Il refusa de regarder son père en face, mais ses lèvres tremblaient convulsivement et il demeurait tête basse. Puis, sans un mot, il sortit de la tente. « Ne lui en veux pas, fit Nikki. Depuis son plus jeune âge, il a tout fait pour gagner ton amour. Laisse-lui le temps. — J’ai bien peur que nous n’en ayons plus devant nous », murmura tristement Parménion. Mothac fut enseveli à l’ombre du mont Ida, dans une petite déclivité entourée de grands arbres. Et l’armée reprit sa marche vers le sud. Issos, automne 333 av. J.-C. Avec une audace que ses ennemis n’auraient jamais imaginée, Alexandre longea la côte sud de l’Asie Mineure, traversant la Mysie, la Lycie et la Carie. La plupart des cités grecques lui ouvrirent grandes leurs portes, accueillant les Macédoniens en amis et libérateurs. Le roi accepta leurs tributs avec une grande humilité… Qui contrastait terriblement avec la sauvagerie dont il faisait preuve contre ceux qui osaient lui résister. Ainsi, la cité ionienne de Milet fut dévastée par les mercenaires thraces d’Alexandre, et d’effroyables histoires de meurtres, de viols et de massacres se propagèrent jusqu’en Grèce et au plus profond de l’empire perse. Même les ennemis d’Alexandre eurent du mal à croire que de telles atrocités fussent possibles. Et l’on murmurait que le roi lui-même avait pris part à cette orgie de violence, déguisé en soldat pour mieux inciter les barbares thraces à multiplier les actes de cruauté. Lorsque la rumeur parvint jusqu’à Alexandre, il entra dans une rage folle et exigea l’ouverture d’une enquête, qui fut confiée à un général athénien. Les survivants du carnage furent questionnés puis amenés au campement macédonien, où ils désignèrent les coupables qu’ils reconnaissaient parmi les Thraces au garde-à-vous. Quand le soleil se coucha, soixante-dix mercenaires avaient été mis à mort. La promptitude avec laquelle Alexandre avait rendu la justice fut favorablement perçue par ses alliés et l’armée reprit sa route. Au printemps suivant, les Macédoniens avaient atteint la satrapie de Cilicie, sur la côte de la mer de Chypre. Aucune armée perse ne s’était opposée à eux, Memnon préférant contre-attaquer par la voie des mers. Entrant en mer Egée à la tête d’une flotte de trois cents bâtiments de guerre, il avait détruit les navires de ravitaillement macédoniens, multipliant les raids contre les cités côtières qui s’étaient déclarées en faveur d’Alexandre. Dans le port capturé d’Aphrodésie, Parménion observait le déchargement de trois bateaux grecs qui avaient réussi à franchir le blocus perse. Le premier, une trirème athénienne, recelait une cargaison d’or vitale pour payer la solde des troupes. Le roi avait en effet décrété qu’il était hors de question de piller les territoires conquis. Tout bien pris devait être payé, et tout soldat convaincu de vol ou de pillage serait exécuté sur-le-champ. Cette décision était bonne – elle donnait à Alexandre l’image d’un libérateur plutôt que d’un envahisseur –, mais elle entraînait également de sérieux problèmes. En effet, pour que les soldats payent leur nourriture, leurs vêtements et leurs femmes, il leur fallait de l’or… et celui-ci commençait sérieusement à manquer. Trois cargaisons avaient déjà été interceptées par la flotte perse, et les troupes n’avaient pas été payées depuis plus de trois mois. Le moral était au plus bas et le mécontentement commençait à gronder. Parménion compta les coffres que l’on descendait du navire pour les charger sur plusieurs chariots à bœufs. Cela fait, il monta sur le dos de son cheval et conduisit le convoi jusqu’à la trésorerie de la cité. Là, il surveilla le déchargement des chariots, chargeant Ptolémée et Hector de superviser le stockage du trésor dans les chambres fortes. Alexandre l’attendait à l’étage, en compagnie d’Hépheston et de Cratère. Parménion trouva le roi fatigué. Revêtu d’une armure de fer estampée d’or, il se tenait assis sur une chaise à haut dossier près de la large fenêtre. « La solde est en sécurité, sire », commenta le Spartiate en délaçant la jugulaire de son casque. Il effectua les quelques pas le séparant de la table sur laquelle étaient disposés un pichet de vin coupé d’eau et une demi-douzaine de gobelets. « Quelles sont les nouvelles de Darius ? » s’enquit le roi en venant rejoindre son général en chef. Celui-ci allait juste se saisir du pichet, il interrompit son geste. « L’heure de vérité approche, répondit-il. L’année dernière, le grand roi avait ordonné aux satrapies d’enrôler tous leurs hommes valides, mais il s’est laissé convaincre que notre invasion n’était qu’une brève incursion en Asie Mineure, visant à piller les cités ioniennes. Il a désormais compris son erreur. Les rapports dont nous disposons ne sont pas aussi complets que je le souhaiterais, mais il semblerait qu’il soit en train de se constituer une armée colossale. — Où ? — Difficile à dire. Les troupes arrivent des quatre coins de l’empire. Une armée se trouverait ainsi à Mazare, à trois semaines au nord-est d’ici. Une autre serait postée à Tarsus, à une semaine à l’est, et une troisième se rassemblerait en Syrie. Il se peut également qu’il y en ait d’autres. — Combien d’hommes en tout ? » demanda Hépheston. Parménion avait la gorge sèche, il mourait d’envie de se servir et de sentir le vin revigorer ses muscles fatigués. Il secoua la tête. « Qui peut savoir ? fit-il en prenant le pichet. — Tu dois bien avoir une petite idée, hasarda Alexandre. — Peut-être deux cent cinquante mille », estima le Spartiate. Il porta le gobelet à ses lèvres pour boire une petite gorgée. Mais l’excellent vin eut raison de sa résistance : quand il reposa le gobelet sur la table, il était vide. Alexandre le remplit de nouveau. « Autant ? s’étonna le roi. Ce n’est pas pensable ! » S’obligeant à ignorer le breuvage capiteux, Parménion s’assit sur un divan. Il reposa sa nuque sur les coussins de soie et se frotta longuement les yeux. « Ceux qui ne sont jamais venus en Asie ont du mal à imaginer la taille de l’empire, expliqua-t-il. Si un jeune homme décidait d’en faire le tour à cheval, en avançant normalement, il aurait atteint l’âge mûr avant d’avoir rejoint son point de départ. Son voyage lui prendrait des années et des années, au travers de déserts, de chaînes de montagnes, de vallées verdoyantes, de plaines immenses, de jungles étouffantes et de grands espaces qui s’étendent à perte de vue, même depuis le plus haut sommet qui soit. Prenez ce pichet de vin, par exemple. S’il représente la Grèce, alors l’empire perse est à peine contenu entre les murs de ce palais. Il est si vaste que personne ne peut savoir combien le grand roi a de sujets, cent millions, deux cents ? Darius lui-même l’ignore. — Mais comment conquérir une telle puissance ? demanda Cratère. — En commençant par choisir attentivement le champ de bataille, mais surtout en gagnant le soutien du peuple. L’empire est trop immense pour qu’un envahisseur puisse le réduire. Pour s’en emparer, il faut s’y fondre, en faire partie intégrante. Darius a pris le pouvoir en empoisonnant ses rivaux et il a déjà dû faire face à plusieurs guerres civiles. Il les a toutes remportées, mais nombre de satrapes ne lui font aucune confiance. La Macédoine était autrefois considérée comme faisant partie de l’empire, il nous faut travailler à partir de cette base de départ. Alexandre n’est pas seulement là pour libérer les cités grecques de la côte, il vient également chasser l’usurpateur. » Hépheston éclata de rire. « Un peu de sérieux, Parménion ! s’exclama-t-il. Combien de Perses prendront un Grec qui les envahit pour un libérateur ? — Plus que tu ne le crois, intervint brusquement Alexandre. Réfléchis, mon ami. En Grèce, nous avons de nombreuses cités-États, mais nous sommes tous grecs, tandis qu’ici… Crois-tu vraiment que les Cappadociens, les Phrygiens, les Syriens ou les Égyptiens veulent absolument que leur grand roi soit perse ? Tout ce qu’ils savent, c’est qu’il règne depuis Suse. Tu as raison, strategos, comme toujours. Mais cette fois-ci, tu t’es vraiment surpassé. » Il apporta un nouveau gobelet de vin au Spartiate, qui l’accepta avec gratitude. « Il reste encore la question de l’armée perse, fit remarquer Cratère. Qui va la diriger ? — C’est en effet un problème, concéda Parménion. Memnon est un bon général et, si nous l’avons si aisément défait sur les rives du Granique, c’est qu’il ignorait la quantité de renforts qu’Alexandre avait amenés avec lui. Nous lui étions légèrement supérieurs en nombre mais, la prochaine fois, c’est lui qui bénéficiera d’un effectif dix fois supérieur au nôtre. — Ne te préoccupe pas de Memnon, intervint Alexandre d’une voix dénuée d’inflexion. Il est mort avant-hier. — Je l’ignorais. — C’est normal. Je l’ai vu au cours d’une vision : son cœur a explosé comme un melon trop mûr. » Le monarque s’approcha de la fenêtre et contempla la mer. Hépheston vint le rejoindre et lui parla si doucement que Parménion ne put entendre ce qui se disait. Alexandre hocha la tête. « Le roi désire rester seul », déclara l’officier. Parménion se leva en prenant son casque, mais Alexandre ne bougea pas. Stupéfait, le Spartiate sortit en compagnie de Cratère. « Le roi va bien ? » demanda-t-il alors en quittant le palais. Le jeune homme s’accorda quelques instants de réflexion avant de répondre. « Hier soir, il m’a dit qu’il était sur le point de devenir un dieu, et il ne plaisantait pas, Parménion. Mais, par la suite, lorsque j’ai de nouveau évoqué la question avec lui, il a nié avoir jamais dit une chose pareille. Il se comporte de manière si… étrange, depuis quelque temps… il a des visions, parle avec les dieux… Vous qui avez l’expérience du combat et des longues campagnes, comprenez-vous ce qui lui arrive, monsieur ? — As-tu parlé de ceci avec qui que ce soit ? — Bien sûr que non, monsieur. — Tu as bien fait, mon garçon. Ne dis rien, ni à Hépheston ni à aucun de tes amis. Et si les autres abordent la question en ta présence, garde le silence, surtout. » Cratère écarquilla les yeux. « Vous pensez qu’il est en train de devenir fou ? — Non ! répondit Parménion, plus fermement qu’il ne l’avait souhaité. Ses pouvoirs existent vraiment, il les possédait déjà étant enfant et pouvait voir ce qui se produisait loin de lui… entre autres. Il semblerait qu’ils soient revenus, mais ils le soumettent à une terrible pression mentale. — Que me conseillez-vous de faire ? — Je n’ai plus de conseils à donner. Alexandre est destiné à un avenir glorieux, et nous ne pouvons rien faire d’autre que le suivre et l’assister. Il a toujours su faire preuve d’une grande force de volonté et j’espère que ce… ces malaises passeront. — Mais vous n’y croyez pas ? » Parménion garda le silence. Tapotant affectueusement l’épaule de son cadet, il s’en alla, troublé par des pensées lugubres. Pendant trop longtemps, il avait fait taire ses doutes, refusant de regarder la vérité en face. Mothac ne s’était pas trompé, il avait fait preuve d’un aveuglement coupable. Il avait permis à ses sentiments de prendre le pas sur sa raison, allant même jusqu’à émousser ses facultés de réflexion en se mettant à boire. Combien de fois avait-il prévenu ses officiers subalternes de ne pas succomber à une telle faiblesse ? Mais il n’avait plus le choix, désormais, il lui fallait affronter la crainte avec laquelle il vivait depuis si longtemps. L’Esprit du Chaos était de retour. Bataille d’Issos, 333 av. J.-C. Il faisait frais ce matin-là, et de la buée sortait des naseaux de Paxos, le cheval de Parménion. Le ciel était d’un gris terne et la brume en provenance de la mer recouvrait le camp, assourdissant les bruits de l’infanterie macédonienne qui se mettait en formation. Le strategos attacha sa jugulaire en observant ses hommes. Cinq jours durant, les Macédoniens avaient marché au sud, dans le but manifeste de fuir l’armée de Darius. Mais, dans la faible lueur de l’aube, ils venaient subitement de rebrousser chemin, remontant un étroit défilé rocailleux en direction du nord. Le campement n’était distant que de quatre ou cinq milles, aussi Parménion progressait-il prudemment à la tête de la colonne. Alexandre se tenait à ses côtés. Tout au long de la nuit, le Spartiate avait recoupé les rapports de ses éclaireurs chargés de surveiller les positions ennemies. Croyant que l’envahisseur s’enfuyait devant lui, Darius avait fini par se montrer imprudent. Forte de plus de deux cent mille hommes, son armée campait près d’un cours d’eau au sud de la ville d’Issos. C’était là que le strategos avait décidé de provoquer l’affrontement ; la plaine choisie par le grand roi ne faisait guère plus d’un mille de large, et les Perses auraient donc beaucoup de mal à encercler les Macédoniens. Alexandre se montrait étonnamment silencieux, et aucun de ses officiers n’avait envie de prendre la parole le premier. L’heure de vérité était enfin arrivée ; tous le savaient, du roi jusqu’au plus humble paysan enrôlé dans l’infanterie. Seuls les généraux et leurs officiers raisonnaient en termes de victoire ou de défaite. Les autres pensaient à la mort et aux blessures. Les Macédoniens avaient vite appris la puissance de l’adversaire, et Alexandre avait fait le tour du campement pour remonter le moral des troupes. Mais ses encouragements, s’ils avaient fait effet sur le moment, paraissaient désormais aussi inconsistants que la brume omniprésente. Le défilé s’élargit et le roi ordonna le déploiement de l’infanterie. Sous les ordres d’un Théoparlis à la barbe grise, les Porte-Boucliers, unité d’élite spécialement entraînée par Parménion, allèrent se poster sur la droite, abandonnant le centre à l’infanterie régulière, dirigée par Perdiccas. Soldats et mercenaires alliés occupèrent le flanc gauche. La progression se poursuivit sur un front plus large, chaque unité s’étant reformée sur huit rangs. Alexandre et ses officiers allèrent rejoindre la cavalerie, qui s’écartait sur les côtés telles les ailes d’un aigle. Brusquement, le roi se tourna vers Parménion et le salua à la manière des soldats, en lui serrant l’avant-bras. Le Spartiate fit de même et les deux hommes se retrouvèrent poignet contre poignet. « Eh bien, général, nous y voici enfin, fit Alexandre. Nous nous reverrons tout à l’heure, après notre victoire… ou aux Champs Élysées. — La victoire serait préférable, plaisanta Parménion avec un petit sourire. — Dans ce cas, allons la chercher ! » Sur ses mots, il piqua des deux et partit au galop vers la droite, suivi des Compagnons et de ses lanciers. Pour sa part, le Spartiate rejoignit les archers, qui marchaient derrière les phalanges pour bénéficier de leur protection. Vêtus d’armures légères, les Agrianiens étaient originaires des montagnes de Thrace Occidentale. Très grands et dotés d’un moral d’acier, ils utilisaient leurs petits arcs courts avec une redoutable efficacité. Appelant leur officier, Parménion lui donna l’ordre d’infléchir la trajectoire de l’unité vers la droite, en direction des collines. « Darius chargera sans doute ses cavaliers de nous contourner, expliqua-t-il. Harcelez-les et faites-les refluer si vous le pouvez. Dans le cas contraire, causez-leur le plus de pertes possible. — Oui, monsieur. Attendez-vous à les voir détaler. » L’Agrianien lui fit un large sourire édenté puis s’en alla à la tête de ses hommes. Resté seul, Parménion partit retrouver le reste de la cavalerie sur le flanc gauche, sans cesser d’observer l’horizon. Il s’arrêta à côté de Bérin, le prince thessalien au visage de rapace qui avait combattu sous ses ordres des années plus tôt, lors de la bataille du champ de Crocus. La barbe de Bérin était désormais argentée, mais l’officier buriné n’avait rien perdu de sa musculature. « Ils chercheront peut-être à nous attaquer par la mer, fit-il en souriant. Vous voulez que nous y allions ? — Non. Amène tes hommes derrière l’infanterie et mettez pied à terre. Je ne veux pas que l’ennemi puisse vous voir avant qu’il ne soit trop tard. » Sur un salut plus que discutable, Bérin se chargea de transmettre les instructions reçues. La progression de l’infanterie avait fait naître un épais nuage de poussière et, une fois descendus de cheval, les Thessaliens se hâtèrent de protéger les naseaux délicats de leurs montures. Certains humectèrent un morceau de tissu pour essuyer la poussière qui s’accumulait au niveau de la bouche des animaux. L’armée continua d’avancer. Au loin, les défenses perses apparurent : un rempart de terre surplombé de pieux pointus avait été érigé à la hâte au bord de la rivière. Les uniformes bigarrés des cavaliers perses étaient visibles dans les collines, mais Parménion se força à les ignorer, faisant confiance aux archers agrianiens. Il ordonna aux deux mille hommes de Bérin de s’écarter les uns des autres tout en se dirigeant lentement vers la gauche. Comme il l’avait espéré, de nombreux cavaliers perses traversèrent le cours d’eau pour s’engager dans la brèche apparente. Son œil avisé estima rapidement leur nombre… trois mille, quatre, cinq, six… Ptolémée vint se poster à côté de son général. « Pensez-vous que nous pourrons les contenir ? » demanda-t-il nerveusement. Parménion hocha la tête. « Dis à Bérin de faire monter ses hommes à cheval. » Il se dirigea vers le centre, où l’infanterie macédonienne avait presque atteint la rivière. Le moment critique approchait, car les hommes ne pouvaient espérer rester en formation en traversant le cours d’eau. D’autant qu’ils auraient face à eux une nuée de Perses armés jusqu’aux dents et au moins cinq mille mercenaires grecs renégats, pour la plupart originaires de Béotie et de Thèbes, qui vouaient une haine farouche aux Macédoniens. Parménion faisait confiance à ses Thessaliens pour tenir le flanc gauche face à la cavalerie perse. Pour garder les collines sur la droite, il s’en remettait aux archers. Mais tout dépendait désormais de la cavalerie macédonienne, qui devait absolument enfoncer le centre adverse. Car si on laissait les Perses avancer, leur nombre seul leur permettrait d’anéantir une phalange de huit rangs. Le Spartiate se racla nerveusement la gorge. Tout reposait sur la force et le courage d’Alexandre. Le roi de Macédoine serra au maximum les lanières du petit bouclier en fer fixé à son avant-bras gauche avant de nouer les rênes de Bucéphale, qu’il ne contrôlerait plus qu’à l’aide des genoux. Philopas le héla et Alexandre s’aperçut que la cavalerie ennemie s’engageait sur la droite, au milieu des collines. Mais les Agrianiens se déplaçaient déjà pour les intercepter. Le monarque cracha pour chasser la poussière qui lui emplissait la bouche, puis il dégaina son épée et la leva bien haut en lançant son destrier noir au galop. Commandés par Philopas, Clétas et Hépheston, les Compagnons s’élancèrent derrière lui. Flèches et pierres de fronde sifflèrent à ses oreilles, mais aucune ne le toucha et Bucéphale entra dans la rivière en projetant de grandes gerbes d’eau dans les airs. Plusieurs milliers de cavaliers perses contre-attaquèrent, et Alexandre fut le premier au combat. Sa lame se ficha dans l’épaule d’un homme tout de soie vêtu, qui tomba dans l’eau boueuse avec un grand cri. L’armure des Perses se limitait à une cuirasse brodée et le premier choc fut favorable aux Macédoniens, qui prirent pied sur la berge opposée. « Tue ! Tue ! Tue ! » hurla le roi d’une voix de tonnerre. Il poursuivit son assaut et une lance ripa contre son armure, arrachant une de ses épaulières dorées. Baissant la tête pour éviter un coup de sabre, il éventra son adversaire. Au sommet de la butte artificielle, il stoppa Bucéphale le temps de jeter un bref coup d’œil sur sa gauche. Les mercenaires grecs de Darius venaient de charger son infanterie régulière et les deux unités s’affrontaient dans la plus totale confusion au milieu de la rivière. La Garde Royale perse se tenait derrière les renégats, attendant le moment propice. Alexandre comprit aussitôt que son centre n’avait aucune chance de tenir si les soldats d’élite de Darius étaient libres d’intervenir. Il chargea la Garde sans attendre les Compagnons, qui essayaient désespérément de le rattraper. C’était un acte d’une témérité folle, et les Macédoniens luttant pied à pied dans le cours d’eau eurent l’impression que leur roi s’attaquait seul au centre adverse. Une clameur de soutien jaillit de mille gorges et les phalanges reprirent leur progression. Blessé aux deux bras, Alexandre continuait d’avancer, il venait d’apercevoir son ennemi. Grand et vêtu d’une cape en fils d’argent, Darius se tenait sur un chariot d’or tiré par quatre chevaux blancs. Il avait une longue barbe blonde et bouclée. Une couronne conique surmontait son casque en fer et une écharpe blanche protégeait son visage de la poussière. « Je te vois, usurpateur ! » s’écria Alexandre. Hépheston et les Compagnons rejoignirent leur souverain pour protéger ses arrières mais, une nouvelle fois, Bucéphale s’élança sans les attendre. Les membres de la Garde Royale reculèrent devant la férocité de la charge et se retrouvèrent coincés entre le chariot et l’étalon noir. Sur le flanc gauche, Bérin et ses Thessaliens avaient dispersé la cavalerie adverse. Poussant leurs montures au galop, ils traversèrent le champ de bataille par le travers pour rejoindre Alexandre. Surpris par la détermination du monarque ennemi, les Perses firent tout leur possible pour former le carré autour de Darius. Alexandre vit le grand roi ennemi saisir une lance et tenter de tourner son chariot pour faire face mais, paniques par l’odeur du sang, les chevaux blancs s’enfuirent droit devant eux. Darius tira frénétiquement sur les rênes pour reprendre le contrôle de son attelage, mais les animaux affolés refusèrent de lui obéir et il fut entraîné au loin. Croyant que leur chef les abandonnait, nombre de Perses s’enfuirent également et d’énormes brèches s’ouvrirent dans leurs rangs. Les Thessaliens enfoncèrent ceux qui étaient restés et effectuèrent la jonction avec Alexandre. En quelques minutes, la bataille se transforma en débâcle. Les fantassins perses s’enfuirent en direction des collines, lâchant leurs armes et boucliers pour aller le plus vite possible. Des régiments entiers, qui n’avaient pas encore pris part au combat, se replièrent vers Issos. À midi, seule la Garde Royale résistait toujours, elle fut rapidement exterminée. Un peu moins de trois mille mercenaires grecs déposèrent les armes, mais Alexandre refusa leur reddition. « Vous avez trahi votre nation, dit-il à leur porte-parole. Vous avez combattu aux côtés de l’usurpateur contre l’armée de la Grèce unifiée. — Nous sommes des mercenaires, sire, répondit un homme en pâlissant. Darius a loué nos services et nous lui avons loyalement obéi. Comment pouvez-vous nous accuser de traîtrise alors que nous ne faisions que notre métier ? — Il vous a payés pour vous battre, alors reprenez vos armes et faites-le, trancha Alexandre d’une voix glaciale. — C’est de la démence ! s’écria le messager en cherchant désespérément le soutien des généraux macédoniens. — Non, fit le roi. Tu veux vraiment de la démence ? En voilà ! » Dégainant sa dague, il la planta sous le menton de l’homme, remontant jusqu’au cerveau. « Tuez-les jusqu’au dernier ! » rugit-il. Avant que les mercenaires aient le temps de récupérer leurs armes, les Macédoniens et Thessaliens qui les encerclaient se ruèrent sur eux, frappant et tailladant de toutes parts. Tirant son épée, Alexandre se joignit à la boucherie en plongeant sa lame dans le dos du plus proche renégat. L’armée tout entière suivit son exemple dans un grand cri et, bien vite, les derniers mercenaires périrent. L’un après l’autre, les Macédoniens se reculèrent jusqu’à ce que le roi reste seul. Ruisselant de sang et hurlant comme un possédé, il courait d’un cadavre à l’autre, à la recherche de nouvelles victimes. Un terrible silence s’abattit sur l’armée lorsque les soldats virent leur roi se livrer à sa danse de mort. Puis Hépheston, qui n’avait pas pris part au carnage, s’avança. Il parla doucement à Alexandre, qui parut s’effondrer dans les bras de son ami et eut besoin de son soutien pour rejoindre son cheval. Lindos, Rhodes, 330 av. J.-C. Heureuse, Aïda contemplait la mer scintillante depuis l’auvent sous lequel elle s’était assise. Son château avait été érigé au sommet d’une falaise surplombant un petit village niché entre deux rades. De l’endroit où elle se trouvait, elle ne pouvait voir que la plus petite des deux, un demi-cercle protégé par les parois rocheuses, permettant aux navires de jeter l’ancre pour échapper aux vents violents que l’hiver imposait à la mer Egée. Une trirème s’était immobilisée au bord de la plage, voile carguée, rames relevées. On aurait dit un jouet pour enfant et Aïda vit plusieurs soldats sauter à l’eau. Un officier les imita, qui s’engagea, seul, sur le sentier menant au sommet de la falaise. L’air marin était délicieux et la grande prêtresse inspira profondément. Elle sentait le pouvoir du Dieu Noir sur ses papilles, percevait sa présence dans la brise qui lui parvenait d’Asie. Elle s’humecta les lèvres en rêvant de lendemains glorieux. Certains aimaient faire la différence entre le bien et le mal, mais il s’agissait là de concepts ridicules. Seuls comptaient la force et le pouvoir. Tel était le message des Mystères qu’elle avait si douloureusement appris au cours de sa longue existence. La magie de la terre pouvait prolonger la durée de la vie, redonner des forces défaillantes ou encore rendre riche quiconque saisissait son fonctionnement. Mais elle était rendue possible par le sang et les cris de terreur des âmes sacrifiées en son honneur. Les hommes l’avaient compris depuis l’aube des temps. Tout au long de l’histoire, les sages avaient montré qu’ils connaissaient la valeur des rituels sanglants, mais seuls les vrais initiés comprenaient la nature du pouvoir que libéraient ces cérémonies. Il était possible de devenir légèrement plus puissant en tuant un taureau. Mais la quantité d’énergie obscure invoquée était bien plus importante avec un homme terrifié, conscient de ce qui lui arrivait. Les yeux noirs d’Aïda se tournèrent vers l’est. Un an plus tôt, des milliers de Perses étaient morts par-delà l’océan, à Arbèles, anéantis par une armée macédonienne qui volait de victoire en victoire. Darius avait lui aussi péri, massacré par ses hommes en fuite, et Alexandre avait été couronné roi à Babylone. Alexandre, le Roi des Rois. Le dieu… Non, réalisa-t-elle. Pas encore. Car le mortel continuait de lutter contre la divinité qui croissait en lui. Mais cela ne durerait pas longtemps. Elle ferma les yeux et son esprit s’envola pour Suse, où Alexandre était assis sur un trône en or massif serti de pierres précieuses. Tout de soie vêtu, il portait une cape en fils d’or. Invisible, Aïda flotta devant lui. « Maître », chuchota-t-elle. Il ne répondit pas, mais elle perçut l’énergie du dieu qui était en lui. Alexandre lui fit l’effet d’un homme accroché au rebord d’une falaise par le bout des doigts et que les premières crampes guettent. Elle ressentait clairement sa terreur. Il avait fait preuve d’une volonté qui avait surpris Aïda, une volonté qui empêchait Kadmilos de prendre totalement le contrôle de sa glorieuse destinée. Mais une fois que toute résistance cesserait, les pouvoirs du Dieu Noir déborderaient de la frêle enveloppe charnelle qu’il occupait et la toute-puissance du Chaos pourrait se déverser sur la terre entière, infestant tous les êtres vivants, mais aussi les arbres et la roche, les lacs et cours d’eau… Alors, ceux qui avaient fidèlement servi Kadmilos obtiendraient leur récompense : une jeunesse éternelle, une infinité de plaisirs, une intensité de sensations que nul humain n’avait jamais connue. Et ce jour béni était proche. Chaque nouvelle victoire d’Alexandre, chaque soldat sacrifié sur le champ de bataille augmentait la puissance du Dieu Noir. Cela ne tardera plus, se promit Aïda. Retrouvant son corps, elle s’allongea sur le divan et prit un gobelet de vin. Le soleil plongeant vers l’horizon lui réchauffait désagréablement les jambes. Se levant un court instant, elle poussa le divan à l’ombre avant de s’y étendre de nouveau. Le messager arriverait bientôt, fatigué après sa longue ascension. Elle avait écrit à Alexandre, lui demandant l’autorisation de le rejoindre à la cour, où elle pourrait le conseiller. Une fois en sa présence, il lui serait aisé d’affaiblir la volonté de l’homme en mêlant les narcotiques appropriés à son vin. Ah, quelles félicités lui réservait l’avenir… Elle repensa brusquement à Dérae et sa bonne humeur s’évapora. Dire que la vieille folle l’avait prise de haut en lui affirmant qu’elle se satisfaisait de son corps décharné ! « J’espère que tu es heureuse, maintenant que tu sers de pitance aux vers, siffla-t-elle méchamment. Tu n’as jamais rien compris. Toutes tes bonnes œuvres utilisaient l’Enchantement du monde sans rien lui rendre en retour. Si nous nous comportions tous de la même façon que toi, la magie finirait par disparaître totalement. Et qu’adviendrait-il alors ? L’humanité se développerait sans contrôle. » Elle frissonna à cette seule pensée. Une servante aux cheveux roux s’inclina bien bas devant elle. « Un homme demande à vous voir, maîtresse, lui dit-elle. C’est un officier d’Alexandre. — Conduis-le jusqu’à moi et apporte-nous du vin. » L’adolescente se retira et Aïda attendit en lissant sa robe de soie noire. Un grand jeune homme à la barbe brune finit par se manifester. Sa cuirasse couleur de jais s’ornait de reliefs dorés et il tenait un casque à long panache blanc dans la main gauche. Il était séduisant, bronzé par le soleil d’Asie, et ne paraissait pas le moins du monde éprouvé par l’effort qu’il venait d’accomplir. « Je me nomme Hépheston, madame, lui apprit-il en la saluant. Alexandre m’envoie pour vous ramener à sa cour. » Elle le regarda droit dans les yeux et éprouva instantanément une farouche antipathie. Bien que méprisant les hommes, la grande prêtresse était habituée à se voir adulée par eux. Hépheston ne semblait nullement affecté par sa beauté. Prenant garde à ne pas afficher sa contrariété, elle lui adressa un sourire éblouissant. « C’est un honneur pour moi que le grand roi m’invite à Suse. » L’officier opina du chef. « Votre château est splendide, affirma-t-il. Cela vous dérangerait-il que nous nous promenions sur les remparts ? » Aïda détestait le soleil mais, sachant qu’Hépheston était le meilleur ami d’Alexandre, elle ne tenait pas à l’offenser. « Bien sûr que non », l’assura-t-elle. Se munissant d’un chapeau à large bord, elle se leva et le conduisit à la face nord de la forteresse, qui donnait sur la grande rade de Lindos. De l’endroit où ils se tenaient, ils voyaient les mouettes crieuses qui plongeaient et tourbillonnaient autour des bateaux de pêche rentrant au port. « Le roi se sent troublé, révéla Hépheston, et il pense que vous pouvez lui être d’un grand secours. — Troublé ? Que veux-tu dire ? » Hépheston s’assit sur le parapet. « En fait, il existe deux Alexandre, expliqua-t-il. Un que j’aime et l’autre que je crains. Le premier est un ami compréhensif et plein de compassion, tandis que le second est un tueur terrifiant et impitoyable. — Tu fais preuve d’une grande franchise à mon égard, Hépheston. Cela te paraît-il sage ? — Je le crois, madame. Voyez-vous, le roi m’a parlé de votre séjour à Pella et de… l’assistance que vous lui avez prodiguée. — Que veux-tu dire exactement ? — Je parle de la manière dont vous l’avez aidé à prendre le pouvoir. — Je vois. — Oui, confirma-t-il en plongeant son regard dans celui de la femme. Quand le roi a reçu votre missive, il m’a demandé de venir vous rendre visite… afin de vous remercier de tout ce que vous avez fait pour lui. Pour tout dire, il m’a donné deux instructions totalement contradictoires, mais je commence à en avoir l’habitude. — Quelles sont-elles ? — Pour commencer, comme je vous l’ai dit, il m’a demandé de vous ramener à la cour. — Et ? — C’est là que j’ai un problème, avoua-t-il. Peut-être pourrez-vous m’aider à le résoudre. — Je ferai de mon mieux. — Donc, au risque de me répéter, il y a deux Alexandre, et chacun d’eux m’a donné un ordre différent. Auquel dois-je obéir ? À mon ami, ou à… l’être que je redoute ? — Il est toujours avisé de prêter attention aux désirs des gens que l’on craint. Les amis peuvent se montrer magnanimes, mais ceux qui nous terrifient, rarement. » Il hocha la tête. « Vous êtes très sage, madame. Sage, et extrêmement belle. Je vais suivre votre conseil. » Il se pencha et, la soulevant par les épaules, l’assit sur le parapet. Elle se força à sourire pour masquer sa nervosité. « Je suis heureuse que notre relation débute sur de bonnes bases, fit-elle. — Et qu’elle s’achève de la même manière. — Pardon ? demanda Aïda, soudain inquiète. — Oui, madame, murmura-t-il. Car, voyez-vous, mon ami m’a demandé de vous ramener à Suse… mais l’autre Alexandre m’a ordonné de vous tuer. — C’est impossible ! Je l’ai toujours fidèlement servi. Il ne peut avoir décidé ma mort. Tu te trompes, Hépheston. Fais-moi redescendre. La situation ne m’amuse plus du tout. — Peut-être avez-vous raison. Il est parfois si dur de les différencier. Mais, à Pella, vous l’avez aidé à tuer un nourrisson avant de le convaincre de dévorer son cœur. Je ne crois pas que mon roi ait besoin de vos conseils. — Écoute-moi…» L’officier ne lui laissa pas le temps d’achever sa phrase. Lui saisissant les jambes, il les souleva brusquement. Aïda se sentit basculer dans le vide. Les rochers accidentés l’attendaient tout en bas et ses hurlements résonnèrent jusqu’au village. Hépheston suivit des yeux la chute de la femme en robe noire, convaincu qu’il assistait à l’agonie d’un corbeau blessé. Le cri d’Aïda s’interrompit brusquement lorsqu’elle rebondit sur les rochers et une nuée de mouettes blanches s’abattit aussitôt sur elle. Il fit un pas en arrière et inspira longuement. Il n’avait encore jamais tué de femme auparavant, mais il ne ressentait pas le moindre remords. Le mal qui se dégageait de la prêtresse était presque palpable et il se sentait impur rien que de l’avoir touchée. Il lui avait dit la vérité, du moins en partie. Alexandre avait admis qu’il la redoutait et qu’il souhaitait sa mort… et pourtant, plus tard, d’une voix dénuée d’émotion, il avait demandé à son ami de la lui amener. Au cours des deux années qui s’étaient écoulées depuis le carnage d’Issos, Alexandre lui avait souvent fait part de ses craintes et de la puissance maléfique qui le rongeait de l’intérieur. Hépheston en savait désormais davantage que quiconque au sujet des secrets du roi – plus, même, que Parménion, qui voyait rarement Alexandre depuis qu’il commandait la seconde armée macédonienne. C’était à Hépheston que le souverain se confiait, et l’officier était le seul à comprendre quand l’Esprit du Chaos prenait l’ascendant. La voix du monarque se faisait alors glaciale, ses yeux distants, et il devenait proprement terrifiant… Comme lors de la nuit où, à Persépolis, il avait chargé un groupe d’hommes saouls et armés de torches de détruire l’une des merveilles du monde, le temple en bois d’Ahura-Mazdâ, dans lequel se trouvait l’œuvre de Zarathoustra. Impuissant et stupéfait, Hépheston n’avait pu que regarder son seigneur arroser d’huile les peaux de bœufs sur lesquelles les paroles du prophète étaient écrites en lettres d’or. Vingt mille peaux, le plus grand trésor du peuple perse, réduit à néant en une nuit de démence. Les flammes avaient vite dévoré le bois sculpté qui, plus de mille ans durant, avait résisté au soleil d’Asie. Le lendemain, Alexandre avait tout oublié. Puis il y avait eu la Nuit de la Lance… Au terme d’un long banquet, Clétas, le général de cavalerie, avait demandé au roi pourquoi il avait décidé de s’habiller à la mode perse et d’exiger de ses sujets qu’ils se prosternent devant lui en embrassant le sol à ses pieds. Alexandre avait été embarrassé par la question, car plusieurs Perses se trouvaient présents et Hépheston savait que, bien que n’appréciant guère la coutume, le roi avait décidé de se comporter comme les souverains locaux. Mais il n’avait jamais demandé à ses officiers, macédoniens ou grecs, de s’avilir devant lui. Ce soir-là, Clétas avait trop bu, et il supportait mal d’avoir dû céder à un général perse sa place habituelle, située à la droite du roi. Hépheston avait essayé de convaincre Clétas d’aller se coucher pour cuver son vin, mais le vieil homme l’avait repoussé pour exiger une réponse d’Alexandre. « J’ai servi ton père, espèce de gamin arrogant, et je n’ai jamais eu à embrasser ses pieds ! s’était-il écrié. Ne t’attends pas que je le fasse pour toi ! » Horrifié, Hépheston avait vu son ami se raidir et ses yeux prendre un reflet doré. Jamais encore la transformation ne s’était produite en public et il avait couru vers le roi pour l’emmener en dehors de la tente. Mais il était arrivé trop tard. Effectuant un pas en arrière, Alexandre avait saisi la lance de l’un des gardes pour l’enfoncer dans le ventre de Clétas. La bouche du vieux général s’était ouverte pour dégorger un flot de sang et il s’était dégagé en titubant. S’effondrant par terre, il avait été pris de convulsions violentes avant de rendre l’âme dans un cri étranglé. Un silence de mort s’était ensuivi, puis Alexandre avait cligné des paupières à plusieurs reprises et ses genoux avaient refusé de le porter. Lui prenant le bras, Hépheston l’avait empêché de tomber. « Zeus ! Qu’ai-je fait ? » avait murmuré un Alexandre saisi d’épouvanté. Retournant la lance contre lui-même, il avait cherché à s’empaler volontairement sur le fer acéré, mais Hépheston lui avait arraché l’arme des mains. Deux gardes l’avaient aidé à ramener le roi en larmes dans ses appartements. Le lendemain, les cheveux couverts de cendres, Alexandre avait pris la tête du cortège suivant la dépouille de Clétas. Au lieu de respecter la coutume macédonienne, qui voulait que le mort soit incinéré et les cendres versées dans un réceptacle en or, il avait demandé aux embaumeurs égyptiens de préserver le corps afin de le placer dans un cercueil de cristal, au sein d’un tombeau en marbre spécialement construit en l’honneur du fidèle général. Personne n’avait pu douter de la douleur éprouvée par Alexandre, et les soldats, qui lui vouaient une véritable dévotion, lui pardonnèrent bien vite. Mais, pour avoir vu le roi abattre froidement l’un de ses plus loyaux serviteurs, les officiers avaient gardé le silence, et Hépheston n’avait nul besoin d’être devin pour connaître la question que tous se posaient depuis. Qui sera le suivant ? L’embaumement de Clétas avait été une expérience qu’Hépheston n’oublierait jamais. Un frêle Égyptien s’était approché du corps en tenant une boîte en cèdre, dont il avait sorti un long instrument fourchu et tordu à son extrémité. « À quoi cela sert-il ? » avait voulu savoir l’officier. Alexandre lui avait répondu d’une voix distante. « Il doit ôter le contenu de la boîte crânienne pour éviter tout pourrissement. De manière à ne pas meurtrir le visage, on insère l’outil dans la narine pour extraire le cerveau. — Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. » Le cœur au bord des lèvres, Hépheston s’était enfui en courant. Plus tard, il avait fait promettre à Alexandre de le faire incinérer selon la coutume macédonienne si jamais il venait à périr au combat. Les mouettes se désintéressèrent enfin du corps brisé et Hépheston quitta son observatoire pour redescendre au navire. Le capitaine de la trirème, un natif de Rhodes petit et râblé du nom de Callis, le retrouva sur la plage. « Elle arrive bientôt ? s’enquit-il. La marée commence à redescendre et il nous faut être partis dans une heure. — Hélas, Dame Aïda ne nous accompagnera pas, capitaine. Elle est morte. — Un voyage pour rien, grommela Callis. Enfin, les hommes se sentiront soulagés. Aucun marin n’aime avoir une femme à bord, d’autant que l’on prétend qu’il s’agissait d’une sorcière capable de lire l’avenir. — Je crois que c’était exagéré », l’assura Hépheston. Au point du jour, la trirème voguait vers l’est, sur la route maritime très fréquentée permettant de rallier Chypre. Un vent constant gonflait la grand-voile et les rames avaient été rentrées, ce qui permettait aux hommes de se reposer sur les bancs de nage. Assis sur une chaise en toile, l’officier ne quittait pas des yeux la côte qui défilait à tribord. D’abord la Carie, puis la Lycie, provinces autrefois hostiles qui n’étaient désormais que deux petits avant-postes de l’empire d’Alexandre. Hépheston se remémora les incessantes marches forcées qu’il avait endurées, quatre ans plus tôt, lorsque Parménion avait décidé d’éviter tout contact avec les Perses. Le Spartiate avait eu raison une fois de plus. S’il avait accepté l’affrontement, une victoire macédonienne aurait incité Darius à rassembler une armée plus gigantesque encore et, à son arrivée en Asie Mineure, Alexandre se serait retrouvé face à un ennemi invincible. L’empire perse était plus vaste que tout ce qu’Hépheston avait pu imaginer, ses habitants plus nombreux que les grains de sable des plages qu’il distinguait au loin. Aujourd’hui encore, après six années de guerre et alors qu’Alexandre s’était accaparé la couronne, il restait encore des batailles à livrer, contre les Sogdianiens au nord, les Indiens à l’est et les Scythes au bord de la mer Caspienne. La seconde armée de Parménion avait avancé vers l’est, remportant deux victoires contre un ennemi chaque fois supérieur en nombre. Hépheston ne put s’empêcher de sourire. Même à près de soixante-dix ans, le Spartiate demeurait un redoutable général. Il avait survécu à deux de ses fils : Hector avait péri trois ans plus tôt, lors de la bataille d’Issos, tandis que Nikki était tombé à Arbèles, alors qu’il combattait au côté du roi. Seul restait Philopas. « À quoi penses-tu ? demanda Callis en guidant nonchalamment la barre des avant-bras. — Je regardais la côte. Tout semble si paisible, d’ici. — C’est vrai, concéda le capitaine. Le monde semble meilleur vu des mers. J’ai l’impression que le royaume de Poséidon nous rend humbles. Il est si vaste et puissant que nos plus grandes ambitions ne peuvent qu’être ridicules à côté. Il nous montre nos limites. — Crois-tu vraiment que nous en ayons ? Alexandre ne serait pas d’accord avec toi. » Callis gloussa. « Est-il capable de sculpter une rose ou un nuage ? De calmer une mer en furie ? Non. Nous vivons une poignée d’années durant, en nous agitant ici et là, puis nous disparaissons. Mais la mer reste, forte, belle et éternelle. — Tous les marins sont-ils aussi philosophes ? » Le capitaine partit d’un grand rire. « Quand la mer nous entoure, oui. Mais sur terre, nous courons les filles comme des chiens en rut et nous buvons jusqu’à pisser du vin. Où iras-tu combattre une fois arrivé ? — Là où le roi m’enverra, répondit Hépheston en haussant les épaules. — Que fera-t-il quand il tombera à court d’ennemis ? — Qui peut jamais se targuer de ne plus en avoir ? » Suse, Perse, 330 av. J.-C. L’heure tant redoutée était enfin arrivée et Philopas avait l’impression qu’un poing de glace lui étreignait le cœur. Son père ne s’était pas trompé. Il avait la gorge sèche, mais n’osait pas toucher le gobelet de vin posé devant lui. Il fallait qu’il garde les idées claires. Alexandre parlait toujours aux officiers rassemblés dans la salle du trône de Suse. Cent guerriers valeureux qui avaient mille fois fait leurs preuves, et qui fixaient résolument le sol de peur de croiser le regard de leur roi aux yeux maquillés. Seul Philopas osait garder la tête haute. Le visage d’Alexandre s’ornait désormais d’une moustache d’ocre clair et ses lèvres étaient rouge sang. La couronne or et ivoire de Darius vissée sur le front, il avait revêtu les amples soieries traditionnellement préférées par les empereurs perses. Comment avait-on pu en arriver là ? Alexandre avait conquis l’empire et intégré l’armée vaincue à ses rangs, nommant généraux et satrapes perses. Et, pour légitimer sa prise de pouvoir, il avait épousé la fille de Darius, Roxane. Qu’il n’avait jamais appelée pour réchauffer sa couche. Philopas observa les officiers rassemblés, lisant clairement la nervosité et la crainte sur leurs traits. Une fois encore, Alexandre évoquait la traîtrise au sein de son entourage, promettant de trouver et de châtier ceux qui lui étaient déloyaux. La veille seulement, soixante soldats macédoniens avaient été fouettés à mort pour mutinerie. Mais leur crime réel était bien moindre : ils avaient simplement osé demander quand ils pourraient enfin rentrer chez eux. Ils avaient rejoint l’armée pour libérer les cités grecques d’Asie Mineure, et non pour conquérir le monde sous les ordres d’un dément assoiffé de pouvoir. Cinq jours plus tôt, Alexandre avait eu une vision lui indiquant que ses officiers s’apprêtaient à le tuer. Les coupables lui étaient apparus, et six hommes avaient été garrottés, dont Théoparlis, le général des Porte-Boucliers. Philopas n’avait jamais apprécié ce dernier, mais personne ne pouvait mettre en doute sa légendaire loyauté. Depuis le départ d’Hépheston, le roi se comportait bizarrement, et ses brusques accès de fureur étaient le plus souvent suivis de longs silences. Au début, les officiers avaient fait semblant de ne rien voir. Tous savaient que leur souverain possédait des dons faisant de lui un être à part, mais jamais son comportement sanguinaire n’avait autant pris le dessus. Le nouvel Alexandre qu’ils voyaient peu à peu émerger les terrifiait. Dans les premiers temps, ils avaient évoqué la transformation entre eux mais, quand les mises à mort avaient commencé, une telle peur s’était emparée des généraux que même les meilleurs amis du monde évitaient de se retrouver en privé, de crainte d’être accusés de complot contre l’empereur. Et, trois jours plus tôt, on avait basculé dans la démence la plus totale. Parménion et la Seconde Armée avaient fini par prendre la ville d’Élam, ou plutôt le conseil de la cité avait accepté de négocier sa reddition. Le strategos avait fait envoyer le contenu de la trésorerie d’Élam – quelque quatre-vingt mille talents d’argent – à Alexandre, mais celui-ci lui avait répondu de massacrer tous les habitants jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants. Stupéfait par un tel ordre, Parménion avait envoyé un messager afin de confirmer son authenticité. Philopas, Ptolémée, Cassandre et Cratère avaient été convoqués d’urgence au palais. À leur arrivée, ils avaient trouvé un Alexandre furieux toisant le cadavre d’un adolescent. « Je suis entouré de traîtres, avait rugi le souverain. Parménion refuse d’obéir aux ordres de son empereur. » Philopas avait regardé la dépouille du jeune messager, qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Son épée était toujours au fourreau, mais la dague d’Alexandre lui avait perforé le cœur. « Tu t’es toujours élevé contre ton père, Philo. J’aurais dû t’écouter plus tôt. Ce vieillard sénile ose se dresser contre moi, tu entends ? Contre moi ! — Qu’a-t-il fait, sire ? — Il a refusé de châtier les rebelles d’Élam. » Philopas avait senti son sang se glacer dans ses veines. Toute sa vie durant, il avait cru qu’il finirait par devenir roi, encouragé par les promesses de la seule personne qui l’ait jamais aimé, sa mère Phèdre. Mais au cours de l’année précédente, ses certitudes s’étaient peu à peu effritées, rongées par une froide réalité qui s’attachait à briser ses espoirs et ses ambitions. N’ayant pas le charisme d’un Philippe ou d’un Alexandre, ni l’intelligence d’un Parménion, il n’avait jamais pu inspirer les soldats qui combattaient sous ses ordres. Enfin, il avait fini par comprendre que les rêves de sa mère n’étaient que pure folie. Nul royaume, nulle gloire pour Philopas. Son père ne s’était pas trompé. Il avait bâti son avenir sur du vent. Et maintenant ? s’était-il demandé. S’il gardait le silence, Parménion se ferait assassiner, mais Philo resterait général du roi… tandis que prendre la parole revenait à les condamner tous les deux. Pendant quelques atroces instants d’indécision, il avait senti sa gorge se serrer et son cœur se mettre à battre follement dans sa poitrine. Mourir ou survivre ? Un homme encore jeune pouvait-il se permettre d’hésiter ? « Alors, Philo ? » Le roi le regardait fixement et il n’avait pu se retenir de trembler. « Parménion n’est pas un traître », avait-il répondu, son choix fait. « Alors, tu es contre moi, toi aussi ? Tu l’auras voulu. Ôtez-lui ses armes. Dès demain, il répondra de sa trahison devant ses camarades. » Cratère et Ptolémée avaient emmené Philopas jusqu’aux cellules creusées dans les souterrains du palais. Pas un mot n’avait été prononcé jusqu’à ce que Ptolémée s’apprête à refermer la porte de la minuscule prison. « Ptolémée ! — Oui, Philo ? — Je voudrais envoyer un message à mon père. — Je ne peux pas, le roi me tuerait. — Je comprends. » La cellule exiguë ne possédait pas la moindre fenêtre et une totale obscurité y régnait une fois la porte fermée. Philopas avait dû chercher sa paillasse à tâtons avant de pouvoir s’allonger. Nikki et Hector étaient déjà morts, et leur aîné les aurait rejoints d’ici quelques heures. « J’aurais voulu mieux te connaître, père », s’était-il exclamé d’une voix tremblante. Malgré sa peur, il s’était endormi, pour être réveillé par les targettes que l’on ouvrait brusquement. Un pinceau de lumière était entré dans la cellule et il avait cligné des yeux tandis que des hommes en armes se saisissaient de lui. « Debout, traître ! » Poussé sans douceur dans le couloir, il avait été conduit jusqu’à la salle du trône, où tout le monde attendait son procès. La voix stridente du roi le ramena à l’instant présent. « Philopas et son père me doivent tout, affirmait un Alexandre rouge de colère. Et comment me remercient-ils de ma générosité ? Ils complotent pour me supplanter. Quelle est la rançon d’une telle traîtrise ? — La mort ! » répondirent les officiers. Philopas ne put s’empêcher de sourire. Quelques jours plus tôt, lui aussi avait réclamé le même sort pour Théoparlis. Il se leva lentement et tous les yeux se tournèrent vers lui. « Qu’as-tu à dire avant l’exécution de la sentence ? lui demanda Alexandre. — Que voudrais-tu que je dise ? » rétorqua calmement Philo, le regard planté dans les yeux dorés de l’empereur. « Ne veux-tu pas nier ta traîtrise ou implorer ma clémence ? » Le général éclata de rire. « Tu es le seul ici à pouvoir croire que Parménion oserait un jour se retourner contre toi, fit-il d’une voix forte. Quant à moi, je n’ai pas de défense à t’opposer, car si un homme aussi loyal que Théoparlis a été jugé coupable, quelle chance puis-je avoir ? Je t’ai toujours suivi et je me suis tenu à tes côtés au cours de toutes tes batailles… des batailles que mon père a remportées pour toi. Mes deux frères sont morts afin de te permettre de monter sur ce trône. Je ne devrais pas avoir à me défendre, mais que tous sachent que Parménion n’est pas un traître. Tu l’as chargé de prendre une cité et il l’a fait. Puis tu lui as ordonné de mettre à mort tous les habitants de cette ville, femmes et enfants compris, pour faire un exemple. Il est normal qu’il ait refusé, tout Grec digne de ce nom aurait fait de même. Seul un dément peut vouloir commettre une telle atrocité. — Condamné par ta propre bouche ! vociféra Alexandre en se levant de son trône. Par tous les dieux, je vais te tuer moi-même ! — Comme tu as tué Clétas ? » La dague du roi décrivit un arc en direction de la gorge du Macédonien, mais ce dernier effectua un pas de côté et riposta instinctivement en assenant un coup de poing dans le menton d’Alexandre. Le monarque tituba et lâcha son arme, que Philo ramassa prestement avant de se jeter sur son adversaire. Les deux hommes tombèrent lourdement par terre et la tête d’Alexandre heurta le marbre. La pointe de la dague trouva son larynx et Philopas banda ses muscles pour l’enfoncer jusqu’à la garde. À cet instant, les yeux de l’empereur possédé reprirent la couleur aigue-marine qu’ils n’avaient plus eue depuis si longtemps. « Qu’est-ce qui m’arrive, Philo ? » geignit-il piteusement. Le fils de Parménion hésita et une lance plongea dans son dos. Il se cabra brusquement sous le coup de la douleur et un second garde l’acheva en lui plantant son épée dans la poitrine. Un flot de sang jaillit de la bouche du mourant, qui s’effondra à côté d’un Alexandre en état de choc. Le roi se releva rapidement et s’éloigna du cadavre. « Où est Hépheston ? s’affola-t-il. J’ai besoin de lui ! — Il est parti, sire, lui dit Cratère en s’approchant. Vous l’avez envoyé chercher Dame Aïda, à Rhodes. — Rhodes ? — Je vais vous ramener dans vos appartements, sire. — Oui… oui… Où est Parménion ? — Toujours à Élam, sire. Mais ne vous faites plus de souci à son sujet, il sera mort dès demain. J’ai envoyé trois de nos meilleurs hommes. » Alexandre lâcha un gémissement de désolation. Au plus profond de son esprit, il sentait le Dieu Noir qui luttait farouchement pour balayer ses dernières défenses. Mais il résista à l’assaut et inspira profondément. « Conduis-moi aux écuries, décida-t-il. — Les écuries ? s’étonna le général. Pourquoi donc, sire ? — Il faut que je les arrête, Cratère. — Vous ne pouvez pas partir seul, vous avez des ennemis partout. » Le roi regarda son ami droit dans les yeux. « Je ne suis pas fou, Cratère, l’assura-t-il. Mais il y a un… démon en moi, tu comprends ? — Un démon. Oui, sire. Venez vous reposer. Je vais envoyer chercher votre médecin. — Tu ne me crois pas ? Non, bien sûr… Lâche-moi ! » Repoussant son officier, il s’élança dans le long couloir débouchant sur une cour baignée de soleil. Deux soldats se mirent au garde-à-vous en l’apercevant, mais il ne leur accorda pas la moindre attention. Sans ralentir l’allure, il s’engagea sur la route bordée d’arbres menant aux écuries royales. Bucéphale se trouvait dans l’enclos est, sa tête se leva lorsque son maître apparut. « Viens me rejoindre ! » l’appela Alexandre. L’étalon noir se rapprocha de la clôture, que le roi ouvrit brusquement avant de sauter sur le dos de son fidèle compagnon. Entendant crier dans son dos, il vit que Cratère et d’autres officiers s’étaient lancés à sa poursuite. Sans les attendre, il piqua des deux et Bucéphale bondit en direction du sud-est. Traversant le parc royal, il prit la route d’Élam. La cité était distante d’une soixantaine de milles, et la voie permettant de l’atteindre devenait moins praticable lorsque l’on entrait dans les collines rocailleuses. Alexandre savait que le relief accidenté de la région accueillait des tribus de pillards qui s’attaquaient aux caravanes de passage, mais il n’y pensa même pas. Il n’avait qu’une seule idée en tête, sauver l’homme qui avait risqué sa vie pour lui dans le monde de l’Enchantement avant de lui prodiguer ses conseils au cours des décennies qui avaient suivi. Un homme qui était aujourd’hui menacé par des assassins… Envoyés par moi ! Non, pas par moi ! Jamais ! Comment avait-il pu faire preuve de tant de stupidité ? Dès l’instant où son père lui avait accidentellement arraché l’amulette magique, il avait senti l’éveil du Dieu Noir. Mais il s’était cru capable de dompter l’Esprit du Chaos et d’utiliser ses pouvoirs à son avantage. Qu’il ait seulement pu penser une chose pareille était une nouvelle preuve des facultés de manipulation de son ennemi juré. Kadmilos ! Alors même qu’il songeait au démon qui l’habitait, il sentait ses griffes se planter dans son âme pour l’attirer de nouveau dans les limbes et submerger sa conscience… « Non ! hurla-t-il en guise de défi. Pas cette fois ! » Tu m’appartiens, résonna la voix dans son esprit. « Jamais ! » Pour toujours, au contraire. Regarde, Alexandre, et tu sauras ce que désespoir veut dire. Les recoins secrets de sa mémoire s’ouvrirent et il assista de nouveau au meurtre de Philippe mais, surtout, il se revit la nuit précédente, en compagnie de Pausanias, l’incitant à se venger. « Quand je serai roi, je te récompenserai au-delà de toutes tes espérances », s’entendit-il promettre au favori éconduit. Pauvre Pausanias, le nargua Kadmilos. Comme il a pu être naïf ! As-tu goûté la surprise qui était la sienne quand tu as enjambé le corps sans vie de Philippe pour lui plonger ta lame en plein cœur ? L’esprit d’Alexandre vacilla sous le choc, la vision s’imposa à lui dans toute sa véracité. Des années durant, il s’était menti, terrifié à l’idée d’affronter la réalité. D’autres images tourbillonnèrent dans son esprit : la mort et la mutilation de la femme et du bébé de Philippe, l’assassinat de Clétas et de Mothac, l’exécution du loyal et fidèle Théoparlis… Il poussa un long cri de détresse et le démon rieur revint à la charge. « Non ! protesta Alexandre. C’est toi qui es la cause de tout cela, pas moi ! » Cessant de penser à la haine et à la terreur que lui inspirait Kadmilos, il enfouit au plus profond de lui-même la culpabilité que la succession de scènes avait fait naître et s’obligea à repousser son agresseur. Tu ne me résisteras pas longtemps, susurra le Dieu Noir. Il faudra bien que tu dormes, et alors, je reprendrai l’ascendant. Il avait raison, mais Alexandre s’empêcha d’y penser. La lâcheté dont le démon avait fait preuve en fuyant devant la dague de Philo avait offert au roi une dernière chance de rédemption. Seul Parménion importait désormais. Le destrier noir avalait les milles sans paraître ressentir les effets de la fatigue et l’écho de son galop se réverbérait entre les collines. « Doux Zeus, fais que j’arrive à temps », supplia Alexandre. Élam, 330 av. J.-C. Brusquement tiré d’un sommeil agité, Parménion s’assit et rejeta le drap trempé de sueur. La petite fenêtre lui révélait un ciel parsemé de traînées grises et il se rendit silencieusement jusqu’au pichet de vin qu’il avait posé sur la table basse la veille au soir. Le récipient était presque vide, mais il versa les dernières gouttes dans son gobelet et les but aussitôt. Il allait retourner se coucher quand il aperçut son reflet dans le miroir. Ses cheveux dégarnis étaient désormais totalement blancs et son nez busqué paraissait plus proéminent que jamais au milieu de son visage émacié. Seuls ses yeux bleus n’avaient pas changé. Poussant un long soupir, il enfila une tunique grise, ceignit sa dague et descendit faire quelques pas dans les jardins. La rosée faisait scintiller les feuilles et la brise matinale rafraîchissait l’atmosphère. Parcourant les sentiers tortueux, il s’arrêta à côté d’un petit ruisseau au lit décoré de cristaux de couleur. Soixante-dix ans, dont cinquante passés en tant que général… Il reprit sa promenade en frissonnant. Parménion, la Mort des Nations. Et il en avait en effet tant anéanti qu’il ne parvenait plus à se souvenir de toutes. Les premières restaient les plus marquantes : la fin de la prééminence de Sparte, la défaite de l’Illyrie, de la Pannonie et de la Thrace, la mise à sac de la Chalcidique, la conquête de Thèbes… Mais les dernières années avaient vu la disparition de tant de dynasties que son esprit ne pouvait toutes les garder en mémoire : Phrygie, Cappadoce, Pisidie, Cilicie, Syrie, Mésopotamie, Perse, Parthe… Le ruisseau se jetait dans un large bassin entouré de statues. Un superbe léopard aux couleurs vives se tenait au bord de l’eau, tête penchée comme pour boire. Plus loin, on trouvait un cheval zébré, puis plusieurs cervidés. Tous étaient immobiles, pétrifiés. Le soleil apparut à l’horizon, mais sa chaleur ne rasséréna pas le Spartiate. Ce dernier s’approcha du mur est, où quelques alcôves accueillaient des bancs en bois. S’installant sur l’un d’eux, il contempla pensivement le bassin et la grande demeure à colonnades et au toit de tuiles rouges. Un lion assis à une dizaine de pas sur la gauche attira son attention. Contrairement aux autres animaux, celui-ci n’était pas peint. Il penchait sa large tête d’albinos sur le côté, comme pour mieux tendre l’oreille, et les muscles de ses flancs avaient été rendus à la perfection. Parménion avait rarement vu une statue aussi splendide, étrange qu’il ne l’ait jamais remarquée plus tôt. Soudain, l’animal se mit en mouvement. Avec une grâce infinie, il se leva et étira ses pattes de marbre. Stupéfait, Parménion cligna des yeux. Non, le lion était de nouveau immobile, dans la même posture que précédemment. « Je suis de retour », entendit Parménion. Tournant la tête, il constata sans surprise qu’Aristote se tenait assis sur le banc à son côté. Le magus n’avait pas changé, ou plutôt, si : il paraissait un peu plus jeune que la dernière fois et quelques reflets cuivrés se devinaient dans sa barbe grise. « Pourquoi le lion ? s’enquit Parménion. — J’ai toujours aimé soigner mes entrées », répondit Aristote en haussant les épaules. Mais sa voix était basse et son ton dénué d’humour. « Pourquoi es-tu là ? — L’heure de mon retour était venue. » Parménion hocha la tête sans comprendre. « Alexandre est en train de perdre son duel contre le Dieu Noir et je ne peux rien faire pour l’aider, expliqua-t-il. Il ne m’écoute plus et les messages qui me parviennent de sa cour ne font état que de meurtres et de crises de folie. Peux-tu faire quelque chose pour lui ? » Le magus garda un instant le silence puis posa la main sur l’avant-bras du général. « Non, mon ami. L’Esprit du Chaos est bien plus puissant que moi. — Alexandre est mon fils, la chair de ma chair. Je suis responsable de ses crimes. J’aurais dû le tuer il y a bien longtemps. — Non, répondit Aristote. La fin de ce drame n’est pas encore jouée. Je me suis permis de prendre ceci dans ta chambre. » Il tendit à Parménion une bourse de cuir souple. « Il ne sert plus à rien, protesta le strategos. — Prends-le tout de même. » Le Spartiate glissa l’objet dans sa ceinture. « Tu disais que l’heure était venue. Pourquoi ? » Aristote détourna le regard et se perdit dans la contemplation de la maison. « Trois hommes sont en train de mettre pied à terre à l’entrée principale. Bientôt, ils apparaîtront sur ce sentier. Ils ont été envoyés par Kadmilos… le Dieu Noir. Tu comprends ce que cela signifie ? — Il a ordonné ma mort », souffla Parménion en plissant les paupières. Une porte s’ouvrit à l’arrière de la maison et trois hommes se dirigèrent vers le ruisseau scintillant. Le Spartiate se leva et se tourna vers Aristote. Mais le magus avait disparu. Parménion avança lentement à la rencontre des nouveaux venus. Bien que ne connaissant pas leur nom, il les avait vus en compagnie d’Alexandre. Deux d’entre eux, des Parthes, avaient les cheveux ras et portaient une tunique noire en cuir huilé sur de hautes bottes d’équitation. Le troisième était un noble perse qui avait décidé de se mettre au service du nouvel empereur. Parménion sourit en voyant que l’homme tenait un parchemin cacheté à la main. « Nous avons un message pour vous, monsieur », fit le Perse en allongeant le pas. Sa tenue se composait d’un pantalon de soie bouffant, d’une chemise brodée et d’une cape de cuir souple jetée sur son avant-bras droit. « Dans ce cas, donne-le-moi. » L’assassin s’approcha jusqu’à ce que Parménion puisse sentir l’huile qui lui avait servi à lisser ses cheveux noirs. Il tendit le parchemin de la main gauche, tandis que la droite disparaissait dans les plis de sa cape. Mais le Spartiate attendait que l’autre se découvre ; quand il vit le poignard émerger, il écarta l’avant-bras de son adversaire en lui plongeant sa dague dans la poitrine. Le Perse poussa un petit cri et tomba à genoux, tandis que les deux Parthes dégainaient leur épée. Parménion se jeta sur eux, mais leur jeunesse leur assurait de bien meilleurs réflexes que les siens et il ne possédait plus l’avantage de la surprise. Une épée s’abattit sur son épaule gauche et il entendit l’os se briser. Se retournant brusquement, il lança sa dague sur la gorge de l’homme qui venait de le blesser, sectionnant sa jugulaire. Un nouveau coup l’atteignit au bas du dos. Il eut l’impression qu’il venait de recevoir une ruade de cheval, mais il savait qu’une lame venait de s’enfoncer entre ses reins. Il connut un sursaut de rage, car son âme de guerrier ne pouvait supporter l’idée de mourir sans entraîner son meurtrier avec lui en Hadès. Mais une brusque douleur le traversa lorsque le Parthe retira brusquement son épée et il tomba par terre. Roulant sur le dos, Parménion ramassa une pierre et la jeta sur son adversaire alors que celui-ci s’apprêtait à délivrer le coup de grâce. Le projectile heurta l’homme au front, lui ouvrant l’arcade sourcilière. Le tueur poussa un juron et se jeta sur le Spartiate mais, d’un rapide balayage, celui-ci lui fit un croc-en-jambe. L’autre s’affala, lâchant son arme. Parménion se remit sur le ventre et tenta de se relever mais, pour une fois, ses forces le trahirent et il retomba. Il entendit le Parthe se relever et l’épée s’enfonça de nouveau dans son dos, perforant un poumon. Il reçut un coup de pied dans le crâne et l’homme le prit par les cheveux pour le retourner. « Je vais t’ouvrir la gorge en prenant tout mon temps », ricana-t-il. Abandonnant sa lame, il dégaina une dague incurvée en dents de scie qu’il appliqua doucement contre le cou de Parménion. À cet instant, une ombre apparut devant l’assassin. Ce dernier leva les yeux… juste à temps pour apercevoir l’épée qui s’abattait sur sa tempe. Catapulté au loin par la violence du choc, il finit dans le ruisseau, où le sang qui jaillissait de sa blessure se mêla à l’eau courant sur les cristaux colorés. Alexandre s’agenouilla au côté du Spartiate agonisant et le prit dans ses bras. « Pardon, balbutia-t-il en pleurant à chaudes larmes. Oh, dieux, pardon, pardon…» La tête de Parménion reposait contre la poitrine du jeune homme et les battements de cœur de ce dernier lui parvenaient clairement. Levant le bras, il tira difficilement la bourse de sa ceinture et la tendit au roi. Alexandre l’ouvrit et la renversa : le collier magique tomba dans sa paume. « Re… remets… le…» supplia Parménion. Allongeant doucement le strategos, le monarque prit l’amulette entre ses mains tremblantes et l’agrafa autour de son cou, non sans difficulté. Elle renvoyait des reflets d’or dans le soleil du matin. Aristote apparut auprès des deux hommes. « Aide-moi à transporter Parménion jusqu’au mur est, fit-il. — Pourquoi ? Il est encore temps d’appeler un médecin. » Le magus secoua la tête. « Nul médecin ne sera capable de le sauver, mais moi, si. Il a fait son temps, Alexandre. — Où comptes-tu l’emmener ? — Dans un de mes domiciles. Ne crains rien, je le soignerai. Mais nous devons faire vite. » Ensemble, ils amenèrent le Spartiate inconscient jusqu’au lion de marbre et le déposèrent dans l’herbe. L’animal pétrifié se dressa sur ses pattes arrière et grandit démesurément, jusqu’à prendre la taille d’un monstre de légende. À ce moment, la paroi de son ventre se mit à luire et disparut, révélant à Alexandre une chambre imposante dont l’unique fenêtre en arche donnait sur un ciel nocturne illuminé d’étoiles. Franchissant le portail, ils allongèrent le blessé sur un large lit. Aristote tira une pierre dorée de la bourse qui ne quittait jamais son côté et la posa sur la poitrine de Parménion. Ce dernier cessa aussitôt de respirer. « Il est mort ? demanda le roi. — Non. Va, maintenant, il te faut retourner dans ton monde. Mais sache ceci, Alexandre : le pouvoir de l’amulette est loin d’être infini. Sa magie perdurera au maximum une dizaine d’années, peut-être moins. Prends garde. — Que va-t-il advenir de Parménion ? — Cela ne te concerne plus, petit. Va ! » Alexandre fit quelques pas en arrière et se retrouva dans le jardin baigné de soleil. La paroi abdominale du lion redevint opaque et la taille de l’animal diminua. Un instant, la large tête à la gueule entrouverte s’immobilisa devant le monarque, qui se retrouva nez à nez avec deux rangées de crocs acérés, puis elle s’effondra au sol et tomba en poussière. La roche s’effrita par plaques entières, qui se dispersèrent tels des flocons de neige emportés par le vent. Entendant un bruit de course derrière lui, Alexandre se retourna pour voir arriver Cratère et Ptolémée, suivis d’une vingtaine de soldats de la Garde Royale. « Où est Parménion, sire ? s’enquit Ptolémée. — Le Lion de Macédoine n’est plus de ce monde », répondit Alexandre. Babylone, été 323 av. J.-C. Sept années de guerre perpétuelle avaient laissé leur marque sur Alexandre. Le jeune homme qui avait quitté la Macédoine était devenu un guerrier de trente-deux ans aux multiples cicatrices. Il ne se déplaçait plus qu’avec difficulté, à cause d’une blessure au poumon droit et d’un coup de hachette qui lui avait sectionné les tendons du mollet gauche. Ses victoires s’étendaient sur toute la largeur de l’empire, d’Inde en Scythie, en passant par l’Egypte et la mer Caspienne. Il bénéficiait désormais d’un statut de légende vivante ; ses hommes l’adoraient, tandis qu’il était redouté par les nombreux ennemis qu’il avait refoulés hors des frontières de son royaume. Et pourtant, alors qu’il contemplait le ciel estival par l’une des innombrables fenêtres de son palais, sa réputation était bien la dernière chose qui lui venait à l’esprit. « Êtes-vous vraiment décidé, sire ? lui demanda Ptolémée en s’approchant de lui. — Je n’ai pas le choix, mon ami. — Nous pourrions demander l’aide des sorciers, on prétend que ceux de Babylone sont particulièrement puissants. » Le monarque secoua la tête. « J’ai parcouru le monde de long en large pour trouver le moyen de combattre le démon, mais tous les sages que j’ai consultés s’entendent pour dire qu’il est impossible de le vaincre. Il est immortel et la magie de l’amulette sera bientôt totalement dissipée. Tiens-tu à voir revenir l’autre Alexandre ? — Non, sire, mais… ah, si seulement Hépheston était encore des nôtres. Lui pourrait vous conseiller bien mieux que moi. » Le roi détourna la tête sans répondre. C’était la mort de son bien-aimé Hépheston qui l’avait convaincu qu’il ne pouvait se permettre d’attendre davantage. L’homme à qui il faisait le plus confiance avait été retrouvé mort dans son lit douze semaines plus tôt, apparemment étranglé dans son sommeil. Et Alexandre était incapable de se souvenir de ce qu’il avait fait cette nuit-là. Découvrant un os de poulet coincé dans l’œsophage de l’officier, les médecins en avaient déduit qu’il s’était étouffé en dînant seul. Alexandre avait désespérément besoin de le croire, car Hépheston était le roc sur lequel il avait pu s’appuyer au cours de ces sept dernières années, depuis qu’Aristote avait emmené Parménion avec lui. À mesure que les pouvoirs du collier disparaissaient, seuls l’amour et l’amitié d’Hépheston avaient permis au roi de résister au démon qu’il sentait s’éveiller au plus profond de lui. Mais Hépheston n’était plus et il devenait impossible de repousser davantage l’heure de l’ultime combat. « Tu feras ce que je t’ai ordonné… quoi qu’il arrive ? demanda-t-il à Ptolémée. — J’en fais le serment, sur ma vie. — Personne ne doit pouvoir me… le retrouver. — Je m’arrangerai pour qu’il en soit ainsi. — Va en Egypte. Rends-toi maître du pays. Méfie-toi de tous les autres. — Il n’y aura pas forcément de guerre, sire. Nous sommes tous amis. » Alexandre éclata de rire. « Vous l’êtes, oui… aujourd’hui. Laisse-moi seul, Ptolémée. Et ne parle de mon plan à personne. — Il en sera fait comme vous le souhaitez. » Le général le salua bien bas et fit volte-face pour s’en aller puis, impulsivement, il se retourna et serra son souverain contre son cœur en l’embrassant sur la joue. Il se retira sans mot dire, les yeux brillants de larmes, et ferma la porte derrière lui. Alexandre s’approcha de la table et se remplit un gobelet du vin qu’il avait préparé quelques instants plus tôt. Sans la moindre hésitation, il le porta à ses lèvres et le vida d’un trait. Cela fait, il alla se camper devant le miroir du mur du fond pour examiner l’amulette. À l’exception des quelques faibles reflets dorés encore visibles ça et là, elle était devenue d’un noir de jais. « Ce ne sera plus long », promit-il à mi-voix. Ses serviteurs le découvrirent au crépuscule, allongé sur son lit. Pensant qu’il dormait, ils vaquèrent normalement à leurs occupations autour de lui, puis l’un d’eux, inquiet, vint lui secouer l’épaule. « Seigneur ! appela-t-il. Sire ! » Ne recevant aucune réponse, il s’enfuit en courant, suivi de ses compagnons. Perdiccas, Cassandre, Ptolémée et les autres généraux furent appelés d’urgence, de même qu’un médecin, un Corinthien noueux du nom de Sophète. C’est lui qui s’aperçut que le pouls du roi battait toujours. Vérifiant que personne ne l’observait, Ptolémée prit le gobelet ayant contenu le vin drogué et le cacha dans les plis de sa cape. « Il n’est pas mort, décréta le médecin, mais son cœur bat très faiblement. Il faut le saigner. » Au cours des cinq jours qui suivirent, on ouvrit les veines d’Alexandre à trois reprises, mais jamais il ne reprit connaissance. Tout le monde réalisa alors que le monarque se mourait. Ptolémée s’occupa des arrangements dont il avait reçu la charge, puis il s’assit au chevet d’Alexandre. Le douzième soir, alors que seul son général le veillait, l’homme qui avait conquis la plus grande partie du monde connu rendit l’âme en murmurant un dernier nom : « Kadmilos…» Les limbes, date inconnue Alexandre gardait l’entrée du tunnel, l’épée dorée qu’il tenait à la main projetant ses éclats sur la grisaille sans âme des limbes. Non loin de lui, assis sur un rocher, son jumeau l’observait d’un air narquois. Celui-ci était vêtu d’une armure d’argent, ses cheveux étaient blancs et des cornes de bouc noires ornaient ses tempes. « Pauvre Alexandre, s’amusa le Dieu Noir. Il est venu ici pour me tuer, moi ! Il pensait que sa misérable épée serait d’une quelconque utilité contre un esprit qui existait déjà avant même l’aube des temps. Regarde autour de toi, Alexandre. Voici ton avenir. Il n’y a rien dans cet univers de cendres et de crépuscule permanent ; pas de royaume, pas de gloire. — Tu es un lâche, fit le roi d’une voix usée. — Tu dépenses ta salive pour rien, humain. Même si je permettais à ton épée de me toucher, elle ne me ferait rien. Je suis immortel, car j’incarne le Chaos lui-même. Mais toi, tu es pitoyable. Ton corps s’accroche à la vie et j’en prendrai bientôt possession. Les drogues que tu as ingurgitées ne me gêneront en rien, quelques secondes me suffiront pour annuler leurs effets. Ensuite, je soignerai ton poumon et ta jambe blessés. — Alors, viens. Essaye de passer, si tu l’oses. « Kadmilos partit d’un grand rire. « Pas encore. J’emprunterai le portail de l’âme quand cela me chantera. Vois ton épée, Alexandre, elle est en train de devenir translucide. La magie de l’amulette a quasiment disparu et, lorsque cela se produira, ton arme fera de même. Tu le sais, d’ailleurs. — Oui, les prêtres de Zeus-Ammon m’ont prévenu. — Alors, qu’espères-tu accomplir ? » Le roi haussa les épaules. « Les hommes se battent toujours pour ce qu’ils croient juste. C’est dans leur nature. — Ridicule. Leur nature, comme tu dis, les pousse à désirer ce qu’ils ne peuvent avoir et à tuer ou voler pour tenter de l’obtenir. C’est pour cette raison qu’ils sont et resteront les serviteurs du Chaos. Regarde-toi ! De quel droit as-tu mené tes armées en Perse ? De quel droit as-tu cherché à imposer tes décisions au monde entier ? On se souviendra de toi comme d’un tueur et d’un destructeur… l’un de mes plus grands disciples. » Il rit de nouveau et le son terrifiant se réverbéra dans le néant. « Tu ne dis rien, Alexandre ? Allons, je suis sûr que tu dois bien avoir quelque misérable argument pour te défendre. — Je n’en ai nul besoin. Le monde dans lequel je vivais était gouverné par la guerre. Ceux qui ne s’érigeaient pas en conquérants étaient eux-mêmes conquis. Mais j’ai affronté mes adversaires sur-le-champ de bataille, d’homme à homme, et j’ai pris autant de risques qu’eux. Je n’ai pas à rougir de mes actes. — Bien dit, railla le Dieu Noir. Mais oseras-tu nier les émotions qui s’emparaient de toi avant chaque combat, l’envie de tuer et de massacrer tous tes ennemis ? — Tu te trompes. Le carnage ne m’a jamais attiré. Le combat, oui, je l’admets. Me mesurer aux autres, voilà qui me procurait du plaisir. Mais c’est toi qui recherchais la boucherie. » Kadmilos se leva. « Ta conversation manque terriblement d’intérêt, humain, et je vois que ton épée n’est plus qu’une ombre dénuée de substance. Il est donc temps de mettre un terme à cette discussion, ton corps m’attend. » Alexandre regarda son épée, qui disparut à cet instant. « Goûte bien au désespoir », susurra l’Esprit du Chaos. Il se métamorphosa, prenant la forme d’un nuage noir qui passa à côté du roi et s’engouffra dans le tunnel, en direction de la lumière évanescente visible à son extrémité. Les limbes étaient désormais totalement déserts, à l’exception d’une fine brume blanche flottant au-dessus des rochers. Le cœur lourd, Alexandre poussa un long soupir. Une silhouette apparut dans le brouillard et le souverain reconnut Aristote. Le magus lui prit la main en souriant. « Viens, mon garçon, lui dit-il. Je ne puis rester ici davantage, mais j’ai tout de même le temps de te conduire aux Champs Élysées, où tes amis t’attendent. — Ai-je gagné ? L’ai-je suffisamment retenu ? — Nous discuterons en chemin », lui promit Aristote. L’Esprit du Chaos envahit le corps d’Alexandre. Les yeux de l’humain étaient grands ouverts et Kadmilos aperçut immédiatement un plafond élevé et orné de peintures. Il tenta de bouger mais s’aperçut que ses membres semblaient paralysés. Cela ne l’inquiéta guère et il se mit en quête du poison affectant le système nerveux de sa frêle enveloppe corporelle. Fallait-il que ce mortel fût stupide pour penser qu’un narcotique suffirait à contrer les ambitions d’un dieu ! Sans perdre de temps, il annula les effets de la substance et les sensations commencèrent à revenir. Il sentit une brise fraîche provenant d’une fenêtre située sur sa gauche et une douleur sourde émanant de sa jambe blessée. Ignorant temporairement le poison, il s’occupa du membre douloureux, reconstituant le muscle atrophié. Voilà qui était mieux, car la souffrance lui était proprement insupportable, même sous ses formes moindres. Revenant à l’agent paralysant, il le fit disparaître de ses poumons et de son estomac. Bientôt, songea-t-il. Je vais bientôt me réveiller. Il entendit des gens arriver, mais son corps refusait toujours de bouger. Une ombre entra dans son champ de vision et un homme à peau sombre se pencha sur lui. « Ses yeux sont extraordinaires, s’exclama le nouveau venu. Il était vraiment béni des dieux. Quel dommage que nous ne puissions les conserver ! — Tu es prêt à commencer ? demanda Ptolémée. — Oui, seigneur. — Alors, fais-le. » Une main apparut devant les yeux du Dieu Noir, une main tenant une longue pointe courbe et fourchue à son extrémité. « Non ! » hurla Kadmilos, mais le cri ne dépassa pas ses lèvres paralysées. L’instrument s’enfonça brusquement dans sa narine gauche et se planta dans son cerveau. Une ville en bord de mer, date inconnue Parménion contemplait le port, qui accueillait des navires plus immenses que tous ceux qu’il avait jamais vus et dont les quais fabuleux étaient noirs de monde. Sans s’attarder sur la surprenante tenue vestimentaire des individus qu’il avait devant les yeux, il s’intéressa aux bâtiments entourant la rade, s’émerveillant devant leurs formes déliées, qui mêlaient arches aériennes et gigantesques toits en dôme. Dans la petite ruelle pavée sur laquelle donnait la fenêtre, il entendait ce qu’il imaginait être des commerçants vantant la qualité de leurs produits, mais leur langue lui était inconnue. Il se retourna lorsque Aristote entra. En ce lieu, le magus avait un autre nom et une autre apparence. Ses cheveux étaient longs et blancs, sa barbe bouclée avait laissé la place à un petit bouc et il portait un grand manteau de velours sur un pantalon de laine brodée. « Comment te sens-tu ? » lui demanda Aristote. Le Spartiate s’éloigna de la fenêtre. Le mur opposé s’ornait d’un miroir en verre argenté et son éclat continuait de le stupéfier, même s’il l’avait souvent regardé pendant les cinq jours qu’il avait passés chez son hôte. Ses blessures avaient disparu et son reflet était celui d’un homme jeune, en pleine forme ; élancé et musclé, il avait manifestement une vie entière devant lui. Les vêtements qu’il portait étaient confortables, bien que trop ostentatoires à son goût. La volumineuse chemise blanche à manches bouffantes ornée de rubans de soie bleue était splendide, mais manifestement peu solide. Elle ne résisterait jamais une journée entière sous le soleil de Perse ou les pluies acides de Phrygie, et ses ridicules hauts-de-chausses collants seraient sans doute détruits avant. Sans même parler des bottes ! Surélevées au niveau du talon, elles lui posaient des problèmes pour marcher. « Bien, mon ami, répondit-il. Mais que fais-je ici ? J’ignore tout des coutumes de ce pays et je ne comprends rien au langage que j’entends monter des rues. — Tu ne resteras pas ici, l’assura le magus. Maintenant que tu as repris des forces, je vais t’emmener dans un monde meilleur, et je pense qu’il te plaira. Mais nous verrons cela plus tard. Ce soir, nous partagerons une bonne chère et un vin délicieux, et tu obtiendras les réponses à toutes les questions que tu te poses. — Tu as appris la vérité ? Tu sais ce qui s’est produit ? — Oui. Cela m’a demandé un peu de temps, mais tu verras que ça en valait la peine. — Raconte-moi tout. — Un peu de patience. Ces histoires se prêtent davantage à l’atmosphère intime que confère la nuit. » Parménion passa l’après-midi à attendre, seul. Puis, alors que le soleil commençait à se coucher, il fit le tour de la maison, à la recherche d’Aristote. Au nord, il découvrit un escalier en bois menant à un atelier de peintre. Le magus était installé devant un chevalet, occupé à dessiner les traits d’une femme brune assise sur une chaise à haut dossier. Voyant entrer le Spartiate, l’inconnue lui adressa un sourire. Il ne comprit pas ses quelques mots, mais s’inclina. Aristote posa son fusain et se leva. Il parla à la femme, qui l’imita et s’étira. Il la reconduisit à la porte puis revint à l’atelier. « Je n’avais pas réalisé qu’il était si tard », dit-il en grec. Parménion observait l’esquisse. « C’est très ressemblant, décréta-t-il. Tu as beaucoup de talent. — Disons plutôt des siècles de pratique, mon garçon. Viens, allons manger. » Une fois le repas achevé, les deux hommes s’assirent dans deux fauteuils tournés vers une large fenêtre en verre au travers de laquelle les étoiles étaient visibles comme autant de diamants sur un pan de soie noire. « Qu’est-il advenu d’Alexandre ? demanda enfin Parménion. — Il s’est éteint voici dix-huit siècles, mais c’est en mourant qu’il a remporté sa plus éclatante victoire. — Comment cela ? — Le Dieu Noir a fini par prendre le contrôle de son corps, mais Alexandre avait ordonné qu’il soit embaumé. — En quoi cela est-il important ? — Kadmilos était indissociablement lié à l’enveloppe charnelle d’Alexandre et ne pouvait être libéré qu’à la destruction de celle-ci, par le feu, la putréfaction ou l’appétit des charognards. Mais un corps bien embaumé ne se détériore jamais totalement et l’Esprit du Chaos s’est retrouvé piégé. « À la mort du roi, ses généraux se sont livré une guerre civile. Ptolémée a dérobé le cadavre préservé pour l’exposer à Alexandrie, dans un mausolée qu’il a fait bâtir à cet effet. Des siècles durant, les hommes sont venus contempler la forme figée d’Alexandre le Grand. Je l’ai fait, moi aussi, en compagnie d’un empereur romain. Cinq siècles s’étaient écoulés depuis le décès d’Alexandre et Kadmilos était toujours prisonnier à l’intérieur. J’ai senti sa malice au travers du sarcophage de cristal contenant le corps. — Est-il toujours là-bas ? — Non. Les barbares ont pillé Alexandrie il y a plusieurs siècles de cela, mais les prêtres d’Alexandre avaient emporté le sarcophage dans les montagnes pour l’enterrer dans le plus grand secret et le soustraire à tout jamais au regard des hommes. Personne ne sait où il se trouve… sauf moi, bien sûr, car je l’ai retrouvé. La dépouille est encore dans un parfait état et Kadmilos n’est pas parvenu à se libérer. Peut-être restera-t-il prisonnier pour ce qu’il reste de l’éternité. » Parménion sourit. « Alors, le monde n’aura plus à souffrir des ambitions d’un roi contrôlé par le démon ? — Pas ce démon-là, du moins, mais il en existe d’autres. Heureusement, leurs pouvoirs sont bien moindres que ceux du Dieu Noir. — Pauvre Alexandre, murmura le Spartiate. Son existence aura été maudite dès le premier instant. — Il a combattu Kadmilos avec un grand courage et a connu l’amitié et l’amour. Que demander de plus ? Mais pensons plutôt à toi… — Où puis-je aller ? fit Parménion avec un soupir. Que me reste-t-il, Aristote ? » Le magus gloussa. « La vie, l’amour… Je crois qu’il est temps que nous nous disions adieu. Quelqu’un t’attend. — Qui donc ? — Qui d’autre que Dérae ? — Je ne suis jamais retourné vers elle. C’était… il y a des dizaines d’années. » Aristote se pencha et lui mit les mains sur les épaules. « Tout cela n’est qu’une question de temps, philosopha-t-il. N’as-tu donc rien appris ? » Le Portail des Géants, Sparte, 352 av. J.-C. Dérae resserra les pans de sa cape en laine, les nuages venaient de cacher la lune et le vent se levait. Six heures s’étaient écoulées depuis le moment où Parménion avait franchi le Portail pour repartir dans son monde. Elle frissonna et leva les yeux sur les colonnes de pierre grise. Le magus lui avait demandé d’attendre ici, mais elle se sentait bien seule sous un ciel de plus en plus menaçant. « Dérae ! » entendit-elle. La voix était presque inaudible, comme l’écho d’un lointain souvenir. Elle crut un instant l’avoir imaginée, mais elle se manifesta de nouveau. « Je suis là », répondit-elle clairement. Quelque chose se mit à luire à la limite de son champ de vision et elle aperçut deux silhouettes translucides sur la colline. Il lui était impossible de distinguer les traits des deux spectres, mais elle réalisa qu’il s’agissait d’un homme et d’une femme. « Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. — Ferme les yeux et fais appel à tes pouvoirs, répondit la voix lointaine. — Mes pouvoirs ? Mais je n’en ai pas… — Aie confiance en moi. Ferme les yeux et attire-nous vers toi. » Elle ressentit une crainte soudaine mais la fit aussitôt taire. Quel mal pouvaient-ils lui faire ? N’était-elle pas fière et forte, comme tous les Spartiates ? Suivant les instructions de l’esprit, elle se concentra sur la voix. Aussitôt, celle-ci devint un peu plus nette et elle reconnut le magus, Chiron. « Quelqu’un m’accompagne, lui dit-il, et j’ai une faveur à te demander. — Je t’écoute. — Je voudrais que tu lui ouvres les portes de ton esprit et de ton cœur. — Non ! protesta Dérae, soudain terrifiée. — Elle repartira si tu le souhaites, l’assura-t-il. — Pourquoi fais-tu cela ? — Par amour », murmura-t-il. Elle comprit soudain qui était le second spectre. — C’est elle ! Vous essayez de me tuer ! C’était une ruse ! Parménion l’aimait et elle veut s’emparer de mon corps. Mais elle ne l’aura pas, tu m’entends ? Elle ne l’aura pas ! — Ce n’est pas vrai, mais le choix appartient à toi seule, Dérae. Interroge ton cœur. Serais-tu capable de voler le corps d’une autre ? — Non, répondit-elle. — Pas même pour te sauver ? » Elle n’hésita qu’un instant. « Non, déclara-t-elle fermement. — Alors, pourquoi voudrais-tu qu’elle le fasse ? — Qu’attends-tu de moi ? — Laisse-la venir à toi. Parle-lui. Elle ne te demandera rien. Mais ses souvenirs te permettront de mieux connaître Parménion, sa vie, ses attentes… — Et après ? — Si tu le souhaites, elle partira et je l’emmènerai ailleurs. — Elle est morte, n’est-ce pas ? — Oui. » Dérae s’accorda quelques instants de silence avant d’ouvrir les yeux et de les poser sur le Portail par où l’homme qu’elle aimait avait disparu. « J’accepte de lui parler », décida-t-elle. Une agréable chaleur l’emplit et des images se bousculèrent dans son esprit : une Sparte différente, une autre existence, un temple, une marée incessante de gens blessés, malades ou mourants, une vie de lutte contre la puissance maléfique de Kadmilos. Assaillie par le tourbillon de souvenirs, elle eut du mal à ne pas se sentir étourdie. Subitement, une vive lueur apparut, comme si le soleil venait de se lever. « Merci », fit une autre voix. Dérae recula la tête de surprise. La femme qui se tenait assise à côté d’elle était jeune et belle, elle avait des cheveux blond-roux et de grands yeux verts. « Vous… tu es moi, s’exclama-t-elle. — Pas tout à fait, répondit la nouvelle venue. — Que fais-tu ici ? — Aristote… Chiron… m’a retrouvée. Il m’avait dit que faire ta connaissance me réchaufferait le cœur. Il avait raison. » Dérae ressentit soudain une immense tristesse. « Tes rêves ne se sont jamais réalisés, n’est-ce pas ? » Sa jumelle haussa les épaules. « Certains, si, répondit-elle. Mais il est des gens qui ne connaissent jamais l’amour, ce sont eux qu’il faut plaindre. — Il va revenir vers moi, mais c’est toi qu’il aimait et avec qui il voulait vivre. Je ne suis qu’une… pâle copie. — Pas du tout, l’assura la femme. Tu es tout ce dont il peut rêver. Vous serez heureux, tous les deux. — Pourquoi Chiron t’a-t-il amenée ici ? Que cherche-t-il ? — Il veut que nous fusionnions. — Tu veux dire, nos deux esprits dans un même corps ? — Non, car il ne peut y en avoir qu’une. Mais Chiron pense que nous pouvons nous fondre l’une dans l’autre et devenir une seule personne dotée de deux jeux de souvenirs différents. — Est-ce possible ? » La femme écarta les mains. « Je l’ignore. Mais si tu éprouves le moindre doute, ne prends pas le risque. Tu n’as pas à faire cela pour moi. Parménion sera bientôt là et votre vie commune sera emplie de bonheur. » Dérae tendit brusquement la main vers sa jumelle. « Essayons », décida-t-elle. La femme eut l’air surprise. « Pourquoi fais-tu cela ? — N’en ferais-tu pas autant pour moi ? » Un sourire. « Si, bien sûr. » Leurs deux mains se joignirent et la lumière disparut. La lune baignait de nouveau Dérae de sa clarté argentée. Spectres et voix avaient disparu. Inspirant profondément, la jeune reine ouvrit grandes les portes de sa mémoire. Elle resta un instant interdite. Son passé bifurquait devant elle et deux histoires distinctes s’offraient à ses yeux. Elle revit son enfance dans la Sparte de l’Enchantement, mais aussi sous les traits d’une jeune femme dans le monde de Parménion. Les années s’écoulèrent avec une grande rapidité, la conduisant de l’adolescence aux premières manifestations d’arthrose, et les douleurs qui avaient émaillé son vieil âge se manifestèrent de nouveau tandis qu’elle revivait la disparition graduelle de ses pouvoirs. Mes pouvoirs ? Mais je n’en ai jamais eu ! s’étonna-t-elle. Bien sûr que si, se rappela-t-elle aussitôt. Tamis m’a permis de les développer quand je suis arrivée au temple. Mais il m’a fallu faire le sacrifice de mes yeux pour les acquérir. Je n’ai jamais été aveugle ! Une panique soudaine menaça de la submerger, mais les souvenirs continuèrent de l’emplir, protégeant son esprit comme son corps l’avait été par les couvertures douillettes de son enfance. Laquelle suis-je ? s’interrogea-t-elle sans obtenir de réponse. Tous ces souvenirs lui appartenaient, et elle savait que c’était eux qui déterminaient l’identité de chaque individu. Elle ne se rappelait pas seulement les années qu’elle avait passées à soigner les malades et les blessés, mais aussi les émotions et les rêves qui avaient été les siens au cours de cette période. Et pourtant, dans le même temps, elle se remémorait avec autant d’aisance son existence de reine de Sparte avec le premier Parménion et sa jeunesse en compagnie de Léonidas. « Laquelle ? » répéta-t-elle. Baissant les yeux, elle avisa une petite fleur blanche aux pétales fanés. Instinctivement, elle en approcha la main, paume ouverte, et la fleur morte reprit vie, retrouvant une corolle épanouie. Aussitôt, toute confusion disparut de l’esprit de la jeune femme. « Nous ne faisons qu’Une, murmura-t-elle. Nous sommes Dérae. » Sa brève panique laissa la place à une délicieuse attente. Tournant la tête sur le côté, elle reprit sa contemplation silencieuse des piliers de granit. À cet instant, une lueur dorée naquit au cœur du Portail et un homme jeune et élancé apparut au sommet de la colline. FIN Table des Matières Sparte Les collines de Gythée Sparte La Plaine sanglante Sparte La Plaine sanglante Le Portail des Géants Miésie, 337 av. J.-C. Pella, été 337 av. J.-C. Le temple, été 337 av. J.-C. Le Palais d’Été, Agîa, été 337 av. J.-C. Agîa, hiver 337 av. J.-C. Pella, hiver 337 av. J.-C. Le fleuve Axios, hiver 337 av. J.-C. Agio, hiver 337 av. J.-C. Pella, hiver 337 av. J.-C. Agîa, été 336 av. J.-C. Les ruines de Troie, hiver 336 av. J.-C. Grande Phrygie, 336 av. J.-C. Lonie, été 334 av. J.-C. Le mont Ida, 334 av. J.-C. Le Granique, 334 av. J.-C. Issos, automne 333 av. J.-C. Bataille d’Issos, 333 av. J.-C. Lindos, Rhodes, 330 av. J.-C. Suse, Perse, 330 av. J.-C. Élam, 330 av. J.-C. Babylone, été 323 av. J.-C. Les limbes, date inconnue Une ville en bord de mer, date inconnue Le Portail des Géants, Sparte, 352 av. J.-C.