PROLOGUE L’homme connu sous le nom d’Angel était assis tranquillement dans un recoin de la taverne, ses grosses mains noueuses refermées autour d’un gobelet de vin coupé d’eau. Son visage défiguré était caché sous une capuche noire. Malgré les quatre fenêtres ouvertes, l’air de cette pièce de vingt mètres carrés était vicié. Angel distinguait la fumée des lanternes à huile qui se mélangeait à l’odeur de transpiration des hommes, à celle de la nourriture et de la bière éventée. Il leva son gobelet et le porta à ses lèvres, ne prenant qu’une gorgée de vin afin de la faire rouler dans sa bouche. Ce soir, Le Hibou hérissé était bondé : le bar était plein et la salle à manger comble. Pourtant, personne ne s’approchait d’Angel tandis qu’il sirotait sa boisson. L’homme encapuchonné n’aimait pas la compagnie. C’était un privilège qu’on accordait volontiers au gladiateur défiguré, autant que faire se pouvait dans un tel endroit. Un peu avant minuit, une dispute éclata au sein d’un groupe de laboureurs. Angel posa ses yeux couleur silex sur les cinq hommes qui se chamaillaient pour un verre renversé. Il les scruta un par un. Angel vit que, si le sang leur était monté au visage et qu’ils se hurlaient dessus, aucun d’entre eux n’avait vraiment envie de se battre. Avant un combat, le sang déserte le visage, le laissant blanc et fantomatique. Puis il porta son attention sur un jeune homme près du groupe. Celui-ci était dangereux ! Son visage était pâle, sa bouche n’était plus qu’un trait fin, et sa main droite était cachée dans les replis de sa tunique. Angel regarda Balka, l’aubergiste. L’ancien lutteur, toujours corpulent, se tenait derrière le bar et observait les hommes. Angel se détendit. Balka avait vu le danger et était prêt à intervenir. La querelle se calma progressivement – mais le jeune homme pâle s’adressa à l’un des autres et des poings se mirent soudainement à voler. Une lame de couteau brilla à la lumière d’une lanterne, et un homme poussa un cri de douleur. Balka, un petit gourdin à la main droite, sauta par-dessus le comptoir et se jeta sur le jeune homme pâle. Il lui assena d’abord un coup au poignet, le forçant à lâcher son couteau, puis un coup à la tempe. Le jeune homme s’écroula comme une masse sur le sol couvert de sciure. — C’est bon, les gars ! rugit Balka. On ferme. — Oh, encore un dernier verre, Balka ? supplia un habitué. — Demain, répondit sèchement le propriétaire. Allez, les gars. Aidez-moi à nettoyer ce bazar. Les clients finirent leurs verres de vin et de bière. Quelques-uns soulevèrent le jeune homme inconscient pour l’emmener dans la rue. La victime avait été poignardée à l’épaule ; la blessure était profonde et son bras était tout engourdi. Balka lui offrit une double dose de prune avant de l’envoyer chez un chirurgien. Finalement, l’aubergiste put fermer la porte et mettre le loquet en place. Son personnel ramassa les chopes, les gobelets et les assiettes, et redressa les tables qui avaient été renversées durant la brève altercation. Balka glissa son gourdin dans la poche du grand tablier de cuir qu’il portait et alla rejoindre Angel qui était toujours assis. — Encore une soirée paisible, grommela-t-il en plaçant une chaise en face du gladiateur. Janic ! hurla-t-il. Apporte-moi un cruchon. Le jeune caviste vida une bouteille entière de lentrian rouge dans une cruche en grès, chercha un gobelet en étain propre et apporta le tout à la table. Balka leva les yeux vers le garçon et lui décocha un clin d’œil. — T’es un bon garçon, Janic, lui dit-il. Janic sourit et jeta un regard nerveux à Angel avant de s’en aller. Balka soupira et se renfonça sur sa chaise. — Pourquoi ne t’es-tu pas directement servi à la bouteille ? s’enquit Angel en regardant fixement l’aubergiste de ses yeux gris. Balka gloussa. — Le goût est meilleur avec le grès. — Conneries ! Angel s’empara de la cruche et la tint sous son nez. — C’est du lentrian rouge… d’au moins quinze ans d’âge. — Vingt, le corrigea Balka en souriant de toutes ses dents. — Tu ne veux pas qu’on sache que tu es suffisamment riche pour en boire, fit remarquer Angel. Cela nuirait à ton image. L’homme du peuple. — Riche ? Je ne suis qu’un modeste tavernier. — Et moi une danseuse voilée ventrianne. Balka acquiesça en remplissant son gobelet. — À ta santé, mon ami, déclara-t-il avant de le vider d’une traite. Du vin coula dans les poils de sa barbe grise fourchue. Angel sourit et repoussa sa capuche pour se passer la main dans ses cheveux roux épars ; il serait bientôt chauve. — Puissent les dieux te couvrir de chance, rajouta Balka en se servant un deuxième verre qu’il descendit aussi vite que le premier. — Cela ne me ferait pas de mal. — Aucune chasse en vue ? — Quelques-unes – mais plus personne ne veut dépenser d’argent aujourd’hui. — Les temps sont durs, convint Balka. Les guerres vagriannes ont saigné le trésor à blanc, et maintenant que Karnak cherche noise aux Gothirs et aux Ventrians, je suis sûr qu’une nouvelle guerre se prépare. La peste l’emporte ! — Il a eu raison de renvoyer leurs ambassadeurs, affirma Angel en plissant les yeux. Nous ne sommes les vassaux de personne. Nous sommes Drenaïs et nous ne nous agenouillerons devant aucune race inférieure. — Race inférieure ? répéta Balka en fronçant un sourcil. Cela va peut-être te surprendre, Angel, mais je crois que même ceux qui ne sont pas Drenaïs ont deux bras, deux jambes et une tête. Je sais que cela peut paraître étrange, mais c’est comme ça. — Tu sais bien ce que je veux dire, rétorqua sèchement Angel. — Oui, mais je ne suis pas d’accord avec toi. Allez, prends plutôt un peu de ce bon vin. Angel secoua la tête. — Jamais plus d’un verre. — Que tu ne finis jamais d’ailleurs. Pourquoi viens-tu ici ? Tu détestes les gens. Tu n’aimes pas leur parler et tu as horreur de la foule. — J’aime écouter. — Et qu’est-ce qu’il y a à entendre dans une taverne, à part les dires des poivrots et des grandes gueules ? Je n’ai jamais entendu ici que de la philosophie de comptoir. Angel haussa les épaules. — La vie. Les rumeurs. Je ne sais pas. Balka se pencha en avant, et posa ses gros avant-bras sur la table. — Ça te manque, pas vrai ? Les combats, la gloire, les vivats. — Pas du tout, répondit Angel. — Allons, à d’autres, c’est à Balka que tu parles. J’étais là le jour où tu as vaincu Barsellis. Il t’avait salement blessé – mais tu as quand même gagné. Je me souviens encore de ton visage lorsque tu as levé ton épée vers Karnak. Tu exultais. — Sur le moment, oui. Mais à présent, cela ne me manque plus. Je n’ai pas envie de revivre ces instants. (Angel soupira.) Pourtant, je me souviens très bien de ce jour. Ce Barsellis était un bon adversaire, grand, rapide, fier. Ils ont quand même traîné son corps le long de l’arène. Tu t’en souviens ? Il était sur le ventre, et son menton a laissé une longue traînée sanglante sur le sable. Cela aurait pu être moi. Balka acquiesça solennellement. — Mais ce n’était pas toi. Tu t’es retiré invaincu – et tu n’es jamais revenu. Ce qui n’est pas courant. Ils reviennent tous. Est-ce que tu as vu Caplyn, la semaine dernière ? Quelle honte. Il était si dangereux. Et là, il avait l’air d’un vieillard. — Un vieillard mort, grogna Angel. Un vieil imbécile mort. — Mais toi, tu pourrais encore tous les prendre, Angel. Tu pourrais faire fortune. Angel poussa un juron et son visage s’assombrit. — Je suis sûr que c’est ce qu’ils ont dit à Caplyn. (Il soupira.) Je préférais l’époque où nous nous battions à mains nues, sans armes. Mais aujourd’hui, la foule veut du sang et des morts. Allons, changeons de sujet. — De quoi veux-tu parler ? De politique ? De religion ? — N’importe. Trouve un sujet intéressant. — Le fils de Karnak a été condamné ce matin à une année d’exil en Lentria. Un homme est assassiné, sa femme fait une chute mortelle, et le tueur est exilé une année dans un palais sur la côte. Tu parles d’une justice. — Au moins Karnak a accepté que le garçon soit jugé, répliqua Angel. La sentence aurait pu être pire. Et n’oublie pas que le père du tué a plaidé l’indulgence. C’était un discours très émouvant à ce qu’on m’a dit – sur la grandeur d’esprit, les accidents et le pardon. — Sans blagues, fit sèchement Balka. — Qu’est-ce que je dois comprendre ? — Oh, allons, Angel ! Six hommes – tous nobles – complètement ivres, attrapent une jeune femme pour la violer. Lorsque son mari tente de s’interposer, il est taillé en pièces. La femme s’enfuit et tombe d’une falaise. Grandeur d’esprit ? Quant au père du mari, j’ai cru comprendre que Karnak a été tellement ému par sa plaidoirie qu’il lui a envoyé un cadeau de deux mille raqs directement à son village, ainsi qu’une grosse réserve de grain pour l’hiver. — Tu vois, commenta Angel. Je te disais que c’était un homme bien. — Parfois, mon ami, j’ai du mal à te comprendre. Ne trouves-tu pas étrange que le père ait soudainement eu envie de faire cette plaidoirie ? Par les dieux, c’est évident qu’on l’a forcé à le faire. Les gens qui critiquent Karnak ont tendance à avoir des « accidents ». — Je ne crois pas à toutes ces histoires. Karnak est un héros. Lui et Egel ont sauvé ce pays. — Oui, et regarde ce qu’il est advenu d’Egel. — Je crois que je n’ai plus envie de parler de politique, cracha Angel, et je ne tiens pas non plus à parler de religion. Quelle autre nouvelle ? Balka resta silencieux un instant avant de sourire. — Oh, oui, une rumeur voudrait qu’une énorme somme ait été promise à la guilde pour la tête de Waylander. — Dans quel but ? s’enquit Angel, manifestement étonné. Balka haussa les épaules. — Je ne sais pas. Mais je tiens cette information de Symius, dont le frère travaille comme clerc à la guilde. Cinq mille raqs pour la guilde même et dix mille de plus à l’homme qui le tuera. — Qui a commandité cette chasse ? — Nul ne le sait, mais ils ont offert de grosses récompenses pour toute information sur Waylander. Angel éclata de rire et secoua la tête. — Cela ne sera pas une mince affaire. Personne n’a vu Waylander depuis… quoi… dix ans ? Il est peut-être déjà mort. — Visiblement, quelqu’un pense le contraire. — C’est de la folie – une perte d’argent et de vies humaines. — La guilde a fait appel à ses meilleurs hommes, expliqua Balka. Ils le retrouveront. — Et ils le regretteront, répondit doucement Angel. CHAPITRE PREMIER Miriel courait depuis un peu plus d’une heure. Elle avait parcouru près de quinze kilomètres, de la cabane des hauts pâturages au sentier du ruisseau, en passant par la vallée et la forêt de pins, jusqu’à la crête du Fil de la Hache, en revenant par la vieille piste aux cerfs. Elle commençait à être fatiguée, son cœur battait vite et ses poumons avaient du mal à fournir à ses muscles l’oxygène nécessaire. Pourtant elle continuait à courir, bien déterminée à atteindre la cabane avant que le soleil soit au zénith. La pente était si glissante à cause de la pluie de la veille qu’elle trébucha par deux fois ; le fourreau en cuir du poignard ceint à sa taille frottait contre sa cuisse dénudée. Un sentiment de colère jaillit en elle. Sans ce long couteau de chasse et sa lame de lancer attachée à son poignet gauche, elle aurait été plus vite. Mais la parole de son père faisait loi, et Miriel n’avait pas quitté la cabane avant que toutes ses armes soient bien en place. — Il n’y a personne d’autre que nous par ici, avait-elle avancé comme à son habitude. « Attends-toi à ce qu’il y a de mieux et prépare-toi au pire », avait été sa seule réponse. Aussi courait-elle avec ce lourd fourreau qui rebondissait contre sa cuisse, et le manche du couteau de lancer qui lui rentrait dans la peau de l’avant-bras. Elle arriva à un tournant de la piste et sauta par-dessus un tronc d’arbre tombé, atterrissant en souplesse. Elle bifurqua sur la gauche et se lança à l’assaut de la dernière montée. Ses longues jambes accélérèrent le pas ; ses pieds nus s’enfoncèrent dans la terre meuble. Elle avait les mollets en feu et les poumons brûlants. Pourtant elle exultait, car le soleil n’atteindrait pas le zénith avant encore une vingtaine de minutes alors qu’elle n’en était plus qu’à trois de la cabane. Une ombre bougea sur sa gauche – des griffes et des crocs fondirent sur elle. Aussitôt, Miriel se jeta instinctivement en avant, touchant le sol sur son côté gauche et faisant une roulade pour se relever. La lionne, surprise d’avoir manqué sa proie à la première attaque, s’accroupit, les oreilles aplaties contre le crâne, et posa ses yeux fauves sur la grande jeune femme. Miriel réfléchit à toute vitesse. Action et réaction. Prends le contrôle ! Son couteau de chasse apparut dans sa main et elle poussa un cri à pleine voix. La lionne, troublée par le bruit, recula. Miriel avait la gorge sèche ; son cœur battait la chamade, mais sa main tenait fermement l’arme. Elle poussa un nouveau cri et bondit en direction de l’animal. Effrayée par la soudaineté du mouvement, la bête recula encore de quelques pas. Miriel s’humecta les lèvres. La lionne aurait déjà dû s’enfuir. La jeune femme sentit la peur monter en elle, mais elle la ravala. La peur est comme un feu dans l’estomac. Maîtrisée, elle te réchauffe et te permet de survivre. Hors de contrôle, elle brûle et te consume. Ses yeux noisette rivés sur le regard fauve de la lionne, elle remarqua que l’animal était en mauvaise condition ; une énorme cicatrice zébrait sa patte avant droite. Elle n’était plus assez rapide pour attraper des cerfs et crevait de faim. Elle n’allait pas – et ne pouvait pas – abandonner ce combat. Miriel songea à tout ce que son père lui avait appris sur les lions : ignore leur tête – les os y sont trop épais pour qu’une flèche puisse la pénétrer. Décoche-leur plutôt un trait derrière la patte avant, en remontant vers les poumons. Mais il ne lui avait pas expliqué comment affronter une telle bête armée seulement d’un couteau. Le soleil sortit de derrière un nuage d’automne et ses rayons se reflétèrent sur la lame du couteau de chasse. Aussitôt, Miriel inclina l’arme afin de diriger le rai de lumière dans les yeux de la lionne. La grosse tête se dévissa, et les yeux clignèrent devant l’intensité du rayon. Miriel poussa un nouveau cri. Mais au lieu de fuir, la lionne chargea soudain, bondissant sur la jeune fille. L’espace d’un instant, Miriel resta comme paralysée. Puis elle brandit son couteau. Un carreau noir se ficha dans le cou de l’animal, juste derrière l’oreille, et un deuxième vint lui perforer le flanc. Miriel reçut tout le poids de l’animal et fut projetée en arrière, mais elle lui enfonça quand même son couteau de chasse dans le ventre. Miriel resta immobile, la lionne sur elle, son horrible haleine contre son visage. Pourtant, les griffes ne la déchirèrent pas, et les crocs ne se refermèrent pas sur elle. La lionne poussa un grognement et mourut. Miriel ferma les yeux, prit une profonde inspiration et se dégagea du cadavre. Elle avait les jambes en coton et dut s’asseoir sur la piste ; ses mains tremblaient. Un grand homme, muni d’une double arbalète en métal noir, émergea des sous-bois et vint s’accroupir à côté d’elle. — Tu t’en es bien sortie, déclara-t-il d’une grosse voix. Elle le regarda dans ses yeux noirs et lui sourit. — Elle a failli me tuer. — Peut-être, lui accorda-t-il. Mais ta lame l’a touchée en plein cœur. L’épuisement l’enveloppa comme une couverture chaude et elle s’allongea afin de reprendre son souffle. Autrefois, elle aurait pu sentir la présence de la lionne bien avant que celle-ci soit un danger, mais elle avait perdu le Talent, tout comme elle avait perdu sa mère et sa sœur. Danyal était morte dans un accident cinq ans auparavant, et Krylla, qui s’était mariée, avait déménagé l’été dernier. Elle repoussa ces pensées et se redressa. — Tu sais, murmura-t-elle, j’étais vraiment fatiguée en arrivant à la dernière montée. J’avais du mal à respirer et j’avais l’impression que mes membres étaient en plomb. Et puis la lionne m’a sauté dessus et ma fatigue a disparu. Elle leva les yeux vers son père. Il lui sourit et acquiesça. — J’ai déjà vécu cela plusieurs fois. Il y a toujours de la force dans le cœur d’un guerrier – et un tel cœur le laisse rarement tomber. Elle jeta un coup d’œil au cadavre de la lionne. — Ne vise jamais la tête – c’est ce que tu m’avais dit, fit-elle remarquer en tapotant le premier carreau qui saillait du cou de l’animal. Il haussa les épaules et sourit. — J’ai manqué ma cible. — Ce n’est pas très rassurant. Je croyais que tu étais parfait. — Je me fais vieux. Es-tu blessée ? — Je ne crois pas… (Elle examina rapidement ses bras et ses jambes, car les blessures de lion ont tendance à s’infecter.) Non, j’ai eu de la chance. — C’est vrai, admit-il. Mais celle-ci vient du fait que tu as agi à la perfection. Je suis fier de toi. — Pourquoi étais-tu là ? — Tu avais besoin de moi, répondit-il. (Il se redressa en souplesse et l’aida à se relever.) À présent, dépèce l’animal et découpe-le. Il n’y a rien de tel que la viande de lion. — Je ne crois pas que j’aurai envie d’en manger, avoua-telle. Je préfère oublier cette aventure. — N’oublie jamais, la sermonna-t-il. C’était une victoire. Elle t’a rendue plus forte. Je te verrai plus tard. Le grand homme récupéra ses carreaux, les nettoya du sang et les rangea dans le carquois en cuir qu’il portait au côté. — Tu vas à la cascade ? lui demanda-t-elle doucement. — Oui, je vais y rester un peu, répondit-il d’une voix distante. (Il se retourna vers elle.) Tu trouves que j’y passe trop de temps ? — Non, lui dit-elle tristement. Ce n’est pas le temps que tu y passes. Pas non plus les efforts que tu déploies à entretenir la tombe. C’est toi. Elle est… morte… depuis cinq ans. Tu devrais rapprendre à vivre. Tu as besoin… d’autre chose. Il acquiesça, mais elle devina qu’elle ne l’avait pas vraiment convaincu. Il sourit et lui posa la main sur l’épaule. — Un jour tu trouveras l’amour et nous pourrons alors parler d’égal à égal. Je ne veux pas paraître condescendant. Tu es vive et intelligente. Tu as du courage et de l’esprit. Mais parfois j’ai l’impression de décrire les couleurs à un aveugle. L’amour, comme j’espère que tu le découvriras un jour, est quelque chose de très puissant. Même la mort ne peut le détruire. (Il se pencha et l’embrassa sur le front.) À présent, dépèce cette bête. Je te retrouverai à la tombée de la nuit. Elle le regarda s’en aller, ce grand homme à l’allure gracieuse et pondérée, aux longs cheveux poivre et sel attachés en queue-de-cheval, et à l’arbalète accrochée à sa ceinture. Puis il disparut – évanoui dans les ombres. La cascade était étroite, moins de deux mètres de large, et tombait en chute d’eau scintillante sur des rochers blancs au fond d’une cuvette en forme de feuille, de dix mètres de large sur quinze de long. Au point le plus éloigné au sud, se trouvait une deuxième chute ; derrière, le cours d’eau continuait, bouillonnant, pour rejoindre la rivière à trois kilomètres de là. Des feuilles dorées virevoltaient à la surface de l’eau et, à chaque nouveau souffle de vent, d’autres tombaient des arbres en tourbillonnant. Autour du bassin, de nombreuses fleurs poussaient, dont la plupart avaient été plantées par l’homme agenouillé devant la tombe. Il leva les yeux vers le ciel. Le soleil commençait à perdre de sa puissance, les vents froids d’automne venaient des montagnes. Waylander soupira. Un temps de mourant. Il contempla les feuilles dorées qui flottaient sur l’eau et se remémora les jours passés ici assis dans l’herbe avec Danyal et les enfants, un autre jour d’automne, dix ans auparavant. Krylla était assise sur le bord du bassin, ses petits pieds dans l’eau, Miriel, elle, nageait au milieu des feuilles. « On dirait les âmes des défunts », avait confié Danyal à Krylla. « Elles flottent sur l’océan de la vie en direction de leur dernière demeure. » Waylander poussa un nouveau soupir et reporta son attention sur le monticule fleuri, sous lequel reposait sa raison de vivre. — Miriel a affronté une lionne aujourd’hui, dit-il. Elle n’a pas paniqué. Tu aurais été fière d’elle. Il posa son arbalète à manche d’ébène à côté de lui et enleva les fleurs fanées des géraniums rouges qui poussaient autour de la pierre tombale. La saison touchait à sa fin et il y avait peu de chance qu’ils refleurissent encore. Bientôt, il lui faudrait les déterrer, secouer les racines et les pendre dans la cabane, afin de pouvoir les replanter au printemps. — Mais elle est encore trop lente, ajouta-t-il. Elle n’agit pas par instinct, mais par apprentissage. Pas comme Krylla. (Il gloussa.) Tu te rappelles comment les garçons du village lui tournaient toujours autour. Elle savait les manipuler, d’un signe de tête ou d’un sourire sensuel. Elle tenait cela de toi. Il tendit la main et toucha la pierre tombale rectangulaire en marbre, retraçant les mots gravés de son index. Danyal, épouse de Dakeyras, Le caillou au clair de lune La tombe était à l’ombre d’un bosquet d’ormes et de hêtres au milieu d’un parterre de roses, dont les grosses fleurs jaunes emplissaient l’air de leur parfum sucré. Il avait fait venir sept rosiers de Kasyra. Trois étaient morts durant le transport, mais les survivants avaient bien profité du riche sol argileux. — Je vais bientôt devoir l’emmener en ville, déclara-t-il. Elle a dix-huit ans, maintenant, et elle a besoin d’apprendre. Je lui trouverai un mari. (Il soupira.) Ce qui signifie que je vais devoir t’abandonner quelque temps. Et cela ne me dit rien qui vaille. Le silence grandissait, même le vent dans les feuilles mourait progressivement. Son regard sombre se faisait distant, et ses souvenirs étaient solennels. Il se releva en douceur et alla chercher le bol en grès derrière la pierre tombale. Il le remplit au bassin et arrosa les roses. Les pluies de la veille n’avaient pas été plus qu’une ondée, et les rosiers aiment boire beaucoup. Kreeg était accroupi le plus possible dans les buissons, l’arbalète armée. C’était trop facile, se disait-il, incapable de réprimer un sourire. « Trouvez Waylander et tuez-le. » Il devait bien admettre que l’idée d’une telle chasse lui avait d’abord fait peur. Après tout, Waylander le Tueur n’était pas n’importe quel adversaire. Lorsque sa famille avait été massacrée par des pillards, il avait arpenté tout le pays jusqu’à ce qu’il ait abattu tous les tueurs. Waylander était une légende au sein de la guilde : épéiste capable, c’était un joueur de couteau brillant et un arbalétrier hors pair. Mais plus encore, on prétendait qu’il possédait des pouvoirs surnaturels, lui permettant de sentir le danger à l’avance. Kreeg regarda l’arbalète qui était posée au sol dans le dos du grand homme. Des pouvoirs surnaturels ? Bah. Il serait mort dans un battement de cœur. L’homme devant la tombe ramassa un bol en grès et se dirigea vers le bassin. Kreeg leva son arme, mais sa victime potentielle s’était accroupie pour remplir le bol. Kreeg baissa son arbalète d’une fraction, et expira lentement l’air qu’il comprimait. Waylander était maintenant de profil, le tir fatal devrait donc le toucher en pleine tête. Mais que faisait-il avec cette eau ? Kreeg le regarda s’agenouiller devant les rosiers et verser le contenu du bol aux pieds des arbustes. Il va retourner à la tombe, pensa Kreeg. Dès qu’il y sera, je l’abattrai. Il y a tellement de choses dans la vie qui dépendent de la chance. Lorsque la guilde avait ordonné la mort de Waylander, Kreeg était sans le sou, et vivait aux crochets d’une putain de Kasyra ; l’or qu’il avait gagné en tuant le marchand ventrian, avait depuis longtemps disparu dans les tripots du quartier sud de la ville. Aujourd’hui, Kreeg bénissait la malchance qui l’avait coincé à Kasyra. Car il savait que la vie est un cercle. Et c’était à Kasyra qu’il avait entendu parler de l’ermite des montagnes, un grand veuf qui vivait avec sa fille timide. Il avait alors repensé au message de la guilde. « Cherchez un homme nommé Dakeyras. Il a une femme, Danyal, et une fille, Miriel. L’homme a des cheveux poivre et sel, les yeux sombres, il est grand et approche la cinquantaine. Il porte une double arbalète d’ébène et de bronze de petite taille. Tuez-le et ramenez l’arbalète à Drenan en guise de preuve. Faites attention. Cet homme est Waylander. Dix mille pièces d’or en cas de réussite. » Lorsqu’il vivait à Kasyra, Kreeg n’aurait jamais espéré gagner une somme aussi astronomique. Puis – bénis soient les dieux – il avait parlé de cette chasse à sa putain. — Il y a un homme qui vit avec une fille nommée Miriel dans les montagnes au nord, avait-elle dit. Je ne l’ai jamais vu, mais j’ai rencontré ses filles à l’école des prêtres. C’est là que nous apprenions à écrire. — Est-ce que tu te souviens du nom de la mère ? — Je crois que c’était quelque chose comme Daneel… ou Donalia… — Danyal ? avait-il soupiré en s’asseyant dans le lit, faisant tomber les draps qui cachaient son corps mince et couvert de cicatrices. — Oui, c’est ça, avait-elle répondu. La bouche de Kreeg était devenue sèche et son cœur s’était emballé. Dix mille ! Mais Waylander ? Quelle chance Kreeg pouvait-il avoir face à un tel adversaire ? Pendant près d’une semaine il avait fait le tour de Kasyra en posant des questions sur le montagnard. Le gros Sheras, le meunier, le voyait généralement deux fois par an, et il se souvenait distinctement de la petite arbalète. — C’est quelqu’un de très calme, avait confié Sheras, mais je n’aimerais pas le voir de sale humeur, si vous voyez ce que je veux dire. C’est un homme dur. Le regard glacial. Il a failli devenir amical, mais sa femme est morte – il y a cinq… six ans, de cela. Un cheval lui est tombé dessus. Il avait deux filles, des jumelles. Elles étaient toutes mignonnes. L’une a épousé un garçon du sud et s’en est allée. L’autre vit toujours avec lui. C’était une enfant timide. Et trop maigre à mon goût. Goldin, le tavernier, un réfugié de Gothir au visage émacié, s’était également souvenu de lui. — Lorsque sa femme a été tuée, il est venu ici un temps pour noyer son chagrin. Il ne parlait pas beaucoup. Une nuit, il s’est tout bonnement écroulé et je l’ai mis dehors. Ses filles sont venues le chercher et l’ont aidé à rentrer chez eux. Elles devaient avoir dans les douze ans à l’époque. Les anciens de la ville voulaient lui en retirer la garde. C’est pour cela qu’il les a fait entrer à l’école des prêtres où elles ont vécu près de trois ans. L’histoire de Goldin avait remonté le moral de Kreeg. Si le grand Waylander était devenu alcoolique, alors il n’y avait plus aucune raison d’avoir peur de lui. Mais tous ses espoirs s’étaient évaporés lorsque le tavernier avait repris le cours de son récit. — Il n’a jamais été très populaire. Il a toujours été trop réservé, avait déclaré Goldin. Mais l’an dernier, il a tué un ours solitaire, et cela a réjoui les gens. L’ours avait massacré un jeune fermier et sa famille. Dakeyras l’a traqué. Époustouflant ! Il s’est servi d’une petite arbalète. Taric a vu toute la scène – l’ours chargeait et lui ne bougeait pas, puis au tout dernier moment, alors que l’ours se dressait sur ses pattes arrière, il lui a décoché deux carreaux dans la gueule ouverte, directement dans la cervelle. Taric a dit qu’il n’avait jamais rien vu de tel. Aussi froid que la glace. Kreeg avait retrouvé Taric, un palefrenier blond qui travaillait dans les étables du comte. — Nous avons traqué la bête pendant trois jours, avait-il raconté, assis contre une balle de foin et buvant à grandes gorgées à même l’outre en cuir remplie d’eau-de-vie que lui avait tendue Kreeg. Je ne l’ai pas vu transpirer une seule fois – et ce n’est plus un jeune homme. Lorsque l’ours s’est dressé, il a simplement levé son arme et décoché ses carreaux. Incroyable ! Cet homme ne connaît pas la peur. — Pourquoi étiez-vous avec lui ? Taric avait souri. — J’essayais de courtiser Miriel, mais sans succès. Elle est timide, vous savez. J’ai fini par abandonner. Et puis, c’est un type étrange. Je ne suis pas sûr que j’aurais voulu l’avoir comme beau-père. Il passe la plupart de son temps sur la tombe de sa femme. Le courage de Kreeg avait rejailli d’un coup. Il avait espéré entendre ce genre de détail. Traquer un homme dans une forêt est une chose hasardeuse. Connaître les habitudes de sa proie rendait la tâche moins risquée, mais savoir qu’il existait un endroit où la victime se rendait chaque jour… c’était un cadeau des dieux. Et une tombe, qui plus est. L’esprit de Waylander y serait occupé, plein de regrets et, peut-être, de souvenirs heureux. Et cela avait été le cas. Kreeg avait suivi les indications de Taric et avait localisé facilement la cascade un peu après l’aube, ce matin-là. Il avait trouvé une cachette qui surplombait la pierre tombale. À présent, il ne lui restait plus qu’à porter le coup fatal. Kreeg jeta un coup d’œil à l’arbalète d’ébène qui était toujours dans l’herbe à côté de la tombe. Dix mille pièces d’or ! Il humecta ses fines lèvres et essuya minutieusement la sueur de sa paume sur la tunique vert feuille qu’il portait. Le grand homme retourna chercher de l’eau puis se dirigea vers le rosier le plus éloigné et s’agenouilla une nouvelle fois devant lui. Kreeg posa le regard sur la pierre tombale. Une dizaine de mètres. À cette distance, le carreau à barbes transpercerait le dos de Waylander, lui perforant les poumons pour ressortir en pleine poitrine. Même s’il manquait le cœur, la victime mourrait en quelques minutes, étouffée par son propre sang. Kreeg était impatient de porter le coup fatal. Il chercha l’homme du regard. Mais il n’était nulle part. Kreeg cligna des yeux. La clairière était déserte. — Tu as laissé passer ta chance, dit une voix glaciale. Kreeg se retourna brusquement en levant son arbalète. Il eut la vision fugitive de sa victime, le bras levé, quelque chose de brillant dans la main. Le bras s’abattit. Ce fut comme si un éclair de soleil venait d’exploser dans le crâne de Kreeg. Il n’y eut pas de douleur, ni aucune autre sensation d’ailleurs. Il sentit l’arbalète lui glisser des mains et le monde se mit à chavirer. Il eut une dernière pensée pour la chance. Elle n’avait décidément pas tourné. Waylander s’agenouilla près du cadavre et souleva l’arbalète ornementée que l’homme avait tenue quelques secondes plus tôt. La crosse d’ébène avait été délicatement ciselée et décorée de liserés d’or circulaires. L’arc en lui-même était en acier, certainement d’origine ventrianne, car sa finition était aussi douce que de la soie et aucun défaut n’était visible. Il reposa l’arme et scruta le corps. L’homme était mince et costaud, le visage dur, le menton carré, la bouche fine. Waylander était sûr de ne l’avoir jamais vu auparavant. Il se pencha et retira le couteau fiché dans l’orbite de l’homme, puis nettoya la lame dans l’herbe. Il sécha son arme contre la tunique du cadavre et la rangea dans le fourreau en cuir accroché à son avant-bras gauche. Une fouille rapide des vêtements de l’homme ne donna rien, à part quatre pièces de cuivre et un couteau attaché à une lanière passée autour de son cou. Waylander attrapa le cadavre par la tunique et le souleva, afin de le porter sur son épaule. Les renards et les loups risquaient de se disputer les restes et il ne voulait pas d’une telle scène près de la tombe de Danyal. Il se dirigea lentement vers la deuxième cascade et balança le corps depuis le bord. Waylander le regarda tomber à pic avant de se faire emporter par le cours d’eau bouillonnant. L’impact de la chute avait d’abord coincé le corps entre deux rochers, mais la force du courant l’avait vite délogé. Le corps inerte de Kreeg, sur le ventre, flotta imperturbablement en direction de la rivière. Waylander ramassa son arbalète et récupéra l’arme de l’assassin, puis il retourna à sa cabane. De la fumée s’élevait péniblement de la petite cheminée en pierre. Il s’arrêta à la limite des arbres, contemplant sans plaisir la maison qu’il avait bâtie pour Danyal et lui. Il l’avait construite au pied d’une falaise abrupte, sous un piton rocheux. Elle mesurait près de vingt mètres de long, et avait trois grandes fenêtres à volets ainsi qu’une porte. Le sol devant la maison avait été dégagé de tout arbre, buisson ou rocher, et nul ne pouvait approcher à moins de trente mètres sans être vu. La cabane était une vraie forteresse et pourtant elle n’était pas dénuée de charme. Danyal avait recouvert les quatre coins avec des pierres marbrées de rouge et de bleu ; elle avait également planté des fleurs sous les fenêtres et des rosiers qui grimpaient le long des murs en bois, ce qui faisait des taches de rose et de jaune sur les rangées d’écorce dure. Waylander scruta le terrain nu, puis les arbres à la recherche d’un second assassin qui pourrait être caché. Restant précautionneusement à couvert, il fit le tour de la maison à la recherche de traces probables, mais n’en trouva pas, à l’exception de celles de ses mocassins et des pieds nus de Miriel. Finalement satisfait, il se dirigea vers la maison et entra. Miriel avait préparé un repas d’avoine bouillie et de fraises – les dernières de la saison. Elle sourit en le voyant arriver, mais son sourire disparut dès qu’elle aperçut l’arbalète qu’il portait. — Où as-tu trouvé cela ? s’enquit-elle. — Il y avait un homme caché près de la tombe. — Un voleur ? — Je ne crois pas. Cette arbalète vaut dans les cent pièces d’or. C’est une arme magnifique. Je pense que c’était un assassin. — Mais pourquoi t’aurait-il cherché ? Waylander haussa les épaules. — Il fut un temps où il y avait un prix sur ma tête. Peut-être est-ce toujours le cas. Ou peut-être ai-je tué son frère ou son père. Qui sait ? Une chose est sûre, il ne peut pas me le dire. Elle s’assit à la longue table en chêne et l’observa. — Tu es furieux, dit-elle enfin. — Oui. Il n’aurait pas dû pouvoir s’approcher aussi près. Je devrais être mort. — Que s’est-il passé ? — Il était dissimulé dans le sous-bois à une dizaine de mètres de la tombe, attendant de me porter un coup fatal. Lorsque je suis allé chercher de l’eau pour les rosiers, j’ai vu un oiseau qui allait se poser sur une branche au-dessus de lui, mais qui a bifurqué au dernier moment. — Cela aurait pu être à cause d’un renard ou de n’importe quel mouvement soudain, fit-elle remarquer. Les oiseaux sont capricieux. — Oui, c’est vrai, lui accorda-t-il. Mais ce n’était pas le cas. Et s’il avait eu suffisamment confiance pour me tirer dans la tête, je reposerais en ce moment même aux côtés de Danyal. — Alors nous avons tous les deux eu de la chance aujourd’hui, déclara-t-elle. Il acquiesça mais ne répondit pas, l’esprit toujours focalisé sur l’incident. Il avait vécu dix ans sans que son passé vienne le hanter. Dans ces montagnes, il n’était que Dakeyras, le veuf. Qui, après tout ce temps, envoyait un assassin à ses trousses ? Et combien d’autres encore viendraient ? Le soleil se tenait au-dessus des pics occidentaux comme un disque de cuivre enflammé, jetant un dernier regard empli de défiance aux flancs des montagnes. Miriel dut s’abriter les yeux. — La lumière est trop vive, se plaignit-elle. Mais la main se leva et le morceau de bois vola. Délicatement, elle cala l’arbalète contre son épaule, les doigts appuyés sur la gâchette en bronze. Le carreau jaillit de l’arme et ne manqua la cible qui décrivait un arc de cercle que de trente centimètres. — J’avais dit que la lumière était trop vive, répéta-t-elle. — Si tu penses que tu vas échouer, tu échoueras, lui dit son père gravement en ramassant le bout de bois. — Et si je le jetais pour toi, hein ? — Je n’ai pas besoin de m’entraîner – toi, si ! — Tu ne pourrais pas le toucher, pas vrai ? Admets-le ! Il la regarda au plus profond de ses yeux étincelants et remarqua que le soleil jetait un reflet rouge sur ses cheveux et la peau bronzée de ses épaules. — Tu devrais être mariée, dit-il soudainement. Tu es bien trop jolie pour être bloquée avec un vieil homme dans la montagne. — N’essaie pas de détourner la conversation, le gronda-t-elle en lui arrachant le bout de bois des mains. Elle alla se poster à une dizaine de pas de lui. Il gloussa et secoua la tête, acceptant sa défaite. Lentement, il arma la corde en acier de l’arc inférieur. Le crochet du ressort s’enclencha et il glissa un petit carreau noir, pressant doucement l’encoche contre la corde. Il répéta la manœuvre avec l’arc supérieur et ajusta la tension dans les gâchettes incurvées en bronze. L’arme lui avait coûté une petite fortune en opales bien des années auparavant, mais elle avait été fabriquée par un maître armurier et Waylander n’avait jamais eu à regretter cet achat. Il leva les yeux. Il était sur le point de demander à Miriel de lancer le bout de bois lorsqu’elle le fit. La lumière du soleil lui cisaillait les yeux, mais il attendit que le projectile tournoyant atteigne son point culminant. Il tendit le bras et pressa la première détente. Le carreau fendit l’air et se ficha dans le morceau de bois, le fendant presque en deux. Comme celui-ci retombait, il tira son deuxième carreau. Le bout de bois explosa en mille morceaux. — Tu es un monstre ! affirma-t-elle. Il s’inclina bien bas. — Tu devrais te sentir privilégiée, lui expliqua-t-il en se retenant de sourire. Je ne donne généralement une représentation qu’en échange d’argent. — Lance le bout de bois ! lui ordonna-t-elle en retendant la corde de son arbalète. — Mais il est cassé, fit-il remarquer. — Tu n’as qu’à lancer le plus gros morceau. Il récupéra ses petits carreaux et ramassa un morceau de bois. Il ne faisait pas dix centimètres de large et à peine trente de long. — Prête ? — Est-ce que tu vas le lancer, oui ! D’un coup de poignet, il lança le morceau dans les airs. L’arbalète se dressa, le carreau chanta et se planta dans le bout de bois. Waylander applaudit le tir. Miriel s’inclina à son tour, de façon élaborée. — Les femmes sont censées faire la révérence, dit-il. — Elles sont aussi censées porter des robes et faire de la broderie, rétorqua-t-elle. — C’est vrai, admit-il. Comment trouves-tu l’arbalète de l’assassin ? — Elle est bien équilibrée, et surtout elle est très légère. — De l’ébène ventrianne, et le corps est creux. Es-tu prête pour un peu d’escrime ? Elle éclata de rire. — Ton orgueil pourra-t-il supporter une nouvelle raclée ? — Non, admit-il. Je crois plutôt que je vais aller me coucher de bonne heure. (Comme ils ramassaient les armes pour rentrer à la cabane, elle eut l’air déçue.) Je pense que tu as besoin d’un meilleur maître d’armes que moi, lui confia-t-il tout en marchant. C’est ton arme de prédilection et tu es vraiment douée avec. Je vais y réfléchir. — Je croyais que tu étais le meilleur ? le taquina-t-elle. — Les pères donnent toujours cette impression, répondit-il sèchement. Mais non. Avec un couteau ou une arbalète, je suis superbe. Avec une épée ? Seulement excellent. — Et si modeste, avec ça. Y a-t-il quelque chose où tu n’excelles pas ? — Oui, répondit-il en perdant son sourire. Il accéléra le pas, l’esprit en proie à des souvenirs douloureux. Sa première famille avait été massacrée par des pillards : sa femme, ses filles encore des bébés, et son fils. Cette image était toujours vive dans son esprit. Il avait trouvé son fils mort au milieu du jardin, son petit visage entouré de fleurs. Cinq ans plus tôt, après avoir trouvé l’amour une seconde fois, il avait assisté impuissant à la mort de Danyal, lorsque son cheval s’était pris la jambe dans une grosse racine. L’étalon avait roulé au sol, coinçant Danyal sous lui et lui écrasant la cage thoracique. Elle était morte en quelques minutes, le corps secoué de spasmes de douleur. « Y a-t-il quelque chose où tu n’excelles pas ? » Une seule. Je n’arrive pas à garder en vie les gens que j’aime. CHAPITRE 2 Ralis aimait raconter aux gens qu’il était rétameur depuis que les étoiles étaient jeunes, ce qui n’était pas très loin de la vérité. Il se souvenait encore du temps où le vieux roi, Orien, n’était qu’un jeune prince imberbe, marchant derrière son père à la parade de Printemps sur la première route qu’on appelait alors le chemin Drenaï. Aujourd’hui, c’était devenu l’avenue des Rois ; elle était beaucoup plus large et passait sous un arc de triomphe bâti pour célébrer une victoire sur les Vagrians. Il y avait eu tellement de changements. Ralis se souvenait avec affection d’Orien, le premier Roi des Batailles des Drenaïs, porteur de l’Armure de Bronze, victorieux dans une centaine de batailles et une vingtaine de guerres. Parfois, lorsqu’il était assis dans des tavernes isolées, afin de se reposer de ses voyages, le vieux rétameur racontait à qui voulait l’entendre sa rencontre avec Orien, peu de temps après la bataille de Dros Corteswain. Le roi était parti chasser le sanglier dans la forêt de Skultik et Ralis, alors jeune homme à la barbe noire, marchait en direction de Delnoch, son barda sur le dos. Ils s’étaient rencontrés à un ruisseau. Orien était assis sur un rocher, les pieds dans l’eau froide, ses bottes luxueuses jetées un peu plus loin. Ralis avait défait les attaches de son barda et s’était agenouillé au bord du cours d’eau pour y boire. — Ton paquetage a l’air bien lourd, lui avait dit le roi aux cheveux blonds. — Oui, da, c’est le cas, avait confirmé Ralis. — Tu es rétameur, n’est-ce pas ? — Oui. — Tu sais qui je suis ? — Tu es le roi, avait répondu Ralis. Orien avait gloussé. — Et cela ne t’impressionne pas plus que cela ? Tant mieux. Tu n’aurais pas un onguent dans ton sac, par hasard ? J’ai des ampoules de la taille d’une petite pomme. Ralis avait secoué la tête et écarté les bras en guise d’excuses. Au même moment, un groupe de jeunes nobles était arrivé sur les lieux, pour entourer le roi. Ils riaient et criaient, se vantant de leurs prouesses. Ralis était parti sans faire de bruit. Au cours des ans, il avait suivi les exploits du roi, comme s’il accumulait les nouvelles d’un vieil ami. Pourtant, il doutait que le souvenir de leur rencontre ait survécu plus d’une ou deux secondes dans l’esprit du roi. Mais aujourd’hui, tout est différent, pensait-il, en soulevant son barda pour se mettre en route vers la cabane. Le pays n’avait plus de roi – et ce n’était pas bien. La Source ne pouvait pas bénir un pays sans prince. En atteignant la dernière crête, Ralis respirait bruyamment. Il baissa les yeux vers une cabane enguirlandée de fleurs. Le vent mourut et un silence magnifique s’empara de la forêt. Ralis prit une profonde inspiration. — Vous pouvez sortir de votre cachette, tous les deux, dit-il doucement. Je ne vous vois peut-être pas, mais je sais que vous n’êtes pas loin. La jeune femme fut la première à apparaître. Elle portait un pantalon en cuir noir et une tunique de laine grise. Elle sortit du sous-bois et sourit au vieil homme. — Tu es toujours sur le qui-vive, Ralis, fit-elle observer. Il acquiesça et se tourna vers la droite. L’homme sortit de sa cachette. Comme Miriel, il portait un pantalon de cuir noir et une tunique, mais il avait également une cotte de mailles noire renforcée aux épaules et un baudrier où pendaient trois couteaux de lancer. Ralis déglutit douloureusement. Il y avait quelque chose qui l’avait toujours dérangé chez ce paisible montagnard, et ce depuis la première fois où ils s’étaient rencontrés sur cette même montagne, dix ans plus tôt. Il y avait souvent réfléchi. Ce n’était pas le fait que Dakeyras soit un guerrier – Ralis en avait connu beaucoup – ni la façon qu’il avait de se déplacer à la manière d’un loup. Non, c’était une qualité indéfinissable qui faisait qu’en sa présence, Ralis pensait toujours à sa propre temporalité. Se tenir à côté de Dakeyras était un peu comme être en présence de la mort. Il frissonna. — Cela me fait plaisir de te revoir, vieil homme, déclara Dakeyras. Il y a de la viande sur la table et de l’eau de source bien fraîche. Il y a également des fruits secs – si tes dents peuvent les supporter. — Mes dents vont très bien, mon garçon, répliqua sèchement Ralis. Elles ne sont peut-être plus aussi nombreuses que dans le temps, mais celles qui restent peuvent toujours faire leur travail. Dakeyras se tourna vers sa fille. — Accompagne-le en bas. Je vous rejoindrai sous peu. Ralis le regarda repartir silencieusement entre les arbres. — Vous vous attendez à du grabuge ? s’enquit-il. — Qu’est-ce qui te fait croire ça ? répondit la fille. — Il a toujours été un homme prudent – mais aujourd’hui il porte une cotte de mailles. Elle est magnifique, mais très lourde. Je ne pense pas qu’il la porterait dans ces montagnes simplement pour sa beauté. — Nous avons eu des ennuis, admit-elle. Il la suivit jusqu’à la cabane et déposa son barda à la porte. Puis il alla s’asseoir dans un grand fauteuil en cuir rembourré de crin. — Je me fais trop vieux pour cette vie, grogna-t-il. Elle éclata de rire. — Depuis combien de temps répètes-tu la même chose ? lui demanda-t-elle. — Environ soixante ans, lui dit-il. Il s’enfonça dans le fauteuil, posa sa tête contre le dossier et ferma les yeux. Je me demande si j’ai déjà cent ans, se demanda-t-il en lui-même. Il faudra que je calcule un de ces jours – afin de trouver un point de référence. — De l’eau ou du cidre ? lui demanda-t-elle. Il ouvrit une bourse accrochée à son côté et en extirpa un petit paquet qu’il lui tendit. — Fais-moi une tisane avec ça. Fais bouillir de l’eau dessus et laisse infuser un instant. — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle en reniflant le paquet pour en deviner la contenance. — Quelques herbes, de l’aneth et autres. Cela me conserve, ajouta-t-il avec un grand sourire. Comme elle quittait la pièce, il put se reposer en s’abreuvant du décor qui l’entourait. La cabane était bien bâtie, la pièce principale longue et large, l’âtre et la cheminée solidement construits dans du calcaire. Le mur sud avait été recouvert de lattes de bois sur lesquelles avait été tendue une peau d’ours. Ralis sourit. C’était très bien fait, mais il avait arpenté ces montagnes bien avant que Dakeyras vienne au monde, et il connaissait la grotte. Il s’y était même abrité une fois ou deux. Mais l’idée de construire la cabane juste devant l’entrée pour la camoufler était bonne. Un homme devrait toujours avoir une issue de secours. — Combien de temps dois-je laisser infuser ? demanda Miriel depuis la pièce d’à côté. — Plusieurs minutes, répondit-il. Jusqu’à ce que les feuilles commencent à couler. Le chevalet où étaient rangées les armes sur le mur attira également son attention : deux arcs longs, plusieurs épées, un sabre, un tulwar sathuli et une demi-douzaine de couteaux de différentes tailles et différentes courbes. Il se rassit convenablement. Il y avait une nouvelle arbalète sur la table. C’était un bel objet. Ralis se leva de son fauteuil et alla prendre l’arme pour en examiner les dorures. — C’est une bonne arbalète, déclara Miriel en entrant dans la pièce. — Elle est meilleure que l’homme qui la portait, répondit-il. — Tu le connaissais ? — Kreeg. Un croisement entre un serpent et un rat. Mais un bon membre de la guilde, en revanche. Il aurait pu être riche s’il n’avait pas été aussi joueur. — Il a essayé de tuer mon père – et nous ne savons pas pourquoi. Ralis ne répondit pas. Miriel retourna dans la cuisine et revint avec la tisane qu’il but aussitôt à petites gorgées. Ils mangèrent dans un silence agréable, le vieil homme mangeant trois parts de viande de lion à lui tout seul. Il épongea la sauce avec un gros morceau de pain frais et regarda Miriel. Puis il soupira. — On mange mieux ici qu’au palais de Drenan, affirma-t-il. — Ralis, espèce de vieux flatteur, le gronda-t-elle. Continue, j’aime bien. Il s’approcha de son barda, ouvrit le rabat et plongea la main à l’intérieur. Il en sortit finalement une petite flasque en métal et trois coupelles en argent. Il revint à la table et remplit les coupelles d’un liquide ambré. — Un goût de paradis, annonça-t-il en savourant l’instant. Miriel porta la coupelle à ses lèvres et avala le spiritueux. — J’ai l’impression d’avoir avalé du feu, dit-elle en devenant toute rouge. — Oui. C’est bon, non ? — Que peux-tu me dire de Kreeg ? — Pas grand-chose. Il est originaire du sud. Je crois que c’était un valet de ferme. Il a combattu dans les guerres vagriannes, puis a rejoint Jonat et la rébellion. Lorsque Karnak a écrasé l’armée rebelle, Kreeg a passé un ou deux ans en Ventria. Comme mercenaire, je pense. Il a rejoint la guilde il y a trois ans. Ce n’était pas un de ses meilleurs éléments, si tu vois ce que je veux dire, mais il était bon quand même. — Alors quelqu’un l’a payé pour tuer mon père ? — Oui. — Pourquoi ? Le vieil homme haussa les épaules. — Attendons son retour. — Pourquoi en fais-tu un tel mystère ? — Je n’ai juste pas envie de me répéter. À mon âge, mon temps est précieux. Que te rappelles-tu de ton enfance ? — Comment ça ? — Je veux dire, Dakeyras… où l’as-tu rencontré ? Il vit que sa question l’avait surprise, car elle était passée presque aussitôt d’une expression amicale et ouverte à la défensive. — C’est mon père, répondit-elle doucement. — Non, lui dit-il. Ta famille a été tuée lors d’une razzia durant les guerres vagriannes. Dakeyras, qui chevauchait à l’époque avec un homme nommé Dardalion, vous a trouvés toi et ta sœur… ainsi que ton frère, je crois, en compagnie d’une jeune femme. — Comment sais-tu tout cela ? — À cause de Kreeg, répliqua-t-il en remplissant de nouveau sa coupelle. — Je ne comprends pas. La voix de Dakeyras résonna depuis le seuil de la maison. — Il veut dire qu’il sait qui Kreeg devait tuer. Le grand homme défit la lanière qui retenait sa cape en cuir qu’il déposa sur le dossier d’une chaise. Il prit la troisième coupelle et jeta son contenu. — Quinze mille pièces en or, déclara Ralis. Cinq pour la guilde et dix pour qui ramène ta petite arbalète à la citadelle. On dit que plus d’une cinquantaine de personnes arpentent la région à ta recherche. Morak le Ventrian en fait partie, tout comme Belash, Courail et Senta. — J’ai entendu parler de Morak et Courail, répliqua Dakeyras. — Belash est un Nadir qui se bat au couteau. Senta est un épéiste qu’on paie pour des duels. Il est très doué – il vient de la vieille noblesse. — Je présume qu’il y a également une grosse récompense pour quiconque aurait des informations sur l’endroit où je me trouve, suggéra Dakeyras d’une voix douce. — Très certainement, répliqua Ralis, mais il faut être courageux pour trahir Waylander le Tueur. — Es-tu courageux ? Les mots avaient été prononcés gentiment, mais le sous-entendu était tel que le vieil homme sentit son estomac se nouer d’un coup. — J’ai plus de cran que de raison, admit Ralis en soutenant le regard sombre de l’homme. Waylander sourit. — Et c’est ainsi qu’il devrait en être pour tout le monde, répondit-il. Le moment s’envola. — Qu’allons-nous faire ? s’enquit Miriel. — Nous préparer pour un long hiver, déclara Waylander. Ralis avait le sommeil léger et il entendit les gonds de cuir de la porte d’entrée grincer. Le vieil homme bâilla et sortit ses jambes du lit. Bien que l’aube fût proche, de fins rayons de lune passaient encore par les fissures des volets de la fenêtre. Il se leva et s’étira. L’air était frais et portait avec lui la menace de l’hiver. Ralis frissonna et enfila son pantalon de laine ainsi que sa tunique. Il ouvrit la porte de sa chambre et se rendit dans la pièce principale. Il constata que quelqu’un avait enlevé les restes du feu de la veille et jeté du petit-bois sur les flammes affamées. Waylander était un hôte courtois, car on ne faisait généralement pas de feu aussi tôt dans l’automne. Il se rendit à une fenêtre, ôta le loquet et ouvrit les volets en bois. Dehors, la lune disparaissait derrière des nuages grisâtres, les étoiles battaient en retraite, et le rose pâle de l’aube perçait au-dessus des sommets orientaux. Un mouvement attira son attention. Ralis plissa les yeux pour essayer d’en discerner l’origine. À cinq cents mètres à peine, à flanc de montagne, il aperçut un homme en train de courir. Ralis bâilla de nouveau et retourna près du feu, pour se laisser glisser au fond du grand fauteuil en cuir. Le petit-bois brûlait bien, mais il ajouta quand même deux bûches d’un tas rangé à côté de l’âtre. Bon, pensait-il, le mystère est enfin résolu. Et pourtant, de façon surprenante, il se sentait démoralisé. Il fréquentait Dakeyras et sa famille, la belle épouse et les jumelles, depuis des années, et il avait toujours su que le montagnard était plus qu’il ne paraissait. Et ce mystère avait occupé une grande partie de son esprit, l’aidant peut-être même à rester actif à un âge où la plupart de ses compagnons de jeunesse – si ce n’est tous – étaient morts. Un fugitif, un noble ayant tourné le dos à la richesse et aux privilèges, un réfugié de la tyrannie gothire… il avait envisagé tout cela à propos du passé de Dakeyras. Et plus encore. Mais aujourd’hui, la spéculation était terminée. Dakeyras n’était autre que le légendaire Waylander – l’homme qui avait tué Niallad, le fils du roi Orien. Mais il était également le héros qui avait retrouvé l’Armure de Bronze disparue et qui l’avait rendue au peuple drenaï, le libérant des excès meurtriers des envahisseurs vagrians. Le vieil homme soupira. Quel nouveau mystère pourrait-il trouver à présent pour faire travailler son esprit et masquer le temps qui passe et l’approche inévitable de la mort ? Il entendit Miriel se lever dans la chambre du fond. Elle pénétra dans la pièce, grande, fine, et nue. — Bonjour, fit-elle joyeusement. As-tu bien dormi ? — Suffisamment, fillette. Tu devrais t’habiller. Sa voix était bourrue, ses mots prononcés de façon plus rêche qu’il ne l’avait souhaité. Ce n’était pas que la nudité l’excitait ; en fait, constatait-il, c’était plutôt le contraire. Sa jeunesse et sa beauté ne faisaient qu’accentuer le poids des ans qui pesaient sur lui telle une montagne. Elle retourna dans sa chambre et il se rassit dans son fauteuil. Depuis quand n’avait-il plus été excité ? Il essaya de s’en souvenir. C’était à Melga qu’il avait constaté cela la première fois, il y avait une quinzaine d’années. Il avait eu recours aux services d’une prostituée au derrière bien rebondi, mais il avait été incapable de quoi que ce soit malgré ses soins experts. Elle avait fini par hausser les épaules. — Un oiseau mort ne s’envolera pas du nid, lui avait-elle dit cruellement. Miriel revint, vêtue à présent d’un pantalon gris et d’une chemise en laine de couleur crème. — Est-ce plus à votre convenance, seigneur rétameur ? Il se força à sourire. — Tout en toi est à ma convenance, très chère. Mais lorsque tu es nue, tu me rappelles tout ce à quoi j’avais accès par le passé. Tu comprends ? — Oui, répondit-elle. Mais il savait qu’elle disait ça pour lui faire plaisir. Que pouvaient bien comprendre les jeunes ? Elle prit une grande chaise et l’apporta près du feu, puis la retourna et l’enfourcha pour lui faire face, les coudes posés sur le dossier. — Tu as parlé de quelques hommes qui pourchassent mon père, déclara-t-elle. Que peux-tu me dire d’eux ? — Qu’ils sont tous dangereux – et il doit y en avoir parmi eux que je ne connais pas. Mais je connais Morak le Ventrian. Il est dangereux, vraiment dangereux. Je crois même qu’il est fou. — Quelles sont ses armes de prédilection ? s’enquit-elle. — Le sabre et le couteau, mais c’est également un excellent archer. Il est très rapide – comme un serpent. Il tuerait n’importe qui : homme, femme, enfant, nourrisson. Il est doué pour la mort. — À quoi ressemble-t-il ? — De taille moyenne, mince. Il a l’habitude de porter des vêtements verts, et il a une chevalière en or massif, ornée d’une pierre précieuse verte. Elle va avec la couleur de ses yeux, froids et durs. — Je garderai l’œil ouvert. — Si tu le vois, tue-le ! cracha Ralis. Malheureusement, tu ne le verras pas. — Tu ne crois pas qu’il viendra ici ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Vous feriez mieux de partir, tous les deux. Même Waylander ne peut vaincre tous ceux qui vont venir l’affronter. — Ne le sous-estime pas, rétameur, le prévint-elle. — Ce n’est pas le cas, répliqua-t-il. Je suis vieux, et je sais comment le temps agit sur nous. Autrefois j’étais jeune, rapide et fort. Mais comme l’eau qui ronge la pierre, le temps nous vole notre vitesse et notre force. Waylander n’est plus un jeune homme. Tandis que ceux qui le traquent sont dans la fleur de l’âge. Miriel acquiesça et détourna le regard. — Tu nous conseilles donc de nous enfuir ? — Dans un autre endroit, sous un autre nom. Oui. — Parle-moi des autres, lui demanda-t-elle. Il s’exécuta, lui raconta tout ce qu’il avait entendu dire de Belash, Courail, Senta et bien d’autres. Elle écouta, la plupart du temps en silence, mais elle l’interrompit de temps à autre pour poser des questions, toutes pertinentes. Finalement convaincue qu’elle lui avait soutiré tout ce qu’il savait, elle se leva. — Je vais aller préparer le petit déjeuner, dit-elle. Je crois que tu l’as bien mérité. — En quoi toutes mes histoires peuvent-elles t’être utiles ? s’enquit-il. — Il est important de connaître ses ennemis, répondit-elle. Il n’y a que la connaissance qui peut apporter la victoire. Ralis ne fit aucun commentaire. Waylander était assis sur la plate-forme en bois installée en haut d’un chêne. Il regardait en direction de l’ouest les plaines infinies qui menaient aux lointaines tours de Kasyra. À six kilomètres sur sa gauche se trouvait la route du Maïs, un semblant de piste qui menait des plaines sentrannes à Drenan. Il n’y avait plus beaucoup de chariots qui l’empruntaient aujourd’hui, le maïs ayant déjà été vendu, engrangé ou envoyé par navire aux marchés de Mashrapur et Ventria. Il aperçut quelques cavaliers sur la route qui se dirigeaient vers Kasyra et les villages avoisinants. Une brise fraîche fit bruisser les feuilles autour de lui. Il s’assit plus confortablement et laissa son esprit vagabonder dans les méandres de sa mémoire, à la recherche de quelque chose de précis. Son entraînement initial de soldat dans les guerres sathulies lui disait qu’un ennemi statique courait à sa perte. La forêt et les montagnes de Skeln regorgeaient de cavernes et autres endroits pour se cacher, mais un ennemi persévérant le trouverait, car un homme doit chasser pour manger, et ce faisant il laisse toujours des traces. Non, le soldat qu’il avait été ne voyait qu’un seul moyen pour gagner : attaquer ! Mais comment ? Où ? Et, surtout, qui ? La récompense avait été déposée à la guilde. Même s’il trouvait l’homme qui avait mis sa tête à prix et le tuait, la traque continuerait. Le vent se mit à souffler plus fort et Waylander réajusta sa houppelande. Courir jusque-là avait été difficile, ses muscles vieillissants se plaignant de la sévérité de l’exercice, ses poumons le brûlant, son cœur battant la chamade. Il étira sa jambe droite et massa les muscles de son mollet qui le cuisaient encore. Puis, il pensa à tout ce qu’il savait sur la guilde. Quinze ans plus tôt, celle-ci avait approché Waylander pour lui proposer de négocier ses contrats. Il avait refusé, préférant travailler seul. À l’époque, la guilde était une mystérieuse organisation secrète. Ses règles étaient simples. D’abord, tous les assassinats devaient être perpétrés au couteau, au carreau ou à la cordelette. Le meurtre par le feu ou le poison était interdit – la guilde ne voulait pas que des victimes innocentes soient tuées. Ensuite, l’argent était versé directement à la guilde, et un document signé était laissé à la garde du patriarche, expliquant les raisons du contrat. Ces raisons ne pouvaient être des affaires de cœur ou des querelles religieuses. En théorie, un mari trompé ne pouvait pas engager un assassin pour tuer sa femme ou son amant, ou les deux. En pratique, bien entendu, de telles subtilités ne s’appliquaient pas. Tant que le commanditaire déclarait que ses raisons étaient politiques ou commerciales, on ne posait pas de question. Avec Karnak, la profession était devenue plus légitime, à défaut d’être moralement acceptable. Waylander sourit. En autorisant la guilde à agir ouvertement, Karnak, qui avait des difficultés financières, avait trouvé une nouvelle source d’impôts. Et en période de guerre, un tel revenu était vital pour payer les soldats, les armuriers, les marchands, les constructeurs de navires, les maçons… la liste était longue. Waylander se leva et s’étira. Son dos lui faisait mal. Combien allaient venir pour lui ? La guilde avait certainement d’autres contrats à exécuter. Elle ne pouvait pas envoyer tous ses guerriers aux quatre coins du pays à sa recherche. Sept ? Dix ? Les meilleurs ne seraient pas les premiers à venir. Ils attendraient le temps que le menu fretin, des hommes comme Kreeg, le déniche. Étaient-ils déjà ici, cachés, en train d’attendre ? Il pensa à Miriel et son estomac se noua. Elle était forte et leste, douée pour toutes les armes. Mais elle était jeune, et n’avait jamais affronté un guerrier l’arme à la main. Waylander retira sa houppelande, la roula et la passa à son épaule, l’attachant à sa ceinture à couteaux. Le vent glacé lui mordit le torse, mais il ignora la sensation et descendit de l’arbre. Il scruta les sous-bois, mais il n’y avait rien à voir. Il sauta rapidement de la dernière branche et atterrit en souplesse sur le sol moussu. Il allait falloir laisser l’ennemi agir en premier. Cela l’exaspérait, mais comme il avait accepté l’idée, il essaya de ne plus y penser. Il ne lui restait plus qu’à se préparer, c’était la seule chose à faire. Tu as combattu des hommes et des bêtes, des démons et des Unis, se dit-il. Et tu es toujours en vie alors que tes ennemis sont réduits en poussière. Mais j’étais plus jeune, à l’époque, fit une petite voix dans son for intérieur. Il pivota sur lui-même et lança un couteau tiré du fourreau à son avant-bras ; celui-ci fendit l’air pour aller se ficher dans le tronc étroit d’un orme proche de lui. Jeune ou vieux, je suis toujours Waylander. Miriel regarda le vieil homme progresser lentement en direction du nord-ouest et de la lointaine forteresse de Dros Delnoch. Il portait son barda sur les épaules, et sa barbe et ses cheveux blancs volaient au vent. Il s’arrêta en haut de la première crête, se retourna et lui fit un signe d’adieu du bras. Puis, il disparut. Miriel se promena au milieu des arbres, écoutant le chant des oiseaux et appréciant les rayons de soleil à moitié brisés par le feuillage qui venaient tacheter le sentier. À l’automne, les montagnes étaient magnifiques : les feuilles semblaient en or, les dernières fleurs de l’été disparaissaient peu à peu, et les pâturages brillaient de vert et de mauve. Tout semblait avoir été créé pour son plaisir. Elle arriva en haut d’une colline et s’arrêta. Elle scruta les arbres, et les sentiers qui serpentaient le long des plaines sentrannes. Soudain elle aperçut une silhouette, celle d’un homme assez grand vêtu d’un manteau vert. Le froid d’un hiver ancien lui toucha la peau, la faisant frissonner. Sa main se porta vers la poignée de l’épée qu’elle portait à la taille. Le manteau vert identifiait l’homme comme étant Morak, l’assassin. Eh bien, voilà un tueur qui ne vivrait pas assez longtemps pour s’en prendre à son père. Miriel sortit de sa cachette et attendit que l’homme grimpe la colline jusqu’à elle. Comme il se rapprochait, elle étudia son visage. Ses pommettes étaient grandes, plates et balafrées, il n’avait pas de sourcils, son nez était cassé, et il avait une sorte de grosse entaille en guise de bouche. Son menton était carré et puissant, des muscles saillaient de son cou. Il s’arrêta à sa hauteur. — Le sentier est étroit, dit-il presque poliment. Aurais-tu l’amabilité de t’écarter ? — Je n’obéis pas aux gens comme toi, siffla-t-elle, surprise que sa voix reste ferme et d’avoir aussi bien réussi à cacher sa peur. — Est-ce qu’insulter les étrangers est une coutume locale, fillette ? Ou penses-tu que la galanterie te protège ? — Je n’ai pas besoin de protection, dit-elle en faisant un pas en arrière pour dégainer son épée. — Jolie lame, déclara-t-il. À présent, range-la – à moins que tu veuilles que je te l’arrache et que je te donne une fessée pour ton insolence. Elle plissa les yeux. La colère avait remplacé la peur : elle sourit. — Dégaine ton épée, et nous verrons qui de nous deux va souffrir, lui dit-elle. — Je ne me bats pas avec les filles, répliqua-t-il. Je cherche un homme. — Je sais qui tu cherches et pourquoi. Mais pour l’atteindre, tu devras d’abord me passer sur le corps. Ce qui ne sera pas facile avec tes entrailles autour des chevilles. Aussitôt, elle se jeta sur lui, la pointe de l’épée dirigée vers son estomac. Il fit un pas de côté et son bras s’abattit de haut en bas ; le dos de sa main vint percuter la joue de Miriel de plein fouet. Elle tituba et partit à la renverse. La jeune femme fit une roulade et se redressa. Sa joue la brûlait sous la violence du coup. L’homme se déplaça sur la droite, défit les attaches de son manteau et le posa sur un tronc d’arbre tombé. — Qui t’a appris à te jeter en avant comme ça ? s’enquit-il. Un fermier, peut-être ? Ou un gardien de troupeau ? Tu sais que ce n’est pas une binette que tu as dans les mains ? Un coup d’estoc doit toujours être déguisé et utilisé à la suite d’une riposte ou d’une contre-attaque. Il dégaina son épée et avança. Miriel n’attendit pas qu’il attaque, elle se rua au contact, lui assenant de nouveau un coup d’estoc, mais cette fois-ci au visage. Il para le coup et se tourna afin de lui donner un coup d’épaule en pleine poitrine. Elle fut soulevée de terre puis retomba. Mais elle se releva d’un bond et repartit à l’attaque, avec un coup de taille au niveau du cou. Il leva son épée et bloqua la lame, mais cette fois Miriel sauta pour lui décocher un coup de pied botté en plein menton. Elle s’attendait qu’il tombe, mais il broncha à peine. Il cracha un mollard sanglant. — Bien, dit-il doucement. Très bien. Rapide et un bon sens de l’équilibre. Tu n’es peut-être pas si nulle. — Tu ne le sauras jamais, lui répondit-elle en se lançant à une vitesse prodigieuse dans une série de coups de taille et d’estoc au visage et au corps. Il para chaque attaque et ne riposta pas. Finalement, elle recula, troublée et consternée à la fois. Elle n’arrivait pas à percer ses défenses, mais ce qui l’énervait plus encore, c’est qu’il ne faisait aucun effort pour percer les siennes. — Pourquoi refuses-tu de m’attaquer ? s’enquit-elle. — Pourquoi le ferais-je ? — Parce que j’ai l’intention de te tuer. — As-tu une raison pour cette hostilité ? lui demanda-t-il. L’affreuse entaille qui lui servait de bouche se fendit en une sorte de sourire. — Je te connais, Morak. Je sais pourquoi tu es ici. C’est une raison suffisante. — Sans doute…, commença-t-il à répondre. Mais elle attaqua avant qu’il puisse finir, et cette fois-là, il ne fut pas assez rapide. La lame de Miriel siffla à côté de son visage et lui entailla le lobe de l’oreille. Il répondit d’un direct du droit qui vint la percuter en plein menton. À moitié assommée, Miriel lâcha son épée et tomba à genoux. La lame de l’homme vint se poser contre son cou. — Arrêtons les bêtises, dit-il en s’éloignant finalement pour aller chercher son manteau. Elle ramassa son épée et lui fit de nouveau face. — Je ne te laisserai pas passer, promit-elle sombrement. — Tu ne pourrais pas m’arrêter, lui confia-t-il, mais tu as fait de ton mieux. À présent, dis-moi, où se trouve Waylander ? (Elle avança.) Attends ! fit-il en rengainant son épée. Je ne suis pas Morak. Tu comprends ? Je ne suis pas de la guilde. — Je ne te crois pas, dit-elle en posant à son tour son épée sur le cou de l’inconnu. — Il y a une chose en revanche que tu peux croire : si j’avais voulu te tuer, ce serait fait. Et tu sais que c’est vrai. — Qui es-tu ? — Je m’appelle Angel, répondit-il, et il y a longtemps, j’étais un ami de ta famille. — Tu es venu nous aider ? — Je ne me bats pas à la place des autres, fillette. Je suis venu le prévenir. Je vois à présent que ce n’était pas nécessaire. Lentement, elle abaissa son épée. — Pourquoi le traquent-ils ? Il n’a fait de mal à personne. Il haussa les épaules. — En tout cas, pas depuis longtemps, je te l’accorde, mais il a beaucoup d’ennemis. C’est l’une des conséquences de la vie d’assassin. Est-ce que c’est lui qui t’a appris à manier l’épée ? — Oui. — Il devrait avoir honte de lui. Pour se battre à l’épée, il faut que le cœur et l’esprit soient en harmonie, dit-il gravement. Il ne te l’a pas dit ? — Mais si, rétorqua-t-elle sèchement. — Ah, mais comme la plupart des femmes, tu n’écoutes que lorsque cela t’arrange. Oui, évidemment. Bon, mais est-ce que tu sais faire la cuisine, au moins ? Elle essaya de ne pas montrer sa colère et lui décocha son sourire le plus enjôleur. — Bien sûr. Je sais aussi broder, tricoter, coudre, et, voyons, quoi d’autre encore ? Ah oui… Son poing vint s’écraser contre le menton d’Angel. Comme il se tenait devant l’arbre tombé, il lui fut impossible de changer son assise au sol, et un deuxième coup le fit tomber par-dessus le tronc et atterrir dans une grande flaque de boue. — J’avais presque oublié, dit-elle. Il m’a appris à me battre avec mes poings. Angel se mit à genoux et se releva lentement. — Ma première femme était comme toi, déclara-t-il en se frottant le menton. Une femme épouvantable, douce comme un duvet d’oie à l’extérieur, en fer forgé à l’intérieur. Mais je te concéderai quelque chose, fillette : il a fait un meilleur travail en t’apprenant à frapper qu’en t’enseignant l’estoc. Et maintenant, pouvons-nous faire la paix ? Miriel gloussa. — D’accord, fit-elle. Angel massait sa mâchoire endolorie en marchant derrière la grande montagnarde. Elle ruait comme un cheval furieux et tapait avec presque autant de puissance. Il sourit tristement, et observa la façon dont elle se déplaçait, avec grâce et pourtant économie. Il devait admettre qu’elle se battait bien, mais elle se servait trop de sa tête et pas assez de son instinct. Même ses coups de poing avaient été prévisibles, mais Angel leur avait permis de toucher leur cible, sentant qu’elle avait besoin d’un exutoire pour s’être fait vaincre si facilement. Une femme fière. Et séduisante, décida-t-il à sa grande surprise. Angel avait toujours eu un faible pour les femmes plantureuses, au derrière moelleux, afin de réchauffer ses draps. Miriel était un peu trop maigrichonne à son goût, et ses jambes, bien que très longues et joliment proportionnées, étaient un tout petit peu trop musclées. Pourtant, comme le dit le dicton, c’était une femme avec laquelle arpenter les montagnes. Il se mit soudainement à rire et elle se retourna. — Quelque chose t’amuse ? demanda-t-elle sur un ton glacial. — Pas du tout, Miriel. Je repensais juste à la dernière fois où j’étais venu dans ces montagnes. Toi et ta sœur deviez avoir dans les huit ans, neuf peut-être. Je me disais juste que le temps passe à une vitesse incroyable. — Je ne me souviens pas de toi, observa-t-elle. — Je ne ressemblais pas à cela à l’époque. Ce nez écrabouillé était aquilin et j’avais des poils aux sourcils. C’était bien avant que les gantelets de mailles des autres pugilistes m’entaillent la peau. Ma bouche aussi était plus charnue. Et j’avais de longs cheveux roux jusqu’aux épaules. Elle se pencha en avant pour le regarder de plus près. — Tu ne t’appelais pas Angel, à l’époque, dit-elle. — Non, je m’appelais Caridris. — Je me rappelle maintenant. Tu m’avais apporté une robe, jaune, et une verte pour Krylla. Mais tu étais… — Beau ? Oui, c’est vrai. Et aujourd’hui je suis laid. — Je ne voulais pas… — Ce n’est pas grave, fillette. La beauté est éphémère. J’ai choisi un métier violent. — Je ne comprends pas qu’un homme puisse choisir un tel mode de vie. Faire mal, avoir mal, risquer la mort – et pour quelle raison ? Afin qu’une foule de marchands rondouillards puisse voir couler du sang. — Fut un temps où je pensais qu’il y avait autre chose, répondit-il doucement, mais aujourd’hui je ne discuterai pas cela. C’était brutal et barbare, et qu’est-ce que j’ai pu aimer ça. Ils marchèrent jusqu’à la cabane. Après avoir mangé, Angel s’assit près du feu qui mourait et retira ses bottes. Il jeta un coup d’œil à l’âtre. — Il est un peu tôt dans la saison pour faire du feu, non ? — Nous avions un invité – un vieil homme, expliqua Miriel en s’asseyant face à lui. Il est sensible au froid. — Le vieux Ralis ? demanda-t-il. — Oui. Tu le connais ? — Il exerce sa profession entre Drenan et Delnoch depuis des années – des décennies, même. Il faisait des couteaux comme personne. Ton père en a d’ailleurs plusieurs. — Je suis désolée de t’avoir frappé, s’excusa-t-elle tout à coup. Je ne sais pas ce qui m’a pris. — J’ai l’habitude de prendre des coups, rétorqua-t-il en haussant les épaules. Et puis, tu étais tellement furieuse. — D’habitude, je ne suis pas si… colérique. En fait, je crois que j’avais un peu peur. — Ce n’est pas un mal. J’ai tendance à me méfier des hommes qui ne connaissent pas la peur – ou des femmes. Ils ont tendance à te faire risquer ta vie. Mais si je peux te donner un conseil, jeune Miriel, lorsque les traqueurs viendront, ne les attaque pas avec une épée. Tue-les à distance. — Dire que je croyais être douée à l’épée. Mon père m’a toujours dit que j’étais meilleure que lui. — À l’entraînement, peut-être, mais dans un combat, j’en doute fort. Tu réfléchis à tous tes mouvements, et cela nuit à leur rapidité. Le maniement de l’épée requiert des talents subtils et un lien direct entre la main et l’esprit. Je vais te montrer. (Il se pencha sur sa droite et extirpa une brindille d’un fagot de petit-bois et se leva.) Mets-toi en face de moi, lui ordonna-t-il. (Il tenait la brindille entre son pouce et son index.) Place ta main au-dessus de la brindille, et dès que je la lâche, tu dois la rattraper. Tu pourras y arriver ? — Bien sûr, c’est… Alors qu’elle lui répondait, il ouvrit les doigts. La brindille tomba vers le sol. La main de Miriel jaillit, mais se referma sur le vide. La brindille atterrit à ses pieds. — Je n’étais pas prête, contesta-t-elle. — Alors, essayons encore. Deux fois de suite, elle échoua. — Et qu’est-ce que ça prouve ? cria-t-elle. — Le temps de réaction, Miriel. Ta main devrait se mettre en mouvement dès que tes yeux voient la brindille tomber – mais ce n’est pas le cas. Tu vois la brindille. Tu envoies un message à ta main. Et puis seulement tu réagis. Mais là, la brindille est déjà hors d’atteinte. — Mais comment qui que ce soit pourrait la rattraper ? demanda-t-elle. Il faut bien dire à sa main de bouger. Il secoua la tête. — Tu verras. — Montre-moi, demanda-t-elle. — Montre-lui quoi ? demanda Waylander depuis le seuil. — Elle veut apprendre à attraper des brindilles, répondit Angel en se retournant tout doucement. — Cela faisait longtemps, Caridris. Comment vas-tu ? s’enquit le montagnard, sa petite arbalète dirigée droit vers le cœur d’Angel. — Je ne viens pas pour tuer, mon ami. Je ne travaille pas pour la guilde. Je suis simplement venu te prévenir. Waylander acquiesça. — J’ai entendu dire que tu avais quitté l’arène. Que fais-tu à présent ? — Je vends des armes pour la chasse. J’avais un étal sur la place du marché, mais on me l’a saisi en échange de mes dettes. — Je suis sûr que tu pourrais le racheter avec dix mille pièces d’or, répondit froidement Waylander. — Oh oui, sans aucun problème – cinq fois, même. Mais comme je te l’ai déjà dit, je ne travaille pas pour la guilde. Et n’envisage pas une seconde de me traiter de menteur. Waylander retira les deux petits carreaux et relâcha les cordes. Il posa son arbalète sur la table et se tourna vers le guerrier balafré. — Tu n’es pas un menteur, déclara-t-il. Mais pourquoi es-tu venu me prévenir ? Nous n’avons jamais été très proches, toi et moi. Angel haussa les épaules. — Je pensais à Danyal. Je ne voulais pas qu’elle soit veuve. Où est-elle ? Waylander ne répondit pas, mais Angel vit que son visage était soudain devenu livide, une expression angoissée rapidement masquée. — Tu peux rester pour la nuit, dit Waylander. Et je te remercie d’être venu me prévenir. Sur ce, il ramassa son arbalète et sortit de la cabane. — Ma mère est morte, murmura Miriel. Il y a cinq ans de cela. (Angel soupira et se laissa tomber sur sa chaise.) Tu la connaissais bien ? s’enquit-elle. — Suffisamment pour être un peu amoureux d’elle. Comment est-elle morte ? — Un cheval lui est tombé dessus. — Après tout ce à quoi elle avait survécu… les batailles et les guerres… (Il secoua la tête.) Tout cela n’a décidément aucun sens. À moins que les dieux aient un sens de l’humour macabre. Depuis cinq ans, dis-tu. Dieux ! Il devait vraiment l’adorer pour être resté aussi longtemps seul. — Oui. Et il l’adore toujours ; il passe trop de temps sur sa tombe, lui parlant quelquefois comme si elle pouvait l’entendre. Des fois, il fait même ça ici. — Maintenant je comprends, dit doucement Angel. — Qu’est-ce que tu comprends ? — N’est-ce pas évident, Miriel ? Les tueurs sont en train de se rassembler – assassins, chasseurs, prédateurs de la nuit. Il ne peut pas tous les tuer, et il le sait. Alors, pourquoi reste-t-il ? — À toi de me le dire. — Il est comme le vieux cerf traqué par des loups. Il s’en va vers un haut plateau car il se sait condamné, et puis il se retourne et les attend, pour leur faire face une dernière fois, dans un ultime combat. — Mais ce n’est pas un cerf. Il n’est pas vieux ! Non ! Et il n’est pas condamné non plus. — Ce n’est pas comme cela qu’il le voit. Danyal était sa raison d’être. Peut-être se dit-il qu’ils seront réunis dans la mort, je n’en sais rien. En revanche, ce que je sais – tout comme lui – c’est que s’il reste ici, il mourra. — Tu as tort, rétorqua Miriel. Mais il n’y avait pas beaucoup de conviction dans ses mots. CHAPITRE 3 Flottant sur une mer de douleur, Ralis sut qu’il était en train de mourir ; il avait les bras attachés dans le dos, la peau de son torse était entaillée, et on lui avait brisé les deux jambes. Toute sa dignité lui avait été ôtée dans les cris d’angoisse que les couteaux et les tisons ardents avaient arrachés à son âme. Il ne restait plus rien de l’homme qu’il avait été, si ce n’est une petite étincelle de fierté. Il ne leur avait rien dit. On lui versa un seau d’eau glacé sur le corps, ce qui apaisa en partie ses brûlures et il ouvrit l’œil qui lui restait. Morak était agenouillé devant lui, un sourire aimable illuminant son beau visage. — Je peux mettre fin à ton calvaire, vieil homme, dit-il. (Ralis ne répondit pas.) Qu’est-il pour toi ? Un fils ? Un neveu ? Pourquoi acceptes-tu de souffrir à sa place ? Tu as arpenté ces montagnes pendant, quoi… cinquante, soixante ans ? Il est ici, et tu sais où il est. De toute façon, nous finirons bien par le trouver. — Il… vous… tuera… tous, murmura Ralis. Morak éclata de rire, et les autres hommes l’imitèrent. Ralis sentit l’odeur de sa chair qui brûlait bien avant que la douleur atteigne son cerveau. Mais sa gorge ensanglantée était enrouée à force d’avoir crié, aussi ne put-il émettre qu’un bref son rauque. Et, soudain, étonnamment, la douleur disparut et Ralis entendit une voix l’appeler. Il passa à travers ses liens et s’envola dans la nuit en direction de la voix. Je ne leur ai rien dit, père, hurla-t-il de manière triomphale. Je ne leur ai rien dit ! — Vieil imbécile, déclara Morak en voyant le cadavre s’affaisser contre les cordes. Allons-nous en ! — Un coriace, commenta Belash alors qu’ils quittaient la clairière. Morak toisa le guerrier nadir. — Il nous a fait perdre une demi-journée – et pour arriver à quoi ? S’il avait parlé dès le début, je l’aurais laissé partir avec dix ou vingt pièces d’or. À présent, il va servir de viande froide aux renards et aux charognards. Oui, il était coriace. Mais il était aussi stupide ! Les yeux de jais de Belash dévisagèrent Morak. — Il est mort avec honneur, grommela le Nadir. Grand sera son accueil dans le Hall des Héros. Le rire de Morak résonna. — Le Hall des Héros, hein ? Ils doivent manquer d’hommes s’ils ont besoin de vieux rétameurs. Quelles histoires va-t-il raconter à la table du banquet ? Comment il a vendu un couteau pour deux fois son prix, ou comment il a réparé une vieille marmite fêlée ? Je sens qu’ils vont passer de bonnes soirées. — La plupart des gens se moquent toujours de ce à quoi ils n’aspirent pas, déclara Belash en partant devant à grandes enjambées, la main posée sur la garde de son épée. Les mots tranchèrent net dans la bonne humeur de Morak et sa haine du petit Nadir jaillit de plus belle. Le Ventrian se tourna vers les neuf hommes qui l’accompagnaient. — Kreeg est venu dans ces montagnes parce qu’il était informé que Waylander s’y trouvait. Nous allons nous séparer et fouiller la région. Dans trois jours, nous nous retrouverons au pied du pic qui se trouve au sud, là où le cours d’eau se divise en deux. Baris, tu rentres à Kasyra. Renseigne-toi sur Kreeg, avec qui vivait-il, où buvait-il. Essaie de savoir où il a obtenu ses informations. — Pourquoi moi ? s’enquit le jeune homme blond. Et que se passera-t-il si vous le trouvez pendant mon absence ? Est-ce que j’aurai toujours une part ? — Nous aurons tous notre part, promit Morak. Si nous le trouvons et le tuons avant ton retour, je ferai en sorte que ton argent t’attende à Drenan. Je ne peux pas être plus honnête que ça. L’homme ne parut pas pleinement convaincu, mais il acquiesça et s’en alla. Morak passa en revue les huit hommes qui restaient. C’étaient tous des traqueurs et des guerriers confirmés, des hommes dont il s’était déjà servi, des durs sans morale. Il les méprisait tous, mais le gardait pour lui. Inutile qu’il se réveille un jour avec une lame en train de lui trancher la gorge. Belash était en revanche le seul qu’il détestait. Le Nadir était intrépide et un tueur remarquable tant au couteau qu’à l’arc. Dans une telle chasse à l’homme, il en valait dix à lui seul. Mais un jour, pensa Morak avec une délectation morbide, un jour, je te tuerai. Je t’enfoncerai une lame dans le ventre et t’arracherai les entrailles. Il organisa les hommes par équipes de deux et leur donna ses instructions. — Si vous trouvez des habitations, interrogez les gens sur un homme de grande taille et sa fille. Il n’utilise peut-être pas le nom de Dakeyras, alors cherchez tous les veufs qui correspondent à la description. Et si jamais vous le trouvez, ne faites rien. Attendez que nous soyons tous ensemble. Compris ? Les hommes acquiescèrent solennellement et s’en allèrent. Dix mille raqs en or attendaient l’homme qui tuerait Waylander, mais l’argent n’avait pas d’importance pour Morak. Il avait dix fois cette somme cachée chez des marchands de Mashrapur et Ventria. Ce qui lui importait, c’était la traque et l’apogée – devenir l’homme qui a tué une légende. Il sentit un plaisir vif monter en lui par anticipation, en pensant à toutes les tortures raffinées qu’il pourrait infliger à Waylander, pendant les dernières heures qui lui resteraient à vivre. Bien sûr, il y avait la fille. Il pouvait toujours la violer et la tuer devant lui. Ou la torturer aussi. Ou encore la donner à ses hommes pour qu’ils en fassent ce qu’ils voudraient. Calme-toi, se dit-il. Laisse monter l’excitation. D’abord, il faut le trouver. Il passa son manteau vert feuille autour de ses épaules et partit rejoindre Belash. Le Nadir avait dressé un camp à l’abri d’une cuvette ; agenouillé sur sa couverture, les maints jointes, il priait, plusieurs phalanges jaunies et poreuses étalées devant lui. Morak s’assit de l’autre côté du feu. Quelle pratique répugnante, pensa-t-il ; porter les os de son père dans un sac. Barbares ! Qui pourrait jamais les comprendre ? Belash finit sa prière et replaça les ossements dans la bourse qu’il portait au côté. — Est-ce que ton père avait quelque chose d’intéressant à te dire ? demanda Morak, les yeux pétillant d’une envie de rire. Belash secoua la tête. — Je ne parle pas avec mon père, répondit-il. Il est parti. Je parle avec les Montagnes de la Lune. — Ah, oui, les Montagnes. Est-ce qu’elles savent où se trouve Waylander ? — Elles savent simplement où repose tout guerrier nadir. — Quelle chance, fit remarquer Morak. — Il y a des choses dont il ne faut pas se moquer, le prévint Belash. Les Montagnes abritent les âmes de tous les Nadirs passés, présents et à venir. Et grâce à elles, si je suis brave, je trouverai la maison de celui qui a tué mon père. J’enterrerai les os de mon père dans la tombe de cet homme, sur sa poitrine. Ainsi, il servira mon père pour l’éternité. — Un concept intéressant, commenta Morak d’une voix neutre. — Vous autres, les kol-isha, vous pensez tout savoir. Vous croyez que le monde a été créé pour votre plaisir, mais vous ne comprenez pas la terre. Toi, tu es assis là, tu respires de l’air et tu sens que la terre est froide sous toi, pourtant tu ne remarques rien. Et tu sais pourquoi ? Parce que vous vivez vos vies dans des cités de pierre, bâtissant des murs qui empêchent l’esprit de la terre de passer. Vous ne voyez rien. Vous n’entendez rien. Vous ne ressentez rien. Je vois le furoncle qui grossit sur ton cou, espèce de sauvage ignorant, pensa Morak. Et je sens la puanteur sous tes bras. — Et qu’est-ce que l’esprit de la terre ? demanda-t-il à haute voix. — Il est femelle, répondit Belash. Comme une mère. Elle nourrit ceux qui lui répondent, en leur donnant force et fierté. Comme le vieil homme que tu as tué. — Elle te parle ? — Non, car je suis l’ennemi de cette région. Mais elle me fait savoir qu’elle est là et qu’elle m’observe. Elle ne me hait pas. Mais elle te hait toi. — Voilà qui me surprend, dit Morak tout d’un coup mal à l’aise. D’habitude, les femmes m’aiment bien. — Elle a lu dans ton âme, Morak. Elle a vu qu’elle était remplie d’une lumière noire. — Superstition ! cracha Morak. Il n’y a pas de femme. Il n’existe aucune force dans ce monde à part celle détenue par dix mille épées aiguisées. Regarde Karnak. Il a ordonné l’assassinat d’Egel, le grand héros, et maintenant il gouverne à sa place, vénéré et même adoré. Il est la force du monde drenaï. Est-ce que cette dame l’aime ? Belash haussa les épaules. — Karnak est un grand homme – malgré tous ses pêchés – et il se bat pour la terre, alors peut-être qu’elle l’aime. De plus, personne ne sait réellement si c’est Karnak qui a ordonné le meurtre d’Egel. Moi je sais, pensa Morak en se remémorant l’instant où, debout au chevet du grand homme il lui avait enfoncé sa dague dans l’œil droit. Oh oui, je sais. Il était près de minuit lorsque Waylander revint à la cabane. Angel était assis à côté du feu et Miriel dormait dans la chambre du fond. Waylander fit glisser le loquet de la porte dans ses crochets métalliques, détacha son carquois de sa ceinture et le déposa sur la table à côté de la petite arbalète d’ébène. Angel leva les yeux. La seule lumière dans la pièce émanait des flammes vacillantes, et le rougeoiement donnait à Waylander l’apparence d’un spectre entouré par les ombres dansantes de démons. Silencieusement, Waylander ôta son baudrier de cuir noir avec ses trois couteaux de lancer, puis les fourreaux de ses avant-bras, et plaça toutes ses armes sur la table. Il produisit deux autres couteaux depuis leurs gaines cachées au niveau des genoux de ses hauts mocassins. Finalement, il alla s’asseoir en face de l’ancien gladiateur. Angel se cala dans son fauteuil et scruta de ses yeux pâles le guerrier, constatant qu’il était tendu. — J’ai vu que tu avais affronté Miriel, déclara Waylander. — Pas longtemps. — Non. Combien de fois l’as-tu fait tomber ? — Deux. Waylander acquiesça. — Les traces n’étaient pas faciles à déchiffrer. Tes empreintes de pas sont plus profondes que les siennes, mais elles se recouvraient les unes les autres. — Comment as-tu vu que je l’avais fait tomber ? — La terre était meuble par endroits et j’ai trouvé l’empreinte de son coude. Tu l’as battue facilement. — J’ai battu trente-sept adversaires dans l’arène. Tu penses vraiment qu’une fille pourrait me vaincre ? Waylander resta silencieux un instant avant de reprendre la parole : — Comment l’as-tu trouvée ? Angel haussa les épaules. — Elle pourrait survivre face à un épéiste normal, mais face à quelqu’un comme Morak, ou Senta… elle serait morte en quelques secondes. — Elle est meilleure que moi, déclara Waylander. Et je tiendrais plus longtemps face à eux. — Elle est meilleure que toi lorsque vous vous entraînez, rétorqua Angel. Nous savons tous les deux la différence entre cela et la réalité d’un combat. Elle est trop tendue. Danyal m’a raconté un jour que tu lui avais fait subir un test. Tu t’en souviens ? — Comment pourrais-je oublier. — Eh bien, si tu faisais subir le même test à Miriel, elle échouerait. Tu le sais, n’est-ce pas ? — Peut-être, admit Waylander. Comment puis-je l’aider ? — Tu ne peux pas. — Mais toi, oui. — Oui. Mais pourquoi le ferais-je ? Waylander rajouta une bûche dans le feu et regarda en silence les flammes jaunes attaquer l’écorce. Puis, son regard sombre se posa sur Angel. — Je suis un homme riche, Caridris. Je te paierai dix mille pièces d’or. — Je n’ai pas l’impression que tu vives dans un palais, fit remarquer Angel. — J’ai choisi de vivre ici. Des marchands surveillent mes investissements. Je te donnerai une lettre de crédit pour l’un d’entre eux à Drenan. Il te paiera. — Même après ta mort ? — Même. — Je n’ai pas l’intention de me battre pour toi, déclara Angel. Tu as compris ? Je serai un tuteur pour ta fille, et c’est tout. — Je n’ai pas besoin qu’on se batte à ma place, répliqua sèchement Waylander. Ni maintenant. Ni jamais. Angel acquiesça. — J’accepte ton offre. Je vais rester pour lui enseigner ce que je peux, mais seulement tant que j’aurai l’impression qu’elle apprend. Lorsque le jour viendra – et il viendra – où je ne pourrai plus rien lui enseigner, ou qu’elle ne pourra plus apprendre, je partirai. Est-ce que le marché te convient ? — Absolument. Waylander se leva et se rendit vers le mur du fond. Angel le regarda appuyer avec la paume de sa main sur une pierre plate. Un compartiment secret s’ouvrit et Waylander y plongea le bras. Puis, il se retourna et jeta à travers la pièce une bourse qu’Angel attrapa au vol. Il entendit le bruit du métal qui s’entrechoquait à l’intérieur. — La première partie du paiement, annonça Waylander. — Combien ? — Cinquante raqs d’or. — J’aurais accepté cette tâche rien que pour cette somme. Pourquoi m’as-tu offert autant ? — À toi de me le dire, répliqua Waylander. — Tu as mis le prix au même niveau que celui de ta tête. Tu essaies d’enlever toute tentation de mon esprit. — C’est exact, Caridris. Mais ce n’est pas la seule raison. — Alors, quelle est la vraie raison ? — Danyal t’aimait bien, répondit Waylander. Et cela m’ennuierait de devoir te tuer. À présent, je te souhaite une bonne nuit. Waylander ne trouva pas le sommeil. Il resta allongé, les yeux fermés, afin que son corps puisse se reposer. Demain, il lui faudrait de nouveau courir, afin de retrouver des forces et de l’endurance, pour être prêt le jour où les assassins viendraient. Il était content qu’Angel ait choisi de rester. Il ferait du bien à Miriel, et lorsque les tueurs l’auraient enfin retrouvé, il demanderait au gladiateur d’emmener sa fille à Drenan. Là, elle hériterait de toutes ses richesses, choisirait un mari et jouirait d’une vie sans péril. Petit à petit, il se détendit et se mit à rêver. Danyal était à côté de lui. Ils chevauchaient au bord d’un lac. Le soleil brillait de mille feux dans un ciel azur. — Le premier à la clairière, cria-t-elle en éperonnant les flancs de sa jument grise. — Non ! hurla-t-il, pris de panique. Mais elle était déjà partie. Il vit le cheval trébucher et tomber, et le regarda impuissant rouler sur Danyal, lui enfonçant le pommeau de la selle en pleine poitrine. — Non ! hurla-t-il de nouveau en se réveillant en sursaut, le corps en sueur. Tout était silencieux. Il frissonna. Ses mains tremblaient. Il se leva pour se verser un verre d’eau. Danyal et lui avaient traversé un pays ravagé par la guerre, entourés d’ennemis. Des garous les avaient pourchassés, des guerriers nadirs les avaient traqués. Mais ils avaient survécu. Quelle ironie que ce soit en temps de paix, aux abords d’un lac paisible, que Danyal ait trouvé la mort ! Il repoussa ses souvenirs et se concentra plutôt sur les dangers à venir et le moyen de les contrecarrer. La peur s’empara de lui. Il connaissait Morak. C’était un tortionnaire qui prenait plaisir à faire souffrir les autres – dérangé, peut-être même fou, il n’avait jamais connu l’échec. En revanche, il ne savait rien de Belash, mais si c’était un Nadir, cela signifiait qu’il était un terrible combattant. Les Nadirs étaient une race guerrière qui ne s’embarrassait pas de mauviettes. Guerroyant sans cesse, ils s’affrontaient les uns les autres avec une férocité incroyable et seuls les plus forts atteignaient l’âge adulte. Senta, Courail, Morak, Belash… combien d’autres ? Et qui les avait payés ? Il ignora la dernière question. Cela n’avait pas d’importance. Une fois que tu auras tué les chasseurs, tu auras tout le temps de le découvrir, se persuada-t-il. Une fois que tu auras tué les chasseurs… Une grande lassitude s’empara de son esprit. Il prit sa boîte d’amadou et décrocha une lanterne de bronze suspendue au mur à la tête de son lit. Il alluma la mèche. Une lumière dorée jaillit. Waylander raccrocha la lanterne et s’assit sur le lit pour regarder ses mains. Des mains de mort. Les mains du Tueur. Jeune soldat, il avait combattu dans l’armée drenaïe face à des pillards sathulis afin de protéger les fermiers des plaines sentrannes. Mais il ne les avait pas assez bien protégés, car une petite bande de tueurs avait franchi les montagnes pour attaquer son village. Au retour, ils s’étaient arrêtés à sa ferme, avaient violé et assassiné sa femme ainsi que ses enfants. Ce jour-là, Dakeyras avait changé. Le jeune soldat avait démissionné et s’était mis à la recherche des meurtriers. Lorsqu’il avait trouvé leur campement, il en avait tué deux mais les autres s’étaient enfuis. Il les avait alors traqués et, un par un, il les avait abattus. Chaque fois qu’il en avait capturé un, il l’avait torturé afin de lui arracher les noms et les destinations probables de ses camarades. Cela lui avait pris des années, et, à la fin de ce voyage interminable, le jeune officier Dakeyras était mort, remplacé par une machine vide connue sous le nom de Waylander. À cette époque, la mort et la souffrance ne signifiaient plus rien pour ce chasseur silencieux. Et un soir, à Mashrapur, alors qu’il n’avait plus d’argent, il avait été contacté par un marchand qui cherchait à se venger d’un rival. Pour quarante pièces d’argent, Waylander avait exécuté son premier assassinat. Il n’avait jamais essayé de justifier ses actions, pas même à lui. La chasse était tout ce qui comptait, et pour trouver les pillards, il avait besoin d’argent. Froid et sans cœur, il avait continué à vivre, un homme à part, craint, évité, qui essayait de se persuader qu’à la fin de cette chasse à l’homme il redeviendrait Dakeyras. Mais lorsque le dernier pillard était mort en hurlant, empalé sur un bûcher improvisé, Waylander avait su que Dakeyras avait disparu pour toujours. Aussi, il avait continué son commerce sanglant, et cette descente aux enfers l’avait fait aller de l’avant jusqu’au jour où il avait tué le roi. L’énormité de son acte et ses terribles conséquences le hantaient encore. Le pays avait été précipité dans une guerre où des milliers de personnes avaient trouvé la mort, étaient devenues veuves ou orphelines. La lumière dorée vacilla sur le mur et Waylander soupira. Il avait essayé de se racheter, mais est-ce qu’un homme pouvait un jour être pardonné pour de tels crimes ? Il en doutait. Et même si la Source lui donnait l’absolution, cela n’aurait aucune valeur. Car il ne pouvait pas se pardonner à lui-même. Peut-être est-ce pour cela que Danyal est morte, pensa-t-il comme souvent. Peut-être devrait-il être habité pour toujours par les regrets. Il se versa un gobelet d’eau qu’il but d’une traite et retourna se coucher. Le doux prêtre, Dardalion, l’avait guidé hors de la route de la perdition, et Danyal avait trouvé en lui l’ultime étincelle de Dakeyras, l’éventant pour la raviver, le ramenant d’entre les morts. Mais à présent, elle aussi était partie. Il ne restait que Miriel. Lui faudrait-il la voir mourir également ? Miriel échouerait au test. C’est ce qu’Angel avait dit, et il avait raison. Dakeyras se remémora le jour où il avait lui-même testé Danyal. Au plus profond du territoire nadir, des assassins les avaient attaqués, et il les avait tués. Danyal lui avait alors demandé comment il faisait pour tuer avec autant de facilité. Il s’était éloigné d’elle et s’était penché pour ramasser un galet. — Attrape, avait-il dit, en lui lançant la petite pierre. Sa main avait jailli, et elle avait rattrapé la pierre avec adresse. — Facile, non ? — Oui, avait-elle admis. — Et maintenant, imagine qu’il y a Krylla et Miriel à ma place, et que deux hommes les menacent d’un couteau sur la gorge. Imagine ensuite que si tu loupes la pierre, elles seront tuées. Est-ce que cela serait aussi facile ? Sous l’influence de la peur, l’action la plus simple devient complexe et difficile. Je me bats mieux que la plupart des gens, parce que je suis capable de me concentrer sur les détails. Un galet reste un galet, quelle que soit l’issue. — Tu peux m’apprendre ? — Je n’ai pas le temps. Elle avait protesté longuement. — De quoi as-tu le plus peur en ce moment ? lui avait-il demandé au bout du compte. — J’ai peur de te perdre. Il s’était éloigné un peu plus d’elle et avait ramassé un autre galet. Des nuages étaient passés devant la lune et elle avait eu du mal à distinguer sa main. — Je vais te jeter ceci, avait-il dit. Si tu l’attrapes, tu restes – si tu le manques, alors tu repars pour Skarta. — Non, ce n’est pas juste ! On n’y voit presque rien. — La vie n’est pas juste, Danyal. Si tu n’es pas d’accord, je quitterai les chariots tout seul. — Alors j’accepte. Sans prononcer un mot, il lui avait lancé la pierre – un lancer vicieux, rapide et sur sa gauche. Sa main avait jailli et la pierre avait rebondi contre sa paume, mais elle avait réussi à l’attraper en deux temps. Elle avait été soulagée et dans ses yeux s’était lu le triomphe. — Pourquoi es-tu si contente ? avait-il demandé. — J’ai gagné ! — Non. Dis-moi ce que tu as fait. — J’ai vaincu ma peur ? — Non. — Eh bien quoi, alors ? Je ne comprends pas. — Mais tu dois y arriver si tu souhaites apprendre. Soudain elle s’était mise à sourire. — J’ai compris l’énigme, Waylander. — Alors dis-moi ce que tu as fait. — J’ai attrapé un caillou au clair de lune. Waylander soupira. La pièce était froide, mais ses souvenirs chauds. Dehors, un loup hurla à la lune ; c’était un cri solitaire, lancinant et primal. Et Waylander s’endormit. — Tu te déplaces avec autant de grâce qu’une vache malade, gronda Angel alors que Miriel se redressait sur les genoux. Elle essayait désespérément de faire circuler l’air dans ses poumons. La colère s’empara d’elle et la fit se relever. Elle fondit l’épée au poing vers le ventre d’Angel. Celui-ci fit rapidement un pas de côté et bloqua l’attaque avant de lui assener un revers de la main gauche juste derrière l’oreille. Miriel tomba au sol, la tête la première. — Non, non, non ! s’exclama Angel. Il faut que tu contrôles ta colère. Bon, repose-toi. Il s’éloigna d’elle et s’arrêta devant le puits. Il tira un seau d’eau et s’aspergea le visage. Miriel, épuisée, se releva, le moral à zéro. Pendant des mois, elle avait cru qu’elle était douée à l’épée, « meilleure que la plupart des hommes » lui avait même dit son père. Et voilà qu’elle était confrontée à l’odieuse vérité. « Une vache malade ! » Elle se rendit péniblement jusqu’à la margelle du puits, où Angel s’était assis. Comme il était torse nu, elle vit les dizaines de cicatrices qu’il portait sur ses muscles saillants, le torse, le ventre, ses gros avant-bras et ses puissantes épaules. — Tu as été blessé plus d’une fois, dit-elle. — Ce qui montre le nombre d’épéistes doués qu’il y a dans ce monde, répondit-il d’un ton bourru. — Pourquoi es-tu en colère ? Il resta silencieux un instant. Puis, il prit une profonde inspiration. — Dans la capitale, il y a de nombreux clercs, des administrateurs, des organisateurs. Sans eux, Drenan ne pourrait pas fonctionner. Ces gens ont de la valeur. Mais si tu les abandonnais dans ces montagnes, ils mourraient de faim, alors qu’elles regorgent de gibier et de plantes comestibles. Tu comprends ? Les talents d’un homme sont relatifs à son environnement, ou aux défis qui lui sont soumis. Comparée à une majorité de gens tu es extrêmement douée. Tu es rapide et courageuse. Mais les hommes qui traquent ton père sont des guerriers. Belash te tuerait en deux… trois… battements de cœur. Morak serait plus rapide. Senta et Courail ont tous les deux appris leur métier dans l’arène. — Est-ce que je peux devenir aussi bonne qu’eux ? Il secoua la tête. — Je ne crois pas. Je n’aime pas devoir l’admettre, mais il y a quelque chose de maléfique chez des gens comme eux… ou comme moi. Nous sommes des tueurs nés, et même si nous n’aimons pas nous confier, nous connaissons parfaitement l’amère vérité. Nous aimons nous battre. Nous aimons tuer. Et je ne crois pas que tu aimeras jamais ça. En fait, je ne pense pas que tu le doives. — Tu penses que mon père aime tuer ? — Lui, c’est un mystère, admit Angel. Je me rappelle en avoir parlé à Danyal. Elle m’a dit qu’il y avait deux hommes en lui, l’un était bon, et l’autre un démon. Il y a des portes dans l’âme qui ne devraient jamais être ouvertes. Il en a trouvé la clé. — Il a toujours été bon avec moi ou ma sœur. — Je te crois sur parole. Qu’est-il arrivé à Krylla ? — Elle s’est mariée et a déménagé. — Quand vous étiez enfants, vous aviez un… pouvoir, un Talent. Vous pouviez parler entre vous sans ouvrir la bouche. Vous pouviez voir des choses lointaines. Peux-tu toujours le faire ? — Non, dit-elle en se détournant. — Quand est-ce qu’il a disparu ? — Je ne veux pas en parler. Es-tu prêt à reprendre l’enseignement ? — Évidemment, répondit-il. C’est pour cela qu’on me paie. Ne bouge pas. Il se leva et vint se planter devant Miriel. Il fit courir ses mains sur les épaules de la jeune femme, pressant les muscles avec ses doigts, traçant le contour de ses biceps et triceps, passant au-dessus des deltoïdes et des articulations de ses épaules. Elle se sentit rougir. — Que fais-tu ? lui demanda-t-elle en s’efforçant de le regarder droit dans les yeux. — Tes bras ne sont pas assez forts, lui répondit-il, surtout derrière, là, ajouta-t-il en pressant les triceps. Toute ta puissance réside dans tes jambes et tes poumons. Ton sens de l’équilibre n’est pas bon. Donne-moi la main. (Tout en parlant il attrapa son poignet et lui leva le bras afin d’examiner de plus près ses doigts.) Longs, déclara-t-il comme s’il se parlait à lui-même. Trop longs. Cela signifie que tu ne peux pas avoir une prise correcte sur le manche de l’épée. Nous rajouterons des lanières de cuir ce soir. Suis-moi ! Il marcha à grands pas jusqu’à l’orée du bois et passa d’un arbre à un autre en examinant les branches. Il s’arrêta sous un orme gigantesque, satisfait de sa trouvaille. Une grosse branche saillait juste au-dessus de lui. — Je veux que tu sautes et que tu attrapes cette branche, puis que tu te hisses lentement jusqu’à ce que ton menton touche l’écorce. Puis – toujours lentement, hein – laisse-toi descendre jusqu’à ce que tes bras soient presque tendus. Compris ? — Bien sûr que j’ai compris, répliqua-t-elle d’un ton sec. Ce n’était pas franchement compliqué. — Alors, fais-le ! — Combien de fois ? — Autant que tu peux. Je veux voir les limites de ta force. Elle bondit en avant et referma ses doigts autour de la branche ; elle resta pendue un moment dans le vide, le temps d’affermir sa prise. Puis, lentement, elle commença à se hisser. — Alors, cela fait quel effet ? s’enquit-il. — Facile, répondit-elle en se laissant descendre. — Encore ! À la troisième traction, elle sentit ses biceps se contracter. À la cinquième, ils se mirent à la brûler. À la septième, ses bras tremblaient et la forcèrent à lâcher prise ; elle tomba sur le sol. — Pathétique, commenta Angel. Mais c’est un début. Demain matin, tu commenceras ta journée en faisant sept tractions, huit si tu y arrives. Après seulement tu pourras courir. À ton retour, tu referas sept tractions. Dans trois jours, je veux que tu arrives à en faire une dizaine. — Combien pourrais-tu en faire ? — Au moins une centaine, répondit-il. Suis-moi ! — Est-ce que tu vas arrêter de dire : « suis-moi ! » J’ai l’impression d’être un chien. Mais il était déjà en mouvement et Miriel se dépêcha de le rattraper alors qu’il traversait la clairière. — Attends ici, lui ordonna-t-il. Il se rendit sur le côté de la cabane où le bois pour l’hiver était rangé. Il choisit deux grosses bûches qu’il rapporta à l’endroit où se tenait Miriel et les disposa sur le sol à six mètres d’écart. — Je veux que tu coures de l’une à l’autre, expliqua-t-il. — Tu veux que je coure sur six mètres ? Pourquoi ? La main d’Angel jaillit et lui claqua la joue. — Arrête de poser des questions stupides et fais ce qu’on te dit. — Espèce de fils de pute ! gronda-t-elle. Touche-moi encore et je te tue. Il éclata de rire et secoua la tête. — Pas encore. Mais si tu fais ce que je te demande, peut-être que tu auras le niveau. À présent, place-toi devant la première bûche. Furibonde, elle se positionna comme on lui demandait ; la voix d’Angel la suivait toujours. — Cours jusqu’à la deuxième et penche-toi pour la toucher avec ta main droite. Fais demi-tour aussitôt et reviens à la première pour la toucher de la main gauche. Est-ce que j’explique trop vite pour toi ? Miriel étouffa une insulte et se mit à courir. Mais elle couvrit la distance en quelques enjambées et dut réduire son allonge. Se sentant à la fois maladroite et mal à l’aise, elle se pencha comme elle put et frappa la bûche du bout des doigts avant de retourner d’où elle venait. — Je vois que tu as compris le principe, dit-il. Refais-le une vingtaine de fois. Mais un peu plus vite. Durant trois heures, il lui fit faire une série d’exercices exténuants : course, saut, maniement d’épée, répétition interminable de coups d’estoc et de coups de taille. Elle ne se plaignit pas une seule fois, mais elle ne lui adressa pas non plus la parole. Elle s’efforça avec acharnement de réussir tous les exercices qu’on lui imposait, jusqu’à ce qu’Angel lui fasse faire une pause aux environs de midi. Fatiguée, les membres tremblotants, Miriel retourna jusqu’à la cabane. Elle avait l’habitude de courir, et était accoutumée à la douleur des mollets mal irrigués et des poumons en feu. Mais la lassitude et les douleurs qu’elle ressentait à présent étaient localisées dans des endroits qui ne lui étaient pas familiers. Elle avait l’impression d’avoir pris des coups sur les hanches et à la taille, que ses bras étaient en plomb, et son dos lui faisait atrocement mal. Pour Miriel, la force était quelque chose de primordial, et la foi dans ses capacités avait été quasi inébranlable. Et Angel avait fait chavirer cette foi, d’abord par la facilité écœurante avec laquelle il l’avait vaincue dans la forêt, ensuite par ces petits exercices punitifs qui lui montraient toutes ses faiblesses. Lorsque Waylander avait fait sa proposition à l’ancien gladiateur, Miriel ne dormait pas et elle avait entendu la réponse. Miriel croyait savoir ce qu’Angel essayait de faire : il voulait la forcer à refuser l’entraînement, l’humilier afin qu’elle arrête. Il réclamerait alors une fortune à son père. Et parce que Dakeyras était un homme fier et de parole, il paierait les dix mille pièces d’or. Cela ne va pas être facile, Angel, se promit-elle. Non, il va te falloir gagner ton argent, espèce d’affreux fils de pute ! Angel était satisfait de cette journée d’entraînement. Miriel était allée au-delà de ses espérances, motivée sans aucun doute par la gifle qu’il lui avait donnée. Mais Angel n’avait que faire de la motivation. C’était déjà bien que la fille se soit révélé une guerrière. Au moins, il aurait une base pour travailler. Avec du temps, bien sûr. Waylander était parti juste après l’aube. — Je serai de retour dans quatre jours. Peut-être cinq. Mettez ce temps à profit. — Tu peux me faire confiance, lui avait répondu Angel. Waylander avait eu un petit sourire. — Empêche-la d’attaquer qui que ce soit. Comme cela, elle ne risquera rien. La guilde a une règle pour les victimes innocentes. Morak se moque des règles, avait pensé Angel, mais il n’en avait pas fait part au guerrier alors qu’il partait en direction du nord. Une heure avant la tombée de la nuit, Angel décida qu’il était temps d’arrêter pour aujourd’hui, mais il fut surpris quand Miriel lui annonça qu’elle allait courir un peu. De la bravade ? se demanda-t-il. — Prends une épée, lui conseilla-t-il. — J’ai mes couteaux, répondit-elle. — Ce n’est pas ce que je veux dire. Je veux que tu portes une épée. Que tu la tiennes dans ta main. — J’ai besoin de courir pour me détendre les muscles et m’étirer. L’épée risque de me gêner. — Je sais. Mais tu vas le faire quand même. Elle accepta sans plus de discussion. Angel retourna à la cabane et ôta ses bottes. Lui aussi était fatigué, mais qu’il soit damné plutôt que de l’avouer à cette fille. Cela faisait deux ans qu’il avait quitté l’arène, et cela avait suffi à le priver d’endurance. Il se servit un gobelet d’eau et s’écroula devant le feu. En un mois, peut-être deux, il pourrait vraiment faire quelque chose de cette fille. Améliorer sa vitesse, réduire son temps de réaction. Les petits sprints allaient l’aider à trouver un meilleur équilibre, et le travail qu’elle faisait pour ses épaules et ses bras lui donnerait plus de force dans le maniement de l’épée. Le vrai problème, c’était le cœur. Lorsqu’elle était en colère, elle devenait rapide mais sauvage : une proie facile pour un bon épéiste. Lorsqu’elle était calme, ses mouvements étaient guindés, ses attaques faciles à déchiffrer et donc à contrer. Par conséquent, quel que soit le combat, le résultat serait le même. Cela faisait environ une heure qu’elle était partie lorsqu’il entendit son pas léger sur les plaques de glaise durcies de la clairière. Il leva les yeux quand elle entra. Sa tunique était trempée de sueur, son visage était rouge, ses longs cheveux humides. Elle avait toujours l’épée à la main. — Tu l’as portée tout le temps ? demanda-t-il d’une voix douce. — Oui. C’est ce que tu m’avais dit de faire. — Tu ne l’as pas laissée tomber sur le chemin pour la ramasser au retour ? — Non ! répondit-elle, offensée. Il la crut et jura dans sa tête. — Est-ce que tu fais toujours ce qu’on te dit ? cracha-t-il sèchement. — Oui, rétorqua-t-elle simplement. — Pourquoi ? Elle jeta l’épée sur la table et lui fit face, mains sur les hanches. — Est-ce que tu vas maintenant me critiquer parce que je t’ai obéi ? Mais qu’est-ce que tu attends de moi ? Il soupira. — Que tu fasses de ton mieux – et aujourd’hui, ce fut le cas. Repose-toi. Je vais préparer le souper. — Ne dis pas de bêtises, dit-elle mielleusement. Tu es un vieil homme et tu as l’air épuisé. Toi, reste assis, je vais aller chercher à manger. — Je croyais que nous avions fait la paix, répliqua-t-il en la suivant dans la cuisine. Elle prit un jambonneau et se mit à le découper en tranches fines. — Ça, c’était hier. Avant que tu essaies d’escroquer mon père. Son visage s’assombrit. — Je n’ai jamais escroqué qui que ce soit de ma vie. Elle se tourna vers lui. — Ah bon ? Et dix mille pièces d’or pour quelques jours de travail, ce n’est pas de l’escroquerie, peut-être ? — Je n’ai pas demandé cette somme – c’est lui qui l’a offerte. Et si tu écoutais aux portes – un talent féminin, comme j’ai souvent pu le constater – alors tu sais que je lui ai dit que j’aurais accepté pour cinquante. — Tu veux du fromage avec ton jambonneau ? lui demanda-t-elle. — Oui, et du pain. Est-ce que tu as entendu ce que j’ai dit ? — Oui, j’ai entendu, mais je ne te crois pas. Tu as essayé de me faire échouer. Avoue-le ! — Oui, je l’avoue. — Alors, il n’y a rien d’autre à ajouter. Tiens, voilà ta nourriture. Quand tu auras fini, nettoie ton assiette. Et ensuite, fais-moi le plaisir de passer la soirée dans ta chambre. Je t’ai assez vu pour aujourd’hui. — L’entraînement ne s’arrête pas sous prétexte que le soleil se couche, annonça-t-il doucement. Aujourd’hui, nous avons fait travailler ton corps. Ce soir, nous nous attaquerons à ton esprit. Et j’irai dans ma chambre quand il me plaira. Que vas-tu manger ? — Comme toi. — As-tu du miel ? — Non. — Des fruits secs ? — Oui – pourquoi ? — Manges-en. J’ai appris il y a longtemps que les sucreries et les gâteaux tenaient mieux sur un estomac fatigué. Tu dormiras mieux et te réveilleras plus reposée. Et bois beaucoup d’eau, aussi. — Rien d’autre ? — Si je pense à quelque chose, je te le dirai. À présent, finissons ce repas et remettons-nous au travail. Après avoir fini de manger, Angel nettoya les cendres du feu de la veille, déposa du petit-bois dans l’âtre et alluma le tout. Miriel avait mangé dans la cuisine, et était ensuite partie dans la nuit. Angel était furieux contre lui-même. Tu n’es pas un professeur, pensait-il. Et la fille avait raison – il voulait qu’elle abandonne. Mais pas pour les raisons qu’elle croyait. Il soupira et s’assit pour regarder les flammèches ronger le petit-bois, sentant les premières vaguelettes de chaleur émaner du feu. Il avait essayé d’entraîner le garçon, Ranuld, lui montrant les mouvements et les défenses dont il aurait besoin dans sa nouvelle carrière, mais Ranuld était mort éviscéré au cours de son premier combat. Puis, ce fut le tour de Sorrin, un jeune homme grand et athlétique, intrépide et rapide. Il avait tenu sept combats – il était même devenu un chouchou du public. Senta l’avait tué – un retourné sur les talons suivi d’un revers à la gorge. Un très beau geste, magnifiquement exécuté. Sorrin était mort avant de s’en rendre compte. C’est ce jour-là qu’Angel avait pris sa retraite. Il avait affronté un Vagrian médiocre, dont il ne se rappelait même pas le nom. C’était un adversaire coriace, mais ralenti par une blessure encore fraîche. Pourtant, il avait failli avoir Angel, le tailladant par deux fois. Après le combat, Angel était allé à l’infirmerie pour que le chirurgien recouse ses blessures ; le corps ensanglanté de Sorrin était allongé sur une table voisine. Senta était assis juste à côté. On lui appliquait un bandage trempé dans du vin et du miel sur une entaille profonde qu’il avait récoltée à l’épaule. — Tu l’as bien entraîné, avait déclaré Senta. Il a failli m’avoir. — Pas assez bien, avait répondu Angel. — J’ai hâte d’affronter son maître. Angel avait plongé son regard dans celui du jeune homme impatient ; il avait lu l’expression moqueuse sur son joli visage, son sourire presque méprisant. — Cela n’arrivera pas, mon garçon, avait-il annoncé. (Ces mots lui avaient laissé un goût amer dans la bouche.) Je suis trop vieux et trop lent. Ton jour est enfin arrivé. Profites-en. — Tu quittes l’arène ? avait murmuré Senta abasourdi. — Oui. C’était mon dernier combat. Le jeune homme avait acquiescé puis il avait poussé un juron comme l’infirmier serrait le nœud du bandage sur son épaule. — Espèce de crétin ! avait crié Senta. — Désolé, monsieur ! avait aussitôt répondu l’homme en reculant, le visage crispé par la peur. Senta avait ensuite reporté son attention sur Angel. — Je pense que c’est une sage décision, vieil homme, mais en ce qui me concerne, je suis déçu. Tu es le favori de la foule. J’aurais pu faire fortune en te tuant. Angel remit du bois dans le feu et se leva. Senta n’avait combattu qu’une année de plus, puis il avait rejoint la guilde, gagnant plus en tant qu’assassin que gladiateur. La porte s’ouvrit derrière lui et un filet d’air froid rentra dans la pièce. Il se retourna et vit Miriel qui se dirigeait vers sa chambre. Elle était nue et portait ses vêtements dans ses bras. Son corps était encore mouillé par le bain qu’elle venait de prendre dans le ruisseau. Il posa le regard sur le bas du dos de la jeune femme et sur sa taille fine, ses longues jambes musclées et fermes, ses fesses rebondies. Il sentit l’excitation le gagner et se retourna vers le feu. Quelques minutes plus tard, Miriel le rejoignit, vêtue d’une ample robe de laine grise. — À quel genre de travail pensais-tu ? lui demanda-t-elle en s’asseyant sur la chaise face à lui. — Est-ce que tu sais pourquoi je t’ai giflée ? — Tu voulais me dominer. — Non. Je voulais te voir en colère. Il fallait que je sache comment tu réagissais sous un coup de sang. (Tout en parlant, il tisonnait les bûches.) Écoute-moi, fillette, je ne suis pas un professeur. Je n’ai entraîné que deux personnes dans ma vie – des jeunes hommes que j’aimais profondément. Ils sont morts tous les deux. Je suis… j’étais… un bon guerrier, mais ce n’est pas pour autant que je suis capable d’enseigner ce que je sais. Tu comprends ? (Elle resta silencieuse, les yeux fixés sur lui, inexpressifs.) Je crois que j’étais un peu amoureux de Danyal, et je respecte grandement ton père. Je suis venu ici pour le prévenir, afin qu’il quitte la région, qu’il aille en Gothir ou en Ventria. C’est vrai que cet or pourrait m’être utile. Mais ce n’est pas la raison qui m’a fait venir ici, ni celle qui m’a fait rester. Si tu décides de ne pas me croire, je partirai au petit matin – et je ne réclamerai pas l’argent. (Elle ne disait toujours rien.) Je ne sais pas quoi te dire d’autre. Il haussa les épaules et se cala sur sa chaise. — Tu m’as dit que nous allions travailler, dit-elle doucement. Sur mon esprit. Que voulais-tu dire ? Il écarta les mains et regarda le feu. — Est-ce que ton père t’a déjà parlé du test qu’il avait fait passer à Danyal ? — Non. Mais je t’ai entendu dire que j’échouerais. — Oui, c’est vrai. Et Angel lui parla du caillou au clair de lune, et enchaîna sur le cœur d’un guerrier, la volonté de tout risquer, avec la certitude que tout est toujours un risque calculé. — Comment puis-je arriver à ce stade ? s’enquit-elle. — Je ne sais pas, admit-il. — Les deux hommes que tu as entraînés, est-ce qu’ils avaient le cœur d’un guerrier ? — Ranuld le croyait, mais il s’est bloqué lors de son premier combat, ses muscles étaient trop tendus, ses mouvements saccadés. Sorrin l’avait, mais il est tombé sur meilleur que lui. Cela vient d’une capacité à fermer la partie de son imagination qui est alimentée par la peur. Tu sais, cette partie qui te fait visualiser de terribles blessures, la gangrène, le sang qui gicle ou la noirceur de la mort. Mais, en même temps, l’esprit doit continuer à fonctionner afin de repérer les faiblesses de l’adversaire, pour se frayer un chemin dans ses défenses. Tu as vu mes cicatrices. J’ai été blessé bien des fois – mais j’ai toujours gagné. J’ai vaincu des hommes qui étaient meilleurs que moi, des hommes plus rapides, plus forts. Je les ai battus parce que j’étais trop têtu pour abandonner. Alors, leur confiance s’effritait et les fenêtres de leur esprit s’ouvraient. L’imagination y pénétrait et avec elle, le doute et la peur. Après, peu importe qu’ils soient meilleurs, plus rapides ou plus forts. Parce que je grandissais sous leurs yeux alors qu’ils rapetissaient sous les miens. — Je vais apprendre, promit-elle. — Je ne crois pas que cela puisse s’apprendre. Ton père est devenu Waylander parce que sa première famille avait été massacrée par des pillards, mais je ne crois pas que cette atrocité ait créé Waylander. Il avait toujours été là, sous la surface de Dakeyras. La vraie question, c’est : qu’est-ce qui se cache sous la surface de Miriel ? — Nous verrons bien, répondit-elle. — Alors, tu veux que je reste ? — Oui. Je le veux. Mais réponds honnêtement à une question d’abord. — Vas-y. — De quoi as-tu peur ? — Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai peur de quoi que ce soit ? rétorqua-t-il pour échapper à la question. — Je sais que tu ne voulais pas rester, et je sens que tu es partagé entre l’envie de m’aider et le désir de fuir. Alors, qu’est-ce que c’est ? — C’est une bonne question. Mettons simplement que tu as raison. Il y a quelque chose dont j’ai peur, mais je ne suis pas encore prêt à en parler. Tout comme tu n’es pas prête à parler de la perte de ton Talent. Elle acquiesça. — Il y a quelqu’un – ou plusieurs personnes – parmi les assassins qui traquent mon père que tu ne veux pas voir. Je me rapproche ? — Nous devons épaissir la garde de ton épée, déclara-t-il. Découpe des lamelles de cuir – fines, pas plus d’un doigt de large. Tu as de la colle ? — Oui. Père en fabrique à partir d’arêtes et de peaux de poissons. — Fais d’abord un essai pour voir si l’épaisseur te convient. Quand tu refermeras la main, ton index devra à peine pouvoir toucher la chair sous ton pouce. Dès que tu seras satisfaite, colle les lamelles. — Tu ne m’as pas répondu, fit-elle remarquer. — Non, répliqua-t-il. Fais-le ce soir, cela donnera le temps à la colle de prendre. Je te verrai demain matin. Il se leva et traversa la pièce. — Angel ! Sa main était sur la poignée de la porte. — Oui. — Dors bien. CHAPITRE 4 Dardalion se détourna de la fenêtre et fit face aux deux prêtres qui étaient debout devant son bureau. — Cette discussion n’a qu’un intérêt purement intellectuel, déclara-t-il. Elle n’a pas grande importance. — Mais comment cela, Père Abbé ? s’enquit Magnic. Assurément, cette discussion est centrale dans nos croyances. — Je dois avouer que je suis d’accord avec mon frère, intervint Vishna en fixant son regard sur l’Abbé sans ciller. Dardalion leur fit signe de s’asseoir et s’installa à son tour sur sa grande chaise en cuir. Magnic avait l’air tellement plus jeune que Vishna, pensa-t-il, avec son visage si pâle, ses traits fins, ses cheveux blonds bouclés, on lui aurait donné à peine vingt ans. Vishna, grand et l’air grave, une barbiche noire et fourchue taillée et huilée à la perfection, donnait l’impression qu’il aurait pu être son père. Pourtant, ils avaient tous les deux vingt-quatre ans. — Ce débat n’a qu’une seule valeur, celle de nous faire réfléchir à la Source, dit finalement Dardalion. La vision panthéistique selon laquelle Dieu existe en toute chose, chaque pierre et chaque arbre, est certes intéressante. Nous croyons que l’Univers a été créé par la Source dans un instant d’énergie aveuglante. Du Rien naquit Quelque Chose. Et que pourrait donc être ce Quelque Chose, si ce n’est le corps de la Source ? Telle est la vision des panthéistes. Pour toi, Magnic, la Source est séparée du monde, et seul l’Esprit du Chaos y règne ; cette vision est partagée par beaucoup. La Source, dans une terrible guerre face à Ses propres anges rebelles, les a envoyés sur terre, pour y régner comme Elle règne au Paradis. Ce qui ferait de notre monde l’Enfer. Je conviens qu’il existe de grandes preuves que parfois c’est exact. » Mais dans tous ces débats, nous essayons d’imaginer l’inimaginable, et c’est là où réside le danger. La Source de Toutes Choses est derrière nous. Ses actions sont intemporelles, et tellement au-dessus de notre compréhension que nous les trouvons insignifiantes. Pourtant, nous nous efforçons toujours de les comprendre. Nous luttons pour comprendre Sa grandeur, pour puiser en Elle afin de La placer dans des compartiments adéquats. Ce qui conduit à la dispute et à la perturbation, à la discorde et au désaccord. Et ce sont les armes de l’Esprit du Chaos. (Dardalion se leva, fit le tour de son bureau et posa une main sur les épaules des deux prêtres.) La seule chose importante, c’est de savoir qu’Elle existe, et d’avoir foi en Son jugement. Car, voyez-vous, vous pourriez bien avoir raison tous les deux, ou tort. Nous parlons ici de la Cause de Toutes Choses, la seule grande vérité dans un univers de mensonges. Comment pourrions-nous en juger ? À partir de quelle perspective ? Comment une fourmi perçoit-elle un éléphant ? Tout ce que la fourmi peut voir, c’est une partie de son pied. Est-ce cela l’éléphant ? Ça l’est pour la fourmi. Soyez patients. Lorsque viendra le jour de gloire, tout nous sera révélé. Nous trouverons ensemble la Source – comme prévu. — Ce jour n’est plus très loin, fit remarquer calmement Vishna. — Non, plus très loin, convint Dardalion. Comment se passe l’entraînement ? — Nous sommes forts, répondit Vishna, mais nous avons encore des problèmes avec Ekodas. Dardalion acquiesça. — Envoyez-le-moi dans la soirée, après la méditation. — Vous ne le ferez pas changer d’avis, Père Abbé, se risqua Magnic. Il préférera nous quitter plutôt que de se battre. Il ne peut pas surmonter sa lâcheté. — Ce n’est pas un lâche, répliqua Dardalion en masquant son agacement. Je le sais. Autrefois, j’ai marché sur la même route que lui, et je partageais les mêmes rêves. Parfois, le mal peut être combattu par l’amour. Et je dirais même que c’est la meilleure façon de le faire. Mais parfois, le mal ne peut être combattu que par l’acier et un bras fort ; ne le traite pas de lâche parce qu’il défend ses idéaux. Cela te diminue autant que cela l’insulte. Le prêtre blond rougit frénétiquement. — Je suis désolé, Père Abbé. — Et maintenant, j’attends un visiteur, leur annonça Dardalion. Vishna, va l’attendre à la porte principale et conduis-le directement dans mon bureau. Magnic, descends à la cave et rapporte-moi une bouteille de vin, du pain et du fromage. (Les deux prêtres se levèrent.) Une chose encore, déclara Dardalion d’une voix aussi audible qu’un murmure. Ne serrez pas la main de ce visiteur et ne le touchez surtout pas. N’essayez pas non plus de lire dans son esprit. — Il est maléfique ? s’enquit Vishna. — Non, mais ses souvenirs risqueraient de vous consumer. À présent, va l’attendre. Dardalion retourna à la fenêtre. Le soleil était haut dans le ciel et brillait dans le lointain sur les pics de Delnoch. De la hauteur où il se tenait, il pouvait juste distinguer la faible ligne grisâtre du premier mur de la forteresse de Delnoch. Il scruta les pics gigantesques des montagnes d’ouest en est, en direction de la mer. Des nuages bas et lourds bloquaient sa vue, mais Dardalion put se représenter la forteresse de Dros Purdol et revit une fois encore le terrible siège ; les cris des mourants résonnaient encore dans son esprit. Il soupira. La puissance de Vagria fut brisée devant les murs de Purdol et l’histoire du monde changea durant les terribles mois de cette guerre. Des hommes bons étaient morts, le corps transpercé par des lances en fer… C’est là que les premiers Trente avaient été massacrés, alors qu’ils luttaient face aux pouvoirs démoniaques de la Confrérie. Dardalion avait été le seul survivant. Il frissonna en se remémorant la douleur qu’il avait ressentie lorsque cette lance lui avait pénétré le dos, sans parler de la solitude alors que les âmes de ses amis le quittaient pour rejoindre la sérénité éternelle de la Source. Les Trente ne s’étaient battus que sur le plan astral, refusant de porter des armes dans le monde de chair. Comme ils avaient eu tort. La porte s’ouvrit dans son dos et il se raidit ; sa bouche était devenue soudainement sèche. Il ferma rapidement les portes de son Talent afin d’empêcher la violence bouillonnante qui émanait de son visiteur de l’atteindre. Il se tourna lentement. Son invité était grand, large d’épaules et pourtant mince, il avait les yeux noirs et son apparence était sinistre. Il était vêtu de noir, même sa cotte de mailles à épaulières était teinte de cette couleur. Les yeux de Dardalion furent attirés par les nombreuses armes qu’il portait, les trois couteaux passés au baudrier, les lames de lancer accrochées à ses avant-bras, le sabre court et le carquois de carreaux sur sa hanche. Il savait que deux autres couteaux étaient dissimulés dans ses hauts mocassins. Mais l’arme de mort qui retint son regard était une petite arbalète en ébène que l’homme tenait à la main droite. — Je te souhaite le bonjour, Dakeyras, dit Dardalion. Il n’y avait aucune chaleur dans cet accueil. — De même, Dardalion. Tu as l’air d’aller bien. — Ce sera tout, Vishna, merci, dit l’Abbé, et le grand prêtre en robe blanche s’inclina avant de disparaître. Assieds-toi. Mais l’homme resta debout. Ses yeux sombres scrutèrent la pièce, les étagères croulant sous les grimoires, les placards ouverts et débordant de parchemins, les tapis couverts de poussière et les tentures en velours moisies qui pendaient à la grande fenêtre voûtée. — C’est ici que j’étudie, expliqua Dardalion. La porte s’ouvrit et Magnic entra, chargé d’une bouteille de vin, de deux miches de pain noir et d’un morceau de fromage bleu sur un plateau. Le prêtre blond déposa le tout sur la table, s’inclina et sortit. — Je les rends nerveux, observa Waylander. Que leur as-tu dit ? — Je leur ai demandé de ne pas te toucher. Waylander gloussa. — Tu n’as pas changé, pas vrai ? Toujours le même prêtre pompeux et bégueule. (Il haussa les épaules.) Enfin bon, cela te regarde. Je ne suis pas venu ici pour te critiquer. Je suis venu chercher un renseignement. — Je n’en ai aucun pour toi. — Tu ne sais pas encore ce que je vais te demander. N’est-ce pas ? — Tu veux savoir qui a payé les assassins et pourquoi. — En partie. — Quoi d’autre ? demanda Dardalion en remplissant deux gobelets de vin et en en offrant un à son invité. Waylander l’accepta de la main gauche et but poliment une gorgée avant de le reposer sur le bureau, où il allait l’oublier. Le bruit d’épées qui s’entrechoquaient monta de la cour plus bas. Waylander alla à la fenêtre et passa la tête à l’extérieur. — Tu apprends à tes prêtres à se battre ? Tu me surprends, Dardalion. Je croyais que tu réprouvais ce genre de violence. — Je suis contre la violence du mal. Que voulais-tu savoir d’autre ? — Je n’ai pas eu de nouvelles de Krylla depuis qu’elle est partie. Pourrais-tu… utiliser ton Talent pour me dire si elle va bien ? — Non. — C’est tout ? Un simple non, sans un mot d’explication ? — Je n’ai rien à t’expliquer. Je ne te dois rien. — C’est vrai, rétorqua froidement Waylander. Je t’ai sauvé la vie, et plus d’une fois, mais tu ne me dois rien. Qu’il en soit ainsi, prêtre. Tu es un parfait exemple de la religion en action. Dardalion devint rouge. — Tu n’as jamais agi que dans ton intérêt. Je me suis servi de mes pouvoirs pour te protéger. J’ai vu mes disciples mourir les uns après les autres pendant que je te protégeais. Et oui, pour une fois dans ta vie tu as fait une bonne action. Grand bien te fasse ! Tu n’as pas besoin de moi, Waylander. Tu n’as jamais eu besoin de moi. Ta vie est une insulte à tout ce en quoi je crois. Est-ce que tu comprends ? Ton âme est comme une torche de lumière noire, et j’ai besoin de m’armer de courage pour être dans la même pièce que toi, de fermer les portes de mon Talent de peur que ta lumière ne me corrompe. — J’ai l’impression d’entendre un porc qu’on égorge, dont les mots ont d’ailleurs la même odeur qu’une porcherie, déclara sèchement Waylander. Te corrompre ? Tu crois que je n’ai pas vu ce que tu faisais ici ? Tu as fait forger des armures à Kasyra, ainsi que des heaumes portant des numéros runiques. Des couteaux, des épées et des arcs. Des prêtres guerriers : n’est-ce pas une contradiction, Dardalion ? Au moins, ma violence est honnête. Je me bats pour rester en vie. Je ne tue plus pour de l’argent. J’ai une fille que j’essaie de protéger. Quelle est ton excuse pour apprendre à des prêtres à tuer ? — Tu ne comprendrais pas ! siffla l’Abbé, conscient que son cœur s’était emballé et que la colère menaçait de l’emporter. — Tu as encore raison, Dardalion. Je ne comprends pas. Mais je ne suis pas un homme pieux. J’ai servi une fois la Source, et ensuite. Elle m’a rejeté. Non content de ça, Elle a tué ma femme. Et maintenant, je vois que Son… Abbé, c’est ça ?… joue au soldat. Non, je ne comprends pas. Mais je comprends l’amitié. Je mourrais pour ceux que j’aime, et si j’avais un Talent comme le tien, je ne le leur refuserais pas. Par tous les dieux, je ne le refuserais même pas à quelqu’un que je méprise. Et, sans un autre mot, le guerrier vêtu de noir sortit de la pièce. Dardalion s’écroula sur sa chaise, cherchant le calme. Il pria un long moment. Puis, il médita avant de prier encore. Finalement, il ouvrit les yeux. — J’aurais bien voulu pouvoir te répondre, mon ami, murmura-t-il. Mais je crois que cela aurait été trop douloureux, même pour toi. Dardalion ferma de nouveau les yeux et laissa son esprit s’envoler. Il passa à travers sa chair et sa peau comme si son corps était devenu de l’eau et jaillit vers les cieux, comme un plongeur remontant chercher de l’oxygène. Loin au-dessus du temple, il baissa les yeux sur le château gris et la grande colline où il était bâti. Il contempla la ville qui s’étendait au pied de la colline, les ruelles étroites, la grande place du marché et la fosse aux ours non loin, tachée de sang. Il cherchait l’homme qui avait été son ami. Celui-ci descendait avec aisance le sentier sinueux qui menait aux arbres. Dardalion ressentit aussitôt sa détresse et sa colère. La liberté qu’offrait le ciel ne put masquer la tristesse qui s’empara alors de l’Abbé. Vous auriez pu lui dire, murmura la voix de Vishna dans son esprit. L’équilibre est trop mince. Il est donc si important que cela ? En tant que tel ? Non, répondit Dardalion, mais ses actes vont changer le futur des nations – je le sais. Et je ne dois pas essayer de le guider, ni ne le ferai. Que va-t-il faire lorsqu’il découvrira la vérité ? Dardalion haussa les épaules. Ce qu’il fait toujours, Vishna. Il cherchera quelqu’un à tuer. C’est sa façon à lui : une sorte de loi inébranlable. Il n’est pas mauvais, tu sais, mais il ne sait pas ce que veut dire le mot « compromis ». Les rois pensent que c’est leur volonté qui dirige l’Histoire. Ils se trompent. Dans tout grand événement, il y a des hommes comme Waylander. L’Histoire ne se souvient jamais d’eux, mais ils sont là. (Il sourit.) Si tu demandes à un enfant qui a gagné la guerre vagrianne, il te répondra Karnak. Pourtant c’est Waylander qui a retrouvé l’Armure de Bronze. Et c’est Waylander qui a tué Kaem, le général ennemi. C’est un homme puissant, convint Vishna. Je l’ai ressenti. C’est l’homme le plus dangereux que j’ai jamais rencontré. Et j’ai bien peur que les hommes qui le traquent en ce moment ne le découvrent à leurs dépens. Waylander avait du mal à contrôler sa colère. Il s’assit au bord du sentier. La colère rend aveugle, se dit-il. La colère ralentit les sens ! Il prit lentement une profonde inspiration. Qu’attendais-tu de lui ? Plus que je n’ai reçu. C’était énervant parce qu’il avait vraiment aimé ce prêtre. Et même admiré ; cette douceur d’âme, ce puits sans fond de pardon et de compréhension auquel il pouvait puiser. Qu’est-ce qui t’a fait changer, Dardalion ? se demanda-t-il. Mais il connaissait la réponse, et elle pesait sur son cœur comme seul le poids de la culpabilité le pouvait. Dix ans plus tôt, il avait trouvé le jeune Dardalion en train de se faire torturer par des bandits. En dépit du bon sens, il l’avait secouru, et ce faisant il avait été entraîné dans la guerre vagrianne, aidant Danyal et les enfants, trouvant l’Armure de Bronze, combattant des garous et des guerriers démons. Le prêtre avait changé sa vie. À l’époque, Dardalion était quelqu’un de pur, un vrai disciple de la Source, incapable de se battre, même pour survivre, et ne mangeant jamais de viande. Il n’était même pas arrivé à haïr ses tortionnaires, ni l’ennemi malfaisant qui déferlait sur le pays, le mettant à feu et à sang et causant des milliers de morts. Waylander l’avait changé. Alors que le prêtre était en transe et que son esprit était pourchassé dans le Vide, Waylander s’était coupé le bras et l’avait maintenu au-dessus du visage de Dardalion. Du sang avait éclaboussé les joues du prêtre, tâchant sa peau et ses lèvres, coulant jusque dans sa bouche. Dardalion, alors inconscient, avait réagi violemment, son corps en proie à des spasmes presque épileptiques. Et il avait tué l’esprit démoniaque qui le pourchassait. Pour sauver la vie de Dardalion, Waylander avait souillé l’âme du prêtre. — Tu m’as souillé, moi aussi, murmura Waylander. Tu m’as touché avec ta pureté. Tu as allumé une lumière dans les endroits les plus sombres. Malgré la lassitude, il se releva. De là où il était, il pouvait voir la ville en contrebas, la petite église située à un jet de pierre à peine de la fosse aux ours ensanglantée, les maisons et les étables en bois. Il n’avait pas envie de s’y rendre. Sa maison était dans le sud ; c’était là que Danyal l’attendait silencieusement, au milieu des fleurs et des cascades étincelantes. Une fois qu’il fut à l’abri des arbres, il se détendit un peu, laissant le lent battement de cœur éternel de la forêt s’emparer de lui. Qu’importaient les rêves des hommes pour ces arbres ? Leur esprit était éternel, né depuis la feuille, tombant sur le sol, se fondant avec la terre, nourrissant l’arbre, pour redevenir une feuille. Un cycle passif et sans fin de naissances et de renaissances à travers les âges. Il n’y avait pas de meurtres ici, ni de culpabilité. Il sentit soudain le poids de ses armes et voulut les jeter par terre afin de marcher nu dans la forêt, pour pouvoir sentir la terre sous ses pieds, et le soleil lui réchauffer la peau. Un cri de douleur suivi d’un juron résonna sur sa droite. Il avança rapidement, un couteau à la main, et repoussa un écran de buissons pour découvrir quatre hommes devant l’entrée d’une petite caverne à quelque cinquante mètres à peine de lui, au pied d’une légère pente. Ils portaient des gourdins, sauf l’un d’entre eux qui avait une épée, mais même à cette distance, Waylander pouvait voir qu’elle était à moitié rouillée. — Ce salopard m’a à moitié arraché le bras, se plaignit un chauve solidement charpenté qui saignait d’une blessure profonde à l’avant-bras. — Il nous faudrait des arcs ou des lances, déclara un autre. — Laissons cette bestiole. C’est un démon, dit un troisième en reculant. Et puis elle est en train de crever. Un par un ils s’éloignèrent de l’entrée, mais le dernier s’arrêta soudain pour ramasser une grosse pierre qu’il envoya dans les profondeurs de la caverne. Un grondement sourd retentit et un énorme chien apparut à l’entrée, du sang sur les crocs. Les hommes furent pris de panique et descendirent la pente à toutes jambes. Le premier d’entre eux, le gros chauve qui était blessé au bras, aperçut Waylander et s’arrêta. — Ne va pas par là, l’ami, le prévint-il. Ce chien est un tueur. — La rage ? s’enquit Waylander. — Nan. C’était un des chiens de la fosse. Il y a eu un combat avec un ours ce matin, et magnifique en plus. Mais l’un des chiens de Jezel s’est échappé. C’était le pire de sa meute, et à moitié loup. Nous pensions que l’ours l’avait tué. On était tranquillement en train de sortir les corps de la fosse, mais il n’était pas vraiment mort. Ce salopard s’est cabré et a arraché la gorge de Jezel. C’était affreux. Oui, affreux. Puis il s’est enfui. Les dieux seuls savent comment il a réussi son coup. Alors qu’il venait de se faire massacrer par un ours et tout. — Il n’y a pas beaucoup de chiens qui se retourneraient ainsi contre leur maître, fit remarquer Waylander. — Les chiens de fosse, si, répliqua un deuxième homme, grand et squelettique. C’est leur entraînement qui les rend comme ça, les coups et la faim. Jezel est… était… un sacrément bon dresseur. Le meilleur. — Merci pour l’avertissement, dit Waylander. — De rien, répondit le maigre. Tu cherches un endroit où passer la nuit ? Je possède la taverne. Nous y avons des bonnes chambres. — Merci, non. Je n’ai pas d’argent. L’homme perdit aussitôt tout intérêt à la conversation ; il décocha un bref sourire à Waylander et le dépassa pour partir en direction de la ville, suivi aussitôt par les trois autres. Waylander posa son regard sur le molosse qui, épuisé, s’était écroulé dans l’herbe. Il était allongé sur son côté droit et respirait avec difficulté ; ses flancs couverts de sang se soulevaient péniblement. Waylander gravit lentement la pente et s’arrêta à moins de trois mètres du chien blessé. Il remarqua que l’animal avait de nombreuses blessures, et que ses flancs gris en arboraient d’autres, plus anciennes, des cicatrices de griffes, de crocs et de coups de fouet. Le chien le regarda avec des yeux maléfiques mais, à bout de forces, il ne réussit à pousser qu’un petit grognement, lorsque Waylander vint finalement s’accroupir à côté de lui. — Tu peux arrêter, dit Waylander en caressant gentiment la grosse tête grise du molosse. Il déduisit des entailles et des coupures qu’il avait attaqué l’ours au moins à trois reprises. Du sang coulait de quatre déchirures parallèles sur sa peau, la chair avait été arrachée, révélant les muscles et les os. D’après la taille des coups de griffe, l’ours avait dû être énorme. Waylander rangea son couteau et examina les blessures. Les muscles étaient déchirés mais aucun os ne semblait cassé. Le molosse poussa un nouveau petit grognement et Waylander remit la peau en place ; la bête essaya désespérément de tourner la tête, en montrant les crocs. — Couché, lui ordonna l’homme. On va voir ce qu’on peut faire. Waylander sortit une aiguille et du fil d’une bourse en cuir qu’il avait au côté et recousit les plus grosses entailles afin d’endiguer le flot de sang. Quand il fut satisfait, il se plaça devant la tête du chien et lui frotta les oreilles. — Il va falloir que tu essaies de te lever, lui dit-il d’une voix basse et apaisante. J’ai besoin de voir ton côté gauche. Allez. Debout, mon garçon ! Le molosse lutta pour se redresser mais retomba aussitôt au sol ; sa langue pendait maintenant de sa mâchoire ouverte. Waylander se leva. Il s’approcha d’un arbre tombé et découpa une grande portion d’écorce, qu’il plia jusqu’à ce qu’elle ait une forme de bol. Il y avait un ruisseau non loin et il alla y remplir le bol qu’il rapporta au chien blessé, le tenant juste en dessous de sa gueule. Les naseaux du molosse tremblèrent et il essaya une fois de plus de se relever. Waylander glissa ses mains sous les épaules massives de l’animal pour l’aider. La tête s’affaissa et la langue vint lentement laper l’eau du bol. — Bon chien, déclara Waylander. Bon chien. Allez, essaie de tout finir. Il y avait quatre autres déchirures sur le côté gauche du molosse, mais elles étaient couvertes de boue et de saletés, ce qui avait eu le mérite d’arrêter le saignement. Une fois qu’il eut fini de boire, le chien s’écroula de nouveau sur le sol, sa grosse tête posée sur ses énormes pattes. Waylander s’assit à côté de l’animal qui le regarda sans ciller. Il essaya de dénombrer le nombre de cicatrices, anciennes et récentes, qui s’entrecroisaient sur sa tête et ses flancs. L’oreille droite avait été arrachée des années plus tôt, et il y avait une affreuse cicatrice qui descendait de son épaule jusqu’à la jointure de sa patte arrière droite. — Par les dieux, tu es un vrai guerrier, mon garçon, déclara l’homme admiratif. Et tu n’es plus tout jeune non plus. Quel âge as-tu ? Huit ? Dix ans ? Eh bien, ces lâches ont fait une erreur. Tu ne vas pas mourir, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas leur faire ce plaisir, quand même ? L’homme plongea la main dans sa poche et sortit un morceau de viande séchée enroulée dans du tissu. — Cela aurait dû me faire encore deux jours, lui expliqua Waylander, mais je peux vivre en sautant quelques repas. Je n’en suis pas aussi sûr en ce qui te concerne. Il déballa la viande et en coupa un morceau à l’aide de son couteau. Puis il le déposa devant le chien. Celui-ci le renifla et posa de nouveau son regard marron sur l’homme. — Mange, imbécile, lui dit Waylander en prenant la viande et en la frottant contre les longues canines du molosse. Sa langue jaillit et engloutit le morceau ; Waylander le regarda mâcher péniblement. Au fur et à mesure que les heures passèrent, il donna le reste de la viande au molosse. Puis, alors que le soleil se couchait, il examina une dernière fois les blessures. Elles avaient pour la plupart cessé de saigner, bien qu’un léger filet de sang coulât encore de l’entaille la plus profonde à l’arrière du flanc droit. — Je ne peux rien faire d’autre pour t’aider, mon garçon, dit Waylander en se relevant. Je te souhaite bonne chance. Et, si j’étais toi, je ne resterais pas trop longtemps dans les parages. Ces lourdauds pourraient bien décider de revenir te chercher pour le sport, et amener un archer avec eux. Sans un regard en arrière, l’homme abandonna le chien et se fondit dans la forêt. La lune était déjà haute dans le ciel lorsqu’il trouva enfin un endroit où dresser son campement pour la nuit : une caverne dissimulée où son feu ne serait pas visible. Il s’assit et s’emmitoufla dans son manteau. Il avait fait ce qu’il avait pu pour le chien, mais il y avait peu de chances que celui-ci survive. Il devrait chaparder pour se nourrir, et dans l’état où il était, il n’irait pas bien loin. S’il avait été en meilleure condition, il lui aurait proposé de le suivre jusqu’à la cabane. Miriel l’aurait adoré. Il se rappela qu’elle avait materné un bébé renard orphelin lorsqu’elle était enfant. Quel nom lui avait-elle donné ? Bleu. C’est ça. Il était resté près de la cabane pendant une année. Puis, un jour, il s’en était allé et n’était jamais revenu. Miriel avait alors douze ans. C’était juste avant que… La vision du cheval qui tombe, qui roule, l’horrible cri… Waylander ferma les yeux, essayant de repousser les souvenirs, se concentrant sur l’image de la petite Miriel en train de nourrir le bébé renard avec des morceaux de pain trempés dans du lait chaud. Un peu avant l’aube, il entendit des mouvements à l’entrée de la caverne. Il se releva d’un bond et dégaina son épée. Le molosse gris entra en boitillant et vint s’allonger à ses pieds. Waylander gloussa et rengaina son arme. Il s’accroupit et tendit la main pour caresser la bête. Le chien émit un grognement d’avertissement et montra les dents. — Par le ciel, je t’aime bien, chien, décréta Waylander. Tu me ressembles. Miriel regardait l’horrible guerrier s’entraîner. Ses puissantes mains étaient refermées autour de la branche et son torse était couvert de sueur. — Tu vois, lui dit-il en se hissant lentement, le mouvement doit être fluide, les pieds doivent rester joints. Touche le bois avec ton menton et laisse-toi descendre – mais attention, pas trop vite. Il ne faut pas se froisser un muscle. Il faut également se libérer l’esprit. Sa voix demeurait égale, il n’y avait aucune trace d’effort dans ses actions. Il était bien plus imposant que son père, ses épaules et ses bras étaient striés de muscles. Elle aperçut une goutte de sueur qui lui coulait le long de l’épaule sur le côté. C’était comme un petit ruisseau au milieu des collines et des vallées de son corps. Le soleil faisait ressortir sa peau bronzée, et les cicatrices blanches brillaient comme de l’ivoire sur sa poitrine et ses bras. Elle contempla son visage, le nez écrasé, les lèvres déchirées et difformes, les oreilles éclatées. Le contraste était saisissant. Son corps était si beau. Mais son visage… Il se laissa tomber au sol et se fendit d’un sourire. — Il fut un temps où j’aurais pu en faire une centaine. Mais cinquante, ce n’est déjà pas si mal. À quoi penses-tu ? Prise au dépourvu, elle rougit. — Ça a l’air tellement simple quand on te regarde, répondit-elle en détournant les yeux. En trois jours d’exercices, elle n’était arrivée qu’une seule fois à quinze tractions, et encore, avec difficulté. Il haussa les épaules. — Tu y arriveras, Miriel. Tu as juste besoin de plus d’entraînement. Il alla chercher une serviette et se la passa autour du cou. — Qu’est-il arrivé à ta femme ? lui demanda-t-elle soudain. — Laquelle ? — Combien en as-tu eu ? — Trois. — Ce n’est pas un peu beaucoup ? rétorqua-t-elle sèchement. Il gloussa. — C’est ce que je me dis avec le recul, convint-il. — Parle-moi de la première. Il soupira. — C’était une diablesse. Mais, par le ciel, elle savait se battre. Elle était à moitié démon – et ça, c’était son bon côté. Les dieux seuls savent d’où venait l’autre moitié. Elle m’a juré que son père était drenaï. Je ne l’ai jamais crue. On a eu de bons moments, quand même. Mais ils étaient plutôt rares. — Elle est morte ? Il acquiesça. — La peste. Elle s’est bien battue. Tous les bubons avaient disparu, ainsi que la décoloration. Ses cheveux avaient même recommencé à pousser. Puis elle a pris froid et elle n’avait plus la force de lutter. Elle est morte dans la nuit. Paisiblement. — Tu étais gladiateur à l’époque ? — Non. J’étais comptable chez un marchand. — Je n’y crois pas ! Comment l’as-tu rencontrée ? — Elle dansait dans une taverne. Une nuit, quelqu’un lui a attrapé la jambe. Elle lui a balancé un coup de pied en pleine figure. Il a dégainé une dague. Je l’ai arrêté. — Comme ça ? Un comptable ? — Ne commets pas l’erreur de juger le courage physique d’un homme, ou ses capacités, par le travail qu’il est contraint de faire, expliqua-t-il. Dans le temps, je connaissais un docteur qui pouvait tirer une flèche en pleine cible à quarante mètres. Un balayeur, à Drenan, a un jour repoussé vingt guerriers sathulis à lui seul, en tuant trois, avant de ramener son officier blessé au camp. Il faut juger un homme sur ses actes, pas sur son occupation. Remettons-nous au travail. — Et tes autres femmes ? — Tu ne veux pas t’y remettre tout de suite, hein ? Très bien. Alors, voyons, que pourrais-je te dire de Kalla ? C’était une autre danseuse. Elle travaillait dans le quartier sud de Drenan. Une Ventrianne. Une fille douce, mais avec une grosse faiblesse. Elle aimait les hommes. Elle ne savait pas dire non. Le mariage a duré huit mois. Elle s’est enfuie avec un marchand de Mashrapur. Et puis il y eut Voria. Elle était plus âgée que moi, mais pas de beaucoup. J’étais un jeune combattant, à l’époque, et elle, elle était la patronne de la Sixième Arène. Elle a eu le béguin pour moi et m’a couvert de cadeaux. Je l’ai épousée pour son argent, je l’admets, mais j’ai appris à l’aimer, à ma manière. — Elle est morte aussi ? — Non. Elle m’a surpris au lit avec deux servantes et m’a jeté dehors. Elle a fait de ma vie un enfer. Pendant trois ans, elle a essayé de me faire tuer dans l’arène. Une fois, elle a même drogué mon vin. Lorsque je suis allé me battre, j’étais presque inconscient. Ensuite, elle a engagé deux assassins. J’ai dû quitter Drenan pour un temps. J’ai combattu ensuite en Vagria, Gothir et même Mashrapur. — Est-ce qu’elle te déteste toujours ? Il secoua la tête. — Elle a épousé un jeune noble avant de mourir soudainement en lui laissant toute sa fortune. Elle est tombée d’une fenêtre – un accident à ce qu’on a dit, mais j’ai parlé avec une servante qui m’a dit qu’elle s’était disputée violemment avec son mari avant de tomber. — Tu penses qu’il l’a tuée ? — J’en suis sûr. — Et aujourd’hui il profite de sa fortune ? — Non. Curieusement, il est tombé de la même fenêtre deux nuits plus tard. Il s’est brisé le cou dans sa chute. — Et tu n’y es pas pour quelque chose, par hasard ? — Moi ? Comment peux-tu penser ça ? À présent remettons-nous au travail, si tu veux bien. Les épées, je pense. Mais alors que Miriel allait dégainer sa lame, elle aperçut du mouvement dans le sous-bois au nord de la cabane. Elle crut tout d’abord que c’était son père qui revenait, car le premier homme qu’elle vit était vêtu de noir. Mais il portait un arc et avait une barbe noire. Il était suivi d’un homme trapu, plus petit, portant un gilet de cuir tanné. — Laisse-moi faire, murmura Angel. Et ne dis rien, même s’ils te parlent. Il se retourna et attendit que les deux hommes se rapprochent. — Bonjour, dit l’archer noir. — Pareillement, ami. Vous chassez ? — Oui, da. Je croyais que nous pourrions trouver un cerf. — Il y en a plein au sud. Des sangliers aussi, si vous aimez leur chair. — Belle cabane. C’est la tienne ? — Oui, répondit Angel. L’homme acquiesça. — Tu es donc Dakeyras ? — C’est exact. Et voici ma fille, Moriae. Comment nous connaissez-vous ? — Nous avons croisé des gens dans les montagnes. Ils nous ont dit que tu avais une cabane par ici. — Et vous êtes passés nous dire bonjour ? — Pas vraiment. J’ai cru que tu pourrais être un de mes vieux amis. Il s’appelle Dakeyras, également, mais il est plus grand et a les cheveux bruns. — C’est un nom plutôt courant dans la région, expliqua Angel. En tout cas, si vous tuez un cerf, je vous achèterai une partie de la viande. Le gibier risque de se faire rare une fois que l’hiver sera venu. — Je m’en souviendrai, déclara l’archer. Les deux hommes s’en allèrent en direction du sud. Angel les regarda jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue. — Assassins ? s’enquit Miriel. — Des traqueurs ou des chasseurs. Ils doivent travailler pour Morak ou Senta. — Tu as pris un risque en prétendant être Dakeyras. — Pas vraiment, répondit-il. On devait certainement leur avoir donné une description de Waylander – et je ne lui ressemble pas franchement. — Mais si ce n’était pas le cas ? Et s’ils t’avaient attaqué ? — Je les aurais tués. À présent, au travail. Kesa Khan contempla les flammes vertes d’un air lugubre ; ses yeux de jais ne cillaient pas. Il renifla et mollarda dans le feu. Si son expression était impassible, son cœur, lui, battait rapidement. — Que vois-tu, chaman ? demanda Anshi Chen. Le petit homme ratatiné agita la main pour exiger le silence, et le chef trapu obéit. Il commandait à trois cents épées, et pourtant il avait plus peur du petit chaman que de quoi que ce soit d’autre dans la vie, ou même dans la mort. Kesa Khan avait vu tout ce dont il avait besoin, pourtant, ses yeux bridés restaient rivés sur les flammes qui dansaient. Il plongea une main squelettique dans l’un des quatre pots de grès posés devant lui et y prit une pincée de poudre jaune qu’il jeta dans le feu. Celui-ci s’embrasa, orange et rouge, projetant des ombres sur les murs de la caverne, cabriolant comme des démons. Anshi Chen se racla la gorge et renifla bruyamment. Ses yeux noirs de Nadir passaient nerveusement de droite à gauche. Kesa se fendit d’un mince sourire. — J’ai vu le dragon dans le rêve, murmura-t-il dans un sifflement. Anshi devint livide. — C’est donc la fin ? Nous sommes tous morts ? — Peut-être, lui accorda Kesa en se délectant de la peur qui émanait du guerrier. — Que pouvons-nous faire ? — Ce que les Nadirs ont toujours fait. Nous allons nous battre. — Les Gothirs ont des milliers de guerriers, de bonnes armures, des épées d’acier qui ne rouillent pas. Des archers. Des lanciers. Comment pouvons-nous les combattre ? Kesa secoua la tête. — Je ne suis pas le chef de guerre des Loups. C’est toi. — Mais tu peux lire dans le cœur de nos ennemis ! Tu pourrais envoyer des démons les éventrer. Ou Zhu Chao serait-il plus puissant que Kesa Khan ? L’espace d’un instant, le silence s’abattit dans la caverne. Anshi Chen se pencha en avant, la tête inclinée. — Pardonne-moi, Kesa. C’est la colère qui m’a fait parler. Le chaman opina sagement. — Je sais. Mais il y a quelque chose de vrai dans ta peur. Zhu Chao est plus puissant. Il peut puiser dans le sang de nombreuses âmes. L’Empereur a plus d’un millier d’esclaves et beaucoup de cœurs ont été déposés sur l’autel du Dieu Sombre. Et qu’ai-je donc, moi ? Le petit homme se tourna et désigna trois poulets morts. Il eut un petit rire sec. — Je ne vais pas invoquer beaucoup de démons avec cela, Anshi Chen. — Nous pourrions attaquer les Singes Verts et leur voler des enfants, proposa Anshi. — Non ! Je ne sacrifierai pas de jeunes Nadirs. — Mais ils sont nos ennemis. — Aujourd’hui, oui, mais un jour tous les Nadirs seront unis – cela est écrit. Et c’est le message que Zhu Chao a fait passer à l’Empereur. C’est pour cela que le dragon est dans le rêve. — Tu ne peux donc pas nous aider, alors ? — Ne sois pas stupide, Anshi Chen. Je vous aide en ce moment même ! Bientôt, les Gothirs fondront sur nous. Nous devons nous préparer à ce jour. Il faut que notre campement d’hiver soit proche des Montagnes de la Lune ; nous devons être prêts à nous y enfuir. — Les Montagnes ? souffla Anshi. Mais les démons… — C’est ça ou la mort. Tes femmes et tes enfants, et les enfants de tes enfants. — Mais pourquoi ne pas partir dans le sud ? Nous pourrions nous enfuir à des centaines de kilomètres de Gulgothir. Nous pourrions nous mélanger à d’autres tribus. Comment pourraient-ils nous retrouver ? — Zhu Chao vous retrouverait, affirma Kesa. Sois fort, seigneur de la guerre. De l’un d’entre nous viendra le chef que les Nadirs attendent depuis si longtemps. Tu comprends ? L’Unificateur ! Il mettra un terme à la domination gothire. Il nous offrira le monde. — Vivrai-je assez longtemps pour le voir ? Kesa secoua la tête. — Mais moi non plus, confia-t-il au chef de guerre. — Nous ferons comme tu le demandes, promit Anshi. Nous allons lever le camp. — Et convoque Belash. — Je ne sais pas où il est. — Au sud de la nouvelle forteresse drenaïe, dans les montagnes qu’ils nomment Skeln. Envoie Shia le chercher. — Belash ne m’aime pas, chaman. Tu le sais. — Je sais beaucoup de choses, Anshi. Je sais que, dans les jours à venir, nous allons devoir nous reposer sur ton jugement et ton calme. Tu es respecté et connu comme le Vieux Renard. Mais je sais aussi que nous aurons besoin de la force de Belash, le Tigre Blanc dans la Nuit. Et il amènera avec lui quelqu’un d’autre : le Dragon de l’Ombre. Ekodas attendit un instant devant le bureau de l’Abbé afin de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il aimait la vie au temple, le calme et la camaraderie, les heures d’études et la méditation, même les exercices physiques, la course, l’archerie et l’escrime. Il se sentait à tout point de vue comme l’un des Trente. Sauf un. Il tapa à la porte et l’ouvrit. La pièce était éclairée par la lumière dorée de trois lanternes en verre. Il vit Dardalion assis à son bureau, concentré sur une carte dessinée sur une peau de chèvre. L’Abbé leva les yeux. La lumière tamisée lui donnait un air plus jeune et les reflets d’argent dans ses cheveux brillaient là comme de l’or. — Bienvenue, mon garçon. Viens t’asseoir. (Ekodas s’inclina et prit place dans le grand fauteuil.) Veux-tu que nous partagions nos esprits ou préfères-tu parler à voix haute ? demanda Dardalion. — Parler, monsieur. — Très bien. Vishna et Magnic me disent que quelque chose te préoccupe encore. — Je ne suis pas préoccupé, Père Abbé. Je sais ce que je sais. — Tu ne penses pas qu’il s’agisse d’arrogance ? — Non. Mes convictions sont les mêmes que les vôtres, avant que vous croisiez la route du Tueur, Waylander. Aviez-vous tort à l’époque ? — Je ne le crois pas, répondit Dardalion. Mais je ne crois plus non plus qu’il n’y ait qu’une seule route qui mène à la Source. Egel était un visionnaire, et un croyant. Il priait trois fois par jour espérant un signe. Pourtant, il était aussi un soldat et grâce à lui – et à Karnak, bien sûr – les terres des Drenaïs ont été sauvées de l’ennemi. À présent, il est mort. Est-ce que tu crois que la Source lui a refusé une place au Paradis ? — Je ne connais pas la réponse à cette question, répliqua le jeune homme, mais je sais que vous et d’autres m’avez appris que l’amour est le plus grand don de la Source. L’amour de toute vie, pour toutes Ses Créations. Et voilà que maintenant vous attendez que je prenne des vies avec mon épée. Cela ne se peut. Dardalion se pencha en avant, les coudes sur le bureau, les mains jointes comme s’il priait. — Acceptes-tu le fait que la Source ait créé le lion ? — Évidemment. — Et la biche ? — Oui – et le lion tue la biche. Je sais. Je ne le comprends pas, mais je l’accepte. — J’ai besoin de voler, déclara Dardalion. Suis-moi. L’Abbé ferma les yeux. Ekodas s’installa plus confortablement sur son siège, les mains posées sur les bras en cuir, et prit une profonde inspiration. Libérer son esprit semblait facile pour Dardalion, mais Ekodas avait toujours eu d’énormes difficultés à le faire, comme si son âme était accrochée par des hameçons à son corps. Il appliqua les leçons qu’on lui avait apprises ces dix dernières années, répétant les mantras, purifiant son esprit. La colombe dans le temple, la porte qui s’ouvre, le cercle en or sur un champ bleu, les ailes qui s’écartent dans la cage, les chaînes qui tombent sur le sol du temple. Il sentit qu’il perdait progressivement prise sur son corps, comme s’il flottait dans les eaux chaudes d’une matrice. Il se sentait en sécurité, heureux. Des sensations resurgirent, sa colonne vertébrale contre le dossier en bois du fauteuil, ses sandales sur le sol glacé. Non, non, se gronda-t-il. Tu es en train de perdre ta concentration ! Il fit un effort mais n’arriva pas à s’échapper de son corps. La voix de Dardalion murmura dans son esprit : Prends ma main, Ekodas. Une lumière dorée et chaude apparut, et Ekodas accepta la fusion. La libération fut instantanée et son esprit jaillit du temple de son corps, passant à travers le deuxième temple de pierre pour flotter dans le ciel nocturne au-dessus du pays drenaï. Pourquoi est-ce que j’ai autant de mal ? demanda-t-il à l’Abbé. Dardalion, de nouveau jeune, le visage intact, posa sa main sur l’épaule de son disciple. Les doutes sont des peurs, mon garçon. Et les rêves sont de chair. De petites culpabilités, sans gravité mais inquiétantes. Où allons-nous, Père Abbé ? Suis-moi et observe. Ils partirent en direction de l’est au-dessus de la mer ventrianne où se reflétaient des milliers d’étoiles. Une tempête faisait rage au large, et sous eux une minuscule trirème luttait face aux éléments ; des vagues gigantesques venaient s’abattre sur les ponts plats du bateau. Ekodas vit un marin passer par-dessus bord et tomber à l’eau. Il vit ensuite l’étincelle de son âme flotter à la surface et disparaître dans les airs. La terre ferme apparut : les montagnes et les plaines de Ventria qui s’étendaient toujours plus à l’est, alors qu’ici sur la côte, les lumières des villes et des ports brillaient comme des joyaux sur un manteau noir. Dardalion descendit, encore… Les deux prêtres planèrent à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol et Ekodas vit les centaines de navires qui mouillaient dans le port. Il entendit également le bruit des marteaux des forgerons dans la ville. La flotte de guerre des Ventrians, déclara Dardalion. Elle mettra les voiles cette semaine. Ils attaqueront Purdol, Erekban et Lentrum, débarquant des troupes afin d’envahir Drenaï. La guerre et la dévastation. Il reprit son vol, franchissant les hautes montagnes et descendit en vrille vers une cité de marbre aux maisons disposées en quadrillage afin de créer de grandes avenues et de petites ruelles perpendiculaires. Il y avait un palais sur la plus haute colline, entouré par de grands murs, gardé par des sentinelles aux armures décorées d’or, de blanc et d’argent. Dardalion pénétra dans le palais en passant à travers les murs et des draperies de soie et de velours pour arriver finalement dans une chambre à coucher où un homme à la barbe noire dormait. L’esprit de cet homme flottait au-dessus de son corps, flou et sans forme, inconscient de ce qui se passait. Nous pourrions arrêter la guerre maintenant, déclara Dardalion en faisant apparaître une épée d’argent dans sa main. Je pourrais tuer l’âme de cet homme. Ainsi, des milliers de Drenaïs, fermiers, soldats, femmes et enfants, auraient la vie sauve. Non ! s’exclama Ekodas en s’interposant rapidement entre l’Abbé et l’esprit informe du roi ventrian. Tu as cru que je le ferais ? lui demanda tristement Dardalion. Je… Je suis désolé, mon Père. J’ai vu l’épée et… Sa voix s’éteignit. Je ne suis pas un meurtrier, Ekodas. Et je ne connais pas non plus toute la Volonté de la Source. Aucun homme ne la connaît. Et aucun homme ne la connaîtra jamais, bien que beaucoup prétendent le contraire. Prends ma main, mon fils. Les murs du palais disparurent et à une vitesse prodigieuse les deux esprits traversèrent de nouveau la mer, en direction du nord-est, cette fois. Des couleurs défilèrent devant les yeux d’Ekodas, et, sans la poigne ferme de Dardalion, il se serait perdu dans ces tourbillons lumineux. Ils ralentirent et Ekodas cligna des yeux pour essayer de rassembler ses idées. Sous lui se dressait une nouvelle cité avec encore plus de palais de marbre. Un gigantesque amphithéâtre se trouvait à l’ouest et un stade colossal pour les courses de chars se trouvait au cœur de la cité, la désignant alors comme Gulgothir, la capitale de l’empire gothir. Que sommes-nous venus voir ici, Père Abbé ? s’enquit Ekodas. Deux hommes, répondit Dardalion. Nous avons franchi les portes du temps pour arriver ici. La scène dont tu vas être le témoin s’est déroulée il y a cinq jours. Tout en gardant la main du jeune prêtre dans la sienne, Dardalion descendit vers les grands murs du palais jusqu’à une petite pièce située derrière la salle du trône. L’Empereur gothir était allongé sur un divan recouvert de soie. C’était un jeune homme d’à peine vingt ans, avec de gros yeux protubérants et un menton retroussé, en partie caché par une petite barbe frisée. Devant lui, sur un tabouret, était assis un homme, vêtu d’une longue robe de soie noire, brodée d’argent. Ses cheveux étaient noirs et plaqués sur son crâne par de la cire. En revanche, ses pattes étaient anormalement longues ; tressées, elles lui tombaient sur les épaules. Il avait de gros sourcils, au-dessus de petits yeux bridés. Sa bouche n’était qu’un trait fin. — Tu me dis que l’empire est en danger, Zhu Chao, déclara l’Empereur d’une voix puissante, qui contredisait son apparence frêle. — Oui, sire. À moins que vous preniez tout de suite des mesures, vos descendants seront renversés et vos cités conquises. J’ai lu tous les présages. Les Nadirs attendent simplement le jour de l’Unificateur. Et celui qui viendra de la tribu des Têtes-de-Loups. — Et que puis-je faire pour changer cela ? — Si des loups tuent un mouton, on tue les loups. — Tu me parles d’une tribu tout entière. — Tout à fait, sire. Huit cent quarante-quatre sauvages. Ce ne sont pas des gens comme vous ou moi pouvons le comprendre. Leurs vies n’ont pas d’importance, mais leur descendance pourrait bien signifier la fin de la civilisation gothire. L’Empereur acquiesça. — Il va me falloir du temps pour réunir une force suffisante pour accomplir cette tâche. Comme tu le sais, les Ventrians sont sur le point d’envahir Drenaï et j’ai mes propres plans en cours. — Je comprends, sire. Vous voulez que les plaines sentrannes reviennent au Gothir, ce qui ne serait que justice, mais pour ce qui nous intéresse, il ne faudra pas plus de dix mille hommes. Vous en avez dix fois plus sous vos ordres. — Et j’en ai besoin, magicien. Il y a toujours des gens qui cherchent à renverser les monarques. Je peux t’accorder cinq mille hommes pour cette tâche. Dans un mois, tu auras le massacre que tu désires. — Vous vous méprenez, sire, objecta Zhu Chao, en s’inclinant profondément, les mains écartées comme un suppliant. Je ne pense qu’au futur bien-être de Gothir. — Oh, je crois aux prophéties, magicien. J’ai d’autres sorciers et des chamans qui m’ont raconté la même histoire, mais jusqu’à présent aucun d’entre eux n’avait réussi à me donner le nom d’une tribu. Tu as d’autres raisons de vouloir la destruction des Loups, sinon tu aurais remonté la lignée de cet Unificateur jusqu’à me donner le nom d’un seul homme. La tâche aurait été ainsi beaucoup plus simple : un couteau dans la nuit. Ne me prends plus jamais pour un imbécile, Zhu Chao. Tu veux qu’ils meurent tous, parce que cela t’arrange. — Vous êtes sage et omniscient, sire, murmura le magicien en se mettant à genoux pour toucher le sol de son front. — Non, je ne le suis pas. Et c’est de le savoir qui fait ma force. Mais je vais t’accorder les morts que tu désires. Tu m’as bien servi, et tu n’as jamais essayé de me tromper. Comme tu le dis, ce ne sont que des Nadirs. Cela entraînera les troupes, une bonne préparation avant d’envahir Drenaï. Je présume que tu vas envoyer tes chevaliers de la Confrérie dans la bataille. — Évidemment, sire. Ils seront nécessaires pour combattre les pouvoirs maléfiques de Kesa Khan. La scène disparut et Ekodas sentit de nouveau la chaude prison de son corps. Il ouvrit les yeux et vit que Dardalion le regardait fixement. — Suis-je censé avoir appris quelque chose, Père Abbé ? Je n’ai vu que des hommes maléfiques, fiers et sans merci. Le monde en est rempli. — C’est vrai, lui accorda Dardalion. Et si nous devions passer nos vies à arpenter le monde pour les tuer, il y en aurait toujours davantage à la fin du voyage qu’au début. — Mais enfin, c’est mon argument, Père Abbé, fit Ekodas surpris. — Exactement. Et c’est bien à cela que tu dois réfléchir. J’apprécie ton argument, et j’accepte les prémisses sur lesquelles il repose, pourtant je crois en la cause des Trente. Je suis persuadé qu’il nous faut devenir un Temple des Épées. Ce que je voudrais que tu fasses, Ekodas, c’est que tu conduises nos débats demain soir. Je présenterai tes arguments comme si c’étaient les miens. Et toi, tu présenteras les miens. — Mais… ce n’est pas logique, Père Abbé. Je ne comprends même pas votre cause. — Fais de ton mieux. Je ferai de ce débat un vote à main levée. Le futur des Trente dépend du résultat. Je ferai de mon mieux pour rallier nos frères à tes arguments. Tu dois faire pareil. Si je gagne, alors les épées et les armures retourneront dans les entrepôts et nous continuerons à prier. Si tu gagnes, nous attendrons un signe de la Source pour chevaucher vers notre destin. — Pourquoi ne puis-je pas présenter mes convictions ? — Tu crois que je ne leur rendrai pas justice ? — Non, bien sûr que non, mais… — Alors, l’affaire est close. CHAPITRE 5 Plus Morak écoutait les rapports des chasseurs, plus il sentait son irritation grandir. Il n’y avait aucun signe de Waylander nulle part, et le nommé Dakeyras s’était avéré être un rouquin à la calvitie naissante, dont le visage avait dû être piétiné par un bœuf. Je hais les forêts, pensa Morak, en s’asseyant le dos à un saule pleureur, son manteau vert autour de lui. Je hais l’odeur du terreau, le vent froid, la boue et la vase. Il jeta un coup d’œil à Belash, assis à l’écart des autres, en train d’affûter son couteau à grands coups de pierre à aiguiser. Le grattement de la pierre ne fit qu’ajouter à la mauvaise humeur de Morak. — Bon, quelqu’un a tué Kreeg, dit-il enfin. Quelqu’un lui a planté un couteau ou une flèche dans l’œil. Personne ne parla. Ils avaient trouvé le cadavre la veille, pris dans des roseaux du fleuve Earis. — Peut-être des voleurs, proposa Wardal, un grand archer maigre de la forêt de Graven, au sud. — Des voleurs ? répéta Morak avec dédain. Bon sang ! J’ai vu des poux qui avaient plus de cervelle que toi ! Si ça avait été des voleurs, tu ne crois pas qu’il y aurait eu une bagarre ? Quelqu’un de très adroit lui a décoché un missile dans l’œil. Un homme relativement doué est tué, ce qui suggère que celui qui l’a tué était plus doué que lui. Est-ce que tout le monde suit mon raisonnement jusqu’ici ? — Tu penses que c’était Waylander, grommela Wardal. — Un pas de géant pour l’imagination. Bravo. La seule question, c’est : où est-il, bordel ? — Pourquoi serait-il facile à trouver ? s’enquit soudainement Belash. Il sait que nous sommes là. — Et par quelle étincelle magique de logique arrives-tu à cette conclusion ? — Il a tué Kreeg. Donc, il sait. Morak sentit un souffle d’air frais courir sur son corps et frissonna. — Wardal, toi et Tharic avez le premier tour de garde. — Et que devons-nous garder ? demanda Tharic. Morak ferma les yeux et soupira. — Eh bien, dit-il enfin, tu pourrais nous garder nous. Qui sait, un éléphant va peut-être piétiner nos réserves ? Mais à ta place, je ferais surtout attention à un grand homme, vêtu de noir, qui est plutôt doué pour lancer des objets pointus dans les yeux des gens. Au même moment, une grande silhouette émergea du sous-bois. Le cœur de Morak s’arrêta de battre un instant, puis il reconnut Baris. — La procédure normale est de crier : « Hé ho, du camp ! », fit-il remarquer. Enfin bon, tu as pris ton temps. Le forestier blond vint s’asseoir devant le feu. — Kasyra n’est pas une petite ville, mais j’ai réussi à trouver la putain avec laquelle vivait Kreeg. Elle lui a parlé d’un certain Dakeyras qui habite la région. J’ai les indications pour nous y rendre. — Ce n’est pas le bon, lui annonça Morak. Wardal et Tharic y sont déjà allés. Qu’as-tu trouvé d’autre ? — Rien de bien intéressant, répondit Baris en sortant les restes d’une miche de pain de sa besace. Au fait, depuis combien de temps Angel fait-il partie de la guilde ? — Angel ? Je ne savais pas qu’il en faisait partie, répliqua Morak. Pourquoi ? — Il était à Kasyra il y a environ une semaine. Un tavernier l’a identifié. Senta aussi est là-bas. Il m’a dit de te dire que lorsqu’il trouvera ton cadavre, il lui donnera une belle sépulture. Mais Morak n’écoutait déjà plus. Il éclata de rire et secoua la tête. — Wardal, es-tu déjà allé à l’arène ? — Oui. J’y ai vu Senta. Il a battu un Vagrian nommé… nommé… — Sans importance ! As-tu déjà vu Angel se battre ? — Oh oui ! Un coriace. J’ai même gagné un peu d’argent grâce à lui, une fois. — Te souviendrais-tu de son visage, par le plus grand des hasards ? — Il était roux, non ? répondit Wardal. — Bonne pioche, abruti ! Roux. Et un visage que sa mère ne reconnaîtrait pas. Je me demande si une idée ne serait pas en train de faire son petit bonhomme de chemin dans le tas d’os qui abrite ton cerveau ? Et, si tu en as une, ce serait bien de la partager avec tout le monde. Wardal renifla bruyamment. — L’homme à la cabane ! — L’homme qui a prétendu être Dakeyras, oui, dit Morak. C’était la bonne cabane, mais pas le bon homme. Tu y retournes demain. Prends Baris et Tharic. Non, cela ne sera peut-être pas suffisant. Prends également Jonas et Seeris avec toi. Tuez Angel et ramenez-moi la fille ici. — C’est un gladiateur, fit remarquer Jonas, un gros guerrier chauve avec une barbiche fourchue. — Je ne vous ai pas dit de le combattre, soupira Morak. Je vous ai demandé de le tuer. — Il n’a jamais été question de gladiateur, insista Jonas. Pister quelqu’un, tu m’avais dit. Trouver ce Dakeyras. Moi aussi j’ai vu Angel se battre. Il n’arrête jamais, hein ? On peut le planter, le taillader, le frapper… il continue à avancer. — Oui, oui, oui ! Je suis persuadé qu’il serait ravi d’apprendre que tu es l’un de ses grands admirateurs. Mais aujourd’hui il est vieux. Il a pris sa retraite. Allez là-bas, engagez la conversation, et tuez-le. Si cela te semble un peu trop difficile, alors tire-toi à Kasyra – et tu peux dire adieu à ta part des dix milles pièces d’or. — Pourquoi tu ne vas pas le tuer toi-même ? s’enquit Jonas. C’est toi l’épéiste, ici. — Suggérerais-tu que j’ai peur de lui ? rétorqua Morak d’un ton menaçant. — Non, non, pas du tout, répondit Jonas en rougissant. Nous savons tous… à quel point tu es talentueux. Je me posais la question, c’est tout. — As-tu déjà vu des nobles chasser, Jonas ? — Bien sûr. — As-tu remarqué que lorsqu’ils chassent le sanglier, ils emmènent une meute de chiens avec eux ? L’homme acquiesça sombrement. — Bon, fit Morak. Alors, essaie de rentrer ça dans le petit caillou qui te sert de cerveau : je suis un noble en train de chasser et vous êtes mes chiens. C’est clair ? Je ne suis pas payé pour tuer Angel. Mais je te paie, toi. — Peut-être qu’on pourrait lui tirer dessus de loin, proposa Jonas. Wardal se débrouille très bien avec un arc. — Si tu veux, grommela Morak. Du moment que vous le faites, c’est tout ce qui m’importe. Mais ramenez-moi cette fille saine et sauve. Compris ? Elle est la clé qui nous mènera à Waylander. — Cela va à l’encontre des règles de la guilde, intervint Belash. Aucun innocent ne doit être utilisé… — Je connais les règles de la guilde ! cracha Morak. Et lorsque j’aurai besoin de leçons de conduite, je t’appellerai. Après tout, les Nadirs sont connus pour leur respect rigide des comportements civilisés. — Je sais ce que tu veux de cette fille, déclara Belash. Et ce n’est pas la bonne clé pour avoir le père. — Un homme a droit à certains plaisirs, Belash. C’est ce qui fait que la vie vaut le coup d’être vécue. Le Nadir acquiesça. — J’ai connu des hommes qui partageaient les mêmes… plaisirs… que toi. Quand nous autres Nadirs les attrapons, nous leur coupons les mains et les pieds, puis nous les attachons sur des fourmilières. Mais comme tu dis, nous ne comprenons rien aux gens civilisés. Le visage était gigantesque et blanc comme le ventre d’un poisson, les orbites creuses, les paupières en forme de mâchoires, qui claquèrent en se refermant. La bouche n’avait pas de lèvres, la langue était énorme et couverte de petites bouches. Miriel prit la main de Krylla et ensemble Une main écailleuse se referma sur le bras de Miriel, et le contact la brûla. — Amenez-les-moi ! dit une voix douce. Miriel vit un homme non loin, au visage pâle, lui aussi, à la peau écaillée comme un beau serpent albinos. Mais il n’y avait rien de beau chez cet homme. Krylla se mit à pleurer. La créature monstrueuse qui les retenait se pencha sur les enfants, touchant le visage de Miriel avec sa gueule caverneuse. Elle ressentit alors une douleur, une douleur terrible. Et elle hurla. Et hurla… — Réveille-toi, fillette, dit le démon, la main toujours posée sur son épaule. (Sa main jaillit et elle essaya de griffer le visage, mais le démon lui attrapa le poignet.) Arrête. C’est moi. Angel. Elle ouvrit grand les yeux en se redressant et vit les chevrons de la cabane, le clair de lune se faufilant par les interstices des volets ; elle sentit le contact rugueux de sa couverture en laine sur son corps nu. Elle frissonna et se rallongea. Il lui caressa le front, essuyant la sueur qui coulait dans ses cheveux. — Ce n’était qu’un rêve, fillette. Rien qu’un rêve, murmura-t-il. Elle ne répondit pas, essayant de rassembler ses pensées. Elle avait la bouche sèche. Elle s’assit et attrapa un verre d’eau sur sa table de chevet. — C’était un cauchemar. Toujours le même, dit-elle entre deux gorgées. Krylla et moi sommes pourchassées dans un endroit maléfique et sombre. Des vallées sans arbres, un ciel sans lune ni soleil, gris, sans âme. (Elle frissonna.) Des démons nous attrapent, et d’horribles hommes… — C’est fini, la rassura-t-il. Tu es réveillée à présent. — Ce n’est jamais fini. Aujourd’hui c’est un rêve – mais c’est arrivé. Un frisson la parcourut de nouveau. Il la prit dans ses bras et caressa son dos. Elle posa sa tête sur son épaule et se sentit mieux. Le souvenir du froid dans le Vide était encore vif, et la chaleur de la peau d’Angel le repoussait peu à peu. — Raconte-moi ce qui s’est passé, dit-il. — C’était après la mort de ma mère. Nous avions peur, Krylla et moi. Mon père se comportait bizarrement, criant et pleurant. Nous ne savions pas ce que c’était qu’un homme ivre. Et voir son père trébucher et tomber est un spectacle terrifiant. Krylla et moi allions nous asseoir dans notre chambre en nous donnant la main. Alors, nos esprits s’envolaient dans le ciel. Nous étions libres. En sécurité – du moins, c’est ce que nous pensions. Mais, une nuit, alors que nous jouions sous les étoiles, nous nous sommes rendu compte que nous n’étions pas seules. Il y avait d’autres esprits avec nous dans le ciel. Ils ont essayé de nous attraper et nous avons dû nous enfuir. Nous volions tellement vite, nous avions tellement peur, que nous n’avons pas fait attention à l’endroit où nous allions. Mais le ciel était gris et le paysage désertique. C’est alors que les démons sont arrivés. Ils avaient été invoqués par des hommes. — Mais vous leur avez échappé. — Oui. Non. Un autre homme est apparu en armure d’argent. Nous le connaissions. Il a combattu les démons, les a tués, et nous a ramenées chez nous. C’était notre ami. Pourtant, il n’apparaît plus dans mes rêves aujourd’hui. — Rallonge-toi, lui dit Angel. Essaie de redormir un peu. — Non. Je ne veux pas rêver encore. Angel repoussa la couverture en laine et s’allongea à côté d’elle, sa tête toujours sur son épaule. — Il n’y a pas de démons, Miriel. Et s’il y en a, je serai là pour te protéger. Il ramena la couverture sur eux et resta immobile. Miriel sentait le lent battement de cœur d’Angel. Elle ferma les yeux. Elle dormit une petite heure et se réveilla reposée. Angel dormait à poings fermés à côté d’elle. Dans la faible lumière d’avant l’aube, sa laideur était adoucie. Elle essaya de l’imaginer tel qu’il était lorsqu’il lui avait apporté cette robe des années auparavant. C’était presque impossible. Elle avait son bras posé sur l’énorme poitrine de l’ancien gladiateur et elle le retira lentement, sentant au passage la douceur de sa peau et les rangées de muscles sur son estomac. Il ne se réveilla pas. Miriel prit soudain conscience qu’il était également entièrement nu. Sa main descendit, et du bout des doigts, elle toucha la touffe de petits poils frisés juste en dessous de son nombril. Il bougea. Elle s’arrêta net, consciente que son cœur s’emballait. Elle sentit la peur monter en elle, mais c’était une sensation délicieuse. De jeunes villageois l’avaient souvent remplie de désir, la faisant rêver à des rendez-vous galants interdits. Mais elle n’avait jamais ressenti cette émotion, cette vague de peur en harmonie avec sa passion. Elle n’avait jamais été aussi consciente de son désir. De ses besoins. La respiration d’Angel reprit un rythme normal. Elle fit descendre un peu plus sa main et le caressa du bout des doigts, le prenant dans sa main, le sentant gonfler et grossir. Un doute, suivi d’un instant de panique s’empara d’elle tout à coup. Et s’il ouvrait les yeux ? Il pourrait lui en vouloir pour son audace et la prendre pour une putain. Ce que je suis, pensa-t-elle, dans une bouffée de dégoût d’elle-même. Elle le lâcha et sortit du lit. Elle avait pris un bain la veille, mais quelque part, l’idée d’eau glacée sur sa peau lui sembla non seulement agréable, mais nécessaire. Elle se déplaça silencieusement pour éviter de le réveiller, ouvrit la porte de la chambre et sortit de la pièce. Elle souleva le loquet de la porte principale et traversa la clairière devant la cabane, sous le soleil levant. Les buissons et les arbres étaient encore couverts de rosée, et le soleil d’automne n’éclairait que faiblement sa peau. Comment avait-elle osé faire ça, se demanda-t-elle en marchant vers le ruisseau. Miriel avait souvent rêvé d’amants, mais dans ses fantasmes, ceux-ci n’avaient jamais été hideux. Ils n’avaient jamais été vieux non plus. Elle savait qu’elle n’était pas amoureuse de l’ancien gladiateur. Non, comprit-elle, et c’est ce qui fait de toi une putain. Tu voulais simplement baiser comme un animal en rut. Elle atteignit le cours d’eau et s’assit dans l’herbe, les pieds dans l’eau. Celle-ci venant des montagnes, des petits morceaux de glace flottaient à la surface, comme des nénuphars gelés. Elle entendit un mouvement derrière elle mais, perdue dans ses pensées, elle ne fut pas assez rapide, et alors qu’elle allait se relever, une main l’attrapa par l’épaule et la jeta par terre. Elle remonta instinctivement son coude, qui rentra en contact avec le ventre de son agresseur. Celui-ci grogna et s’écroula sur elle. Une odeur de cheminée, de cuir huilé et de vieille transpiration emplit ses narines, quand un visage barbu vint frotter contre sa joue. Elle se retourna et assena un coup de paume au nez de l’inconnu, lui faisant partir la tête à la renverse. Elle essaya de se relever pour s’enfuir, mais l’homme lui attrapa la cheville ; un deuxième jaillit de sa cachette et sauta sur elle. Miriel lui lança un direct du droit au menton, mais ayant l’avantage du poids, il l’entraîna dans sa chute. Elle se retrouva au sol, les bras maintenus dans le dos. — Une vraie tigresse, grogna le nouveau venu – un grand blond. Ça va, Jonas ? Le premier se releva tant bien que mal. Il avait du sang qui coulait de son nez et tombait dans sa barbe noire. — Tiens-la bien, Baris. J’ai l’arme qui va la dompter. Le guerrier chauve commença à défaire son pantalon et vint se planter devant Miriel. — Tu as entendu ce qu’a dit Morak. Saine et sauve, fit remarquer Baris. — Ça n’a jamais tué aucune femme, répondit Jonas. Miriel, les bras et les épaules cloués au sol, se cambra et balança son pied droit entre les jambes de Jonas. Celui-ci poussa un cri étouffé et tomba à genoux. Baris la gifla et la tira par les cheveux pour la faire se relever. — T’abandonnes jamais ? grogna-t-il en la giflant de nouveau, mais cette fois avec le dos de sa main. (Miriel s’affaissa contre lui.) Voilà qui est mieux, déclara-t-il. Elle releva la tête d’un coup sec et percuta son menton. Il recula en titubant et dégaina un couteau. Il leva son bras pour le lancer. Miriel, immobile, à moitié assommée, se jeta brusquement sur la droite et fit une roulade. Elle se releva presque aussitôt et se mit à courir. Un autre homme lui coupa le chemin, mais elle réussit à l’esquiver. Elle avait presque atteint la clairière lorsque la pierre d’une fronde la frappa en pleine tempe. Elle tomba à genoux et essaya de ramper dans les sous-bois, mais le bruit de pas de course derrière elle lui fit comprendre que c’était inutile. Sa tête lui faisait mal et tous ses sens étaient en ébullition. Elle entendit alors la voix d’Angel : — C’est l’heure de mourir, mes enfants. Miriel se réveilla dans son lit, un linge humide sur le front. Sa tête la lançait douloureusement. Elle essaya de se relever, mais elle se sentit prise de vertiges. — Reste tranquille, lui dit Angel. Tu as pris un méchant coup. Tu as une bosse grosse comme un œuf de dinde. — Est-ce que tu les as tués ? murmura-t-elle faiblement. — Non. Je n’ai jamais vu des gens courir aussi vite. Ils ont laissé une traînée de poussière derrière eux. J’ai comme l’impression qu’ils savaient qui j’étais – c’était vraiment gratifiant. Miriel ferma les yeux. — Ne dis pas à mon père que je suis sortie sans arme. — Tu peux me faire confiance. Mais c’était stupide. À quoi avais-tu la tête – toujours ton rêve ? — Non, pas simplement le rêve. J’ai… c’était stupide, comme tu dis. — Que l’homme qui n’a jamais fait d’erreur te jette la première pierre, déclara-t-il. — Je ne suis pas un homme ! — J’avais remarqué. Mais je suis sûr que cela marche aussi pour les femmes. Deux des hommes saignaient, j’en conclus que tu leur as fait un peu mal avant qu’ils te capturent. Bien joué, Miriel. — C’est la première fois que tu me fais un compliment. Méfie-toi, ça risque de me monter à la tête. Il lui tapota la main. — Je sais que je peux être un vrai fils de pute. Mais tu es une brave fille – coriace, forte, avec de la volonté. Je ne veux pas te briser le moral – mais je ne veux pas non plus que ton corps soit brisé. Et je ne connais qu’une façon d’enseigner. Je ne suis même pas sûr qu’elle soit bonne. Elle essaya de sourire, mais la douleur la lançait de plus belle et elle eut le sentiment de s’endormir. — Merci, arriva-t-elle à dire. Merci d’avoir été là. De la fenêtre de son bureau, Dardalion vit la troupe de lanciers grimper lentement le long du sentier. Vingt-cinq hommes en armures d’argent, avec des capes pourpres, sur des chevaux noirs aux flancs maillés. À leur tête chevauchait un homme que Dardalion connaissait bien. Face à la perfection martiale de ses hommes, Karnak avait de quoi faire rire ; trop gros et vêtu de couleurs vives – une cape rouge, une chemise orange, un pantalon de tartan vert et des cuissardes bleues par-dessus des bottes d’équitation à liserés d’argent. Mais personne ne se moquait de sa façon excentrique de s’habiller. Car il était le héros de Dros Purdol, le sauveur des Drenaïs. Karnak N’a-Qu’Un-Œil. Sa force physique était légendaire, mais elle n’était rien face à la colossale puissance de sa personnalité. En un seul discours, il pouvait transformer un groupe disparate de fermiers en héros manieurs d’épées, prêts à s’attaquer à n’importe quelle armée. Le sourire de Dardalion disparut. Oui, et ils mourraient pour lui, étaient morts pour lui – par milliers. Et ils allaient encore mourir pour lui. Vishna entra dans le bureau et sa voix spirite murmura dans l’esprit de Dardalion : Est-ce que leur venue va retarder notre débat, Père Abbé ? Non. Était-il sage de demander à Ekodas de prêcher le bon droit ? — Le bon droit ? répliqua Dardalion à voix haute en se retournant pour faire face au noble gothir. — C’est ce que vous m’avez toujours enseigné. — Nous verrons, mon garçon. À présent, escorte le seigneur Karnak jusqu’ici. Assure-toi que ses hommes soient nourris et qu’on s’occupe de leurs chevaux. Ils viennent de loin. — Oui, Père Abbé. Dardalion retourna à la fenêtre, mais il ne vit pas les montagnes au loin, ni les nuages annonciateurs d’orage en provenance du nord. Il revit encore une fois la cabane à flanc de montagne, les deux enfants apeurées et les deux hommes qui étaient venus les tuer. Il sentit de nouveau le poids de l’arme de mort dans ses mains. Il soupira. Le bon droit ? Seule la Source le savait. Il entendit un rire tonitruant résonner dans l’escalier en colimaçon qui menait à son bureau, et sentit l’immense présence physique de Karnak avant même que celui-ci ne passe le seuil de la porte. — Par les dieux, je suis content de te revoir, mon vieux ! gronda Karnak en traversant le bureau à grands pas pour venir mettre une grande claque sur l’épaule de Dardalion. Le sourire de cet homme était grand et authentique, aussi l’Abbé lui rendit-il. — Moi aussi, mon seigneur. Je vois que votre goût en matière vestimentaire est toujours aussi coloré. — Tu aimes bien ? La cape vient de Mashrapur et la chemise d’un petit atelier de tisseurs à Drenan. — Elles vous vont à la perfection. — Par le ciel, comme tu mens mal, Dardalion. Je parie que ton âme brûlera dans les feux de l’Enfer. À présent assieds-toi, nous devons parler de choses plus importantes que ça. Le chef drenaï fit le tour du bureau pour prendre le siège de Dardalion et laissa le frêle Abbé prendre place face à lui. Karnak défit son baudrier et posa son épée sur le sol à côté de lui. Puis, il s’installa du mieux qu’il put sur la chaise. — Satané mobilier. Toujours aussi inconfortable, dit-il. Où en étions-nous ? Ah, oui ! Que peux-tu me dire des Ventrians ? — Qu’ils appareilleront dans la semaine pour débarquer à Purdol, Erekban et l’estuaire de l’Earis, répondit Dardalion. — Combien de navires ? — Un peu plus de quatre cents. — Autant que ça, hein ? Je présume qu’il est inutile de te demander de faire lever une tempête pour couler tous ces salauds ? — Même si je le pouvais – ce qui n’est pas le cas – je refuserais une telle requête. — Évidemment, répliqua Karnak en se fendant d’un immense sourire. L’amour, la paix, la Source, la morale et tout ça. Mais il y en a qui le pourraient, non ? — À ce qu’on dit, convint Dardalion, parmi les Nadirs ou les Chiatzes. Mais les Ventrians ont leurs propres magiciens, mon seigneur, et je ne doute pas qu’ils feront les sacrifices rituels nécessaires et jetteront les sorts qu’il faut pour que le temps leur soit favorable. — Je me moque de ce qu’ils feront, rétorqua sèchement Karnak. Peux-tu me trouver un invocateur de démons ? Ce fut au tour de Dardalion de rire. — Décidément, vous êtes impayable, mon seigneur. C’est pourquoi je vous ferai l’amabilité de considérer que cette requête était une boutade. — Ce qu’elle n’était pas, évidemment, déclara Karnak. Mais tu as été clair, et j’ai compris. Que peux-tu me dire des Gothirs, alors ? — Ils sont parvenus à un accord avec les Sathulis qui laisseront passer une force d’invasion pour occuper les plaines sentrannes une fois que les Ventrians auront débarqué. Environs dix mille hommes. — Je le savais ! s’exclama Karnak que la colère commençait à gagner. Quelles Légions ? — Les Première, Deuxième et Cinquième. Ainsi que deux légions de mercenaires composées de réfugiés vagrians. — Formidable. La Deuxième et la Cinquième ne me dérangent pas trop – nos espions rapportent qu’elles ne sont composées que de jeunes recrues sans beaucoup de discipline. Mais la Première, c’est la troupe d’élite de l’Empereur, et les Vagrians se battent toujours comme des tigres blessés. Enfin bon, j’ai une semaine, tu dis ? Il peut se passer beaucoup de choses pendant ce temps. Nous verrons bien. Parle-moi du chef des Sathulis. Pendant un peu plus d’une heure, Karnak questionna Dardalion jusqu’à ce que, finalement satisfait, il se lève pour partir. — Il y a encore un autre sujet dont nous devons discuter, mon seigneur. — Ah bon ? — Oui. Waylander. Le visage de Karnak devint cramoisi. — Cela ne te regarde pas, prêtre. Je t’interdis de m’espionner. — C’est mon ami, Karnak. Et vous avez ordonné son meurtre. — Il s’agit d’une affaire d’état, Dardalion. Bon sang, il a tué le roi. Cela fait des années que sa tête est mise à prix. — Mais ce n’est pas la raison pour laquelle vous avez contacté la guilde, mon seigneur. Je connais la raison, et c’est de la folie. C’est encore plus fou que vous ne pouvez l’imaginer. — Tiens donc ? Explique-moi pourquoi. — Il y a deux ans, alors que le Trésor de l’armée était vide, et que vous aviez une rébellion sur les bras, vous avez reçu une donation d’un marchand de Mashrapur, un homme répondant au nom de Gamalian. Cent mille pièces d’or. Cela vous a sauvé la mise. Exact ? — Et alors ? — Cet argent venait de Waylander. Tout comme la donation de quatre-vingt mille raqs d’or, cette année, du marchand Perlisis ; de Waylander également. Cela fait des années qu’il vous soutient. Sans lui, vous auriez été fini depuis longtemps. Karnak jura et se laissa tomber sur sa chaise en se frottant le visage. — Je n’ai pas le choix, Dardalion. Tu ne le vois donc pas ? Tu penses franchement que je souhaite sa mort ? Tu crois que j’y prendrai un quelconque plaisir ? — Non, je ne le pense pas. Mais en le faisant traquer, vous avez libéré une terrible force. Il vivait paisiblement dans les montagnes, pleurant la mort de sa femme. Il n’était plus Waylander le Tueur. Il n’y avait plus aucune raison d’avoir peur de lui. Mais chaque jour qui passe, il redevient Waylander. Et bientôt, il se décidera à traquer à son tour l’homme qui a mis sa tête à prix. — Je préférerais qu’il fasse ça plutôt que l’autre possibilité, répondit Karnak d’une voix lasse. Mais j’ai entendu ce que tu avais à me dire, prêtre, et je te promets que j’y réfléchirai. — Rappelez vos hommes, Karnak, le supplia Dardalion. Waylander est une force à nulle autre pareille, presque élémentaire, comme une tempête. Ce n’est peut-être qu’un homme, mais on ne peut pas l’arrêter. — La mort peut arrêter n’importe qui, contesta Karnak. — Souvenez-vous en, mon seigneur, lui conseilla Dardalion. Ce fut le chien qui trouva les restes du vieux rétameur. Waylander avançait prudemment dans la forêt lorsque le molosse avait relevé la tête, ses grands naseaux noirs dilatés. Puis, il s’était élancé sur sa gauche. Waylander l’avait suivi et l’avait retrouvé en train d’arracher un bout de viande faisandée de la jambe d’un cadavre. Le chien n’avait pas été le premier à trouver le corps, et celui-ci était salement déchiqueté. Waylander n’essaya pas de chasser le chien. Il fut un temps où une telle scène l’aurait révolté, mais il avait vu bien trop de morts depuis lors : sa mémoire était jonchée de cadavres. Il se rappela une balade en forêt avec son père près de leur maison dans la vallée. Ils étaient tombés sur un faucon mort. L’enfant avait été attristé par cette vision. — Ce n’est pas l’oiseau, lui avait expliqué son père. Ce n’est simplement que le manteau qu’il portait. (L’homme avait alors désigné le ciel.) C’est là que se trouve le faucon, Dakeyras. Il vole vers le soleil. Le vieux Ralis était parti. Il ne restait de lui qu’un peu de nourriture pour les charognards. Pourtant, une colère froide s’empara de Waylander. Le rétameur avait été quelqu’un d’inoffensif, qui voyageait toujours sans arme. Une telle torture était inutile. Mais c’était la façon d’agir de Morak. Cet homme aimait faire mal. Les traces étaient assez simples à déchiffrer et Waylander laissa le chien se rassasier pour se lancer à la poursuite des tueurs. Tout en avançant, il étudia les empreintes. Il y avait onze hommes dans le groupe, mais qui s’étaient rapidement séparés. Il s’agenouilla sur la piste pour l’examiner. Ils s’étaient réunis. Un homme – Morak ? – s’était adressé au groupe qui s’était organisé par paires avant de partir chacune dans une direction différente. Une seule série d’empreintes partait au nord, peut-être vers Kasyra. Les autres quadrillaient la forêt, ce qui signifiait qu’ils ne savaient pas où était la cabane. Le vieil homme ne leur avait rien dit. Une fois qu’il eut identifié les traces de Morak, des bottes étroites avec des talons épais, il décida de les suivre. Morak n’allait pas arpenter la forêt à sa recherche. Il était certainement en train d’attendre quelque part. Waylander se remit en route, prudemment, s’arrêtant régulièrement pour scruter les arbres et les collines, essayant toujours de rester à couvert. Vers la tombée de la nuit, il s’arrêta et arma son arbalète. Il y avait un petit sentier devant lui, qui serpentait en montant. Le vent avait tourné, et une odeur de feu de camp venait du sud-ouest. Il s’accroupit derrière un gros chêne noueux et attendit que le soleil se couche, s’abandonnant à ses idées noires. Ces hommes étaient venus dans la forêt pour le tuer. Il pouvait le comprendre ; après tout, c’était leur métier. Mais le fait qu’ils aient torturé et assassiné le vieil homme avait rallumé un feu glacé dans le cœur de Waylander. Ils allaient payer pour leur acte. Et ils allaient payer en nature. Un hibou passa au-dessus de lui à la recherche d’un rongeur, et un renard gris déboucha juste en face de lui sur le sentier. Waylander ne bougea pas et le renard l’ignora. Lentement, le soleil se coucha, et la nuit donna une nouvelle personnalité à la forêt. Le souffle du vent devint un sifflement, celui d’un serpent fantomatique. Les nobles arbres se firent sévères et menaçants. Un quartier de lune se leva, incurvé comme la lame d’un sabre sathuli. Une lune assassine. Waylander se releva doucement et retira son manteau. Il le plia et le posa sur un rocher. Puis, il grimpa lentement la pente, son arbalète à la main. Il y avait une sentinelle assise derrière un grand sapin. Pour se protéger d’une attaque surprise, l’homme avait répandu du petit-bois mort en cercle autour de l’arbre ; assis sur une grosse bûche, il attendait, l’épée à la main. Sous le clair de lune, ses cheveux paraissaient pâles, presque argentés. Waylander posa son arbalète par terre et alla se placer derrière la sentinelle. Il balaya doucement les brindilles sèches avec ses mocassins. Puis, de la main gauche, il attrapa l’homme par les cheveux, lui tirant d’un coup sec la tête en arrière, tandis que sa main droite faisait un aller-retour, et que la lame noire qu’il tenait lui tranchait la jugulaire et les cordes vocales. La sentinelle battit des pieds, mais le sang giclait de sa gorge à gros bouillons et en quelques secondes elle s’arrêta. Waylander déposa le corps sur le sol et retourna chercher son arbalète. Le feu de camp se trouvait à une trentaine de mètres au nord et il aperçut un groupe assis autour des flammes. Il se rapprocha pour les compter. Sept. Il en manquait donc trois. Il fit silencieusement le tour du campement et trouva deux autres assassins qui montaient la garde. Ils moururent tous les deux avant même d’avoir conscience du danger. À présent près du feu, Waylander s’interrogea sur l’homme qui manquait. Était-ce celui qui avait été envoyé vers Kasyra ? Ou y avait-il une sentinelle qu’il n’avait pas encore repérée. Il scruta le groupe autour du feu. Il y avait Morak, assis de l’autre côté, enveloppé dans son manteau vert. Alors qui manquait à l’appel ? Belash ! Le Nadir expert au couteau. Waylander resta le plus près du sol possible et alla se fondre dans la forêt, ne s’arrêtant qu’une seule fois pour se barbouiller le visage avec de la boue. Comme ses habits étaient noirs, il ne fit plus qu’un avec les ténèbres. Mais, bon sang, où donc était le Nadir ? Il ferma les yeux et laissa les doux sons de la forêt le submerger. Rien. C’est alors qu’il sourit. Pourquoi t’inquiéter de quelque chose que tu ne peux pas contrôler ? se dit-il. Que Belash s’inquiète plutôt de moi ! Waylander sortit de sa cachette et bifurqua en direction du feu. Il y avait un écran de buissons au nord du campement. Waylander se mit à quatre pattes et s’approcha le plus possible. Puis, il se releva, l’arbalète tendue. Le premier carreau alla se ficher dans la tempe d’un homme, le deuxième dans le cœur d’un autre, un guerrier barbu qui venait de se mettre debout. Waylander se baissa et courut en direction du sud. Il franchit un dénivelé et repartit en direction du nord. Il arriva ainsi au campement par le côté opposé. Comme il l’avait prévu, celui-ci était maintenant désert, à part pour deux cadavres. Il rechargea son arbalète, s’accroupit dans l’ombre et attendit. Peu de temps après, il entendit un mouvement sur sa droite. Il sourit et se mit à plat ventre. — Aucun signe de lui ? murmura Waylander. — Non, répondit quelqu’un à côté de lui. Waylander décocha ses deux carreaux dans la direction de la voix. Le bruit sourd des carreaux qui font mouche fut suivi d’un grognement et du bruit d’un corps qui tombe. Crétin ! pensa Waylander en se faufilant dans les sous-bois. La lune disparut derrière une épaisse masse de nuages. Une noirceur absolue s’abattit sur la forêt. Waylander se baissa le plus possible et attendit en écoutant. Il prit deux carreaux dans le petit carquois à sa hanche et attendit que le vent souffle dans les feuilles au-dessus de lui avant d’armer les cordes et de recharger l’arme. Les bruits de la forêt couvrirent les cliquetis des carreaux qu’on remettait en place. L’homme qu’il avait touché n’était que blessé et il hurlait de douleur, appelant à l’aide. Mais personne ne vint à son secours. Waylander s’enfonça plus profondément dans la forêt. S’étaient-ils enfuis ou le traquaient-ils ? Le Nadir ne s’enfuirait pas. Morak ? Qui savait ce qui pouvait passer par la tête d’un tortionnaire. Sur sa gauche se trouvait un vieux hêtre au tronc fendu en deux. Waylander regarda le ciel. La lune était toujours cachée, mais les nuages commençaient à s’entrouvrir. Il posa le pied sur le tronc et, de la main gauche, il se hissa sur la première branche, escaladant l’arbre sur cinq mètres. La lune éclaira le ciel, et il se baissa. Sous lui, la forêt baignait dans une lueur inquiétante. Il scruta les sous-bois. Un homme était accroupi derrière un bosquet d’ajoncs. Un autre était près de lui. Ce dernier portait un arc de chasse vagrian court, une flèche à barbes encochée. Baissant son arbalète, Waylander passa de l’autre côté du tronc afin de repérer les autres. Mais il ne vit personne. Il retourna à sa position d’origine et observa les deux hommes un instant. Aucun des deux ne bougeait sauf pour regarder autour d’eux l’air inquiet. Aucun ne fit non plus de tentative pour communiquer avec l’autre. Waylander se demanda s’ils savaient qu’ils étaient à côté l’un de l’autre. Il plongea la main dans sa bourse et en sortit une pièce de cuivre triangulaire qu’il jeta dans les buissons devant le premier assassin. Celui-ci poussa un juron et donna un grand coup d’épée droit devant lui. Aussitôt, le deuxième se retourna et décocha sa flèche qui alla se planter dans l’épaule du premier. — Espèce de crétin fini ! hurla le blessé. — Je suis désolé ! répondit l’archer en laissant tomber son arc pour venir aux côtés de son camarade. C’est grave ? Waylander se laissa tomber silencieusement au sol de l’autre côté de l’arbre. — Tu as failli me tuer ! se plaignit le premier. — Faux, déclara Waylander. Il t’a tué. Un carreau vint transpercer le crâne du blessé juste au-dessus de son nez. L’archer plongea sur la droite pour s’abriter, mais le second carreau de Waylander vint lui perforer la nuque. Une flèche siffla à côté du visage de Waylander et alla se planter dans le tronc du vieux hêtre. Il se baissa et courut s’abriter, se jetant derrière un tronc d’arbre abattu et gravissant à quatre pattes une petite pente touffue du sous-bois. Plus que trois. Et l’un d’entre eux était le Nadir ! Morak était caché derrière un gros rocher, l’épée à la main. Il épiait tout mouvement. Il était seul, en proie à la peur de mourir. Combien étaient déjà morts ? Cet homme était un démon ! Le pommeau de son épée était poisseux de sueur et il l’essuya sur son manteau. Ses habits étaient sales, ses mains couvertes de boue. Ce n’était pas un endroit pour mourir quand on est noble, pensa-t-il, au milieu de la vermine et des feuilles pourries. Il avait déjà affronté des hommes, épée contre épée, et il savait donc qu’il n’était pas un lâche. Mais les ténèbres de cette forêt, le sifflement du vent, le bruissement incessant des feuilles et la certitude que Waylander marchait sur lui telle l’ombre de la mort, le terrorisaient littéralement. Un mouvement dans son dos fit emballer son cœur. Il se retourna, essayant de lever son épée, mais la poigne puissante de Belash lui bloqua le bras. — Suis-moi, murmura le Nadir en repartant dans le sous-bois. Morak était trop content d’obéir, et les deux hommes se faufilèrent en direction du sud, Belash en tête, le long d’une pente en bas de laquelle le manteau de Waylander était posé sur un rocher. — Il va revenir ici, déclara Belash à voix basse. Morak vit que le Nadir portait un arc de chasse court en corne vagrianne et un carquois de flèches autour de ses larges épaules. — Et les autres ? s’enquit-il. — Morts – à part Jonas. Il a tiré une flèche sur Waylander mais l’a manqué. Jonas a lâché son arme et s’est enfui. — Saleté de lâche ! Belash sourit. — Cela fait une plus grosse part pour nous, non ? — Je ne pensais pas que l’argent t’intéressait. Je croyais que ce n’était qu’un exercice pour tester ta bravoure. Tu sais, avec les os de ton père et tout ça. — Ce n’est pas le moment de parler, Morak. Tu t’assieds là et tu attends. Je serai tout près. — Ici ? Mais il va me voir. — Évidemment. Mais c’est une petite arbalète qu’il a-il va devoir se rapprocher. Alors, je le tuerai. Morak poussa un gros juron. — Et s’il surgit et qu’il tire avant que tu le voies ? — Alors tu seras mort, répondit Belash. — Tu as un drôle un de sens de l’humour. Et pourquoi tu ne t’assieds pas, toi ? Je vais prendre l’arc. — Comme tu veux, répliqua Belash avec dédain, ses yeux noirs pétillant d’amusement. Il tendit son arme à Morak, croisa les bras et s’assit, face au sud. Morak s’enfonça dans le sous-bois et encocha une flèche. La lune projetait des ombres spectrales sur la petite clairière où Belash attendait. Morak frissonna. Et si Waylander arrivait d’une autre direction ? Et si, en ce moment même, il était derrière moi ? Morak regarda par-dessus son épaule mais ne vit rien venir. Mais qui pouvait voir quoi que ce soit dans cette maudite obscurité ! Le plan du Nadir était simple, aussi simple que l’esprit qui l’avait conçu. Mais là, ils n’avaient pas affaire à un simplet. S’il restait, il risquait de mourir. Le plan n’était pas sûr à cent pour cent. En revanche, s’il partait, Belash se sentirait trahi. Et s’il survivait, le Nadir le pourchasserait pour le tuer. Morak envisagea de prendre ce risque et de s’éloigner discrètement. Mais Belash était un homme des bois aux talents quasi mystiques. Il l’entendrait certainement partir – et lui donnerait la chasse immédiatement. Alors une flèche – en plein dans le dos. Non. Le Nadir était fort. Et s’il ne le tuait pas du premier coup ? Morak savait qu’il pouvait avoir le dessus face à Belash s’ils utilisaient des épées, mais la force prodigieuse du Nadir lui permettrait peut-être d’arriver au corps à corps, assez près en tout cas pour qu’il puisse se servir de sa méchante dague… Et ça, ce n’était pas une idée plaisante. Réfléchis, bon sang ! Morak lâcha son arc et toucha le sol à tâtons jusqu’à ce qu’enfin ses doigts se referment autour d’une grosse pierre de la taille d’un poing. Voilà la solution. Il se leva et regagna la clairière. Belash se retourna aussitôt. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — J’ai un nouveau plan, dit-il. — Oui ? — Mais c’est lui ! siffla Morak en pointant au nord. Belash tourna la tête. — Où ça ? La pierre heurta le Nadir à la base du cou. Belash tomba vers l’avant. Morak le frappa une nouvelle fois. Et encore. Le Nadir s’écroula. Morak jeta la pierre et dégaina sa dague. Il valait mieux s’assurer qu’il était mort. Soudain, il entendit un bruit dans les sous-bois. Il recula, fit volte-face et s’enfuit à toutes jambes sur le sentier. Il ne vit donc pas l’énorme molosse qui émergea des buissons. Belash remonta des ténèbres vers un réveil douloureux. Il y avait de la terre meuble contre son visage et sa tête le lançait. Il essaya de se lever, mais la nausée eut raison de lui. Il toucha la base de son cou. Le sang était presque coagulé. Il posa sa main sur sa ceinture. Son couteau était toujours dans sa gaine. Il essaya un instant de se remémorer les événements. Est-ce que Waylander lui avait sauté dessus ? Non. Sinon je serais mort à l’heure qu’il est. Il avait la bouche sèche. Quelque chose de froid toucha son visage. Il tourna la tête et se trouva face aux yeux maléfiques d’un énorme chien couvert de cicatrices. Belash resta immobile, sauf sa main, qui descendit lentement vers son couteau. — Ce n’est pas très prudent, dit une voix glaciale. Il crut tout d’abord que c’était le chien qui lui avait parlé. Un chien infernal venu chercher son âme ? — Aux pieds, chien ! dit de nouveau la voix. Le molosse s’en alla. Belash s’efforça de mettre au moins un genou à terre. C’est alors qu’il aperçut la silhouette vêtue de noir assise sur le rocher. L’homme avait une arbalète accrochée à sa ceinture, et ses couteaux étaient rengainés. — Comment as-tu réussi à me surprendre ? s’enquit Belash. — Ce n’est pas moi. C’est ton ami – Morak ? – qui t’a frappé par-derrière. Belash tenta de se relever, mais ses jambes étaient trop faibles et il retomba. Lentement, il se tourna sur le dos, et s’aidant de la branche d’un tronc d’arbre au sol, il se hissa jusqu’à ce qu’il pût se mettre en position assise. — Pourquoi suis-je toujours en vie ? demanda-t-il. — Tu m’intrigues, lui répondit l’homme. Les coutumes des gens du sud sont vraiment étranges, pensa Belash, en posant sa tête contre l’écorce de l’arbre. — Tu m’as laissé mes armes. Pourquoi ? — Je n’ai pas vu de raison de te les enlever. — Tu crois que je suis un adversaire si médiocre que tu n’as pas de raison d’avoir peur de moi ? L’homme se mit à rire. — Je n’ai jamais rencontré de Nadir qu’on pouvait qualifier d’adversaire médiocre. Par contre, j’ai vu beaucoup de blessures à la tête – et la tienne va te laisser faible encore plusieurs jours, peut-être plus. Belash ne répondit pas. Il serra les jambes et se leva maladroitement pour s’asseoir sur le tronc d’arbre. Il avait la tête qui tournait, mais il préférait être sur ses pieds. Il n’était qu’à trois mètres de Waylander. Il se demanda s’il pouvait dégainer un couteau et le prendre par surprise. Il y avait peu de chances, mais c’était le seul moyen qu’il avait de rester en vie. — N’y pense même pas, dit Waylander d’une voix douce. — Tu peux lire les pensées ? — Je n’ai pas besoin de pouvoirs magiques pour savoir comment fonctionne l’esprit d’un Nadir, en tout cas pas lorsqu’il s’agit de se battre. Mais tu n’y arriverais pas – crois-moi. Tu es Notas ? Belash fut surpris. Peu de gens dans le sud étaient capables de comprendre les structures complexes qui gouvernaient les tribus nadires et leur composition. Notas signifiait un « sans tribu », un paria. — Non, je suis un Loup. — Tu es bien loin des Montagnes de la Lune. — Tu as vécu parmi le peuple des Tentes ? — Plusieurs fois. Parfois en ami, parfois en ennemi. — Et quel nom t’ont donné les Nadirs ? s’enquit Belash. L’homme eut un petit sourire. — Ils m’appellent le Voleur d’mes. Un vieux chef Notas m’a également un jour donné le nom de Crâne-de-Bœuf. Belash acquiesça. — Tu voyageais avec le géant, Yeux-de-Glace. Il y a des chansons sur toi – des chansons sombres, parlant de faits sombres. — Et elles sont toutes vraies, répondit l’homme. — Que fait-on à présent ? — Je n’ai pas encore décidé. Je vais te ramener chez moi. Tu pourras t’y reposer. — Qu’est-ce qui te fait croire que je ne te tuerai pas dès que mes forces seront revenues ? — La guilde ne prend pas les Nadirs. Par conséquent, tu as dû être payé par Morak. À en juger par la bosse sur ton crâne, je dirais que Morak a mis fin à ton contrat. Que gagnerais-tu à me tuer ? — Rien, convint Belash. À part l’honneur d’être celui qui a tué le Voleur d’mes. Les Montagnes béniraient certainement celui qui les vengerait du vol du trésor. Elles lui accorderaient à coup sûr la vengeance qu’il cherchait. Waylander s’avança. — Est-ce que tu peux marcher ? — Oui. — Alors, suis-moi. Le grand homme s’en alla. Son dos était une cible alléchante. Pas tout de suite, pensa Belash. D’abord, il faut que je retrouve mes forces. CHAPITRE 6 La table mesurait douze mètres de long sur un de large. Par le passé, elle avait été recouverte des plus belles nappes de lin et d’assiettes et de gobelets en or. Les meilleurs mets avaient rempli les assiettes, et les nobles y avaient découpé leur viande à l’aide de couteaux en or. Mais aujourd’hui, il n’y avait plus de lin, les assiettes étaient en étain et les gobelets en grès. Il y avait du pain et du fromage dans les assiettes et de l’eau de source dans les gobelets. À cette table, vingt-huit prêtres en robe de bure blanche étaient assis. Derrière chaque prêtre, brillant sous la lumière d’une lanterne, se trouvaient une armure, un heaume en argent scintillant, une cuirasse étincelante et une épée dans son fourreau. Un long bâton en bois était posé contre chaque armure. Ekodas était assis en haut de table, Dardalion à côté de lui. — Laissez-moi défendre mes arguments, le supplia Ekodas. — Non, mon fils. Mais je te promets de leur rendre justice. — Je n’en doute pas. Mais je ne pourrai rendre justice aux vôtres. — Fais de ton mieux, Ekodas. On ne peut pas demander plus à un homme. Dardalion posa un doigt sur ses lèvres et ferma les yeux. Toutes les têtes se baissèrent en même temps et l’union débuta. Ekodas se sentit flotter. Il n’y avait ni vision, ni son, ni sentiment. Simplement de la chaleur. Il perçut la présence de Vishna, Magnic, Palista, Seres… et tous les autres, flotter autour de lui. Nous sommes Un, pensa rythmiquement Dardalion. Nous sommes Un, répondirent les Trente en écho. Et le cantique débuta, le grand hymne à la Source, chanté en esprit dans une langue qu’aucun ne connaissait, pas même Dardalion. Les mots étaient insondables, mais les sensations générées par ces sons produisirent une douce magie, qui emplirent leurs âmes de lumière. Ekodas fut ramené dans son enfance, pour voir une nouvelle fois le grand échalas, jeune et brun, aux yeux violets, qui travaillait avec son père dans les champs, plantant les semences et faisant la récolte. C’étaient des jours heureux, bien qu’à l’époque il n’en avait pas eu conscience. Rejeté par tous les autres jeunes gens du village, il n’avait pas eu d’amis, ni personne avec qui partager ses petites joies ou ses découvertes. Mais, aujourd’hui, alors qu’il volait au cœur de l’hymne, il vit tout l’amour que lui avaient porté ses parents, malgré la peur de son Talent. Il sentit la chaleur des bras de sa mère, et les mains calleuses de son père lui ébouriffer les cheveux. Le pouvoir de l’hymne était tel qu’il pouvait même voir, sans aucune haine, les soldats vagrians attaquer sa maison, regarder la hache qui éclaboussa le sol avec le cerveau de son père, le couteau qui arracha la vie à sa mère. Il se trouvait dans l’étable lorsque les Vagrians étaient arrivés sur leurs chevaux. Ses parents avaient été tués durant la première minute du pillage. Ekodas avait sauté par la fenêtre de la réserve de foin de l’étable et s’était précipité sur les soldats. L’un d’entre eux s’était retourné et lui avait assené un coup d’épée. Le garçon avait eu l’épaule et le cou tailladés, la lame glissant jusqu’à son front. Lorsqu’il s’était réveillé, il était le seul Drenaï en vie à des kilomètres à la ronde. Les Vagrians avaient même massacré les animaux de ferme. Tous les bâtiments étaient en flammes et un grand nuage de fumée planait au-dessus de la région. Trois jours après la razzia, il avait parcouru les trois kilomètres qui le séparaient du village. Les rues étaient jonchées de cadavres, et bien que la fumée se soit dissipée, de grands vols de corbeaux tournaient dans le ciel. Il avait rassemblé toute la nourriture qu’il avait pu trouver – une moitié de jambon brûlée et un petit sac d’avoine – ainsi qu’une pelle, qu’il rapporta chez lui afin d’enterrer ses parents. Il avait vécu seul pendant une année, se nourrissant de maïs, de racines comestibles et de fleurs dont il pouvait faire des soupes. Et pendant tout ce temps, il n’avait vu personne. Le jour, il travaillait. La nuit, il rêvait. Il rêvait qu’il volait dans le ciel nocturne, filant au-dessus des montagnes sous la lumière des étoiles. Quels rêves ! Une nuit, alors qu’il volait, une forme sombre s’était matérialisée devant lui. Un visage d’homme était apparu, brun, les cheveux plaqués contre le crâne, de longues pattes tressées sur les côtés qui pendaient encadrant son menton. D’où viens-tu, mon garçon ? lui avait demandé l’homme. Ekodas avait pris peur. Il avait voulu reculer tout de suite, mais le visage s’était soudain mis à gonfler et un corps avait jailli. De longs bras aux mains griffues et recouvertes d’écailles s’étaient aussitôt jetés sur lui. Ekodas s’était enfui. D’autres formes sombres étaient apparues, comme les corbeaux au-dessus du village, scandant son nom. Il vit en dessous de lui le petit abri qu’il s’était construit à partir des restes de l’étable. Il descendit, à toute vitesse, réintégra son corps et se réveilla en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Durant le laps de temps entre le rêve et le réveil, il avait été persuadé d’avoir entendu un rire triomphal. Deux jours plus tard, un voyageur arriva. C’était un homme mince avec un visage d’une grande douceur. Il marchait lentement et, lorsqu’il s’était assis, il avait grimacé de douleur, car il avait une blessure fraîchement recousue dans le dos. — Bonjour Ekodas, lui avait-il dit. Je suis Dardalion – et tu dois partir d’ici au plus vite. — Pourquoi ? C’est chez moi. — Je pense que tu sais pourquoi. Zhu Chao a vu ton esprit qui volait. Il va envoyer ses hommes te chercher. — Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? L’homme avait souri et lui avait tendu la main. — Tu as le Talent, un don de la Source. Touche-moi. Essaie de trouver en moi la moindre étincelle de noirceur si tu le peux. Ekodas avait agrippé la main et, en un instant, les souvenirs de Dardalion l’avaient submergé : le grand siège de Purdol, les batailles face à la Confrérie, le voyage avec Waylander, les souvenirs de sang et de mort. — Je vais venir avec vous, monsieur. — Tu ne seras pas seul, mon garçon. Il y en a neuf autres comme toi non loin. Et il y en aura d’autres encore. — Combien, monsieur ? — Nous serons trente. L’hymne s’arrêta. Ekodas sentit la froideur de la séparation, et eut conscience de la chair et des tissus de son corps, du courant d’air frais qui entrait par la fenêtre ouverte et qui soufflait sur ses jambes nues. Il frissonna et ouvrit les yeux. Dardalion se leva. Ekodas leva les yeux pour contempler le visage fin et ascétique de l’Abbé. — Mes frères, déclara Dardalion, derrière vous se trouvent les armures des Trente. À côté d’elles se trouve le bâton d’office des prêtres de la Source. Ce soir, nous allons décider de notre destin. Allons-nous revêtir l’armure et trouver la Source dans une lutte à mort contre les forces du mal, ou allons-nous rester à l’écart dans la paix et l’harmonie ? Ce soir, je parlerai en faveur du second choix. Ekodas représentera le premier. À la fin de cette soirée, chacun d’entre vous devra se lever pour faire connaître sa décision. Vous prendrez soit le bâton soit l’épée. Que la Source puisse nous guider dans nos délibérations. Il resta silencieux un long moment puis leur parla du pouvoir d’attachement de l’amour et des changements qu’il pouvait faire naître dans le cœur des hommes. Il parla ensuite de la haine, de l’envie et du désir de chair, insistant particulièrement, avec véhémence, sur le fait qu’il était folie de penser que des épées et des lances pouvaient éradiquer le mal. Il parla de la rage et des démons qui attendaient leur heure dans chaque âme humaine ; des démons armés de fouets enflammés qui pouvaient forcer un homme au viol ou au meurtre. Ekodas écouta avec un étonnement grandissant. Tous ses arguments, et plus encore, sortaient de la bouche de l’Abbé. — Oui, l’amour, continua Dardalion, peut guérir les blessures de la haine. L’amour peut éradiquer le désir de chair et l’envie. Grâce à l’amour, un homme maléfique peut se repentir et trouver la rédemption. Car la Source n’abandonne aucun homme. » Nous avons tous, ici, été bénis par la Source. Nous avons des Talents. Nous pouvons lire dans l’esprit des autres, et nous pouvons nous envoler à l’extérieur de nos corps. Certains peuvent guérir les blessures par le toucher. Nous sommes doués. Nous pourrions quitter cet endroit pour aller prêcher l’amour dans tout le royaume. » Il y a des années de cela, je me suis trouvé dans une situation affreusement difficile. La Confrérie Noire était en train de se reformer et cherchait des enfants doués afin de les rallier à sa cause maléfique. Ceux qui résistaient étaient sacrifiés aux forces des ténèbres. Alors, j’ai décidé à mon tour de partir à la recherche de ces personnes talentueuses afin de fonder un nouvel ordre des Trente pour se dresser face au mal. Ce faisant, j’ai croisé la route de deux sœurs, des enfants en pleine tragédie. Elles vivaient avec leur père, veuf, un homme fort, intrépide et dangereux. Mais elles étaient perdues dans la grisaille dénuée d’âme du Vide, et étaient pourchassées par les pouvoirs démoniaques et deux membres de la Confrérie que j’ai repoussés ; j’ai sauvé l’esprit de ces enfants, les ramenant chez elles. J’ai réintégré mon corps et je me suis rendu à leur cabane. Les tueurs de la Confrérie savaient où les trouver et je voulais prévenir leur père. » Mais lorsque je suis arrivé, il était inconscient, l’estomac rempli de vin, essayant d’oublier le chagrin causé par la mort de sa femme. Les enfants étaient seules. Je n’étais là que depuis quelques instants quand j’ai senti l’arrivée imminente des deux hommes. Je pouvais sentir leur désir de violence et de mort qui chevauchait au-devant d’eux comme une brume rougeâtre. Il n’y avait nulle part où s’enfuir. Nulle part où se cacher. » J’ai alors fait quelque chose que j’ai toujours regretté depuis. J’ai pris une petite arbalète à deux coups sur le corps de l’homme inconscient et l’ai chargée. Puis je suis sorti pour attendre les tueurs. Durant les guerres vagriannes, j’avais déjà tué avec une épée, mais j’avais ensuite juré de ne plus jamais prendre la vie d’un autre homme. Tout en les attendant, je priais pour que la menace de l’arbalète leur fasse faire demi-tour. » Mais en arrivant, ils se sont moqués de moi, parce qu’ils me connaissaient. J’étais un prêtre de la Source, un prêcheur d’amour. Tout en se riant de moi, ils ont dégainé leurs épées. L’arbalète que je portais avait tué bien des hommes et possédait un pouvoir, un pouvoir redoutable, dans sa poignée d’ébène. Ils ont fait un pas vers moi. J’ai levé le bras. Et le premier carreau est parti. L’un des hommes est mort. Le deuxième a voulu s’enfuir. Mais sans même réfléchir, j’ai tiré de nouveau. Le carreau lui a transpercé la nuque. J’avais envie de sauter de joie. J’avais sauvé les enfants. Puis, l’énormité de mon acte m’est apparue ; je suis tombé à genoux en jetant l’arbalète le plus loin possible. » À Dros Purdol, les premiers Trente se sont battus contre des démons et des esprits maléfiques. Mais aucun d’eux – à part moi – n’avait jamais manié une épée face à un adversaire humain. Ils sont morts sans se défendre lorsque l’ennemi a percé nos défenses. Et moi, en un instant, j’ai trahi tout ce en quoi nous croyions. » Je n’ai pas seulement pris des vies humaines, j’ai privé deux hommes de toutes chances de rédemption. » Je suis retourné auprès des enfants et je les ai prises dans mes bras. Mon esprit les a pénétrées l’une après l’autre afin de fermer la porte de leur Talent, les dépossédant du don de la Source, afin que la Confrérie ne puisse jamais les retrouver. Je les ai mises au lit et je les ai bercées jusqu’à ce qu’elles s’endorment. Puis, j’ai traîné les cadavres dans la clairière et je les ai enterrés profondément. » Depuis ce jour, je suis hanté, et pas une heure ne passe sans que je repense à mon acte. Je ne veux pas qu’un seul d’entre vous puisse éprouver les mêmes regrets que moi. Et la façon la plus sûre, d’après moi, d’éviter cette souffrance, est de prendre le bâton de la Source. Dardalion s’assit. Ekodas vit que les mains de l’Abbé tremblaient. Le jeune prêtre prit une profonde inspiration et se leva. — Frères, il n’y a pas une parole prononcée par l’Abbé avec laquelle je ne suis pas d’accord. Mais cela ne veut pas dire pour autant que son argument soit bon. Il a parlé de l’amour qui engendre l’amour, et de la haine dont germe la haine. Nous sommes tous d’accord sur ce point – et si c’était le seul sujet de divergence entre nous, cette réunion n’aurait pas lieu d’être. Mais l’affaire est bien plus complexe que cela. On m’a demandé de défendre un point de vue avec lequel je suis en désaccord le plus total. Est-ce que Dardalion a raison mais que son point de vue est faux ? Est-ce que son point de vue est juste, mais son raisonnement tronqué ? Comment le saurais-je ? Comment n’importe lequel d’entre nous pourrait-il le savoir ? Alors essayons de voir cela d’une perspective plus générale. » Nous sommes ici, à l’abri, dans un cercle d’épées que portent d’autres hommes : les recrues de Drenan, les lanciers de la passe de Skeln, l’infanterie d’Erekban ; ils se préparent tous au combat, et peut-être à mourir pour protéger leurs familles, leur pays et, oui, nous, par la même occasion. Sont-ils maléfiques ? Est-ce que la Source les laissera errer pour l’éternité ? J’espère que non. Ce monde a été créé par la Source, chaque animal, chaque insecte, chaque plante et chaque arbre. Mais pour que l’un vive, il faut qu’un autre meure. C’est ainsi que vont les choses. Lorsque le rosier grimpe, il bloque la lumière qui nourrissait les plantes plus petites, les étouffant. Pour que le lion prospère, il faut que la biche meure. Le monde est un combat permanent. » Oui, nous sommes à l’abri. Et pourquoi ? Parce que nous tolérons que la responsabilité – et les pêchés – incombe à d’autres. Il s’arrêta un instant et dévisagea les prêtres attentifs. Le fier Vishna, ancien noble gothir, le bouillant Magnic, dont les yeux reflétaient la surprise due au revirement de l’orateur, Palista, mince et subtil, qui le regardait avec un sourire narquois. Ekodas sourit également. — Ah, mes frères, si la discussion se résumait au fait de devenir ou non des prêtres-guerriers, les objections morales seraient plus faciles à lever. Mais la réalité est différente. Nous sommes rassemblés ici parce que la Confrérie Noire arpente le monde, prêtre à semer le chaos et le désespoir dans ce pays et dans les autres. Et nous savons, grâce aux souvenirs de notre Père Abbé, de quoi sont capables ces hommes. Nous savons que des guerriers ordinaires n’ont aucune chance face à leurs pouvoirs maléfiques. (Il fit une nouvelle pause et but une gorgée d’eau.) Le Père Abbé nous a raconté avoir tué les hommes qui venaient chercher les enfants – mais quelle était l’alternative ? Laisser sacrifier deux innocentes ? Dans quel but ? Quant à ces hommes et à leur rédemption, qui peut nous dire où sont allées leurs âmes, et quelle possibilité de rédemption s’y trouve ? » Non, l’Abbé n’a qu’une seule raison d’avoir des regrets pour cette affreuse journée – la joie qu’il a ressentie d’avoir tué. Car c’est la question centrale de notre dispute. En tant que prêtres-guerriers, nous devons nous battre – si jamais nous nous battons – sans la moindre haine. Nous devons être les défenseurs de la Lumière. » Ce monde de la Source vit dans un équilibre précaire, et lorsque la balance du mal est plus lourde que celle du bien, que devons-nous faire ? La Source nous a gratifiés d’un don, un don qui peut nous permettre de faire face à la Confrérie. Devons-nous renier ce don ? Beaucoup d’hommes pourraient prendre le bâton. Beaucoup de prêtres pourraient parcourir le monde – et le feront – afin de répandre le message d’amour. » Mais où sont les combattants de la Lumière qui peuvent s’opposer à la Confrérie ? Où sont les chevaliers de la Source qui peuvent repousser les sorts maléfiques ? (Il écarta les mains.) Où donc, si ce n’est ici ? Aucun d’entre nous ne peut affirmer avec certitude si la voie que nous allons choisir est la bonne. Mais nous jugeons une rose par sa fleur et sa fragrance. La Confrérie cherche à dominer le monde et, ce faisant, elle va le plonger dans une nouvelle ère sanglante. Nous souhaitons que les hommes vivent dans la paix et l’harmonie, libres d’aimer, libres d’enfanter, libres de pouvoir s’asseoir le soir pour contempler le coucher du soleil dans toute sa splendeur, contents de savoir que le mal ne peut les atteindre. » Nous savons où réside le mal et avec un cœur pur, nous pourrons lui faire face. Si l’amour peut en venir à bout, qu’il en soit ainsi ! Mais s’il vient pour tuer et faire souffrir les hommes, alors nous devrons l’affronter en armure, l’épée à la main. Tel est notre but. Car nous sommes les Trente ! Il se rassit et ferma les yeux en proie à de vives émotions, ses idées soudainement confuses. — Prions, dit Dardalion, et ensuite, que chaque homme choisisse sa voie. Un silence s’installa pendant quelques minutes, puis Ekodas vit Vishna se lever pour aller dégainer son épée d’argent et la jeter sur la table devant lui. Magnic l’imita, et le son de l’acier qui frottait contre le fourreau déchira le silence. Un par un, les prêtres dégainèrent leur épée jusqu’à ce qu’il ne restât plus qu’Ekodas et Dardalion. Ce dernier attendit un instant et Ekodas lui sourit faiblement. Le jeune prêtre se leva, les yeux rivés sur ceux de l’Abbé. M’avez-vous joué un tour, Père Abbé ? lui demanda mentalement Ekodas. Non, mon fils. As-tu réussi à te convaincre toi-même ? Non, Dardalion. Je crois toujours que combattre le mal avec ses propres armes est de la folie, qui ne conduira qu’à plus de haine encore, et davantage de morts. Alors pourquoi as-tu défendu mon point de vue avec autant de véhémence ? Parce que vous me l’aviez demandé. Et je vous dois tout. Prends le bâton de la Source, mon fils. Il est trop tard pour cela, Père Abbé. Ekodas tendit le bras, et ses doigts se refermèrent autour de la garde de son épée en argent. La lame siffla dans les airs, et la lumière de toutes les lanternes de la salle s’y refléta. — Nous sommes Un ! cria Vishna. Et trente épées furent agitées en l’air, flamboyantes comme des torches. Karnak marchait à grandes enjambées au milieu de ses troupes en liesse, souriant et les saluant. Il s’arrêta trois fois pour échanger quelques mots avec des soldats en particulier dont il se rappelait le nom. C’était ce genre de petits détails qui faisait que les hommes l’adoraient, et il le savait pertinemment. Derrière lui marchaient deux officiers de son état-major. Gan Asten, un ancien sous-officier, promu par Karnak durant la guerre civile, et qui était devenu depuis l’un des commandants en chef les plus importants de l’armée drenaïe. À côté de lui se trouvait Gan Galen, officiellement l’aide de camp de Karnak, mais en réalité l’homme dont le réseau d’espions permettait à Karnak de conserver les rênes du pouvoir. Karnak arriva à la fin de la colonne et se baissa pour entrer sous la tente. Asten et Galen l’imitèrent. Les deux gardes croisèrent leurs lances devant l’entrée, indiquant que le Seigneur Protecteur ne devait pas être dérangé. Aussi, les soldats retournèrent-ils à leurs feux de camp. Dès qu’il fut à l’intérieur, Karnak abandonna son sourire. — Par l’Enfer, mais où est-il ? explosa-t-il. Galen, qui était un homme plutôt squelettique et vêtu de noir, se contenta de hausser les épaules. — Il était au palais, et aurait apparemment dit à ses gardes qu’il allait voir des amis. C’est la dernière fois qu’ils l’ont vu. Plus tard, lorsque sa chambre a été fouillée, on a constaté qu’il manquait plusieurs tenues de campagne et aussi qu’il avait dérobé de l’or dans le coffre de Varachek – près de deux cents raqs. Et depuis, pas de nouvelles de lui. — Il vivait dans la peur constante de Waylander, intervint Asten. Au moindre bruit dans la nuit, au premier volet qui claquait. — Waylander est un homme mort ! rugit Karnak. Ne pouvait-il pas me faire confiance ? Par les couilles de Shemak, c’est un homme seul. Seul ! — Et toujours en vie, fit remarquer Asten. — Plus un mot ! gronda Karnak. Je sais que tu m’avais conseillé de ne pas mêler la guilde à tout ça, mais au nom de tout ce qui est sacré, comment avons-nous pu arriver à un tel foutoir ? Une fille est morte – un accident. Et pourtant, cela m’a déjà coûté près de vingt mille pièces d’or – un argent que je ne peux pas me permettre de perdre – et mon fils s’est enfui dans la nature comme un lapin apeuré ! — Une troupe de lanciers est actuellement à sa recherche, monsieur, lui apprit Galen. Ils le ramèneront. — Mon vieux, je n’y croirai que quand je le verrai, grogna Karnak. — La guilde s’est avéré une déception, fit tranquillement remarquer Asten. Karnak sourit. — Eh bien, lorsque la guerre sera finie, je la ferai fermer et je récupérerai mon argent. C’est l’un des avantages du pouvoir. (Le sourire disparut.) Trois femmes, une vingtaine d’autres qui ont mis la main à la pâte, et quel résultat ? Bodalen. Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un tel fils, hein, Asten ? Sagement, Gan Asten préféra ne pas répondre. Mais Galen intervint aussitôt. — Il a beaucoup de talents, monsieur. On l’estime beaucoup. Il est encore jeune, et un peu têtu. Je suis sûr qu’il ne voulait pas la mort de cette fille. Ce n’était qu’un jeu : de jeunes hommes courant la gueuse. — Jusqu’à ce qu’elle fasse une chute et se brise la nuque, grogna Asten sans aucune expression sur son visage rougeaud. — Un accident ! rétorqua Galen en décochant un regard meurtrier au général. — Ce n’était pas un accident lorsqu’ils ont tué son mari. — Il s’est jeté sur eux avec une épée. Ils n’ont fait que se défendre. Qu’attendrais-tu d’autre de la part de jeunes nobles drenaïs ? — Je ne connais pas les coutumes de la noblesse, Galen. Mon père était un fermier. Mais tu dois avoir raison. Lorsque des jeunes nobles avinés se mettent en quête d’un viol, il ne doit pas être étonnant qu’ils deviennent également des meurtriers. — Ça suffit, déclara Karnak. Le passé est le passé. Je me trancherais le bras droit si cela pouvait rendre la vie à cette jeune femme – malheureusement elle est morte. Et son ancien tuteur est toujours en vie. Vous ne connaissez pas Waylander, ni l’un ni l’autre. Moi si. Vous ne voudriez pas le savoir à vos trousses – où à celles de vos fils. — Comme vous l’avez dit vous-même, monsieur, c’est un homme seul, répliqua Galen d’une voix plus douce mais toujours aussi persiflante. Et Bodalen n’est même plus dans le royaume. Karnak s’assit sur un tabouret recouvert de tapisserie. — Vous savez, j’aime bien Waylander, dit-il calmement. Il a risqué sa vie pour moi. (Il gloussa.) Il s’est rendu en territoire nadir et a combattu des guerriers, des bêtes démoniaques, et même la Confrérie vagrianne. Époustouflant ! (Il leva les yeux vers Galen.) Mais il doit mourir. Je ne peux pas le laisser tuer mon fils. — Vous pouvez me faire confiance, répondit Galen en s’inclinant respectueusement. Karnak se retourna vers Asten. — Que s’est-il passé avec la sorcière, Hewla ? — Elle n’a pas voulu utiliser ses pouvoirs contre Waylander, avoua le général. — Pourquoi ça ? — Elle ne me l’a pas dit, monsieur. En revanche, elle m’a dit qu’elle pouvait invoquer une tempête face à la flotte ventrianne. Mais j’ai dit non. — Non ? ragea Karnak en bondissant de son siège. Non ? Tu as intérêt à avoir une bonne raison pour cela, Asten. — Elle demandait le sacrifice d’une centaine d’enfants. Apparemment, c’est le prix à payer pour obtenir l’aide des démons. Karnak jura. — Si nous perdons, il y aura bien plus qu’une centaine d’enfants qui souffriront. Dans les dix mille, à mon avis. — Vous voulez que je retourne la voir ? — Bien sûr que non ! Bon sang, pourquoi est-ce que l’ennemi a toujours plus de pouvoirs à sa disposition ? Je suis sûr que le roi ventrian ne réfléchirait pas deux minutes avant de sacrifier quelques marmots. — Et si nous utilisions des enfants sathulis ? proposa Galen. Nous pourrions faire une razzia dans les montagnes en vitesse. Après tout, ils se sont alliés avec le roi gothir. Karnak secoua la tête. — Un tel acte souillerait ma réputation et dresserait la population contre moi. Nous n’arriverions pas à garder cela secret. Non, mes amis, je crois qu’il va nous falloir compter uniquement sur nos cœurs vaillants et nos épées aiguisées. Et sur la chance aussi, ne l’oublions pas ! Mais en attendant, trouvez-moi Bodalen. — Il croit sans doute être plus en sécurité dans sa cachette, dit Asten. — Trouvez-le et convainquez-le du contraire, ordonna Karnak. Waylander tisonna le feu et s’adossa au rocher. Il observa le Nadir qui somnolait. Belash avait essayé de le suivre, mais il était tombé plusieurs fois, et avait vomi sur la piste. Les coups qu’il avait reçus à la tête l’avaient gravement affaibli et Waylander avait dû l’aider à atteindre une cuvette où ils s’étaient abrités. — Tu as peut-être le crâne fêlé, lui annonça Waylander en le voyant frissonner devant le feu. — Non. — Il n’est pas en pierre, Belash. — Demain, je serai fort, lui promit le Nadir. Dans la lumière du soleil couchant, son visage avait un aspect terreux, et de grandes poches noirâtres coloraient la peau sous ses yeux bridés. Waylander lui toucha le pouls au niveau de la gorge. Celui-ci battait fortement mais de façon erratique. — Dors, lui dit-il en lui posant son manteau sur les épaules. Les flammes attaquèrent violemment le bois sec et Waylander tendit les mains vers le feu pour profiter de la chaleur. Le molosse était allongé à ses côtés, sa grosse tête posée sur ses pattes. Inconsciemment, il caressa les oreilles déchirées du chien. Un grognement sourd monta de la gorge de la bête. — Arrête, lui lança Waylander en souriant. Tu sais bien que tu aimes ça, alors cesse de te plaindre. Il regarda le Nadir endormi. J’aurais dû te tuer, pensa-t-il pour passer le temps ; mais il ne regrettait pas vraiment de l’avoir laissé en vie. Il y avait quelque chose en Belash qui faisait vibrer en lui une corde sensible. Une ombre vacilla à la périphérie de son champ de vision. Waylander jeta un rapide coup d’œil sur sa gauche. Assise près du feu se tenait une vieille femme encapuchonnée. Son visage était un spectacle de laideur et de décrépitude : ses dents étaient pourries, son nez gonflé par des veinules bleues, ses yeux chassieux et jaunes. — Tu te déplaces silencieusement, Hewla, murmura Waylander. — Non. Je me déplace comme une vieille bique ; mes jointures craquent comme des brindilles. — Je ne t’ai pas entendue arriver. — C’est parce que je ne suis pas ici, mon enfant, lui expliqua-t-elle en plongeant ses mains dans le feu. (Les flammes dansèrent et vacillèrent à travers elles, rendant soudainement transparents la peau et les os.) Je suis assise au coin de mon feu, dans ma cabane. — Que veux-tu de moi ? Ses yeux brillèrent d’amusement et sa bouche se tordit en une parodie de sourire. — Tu n’es pas impressionné par ma magie ? Comme c’est ennuyeux. Tu n’as pas idée de la concentration nécessaire pour produire cette image. Mais est-ce que tes yeux s’écarquillent de surprise ? Est-ce que ta mâchoire s’affaisse d’étonnement ? Non. Tu me demandes simplement ce que je veux de toi. Qu’est-ce qui te fait croire que je voudrais quoi que ce soit, mon enfant ? Peut-être n’avais-je envie que d’un peu de compagnie. — Peu probable, répondit-il avec un sourire narquois. Mais quoi qu’il en soit, tu es la bienvenue. Comment vas-tu ? — Lorsqu’on a quatre cent onze ans, cette question est sans intérêt. Je ne vais pas bien depuis l’époque où le grand-père du roi était encore un enfant. Je suis simplement trop têtue pour mourir. (Elle posa les yeux sur le Nadir qui dormait.) Il rêve de te tuer, déclara-t-elle. Il haussa les épaules. — Ses rêves le regardent. — Tu es un homme étrange, Waylander. Au moins, le chien t’aime bien. Il gloussa. — Il ferait un bien meilleur ami que beaucoup d’hommes. — Oui. (La vieille femme se tut un instant, mais son regard resta rivé sur le guerrier en noir.) Je t’ai toujours apprécié, mon enfant, avoua-t-elle doucement. Tu n’as jamais eu peur de moi. J’ai été très triste d’apprendre la mort de ta dame. Il détourna les yeux. — La vie continue, répondit-il. — C’est vrai. Morak va revenir. Ce n’est pas un lâche, il aime juste être sûr de ce qui se passe. De son côté, Senta approche de la cabane. Que vas-tu faire ? — D’après toi ? rétorqua-t-il. — Tu vas les combattre jusqu’à ce qu’ils te tuent. Ce n’est pas ce que j’appellerais un plan très subtil, non ? — Je n’ai jamais été doué pour la subtilité. — Ne dis pas de bêtises. C’est simplement que tu as toujours été un peu trop amoureux de la mort. Peut-être est-ce que cela t’aiderait de savoir pourquoi ils te traquent ? — Est-ce important ? — Tu ne le sauras pas tant que je ne te l’aurai pas dit ! cracha-t-elle. — Alors, dis-le-moi. — Karnak a un fils, Bodalen. Il est allié à la Confrérie. Lui et des amis passaient à cheval près d’un village, au sud de Drenan. Ils ont vu une jeune femme en train de ramasser des herbes. Comme ils avaient bu, cela les a excités. Ils lui ont donné la chasse. Elle leur a fait front et a même brisé la mâchoire d’un d’entre eux. Puis, elle s’est enfuie. Bodalen l’a poursuivie. Tout en courant, elle a regardé par-dessus son épaule ; son pied a glissé et elle est tombée. Elle a fait une chute d’une falaise. Elle s’est brisé la nuque. Son mari est arrivé sur les lieux. Il n’était pas armé. Les hommes l’ont tué et ont abandonné son corps à côté de celui de la femme. Tu entends ce que je dis ? — J’entends, mais quel rapport avec moi ? répondit-il. — On les a vus quitter les lieux du meurtre et Bodalen fut jugé. Il a été condamné à une année d’exil et Karnak a payé une fortune au père du mort pour le calmer. La bouche de Waylander était devenue sèche. — Comment s’appelait le village ? — Adderbridge. — Est-ce que tu es en train de m’expliquer qu’il a tué ma Krylla ! siffla Waylander. — Oui. Karnak a découvert que tu étais son tuteur. Il a peur que tu ne t’en prennes à Bodalen. C’est pour cela que la guilde te pourchasse. L’esprit de Waylander était en ébullition, ses yeux perdus dans le vide ; les souvenirs défilèrent dans son esprit porteur d’échos du passé : Krylla et Miriel qui pataugeaient dans le ruisseau près de la cabane, qui piaillaient et riaient au soleil, les larmes de Krylla lorsque sa dinde était morte, sa joie lorsque Nualin lui avait demandé sa main, la gaîté du mariage et les danses qui avaient suivi. Il revit son visage souriant, le jumeau de celui de Miriel, mais qui avait une bouche qui souriait encore plus facilement et d’une manière qui gagnait tous les cœurs. Il fit un effort considérable pour repousser ses souvenirs et posa ses yeux froids sur l’image de la sorcière. — Pourquoi es-tu venue ici, Hewla ? demanda-t-il froidement. — Je te l’ai dit. Je t’aime bien. Je t’ai toujours bien aimé. — C’est peut-être vrai, ou peut-être pas. Je te le redemande donc : pourquoi es-tu venue ici ? — Hmmm, je t’admire vraiment, mon enfant. Impossible de te duper, pas vrai ? (Ses yeux maléfiques scintillèrent à la lumière des flammes.) Oui, il n’est pas seulement question de Bodalen, ici. — Je n’en ai jamais douté. — As-tu entendu parler de Zhu Chao ? Waylander secoua la tête. — Nadir ? — Non. Chiatze. Il pratique les arts sombres. Sans plus, même s’il se décrirait sans doute lui-même comme un magicien. Il est jeune – il n’a pas encore soixante ans – et pourtant il est capable d’invoquer des démons pour le servir. Il a relancé la Confrérie, et – attention, seulement officiellement ! – il sert l’Empereur gothir. — Et Bodalen ? — Le fils de Karnak le vénère. La Confrérie est derrière la guerre à venir. Ils ont infiltré la plupart des maisons nobles de Ventria, Gothir et Drenaï. Ils veulent le pouvoir, et peut-être qu’ils vont l’avoir – qui sait ? — Et tu voudrais que je tue Zhu Chao. — Très astucieux. Oui, je veux qu’il meure. — Je ne suis plus un assassin, Hewla. Si cet homme te menaçait, alors je m’en occuperais. Mais je ne le traquerai pas pour toi. — Mais tu vas traquer Bodalen, soupira-t-elle. — Oh, oui. Et je vais le trouver. Et justice sera faite. — Bien. Tu le trouveras chez Zhu Chao, lui apprit-elle. Et si le petit magicien se trouvait par hasard sur le chemin d’un de tes carreaux, et bien tant mieux. — Il est à Gulgothir ? — Mais oui. Je crois qu’il s’y sent à l’abri. Bon, il est temps que je parte. Il est difficile à mon âge de maintenir trop longtemps ce sort. Il ne répondit pas. Elle secoua la tête. — Même pas un merci pour la vieille Hewla ? — Pourquoi devrais-je te remercier ? rétorqua-t-il. Tu ne m’as apporté que du chagrin. — Non, non, mon enfant. Je t’ai sauvé la vie. Regarde en toi. Tu ne veux plus attendre ici pour mourir aux côtés de la belle Danyal. Non. Le loup est de retour. Waylander est ressuscité. Sous la colère, des mots montèrent dans la bouche de Waylander ; mais Hewla avait disparu. CHAPITRE 7 Miriel avait mal à la tête, mais la douleur vive de la nuit précédente avait cédé la place à une douleur plus sourde. Néanmoins, elle se leva et s’habilla, puis sortit de la cabane. Angel coupait du bois dans la clairière. Torse nu, il maniait la hache avec la force de l’habitude, coupant net les bûches en deux. Il s’arrêta en la voyant, et enfonça sa hache dans une bûche. Il ramassa sa chemise et alla à sa rencontre. — Comment te sens-tu aujourd’hui ? s’enquit-il. — Je suis prête, répondit-elle. Il secoua la tête. — Je pense que tu ferais mieux de te reposer ce matin. Tu n’as pas bonne mine. Un coup de vent frais traversa la clairière et elle frissonna. — Ils vont revenir, déclara-t-elle. Il haussa les épaules. — Il n’y a rien qu’on puisse faire contre ça, Miriel. — À part attendre ? — Exactement. — Cela n’a pas l’air de te préoccuper. — Oh, au contraire. C’est juste que j’ai appris il y a longtemps qu’il ne sert à rien de s’inquiéter pour des choses qu’on ne peut pas contrôler. Il est vrai que nous pourrions nous enfuir, mais pour aller où ? Nous ne savons pas où ils sont et nous pourrions leur tomber dessus. Au moins, ici, nous avons l’avantage du terrain. Et c’est ici que ton père s’attend à nous trouver. Par conséquent, nous ne bougerons pas. — Je pourrais les pister, proposa-t-elle. Il secoua de nouveau la tête. — Morak n’était pas avec eux, ni Belash d’ailleurs. Et je ne voudrais pas qu’on piste l’un ou l’autre. Ils doivent avoir posté des sentinelles en haut des collines ou derrière des arbres. Ils nous verraient venir de loin. Non, nous ferions mieux d’attendre Waylander. — Je n’aime pas l’idée d’attendre à rien faire, dit-elle. — Je sais, répondit-il en s’avançant pour lui poser la main sur l’épaule. C’est toujours le plus dur. J’étais comme toi quand j’attendais qu’on m’appelle pour entrer dans l’arène. J’entendais le choc des épées dehors, je pouvais sentir le sable et la sciure. Cela me rendait toujours malade. Miriel plissa les yeux. — Il y a quelqu’un qui vient, annonça-t-elle. Il se retourna mais il n’y avait personne en vue. — Où ? (Elle désigna un endroit au sud où un vol de colombes venait de partir d’un grand sapin.) Cela pourrait être ton père. — C’est possible, convint-elle en faisant demi-tour pour rentrer dans la cabane. Angel resta où il était, une main posée sur la barrière du porche, l’autre sur la garde entourée de cuir de son épée courte. Miriel le rejoignit peu de temps après, une épée à la taille et un baudrier à l’épaule où pendaient des couteaux de lancer. Un grand homme apparut à l’orée de la clairière. Il les vit et descendit la colline. Le soleil se reflétait dans ses cheveux dorés. Il se déplaçait avec une grâce animale, de façon arrogante, comme s’il était le seigneur du domaine, pensa Miriel en sentant monter la colère. L’inconnu était richement vêtu d’une veste en daim à franges au niveau des épaules. Il portait deux épées, deux sabres courts, dans des fourreaux de cuir noir décorés d’argent. Ses cuissardes étaient marron et enfilées dans des bottes de cavalerie qui avaient été repliées sous les genoux, laissant entrapercevoir de la soie couleur perle. Il s’approcha et s’inclina devant Miriel, son bras décrivant un arc à la manière de la cour. — Bonjour Miriel. — On se connaît ? — Pas encore, et je le déplore. (Il souriait tout en parlant et Miriel se surprit à rougir.) Ah, Angel, dit l’inconnu comme s’il apercevait seulement maintenant le gladiateur. La princesse et le troll… J’ai l’impression d’avoir mis le pied dans une fable. — Vraiment ? rétorqua Angel. Eh bien, moi, te voir, ça me donne l’impression d’avoir mis le pied dans quelque chose de peu ragoûtant. L’homme éclata d’un grand rire. — Tu m’as manqué, vieil homme. Après ton départ, l’arène n’était plus la même. Comment se porte ton… échoppe ? — Je n’en ai plus, mais tu dois le savoir. — Oui, maintenant que j’y pense, je suis sûr que quelqu’un m’en avait parlé. Évidemment, je me suis fait beaucoup de souci. Enfin, personne ne va donc m’inviter à petit-déjeuner ? La route a été longue depuis Kasyra. — Qui est ce freluquet ? demanda Miriel. — Oh oui, sois gentil, fais donc les présentations, Angel. — C’est Senta, l’un des tueurs payés pour assassiner ton père. — Quel tact, déclara Senta. Je dois préciser que je ne suis pas un archer ni ce genre d’assassin qui tue en cachette. Je suis un bretteur, ma dame, et probablement le meilleur du pays. Les doigts de Miriel se refermèrent sur la poignée de son épée, mais Angel lui attrapa le bras. — Il est peut-être prétentieux et égocentrique, mais il dit la vérité, déclara Angel en défiant Senta du regard. C’est vraiment un bon épéiste. Alors restons calmes, hein ? Si tu préparais à manger, Miriel. — Pour lui ? Jamais ! — Fais-moi confiance, dit-il doucement, et surtout fais ce que je te dis. Miriel le regarda au plus profond de ses yeux gris. — C’est vraiment ce que tu veux ? — Oui, répondit-il simplement. Ses mains tremblaient tandis qu’elle découpait la viande froide. Troublée, elle n’était plus sûre de rien. La force d’Angel était prodigieuse, et elle savait que ce n’était pas un lâche. Alors, pourquoi cédait-il aux exigences de ce personnage ? Avait-il peur ? Lorsqu’elle sortit de la cuisine, les deux hommes étaient attablés. Senta se leva comme elle entrait. — Tu es une vision sublime ! s’exclama-t-il. La réponse de Miriel fut courte et obscène. Senta écarquilla les yeux. — Un tel langage chez une dame ? Furieuse et gênée, Miriel posa le plateau sur la table et se retint de l’injurier. — Tu n’aurais pas vu Morak, des fois ? s’enquit Angel en rompant le pain pour en offrir un morceau à Senta. — Pas encore – mais je lui ai envoyé un message. Tu savais que Belash était avec lui ? — Cela ne me surprend pas. Ce qui me surprend en revanche, c’est que tu ne voyages pas en compagnie de Morak, déclara Angel. Vous faites la paire, tous les deux. Les mêmes sourires faciles, le même humour. — Et c’est là que s’arrête la ressemblance, intervint Senta. Son cœur est pourri, Angel, et ses désirs sont vils. Cela me navre que tu nous assimiles de la sorte. (Il jeta un coup d’œil à Miriel.) Ce pain est délicieux. Tous mes compliments. (Miriel l’ignora, mais il ne parut pas le remarquer.) Cette région est magnifique, reprit-il. Assez proche de la mer et pourtant pas encore salie par les gens et leur crasse. Un jour, il faudra que je me trouve une maison dans ce genre, dans les montagnes. (Il regarda autour de lui.) Quelle belle bâtisse. Il y a eu beaucoup d’amour et d’efforts dans sa construction. (Ses yeux furent attirés par des armes sur le mur.) N’est-ce pas l’arbalète de Kreeg ? Tiens, tiens ! Sa putain à Kasyra disait qu’il lui manquait. Quelque chose me dit qu’elle n’est pas près de le revoir. — Il était comme toi, dit mielleusement Miriel. Il a cru que cela allait être facile, mais lorsqu’on affronte Waylander, le plus facile c’est de mourir. Senta éclata de rire. — Tout le monde meurt un jour, beauté. Tout le monde. Et s’il sait se servir d’une épée, ce pourrait bien être mon tour. Cette fois ce fut Angel qui gloussa. — Tu es vraiment un phénomène, Senta. Qu’est-ce qui te fait croire que Waylander t’affrontera en combat singulier ? Tu ne le verras pas. Tout ce que tu sentiras, c’est un carreau qui te perforera le cœur. Et cette sensation sera plutôt brève. — Mais ce ne serait pas très sportif, non ? répliqua Senta en perdant son sourire. — Je ne crois pas qu’il voit tout cela comme du sport, lui expliqua Angel. — Quel dommage. Je l’ai peut-être mal jugé. Avec tout ce que j’avais entendu dire à son sujet, je m’étais fait l’idée que ce n’était pas un lâche. (Il haussa les épaules.) Mais comme toujours, on a tendance à exagérer ce genre d’histoires, pas vrai ? — Tu as une drôle de conception de la lâcheté, dit Miriel. Lorsqu’un serpent entre dans une maison, l’homme ne s’allonge pas sur le ventre pour l’affronter crocs à crocs. Il se contente de lui écraser la tête, puis il jette la dépouille dehors. On ne traite pas la vermine comme les hommes ! Senta applaudit, lentement, de façon théâtrale, mais un soupçon de colère était visible dans ses yeux bleus. — Finis ton petit déjeuner, lui demanda doucement Angel. — Et ensuite, je présume que je devrai m’en aller ? répondit Senta en découpant un morceau de viande qu’il amena du bout du couteau dans sa bouche. — Non, Senta, ensuite tu devras mourir. Le couteau s’arrêta. Senta secoua la tête. — On ne m’a pas payé pour te tuer, vieil homme. — Tant mieux, rétorqua Angel. Tu ne pourrais pas aller réclamer ton argent. Je t’attendrai à l’extérieur. L’ancien gladiateur se leva et quitta la pièce. Senta leva les yeux vers Miriel. — Ce petit déjeuner est succulent. Puis-je rester pour souper ? — Ne le tue pas ! — Pardon ? (Senta parut réellement surpris.) Je n’ai pas le choix, beauté. Il m’a défié. (Il la regarda fixement un instant.) Est-ce que lui et toi… ? Non, évidemment non. (Il se leva.) Je suis désolé. Vraiment. J’aime beaucoup ce vieil homme. — Il n’est pas si vieux. — Il a deux fois mon âge, Miriel, et pour un épéiste, cela le rend plus vieux qu’une montagne. — Si tu le tues, tu devras me tuer ensuite. Je te promets que je te traquerai comme une bête. Senta soupira et s’inclina. Il n’y avait pas une once de moquerie dans ses yeux. L’assassin fit demi-tour et sortit dans la lumière. Angel se tenait à une dizaine de mètres de la porte, l’épée à la main. — Les règles de l’arène ? cria Senta. — Comme tu veux. — Tu es sûr de toi, Angel ? Il n’y a aucune raison que nous nous battions. Et tu me connais suffisamment pour savoir que tu vas perdre. — Arrête de bavarder, mon garçon, et viens me montrer ça. Senta dégaina son sabre et avança. Waylander émergea des arbres et vit les deux épéistes se tourner autour. — Ho ! Angel ! lança-t-il. Les deux guerriers s’arrêtèrent et levèrent les yeux. Waylander descendit la colline, suivi du Nadir. D’après la description qu’en avait faite Ralis, il devina que l’épéiste devait être Senta. — Laisse-le-moi ! exigea Angel. — Personne ne se bat à ma place, rétorqua Waylander les yeux rivés sur Senta. Il remarqua tout de suite l’équilibre de l’assassin ainsi que son sourire condescendant. Il n’y avait pas de peur, seulement une confiance aveugle à la limite de l’arrogance. Waylander se rapprocha. Il n’avait toujours pas dégainé et il vit que Senta baissait les yeux vers son fourreau. — Tu me cherches ? lui demanda Waylander, se rapprochant toujours plus. Ils n’étaient plus qu’à quelques pas de distance. — J’ai une commission de la guilde, répondit Senta en faisant un pas en arrière. Waylander continua à avancer. Senta était tendu à présent, car Waylander venait de s’arrêter juste devant son nez. — Les règles de l’arène ? s’enquit l’assassin. Waylander lui sourit. Il assena un coup de boule fulgurant à l’épéiste blond, le touchant à l’angle du nez. Senta tituba. Waylander avança au contact et lui lança un coup de coude en pleine mâchoire. Senta s’effondra par terre en lâchant son épée. Waylander l’attrapa par ses cheveux blonds et le hissa à genoux. — Je ne me bats pas en duel, déclara-t-il en dégainant un couteau acéré de son baudrier. — Ne le tue pas ! cria Angel. — Comme tu veux, répondit Waylander en relâchant le bretteur à moitié étourdi. Senta retomba sur le sol. Waylander rengaina son couteau et entra dans la cabane. — Bienvenue à la maison, mon père, lui dit Miriel en se jetant dans ses bras. Il lui caressa le dos, le visage perdu dans ses cheveux. — Nous devons partir, lui murmura-t-il à l’oreille d’une voix tremblante. Nous allons au nord. — Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Il secoua la tête. — Nous en parlerons plus tard. Prépare deux paquetages – de la nourriture pour trois jours et des vêtements d’hiver. Tu sais ce dont on aura besoin. Elle acquiesça et regarda derrière lui. Il tourna la tête et vit le guerrier Nadir sur le pas de la porte. — Nous nous sommes rencontrés dans les montagnes, annonça Waylander. Il s’appelle Belash. — Mais c’est… — Oui, il l’était. Mais Morak l’a trahi. Il l’a laissé pour mort. (Waylander fit un geste pour l’inviter à entrer.) Je te présente ma fille, Miriel. Le visage de Belash ne laissa pointer aucune émotion, mais ses yeux furent attirés par les armes qu’elle portait. Sans dire un mot, le Nadir se rendit à la cuisine où il se servit un morceau de pain et du fromage. — On peut lui faire confiance ? murmura Miriel. Waylander se fendit d’un large sourire. — Bien sûr que non. Mais il nous sera d’une grande utilité là où nous nous rendons. — En Gothir ? — Oui. — Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? — Il y a là-bas un homme que je dois trouver. À présent, va préparer les paquetages. Elle se retourna à moitié puis le regarda de nouveau. — Pourquoi as-tu épargné Senta ? Il haussa les épaules. — Angel me l’a demandé. — Ce n’est pas une raison suffisante. — Elle n’est pas plus mauvaise qu’une autre. Miriel s’en alla. Waylander alla s’asseoir sur la grande chaise en cuir devant le feu mort. Angel entra portant Senta. Du sang coulait de son nez cassé et ses yeux étaient tellement gonflés qu’ils étaient à moitié fermés. Angel le fit asseoir sur un des bancs en bois devant la table. Senta s’affaissa et du sang coula sur le bois. Angel trouva un bout de tissu qu’il lui tendit. Senta se l’appliqua sur le visage. Angel s’approcha de Waylander et vint lui murmurer à l’oreille : — Pourquoi Belash fait-il toujours partie du monde des vivants ? — Un caprice, répondit Waylander. — C’est le genre de caprice qui peut te coûter la vie. Ce ne sont pas des gens normaux : ce sont des sauvages enfantés par des démons. Je pense que tu as fait une grave erreur. — Ce ne serait pas la première. Seul le temps nous le dira. (Il se leva pour aller voir Senta.) Allonge-toi sur le banc, lui ordonna-t-il. Comme ça le saignement s’arrêtera plus vite. — C’est gentil de vous inquiéter, grommela l’épéiste. Waylander s’assit à côté de lui. — Un conseil. N’essaie plus jamais de t’en prendre à moi. Senta laissa tomber le tissu couvert de sang et renifla bruyamment. — Vous m’avez donné une leçon inestimable, déclara-t-il en se forçant à sourire. Je ne l’oublierai pas de sitôt. Waylander se leva et quitta la cabane. Angel le suivit. — Tu ne m’as pas encore demandé pourquoi j’ai voulu que tu lui laisses la vie sauve. — Je m’en moque, répondit Waylander en s’accroupissant pour caresser le chien qui était venu s’allonger sous le porche. Le chien grogna et fit le dos rond. Waylander lui frotta le museau. — Ce n’est pas important, Angel. — Mais pour moi si. Je te suis reconnaissant. — Comment progresse Miriel ? — Mieux qu’au début. Et je ne veux pas de tes dix mille pièces d’or. Waylander haussa les épaules. — Prends-les. Je n’en ai pas besoin. — Bon sang, ça n’a rien à voir ! — Pourquoi te mets-tu en colère ? — Où vas-tu à présent ? s’enquit Angel pour éluder la question. — Dans le nord. — Est-ce que je peux venir avec vous ? — Pourquoi ? demanda Waylander réellement surpris. — Je n’ai nulle part où aller. Et puis, comme ça, je pourrai continuer à entraîner Miriel. Waylander acquiesça et resta ensuite silencieux un moment. — Est-ce qu’il s’est passé quelque chose pendant mon absence – je veux dire, entre vous deux ? Angel devint rouge comme une pivoine. — Rien du tout ! Bon sang, vieux, mes bottes sont plus vieilles qu’elle ! — Elle pourrait tomber sur pire que toi, Angel. Et je dois lui trouver un mari. — Cela ne devrait pas être trop difficile. C’est une jolie fille. Et puis, ce ne serait pas du luxe qu’elle soit en sécurité comme sa sœur. — Sa sœur est morte, annonça Waylander d’une voix à peine audible tout en essayant de rester calme. (Le visage de Krylla apparut de nouveau dans son esprit, et il sentit une rage glacée grandir en lui.) C’est pour cette raison qu’ils me traquent, expliqua-t-il. C’est le fils de Karnak qui l’a tuée. Le Seigneur Protecteur a engagé des assassins de peur que je ne tue son garçon. — Dieux de miséricorde ! Je ne savais pas que c’était Krylla, déclara Angel. Il y a eu un procès, mais le nom de la victime n’a même pas été prononcé. Bodalen a été exilé pour un an. — Une punition bien sévère. — Et tu ne pars pas à sa recherche ? Waylander prit une profonde inspiration afin de se calmer. — Je vais au nord, répondit-il. En Gothir. — C’est plus prudent, convint Angel. Tu ne peux pas affronter l’armée drenaïe tout entière. Mais tu me surprends quand même – j’aurais pensé que tu aurais mis la vengeance au-dessus de tout le reste. — L’âge me ramollit peut-être un peu. Angel sourit. — Tu n’avais pas l’air si mou que ça en assommant Senta. Et, par l’Enfer, où as-tu déniché ce chien ? C’est la bête la plus laide que j’ai jamais vue. Non mais regarde-moi ces cicatrices. — Un tueur d’ours, répondit Waylander. À la retraite – comme toi. Senta, le nez gonflé, les narines pleines de sang, sortit au soleil alors qu’Angel venait de s’agenouiller pour caresser le chien. — Tu sais, Angel, déclara le duelliste, la ressemblance est frappante. Si ta mère devait arriver parmi nous, elle ne saurait pas lequel de vous deux appeler pour dîner. — Ton nez est mieux comme ça – et il recommence à saigner, répliqua Angel en se retournant vers le chien. Celui-ci montra les dents et grogna. Angel se recula et se releva. Senta renifla et mollarda du sang dans la poussière. Puis, il dépassa les deux hommes et alla ramasser son sabre qui était toujours par terre. L’arme à la main, il revint vers Waylander. — La miséricorde est une espèce en voie de disparition, dit-il. Croyez-vous qu’il était sage de me laisser la vie sauve ? — Si j’ai fait une erreur, je te tuerai, lui répondit Waylander. — Vous n’êtes pas banal. Comment avez-vous su que je ne vous frapperais pas lorsque vous vous êtes approché de moi ? Waylander haussa les épaules. — Je n’en savais rien. L’épéiste acquiesça. — Je crois que je vais vous accompagner, déclara-t-il. Je vous ai entendu dire que vous alliez dans le nord. Cela faisait longtemps que je voulais retourner en Gothir. Je m’y suis bien plu, lorsque j’y vivais. — Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai envie de ta compagnie, répliqua Waylander. — Rien, effectivement. Mais il y a autre chose que vous avez dit à Angel qui m’intéresse au plus haut point. — À savoir ? — Vous cherchez un mari pour Miriel. — Et tu sais où je pourrais en trouver un ? — Très drôle. Je suis un homme riche, et – malgré vos efforts – assez beau. Mon père me tanne pour que je lui fasse un petit-fils. Je pourrais vous débarrasser d’elle. — Par les couilles de Shemak, tu ne manques pas de toupet ! gronda Angel. — J’aime les hommes qui ont des tripes, fit observer Waylander. Je vais réfléchir à ta proposition. — Tu plaisantes ! s’exclama Angel. Il y a quelques minutes à peine, cet homme voulait te tuer pour de l’argent. C’est un assassin. — Ce qui sur l’échelle sociale me place, bien sûr, en dessous d’un tueur d’arène, fit remarquer Senta. — C’est de la folie ! grommela Angel en rentrant en trombe dans la cabane. Senta rengaina son sabre. — Pourquoi au nord ? s’enquit-il. — J’ai rendez-vous avec quelqu’un à Gulgothir. Miriel apporta un bol d’eau chaude et un linge propre à Senta. Elle n’avait pas entendu sa conversation avec son père, mais elle vit qu’il portait de nouveau son sabre. Le guerrier blond la regarda à travers ses yeux mi-clos et lui sourit. — Un acte de charité pour le héros tombé ? — Tu n’es pas un héros, répondit-elle en plongeant le linge dans le bol afin d’essuyer délicatement le sang qui maculait le visage de Senta. Il lui attrapa le poignet. — Il m’a écrasé la tête, mais il n’a pas jeté ma dépouille dehors. — Estime-toi heureux, rétorqua-t-elle en dégageant son bras. — C’est un homme intéressant. Il m’a tout de suite jaugé. Il savait que je ne le tuerais pas avant qu’il dégaine son arme. — Et que vas-tu faire maintenant ? s’enquit-elle. Il sourit et grimaça de douleur, car son nez l’avait aussitôt fait souffrir. — Je vais entrer dans les ordres afin de consacrer ma vie aux bonnes œuvres. — Ma question était sérieuse. — Et tu es une femme bien sérieuse, beauté. Trop sérieuse. Est-ce que tu ris, parfois ? Est-ce que tu danses ? Est-ce que tu as des rendez-vous avec des jeunes gens ? — Ce que je fais ne te regarde pas ! Et arrête de m’appeler beauté, je n’aime pas ça. — Mais si. Tu es simplement gênée. — Est-ce que tu as toujours l’intention de tuer mon père ? — Non. — Est-ce que je peux te croire ? — Libre à toi de me croire ou pas, beauté. Quel âge as-tu ? — J’aurai dix-huit ans l’été prochain. — Es-tu vierge ? — Tu ne le sauras jamais ! répondit-elle. Miriel prit le bol et le rapporta dans la cuisine où Belash mangeait toujours. Une grosse partie du jambon avait disparu, ainsi que la moitié du fromage. — C’est ton premier repas du mois ? cracha-t-elle. Le Nadir leva sur elle des yeux sombres et inexpressifs. — Va me chercher de l’eau, lui ordonna-t-il. — Va te la chercher toi-même, ventre à pattes ! Il se rembrunit et se leva. La dague de Miriel jaillit de son fourreau. — Un seul faux pas, mangeur de chien, et le petit déjeuner que tu viens de prendre finira par terre. (Belash sourit et alla se remplir un verre d’eau à la cruche.) Qu’est-ce qui t’amuse, demanda-t-elle. — Toi, kol-isha, répondit le Nadir en dégainant son propre couteau pour découper le reste du jambon. Il secoua la tête et gloussa. — Quoi ? insista Miriel. — Où sont tes bébés ? rétorqua Belash. Où est ton homme ? Pourquoi es-tu habillée pour la guerre ? Des couteaux et des épées – quelle idiotie. — Tu crois qu’une femme ne peut pas se servir de ces armes ? — Bien sûr que si. Si tu voyais ma Shia – couteau, épée, hache. Mais ce n’est pas naturel. C’est aux hommes de faire la guerre, pour l’honneur et la gloire. — Et la mort, fit-elle remarquer. — Oui, la mort. C’est pour cela qu’il faut protéger les femmes. Beaucoup de bébés doivent naître pour remplacer les guerriers tombés au combat. — Il vaudrait peut-être mieux arrêter de faire la guerre. — Bah ! Comme toujours, il est inutile de parler aux femmes. Elles ne comprennent rien. Miriel prit une profonde inspiration mais se retint de tout commentaire. Elle laissa le Nadir à son petit déjeuner interminable et partit dans sa chambre pour faire son paquetage. CHAPITRE 8 Hewla se laissa tomber dans son fauteuil en osier. Son arthrose aux hanches la fit grimacer de douleur. Comme le feu était en train de mourir, elle se pencha pour remettre une bûche sur les braises. Il fut un temps où ses feux n’avaient pas besoin de combustible, et où elle n’aurait pas eu à partir dans la forêt pour ramasser du petit-bois mort et des brindilles. — Sois maudit, Zhu Chao, murmura-t-elle. Mais ces mots ne firent que la rendre plus furieuse encore. Car là aussi, il fut un temps où une telle malédiction aurait été suivie immédiatement des battements d’ailes d’un démon et des cris rauques du Vashii allant chercher sa victime. Comment as-tu pu être aussi bête ? se demanda-t-elle. J’étais seule. Oui, mais tu es toujours seule, et tu n’as plus les grimoires. Elle frissonna et rajouta un bout de bois dans le feu qui s’empressa de le dévorer. Sa seule consolation, et elle était maigre, était que les Livres de Sorts de Feu seraient virtuellement inutiles à Zhu Chao. Car les sorts qu’ils contenaient avaient prolongé la vie de Hewla, alors que sa peau aurait dû tomber en poussière, et lui avaient permis de supporter la douleur mortelle de ses articulations enflammées. Les six livres de Moray Sen. Inestimables. Elle se remémora le jour où elle les lui avait montrés, ouvrant le compartiment secret derrière l’âtre. À cette époque, elle avait eu foi en ce jeune Chiatze. Elle était amoureuse. Elle frissonna. Vieille folle. Il lui avait volé les grimoires pour lesquels elle avait manigancé, tué, vendu son âme. Et à présent, le Vide la réclamait. Waylander le tuera, pensa-t-elle avec une joie lugubre. La pièce commençait à se réchauffer et Hewla se sentait mieux. Soudain, un courant d’air frais souffla dans son dos. La vieille femme se retourna. Le mur du fond scintillait, et un vent glacial passait à travers, éparpillant les parchemins dans la pièce. Un gobelet en grès trembla sur la table et tomba sur le sol, où il éclata en mille morceaux. Le vent soufflait de plus en plus fort. Le châle de Hewla s’envola dans le feu, et la vieille femme oscilla sous la force du vent démoniaque. Une forme sombre apparut devant le mur, au milieu de flammes glacées. Hewla leva aussitôt la main, et un rayon de lumière aveuglant jaillit de ses doigts, pour englober la créature. Le vent mourut instantanément, mais elle ressentit le pouvoir élémentaire de la créature qui tentait de repousser sa lumière. Une patte griffue essaya de déchirer la sphère lumineuse. Des flammes éclatèrent dans le globe et la patte recula. Une silhouette vacillante apparut cette fois à gauche de Hewla et elle vit l’image de Zhu Chao se former. — Je t’ai envoyé un de tes vieux amis te rendre visite, Hewla, déclara-t-il. — Va pourrir en Enfer, siffla-t-elle. Il éclata d’un rire moqueur. — Je vois qu’il te reste des vestiges de pouvoir. Mais, dis-moi, vieille sorcière, combien de temps penses-tu pouvoir le retenir ? — Que veux-tu ? — Je n’arrive pas à maîtriser le premier des Cinq Sortilèges. Il manque quelque chose dans les grimoires. Dis-moi ce que c’est et je te laisserai la vie sauve. La patte griffue frappa une nouvelle fois la lumière. Des flammes éclatèrent, mais avec moins de puissance. Hewla éprouva de la peur et, si elle avait pu faire confiance à la parole de Zhu Chao, elle lui aurait donné immédiatement ce qu’il demandait. Mais ce n’était pas le cas. — Il manque quelque chose que tu ne trouveras jamais : du courage ! répondit-elle. Tu vas vieillir à ton tour et tes pouvoirs disparaîtront progressivement. Et lorsque tu mourras, ce sera en hurlant, car ton âme sera emportée dans le Vide. — Vieille peau stupide, soupira-t-il. Tous les livres parlent des Montagnes de la Lune. C’est là que se trouvent toutes les réponses. Et je les trouverai. Les griffes frappèrent la lumière, qui se déchira comme un rideau. La forme sombre avança dans la pièce. Aussi rapidement qu’elle le put, Hewla dégaina une petite dague incurvée qu’elle portait dans un fourreau à sa taille. — Je t’attendrai dans le Vide, lui promit-elle. Elle posa la pointe de la dague sous son sein gauche et l’enfonça d’un grand coup. Senta était assis tranquillement sur la margelle du puits, observant de loin Miriel et Waylander. L’homme avait la main posée sur l’épaule de sa fille, qui avait la tête baissée. Senta n’avait pas besoin de deviner le sujet de leur conversation. Il avait entendu Waylander dire à Angel que la sœur de Miriel était morte. Senta détourna le regard. Son nez cassé lui envoyait des vagues de douleur derrière les yeux et il se sentait nauséeux. En quatre ans dans l’arène, il n’avait jamais ressenti une telle douleur. Des petites entailles et une fois une cheville tordue, c’était tout. Mais dans ces combats, il y avait des règles. Avec des hommes comme Waylander, il fallait oublier les règles. Seule la survie comptait. Malgré sa douleur, Senta se sentait soulagé. Il ne doutait absolument pas qu’il aurait tué le vieil homme dans un duel, même s’il aurait ensuite fallu affronter Angel. Et cela lui aurait fait de la peine de tuer l’ancien gladiateur. Mais, surtout, cela aurait compromis ses chances auprès de Miriel. Miriel… Il avait été conquis au premier regard, et il ne savait toujours pas pourquoi. La noble dame Gilaray avait un visage plus beau que le sien. Nexiar avait des formes plus aguichantes. Les cheveux dorés et les yeux étincelants de Suri étaient bien plus provocateurs. Pourtant, il y avait quelque chose chez cette montagnarde qui lui avait mis le feu aux sens. Mais quoi ? Et pourquoi le mariage ? Il n’en revenait pas d’avoir fait cette proposition. Comment supporterait-elle la vie en ville ? Il se concentra de nouveau sur elle et l’imagina dans une robe de satin argenté avec un diadème de perles dans les cheveux. Il gloussa. — Qu’est-ce qui te fait rire ? s’enquit Angel qui venait de le rejoindre. — Je m’imaginais Miriel au bal du Seigneur Protecteur, dans une grande robe, avec des couteaux attachés à ses avant-bras. — Elle est trop bien pour un gars dans ton genre, Senta. Oui, trop bien. — C’est une question d’opinion. Est-ce que tu préférerais la voir derrière une charrue, vieille avant l’âge, les seins tombant comme deux pendus. — Non, admit Angel, mais je voudrais la voir avec un homme qui l’aime. Elle n’est pas comme Nexiar, ou aucune de tes autres femmes. Elle ressemble à une pouliche : rapide, fine et pas encore dressée. Senta acquiesça. — Tu as raison. (Il dévisagea le gladiateur.) Tu es très perspicace, mon ami. Ce qui me surprend beaucoup. — Je me surprends moi-même, parfois. Comme lorsque j’ai demandé à Waylander de t’épargner. Je le regrette déjà. — Mais non, répondit Senta en lui décochant un sourire enjôleur. Angel grogna une obscénité et s’assit à côté de l’épéiste. — Pourquoi as-tu parlé de mariage ? — Tu crois que j’aurais mieux fait de lui proposer une partie de jambes en l’air dans les fourrés ? — Cela aurait été plus honnête. — Je ne crois pas, répliqua doucement Senta. Il se rendit soudain compte qu’Angel le regardait fixement, ce qui le fit rougir. — Tiens, tiens, tiens, dit Angel. Si on m’avait dit que je vivrais assez vieux pour voir le grand Senta amoureux. Que diraient les gens à Drenan s’ils l’apprenaient ? Senta sourit. — Ils ne diraient rien. La cité tout entière serait balayée par un océan de larmes. — Je croyais que tu devais épouser Nexiar. Où était-ce Suri ? — De belles filles, convint Senta. — Nexiar t’aurait tué. Elle a failli me tuer, moi. — J’ai entendu dire que vous étiez proches à un moment. Est-ce vrai qu’elle était tellement révulsée par ta laideur que, lorsque vous étiez au lit, elle te forçait à porter un heaume ? Angel éclata de rire. — Pas loin. Elle m’avait fait confectionner un masque en velours. — Ah, mais qu’est-ce que je t’aime, Angel. Je t’ai toujours bien aimé. Pourquoi lui as-tu demandé de m’épargner ? — Pourquoi ne l’as-tu pas tué lorsqu’il s’est approché de toi ? riposta Angel. Senta haussa les épaules. — Mon arrière-grand-père était un idiot congénital. Mon père est persuadé que je tiens de lui. Et je pense qu’il a raison. — Bon sang, mais réponds à ma question ! — Il n’avait pas d’arme à la main. Je n’ai jamais tué quelqu’un de désarmé. Ce n’est pas dans ma nature. Tu es content ? — Oh oui, admit Angel. Il leva brusquement la tête, les narines dilatées. Sans un mot, il rentra précipitamment dans la cabane et en ressortit quelques instants plus tard, son épée ceinte à la taille. Au même moment, Senta entendit des chevaux et il détacha ses sabres dans leurs fourreaux, mais resta près du puits. Belash apparut sur le seuil de la porte, un couteau dans sa main droite, une pierre à aiguiser dans la gauche. Waylander dit quelque chose à Miriel et celle-ci disparut dans la cabane. Le guerrier saisit alors sa double arbalète et arma rapidement les cordes afin d’y glisser deux carreaux. Le premier cavalier apparut. Il portait un heaume en métal d’un noir brillant, un plastron de même nature, et une cape rouge sang. Derrière lui venaient huit guerriers identiques, montés sur des hongres noirs d’au moins seize mains de haut. Senta se leva et alla rejoindre Waylander et les autres. Les cavaliers s’arrêtèrent devant la cabane en formant avec leurs chevaux un demi-cercle autour des hommes qui les attendaient. Personne ne parla et Senta sentit ses poils se hérisser en dévisageant les chevaliers. On ne pouvait voir que leurs yeux, à travers les petites fentes rectangulaires de leurs heaumes noirs. Leur regard à tous était le même : froid, calculateur, confiant. Finalement, l’un d’entre eux prit la parole. Senta ne put dire lequel, car la voix était étouffée par le heaume. — Lequel de vous est le renégat Waylander ? — C’est moi, répondit Waylander en s’adressant directement au cavalier en face de lui. — Le maître t’a condamné à mort. Cette condamnation est sans appel. Le chevalier posa sa main couverte d’un gantelet noir sur la poignée de son épée et dégaina lentement son arme. Waylander voulu aussitôt lever son arbalète – mais sa main s’arrêta, alors qu’il visait toujours le sol. Senta le regarda, surpris, et vit que les muscles de sa mâchoire étaient contractés et que son visage était rouge d’effort. Senta dégaina son premier sabre et se prépara à attaquer le cavalier. Mais alors qu’il venait de sortir sa lame, il vit le cavalier lui jeter un regard, et il sentit comme une douche glacée l’asperger. Ses membres furent paralysés aussitôt, comme si on l’écrasait. Le sabre trembla dans sa main. Les chevaliers noirs mirent pied à terre et Senta entendit le sifflement des épées qu’on dégainait. Quelque chose rebondit à ses pieds et alla rouler plus loin. C’était la pierre à aiguiser que tenait Belash. Il essaya de bouger, mais il avait l’impression que ses bras étaient en pierre. Une épée noire s’approcha de sa gorge. À l’intérieur de la cabane, Miriel décrocha du mur l’arbalète de Kreeg. Rapidement, elle ouvrit les bras de l’arme et les positionna, armant la corde dans son encoche de bronze. Elle choisit un carreau, l’enclencha et fit demi-tour pour sortir. Un grand chevalier apparut sur le seuil, bloquant la lumière du jour. Elle resta paralysée un moment. Puis, elle leva son arbalète. Non, siffla une voix dans son esprit. Une terrible léthargie s’empara de ses membres, des eaux troubles se répandirent dans les méandres de son esprit, noyant son âme, nettoyant sa mémoire. Elle accepta presque avec joie cette sensation : elle n’avait plus peur, elle n’était plus inquiète, elle ne désirait plus que le vide de la mort. Soudain, une lumière vive jaillit au plus profond de ses pensées, endiguant le raz de marée chaud du désespoir. Dans cette lumière se dessina la silhouette du guerrier en armure d’argent qui l’avait sauvée quand elle était enfant. Combats-les ! lui ordonna-t-il. Combats-les, Miriel ! J’ai ouvert les portes de ton Talent. Cherche-le ! Et vis ! Elle cligna des yeux et essaya de viser avec l’arbalète, mais elle était si lourde, si incroyablement lourde… Le chevalier noir avança dans la pièce. — Donne-moi ton arme, dit-il d’une voix étouffée par le heaume. Je te ferai connaître des joies dont tu n’as même jamais rêvé. Alors qu’il s’approchait d’elle, Miriel aperçut Waylander à genoux dans la clairière, une épée noire brandie au-dessus de sa tête. — Non ! hurla-t-elle. L’arbalète pencha à droite. Elle appuya sur la gâchette de bronze. Le carreau fendit les airs et alla se ficher dans le heaume noir, s’enfonçant jusqu’aux pennes. Le chevalier noir s’effondra à ses pieds. Dehors, Waylander, soudainement libéré de l’emprise du sort, se jeta sur sa gauche alors que l’épée s’abattait dans un sifflement. Il fit une roulade sur son épaule et décocha son premier carreau. Celui-ci se ficha en dessous d’une aisselle du chevalier et se fraya un chemin jusqu’au poumon. Une ombre noire se dressa devant lui. Waylander fit une nouvelle roulade – mais pas assez rapidement ! Une épée noire fondit sur son visage. Le molosse sauta par-dessus le cadavre et referma ses terribles mâchoires sur le poignet du chevalier. Belash prit un pas d’élan et se jeta les pieds en avant sur l’homme, le faisant tomber à la renverse. Le Nadir se reçut en souplesse et se jeta sur l’assaillant de Waylander, lui enfonçant son couteau juste sous la jugulaire du heaume, droit dans le cerveau. Les grognements de colère du molosse firent peur aux chevaux qui se cabrèrent et – mis à part un hongre – s’emballèrent tous. Libéré du sortilège, Senta leva son sabre in extremis, pour parer le coup qui menaçait de lui trancher la gorge. Il para un second coup de taille et, d’un mouvement de poignet, assena une riposte vicieuse qui ricocha dans un bruit métallique contre les mailles renforcées au cou du chevalier. Senta lui donna alors un grand coup d’épaule, le soulevant de terre. Un deuxième chevalier se jeta sur lui, mais cette fois Senta eut le temps d’esquiver le coup fatal et enfonça son sabre violemment sous le heaume de son adversaire. La pointe acérée traversa facilement la peau tendre au menton et ressortit par la bouche. Le chevalier recula brusquement, arrachant le sabre des mains de Senta qui dégaina sa deuxième arme. Angel, le dos à la cabane, bataillait face à deux chevaliers. L’ancien gladiateur parait et bloquait les attaques, poussé par la force du désespoir. Waylander tira un carreau dans la cuisse du premier assaillant. Celui-ci grogna de douleur et se retourna à moitié. L’épée d’Angel s’écrasa contre son heaume, tranchant la sangle. Le casque tomba par terre. L’épée de Waylander fendit le crâne du chevalier. Angel fit un pas de côté pour éviter un grand coup d’estoc du deuxième homme qu’il attrapa par le bras. Il l’attira d’un coup sec vers lui, et lui écrasa la tête contre le mur. Puis, Angel passa dans le dos du chevalier et agrippa fermement son heaume, le tirant d’abord en arrière, et le tournant brusquement vers la gauche. Le cou du chevalier se rompit dans un craquement à soulever l’estomac. — Attention ! cria Senta. Waylander mit un genou à terre. Une épée fendit l’air au-dessus de lui. Waylander se jeta en arrière, bousculant son agresseur et le faisant tomber. Senta se rua sur lui. Le chevalier se releva d’un bond et se fendit d’une attaque plongeante. Senta esquiva et balança un coup de coude dans le heaume du guerrier. Ce dernier tituba. Senta lui assena un coup de pied de toutes ses forces en plein sur le genou, qui céda. Le chevalier tomba en hurlant. Belash lui sauta dessus, et releva son heaume afin de lui planter son couteau dans la gorge. Miriel, qui avait rechargé son arbalète, sortit de la cabane. Le dernier chevalier se précipita vers le seul hongre qui ne s’était pas enfui et attrapa le pommeau de la selle. Le cheval se cabra et partit au galop, traînant derrière lui le chevalier. Le molosse se lança à leur poursuite. Miriel cala l’arbalète contre son épaule et visa. Le carreau jaillit de l’arme et traversa la clairière pour se ficher en plein dans le heaume du chevalier. Il resta quelques secondes accroché au pommeau de la selle, mais comme le cheval atteignait le haut de la pente, ses doigts lâchèrent et il mordit la poussière. Aussitôt le chien fut sur lui et lui sauta à la gorge. Les crocs n’arrivèrent pas à pénétrer la cotte de mailles, mais l’homme était déjà mort. Waylander rappela le chien, qui revint dans la clairière pour se frotter contre sa jambe. Petit à petit, le nuage de poussière retomba sur le sol de la clairière. Un chevalier gémit, mais Belash se jeta sur lui, lui arracha son heaume et lui trancha la gorge. Un autre – celui qui avait attaqué Senta – se releva d’un coup et s’enfuit en direction des arbres. Le chien se lança immédiatement à sa poursuite, mais Waylander l’appela et il s’arrêta pour regarder son maître. Miriel arma lentement les bras de l’arbalète et rentra dans la cabane chercher un carreau. — Il est en train de s’enfuir ! hurla Senta. — Mais non, répondit tranquillement Waylander. Miriel réapparut et offrit l’arbalète à son père qui refusa d’un signe de tête. Le chevalier avait atteint le bas de la pente et la grimpait à présent précipitamment. — Tiens compte du fait que tu tires légèrement vers le haut, lui conseilla Waylander. Miriel acquiesça. L’arbalète se leva et, apparemment sans viser, elle tira. Le chevalier reçut le carreau dans le bas du dos. Il se cambra et tomba le long de la pente. Belash, son couteau ensanglanté à la main, courut jusqu’à lui. Il lui arracha son heaume et se prépara à lui donner le coup de grâce. — Mort ! cria-t-il en se retournant vers les autres. — Joli coup, dit Waylander. — Mais, bon sang, qui étaient ces types ? s’enquit Angel. — La Confrérie, lui révéla Waylander. Ils m’ont déjà pourchassé. Des chevaliers-sorciers. Belash rejoignit le petit groupe et jeta un regard à Miriel. — Un sacré archer, déclara-t-il. Pour une kol-isha, ajouta-t-il un instant après. Je vais chercher les chevaux. Il rangea son couteau et s’en alla en direction du sud. Miriel lâcha l’arbalète et se frotta les yeux. Elle entendait tout autour d’elle des bourdonnements d’insectes qu’elle n’arrivait pas à voir. Elle essaya de se concentrer sur les sons afin de les séparer. … faire ça… sorcière… pouvoirs… Confrérie… Kai… douleur… échapper… Durmast… Danyal… Elle prit soudain conscience qu’elle percevait des fragments de pensées des hommes qui l’entouraient. Belash pensait qu’elle était possédée, Waylander revoyait son dernier combat avec la Confrérie lorsque le géant, Durmast, était mort pour lui sauver la vie. Senta la regardait fixement, avec passion. Elle sentit Angel se déplacer derrière elle, et une vague d’émotions la balaya, chaude et protectrice, forte, résistante. Il lui posa la main sur l’épaule. — Ne t’inquiète pas. Je ne suis pas blessée, lui dit-elle. (Miriel sentit son trouble et se tourna vers lui.) Tu te souviens de mon Talent, Angel ? — Oui. — Il est revenu ! — Tu as des ennemis très puissants, fit remarquer Senta alors que Waylander récupérait ses carreaux sur les cadavres de deux chevaliers. — Je suis toujours vivant, observa Waylander en le dépassant pour rentrer dans la cabane où il s’écroula sur une grande chaise en cuir. Il avait mal à la tête et se frotta les yeux. Mais la douleur persistait. Miriel le rejoignit. — Laisse-moi t’aider, lui dit-elle doucement. Elle posa sa main sur son cou. Aussitôt, la douleur disparut. Il soupira et posa son regard noir sur sa fille. — Tu nous as sauvés. Tu as détruit leur sortilège. — J’ai brisé leur concentration en tuant leur chef, expliqua-t-elle. (Miriel s’agenouilla devant son père et posa les mains sur ses genoux.) Pourquoi m’as-tu menti ? demanda-t-elle. — Comment ça ? répliqua-t-il en détournant les yeux. — Tu m’as dit que nous allions dans le nord pour échapper aux assassins. — Et c’est le cas. — Non. Tu cherches Bodalen. Hewla t’a dit où le trouver. — Que sais-tu d’autre ? s’enquit-il d’un ton las. — Trop de choses, répondit-elle. Il soupira. — Tu as retrouvé ton Talent. Je pensais qu’il était parti pour de bon. — Il m’a été rendu par l’homme qui me l’avait volé. Tu te souviens quand notre mère est morte et que tu t’es mis à boire ? Et de ce fameux matin où tu as trouvé du sang dans la clairière ainsi qu’une tombe avec deux cadavres ? Tu as cru que tu les avais tués et que tu étais trop saoul pour t’en rappeler. Tu nous as demandés à Krylla et moi ce qui s’était passé. Nous t’avons dit que nous ne savions pas. Et c’était vrai. C’était notre ami, Dardalion. Ces hommes étaient venus nous capturer, peut-être même nous tuer, parce que nous avions le Talent. Dardalion les en a empêchés : il les a tués avec ton arbalète. — Il avait juré de ne plus jamais tuer, murmura Waylander. — Il n’avait pas le choix. Tu étais ivre mort, et l’arme portait en elle tellement de mort et de violence qu’il a été submergé. (Waylander baissa la tête, souhaitant ne plus rien entendre, mais incapable pourtant de l’arrêter de parler.) Il a fermé la porte de notre Talent. Et il a effacé les souvenirs des démons et de l’homme qui avait essayé de capturer nos âmes. Il l’a fait pour nous protéger. — Mais maintenant tu te souviens de tout ? — Oui. — J’ai fait de mon mieux, Miriel… Ne lis pas mes pensées… ma vie. — C’est trop tard. Il acquiesça et se leva. — Alors, essaie juste de ne pas trop me mépriser. — Oh, père ! (Elle s’approcha de lui et le prit dans ses bras.) Comment pourrais-je te mépriser ? Je t’aime. Je t’ai toujours aimé. Son soulagement fut si intense qu’il la serra de toutes ses forces contre lui en fermant les yeux. — Je voulais que tu sois heureuse – comme Krylla. Je voulais que tu aies une belle vie. — Mais j’ai une belle vie. Et j’ai été heureuse, lui dit-elle. (Elle s’écarta en lui souriant et lui caressa la joue.) Les paquetages sont prêts, nous ferions mieux de nous mettre en route. (Elle ferma les yeux.) Belash a trouvé les chevaux ; il ne devrait plus tarder. Il la prit par les épaules et la serra de nouveau contre lui. — Tu pourrais partir au sud, avec Angel, lui proposa-t-il. J’ai de l’argent à Drenan. Elle secoua la tête. — Tu as besoin de moi. — Je ne veux pas qu’il… t’arrive malheur. — Tout le monde meurt un jour, père, déclara-t-elle. Ce n’est plus simplement une guerre personnelle entre Karnak et toi. Et je me demande si cela l’a jamais été. — Comment ça ? Que veux-tu dire ? — Je ne sais pas encore, mais ce n’est pas Karnak qui a envoyé la Confrérie. En tuant le dernier homme j’ai vu une image dans son esprit. Il pensait à un homme assez grand, les cheveux noirs, plaqués sur le crâne avec de la graisse, les yeux bridés et vêtu d’une longue robe violette. C’est lui qui a envoyé les chevaliers. Et c’est le même homme qui avait voulu nous faire du mal à Krylla et moi ; c’est l’homme qui a invoqué les démons. — D’où venaient les chevaliers noirs ? — De Dros Delnoch, et avant de Gulgothir. — Alors, c’est là que nous trouverons des réponses, dit-il. — Oui, fit-elle tristement. Angel observait le Nadir qui menait les cinq chevaux dans la clairière. Immonde sauvage ! pensa-t-il. Tout chez Belash le dégoûtait : ses yeux bridés sans âme, sa bouche cruelle, ses méthodes barbares de tuer. Cela lui donnait la chair de poule. Il jeta un coup d’œil au nord, en direction des montagnes lointaines. Derrière elles, les Nadirs se reproduisaient comme la vermine, vivant leurs courtes vies dans la violence, passant d’une guerre à une autre. Il n’y avait jamais eu de poètes nadirs, ni d’artistes ni même de sculpteurs. Et il n’y en aurait jamais ! Quel peuple abominable, pensa Angel. — Il sait se servir d’un couteau, déclara Senta. — Salopard de Nadir, grogna Angel. — Je croyais que ta première femme était à moitié nadire ? — Jamais de la vie ! rétorqua violemment Angel. Elle était… chiatze. Ce n’est pas pareil. Les Nadirs ne sont pas humains. Ce sont des diables, tous autant qu’ils sont. — De bons guerriers, quand même. — Ça t’ennuierait de changer de sujet ! demanda Angel. Senta gloussa. — Comment as-tu su qu’ils arrivaient ? Tu es parti comme ça chercher ton arme dans la cabane. Angel fronça les sourcils, et sourit, retrouvant un peu de sa bonne humeur. — J’ai senti le crottin de cheval – le vent soufflait du sud. J’ai pensé qu’il y avait d’autres assassins. Et j’aurais préféré que ce soit le cas. Par les couilles de Shemak, lorsque le sortilège m’est tombé dessus, j’étais terrorisé. Et je ne m’en suis toujours pas remis. Être debout, sans pouvoir bouger, alors qu’un homme armé s’approche de moi… (Il frissonna.) Mon pire cauchemar. — C’est vrai que c’est une expérience que je n’ai pas envie de revivre, convint Senta. Waylander a dit qu’ils étaient de la Confrérie. Je croyais qu’ils avaient été tous massacrés dans les guerres vagriannes. Angel scruta les cadavres de son regard pâle. — Eh bien, apparemment ce n’était pas le cas. — Que sais-tu d’eux ? — Pas grand-chose. Des légendes racontent qu’un sorcier a fondé leur ordre, mais je ne me souviens pas de son nom, ni même de l’endroit où ils sont apparus pour la première fois. Ventria, je crois. Ou peut-être un peu plus à l’est ? À une époque, on les appelait les « Chevaliers de Sang », à cause des sacrifices. À moins que ce soit les « Chevaliers Pourpres » ? — C’est pas grave, Angel. Je crois que cela couvre ton « pas grand-chose ». — Je n’ai jamais été fort en histoire. Belash s’approcha d’eux. — Ils sont les Chevaliers de Sang, dit-il. Leur premier temple a été bâti en Chiatze il y a trois cents ans, fondé par un magicien nommé Zhi Zhen. Ils sont rapidement devenus très puissants et ont essayé de renverser l’Empereur. Zhi Zhen fut capturé après de nombreuses batailles et empalé sur un piquet en or. Mais l’ordre n’avait pas disparu avec lui. Il s’est étendu vers l’ouest. Le général vagrian, Kaem, s’est servi des prêtres de la Confrérie lors du siège de Dros Purdol. Aujourd’hui, ils se sont reformés en Gothir, sous la tutelle d’un magicien nommé Zhu Chao. — Tu es bien informé, fit remarquer Senta. — L’un d’entre eux a tué mon père. — Ce qui prouve qu’ils ne sont pas tous mauvais, commenta Angel. Belash resta interdit un instant, ses traits plats impassibles, le regard sombre rivé sur Angel. Puis il acquiesça lentement et s’en alla. — Tu n’aurais pas dû dire ça, le sermonna Senta. — Je ne l’aime pas. — Ce n’est pas une raison pour être grossier, Angel. Insulte les vivants, pas les morts. — Je dis ce que je pense, grommela Angel. Mais il savait que Senta avait raison et l’insulte lui laissa un goût amer dans la bouche. — Pourquoi les détestes-tu à ce point ? — J’ai été le témoin d’un massacre. À une centaine de kilomètres de la passe de Delnoch. Mon père et moi arrivions de Namib. Nous étions dans les collines lorsque nous avons vu des Nadirs attaquer un convoi de chariots. Je ne l’oublierai jamais. Ils ont torturé les gens une bonne partie de la nuit. Nous avons réussi à nous enfuir sans être vus, mais les hurlements nous ont suivis. Et ils me suivent toujours. — J’ai vécu un temps à Gulgothir, dit Senta. J’ai de la famille là-bas, avec laquelle je partais souvent chasser. Un jour, au beau milieu de l’été, notre partie de chasse a repéré trois jeunes Nadirs qui marchaient le long d’un cours d’eau. Le maître de chasse a crié quelque chose et tous les cavaliers sont partis au galop. Ils ont tué deux des trois garçons à coups de lance. Le dernier Nadir a voulu s’enfuir. Ils lui ont donné la chasse et l’ont blessé plusieurs fois, pas assez pour qu’il tombe, mais suffisamment pour qu’il continue à courir. Finalement, épuisé, il s’est écroulé ; d’après moi, pour mourir. Les chasseurs, des nobles gothirs, ont tous sauté de selle pour venir le tailler en pièces. Puis, ils lui ont tranché les oreilles en guise de trophées. — Est-ce qu’il y a une morale à cette histoire ? s’enquit Angel. — La sauvagerie engendre la sauvagerie, répliqua Senta. — C’est le sermon du jour, c’est ça ? — Par le ciel, tu es vraiment d’une humeur détestable, Angel. Je crois que je vais te laisser l’apprécier seul. Angel ne répondit pas et Senta retourna dans la cabane. Bientôt ils se mettraient en route vers le nord. En plein territoire nadir. Angel avait la bouche sèche et les flammes de la peur grondaient dans son ventre. CHAPITRE 9 Ekodas aimait la forêt : les arbres majestueux vivant en parfaite fraternité, les plantes et les fleurs abritant la terre, et la sérénité née de la vie éternelle. Lorsque le monde était jeune, la terre toujours chaude, les premiers arbres avaient commencé à pousser, à grandir et à respirer. Leurs descendants étaient toujours là, regardant les petites vies fugitives des hommes. Le jeune prêtre, dont la robe blanche était maintenant tâchée de boue, s’approcha d’un chêne majestueux, et posa ses mains sur l’écorce. Il ferma les yeux. L’arbre n’avait pas de cœur à écouter, pourtant il y avait des pulsations de vie dans son tronc, la sève qui montait par à-coups dans les capillaires, le bois neuf qui s’étirait et poussait. Ekodas se sentait en paix. Il se remit en marche, l’esprit ouvert aux bruits de la forêt, le chant du soir des oiseaux, les petits animaux qui bougeaient dans les sous-bois. Il sentit le cœur d’un renard battre non loin de lui, et perçut l’odeur musquée de la fourrure d’un vieux blaireau. Il s’arrêta et sourit. Le renard et le blaireau partageaient un terrier. Un hibou hulula. Ekodas leva les yeux. La lumière disparaissait progressivement tandis que le soleil tombait dans la mer occidentale. Il se retourna et commença la longue ascension qui le mènerait au temple. Il repensa au débat et soupira, regrettant la faiblesse qui l’avait poussé à trahir ses principes. Au fond de lui, il savait que Dardalion non plus ne savait pas avec certitude si la voie qu’ils avaient choisie était la bonne. L’Abbé avait presque voulu se débarrasser du destin qu’il avait planifié depuis si longtemps. Presque. Pourtant, si l’amour avait remporté le débat ce soir, alors tout ce que Dardalion avait enduré n’aurait servi à rien. Un gâchis tragique de vie et de Talent. Je ne pouvais pas te faire ça, Dardalion, pensa Ekodas. Je ne pouvais pas tourner ta vie en dérision. Le jeune prêtre prit une profonde inspiration, puisant une dernière fois dans le calme de la forêt. Mais au lieu de cela, il ressentit comme un coup de poignard à l’esprit. Colère. Peur. Excitation. Sexe. Il se concentra sur son Talent et sonda les arbres. Il sentit deux hommes et… oui… une femme. Il se fraya un chemin à travers les buissons qui jalonnaient le sentier et franchit la colline pour déboucher finalement sur une vieille piste de cerf qui descendait dans un profond ravin. Il entendit une voix d’homme. — Sois raisonnable, femme. Nous n’allons pas te faire de mal. Nous sommes même prêts à te payer ! Une autre voix retentit, plus profonde et incisive. — Assez parlé ! Attrapons cette salope ! Ekodas déboucha du dernier tournant et vit deux hommes, des forestiers d’après leurs vêtements, des couteaux à la main, devant une jeune nadire. Elle brandissait également un couteau et attendait immobile, avec sang-froid, le dos à une falaise rocheuse. — Bonsoir, mes amis, dit Ekodas. Le premier homme, grand et fin, vêtu d’une tunique en laine verte et de cuissardes en cuir dans des bottes, se retourna. C’était un jeune homme blond avec une queue-de-cheval. — Ce n’est pas un endroit pour un prêtre, déclara-t-il. Ekodas continua à avancer et vint s’arrêter juste devant lui. — La forêt est un endroit merveilleux pour méditer. Il sentit le trouble de cet homme, mais le désir lui brouillait la raison. Il voulait cette femme, et son esprit débordait de pensées et d’images érotiques. Le deuxième homme s’approcha. Il était plus petit et trapu, avec des petits yeux ronds. — Retourne d’où tu viens ! ordonna-t-il. Tu ne nous feras pas changer d’avis ! — Ce que vous comptez faire est mal, répliqua doucement Ekodas. Je ne peux pas vous laisser faire. Si vous continuez le long de ce ravin, vous trouverez la route d’Estri. C’est un petit village, et, à ce que je sais, il y a là une femme qui a un sourire spécial pour des hommes qui ont de l’argent. — Je sais où est Estri, rétorqua le deuxième homme. Et quand j’aurai besoin de tes conseils, j’te sifflerai. Tu sais ce que c’est, ça ? Il leva son couteau et le planta sous le visage d’Ekodas. — Je sais ce que c’est, frère. Mais pourquoi me le montres-tu ? — T’es demeuré, ou quoi ? Le premier homme attrapa son ami par le bras. — Laissons tomber, Caan. C’est pas grave. — Si c’est grave. Je veux cette femme. — Tu ne peux pas tuer un prêtre ! — Ah ouais. Regarde mieux ! Le couteau jaillit. Ekodas fit un pas de côté, attrapa l’homme par le poignet et lui tordit le bras, pour faire une clé. Puis, il passa sa jambe derrière le genou de l’homme et le crocheta. Le forestier partit à la renverse. Ekodas le lâcha et il tomba par terre. — Je n’ai pas envie de te faire mal, déclara Ekodas. L’homme se releva en vitesse et se rua sur le prêtre. Ekodas dévia le bras qui tenait le couteau et lança au forestier un coup de coude au menton. Celui-ci s’écroula comme foudroyé. Ekodas se retourna vers le premier homme. — Emmène ton ami à Estri, lui conseilla-t-il. Et une fois là-bas, fais-lui tes adieux. Il a une mauvaise influence sur toi. (Il dépassa l’homme et s’approcha de la Nadire.) Salutations, ma sœur. Si vous voulez me suivre, je vais vous trouver un abri pour la nuit. C’est un temple, et les lits sont un peu durs, mais vous y dormirez paisiblement, sans rien avoir à craindre. — Où que je sois, je dors sans crainte, répondit-elle. Mais je vais te suivre. Elle avait des yeux noirs magnifiques, et sa peau semblait à la fois pâle et couverte de reflets d’or. Ses lèvres étaient pulpeuses, sa bouche large, et Ekodas se surprit en train de repenser aux images qu’il avait vues dans la tête du forestier. Il rougit et se retourna pour grimper la colline. — Tu te bats bien, dit-elle en venant à sa hauteur. Elle avait rangé son couteau dans un fourreau en peau de chèvre à sa ceinture et portait un petit sac à dos. — Vous venez de loin, ma sœur ? — Je ne suis pas ta sœur, fit-elle remarquer. — Toutes les femmes sont mes sœurs. Tous les hommes mes frères. Je suis un prêtre de la Source. — Ton frère en bas a la mâchoire cassée. — Je le regrette. — Moi pas. Je l’aurais tué. — Je me nomme Ekodas, dit-il en lui tendant la main. Elle l’ignora et passa en tête. — Et moi Shia. Ils atteignirent le chemin qui montait vers le temple. Elle regarda les grands murs en pierre. — C’est une forteresse, déclara-t-elle. — Ça l’était dans le temps. Aujourd’hui, c’est un lieu de prière. — C’est quand même une forteresse. Les portes étaient ouvertes et Ekodas la conduisit à l’intérieur. Vishna et d’autres prêtres étaient en train de tirer de l’eau au puits. Shia s’arrêta pour les regarder. — Vous n’avez pas de femmes pour faire cela ? demanda-t-elle à Ekodas. — Il n’y a pas de femmes ici. Je vous ai dit que nous étions des prêtres. — Et les prêtres n’ont pas de femmes ? — Non. — Seulement des sœurs ? — Oui. Elle partit dans un petit rire guttural. — Votre petite tribu ne durera pas longtemps. Les hurlements s’arrêtèrent. L’esclave émit un râle rauque et étouffé. Ses bras se relâchèrent dans les chaînes et ses jambes furent agitées de spasmes. Zhu Chao lui enfonça son couteau dans la cage thoracique, tranchant les artères près du cœur et arrachant l’organe. Il le porta au milieu du cercle, enjambant les lignes dessinées à la craie sur les pierres, zigzaguant entre les bougies et les fils d’or qui reliaient le calice au Cristal. Il posa le cœur sur le calice et se recula, posant ses pieds dans les cercles jumeaux de Shemak. Le Quatrième Grimoire était ouvert sur un pupitre de bronze. Il en tourna les pages et se mit à lire à voix haute, dans une langue oubliée du monde des hommes depuis des millénaires. L’air autour de lui se mit à crépiter, et du feu jaillit le long des fils en or, entourant le calice d’un cercle de flammes. Le cœur se mit à bouillir, et de la fumée noire s’en échappa, montant pour former une silhouette sombre. Des épaules massives apparurent, puis une énorme tête avec une bouche caverneuse. Des yeux s’ouvrirent, jaunes et bridés. De grands bras, aux muscles saillants, poussèrent à partir des épaules. Zhu Chao trembla et sentit son courage l’abandonner. La créature de fumée rejeta sa tête en arrière, et un sifflement retentit dans la pièce. — Que veux-tu de moi ? s’enquit-elle. — Une mort, répondit Zhu Chao. — Kesa Khan ? — Exactement. Un son sortit de la créature de fumée – un lent sifflement volcanique que Zhu Chao prit pour un rire. — Lui aussi veut ta mort, déclara le démon. — Peut-il payer en sang et en souffrance ? rétorqua Zhu Chao, conscient que de la sueur coulait le long de son front et que ses mains tremblaient. — Il a bien servi mon maître. — Tout comme moi. — C’est vrai. Mais je ne peux accéder à ta requête. — Pourquoi ? — Regarde dans tes lignes de vie, Zhu Chao. La fumée se dispersa comme si un vent frais avait soufflé dans la pièce. Le calice était vide, et le cœur avait disparu sans laisser de traces. Zhu Chao se tourna vers l’endroit où quelques instants plus tôt, le corps d’un jeune esclave était enchaîné. Lui aussi avait disparu. Le sorcier sortit en titubant du cercle, sans se préoccuper de la craie qu’il dispersait avec ses sandales. Il prit le Troisième Grimoire et alla jusqu’au bureau pour le compulser. Le sort dont il avait besoin était mineur, ne nécessitant pas de sang. Il prononça la formule et traça un symbole dans les airs. Là où son doigt passa, une ligne lumineuse apparut, dessinant une toile d’araignée. Finalement satisfait, le sorcier désigna du doigt plusieurs intersections. Des petites sphères lumineuses jaillirent aux différents points, quelques-unes bleues, d’autres vertes, une dorée et deux noires. Zhu Chao prit une profonde inspiration avant de se concentrer. La toile commença à trembler, puis à bouger, et les sphères se mirent à tournoyer autour du globe doré au centre. Le sorcier prit une plume et la plongea dans un petit encrier. Il trouva un grand papyrus et se mit à écrire, relevant de temps en temps la tête pour observer le motif tournant dans les airs. Une heure plus tard, il avait noirci le papyrus de symboles. Fatigué, il se frotta les yeux et s’étira. La toile d’araignée disparut. Il prit le papier et retourna au calice. Il prononça les six Mots de Pouvoir et laissa tomber le papyrus dans le bol en or. Il s’enflamma pour former une énorme sphère incandescente qui s’éleva du calice pour flotter devant le visage du sorcier. La sphère se dilata, s’aplatit, et les flammes moururent. Zhu Chao vit alors un homme en noir qui marchait sur les remparts du palais. Il y avait une petite arbalète dans la main de cet homme. La scène vacilla et changea. Il voyait maintenant une vieille forteresse aux vieux murs biscornus surmontés de petites tourelles. Une armée se trouvait aux portes, munie d’échelles et de grappins. Sur un des murs, au sommet de la plus haute tourelle, se dressait Kesa Khan. À côté de lui se trouvait une jeune femme, également vêtue de noir. La vision se troubla et Zhu Chao vit apparaître un dragon dans le ciel, qui tournoyait au-dessus de la forteresse. Puis, il se détourna et partit en direction de Gulgothir, survolant tranquillement les maisons, telle une flèche tirée vers le palais de Zhu Chao. L’ombre du dragon s’étendait sur toute la scène, comme un démon ténébreux, se déversant sur les murs du palais et dans la cour. Là, l’ombre s’arrêta sur les pavés, plus noire que la nuit, et se métamorphosa en homme. Le même homme qui tenait l’arbalète. L’image changea de nouveau, mais devint plus faible. Zhu Chao contemplait à présent une cabane dans les montagnes. L’homme était là aussi – ainsi que les corps de neuf de ses chevaliers. Le sorcier eut un choc. Comment Waylander avait-il pu vaincre ses chevaliers ? Il ne connaissait aucun sortilège. La peur crépita dans le cœur de Zhu Chao. Le dragon de son rêve était venu dans son palais, porteur de mort. Mais pas la mienne, pensa Zhu Chao en essayant de ne pas céder à la panique. Non, pas la mienne. Oubliant sa fatigue, il grimpa l’escalier en colimaçon qui menait aux appartements supérieurs. Bodalen était là, allongé sur un divan, ses bottes sur une table en argent. — Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit à propos de Waylander ? demanda le sorcier. Bodalen se leva d’un bond. Il était plutôt grand, large d’épaules, avec les joues creuses, des yeux bleus sous des sourcils broussailleux et une grande bouche lippue. Il était l’image même de Karnak, en plus jeune, et sa voix était tout aussi puissante. — Rien, mon seigneur. C’est un assassin – c’est tout. — L’assassin a tué neuf de mes chevaliers. Tu comprends ? Des hommes doués de grands pouvoirs. Bodalen s’humecta les lèvres. — Je ne sais pas comment l’expliquer, seigneur. Mon père m’a souvent parlé de lui. Mais il n’a jamais mentionné de pouvoirs magiques. Zhu Chao resta silencieux. Quelle raison de venir au palais pouvait bien avoir Waylander, à part pour tuer Bodalen ? Si le fils de Karnak n’est plus ici… Il sourit au jeune Drenaï. — Il y a quelque chose que tu pourrais faire pour moi, mon garçon. — Avec joie, mon seigneur. — Je veux que tu ailles aux Montagnes de la Lune. Je vais te donner une carte pour que tu les trouves. Il y a là une forteresse antique, un endroit étrange. Il y a des galeries en dessous, et des pièces remplies d’or et de bijoux, à ce qu’on raconte. Prends dix hommes avec toi, et toutes les provisions qu’il te faudra, et pénètre dans la forteresse. Cache-toi quelque part dans les cavernes souterraines. D’ici quelques semaines, Kesa Khan s’y rendra. Lorsqu’il sera arrivé, sors de ta cachette et tue-le. — Il y aura de nombreux guerriers nadirs avec lui, objecta le jeune homme. Zhu Chao eut un mince sourire. — La vie est pleine de dangers, Bodalen, et un brave peut les vaincre tous. Cela me ferait vraiment plaisir si tu acceptais cette petite quête. — Vous savez que je donnerais ma vie pour la cause, mon seigneur. C’est juste que… — Oui, oui, cracha Zhu Chao. Je comprends. Tu es né avec les traits de ton père, mais pas avec son courage. Alors, écoute-moi bien, Bodalen : lorsque tu étais à ses côtés, tu m’étais d’une grande utilité. Ici, tu n’es qu’un fugueur sans intérêt. Ne fais pas l’erreur de me déplaire. Bodalen pâlit. — Bien sûr que non, mon seigneur. Je… Je serai ravi de… une carte, dites-vous ? — Tu auras une carte et dix hommes dignes de confiance. Vraiment. Et si tu réussis cette mission, Bodalen, tu seras récompensé au-delà de tes espérances. Tu deviendras le roi de Drenaï. Bodalen acquiesça en souriant. — Je vous servirai bien, mon seigneur. Et vous vous trompez : je ne manque pas de courage. Et je vais vous le prouver. — Bien sûr, mon garçon. Excuse-moi, j’ai parlé sous l’emprise de la colère. À présent, va te préparer pour le voyage. Ekodas conduisit Shia à travers le réfectoire et grimpa avec elle les deux étages qui les séparaient de l’étude de Dardalion. Le jeune prêtre frappa à la porte. — Entrez, lança l’Abbé. Ekodas ouvrit la porte et poussa la jeune femme à l’intérieur. Dardalion se leva et s’inclina. — Bienvenue, ma chère. Je suis navré que ton voyage à Drenan ait débuté de manière aussi traumatisante. — Ai-je dit que j’étais traumatisée ? riposta Shia en s’avançant dans la pièce. Elle jeta un regard moqueur sur les étagères surchargées et les placards ouverts débordant de parchemins et de livres. — Est-ce que tu sais lire ? s’enquit Dardalion. Elle secoua la tête. — À quoi cela me servirait-il ? — Afin de comprendre nos besoins et nos désirs, nous devons d’abord comprendre ceux de nos ancêtres. — Je ne vois pas le rapport, répondit-elle. Les désirs de nos ancêtres sont évidents – c’est pour cela que nous sommes ici. Et ces désirs ne changent pas, c’est pourquoi nous avons des enfants. — Vous pensez que l’Histoire ne peut rien nous enseigner ? demanda Ekodas. — L’Histoire si, admit-elle. Mais ceci n’est pas l’Histoire. Ce ne sont que des écrits. Tu es le chef, ici ? demanda-t-elle à Dardalion en se tournant vers lui. — Je suis l’Abbé. Les prêtres que tu as vus sont mes disciples. — Il se bat bien, dit-elle en souriant et en désignant du doigt Ekodas. Il ne devrait pas être ici, parmi des hommes de prière. — Vous utilisez ce terme comme une insulte, l’accusa Ekodas en rougissant. — Si tu t’es senti insulté, alors ce doit être vrai, répondit-elle. Dardalion gloussa et fit le tour de son bureau. — Tu es la bienvenue ici, Shia, fille de Posta Bren. Demain matin, je te donnerai des indications pour rejoindre ton frère, Belash. Une étincelle apparut dans les yeux de la jeune Nadire, qui éclata de rire. — Tes pouvoirs ne me surprennent pas, Cheveux d’Argent. Je savais que tu étais un mystique. — Comment ? s’enquit Ekodas. Dardalion s’approcha du jeune prêtre interloqué et lui posa une main sur le bras. — Comment autrement aurais-je pu savoir pour l’attaque… quel terme ai-je employé, déjà ?… traumatisante, lui expliqua Dardalion. Tu as l’esprit vif, Shia. Et tu es une femme courageuse. Elle haussa les épaules. — Je n’ai pas besoin que tu me dises ce que je suis. Mais le compliment fait plaisir à entendre. À présent je voudrais dormir. L’homme de prière guerrier m’a proposé un lit. — Ekodas, emmène notre invitée dans l’aile ouest. J’ai fait allumer un feu dans le dortoir orienté au sud. (Il se tourna vers Shia et s’inclina une nouvelle fois.) Que tes rêves soient doux, jeune femme. — Ils le seront… ou pas, répondit-elle en lui jetant un regard presque moqueur. Est-ce que ton homme est autorisé à coucher avec moi ? — J’ai bien peur que non, lui dit Dardalion. Nous sommes tous chastes. Elle secoua la tête, incrédule. — Pourquoi les hommes jouent-ils à ce genre de jeu ? s’enquit-elle. Le manque de sexe provoque des douleurs au bas-ventre et au dos. Des migraines aussi. — Mais d’un autre côté, dit Dardalion qui avait du mal à se retenir de sourire, notre esprit est libre d’atteindre des sommets rarement atteints dans les plaisirs terrestres. — Est-ce que tu en es sûr ou est-ce que c’est écrit ? rétorqua-t-elle. — C’est écrit, admit-il. Mais la foi est l’un des aspects de notre vie ici. Dors bien. Ekodas, le visage brûlant, guida la Nadire le long du corridor ouest ; sa déconfiture était amplifiée par le rire de l’Abbé qui résonnait derrière lui. La pièce était petite, mais un grand feu brûlait dans l’âtre et des couvertures propres avaient été déposées sur un petit lit. — J’espère que vous serez à l’aise ici, dit-il d’un ton pincé. Je vous apporterai un petit déjeuner demain de bonne heure – du pain, du fromage et du jus de pomme. — Est-ce que tu rêves, homme de prière ? — Oui. Souvent. — Rêve de moi, lui dit-elle. CHAPITRE 10 Ils campaient à l’abri d’une cuvette dans un bois ; un petit feu brûlait au milieu d’un cercle de pierres. Senta, Angel et Belash dormaient, Waylander avait pris le troisième tour de garde. Il était assis en haut de la colline, le dos contre un arbre, son manteau noir se confondant avec les ombres de la nuit. À côté de lui se trouvait le chien qu’il avait finalement nommé Sutures. Miriel était emmitouflée dans son manteau, le dos tourné vers le feu, les épaules au chaud et les pieds glacés. L’automne s’en allait à grand pas et il y avait une odeur de neige dans l’air. Elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Le trajet depuis la cabane avait été fait dans un silence presque total, et Miriel en avait profité pour lire les pensées des cavaliers. Belash pensait à chez lui et à la vengeance, et lorsqu’il pensait à Waylander, l’image d’un couteau apparaissait dans son esprit. Angel était troublé. Il ne voulait pas aller dans le nord mais il ne voulait pas non plus les abandonner. Ce qu’il pensait de Miriel était tout aussi contrasté. Il l’aimait vraiment beaucoup, parfois de manière paternelle, mais d’autres fois son excitation prenait le dessus. Chez Senta, il n’y avait aucun doute. Son esprit était rempli d’images érotiques qui stimulaient et effrayaient à la fois la jeune fille des montagnes. Elle laissa Waylander seul, craignant la noirceur qui avait resurgi en lui. Elle s’assit et jeta quelques morceaux de bois dans le feu, puis elle changea de position afin que ses jambes puissent profiter à leur tour de la douce chaleur du petit brasier. Une voix murmura dans son esprit, mais si faiblement qu’elle crut l’avoir imaginée. La voix retentit de nouveau, mais Miriel n’arrivait pas à discerner les mots. Elle concentra son Talent et accorda toute son énergie au murmure. Rien. C’était énervant. Elle s’allongea et ferma les yeux, laissant son esprit quitter son corps. À présent, le murmure était plus clair, mais semblait provenir d’un lieu très lointain. Qui êtes-vous ? cria-t-elle. Fais-moi confiance ! Non. Beaucoup de vies dépendent de ta confiance. Femmes, enfants, vieillards. Montrez-vous ! exigea-t-elle. Je ne peux pas – la distance est trop grande, mes pouvoirs étirés. Que voulez-vous que je fasse ? Retourne dans ton corps et réveille Belash. Dis-lui de placer sa main au-dessus du feu et de se couper la paume. Il faut que le sang tombe dans les flammes. Dis-lui que Kesa Khan l’ordonne. Et ensuite ? Ensuite je pourrai venir jusqu’à toi et nous pourrons parler. De quelles vies s’agit-il ? s’enquit-elle. Miriel ressentit aussitôt l’agitation dans sa voix. Je ne peux pas parler plus longtemps. Dépêche-toi de faire ce que je demande, autrement nous allons perdre le lien. Je suis au bord de l’épuisement. Miriel retourna dans son corps et se leva pour aller réveiller le Nadir. Alors qu’elle s’approchait de lui, il se releva d’un bond, le couteau à la main, le regard méfiant. Elle lui fit part du message que lui avait donné Kesa Khan et s’attendit qu’il la questionne ou émette des réserves. Mais aussitôt, le Nadir alla se planter devant le feu et s’entailla la paume avec son arme. Du sang coula immédiatement de la blessure et tomba dans les flammes. La voix de Kesa Khan tonna dans l’esprit de Miriel, la faisant tituber. À présent, tu peux venir me voir, dit-il. — Est-ce que je peux faire confiance à ce Kesa Khan ? demanda-t-elle à Belash. — Est-ce qu’il dit que tu peux ? répondit-il. — Oui. — Alors, obéis-lui, lui conseilla le Nadir. Miriel ne se contenta pas des mots et préféra lire les images qui étaient derrière eux. Belash craignait Kesa Khan, mais il ne faisait aucun doute qu’il l’admirait également et qu’il était prêt à lui confier sa vie. Miriel s’allongea et laissa son esprit s’envoler. Elle fut aussitôt happée par un labyrinthe déconcertant de lumières et de couleurs. Les sens chamboulés, elle perdit le contrôle de son vol et tomba en vrille à travers un millier d’arcs-en-ciel chatoyants et dans des ténèbres plus noires que la mort, pour se retrouver assise au bord d’un lac, près d’un village. Il y avait des maisons, bâties à la hâte, mais suffisamment solides pour résister aux vents d’hiver et à la neige. Des enfants jouaient sur la rive, et elle se reconnut avec Krylla. Il y avait un homme grand et mince assis sur un bateau retourné dans l’herbe, les yeux grands ouverts et les cheveux frisés. Le cœur de Miriel s’emballa, car pour la première fois en douze ans elle se souvint du visage de son vrai père. Elle était revenue à l’hiver juste avant l’attaque des Vagrians et le massacre de toute sa famille et de ses amis. C’était une époque paisible et joyeuse. Est-ce que cette illusion est à ton goût ? s’enquit le vieillard ratatiné qui était assis à côté d’elle. Oui, répondit-elle. Beaucoup. Elle se concentra sur lui. Il ne devait pas faire plus d’un mètre trente-cinq et les os de sa cage thoracique perçaient presque sous sa peau tendue. Sa tête était trop grosse pour son corps, et ses cheveux fins tombaient à plat sur ses épaules. Il lui manquait les deux dents de devant, ce qui rendait ses mots sifflants. Il portait un pantalon rapiécé et des mocassins qui lui montaient jusqu’aux genoux, attachés par des lanières de cuir noir. Je suis Kesa Khan. Cela ne me dit rien. Ça viendra, lui assura-t-il. Nous avons un ennemi commun : Zhu Chao. Il parut cracher le nom. Je ne connais pas cet homme. C’est lui qui a envoyé les chevaliers noirs tuer ton père, tout comme il vient d’envoyer l’armée gothire massacrer mon peuple. Et tu le connais, Miriel. Regarde. La scène vacilla et le village disparut. Ils étaient à présent assis en haut d’un mur surplombant un jardin. Un homme y était assis, vêtu d’une robe noire. Ses cheveux étaient plaqués contre son crâne avec de la cire, et ses pattes tombaient en nattes sur ses épaules. Miriel se tendit. C’était le chasseur à écailles qui avait failli la capturer avec Krylla cinq ans auparavant, juste avant que le chevalier d’argent vienne à leur rescousse. Mais là, il n’avait pas d’écailles. Ce n’était qu’un homme assis dans un jardin. Ne t’y trompe pas, la prévint Kesa Khan. Tu contemples le mal incarné. Pourquoi veut-il tuer mon… père ? Elle avait hésité avant de parler, car l’image de son vrai père était encore présente dans son esprit. Bodalen travaille pour lui. Il a cru que faire tuer Waylander serait facile. Il aurait pu alors renvoyer Bodalen en Drenaï, et attendre que le fils trahisse le père. (Le vieil homme gloussa, émettant un son sec et déplaisant.) Il aurait dû connaître Waylander aussi bien que moi. Ha ! J’ai essayé de le tuer, une fois. J’ai envoyé six grandes bêtes croisées pour le détruire ainsi que vingt guerriers talentueux. Aucun n’a survécu. Il est doué pour la mort. Vous êtes l’ennemi de mon père ? Pas maintenant ! la rassura-t-il. Je veux qu’il soit mon ami. Pourquoi ? Parce que mon peuple est en péril. Tu ne peux pas comprendre ce que cela signifie de vivre sous le joug des Gothirs. Nous n’avons aucun droit selon leurs lois. Nous pouvons être chassés comme de la vermine. Personne ne lèvera la main pour protester. Rien que ça, c’est déjà dur en soi. Mais, à présent, Zhu Chao a convaincu l’Empereur que ma tribu – la plus ancienne du peuple des Tentes – doit être éradiquée. Exterminée ! Bientôt, les soldats seront sur nous. Comment mon père peut-il vous aider ? Ce n’est qu’un homme. Il est le Dragon de l’Ombre, l’espoir de mon peuple. Et il a avec lui le Tigre Blanc dans la Nuit et le Vieux Dur à Tuer. Il y a aussi Senta. Mais plus important peut-être, il y a toi. Cela ne fait que cinq. Nous ne sommes pas une armée. Nous verrons. Demande à Waylander de venir dans les Montagnes de la Lune. Demande-lui de nous aider. Pourquoi le ferait-il ? Vous avez essayé de le tuer. Dis-lui qu’ils sont dix fois plus nombreux que nous. Dis-lui que nous sommes perdus. Dis-lui que plus de deux cents enfants seront massacrés. Vous ne comprenez pas… Ce ne sont pas ses enfants. Vous lui demandez de risquer sa vie pour un peuple qu’il ne connaît pas. Pourquoi l’envisagerait-il ne serait-ce qu’un instant ? Je ne peux pas répondre, Miriel. Répète-lui simplement ce que je t’ai dit. Les couleurs tournèrent de nouveau et Miriel sentit son estomac se retourner alors qu’elle réintégrait son corps. Waylander était à son chevet ; le soleil était haut dans le ciel. Lorsque Miriel ouvrit les yeux, Waylander fut franchement soulagé. Il lui caressa les cheveux. — Que s’est-il passé ? lui demanda-t-il. Elle lui attrapa le bras et s’en aida pour se relever. Sa tête lui faisait mal et elle avait la bouche sèche. — De l’eau, croassa-t-elle. (Angel lui tendit une outre en cuir après l’avoir débouchée et elle put boire tout son saoul.) Nous devons parler, dit-elle enfin à Waylander. Seuls. Angel, Belash et Senta s’éloignèrent et elle raconta son entretien avec Kesa Khan. Waylander attendit en silence qu’elle finisse son récit. — Tu le crois ? — Oui. Il ne m’a pas dit tout ce qu’il savait, mais, en tout cas, ce qu’il a dit est vrai. Ou du moins, il croit que c’est vrai. Son peuple risque l’annihilation. — Pourquoi m’a-t-il appelé le Dragon de l’Ombre ? — Je ne sais pas. Vas-tu y aller ? Il sourit. — Tu penses que je devrais ? Elle détourna les yeux. — Lorsque nous étions jeunes Krylla et moi, nous adorions écouter les histoires que ma mère… Danyal… nous racontait. Tu sais, des histoires de héros qui franchissaient l’eau et le feu pour venir sauver des princesses. (Elle sourit.) Nous pensions que nous étions des princesses parce que tu nous avais sauvées. Tu es l’homme qui a sauvé les Drenaïs. Et nous t’aimions pour ça. — Je ne l’ai pas fait pour les Drenaïs, déclara-t-il. Je l’ai fait pour moi. — Aujourd’hui je le sais, dit-elle. Et je ne cherche pas à t’influencer. Je sais que tu donnerais ta vie pour moi, comme tu aurais pris tous les risques pour ma mère ou Krylla. Je sais aussi pourquoi tu vas au nord. Tu veux ta vengeance. — Je suis ce que je suis, Miriel. — Tu as toujours été meilleur que tu ne le pensais, dit-elle en lui caressant la joue. Et quel que soit ton choix, je ne te jugerai pas. Il acquiesça. — Où veux-tu aller ? — Je veux aller avec toi, répondit-elle simplement. — Répète-moi encore une fois ce qu’il t’a dit. (Miriel s’exécuta.) Un vieillard rusé, fit observer Waylander. — Je le pense également. Mais toi, pourquoi dis-tu ça ? — Les enfants. Il voulait être sûr que je sache pour les enfants. Il me connaît trop bien. Par le ciel, je hais les sorciers ! Waylander prit une profonde inspiration. Il revit les fleurs autour du visage mort de son fils. Quel âge aurait-il aujourd’hui ? Peut-être un peu plus vieux que Senta ? Il pensa à Bodalen. Puis à Karnak. Senta, Belash et Angel attendaient debout près des chevaux attachés. Il les appela et demanda à Miriel de raconter l’histoire une troisième fois. — Il doit nous prendre pour des fous, s’exclama Angel dès que Miriel eut conclu son récit. — Non, objecta Senta d’une voix douce, je pense qu’il nous connaît mieux que ça. — Ce qui veut dire ? — Oh, voyons, Angel, tu n’aimes pas les défis impossibles ? s’enquit Senta avec un grand sourire. — Non, je n’aime pas ça. Je laisse ce genre d’idioties aux jeunes gens comme toi. Dakeyras, essaie de lui faire entendre raison. — Tu es libre d’aller où tu veux, dit Waylander. Rien ne te retient ici. — Mais tu ne vas pas aller jusqu’aux Montagnes ? — Mais si, répondit Waylander. — Comment espères-tu empêcher le massacre ? Tu vas aller affronter l’armée gothire seul sur un grand cheval noir ? Tu vas leur dire que tu es Waylander le Tueur et que tu leur interdis de massacrer quelques Nadirs ? — Comme je te l’ai dit, tu es libre d’aller où tu veux, répéta Waylander. — Et Miriel ? s’enquit Angel. — Elle peut parler pour elle, répondit Miriel. Et je vais aux Montagnes de la Lune. — Expliquez-moi pourquoi, les supplia Angel. Pourquoi faites-vous tous ça ? Waylander resta silencieux un moment, puis il haussa les épaules. — Je n’aime pas les massacres, dit-il. La voix de Vishna était calme, mais Dardalion pouvait sentir la tension chez le prêtre tandis qu’il parlait. — Je ne vois pas comment nous pourrions être sûrs que cette femme a été envoyée par la Source. Nous avons tous accepté de risquer nos vies dans une bataille face au mal. Je n’ai pas la moindre réserve quant à cette décision. Se tenir sur les murs de Purdol face aux Ventrians pourrait aider Karnak à maintenir les défenses de Drenaï, tout comme offrir notre aide au général de Delnoch. Mais chevaucher à travers les steppes et risquer nos vies pour une petite tribu nadire… ? (Il secoua la tête.) Quel but servirions-nous, Père Abbé ? Dardalion ne répondit pas. Il se tourna vers les autres, le blond Magnic, le mince Palista et le réservé et silencieux Ekodas. — Qu’en penses-tu, frère ? demanda-t-il à Magnic. — Je suis d’accord avec Vishna. Qu’est-ce que les Nadirs peuvent apporter au monde ? Rien. Ils n’ont pas de culture, pas de philosophie, à part celle de la guerre. Mourir pour eux n’aurait pas de sens. (Le jeune prêtre haussa les épaules.) Mais je suivrai vos ordres, Père Abbé. Dardalion hocha la tête en direction de Palista. — Et toi, mon garçon ? — C’est une question difficile, répondit Palista d’une voix profonde que démentait son maigre corps. Il me semble que la réponse dépend de la façon dont on peut interpréter l’arrivée de cette femme. Si la Source l’a conduite jusqu’à nous, alors notre voie est claire. Sinon… Il écarta les mains. Ekodas prit la parole. — Je suis d’accord avec Palista. L’arrivée de cette femme est le point central de notre discussion. Car, bien que je respecte Vishna et Magnic, je pense que leur argument est tronqué. Qui nous a donné le droit, la valeur ou quoi que ce soit que les Nadirs n’auraient pas ? Si nos actions permettent de ne sauver qu’une seule vie, seule la Source peut savoir ce que vaut cette vie. Le rescapé pourrait devenir un prophète nadir, ou son fils pourrait le devenir, ou même le fils de son fils. Comment le savoir ? Mais cette femme a-t-elle été guidée par la Source ? Elle ne nous a rien demandé. Et c’est sûrement là que se trouve la réponse. — Je vois, dit Dardalion. Tu penses qu’elle aurait dû avoir une révélation, dans un rêve par exemple, et venir nous demander de l’aide directement ensuite ? — Il y a de nombreux exemples similaires, déclara Ekodas. — Si c’était le cas, où débuterait la foi ? répliqua l’Abbé. — Je ne comprends pas, Père Abbé. — Mon cher Ekodas, nous parlons de foi. À quoi servirait la foi si nous avions des preuves ? — Allons, c’est encore un raisonnement tronqué, intervint Palista. Sinon, n’importe qui se présentant ici et se disant envoyé par la Source devrait être cru. Dardalion rit à gorge déployée. — Excellent, mon cher Palista ! Ce qui nous fait passer d’un extrême à l’autre. À mon sens, il faut toujours qu’il y ait un élément de foi. Pas une preuve, mais la foi. Si elle était venue ici en se déclarant envoyée par la Source, nous aurions lu dans son esprit et y aurions découvert la vérité. Il n’y aurait donc pas eu de foi. Nous aurions agi en toute connaissance de cause. Alors que nous avons en fait prié pour un signe. Où doivent se rendre les Trente ? Et quelle réponse avons-nous reçue ? Ekodas a sauvé une femme nadire. Pourquoi est-elle ici ? Pour trouver son frère et le ramener chez eux afin d’affronter un terrible ennemi. Qui est cet ennemi ? Nul autre que Zhu Chao, l’homme maléfique qui m’a poussé à rassembler les Trente. Est-ce que tous ces faits ne vous parlent pas ? Ne sentez-vous pas que les différents cours du destin se rassemblent ? — Pour moi c’est encore plus difficile, fit remarquer Vishna dans un soupir. Je suis le seul Gothir des Trente. Ma famille et mes amis sont haut placés dans le conseil de l’Empereur. Il y a de fortes chances que certains de mes vieux amis fassent partie de l’armée qui va affronter les Nadirs. Je ne me sens pas à l’aise de savoir que je risque de devoir tirer mon épée contre eux. — Je comprends, dit Dardalion. Mais j’ai la conviction que Shia nous a été envoyée et que les Montagnes de la Lune nous appellent. Que puis-je vous dire d’autre ? — Je crois que nous avons encore besoin de prier – et peut-être d’un autre signe, fit observer Ekodas. Les autres hochèrent la tête. — La foi est essentielle, déclara Vishna. Mais il nous faut un autre signe. — Il y a peu de chances qu’il vienne sous la forme de lettres de feu dans le ciel, répliqua doucement Dardalion. — Quand bien même, intervint Ekodas, si notre destin est de mourir en pays nadir, alors la Source nous y guidera. Dardalion dévisagea chacun des jeunes hommes qui se trouvaient face à lui et se leva. — Très bien, mes frères, nous allons attendre. Et nous allons prier. Ekodas dormit par intermittence, les paroles de Shia le hantant telle une malédiction. Et il rêva d’elle, se réveillant souvent, le corps tendu de passion réprimée. Il essaya la prière, et lorsque celle-ci échoua, il répéta le plus long et le plus complexe des mantras de méditation. Sa concentration résista un moment. Puis, il imagina la peau ivoire teintée d’or, les yeux noirs en amande… Il sortit silencieusement de son lit une heure avant l’aube, se déplaçant prudemment afin de ne pas réveiller les cinq frères avec lesquels il partageait le petit dortoir. Il prit une robe propre dans le coffre sous son lit et s’habilla rapidement pour descendre aux cuisines. Le gros Merlon était déjà là, en train d’enlever les linges qui enveloppaient plusieurs tomes de fromage. Au fond, Glendrin surveillait les fours ; une odeur de pain frais et chaud emplissait la pièce. — Tu es debout de bonne heure, dit Merlon en voyant entrer Ekodas. — Je n’arrivais pas à dormir, avoua-t-il. — J’aurais bien besoin d’une autre heure de sommeil, frère, dit Merlon avec l’air d’attendre quelque chose. — Bien sûr, lui dit Ekodas. Je vais faire tes corvées. — Je dirai dix bénédicités pour toi, Ekodas, s’exclama, joyeux, Merlon, en donnant l’accolade au petit homme et en lui tapant dans le dos. Merlon était énorme, sa force prodigieuse. À vingt-six ans, il était déjà chauve. Les autres prêtres se moquaient gentiment de son immense appétit, mais, à dire vrai, il n’y avait quasiment pas de graisse chez cet homme, à part peut-être sur le ventre, et Ekodas eut l’impression d’être broyé dans l’étreinte. — Arrête, Merlon ! haleta-t-il. — Je te verrai au petit déjeuner, bâilla Merlon en repartant vers les dortoirs. Glendrin jeta un coup d’œil derrière lui. — Va me chercher la plaque et la perche, Ekodas, dit-il en abaissant le loquet des portes du four. Une perche à deux crochets était suspendue à un mur. Ekodas la souleva et attacha les crochets à une plaque en métal. Puis il tendit l’assemblage à Glendrin. Prenant un torchon pour se protéger les mains, le cuisinier ouvrit le four et plongea la perche à l’intérieur, faisant glisser la plaque sous trois miches de pain doré. Il la retira et Ekodas, après avoir mis des gants de laine blanche, ramassa les miches pour les poser sur la longue table de la cuisine. Il y avait douze miches en tout et l’odeur donna à Ekodas l’impression qu’il n’avait pas mangé depuis une semaine. — Merlon a baratté le beurre, déclara Glendrin en s’asseyant à la table. Mais je parie qu’il en a mangé la moitié. — Tu as de la farine dans ta barbe, lui fit remarquer Ekodas. Ça te vieillit avant l’heure. Glendrin sourit et se passa la main dans sa barbe fourchue. — Tu penses que la femme a été guidée jusqu’ici ? demanda-t-il. Ekodas haussa les épaules. — Si c’est le cas, c’est pour venir me hanter, répondit-il. Glendrin gloussa. — Tu vas avoir besoin des dix bénédicités que t’a promis Merlon, dit-il en agitant un doigt réprobateur devant son ami. Les pensées charnelles sont un péché ! — Et comment s’en débarrasse-t-on ? s’enquit Ekodas. Glendrin perdit son sourire. — Je n’y suis jamais arrivé, avoua-t-il. Allez, remettons-nous au travail. Ensemble, ils préparèrent le fromage, allèrent chercher de l’eau fraîche au puits et portèrent la nourriture dans le réfectoire. Puis, ils mirent la table : assiettes, couverts, gobelets et carafes. Ekodas prépara ensuite un plateau de pain et de fromage pour Shia, sentant son excitation monter à l’idée de la revoir. — Je ne trouve pas le jus de pomme, dit-il à Glendrin. — Nous l’avons fini hier. — Mais je lui en avais promis. Glendrin secoua la tête. — Alors je pense qu’elle va t’en vouloir jusqu’à la fin de ta vie, dit le prêtre roux. — Crétin ! rétorqua Ekodas en plaçant une carafe d’eau et un gobelet en grès sur le plateau. — Ne reste pas trop longtemps avec elle, lui conseilla Glendrin. Ekodas ne répondit pas. Il quitta la douce chaleur de la cuisine et grimpa l’escalier de pierre froid qui menait à la chambre de Shia. Il fit passer le plateau en équilibre sur son bras gauche et ouvrit la porte. La femme était endormie sur le sol, devant le feu. Elle avait la tête inclinée sur son épaule et les jambes repliées. Son corps était baigné des derniers rayons de lune. — Bonjour, lança Ekodas. Elle poussa un grognement, s’étira et s’assit. Ses cheveux étaient défaits et tombaient sur ses épaules, noirs et brillants. — Voici votre petit déjeuner. — Est-ce que tu as rêvé de moi ? demanda-t-elle d’une voix encore pleine de sommeil. — Il n’y a plus de jus de pomme, répondit-il. Mais l’eau est claire et fraîche. — C’est donc un oui, homme de prière. Étaient-ce de bons rêves ? — Vous ne devriez pas parler ainsi à un prêtre, la sermonna-t-il. Cela la fit rire, et Ekodas rougit. — Vous les kol-isha, vous êtes décidément un peuple étrange. Elle se leva en souplesse et alla s’asseoir en lotus sur le lit. Elle prit la miche de pain sur le plateau et la rompit. — Ça manque de sel, déclara-t-elle. Il lui versa un gobelet d’eau et le lui offrit. Elle tendit la main et lui effleura la peau du bout des doigts. — Des mains douces, murmura-t-elle. Une peau de bébé. Elle prit le gobelet et but. — Pourquoi êtes-vous venue ici ? lui demanda-t-il. — C’est toi qui m’as amené, lui répondit-elle en mettant les doigts dans le pot de beurre. Elle racla le pot et mit ses doigts dans sa bouche pour les lécher. — Est-ce que quelqu’un vous a envoyée ? — Oui. Mon chaman, Kesa Khan. Je dois ramener mon frère à la maison. Mais tu le sais déjà. — Oui, mais je me demandais… — Tu te demandais quoi ? — Ah, c’est sans importance. Bon appétit. L’Abbé vous verra avant votre départ. Il vous dira où trouver Belash. — Nous avons encore le temps, homme de prière, susurra-t-elle en lui prenant la main. Il la retira d’un geste brusque. — Je vous en prie, ne me parlez pas ainsi, la supplia-t-il. Vous me… perturbez. — Tu me désires. Elle accompagna cette affirmation d’un grand sourire. Ekodas ferma les yeux un instant afin de faire le tri dans ses pensées. — Oui. Et je ne crois pas qu’il s’agisse d’un péché en soi. — Un péché ? — Une mauvaise action… comme un crime. — Comme voler le poney de ton frère ? s’enquit-elle. — Oui, exactement. Ce serait un péché. Comme n’importe quel vol, ou mensonge, ou action mauvaise est un péché. Elle opina lentement. — Et en quoi faire l’amour est-il un péché ? Où est le vol ? Le mensonge ? Ou le mal ? — Il n’y a pas simplement que ces actions, dit-il, bégayant presque. C’est aussi une question de règles ou de vœux, qu’il ne faut pas briser. Chacun d’entre nous a fait une promesse à la Source. Et je ne veux pas rompre cette promesse. — Est-ce que ton dieu t’a demandé de promettre ? — Non, mais… — Alors qui ? Il écarta les mains. — Cela fait partie de nos traditions. Vous comprenez ? Il s’agit de règles établies par des hommes saints il y a des siècles de cela. — Ah, c’est donc écrit. — C’est cela. — Chez nous, rien n’est écrit, dit-elle gaiement. Nous vivons, nous rions, nous faisons l’amour et nous nous battons. Nous ne sommes pas malades dans le ventre, nous n’avons pas mal au crâne, et nous ne faisons pas de mauvais rêves. Notre dieu nous parle par la terre, pas par des écrits. — C’est le même dieu, lui assura-t-il. Elle secoua la tête. — Non, homme de prière, je ne pense pas. Notre dieu est fort. — Est-ce qu’il sauvera votre peuple des Gothirs ? rétorqua sèchement Ekodas malgré lui. Je suis désolé ! Ma question était stupide. Je vous demande de me pardonner. — Il n’y a rien à pardonner, car tu ne comprends pas, Ekodas. Notre dieu est la terre, et la terre nous rend forts. Nous nous battrons. Et nous vaincrons ou nous mourrons. La terre se moque que nous gagnions ou que nous perdions, car morts ou vivants, nous ne faisons qu’un avec elle. Les Nadirs sont la terre. — Avez-vous une chance de gagner ? demanda-t-il d’une petite voix. — Est-ce que tu auras de la peine lorsque je serai morte ? répliqua-t-elle. — Oui, répondit-il sans hésiter. Lentement, elle se leva et vint se planter devant lui. Elle lui passa les bras autour du cou et posa ses lèvres sur sa joue. — Pauvre Ekodas, murmura-t-elle. Puis, elle le libéra. — Pourquoi pauvre ? s’enquit-il. — Conduis-moi à l’Abbé. Je veux partir maintenant. Waylander tira sur les rênes de son hongre noir et mit pied à terre. Il marcha sur les derniers mètres qui le séparaient du sommet de la colline. Là, il se mit à plat ventre et étudia la chaîne de montagnes qui séparait d’est en ouest les grandes plaines sentrannes. Sutures grimpa la colline et vint s’allonger à côté de lui. Il y avait trois routes pour aller au nord, mais laquelle devaient-ils prendre ? Au nord-est, c’était la passe de Delnoch, avec sa nouvelle forteresse et ses six murailles. C’était la route directe pour Gulgothir et les Montagnes de la Lune. Mais il y avait de fortes chances que l’officier en chef ait été prévenu du passage probable de Waylander. Il soupira et regarda au nord, en direction des hauts cols habités par les guerriers sathulis, ennemis ancestraux des Drenaïs. Aucun chariot ne passait par leur pays, ni convoi, ni voyageur. Combattants féroces, les Sathulis vivaient leur vie à l’écart des civilisations drenaïe ou gothire. Enfin, il restait Dros Purdol, le port fortifié, loin à l’est. Mais derrière se trouvait le grand désert de Namib. Waylander l’avait déjà traversé. Deux fois. Et il n’avait pas envie de recommencer. Non, ils allaient devoir se risquer dans Dros Delnoch. Alors qu’il allait rebrousser chemin, il aperçut quelque chose qui scintillait à l’est. Il resta immobile et se concentra sur la lointaine ligne des arbres. Une colonne de cavaliers apparut, les lances à la verticale ; le soleil se reflétait sur leurs heaumes en fer poli et sur leurs armes. Une trentaine de lanciers avançaient lentement, économisant leurs montures. Waylander recula en rampant et se releva pour rejoindre ses compagnons qui attendaient. Sutures marchait près de lui. — Nous allons encore attendre une heure, leur dit-il, puis nous nous dirigerons vers Delnoch. — Tu as repéré quelque chose ? s’enquit Angel. — Des lanciers. Ils doivent être en route pour la forteresse. — Vous pensez qu’ils nous cherchent ? demanda Senta. Waylander haussa les épaules. — Qui sait ? Karnak est impatient de me voir mort. À l’heure qu’il est, tout corps d’armée à cent kilomètres à la ronde doit être en possession de mon signalement. Miriel se leva et monta au sommet de la colline. Arrivée à la crête, elle s’accroupit derrière un bosquet d’ajoncs et regarda vers les lanciers. Elle resta quelques minutes immobile puis revint vers le groupe. — L’officier se nomme Dun Egan, informa-t-elle Waylander. Il est fatigué, il a faim, et il pense à une femme qu’il connaît dans une taverne du mur Deux. Et oui, il a ton signalement. Vingt de ses hommes sont derrière nous, au sud-ouest. Ils ont reçu l’ordre de t’arrêter. — Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Angel. L’expression de Waylander était sombre. — Il ne reste plus que les montagnes, dit-il finalement. — Les Sathulis sont de bons guerriers, et ils n’aiment pas les étrangers, fit remarquer Senta. — J’y suis déjà passé. Et s’ils veulent me tuer, il faudra d’abord qu’ils m’attrapent. — Tu comptes y aller seul ? s’enquit Miriel d’une petite voix. — C’est préférable, répondit-il. Toi et les autres n’avez qu’à passer par Delnoch. Je vous retrouverai de l’autre côté des montagnes. — Non. Nous devrions rester ensemble. Mon Talent peut nous protéger. — Ce n’est pas faux, observa Angel. — Peut-être, convint Waylander, mais d’un autre côté, cinq cavaliers font plus de poussière qu’un seul. Cinq chevaux font plus de bruit qu’un seul. Les hauts cols ont tendance à amplifier tous les sons. Une pierre qui tombe peut parfois être entendue à dix kilomètres de là. Non. Je vais y aller seul. (Miriel voulut parler, mais il lui posa un doigt sur la bouche.) La discussion est close, Miriel, dit-il en souriant. J’ai chassé seul la moitié de ma vie. Je suis plus fort tout seul. Allez à Delnoch et, après avoir passé la forteresse, dirigez-vous vers le nord. Je vous retrouverai. — Je serai avec toi, murmura Miriel en s’approchant pour l’embrasser sur la joue. — Toujours, convint-il. Waylander monta en selle et éperonna les flancs de son hongre. Le chien vint gambader près du guerrier en noir alors qu’il gravissait la colline. À présent, les lanciers n’étaient plus que des petits points noirs à l’horizon, et Waylander n’y pensait déjà plus en bifurquant vers les pics de Delnoch qui se dressaient devant lui. Seul. Sa bonne humeur resurgit d’un coup. Tout autant qu’il aimait Miriel, il ressentit un grand soulagement ; il était enfin libéré de la compagnie des autres. Il posa le regard sur le chien et gloussa. — Pas tout à fait seul, hein, Sutures ? Le molosse pencha sa tête d’un côté et se mit à courir, la truffe contre le sol, à la recherche d’un lapin. Waylander prit une profonde inspiration. L’air qui venait des sommets enneigés était frais et pur. Les Sathulis devaient déjà être en train de remplir leurs greniers pour l’hiver. Oubliées, les pensées de pillages et de guerre. Avec de l’habileté, et un peu de chance, il pourrait traverser les hauts cols et les canyons hantés d’échos sans qu’ils s’en aperçoivent. Un peu de chance ? Il pensa à la route devant lui – les petites pistes verglacées, les pentes traîtreusement abruptes, les cours d’eau gelés : les royaumes du loup, de l’ours et du lion des montagnes. La peur le gagna, et il éclata de rire. Parce qu’avec la montée de la peur, il sentait son cœur battre, le sang circuler dans ses veines et ses muscles, la force irradier dans ses bras et son torse. Bon ou mauvais, il savait qu’il était né pour cela : la chevauchée solitaire, entouré d’ennemis. Qu’était la peur, sinon le vin de la vie, et le goût l’enivra de nouveau. Ces cinq dernières années j’étais mort, comprit-il. Un cadavre ambulant, mais je ne le savais pas. Il pensa à Danyal et revécut les joies de leur vie sans ressentir la blessure amère de sa mort. Les montagnes se dressaient devant lui, grises et menaçantes. Il continua sa route. Miriel était assise silencieuse dans le jardin de la taverne et contemplait les murailles gigantesques de Dros Denolch. Le voyage jusqu’à la forteresse s’était passé sans incident, à part les chamailleries entre Angel et Belash. Miriel n’avait pas compris tout de suite la haine que nourrissait le gladiateur. Elle avait dû avoir recours à son Talent. Le souvenir la fit frissonner, et elle essaya de penser à autre chose. Son père devait se trouver en plein pays sathuli à l’heure qu’il était. C’était un peuple féroce et indépendant qui avait traversé la mer depuis les déserts de Ventria trois cents ans auparavant pour s’installer dans les montagnes de Delnoch. Elle ne savait pas grand-chose de son histoire, si ce n’est qu’ils avaient été persécutés dans leur pays d’origine à cause de leurs croyances. C’était une race solitaire, hardie et féroce dans la bataille, qui livrait une guerre impitoyable aux Drenaïs. Elle soupira. Waylander ne pourrait pas traverser leur pays sans se battre, elle le savait bien. Miriel pria pour qu’il ne lui arrive rien. Derrière les trois bâtiments de la taverne, la vieille forteresse se dressait à l’endroit où la passe était la plus étroite. Impressionnante et solide, cette forteresse était pourtant ridicule comparée à la nouvelle qui remplissait la vallée. Miriel regarda la nouvelle construction, avec ses remparts crénelés en granit, ses tours de garde et ses tourelles. — Ils l’appellent la « dernière folie d’Egel », déclara Angel en lui tendant un gobelet de vin coupé. Senta et Belash le suivaient. Ils s’assirent tous ensemble sur l’herbe. — Chaque mur fait dans les vingt mètres de haut, et les casernes peuvent abriter jusqu’à trente mille hommes. Certaines n’ont jamais été utilisées. Et ne le seront jamais. — Je n’ai jamais rien vu de tel, murmura Miriel. D’ici, les sentinelles sur le premier mur ressemblent à des insectes. — Quel gâchis d’argent phénoménal, dit Senta. Vingt mille ouvriers, un millier de maçons, cinquante architectes, des centaines de charpentiers. Et tout ça pour construire un rêve. — Un rêve ? s’exclama Miriel. Senta gloussa et se tourna vers Belash. — Oui. Egel a prétendu avoir eu une vision de Belash et de quelques-uns de ses frères – un véritable océan de guerriers nadirs réunis face aux Drenaïs. D’où cette monstruosité. — On l’a bâtie pour repousser les Nadirs ? s’enquit Miriel d’une voix incrédule. — Mais oui, Miriel, répondit Senta. Six murailles et une forteresse. La plus grande forteresse au monde, afin de contrecarrer les desseins du plus petit ennemi. Il n’y a pas une tribu nadire qui soit composée de plus d’un millier de guerriers. — Mais il existe plus d’un millier de tribus, fit remarquer Belash. L’Unificateur les rassemblera toutes. Un peuple. Un roi. — C’est le rêve de tous les peuples pauvres, répliqua Senta. Les Nadirs ne s’uniront jamais. Ils se haïssent trop les uns les autres pour ça, peut-être même davantage qu’ils nous haïssent nous. Ils sont perpétuellement en guerre. Et ils ne font pas de prisonniers. — Ce n’est pas vrai, siffla Angel. Ils font des prisonniers – et ensuite ils les torturent à mort. Hommes, femmes et enfants. C’est la race la plus méprisable qui soit. — Aucun vrai Nadir ne torturerait un enfant, déclara Belash dont les yeux noirs reflétaient la colère. On les tue toujours rapidement. — Je sais ce que j’ai vu ! gronda Angel. Et n’essaie même pas de me traiter de menteur ! La main de Belash se posa sur son couteau. Les doigts d’Angel se refermèrent autour de la poignée de son épée. Miriel s’interposa. — Nous n’allons pas nous battre entre nous, dit-elle en posant la main sur le bras d’Angel. Le mal existe dans toutes les races, mais seul un imbécile condamnerait un peuple entier. — Tu n’as pas vu ce que j’ai vu ! répliqua Angel. — Mais si, répondit-elle doucement. Les chariots retournés, le pillage et les morts. Tout comme j’ai vu ton père qui te tenait dans ses bras, son manteau devant tes yeux. C’était un jour maudit, Angel, mais tu dois l’oublier. Ce souvenir t’empoisonne. — N’entre plus dans ma tête ! rugit-il soudainement, en s’écartant d’elle pour partir d’un pas décidé vers la taverne. — Il porte des démons dans son âme, déclara Belash. — Nous en portons tous, ajouta Senta. Miriel soupira. — Il n’avait que neuf ans lorsqu’il a vu l’attaque, et les hurlements le poursuivent depuis lors. Mais il ne voit plus la vérité aujourd’hui – peut-être ne l’a-t-il jamais vue. Le manteau de son père lui a caché la majorité des atrocités, et il a oublié qu’il y avait d’autres personnes que des Nadirs parmi les attaquants. Ils portaient des capes noires, et leurs armes étaient en acier. — Des Chevaliers de Sang, suggéra Belash. Miriel acquiesça. — Je le pense. Belash se leva. — Je vais me balader pour jeter un coup d’œil à cette forteresse. Je veux voir les murs que mon peuple a inspirés. Il s’en alla et Senta s’approcha de Miriel. — Enfin seuls, dit-il. — Tu es en train de m’imaginer dans un lit avec des draps en satin. Cela ne me plaît pas. Il sourit. — Ce n’est pas bien élevé de lire dans les pensées d’un homme. — Cela ne te dérange pas plus que ça que je sache à quoi tu penses ? — Pas le moins du monde. Il n’y a rien là dont je doive avoir honte. Tu es une femme magnifique. Aucun homme ne pourrait rester longtemps à côté de toi sans penser rapidement à des draps en satin, à de l’herbe douce, ou à une meule de foin. — Il y a autre chose dans la vie que baiser ! lui cria-t-elle se rendant compte qu’elle rougissait. — Comment le saurais-tu, beauté ? Tu n’as pas l’expérience de ce genre de choses. — Je ne t’épouserai jamais. — Tu pares au plus pressé, beauté. Comment peux-tu dire ça ? Tu ne me connais pas encore. — J’en sais assez. — Sornettes. Prends ma main un moment. (Il posa sa main sur le poignet de Miriel et laissa glisser ses doigts vers les siens.) Ne t’occupe pas de mes pensées. Essaie de réagir à mon contact. Ne suis-je pas doux ? N’est-ce pas agréable ? Elle retira brusquement sa main. — Non, ce n’est pas agréable ! — Ah ha ! Tu es une petite menteuse, beauté. Je n’ai pas ton Talent, mais je sais ce que tu as éprouvé. Et c’était loin d’être désagréable. — Ton arrogance est aussi colossale que ces murs, ragea-t-elle. — C’est vrai, admit-il. Et pour cause. Je suis quelqu’un de très talentueux. — Tu es d’une prétention. Tu ne vois pas plus loin que tes désirs. Alors, dis-moi, Senta, qu’as-tu donc à m’offrir ? Et, par pitié, inutile de te vanter de tes talents au lit. — Tu prononces mon nom d’une manière magnifique. — Bon sang, réponds à ma question. Et n’oublie pas que je saurai si tu mens. Il lui sourit. — Tu es faite pour moi, lui dit-il doucement, tout comme je suis fait pour toi. Qu’ai-je à t’offrir ? Tout ce que j’ai, beauté, souffla-t-il en la regardant droit dans les yeux. Et tout ce que j’aurai jamais. Elle resta muette un moment. — Je sais que tu crois à ce que tu dis, dit-elle. Mais je ne crois pas que tu aies la volonté de tenir parole. — C’est possible, admit-il. — Et tu étais prêt à tuer Angel et mon père. Tu penses que je pourrai l’oublier ? — Je l’espère, répondit-il. Et, à cet instant précis, elle lut une pensée qu’il s’efforçait de cacher. Et qui la choqua. — Tu ne voulais pas tuer Angel ! Tu étais prêt à mourir. Il perdit son sourire et haussa les épaules. — Tu m’as demandé de l’épargner, beauté. Je me suis dit que tu étais peut-être amoureuse de lui. — Mais tu ne me connaissais même pas – et tu ne me connais pas plus aujourd’hui. Pourquoi étais-tu prêt à abandonner ta vie comme ça ? — Ne sois pas trop impressionnée. J’aime ce vieil homme. Et j’aurais essayé de le désarmer ou de le blesser seulement. — Lui t’aurait tué. — Et tu aurais eu des regrets ? — Non – pas à ce moment-là. — Mais maintenant oui ? — Je ne sais pas… oui. Mais pas parce que je t’aime. Tu as eu beaucoup de femmes dans ta vie – et tu leur as dit à toutes que tu les aimais. Serais-tu mort pour elles ? — Peut-être. J’ai toujours été un romantique. Mais avec toi c’est différent. Je le sais. — Je ne crois pas que l’amour puisse frapper aussi rapidement, déclara-t-elle. — L’amour est un animal étrange, Miriel. Parfois, il bondit de sa cachette et te transperce comme une lance invisible. D’autres fois, il rampe lentement vers toi, avec habilité. — Tel un assassin ? — Exactement, convint-il en se fendant d’un grand sourire. CHAPITRE 11 Jahunda encocha une flèche et attendit que le cavalier émerge de sous les arbres. Il avait le bout des doigts gelé, mais la traque lui avait chauffé les sangs. Le Drenaï avait choisi sa route avec précaution, évitant les chemins plus larges et trop fréquentés, restant sur les sentiers qu’emprunte le gibier. Pourtant, Jahunda l’avait repéré, car le seigneur sathuli lui avait confié la mission de surveiller le sud du pic de Chasica, et personne ne pouvait pénétrer sur les terres sathulies depuis les plaines sentrannes, sans être visible depuis Chasica. C’était un grand honneur que de se voir confier cette tâche – surtout lorsqu’on a quatorze ans et encore zéro tué à apposer à son nom. Mais le seigneur sathuli sait que je deviendrai un grand guerrier et un grand chasseur, pensait Jahunda. C’est pour cela qu’il m’a choisi pour cette tâche. Jahunda avait eu le temps d’envoyer des signaux de fumée avant de dévaler le pic afin de choisir avec soin le lieu de l’embuscade. Malheureusement, le Drenaï avait bifurqué vers la droite, et avait réussi à se faufiler dans le haut col. Jahunda avait passé son arc à son épaule et s’était précipité sur un autre lieu, qui surplombait le sentier. Le Drenaï ne pourrait sortir que de là. Il avait choisi sa flèche avec précaution, espérant pouvoir tuer sa proie avant l’arrivée des autres. Alors, le cheval lui appartiendrait de droit, et il avait vraiment l’air d’une belle bête. Il ferma les yeux et se concentra sur le moindre bruit de sabots sur la neige. De la sueur coulait sous son burnous blanc et la peur lui avait asséché la bouche. Le Drenaï n’était pas un marchand. C’était un homme prudent qui savait où il se trouvait et qui était conscient du danger. Qu’il voyage seul en cet endroit prouvait son courage et son assurance. Jahunda espérait que sa première flèche lui serait fatale. Aucun bruit ne semblait venir des arbres enneigés, aussi Jahunda se risqua-t-il à jeter un coup d’œil de l’autre côté du rocher. Rien. Il devait pourtant être tout près. Il n’y avait pas d’autre chemin. Jahunda se déplaça de quelques centimètres sur sa gauche et s’allongea sur le sol. Rien non plus. Le cavalier avait peut-être fait demi-tour. Ou alors il aurait peut-être dû attendre sur le premier lieu d’embuscade. L’indécision le rongeait. Le Drenaï est sans doute en train de se soulager contre un arbre, pensa-t-il. Laisse-lui le temps ! Comme son cœur battait de plus en plus vite, il essaya de se calmer. Mais le cheval était tellement magnifique ! Il pourrait le vendre et acheter un châle de soie pour Shora et un de ces bracelets à pierres bleues que Zaris vendait à un prix exorbitant. Oh, comme Shora l’aimerait s’il arrivait à la maison de son père avec ces cadeaux ! Il serait un guerrier reconnu, un chasseur, un défenseur de la terre. Et qu’il n’ait pas encore de barbe n’aurait plus d’importance. Il entendit un bruit de sabots et déglutit avec difficulté. Attends ! Sois patient. Il tira sur la corde et regarda le soleil. L’ombre portée serait à droite du cavalier ; depuis sa cachette, derrière le rocher, Jahunda aurait tout le temps nécessaire pour déclencher son attaque. Il s’humecta les lèvres et attendit d’apercevoir l’ombre du cheval. Quand celle-ci apparut à côté du rocher, il sortit de sa cachette, l’arc bandé. La selle était vide. Il n’y avait pas de cavalier. Jahunda cligna des yeux. Quelque chose de dur le frappa derrière la tête, et il tomba à genoux, lâchant du même coup son arc. Je meurs ! se dit-il. Et ses dernières pensées furent pour la belle Shora. Il sentit des mains puissantes le secouer et lentement il reprit conscience. — Que s’est-il passé, mon garçon ? s’enquit Jitsan, le chef éclaireur du seigneur sathuli. Il essaya d’expliquer tant bien que mal, mais un autre chasseur arriva et tapa sur l’épaule de Jitsan. — Le Drenaï a envoyé son cheval en avant et a pris le garçon à revers pour l’assommer. Il se dirige vers la passe de Senac. — Tu peux marcher ? demanda Jitsan à Jahunda. — Je crois. — Alors, rentre chez toi, petit. — J’ai honte, déclara Jahunda en baissant la tête. — Tu es vivant, lui fit remarquer Jitsan. Puis, l’éclaireur se leva et partit sans un bruit. Les six chasseurs lui emboîtèrent le pas. Il n’y aurait pas de cheval pour le jeune guerrier sathuli à présent. Pas de bracelet. Pas de châle pour Shora. Il soupira et ramassa son arc. Waylander mit pied à terre et guida le hongre le long de la montée. Sutures gambadait près de lui ; il n’aimait manifestement pas le contact de la neige sur ses coussinets. — Et ça ne va pas s’arranger, lui dit l’homme. Il avait repéré les signaux de fumée et s’était tristement amusé à observer les pitreries de la jeune sentinelle sathulie. Le garçon devait à peine avoir quatorze ans. Encore gauche et inexpérimenté, il s’était rendu trop rapidement sur les lieux de l’embuscade et avait laissé des traces de pas qui menaient droit au rocher derrière lequel il s’était caché. Il fut un temps où Waylander l’aurait tué. — Tu te ramollis avec le temps, se gronda-t-il. Mais il ne regrettait pas franchement de l’avoir épargné. Arrivé en haut de la montée, il s’arrêta et chercha du regard la route de la passe de Senac, tout en protégeant ses yeux de la réverbération sur la neige. Cela faisait douze ans qu’il n’était pas passé par là, et la dernière fois c’était en été ; les pentes étaient verdoyantes et fleuries. Un vent glacé le mordait à travers son gilet, aussi détacha-t-il le manteau de fourrure accroché à l’arrière de sa selle et l’enfila-t-il, le fermant à l’aide d’une broche de bronze et d’une lanière en cuir. Il étudia la piste derrière lui et reprit sa marche en tirant le hongre. La piste semblait rétrécir au fur et à mesure de sa progression. Elle serpentait le long d’une pente enneigée et pleine d’éboulis puis repartait le long d’une corniche à flanc de montagne de moins d’un mètre vingt de large. À droite, c’était la montagne, à gauche, une chute vertigineuse jusque dans la vallée, quelque cent vingt mètres plus bas. En été, la corniche était déjà bien dangereuse, alors maintenant qu’elle était verglacée… Tu dois être dingue, se dit-il. Il se mit en marche, mais le hongre le retint. Le vent soufflait contre la paroi et le cheval n’était pas très rassuré. — Allons, mon garçon ! l’encouragea Waylander en tirant sur les rênes. Mais le cheval ne voulait rien savoir. Derrière la monture, Sutures laissa échapper un grondement menaçant. Le hongre fit alors un bond en avant, manquant presque de faire tomber Waylander dans le vide. Celui-ci tituba sur le bord mais se retint aux rênes et d’une traction revint à l’abri de la corniche. Celle-ci longeait le flanc de la montagne sur près de cinq cents mètres puis, après un tournant, elle était interrompue par un éboulis qui descendait jusque dans la vallée. Waylander prit une profonde inspiration. Il était sur le point de poser le pied sur l’éboulement lorsque Sutures gronda de nouveau. Le cheval partit en avant, arrachant les rênes de la main de Waylander. La bête heurta l’éboulis de plein fouet et dévala la pente. Une flèche siffla à côté de la tête de Waylander. Il se retourna en dégainant deux couteaux. Sutures se rua sur le premier Sathuli qui déboucha du tournant. La mâchoire du molosse se referma à quelques centimètres du visage de l’archer. Le guerrier laissa tomber son arc et partit à la renverse, bousculant l’homme qui le suivait, le projetant dans le vide. Son cri résonna longtemps. Sutures sauta sur l’archer et lui enfonça les crocs dans l’avant-bras. Waylander se colla contre la paroi alors qu’un troisième Sathuli apparaissait dans le virage. Le guerrier brandit son tulwar au-dessus du chien. Le bras de Waylander jaillit en avant, et un couteau à manche noir vint s’enfoncer entre les côtes de l’homme. Ce dernier poussa un grognement, lâcha son tulwar, et tomba à genoux, avant de s’écrouler tête la première dans la neige. — Sutures, aux pieds ! cria Waylander. L’espace d’un moment, le chien continua à s’acharner sur le premier Sathuli, mais lorsque Waylander l’appela une deuxième fois, il obtempéra et rejoignit son maître. Waylander attrapa la petite arbalète qu’il avait à la taille, la chargea et attendit. L’homme au bras déchiqueté était allongé au bord du précipice, la respiration saccadée. L’autre guerrier était mort. — Qui est le chef là-bas ? lança Waylander dans un sathuli hésitant. — Jitsan, répondit quelqu’un. Et je parle ta langue mieux que tu ne parles la mienne. — Tu veux parier ? — Sur quoi ? — Sur le temps que ton ami va mettre à mourir si tu ne viens pas t’occuper de ses blessures. — Sois plus clair, Drenaï ! — Je ne fais que passer. Je ne suis pas un danger pour les Sathulis. Je ne suis pas non plus un soldat. Donne-moi ta parole que la traque s’arrête là et je partirai aussitôt. Tu pourras sauver ton ami. Sinon, j’attends. Nous nous battrons. Et il mourra. — Si tu attends, tu mourras aussi, contra Jitsan. — Quand bien même, rétorqua Waylander. Le blessé poussa un grognement et essaya de se laisser tomber dans le vide… et la mort. C’était une décision courageuse de sa part, et Waylander admira ce guerrier. Jitsan appela le blessé et se mit à lui parler. L’homme arrêta de bouger. — Très bien, Drenaï, tu as ma parole, dit Jitsan en venant à découvert, l’épée au fourreau. Waylander retira les carreaux de son arbalète et désarma les cordes. — Allons-y, chien, dit-il en se jetant au milieu d’éboulis, se laissant glisser sur les fesses le long de la pente. Sutures le suivit aussitôt, et en boule dépassa son maître. Car Waylander avait mal jugé la vitesse de la descente et lorsqu’il heurta un rocher dissimulé sous la neige, non seulement il lâcha son arbalète, mais il fut également propulsé dans les airs pour atterrir en roulade. Il se détendit, et, tout en tournant sur lui-même, il priait pour ne pas heurter un tronc d’arbre ou un rocher saillant. Cette descente étourdissante finit par ralentir et il s’arrêta dans de la poudreuse. Il était couvert de bleus et endolori de partout. Il lui manquait deux couteaux qui n’étaient plus dans leurs fourreaux. Curieusement, son épée était toujours là. Il décida de s’asseoir. Il avait la tête qui tournait et envie de vomir. Une fois que ce fut passé, il s’agenouilla et examina l’étendue des dégâts. Son carquois aussi était vide ; son pantalon était déchiré et il avait une entaille à la cuisse qui saignait. À droite se trouvait le cadavre du hongre, la nuque brisée. Waylander prit une profonde inspiration et tâta ses côtes du bout des doigts. Il ne semblait pas avoir de côtes cassées. Sutures s’approcha de lui et lui lécha le visage. Les sutures sur le flanc de l’animal avaient lâché, et de fins liserés de sang suintaient de la blessure. — Eh bien, nous nous en sommes sortis, mon garçon, lui dit Waylander. Lentement, prudemment, il se releva. Il vit tout de suite quelques carreaux et un de ses couteaux non loin, près du hongre mort. Il rassembla ses armes et fouilla la neige afin de récupérer son deuxième couteau, en vain. Sutures grimpa la pente à toute vitesse et revint quelques minutes plus tard, l’arbalète entre ses dents. Après un deuxième ratissage, Waylander avait finalement récupéré douze carreaux et un couteau. L’entaille à sa cuisse n’était pas très profonde et ne nécessitait donc pas de sutures, mais il se fit néanmoins un pansement avec un bandage qu’il avait dans une sacoche. Puis, il s’assit sur un gros rocher saillant et partagea un peu de viande séchée avec le chien. Loin au-dessus de lui, il aperçut des nuages de fumée. Il caressa la grosse tête de Sutures. — On ne peut décidément pas faire confiance aux Sathulis, déclara-t-il. Le chien tourna la tête et lui lécha la main. Waylander se leva et scruta la vallée. La neige y était profonde, mais au moins la route jusqu’à la passe de Senac était ouverte. Il prit le sac à provisions qui était sur le dos du cheval mort et se mit en marche en direction du nord. Lentement, les six cents guerriers vêtus de noir remplirent le grand hall, et se répartirent sur vingt rangs devant l’estrade où se trouvaient Zhu Chao et ses six capitaines. Des lanternes rouges lançaient des lumières pourpres et des ombres dansantes sur les grandes arches du haut plafond. Le silence était total. Puis, Zhu Chao écarta les bras ; sa robe en cape tombait de ses épaules telles les ailes d’un démon. — Camarades, le jour est venu ! cria-t-il. Demain, les Ventrians attaqueront Purdol et la passe de Skeln. Les troupes gothires marcheront ensuite sur les plaines sentrannes. Cinq mille soldats anéantiront les loups nadirs et nous rapporteront les trésors de Kar-Barzac. » À la fin du mois, la Confrérie régnera sur ces trois grandes nations. Alors, nous accéderons enfin au pouvoir que notre force et notre foi méritaient depuis toujours. » Les Jours du Sang sont sur nous ! Ces jours où, pour nous, la loi sera de faire ce que nous voulons, quand nous le voulons. (Un rugissement de joie monta de l’assemblée, mais il le fit taire d’un geste impérieux.) Nous parlons de pouvoir, camarades. Les anciennes races n’ont pas compris le pouvoir qu’elles détenaient. Les océans ont englouti leurs villes, et nous ne connaissons plus rien de leur culture aujourd’hui. » Mais il existe encore un lieu qui témoigne de leur puissance passée, un lieu cité dans tous les grimoires. Dans les Montagnes de la Lune se trouve la citadelle de Kar-Barzac. Les arcanes des Anciens s’y ressentent encore et, grâce à cette énergie, nous trouverons non seulement les instruments qui nous permettront d’asseoir notre domination, mais également le secret de l’immortalité. Gagnons cette guerre afin de vivre éternellement. Que nos rêves deviennent réalité. Que nos désirs soient satisfaits. Cette fois, il laissa l’ovation grandir, et croisa les bras pour s’abreuver tranquillement de l’adulation qu’on lui témoignait. Petit à petit, le son mourut et Zhu Chao reprit la parole : — À ceux qui ont été choisis pour affronter les Loups, je dirai ceci : tuez-les tous, jusqu’au dernier… et leurs putains et leurs rejetons. Qu’il n’en reste plus un de vivant. Brûlez leurs corps et réduisez leurs os en poussière. Consignez leurs rêves dans les cendres de l’Histoire ! Comme la nouvelle ovation retombait, il descendit de l’estrade et sortit du grand hall par une petite porte dérobée. Suivi de ses capitaines, il se dirigea d’un bon pas vers la suite qu’il occupait dans l’aile ouest du palais. Là, il s’allongea enfin sur un divan et invita ses officiers à s’asseoir. — Nos plans sont-ils prêts ? demanda-t-il au premier de ses officiers, Innicas, un albinos large d’épaules, d’une quarantaine d’années, qui avait une barbe fourchue et blanche ainsi qu’une cicatrice qui zigzaguait sur son front. L’homme avait les cheveux longs et nattés. Ses yeux roses, brillaient d’une lueur froide ; ils ne cillaient jamais. — Oui, mon seigneur. Galen fera en sorte que Karnak nous soit bien remis. Il l’a convaincu de rencontrer le chef sathuli. Il sera capturé et amené vivant à Gulgothir. Mais, dites-moi, seigneur, pourquoi avons-nous besoin de lui ? Pourquoi ne pas simplement lui trancher la gorge et en être ainsi débarrassé pour de bon ? Zhu Chao sourit. — Les hommes comme Karnak sont plutôt rares. Ils ont une certaine puissance, comme une force élémentaire primaire. Il sera une parfaite offrande pour Shemak, tout comme l’Empereur, d’ailleurs. Deux seigneurs sous le couteau sacrificiel. Quand donc notre maître a-t-il connu pareil sacrifice ? Et puis, cela me fera plaisir de les voir tous les deux me supplier de les laisser en vie. — Et pour les prêtres de la Source ? s’enquit un deuxième officier, un homme maigre aux cheveux longs et gris mais qui semblait les perdre. — Dardalion et ses comiques troupiers ? (Zhu Chao se fendit d’un petit rire sec.) Ce soir, Casta. Prends soixante hommes avec toi. Détruis leurs âmes pendant leur sommeil. — Quelque chose m’inquiète, seigneur, intervint Innicas. Cet homme, Waylander. N’était-il pas allié à Dardalion il y a des années de cela ? — C’est un tueur. Ni plus, ni moins. Il ne connaît rien des arts mystiques. — Il a tué neuf de nos guerriers, fit remarquer Casta. — Il a une belle-fille, Miriel. C’est elle qui possède le Talent. Et il y avait également avec lui deux gladiateurs nommés Senta et Angel. Il y avait aussi le renégat Belash. L’attaque est mal tombée, c’est tout ; mais ils ne survivront pas à un deuxième assaut – ça, je vous le jure. — Sauf votre respect, monsieur, ce Waylander fait preuve d’un instinct de survie spectaculaire, commenta Innicas. Savons-nous seulement où il se trouve en ce moment ? — Alors que nous parlons, il est pourchassé à travers les terres sathulies. Il est blessé et seul – à part un chien galeux qui le suit à la trace – et n’a presque plus de provisions. Les traqueurs sont sur ses talons. Nous verrons bien jusqu’où son instinct de survie peut le conduire. — Et la fille ? s’enquit Casta le Gris. — Elle se trouve à Dros Delnoch. Mais elle va rejoindre Kesa Khan. Elle sera bientôt à Kar-Barzac. — Devons-nous la prendre vivante ? s’enquit Melchidak. — Peu m’importe, répondit Zhu Chao, mais si c’est le cas, alors donnez-la aux hommes. Qu’ils s’amusent un peu. Et lorsqu’ils n’auront plus besoin d’elle, sacrifiez-la au maître. — Seigneur, vous avez parlé de la puissance des Anciens et d’immortalité, dit Casta. Que trouverons-nous à Kar-Barzac ? Zhu Chao sourit. — À chaque jour suffit sa peine, Casta. Quand les Loups nadirs seront morts, je te montrerai la salle du Cristal. Allongé sur sa paillasse, Ekodas écoutait les différents bruits de la nuit : le bruissement d’ailes des chauves-souris et le soupir des vents d’hiver par la fenêtre ouverte. Il faisait froid et la maigre couverture ne retenait que très peu de chaleur corporelle. Dans le lit voisin, Duris ronflait. Ekodas n’arrivait pas à dormir. Ce n’était pas le froid qui le dérangeait. Ses pensées étaient concentrées sur la Nadire, Shia. Il se demanda où elle était à présent et si elle avait trouvé son frère. Il soupira et ouvrit les yeux. Le clair de lune jetait des ombres gigantesques sur les chevrons mal travaillés du plafond. Un papillon hivernal volait entre les poutres. Ekodas ferma une fois de plus les yeux et chercha la liberté que lui procurait l’envol. Comme d’habitude cela s’avéra difficile pour lui, mais il réussit finalement à quitter son corps et à flotter à la hauteur du papillon. Il baissa les yeux et contempla ses camarades endormis. La lune brillait dans un ciel vide de tout nuage. Il quitta le temple et traversa la campagne baignée par une lueur spectrale. Tu as l’air bien agité, frère, lui dit Magnic en apparaissant à côté de lui. C’est vrai, répondit-il. Moi aussi. Au moins, ici, tout n’est que silence et nous sommes libérés de notre prison de chair. C’était vrai et Ekodas le reconnut. Le monde était bien différent vu à travers les yeux de l’esprit : paisible et beau, éternel et presque doué de sensations. Tu as bien parlé, Ekodas. Tu m’as surpris. Je me suis surpris moi-même, admit-il. Et pourtant, comme tu t’en doutes, je ne suis toujours pas totalement convaincu – et par mes propres arguments. Je ne crois pas qu’aucun de nous soit sûr de lui à cent pour cent, répondit doucement Magnic, mais nous devons au moins trouver un équilibre. Sans cela, nous ne trouverons pas l’harmonie. J’ai peur de la Confrérie et je méprise tout ce qu’elle représente. Tu sais pourquoi ? Tu vas me le dire. Parce que je ressens les mêmes désirs qu’eux. Au plus profond de moi, je ressens l’attirance pour le mal, Ekodas. Nous sommes plus forts que des gens normaux. Nos Talents pourraient nous rendre célèbres, riches, et nous donner accès à tous les plaisirs connus de l’homme. Et dans mes moments de solitude, je sais qu’au fond de moi je désire tout cela. Tu n’es pas responsable de tes désirs, dit Ekodas. Ils sont primaux ; c’est aussi ce qui fait de nous des humains. Ce n’est que si on leur cède que nous pêchons. Je le sais bien, et c’est pour cela que je n’ai pas pris le bâton de la Source. Je ne pourrai jamais devenir un prêtre de l’amour, jamais. À un moment ou un autre, je sais que je succomberai à mes désirs. C’est pour cela que les Trente sont un idéal pour moi. Je n’ai pas d’autre avenir qu’en la Source. Toi, tu es différent, mon ami. Tu es fort. Comme Dardalion l’était autrefois. Tu croyais pourtant que j’étais un lâche, fit remarquer Ekodas. Magnic sourit. C’est vrai, mais parce que je voyais en toi mon manque de courage personnel. Ce n’était qu’un simple transfert. (Il soupira.) À présent que notre chemin est tracé, je vois les choses de manière différente. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je dois continuer mon tour de garde. Magnic disparut et Ekodas se retrouva à flotter seul dans le ciel nocturne. Sous lui, le temple était gris et intimidant. Ses tourelles ressemblaient à des poings rageurs dressés vers le ciel. « C’est quand même une forteresse », lui avait dit Shia. Et elle avait eu raison. Un peu comme nous, comprit Ekodas. À l’intérieur la prière, à l’extérieur la puissance. Mais une telle pensée n’était d’aucun réconfort, car quel que soit le nombre de lances, d’épées ou de flèches présentes à l’intérieur, une forteresse ne peut jamais être une arme offensive. Il s’envola plus haut en direction du nord, passant à travers de fins nuages brumeux qui se formaient au-dessus des montagnes. En dessous de lui, en plein milieu de la passe, se dressait l’impressionnante forteresse de Dros Delnoch. Il descendit légèrement. Sur le dernier mur, il vit une grande femme aux cheveux foncés assise à côté d’un beau jeune homme blond. Ce dernier essaya de prendre la main de la femme, mais elle recula. Puis elle tourna la tête et regarda Ekodas droit dans les yeux. Qui êtes-vous ? s’enquit-elle d’une voix spirite aussi puissante que le tonnerre. Ekodas fut étonné et décontenancé à la fois. Il s’éloigna de la forteresse à vive allure. Quelle puissance ! Il était dans tous ses états. C’est alors qu’un cri terrible emplit ses oreilles. Bref, agonisant et vite terminé. Il se dépêcha de retourner au temple. Un homme apparut devant lui, une épée enflammée à la main. Ekodas tournoya dans les airs et l’épée le manqua de justesse. Il avait réagi sans en avoir conscience. Les longues années d’entraînement et l’enseignement sans fin de Dardalion venaient de lui sauver la vie. « Sous forme spirite, nous sommes nus et désarmés », lui avait expliqué Dardalion. « Mais je t’apprendrai à forger une armure avec ta foi, des épées avec ton courage, et des boucliers avec tes croyances. Tu pourras alors faire face aux démons des ténèbres et aux hommes qui aspirent à leur ressembler. » Ekodas se revêtit d’un plastron d’argent brillant, et un bouclier étincelant apparut sur son avant-bras gauche. Il para l’attaque suivante à l’aide de son épée de lumière argentée. Son adversaire était protégé par une armure noire et un heaume intégral. Ekodas bloqua un coup d’estoc et riposta d’une attaque qui s’enfonça dans le cou de l’homme. L’épée de lumière transperça l’armure noire comme un rayon de soleil transperce les nuages d’un orage. Il n’y eut pas de sang. Pas de cri. Son assaillant disparut sans un bruit. Mais Ekodas savait que, où que se trouve le corps de l’homme, son cœur avait cessé de battre, et que son cadavre intact resterait le seul témoignage de ce combat sous les étoiles. Ekodas s’envola au-dessus du temple. Dardalion ! hurla-t-il dans son esprit en usant de toute sa puissance. Dardalion ! Trois adversaires apparurent autour de lui. Il tua le premier d’un coup de taille sauvage à l’estomac ; son épée passa à travers l’armure noire avec une facilité effrayante. Il tua le deuxième d’une riposte en pleine tête. Le troisième en profita pour passer dans son dos et brandit son épée noire. Mais Vishna apparut et lui planta son épée entre les deux omoplates. Des guerriers apparurent un peu partout au-dessus du temple et les Trente se réunirent : l’argent faisait face aux ténèbres, les épées de lumière face aux épées de feu. Ekodas reprit le combat. Son arme formait des arcs de cercle scintillants alors qu’il pourfendait ses ennemis. Derrière lui, Vishna se battait avec une violence contrôlée. Tout autour d’eux, dans le silence, la bataille faisait rage. Enfin cela s’arrêta. Ekodas n’avait jamais été aussi épuisé de sa vie. Il retourna à son corps et s’assit. Il posa la main sur Duris, mais celui-ci était mort. Tout comme Branic, dans le lit du fond. Ekodas sortit en chancelant de sa chambre et descendit dans le hall. Tous les membres des Trente s’y rendirent. Vingt-trois prêtres avaient survécu à l’attaque, et Ekodas scruta leurs visages un par un, à la recherche de ceux dont il était le plus proche. Glendrin était vivant. Et Vishna. Mais Magnic était décédé. Pourtant, il y avait quelques minutes à peine, il lui parlait encore de la vie et de ses désirs. Et maintenant, il ne restait qu’un corps à enterrer. Plus jamais, dans ce monde, ils ne discuteraient. Tout le poids du chagrin tomba sur les épaules d’Ekodas qui dut s’asseoir sur un banc, les coudes posés sur la table. Vishna vint le rejoindre et lui posa une main sur le bras. — Ton cri d’alarme nous a sauvés, Ekodas, lui dit-il. — Mon cri ? — Tu as réveillé Dardalion qui nous a rassemblés. Avant qu’Ekodas puisse répondre, Dardalion prit la parole depuis le fond du hall. — Mes frères, il est temps de prier pour les âmes de nos amis disparus. (Un par un, il les nomma, et plus d’une larme coula lorsqu’il parla d’eux.) Ils sont à présent avec la Source et sont donc bénis. Mais, nous, nous sommes toujours là. Il y a quelques jours, nous demandions un nouveau signe. Je crois que nous venons de le voir. La Confrérie se prépare à attaquer les Nadirs. Je pense que nous devrions nous rendre dans les Montagnes de la Lune pour les y accueillir. Mais ce n’est que mon point de vue. Qu’en pensent les Trente ? Ekodas se leva. — Les Montagnes de la Lune, déclara-t-il. Vishna se fit l’écho de ses paroles, puis Glendrin, Palista, le gros Merlon et bientôt tous les prêtres qui avaient survécu. — Nous partirons demain, conclut Dardalion. Mais d’abord, préparons les corps de nos amis pour l’enterrement. CHAPITRE 12 Angel avait mal à la tête, et tandis que Miriel payait l’amende au capitaine d’armement, il ne décolérait pas. — Nous n’aimons pas les fauteurs de troubles, par ici, dit l’homme à Miriel. Seule sa réputation l’a fait échapper au fouet qu’il mérite. — Nous quittons Delnoch aujourd’hui, lui répondit-elle en souriant tendrement au capitaine qui comptait ses vingt pièces d’argent. — Non, mais, pour qui se prend-il ? insista le soldat. — Et si tu me le demandais en face, espèce d’arrogant fils de pute, gronda Angel, en agrippant les barreaux de sa cellule. — Vous voyez ce que je veux dire ? dit l’homme en secouant la tête. — D’habitude il n’est pas aussi agressif, répliqua Miriel en jetant un regard menaçant à l’ancien gladiateur. — Je pense qu’il aurait quand même dû être fouetté, intervint Senta tout sourires. Quelle pagaille. On dirait qu’un raz de marée a dévasté cette taverne. C’est un comportement pour le moins déplaisant. Angel dédaigna de le regarder. Lentement, le capitaine se leva et alla prendre un gros anneau chargé de clés sur un crochet près de la porte. — Vous devez le faire sortir de Delnoch. Sans vous arrêter. Est-ce que vos chevaux vous attendent dehors ? — Oui, répondit Miriel. — Tant mieux. Il ouvrit la cellule et Angel, toujours furibond, entra dans la pièce. Il avait un œil poché à moitié fermé, et sa lèvre inférieure était fendue. — C’est pas pour dire, mais je te trouve mieux comme ça, fit remarquer Senta. Angel le dépassa et sortit au soleil. Belash attendait dehors, le regard sombre et indéchiffrable. — Je te conseille de pas la ramener ! le prévint Angel en arrachant les rênes du poteau où elles étaient attachées avant de se mettre en selle. Miriel et Senta sortirent à leur tour, le capitaine derrière eux. — Tout droit, hein, ne vous arrêtez pas, répéta le soldat. Miriel sauta en selle et conduisit le petit groupe vers la porte du tunnel, situé au pied du cinquième mur. Des sentinelles examinèrent les laissez-passer que Miriel avait obtenus et leur firent signe de passer. Ils franchirent ainsi chaque tunnel jusqu’à ce qu’enfin ils débouchent dans la passe elle-même. Senta fit avancer sa monture à la hauteur de celle d’Angel. — Comment te sens-tu ? lui demanda-t-il. — Et si tu allais plutôt te… Mais il se tut en voyant Miriel faire demi-tour pour les rejoindre. — Que s’est-il passé, Angel ? s’enquit-elle. — T’as qu’à lire dans mon esprit pour le savoir, répondit-il sèchement. — Non, fit-elle. Vous avez raison, toi et Senta – c’est assez mal élevé de faire ça. Je vous promets que je ne le ferai plus. À présent, dis-moi comment cette bagarre a commencé. — Bah, ce n’était qu’une bagarre, répondit-il en haussant les épaules. Y a rien à raconter. Miriel se tourna vers Belash. — Tu étais là ? Le Nadir acquiesça. — Un homme a demandé au Vieux Dur à Tuer ce que cela faisait de se faire piétiner le visage par une vache. — Oui ? Et alors ? — Il a répondu : « ça ! » Puis, il a cassé le nez de l’homme. Belash imita le geste, un direct du gauche. Le rire de Senta résonna dans toute la passe. — Ce n’est pas drôle, insista Miriel. Un homme avec le nez et la mâchoire brisés, deux autres avec un bras cassé. Il y en a même un qui a une fracture de la jambe. — Ça, c’est l’homme qu’il a jeté par la fenêtre, expliqua Belash. Et elle n’était même pas ouverte. — Pourquoi étais-tu si furieux ? demanda Miriel à Angel. Lorsque nous étions dans la cabane, tu étais toujours si… posé. Il se détendit et s’affaissa sur sa selle. — J’ai changé, rétorqua-t-il. Il éperonna son hongre qui partit en avant. Senta jeta un coup d’œil à Miriel. — Tu ne vois pas grand-chose sans ton Talent, pas vrai ? lui déclara-t-il avant de lancer son cheval au galop afin de rejoindre Angel. — Qu’est-ce que tu me veux encore ? s’enquit le gladiateur. — Tu as attaqué six hommes, à mains nues. Ce n’est pas rien, Angel. — J’attends la blague. — Il n’y en a pas. Je regrette d’avoir manqué la bagarre. — Elle n’avait rien d’extraordinaire. Ce n’étaient que des citadins. Pas un muscle à l’horizon. — Je suis content que tu aies choisi de rester avec nous. Ta compagnie m’aurait manqué, sinon. — Mais l’inverse n’aurait pas été vrai, mon garçon. — Oh, mais si. Dis-moi plutôt depuis combien de temps tu es amoureux d’elle ? — Qu’est-ce que c’est que cette question idiote ? gronda Angel. Je ne suis pas amoureux. Par les couilles de Shemak, Senta, regarde-moi mieux ! Je suis presque aussi vieux que son père et j’ai un visage à faire tourner du lait. Non, elle sera bien mieux avec un jeune homme de son âge. Même avec toi ; et que ma langue se dessèche pour avoir dit ça. Senta allait répondre lorsqu’un cavalier émergea du sous-bois sur leur gauche. C’était une jeune femme nadire avec de longs cheveux noirs, vêtue d’une tunique en peau de chèvre et d’un pantalon couleur fauve. Belash les dépassa au galop et sauta de selle. La jeune femme mit pied à terre et vint le prendre dans ses bras. Miriel, Senta et Angel arrêtèrent leurs montures et écoutèrent les deux Nadirs parler dans leur langue. Puis Belash vint présenter la jeune femme au trio qui attendait. — Voici Shia, ma sœur. On l’a envoyée me chercher, leur expliqua-t-il. — Ravi de vous rencontrer, dit Senta. — Pourquoi ? Tu ne me connais pas. — C’est un salut traditionnel, lui expliqua-t-il. — Ah ! Et quelle est la réponse traditionnelle ? — Cela dépend des circonstances, dit Senta. Voici Miriel. Shia regarda la grande montagnarde et s’arrêta sur les couteaux accrochés au baudrier noir ainsi qu’au sabre pendu à son côté. — Quel peuple étrange, fit-elle remarquer. Des hommes qui vivent comme des femmes, et des femmes qui s’arment comme des hommes. Vraiment, c’est à n’y rien comprendre. — Et voici Angel. — Oui, acquiesça-t-elle. Le Vieux Dur à Tuer. Ravi de vous rencontrer. Angel secoua la tête et grogna. Puis, il tira sur ses rênes et avança dans la passe. — Mon salut était-il incorrect ? demanda Shia à Senta. — Ce n’est pas son jour, fit observer l’épéiste. Bodalen essaya d’attribuer son tremblement au vent froid qui soufflait depuis les hauts cols des Montagnes de la Lune, mais il savait que ce n’était pas la vraie raison. Cela faisait sept jours qu’il avait quitté Gulgothir et qu’il avançait en territoire nadir ; sa peur était devenue presque incontrôlable. Les onze cavaliers avaient contourné un petit village composé de trois petites tentes et n’avaient subi aucune action hostile, pourtant l’esprit de Bodalen était rempli d’images de tortures et autres mutilations. Il avait entendu beaucoup d’histoires sur les Nadirs, et la seule pensée que ces sauvages pouvaient être près de lui le rendait malade. Mais qu’est-ce que je fais là, se demandait-il. En plein territoire hostile avec des ordures comme Gracus et ses hommes. C’est ta faute, père. Toujours à me pousser, à me cajoler, à me forcer ! Je ne suis pas comme toi. Je ne l’ai jamais été et je ne le désire pas ! Mais tu as fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Il se remémora le jour où Galen l’avait approché pour la première fois, afin de lui offrir des feuilles de lorassium raffinées, et il se souvint avec plaisir du goût sur sa langue, amer et engourdissant. Ensuite, un frisson d’extase avait parcouru ses veines. Toutes ses peurs avaient disparu, tous ses rêves avaient pris de l’ampleur. Une joie au-delà de toute notion avait envahi ses sens. Oh, oui ! Le souvenir des orgies qui avaient suivi l’excitait encore aujourd’hui, sur son cheval. La passion et l’interdit réunis lorsqu’il infligeait des souffrances à des partenaires consentants – et parfois non consentants –, les fouets, les suppliques. Puis, Galen lui avait présenté le seigneur Zhu Chao et les promesses avaient commencé. Lorsque Karnak – ce tyran égocentrique et bouffi – serait mort, ce serait Bodalen qui gouvernerait les Drenaïs. Et il pourrait remplir son palais d’esclaves et de concubines. Une vie entière de plaisirs, sans limite aucune. Quel prix avaient ces promesses à présent ? Il frissonna et se tourna sur sa selle. Gracus, le sombre guerrier au profil d’aigle, chevauchait derrière lui, suivit par la colonne silencieuse des autres cavaliers. — Nous sommes presque arrivés, seigneur Bodalen, lui dit Gracus sans sourire. Bodalen acquiesça mais ne répondit pas. S’il savait qu’il n’avait pas le courage physique de son père, il n’était en revanche pas moins intelligent. Zhu Chao ne le voyait plus comme quelqu’un de valeur. On l’utilisait désormais comme un vulgaire assassin. Quand est-ce que tout était parti de travers ? Il s’humecta les lèvres. La réponse était évidente. Lorsque cette maudite fille était morte. La fille de Waylander. Quelle ironie du destin ! Son cheval atteignit la crête et Bodalen contempla la vallée en contrebas, parcourue de nombreux cours d’eau. Elle faisait environ trois kilomètres de large sur bien six de long, et en son centre se dressait une ancienne forteresse avec quatre tourelles et une vieille porte à herse. Bodalen cligna des yeux et les frotta. Les tourelles étaient penchées et tordues, les murs irréguliers, comme si la terre s’était soulevée sous la construction. Pourtant, elle tenait toujours. Gracus vint à sa hauteur. — Kar-Barzac, dit-il. — On dirait qu’elle a été bâtie par un poivrot, répondit Bodalen. Gracus haussa les épaules, indifférent. — Nous pourrons nous abriter là, répliqua-t-il. Lentement, les onze cavaliers descendirent dans la vallée. Bodalen n’arrivait pas à détacher ses yeux de la citadelle. Les meurtrières n’étaient pas droites mais tordues, aucune n’avait la même taille qu’une autre, certaines étaient plus hautes, d’autres plus larges. — Cela n’a quand même pas pu être construit de la sorte ? demanda-t-il à Gracus. L’une des tours penchait selon un angle impossible, et pourtant aucune fissure n’était visible dans les grosses pierres. En se rapprochant, Bodalen se remémora une visite qu’il avait faite dans une armurerie lorsqu’il était enfant. Karnak lui avait montré une grande fournaise. Ils avaient jeté dedans un heaume en fer et le garçon l’avait vu lentement fondre. Kar-Barzac était comme le heaume. Alors qu’ils traversaient au petit trot la vallée, Gracus désigna un arbre du doigt. Le tronc était fendu en deux et s’était enroulé sur lui-même, créant ainsi un étrange nœud. Ses feuilles à cinq pointes étaient longues, aussi rouges que du sang. Bodalen n’avait jamais vu d’arbre pareil. En approchant de la citadelle, ils aperçurent la carcasse à moitié rongée d’un bélier. Gracus fit bifurquer sa monture afin de s’approcher du cadavre. Bodalen le suivit. Le bélier avait été énucléé, mais le reste de sa tête était entier, la gueule grande ouverte. — Par le sang de Missael ! murmura Bodalen. Le bélier avait de petits crocs pointus. — Cette vallée est ensorcelée ! s’exclama l’un des hommes. — Silence ! rugit Gracus en mettant pied à terre. (Il s’agenouilla près de la carcasse.) On dirait qu’il a été rongé par des rats, fit-il remarquer. Les traces de morsures sont toutes petites. Il se releva et regrimpa en selle. Bodalen se sentait de plus en plus mal. Rien ne semblait naturel dans cette vallée. De la sueur lui coula dans le dos. Il jeta un coup d’œil à Gracus et remarqua des gouttes de transpiration sur son front. — C’est la peur ou il fait vraiment plus chaud ici ? demanda-t-il au guerrier. — Il fait plus chaud, répondit Gracus. Mais c’est souvent le cas dans les vallées de montagne. — Quand même pas aussi chaud que cela ? — Allons jusqu’au château, décida Gracus. Un cheval poussa un hennissement et rua, désarçonnant un cavalier. Aussitôt, une meute de créatures ressemblant à des rats grouilla dans l’herbe haute et sauta sur l’homme, le recouvrant telle une couverture de fourrure grise zébrée. Du sang gicla d’une dizaine de blessures. Gracus poussa un juron et lança son cheval au galop d’un coup d’éperon. Bodalen l’imita. Et personne ne regarda derrière soi. Les portes en ruine du château se dressaient devant eux. Les dix cavaliers pénétrèrent en trombe dans la cour intérieure. Même là, tout était irrégulier, pourtant il n’y avait ni fissures ni crevasses dans le marbre. Bodalen se laissa tomber de selle et courut jusqu’à l’un des escaliers qui menaient aux remparts. Il monta en vitesse les marches. Tout était tranquille dans la vallée, à l’exception du monticule de fourrure grise s’activant là où se tenaient peu de temps auparavant l’homme et son cheval. — Nous ne pouvons pas rester ici ! s’exclama Bodalen comme Gracus le rejoignait sur les remparts. — Le maître nous a donné un ordre. Le sujet est donc clos. — Qu’est-ce que c’était que ces choses ? — Je ne sais pas. Des sortes de petits chats, sans doute. — Les chats ne chassent pas ainsi, insista Bodalen. — Des chats, des rats ! Quelle différence ? Le maître nous a dit de nous cacher ici et de tuer Kesa Khan. C’est ce que nous allons faire. — Mais s’il y a des créatures semblables qui vivent dans les profondeurs du château ? Que ferons-nous, alors, Gracus ? — Nous mourrons, répondit le guerrier en se fendant d’un sourire sinistre. Alors, croisons les doigts pour qu’il n’y en ait pas. Waylander était allongé sur le sol. Lui et Sutures étaient à moitié cachés par son manteau qu’il avait retourné afin que la doublure en peau de mouton se confonde avec la neige avoisinante. Son bras droit était posé sur le chien ; il caressait sa grosse tête. — Ne fais pas de bruit, mon garçon, lui murmura-t-il. Nos vies en dépendent. À une soixantaine de mètres d’eux, sur la piste, sept guerriers sathulis inspectaient les traces dans la neige. L’entaille à sa cuisse guérissait vite, mais la blessure en haut du bras gauche le faisait encore souffrir un peu. Ils l’avaient presque eu par surprise deux jours plus tôt, en lui tendant une embuscade dans un col très étroit. Quatre Sathulis étaient morts dans l’attaque, un cinquième s’était enfui bien que mortellement blessé ; il se vidait de son sang, car son artère fémorale avait été tranchée. Sutures en avait tué deux, et si un brusque changement dans le sens du vent n’avait pas alerté le chien, Waylander serait mort à l’heure qu’il est. De fait, son bras le faisait souffrir et la blessure pissait toujours le sang. Elle était trop loin pour qu’il puisse suturer la plaie, et trop près de l’épaule pour qu’il puisse la bander. Un grondement sourd monta de la gorge de Sutures, mais il le caressa tout en lui disant des mots doux pour le calmer. Les sept Sathulis essayaient de comprendre les traces qui montaient vers le sommet de la colline. Waylander savait à quoi ils pensaient. Les empreintes humaines allaient au nord, mais celles de l’animal montaient et redescendaient de la colline. Les Sathulis avaient du mal à comprendre. Au sommet de la crête, la piste devenait plus étroite, et un énorme rocher près d’un arbre faisait une cachette idéale. Aucun guerrier ne voulait gravir la pente de peur que l’arbalétrier ne soit caché derrière le rocher. À cette distance, Waylander n’arrivait pas à entendre leur discussion, mais il en vit deux gesticuler en direction de l’est. En gravissant prudemment cette colline, et en la redescendant à reculons dans les empreintes de pas qu’il venait de faire, Waylander avait voulu tenter sa chance. Puis, il avait soulevé Sutures et l’avait jeté dans un tas de neige à gauche de la piste. Là, une grande branche passait au-dessus de la piste et Waylander s’y était agrippé pour se soulever de terre. Il avait progressé en s’aidant une main après l’autre et s’était laissé retomber près du tronc. Puis, le molosse près de lui, il s’était accroupi dans la neige pour attendre les Sathulis. Il était trempé et il avait froid. Avec son manteau ainsi retourné, il était presque invisible dans la neige ; en revanche, dans ce sens, la peau de mouton ne retenait plus la chaleur et Waylander frissonna. Les Sathulis conclurent leur discussion. Trois hommes gravirent la pente, deux se dirigèrent vers la droite de la piste, deux vers la gauche. Waylander grimaça en pointant son arbalète ; la blessure de son bras se remit à saigner. Lentement il rampa en arrière et alla se cacher derrière un écran de buissons couverts de neige. Puis il traversa la pente et grimpa jusqu’à un groupe d’arbres qui étaient tombés, créant une sorte de mur treillissé à flanc de colline. Sutures gambadait à côté de lui, la langue pendant de sa grosse mâchoire. Les deux Sathulis furent en vue. Ils portaient des arcs de chasse, flèches encochées. Waylander posa la main sur l’épaule du chien et le poussa gentiment contre le sol. — Silence ! Les guerriers en robe blanche approchèrent du mur d’arbres. Waylander se leva, bras tendu. Le premier carreau vint se planter dans la tempe du guerrier de tête qui tomba sans un bruit. Le second se retourna, lâcha son arc et dégaina son tulwar. — Affronte-moi comme un homme, épée contre épée ! demanda-t-il. — Non, répondit Waylander. Le deuxième carreau traversa la robe du Sathuli et transperça son cœur. Il ouvrit la bouche. Le tulwar lui tomba des mains. Il fit deux pas en direction de Waylander, puis s’écroula la tête la première dans la neige. Waylander récupéra ses carreaux et ôta la robe blanche et le burnous du premier tué. En quelques secondes il se transforma en guerrier sathuli. Sutures sortit de sa cachette et vint se planter devant lui, la tête penchée sur le côté, les narines dilatées. — C’est toujours moi, lui dit l’homme en s’agenouillant mains ouvertes. Sutures s’approcha prudemment pour venir renifler les doigts tendus. Une fois satisfait, le chien s’assit sur ses pattes arrière. Waylander lui caressa la tête. — Il est temps de se mettre en route, dit l’homme. Il rechargea son arbalète et traversa la pente. À l’heure qu’il était, les autres chasseurs avaient dû trouver où les empreintes s’arrêtaient et devaient donc se regrouper pour repenser leur stratégie. Il deviendrait alors apparent que deux d’entre eux manquaient à l’appel, et ils sauraient que Waylander en était la cause. Ils n’auraient plus que deux possibilités : attendre qu’il vienne vers eux ou continuer la chasse. Waylander avait déjà affronté des Sathulis, d’abord en tant que soldat à la tête de ses troupes, puis en tant que voyageur solitaire. C’était un peuple extrêmement patient, mais également impitoyable et courageux. Pourtant, cette fois, il estima qu’ils n’allaient pas patienter longtemps. Ils croiraient à leur avantage numérique, chercheraient leurs compagnons manquants et se mettraient ensuite à sa poursuite. Puisqu’il ne pouvait pas camoufler sa piste, il devait la rendre inutilisable. Il atteignit le haut de la colline et se déplaça silencieusement dans le bois de pins enneigés. Il y avait quelques bruits ici : le doux soupir de la brise soufflant des montagnes, et le grincement occasionnel d’une branche pliant sous le poids de la neige. Il prit une profonde inspiration et expulsa lentement l’air de ses poumons. Puis, il se leva et repartit en direction de l’est, en décrivant un grand cercle jusqu’à ce qu’il rejoigne la position qu’il occupait plus tôt lorsqu’il avait tué les deux Sathulis. Il s’agenouilla derrière un rocher et observa les deux cadavres. Les corps étaient toujours là, mais ils avaient été retournés, les bras croisés sur la poitrine, leur tulwar entre les mains. — Attends ici, Sutures, dit-il au chien en se rendant aux abords de la pente. Le molosse le suivit joyeusement. Il essaya de se faire obéir de l’animal à deux reprises, puis finalement, il renonça. — Tu aurais besoin qu’on te dresse, espèce d’affreux bâtard ! Waylander avança prudemment jusqu’au mur d’arbres et trouva les traces qu’il avait laissées une heure plus tôt. Elles avaient été piétinées par les chasseurs. Waylander se fendit d’un sourire. À présent, les empreintes formaient un grand cercle, sans début, ni fin. Il appela le chien, s’agenouilla, et le prit sur ses épaules. — Pour un allié, tu me causes bien des ennuis, mon garçon ! lui dit-il. Puis, il se hissa sur le mur d’arbres et se déplaça le long, se laissant tomber à la base du plus gros tronc d’arbre tombé où les racines couvertes de neige tentaient inutilement de griffer le ciel. Là, ses traces dissimulées par d’épais buissons, il escalada de nouveau la colline et s’installa. L’attente commença. C’est à la tombée de la nuit que les premiers chasseurs furent en vue. Waylander s’agenouilla derrière un rocher et attendit jusqu’à ce qu’il entende les hommes glisser le long de la descente. Une fois en bas, près des cadavres, ils se mirent à discuter. Il n’arrivait pas à suivre le débat, mais l’un d’entre eux au moins utilisa le mot sathuli pour « cercle ». Ils étaient furieux et fatigués ; un des chasseurs alla s’asseoir sur le mur d’arbres et jeta son arc par terre. Waylander les regarda froidement. Une fois de plus, deux possibilités s’offraient à eux : soit ils continuaient à suivre le cercle en direction du sud, soit ils revenaient sur leurs pas, en haut de la colline. S’ils allaient en direction du sud, Waylander tenterait sa chance dans les vallées gothires. S’ils repartaient au nord, il devrait les tuer. Les chasseurs discutèrent pendant une bonne heure. La lumière se faisait de plus en plus faible. Le guerrier qui avait jeté son arc dégagea un espace dans la neige et fit un feu. Les autres vinrent s’accroupir autour. Une fois que les flammes eurent pris, il rajouta des aiguilles de pin mouillées, et une fumée épaisse et huileuse s’éleva dans le ciel nocturne. Waylander poussa un juron et recula de la crête. — Ils appellent des renforts, dit-il au chien qui ne pouvait pas comprendre. Mais d’où – nord ou sud ? Ou les deux ? (Sutures pencha la tête et lécha la main de Waylander.) Il va falloir que nous courions, mon garçon, et que nous tentions notre chance. Il se leva et avança silencieusement vers le sud, le chien à côté de lui. — Cela n’a pas de sens, déclara Asten d’une voix tremblante malgré ses tentatives pour rester calme. Karnak gloussa et donna une bonne claque sur l’épaule du général en colère. — Tu t’inquiètes pour un rien, mon vieux. Regarde, les Gothirs sont prêts à nous envahir dès que les Ventrians auront débarqué. Ils ne vont pas se risquer à attaquer Delnoch – ils ont signé un accord avec le seigneur sathuli. Eh bien, moi aussi, je peux passer des accords. Et si nous arrêtons les Gothirs, nous pourrons alors utiliser toutes nos forces contre les Ventrians afin de les massacrer en une seule bataille. — Tout cela est très bien, Karnak, mais pourquoi dois-tu chevaucher en territoire sathuli ? C’est de la folie ! — Galen m’a promis un sauf-conduit. — Bah ! railla Asten. Je ne ferais pas confiance à ce serpent à deux pattes même s’il me disait que le soleil brille en été. Pourquoi ne le vois-tu pas ? — Voir quoi ? rétorqua Karnak. Voir que vous n’êtes pas franchement comme cul et chemise ? Cela n’a pas d’importance. Tu es un bon meneur d’hommes, mais son talent pour la fourberie et la duplicité n’a pas de prix. Je n’ai pas besoin que mes officiers s’aiment entre eux, Asten, mais ton dégoût est tel qu’il affecte ton jugement. Asten rougit, mais prit le temps de respirer avant de répondre : — Comme tu dis, je suis un bon meneur d’hommes – sans fausse modestie – mais je ne suis pas, et ne serai jamais, un chef charismatique. Je ne peux pas porter le moral des troupes aux sommets que tu atteins. Tu nous es vital, et voilà que tu comptes partir en territoire sathuli avec seulement une vingtaine d’hommes ! Ils nous détestent, Karnak – toi plus que n’importe qui d’autre. Avant les guerres vagriannes, tu as mené deux légions dans leur territoire et écrasé leur armée. Par les dents de Kashti, mon vieux, tu as tué le père du seigneur actuel. — De l’histoire ancienne ! cracha Karnak. C’est une race guerrière. Ils comprennent très bien la nature des batailles. — Le risque est trop grand, affirma Asten avec un soupçon de lassitude dans la voix, sachant qu’il avait perdu. Karnak sourit. — Le risque ? Par les dieux, mais tu sais bien que c’est ce qui me fait vivre ! Regarder droit dans l’œil du fauve, sentir son haleine fétide sur mon visage. Que serions-nous si nous n’affrontions jamais le danger ? De la chair et des os frêles ne vivant que pour vieillir et mourir. Je vais traverser leur territoire avec mes vingt hommes, je vais affronter le seigneur Sathuli dans sa tanière, et je vais le rallier à notre cause. Les Gothirs n’atteindront jamais les plaines sentrannes et les Drenaïs seront saufs. Le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ? — Oui, da, gronda Asten. C’est un risque que j’accepterais de prendre personnellement. Mais Drenaï peut se permettre de perdre Asten, le fils de fermier. Il y a beaucoup d’officiers compétents qui pourraient le remplacer. Mais qui te remplacera, toi, lorsque les Sathulis t’auront trahi et qu’ils auront accroché ta tête à un pilier de leur palais ? Karnak resta silencieux un instant. — Si jamais… je meurs, dit-il doucement, tu gagneras pour nous, Asten. Tu es un survivant, mon vieux. Les hommes le savent. — Peut-être. Mais toi, il faut que tu saches ceci, Karnak : si pour une raison ou une autre, Galen revient sans toi, j’ai l’intention de lui trancher la gorge. Karnak gloussa. — Fais donc ça, dit-il. (Mais son sourire s’effaça rapidement.) Fais-le vraiment ! CHAPITRE 13 Des vautours noir et gris, le ventre tendu, clopinaient dans la plaine. Certains se disputaient encore les carcasses autour des tentes en lambeaux. Des corbeaux aussi s’étaient rassemblés, et ils se faufilaient à grande vitesse entre les vautours afin d’arracher d’un coup de bec acéré la chair sans résistance. De la fumée montait paresseusement en spirale des tentes en flammes, formant un linceul gris planant au-dessus du massacre. Angel fit descendre son cheval dans la plaine. Les vautours repus qui se trouvaient sur le passage des cavaliers s’écartèrent en se dandinant, mais les autres les ignorèrent. Belash et Shia se portèrent aux côtés d’Angel. — Ils appartenaient à la tribu des Singes Verts, constata Belash. Ce n’étaient pas des Loups. Il sauta de selle et alla inspecter les cadavres. Angel ne mit pas pied à terre. Sur sa gauche se trouvait un petit cercle de corps ; les hommes étaient à l’extérieur de ce cercle, les femmes et les enfants à l’intérieur. Visiblement, les guerriers avaient tenté de défendre leurs familles. Une femme avait fait rempart de son corps pour protéger son enfant, mais une lance brisée qui l’avait transpercée les empalait tous les deux. — Il doit bien y avoir une centaine de cadavres, fit remarquer Senta. Angel acquiesça. À sa droite, les corps de cinq enfants étaient allongés près d’un chariot, le crâne écrasé. Du sang tâchait le bord d’une roue ; la manière dont ils étaient morts ne faisait donc aucun doute. Belash revint près d’Angel, toujours en selle. — Il y avait plus d’un millier de soldats, affirma-t-il. Ils se dirigeaient vers les montagnes. — Un massacre gratuit…, soupira Angel. — Oui, acquiesça Belash. Ce qui prouve qu’ils ne sont pas tous mauvais, pas vrai ? Angel sentit une pointe de honte le transpercer en entendant ses propres mots lui être répétés ainsi, mais il ne répondit pas, tira sur ses rênes, et partit au galop le long de la colline pour retrouver Miriel qui les attendait. Son visage était aussi gris que de la cendre et elle s’agrippait au pommeau de sa selle, les phalanges exsangues. — Je ressens leur souffrance, déclara-t-elle. Je la sens, Angel. Et je n’arrive pas à m’en défaire ! — Ne lutte pas, lui conseilla-t-il. Elle poussa un profond soupir et de grosses larmes se formèrent dans ses yeux et coulèrent le long de ses joues. Angel mit pied à terre et vint la soulever de selle pour la prendre dans ses bras. Son corps était agité de sanglots. — Tout est inscrit dans la terre, déclara-t-elle. Tous les souvenirs. Écrits en lettre de sang. La terre se souvient de tout. Angel lui caressa le dos et les cheveux. — Elle a vu du sang bien avant cela, Miriel. Et au moins on ne peut plus leur faire de mal. — Mais quelle sorte d’homme peut commettre ce genre de chose ? gronda-t-elle comme la tristesse cédait la place à la colère. Angel n’avait pas la réponse. Il comprenait pourquoi on tuait un homme lors d’une bataille, mais prendre un bébé par la cheville et le… Il frissonna. Cela dépassait l’entendement. Belash, Senta et Shia gravirent la colline. Miriel essuya ses larmes et leva la tête vers Belash. — Les soldats se trouvent entre nous et les montagnes, lui dit-elle. C’est ton pays. Que nous conseilles-tu ? — Il existe des routes qu’ils ne connaissent pas, lui répondit-il. Je te guiderai – si tu souhaites toujours continuer. — Pourquoi ne le souhaiterais-je pas ? rétorqua-t-elle. — Là où nous nous rendons, nous n’aurons pas le temps de verser des larmes, femme. Il n’y aura de la place que pour les cœurs purs et leurs épées. Elle lui décocha un sourire, un sourire froid, et remonta en selle. — Passe en tête, Belash. Nous allons te suivre. — Pourquoi faites-vous cela ? s’enquit Shia. Nous ne sommes pas de votre peuple, et le Vieux Dur à Tuer déteste les Nadirs. Alors, pourquoi ? — Parce que Kesa Khan me l’a demandé, répondit Miriel. — Cette réponse me suffit, déclara finalement la jeune fille. Mais vous deux ? Elle porta son regard sur Angel et Senta. Senta haussa les épaules et dégaina son épée. — Cette lame, dit-il, fut spécialement forgée pour moi par un maître armurier. C’était un cadeau, beauté. Un jour, il est venu me voir et me l’a offerte. Personne ne m’a jamais vaincu à l’épée. J’en suis assez fier. Mais, tu sais, je n’ai pas pensé à demander à l’armurier quelle était la qualité de l’acier ni quel temps il avait passé à la finition. J’ai simplement accepté le cadeau et je l’ai remercié. Tu comprends ? — Non, répondit-elle. Quel rapport avec ma question ? — C’est comme essayer d’enseigner les mathématiques à un poisson, déclara Senta en secouant la tête. Angel fit avancer son cheval et se pencha vers Shia. — On va essayer autre chose, ma petite dame. Lui et moi, nous sommes les meilleurs épéistes que tu verras jamais ; quant à nos raisons d’être ici, ce ne sont pas tes affaires ! Shia acquiesça solennellement. — C’est vrai, admit-elle sans une once de rancœur dans la voix. Senta éclata de rire. — Tu aurais dû être diplomate, Angel. Le gladiateur répondit par un grognement. Belash les mena en direction de l’est, vers les montagnes lointaines. Miriel chevauchait derrière lui avec Shia ; Angel et Senta se tenaient côte à côte en queue de peloton. Des nuages sombres trônaient au-dessus des pics et des éclairs lacéraient le ciel jusqu’à la terre. Un bruit de tonnerre éclata presque aussitôt après. — Les Montagnes sont en colère, confia Belash à Miriel. — Moi aussi, répondit-elle. Le vent jetait en hurlant des rideaux de pluie sur la plaine aride et désertique. Rapidement, les cavaliers se retrouvèrent pliés en deux sur leur selle, trempés jusqu’aux os. Ils chevauchèrent plusieurs heures jusqu’à ce qu’enfin les parois vertigineuses des Montagnes de la Lune se dressent devant eux. La pluie s’arrêta soudainement et Belash partit en éclaireur. Il bifurqua en direction du sud et inspecta les pics inquiétants et les steppes au nord. Ils n’avaient pas croisé les soldats, mais maintenant que les nuages se dispersaient, les fumées de nombreux feux de camp étaient visibles au loin, et leurs volutes montaient se fondre avec le ciel grisâtre. — Voilà le chemin secret, leur annonça Belash en désignant la paroi de la montagne. — Mais il n’y a pas de passage, rétorqua Angel en regardant le mur de roche basaltique et sombre. Pourtant, Belash continua à avancer le long d’une petite pente rocheuse – et disparut. Angel cligna des yeux. — Par les couilles de Shemak ! s’exclama-t-il. Miriel éperonna sa monture et les autres la suivirent jusqu’à une gigantesque crevasse dans la paroi. Pratiquement invisible de l’extérieur, celle-ci faisait un mètre vingt de large et ouvrait sur un tunnel lumineux. Miriel guida sa monture à l’intérieur, Angel derrière elle. Il n’y avait que la place d’un pouce entre leurs cuisses et les parois du tunnel ; les cavaliers durent même soulever leurs jambes à plusieurs reprises afin que leurs chevaux puissent se faufiler dans le passage. Les parois semblaient se refermer sur eux, si bien qu’Angel avait le cœur qui battait la chamade. Au-dessus d’eux, d’anciens éboulis formaient une voûte. Soudain, Senta brisa le silence. — Si un papillon se posait là-dessus, tout s’écroulerait. Sa voix résonna dans la caverne. Un grondement se fit entendre depuis les gros rochers au-dessus d’eux et de la poussière noire filtra entre les pierres. — Taisez-vous ! murmura Shia. Ils continuèrent leur progression pour déboucher sur un large piton surplombant un cratère en forme de cuvette. Il y avait plus d’une centaine de tentes dressées là. Belash éperonna son cheval et dévala la pente. — Je crois que nous sommes arrivés chez nous, dit Senta. De sa position élevée, Angel contemplait l’immensité des steppes arides de l’autre côté des montagnes, les replis dans les terres, les collines ondulantes, les crêtes bossues, à perte de vue. C’était une terre dure et sèche, et pourtant, alors que le soleil passait sous les nuages de l’orage, Angel perçut une réelle beauté dans ce paysage qui toucha son cœur de guerrier. C’était la beauté d’une épée, forte et rigide. Il n’y avait ni champs, ni clairières, ni cours d’eau argentés. Même les collines étaient acérées et peu accueillantes. Et la voix de la terre lui parlait dans un murmure. « Sois fort ou meurs », disait-elle. Les montagnes se dressaient autour de lui comme une couronne sombre, et les tentes des Nadirs semblaient fragiles devant la puissance éternelle des rochers au pied desquels elles étaient montées. Angel frissonna. Senta avait raison. Là, ils étaient chez eux. Altharin était furieux. Et il l’était depuis que l’Empereur lui avait confié ce commandement. Quelle gloire pouvait-il y avoir à écraser de la vermine ? Comment pouvait-il espérer de l’avancement ? D’ici quelques jours, le gros de l’armée se rendrait en territoire sathuli afin d’envahir Drenaï, submergeant les plaines sentrannes, affrontant les Drenaïs épée contre épée, lance contre lance. Mais non. Pas Altharin. Il leva les yeux vers les sombres pics gigantesques et referma davantage son manteau de fourrure autour de son corps longiligne. Quel endroit ! De la roche de basalte, acérée et dentelée. Aucun cheval ne pouvait passer ici – les lits de lave couperaient leurs sabots comme du tissu. Les fantassins, eux, avaient dû faire une longue ascension avant d’atteindre leurs ennemis. Il jeta un coup d’œil sur sa gauche en direction des tentes qu’il avait fait dresser en guise d’hôpital. Déjà quatre-vingt-sept morts, en cinq petits jours seulement. Il fit demi-tour et se dirigea vers sa propre tente où un brasero métallique rougeoyait. Il défit son manteau et le jeta sur le dossier d’une chaise en tapisserie. Son serviteur, Becca, s’inclina devant lui. — Désirez-vous un peu de vin coupé, monsieur ? — Non. Va me chercher Powis. Le serviteur sortit en vitesse de la tente. Altharin s’était douté que sa mission risquait de ne pas être aussi facile que l’avait escompté l’Empereur. Encercler et massacrer quelques centaines de Nadirs, puis rejoindre le gros de l’armée au camp sud. Altharin secoua la tête. La première attaque s’était bien passée. Les Singes Verts s’étaient contentés de regarder les lanciers briser leurs rangs, et ce n’est que lorsque le massacre débuta qu’ils se rendirent compte que la mort les attendait. En revanche, lorsque les éclaireurs avaient atteint le campement des Loups, ils avaient trouvé les tentes désertes, et les traces menaient droit dans ces montagnes. Altharin soupira. La Confrérie arriverait demain, et alors, le moindre de ses gestes serait espionné et rapporté en haut lieu, ses actes discutés, ses stratégies ridiculisées. Je ne vais pas pouvoir m’en sortir, pensa-t-il. Le rabat de la tente se souleva et Powis entra. — Vous m’avez demandé, monsieur ? Altharin acquiesça. — As-tu rassemblé les rapports ? — Pas tous, monsieur, répondit le jeune homme. Bernas est avec les chirurgiens. Il a une vilaine blessure au visage et une autre à l’épaule. Gallis, lui, est toujours dans la montagne ; il vient du nord et essaie de se tailler une route par la force. — Qu’as-tu appris des autres ? — Eh bien, monsieur, nous avons déjà trouvé trois routes qui mènent vers l’intérieur. Toutes sont défendues par des archers et des épéistes. La première est très étroite et les hommes ne peuvent pas avancer à plus de deux de front. Ce sont de vraies cibles mouvantes, et pas seulement pour les archers, mais également pour les rochers qu’on leur jette de plus haut. La deuxième route est environ trois cents mètres plus au nord. Elle est assez large, mais les Nadirs l’ont bloquée avec des rochers, créant ainsi un mur improvisé mais bougrement efficace. On y a perdu quatorze hommes ce matin. La dernière route est celle que Gallis essaie de forcer. Il a trois cents hommes avec lui. Je ne connais pas encore l’étendue de son succès. — Quelles sont nos pertes ? cracha Altharin. — Vingt et un morts aujourd’hui, un peu plus de quarante blessés. — Et l’ennemi ? — Difficile à dire, monsieur. (Le jeune homme haussa les épaules.) Les hommes ont toujours tendance à exagérer. Ils disent avoir tué une centaine de Nadirs. Personnellement, je dirais la moitié seulement, voire même le quart. Becca, le serviteur, passa par-dessous le rabat et vint s’incliner devant Altharin. — Le seigneur Gallis est de retour, monsieur. — Qu’il vienne de suite, ordonna Altharin. Un instant plus tard, un grand homme large d’épaules entra dans la tente. Il avait environ quarante ans, et des yeux aussi noirs que sa barbe. Son visage était zébré de sueur et couvert de suie venant de la poussière volcanique. Son manteau gris était déchiré et couvert de crasse, son plastron de fer était cabossé par endroits. — Fais-moi ton rapport, cousin, lui demanda Altharin. Gallis s’éclaircit la voix, retira son heaume à plume de fer, et se rendit à la table pliante où étaient disposés une carafe de vin et plusieurs gobelets d’argent et de cuivre. — Avec ta permission ? coassa-t-il. — Mais bien sûr. L’officier se remplit un gobelet et le vida d’une seule traite. — Cette maudite poussière est partout, expliqua-t-il. (Il prit une profonde respiration.) Nous avons perdu quarante-quatre hommes. La passe est très étroite à sa base et s’évase au-dessus. Nous avons bien dû progresser de deux cents mètres en direction de leur camp. (Il se frotta les yeux, étalant au passage de la poussière noire sur son front.) La résistance était forte, mais je croyais pouvoir passer. (Il secoua la tête.) Et alors que nous atteignions le goulot de la passe, les renégats nous ont attaqués. — Les renégats ? s’enquit Altharin. — Oui, cousin. Des traîtres Drenaïs ou Gothirs. Deux épéistes d’un niveau incroyable. Derrière eux, sur leur droite, en hauteur, il y avait une jeune femme avec un arc. Elle était vêtue de noir. Chacune de ses flèches a trouvé sa cible. Entre elle et les épéistes, j’ai bien perdu quinze hommes rien qu’à cet endroit. Et puis tout en haut, de chaque côté, les Nadirs nous lançaient des rochers. J’ai donné l’ordre à mes hommes de se replier, afin de lancer un nouvel assaut. C’est alors que Jarvik a perdu son sang-froid et s’est rué sur les épéistes en les défiant de la voix. J’ai essayé de l’arrêter. Gallis haussa les épaules. — Ils l’ont tué ? — Oui, cousin. Mais j’aurais préféré qu’ils le tuent d’une flèche en plein cœur. Malheureusement, l’un des épéistes, l’homme le plus laid que j’ai jamais vu, a accepté son défi. — Tu ne vas quand même pas me dire qu’il a tué Jarvik en combat singulier ? — Mais si, cousin, c’est exactement ce que je suis en train de te dire. Jarvik l’a légèrement blessé, mais l’autre était imbattable. — C’est impossible ! s’exclama Powis en s’avançant. Jarvik a remporté le Sabre d’argent en avril dernier. — Et pourtant si, mon garçon, rétorqua Gallis. (L’officier se tourna vers Altharin et secoua une nouvelle fois la tête.) Après cela, plus personne n’avait le cœur de retourner à l’attaque. J’ai laissé une centaine d’hommes pour tenir notre position et j’ai ramené le reste ici. Altharin poussa un juron et se rendit à la deuxième table pliante où étaient étalées des cartes. — Cette région est majoritairement non explorée, dit-il, mais nous savons qu’il n’y a pas beaucoup de sources de nourriture dans ces montagnes – surtout en hiver. Normalement nous les affamerions, mais ce n’est pas ce que l’Empereur a exigé. Des suggestions, messieurs ? Gallis haussa les épaules. — Au bout du compte, nous avons le nombre pour nous. Nous devons continuer à les attaquer sur trois fronts. Nous finirons bien par percer leurs défenses. — Mais combien de soldats risquons-nous de perdre ? s’enquit Altharin. — Des centaines, admit Gallis. — Et de quoi aurons-nous l’air quand nous retournerons à Gulgothir ? L’Empereur voit cette mission comme une brève expédition punitive. Et nous savons tous qui arrivera ici demain. — Tu n’auras qu’à envoyer la Confrérie à l’assaut, proposa Gallis. Nous verrons bien jusqu’où sa sorcellerie la fera avancer. — Je n’ai aucun contrôle sur la Confrérie, c’est ça le pire. En revanche, je sais que notre avenir et notre réputation sont ici dans la balance. — Je suis d’accord avec toi, cousin. Je vais donner l’ordre d’attaquer toute la nuit. — Arrête de grogner, demanda Senta en enfonçant l’aiguille dans la peau d’Angel, juste sous l’épaule, afin de recoudre la blessure. — Tu prends ton pied, hein, espèce de salaud ! rétorqua Angel. — Je ne suis pas aussi vicieux que ça ! répliqua Senta en pouffant. Mais quand même, qu’est-ce qui t’as pris de te faire avoir par ce valet de ferme gothir et sa riposte minable. — Tu plaisantes ou quoi ? Il était très fort ! — Mais non. Il se déplaçait avec la grâce d’une vache malade. Tu devrais avoir honte de toi, vieil homme. (Senta termina le dixième et dernier point de suture, et coupa le reste du fil avec ses dents.) Et hop ! Te voilà comme neuf. Angel regarda la blessure colmatée. — Tu aurais dû être couturière, grommela-t-il. — Ce n’est qu’un de mes nombreux talents, répondit Senta en se levant. Il sortit de la caverne et regarda le flanc de la montagne. Depuis l’entrée de la grotte, il pouvait entendre au loin les hurlements des blessés et l’acier qui s’entrechoquait. Les étoiles brillaient haut dans le ciel dégagé, et un vent glacial soufflait entre les pics. — Nous ne pourrons pas tenir cet endroit, déclara-t-il comme Angel venait le rejoindre. — On se débrouille pas mal jusqu’ici. Senta acquiesça. — Ils sont trop nombreux, Angel. De plus, les Nadirs comptent sur le mur au milieu de la passe. Une fois que les soldats auront fait une brèche… Il écarta les mains. Deux Nadires traversèrent le terrain à découvert portant des bols de fromage frais. Elles s’arrêtèrent devant les guerriers drenaïs et, sans les regarder, déposèrent les bols à leurs pieds. Puis, elles repartirent aussi silencieusement qu’elles étaient venues. — On peut dire que l’accueil est chaleureux, par ici, fit observer Senta. Angel haussa les épaules. Il y avait plus d’une centaine de tentes qui parsemaient le cratère géant, et de leur position surélevée, les deux hommes pouvaient apercevoir des enfants nadirs qui jouaient au clair de lune, courant un peu partout, soulevant des nuages de poussière noirâtre sur leur passage. Sur la gauche du cratère, une colonne de femmes entrait dans des cavernes, des seaux en bois à la main, pour aller chercher de l’eau aux puits artésiens qui se trouvaient au cœur de la montagne. — Où nous posterons-nous demain ? s’enquit Angel en s’asseyant le dos contre un rocher. — Sur le mur, je pense, répondit Senta. Les deux autres passes peuvent être défendues facilement. L’ennemi viendra en masse pour s’emparer du mur. Une ombre se déplaça sur leur droite. Senta se mit à rire. — Angel, il est revenu. Le gladiateur poussa un juron et regarda alentour. Un jeune garçon de moins de dix ans était accroupi par terre et les regardait. — Va-t’en ! gronda Angel, mais l’enfant l’ignora. Je déteste sa façon de nous regarder fixement, cracha le grand homme. Le garçon était maigre, presque squelettique, et ses vêtements étaient usés jusqu’à la corde. Il portait une vieille tunique en peau de chèvre dont les poils avaient depuis longtemps disparu, un vieux pantalon noir déchiré aux genoux et effiloché à la taille. Ses yeux bridés et sombres regardaient sans ciller les deux hommes. Angel essaya de l’ignorer. Il souleva son bol de fromage et, plongeant ses doigts dans la masse caillée, se mit à manger. — Même du crottin d’cheval serait meilleur, dit-il. — Il y a effectivement un arrière-goût assez prononcé, convint Senta. — Plutôt mourir que d’manger ça. (Il se tourna vers le garçon.) Tu en veux ? Mais l’enfant ne bougea pas. Angel lui offrit le bol. L’enfant se pourlécha les lèvres mais ne bougea toujours pas. Angel secoua la tête. — Mais qu’est-ce qu’il veut à la fin ? demanda-t-il à haute voix en posant le bol par terre. — Je n’en ai pas la moindre idée – mais manifestement tu le fascines. Il t’a suivi partout toute la journée en imitant ta façon de te déplacer. Franchement, c’était assez drôle. Je n’y avais jamais fait attention avant, mais c’est vrai que tu te déplaces comme un marin. Avec une démarche chaloupée. — Tu as d’autres critiques à me faire ? — Trop. Angel se leva et s’étira. Aussitôt, l’enfant l’imita. — Arrête ça ! lui cria Angel en se penchant vers lui, les mains sur les hanches. Aussitôt, la petite silhouette adopta la même posture. Senta éclata de rire. — Je vais aller dormir un peu, déclara Angel en tournant le dos au garçon pour rentrer dans la caverne. Senta resta là où il était afin d’écouter les faibles échos de la bataille. L’enfant se rapprocha et vint chaparder le bol, puis il partit en vitesse se cacher dans l’ombre afin de manger. L’espace d’un instant, Senta dodelina de la tête, mais des bruits de mouvements provenant du flanc de la montagne le tirèrent instantanément de sa somnolence. Belash apparut à l’entrée de la caverne. — Ils se sont retirés, annonça-t-il à l’épéiste en venant s’agenouiller à côté de lui. Je ne crois pas qu’ils nous attaqueront d’ici l’aube. Senta jeta un coup d’œil en direction du garçon. Il ne restait plus que le bol. — Nous en avons tué beaucoup, déclara Belash avec une satisfaction morbide. — Pas assez. Ils sont au moins trois mille. — Bien plus, convint Belash. Et d’autres arriveront bientôt. Il va nous falloir du temps pour les tuer tous. — Tu es toujours optimiste. — Tu ne crois pas que nous pouvons gagner ? Tu ne comprends rien aux Nadirs. Nous sommes nés pour nous battre. — Je n’ai aucun doute sur les talents de ton peuple, Belash. Mais cet endroit est difficilement défendable longtemps. Combien de guerriers peux-tu réunir ? — Ce matin, il y en avait trois cent soixante… treize, finit-il par dire. — Et ce soir ? — On en a perdu peut-être une quinzaine. — Blessés ? — Trente de plus… mais certains d’entre eux pourront de nouveau se battre. — Mais en tout, depuis quatre jours ? Belash acquiesça d’un air morose. — Je comprends ce que tu dis. On peut tenir encore huit… ou dix jours. Mais nous en aurons tué beaucoup d’ici là. — Ce n’est pas le problème, mon ami. Nous devons avoir une deuxième ligne de défense. Peut-être quelque part dans les montagnes. — Il n’y a nulle part où aller. — Lorsque nous sommes arrivés ici, j’ai vu une vallée à l’ouest. Où mène-t-elle ? — Nous ne pouvons pas aller là-bas. C’est un lieu maléfique et maudit. Plutôt mourir ici, proprement et dans l’honneur. — De bien beaux sentiments en vérité, Belash. Mais en ce qui me concerne, je préférerais ne pas mourir du tout. — Tu n’es pas obligé de rester, fit remarquer Belash. — C’est vrai, convint Senta, mais, comme mon père le fait si souvent remarquer, nous ne sommes pas très intelligents dans notre famille. Loin au-dessus des montagnes, Miriel flottait sous les étoiles, reliée à l’esprit de Kesa Khan. Sous elle, dans la plaine éclairée par la lune, se trouvaient les tentes gothires. Elles étaient espacées à intervalles réguliers les unes des autres, en formation droite et rectangulaire sur cinq rangées de vingt. Au sud, les chevaux avaient été attachés à une vingtaine de piquets sur plusieurs lignes. À l’est c’étaient les latrines, d’une dizaine de mètres de long. Une centaine de feux de camp brûlaient vivement, et des sentinelles patrouillaient le périmètre. Un peuple méthodique, résonna la voix de Kesa Khan. Ils s’appellent eux-mêmes des « civilisés » parce qu’ils peuvent bâtir de grands châteaux et planter leurs tentes avec une précision géométrique. Mais d’ici on voit ce qu’il en est réellement. Les fourmis aussi construisent comme ça. Sont-elles civilisées ? Miriel ne répondit pas. De cette hauteur elle pouvait voir aussi distinctement le petit campement des Nadirs que le puissant camp des attaquants gothirs. Et c’était démoralisant. Le rire de Kesa Khan la submergea soudain. Ne cède donc pas au désespoir, Miriel. C’est l’arme préférée de tes ennemis. Regarde-les donc ! Même d’ici tu peux sentir leur vanité. Comment pourrions-nous les vaincre ? Comment ne le pourrions-nous pas ? rétorqua-t-il. Nous sommes des millions et ils ne sont que quelques-uns. Lorsque l’Unificateur viendra, ils seront balayés comme des graines. Je veux dire, maintenant ! Ah, l’impatience de la jeunesse ! Voyons plutôt ce qu’il y a à voir. Les étoiles se mirent à tourner et Miriel se retrouva face à un petit feu de camp dans une grotte étroite, à flanc de montagne. Elle vit Waylander accroupi devant les flammes et le chien, Sutures, allongé à ses côtés. Waylander avait l’air fatigué et elle pouvait facilement entendre ses pensées. On l’avait traqué, mais il avait échappé aux pisteurs, en tuant même plusieurs. Il venait de quitter les terres sathulies, et il espérait bien voler un cheval dans une ville gothire à quelque cinq kilomètres de là, au nord. Un homme fort, déclara Kesa Khan. Le Dragon de l’Ombre. Il est épuisé, fit remarquer Miriel qui ne demandait qu’à prendre cet homme solitaire dans ses bras. La scène vacilla et devint une cité de pierre dans les montagnes. Il y avait un cachot dans les profondeurs où un homme imposant était enchaîné à un mur humide. — Galen, espèce de sale traître, disait le prisonnier. Un grand guerrier maigre vêtu de la cape rouge des lanciers drenaïs fit un pas en avant pour attraper le prisonnier par les cheveux et lui tira la tête en arrière. — Profite bien de tes dernières insultes, fils de pute. Ton règne est fini, et il ne te reste plus que les mots. Pourtant, ils ne te serviront à rien : demain, tu voyageras enchaîné jusqu’à Gulgothir. — Je reviendrai pour toi, mon salaud ! jura le prisonnier. Ils ne pourront pas me retenir. Le mince guerrier partit dans un grand éclat de rire ; puis, il serra le poing et cogna trois fois de suite l’homme sans défense en plein visage, faisant éclater sa lèvre. Du sang coula le long de son menton. Il posa ses yeux pâles sur le soldat en cape rouge. — Je parie que tu vas dire à Asten que nous avons été trahis mais que tu as réussi à t’échapper. — Exact. Et lorsque le moment sera opportun, je tuerai ce paysan. Ainsi, la Confrérie régnera à Drenan. Alors, cela te fait quel effet de le savoir ? — Votre rencontre promet d’être intéressante. J’aurais bien voulu être là pour entendre comment tu vas raconter à Asten la façon dont j’ai été capturé. — Oh, mais je raconterai ça bien… Je parlerai de ton grand courage, et de ta mort. Je suis sûr qu’il aura la larme à l’œil. — Va en Enfer ! déclara le prisonnier. Miriel sentit la présence proche de Kesa Khan. Le vieux chaman vint lui murmurer à l’oreille : Tu sais qui c’est ? Non. Tu contemples en ce moment Karnak N’a-Qu’Un-Œil, seigneur protecteur de Drenaï. Il n’a plus l’air si puissant, maintenant qu’il est dans ce cachot sathuli. Est-ce que tu ressens ses émotions ? Miriel se concentra et la colère de Karnak la submergea telle une vague de chaleur. Oui, je les sens. Il pense à son tortionnaire et l’imagine en train de se faire tuer par un guerrier aux cheveux roux. Oui. Mais il faut que tu fasses attention à autre chose, ma fille. Il n’y a pas de désespoir chez Karnak, n’est-ce pas ? Seulement la colère et un désir brûlant de vengeance. Il est d’une présomption incroyable, mais telle est sa force. Il n’a pas peur des chaînes, ni des ennemis qui l’entourent. Il est déjà en train de faire des plans, de construire un espoir. Un tel homme ne doit jamais être ignoré. C’est un prisonnier. Il est désarmé et inoffensif. Que pourrait-il donc faire ? s’enquit Miriel. Retournons dans les montagnes. Je fatigue. Et demain, le vrai ennemi se montrera. Nous devrons être prêts à affronter tous les maléfices qu’il déchaînera contre nous. La lumière disparut en un instant ; Miriel, de retour dans son corps, ouvrit les yeux et s’assit. Le feu dans la caverne était presque éteint. Kesa Khan ajouta du bois dans les flammes mourantes et s’étira. Les os de son dos craquèrent. — Aya ! L’âge n’est pas une bénédiction, déclara-t-il. — De quels maléfices parlais-tu ? demanda Miriel. — Dans un moment, dans un moment ! Je suis vieux, mon enfant, et la transition de l’esprit à la chair me demande un peu de temps. Laisse-moi réunir mes pensées. Parle-moi ! Elle regarda le vieil homme rabougri. — De quoi veux-tu que je te parle ? — De ce que tu veux ! cracha-t-il. La vie, l’amour, les rêves. Dis-moi lequel des deux hommes tu veux avoir dans ton lit ! Miriel rougit. — On ne doit pas parler de telles choses à la légère, le gronda-t-elle. Il ricana et la transperça du regard. — Imbécile ! Tu n’es pas capable de te décider. Le jeune est intelligent et beau, mais tu sais que son amour est volage. Le vieux est tel un chêne, fort et résistant, mais tu penses ne pas arriver à trouver le sexe excitant avec lui. — Si tu connais déjà mes pensées, pourquoi me poses-tu la question ? — Cela me divertit. Est-ce que tu veux entendre mon conseil ? — Non. — Bien. J’aime les femmes qui peuvent penser par elles-mêmes. Il renifla et s’empara d’un petit pot en terre cuite posé à côté du feu. Il y plongea ses doigts et en ressortit une poignée de poudre gris pâle qu’il avala. Il ferma les yeux et soupira. — Oui… oui… Il prit une profonde respiration et ouvrit les yeux. Miriel se pencha vers lui. Ses pupilles avaient presque disparu et les iris étaient passés de marron, marron foncé, à bleu pâle. — Je suis Kesa Khan, murmura-t-il d’une voix plus légère et amicale. Et je suis aussi Lao Shin, l’Esprit des Montagnes. Et Wu Deyang, le Voyageur. Je suis Celui-Qui-Voit-Tout. — La poudre est un narcotique ? demanda Miriel. — Évidemment. Elle ouvre les fenêtres des mondes. À présent écoute-moi, fille de Drenaï. Tu es courageuse, cela ne fait aucun doute. Mais demain, les morts marcheront de nouveau. As-tu le cœur de les affronter ? Elle s’humecta les lèvres. — Je suis ici pour t’aider, lui répondit-elle. — Excellent. Aucune bravade. Je vais te montrer comment te parer d’armures. Je vais t’enseigner comment invoquer les armes dont tu auras besoin. Mais l’arme la plus puissante que tu possèdes, c’est le courage dans ton cœur. Espérons que le Dragon de l’Ombre t’a bien entraînée, sinon tu ne coucheras jamais ni avec l’un ni avec l’autre de ces magnifiques guerriers. Ton âme errera le long des Chemins Gris pour l’éternité. — Il m’a bien entraînée, affirma Miriel. — Nous verrons cela. Avec le chien qui gambadait en tête, Waylander s’engagea dans la plaine parsemée de rochers. Il n’y avait pas beaucoup d’arbres en vue. La pente descendait vers un village de pierres blanches au bord d’une rivière. Au nord du village, il y avait un pâturage clôturé tandis qu’au sud des moutons broutaient la dernière herbe d’automne. Aucun mur d’enceinte n’avait été bâti pour protéger les maisons, ce qui démontrait un accord de longue date entre Gothirs et Sathulis. Il n’y avait pas de razzias par ici. Waylander trouva étrange que les Gothirs puissent traiter les Sathulis aussi bien et les Nadirs aussi mal. Les deux peuples étaient des nomades qui s’étaient progressivement installés depuis le nord et l’est. Les deux peuples étaient des races guerrières qui adoraient des dieux différents de ceux des Gothirs, et pourtant ils n’étaient pas traités de la même manière. D’après le folklore gothir, les Sathulis étaient un peuple fier, intelligent et honorable. En revanche, les Nadirs étaient représentés comme des êtres veules, traîtres et fourbes. Toute sa vie d’adulte, Waylander avait voyagé parmi les tribus et n’avait jamais trouvé de preuves étayant le point de vue gothir. À part peut-être le nombre incroyable de Nadirs qui sillonnaient les steppes. Les Sathulis ne représentaient pas une menace, alors que les millions de Nadirs étaient un futur ennemi à craindre. Il repoussa d’un haussement d’épaules ces pensées et chercha son chien des yeux. Il n’était nulle part en vue. Il s’arrêta et scruta la pente. Il y avait beaucoup de rochers et le chien fouillait probablement un terrier de lapin. Waylander sourit et reprit sa route. Il faisait froid et les faibles rayons du soleil ne contraient qu’à peine le vent mordant. Il resserra son manteau autour de ses épaules. Les Sathulis se souviendraient longtemps de cette chasse à l’homme, en chantant les chansons du Passage pour tous les chasseurs qui ne reviendraient pas. Il repensa au garçon qui, le premier, lui avait tendu une embuscade et fut ravi de ne pas l’avoir tué. Quant aux autres, eh bien, ils avaient fait leur choix, et il ne regrettait nullement leur mort. Il voyait des gens bouger dans le village : un berger agitant son long bâton et gravissant une côte, un chien près de lui, plusieurs femmes en train de tirer des seaux d’eau fraîche au puits principal, des enfants qui jouaient près du pâturage. La scène était agréablement calme. La route serpentait à présent entre deux gros rochers qui saillaient de terre. Au loin, un cheval poussa un hennissement. Waylander s’arrêta. Le son venait de l’est. Il se retourna et scruta la mince rangée d’arbres qui décorait la pente. Il y avait là plein de buissons, mais pas l’ombre d’un cheval. Il repoussa le pan de son manteau et dégaina son arbalète. Il l’arma et engagea deux carreaux. Allons, il ne devrait plus rien y avoir à craindre à présent, se taquina-t-il. Les Sathulis ne se risqueraient pas plus au nord. Pourtant, il attendit. Où était Sutures ? Il avança plus prudemment. Alors qu’il approchait des rochers, une silhouette sortit de l’ombre, un manteau vert flottant au vent et l’arc dressé. Waylander se jeta sur la droite alors qu’une flèche quittait l’arc pour passer en sifflant à quelques centimètres à peine de son visage. Il heurta le sol avec son épaule. L’impact lui fit contracter la main, et il décocha ses deux carreaux, qui vinrent se planter dans la terre meuble de la pente. Il fit une roulade et se releva, en dégainant son sabre. L’homme au manteau vert jeta son arc et dégaina son épée. — C’est ainsi que cela devait être, épée contre épée, déclara-t-il en souriant. Waylander défit les lanières qui retenaient son manteau et le laissa glisser par terre. — Tu dois être Morak, dit-il doucement. — Comme il est gratifiant d’être ainsi reconnu, répondit l’épéiste en bifurquant vers Waylander qui l’attendait impassible. J’ai cru comprendre que tu n’excelles pas au sabre, je vais donc te donner une petite leçon avant de te tuer. Waylander lui sauta dessus. Morak bloqua le coup et contre-attaqua aussitôt. Le bruit de l’acier qui s’entrechoquait résonna dans la montagne ; les deux lames brillaient sous les rayons du soleil. Morak para chaque attaque à la perfection, s’offrant même le luxe d’entailler légèrement la joue de Waylander. Ce dernier recula et assena un vicieux coup de taille en direction du ventre de Morak. L’épéiste vêtu de vert, agile, fit un pas de côté afin de l’éviter. — Je dirais que tu es meilleur que la moyenne, dit-il à Waylander. Tu as un bon sens de l’équilibre, malheureusement tu es un peu raide dans le bas du dos. Cela nuit grandement à ton allonge. La main de Waylander jaillit en avant, et un couteau de lancer à lame noire fondit vers la gorge de Morak. L’assassin leva son arme et dévia le couteau qui alla s’écraser contre l’un des rochers. — Très bien, commenta Morak. Mais tu es face à un maître à présent. — Où est mon chien ? — Ton chien ? Comme c’est touchant. Tu es sur le point de mourir, et tu t’inquiètes pour ton sac à puces ? Je l’ai tué, voyons. Waylander ne répondit pas. Il recula afin d’atteindre un terrain plus plat et regarda l’épéiste le suivre. Morak était tout sourires, mais ce sourire n’allait pas de pair avec l’éclat de ses yeux verts. — Je vais te tuer avec un manque de rapidité remarquable, dit-il. Une petite entaille par-ci, par-là. Au fur et à mesure que tu perdras du sang, tes forces disparaîtront. Est-ce que tu crois que tu me supplieras de te laisser en vie ? — J’en doute, répondit Waylander. — Tu sais, tous les hommes finissent par supplier. Même les plus forts. Cela dépend simplement de l’endroit où la lame pénètre. Morak bondit. Le sabre de Waylander para le coup d’estoc. Les lames s’entrechoquèrent encore et encore. Une deuxième entaille apparut sur l’avant-bras de Waylander. Morak éclata de rire. — Je vois que tu ne paniques pas encore. J’aime ça. Qu’est donc devenue ta fille ? Par le ciel, je sens que je vais me régaler. De grandes jambes, bien fermes. Je vais la faire couiner, moi. Ensuite, je l’ouvrirai du ventre jusqu’au cou ! (Waylander continua à se replier sans mot dire.) Bien, bien ! Je n’arrive pas à te mettre en colère. C’est rare ! Cela va m’amuser de trouver ton point faible, Waylander. Est-ce que ce sera lorsque je t’aurai tranché les doigts ? Où lorsque je ferai rôtir ta virilité dans les flammes ? Il plongea de nouveau, et sa lame découpa le cuir de la tunique de Waylander juste au-dessus de la hanche. Waylander se jeta en avant et mit un coup d’épaule en plein dans le visage de l’assassin. Morak tomba à la renverse, maladroitement, mais fit une roulade et se releva avant que Waylander puisse lui assener un coup d’épée. Les lames s’entrechoquèrent une fois de plus. Waylander donna un coup d’estoc en direction du visage de Morak, mais l’épéiste pivota, bloqua l’attaque et déclencha une riposte qui manqua d’un millimètre le cou de Waylander. Celui-ci recula vers les rochers. Morak attaqua, obligeant son adversaire à descendre la piste. Malgré le froid, les deux hommes suaient à grosses gouttes. — Tu es bien courageux, dit Morak. Et je ne m’attendais pas que tu sois si coriace. Waylander porta une nouvelle botte, mais Morak la para. Puis ce dernier se lança dans une incroyable série de coups d’estoc et de taille que Waylander tenta désespérément de parer. Par deux fois, la lame de Morak vint transpercer la tunique de Waylander au niveau de sa poitrine et fut heureusement déviée chaque fois par la cotte de mailles. Mais le plus âgé des deux commençait à se fatiguer, et Morak le savait. Il fit un pas en arrière. — Est-ce que tu veux que je te donne un peu de temps pour reprendre ton souffle ? lui demanda-t-il d’un ton moqueur. — Comment m’as-tu retrouvé ? lui répondit Waylander, reconnaissant pour le répit. — J’ai des amis parmi les Sathulis. Après notre… malencontreuse… rencontre dans les montagnes, je suis venu ici pour engager de nouveaux guerriers. J’étais avec le seigneur sathuli lorsque nous avons entendu parler d’une chasse à l’homme un peu particulière. Le seigneur sathuli a hâte que tu meures. Il pense que ton voyage sur ses terres est une insulte à l’honneur tribal. Il aurait bien voulu envoyer plus d’hommes à ta poursuite, mais il a d’autres soucis pour l’instant. Il m’a donc payé pour faire le travail. À ce propos, est-ce que tu voudrais savoir qui a engagé la guilde pour te tuer ? — Je le sais déjà, rétorqua Waylander. — Oh, comme c’est dommage. Enfin bon, étant plutôt bonne nature, je vais te donner une bonne nouvelle avant de te tuer. Alors même que nous parlons, le Seigneur Protecteur des Drenaïs est enchaîné dans un cachot sathuli et sur le point d’être remis à l’Empereur de Gothir. — C’est impossible ! — Mais si. On l’a convaincu de rencontrer le seigneur sathuli afin d’empêcher les troupes gothires de franchir les terres tribales. Il est venu ici avec un petit groupe de soldats loyaux et un officier que nous qualifierons plutôt de déloyal. Ses hommes ont été massacrés et Karnak a été capturé. Je l’ai vu de mes yeux. C’était assez comique. C’est un homme peu banal – il m’a offert une fortune pour que je l’aide à s’évader. — Manifestement, il ne te connaissait pas très bien, fit observer Waylander. — Au contraire, j’avais déjà travaillé pour lui – plus d’une fois. Il m’a payé pour tuer Egel. — Je n’en crois pas un mot ! — Mais si, mais si – je le vois dans tes yeux. Ah, bah… as-tu récupéré ton souffle ? Bon. Alors, faisons couler un peu de sang ! Morak avança, l’épée tendue. Waylander bloqua le coup, mais fut contraint de reculer, jusqu’à passer entre les deux gros rochers saillants. Morak éclata de rire. — La leçon est maintenant terminée, dit-il. C’est l’heure de la récréation. Une ombre noire se déplaça derrière lui et Waylander vit que c’était le chien, Sutures, qui rampait douloureusement sur ses pattes avant, ses membres postérieurs raides et inutilisables. Une flèche lui avait transpercé les côtes, et du sang coulait de sa grosse mâchoire. Waylander se décala légèrement sur la gauche. Morak partit sur sa droite. Il n’avait pas vu le chien mourant. Waylander bondit en avant, balançant un coup rageur au visage de Morak. L’assassin recula d’un pas – et l’énorme mâchoire de Sutures se referma sur son mollet droit, ses crocs transperçant la peau, la chair et les tendons. Morak poussa un hurlement de douleur. Waylander vint aussitôt au corps à corps et enfonça son sabre dans le ventre de l’assassin, le faisant remonter par les poumons. — Voilà pour le vieil homme que tu as torturé ! siffla Waylander entre ses dents. (Il tourna sa lame pour la dégager, éventrant l’épéiste au passage.) Et ça, c’est pour mon chien ! Morak tomba à genoux. — Non ! gémit-il. Puis il s’affaissa sur le côté. Waylander jeta son épée et se précipita vers son chien pour lui caresser la tête. Il ne pouvait rien faire pour sauver la bête. La flèche lui avait brisé l’épine dorsale. Il s’assit à côté de lui, et berça la grosse tête sur ses genoux, lui parlant doucement, d’une voix envoûtante, jusqu’à ce que finalement le souffle saccadé ralentisse et s’arrête pour toujours. Alors, il se releva, ramassa son arbalète et alla jusqu’à la rangée d’arbres où Morak avait caché son cheval. CHAPITRE 14 Le mur avait été construit sommairement, mais il tenait grâce à un mortier à base de poussière noire et volcanique des montagnes. Une fois damé et arrosé d’eau, celui-ci devenait aussi résistant que du granit. En arrivant du sud, l’ennemi se trouvait nez à nez avec une construction d’environ trois mètres de haut, et du côté des défenseurs, un rempart permettait de se pencher dans le vide et de décocher volée de flèches sur volée de flèches sur les rangs des assaillants, puis de se reculer hors de vue des archers ennemis. Jusqu’ici, le mur avait tenu bon. En plusieurs endroits les Gothirs avaient apporté de nombreux rochers, afin de permettre à leurs troupes de l’escalader. Parmi les premiers rangs, certains étaient venus avec des échelles improvisées. D’autres avaient tenté d’escalader avec des cordes et des grappins, mais les défenseurs qui se battaient avec leur habituelle férocité tribale les avaient tous tués dès qu’ils avaient fait mine d’atteindre le sommet. Un moment, les Gothirs avaient presque réussi à former un front de combat, six hommes ayant réussi à prendre pied sur le rempart, mais Angel, Senta et Belash s’étaient rués sur eux-les guerriers gothirs étaient morts en l’espace de quelques secondes. Les Gothirs déclenchèrent vague d’assaut sur vague d’assaut, essayant de submerger les Nadirs par leur nombre. Mais ils avaient échoué. Jusque-là. Car quelque chose venait de changer. Chaque défenseur sentait une terrible peur monter en lui. Angel fut le premier à le remarquer – une sorte de froid au creux du ventre. Ses mains se mirent à trembler. Le guerrier nadir à côté de lui laissa tomber son épée, et un léger gémissement monta de sa bouche. Angel regarda Senta. L’épéiste était penché par-dessus le mur et scrutait la passe. Les Gothirs s’étaient repliés, mais au lieu de se regrouper, ils avaient complètement disparu du champ de bataille. Les cinquante guerriers Nadirs qui défendaient le mur avaient d’abord crié de joie. Mais maintenant, un silence inquiétant pesait sur les défenseurs. Angel frissonna. Les parois noires des montagnes se dressaient tout autour de lui ; il avait l’impression de se trouver dans la gueule béante d’un monstre gigantesque. Son tremblement empira. Il essaya de rengainer son épée, mais elle cognait contre le fourreau. Il jura et posa son arme contre le mur. Trois guerriers nadirs firent demi-tour et s’enfuirent en courant le long de la passe, abandonnant leurs armes derrière eux. La voix de Belash résonna. Les fuyards s’arrêtèrent, et le regardèrent honteux. Mais la peur continuait à grandir. Angel se fraya un chemin jusqu’à Senta. Ses jambes flageolaient tellement qu’il dut s’aider du mur pour tenir debout. — Qu’est-ce que c’est que cette diablerie ? demanda-t-il à Senta. L’autre homme, le visage pâle, les yeux vides, ne répondit pas. Un mouvement attira son attention à l’embouchure de la passe. Angel tourna la tête et aperçut une rangée d’hommes en armures et capes noires qui avançaient en direction du mur. — Les Chevaliers de Sang ! murmura Senta d’une voix tremblotante. Derrière lui un Nadir poussa un cri et recula ; sa vessie se relâcha et il mouilla ses cuissardes. Angel vit Belash rengainer son épée et arracher un arc des mains d’un guerrier. Le Nadir trapu encocha une flèche et monta en haut du mur. Là, il banda son arc. Angel l’entendit grogner – puis pousser un hurlement. Alors, lentement, Belash se retourna. Angel se jeta sur Senta, l’entraînant dans sa chute, au moment même où la flèche quittait l’arc. Elle siffla à leurs oreilles et alla ricocher sur un rocher, avant de finir sa course dans l’épaule d’un guerrier accroupi. Les Chevaliers de Sang approchaient silencieusement. Les Nadirs semblaient incapables de les arrêter. Angel se releva tant bien que mal et s’empara de son épée. Il tremblait tellement à présent qu’il savait qu’il n’arriverait pas à s’en servir. Les défenseurs s’éloignèrent progressivement du mur – même Belash. C’est alors qu’un petit homme vêtu de guenilles apparut derrière eux, Miriel à côté de lui. Il était manifestement très âgé, sa peau était toute fripée, mais en le voyant, Angel sentit comme une vague d’allégresse l’envahir, tranchant dans sa peur et lui incendiant le sang. Les Nadirs s’arrêtèrent dans leur fuite. Le petit chaman courut jusqu’au mur et l’escalada agilement jusqu’au sommet. Les Chevaliers de Sang n’étaient qu’à une vingtaine de mètres du mur. Kesa Khan leva les mains et des éclairs de lumière bleue jaillirent d’une paume à l’autre. Angel sentit toute peur l’abandonner ; et la colère la remplaça vite. Le chaman écarta les mains et désigna les guerriers vêtus de noir de ses doigts crochus. Du feu jaillit et enveloppa les chevaliers. Les flammes couraient sur leurs armures et leurs heaumes. Les capes et les jambières prirent feu – et la ligne d’attaque se disloqua tandis que les chevaliers essayaient d’éteindre les flammes qui léchaient leurs vêtements. Les défenseurs nadirs remontèrent sur le mur, l’arc ou la lance à la main, et décochèrent des traits meurtriers sur les hommes agglutinés en bas. Les Chevaliers de Sang s’enfuirent. Le petit Nadir sauta au pied du mur et repartit sans broncher. Miriel s’approcha d’Angel. — Tu devrais t’asseoir. Tu es blanc comme un linge. — Je n’ai jamais ressenti une telle peur, admit-il. — Mais tu ne t’es pas enfui, lui fit-elle remarquer. Il ignora le compliment et observa le chaman nadir qui repartait dans la montagne. — J’en déduis que c’était Kesa Khan. On ne peut pas dire qu’il perde du temps en bavardage, pas vrai ? Elle sourit. — C’est un vieil homme résistant, mais il est épuisé. Ce sortilège l’a affaibli davantage que tu ne pourrais l’imaginer. Senta se joignit à eux. — On ne peut pas tenir cet endroit, déclara-t-il. Ils ont déjà failli percer nos défenses par deux fois ce matin. La Source seule sait comment nous avons réussi à les repousser jusqu’à présent. L’un des défenseurs poussa un cri. Senta se retourna d’un bond et découvrit des centaines de guerriers gothirs en train de charger dans la passe. Il dégaina ses deux épées et retourna au mur à toute allure. — Il a raison, dit Angel. Parle au vieil homme ! Nous devons trouver un autre endroit. Puis, lui aussi repartit défendre le mur. Bodalen suivit Gracus, qui portait une torche, dans les entrailles du château. Ils empruntèrent un dédale de couloirs et descendirent ensuite un escalier métallique. Tout était tordu, insolite, et un léger bourdonnement emplissait l’air. Bodalen en avait mal au crâne. Derrière le grand Drenaï venaient les huit guerriers de la Confrérie, des hommes sombres et silencieux. Le neuvième conduisait actuellement les chevaux dans les montagnes ; Bodalen n’avait plus aucun moyen pour s’enfuir de cet endroit maléfique. Ils continuèrent leur voyage au plus profond de la terre, traversant ainsi cinq niveaux. Le bourdonnement devenait de plus en plus fort au fur et à mesure qu’ils progressaient. Ici, les murs du château n’étaient plus en pierre, mais en métal lisse et brillant sauf par endroits où il semblait cabossé ou fissuré. Par ces fissures on pouvait apercevoir des fils de cuivre et de fer, d’or et d’argent attachés ensemble, comme tressés. Bodalen détestait ce château et craignait les secrets qu’il pouvait contenir. Mais malgré sa couardise, sa fascination était de plus en plus grande. Ils venaient d’arriver à un niveau avec des portes en acier que Gracus et deux de ses hommes réussirent à forcer. Derrière, ils découvrirent une pièce à l’allure spartiate. À l’exception d’un petit ornement ressemblant à une table à graver contre l’un des murs, il n’y avait aucun meuble. Cet ornement était composé d’une dizaine de petites pierres rondes enchâssées dans du bronze, arborant chacune un symbole que Bodalen ne parvint pas à déchiffrer. Comme il n’y avait pas grand-chose d’autre d’intéressant, les guerriers repartirent à la recherche d’un escalier. Ils débouchèrent finalement dans une grande salle aussi éclairée qu’en plein jour. Pourtant il n’y avait aucune fenêtre, et Bodalen eut aussitôt conscience qu’ils se trouvaient à des centaines de mètres sous terre. Gracus posa sa torche par terre afin de fouiller la pièce. Il y avait des chaises et des tables en métal, d’énormes placards en fer, ornés de gemmes étincelantes qui scintillaient, projetant ainsi des lumières dansantes. Des panneaux en verre opaque faisaient le tour de la salle, et c’était d’eux que venait la lumière blanche qui éclairait la pièce. Gracus dégaina son épée et alla taper contre l’un des panneaux qui vola en morceaux sur le sol. Derrière le panneau se trouvait un long cylindre lumineux. Un deuxième guerrier s’approcha pour transpercer le cylindre d’un coup d’épée. Il y eut une sorte d’éclair, et le chevalier fut soulevé de terre et propulsé à cinq mètres de là sur le sol. La moitié des lumières de la salle vacillèrent puis disparurent. Gracus se précipita vers l’homme tombé et s’agenouilla devant lui. — Mort, déclara-t-il en se tournant vers les autres. Ne touchez plus à rien. Nous allons attendre le maître. Les sortilèges ici dépassent notre entendement. Bodalen traversa tant bien que mal la salle en direction d’une porte ouverte ; le bourdonnement était si fort à présent qu’il en avait la nausée. De l’autre côté de l’ouverture, il découvrit un énorme Cristal, d’au moins un mètre de circonférence, qui flottait entre deux coupes dorées. De petits éclairs crépitaient et brillaient tout autour de la pierre tandis qu’elle tournait sur elle-même. Bodalen pénétra dans la pièce. Là, tous les murs étaient en or, à l’exception de celui du fond, qui avait été en partie dénudé, révélant des blocs de granit taillés et tordus au-delà de leur forme d’origine. Mais ce ne fut ni le Cristal ni les murs en or qui lui coupèrent le souffle. — Gracus ! cria-t-il. Le chevalier de la Confrérie entra à son tour – pour contempler l’immense squelette qui occupait sur toute la largeur du mur du fond. — Par l’Enfer, qu’est-ce que c’est que cette chose ? murmura Bodalen. Gracus secoua la tête. — Je ne sais pas, mais c’est bien de l’Enfer qu’elle vient, répondit-il en allant s’accroupir devant deux immenses crânes. Il passa deux doigts sur les lignes jumelles de vertèbres qui menaient aux épaules imposantes. La bête, ou quoi que ce soit qu’elle fût, avait eu trois bras, dont l’un saillait sous les énormes côtes. L’un des chevaliers essaya de soulever un fémur, mais des tendons pourrissants le maintenaient solidement en place. — Je n’arrive même pas à faire le tour de cet os avec mes mains, s’aperçut l’homme. Cette créature devait faire au moins quatre mètres de haut, peut-être même plus. Bodalen jeta un coup d’œil par où ils étaient entrés. La porte faisait à peine deux mètres de haut sur un mètre cinquante de large. — Comment a-t-elle pu entrer ici ? demanda-t-il. Gracus s’approcha de la porte. Il y avait de grandes déchirures dans le métal autour de l’encadrement, révélant la pierre derrière. — Je ne sais pas comment elle est entrée, dit doucement Gracus, mais elle s’est arraché les doigts à vouloir sortir. Il doit y avoir une autre entrée. Cachée. Pendant un long moment, ils inspectèrent tous les murs, à la recherche d’une porte dissimulée. Mais force fut de constater qu’il n’y avait rien. Bodalen sentit une grande lassitude l’envahir, et sa migraine empira. Il s’approcha de l’entrée, mais ses jambes le lâchèrent et il s’écroula sur le sol. La fatigue le submergea, et il vit Gracus tomber à son tour, à genoux, devant le Cristal qui tournait. — Nous devons… sortir, dit Bodalen en essayant de ramper sur le sol doré. Mais ses yeux se fermèrent, et il tomba dans un profond sommeil, tout d’abord sans rêves. Il reprit lentement conscience. Il voyait une chaumière près d’un cours d’eau, un champ de maïs derrière, et des montagnes bleues et floues dans le lointain. Il y avait un homme qui tirait une paire de bœufs. Visiblement, il labourait un champ. Mon père. Non, pas son père. Karnak était son père. Il n’a jamais labouré de champ de sa vie. Mon père. La confusion l’enveloppa tel un brouillard tourbillonnant et fantomatique. Il leva la tête vers le soleil, mais il n’y en avait pas, simplement un Cristal qui tournait dans le ciel, bourdonnant comme un millier d’abeilles. L’homme à la charrue se retourna vers lui. — Ne passe pas toute ta journée à rêvasser, Gracus ! lui dit-il. Gracus ? Je ne suis pas Gracus. Je rêve. C’est ça ! Je rêve. Réveille-toi ! Il se sentit sortir du sommeil et eut conscience de sa chair et de ses muscles. Il essaya de bouger son bras, mais il était coincé ou prisonnier. Il ouvrit les yeux. Gracus était allongé à côté de lui. Contre lui, même. Il a dû s’endormir sur mon bras, pensa Bodalen. Il essaya de rouler pour se dégager, mais Gracus se déplaça avec lui, la tête ballante, la bouche ouverte. Bodalen lutta de toutes ses forces pour se relever. Il y avait comme un poids sur son côté droit ; aussi regarda-t-il par là. Il y avait un autre homme étendu à côté de lui. Mais celui-ci n’avait pas de tête. Je suis allongé dessus, pensa Bodalen pris soudain de panique. Il se leva d’un bond. Le corps sur sa droite se leva avec lui. Bodalen hurla. Le corps sans tête faisait partie de lui, ses épaules étaient jointes à sa chair. Par le ciel ! Calme-toi, se dit-il. Ce n’est qu’un rêve. Rien qu’un mauvais rêve. Son bras gauche avait disparu, uni à l’épaule de Gracus. Il essaya de le dégager, mais cela ne fit que rapprocher de lui le corps du chevalier de la Confrérie. Leurs jambes se touchèrent… et s’unirent. Le Cristal continuait à tourner. De l’autre côté de la pièce, Bodalen vit les corps des autres chevaliers, en train de se fondre les uns aux autres, se tortillant comme pris dans une orgie muette et insolite. Et, entre eux, allongé sur le sol doré, se trouvait l’immense squelette. Bodalen poussa un nouveau hurlement. Et s’évanouit. Elle se réveilla sans souvenirs, mais contracta ses muscles et roula aussitôt sur le ventre. Ses trois jambes se mirent droites, et ses deux têtes vinrent heurter le plafond de la salle. La bête était imprégnée de rage, et l’une de ses têtes poussa un hurlement de colère. L’autre demeura silencieuse et contempla de ses yeux gris la lumière qui jaillissait du Cristal. Deux autres bêtes dormaient toujours. Le Cristal tournait et des éclairs bleutés crépitaient entre les deux coupes dorées. La bête s’approcha de l’objet, et tendit ses trois bras pour le toucher. Un énorme doigt toucha le feu bleu. Une douleur intense parcourut l’immense membre, brûlant impitoyablement la créature. Cette fois, les deux têtes hurlèrent. Un bras s’abattit sur le Cristal, le délogea de son socle et le projeta contre le mur du fond. Aussitôt, les flammes bleues moururent. Et toutes les lumières s’éteignirent aussi. Cette quasi-obscurité était presque agréable, rassurante même. La bête s’accroupit. Elle avait faim. Une odeur de viande brûlée provenait de la pièce d’à côté. Elle se déplaça jusqu’à la porte et vit une petite créature morte, allongée sur le sol. Le cadavre était recouvert de cuir et de métal. La viande était encore fraîche, ce qui ne fit qu’amplifier la faim de la bête. Elle essaya d’avancer, mais, vu sa corpulence, elle n’arriva pas à franchir la porte. Elle se dressa de toute sa taille et s’attaqua aux blocs de pierre au-dessus de l’encadrement de la porte. Les autres bêtes se réveillèrent et vinrent ajouter leurs forces à la tâche. Lentement, les grands rochers se fissurèrent, puis cédèrent les uns après les autres. Kesa Khan ouvrit les yeux et sourit. Miriel le regardait et vit l’étincelle de triomphe dans ses yeux. — Nous pouvons y aller à présent, dit-il avec un petit rire sec. Le chemin vient de nous être tracé. — Mais tu avais dit qu’il n’y avait nulle part ailleurs où aller ! — C’était vrai. Mais maintenant, ce n’est plus le cas. Il existe une forteresse – très ancienne. Elle s’appelle Kar-Barzac. Demain, nous nous mettrons en route. — Il y a beaucoup de choses que tu ne me dis pas, lui fit remarquer Miriel. — Il y a beaucoup de choses que tu n’as pas besoin de savoir. Repose-toi, Miriel, tu auras besoin de toutes tes forces. Va, va t’asseoir avec tes amis. Laisse-moi. Je t’appellerai quand le moment sera venu. Miriel voulait l’interroger davantage, mais le petit homme ferma une fois de plus les yeux et s’assit bras croisés devant le feu. Elle se leva et partit dans la nuit. Lorsqu’elle arriva à la petite caverne, Senta dormait déjà. Angel, lui, était assis à la belle étoile, écoutant les bruits de la bataille qui faisait rage dans la passe. Un petit garçon se trouvait à côté de lui. Miriel sourit. Les deux silhouettes se tenaient exactement dans la même posture, à quelque cinq mètres l’un de l’autre. Angel et l’enfant étaient tous les deux assis jambes croisées. Le gladiateur affûtait son épée avec une pierre à aiguiser, et le garçon, un bout de bois à la main, tentait de l’imiter. — Je vois que tu t’es fait un ami, dit Miriel à Angel. Il grogna quelque chose d’inaudible. Miriel vint s’asseoir près de lui. — Qui est-ce ? — Comment le saurais-je ? Il ne parle jamais. Il se contente de m’imiter. Miriel utilisa son Talent. — Il est sourd, dit-elle. C’est un orphelin. Angel soupira. — Je n’avais pas besoin de le savoir, répondit-il en rengainant son épée. L’enfant vêtu de loques passa son bout de bois à sa ceinture. Miriel tendit la main et caressa le visage du gladiateur. — Tu es un homme bon, Angel. Ce qui signifie que tu n’es pas doué pour nourrir la haine. Il lui attrapa le poignet et le serra. — Tu ne devrais pas me toucher, lui dit-il doucement. L’homme qu’il te faut est à l’intérieur. Il est jeune. Beau. Et, aussi écœurant que cela puisse être, il n’a pas une seule cicatrice. — Je choisirai mon homme le moment venu, lui répondit-elle. Je ne suis pas une noble drenaïe dont le mariage permettra l’alliance de deux factions en guerre. Je n’ai pas non plus à me préoccuper d’une dot. J’épouserai un homme que j’apprécie, que je respecte. — Tu ne parles pas d’amour, fit-il remarquer. — J’en ai beaucoup entendu parler, Angel, mais je ne sais pas ce que c’est. J’aime mon père. Je t’aime toi. J’aimais ma sœur et ma mère. Un seul mot. Des sens bien différents. À moins que tu parles de désir ? — En partie, convint-il. Et il n’y a rien de mal à cela, même si beaucoup voudraient nous faire croire le contraire. Mais il n’y a pas que ça. J’ai eu une liaison avec une brune, une fois. Incroyable. Elle pouvait faire naître plus de passion en moi, dans un lit, que n’importe laquelle de mes épouses. Pourtant, je ne suis pas resté avec elle. Tu vois, je ne l’aimais pas. En revanche, je l’adorais. Mais je ne l’aimais pas. — Encore ce mot ! le gronda Miriel. Il gloussa. — Je sais. Ce n’est qu’un raccourci pour décrire quelqu’un qui est ton ami, ton amant, ta sœur, et parfois même, oui, ta mère. Quelqu’un qui fera naître les flammes de la passion en toi, qui provoquera l’admiration ou le respect. Quelqu’un qui, lorsque le monde entier est ligué contre toi, se débrouillera toujours pour être à tes côtés. Tu ressembles à quelqu’un comme cela, Miriel. Il lâcha sa main et détourna les yeux. Elle se pencha vers lui. — Et toi, Angel ? Que voudrais-tu être ? Un ami, un amant, un frère et un père ? Il tourna ses traits défigurés vers elle. — Oui, j’aimerais être tout ça. Il hésita et elle sentit son indécision. Finalement, il se fendit d’un sourire, lui prit la main et la baisa. — Mes bottes sont plus vieilles que toi, Miriel. Aujourd’hui, tu penses que cela n’a pas d’importance, mais, crois-moi, cela en a. Tu as besoin d’un homme qui pourra grandir avec toi, pas devenir sénile avant toi. (Il prit une profonde inspiration.) Ce n’était pas facile à admettre, tu sais. — Tu n’es pas vieux, le reprit-elle. — Tu n’aimes pas Senta ? riposta-t-il. Ce fut au tour de Miriel de détourner les yeux. — Je le trouve… excitant… effrayant. — C’est bien, dit-il. C’est ainsi que cela doit être. Moi, je suis comme un vieux fauteuil. Confortable. Une fille comme toi a besoin de bien plus. Donne-lui sa chance. Il y a beaucoup de bonnes choses en lui. — Pourquoi l’aimes-tu tant ? Il sourit. — J’ai bien connu sa mère, avoua-t-il. Il y a longtemps. Avant sa naissance. — Tu veux dire… ? — Je n’en ai pas la moindre idée, mais ce n’est pas impossible. Une chose est sûre, en tout cas, il ne ressemble pas au mari. Mais ça doit rester entre nous ! Compris ? — Et malgré cela tu te serais battu contre lui à la cabane ? Il acquiesça, le visage grave. — Je n’aurais pas gagné. Il est très doué. C’est le meilleur de tous. (Soudain, elle éclata de rire.) Qu’est-ce qui te fait rire ? s’enquit-il. — Il ne voulait pas te tuer. J’ai lu ses pensées. Il voulait te blesser ou te désarmer. — Cela aurait été une grave erreur. Elle le regarda droit dans les yeux et son sourire disparut. — Mais tu aurais pu tuer ton propre fils ! — Je sais. Ce n’est pas très glorieux, hein ? Mais je suis un guerrier, Miriel, et lorsqu’on tire son épée, il n’y a plus de place pour les émotions. Simplement la survie ou la mort. Il jeta un coup d’œil à l’enfant qui dormait à présent contre un rocher, la tête posée sur ses petits bras, les genoux ramenés contre son ventre. Angel se leva silencieusement et alla le couvrir avec son manteau. Puis, il revint vers Miriel. — Que nous prépare le vieil homme ? s’enquit-il. — Je ne sais pas, mais demain nous partons. Nous allons nous rendre dans une vieille forteresse dans les montagnes. — Enfin une bonne nouvelle. Nous ne pouvions pas tenir ici. Bien, tu devrais aller dormir. — Je ne peux pas. Il va bientôt avoir besoin de moi. — Pour quoi faire ? — Parce que les morts vont bientôt marcher, répondit-elle. Kesa Khan était assis devant le feu, son vieux corps tremblant sous le vent nocturne qui venait faire plier les flammes. Il était au-delà de la fatigue ; une lassitude mortelle s’était emparée de lui. Tout cela était si compliqué, il y avait tellement de lignes du destin à démêler en même temps. Pourquoi tout cela n’était-il pas arrivé lorsqu’il était jeune et plein de forces ? se demanda-t-il. Pourquoi aujourd’hui, alors qu’il était vieux, usé, et avait déjà un pied dans la tombe ? Une chose était sûre, les dieux sont des êtres capricieux. Des plans, des idées, des stratégies noyaient son esprit. Chaque lien dépendait d’un autre pour réussir. Un voyage de mille kilomètres commence toujours par un premier pas, se dit-il. Concentre-toi sur un pas à la fois. Les démons viendraient, et avec eux les âmes des morts. Quelle était la meilleure manière de les combattre ? La jeune Drenaïe était forte, plus forte même qu’elle ne le croyait, mais à elle seule elle ne pouvait garantir le succès de l’opération. Il ferma les yeux et convoqua mentalement Miriel. L’heure était proche. Il voulut prendre un peu de poudre grise dans le pot en grès mais s’arrêta au dernier moment. Il en avait déjà pris trop. Ah, les dieux aiment les inconscients ! Il prit donc une petite poignée de poudre que sa bouche engloutit. Son cœur se mit aussitôt à battre de façon irrégulière et il sentit une énergie nouvelle parcourir ses membres. Le feu brûlait jaune, or, puis violet, et soudain les flammes sur les murs devinrent des danseurs, qui tournaient et virevoltaient. La Drenaïe pénétra dans la caverne. Mon dieu qu’elle est laide, pensa-t-il. Trop grande et trop maigre. Même lorsqu’il était jeune, il ne l’aurait pas trouvée désirable. Le guerrier drenaï au visage balafré entra derrière elle. Les yeux sombres de Kesa Khan se posèrent sur lui. — Ce n’est pas un lieu pour ceux qui n’ont pas le Talent, déclara-t-il. — Je le lui ai déjà dit, dit Miriel en s’asseyant face au chaman, mais il est venu quand même. — Elle a dit qu’il y aurait des démons et des morts-vivants. Peut-on les tuer avec une épée ? s’enquit Angel. — Non, répondit le chaman. — À mains nues, alors ? — Non. — Mais comment Miriel pourra-t-elle les combattre, alors ? — Avec son courage et son Talent. — Alors, je serai à ses côtés. Personne ne peut douter de mon courage. — On a besoin de toi, ici, pour défendre le mur, pour stopper l’ennemi humain. Ce serait folie que de te permettre d’entrer dans le Vide. Ce serait un gâchis. — Tu ne contrôles pas ma vie, rugit Angel. Je suis ici à cause d’elle. Si elle meurt, je pars. Je n’ai que faire de vous, bande de barbares pouilleux. Tu comprends ? S’il y a du danger, je ne la quitte pas d’une semelle. Kesa Khan abrita ses yeux fatigués sous sa capuche et regarda de travers le grand Drenaï. Comme je les hais, pensait-il. Leur arrogance habituelle, leur condescendance monumentale. Il leva enfin la tête et croisa le regard pâle d’Angel. Il laissa sa haine transpirer afin que le gladiateur la perçoive. Celui-ci sourit et acquiesça lentement. Kesa Khan se leva. — Comme tu veux, Dur à Tuer. Tu pourras voyager avec la femme. — Bien, dit le Drenaï en venant s’asseoir à côté de Miriel. — Non, dit celle-ci. Ce n’est pas prudent. Si je dois me battre, je ne pourrai pas m’occuper d’Angel. — Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi ! protesta-t-il. — Tais-toi ! rétorqua-t-elle sèchement. Tu n’as aucune idée du genre de voyage que nous allons faire – ni des périls, ni même de ce qu’il faut faire pour te protéger. Tu seras comme un bébé entre mes bras. Et je n’aurai pas le temps de te donner le sein ! Angel devint rouge pivoine et se releva d’un coup. Mais Kesa Khan intervint. — Non, non ! déclara-t-il. Je crois que tu n’as pas bien jaugé la situation, Miriel, tout comme moi au début. Le Vide est un endroit dangereux, mais un homme courageux ne doit pas être pris à la légère. Je vous enverrai là-bas tous les deux. Et je vais donner à Dur à Tuer des armes qu’il pourra comprendre. — Et toi, où seras-tu ? — Ici. Je vous attendrai. Mais nous serons reliés par l’esprit. — Allons, c’est sûrement ici que viendront en premier les démons ? objecta Miriel. — Mais non. Ce n’est pas moi qu’ils pourchassent. Tu n’avais donc pas compris ? C’est pour cela que j’avais besoin de toi. C’est après ton père qu’ils en ont. Zhu Chao sait qu’il représente un terrible danger pour lui. Il a essayé de le faire tuer dans le monde réel et a échoué. À présent, il va essayer de s’emparer de son âme dans le Vide. Il faut le protéger. — Mais lui non plus n’a pas de Talent, se rendit compte Miriel, soudain en proie à la peur. — C’est là que tu te trompes, murmura Kesa Khan. Il a le plus grand des talents : l’instinct de survie. CHAPITRE 15 Cela faisait plus de trois heures que Kasaï et ses hommes chassaient lorsqu’ils aperçurent l’homme du sud sur le grand étalon rouge. Kasaï tira sur les rênes de son poney sauvage. C’était une belle bête de quatorze mains de haut, mais la monture du sudiste en faisait au moins seize. Chulaï, le cousin de Kasaï se porta à sa hauteur. — On le tue ? lui demanda-t-il. — Attendez, ordonna Kasaï en étudiant le cavalier qui approchait. L’étranger était vêtu de noir, un long manteau sombre doublé de fourrure passé autour de ses épaules. Il avait du sang séché sur le visage. Le cavalier les vit et dirigea sa monture vers le groupe immobile. Kasaï ne perçut aucun signe de peur chez cet homme. — Un beau cheval, déclara Kasaï comme l’étranger tirait sur les rênes. — Il est meilleur que l’homme que j’ai tué pour l’avoir, répondit le cavalier en scrutant le groupe de ses yeux sombres. Il avait l’air amusé, ce qui énerva Kasaï. — C’est un cheval qui vaut qu’on tue pour lui, fit-il remarquer en posant la main sur le pommeau de son épée. — C’est vrai, convint le cavalier. Mais la question qu’il faut se poser est la suivante : vaut-il qu’on meure pour lui ? — Nous sommes cinq et tu es seul. — Faux. Un contre un. Toi et moi. Car lorsque le combat commencera, je te tuerai en un battement de cœur. Les mots avaient été prononcés doucement et avec une assurance paisible qui balaya la confiance de Kasaï comme un vent d’hiver. — Tu prends mes frères bien à la légère…, répliqua-t-il, essayant de rétablir le fait qu’ils étaient cinq fois plus nombreux que le sudiste. Le cavalier éclata de rire et posa les yeux sur les autres. — Je ne prends jamais des Nadirs à la légère. J’en ai trop combattu par le passé. Mais là, il n’y a plus que deux options : soit on se bat, soit tu m’invites à ton campement pour manger. — Tuons-le, proposa Chulaï en nadir. — Ce sera ta dernière action, cervelle de merde, répondit le cavalier dans un nadir parfait. Chulaï dégaina à moitié son épée, mais Kasaï lui ordonna de s’arrêter. — Comment connais-tu notre langue ? s’enquit-il. — Est-ce qu’on se bat ou est-ce qu’on mange ? répliqua l’homme. — On mange. Nous t’offrons l’hospitalité de notre tente. Et maintenant, réponds-moi : comment connais-tu notre langue ? — J’ai voyagé parmi les Nadirs pendant des années, en tant qu’ami ou ennemi. Mon nom est Waylander, mais j’ai bien d’autres noms parmi le peuple des Tentes. Kasaï acquiesça. — J’ai entendu parler de toi, Crâne-de-Bœuf ; tu es un grand guerrier. Suis-moi et tu auras la nourriture que tu désires. Kasaï fit tourner bride à son poney et partit au galop en direction du nord. Chulaï jeta un regard meurtrier au Drenaï et suivit son cousin. Deux heures plus tard, ils étaient tous assis autour d’un brasero dans une grande tente en peaux de chèvre. Waylander, les jambes croisées sur un tapis, faisait face à Kasaï. Les deux hommes avaient dîné d’un bol commun de fromage caillé et partagé un gobelet en grès d’un spiritueux assez fort. — Qu’est-ce qui t’amène dans nos steppes, Crâne-de-Bœuf ? — Je cherche Kesa Khan de la tribu des Loups. Kasaï acquiesça. — Cela fait longtemps qu’il aurait dû mourir. Waylander gloussa. — Je ne suis pas ici pour le tuer, mais pour l’aider à survivre. — Ce n’est pas possible ! — Mais si, je t’assure. Ma fille et mes amis sont en ce moment avec lui – du moins, je l’espère. Kasaï était sidéré. — Pourquoi ? Que sont les Loups pour toi ? Le soir, à la veillée, nous parlons encore de la magie de Kesa Khan et des garous qu’il a envoyés pour te tuer. Pourquoi voudrais-tu l’aider, lui ? — L’ennemi de mon ennemi est mon ami, répondit Waylander. Il y a un homme qui sert l’Empereur. C’est lui l’ennemi que je veux tuer. — Zhu Chao ! Que les dieux maudissent son âme jusqu’à ce que les étoiles meurent ! Oui, c’est un bon ennemi que celui-ci. Mais il est trop tard pour aider les Loups. Les Gothirs ont déjà commencé leur attaque sur la forteresse des montagnes. Il n’y a aucun moyen de passer à travers les mailles de leur filet. — Je trouverai un chemin. Kasaï opina du chef et but le reste de spiritueux ; puis il remplit de nouveau le gobelet et l’offrit à Waylander qui but avec modération. — Je suis de la tribu des Longues-Lances. Nous sommes les ennemis des Loups. Depuis toujours – et même avant. Mais je ne veux pas que les Gothirs les tuent. Je veux être celui qui passera sa lame dans la gorge d’Anshi Chen. Je veux trancher la tête de Belash. Je veux arracher le cœur de Kesa Khan. De tels plaisirs ne doivent pas être accordés à des porcs citadins aux yeux ronds. — Combien d’hommes as-tu ici ? — Des combattants ? Six cents. — Peut-être devrais-tu t’allier aux Loups. — Bah ! Ma langue pourrirait et tous mes ancêtres me tourneraient le dos lorsque j’entrerai dans la Vallée du Repos. Non, je ne les aiderai pas, mais je vais t’aider toi. Je vais te donner de la nourriture et, si tu le souhaites, un guide. Effectivement, il existe d’autres routes pour aller dans les montagnes. — Je te remercie, Kasaï. — Ce n’est rien. Et si jamais tu trouves Kesa Khan, dis-lui que je t’ai aidé. — Je n’y manquerai pas. Mais, dis-moi, est-ce que tu rêves du jour où l’Unificateur viendra ? — Bien sûr, comme tous les Nadirs. — Comment le vois-tu ? — Je ne sais pas, mais ce sera une Longue Lance, ça, j’en suis sûr. — Et comment unifiera-t-il les Nadirs ? Kasaï sourit. — Eh bien, d’abord, il anéantira les Loups et toutes les tribus renégates. — Et si jamais l’Unificateur n’était pas de la tribu des Longues-Lances. Imagine qu’il soit Loup ? — Impossible. — En tout cas, il faudra qu’il soit un homme peu commun, déclara Waylander. — Buvons à sa santé, dit Kasaï en prenant le gobelet. Emmitouflé dans son manteau, allongé sur le côté, la tête appuyée contre sa selle, Waylander écoutait, dans le confort du tapis sur lequel il était étendu, le vent nocturne qui soufflait à l’extérieur de la tente. De l’autre côté du brasero, Kasaï dormait, entouré de ses deux femmes, ses enfants non loin. Waylander était fatigué ; pourtant le sommeil ne venait pas. Il roula sur le dos et regarda la fumée qui s’en allait lentement par le trou dans la tente, avant d’être dissipée par le vent. Il apercevait trois étoiles dans le ciel. Il ferma les yeux. Et se remémora le jour où il s’était battu pour protéger l’Armure de Bronze. Les Nadirs l’avaient attaqué, mais il les avait tués. Puis, la dernière des louves l’avait pourchassé. Deux carreaux dans sa tête avaient mis fin à la terreur. Blessé et seul, il était sorti tant bien que mal de la caverne – pour se trouver nez à nez avec les chevaliers de la Confrérie. Ceux-là, il n’avait pas pu les vaincre, mais Durmast, le géant, Durmast, le traître, était arrivé pour le sauver, donnant sa vie pour l’homme qu’il avait prévu de trahir. Waylander soupira. Tant de morts. Durmast, Gellan, Danyal, Krylla… Et toujours la guerre – la conquête, les batailles, la défaite et le désespoir. Où cela s’arrêtera-t-il ? se demanda-t-il. Dans la tombe ? Ou est-ce que les batailles n’en finissent jamais ? À présent, Kasaï ronflait. Waylander l’entendit grogner ; une de ses épouses tentait de le faire taire à coups de coude. Le Drenaï ouvrit de nouveau les yeux et regarda à l’autre bout de la tente. Le brasero était sur le point de s’éteindre, et une lueur rougeâtre éclairait légèrement l’intérieur. Kasaï avait une famille. Il avait fait un don à l’avenir. Il était aimé. Waylander se tourna sur le côté afin de ne plus voir le chef nadir. Il essaya de nouveau de s’endormir, mais cette fois il y eut l’image de Dardalion, attaché à un arbre, sa peau entaillée et suintant le sang, entouré par des hommes qui se moquaient de lui. C’était ce jour-là que le monde de Waylander avait changé. Il avait secouru le prêtre et s’était retrouvé de fait entraîné dans la lutte éternelle entre les forces de la Lumière et celles des Ténèbres : l’harmonie face au chaos. Et puis il avait fait la connaissance de Danyal. Il gémit et roula encore sur le dos ; son corps était fatigué et ses muscles lui faisaient mal. Arrête de ressasser le passé, se disait-il. Pense à demain. Rien qu’à demain. Il trouverait un passage jusqu’aux Montagnes de la Lune. Il serait bientôt aux côtés de Miriel et d’Angel afin de faire ce pour quoi il était doué. Il allait se battre. Il allait tuer. Le sommeil le prit par surprise, et son âme s’envola dans les ténèbres… Les murs étaient humides, le couloir sombre et oppressant. Waylander cligna des yeux et essaya de se rappeler comment il était arrivé ici. Mais il avait du mal à se concentrer. Est-ce qu’il était venu chercher quelque chose ? Quelqu’un ? Il n’y avait ni porte ni fenêtre, simplement un tunnel sans fin. De l’eau glacée pénétrait dans ses bottes au fur et à mesure qu’il avançait. Je suis perdu, pensa-t-il. Il n’y avait aucune source de lumière, et pourtant il pouvait voir. Des escaliers. Je dois trouver des escaliers. La peur s’empara de lui, mais il la repoussa violemment. Reste calme ! Réfléchis ! Il continua à avancer dans l’eau, éclaboussant son pantalon à chacun de ses pas. Quelque chose de blanc attira son attention au loin, sur un pan de mur. Il y avait une alcôve. Il y avait un squelette enchaîné à un mur. Les ligaments et les tendons n’étaient pas encore pourris, et le squelette était intact, à l’exception de la jambe gauche qui manquait à la hauteur du genou. Quelque chose bougeait à l’intérieur de la cage thoracique. Waylander vit que deux rats avaient fait leur nid à cet endroit. — Bienvenue, dit une voix. Sous le choc, Waylander recula. La tête n’était plus un crâne mais un joli visage aux cheveux blonds qui lui souriait. Le cœur de Waylander se mit à battre la chamade et il s’empara de son arbalète. C’est seulement à ce moment précis qu’il se rendit compte qu’il n’avait pas d’arme. — Bienvenue chez moi, dit la jolie tête. — Je rêve ! — Peut-être, convint la tête. Un rat se fraya un chemin à travers la cage thoracique et sauta sur une petite corniche en pierre proche. — Où sommes-nous ? s’enquit Waylander. La tête éclata de rire, et le son résonna dans tout le tunnel. — Eh bien, voyons voir… Est-ce que, d’après toi, cela ressemble au Paradis ? — Non. — Alors, c’est qu’on doit être ailleurs. Mais bon, il ne faut pas trop se plaindre, pas vrai ? Et puis, depuis le temps, ça me fait plaisir d’avoir un visiteur. Oh, bien sûr, les rats me tiennent compagnie, mais ils ont une conversation plutôt limitée. — Comment puis-je sortir d’ici ? La tête sourit et Waylander vit les yeux pâles qui le fixaient s’écarquiller légèrement. Il vit même un éclat de triomphe s’y refléter. Waylander se retourna d’un bond. Une épée fondait vers sa gorge. Il esquiva le coup et balança son poing dans la tête d’une créature cauchemardesque. Son assaillant partit à la renverse dans l’eau, mais se releva presque instantanément. Cela ressemblait à un homme, sauf que sa peau était écailleuse et qu’il avait les gros yeux ronds d’un poisson de chaque côté de sa tête. Il n’avait pas de nez, simplement deux fentes sur le visage, et sa bouche était un V inversé, sans lèvres et incrustée de dents acérées. La créature bondit en avant. Waylander attrapa l’une des côtes qui saillaient de la cage thoracique et la brisa. L’épée s’abattit. Waylander fit un pas de côté et enfonça la côte cassée dans la poitrine de la créature. Celle-ci laissa tomber son épée et poussa un affreux hurlement. Puis, elle disparut. Waylander ramassa l’épée et se retourna vers le squelette. La jolie tête n’était plus là. Le crâne en décomposition s’affaissa contre la colonne vertébrale et tomba dans l’eau saumâtre. L’épée à la main, Waylander reprit son chemin, tous ses sens en éveil. Le tunnel s’élargissait et il vit enfin une arche de pierre avec un chemin qui menait à des escaliers. Un vieil homme était assis sur la première marche. Il était vêtu d’une vieille robe couverte de moisissures. Il tenait dans ses mains une sphère de Cristal transparent au centre de laquelle une lumière vive brillait. Waylander s’approcha de lui. — C’est ton âme, le prévint le vieil homme en soulevant la boule de Cristal. Si je la lâche, si je la casse, tu ne pourras jamais partir d’ici. Tu erreras dans ces tunnels pour l’éternité. Retourne donc d’où tu viens. — Je veux emprunter ces escaliers, vieil homme. Écarte-toi. — Un pas de plus et ton âme mourra ! le menaça le vieillard en soulevant le Cristal au-dessus de sa tête. Waylander fit un pas en avant et assena un grand coup d’épée au Cristal qui se brisa en mille morceaux qui disparurent dans l’eau. Le vieil homme recula. — Mais comment as-tu deviné ? gémit-il. — Mon âme m’appartient, répondit Waylander. Le vieil homme disparut. Mais les escaliers restèrent. Toujours aussi attirants. Waylander avança. Les murs de la cage d’escalier brillaient d’une faible lumière verdâtre, et les marches semblaient cirées. Il prit une profonde inspiration et posa le pied sur la première marche. Puis sur la seconde. Des bras jaillirent des murs, des mains griffues et des doigts crochus tentèrent de l’attraper. L’épée jaillit et trancha net un poignet écailleux. Des doigts se refermèrent sur sa tunique de cuir. Il se libéra d’un geste sec de l’épaule et se fraya un passage dans l’escalier à grands coups d’épée au milieu d’une armée de membres gesticulants. En haut de l’escalier, il déboucha sur un palier carré avec deux portes. L’une entrouverte et en or, l’autre gardée par un gigantesque serpent à trois têtes, dont les anneaux enserraient l’encadrement. Celle qui était à moitié ouverte laissait filtrer un rayon de lumière, chaud et accueillant, presque irrésistible. Waylander l’ignora, les yeux rivés sur le serpent. Ses gueules étaient caverneuses, et chacun de ses crocs devait faire dans les trente centimètres de long. Du venin s’en échappait, éclaboussant le sol de pierre, et chaque goutte en s’écrasant sifflait et faisait des bulles sur les dalles. Une silhouette en robe de lumière apparut à la porte entrouverte. — Viens vite par ici ! lui cria la silhouette, un homme au visage amical, aux cheveux blancs et aux yeux bleus qui pétillaient de bonté. Viens vers la Lumière ! Waylander s’approcha de lui, comme s’il obéissait, mais dès qu’il fut à sa portée, il attrapa le vieil homme par sa robe et l’attira de son côté, puis il le jeta au serpent. Deux têtes se précipitèrent vers lui ; la première se referma sur son épaule, la seconde enfonça ses crocs dans sa jambe. Les cris de la victime remplirent l’air. Comme Waylander enjambait d’un bond l’homme qui se débattait au sol, la troisième tête fondit vers lui. Waylander lui enfonça son épée dans l’œil. Du sang noir se mit à bouillonner de la blessure et la tête se retira. Waylander se jeta, épaule la première, contre la porte. Il sentit le bois céder et tomba dans une salle déserte. Il fit une roulade avant et, à peine debout, découvrit qu’un homme l’attendait, l’épée à la main. C’était Morak. — Il n’y a plus de chien mourant pour te sauver, maintenant, dit l’assassin mort. — Je n’aurai pas besoin de son aide pour me débarrasser d’un type comme toi, lui répondit Waylander. Tu n’étais déjà pas grand-chose de ton vivant, alors à présent, tu es moins que rien. Le visage de Morak se contracta et il se rua à l’attaque. Waylander fit un pas de côté, para la botte de son assaillant et lui assena une riposte qui manqua de lui arracher la tête. Morak tituba mais se ressaisit ; sa tête pendait selon un angle impossible. — Comment vas-tu tuer un homme déjà mort ? se moqua-t-il. Morak repartit à l’attaque. Waylander para le coup et tailla une fois de plus dans le cou de son adversaire. La tête tomba au sol, mais le corps continua ses assauts. Waylander bloqua deux coups d’estoc et riposta d’un coup de taille dans la cage thoracique déjà ouverte. Mais cela ne ralentit pas le guerrier sans tête. Un rire résonna dans la salle. — Alors, tu commences à avoir peur, hein ? fit la voix de Morak. La salle fut vite remplie d’un déluge d’obscénités. Waylander esquiva un coup mortel en se jetant sous la lame et courut jusqu’à la tête pour l’attraper par les cheveux. Il la fit tournoyer et la jeta vers la porte. La tête rebondit et roula de l’autre côté. Un serpent se précipita, et une gueule énorme se referma sur elle. Aussitôt, les cris s’arrêtèrent. Le corps sans tête s’écroula. Waylander fit volte-face, et attendit la prochaine attaque. — Comment as-tu su quelle porte emprunter ? s’enquit une autre voix. Waylander en chercha l’origine mais ne vit personne. — Ce n’était pas très difficile, répondit-il en levant sa lame pour être prêt. — Oui, j’ai vu ça. La lumière et la robe étaient peut-être de trop. Je ne referai plus cette erreur. Et je dois dire que Morak m’a beaucoup déçu. Il t’avait donné plus de fil à retordre de son vivant. — Il avait quelque chose pour quoi se battre, expliqua Waylander. Qui es-tu ? Montre-toi ! — Mais, bien sûr, que je suis grossier ! Une silhouette se dessina de l’autre côté de la pièce. C’était un homme assez grand, vêtu d’une robe violette. Ses cheveux étaient plaqués contre son crâne par de la cire, à l’exception de deux pattes tressées qui tombaient sur ses frêles épaules. — Je suis Zhu Chao. — J’ai déjà entendu ce nom-là. — Évidemment. À présent, voyons ce que nous pouvons invoquer pour notre plus grand plaisir. Quelque chose de ton passé, peut-être ? Zhu Chao tendit le bras et désigna un endroit à mi-chemin entre eux. De la fumée noire apparut pour former au bout d’un instant une créature de plus de deux mètres cinquante de haut. Elle avait la tête d’un loup et le corps d’un géant. — Quel dommage que tu n’aies pas ta petite arbalète avec toi, fit remarquer Zhu Chao. Waylander recula devant la créature qui avançait. Ses yeux injectés de sang étaient rivés sur sa proie. Soudain, une flèche d’argent traversa la salle et vint se ficher dans le cou de la créature. Une deuxième suivit et se planta cette fois dans son immense poitrine. La bête plia les genoux et tomba la tête la première sur les dalles de pierre. Waylander se retourna. Miriel, l’arc à la main, et Angel à côté d’elle, se tenaient dans l’encadrement de la porte. Angel se précipita vers lui. — Recule ! lui ordonna Waylander, l’épée levée. — Mais, bon sang, qu’est-ce qui te prend ? s’enquit Angel. — Rien n’est ce qu’il paraît être dans cet endroit, lui expliqua Waylander. Et je ne tiens pas à me faire avoir par un démon, simplement parce qu’il ressemble à un de mes amis. Miriel s’approcha. — Juge-nous plutôt par nos actes, père, déclara-t-elle. Waylander vit son arbalète apparaître dans sa main, et un carquois rempli de carreaux se matérialisa à sa ceinture. — Comment êtes-vous arrivés ici, demanda-t-il toujours méfiant. — Kesa Khan nous a envoyés. Et maintenant, nous devons partir. Waylander arma son arbalète et se retourna vers Zhu Chao. Mais le sorcier était parti. Il y avait beaucoup de portes, de chaque côté de la salle. Miriel courut vers la plus proche, mais Waylander l’appela. — Quel est cet endroit ? lui demanda-t-il. — Il existe quelque part dans le Vide. Le château a été créé par Zhu Chao. C’est un piège à ton intention. Nous devons sortir d’ici et échapper à son influence. Elle se remit en route vers la porte, mais il l’attrapa par le bras ; ses yeux noirs exprimaient de la colère. — Arrête-toi un instant pour réfléchir ! lui jeta-t-il hargneusement. Si c’est sa création, aucune de ces portes ne mènera à la liberté. Elles doivent toutes donner sur d’autres dangers. — Que proposes-tu ? s’enquit Angel. Qu’on attende ici ? — Exactement. Ses pouvoirs ne sont pas inépuisables. Nous restons là et nous nous battons. Quoi que ce soit qui vienne, nous le tuerons. — Non, insista Miriel. Tu n’as pas la moindre idée de ce qui peut exister dans le Vide. Des démons, des monstres, des esprits – des créatures de pure malfaisance. Kesa Khan nous a mis en garde contre elles. — Si Zhu Chao avait le pouvoir d’invoquer de telles créatures, je serais déjà mort, répondit doucement Waylander. Mais quelles que soient les surprises qu’il a en stock pour nous, elles se trouvent derrière ces portes. Celle-ci ou celle-là. Et voilà tous nos choix. Au moins, ici, nous avons de la place. Parle-moi plutôt du Vide, demanda-t-il à Miriel. — C’est un lieu de l’esprit, lui expliqua-t-elle, un lieu d’errance. C’est le Grand Rien entre ce qui est et ce qui était. — Rien n’est réel, ici ? — C’est réel, et pourtant cela ne l’est pas. Oui. — Cette arbalète n’est pas faite d’ébène et d’acier ? — Non. C’est une chose de l’esprit – ton esprit. Une extension de ta volonté, si tu préfères. — Alors, je n’ai pas besoin de la recharger ? — Je… ne sais pas. Waylander leva son arbalète et appuya sur les détentes. Les carreaux traversèrent la salle et vinrent se ficher dans une grosse porte noire. Il regarda son arme, les cordelettes étaient rabattues. Il releva son arme. Aussitôt, deux nouveaux carreaux fendirent les airs. — Bien, fit-il. Qu’ils y viennent. Ah, il me faudrait mes couteaux, aussi. Un baudrier apparut sur son torse ; trois couteaux pendaient dans leurs fourreaux. Sa cotte de mailles se matérialisa, mais pas en noir, en argent scintillant. — Et toi, Angel ? demanda-t-il avec un large sourire. Que veux-tu ? Le gladiateur sourit. — Deux épées dorées et une armure, ornée de gemmes. — Et tu les auras ! Un heaume doré apparut, muni d’un grand panache blanc partant du front et allant jusqu’à la base de la nuque. Puis, un plastron et des jambières, scintillant de diamants et de rubis. Deux épées dans leurs fourreaux apparurent à ses côtés. Toutes les portes de la salle s’ouvrirent d’un coup, et une horde de formes faites d’ombre se rua sur eux. — Je voudrais aussi de la lumière ! hurla Waylander. Le plafond disparut, et la lumière du jour emplit la salle, terrassant la horde qui disparut comme de la brume sous la brise matinale. Puis, un épais nuage noir se forma au-dessus d’eux, bloquant la lumière, et une voix glacée siffla tout autour d’eux. — Tu apprends vite, Waylander, mais tu n’as pas la puissance pour t’opposer à moi. Alors que l’écho disparaissait, neuf chevaliers en armure noire apparurent. Ils avaient de longs boucliers triangulaires au bras, et des épées à lame noire à la main. Waylander se retourna et décocha deux carreaux sur le premier. Ils se plantèrent dans le bouclier du chevalier. Miriel décocha un trait, mais il fut lui aussi dévié. Les chevaliers approchèrent. — Que fait-on ? murmura Angel qui dégainait ses deux épées. Waylander visa au-dessus des chevaliers et tira. Les deux carreaux dépassèrent les hommes en marche et firent demi-tour dans les airs, venant se ficher dans le dos du plus proche. — Tout est possible ici, déclara Waylander. Laisse aller ton esprit ! Les chevaliers chargèrent, tenant leur bouclier devant eux. Un bouclier blanc apparut au bras de Waylander et son arbalète se transforma en épée de lumière. Il bondit en avant et percuta le premier chevalier avec son bouclier, le faisant partir à la renverse. Puis, il se faufila dans l’ouverture qu’il venait de créer et, d’un coup de taille, il transperça les côtes du guerrier qui était à sa gauche. Angel prit deux pas d’élan et se jeta au sol, roulant sur lui-même, en direction des chevaliers. Il en fit trébucher trois, dont les boucliers résonnèrent contre les dalles. Il se releva d’un bond et tua les deux premiers, l’un en l’éventrant, l’autre d’un revers du poignet. Miriel tua le troisième d’une flèche dans l’œil. Deux chevaliers convergèrent vers elle. Aussitôt, son arc devint un sabre étincelant. Elle passa sous un coup sauvage et sauta en l’air, pour donner un grand coup de pied au menton du premier. Le deuxième tenta de lui fendre le crâne, mais elle esquiva et riposta aussitôt d’un vicieux coup de taille qui traversa la cotte de mailles du guerrier, au niveau de la gorge. Il s’écroula et elle lui enfonça son sabre dans le dos. Les trois derniers chevaliers reculèrent. Angel se précipita vers eux. — Non ! gronda Waylander. Laisse-les partir. Angel rejoignit Waylander et Miriel. — Si seulement j’avais de la magie, grommela-t-il. — Tu n’en auras pas besoin, répondit Waylander en lui montrant les murs du château en train de se dissoudre. C’est fini. En l’espace d’un battement de cœur, ils se retrouvèrent sur une grande route grise ; le château n’était plus qu’un souvenir. — Tu as risqué ta vie pour moi, Miriel, dit Waylander en prenant sa fille dans ses bras. Tu es venue en Enfer pour moi. Aussi longtemps que je vivrai, je ne l’oublierai pas. (Il la relâcha et se tourna vers Angel.) Et toi aussi, mon ami. Comment pourrai-je jamais te remercier ? — Tu pourrais déjà laisser Miriel m’emmener loin d’ici, répliqua Angel qui jetait des regards nerveux en direction du ciel gris et des collines menaçantes. Waylander éclata de rire. — Qu’il en soit ainsi. Comment partons-nous, Miriel ? Elle s’approcha de lui et posa sa main sur ses yeux. — Pense à ton corps et à là où il dort. Puis, détends-toi, comme si tu t’endormais. Bientôt, nous reverrons les montagnes. Il lui prit la main, la retira de devant ses yeux et la serra un instant. — Je ne veux pas me rendre dans les montagnes, dit-il doucement. — Comment cela ? — Je ne serai rien qu’une épée de plus, là-bas. Je dois aller là où mes talents nous serviront le mieux. — Pas à Gulgothir, le supplia-t-elle. — Si. Zhu Chao est à l’origine de tout ceci. Lorsqu’il sera mort, ce sera fini. — Oh, père, c’est un sorcier. Et il sera gardé. Pire, il sait que tu vas venir pour lui – c’est pour cela qu’il t’a tendu ce piège. Il va t’attendre. Comment pourrais-tu réussir ? — C’est Waylander le Tueur, lui rappela Angel. Comment pourrait-il échouer ? — Quel imbécile ! ricana Kesa Khan en se relevant d’un bond. Il arpenta sa caverne ; toute fatigue semblait l’avoir abandonné. Miriel le regarda ébahie. Angel se contenta de secouer la tête. — Penser, continua le chaman, qu’il a essayé de tuer Waylander par une action directe. C’est trop beau pour être vrai ! C’est comme vouloir étouffer un lion en lui enfonçant de force sa tête dans la gueule. C’est trop beau ! — Mais de quoi parles-tu ? lui demanda Miriel. Kesa Khan soupira et s’assit près du feu. — Tu es sa fille et pourtant tu ne comprends pas ? Il est comme le feu. Lorsqu’on le laisse seul, il faiblit petit à petit, pour ne laisser que des braises rougeoyantes. Mais l’attaquer, c’est comme jeter des brindilles et des branches dans les flammes. Tu ne comprends pas ? Regarde ! Kesa Khan agita sa main au-dessus des flammes qui se transformèrent en une sorte de miroir de feu plat. Ils virent Waylander avancer lentement dans le tunnel du Vide, de l’eau jusqu’aux chevilles. — Là, il avait peur, parce qu’il n’y avait pas d’ennemi, simplement les ténèbres. Il était perdu. Il n’avait pas de souvenirs. Pas d’arme. (Ils regardèrent la petite silhouette approcher du squelette et la tête blonde se matérialiser.) Observez, à présent ! leur intima Kesa Khan. La créature écailleuse surgit dans le dos de Waylander, qui brisa une côte du squelette afin de l’enfoncer dans la poitrine de la bête. — Et voilà, dit le chaman, il a une épée. Il a un but. Des ennemis tout autour de lui. Ses talents sont aiguisés. Regardez-le, il se déplace comme un loup. Ils s’assirent en silence et regardèrent la petite silhouette détruire la sphère de Cristal et se frayer un chemin jusqu’à l’escalier aux mains. — C’est mon passage préféré, gloussa le chaman comme Waylander jetait le prêtre en robe blanche dans la gueule du serpent. Il savait, vous comprenez ? Dans le noir, entouré par des ennemis, il savait qu’il ne pouvait pas y avoir de secours. Il a choisi la porte qui était gardée. Oh, c’est tellement parfait. Il doit avoir du sang nadir ! Et le faire venir dans le Vide ! Magnifique. Parfait ! Zhu Chao doit trembler de peur, à présent. Ce serait moi, par les dieux, je n’en dormirais pas. — Je ne sais pas s’il tremble, dit Miriel, mais je sais que mon père est en route pour Gulgothir. Et là-bas, il n’y aura pas de soleil à invoquer. Zhu Chao va se faire protéger par une armée de gardes : il va l’attendre. — C’est l’affaire des dieux, à présent, fit Kesa Khan avec un geste de la main. (Les flammes reprirent leur droit.) Demain, nous devons conduire les femmes et les enfants à Kar-Barzac. J’ai envoyé un message à Anshi Chen. Il laissera une petite arrière-garde pour défendre la passe. Cinquante hommes resteront pour défendre le mur jusqu’à la tombée de la nuit. Cela devrait suffire. — Et pour mon père ? insista Miriel. — Son destin est entre les mains des dieux, je te l’ai dit, répliqua Kesa Khan. Il vivra ou mourra. Il n’y a rien que nous puissions faire. — Zhu Chao va employer de la magie pour le localiser, fit remarquer Miriel. Est-ce que tu peux le rendre indétectable ? — Non, je n’ai pas suffisamment de puissance. Il y a des créatures très dangereuses dans la vallée de Kar-Barzac. J’ai besoin de toutes mes forces pour les renvoyer dans les montagnes afin que mon peuple puisse atteindre la forteresse. — Alors, quelles chances a mon père ? — Nous verrons bien. Ne le sous-estime pas. — Mais il y a bien quelque chose que nous pouvons faire ! — Oui. Oui. Continuer à nous battre. Il faut que Zhu Chao concentre toute son énergie sur Kar-Barzac. C’est ce qu’il veut de toute façon. Ses rêves reposent dans ce vieux château. — Pourquoi ? s’enquit Angel. — Les Anciens l’ont bâti. Ils ont jeté de puissants sortilèges à cet endroit, créant les démons qu’on appelle « les Unis » afin qu’ils se battent à leur place, dans leurs guerres. Des bêtes croisées magiquement avec des hommes : quelle puissance ! C’est d’ailleurs cette puissance qui a fini par les détruire ; mais à Kar-Barzac la magie a continué à vivre, à fuir même. Tu verras. La vallée est toute tordue, les arbres sont déformés, les moutons et les chèvres sont carnivores. Une fois, j’ai même vu un lapin avec des dents pointues. Rien ne peut vivre dans cette vallée sans être corrompu, sans devenir difforme. Même le château est devenu une monstruosité. Les blocs de granit changent de forme comme s’ils étaient encore en argile mouillée. — Mais par l’Enfer, comment allons-nous nous y rendre ? demanda Angel. Kesa Khan sourit et ses yeux noirs se mirent à briller d’une lueur inquiétante. — Quelqu’un a été suffisamment bon pour stopper la magie, déclara-t-il. Il détourna le regard et sembla se perdre dans les flammes. — Qu’est-ce que tu ne nous dis pas ? s’enquit Miriel. — Beaucoup de choses, admit le chaman. Mais il y a beaucoup de choses que vous n’avez pas besoin de savoir. Nos ennemis ont atteint Kar-Barzac avant nous. Ils ont retiré la source de la magie – oui – et ils en sont morts. À présent, nous ne craignons plus rien. Nous défendrons donc ses murs, et ainsi, la lignée de l’Unificateur pourra continuer. — Combien de temps pourrons-nous défendre cette forteresse ? demanda Angel. — Nous verrons bien, répondit Kesa Khan, mais pour l’instant, je dois chasser les créatures de la vallée. Laissez-moi. CHAPITRE 16 L’image de Zhu Chao flottait devant Altharin. Le général était dans sa tente avec son aide de camp, Powis. Légèrement sur sa gauche se tenait Innicas, le capitaine albinos de la Confrérie. — Tu as failli à ton Empereur, déclara Zhu Chao. Il t’a confié une tâche facile, et tu as été incompétent. Rien que quelques Nadirs à tuer, et pourtant tu as échoué. — Ces quelques Nadirs, répondit froidement Altharin, se sont retranchés derrière trois passes extrêmement étroites. J’ai perdu plus de deux cents hommes en essayant de forcer le passage, et votre célèbre Confrérie n’a pas brillé plus que moi. Un seul vieillard a suffi à repousser leur attaque. — Tu oses critiquer la Confrérie ? siffla Zhu Chao. Tu es pire qu’incompétent. Tu es un traître ! — Je sers l’Empereur – pas toi, espèce de sale… Soudain, il poussa un grognement et s’écroula dans les bras de Powis, un couteau à manche long saillant de ses côtes. Les yeux écarquillés par le choc, Powis déposa doucement son général sur le sol. Il leva les yeux vers le visage encadré de cheveux blancs d’Innicas. — Vous l’avez tué ! souffla-t-il. Altharin essaya de parler, mais des bulles de sang se formèrent aux commissures de ses lèvres ; sa tête partit en arrière. Innicas se pencha, récupéra son couteau, et essuya la lame sur la cape en soie du défunt général. Powis se releva, les mains tremblantes. — Ne fais rien d’inconsidéré, mon garçon ! dit l’image de Zhu Chao. L’ordre de sa mort vient de l’Empereur en personne. Va chercher Gallis. Dis-lui que l’Empereur vient de le promouvoir. Powis recula et jeta un regard au cadavre sur le sol. — Obéis tout de suite ! lui ordonna Innicas. Powis sortit de la tente en titubant. — Il y a une autre passe, seigneur, à une cinquantaine de kilomètres au nord, déclara Innicas. — Prends une centaine d’hommes – nos meilleurs éléments. Les Nadirs vont essayer d’atteindre Kar-Barzac. Rattrape-les dans la vallée. Ils se déplaceront en colonne. Certains seront déjà dans la forteresse, d’autres formeront une arrière-garde. Les femmes et les enfants seront au milieu de la colonne, en terrain découvert. Détruis-les ! On verra alors comment les Nadirs se battent lorsqu’ils n’ont plus rien à défendre. — Il en sera fait selon vos ordres, seigneur, dit Innicas en s’inclinant. — As-tu contacté Gracus et les autres ? — Non, seigneur. Mais Zamon attend dans les montagnes avec leurs chevaux. Il m’a dit qu’ils étaient arrivés sans problème. Ils prévoient de se déplacer en sous-sol. Peut-être que la magie de Kar-Barzac empêche toute forme de communication. — Ils sont là-bas, c’est tout ce qui compte, répliqua Zhu Chao. Tout se passe comme prévu. Les Ventrians ont débarqué dans le sud. Les Drenaïs, sans Karnak, se sont repliés en désordre. Nos propres troupes attendent de se déverser dans les plaines sentrannes. Mais la majeure partie de ce qui nous manque pour que notre domination future soit totale se trouve à Kar-Barzac. Ne me déçois pas, Innicas ! — Vous pouvez avoir confiance en moi, mon seigneur. — Tant mieux. Les Gothirs, portant ou tirant leurs blessés, se retirèrent dès que le soleil passa derrière les montagnes. Senta s’écroula, Belash à ses côtés. — Ça m’ennuie de l’admettre, confia l’épéiste, mais je commence à fatiguer un peu. — Pareil, avoua Belash. (Le Nadir reposa sa tête contre la paroi de pierre noire.) Les attaques étaient plus féroces aujourd’hui. (Il se frotta les yeux de fatigue.) Nous nous replierons dans deux heures. — À quelle distance sommes-nous de cette forteresse ? — Nous atteindrons la vallée à l’aube, répondit sombrement Belash. — Ça n’a pas l’air de te faire plaisir, mon ami. — C’est un lieu maléfique. Belash ouvrit une petite sacoche qu’il portait au côté et en sortit des osselets qu’il tint serrés dans le creux de sa main. Il soupira. — Je pense que Belash va mourir là-bas, déclara-t-il. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Senta pour détourner la conversation. — La main droite de mon père. Il a été tué, il y a longtemps maintenant, et je ne suis toujours pas plus près de le venger. — Que s’est-il passé ? — Il avait des poneys à vendre et s’est donc rendu au marché de Namib. Très loin. Il y est allé avec mon frère et Anshi Chen. Seul Anshi a survécu à l’attaque. Il était derrière le troupeau et lorsque les pillards sont passés à l’attaque, il s’est enfui. — C’est donc pour cela qu’il y a cette colère entre vous ? Parce que c’est un lâche ? — Ce n’est pas un lâche ! rétorqua sèchement Belash. Les pillards étaient trop nombreux, il aurait été idiot de se battre. Non, Anshi et moi aimions la même femme. Elle l’a choisi, lui. Mais c’est un bon chef, et que ma langue tombe en poussière pour devoir l’admettre. J’ai essayé de poursuivre les pillards. J’ai trouvé le cadavre de mon père, pris ces os et enterré le reste. Malheureusement, les traces étaient trop vieilles. Anshi a vu mon père mourir. Il a vu l’homme qui lui a porté le coup fatal ; il me l’a décrit. Depuis, je vis dans l’espoir de le trouver un jour – c’est un guerrier aux cheveux blancs, avec des yeux couleur sang. — Il te reste encore du temps, lui dit Senta. — Peut-être. Belash se releva et s’en alla le long du mur, afin de parler aux défenseurs, prenant le temps de s’agenouiller un instant auprès des blessés ou des mourants. Senta s’étira et s’allongea, la tête posée sur ses mains jointes, afin de regarder les premières étoiles apparaître dans le ciel nocturne. Le fond de l’air était frais, et le lit de rocher dans son dos semblait presque mou. Il ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, Miriel était à ses côtés. Il lui sourit. — Je me suis assoupi, lui dit-il. Mais je rêvais de toi. — Quelque chose de lascif, à tous les coups. Il s’assit et s’étira. — Non. Nous étions assis dans un champ, près d’un cours d’eau, sous les branches d’un saule. Nous nous tenions la main. Comme cela. Il lui prit la main et la porta à ses lèvres. — Tu n’abandonnes jamais, pas vrai ? dit-elle en se dégageant. — Jamais ! Pourquoi ne m’embrasses-tu pas, beauté ? Rien qu’une fois. Pour voir si ça te plaît. — Non. — Tu me fends le cœur. — Tu survivras. — Tu as peur, n’est-ce pas ? Tu as peur de te donner. Peur de vivre, en fait. Je t’ai entendue parler avec Angel la nuit dernière, et la façon dont tu t’es offerte à lui. C’était une erreur, beauté, et Angel a eu raison de te dire non. Il est fou, mais il a raison. De quoi as-tu donc peur ? — Je ne veux pas en parler, répondit Miriel en faisant mine de se relever. Il lui toucha doucement le bras. — Parle-moi, lui dit-il doucement. — Pourquoi ? murmura-t-elle. — Parce que j’en ai envie. Elle se rassit et, l’espace d’un moment, resta silencieuse. Il ne la pressa pas, et s’assit plutôt à côté d’elle sans rien dire. Finalement, elle rompit le silence : — Quand on aime quelqu’un, on ouvre toutes les portes qui mènent au cœur. Et on le laisse entrer. Lorsque cette personne meurt, on se retrouve sans défense. J’ai vu la douleur de mon père lorsque… lorsque ma mère a été tuée. Je ne veux pas connaître cette douleur. Jamais. — Tu ne peux pas l’éviter, Miriel. Personne ne le peut. Nous suivons le cycle des saisons – nous poussons au printemps, mûrissons à l’été, fanons à l’automne et mourrons à l’hiver. Il serait idiot de dire : « je ne vais pas faire de fleurs parce qu’elles vont faner. » Que serait la vie sans l’amour ? L’hiver éternel. Le froid et la neige. Et ce n’est pas pour toi, beauté. Crois-moi. Il lui caressa les cheveux et se pencha vers elle, effleurant sa joue du bout des lèvres. Une flèche passa par-dessus le mur et un martèlement de bottes résonna dans la passe. — Les Gothirs ont le sens de l’à-propos, dit Senta en se levant. Et il dégaina son épée. Angel était mal à l’aise. Il surplombait et contemplait la prairie et les petites collines éclairées par la lune. Au loin, il pouvait apercevoir les tourelles et les murs de la forteresse de Kar-Barzac près d’un lac plat de la couleur du vieux fer. Les femmes et les enfants nadirs marchaient dans la vallée, en une seule et longue colonne ; la plupart d’entre eux tiraient des carrioles chargées de leurs maigres biens. Angel porta son regard sur les hautes montagnes qui encerclaient la plaine et scruta les pics bifides. Cette vallée n’était qu’un grand terrain à découvert ; il pensait aux hommes qui étaient restés en arrière-garde pour défendre les trois passes et pria pour qu’ils tiennent. Si les Gothirs arrivaient à franchir ne serait-ce qu’une passe… Il s’empêcha de penser au carnage qui risquait d’en découler. La majorité des guerriers nadirs s’était rendue en éclaireurs à la forteresse, les autres défendaient en grande partie les passes. Il n’y avait qu’une trentaine d’hommes pour chevaucher en compagnie des femmes et des enfants, les escortant vers Kar-Barzac. Angel se tourna sur sa selle et descendit la colline ; sa mauvaise humeur s’évanouit un peu lorsqu’il aperçut le petit garçon muet en train de marcher à côté d’une carriole surchargée. Il avait toujours la cape d’Angel sur ses petites épaules, et il tenait une épée en bois. La cape, trop grande, traînait dans la poussière. Angel chevaucha jusqu’à lui et, se penchant, le souleva de terre pour le poser sur la selle derrière lui. Le garçon sourit et agita son épée en l’air. Angel éperonna son hongre qui partit au galop pour rejoindre la tête de la colonne où Belash chevauchait en compagnie du chef nadir, Anshi Chen. Les deux guerriers étaient en pleine conversation. Anshi leva la tête en voyant Angel approcher. C’était un homme plutôt trapu, qui s’empâtait, et ses yeux noirs trahissaient toute l’hostilité qu’il éprouvait à l’égard du Drenaï. — Nous avançons trop lentement, déclara Angel. L’aube va bientôt se lever. Belash acquiesça. — Je suis d’accord. Malheureusement il y a beaucoup de vieillards. Ils ne peuvent pas aller plus vite. — Ils n’ont qu’à abandonner leurs carrioles. Anshi Chen renifla bruyamment, puis mollarda un gros glaviot. — Leurs possessions, c’est leur vie, déclara-t-il. Tu ne peux pas comprendre, Drenaï, car ton pays est riche. Mais chacune de ces carrioles transporte davantage que ce que tu peux y voir. Une lanterne de bronze n’est peut-être qu’une lumière dans la nuit à tes yeux, mais elle a pu en fait être forgée par un arrière-grand-père il y a un siècle de cela, et chérie depuis lors. Chaque objet a une valeur bien plus grande que ce que tu peux penser. Abandonner quoi que ce soit serait comme planter un poignard dans l’âme de toutes les familles ici présentes. — Ce n’est pas un poignard dans l’âme qui m’inquiète, dit Angel, mais dans le dos. Enfin bon, c’est votre guerre. Il fit tourner bride à son cheval et repartit le long de la colonne. Il y avait plus de trois cents personnes qui défilaient dans la vallée, et il estima qu’il faudrait encore deux bonnes heures avant que les dernières atteignent la forteresse. Il pensa à Senta et Miriel qui étaient restés au mur, et à Waylander qui se rendait à Gulgothir. Les étoiles commençaient à disparaître ; le ciel s’éclaircissait. Son malaise grandissait. Innicas sortit de son abri derrière le rocher pour rejoindre ses frères chevaliers qui attendaient plus loin. — Maintenant, leur dit-il. C’est le moment. Il attrapa les rênes de son étalon et sauta en selle. Puis, il dégaina son épée noire. Une centaine de guerriers montèrent à cheval et attendirent son ordre. Innicas ferma les yeux, cherchant la Communion du Sang. Il sentit le flux d’âmes l’envelopper et se délecta de leur colère et de leurs besoins, de leur amertume et de leurs désirs. — Qu’aucun Nadir n’en réchappe, murmura-t-il. Tuez-les tous. Offrons-les au Seigneur de Tous les Désirs. Que la douleur soit. Que la peur et l’angoisse soient. Que le désespoir soit ! (Les âmes des autres chevaliers voltigèrent dans son esprit, comme des papillons de nuit attirés par la lumière noire de sa haine.) De quoi avons-nous besoin ? leur demanda-t-il. De sang et de mort. La réponse vint, sifflant dans son esprit comme un nid de serpents. — Sang et mort, convint-il. Et maintenant, laissons le sortilège agir. Que la peur submerge nos ennemis comme une inondation, un torrent en furie où ils se noieront. Une sorte de brume impalpable dévala par-dessus les rochers, jusque dans la vallée, gonflant et grossissant au fur et à mesure de sa progression. Les cent Chevaliers de Sang achevèrent leur Communion et sortirent au pas de leur cachette. Ils se rangèrent sur une seule ligne, l’épée au clair. Angel sentit le toucher froid de la peur, et son esprit fut projeté en arrière, ce fameux jour où la Confrérie avait fait son apparition à la cabane. Il tira sur les rênes et positionna sa monture en direction du sud. Il vit les silhouettes ennemies se découper sur le ciel, leurs capes noires flottant au vent, leurs épées dressées. Belash les aperçut en même temps que lui et alerta d’un cri Anshi Chen. Comme le sortilège de peur les enveloppait, femmes et enfants se mirent à courir en hurlant, se dispersant dans toute la vallée. Quelques-uns se jetèrent au sol, la tête dans les mains. D’autres encore restèrent simplement pétrifiés de terreur. Shia marchait au centre de la colonne lorsque le sortilège les avait touchés. Les mains tremblantes, elle avait retiré son arc de son épaule et avait maladroitement encoché une flèche. Angel sentit les bras du petit muet se resserrer autour de lui. Il se dévissa sur sa selle et souleva l’enfant d’une main pour le déposer dans une carriole à bras. L’enfant leva vers Angel de grands yeux apeurés. L’ancien gladiateur dégaina son épée et se força à sourire. L’enfant tira le bâton qu’il avait à sa ceinture et l’agita dans les airs. — Brave petit ! déclara Angel. Les trente cavaliers nadirs rejoignirent au galop Anshi Chen et Belash. Angel les imita. — Leur sortilège ne tiendra pas dès que la tuerie commencera ! leur dit Angel. Croyez-moi ! — Ils sont trop nombreux, grommela Anshi Chen d’une voix chevrotante. — Ils seront moins dans pas longtemps, grogna Angel. Suivez-moi ! Il éperonna son cheval et chargea au triple galop la ligne noire. La Confrérie avançait, et le martèlement des sabots résonnait dans la vallée comme des tambours funéraires. La colère s’empara d’Angel. Derrière lui se trouvaient des femmes et des enfants, et si, comme cela risquait d’être le cas, la Confrérie passait, il préférait ne plus être en vie que d’assister au massacre. Il n’avait même pas envie de regarder derrière lui pour voir si les Nadirs l’avaient suivi. Il s’en moquait. La fièvre de la bataille l’avait emporté. La ligne noire se rapprochait et Angel orienta son cheval vers le centre de celle-ci. Belash arriva au galop à sa hauteur, hurlant un cri de guerre nadir. Trois cavaliers fondirent sur Angel. Ce dernier se baissa pour éviter un coup de taille et donna un coup du plat de l’épée en plein heaume à un autre chevalier qui fut désarçonné. Le cheval de Belash fit une chute, mais le Nadir réussit à faire un saut périlleux et à se recevoir correctement au sol. Malheureusement, une lame vint ricocher contre son épaule. Il sauta sur son assaillant et le fit tomber de selle, lui enfonçant au passage sa lame dans le ventre. Le petit groupe de Nadirs était à présent encerclé et les ailes de la ligne d’attaque de la Confrérie, quelque quarante hommes, se concentrèrent sur les femmes et les enfants. Shia les regarda arriver ; la peur la submergeait, mais elle banda quand même son arc. Le premier trait qu’elle décocha alla se ficher dans le cou du cheval de tête qui tomba en roulant – faisant chuter son cavalier qui s’en sortit – et entraîna dans sa chute les deux montures qui suivaient. Les autres assaillants firent un léger écart pour éviter les animaux au sol. Un deuxième trait vint se planter dans le cou d’un chevalier qui oscilla un instant sur sa selle, puis s’écroula par terre. Shia encochait une troisième flèche – quand elle entendit un martèlement de sabots derrière elle ! Si proche ! Elle se retourna et vit une vingtaine de chevaliers en armures d’argent, leurs capes blanches virevoltant dans le vent glacé. Ils dépassèrent au galop les rangs des fuyards et fondirent sur la Confrérie. Shia n’en croyait pas ses yeux. On aurait dit des fantômes surgis de nulle part et sur leur passage la peur avait fondu comme neige au soleil. De l’autre côté du champ de bataille, Angel se frayait un passage dans la masse à grands coups d’épée lorsqu’il vit les chevaliers blancs percuter de plein fouet la Confrérie. Soudain d’humeur triomphante, il fit faire demi-tour à sa monture et repartit dans la mêlée. Des épées s’entrechoquaient tout autour de lui, mais il ne semblait pas conscient du danger. Son cheval fut abattu et il tomba lourdement au sol, un sabot lui écorchant même la tempe. Sous le choc, Angel lâcha son épée et fit une roulade. Une lame s’abattit vers lui, mais il passa en dessous et se jeta ensuite de tout son poids sur le cheval de son assaillant. Déséquilibrée, la bête tomba, désarçonnant le cavalier qui s’écroula à terre. Angel enjamba le cheval. Le chevalier tenta de se relever, mais Angel lui mit un coup de talon sur le heaume. La lanière céda et le heaume tomba. Le chevalier essaya en vain de poignarder son adversaire. Angel lui écrasa son poing sur la figure, le faisant tournoyer sur lui-même. Puis, les puissantes mains d’Angel se refermèrent telles des barres de fer autour de sa gorge. Le chevalier lâcha son arme et attrapa les doigts du Drenaï. Mais ses forces l’avaient abandonné. Angel lâcha le cadavre et ramassa l’épée de son ennemi. Anshi Chen voulut trancher le cou d’un de ses adversaires, mais celui-ci bloqua en partie l’attaque, l’épée allant heurter le côté de son heaume, disloquant la visière. Comme cette dernière tombait et pendouillait par un bout telle une aile brisée, Anshi reconnut le visage de l’albinos. — Belash ! hurla-t-il. C’est lui, Belash ! Innicas exécuta une botte et éventra Anshi. Belash, en entendant le hurlement, s’était retourné au moment même où l’albinos donnait son coup meurtrier. Toute raison abandonna le Nadir qui poussa un effroyable cri de haine. Un cheval se cabra à côté de lui. Belash bondit sur le cavalier et le fit tomber de selle. Sans s’arrêter pour l’achever, il saisit le pommeau d’une main et sauta en selle. Innicas l’aperçut alors et ressentit sa rage. En vitesse il observa la bataille. La Confrérie était en déroute. La panique monta dans son cœur. D’un coup de pied sauvage, il lança son cheval au galop, et partit en direction du sud et de la passe secrète. Belash se lança à sa poursuite, prenant l’étalon par le cou afin d’offrir moins de résistance au vent. Innicas, en armure intégrale, était le plus lourd des deux, et son cheval fatiguait en gravissant la pente. Innicas se retourna. Le Nadir gagnait du terrain. L’étalon du chevalier, au bord de l’épuisement, trébucha sur une couche de schiste et tomba à moitié. Innicas sauta de selle. Belash était sur lui. L’épaule de la monture du Nadir percuta le chevalier, le soulevant littéralement de terre. Belash tira d’un coup sec sur les rênes et sauta en douceur sur le sol. — Tu as tué mon père, déclara-t-il. À présent, tu vas le servir pour l’éternité. Innicas, l’épée à la main, jaugea le petit nadir trapu. Il n’avait pas d’armure, et ne portait qu’un sabre court. L’albinos reprit courage. — Tu n’es pas de taille face à moi, vermine ! le railla-t-il. Je vais te tailler en pièces. Belash attaqua, mais Innicas para le coup et d’une riposte assassine, la lame noirâtre s’enfonça dans le flanc du Nadir, juste sous les côtes. Avec ses dernières forces, Belash lâcha son sabre et dégaina sa petite dague. Innicas tira de toutes ses forces sur son épée pour la dégager. Belash tendit le bras et referma sa main sur la visière qui pendait au heaume. Innicas se sentit attiré dans une étreinte mortelle. — Non ! cria-t-il. Le couteau de Belash vint lui crever l’œil gauche et alla lui transpercer le cerveau. Les deux hommes s’écroulèrent. Innicas eut un dernier soubresaut et ne bougea plus. Belash, les mains tremblantes, ouvrit la petite bourse à sa taille, en sortit les osselets et les posa sur la poitrine du chevalier mort. — Père, murmura-t-il alors que du sang bouillonnait à ses lèvres, père… Sous le coup de la panique, Innicas avait mal interprété le cours de la bataille. Malgré l’arrivée surprise des chevaliers blancs, la Confrérie avait toujours l’avantage du nombre. Il ne restait plus que sept guerriers nadirs à présent, et bien qu’il y ait vingt chevaliers blancs à leurs côtés, c’était encore du deux contre un. Angel, qui saignait de plusieurs blessures, sentit qu’il s’en fallait d’un rien pour que la bataille tourne à leur avantage. Les chevaliers de la Confrérie n’avaient plus de chef et l’arrivée des chevaliers blancs les avait assommés. Pourtant, il savait que parti comme cela, l’ennemi allait sûrement gagner. Pas tant que je serai en vie, pensa-t-il. Une épée siffla devant son visage, et le plat de la lame vint heurter son menton. Il s’écroula et dut lutter pour se relever. Des sabots martelaient la terre autour de lui. Il se redressa tant bien que mal et agrippa un pied botté dans un étrier. Il poussa de toutes ses forces et fit tomber le cavalier de l’autre côté. Puis, une fois debout, il attrapa le pommeau de la selle sur laquelle il essaya de grimper, mais le cheval se cabra, le projetant une nouvelle fois dans la poussière. Angel poussa un juron et ramassa son épée. Une lame fondait sur lui. Il para le coup et, alors que le cavalier passait devant lui, il l’attrapa par la cape, le désarçonnant d’un grand coup sec. Le chevalier heurta douloureusement le sol. La pointe de l’épée d’Angel se faufila entre le heaume et la visière, et de tout son poids, il enfonça l’arme dans le crâne du chevalier. La lame se brisa. Angel jura de nouveau. Il y avait une épée sur le sol, non loin. Angel esquiva du mieux qu’il put les chevaux agglutinés là, et alors qu’il tendait la main pour saisir l’arme, un sabot vint lui fracasser le crâne. Il tomba la tête la première dans l’herbe. Il se réveilla dans un silence de mort, n’était son crâne qui le lançait affreusement. — J’ai l’impression que je passe mon temps à te faire des points de suture, lui dit Senta. Angel cligna des yeux et essaya de faire le point sur le plafond au-dessus de lui. Pour l’instant, il était de traviole, et la fenêtre sur sa droite était biseautée de façon absurde. — J’ai un problème de vue, grommela-t-il. — Non. C’est cet endroit – Kar-Barzac. Il n’y a rien de normal, ici. Kesa Khan dit que tout a été corrompu par de la sorcellerie au cours des siècles. Angel essaya de se relever, mais sa tête se mit à tourner et il s’écroula. — Que s’est-il passé, grogna-t-il. — Je suis venu te sauver. — À toi tout seul, je parie ? — Presque. Nous avons attendu jusqu’à un peu après minuit, et lorsque les Gothirs se sont repliés pour la cinquième fois, nous nous sommes précipités vers nos chevaux. Nous n’étions plus que trente, mais c’était suffisant pour mettre en déroute la Confrérie dans la vallée. — Je ne me souviens pas de ça, déclara Angel. En fait, mes souvenirs sont un peu chaotiques. Je crois bien que des fantômes sont venus à notre secours, en armure blanche. — Des prêtres, lui expliqua Senta. Des prêtres de la Source. — En armure ? — Un ordre un peu particulier, si j’ai bien compris, dit Senta. Ils s’appellent les Trente, bien qu’ils ne soient plus que onze maintenant. Leur chef est un Abbé nommé Dardalion. — Il était à Purdol. Il a aidé Karnak. Aide-moi à me lever ! — Tu ferais mieux de rester allongé. Tu as perdu beaucoup de sang. — Merci de t’inquiéter de ma santé, maman. Bon, tu vas m’aider, oui ou merde ! — Comme tu veux, espèce de vieux fou. Senta passa un bras sous l’épaule d’Angel et le souleva en position assise. L’ancien gladiateur fut pris de nausée, mais la ravala d’une profonde inspiration. — J’ai bien cru que nous étions perdus. Où est Miriel ? — Elle va bien. Elle est avec Dardalion et Kesa Khan. — Et les Gothirs ? — Ils campent autour de nous, Angel. Et ils ont reçu des renforts. Il doit y avoir entre sept et huit mille hommes dans la vallée. — Impeccable, impeccable. Tu as d’autres bonnes nouvelles comme ça ? — Pas qui me viennent à l’esprit, mais tu as un visiteur. Un charmant petit bonhomme. Il est assis dans le couloir – je te l’enverrai dans un instant. Nous l’avons trouvé sur le champ de bataille, assis à côté de ce qu’on croyait être ton cadavre. Il pleurait. C’était très émouvant. Je t’assure que ça m’a mis la larme à l’œil. Angel jura. Senta éclata de rire. — Je savais bien que tu n’étais pas mort, Angel, ajouta le jeune homme. Tu es trop têtu pour mourir. — Quelles sont nos pertes ? Le sourire de Senta disparut. — Belash est mort, ainsi qu’Anshi Chen. Il ne reste plus que trois cents guerriers, et la plupart sont des jeunes, encore inexpérimentés. Je ne crois pas que nous pourrons défendre cet endroit bien longtemps. — Ils ne nous ont pas encore attaqués ? — Non. Ils sont trop occupés à couper des arbres, pour faire des échelles et autres joyeusetés. Angel se rallongea un instant et ferma les yeux. — Qu’ils me donnent un jour ou deux. Et je serai prêt. Je guéris vite, Senta. — Dans ce cas, nous allons tout faire pour ne pas commencer cette guerre sans toi. Senta trouva Miriel sur le rempart intérieur, accoudée au mur tordu et contemplant les feux de camp ennemis. Des guerriers nadirs se trouvaient non loin, aiguisant leurs armes. L’épéiste passa devant les Nadirs et s’arrêta devant la grande montagnarde. — Angel va bien, lui dit-il. Quelques coupures superficielles, et une grosse bosse sur le crâne de la taille d’un œuf. Parfois, je me dis que si la fin du monde était un déluge de feu et de sang, il se relèverait des cendres, avec les cheveux brûlés et les bottes trempées. Cela la fit sourire. — C’est vrai qu’il donne l’impression d’être indestructible. C’est impressionnant. — Viens donc voir ce que j’ai trouvé, proposa Senta en s’engouffrant dans des escaliers qui menaient à un couloir étroit débouchant sur une série d’appartements. Les fenêtres étaient tordues, en forme de bouches hurlantes, et les murs étaient de guingois. La plus grande pièce était une chambre à coucher et, de façon surprenante, elle était vide à l’exception d’un grand lit à baldaquin doré, très bien proportionné, rectangulaire et solide. Il y avait des oreillers de soie posés dessus ainsi qu’une couette en plume d’oie. — Comment un tel lit a-t-il pu survivre alors qu’une forteresse de pierre a été altérée ? demanda-t-elle. L’épéiste haussa les épaules. — Il y a d’autres objets en or qui apparemment n’ont pas été affectés par la sorcellerie. J’ai trouvé deux gobelets en bas, merveilleusement sculptés. Elle s’approcha du lit puis s’écarta en direction de la première des trois fenêtres. De là, elle pouvait voir toute la vallée. — Il y a une nouvelle colonne de cavalerie qui est en train d’arriver, lui apprit-elle. — Je me moque de la cavalerie, répondit-il. Elle se tourna vers lui, le dos à la fenêtre, le visage cramoisi. — Tu crois que je vais te laisser coucher avec moi ? — Je crois que tu devrais sérieusement l’envisager, dit-il d’un ton raisonnable. Et c’est le meilleur endroit pour avoir la réponse. — Tu crois franchement que l’amour vient du bas-ventre ? Il éclata de rire. — Le mien oui – jusqu’à aujourd’hui. (Il secoua la tête et son sourire disparut.) Tu as peur, beauté. Tu as peur de vivre. Eh bien, nous voici dans une forteresse en ruine, et notre espérance de vie se compte en jours. Ce n’est pas le moment d’avoir peur de vivre. Tu me dois un baiser, au moins. Les Gothirs m’ont volé le dernier. — Un baiser sera tout ce que tu auras, lui promit-elle en s’avançant. Il ouvrit ses bras et l’accueillit. Puis, il passa ses doigts dans les longs cheveux noirs de Miriel, lui découvrant le visage, caressant ses hautes pommettes et refermant sa main autour de la base de son cou. En l’embrassant sur le front, Senta sentit son propre cœur battre la chamade ; il l’embrassa sur la joue. Elle pencha la tête et ses lèvres vinrent frotter contre sa peau. Leurs lèvres se touchèrent, et il sentit le corps de Miriel venir se coller contre le sien. Sa bouche était douce, chaude ; il sentit son désir monter. Pourtant il ne fit aucun geste pour l’attirer vers le lit. Au lieu de cela, il lui caressa le dos, s’arrêtant au niveau de la taille, suivant du bout des doigts la courbe de ses hanches. Alors, il l’embrassa dans le cou, puis sur l’épaule, découvrant ainsi l’odeur de sa peau. Elle portait une tunique de cuir noir, lacée sur le devant. Lentement, il déplaça sa main droite vers sa poitrine, et ses doigts se refermèrent sur le premier nœud. — Non, fit-elle en reculant. Il ravala sa déception et prit une profonde inspiration. Mais elle sourit. — Je vais le faire. Elle défit le baudrier qu’elle avait à la taille et ôta sa tunique en la faisant passer par-dessus sa tête. Elle était nue devant lui. Il la but du regard : ses longues jambes bronzées, son ventre plat, ses seins fermes et lourds. — Tu es une vision, beauté. Pas de doute. Il fit un pas en avant, mais elle l’arrêta. — Et toi ? s’enquit-elle. N’ai-je pas le droit de t’admirer ? — Tous les droits, lui répondit-il en retirant sa chemise et en dégrafant sa ceinture. Il tituba et manqua de se casser la figure en retirant son pantalon, ce qui la fit rire. Et c’était communicatif. — À croire que tu n’as jamais retiré ton pantalon auparavant ? fit-elle remarquer. Il la prit par le bras et la fit gentiment venir sur le lit. Quand ils s’allongèrent, un nuage de poussière s’éleva, le faisant tousser. — Quel romantisme, gloussa-t-elle. Il se mit à rire à son tour et l’espace d’un moment, ils restèrent allongés tranquillement l’un à côté de l’autre, à se dévorer des yeux. De la main droite, Senta caressa l’épaule de Miriel, puis le bras et descendit ainsi jusqu’à ce que son avant-bras effleure le sein. Elle ferma les yeux et se pencha vers lui. La main continua son trajet, passant sur le ventre plat et descendant le long de la cuisse. Jusque-là, les jambes de la jeune fille étaient restées serrées, mais elle les écarta. Il l’embrassa une nouvelle fois. Miriel lui passa le bras autour du cou, et le serra furieusement contre elle. — Doucement, beauté, soupira-t-il. Pas la peine de se presser. Rien de beau n’a jamais été fait en vitesse. Et je veux que cette première fois soit un moment spécial. Elle gémit lorsqu’il appuya sa paume contre son pubis, et l’espace d’un instant il la caressa doucement. La respiration de Miriel s’accéléra et son corps fut agité de spasmes. Elle poussa un petit cri, puis un autre, et encore. Finalement, il se positionna au-dessus d’elle, plaça ses jambes autour de sa taille et s’apprêta à entrer en elle. Il l’embrassa encore une fois et la pénétra, détachant ainsi les chaînes de sa propre passion. Il essaya d’aller et venir lentement, mais son désir était supérieur à son envie de faire durer l’instant ; lorsque Miriel poussa de nouveau une série de petits cris rythmés, presque des gémissements primaux, il succomba. Son corps eut un spasme, et il la serra fort dans ses bras. Puis, il gémit et resta immobile. Senta soupira et se détendit, toujours sur elle, sentant son cœur battre à l’unisson contre le sien et frapper la peau chaude de sa poitrine. — Oh, soupira-t-elle. Est-ce donc cela, l’amour ? — Par tous les dieux, je l’espère, beauté, lui répondit-il en roulant sur le dos. Car rien d’autre dans ma vie ne m’a procuré un tel plaisir. Elle se redressa sur le coude et contempla le visage du jeune homme. — C’était… merveilleux. Recommençons ! — Pas tout de suite, Miriel, protesta-t-il. — Dans combien de temps ? Il gloussa et la prit dans ses bras. — Pas longtemps. Je te le promets ! CHAPITRE 17 Dardalion ouvrit les yeux, son esprit retrouvant sa chair, et il sentit tout le poids de son corps et de l’armure d’argent qui l’enveloppait. Il faisait froid dans la pièce malgré la bûche qui brûlait dans l’âtre. — Ils n’attaqueront pas aujourd’hui – et sans doute pas demain, dit-il à Kesa Khan. Leur général, Gannis, est un homme prudent. Il a envoyé des groupes d’ouvriers couper des arbres dans les bois afin de construire des échelles. Il a l’intention de nous submerger au cours d’une seule attaque. Le petit chaman nadir acquiesça. — Nous tiendrons peut-être un ou deux assauts. Mais après ça… Il écarta les mains. Dardalion se leva de sa chaise dorée et s’approcha du feu, présentant ses mains aux flammes afin de leur faire profiter de la soudaine chaleur. — Ce que je ne comprends pas – pas plus d’ailleurs que ce général gothir – c’est pourquoi l’Empereur a choisi de faire cela. Le futur Unificateur ne pourra pas être stoppé. Il est écrit qu’un jour les Nadirs régneront. Il n’y a rien à faire pour changer le cours des événements à venir. Rien. — Ce n’est pas l’Empereur, mais Zhu Chao qui veut nous détruire, expliqua Kesa Khan avec un petit rire sec. Deux souhaits jumeaux le motivent : sa haine des Loups, et son désir de pouvoir absolu. — Pourquoi vous déteste-t-il autant ? Les yeux de Kesa Khan brillèrent et il se fendit soudain d’un sourire cruel. — Il y a bien des années de cela, il est venu me voir, afin de comprendre la nature de la magie. C’est un Chiatze, et il étudiait les arts sombres ainsi que les origines des Chevaliers de Sang. Je l’ai éconduit. Il avait l’esprit, mais pas le courage. — Et c’est pour cela qu’il vous hait tous ? — Non, pas seulement pour ça. Il est revenu en rampant dans ma caverne, et je l’ai surpris en train de voler… (À présent le chaman cachait ses yeux.)… des objets précieux. Mes gardes l’ont attrapé. Ils voulaient le tuer, mais j’ai décidé d’être clément. Je lui ai simplement fait couper quelque chose, afin que la cicatrice le fasse penser à moi. Il serait toujours en vie, mais ne pourrait jamais la donner. Tu comprends ? — Trop bien, répondit froidement Dardalion. — Ne me juge pas, prêtre, cracha Kesa Khan. — Ce n’est pas à moi de juger. Tu ne fais que récolter la haine que tu as plantée. — Bah, ce n’est pas aussi simple, dit le chaman. Il a toujours été malfaisant. J’aurais dû le tuer. Car je me moque de sa haine. Cette forteresse, et ce qu’elle contient, c’est son deuxième souhait. Il y a ici la sorcellerie la plus puissante que le monde ait vue depuis dix millénaires. Zhu Chao la veut… il en a besoin. Il y a très, très longtemps, les Anciens faisaient des miracles. Ils ont appris à unir la chair. Un homme qui perdait sa jambe pouvait la faire repousser. Des organes rongés par le cancer pouvaient être remplacés, sans même utiliser un couteau. Des corps pouvaient être régénérés, rajeunis. Là se trouvait le secret de l’immortalité. L’énergie dont je parle était concentrée dans un Cristal géant, enchâssé dans une couche d’or pur. Il irradiait de puissance, et seul l’or, et jusqu’à un certain degré le plomb, pouvait le contenir. Tu as vu la vallée ? — Oui, fit Dardalion. La nature pervertie. — Il y a cinquante années de cela, un groupe de voleurs est venu dans ce lieu. Ils ont trouvé la salle du Cristal et ont dépouillé les murs de l’or qui les recouvrait ; ils ont même retiré l’or qui enveloppait le Cristal lui-même. (Il éclata de rire.) Ce n’était pas très intelligent. — Que leur est-il arrivé ? Pourquoi n’ont-ils pas dérobé le Cristal ? — L’énergie qu’ils ont libérée les a tués. Les Anciens savaient comment la contrôler, comment diriger sa force. Sans leur savoir, ce n’est plus qu’une sorcellerie hasardeuse, violente et corruptrice. — Je ne ressens pas de force émanant de ce lieu, déclara Dardalion. — Non. Zhu Chao a envoyé des hommes ici. Ils ont enlevé le Cristal de son socle. À présent, il repose sur un sol en or à quelque soixante mètres sous nos pieds. — Est-ce que ces hommes aussi sont morts ? — Je crois qu’on peut dire ça comme ça. Dardalion regarda droit dans les yeux maléfiques du petit chaman et sentit comme une pointe de froid le transpercer. — Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Kesa Khan ? Quelle stratégie secrète doit encore être dévoilée ? — Ne sois pas impatient, prêtre. Tout sera révélé. Car tout est dans un état d’équilibre précaire. Nous ne gagnerons pas ici par notre force ou notre intelligence – nous devons faire confiance aux impondérables. Ton ami Waylander, par exemple. En ce moment même, il doit traquer Zhu Chao. Mais, va-t-il réussir à pénétrer dans son palais et défaire une centaine de gardes pour affronter la sorcellerie que contrôle Zhu Chao ? Qui sait ? Pouvons-nous tenir, ici ? Et si ce n’est pas le cas, existe-t-il un moyen pour s’échapper ? Ou devrons-nous nous servir du pouvoir du Cristal ? — Tu connais la réponse à la dernière question, chaman : non. Sinon, tu serais déjà venu ici des années auparavant. Personne ne sait ce qui a tué les Anciens, si ce n’est qu’il y a des zones entières de dévastation là où avant se dressaient de puissantes cités. Tout ce que nous savons d’eux parle de corruption et d’avidité, de grands maléfices et d’armes terrifiantes. Même la cruauté au plus profond de toi recule devant leurs terribles actions. Je me trompe ? Kesa Khan acquiesça. — J’ai arpenté les chemins du temps, prêtre. Je sais ce qui les a détruits. Et oui, je ne suis pas pressé de voir ressusciter leurs coutumes. Ils violaient la terre et vivaient comme des rois tout en salissant les fleuves, les lacs et les forêts – oui, même l’air qu’ils respiraient. Ils savaient tout et ne comprenaient rien. C’est pour cela qu’ils se sont détruits. — Mais leur héritage survit encore ici, dit doucement Dardalion. — Et dans d’autres endroits secrets que nous n’avons pas encore découverts. Dardalion s’agenouilla près du feu, afin de rajouter plusieurs bûches dans les flammes. — Quoi qu’il en soit, nous devons détruire ce Cristal. Zhu Chao ne doit pas le récupérer. Kesa Khan acquiesça. — Lorsque le moment viendra, nous irons le chercher. — Et pourquoi pas maintenant ? — Fais-moi confiance, Dardalion. Car je suis plus âgé que toi, et j’ai marché le long de chemins où ton âme aurait été réduite en cendres. Ce n’est pas encore le moment. — Que veux-tu que je fasse en attendant ? — Trouve-toi un endroit paisible et envoie ta forme spirite à la recherche de Waylander. Protège-le – comme tu l’as fait par le passé – protège-le de la sorcellerie de Zhu Chao. Donne-lui une chance de tuer la bête. Vishna était assis sur les remparts de la plus haute tour, en compagnie d’Ekodas. Le gentilhomme gothir à la barbe bifide soupira. — Mes frères sont peut-être parmi eux, déclara-t-il. — Prions pour que ce ne soit pas le cas, répondit Ekodas. — Je pense que nous avons eu tort, dit doucement Vishna, et que tu avais raison. Ce n’est pas la bonne manière de servir la Source. J’ai tué deux hommes durant la charge, hier. Je sais qu’ils étaient malfaisants, je pouvais sentir le mal irradier d’eux, mais mon acte m’a rabaissé à leur niveau. Je ne peux plus croire que la Source souhaite que nous tuions. Ekodas posa la main sur l’épaule de son ami. — Je ne sais pas ce que la Source attend de nous, Vishna. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’hier nous avons protégé une colonne de femmes et d’enfants. Je ne regrette rien, si ce n’est qu’il m’ait fallu tuer pour cela. — Mais pourquoi sommes-nous ici ? cria Vishna. Pour s’assurer de la naissance d’un enfant qui au bout du compte détruira tout ce que ma famille a mis des générations à bâtir ? C’est de la folie ! Ekodas haussa les épaules. — Espérons qu’il y a un autre motif, plus vaste, derrière tout cela. Mais je pourrais me contenter de contrecarrer les plans de la Confrérie. Vishna secoua la tête. — Nous ne sommes plus que onze. Tu crois que nous pouvons gagner ? — Peut-être. Pourquoi ne vas-tu pas voir Dardalion ? Priez ensemble. Cela t’aidera. — Non, cela ne m’aidera pas. Pas cette fois, frère, répondit tristement Vishna. Je l’ai suivi toute ma vie d’adulte, et j’ai connu la grande joie de la camaraderie – avec lui, et avec vous tous. Je n’ai jamais douté de lui jusqu’à ce jour. Et c’est un problème que je dois résoudre seul. — Cela ne te sera pas d’une grande utilité, mon ami, mais je crois que le doute est la meilleure chose qui soit dans ce cas. Il me semble que la plupart des problèmes de ce monde viennent d’hommes qui sont sûrs de leurs actes ; des hommes qui pensent avoir toujours raison. La Confrérie a choisi la route de la douleur et de la souffrance. Mais pas les leurs, évidemment. Ils ont chargé dans cette vallée pour massacrer des femmes et des bébés. Souviens-toi de ça ! Vishna acquiesça. — Tu as probablement raison, Ekodas. Mais si un de mes frères escalade ces murs, l’épée à la main, que dois-je faire ? Il ne ferait qu’obéir à l’Empereur, comme n’importe quel autre soldat. Dois-je le tuer ? Dois-je le précipiter des remparts afin qu’il s’écrase en bas ? — Je ne sais pas, admit Ekodas. Mais il y a déjà suffisamment de dangers face à nous pour ne pas avoir besoin d’en créer d’autres. — J’ai besoin d’être seul, mon ami. Je ne veux pas t’insulter, crois-moi. — Je ne me sens pas insulté, Vishna. J’espère que ta méditation t’apportera la paix. Ekodas fit demi-tour, passa sous le linteau croulant et s’engouffra dans les escaliers sinueux. Il déboucha dans un petit couloir qui menait à une grande salle. Là, le gros Merlon aidait les Nadires à préparer le repas des guerriers. Ekodas aperçut Shia en train de pétrir de la pâte non loin. Elle leva les yeux et lui sourit. — Comment allez-vous, ma dame ? s’enquit-il. — Je vais bien, homme de prière. Votre arrivée a été une agréable surprise. — Je ne pensais pas que nous arriverions à temps. Nous sommes d’abord venus par l’ouest et la Vagria, puis nous avons fait route au sud afin d’éviter les assaillants. Ce fut une longue chevauchée. — Et maintenant te voilà. Avec moi. — J’ai été peiné d’apprendre la mort de votre frère, dit-il rapidement comme elle se levait. — Pourquoi ? Tu le connaissais ? — Non. Mais cela a dû vous causer du chagrin. Et c’est cela qui m’a fait de la peine. Elle quitta la table et s’approcha de lui. — J’ai un peu de peine, mais c’est la mienne. En même temps, je suis fier de lui, car l’homme qu’il a tué était le même chevalier qui avait assassiné notre père. C’est une bénédiction pour laquelle je ne peux être que reconnaissante envers les dieux. À présent, Belash est dans le Hall des Héros. Il a beaucoup de jeunes filles autour de lui, sa coupe sera toujours pleine de vin, et on lui cuit de la viande riche. Il a même une centaine de poneys rien qu’à lui, qu’il peut monter à sa guise. La seule peine, c’est que je ne le reverrai jamais. Mais je suis heureuse pour lui. Ekodas n’arrivait pas à trouver quelque chose à répondre à cela ; aussi, il s’inclina et recula. — Tu as l’air d’un homme à présent, dit Shia d’un air approbateur. Et tu te bats comme un guerrier. Je t’ai vu tuer trois adversaires et en mutiler un quatrième. Il grimaça et sortit rapidement de la salle. Mais elle le suivit sur les remparts inférieurs au-dessus de la cour. Les étoiles brillaient dans le ciel. Il prit lentement plusieurs inspirations d’air frais. — Est-ce que je t’ai insulté ? lui demanda-t-elle. — Non. C’est juste que… que… je n’aime pas tuer. Cela ne me fait pas plaisir d’entendre que j’ai mutilé un homme. — Ne t’inquiète pas. Je lui ai tranché la gorge. — Ça ne me remonte pas le moral. — Ce sont nos ennemis, déclara-t-elle comme si elle s’adressait à un simplet. Que voudrais-tu qu’on leur fasse d’autre ? — Je n’ai pas la réponse, Shia. Je n’ai que des questions auxquelles personne ne peut répondre. — Moi, je pourrais y répondre, lui affirma-t-elle toute rayonnante. Il s’assit dos au rempart et contempla son beau visage éclairé par un rayon de lune. — Vous êtes si confiante. Pourquoi ? — Je sais ce que je sais, Ekodas. Pose-moi une de tes questions. — Je déteste tuer. J’en suis sûr. Alors pourquoi, hier, durant la bataille, avais-je l’impression d’exulter à chaque coup que je portais ? — Et moi qui croyais que ta question allait être difficile, le taquina-t-elle. L’esprit et la chair, Ekodas. L’esprit est immortel. Il aime la lumière, il vénère la beauté de l’acte et de la pensée. Il a l’éternité pour en jouir, et le temps pour la contempler. Mais la chair, elle, est ténébreuse. Car la chair sait qu’elle n’a que peu de temps à vivre. Face au temps de l’esprit, la vie de la chair est un éclair. Elle a donc très peu de temps pour connaître le plaisir et goûter la richesse de la vie ; le désir, l’avidité, l’envie. Elle veut tout essayer, et rien ne lui importe que sa propre existence. Ce que tu as ressenti n’était qu’un élan de joie de la chair. Rien de plus. En tout cas rien qui puisse provoquer une haine de toi-même. Elle gloussa et son rire, riche et guttural à la fois, lui enflamma le sang. — Qu’est-ce qui vous amuse ? — Tu devrais être désolé pour la part de toi qui est chair, Ekodas. Que lui as-tu offert dans ta brève existence ? De la bonne nourriture ? Non. Des vins forts ? Des danses ? L’amour au coin du feu ? (Elle se mit une nouvelle fois à rire.) Pas étonnant que tu prennes autant de plaisir à te battre, hein ? — Vous êtes une provocatrice, la gronda-t-il. — Merci. Est-ce que je t’excite ? — Oui. — Pourtant, tu résistes ? — Je le dois. C’est mon choix de vie. — Est-ce que tu crois que l’esprit est éternel ? — Bien sûr. — Alors, ne sois pas égoïste, Ekodas. La chair ne mérite-t-elle pas une journée de soleil ? Regarde mes lèvres. Ne sont-elles pas sensuelles et désirables ? Et mon corps, n’est-il pas ferme là où il doit l’être, et pourtant doux où il doit l’être également ? Il avait la gorge très sèche ; il prit soudain conscience qu’elle s’était vraiment rapprochée très près de lui. Il se leva et la tint à distance du bout des bras. — Pourquoi me tourmentez-vous, ma dame ? Vous savez que je ne peux pas vous donner ce que vous désirez. — Le ferais-tu, si tu le pouvais ? — Oui, admit-il. — Nous avons aussi des prêtres, lui apprit-elle. Kesa Khan en est un. Il se retient également de faire l’amour, mais par choix seulement. Il ne le condamne pas comme quelque chose de mal. Est-ce que tu crois que les dieux nous ont créés ? — La Source, oui. — Et est-ce qu’ils… Elle, si tu préfères… n’a pas créé les hommes et les femmes pour qu’ils se désirent les uns les autres ? — Je sais parfaitement où cela va nous mener, alors laissez-moi vous dire ceci : il y a plus d’une façon de servir la Source. Certains hommes se marient et ont des enfants. D’autres choisissent une autre route. Ce que vous avez dit sur la chair a beaucoup de mérite, mais en subjuguant les désirs de la chair, l’esprit devient plus fort. Sous ma forme spirite, je peux voler. Je peux lire dans les esprits. Je peux soigner les malades et éliminer les excroissances cancéreuses. Vous comprenez ? Je peux faire toutes ces choses parce que la Source m’a béni. Et parce que je m’abstiens de certains plaisirs. — As-tu déjà connu la femme ? rétorqua-t-elle. — Non. — Comment la Source considère-t-Elle le fait de tuer ? Il sourit tristement. — Ses prêtres s’engagent à aimer toute chose vivante et à ne jamais faire de mal à autrui. — Donc, vous avez tous choisi de briser l’un de Ses commandements ? — Je crois bien. — Est-ce que faire l’amour est pire que tuer ? — Bien sûr que non. — Et tu as toujours ton Talent aujourd’hui ? — Mais oui. — Alors réfléchis un peu, Ekodas, lui dit-elle avec un sourire charmeur. Puis, elle tourna sur ses talons et repartit dans la salle. Les morts de Belash et d’Anshi Chen avaient créé un vide au niveau du commandement nadir, et l’humeur dans la forteresse était maussade et fataliste. Les Nadirs avaient l’habitude de faire la guerre à cheval dans des steppes, et malgré la sécurité éphémère qu’apportait la citadelle distordue, ils ne se sentaient pas à l’aise en arpentant les remparts de Kar-Barzac. Ils regardaient les chevaliers d’argent avec inquiétude et ne parlaient que rarement à Senta ou Miriel. Mais avec Angel, c’était différent. Son hostilité manifeste à leur encontre en faisait une force qu’ils comprenaient et avec laquelle ils se sentaient à l’aise. Pas un commentaire condescendant. Simplement de l’aversion et du respect réciproques qui finirent par créer un lien entre l’ancien gladiateur et les derniers guerriers. Il les avait répartis en groupes de défense le long du mur principal, et leur avait donné l’ordre de rassembler des pierres et autres éléments de maçonnerie effondrés afin de les lancer sur l’ennemi lorsqu’il approcherait. Il désigna des chefs, donna des ordres, et leur remonta le moral à l’aide d’insultes de base et d’humour gras. Et son mépris visible pour les soldats gothirs aida les Nadirs à surmonter leurs propres peurs. Lorsque le soleil se leva au troisième jour de siège, il réunit un petit groupe de chefs autour de lui et les fit s’accroupir sur les remparts. — Bon. Pas un seul d’entre vous n’a déjà vécu un siège, alors laissez-moi vous expliquer clairement ce qui va se passer, bande de mendiants ! Ils vont amener des troncs élagués et s’en servir comme échelles en les posant contre les murs. Puis ils vont grimper en se servant des branches. Ne commettez pas l’erreur de repousser les échelles. Le poids du bois et des hommes en armes rendra la chose impossible. Faites-les glisser à gauche ou à droite. Servez-vous du bout de la hampe de votre lance, ou de lassos que vous faites coulisser autour du tronc. Déséquilibrez-les. Bon. Alors. Nous sommes trois cents pour défendre ces murs, mais nous avons besoin d’une troupe de renforts afin de venir colmater toute brèche qui apparaîtrait dans nos défenses. Toi, Subaï ! dit-il en désignant un petit Nadir trapu avec une longue balafre sur la joue droite. Choisis quarante hommes et tiens-toi à l’écart de la bataille. Attends dans la cour et observe les remparts. Dès que tu vois que nos défenses sont percées à un endroit, va les renforcer. — J’obéirai à tes ordres, grogna le Nadir. — T’as intérêt, où je t’arrache le bras pour te frapper avec le moignon. Les guerriers sourirent. Angel se leva. — À présent, suivez-moi jusqu’aux portes. Celles-ci avaient depuis longtemps pourri, mais les Nadirs avaient quand même réussi à baisser la herse, soit deux tonnes de rouille, afin de bloquer l’entrée. Des carrioles et des chariots avaient été renversés à la base et trente archers se tenaient en position. Angel approcha de l’arche. — Ils vont essayer de soulever la herse. Ils échoueront, car elle est coincée en haut. Mais comme elle est méchamment rouillée, ils amèneront sans doute des scies et des marteaux pour la forcer. Toi ! Comment tu t’appelles, déjà ? — Combien de fois vais-je devoir te le dire, l’Affreux ? rétorqua le Nadir, un homme basané, au nez en trompette, un peu plus grand que ses camarades. Angel se doutait qu’il était sang-mêlé. — Pour moi, vous vous ressemblez tous, tas de mendiants ! affirma Angel. Alors, redis-le-moi encore une fois. — Orsa Khan. — Bon. Orsa Khan, je veux que tu commandes ces défenses. Lorsqu’ils les perceront – comme ils le feront à un moment ou un autre – mets le feu aux chariots. Ensuite, retiens-les afin que les hommes sur les remparts aient le temps de se réfugier dans la forteresse. — Tant que je vivrai ils ne passeront pas, promit Orsa. — C’est ça, mon gars ! rugit Angel. Et maintenant, des questions ? — Pour quoi faire ? intervint Borsaï, un jeune guerrier de seize ans encore imberbe. Ils viennent, nous les tuons jusqu’à ce qu’ils s’en aillent. Non ? — Ça m’a l’air d’être une bonne stratégie, convint Angel. Bon. Lorsqu’ils atteindront les remparts – comme ils le feront à un moment ou un autre – n’essayez pas de les toucher à la tête. Servez-vous du tranchant de vos lames pour taper sur leurs doigts alors qu’ils essaient de prendre prise. Ils porteront sans doute des gantelets, mais de bonnes lames passeront à travers quand même. Ainsi, lorsqu’ils tomberont, ils entraîneront probablement deux ou trois autres dans leur chute. Et c’est une sacrée chute, mes enfants. Ils ne s’en relèveront pas. Laissant les guerriers à leurs tâches, Angel fit le tour des remparts. D’après les Trente, les Gothirs attaqueraient d’abord les portes principales du mur sud dans un assaut direct afin de submerger les défenseurs. C’est donc là qu’il avait concentré toutes leurs forces, ne laissant finalement qu’une cinquantaine de guerriers pour défendre les autres murs. Angel avait voulu armer quelques-unes des jeunes femmes, mais les Nadirs n’avaient rien voulu savoir. « La guerre est une affaire d’hommes », lui avait-on dit. Il n’avait même pas essayé de discuter. Ils changeraient bien vite d’avis. En traversant la cour à grandes enjambées, il vit Senta et Miriel venir à sa rencontre. Un sentiment de colère monta en lui, car il voyait à quel point ils étaient devenus proches à la façon qu’elle avait de se tenir contre lui ; bref, ils étaient devenus amants. Cela lui laissait un goût de bile dans la bouche, mais il se força quand même à sourire. — Il va faire froid aujourd’hui, dit-il en désignant les nuages chargés de neige qui planaient au-dessus des montagnes. — Les Gothirs vont nous réchauffer, si je puis m’exprimer ainsi, objecta Senta en passant son bras autour des épaules de Miriel. Elle sourit et se cala contre lui, l’embrassant sur la joue. Angel les observa, elle, la grande montagnarde au sourire radieux, et lui, le bel épéiste aux cheveux d’or, vêtu d’une chemise en daim sous un plastron de fer lustré, et de jambières marron en cuir poli. En les regardant, Angel se sentit vieux ; le poids des ans et ses multiples déceptions pesaient sur lui comme des chaînes de plomb. Sa propre tunique de cuir était déchirée de partout, son pantalon était sale, et ses blessures lui faisaient légèrement moins mal que son cœur. Il s’éloigna d’eux en direction de la forteresse, conscient qu’ils n’avaient même pas remarqué son départ. Il aperçut l’enfant muet assis sur les premières marches, son épée en bois passée à sa ceinture. Angel lui sourit et frappa des mains. Le garçon imita le geste et se leva tout sourires. — Tu veux manger, mon garçon ? dit-il en portant ses doigts à sa bouche et en imitant le fait de mâcher. L’enfant opina du chef et Angel le guida dans la grand-salle, où des feux de cuisine brûlaient dans les différents âtres. Un gros chevalier vêtu d’un tablier de cuir touillait la soupe. Ce dernier jeta un coup d’œil à l’enfant en le voyant entrer. — Il aurait besoin d’un peu de chair sur ses os, dit-il en souriant et en ébouriffant les cheveux du garçon. — Mais pas autant que toi, frère, fit remarquer Angel. — C’est un fait étrange, répondit le chevalier, mais je n’ai qu’à regarder un gâteau au miel pour sentir son poids s’empiler sur mon corps. Il fit asseoir l’enfant à la table et lui versa un grand bol de soupe. Puis, il le regarda avec une joie non dissimulée l’avaler avec plaisir. — Tu devrais demander à Ekodas d’examiner l’enfant, lui dit doucement le chevalier. Il est vraiment doué pour la guérison. Tu sais, je pense que cet enfant n’a pas toujours été sourd. Son ouïe a dû disparaître au fur et à mesure, lorsqu’il était bébé. Il n’a pas vraiment de problème aux cordes vocales. En fait, comme il n’entend pas, il ne parle pas, c’est tout. — Comment sais-tu tout cela ? s’enquit Angel. — Nous les gros, on a un don, maigrichon. (Il gloussa.) Je me nomme Merlon. — Angel, répondit l’ancien gladiateur en tendant la main. Il fut surpris de la force dans la poigne de Merlon, et révisa aussitôt son jugement sur le prêtre. — Je pense qu’il y a plus de muscles que de graisse chez toi, déclara-t-il. — J’ai la chance d’être doté d’un physique aussi solide que mon appétit, répliqua l’autre. Tandis qu’Angel et le gros moine discutaient, l’enfant engloutit trois bols de soupe et la moitié d’une miche de pain. Shia les rejoignit et s’assit à côté d’Angel. — Je t’avais dit qu’ils ne nous laisseraient pas nous battre, lui dit-elle de la colère dans les yeux. Angel sourit. — C’est vrai. Mais les choses changeront vite, peut-être pas demain, mais après-demain – du moins dès qu’ils nous attaqueront des quatre côtés à la fois. Nous n’avons pas assez d’hommes pour les arrêter. Assure-toi que les femmes ont bien récupéré le surplus… d’armes. — Par surplus, tu veux dire les armes de nos morts ? — Exactement, admit-il. Et pas seulement leurs armes, leurs plastrons aussi, leurs heaumes, toutes leurs protections. Tout ce qui peut servir ! Au même instant, une jeune femme entra en courant dans la salle. — Ils arrivent ! Ils arrivent ! hurla-t-elle. — C’est parti, dit Merlon en ôtant son tablier. Puis, il traversa la grand-salle jusqu’à l’endroit où il avait déposé son heaume, son plastron et son épée, près du feu. Miriel se tenait à gauche sur le mur, presque à l’angle ; une tourelle inclinée de façon étrange penchait au-dessus d’elle. En voyant avancer les premières lignes gothires, sa bouche devint sèche. Elle en oublia le vent glacial. Des hommes en armures lourdes portaient vingt arbres qui avaient été abattus et élagués. Derrière eux venaient deux mille fantassins, munis d’épées courtes et de boucliers. Miriel jeta un coup d’œil sur sa droite. Angel se tenait au centre du rempart, sinistre et imposant, son épée toujours au fourreau. Un peu plus loin se trouvait Senta ; un grand sourire éclairait son visage, et ses yeux brillaient de joie devant la bataille à venir. Elle frissonna, mais pas à cause du froid. Plus d’un millier d’hommes portaient les troncs d’arbre, et le bruit de leurs bottes sur le sol aride de la vallée résonnait comme le tonnerre. Deux Nadirs, à côté de Miriel, soulevèrent de grosses pierres et les posèrent sur les remparts. Des archers décochèrent des flèches sur les rangs qui chargeaient, mais ne blessèrent que quelques assaillants, tant ils étaient protégés. Miriel en vit quand même une poignée reculer ou tomber, lorsque les pointes métalliques transpercèrent leurs cuisses ou leurs avant-bras dénudés. Le premier tronc fut posé contre les remparts dans un bruit tonitruant. Un Nadir jeta une corde et se mit à tirer. — Attends que les hommes soient dessus ! beugla Angel. D’autres arbres vinrent s’écraser contre le mur. Un pan des remparts s’écroula, et un Nadir fut projeté dans la cour, quinze mètres plus bas dans un hurlement. Miriel se retourna et vit que l’homme essayait de se relever, mais il avait une jambe brisée. Des femmes se précipitèrent, et après l’avoir soulevé, elles l’emportèrent dans la forteresse. Miriel encocha une flèche à son arc et se pencha par-dessus le mur. Des milliers d’hommes grouillaient déjà sur les échelles de fortune, se servant des branches sciées pour poser les pieds et les mains. Elle visa et décocha sa flèche, qui alla se ficher dans la tempe d’un soldat qui avait presque atteint le sommet. Il tituba et partit en arrière, tombant sur l’homme qui le suivait, et le faisant tomber de l’arbre également. Angel leva une grosse pierre et la balança par-dessus le mur. Elle heurta de plein fouet le bouclier d’un attaquant, lui brisant le bras jusqu’à l’épaule. De façon stupéfiante, il réussit à rester accroché à la branche, mais l’homme qui le suivait n’eut pas cette chance ; la pierre heurta son heaume et il fut balayé de l’arbre. Une pluie de pierres et de rochers s’abattit sur les assaillants, pourtant ils continuaient à avancer, une vingtaine atteignant même les remparts. Senta passa à l’attaque, enfonçant sa lame dans la gorge du premier qui posa le pied sur les créneaux. Miriel posa son arc et ramassa la corde que le Nadir avait passée autour du tronc. — Aidez-moi ! cria-t-elle aux guerriers les plus proches. Trois hommes se retournèrent en entendant son cri et se précipitèrent. Ils tirèrent tous ensemble sur la corde alors que le premier Gothir apparaissait et ils réussirent à déplacer l’arbre d’une trentaine de centimètres sur la droite. Sous le poids, le bois grogna – et glissa en biais. Le Gothir sauta sur les remparts, mais perdit l’équilibre et tomba à la renverse dans la vallée. L’arbre percuta une autre échelle et, l’espace d’un moment seulement, tint bon. Puis, les deux arbres se mirent à bouger. — Lâchez la corde, cria Miriel, comme l’échelle surchargée tombait. La corde siffla et claqua comme un fouet en étant entraînée loin des remparts. Les deux échelles, dans leur chute, en entraînèrent une troisième, la délogeant du mur. Miriel courut le long des remparts jusqu’à Senta. — Les échelles sont trop proches les unes des autres, lui cria-t-elle. Si tu bouges celle-ci, tu en feras tomber trois ou quatre avec. Il regarda l’endroit qu’elle désignait et acquiesça. Des cordes avaient été disposées tout le long du mur ; il en souleva une, et fit tournoyer la boucle au-dessus de lui. Alors que les Nadirs bataillaient pour empêcher les Gothirs de monter sur les remparts, Senta lança le lasso sur la première échelle et se mit à tirer. Mais l’échelle ne voulait pas bouger. Miriel l’aida – en vain. Angel les vit et dépêcha quatre hommes pour les aider. À présent, des guerriers gothirs avaient pris pied sur les remparts, et l’un d’entre eux se jeta sur Senta. L’épéiste faillit ne pas voir le coup arriver ; il lâcha la corde et brisa le genou de son assaillant d’un puissant coup de talon. Le Gothir s’écroula en hurlant. Senta dégaina son épée et écrasa le plat de sa lame contre son heaume. Le soldat se releva tant bien que mal. Senta le chargea d’un coup d’épaule, le faisant voler des remparts jusque dans la cour en contrebas. Miriel et les autres tentaient toujours de dégager l’arbre, mais il était coincé dans l’un des créneaux. Angel ramassa une hache par terre, passa sous la corde et assena un coup fulgurant à la pierre délabrée des remparts. Il donna deux autres coups. Le granit se fendit. Il s’assit sur les fesses, leva les jambes, et frappa avec ses pieds. Des blocs de granit tombèrent. L’arbre se dégagea, heurta le créneau suivant, et se rompit. Les porteurs de corde furent projetés en arrière – Miriel, qui la tenait toujours tomba des remparts. Comme l’arbre craquait, Angel vit Miriel tomber et plongea pour rattraper la corde. Le chanvre lui arracha la peau des doigts, et le poids de Miriel le fit glisser jusqu’au bord des remparts. Mais il tint bon, malgré la douleur et le risque de chute. Alors qu’il allait être entraîné dans le vide, un guerrier nadir se jeta sur lui. Puis, Senta agrippa l’ancien gladiateur par la jambe. Miriel était suspendue dans le vide, cinq mètres plus bas. Quand la corde sembla se stabiliser, elle se hissa et posa rapidement le pied sur la pierre ferme. Un Nadir l’aida. Épuisé, Angel se releva ; du sang coulait de ses paumes déchirées. L’arbre qui avait été ainsi délogé avait emporté dans sa chute sept autres échelles, tuant au passage plus d’une centaine de soldats. Craignant qu’un sort identique ne leur soit réservé, les guerriers gothirs descendirent de leurs échelles et se réfugièrent hors d’atteinte des flèches. Joyeusement, les Nadirs firent tomber les derniers troncs d’arbre. Subaï quitta ses renforts et grimpa sur les remparts. Il monta sur les créneaux et tournant le dos aux Gothirs, il baissa son pantalon, pour leur montrer ses fesses. Les Nadirs hurlèrent de joie. Orsa Khan, le grand sang-mêlé, leva son épée au-dessus de sa tête et se mit à chanter un refrain nadir. Celui-ci fut repris sur tout le mur par les défenseurs. Les Gothirs ne comprenaient rien à ces hurlements. — Que disent-ils ? demanda Angel. — C’est le dernier couplet du chant de guerre des Loups, lui expliqua Senta. Je ne peux pas le traduire avec des rimes, mais ça dit à peu près ceci : Nadir nous, Jeunes nés, Massacreurs À la hache, Vainqueurs toujours. — Je ne vois pas beaucoup de haches, se plaignit Angel. — Tu es un vrai poète, répondit Senta en riant. Et maintenant, va te faire soigner les mains. Tu mets du sang partout. CHAPITRE 18 Les années qui passaient, et avec elles le déclin de ses pouvoirs, étaient une source d’irritation constante pour Kesa Khan. Jeune homme, dans la fleur de l’âge, il avait cherché à maîtriser tous les arcanes, à commander aux démons, à arpenter les chemins de brume, parcourant le passé, explorant le futur. Mais à cette époque-là, et bien qu’il ait été fort physiquement, ses Talents n’étaient pas suffisamment aiguisés pour de telles missions de l’esprit. Aujourd’hui, son esprit débordait de puissance, mais son corps vieillissant ne suivait plus ses désirs. Alors qu’il acceptait l’injustice flagrante de la vie, il gloussait devant l’absurdité de l’existence. Il tisonna le feu, pas dans l’âtre, mais dans l’ancien brasero qu’il avait posé sur le sol de pierre au centre de la petite pièce en haut de la tour de la forteresse. Il avait disposé ses précieux pots en grès tout autour, et dans l’un d’eux il prit une poignée de poudre verte qu’il saupoudra sur les flammes dansantes. Aussitôt l’image de Waylander franchissant les portes de Gulgothir se forma. Il était déguisé en marchand sathuli, avec une robe grise flottant au vent et un burnous tenu par des poils de crin noir tressés. Il avait le dos courbé sous un énorme barda, et il traînait le pas comme un vieillard, perclus de rhumatisme. Kesa Khan sourit. — Tu ne tromperas pas Zhu Chao, mais personne d’autre ne pourra te reconnaître, dit-il. La scène disparut avant qu’il le veuille. Kesa Khan jura entre ses dents et songea au Cristal posé sur le sol doré sous la forteresse. Avec ça, tu pourrais redevenir jeune, pensa-t-il. Tu pourrais vivre pendant des siècles et des siècles, afin d’être là, au bon moment, pour aider l’Unificateur. — Bah ! dit-il à voix haute. Si c’était vrai, ne me serais-je pas vu dans un des avenirs que j’ai visités ? Ne te fais pas d’illusions, vieil homme. La mort approche. Tu as fait tout ce que tu as pu pour l’avenir de ton peuple. Tu n’as pas de raison d’avoir des regrets. Pas une seule. — Il y a peu de gens qui peuvent dire la même chose, résonna la voix de Dardalion. — Peu de gens ont vécu leur vie aussi résolument que moi, répondit Kesa Khan. (Il regarda vers l’entrée où se tenait le prêtre.) Entre, prêtre. Il y a un courant d’air et mes os ne sont plus aussi jeunes qu’autrefois. (Il n’y avait pas de mobilier dans la pièce, aussi Dardalion dut s’asseoir sur un tapis.) À quoi dois-je le plaisir de ta compagnie ? s’enquit le vieux chaman. — Tu es un homme retors, Kesa Khan, et je n’ai pas ta ruse. En revanche, je ne suis pas sans pouvoirs. Moi aussi, j’ai arpenté les chemins de brume depuis la dernière fois que nous avons parlé. Moi aussi, j’ai vu l’Unificateur dont tu rêves. Les yeux du chaman brillèrent de malice. — Tu n’en as vu qu’un ? Mais il y en a des centaines. — Non, rétorqua Dardalion. Des milliers. Une gigantesque toile d’araignée des avenirs possibles. Mais la plupart ne m’intéressaient pas. J’ai suivi un chemin qui part de Kar-Barzac et de l’enfant qui va être conçu ici. Une fille. Une très jolie fille, qui épousera un jeune seigneur de guerre. Leur fils sera puissant, et leur petit-fils encore plus. Kesa Khan frissonna. — Tu as vu tout ça en un seul jour ? Il m’a fallu cinquante ans. — J’avais cinquante ans de moins pour voyager. — Qu’as-tu vu d’autre ? — Que souhaites-tu savoir ? riposta le Drenaï. Kesa Khan se mordit la lèvre et resta un instant silencieux. — Je sais tout ce qu’il y a à savoir, mentit-il en haussant les épaules. Il n’y a rien de nouveau. As-tu localisé Waylander ? — Oui. Il est entré déguisé dans Gulgothir. Deux de mes prêtres l’observent en ce moment, et font ce qu’ils peuvent pour détourner les sorts de localisation. Kesa Khan acquiesça. — Il sera bientôt temps d’aller récupérer le Cristal, déclara-t-il en posant son regard sur le feu virevoltant. — Il faudrait le détruire, lui conseilla Dardalion. — Comme tu veux. Il suffit que tu envoies un de tes hommes – un prêtre, qui sera difficilement corrompu par ses pouvoirs. Tu as un tel homme ? — Corrompu ? — Oui. Même à l’état de veille, le Cristal exerce toujours une grande influence, enflammant les sens comme un bon vin levant les inhibitions. L’homme que tu dois envoyer doit avoir un grand contrôle sur… ses passions, dirons-nous ? Toutes ses faiblesses seront multipliées par cent. Je ne vais donc pas envoyer un Nadir dans une telle quête. — Comme tu le sais très bien, j’ai, parmi mes prêtres, un homme assez fort pour combattre cette malfaisance, affirma Dardalion. (Il se pencha pour être quasiment nez à nez avec le vieil homme rabougri.) Mais dis-moi, Kesa Khan, qu’y a-t-il d’autre en bas ? — Ne t’es-tu donc pas servi de tes grands pouvoirs pour le découvrir ? rétorqua le vieux Nadir, incapable de retenir un air méprisant. — Aucun esprit ne peut pénétrer les niveaux inférieurs. Il y a là une force bien plus puissante que tout ce que j’ai rencontré jusqu’à ce jour. Mais tu sais déjà tout cela, vieil homme, et plus encore. Je ne te demande pas ta gratitude – elle ne m’intéresse pas. Nous ne sommes pas ici pour toi. Mais j’aimerais bien que tu sois honnête au moins. — Demande ce que tu veux, Drenaï. Je ne te dois rien ! Tu veux le Cristal – va le chercher. Dardalion soupira. — Très bien, c’est ce que je vais faire. Mais je ne vais pas envoyer Ekodas dans les profondeurs de la terre. J’irai moi-même. — Le Cristal te détruira ! — Peut-être. — Tu es un idiot, Dardalion. Ekodas est bien plus fort que toi. Tu le sais. L’Abbé sourit. — Oui, je le sais. (Son sourire disparut et ses yeux se durcirent.) Et, maintenant, si tu arrêtais de faire semblant ? Tu as besoin d’Ekodas. Sans lui, tes plans tombent en ruine. J’ai vu le futur, Kesa Khan. J’en ai vu davantage que tu ne peux l’imaginer. Tout ici est dans un état d’équilibre instable. Une seule erreur de stratégie, et tous tes espoirs seront anéantis. Le chaman se détendit, et rajouta du combustible dans le feu. — Nous ne sommes pas si différents que ça, toi et moi. Très bien, je vais te dire tout ce que tu veux savoir. Mais c’est Ekodas qui doit détruire le mal. D’accord ? — Parlons d’abord, je déciderai ensuite. — C’est acceptable, Drenaï. (Kesa Khan prit une profonde respiration.) Pose tes questions. — Quels dangers nous attendent dans les niveaux inférieurs ? Le chaman haussa les épaules. — Comment le saurais-je ? Comme tu l’as dit, aucun esprit ne peut pénétrer là-bas. — Qui enverrais-tu avec Ekodas ? demanda doucement Dardalion. — La Drenaïe et son amant. Dardalion aperçut l’étincelle dans les yeux du chaman. — Ta haine est trop visible, Kesa Khan. Tu as besoin de nous maintenant, mais tu espères que nous mourrons tous au bout du compte. Surtout la femme. Pourquoi ça ? — Bah, elle est sans intérêt ! — Encore un mensonge, répondit sèchement Dardalion. Nous reparlerons bientôt, Kesa Khan. — Tu enverras Ekodas ? Dardalion resta silencieux un instant. Puis, il acquiesça. — Mais pas pour les raisons que tu crois, dit-il. L’Abbé se leva et quitta la pièce. Le chaman ravala sa colère et resta assis, jambes croisées, devant le feu. Qu’est-ce que le Drenaï pouvait savoir d’autre ? Qu’avait-il dit sur l’Unificateur ? Kesa Khan s’efforça de se remémorer précisément tous les mots : « Une gigantesque toile d’araignée des futurs possibles. Mais la plupart ne m’intéressaient pas. J’ai suivi un chemin qui part de Kar-Barzac et de l’enfant qui va être conçu ici. Une fille. Une très jolie fille, qui épousera un jeune seigneur de guerre. Leur fils sera puissant, et leur petit-fils encore plus. » Connaissait-il l’identité du jeune chef de guerre ? Où se trouve-t-il ? Kesa Khan jura une nouvelle fois entre ses dents. Si seulement il avait encore la force de parcourir les chemins de brume. Mais il sentait son cœur battre dans sa cage thoracique avec autant d’énergie qu’un moineau mourant. Il plissa ses yeux noirs. Il n’avait pas le choix. Il devait continuer comme il l’avait planifié. Que le Drenaï détruise donc le Cristal – cela n’avait pas d’importance pour le futur des Nadirs. Ce qui était vital, en revanche, c’est qu’Ekodas se rende dans cette salle et que la femme, Miriel, soit avec lui. Une once de regret le toucha alors. C’était une femme forte, fière et bonne. Dommage qu’elle doive mourir, admit-il. Angel posa d’abord les yeux sur la peau incroyablement guérie de ses paumes ensanglantées et ensuite sur le visage du jeune prêtre. — Il n’y a pas une seule marque, dit-il. Pas une seule cicatrice ! Le jeune homme avait l’air las, mais il sourit. — Je n’ai fait qu’accélérer ton rétablissement. J’en ai également profité pour supprimer une petite excroissance cancéreuse dans tes poumons. — Un cancer ? soupira Angel que la peur venait de saisir à la gorge. — Oui, mais il n’y en a plus. — Ça ne me faisait pourtant pas mal. — Il aurait fallu qu’elle soit plus grosse, pour cela. — Tu m’as donc sauvé la vie, hein ? Par tous les dieux, prêtre, je ne sais quoi dire. Je me nomme Angel. Et il lui tendit sa main fraîchement guérie. Le prêtre l’accepta et la serra. — Je suis Ekodas. Comment cela se passe-t-il sur le mur ? — Nous tenons bon. Ils ne sont pas prêts d’escalader de nouveau les remparts. La prochaine fois, ils attaqueront la herse. Ekodas acquiesça. — Tu as raison. Mais pas avant demain. Repose-toi, Angel. Tu n’es plus un jeune homme, et ton corps est extrêmement fatigué. (Le prêtre jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de l’ancien gladiateur.) Le garçon est avec toi ? s’enquit-il. Angel se retourna. L’enfant sourd se tenait non loin d’eux, la cape verte d’Angel passée autour de ses épaules. — Oui. Ton gros ami – Merlon ? – m’a conseillé de te demander de l’examiner. Il est sourd. — Je suis épuisé. Mes pouvoirs ne sont pas inépuisables. — Une autre fois, alors, dit Angel en se levant. — Non, insista Ekodas. Examinons-le, au moins. Angel fit signe à l’enfant d’approcher, mais celui-ci recula, intimidé, lorsque le prêtre fit mine de vouloir le toucher. Ekodas ferma les yeux. L’enfant tomba aussitôt dans les bras d’Angel, profondément endormi. — Qu’as-tu fait ? — Il ne risque rien, Angel. Il va simplement dormir jusqu’à ce que je le réveille. Ekodas plaça ses paumes sur les oreilles de l’enfant et attendit plusieurs minutes. Finalement, il recula et alla s’asseoir en face du gladiateur. — Il a eu une terrible infection lorsqu’il était très jeune. Celle-ci n’a pas été traitée et elle a touché les os autour des oreilles. Ce qui a endommagé les tympans, les empêchant de relayer les vibrations jusqu’au cerveau. Tu comprends ? — Rien du tout, admit Angel. Mais est-ce que tu peux le guérir ? — C’est déjà fait, répondit Ekodas. Par contre, il va falloir que tu restes un peu à ses côtés au début. Il risque d’avoir peur. Chaque bruit va être nouveau. Angel regarda le jeune prêtre s’en aller de l’autre côté de la pièce. Le garçon bougea dans ses bras. Il ouvrit les yeux. — Tu te sens mieux ? demanda Angel. Le garçon se raidit, ses yeux s’écarquillant sous le choc. Angel sourit en se tapotant l’oreille. — Tu peux entendre à présent. Une femme passa derrière l’enfant. Il se tourna d’un bond et regarda ses pieds qui avançaient sur le sol en pierre. Angel toucha le garçon sur le bras afin d’attirer son attention, puis il se mit à tapoter en rythme sur la table à laquelle ils étaient assis, comme si c’était un petit tambour. L’enfant se dégagea des bras d’Angel et sortit de la salle en courant. — Tu parles d’un prof, grommela Angel. Une grande lassitude s’empara de lui et il décida de se lever. Il traversa la salle et se trouva une petite pièce inoccupée dans un des couloirs qui en partait. Il n’y avait pas de meubles, mais Angel s’allongea sur le sol, se servant de son bras comme d’un oreiller. Et il s’endormit d’un sommeil sans rêve. Miriel le réveilla et il s’assit instantanément. Elle lui avait apporté un bol de bouillon léger et un morceau de pain. — Comment vont tes mains ? lui demanda-t-elle. — Guéries, répondit-il en lui montrant ses paumes. Par l’un des prêtres – Ekodas. Il a un Talent exceptionnel. Elle acquiesça. — Je viens juste de faire sa connaissance. Il prit la soupe et commença à manger. Miriel resta assise à côté de lui sans rien dire. Elle avait l’air préoccupée ; elle tirait sans cesse sur une longue boucle de cheveux au niveau de la tempe. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — Rien. — Tu ne sauras jamais mentir, Miriel. Ne sommes-nous pas amis ? Elle acquiesça, mais ne le regarda pas dans les yeux. — J’ai tellement honte, dit-elle d’une voix à peine plus audible qu’un murmure. Des gens meurent ici. Tous les jours. Et pourtant, je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. Même sur ce mur, lorsque les Gothirs avançaient, je me suis sentie plus en vie que jamais auparavant. Je pouvais sentir l’air – si doux et si froid. Et avec Senta… Elle rougit et tourna la tête. — Je sais, lui dit-il. J’ai déjà été amoureux. — Ça a l’air ridicule, mais une partie de moi aimerait que cela ne s’arrête jamais. Tu vois ce que je veux dire ? — Tout a une fin, répliqua-t-il en soupirant. D’une certaine manière, c’est ce qui fait que la vie est belle. J’ai connu un artiste, autrefois, qui soufflait des fleurs en verre – des objets magnifiques. Mais une nuit, alors que nous buvions dans une petite taverne, il m’a dit qu’il n’avait jamais créé quoi que ce soit arrivant à la cheville d’une vraie rose. Et il savait qu’il n’y arriverait jamais. Car le secret de sa beauté, c’est qu’elle devait mourir. — Mais je ne veux pas que cet amour meure. Jamais. Il éclata de rire. — Je connais ce sentiment, fillette. Par les couilles de Shemak ! Tu es toute jeune – même pas vingt ans. Tire tout le plaisir que tu peux de la vie, savoure-le, garde-le sur le bout de ta langue. Mais ne perds pas de temps à penser à la perte. Ma première femme était une mégère. Je l’adorais, mais nous nous battions comme des tigres. Lorsqu’elle est morte, j’étais désespéré, mais si on m’en donnait la possibilité, je ne voudrais pas qu’il en fût autrement. Les années que j’ai passées avec elle étaient bénies. Elle lui sourit, un peu gênée. — Je ne veux pas souffrir comme mon père. Je sais que ça a l’air pathétique, dit comme ça. — Il n’y a rien de pathétique là-dedans. Et où est ton homme ? — En train de réunir des torches. — Pour quoi faire ? — Kesa Khan m’a demandé de guider Ekodas dans les niveaux inférieurs. Nous devons chercher un Cristal. — Je viens avec vous. — Non, répondit-elle fermement alors qu’il faisait mine de se lever. Ekodas dit que tu es plus fatigué que tu ne veux l’admettre. Inutile que tu viennes te balader avec nous dans le noir. — Cela pourrait être dangereux, protesta-t-il. — Kesa Khan dit le contraire. Alors, repose-toi. Nous serons revenus dans une ou deux heures. Pour le marchand Matze Chaï, le sommeil était une joie à laquelle il tenait beaucoup. Chaque nuit, quelle que soit la pression que son commerce exerçait sur lui, il dormait d’un sommeil de plomb pendant très exactement quatre heures. Matze Chaï croyait que c’était ce repos délicieux qui était responsable de son esprit aiguisé lorsqu’il négociait avec les fourbes marchands gothirs et autres nobles roublards. C’est donc avec une certaine surprise, lorsqu’il fut réveillé par son serviteur, Luo, qu’il constata que l’aube ne serait là que dans quelques heures, et que les étoiles pouvaient toujours êtres vues dans le ciel nocturne depuis la porte-fenêtre de son balcon. — Je suis désolé, maître, murmura Luo, en enchaînant les révérences, mais un homme demande à vous voir. Matze Chaï digéra l’information, et plus encore. Aucun homme ordinaire n’aurait pu inciter Luo à venir le réveiller. Et personne dans l’entourage de Matze ne laisserait son serviteur dans un tel état de peur. Il s’assit et retira le filet de soie qui recouvrait ses cheveux huilés et brillants. — Allume une ou deux lanternes, Luo, dit-il doucement. — Oui, maître. Je suis désolé, maître. Mais il insistait pour que je vous réveille. — Bien sûr. N’y pense plus. Tu as pris la bonne décision. Va me chercher un peigne. Luo alluma deux lanternes, dont une qu’il plaça sur la table derrière le lit. Puis, il apporta un petit miroir de bronze et un peigne en ivoire. Matze Chaï pencha la tête et Luo coiffa délicatement la longue barbe de son maître, la divisant exactement en deux en son milieu et la tressant avec habileté. — Où as-tu laissé cet homme ? s’enquit-il. — Dans la bibliothèque, maître. Il a demandé un peu d’eau. — Ah, de l’eau ! (Matze Chaï sourit.) Je vais m’habiller moi-même. Sois un gentil garçon et va dans mon bureau. Dans le troisième placard depuis la fenêtre du jardin, tu trouveras, je crois, dans du vélin rouge enrubanné de bleu, un tas de parchemins. Apporte-les à la bibliothèque dès que possible. — Dois-je prévenir la garde, maître ? — Dans quel but ? demanda Matze Chaï. Sommes-nous en danger ? — C’est un homme dur et violent. Je sens ce genre de choses. — Le monde est plein d’hommes durs et violents. Et pourtant, je suis toujours riche et sain et sauf. Ne t’inquiète donc pas, Luo. Contente-toi de faire ce que je t’ai demandé. — Oui, maître. Le vélin rouge. Troisième placard en partant de la fenêtre. — Avec du ruban bleu, lui rappela Matze Chaï. Luo s’inclina et sortit à reculons de la chambre. Matze Chaï s’étira et se leva. Il ouvrit sa garde-robe et choisit une robe violette, ouverte sur le devant, qu’il attacha avec une ceinture à fermoir d’or. Il enfila des pantoufles de velours et descendit les escaliers en colimaçon jusque dans le hall. Celui-ci était richement décoré de tapis au sol. Il le traversa et entra dans la bibliothèque. Son invité était assis sur un divan recouvert de soie. Il s’était débarrassé de sa robe sathulie dégoûtante et arborait à présent des habits de cuir noir, salis par le voyage et couverts de poussière. Une petite arbalète noire était posée à côté de lui. — Bienvenue chez moi, Dakeyras, dit Matze Chaï avec un grand sourire. L’homme lui rendit son sourire. — J’ai l’impression que tu as investi mon argent judicieusement – si j’en juge par toutes les antiquités que je vois ici. — Votre fortune est en sécurité avec moi, et elle grandit rapidement, lui assura Matze Chaï. (Il s’assit sur le divan d’en face après en avoir ôté la robe sathulie malodorante du bout des doigts et l’avoir jetée par terre.) Je vois que vous voyagez sous un déguisement. — Quelquefois c’est préférable, admit son hôte. Luo apparut, portant des parchemins et un grand livre comptable. — Pose-les sur la table, lui demanda Matze Chaï. Oh… et débarrasse-nous de ça, ajouta-t-il en touchant du bout de sa pantoufle de velours la robe immonde. Fais préparer un bain aromatisé dans la chambre d’ami du bas. Préviens Ru Laï, dis-lui qu’un invité aura bientôt besoin d’un massage aux huiles. — Oui, maître, répondit Luo en ramassant la robe sathulie et en sortant rapidement de la pièce. — Et maintenant, Dakeyras, voulez-vous vérifier nos comptes ? L’homme sourit. — Toujours une longueur d’avance, Matze. Comment as-tu su que c’était moi ? — Un visiteur de minuit qui fait peur à Luo et qui demande un verre d’eau ? Qui d’autre ? J’ai cru comprendre qu’il y avait de nouveau un prix sur votre tête. Qui avez-vous offensé cette fois ? — Un peu tout le monde. Mais c’est Karnak qui a fixé le prix. — Alors, cela devrait vous faire plaisir d’apprendre qu’il languit actuellement dans les oubliettes de Gulgothir. — C’est ce que j’ai cru comprendre, répondit Waylander. D’autres nouvelles ? — Le prix de la soie est à la hausse. Les épices également. Vous avez investi dans les deux. — Je ne parlais pas des marchés, Matze. Quelles nouvelles de Drenaï ? — Les Ventrians ont rencontré quelques succès. Ils ont pillé Skeln, mais ont été repoussés à Erekban. Malheureusement, sans Karnak, les Drenaïs risquent de perdre la guerre. À l’heure où nous parlons, il y a un cessez-le-feu. Les Ventrians tiennent les positions qu’ils ont capturées, et une force gothire campe au pied des montagnes de Delnoch. Le combat a cessé momentanément, mais personne ne sait pourquoi. — Je crois que j’ai une idée sur la question, déclara le nouveau venu. Il y a des chevaliers de la Confrérie dans les trois factions. Je pense qu’il y a actuellement une partie plus vaste qui se joue. Matze acquiesça. — Vous devez avoir raison, Dakeyras. Zhu Chao est devenu plus puissant ces derniers mois ; rien qu’hier, un décret impérial a été publié arborant non seulement le sceau royal, mais aussi la signature de Zhu Chao. Enfin, cela ne devrait pas avoir d’incidence sur les affaires. Comment puis-je donc vous être utile ? — J’ai un ennemi à Gulgothir. Un homme qui désire ma mort. — Tuez-le et n’en parlons plus. — J’en ai bien l’intention. Mais je vais avoir besoin d’informations. — À Gulgothir, tout se monnaye, mon ami. Vous le savez bien. Qui est cette… imprudente personne ? — Un de tes compatriotes, Matze Chaï. Nous avons déjà parlé de lui ce soir. Il a un palais non loin d’ici, et c’est un proche de l’Empereur. Matze Chaï se lécha nerveusement les lèvres. — J’espère qu’il s’agit d’une mauvaise plaisanterie. (L’invité secoua la tête.) Vous vous rendez compte que sa maison est gardée par des hommes et des démons, et que ses pouvoirs sont incommensurables ? Si cela se trouve, il nous épie en ce moment même. — Oui, c’est vrai. Mais je ne peux rien y faire. — De quoi avez-vous besoin ? — D’un plan du palais, et d’une estimation du nombre de gardes… et de leur emplacement. Matze soupira. — Vous me demandez beaucoup, mon ami. Si je vous aide et que vous êtes capturé – et que vous avouez – alors c’en sera fait de ma vie. — Absolument. — Vingt-cinq mille raqs, déclara Matze Chaï. — Drenaïs ou gothirs ? rétorqua Waylander. — Gothirs. Le raq drenaï a beaucoup souffert ces derniers mois. — C’est presque la totalité de la somme que j’ai chez toi. — Non, mon ami, c’est exactement la somme que vous avez investie chez moi. — Ton amitié me coûte cher, Matze Chaï. — Je connais un homme qui a été autrefois membre de la Confrérie, jusqu’à ce qu’il devienne accro au lorassium. C’est un ancien capitaine de la garde de Zhu Chao. Et puis il y en a deux autres qui travaillaient autrefois pour l’homme en question, et qui pourront me fournir des renseignements sur ses habitudes. — Fais-les mander demain matin, lui dit Waylander en se levant. À présent, je vais aller prendre un bain – et j’ai bien besoin d’un massage. Oh, une dernière petite chose. Avant de venir te voir, je suis passé chez un autre marchand qui gère une partie de mon argent. Je lui ai laissé des instructions scellées. Si je ne vais pas les chercher demain avant midi, il les ouvrira et les suivra à la lettre. — Dois-je comprendre, fit Matze Chaï avec un sourire pincé, qu’il s’agit d’un contrat pour ma mort ? — Je t’ai toujours apprécié, Matze. Tu as l’esprit vif. — Cela dénote un manque de confiance flagrant à mon égard, fit remarquer Matze Chaï chagriné. — Je te fais déjà confiance pour mon argent, mon ami. Ce n’est pas si mal. Les Gothirs attaquèrent trois fois pendant la nuit, deux fois en essayant d’escalader les murs, et la troisième fois en se lançant à l’assaut de la herse. Les Nadirs décochèrent volée de flèches sur volée de flèches sur les attaquants, mais sans grand effet. Des centaines de soldats agglutinés devant la herse, faisaient un mur de leurs boucliers contre le fer rouillé, tandis que d’autres tentaient de scier les barreaux métalliques. Orsa Khan, le grand sang-mêlé, lança une lampe à huile sur la barricade de carrioles et de chariots et y mit le feu. Une fumée noire, épaisse, s’éleva en spirale autour de l’entrée principale, et les assaillants reculèrent. Sur les remparts, Dardalion et les derniers des Trente bataillaient aux côtés des guerriers nadirs, repoussant assaut après assaut. À l’aube, la dernière attaque prit fin et Dardalion retourna dans la grand-salle, laissant Vishna et les autres sur les remparts. Il essaya de communier avec Ekodas mais n’arriva pas à franchir la barrière d’énergie qui émanait de sous le château. Il retrouva Kesa Khan, seul dans sa petite chambre. Le vieux chaman contemplait la vallée par sa petite fenêtre tordue. — Il ne nous reste plus que trois jours, déclara Dardalion. Kesa Khan haussa les épaules. — Il peut se passer bien des choses en trois jours, Drenaï. Dardalion défit son plastron d’argent et le retira. Il ôta son heaume et s’assit sur le tapis, devant le brasero incandescent. Kesa Khan l’imita. — Tu es fatigué, prêtre. — C’est vrai, admit Dardalion. Les chemins du futur m’ont vidé. — Comme moi en bien des occasions. Mais cela en valait la peine, puisque j’ai pu voir le règne d’Ulric. — Ulric ? — L’Unificateur, précisa Kesa Khan. — Ah oui, le Premier Unificateur. Je dois avouer que je n’ai pas passé beaucoup de temps à l’observer. J’étais plus intéressé par le second. Un homme peu commun, non ? Malgré son sang-mêlé et ses loyautés partagées, il a quand même réussi à unir les Nadirs et à accomplir tout ce à quoi Ulric avait échoué. Kesa Khan resta silencieux un instant. — Peux-tu me montrer cet homme ? Dardalion plissa les yeux. — Allons, tu l’as forcément déjà vu. C’est l’Unificateur dont tu parles ! — Non. Dardalion soupira. — Prends ma main, Kesa Khan, et partage mes souvenirs. Le chaman tendit le bras et agrippa fermement la paume de Dardalion. Il frissonna et son esprit se mit à flotter. Dardalion se concentra, et ensemble ils assistèrent à l’ascension d’Ulric Khan, à l’unification des tribus, au déferlement des grandes hordes dans les steppes, au pillage de Gulgothir et au premier siège de Dros Delnoch. Ils observèrent le Comte de Bronze repoussant la horde nadire, et virent la signature du traité de paix, et les termes honorés ; le mariage du fils du comte avec l’une des filles d’Ulric et la naissance de l’enfant, Tenaka Khan, le Prince des Ombres, le Roi sur le Seuil. Dardalion sentit l’orgueil de Kesa Khan gonfler d’abord, pour finalement être remplacé par un sentiment de désespoir. La séparation fut vive, ce qui fit pousser un grognement au Drenaï. Il ouvrit les yeux et vit la peur sur le visage de Kesa Khan. — Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? — La femme, Miriel. C’est d’elle que viendra la lignée d’hommes qui donnera ce Comte de Bronze ? — Oui – je croyais que tu avais compris ? Je t’avais bien dit qu’un enfant allait être conçu ici même. — Mais pas d’elle, Drenaï ! Je ne savais pas que c’était elle ! La lignée d’Ulric commence ici également. — Et ? Kesa Khan avait du mal à respirer, son visage était creusé. — Je… Je croyais qu’Ulric était l’Unificateur. Et que les descendants de Miriel chercheraient à lui nuire. Je… Elle… — Crache le morceau, enfin ! — Il y a des bêtes qui gardent le Cristal. Il y en avait trois, mais leur faim était telle qu’elles se sont entre-déchirées et il n’en reste plus qu’une à présent. C’étaient les hommes que Zhu Chao avait envoyés pour me tuer. Le fils de Karnak, Bodalen, était l’un d’eux. Le Cristal les a fait fusionner. — Depuis le début tu pouvais franchir la barrière ! Mais c’est de la trahison, gronda Dardalion. — La fille va mourir. C’est écrit ! (Le visage du chaman était livide.) J’ai détruit la lignée de l’Unificateur. — Pas encore, dit Dardalion en se relevant d’un bond. Kesa Khan se jeta sur lui et l’attrapa par le bras. — Tu ne comprends pas ! J’ai fait un pacte avec Shemak. Elle va mourir. Rien ne peut plus changer ça. Dardalion se libéra de la poigne de Kesa Khan. — Rien n’est immuable. Et aucun démon ne pourra jamais m’imposer sa volonté. — Si je pouvais changer quoi que ce soit, je le ferais, gémit Kesa Khan. L’Unificateur est tout pour moi ! Mais il doit y avoir une mort. Tu ne peux pas l’empêcher. Dardalion sortit en courant de la pièce et s’engouffra dans les escaliers en colimaçon qui descendaient dans la grand-salle. De là, il se précipita dans l’escalier qui menait aux salles souterraines. Au même instant, il reçut un appel mental de Vishna depuis les remparts. La Confrérie attaque, frère. Nous avons besoin de toi ! Je ne peux pas ! Sans toi nous sommes perdus ! Le château va tomber ! Dardalion remonta du passage, l’esprit en effervescence. S’il abandonnait son poste, des centaines de femmes et d’enfants allaient être massacrés. Mais s’il restait, Miriel était perdue. Il tomba à genoux sur le seuil de l’escalier, cherchant désespérément une solution dans la prière, mais son esprit était trop en proie au chaos. Une main se posa sur son épaule. Il leva les yeux. C’était l’affreux gladiateur balafré. — Tu es malade ? lui demanda celui-ci. Dardalion se leva et prit une profonde inspiration. Puis, il raconta rapidement toute l’histoire à Angel. Ce dernier écouta d’un air grave. — Une mort, dis-tu ? Mais pas nécessairement celle de Miriel ? — Je ne sais pas. Mais on a besoin de moi sur les remparts. Je ne peux pas aller l’aider. — Mais moi si, dit Angel en dégainant son épée. CHAPITRE 19 Zhu Chao était accoudé à la rambarde dorée de son balcon et regardait les remparts de son palais. Ici, il n’y avait pas de vulgaires créneaux, mais de larges flûtes et des courbes comme il seyait à un gentilhomme chiatze. Les jardins en contrebas étaient parsemés de fleurs odorantes et d’arbres divers, quadrillés de sentiers savamment élaborés qui tournaient autour d’étangs et cours d’eau artificiels. C’était un endroit calme et d’une beauté tranquille. Mais c’était quand même une place forte. Vingt hommes, armés d’arcs et d’épées, patrouillaient le long des quatre murs, pendant que quatre autres – sur le qui-vive et l’œil aux aguets – étaient dissimulés à chaque angle dans les fausses tours de guet. Les portes étaient fermées, et six molosses vagabondaient dans les jardins. Il en voyait d’ailleurs un, assis à côté d’un chemin ornementé. Son poil noir le rendait quasiment invisible. Je suis en sûreté, pensa Zhu Chao. Rien ne peut m’atteindre. Alors, pourquoi ai-je si peur ? Il frissonna et ramena davantage sa robe de laine violette autour de son corps frêle. Kar-Barzac tournait au drame. Kesa Khan était toujours vivant, et les Nadirs défendaient les murs comme des enragés. Innicas était mort, la Confrérie presque détruite. Et Galen s’était fait inexplicablement tuer lors de son retour chez les Drenaïs. Il était entré dans la tente du général Asten et lui avait fait part de l’affreuse traîtrise conduisant à la mort de Karnak. Asten avait écouté en silence, puis il s’était levé pour s’approcher du guerrier de la Confrérie. Soudain, il avait attrapé Galen par les cheveux et lui avait tiré la tête en arrière. Une lame de couteau avait fendu les airs. Et du sang avait jailli de la gorge de Galen. Zhu Chao avait assisté à toute la scène. Il avait vu le guerrier agonisant tomber par terre et le général se dresser au-dessus de lui. Zhu Chao frissonna. Tout allait de travers. Et où donc est Waylander ? Trois fois il avait lancé un sort de localisation. Et trois fois il n’avait rien trouvé. Mais ce soir, tout va s’arranger, se rassura-t-il. La veille du solstice d’hiver, la nuit du grand sacrifice. La puissance va couler en moi, le Talent du Chaos sera mien. Alors, j’exigerai la mort de Kesa Khan. Demain, le roi de Ventria sera mort. Ses troupes se tourneront vers la Confrérie pour trouver un chef. Comme les soldats drenaïs. Galen n’était pas le seul loyal chevalier parmi eux. Asten mourrait, et l’Empereur aussi. Trois empires n’en feraient bientôt plus qu’un. Pas pour moi les misérables titres de roi ou d’Empereur. Avec le Cristal dans mes mains, je deviendrai le Divin Zhu Chao, Seigneur de Tous, Roi des Rois. Cette pensée lui faisait plaisir. Il regarda le mur le plus proche et observa les soldats qui marchaient le long du parapet. Des hommes forts. Fidèles. Loyaux. Je suis en sûreté, se répéta-t-il. Il jeta un coup d’œil à la fausse tour sur sa gauche. Le soldat était assis le dos tourné à l’extérieur. Il dormait ! La colère gagna Zhu Chao qui lui intima mentalement l’ordre de se réveiller. Mais l’homme ne bougea pas. Toujours mentalement, le sorcier convoqua Casta, le capitaine de la garde. À vos ordres, seigneur, répondit celui-ci. Le garde dans la tour est. Fais-le descendre dans la cour pour qu’il y soit fouetté. Il est en train de dormir. Tout de suite, seigneur. En sûreté ? Comment puis-je être en sûreté entouré par ces incapables ? Casta ? Oui, seigneur. Après l’avoir fouetté, tranche-lui la gorge. Zhu Chao fit demi-tour sur ses talons et retourna dans ses appartements, sa bonne humeur en lambeaux. Il avait besoin d’un bon verre de vin, mais se retint. Ce soir, il devrait accomplir le sacrifice sans commettre la moindre erreur. Il pensa à Karnak enchaîné, et à la dague incurvée qui allait lentement lui ouvrir le torse. Aussitôt son humeur s’améliora. C’est mon dernier jour à servir les autres, pensa-t-il. À l’aube, demain, je serai le Seigneur des Trois Empires. Non, pas avant que le Cristal soit entre tes mains. Seulement là tu pourras devenir immortel. Seulement là tu seras de nouveau entier. Un muscle de sa mâchoire tressauta ; il revit avec horreur le feu malfaisant et la petite dague acérée dans la main de Kesa Khan. La haine l’enveloppa, et la honte grimpa aussi vite que de l’acide dans sa gorge. — Tu vas voir ton peuple mourir, Kesa Khan, siffla-t-il. Chaque homme, femme et enfant. Et tu sauras à qui est la faute. C’est le prix à payer pour ce que tu m’as volé ! L’écho de sa douleur résonna dans ses souvenirs, ainsi que les terribles mois de souffrance qui avaient suivi la mutilation. Mais le Cristal allait tout changer. Le Troisième Grimoire en parlait. Un ancien chevalier avait été porté dans la chambre du Cristal, son bras coupé par une arme de lumière. On l’avait allongé sur un lit et on avait libéré le pouvoir du Cristal. En moins de deux jours, un nouveau bras avait repoussé depuis le moignon. Mais mieux encore, d’après le Quatrième Grimoire, les dirigeants des anciennes races avaient été transformés par le Cristal, et leurs corps vieillissants étaient redevenus jeunes. Zhu Chao avait la gorge sèche, et cette fois-ci il se laissa aller à un petit gobelet de vin. Seigneur ! Seigneur ! cria mentalement Casta. De la peur transpirait dans cette voix. Qu’y a-t-il ? La sentinelle est morte, seigneur ! D’un carreau d’arbalète en plein cœur. Et il y a des marques de grappin sur la tourelle. — Il est ici ! hurla Zhu Chao. Waylander est ici ! Je ne vous entends plus, seigneur, dit Casta. Zhu Chao essaya de retrouver son calme. Fais descendre les hommes des remparts. Fouillez les jardins. Trouvez l’assassin ! La torche imprégnée d’huile projetait des ombres folles sur les murs ondulés de la cage d’escalier. Pendant qu’il descendait les marches, de la fumée noire rentrait dans les narines d’Angel. Il avait peur, plus que jamais auparavant. C’était la peur de la mort. Pas de la sienne – il y était préparé. Mais en imaginant Miriel et le monstre, son jeune corps brisé, ses yeux morts regardant dans le vide, incapable de voir encore, cette peur se transforma en terreur. Angel déglutit avec peine et força le pas. Il ne pouvait pas se permettre le luxe d’une approche discrète. Aussi dévala-t-il aussi vite que possible les escaliers. Dardalion lui avait dit que la chambre du Cristal se trouvait au sixième niveau, mais la bête, elle, pouvait être n’importe où. Angel renifla et mollarda, essayant en vain d’humidifier sa bouche. Il priait tout dieu qui l’écouterait, des Ténèbres ou de la Lumière, et même entre les deux. Faites qu’elle vive ! Prenez-moi à sa place. J’ai vécu, et bien vécu. Il manqua une marche et se cogna dans le mur ; des étincelles jaillirent de la torche, lui brûlant l’avant-bras. — Concentre-toi, imbécile ! se gronda-t-il. Et les mots se répercutèrent le long des couloirs silencieux. Par où, à présent ? se demanda-t-il comme l’escalier débouchait sur un long palier plat. Il regarda autour de lui. Tout était en métal – les murs, le plafond, le sol. Brillant et sans rouille, le métal était pourtant froissé et déchiré, comme s’il n’était pas plus résistant que du lin moisi. Angel frissonna. Les couloirs étaient humides et froids, ce qui lui faisait mal aux muscles. Ekodas avait fait remarquer qu’il était fatigué et d’un seul coup, il en avait réellement conscience. Il avait l’impression que ses membres étaient en plomb et que son énergie l’avait abandonné. Il prit une grande bouffée d’air et songea à Miriel. Il reprit sa route. Une grande arche apparut devant lui. Il la franchit, l’épée au clair. Un mouvement se produisit derrière lui. Il se retourna d’un coup et abattit son épée. Au dernier moment il dévia la lame – manquant de justesse l’enfant qui portait sa cape verte. — Par les couilles de Shemak, mon garçon ! J’aurais pu te tuer ! L’enfant recula sous l’arche, les lèvres tremblantes, les yeux exorbités et apeurés. Angel rengaina son épée et s’efforça de sourire. — Tu m’as suivi, hein ? dit-il en essayant de prendre l’enfant dans ses bras. Bah, plus de peur que de mal, pas vrai ? (Il s’agenouilla à côté de l’enfant.) C’est toi qui portes la torche, d’accord ? dit-il en la tendant à l’enfant. En fait, il n’avait plus vraiment besoin d’elle, car les panneaux projetaient une étrange lumière dans toute la salle. Il y avait des lits métalliques et des matelas pourris. Angel se leva et dégaina son épée une fois de plus. Il fit un signe à l’enfant et repartit dans le couloir, à la recherche d’escaliers. Malgré le danger, il était content que le garçon soit avec lui. Le silence et les couloirs sans fin le rendaient nerveux. — Reste près de moi, murmura l’homme. Le vieil Angel va s’occuper de toi. Sans comprendre, l’enfant acquiesça en souriant au gladiateur. — As-tu la moindre idée de l’endroit où nous nous trouvons ? demanda Senta à Ekodas, comme le prêtre à l’armure d’argent prenait un nouveau tournant dans le labyrinthe de couloirs du septième niveau. — Je crois que nous ne sommes plus très loin, lui répondit Ekodas, le visage terriblement pâle sous la faible lueur jaunâtre. Senta vit également qu’il suait à grosses gouttes. — Est-ce que tu vas bien, prêtre ? — Je sens le Cristal. Il me donne la nausée. Senta se tourna vers Miriel. — Tu m’emmènes dans de ces endroits romantiques, lui dit-il en passant le bras autour d’elle et en l’embrassant sur la joue. Des cavernes volcaniques, des châteaux ensorcelés, et maintenant un voyage dans le noir, cent mille lieues sous terre. — À peine cent mètres, intervint Ekodas. — C’était une licence poétique, objecta sèchement Senta. Miriel éclata de rire. — Tu n’étais pas obligé de venir, le taquina-t-elle. — Et passer à côté de tout ça ? s’écria-t-il en feignant l’étonnement. Mais quel homme refuserait une balade dans le noir avec une belle femme ? — Et un prêtre, fit-elle remarquer. — C’est le seul point négatif, je te l’accorde. — Taisez-vous ! siffla Ekodas. Réellement surpris, Senta fut sur le point de rétorquer par un commentaire désobligeant lorsqu’il remarqua qu’Ekodas tentait intensément d’écouter quelque chose. Il scrutait les ténèbres au bout du couloir en plissant les yeux. — Qu’y a-t-il ? s’enquit Miriel. — J’ai cru entendre quelque chose – comme une respiration. Je ne sais pas. Je l’ai peut-être imaginé ? — Cela m’étonnerait qu’il y ait quoi que ce soit de vivant ici, dit Miriel. Il n’y a aucune source de nourriture. — Je ne peux pas me servir de mon Talent, ici, leur expliqua Ekodas en essuyant la sueur de son front. Je me sens si… limité. Comme un homme devenu soudainement aveugle. — Heureusement, tu n’as pas besoin de ton Talent, lui dit Senta toujours irrité par le ton qu’avait employé le prêtre. Ce n’est pas le… Il s’arrêta au milieu de sa phrase, car il venait d’entendre à son tour une respiration de stentor. Il dégaina silencieusement son épée. — C’est peut-être un effet sonore de la terre, murmura Miriel. Tu sais, comme le vent qui siffle en passant dans une crevasse. — Il n’y a pas beaucoup de vent à cette profondeur, fit remarquer Senta. Ils progressèrent avec prudence jusqu’à ce qu’ils atteignent une longue salle avec des placards métalliques. La plupart des panneaux lumineux ne fonctionnaient plus, mais deux projetaient encore une faible lueur sur le sol en fer. Miriel vit un objet sous une table renversée. — Senta, dit-elle doucement. Regarde par là ! L’épéiste traversa la salle et s’agenouilla. Il se releva rapidement et revint près des autres. — C’est une jambe humaine, leur apprit-il. Ou plutôt ce qu’il en reste. Et croyez-moi, vous ne voulez pas connaître la taille des morsures. — Kesa Khan nous a dit qu’il n’y avait pas de danger, dit Miriel. — Peut-être qu’il ne le savait pas, suggéra Ekodas. Le Cristal est de l’autre côté de cette porte. Laissez-moi le trouver et le détruire, ensuite nous partirons à toute vitesse. — Si nous disparaissions dans un nuage de fumée, ce ne serait quand même pas assez vite, lui confia Senta. (Cela ne fit pas sourire le prêtre qui s’approcha de ce qui restait de la porte.) Regarde ça, dit Senta à Miriel. La pierre autour de la porte a été complètement arrachée. Tu sais, tu peux me traiter de pantouflard si ça te chante, mais en ce moment précis, là, eh bien, je serais ravi d’être plutôt assis dans ta cabane, les pieds devant le feu, attendant que tu m’apportes un gobelet de vin. La légèreté du ton n’arrivait pas à masquer la peur qui suintait de sa voix, et lorsqu’Ekodas poussa un cri, apparemment de douleur, Senta faillit lâcher son épée. Miriel fut la première à atteindre la porte. — Recule ! hurla Ekodas. Reste de l’autre côté. La puissance est trop grande pour que tu puisses la supporter ! Senta attrapa Miriel par le bras et la tira en arrière. — Tu sais, beauté, ça ne me dérange pas de t’avouer que j’ai peur. Ce n’est pas la première fois, mais jamais rien de tel. — Pareil, confia-t-elle. Un bruissement se fit entendre de l’autre côté de la salle. — J’ai un mauvais pressentiment, soupira Senta. Et la créature sortit de l’ombre. Elle était colossale, près de quatre mètres de haut. Senta vit avec horreur qu’elle avait deux têtes. Chacune était grotesque, n’ayant conservé que des vestiges d’apparence humaine ; la gueule était énorme, presque aussi longue que son avant-bras, et les crocs étaient acérés et tordus. Miriel dégaina son épée et recula. — Quoi que tu aies à faire, fais-le maintenant, Ekodas ! cria-t-elle. La créature se pencha en avant, faisant peser une partie de son poids sur ses avant-bras, ses trois jambes tendues sous son ventre. Senta avait l’impression qu’une araignée blanche géante se tenait devant eux. L’une des têtes tourna vers la gauche, ouvrit les yeux, et posa son regard sur Miriel. Un grondement profond et tourmenté monta de ses lèvres ridicules. La gueule de l’autre tête s’ouvrit et un cri strident résonna dans la salle. La créature se tendit et avança en crabe vers eux, grognant et criant. Miriel se déplaça sur la gauche, Senta sur la droite. La bête ignora l’épéiste et chargea la jeune fille, renversant les tables et les chaises sur son passage. Sa vitesse n’était pas prodigieuse, mais sa taille faisait qu’elle semblait occuper toute la salle. Senta se rua sur elle et se jeta sur son large dos. L’un des quatre bras le frappa violemment, lui brisant les côtes. Il partit à la renverse et manqua tomber. La créature se dressa devant Miriel. La jeune Drenaïe lui assena un coup d’épée à l’avant-bras, lui tailladant les chairs. Senta retourna à l’attaque, enfonçant son arme dans le ventre de la bête. De nouveau, un poing le frappa ; il fut projeté au sol et lâcha son épée. Il vit Miriel plonger sous les bras de la créature et se redresser d’un bond. Senta essaya de se relever, mais une douleur intense lui fendait le flanc ; il sut qu’il avait plusieurs côtes cassées. — Ekodas ! Au nom de tout ce qui est sacré, viens nous aider ! Ekodas s’agenouilla dans la chambre dorée, le Cristal entre ses mains, ses pensées bien lointaines. Les portes de son esprit étaient toutes ouvertes à présent, et les bruits qui provenaient de la salle derrière lui n’avaient plus de sens pour lui. Sa vie défila devant les yeux de sa mémoire, gâchée et remplie de peurs dérisoires. Le sanctuaire du temple ressemblait maintenant davantage à une prison grisâtre, qui le tenait à l’écart des richesses de la vie. Il contempla les nombreuses facettes du Cristal et s’y vit reflété une centaine de fois ; il sentit la force de son âme se répandre dans tous les recoins de chair de son frêle corps. En un instant, il ne vit pas seulement la bataille dans la salle derrière lui, mais aussi le triste combat qui avait lieu sur les remparts dehors. Et plus encore, il vit Waylander qui se déplaçait silencieusement dans les couloirs sombres du palais de Zhu Chao. Il éclata de rire. Quelle importance ? Puis, il vit Shia, qui se tenait aux côtés du grand Orsa Khan, et le trou dans la herse par lequel les soldats gothirs se faufilaient. Là aussi, quelle importance, pensa-t-il. Il ressentit cependant une pointe d’irritation à la pensée qu’il ne profiterait jamais du corps de Shia, et sa mémoire amplifiée lui distilla une nouvelle fois l’odeur de sa peau et de ses cheveux. — Ekodas ! Au nom de tout ce qui est sacré, viens nous aider ! Par tout ce qui est sacré ! Quelle idée amusante. Comme le temple, la Source avait été créée par des hommes comme une prison pour l’âme, afin d’empêcher les plus forts de profiter des fruits de leur puissance. Je suis libre de ce bagage, pensa-t-il. Dardalion avait dit que le Cristal était maléfique. Quelle ineptie. Il était beau, oui, parfait même. Et qu’était donc le mal, à part un nom inventé par les hommes pour désigner une force qu’ils ne pouvaient ni comprendre ni contrôler ? À présent, tu comprends, murmura une voix dans son esprit. Ekodas ferma les yeux et vit Zhu Chao assis à un bureau. Oui, je comprends, répondit Ekodas. Apporte-moi le Cristal, et nous connaîtrons la puissance et la joie infinies ! Pourquoi ne le garderais-je pas pour moi seul ? Zhu Chao éclata de rire. La Confrérie est déjà dans la place, Ekodas. Nous sommes prêts à régner. Même avec le Cristal, il te faudrait des années pour atteindre une telle position de pouvoir. Il y a du vrai dans ce que tu dis, convint Ekodas. Je ferai comme tu as dit. Bien. Et maintenant, mon frère, montre-moi le combat. Ekodas se leva, le Cristal dans les mains, et marcha jusqu’au seuil. De l’autre côté de la porte, Miriel plongeait une nouvelle fois sous la bête qui essayait de l’attraper. Senta, une main sur les côtes, avait dégainé une dague et, chancelant, passait à l’attaque. Quel imbécile ! C’était comme attaquer une baleine avec une aiguille à tricoter. Le guerrier blessé enfonça sa dague dans le dos de la bête. Celle-ci se tourna à moitié, et un poing gigantesque vint s’écraser sur le cou de Senta. Il s’écroula au sol sans un cri. Miriel le vit tomber. Et hurla, de toute sa rage. Elle se jeta en avant et enfonça sa lame dans l’une des gueules ouvertes, jusqu’où aurait dû se trouver le cerveau. Ekodas gloussa. Il savait, lui, que la bête n’avait plus de cerveau dans ses têtes. À présent, il était situé – du moins si on pouvait appeler ça un cerveau – entre les deux têtes, dans l’énorme zone bossue des épaules. La bête attrapa Miriel et la souleva de terre. Ekodas se demanda si elle allait la réduire en morceaux ou simplement lui arracher la tête des épaules, d’un coup de dents. Une telle confusion dans l’esprit de la bête, dit Zhu Chao. Une partie d’elle est toujours Bodalen. Il a reconnu la fille, la jumelle de celle qu’il a tuée par accident. Regarde-le hésiter ! Est-ce que tu sens monter la colère de ceux qui furent autrefois des membres de la Confrérie ? Oui, admit Ekodas. La faim, le désir, l’étonnement. C’est amusant, non ? Une silhouette bougea dans l’ombre. Un divertissement supplémentaire, murmura la voix de Zhu Chao. Malheureusement, je ne peux maintenir le sortilège ; je vais manquer l’inévitable conclusion. Nous partagerons tes souvenirs à Gulgothir. Le sorcier se désengagea d’Ekodas, et le jeune prêtre reporta son attention sur le gladiateur qui venait d’entrer dans la salle. Tu n’aurais pas dû venir, pensa-t-il. Tu es trop las pour cette aventure. Angel avait entendu les affreux hurlements et c’est au pas de course qu’il était entré dans la salle. Il avait vu Senta, inconscient, étendu sur le sol, et le monstre se jeter en avant, pour capturer Miriel, et la soulever. Il renversa son épée, la tenant comme une dague, et changea de trajectoire pour sauter d’abord sur une table en métal avant de se jeter sur le dos gonflé du monstre. Il atterrit les genoux les premiers, et enfonça son épée au plus profond de la chair de la créature, de tout son poids. Le monstre rua et se tourna. Angel fut désarçonné. La bête tenait toujours Miriel dans une de ses grosses mains, mais elle se concentra sur le gladiateur. À moitié assommé, ce dernier fit une roulade et se releva en titubant. Le garçon qui tenait la torche se précipita sur le monstre et lui brûla la peau. L’un des nombreux bras fondit sur l’enfant, mais ce dernier, très agile, esquiva et repartit d’où il était venu. Angel, le regard pâle, les yeux pleins de la rage du combat, vit la bête le charger. Au lieu de s’enfuir, il se jeta sur le colosse difforme, et essaya d’attraper l’épée de Senta, qui saillait toujours du ventre du monstre. Des doigts énormes attrapèrent Angel par l’épaule gauche, au moment même où sa main se refermait sur la poignée de l’épée. Le monstre le souleva et le mouvement libéra l’épée de sa prison de chair. Du sang gouttait de la blessure. Angel écrasa sa lame sur le front de la deuxième tête, lui éclatant le crâne. Sous le coup de la douleur qui irradiait sa tête, la créature lâcha Miriel. Angel frappa de nouveau. Et encore. Une autre main lui attrapa la jambe, et il se sentit porté vers la gueule béante et ses crocs démesurés. Miriel se retourna et découvrit Ekodas, tenant fermement le Cristal, dans l’encadrement de la porte ; il semblait spectateur de ce drame. Elle courut jusqu’à lui et lui prit l’épée qu’il avait au côté avant de retourner dans la mêlée. — Entre les épaules, lui confia Ekodas sur le ton de la conversation. C’est là que se trouve le cerveau. Est-ce que tu vois la bosse, là ? Tenant l’épée large de ses deux mains, Miriel assena un puissant coup de taille à la jambe de la bête, juste au-dessus du genou. Du sang gicla de la blessure, et la créature partit légèrement à la renverse, suffisamment en tout cas pour que la main qui retenait la jambe d’Angel lâche sa proie. L’ancien gladiateur frappa de toutes ses forces le bras qui le tenait encore. Les gros doigts se desserrèrent et le Drenaï tomba au sol. Le monstre perdait du sang d’un peu partout à présent, surtout de ses deux têtes. Pourtant, cela n’avait pas l’air de l’arrêter. Miriel vit Angel reculer, et elle devina qu’il essayait simplement d’éloigner d’elle le monstre. Or Miriel sentait à présent les effets du Cristal qui augmentait son Talent, l’emplissant plus encore de rage. Des images défilèrent dans son esprit, émanant de la bête. Le trouble, la colère et la faim. Mais une image flotta par-dessus toutes les autres. Miriel vit Krylla courir dans un bois, un grand homme large d’épaules à ses trousses. Bodalen. Alors, elle sut. Emprisonné quelque part dans ce monstre répugnant se trouvait l’homme qui avait tué sa sœur. Un bras gigantesque s’abattit sur elle. Elle esquiva facilement l’attaque grossière et se mit à courir vers la gauche – puis elle revint pour charger le monstre ; elle bondit le plus haut qu’elle pût, et retomba talons en avant sur l’une des rotules de la bête. Et s’en servant comme d’un point d’appui, elle sauta de nouveau pour atteindre le dos du monstre. Une main tenta de l’attraper, mais elle plongea pour l’éviter. Et, retournant l’épée, elle se dressa sur les épaules de la bête. — Meurs ! hurla-t-elle. La lame transperça la bosse. En traversant la peau, l’épée sembla aller plus vite, car il n’y avait là aucun muscle pour résister. La bosse se fendit comme un melon trop mûr, révélant les cerveaux qui giclèrent sur le sol. La bête rua une dernière fois, délogeant Miriel. Puis, elle oscilla et s’écroula. Angel courut jusqu’à Miriel et l’aida à se relever. — La Source soit louée ! Tu es vivante ! Il la prit dans ses bras mais elle se raidit soudainement ; elle venait de poser les yeux sur la forme immobile de Senta. Elle se dégagea d’Angel et courut jusqu’à l’épéiste, qu’elle retourna sur le dos. Senta poussa un gémissement et ouvrit les yeux. Il vit Angel et tenta de sourire. — Tu es encore blessé, soupira-t-il. Angel sentit alors que du sang coulait le long de son visage griffé. Il s’agenouilla à côté du jeune homme et remarqua tout de suite le sang qui pointait à la commissure de ses lèvres ainsi que l’immobilité de ses membres. Il pressa gentiment les doigts de Senta. Celui-ci ne lui rendit pas sa pression. — Laisse-moi t’aider, dit Miriel en tirant sur le bras gauche de Senta. — Laisse-le, fillette ! ordonna Angel d’une voix pourtant douce. Miriel laissa lentement retomber le bras. — Pas un endroit où finir sa vie, hein Angel ? déclara Senta. (Il toussa et du sang jaillit de sa jolie bouche, lui tachant le menton.) Enfin, je ne pouvais pas… rêver… meilleure compagnie. Angel se tourna vers Ekodas. — Ne peux-tu donc rien faire, prêtre ? — Rien. Il a le cou brisé, et sa colonne vertébrale est cassée en deux endroits. Ses côtes lui ont perforé un poumon. Le ton du prêtre était léger, presque désintéressé. Angel reporta son attention sur le mourant. — C’est bizarre, quand même, laisser une créature comme ça te tuer, dit-il d’un ton bourru. Tu devrais avoir honte de toi. — C’est le cas. (Senta sourit et ferma les yeux.) Je n’ai pas mal. En fait, j’ai l’impression de flotter dans le calme. (Ses yeux s’écarquillèrent et la peur fut manifeste dans sa voix.) Tu vas me faire porter hors d’ici, hein ? Je ne veux pas passer l’éternité en ce lieu. J’aimerais pouvoir… sentir le soleil… tu vois ce que je veux dire ? — Je te porterai moi-même. — Miriel… ! — Je suis là, dit-elle d’une voix tremblante. — Je suis… désolé… c’était tellement… Ses yeux se fermèrent de nouveau. Il était parti. — Senta ! cria-t-elle. Ne me fais pas ça ! Lève-toi ! Marche ! Elle se releva et le tira par le bras. Angel se leva à son tour. — Laisse-le, princesse. Il est parti ! — Je ne peux pas ! Il la prit dans ses bras et la serra fort contre lui. — C’est fini, lui dit-il doucement. Il n’est plus avec nous. Miriel se dégagea, le visage résolu, les yeux brillants. Elle tourna sur ses talons et se dirigea vers la bête afin d’en retirer son épée. Puis, elle fit face à Ekodas. — Espèce de salaud ! Tu es resté là sans rien faire. C’est ta faute s’il est mort. — Peut-être bien, convint-il. Mais peut-être pas. — À ton tour de mourir, lui dit Miriel. Elle se rua sur lui. Ekodas leva la main. Miriel poussa un grognement et s’arrêta si soudainement qu’on aurait pu croire qu’elle avait percuté un mur invisible. — Calme-toi, lui dit Ekodas. Je ne l’ai pas tué. — Détruis le Cristal, prêtre, dit Angel, avant qu’il te détruise. Ekodas sourit. — Vous ne comprenez pas. Comment le pourriez-vous sans avoir ressenti son pouvoir. — Mais je le sens, affirma Angel. Enfin, je me doute que c’est le Cristal qui me remplit du désir de te tuer. — Oui, très certainement. Sur un esprit simple, le Cristal peut avoir ce genre d’effet. Je devrais me retirer. Retournez tous les deux à la forteresse. — Non, répliqua Angel. Tu as été envoyé ici par des gens qui te faisaient confiance. Ils croyaient que tu avais la force de résister à cette… chose. Mais ils avaient tort, n’est-ce pas ? Elle a pris le contrôle sur toi. — Ne dis donc pas de bêtise. Le Cristal n’a fait qu’amplifier mon Talent déjà remarquable. — Très bien. Nous t’attendrons à la forteresse, lui dit Angel dans un grand soupir. (Il fit un pas en avant.) Juste un détail… — Oui ? Angel partit en arrière. Et il donna un violent coup de pied de bas en haut. Sa botte heurta le Cristal, qui s’envola des mains du prêtre. Ekodas essaya d’assener un coup-de-poing au guerrier, mais ce dernier esquiva l’attaque et lui balança un coup de coude en plein visage. Ekodas tituba. Angel enchaîna d’un crochet du gauche meurtrier qui cueillit son adversaire au menton. Ekodas toucha le sol le visage en premier – et ne bougea plus. Miriel, libérée de quelque sortilège qu’Ekodas lui avait jeté, s’approcha du corps immobile. — Laisse-le tranquille, fillette, lui dit Angel. Il n’était pas responsable. En avançant près du Cristal, Angel sentit son pouvoir se manifester, et avec lui la promesse de force, d’immortalité et de gloire. Il recula. — Donne-moi l’épée, dit-il à Miriel. Saisissant la poignée à deux mains, il brisa le Cristal d’un coup prodigieux. Celui-ci explosa en mille morceaux brillants ; un grand bol d’air souffla dans la pièce. Ignorant le prêtre toujours au sol, Angel retourna au cadavre de Senta et le souleva ; la tête du jeune homme reposait contre son épaule. — Emmenons-le au soleil, dit-il. CHAPITRE 20 Zhu Chao tremblait. De la sueur coulait le long de ses joues. Il lutta pour trouver le calme, mais son pouls battait la chamade, et il sentait les battements erratiques de son cœur dans sa poitrine. Il ne peut pas t’atteindre, se dit-il. Il est seul. J’ai beaucoup d’hommes. Et puis, il y a les chiens. Ils vont flairer sa trace ! Il s’assit à son bureau et regarda par la porte ouverte les deux gardes postés là, l’épée dégainée. Les chiens venaient de Chiatze ; c’étaient des bêtes formidables, avec des mâchoires énormes et des épaules puissantes. Des chiens de chasse ; on disait qu’ils étaient capables de venir à bout d’ours. Ils le déchireraient, lui arracheraient la peau des os ! Le sorcier se versa un gobelet de vin. Son tremblement lui fit renverser quelques gouttes sur les parchemins qui se trouvaient sur son bureau en chêne. Il s’en moquait. Plus rien n’avait d’importance à présent, à part survivre à cette nuit effrayante. Seigneur ! dit mentalement Casta. Oui ? L’un des chiens est mort. Les autres sont endormis. Nous avons trouvé des morceaux de viande fraîche près de l’un d’eux. Je pense qu’il les a empoisonnés. Seigneur ! Vous m’entendez ? Zhu Chao était abasourdi ; il sentit sa raison être balayée par un flot de panique. Seigneur ! Seigneur ! continuait Casta. (Mais Zhu Chao ne pouvait pas répondre.) J’ai donné l’ordre aux hommes de se rendre dans le palais. Nous avons isolé le rez-de-chaussée, et j’ai des hommes qui gardent les trois escaliers. Le sorcier vida son vin d’une traite et s’en versa un deuxième gobelet. L’alcool stabilisa son courage défaillant. Bien, répondit-il mentalement. Il se leva – et tangua ; il dut se rattraper au bureau. Trop de vin, comprit-il, et bu trop vite. Tant pis. Cela passerait. Il prit une série de respirations profondes et sentit peu à peu ses forces revenir. Rapidement, il traversa la salle et sortit dans le couloir. Les deux gardes se mirent aussitôt au garde-à-vous. — Suivez-moi, leur ordonna-t-il en se dirigeant vers l’escalier qui menait aux cachots. Il fit passer l’un d’entre eux devant lui pour la descente, tandis que le deuxième suivait de près, l’épée au clair. Arrivés au pied de l’escalier, ils débouchèrent dans un couloir éclairé par des torches. Trois hommes jouaient aux dés à une table dans le fond. Ils se levèrent dès que Zhu Chao apparut dans la lumière. — Amenez les prisonniers dans le sanctuaire, leur dit-il. Seigneur ! retentit la voix de Casta, pleine de joie. Parle ! lui ordonna mentalement le sorcier. Il est mort. L’un des gardes l’a trouvé en train d’escalader le toit. Ils se sont battus et l’assassin a été tué, puis jeté sur le pavé de la cour. Oui ! hurla Zhu Chao, en dressant un poing rageur vers le ciel. Qu’on m’apporte son corps. Je le jetterai en Enfer ! Ô, comme la vie lui semblait douce en cet instant. Les mots résonnaient dans son esprit comme le chant d’un rossignol : « Waylander est mort. Waylander est mort ! » Il abandonna ses hommes et entra dans une petite pièce au fond du couloir, refermant bien la porte derrière lui. D’une cachette derrière un bureau en chêne, il sortit le Cinquième Grimoire et en étudia le neuvième chapitre. Il ferma les yeux et prononça les Mots de Pouvoir qui lui permirent de flotter au-dessus de Kar-Barzac. Malheureusement, il n’arriva pas à franchir la barrière qui existait sous la forteresse. Quand soudain, aussi rapidement que vient le soleil après la pluie, l’énergie vacilla et disparut. Zhu Chao fut sidéré. Il lança aussitôt sa forme spirite dans le labyrinthe sous la citadelle et trouva le prêtre Ekodas en train de bercer le Cristal. Il ressentit aussitôt la montée du Talent du jeune homme, son ambition naissante, ses désirs bourgeonnant. Il parla au prêtre, sentant en lui une âme sœur, et lorsqu’Ekodas promit d’apporter le Cristal à Gulgothir, Zhu Chao sut avec certitude qu’il ne mentait pas. Il fit tout son possible pour ne pas montrer l’étendue de sa joie à Ekodas, et retourna dans son palais. Waylander était mort. Le Cristal était à lui. Et dans quelques instants, les âmes des rois seraient consacrées à Shemak. Et le fils d’un cordonnier deviendrait le Seigneur de la Terre ! Les troupes gothires reculaient une fois de plus, mais les défenseurs étaient de moins en moins nombreux sur les murs et à bout de forces. Dardalion passa dans les rangs des Trente, et ne s’arrêta que devant le cadavre du gros Merlon. Il était mort à la herse, en se jetant sur la masse de guerriers qui voulaient pénétrer dans l’enceinte. Orsa Khan et une vingtaine de Nadirs s’étaient précipités à son aide ; ensemble ils avaient repoussé les attaquants. Mais alors que les Gothirs se repliaient, Merlon s’était effondré sur le sol, le corps couvert de blessures. Il était mort en quelques secondes. Dardalion s’agenouilla à côté du cadavre. — Tu étais un homme bon, mon ami, lui dit-il doucement. Que la Source t’accueille en Son sein. Du coin de l’œil, il vit Angel sortir de la salle, portant dans ses bras l’épéiste, Senta. Dardalion soupira et se releva. Miriel arriva juste après lui, un petit garçon à côté d’elle. L’Abbé alla à leur rencontre et attendit en silence qu’Angel dépose le cadavre de son ami. Devant la présence de l’Abbé en armure d’argent, le petit garçon recula et disparut dans la salle. — Où se trouve Ekodas ? finit par demander Dardalion. — Il est vivant, répondit Angel. Et le Cristal est détruit. — La Source soit louée ! Je n’étais pas certain qu’Ekodas lui-même soit assez fort. Angel vit que Miriel était sur le point de réagir et lui coupa aussitôt la parole. — C’était une création malfaisante, dit-il. Ekodas apparut sur le pas de la porte et cligna des yeux devant la vive lumière du soleil. — Tu as réussi, mon fils, dit Dardalion. Je suis fier de toi. Il voulut prendre le prêtre dans ses bras, mais Ekodas le repoussa. — Je n’ai rien fait – à part laisser un homme mourir, soupira-t-il. Laisse-moi, Dardalion. Ekodas s’en alla d’un pas chancelant. L’Abbé se tourna vers Miriel. — Raconte-moi tout, lui demanda-t-il. Miriel poussa un soupir et lui narra la bataille avec le monstre et la mort de Senta. Elle parlait d’une voix basse et monocorde, les yeux perdus dans le vide. Dardalion ressentit toute sa peine. — Je suis désolé, mon enfant. Vraiment désolé. — En temps de guerre, des gens meurent tous les jours, répondit-elle d’une voix atone. Comme perdue dans un rêve, elle s’en alla en direction des remparts. Angel recouvrit Senta avec sa cape et se leva. — J’aimerais bien tuer Kesa Khan, siffla-t-il entre ses dents. — Cela ne servirait à rien, rétorqua Dardalion. Va plutôt avec Miriel. Elle est perturbée pour le moment, et il pourrait lui arriver des choses. — Pas tant que je serai en vie, répondit Angel. Mais, dis-moi, l’Abbé, pourquoi avons-nous fait tout cela, déjà ? Pourquoi est-il mort en bas ? Dis-moi que cela avait de l’importance. Et ne me parle pas d’Unificateur. — Je ne peux pas répondre à toutes tes questions. J’aimerais, pourtant. Mais aucun homme ne peut savoir où ses pas le mènent au bout du compte, ni quel sera le résultat de ses actions. En revanche, il y a quelque chose que je peux te dire, et je te fais confiance pour garder ce secret dans ton cœur et pour ne pas en parler à qui que ce soit. Elle est là, assise sur les remparts. Que vois-tu ? Angel leva les yeux et vit Miriel baignée par la lumière rougeoyante du coucher de soleil. — Je vois une femme magnifique, dure et douce à la fois, forte et humaine. Qu’est-ce que je devrais voir, d’après toi ? — La même chose que moi, murmura Dardalion. Une jeune femme portant la graine de notre grandeur future. En ce moment même, cette graine, minuscule, une simple étincelle de vie née de l’amour, est en train de grandir. Et si elle survit, cette étincelle pourrait bien devenir une flamme un jour. — Elle est enceinte ? — Oui. Le fils de Senta. — Il ne le savait pas, prit conscience Angel en baissant les yeux sur le cadavre allongé sur les pierres et paré d’une cape pour tout linceul. — Mais toi, tu sais à présent, Angel. Tu sais qu’elle a quelque chose pour laquelle vivre. Mais il va lui falloir de l’aide. Il est peu d’hommes assez forts pour porter le fardeau qu’est l’enfant d’un autre. — Ce n’en sera pas un pour moi, l’Abbé. Je l’aime. — Alors, va la rejoindre, mon fils. Assieds-toi avec elle. Partage son chagrin. Angel acquiesça et partit. Dardalion rentra dans la salle. Le garçon était assis à une table, et contemplait ses mains. Dardalion vint s’asseoir en face de lui. Leurs regards se croisèrent et Dardalion sourit. Le garçon lui rendit son sourire. Kesa Khan entra dans la salle par l’escalier qui menait aux étages supérieurs. Il vit Dardalion et le rejoignit à la table. — Je l’ai vue sur les remparts, dit-il. Je suis… heureux qu’elle ait survécu. — Mais pas son amant, répliqua Dardalion. Le chaman haussa les épaules. — Ce n’est pas grave. Dardalion se retint de lui répondre méchamment et préféra reporter son attention sur le jeune garçon. — J’ai quelque chose pour toi, Kesa Khan, lui dit-il tout en regardant l’enfant droit dans ses yeux noirs. — Oui ? — Le jeune guerrier qui épousera la fille de Shia. — Tu sais où il se trouve ? — Tu es assis à côté de lui, dit Dardalion en se levant. — C’est un muet. Il n’est rien ! — Par tout ce qui est saint, chaman, je te méprise vraiment ! rugit Dardalion. (Il lutta pour conserver son calme et se pencha en avant.) Une infection à l’oreille l’a rendu sourd. Comme il n’entendait pas, il n’a jamais appris à parler. Ekodas l’a guéri. À présent, tout ce dont il a besoin, c’est de temps, de patience et de quelque chose qui te dépasse un peu, je pense : l’amour ! Et sans un mot de plus, Dardalion fit demi-tour et s’en alla à grandes enjambées. Vishna le rejoignit dans la cour. — Ils se rassemblent de nouveau. Nous allons avoir du mal à les repousser, cette fois. Waylander, accroupi sur le toit, regardait les hommes s’agglutiner autour du corps sur les pierres. Le garde avait bien failli le surprendre, mais il avait été trop lent à décider quel coup d’épée lui assener ; un couteau de lancer à manche noir lui avait tranché la gorge, mettant fin à son indécision – et au passage, à sa vie. Rapidement, Waylander l’avait déshabillé, puis il avait échangé ses vêtements contre les siens. Le mort était un peu plus petit que Waylander, pourtant le plastron noir et le heaume intégral lui allaient bien. En revanche, les jambières de laine noire s’arrêtaient un peu haut sur les mollets. Heureusement cet écart de taille était largement camouflé par les bottes montantes du garde. Celles-ci étaient serrées, mais comme le cuir était plutôt souple et malléable, elles n’étaient pas trop inconfortables. En se penchant par-dessus le parapet, Waylander avait aperçu les gardes en bas dans la cour. Il avait dégainé l’épée du mort et, tenant sa propre lame dans la main droite, il avait crié : « Il est ici ! Sur le toit ! » Hors de la vue des hommes en contrebas, il avait entrechoqué les deux épées, et le son discordant s’était propagé dans tout le palais. Puis, il avait assené trois coups au visage du mort, lui écrasant les os et le défigurant pour le compte. Il avait posé ses armes et avait jeté le corps depuis le parapet pour qu’il aille s’écraser dans la cour. Au bout de quelques minutes, il vit les soldats emmener le cadavre à l’intérieur du palais. Il enfila le heaume, ramassa sa deuxième corde et courut jusqu’à l’arrière du toit. Là, il se pencha afin d’examiner les fenêtres en dessous. D’après les informations que lui avait fournies Matze Chaï, il y avait un escalier à l’angle du bâtiment, qui descendait jusqu’aux niveaux inférieurs. Il attacha sa corde à un pilier saillant et descendit en rappel le long du mur, passant deux fenêtres pour s’arrêter à la troisième. Elle était ouverte, et il n’y avait pas de lumière à l’intérieur. C’était une chambre à coucher avec un petit lit. Il n’y avait ni draps ni couvertures, ce devait donc être une chambre d’ami inoccupée. Il dissimula sa petite arbalète dans les replis de la cape noire du garde et sortit dans le couloir. Les escaliers se trouvaient sur sa droite. Il s’y dirigea. Quand il entendit soudain des bruits de pas dans l’escalier. Il continua à avancer. Deux chevaliers apparurent au tournant et montèrent vers lui. — Qui a tué l’assassin ? lui demanda le premier. Waylander haussa les épaules. — Pas moi, et ça me dégoûte, répondit-il en continuant sa route. — Bon, et qui d’autre se trouve à cet étage ? continua le premier en agrippant Waylander par l’épaule. L’assassin se retourna et leva son arbalète. — Personne, dit-il – et il tira un premier carreau qui alla se ficher dans la bouche ouverte du chevalier, transperçant son crâne jusqu’au cerveau. Le deuxième chevalier essaya de s’enfuir, mais Waylander tira de nouveau, et le carreau alla se planter dans la nuque du fuyard. Il tomba dans les escaliers et ne bougea plus. Rechargeant son arbalète avec ses deux derniers carreaux, l’assassin reprit sa route. Comme on le détachait de ses chaînes, Karnak se raidit, mais une lame vint appuyer contre sa gorge, et il comprit que toute résistance était inutile. L’imposant général drenaï toisa les hommes qui le tenaient par les bras. — Par tous les dieux, je saurai me souvenir de vos visages, promit-il à ses geôliers. Ce qui fit rire l’un d’eux. — Tu n’auras pas à t’en souvenir très longtemps, alors, rétorqua ce dernier. Ils le traînèrent hors de son cachot le long d’un couloir éclairé par des torches. Il vit Zhu Chao qui attendait devant une porte. — Que la peste t’étouffe, salopard de chien jaune ! lui cria-t-il. Le Chiatze ne daigna pas répondre, mais s’écarta pour laisser entrer Karnak dans le sanctuaire. Un pentagramme avait été dessiné à la craie sur le sol, et des fils d’or reliaient des chandeliers de fer entre eux, afin de former une étoile à six branches au-dessus des traits à la craie. Karnak fut conduit jusqu’à un mur où on l’attacha une fois de plus par les poignets. Il vit qu’un autre prisonnier était déjà là, un grand homme fin à l’allure royale, malgré les traces de coups sur son visage. — Je te connais, toi, murmura Karnak. L’homme acquiesça. — Je suis l’idiot qui a fait confiance à Zhu Chao. — Tu es l’Empereur. — Je l’étais, répondit amèrement l’homme. (Il soupira.) Et voilà le serpent… Karnak tourna la tête et vit la silhouette de Zhu Chao en robe violette s’approcher d’eux. — Messieurs, ce soir, vous serez les témoins du don de pouvoir suprême. (Ses yeux bridés brillaient en même temps qu’il parlait, et un sourire naissant semblait se dessiner sur ses lèvres.) J’ai bien conscience que vous ne pouvez partager mon plaisir vu que vous serez des instruments de ce prodige. (Il se pencha et posa sa main sur l’imposante poitrine de Karnak.) Voyez-vous, je commencerai par vous arracher le cœur pour le poser sur cet autel en or. Cette offrande invoquera le serviteur du Seigneur Shemak. (Il se tourna alors vers l’Empereur.) Et c’est là que vous entrez en scène. Car je vais vous sacrifier tout entier ; le démon va vous dévorer. — Fais ce qu’il te plaît, sorcier, cracha l’Empereur. Mais évite de m’ennuyer. — Oh, mais je vous rassure, Votre Majesté, vous ne vous ennuierez bientôt plus. Trois hommes entrèrent dans la pièce, portant un corps ensanglanté. Zhu Chao se retourna. — Ah, fit-il. Ma soi-disant Nemesis. Amenez-le ici ! Les chevaliers vinrent déposer le cadavre sur le sol, devant le sorcier. Zhu Chao sourit. — Regardez comme il a l’air insignifiant maintenant qu’il est mort, le visage arraché par l’épée aiguisée d’un de mes fidèles chevaliers. Regardez comme… Il s’arrêta en pleine phrase. Ses yeux venaient de tomber sur la main droite du cadavre. Il manquait le majeur. C’était manifestement une vieille blessure car la cicatrice était blanche. Zhu Chao s’agenouilla et souleva la main droite de l’homme. Sur l’annulaire se trouvait une chevalière d’or rouge en forme de serpent enroulé. — Bande d’idiots ! s’exclama Zhu Chao. C’est Onfel ! Regardez, c’est sa chevalière ! Zhu Chao se releva en vitesse. Son calme avait disparu. — Waylander est vivant ! Il est dans le palais. Sortez ! Tous autant que vous êtes ! Trouvez-le ! Les chevaliers sortirent de la pièce au pas de course. Zhu Chao referma la porte derrière eux et se barricada à l’aide d’une lourde barre. Le rire de Karnak résonna dans la pièce. — Il va te tuer, sorcier. Tu es un homme mort ! — Ferme ta putain de gueule ! hurla Zhu Chao. — Ah oui ? Comment vas-tu m’y forcer ? Avec quoi vas-tu me menacer ? s’enquit le géant. La mort ? Je ne crois pas, moi. Je connais l’homme qui te traque. Je sais de quoi il est capable. Par les os de Missael, j’ai moi-même envoyé des hommes pour le tuer. Les meilleurs assassins, les meilleurs duellistes. Et pourtant, il est toujours vivant. — Plus pour longtemps, affirma le sorcier. (Lentement, un sourire cruel s’afficha sur ses lèvres.) Ah oui ! Tu as engagé des assassins – pour protéger ton cher Bodalen. Il me l’a confié il y a peu de temps. — Tu as vu mon fils ? — Si je l’ai vu ? Oh, je l’ai beaucoup vu, mon cher Karnak. Il était à moi, vois-tu. Il m’a communiqué tous tes plans, en échange de la promesse que lorsque je t’aurais tué, il gouvernerait Drenaï. — Menteur ! Fils de pute ! rugit Karnak. — Pas du tout. Demande donc à ton compagnon d’infortune, feu l’Empereur. Il n’a aucune raison de te mentir. Il va mourir avec toi. Bodalen était un mou, un lâche, et finalement il ne m’a pas été d’une grande utilité. (Zhu Chao éclata de rire, et ce son aigu et strident résonna longtemps dans la pièce.) Même avec une troupe de dix hommes il avait du mal à accomplir ses missions. Pauvre, stupide et mort Bodalen. — Mort ? soupira Karnak. — Mort, répéta Zhu Chao. Je l’ai envoyé dans une forteresse enchantée. Tu n’aimerais pas savoir ce qu’il est devenu. Je vais donc te montrer. Le sorcier ferma les yeux et l’esprit de Karnak fut projeté en arrière. Il se retrouva en train d’observer une salle à moitié éclairée, où une créature cauchemardesque se battait contre une jeune femme et le gladiateur, Senta. Il vit Senta se faire tuer et le deuxième guerrier de l’arène – Angel – passer à l’attaque. Puis la scène se dissipa. — J’aimerais pouvoir t’en montrer davantage, malheureusement j’ai dû partir, dit Zhu Chao avec de la malice dans la voix. Mais ce monstre était Bodalen – et plusieurs autres de mes hommes, unis par la magie. — Je ne te crois pas, rétorqua Karnak. — Je m’en doutais. Aussi, pour ton édification personnelle, Drenaï, voici une autre scène que j’ai interceptée à Kar-Barzac. Une fois de plus sa vision se brouilla et Karnak poussa un gémissement en voyant Bodalen et les autres guerriers s’endormir dans la salle du Cristal, leurs corps se mettant à se tortiller et à s’unir… — Non ! hurla-t-il en tirant sauvagement sur les chaînes qui le retenaient. — Ta douleur fait plaisir à voir, Drenaï, lui confia Zhu Chao. À présent, voici une deuxième source de souffrance pour toi. Demain, Galen tuera ton ami Asten, et les Drenaïs tomberont, comme c’est déjà le cas pour les Gothirs, sous la coupe de la Confrérie. Il en sera de même pour Ventria. Trois empires pour un seigneur. Moi. — Tu oublies Waylander, railla Karnak. Par tous les dieux, je donnerais mon âme pour être en vie au moment où il te tuera. — Avant la fin de la nuit, mes pouvoirs seront si puissants qu’aucune lame ne pourra plus jamais pénétrer ma chair. Alors je m’occuperai de ce… sauvage de Drenaï ! — Et si tu t’occupais de lui maintenant, dit une voix glaciale depuis l’autre côté de la salle. Zhu Chao se retourna d’un bond, plissant les yeux afin de scruter les ombres près de la porte. Un chevalier sortit de derrière un pilier, et souleva le heaume qu’il portait. — Tu ne peux pas être ici ! soupira Zhu Chao. Ce n’est pas possible ! — Je faisais partie des hommes qui portaient le corps. C’est gentil d’avoir mis les autres dehors. L’assassin s’approcha, l’arbalète levée. Zhu Chao courut sur sa gauche et sauta par-dessus les fils d’or pour se poster au milieu du pentagramme. Waylander décocha un carreau en direction du cou du sorcier, mais celui-ci bougea au dernier moment en levant la main pour se protéger. Le carreau lui transperça le poignet. Zhu Chao poussa un hurlement de douleur. Waylander visa. Mais le sorcier se cacha rapidement derrière l’autel en or et se mit à incanter. De la fumée noire suinta de l’autel et s’éleva en spirale autour de celui-ci pour former une silhouette imposante, aux yeux et aux cheveux de feu vert. Waylander lui tira en pleine poitrine, mais le carreau passa à travers la silhouette et alla heurter le mur du fond. Zhu Chao se leva et vint se planter devant la créature de fumée et de feu. — Et maintenant, que vas-tu faire, petit homme ? lança-t-il moqueur à Waylander. Que peux-tu faire avec tes armes ridicules ? L’assassin ne répondit pas. Il n’avait plus de carreaux. Il lâcha son arbalète et dégaina son sabre. — Seigneur Shemak ! hurla Zhu Chao. Je demande la mort de cet homme ! La silhouette aux yeux de flammes écarta ses grands bras, et une voix aussi retentissante que le tonnerre gronda dans la pièce. — Tu n’as pas d’ordres à me donner, humain. Si tu demandes mes faveurs, tu dois les payer avec du sang. Où est mon paiement ? — Là ! fit Zhu Chao en désignant les hommes enchaînés. — Ils sont toujours en vie, fit remarquer le démon. Le rituel n’est pas terminé. — Je vous offrirai leurs forces vitales, Seigneur, je le jure ! Mais d’abord, je vous en conjure, accordez-moi la vie de l’assassin, Waylander. — Je préférerais te voir le tuer, répondit le démon. Veux-tu que je t’en donne la force ? — Oui ! Oui ! — Sois exaucé ! Tout à coup, Zhu Chao se mit à hurler de douleur ; sa tête partit à la renverse. Son corps se mit à grandir et à s’étirer, à gonfler et à grossir. Sa robe fut déchirée par les gros muscles noueux qui venaient d’apparaître. Son corps fut agité de spasmes, et une série d’affreux grognements montèrent de sa gorge. Son nez et son menton s’étirèrent, et une fourrure lisse et brillante comme du velours creva sa peau, recouvrant en quelques secondes la totalité de son nouveau corps, qui faisait au moins deux mètres cinquante. Il ouvrit la bouche et révéla ainsi deux rangées de longs crocs. Ses mains n’avaient plus que trois doigts, mais ceux-ci étaient griffus. La créature qui avait été autrefois Zhu Chao avança d’un pas chancelant, renversant les fils délicats et les chandeliers noirs. Contre le mur, Karnak tirait de toutes ses forces sur les chaînes. Deux maillons se détendirent mais refusèrent de lâcher. Encore et encore, il appliqua sa force prodigieuse pour en venir à bout. Waylander recula devant la bête, et le rire du démon de fumée emplit la pièce. À l’extérieur du sanctuaire, les derniers Chevaliers de Sang tambourinaient à la porte, appelant leur maître. Waylander alla récupérer en courant le heaume qu’il avait jeté et le renfila. Puis, il alla à la porte, ôta la barre qui la maintenait fermée et fit un pas de côté. La porte s’ouvrit à la volée, et trois chevaliers déboulèrent dans la pièce. Le premier tomba à genoux devant la bête. L’homme poussa un hurlement et essaya de se relever. Les griffes de la bête le réduisirent en charpie, le soulevant et lui arrachant la gorge d’un coup de crocs. Du sang coula sur l’autel. Les autres chevaliers restèrent comme pétrifiés. — Il a tué le maître ! hurla Waylander. Servez-vous de vos épées ! Mais les chevaliers préférèrent s’enfuir. La bête bondit sur Waylander. L’assassin esquiva le coup de griffes en passant sous le bras de la bête, lui assenant au passage un coup de taille à l’estomac ; malheureusement, la lame ne fit qu’écorcher légèrement la peau. Waylander fit une roulade et se releva. Dans un ultime effort, Karnak réussit à briser la chaîne qui retenait son bras droit. Il s’en servit aussitôt pour venir à bout de celle de gauche. Enfin libre, il se retourna et, tout en faisant tournoyer les chaînes au-dessus de sa tête, il chargea le monstre. Les anneaux de fer heurtèrent la bête à la gorge et s’enroulèrent autour de son cou. Le monstre se retourna et se cabra, soulevant Karnak de terre. Waylander plongea, le sabre en avant, et transperça le ventre découvert de la bête, en se servant de tout son poids. Un grand hurlement retentit – et un bras griffu s’abattit, ouvrant l’épaule de Waylander, qui recula. Karnak tira sur les chaînes, qui se resserrèrent autour du cou du monstre. Il essaya de se tourner et de déchirer son adversaire, mais Karnak, malgré sa grande corpulence, se déplaçait avec agilité, maintenant toujours la chaîne tendue. Waylander se précipita vers le chevalier mort et récupéra son épée. Il la saisit à deux mains et s’avança une fois de plus. L’assassin assena de toutes ses forces de terribles coups sur le crâne allongé de la bête. Au premier coup, la lame ricocha, mais les deux suivants firent mouche. C’est au troisième coup que le crâne céda, et que la lame de l’épée s’enfonça profondément dans la boîte crânienne. Le monstre tomba à quatre pattes, du sang giclant de sa bouche, et se mit à griffer le sol. Puis, il mourut. Le démon de fumée resta silencieux un moment. — Tu te bats bien, Waylander, dit-il soudain d’une voix douce. Tu t’es toujours bien battu et je pense que tu te battras toujours bien. La fumée tourbillonna et disparut – le démon avec. Karnak retira les chaînes du cou de la bête et s’approcha de Waylander. — Cela me fait plaisir de te revoir, mon vieux, lui dit-il avec un large sourire. — Les hommes que tu as envoyés sont tous morts, répondit froidement Waylander. Il ne reste plus que toi. Karnak acquiesça. — J’essayais simplement de protéger mon fils. Je n’ai pas d’autre excuse. Il est… mort. Tu es vivant. Restons en là. — J’aime bien choisir mes fins, rétorqua Waylander. (Il s’approcha de l’Empereur qui était toujours enchaîné au mur.) On dit que vous êtes un homme d’honneur, lui dit Waylander. — Cela a toujours été une source d’orgueil pour moi, répondit l’Empereur. — Bon. Voilà, vous avez le choix, Votre Majesté. Je peux vous tuer ou je peux vous libérer. Mais il y a un prix pour la deuxième option. — Quel est-il ? Si c’est en mon pouvoir, tu l’auras. — Je veux que l’attaque sur les Loups nadirs s’arrête ; que l’armée reçoive l’ordre de rentrer chez elle. — En quoi les Nadirs t’importent-ils ? — En rien. Mais ma fille est avec eux. L’Empereur acquiesça. — Très bien, Waylander, j’accepte. Mais n’y a-t-il donc rien que tu veuilles pour toi ? L’assassin eut un sourire las. — Si, mais rien qu’aucun homme ne puisse me donner. Angel poussa la table dans les escaliers afin de boucher la vue des archers sur le palier d’au-dessus. Puis, il s’accroupit et scruta la grand-salle. Les Gothirs avaient forcé la herse au onzième jour du siège, et les défenseurs avaient dû se calfeutrer derrière l’abri provisoire de la forteresse. Les femmes les plus âgées ainsi que les enfants se terraient dans les niveaux inférieurs, tandis que, comme Angel l’avait prédit, les plus jeunes d’entre elles avaient rejoint les hommes pour défendre la citadelle. Il ne restait plus que quatre-vingt-cinq hommes et, à l’aube du treizième jour, ils étaient exténués. La barricade aux portes de la forteresse tenait bon, mais les Gothirs avaient escaladé les murs extérieurs et étaient entrés par des fenêtres non défendues. De fait, ils contrôlaient à présent les niveaux supérieurs et attaquaient de temps à autre par les cages d’escalier étroites. Mais la plupart du temps, ils se contentaient de décocher quelques flèches dans le hall et repartaient aussitôt. Une flèche se planta dans la table retournée. — Je sais que tu es là, face de cul ! cria Angel. Miriel le rejoignit. Elle avait perdu du poids ; la peau de son visage était tendue et décharnée. Ses yeux brillaient d’une lueur étrange. Depuis la mort de Senta, elle s’était battue comme une enragée cherchant la mort. Angel avait eu bien du mal à la défendre, et avait reçu deux blessures légères, une à l’épaule et l’autre à l’avant-bras, en s’interposant entre elle et des guerriers qui s’approchaient d’un peu trop près. — Nous n’avons plus aucune chance, déclara-t-elle. La barricade ne les retiendra plus longtemps. Il haussa les épaules. Inutile de répondre. Elle avait évidemment raison, et Angel sentait que l’humeur était à la résignation chez les Nadirs. Miriel s’assit à côté de lui et posa sa tête contre son épaule. Il passa son bras autour d’elle. — Je l’aimais, Angel, dit-elle d’une voix à peine plus perceptible qu’un murmure. J’aurais dû le lui dire, mais je ne l’ai su qu’après son départ. — Et tu te sens coupable ? De ne pas avoir prononcé ces mots ? — Oui. Il méritait mieux. Et j’ai tellement de mal à accepter qu’il soit… Elle déglutit douloureusement, incapable de donner un son au mot. Elle se força à sourire et l’espace d’un instant elle fut radieuse. — Il avait un vrai entrain pour la vie, non ? Et puis il était toujours spirituel. Il n’y avait rien de gris chez Senta, n’est-ce pas ? — Non, rien de gris, convint-il. Il a vécu pleinement. Il s’est battu, il a aimé… — … et il est mort, dit-elle rapidement en retenant ses larmes. — Oui, il est mort. Par les couilles de Shemak, on doit tous mourir un jour. (Angel soupira puis sourit.) Moi, je n’ai pas de regrets. J’ai bien vécu. Mais cela me fait de la peine de savoir… que tu es ici avec moi. Alors que tu as ta vie devant toi – enfin tu devrais l’avoir. Elle lui prit la main. — Nous irons ensemble dans le Vide. Qui sait quelles aventures nous y attendent. Et peut-être qu’il sera là… à nous attendre ! Une nouvelle flèche se ficha dans la table. Angel entendit des bruits de bottes dans les escaliers. Il se releva et brandit son épée. Comme les Gothirs déferlaient, il repoussa la table et leur sauta dessus. Miriel le suivit. Angel en tua deux, Miriel un troisième, et les Gothirs reculèrent. Un archer apparut en haut des escaliers. Miriel lui lança un couteau qui se planta dans son épaule ; l’homme choisit alors de plonger hors de vue. Angel recula et bloqua une nouvelle fois la table en travers de l’escalier. — Eh bien, dit-il avec un large sourire, nous ne sommes pas encore finis. Il traversa la salle à grandes enjambées et aperçut le prêtre, Ekodas, agenouillé devant Dardalion qui avait été blessé. L’Abbé dormait encore et Angel s’arrêta un instant. — Comment va-t-il ? s’enquit-il. — Il est en train de mourir, répondit Ekodas. — Je croyais que tu avais soigné sa blessure. — Je l’ai fait, mais c’est son cœur qui est en train de lâcher. Les valves sont plus fines que du papyrus, elles devraient se rompre sous peu. C’était la première fois que les deux hommes se parlaient depuis le combat face à la bête. Ekodas leva les yeux et se leva. — Je suis désolé de ce qui s’est passé, déclara-t-il. Je… Je… — C’était la faute du Cristal, intervint rapidement Angel. Je sais. Il a eu le même effet sur moi. — Et pourtant, tu l’as détruit. — Je ne l’ai jamais tenu dans mes mains. Ne te torture plus, prêtre. — Je ne suis plus prêtre. Je n’en suis pas digne. — Je ne suis pas bon juge, Ekodas, mais nous avons tous nos faiblesses. C’est ainsi que nous sommes faits. Le maigre prêtre secoua la tête. — C’est très généreux de ta part. Mais j’ai regardé froidement ton ami mourir – et j’ai passé un pacte avec le malin. Zhu Chao m’est apparu dans cette chambre. Il avait l’air… d’être une âme sœur. Et l’espace d’un court moment, j’ai fait des rêves maléfiques. Je ne m’étais jamais aperçu qu’il y avait autant de… ténèbres… en moi. Il me faut suivre une autre route, à présent. (Il haussa les épaules.) Le Cristal ne m’a pas changé, tu comprends. Il n’a fait que m’ouvrir les yeux sur qui je suis vraiment. Dardalion s’étira. — Ekodas ! Le jeune prêtre s’agenouilla auprès de l’Abbé et lui prit la main. Angel partit vers la barricade. — Je suis ici, mon ami, dit Ekodas. — Tout a été… fait… de bonne foi, mon fils. Je sens les autres qui m’appellent. Convoque les vivants pour moi. — Il ne reste plus que Vishna. — Ah ! Va le chercher. — Dardalion, je… — Tu veux… être libéré de tes vœux. Je sais. La femme, Shia. (Dardalion ferma les yeux et un spasme de douleur contracta ses traits.) Tu es libre, Ekodas. Libre de te marier, libre de vivre… libre d’être. — Je suis désolé, Père Abbé. — Tu n’as pas à… être désolé. C’est moi qui t’ai envoyé là-bas. Je connaissais ta destinée, Ekodas. Depuis le jour où elle est arrivée au temple, il y a eu un lien entre vous. Connais la paix, Ekodas… et… les joies de l’amour. (Il sourit faiblement.) À mes yeux et à ceux des autres, tu as bien rempli ton devoir. À présent… fais venir Vishna, car je n’ai plus beaucoup de temps. Ekodas envoya un message mental et le grand guerrier à la barbe bifide arriva en courant pour s’agenouiller devant l’Abbé mourant. — Je ne peux plus parler, murmura Dardalion. Communions plutôt. Vishna ferma les yeux et Ekodas devina que les deux esprits étaient à présent réunis. Il n’essaya pas de se joindre à la communion et attendit patiemment qu’ils terminent. Il tenait toujours la main de Dardalion lorsque celui-ci mourut. Vishna fut agité d’un soubresaut et poussa un gémissement. Puis, il ouvrit ses yeux noirs. — Qu’a-t-il dit ? demanda Ekodas en lâchant la main. — Que si nous survivons, je dois me rendre en Ventria et fonder un nouveau temple. Les Trente doivent survivre. Je suis désolé d’apprendre que tu ne viendras pas avec moi. — Je ne peux pas, Vishna. Je n’y crois plus. Et à dire vrai, je ne veux plus non plus. Vishna se leva. — Tu sais, au moment où il est mort, où il m’a quitté, j’ai senti la présence des autres – Merlon, Palista, Magnic. Ils l’attendaient tous. C’était merveilleux. Vraiment merveilleux. Ekodas regarda le visage parfaitement immobile et serein de Dardalion. — Adieu, mon Père, murmura-t-il. Le silence de l’autre côté des murs fut rompu par des sonneries de trompette dans le lointain. — La Source soit louée, déclara Vishna. — Que se passe-t-il ? — C’est le signal du repli chez les Gothirs. Il s’assit, ferma les yeux. Son esprit s’envola de la forteresse pour revenir quelques minutes plus tard. — Un messager de l’Empereur est arrivé. Ils lèvent le siège. C’est fini, Ekodas ! Nous allons vivre ! Depuis la barricade, Angel observait les mouvements dans la cour. Les Gothirs se retiraient en ordre, silencieusement et en rangs par trois. Angel rengaina son épée et se tourna vers les défenseurs. — Je pense qu’on a gagné, mes enfants ! leur cria-t-il. Orsa Khan bondit sur la barricade et regarda les soldats qui s’en allaient. Il se tourna ensuite vers Angel, le prit dans ses bras et l’embrassa sur ses deux joues zébrées de cicatrices. Les derniers Nadirs se précipitèrent pour porter Angel en triomphe. Un grand cri de joie monta dans les airs. Miriel regardait la scène un sourire aux lèvres. Mais son sourire disparut lorsqu’elle scruta la grand-salle. Il y avait des morts un peu partout. Kesa Khan apparut en haut de l’escalier qui menait aux niveaux inférieurs, menant derrière lui à la lumière femmes et enfants. Le vieux chaman s’approcha d’elle. — Ton père a tué Zhu Chao, lui apprit-il sans la regarder. Tu as gagné pour nous, Miriel. — Mais à quel prix, lui répondit-elle. — Oui, le prix n’était pas des moindres. Le petit garçon qui avait suivi Angel tout ce temps se tenait à côté de Kesa Khan, qui lui tapota gentiment la tête. — Enfin, il nous reste l’avenir, déclara le vieil homme. Sans toi, nous aurions pu devenir un peu de la poussière de ces montagnes. Je te souhaite de connaître la joie. Miriel prit une longue inspiration. — Je n’arrive pas à croire que cela soit fini. — Fini ? Non. Seulement cette bataille. Il y en aura d’autres. — Pas pour moi. — Pour toi aussi. J’ai arpenté les futurs probables, Miriel. Tu es une enfant des batailles. Et tu le resteras toujours. — Nous verrons bien, dit-elle en se retournant pour voir Angel qui arrivait à grands pas vers elle. (Elle scruta son visage ravagé et lacéré et ses yeux gris pétillants.) On dirait qu’il nous reste un peu de temps, après tout, lui dit-elle. — On dirait bien, répondit-il. Il se pencha et souleva le jeune Nadir pour le porter sur ses épaules. L’enfant gloussa de bonheur et agita en l’air son épée en bois. — Tu sais y faire avec les enfants, observa Miriel. Il t’adore. — C’est un courageux petit bout. Il m’a suivi dans les profondeurs de la terre et a chargé la bête avec un tison ardent. Tu ne l’as pas vu ? — Non. Angel se tourna vers Kesa Khan. — Qui va s’occuper de lui ? demanda-t-il. — Moi. Comme si c’était mon fils, répondit le chaman. — Bon. Je viendrai peut-être lui rendre visite de temps en temps. Et je te tiens pour responsable. Il reposa l’enfant au sol et regarda Kesa Khan l’emmener. L’enfant se retourna et agita une dernière fois son épée. Angel éclata de rire. — Et maintenant ? demanda-t-il à Miriel. — Je suis enceinte, lui dit-elle en le regardant droit dans les yeux. — Je sais. Dardalion me l’a dit. — Cela me fait peur. — Toi ? La Reine Guerrière de Kar-Barzac ? J’ai du mal à y croire. — Je n’ai aucun droit de te demander ça, mais… — Ne dis rien, fillette. Ce n’est pas la peine. Le vieil Angel sera là. Il sera toujours là. Dans le rôle que tu voudras bien lui donner. Les murs de Dros Delnoch se dressèrent à l’horizon et Waylander tira sur ses rênes. Karnak fit stopper sa monture à côté de celle de l’assassin. — La guerre m’appelle, déclara-t-il. — Je suis sûr que tu vas gagner, général. Tu excelles à la guerre. Karnak éclata de rire. — Mais j’espère bien. (Son sourire disparut presque aussitôt.) Et toi, Waylander ? Où en sommes-nous, toi et moi ? L’assassin haussa les épaules. — Quoi que nous disions, cela ne changera rien à ce qui arrivera forcément. Je te connais Karnak. Je t’ai toujours connu. Tu vis pour le pouvoir et tu as de la mémoire. Ton fils est mort – et ça tu ne l’oublieras jamais. Au bout d’un moment, tu vas commencer à m’en vouloir – ou à en vouloir aux miens – pour son trépas. Et, moi aussi, j’ai de la mémoire. Nous sommes ennemis, toi et moi. Et nous le resterons. Le chef drenaï sourit faiblement. — Tu ne penses pas beaucoup de bien de moi. Je ne peux pas vraiment t’en vouloir, mais tu te trompes. Je veux oublier le passé. Tu m’as sauvé la vie – et ce faisant, tu as sans doute sauvé tout Drenaï de la destruction. Et c’est de ça dont je me souviendrai. — C’est possible, répondit Waylander. L’assassin éperonna son cheval et partit au trot en direction des Montagnes de la Lune. ÉPILOGUE Karnak retourna à Dros Delnoch, y rassembla ses troupes et les conduisit face aux Ventrians, écrasant leur armée au cours de deux batailles décisives, à Erekban et Lentrum. Au cours des deux années qui suivirent, Karnak se prit à craindre les tentatives d’assassinat, persuadé que Waylander viendrait un jour le tuer. Malgré les conseils d’Asten, il contacta une nouvelle fois la guilde et augmenta la récompense pour la tête de l’assassin. Une véritable armée de traqueurs fut dépêchée, mais aucune nouvelle de Waylander n’atteignit Drenan. Jusqu’à ce qu’un jour, trois des meilleurs chasseurs ne reviennent, avec une tête pourrissante enveloppée dans de la toile, et une petite arbalète en ébène à deux coups. Le crâne dépecé et l’arbalète furent exhibés au musée de Drenan avec l’inscription suivante gravée dans le bronze : Waylander le Tueur, l’homme qui a tué le roi. Par un jour d’hiver, trois ans plus tard, et cinq ans après le siège de Kar-Barzac, l’arbalète fut volée. La même semaine, alors que Karnak marchait en tête de cortège lors de la parade annuelle de la Victoire, une jeune femme aux longs cheveux noirs sortit de la foule. L’arbalète volée se trouvait dans sa main droite. Les gens la virent parler au dirigeant drenaï avant de le tuer, de deux petits carreaux en plein cœur. Un cavalier, qui tirait un second cheval, déboucha au galop sur l’avenue des Rois et la femme sauta en selle alors que la garde de Karnak tentait de l’appréhender. Les deux assassins réussirent à s’échapper et de nombreuses théories entourèrent le meurtre : ils avaient été engagés par le fils du roi ventrian, le monarque dont le corps avait été jeté dans la fosse commune après sa défaite à Erekban. Ou alors, c’était une des maîtresses de Karnak, furieuse d’avoir été rejetée au profit d’une plus jeune et plus belle. Certains passants jurèrent à l’époque que le cavalier n’était autre qu’Angel, l’ancien gladiateur. En revanche, personne ne connaissait la femme. Karnak eut des funérailles nationales. Deux mille soldats marchèrent derrière le chariot funéraire. La foule s’était agglutinée sur l’avenue des Rois, et plus d’une larme fut versée pour l’homme que sa pierre tombale décrivait comme le « plus grand héros drenaï ». Le crâne de Waylander fut vendu huit ans plus tard. Il fut acheté par un marchand gothir, Matze Chaï, pour le compte d’un de ses clients, un mystérieux noble qui vivait dans un palais, dans la ville gothire de Namib. Lorsqu’on lui demanda pourquoi un étranger voudrait payer une telle somme pour le crâne d’un assassin drenaï, Matze Chaï se contenta de sourire en écartant ses mains élégantes. — Mais, enfin, vous devez bien avoir une idée ? insista le conservateur du musée. — Je vous assure que non. — Mais le prix est… phénoménal ! — Mon client est un homme très riche. Cela fait des années qu’il investit chez moi. — Était-ce un ami de ce Waylander ? — Je présume, admit Matze Chaï. — Mais que va-t-il faire du crâne ? L’exhiber ? — J’en doute. Il m’a dit qu’il comptait l’enterrer. — Pourquoi ? s’enquit l’homme abasourdi. Quarante mille raqs pour l’enterrer ? — C’est un homme qui aime choisir ses fins, répondit Matze Chaï. Depuis Légende, son premier roman publié en 1984 et récompensé par le prix Tour Eiffel en France, David Gemmell n’a eu à son actif que des best-sellers. Reconnu comme le roi de l’heroic fantasy en Grande-Bretagne, cet ancien journaliste, grand gaillard de deux mètres, avait été videur dans les bars de Soho à Londres avant de prendre la plume. Sa gouaille naturelle lui avait toujours permis d’éviter de se servir de ses cent vingt kilos. Cette gouaille se retrouve dans ses ouvrages dont le rythme soutenu entraîne le lecteur dans des aventures épiques et hautes en couleur, où Gemmell savait mettre tout son cœur. Ce même cœur qui l’a abandonné en juillet 2006, à l’âge de cinquante-sept ans. REMERCIEMENTS Tous mes remerciements vont à mon éditeur Oliver Johnson, à Justine Willett, à mes correcteurs Jean Maund et Stella Graham, à mes lecteurs tests Tom Taylor et Edith Graham, sans oublier Mary Sanderson, Alan Fisher, Stan Nicholls et Peter Austin. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Drenaï : Légende Légende – édition collector Druss la Légende La Légende de Marche-Mort Waylander Waylander – édition collector Waylander II : Dans le royaume du loup Waylander II : Le Héros dans l’Ombre Le Roi sur le Seuil La Quête des héros perdus Les Guerriers de l’hiver Loup Blanc Les Épées de la Nuit et du Jour Rigante : 1. L’Épée de l’Orage 2. Le Faucon de Minuit 3. Le cœur de Corbeau 4. Le Cavalier de l’Orage Jon Shannow : 1. Le Loup dans l’ombre 2. L’Ultime Sentinelle 3. Pierre de sang Troie : 1. Le Seigneur de l’Arc d’Argent 2. Le Bouclier du Tonnerre 3. La Chute des rois Romans isolés : Dark Moon L’Étoile du Matin L’Écho du Grand Chant Chez Milady : Drenaï : Légende Druss la Légende Waylander Waylander II : Dans le royaume du loup Le Roi sur le Seuil Chez d’autres éditeurs : Le Lion de Macédoine (cycle) Renégats www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne. Cet ouvrage a été originellement publié en France par Bragelonne. Titre original : Waylander II – In the Realm of the Wolf Copyright © 1992 by David A. Gemmell © Bragelonne 2004, pour la présente traduction Illustration de couverture : Didier Graffet eISBN 9782820501196 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr