David Drake La Servante du Dragon Le Seigneur des Isles – 3 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Roger Milady À Jamuna devi dasi, également connue sous le nom de Melissa Michael, qui fait de ce monde un endroit meilleur. Note au lecteur La religion (commune) des Isles est basée sur le culte et les rituels sumériens, mais la magie trouve ses racines dans la Méditerranée, notamment en Égypte. Les voces mysticae, que je nomme « mots de pouvoir » dans ce texte, représentent la langue des démiurges ; en d’autres termes, ils sont destinés à être compris par des êtres capables de traduire ensuite les désirs humains auprès des forces ultimes du cosmos. Je les ai recopiés à partir de véritables manuscrits magiques de la période classique. Personnellement, je ne crois pas que les voces mysticae puissent influencer le cours des événements, mais des millions de citoyens civilisés et intelligents le croyaient sincèrement. Je ne prononce jamais à haute voix les voces mysticae lorsque j’écris. Plutôt que d’inventer des sources littéraires pour l’univers de Servante du Dragon, j’en ai utilisé de véritables. Les citations sont extraites de poèmes d’Horace et Ovide ; mes traductions ont un intérêt pratique, mais Horace, tout particulièrement, mériterait mieux que toutes les versions anglaises qui pourraient être produites. Il y a également des références occasionnelles à Homère, Virgile, Hésiode, Athenaeus et Platon. Consulter les sources d’origine est fascinant car c’est le meilleur moyen d’apprendre non seulement ce que pensaient les hommes d’un passé lointain mais aussi de comprendre leur façon de réfléchir. Et je dois dire que lorsque vous avez étudié la différence entre nous et les ancêtres de notre culture occidentale, vous devenez plus tolérant vis-à-vis des croyances des diverses cultures modernes… c’est du moins ce que je ressens. David Drake David-drake.com (site en anglais) Prologue Les profondeurs tremblèrent, ébranlant un beffroi qui n’avait plus sonné depuis mille ans. Des anguilles au corps luisant et aux énormes yeux fixes se tordirent, saisies de terreur face au pouvoir concentré sur l’isle engloutie. Une lumière froide traversait leur corps mince comme une étrange pulsation. Une cloche sonna et la note flotta au-dessus de l’isle submergée. Le son provenait des éperons de bronze de navires de guerre capturés par le premier duc de Yole. Un poisson tripode souleva de longues nageoires pelviennes posées sur le fond marin et s’enfuit en quelques mouvements de queue rapides. Les ammonites, les Grands Anciens des profondeurs, nageaient lentement vers le son. Elles étendaient des tentacules semblables à ceux des poulpes et leurs coquilles s’enroulaient comme des cornes de béliers. Les plus grandes atteignaient la taille d’un navire. Les forces soutenant le cosmos frémirent et leur sursaut ébranla la ville que rien n’avait touchée depuis un millénaire. La cloche sonna un tocsin furieux au-dessus de Yole. L’isle s’élevait des flots. Les tentacules des Grands Anciens ondulaient comme des forêts de serpents au rythme des mots qui agitaient la mer. Sous la lumière du jour, leurs coquilles enroulées scintillaient de toutes les nuances du soleil. Mais sous l’eau, la seule source de lumière émanait des éclats lointains d’un poisson vipère qui accompagnait sa fuite de flashs terrifiés. Des cadavres gisaient dans les rues, là où ils étaient tombés à l’instant fatal. Ils étaient couverts de débris de tuiles et de gravats tombés des murs lors de l’effondrement de la cité tandis qu’elle sombrait. Les flots qui les avaient heurtés avaient éteint leurs cris, et leurs bras tendus cherchaient une issue qu’ils n’avaient pas trouvée. Les corps n’avaient pas pourri : ces profondeurs glacées étaient aussi hostiles aux minuscules agents de corruption qu’elles l’étaient aux humains. Certains avaient été déchiquetés par les crocs puissants de loups de mer qui s’étaient introduits dans la ville à la faveur des vagues du cataclysme ; d’autres victimes avaient été jetées dans le bec d’un Grand Ancien et dévorées. Mais la plupart des corps étaient intacts, à peine marqués par les coups de pince des crabes à longues pattes qui passaient lentement à côté d’eux. Des vagues de lumière caressèrent les bâtiments engloutis et les ornèrent de couleurs. De légères nuances bleues se firent plus soutenues à mesure que l’isle émergeait. Enfin, même les tuiles retrouvèrent leur couleur rouge. Les Grands Anciens nagèrent lentement vers la surface et accompagnèrent le retour de Yole. Les mouvements de leurs tentacules tordaient le cosmos. Le beffroi du palais du duc, l’édifice le plus élevé de Yole, perça la surface. L’eau s’écoula en cascade le long des pierres noircies par la vase qui s’amoncelait dans les fosses les plus profondes de la mer. Quelques instants plus tard, les Grands Anciens émergèrent et leurs coquilles scintillèrent d’un éclat irisé sous la lumière de l’aube. Ils s’écartèrent doucement afin de ne pas être piégés par l’apparition de la terre. Leurs pupilles en forme de « S » étaient rivées sans ciller sur le cercle de magiciens qui flottait au-dessus de la ville renaissante. Trois des mages portaient des robes noires ornées de capuchons pointus. Leurs visages et leurs mains nues étaient noircis d’un pigment à base de suie et de suif. Seules leurs dents étaient blanches et tranchaient sur le noir tandis qu’ils psalmodiaient des mots de pouvoir : — Lemos agrule euros… Trois magiciens portaient des robes de laine décolorée, blanches dans l’ombre et empreintes d’un mélange de rose et de magenta lorsque le soleil s’y posait. Ils avaient étalé de la céruse sur leur peau, et leurs yeux semblaient ainsi des gouffres de ténèbres percés dans la pâleur de leurs visages. — Ptolos xenos gaiea…, psalmodiaient les magiciens. La terre gronda. Des torrents se déversèrent dans un bruit de tonnerre des portes et fenêtres de Yole et l’eau se répandit le long des larges rues qui menaient au port, chaque goutte répétée par l’écho. Les cadavres étaient secoués et tordus par les flots écumants. Chaque syllabe restait audible par-dessus le chaos, bien qu’elle provienne de gorges humaines. Le meneur des magiciens était couvert de noir du côté gauche et de blanc à droite. Il entonnait les mots de pouvoir et ses compagnons les psalmodiaient en écho, syllabe après syllabe. Devant lui, un brasero diffusait des lambeaux de fumée noirs et blancs qui s’entrelaçaient sans jamais se mélanger. — Kata pheinra thenai… En face du meneur se trouvait une silhouette momifiée. Le magicien avait retiré les bandelettes du visage. La peau brune et desséchée de la momie portait les marques de petites écailles, et les lèvres sèches étaient fines et reptiliennes. Sa langue, réduite à un fil bifide, jaillissait à mesure que la créature psalmodiait. Des mots de pouvoir montaient de sa gorge morte. Le beffroi tremblait toujours, mais le son de la cloche était perdu au cœur du cataclysme qui l’entourait. Des oiseaux de mer tournoyaient dans les airs, attirés depuis l’horizon par la mer qui se retirait bruyamment de la terre nouvellement émergée. — Kata, cheiro, iofide…, psalmodiaient les magiciens. Le fantôme d’un écran transpercé flottait derrière les magiciens, un filigrane de pierre, tantôt net, tantôt flou. Il appartenait à une réalité d’un autre temps et d’un autre lieu, mais l’incantation l’avait fait apparaître partiellement avec les magiciens. Le sol de Yole toucha les pieds des officiants. L’isle eut un dernier sursaut convulsif puis s’immobilisa. Les vagues, soulevées par le retour de Yole, léchèrent la berge puis leur fureur s’apaisa doucement. Les Grands Anciens flottaient dans le port. Leurs tentacules se tordaient en une sinistre parodie de danse. Des mouettes et des frégates tournoyèrent et s’élevèrent dans un concert de cris joyeux. Le retour de Yole avait entraîné des créatures des profondeurs à la surface, trop vite pour que leurs corps supportent le changement de pression. Les oiseaux emportaient les carcasses disloquées dans leurs becs. Les six magiciens mineurs s’effondrèrent sur les pavés humides de la place, le souffle court, écrasés de fatigue par le sort titanesque qu’ils venaient de lancer. Le meneur leva les bras et hurla : — Theeto worshe acheleou ! Un instant de silence étouffa l’univers, figeant les vagues et même le cri des mouettes. Le soleil scintilla sur les armures de soldats et les bijoux de nobles dames qui s’étaient parées de leurs plus beaux atours sans savoir qu’elles s’apprêtaient pour leur propre mort. Un enfant serrait toujours un hochet d’ivoire dans sa main ; le jouet refléta aussi la lumière vive. Le magicien resta debout. L’éclat de son rire dément résonna dans la ville morte. La momie se tenait elle aussi dressée, immobile et silencieuse à présent. Ses yeux caves étaient rivés sur le magicien et ses traits reptiliens étaient tordus en un masque de fureur. Chapitre premier Le prince Garric d’Haft, héritier présomptif de Valence III, roi des Isles – et déjà dirigeant effectif du royaume –, se tenait face à son Assemblée des Conseillers. Devant lui se trouvaient les nobles en charge de l’isle d’Ornifal, quelques-uns des hommes les plus influents des Isles. Ils attendaient qu’il fasse part de ses désirs tandis que le seigneur Waldron, commandant de l’armée royale, se disputait avec le seigneur Attaper, commandant des Aigles de Sang… la garde royale. Ce que Garric voulait vraiment, c’était rentrer chez lui, au hameau de Barca, le village d’Haft où il avait passé sa vie, à part les premiers jours de ses dix-huit années d’existence. La vie était alors bien plus simple, même si elle semblait alors suffisamment ardue. — Tu ne peux pas revenir en arrière, mon garçon, murmura le fantôme dans l’esprit de Garric : Carus, le dernier roi des Isles unies, que la magie avait fait disparaître dans les flots mille ans plus tôt. Même si le devoir ne te retenait pas ici à Valles, tu n’es plus vraiment chez toi au hameau de Barca. — Dois-je vous rappeler à tous les deux, mes seigneurs, que les soldats doivent être payés ! s’exclama le seigneur Tadai, nommé trésorier royal à la place de l’incompétent notoire qui occupait ce poste sous la direction de Valence. Tadai épongea son visage rond avec un mouchoir brodé aux armes de sa maison, les bor-Tithains. Chacun se levait pour joindre ses cris au tumulte ambiant. Royhas bor-Bolliman, chancelier de Garric, et le membre de l’assemblée le plus susceptible d’être considéré comme un ami aux yeux du prince, intervint d’un grondement : — Et à propos d’argent, Tadai, l’honneur du royaume est terni par votre incapacité à payer… — Mes seigneurs, intervint Garric d’une voix calme. Il savait que personne ne l’écouterait, mais son père lui avait appris à se montrer poli. Liane bos-Benliman, une jeune femme aux cheveux noirs de l’âge de Garric, était assise derrière le prince, en retrait d’un demi-pas ce qui montrait clairement qu’elle n’avait pas le droit de prendre part aux délibérations. Dans cette salle, elle occupait le poste de secrétaire de Garric. Elle croisa le regard du jeune homme et sourit, mais son expression était inquiète. Liane était la seule personne présente dans la pièce à souhaiter les mêmes choses que Garric, et pas davantage : la paix et l’unité pour le royaume des Isles, que la magie avait ébranlé mille ans auparavant et que cette même magie menaçait de nouveau de réduire en poussière. Aux yeux de Garric, Liane était la personne la plus aimable des Isles, et un juge plus impartial lui aurait certainement donné raison. — L’argent est là, simplement vous ne vous décidez pas à le distribuer comme l’exige votre charge ! s’exclama Royhas en se penchant par-dessus son côté de la table. Tadai se pencha à son tour vers le chancelier, le visage aussi coloré que son mouchoir écarlate. — Si vous tenez tant à trouver des emplois pour vos proches, Royhas, je vous suggère de trouver également l’argent pour les payer ! Garric passa l’index sur la table de conférence. Elle était en noyer robuste, poli jusqu’à obtenir un éclat parfaitement lisse qui mettait en valeur le dessin somptueusement complexe des cernes du bois. Au hameau de Barca, les hommes taillaient le bois au moyen d’herminettes ou de haches à équarrir. Garric n’avait jamais vu de scie ou de planches sciées avant que le destin l’arrache au petit village. Une telle table était faite pour la reine du paradis et son consort, pas pour des mortels comme Garric or-Reise. — Et j’ajouterai par ailleurs…, commença Royhas. Garric abattit son poing sur la table. Le meuble robuste, destiné à accueillir douze convives et taillé en pièces massives, sursauta sur le sol de pierre. Pendant un instant, personne ne parla. Garric n’avait pas mangé depuis… Enfin, à l’aube, il avait avalé une orange et une galette de farine de blé roulée, mais rien d’autre depuis. C’était peut-être pour cela qu’il se sentait nauséeux. — Mes seigneurs, dit-il, je vais ajourner cette assemblée car, à l’évidence, je ne suis pas en mesure d’en assurer le contrôle. — Je suis navré, Votre Grandeur, mais… — Je ne voulais pas… — Bien sûr, Garric, je vais… — Voyons, vraiment, pr… — Silence ! s’écria Garric d’une voix puissante. Les volets de la salle de conférence étaient fermés de manière à laisser entrer la brise estivale tout en protégeant les conseillers des regards des promeneurs qui passaient dans les jardins du palais. Les volets frémirent dans leurs cadres. Même Liane sursauta, mais elle sourit aussitôt. — Mes seigneurs, reprit Garric sur le ton calme qu’il préférait, nous reprendrons cette réunion demain à 15 heures. Je sais que certains d’entre vous ont des propositions écrites. Remettez-les à Liane et je les étudierai avant notre prochaine rencontre. Le regard de Garric passa de Royhas à Tadai, tous deux la bouche ouverte, prêts à parler. Ils avisèrent l’expression de Garric, aussi sinistre et assurée qu’un tranchant d’épée. — Très bien, murmura le chancelier en tirant de sa sacoche un parchemin roulé fermé d’un ruban rouge. Il remit le document à Liane avec un geste courtois. Le seigneur Tadai tenait un parchemin similaire, fermé d’un ruban jaune pâle, teint avec du pollen prélevé directement dans les ruches. — L’un de mes serviteurs vous apportera rapidement une annexe, Haute Dame Liane, dit-il à mi-voix. La salle de conférence était l’un des multiples bâtiments individuels situés dans l’enceinte du palais de Valles. Les conseillers sortirent l’un après l’autre pour aller retrouver leurs assistants et gardes du corps. Ces derniers étaient armés de bâtons d’ivoire et non d’épées. Seuls les Aigles de Sang et ceux auxquels le roi voulait faire tout particulièrement honneur étaient autorisés à porter des armes entre les murs du palais. Les derniers conseillers présents étaient Attaper et Waldron. Les deux guerriers se dirigèrent ensemble vers la porte et s’arrêtèrent. Après un instant, Attaper eut un mince sourire. — Je vous fais confiance, vous n’iriez pas poignarder quelqu’un dans le dos, seigneur Waldron, dit-il. Pas même moi. Il se glissa par la porte avant son aîné. — Jeune coq ! marmonna Waldron en sortant à son tour. Il laissa la porte ouverte derrière lui : ouvrir et fermer les portes était bien au-delà des préoccupations d’un homme de lignée aussi noble que lui. Un serviteur passa la tête à l’intérieur pour s’assurer de ce que souhaitaient les personnes encore présentes. Liane secoua doucement la tête et ferma elle-même la porte. — C’était parfait, commenta Garric avec un sourire. J’ai cru éclater de rire lorsque tu as cité au mot près Sourous à propos de ce parasite inutile qu’il prend pour un ami. Ilna n’aurait pas fait mieux ! Garric songea aux amis avec lesquels il avait grandi : sa sœur Sharina, grande, blonde et (comme Garric lui-même) capable aussi bien de lire les grands classiques de la littérature que d’assurer une journée de travail dans l’auberge rurale de leur père ; Cashel or-Kenset, orphelin depuis la mort prématurée de son père, presque aussi grand que Garric, et fort comme deux hommes… Et la sœur jumelle de Cashel, Ilna : une belle jeune femme aux cheveux noirs ; une tisserande dont le talent n’était pas tant de l’art que de la magie véritable. Elle avait la langue aussi tranchante que le couteau à manche d’os qu’elle utilisait pour les tâches ménagères et pour couper la lisière de ses tissus. Ilna aurait certainement dit ses quatre vérités à Sourous de la même manière, mais… — Ilna aurait pris plaisir à cela, remarqua tristement Garric. J’ai été ravi que tu lui parles ainsi, mais je n’aurais pas dû. Sourous est un imbécile, mais ce n’est pas un crime. J’ai aimé le voir mal à l’aise parce que je suis fatigué et agacé. Garric repoussa sa chaise et se leva. Il se cognait constamment les coudes sur les solides accoudoirs de bois noir. Il se demanda ce que le peuple penserait s’il faisait remplacer les chaises de la salle de conférence par des bancs. Le roi Carus rit à cette idée. Garric fit écho à son rire à haute voix, ce qui le mit dans de meilleures dispositions. — J’ai l’impression d’aller nulle part, dit-il d’un ton plus léger qu’il l’aurait fait une seconde auparavant. C’était une bonne chose pour un dirigeant que d’avoir un compagnon qui connaissait chacune de ses pensées et était toujours prêt à rire avec lui… ou de lui. Garric le savait grâce aux souvenirs de Carus et à sa propre expérience : la plupart des gens mentaient aux rois. Il avait plus de chance que bien des rois : ni Liane ni ses amis d’enfance ne mentiraient, ni à lui ni à personne. Et il mesurait également sa chance d’avoir un conseiller et ami tel que Carus. — En quelques mois, tu en as fait davantage pour les Isles que tout autre souverain au cours de son règne entier, le reprit Liane d’un ton légèrement tranchant. Je veux dire aucun depuis l’Ancien Royaume. Il y a une armée royale et – plus important encore – une administration royale qui ne se contente pas simplement d’accepter la moindre demande que les seigneurs estiment leur être due. — Nous avons une ébauche d’administration, admit Garric, mais ce n’est qu’un début et elle n’est instaurée qu’ici, sur Ornifal. Les dirigeants des autres isles agissent comme bon leur semble. La seule chose qui retient le comte de Sandrakkan et le comte de Blaise de se déclarer roi de leur isle respective c’est que, s’ils jouent correctement leurs cartes, ils devraient pouvoir briguer la souveraineté sur les Isles entières. — Et maintenant qu’ils voient que le roi de Valles n’est pas un timoré facile à écarter, remarqua Carus, ils vont réfléchir plus longuement sur leur indépendance. Il faudra s’en occuper. Garric tapota la médaille de couronnement du roi Carus qu’il portait à un ruban sous sa tunique. Le roi présent dans l’esprit de Garric riait souvent mais était toujours attentif. Carus était une image plus âgée de Garric, vêtue de vêtements flamboyants et colorés. Sa main n’était jamais loin de la garde de son épée longue et droite. — Une fois la situation en place sur Ornifal, dit Liane nous pourrons généraliser cette administration sur toutes les isles. Après tout, ce n’est pas seulement le royaume qui bénéficie d’un système d’impôt équitable et d’une justice honnête, c’est le peuple de ce royaume. Garric éclata de rire. — Tout le peuple sauf ceux qui profitent du chaos actuel, dit-il. Autrement dit, la plupart des hommes de pouvoir en place. — À long terme…, commença Liane. L’émotion lui teintait les joues. Liane montrait une grande passion pour le plan de réunification des Isles, à tel point que cela l’empêchait parfois de voir les problèmes qu’il posait, en dépit de son intelligence aiguisée. Elle ne supportait pas de voir des obstacles se dresser face à ce qu’elle savait de toute son âme être juste. — Les gens ne pensent pas à long terme, répondit doucement Garric. Ils pensent à ce qu’ils ont entre les mains dans l’instant. Liane ouvrit la bouche puis retint sa remarque avec une grimace. Elle aussi était fatiguée. — Souviens-toi que toi et moi connaissons les dangers, dit Garric. Il posa le bout des doigts sur les mains de Liane. Elle avait vu un démon éventrer son père. Les puissances magiques atteignaient l’un de leurs pics millénaires. Personne ne comprenait mieux que Liane ce qui risquait d’arriver aux Isles si ces forces venaient à ébranler la paix fragile rétablie depuis la chute de l’Ancien Royaume. — Pour la plupart, le peuple les ignore. Et c’est au peuple que nous avons affaire. Liane tourna la paume de sa main droite pour serrer celle de Garric. — Et certains, même en sachant ce que nous savons, ajouta-t-elle, continueraient à voler leurs paysans plutôt que de chercher à bâtir une communauté fondée sur l’honnêteté et la justice. Enfin, tu as également l’armée royale. — C’est vrai, mon garçon, approuva le roi Carus. Une bonne armée qui s’améliore chaque jour. Contente-toi de ne pas être aussi prompt que moi à tirer l’épée lorsqu’il reste une place pour la discussion ; et n’oublie pas que même si mon armée était douée, un magicien a pu la faire couler avec moi au fond de la mer Intérieure. Garric se mit à rire. Liane sourit malgré sa surprise : personne d’autre que Garric ne pouvait entendre les paroles de son ancêtre. — Je me faisais la remarque que la magie est un danger en dépit des talents de nos soldats, précisa Garric pour expliquer ses pensées. Il fallait cependant un sens de l’humour particulièrement macabre pour goûter cela comme une plaisanterie. Le long des murs de la pièce, des bancs couverts de cuir étaient destinés aux personnes autorisées à être présentes aux réunions. Pendant la majeure partie de sa vie, Garric avait dormi dans une mansarde avec un lit plus étroit que ces bancs. — Ce dont j’ai besoin pour le moment, c’est d’une bonne sieste. Y a-t-il quoi que ce soit de trop urgent pour attendre ? — Je vais dire aux gardes de ne laisser personne d’autre que moi te déranger, déclara Liane qui se releva tout en refermant son secrétaire de voyage d’un même mouvement gracieux. Et je serai dans le bâtiment de service d’à côté. Il y a un canapé là-bas également. Je vais m’endormir debout si je ne parviens pas très vite à m’allonger. — Les choses finiront par se calmer un jour, dit Garric en tenant la porte à Liane. Un serviteur voulut lui prendre des mains la petite écritoire, mais elle lui signifia d’un geste péremptoire de s’éloigner et s’en alla vers le bâtiment voisin avec un sourire d’au revoir destiné à Garric. Celui-ci se débarrassa de sa robe officielle vermillon. Dessous il portait une tunique de laine légère plutôt que de soie : la sensation de la laine était agréable contre sa peau, parce que c’était ce qu’il avait toujours porté. Il s’installa sur le banc et ôta d’un geste vif les pantoufles de cuir dorées ridicules qu’il devait porter en plus de sa robe encombrante. — Peut-être que pour certains les choses se calment seulement lorsqu’ils meurent, dit son ancêtre avec un sourire. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. (Et tandis que Garric plongeait dans les ténèbres d’un sommeil trop longtemps repoussé, Carus ajouta :) — De plus, que feraient des hommes comme nous si un miracle nous apportait la paix, mon garçon ? Cashel or-Kenset apprenait à danser à la façon de la ville. C’était une entreprise bien plus complexe que ce qu’il avait connu lors de mariages ou de fêtes des moissons au hameau de Barca. — Oh, seigneur Cashel, comme vous maîtrisez bien vos mouvements ! s’extasia sa cavalière, la Haute Dame Besra bos-Balian… une femme dont Cashel avait d’abord pensé qu’elle ressemblait à sa sœur. Besra avait les cheveux noirs et la silhouette mince comme Ilna, mais elle n’avait ni les principes, ni la loyauté, ni l’intelligence de la tisserande. Besra n’avait par exemple pas assez de cervelle pour comprendre que si Cashel n’était pas aussi intelligent que ses amis Garric et Sharina, il n’était pas stupide au point de se laisser tromper par son petit jeu. Elle se faisait qualifier de jeune fille, mais Cashel lui donnait au moins trente ans… et à en juger par les rides aux coins de ses yeux, masquées par une couche de craie en poudre, nombre de ces années avaient été difficiles. — Non, Haute Dame Besra, répondit patiemment Cashel. J’ai fait une erreur. J’ai tourné à gauche alors que j’aurais dû aller à droite. Il tourna la tête et adressa un signe à la maîtresse de danse, la Haute Dame Kusha. Elle était… eh bien, âgée. La Haute Dame Kusha avait été demoiselle d’honneur, quel que soit le sens de ce titre, de la femme du premier roi Valence, grand-père de l’homme actuellement sur le trône. Elle avait les cheveux noirs et portait toujours des tenues raides de lin noir comme une femme récemment veuve. D’après Sharina, Kusha n’avait en fait jamais été mariée. — Navré, Haute Dame Kusha, dit-il avec sincérité. Je ne me tromperai pas la prochaine fois. — J’en suis certaine, maître Cashel, répondit Kusha. Vous avez un véritable instinct pour la danse ; vous avez juste besoin qu’on vous enseigne les formes en usage. Contrairement à Besra et de trop nombreuses personnes à Valles, Kusha n’avait jamais essayé de flatter Cashel en lui donnant du « seigneur ». Le père de Cashel était un fils de meunier qui était mort d’excès de boisson quelques années après son retour au hameau de Barca avec deux nourrissons et aucune femme pour leur servir de mère. Les honneurs indus caressaient Cashel à rebrousse-poil. Mais le jeune homme avait renoncé à faire changer les Besras d’attitude. Cashel n’accordait que peu de valeur à la noblesse – il n’avait encore jamais rencontré de noble qui soit supérieur aux autres dans les domaines qu’il jugeait importants –, mais cela le dérangeait qu’on lui donne quelque chose quand il savait qu’il n’y avait pas droit. En plus de Cashel, il y avait trois autres hommes dans le salon carrelé de marbre. Deux d’entre eux étaient des musiciens qui jouaient de la flûte à bec et de la pochette, un petit instrument à cordes qu’il fallait caresser avec un archet au lieu de les pincer comme sur les luths que connaissait Cashel. Le troisième homme était le seigneur Evlatun. Tous les professeurs de Cashel étaient ou prétendaient être nobles, mais ils n’avaient de noblesse que leur titre et, en général, la même attitude. Evlatun se joignit à la Haute Dame Kusha pour quelques mesures conçues pour quatre danseurs. Evlatun était le partenaire de Besra ; mais Cashel ignorait si leur alliance était aussi formelle qu’un mariage, cela lui était par ailleurs parfaitement égal. Evlatun, homme blond à la calvitie naissante, affichait un sourire étincelant dès que Cashel posait les yeux sur lui, mais lorsque celui-ci surprenait son expression sans que le noble le remarque, alors… Si Evlatun avait été un serpent, il aurait été venimeux. Cashel n’aurait pas réfléchi à deux fois avant de le couper en deux d’un coup de bâton. Il semblait y avoir de nombreuses personnes comme lui à Valles. Peut-être que le palais les attirait comme un tas de fumier attire les mouches. — Vous êtes l’homme le plus gracieux avec lequel j’ai eu l’honneur de danser, seigneur Cashel, remarqua Besra. Elle posa la main droite sur son biceps et glissa les doigts sous la manche frangée de sa tunique brodée. Il devait porter ce costume pour les leçons de danse. « Devait » car Sharina était elle aussi tenue de se plier aux usages et il ne voulait pas la mettre mal à l’aise. Cashel se tourna légèrement pour s’éloigner de la femme. Evlatun regardait en souriant comme si sa mâchoire était définitivement, et douloureusement, bloquée. — Hum, marmonna Cashel, je dansais aussi au hameau de Barca, mais les pas n’étaient pas les mêmes. Il était vraiment gracieux, et il le savait. Mais Besra n’était pas la première à s’en étonner. Cashel était grand et massif, il se déplaçait donc avec précaution : les colosses qui ne prennent pas garde finissent par tout briser autour d’eux. Il avait passé la majeure partie de sa vie à avancer au rythme des moutons et des attelages de bœufs, et il avait appris qu’ils atteignaient leur destination aussi sûrement que des animaux plus nerveux. Beaucoup estimaient qu’un colosse qui comptait sur ses doigts devait également être maladroit. Les maladroits ne travaillaient pas avec des haches et de lourdes charges, ou du moins ils ne s’en sortaient pas vivants ou avec tous leurs membres… Depuis qu’il avait atteint sa stature actuelle, Cashel était celui que les habitants du hameau employaient pour abattre un arbre correctement ou déplacer un rocher hors d’atteinte des bœufs. Il n’était pas lent non plus, pas lorsqu’il était nécessaire d’agir rapidement. Plus d’une fois le garde d’un conducteur de bétail avait trop bu lors d’une foire aux moutons et avait défié Cashel au combat au bâton ou à mains nues. Les plus chanceux avaient pu quitter le cercle de drapeaux en titubant, les autres avaient été emportés par leurs amis. Besra se rapprocha de Cashel ; il se positionna devant la maîtresse de danse, et tourna le dos à la dame. Il aurait juré entendre grincer les dents d’Evlatun. — Je suis prêt à continuer, Haute Dame Kusha, dit-il. — Nous commencerons par le rigodon, annonça Kusha. Elle donna un coup d’éventail en direction des musiciens ; les plaquettes en carapace de tortue émirent un claquement étouffé. — En position, je vous prie ! Le salon était la grande pièce centrale d’un bâtiment destiné aux divertissements. Chaque extrémité était agrémentée d’une aile à un étage, ou étaient installées des suites séparées pour les hommes et les femmes invitées afin de laisser leurs vêtements d’extérieur aux mains de leurs serviteurs. Comme le reste du palais qui s’étendait en périphérie de Valles, le bâtiment avait considérablement souffert de nombreuses années de négligence, mais les rénovations avançaient rapidement. Les chaperons de stuc effrités de l’extrémité avaient été remplacés et deux ouvriers repeignaient les rehauts d’or du plafond à caissons entre les leçons de danse de Cashel. Un coup retentit à la porte de la suite des hommes. Kusha se tourna, impérieuse, et lança : — Allez-vous-en ! Cette pièce est occupée ! La porte s’ouvrit néanmoins sur un homme revêtu de la robe bleu gris des serviteurs du palais. Le gland de son petit chapeau assorti était doré en signe de son rang. Il s’agissait du chambellan et Cashel le connaissait très bien. — Je vous ai dit de vous en aller ! glapit Kusha, son corps dégingandé étendu comme celui d’un crapaud face à un serpent. Je suis la Haute Dame Kusha bos-Kadriman, et je suis ici à la demande expresse de la Haute Dame Sharina. Un simple employé n’a aucun droit de m’interrompre ! Il semblait à Cashel que le poste de chambellan du palais était bien plus prestigieux que celui de maîtresse de danse, mais la question ne se posait pas ainsi. — Allons, tout va bien, dit-il. Maître Reise est une connaissance. Le chambellan s’inclina profondément et traça un S imaginaire devant lui de la main droite. Cela était lié d’une manière ou d’une autre à ce que les nobles du château appelaient les bonnes manières. — Je vous présente mes plus sincères excuses, Haute Dame Kusha, reprit Reise, mais un événement est survenu dont je dois faire part au plus tôt à maître Cashel. — N’avez-vous pas entendu ce que l’on vous a dit ? coupa Evlatun, une octave plus haut qu’à l’accoutumée. Il fit un pas en avant et posa la main sur la garde de son épée. — Et puis, ajouta Cashel après réflexion, c’est le père de Garric. Du prince Garric, je veux dire. — Vous plaisantez, s’étonna Kusha. (Tous les regards étaient rivés sur le chambellan.) Vous plaisantez sans doute, maître Cashel. Reise considérait les trois nobles avec une expression sardonique. Il était difficile d’établir un lien entre ce personnage officiel sûr de lui et Reise l’aubergiste, qui obéissait à sa femme au doigt et à l’œil, vaguement ridicule, rendu amer et furieux par sa vie dans un hameau de fermiers. Bien sûr, il était tout aussi difficile pour Cashel de reconnaître le simple berger qu’il était dans l’homme qui avait combattu, et vaincu, des démons… Ce que Cashel avait fait sans l’aide de personne. La vie était bien plus compliquée qu’elle le paraissait du temps où il vivait au hameau de Barca. — J’étais le secrétaire de la comtesse Tera d’Haft, précisa Reise à Kusha. Besra avait reporté son regard sur Cashel. Les deux musiciens considéraient la scène avec intérêt, heureux de se trouver pour une fois spectateurs et non acteurs. Evlatun avait les yeux exorbités sous l’effet de la surprise. — La comtesse accoucha le soir des émeutes qui lui furent fatales, continua calmement Reise. Ma femme et moi avons sauvé le nourrisson, Garric, et l’avons élevé avec la fille de ma femme, Sharina. Ainsi ai-je effectivement eu l’honneur de tenir le rôle de père auprès du prince Garric. — Mais vous êtes un serviteur, protesta la Haute Dame Besra. Son intonation n’aurait pas été différente si elle s’était exclamée : « Mais vous avez trois têtes. » — Le prince Garric a ressenti le besoin d’avoir près de lui une personne de confiance pour mener sa maison lorsque… après son adoption par le roi Valence, répondit Reise. (Son sourire était aussi mince et glacé qu’une frange de condensation sur une pierre grise lisse.) Il m’a demandé de revenir à Valles, où j’avais déjà servi au palais ; et bien évidemment, j’étais tenu d’accepter par le devoir. Kusha ne bougea pas et se contenta de ciller deux fois. Cashel avait l’impression de voir battre les paupières internes d’un lézard guettant une proie qui serait bientôt à portée d’un seul bond rapide. Lorsqu’elle eut médité les diverses informations qu’elle venait d’entendre, elle déclara d’un ton raide : — Venez tous, allons, vite ! Maître Cashel doit discuter d’une affaire personnelle ! Écartant les bras comme une mante vêtue de noir, Kusha chassa les danseurs et musiciens vers la suite des dames, devant elle. Le violoniste se pencha pour ramasser son carnet de partitions ; il l’avait laissé tomber, probablement durant l’émoi provoqué par les remarques de Cashel à l’endroit de Reise. Kusha le frappa de son éventail et le fit quitter la pièce à toute allure. Il aurait certainement une marque derrière les cuisses, laissée par le coup porté avec force. Cashel ressentit une bouffée d’inquiétude. — Oh, Sharina va bien, n’est-ce pas, Reise ? Je veux dire, maître Reise. — Elle allait bien lorsque j’ai conduit une délégation auprès d’elle cet après-midi, répondit Reise d’un ton neutre, comme s’il n’avait pas été, en plus de chambellan, le père de Sharina. Elle a dit avoir hâte de vous retrouver une fois l’entretien terminé. Il me semble avoir compris qu’il s’agissait de propriétaires terriens inquiets des impôts. (Il s’éclaircit la voix pour changer de sujet.) Je suis cependant venu pour vous informer que votre oncle Katchin souhaiterait vous parler. — Mon oncle ? s’étonna Cashel. Il était aussi stupéfait que la Haute Dame Kusha lorsqu’elle avait appris qui était Reise. — Katchin le meunier veut me voir ? Que fait-il à Valles ? — Je le soupçonne de briguer une place au sein du nouveau gouvernement, répondit Reise. (Il adressa un sourire sec à Cashel). Il ne s’agit cependant que d’une supposition ; votre oncle et moi n’échangions pas de confidences, même lorsque nous étions voisins au hameau de Barca. Cashel hocha la tête tandis qu’il digérait l’information. Le meunier et l’aubergiste étaient des hommes d’affaires prospères dans une communauté où presque tous survivaient grâce à leurs cultures ou à l’élevage des moutons. Katchin était certainement plus riche ; et il dépensait sans conteste davantage pour son apparence. Il était également devenu bailli au nom du comte d’Haft dans le bourg… mais le comte n’avait sans doute guère d’affaires en cours avec un lieu aussi retiré que le hameau de Barca. Katchin considérait Reise comme un rival. Ce dernier ne semblait guère se soucier du meunier. En voyant Reise occuper sa place de chambellan au palais, Cashel comprenait pourquoi : l’écart entre l’échelon le plus haut et l’échelon le plus bas dans la société du hameau de Barca était trop réduit pour être remarqué par un homme qui avait servi au palais royal dans sa jeunesse. — Et pour être tout à fait exact, votre oncle ne voulait pas vous parler non plus, maître Cashel, reprit Reise. Il a demandé à voir le prince Garric, qu’il appelle son « vieil ami Garric ». Je ne pouvais autoriser une telle chose, bien sûr ; mais lorsqu’il a demandé à vous voir à la place de Sa Majesté, il m’a semblé que j’étais tenu de vous faire part de sa requête, étant donné vos liens de sang. Reise semblait calme dans cet endroit. Chez eux – au hameau de Barca – l’aubergiste semblait brûler perpétuellement de frustration et de colère qui affleuraient pourtant rarement. Les voisins auraient tenu compte de cette tension s’il s’était agi d’un autre homme un autre homme. Mais avec Reise… eh bien, tous savaient que lorsqu’il se mettait à crier en agitant son hachoir à viande, il se prenait les pieds dans une lessiveuse et s’assommait tout seul avant de blesser qui que ce soit d’autre. Étrange comme on peut parfois mal connaître quelqu’un que l’on a côtoyé toute sa vie. Étrange comme on se connaît mal soi-même, d’ailleurs. Cashel haussa les épaules. — Bien sûr, je parlerai à mon oncle, dit-il. Il lui semblait que c’était une obligation, comme de vérifier chaque soir que les moutons n’avaient pas de piqûres d’insecte. — Où est-il ? Reise hocha la tête. — Il vous attend dans la pièce réservée aux serviteurs dans l’aile des seigneurs. (Il jeta un coup d’œil à la porte par laquelle il était entré.) Je peux le faire entrer, ou vous pouvez le voir là-bas… ou le recevoir où bon vous semblera, bien sûr, maître Cashel. Cashel secoua la tête, abasourdi. Le père de Garric qui lui donnait du « maître Cashel »… — Je vais y aller, dit-il en se dirigeant vers la porte. Cashel s’était un peu étonné que son oncle ne fasse pas irruption dans le salon alors qu’il était tout près. Lorsqu’il entra dans l’antichambre, il comprit pourquoi. Katchin se tenait bien là, le visage rouge et le souffle court ; mais deux gardes du palais aux carrures imposantes l’entouraient, armés du bâton d’ébène, marque de leur charge, aux embouts renforcés de boules d’argent. Les armes n’étaient pas de véritables bâtons comme celui de Cashel, mais elles étaient indéniablement suffisantes pour que Katchin se tienne tranquille. Et au sein du palais, la place de Katchin était là où le décidait le chambellan. Dès lors, rien d’étonnant à ce que le meunier ait l’air si furieux. — Bonjour, mon oncle, dit Cashel. Je ne m’attendais pas à vous voir ici. Et Duzi savait qu’il disait vrai ! La bouche de Katchin se tordit en un sourire. Il avait une moustache fournie, peut-être pour compenser le fait que ses cheveux s’étaient éclaircis au point de n’être plus que deux bandes dégarnies autour de chaque oreille. Il mangeait trop, buvait trop ; cela se voyait à son visage, son embonpoint et surtout à la manière dont la peau gonflait autour des anneaux qu’il portait à chaque doigt. — Enfin, mon garçon, tu devais te douter que je viendrais dès que j’ai appris que toi et notre Garric aviez besoin d’aide ! s’exclama Katchin. — Maître Cashel ? demanda Reise d’une voix aussi sèche que les jambons qu’il salait dans son auberge. Je vais laisser les gardes à la porte extérieure. Ils escorteront votre visiteur jusqu’à la destination que vous choisirez à la fin de cet entretien. Il s’inclina – devant Cashel, et non Katchin – et s’éclipsa par une autre porte, suivi par les gardes. L’un d’eux adressa un clin d’œil à Cashel en sortant. Cashel dévisagea son oncle. Les vêtements de Katchin étaient flambant neufs : une tunique doublée ornée de rayures obliques beiges et de marron ; une ceinture de brocart couleur or d’où pendait une épée qui ressemblait encore plus à un jouet que certaines que Cashel avait déjà pliées en deux ; et sur le crâne, un chapeau en pointe piqué d’une plume de cygne teinte en une sorte de violet terreux. Katchin ressemblait à un jongleur venu pour la foire aux moutons, même si Cashel savait que cette tenue avait certainement coûté le prix d’une ferme du bourg. — Je suis désolé que vous ayez fait le déplacement, mon oncle, dit Cashel. Garric n’a pas dit qu’il avait besoin de votre aide, et ce n’est pas mon cas non plus. Je pense que vous serez plus heureux à la maison. — Je ne parviens pas à croire que ces paroles ingrates soient prononcées par l’enfant que j’ai élevé ! s’insurgea Katchin. Il le pensait probablement. Katchin ne mentait pas réellement. Mais il avait une mémoire sélective et arrangeait toujours les souvenirs comme bon lui semblait. — Le prince Garric a besoin d’hommes de confiance pour l’aider à régner. Je suis venu dès que j’ai eu vent de ce besoin. Cashel secoua tristement la tête. Katchin était vraiment un petit homme. Le jeune homme n’en prenait conscience qu’à cet instant. Sa vantardise lui donnait de l’importance au hameau de Barca. Ici, il n’était qu’un bouffon venu d’un village perdu de bergers dont personne à Valles n’avait jamais entendu le nom. — Mon oncle, reprit Cashel, vous devriez rentrer. Si vous refusez, débarrassez-vous au moins de ces vêtements ridicules. Mettez une tunique de laine propre et restez vous-même, pour que les serviteurs du palais n’aient pas de raison de se moquer de vous. Vous avez bien vu le regard des gardes. Katchin se renfrogna, incapable de dissimuler et de retenir sa rage. — Et qui es-tu, petit mendiant, pour aborder des questions de mode avec le bailli du comte Lascarg ? hurla-t-il. — Je n’ai jamais mendié, répondit Cashel. (Les mots ne le mettaient pas en colère, et ces paroles étaient bien trop stupides pour s’en offenser.) Quant à mes connaissances de la mode, eh bien, je suppose qu’après avoir vécu toutes ces années au côté d’Ilna, j’ai forcément appris un peu. Les marchands faisaient le voyage depuis Valles pour acheter les étoffes qu’elle tissait, vous savez. Katchin soufflait si fort que sa moustache gonflait. Il allait se faire du mal s’il n’y prenait pas garde. — Écoute, Cashel, mon garçon, dit-il avec une gaieté forcée, conduis-moi seulement vers notre Garric, et il comprendra la chance que je lui offre. Tu es un type fort et honnête, mais ces affaires-là te dépassent. Cashel sourit. — Vous avez sans doute raison, mon oncle, répondit-il. C’est pourquoi vous n’auriez pas dû venir me voir. Garric a des conseillers pour lui dire qui il doit rencontrer. Je n’en sais pas assez pour remettre en cause leurs choix. (Il désigna la porte d’un geste.) Rentrez à la maison, Katchin, dit-il, mal à l’aise d’être obligé de dire ce que son oncle aurait dû se figurer lui-même. Vous serez plus heureux à jouer les seigneurs de la mare au hameau de Barca, plutôt que de vous sentir misérable à Valles. Katchin ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, mais la fureur étouffa ses paroles pendant un long moment. Il parvint enfin à protester, la voix brisée : — Et je suppose que ta place est ici, Cashel le berger ? — Ma place est là où se trouve Sharina, mon oncle, répondit Cashel. Un an plus tôt, il se serait senti plus tendu qu’une chaîne lestée d’un chargement titanesque s’il avait dû parler de tels sujets. — Je crois que ça a toujours été le cas. Simplement, maintenant, je le sais. Il désigna de nouveau la porte avec un petit geste, comme pour chasser un chiot d’une pièce où il n’avait pas à se trouver. Katchin obéit, étouffé de bile. Cashel sourit à la pensée qu’il venait d’avoir : il savait qu’il devait être près de Sharina ; et Sharina savait aussi qu’elle devait être auprès de lui. La réunion de Sharina avec les délégués des propriétaires des terres de l’ouest avançait à un rythme digne de la vitesse de prise du mortier un jour de pluie. Et contempler ce dernier phénomène se serait sans aucun doute révélé plus passionnant. — L’inspecteur envoyé sur mon domaine n’est pas un mauvais homme, commença le délégué qui avait alors la parole. Sharina avait essayé de retenir leurs noms, mais sans y parvenir : elle était fatiguée et rebutée, et ils étaient tous pareils. Retenir leurs noms revenait à tenter de différencier une dizaine de petits pois. — Simplement, continua le délégué, il ne nous comprend pas. D’ailleurs, ce n’est pas facile pour nous de le comprendre, avec son accent nasillard, même si je ne lui reproche pas d’être né et d’avoir grandi dans la région du nord. Un colibri pépia et interrompit son chant pour se désaltérer dans la fleur écarlate en trompette d’un lotus. Un autre oiseau-mouche vint tournoyer près du premier. Ils disparurent tous les deux dans les jardins dans un concert colérique de pépiements. La délégation installée sous le toit de tuiles du belvédère était constituée de onze hommes et une femme : un représentant pour chaque domaine des trois pays de l’ouest d’Ornifal. Ils portaient des bottes hautes lacées et des tuniques agrémentées de rubans sur le devant pour pouvoir transformer le bas de l’habit en braies lorsque le travail l’exigeait. Les délégués étaient des personnes importantes dans tous les sens du terme – physiquement, ils étaient bâtis comme de solides troncs coupés couverts de mousse grise – mais la région de l’ouest était un patchwork de petites propriétés, contrairement aux grands domaines au nord d’Ornifal. Tous ces représentants avaient un jour guidé eux-mêmes une charrue, et plusieurs devaient encore prêter main-forte lorsque les bras manquaient pour achever les moissons. Pour tout dire, les domaines de l’ouest étaient très semblables au bourg de la côte orientale d’Haft où Sharina avait grandi. Elle comprenait leurs inquiétudes sans doute plus qu’ils l’imaginaient. Malheureusement, ils étaient tous si semblables à Katchin le meunier que celui-ci aurait pu s’asseoir à leurs côtés sans paraître déplacé. De petites personnes joufflues et gonflées de leur importance, dotées d’une vision aussi chauviniste qu’étroite, et qui n’avaient rien à envier aux plus précieux des courtisans du palais. Un chauvinisme différent, toutefois. — C’est exactement la même chose pour nous ! s’exclama un délégué des domaines côtiers. Il arborait un motif en losange figurant un turbot en fils d’argent sur la poitrine, et une broche ciselée du même emblème maintenait sa cape de velours. — Il m’a demandé : « Où puis-je acheter de la tourbe à brûler pour cuisiner ? » De la tourbe ! Et quand je lui ai dit que chez moi, on brûlait du bois, il m’a regardé comme si j’étais fou ! « Vous pouvez vous payer du bois, ici ? » a-t-il répondu. Et je pouvais littéralement entendre les aigles d’argent tinter dans son esprit ! — Exactement pareil ! s’exclamèrent d’autres délégués, comme un chœur de tragédie. Trois d’entre eux entreprirent alors de raconter simultanément en détail leur version de l’injustice qu’ils subissaient en recevant un inspecteur étranger à leurs domaines pour estimer les impôts à payer. Huit des représentants présents avaient pu s’exprimer au cours de l’après-midi. Les divers discours auraient pu être interchangés ou entrecoupés de phrases issues des plaidoyers de leurs confrères, sans que cela fasse la plus petite différence. Tous reprenaient la même rengaine : « Les étrangers ne comprennent pas notre façon de faire à l’ouest. » Un employé originaire des terres du nord, où le sol gorgé d’eau ne laissait croître aucun arbre, pouvait très bien s’étonner que l’on chauffe les maisons et que l’on cuisine en brûlant des branches mortes et non des briques de tourbe récoltées dans les marais et mises à sécher sous des abris. Cela ne signifiait pas qu’il ne serait pas capable de s’adapter : l’évaluation des impôts était établie d’après la valeur locale des produits, et non pas sur ce que ces produits auraient rapporté une fois exportés vers une autre région des Isles pour y être vendus. Le véritable problème – et les délégués qui parlaient avec tant de fougue à Sharina, soulignant les points qui leur semblaient importants de larges effets de manches, n’allaient certainement pas évoquer cette question – était que les nouveaux inspecteurs de Garric n’étaient pas recrutés parmi les autorités locales. Ils travaillaient pour le gouvernement de Valles et non pour eux-mêmes et leurs amis. Oh, ils restaient corruptibles : ils étaient humains, après tout, et on ne pouvait s’étonner de leur trouver des défauts tout aussi humains. Mais les directeurs régionaux gardaient un œil sur les inspecteurs et comparaient les revenus de chacun avec ceux d’autres employés dans des domaines similaires. En outre, il était plus difficile de soudoyer un étranger qu’un homme que l’on connaissait depuis toujours. Comme toute conspiration criminelle, la corruption exige de la confiance entre les deux parties. Comment faire confiance à un homme qui parle avec un étrange accent et fait preuve de goûts déroutants en matière de gastronomie ? Un léger carillon retentit dans le nympheum du palais, où se trouvait la gigantesque horloge à eau. Un bol de bronze venait de basculer sur son axe, déversant dans le bassin l’eau qui l’avait rempli goutte à goutte. Le serviteur chargé de surveiller l’horloge frappa une tige qui vibra d’un son clair. D’autres serviteurs postés aux divers points de convergence du palais lancèrent : — La cinquième heure a sonné ! À mesure que chacun reprenait l’information transmise par les plus proches du nympheum, leurs voix semblaient un écho du premier cri. Sharina se leva. Les trois délégués qui parlaient en même temps se turent et échangèrent des regards nerveux. Ils craignaient – avec raison – que la Haute Dame Sharina décide de mettre fin à la réunion avant qu’ils aient pu dire tout ce qui leur semblait capital. Après des mois passés à écouter des délégations similaires, Sharina avait appris que les représentants voulaient avant tout s’entendre parler eux-mêmes. Cela leur importait plus qu’une réduction d’impôts, de meilleures routes, le retour des taxes locales qu’ils empochaient au détriment du commerce et des échanges par le biais de leurs bailliages… — Ma dame, chers maîtres, dit Sharina en adressant un signe de tête à la seule femme avant de saluer d’un même geste les onze représentants masculins. Pendant ces trois heures, j’ai écouté vos doléances. Je vous comprends, et je parlerai de vos problèmes avec les responsables des services concernés. En vérité, après trois heures passées avec eux, Sharina aurait eu bien du mal à compatir à leur souffrance même s’ils avaient été plongés dans l’huile bouillante. La femme de chambre de Sharina l’avait habillée comme une citoyenne de haut rang. Le chancelier Royhas avait choisi cette tenue pour bien souligner que Sharina ne faisait pas partie des autorités de la cour et ne pouvait donc pas contraindre le gouvernement à agir en accord avec tout ce qu’elle pourrait déclarer. Sharina comprenait la démarche. Elle parvenait même à ne pas se sentir insultée quand Royhas la traitait comme une gamine sans cervelle qui risquait d’accorder une dispense d’impôts à une région ou de promettre une place de gouverneur au premier charlatan qui prétendrait être un bâtard du roi. Royhas était simplement prudent, et c’était une bonne chose pour les Isles d’avoir un chancelier avisé. Malheureusement, la tenue d’une citoyenne de haut rang d’Ornifal était encore plus lourde et étriquée qu’une tenue de cour en soie beige agrémentée d’une bande sur le côté pour indiquer le rang et la position de la personne. Les cheveux blonds de Sharina étaient tirés en un énorme chignon érigé au moyen de rubans et peignes d’or. Son corset étroitement lacé était en toile d’or, porté sur une robe de soie verte épaisse, avec des panneaux de tissu figurant la naissance et les exploits de Val, le héros mythique. Pour plus de confort, Sharina avait décidé de tenir la réunion près d’un jardin aquatique du palais. Des cyprès ombrageaient le belvédère au toit pentu ; l’eau jaillissait de la gueule de dauphins de pierre et s’écoulait dans le bassin de lotus qui entourait les sculptures, rafraîchissant l’air. Mais rien ne pouvait amoindrir la chaleur de ces atours ! Sharina s’était sentie plus à l’aise – moins mal à l’aise – lorsqu’elle s’occupait du four à pain en plein été. Le tissu était aussi raide qu’une armure et aussi étouffant que les bains de vapeur, cette spécialité de Cordin que l’élite de Valles commençait à adopter. — Je vous promets que votre requête sera entendue…, continua Sharina en songeant que Royhas serait satisfait de sa diplomatie, mais je ne peux pas vous promettre de changement immédiat dans les principes mis en place par le gouvernement. Voyez-vous… La déléguée – dame Alatcha – intervint. — Princesse, vous êtes la sœur du roi ! Ne pouvez-vous lui dire que nous avons l’habitude de faire évaluer notre impôt par des hommes de nos régions ? Physiquement, quelques détails seulement différenciaient Alatcha de ses collègues. Lorsqu’elle était debout – elle était assise pour le moment – sa tunique tombait à hauteur de cheville au lieu de s’arrêter aux genoux et une fine bande de dentelle était attachée au bord de son chapeau, faisant office de voile pour une veuve respectable. Parce qu’elle était une femme, elle s’était enhardie et avait interrompu Sharina alors que tous les délégués masculins avaient retenu leurs protestations. Sharina sourit pour montrer qu’elle n’avait pas mal pris l’interruption. Elle hocha la tête – avec mille précautions car la masse de ses cheveux alourdis de peignes suffisait à l’inquiéter sur ce qui pourrait arriver si elle se penchait davantage – et répondit : — Je parlerai bien sûr de ce problème avec mon frère, le prince Garric, dame Alatcha. (Grâce soit rendue à la Dame, elle avait réussi à retenir l’un des douze noms.) Mais j’insiste sur le fait que Valence III est roi des Isles. Tout comme vous, mon frère et moi ne sommes que de loyaux sujets du roi. Malgré le calme avec lequel Sharina termina sa phrase, les délégués masculins s’écartèrent d’Alatcha, comme si elle s’était soudain mise à écumer. Garric et les conseillers qui l’avaient aidé à devenir le véritable dirigeant des isles accordaient la plus haute importance à ce que Valence apparaisse toujours comme le roi. Sans une telle précaution, des troubles risquaient d’éclater sur Ornifal et les dirigeants des autres isles ne manqueraient pas de déclarer leur indépendance. Alatcha semblait pétrifiée de peur. Afin de contredire la menace qu’elle avait involontairement glissée dans sa correction, Sharina s’approcha de la femme et lui tendit la main. Alatcha la saisit comme si cela l’avait sauvée de la noyade. — Mais puisque vous avez évoqué ce détail, je transmettrai directement votre requête, reprit Sharina. De sa main libre, elle ajouta un tapotement rassurant puis desserra l’étreinte et regagna sa place pour avoir une vue d’ensemble des délégués. — Vos impôts sont évalués par des étrangers, et peut-être savez-vous – sans quoi je vous l’apprends – que dans l’année, les cours dotées de juges royaux commenceront à entendre les affaires de meurtres ou les affaires civiles où plus de vingt aigles d’argent sont en question. — Oh ! s’exclama l’un des délégués qui s’étaient levés. Ses collègues hochèrent la tête d’un air sinistre, ils avaient visiblement entendu la rumeur. Le représentant, gêné, s’assit. Les deux autres hommes qui s’étaient aussi levés pour discuter l’imitèrent. Pour la première fois de l’après-midi, les délégués écoutaient autre chose que leur propre voix. — Les hommes envoyés dans vos domaines étaient employés par des familles de propriétaires terriens du nord, continua Sharina. Mais ils sont payés par le gouvernement. Leur loyauté, tout comme leurs responsabilités, est liée au royaume entier plutôt qu’à l’une ou l’autre famille de la noblesse. Elle s’interrompit et regretta de ne pas avoir à portée de main une chope de la bière de germandrée, sombre et amère, que son père distillait dans son auberge. Une gorgée lui aurait adouci la gorge et l’aurait débarrassée des humeurs qui s’y accumulaient. — Mais ils ne nous connaissent pas, intervint l’un des délégués, reprenant d’un ton aussi rageur que pressant la rengaine que chaque représentant avait répétée avec diverses fioritures pendant tout l’après-midi. — Ils apprendront à vous connaître, répondit Sharina avec effort. Mais ils serviront le roi. Et si vous estimez être les moins bien lotis parce que le gouvernement envoie des hommes du nord auprès de vous, imaginez ce que ressentent les nobles des terres du nord qui reçoivent des inspecteurs venus des maisons commerciales de Valles. Vous ne pouvez savoir combien de fois j’ai entendu : « Mais vous ne pouvez exiger que le seigneur Untel paie des impôts comme un vulgaire fermier de la baie occidentale ! » Ravis, les délégués s’esclaffèrent. — C’est vrai ? s’exclama l’un des représentants d’un ton incrédule. — Eh bien, le prince Garric exige effectivement que tous ces grands seigneurs paient leurs impôts, reprit Sharina. Il attend de même de la part des armateurs de Valles, ce qu’ils feront car ils sont surveillés par certains de vos propres fils et filles. N’ai-je pas raison ? Au cœur du murmure d’assentiment général, un homme dont la moustache divisait le visage en deux moitiés florissantes s’exclama : — C’est vrai, mon neveu Esmoun en fait partie. Le roi le paie dix-sept aigles d’argent par mois, oui, par mois, et en bonne monnaie sonnante ! Pendant la crise qui venait de s’achever, lorsque la reine s’efforçait de prendre le contrôle du royaume par magie, les impôts dus par les régions isolées restaient généralement impayés. Le nouveau gouvernement pouvait payer ses employés pour deux raisons. Les conspirateurs qui s’étaient opposés à la reine – lorsque le roi Valence était trop faible pour le faire lui-même – étaient eux-mêmes des hommes fortunés. Ils avaient soutenu le nouveau gouvernement en offrant leurs vies et en ouvrant leurs bourses. La seconde raison était que la reine avait amassé une fortune considérable avant sa défaite. Une partie avait été pillée, une partie détruite lors des émeutes qui avaient fait de Garric l’héritier du royaume ; mais la majorité du trésor de la reine existait encore et le seigneur Tadai avait été aussi rapide qu’efficace pour l’intégrer au trésor royal. Certains se demandaient toutefois si Tadai aurait aussi scrupuleusement refusé de s’enrichir personnellement dans la transaction s’il n’avait pas su que le chancelier Royhas surveillait étroitement les mouvements de fonds. Tadai savait qu’il était surveillé, et ses pires ennemis eux-mêmes n’auraient pu se plaindre de son travail de trésorier. — Et Royhas, le second fils de Robas, le meunier de Helvadale, a suivi le roi à Valles aussi, ajouta l’un des délégués. Un garçon à l’esprit aussi aigu qu’une aiguille à repriser. Et qu’est-ce qu’il serait devenu en restant sur le domaine ? On ne peut pas partager une meule, pas vrai ? Et on ne peut pas entretenir deux familles avec les revenus d’un moulin, pas à Helvadale, en tout cas. Chacun prit le temps de considérer ces dernières paroles. Dame Alatcha se leva avec précaution. — Dame Sharina, direz-vous à votre frère que les terres de l’ouest lui sont loyales ? demanda-t-elle. Je veux dire que d’habitude, les habitants de Valles nous traitent comme si nous étions juste bons à gratter la boue de leurs bottes… et c’est hors de question ! Plusieurs délégués lui firent écho d’un « Pas question ! » ou autres phrases semblables pour signifier leur accord. L’un des hommes commença une anecdote sur un propriétaire absent qui n’entretenait pas ses clôtures, mais deux de ses confrères le firent taire aussitôt. — Mais nous soutiendrons le royaume si le royaume nous soutient ! conclut Alatcha. Autour d’elle, les hommes hurlèrent « Oui ! » et « Hourrah, hourrah ! » si fort qu’ils menaçaient d’ébranler les tuiles du toit. Des serviteurs et des employés qui passaient non loin tendirent le cou pour voir ce qui se passait. À Valles, une telle quantité de personnes qui criaient en chœur était plus probablement l’annonce d’une émeute qu’une démonstration d’enthousiasme. Sharina soupira intérieurement de soulagement. Elle s’en était enfin sortie avec cette délégation. Elle sentit une bouffée de sympathie pour ces représentants, des paysans comme elle, satisfaits d’être simplement traités équitablement. La plupart des personnes qui venaient voir la Haute Dame Sharina – parce que Royhas et Tadai s’étaient assurés qu’ils ne pourraient obtenir d’entretien avec le prince Garric – n’avaient que faire de l’équité ou des nécessités du royaume des Isles pour affronter la crise qu’elles subissaient. Elles voulaient des avantages, pour elles uniquement, et leur notion de la justice reposait sur la certitude que le monde entier – et de ce fait le royaume – devait tout faire pour qu’elles obtiennent ce qu’elles voulaient. — Dame Alatcha, reprit Sharina. Mes seigneurs. Je serai ravie d’assurer mon frère de la loyauté des terres de l’ouest. De votre côté, n’hésitez pas à communiquer avec votre gouvernement, en personne comme aujourd’hui ou par remarques écrites. Mais je vous demande aussi d’être patients, et de comprendre que ce qui pèse sur vous et vos voisins sont des charges nécessaires à la survie du royaume. Sharina songea à la manière dont les revenus royaux étaient dépensés. Elle estimait qu’il aurait été possible de vivre dans le palais sans tous ces serviteurs à chaque recoin… Peut-être pas, après tout. Son père avait réussi avec une auberge de campagne où le gaspillage n’avait pas sa place. Désormais, il était chargé de la gestion du palais et elle doutait qu’il ait changé ses principes avec cette nouvelle position. Le palais impliquait davantage que de l’efficacité. Il devait répondre aux attentes de ceux qui y venaient, des personnes comme la délégation qu’elle avait reçue ou des ambassadeurs venus d’autres isles. Peut-être était-il nécessaire d’avoir tous ces serviteurs qui répétaient l’heure, pour les mêmes raisons qui obligeaient Sharina à revêtir une riche tenue alors qu’une simple tunique de laine et les pieds nus auraient suffi aux exigences de la décence. Comment dame Alatcha aurait-elle réagi si Sharina avait été habillée comme une paysanne ? Elle sourit. Les délégués crurent que cela leur était destiné tandis qu’ils prenaient congé. Pour tout dire, elle songeait au plaisir qu’elle aurait à ôter cette lourde robe et passer une tunique et à libérer ses pieds des sandales montantes qui les enserraient. Des laquais, apparus d’une manière que Sharina ne parvenait pas à comprendre, étaient prêts à reconduire les délégués aux portes du palais. Il faudrait qu’elle demande à son père comment il était possible que les serviteurs, qui se tenaient discrètement hors de vue, puissent apparaître soudain lorsque l’on avait besoin d’eux. Les délégués se retirèrent lentement en discutant entre eux. Dame Alatcha adressa à Sharina un signe de la main avant de disparaître dans un tournant de l’allée, derrière un rideau d’osiers plantés dans une terre gorgée d’eau ; tous ses confrères s’arrêtèrent et firent de même. Sharina afficha un sourire crispé et se contraignit à agiter la main en réponse jusqu’au départ du dernier des délégués. La femme de chambre de Sharina, Diora, s’approcha en silence. Sharina baissa la main et murmura : — Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie de voir un rideau d’osiers. — Je vous demande pardon, Haute Dame ? répondit la servante, tremblante de peur car elle n’avait pas compris ce que voulait dire Sharina. Les serviteurs n’étaient jamais certains de la réaction de leurs maîtres face à leur ignorance. Même au hameau de Barca, un marchand ou un conducteur de bétail de passage frappait parfois un serviteur qui n’avait pas agi à son goût. Mais cela n’arrivait jamais deux fois. Pas lorsque Garric or-Reise, grand et large d’épaules, était le fils de l’aubergiste, et tous les hommes du bourg prenaient le parti de Garric si les gardes du visiteur s’indignaient de voir leur maître jeté tête la première dans le tas de fumier de l’auberge. — Ce n’est rien, Diora, dit Sharina. Je parlais toute seule. Pouvez-vous m’aider à défaire mes cheveux dès maintenant ? Je suppose que je suis obligée de porter le reste de cette tenue ridicule jusqu’à ce que je sois de retour dans ma suite. Elle irait voir Cashel dès qu’elle serait changée. Elle aurait voulu qu’il soit déjà là, même s’il ne pouvait rien faire pour elle. Sharina eut un petit rire en imaginant Cashel la porter jusqu’à sa chambre comme un sac de laine. Il était assez fort pour porter deux filles comme elle, même dans ses atours encombrants, mais cela causerait autant de scandale que si la Haute Dame Sharina décidait de se déshabiller au beau milieu du belvédère en ne gardant que sa tunique de lin. Les gens – ici comme partout – se souciaient davantage de l’apparence que de la réelle décence ou indécence d’une situation. Diora retira rapidement les peignes de ses doigts agiles. Sharina n’avait pas aimé l’idée d’avoir des serviteurs, mais elle n’avait pas le choix. Elle n’aurait pas mieux su enfiler seule cette tenue que faire fonctionner sans aide les cent soixante-dix rames d’une trirème. Diora était discrète, d’humeur affable, faisait bien son travail et – ce qui comptait peut-être le plus aux yeux de Sharina – elle était native de Valles et pouvait guider sa maîtresse dans les méandres du palais et ses coutumes. Sans Diora, Sharina se serait perdue bien des fois, de la même manière que sa femme de chambre l’aurait été si on l’avait soudain déposée au milieu des bois en bordure du hameau de Barca. — Hum, Haute Dame ? demanda timidement Diora en ôtant les derniers petits peignes qu’elle retirait en les tordant légèrement pour que la masse de cheveux se libère petit à petit sans suivre le mouvement des dents. (Les petits objets d’or sonnaient doucement l’un contre l’autre.) Je me demandais si vous auriez quelques instants pour recevoir… d’autres personnes ? Sharina sentit son estomac se nouer. Elle ne pourrait pas en supporter davantage aujourd’hui… Mais il le fallait. Tant qu’elle serait à Valles, il le faudrait. C’était son devoir. — De qui s’agirait-il, Diora ? demanda Sharina d’un ton qu’elle espérait emprunt d’une curiosité amicale. Elle s’engagea sur le chemin qui conduisait à sa suite ; la femme de chambre la dépassa d’un pas rapide et lui tendit une main, celle qui ne tenait pas le petit sac de peignes. Sharina ne pouvait pas voir ses pieds, engoncée comme elle l’était dans cette tenue raide et encombrante, il lui fallait donc un guide pour éviter de trébucher. Des jardiniers récemment engagés réparaient les dégâts occasionnés par des années de négligence, mais un travail titanesque restait à faire. Les racines d’un orme gigantesque avaient poussé en travers du chemin. Les ouvriers avaient empilé les dalles d’un côté et déposé un amas de graviers de basalte de l’autre, mais ils n’avaient pas encore installé le basalte en pente par-dessus les racines ni replacé les dalles. — Levez le pied ici, Haute Dame, indiqua Diora. Plus haut : voilà. Le pied gauche, à présent, très haut… Parfait ! Vous êtes passée, Haute Dame. Une fois loin de ce passage laborieux, Diora lâcha la main de Sharina. La femme de chambre continua à marcher devant tandis qu’elles passaient entre des parterres de zinnias aux teintes pastel soutenu, ainsi sa maîtresse ne voyait-elle pas son visage. Elle prit la parole : — Voyez-vous, Haute Dame, ce sont des gens de l’endroit où je suis née. Dans le quartier du Pont, où j’ai vécu avant d’obtenir une place au palais. — Ah, répondit Sharina sans se compromettre. Elle ignorait où se trouvait le quartier du Pont… enfin, certainement au sud de la rivière Beltis, parce que c’était le seul endroit où il y avait un pont. Sharina savait que Valles comptait trois quartiers sur la rive ouest de la rivière, mais elle pensait que seuls quelques bacs et petits bateaux assuraient la liaison avec les quinze autres quartiers de la municipalité. — Voyez-vous, Haute Dame, personne ne veut les écouter ! reprit Diora. M’man en perd presque la tête ! Je lui ai dit que vous étiez une vraie dame noble, pas une statue peinte, et je me suis dit que peut-être, vous savez, si vous aviez un petit moment… ? La jeune fille parlait plus vite qu’à l’accoutumée et raccourcissait les syllabes. C’était la façon de parler dans les rues de Valles, pas celle en usage dans le sanctuaire raffiné du palais. Sharina esquissa un sourire. Elle essayait de retenir le rythme chantant d’Haft qui lui venait naturellement lorsqu’elle n’y prenait pas garde. Cela lui donnait un accent différent de ceux qui l’entouraient, mais bien sûr, personne n’aurait osé le lui faire remarquer directement. Elle se rembrunit. Les délégués des terres de l’ouest seraient partis heureux si elle leur avait promis que le lendemain les rivières charrieraient du vin et que les arbres produiraient directement des tourtes savoureuses. La seule chose qui comptait vraiment, c’était que la Haute Dame Sharina les avait écoutés, leur avait parlé, et ils emportaient ce souvenir dans leurs domaines avec autant de joie que s’il s’était agi d’un panier de couronnes d’or fraîchement sorties des coffres royaux. Elle savait qu’elle avait un rôle important. Mais sa tâche lui semblait aussi vaine que celle qui consisterait à essayer de repousser la marée avec un balai. Et voilà que sa femme de chambre lui amenait une délégation. Eh bien, Reise n’avait pas appris à ses enfants à fuir face au devoir. Diora risqua un coup d’œil par-dessus son épaule, inquiète du silence de sa maîtresse. Elles avaient presque atteint le bâtiment où vivait Sharina, une suite de plusieurs petites pièces soignées organisées autour d’un atrium avec un bassin surplombé d’une ouverture. Le gardien avait retiré la fermeture de verre par ce beau temps ; pour fuir les gouttes de pluie, une carpe qui tournoyait dans le bassin, poussée par ses nageoires à fins motifs de dentelle, allait se perdre sous le rempart de lys. Sharina songea un instant demander à changer d’abord de vêtements, mais cela serait perçu comme une insulte : une façon de dire que la famille et les amis de Diora étaient inférieurs à la délégation qui venait de prendre congé. Le rôle de Sharina était de contribuer à la satisfaction du peuple vis-à-vis du gouvernement. En outre, elle s’était sentie mal pendant tout l’après-midi. Une heure de plus, ou tout le temps qu’il faudrait, passée dans l’inconfort ne la tuerait pas. — Bien sûr, je vais recevoir vos amis, Diora, répondit Sharina. Votre mère sera-t-elle parmi eux ? — Oh, non, Haute Dame ! s’exclama Diora, stupéfaite. M’man n’oserait pas se mêler de ce genre de choses. J’ai dit d’envoyer les hommes importants du quartier, six d’entre eux, et ils vous attendent… Est-ce que cela vous convient ? — Bien sûr, répéta Sharina. Diora semblait trouver parfaitement normal que seuls des hommes soient en mesure de rencontrer ce haut personnage… qui était pourtant une femme. Elle songea à ce qu’aurait dit Ilna de tout cela et c’est sur un gloussement que Sharina entra dans la pièce où l’attendait la délégation du quartier du Pont. Les délégués se trouvaient dans l’atrium, le dos tourné à une peinture murale. Le portier de Sharina les regardait en conservant avec soin une expression neutre, prêt à les chasser à grands cris si Sharina exprimait le moindre mécontentement à leur vue. Les hommes n’auraient pas eu l’air plus effrayé s’ils avaient dû être jetés à de véritables griffons et chimères comme ceux peints sur fond noir derrière eux. — Bon après-midi, maîtres, dit Sharina avec un sourire. Je suis ravie de rencontrer des amis de dame Diora. Elle m’a beaucoup aidée depuis mon arrivée ici. La délégation entière laissa échapper un soupir. Sharina se demanda si l’un des plus robustes, les avant-bras marqués par des brûlures d’étincelles – un maréchal-ferrant, sans aucun doute –, n’allait pas s’évanouir de soulagement. — Maître Alswind, dit Diora. L’homme le plus âgé répondit d’un salut raide de la tête. Il portait une tunique violette qui avait dû lui aller vingt ans plus tôt, lorsque le noble qu’il servait alors la lui avait offerte pour s’en débarrasser. Mais Alswind avait bien pris vingt bons kilos depuis lors, et s’il avait fait une révérence, Sharina aurait craint de voir l’habit éclater ou bien le délégué lui-même… — Maître Rihhof, maître Aldern, maître Dudo, présenta Diora qui désigna le maréchal-ferrant en troisième, maître Demaras, et le novice Arpert. Sharina s’inclina légèrement, le seul mouvement que lui autorisait son corset étriqué. Alswind n’était pas le seul à se trouver engoncé dans ses vêtements. — Je suis heureuse de vous rencontrer, maîtres, dit-elle. Voulez-vous vous asseoir ? L’atrium disposait de bancs en bois de zingana avec des pieds de bronze ajourés, des deux côtés de la porte d’entrée. Sharina les désigna d’un geste. Les délégués semblèrent abasourdis. — Oh, nous n’oserions jamais nous asseoir devant vous, ma dame ! s’exclama Rihhof, un homme replet portant une capeline qui devait être très inconfortable par ce temps… et qui ne couvrait pas complètement le trou de mite maladroitement reprisé sur sa poitrine. — Ce n’est pas une « dame », tête de linotte ! lui lança Dudo. C’est une « Haute Dame » ! Sharina désigna les bancs. — Asseyez-vous ! ordonna-t-elle. Elle avait déjà eu raison de convives remuants dans l’auberge de son père. Si personne ne s’en occupait rapidement, minuit sonnerait déjà et personne n’aurait su lui dire pourquoi ces gens étaient venus. Sharina s’écarta pour que les délégués puissent aller s’asseoir sans la bousculer. Il y eut un instant de confusion pendant lequel chacun se demanda où il devait s’installer. Diora résolut le problème en désignant les places des représentants, trois par banc, en annonçant le nom de chacun dans un murmure rauque. Les habitants du quartier du Pont acceptaient peut-être le concept d’autorité masculine, mais ils ne trouvaient pas absurde que les femmes attendent les décisions d’hommes qui n’avaient de toute évidence pas une once de bon sens. — Maître Arpert ? appela Sharina. Parlez. Dites-moi pourquoi vous êtes venus me voir. Arpert ouvrit la bouche, la ferma et jeta un coup d’œil à ses collègues délégués. — La Haute Dame t’a dit de parler ! murmura Dudo. Ou alors aide-moi… — Oui, s’exclama Arpert, soudain concentré. Nous sommes venus vous voir, Haute Dame, parce que personne d’autre n’accepte de nous écouter, et la fille de Gunna, Ora… — Diora, corrigea Alswind dans un murmure. Il avait réussi à s’asseoir sans déchirer sa tunique, mais il se tenait aussi raide qu’un condamné au pal. — Diora, exactement, continua Arpert. Elle a dit que vous écoutiez ceux que personne d’autre ne recevait, et que vous pourriez peut-être nous aider. C’est à propos du pont, voyez-vous. Il ne devrait pas être là, mais il est revenu. La nuit. Et il y a des bruits, et ça empire. — Les gens sont morts de peur, ajouta un autre homme ; peut-être Demaras, mais Sharina ne pourrait jurer que c’était son nom même si sa vie en dépendait. (Elle était fatiguée, et elle avait entendu tellement de noms ces trois derniers mois.) Je ne parle pas seulement des enfants ou des vieilles femmes. Les hommes de la patrouille de quartier disent que ça ne les regarde pas et qu’ils n’ont pas à s’en mêler, reprit Arpert. C’est ce qu’ils font la plupart du temps, de toute manière. Quelle importance si on détrousse quelqu’un dans le quartier du Pont ? C’est comme ça qu’ils pensent. Les hommes échangèrent des hochements de tête sinistres. Sharina se mordit la langue pour ne pas hurler son impatience. Si ces imbéciles étaient allés trouver une patrouille pour débiter des incohérences comme ils le faisaient à présent, elle ne pouvait reprocher au capitaine de les avoir renvoyés ! Mais c’était injuste. Arpert et ses compagnons n’étaient pas les plus pauvres parmi les pauvres… ils ne se considéraient sans doute pas comme pauvres ; ils disposaient certainement d’autant d’argent que ceux que les habitants du hameau de Barca considéraient comme des fermiers prospères. Mais ils avaient peur et savaient qu’ils n’avaient absolument pas leur place dans le palais. Sharina les recevait donc alors qu’ils étaient au comble de l’excitation. Cela signifiait qu’elle devrait les aider si elle voulait clore l’entretien avant l’aube. — Vous dites que le pont ne devrait pas être là, reprit Sharina. Pourquoi ? Vous vivez dans le quartier du Pont. — Oh, non, pas depuis des siècles et des siècles, ma dame, corrigea Rihhof en répétant sa première erreur. (Dudo, en proie à de plus pressantes inquiétudes, ne le corrigea pas cette fois.) Il y avait un pont pendant l’Ancien Royaume, mais il s’est écroulé depuis on ne sait plus combien de temps. Il y a toujours la culée de notre côté de la rivière, mais sur la rive gauche, même les fondations ont été emportées par l’eau quand Isnard l’Audacieux était chargé de la surveillance de la ville et a essayé de se déclarer roi. Il y a trois générations, traduisit mentalement Sharina. La majorité des livres apportés par Reise au hameau de Barca était composée de classiques de l’Ancien Royaume, écrits mille ans et plus auparavant. Toutefois, il y avait quelques volumes sur l’histoire contemporaine d’Ornifal, car Reise était natif de cette isle et avait servi au palais avant de fuir vers Haft pour des raisons qu’il n’avait jamais clairement expliquées à ses enfants. — Mais maintenant, le pont est de retour, la nuit, reprit avec emportement le possible Demaras. En tout cas quelque chose, tout en lumière bleue qui ne ressemble à rien de ce monde ! — Un instant je vous prie, intervint Sharina. Brogius, dit-elle en s’adressant à son portier. Pouvez-vous envoyer un laquais auprès de dame Tenoctris pour lui dire que j’aimerais son avis immédiat sur une affaire ? En fait, pouvez-vous y aller vous-même ? Je veux que Tenoctris entende ce que ces personnes ont à dire. — Oui, Haute Dame, répondit Brogius. Il ne s’interrompit que pour poser la hache de cérémonie – les deux tranchants étaient de cuivre ajouré et figuraient des têtes d’aigle, le symbole d’Ornifal – et se précipita pour accomplir sa tâche. Des voix retentirent juste derrière la porte. Elle s’ouvrit de nouveau et des sandales frottèrent le sol de mosaïques de l’antichambre. Sharina se retourna d’un air furieux. Si quelqu’un avait décidé d’entrer chez elle sans se faire annoncer parce que le portier s’était temporairement absenté, il allait apprendre que Sharina n’avait nul besoin de serviteurs pour se débarrasser des intrus. Brogius revint dans l’atrium, suivi d’une femme aussi frêle qu’un oiseau, portant une robe de soie verte. — Haute Dame ? dit-il. Elle venait justement… — Pour te voir, Sharina, compléta Tenoctris en avançant devant le portier avec son sourire habituel. J’espérais que Cashel et toi – et peut-être ton frère – accepteriez de vous joindre à moi pendant que j’étudie la source d’un trouble. Tenoctris était une petite femme qui semblait âgée de soixante-dix ans… mais elle avait voyagé de mille ans dans le futur pour arriver là où elle se trouvait. Sa personnalité aussi vive qu’une étincelle éclairait toutes les réunions dont elle faisait partie. Elle regarda les hommes sur les bancs à sa gauche et à sa droite et ajouta : — Mais je ne voulais pas te déranger. Je vais attendre… — Non, non, intervint Sharina en prenant la main de la vieille femme. Maîtres ? dit-elle aux hommes qui attendaient de continuer leur histoire. Voici mon amie Tenoctris la magicienne. C’est elle que je voulais faire appeler pour qu’elle entende ce que vous avez à dire. Elle s’éclaircit la voix et puisa de la chaleur dans la main de son aînée. Sharina était devenue glacée en entendant la description de Dudo. Car ce pont de lumière bleue scintillante ne pouvait qu’être le fruit de la magie ; et Sharina avait vu suffisamment de magie pour savoir quels terribles dangers cela pouvait signifier pour le royaume des Isles. Ilna os-Kenset était installée dans le jardin et tissait une œuvre commémorative pour ceux de ses compagnons que la magie avait tués. Ses doigts maniaient rapidement la foule et la navette du double métier, sans commettre la plus infime erreur. Une autre tisserande aurait dû concentrer tout son être sur son travail pour réussir un motif aussi complexe que celui de la grande tapisserie. Ilna laissait ses doigts choisir les fils de chaîne tout en songeant au chemin qu’elle avait parcouru jusque-là. Un fil pouvait aller à autant d’emplacements différents qu’il y avait de cordes dans la trame, mais il n’y avait qu’un choix correct pour chaque motif. Ilna se dit que c’était sûrement le cas dans la vraie vie. Elle ne s’en plaignait pas ; mais elle se demandait parfois ce qu’aurait été son existence avec quelques légères différences dans le motif choisi. Ses doigts volaient sur la tapisserie. L’ouvrage avançait aussi sûrement que la marée montante. Ilna était menue, les cheveux noirs. De loin, elle semblait jolie. De près, surtout si on la regardait dans les yeux, elle était belle ; mais la beauté d’Ilna était celle d’une lame aiguisée. Les yeux d’Ilna étaient aussi clairs qu’un bassin aux reflets de Vérité. Si on ne souhaitait pas entendre la vérité telle qu’elle la voyait, mieux valait s’éloigner, très vite. Elle était déjà une tisserande de talent avant de s’abandonner au mal pour acquérir des pouvoirs surhumains. Ilna avait fini par y échapper ; mais elle n’avait pu fuir le souvenir de ce qu’elle avait fait, et elle possédait toujours les dons qu’elle avait acquis en Enfer. Chaque fil possédait une histoire qu’Ilna absorbait de la même manière qu’elle respirait le parfum des fleurs qui l’entouraient. Des agneaux gambadaient sur un terrain pentu surplombant une mare dont les berges piétinées n’étaient plus que boue. Un berger faisait glisser son archet sur les trois cordes de son rebec et chantait pour le troupeau… Garric jouait de la flûte. Ilna, assise à son métier devant le moulin, avait souvent entendu la claire mélodie qui apaisait les moutons dans les pâturages. C’était une autre vie, envolée pour elle comme pour lui. Et même si les vagues de l’espace et du temps n’avaient pas rejeté Tenoctris sur les berges du hameau de Barca, le futur n’aurait jamais été celui dont rêvait Ilna. Garric, fort, séduisant, cultivé, grâce à son père qui lui avait offert une éducation que peu de jeunes gens des grandes villes pouvaient obtenir, n’aurait jamais épousé une paysanne illettrée comme Ilna os-Kenset. Quelqu’un frappa impérieusement à la porte des appartements d’Ilna. Un garde ouvrit une petite trappe barrée et échangea quelques mots avec le visiteur. Sa maison du palais était constituée de trois pièces au-delà d’un petit atrium : plus le magnifique jardin où Ilna travaillait lorsque le temps le permettait. Il y avait plus d’espace qu’il en fallait pour Cashel et elle ; mais Ilna avait entretenu à la perfection leur moitié du moulin au hameau de Barca, et cela représentait plus d’espace encore. De l’opinion d’Ilna, les servantes de Valles n’étaient que des souillons ; et si ce n’était pas le cas, eh bien, elle refusait tout de même de les voir chez elle. Cashel et elle se passaient de serviteurs. Pourtant, Ilna avait des gardes. À la demande expresse de Garric, deux Aigles de Sang surveillaient la porte à tout instant en se relayant par tour de quatre heures. Ilna avait protesté. Garric avait poliment écouté, puis lui avait expliqué que tant que ses amis demeureraient au palais, ils seraient en danger parce qu’ils étaient justement ses amis. Ilna – tout comme Liane, Sharina et Tenoctris – aurait des gardes qu’elle le veuille ou non. Lui-même était protégé. Garric n’avait pas envoyé de gardes à Cashel. Ilna n’avait pas souvent l’air joyeuse, mais elle sourit toutefois en imaginant deux Aigles de Sang essayer de protéger son frère mieux qu’il le ferait lui-même. La discussion à la porte semblait s’éterniser. Les hommes qui souhaitaient entrer élevaient la voix tandis que les deux gardes répondaient d’une voix basse mais de plus en plus dure. Ilna aurait pu laisser les Aigles de Sang régler cette affaire, mais cela la concernait et elle n’était pas de ceux qui délèguent leurs tâches. Ilna ferma la foule de son métier et se dirigea vers l’atrium par une aile bordée de colonnes. — Je m’en occupe, dit-elle aux gardes. Les Aigles de Sang portaient des casques et des plastrons en cottes de mailles rembourrées de vestes de cuir matelassées. L’armure était chaude, inconfortable, et probablement inutile ; mais les gardes étaient là pour pouvoir faire face à toutes situations, même les plus improbables. L’un des hommes, âgé d’une cinquantaine d’années, avait les cheveux grisonnants, mais son compagnon, plus jeune, semblait commander. Au lieu de s’écarter, le jeune soldat referma la trappe dans un bruit sec et annonça : — Le président et deux conseillers du Temple du Berger Protecteur souhaitent vous voir, ma dame. Que devons-nous faire d’eux ? Si je disais que je veux les voir démembrés dans l’instant au milieu du jardin, est-ce que tu le ferais ? songea Ilna. Les soldats la mettaient mal à l’aise, non pas parce qu’ils pouvaient commettre des actes horribles, mais parce qu’ils étaient disposés à le faire si on leur ordonnait. Les Aigles de Sang étaient les gardes du corps royaux mais fournissaient aussi des sous-officiers pour les régiments réguliers. Le soldat le plus âgé ne bougerait pas : il portait l’uniforme noir parce qu’il était courageux, loyal, un bon soldat, mais sans plus de cervelle qu’un gros chien. Le plus jeune était d’une autre sorte : un vétéran, parce qu’il avait dû faire ses preuves pour rejoindre les Aigles de Sang, mais vif et clairement ambitieux. Garric agrandissait l’armée royale, et ce jeune homme serait certainement promu dans un avenir proche. Mais même s’ils étaient différents, ils étaient tous deux prêts à tuer un parfait inconnu parce qu’ils en avaient reçu l’ordre. Peut-être de tels hommes étaient-ils aussi nécessaires que les couteaux aiguisés, mais Ilna se serait volontiers passée de leur proximité. — Je m’en chargerai moi-même, dit-elle calmement. Elle tira la barre et ouvrit la porte. Et si je voulais réellement les démembrer, je saurais bien m’en charger moi-même aussi. Ilna savait évaluer avec une précision redoutable la richesse et le rang social des étrangers par leurs vêtements. Les trois hommes sous le porche voûté étaient des hommes d’affaires fortunés, mais pas de la classe supérieure. Ils s’habillaient à la mode de Valles de tuniques superposées fermées de ceintures de soie colorée, mais seul l’homme pâle et squelettique en tête du trio était né sur Ornifal. — Je suis Velio or-Elvis, président du Temple du Berger Protecteur, dit-il. Il étendit le bras droit dans un geste rhétorique. L’homme imposant à sa droite dut reculer d’un bond pour éviter le coup ; il marmonna en jetant à Velio un regard noir. — Mes compagnons sont les conseillers Casses et Ermand, continua Velio d’un ton plus assagi. Nous sommes venus discuter avec vous de la tapisserie que vous voulez offrir pour représenter le Berger Protecteur. Le visage d’Ilna resta imperturbable tandis qu’elle décidait de comment réagir face à cette intrusion. — Entrez, dit-elle après un instant en reculant pour ouvrir totalement la porte. Mais vous êtes venus pour rien. J’ai dit au prêtre du temple que l’ouvrage serait achevé demain. Vous vous épargnerez bien des tracas à l’avenir en considérant que je me tiens à ce que je dis. Le conseiller le plus trapu, Casses, portait une tunique à manches longues pour cacher autant que possible les tatouages de ses deux bras. Il avait été capitaine pendant un temps, mais devait à présent avoir un travail à terre pour pouvoir siéger au conseil du temple. Ermand était d’allure plus raffinée. Il tendit sa main droite, paume baissée, en un geste d’habitué des cours et l’offrit à Ilna pour qu’elle le frôle du bout des doigts. Il émanait d’Ermand une sorte de charme qui aurait pu flotter sur l’eau. Inutile de se demander comment il avait accédé à son rang. Ilna ignora la main tendue. — Entrez vous asseoir, si cela est nécessaire, dit-elle en tournant le dos au trio. Je peux vous offrir de l’eau ou une bière que vous apprécierez. J’ai aussi du pain et du fromage, et je pense que nous pouvons trouver des mets plus raffinés au palais si vous le souhaitez. Ilna devait vivre dans une société où les êtres humains n’écoutaient pas et perdaient stupidement leur temps. Elle essayait de se forcer à s’intégrer à cette société, avec bien du mal. Elle se sentait généralement comme une navette dans un monde de foule et de chaîne : elle agissait sur un motif, mais n’en faisait jamais vraiment partie. Ilna se demandait parfois comment cela serait de ne pas se sentir seule, mais elle n’espérait pas l’apprendre un jour. Les conseillers entrèrent, l’air perplexe. Ermand nouait et dénouait ses doigts nerveusement. Les gardes fermèrent et barrèrent la porte puis disparurent rapidement par un rideau de perles dans une petite pièce sombre attenante. Ils pouvaient ainsi voir et entendre discrètement tout ce qui se passait dans l’atrium. Les seuls meubles de l’atrium étaient deux tabourets d’osier. Il y avait aussi un tabouret dans chaque chambre, mais… — Allons dans le jardin, décida tout haut Ilna. Il y a des bancs le long des murs, sous les colonnades. Ils sortirent par l’arrière de l’atrium, Ilna suivie par les trois hommes. Elle ignorait ce qu’ils voulaient, mais elle comprenait qui ils étaient. Lorsque Ilna avait décidé quelle sorte de commémoration conviendrait, elle était allée voir Liane bos-Benliman pour lui demander conseil. D’autres auraient pu lui expliquer l’organisation administrative d’un temple de Valles. En demandant conseil à Liane, l’amie de Garric, Ilna espérait s’excuser pour la colère injustifiée qu’elle ressentait vis-à-vis de cette jeune femme. Ce n’était pas la faute de Liane si elle avait la culture et l’éducation qui faisaient défaut à une paysanne comme Ilna… Les conseillers s’assirent avec précaution. Les poiriers plantés de chaque côté des bancs de pierre avaient été taillés en espaliers le long des murs. Leurs branches se mêlaient en un réseau trop piquant pour s’y appuyer. Ilna se tenait debout, une main sur le cadre de son métier, les yeux posés sur les visiteurs. Les conseils des temples offraient un statut à ceux qui ne pouvaient l’obtenir par leur naissance et n’avaient pas les moyens de s’acheter un titre dans les sphères les plus élevées. Les conseillers étaient en charge de la conservation du bâtiment et de la statue de divinité qui s’y trouvait. En retour, ils portaient des tenues d’apparat lors des grandes cérémonies et assistaient à un banquet annuel dans le quartier du temple. — Souhaitez-vous des rafraîchissements ? répéta Ilna. Autrefois, elle aurait été agacée de gaspiller la lumière du jour pour une interruption aussi ridicule. Mais depuis son retour de l’Enfer, elle pouvait tisser dans l’obscurité si nécessaire. Elle restait contrariée mais était déterminée à ne pas le montrer. Pas trop. Velio regardait le métier. Le panneau qu’Ilna achevait formerait la partie centrale d’une tapisserie en trois bandes. Seul un fragment du motif était visible depuis la place des conseillers. — Mais vous tissez vous-même l’ouvrage, ma dame, demanda Velio. — Oui, bien sûr, répondit Ilna. J’ai convenu ceci avec votre prêtre le mois dernier : une tapisserie à l’image du Berger, pour commémorer la survie de Valles à l’attaque de la Bête. C’est pour cela que vous êtes ici, n’est-ce pas ? Les conseillers la regardèrent, les yeux ronds, et elle se demanda si son expression était aussi stupide. Qu’attendaient-ils d’elle sinon… — Nous pensions que vous employiez des tisserandes pour réaliser le panneau, ma dame, expliqua le conseiller Casses. Nous ne pensions pas que vous en tisseriez une partie vous-même. Ilna eut un sourire froid en comprenant la confusion. — Je tisse l’ensemble seule, maître Casses, précisa-t-elle. Je vous assure que j’en suis capable. J’ai promis à votre prêtre une tapisserie comme vous n’en verrez jamais, et je tiendrai cette promesse. Les panneaux seront rassemblés lorsque vous reviendrez demain, à l’heure convenue. Le travail achevé parlera de lui-même. Casses fronça les sourcils et pinça les lèvres. Ilna s’aperçut que l’ancien marin était peut-être le plus intelligent des trois. Il la regardait comme il avait dû autrefois étudier un nuage à l’horizon en se demandant s’il allait enfler et éclater en une tempête qui le mettrait en danger. Velio s’éclaircit la voix et déclara : — Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le fait de savoir quel artisan réalise l’ouvrage qui nous amène, ma dame. Voyez-vous, la tradition veut que le mécène qui offre une œuvre au temple fournisse les fonds nécessaires à l’entretien de son don. Nous n’avons pas encore été contactés par vos banquiers. — Une tapisserie de cette taille demande des soins coûteux, vous comprenez, dame Ilna, ajouta Ermand d’une voix onctueuse. (Il lui adressait un faux sourire qu’il avait dû pratiquer des milliers de fois auprès de dames fortunées par le passé.) Vous souhaitez évidemment ce qu’il y a de mieux pour… La voix d’Ermand se brisa au milieu de la syllabe ; son expression changea. Il avait sans doute vraiment regardé dans les yeux d’Ilna pour la première fois. — Je n’ai pas de banquier, maître Velio, répliqua Ilna d’une voix douce. Pas ici, à Valles, en tout cas. Il y a certaines… personnes… que je pourrais joindre à Erdin, mais la question n’est pas là. Ilna s’évertuait vraiment à retenir sa colère, la seule chose au monde qu’elle craigne, mais sa voix se faisait de plus en plus dure tandis qu’elle continuait : — J’ai proposé d’offrir au temple une tapisserie qui rappellerait à chacun comment la ville a été sauvée grâce au sacrifice de ceux qui ont lutté. Si vous avez mal compris mon offre pourtant claire, je le regrette. À présent, chers maîtres, je vous souhaite une bonne journée, car il me reste du travail pour remplir ma part du marché. Elle fit un rapide mouvement de deux doigts de la main droite, comme pour relever à distance les conseillers. Ils se levèrent docilement, mais Velio fronçait toujours les sourcils. — Ma dame, dit-il, vous vivez au palais. Je comprends que vous n’ayez peut-être pas d’argent propre, mais… (Casses saisit le président par l’épaule pour essayer vainement d’empêcher l’imbécile de terminer sa phrase)… sans doute, votre protecteur pourrait… L’esprit d’analyse d’Ilna avait pressenti la question comme Casses l’avait fait. Elle plongea la main dans sa manche gauche et en tira les fils qu’elle gardait toujours sur elle. Ses doigts les tissèrent selon un dessin précis avec la même détermination froide que l’eau s’engouffrant dans un rapide. — … apporter les fonds nécessaires si vous lui demandiez de la bonne… Ilna avança et leva le motif juste devant les yeux de Velio. Il se mit à hurler, mais même son cri mourut dans sa gorge. Des bulles apparurent entre les lèvres du président. Il ne pouvait plus cligner des paupières. Aucun de ses compagnons ne parla ni n’esquissa un mouvement. Ilna laissa retomber le tissage dans un frisson et recula. Sous le soleil d’été, elle grelottait. Velio commença à retrouver ses esprits et eut un haut-le-cœur. Ilna se tint face au métier pour éviter de regarder Velio encore quelque temps. — J’ai très mauvais caractère, maître Velio. Je fais déjà pénitence pour le mal que ma colère m’a poussée à répandre autrefois. Elle s’éclaircit la voix et se retourna. Casses soutenait Velio pour que le président ne s’affaisse pas sur le sol. — Je vous ai donné un aperçu du genre d’endroit où ma rage pourrait enfermer quiconque oserait me traiter de catin, reprit-elle. Mais je ne laisse plus ma colère me posséder, il n’y a donc aucun risque que cela se produise. Elle s’éclaircit encore la voix et déglutit, comme pour avaler le mensonge qu’elle venait de proférer. — Et de toute manière, vous ne pensiez certainement pas m’insulter de la sorte, n’est-ce pas ? Velio secoua la tête. Il ne parvenait pas à parler et finit par se couvrir le visage de la main pour pouvoir cligner des paupières et chasser la sécheresse de ses yeux. Casses donna un coup de coude à Ermand qui se dirigea vers l’atrium dans un sursaut spasmodique. — Nous allons vous laisser travailler, ma dame, déclara Casses d’une voix aussi polie et prudente qu’un marchand s’adressant à un client fortuné. Les fonds ne seront pas un problème, je vous l’assure. Nous n’aurons aucun mal à trouver un mécène qui financera l’entretien d’une œuvre tissée de vos propres mains. — Je vous verrai demain, répondit Ilna. Elle avait la gorge sèche. Elle avait le vertige après ce qu’elle s’était laissé aller à – presque – commettre. Elle ne faisait pas partie de ce monde ! Elle devait cesser d’agir comme si elle avait le droit de corriger ceux qui agissaient mal. Elle avait un grand pouvoir, mais utiliser cette puissance contre des personnes normales revenait à essayer de réparer un objet brisé à coups de marteau. C’était parfois l’outil approprié, mais la plupart du temps, il ne pouvait qu’aggraver le problème. Les gardes étaient revenus dans l’atrium lorsque Ilna avait fait sortir ses invités par l’arrière. Ils ouvrirent la porte aux conseillers, le visage neutre. Si les Aigles de Sang avaient une opinion sur ce qu’ils venaient de voir, ils la gardaient pour eux, professionnels jusqu’au bout. — Pourquoi personne ne nous a-t-il avertis que c’était une magicienne ? gémit le conseiller Ermand tandis qu’il franchissait le porche avec ses compagnons. Ilna se tenait toujours près du métier, mais elle avait une vue dégagée sur toute la longueur de la maison. Elle regarda les hommes, de dos, tremblants, qui descendaient l’allée bordée de pêchers. Un serviteur portant le bâton d’ébène des laquais contourna rapidement le trio en direction des appartements d’Ilna. Les Aigles de Sang le virent aussi ; le plus jeune se tourna et croisa le regard d’Ilna. — Je vais évidemment le recevoir, dit-elle en réponse à la question silencieuse. Elle se rendit dans l’atrium. Les quelques personnes susceptibles de lui envoyer un laquais avaient toutes droit à un peu de son temps. Le laquais atteignit le porche. Il n’avait jamais porté de message à Ilna auparavant et s’attendait à trouver un portier. Il hésita, sans savoir que faire, face à deux Aigles de Sang et une jeune femme au regard intense vêtue trop simplement pour être une servante du palais. Le laquais concentra son regard sur l’intérieur vide de la demeure et annonça : — La Haute Dame Tenoctris demande à dame Ilna os-Kenset de la rejoindre immédiatement, ainsi que leurs amis, dans les appartements du prince Garric, s’il lui est possible d’accéder à cette requête. Ilna hocha la tête. « S’il lui est possible » signifiait que Tenoctris ne considérait pas les événements, quels qu’ils soient, comme une crise immédiate. Mais la vieille magicienne n’aurait pas pris la peine de rassembler Ilna et « leurs amis » pour le simple plaisir de se réunir. Ilna eut un mince sourire. Tenoctris était, si cela était possible, encore moins attirée qu’Ilna par les activités en société. — Oui, bien sûr, cela est possible, répondit Ilna. Pendant que vous êtes ici, vous allez aider ces hommes et moi à rentrer le métier au cas où il pleuvrait. Il est de largeur double, c’est assez compliqué. Le laquais ouvrit la bouche, peut-être pour protester. Le plus âgé des Aigles de Sang passa le bras autour de l’épaule du serviteur et la pressa d’une main rendue calleuse par le maniement de l’épée. — C’est un travail pour toi, sans l’ombre d’un doute, mon garçon, dit-il avec l’accent nasillard du nord d’Ornifal. Tout comme c’est le nôtre. Tu vas poser ton joli petit bâton et venir nous aider pour pouvoir retourner tout de suite te poser le derrière sur une chaise pour le reste de la journée. Ilna revint rapidement vers le métier pour détacher la navette avant qu’ils le déplacent. Derrière elle, le vieux soldat ajouta dans un murmure rauque : — Tu vas préférer ça à passer le reste de ta vie à sautiller comme un crapaud ; et c’est ce qui pourrait t’arriver de mieux si tu refuses d’aider cette dame. Compris ? Ilna frémit, mais elle feignit de ne pas avoir entendu le commentaire. Chapitre 2 Le corps de Garric dormait toujours sur le canapé de la salle de conférence. Son esprit se leva, quitta son enveloppe charnelle et quitta le bâtiment d’un pas tranquille. Il ne contrôlait absolument pas ses mouvements, mais cela ne l’inquiétait aucunement pour le moment. Il se dit qu’il rêvait sans doute. Ses jambes avançaient en longues foulées, comme de coutume, mais il marchait plus vite qu’il aurait dû et ne voyageait pas seulement à travers l’espace. Il reconnaissait chaque lieu qu’il croisait, mais beaucoup se trouvaient au hameau de Barca, pas à Valles, et certains ne faisaient pas partie du monde réel. Les personnes que croisait Garric n’étaient que des ombres, mais parfois, elles lui parlaient et il répondait. Il n’entendait rien de la discussion, pas même les mots qui sortaient de ses propres lèvres. Il était seul pour la première fois depuis que son père lui avait donné la médaille de couronnement du roi Carus. Lorsque Garric avait posé le vieux disque d’or sur sa poitrine, Carus et lui avaient commencé à partager leur existence de manière plus proche encore que des jumeaux, plus proche que des époux. Mais à présent… Garric chercha le médaillon des doigts. Il reposait avec son corps endormi. Il redressa les épaules et laissa le rêve le conduire où il le souhaitait. Il atteignit un pont et s’y engagea. Derrière lui se trouvait Valles ; devant lui… il n’en était pas certain. Garric voyait parfois des murs scintillants ; d’autres visions révélaient des ruines, peut-être celles des mêmes bâtiments. La matière sous ses pieds semblait plus solide que la pierre, mais aux yeux de Garric, il avançait sur un contour de lumière bleue, un rayonnement féerique sans substance. Garric atteignit le bout du pont. Il faisait jour, alors que le crépuscule tombait sur Valles lorsqu’il avait quitté son corps endormi. Devant lui se dressait une ville qui, aux heures de gloire, avait dû être somptueuse ; elle était encore à couper le souffle. Il avança. Il s’approchait d’une esplanade pavée de pierres de granit rouge, aussi larges que Garric et deux fois plus hautes. Il cligna des yeux en imaginant le travail nécessaire pour tailler et polir une roche aussi dure. Les pavés étaient irréguliers et brisés par le temps et les racines des arbres qui rampaient depuis les plantations centrales. La surface aurait dû être aussi ardue à parcourir que la mer déchaînée figée au cœur d’une tempête. Mais dans son rêve, Garric n’éprouvait aucune difficulté. La route était bordée de portiques pour les piétons. Certaines arches s’étaient écroulées. Le cœur était en pierres empilées au lieu du ciment mêlé de gravats des constructions similaires dans l’ancienne Carcosa. Les bâtiments des deux côtés étaient également de pierre, mais, à l’origine, ils avaient été couverts de métal. Certains portaient encore des traces d’étain, usé en lambeaux poudreux qui pendaient des fissures entre les pierres ajustées. D’autres avaient été couverts de feuilles de cuivre et de bronze dont les vestiges bleu-vert teintaient encore les murs. Garric fronça les sourcils. Il avait entendu parler de cet endroit, mais comme d’un mythe des derniers jours avant la chute de l’Ancien Royaume. C’était dans le fragment d’un discours du philosophe Andron, tiré d’un excentrique recueil anonyme intitulé Les Costumes de tous les peuples à travers tous les âges. Il avait oublié les mots exacts et le nom que l’auteur donnait à cette ville, mais il se souvenait de la description des habitants, en tenues à rayures qui s’animaient de reflets chatoyants selon les couleurs des murs miroitants qui les entouraient. Le rêve d’un mythe ? Ces ruines avaient une consistance bien réelle. Il avança vers le grand bâtiment à l’extrémité de l’esplanade. Les trois niveaux de la façade reposaient sur des colonnes de même taille, mais celles de l’étage du milieu étaient plus minces que les piliers massifs d’en dessous, tandis que des paires délicates de colonnes en travertin nervuré choisies pour le décorum plus que pour leur résistance formaient l’alignement supérieur. Les cadres et volets de bois du dernier niveau étaient tombés en poussière. L’entrée de plain-pied était nichée au plus profond d’une arche en pointe mais la porte elle-même était petite et si robuste qu’elle avait survécu au temps. Le porche était encadré de fontaines. La pluie avait laissé un dépôt visqueux au fond des bassins d’orichalque, mais les statues de bronze d’où avait autrefois jailli l’eau n’étaient plus que des amas de vert-de-gris qui ne permettaient même plus de deviner leurs formes originelles. Seule la rumeur du vent entre les murs résonnait dans la ville silencieuse. Une large cage d’escalier hélicoïdal s’enroulait du sol au toit du bâtiment. La tour ornée de colonnes était étudiée pour se marier harmonieusement au reste de l’édifice, mais les deux constructions ne se rejoignaient qu’au sommet. Garric monta l’escalier. L’inclinaison était raide, trop pour ses longues jambes, et aurait dû être inconfortable. Mais dans son état éthéré, il remarqua seulement qu’il ne sentait pas ses muscles. Il se demanda s’il manquait au roi Carus autant que la présence de son ancêtre lui manquait. Tandis qu’il montait l’escalier, sa vue sur la ville à travers les colonnes s’élargit. Les rues étaient organisées en cercles concentriques autour de ce bâtiment, quoique l’appontement d’un ancien port florissant coupait légèrement le bord d’un arc. Les bateaux avaient disparu, mais les quais et les bollards de pierre étaient encore en place. Le port n’avait pas de rampes inclinées où tirer les navires à rames pour éviter que les coques légères s’usent lorsqu’elles n’étaient pas utilisées. Au plus loin de sa visibilité, Garric crut voir un mur de lumière scintillante comme celle qui formait le pont. Mais la vision était trop vague pour qu’il en soit certain. Le ciel avait la clarté du jour, mais le soleil était invisible. Garric s’engagea sur le toit. Il était couvert de granit, comme le boulevard et l’esplanade, mais les pavés formaient un sol aussi plat que la table commune de l’auberge de Reise. Les fondations devaient plonger jusque dans les entrailles de la terre. Le toit était une vaste place décorée de multiples pots de pierre comme autant de boutons maintenant le crin d’un fauteuil rembourré. Les mauvaises herbes les envahissaient à présent, et un pommier tordu jaillissait de l’un d’eux – le lointain descendant de l’arbre qui avait été planté à la création du bâtiment. Des racines avaient depuis longtemps brisé les pots et répandu la terre que la pluie avait étendue en une pellicule de boue ; seul ce pommier solitaire avait été capable de renaître de ses graines. Le toit était une place d’audience. À l’opposé de l’escalier se trouvait une pièce fermée d’un écran d’albâtre ajouré incurvé vers l’extérieur. Garric s’approcha, ses pas le conduisirent là où il se serait rendu de lui-même. L’albâtre translucide n’était pas plus épais qu’un doigt. La lumière émanait de l’écran autant qu’elle se reflétait à travers la pierre laiteuse, créant un chatoiement de bulles de savon dans l’air. Les ajours n’étaient pas de simples trous et ne suivaient pas un motif répétitif. En s’approchant, Garric distingua le contour d’images, chacune aussi subtile et unique que les vagues changeantes des nuées d’étourneaux en automne. Les formes découpées avaient un sens, Garric en était certain. Mais son esprit conscient ne parvenait pas à le comprendre. Tenoctris aurait-elle su les déchiffrer ? Garric supposa que l’écran permettait au peuple de voir et entendre leur dirigeant tout proche, sans qu’il puisse le ou la toucher. Il était sculpté dans une seule feuille d’albâtre sans le moindre défaut et n’avait aucune ouverture. Une brindille habillée de quelques feuilles sèches était prise dans l’un des creux. Dans l’ancienne Carcosa, le roi des Isles s’adressait au peuple rassemblé sur le Champ des Héros depuis un haut balcon à l’arrière du palais. Depuis l’avènement des ducs d’Ornifal au statut de rois des Isles, le régime monarchique s’était adouci. Le peuple avait vu Valence III lors de processions officielles et de cérémonies devant les grands temples, mais il ne s’était jamais adressé directement à ses sujets. Tout ce que le roi avait à dire à son peuple passait par des délégués. Cela allait changer. Cela avait déjà changé, depuis le jour où un mélange de pragmatisme et de peur avait contraint Valence à adopter Garric comme fils et successeur. Garric estimait qu’un podium ou un balcon était une meilleure idée que cet écran, mais l’idée était intéressante. La pièce d’audience derrière l’écran avait trois autres murs pleins. Les fenêtres de côté avaient des écrans en filigrane d’électrum, et la porte à l’arrière comportait une petite fenêtre grillagée. La pièce était vide hormis l’amoncellement de poussière et un catafalque en marbre travertin. Des taches décolorées sur le sol indiquaient les emplacements où des pièces de bronze s’étaient dégradées. Que… Garric traversa l’albâtre comme il avait traversé la porte de la salle de conférence au début de son périple. Il fut surpris un instant, mais son esprit était trop occupé à s’émerveiller du nouveau décor qui l’entourait pour s’attarder sur ce détail sans conséquence. À présent que Garric était dans la pièce, il voyait un homme replet vêtu d’une tunique raffinée étendu sur le catafalque. Au-dessus de lui, une forme serpentine apparaissait et disparaissait, sans jamais être totalement visible, et diffusait le même éclat qu’une étoffe d’or. Le vieil homme ouvrit les yeux. Il se leva avec un sourire radieux, et tira dans ce geste un peu de la couverture de velours matelassé jetée sur la pierre. — Bien le bonjour, jeune homme ! dit-il en tendant le bras pour presser celui de Garric. Qui êtes-vous donc ? Le vieil homme s’interrompit. Son sourire se transforma en une expression, entre méfiance et irritation. — À moins que nous nous soyons déjà rencontrés ? Est-ce que je vous connais ? Dites-moi ! La soirée touchait à sa fin. Le ciel, visible à travers les grilles d’électrum, était d’un rouge maussade. Dans la rue, de nombreuses personnes avaient les yeux levés. Les quais étaient bondés de navires, parfois amarrés à distance, mais aucun bateau n’était en chemin dans le port. — Je ne pense pas que nous nous connaissions, monsieur, répondit Garric en s’avançant pour offrir son bras alors que le vieil homme avait brusquement retiré le sien, saisi par le doute. Je suis Garric or-Reise d’Haft. Il déglutit. — Mais je pense que je suis en train de rêver. Le sourire du vieil homme revint tel le soleil qui étincelle après une pluie d’été. Ils joignirent main et épaule afin que leurs avant-bras se touchent. Le vieil homme avait une poigne ferme ; sa chair était solide et vaguement chaude. — Rêver ? dit-il à Garric. C’est absurde ! Vous êtes bien là, n’est-ce pas ? Comment pourriez-vous rêver ? La pièce était la même que celle que Garric avait vue à travers l’albâtre, mais certains signes montraient à présent qu’elle était occupée. Une couverture matelassée se trouvait sur le catafalque et des bibliothèques de bois s’alignaient sur les trois murs : des rayonnages pour les codex et des niches destinées aux parchemins roulés. Les emplacements étaient vides. Ici et là, de petites portes béaient, ouvertes sans ménagement tandis que la bibliothèque était pillée avec une hâte furieuse. Garric recula. Le vieil homme regardait autour de lui avec un étonnement grandissant. — Monsieur, puis-je vous demander votre nom ? dit-il poliment. — Comment ? répondit le vieil homme avec de nouveau un ton grincheux. Je suis Ansalem, bien sûr ! Il regardait la forme scintillante qui vacillait à la frontière de l’existence au-dessus du catafalque. Elle ressemblait à un serpent avec un corps épais et court, mais la tête apparaissait tantôt à une extrémité, tantôt à l’autre. Ansalem s’arrêta et passa le doigt le long d’une niche assez grande pour avoir abrité une statue grandeur nature. Comme la bibliothèque, la niche était vide. — Je crois que je le suis, en tout cas, dit-il. Mais je ne comprends pas. Si je suis Ansalem le Sage… Il se tourna vers Garric, le visage ridé par une inquiétude qui ne semblait pas naturelle chez lui. — Si c’est moi, où sont mes livres ? Et où sont les objets que j’ai rassemblés au fil des années ? L’expression d’Ansalem se transforma soudain, aussi froide et inhumaine que la glace sur un pont au milieu de l’hiver. — Les avez-vous pris ? demanda-t-il. Vous devez me les rendre immédiatement ! Ce sont des objets de pouvoir ! Ils sont dangereux entre d’autres mains que les miennes, voyez-vous. Je me garde bien de les utiliser, mais d’autres pourraient… (Il fit claquer ses doigts grassouillets avec la force de la foudre s’abattant à côté d’eux)… réduire ce monde en poussière ! Je ne plaisante pas, jeune homme. Vous devez les rendre immédiatement ! — Monsieur, intervint Garric. Je n’ai rien volé à personne. Je viens d’arriver et je ne sais même pas où je suis. Il avait la bouche sèche. Ansalem était aussi imprévisible que ces ciels d’été qui passaient du soleil à l’orage avant que les bergers aient le temps de rassembler leurs troupeaux. Et malgré sa nature généralement aimable, Ansalem était plus dangereux que n’importe quel orage. Garric ne reconnaissait pas son nom, mais il savait que le vieil homme était un magicien. Et s’il avait attiré Garric jusqu’à cet endroit, c’était un magicien au pouvoir incommensurable. — Où vous êtes ? s’étonna Ansalem, revenu à ses heureuses dispositions. Eh bien, vous êtes à Klestis, dans mon palais. Ne le saviez-vous pas ? Il désigna la pièce d’un geste ample. Cela reporta son attention sur les étagères vides et son visage se rida de nouveau d’inquiétude. — Où donc… Ansalem s’interrompit. Il étudia attentivement Garric du regard et saisit le menton du jeune homme entre le pouce et l’index. Il lui fit ainsi tourner la tête pour regarder un profil puis l’autre. Garric se laissa faire, malgré un élan de colère en se sentant comme un mouton vendu sur la foire. Ansalem était un vieil homme et n’avait visiblement plus toute sa tête. Garric se sentait toutefois lui aussi singulièrement perdu. — Vous êtes certain que je ne vous connais pas ? demanda Ansalem, sans rudesse mais avec une note d’intérêt aiguisé. Nous nous sommes déjà rencontrés, sans aucun doute. Mais où, je ne me rappelle pas… Il se tourna vers la bibliothèque à sa droite avec l’intention évidente d’y prendre un volume qui ne s’y trouvait plus. Il se figea, le visage empreint de cette dureté glaciale que Garric avait déjà remarquée. — Où sont mes acolytes ? demanda Ansalem. Les avez-vous vus, maître Garric ? Purlio saura m’expliquer ce qui se passe ici. — Monsieur, je ne sais rien, répondit Garric. Je n’ai jamais entendu parler de vous, et le seul Klestis que je connaisse est un village de pêcheurs sur la côte sud de Cordin. — Un village de pêcheurs, vraiment ! s’exclama Ansalem, stupéfait. Il invita d’un geste Garric à la fenêtre qui donnait sur le port. — Trouvez-vous que ceci ressemble à un village de pêcheurs, monsieur ? — Non, monsieur, dit Garric, mais… — Mais qu’est-ce qui ne va pas en bas ? s’interrogea Ansalem en regardant à son tour pour trouver une scène visiblement différente de celle qu’il espérait. Que font-ils tous dans les rues, les yeux levés ?… Il se tourna vers Garric dans un nouveau changement d’humeur. — Qu’avez-vous fait de mes acolytes ? Purlio, venez ici immédiatement ! — Je…, commença Garric. Ansalem se dirigea vers le catafalque où Garric l’avait trouvé et réveillé. Il passa la main dans le vide, comme pour caresser le serpent vacillant. — L’amphisbaena est là, dit-il. Mais aucun des autres objets. Certains sont trop dangereux pour être utilisés, même par moi ! Ne comprenez-vous pas ? Ansalem tapota la niche haute, puis toucha d’autres alcôves et fit glisser ses doigts sur un socle de marbre vide derrière la porte arrière de la pièce. Il bougeait avec les gestes rapides et saccadés d’un crapaud sautillant désespérément, en proie à une profonde terreur. — Vous devez les ramener ! répéta Ansalem. Ils ne vous apporteront rien de bon, je vous assure. Il ne peut rien y avoir sinon la destruction pour ceux qui les utilisent ! La pièce devint brumeuse tandis qu’un autre monde commençait à s’y mêler. — Rendez-moi…, lança Ansalem d’une voix aussi aiguë et distante que le cri d’une mouette. Les paroles moururent. Garric sentit son âme revenir sur ses pas à toute allure. Il n’était qu’un scintillement vivant, comme l’eau d’une rivière rapide. — Garric ? appela une voix. Ce n’était pas celle d’Ansalem, mais… Garric ouvrit les yeux. Il était allongé sur un banc de la salle de conférence. Liane se tenait près de lui, une lampe à la main ; la lumière qui passait par la porte ouverte était celle des derniers feux du soleil couchant. Ses amis le regardaient avec une inquiétude silencieuse : Cashel et Sharina, Tenoctris et Ilna, et Liane, grâce à la Dame ; Liane, ses yeux sombres et limpides profondément préoccupés. — Je rêvais, dit Garric en s’asseyant avec précaution. Et je suis très heureux de vous voir tous. — Tu ne te réveillais pas, dit Sharina. Nous pensions… eh bien, Tenoctris dit que quelque chose de dangereux est en train de se produire. — Quelque chose de très puissant que je ne comprends pas, en tout cas, expliqua la vieille magicienne. (Elle adressa un faible sourire à Garric.) Ce qui veut dire que c’est une chose dangereuse, sans doute. (Son visage se rembrunit.) Je dois trouver quelle est la source de pouvoir. Cela cause déjà des troubles dans cette partie du cosmos. Il y a un nœud de pouvoir tout proche ; quelque part à Valles. — Je vais avec Tenoctris pour… tu sais… porter le matériel, dit Cashel avec un sourire. Cela signifiait qu’il allait protéger la vieille femme ; Cashel portait son bâton de noyer blanc qu’il avait fabriqué de ses propres mains, puissantes et habiles. — Sharina et Ilna viennent aussi. On sait que tu es occupé, mais on s’est dit que tu voudrais peut-être venir. Comme autrefois, tu sais. — Tu as prévu de dîner avec le chancelier Royhas ce soir, dit Liane qui rencontra le regard de Garric mais se garda d’annoncer le rendez-vous avec la moindre insistance. Je pensais justement qu’une soirée un peu moins formelle serait une bonne idée. — Je t’ai déjà vu des centaines de fois après une journée entière à labourer sous un soleil de plomb, dit Cashel. Tu suais assez pour devenir liquide, mais tu n’avais jamais l’air aussi mal en point que maintenant. Ilna hocha la tête. Elle se tenait un pas en retrait pour que personne ne puisse penser qu’elle se mettait en avant, même si Garric et elle étaient amis depuis qu’ils se connaissaient, depuis l’enfance. — Tu es à bout, dit-elle d’un ton raide. Tout le monde s’en rend compte. Je ne vois pas en quoi dîner avec ton chancelier peut être une source de pression, mais de toute évidence, c’est ce que tu penses. Seul un idiot se briserait la santé pour un dîner au lieu de prendre le repos dont il a besoin. — Je n’ai pas besoin d’aller avec Tenoctris, dit Sharina d’un ton d’excuse. Garric, pourquoi ne pas dormir convenablement dans un lit ce soir ? Je peux me joindre au seigneur Royhas s’il ne s’agit que d’un repas formel. Garric regarda ses amis. — Ce n’est pas simplement formel, dit-il. Cela fait partie du problème plus vaste que je dois régler en tant que… en tant que ce que je suis à présent, quel que soit le titre. — En tant que roi des Isles, mon garçon, murmura Carus à travers les âges. (Le roi était de retour dans l’esprit de Garric, aussi droit qu’un vieux pin, un support aussi solide qu’un tronc pour le jeune homme qu’il guidait.) C’est ce que tu es. — Du plus grand problème que je dois régler en tant que roi des Isles, je veux dire, se corrigea Garric avec un sourire triste. (Le temps n’était pas à la modestie.) C’est vrai que j’ai besoin de sommeil, mais cette sieste me suffit pour tenir. Ce dont j’ai vraiment besoin, c’est de parler du royaume avec mes amis. — Garric, je ne connais rien aux problèmes de royaumes, dit Cashel. Peut-être que Sharina ? Garric s’avança et prit Cashel dans ses bras. Il lui sembla enlacer un rocher chaleureux. Garric était plus grand que son ami – de peu – mais Cashel avait une force solide qui dépassait celle de tous les humains que Garric avait rencontrés. — J’ai besoin de parler à des gens en qui j’ai confiance, reprit Garric. Vous êtes, tous les cinq, les seuls sur terre qui veulent sincèrement et exactement la même chose que moi – la paix pour le peuple des Isles tout entier. Il recula et regarda la magicienne. — Tenoctris ? dit-il. Ce que vous cherchez peut-il attendre que nous ayons mangé et parlé ensemble ? — Oui, répondit-elle. Elle continua, le front plissé en essayant d’expliquer le problème à ceux qui ne voyaient pas comme elle les diverses forces en jeu dans le cosmos : — Ce n’est pas une intrusion hostile, ce n’est pas lié à Malkar ni à un serviteur de Malkar. Lié à Malkar : lié au mal, à une force maligne et ténébreuse absolue qui signifiait la destruction de toute lumière et de tout bien. — Simplement, c’est quelque chose de très puissant, ajouta Tenoctris en écartant les bras. Garric hocha la tête. — La moitié des bâtiments dans l’enceinte du palais n’ont pas encore été réparés, dit-il. Allons-y et trouvons un endroit calme où je pourrai cuisiner comme je le ferais si nous étions en train de garder un troupeau, la nuit, dans les pâtures du nord. D’accord ? — Cuisiner ? s’étonna Liane. Elle posa le bout des doigts gauches sur sa bouche à l’instant où la question lui échappa. — Cuisiner, répéta Ilna en appuyant le verbe. Si les intendants ne peuvent fournir au prince Garric de la farine, du fromage et des oignons rapidement, je pense que le chambellan les aura tous fait renvoyer et remplacer avant l’aube. — Et une tranche de bacon, ajouta Garric qui se mit à rire, soulagé de ne plus être le prince Garric d’Haft pour une soirée. Nous allons manger comme des riches ce soir, avec de la viande au dîner ! Il haussa les épaules pour détendre ses muscles. Il avait besoin de bouger davantage qu’il n’avait pu le faire dernièrement. — Lorsque nous aurons parlé et mangé, dit Garric, nous irons trouver le nœud que cherche Tenoctris. Et si c’est un problème, nous nous en occuperons. — Comme nous l’avons déjà fait, s’exclama le roi Carus, les pouces passés dans son baudrier, avec un sourire pour le jeune homme dont il partageait l’esprit. Et comme nous continuerons à le faire jusqu’à ce que les Isles aient trouvé la paix que je n’ai pas été capable d’apporter seul ! Chapitre 3 La grande cuisine communiquait avec le dortoir des serviteurs lorsque l’ensemble du personnel du palais était hébergé dans l’enceinte. Cela datait du règne de Valence II, une génération auparavant ; depuis, les lieux avaient été abandonnés. Pendant la semaine précédente, une équipe de jardiniers avait retiré le chèvrefeuille qui couvrait le bâtiment et l’avait rassemblé en une meule aussi haute qu’un homme. Les jardiniers brûleraient les tiges dès qu’elles auraient séché. Ilna songea que les flammes lécheraient la base des nuages. Le chèvrefeuille créait un feu aussi flamboyant et brûlant que la fureur… que la fureur d’Ilna, en tout cas. Elle sourit. Deux commis de cuisine avaient déposé un panier de provisions et une cruche de bière – sur Ornifal, les liquides étaient transportés dans des récipients de terre goudronnés et non dans des seaux de bois – sur le sol de brique de la cuisine. Ils attendaient, l’air incertain, les ordres suivants. Liane jeta un regard vers Garric, mais sa sœur et lui étaient trop occupés à s’occuper des fourneaux pour prêter attention aux serviteurs. — Vous pouvez partir, dit Ilna aux commis. Nous nous chargeons du reste. Garric se retourna pour hocher la tête, mais les serviteurs se hâtaient déjà pour rejoindre la place où ils avaient coutume de s’asseoir lorsqu’ils n’avaient pas de tâches à accomplir. Ils n’avaient aucun intérêt à rester là, l’air stupide. Ilna n’aurait confié à aucun des deux le rôle de trier carottes et panais… — Garric, je peux cuisiner, dit Sharina en relevant la tête des fourneaux. (Elle jeta un regard vers Ilna et sourit.) Ou Ilna. Les solides barres de fer du grill étaient encore en bon état mais recouvertes de rouille et de résidus de graisse. Ilna soupçonnait que même lorsque la cuisine était utilisée tous les jours, les exigences de propreté étaient loin d’égaler celles qu’elle – ou les enfants de Reise – auraient toléré sous leur direction. — Et vous feriez mieux, je sais, dit Garric. Mais je m’en sortirai, et j’ai envie de le faire. Sharina sourit à son frère. — Alors, je vais couper du petit bois, acquiesça-t-elle. Les restes de bois mort ne manquent pas par ici, je pense… Le bois de chauffage était un bien précieux, mais cette demeure était une propriété royale. Lorsque Valence avait perdu son contrôle sur le royaume, le bois mort avait été laissé à pourrir sur le sol au lieu d’être utilisé. Sharina portait une fine tunique avec une cape de lin noire et longue aux genoux pour plus de pudeur. C’était une tenue commune à Valles chez les femmes de condition moyenne qui voulaient être à l’aise pour les tâches journalières. Les ustensiles de métal avaient disparu lorsque la cuisine avait été laissée à l’abandon, mais il restait suffisamment de poteries pour nourrir un réfectoire entier, ce qui suffisait donc amplement pour eux six. Sharina défit l’attache d’or émaillé et pendit la cape à un clou destiné aux poêles. Elle portait à la taille, où la cape la cachait, une arme peu féminine : un couteau pewle dans un fourreau en peau de phoque noire. La lourde lame était droite et aussi longue que l’avant-bras de Sharina, dotée d’un arrondi qui faisait porter le poids de l’arme en avant. Un couteau pewle pouvait couper du bois aussi sûrement qu’une hache et prendre une vie aussi aisément qu’une épée. Son précédent propriétaire, Nonnus l’ermite, avait utilisé le couteau pour ces deux usages jusqu’à la nuit où il était mort en protégeant Sharina. Celle-ci n’avait plus quitté le couteau depuis. Ilna supposait qu’il s’agissait plus d’un souvenir que d’une arme, mais elle n’avait jamais posé la question et Sharina n’avait jamais amené le sujet. Mais il serait utile pour couper les petites branches, car il n’y avait pas de hachette près de la porte comme il y en avait toujours près des maisons prospères du hameau de Barca. Ilna se mit à rire. Tout le monde la regarda, même Cashel, qui examinait un bol retourné pour savoir s’il devrait le nettoyer avant de s’en servir pour porter de l’eau. — C’est difficile de vivre normalement dans un palais, expliqua Ilna. Vous ne trouvez pas ce dont vous avez besoin, même ce qu’il serait normal de trouver, à moins de le demander spécifiquement à un serviteur. Garric sourit, mais il semblait fatigué, une fatigue qui le touchait au-delà des muscles et même des os. Ilna l’aurait pris dans ses bras si… Eh bien, si elle n’avait pas été Ilna os-Kenset. Et sur ce point, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. — Je ne me rappelle même plus ce que normal veut dire, dit Garric. Mais je suis heureux d’avoir des amis qui se contentent de ce qu’ils ont. S’il y avait plus de gens à Valles et dans le royaume qui… (Il s’interrompit.) Enfin, ce sera peut-être le cas lorsque le peuple comprendra qu’il y a un véritable espoir d’unité et de paix, conclut-il. Et dans le cas contraire, nous ferons avec, n’est-ce pas ? Liane regarda Garric, inquiète du ton de sa voix. Elle lui prit la main et la pressa. — J’ai vu de la louffa pousser dans le jardin de la cuisine, dit Ilna en se retournant. Je vais en chercher pour nettoyer le grill. Elle fit rapidement le tour du bâtiment et cligna plusieurs fois des yeux pour en évacuer les larmes. Le jardin avait été laissé à l’abandon en même temps que la cuisine, mais certaines plantes avaient survécu. Une rangée d’asperges s’était transformée en fourré et les courges de louffa n’avaient cessé de se replanter. Ilna s’accroupit et tira le couteau à éplucher qu’elle gardait dans sa ceinture. — Je vais vous aider, proposa Liane. Ilna jeta un regard par-dessus son épaule. Liane était à genoux près d’elle. Elle avait tiré une dague à double tranchant d’un fourreau caché. La lame n’était pas plus longue qu’un doigt, mais l’acier était de meilleure qualité que tout ce qu’Ilna avait vu au hameau de Barca. C’était le type d’arme qu’une dame de la noblesse gardait avec elle lorsqu’elle voyageait, une assurance au cas où son escorte de gardes et de serviteurs ne suffise pas à éviter l’imprévisible. Malgré la garde ornée de joyaux et le filigrane d’or sur la lame, la dague ouvrirait les courges aussi aisément que le couteau qu’Ilna utilisait pour les travaux de cuisine et de ménage. Les tuniques superposées de Liane étaient d’une coupe simple mais en soie. Ses sandales étaient en cuir vermillon décoré de fils d’or ; elle s’était enfoncée d’un côté jusqu’à la cheville dans la terre meuble qui menait à ce coin isolé du palais. Ilna ne portait rien aux pieds dans le palais, mais elle mettait des sabots pour marcher sur les durs pavés de la rue. Cette jolie dague saurait faire son travail, tout comme sa jolie propriétaire. — D’accord, dit Ilna en tordant la tige pour trancher les fibres de bois qui retenaient la courge. — Je pense qu’il m’en faudra une dizaine, vu la saleté qui recouvre le grill. Liane coupa une louffa en imitant fort bien le geste d’Ilna. — Et je vous aiderai à nettoyer, même s’il faudra probablement que vous me montriez aussi comment faire, dit-elle en saisissant une autre tige. Ilna déglutit. — Je me demandais…, commença-t-elle sans détourner le regard de sa tâche. Vous lisiez un poème l’autre jour. Il parlait d’abeilles qui tissaient ? — « J’ai une amphore de vin vieux de neuf ans, Phyla, et dans mon jardin, les abeilles tissent des couronnes »…, récita Liane. Oui, n’est-ce pas délicieux ? C’est de Celondre. — Je me demandais si vous accepteriez de le répéter jusqu’à ce que je m’en souvienne complètement, dit Ilna en déposant une troisième louffa dans le creux de sa tunique extérieure. Elle s’éclaircit la voix. — Il y avait aussi quelque chose sur le fait de savoir où est sa place. — Eh bien, Celondre se considérait comme un aristocrate, précisa Liane d’un ton d’excuse. Mais je serai ravie de faire cela. Maintenant, si vous voulez. Ilna eut un mince sourire. — Oui, j’aimerais beaucoup. — « Ne recherche que ce que tu mérites d’atteindre », dit Liane en se remémorant les vers. « Rejette ce qui est au-dessus de toi. » Quelqu’un, quelque chose, doté de pouvoirs plus immenses que ceux d’Ilna, tissait un motif où elle n’était qu’un fil. Ilna n’en distinguait pas encore la fin, peut-être ne la verrait-elle jamais. Mais elle savait que cette fin existait. Cashel remua la bouillie d’avoine avec une cuiller qu’il avait taillée de son couteau de fer dans une branche de saule que Sharina avait coupée pour lui. Il n’avait pas demandé à emprunter le couteau pewle parce qu’il savait que Sharina avait largement assez de force pour trancher le bois toute seule – de plus, Cashel ressentait un certain malaise autour de ce couteau. Nonnus l’ermite avait traité Sharina comme sa propre fille. Il l’avait protégée lorsque Cashel était loin d’elle, et il était mort en la protégeant. Cashel était aussi reconnaissant que possible envers le sacrifice de l’ermite, mais il lui semblait parfois qu’il se mesurait à un saint ; et il ne parvenait pas à se convaincre qu’il pouvait sortir vainqueur de la comparaison. — Ce qui me préoccupe sans cesse…, dit Garric. Il s’interrompit pour retourner un morceau de bacon avec sa dague. L’acier argenté scintilla sous la lumière de la lanterne que Liane avait pendue au crochet mobile d’un foyer inutilisé. La longue lame fuselée était élégante et raffinée, mais elle faisait assez bien office de fourchette à cuisiner. — Ce ne sont pas les crises elles-mêmes, reprit Garric tandis que le bacon grésillait, un parfum salé au milieu de la fumée de bois qui rappelait son ancien foyer à Cashel. Mais le Berger est témoin qu’un problème finit, il en arrive un autre. Et à présent, encore un nouveau problème, quel qu’il soit, que vous avez découvert, Tenoctris. Il sourit pour montrer à la vieille magicienne qu’il ne lui reprochait pas de le prévenir du danger. Garric semblait avoir rajeuni de cinq ans dans cette cuisine par rapport aux traits qu’il affichait lorsque ses amis l’avaient réveillé dans l’après-midi. — Les dernières mauvaises nouvelles rapportent que les comtes de Sandrakkan et de Blaise prévoient tous les deux de se proclamer rois. Rois de leurs isles respectives, pas du royaume des Isles, mais cela n’en causerait pas moins de problèmes. Valence III a vaincu le comte de Sandrakkan à la Muraille de Pierre il y a vingt ans, mais le royaume ne s’en est jamais remis. — Peut-on croire les rumeurs ? demanda Sharina qui s’adressa à son frère mais regarda Liane, en charge des dossiers confidentiels. Liane regarda Garric qui hocha la tête. — Oui, dit-elle. Dans le cas présent, oui. La seule chose qui les retient est qu’ils ont tous les deux peur d’agir le premier. Eux aussi se rappellent la Muraille de Pierre. — Même sans les espions, ajouta Garric, c’est tout ce que l’on peut attendre d’eux. Le titre n’avait pas vraiment d’importance tant qu’ils pouvaient ignorer quiconque siégeait sur le trône de Valles. Mais à présent, les Isles semblent avoir une véritable unité, et il est probable qu’ils agissent. — Lorsque les puissances qui animent le cosmos atteignent un pic, remarqua Tenoctris d’un ton pensif, la société entière devient l’eau d’une bouilloire sur un feu ardent. Une fois tous les mille ans, toutes choses entrent en ébullition. Cela ne se limite pas aux magiciens, qui ont aujourd’hui plus de pouvoirs qu’ils pouvaient rêver il y a quelques années seulement. (Elle sourit et ajouta :) Bien sûr, certains d’entre nous n’ont que des pouvoirs modestes, même à présent. Cashel croyait Tenoctris lorsqu’elle disait qu’elle avait peu de pouvoirs, mais il savait – et elle savait sans doute également – que bien souvent, la force avait moins d’importance que savoir utiliser la puissance à disposition. Tenoctris voyait et comprenait les sources de pouvoir, alors que d’autres magiciens les utilisaient aveuglément. La vieille femme ne pouvait pas tout faire, loin s’en fallait, mais Cashel ne l’avait jamais vue causer un résultat qu’elle n’avait pas souhaité. Il sourit largement. Cashel savait mieux que la plupart des gens combien la prudence était capitale. Sans elle, on risquait de briser des choses, et parfois de se briser soi-même. Garric hocha la tête. — J’ai peut-être une armée qui pourrait vaincre l’un ou l’autre, dit-il, mais je n’ai aucun moyen pour envoyer cette armée à Sandrakkan ou Blaise. De toute manière, la victoire ne vaudrait pas mieux que la défaite pour le royaume. Faire tomber des têtes n’est pas une solution. — Il nous faut du temps, dit Liane d’un air inquiet. Quelques mois suffiraient. Si les dirigeants des autres isles se rendent compte que la vie à Ornifal est bien meilleure avec un vrai roi sur le trône, cela devrait calmer les esprits plus efficacement que la menace de l’armée seule. Pendant un instant, Cashel se demanda qui elle entendait par « nous ». Probablement « les Isles », et quoi qu’il en soit, cela ne le regardait pas. Ilna renifla depuis le coin où elle était assise pour tresser des joncs en nattes. — Tant que tu auras l’armée. Certaines têtes devraient tomber. Garric hocha la tête, davantage pour montrer qu’il écoutait que parce que ce qu’il venait d’entendre lui semblait une solution. — Nous – le gouvernement des Isles, mon gouvernement – trouverons une solution à la crise causée par Blaise et Sandrakkan. Il soupira et entreprit de retourner le reste de la viande tandis qu’il continuait : — Le problème est qu’il existe des disputes au sein même du conseil, et je ne sais que faire pour changer cette situation. Rien n’est fait – rien n’est bien fait – parce que ceux qui sont censés œuvrer ensemble se querellent sans cesse entre eux. Nous n’aurons pas à nous occuper du mal si ceux de notre camp sèment le mal seuls. Cashel réfléchit un instant. — Tu parles d’Attaper et Waldron qui se disputent la direction de l’armée ? dit-il. Il ne connaissait rien à la politique mais il savait comment se comportaient les mâles rivaux. Personne ne comprenait mieux cela qu’un paysan. Garric eut un rire de soulagement à l’idée de pouvoir parler librement. — Non, pas vraiment, expliqua-t-il. Attaper et Waldron sont tous deux trop dangereux. Aucun ne cédera un pas à l’autre, mais ils savent où s’arrêter. Ils savent que l’un et l’autre ont tué plus d’hommes qu’ils peuvent s’en souvenir. Ils ne jouent pas à se provoquer, car l’autre finirait vraiment par tirer l’épée et ils en sont tous les deux arrivés trop souvent à ce point pour vouloir recommencer pour des raisons futiles. Sharina s’assit sur un billot de découpe qu’elle avait couvert des nattes de joncs tressées par Ilna en quelques mouvements de doigts. — Alors ce sont le seigneur Tadai et le chancelier qui se disputent ? demanda-t-elle. — Et comment ! acquiesça Garric. Il posa d’un geste habile le bacon sur une brique pour qu’il s’égoutte tandis qu’il cuisait les autres morceaux. — Le moindre projet lancé par Royhas doit attendre une éternité que les fonds soient débloqués. Toutes les propositions financières qui viennent de la trésorerie restent lettre morte ou sont bâclées par des gens qui ne sauraient pas même plumer un poulet. Rien n’est fait, et il y a tant à faire ! — Mais tu es le roi, remarqua Cashel tout haut, moins pour obtenir une réponse que parce qu’il comprenait souvent mieux les choses lorsqu’il s’entendait les dire. Tu peux leur donner des ordres. — Tout comme je pourrais dire à un troupeau de moutons quel chemin prendre vers les pâturages, répondit Garric. J’aurais autant de chances d’être obéi. Les moutons suivent la route qu’ils veulent parce qu’ils savent ce qui est le mieux pour eux. Il faut plus que quelques cris pour les faire changer d’avis. Cashel sourit. Garric comprit à quoi il pensait. — C’est vrai, le chemin que prennent les moutons est effectivement le meilleur. Le problème, en l’occurrence, c’est qu’il y a deux chefs différents. Ils ont peut-être tous les deux de bonnes idées, mais je ne peux pas – les Isles ne peuvent pas – suivre deux chemins à la fois. — Il y a parfois deux brebis qui agissent comme ça, remarqua Cashel qui réfléchissait toujours à voix haute. (Il retira la cuiller du plat et la lécha ; le porridge était chaud à cœur.) Si les deux valent quelque chose, tu en vends une en dehors de la région. Si l’une d’elles ne produit pas de lait, eh bien, il faut bien réduire le troupeau avant l’hiver, de toute manière, pas vrai ? Il ôta le plat du feu. Ils n’avaient pas de tranches de pain dur mais Sharina avait coupé de l’écorce de bouleau pour y manger pendant qu’il faisait encore jour. Liane serait sans doute gênée que chacun se serve à la main dans le plat. — Tu parles de brebis, Cashel, dit Liane. Les béliers ne se battent-ils pas eux aussi ? Liane était une véritable dame de la noblesse, mais elle était l’amie de Cashel et se montrait toujours aimable envers lui. Il lui semblait que bien des gens du palais riaient dans son dos. Il avait l’habitude. Les gens du bourg agissaient de la même manière. « Gros comme un bœuf et aussi stupide. » Il avait entendu cette phrase plus d’une fois avant d’être adulte, et il savait qu’on la disait encore, mais pas lorsqu’il pouvait entendre. Peut-être était-ce vrai, mais cela ne plaisait pas à Cashel ; et il n’aimait pas ceux qui le traitaient ainsi. Liane était différente, il retint donc un grognement de surprise et jeta un regard vers Garric – qui haussa les épaules. — Un seul bélier suffit pour un troupeau, ma dame, dit Cashel. Inutile de gaspiller du fourrage pour un autre qui ne créerait que des problèmes. — Oh, dit Liane en clignant des yeux. C’était une fille intelligente, sans l’ombre d’un doute, mais Cashel avait remarqué que les citadins ne comprenaient pas à quel point la vie à la campagne était rude et combien les paysans devaient être durs en conséquence. — Le fait est que Tadai et Royhas sont tous les deux de bons éléments, dit Garric. Et le problème est aussi qu’ils sont tous les deux trop importants pour être jetés dehors sans provoquer des troubles dans le royaume. Ils ont conspiré contre Valence quand ils ont estimé que c’était nécessaire, même s’il avait auparavant été leur ami. Aucun d’eux n’est mon ami. Cashel tâcha de comprendre la situation. Liane remarqua son front plissé et dit d’une voix amicale – sans condescendance toutefois : — Beaucoup de gens sur Ornifal n’apprécient pas d’avoir un gouvernement qui fait ce qui est juste au lieu d’obéir aux pots-de-vin. Menés par Tadai comme par Royhas, ces gens seraient dangereux. Cashel hocha la tête. — Et tu ne veux pas les tuer, dit-il. Il ne posait pas la question, ne suggérait évidemment pas, il organisait simplement les faits dans son esprit. — Je ne veux pas faire cela, répondit simplement Garric. Je pense que ce serait un choix politique désastreux, de toute manière, mais en vérité, je ne veux simplement pas. Je ne veux pas tuer un homme parce que sa présence complique un peu la situation. (Il s’obligea à rire pour changer de sujet.) Je pense que le repas est prêt, dit-il en retirant les dernières tranches de bacon du grill. Mangeons ! Sharina s’accroupit pour manger, le bout de son épaule penché contre Cashel, à côté d’elle. Le feu était réduit à des charbons animés de lucioles évanescentes. Le bois avait vieilli sur le sol humide et pourri en une bouillie qui brûlait faiblement, sans produire une belle flamme claire ; cela avait suffi à cuire l’avoine et le bacon, mais brûlait bien trop vite pour réchauffer un foyer un soir d’hiver. — Lerdoc, comte de Blaise, a commencé à porter un diadème en public, dit Garric en plongeant dans le porridge la cuiller de saule que Sharina avait fabriquée pendant que son frère cuisinait. Il n’a pas formellement changé son titre pour celui de roi ; il se demande certainement ce que je vais faire. Je me le demande aussi. Il sourit. La voix de Garric trahissait sa fatigue, mais il n’était pas aussi totalement épuisé qu’il avait semblé à Sharina chaque fois qu’elle l’avait croisé au cours des deux dernières semaines. — Lerdoc espère peut-être que son diadème va convaincre le comte de Sandrakkan d’agir plus explicitement, avança Liane. Cashel avait retourné un large pot pour lui servir de siège ; Liane n’avait jamais appris à s’accroupir et n’avait certainement pas l’habitude de s’asseoir pendant longtemps en tailleur sur le sol. — Et il a peut-être raison, acquiesça Garric. Le comte Wildulf a convoqué un chef de la milice de Sandrakkan pour le vingt du mois prochain. Nos agents pensent qu’il veut savoir combien de nobles le rejoindront avec leurs hommes avant de décider de se proclamer roi Wildulf Premier. C’est ce qu’avait fait son grand-oncle… l’année précédant sa mort à la Muraille de Pierre. Sharina appréciait la bouillie d’avoine, quoique le goût l’ait surprise de prime abord. C’était la première fois depuis son arrivée à Valles qu’elle prenait un repas semblable à celui que mangeaient la plupart des habitants de la ville. La viande, les poireaux, la ciboulette étaient les mêmes que ceux qu’elle avait utilisés un nombre incalculable de fois au hameau de Barca, mais Cashel avait ajouté du fromage fait non pas avec du lait de brebis mais de chèvre. — Carus a rencontré le même problème lorsqu’il a été couronné roi des Isles, continua Garric avec un faible sourire. Usurpateurs, rebelles, scissions – sur Haft et dans toutes les isles. Carus a fait face à ces problèmes une épée à la main, soutenu par une armée que nul ne pouvait égaler… jusqu’au jour où un magicien l’a envoyé avec toute son armée au plus profond de la mer. Tenoctris regardait Garric avec une attention particulière. Un peu plus tôt dans la soirée, elle était allée dans un coin du long bâtiment pour exécuter un sort. Sharina avait vu de la lumière magique rouge trembler entre les mains en coupe de la vieille femme, mais elle ne l’avait interrogée ni sur le but ni sur le résultat. — Je n’ai pas une aussi bonne armée, dit Garric. De plus, je n’ai pas particulièrement envie de mourir noyé. Il sourit de nouveau, mais à côté de lui, Liane grimaça en entendant ces mots. Depuis que Garric portait la médaille du roi Carus, il avait développé un humour noir prononcé. Il avait dit une fois à Sharina qu’il était nécessaire de rire sur un champ de bataille plus que nulle part ailleurs, et qu’il valait mieux savoir rire avec ce qu’on y trouvait. — J’ai pensé envoyer l’armée à Sandrakkan puis Blaise, continua pensivement Garric. Sans attaquer Wildulf ou Lerdoc, juste pour débarquer sur leurs côtes avec assez d’hommes pour qu’ils y réfléchissent à deux fois avant de déclarer leur indépendance. — Cela pourrait marcher le temps que tes troupes seront à Sandrakkan, dit Liane. (Sa voix laissait entendre que Garric et elle avaient déjà eu cette discussion.) Mais dès que les hommes partiront pour Blaise, qu’arrivera-t-il ? Et qu’arrivera-t-il ici, sur Ornifal ? — Il va falloir que j’agisse bientôt, répondit Garric avec un élan d’irritation. Si ce n’est pas cela, quoi d’autre ? — Envoie des ambassadeurs, dit Sharina. (Tous la regardèrent, surpris.) Plutôt que d’envoyer ton armée. Sharina avait réfléchi à cette idée depuis que Garric avait présenté le problème. La solution convenait. Quand les journées de Sharina lui laissaient du temps libre, son esprit s’ennuyait, et cette frustration lui offrait la clé des plus grandes difficultés de Garric. — Nous avons déjà des représentants à Erdin et Piscine, Sharina, dit Garric. Et Wildulf et Lerdoc ont également des délégués à Valles. — Tous prêts à encourager les gens d’Ornifal à se rebeller, ajouta Liane d’un ton tranchant. Nous les surveillons attentivement. — Non, intervint Sharina. Tu as envoyé des diplomates professionnels, de petits nobles insignifiants qui ont passé leur vie à apprendre à enrober de miel des propos évasifs et prudents. Garric hocha la tête. Il nettoyait la graisse sur sa dague avec une boule de massette et sa pierre à aiguiser dans la pochette de sa ceinture était prête à reprendre la pointe de l’arme. — Tu devrais envoyer au comte Wildulf quelqu’un qu’il écoutera parce qu’il sait qu’il s’agit de l’une des personnes les plus importantes de ta Cour, expliqua Sharina. Envoie Tadai ou Royhas. — Oh ! s’exclama Cashel dans un souffle, ravi. Oh, Sharina ! — Par le Berger, Sharina, répondit doucement Garric, cela pourrait fonctionner. Pas de menace explicite, mais un émissaire qu’ils seront tenus d’écouter. Il regarda Liane. — Je vais envoyer Tadai, dit-il en attendant davantage une confirmation qu’une permission de la part de la jeune femme. Je peux plus facilement m’en passer – même si j’aimerais que Royhas et lui travaillent ensemble. — Il obéira à ton ordre de départ ? demanda Ilna avec la curiosité détachée qui lui ressemblait tant. — Cet ordre-là ? reprit Garric. Oui. Tadai sait que quelque chose doit changer rapidement pour que le royaume survive. Il ne pourra pas se désister au profit de Royhas… — Il ne le voudra pas, corrigea Liane. — Pouvoir, vouloir, cela ne change rien. Tadai prendra toute sortie honorable qui se présentera pour se tirer de l’écheveau où Royhas et lui se sont emmêlés. Je vais le nommer ambassadeur à Erdin, doté des pleins pouvoirs pour négocier le statut de Sandrakkan au sein du royaume – c’est une position royale et il ne la refusera pas. Garric se leva et se dirigea vers le seuil pour contempler la nuit. Il rangea sa longue dague sans même regarder où se trouvait la pointe par rapport à l’ouverture du fourreau. — Et Tadai ira car il sait que je devrai lui retirer sa place au conseil s’il refuse. D’une manière ou d’une autre, il partira. La voix de Garric était aussi détachée que celle d’Ilna et la dureté qui y perçait surprit Sharina. Elle se souvenait de son frère au hameau de Barca, qui sifflotait un air guilleret dès que ses lèvres ne souriaient pas. Mais ils n’étaient plus au hameau de Barca… — Envoie-moi à Blaise, Garric, dit Sharina en frissonnant lorsqu’elle prononça ces mots, sans les regretter pour autant. Envoie la Haute Dame Sharina, ta sœur. Seul Cashel ne réagit pas à ce que venait de dire Sharina. Ses bras étaient aussi figés qu’un tronc de chêne et soutenaient l’épaule de la jeune fille comme il l’avait toujours soutenue. Sharina se tourna vers lui et le prit dans ses bras. — Cashel, je suis désolée, dit-elle. J’aurais dû t’en parler avant de me décider, mais l’idée m’est venue à l’instant. Cashel sourit faiblement. Soit il rougissait, soit la lumière du feu colorait ses joues. — Ce n’est rien, Sharina, dit-il. Je n’ai rien contre Valles, mais ça ne me gênera pas de la quitter non plus. Je suis ici parce que tu y es. Garric s’éclaircit la voix. — Hum, Sharina ? dit-il. Y a-t-il une raison pour que tu veuilles aller à Blaise ? Parce que Pitre bor-Perial fera un ambassadeur encore plus convaincant que Tadai. Sauf que je ne souhaite pas me débarrasser de Pitre, bien sûr. — Ce que je fais ici me rend folle, déclara Sharina sans détour. Elle se leva ; Cashel l’imita et ils se tinrent comme un saule poussant à côté d’un solide rocher. — Chaque jour, je rencontre des gens qui me demandent des faveurs que je ne peux leur accorder. S’ils avaient la moindre chance d’obtenir ce qu’ils veulent, ils seraient reçus par quelqu’un doté d’une véritable autorité au sein du gouvernement. — C’est un rôle imp…, commença Garric. — Oui, je sais, répondit Sharina en coupant l’objection de son frère. C’est un rôle important, mais c’est un rôle que le roi Valence lui-même tiendrait mieux, n’est-ce pas ? Garric serra les lèvres. Liane, toujours assise, déclara : — Pas mieux, non, mais il peut le faire. Valence – à raison – fait confiance au seigneur Royhas, et il laissera le chancelier lui dicter ses propos. Les yeux de Liane s’étrécirent légèrement en se posant sur Sharina. — Tu sais, une tâche qui mettrait le roi en contact avec ses citoyens serait une bonne chose pour son mental. Et pour le moral du royaume. — Comme tu l’as dit, Garric, ajouta Sharina, aller auprès du comte à Piscine avec les pleins pouvoirs pour négocier est un véritable travail. Je ne veux pas te laisser… Elle embrassa le groupe du regard. — Je ne veux laisser aucun d’entre vous, continua-t-elle ; Cashel sourit avec une calme assurance. Mais si nous voulons sauver les Isles du chaos, il y a des tâches plus importantes pour moi que d’écouter des délégations du quartier du Pont à propos des bruits qu’on y entend la nuit. — Très bien, répondit Garric avec une détermination digne d’un roi. Il avait écouté un discours qui l’avait convaincu et agissait rapidement plutôt que de piétiner en se posant des questions. — Nous rencontrerons Royhas demain pour décider ce que nous proposerons exactement à Blaise. Mais tu auras tous pouvoirs pour prendre tous les arrangements qui te sembleront justes lorsque tu auras vu la situation. (Il eut un étrange sourire.) Mais c’est curieux que tu mentionnes le quartier du Pont. Je rêvais d’un pont lorsque vous m’avez réveillé. Un pont et un homme nommé Ansalem… — Ansalem ? répéta Tenoctris en relevant légèrement la tête. Elle avait écouté la discussion précédente, mais il semblait à Garric que son attention était soudain devenue particulièrement éveillée. — Tu veux parler d’Ansalem le Sage ? Garric hocha la tête, la bouche subitement sèche. — Il a dit que c’était son nom, acquiesça-t-il. Il a dit que la ville où je le rencontrais en rêve s’appelait Klestis. Et je pense… (il s’éclaircit la voix d’un toussotement)… que c’était un magicien. Tenoctris hocha la tête et ouvrit la bouche pour parler. Mais avant qu’elle prononce un mot, une vague de souvenirs déferla dans l’esprit de Garric : non pas les siens, mais ceux du roi Carus qui sembla ouvrir une fenêtre dans la tête du jeune homme. Des navires de toutes tailles formaient une double ligne dans le port que Garric avait vu depuis la chambre d’Ansalem. Des guirlandes ornaient les mâts et les haubans et les ponts débordaient d’une foule qui acclamait et secouait des fanions tandis que la trirème de Carus, roi des Isles, passait entre les lignes. — Je suis allé à Klestis en ambassade, mon garçon, dit Carus. C’était l’automne, avant l’été où j’ai été noyé. Il me semblait qu’en venant seul parler en personne à Ansalem, je pourrais le convaincre de m’aider. « Aidez le royaume », c’est ce que je lui ai demandé, et peut-être était-ce sincère et juste ; mais avec le recul, je comprends que j’ai considéré un peu hâtivement que ce que je voulais était vraiment ce dont le royaume avait besoin. Les boulevards en ruine dans le rêve de Garric étaient bondés d’une foule joyeuse en tenues rayées. Le soleil étincelait sur les façades de métal des bâtiments et nimbait la ville d’une splendeur éblouissante, plus claire qu’une mer d’huile autour d’un navire à midi. Carus avançait avec les vingt soldats de son bateau. Le reste de l’équipage de la trirème restait au port, c’est-à-dire les deux dizaines de marins qui s’occupaient des gréements lorsque les voiles étaient déployées, et les cent soixante-dix rameurs. Les soldats portaient des tuniques brodées en place d’armures, mais même en tant que gardes d’honneur, ils portaient leurs épées. Ils étaient les seuls hommes armés visibles ; peut-être les seuls hommes armés de tout Klestis. — Ansalem avait donné à Klestis toute sa grandeur par magie, expliqua Carus. Son peuple travaillait pour vivre, mais ils vivaient cent fois mieux que dans tout autre lieu que cette ville. Les bâtiments s’élevaient en une nuit, et les rues étaient toujours propres au matin. Carus et ses gardes n’empruntèrent pas l’escalier circulaire de la tour mais s’approchèrent de la porte du palais lui-même. Des jeunes filles en robes pastel bloquaient l’alcôve. Elles riaient et lançaient des pétales de fleurs en direction des hommes armés. Derrière elles, la porte restait close. — Ansalem était un grand magicien, continua Carus d’un air sombre. Et un grand dirigeant, même s’il n’avait pas d’autre titre formel que citoyen de Klestis. Et il refusait catégoriquement d’être mêlé à toute forme de violence. Un homme plus âgé vêtu d’une tunique de laine blanchie – une tenue sobre pour Klestis – se dégagea de l’essaim de jeunes filles, s’inclina respectueusement devant Carus et parla à l’oreille du roi sous les regards noirs des soldats. Carus répondit d’un rapide hochement de tête et défit les deux longues bandes de son baudrier. Le capitaine de ses gardes, un homme grisonnant, protesta avec une véhémence grandissante. Carus tourna vers lui un visage de fer et le coupa d’un mot. Le capitaine et ses hommes se raidirent. Carus tendit son épée et son baudrier à l’émissaire du palais qui bondit en arrière comme si le roi venait de lui jeter une vipère. Carus remit finalement l’arme à son capitaine. La porte s’ouvrit et les jeunes filles, riant toujours, s’écartèrent de chaque côté. D’une révérence, le vieil homme invita Carus à entrer. — J’aurais pu bâtir une flotte de deux cents navires de guerre pour le prix des ornements d’un seul bâtiment de Klestis, dit Carus pensivement. Et avec l’étain qui en recouvrait un autre, j’aurais pu payer les équipages pendant une année entière. J’avais en horreur la simple évocation des magiciens, mais j’aurais volontiers prétendu ignorer l’origine de la fortune de cette ville si j’avais pu en bénéficier. L’entrée du palais n’avait pas de fenêtres, mais des rubans de lumière pâle ondulaient dans l’air près des hautes arches. Le plafond à caissons était décoré de scènes festives champêtres, des paysans qui dansaient, encourageaient leurs amis lors de courses, combats et concours de lancer de pierres. Les souvenirs – ceux de Garric – lui emplirent les yeux de larmes en repensant au monde qu’il avait quitté pour toujours. Mais la vie au hameau de Barca n’était pas que fêtes et douces journées ; et sans Garric et le soutien de ses amis, il n’y aurait plus d’heures heureuses pour quiconque dans les Isles avant une éternité. Sept magiciens en robes brodées de symboles en Écriture Ancienne attendaient Carus dans la salle voûtée. Aucun serviteur ni membre ordinaire de la Cour n’était présent. Le chef des magiciens était efféminé et totalement chauve, mais Garric devinait que c’était un jeune homme… s’il était un homme et non un eunuque asexué. L’homme adressa un signe de tête à Carus au lieu de s’incliner. Il se retourna et guida le roi vers un escalier caché derrière un pilier de quartz taillé en trois tiges entrelacées, imitant un figuier ornemental. Les autres magiciens, quatre hommes et deux femmes, suivaient en silence tels des pages tenant la traîne vaporeuse d’une dame de la noblesse. — Personne ne m’a jamais traité de couard, expliqua simplement Carus, mais j’aurais préféré tenir autant d’araignées dans les mains que de suivre ces sept-là. L’escalier s’enroulait sur lui-même une dizaine de fois avant d’atteindre le toit du bâtiment. Les rampes et marches étaient en myrrhite. Des filets de lumière scintillaient à travers la pierre, embrasant les cristaux bleus et violets et les inclusions de calcite blanches plus grosses qu’un poing. En haut de l’escalier se trouvait une antichambre étroite menant à la salle d’audience où Garric avait rencontré Ansalem en rêve. Un gardien cadavérique était assis sur un tabouret, un garçon de deux ans sur les genoux. Il se leva lorsque Carus et les magiciens arrivèrent, après avoir posé le garçonnet souriant sur le sol à côté de lui. Le gardien portait une chaîne autour du cou ornée d’un disque creux dont les bords avaient le scintillement de la couronne solaire. L’homme mesurait plus de deux mètres dix. Il était mince, mais sur ses membres, des nœuds de muscles saillaient comme chez les boucs. Le gardien ne portait pas d’arme, mais Garric n’aurait pas aimé devoir se mesurer à lui ; même Cashel aurait réfléchi à deux fois devant ce défi. L’homme regarda Carus avec un air de compréhension plus profond que celui montré par tout autre dans cette enclave de paix depuis l’arrivée du roi. Le chef des sept lança un ordre bref. Le garde l’ignora. Il recula contre le panneau et posa une question à travers une petite fenêtre grillagée. La réponse fut certainement affirmative car il fit coulisser le verrou et ouvrit la porte. Le garçonnet se leva en se tenant au mur à deux mains. Il adressa un sourire éclatant au roi. Carus entra seul dans la salle d’audience. Il s’arrêta sur le seuil et s’inclina devant le gardien. — Il se nommait Castigan, dit le roi. Je me suis renseigné plus tard. Lorsque j’ai rencontré Castigan, j’ai su qu’Ansalem n’était pas fou, malgré toutes les idées pacifistes qui l’animaient. La salle d’audience était semblable au souvenir que conservait Garric de son rêve, mais les rayonnages des bibliothèques étaient remplis et débordaient. De nombreuses niches abritaient deux parchemins, voire trois s’ils étaient petits. Des codex supplémentaires étaient posés sur ceux rangés normalement. Ansalem affichait la même bonhomie que lors de sa rencontre avec Garric. Il s’avança et serra le bras de Carus. Le catafalque de travertin couvert de coussins était le seul siège de la pièce. Ansalem y conduisit son invité et s’assit à côté de lui d’un air accueillant, en tenant toujours la main du roi. — As-tu déjà essayé de parler à quelqu’un assis à côté de toi et non en face ? demanda Carus. Rien ne semble aller. Cela peut paraître absurde, mais j’aurais été moins mal à l’aise s’il m’avait tenu une dague sous la gorge pendant tout l’entretien. Il est vrai que je n’aurais pas pu convaincre ce magicien de m’aider, quelle que soit la façon dont se déroulait la conversation. Un écran de tissu fin et résistant avait été tendu à l’extérieur du mur d’albâtre pour protéger la pièce des intempéries et des rayons brûlants du soleil. Les symboles creusés se détachaient clairement, blancs sur la texture crémeuse de la pierre. Dans la haute niche face au catafalque se trouvait la momie d’une créature à la peau écailleuse et à la longue mâchoire reptilienne. Des bandelettes brunies par le temps enveloppaient les bras de la momie, pliés sur la poitrine, et des perles d’ambre remplaçaient ses yeux disparus. Ce regard à la froide brillance jaune était posé sur Carus et son hôte, sans malveillance mais de toute évidence inhumain. — Ansalem était aussi amical qu’on pouvait souhaiter, se souvint Carus. Mais il me semblait parler avec un enfant de trois ans. Il m’écoutait, mais il ignorait complètement mes arguments lorsque j’expliquais pourquoi il devait m’aider à soutenir l’unité des Isles. J’étais furieux. Il reconnaissait que j’étais roi des Isles, mais cela n’avait pas plus d’importance pour lui que de connaître le nom de tel ou tel oiseau de Shengy. Les deux sujets l’intéressaient, sans toutefois être réellement importants. Carus retira sa main de celle du magicien replet et se leva brusquement. Il se dirigea à grands pas vers la porte, les poings serrés. Le roi Carus était un visiteur intime dans l’esprit de Garric depuis que le jeune homme portait la médaille de couronnement. Il avait vu le roi rire au cœur de massacres et devant des dangers qui menaçaient autant le corps que l’âme. Mais il n’avait jamais imaginé le voir animé de cette colère et cette frustration. Sur le piédestal que Garric avait vu vide pendant son rêve se trouvait un fossile d’ammonite. Sa coquille enroulée avait été remplacée par des cristaux de marcassite, scintillant d’une couleur de bronze sulfureuse sous le soleil qui filtrait à travers l’écran. La créature n’était pas un grand spécimen : la coquille ne faisait qu’une trentaine de centimètres de diamètre, alors que Garric avait déjà vu des ammonites de la taille d’une maison. Mais le fossile diffusait une profondeur psychique. C’était une fosse ouverte sur le cœur flamboyant du mal. Carus était passé à côté du fossile sans le remarquer en entrant. Lorsqu’il quitta la pièce, furieux, il manqua de renverser le piédestal. Il recula puis frappa la coquille du bas de son poing. L’ammonite ne bougea pas. Carus poussa la porte ; elle était barrée de l’extérieur. Le gardien regarda d’abord à l’intérieur puis laissa sortir le roi. — Retiens-toi de donner des coups sous l’effet de la colère, mon garçon, dit Carus qui semblait revivre l’instant. Mon bras est resté engourdi une semaine après ce geste imbécile. À cause de ce qu’était cette chose, bien sûr ; de la pierre ne m’aurait pas fait aussi mal. Les souvenirs vivaces s’évanouirent, et Garric se trouva de retour à l’instant présent avant que ses amis s’aperçoivent qu’il les avait quittés. Au fond de son esprit, il entendit le roi Carus marmonner : — La magie ! — Ansalem était un magicien de mon temps, expliquait Tenoctris. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme lui, ni à cette époque ni aujourd’hui. — Mais vous l’avez connu ? demanda Garric. Il était encore étourdi par le flot de souvenirs qu’il avait absorbé. Carus, attentif au fond de son esprit, était un pilier qui soutenait Garric tandis que le temps et l’espace défilaient vers la réalité et le présent. — J’avais entendu parler de lui comme d’un grand érudit et magicien, répondit Tenoctris en hochant la tête. Il dirigeait Klestis, sur la côte sud de Cordin. Il laissait les autres utiliser sa bibliothèque s’ils le souhaitaient, alors j’ai visité Klestis. Elle sourit et joua avec une mèche de ses courts cheveux gris. — Je veux dire que je m’y suis rendue lorsque j’ai eu économisé l’argent du voyage depuis Blaise, où je vivais. Je n’étais pas une magicienne assez douée pour demander des sommes importantes, et je n’avais pas assez le sens du spectacle pour gagner ma vie en montrant quelques tours. — Mais vous comprenez les choses, Tenoctris, dit Liane. — Oui, acquiesça la vieille magicienne. Et la sagesse seule est une excellente manière de mourir de faim. Mais cela me convenait – je n’avais pas besoin de grand-chose, vous savez, juste de quoi manger et des livres pour continuer mes recherches. Il m’a fallu plus de temps que prévu avant de visiter Ansalem. Elle sourit de nouveau, rajeunie de plusieurs dizaines d’années par rapport à la seconde précédente. — Et puisque je suis repartie presque immédiatement, j’ai même eu besoin de moins d’argent que prévu. — Que vous a fait Ansalem ? demanda Cashel. Il se pencha légèrement en avant, un geste insignifiant pour quiconque le connaissait moins bien que ses amis rassemblés. Sharina s’abritait derrière la force de Cashel ; à présent, elle posa la main sur son épaule pour l’apaiser. Les insultes glissaient sur le jeune homme comme la pluie sur la roche, mais personne ne manquait deux fois de respect aux amis de Cashel en sa présence. — Je pense qu’Ansalem ne fera de mal à personne ni à quoi que ce soit, reprit Tenoctris. Elle parlait calmement, comme inconsciente de la tempête que son dernier commentaire avait déchaînée dans le cœur de Cashel. — Il avait une authentique innocence d’enfant. Peut-être était-ce la source de son pouvoir. Il était un peu vaniteux – un peu seulement, étant donné sa puissance. Et il avait parfois mauvais caractère, mais jamais au point de causer de véritables dommages. Tenoctris baissa les yeux, un sourire aux lèvres à ce souvenir, mais elle secoua également la tête d’émerveillement. — Je dis qu’Ansalem est infantile, continua-t-elle, mais c’était aussi un grand érudit. Mon égal, je pense. (Elle pinça les lèvres.) Peut-être mon égal, répéta-t-elle avec un sourire d’autodérision en relevant la fierté qui perçait de ses propos. Garric et le petit groupe sourirent également. La fierté était l’une des émotions les plus humaines. Tenoctris était toujours prompte à remarquer qu’elle était une magicienne aux pouvoirs modestes ; mais si ses connaissances et capacités étaient davantage celles d’un joaillier que d’un forgeron, elle avait accompli bien des exploits dont elle pouvait être fière. — Ansalem avait rassemblé des livres des quatre coins des Isles, continua-t-elle. Des ouvrages traitant de tous les sujets possibles, pas seulement des traités de magie. Et je pense que ses recherches l’ont mené autant à travers le temps que l’espace, parce que sa collection comptait des pièces qui n’auraient pas survécu plus de quelques heures sans être préservées par magie, alors qu’elles avaient été écrites des âges auparavant. Il y avait un poème tracé en écailles d’ailes de papillon disposées sur une toile d’araignée… — Une incantation ? demanda Sharina. — Juste un poème, répondit Tenoctris en secouant de nouveau la tête, émerveillée en repensant à ce qu’elle avait vu dans ce monde. Une épitaphe, je pense : « Le pieux enfant que j’ai élevé est devenu homme pour me sauver de la fureur ennemie. Lorsque la paisible mort vint me mander, il dressa mon tombeau sur cette colline verdoyante. » — Mais pourquoi un magicien avait-il ça ? demanda Cashel. Il nouait ses doigts, le front plissé sous la concentration. Tenoctris leva les paumes et sourit, d’un air un peu las. — Je l’ignore, répondit-elle. Et je ne sais pas davantage pourquoi on l’avait écrit en fils de la vierge et ailes de papillon plutôt que de le graver dans la pierre… Mais je n’ai jamais oublié ces vers, Cashel, même si j’ignore de qui et de quoi ils parlaient. Son visage s’assombrit. La lumière des lampes creusait les rides dont l’âge parcheminait ses joues. — Il y avait dans la bibliothèque d’Ansalem des incantations que même les plus puissants magiciens n’auraient jamais dû, selon moi, seulement essayer de prononcer ; mais ce n’était pas ce qui m’inquiétait. Ansalem avait aussi rassemblé des objets qui agissaient comme des nœuds canalisant des pouvoirs titanesques. Tenoctris se dressa, une réaction nerveuse à l’évocation de ce souvenir. — Le palais d’Ansalem était une tempête agitée par les énergies qui entourent le cosmos même. Personne à part Ansalem ne pouvait rester près d’un tel pouvoir sans risque. J’en étais absolument incapable. Garric songea aux objets qu’il avait vus dans la salle d’audience : la momie reptilienne ; un athamé de métal qui émettait un rayonnement bleuté dans la niche où il reposait ; un globe de la taille d’un poing qui flamboyait tel un brasier solide ; et bien sûr, le Grand Ancien de marcassite. — Pourquoi est-ce que ça ne gênait pas Ansalem ? demanda Cashel. Parce qu’il était très puissant ? Tenoctris secoua la tête. — Parce qu’il était totalement innocent, répondit-elle. Je ne pense pas qu’il soit possible d’être assez puissant pour résister à de telles forces, mais elles ne trouvaient chez Ansalem aucune prise pour le corrompre comme un humain normal. Comme un magicien normal, en tout cas. — Même vous, Tenoctris ? demanda Liane. — Même moi, répondit la vieille femme. La sagesse commandait de fuir. Elle joignit les paumes et ferma les yeux, perdue dans ses souvenirs. — L’une des pièces de la collection d’Ansalem était la coquille d’un Grand Ancien, figée en marcassite avant même l’âge des hommes. C’était l’objet le plus pleinement malfaisant qui puisse exister dans le monde réel. Garric approuva d’un hochement de tête. Même Tenoctris ne comprenait pas à quel point il savait ce qu’elle voulait dire. — Je souhaitais ardemment utiliser la bibliothèque d’Ansalem, reprit la magicienne. Même le simple aperçu que j’en ai eu était un émerveillement dont je chéris la mémoire. Mais si je n’étais pas partie dans l’instant, j’aurais été anéantie par la tempête maléfique qui grondait autour du palais. — Mais il y avait d’autres magiciens avec Ansalem, n’est-ce pas ? demanda Garric. Il gardait les paumes bien à plat sur ses cuisses. Lorsque les souvenirs qui lui venaient étaient ceux de Carus, une partie de sa haine brûlante contre les magiciens et la magie perlait aussi. La magie n’était rien de plus qu’un outil. Entre les mains de Tenoctris, elle devenait une clé infiniment subtile qui donnait accès à des vérités cachées. Ce n’était pas la faute de l’outil si la plupart des magiciens utilisaient leur art avec aussi peu de discernement qu’un dément aveugle conduisant un traîneau. — Oui, il y en avait, répondit Tenoctris d’un ton neutre. Sept lorsque j’ai visité Klestis ; Ansalem les nommait ses acolytes. Je ne pense pas qu’ils aient pu être corrompus par ce qu’ils apprenaient de lui, mais… (Tenoctris secoua la tête en grimaçant.) Si j’avais eu un doute sur les risques de rester au palais, j’aurais été convaincue en voyant ce que les forces en présence avaient fait de ces sept magiciens. Ils étaient déjà puissants, il est vrai, en particulier celui qui se nommait Purlio de Mnar. Personne ne parla pendant un instant. Ilna se leva et se rendit à la porte. Elle vérifia l’heure d’après l’emplacement de la lune. En passant près de Garric, elle écarta sa main comme pour éviter tout risque de contact ; à moins que le geste ait été une caresse sans toutefois le toucher. — Nous avons fini de manger, dit-elle. Tenoctris, vous nous avez rassemblés pour étudier le problème du quartier du Pont. Si nous voulons y aller… Tenoctris s’inclina légèrement devant Ilna. — Oui, dit-elle. Nous devrions nous mettre en route. Rien de ce que j’ai entendu ce soir ne laisse penser que les événements sont moins graves que je le croyais. Chapitre 4 Le cocher lança un « Ho là ! » aux deux chevaux et le carrosse s’arrêta bruyamment. Il y eut un dernier sursaut lorsque l’une des roues avant glissa avec un bruit métallique dans l’interstice entre deux pavés. Garric ouvrit vivement la porte et bondit sur le sol sans un regard pour le marchepied. Il ne pensait pas être un jour aussi heureux de retrouver le sol sous ses pieds. Le carrosse n’avait cessé de balancer et cahoter pendant le trajet. Les oreilles de Garric étaient encore assourdies par le bruit des roues de fer sur les pavés des rues, mais à présent que le véhicule était arrêté, le jeune homme prenait conscience du murmure de la foule réunie sur la place. Des centaines de personnes, rassemblées en petits groupes, regardaient la rivière. Le carrosse ne portait pas les armes royales, mais un tel véhicule n’était pas anodin dans un quartier populaire comme celui-ci. Certaines personnes dans les derniers rangs se retournèrent pour dévisager les nouveaux arrivants. Cashel descendit de la place à côté du cocher. Son bâton n’aurait pas pu tenir dans un carrosse où se trouvaient déjà cinq personnes, et il n’avait pas voulu s’en passer. Il sourit à Garric et remarqua : — J’aurais préféré marcher, mais c’est certainement plus rapide comme ça ; et le cocher savait où il allait. Tu as pu prévoir un plan ? — Impossible de réfléchir ! s’exclama Sharina en descendant à la suite de Garric. Le postillon aidait Liane et Tenoctris à descendre de l’autre côté ; Ilna attendit que Sharina soit sortie pour la suivre avec une expression de dédain concernant cette nouvelle expérience. — Quel vacarme assourdissant ! — Mais Tenoctris n’aurait pas pu marcher tout ce chemin, remarqua Garric. Et Liane voulait vérifier son carnet d’instructions nautiques. Je pensais qu’en venant en carrosse plutôt qu’à pied avec Liane et Tenoctris en chaises, nous pourrions discuter. (Il secoua la tête d’un air las.) Je ne me laisserai pas prendre une deuxième fois. Du temps de l’Ancien Royaume, l’auberge du hameau de Barca était un relais pour les carrosses, sur la route de la côte orientale de l’isle. La route était pavée – Garric voyait le large chemin dans les souvenirs de Carus – mais les pluies et tempêtes de mille hivers avaient réduit en miettes tous les pavés, à part quelques avancées protégées près de la mer. Les riches marchands venaient parfois à cheval à la foire aux moutons, et un conducteur de bêtes trop bedonnant arrivait quelquefois dans un palanquin soutenu par six ou huit porteurs le long du trajet vallonné qui séparait Carcosa de la côte occidentale. « Carrosse » n’était encore qu’un mot pour Garric quelques mois auparavant, et même après son départ, il n’avait jamais pensé monter dans l’un de ces véhicules. — Le roi Carus a visité Klestis un jour, dit Garric qui s’adressa tout particulièrement à Tenoctris. (Il ne s’attarda pas sur la source de l’information, mais les autres avaient sans doute déjà compris. Garric était simplement trop mal à l’aise pour avouer qu’il parlait avec un homme mort depuis mille ans.) Il n’y avait pas de pont ici à l’époque. Le cocher et le postillon pouvaient l’entendre ; tout comme les badauds à l’arrière de la foule, quoique beaucoup soient déjà retournés à leurs propres conversations. D’autres écoutaient et regardaient Garric. Il n’y pouvait rien et cela faisait partie de la vie. Personne dans un palais – ni dans un village de campagne – ne pouvait raisonnablement espérer une véritable intimité. Que vous ayez des serviteurs ou viviez dans une hutte de bois et de torchis, vos affaires privées devenaient vite les affaires de tous si elles étaient suffisamment intéressantes pour retenir l’attention. — Si nous voulons voir un pont, remarqua Ilna, sans rudesse, avec une froide indifférence, il va falloir nous rapprocher de l’eau. — C’est vrai, approuva Garric qui se demandait s’il faudrait lutter pour accéder à la rive. Avançons. Ils pouvaient écarter la foule de force, bien sûr, avec Cashel et lui en tête. Garric n’avait pas amené de détachement de gardes pour ne pas créer de mouvement de foule. Il ne s’était pas douté que si son gouvernement ne soupçonnait pas un instant ce qui se passait dans le quartier du Pont, la rumeur circulait certainement déjà parmi la population de Valles. Et au-delà, apparemment. Certains spectateurs étaient visiblement des paysans en tuniques de laine noire et chapeaux à large bordure de cuir. Il y avait aussi des badauds – en grande partie des marins, mais pas uniquement – portant des tenues de six autres isles au moins, dont un Dalopien aux ornements d’os. Certains groupes de spectateurs étaient des familles, d’autres attendaient entre amis. De manière générale, les hommes étaient avec les hommes et les femmes restaient entre elles. Les enfants jouaient avec une certaine insouciance, mais leurs mères gardaient un œil inquiet sur eux. Ces familles n’avaient pas de serviteurs pour garder les enfants si les parents décidaient de s’absenter une nuit. Cashel embrassa la foule du regard. — Il y a de la place, annonça-t-il en avançant. Les curieux étaient rassemblés en petits groupes, se frayer un chemin entre eux ne fut donc pas un problème aussi compliqué que l’avait craint Garric. Les gens parlaient à leurs amis, le dos tourné à des groupes semblables. L’événement qu’ils attendaient les mettait mal à l’aise, mais la foule ne s’était pas fondue en une seule masse de curieux. C’était un spectacle qu’ils voulaient voir avec leurs proches. — Ils ressemblent aux arbres des forêts dont les branches ne se touchent jamais vraiment, remarqua Cashel en jetant un regard amusé en arrière. Il avançait de côté, mais même ainsi, sa large carrure ouvrait un ample chemin pour ses amis. Il heurtait parfois quelqu’un du bras ou de la poitrine, mais le choc était trop léger pour susciter la moindre colère. Certains se tournaient vers lui, mais ses larges épaules faisaient taire les plus petites protestations qui auraient pu lui être adressées. — Klestis cessa de verser un tribut au duc de Cordin du jour où Ansalem commença à la diriger, expliqua Garric à Tenoctris qui suivait Cashel de près. (Garric était juste derrière elle. Protégée ainsi par les deux jeunes hommes, il n’y avait aucun danger que la vieille femme soit bousculée.) Les présents qu’Ansalem envoya au duc à Ragos valaient plusieurs fois la valeur du tribut en lui-même, mais Ansalem établissait ainsi clairement qu’il ne devait rien à Cordin ni aux Isles. — C’est ce que j’ai également pensé, acquiesça Tenoctris. Ansalem était un homme parfaitement charmant, toujours heureux de discuter avec un autre érudit, mais il n’agissait qu’à sa convenance. J’ai entendu dire qu’Ansalem vivait hors du monde, mais il n’ignorait pas ce qui l’entourait. Il avait choisi de s’en détacher de toutes les manières possibles. Elle jeta un regard à Garric. La seule lumière sur la place venait du croissant de lune, mais elle suffisait à révéler l’inquiétude de son expression. — Presque tout était possible pour un magicien aussi puissant qu’Ansalem, dit-elle. Mais lui aussi pouvait commettre des erreurs. Cashel atteignit la berge et se retourna. La foule qui regardait directement la rivière Beltis était moins dense qu’à deux mètres de la digue maçonnée. De plus, aucune des personnes que voyait Garric au premier rang n’était originaire du quartier du Pont. Beaucoup de gens étaient étrangers, et de nombreux groupes de nobles étaient accompagnés d’une myriade de gardes et de serviteurs. Garric s’écarta de côté pour former un espace où Liane, Ilna, Sharina et Tenoctris pourraient se tenir ensemble. Cashel et lui avaient si souvent travaillé lors de tâches où la coordination devait être parfaite pour éviter tout danger – abattre des arbres et autres travaux qui impliquaient de lourdes charges – que son geste pour réserver un espace aux femmes se fit par réflexe. — Excusez-moi, murmura Garric à un marin qui portait une émeraude laiteuse à l’oreille, en écartant l’homme de sa poitrine et non de l’épaule. Ce dernier geste aurait été de l’arrogance, presque un défi ; le contact de ses côtes était accidentel, simplement dû au manque de place. De l’autre côté, Cashel libéra la place en se dressant devant un valet de pied en tunique ourlée de dentelle. Il ne le toucha pas mais le fit reculer par sa seule masse imposante. L’homme se hâta vers l’autre côté du groupe dont il faisait partie non sans lancer un regard noir à Cashel par-dessus son épaule. Liane se serra près de Garric. Il lui sourit ; comme Ilna, elle ne lui arrivait qu’à l’épaule. Sharina avait une largeur de main de moins que Cashel, à peine plus petit que Garric. Liane lui rendit son sourire, mais l’inquiétude perçait derrière son air réjoui. Tous savaient que la magie pouvait être dangereuse ; mais Liane avait vu son père détruire sa vie, puis la perdre, en raison des erreurs commises par ce qu’il appelait son art. Garric n’avait jamais vu Liane fuir face au danger, naturel ou non, mais affronter la magie exigeait un effort de volonté particulier de sa part. — Les instructions nautiques que j’ai étudiées sont sérianes, dit-elle en parlant au groupe mais en s’adressant plus particulièrement à Garric et Tenoctris, qui l’encadraient. Elles suivent une tradition différente de celle du reste des Isles. Garric hocha la tête. Le père de Liane avait beaucoup voyagé au cours de sa vie. Il avait eu recours à des banquiers sérians et à des navires sérians également, aussi sa fille avait-elle des relations que Garric n’aurait pu avoir malgré son statut de prince des Isles. Les instructions nautiques étaient formées d’un carnet de feuilles de bambou que Liane avait emmené pour le lire pendant le voyage. Les lampes à huile de chaque côté du carrosse éclairaient l’intérieur à travers des panneaux de mica, mais il avait dû falloir une incroyable concentration pour lire malgré les sursauts et le fracas du carrosse. — Les instructions nautiques sérianes ne sont qu’un recueil de points de mouillage sur une langue de terre, dit-elle en sortant le carnet de sa manche gauche pour illustrer son propos. Elles précisent ce que les marins doivent savoir de la situation politique des différents points et une liste des importations et exportations pour chaque port. Garric hocha la tête pour montrer qu’il écoutait, bien que son regard soit tourné vers la rivière. La Beltis coulait plus rapidement ici qu’à quelques kilomètres au sud, où elle s’élargissait en delta qui atteignait la mer Intérieure par trois affluents. Rien ne troublait la surface hormis l’éclat de la lune et quelques débris. — Ce recueil a plusieurs siècles, continua Liane. Il est trop vieux pour être utilisé, mais un marin qui commerçait avec mon père le conservait dans sa bibliothèque. Klestis est mentionné comme un petit port de pêche sans importance particulière… — C’est cela, approuva Garric. Les capitaines d’Ornifal avaient répondu la même chose aux agents du service de transport maritime royal lorsque Garric avait posé la question. — Mais le carnet explique aussi que Klestis fut le plus grand port de la côte sud, ajouta Liane, et que l’ancienne cité a sombré au cœur du même cataclysme qui a englouti Yole. Tenoctris serra les lèvres. Son expression évoqua à Garric l’image d’un rouge-gorge sur le point de choisir – s’il se décidait à le faire – où plonger son bec en quête d’un ver de terre. — C’est possible, sans doute, dit-elle. Et comme j’ai été arrachée à Yole au cœur du cataclysme, je ne sais évidemment rien de ce qui a pu se passer ailleurs pendant ce temps. Mais je ne pense pas qu’Ansalem ait pu commettre une erreur qui aurait causé la destruction de Klestis de cette façon. Elle s’interrompit et se demanda comment expliquer ce qu’elle ressentait. Elle continua, avec un sourire incertain. — Ansalem était vraiment Ansalem le Sage, mais sa sagesse allait au-delà d’une simple connaissance d’érudit comme la mienne. Il avait atteint une compréhension du cosmos qui n’avait rien d’humain. En ce sens, il me rappelle beaucoup Cashel et Ilna. Tenoctris regarda le duo, les assurant ainsi qu’elle ne souhaitait pas parler derrière leur dos. Cashel ne l’avait pas entendue ; Ilna grimaça, les yeux rivés sur la rivière. Une lueur froide frissonna au-dessus de l’eau. — Ça commence ! lança une jeune femme d’une voix qui vibrait autant d’excitation que d’ivresse. — Oui, murmura Ilna tandis qu’une structure de lumière bleue apparaissait sur la digue pour se fondre à l’horizon. Cela commence. Tenoctris s’assit sur la pierre nue de la place. Elle bougea dans un sursaut brusque, comme un arbre que la pourriture terrasse soudain. Elle était trop âgée et fragile pour être gracieuse lorsqu’elle essayait de bouger rapidement. Ilna s’avança pour l’aider, mais Liane se trouvait entre les deux femmes et fut plus rapide. Tout allait bien cependant. En s’asseyant, Tenoctris sortit le paquet de branches de bambou qu’elle utilisait souvent pour ses incantations. D’autres magiciens utilisaient des outils spécialement conçus pour la pratique de leur art, souvent un athamé forgé à l’aide de sortilèges et gravé de symboles qui renforçaient le pouvoir des rituels. Tenoctris se contentait de simples baguettes – du bambou, des brindilles, une poignée d’herbes – et les jetait après chaque utilisation pour que les résidus magiques d’un sort ne risquent pas d’entacher le rituel suivant. Ilna approuvait sa prudence. Si Tenoctris avait été une tisserande, ses motifs auraient été petits, serrés, et exécutés sans la moindre erreur. Tenoctris traça un dessin dans la saleté du sol – les pavés étaient si irréguliers qu’Ilna ne put déterminer si la magicienne exécutait un carré ou un cercle – et écrivit à l’extérieur du contour. Il n’y aurait aucun effet inattendu au sort qu’elle se préparait à lancer. Ilna reporta son attention sur la structure de lumière bleue qui chatoyait au-dessus de la rivière. Elle touchait parfois le coude qui avait autrefois soutenu l’arche de l’ancien pont. Les scintillements individuels n’avaient pas plus d’ordre que les éclairs d’un insecte lumineux, mais si Ilna laissait ses yeux absorber le motif général, elle distinguait une courbe doucement bombée vers l’autre rive de la Beltis et non perdue au-delà. Elle n’était pas certaine qu’elle aurait appelé cela un pont si tout le monde n’en avait pas décidé ainsi. Pour Ilna, la structure évoquait davantage un filet de pêche lancé d’un lieu inconnu jusqu’à eux. Ce n’était pas exactement une menace, mais il était là dans une intention précise – un but qui n’allait sans doute pas dans l’intérêt d’Ilna et de ses proches. — On peut savoir ton nom, ma jolie ? demanda un homme. Au ton de sa voix, Ilna sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque, même si les mots ne lui étaient pas destinés. Elle se retourna tandis que sa main droite saisissait par réflexe l’écheveau de fils dans sa manche gauche. Le jeune homme qui avait parlé n’était pas plus âgé que Sharina, dont il caressait le cou. Laissés libres, ses cheveux blonds lui seraient tombés aux épaules, mais ce soir, il les avait fait enduire d’huiles parfumées et arrangés en une couronne de roses. Il portait une tunique de soie diaphane proche du corps. Au lieu d’une simple tunique par-dessus, il avait passé un vêtement ajouré de cuir doré. Ce style était nouveau pour Ilna, mais de toute évidence très coûteux. Le jeune homme venait d’un groupe – d’un gang – de trois jeunes gens qui lui ressemblaient, quatre femmes qui ne cachaient en rien leur statut de courtisanes de luxe, et une dizaine de serviteurs. Les quatre nobles portaient des épées, mais la seule violence véritable qui pouvait se produire émanerait de leur quatuor de gardes du corps. Ilna s’attendait que Sharina gifle ce vermisseau parfumé ; mais elle se contenta de secouer la tête et de se placer derrière Cashel comme derrière un rocher sur une plaine. — Retournez avec vos amis, monsieur, dit-elle. Le jeune homme fit encore un pas vers elle. Tenoctris marmonnait une incantation, les yeux fermés, sans s’apercevoir de ce qui se passait autour d’elle. Liane écarta les bras entre la vieille femme et l’importun pour éviter que la magicienne soit bousculée. Garric rejeta le pan droit de sa cape sur son épaule pour révéler la garde de son épée longue. Sa main ne s’y posa pas. Cashel attrapa le jeune homme par le cou et le ramena là où il se tenait avant sa remarque. C’était un geste plutôt doux, qui évoquait une chatte lorsqu’elle portait ses petits. Ilna avait déjà vu son frère briser des noix de pécan entre ses doigts. — Allez-vous-en, dit Cashel. Il semblait plus amusé qu’en colère. Ce petit jouvenceau n’était rien qu’un chiot qui aboyait un peu fort aux yeux de Cashel. — Je ne veux pas vous faire de mal. — Emrich ! glapit le noble en direction de son garde du corps. Débarrasse-moi de cette vermine ! La foule – y compris les prostituées et serviteurs du groupe de nobles – s’était écartée de la dispute. Sharina et tous ceux qui accompagnaient Garric portaient des vêtements simples par choix et n’étaient pas accompagnés de serviteurs, aussi le jeune homme les avait-il pris pour un groupe de pauvres gens du quartier. Pour lui, cela signifiait qu’il pouvait disposer d’eux à sa guise. Cette notion était si différente de ce qu’Ilna avait appris au hameau de Barca qu’elle se sentit profondément choquée. Un homme plus réfléchi – ou du moins plus sobre – aurait remarqué que malgré la tunique modeste de Garric, une année de travail dans une ferme du bourg aurait à peine suffi à payer son épée. Les quatre gardes du corps l’avaient bel et bien remarqué, mais ils commençaient tout de même à tirer leurs propres armes. Ils auraient certainement préféré régler le problème à l’amiable, mais ils jugeaient le rapport de force en leur faveur : quatre contre deux. Ilna ne doutait pas que Garric et son frère étaient capables de s’en sortir seuls, mais elle pouvait régler cette affaire aussi bien elle-même. Elle avait noué quatre fils ensemble. Le motif se dessina lorsqu’elle jeta le tissage dans les airs. Elle aurait aimé une meilleure lumière, mais la laine blanchie capta suffisamment l’éclat de la lune pour attirer le regard des gardes. Ils se mirent à hurler d’une seule voix et tombèrent sur le sol, où ils portèrent des mains fébriles à leurs visages et torses, comme prisonniers d’un filet invisible. — Ne laissez pas les araignées m’avoir ! cria Emrich. Ne les laissez pas ! Le jeune noble se retourna et posa des yeux ronds sur les gardes qui se débattaient à terre, leurs armes tombées près d’eux. Ses trois amis regardaient la scène avec plus d’intérêt que d’inquiétude ; l’un d’eux but une gorgée dans une corne à boire rehaussée d’argent. Après tout, ils étaient venus assister à un spectacle, et cette scène était plus divertissante que le phénomène surnaturel auquel ils s’attendaient. Le jeune homme toucha son épée, sans doute faute de meilleure idée. Cashel referma sa main gauche sur celle du noble, la serra et l’écarta de la garde de l’arme. Garric s’avança et saisit le baudrier à deux mains. Il le tordit sans s’attarder à le défaire et la boucle d’argent se rompit comme du blé sec. — Mais que…, commença le noble. Cashel le fit reculer d’un léger coup. Le jeune homme vacilla sur un pas ou deux avant de tomber avec un bruit sourd. Garric jeta l’épée – baudrier, fourreau et lame – dans la Beltis. Garric et Cashel se mirent à rire. Cashel fit passer son bâton de la main droite à la main gauche pour presser le bras de son ami. Ils travaillaient ensemble comme les deux pierres d’un moulin… — Vous savez combien coûtait cette épée ? s’exclama un serviteur d’une voix aiguë, trop choqué par ce qu’il venait de voir pour se soucier de sa propre sécurité. — Elle valait juste la vie sauve pour ce bellâtre insignifiant, dit Garric en touchant le noble du bout du pied. Le jeune homme se recula sur les pavés, recroquevillé, les yeux exorbités. Garric se tourna vers Ilna avec un sourire nonchalant. — Ils vont s’en tirer ? demanda-t-il en désignant les gardes de la main gauche. Sa main gauche, remarqua Ilna, car la droite ne cessait de se serrer et desserrer, comme s’il avait voulu saisir la garde de son épée. Elle regarda les quatre hommes à terre. Ils ne bougeaient plus. Pendant un instant, Ilna, glacée, songea qu’elle avait peut-être ajouté une maille de plus au motif, une maille que son esprit n’avait pas voulu tisser… Les hommes respiraient encore. Ils étaient simplement épuisés de s’être débattus dans le filet qu’ils étaient les seuls à voir. Ilna sentit ses genoux se dérober sous l’effet du soulagement. — Garric, rattrape-la ! s’exclama Liane, et Ilna cessa de tomber. Les bras de Garric, aussi forts qu’un arc de noyer blanc, l’encerclaient tandis qu’elle sentait le cœur du jeune homme tambouriner sous l’effet de la colère farouche qui le dominait comme elle avait su posséder la jeune femme. — Ils iront bien dès que les mailles seront défaites, marmonna Ilna contre la large poitrine de Garric. Mais oh ! J’étais prête à les tuer. Je les ai presque tués ! Cashel avait entendu sa sœur. Il s’accroupit près des gardes et les regarda. Leurs yeux se fixèrent sur lui en retour. Aucun ne bougeait ; leurs bras étaient serrés sur le côté, comme s’ils avaient été entourés de draps humides. Emrich, légèrement dandy avec son harnais clouté d’argent et une écharpe de soie au cou, forma silencieusement le mot : — Pitié… — Mais tu ne les as pas tués, remarqua Garric en tapotant le dos d’Ilna de la main droite. Et grâce à toi, Cashel et moi nous n’avons pas été obligés de les tuer non plus. Les yeux de Garric s’étaient trouvés à des lieues des événements dès que la dispute avait pris fin, mais il se sentait revenir à la réalité, à présent. Cashel lui-même n’avait pas été particulièrement troublé par cette affaire. C’était tellement puéril. Cashel ramassa le motif d’Ilna. Il ne signifiait rien pour lui – il semblait aussi aléatoire que si le vent avait entremêlé les quatre fils pendus côte à côte. Il les tendit à sa sœur. Mais il s’aperçut qu’elle pleurait encore sous le choc et défit lui-même les mailles. Cashel savait le prix à payer pour une action comme celle que venait de faire Ilna. Ce n’était pas de la magie comme celle qu’exerçait Tenoctris, avec des mots et des symboles écrits, mais cela menait au même résultat. Voire davantage. Cashel avait affronté de véritables magiciens, et à l’issue de la bataille, Cashel or-Kenset était le dernier debout. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait – c’était différent des talents d’Ilna avec ses tissages, bien sûr – mais ils pouvaient tous les deux exploiter certains pouvoirs lorsqu’ils en avaient besoin. Cashel eut un petit rire en songeant que c’était une tâche plus ardue que de rouler un rocher au sommet d’une colline à longueur de journée, sans l’ombre d’un doute. Mais le travail ne lui faisait pas peur, pas plus qu’à Ilna. Les mailles étaient serrées mais les nœuds se défirent facilement sous les gros doigts de Cashel. Ilna voyait des motifs, Cashel voyait les rapports d’équilibre entre les choses. C’était un peu la même chose, songea-t-il. Il se releva. Les gardes frémirent lorsque Cashel aplatit les fils dans la paume d’une main avec l’index de la main qui tenait son bâton. Il se demanda s’ils en seraient vraiment venus à tuer ces hommes sans l’intervention d’Ilna. Cela aurait pu arriver : les gardes avaient des épées et il aurait fallu agir sans tergiverser. Cashel secoua la tête, incrédule. C’était tellement stupide ! Ilna se tenait à présent debout sans aide ; il lui proposa le soutien de sa main mais elle refusa. Garric s’avança vers le noble qui avait engagé la dispute. Le jeune homme commença à se relever mais changea d’avis et resta sur le sol, dos aux pavés. Il posa ses mains en un geste protecteur sur ses parties intimes, une priorité ! — Qui êtes-vous ? demanda Garric d’une façon plutôt aimable mais assez ferme pour exiger une réponse. Le statut de roi, ou du moins de successeur, lui allait à merveille. — Je suis le seigneur Mos bor-Moriman, répondit le noble d’une voix aiguë. Mes amis et moi… Il regarda en arrière pour chercher désespérément un soutien. Les autres nobles et leurs suites regardaient le jeune homme à terre comme un groupe de mouettes attendant l’instant propice pour déchiqueter de leurs becs un poisson pris dans un filet. Cashel gardait toutefois un œil sur les gardes pour s’assurer qu’aucun n’essaierait d’attaquer Garric par-derrière. Ce serait une tentative particulièrement stupide – Garric voyait tout ce qui se passait autour de lui lorsqu’il était aux aguets et Ilna surveillait la scène d’un air sombre, de nouveaux fils dans les mains – mais il s’était produit assez d’idioties pour que Cashel ne prenne aucun risque. — Eh bien, seigneur Mos, dit Garric, savez-vous qui je suis ? L’un des gardes recroquevillés aux pieds de Garric marmonna : — Que la Sœur m’emporte ! Ce n’est pas possible. — Par la Dame ! s’exclama Emrich. Si ! Prince Garric, nous ne savions pas ! Emrich passa les mains sous lui et interrogea d’un regard Cashel qui lui permit de se lever d’un hochement de tête. Au moins, Emrich était plus intelligent qu’un mouton, une remarque qui ne valait pas pour son noble maître, d’après Cashel. Une fois levé, Emrich mit un genou à terre devant Garric. — Votre Majesté, dit-il en regardant les pavés souillés. Disposez de nos vies, mais sachez que nous ignorions qui vous étiez. Les autres gardes se relevaient prudemment. Cashel remarqua avec amusement que deux d’entre eux étaient plus préoccupés par les fils dans la main d’Ilna que par son bâton aux embouts de métal. Ils avaient sans doute raison sur ce point également. — Vous êtes le prince Garric d’Haft ? demanda Mos. Vous êtes le prince Garric ! répéta-t-il. Eh bien, j’ignore comment vous pensez que les gens peuvent vous… — Silence, coupa Garric. Ou je vous fais suivre le même chemin que votre épée, comme j’en ai déjà très envie. Garric portait ce soir-là des bottes à semelles épaisses, comme toujours lorsqu’il sortait dans les rues aux durs pavés de Valles. Il leva le bout d’une botte vers les lèvres de Mos, à la limite de le toucher. Mos se tut immédiatement. — Seigneur Mos, continua Garric, vous avez choisi de financer un orphelinat pour les enfants de ce quartier. Un représentant de la chancellerie viendra vous voir demain pour discuter des détails. — Choisi ? glapit Mos. Il ressemblait à un scarabée sur le dos, une image particulièrement proche de la réalité. — Que voulez-vous dire par « choisi » ? C’est un ordre que vous me donnez ! Garric sourit. — C’est un véritable choix, mon seigneur, répliqua-t-il. Vous n’aimeriez pas l’autre solution. Et pour bien se faire comprendre – malgré le ton déjà hautement explicite de Garric –, Cashel frotta la virole de son bâton contre les pavés, dans un bruit sec et une gerbe d’étincelles. Garric lui adressa un clin d’œil, puis se tourna vers le groupe de nobles, le visage plus menaçant qu’un ciel d’orage. — Vous allez partir immédiatement, et emmener votre vermisseau d’ami avec vous, dit-il en donnant un coup de botte à Mos, sur le côté, un coup léger mais assez appuyé pour être remarqué. Je vous conseille de ne pas revenir. Il regarda les quatre gardes. — Pas vous, ajouta-t-il. J’ai encore une chose à vous dire. Les nobles échangèrent des regards. L’un d’eux lança un ordre sec à un serviteur. Chacun regarda Garric puis ils se penchèrent et relevèrent Mos. La troupe disparut dans la foule, d’abord silencieusement, puis dans un concert de reproches mutuels tandis qu’ils disparaissaient. — Prince Garric ? demanda Emrich. Son visage trahissait sa peur de ce que Garric allait dire. Les quatre gardes se tenaient très droits, comme s’ils passaient l’inspection. — Demain matin, reprit Garric avec calme, vous vous présenterez au bureau du seigneur Waldron à l’arsenal. Vous verrez probablement l’un des secrétaires de l’adjudant au lieu du commandant en personne, mais cela importe peu. Dites-lui que vous vous présentez pour intégrer l’un des nouveaux régiments. Sharina s’approcha de Cashel mais elle ne s’accrocha pas à son bras comme il l’avait un peu espéré. Cela aurait pu le gêner s’il avait dû se servir de son bâton, mais il savait qu’il n’en aurait plus besoin à présent. Sharina avait rabattu les pans de sa cape pour couvrir le large couteau qu’elle avait remis au fourreau. — Vous serez payés d’après vos aptitudes et votre expérience, continua Garric, mais je ne pense pas que vos salaires atteignent ceux que vous receviez jusqu’à ce soir. — Mais vous travaillerez pour un homme, ajouta Ilna d’un ton aussi clair et sec que des planches claquant l’une contre l’autre. Vous apprécierez certainement le changement. — Vous nous faites confiance pour nous présenter comme vous le demandez, Votre Majesté ? demanda l’un des – anciens – gardes du corps, plus âgé qu’Emrich. Il avait une moustache et des pattes opulentes. Son chapeau était resté à terre, là où il s’était débattu, et Garric s’aperçut qu’il était totalement chauve. — Vous vous présenterez au commandant ou vous aurez quitté Ornifal avant l’aube, répondit Garric. Vous savez, j’en suis sûr, que vous ne pouvez pas vous cacher de moi et mes amis sur cette isle. Ilna leur adressa un sourire grimaçant de squelette. Elle laissa osciller son faisceau de fils devant les hommes un moment puis le rangea dans sa manche. — Que le Berger me garde de Sa houlette, murmura l’un des gardes, le visage soudain cireux. Que la Dame m’enveloppe de la cape de Sa pitié. — Allons, marmonna Emrich à ses compagnons. Le soldat plus âgé ramassa son chapeau. Il ne le remit pas immédiatement mais le garda à la main, se plaça face à Garric et frappa contre sa poitrine, le bras à angle droit. Cashel fut surpris de voir Garric répondre en ramenant son poing droit contre l’épaule gauche avec la même rigueur. Cashel supposait qu’il s’agissait d’un quelconque salut militaire ; un salut ou peut-être deux types de saluts différents. Garric était devenu tellement étonnant depuis que son père lui avait offert cette médaille ! Les gardes s’éloignèrent, en rang serré et silencieux. L’incident avait dégagé un cercle de deux mètres autour de Cashel et ses amis. Il sourit. Cela n’aurait peut-être pas suffi. Seul le Berger savait jusqu’où serait allée voler l’épée d’un homme désarmé par un coup de bâton. Garric regarda la foule attentive et demanda à la cantonade : — Ce genre d’événement est-il fréquent ? De riches imbéciles qui viennent fanfaronner et chargent leurs gardes de punir ceux qui s’interposent ? Personne ne répondit immédiatement. Une jeune fille s’avança. Cashel l’avait déjà vue, dans une tenue plus sophistiquée que celle qu’elle portait : la femme de chambre de Sharina, Diora. Elle accompagnait une femme plus âgée et plus ronde hors de la foule. — Viens, m’man ! encouragea Diora. Dis-lui. Dis la vérité au prince Garric ! La vieille femme ouvrit et referma plusieurs fois la bouche sans pouvoir prononcer un mot. Diora se détourna de sa mère avec un regard de dégoût et de colère. Elle lança d’une voix aiguë : — Pas toutes les nuits, mais ceux-là et leurs semblables viennent ici pour faire ce qui leur plaît, et personne ne tente rien contre eux ! — Ils aiment tourmenter les chiens enchaînés ! cria une voix d’homme, anonyme, plus loin parmi les badauds. Ils savent que si plusieurs gars se réunissent avec des pavés en représailles, l’armée débarquera pour mater l’émeute ! Garric hocha la tête. — Très bien, dit-il d’une voix renvoyée par les immeubles anciens. Je parlerai avec le préfet de la ville demain. Un détachement de la garde du quartier sera affecté ici de nuit pour garantir un comportement courtois de la part de tous les citoyens des Isles. Garric éclata de rire et regarda autour de lui, les poings sur les hanches. À cet instant, il était bien plus âgé que le jeune homme avec qui Cashel avait grandi et semblait vraiment, exceptionnellement, fort. — Et si cela ne fonctionne pas, lança-t-il, il y aura un nouveau préfet de ville, et il habitera dans le douzième quartier jusqu’à ce qu’il ait trouvé une solution au problème. Le royaume appartient au peuple des Isles, pas à une poignée d’imbéciles avec de l’argent et un titre ! La foule commença à s’animer avec enthousiasme. Garric sembla soudain surpris et embarrassé, comme s’il venait de se rappeler brusquement qui il était. Cashel sourit à son ami, ravi. Le prince Garric, voilà qui il était. Personne ne pouvait l’entendre parler ainsi et douter encore ! Garric leva les bras en remerciement puis tourna le dos à la foule. — Et d’une manière ou d’une autre, ajouta-t-il doucement avec un regard vers l’apparition qui flottait au-dessus de l’eau, nous nous occuperons de cette chose également. Mais j’espère que quelqu’un d’autre pourra me dire comment ! Sharina pensa pendant un instant que Diora allait venir vers elle, mais au dernier moment, la femme de chambre perdit son aplomb et disparut au cœur de la foule. Parler en privé à sa maîtresse du pont était une chose. Mais cette fois, Diora avait parlé au prince Garric en personne devant le monde entier. N’importe qui aurait été effrayé pour moins que cela… Avec un mince sourire, Sharina reporta son attention sur le pont qui ondoyait au-dessus de la Beltis. Le lendemain, elle calmerait Diora et lui assurerait qu’elle avait eu raison de parler – ce qui était certainement le cas. Elle ne pouvait rien faire le soir même sans terrifier davantage la jeune fille. Sharina posa doucement le bout des doigts sur l’avant-bras de Cashel. La structure semblait soulignée de pastel. Pendant l’hiver le plus froid que le hameau de Barca avait jamais connu, une aurore boréale s’était levée dans le ciel. Le pont semblait à peine plus tangible que ces lueurs fantomatiques. Ce n’était pas exactement effrayant, mais c’était assurément étrange. — Je vois des gens bouger là-bas, dit Cashel, les yeux étrécis. Enfin, je crois. Garric jeta un regard à Tenoctris. Elle était toujours assise sur le sol de pierre, chantonnant une incantation, tandis qu’elle frappait de sa baguette de bambou au rythme des mots de pouvoir. Liane s’était placée en rempart protecteur devant la vieille femme pendant que les autres s’occupaient du seigneur Mos et ses amis. — A-t-elle… ? demanda Garric. Liane tourna une paume vers le ciel, l’équivalent d’un haussement d’épaules. Avec une grimace embarrassée, elle rangea la petite dague qu’elle dissimulait dans l’autre main. — Elle n’a rien dit, Garric, répondit Liane. Hormis le sort. — Ce pont ne ressemble pas à celui qui traversait la Beltis ici, remarqua Garric. (Il parlait assez fort pour que tous entendent, mais il semblait à Sharina que son frère était plutôt en train d’organiser ses propres pensées.) Celui que le roi Carus connaissait. Cela ne ressemble même pas à un pont, même si c’en était bien un lorsque je l’ai traversé en rêve. — Est-ce là où tu as visité Ansalem ? demanda Liane. — C’est par là que j’y suis allé, répondit Garric avec un sourire. Je ne suis pas certain que ce soit vraiment un « où », ici ou dans mon rêve. Un cri perça la nuit, inhumain, trop puissant, trop puissant même pour un cheval. Cashel se retourna et regarda autour de lui, mais le son ne provenait pas des environs. Sharina retira la main de la garde du couteau pewle. Le son ne provenait sans doute même pas de ce monde, pas plus que la structure scintillante suspendue au-dessus de la rivière. Tenoctris soupira en silence et laissa tomber son stylet. Elle chancela et se serait affaissée sur elle-même si Ilna ne s’était pas agenouillée pour passer un bras autour d’elle à temps. Ilna leva les yeux avec une expression d’accomplissement froid. Sharina croisa son regard et sourit. Liane avait protégé la vieille femme de la foule pour qu’elle ne soit pas piétinée, mais Ilna avait surveillé la magicienne elle-même. — Aide-moi à me relever, s’il te plaît, dit Tenoctris. Ilna se leva, les genoux fermement bloqués, et soutint la vieille femme d’un bras autour de ses épaules. Garric tendit la main ; Ilna le remercia d’un hochement de tête mais elle n’avait pas besoin d’aide et n’avait aucune intention d’accepter. Sharina essaya d’imaginer un monde peuplé de gens comme Ilna. Ce serait un univers poli, et tout serait parfaitement réalisé. Ce serait aussi un monde effrayant ; un peu comme marcher sur une couche de pierre en sachant qu’un volcan bouillonnait en dessous. Non pas qu’Ilna risquait de laisser déborder la colère et la puissance en elle… Sharina tendit la main et pressa le bras d’Ilna. Un simple geste amical, le geste d’une amie. Ilna lui répondit d’un sourire ironique comme si elle avait deviné les pensées de Sharina, et lui donnait raison. Tenoctris se redressa et prit une profonde inspiration. — Alors, savez-vous de quoi il s’agit ? demanda Garric. Il ne pouvait cacher son impatience mais parvint à teinter sa voix d’excuse. — Je ne le saurai pas avant longtemps, répondit Tenoctris. Elle essaya de sourire, mais elle était trop épuisée pour y parvenir. Certaines choses ne pouvaient être apprises ou accomplies que par la magie, mais son utilisation exigeait un effort brutal et présentait un grand danger même si le magicien ne commettait aucune erreur. Lorsque les magiciens se trompaient, la seule question qui se posait encore était de savoir combien d’autres ils entraîneraient avec eux en Enfer. C’était autant une erreur que l’intention première qui avait réduit l’Ancien Royaume à l’état de vestiges sanglants, et si un magicien commettait un nouveau faux pas, il mettrait fin à tout espoir de survie de la civilisation des Isles. La foule s’était tue lorsque le cri avait retenti et Sharina put entendre les autres voix. Elles étaient trop aiguës pour être humaines et elle ne pouvait déterminer si elles riaient ou piaillaient de terreur. Tout comme le pont, les voix perdaient leur définition avant de retrouver leur clarté, oscillant sans cesse à la frontière de la conscience des spectateurs. Les grenouilles, qui formaient habituellement un chœur dans la vase des rives, étaient tout aussi silencieuses. Un poisson bondit plus loin dans le courant pour fuir un danger qu’il avait perçu. — Ce que j’essayais de faire ce soir…, commença Tenoctris. (Elle reprenait des forces à chaque mot. Elle tapota la main d’Ilna en signe de reconnaissance et se tint debout sans aide.)… était de déterminer si la force que nous contemplons est cyclique ou si elle augmente. Si je pensais qu’elle peut disparaître d’elle-même, je serais d’avis de laisser le temps faire son œuvre. (Elle adressa un faible sourire au groupe.) Hélas, la puissance de cette chose ne fera qu’augmenter jusqu’à ce qu’elle soit supprimée, et s’en débarrasser sera aussi compliqué que de déplacer Valles sur les côtes nord d’Ornifal. Ou peut-être juste de transporter toute la ville sur Haft. Cashel étendit ses bras au-dessus de lui, son bâton tenu horizontalement dans les airs où il ne risquait de blesser personne. Il sourit. — Alors, dit-il. Est-ce qu’on déplace Valles un bâtiment après l’autre ou est-ce qu’il faut tout bouger d’un coup ? Tenoctris éclata d’un rire qui transforma totalement ses traits. Elle était encore fatiguée, de toute évidence, mais son visage ne portait plus de signe d’une inquiétude désespérée. Cashel lui avait rappelé qu’elle se trouvait avec des amis, et que ces amis – ses amis – avaient déjà interrompu une déferlante de chaos. — Eh bien, je pense que nous devons d’abord aller chercher de l’aide, expliqua Tenoctris. Plus précisément, nous allons trouver le magicien responsable de cette apparition et le convaincre d’y mettre fin. — Ansalem ? demanda Garric. Tenoctris haussa les épaules. — Peut-être s’agirait-il d’Ansalem, dit-elle, s’il était en vie. Ansalem ne ressemblait à aucun autre, à rien d’autre, que j’ai rencontré. Ceci n’est pas exactement un pont ; c’est simplement ainsi que notre esprit humain le perçoit. Ce n’est pas exactement maléfique, mais l’ampleur des dégâts qu’il peut causer simplement en… Des cris s’élevèrent ; et cette fois, ils étaient bien humains. Un homme se jeta dans la rivière en hurlant de terreur. Une créature de lumière rose fendait la foule, l’air aussi désespéré et effrayé que les badauds qui essayaient de la fuir. C’était un être presque de la taille d’un homme et – presque – d’apparence humaine. Il avait deux bras et deux jambes, mais ses membres étaient couverts de poils et les jambes arquées dans le mauvais sens. Elles se terminaient en sabots de chèvre qui claquaient sur les pavés lorsque la créature semblait plus réelle. Le faune s’effaça en une pâle lueur qui traversa une chaise sédane et la jeune femme parée de bijoux qui s’y trouvait. Elle hurla, mais elle criait déjà avant l’incident. Il ne sembla pas à Sharina que cette expérience la terrorise davantage qu’elle l’était déjà. Deux foulées après la chaise sédane, le contour du faune s’affina et prit la solidité d’une statue de jaspe rouge. Le faune était nu et il n’y avait aucun doute sur son sexe. Il courait sur la place dans la direction de Sharina et ses amis. Il bondit. Un homme robuste qui portait le tablier de cuir d’un boucher se retira dans la même direction. Ils se percutèrent. Ce fut l’homme qui tomba à terre, malgré le bêlement désespéré du faune sous le choc. Il courait droit sur Sharina. Le visage pointu de la créature n’exprimait que la panique. Sharina tira son couteau pewle, mais Cashel se plaça devant elle et commença à faire tourner son bâton. Le faune bondit en avant tel un cerf… Et disparut au milieu du saut, ne laissant à sa place que quelques étincelles rouges évanescentes. — Oh…, murmura Sharina en sentant les muscles de sa poitrine se détendre. Elle se sentait comme le jour où un frelon – rapide, inconscient, mauvais et dangereux – avait volé droit vers son visage. Le boucher était allongé sur le sol et gémissait en essayant d’arrêter le flot de son sang avec ses mains. Les sabots coupants du faune avaient glissé sur le tablier et creusé une entaille profonde dans sa cuisse gauche, aussi efficacement qu’une paire de couteaux. Une femme et un jeune garçon aidaient le boucher – elle en déchirant le tissu de sa tunique pour en faire un bandage, l’autre en tenant la tête du blessé dans ses mains tandis qu’il marmonnait des paroles rassurantes, les joues humides de larmes. La plupart des autres curieux avaient fui les rives. La noble qui se trouvait dans la chaise sédane sanglotait sans pouvoir s’arrêter. Ses trois gardes l’entouraient, épées tirées, mais les porteurs qui auraient dû l’emporter à l’abri s’étaient envolés en oubliant leur charge. Après un moment de discussion, le groupe partit à pied. Deux des gardes aidaient leur maîtresse à marcher sur les pavés. Cashel ne se détendit pas, mais il abaissa son bâton. — Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda-t-il d’une voix basse. — Quelqu’un qui n’aurait pas dû être là, répondit Tenoctris. Pas un danger en lui-même – pas un grand danger, en tout cas – mais une manifestation du problème central. Tant que ce lien sera là, des créatures tomberont dans des trous du cosmos. Et certaines peuvent être très dangereuses. Sharina distingua quelque chose dans le ciel au-dessus du pont. Elle crut d’abord que c’était un résidu des étincelles dans lesquelles le faune s’était évaporé. La chose scintillait comme la brume au lever du soleil ; puis la créature se précisa, elle avait des ailes, et bientôt, un grand oiseau vola lentement en direction de Sharina et ses amis. La lueur rouge s’effaça. L’oiseau perdit de sa substance puis réapparut. — Je pense que nous pouvons retourner au palais à présent, reprit Tenoctris. En partie parce que j’ai appris tout ce que je pouvais ce soir. (Elle eut un sourire las.) Et en partie parce que je suis trop fatiguée pour faire quoi que ce soit d’autre. Sharina jeta un regard derrière elle. Le carrosse se trouvait désespérément loin, au bord de l’esplanade désormais presque déserte. Le boucher s’éloignait en boitant, soutenu par la femme et un homme de son âge revenu le secourir. Liane parlait avec Garric. Sharina leva les yeux pour voir si l’oiseau avait disparu comme le faune. Il était toujours dans le ciel – et il était immense. — Très bien…, commença Garric. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Sharina en désignant la créature volante. Son propre geste la mit immédiatement mal à l’aise, comme si elle avait attiré l’attention sur elle alors qu’elle n’aurait pas dû. Cashel leva la tête et fronça les sourcils. Il s’avança entre Sharina et l’oiseau. Était-ce trop gros pour être qualifié d’oiseau ? La première fois que Sharina avait vu la créature, elle avait cru que c’était une mouette. Mais la chose grossissait. Elle avait désormais une envergure de plus d’un mètre vingt. Garric avait commencé à remettre sa longue épée au fourreau. Il hésita puis laissa retomber la lame à sa ceinture. Porter une épée nue n’était pas chose aisée. Garric avait déjà prouvé qu’il était capable de tirer son arme en un battement de cœur si nécessaire. Les ailes de l’oiseau battirent de nouveau. Son rythme lent ne le rapprochait pas, mais il prenait une taille incroyable. Ses ailes étaient couvertes d’écailles et larges de trente mètres. Son bec était garni de crocs et la créature avait trois doigts griffus à la jointure de chaque aile. L’oiseau pencha la tête de côté et regarda Sharina de l’éclat enflammé d’un œil. — À terre ! cria Garric en sortant son épée. Cashel, avec moi ! Liane saisit Tenoctris dans ses bras et se baissa en couvrant la vieille femme de son corps. Sharina sortit le couteau pewle mais s’aperçut que Garric avait raison : Cashel et lui avaient besoin d’un espace dégagé pour utiliser leur force et leurs armes. Elle s’aplatit sur les pavés, la tête tournée pour voir le ciel. Son couteau, la petite dague aiguisée de Liane et le nœud coulant d’Ilna étaient des armes efficaces dans les circonstances adaptées ; mais pas contre un monstre comme celui qui emplissait le ciel nocturne. Sharina doutait que l’épée de Garric puisse lui être vraiment utile. Mais Cashel… Cashel commença à faire tourner son bâton avec la détermination d’un artisan appliqué. Il tenait le noyer blanc au milieu et croisait les poignets en tournant ; encore, et encore, et… Faire tourner un bâton en cercle était une technique répandue. Le noyer solide protégeait le porteur, et il pouvait rompre le mouvement et frapper avec l’un ou l’autre côté si l’ennemi s’approchait. Mais entre les mains de Cashel, le bâton était plus qu’un objet physique. Tandis que le bâton tournoyait devant lui, des étincelles bleues, puis des traînées de lumière éclatante jaillissaient de chaque virole. Il avait les jambes arquées et bien posées, et il faisait face au danger, déterminé à triompher ou mourir. L’oiseau inclina son vol et descendit légèrement. Un éclat de lumière rubis révéla sa forme massive et reptilienne avec le même raffinement de détails que la brume au matin sur une toile d’araignée. Son bec s’ouvrit sur un cri. Il était sur eux. L’épée de Garric jaillit en avant, le bâton de Cashel était un disque de lumière solide aux éclats de saphir, et l’oiseau… L’oiseau disparut comme s’il n’avait jamais existé. Sharina se leva. Liane recouvrait Tenoctris, soutenant son propre poids sur la paume de ses mains. Elle leva la tête, s’assura que tout danger était écarté, et aida la vieille femme à se relever. Ilna se leva avec grâce et enroula son nœud de soie autour du poignet. Elle croisa le regard de Sharina et lui adressa un sourire ironique. — Je ne sais pas non plus à quoi il aurait servi, dit-elle, mais je me sentais mieux en l’ayant en main. Sharina sourit et rangea le couteau pewle en réponse. Le cocher du carrosse se démenait avec les rênes tandis que le postillon s’accrochait aux harnais des chevaux. Les bêtes hennissaient de terreur même à présent que le danger était passé. Seuls les talents des serviteurs – et leur courage – avaient empêché l’attelage de bondir dans l’une des rues étroites qui débouchaient sur la place. Le carrosse aurait forcément achevé sa course dans l’angle d’un bâtiment. Garric avait encore les yeux écarquillés. Il avait basculé l’appui de son corps au bout de la plante des pieds, comme si l’oiseau avait pu se trouver derrière lui. Il avait simplement disparu, arraché à la réalité présente comme le faune avant lui. Garric haussa les épaules. — Je pense que je ne m’habituerai jamais à ce genre de chose, dit-il doucement. Mais je suppose que c’est une meilleure issue que d’affronter une bête plus grosse qu’une trirème. Cashel lâcha un profond soupir. Il posa l’une des extrémités du bâton sur le sol et s’appuya contre le noyer. Il semblait aussi épuisé que s’il avait essayé de soulever le monde sur ses épaules. Sharina s’approcha à sa droite et entoura son bras des siens. La peau de Cashel était chaude, et elle sentait ses poils dressés et parcourus de picotements. — Je n’ai pas vu où il est parti, dit-il. Je ne me souviens pas exactement… — Il a juste disparu, répondit Garric. Il rangea son épée au fourreau et sembla se demander s’il devait proposer de soutenir Cashel de sa main. — Tenoctris, savez-vous ce qu’était cette créature ? — Encore un être passé par la fissure causée par le pont, expliqua la magicienne. D’autres visiteurs viendront, de plus en plus fréquemment, j’en ai peur, jusqu’à ce que nous débarrassions le cosmos de ce fardeau. — J’ai cru qu’il venait pour nous, remarqua Liane d’une voix calme. Ilna hocha imperceptiblement la tête. — Nous, ou l’un de nous, dit-elle. C’est aussi ce que j’ai pensé. — Eh bien, nous re…, commença Garric. Des cris rauques retentirent. Sharina leva les yeux. L’oiseau survolait les bâtiments dans leur direction. Il avait fait demi-tour dans le plan du cosmos où il avait disparu et revenait à présent sur eux par l’arrière. Un éclat de lumière rouge magique frissonnait autour de la grande forme sombre. Son cri puissant et discordant souleva des vaguelettes frangées d’écume sur la rivière. Sharina se retourna pour s’interposer entre le monstre et Tenoctris. Cashel vacilla et reprit son bâton ; Garric tira son épée. S’il arrivait quoi que ce soit à la vieille magicienne, ils ne sauraient pas quoi faire et seraient de toute manière incapables d’agir contre la magie. Le ciel s’obscurcit. L’air qui balayait les ailes écailleuses du monstre murmurait comme une forêt au printemps. — Sharina ! hurla Cashel. Des serres griffues de la taille de bras humains saisirent Sharina par l’arrière. Elle essaya de lever son couteau, mais la pression lui plaqua les bras sur les côtés. Comme un mulot saisi par une chouette, songea-t-elle ; mais les serres l’emportaient sans lui percer la chair comme un oiseau de proie l’aurait fait à sa victime. Elle regarda vers le bas. Le sol s’éloignait. La Beltis était sous elle, enjambée par le pont, un mirage scintillant. Les ailes de cuir de l’oiseau battirent, et l’univers entier disparut dans un claquement de tonnerre. Chapitre 5 Sharina se tordit tandis qu’une brume grise tournoyait sous les battements d’ailes de la créature. Les serres de l’oiseau étaient dures comme de la corne ; peut-être même plus dures que le fer. Elles la maintenaient aussi sûrement qu’une meule emprisonne un grain de blé une seconde avant de le broyer. Le brouillard se solidifia et la réalité prit corps, mais elle ne ressemblait en rien au monde que venait de quitter Sharina. La mer dansait tout près sous leurs pieds. Le soleil était bas mais Sharina ne pouvait déterminer s’il se levait ou se couchait. L’eau noire reflétait les ailes de l’oiseau. Elle se devinait aussi, silhouette pâle étroitement prisonnière de la masse sombre. Quelque chose s’éleva lentement de la mer devant eux. La créature avait la même silhouette épurée que les loups de mer que Sharina avait vus les rares fois où ils s’aventuraient sur les côtes du hameau de Barca ; des lézards marins aux queues aplaties et dont les mâchoires pouvaient briser les hanches d’un mouton – ou d’un homme. Un grand loup de mer pouvait atteindre six mètres de long. Cette créature était aussi grande qu’un bateau, voire davantage. Ses crocs scintillaient sous le soleil rouge. Les ailes de l’oiseau battaient à leur rythme lent. La mer et le monstre surgi des flots disparurent dans mille éclats de lumière arc-en-ciel qui s’évanouirent en brume grise. Sharina était seule avec l’immense créature qui l’avait enlevée. Sa peau de cuir écailleuse ne perdait jamais sa réalité, même lorsque tout autour d’eux devenait flou. Elle se débattit de nouveau, mais les serres étaient aussi fermement closes qu’un verrou. La pression n’était pas suffisante pour la blesser, mais elle ne pouvait pas même bouger une main pour rejeter ses cheveux en arrière. Les ailes s’abaissaient lentement. Sharina songea à ses amis. Ses cheveux lui fouettaient le visage, cela lui faisait venir les larmes aux yeux… Ilna se tenait droite et sévère dans un coin du pavillon tandis que chacun réagissait à sa manière. Elle était immobile et calme ; à l’exception de ses doigts qui tissaient et dénouaient quelques fils en motifs qui auraient anéanti l’esprit de quiconque les aurait eus devant les yeux. — Bien, nous devons sauver Sharina, dit Cashel. Pour un œil non averti, il semblait calme, mais c’était l’immobilité tendue d’un bœuf lorsqu’un taon bourdonne sans cesse autour de lui pour choisir où se poser. À tout instant, Cashel pouvait laisser éclater une fureur qui détruirait tout sur son passage. — Je ne pense pas que Sharina soit en danger immédiat, remarqua Tenoctris. (Elle ne connaissait pas Cashel aussi bien que Garric ou Ilna, mais elle s’efforçait toujours de ne pas blesser le colosse.) J’ignore qui a envoyé cette créature et quel peut être son but en enlevant Sharina… Malgré sa fatigue, la vieille magicienne avait lancé un sort sur les bords de la rivière avant de permettre qu’on la reconduise au palais. Elle avait expliqué que le pont de lumière magique amplifiait l’effet de ses sorts, même s’il exigeait aussi qu’elle redouble de prudence. Après avoir murmuré quelques mots de pouvoir, Tenoctris s’était évanouie. Ilna et Liane l’avaient installée entre elles dans le carrosse pendant le chemin du retour pour essayer d’atténuer l’écho des vibrations des roues sur la vieille femme. — … mais il a un but qui va au-delà de lui faire simplement du mal, conclut Tenoctris. Cashel eut un reniflement de mépris. — Ce n’est pas un but que partage Sharina, dit-il. Et par le Berger ! ce n’est pas le mien non plus ! Je vais la ramener, et peu importe ce qu’il faudra faire pour ça ! Des lampes à huile à catadioptres d’argent pendaient à chaque pilier de la colonnade qui soutenait le toit de tuiles du pavillon. Des papillons de nuit se heurtaient aux catadioptres et faisaient vaciller les flammes sous leurs coups d’ailes frénétiques. Ilna était émerveillée de voir autant de lumière de nuit. — Nous devrions en premier lieu refermer la faille, intervint Garric. Il avait arpenté la pièce mais savait combien cela trahissait sa nervosité. Il avait fini par s’asseoir sur le banc de pierre qui parcourait le centre du pavillon, poings serrés, articulations contre articulations. Il avait toujours l’air aussi tendu qu’un arc bandé. — Nous débarrasser du pont, je veux dire. Lorsque Tenoctris ira mieux, nous déciderons que faire. Cashel regarda son ami. — J’ai déjà dit ce que j’allais faire, dit-il d’une voix basse légèrement voilée par son grondement intérieur. Je vais trouver Sharina et la ramener. Si j’étais la moitié de l’homme qu’elle mérite, j’aurais été assez rapide pour arrêter cet oiseau. Il se retourna et frappa une colonne de son poing. Les piliers étaient en bois recouverts de stuc et non en pierre comme l’avait cru Ilna. La colonne tressaillit violemment et l’habillage céda sous le choc en copeaux et poussières. La lampe à miroirs tangua fortement dans une pluie de gouttelettes d’huile. Une marque sanglante souillait le pilier. Ilna se leva et s’approcha de son frère. Les autres restèrent prudemment à leur place. Cashel saisit la colonne à deux mains comme si le pilier avait été une gorge qu’il voulait broyer entre ses doigts. Ilna posa ses mains sur ses joues et le fit tourner la tête vers elle par ce seul contact. Personne n’aurait eu assez de force pour interrompre la colère de Cashel. — C’est ma faute, hoqueta-t-il d’une voix étouffée. — Si le pire crime qui pèse sur ta conscience, répondit sèchement Ilna, est qu’après avoir épuisé tes forces pour sauver tes amis quelque chose a réussi à enlever l’un d’entre eux par-derrière – alors tu es un saint, pas un homme ! Es-tu un saint, Cashel or-Kenset ? Il se raidit, mal à l’aise. — Non, m’dame, répondit-il. Non, Ilna, tu sais bien que non. Ilna conserva une expression aussi austère qu’une lame de couteau, son expression naturelle, mais un sourire froid se dessinait, incertain, dans son esprit. Si un saint était un humain assez béni des Grands Dieux pour traverser les flammes et les flots comme le faisaient les âmes vertueuses d’après les hymnes à la Dame – non, Cashel n’était pas un saint. Mais la vertu – d’après ce qu’Ilna pouvait déduire de l’attitude des prêtres de Carcosa lorsqu’ils promenaient à travers le bourg les images de la Dame et du Berger pour la Procession de la Dîme annuelle – consistait à offrir aux dieux plus d’argent que les enfants orphelins de Kenset pouvaient seulement l’imaginer avant de quitter le hameau de Barca. Il n’y avait pas plus gentil et attentionné que Cashel, à moins de déployer tous les efforts possibles pour parvenir à en faire un ennemi. Ilna et lui étaient jumeaux. Il lui semblait que chacun avait reçu une part d’émotions plus intense que les autres, dotés en proportions modérées. Des émotions différentes, bien sûr. Elle abaissa les mains et recula. — Alors cesse de t’en prendre à la maison, dit-elle doucement. Ça n’arrange rien et ça ne te fait pas de bien. Liane, voulez-vous bien regarder la main de mon frère ? À moins que nous appelions un guérisseur ? — C’est rien, marmonna Cashel, de plus en plus mal à l’aise. Ilna lui saisit le poignet des deux mains et le tira vers Liane ; Cashel ne résista pas mais il était clairement mécontent de susciter un tel remue-ménage autour de sa personne. Liane tourna la main, paume vers le bas. Ses doigts amenèrent les articulations ensanglantées de Cashel sous l’une des lampes pour qu’elle puisse bien voir la blessure. — Je sais qu’elle est peut-être morte, dit Cashel. Son regard était perdu au-delà du portique. Rien ne bougeait dans les ténèbres, hormis les éclairs fugitifs de lumière jaune verte des lucioles. — Je sais que Sharina est peut-être morte. Sharina voguait au cœur d’une brume grise, ni chaude ni froide. L’oiseau donna encore un coup d’ailes et la réalité se matérialisa de nouveau autour d’elle. L’air était doux, teinté de la fraîcheur laissée par une pluie récente. Ils survolaient des plaines. Le paysage s’étendait aussi loin que la mer du plan qu’ils venaient de quitter, et l’horizon offrait aussi peu d’éléments différents que la mer infinie. L’herbe haute était jaune, et le poids des graines auburn faisait ployer de nombreuses tiges. L’ombre immense du ravisseur de Sharina souleva un nuage de plus petits oiseaux qui quittèrent l’abondance automnale dans un concert de cris mécontents et inquiets. Quelques animaux occupés à brouter, certains semblables à des chevaux mais à peine plus gros que des moutons, levèrent les yeux vers la créature géante. Son arrivée suscita un chœur de cris et hennissements, tous désagréables séparément et résolument atroces à entendre ensemble. Le grand oiseau continua son vol. Le paysage disparut en une brume incolore. Les ailes battaient sans un bruit. Les serres maintenaient Sharina si près du ventre de la bête, contre le cuir de sa peau, qu’elle ne pouvait voir la tête de l’animal. Était-ce une créature pensante ? Pouvait-elle seulement entendre ? — Où m’emmenez-vous ? cria Sharina. (Ses mots perçaient sèchement le silence, sans le moindre écho.) Qui êtes-vous ? Le son de sa voix était pire encore que le silence qu’il brisait. Au cœur de ces limbes gris, Sharina était plus seule encore qu’il était possible de l’être dans le monde réel. L’oiseau et elle glissèrent dans un monde de lumière printanière. Des flèches de cristal dardaient sous le soleil dans un paysage de bassins et de jardins. Des pavillons scintillaient dans les airs, suspendus à des filins de gaze si fins que seule la lumière frémissante révélait leur lien avec une tour toute proche. Il y avait des personnes dans ce plan, les premières qu’elle voyait depuis son enlèvement. Les habitants flânaient dans les jardins dans des robes légères et ondoyantes et riaient lorsque la bise poussait vers eux quelques gerbes d’écume des bassins. Certains étaient allongés dans les pavillons et buvaient. Une dizaine de jeunes gens dansaient et enroulaient des rubans autour d’un mât qui surgissait d’un lac au cours sinueux. Leurs pieds ne touchaient pas le sol. — À l’aide ! cria Sharina. (Elle entendait rire les jeunes gens en dessous d’elle, ils devaient donc pouvoir l’entendre aussi.) Aidez-moi à me libérer ! Certains levèrent la tête. Une jeune femme de l’âge de Sharina était debout dans un nid de cristal à plusieurs mètres du sol. Elle agita un ruban rouge et sourit. Les jeunes gens continuaient à danser. L’oiseau abattit de nouveau les ailes et lorsqu’il les releva, elles emportèrent Sharina loin de cette réalité. — À l’aide ! répéta Sharina, mais elle seule pouvait entendre ses mots. — Cashel, dit Garric, je peux avoir besoin de ton aide ici. Le royaume peut avoir besoin de toi. Cashel regarda son ami, de nouveau mal à l’aise et frustré. Les choses lui semblaient évidentes. Il ne savait pas comment l’expliquer à Garric si son ami ne comprenait pas de lui-même. — Je dois retrouver Sharina, dit-il. Je reviendrai dès que possible, mais je dois d’abord la retrouver. — Le royaume…, commença Garric. Il fronça les sourcils, comme s’il s’était trouvé face à une tâche titanesque sans savoir comment en venir à bout. Les gens affichaient souvent cette expression lorsqu’ils parlaient à Cashel. — Je ne sais rien du royaume, répliqua Cashel. (Il haussa les épaules.) Je ne connais que les moutons. Et je sais quel est mon devoir. Garric, tu es roi et tu dois t’occuper de tout. Je suis l’ami de Sharina, et je pense qu’elle a plus besoin de mon aide que toi. Cashel avait laissé son bâton en dehors du pavillon parce qu’il savait qu’il valait mieux qu’il ne l’ait pas en main lorsqu’il était en colère comme après l’enlèvement de son amie. Il s’était calmé à présent qu’il savait quoi faire et la douceur du noyer sous ses doigts lui manqua. Mais il n’en avait pas besoin. Il n’avait besoin de rien sinon de ramener Sharina. Garric éclata soudain de rire et claqua amicalement les mains sur les épaules de Cashel. Ils étaient de nouveau des amis qui avaient grandi ensemble ; des amis qui se connaissaient peut-être mieux l’un et l’autre que chacun ne se connaissait lui-même. — Si j’avais autant de certitudes sur ton erreur que sur la régularité du lever de soleil, dit Garric d’un ton joyeux, je ne pourrais toujours pas te faire changer d’avis. Et je suis loin d’être absolument sûr que tu as tort. — Parfois, je m’interroge même sur le lever du soleil, remarqua Liane en s’asseyant sur le banc central, les mains posées sur les genoux. Elle adressa un sourire affectueux à Cashel. Liane était la plus gentille personne qu’on puisse souhaiter. Garric se rassit, un peu plus près de Liane que lorsqu’il s’était levé. Il soupira faiblement, et lorsque le rire déserta son visage, il sembla suffisamment frustré pour mâcher des cailloux. Garric était vraiment intelligent. Il n’avait rien à envier aux érudits de Valles… mais ce n’était pas toujours un avantage comme les gens semblaient le penser. Les personnes comme Garric voyaient de multiples chemins, des détours et des questions. Bien souvent, ils n’arrivaient pas à décider quelle voie suivre car ils savaient combien d’autres choix s’offraient à eux. Cashel se contentait d’avancer. Comme dans cette affaire pour ramener Sharina de l’endroit, quel qu’il soit, où la créature l’avait emportée. Quelle importance avait le royaume en comparaison ? Cashel ne savait même pas ce qu’était un royaume. Même le hameau de Barca, minuscule comparé à Valles, n’était pas une chose : c’était un ensemble de familles, une foule de gens, dont chacun suivait sa propre voie. Garric voyait sans doute au-delà de tout cela, et Cashel ne doutait pas que cette perspective existe réellement… Pour Garric. Mais cela ne détournerait pas Cashel d’une amie qui avait besoin de son aide. — Je sais que tu trouves important qu’on affronte le mal tous ensemble, dit Cashel d’un ton d’excuse. Mais tu sais, il va falloir pas mal d’arguments pour me convaincre que cet oiseau et celui qui l’envoie sont des agents du bien. Même Ilna sourit. Mais son expression s’assombrit brusquement lorsque son regard se posa sur Liane et Garric assis ensemble sur le banc de pierre. Elle ajouta : — Cashel a évidemment raison. Le motif de tout cela est si vaste que si nous cherchons à l’appréhender entièrement, nous ne ferons jamais rien. Et certaines choses valent la peine d’être faites. (Elle ajouta avec un sourire sans joie :) En termes humains, du moins. De mon côté, je vais achever une tapisserie et partir pour Erdin. J’ai du travail à terminer là-bas. Garric grimaça mais ne protesta pas. Il savait aussi bien que Cashel qu’il était plus aisé d’apprendre à danser à un arbre que de faire changer d’avis Ilna lorsqu’elle avait décidé ce qu’elle devait faire. — Le seigneur Tadai doit bientôt se rendre à Erdin lui aussi, dit Garric, même s’il ne le sait pas encore. Il veille longtemps, je pourrai donc certainement le voir ce soir. Il adressa un faible sourire à Cashel. — C’est toujours mieux de se débarrasser d’abord des tâches désagréables, dit-il, pour ne plus avoir cette perspective suspendue au-dessus de la tête. Mais Duzi sait qu’être roi implique suffisamment de tâches déplaisantes pour que je n’en sois pas débarrassé de sitôt. Ilna se leva et détailla le groupe du regard pour donner à chacun le temps de demander son aide s’ils estimaient en avoir besoin. Ilna ne se portait jamais volontaire, mais Cashel ne l’avait jamais vue refuser une requête qu’on lui adressait. Bien sûr, il lui suffirait de quelques mots pour fustiger le demandeur, pour lui expliquer à quel point il fallait être stupide pour avoir besoin d’aide – mais elle ferait ce qu’on attendait d’elle tout de même. Tout dépendait de ce qui comptait le plus pour ceux qui s’y risquaient. Personne ne parla et Garric et Liane se levèrent. Ilna adressa un hochement de tête à Cashel, Garric et Tenoctris et prit brièvement Liane dans ses bras. Cashel cilla. C’était la principale surprise de cette nuit, quoique largement plus agréable qu’un oiseau gigantesque surgi de nulle part pour enlever Sharina. L’expression figée d’Ilna rappelait à Cashel celle qu’elle affichait en nettoyant le pigeonnier du moulin, mais elle essayait réellement de se montrer amicale. Ilna se dirigea vers la sortie. Cashel toucha son épaule lorsqu’elle passa et dit : — Hé ! Prends soin de toi, d’accord ? — Toi aussi, Cashel, répondit-elle. Elle souriait, mais une larme brillait au coin de son œil lorsqu’elle quitta rapidement la pièce pour se diriger vers les appartements qu’elle partageait avec son frère. Garric et Liane s’apprêtaient aussi à partir. Cashel adressa un signe rapide à son ami et dit à Tenoctris : — Ma dame ? Est-ce que je peux vous raccompagner à votre chambre ? Hum… Je peux vous porter, si vous voulez. — Ce ne serait pas la première fois, remarqua Tenoctris en se levant. Mais je me sens suffisamment bien ce soir pour regagner ma chambre en marchant à ton côté. Cashel offrit son bras droit à la vieille magicienne ; son bâton était posé contre l’un des piliers de l’entrée et il le prit de sa main libre. Deux serviteurs attendaient avec des lanternes, prêts à éclairer le chemin des deux amis. La lune offrait un premier quartier suffisamment éclatant pour illuminer la route. — Non, pas besoin de vos services, leur dit Cashel d’un ton bourru. Il n’avait pas voulu sembler aussi inamical, mais il préférait éviter les oreilles indiscrètes autour de lui quand il s’apprêtait à demander de l’aide. — Je ne peux pas t’accompagner dans ta recherche de Sharina, expliqua Tenoctris en répondant à une question qu’il n’aurait pas même osé poser. J’aurais aimé pouvoir, mais on a trop besoin de moi ici. — Oh, je sais ! répliqua Cashel. Mais j’espérais que vous pourriez m’indiquer la bonne direction, par où commencer. Mais si vous ne pouvez pas, je comprendrai. Ils traversèrent une allée bordée d’arbres recouverts de chèvrefeuille. Les vrilles formaient un terrible parasite ; elles pouvaient étouffer un arbre s’il y avait suffisamment de soleil pour leur permettre de pousser comme elles l’entendaient. Mais Cashel aimait le parfum du chèvrefeuille aux premiers jours d’été, et il était heureux que les jardiniers ne soient pas encore venus nettoyer cette allée. — Vous pensez sûrement que je fais une erreur, ajouta-t-il d’une voix basse. Il détestait décevoir ses amis. Tenoctris eut un petit rire. — Je ne pense pas que tu sois capable de te tromper, Cashel, dit-elle. Les choix que tu fais sont toujours ceux qui conviennent pour toi. Cashel s’éclaircit la voix. Une fontaine clapotait derrière une haie de buis. Il aimait les jeux d’eau dans l’enceinte du palais. Ils lui rappelaient le cours de la rivière Pattern à travers les pâturages au sud du hameau de Barca. — Enfin, dit-il tout haut, il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. — Il y a des choses que tu ne comprends pas consciemment, corrigea Tenoctris. Mais je ne t’ai jamais vu faire face à quelque chose d’important sans en comprendre les bases. J’aimerais pouvoir en dire autant de moi. Elle se tut un instant et ajouta : — Cashel, si tu sens que tu dois partir maintenant, tu as certainement raison. J’ignore pourquoi, mais ta décision, quelle qu’elle soit, correspondra à ce dont nous – le bien, si tu préfères – avons besoin. — Vous pensez que le Berger me guide ? demanda Cashel sans détour. — Non, répondit Tenoctris. Mais si je croyais que les Grands Dieux existent, peut-être que je le penserais. Une charrette de graviers avait été laissée en travers du chemin par les ouvriers lorsqu’ils étaient partis en fin de journée. Cashel souleva la vieille femme dans ses bras et contourna l’obstacle. Inutile qu’elle demande ou qu’il propose son aide : ils avaient déjà travaillé ensemble autrefois. Cashel avait l’habitude d’être les jambes et le bras droit robuste de Tenoctris. La magicienne avait délibérément choisi un pavillon à l’écart de la partie la plus animée du palais. Les ouvriers chargés de réparer des décennies de négligence n’étaient pas encore arrivés dans cette zone, et la végétation sauvage qui l’entourait lui offrait encore davantage d’intimité. La magie mettait les gens normaux mal à l’aise, même s’ils travaillaient au palais et se considéraient comme des esprits éclairés. Cashel reposa Tenoctris une fois la charrette passée. Ils reprirent leur marche côte à côte. — Je pense que la meilleure façon de t’aider…, commença la magicienne, est de t’envoyer auprès de quelqu’un de plus indiqué que moi-même si le pont ne m’obligeait pas à rester ici. Il se nomme Landure. — Très bien, dit Cashel. Où est-ce que je peux le trouver ? Ils approchaient du pavillon à trois pièces que Tenoctris avait choisi. La moitié des tuiles du toit avaient besoin d’être remplacées, mais la magicienne se moquait de savoir que la pluie s’infiltrait et avait craquelé l’enduit de presque tous les murs intérieurs. Il aurait dû y avoir une lampe allumée sous le porche, mais Rimara, la femme de chambre de Tenoctris, n’avait pas d’autre vertu que de rester calme alors qu’elle servait une magicienne. La plupart du temps, Rimara dormait, et Cashel se demanda si elle savait seulement que Tenoctris était une magicienne. — Je vais devoir t’envoyer auprès de lui, répondit Tenoctris. Il n’existe pas sur ce plan, pas plus que Sharina n’y est encore, à mon avis. Landure est… Tenoctris s’interrompit pour chercher le mot juste et Cashel s’avança pour ouvrir la porte. L’avancée du porche plongeait les marches dans l’ombre. Tenoctris était épuisée et elle risquait de trébucher. — Je n’ai jamais rencontré Landure, continua Tenoctris. Je ne le connais que de réputation. Tous s’accordent à le qualifier de hautain et impérieux, mais c’est aussi un ennemi farouche du chaos et du mal. Et c’est un magicien de grand pouvoir. Cashel la porta à l’intérieur. — Tss ! dit-elle. Je peux encore marcher. — Ohé ! appela Cashel en installant la vieille femme sur le banc qu’il savait se trouver juste derrière la porte. Rimara ! Apportez une lampe ! — Vous avez vraiment besoin de crier comme ça ? protesta une voix ensommeillée dans la pièce adjacente. Il y eut un bruit sec de fer heurtant le silex. — Je pense que Landure acceptera de t’aider, dit Tenoctris. (Malgré ses protestations lorsqu’il l’avait portée pour franchir les deux marches de l’entrée, elle semblait aussi faible que le mince rayon de lune qui filtrait à travers les volets.) Et j’ai bien peur de ne pas avoir de meilleure réponse à te proposer pour le moment. Une lumière jaune vacillante illumina soudain la pièce à côté. Rimara apparut, vêtue d’un sarrau sale. Elle portait un brûle-jonc enduit de suif d’une main et se frottait les yeux de l’autre. — Ça me suffit, répondit Cashel en caressant son bâton de la main droite. Il vérifiait l’absence de fissure dans le noyer, un geste familier qui l’apaisait toujours. — Je n’ai pas besoin de beaucoup d’aide. Juste quelqu’un pour me dire où est Sharina. Je crois que je peux m’occuper du reste. Montrez-moi simplement où est Sharina, répéta-t-il silencieusement. La femme de chambre surprit son expression et, se méprenant sur la soudaine dureté sinistre de ses traits, se mit à balbutier de plates excuses. Le grand oiseau surgit hors des limbes gris. Une puanteur de soufre fit plisser le nez à Sharina. Elle éternua et ses côtes heurtèrent douloureusement l’emprise inexorable des serres. Ils volaient au cœur de ténèbres éclairées par les volcans qui rougeoyaient à l’horizon et les ruisseaux de lave incandescente qui serpentaient plus bas dans la plaine, où des armées s’affrontaient. Des soldats en casques à cornes et aux boucliers de fer combattaient à l’épée des géants aux jambes noueuses comme des serpents, armés d’une masse au bout de chacun de leurs quatre bras. Les coups de bâton sur les boucliers résonnaient comme autant de glas rauques. Parfois, un monstre s’abattait dans un cri immense. Les hommes entouraient la victime et la dardaient de coups d’épée avec une rage méticuleuse d’automates. Leurs lames se heurtaient parfois et une gerbe d’étincelles rouges perçait la nuit. Les hommes tombaient aussi, la cervelle emportée ou la poitrine écrasée lorsqu’une masse trompait leurs défenses. Ils n’émettaient pas le moindre son, ni dans le triomphe, ni dans l’agonie. La lave coulait toujours et repoussait les combattants à l’écart des fissures qui balafraient la plaine. Lorsque la roche en fusion léchait les morts, les cheveux brûlaient faiblement et la chair cloquait et grésillait. D’ici quelques jours, la plaine entière ne serait plus qu’une mer de lave flamboyante, mais les combattants ne semblaient pas se soucier de l’avenir. Sharina ferma les yeux. Elle sentait les ailes du gigantesque oiseau s’élever et s’abaisser avec la même majesté que la danse des astres. Pour une fois, quitter la réalité pour un lieu de transition lui sembla une bénédiction. Elle garda les paupières closes jusqu’à ce qu’elle sente l’air caresser sa peau. L’oiseau survolait un terrain aride et pierreux. Il n’y avait aucun signe de mer, mais Sharina distinguait des reliefs de glace qui scintillaient au nord sur toute la ligne d’horizon. Le vent et la fonte des glaces avaient sculpté le relief irrégulier et vallonné du paysage. Les flancs des monticules affichaient des bandes de terre jaune, magenta et même violette qui se détachaient sur le brun et le marron foncé plus familiers à Sharina. Ce monde était sec mais n’avait rien de désertique. La pente nord de chaque monticule était aménagée en terrasses irrigables, cernées de murets assez hauts pour abriter les champs étroits des bourrasques de vent. À la première pluie, l’eau s’écoulerait sur trois ou quatre paliers, et irriguerait une culture différente à chaque terrasse. Cette technique couplée à l’humidité puisée dans les brumes matinales suffisait à entretenir des plants d’orge et plusieurs variétés de haricots. Il n’y avait ni maisons ni bâtiments aux alentours. Une femme nue qui portait un sac tressé se retourna lorsque l’ombre du gigantesque oiseau s’abattit sur elle. Elle lança un cri perçant, entre le sifflement et l’appel d’une trompette et se jeta la tête la première dans un trou tout proche. Des cris d’alerte firent écho au sien au sommet de chaque colline à travers le paysage aride. Les formes humaines – elles étaient humaines, sans l’ombre d’un doute – se fondaient si bien dans le paysage que Sharina ne distingua pas leurs silhouettes mais une série de mouvements tandis qu’elles disparaissaient sous terre. L’oiseau leva les ailes, indifférent à la panique qu’il venait de semer dans le monde qu’il survolait. Le chemin qu’il parcourait à travers le cosmos lui importait autant que la pierre des pavés importe à une sandale. Un univers gris qui n’était ni lumineux ni terne remplaça le padza et ses habitants humains. Jusqu’où l’oiseau pourrait-il la porter ? Mourrait-elle de faim au cœur des limbes entrecoupés de mondes qui n’étaient jamais le sien ? Sharina se mit à rire. Elle avait autant de certitude sur son avenir que quiconque : pas la moindre. Elle allait continuer et faire de son mieux, consciente que ses amis feraient de même. Si les dieux étaient avec eux, cela suffirait ; sinon, eh bien, personne ne pourrait leur reprocher de ne pas avoir essayé. La pièce du palais choisie par le seigneur Tadai comme bureau était à l’origine la chambre d’une suite luxueuse. Elle ouvrait sur une loggia qui donnait sur un bassin fort charmant sous le soleil, à présent que les jardiniers avaient taillé le mimosa et arraché les mauvaises herbes qui l’encombraient. La présence du bassin était trahie la nuit par les coassements et clapotis des grenouilles autour et dans l’eau. Garric esquissa un sourire. Il aimait cela au moins autant que de contempler des fleurs roses qui s’épanouissaient au soleil dans les massifs de lotus. Chez lui, au hameau, il n’y avait pas de lotus, mais quantité de grenouilles. En tant que roi, du moins prince, Garric devait accomplir un bon nombre de tâches qu’il détestait ; mais cela lui épargnait aussi de vivre dans des bâtiments de plusieurs étages construits en alignements serrés, le quotidien de la plupart des habitants de Valles. Ce n’était pas vraiment une compensation : Garric n’aurait pas eu à venir ici s’il n’avait pas été appelé à secourir les Isles… — Et je te le répéterai encore si tu refuses de croire ce que tu as vu par toi-même ! lança Carus dans un murmure sifflant. — Je le crois, répondit Garric avec un léger sourire. C’était la vérité. Il avait par contre peine à croire que c’était bien la vie de Garric or-Reise qu’il vivait depuis son départ du hameau de Barca. — Qu’avez-vous dit, Votre Majesté ? demanda Tadai qui s’était levé d’un bureau éclairé par une lampe à huile à plusieurs becs lorsque ses gardes avaient introduit Garric dans le bureau. — Je songeais que la présence d’arbres et de grenouilles autour de moi me préserve de la folie, répondit Garric en élargissant son sourire, une expression reprise par le roi dans son esprit. Plus ou moins, me semble-t-il. — Personnellement, je suis un citadin, dit le seigneur Tadai. Il offrait une silhouette aussi douce et lisse qu’une figurine de beurre. Même bien après minuit, lui qui avait travaillé depuis l’aube présentait parfaitement bien dans sa robe de soie bleue et ses sandales dorées aux brides ornées d’émaux et assorties à sa tenue. — J’ai songé demander que des charrettes fassent le tour de mon bureau lorsque je travaille, mais je ne pense pas que ce soit nécessaire. Il regarda les deux secrétaires présents : un jeune noble et un homme plus âgé certainement sans titre. — Aradoc, Murein, vous pouvez rentrer chez vous à présent. Dites aux gardes de renvoyer tout nouveau visiteur. (Tadai ajouta avec un sourire amer que Garric ne lui connaissait pas :) Tout visiteur pour moi, plus exactement. Le jeune secrétaire regardait Garric, statufié. Celui-ci était presque certain de l’avoir déjà vu, attendant derrière Tadai, appuyé contre le mur, pendant les réunions du conseil, mais il n’aurait pas eu la moindre chance de retrouver un nom à mettre sur son visage. Le plus âgé des secrétaires poussa l’épaule de son collègue, le regard attentif. Ils s’empressèrent de sortir par la porte qu’avait empruntée Garric pour entrer. Les gardes fermèrent les battants – de l’extérieur. — Je vous attendais, bien sûr, reprit Tadai, debout, aussi immobile qu’un lapin appâté par une lampe. (Il avait l’air un peu stupide, une impression qui, comme beaucoup d’autres chez le seigneur Tadai, était grandement trompeuse.) Vous ou un détachement d’Aigles de Sang. Les chaises de Tadai étaient en ivoire, sculptées en courbes douces et ornées de motifs aussi délicats que des toiles d’araignée. Les toiles d’araignée se refermaient parfois sur des proies étonnamment grosses et Garric savait que si son futur ex-trésorier aimait les œuvres d’art, son goût de l’esthétique n’étouffait en rien sa nature pragmatique. Garric prit une chaise posée contre le mur et l’installa au centre de la pièce, devant Tadai, avant de s’asseoir… avec précaution. Il désigna une urne d’argent déposée dans un bol de céramique rempli de mousse humide, ou peut-être de mousse reposant sur un lot de glace préservée à grand prix depuis l’hiver précédent. — Je prendrais volontiers un verre de vin si l’on m’en offrait, dit-il en croisant la cheville sur le genou. Tadai eut un toussotement embarrassé. — Il s’agit de soyer, pour tout dire, corrigea-t-il en se retournant pour remplir une, puis deux petites timbales d’argent assorties à l’urne. Si je buvais du vin en travaillant, mes journées seraient bien plus courtes. La portion dont je me souviendrais, en tout cas. Garric prit la coupe et sirota la glace pilée tandis que Tadai faisait pivoter la chaise du bureau avant de se rasseoir. La boisson était acidulée et fraîche, une saveur inconnue mais à laquelle Garric pourrait s’habituer. Il ne se ferait cependant probablement jamais au goût du métal lorsqu’il buvait, même si l’argent était orné avec grand talent d’une scène tirée de la vie du dieu du vin, Fis. — Et vous n’imaginiez pas réellement que j’étais stupide au point d’envoyer des troupes au lieu de venir en personne, remarqua Garric en abaissant la timbale. Et vous auriez posté plus de deux gardes à votre porte si vous aviez craint cela. Tadai renifla. — Poster davantage de gardes aurait-il vraiment changé quelque chose ? — Si vous aviez aussi mal compris la situation, reprit Garric, une once de colère perçant dans la voix pour la première fois, vous auriez été assez stupide pour croire que vos hommes pouvaient combattre les Aigles de Sang, en effet ! À présent, si vous le voulez bien, comportons-nous comme deux hommes dont dépend la sécurité des Isles. Tadai se raidit. Il adressa un léger hochement de tête à Garric. — Je vous présente mes excuses, Votre Majesté, dit-il doucement. J’ai souffert une grande pression ces derniers temps. — Je préfère « Garric », reprit le jeune homme d’une voix radoucie. Il croisa le regard de Tadai par-dessus le rebord de la coupe qu’il levait de nouveau. — Lorsque je cesserai de penser ainsi, il sera temps pour moi d’aller nettoyer les écuries pour me rappeler qui je suis. Tadai répondit en riant : — Personne d’autre dans cette pièce ne doute de qui vous êtes, Garric. Quoique je ne nie pas que vous soyez aussi capable de nettoyer les écuries. Vous valez mieux que moi qu’il s’agisse d’un extrême ou de l’autre. — Je veux que vous alliez rencontrer le comte Wildulf, reprit Garric, et que vous rétablissiez le lien entre Sandrakkan et le royaume dans les termes qui vous sembleront les meilleurs. Nous pourrions le faire plier par la force, mais je préfère avoir recours à des solutions plus raisonnables. Votre décision engagera ma propre parole. Garric reposa la coupe près de sa chaise. C’était une petite chose délicate, vide en deux gorgées. Il continua avec un geste de la main : — Je vous donnerai des documents confirmant vos pouvoirs pour le comte, avec des scellés et des rubans. Mais dès à présent, je vous donne ma parole. — Ah, répondit Tadai d’un ton neutre, sa timbale toujours à la main, arrêtée à mi-chemin de ses lèvres. — J’avais prévu d’envoyer ma sœur à Blaise effectuer une mission similaire, continua Garric. Un oiseau l’a enlevée ce soir, un oiseau ou un monstre. Je vous saurais gré de me recommander un autre émissaire à déléguer près du comte Lerdoc. Il utilisait le triste sort de Sharina – quelle qu’en soit l’issue, emprisonnement, mort, ou peut-être pire – pour s’attirer la compassion de Tadai. Une partie de Garric, l’esprit du jeune homme élevé au hameau de Barca, haïssait les mots qu’il prononçait ; mais le roi en lui, et le roi que Garric devrait être si les Isles survivaient, savait qu’un monarque pouvait faire bien pire au nom du devoir. — La Haute Dame Sharina ? demanda Tadai. Plusieurs émotions passèrent sur son visage, l’incrédulité, puis la colère face à une éventuelle tromperie – remplacée tout aussi vite par une véritable peine et une inquiétude sans fard. — Un monstre a enlevé la Haute Dame Sharina ? Tout le monde aimait Sharina. Elle était polie, ravissante et intelligente. Et peut-être plus important encore, Sharina n’avait jamais à donner des ordres que les autres ne voulaient pas entendre. — Oui, et c’est un problème dont je devrai m’occuper plus tard, répondit Garric. Il parlait sans colère mais sur un ton cassant qui devait beaucoup à la quantité de choses qu’il allait devoir régler, et que Duzi lui vienne en aide s’il savait comment. — Mais ce n’est pas la raison de ma venue, seigneur Tadai. — Oui, je vois, répondit Tadai d’un air pensif. Waldron a un frère cadet, un demi-frère en vérité : Warroc bor-Warriman. Il est au moins aussi intelligent que Waldron, et bien plus habile sur les questions politiques. Presque trop habile, pour tout dire. Il fera un excellent émissaire. Garric fronça les sourcils. — Ne craignez-vous pas qu’il estime que faire cause commune avec le comte Lerdoc serait plus à son avantage ? — Warroc est, si possible, plus chauvin que son frère, répondit Tadai. Même si cela semble difficile à croire. Il ne ferait rien qui puisse entacher sa réputation auprès des seuls qu’il considère comme des personnes dignes de respect – les grands propriétaires des terres du nord d’Ornifal. À ses yeux, devenir à son tour comte de Blaise ne serait pas même une compensation suffisante pour une telle traîtrise. Tadai se leva et remplit une nouvelle coupe dans l’urne. — En contrepartie, Garric, mon ami, vous devrez surveiller vos arrières si Warroc revient en héros après ses négociations avec Blaise. Il tendit la timbale à Garric en ajoutant : — Quoique malgré l’intelligence de Warroc, je doute qu’il fasse un meilleur travail que je ferai à Erdin. Je connais certaines choses sur les finances du comte de Sandrakkan qu’il ignore probablement lui-même. Et qu’il devrait vraiment connaître, pour des raisons que je lui exposerai très clairement lors de nos entretiens privés. Et dire que Garric avait secrètement craint que Tadai refuse ce travail ! Il éclata d’un grand rire tel que ces chambres délicatement agencées pour l’élite avaient rarement dû en entendre. Eh bien, il était peut-être temps de commencer ! — Seigneur Tadai, dit-il, vous savez mieux que moi de quoi vous aurez besoin pour votre mission. Donnez-moi une liste et je veillerai à ce que vous obteniez ce que vous voulez. Garric retira la coupe de soyer de la main immobile de Tadai et l’avala d’un trait. Il agissait presque inconsciemment, mais l’acidité de la petite boisson lui fit subitement prendre conscience de ce qu’il avait fait. — Je vais donc vous souhaiter bonne nuit, dit-il. J’ai… (Le roi Carus et lui éclatèrent de rire.) C’est vrai, nous avons tous beaucoup à faire. Le royaume a de la chance d’avoir un ministre aussi intelligent et plein de ressources que vous, Tadai. — Et il est tout aussi chanceux d’avoir un prince de votre qualité, Garric, répondit Tadai en posant les coupes vides sur une table où un serviteur les ramasserait sitôt la pièce vide. Avec vos qualités, devrai-je dire ; remarquables chez un homme quel que soit son âge, et d’autant plus chez un jeune homme comme vous. Lorsque Garric se retourna pour quitter la pièce, Tadai ajouta : — Et vous avez sans aucun doute réussi à rendre ma vie bien plus intéressante que si vous n’étiez jamais venu à Valles ! Les ailes de l’oiseau battaient toujours. Une plaine glacée se matérialisa avec la rapidité d’une aube tropicale. Au sud, dans le lointain, le soleil était brillant mais petit, et le vent transperçait Sharina jusqu’à la moelle. L’oiseau glissait, parallèlement à un glacier qui s’étendait d’un bout à l’autre de l’horizon. Quelques rochers et vestiges de terre salissaient la surface blanche d’une large rivière figée, mais à travers les fissures de la surface, Sharina apercevait un cristal aussi pur et bleu que le plus beau des saphirs. La glace fondait, mais lentement. Un large éboulement recouvrait la plaine sud de l’étendue de glace, des débris convoyés pendant des millénaires et libérés par la fonte des glaciers qui les emprisonnaient. À la base du glacier, l’eau s’écoulait en petits tunnels. Ils serpentaient et se rejoignaient en méandres compliqués parmi les pierres et débris avant de se perdre dans le vide. Parfois, le soleil se reflétait sur du métal – un casque orné de dorures, une bosse d’argent en tête de sanglier au centre d’un bouclier rond ; la garde d’ivoire d’une épée, entourée de filaments d’électrum. Le vert-de-gris couvrait la lame et la cachait dans l’ombre bleu gris de la pierre, jusqu’à ce que Sharina remarque l’ornement richement ouvragé et devine la silhouette de l’arme entière. Il y avait aussi des vêtements ; des brocarts et du tissu brodé d’or et d’argent. Des joyaux étaient enchâssés dans des pièces de métal cousues sur les vêtements. La lumière qui scintillait sur les bijoux créait une illusion de vie dans l’immensité morne. Des tempêtes de sable avaient déchiqueté les fourrures et objets tressés. Sharina apercevait parfois un reste de bois : une hampe de lance brisée, le manche d’une hache figé à la verticale dans les graviers où pourrissait le fer. Mais elle ne vit nulle part un corps ni un reste d’ossements. L’oiseau poursuivait sa course rapide. Il souleva très légèrement son immense aile gauche pour saisir un courant ascendant dans la falaise de glace. L’éclat du soleil à travers l’aile levée révéla des marbrures inattendues entre les écailles sur la peau tendue entre les doigts écartés. L’oiseau n’était encore jamais resté aussi longtemps dans une réalité depuis qu’il avait enlevé Sharina à ses amis. Avait-il un nid ici, malgré son éternelle… Il y avait tout de même de la vie. Une silhouette sortit d’un tunnel et se dressa, ses yeux à facettes rivés sur l’oiseau. Malgré la vue en plongée de Sharina, elle devinait que la créature était massive, haute de deux mètres cinquante ou trois mètres. La créature avait un exosquelette comme un insecte et six membres, mais elle se tenait debout sur la dernière paire. Dans ses quatre autres bras, la créature tenait des corps humains, des soldats morts depuis longtemps qu’elle avait arrachés à la glace. Ils portaient de riches atours, et les mains de l’une des victimes étaient gelées sur un étendard où apparaissait une tête de sanglier argentée sur champ rouge. Lorsque la créature repéra le gigantesque oiseau, elle lâcha les corps et étendit ses quatre bras. Les mains étaient semblables à des pinces de crabe, dotées de dentelures qui devaient broyer les proies aussi sûrement qu’une mâchoire de crocodile. Ses mandibules s’élargirent sur le côté et elle lança un cri rauque. Il émanait d’elle un sentiment de méchanceté gratuite, le désir ardent de se nourrir, à tout prix. Sur un nouveau battement d’ailes, la scène perdit de sa réalité. Dans l’immensité grise et vide, Sharina songea encore au monde gelé qu’elle venait de quitter. Il lui avait semblé regarder des vers de terre se tortiller dans des déjections de porc… Chapitre 6 Ilna se retourna pour regarder dans l’atrium lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir. Le garde qui était entré – les deux hommes en poste ce matin-là lui étaient inconnus – lança : — Le chambellan est ici, ma dame. Voulez-vous le voir ? Les Aigles de Sang n’avaient pas le ton formel et solennel du portier de Sharina – Ilna essaya d’imaginer ce petit homme prétentieux contraint de hurler à travers la pièce les noms des visiteurs au lieu de venir les murmurer à l’oreille de sa maîtresse – mais ils ne semblaient pas rechigner à tenir des rôles de serviteurs lorsque personne n’était disponible. Ilna se demanda si les Aigles de Sang avaient été informés qu’elle n’avait pas souhaité de gardes et qu’elle ne manquerait pas de leur dire s’ils refusaient de faire ce que leur présence requérait. Il était évident qu’elle l’aurait fait, de façon que le destinataire s’en souvienne. — Reise est ici ? demanda Ilna, souriant à l’idée de travailler avec des gens qui n’estimaient jamais être trop bien pour un travail honnête. (Elle avança vers la porte.) Oui, je serai heureuse de le voir. Ses lèvres se plissèrent en un vague dégoût. Elle souhaitait souvent que les pensées qui la réjouissaient soient davantage liées à la joie et à la bonté ; mais remettre les imbéciles à leur place participait à un monde meilleur. Il y avait certainement d’autres personnes qui se souciaient de répandre la joie et la bonté. Le père de Garric entra. Au hameau de Barca, il était grand et maladroit ; respecté pour son savoir et son succès dans la gestion d’une auberge décrépie, mais sans jamais être véritablement aimé. Ici, malgré l’habit gris des serviteurs du palais, Reise était un homme différent et bien plus impressionnant. Il s’inclina et salua d’un geste compliqué de la main, non parce que Ilna le demandait mais parce que son rang l’exigeait. Ilna savait qu’elle n’aurait pas pu empêcher Reise de lui adresser ce signe de respect dû à tous les résidents du palais, pas plus qu’il n’aurait pu la convaincre d’accepter une femme de chambre pour ranger ses paniers de fils. Ilna n’aimait pas les usages cérémonieux de la Cour ; mais elle appréciait beaucoup la détermination avec laquelle Reise obéissait à ses principes, quoi qu’il advienne. Elle savait qu’il avait toujours agi ainsi. Une volonté qu’il avait transmise à son fils et sa fille. — Je me permets de vous déranger pour un motif personnel, ma dame, dit-il en se redressant. — Garric ? demanda Ilna, les muscles soudain froids et raidis. — Je me suis mal exprimé, intervint Reise. Sa grimace embarrassée signifiait qu’il avait compris bien plus de choses qu’Ilna l’aurait souhaité. Mais après tout, il semblait que le monde entier – à l’exception de Garric – avait déjà compris. — Votre oncle Katchin est venu au palais hier. Il a rencontré votre frère, mais j’ai pensé qu’il convenait de vous en informer directement. Ilna renifla avec mépris. — Vous ne me dérangez pas, reprit-elle. Sortons dans le jardin, voulez-vous ? Je vous montrerai l’ouvrage que je viens d’achever. Tandis qu’ils empruntaient le passage en colonnades, elle reprit : — Et vous aviez raison, j’ignorais la venue de Katchin. Cashel a tendance à oublier ce qui n’est pas capital, et aucun de nous ne considère notre oncle comme très important. Ilna n’avait pas cousu les trois pans ensemble car elle ne disposait pas d’une pièce suffisamment haute pour suspendre la tapisserie complète. Elle avait préféré exposer temporairement les panneaux dans la partie ouest – ombragée – de la colonnade. Le thème de l’action se suivait d’un pan à l’autre, aussi était-il plus simple de voir les détails de cette façon que lorsque la tapisserie serait tendue dans son intégralité près de la statue du Berger Protecteur. Reise examina chaque panneau. Il avait d’abord gardé les doigts tendus, mais après quelques pas, il avait croisé les poignets dans le dos, comme pour s’interdire de toucher le tissu. Lorsqu’il atteignit la fin du troisième pan – celui du bas –, il se retourna et revint vers Ilna. Il ne parlait pas, le visage sans expression. — Vous êtes la première personne à voir l’ouvrage entier, dit Ilna avec précaution. (Elle n’était pas du genre à exiger des louanges, mais elle s’était attendue à une réaction.) Qu’en pensez-vous ? — Pourquoi me demander cela, ma dame ? répondit Reise d’une voix tremblante. Je ressens exactement ce que vous vouliez inspirer. Vous le savez ! Quiconque contemplera cet ouvrage ressentira tout ce que vous vouliez transmettre. — Je…, commença Ilna, embarrassée. Personne ne s’attendait à voir Reise l’aubergiste ému. Enfin, personne n’attendait non plus la moindre émotion d’Ilna, l’orpheline qui habitait à côté de l’auberge. — Avec un motif aussi complexe, je ne savais pas… — Ceci…, dit Reise. (Il tourna la tête vers la tapisserie puis se détourna au prix d’un effort visible.) L’image de mon f-f… du prince Garric qui combat la Bête me… Reise essuya ses larmes et reprit : — Ma dame, je ne croyais pas aux Grands Dieux. Oh, je faisais les offrandes habituelles – il le fallait dans un lieu comme le hameau de Barca, après tout. Mais à présent, je remercie la Dame ; et je vous remercie. — Je ne crois toujours pas aux Grands Dieux, répondit Ilna d’un ton raide. Et quoi qu’il en soit, l’endroit où j’ai appris à tisser comme je le fais maintenant n’a rien à voir avec la Dame ou quoi que ce soit que vous associeriez au bien. Elle rit ; c’était un son cassant mais elle n’y pouvait rien. C’était la seule solution pour que son rire ne se transforme pas en cris d’hystérie alors qu’elle se souvenait de ce lieu aux teintes grises où se dressait un arbre dont les branches se tordaient comme autant de serpents. — Ma dame ? demanda Reise avant d’ajouter plus brusquement : Ilna. Ilna cligna des yeux. Elle vacillait comme une cime sous la tempête. Le chambellan lui offrit son bras et Ilna s’y agrippa. Drôle de sensation que d’être soutenue par Reise, le maladroit soumis à sa femme ! Elle rit de nouveau, mais d’amusement cette fois, et cela lui permit de retrouver son équilibre. — J’ai travaillé dur, dit-elle d’un ton d’excuse. C’était vrai et cela expliquait aussi en partie son attitude. Ilna avait voulu terminer la tapisserie rapidement afin de quitter Valles. Elle ne reprochait pas à Garric et Liane le bonheur qu’ils trouvaient à être ensemble – non, elle ne leur reprochait rien ! L’un et l’autre étaient des personnes merveilleuses qui méritaient de vivre avec un compagnon tout aussi merveilleux. Mais si elle ne souhaitait que leur bonheur, les voir ensemble lui brisait le cœur. De plus, Ilna avait des dettes à payer à Erdin, où elle avait ruiné tant de vies à cause des talents qu’elle avait acquis en Enfer. — Cette tapisserie montre au monde entier l’enfant que vous avez élevé, Reise, dit Ilna en lançant un regard perçant à celui qui avait été son voisin depuis l’enfance. Vous pouvez être fier de lui, et lui de vous. — Le prince Garric, précisa Reise. Que j’ai élevé. — Ne me servez pas de ça ! s’écria Ilna. Vous croyez que je ne sais pas repérer un lien de parenté avec la même certitude que je sais quel type de mûrier a nourri les vers à soie qui ont contribué à votre robe ? Garric est sans conteste l’enfant de la comtesse Tera et héritier par le sang des anciens rois des Isles ; mais il n’y a aucun doute sur le fait qu’il est aussi Garric, fils de Reise. Reise laissa échapper un son entre l’aboiement et le souffle de saisissement. — Puis-je m’asseoir ? demanda-t-il en désignant l’un des bancs placés entre les paires de colonnes. — Bien sûr, répondit Ilna, malgré une légère surprise. J’ai de la bière, du pain et du fromage si vous voulez. (Elle eut un mince sourire.) Mais la bière ne sera pas aussi bonne que celle que vous brassiez. Reise sourit vaguement, une réponse polie à des mots qu’il n’avait pas vraiment écoutés. Il regardait un pan de mur décoré d’un motif en briquettes ; le ciment était horriblement fissuré et une partie de la garniture était tombée, révélant la structure. — Tera était une femme adorable, dit Reise. (Il regarda Ilna.) Je ne pouvais dire cela à personne, vous savez. Je n’aurais même pas pu vous le dire à vous si nous étions restés au hameau de Barca. Vous n’avez pas à m’en parler, même maintenant, puisque cela ne me regarde aucunement, songea Ilna ; mais elle retint cette pensée aux frontières de ses lèvres par un effort de volonté. Au hameau, Reise l’avait traitée, ainsi que Cashel, exactement comme il traitait tous les autres : avec une honnêteté brusque et réservée. Il n’était pas l’ami des orphelins – ni de quiconque au monde – mais il n’avait pas essayé de profiter d’eux. Reise n’était pas un homme facile à aimer, mais ses vertus étaient bien réelles et ses défauts étaient de ceux qu’Ilna pouvait comprendre facilement. — Et le comte Niard ? demanda Ilna, par pure gentillesse, sans doute. Elle donnait une chance à Reise de parler s’il en ressentait le besoin car il l’avait traitée décemment quand d’autres ne se donnaient pas cette peine. — Il était le père de Sharina, répondit doucement Reise. Il regardait de nouveau la tapisserie, tout spécialement la silhouette de la grande jeune femme blonde qui semblait danser au milieu des monstres et des démons de flammes. — Niard n’était pas un homme mauvais, mais une plaisanterie circulait qui disait que s’il avait deux idées le même jour, l’une de ses oreilles tombait… et il avait toujours les deux. Il m’ordonna d’épouser Lora pour masquer son aventure avec elle ; et j’ai obéi car je protégeais également Tera de cette manière. Il secoua la tête à l’évocation de ces souvenirs anciens. — Lora a fait de son mieux, dit-il. — Et ce n’est pas beaucoup ! répliqua Ilna. Lora, avec ses grands airs de dame de la cour et son caractère de mégère, était encore plus antipathique que son oncle Katchin. Reise regarda Ilna. — Oui, pas beaucoup, approuva-t-il. Mais elle a élevé l’enfant d’une autre sans se plaindre. (Il eut un mince sourire.) C’est peut-être la seule chose de ce monde et de l’autre dont elle ne se plaignait pas. Et bien sûr, elle ne savait pas que Sharina était sa propre fille et que Garric était l’enfant adopté ; la sage-femme et moi étions les seuls à savoir. — Elle traitait Sharina comme une reine, répliqua Ilna avec amertume, et Garric aussi mal que… Elle retint la fin de la phrase, mais avec le plus grand mal. Elle croisa le regard de Reise et grimaça. Il éclata de rire et se leva lourdement du banc. — Aussi mal qu’elle me traitait ? demanda-t-il. Oui, plus ou moins. Mais Sharina a été assez forte pour ne pas mal finir malgré le comportement de Lora… Et j’ai bien peur que les enfants n’aient pas hérité cette force de moi. Reise désigna la tapisserie d’un hochement de tête. — Dame Ilna, j’apprécie que vous m’ayez montré votre travail. C’est un honneur de vous connaître. Ilna renifla puis reconduisit le chambellan à l’intérieur. Il s’apprêtait à partir et elle devrait bientôt aller trouver les autres pour voir Cashel avant son départ en quête de Sharina. — Je suppose que Katchin cherchait un travail ? demanda-t-elle tandis qu’ils traversaient l’atrium. — Oui, je pense, acquiesça Reise. Une position qui ferait la part belle aux démonstrations et aux honneurs en public, en tout cas. Il ne trouvera pas cela ici, pas avec mon fils au pouvoir. Reise s’inclina avec le salut de la main en usage. Il s’arrêta, la main sur le loquet. — Katchin devrait rentrer chez lui, dit-il. Comme je l’ai fait. Il embrassa d’un geste le palais où il avait travaillé étant jeune et la ville qui l’entourait, où il était né. — Et je suis beaucoup plus heureux ici. Ilna rit en escortant son visiteur vers le porche de l’entrée. C’était trop simplifier les choses que de dire que Reise avait énormément de pouvoir dans le palais royal, alors que la seule perspective de Katchin était d’être l’homme le plus en vue d’un petit village rural sur une isle dont plus personne ne s’occupait aujourd’hui. Les devoirs du chambellan lui conféraient certes un pouvoir véritable mais le contraignaient aussi à obéir aux ordres, et Katchin n’en aurait pas été capable. Et Reise avait mené une vie remarquablement réussie au hameau de Barca, même si personne n’avait d’abord jugé qu’il était à sa place dans le bourg. Reise s’engagea dans l’allée et se retourna. Les Aigles de Sang qui encadraient Ilna changèrent très légèrement leur posture, mais ils n’étaient pas ouvertement tendus. — J’espère que vous découvrirez où est votre véritable foyer, Ilna, dit-il. — Je ne suis chez moi que dans le travail, Reise, répondit-elle. Elle sut qu’elle ne mentait pas dès que les mots franchirent ses lèvres. Elle aurait simplement souhaité que la vérité la rende plus heureuse. — Je n’ai jamais vu l’Autel d’Harmonie moi-même, mon garçon, expliqua le roi Carus tandis que le groupe remontait la Rue Droite, qui ne méritait son nom que si vous la regardiez par section. Mais j’ai entendu dire que c’est un fort bel endroit – une construction déjà ancienne de mon temps, bien sûr. Mais lors de ma venue à Valles, j’avais des affaires trop pressantes pour faire du tourisme. L’esprit de Garric fut submergé par une succession de souvenirs appartenant à Carus : un banquet dans la Chambre des Guildes Unies – qui existait toujours dans le centre de Valles mais avait été convertie en centre de commerce au cours du millénaire passé ; une réunion de la noblesse d’Ornifal dans un temple, avec des chaises arrangées en arc devant une immense statue chryséléphantine de la Dame ; une dizaine de banquiers de Valles dans une salle de conférence magnifiquement décorée, avec tous le même visage impénétrable. — Mais j’aurais aussi bien pu rester sur Haft étant donné le résultat de mes démarches pour convaincre ces gens qu’ils ne pouvaient rester neutres alors que j’essayais d’unifier le royaume quand plus de vingt usurpateurs s’évertuaient à le déchirer, ajouta Carus. Ornifal était persuadée de pouvoir acheter la paix en soudoyant les pirates et usurpateurs – et que le royaume aille se faire pendre ! — Hey, regardez où vous allez ! lança un porteur d’eau qui transportait sa marchandise dans deux cruches attachées à un bâton posé sur son épaule gauche. Il s’était arrêté pour donner à une femme la plus petite des trois coupes graduées qui pendaient à un collier qu’il pouvait attacher autour de l’une ou l’autre cruche. Le bâton dépassait dans la rue bondée, et l’un des Aigles de Sang de l’escorte l’avait heurté. — Tais-toi et dégage de la route mieux que ça ! répliqua le soldat. Aidés par un homme du deuxième rang, ils saisirent le marchand par chaque bras et le firent reculer dans des étals faits de pavés où étaient exposés de vieux vêtements et des légumes tout aussi vieux, sans l’ombre d’un doute. Le porteur d’eau et les deux vieilles femmes qui tenaient les étals hurlèrent à l’unisson. — Il suffit ! intervint Garric. Monsieur, nous ne voulions pas vous bousculer, mais cela arrive, nous sommes dans une rue. Et capitaine Besimon, veuillez rappeler à vos hommes que nous occupons nous-mêmes une place non négligeable, un peu de charité vis-à-vis des personnes sur votre chemin serait donc bienvenue. Liane sourit à Garric et lui pressa la main. Ils formaient une procession bien trop imposante au goût de Garric, mais il n’y pouvait rien. Il y avait dix Aigles de Sang devant lui et dix autres derrière. Les troupes étaient nécessaires pour former un cordon autour de l’Autel où Tenoctris avait décidé de prononcer l’incantation qui enverrait Cashel sur la piste de Sharina. Cashel marchait à côté pour discuter avec elle, son apparence trahissant ce qu’il était effectivement : un paysan qui se promenait dans une grande ville. Son bâton était encombrant sur les pavés inégaux, mais personne ne semblait disposé à se plaindre auprès de Cashel, même s’il bousculait légèrement l’une ou l’autre personne. Ilna suivait son frère. Elle était assez proche pour participer à la conversation, mais Garric ne l’avait pas entendue parler. — Je pense que nous sommes tout près, murmura Liane à Garric. Dame Gudea ne nous avait pas emmenées voir l’Autel durant nos promenades historiques, à cause du quartier. (Elle gloussa.) « Ce n’est pas un endroit convenable pour de jeunes dames », disait-elle, mais j’ai vu… Liane désigna d’un mouvement de tête discret les balcons qui bordaient une avenue débouchant sur la Rue Droite. Des femmes aux seins nus et aux yeux soulignés de cinabre interpellaient en riant les soldats qui passaient, le visage de marbre. — … quantité de jeunes dames depuis notre arrivée dans ce quartier. Mais notre maîtresse nous l’a montré du haut de la citadelle, et je pense que nous approchons. — Nous y sommes, mon seigneur, annonça Besimon, le commandant du détachement de gardes. Une niche, naturelle à l’origine mais améliorée par des mains humaines, perçait un mur de pierre sur la gauche. Les premiers colons de Valles avaient bâti leurs campements fortifiés au sommet de cette colline pentue pour se protéger. La citadelle était restée le centre de la ville pendant les guerres du Drapeau. Après l’unification d’Ornifal, les représentants de la richesse et du pouvoir gouvernemental avaient quitté la citadelle et ses quartiers humides pour des climats plus cléments. Le temple de la Dame de Valles se dressait toujours dans la citadelle ; et à la base de la colline, le premier duc d’Ornifal avait bâti l’Autel d’Harmonie pour symboliser l’unité acquise par l’isle des siècles avant que Lorcan d’Haft devienne Lorcan, roi des Isles. — Ce devait être très beau lorsque c’était intact, dit Garric. Il avait vu quantité de monuments impressionnants à travers les yeux de Carus et un bon nombre par lui-même, sur les Isles et dans des mondes bien plus lointains qu’il avait parcourus pour entraver la marche du chaos ; mais l’Autel d’Harmonie était unique, et en un sens d’une beauté unique. — Même à présent… L’Autel était entouré d’une enceinte sans toit où l’on accédait par un passage en pente. Les murs de marbre de l’enceinte étaient sculptés de petits tableaux figurant des hommes et des dieux dans des cadres en feuilles d’acanthe. Le temps avait noirci la pierre, hormis là où la moisissure étalait son moutonnement blanc. Le mur d’enceinte ouest s’était écroulé il y avait bien longtemps. Un toit de joncs et un tissu tendu devant les décombres de chaque côté de l’Autel richement travaillé avaient permis de transformer l’espace restant en une sorte d’habitation. Non, une taverne… — Nettoyez-moi cet endroit, ordonna sèchement Besimon. Dame Tenoctris a besoin d’une place nette pour son travail. Les Aigles de Sang portaient des demi-armures – cuirasses et casques – et tenaient des lances en plus de l’épée et de la dague qui équipaient la ceinture de chaque soldat. Six d’entre eux donnèrent immédiatement un coup du manche de leur lance dans le rideau et le firent tomber. — Hey ! Qu’est-ce qui vous prend ? s’exclama le videur de la taverne en surgissant avec quatre clients stupéfaits. Il portait une masse hérissée de pointes mais il lâcha immédiatement l’arme en apercevant le détachement d’Aigles de Sang. Le toit commença à s’affaisser. Le propriétaire, la malhonnêteté inscrite sur le visage, apparut avec un couteau à lame recourbée. Il lui manquait trois doigts à la main droite, et l’on devinait à sa manière de coiffer ses cheveux en avant qu’il portait, marqué au fer rouge sur le front, le V des voleurs. C’était une coutume de Blaise, releva Carus avec le même détachement qu’il utilisait pour déterminer où porter le premier coup d’épée si les choses tournaient mal. — Vous êtes qui pour me flanquer dehors comme ça ? cracha le propriétaire sans lâcher son arme. L’un des Aigles de Sang saisit son bras et le tordit en arrière ; les os n’auraient pas tardé à se briser, mais un autre soldat égratigna la jointure des mains du tavernier avec la queue de sa lance, un geste qui engourdit les muscles et força l’homme à laisser tomber le couteau. — Je suis un citoyen, répliqua Garric, surpris de la colère que lui inspirait la scène qu’il avait découverte. Vous vous êtes approprié un lieu qui devrait être l’honneur de cette ville, un honneur pour le royaume entier, et vous clamez qu’il est à vous parce que vous avez un couteau et un voyou à vos ordres pour appuyer vos mensonges ! Un Aigle de Sang évalua sa posture et abattit sa botte cloutée sur le couteau. La lame se rompit sur les pavés à la limite de la garde qui glissa sur le côté en répandant des fragments d’os. Dix Aigles de Sang s’étaient placés face à la foule à l’extérieur, mais les badauds qui se réunissaient faisaient preuve d’un enthousiasme ironique face au spectacle. Le tavernier ne semblait guère populaire. — Les pauvres acceptent plus facilement des criminels comme voisins, dit Liane, à côté de Garric. Elle fit tomber dans sa main deux monnaies d’argent de sa bourse puis, avec un froncement de sourcils pensif, ajouta l’une de ces monnaies de bronze doubles appelées faisceaux couronnés en raison du motif en gerbe de blé qui ornait le revers. — Si j’en juge par la clientèle, cet endroit n’est que le pire des tripots. — Quoi ? intervint le tavernier, d’un ton stupéfait qui n’avait rien de feint. Hey, j’ai payé en bonne monnaie de bronze Tashin le borgne quand j’ai repris cette affaire ! Les gardes le relâchèrent, mais Garric savait qu’il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il se voie gratifier d’un coup de hampe de lance dans le creux de l’estomac. Ce n’était pas nécessaire, mais une partie de Garric ne se serait pas opposée à la sanction. Sur un ordre de Besimon, quatre des soldats utilisèrent leurs lances comme leviers pour soulever le toit et le faire basculer de l’autre côté de l’enceinte. Dessus se trouvaient un comptoir de bois et deux cruches de vin. Le tout rejoignit le toit avec aussi peu de cérémonie. Un soldat entreprit de soulever l’une des larges pierres gravées qui avaient été utilisées en guise de tabourets. — Laissez-les, ordonna Tenoctris. Elles faisaient partie du mur d’enceinte. Sur l’une des pierres, un prêtre guidait un bœuf habillé de guirlandes aux cornes surmontées de petites boules. Cela représentait certainement la procession du sacrifice à l’époque où l’Autel avait été dressé. — L’Autel d’Harmonie sera bientôt reconstruit pour redevenir ce qu’il aurait dû rester, annonça Garric. Ni vous ni moi ne pouvons nous l’approprier. Il appartient au peuple d’Ornifal. Et depuis mille ans, il n’y a jamais eu autant besoin d’harmonie qu’aujourd’hui ! Il s’avança pour ne pas avoir l’air de se cacher derrière une rangée de gardes en armure noire. Il faisait face au tavernier mais haussa la voix de manière à être entendu par la foule considérable qui s’était désormais formée. — Hey ! s’exclama quelqu’un avec joie. C’est le prince Garric ! Le prince est ici ! — Le prince Garric ? répéta le tavernier. Qu’est-ce qu’ils racontent ? marmonna-t-il à l’attention du soldat qui l’avait désarmé. Les habitants du quartier, y compris le videur, s’étaient reculés comme s’ils avaient craint quelque contagion. Comment vais-je trouver l’argent pour reconstruire tout cela ? songea Garric avec désespoir. Il ne savait pas pourquoi il avait annoncé cela, mais il devait désormais tenir parole. Pterlion bor-Pallial, le nouveau trésorier, allait pousser de hauts cris. « Il y a tellement d’autres endroits mieux indiqués pour dépenser le peu d’argent dont dispose le royaume ! » — Une fois de plus, mon garçon, murmura le roi Carus à travers les âges, le symbole est parfois ce qui importe le plus. Il y a pire usage pour le trésor que de convaincre le peuple, grâce à des bâtiments anciens, qu’ils font partie du royaume et que le royaume se soucie de leur sort. — Mais ce ne sont que de vieilles pierres, répliqua le tavernier qui protestait davantage contre l’idée que contre sa perte. Je tiens une maison honnête… Ilna renifla. Le tavernier la regarda. Il avait peu de chance de comprendre le réseau de fils dans sa main, prêt à être noué étroitement et levé devant ses yeux, mais le scepticisme méprisant de son expression était aussi concret et évident que les pavés de la route. — Oui, enfin, marmonna l’homme, j’ai quand même payé… — Et je vous rembourserai votre perte, coupa Garric. Mais le paiement est accompagné d’une mise en garde : demain ou après-demain, les ouvriers arriveront. Je vous conseille d’avoir déguerpi d’ici là. Pouvait-il commencer les travaux aussi rapidement ? Sans doute. Ce qu’il y avait d’étrange à être roi était que même si Garric avait presque toujours le sentiment de ne pas pouvoir faire quoi que ce soit, les quelques actions qu’il pouvait entreprendre étaient déjà en cours pour ainsi dire avant qu’il ait fini d’y penser. Si seulement l’harmonisation des impôts entre les différentes régions d’Ornifal pouvait être aussi aisée que de faire rénover un bâtiment ancien ! Liane s’avança en tenant les trois pièces, le faisceau double et les deux dames, serrées entre le pouce et l’index de sa main gauche. Le tavernier ouvrit la bouche en apercevant l’éclat de l’argent. Il aurait arraché les pièces des mains de Liane s’il n’avait aperçu le mouvement d’un soldat, prêt à le frapper de la queue de sa lance pour le contraindre à adopter une pose plus respectueuse. Le tavernier s’inclina et tendit les mains en coupe devant lui, le visage baissé. Liane laissa tomber les pièces sur ses paumes et recula, se frottant inconsciemment les mains comme pour les nettoyer. Le tavernier était réellement une brute répugnante, et même la proximité sans contact nécessaire pour le payer était détestable. — Si vous êtes encore là à l’arrivée des ouvriers, encore occupé à vous attribuer à tort des terres publiques, continua Garric d’un ton léger, vous rejoindrez les forçats enchaînés qui réparent les murs de la ville. Pour le reste de vos jours. Il illustra la menace d’une chiquenaude. L’ancien tavernier glissa les pièces dans sa bouche et disparut. Il disparut dans la foule du moins, mais un bon nombre de voix semblaient s’élever pour lui réclamer de payer ses dettes. Le brigand parvint à se glisser dans une allée mais, à en juger par les bruits qui suivirent, sa course s’arrêta là. Le capitaine Besimon sourit légèrement. Il n’avait pas plus envie que Garric d’intervenir dans la manière locale de rendre la justice. Pas dans ce cas. Les soldats avaient nettoyé l’enceinte avec une rapidité qui impressionna Garric. Sous Attaper, et peut-être auparavant, les Aigles de Sang étaient plus qu’une troupe de cérémonie – et même plus que des gardes du corps, capables de protéger leur roi sur le terrain au prix de leurs vies. Ils étaient entraînés pour réaliser toutes les constructions et manœuvres techniques requises dans une armée sur les champs de bataille. Débarrasser un petit bâtiment des débris qui l’encombraient était une broutille pour ces hommes. — Des troupes incapables de fortifier leur camp avant d’aller dormir quand ils ont marché tout le jour, releva le roi Carus avec satisfaction, risquent de se réveiller un jour avant l’aube en trouvant leurs ennemis dans leurs lits. Besimon regarda Garric, prêt à recevoir les ordres. Le jeune homme leva la main pour indiquer qu’il était conscient de la situation et déclara : — Tenoctris ? Que devons-nous faire ensuite ? La vieille femme s’était penchée pour regarder les restes de l’Autel central. Cashel se tenait près d’elle, solide et silencieux, armé de son bâton, la mallette de Tenoctris maintenue à son épaule par une lourde bretelle. Il ne portait pas la corne de vache qu’il utilisait pour donner l’alerte lorsqu’il gardait les moutons du bourg, mais, à part ce détail, il semblait exactement le même que lorsqu’il partait au matin au hameau de Barca. Il était le même, songea Garric ; simplement la personnalité de Cashel allait au-delà de ce que voyaient les habitants du bourg. Il supposait qu’il était aussi le même Garric or-Reise. Il avait parfois du mal à s’en souvenir, quand tout ce qui l’entourait était si différent. Liane lui sourit. Eh bien, « différent » ne signifiait pas toujours « mauvais ». — Je pense que si les hommes peuvent garder la foule à l’écart…, dit Tenoctris tandis que Liane l’aidait à se relever. Moi seule peux agir ici. Avec l’aide de Cashel, bien sûr. — Besimon, dit Garric avec un hochement de tête. Dame Tenoctris va travailler là où se trouvait l’Autel. Veuillez ordonner à vos hommes de former un cordon le long de la partie ouverte de l’enceinte pour libérer la place dont elle aura besoin. Besimon adressa un sourire sinistre à Garric. — Cela ne devrait pas être difficile, dit-il. Pas lorsque les gens… Il désigna les spectateurs du menton. Des colporteurs proposaient des beignets sur de petits bâtons, des paniers de fruits et des plateaux couverts d’amulettes à l’image de la Dame et du Berger – « du vrai argent, ou que la Sœur traîne mon âme en Enfer ! » – à travers la foule. L’événement devenait une foire improvisée. — … comprendront que la magie est à l’œuvre. Les Aigles de Sang se placèrent le long des arcs ouest et nord de l’enceinte. Ils étaient tournés vers la foule et tenaient leurs lances horizontalement, à hauteur de taille, pour former une barre continue. Il n’y avait pas de bousculade inquiétante. Garric se réjouit de voir les troupes accomplir leur travail avec bonne humeur. Il rejoignit Tenoctris et les autres à l’intérieur de l’enceinte. Le haut de l’Autel et les deux tablettes sur le côté s’étaient effondrés au fil des années. Le tavernier, ou quelque entrepreneur de même acabit, avait empilé le marbre sur le piédestal de l’Autel pour en faire un support. La plaquette la plus haute était décorée d’hommes, femmes et enfants portant des chapeaux pointus et qui marchaient, reliés par des guirlandes de roses. Certains soufflaient dans de minces cornes et agitaient des clochettes retournées, d’autres brandissaient des tambourins. Les enfants avaient les lèvres ouvertes sur un chant silencieux. Un jour, l’harmonie sera de retour, songea Garric. Le roi dans son esprit répondit d’un rire ironique et Garric lui rendit son expression. Enfin, au moins autant d’harmonie qu’il y en avait à l’époque où cet Autel a été bâti. Tenoctris tira une baguette de bambou du sac que lui tendit Cashel. Il se chargeait toujours de transporter les outils de la magicienne lorsqu’ils étaient ensemble. Lorsque Cashel souleva le pan de la sacoche, Garric remarqua qu’elle ne contenait qu’un rond de pain dur et une tranche de fromage enroulée dans une feuille d’oseille. Quelqu’un qui se mettait en route comme Cashel faisait en sorte de deviner quels dangers l’attendaient et emportait de quoi les affronter. Cashel ne manquait pas de prudence ; quiconque l’avait vu garder des moutons avait remarqué qu’il pressentait la moindre folie qui pouvait passer par la tête des bêtes, parce qu’il les avait déjà vues faire. Mais il y avait bien des choses pour lesquelles on ne pouvait pas se préparer dans la vie, il fallait simplement faire face lorsqu’elles se produisaient. Cashel souriait lentement, il avait toujours son bâton à la main et personne dans le bourg n’égalait sa force. Le jeune homme savait très bien faire face à l’imprévu. — Cet endroit concentre bien des pouvoirs, expliqua Tenoctris. Je pourrai ainsi envoyer plus facilement Cashel là où je pense qu’il trouvera une aide plus efficace. Cet endroit… Elle regarda les murs de marbre noircis, puis son regard remonta la colline vers l’ancienne citadelle. La pierre calcaire sans ornement était couverte d’herbes et de plantes grimpantes ; çà et là, les racines d’un arbre noueux s’étaient creusé une place. Tenoctris reporta son attention vers ses amis avec un regard d’excuse. — Je rêvais éveillée, dit-elle. À propos du passé et du futur. Je pense que j’essaie de retarder le moment de prononcer le sort. Mais vous m’avez tous appris que les travaux pénibles ne sont pas moins difficiles si on en repousse l’exécution. Elle tapota le bras de Cashel. Il sourit, mais il gardait les yeux rivés sur l’horizon, sur l’avenir proche. — J’allais dire, reprit Tenoctris, que cet endroit est lié à Landure. C’est pourquoi nous sommes ici. Tenoctris regarda pensivement la baguette qu’elle tenait. — Cashel, dit-elle, pourrais-tu plutôt me couper une nouvelle branchette ? Ma tâche serait plus simple avec quelque chose que tu aurais fait de tes propres mains. (Elle afficha son sourire fugitif.) Et j’ai besoin de toute l’aide possible. Cashel coupa un épi d’oreille d’ours qui poussait à l’angle du mur et le dénuda avec le simple couteau de fer qu’il portait à la ceinture. C’était un outil de paysan, destiné à toutes sortes d’utilisations, pour couper le pain, pour débarrasser un soc des herbes qui en gênaient le fonctionnement, pour couper le cuir destiné à un harnais. Il tendit la baguette à Tenoctris. La tige laineuse était mince mais assez solide pour l’usage qu’elle voulait en faire. Elle s’agenouilla de nouveau pour tracer un cercle et des mots en Écriture Ancienne dans le creux de l’autel. La souple brindille ne laissait pas de marques visibles pour Garric sur la pierre, mais cela suffisait sans doute à Tenoctris. Le symbole est parfois ce qui importe le plus… Garric s’approcha de Cashel et le prit dans ses bras. — J’aimerais partir avec toi, dit-il lorsqu’ils se séparèrent. Il fut surpris de parler d’une voix aussi rauque. Cashel sourit. — Eh bien, j’apprécierais ta compagnie, mais tu as beaucoup à faire ici, répondit-il. Il n’avait pas l’air inquiet, mais Cashel ne semblait jamais préoccupé. Ceux qui ne le connaissaient pas bien pouvaient penser qu’il n’avait pas conscience du danger. Mais Garric savait qu’il n’en était rien. Cashel savait parfaitement où il allait et les risques qu’il courait ; il avait simplement décidé de ne pas laisser la peur influencer ses actes. Ilna murmura quelques adieux à son frère. Elle se tenait aussi droite que le bâton de Cashel et semblait être taillée d’un bois tout aussi dur. Bien sûr, cette force existait bel et bien chez elle. Une sacrée femme, Ilna… Garric regarda Cashel et songea à toutes les fois où il avait envoyé d’autres personnes affronter maints dangers. Il sentit dans son esprit la présence du roi qui lui rappelait combien de fois Carus avait dû faire de même au cours de sa longue vie. Il était plus facile d’agir soi-même que d’envoyer un ami. Et il était bien plus simple d’être paysan que roi. Quoique… un paysan faisait également face à des questions de vie ou de mort. Au sein d’une communauté prospère, comme l’était le hameau de Barca aux yeux de ses habitants, ceux qui étaient touchés par une catastrophe trouvaient de l’aide auprès de leurs voisins ; mais il y avait des limites. Même dans le hameau, on entendait des histoires sur certains nourrissons nés par des hivers particulièrement rudes qui disparaissaient parfois. — Voilà, dit Tenoctris en se levant. Cashel, peux-tu te placer au centre du cercle ? (Les mots de pouvoir n’étaient qu’une ombre légère sur la pierre, mais l’autel lui-même encadrait la zone efficacement.) Lorsque tu seras prêt, je commencerai. — Je suis prêt, répondit Cashel d’un ton neutre. Liane le serra dans ses bras à son tour. Elle recula et la tension déserta le visage de Cashel. Il franchit avec précaution les inscriptions et se plaça au centre, son bâton près du corps pour qu’il ne franchisse pas la limite du tracé. — Cashel, juste une dernière mise en garde, ajouta Tenoctris. Landure est un magicien puissant, mais il a également la réputation d’être un homme dur et hautain. Il n’acceptera pas forcément de t’aider. Cashel haussa les épaules. — Si maître Landure refuse de m’aider, alors je trouverai quelqu’un d’autre, dit-il. Ou bien je trouverai seul comment rejoindre Sharina. Mais je la trouverai. La magicienne hocha brièvement la tête, un geste d’oiseau fragile. — Garric, dit-elle. Je vais devoir prononcer ce sort moi-même. Mais cela m’aiderait si tu pouvais venir t’agenouiller près de moi pour t’assurer que je ne tombe pas. Mais je suis peut-être pessimiste sans raison. Elle sourit. Garric comprenait sa tentative pour prendre le problème à la légère mais ce n’était pas un succès. Il posa sa large main sur l’épaule de Tenoctris et remarqua, comme chaque fois qu’il touchait la magicienne, qu’elle n’avait pas plus de chair sur les os qu’une caille. Tenoctris s’assit en tailleur. Elle ferma brièvement les yeux pour rassembler ses forces, puis agita la baguette au rythme des syllabes qu’elle prononçait. — Chai aphono apaphono… Un murmure parcourut la foule de badauds lorsqu’ils comprirent ce qui se passait. Garric tournait le dos aux spectateurs, mais il avait déjà vu la réaction du peuple face à la magie. Les gens normaux n’aimaient pas ces pratiques. Un magicien risquait de commettre une infinité d’erreurs et la plus petite d’entre elles pouvait coûter la vie ou anéantir l’âme de ceux qui se trouvaient tout près. — Echaipen panaitos epaipen…, continua Tenoctris d’une voix aussi régulière que les gouttes d’une horloge à eau. Une légère brume bleue enveloppa la silhouette robuste de Cashel. — Semon seknet thallassosemon…, psalmodia Tenoctris. Liane était de l’autre côté de Garric, le bout des doigts posé sur son épaule. Cette ébauche de caresse lui donnait de la force, comme un fantassin parvient à suivre un cavalier lorsqu’il sent le contact des étriers de cuir. Cashel se tenait avec la même assurance immobile, mais une sphère de flammes bleues l’entourait. Son corps flottait dans les airs, perpendiculaire par rapport à sa première posture. Il ne semblait pas remarquer de changement. — Agra bazagra oreobazagra ! lança Tenoctris avant que sa voix se brise. Sa baguette glissa de ses mains, ses fibres solides réduites en pièces par une friction d’un autre monde. La magicienne vacilla. Garric tendit les bras et la rattrapa. Le corps de Cashel tournait d’est en ouest dans une boule de lumière qui ne projetait aucune ombre sur le sol de pierre. Puis sa silhouette se rétrécit comme s’il disparaissait à l’horizon ; il avait le visage paisible et tenait son bâton droit contre lui. Tenoctris soupira d’épuisement. La lumière tournoya sur elle-même et disparut. Garric garda à l’esprit une image résiduelle de son ami qui tournoyait, de plus en plus petit, comme une poupée jetée dans des eaux claires et profondes. Le grand oiseau sortit des limbes et s’inclina à droite. En dessous de Sharina, un port était niché sur une côte arborée. L’après-midi touchait à sa fin. Sharina ne vit d’abord aucun signe d’activité humaine, mais lorsque l’oiseau continua à tourner, elle distingua plusieurs bateaux tirés sur l’une des langues de sable de la baie. Le sommet d’une colline surplombant la mer avait été mis à nu, comme une balafre jaune dans le paysage. Une palissade protégeait la clairière ; elle entourait une dizaine de cabanes ovales aux toits de chaume et aux bas murs de pierres des champs. L’une des huttes était un peu plus grande que les autres et entourée de sa propre palissade. Les habitants, vêtus de cuir et d’herbages raides, regardèrent l’oiseau et se précipitèrent dans les cabanes. Sharina entendit des cris d’alerte. Les mères emportaient dans leurs bras les enfants trop petits pour courir. L’oiseau continuait à voler en cercles et perdait nettement de l’altitude. Les cimes des arbres n’étaient plus qu’à quinze mètres sous ses pieds. C’était du bois dur, habillé du feuillage luxuriant du plein été. Le village rudimentaire se trouvait sur la partie ouest des terres. Le vol circulaire de l’oiseau suivait l’enfoncement de la baie. Un écheveau de végétation sauvage courait sur toute la côte, hormis les quelques zones de sable trop proches de la mer pour accueillir les racines de plantes plus robustes que quelques unioles. L’oiseau survola abruptement d’autres structures, un grand ensemble en pierres de carrière, de l’autre côté du village. Les bâtiments étaient conçus en lignes courbes plutôt que carrées. Les pierres de la construction étaient plus petites que ce que Sharina avait cru et de formes irrégulières, mais elles s’emboîtaient avec l’exactitude d’une mosaïque. Les arbres étouffaient cette ancienne cité, et leurs racines se pressaient et s’immisçaient dans des fissures qui avaient dû être trop étroites pour y glisser un couteau lorsqu’elles avaient été posées. La plupart des bâtiments s’étaient effondrés en ruine désormais recouvertes de végétation ; Sharina ne les aurait pas remarqués si elle n’avait pas volé juste au-dessus du feuillage. Mais la maçonnerie résistait encore. Les arbres qui poussaient entre les pierres étaient petits, rabougris et tordus par rapport à ceux qui s’élevaient sur les collines alentour, et qui avaient fourni les graines. Une volée d’étourneaux passait d’une cime à l’autre, comme une seule créature dénuée de forme définie. Il n’y avait aucun signe de vie humaine. Le grand oiseau changea de direction avec une grâce aussi incroyablement mesurée qu’une baleine fendant la surface de la mer. Il souleva le bout de l’aile gauche tandis que l’aile droite s’orientait directement vers le sol. Sharina, immobile entre les serres de la créature, suivit un arc qui lui souleva le cœur. Une forte brise soufflait le long de l’embouchure du port et sur les terres. L’oiseau saisit le vent dans ses ailes semblables aux voiles d’un navire trop grand pour être bâti par des hommes, même dans leurs rêves les plus fous. Il flotta un moment comme une mouette guettant quelques restes jetés sur la plage puis continua par-dessus les arbres le long du port. Les pattes puissantes, remontées pour porter Sharina contre la poitrine écailleuse de la bête, s’étendirent. L’oiseau perdit de l’altitude en vacillant ; et les serres s’ouvrirent pour déposer Sharina sur la plage. La créature réalisa ce geste avec la douceur d’une chatte transportant ses petits. Les membres de Sharina étaient engourdis par leur étroit emprisonnement. Elle tomba sur le sable. Ses jambes refusèrent de la porter lorsqu’elle essaya de se lever, mais elle tira le couteau pewle, prête à l’abattre sur le bec de la bête si elle entreprenait de la frapper. Le corps de l’oiseau, presque vertical lorsque ses pattes atterrirent, s’arqua de nouveau en saisissant le vent et la créature reprit son vol vers la mer au-delà du port. Les ailes battaient avec la même force implacable qu’un glacier. L’oiseau, une ombre dans le ciel, continua son vol. Il passa juste au-dessus du port pour saisir le vent du soir entre l’eau et ses grandes ailes. Des ondes de compression frangées de blanc frissonnèrent sur la surface calme. Avant même d’avoir achevé son premier battement d’ailes, l’oiseau disparut comme un château de sable à marée haute. Sharina était seule sur la plage à l’orée de la forêt, sur le sable léché par les vagues. Non loin de là, une corne sonna. Ilna fronça les sourcils lorsqu’elle regarda le dessin de Sharina qu’elle avait tissé. Elle avait représenté son amie échappant à l’emprise d’une bête sculpturale et s’était servie de sa soie la plus fine pour rendre le blond de ses cheveux. Le résultat ne faisait pourtant pas justice à la beauté de Sharina. Ilna se demanda où était la jeune femme à cet instant ; et elle souhaita, comme souvent, croire suffisamment aux Grands Dieux pour leur adresser sans hypocrisie une prière pour son amie. Ilna ne savait pas comment l’aider autrement. — Des personnes souhaiteraient vous voir à propos de la tapisserie, ma dame, lança un Aigle de Sang depuis l’arche de l’atrium à travers le jardin. Dois-je les faire entrer ? — Oui, allez-y, répondit Ilna. Elle grimaça en entendant sa voix et ajouta : — S’il vous plaît. Elle n’avait pourtant aucune raison de s’inquiéter ; le garde répétait déjà l’ordre à son collègue de la porte d’entrée. Le bon côté de travailler avec des soldats était qu’ils ne s’offusquaient pas de recevoir des ordres brusques. C’était un avantage si vous étiez discourtois sans vous en apercevoir, naturellement. Sharina s’en sortirait. Elle était intelligente et habile, et elle avait un talent pour découvrir des amis capables de faire ce qu’elle ne pouvait réaliser. Des amis comme Cashel, par exemple. Ilna sourit. La délégation du Temple du Berger Protecteur crut que cette expression leur était destinée. Maître Velio se détendit de manière évidente, ce qui ne fit qu’accentuer le sourire d’Ilna. Elle ne faisait vraiment pas exprès d’effrayer les gens. La plupart du temps. L’Aigle de Sang qui escortait la délégation fit un pas de côté pour laisser passer Velio et un étranger, suivis de Casses et Ermand, puis, sur le chemin de gravillons, encore après eux, le seigneur Tadai et une fillette d’environ neuf ans qui avait des airs de famille avec le noble qui l’escortait. Sa fille, peut-être ? Ilna reconnut l’ancien trésorier pour l’avoir vu à des cérémonies officielles en compagnie de Garric. Elle supposait qu’elle aurait pu se rendre aux réunions du conseil, mais elle ne pouvait envisager une seule bonne raison de le faire. — Dame Ilna os-Kenset…, commença Velio. (Il évitait le regard d’Ilna mais sa voix resta ferme.) Permettez-moi de vous présenter le seigneur Jalo bor-Jarial du comité des affaires religieuses… Jalo était un étranger, un homme d’une trentaine d’années, au visage étroit et aux traits revêches. Ses tuniques superposées étaient neuves et d’assez bonne qualité – la broderie était plus coûteuse que le justifiait son exécution, mais elle n’était pas mal faite pour autant. Sa capeline, en revanche, avait été retournée et une nouvelle doublure avait été cousue pour cacher l’usure de l’autre face. Jalo ne pourrait sans doute pas tenir longtemps face au coût des vêtements correspondant à son titre et lorsqu’il se briserait, cela réjouirait certainement bon nombre de ceux qui avaient eu affaire à ce petit homme détestable. Il ne s’inclina pas devant Ilna ; c’était une femme du peuple, après tout. Ilna ne connaissait pas encore Jalo suffisamment pour lui souhaiter du mal. Mais elle ne serait pas surprise que ce soit le cas à la fin de leur entretien. — Et voici le seigneur Tadai bor-Tithain, conseiller du prince, ambassadeur plénipotentiaire… Tadai s’avança et secoua la main devant Velio pour l’interrompre. Les ongles de Tadai étaient parfaitement taillés en amande. — Dame Ilna en sait suffisamment sur moi, Velio, dit-il. Et je connais dame Ilna de réputation, je n’essaierai donc pas stupidement de l’impressionner avec des titres sans substance. Tadai s’inclina profondément, sans toutefois ajouter le geste de la main qu’aurait exécuté Reise, ou quelque flatteur. Les yeux d’Ilna s’étrécirent. Tadai avait parfaitement dosé ce qu’elle prendrait pour du respect et les excès qu’elle jugerait insultants. Il avait jaugé son effet avec finesse… ce qui signifiait que lui et ses serviteurs l’avaient étudiée comme elle examinait ses écheveaux de fils : avec une froide distance. Elle devait sans doute s’estimer flattée. Mais au fond de son cœur, la dernière chose que désirait Ilna était d’être connue. Elle vivait pour la vérité, mais elle était persuadée qu’elle n’avait rien à gagner à laisser les autres découvrir la vérité sur elle. — Ma dame, reprit Tadai. Ses manières assurées étaient celles d’un homme qui n’avait jamais été moins que l’égal des personnes qui l’entouraient, et qui savait donc n’avoir rien à prouver. — Permettez-moi de vous présenter ma nièce et assistante, la Haute Dame Merota bos-Roriman. L’enfant réalisa une révérence qui comportait un mouvement de pieds compliqué au milieu. Ilna retint une grimace, de justesse. Elle répondit en s’inclinant, car Merota se montrait courtoise et ne méritait pas qu’Ilna lui adresse un reniflement de mépris simplement parce qu’elle savait faire un salut que la jeune femme jugeait stupide. Sharina savait faire la révérence. Lora avait insisté pour que sa fille apprenne toutes les imbécillités de la cour qu’elle-même avait apprises. — Merota m’accompagnera lorsque je partirai pour Erdin, expliqua Tadai. C’est-à-dire dès que les navires seront prêts. C’est pourquoi je tiens à organiser la livraison de votre tapisserie immédiatement. Il sourit. L’inquiétude perçait sans conteste derrière ses traits. — Je ne suis pas un bon voyageur, dit-il. J’espère que ce présent suffira à nous attirer la protection du Berger. Sinon, peut-être entretiendra-t-il un peu de mon souvenir parmi les vivants, pour un temps. Ilna recula pour que la délégation puisse voir son travail. D’un geste, elle les invita à avancer. — Je prends la responsabilité du travail de tissage, dit-elle. Le reste ne dépend pas de moi. Tadai s’approcha du premier des trois panneaux. Merota le suivit mais elle tourna le regard vers Ilna en passant. Ses grands yeux bruns respiraient l’intelligence. Elle avait la peau claire et, comme son oncle, une sorte de relâchement qui agaçait Ilna sans véritable raison. Les trois membres du conseil du temple suivirent Tadai vers la tapisserie avec impatience et nervosité. Il leur manquait l’air d’indifférence propre à la noblesse, mais ils se refusaient à passer devant leur supérieur social. Le seigneur Jalo, cependant, adressa un sourire de mépris à Ilna lorsqu’il passa nonchalamment devant elle. — Je pense que vous faites une erreur en vous occupant de ce bout de tissu, seigneur Tadai, dit-il. Pour un homme de votre classe, il existe bien d’autres moyens de commémorer votre générosité. Par exemple… — Nous avons déjà fait tous les arrangements nécessaires pour cette tapisserie, Jalo, répondit le conseiller Ermand. Ilna esquissa un sourire, la seule émotion qu’elle laissa affleurer sur son visage. Jalo était une limace, et l’écraser lui salirait la plante des pieds… — Vous avez ! intervint Jalo. Et vous avez agi sans répondre de vos actes devant le comité des affaires religieuses. Vous… — Rien ne m’oblige à graisser la patte d’une bande de bâtards de nobliaux ! coupa Casses. S’il avait eu un cabillot en main, il s’en serait certainement servi comme bâton pour assener un bon coup au milieu des cheveux blonds de plus en plus rares de Jalo. L’Aigle de Sang qui escortait la délégation adressa un sourire à Ilna. Du moment qu’elle n’était pas menacée, les invités pouvaient bien s’entre-tuer sans que cela ait la moindre importance pour le garde. Les soldats avaient souvent une approche étroite des ordres qu’ils recevaient, une sécurité nécessaire lorsque leur devoir les conduisait à suivre ces ordres jusqu’à une conclusion terrifiante. Tadai longeait la tapisserie. Son expression, un sourire vague, ne changeait pas. À son côté, le visage de sa nièce devenait de plus en plus absorbé. Arrivée à la séparation entre le pan du milieu et le dernier panneau, elle jeta un regard vers Ilna. Celle-ci leva un sourcil pour encourager une éventuelle question, mais Merota se contenta de se tourner de nouveau vers l’ouvrage. — Le nouveau temple de la Dame des Mers a reçu la plupart des cadeaux de départ ces derniers temps, seigneur Tadai, reprit Jalo. (Il ne répondait pas à l’insulte de Casses mais les taches de couleur sur ses joues prouvaient que la référence à la corruption ou – plus probablement – à sa prétendue illégitimité avaient fait mouche.) Les legs versés à des temples moins fortunés risquent toujours de payer le vin des dîners du conseil sans être utilisés dans l’intention d’origine. — Ça suffit, vous ! s’exclama Casses en levant une main. Velio regardait la tapisserie, mais il se tenait toujours devant le premier panneau. Il se retourna et toucha le bras de Casses. — Nous sommes tous impliqués, dit-il à son collègue. Il regarda Ilna et s’inclina, les traits tirés. — Notre seul souci est de mener à bien l’accord passé avec dame Ilna, ajouta Velio en lui faisant face, même s’il s’adressait théoriquement à Casses. Ilna acquiesça d’un bref hochement de tête. L’expression de Jalo était plus frustrée et furieuse à chaque instant. Le seigneur Tadai ne lui prêtait pas la moindre attention, et il ne comprenait pas ce qui se passait entre Ilna et le conseil du temple. La jeune femme nota avec amusement que Jalo n’avait pas jeté un regard vers la tapisserie. Sa seule préoccupation concernait les arrangements à propos de l’ouvrage, passés sans l’intervention de son organisation, le comité qui gérait les activités des ordres religieux de Valles pour éviter une concurrence trop explicite. — Je ne comprends pas, dit Ermand. Il avait suivi Tadai et Merota et étudié attentivement les détails de l’action tissée avec réalisme sur le tissu. — C’est une véritable œuvre d’art – je l’achèterais volontiers moi-même. Mais le Berger n’apparaît nulle part. Tadai se retourna. Ses doigts étaient tendus devant lui. Ce n’était pas un simple geste. Malgré le calme délibéré du noble, des marques blanches de pression apparaissaient sur la peau derrière ses ongles parfaitement manucurés. — Personne ne peut contempler cette œuvre sans être saisi par le pouvoir des Grands Dieux, dit-il à Ermand d’une voix légèrement rauque. Tadai regarda Ilna droit dans les yeux. — Personne, répéta-t-il. — Peu importe ce qui apparaît sur la tapisserie, ajouta Velio. Tout le monde voudra demander la bénédiction des dieux au temple où elle sera exposée. Vous ne comprenez pas ? Ermand, Casses ? Notre temple sera célèbre ! — Comment, espèce de marchand de parfum ! explosa Jalo. (La véritable raison de sa colère était certainement le fait que Tadai refuse de le remarquer, mais les conseillers du temple étaient une cible plus aisée.) Lorsque le comité des affaires religieuses retirera son soutien à votre petit groupe, vous comprendrez ce que vous ont vraiment apporté vos accords secrets avec cette tisserande ! — Seigneur Jalo, intervint Tadai, sans élever la voix mais d’un ton aussi tranchant qu’une hache. Le comité des affaires religieuses a une mission publique, mais il n’est supervisé par aucun ministère du gouvernement, n’est-ce pas ? — Eh bien, oui, répondit Jalo. Nous sommes une organisation totalement privée, financée par les contributions de nos membres. Jalo arborait désormais un sourire radieux car le noble lui avait adressé la parole. Il n’avait pas l’esprit particulièrement vif, et n’avait pas encore compris la tournure que risquait de prendre la conversation. Ilna avait compris. Elle souriait aussi. — Puisqu’il est évident que vous êtes aussi corrompu qu’idiot, continua le seigneur Tadai d’un ton plaisant teinté d’ironie, cela doit changer. Si je restais à Valles, je ferais en sorte que votre comité dépende de la trésorerie ; mais ce n’est pas le cas, je vais donc suggérer au chancelier Royhas que la chancellerie vous prenne en charge immédiatement. Je suis certain que mon ami Royhas accédera à ma requête. — Comment ? balbutia Jalo. Qu’avez-vous ? Il regarda les visages autour de lui. Casses semblait retenir ses cris de joie ; Ermand était aussi stupéfait que Jalo ; et Velio affichait un visage parfaitement neutre. — Que dites-vous ? hurla soudain Jalo à Tadai. Vous ne pouvez pas faire cela ! — Ma dame ? dit Tadai à Ilna. (Merota s’était reculée face aux cris de Jalo.) Je sais que vos gardes ne recevront pas d’ordres de moi, mais j’apprécierais beaucoup s’ils voulaient bien escorter cette personne… Il désigna Jalo avec un froncement de nez. — … et nous débarrasser de sa présence. Je ne sais plus exactement qui l’a invité en premier lieu. Ce n’est certainement pas moi. — Il s’est invité, répondit Velio. Il prétendait que nous n’aurions rien dû faire sans l’approbation du comité, et qu’il s’assurerait que nous sachions rester à notre place la prochaine fois. — Que la Sœur m’emporte, je me charge de le faire décamper ! intervint Casses. Fort de sa silhouette robuste, l’ancien marin saisit Jalo par un poignet et une épaule et lui tordit le bras dans le dos d’un geste expert. Il se dirigea vers la maison, sans prêter attention aux glapissements de douleur de Jalo. L’Aigle de Sang leva un sourcil. Ilna haussa les épaules. Le soldat sourit et lança à son compagnon de la porte : — Fais sortir le seigneur Jalo, Ramis. Il a abusé de notre hospitalité. Tadai se désintéressa de l’incident lorsqu’il sut que la situation était sous contrôle. — Vous n’apparaissez pas sur la tapisserie, dame Ilna, dit-il doucement. Mais d’après la rumeur, vous avez joué un rôle capital dans la défaite de la Bête. — Si la rumeur dit cela, la rumeur est une ineptie, coupa Ilna. Et vous êtes un idiot si vous l’écoutez. Tadai sourit. — Je ne suis pas assez idiot pour ne pas croire au moins un peu à la rumeur, ma dame, répondit-il. — La scène est vue de ses yeux, expliqua l’enfant de manière totalement inattendue. (Elle regardait Ilna en parlant.) Elle est la tapisserie, mon oncle. — Oui, sans doute, approuva Tadai avec un hochement de tête. Il regarda Ilna droit dans les yeux. Elle se demanda ce qu’il y voyait. — Quoi qu’il en soit, continua Tadai, je vais prendre en charge les frais pour faire exposer immédiatement cette tapisserie dans le Temple du Berger Protecteur. Et j’assurerai les frais d’entretien, bien sûr. (Il adressa un signe de tête à Ilna.) J’aimerais que cela soit fait dans les plus brefs délais car nous partirons tout de suite après. Mais cela doit être fait correctement, bien sûr. — Bien sûr, acquiesça Ilna. Si ces messieurs le veulent bien… Elle soupçonnait les conseillers d’être prêts à pousser des charrettes eux-mêmes jusqu’au temple si elle leur demandait. Casses revenait dans le jardin avec une expression satisfaite. — … je pense que nous pouvons le faire immédiatement. — Je vais envoyer un messager au temple dans l’instant, répondit vivement Velio. Notre équipe attendra votre arrivée. — Je sais que vous ne faites pas cela pour l’argent, reprit le seigneur Tadai. (Il parlait du ton prudent de celui qui sait qu’il s’engage sur un terrain dangereux.) Mais si vous m’autorisiez à envisager des honoraires ou un défraiement des coûts engagés, je pourrais… — Non, répondit Ilna. (Elle retint un ton plus tranchant car l’offre partait d’une bonne intention et était présentée le plus poliment possible.) Il s’agit de mon monument en l’honneur de ceux qui sont morts alors que je vis. Je ne peux pas plus accepter votre argent que je n’accepterais de vendre leurs ossements. Elle sourit. Son expression était effrayante. — D’ailleurs, leurs ossements reposent dans un lieu que personne ne pourrait atteindre, j’en ai peur. Personne ne parla pendant un long moment. Ilna s’éclaircit la voix et continua : — Cependant, j’apprécierais que vous m’accordiez une faveur, si elle est réalisable. J’aimerais moi aussi me rendre à Erdin rapidement. Elle accompagna mentalement ses propos d’un sourire ironique. En vérité, elle voulait quitter Valles où voir Liane et Garric ensemble lui dévorait les entrailles comme un cancer. — S’il reste une place sur votre navire, je pourrais peut-être acheter un droit de passage ?… — Acheter, non, répliqua le seigneur Tadai. Mais voyager en tant que membre d’honneur de ma suite, oui, sans l’ombre d’un doute. Mais le bateau part demain après-midi. — Ce ne sera jamais assez tôt pour moi, répondit Ilna d’un air sombre. Jamais assez tôt. Chapitre 7 — Tire pour ta femme heureuse que tu tournes le dos ! scanda le marin balafré qui donnait le rythme. Ce n’était pas l’un des officiers de bord : Ilna avait remarqué qu’ils portaient tous une large ceinture de cuir en signe d’autorité. Ilna supposa que le chef de nage avait tout simplement de l’expérience et une bonne voix. — Tire ! rugirent les lignes d’hommes qui tenaient les cordes. Les deux trirèmes avaient appareillé depuis l’arsenal et chargé les nombreux bagages de Tadai bor-Tithain et sa suite. Les marins tiraient à présent les navires le long de la pente de séchage. Ilna se tenait sur la jetée et attendait avec les autres passagers que les trirèmes soient à flot pour embarquer. Elle portait son propre bagage, une cape étroitement serrée autour d’une tunique de rechange et d’un peu de fromage et de biscuits secs car elle ne voulait pas se trouver sans provisions personnelles en cas de naufrage. En dehors de la nourriture, les seules choses dont elle avait besoin dans la vie étaient du fil et un métier. Elle pourrait les acheter à Erdin. — Tire pour l’enfant qui ne verra plus ton visage ! lança le marin qui donnait la cadence. Les pentes reposaient sur des colonnes et non des murs afin que l’air circule librement sur le bois des fines coques des navires de guerre. La voix du chef de nage résonnait parmi les colonnades et se répétait jusqu’à n’être plus qu’un murmure. — Tire ! répétèrent les hommes. La quille de la trirème fumait et gémissait, bien que les ouvriers aient enduit de suif la pente striée avant d’y engager le bateau. Ilna sourit doucement en regardant le mécanisme qui faisait avancer le navire tandis que les marins reprenaient un même chant et luttaient contre le poids de la trirème. L’entrelacs de cordes et de poulies n’était pas aussi complexe que les motifs qu’elle tissait, mais la taille même des aussières conférait à l’ensemble une certaine majesté. Et peut-être qu’une chose ou un être tissait avec des vies humaines. Ilna ne pouvait qu’espérer que cela, Dieu, Destin, Fortune, savait ce qu’il… Son sourire s’élargit. … ce qu’elle faisait. — Tire pour la fille qui attend sur l’autre rive ! chanta le chef de nage. C’était un homme petit, à peine plus grand qu’Ilna, d’une largeur de main, mais il avait les épaules larges et la taille fine, et il se pavanait comme un jeune coq tandis qu’il marquait la cadence. Il vit Ilna regarder dans sa direction. Il retira le bandana noué sur sa tête et la salua d’un geste théâtral de la main. Le visage d’Ilna devint soudain aussi froid qu’un glacier. — Tire ! reprirent les marins, les mains serrées sur les cordes. Le seigneur Tadai se tenait avec un groupe d’assistants et les deux capitaines des trirèmes. Ces derniers portaient des casques et des gorgerins de cuivre poli. Ils ressemblaient autant à des gens de mer qu’Ilna, et elle n’aimait même pas les voyages en bateau. Sois juste, songea-t-elle. Il n’y a pas grand-chose que tu aimes. Elle sourit pour elle-même. Merota, la nièce de Tadai, portait ce que ses tuteurs avaient jugé adapté à un voyage en mer : une tunique et des braies de lin aux mailles serrées, lustrées et attachées aux poignets et aux chevilles par des liens. La pauvre enfant devait étouffer de chaleur ! Il fallait être riche pour faire ainsi son propre malheur, quoique les pauvres n’avaient sans doute rien à envier sur ce point. — Tire pour les poissons qui attendent de te dévorer ! Merota était surveillée par une femme au visage sévère qui portait une tenue noire certainement aussi inconfortable mais qui n’était visiblement pas destinée à résister à l’eau. Le chaperon traversa soudain le cordon d’Aigles de Sang qui entourait la délégation pour crier quelque chose à un marin à bord de la trirème qui descendait lentement. Apparemment, il touchait – du moins le pensait-elle – à ses bagages. — Tire ! Merota jeta un regard de côté à son oncle, vit qu’il était absorbé par sa discussion et se faufila entre les gardes. L’un des Aigles de Sang fit un geste pour la rattraper mais retint finalement sa main. Ils n’étaient pas là pour jouer les nourrices, et la Haute Dame Merota bos-Roriman était une femme de la noblesse – même si elle était très jeune. L’embarcadère était en pierres volcaniques brutes. Des années de piétinement et de passage de charrettes les avaient usées, mais la surface poreuse du sol offrait encore une bonne accroche malgré les restes d’une pluie matinale qui la mouillait. Les sandales de Merota étaient décorées d’empiècements dorés et de clochettes sur le bout relevé, une concession à la mode malgré l’aspect absurdement « pratique » de son costume. Tandis qu’elle trottinait vers Ilna, chacun de ses pas s’accompagnait d’un « skritch-cling ». — Le bonjour, dame Ilna, dit Merota avec une petite courbette. Je suis heureuse que vous voyagiez avec nous. — Bonjour, répondit Ilna. Elle n’allait pas qualifier cette fillette de « Haute Dame ». Ilna se rendit compte que Merota attendait peut-être le titre honorifique et cela durcit ses traits et figea sa langue, malgré sa tentative pour paraître amicale. La fillette eut une expression nerveuse et malheureuse. Avec une joie forcée qu’elle n’aurait pas dû maîtriser à son âge, elle ajouta : — Voyagerez-vous sur le même navire que mon oncle Tadai et moi, ma dame ? Il s’agit du Terreur. Ilna regarda Merota avec incertitude. Poser trop de questions attirait l’attention d’Ilna dans le mauvais sens du terme, mais la fillette semblait si désespérément honnête… — Je l’ignore, répondit Ilna. Cela dépend de votre oncle et sans doute des officiers de bord. Je pense plutôt que je voyagerai sur l’autre navire, avec les soldats. L’ambassade de Tadai nécessitait deux trirèmes. Les navires de guerre étaient utilisés pour transporter des passagers car ils n’étaient pas soumis aux caprices du vent, particulièrement fantasque en plein été sur la mer Intérieure. Le problème des trirèmes – mis à part le salaire qu’il fallait payer aux hommes – était qu’un équipage complet de cent soixante-dix rameurs, plus un bon nombre d’officiers et de marins chargés des gréements, suffisait à remplir la coque du navire. Tadai – Garric en fait – avait contourné le problème en affectant des rameurs seulement à l’un des trois bancs de rames, mais la suite imposante qui accompagnait un noble de haut rang représentait encore trop de passagers pour un seul navire. En plus d’une dizaine de civils assistants, Tadai était escorté par trente Aigles de Sang – un dixième de la garde royale. Les Aigles de Sang n’étaient pas là pour protéger l’ambassadeur d’une véritable attaque. Le comte de Sandrakkan disposait de plusieurs centaines d’hommes dans son armée régulière, et les gardes de Garric ne perdaient ni leur courage ni leur habileté lorsqu’ils affirmaient ne pas pouvoir tenir à près de cent contre un. Mais leur présence auprès du seigneur Tadai renforçait son statut : seuls les plus proches du prince Garric avaient l’honneur d’être escortés par sa garde d’élite en armure noire. De plus, cela épargnerait à Tadai et sa suite la présence de soldats grossiers. Ils ne pouvaient bien sûr rien contre la présence de marins peu raffinés. Le sourire d’Ilna ne s’adressait aucunement à Merota, mais la fillette le reçut comme un signe amical et ajouta avec un soulagement évident : — Oh, ma dame, accepteriez-vous de voyager avec moi ? J’aimerais tant être avec vous ! — Pourquoi donc dites-vous cela ? demanda Ilna. La surprise effaça tous ses questionnements précédents sur les rangs et la société. Merota ouvrit la bouche pour répondre. À cet instant, son chaperon vêtu de noir s’aperçut qu’elle avait disparu. Elle laissa échapper un cri perçant et glapit : — Haute Dame Merota ! Haute Dame… ah, vous voilà ! Elle fendit la ligne d’Aigles de Sang qui attendaient, immobiles. — Éloignez-vous de cette personne immédiatement ! Ilna sourit. La fillette se serra plus près d’elle mais la tisserande n’avait pas vraiment conscience de la jeune noble pour le moment. — Excusez-moi, ma dame, mais venez-vous de me désigner comme « cette personne » ? demanda Ilna d’une voix plaisante. — Je…, commença le chaperon. Ilna s’était avancée à sa rencontre. La femme, d’âge mûr, pouvait être deux fois plus grande qu’Ilna, et de forte constitution sans être réellement grasse, mais à cet instant, elles ressemblaient à une cigale face à un petit scorpion furieux. Le chaperon s’arrêta. — Je suis dame Kaline, la tutrice de la Haute Dame Merota, dit-elle. Je suis chargée de la sécurité et de l’instruction de cette enfant. Son cri avait attiré l’attention de Tadai. Il regarda autour de lui, fronça les sourcils ; puis, comprenant quelle était la confrontation, il s’avança avec un visage aussi neutre que son professionnalisme le lui permettait. Sa suite et ses gardes lui emboîtèrent le pas aussi sûrement que l’écume suit dans le sillage d’un navire. — Dame Ilna, dit Tadai en passant devant Kaline, j’espère que vous n’êtes pas importunée ? — Elle, importunée ! s’exclama le chaperon. — Pas du tout, répondit Ilna. Votre nièce et moi avions une plaisante discussion. Cela pose-t-il un problème ? — Bien sûr que non, répondit le noble replet avec soulagement. Dame Kaline, venez, je vous prie. Il fit un mouvement rapide de la main droite, comme s’il avait eu une gaffe et s’en servait pour écarter la tutrice et l’entraîner avec lui. — Mais…, commença dame Kaline. Tadai lui jeta un regard étincelant. L’un des assistants, lui aussi d’âge avancé, s’avança vers la tutrice. Elle s’écarta d’Ilna d’un bond pour éviter le contact des mains de l’homme. — Je ne comprends pas, gémit-elle. — De toute évidence, murmura Ilna avec une expression satisfaite. Merota gloussa et sortit de derrière son dos pour se placer de nouveau à côté d’elle. — Vous comprenez les choses, dit la fillette. Je l’ai su dès que j’ai vu votre tapisserie. Moi je ne comprends rien du tout. (La calme façade de Merota tomba soudain.) Oh ! gémit-elle. J’ai tellement peur. Ils me disent que je vais trouver un mari à Erdin et… — Votre oncle vous a dit cela ? demanda Ilna. Elle se sentit de nouveau glacée et suivit Tadai des yeux tandis qu’il reprenait sa discussion avec les capitaines. — Dame Kaline me l’a dit, répondit la fillette. Mais c’est vrai. Mes parents sont morts. Nous avions une demeure à Valles. La reine a essayé de l’acheter, mais mes parents refusaient de vendre. Alors la maison a brûlé, et tout le monde à l’intérieur avec, mais j’étais à l’école… et la reine a racheté les terres pour bâtir son propre manoir. — Ah, répondit Ilna d’un ton neutre. J’ai entendu parler de cela. La reine est morte à présent. — Et mes parents aussi, dit Merota d’un ton posé. Il ne restait plus beaucoup d’argent après l’incendie. Oncle Tadai a pris soin de moi, mais dame Kaline dit que le bon sens veut qu’il me marie à un homme riche qui souhaite épouser une femme noble. — Ah, répéta Ilna. Son visage n’avait pas plus d’expression qu’un bloc de marbre. Elle regardait le seigneur Tadai qui parlait avec ses amis. La tutrice tournait le dos aux autres pour feindre le dédain vis-à-vis de tout ce qui l’entourait. Tadai n’était pas un mauvais homme si l’on s’en tenait à l’opinion générale concernant ses pratiques. Pour Ilna, cela prouvait à quel point les échelles de jugement étaient basses, puisqu’elles permettaient à un homme de vendre sa jeune nièce à quelque inconnu nouveau riche pour s’épargner la peine de surveiller l’enfant lui-même. La première des deux trirèmes était totalement à flot dans le bassin d’arrivée de la pente de séchage. Les marins retiraient les cordages qui avaient servi à la descendre et orientaient rapidement le navire de côté, parallèlement au quai. Plusieurs assistants se dirigèrent vers le pont d’embarquement. — Un instant ! lança l’un des capitaines au casque de cuivre. Attendez que le Ravageur soit à l’eau et que les équipages soient à bord. Ils devront passer par-dessus vous si vous n’obéissez pas. Les assistants reculèrent dans un concert de murmures. Avaient-ils pensé que la foule de rameurs trouverait un moyen de léviter jusqu’à leurs bancs sans déranger les passagers qui allaient envahir l’espace limité du pont ? — Que pensez-vous du fait que je me marie, ma dame ? demanda Merota en regardant fixement le visage figé d’Ilna. Celle-ci la regarda. — Je n’en pense pas grand bien, dit-elle. Mais je pense également que cela ne me regarde pas. Les marins emportaient les cordes vers l’autre trirème. Ils avaient l’air maussade. Les navires comptaient déjà plusieurs hommes à bord et les hommes restants devraient déployer davantage d’efforts pour lancer le second bateau. Mais il semblait y avoir quelque chose d’autre… Le chef de nage croisa le regard d’Ilna et lui adressa un nouveau salut ironique. Elle l’ignora. Une escouade d’Aigles de Sang s’approcha du quai à pas rapide. D’autres passagers ? Cela semblait inutile, mais Ilna ne prétendait pas comprendre les choix réalisés pour les apparences et non pour leur utilité réelle. Plusieurs centaines de spectateurs s’alignaient sur la butte de l’autre côté des rampes de séchage. Certains n’étaient que des flâneurs qui n’avaient pas d’autre endroit où aller, mais la plupart étaient des amis et des proches des marins en partance. Les femmes et amis des membres de la suite de Tadai étaient avec les hommes sur le quai, mais les gardes maintenaient le peuple à l’écart. Ilna songea à ses amis. Sharina avait été enlevée vers une destination inconnue de tous. Cashel était parti à sa recherche. Restait Garric, bien sûr, mais Garric avait des obligations importantes. Et Garric avait Liane… — Puis-je vous appeler « Ilna » ? demanda la fillette. Sa voix douce brisa la rêverie maussade d’Ilna. — Bien sûr ! répondit-elle d’un ton raide. Comment voudriez-vous… Oh, désolée. Ilna s’accroupit pour regarder la fillette dans les yeux sans la toiser de haut. — Pas besoin de s’appeler « dame » entre amies, dit-elle. Je vous en prie, Merota, appelez-moi « Ilna ». Elle s’éclaircit la voix. — Mais peut-être préférez-vous Haute Dame Merota ? demanda-t-elle. L’enfant éclata d’un rire clair. Ilna ne s’était pas rendu compte qu’elle en était capable. — Oh, non ! s’exclama-t-elle. Dame Kaline m’appelle comme ça tout le temps et cela me donne envie de hurler ! Ilna se redressa. — Quant à vous aider, dit-elle, je viens d’un endroit où l’usage veut que tous s’entraident. Je ferai tout ce que je pourrai pour vous, et vous ferez de même pour moi. C’est ainsi que cela fonctionne. L’escouade d’Aigles de Sang s’était arrêtée près des autres gardes royaux qui entouraient le seigneur Tadai. Le commandant était le capitaine Besimon ; Ilna l’avait déjà rencontré. L’un des Aigles de Sang s’approcha d’Ilna et de la fillette, son bouclier sanglé dans le dos et un javelot à pointe large à la main. Que diable… — Oh, s’exclama Ilna. Elle sourit ; le grand soldat lui rendit son expression. — Je n’avais vu que l’uniforme, dit-elle. — C’est pour cela que je le porte, répondit Garric en l’entourant de ses bras pour la serrer contre l’armure de sa poitrine. — Même Tadai ne m’a pas reconnu, dit Garric en secouant la tête. Je n’aurais pas pu quitter le palais sans ce déguisement. Tout le monde a toujours quelque chose à dire au prince Garric. — Tout le monde veut sa part du roi, acquiesça Carus. C’est l’une des raisons pour lesquelles je passais tellement de temps au combat… jusqu’à ce que les poissons aient à leur tour toutes les parts du roi que j’étais. Il éclata de rire dans l’esprit de Garric. Le jeune homme répondit d’un sourire. Savoir rire face à la mort n’était pas la seule vertu qui soit, mais c’était un atout pour un roi ; et il ne ferait jamais défaut à Garric tant que son ancêtre serait avec lui. — Me présenterais-tu ton amie, Ilna ? demanda Garric en la libérant de son étreinte. Il savait qu’il tremblait un peu, comme s’il avait chevauché un cheval un peu trop nerveux bien décidé à l’envoyer hors de ses étriers. Carus, qui avait été le plus grand chef de guerre de son temps, n’était jamais loin lorsque Garric portait une armure et une épée. Lorsque le jeune homme endossait une telle tenue, il devait mener une bataille constante pour empêcher l’ancien roi de se glisser dans sa chair, tandis que Garric ne pourrait plus que regarder, un spectateur détaché de ses propres gestes. — Je suis Merota, répondit la fillette. Quel âge pouvait-elle avoir ? Les émotions qui passèrent sur son visage pouvaient appartenir à une enfant de huit ans comme de douze. — Et je sais qui vous êtes : vous êtes le prince Garric, et l’ami d’Ilna. — Je m’interroge parfois sur le premier titre, répondit Garric avec un sourire ironique, mais jamais sur le second. La seconde trirème descendait la rampe. Les navires de guerre étaient fragiles, difficiles à entretenir et à préserver, et nécessitaient un coût absurde à la construction et en salaire de l’équipage ; mais ils faisaient merveille en mer, tout en courbes, légers et effilés. Il regarda Ilna. — Je ne vais pas gaspiller mon souffle à essayer de te faire changer d’avis, dit-il. Ni à propos de ton choix d’aujourd’hui ni d’aucune autre de tes décisions. Mais tu vas me manquer. Ilna haussa les épaules, mais elle trahissait plus de tendresse que d’habitude. — Le monde suit son propre chemin, et les vœux des hommes n’y changent rien, répondit-elle. Il existe peut-être un autre monde où les règles sont différentes, mais… Elle offrit à Garric un sourire qui n’était ni triste ni aussi cruel qu’un crochet de boucher. Avec Ilna, une expression n’était jamais claire, et les deux possibilités étaient envisageables. — Je pense que je ne voudrais changer de vie avec qui que ce soit, même cette Ilna d’un autre monde, si elle existe. Mais je me demande parfois comment serait une telle vie. La seconde trirème atterrit dans le bassin dans une gerbe d’écume. Les marins commencèrent à raccrocher les cordes et poulies aux crochets installés à l’abri, pour la prochaine utilisation. Certains hommes s’entassaient déjà à bord du premier navire mis à flot. — L’équipage a participé à la révolte menée par l’amiral Nitker lorsque la reine était au pouvoir, expliqua Garric qui regardait les rameurs avec une inquiétude sinistre. Je ne leur en veux pas pour cela – le seigneur Royhas et les autres, moi y compris, nous sommes révoltés aussi, ou presque. Mais le moral des survivants ne me dit rien de bon depuis que Nitker a causé la mort de leurs compagnons, et je ne dirais pas qu’ils étaient les sujets les plus loyaux du nouveau gouvernement non plus. Ses lèvres sourirent, mais son esprit était sombre. Ilna avait une expression sinistre et le regardait. — J’aurais voulu que l’entraînement simultané à la rame de la nouvelle phalange soit allé suffisamment vite pour envoyer une centaine d’hommes à bord, dit Garric, mais pour le moment, je suppose qu’utiliser les survivants de l’ancienne flotte est le meilleur choix possible. Ilna renifla. — Nous faisons avec ce que nous avons, dit-elle. Cela nous a suffi jusque-là. La froideur de son expression s’adoucit d’un sourire. — Pour tous les deux, Garric. À la grande stupeur du jeune homme, elle avança et le prit dans ses bras comme il l’avait fait à son arrivée. Puis elle s’écarta, jeta sa cape roulée sur son épaule et tendit sa main libre à Merota. — Viens, petite, dit-elle. Il est temps d’embarquer. Le dos aussi droit qu’un bois de lance, Ilna s’éloigna de Garric sans un regard en arrière. Il la regarda avancer sur l’étroit pont central entre les rameurs des bancs à ciel ouvert. Les bagages remplissaient la coque du navire où le reste de l’équipage occupait généralement deux autres rangées de bancs. Lorsque Ilna et la nièce du seigneur Tadai atteignirent la proue, où une catapulte était installée lorsque les navires partaient en guerre, elles se retournèrent. Garric agita son casque. Merota lui rendit son salut avec son écharpe. Et, après un long moment, Ilna secoua la main à son tour. Sharina avait cru pouvoir rejoindre le village en longeant la côte de la baie, mais la marée haute l’en empêchait. Elle allait devoir se débattre dans la boue, de l’eau salée à hauteur de la taille, ou escalader la saillie basse et se frayer un chemin dans la végétation luxuriante sous le soleil de plomb depuis la plage. Il lui avait fallu une heure pour traverser à peine cent mètres au-delà du bord de mer où l’oiseau l’avait déposée, et elle avait dégagé la majorité de la route en utilisant le couteau pewle. Puis les bambous se dressèrent face à elle. Sharina s’arrêta, le souffle court. Elle était à un cheveu de pleurer de fatigue. L’étreinte de l’oiseau l’avait laissée blessée, ankylosée et glacée. Le chemin avait été difficile jusque-là, et elle savait pour s’être déjà trouvée face à des bambous qu’elle n’avait pas plus de chance de se frayer un chemin dans une forêt de leurs tiges serrées que de percer la roche. La corne résonnait toujours, un long appel semblable à un ululement. Sharina savait où était le village, mais le son était renvoyé en écho jusqu’à elle par le promontoire opposé. Si elle n’avait pas vu les huttes et les palissades depuis le ciel, elle serait partie dans la mauvaise direction. Elle pénétra dans la forêt en contournant les bambous. Elle s’aperçut avec surprise qu’il était plus facile de marcher parmi les arbres que sur la plage où la végétation formait un entrelacs dense et inextricable. Sharina ne reconnaissait aucune des essences d’arbres, mais ils ressemblaient à des bois durs ordinaires. Les plantes grimpantes étouffaient beaucoup d’entre eux, mais il y avait moins de végétation au sol qu’elle n’aurait cru d’après sa connaissance des forêts autour du hameau. Le bambou était une masse de vert clair qui se détachait sur les nuances sombres et noires des autres arbres, mais tant qu’elle se tenait à l’écart, elle avançait suffisamment vite. Elle sourit de nouveau. Elle n’allait pas exactement dans la direction qu’elle aurait voulu… Un chemin serpentait le long de la bordure nord du bosquet de bambou. Sharina n’hésita qu’un instant avant de s’y engager. Ce n’était pas qu’une piste sur le sol laissée par les sabots des cochons sauvages, mais il l’avait peut-être été à l’origine. Le passage avait été amélioré à coups de hache. Des arbustes gisaient près de leurs troncs coupés, et un arbre mort avait même été écarté pour ne pas interrompre le chemin. Sharina n’entendait plus désormais que les notes les plus basses de la corne. Le son ne semblait venir d’aucune direction définie. Le soleil était caché par la canopée et elle n’était pas certaine de la direction qu’elle suivait. Mais le chemin menait sans doute au village – à moins qu’il s’en éloigne. Les feuillages abritaient des animaux, car elle apercevait des petits tas de déjections trop importantes pour être celles d’oiseaux – du moins d’oiseaux d’assez petite taille pour circuler dans cette forêt serrée. Les pépiements et ululements qu’elle entendait au-dessus d’elle pouvaient venir de n’importe quelle créature – oiseaux, écureuils, lézards, peut-être autre chose encore. Les poissons pouvaient peut-être même grimper aux arbres dans ce monde. Sharina toucha la garde de son couteau pewle. Elle ne pensait pas rencontrer dans cette forêt de créature plus dangereuse qu’elle pouvait l’être elle-même. Pas avant qu’elle atteigne le village, en tout cas. Les habitants seraient peut-être nerveux à la vue d’une étrangère, même une femme seule, mais Sharina n’avait d’autre choix que d’aller à leur rencontre. Ils pourraient peut-être lui dire où elle se trouvait. Mais elle doutait qu’ils sachent comment elle pourrait rentrer chez elle. Sharina contourna un chêne qui freinait la croissance de toute végétation autour de lui à tel point que ses branches amples avaient dégagé une clairière au niveau du sol. Un autre chemin rejoignait celui qu’elle suivait. Trois femmes s’approchaient, dans le joyeux concert d’une discussion entre amies. Elles s’arrêtèrent, les yeux ronds. Sharina tourna ses paumes vers l’extérieur, les bras le long du corps. — Bonjour, dit-elle. Elle avait un ton amical, mais sa voix buta au milieu du simple mot. Les femmes se mirent à hurler et s’enfuirent en lâchant une partie de leurs outils. Le chemin n’était pas droit. Elles disparurent, leurs voix aussi vite étouffées par la végétation que leurs silhouettes. Sharina déglutit. Elle ne s’attendait pas à cela. Avaient-elles vu son couteau ? Quand bien même, elle avait pris grand soin de garder ses mains loin de la garde. Personne n’aurait pu considérer son salut comme un signe d’agression, à moins d’être déjà terrifié. Elle regarda l’un des outils tombés à terre. C’était une longueur d’arbrisseau robuste terminé par une pointe de silex attachée à l’extrémité fendue du bois et destinée à creuser. Une autre femme avait laissé échapper un panier d’écorce. Il contenait des pousses de bambou, coupées par un outil à lame dentelée. L’une des femmes avait perdu le hachoir passé à sa ceinture, un bout de racine noueux sur lequel des dents aiguisées étaient cimentées. Sharina se remit à suivre le chemin. Elle aurait voulu courir, mais elle aurait eu l’air de les poursuivre. Avaient-elles peur de l’oiseau qui l’avait déposée ici ? Ou s’agissait-il d’autre chose qu’elle ignorait ? Elle ne connaissait pas encore la réponse. Le son de la corne s’était éteint. Sharina continua sa route et garda intentionnellement les mains loin de son couteau. Le sol s’éleva peu à peu et se fit plus rocheux. La forêt changea légèrement ; des conifères apparaissaient parmi les essences de bois durs, mais ils étaient également d’une variété que Sharina ne reconnaissait pas. Elle atteignit une clairière dégagée en arrachant l’écorce des arbres. Les troncs se dressaient à leur place, mais les branches dénuées de feuilles laissaient passer suffisamment de soleil pour que l’orge plantée entre les racines rampantes se développe. Des morceaux d’écorce pendaient des troncs gris comme des cheveux de cadavres. Sur le promontoire, derrière, se trouvait le village cerné de palissades. Sharina se fraya un chemin parmi les arbres morts et avança vers l’entrée. Le carré de céréales n’avait pas été labouré : la terre était trop rocailleuse et les racines formaient un entrelacs trop dense. Les fermiers avaient planté chaque amande dans un trou spécialement percé avec un bâton pointu. L’orge ne semblait pas florissante à Sharina, mais elle avait peut-être tort de penser que ce monde se trouvait à la fin de l’été. Tout ce qu’elle savait était que ce grand oiseau l’avait emmenée très loin de son monde et de ses amis. Toute chose avait une allure brute. Les arbres n’étaient pas morts depuis plus d’un an. La terre ravinée par les pluies récentes était d’une teinte vaguement orange et malsaine. Les arbres qui entouraient le village avaient été coupés pour diverses utilisations et il n’en restait que des souches déchiquetées. Mais pour la plupart, le bois avait été gâché d’une manière que Sharina trouvait aussi choquante qu’un sacrifice humain. Pratiquaient-ils les sacrifices humains dans cet endroit ? Quelqu’un devait surveiller entre les planches de la palissade, car un cri d’alerte retentit peu après que Sharina était sortie de la forêt non coupée. Elle entendait quelques voix, mais elle ne distinguait pas les paroles. Elle n’était même pas certaine qu’ils parlent une langue familière, mais les intonations n’avaient pas l’air incongrues. Une tête de requin était empalée en guise d’étendard au sommet de la porte de bois. C’était une véritable tête, mal conservée. Sharina approchait sous le vent. Elle plissa le nez mais les effluves puissants du poisson mort n’étaient pas vraiment pires que la puanteur aigre des déchets humains qui émanait du village. Trois hommes en armure complète franchirent la porte et remplirent l’ouverture de leurs grands boucliers de cuir. Chacun portait un casque de bronze orné d’une plume, celle d’un aigle teinte en rouge pour les hommes postés sur le côté et une plume prise sur la queue d’un paon pour l’homme au centre. Ils étaient pieds nus, mais des jambières de bronze leur couvraient les tibias ; celles de l’homme au centre ornées de têtes de démon. Le métal avait été poli récemment et le soleil scintillait à la surface. Ils abaissèrent leurs fers de lance de bronze et se mirent en marche vers Sharina. L’homme au milieu avançait sensiblement plus vite que ses compagnons et se trouvait légèrement en avant. D’autres personnes sortirent de derrière la palissade après les guerriers. Certains hommes portaient des arcs grossiers, mais la plupart tenaient des bâtons et des outils – des haches et des houes à tête de pierre, des plantoirs et même des fléaux. Les femmes avaient des couteaux ou de simples pierres à lancer. Il y avait une dizaine d’enfants dans la foule qui rassemblait déjà quatre-vingts personnes. Ils étaient environ à cent mètres de Sharina, au-delà de la portée d’une pierre et même d’un arc de cette piètre qualité, mais ils se rapprochaient. Sharina s’arrêta et leva la main droite, la paume en avant. — Je suis une étrangère qui demande à devenir votre amie, dit-elle d’une voix claire. N’ayez pas peur ! Pourquoi étaient-ils effrayés ? Elle n’était qu’une femme seule. Le groupe – la foule – portait principalement des vêtements d’écorce brute, mais certains étaient vêtus de fourrure et de quelques habits de textiles plus raffinés. La cape du chef des guerriers était de très bonne laine mais avait été teinte d’une couleur roussâtre et terreuse. L’une des femmes que Sharina avait croisées sur le chemin leva son hachoir aux dents aiguisées. — Suppôt du Dragon ! glapit-elle avec un accent épais. La femme derrière elle, qui avait laissé tomber sur le chemin le panier de pousses de bambou, lança une pierre. Elle rebondit sur le tronc d’un arbre mort et manqua de frapper un guerrier, anonyme sous son casque dont les plaques de côté scintillantes ne laissaient qu’un ajour en forme de T pour qu’il puisse voir et respirer. Les trois guerriers firent claquer leurs fers de lance contre leurs boucliers marbrés et lancèrent un cri de guerre étouffé. Ils levèrent les lances à bout de bras et s’élancèrent en avant. Ils criaient de nouveau chaque fois que leur pied gauche touchait le sol. Le reste du village les suivit et se divisa de chaque côté. Les pierres commencèrent à pleuvoir et les flèches partirent en direction de Sharina en arcs incertains. Un concert de hurlements s’ensuivit, un mélange de « À mort ! », « Meurs ! » et, tout particulièrement, « Suppôt du Dragon ! ». Sharina fit volte-face et se mit à courir vers le chemin tracé par les villageois. Se précipiter au cœur de la forêt serait un véritable suicide, avec la quasi-certitude que la foule à ses trousses la trouverait emprisonnée dans des ronces ou bloquée par un mur impénétrable de bambou. Elle jeta un œil par-dessus son épaule. Ils la poursuivaient, tous sans exception, enhardis par leur nombre et le fait qu’elle fuyait. Les civils en tenues légères dépassèrent les guerriers. — Suppôt du Dragon ! Ils établissaient un lien entre elle et le grand oiseau reptilien, cela ne faisait plus aucun doute. Mais les colons craignaient-ils autre chose ? Sharina courait en longues enjambées gracieuses, grâce à la silhouette légère et élancée qu’elle avait depuis sa plus tendre enfance. Personne au bourg ne pouvait la rattraper si elle était en tête, pas même son frère. Et certainement pas ces furies sales et massives qui l’avaient prise en chasse. Mais elle ignorait jusqu’où la foule la suivrait. Et même si le village s’était révélé un espoir bien décevant dans sa quête pour rentrer dans son monde, elle n’avait pas d’autre issue. Les arbres la fouettaient de leurs branches. À chaque mouvement vers le bas de ses bras, ses doigts effleuraient la garde de corne noire du couteau pewle. S’ils parvenaient à l’attraper, la dépasser, la piéger, l’encercler pendant son sommeil, car elle finirait par s’endormir… S’ils y parvenaient, ils auraient tôt fait d’apprendre que la partie ne se terminerait pas aussi facilement. Cashel regardait le monde tournoyer autour de lui et se demandait quand cela prendrait fin. Il était immobile. Il savait cela, comme il savait son propre nom. Toutes choses changeaient autour de lui aussi rapidement qu’un battement de paupières, sans répit. Ses amis semblèrent tournoyer et disparurent. Un brouillard bleu apparut puis se dissipa comme la brume matinale sous les rayons du soleil. Cashel se tenait en bas du même promontoire, mais une végétation en nuances bordeaux s’enroulait sur le sol. Une eau peu profonde emplie d’algues bleuâtres remplaçait la rue. Deux yeux regardèrent au-dessus de la surface, mais le reste du corps de la créature resta une grande masse sombre enveloppée d’algues. Tout changea une fois de plus. L’eau se dressa à la verticale ; le promontoire derrière Cashel se changea en plaine un instant avant qu’un éclair de lumière rubis l’englobe ainsi que le paysage entier, puis tout disparut. Cashel était sous une mer vert pâle. Un poisson flottait face à lui et se maintenait sur place par le frémissement de ses nageoires pectorales. La pression de douze mètres d’eau enveloppa Cashel et commença à le soulever. Il se tordit et se demanda s’il atteindrait la surface avant de se noyer. La colline derrière lui était couverte d’éponges et de coraux mous dont les tiges ondulaient dans le courant. Une lumière rouge enveloppa de nouveau Cashel. Il respira un air chaud et sec et sentit son bâton fermement posé sur un sol rocheux. Sa peau et ses vêtements étaient trempés et il sentait un goût de sel sur ses lèvres. Trois créatures le regardaient avec des yeux ronds. Elles ressemblaient à des grenouilles debout sur leurs pattes arrière, leurs grandes bouches sans lèvres largement ouvertes. Elles portaient des bracelets de cuivre aux poignets et autour du relief derrière la tête qu’il aurait qualifié de cou chez un être humain. Les grenouilles ne portaient ni armes ni outils, mais l’une d’elles avait un fouet, peut-être une queue d’animal, de l’herbe ou même quelque minerai fibreux. La brume bleue enveloppa Cashel, puis s’ouvrit pour le libérer. Il se trouvait dans une clairière, sous le même pan de colline rocheux qu’à chaque scène. Cette fois, il trébucha et utilisa son bâton pour se rattraper. Le côté du promontoire était percé d’une porte de près de dix mètres encadrée de colonnes de granit gris rosé qui ne ressemblait à aucune pierre que Cashel avait vue à Valles. Il leva les yeux. Depuis son point de vue à angle aigu, il ne pouvait être certain de la scène qui apparaissait sur le fronton triangulaire au-dessus de lui, mais il lui semblait distinguer des hommes qui combattaient des démons, ou qui se torturaient peut-être les uns les autres. Les personnages étaient sculptés dans la même pierre dense ; un travail qui avait dû demander autant d’effort que de tailler du cristal à la même échelle. La porte était en bronze, ouverte. Sa surface était ornée de mots en lettres enroulées, une calligraphie que Cashel reconnut comme celle de l’Écriture Ancienne. Il ne savait pas lire et parvenait à peine à écrire son nom en alphabet moderne, mais il avait vu ces symboles bien assez souvent récemment. C’était la langue utilisée par les magiciens pour écrire leurs sorts avant de les prononcer. Cashel prit une profonde inspiration. Les bois qui l’entouraient semblaient ordinaires, mais il ne s’était jamais trouvé à cet endroit précis auparavant. Il y avait des chênes, des hêtres et des noyers blancs ; là où la lumière était suffisante, des charmes formaient un groupe plus bas. L’air était chargé de la lourde senteur de pourriture, naturelle à la fin de l’été lorsque la croissance était achevée et que les feuilles des cornouillers et des gommiers doux commençaient à flétrir. Cashel fit tourner son bâton en utilisant d’abord une main puis les deux. Il détendait ses muscles et s’assurait que tout – son corps autant que le bois de son bâton – était équilibré. Un écureuil émit quelques sons au-dessus de lui. Dans un sifflement, Cashel arrêta son bâton et répondit au petit animal en collant la langue contre le palais supérieur. Stupéfait, l’écureuil se tut. Cashel plissa les lèvres et regarda autour de lui. Il appréciait de se trouver de nouveau à l’écart de la ville, même s’il préférait les prairies aux forêts. Si les moutons s’aventuraient parmi les arbres, ils allaient souvent au-devant de problèmes. Ils se créaient déjà des problèmes dans les prairies – s’il existait un animal plus stupide que les moutons, Cashel ne l’avait jamais rencontré – mais, à ciel ouvert, il était plus facile d’aller à leur aide avant qu’ils se noient ou s’étranglent dans les branches d’un arbrisseau. Cashel sourit. Il connaissait les moutons, mais il ne niait pas se passer de leur compagnie constante aisément depuis qu’il avait quitté le bourg. Cashel songea que cet endroit devait être la destination choisie par Tenoctris, mais il ne distingua aucun signe de Landure. La porte de bronze, toujours ouverte, était une direction possible, et trois chemins qui parcouraient la forêt convergeaient dans cette direction. La grotte exhalait un souffle comme le font les cavernes lorsque l’air est plus frais à l’extérieur que dans les profondeurs. La forêt n’était pas extrêmement fraîche, selon Cashel, et il n’aimait pas la puanteur soufrée qui montait de la grotte. Il plissa le nez. Il essaierait plutôt l’un des chemins. Au moins, cet endroit valait mieux que tous ceux qu’il avait aperçus en venant. Les hommes-grenouilles n’avaient pas l’air exactement hostiles, mais la mer aurait rapidement été un problème pour un aussi piètre nageur que Cashel. Il songea pourtant qu’il s’en serait tiré. Il s’engagea sur un chemin qui passait par un massif de galax, sans raison particulière, simplement parce qu’il fallait bien qu’il choisisse l’une des voies. Il n’avait pas fait deux pas lorsqu’une femme, la main pressée sur sa cuisse ensanglantée, surgit d’un massif de bouleaux jaunes et se précipita dans sa direction. Elle vit Cashel à l’instant où lui-même l’aperçut. — Aidez-moi, je vous en prie ! cria-t-elle d’une voix désespérée. Il veut me tuer ! C’était l’une des plus jolies femmes que Cashel ait rencontrées. Elle avait de longs cheveux noirs, mais elle les avait noués en tresses qu’elle portait enroulées sur la tête comme un turban. Sa peau était blanche et seules ses lèvres tranchaient sur la teinte laiteuse, et les ongles de ses mains et pieds nus avaient dû être peints pour avoir cette teinte rouge métallique. La blessure n’avait pas l’air trop grave mais le sang avait imbibé le pan droit du bas de la tunique de lin qu’elle portait pour tout vêtement. Si la plaie avait été assez profonde pour toucher l’artère, elle serait morte aussi vite que si on lui avait tranché la gorge, et elle courait trop vite pour qu’un muscle important ait été coupé. Cashel plaça son bâton en travers devant lui. — Restez en arrière, dit-il, la voix soudain plus rauque. Il ignorait ce qui se passait, mais il ne fuirait pas. Trouver Landure puis Sharina pouvait attendre un peu. La femme lui adressa un regard de reconnaissance et se plaça docilement derrière la silhouette massive de Cashel. Il espérait qu’elle saurait se tenir vraiment en arrière, car un bâton de plus de deux mètres dix exigeait de la place pour être utilisé dans un combat sérieux. Mais il ne pouvait pas perdre de temps à s’occuper d’elle ; un homme surgit des bouleaux à la suite de la femme, une longue épée tachée de sang à la main. — Eh, vous ! lança Cashel, les jambes arquées et les mains de part et d’autre du centre de son bâton, prêt à le faire tourner ou frapper. Qu’est-ce que vous comptez faire ici ? L’homme s’arrêta. Son expression passa d’une stupeur fugitive à une terrible fureur. C’était un homme grand, avec une large barbe noire et les cheveux à hauteur d’épaules. Il portait un bandeau de cuir rouge décoré de symboles d’or, et une sorte de tablier rouge par-dessus sa tunique, lui aussi brodé d’or. Il avait un anneau au majeur de la main gauche, orné d’une pierre violette presque noire, quasiment opaque, plus grosse qu’une noisette. L’homme dévisagea Cashel. — Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas, mon garçon, dit-il. Ses mots semblaient résonner dans la grotte ouverte derrière Cashel. Il pointa l’index gauche vers la femme cachée derrière le jeune homme. — Descends là-dedans, Colva, ordonna l’homme, ou je te traiterai comme tu le mérites ! — Si vous faites encore un pas cette épée à la main…, commença Cashel. Il peinait à prononcer les mots ; la colère l’étouffait comme s’il avait avalé une poignée de gravillons. — … je considérerai que cette affaire me regarde, conclut-il. — Que la Dame me garde des imbéciles ! coupa l’homme. (Il ferma le poing gauche et le leva vers Cashel comme un bouclier de protection.) Abats-le ! lança-t-il. Une bulle de lumière rouge enfla du saphir comme la sève coulant d’un pin coupé. Elle gonfla jusqu’à devenir aussi grosse qu’une truie, parcourue de flammes, et continua à grossir pour remplir la distance qui séparait Cashel de son attaquant. Cashel frappa de son bâton, la main droite en avant. Le coup était instinctif. La virole heurta la bulle dans un éclair bleu et il ressentit le choc comme s’il avait frappé un rocher. La bulle disparut. Le magicien – aucun doute sur ce point à présent – tomba sur le dos, alors qu’il se tenait à plus de trois mètres de l’endroit où Cashel avait frappé. — Mauvaise idée, maître ! s’exclama une voix aiguë que Cashel ne put identifier. Vraiment une mauvaise idée ! Mettez-vous à genoux et suppliez, c’est tout ce qu’il vous reste à faire à présent ! Le magicien ne prêta pas plus d’attention à la voix désincarnée que Cashel. Il se leva avec précaution, le geste lent et fluide d’un homme qui tempère sa colère évidente par la prudence. — C’est ce que tu crois ? dit-il d’une voix rauque. Par la Dame, je ne suis pas de cet avis ! Il s’avança et donna un coup d’épée vers Cashel. Celui-ci fit tourner de nouveau son bâton, la virole gauche en avant cette fois, et frappa l’épée à la moitié de l’attaque. La lame sonna sous le choc de l’embout de fer. Le magicien ne lâcha pas l’arme malgré les vibrations, mais le choc le fit tomber, face contre terre. — Vous n’avez pas l’habitude de vous battre avec un adversaire qui peut répondre, pas vrai ? gronda Cashel d’une voix qu’il n’aurait pas reconnue comme la sienne s’il avait eu le temps d’y penser. Retournez à vos affaires, mon vieux. Et je ne veux pas dire vos affaires avec cette femme ! Le magicien se releva et jeta un regard chargé de colère froide vers Cashel. Ses yeux étaient aussi noirs que des éclats de jais. Il pivota vers la droite. Il avait perdu son bandeau lors de sa deuxième chute et ses longs cheveux tombaient en mèches libres devant son visage. Il les chassa de la main gauche ; la pointe de l’épée frémissait en minces cercles dans la direction du cœur de Cashel. Celui-ci suivit le mouvement de son opposant sans effort ; la femme restait derrière lui. Elle avait arraché l’ourlet de sa tunique et le nouait autour de la blessure de sa cuisse tout en se déplaçant. Le magicien devait être un homme fort pour tenir son épée comme il le faisait, mais il n’avait pas l’expérience des combats. La lame scintillait avec éclat. Elle avait sonné comme de l’acier lorsque Cashel l’avait détournée de son bâton, mais le scintillement du métal ressemblait davantage à celui de l’argent ou même du verre. — Il a raison, vous savez, maître, railla la voix haut perchée. Vous vous en prenez toujours aux autres, vous leur dites de faire ceci et cela. Et maintenant, c’est votre tour de… — Silence ! tonna le magicien. — Oh, évidemment, pépia la voix désincarnée. Vous êtes mon maître, alors je vais me taire. Mais vous n’êtes pas le sien, ça c’est… Le magicien avança son pied droit botté sur le sol argileux, et étendit le bras droit, et son épée, en un bond ample. Cashel frappa de son bâton, sa main droite guida le noyer blanc tandis que la gauche poussait le bâton droit devant comme un bélier. Le bâton était deux fois plus long que l’épée. La virole frappa le magicien à l’arête du nez, et le coup lui brisa le crâne et envoya son corps rouler dans la porte de la colline. Cashel sentit la résonance du choc remonter le long de son bras gauche. Il recula, étourdi par la tension qu’il avait ressentie pendant le combat. — Vous l’avez tué, dit la femme. Elle passa devant Cashel avec une grâce serpentine, malgré sa blessure. Elle effleura les muscles noueux de son bras gauche, aussi doucement qu’une brise légère. — Restez en arrière ! dit Cashel. Il n’est peut-être pas… Mais le magicien était bien mort. Cashel le sentait avec la même certitude que celle que le soleil se levait chaque matin. — Je ne voulais pas le tuer, murmura Cashel. Je ne sais même pas qui il était. La femme s’agenouilla près du corps. Cashel crut qu’elle tenait la main gauche du cadavre, mais lorsqu’elle se tourna de nouveau vers Cashel, il vit qu’elle avait recouvert l’anneau d’un petit tas de poussière légère. — C’était un monstre des profondeurs, dit-elle en se redressant souplement. Il s’est échappé en profitant des quelques jours d’absence de mon mari, Landure. J’ai essayé de le renvoyer dans l’Outre-monde, mais il était trop fort pour moi. Si vous n’étiez pas arrivé, étranger, il m’aurait certainement tuée – ou emportée avec lui au cœur de l’Enfer vers un destin plus terrible encore. Elle se pencha et essuya délibérément la poussière de ses mains sur le tablier richement décoré du cadavre. Ses yeux, de grands yeux couleur de miel, étaient rivés sur Cashel. — L’anneau est un démon, expliqua-t-elle en se relevant. Il parle et il est presque aussi dangereux que le seigneur démoniaque qui le portait. Elle passa la langue sur ses lèvres. — Je me nomme Colva, ajouta-t-elle. Cashel s’éclaircit la voix. — Je suis Cashel or-Kenset, répondit-il. Il avait du mal à rassembler ses pensées. — Mon amie, je veux dire, la magicienne Tenoctris, m’a envoyé ici pour trouver votre mari. Je, heu, je cherche mon amie Sharina. La Haute Dame Sharina. Colva lui sourit. — Ce sont les Dieux qui vous ont guidé vers moi, dit-elle. Ne pensez-vous pas, Cashel ? Le son de sa voix lui donnait l’impression de sentir la langue d’un chat sur sa peau, chaude, qui picotait et collait aussi un peu. Il avait du mal à réfléchir. — Je ne sais pas si ce sont les Dieux, dit-il. Je – pouvez-vous me conduire à maître Landure ? — Venez, dit Colva qui passa sa main droite entre ses doigts gauches pour le conduire sur le chemin par où elle était arrivée. Je vais vous mener à notre demeure, où vous pourrez attendre le retour de mon mari Landure. Il sera là dans quelques jours. Cashel jeta un regard derrière lui. — Et le… le cadavre ? demanda-t-il. Colva le regarda dans les yeux. — Qu’il reste où il est, répondit-elle. Il servira d’avertissement à ceux de son espèce qui voudraient quitter l’Enfer pour s’attaquer au monde réel. Elle tira la main de Cashel. Sous sa peau pâle et douce, Colva était aussi musclée qu’un félin. — Venez, répéta-t-elle. Main dans la main, Cashel et elle remontèrent le chemin. Aucun oiseau, aucun écureuil ne faisait le moindre bruit parmi les feuilles ; la forêt entière s’était tue. Colva se mit à chanter, mais la mélodie évoluait sur une gamme mineure et Cashel ne parvenait pas à distinguer les paroles. Chapitre 8 Dès que la nuit fut suffisamment avancée, Ilna se glissa hors de la tente luxueuse que le seigneur Tadai l’avait obligée à accepter. Elle ne voulait pas insulter le noble, mais elle aurait préféré dormir sur un matelas d’ossements humains. Les os ne parlaient pas à Ilna. Les tissus en revanche lui parlaient, et le sol en tapis de soie cousu par de petites mains d’enfants – les mailles étaient plus étroites car les mains étaient délicates – lui murmurait complaintes et lamentations. Ilna n’était pas romantique. Le travail à la ferme était dur, et au bourg, les enfants travaillaient presque sitôt sevrés. Malgré cela, elle préférait dormir dehors, enveloppée dans la cape qu’elle avait tissée, plutôt que sur des tapis chatoyants sous une canopée de soie et de toile d’or. Les deux trirèmes étaient inclinées sur des rames pour que la marée montante ne les remplisse pas avant de les couler. Les ancres étaient fixées haut sur la plage, les pattes bien enfoncées pour résister aux secousses de la mer. Les deux équipages avaient accosté sur l’un des nombreux îlots sans nom qui parsemaient la mer Intérieure lorsque la marée commençait à descendre. Une bande de sable nu s’étendait jusqu’à l’eau, mais le centre de l’isle était couvert d’une végétation épaisse que seules les plus hautes marées de printemps atteignaient. Les arbres ordinaires n’auraient pas survécu à ces bains occasionnels à l’eau salée, mais les pruniers des grèves et quelques plantes basses au bois épais colonisaient le sol de leurs racines. Sur la rive est de l’isle poussaient des palétuviers dont les racines plongeaient dans la mer peu profonde. Leurs tiges noueuses ainsi que du bois échoué après avoir été emporté de quelque isle éloignée alimentaient les feux des marins sur le sable sec, tandis que les passagers mangeaient à la lumière des lampes sous des tentes installées en surplomb. Le sel qui subsistait dans le bois colorait les étincelles en bleu vert, et provoquait parfois un éclat violet étincelant. Ilna s’éloigna du cercle de tentes, sa cape dans les mains – la nuit était douce, mais pas suffisamment pour qu’elle soit prête à dormir à la belle étoile dans sa simple tunique. Des gardes et des serviteurs la virent peut-être partir, mais elle n’entendit aucun commentaire. Elle s’était demandé comment le seigneur Tadai et sa suite parvenaient à remplir le navire de bagages, mais lorsqu’elle avait vu les marins sortir de la coque étroite les tentes de brocart ornées de pompons, elle avait compris. Ilna était partie en quête de plus d’intimité, mais lorsqu’elle s’engagea sur la pente d’un petit renfoncement où le sable était fluide malgré la marée basse, elle s’aperçut que les marins s’étaient réunis de l’autre côté de la crête. Ils avaient allumé un feu mais les flammes étaient basses et elle n’en distingua les étincelles qu’une fois arrivée au niveau d’une ligne de séneçons au sommet de la pente. Ilna s’arrêta et se demanda quelle direction prendre. Elle souhaitait encore moins la compagnie de l’équipage pour passer la nuit que celle des suivants de Tadai. — Il y a des richesses sans limite, dit une voix que le vent porta jusqu’à elle. L’or tapisse les rues, des bracelets, des broches, des diadèmes couverts de riches alliages et de pierres précieuses. Si vous en voulez plus, il y a les salles au trésor de nobles et de marchands plus riches que quiconque aujourd’hui. Ilna s’agenouilla et laissa la cape encombrante derrière elle. Elle se fraya un passage à travers les feuilles charnues des séneçons pour trouver une cachette avec une vue dégagée. Son visage était un masque dénué d’expression. Sans être consciente de ce qu’elle faisait, ses doigts libérèrent la corde de soie qu’elle portait par-dessus l’écharpe de sa ceinture. Un nœud coulant se trouvait à une extrémité, une arme capable d’obéir à toutes les volontés d’Ilna, sauf de parler. Trente marins étaient rassemblés dans le creux. Ce n’était pas une simple dépression, mais un trou qui protégeait le groupe des regards de tous côtés. Vonculo, l’officier de navigation du Terreur, était accroupi près du feu. Il était le marin le plus gradé du navire, quoique théoriquement soumis au commandement du noble capitaine, le seigneur Neyral. Vonculo n’était pas davantage le chef de cette réunion. Debout à côté de lui, Mastyn, le maître d’équipage, s’adressait au groupe. Ilna avait déjà remarqué le marin pendant le voyage : un homme massif qui se rasait la tête et lançait des regards haineux et méprisants aux nobles lorsqu’il pensait que personne ne le regardait. Ilna ne reprochait pas à Mastyn cette animosité, mais elle n’aimait pas ses manières furtives. Quiconque voulait savoir quelle était l’opinion d’Ilna n’avait qu’à lui demander. Un marin anonyme de la foule posa une question d’une voix trop basse pour qu’Ilna l’entende. Le feu lança une gerbe d’étincelles blanches comme pour donner plus de poids à l’intervention. Mastyn passa le pouce dans sa large ceinture. — Hé ! dit-il. (Le maître d’équipage avait une voix rauque à force de hurler des ordres dans des tempêtes où un mot mal entendu pouvait mener à la ruine et à la mort.) Le capitaine et les jolis petits nobles qui boivent du vin fin pendant qu’on s’entasse ici avec du pain dur et de la mauvaise eau ? La seule raison qui les a empêchés de nous exécuter pour mutinerie quand on a suivi l’amiral Nitker est qu’ils ont besoin de nous pour un temps. Mais d’après vous, ça prendra encore combien de temps avant que Garric l’usurpateur ait fait entraîner ses propres marins ? — On a été graciés, avança un marin, avec davantage de doute que de protestation dans la voix. Tous ceux d’entre nous qui ont survécu. — Toute la poignée de survivants ! coupa Mastyn avec dédain. Leur grâce vaut autant que la parole des nobles qui riaient quand les monstres ont tué nos compagnons, les ont tués et dévorés ! C’est tout ce que vaut leur grâce ! — Il aurait dû faire de la politique, pas vrai, notre Mastyn ? murmura une voix à côté d’Ilna. Elle regarda vers le son, sa main prête à saisir le nœud, mais les doigts du chef de nage se refermèrent sur son poignet avant qu’elle puisse bouger. Sans violence, mais elle sentait une étreinte de fer sous le contact. — Doucement, jeune fille, lui dit l’homme. Il sourit. Sous la lune basse, la cicatrice de sa joue droite semblait prolonger la ligne de sa bouche en une large gueule de grenouille hilare. — Ils ne veulent pas qu’on les espionne, je pense ; aucun de nous, mais vous encore moins. Ilna hocha la tête et se retourna délibérément pour regarder le rassemblement de marins. Le chef de nage lui lâcha le poignet. Les callosités de son pouce et index étaient aussi dures que du cuir de bottier. — Je m’appelle Chalcus, dit-il d’une voix douce mais claire. Et vous êtes dame Ilna, la magicienne. — D’autres m’ont déjà qualifiée ainsi, répondit-elle. Mais je n’ai jamais prononcé une telle absurdité. — Les maîtres des lieux savent récompenser les hommes audacieux, dit Mastyn. Il se pencha pour saisir le paquet à ses pieds. L’enveloppe extérieure était en peau de chèvre, et l’intérieur en fourrure, mais dessous se trouvait une enveloppe de soie qui scintilla à la lumière des flammes. — Ils ont besoin de marins, et ceux qui les rejoindront assez tôt vivront aussi richement que les rois des autres isles. — Ben tiens, murmura Chalcus. Les rivières charrient du vin et des canards rôtis sautent dans votre assiette en vous suppliant de les dévorer. Ilna ne put réprimer un sourire. Les paroles du chef de nage étaient si proches de sa propre pensée qu’elle aurait pu les prononcer elle-même. Un marin posa une question mais les deux espions ne purent capter que la note d’inquiétude dans sa voix. — Je m’occuperai des gardes, répondit Vonculo. Il se redressa et perdit l’équilibre brusquement comme un homme resté accroupi trop longtemps. Il se reprit en soufflant un juron et continua : — On ne se battra pas. On ne leur fera même pas de mal, si vous êtes inquiets pour ces types qui ne se sont jamais intéressés à vous. Mastyn ôta la dernière couverture de l’objet qu’il tenait. C’était une boîte d’or et de nacre, incroyablement délicate entre les mains du maître d’équipage. Il souleva le couvercle, inséra une clé sur le côté et commença à la tourner. Chalcus se pencha en avant, le regard intense. Il portait un anneau d’or à l’oreille gauche. De près, Ilna s’apercevait que sa peau était marquée de plus de cicatrices qu’il semblait possible chez un seul homme. Un homme honnête, en tout cas. Le demi-cercle de petits creux dans l’épaule de Chalcus était sûrement la trace d’une morsure d’animal. Mastyn retira la clé. Le lent déroulement d’un ressort enclencha le mécanisme de la boîte. De petites notes argentines s’élevèrent entre les dunes et suscitèrent de faux souvenirs dans l’esprit d’Ilna. Elle songea à des lieux engloutis, des rues qui n’étaient plus sillonnées que par les poissons. Des trésors tapissaient le sol, toutes les richesses décrites par Mastyn et bien davantage… La musique ralentit et s’acheva sur une note plaintive. Les marins réunis étaient silencieux, et Mastyn lui-même semblait statufié. Il se secoua. — Alors, les gars, dit-il, qu’est-ce que vous dites de ça ? Que choisissez-vous ? Plus d’or que vous ne pouvez porter ou lécher les bottes d’imbéciles comme Neyral jusqu’à ce qu’ils décident de nous pendre ? Un marin posa encore une question. Mastyn regarda l’officier de navigation. Vonculo hocha deux fois la tête et répondit : — Rien pour le moment. Nous devons parler au reste des hommes. Quand il sera temps, je vous le ferai savoir. Ilna recula de la crête. Quelques feuilles mortes craquèrent sous son poids, mais personne ne pouvait l’entendre à part elle. Chalcus se retira également, aussi discret qu’une belette. — Alors, jeune fille, murmura le marin, quel bord choisirez-vous ? La fortune en vous ralliant à la force ? — La fortune les attend peut-être, répondit Ilna, mais je me demande ce qu’ils trouveront d’autre. Une chose est sûre, ces singes qui déblatèrent sur mille richesses n’évoqueront jamais les dangers possibles. Elle retrouva sa cape et la mit sous son bras gauche, de manière à garder la main droite libre d’utiliser son nœud coulant. Mais elle ne pensait pas en avoir besoin. — Ouais, répondit Chalcus avec un sourire de connaisseur. Les promesses trop belles pour être vraies ne sont que ça, d’après mon expérience : trop belles pour être vraies. J’ai bien failli laisser ma peau à croire de telles idioties… Il conserva son sourire mais suivit de l’index une cicatrice qui courait du lobe de son oreille droite jusqu’à la gorge et descendait sous le col en V de sa tunique. — … et la leçon m’a suffi. Mais la plupart des hommes sauteront sur l’aubaine, pas vrai ? — Je ne me soucie pas des choix des autres, coupa Ilna. Le sourire du marin l’agaçait. Elle avait l’impression que Chalcus comprenait réellement ce dont il se moquait – y compris Ilna os-Kenset. Ilna fit volte-face et repartit rapidement par le chemin qu’elle avait pris pour venir. Elle ne voulait pas risquer d’être surprise par les conspirateurs lorsqu’ils se sépareraient. Malgré ses grandes déclarations, Ilna savait bien que ce que faisaient les autres pouvait devenir un souci pour elle. Et pour la petite Merota, maintenant qu’elle y pensait. Garric était allongé sur un canapé dont le cadre de bronze était incrusté d’ivoire et d’ébène entrelacés. Les coussins couverts de crins rayés noirs et blancs étaient certainement destinés à rappeler le contraste, mais une seule des deux couleurs aurait été un choix plus judicieux. Le tissu paraissait encore plus rude comparé aux subtiles incrustations que Garric contemplait depuis son corps éthéré. Il quitta le palais, traversa les portes, les murs, les haies du jardin. Rien ne l’arrêtait. Il pouvait être minuit. Le détachement d’Aigles de Sang de garde dans le hall devant sa chambre à coucher effectuait la relève. Il avait traversé les hommes qui continuaient à surveiller son corps endormi. Le temps se ramassa, ou du moins cessa de passer comme il aurait dû dans le monde réel. Chaque pas de Garric l’emmenait à une heure différente de la journée, un enchaînement où midi pouvait aussi bien suivre que précéder l’aube. Garric atteignit le pont. Il savait qu’il se rendait à cet endroit, mais il ne contrôlait pas ses mouvements et ne s’inquiétait pas de sa destination. Il se sentait vaguement en colère d’être manipulé comme un pion sur un échiquier, mais la puissance qui l’animait avait éteint en lui toute volonté. Le pont n’était pas un tracé de lumière aux yeux de Garric dans son état actuel : il le voyait en solides pierres de grès grises, cernées de crampons de fer qui laissaient des traces cramoisies de rouille à travers les pierres de taille. Les pieds de Garric frappaient les pavés, et le choc l’ébranlait même dans son rêve. Garric entendit d’autres bruits de pas résonner doucement à sa gauche. Il tourna la tête et vit Carus qui se força à sourire. La vision de son ancêtre perdait parfois de sa netteté. Il ouvrit la bouche pour crier quelque chose, mais ses mots restèrent inaudibles. Garric ferma les yeux et saisit fermement la médaille de couronnement qui pendait contre sa poitrine. Pendant un instant, il serra la fine pièce de métal, imprégnée de la chaleur de son propre sang ; l’instant d’après, il s’aperçut qu’il serrait la main calleuse d’un épéiste. Garric ouvrit les yeux et sourit. Le roi Carus et lui marchaient ensemble, main dans la main, et traversaient la pierre dure. Un éclair déchira les nuages, mais le tonnerre ne se fit pas entendre. Ils approchaient de la cité en ruine que Garric avait déjà visitée ainsi. — Voilà effectivement Klestis, dit Carus. (Sa voix semblait plus profonde que lorsque Garric entendait son ancêtre dans le silence de son esprit.) Elle n’a pas fière allure, n’est-ce pas ? Il rit. Il ouvrit la main et lâcha le poignet de Garric. Ils continuèrent à avancer côte à côte. Carus caressa la garde de son épée et ajouta : — Mais Klestis est en meilleur état que ma Carcosa l’est aujourd’hui, mon garçon. Des cochons s’étaient installés dans le Champ des Monuments lorsque tu l’as vu, c’est bien cela ? — Il y a de la vie à Carcosa, répondit Garric. Il ne reste de Klestis que des pierres et une végétation livrée à elle-même. Et Ansalem, apparemment. Sa main droite était engourdie par la poigne puissante de Carus. Garric se demanda quelle force avait dû entrer en jeu pour que le roi pénètre dans un enchantement qui n’était destiné qu’au jeune homme. Les pires ennemis de Carus ne s’étaient jamais doutés de la force et de la détermination du roi. Le pont s’achevait sur l’esplanade au centre de Klestis. Garric marchait de nouveau normalement, mais il se demanda ce qui se produirait s’il essayait de faire demi-tour et de s’enfuir en courant. Son visage se durcit, quoique son expression soit techniquement un sourire. Il ne courrait pas, il ne fuirait ni Ansalem ni personne. Surtout pas lorsque son ancêtre le regardait. — Certaines personnes vouaient à Ansalem une quasi-adoration, dit pensivement Carus. Je les ai entendues dire que le Roi Jaune avait créé l’humanité à partir de poussière et que tous les hommes retomberaient en poussière au jour de la mort d’Ansalem. Il rit, mais le ton du roi laissait percer une pointe d’amertume inhabituelle lorsqu’il ajouta : — Le royaume n’est pas exactement tombé en poussière, mais cela n’était pas si éloigné. J’aurais peut-être dû écouter tous ces prêcheurs de l’apocalypse. — La plupart des gens savent que ce n’est pas la mort d’Ansalem qui a mené l’Ancien Royaume à sa perte, dit Garric. De plus, Ansalem avait l’air parfaitement vivant la dernière fois que je l’ai vu, tout comme vous. Et vous m’avez appris qu’il n’est jamais bon d’écouter la peur. — Oh, je ne t’ai jamais dit cela, dit Carus d’un ton joyeux. La peur est utile ; elle te préserve des excès de confiance. Mais tu ne peux assurément pas la laisser te dominer. Pas en restant un homme. Ils avancèrent rapidement vers le palais, car ils préféraient aller courageusement de l’avant que se laisser encore mener contre leur volonté. La fierté ne valait pas grand-chose une fois soumise à la volonté d’un autre, mais c’était tout ce qui restait à Garric. Sa fierté en lui-même, en son ancêtre qui avait surmonté la volonté d’un puissant magicien pour le rejoindre. — Toute la nourriture nécessaire poussait à Klestis, dit Carus tandis que les deux hommes entraient dans le palais, par la petite porte de devant cette fois. Les champs sont visibles depuis le toit ; je les ai aperçus lors de ma visite à Ansalem. Des grains de blé de la taille de mon pouce et des oranges grosses comme des melons. L’œuvre d’Ansalem, sans doute. Le temps avait ravagé l’intérieur du bâtiment. Quelques restes de tapisseries – principalement les fils de métal tissés dans la trame – pendaient aux crochets sous les moulures de la corniche, mais la plupart des suspensions n’étaient plus que poussière sur le sol. Les meubles avaient également pourri. Des statues et des urnes posées dans des niches étaient encore intactes, mais certaines étaient tombées depuis l’époque où elles avaient été exposées. Personne n’avait foulé le sol du palais depuis des décennies, peut-être des siècles. Garric sentit les débris coller sous ses pieds nus. Carus et lui laissaient tous deux des empreintes. Le roi suivit le regard de son descendant et hocha la tête. Ils montèrent l’escalier que Carus avait emprunté à la suite de serviteurs pour aller trouver Ansalem, autrefois. Était-ce bien le passé ? Assurément, autant d’années s’étaient écoulées ici que dans les Isles. Le roi éclata brusquement de rire. — Tout cela n’a pas l’air dangereux du tout, n’est-ce pas ? dit-il. Alors pourquoi ai-je cette sensation ? Garric haussa les épaules. L’escalier tournait tantôt à droite tantôt à gauche, aussi chacun des hommes devait-il alternativement allonger le pas aux paliers. — Une poule aussi peut avoir une vie plutôt heureuse, dit-il. Rien à faire, sinon aller à la porte de la cuisine où la maîtresse de maison lance le grain le matin, et fouiner le jour entier comme il lui plaît pour trouver des vers. Et puis un jour, la femme décide de tordre le cou de la poule et elle est au repas du soir. Les deux hommes échangèrent un regard. — Quoique je ne pense pas que celui qui nous fait venir ici prévoie un tel dîner, ajouta Garric, mais quand bien même, je n’y pourrais pas grand-chose. Carus rit de nouveau. — Nous verrons ce que nous pouvons faire, dit-il. Garric remarqua que le roi sortait l’épée de quelques centimètres hors du fourreau pour s’assurer qu’elle glissait convenablement. C’était un geste involontaire ; aucun d’eux ne pensait que les armes les aideraient contre la puissance qui les contrôlait. Mais cela prouvait aussi que Carus considérait que ce danger les concernait tous les deux, et pas uniquement Garric. Celui-ci saisit l’épaule du roi et la pressa. Les deux hommes sourirent, sans un mot. Personne ne se trouvait dans l’antichambre en haut des marches. La porte gardée par le grand homme lors du précédent voyage de Garric était barrée de leur côté. Carus fit glisser le verrou d’électrum qui n’avait rien perdu de son éclat, sans effort. Il ouvrit la porte et invita Garric à entrer en s’inclinant ironiquement. Ansalem était de nouveau assis sur le canapé de pierre, apparemment inconscient du serpent à deux têtes, l’amphisbaena, qui scintillait, tantôt visible tantôt invisible, à travers le magicien. Il redressa vivement la tête puis fronça les sourcils en découvrant Garric et Carus qui entraient. — Voyons voyons, dit Ansalem en se levant pour les accueillir. Je vous ai déjà rencontrés auparavant, n’est-ce pas ? Tous les deux. À moins que vous soyez tous les deux la même personne ? Le roi Carus, c’est bien cela ? — Je suis Carus, répondit le roi avec un sourire amical. Voici mon descendant lointain, Garric. D’un regard rapide, il embrassa toute la pièce. Le soleil de milieu de matinée entrait dans la salle à travers l’albâtre et par les creux des sculptures avec un effet crémeux qui adoucissait la lumière, sinon aveuglante. — Et, oui, nous nous sommes déjà rencontrés, ajouta Garric. Lorsque vous m’avez fait venir ici la première fois, maître Ansalem. — Ai-je vraiment fait cela ? demanda Ansalem qui contemplait la pièce dévastée avec un regard d’incompréhension. Oh, je ne pense pas avoir fait cela, mon garçon. J’aurais pu, sans doute. Cette pièce est fermée à tout le reste du cosmos. Vous n’existez pas vraiment, voyez-vous : vous n’êtes que mon rêve. Carus ne répondit pas mais passa les articulations de son poing fermé contre la grille de la fenêtre à côté de lui. Le cadre d’électrum résonna d’un son profond. Ansalem hocha la tête, l’air encore plus surpris. — Oui, dit-il. C’est vraiment étrange, n’est-ce pas ? Mais vous ne pouvez pas être réels. Il tendit la main vers une étagère de la bibliothèque et s’arrêta avec une moue de frustration lorsqu’il constata que les livres avaient disparu. — Purlio ! cria-t-il. Maître Purlio, venez immédiatement ! Sa voix fut répétée par l’écho. Il n’y avait pas d’autres sons. — Je crois que mes acolytes m’ont enfermé ici, dit Ansalem. (Il semblait plus intéressé qu’inquiet.) Pourquoi ont-ils fait cela, à votre avis ? Vous ne les avez pas vus, n’est-ce pas, Purlio et les autres ? Non, vous n’auriez pas pu. Vous n’existez pas vraiment. — J’ai rencontré votre Purlio lorsque je suis venu ici en chair et en os, dit Carus d’un ton sec. Je m’étais dit que c’était quelqu’un de mauvais et que les six autres ne valaient pas mieux. — Comment ? dit Ansalem, un peu surpris. Oh, ils ne sont pas si mauvais. Ils sont intelligents, tous les sept, mais… (Son visage de chérubin s’assombrit.)… ils n’auraient vraiment pas dû m’enfermer ici alors que j’étais si fatigué après avoir isolé Klestis du monde réel. J’allais… Les yeux d’Ansalem se figèrent soudain sur Carus. Garric, qui regardait le vieil homme, discerna soudain derrière l’innocence enfantine une dimension plus profonde et primaire, aussi puissante et amorale que la foudre. — Vous étiez furieux que je ne rejoigne pas la grande croisade que vous vouliez lancer contre tous vos ennemis, n’est-ce pas, Carus ? demanda Ansalem. Carus haussa les épaules d’un air sombre. — Ils étaient les ennemis de la civilisation, mais… (Il sourit, une expression à peine teintée d’humour.)… oui, j’avais tendance à confondre mes intérêts et ceux de la civilisation, à cette époque. Quant à être en colère, non. Pas contre vous, en tout cas. Carus se tourna vers les fenêtres et regarda dehors. Plus bas, les citoyens terrifiés se tenaient dans les rues scintillantes de l’ancienne Klestis. — Je pensais que vous étiez un idiot à la vision étroite, dit le roi en reportant son attention sur Ansalem. Et c’est bien ce que vous étiez. Mais avec le recul, je me rends compte que j’étais moi aussi un idiot à la vision étriquée lorsque j’essayais de régler mes problèmes une épée à la main. — Je savais que je n’avais pas le pouvoir de sauver toutes les Isles, dit Ansalem qui protesta calmement, sans s’emporter dans l’une de ces rages enflammées que Garric avait vues lors de sa première visite. Et puis, le royaume ne me regardait pas. Mon devoir ne concernait que Klestis et ses citoyens, ce sont donc eux que j’ai sauvés. — Vous ne les avez pas sauvés, maître Ansalem, intervint Garric. La ville est aussi morte que le fond des mers. Contrairement à ce que vous voyez par ces fenêtres. — Vraiment ? demanda Ansalem. Il se rassit sur le catafalque, les doigts noués en un geste d’inquiétude. — Je n’ai pas pu achever mon plan, voyez-vous, parce que je continue à dormir ici. Combien de temps s’est écoulé ? J’ai bien peur que ce soit une période immense, n’est-ce pas ? — Mille ans, dit Carus. Garric est mon descendant, son présent se trouve mille ans après l’époque où les flots m’ont englouti, Ansalem. Le vieux magicien soupira. — Oui, c’est ce que je craignais, dit-il. C’était nécessaire pour que vous entriez ainsi dans mon rêve, voyez-vous. Cela ne pouvait être possible qu’avec les puissances magiques multipliées par le pic millénaire. Ansalem se leva et trahit pour la première fois la faiblesse de son âge avancé. Il toucha quelques emplacements dans sa bibliothèque, caressa l’espace où s’était trouvé un codex à présent manquant, tapota le lien d’un parchemin qui aurait dû être roulé dans une niche. — Vous savez, continua-t-il, lorsque vous êtes mort, Carus… Il se retourna vers le roi avec la vivacité d’une grenouille pour gober sa proie. — Car vous êtes bien mort ? demanda-t-il avec le ton raide d’un homme qui attend une réponse honnête, et rapide. Carus haussa les épaules. — Mon corps s’est noyé, dit-il. Je ne suis ni philosophe ni prêtre et ignore ce qu’il est advenu du reste. Mais je sais que je suis ici, à présent. — Ici dans mon rêve, oui, reprit Ansalem, le ton de nouveau jovial. Eh bien, je n’avais pas besoin de miroir ou de sorts de divination pour savoir ce qu’il adviendrait des Isles lorsque vous échoueriez. J’ai isolé Klestis du cours du temps pour la protéger du chaos imminent. Ensuite… Il se retourna et regarda les étagères vides, les niches qui avaient abrité des objets capables de concentrer les forces sur lesquelles était basé le cosmos. Cette fois, il n’essaya pas de toucher les emplacements vides. Son visage se transforma pendant un instant, dur et froid, une expression inhumaine, comme une montagne très ancienne. — J’étais très fatigué, vous savez, continua Ansalem d’une voix douce. C’était une lourde tâche. Moi seul pouvais l’accomplir ! Il lança un regard perçant à Garric et Carus comme pour les défier de le contredire. Le vieux magicien était de nouveau un enfant, avec une fierté d’enfant – et des pouvoirs suffisants pour isoler une ville entière du cours du temps, comme il l’avait clairement fait. Garric croisa les mains sur la ceinture de sa tunique de nuit en laine, le seul vêtement qu’il portait dans cet état éthéré. Il hocha la tête. Il lui semblait fixer un cratère de lave bouillonnante, sans savoir quand interviendrait une explosion de flammes qui le consumerait avec tout ce qui l’entourait. Ansalem soupira et sembla se ramasser. — J’étais fatigué et j’ai dormi, souffla-t-il. À mon réveil, je voulais déplacer Klestis mille ans dans le futur, lorsque la paix et la stabilité seraient revenues. Je ne voulais pas que mon peuple souffre de la ruine qui s’annonçait. Garric eut un sourire ironique. — Je ne qualifierai pas le présent – je veux dire mon présent, dit-il, ni de paisible ni de stable, mais je vous accorde qu’il vaut mieux que ce qui a suivi la chute de l’Ancien Royaume. Pour le moment, du moins. Reste à savoir si je pourrai préserver cela, et votre pont entre Klestis et notre monde ne simplifie pas les choses. — Un pont ? demanda Ansalem. Je ne me souviens pas d’avoir créé de pont. Mais il y a tant de choses que j’ai oubliées. Vous dites que tout est détruit dehors ? Il fit un geste pour désigner non pas la fenêtre qui surplombait la ville mais davantage l’écran d’albâtre derrière lequel le despote bienveillant Ansalem le Sage accordait audience au peuple de Klestis. Depuis l’intérieur de la pièce, Garric distinguait des arbres fruitiers qui poussaient dans les pots et, en bordure, des massifs de pourpiers qui dansaient doucement dans la brise. Mais il ne voyait personne derrière le panneau. — Oui, confirma Carus, tout a disparu. Il ne reste que des ruines. Il n’y a même plus de chèvres pour brouter l’herbe des rues. — C’est parce que je ne me suis pas réveillé, dit le vieux magicien qui secoua la tête, comme pour tenter de comprendre ce qu’il savait déjà. Pourquoi Purlio et les autres m’ont-ils enfermé ici, dans les rêves, à votre avis ? Ils devaient savoir que Klestis ne survivrait pas sans moi. Ne pensez-vous pas ? — Peut-être que cela leur était égal, dit Carus. (Il passa le pouce à sa ceinture. Devant Ansalem, il ressemblait à la statue sinistre d’un dieu de la guerre.) Sans l’ombre d’un doute, cela leur était égal. — Monsieur ? intervint Garric. Nous devons briser l’enchantement et vous renvoyer là où vous devriez être. Pouvez-vous nous dire comment faire ? — Oh, vous ne pouvez pas, jeune homme, répondit le vieux magicien avec un geste d’abandon de la main. Seul l’amphisbaena le peut, et… Tandis qu’Ansalem parlait, Garric sentit une force le saisir avec la violence d’une corde d’arc lançant son trait. Le décor de la chambre devint flou. Garric parcourait le temps et l’espace et contemplait le cosmos qui défilait à l’envers autour de lui. À travers les ténèbres grises, il entendit faiblement Ansalem achever sa phrase : — … l’amphisbaena est ici avec moi ! Sharina avait un point de côté à force d’être restée sous l’emprise immobile et implacable des serres de l’oiseau. Elle ne s’en était pas aperçue, toute à son soulagement d’être enfin libérée sur la plage, mais désormais, la souffrance ne lui permettait plus de l’ignorer. Une lance de douleur perçait les muscles de ses côtes dès qu’elle tendait la jambe droite, et un autre sursaut de souffrance la punissait lorsque son pied touchait le sol pour supporter son poids. Elle contourna un dôme de roses à fleurs multiples. Elles devaient être délicieuses en pleine saison – mais la saison était achevée – et cependant étaient aussi le pire des ronciers de la forêt. Sharina était fatiguée et blessée, elle ne dégagea pas suffisamment la voie. Une tige laissa trois longues coupures sur son avant-bras gauche et arracha quelques fils de sa ceinture pourpre. Cela leur montrera que je suis passée par ici, songea-t-elle. Mais les villageois la poursuivaient quoi qu’il en soit, aussi acharnés que des frelons et animés de penchants aussi meurtriers. Sharina les entendait non loin derrière elle, qui s’interpellaient par des cris joyeux et vicieux. Les guerriers en armure devaient être loin derrière. Cela n’améliorait en rien la situation, car une foule de paysans armés de pierres et de machettes qui entouraient leur victime étaient des adversaires bien trop puissants même pour un épéiste comme Garric – si les poursuivants étaient prêts à payer le prix. Le couteau pewle pendait à une large ceinture fermement serrée pour que l’arme ne ballotte pas lorsque le porteur bougeait rapidement. Sharina ne toucha pas la garde en ayant cette pensée – cela aurait dérangé sa course – mais elle afficha un sourire sinistre. Ils devraient aussi payer un lourd tribut avant de venir à bout d’elle, une simple femme seule… Le chemin qu’elle avait suivi depuis le village avait disparu depuis huit cents mètres environ. Sharina courait toujours et choisissait sa route avec un œil exercé aux forêts ; mais pas à ces bois, et la nuit tombait. — Dame, articula-t-elle sans que les mots franchissent ses lèvres, car elle était trop épuisée pour formuler une véritable prière, Dame, viens en aide à Ta servante. Une clairière – ce n’était pas exactement une clairière ; davantage une large javelle où toute la végétation était coupée – apparut dans la forêt en diagonale du chemin suivi par Sharina. Elle tourna à gauche plutôt que de suivre l’angle aigu à droite qui l’aurait davantage rapprochée de ses poursuivants. Les villageois pouvaient, devaient connaître cette étendue plus pratique. Ils avaient certainement coupé par les bois pour barrer la route de leur proie si elle s’y risquait. Sharina ne choisit pas de se cacher dans les hautes herbes de l’autre côté plutôt que de courir dans l’une ou l’autre direction du chemin. Sa cape n’était pas assez longue pour couvrir sa tunique de laine blanchie, et elle étincellerait comme la flamme dans la forêt éclairée de lune. Sa peau était déjà pâle, et ses cheveux formaient un étendard blond étincelant qui guiderait ceux qui la cherchaient. Elle pensa d’abord suivre un écoulement figé de roche volcanique, moins perméable à l’eau et aux graines qui tentaient de plonger leurs racines dans le sol que les pierres calcaires qui constituaient la majorité du chemin. Mais le tracé était trop droit, et trop large : six mètres d’un sol plus régulier que les rues de Valles. C’était un boulevard : une ancienne route posée avec un tel talent que les racines ne pouvaient atteindre que la fine couche de terre qui s’était déposée sur les pavés au fil des siècles d’abandon. Sharina repoussa un pin coupé et s’élança sur un tapis de lierre qui couvrait une vaste portion du passage. Ses orteils écartaient sans peine les tiges et écrasaient dans leur sillage un chemin de larges feuilles tendres. Des oiseaux s’envolèrent de branchages qui la surplombaient dans un chœur de bourdonnements et de claquements d’ailes contre le feuillage. Elle avait dérangé des colombes ou peut-être des cailles déjà couchées pour la nuit. Le chemin croisa un mur gigantesque près d’une arche à encorbellements qui avait dû mesurer dix mètres lorsqu’elle était intacte. Le sommet s’était effondré. La tête sculptée sur le chapiteau qui toisait autrefois les passants gisait sur le passage en un tas de petites pierres carrées qu’on avait rassemblées. C’était une tête de serpent, taillée dans un style carré qui la rendait encore plus incroyable aux yeux de néophytes comme Sharina. Les mâchoires étaient assez larges pour avaler le torse de la jeune fille si elles avaient été de chair et non de pierre ; une langue bifide en jaillissait. De nombreux autres motifs sculptés, parfois des têtes plus petites, couvraient toute la surface de l’immense buste. Sharina posa la main sur la pierre froide en se glissant par-dessus, et ralentit en tournant la cheville sur le tas d’énormes pierres. Elle avait atteint le grand ensemble qu’elle avait aperçu depuis le ciel, lorsque l’oiseau la tenait encore dans ses serres. Elle ne pouvait plus reculer. Le boulevard formait une ouverture dans la canopée qui permettait au soleil d’atteindre le sol plus largement qu’à n’importe quel autre point de la forêt. Dans ce havre de lumière, la végétation avait poussé des deux côtés, amas impénétrable de chèvrefeuille et de ronces. Peu importait : Sharina ne pouvait courir davantage avec cette douleur qui lui enflammait le côté, et il était sans doute temps de faire une pause. Elle s’écarta du chemin pour ne pas se trouver directement visible par ses poursuivants et fit le point. Une rue continuait à la suite du boulevard. Le bâtiment immédiatement à sa droite était une ruine dont elle ne pouvait pas même imaginer l’apparence initiale. Un chêne gigantesque poussait parmi les roches entassées dont seuls les côtés carrés prouvaient que l’amas n’était pas d’origine naturelle. Une construction d’au moins quarante-cinq mètres de long se trouvait derrière la ruine. Comme le mur extérieur et tous les autres bâtiments visibles, elle était faite de granit et non de la pierre calcaire que Sharina avait vue le long de la côte et sur les affleurements de la clairière libérée par les colons. Des éclats de mica et d’autres inclusions scintillantes luisaient sous la lumière déclinante du ciel. Des roses et des pins à longues aiguilles poussaient le long de la haute façade du bâtiment ; la végétation avait soulevé de ses racines une grande partie des moulures ornementales. Des amas de pierres de taille magnifiquement sculptées, certaines brisées lors de leur chute, s’élevaient contre le mur d’entrée et bloquaient deux portes, et presque la troisième, la plus proche de Sharina. C’était une cachette qui en valait une autre. Sharina toucha le couteau pewle puis escalada les pierres entassées devant l’entrée au plus haut de l’arche à encorbellement. Elle montait en s’aidant des mains et des pieds, s’accrochait à des troncs à l’écorce râpeuse pour trouver un appui tandis que ses pieds se posaient dans des interstices dans les visages sculptés de singes, lézards et autres créatures moins faciles à identifier. Une autre tête de serpent se dressait au sommet du monticule pentu. Sharina se glissa derrière et disparut dans les ténèbres du bâtiment. Les débris empilés formaient une pente encore plus abrupte de ce côté. Afin de ne pas tomber la tête la première, Sharina saisit une encoche qui, dans un autre âge, avait dû recevoir un chambranle de bois. Elle se retourna avec précaution et trouva des points d’appui pour ses pieds qui lui permettraient d’attendre juste en dessous de l’ouverture, son couteau tiré. Elle ouvrit la bouche pour que son souffle court ne la trahisse pas. Les villageois sauraient où elle était dès que l’un d’eux tenterait de se glisser par ce trou. Mais ils devraient venir vers elle l’un après l’autre, à moins de préférer chercher à détruire un amas de pierres dures figées ensemble par un réseau de ronces et de racines d’arbres. Ce ne serait un travail ni rapide ni facile, même de jour. Personne ne passerait par le trou existant tant que Sharina attendrait avec un couteau qui pouvait percer un arbuste gros comme le poignet d’un seul coup. Elle sourit avec une joie sinistre. Elle ne leur avait pas demandé de devenir ses ennemis. Les battements violents et fébriles du cœur de Sharina s’apaisaient lorsqu’elle entendit les premiers poursuivants arriver. Elle percevait des voix, toutes masculines, se disputer sur un ton nerveux et essoufflé. Elle ne distinguait pas les paroles. Ils semblaient encore assez loin d’elle. Sharina décida que voir son ennemi valait une légère prise de risque et leva lentement les yeux par-dessus le monticule de débris. Le faible éclairage et les pierres pâles de la ruine voileraient les lignes de sa silhouette même si l’un des villageois regardait directement dans le trou. Comme elle l’avait pensé, ses poursuivants s’étaient arrêtés aux colonnes de l’entrée. Ils jetaient des regards par l’ouverture tout en tâchant de rester à distance de la tête de serpent. Il y avait six jeunes gens et un homme avec une barbe grise et des muscles saillants sur les bras et les cuisses. D’autres villageois arrivaient pendant qu’elle les observait. La dispute continuait, visiblement sans issue. Chaque nouvel arrivant donnait son avis ; ceux qui étaient déjà là répondaient sur des tons de plus en plus agacés. La lumière baissait. L’homme plus âgé s’accroupit avec un couteau de silex et une poignée de branchettes souples ramassées le long du boulevard. Il arrangea un petit feu et frappa sèchement le bout d’un briquet à piston. Il répandit les braises d’amadou chauffées par le choc sur les brindilles et souffla pour aviver la flamme. Les guerriers arrivèrent, suivis de leurs assistants, et d’un bon nombre des femmes du village. Chaque combattant portait sa propre lance, mais d’autres étaient chargés des casques ; ils avaient dû abandonner les boucliers de cuir près de la palissade. Une armure de combat complète n’était pas nécessaire à trois guerriers pour faire face à une femme seule. Les combattants passèrent les casques de bronze et ajustèrent les réseaux de bandes de cuir qui adoucissaient le contact du métal sur leurs crânes. L’homme aux cheveux gris se leva avec une branche de pin enflammée et la tint à bout de bras tandis qu’il observait le passage où se terrait Sharina. Elle se retint de se baisser à l’abri : un mouvement la trahirait alors que le mauvais éclairage la dissimulait suffisamment. L’homme sourit. Il n’avait pas pris part à la conversation qui courait parmi les autres villageois. S’ils continuaient la poursuite, elle devrait avant tout se méfier de lui. Elle soupçonnait qu’il était un chasseur bien trop habile pour opter pour un assaut frontal, mais ses compagnons choisiraient sans doute cette stratégie. L’un des guerriers avança à grands pas. Il cria et projeta sa lance sous l’arche, mais il prit garde – très soigneusement – de ne pas poser un pied en travers de la ligne que délimitait autrefois la porte. Le guerrier, qui continuait à lancer des invectives inarticulées, recula. Sharina regarda derrière elle. Ses yeux s’étaient suffisamment adaptés aux ténèbres pour qu’elle distingue la pièce, vide à l’exception de quelques pierres tombées du toit et une couche du stuc qui avait jadis recouvert les surfaces intérieures. Un mur de séparation avec une ouverture formée de deux piliers et un linteau coupait la pièce de la partie suivante du bâtiment. Il s’agissait sans doute de la salle où donnait le passage du milieu des trois portes extérieures. Dehors, les voix s’élevèrent de nouveau. Sharina dressa la tête avec précaution. Les villageois essayaient d’allumer des torches improvisées à partir de la branche de pin embrasée que l’homme aux cheveux gris avait plantée dans le sol. Il semblait être le seul homme présent réellement à l’aise dans les bois. Le visage de pierre, il regardait avec stupeur ses compagnons tenter d’embraser des morceaux de bois tombés qui avaient pourri sur le sol gorgé d’eau et des morceaux d’arbustes trop verts pour brûler à moins d’être plongés dans un brasier infernal. Les villageois refluèrent vers la route par laquelle ils étaient arrivés. Le guerrier qui arborait une plume de paon agita sa lance en direction des ruines et beugla avec un accent épais : — Va brûler en Enfer, suppôt du Dragon ! Il se détourna et adressa un ordre sec à l’homme âgé. Celui-ci hocha la tête et récupéra le pin enflammé. Il jeta un dernier regard, long et intense, vers la cachette de Sharina, et reprit la route de la colonie, la torche levée devant lui. Il éclairait la route des guerriers, mais il leur faudrait de la chance pour ne pas tomber face contre terre s’ils n’ôtaient pas leurs casques. La lumière disparut rapidement entre les arbres. Les villageois grommelaient lorsqu’ils heurtaient des troncs ou trébuchaient dans les ronces qui s’accrochaient à eux. Sharina était certaine qu’ils avaient abandonné la poursuite, mais elle attendit près de la sortie de sa cachette le temps que la lune monte encore dans le ciel de la largeur de deux doigts, bras tendu. Elle soupira et remit le couteau pewle au fourreau, puis elle descendit du monticule vers l’intérieur de la pièce. Elle avait soif et aurait probablement faim d’ici le matin, mais elle ne pouvait pas partir en reconnaissance de nuit. Au mieux, elle perdrait son temps, et elle avait de grands risques de se tordre une cheville, ou pire. Les villageois installés de l’autre côté de l’isle craignaient l’oiseau reptilien qui l’avait portée ici, ils craignaient cet endroit et ses sculptures de serpents, et ils craignaient Sharina elle-même. Si la jeune fille avait été d’humeur plus charitable, elle aurait dit qu’elle ne leur en voulait pas, mais cela aurait été mentir sur ses sentiments. La porte intérieure était un rectangle de lumière plus faible qu’un feu follet. Sharina fronça les sourcils. Les rares éclats de lune qui traversaient le feuillage soulignaient à peine les contours du passage par lequel elle s’était glissée. Le toit d’une pièce plus éloignée s’était-il écroulé, laissant la pièce à ciel ouvert ? Sharina avança sur les vestiges sablonneux de stuc jusqu’à la porte de communication. Avec précaution, elle passa sur une stèle tombée de sa niche dans le mur et réduite en pièces sur le sol. La pierre était sculptée sur les deux faces. Elle pénétra dans la pièce centrale. La lumière – trop faible pour être qualifiée de « lumière » si elle n’était comparée aux ténèbres absolues qui l’entouraient – provenait de la porte de l’autre côté. Contre le mur du fond de la salle se dressait une statue de jade lisse comme du beurre qui faisait face à l’ouverture vers l’extérieur, désormais bloquée par les gravats. La silhouette sculptée faisait deux fois la taille de Sharina : elle était plus grande que le modèle, sans doute, mais cela n’était pas certain. La statue ne représentait pas un homme mais une créature écailleuse d’allure humanoïde, avec des dents pointues et une mâchoire reptilienne. Les yeux en cristal de roche scintillaient en direction de Sharina. L’éclairage ne lui permettait pas d’en être certaine, mais il lui sembla que le reste de la sculpture était taillé dans un seul bloc. Suppôt du Dragon, songea-t-elle. Elle dépassa la statue. L’image de pierre n’essayait pas de la tuer, contrairement aux humains à l’extérieur. Les chauves-souris ne nichaient pas dans l’intérieur sec du bâtiment comme Sharina l’aurait pensé. Elle aurait senti leur présence même si les créatures avaient déjà été parties chasser. L’air avait un parfum sec qu’elle ne parvenait pas à identifier ; ce n’était pas une odeur végétale et elle pouvait fort bien provenir de la pierre elle-même. L’un des jambages intérieurs s’était affaissé en travers de l’ouverture. Sharina se pencha pour éviter l’obstacle et passa dans la troisième pièce. Le toit était intact, la porte de sortie une masse compacte de racines et de gravats. La lumière – bleue, si tant est qu’elle soit colorée – provenait d’une alcôve dans le mur du fond. Des formes bougeaient à l’intérieur, du moins semblait-il. Sharina avança. Elle tira doucement le couteau pewle du fourreau sans agir consciemment. Tandis qu’elle s’approchait, elle distinguait le dessin d’une maçonnerie étroite, sans mortier, derrière la lumière. L’alcôve ne se trouvait pas réellement devant elle. Sharina se retourna brièvement, au cas où elle se serait trouvée à contempler le reflet d’une lumière derrière elle. Mais il n’y avait que le passage, si flou qu’elle ne distinguait pas le jambage qu’elle savait traverser l’issue. Elle regarda de nouveau devant elle, plus intriguée qu’effrayée et vit – dans/sur/à travers le mur solide – une silhouette assise derrière un bureau. Elle avait la taille et la forme d’un homme, mais elle était reptilienne et ses yeux brillaient doucement d’une flamme bleue. — Hey ! cria Sharina qui leva le couteau, prête à fendre le crâne de la créature si celle-ci l’attaquait. — Je ne suis pas votre ennemi, Sharina os-Reise, dit la créature. Sa bouche dénuée de lèvres bougeait, mais les mots résonnaient dans l’esprit de la jeune femme. Les paroles étaient empreintes d’une fraîcheur sèche qui lui rappelait le parfum qu’elle avait remarqué en parcourant le bâtiment. La créature fit un geste de sa main à trois doigts. Un banc de pierre se dressait contre le mur du fond de la pièce, en diagonale à côté du bureau fait d’ombres et de lumière. — Pourquoi ne pas vous asseoir ? demanda la voix froide. J’ai une proposition à vous faire. Colva enlaça le bras gauche de Cashel tandis qu’ils remontaient le chemin pour sortir du bois silencieux. — J’ai tellement de chance que vous soyez arrivé pour me sauver, dit-elle. Aucune récompense ne sera suffisante pour un héros tel que vous. Le bras de Cashel était aussi rigide que le bâton qu’il tenait de l’autre main. Il pouvait difficilement la chasser. De plus, il ne le souhaitait pas. — Je ne suis pas un héros, marmonna-t-il. Le palais de Landure était un haut bâtiment austère bâti au sommet d’un rocher escarpé, en haut d’une pente douce et herbeuse. La façade était plate, mais les côtés et l’arrière formaient un demi-cercle en courbe douce, comme s’il s’était agi d’un arbre gigantesque coupé en deux dans la hauteur pour fournir les planches d’une route immense. Les étages supérieurs se détachaient de la pente légèrement tournée vers l’intérieur de la roche, comme une sorte de tour, mais le toit en dôme n’était pas tout à fait aussi haut que le rocher derrière. Le panorama sur la vallée devait être remarquable, mais Cashel ne distinguait aucune fenêtre, à moins que les encoches étroites qu’il apercevait aient percé toute l’épaisseur du mur. Qu’il s’agisse ou non d’ouvertures, il s’agissait des seuls ornements de la construction austère. Colva le tira légèrement en avant. Tous deux s’étaient arrêtés en voyant la tour. — Il l’a bâtie comme un pic pour solidifier la structure de ce plan, dit-elle d’une voix détachée. Mon mari Landure, je veux dire. Qu’en pensez-vous, Cashel ? Le jeune homme se racla la gorge. — Eh bien, c’est intéressant, répondit-il. Il ne trouvait rien d’autre à dire. Le bâtiment était aussi massif et utilitaire qu’une auge. Cashel le sentait, sans savoir vraiment pourquoi. — Hum, allons-nous entrer ? Il lui tardait de boire quelque chose, du babeurre si possible. Une bataille lui desséchait la gorge, même sans crier. Mais en y repensant, il avait probablement crié. Il ne se rappelait jamais tout ce qui s’était passé, une fois l’affrontement terminé. — Oui, bien sûr, Cashel, répondit Colva en serrant de nouveau son bras. Nous y allons dès maintenant. La porte, encastrée dans la façade droite du palais, était assez haute pour qu’un homme de grande taille puisse passer sans encombre mais elle n’était pas destinée à impressionner les invités. De loin, Cashel avait pensé qu’elle était en bois noirci par le temps, mais il s’apercevait à présent qu’elle était sertie d’argent ou d’un autre métal qui noircissait sans pourrir sous les intempéries. La poignée, une barre verticale, scintillait là où les mains des visiteurs l’avaient polie. — Ouvrirez-vous la porte pour moi, Cashel ? demanda Colva. Elle sourit, la tête penchée sur le côté. Le bout de ses doigts frôlait son biceps gauche comme une gaze ondoyante. — Comment ? répondit Cashel. Oh, oui, bien sûr, pardon. Il secoua la tête, furieux contre lui-même. Il n’avait pas les idées claires. Il s’attendait que Colva pousse la porte parce qu’il s’agissait de sa maison, sans se rappeler qu’elle n’était qu’une petite chose fragile. La porte était aussi lourde qu’elle en avait l’air. Cashel poussa doucement, d’une façon égale. Il ne poussait jamais d’un coup un poids important pour ne pas se rompre l’un ou l’autre muscle du dos. Un bruit de succion et de relâchement retentit ; le panneau bougea aussi doucement que du lait versé d’un seau. Cashel se demanda comment la porte était fixée pour tourner sans attaches distinctes. — Merci, Cashel, dit Colva qui entra en enjambant largement le seuil. Le linteau, les jambages, le meneau, tout était du même métal doux que la porte, mais le panneau n’avait pas de loquet. — Il n’y a pas de verrou, dit Cashel qui s’arrêta pour examiner la porte. Les maisons les plus solides du bourg avaient des serrures à gorges et broches, et même les portes des huttes les plus pauvres étaient dotées de barres intérieures. — Les créatures de l’Outre-monde ne pouvaient ouvrir la porte, expliqua Colva qui couvait l’intérieur du palais d’un regard brillant d’avidité. Landure ne craint rien d’autre. — Mais lorsque vous êtes seule ?… demanda Cashel. Il entra, levant ses pieds nus comme l’avait fait Colva pour ne pas toucher l’encadrement de la porte. Elle souhaitait peut-être préserver ainsi la fermeture étroitement scellée du métal contre le métal. — Oh, vous parlez du monstre qui me poursuivait ? dit-elle avec un sourire. Il m’a surprise dehors, voyez-vous. Mais vous êtes arrivé pour me sauver, mon héros. Elle le toucha de nouveau doucement. Cashel ne savait pas comment prendre le… badinage de la femme. Il avait l’habitude de ne pas comprendre les plaisanteries des autres. Mais il n’était pas certain que Colva plaisante. Pas vraiment. Il s’éclaircit la voix. — Pouvez-vous me donner quelque chose à boire ? demanda-t-il. De l’eau conviendra parfaitement. J’ai vraiment soif. — Bien sûr, murmura la femme. Elle détailla la pièce avec le regard brillant d’une souris qui découvre un garde-manger puis se dirigea à petits pas rapides vers un seau métallique. Cashel regarda aussi autour de lui et tâcha de ne rien heurter de son bâton. Il avait du mal à distinguer dans la pièce ce qui était réel et ce qui n’était finalement qu’un reflet. Les ouvertures sur les côtés du bâtiment étaient bien des fenêtres, finalement. En tout cas, la lumière filtrait à travers, mais pas en rayons comme par les volets ouverts d’une ouverture normale. Des mèches de couleurs pures emplissaient l’air. Elles se superposaient parfois pour créer une troisième nuance, parfois elles restaient aussi discrètes que les pierres carrées de la digue du hameau de Barca. Cashel tendit la main et contempla les teintes, rouge, bleu, jaune pâle comme du miel de trèfle, qui glissaient à travers sa peau. Il lui semblait qu’il aurait dû pouvoir toucher des couleurs aussi intenses, mais elles étaient aussi légères que toute autre lumière. Cet effet mettait Cashel mal à l’aise, mais cela n’avait rien d’extraordinaire. Il s’était déjà senti mal à l’aise à des banquets officiels de Valles. L’intérieur du palais se présentait comme une seule pièce en demi-cercle. Le plafond montait jusqu’à… Cashel prit le temps de comparer la hauteur de la pièce avec celle de la tour. Il ne pouvait pas se baser sur des chiffres comme Garric et Sharina, mais il aurait été incapable d’abattre des arbres comme il le faisait s’il n’avait pas su déterminer la taille exacte du tronc et quel arc suivrait ses branches amples au moment de la chute. La démarche était la même ici. Le plafond mesurait – Cashel étendit les doigts de sa main gauche, les ferma, et étira de nouveau l’index et le majeur – sept fois sa taille. Vu de l’extérieur, le bâtiment comptait encore deux fois sa taille pour atteindre le haut du toit voûté. Cela signifiait qu’il y avait un étage au-dessus de celui-ci – peut-être une grande chambre à coucher, même si cette organisation lui semblait étonnante pour un palais. Un escalier étroit et pentu suivait l’arc du mur et s’élevait jusqu’à une ouverture dans le toit. Il n’y avait pas de rampe. — Tenez, Cashel, dit Colva qui revint vers lui avec une carafe et une seule coupe de cristal. Plusieurs nuances de lumière passaient sur son visage, le teintaient de violet, d’orange et soudain, les véritables couleurs de ses traits se trouvèrent remplacées par leur équivalent négatif. Ses dents étaient noires, sa peau grise nuancée d’ambre et ses cheveux d’un vert sylvestre, sombre et profond. Elle sourit et emplit la coupe d’un liquide qui n’avait pas davantage de nuance que la carafe de cristal de roche. — À votre santé, mon héros, dit-elle. Elle avala une petite gorgée à la coupe et la tendit à Cashel. — Est-ce de l’eau ? demanda-t-il. Mais cela n’avait aucune importance, sa gorge était si sèche qu’il coassait comme une grenouille. Le liquide était frais et rinça sa bouche avec une douceur pétillante. Il avala la boisson et sentit la chaleur et le bien-être envahir doucement son corps. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en abaissant la coupe. Ce n’était certainement pas du vin ; il y avait déjà goûté et n’avait guère apprécié. Cela ressemblait davantage à de l’eau, si l’eau avait pu être… eh bien… vivante. — Aimez-vous cela, Cashel ? demanda la femme. Reprenez-en. Elle emplit de nouveau la coupe. Cashel voulut protester, mais il aimait vraiment cette saveur. Et il avait très soif. Cashel vida la seconde coupe. Il essaya de déguster le contenu, mais lorsqu’il abaissa le verre, il avait déjà avalé la moitié du liquide. Colva lui sourit et versa la moitié manquante dans la timbale de cristal. Le sol avait une bordure de mosaïque large comme un bras d’homme sur laquelle oiseaux et animaux s’ébattaient dans une forêt semblable à celle de l’extérieur. Le dessin semblait réel et vivant, bien que réalisé avec de simples pièces colorées. Cashel sentit le mal du pays le saisir à la vue d’un moqueur polyglotte sur la branche d’un cornouiller qui lançait des cris silencieux vers un écureuil monté à la moitié du tronc. S’il avait cru ses yeux, il aurait pu se pencher et toucher l’écorce rude de l’arbre et non des morceaux de verre et de marbre colorés. L’image centrale était aussi réaliste que la bordure sylvestre. Elle représentait des épées de lumière qui chassaient des monstres vers le portail de bronze que Cashel avait découvert à son arrivée dans ce monde. Les créatures grimaçantes retranchées dans le cercle de feu comptaient des bêtes qui semblaient formées de morceaux disparates d’autres animaux, mais d’autres semblaient humaines, comme l’homme que Cashel avait tué pour sauver Colva. Certaines étaient d’allure humaine, mais trop minces et charmantes pour être humaines ; et, à en croire ce qui transpirait de leur regard, trop maléfiques pour exister. Cashel déglutit. Il avait encore vidé sa coupe. — Qui a réalisé ce sol ? demanda-t-il. Il s’étonna d’avoir prononcé ces mots d’une voix aussi inarticulée que celle qu’il entendit. — Landure lui-même, répondit Colva. Mon mari. Elle posa les doigts sur le côté du cou de Cashel et le mena vers ce qui semblait être un canapé. Il sentait les pulsations de son sang sous le contact délicat des mains de Colva. — Venez vous asseoir, invita-t-elle. Les meubles de Landure étaient aussi sobres que l’architecture du palais. Les pieds arqués étaient en bronze teinté de lavande là où une touche de blanc éclairait une extrémité. L’assise était de même matière, bordée mais sans coussin. L’ensemble semblait très inconfortable et dangereusement fragile. — Cela peut-il, heu, supporter mon poids ? demanda Cashel. Il ne voulait pas se plaindre, mais il ne tenait pas davantage à réduire en miettes les meubles de son hôte. Il se demanda si Landure était un petit homme malingre. L’équivalent masculin de Tenoctris, fragilisée par l’âge. — Bien sûr, Cashel, répondit Colva en le faisant asseoir près d’elle. Les pieds du canapé raclèrent le sol de pierre, mais supportèrent le poids sans problème. Cashel regarda autour de lui pour ne plus penser à la chaude présence à son côté. Les rares autres meubles ressemblaient au canapé. Au centre de la pièce se trouvait un bureau avec un tabouret aux pieds filiformes pour s’asseoir devant. Un codex à fermoirs d’argent couvert de cuir gris écailleux était posé, fermé, sur la surface inclinée du secrétaire. Colva avait pris la liqueur dans un coffre qui lui arrivait à la taille. D’autres malles semblables s’alignaient contre le mur incurvé. Elles étaient en bronze, comme les autres meubles, et décorées de scènes de la vie sylvestre. Dans les demeures de Valles, Cashel avait vu des tapisseries et des lambris sculptés de chasseurs et leurs proies, mais les dessins choisis par Landure représentaient des oiseaux et des animaux dans des scènes de leur vie quotidienne, sans humain. Les panneaux n’étaient pas exactement paisibles : Cashel, comme tout homme de la campagne, savait qu’il y avait rarement une véritable paix dans la nature. Ici, une belette se jetait à la gorge d’un lièvre, là un serpent noir glissait vers le nid d’un roitelet des haies tandis que les parents volaient autour du reptile en poussant de hauts cris. Mais il s’agissait de la violence de la nature, pas des hommes. Au niveau de la moitié du mur de la haute pièce, des perles de métal tournaient doucement sur leur propre axe, autour d’autres perles, et, ensemble, autour d’une boule d’or scintillante au centre. L’étrange éclairage ne permettait pas à Cashel de déterminer le nombre de perles, mais il devinait qu’il y en avait au moins une dizaine. Il ne distinguait aucun fil pour les tenir. Sa vision se troubla. Il grommela et se frotta les yeux. La coupe de cristal tinta sur le sol. Il avait oublié qu’il la tenait. Était-elle brisée ? Les vagues d’étourdissement se dissipèrent. Cashel se leva en appuyant son bâton sur le sol. — Je crois que je suis fatigué, dit-il d’une voix pâteuse. Est-ce que vous auriez une remise où je pourrais dormir ?… Colva s’était appuyée contre lui. Elle se redressa souplement pour ne pas basculer lorsqu’il retira son épaule. Elle se leva avec la grâce de la brume qui se dissipe au matin. — Non, Cashel, vous prendrez le lit de mon mari. Il l’aurait exigé, pour le héros qui m’a sauvée. — Je n’ai besoin de rien, rien que le sol nu, marmonna Cashel, qui se sentait toutefois trop fatigué pour s’opposer davantage à la femme. Elle le guida de la main gauche vers l’escalier en courbe. Elle garda le bout des doigts sur le poignet tendu de Cashel. L’épaule droite de Cashel se trouverait contre le mur lorsqu’il monterait. Il fit passer son bâton dans sa main gauche. Colva se tourna de côté pour que sa main droite tienne celle de Cashel. Elle montait la première car les marches n’étaient pas assez larges pour leur permettre d’avancer côte à côte. Cashel cligna des yeux pour chasser l’étourdissement qui le gagnait. Il n’était pas inquiet à l’idée de tomber. Il avait traversé des rivières sur des bûches déposées par les crues dans des états de fatigue tels qu’il n’aurait su dire s’il faisait jour ou nuit. Il continuait pourtant, un pied devant l’autre, même lorsque son esprit n’était plus qu’un murmure sourd. Le contact des doigts de Colva semblait être un bracelet de charbons ardents. Cashel se demanda si c’était le combat qui l’avait épuisé ainsi, où si la chaleur du liquide cristallin de la carafe à décanter y était pour quelque chose. Ils atteignirent le palier. Cashel leva le pied pour franchir une marche inexistante et il trébucha lorsqu’il le reposa sur le sol de l’étage supérieur du palais. Sa vision se fit plus nette. Il n’avait pas fermé les yeux, mais il ne regardait pas vraiment autour de lui. Il laissa tomber son bâton sur le sol et l’écho répéta le bruit sec. Colva sursauta et se retira, surprise par le bruit ou les larges étincelles rouges soulevées par le contact de la virole de fer avec la pierre. Le ciel nocturne scintillait au-dessus de lui. — Où est le plafond…, commença Cashel qui comprit en entendant ses propres paroles qu’il contemplait le dôme piqueté de points scintillants qui figuraient les étoiles, et non la véritable voûte céleste. Mais les constellations étaient représentées exactement où elles devaient se trouver ; et tandis que Cashel contemplait le plafond bouche bée, une étoile filante traversa le fond noir aux reflets violets avant de disparaître. À moins que cela n’ait été qu’un éclat de lumière dans ses yeux, un autre signe de son immense fatigue ? — Voici votre lit, Cashel, dit Colva d’une voix semblable au miel chaud. Le lit de Landure, le vôtre pour cette nuit. Le seul meuble de la pièce était un canapé de métal semblable à celui de la pièce précédente. Le bronze fin était aussi souple qu’un lit de branchettes de saule, malgré l’absence de couverture ou de tout autre drap. Ce canapé avait un repose-tête sculpté en forme de U à une extrémité. Un homme allongé dessus pouvait contempler le faux ciel, les pieds sur la surface plate de la couche, là où le sud se trouverait à l’extérieur. — Je ne peux pas prendre votre lit, marmonna Cashel. Il pouvait se blottir sur le sol de pierre. Au hameau de Barca, il dormait dans la cuisine du moulin et laissait la chambre de l’étage à sa sœur Ilna. — Ce n’est pas mon lit, Cashel, corrigea la femme. Il s’agit de celui de Landure, et il est le vôtre ce soir pour m’avoir sauvée. — … Je ne peux pas…, répéta Cashel, mais Colva le menait vers la couche et il était si épuisé qu’il ne pouvait que suivre. Il s’assit et entendit les pieds de bronze crisser comme des insectes de la forêt. Colva posa une main, puis les deux, sur le front de Cashel, très doucement. Après un instant, il se laissa aller et s’allongea. Il parvint encore à se demander pourquoi le lit n’était pas assez large pour deux personnes, mais il s’endormit avant de sentir sa tête toucher l’oreiller de métal. Cashel rêvait. Il était une statue, allongée dans une plaine déserte. L’homme qu’il avait tué devant les portes de bronze était un géant, debout devant lui, qui l’injuriait d’une voix forte. Cashel ne comprenait pas les paroles. Peut-être ne s’agissait-il que de sons tonitruants, une expression de sa colère, sans aucun sens. Un diablotin de lumière violette sautillait autour du géant, et son visage semblait fait de verre brisé. Parfois, il se glissait près de Cashel et se moquait de lui avec un rire caquetant, puis il retournait à sa place en un éclair. Lorsqu’il se tournait de côté, il disparaissait comme un simple reflet. La lune se leva. Sa lumière froide pénétrait le géant et le lutin dansant et les privait de couleur. Le géant leva le poing avec rage, mais sa chair devint transparente, et bientôt, ses os se fondirent dans les ombres également. Les deux créatures avaient disparu. La lune s’éleva plus haut au-dessus de la plaine silencieuse. L’air était très froid. La lune adoptait des traits humains et se transformait en un visage de femme, souriante. Cashel était certain de la connaître, mais il ne parvenait pas à associer un nom à ses traits pour le moment. Il n’était qu’une statue tombée, et il se sentait gelé. Un crâne ailé surgit de la nuit en faisant grincer ses dents l’une contre l’autre. Il mordit Cashel et disparut ; envolé, effacé en un éclair. Ses dents brûlaient comme le fer congelé. Il y eut soudain d’autres crânes. Les ailes murmuraient dans le ciel et il entendait leurs dents cliqueter, mais il ne les voyait plus. Ils mordaient et disparaissaient, et prélevaient à chaque attaque une parcelle de la vie de Cashel. Il essaya de les frapper de la main, mais ses bras refusaient de bouger. Le rire de la lune roulait dans la nuit, un chapelet de perles argentées. Les beaux yeux de la femme brillaient de convoitise ; convoitise et triomphe, et lorsque son sourire s’élargit, Cashel vit les pointes de ses dents. Les membres de Cashel étaient de pierre, froids comme de la poussière d’étoiles, mais il ne laisserait pas ces choses se jouer de lui. Il bondit en avant et sentit son corps trembler sous l’effort pour bouger. Il tendit les mains pour étouffer le visage hilare, sans corps. Il y avait quelque chose de sinueux entre ses doigts. La chose se détacha, mais Cashel était réveillé à présent. Il était tombé du canapé de bronze. Il s’assit sur le sol de la chambre de Landure, à demi agenouillé, sous la faible lueur du ciel fictif. La chose qui disait se nommer Colva se tordait en s’éloignant de lui. Ses traits étaient plus délicats que ceux d’un humain, et ils semblaient exclure le plus mince soupçon de bonté. La créature était chauve et des tentacules de lumière grise jaillissaient de son crâne nu, tâtonnant encore vers Cashel comme des sangsues attirées par l’odeur du sang. Cashel se dressa. Son bâton reposait en travers du lit. Il le saisit et le contact du doux noyer blanc sembla le purifier. Colva rit et écarta les bras. Son corps nu était aussi asexué que celui d’une grenouille. La masse grise de sa tête se tendit vers Cashel comme autant de tentacules d’ammonite jaillissant vers une proie. Cashel abattit son bâton dans leur direction. Là où les membres grisâtres touchèrent la virole de fer, elles se tordirent comme des limaces au soleil. Le jeune homme fit un pas en avant. Colva poussa un cri strident de consternation et de terreur soudaine. Cashel prépara son bâton pour le coup droit de l’embout de fer qui écraserait cette chose contre le mur derrière elle. Le monstre se précipita dans l’escalier et disparut. Cashel, son bâton levé pour ne pas perdre l’équilibre, se précipita à sa suite. Il était faible, peut-être plus faible qu’il ne l’avait jamais été depuis l’enfance, mais il avait encore assez de force pour terminer le combat avant de mourir. Colva hurla en courant parmi les rayons de lumière pure. Les tentacules gris phosphorescents de son crâne brûlèrent comme de la paille sèche dans un feu de joie. Elle trébucha au bas des marches et se rattrapa avec un geste vif et souple digne d’un serpent. Cashel la suivit. Il heurta le secrétaire et l’entendit tomber sur le sol comme un carillon furieux. Il resta concentré sur sa tâche, et écrasait tout ce qui se trouvait sur son passage. Colva atteignit la porte. Le panneau d’argent était toujours ouvert, comme elle l’avait laissé lorsque Cashel avait poussé la porte pour la laisser entrer. Elle bondit, mais le combat l’avait également affaiblie. Sa main effleura le jambage d’argent. Elle hurla. Un grésillement retentit, comme du bacon sur un grill, et une puanteur emplit l’air, digne d’un sépulcre ouvert. Elle disparut dans la nuit en titubant et en hurlant de douleur et de rage. Cashel atteignit la porte et se sentit soudain repoussé en arrière. Il tenait son bâton à l’horizontale devant lui. Il murmura, le souffle court : — Duzi, aide-moi… Mais il n’avait plus besoin d’aide. Il n’avait besoin que de sommeil à cet instant. Cashel sentit son corps s’affaisser sur le sol accueillant. Il tenait toujours fermement son bâton, en travers du seuil. Chapitre 9 La conscience de Garric surgit au cœur du sommeil et se précipita à la surface de son être comme un plongeur de grand fond qui remonte hors de l’eau au plus profond de laquelle il s’est immergé. Son esprit était saturé d’un torrent d’images récentes, le visage d’Ansalem, les derniers mots du magicien à l’instant de leur séparation. Le roi Carus était une présence en lui et n’était plus debout à son côté tel un champion. Liane prit les mains de Garric dans les siennes. Sa peau était gelée, comme s’il s’était trouvé pris dans une tempête de neige, loin de tout abri. — Tenoctris a dit que nous ne devrions pas te réveiller, murmura Liane. (Elle regardait le sol, s’efforçant de transmettre sa chaleur en massant les doigts gelés.) Je n’ai su que tu respirais que parce que tu as provoqué de la buée sur le petit miroir que j’ai tenu devant tes lèvres. — Je n’étais pas certaine que nous allions réveiller davantage que ton enveloppe corporelle, expliqua la vieille magicienne d’un ton d’excuse. La personne qui t’a appelé hors de ton corps était trop puissante. Était-ce encore Ansalem ? — Oui, répondit Garric. Il se demanda combien de temps il avait rêvé. Tenoctris avait fait apporter un brasero dans la pièce et avait inscrit des mots de pouvoir sur les charbons qui se consumaient. Garric se leva et s’étonna que sa tunique ne lui paraisse pas plus réelle que le reflet qu’il portait en rêve. La laine de chèvre finement tissée avait la même texture douce… — En tout cas, j’ai été mené à lui, ajouta-t-il. Ansalem n’a pas dit qu’il m’avait fait venir. Les volets de la pièce étaient ouverts et le soleil était haut dans le ciel. Liane était certainement venue trouver Garric à la lumière des chandelles avant l’aube pour commencer le travail et l’avait trouvé… Garric eut un sourire sinistre. Presque mort, apparemment. Elle avait dû faire appeler Tenoctris immédiatement. Garric toucha les mains des deux femmes et dit : — Je suis désolé de vous avoir fait peur. Je ne pense pas qu’Ansalem veuille causer le moindre mal, même s’il peut faire des erreurs. C’est pourquoi il dort, seul dans une ville qu’il a isolée du cours du temps il y a mille ans. — Isolée du cours du temps ? coupa Tenoctris. Qu’a dit Ansalem, exactement ? Des serviteurs attendaient contre le mur de la chambre. Tenoctris fit un geste de la main et deux pages saisirent le trépied sur lequel reposait le brasero avant de disparaître avec l’installation, à petits pas rapides. Contrairement à Garric et ses amis du hameau de Barca, les deux femmes avaient appris depuis l’enfance à gérer une maison avec l’aide de domestiques. Garric aurait retiré le brasero lui-même, sans y penser, ce qui aurait sans doute scandalisé les serviteurs. Garric se racla la gorge et fouilla ses souvenirs à la recherche des paroles exactes. — Il a dit qu’il avait retiré Klestis de ce plan du cosmos à la mort de Carus, dit-il. Il voulait déplacer la ville et ses habitants à notre époque pour ne pas subir le chaos qui s’annonçait il y a mille ans, mais il est tombé d’épuisement et s’est endormi avant d’y parvenir. Et pendant son sommeil, ses acolytes l’ont enfermé dans sa chambre pour qu’il ne se réveille jamais. Est-ce que vous y comprenez quelque chose ? Tenoctris hocha la tête. Un tabouret pliant aux pieds d’ivoire, avec une assise en brocart de soie, se trouvait près de l’endroit où le brasero avait été déposé. Elle tendit la main pour repérer où il était et s’assit avant qu’un serviteur ait le temps de rapprocher le siège. — Tout cela est plausible, dit Tenoctris en hochant la tête. Mais… imagine qu’Ansalem t’ait annoncé qu’il avait dansé sur la pointe des pieds en tenant son palais sur le dos. Ce que tu viens de me raconter est bien plus remarquable. A-t-il mentionné quelle source de pouvoir il utilisait ? Garric fronça les sourcils et tenta de se concentrer. — Il a dit qu’il s’était servi de son amphisbaena, répondit-il. C’est un… — Je sais ce qu’est un amphisbaena, coupa la vieille femme avec une rudesse inhabituelle chez elle. (Les paroles de Garric avaient dû profondément la toucher.) Mais il a dû l’acquérir après ma visite. Et il a dit que ses acolytes l’avaient piégé ? — Il pensait que c’était certainement le cas, confirma Garric. Il a dit que le seul moyen de l’atteindre était l’amphisbaena, mais que la créature se trouvait dans… dans le sort, avec lui. Liane avait lâché la main gauche de Garric, mais elle continuait à masser l’autre de ses deux mains. Le sang avait reflué dans ses membres et il ne frissonnait plus. — Pauvre Ansalem, souffla Tenoctris. C’était vraiment un homme innocent. Il aurait dû comprendre qu’aucun magicien qui se joignait à lui ne pourrait échapper au pouvoir des artefacts qu’il considérait comme des jouets. — Si Ansalem avait été assez en contact avec le monde réel pour comprendre les faiblesses humaines, demanda Liane, aurait-il été en sécurité, Tenoctris ? Tenoctris hocha la tête pour montrer qu’elle comprenait le point de vue de la jeune femme. — Non, admit-elle. Et si je commence à souhaiter que les choses soient différentes de ce qu’elles sont, il y a des questions bien plus importantes à considérer que les connaissances d’Ansalem sur la nature humaine. — Que pensez-vous qu’il soit arrivé aux acolytes ? demanda Garric. Lorsque j’étais là-bas, le palais était vide, à l’exception d’Ansalem lui-même. Tenoctris haussa les épaules. — Il s’agissait de puissants magiciens, surtout Purlio, dit-elle. Et la chambre d’Ansalem regorgeait d’artefacts qui pouvaient décupler les pouvoirs de leurs sorts. Elle regarda le jardin ensoleillé par la fenêtre. — Je m’inquiète pour les objets eux-mêmes, ajouta-t-elle. Certains n’étaient effectivement que de jolies babioles. Il y avait une boîte à musique qui suscitait des visions d’un certain endroit, selon l’air que les clés commandaient. Mais il y avait d’autres choses… La vieille femme frissonna. Garric s’approcha du tabouret et lui posa les mains sur les épaules, un symbole de la force qu’il lui offrait lorsqu’elle en avait besoin. — Il y avait la coquille d’un Grand Ancien, reprit Tenoctris, transformée en marcassite. C’était un objet d’un grand pouvoir, maléfique. Si un magicien l’utilisait, je… Tenoctris écarta les bras et leva les paumes. — J’ignore ce qui se produirait, dit-elle avec un sourire ironique, mais je sais que cela ne nous plairait guère, mes amis. La vaste tente du seigneur Tadai était soutenue par un cadre extérieur de pics de campêche fixés par des lianes. Des Aigles de Sang en demi-armure gardaient l’avant, l’arrière et les deux longs côtés. La lumière des lampes filtrait sous le tissu à l’avant et à la moitié de la tente ; Ilna entendait une rumeur de discussions. Le dernier tiers de la tente, où Tadai se retirerait pour dormir, était plongé dans l’obscurité. Un marin jouait de la double flûte près de l’un des feux sur les berges ensablées de l’îlot. Les notes aiguës ressemblaient à des cris d’oiseaux et déplaisaient tout autant à Ilna, mais les compagnons du musicien riaient et dansaient en cercle non loin. Garric jouait sur sa flûte de berger au hameau de Barca, six roseaux de tailles différentes bouchés à la cire. Pour Ilna, ses mélodies étaient les plus douces au monde. Elle se demanda si Garric trouvait encore le temps de jouer maintenant qu’il était prince. — Je dois voir le seigneur Tadai, dit Ilna aux gardes. Elle ignorait leurs noms mais elle reconnut deux des quatre Aigles de Sang à l’entrée de la tente ; ils avaient gardé ses appartements au palais pendant les derniers mois. — Attendez ici, s’il vous plaît, ma dame, répondit l’un des soldats. Il gratta son fer de lance contre l’un des poteaux inclinés de l’entrée pour signaler sa présence et attendit qu’un serviteur ouvre les pans de l’intérieur. Pendant ce temps, Mastyn empoisonne l’esprit d’un peu plus de marins, songea Ilna, mais elle ne laissa pas la colère enflammer son expression naturellement froide. Elle savait que les Aigles de Sang s’acquitteraient de leur tâche en suivant les ordres à la lettre, même s’ils connaissaient Ilna et la craignaient très probablement. Elle ne pouvait en vouloir à des gens qui faisaient correctement leur travail, même si elle le ressentait comme un obstacle. L’intendant, un jeune homme séduisant de l’âge d’Ilna, fit glisser de côté le rideau d’entrée sur son support en anneau. — Que voulez-vous ? demanda-t-il au garde avec agacement. Par le passage entrouvert, Ilna aperçut une tenture qui séparait l’avant de la tente en antichambre et quartiers des serviteurs. Tandis que cet homme répondait aux requêtes, ses trois compagnons restaient à demi allongés sur des canapés et buvaient dans des coupes de verre gravées de scènes figurant des nymphes et des satyres. Tadai se trouvait dans la pièce derrière le rideau. — Dame Ilna os-Kenset souhaite voir le seigneur Tadai, annonça le garde. L’intendant regarda Ilna et ses lèvres se retroussèrent. — Le seigneur Tadai travaille sur ses comptes personnels, répondit-il. Ils sont restés malheureusement fort négligés en raison de ses obligations publiques. Il ne veut pas être dérangé. Ilna sentit son estomac se nouer. Un autre soldat se retourna et pointa sur le nez de l’intendant un index qui semblait assez puissant pour manier des pieux. — Et si tu allais quand même lui demander ? suggéra le soldat. Ça éviterait qu’il soit dérangé quand tu te mettras à pousser les mêmes glapissements qu’un goret quand le boucher lui attrape les narines. L’intendant écarquilla les yeux, puis il fit volte-face et disparut. Les trois autres avaient posé leurs coupes et s’étaient assis droits sur leurs sièges, mais aucun ne semblait vouloir intervenir. L’intendant s’entretint avec une personne de l’autre côté du rideau. Ilna souffla « Merci » sans regarder les gardes. Le soldat qui avait lancé froidement la menace renifla. — Un petit maquereau prétentieux, dit-il. Il se croit trop bien pour faire son propre travail. — Le seigneur Tadai va vous recevoir immédiatement, ma dame, annonça l’intendant en regagnant l’entrée. Des taches de couleur enflammaient ses joues. Il fit glisser le rideau dans un tintement d’anneaux de suspension et refusa ostensiblement de regarder les soldats qui le couvaient de sourires narquois. Lorsque Ilna fut entrée, il referma le rideau – il aurait certainement préféré qu’il s’agisse d’une porte pour pouvoir la claquer – et se hâta devant elle pour ouvrir la seconde tenture. Des tapis épais se chevauchaient sur le sol de la tente. Ilna garda un visage de marbre, mais elle regretta de ne pas porter de pantoufles et de se trouver pieds nus. Le monde était pétri de souffrances. Elle se demanda pourquoi cela la dérangeait tellement de constater que cette souffrance était celle d’enfants, en l’occurrence. Elle n’aimait pas les enfants ! Le seigneur Tadai était allongé sur un sofa, avec un secrétaire portatif. Des carnets en feuillets fins de bois et d’ivoire étaient posés sur les coussins à côté de lui. Deux assistants étaient installés à des bureaux de voyage dont les pieds se repliaient par le dessous au moyen de chevilles d’argent. Une carafe de vin était posée sur un support doré, mais les trois hommes étaient loin de mener une bacchanale. — Ma dame ? demanda Tadai. Je me lèverais volontiers pour vous saluer mais j’ai peur de disperser tout ce que nous avons réussi à organiser ce soir. Il désigna d’un geste le tapis de documents qui glisseraient sur le sol s’il s’avisait de bouger inconsidérément. Ilna hocha brièvement la tête. — J’ai écouté parler l’équipage, dit-elle sans se soucier des préambules d’usage qui ne seraient que perte de temps. Une mutinerie se prépare. Je pense que le chef est un maître d’équipage nommé Mastyn, mais l’officier de navigation de votre navire, Vonculo, est également partie prenante. Le plus jeune des assistants ouvrit la bouche mais Tadai le fit taire d’un geste de la main et appela : — Appun ! Venez, je vous prie. Le rideau s’écarta si vite que l’intendant qui se tenait derrière devait avoir l’oreille collée à la tenture pour écouter ce que disaient ses supérieurs. — Oui, mon seigneur ? demanda-t-il d’un ton obséquieux. — Faites venir le lieutenant Roubos immédiatement, ordonna Tadai, ainsi que le seigneur Neyral, je pense. L’intendant se retourna si rapidement que son salut docile sembla s’adresser de manière générale à tout l’intérieur de la tente. Ses trois compagnons s’étaient également levés, leurs coupes de vin soigneusement rangées hors de vue. — Souhaitez-vous vous asseoir, ma dame ? proposa Tadai. Nous pouvons faire apporter un divan, ou un tabouret si vous préférez. Ilna secoua la tête avec une grimace pincée. Elle se sentait aussi mal à l’aise, debout sur les tapis, que sur un lit de charbons ardents. Elle pouvait se préserver de la souffrance mais les plaintes désespérées persistaient dans son esprit. Pourquoi n’avait-elle pas passé des sandales ? Roubos, le commandant du détachement d’Aigles de Sang, entra dans la tente pieds nus en finissant d’ajuster la ceinture de son équipement. C’était un homme d’âge moyen avec un boitement marqué ; un homme solide, blessé au combat sans que cela justifie pleinement la retraite, le soldat idéal pour un commandement de cérémonie comme celui de cette ambassade. — Mon seigneur ? demanda-t-il avec un salut, la main droite sur le cœur. — Dame Ilna ici présente affirme que l’équipage prépare une mutinerie, Roubos, annonça Tadai. Il désigna Ilna d’un signe de tête. Son ton n’était pas ironique, mais il n’était pas davantage inquiet ou fébrile. — Pensez-vous que cela soit possible ? Un tumulte retentit dans l’antichambre et le seigneur Neyral, capitaine du Terreur, entra. Il avait le visage cramoisi. Tandis qu’il s’avançait vers Tadai, Ilna sentit dans l’haleine de Neyral le parfum d’autant de vin qu’il en avait renversé sur sa tunique. — Qu’est-ce qu’il se passe, Tadai ? demanda-t-il. Que la Sœur m’emporte, mon gars, est-ce que ça ne pouvait pas attendre le matin ? — Vos hommes préparent une mutinerie, répliqua Ilna qui s’efforça de réprimer le mépris de sa voix, sans grand succès. Si vous faites arrêter Mastyn et Vonculo immédiatement, vous pourrez la tuer dans l’œuf. — Quoi ? s’exclama Neyral, stupéfait. Vous êtes folle ? Je ne sais pas qui est ce Mastyn, mais sans Vonculo, autant rester sur ce tas de boue. À moins que vous sachiez diriger un navire, ma dame. Ilna sentit son corps devenir glacé. Sa main glissa dans sa manche, mais elle ne sortit pas son écheveau de fils. Cela ne servirait à rien ; et la satisfaction qu’elle en tirerait – par exemple regarder Neyral retirer ses vêtements et sortir de la tente en bondissant comme une grenouille – ne servirait qu’à ajouter un regret de plus lorsque l’aube prochaine se lèverait. — Donnez-moi un peu de ce vin, Tadai, dit le capitaine. C’est le moins que vous puissiez faire, après m’avoir tiré de ma tente pour des idioties pareilles. — Lieutenant Roubos ? demanda calmement Tadai. Qu’en pensez-vous ? — Je ne sais pas ce qu’un groupe de rameurs peut faire, répondit l’Aigle de Sang. Ils n’ont pas d’autres armes que leurs couteaux et sans doute quelques bâtons. Je peux demander à mes hommes de porter une tenue complète et les envoyer tous sur votre bâtiment. Mais même nous six pouvons tenir face à cinquante marins et régler le problème aussi vite que s’il s’agissait de massacrer des moutons. — Et vous devrez ramer tout seul si vous faites ça, remarqua Neyral en levant les yeux du vin qu’il avait entrepris de se servir. Écoutez, je ne vois pas pourquoi on discute d’une chose aussi stupide. Les hommes ne vont pas se mutiner : ils sont payés à la fin du voyage ! Ilna regarda le capitaine qui ne reconnaissait pas le nom du maître d’équipage de son navire. — Mastyn leur a dit qu’il les mènerait à un lieu où l’or jonche les rues, dit-elle en contrôlant la colère qui vibrait dans sa voix. Il a… Il a une boîte à musique qui provoque des visions ? L’esprit d’Ilna formula ces mots, mais elle sut se retenir de les prononcer. — Il est très persuasif, conclut-elle maladroitement. Neyral gloussa et adressa un clin d’œil à Tadai par-dessus sa coupe pleine. — Pardonnez-moi, ma dame, reprit le plus jeune assistant, préservant avec peine son ton de politesse. Vous avez dit que vous aviez entendu les hommes comploter. S’agit-il d’une vision que vous avez eue en rêve ? — Non, j’étais réveillée et je suis sortie dormir dehors, répliqua Ilna. Je n’ai pas de visions. — Peut-être avez-vous rêvé que vous étiez allée dehors, ma dame, insista le jeune homme. (Tadai et Roubos échangèrent un regard d’intelligence, et sans doute de pitié.) Ce voyage vous éprouve sans doute beaucoup. Je veux dire, le fait de laisser vos amis derrière vous. — Je vous dis ce que j’ai entendu, pas ce que j’ai imaginé ! coupa Ilna. Les plaintes des enfants sous ses pieds la rendaient furieuse. Elle devait quitter au plus vite ces maudits tapis ! — Bien, nous prendrons toutes les précautions, conclut Tadai d’une voix apaisante. Roubos, vous y veillerez ? — Oui, mon seigneur, répondit le soldat. Nous serons particulièrement attentifs. Nous sommes ici pour vous défendre au prix de nos vies. Ilna ouvrit la bouche, puis la referma. Elle aurait voulu les envoyer tous au cœur des tourments de l’Enfer – et elle aurait pu le faire, elle en avait le pouvoir. Mais elle ne le ferait pas, parce qu’un tel acte l’entraînerait en Enfer avec ses victimes, et elle avait déjà passé dans ce lieu assez de temps pour sa vie entière. Ilna se retourna et se dirigea vers la sortie, aveuglée par la colère. Elle entendit une voix derrière elle dire : — Dame Ilna, venez vous asseoir avec nous un moment. Et une autre voix ajouta : — Est-elle ivre ? Elle voudrait nous laisser sans officier de navigation ni équipage ! La brise marine s’engouffra dans sa tunique. L’atmosphère dans la tente était étouffante. Les serviteurs portaient des guirlandes de fleurs de soie embaumées tandis qu’ils étaient assis et buvaient. Mais Ilna savait que son malaise ne provenait pas de ce parfum. Elle entendit un léger bruit derrière elle. — Dame Ilna ? demanda Merota. Ilna passa vivement le bras autour des épaules de la fillette et s’éloigna de la tente et des imbéciles qui s’y trouvaient. Après dix pas parcourus dans l’obscurité, elle demanda : — Qu’est-ce que vous faites ici ? — Je me suis glissée sous le côté de ma tente pendant que vous discutiez avec mon oncle, expliqua Merota. Dame Kaline dormait. Elle ronfle. Ilna regarda la fillette. Merota était enveloppée d’un châle noir bien trop grand pour elle. Ilna toucha le tissu et la laine lui parla d’une femme vieillissante et raide, une femme pauvre dont la fierté secrète était que son véritable père était un noble et non pas le mari de sa mère, un simple fabricant de selles. Sur ce point, elle se berçait d’illusions. — C’est le châle de votre tutrice, remarqua la tisserande. Merota acquiesça. — Je l’ai mis parce qu’il est noir et que cela me permettait de m’approcher de la tente pour entendre ce dont vous parliez avec mon oncle, dit-elle. Le garde écoutait aussi. Ilna eut un rire amer. — Personne n’écoutait, dit-elle. Ils l’ont clairement laissé entendre, certains plus poliment que d’autres… Elles avaient atteint un pic de roche poreuse qui surplombait la grève. Du corail, peut-être ? Ilna ne connaissait guère les types de roches et n’y accordait aucune importance. Elle s’assit et étala le bas de sa cape pour que la fillette puisse s’asseoir près d’elle. Les mailles lâches du châle ne la protégeraient pas du sol humide. — Les hommes pensent que vous étiez la maîtresse du prince Garric, dit Merota qui s’installa avec grâce en croisant les chevilles. Ils croient qu’il se débarrasse de vous parce qu’il a la Haute Dame Liane à présent et que votre colère vient de là. Mais c’est faux. — Oui, acquiesça Ilna qui s’efforça de maintenir ses mains immobiles, effrayée par ce qu’elles risquaient de faire si elle ne les surveillait pas. Oui, c’est faux. Mais cela explique la façon dont ils m’ont traitée ce soir. Il y a toujours une raison qui explique pourquoi les choses se passent d’une certaine manière. Ses mains ne bougèrent pas, mais elle ne put empêcher les images de traverser son esprit. Elle pouvait tous les entraîner au plus profond de la mer, à sa suite : les comploteurs, les marins parjures, les soldats si fiers de la force que leur donnaient les armes, et les nobles, avec leur suite faite de sourires narquois devant une simple paysanne qui croyait pouvoir être davantage pour un prince qu’une maîtresse parmi d’autres, un jouet pour passer du bon temps avant de s’en débarrasser… Ils longeraient la plage en ligne, tenant de leur main celle de la victime devant eux et ils se noieraient, terrifiés, incapables de lutter contre leur destin horrible. Et Ilna os-Kenset sombrerait la première, et elle ne serait plus jamais dérangée par les fous et les mensonges ! — Vous feriez vraiment cela, Ilna ? demanda Merota d’une petite voix. Un autre groupe de marins dansait, cette fois au rythme d’un tambourin et d’une paire de castagnettes. Les instruments à cordes ne survivaient pas longtemps en mer. — J’ai pensé tout haut ? demanda Ilna. — Oui, Ilna, répondit Merota. Le châle enveloppait le visage de la fillette sauf la bande pâle où ses yeux agrandis luisaient comme de vastes étangs. — Eh bien, je ne le ferai pas, dit Ilna avec un soupir. Cela ne serait pas une solution. Et je ne vois pas ce que je pourrais faire pour nous aider. — Je suis contente, dit Merota. Elle frissonnait. Ilna repassa le bras autour de la fillette et la serra contre elle, mal à l’aise. — Ce monde n’est pas fait pour les gens comme moi, Merota, dit-elle en regardant les vagues douces. Les autres ne réagissent pas comme moi aux événements. Ils n’y accordent pas d’importance, en tout cas, pas comme moi. Elle sentit des larmes poindre aux coins de ses yeux. Elle ne pouvait pas plus les retenir qu’elle ne pouvait arrêter les battements de son cœur. Merota passa un bras sous celui d’Ilna pour se serrer à son tour contre elle tandis qu’elles étaient côte à côte. — C’est leur monde, vous comprenez, Merota, dit Ilna. Alors c’est moi qui ne suis pas normale. Et je pourrais sans doute me tromper aussi sur les rêves de ces marins. Ce que Mastyn leur promet ne peut pas être vrai. Tout le monde peut comprendre ça en y réfléchissant. — J’espère, Ilna, dit la fillette d’une voix timide. Ilna grimaça. — Venez, dit-elle. Trouvons un sol plus doux et allons dormir. Ma cape peut nous couvrir toutes les deux. Le sommeil l’aiderait peut-être à oublier Chalcus lui expliquant combien il était aisé de persuader les autres de l’existence d’un trésor qui était de toute évidence trop beau pour être vrai. Et à oublier le sourire entendu de Chalcus. — Où suis-je ? demanda Sharina. Elle recula d’instinct puis se sentit immédiatement embarrassée. Les longues mâchoires ne changeaient pas, que la créature soit en train de sourire ou prête à lui bondir à la gorge. — Vous êtes sur une isle qui n’a pas encore de nom, Sharina, répondit la créature. À votre époque – à l’âge d’où vous venez – elle se nomme Cordin. Si elle tournait la tête, même très légèrement, il disparaissait ; il était une forme de fumée et de vague lumière, et elle ne pouvait le voir que sous un angle bien défini. Sa voix résonnait dans sa tête comme si chaque mot avait été frappé sur une petite corde de métal et non énoncé par une gorge normale. Sharina se força à respirer calmement, mais elle ne pouvait empêcher son cœur de battre furieusement. Elle se demanda si elle parlait vraiment à un homme reptile ou s’il s’agissait d’une hallucination causée par la tension des dernières – heures ? Depuis combien de temps l’immense oiseau l’avait-il enlevée à ses amis ? — Vous pouvez poser votre couteau, invita la créature. Je ne vous veux aucun mal. Et vous ne pouvez m’atteindre avec cette arme. Même dans cet âge, je suis mort depuis plus de temps que vous ne pouvez imaginer. Il émit un son roulant qui résonna dans la tête de la jeune fille comme l’appel d’une grenouille léopard. Sharina interpréta cela comme un rire ; et cela l’apaisa, pour une raison qu’elle ne pouvait expliquer. Elle rangea son couteau au fourreau et ferma le rabat de peau de phoque autour de la garde puis dans le creux de l’autre côté. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Vous connaissez déjà mon nom. La créature haussa les épaules. — Les colons m’appellent le Dragon, répondit-il. Il tourna ses longues mâchoires et indiqua d’un mouvement descendant du menton le passage emprunté par Sharina pour arriver dans cette chambre. — Des gens comme vous, autrement dit. Mon peuple est mort depuis longtemps. — Pourquoi voulaient-ils me tuer ? demanda Sharina. Que leur avez-vous fait pour qu’ils vous craignent autant ? — Ils n’ont pas plus de raison de me craindre que moi, qui suis mort, je n’en ai d’avoir peur d’eux ! répliqua le Dragon. Sa bouche se ferma si sèchement sur la dernière syllabe que Sharina entendit le « clop » que les mâchoires auraient produit si elles avaient été réelles. — Ce sont des barbares qui ne connaissent pas d’autres réponses que la peur et la violence. Il se pencha légèrement en avant – mais Sharina remarqua que ses mains à quatre doigts ne quittaient jamais la table et qu’il ne dépassait jamais cette barrière spectrale. — Vous non plus n’avez aucune raison de me craindre, Sharina. Si vous le désirez, vous pourrez partir d’ici librement, et je ne tenterai pas de vous retenir. Mais si vous choisissez cette solution… Sharina posa l’index sur la garde de corne noire de son couteau. Elle savait que l’arme était inutile, mais la douceur froide du contact l’aidait à garder son calme. — … vous devez savoir que vous ne reverrez plus jamais votre monde. L’autre possibilité est d’accepter de me servir. Si vous en décidez ainsi, vos amis et vous y gagnerez. Sharina posa ses mains sur les hanches et se redressa. — Je ne servirai pas le mal, dit-elle d’une voix claire. Le Dragon lui répondit d’un nouveau roulement de rire. — Je ne suis pas maléfique, Sharina os-Reise, dit-il. Ni totalement bon, si vous voulez savoir. Si vous entrez à mon service, vous me servirez bel et bien. Mais je vous promets que si je suis satisfait, je me comporterai comme un excellent maître. Elle s’aperçut que le plus étrange dans la voix de la créature n’était pas la façon dont elle l’entendait mais le fait qu’il n’y avait pas une once d’écho. Le moindre mot qu’elle prononçait éveillait un véritable chœur autour d’elle. Sharina eut un petit rire. Quel autre choix avait-elle après tout ? Retourner au village ? La seule question que cela soulevait était de savoir s’ils la tueraient simplement ou avec quelques raffinements cruels. La gueule du Dragon s’ouvrit sur un sourire hérissé de crocs. Elle entendit sa voix dans son esprit : — Ils ne forment guère un groupe porté sur les raffinements, j’en ai peur. Mais ils feront peut-être une exception pour vous. Il entend mes pensées ! Sharina noua ses doigts et les étira. — Mais bien sûr, vous êtes différent, n’est-ce pas ? dit-elle en parlant délibérément à voix haute. — Si vous entrez à mon service, vous devrez voyager loin, reprit le Dragon, continuant le fil de la conversation précédente avec une détermination ophidienne. Le chemin vous rapprochera de votre foyer, mais la route sera difficile. Je vous guiderai mais ne pourrai pas vous protéger. Il ne clignait pas des yeux comme un humain, mais tandis qu’il parlait, des membranes cillaient parfois de côté sur ses yeux, à droite, puis à gauche. L’effet était déconcertant ; mais cela était finalement dans le ton de tout ce qui se produisait autour de Sharina dernièrement. Elle se pencha et entreprit de se masser les mollets des deux mains pour en soulager la fatigue. — Si j’accepte de vous servir, dit-elle sans lever les yeux, qu’attendrez-vous de moi ? Un enlèvement et une poursuite à travers la forêt avaient déjà beaucoup éprouvé Sharina. Elle aurait voulu s’asseoir, mais il n’y avait ni chaise ni banc et s’installer sur le sol l’aurait obligée à se placer aux pieds du Dragon. Ses orteils avaient-ils des griffes ? Ses doigts semblaient relativement normaux d’après les critères humains, malgré les fines écailles qui remplaçaient la peau nue. La créature ne répondit pas directement, mais se leva et plaça son pied droit sur la table devant lui. Un sourire tendit ses mâchoires. Ses sandales montantes étaient de cuir doré. Si le pied dans la chaussure pointue était orné de griffes, elles devaient être petites. — Je vous indiquerai où aller, dit le Dragon. Vous trouverez à cet endroit un objet. Vous devrez le détruire, une tâche plus ardue encore que le voyage qui vous y conduira. Sharina se redressa. Malgré ses chaussures à semelles épaisses, le Dragon était plus petit qu’elle. Il se rassit en attendant sa réponse. — Quelle sorte d’objet ? demanda-t-elle, bien que cela soit un détail accessoire. — Un corps momifié, répondit le Dragon. La momie de mon propre corps, pour tout dire. Le rire du Dragon roula de nouveau dans l’esprit de Sharina. Ses doigts s’étalèrent et se refermèrent sur la table scintillante dans un geste qui semblait avoir un sens pour ceux de l’espèce du Dragon. — J’étais un grand magicien, vous savez, expliqua la créature. (Un soupçon de joie semblait flotter dans ses mots.) Ma chair conserve une certaine influence sur les forces que je contrôlais lorsque mon esprit l’habitait. Ceux qui utilisent mon corps pour leurs propres fins devraient se rappeler… Toute nuance d’humour déserta sa voix. Les pommettes du reptile n’étaient pas couvertes de muscles et privaient la créature de l’éventail d’expression des mammifères. Mais Sharina eut soudain conscience qu’un serpent devait avoir exactement cette allure aux yeux d’un lapin pendant ses dernières secondes d’existence. — … que leurs actes risquent d’invoquer dans cette chair l’esprit qui l’anima autrefois. — Qui se sert de votre momie ? demanda Sharina. Son esprit était saturé de tout ce qu’impliquaient les révélations qu’elle venait d’entendre, des images extrêmement réalistes d’un danger auréolé de l’immensité ténébreuse de l’inconnu. — Des magiciens, répondit le Dragon. Ses longs pouces tapotaient la table de concert ; un geste silencieux car ni les doigts ni le meuble n’avaient de réalité concrète. — Des fous. Il afficha un large sourire. — Ce ne sont pas vos amis, Sharina, ni ceux de vos amis. Je vous donne ma parole. Le Dragon se pencha de nouveau vers elle. — Mais je veux aussi votre parole, Sharina os-Reise. Si vous entrez à mon service, vous vous engagez sur votre honneur et votre âme à continuer votre quête jusqu’à avoir atteint le but de cette mission. Les yeux noirs globuleux étaient posés sur elle. La créature était immobile, silencieuse. — Si vous tenez votre parole, dit Sharina, lentement et distinctement, alors je respecterai la mienne. Je le jure sur la Dame, la reine du paradis. — Mon art m’a révélé bien des choses, répondit le Dragon, mais je n’ai jamais vu les dieux qu’adorait mon peuple. Ni les vôtres, humaine. Sharina serra les lèvres. Elle ne répondit rien. — Peut-être que je ne regarde pas comme je devrais, reprit enfin le Dragon. (Il sembla à Sharina qu’elle entendait – ressentait ? – une nuance d’approbation.) J’accepte votre engagement, Sharina os-Reise. Si vous survivez, vous vous réjouirez de notre entente. Sharina sentit une vague de soulagement glisser en elle. Elle avait été enlevée à tous ceux qu’elle connaissait et à tout ce qui lui était familier. Elle espérait que le Dragon saurait la guider pour retrouver ceux qu’elle aimait ; mais qu’il le fasse ou non, elle avait de nouveau une place dans le cosmos. Elle n’était plus un fragment d’être perdu à la dérive sur les océans de l’espace et du temps. Sharina sourit. Elle ne s’était jamais attendue à devenir la servante d’un magicien plus ancien que la race humaine, mais elle n’avait pas davantage prévu de devenir une princesse entourée de serviteurs et de courtisans. Elle ajouta à haute voix : — J’ai déjà eu des tâches qui me déplaisaient davantage. — Alors, au travail, répondit le Dragon. Vous allez quitter ce bâtiment et vous diriger vers l’arche au bout de l’avenue – à l’opposé des portes par où vous êtes entrée. Vous ferez coulisser l’assise du trône qui se trouve face à l’arche. Dans la base creuse, vous trouverez une peau de serpent et une plaque d’or. L’image du Dragon avait le même aspect fuyant et sans substance que les créatures qui apparaissaient à Valles autour du pont ; mais l’oiseau gigantesque, au moins, s’était révélé tout à fait réel. Sharina se massa l’épaule gauche, là où les serres de l’animal l’avaient blessée. — Portez la peau de serpent sur vous, continua le Dragon. Sa bouche sans lèvres bougeait au rythme des paroles qui résonnaient dans l’esprit de Sharina, mais elle doutait que ces mâchoires de reptile aient pu produire les mêmes sons à ses oreilles. — Elle vous servira lorsque vous atteindrez votre destination. Vous vendrez la plaque pour avoir l’argent nécessaire aux frais du voyage. — La vendre ici, au village ? demanda Sharina avec une inquiétude prudente. Le Dragon éclata de rire. — Pour ces gens, le commerce est tout ce qui reste lorsque ceux d’en face ont autant de fer de lance que vous, dit-il. De plus, ils ne comprendraient pas la notion de monnaie. Mais leurs descendants auront un peu progressé sur ce point ; vous vendrez la plaque à la prochaine étape de votre voyage. Sharina hocha la tête en silence. Ses interruptions avaient ralenti le transfert d’informations, et elle choisit de retenir les autres questions qu’elle s’apprêtait à poser. Le Dragon lâcha un léger sifflement d’approbation. — Lorsque vous aurez la peau et la plaque, continua la voix froide et inhumaine, tenez-vous sous l’arche et attendez que la lune atteigne son zénith. Lorsque cela se produira, vous serez transportée jusqu’à la prochaine étape. Sharina repensa à la position de la lune lorsqu’elle s’était glissée à l’abri dans le bâtiment. Elle fronça les sourcils et remarqua : — Cela ne prendra pas longtemps. — Vous avez raison, répondit le Dragon. Trouvez à vous occuper dans le lieu où l’arche vous aura envoyée jusqu’à ce que je reprenne contact avec vous pour de nouvelles instructions. — Combien de temps cela prendra-t-il ? demanda Sharina. — Le temps qu’il faudra, répondit le Dragon. À présent, partez pour mener la mission que je vous ai confiée, Sharina. L’alcôve de lumière et d’illusion s’effaça dans une brume de petits points discrets, puis disparut totalement. Cette vision n’avait-elle existé que dans l’esprit de Sharina, comme la voix ? Lorsqu’elle se retourna, ses yeux étaient aussi accoutumés à l’obscurité que si elle n’avait croisé aucune lumière depuis une demi-heure. Elle distinguait la porte intérieure, un rectangle éclairé par la lune dont les rayons avaient glissé sur toute la longueur du bâtiment depuis l’étroit passage emprunté par Sharina. C’était également la seule sortie possible. Sharina revint sur ses pas et se demanda combien de temps il lui faudrait pour trouver l’arche. Elle espérait qu’il ne s’agirait que d’une question de minutes car la lune était déjà proche du zénith. Lorsque Sharina passa devant la statue de la pièce centrale, l’odeur qu’elle avait remarquée à son arrivée avait disparu. Mais à présent, son subconscient l’avait reconnue. Elle avait déjà senti un parfum similaire l’année où une tempête au début du printemps avait déraciné un grand chêne. Les racines arrachées au sol avaient révélé un nid de vipères qui s’étaient installées pour l’hiver. Chapitre 10 Les chauds rayons de soleil qui passaient par la porte ouverte de la demeure avaient ramené Cashel à la conscience. Presque à la vie. Il avait senti la force regagner lentement ses membres comme un haricot en train de germer lentement, ouvrant ses feuilles encore fripées sous la chaleur du soleil. Les bois avaient une atmosphère propre car ils fourmillaient de vie. Le manoir de Landure et la prairie vallonnée sur laquelle il se dressait étaient d’une pureté froide. Cela n’était pas un mal, mais ce n’était pas une ambiance au sein de laquelle Cashel aurait choisi de rester longtemps. Il sourit, peut-être un peu tristement. Ce genre de sentiment venait parfois aux gens près d’Ilna, lorsqu’elle était de mauvaise humeur. Ce qui était le cas la plupart du temps, en y pensant. Cashel se leva et fit quelques pas au rythme qu’il aurait adopté pour escorter des moutons. Il avait mal absolument partout et se sentait aussi faible qu’un chaton. Dans un meilleur jour, il aurait avancé un peu plus vite, mais il ressentait rarement le besoin de se presser, contrairement à des gens plus impatients. Une pensée traversa l’esprit de Cashel et il fit tourner son bâton d’un demi-cercle devant lui puis croisa les poignets et acheva la rotation. Le bois tournait aussi aisément que l’eau coulait dans le déversoir d’un moulin. Il sourit. Pas aussi faible qu’un chaton, tout bien réfléchi… Des plantes appelées pommes de mai tapissaient le sol, quoique la chaleur du plein été ait déjà flétri leurs feuilles. Leurs fruits qui ondulaient doucement affichaient une vive teinte orange. Cashel n’avait pas à se presser ce matin-là. Landure n’irait nulle part. Lorsque Cashel était confronté à la magie, cela l’éprouvait toujours beaucoup. Sa rencontre avec Landure – le fait qu’il ait tué Landure – expliquait peut-être qu’il ait l’impression d’avoir été traîné par une charrette pendant presque un jour entier. Mais Colva aussi lui avait fait quelque chose. Elle avait cherché à aspirer sa vie, et il n’était pas certain que quelques heures de sommeil et un peu de soleil suffisent à lui faire reprendre les forces que la femme avait volées avec ses ignobles tentacules gris. Colva avait laissé ces choses pousser de son crâne comme autant de sangsues, avec un sourire digne d’une belette en train d’égorger un festin de poulets. Colva était en liberté dans ce monde parce que Cashel l’avait laissé s’échapper. C’était inutile de nier l’évidence de ce qui s’était produit. Le vent effleura les cimes. L’air n’atteignait pas facilement le sol de la forêt, mais lorsque les larges feuilles d’un grand chêne blanc frissonnaient, le soleil touchait Cashel et les arbres à neige. Il aimait cette sensation. Cashel était on ne peut plus désolé d’avoir frappé à la tête l’homme vers qui Tenoctris l’avait envoyé chercher de l’aide, mais en y repensant, il ne voyait pas comment les choses auraient pu se passer différemment. Si Landure avait pris la peine de s’expliquer au lieu de lancer des ordres comme un homme qui s’adresse à son chien, eh bien, les choses auraient pu s’arranger. Landure aurait sans doute prétendu qu’il n’avait pas le temps de s’attarder au pourquoi et au comment. Peut-être pas ; mais en agissant ainsi, il s’était condamné à l’éternité… Après un tel dénouement, le magicien lui-même aurait admis qu’il aurait pu se montrer plus poli envers un étranger. En haut d’un noyer blanc, un corbeau lança un cri d’alerte colérique. Cashel leva les yeux. L’oiseau s’envola et la cime de l’arbre le cacha à son regard. Il lança un nouveau cri, aussi sec que le bruit d’une branche qui cède sous la tempête. Cashel passa le massif de bouleaux et vit les grandes portes de bronze ouvertes dans la falaise devant lui. Il s’arrêta et, après une seconde de réflexion, plaça son bâton en travers devant lui. Landure n’était pas exactement à l’endroit où il était tombé. Un groupe de petits animaux avait tiré le corps loin du seuil et – par le Berger ! – creusait une tombe à côté. Les ratons laveurs avaient déjà disparu dans les massifs de benjoins odoriférants qui bordaient le bas de la colline, mais Cashel aperçut un bout de queue rayée. Deux des opossums se hâtaient vers le couvert de feuillage, mais un troisième resta le temps de ciller plusieurs fois en regardant Cashel, avant de partir à leur suite. Un écureuil ne recula pas et se mit à siffler et protester, la tête basse et le fouet de sa queue relevé. Devant le petit animal se trouvait un morceau de racine blanche qu’il avait coupé et extrait de la tombe qui s’agrandissait. — File ! lança Cashel en agitant le bout de son bâton dans la direction de l’écureuil. Pchht ! L’écureuil bondit plusieurs fois sur ses pattes arrière. Cashel ne se rappelait pas la dernière fois où il avait vu quelqu’un d’aussi furieux contre lui. Certaines créatures avaient déjà essayé de le tuer, mais elles obéissaient généralement à ce qui se passait dans leur tête et n’agissaient pas en réponse à quelque chose que Cashel avait fait. Oui, il avait fait cela. Il avait tué Landure. Sans quitter l’écureuil du regard, Cashel s’accroupit et chercha un caillou dans le sol d’argile humide. Les écureuils étaient indubitablement des petites bêtes agiles, et leurs dents ne prêtaient pas à la plaisanterie. Si Cashel essayait de frapper celui-là, il remonterait sans doute le long du bâton pour attaquer ; et s’il frappait assez fort de son bâton, eh bien, il n’était pas vraiment d’humeur à tuer un être qui était sans doute dans son droit. Mais ce que Cashel était censé faire lorsque Landure s’était approché avec une épée, il n’en avait pas la moindre idée. Il plia le bras en arrière, la pierre dans la main. — Sauve-toi ! dit-il, un dernier avertissement plein de sens. Il manquait rarement son jet sur des cibles aussi proches que l’était l’écureuil. L’animal le comprit ou se laissa convaincre par le ton de sa voix. Il bondit sur le côté et se lança dans les branches d’un haut cornouiller. La petite créature bondit et l’invectiva encore un moment puis disparut comme les autres animaux et oiseaux qui devaient continuer leur vacarme dans les arbres. Cashel grimaça. Ce qui est fait est fait, songea-t-il. Les animaux avaient entassé la terre aux deux extrémités et sur le côté le plus proche de la future tombe. Il la contourna et s’accroupit près de Landure. Personne n’a fière allure avec le crâne brisé, mais Landure avait une mâchoire puissante et des épaules impressionnantes pour un homme qui portait une robe aussi raffinée que la sienne. Sa tunique blanchie devait trahir la moindre trace de poussière causée par un travail, visible comme un nuage dans le ciel dégagé, et le tablier était un brocart épais raidi par des broderies d’or. Cashel n’était pas certain de ce qu’il devait faire. Porter Landure chez lui et l’enterrer dans la colline, peut-être. Ou simplement achever la tombe commencée par les animaux ? Il se demanda s’il pourrait trouver une pelle quelque part. Il n’avait pas vu d’outils au manoir, mais il y avait peut-être une cabane à l’extérieur. Il y avait d’autres questions, cachées au fond de l’esprit de Cashel par le besoin de faire tout ce qu’il pouvait pour l’homme mort. Il ignorait comment rejoindre Sharina depuis cet endroit, maintenant qu’il avait tué l’homme que Tenoctris avait désigné comme le meilleur conseiller. En fait, Cashel avait du mal à voir comment il quitterait cet endroit, tout bonnement. Puisqu’il lui fallait retourner au manoir chercher une pelle, autant prendre le corps avec lui. S’il décidait de terminer la tombe commencée dans la forêt, il le porterait de nouveau. Cashel posa son bâton et passa la main sous le corps. Le magicien était mort depuis assez longtemps pour que la raideur cadavérique se soit dissipée et ses muscles étaient aussi mous que de la laine humide. Cashel reprendrait son bâton dès que… — Quoi encore ? demanda une voix aiguë. Tu as déjà libéré un monstre dans ce monde et tué son gardien. Tu comptes manger le corps pour finir en beauté ? Cashel sursauta et se tourna tout en bondissant. Sa main gauche saisit le bâton et le tint en travers. Il avait cru que quelqu’un s’était glissé derrière lui. Il n’y avait personne. — Amusant, remarqua la voix. Est-ce que tu fais tenir une assiette en équilibre sur ton nez pour le tour suivant ? Cashel fit de nouveau volte-face. Il scruta le portail ouvert pour s’assurer que personne n’y était caché. La caverne s’enfonçait profondément dans la colline, mais personne ne s’y trouvait, en tout cas aussi loin que les rayons du soleil permettaient de le deviner. De plus, l’écho aurait épaissi la voix de quelqu’un qui se serait trouvé dans la grotte. Celle que Cashel entendait pépiait d’une voix aiguë de cigale. Il se tourna de nouveau vers la forêt. — Qui a dit ça ? demanda-t-il. Il avait les jambes écartées et les orteils bien plantés dans le sol, ce qui lui assurait un appui stable s’il devait faire tourner son bâton. — Eh bien, envisage les possibilités, pépia la voix. Elle venait d’en dessous de lui. — Il y a Landure, mais je pense qu’il aurait du mal à parler avec la mâchoire supérieure brisée en vingt morceaux. Sans parler de sa cervelle qui lui sort du crâne. Cashel s’agenouilla et saisit la main droite de Landure. Le tas de poussière posé par Colva sur l’anneau s’était dispersé lorsque le corps avait été bougé. — Ou alors c’est toi qui parles tout seul, continua la voix. Personnellement, je ne serais pas surpris une seule seconde d’apprendre que tu parles tout seul, mais je doute que tu tiennes un discours aussi cohérent quand cela t’arrive. Enfin… Cashel retourna l’anneau pour regarder la pierre qui y était sertie. Elle était grosse, de la taille d’un œuf de canard, polie et non taillée en facettes pour briller davantage. Au plus profond de la pierre violette, presque noire, une étoile de lumière vacillait, cinq branches comme un dessin en simples traits des membres et de la tête d’un petit personnage. — … il y a moi, Krias, démon de l’anneau, conclut la voix. Cashel sentait la bague vibrer comme la poitrine d’un oiseau blessé dans le creux de sa main. — Alors, à ton avis, quelle est la bonne réponse ? Vu qui tu es, je te laisse trois chances. Cashel fit glisser l’anneau du doigt du cadavre et l’éleva pour que la lumière tombe sur le joyau. Il songea qu’il devait s’agir d’un saphir, mais si sombre qu’il n’aurait rien valu aux yeux des parieurs qui venaient au hameau de Barca pendant la foire aux moutons. Ils voulaient des pierres qui étincellent et saisissent le regard de leurs victimes, pour qu’elles ne prêtent pas attention à ce que faisaient leurs doigts. L’étoile timide au cœur de la pierre avait changé. La petite silhouette en bâtons se tenait à présent les poings sur les hanches. — Alors ? demanda l’anneau. — Bien le bonjour, maître Krias, dit poliment Cashel. Je suis un étranger et je ne connais rien de cet endroit, alors j’espère que vous pourrez m’aider à me repérer. Maître Koprathu, secrétaire en chef du bureau de la flotte, se tenait à l’extrémité gauche du groupe de dignitaires qui regardaient avec Garric les manœuvres des navires de guerre sur la rivière. — Votre Altesse, dit-il, c’est un mauvais choix, un choix dangereux pour le royaume ! À l’autre extrémité du groupe, le seigneur Waldron grogna : — Que la Sœur maudisse cette absurde idée de confier les rames à des soldats, jeune homme ! Vous avez besoin de vrais soldats pour protéger le royaume, pas de rameurs armés de lances – ni d’une foule d’artisans et de divers désœuvrés de cette ville ! — C’est probablement la première fois que ces deux-là sont d’accord sur quelque chose de toute leur vie, murmura le roi Carus avec un sourire encore plus large qu’à l’accoutumée. Mais ils avaient peu d’occasions de se retrouver ensemble avant que tu interviennes. — Pour tout dire, je trouve qu’ils s’en sortent bien, répondit calmement Garric qui s’efforça de débarrasser sa voix de toute note d’amusement. Il me semble qu’ils savent tenir le rythme de nage aussi bien que quiconque, Koprathu ; et l’endurance viendra bien sûr à force d’entraînement et de pratique. La démonstration se déroulait dans un bassin situé là où l’excès de limon de la rivière Beltis formait une retenue d’eau sous Valles. L’eau s’écoulait ensuite vers la mer Intérieure par trois embouchures. Le premier escadron de la flotte royale, dix trirèmes, était dirigé par des piquiers de la nouvelle phalange. Le bassin était suffisamment profond pour accueillir un navire de guerre aux soutes pleines. Il était assez large pour que l’escadron puisse manœuvrer sans danger – sans trop de danger – pour la circulation des bateaux marchands. De plus, les rives tout autour étaient plus sûres que l’immensité de la mer pour de nouveaux marins pour qui l’étendue d’eau la plus vaste à ce jour se limitait aux flaques boueuses formées dans les rues sous leurs fenêtres après l’orage. — Voyons, la plupart de ces hommes n’avaient jamais mis les pieds sur un bateau avant que vous les engagiez comme rameurs, Votre Majesté ! remarqua Koprathu comme s’il lisait les pensées de Garric. Bien sûr, le secrétaire jetait un regard très différent sur cette évidence. À l’époque de la rébellion de l’amiral Nitker, Koprathu était intendant, responsable réel de l’arsenal de Valles, même si un noble avait le titre de seigneur de l’arsenal. La plupart de la bureaucratie de la flotte s’était éteinte lorsque les forces de la reine avaient écrasé la base navale de la petite isle d’Eshkol, au-delà de l’embouchure de la Beltis. Garric avait promu Koprathu et l’avait chargé de gérer l’équipement de la flotte. La plupart des navires de guerre avaient survécu à la rébellion, mais Garric devait rétablir tout le personnel humain. — Je m’intéresse surtout à ce qu’ils font à présent, maître Koprathu, dit Garric. Et il me semble qu’ils s’en sortent fort bien après deux mois d’entraînement. Le seigneur Zettin, un ancien Aigle de Sang promu amiral de la flotte malgré les protestations de Waldron, avait dû remarquer que Garric observait la manœuvre cet après-midi. L’escadron s’arrêta en deux divisions de cinq navires, face à face. Le navire amiral lança un appel sur trois notes, deux longs coups de trompette et un éclat de cymbales. — Que la Dame nous vienne en aide ! s’étrangla Koprathu. Ce sinistre idiot va envoyer par le fond ses hommes et lui, et tout le matériel naval que j’ai fait embarquer ! — Maître Koprathu, surveillez vos propos ! lança Garric. Il n’accordait guère d’importance à ce que disait le secrétaire. Mais il savait que s’il ne réagissait pas immédiatement, Waldron exprimerait son mécontentement envers cet homme du peuple d’un revers de la main – s’il savait retenir son épée. Waldron n’avait que faire du seigneur Zettin, mais il était pointilleux à l’extrême quant à la déférence due à un homme de la noblesse. Garric recréait l’armée du royaume sur le modèle des phalanges de rameurs du roi Carus : d’anciens travailleurs des villes et des campagnes capables de ramer jusqu’aux rives d’une isle en rébellion puis de débarquer armés de boucliers légers et de piques de six mètres. Une phalange de piquiers pouvait stopper un assaut de cavalerie lourde comme un mur de pierre et se créer une percée au cœur de l’infanterie adverse comme le poinçon d’un cordonnier dans le cuir d’une sandale. Mais une phalange, faute d’un entraînement parfait, était dangereusement exposée : lente à se retourner et incapable de réagir à une attaque par le flanc sans achever l’assaut par une déroute totale. Cela ne devait pas dissuader un dirigeant d’utiliser cette formation, mais un entraînement exigeant et assidu était indispensable. Cela était également valable pour la manœuvre entreprise par l’amiral Zettin à ce moment même. Garric fronça les sourcils. Zettin n’était pas un idiot, mais le prince était assez d’accord sur le fait qu’il agissait comme tel. L’amiral avait ordonné aux navires de réaliser un chassé-croisé. Les sections commencèrent à avancer l’une vers l’autre. Les navires œuvraient par paires, chacun contre le bâtiment situé face à lui. Si des navires de guerre se heurtaient, éperon contre éperon, ils risquaient de sombrer tous les deux. Lors d’un chassé-croisé, le timonier devait guider le navire pour se contenter de frôler la coque de l’ennemi. Au même moment, les rameurs du côté du contact devaient rentrer leurs rames pour que la proue balaie la ligne d’avirons sortis de l’adversaire. La manœuvre brisait ainsi les rames ; et les plats des avirons, rejetés à l’intérieur de la coque, allaient frapper les ennemis, déchirer les membres, écraser les poitrines, brisant totalement le navire touché. Cela exigeait que l’équipage à la manœuvre rentre ses avirons à temps. Sans quoi, votre trirème était également réduite en miettes. Les dix trirèmes allaient à cadence d’éperonnage, une vitesse importante. La vitesse maximale n’était utilisée que lors des manœuvres, car un impact trop rapide détruirait la coque de l’attaquant aussi sûrement que celle de l’ennemi visé. Les lignes se rapprochaient, ce qui accentuait encore la vitesse modérée des navires et réduisait l’écart de manière inquiétante. Les cymbales résonnèrent de nouveau. Pendant un moment, Garric n’entendit que le sifflement de l’eau sur les coques fines. Puis… Le bois craqua ; et les cris s’élevèrent. Deux navires s’inclinèrent dans un mélange de rames et de bois. Les cris continuaient. Le seigneur Waldron se répandait en imprécations ; maître Koprathu gémit en pensant aux dégâts occasionnés sur son matériel, six rames au moins sur l’une des trirèmes. Les réactions des autres conseillers étaient partagées entre sursauts horrifiés et contemplation bouche bée, selon leur sentiment face au spectacle, terrifiés ou divertis. Garric était heureux que Liane soit restée au palais pour arbitrer le passage des comptes entre les assistants du seigneur Tadai et ceux de Pterlion, le nouveau trésorier. Elle savait mieux que la plupart des hommes à quoi ressemblerait le carnage derrière la coque du navire qui avait été trop lent. Carus, qui regardait par les yeux de Garric, acquiesça d’un air sombre. — Pas si mal, finalement, murmura-t-il en silence. Ils s’en sortent. — Des hommes sont morts, répliqua Garric dans un souffle à peine audible. Le roi dans l’esprit de Garric haussa les épaules et reprit : — Perdre quelques hommes à l’entraînement ou perdre une armée la première fois que les soldats sont confrontés à la réalité… Le jeune Zettin est un bon commandant. — Je doute que vous fassiez jamais de ce ramassis d’incapables de véritables marins, grogna Waldron. Et, parole de bor-Warriman, je sais qu’ils ne seront jamais soldats ! — Je ne suis pas d’accord, mon seigneur, intervint Attaper, poliment mais sans déférence. Sa famille valait celle de Waldron, même si l’aîné d’Attaper aurait pu racheter ses biens des centaines de fois. Ils prenaient garde à laisser de côté toute émotion lors de leurs conversations, mais aucun n’acceptait de passer un cap où il semblerait laisser l’autre gagner une once de pouvoir ou de statut. — J’ignore ce qu’ils vaudront comme combattants individuels, mais ce n’est pas l’objet de leur entraînement. Épaule contre épaule dans un bloc de seize rangs, ils formeront un rempart aussi solide que la Tour des douanes. — Si le royaume des Isles veut s’étendre au-delà d’Ornifal, dit Garric, les dirigeants des autres isles doivent comprendre que nous pouvons les plier à notre volonté s’il le faut. — Nous avons vaincu le comte de Sandrakkan à la Muraille de Pierre et mis Valence sur le trône ! coupa Waldron. Avec l’aide de véritables soldats, des seigneurs, propriétaires de domaines, et non ces bons à rien du bas peuple qui ne peuvent pas se payer leur propre bouclier et pique ! — Bien sûr ! répondit Garric. (Carus s’exprimait à travers lui et il devait user de toute sa volonté pour que sa main ne glisse pas vers la garde de son épée.) Et les soldats du roi sont restés encalminés trois jours sur le bateau qui les transportait, trois jours à griller sous le soleil et à vomir leurs tripes à cause du balancement du navire. De combien s’en est-il fallu que Valence laisse sa tête au bout d’une pique de Sandrakkan, Waldron, portant ainsi sur le trône des Isles le comte de Sandrakkan ? De combien ? — Pétard ! cracha Waldron. Sa main droite se contracta. Les Aigles de Sang, qui se tenaient discrètement en retrait d’où ils surveillaient la foule regardant le groupe de dignitaires, reportèrent soudain leur attention sur le groupe de dignitaires lui-même. Le seigneur Attaper détacha la broche de sa cape de la main gauche, prêt à enrouler l’étoffe à son bras en guise de bouclier. Waldron se retourna et donna un coup de pied rageur à un serviteur qui se trouvait là avec un plateau de morceaux de pâte d’amande protégés d’une gaze pour que les conseillers puissent grignoter devant le spectacle. Le serviteur poussa un petit cri et bondit en arrière, sans pour autant lâcher son plateau. — Seigneur Waldron, dit Garric. (Il frissonnait, furieux contre le tempérament enflammé de son ancêtre et contre lui-même qui n’avait pas su le maîtriser plus tôt.) Je vous présente mes excuses pour le ton que j’ai employé. Je ne changerai pas mon projet d’utiliser une phalange de rameurs au cœur des lignes de bataille du royaume, mais je ne voulais pas vous manquer de respect. Vos troupes ont tenu à la Muraille de Pierre. — Désolé, mon garçon, murmura Carus. Je ne te trahirai plus. Waldron hocha la tête mais ne sembla pas assez sûr de lui pour se retourner. — Vous n’étiez pas né lorsque nous nous sommes battus à la Muraille de Pierre, jeune homme, dit-il d’une voix aussi rauque que deux pierres raclant l’une contre l’autre. Prince Garric. J’ai commandé notre aile gauche, et je vous dis que… Il se tourna enfin face à Garric, un sourire forcé sur les lèvres. — Plus jamais ! Je pense que vous devriez utiliser des seigneurs plutôt que ces résidus de caniveaux, mais j’ai juré de vous servir. Le royaume ne survivra pas à une autre bataille comme la Muraille de Pierre ; et comme vous l’avez dit, il a failli ne pas résister à la première. Garric avança de deux pas pour frapper son bras droit contre celui de Waldron. Royhas et Attaper s’écartèrent de son chemin, le visage de marbre. — J’ai une idée pour embarquer davantage d’infanterie lourde sur les trirèmes afin de protéger les flancs de la phalange, dit Garric, la voix encore tremblante. Des coques de trirèmes remplies d’un ensemble de rames et un double équipage de piquiers pour ramer en alternance, et le troisième ensemble de bancs réservés à vos propriétaires des terres du nord. Mais pour le moment, les piquiers sont plus intéressants financièrement, car ils sont payés une dame d’argent par jour au lieu de deux pour un homme d’infanterie lourde. Waldron hocha la tête, pour signifier qu’il comprenait, malgré le froncement incontrôlable de ses sourcils. Ils se séparèrent, tous deux heureux que l’altercation en soit restée aux mots. — Il est suffisamment intelligent, dit Carus en évaluant Waldron à travers le regard de Garric. Et c’est un excellent général. Il comprend l’avantage de pouvoir emmener des troupes où elles doivent aller sans attendre le bon vouloir des vents, mais il a peur car les choses changent trop vite. Mais ne lui jette pas le mot « peur » à la face. — J’ai pu faire face grâce au trésor de la reine jusqu’à maintenant, dit Royhas, les yeux tournés vers les navires qui sillonnaient la rivière, pour ne pas regarder Garric et Waldron. Mais cela ne durera pas éternellement. Garric avait rendu les biens à ceux qui avaient été identifiés, mais la majorité du trésor de la reine ne venait pas de victimes connues ou avait été volée à des familles décimées par les pratiques d’Azalais. Cet argent avait servi à couvrir les frais du gouvernement depuis l’avènement de Garric. — Cela ne sera pas nécessaire, Royhas, intervint Pterlion d’un ton agacé. (Le commentaire du chancelier empiétait sur le domaine du trésorier et Pterlion était aussi soucieux que tout propriétaire de défendre son terrain contre des invasions arbitraires de ses voisins.) Les impôts arrivent de manière très satisfaisante, et je veillerai à ce que cela continue. — Ce qui ne devrait pas être difficile maintenant que l’armée royale ne prête plus à plaisanterie, compléta Attaper avec un sourire sinistre. Garric regarda le commandant des Aigles de Sang. Il aimait et respectait Attaper, mais… — Seigneur Attaper, dit-il, mon ancêtre Carus songeait qu’une main solide autour de la garde d’une épée était le moyen le plus sûr de se faire obéir. S’il se tenait devant vous maintenant… (Les sourires de Garric et du roi dans son esprit étaient identiques.)… il serait le premier à vous dire qu’il avait tort de penser ainsi. Nos soldats ne sont pas des collecteurs d’impôts. Garric s’interrompit et son sourire s’élargit. — Quoique parfois, faire passer un régiment bien discipliné dans un quartier peut convaincre le peuple que son argent a été bien investi. Les navires dans la cuvette avaient repris leurs positions. Le triple appel retentit. Les trirèmes se remirent en route les unes vers les autres, toutes les dix, quoique le bateau avec une dizaine de morts ou de blessés installés sur le pont étroit restait derrière le reste de la division. — Oh, que la Sœur m’emporte ! gémit Koprathu. Il recommence ! Le seigneur Waldron éclata d’un rire inattendu. — Je ne suis pas sûr de vouloir servir sous les ordres de votre ami Zettin, Attaper, dit-il. Mais je n’aurais rien contre un compagnon aussi audacieux s’il fallait en venir aux mains. Attaper salua le compliment de son rival d’un signe de tête et un mince sourire. C’était ce que Waldron pouvait laisser échapper qui ressemble le plus à une excuse. — Le royaume a besoin d’hommes audacieux, Waldron, dit-il, mais j’espère que Zettin n’agit pas inconsidérément. Les navires de guerre se croisèrent. Les rameurs avaient tous rentré les avirons à temps. Les coques se frôlèrent de bien plus loin que lors de la première tentative. — Mieux vaut perdre quelques hommes à l’entraînement, murmura Garric avec un sourire ironique que seul pouvait comprendre l’homme qui lui avait expliqué ce sacrifice, que perdre une armée la première fois que les soldats sont confrontés à la réalité. Attaper et Waldron adressèrent un regard étrange à Garric. Tous deux pouvaient être des hommes endurcis lorsque les circonstances l’exigeaient, mais ils étaient surpris d’entendre un homme aussi jeune que Garric se montrer aussi pragmatique qu’eux. Les trompettes de Zettin lancèrent un long appel de rassemblement suivi d’un bref coup de cymbales. Les trirèmes se placèrent en lignes et partirent à un rythme régulier à la suite du vaisseau-amiral en remontant la rivière vers les abris qui leur étaient destinés. L’eau s’écoulait en une pluie argentée du plat des rames tandis que les avirons tournoyaient avant de plonger de nouveau dans les flots. — Dans quelques mois, dit Garric, avant la fin de la saison navigable, du moins, je me rendrai pour une visite de courtoisie à Sandrakkan et à Blaise, avec la nouvelle flotte royale. Si la Dame et le tempérament contrariant de la destinée le permettent, bien sûr. — Wildulf et Lerdoc peuvent tous deux rassembler sur le terrain plus de troupes que nous en aurons entraîné d’ici là, Votre Altesse, le mit en garde Attaper. Même en privé, lorsque les autres conseillers s’adressaient à Garric en employant son prénom, avec toute son approbation, le commandant des Aigles de Sang ne s’adressait au prince que par un titre formel. — Ils le peuvent effectivement, approuva Royhas qui se joignit à la conversation en tant que chancelier du royaume des Isles tel que seuls Garric et lui, dans le groupe présent, l’imaginaient. Les autres membres du conseil étaient des nobles d’Ornifal, avant tout, jusqu’au bout, exclusivement. Ils considéraient le royaume comme une extension du pouvoir d’Ornifal, dans les rares cas où la notion de royaume leur venait à l’esprit. — Dans une semaine, qu’en dites-vous, seigneur Waldron ? Le vétéran renifla. — Dans deux semaines, ils pourront avoir réuni la moitié des troupes des familles nobles. Les autres ne viendront pas avant deux mois, s’ils finissent par venir. J’en sais quelque chose. Il eut un sourire ironique, en se souvenant sans doute de la lutte qu’il avait menée pour obtenir le soutien de ses semblables dans les terres du nord afin de rassembler des forces contre le retour de la reine. — Quant aux milices locales, entre un mois et jamais, mais elles ne seront guère utiles qu’à quelques échauffourées. — Nous bâtissons un royaume pour chaque citoyen des Isles, dit Garric. Sa voix se fit plus grave et pleine, mais sans le ton rude et intimidant qu’il avait employé quelques minutes plus tôt lorsque Waldron avait dénigré ceux qui n’étaient pas de son rang. — Lerdoc de Blaise et Wildulf de Sandrakkan veulent agir à leur guise, mais cela ne les aide pas à convaincre les autres nobles de suivre leurs décisions. — Souvent, un seigneur local préférera un roi puissant à Valles, remarqua Carus. (Son mince sourire s’élargit.) Ou à Carcosa, comme cela a déjà été le cas – plutôt que de se plier à son propre baron qui vit à quelques heures de son domaine et lui donner tout le pouvoir que celui-ci exige. Et il aura bien raison de penser ainsi ! Les trirèmes avaient disparu dans le bras de la rivière qui menait à l’arsenal. Garric soupira, conscient qu’il était temps de retourner au palais, et savoura ces derniers instants de liberté relative. Les nobles étaient venus dans leurs propres véhicules. Les carrosses attendaient le long de la route, les conducteurs s’occupaient des paires de chevaux et les postillons faisaient briller les dorures des sièges de cuir. Garric avait choisi de voyager à cheval avec Pterlion pour se faire une opinion sur le travail de celui-ci – un cousin éloigné de Tadai – et pour que Royhas comprenne clairement que le nouveau trésorier était un membre à part entière du conseil de Garric. Comme bien des décisions qui guidaient Garric loin des pièges et écueils de la politique, celle-ci lui avait été suggérée par Liane. Les chevaux des Aigles de Sang grignotaient l’herbe rare à quelques pas. En temps normal, un corps de cavalerie démonté attribuerait à un homme sur cinq la charge des animaux. Les gardes du corps – qui se considéraient comme de l’infanterie montée davantage que comme de la cavalerie – avaient amené des serviteurs pour cette tâche, afin d’être tous prêts à protéger le prince, l’épée à la main, au prix de leur vie s’il le fallait. — J’ai promis à Liane d’être de retour avant midi pour étudier les requêtes, déclara Garric, et il est presque l’heure. Royhas, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je chevaucherai… Un carrosse léger descendit la rue, tiré par une jolie paire de mules. La seule chose qui le différenciait du véhicule d’un marchand fortuné en route pour un pique-nique au bord de l’eau était son escorte : quatre Aigles de Sang à cheval en tête, et quatre autres derrière. — C’est la Dame qui me sourit ! s’exclama Garric. C’est Liane qui tient les rênes ! Garric vit également Tenoctris assise à côté d’elle. Ses conseillers se retournèrent pour regarder par-dessus l’épaule des gardes qui les entouraient. Seuls les conducteurs professionnels et les héritiers de riches familles savaient correctement conduire un véhicule. Liane avait appris à tenir les rênes d’un carrosse dans le vaste domaine de son père, à Sandrakkan, avant que la magie le conduise à sa perte. L’occasion se présentait et elle renouait avec ce loisir avec un indéniable panache. Tenoctris plissa les lèvres avec inquiétude lorsque Liane engagea le véhicule sur la gouttière pavée qui bordait la route, ce qui fit rebondir une roue puis l’autre, plus haut encore. — Mes seigneurs, maître Koprathu, reprit Garric, je pense que nous n’avons plus rien à faire ici. Je pensais partager votre carrosse pour rentrer, Royhas, mais il semble que d’autres arrangements aient été prévus. — Je regrette de perdre cette occasion de discuter avec vous des inspecteurs des impôts des divers quartiers, Votre Altesse, dit Royhas – le sourire aux lèvres mais un ton de déception authentique dans la voix. Mais la compagnie que vous aurez sera certainement bien plus plaisante ainsi. Garric salua ses conseillers de la main et se dirigea vers le carrosse plutôt que d’ordonner aux gardes de laisser passer Liane. Les Aigles de Sang obéissaient aux ordres à la lettre – et comme un roi des Isles avait été assassiné par sa propre mère, il était sans doute bon qu’ils les considèrent aussi littéralement qu’ils le faisaient. Garric pressa la main de Liane et monta prestement sur le siège face à l’arrière, dos à dos avec celui où étaient installées Liane et Tenoctris. — Nous allons au palais ? dit-il en se tournant de côté sur le banc. Il se pencha pour placer sa tête entre celles des deux femmes. — Si tu n’as plus rien à faire ici, répondit Liane qui ordonna d’un claquement de langue aux mules de réaliser un demi-tour sur un cercle serré. Elle toucha l’oreille de la bête de droite, un frôlement aussi léger que le battement d’une aile de papillon. Les gardes attitrés de Liane et Tenoctris reprirent leur place devant et derrière le véhicule. Les gardes de Garric rompirent le rang pour regagner leurs chevaux et partirent au galop jusqu’à avoir rattrapé le carrosse. Garric faillit suggérer à Liane de ralentir, mais conduire vite était l’une des rares choses qui la détendaient vraiment. — Je voulais voir comment s’en sortaient les nouveaux équipages, dit Garric en criant pour surmonter le fracas des roues de fer sur les pavés. Son siège, situé derrière l’essieu, tressautait beaucoup plus que le banc à l’avant. Tenoctris lui avait proposé sa place mais la vieille femme avait davantage besoin que lui de ce confort relatif. — Et je voulais que mes conseillers les voient aussi. Traditionnellement, la flotte est composée de pêcheurs et de mariniers, et l’idée d’utiliser des ouvriers est nouvelle pour les nobles d’Ornifal. — Ce ne sont pas des marins ? demanda Tenoctris avec curiosité. Les questions pratiques du royaume lui étaient égales, mais, l’esprit curieux, elle s’intéressait à tout ce qui lui semblait étrange ou paradoxal. — Pas lorsque nous les avons employés, admit Garric. Mais ils savent ce qu’est le travail – le travail difficile. Et il y a de pires choix que de montrer aux pauvres, aux travailleurs à la journée de Valles et ses campagnes alentour, qu’ils peuvent servir le royaume s’ils le souhaitent. Il s’étira, un bras puis l’autre afin de garder une prise ferme sur la rampe du siège. Liane faisait avancer les mules en faisant claquer son fouet. Le bout ne touchait jamais vraiment les bêtes, mais elles ne pouvaient douter de ce qui leur arriverait si elles traînaient. À chaque « clac ! » de l’instrument, les oreilles des mules frémissaient. — Les recherches de Tenoctris se trouvent temporairement dans une impasse, expliqua Liane en adressant un bref hochement de tête à la magicienne, le seul mouvement qu’elle pouvait se permettre pendant qu’elle conduisait. — Ah, dit Tenoctris qui comprit le signal. (Elle se tourna vers Garric en tenant toujours le siège à deux mains.) Je n’ai pas pu traverser les barrières qui se situent entre moi et l’autre plan où est ancré le pont, Garric. Il faudrait plus de pouvoir que j’en ai, ou de meilleurs outils ; et seuls les outils peuvent être trouvés. Ce soir, j’aimerais rendre visite à un magicien nommé Alman, qui a un cristal de vision. En temps normal, je ne pourrais pas aller le voir, mais j’espère que le pont me facilitera la tâche. — Et je vais avec elle, pour porter ses outils, annonça Liane en évitant soigneusement de regarder Garric. Bien sûr, nous pouvons nous occuper d’abord tous les deux des requêtes. Garric éclata de rire. Ils avaient atteint la périphérie de Valles elle-même ; même avec une escorte d’Aigles de Sang, Liane devait ralentir. De son côté, Garric s’en réjouit. — Je viendrai évidemment avec vous, dit-il d’un ton affectueux en réponse à la question implicite. — Mais tu es tellement occupé, protesta Tenoctris. Cela ne devrait pas être dangereux. J’ai confiance en toi comme en peu de personnes, mais tu as des devoirs plus importants à honorer. — Je dois être roi, répondit Garric, et je devrais peut-être tenir le rôle de général. Mais si je ne peux pas être Garric or-Reise de temps en temps, je vais pourrir aussi tristement qu’un œuf de l’an passé. Il posa une main sur l’épaule des deux femmes. Tous trois éclatèrent de rire ; et Carus, qui n’avait jamais eu ne serait-ce que la légère tolérance de Garric vis-à-vis des travaux rébarbatifs qui incombent à un roi, s’esclaffa dans l’esprit de son descendant. Ilna regarda par-dessus le bastingage de la poupe les algues et les poissons colorés tandis que le navire jetait l’ancre dans l’eau claire. Sur les deux bâtiments, les passagers s’étiraient, rassemblaient les effets personnels qu’ils voulaient emporter à terre et invectivaient leurs serviteurs pour leur maladresse et leur stupidité, ou simplement parce que le voyage n’était pas confortable et que des gens de leur rang se plaisaient à être désagréables avec de moins nobles qu’eux. — Quelque chose ne va pas, Ilna ? demanda Merota avec inquiétude. La fillette s’était montrée enjouée la plupart de la journée, tout excitée par la découverte d’oiseaux et de poissons inconnus. — Dans ce monde ? demanda Ilna qui aboya un rire. Oui, mais ce n’est pas nouveau. Ce n’est rien qui vous concerne, Merota. Ilna eut un sourire amusé, une expression très différente du rire qu’elle avait laissé échapper quelques instants plus tôt. Le problème ne la concernait pas davantage. Personne ne pouvait débarrasser Ilna os-Kenset de son mauvais caractère. Le seigneur Neyral avait paressé au milieu du navire, à l’ombre d’un auvent brodé, avec Tadai et ses assistants les plus privilégiés. Lorsque Vonculo avait déclaré qu’ils allaient jeter l’ancre pour ce jour et accoster, le capitaine, l’homme qui portait le titre de capitaine, avait mis plus d’une minute à se lever et se diriger vers la poupe. — Nous pouvons sans doute avancer encore aujourd’hui, Vonculo ? demanda Neyral en rejoignant son officier de navigation. Nous ne sommes qu’à la moitié de l’après-midi et le temps est bon. — Je pense que nous devrions passer la nuit ici, mon seigneur, répondit Vonculo. Il y a du bois pour faire des feux et un sol ferme pour les piquets de tente. Et je ne me fie pas au temps avec la même confiance que vous, même si Votre Seigneurie est certainement mon supérieur quant à l’interprétation du ciel. Il employait un ton dédaigneux sans être directement insultant. Cette intonation, Ilna s’en souvint avec une bouffée de rage, était celle utilisée par Neyral lorsqu’elle avait mis en garde les officiers contre le risque de mutinerie. — Est-ce qu’une tempête se prépare vraiment, Ilna ? murmura Merota. La poupe du navire de guerre était très étroite, et presque tout l’espace était occupé par les timoniers, debout, qui dirigeaient par une barre les amintots des deux gouvernails. Les officiers étaient si proches qu’Ilna aurait pu les toucher, mais ils étaient trop concentrés sur eux-mêmes et leurs colères mutuelles pour remarquer ce que disait Merota ou qui que ce soit d’autre. Ilna jeta un regard au ciel, clair à l’exception d’une brume haute et de quelques cirrus. N’importe quel paysan, sans parler d’un marin expérimenté comme Vonculo, pouvait en conclure qu’il n’y aurait pas le moindre orage ni ce jour-là ni le lendemain. — Non, bien sûr que non, répondit-elle à la fillette. Mastyn jeta un regard plein de mépris vers les officiers depuis la proue de la trirème. Il tenait la ligne de l’empennelle qu’il venait de jeter à la mer pour retenir le bateau le temps que Neyral prenne une décision concernant le mouillage. Le Ravageur attendait à une portée de flèche. À la poupe et à la proue, quatre avirons ramaient doucement pour maintenir le navire en place malgré le léger courant. — Par la Sœur, garçon ! s’exclama Neyral. Combien de temps est-ce qu’on va continuer à finasser comme ça ? Je croyais qu’il y avait une chance, qu’il était même très probable, que les navires atteignent Erdin en trois jours. On dirait qu’il faudra une bonne semaine, vu le rythme que vous tenez ! — Peut-être que ces beaux seigneurs de Valles vous ont dit que le voyage prendrait seulement quelques jours, mon seigneur, répliqua Vonculo, qui toisait le capitaine avec dédain. Ces mêmes seigneurs qui ont calculé notre rythme avec seulement un banc de rameurs et un bateau chargé comme un prêtre de retour de banquet ! Un marin avec un peu d’expérience leur aurait dit que les courants sont mauvais pour naviguer vers l’ouest à cette période de l’année, bien sûr. Les yeux d’Ilna s’étrécirent. Vonculo mentait. Elle ne savait rien des courants et des vents, mais elle savait entendre la façon dont les mots coulaient et se liaient. Neyral en savait aussi peu sur la navigation que la tisserande, et contrairement à Ilna, il laissa la colère lui occulter totalement l’esprit. Mais le capitaine n’avait de toute manière aucune chance d’être retenu parmi les grands penseurs de son temps. Le seigneur Neyral rougit. — Eh bien, savez-vous ce que je p-pense ? glapit-il. Je p-pense que vous êtes, vous êtes un… vous êtes mauvais, Vonculo. Je crois que c’est pour ça que ces maudits engins mettent si longtemps à faire la traversée ! Vonculo croisa les bras sur sa poitrine. — Fort bien, mon seigneur, vous pouvez me remplacer comme bon vous semble, dit-il d’un ton détaché. Peut-être que vous pourriez faire mieux en étant vous-même officier de navigation. Moi, je ne peux que vous offrir ma meilleure opinion, mais si vous préférez l’ignorer… eh bien, c’est le choix de Votre Seigneurie. Merota suivait des yeux une frégate qui tournoyait au-dessus d’elle, mais sa petite main serrait celle d’Ilna. La tisserande trouvait une certaine beauté dans les sacs gulaires rouges des oiseaux et leurs ailes – longues, étroites, et recourbées comme des lames de faucille – mais elle savait que la fillette regardait en fait des choses lointaines par peur de ce qui se passait autour d’elle, tout près. Le seigneur Tadai s’était levé de son sofa et se dirigeait vers la poupe avec Roubos et les cinq autres Aigles de Sang à bord. Malgré leurs précautions, le poids de tant d’hommes en mouvement fit rouler violemment la coque légère du bateau. Tadai avait le teint verdâtre, et deux de ses gardes du corps ne semblaient pas en meilleure condition. — Quel est le problème ? s’enquit Tadai. Allons-nous accoster ou non ? — Je pense que nous devrions continuer, Tadai, répondit Neyral, les sourcils froncés par l’énervement. Nous n’arriverons jamais à Erdin si nous ne profitons pas de la lumière du jour plus longtemps ! Vonculo se tenait toujours les bras croisés. — On fera comme le veut le capitaine, dit-il. Si le capitaine me donne des ordres, je les suivrai à la lettre – même si ça doit mener à briser la coque et envoyer tout le monde par le fond ! Tadai lança un regard de stupéfaction bilieuse à un homme puis l’autre. — Au nom de la Dame, Neyral, dit-il, qu’est-ce que vous reprochez à cet endroit ? Il a l’air mieux que le mouillage choisi pour la nuit dernière. Et personnellement, j’apprécierais de sentir un sol ferme sous les pieds ! Le capitaine serra le poing, quoique ce geste ne permette pas de définir clairement qui, ou quelle chose, il avait l’intention de frapper. Il était clairement furieux que Tadai prenne le parti de l’officier de navigation ; mais Vonculo, le navire lui-même, et l’étoffe entière de la réalité semblaient autant de causes de frustration et de rage pour lui. Ilna regarda l’isle avec les yeux de quelqu’un qui a voyagé plus qu’à son goût et sait voir les détails. L’îlot s’élevait à près de quatre mètres au-dessus de la surface, bien que la marée haute n’ait pas encore atteint totalement son apogée. Il n’y avait pas de grands arbres mais des pruniers des grèves et du houx couvraient toute la surface jusqu’à la mer. Lorsque les vagues se retirèrent en rouleaux frangés d’écume, Ilna distingua des rochers à la place du sable ou des galets rudes qui se trouvaient sur les berges du hameau de Barca. Toutefois, s’ils parvenaient à accoster, cela semblait un bon endroit pour la nuit. Il n’y avait aucune trace d’habitation permanente, ce qui signifiait qu’il n’y avait sans doute pas d’eau potable hormis celle qui s’écoulait après les pluies. — Bon, très bien, lança sèchement Neyral. Oui, c’est probablement pour le mieux. Faites échouer le navire sur ces plages et… Il jeta un regard vers la seconde trirème. Elle se rapprochait de la leur sous la poussée du vent, bien que les légers coups de rames la maintiennent dans le courant. — … faites signe au capitaine Perra d’accoster également. — Plutôt que d’échouer les navires, mon seigneur…, remarqua d’une voix rapide l’officier de navigation. (Vonculo avait eu un frémissement de soulagement lorsque Neyral avait abandonné ; il parlait à présent d’un ton fébrile et joyeux, dénué de dédain.) Nous devrions plutôt les amener contre le rivage, sur les rames, jusqu’à ce que tous les passagers aient débarqué, puis les ramener en mer d’une longueur de câble et jeter l’ancre. La plage est trop rocheuse pour y échouer les navires. Et puis une pente si raide risquerait de briser la coque. — Quoi ? s’exclama Neyral, surpris. Le seigneur Tadai s’arrêta et se retourna ; il avait commencé à s’éloigner quand le problème avait semblé réglé. — Voyons, Vonculo, s’il est trop risqué d’accoster ici, il faut trouver un endroit plus propice. Ilna sourit faiblement tandis qu’elle comprenait la tournure que prenaient les événements. Se retrouver naufragé sur cet îlot était une issue acceptable à l’impasse causée par la mutinerie de l’équipage et un commandement qui n’y répondait que par le souhait silencieux que tout cela ne soit qu’une illusion. C’était une région de passage fréquent. Elle avait repéré plusieurs navires à portée de voix au cours du voyage, aussi ne faudrait-il pas longtemps aux passagers pour être sauvés. Seul son devoir attendait Ilna à Erdin ; Merota avait encore moins de raison de se hâter. Ils pouvaient se permettre de perdre quelques jours à boire de l’eau saumâtre en mangeant des palourdes. — Le rivage est suffisamment sûr, mon seigneur, dit Vonculo. Il parlait aussi vite qu’un essaim de moustiques tournoyant autour d’un rayon de lumière. — Nous laisserons la moitié de l’équipage à bord pour surveiller l’ancrage. Aucune des autres isles que nous croiserons avant la nuit n’est assez haute pour les passagers. — Les hommes peuvent dormir à bord ? s’étonna Neyral. Enfin, si vous le dites, Vonculo. Neyral se détourna de l’officier de navigation en marmonnant : — Je ne serai pas fâché d’arriver à Erdin et d’avoir un vrai toit au-dessus de la tête, je vous le dis ! Vonculo réunit ses mains en porte-voix pour lancer des indications au Ravageur. Mastyn s’occupait déjà de donner les ordres sur le Terreur. Chalcus, le marin balafré qui avait espionné avec Ilna le maître d’équipage occupé à prêcher la mutinerie, était assis près des rames de tribord. Lorsqu’il vit Ilna regarder dans sa direction, il se toucha le nez de l’index avec un large sourire. Ilna détourna le regard. Celui-là est bien trop fier de son intelligence ! — Ilna ? demanda Merota d’une petite voix. Est-ce que tout va bien se passer ? Ilna passa une main autour des épaules de la fillette. — Oui, répondit-elle. Elle parlait doucement mais ne chuchotait pas ; si les mutins l’entendaient, ils penseraient ce qu’ils voulaient. — Les projets de votre oncle vont devoir changer, et je pense qu’il faudra passer quelques jours sur cette isle ; mais c’est probablement pour le mieux. Ilna vérifia le nœud de soie qui lui entourait la taille, puis l’écheveau de petits fils qu’elle gardait dans sa manche gauche, et, comme si elle se ravisait, le couteau à éplucher dans un étui d’os glissé dans sa ceinture. — Tout ira bien, dit-elle à la fillette. Dix des rameurs de proue poussèrent lentement les avirons. Le flûtiste installé en tailleur près de Vonculo donnait le rythme, lançant une note brève pour tirer et levant le doigt pour émettre une note aiguë lorsque les rames devaient sortir de l’eau. La trirème heurta doucement la plage. Dame Kaline se tenait à la proue du navire comme une étrange masse de haillons noirs. La tutrice de Merota n’avait pas assez de titres pour prétendre s’asseoir sous l’auvent au milieu du bateau, et elle avait refusé – peut-être par peur – de s’approcher d’Ilna depuis leur première rencontre. Le seigneur Tadai et nombre de ses suivants étaient de piètres hommes de mer. Dame Kaline non plus n’avait absolument rien d’un marin. Elle n’avait rien pu avaler depuis que le bateau avait quitté Valles, mais elle continuait à se tenir au bastingage, le cœur à l’envers dès que la trirème tanguait. Ilna sourit durement. Au moins, la femme avait appris à se ramasser dans le sens du roulis après sa première expérience. Sous les ordres grondés par Mastyn, la dizaine d’hommes qui s’affairaient sur le pont bondirent de la proue dans les vagues basses. Le maître d’équipage leur envoya la ligne de l’ancre légère qu’il avait employée pour stabiliser le bateau pendant que le seigneur Neyral se décidait à mouiller sur ces rivages. Les marins escaladèrent une large portion de la pente avec la corde en main puis enfoncèrent les pattes dans une crevasse du rivage érodé. Les rameurs se levèrent de leurs bancs et ôtèrent le rajout de pont qui couvrait les bancs intérieurs de bâbord. Il avait été installé de manière à s’adapter à des mortaises à tribord de la proue, afin de créer une passerelle pour les dignitaires incapables de descendre sans aide le long de la coque d’un navire de guerre. Dame Kaline dut se décaler pour que les hommes fassent leur travail. Lorsqu’elle mit trop longtemps à se remettre debout, deux marins la saisirent comme un vieux rouleau de voile et la jetèrent aux pieds d’un autre homme qui se tenait près de la ligne médiane du navire. Les marins à terre figèrent le bas de la passerelle dans le sol rocailleux. L’écume léchait les planches, les vagues avaient eu suffisamment d’occasions de frôler le pont du navire pour que les semelles du seigneur Tadai et de tous ses assistants soient déjà mouillées. Un vaisseau de guerre était certainement la méthode la plus sûre pour voyager d’une isle à l’autre, mais ce n’était pas un navire de plaisance. Les premiers à descendre de la passerelle furent les serviteurs, dont dame Kaline. La trirème oscilla d’un côté et de l’autre, mais les rameurs la maintinrent en équilibre en poussant sur les rochers du plat des avirons. La suite de Tadai s’avança derrière deux Aigles de Sang. Les gardes portaient des boucliers, casques et armures complètes, et leurs lances étaient prêtes à être projetées ou à porter un coup. Ils étaient prêts à faire face à un ennemi embusqué dans les méandres denses et entrelacés de la végétation. Ilna sourit ; avec ironie ou mépris, selon l’état d’esprit de quiconque se trouverait à la regarder à cet instant. — Allons-y, dit-elle à Merota tandis qu’elle jetait sur son épaule ses modestes effets. Plus tôt tout cela sera fini, plus tôt nous pourrons nous mettre véritablement au travail. Même si cette perspective leur semblait à toutes les deux vide et sans intérêt, eh bien, Ilna n’était pas maître du motif que le monde avait décidé de tisser autour d’elle. Elle s’approcha de la proue en tenant la fillette soigneusement à l’abri devant elle. Un marin plus absorbé que les autres par son travail leur bloqua le passage. Merota recula ; Ilna se débarrassa de l’importun d’un ton sec : — Faites attention ! Elle ne formula pas le reste de la phrase, « ou je vous promets le pire ! », mais le ton suffisait à forcer l’obéissance. Elle sourit. Peut-être avait-elle tort de penser que la menace implicite y était pour quelque chose : tous ces marins pouvaient n’être que des types bien qui s’écartaient avec embarras dès qu’on les remettait à leur place. — Avez-vous dit quelque chose, Ilna ? demanda nerveusement Merota. — Je songeais, répondit Ilna avec honnêteté, que les cochons pourraient aussi voler. Mais pas de mon vivant, à mon avis. Elles avaient atteint la passerelle. La trirème bougeait beaucoup, à présent. Avec tous les passagers et marins à terre, le navire était totalement à flot et seul le long pic habillé de bronze planté dans la pente le retenait. Si le bateau avait été déposé à terre pour la nuit, son étambot incliné aurait reposé sur la berge. Chalcus, penché sur le bras d’aviron, sourit en voyant passer Ilna et la fillette. — Puisse votre séjour être des plus plaisants, ma dame, dit-il, une nuance d’humour dans la voix malgré la tension évidente tandis qu’il luttait contre la gravité pour maintenir le navire d’aplomb. Le maître d’équipage leur jeta un regard perçant. Lorsque Mastyn bougeait, ses membres étaient aussi tendus que ceux d’un félin prêt au combat. Ilna lui rendit froidement son coup d’œil tandis qu’elle suivait Merota sur la passerelle. Elle ne prit pas la peine d’adresser le moindre signe de compréhension à Chalcus. Merota portait une tunique et une cape, très raisonnables comparées à la tenue ridicule dont on l’avait affublée pour le début du voyage. Dame Kaline était trop malade pour entretenir de telles folies chez sa protégée et Tadai avait d’autres préoccupations. Ilna aurait souhaité que la fillette porte des chaussures plus robustes que les pantoufles de velours qu’elle arborait, mais l’instant était mal choisi pour s’en inquiéter. Merota eut un cri étouffé en touchant le sol rocailleux. Elle essaya de marcher sur la pointe des pieds et bondit, les jambes raides comme un échassier. Ilna saisit la fillette par les épaules et la porta à moitié jusqu’à la plage où le sable n’avait pas été complètement emporté par les vagues. Ilna elle-même était pieds nus, mais elle marchait ainsi huit mois sur douze au hameau de Barca. Sa corne s’était peut-être adoucie sur le gazon tendre du palais de Valles, mais elle était encore suffisante pour avancer en aidant Merota sur la partie la plus dure des rochers. — Faites attention ou vous allez vous tordre la cheville, dit-elle froidement. Et je n’ai vraiment pas besoin de cela maintenant. — Haute Dame Merota ! lança dame Kaline avec une inquiétude teintée d’agacement. Où êtes-vous… Ah, vous voilà, Haute Dame ! Venez ici à l’instant. Sharina avait un jour raconté à Ilna l’histoire d’un monstre légendaire – autrement dit imaginaire, même si Ilna n’avait jamais compris pourquoi les gens s’obstinaient à raconter des histoires qui n’étaient pas vraies et allaient jusqu’à en faire des livres – qui puisait sa force dans le sol. Dame Kaline semblait de la même espèce : la tutrice s’était ressaisie à peine le pied posé sur une terre plus ou moins sèche. Elle était redevenue elle-même, malheureusement. Merota lança un regard interrogateur à Ilna. — Oui, allez-y, dit Ilna en lui tapotant l’épaule. Merota s’élança vers son chaperon et demanda : — Dame Kaline ? Avez-vous ma boîte ? Celle avec les affaires de mes parents ? Ilna soupira et étudia l’isle du regard. La végétation lui arrivait au mieux à l’épaule, mais la terre s’élevait depuis le bord de la plage où elle se trouvait. Elle commença à monter la pente, sans grand espoir de trouver quoi que ce soit d’intéressant. Il lui semblait important d’explorer un lieu où elle serait recluse pendant quelques jours, ou davantage. — Ma dame ? demanda une voix étrangère derrière elle. (Elle ne fit pas attention jusqu’à ce que la voix reprenne, plus aiguë :) Dame Ilna os-Kenset ? Elle se retourna. L’homme était un fonctionnaire de moindre rang de la suite de Tadai qui voyageait sur l’autre navire. Elle n’avait pas pris la peine de retenir son nom. — Oui ? demanda-t-elle, sans cacher qu’elle ne souhaitait pas perdre son temps en compagnie de l’homme. — Ma dame, dit-il, je suis le sous-intendant Mizo or-Doson, responsable de l’économat du seigneur Tadai pour le voyage. Vous avez reçu de la nourriture et de la boisson comme un membre de la suite du seigneur Tadai, mais il se trouve que vous voyagez à titre privé. Vous n’auriez pas… Son regard croisa celui d’Ilna ; et le flot d’inepties suffisantes s’interrompit. Un ou deux gargouillis s’échappèrent encore de la gorge de Mizo. Ilna hésitait entre deux manières de régler ce problème. Elle en voyait trois, plus exactement, mais la dernière aurait été un mauvais usage de ses pouvoirs. Elle s’apprêta à sortir une monnaie d’argent à jeter sur le sol, un paiement plus que suffisant pour les maigres repas qu’elle avait prélevés dans les réserves du serviteur. Elle se retint toutefois, non pas parce qu’elle ne disposait pas de l’argent nécessaire mais parce qu’elle refusait de céder devant un vermisseau comme Mizo. — Très bien, répondit Ilna d’une voix où chaque syllabe semblait taillée dans un immense glacier. Vous me fournirez un compte-rendu de la nourriture et de l’eau – pas de la boisson, si vous voulez bien, car je n’ai pas touché à votre vin et n’utiliserais même pas le breuvage que vous qualifiez de bière pour laver le sol chez moi. Je vous paierai la somme due en présence du seigneur Tadai. Est-ce clai… Une trompette lança un appel brusque depuis le Terreur. Les marins débarqués interrompirent leurs tâches, quelles qu’elles soient, et se précipitèrent à bord des navires. Le seigneur Tadai jeta un regard par-dessus son épaule puis reprit sa discussion avec le cuisinier concernant le repas du soir, mais le seigneur Neyral se mit à crier avec colère en direction des hommes censés lui obéir. Il dirigeait personnellement le groupe chargé de dégager le terrain pour planter sa tente et celle de l’ambassadeur. Ilna sourit faiblement. — Qu’est-ce que j’avais dit…, dit-elle. Merota hurla. Ilna se retourna avec un visage terriblement dénué d’expression. La fillette devait être tout à fait en sécurité avec dame Kaline, mais… Les marins avaient rejeté la passerelle – en repoussant les planches par-dessus bord au lieu de les tirer depuis leur ancrage dans les rochers. Merota, la bordure de soie rouge de sa cape tourmentée par le vent, se débattait entre les bras d’un homme à la proue du Terreur. Elle serrait contre elle un coffret de campêche et de nacre. La fillette avait interrogé sa tutrice sur « les affaires de ses parents » en la rejoignant. Ilna prit soudain conscience que Merota ne devait plus avoir grand-chose pour lui rappeler ses parents et son enfance après l’incendie qui avait tout emporté dans ses flammes. Dame Kaline n’était pas en mesure d’emporter la cassette de souvenirs ni quoi que ce soit alors qu’elle chancelait vers la terre ferme. Alors, Merota était retournée chercher le coffret. Ilna se dirigea vers le navire. Le lieutenant Roubos et les quelques Aigles de Sang les plus proches se précipitèrent dans l’eau et hurlèrent en levant leurs boucliers. D’autres soldats formèrent un cordon autour du seigneur Tadai. La plupart des marins s’étaient rassemblés à la poupe de la trirème. Certains ramaient pendant que les autres plaçaient leur poids de façon à abaisser la poupe et lever la proue. Une dizaine d’hommes, menés par Mastyn, avaient tiré des couteaux et des piques du coffre à armement. Ils attendaient à la proue pour affronter les Aigles de Sang qui s’approchaient. — Revenez ici ! beugla le seigneur Neyral. Qu’est-ce que vous fichez ? Vonculo ! Qu’est-ce que vous faites ? Exactement ce que je vous ai dit qu’il ferait, sombre idiot, songea Ilna en s’engageant dans l’eau. Elle releva le bas de sa tunique et la passa sous sa ceinture pour qu’elle ne la retarde pas en se gorgeant d’eau salée. Elle avait déjà de l’eau à mi-cuisses ; elle ne savait pas nager, et elle ignorait si la plage s’enfonçait abruptement ou non dans la mer. La trirème s’éloignait très lentement, mais elle avait largué toutes les amarres et le reste des rameurs prenait place sur les bancs. Les Aigles de Sang pourchassaient le navire en soulevant de larges gerbes d’écume, et Ilna se demandait ce qu’ils espéraient pouvoir faire. Un marin donna un coup de pique que Roubos esquiva de son bouclier. Le marin se pencha et fit peser tout son poids sur le manche pour repousser Roubos et le jeter à l’eau. Les marins poussèrent des cris de triomphe et lancèrent des insultes aux soldats qui se débattaient sous leurs yeux, dans l’eau. Le flûtiste entreprit de donner le rythme. Les lames d’aviron s’immobilisèrent puis s’élancèrent d’un même mouvement. Ilna évalua la cadence. Elle saisit la rame suivante des deux mains et se hissa le long du bras de l’aviron. Le rameur poussa une exclamation de surprise en sentant le poids inattendu. Ilna se contorsionna pour ne pas être hachée par l’aviron suivant vers la proue lorsqu’il claqua contre la rame qu’elle escaladait. Elle serra les genoux autour de l’aviron et libéra son nœud coulant d’une main. Les fibres étaient humides, mais il lui obéirait néanmoins sans problème. Le rameur se pencha par-dessus la rambarde pour voir ce qui retenait ainsi son aviron. Ilna lui jeta le nœud au cou. Le marin poussa un seul cri rauque lorsque la corde se serra. Ilna acheva de monter à bord et se servit du poids de sa victime pour assurer sa prise. Ses membres battaient furieusement l’air et sa langue dardait entre ses lèvres. Le Terreur dériva et dessina une courbe vers le large, car l’intervention d’Ilna avait désorganisé le rythme des rameurs de proue à tribord. Ils étaient assis trop loin à l’intérieur du bateau pour voir ce qui se passait près de la coque. Ils hurlèrent lorsque Ilna apparut au bastingage, comme si elle avait été quelque monstre marin légendaire. Elle s’était approchée du navire par le côté sans être remarquée car Mastyn et ses mercenaires étaient concentrés sur les soldats qui se précipitaient sur eux, droit devant, à la proue. Le visage d’Ilna était un masque de colère glacée. Ils vont comprendre que je suis bien pire que tous les mensonges des mythes ! Elle lâcha le nœud coulant. Les compagnons du marin qui s’étranglait le ramenèrent sur le pont et défirent la corde qui ne l’avait pas encore tué. Il resta entre les bras de ses amis, le souffle court et sifflant, tandis que les autres marins regardaient avec stupeur la femme dégoulinante d’eau de mer qui avait failli l’étrangler. Ilna sortit des fils de sa manche et ses doigts tissèrent plusieurs longueurs ensemble. Le motif caché sous sa main était aussi complexe que le vol rapide d’une libellule au-dessus d’une mare en été. Vonculo était à la poupe et criait tout en essayant de voir ce qui se passait à l’avant. Certains rameurs étaient immobiles à leur poste, mais d’autres s’étaient levés et empêchaient l’officier de navigation de bien voir. Les cris attirèrent l’attention des marins armés qui accompagnaient Mastyn à la proue et se répandaient en quolibets et rires adressés aux Aigles de Sang qui pataugeaient vers la terre ferme. Roubos était soutenu par le bras d’un soldat et toussait et crachait. Sa jambe faible et le poids de son armure l’avaient maintenu sous l’eau dangereusement longtemps lorsque le piquier l’avait fait basculer. — Relâchez l’enfant ! ordonna Ilna à l’homme qui tenait Merota. — Doucement, ma dame, répondit-il. C’était Chalcus ! Il retira son bras gauche qui maintenait la fillette à hauteur de taille et l’envoya sur le pont vers Ilna en lui tapotant l’épaule. — Je la gardais juste en sécurité jusqu’à votre arrivée. Chalcus souriait. Il tenait dans la main droite une épée à un seul tranchant dont la pointe s’incurvait vers l’intérieur, un mouvement qui devait donner plus de poids à ses coups. Ce n’était pas une des armes de piètre qualité qui se trouvaient en réserve sur le navire : la lame était incrustée d’or près de la garde et semblait aussi pénétrante que le remords. — Je suis en sécurité maintenant ! dit Merota qui enfouit son visage contre Ilna. Ils ne me feront pas de mal ! — Jetez-les à la mer ! ordonna Mastyn. Chassez cette garce avec vos piques si vous ne voulez pas la toucher ! Dans la confusion, les rameurs avaient totalement oublié leurs avirons, mais la trirème continuait à se diriger vers le large, poussée autant par son élan que par le léger courant. La proue était à trente mètres du rivage, et l’eau sous la quille était trop profonde pour qu’Ilna distingue le fond lorsqu’elle y plongeait son regard. Le Ravageur s’était également éloigné de l’isle et l’équipage contrôlait le bâtiment. Le barreur – l’officier de navigation était resté sur la plage avec les passagers abandonnés – lança à Vonculo, à travers la distance qui les séparait : — Qu’est-ce qui se passe ? Aucun des soldats armés ne fit un geste vers Ilna. Mastyn essaya d’en pousser un en avant ; le marin se dégagea vivement pour échapper à son contact. — Que les démons marins vous entraînent tous par le fond, bande de lâches ! s’exclama Mastyn. Il se précipita vers Ilna, le couteau levé. Chalcus leva un sourcil interrogateur en direction d’Ilna, puis s’écarta du chemin du maître d’équipage. Ilna dressa la petite tapisserie qu’elle tenait devant les yeux de Mastyn. Il hurla et frappa sauvagement quelque chose que lui seul pouvait voir. Chalcus se jeta au sol, le coutelas s’enfonça avec un bruit humide dans l’épaule d’un piquier à côté de lui. Mastyn libéra son couteau au milieu des cris et du sang et frappa encore, vers le bas. Des éclats du pont en pin et trois orteils du maître d’équipage lui-même jaillirent sous le coup sec du coutelas. Un marin saisit Mastyn par-derrière. Le dément se démena et parvint à se dégager avant de frapper de nouveau devant lui et se couper le pied gauche au-dessus de la cheville. Le marin qui avait voulu l’arrêter chancela et s’éloigna. Mastyn vacilla en avant et bascula par-dessus bord. Il hurlait encore à la vue de l’horreur invisible qui le harcelait lorsque la mer l’avala. — Maintenant, vous autres…, lança Chalcus qui se plaça entre Ilna et le reste des marins armés. Reculez et faites un peu de place à notre invitée. Mastyn a failli me fendre le crâne quand il a perdu la tête, et je ne compte pas vous laisser finir le travail. Le marin blessé par Mastyn dans sa folie enragée gisait sur le pont tandis que deux autres hommes tentaient d’épancher le sang. Ilna doutait qu’ils puissent aider la victime. Le coutelas avait tranché jusqu’à l’os, un coup d’une puissance remarquable pour une arme mal aiguisée. Le maître d’équipage avait déployé la force d’un dément dans ses derniers instants, sans aucun doute. Un marin près des bittes du bâton de foc fit mine de lever sa pique. Chalcus pointa son arme dans sa direction. — T’as pas entendu ce que j’ai dit, Andro ? Le piquier baissa son arme. La maladie avait creusé de véritables cratères dans son visage au-dessus de sa moustache et sa barbe. — On se ramollit, Chalcus ? grogna-t-il. — Peut-être bien, Andro, répliqua Chalcus d’une voix chantante qui rappelait celle de ses appels d’encouragement à l’équipage. Malgré la souplesse du bout de la lame, un coup porté en avant avec toute la force que Chalcus avait dans les épaules suffirait à transpercer l’homme de part en part. — Mais pas assez mou pour m’empêcher de te faire manger ton propre foie par petits bouts si tu vas trop loin avec moi. Ilna sourit malgré elle. Ça c’était une promesse suffisamment tentante pour qu’elle veuille risquer son maigre espoir de rédemption en la réalisant. Vonculo et deux marins armés de barres de cabestan se frayèrent un passage parmi les hommes rassemblés au milieu du pont pour s’arrêter à une dizaine de pas d’Ilna. L’officier de navigation tenait un arc avec une flèche encochée. — Qu’est-ce qu’il se passe ici ? demanda-t-il d’une voix frémissante de colère et de peur. Qu’est-ce qui est arrivé à Mastyn ? — Il a commencé à vouloir distribuer des coups de coutelas à tous ceux qui l’entouraient, répondit calmement Chalcus en se tournant vers l’officier de navigation. (Il abaissa la pointe de son épée vers le pont.) Il est passé par-dessus bord, mais il a tué Ipis ou je suis une nonne. Chalcus désigna la victime de son arme. Les marins semblaient avoir épanché le sang, mais le blessé avait un teint cireux et tout son corps était agité de frissons malgré le soleil étincelant. Ilna grimaça. Elle défit les nœuds du nouveau motif qu’elle avait tissé et forma un dessin totalement différent. — Que la Sœur l’emporte ! lança Vonculo entre amertume et désespoir. Je connais le chemin, mais il était le seul à en savoir plus. Son regard se riva sur Ilna et Merota. — Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda-t-il. — La fillette est montée à bord, expliqua Ilna. Je l’ai suivie. — C’est une magicienne, murmura quelqu’un derrière sa main ; peut-être Andro le piquier. — C’est ce que j’ai entendu dire, répondit Vonculo d’un ton neutre. (Il regarda froidement Ilna avant de continuer.) Vous pouvez repasser par-dessus bord maintenant, ma dame, ou venir avec nous là où nous allons. Qu’est-ce que vous choisissez ? Ilna libéra doucement les bras de Merota et s’agenouilla près du marin blessé. Les hommes qui le soutenaient reculèrent. Elle étendit son nouveau motif devant les yeux vides de la victime. Son corps se détendit et des couleurs revinrent sur sa peau. Ilna se releva. — Bandez convenablement la blessure, dit-elle d’un ton sec aux hommes qui avaient fait office de médecins. Je peux lui faire surmonter le choc, mais cela ne servira à rien s’il se vide de son sang. Elle se retourna pour regarder l’officier de navigation. Elle tendit le bras pour reprendre la main de Merota. L’isle et ses naufragés étaient à plus d’une portée de flèche à présent. — La Haute Dame Merota et moi vous accompagnerons, annonça-t-elle avec un visage de marbre. Ils étaient trop nombreux pour les combattre, même avec ses armes, et que ferait-elle même si elle parvenait à tous les envoyer par le fond ? Dériver jusqu’à ce que la fillette et elle meurent de faim, sans doute. — Content de vous avoir à bord, ma dame, dit Chalcus derrière elle. Je parle pour certains d’entre nous, en tout cas. Chapitre 11 Le pont était toujours transparent – Garric distinguait par moments des lanternes sur l’autre rive de la Beltis, qui étincelaient au loin, à travers la structure de lumière – mais il avait acquis de la solidité. Il semblait en un sens plus réel que les bâtiments silencieux qui bordaient la rivière. — Les rues sont tellement mortes, remarqua Liane en regardant les habitations alentour. Où sont tous les habitants ? Lors de la première visite de Garric, le quartier du Pont fourmillait de monde – les résidents habituels qui vaquaient à leurs occupations autant que les badauds venus contempler l’étrange apparition qui enjambait la rivière. Cette activité lui avait rappelé la manière dont les termites quittaient leur nid à la fin du printemps pour bâtir de nouvelles habitations. Du vin bon marché, des légumes cuisinés, des abats de poisson, des déchets humains, et mille autres odeurs moins marquées créaient une atmosphère qui bouillonnait et vibrait de vie. À présent, ces parfums avaient disparu. La fumée des feux au charbon n’emplissait plus l’air. Les boutiques au rez-de-chaussée des bâtiments avaient laissé leurs volets fermés, et les escaliers vers les étages d’habitation étaient silencieux, privés de l’écho des pleurs d’enfants et des cris des adultes responsables de ces hurlements. Une créature de lumière rouge descendait la rue et agitait la tête en signe de colère. Elle ressemblait à un taureau, mais elle était haute de deux mètres cinquante et des flammes affleuraient aux arêtes de ses naseaux. Pendant un instant, ses sabots frappèrent les pavés en soulevant des étincelles ; puis le son s’estompa et l’image de la créature commença à s’effacer. Elle s’engagea sur le pont avant de disparaître totalement aux yeux de Garric et de ses compagnons. Il sembla au jeune homme qu’il entendait encore un fracas de sabots ; puis plus rien. — Les habitants sont partis parce qu’ils ont peur, expliqua Tenoctris tandis que Liane l’aidait à descendre de la chaise sédane. (Les autres membres du groupe étaient à pied ; les gardes parce qu’ils devaient se déplacer comme Garric, et Liane pour la même raison, même si le prince aurait été aussi heureux de l’avoir à son côté dans une autre chaise.) Et ils ont raison d’avoir peur. Les Aigles de Sang de l’escorte remirent leurs boucliers à l’épaule lorsque le taureau disparut, mais leur attitude ne sembla pas plus détendue pour autant. Besimon, le commandant de l’escorte, laissa paraître une grimace en regardant Garric, mais il n’osa pas demander au prince de quitter cet endroit dangereux. Garric préférait marcher plutôt qu’être porté – et il aurait préféré ramper que de monter à cheval, même si c’était parfois le seul moyen de transport adapté. Le roi Carus était un cavalier accompli ; ses réflexes permettraient à Garric de rester en selle même avec un animal nerveux. Mais les muscles endoloris le lendemain seraient ceux de Garric, et rien ne le ferait aimer l’idée d’être à la merci d’un animal qui pesait six ou huit fois son poids. — Cela me rappelle Klestis comme je la vois dans mes rêves, dit Garric. Les bâtiments sont encore là, mais tout le monde est parti. — Comme une ville capturée après un siège, remarqua Carus qui regardait par les yeux de Garric mais analysait la situation avec l’esprit d’un chef de guerre vétéran. Mais il y aurait alors plus de fumée. Et la ville serait envahie par l’odeur de la mort ; une absente qui ne te manquera pas, assurément. Un détachement de la patrouille de la ville approcha d’un pas rapide dans une rue adjacente ; ils avaient dû être avertis que le prince visitait le quartier. L’escouade comptait quatre hommes au lieu de six pour un groupe complet. Besimon alla à la rencontre des gardes. L’officier de l’escouade portait un casque argenté et une épée ; les trois gardes ordinaires avaient des casques de cuivre et des bâtons de bois dur terminés par une boule. Leur équipement de métal renvoyait l’éclat bleu et glacé du pont. — Ce taureau est-il un danger ? demanda Liane. — Le danger vient des choses comme celle qui a adopté une apparence de taureau, répondit Tenoctris. Il y a toujours un risque lorsqu’il y a des fuites d’un plan à l’autre du cosmos ; et dans certains plans, les habitants représentent une grande menace pour les humains qu’ils pourraient rencontrer. Garric détourna son regard de Besimon et de la patrouille de gardes. — Et pour Sharina ? demanda-t-il. Liane prit la sacoche qui contenait les outils de Tenoctris sur le plateau disposé sous la chaise sédane. La vieille magicienne haussa les épaules. — Je suis certaine à présent que Sharina a été enlevée volontairement, pas simplement emportée au hasard par l’une des entités qui pénètre notre monde par ce point faible du cosmos. Elle peut se trouver en danger, bien sûr, mais… (Elle sourit, une expression qui la rajeunissait de plusieurs décennies.)… mais certainement moins que nous, ici. J’ai besoin du poids de ce pont sur l’étoffe du cosmos pour nous mener là où nous trouverons Alman ; mais plus tôt nous serons loin, mieux cela vaudra pour notre sécurité. — Oh, reprit Garric, qui venait d’avoir une nouvelle idée, avez-vous besoin de mon aide pour vous installer ? — J’ai simplement besoin de quelqu’un pour tenir ma lanterne, répondit Tenoctris. Liane peut le faire. — Bien, acquiesça Garric. Je vous rejoins bientôt. Il se dirigea vers Besimon et la patrouille. Au lieu de laisser Garric passer dans leur rang, trente des Aigles de Sang s’avancèrent pour maintenir un cordon autour de lui. Les douze autres se dirigèrent vers la rivière avec les deux femmes, le groupe dont ils devaient assurer la sécurité. Les deux porteurs se tenaient debout à côté de la chaise sédane. Ils suivirent nerveusement des yeux les soldats, mais Garric se demanda quelle protection pouvaient offrir les armes des militaires contre des êtres comme la créature-taureau qui était passée un instant plus tôt. — Le sous-commandant Copelo que voici me dit que les bâtiments des trois pâtés de maison adjacents sont déserts la nuit, Votre Majesté, annonça Besimon en se tournant face à Garric. Il parlait d’un ton professionnel, mais l’attitude de l’Aigle de Sang – qui formait un léger rempart de son corps devant le chef de patrouille – montrait qu’il compatissait avec le soldat. — Ses hommes et lui patrouillent en lisière de cette zone, mais pas toujours le long de la rivière elle-même. — Les habitants reviennent le jour venu, certains d’entre eux en tout cas, dit Copelo. (Il fit jouer sa mâchoire pour saisir un peu de l’humidité de ses joues sèches.) La moitié peut-être. Mais ce ne sont pas les gens des grandes maisons qui visitent par désœuvrement, et la nuit, on ne croise même pas les voleurs qu’on s’attendrait à trouver dans des endroits aussi déserts. Alors, on ne… Sa voix s’éteignit. Il frotta le pommeau de son épée, le regard rivé sur les pavés, et reprit : — Et il y a déjà pas mal de malades dans l’escouade, et on ne… — Je comprends parfaitement, intervint Garric. Ces hommes étaient plus courageux que leurs compagnons qui se faisaient passer pour souffrants ; mais ces absents ne méritaient sans doute même pas d’être traités de lâches. Si Garric songeait à la situation, il se sentait lui aussi inquiet ; le pont à côté de lui avait quelque chose qui n’allait pas, il donnait l’impression étrange d’être déplacé, même si, lorsqu’il le traversait en rêve, ce n’était qu’une étape insignifiante de son parcours. — Reconduisez vos hommes sur leur ronde normale. Garric lui adressa un sourire qu’il espérait engageant. Ses propres lèvres étaient très sèches. — Normale jusqu’à ce que mes amies et moi parvenions à faire disparaître ce pont, je veux dire, ajouta-t-il. Le chef d’escouade lança à Garric un regard d’intense soulagement et se retourna. — Allons… Il s’interrompit et se tourna de nouveau. — Je veux dire, oui, Votre Majesté ! Il salua en croisant son bras droit sur la poitrine. Garric salua Copelo d’un geste de la main l’invitant à se retirer, avec un sourire d’amusement cette fois. — Besimon, reprit-il. Je veux que vos hommes – et ceux qui escortent les Hautes Dames Tenoctris et Liane – se retirent à une portée de flèche d’ici. Vous ne nous serez pas utiles et… — Votre Altesse, nous sommes ici pour vous protéger, intervint l’Aigle de Sang. Vous ne pouvez pas… — Nous ne serons pas ici, reprit Garric. Cet endroit est dangereux, mais Tenoctris va nous conduire à travers ce lieu vers un autre. Dès notre retour, vous pourrez reprendre votre rôle. — Oh, répondit simplement Besimon. Il regarda les deux femmes. Tenoctris avait tracé un dessin sur les pavés avec un bâton de plomb et ajoutait à présent des mots de pouvoir autour. — Nous devrions venir avec vous pour… — Non, à moins d’être magicien vous-même, coupa Garric qui interrompit les protestations de Besimon avant même qu’il les prononce. Tenoctris ne peut emmener que trois personnes. — Oh, répéta Besimon. Eh bien, je… Il se reprit. Il se redressa et salua avec une telle fermeté que sa cuirasse de bronze noirci résonna sous l’impact de son poing. — Oui, Votre Altesse. Besimon se retourna et lança : — Formez des colonnes de quatre ! Son Altesse nous affecte à la fontaine que nous avons dépassée en haut de la rue. Doublez le pas ! Les Aigles de Sang s’élancèrent vers l’intersection la plus proche dans un fracas digne d’une dizaine de charrettes de brasseurs : leurs chaussures cloutées martelaient le sol de pierre, leurs tabliers de cuir cloutés raclaient, et ils battaient leurs lances contre la bosse de leurs boucliers chaque fois qu’ils posaient le pied droit. Les troupes obéissaient aux ordres, et personne ne pouvait imaginer qu’elles s’enfuyaient de peur. Tenoctris était prête ; Liane et elle regardèrent Garric qui revenait vivement près d’elles. La magicienne avait tracé une étoile à sept branches à la chaux sur une dalle qui faisait partie de la culée du pont datant de l’Ancien Royaume. Le pont, qui franchissait non pas la rivière mais les univers, était suffisamment proche pour que Garric y pose le pied. Supporterait-il son poids comme dans ses rêves ? — Il sera bientôt suffisamment solide pour marcher dessus, dit Tenoctris qui prouvait une fois de plus son étonnante capacité à deviner ce que pensaient les gens autour d’elle. Et je pense que nous devrons le faire bientôt, ou quelqu’un d’autre le fera. Mais pour le moment, je vais me contenter d’utiliser sa présence pour nous aider à rejoindre Alman… L’instinct de Carus, par les yeux de Garric, le prévint de se retourner avant que Liane elle-même, qui regardait vers le jeune homme, réagisse. Il ne portait ni casque ni armure, mais il tira son épée longue sur un « sring ! » bref lorsque l’acier de la lame damasquinée effleura les lèvres de fer du fourreau. L’homme qui courait vers eux depuis l’ombre d’un bâtiment était une forme floue et massive. La lumière magique tordait les objets autour de lui. Garric ne distinguait pas d’arme, mais… — Attends ! glapit la silhouette avec une terreur grandissante avant de se mettre à agiter les bras en l’air. Garric, c’est moi ! Garric remit son épée au fourreau. Il tremblait, partagé entre rire et fureur. Son esprit comprenait qu’il n’y avait pas de danger, mais son corps était prêt à combattre ou fuir vers des horizons si lointains que seule la Dame les connaissait ! — Katchin, dit Garric, si l’un des hommes de Besimon s’était retourné et vous avait vu, vous auriez déjà un javelot planté entre les omoplates. Et c’est bien ce que vous méritez. Les Aigles de Sang se tenaient autour d’un bassin de pierre craquelée, les ruines d’une fontaine qui avait été l’ornement de cette place sous l’Ancien Royaume. La statue de bronze – Une nymphe chevauchant un hippocampe, se souvint Carus, et Garric eut une vision de ces mêmes rues lorsque son ancêtre défilait à travers Valles mille ans auparavant – avait été volée ou fondue en pièces de monnaie des siècles auparavant. Si Besimon remarqua, malgré la lumière trompeuse, que le groupe du prince n’était plus de trois mais de quatre personnes, il maintint tout de même ses troupes là où Garric avait ordonné qu’elles se retirent. — Allons, Garric, Garric, lança Katchin le meunier avec une suffisance mielleuse, c’est entièrement ta faute si je suis contraint de te rencontrer ainsi. Je veux dire, ta faute à travers l’attitude de tes serviteurs, mais je sais fort bien combien il est difficile de trouver une aide décente aujourd’hui. Garric avait connu le meunier toute sa vie. Il reconnut ses manières, les mêmes que celles que Katchin déployait devant les riches acheteurs de bétail venus au hameau pour la foire aux moutons. Sa tentative vaniteuse de se présenter en égal était très différente de sa manière abjecte de ramper devant les nobles, et plus différente encore des manières supérieures et vaniteuses avec lesquelles il traitait – ou essayait de traiter – tous les autres habitants du bourg. Liane semblait furieuse. Si Garric n’avait pas autant affirmé son rôle de meneur, elle aurait rappelé Besimon pour qu’il les débarrasse de cet importun. En l’occurrence, elle se trouva piégée dans son attitude habituelle de déférence polie. Tenoctris jeta sur la scène son regard d’intérêt bénin, une expression qu’elle réservait aux affaires qui ne la concernaient pas directement. Elle tenait le pinceau avec lequel elle avait tracé l’incantation. Elle comptait apparemment s’en servir également comme d’une baguette. — Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit, Katchin, dit doucement Garric. Ces hommes là-bas vous auraient tué s’ils vous avaient vu courir vers moi. Ils s’entraînent au maniement des armes trois heures par jour. — Mais Gar…, commença Katchin. Garric tendit la main et saisit le menton de l’homme entre le pouce et l’index droit. Il ne serra pas beaucoup mais fit lever la mâchoire du meunier et lui fit claquer les dents, coupant court aux paroles qu’il s’apprêtait à prononcer. — Katchin, vous savez bien que vous n’avez rien à faire ici, reprit Garric. Vous êtes trop stupide pour comprendre que vous venez de risquer votre vie, même à présent que je l’ai dit avec les mots les plus clairs qui soient. Mais vous savez que vous abandonnez vos derniers vestiges de fierté en venant quémander un travail comme cela. Il relâcha Katchin, qui recula, le souffle court et les yeux agrandis. Pendant un instant, Garric crut qu’il avait compris, mais une seconde plus tard, les traits de Katchin étaient redevenus ceux qu’il connaissait trop bien. — Eh bien, j’étais certain que tu voudrais m’affecter à un poste de confiance, dit Katchin, chaque syllabe enrobée de suffisance et d’obséquiosité. Des amis qui ont fait leurs preuves comme ceux avec qui tu as grandi sont trop rares pour les ignorer. Et bien sûr, en vérité, je suis la seule personne du bourg avec l’expérience requise pour travailler dans un contexte aussi vaste. Je suis le bailli du comte Lascarg, tu sais. — Katchin, vous avez raison, je vous connais bien, répondit Garric. Il sourit, amusé que le meunier parvienne à déclarer de telles choses avec un visage aussi impassible, visiblement persuadé de dire la vérité. Au bourg, personne n’ignorait que Katchin le meunier était un véritable moulin à paroles, un menteur et un tricheur ; même s’il était un riche bavard, menteur, tricheur. Tout le monde le savait, sauf Katchin, apparemment. — Ah ! reprit Katchin. Vraiment, je ne veux pas critiquer Reise, Garric… Le jeune homme leva une main mais Katchin continua. — Je sais qu’il t’a élevé, mais… Garric avança encore la main. Katchin plaqua ses deux paumes sur sa bouche et se tut. Il regardait Garric avec des yeux écarquillés par l’horreur. — Je suis certain, étant donné l’expansion du service royal…, commença Garric. Il tâcha de conserver une voix ferme, mais ses émotions transparaissaient. Il avait toujours détesté les petits tyrans, même maintenant où ils n’étaient plus en mesure de le contrarier d’une façon ou d’une autre. — Je suis sûr que nous avons engagé des hommes aussi mauvais que vous, Katchin ; des tyrans serviles, qui montrent les dents devant leurs subordonnés et les citoyens qui ont affaire à eux, mais qui rampent devant quiconque possède une once de pouvoir. Je suis convaincu que nous avons de tels hommes parmi nos employés. Il se pencha en avant. Katchin était de taille moyenne pour un homme d’Haft ; Garric était plus grand que la plupart des habitants d’Ornifal, tous plus grands d’une main que ceux d’Haft. Il se dressa devant le meunier. — Mais ils ont été engagés parce que je ne les connaissais pas, continua le prince en laissant son ton monter. (Il ne criait pas, pas encore, du moins.) Mais vous, je vous connais, Katchin. Rentrez chez vous maintenant ! — Mais j’ai fait ce long voyage, à mes frais ! gémit le meunier à travers la barrière de ses doigts. Il semblait au bord des larmes. — Et je vous ordonne de retourner d’où vous venez ! lança Garric. Allez traiter vos voisins en voisins, pas comme des moutons à tondre, en leur accordant des prêts à des taux inadmissibles – la manière dont vous avez volé votre propre frère ! Pas comme des déchets à piétiner pour flatter vos prétentions. Si vous parvenez à me prouver que vous êtes un homme digne d’une promotion, alors peut-être qu’un jour lointain, je reviendrai au hameau et vous prendrai à mon service. Et même si cela ne devait jamais arriver, Katchin, vous auriez déjà gagné au change, en devenant un homme digne de ce nom ! — Mais…, balbutia Katchin, qui pleurait bel et bien. — Disparaissez d’ici, lui intima Liane d’un contralto vibrant. Le ton de sa voix évoqua à Garric une Haute Dame cultivée qui débarrassait le plus élégant de ses petits salons d’un rat mort. — Votre place n’est pas ici, et cet endroit est dangereux. Partez ou je demanderai aux soldats de vous faire évacuer. Katchin fit volte-face et partit en titubant. Il marchait comme un ivrogne. Garric posa le bout des doigts sur son front et se massa fermement les joues avec les paumes. Il se sentait nauséeux. — Tenoctris, dit-il, les yeux toujours fermés, peut-on commencer ? Je me sentirai peut-être mieux si je quitte cet endroit. — Oui, bien sûr, répondit la vieille magicienne. Tenoctris posa la main gauche sur le poignet de Garric pour affermir son équilibre, puis s’installa sur le sol en croisant les jambes sous elle. Liane portait le petit coussin qu’elle avait tiré de la sacoche. Elle attendit d’être certaine de l’endroit où la vieille femme allait s’installer et le glissa sous sa frêle silhouette. Tenoctris soupira et lâcha Garric. — Peux-tu garder une main sur mon épaule ? demanda-t-elle d’un ton d’excuse. Au cas où des vertiges me prennent et que je risque de tomber. — Bien sûr, répondit Garric en posant les doigts sur la clavicule de la magicienne. Il se demandait parfois s’il ne serait pas plus simple d’unifier les Isles avec une Tenoctris plus jeune et en meilleure santé, mais… C’était l’esprit de Tenoctris, pas son corps, qui faisait la différence. Si Tenoctris avait été moins fragile, sa conscience surnaturelle de l’interaction des forces du cosmos aurait peut-être été moins fine. D’autres pouvaient soutenir la vieille magicienne de leur force physique, comme Garric le faisait à présent. Personne d’autre que Tenoctris – personne que Garric ni le roi Carus avant lui aient rencontré – ne pouvait trouver sa route au cœur d’un labyrinthe de pouvoir et de chaos pour atteindre la sauvegarde du monde de l’autre côté. — Devrons-nous répéter le sort avec vous ? demanda doucement Liane. Elle se tenait face à Garric, de l’autre côté de l’étoile à sept branches, les mains jointes devant la poitrine. — Non, je prononcerai les mots de pouvoir seule, répondit Tenoctris. (Elle ajouta, avec un sourire ironique :) Nous sommes très proches du pont, je pense qu’une seule fois suffira. En tout cas, je l’espère. Garric regarda l’étendue de lumière qui s’atténuait dans le lointain. Elle semblait réelle, comme si le pont avait été fait de pierres bleues noyées de soleil. Le scintillement à sa surface avait le même éclat qu’une route normale sous les rayons de midi, un jour d’été. — Pan, murmura Tenoctris, qui levait et abaissait la baguette. Paipan, epaipan… La lune blafarde était basse au-dessus de la rive ouest de la Beltis. Son croissant argenté étincela d’une lueur rouge, puis bleue, avant de redevenir rouge, au rythme des syllabes de la magicienne. Garric déglutit. — Kore bazagra oreochore…, continua Tenoctris. Garric sentit son rythme cardiaque s’accélérer et son corps trembler. Un vortex de lumière magique bleue apparut en tournoyant au centre de l’étoile et s’agrandit jusqu’à les englober tous les trois. Son contact était le même que le tranchant d’une épée de glace, capable de traverser la chair et l’âme de Garric d’un même coup. — Iphibe, psalmodia Tenoctris qui respirait désormais bruyamment de longues goulées d’air entre chaque mot. Amphibe, erode, antheme… Le vortex se figea autour de Garric et ses amies comme un cône de saphir étincelant. Le monde hors de la lumière – le pont et les bâtiments de Valles de l’époque de Garric – se mit à tournoyer d’ouest en est. Le mouvement, d’abord lent, s’accéléra jusqu’à égaler la vitesse d’un danseur virevoltant, puis plus vite encore. — Kolasseis ! cria Tenoctris. Poine ! Rheneia ! Le monde tournait autour d’eux. Les bâtiments se transformèrent en grands monolithes, plus hauts que les falaises du rêve, et les soldats qui se tenaient à la plus proche intersection avec leurs boucliers furent soudain des géants en marche dessinés en touches rapides et mouvantes de lumière magique bleue et rouge. Garric tomba hors du monde réel. Sa main droite tenait toujours l’épaule de Tenoctris, sa main gauche celle de Liane. Ses doigts étaient la seule source de chaleur dans le froid digne des fonds sous-marins glacés, que le soleil ne réchauffait jamais. Au-delà du mur étincelant qui les entourait, Garric distinguait des vortex de lumière qui tournoyaient d’est en ouest. Les pavés tremblaient et se soulevaient sous les tourbillons. Besimon avait certainement crié un ordre, car les troupes levèrent leurs lances, prêtes à les jeter. L’univers se ramassa sur lui-même jusqu’à disparaître. La muraille de lumière magique se volatilisa, mais son éclat persista derrière les yeux de Garric en étoiles orange et violet tournoyantes. Le monde changea. Les pieds de Garric n’avaient pas quitté un instant le sol, mais les pavés s’étaient transformés en sable sous ses bottes. Il vacilla sous un choc qui n’était pas dû qu’au transfert de son poids. Liane cria et tomba à genoux. Garric saisit Tenoctris de ses deux bras pour qu’elle ne s’effondre pas. Elle était livide et son cœur battait fébrilement, comme celui d’un oiseau. Ils se tenaient au milieu d’un désert qui s’étendait sur une cité autrefois grandiose. Les squelettes de bâtiments imposants se dressaient autour d’eux, certains à demi enfouis dans les dunes pâles. L’air était rare et les étoiles semblaient être autant de puits dans le ciel noir. Des arbustes rachitiques frissonnaient sous la brise froide. Tenoctris leva la tête. Garric laissa un bras autour d’elle, pour la soutenir et pour conserver un contact avec un autre être humain dans ce lieu étrange. Les doigts de Liane se mêlèrent de nouveau aux siens. — Je dirais que le voyage a été plus difficile que prévu, dit Tenoctris qui parvint à dessiner un sourire. Mais pour tout dire, je ne pensais pas être capable de nous emmener ici. À présent, nous devons trouver Alman. — Quelqu’un vit ici ? demanda Liane. Le seul mouvement visible autour d’eux était celui causé par le vent. — Alman ne voulait pas être dérangé, répondit Tenoctris d’une voix douce. Il s’est donc rendu en un lieu où nul autre ne souhaiterait venir. — Et pourtant nous voici, remarqua Garric. Le sourire de la magicienne transforma son visage comme le lever du soleil éclaire les eaux grises de la mer. — Nous n’avons pas exactement choisi de venir ici, dit-elle. Nous n’avions pas le choix – si nous voulons préserver la civilisation. Tenoctris se leva, soutenue par Garric et Liane. Elle tenait toujours le pinceau. Elle le pointa vers le plus grand bâtiment qui se dessinait au loin. — Essayons là-bas, je pense, dit-elle. Si Alman n’y est pas, je prononcerai une autre incantation. — Pourrez-vous le faire ? demanda Garric. Tenoctris haletait en se tenant simplement debout dans l’air raréfié. — S’il le faut, répondit la vieille magicienne. (Elle essaya de sourire.) S’il le faut. Elle ne protesta pas lorsque Garric passa son bras autour d’elle. Ils se mirent en route à travers les ruines immenses, et adoptèrent le rythme des petits pas de Tenoctris. Le vent résonnait comme deux plaques d’acier frottées l’une contre l’autre, et les étoiles ne scintillaient jamais. — Oh, bien sûr, glapit Krias depuis l’anneau. Tu vagabondes ici comme l’un de tes moutons, tu tues mon maître pour commencer, et puis tu me demandes de t’aider ! C’est tellement typique des gens comme toi. Cashel se demanda à quelle catégorie de personnes il appartenait. Cela n’avait sans doute aucune importance. C’était le genre de chose que les gens disaient sous le coup de la colère et blâmer un homme pour ses actes ne suffisait pas : il fallait lui dire que les gens comme lui faisaient ce genre d’erreur, et cela aggravait l’insulte. Apparemment, les démons enfermés dans les anneaux agissaient comme les humains, sur ce point. — Eh bien, je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour savoir à quoi m’attendre, répondit calmement Cashel. Là d’où je viens, les gens donnent des renseignements aux étrangers qui le demandent poliment, c’est vrai. Bien sûr, il y avait Aron or-Raddid dans la ferme de pierre au nord du hameau de Barca. Aron l’aigri et cet anneau s’entendraient certainement très bien. Krias et lui faisaient assurément la paire… — La plupart des gens, en tout cas, ajouta Cashel pour être parfaitement exact. L’anneau était en or lourd, mais sa surface était couverte de petites chaînes ornées de perles fixées de façon à ne pas voiler leur rondeur parfaite. Cashel n’avait jamais rien vu de fait ainsi auparavant. Cela ne correspondait pas vraiment à ses goûts, mais il savait apprécier le savoir-faire indéniable du forgeron. Il se racla la gorge. — Et je suis désolé pour ton maître, reprit-il. J’étais venu ici pour le voir, mais rien ne s’est passé comme lui et moi l’aurions voulu. — Je lui ai répété des centaines de fois, dit Krias d’un ton toujours acerbe mais légèrement radouci. « Landure, calmez-vous ou un jour vous rencontrerez quelqu’un qui sera aussi stupide et plus fort que vous ! » Mais est-ce qu’il m’écoutait ? Non, non, il a continué comme toujours jusqu’à ton arrivée, berger. Et maintenant, qui va empêcher la lie de l’Outre-monde d’envahir tous les plans du cosmos, hein ? Cashel baissa les yeux sur la silhouette qui scintillait au cœur de la pierre. Il resta silencieux un moment. Krias savait sans avoir demandé que Cashel était berger. L’anneau connaissait-il le chemin qui mènerait le jeune homme… ? Il commença à retrouver l’espoir perdu lorsqu’il avait compris qu’il venait de fendre le crâne de l’homme auprès de qui il venait chercher de l’aide, mais il n’était pas encore temps de poser des questions sur Sharina. Il s’éclaircit encore la voix. — En parlant de maître Landure… Je me demandais où l’enterrer, ici ou chez lui. Ou, eh bien, ailleurs. Pouvez-vous me le dire ? — L’enterrer ? répéta Krias d’un ton sec. Enterrer ce corps, tu veux dire ? Une belle perte de temps à mon avis. Mais ton temps n’est pas si précieux que ça, pas vrai ? Cashel se baissa pour poser l’anneau. Le remettre au doigt de Landure, peut-être, avant de porter le corps au château comme il avait d’abord voulu le faire. Il y avait un joli endroit près de la porte, où le soleil du matin tomberait sur la sépulture, et… — Landure a plusieurs corps, berger, lança Krias. C’est sa vie qui compte, et il la garde sous la langue. Des corps, évidemment ! Certains d’entre nous s’en sortent très bien sans corps du tout. Cashel s’arrêta. — Ah, dit-il simplement. Il posa son bâton de travers sur ses genoux, l’anneau toujours à la main. Il ouvrit la bouche de Landure de sa main libre en pressant l’articulation arrière. Le magicien mort avait de bonnes dents, blanches et puissantes. Cashel souleva la langue et prit le petit disque dessous. Du sang avait séché sur les dents mais pas sur le petit objet. Le disque n’était pas tout à fait aussi grand que le cercle que Cashel pouvait dessiner en faisant se rejoindre son pouce et son index. Il était aussi fin que les piécettes que certains gardaient en porte-bonheur, mais les tranches avaient un contact rond, loin des facettes tranchantes comme un couteau qu’on pouvait attendre sur un objet aussi mince. Il était cristallin et clair, mais coloré. La nuance changeait lorsque Cashel faisait bouger le disque, et même lorsqu’il le tenait immobile. — Pourquoi cette chose est-elle la vie de Landure ? demanda-t-il. — Pourquoi la poussière est-elle poussière ? répliqua Krias. Pourquoi les moutons sont-ils stupides ? Parce que c’est ainsi. Mets ceci sous la langue de l’un des autres corps de Landure et il sera de retour – aussi vaniteux qu’avant que tu lui écrases sa tête d’imbécile. — Oh, murmura Cashel. Toujours accroupi, il réfléchit aux paroles de Krias et au sens caché derrière ces mots. Cashel espérait souvent que les gens – et les anneaux – se décident à dire clairement ce qu’ils pensaient au lieu de jouer avec les mots et les silences. La vie serait tellement plus simple. Mais à y réfléchir, sa sœur Ilna agissait ainsi – elle disait ce qu’elle pensait, avec des mots sans ambiguïté. On pouvait considérer qu’elle avait fait le choix le plus simple, mais on pouvait aussi prendre le temps de la regarder et comprendre pourquoi les autres agissaient différemment. — Alors ? demanda Krias. Est-ce que tu vas rester assis là comme une bosse sur une bûche ? Je reconnais que tu es doué pour ça, bien sûr. Peut-être que tu te réincarneras en lichen ! Cashel regarda son bras nu et bronzé. — Je n’ai pas la couleur du lichen, dit-il. Mais ce n’est pas de ça que je voulais parler. Où sont… — Es-tu vraiment stupide à ce point ? glapit l’anneau. Non, sinon, tu en oublierais de respirer ! — Je ne veux pas parler de ça non plus, reprit calmement Cashel. Il avait appris depuis longtemps que s’il laissait les gens suivre leurs digressions sans poser ses questions, il n’obtenait jamais de réponses. — Où Landure garde-t-il ses autres corps ? Il tenait le cristal dans ses paumes calleuses et la lumière tremblait sur sa surface. Il lui semblait parfois voir quelque chose bouger au cœur des profondeurs… mais le disque n’avait pas réellement de profondeur, il était si fin. — Il ne garde plus rien, à présent, tu ne crois pas ? répliqua Krias avec un reniflement de mépris. Quoiqu’il se chargera peut-être bientôt de garder quelques vers, pour un temps. Si tu veux savoir où sont les corps, ils se trouvent dans l’autre manoir de Landure – celui au cœur de l’Outre-monde, trois niveaux dans les profondeurs. — Ah, répéta Cashel. Et il me suffit de poser ceci… Il fit sauter le disque sur sa paume. Il n’était pas certain que Krias puisse voir, cependant ; mais Cashel aurait utilisé le même geste pour attirer l’attention d’un autre interlocuteur sur le cristal. — … sous sa langue, comme c’était sur ce corps quand je l’ai pris ? Les oiseaux avaient repris leurs chants, et Cashel crut entendre un écureuil émettre de petits bruits dans les branches. Il n’était pas particulièrement friand des chants d’oiseaux et même la mère de l’écureuil n’aurait pu trouver une louange à adresser sur sa voix, mais il s’agissait des sons naturels dans un bois. Cashel préférait cela au silence sinistre qui avait plané jusque-là. — Tu es sourd, berger ? lança Krias. J’ai dit que le palais se trouvait dans l’Outre-monde. Derrière ces portes de bronze, après un chemin semé de terreur et de monstres enfermés loin du monde réel – jusqu’à ce que tu viennes tuer le gardien ! — J’ai entendu, reprit calmement Cashel. Est-ce que la route est longue pour arriver à ce manoir ? Il pensa ajouter qu’il souhaitait redonner vie – redonner corps ? – à Landure puisqu’il en avait la possibilité, mais Krias avait déjà compris cela. L’anneau se montrait juste récalcitrant, et Cashel ne voyait pas pourquoi il laisserait ce fait le contrarier. Toutefois, Cashel s’imaginait très bien enterrer l’anneau avec Landure et se charger de ressusciter le magicien dans un nouveau corps tout seul. Si Krias ne se dépêchait pas de lui donner une information utile… — Loin ? répéta l’anneau. C’est plus loin que tu es susceptible d’aller de toute ta vie. Seul un puissant magicien comme Landure le Gardien pouvait espérer survivre une seconde dans l’Outre-monde ! Cashel renifla, mais il pensa à Sharina et cela l’empêcha de piétiner l’anneau dans la poussière pour faire taire sa petite voix aiguë et déplaisante. Le chemin le plus court vers Sharina passait par Landure, et pour accéder à Landure – vivant et en mesure de l’aider – il fallait avoir recours à Krias. Et puis Cashel se sentait une dette envers Landure pour, eh bien, pour l’avoir tué alors qu’il tentait d’enfermer un monstre. Écouter Krias couiner comme un écureuil était plus sage que de l’étouffer sous trente centimètres de terre et commettre peut-être une autre faute aussi regrettable que de tuer Landure. Cashel ne parla pas immédiatement et se contenta de remettre l’anneau dans la main du cadavre. Il arracha un morceau de mousse, l’enroula autour du disque de cristal, et glissa le tout dans la sacoche de sa ceinture. L’écureuil continuait son bavardage inarticulé. Cashel regarda par-dessus son épaule et lança : — Tsk-tsk-tsk ! en plaçant la langue contre le palais supérieur. L’écureuil se figea sur sa branche, puis reprit son bougonnement deux fois plus rapidement. Cashel sourit, sa bonne humeur habituelle de retour, et reprit l’anneau avant de se lever. — J’ai également besoin de savoir si je trouverai à manger dans l’Outre-monde ou si je dois prendre des provisions dans le palais ici. Et j’apprécierais également beaucoup que vous me disiez combien de jours le voyage risque de durer. Si j’arrive vivant, je veux dire, reprit-il pour éviter que l’anneau s’enflamme encore comme du bois mort, non sans laisser son sourire s’élargir. — Tu crois pouvoir te frayer un chemin dans l’Outre-monde avec ce bâton ? demanda Krias. Cashel commençait à s’habituer à la voix du démon ; mais par Duzi, la modeste divinité des bergers, comparé à cette crécelle, l’écureuil avait un timbre aussi doux que les mélodies que Garric jouait à la flûte pour apaiser les moutons. Cashel fit jouer le bâton dans sa paume droite. — Eh bien, dit-il en tâchant de ne pas avoir l’air de se vanter, il a suffi à mettre à terre Landure le Gardien, le puissant magicien, non ? Mais j’ai besoin de nourriture. — Il y a à manger dans l’Outre-monde, répondit Krias. (C’était certainement la première fois qu’il répondait à une question, même si Cashel avait dû la poser deux fois.) Il y a de la nourriture si tu es assez fort pour la prendre. — Parfait, dit Cashel. Il se pencha et glissa de nouveau l’anneau au majeur de Landure. Le magicien était mort depuis assez longtemps pour que son cadavre soit aussi souple que de la cire chaude. Après réflexion, Cashel avait décidé que cette clairière était un meilleur endroit pour la tombe que le palais de Landure. C’était à cet endroit qu’il était mort, en tâchant de défendre le monde. — Je vais revenir avec une pelle, lança Cashel par-dessus son épaule, tandis qu’il s’engageait sur le chemin. Je sais que pour vous le corps n’a pas d’importance, mais les animaux pensent autrement ; et moi aussi. — Berger ! appela Krias. Cashel continua à travers les galax. — Maître Cashel or-Kenset ! cria Krias. Écoute-moi ! Cashel se retourna, la main posée sur l’écorce d’un cornouiller tout proche. — Maître Krias ? dit-il. — Tu pourrais m’emmener avec toi, dit Krias. La voix aiguë du démon semblait terriblement forte lorsqu’il était proche, mais à quelques pas de distance à peine, elle se réduisait à un bourdonnement de moustique. Cashel se gratta le menton du poing. Il n’aimait pas être seul, vraiment. Cashel n’avait pas passé autant de temps en compagnie d’autres personnes que les enfants de l’aubergiste, bien sûr, mais les moutons avaient autant de personnalité que les humains. Les moutons et les hommes se valaient lorsqu’il s’agissait de le contrarier, cela était également vrai. Mais rien ne prouvait que la compagnie de Krias serait mieux que la solitude. — Et, après tout, il voudra me récupérer lorsqu’il sera revenu à la vie, pas vrai ? expliqua l’anneau, et, par Duzi, une pointe de désespoir filtrait sous le ton déplaisant habituel. C’est une question de logique ! — Je suppose que vous avez raison, répondit Cashel. Il revint vers le corps et reprit l’anneau. Il allait parfaitement à son petit doigt gauche. Après être resté silencieux pendant la moitié du chemin vers le palais, Krias reprit : — Tu sais, à cette vitesse, tu risques de mourir de vieillesse avant même d’être entré dans l’Outre-monde. Cashel sourit. Il marchait à son rythme plutôt que de trottiner comme un chien pressé, il avait donc déjà entendu ce commentaire bien des fois. Cela ne le dérangeait plus. — Une idée de l’endroit où Landure range ses pelles ? demanda-t-il. — Par le cœur ténébreux du cosmos ! cracha l’anneau. Tu fais plonger le niveau intellectuel de n’importe quel troupeau que tu diriges ! Cashel rit. C’était bon d’avoir de la compagnie. Ilna et Merota étaient assises côte à côte le long du bastingage de proue. Elles se tenaient la main : gauche dans la gauche, droite mêlée à la droite, les bras noués devant elles. Sans ce contact, Merota tremblait comme une étoffe dans la brise, même si elle ne se plaignait pas et ne demandait aucun égard particulier. Le flûtiste marquait la cadence avec ses deux notes habituelles, un rythme plus lent que celui suivi par les rameurs plus tôt au cours du voyage. Malgré tout, un marin cria : — Hisse la voile, Vonculo ! Ou au moins, déroule le foc ! — Ouais ! approuva un autre rameur, tout en continuant à tirer sur son grand aviron. On est comme toi, Vonculo. Si on se fait prendre, on sera pendus sur le même gibet ! Vonculo se trouvait à la poupe et tenait la boîte à musique qu’il avait tirée des quelques effets personnels de Mastyn. Il avait retourné l’objet et l’inclinait pour que la lumière du soleil couchant touche les marques gravées dans la base d’ivoire. Il avait le visage sombre et ne répondit rien aux plaintes. — Et si on s’échoue sur les récifs entre lesquels on louvoie, Titin, déclara Chalcus depuis son banc, on finira effectivement pendus ou morts de faim. Ferme-la et prie pour qu’Ambian parvienne à nous tirer de là depuis le haut du mât ! — Est-ce que la Dame t’a épousé à la place du Berger, Chalcus ? marmonna Titin, accroché à son aviron. Ilna entendit le commentaire, et Chalcus le comprit sans doute lui aussi ; mais Titin continua à ramer sans ajouter un mot. Le marin ne cherchait pas la bagarre. Quiconque avait compris qui était Chalcus à la manière dont il tenait son épée ne pouvait raisonnablement chercher à l’affronter. Merota regardait le dos du chef de nage tandis qu’il ramait. Chalcus portait des cicatrices, des traces de fouet, d’armes, de dents et certaines qu’Ilna ne pouvait identifier. Au repos, il semblait mince, mais ses muscles saillaient comme des câbles lorsqu’il forçait sur l’aviron. Ilna rit. Merota leva les yeux vers elle. — Ilna ? demanda-t-elle. La jeune fille secoua brièvement la tête. — Pas maintenant, dit-elle. Elle ne voulait pas formuler à voix haute l’idée qu’elle venait d’avoir : le reste de l’équipage de la trirème s’était mutiné et était devenu un groupe de pirates. Chalcus avait certainement déjà pratiqué tout cela par le passé ; cela et bien pire. Et Chalcus se trouvait être ce qu’Ilna et Merota avaient de plus semblable à un ami parmi ces hommes. Quant à savoir pourquoi il était leur ami, ou se comportait comme tel… Cette partie du motif n’était pas encore tissée. — Un point à tribord ! lança la vigie. Il n’y avait pas de panier en haut du mât ; les jambes du marin étaient enroulées autour de la ralingue de têtière qu’il avait escaladée, et son poids était principalement porté par ses bras croisés autour du mât. Le timonier se pencha contre son gouvernail et pesa sur l’aviron de direction pour le placer en travers du courant de l’eau contre la coque. Vonculo leva les yeux de la boîte. Il aurait fallu que son visage s’éclaire pour qualifier son expression de sinistre. Il avait passé l’enveloppe de soie rouge à sa ceinture. Il la prit et commença à y ranger la boîte avant de s’interrompre. — Dame Ilna ! appela-t-il en surmontant le grincement des rames dans les dames de nage. Venez ici, s’il vous plaît. Il faut qu’on parle. — Allez-y, ma dame, dit Chalcus en jetant les bras en avant, le corps incliné, pour lever le plat d’aviron hors de l’eau avant de le replonger. La petite est en sécurité là où elle est. Il parlait d’un ton normal, avec un simple soupçon d’essoufflement lorsqu’il ramena l’aviron à lui. C’était la preuve d’un degré de contrôle qu’Ilna savait apprécier. Elle sourit. Elle pouvait aussi comprendre la fierté un peu rude qui amenait le chef de nage à agir avec cette vanité inutile. — Sur votre honneur, maître Chalcus ? demanda Ilna qui se leva et lâcha la main de Merota. La fillette hocha la tête et parvint à sourire. Chalcus rit, une cascade sonore qui résonna lorsqu’il tira sur la rame. — Je vous donne ma parole, ma dame ! dit-il. Ça, vous pouvez vous y fier. Ilna renifla et entreprit de rejoindre l’arrière en traversant le pont du milieu. Elle se fiait à l’honneur du chef de nage et il le savait probablement. Mais savoir pourquoi il avait choisi de se faire son allié et celui de Merota était une question à laquelle elle n’était pas préparée à répondre. — Un point à bâbord ! lança la vigie d’une voix fébrile. Deux points à bâbord ! La trirème donna légèrement de la gîte lorsque le timonier se pencha sur le gouvernail. De l’écume jaillit, tout près de la proue de tribord. Un poisson ? songea Ilna, mais il s’agissait de la mer elle-même qui jouait sur un relief. L’eau était peu profonde à cet endroit, et le soleil baissait. Vonculo la regarda approcher en silence. Il se tenait entre deux marins massifs qui brandissaient tous les deux un coutelas à nu. Ilna se demanda s’ils étaient là pour protéger l’officier de navigation ou pour la menacer. Elle eut un sourire dédaigneux. Ils seraient aussi inefficaces pour une tâche que pour l’autre. Elle se tint les mains passées dans la manche opposée et dit : — Si vous m’avez assez regardée, Vonculo, je vais retourner à la proue où la compagnie est meilleure. — Nous avons un problème, répondit l’homme. Nous avons les instructions nautiques… — Un point à tribord ! cria Ambian. Le timonier déplaça sa prise sur l’aviron de direction et tira la barre de chêne noirci vers lui. Des dizaines d’hommes avaient laissé l’huile de leur peau et de leurs corps dans le bois doux. Vonculo grimaça mais ne haussa pas le ton lorsqu’il reprit : — Les instructions nautiques sont là, dit-il en levant la boîte à musique. Gravées dessous. Tenez, prenez-la. Ilna secoua la tête, les mains toujours cachées. — Je ne connais rien à la navigation, dit-elle. Elle ne savait pas lire non plus, mais elle ne le dit pas. Ilna n’avait pas honte de son ignorance – ni de quoi que ce soit, généralement – mais elle ne donnait pas volontiers d’informations sur elle à des hommes comme Vonculo. Le marin prit un air renfrogné, mais il était plus inquiet qu’en colère. Il s’efforça de sourire malgré ses préoccupations et dit : — Allons, ma dame, nous devons devenir amis. Prendrez-vous un peu de vin ? Il fit un geste vers l’un de ses gardes du corps. — Tayguch, ouvre une bouteille de… — Non, coupa Ilna. Puis, comme l’offre avait été faite poliment, elle ajouta brièvement : — Non, merci. L’eau me convient très bien. En vérité, l’eau était déjà médiocre lorsqu’elle avait été versée dans des amphores goudronnées pour le voyage, et le fait de clapoter plusieurs jours dans les cales de la trirème n’avait pas amélioré son goût. Ilna préférait tout de même l’eau au vin, et elle n’aurait pas même accepté de faveur de Vonculo s’il lui avait servi quelques chopes de la meilleure bière de Reise. — Voyez-vous, le problème…, reprit Vonculo. (Il s’interrompit pour lécher ses lèvres sèches.) Le problème, c’est que l’homme que vous avez tué, Mastyn, était le seul d’entre nous qui avait vraiment rencontré les dirigeants de l’endroit où nous allons. Il a dit… Vonculo regarda les hommes autour de lui : les gardes, le timonier, le flûtiste assis à ses pieds pour donner la cadence. Même les premiers rangs de rameurs pouvaient entendre ce qu’il disait à moins de le chuchoter à l’oreille d’Ilna, et cette attitude de conspirateur le mettrait davantage en danger – mettrait sa vie en danger – que tout ce qu’il pourrait dire à haute voix. Le marin qui avait déclaré qu’ils étaient désormais tous égaux n’avait dit que la vérité. — Mastyn a dit que le chef était un magicien, vous voyez, continua Vonculo d’un ton neutre soigneusement dosé. C’est comme ça qu’il pouvait utiliser cette boîte… Il leva l’objet comme pour le soupeser dans sa main. C’était une pièce d’artisanat complexe même de l’extérieur, avec l’or en spirale et les panneaux d’ivoire sculptés en motifs floraux. Un peu trop chargé au goût d’Ilna, mais cela plaisait à certains, sans doute. — … et la faire chanter comme elle le faisait, vous voyez, continua Vonculo. Et Mastyn a dit que les dirigeants de l’endroit où nous allons sont aussi des magiciens. Alors, vous comprenez, je ne suis pas fâché que ce gars soit passé par-dessus bord… (Le sourire de Vonculo se voulait peut-être insinuant. Aux yeux d’Ilna, « terrifié » était un qualificatif plus approprié.)… mais il nous manque quelque chose maintenant. — Je ne vois pas en quoi cela me manque, répondit Ilna en croisant le regard apeuré de Vonculo de ses yeux fixes. Le soleil disparaissait derrière l’horizon. Le ciel était encore clair, mais il n’illuminait plus aussi bien la surface. Ilna songea que la vigie pouvait certainement distinguer l’écume sur l’eau noire, mais les récifs qui ne perçaient pas l’eau étaient une autre affaire. Vonculo glissa la clé dans la serrure à la base de la boîte à musique et la tourna plusieurs fois dans un cliquetis mécanique. Lorsqu’il retira la clé et ouvrit le couvercle de cristal, les picots du mécanisme égrenèrent une gamme simpliste à la place de la mélodie envoûtante qu’Ilna avait entendue lorsque Mastyn tenait la boîte. La musique cessa. Tous ceux qui se trouvaient près de la poupe regardaient fixement Vonculo et Ilna, mais aucun marin n’essaya d’intervenir. Vonculo tendit la boîte vers Ilna. — Pouvez-vous la faire fonctionner, ma dame ? dit-il en essayant de masquer le désespoir dans sa voix. — Je ne veux pas même essayer, répondit Ilna. La boîte semblait inoffensive, une belle pièce d’artisanat sans doute, mais elle préférait se tenir à l’écart de ce qu’elle ne comprenait pas. — De toute manière, je ne vois pas comment cela vous aiderait ; ni Merota et moi, d’ailleurs. Vonculo ferma la boîte et l’enroula de l’enveloppe de soie avec les gestes rapides et sûrs propres aux marins. — Ils disent que vous êtes vous-même une magicienne, ma dame, dit-il en regardant ses mains. Ilna renifla. — J’ai rencontré des magiciens, répliqua-t-elle, et aucun ne me ressemblait, même de loin. Et parmi tous ceux que j’ai croisés, il n’y en a qu’un avec qui j’accepterais de partager un dîner. — Un point à tribord ! cria la vigie. Deux points ! Par la Dame, deux points à tribord ! — Vous ne comprenez pas ? reprit Vonculo. Ses mains tremblaient. Il se retourna brusquement et jeta la boîte à musique dans les mains d’un de ses gardes du corps. Le marin rattrapa le paquet enveloppé de soie contre son ventre de la main gauche – celle qui ne tenait pas de couteau. — Écoutez ! cria Vonculo à Ilna. Nous allons vers une isle gouvernée par des magiciens. Il y a de l’or et des bijoux dans les rues, je l’ai vu quand la boîte jouait sa musique, mais il y a les magiciens… et il nous faut également un magicien dans nos rangs. Vous comprenez ça, non ? Ilna renifla et ne répondit rien. Elle comprenait surtout que Vonculo avait peur des choix qu’il avait faits mais qu’il était encore plus effrayé à l’idée de revenir en arrière à présent. L’officier de navigation croyait-il en cette vision d’or et de joyaux ? Peut-être. Mais il croyait sans doute que si les trirèmes accostaient à un port des Isles capable de les ravitailler, ils seraient tous pris et pendus ; et les provisions à bord ne dureraient pas plus de quelques jours avec tant de bouches qui les dévoraient. — Quelles chances croyez-vous avoir vous-même, femme ? lança Vonculo en élevant la voix. Nous avons été appelés là-bas, mais vous n’êtes qu’un intrus ! Aidez-moi et je vous protégerai, vous et la fille. Ilna rit. — Vous avez peur de ne pas pouvoir vous protéger vous-même, maître Vonculo, dit-elle. Quant à nous – je veille sur Merota et lorsque j’ai besoin d’aide, j’ai recours à des forces plus impressionnantes que vos semblables. Vonculo la regarda avec frustration et agacement. Les yeux des gardes allaient de l’un à l’autre, mal à l’aise. L’homme qui tenait la boîte à musique la posa sur le pont et se redressa en s’éloignant légèrement de l’objet. Ilna grimaça. Elle était furieuse car l’officier de navigation avait essayé de la manipuler, en prétendant qu’ils étaient alliés sous prétexte qu’il l’avait enlevée. Elle devait combattre sa colère ou la rage la posséderait ; et de plus, Merota et elle avaient effectivement des intérêts communs avec les mutins à présent. — Voilà ce que je vais faire…, dit-elle. Je vais vous traiter comme je le fais pour tout le monde : poliment tant que vous serez poli avec moi, et honnêtement, quelles que soient les circonstances. Nous sommes voisins, en un sens, et les voisins s’entraident. Vonculo afficha une expression qu’Ilna interpréta comme un sourire. — Nous ne voulions pas vous créer de problème, ma dame, dit-il. Ni à la Haute Dame Merota, bien sûr. Mais puisque nous sommes ensemble, ce n’est que logique de travailler pour notre bien commun. Ilna hocha la tête, plus un renoncement qu’un accord. Elle aurait tourné les talons si Vonculo n’avait pas subitement ajouté : — Pouvez-vous prédire l’avenir, ma dame ? — Quelle question stupide, coupa Ilna. Chacun tisse le motif de sa propre vie. Pourquoi me demander cela ? — Attendez ! s’exclama Vonculo comme elle faisait mine de s’en aller. Dites-moi comment va finir notre tentative. Dites-le-moi ! — Très bien, répondit Ilna plaisamment. J’aurai besoin de quelques-uns de vos cheveux et de fils d’un vêtement. Les franges au bout de votre ceinture feront parfaitement l’affaire. Et un peu du cordage du bateau. Elle tira de sa ceinture son couteau et coupa quelques fibres de la corde qui tenait le palan de la ralingue principale. Elle tremblait de rage. Elle avait laissé sa colère s’exprimer et était consciente de son erreur ; mais les cris atteignaient l’âme d’Ilna et éveillaient en réponse des sentiments qu’elle aurait su, en d’autres circonstances, mieux contrôler. Lorsque Ilna se retourna, Vonculo tentait de couper dans sa barbe avec un couteau trop émoussé pour ce travail. — Ne bougez pas, dit-elle avec un sourire sinistre. Elle s’approcha et coupa six longs poils. La barbe de Vonculo était rousse et luxuriante, légèrement parsemée de gris. Il tressaillit lorsque la lame d’Ilna passa près de sa gorge mais ne tenta pas de se dégager. — Terre à un point à bâbord ! lança la vigie. Une isle assez grande pour accoster ! L’officier de navigation bondit sur le galhauban et l’escalada comme une grenouille, ramassé en tirant sur les bras avant de lancer les jambes vers le haut pour poursuivre l’ascension. Les marins regardaient par-dessus la rambarde et certains rameurs en oublièrent de manœuvrer leurs avirons malgré les imprécations des chefs de section assis tous les cinq bancs. Ilna regardait devant elle tandis que ses doigts tissaient les morceaux disparates qu’elle avait rassemblés. Merota avait joint les mains. Elle regardait Ilna, inquiète et silencieuse. Chalcus ramena son aviron avec l’aisance et la puissance de l’habitude et lança un sourire familier à Ilna. Aucun des marins qui officiaient directement sous ses ordres n’avait cessé de ramer. Vonculo et la vigie murmuraient sur le mât. Après un moment, l’officier de navigation s’exclama : — Très bien, on s’arrête là pour la nuit ! — Il n’y aura pas d’eau, protesta un marin sur le pont. C’est juste un bout de sable qui sera immergé à marée haute. — On sera loin avant la marée haute ! coupa Vonculo en redescendant le long du galhauban. D’ici l’aube, on aura trouvé un mouillage avec de l’eau douce. Il s’agit de passer la nuit là-dessus ou foncer dans un récif, vous comprenez ça ? La vigie et un marin placé à l’avant donnaient des indications au timonier. — Demi-cadence ! ordonna Vonculo au flûtiste tandis qu’il retournait à sa place près d’Ilna. Il ajouta, à l’attention de la tisserande. — Que la Sœur emporte ce crétin de Leser ! Croit-il vraiment qu’on puisse louvoyer entre les récifs dans le noir ? — S’ils n’étaient pas tous fous, releva Ilna d’un ton neutre, vous auraient-ils suivi dans cette farce absurde et dangereuse ? Vonculo grimaça. — Vous êtes peut-être une dame trop raffinée pour vous soucier de l’or, dit-il. Des hommes comme nous, qui ont connu la faim, sont prêts à prendre tous les risques pour une fortune comme celle qui nous attend là-bas. Le sourire d’Ilna ressemblait à un hameçon redoutable. — Voilà, dit-elle en donnant au marin la petite tapisserie qu’elle avait rapidement tissée pour lui. Examinez-la, là où il y a suffisamment de lumière pour bien voir. Elle n’ajouta pas que deux orphelins abandonnés à eux-mêmes à l’âge de sept ans dans un village de campagne n’ignoraient rien de la faim. Sa vie ne regardait pas Vonculo, et il ne comprendrait pas. Des hommes comme lui croyaient que l’argent était une panacée qui vous débarrassait de tous vos ennuis. Même riche, il ne comprendrait pas la vérité : il avait simplement décidé que plus de richesse était la réponse universelle, parce que ce qu’il avait eu jusqu’alors n’avait pas guéri ses maux. — Donne-moi la lampe, Tayguch, demanda Vonculo. La lanterne accrochée à l’étambot incurvé était un agencement complexe de bois et de lentilles de corne. L’air passait par des fentes entrelacées pour que les embruns n’éteignent pas la flamme. Le marin le plus proche la détacha et la tint près de la tapisserie. — Je ne vois pas…, commença Vonculo ; puis il hurla. Il jeta l’assemblage de fils et de poils par-dessus bord et se cacha les yeux de sa main libre. Tayguch fit un bond en arrière et la lanterne vacilla dangereusement. Il marcha contre le flûtiste, qui se leva d’un bond et perdit le rythme. Les avirons s’entrechoquèrent avec fracas et un marin cria avec colère. — C’est un mensonge ! cria Vonculo. Pendant un instant, Ilna crut qu’il allait tirer le couteau à sa ceinture. Mais il se contenta de la couver d’un regard étincelant et de frotter ses mains contre le bastingage, comme pour les nettoyer de ce qui émanait du petit motif qu’il avait regardé. — Ne vous approchez pas de moi ! lança-t-il. Retournez à la proue ou passez par-dessus bord, pour moi, ça revient au même ! L’autre trirème approchait sur le côté. Un marin se tenait à l’avant avec une trompette de cuivre ; le soleil couchant transformait la cloche du navire en un croissant de lune étincelant. — Arrêtez ! cria-t-il. — Arrêtez les avirons ! ordonna Vonculo. Le flûtiste lança trois longs trilles ; mais les rameurs avaient déjà obéi. Ilna traversa les lignes de rameurs aussi vite que la dignité lui permettait jusqu’à sa place précédente, près de Merota. — Il vous a demandé son avenir, pas vrai ? demanda Chalcus avec un sourire en regardant Ilna par-dessus son épaule. Qu’est-ce que vous lui avez montré, ma dame ? Ilna haussa les épaules. Les mains de la fillette étaient chaudes et moites dans les siennes. — Je l’ignore, dit-elle. Ce motif était celui de sa vie, pas la mienne. Les marins échangeaient idées et objections entre la bande de mer qui séparait les trirèmes. À ce rythme, la lune aurait presque atteint son zénith avant qu’ils aient pris une décision. — Ilna ? demanda Merota. Pourriez-vous voir le futur si vous vouliez ? — D’après mon expérience, mon enfant, répondit Ilna, les choses qui nous attendent sont bien assez tragiques lorsqu’elles se produisent. Je ne vois pas l’utilité de commencer à s’en inquiéter avant qu’elles surviennent. Chalcus salua la phrase d’un rire. — C’est vrai, petite, dit-il. Mais je parie que le futur est toujours plus sombre pour ceux qui se dressent sur votre chemin. — Et vos ennemis, Chalcus ? demanda Merota contre toute attente. Que leur arrive-t-il ? Le chef de nage la regarda. — Bien souvent, ils ont la sagesse de faire de moi leur ami, en vérité, dit-il. Après un instant, il rit de nouveau. Il ricanait encore lorsque le flûtiste ordonna de mettre le cap vers l’isle toute proche pour la nuit. Sharina n’avait pas le goût de son frère pour les classiques, mais elle avait suivi l’instruction de Reise en étudiante intelligente et en fille dévouée. Tandis qu’elle avançait dans les pierres dévastées par le temps, elle essaya de replacer ces ruines dans le contexte de ses lectures. Elle n’y parvint pas. Il y avait des indices dans l’épopée de Rigal, Les errances de Dann, et quelques esquisses dans l’ouvrage tout aussi ancien d’Almsdor, La naissance des Dieux. Les deux sources se contredisaient – et dans le cas d’Almsdor, les ouvrages se contredisaient eux-mêmes. Mais cela était réel. Quelques blocs de pierre étaient parfois tombés sur le chemin, et la lune y révélait des dessins carrés et des sculptures complexes, mais ils ne représentaient jamais un obstacle important. Les véritables barrières étaient faites d’arbres qui avaient poussé dans l’ancienne place, et certaines parurent presque impénétrables à Sharina. Les bâtiments des deux côtés du boulevard étaient tellement couverts de végétation que, de jour, elle n’aurait pas été certaine de leur existence, bien que des collines naturelles ne puissent être aussi régulières et linéaires. L’éclat blanc de la lune perçait à travers les troncs et illuminait la pierre d’une lueur crue. Le rectangle noir d’une porte apparaissait parfois ; parfois un visage, stylisé mais notablement reptilien, la regardait fixement. Il ne restait rien de cet endroit à l’époque de Sharina. Rien du tout. Des historiens – Herfa, Palatch l’Ermite, et Celondre dans certaines de ses œuvres – racontaient que Lorcan Premier avait fondé le royaume des Isles avec l’aide d’un grand magicien issu d’une race pré-humaine reptilienne. Tout cela était déjà vieux de presque mille ans lorsque Herfa avait commencé à l’écrire. Quelles sortes de sources avaient bien pu utiliser Herfa et les autres ? Les annales de grandes familles, peut-être – écrites pour glorifier la mémoire des membres de leur propre maison. Les minutes des temples, résumées à l’extrême. De plus, la plupart des listes des temples étaient transférées sur la pierre depuis des panneaux peints uniquement lorsque l’original avait déjà été copié bien des fois par des scribes rendus négligents par l’ennui. Les contes des ménestrels étaient destinés à divertir plus qu’informer et souffraient des embellissements que le chanteur jugeait les plus lucratifs. Et l’imagination. Sharina savait que les historiens de l’Ancien Royaume étaient humains. Et comme tous les autres humains, ils préféraient souvent inventer des explications plutôt que d’admettre leur ignorance. Aucune des connaissances de Sharina sur le roi Lorcan n’était plus fiable que les ragots que les charretiers relayaient à propos d’elle dans les tavernes de Valles. Les rumeurs sur le compagnon non humain de Lorcan étaient encore moins fondées. Mais le roi Lorcan avait existé : le royaume des Isles était la preuve de sa réalité. Il était plus simple de croire qu’un puissant magicien avait aidé Lorcan que d’imaginer qu’un nobliau de l’isle d’Haft avait surgi au cœur du chaos pour unir les Isles sans aide magique. Et si le Dragon n’était pas « réel » comme Cashel était palpable, Sharina avait indubitablement rencontré quelqu’un dans ces ruines, ce soir. Elle sourit. Le Dragon pourrait peut-être lui dicter la véritable histoire de Lorcan et de la fondation du royaume des Isles. Mais si elle publiait un tel ouvrage, les érudits de Valles et d’Erdin mépriseraient son texte comme une interprétation évhémériste du mythe. Eh bien, elle n’était pas faite pour le métier d’historien. Quelque chose bondit devant elle. Une souris, songea-t-elle, mais un second bond révéla l’animal dans un rayon de lune : un crapaud tacheté de gris. L’air bourdonnait d’insectes – dont de nombreux moustiques qui trouvaient Sharina à leur goût – et elle avait vu des lézards se faufiler entre les pierres. Il n’y avait pas de chauve-souris, et les oiseaux qu’elle avait vus et entendus dans les bois alentour ne s’aventuraient pas dans les ruines. Sharina s’était demandé pourquoi les colons qui la poursuivaient n’avaient pas voulu s’engager sous la porte. Pour elle, les ruines n’étaient guère différentes de la forêt près du hameau de Barca, mais le sentiment de malaise qui arrêtait les villageois semblait affecter les autres créatures à sang chaud. Le Dragon avait réservé un bon accueil à Sharina. La créature qui avait enlevé la jeune fille était très certainement un serviteur du Dragon ; et elle avait promis de servir la créature à son tour, et même en y repensant, elle ne voyait pas de meilleur choix. Elle se demanda « quand » se situait ce lieu dans la grande étoffe du temps. Le Dragon avait dit qu’elle se trouvait sur Cordin – ce qui allait devenir Cordin. Elle avait vu l’étendard en tête de requin à l’extérieur du campement rudimentaire. Rigal parlait de la tête de requin comme du symbole de la première dynastie de dirigeants de Cordin. Mais Rigal parlait d’événements survenus bien des millénaires avant lui, et il était mort depuis des siècles lorsque Sharina était née. Le mythe d’un mythe… Elle sourit. Mieux valait en sourire. Sharina avait commencé à escalader le rocher devant elle avant de s’apercevoir qu’il s’agissait du trône vers lequel le Dragon l’avait envoyée. Il était taillé dans le même matériau que la plupart des bâtiments de la ville : un granit clair, au grain très fin, et très dur. Le dos et les accoudoirs du trône étaient bas et parfaitement lisses, dépourvus de motifs compliqués. La large assise avait été assemblée par une mortaise dans le bloc qui formait le reste de la structure. Sharina observa l’ensemble puis coupa en deux coups de couteau pewle une longueur de rotin pour s’en faire un levier. Elle glissa l’extrémité du rotin dans le joint puis souleva suffisamment l’assise pour dégager une prise pour ses doigts. De petites racines étaient capables de se glisser entre des pierres aussi nettement scellées, mais le trône était aussi propre que si le maçon avait terminé son ouvrage à l’instant. S’il avait été créé par un artisan, et non un magicien. L’assise glissa en avant comme un tiroir, facilement malgré son poids. Sharina le laissa ouvert dans les rainures lorsque l’ouverture fut suffisante pour prendre les objets cachés à l’intérieur. Sur le dessus, elle crut reconnaître une étoffe pliée, mais elle sentit un bruissement sec sous ses doigts en la prenant : c’était une peau de serpent. Elle avait habillé un corps aussi épais que la cuisse de Sharina, mais elle n’était longue que d’un mètre quatre-vingts. Elle ne connaissait aucun serpent de cette taille. Elle tint la peau sous les rayons de la lune. Elle était légèrement tachetée, mais elle s’était étirée au moment de la mue et les marques étaient très faibles. Sharina ne put rien déduire du motif. Elle n’était même pas certaine qu’il y ait un motif. La jeune fille portait son couteau à une ceinture taillée pour un homme robuste. Sharina pouvait faire deux tours à sa taille mais elle n’avait pas voulu couper le cuir épais pour l’ajuster plus étroitement. Elle défit la boucle, tordit la peau comme une étoffe de soie, la passa deux fois autour de ses hanches et resserra la ceinture par-dessus. Les habitants du hameau de Barca auraient décrété qu’une personne qui portait une peau de serpent avait perdu la tête, mais Sharina avait vu les femmes de la noblesse les plus raffinées porter des accessoires bien plus exotiques. Elle sourit. Peut-être devrait-elle regagner la capitale et lancer une nouvelle mode. Elle plongea la main dans le creux de l’assise et en tira l’autre objet : une plaque, légèrement trapézoïdale, frappée en or fin. Il y avait des creux à chaque coin et Sharina songea qu’il devait s’agir d’un pectoral porté par un prêtre. Le métal était bosselé pour figurer une tête de reptile : le Dragon ou un autre de son espèce. Il avait les mâchoires légèrement ouvertes et révélait ses crocs pointus en un sourire ou un grognement. La plaque était bordée de symboles, tous différents, aux arêtes nettement ciselées. Sharina les prit d’abord pour des ornements, mais en les regardant plus attentivement, elle songea qu’il pouvait s’agir d’écriture. Cependant, ni elle ni aucun humain n’aurait su traduire ces symboles et elle n’avait plus le temps pour de tels badinages : la lune avait presque atteint son zénith. Sharina ouvrit le col de sa tunique et glissa la plaque à l’intérieur, contre son ventre, où sa ceinture la retint. L’or est un matériau lourd, et même une feuille fine comme celle-ci était d’un poids non négligeable. L’objet, au prix du métal brut, devait valoir plus que l’auberge de son père. Elle se glissa parmi les branches des hêtres tordus qui la séparaient de l’arche. Leurs racines s’étaient frayé un passage entre les pierres du chemin, mais le peu de nutriments qu’elles puisaient dans la terre freinait la croissance des arbres. Sharina s’arrêta pour reprendre son souffle une fois les hêtres passés. Elle sembla se raviser et regarda autour d’elle pour s’apercevoir qu’elle était arrivée à destination : un pilier s’élevait de chaque côté et les colonnes s’inclinaient pour se rejoindre, au-dessus d’elle, en une arche en encorbellement. La construction était en pierre noire, différente du reste des ruines. Comme le trône, la surface était dénuée d’ornement. La végétation glissait sur les pierres et les enveloppait, sans que les racines et lianes fines aient trouvé de faille pour se glisser dans les blocs de pierre. Sharina se plaça entre les piliers. Leur ombre, noire comme la pierre, l’entourait, mais une lueur floue vacillait au centre. Elle se tordit pour regarder en l’air, à son aplomb. Il y avait un petit trou dans le sommet de l’arche. La lumière qui s’y glissait montrait que les bords de la clé de voûte étaient striés ou peut-être couverts par les mêmes symboles incisifs que le pectoral que Sharina cachait sous sa tunique. L’ouverture était petite, mais la lune était parfaitement alignée. Les contours du disque blanc brillaient d’un éclat froid au cœur du tunnel de pierre. Dans un instant, ils allaient… La lumière lui frappa les yeux. Un bateleur avait un jour apporté une chambre noire à la foire aux moutons et fasciné les spectateurs en leur montrant une image du monde projetée à l’envers sur un rideau derrière lui. De la magie, prétendait-il, et ceux qui regardaient – des marchands de passage autant que des habitants du bourg – étaient presque tous prêts à le croire. Seul Reise avait expliqué qu’il s’agissait simplement du jeu de la lumière qui passait par le trou d’un côté de la boîte – une merveille, mais pas davantage magique qu’un arc-en-ciel. Sharina avait cru son père – il y avait autant de chance de voir Reise mentir que de le voir danser nu en pleine rue – mais elle s’était dit par la suite qu’un arc-en-ciel était peut-être plus magique que son père le pensait. Cette arche était une sorte de chambre noire, rien d’autre. Mais l’ouverture donnait sur le ciel vide, et les images projetées vers Sharina étaient… Elle sentit son corps se dissoudre comme du sel dans l’eau du ruisseau. Elle faisait partie du temps, et dérivait dans les flots de l’éternité : chaque rocher, chaque arbre, toute chose vivante était Sharina os-Reise, et elle était tout cela. Le cosmos brillait, une tapisserie étincelante autour d’elle. Elle se demanda un instant si c’était ainsi qu’Ilna distinguait quotidiennement le monde… Mais c’était impossible, car ce n’était que beauté parfaite. Le monde dans lequel vivait Ilna n’était qu’une vaste étendue de malheur et de désespoir. Sharina connaissait trop bien son amie pour en douter ; et à présent qu’elle contemplait ce cosmos, elle ressentait également de la pitié pour Ilna. Chacun choisissait sa vie… L’existence ralentit. Le temps n’avait pas de durée dans le présent éternel où flottait Sharina, mais elle sentait des frontières se former autour d’elle. Elle était debout. Pendant un instant, elle crut avoir perdu la vue, mais elle ne voyait tout simplement plus que par ses propres yeux et n’était plus le cosmos. L’après-midi s’achevait, et l’air était plus chaud que dans les ruines que Sharina venait de quitter. Au-delà de l’ouverture de la ruelle où elle était, elle distinguait des bâtiments à un ou deux étages, où des personnes en kilts et toges légères vaquaient à leurs occupations ordinaires. Un homme passa devant la ruelle et vit Sharina. Il fronça les sourcils et accéléra le pas. Il ne semblait pas surpris, juste légèrement désapprobateur. Sharina frissonnait. Elle ne gardait aucune image claire du passage vers cet endroit, mais la fusion avec l’éternité lui manquait et lui dévorait l’âme comme un cancer. Elle avait été… elle avait été le tout ! Et à présent… Sharina s’accroupit et baissa la tête en s’obligeant à respirer profondément. Après un moment, son corps cessa de trembler et elle put se relever, gênée par sa réaction. Mais peut-être… Lorsqu’un homme est sauvé de la noyade, il halète et crache sur la berge. Sharina savait qu’elle s’était aussi noyée, submergée, dissoute dans l’océan de l’éternité. D’autres personnes à pied passèrent par la ruelle et certains lui jetèrent des regards insistants. Leurs bavardages et les cris de la rue n’étaient pas différents de ce qu’elle entendait en parcourant les rues de Valles. Même lorsqu’il s’agissait d’un dialecte qui dépassait ses habitudes, elle comprenait généralement leurs paroles. Elle se regarda et décida d’attacher le grand couteau à son épaule pour le cacher sous sa cape ; les passants n’étaient pas armés. Le pectoral pesait sous sa tunique. Sharina prit une profonde inspiration et se prépara à sortir. Elle remarqua seulement à ce moment le bâtiment qui se dressait à sa gauche. La façade avait été plâtrée, mais longtemps auparavant, et des morceaux de l’habillement s’étaient effrités. Le mur du dessous était bâti avec les pierres gravées de la ville en ruine où Sharina avait rencontré le Dragon. Katchin le meunier tituba sur les pavés en quittant Garric et les deux femmes. La lumière vacillante du pont brouillait les jointures des pierres, sans compter les larmes de frustration de Katchin qui l’aveuglaient à moitié. Que s’était-il passé ? Comment le petit Garric or-Reise, un garçon qui avait été témoin de la valeur de Katchin chaque jour de sa vie, pouvait-il le chasser ainsi ? Katchin entendit la vieille femme psalmodier derrière lui. La lumière éclata et étendit l’ombre de Katchin sur le sol. Soudain effrayé, il jeta un regard derrière lui. Un cône qui s’élançait vers le ciel en scintillant entourait le trio qui venait de le congédier ; l’éclat bleu transformait leurs corps en silhouettes de fumée. L’air vrombit, comme une cigale, mais bien plus fort. La note s’accentuait régulièrement. Katchin se mit à courir. Il avait acheté de nouvelles chaussures à Valles pour être certain d’être en accord avec la dernière mode. La partie montante était en cuir rouge ; le bout s’arquait comme des doigts crochus et s’achevait sur un gland de fils d’or. Mais les semelles étaient aussi lisses que le reste, et les pavés avaient été polis comme autant de miroirs par des années de passage. Katchin glissa et tomba, et pleura de douleur et de colère contre l’injustice du monde à son égard. La lumière qui entourait Garric et ses amies s’enflamma plus encore mais elle ne projetait plus aucune ombre. Le cône se mit à tourner. Les pavés à la base du vortex se fendirent et sortirent de leur lit. Le son était devenu trop aigu pour être perçu par une oreille humaine, mais Katchin sentit ses dents frémir. Il se mit à quatre pattes, le souffle court et sifflant. Être traité comme le dernier des paysans – et à présent, ceci ! Personne n’était visible aux alentours. Katchin était près des bâtiments, aussi les soldats en bas de la rue adjacente ne pouvaient-ils pas le voir, ni lui les distinguer. Les fenêtres qui donnaient sur la rue étaient fermées sur des pièces vides. Un vortex de lumière tournoyante se dégagea du grand cône qui entourait Garric. Il voyagea sur les pavés, sans rien illuminer, mais de brefs aperçus d’autres mondes, d’autres temps apparaissaient parfois à l’intérieur. Trois autres cônes se détachèrent du vortex original et chacun se mit à tournoyer en suivant un itinéraire chaotique d’ivrogne sur le chemin de pierre. L’un des vortex se dirigea vers Katchin. Il se redressa et se mit à courir en prenant soin cette fois de placer ses pieds correctement, comme un citadin contraint de traverser un champ fraîchement labouré. Il portait ses plus beaux habits : sa courte cape était bordée d’or, et ses tuniques safran étaient superposées pour que les appliqués des revers de la tunique inférieure apparaissent sous le bord de la tunique du dessus. La ceinture de soie pourpre nouée à la taille de Katchin lui avait coûté le prix d’une dizaine de moutons. Elle était abîmée par l’eau à présent, car il l’avait fait laver par sa femme Feyda et non par sa nièce Ilna. Ilna n’aurait pas refusé. Non, elle aurait eu un sourire méprisant pour Katchin, aurait effectué un travail absolument parfait, comme toujours lorsqu’elle s’occupait des étoffes, et aurait eu un nouveau sourire narquois en rejetant dans la poussière, aux pieds de Katchin, les pièces qu’il lui aurait données. Il aimait l’argent, mais l’insulte de voir le paiement rejeté par Ilna de cette manière lui semblait plus insupportable que le prix à payer ; même s’il s’agissait de causer des dommages irréparables à sa ceinture. Katchin était l’homme le plus important du hameau de Barca ! Il était bailli du comte Lascarg ! Comment tous ces gens pouvaient-ils le traiter avec dédain ? Katchin parvenait parfois à se convaincre que, lors de ses voyages à Carcosa, il dînait avec le comte au lieu d’être renvoyé du palais par un sous-secrétaire lorsqu’il venait présenter son rapport. Mais personne d’autre au bourg ne croyait Katchin, même s’il était le plus riche d’entre eux, de loin. Il méritait le respect ! Il sentit un vrombissement, pénétrant jusqu’à la moelle, perçant comme le cri d’un lapin. Il regarda derrière lui. Un vortex glissait dans sa direction. Il hurla. Le vortex tournoyait comme une partenaire de danse. Katchin s’écarta du cône… Glissa… Et tomba dans une lumière grise et terne, sans couleur ni ombre. Une femme se tenait devant lui. Elle portait une robe de lin blanchi et sa peau était peinte de céruse blanche. — Où suis-je ? demanda Katchin. Sa voix ne renvoyait pas d’écho. La rue, le pont de lumière magique – même le vortex qui l’avait enveloppé – tout avait disparu. Il n’y avait que cette femme aussi incolore que de vieux ossements. — Qui êtes… M’avez-vous emmené ici ? Le bourdonnement aigu avait cessé. L’atmosphère grise semblait former un mur qui isolait Katchin du monde qu’il avait quitté. La femme leva la main droite et une vertèbre cervicale humaine pendit de son index. L’ossement était attaché à une corde faite des cheveux d’une teinte particulière, blonde légèrement rouge, que l’on trouvait sur le crâne des cadavres. La femme toucha le pendule de son autre main. L’os se mit à tourner, d’est en ouest, puis dans le sens inverse, devant les yeux écarquillés de Katchin. — Nous devons parler tous les deux, Katchin le meunier, dit la femme d’une voix neutre. Tu vas venir avec moi. — Je vais venir avec vous, répétèrent les lèvres de Katchin. (Sa voix était un écho mort de celle de la magicienne.) Nous devons parler. La femme avança dans l’immensité grise, du pas lent d’un croque-mort. Elle tenait la vertèbre sur le côté et la faisait tourner dans un sens puis l’autre. Katchin suivait, les yeux rivés sur le pendule. — Je vais venir avec vous, répéta-t-il. Chapitre 12 La cour dans laquelle se tenaient Garric, Tenoctris et Liane était assez vaste pour contenir le Champ des Monuments de Carcosa. Du sable s’était répandu de l’ouest et recouvrait les murs et bâtiments qui s’étaient trouvés sur son passage. — Est-ce une ville ou un seul bâtiment ? demanda Liane. Tout semble relié. — Les deux, en fait, répondit Tenoctris. Un vaste bâtiment pour contenir l’humanité entière. Les bâtisseurs l’ont appelé Alae, ce qui signifie « ailes » dans leur langue, et il s’agissait de la dernière cité des hommes. Tenoctris avait déclaré qu’elle pouvait marcher sans aide, mais Garric s’assurait qu’il soutenait la majeure partie de son poids sur son bras gauche. Elle respirait profondément, mais ses poumons ne semblaient pas se remplir convenablement. Il n’allait pas la laisser s’épuiser physiquement s’il pouvait l’éviter. — La dernière ? releva Liane. Il était difficile d’entendre sa voix. L’air ne portait pas bien les sons, et Liane parlait doucement. Cette idée devait la déranger. Garric était trop concentré sur ses propres problèmes pour se préoccuper d’une ville morte depuis longtemps. — Pour les derniers humains de ce monde, répondit doucement Tenoctris. Tu sais, parfois, les choses doivent finir. Nous ne pouvons que nous assurer que ce soit une mort naturelle, et non une victoire du chaos capable d’effacer toute vie avant le temps voulu. Elle serra affectueusement le biceps de Garric et tendit l’autre main pour tapoter le bras de Liane. — C’est ce que nous devons essayer de faire, je veux dire. — Le mal ne triomphera pas tant que je serai en vie, déclara Garric en écho à la pensée du roi dans son esprit. Tant qu’au moins l’un d’entre nous est en vie, ajouta-t-il après un rire. Quoique cachées, les constructions à l’ouest stabilisaient la dune et l’empêchaient de conquérir le reste de la place en un seul amas sinueux. Des filets de sable scintillant se glissaient vers la première des cinq terrasses qui s’élevait du creux central, mais les buissons à petites feuilles qui prenaient racine dans les fissures des pavés étaient clairement différents de la végétation qui poussait sur la dune elle-même. Ils montèrent trois marches pour atteindre la première terrasse. Garric avait vu des champs dont le sol était agrémenté d’étais pour maintenir l’eau de pluie et aplanir la surface pour faciliter les cultures. Ceci – changer les contours d’une terre à très grande échelle afin de créer un panorama particulier pour ceux qui s’y trouvaient – était nouveau pour lui. Les souvenirs de Carus lui transmirent en cascade des images de grandes cités de l’Ancien Royaume. Carcosa, Valles et une dizaine de centres de grandes villes comportaient des structures bâties sur une étendue impressionnante, mais jamais une seule construction comme celle-ci. Environ tous les vingt mètres autour du bord se tenaient des statues de bêtes accroupies, comme pour regarder dans la fosse. Les tempêtes de sable les avaient largement abîmées. — S’agit-il de lions ? demanda Garric. Il y avait des bosses sur le dos des créatures. La lune était déjà haute. Elle semblait plus grande que l’orbe qui brillait dans le monde où il était né, mais sa lumière était rougeâtre et n’était pas aussi claire qu’il s’y attendait. — Ce sont des sphinx, Garric, répondit Liane. Des sphinx ailés. Mais ils ne pouvaient pas voler avec des ailes aussi petites. Elle regarda Tenoctris. — N’est-ce pas ? ajouta-t-elle. Garric ne parvenait pas à déterminer, d’après le ton de Liane, si la question était sérieuse. — Les statues ne sont que des décors, répondit Tenoctris qui regarda les sphinx lorsqu’ils les dépassèrent pour rejoindre la seconde terrasse. Mais les hommes qui les ont sculptés savaient voler. En tout cas, ils auraient pu s’ils avaient voulu. Mais ils y avaient renoncé bien avant la mort du dernier d’entre eux. Garric manqua une marche sous l’effet de la stupéfaction. — Comment peut-on renoncer à la faculté de voler ? demanda-t-il. Souvent, lorsqu’il gardait les moutons, il avait délaissé sa lecture du moment pour contempler le vol des mouettes au-dessus de la mer. Les oiseaux des terres ne l’impressionnaient pas. Les petits se contentaient de filer d’une place à l’autre sans autre but que la sécurité ou un peu de nourriture. Les vautours tournoyaient des jours entiers au-dessus des champs baignés de soleil, mais leurs cercles étaient encore plus vides de sens que les affolements ponctuels de leurs congénères plus fluets. Mais les mouettes… Le monde entier leur appartenait. Leurs ailes grises les portaient d’isle en isle, et elles pouvaient choisir de passer la nuit où bon leur semblait. — Les hommes qui ont bâti Alae avaient d’autres préoccupations, répondit Tenoctris. (Elle lança un nouveau regard vers les sphinx à la tête baissée.) Peut-être auraient-ils mieux fait de se rappeler comment voler, ajouta-t-elle. Mais je ne devrais pas juger les autres. La troisième terrasse était entourée d’une balustrade. Les tempêtes de sable avaient encore affiné les rampes en spirale ; certaines parties n’étaient plus que des morceaux tendus les uns vers les autres, comme des stalactites et stalagmites qui essaieraient de se rejoindre. Une arcade ornementale, carrée et massive, encadrait les marches. Sa surface plate était sculptée de bas-reliefs. Le vent devait toujours venir du nord-ouest, car les motifs des parties abritées restaient finement ciselés. Ils représentaient des êtres élancés, nus mais asexués, qui menaient des rituels impliquant de verser un liquide de coupe en coupe et sur leurs compagnons. Ils avaient des visages en amande dénués d’expression. Liane portait le secrétaire pliable qui renfermait son matériel d’écriture et les documents qu’elle jugeait nécessaires pour leur aventure. La mallette n’était pas plus lourde qu’une sacoche de voyageur, mais elle s’arrêta pour passer la lanière de son épaule droite à son épaule gauche. Garric aussi se fatiguait vite dans l’air raréfié. — Alman est donc le dernier de son espèce ? demanda Liane. — Alman bor-Hallimann était un magicien de l’époque du roi Lorcan, répondit Tenoctris avec un léger sourire. Il était terrifié par les bouleversements qui allaient suivre la fondation du royaume et voulait partir, quelque part où il trouverait la paix nécessaire pour étudier. Il est venu à Alae après la disparition des derniers hommes de la cité. Elle embrassa du regard le splendide paysage balayé par le vent. — Il possède un miroir de divination créé dans la lentille de l’œil unique du Béhémoth, ajouta-t-elle. Je veux l’emprunter pour voir de l’autre côté du pont. — Alman nous aidera-t-il ? demanda Liane. S’il est venu ici en quête de paix… ? — Il nous aidera car il est humain, et l’humanité a besoin d’aide, intervint Garric. Et si Alman n’accorde plus d’importance à l’humanité… (Il toucha la garde de son épée, rassuré de la sentir là où elle devait être.)… alors peu importe qu’Alman soit d’accord ou non. Les pavés de la quatrième terrasse n’étaient pas de la même pierre rouge que celle utilisée partout dans la ville. De l’eau ! fut la première réaction de Garric en les regardant, mais une fine couche de sable s’était déposée malgré la hauteur relative du sol. — Est-ce du verre ? demanda-t-il à haute voix. La surface était lisse, dangereusement lisse. Garric y posa les pieds avec précaution, et redescendit aussitôt pour ne pas tomber, car il aurait entraîné Tenoctris dans sa chute. Les grains de sable se brisèrent sous ses bottes. — C’est trop dur pour être du verre, Garric, intervint Liane. Le sable qui l’a balayé ne l’a absolument pas marqué. Elle déglutit ; l’air raréfié semblait dessécher les gorges avec une rapidité anormale. — Mais il pourrait s’agir de saphir, ajouta-t-elle doucement. Garric fronça les sourcils et essaya de voir le dallage comme une création humaine et non un obstacle aussi dangereux à traverser qu’un pont étroit. La surface était plate : elle reflétait les bâtiments alentour sans distorsion, et les étoiles y scintillaient, points immobiles situés aux mêmes distances que dans le ciel glacé. Garric n’était pas certain que les pavés aient une couleur. Ils étaient peut-être bleus ou bleu nuit, mais il ne s’agissait peut-être que du ciel qui se reflétait au plus profond de la pureté blanche du cristal. Ils atteignirent la terrasse la plus élevée. Garric soupira de soulagement en posant la botte sur la bordure de grès pâle. Elle était dure et, à l’origine, soigneusement polie à en juger par les angles que les grains de sable soufflés par le vent n’avaient pas abîmés, mais il n’y avait aucun risque à marcher dessus tant que la pierre était sèche. — Comment se déplaçaient-ils sur cette chose sans se briser le cou ? se plaignit Garric. — Ils quittaient rarement les bâtiments, expliqua Tenoctris. Vers la fin, chacun restait dans sa chambre, nourri par les êtres qu’ils avaient créés. Et enfin, inévitablement, le dernier d’entre eux est mort. — Comment peut-on choisir de vivre ici ? demanda Liane. Alman aurait pu trouver d’autres lieux aussi calmes. Alae n’est pas seulement morte… Elle n’a jamais été vivante. — Les hommes qui l’ont bâtie ne pensaient pas comme nous, répondit Tenoctris. Et je les remercie pour cela. Quant à Alman, je ne peux te répondre ; mais il a le pouvoir nécessaire pour partir à tout moment, c’est donc bien ici qu’il souhaite rester. — Il est vrai que c’est très beau, dit Garric. Je ne me sentirais pas à l’aise ici, mais c’est un lieu vraiment paisible. — Ce que tu n’es pas, mon garçon, ajouta le roi Carus. Il y avait aussi des hommes sages et pacifistes de mon temps – des prêtres pour certains ; des philosophes ; même des gens ordinaires qui avaient décidé qu’ils ne pourraient pas se supporter s’ils prenaient la vie, même d’une personne qui souhaitait leur destruction. L’ancien roi distinguait davantage de choses par les yeux de Garric que Garric lui-même : une niche qui pouvait servir de cachette à un assassin, un parapet d’où des archers pouvaient arroser de flèches ceux qui se tenaient dans la cour ; une corniche érodée par le sable que même un enfant aurait su faire basculer sur un ennemi proche du mur. Carus ajouta, avec une rudesse qu’il laissait rarement paraître : — La Dame se réjouit peut-être de leur présence ; mais à cause de leurs peurs ou de leurs refus, le royaume et les vies de tous ceux qui les entouraient ont été anéantis. Garric regarda Liane, puis Tenoctris. Il déclara : — Le monde est assez grand pour les pacifistes. Je pense qu’ils ont autant de chance de faire avancer la cause du bien que moi lorsque je pose la main sur mon épée. Les femmes le regardèrent – Tenoctris d’un air entendu, Liane avec un haussement de sourcils d’interrogation. Dans l’esprit de Garric, son ancêtre eut un grand rire approbateur. Ils entrèrent dans le bâtiment par un portail parfaitement carré et assez haut pour accueillir un géant. Les battants de la porte étaient en métal argenté ; le sable les avait davantage abîmés que les pierres qui les entouraient. Une porte pendait sur ses gonds : l’autre était un panneau déchiqueté de morceaux, à demi à l’intérieur, à demi à l’extérieur du passage au-delà. Les surfaces métalliques étaient gravées, mais les dessins pouvaient être l’œuvre des vents tournoyant et de leurs burins de sable. De loin, la construction semblait monolithique, sans ornement, immuable. De près, Garric voyait que le sable avait effacé les détails délicats des sculptures les plus basses, et que de nombreuses plantes piquantes aux tiges de bois avaient trouvé des fissures dans la maçonnerie pour se nicher. Au matin, les murs devaient emprisonner la rosée et relayer ses gouttelettes dans des niches sur les bords, ce qui alimentait une source constante dans cette terre désolée. Un premier coup d’œil au passage voûté montrait que l’œuvre destructrice du temps s’accomplissait également à l’intérieur. Cependant, Garric toucha son épée et Liane retint avec peine une exclamation face aux visages gigantesques qui les regardaient en souriant depuis les murs. Un scarabée noir de la taille du petit ongle de Garric disparut précipitamment entre les blocs de pierre qui formaient les côtés droit et gauche à la commissure des lèvres du visage le plus proche. C’était la première forme de vie animale que Garric voyait depuis leur arrivée dans cet endroit. — Qui sont-ils ? demanda Liane. La lumière de la lune filtrait depuis des ouvertures hautes et donnait aux dix visages – cinq sur chaque mur – un reflet sinistre, bien que leur expression soit probablement destinée à respirer la sérénité sous un éclairage plus propice. Ils avaient les lèvres charnues, le nez large, et des joues lourdes qui contrastaient avec la grâce efféminée des silhouettes sur l’arcade de la terrasse. Tenoctris regarda les sculptures avec l’intérêt qu’elle adressait à tout ce qu’elle croisait, sans plus. Chacune arborait une coiffe compliquée figurant portiques et danseurs. Malgré la faible lumière, Garric se rendait compte que les sculpteurs avaient déformé les dessins pour compenser l’effet de contre-plongée pour les spectateurs qui les contemplaient du sol. — Je les soupçonne de représenter le genre humain dans son ensemble, dit Tenoctris. Mais je ne peux pas en être sûre. Elle sourit à ses compagnons. — Le seul qui savait quoi que ce soit sur Alae est Alman lui-même et l’étudiant de son époque qui l’assistait lorsqu’il étudiait la ville, expliqua-t-elle. L’étudiant – nous ne connaissons pas son nom, il est surnommé l’acolyte de Shengy – a laissé un rapport que d’autres ont partiellement copié pour leurs almagestes. Tenoctris toussota, légèrement embarrassée par ce qu’elle considérait comme de la vantardise. — Je ne suis pas une magicienne puissante, dit-elle. Mais il y a d’autres manières d’apprendre qu’en utilisant la magie. J’ai recoupé plusieurs rapports qui ne mentionnaient pas Alman explicitement avec un texte qui le nommait mais ne disait rien de sa visite en Alae. J’ai compris qu’il avait dû trouver refuge dans cet endroit, loin des Guerres de l’Unification, avec tout son arsenal de magie. J’étais très fière de moi. Elle regarda les visages qui les dominaient avec une expression curieusement similaire au sourire de pierre des sculptures, malgré le contraste entre elles et les traits de la magicienne, aussi fins et fragiles qu’un oisillon. — Mais je n’avais jamais pensé, reprit Tenoctris, que je verrais Alae de mes propres yeux. Je n’ai pas le pouvoir nécessaire pour voir cet endroit, encore moins le visiter réellement. Le pont ramène le cosmos en une seule feuille, plate, où tous les temps sont réunis. C’est grâce à cela que nous sommes ici. Liane hocha la tête. — C’est aussi ce qui rend nécessaire la disparition de ce pont, dit-elle, avant qu’Alae et Valles et toutes les époques fusionnent. J’ignore quel serait le résultat exact d’une telle chose, mais je pense… Elle sourit et pressa la main de Garric, un contact rassurant pour tous les deux. — … que la manière dont l’Ancien Royaume a disparu serait préférable. — Eh bien, c’est pourquoi nous sommes ici, répondit Garric avec précaution. Tenoctris rit. — Oui, bien sûr, approuva-t-elle. Elle s’interrompit pour tousser et éclaircir sa gorge sèche. — J’ai tellement l’habitude de me considérer comme un chercheur que j’en oublie qu’il me faut parfois agir. À présent, voyons comment trouver Alman, continua-t-elle. Ses yeux se tournèrent vers chacune des trois arches ouvertes sur l’antichambre. — L’incantation que j’ai prononcée doit nous avoir emmenés, par le principe de congruité, à l’endroit où Alman est entré dans ce plan : la même action par le même moyen a causé le même résultat. Mais cela ne nous dit pas où il s’est rendu après son arrivée. Le sable sur le sol ne comportait aucune trace sinon les petits tourbillons créés par le vent lui-même. Garric se retourna. Ils avaient tous trois laissé des marques bien distinctes. Le vent finirait par les effacer, mais l’air était trop rare pour balayer rapidement les grains de sable. — Fait-il des cultures ? demanda Garric. Ou obtient-il sa nourriture par magie ? — Je ne saurais répondre, dans le cas d’un magicien aussi puissant qu’Alman, dit Tenoctris avec un sourire cynique. Mais l’effort nécessaire pour créer ou transporter un objet grâce à l’art en quantité suffisante pour répondre aux besoins d’un humain occuperait presque toute la journée de la plupart des magiciens. Elle regarda derrière elle, par le portail ouvert sur la place déserte. — Mais il doit être tout aussi difficile de faire pousser quoi que ce soit ici. Je ne suis pas experte en cultures. Ni en rien qui ne s’apprend pas dans les livres. Garric éclata de rire. — Je ne sais pas dire grand-chose sur les cultures de céréales dans un tel désert moi-même, dit-il. Mais si Alman a choisi de venir vivre ici, il avait certainement un plan pour se nourrir. Allons tout droit par là, dit-il en tendant le bras, et voyons si nous arrivons à une nouvelle cour de l’autre côté. Je ne vois pas comment il pourrait cultiver quoi que ce soit dans le bâtiment lui-même. — Le toit de l’aile droite s’est peut-être effondré, suggéra Liane. Il semblait tombé, de là où nous sommes arrivés. Garric donna quelques coups de pied sur place. — Le sol est toujours en pierre, dit-il doucement, même si les plantes reçoivent de la lumière. Il se souvenait à quel point il avait été perdu la première fois qu’il était entré dans une ville ; à quel point les villes le laissaient encore perplexe. Les citadins n’avaient que sourires moqueurs et remarques blessantes pour ceux qui les interrogeaient sur ce qu’ils estimaient évident. Liane se contentait d’expliquer, sans même suggérer que l’ignorance de Garric puisse être de la stupidité. Cette attitude était l’une des nombreuses vertus de Liane que Garric tâchait de copier. Ils avancèrent dans le passage. L’écho amplifiait le bruit de leurs pas. Les orteils de Tenoctris traînaient nettement ; Garric s’arrêta pour changer sa prise sur la taille de la vieille femme de manière à la soulever sans gêner sa respiration. — Tenoctris ? demanda Liane. Pourquoi l’acolyte d’Alman n’est-il pas parti avec lui ? — Comment ? demanda la magicienne. Je n’en suis pas certaine, Liane ; aucun des fragments qui restent de son récit n’en dit quoi que ce soit, mais… Elle regarda la jeune femme. Garric jeta un coup d’œil par-dessus la tête de Tenoctris et fut surpris de l’expression solennelle de Liane. — Je pense, puisque le but d’Alman était d’abandonner totalement son monde, reprit Tenoctris avec précaution, qu’il n’a jamais été question que son acolyte l’accompagne. — Cela me semble également plausible, dit Liane. Je me demande ce qu’a ressenti l’acolyte face à cet abandon. Ce n’était pas une véritable question et Garric ne répondit rien. Mais si Tenoctris ne s’était pas trouvée entre eux, il aurait pris Liane dans ses bras. Des portes en métal – certaines fermées, d’autres ouvertes – se dressaient tous les six mètres environ de chaque côté du passage. Quelques fentes dans les murs extérieurs laissaient passer la lumière. Les pièces étaient aussi vides que l’entrée. Mais parfois, les reliefs sculptés avec précision dans les murs surprenaient Garric qui avait l’impression d’être observé. L’éclairage principal était la lueur fantomatique qui tombait du plafond. Les yeux de Garric s’y habituaient, mais il avait le sentiment de marcher dans une grotte, à la lumière de champignons luminescents. — Tenoctris ? dit-il. Il n’y avait aucune fenêtre dans les pièces à l’origine. Comment ces gens voyaient-ils ? Par magie ? — Ils n’appelaient pas cela ainsi, répondit-elle. Ils possédaient des talents qu’ils trouvaient aussi naturels que lorsque tu allumes une bougie. Bien sûr, le sort qui nous a amenés ici est également parfaitement naturel. Je suppose qu’il n’y a de surnaturel que ce que l’on ne peut faire soi-même. Elle rit. — Et je ne saurais certainement pas éclairer ces pièces comme le faisaient leurs bâtisseurs, ajouta-t-elle. À quatre cents mètres de l’antichambre environ, Garric distingua une ouverture en rotonde devant eux. Ils avancèrent. L’entrée et les pièces autour avaient une hauteur de plafond de six mètres, aussi chaque chambre était-elle un cube parfait. La rotonde faisait plus de trente mètres de diamètre et était aussi haute que large. Une autre porte gigantesque béait en face. Un peu de lumière filtrait par le passage, mais plus encore tombait de l’ouverture du toit, vers laquelle montaient des marches de métal organisées en une hélice étroite. — Il est passé par cette porte plusieurs fois, dit Garric en désignant d’un hochement de tête le sable piétiné. Je vais regarder de plus près. Sans qu’il lui demande, Liane se chargea de soutenir Tenoctris à sa place. Garric avança à grands pas à travers l’espace circulaire, les deux mains libres. Il ne craignait pas qu’une menace surgisse de la porte – le scarabée était encore le seul animal qu’il ait aperçu dans ce monde – mais il n’avait nul besoin des souvenirs précis de Carus sur des embuscades et autres mauvaises surprises pour se rappeler qu’il ne savait rien de cet endroit, hormis qu’il n’avait jamais rien vu de semblable. Le vent gémit et sa plainte se répercuta dans le haut cylindre. Rien d’autre ne bougeait. Sur les murs, un bas-relief figurait des hommes qui utilisaient le corps d’un énorme serpent en guise de barre de cabestan pour tourner des meules centrées sur l’ouverture. Des créatures bipèdes écailleuses et dotées d’ouïes dévoraient les restes des hommes tombés dans le moulin. Amassés près de la sculpture du registre le plus bas se trouvaient des bulbes de la taille d’une tête d’homme et des cosses grosses comme celles des acacias. Ce que Garric avait d’abord pris pour des gravats était en fait des provisions. Le jeune homme se retourna. Les femmes l’avaient suivi du pas lent donné par la fragilité de la vieille magicienne. — Je pense que nous avons trouvé Alman, dit-il. Si son garde-manger est ici, il ne doit pas être loin. Tous trois levèrent les yeux vers la spirale argentée qui s’élevait vers le toit. Elle était aussi délicate qu’une toile d’araignée, et ils avaient vu de nombreuses marques qui prouvaient que le métal s’usait plus vite que la pierre dans ce monde. Les marches portaient des griffures fraîches causées par le sable collé sous les pieds du visiteur. — Alors je pense que nous devrions aller le voir, annonça Tenoctris en s’engageant dans l’escalier, soutenue par Liane. — Laissez-moi passer le premier, dit doucement Garric. Il tira son épée d’un pouce et la laissa retomber dans le fourreau. Le vent gémissait. Il n’y a pas de danger, évidemment, mais… Cashel s’étira, leva d’abord les bras puis se dressa sur la pointe des pieds avant de se pencher à la renverse, son bâton planté derrière lui comme le dernier support d’un trépied, celui qui empêche la structure de basculer. Il se sentait étonnamment… Eh bien, il ne savait pas comment qualifier cela. Pas exactement plus fort que d’habitude, parce que pour Cashel, la force était aussi évidente que le lever du soleil au matin. Un lever de soleil ne pouvait pas être inhabituel, n’est-ce pas ? « Propre » était un mot plus juste. Il avait dormi comme un mort après la fuite de Colva, mais ce n’était pas simplement une bonne nuit de repos. Il avait l’impression que toutes ses impuretés avaient été brûlées comme par la fièvre. Il supposa que c’était l’œuvre de Colva. Cashel sourit. Il devrait peut-être la remercier, mais il devinait que, comme la fièvre, elle était aussi capable de tuer que de guérir. — Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Krias. As-tu compris que tu ferais mieux de tourner les talons et repartir d’où tu viens ? Cashel baissa les yeux sur l’anneau. La silhouette était généralement une simple lueur dans la pierre, mais à cet instant, le petit démon scintillait comme une étincelle violette à la surface. — Non, répondit Cashel. J’allais descendre. Est-ce que je dois fermer la porte derrière moi ? — La porte n’arrêtera pas les monstres, répliqua Krias. Seul le gardien en était capable, et tu l’as tué ! — C’est vrai, reconnut calmement Cashel. Il vérifia encore sa sacoche puis noua fermement le rabat sur le pain et le fromage qu’il avait apportés de Valles – et le petit disque de la vie de Landure. La piécette semblait résistante, mais il l’avait tout de même enveloppée de mousse et avait renforcé le paquet d’une cordelette de seigle en herbe. — Je pense que je vais la fermer quand même, dit-il en franchissant le portail de bronze. Il ne comprenait pas pourquoi les gens – et généralement les personnes petites, même s’il n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi petit que Krias – essayaient toujours de le mettre en colère. La plupart du temps, cela se produisait quand ils avaient consommé de la bière plus que de raison. — Buvez-vous, Krias ? demanda Cashel. Je veux dire, de la bière et du cidre ? — Quoi ? glapit Krias. Bien sûr que non, simplet ! Je suis un démon, tu as oublié ? Cashel décida que le mauvais caractère de Krias était juste naturel. Eh bien, c’était le cas de bien des gens. Il soupira et regarda le portail au-dessus de lui. La porte n’avait ni verrou ni barre, mais une poignée verticale de chaque côté pour une meilleure prise. La partie basse de la poignée était polie par l’utilisation. Landure n’avait pas passé sa vie dehors, l’épée nue. Il avait dû s’occuper de l’Outre-monde comme Cashel de ses moutons, toujours présent pour garder un œil sur eux et intervenir s’ils se lançaient dans l’une ou l’autre folie. Cashel pénétra dans la grotte. Aussi loin qu’il pouvait voir, il n’y avait que de la pierre, sans la moindre aspérité hormis une trace d’humidité à la limite de la lumière. C’était un problème auquel il ne pensait que maintenant : la lumière. Pourtant, Landure avait pu avancer – ainsi que Colva, de toute évidence –, alors Cashel le pourrait aussi. Peut-être que Krias le guiderait. Cashel posa la main gauche sur la poignée intérieure et ferma la porte. Le panneau pivota facilement une fois l’impulsion donnée. Il se demanda quelle sorte de gonds pouvaient faire jouer un tel poids sans retenue. À présent qu’il y pensait, il se demanda qui pouvaient bien être les bâtisseurs. La porte de bronze se referma avec un bruit étouffé. La jointure entre le jambage et le battant était si étroite que l’air même ne pouvait passer. Il ne se trouvait plus dans une grotte. Une lumière aussi rouge que le fer oxydé brillait tout autour de lui. Tout était différent. Cashel se tenait sur un promontoire qui surplombait une vallée couverte de pins. Il voyait aussi loin que… eh bien, aussi loin qu’il avait jamais vu. Il lui semblait contempler la mer depuis les pâturages au sud du hameau de Barca, mais de bien plus haut. Il regarda derrière lui. La porte se trouvait à présent dans une colline qui ressemblait beaucoup à ce qu’il avait vu de l’extérieur. De petits sapins et des rhododendrons poussaient contre les rochers, mais ils avaient quelque chose d’étrange. Les branches étaient légèrement trop sinueuses, et il n’avait jamais vu de pins avec une écorce aussi lisse que celle qui frémissait au-dessus de lui. Enfin, il fallait s’attendre à voir des choses différentes lorsqu’on voyageait. — Je suppose que tu te demandes d’où vient la lumière, pas vrai ? demanda Krias. Cashel réfléchit. — Non, répondit-il. Mais je suis content qu’il y en ait. Je me demandais si je me retrouverais dans le noir. Il toussa pour s’éclaircir la voix. L’air portait encore un soupçon de soufre qui lui piquait l’arrière du nez lorsqu’il respirait. Il songea qu’il s’y habituerait certainement. Les arbres semblaient en bonne santé, même s’ils étaient un peu étranges. — Est-ce qu’il me suffit de descendre et suivre la rivière ? demanda Cashel qui désigna de son bâton ce qui semblait être un passage acceptable vers la vallée. Il ne voyait aucune rivière, mais il y en avait toujours en bas des vallées. Cashel pouvait contourner le chemin par les rochers mais il ne goûtait pas spécialement l’escalade. Ce n’était ni une question de force ni un problème de vertige ; c’était une affaire de poids. Il effritait les prises qui supportaient sans problème de plus fluets que lui. — Tu t’en moques, n’est-ce pas ? demanda Krias. (Le démon semblait véritablement stupéfait, plus encore que provocant.) Tu entres dans ce que tu pensais être une grotte et tu ne te demandes pas d’où vient la lumière ! Elle ne vient de nulle part. Elle fait partie de l’Outre-monde, comme les rochers, toutes choses hormis les monstres. Elle fait partie de leur cage ! — Oh, dit Cashel. Il semblait qu’il n’obtiendrait pas de réponse à sa dernière question, il s’engagea donc dans la pente. Il avait pensé que porter le bâton poserait un problème, mais lorsqu’il l’appuyait contre les racines des arbres en dessous de lui, le noyer blanc lui offrait un support tandis qu’il poursuivait sa descente. — Tu vas me rendre fou ! se lamenta Krias. Cashel ne s’excusa pas – ç’aurait été un mensonge – mais il essaya de ne pas sourire trop largement. Cela lui arrivait souvent, que des gens se mettent à tempêter parce qu’il ne se mettait pas en colère contre eux. Krias n’avait pas conscience qu’il jouait un vieil air que Cashel avait appris à ignorer depuis longtemps. De petits bruits résonnaient dans les arbres, mais ils ne ressemblaient guère à la rumeur des créatures de la forêt que Cashel connaissait des bois du hameau. Ils ne ressemblaient guère à la rumeur des créatures qui habitaient la forêt près du hameau de Barca. L’un des êtres cliquetait comme des ossements entrechoqués, et les autres ululaient comme des chouettes qui auraient su un secret particulièrement déplaisant sur vous. Cashel saisit un petit cornouiller, s’assura d’une forte pression que les racines étaient fermement plantées, et descendit encore d’un grand pas. Une saillie se découpait nettement dessous, si vaste que de l’herbe poussait dessus. Ensuite, la pente était moins raide et lui permettrait de marcher normalement. Il songea à Landure le Gardien, qui portait une tenue fort peu adaptée à l’escalade lors de leur brève rencontre. Bien sûr, il se changeait certainement en tunique courte et quittait ses bottes absurdes avant d’entrer dans la grotte, mais l’épée longue, au mieux, aurait été un embarras. — Que faisait Landure, maître Krias ? demanda Cashel en prenant pied sur la saillie pour reprendre son souffle un moment. Pour descendre dans la vallée, je veux dire. Est-ce qu’il passait par un autre chemin ? Il agita les orteils. Les racines des plantes qui avaient colonisé en premier la roche emprisonnaient des gravillons et de la poussière portée par le vent, ce qui créait un terrain plus accueillant pour les graines déposées ensuite. Ce n’était pas exactement du gazon, mais c’était agréable. — Landure ne marchait pas comme un berger ! répliqua Krias. C’était un grand magicien. Il flottait dans les airs, les bras croisés. — Ah, dit simplement Cashel en hochant la tête. Il aurait dû se douter qu’il s’agissait de ce genre de chose. Il passa par-dessus le bord de la saillie avec précaution, son bâton en avant. Ce n’était peut-être plus abrupt au point qu’il risque de se briser le cou, mais il pouvait tout de même se couvrir de ridicule en glissant. Dévaler la pente en roulant comme une tome de fromage n’était pas l’idéal non plus pour rencontrer les habitants de cet endroit. Colva était un adversaire bien suffisant, et Cashel se doutait qu’il existait des créatures bien pires dans le lieu d’où elle venait. — Tu pourrais voler aussi, tu sais ? pépia Krias sans préambule. T’élever majestueusement au-delà des cimes. — Quoi ? s’étonna Cashel. Non, c’est bien comme ça. Je ne suis pas un magicien. Il se remit en route, son bâton pointé devant lui, mais il ne craignait plus de tomber. Il était simplement prudent, comme toujours. — Je suis un démon doté de pouvoirs qui dépassent ton imagination ! ajouta Krias. Je peux te faire voler ! Cashel sourit. Il n’avait peut-être pas beaucoup d’imagination, mais il avait vu certaines choses depuis son départ du hameau de Barca qu’un petit gars comme Krias ne pouvait certainement pas dépasser. Il ajouta à voix haute : — Oh, ça ne me gêne pas de marcher. Je me demandais juste ce que faisait Landure. Krias marmonna pour lui-même. Le son évoquait une nuée de colombes en train de s’installer pour la nuit, en plus agacé. S’il avait demandé, Cashel lui aurait expliqué qu’il voulait avoir les pieds bien plantés au sol en cas de problème, ce qui se produirait tôt ou tard s’il en croyait les propos de Krias lui-même. Le jeune homme préféra se taire car le démon était du genre à se moquer de tout ce que Cashel pourrait dire ; et de toute manière, celui-ci gardait généralement ses pensées pour lui. Il était arrivé dans la forêt elle-même. Elle comportait essentiellement des pins, comme il l’avait deviné depuis le surplomb, mais il y avait également des érables rouges et des cornouillers là où les arbres plus hauts laissaient passer la lumière. Il y avait aussi des affleurements de roche nue, et des endroits où la mousse avait pu se loger quand aucun autre végétal n’avait trouvé comment planter ses racines. La mousse s’agitait sous les orteils de Cashel d’une manière qu’il trouva trop active pour une petite plante. Il entendit de la musique. C’était un son flûté, très pur et doux. D’ordinaire, les notes aiguës comme celles-ci ne voyageaient pas loin dans la forêt, mais Cashel était convaincu que ces bois n’étaient pas normaux. — Qu’est-ce que c’est que ce bruit, Krias ? demanda Cashel. Il avait été sur le point de poser son bâton sur l’épaule pour marcher, et cette musique le fit changer d’avis. Il garda la solide longueur de noyer blanc dans les deux mains, à l’horizontale. — Je le sais, et tu vas l’apprendre, berger ! fanfaronna l’anneau. Oh, que oui ! Tu souhaiteras n’être jamais venu dans l’Outre-monde ! Cashel réfléchit à ces paroles. La corne – à moins qu’il s’agisse d’un chant, assez puissant pour résonner comme une corne ? – continuait à sonner. Les notes d’or semblaient venir de plusieurs directions, mais il pouvait s’agir d’un tour de l’écho. Cashel se doutait effectivement qu’il n’aimerait pas ce qu’il allait croiser dans l’Outre-monde. Mais regretter d’être venu ? Non, en aucun cas. C’était le chemin qui le rapprochait de Sharina. Il ne pouvait envisager de suivre une autre route. — Eh bien, ne vas-tu pas me demander de quoi il s’agit ? demanda Krias d’une voix boudeuse lorsqu’il constata que Cashel ne suppliait ni ne hurlait pour obtenir l’information. — Ce n’est pas grave, dit Cashel. Je suppose que je vais comprendre d’ici peu. Bien sûr, il aurait voulu savoir ce qu’il entendait – c’est pour cela qu’il avait tout de suite posé la question. Mais jouer à ce genre de jeux stupides avec des personnes qui ne cherchaient qu’à compliquer les choses, cela ne menait nulle part. Tenter d’amadouer l’anneau pour le faire parler serait la même perte de temps que de chasser un poulet à travers toute la maison quand on voulait dîner. Autant laisser tomber un peu de picotin entre vos pieds écartés et rester assis sur les marches. Et tordre le cou du stupide oiseau quand il viendrait picorer le grain. Cashel sourit. Il se demanda s’il était possible de cuisiner un démon. Krias aurait sans doute un goût plus horrible encore qu’une corneille de rivage. Il se trouvait dans une forêt ouverte, assez semblable aux bois que les fermiers du hameau de Barca possédaient en commun. Le bois mort était ramassé – et les arbres morts abattus – pour servir de combustible, et les cochons sauvages en quête de glands nettoyaient les petites pousses. Le fonctionnement était peut-être le même ici, mais Cashel aurait senti une odeur de fumée de bois brûlé s’il avait été dans les environs du hameau de Barca. Il ne sentait pas le soufre non plus, mais sa gorge était sèche et s’asséchait encore, il se trouvait donc toujours au même endroit. C’était l’avantage d’une odeur vraiment détestable : il ne fallait jamais longtemps avant de s’y habituer. Ermand or-Pile n’avait aucun problème à vivre dans les odeurs de sa tannerie, mais tous ceux du village qui passaient à proximité avaient des haut-le-cœur en sentant la puanteur mêlant urine, alun et graisse pourrissante. Cashel repéra un mouvement du coin de l’œil. Des choses bougeaient rapidement parmi les arbres, mais elles semblaient parfois papillonner à l’intérieur des arbres. Étaient-elles des femmes ? Colva avait une apparence de femme la première fois qu’il l’avait rencontrée. La corne s’était tue. Cashel entendait à présent un pincement de cordes accompagné d’un chant. Il ne distinguait pas les paroles. Cashel fit tournoyer son bâton devant lui, puis au-dessus de sa tête, pour assouplir le mouvement. Les viroles décrivirent un huit gracieux, fluide et doux comme du beurre. Cashel croisa les poignets, changea de main et répéta le mouvement pour ramener le bâton dans sa position de départ. Il se réjouit que les broussailles soient rares. Un bâton exigeait de la place, même sans être en mouvement, et lorsque deux mètres dix de noyer blanc aux embouts de fer tournoient à la vitesse où les poignets puissants de Cashel pouvaient faire bouger son bâton – Duzi savait qu’il n’était pas possible de s’occuper des feuilles de lierre et des morceaux d’arbrisseaux ! — Alors, tu comptes les affronter avec ton bâton, berger ? demanda Krias. — Je ne combattrai personne si je peux l’éviter, répondit Cashel qui s’efforça de ramener sa respiration à un rythme normal. Ce n’était pas tant l’effort nécessaire pour faire pivoter le bâton qui faisait battre le cœur de Cashel mais l’idée de devoir mener un combat après avoir dit à Krias – honnêtement – qu’il voulait l’éviter. Cashel n’avait jamais cherché un affrontement. Mais il ne s’était jamais détourné d’un combat qui s’annonçait. Devant lui, de l’eau bouillonnait allégrement sur les rochers. C’était un son trompeur. Il ne semblait pas fort, mais il étouffait tous les autres bruits qui vous avertissent d’ordinaire de la présence de ce que vous ne pouvez… Un homme sortit de la forêt, devant Cashel. Surgi d’un hêtre géant ? Mais il se tenait certainement tout simplement dans l’ombre des branches. Il portait un arc fait d’or et non de frêne ou d’if, et les flèches de son carquois avaient des tiges d’argent. Il était grand, moins que Cashel cependant, et était aussi mince et souple qu’une jeune fille. — Bienvenue, étranger, dit-il. Notre Peuple reçoit peu de visiteurs. Ses yeux semblaient attirés par les viroles de fer du bâton de Cashel et l’éclat de Krias à son doigt. L’homme avait la même expression que le vieux Kifer, assis dans un coin de l’auberge de Reise, à regarder ses voisins qui buvaient des pintes de bière que Kifer ne pouvait plus se payer, après avoir bu l’argent de la vente de son terrain – survivant grâce à des travaux occasionnels au jour le jour. Cashel écarta les jambes. Il tourna légèrement la tête, d’un côté puis de l’autre ; rien de furtif : il regardait ouvertement si l’homme était seul. Ce n’était pas le cas. Ils étaient au moins une vingtaine, des hommes et des femmes aussi élancés les uns que les autres, debout en un large cercle parmi les arbres. Seul le premier était à portée du bâton de Cashel. — Bonjour, monsieur, dit Cashel. Je suis Cashel or-Kenset, et je ne fais que traverser cette région. Je ne souhaite pas vous déranger. Les étrangers avaient la poitrine nue et portaient des kilts plus longs du côté droit. La plupart arboraient des arcs d’or comme l’homme qui avait salué Cashel. Trois avaient des cornes fines passées à l’épaule et devant la poitrine ; ils étaient également armés d’épées fixées derrière la ceinture. Les lames ondulaient comme des serpents. Un seul membre du groupe ne portait aucune arme, un garçon dégingandé avec une tignasse de cheveux roux à la place des boucles dorées de ses compagnons. Il tenait une lyre à double corde et regardait Cashel avec dégoût. — Je suis Wella, Cashel, reprit l’homme qui s’était présenté le premier. (Il fixait sur l’anneau un regard gourmand.) Notre Peuple est honoré par votre présence. Vous devez rester avec nous ce soir pour que nous fêtions dignement votre visite. L’une des femmes s’approcha de Cashel, une main aux doigts effilés tendue comme pour toucher quelque chose d’aussi parfait que fragile. Il perçut le mouvement et se retourna vivement. Elle se retira immédiatement avec un sourire. — Je…, commença Cashel. Il ne souhaitait pas rester plus de temps en présence du Peuple qu’il n’en fallait pour quitter la forêt, mais ils étaient nombreux et armés d’arcs. Il envisagea de demander à Krias ce qu’il devait faire, mais le démon ne semblait pas disposé à dire quoi que ce soit d’utile. De plus, le Peuple semblait déjà un peu trop intéressé par l’anneau. — Venez, Cashel, invita Wella en tendant la main qui ne tenait pas son arc. Venez dans le sanctuaire du Peuple. Cashel avança légèrement ; son bâton vacilla et les viroles de fer se rapprochèrent d’un cheveu de Wella. Celui-ci bondit en arrière, ses yeux topaze enflammés. — Elfin, escorte notre invité, ordonna Wella. Le garçon à la lyre s’approcha et posa la main sur le bras de Cashel. — Viens, gros homme, dit Elfin. Sa voix était pure comme le son de la glace qui se brise sous le froid d’un hiver difficile. — Viens, et le Peuple te réservera l’accueil que tu mérites. — Enfin, il faut bien que je mange quelque part, convint Cashel. Le contact du garçon était tiède et rassurant. Cashel, curieusement, s’était attendu à une sensation lisse et métallique. Le Peuple se retourna et se mit en route à travers la forêt. Cashel était au milieu du groupe ; les doigts d’Elfin ne quittèrent jamais son bras. — Je sais et tu vas bientôt comprendre, carillonna la petite voix de Krias. — « Quel âge as-tu, ma jolie demoiselle ? » chantait Chalcus près de l’un des feux de bois des mutins. « Quel âge as-tu ma jolie amourette ? » Ilna songea à Garric lorsqu’il jouait de la flûte ; puis elle s’efforça de porter ses pensées vers autre chose car il était insensé et triste de les laisser dériver dans cette direction. Quatre marins dansaient sur le sable, les mains sur les hanches, et levaient haut la jambe. Le seul accompagnement provenait de petites cymbales improvisées dans des noix de coco évidées que l’un des hommes tenait par le pouce et l’index. Il les faisait claquer l’une contre l’autre, marquait le temps de la main droite et ajoutait un contrepoint compliqué en raclant avec l’autre main. — « Si je ne meurs pas de mon cœur brisé, reprit Chalcus d’une voix de fausset, j’aurai seize ans demain. » Ilna baissa les yeux sur l’enfant assoupie près d’elle. Merota avait un coin de l’ourlet de sa cape dans la bouche et la mâchonnait en rêvant. Ilna pensa retirer le vêtement, mais la fillette ne faisait pas grand mal. Ilna soupira. Elle devait prendre sur elle-même pour laisser passer les choses qui n’étaient peut-être pas parfaites mais ne causaient aucun mal réel. Et certaines n’étaient pas de mauvaises choses, même si Ilna os-Kenset le pensait. Son esprit pouvait accepter cette idée, mais son cœur n’y croirait jamais tant qu’elle vivrait. Par exemple, il n’y avait rien de mal dans la musique. Mais Ilna n’était pas d’humeur à en écouter, et contrairement à Merota, les événements de la journée ne l’avaient pas assez épuisée pour qu’elle dorme malgré les chants. Les provisions destinées au seigneur Tadai et à sa suite se trouvaient toujours à bord lorsque Mastyn avait déclaré la mutinerie. Ce soir-là, les marins avaient dégusté des mets dont ils ignoraient jusqu’à l’existence – mangé un peu et gâché davantage encore, en vérité. Pour des marins de la côte sud d’Ornifal, des œufs conservés dans une sauce aux entrailles de mouton faisandées n’étaient que des œufs pourris, alors que les goûts de la Cour royale étaient portés sur des mets plus exotiques encore. Ilna esquissa un sourire. Les préférences gastronomiques du prince Garric n’étaient pas très différentes de celles des marins, pour tout dire, quoiqu’il privilégie la viande de mouton et le porridge quand les autres accompagnaient l’avoine de poisson. Les courtisans étaient abasourdis. Les vins de Tadai, en revanche, avaient été adoptés par tous. Il s’agissait de cépages de toutes les Isles, certains épicés, beaucoup réalisés à partir de la fermentation d’autres fruits que le raisin, mais cela n’avait pas d’importance. À en juger par l’attitude des marins, lorsqu’ils avaient suffisamment bu peu importait si la boisson sentait comme si des vers avaient pourri dans la cuve. La fête continuerait jusqu’à l’aube. Vonculo et les autres meneurs allaient avoir du travail pour que les navires soient remis à flot à midi. Ilna se leva, vérifia d’un coup d’œil que Merota dormait toujours paisiblement, et partit vers le feu à l’autre extrémité du long croissant de sable. Derrière elle, une dizaine de marins reprirent en chœur avec Chalcus, « Ti di diddly, ti diddle do ! » Cela ne dérangeait pas Ilna d’entendre d’autres personnes s’amuser. Ses lèvres se retroussèrent, presque un sourire. En tout cas, cela n’aurait pas dû la déranger. Vonculo et quatre autres marins étaient assis autour d’un feu de l’autre côté de l’isle. Ils avaient brisé le scellé d’une amphore à long col plantée toute droite dans le sable devant eux, mais l’atmosphère n’avait aucun rapport avec l’ambiance qui régnait parmi le plus grand groupe. Ilna n’avait aucune intention de rejoindre Vonculo. Les autres marins étaient des imbéciles, sans compter qu’ils étaient tous ivres à cet instant, mais jusque-là ils s’étaient révélés une plus plaisante compagnie que les hommes qui menaient cette folie. Pour le moment, le seul but d’Ilna était de mettre le plus de distance possible entre elle et cette joie trop bruyante jusqu’à ce qu’elle maîtrise sa colère et puisse revenir dormir près de Merota. Elle n’espérait pas se sentir heureuse. Certains l’étaient, certains non. Peu importait ce qui se passait autour d’eux – ils étaient faits comme cela. Cashel était une nature heureuse. Pas constamment, mais plus souvent que la plupart des personnes qu’Ilna avait croisées. Elle songea que son frère et elle devaient être d’un tempérament aussi joyeux que la moyenne à tous les deux ; il ne fallait pas confondre une étoffe rayée de noir et blanc et un tissu gris. Pour le moment, Ilna était furieuse contre le monde entier ; et en retour, cette réaction stupide l’enrageait contre elle-même. Peu importait aux nuages sur qui ils déversaient leurs gouttes, et peu importait au monde que la vie d’Ilna os-Kenset soit un écheveau de fils plus complexe et gigantesque que tout problème qu’un humain était en mesure de démêler. Le monde n’attendait pas d’Ilna qu’elle résolve tous les problèmes. C’était une tâche qu’elle s’imposait toute seule, imbécile qu’elle était. Ilna s’assit contre un monticule de sable grossièrement cimenté par la vase des coquillages brisés qui composaient une grande partie du terre-plein. Elle leva les yeux vers les étoiles et se demanda si ceux qui habitaient les sphères célestes où brillaient les points scintillants étaient plus heureux que les hommes de cette terre. Elle sourit de nouveau. Ceux qui ressemblaient à Cashel l’étaient, sans doute. Il y avait probablement le même équilibre dans les cieux et ici-bas. Vonculo et ses compagnons discutaient sombrement et ne remarquèrent pas Ilna. Elle ne fit rien pour se cacher, mais elle était silencieuse et sa cape bleu sombre la dissimulait mieux dans la nuit qu’un noir plus franc. Ilna était trop loin pour entendre la conversation, mais elle ne le souhaitait pas. Ce ne serait sans doute qu’une suite de remarques désespérées sur la situation catastrophique dans laquelle ils se trouvaient. En tout cas, Ilna aurait réagi ainsi si elle avait été assez stupide pour se joindre à leur aventure. Le timonier du Ravageur remua le feu avec une branchette de pin couverte de sel puis la jeta dans les flammes ravivées pour renouveler le bois à brûler. Vonculo inséra la clé dans la boîte à musique et la tourna. Les yeux d’Ilna avaient été attirés par l’éclat des étincelles, mais elle continua à regarder lorsqu’elle vit Vonculo manipuler l’objet. Elle n’espionnait pas – elle était bien en vue, après tout, et visible si l’un des marins s’inquiétait et regardait autour de lui – mais elle n’était pas particulièrement fière de ce qu’elle faisait. Vonculo lâcha la clé. Elle tourna, scintillante, et la boîte émit un son sans mélodie, comme si quelqu’un s’était amusé à frapper la lame d’une bonne épée. C’était un rythme vide… Mais des étincelles qui s’élevaient du feu tournoyèrent et se changèrent en véritables images. Vonculo et les autres ne voyaient-ils pas ce qui se passait ? Ils regardaient fixement la boîte à musique et ignoraient la danse scintillante dans la brume. Ilna regardait le motif des étincelles se dessiner. Six magiciens et une momie se tenaient en cercle et psalmodiaient. Elle entendait leurs paroles – qui n’avaient aucun sens pour elle, aucun sens pour quiconque hormis les puissances auxquelles elles s’adressaient – au cœur des volutes de lumière. Les étoiles tournoyaient au-dessus d’Ilna ; devant elle, les étincelles dansaient. Dans les tintements de la boîte à musique, cet ensemble formait un tout obéissant à un même but, comme les engrenages qui faisaient tourner les meules de Katchin et broyaient le grain. Elle ne se trouvait plus sur un îlot de la mer Intérieure, même si son esprit se rappelait cet endroit ; se rappelait Valles et le hameau de Barca, et son passé tout entier. Dans le cercle de magiciens, un septième était agenouillé : sa main droite se leva, serrée sur un poignard, sa main gauche tenait un enfant attaché sur le sol devant lui. Un homme, plus grand que tous ceux qu’Ilna avait pu croiser, était lié à un pilier à côté du coven de magiciens. Il hurlait, les muscles bandés saillants comme les mailles d’une chaîne d’ancrage. Les magiciens psalmodièrent puis se turent. Au centre, leur chef cria le dernier vers de l’incantation et abattit son couteau. Le bois craqua sous les flammes comme un brusque coup de tonnerre. Les étincelles explosèrent dans les airs et la scène disparut. Ilna frissonna dans la nuit douce tandis que l’ultime note résonnait dans le mécanisme de la boîte. Vonculo retira la clé et rangea l’objet dans sa pochette de brocart de soie. Ses compagnons et lui se remirent à boire, à parler, et à maudire la mauvaise fortune qu’ils s’étaient attirée. Après quelques instants, Ilna se releva et retourna vers l’autre feu, où Merota dormait et Chalcus chantait à propos d’une femme aux cheveux noirs et aux lèvres douces comme le miel. Sharina prit une profonde inspiration, redressa les épaules, et sortit de la ruelle. Un trio de femmes, leurs paniers remplis de produits du marché posés sur la tête, descendaient dans sa direction en discutant entre elles. Sharina se retira contre le mur. Les femmes passèrent et ne lui adressèrent qu’un regard rapide. Le chapon ligoté dans le panier du milieu dressa le cou et regarda Sharina jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue. Elle grimaça. Elle ignorait ce que l’oiseau avait contre elle : il n’allait pas finir dans son four. Sharina voulait vendre le pectoral d’or, mais elle souhaitait d’abord en savoir plus sur l’endroit où elle se trouvait. Elle se mit à marcher, vers l’est, pour que le soleil descendant donne sur le visage et les yeux de ceux qui venaient vers elle. Elle écoutait les bruits de la rue et les conversations, non pas pour les informations qu’elle en tirait mais pour s’assurer qu’elle comprenait et pouvait se faire comprendre avant de se lancer dans un échange. Elle commençait à avoir terriblement faim. Elle dépassa une femme qui tenait un plateau de petits pains de blé sous un tissu peigné. Son estomac se contracta d’impatience lorsqu’elle respira le parfum de la pâte fraîchement cuite. Les rues serpentaient. La ville avait été créée par des moutons en marche vers les marchés et des hommes qui se souciaient autant que leurs bêtes des lignes droites. La rue dans laquelle s’engagea Sharina se divisait en deux branches, toutes deux si étroites que les femmes qui se parlaient aux balcons du premier étage de part et d’autre auraient pu se toucher la main en tendant juste le bras. Elle prit la ruelle de gauche. Les boutiques du rez-de-chaussée vendaient des poteries. Il n’y avait que des objets utilitaires, de qualité moindre que les pots de terre vernis de sel fabriqués sur la place de Dashen, sur la route principale d’Haft, entre le hameau de Barca et Carcosa. Les formes étaient imparfaites et maladroites, et les décorations en rapides coups de pinceau ajoutaient de la couleur mais n’apportaient aucune beauté aux fonds beiges. Les marchands regardaient parfois Sharina. Elle était plus grande que les autres badauds, hommes et femmes, et ses longues tresses blondes la démarquaient encore parmi les habitants à la peau sombre et aux cheveux noirs. Bien sûr, il en était de même au hameau de Barca. Mais ses voisins avaient eu dix-huit ans pour s’y habituer. Personne ne criait en la voyant passer dans la ruelle, cependant, et elle ne pensait pas qu’elle aurait du mal à se faire comprendre. Elle continua jusqu’à rencontrer une intersection de trois rues, dont l’une se divisait encore après quelques pas. Un docteur s’était installé à un angle. Son équipement était disposé sur le comptoir ouvert devant lui : des pots à usages médicaux en pierre et plusieurs outils de chirurgie. Les lames étaient en fer, mais les manches étaient ornés d’or et d’argent pour attirer le regard des passants par leur éclat. Derrière le stand du docteur pendait une créature comme Sharina n’en avait jamais vu. Elle avait la forme et les griffes d’un scorpion, mais ses nombreuses pattes étaient aplaties et elle mesurait près d’un mètre quatre-vingts. Sharina se dit que la bête ne devait être là que pour épater les badauds, et non comme illustration des traitements du médecin. Elle espérait en tout cas qu’il ne s’agissait que d’un décor, même si elle n’avait pas l’intention de s’engager dans une discussion professionnelle avec l’homme devant elle. Le docteur avait fini de peser le morceau de cuivre qu’il avait reçu pour avoir appliqué de l’onguent sur les plaies d’un homme atteint de pian. Il nettoya sa spatule avec une touffe de paille qu’il jeta dans la rue tandis que Sharina approchait. — Que puis-je faire pour la charmante dame ? demanda le médecin. (Ses yeux s’étrécirent légèrement.) Si c’est une question intime, nous… — Je veux seulement une information, coupa Sharina pour éviter une discussion qui ne pourrait que l’embarrasser. Pouvez-vous m’indiquer la rue des forgerons ? — Ah, reprit le docteur qui se rassit sur son tabouret. Est-ce que je peux demander à la délicieuse dame où elle est née ? Sharina aurait voulu s’en aller, mais cela aurait été plus dangereux que de répondre. Elle ignorait où et quand elle se trouvait, mais les outils étaient au moins fabriqués en fer. — Je viens d’Ornifal, dit-elle simplement. Son père biologique était un noble d’Ornifal et elle avait hérité son apparence de ce côté de la famille. Elle se retourna et lança par-dessus son épaule : — J’espère que vous aurez toute la clientèle que votre courtoisie mérite. — Toutes mes excuses, ma dame, intervint le docteur. Si vous suivez la rue du Fagot… Sharina regarda vers le médecin qui pointait l’une des rues de l’intersection. — … jusqu’à la place, vous trouverez les forgerons dans la rue de gauche. — Merci, répondit Sharina. Elle sourit, mais d’un air crispé. Elle ne s’était pas rendu compte à quel point elle était nerveuse avant d’être confrontée à quelque chose d’aussi innocent que la curiosité d’un mêle-tout sur un marché. Et bien sûr, elle avait faim. Elle s’engagea dans la rue. — Bonne chance dans vos négociations, jolie dame d’Ornifal, lança le médecin derrière elle. Un puits à la margelle courbe et une auge de pierre pour abreuver les bêtes se trouvaient à un angle de la place. Des amuseurs de rue s’étaient installés là où les rues rejoignaient le grand espace ouvert circulaire. Un homme chantait en jouant du manicorde tandis qu’un enfant de six ans ou moins reprenait la mélodie en déchant à côté de lui. Soit les paroles étaient inintelligibles, soit le duo se servait des voix comme d’instruments pour produire des sons sans sens véritable. De l’autre côté de la place, un homme jonglait avec des couteaux et en rattrapait parfois un avec les dents. Sharina tourna à gauche. Un oiseau de la taille d’un homme dansait devant elle. Il y avait sur le sol, à côté de lui, une bande de tissu sur laquelle les spectateurs avaient jeté quelques barrettes de fer longues comme un doigt. Sharina regarda autour d’elle en quête du propriétaire de l’animal. Un homme aux cheveux rares avec un tablier de cuir sur sa tunique était le seul à ne pas regarder avant de poursuivre sa route, ou simplement passer devant l’oiseau. Il plongea la main dans sa bourse de ceinture, tria l’argent entre ses doigts puis partit d’un pas rapide sans rien jeter sur la couverture. L’oiseau était son propre maître. Malgré les plaintes de son estomac, Sharina resta regarder. La créature bougeait avec la même grâce souple que les mouettes qui glissaient dans les airs près des côtes. Elle avait des bras et non des ailes, mais les membres courts étaient pliés davantage comme ceux d’un oiseau que d’un humain. L’animal était couvert d’un duvet fin, comme un poussin – un duvet gris et non pas jaune – et il portait un harnais de fibres grossièrement tressées à la manière d’un macramé. La tête de l’oiseau était un peu plus petite que celle d’un humain aussi grand : ce n’était pas un homme dans un costume impressionnant. De plus, un humain n’aurait pas su réaliser la danse de la créature. Elle se lançait régulièrement en l’air, l’un de ses pieds aux serres robustes pointé droit vers le ciel tandis que l’autre restait au sol. À contrecœur, Sharina passa son chemin et prit la rue du Fagot. L’oiseau ne lui prêta aucune attention. Il continuait sa danse, son corps tournait lentement et il ponctuait chaque série de petits pas par un autre bond vertical. Alignés sur la gauche de la rue étroite, cinq forgerons avaient installé leurs échoppes individuelles. Ils faisaient face au mur de pierre noire d’un haut bâtiment, un temple, si Sharina en croyait le coin d’un fronton aperçu par-dessus les toits des constructions autour de la place. Les échoppes étaient ouvertes sur l’avant mais un garde impressionnant se tenait à l’entrée de chacune, côté rue, une épée nue ou une hache à large fer à la main. Les forgerons étaient assis sur leurs coffres-forts derrière une table, en face d’un tabouret d’ivoire pour les clients. Sur le devant de chaque échoppe, à droite, une petite chapelle était dressée. Un rideau à hauteur de poitrine avait été tiré devant l’une des échoppes pour assurer toute discrétion dans ce qui était plus probablement une mise en gage qu’un achat. Une dame de compagnie attendait dans la rue près du garde et tordait ses deux mains tour à tour en essayant d’avoir l’air nonchalante. Sharina regarda les forgerons libres pour le moment. Trois d’entre eux rencontrèrent son regard avec un visage de marbre, professionnel. Le dernier leva un sourcil interrogateur. Son garde était correctement habillé mais avec moins d’ornements que chez ses voisins, et sa petite chapelle était une simple plaque d’ivoire à l’image du Berger, alors que les autres offraient des images agrémentées de dorures et de joyaux en l’honneur de la Dame de Bonne Fortune. Sharina priait généralement la Dame, et ce fut surtout une pensée pour Cashel qui la poussa à aller vers l’échoppe qui arborait le Berger sur son mur. Le garde hocha poliment la tête mais son regard se durcit lorsqu’il remarqua le renflement du couteau sous sa cape. Au lieu de tirer le rideau derrière Sharina, il entra dans la boutique avec elle. Le forgeron se leva de son siège et jeta un regard surpris au garde. Sharina répondit d’elle-même : — Votre homme est inquiet car je porte un couteau. Si cela vous préoccupe aussi, je choisirai une autre échoppe pour ma transaction. Le forgeron eut un léger sourire. — Merci, Tilar, dit-il au garde, mais je pense que cette dame et moi pouvons rester seuls. Je comprends qu’une personne en possession de biens de valeur assure sa propre protection. Il continua, à l’attention de Sharina : — Je suis Milco de Rasoc, ma dame. Il désigna le tabouret d’une main. Le garde se retira et ferma le rideau. La lumière affluait encore de la grille de bois fixée au plafond. Sharina s’assit puis choisit ses mots avec précaution. Les gens de cet endroit n’employaient pas une forme patronymique similaire à celle en usage dans les Isles de son époque. — Mon nom est Sharina, dit-elle. Milco était mince, âgé, et très précis, avec des yeux qui ne laissaient passer aucun détail. — J’ai un héritage que je veux transformer en argent. Les lèvres du forgeron souriaient ; pas ses yeux. — Vous êtes une étrangère, ma dame. (L’accent ou l’apparence de Sharina suffisaient déjà à lui apprendre cela.) Je me dois de vous dire, sans vous offenser, je l’espère, que si vous êtes, en toute innocence, entrée en possession d’un objet volé, je ne veux même pas le voir. Aucun des marchands ici n’acceptera ce marché. Je préciserai par ailleurs que les chances que mes collègues et moi ne reconnaissions pas un bien volé à Valhocca ou ses environs sont trop minces pour qu’un voleur prenne le risque de venir nous mettre sous les yeux un tel objet. Sharina sourit. Très malin. — J’apprécie votre franchise, dit-elle. L’objet en question m’a été donné par son propriétaire pour que je le vende. Mais avant d’aller davantage dans les détails, puis-je vous demander quelle est votre attitude à l’égard de la religion ? Elle avait entendu parler de Valhocca dans les épopées de l’ge d’argent, l’époque qui avait suivi le règne de mille ans du Roi Jaune ; mais la cité ne figurait pas dans les écrits géographiques de l’Ancien Royaume. Valhocca était la capitale des Seigneurs des Mers de Cordin. Tous les récits concernant les Seigneurs des Mers étaient des mythes. Mais cette ville était parfaitement réelle, et il n’y avait rien d’impossible dans l’idée d’un ancien royaume unissant les Isles du sud mille ans avant que le roi Lorcan rassemble toutes les isles de l’archipel. Si Valhocca était réelle, Sharina avait des raisons de s’interroger sur l’authenticité des récits sur la destruction de la ville. D’après les textes, le dernier et le plus puissant des Seigneurs des Mers, Mantys, avait mis à mort un magicien et jeté son corps à la mer. Le magicien était revenu avec une armée de démons marins qui flottaient dans les rues comme autant de méduses portées par les vents. Ils frappaient de leurs piqûres mortelles tous ceux qu’ils croisaient et dévastaient les bâtiments de la cité de leurs grands tentacules. Ce n’était que légende, bien sûr. Le philosophe Brancome prétendait avoir trouvé cette histoire dans d’anciens récits sérians, mais beaucoup estimaient qu’il l’avait inventée pour étayer son essai sur la rétribution divine. Quoi qu’il en soit, Sharina ne comptait pas s’attarder à Valhocca. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas à constater la part de vérité dans le conte de Brancome. Milco désigna d’un mouvement de tête le tableau d’ivoire qui représentait le Berger encadré de deux chèvres. — Je vénère le Berger, dit-il. Comme la plupart des gens de Rasoc, bien que le culte de la Dame soit plus courant dans la ville même. — Je vénère la Dame, de mon côté, dit Sharina, mais ma question porte sur votre attitude envers des artefacts d’autres cultes et d’autres temps. Les colons qui avaient poursuivi Sharina jusqu’au palais en ruine du Dragon réagissaient à un événement surnaturel. Sharina n’avait aucune envie de constater que leurs descendants, les habitants de Valhocca, nourrissaient les mêmes sentiments envers le Dragon. Si tel était le cas, elle s’arrangerait pour battre le pectoral à coups de pierre pour en effacer tout motif avant d’essayer de le vendre. — Ah, répondit Milco qui acquiesça d’un air de compréhension. S’il se trouve que vous avez creusé dans d’anciennes tombes, eh bien… Il y a différentes approches sur le sujet ; de mon côté, je pense que lorsqu’un homme enterre un objet, celui qui le découvre n’est pas plus à blâmer que celui qui l’a mis en terre. Mais vous avez raison d’envisager les possibilités avant. Sharina rejeta sa cape en arrière. Elle dénoua le col de sa tunique d’une main et récupéra le pectoral de l’autre. Elle le posa, encore imprégné de sa chaleur, sur la table vide entre eux. Les yeux de Milco s’élargirent très légèrement lorsqu’il mesura la taille du couteau pewle. — Je n’ai pas été juste envers Tilar, dit-il doucement. Je ne comprenais pas qu’il s’inquiète qu’une dame porte une dague pour se protéger. Mais je ne regrette pas de vous avoir accueillie, ma dame. — Ce couteau appartenait à un ami, répondit brièvement Sharina. Le souvenir de Nonnus était encore douloureux. Elle plaça la fine plaque d’or au centre de la table. — Je le porte en sa mémoire. Et pour m’en servir, si besoin est. Comme elle s’en était déjà servie par le passé. Milco hocha la tête d’un air absent, mais il avait reporté toute son attention sur le pectoral. — Puis-je ? demanda-t-il. Sharina l’invita d’un geste à prendre l’objet et il souleva la plaque. — Un exemplaire parfait, dit Milco en connaisseur, portant l’objet par les arêtes pour le tourner sous la lumière. L’or ne ternit pas, bien sûr, mais je me serais attendu à des décolorations dues à des débris déposés sur la surface. Sharina haussa les épaules, puis sourit pour adoucir son refus de donner d’autres informations que celles que le pectoral seul fournissait. Milco prit une balance romaine sur l’étagère pleine d’outils à côté de lui et l’attacha à un crochet qui pendait du plafond depuis une longue chaîne de cuivre. Il prit ensuite des poids d’or marqués d’images de démons dans le coffre et en posa trois en regard de la plaque. Pour amener les deux plateaux en équilibre parfait, il ajusta le poids central d’un cran. Sharina attendait en silence que Milco termine l’opération. Le forgeron travaillait sans hâte, mais rapidement ; il ne faisait aucun geste inutile. Lorsqu’il eut fini, il prit un petit couteau dans sa manche et s’en servit pour tailler un petit bâton de saule. — J’espère que vous ne vous sentirez pas insultée si je teste l’alliage de cette pièce, ma dame ? dit-il. (Il leva un sourcil et ajouta :) L’éclat est parfois trompeur. — Allez-y, répondit Sharina. J’ignore moi-même la pureté de l’or. Milco prit sur l’étal, où la balance était rangée, ce que Sharina avait confondu avec un bol pour mélanger le vin. Il était d’une bien meilleure qualité que les poteries que la jeune fille avait vues sur le chemin de l’échoppe. Il était déjà à moitié plein d’eau claire. Le vernissage intérieur du récipient était décoré d’une harpie dessinée avec un remarquable luxe de détails. Le bout de ses ailes déployées touchait le bord du bol et les extrémités de ses plumes formaient une série d’encoches minuscules sur les côtés. Milco glissa le pectoral dans l’eau avec grand soin. Sharina se leva pour voir elle aussi dans le récipient, mais elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle était censée regarder. Milco secoua la tête avec une stupeur joyeuse. Il désigna l’endroit où l’eau s’élevait le long des ailes de la harpie – précisément au bout d’une plume d’un côté, et à la jonction exacte de deux plumes de l’autre côté. — Parfaitement pur, dit-il. C’était ce qui me semblait au contact graisseux. Je durcis mes poids au cuivre. Un métal aussi doux que le vôtre ne peut être touché sans en souffrir. Il posa le récipient sur le côté de la table, se rassit et invita d’un geste Sharina à reprendre place sur le tabouret. — Reste à savoir comment vous souhaitez procéder, reprit Milco. Comme vous l’avez justement deviné, certains membres de cette société seraient offensés par l’objet que vous m’avez apporté. Suffisamment pour se montrer violents envers le propriétaire. Milco eut un bref sourire et ajouta : — En tout cas, essayer de se montrer violents. Je n’aimerais pas être celui qui tenterait de vous attaquer, ma dame. Mais ce n’est qu’une face de la médaille. D’autres seraient prêts à payer des sommes considérables pour acquérir un tel objet, sans s’intéresser au métal dans lequel il est forgé. — Des collectionneurs ? demanda Sharina. Mais elle se doutait que ce n’était pas le cas. — D’une certaine sorte, répondit le forgeron. Comme vous l’avez remarqué, cette plaque a un sens religieux. Je pourrais m’informer discrètement sur eux si vous le souhaitez ; au cœur même du palais. Vous pourriez gagner beaucoup plus d’argent qu’au prix du métal dans une telle transaction. Sharina répondit d’un haussement d’épaules. — Non, merci, dit-elle. Je préfère vous le vendre au prix de l’or. Milco hocha la tête. Il détacha la première balance et la remplaça par une autre dont le bras de contrepoids était nettement plus long que celui du plateau qui servait à peser l’objet vendu. Le forgeron accepterait sans doute de lui verser une avance pour se nourrir, mais Sharina n’avait pas le temps d’attendre qu’il mène une enquête discrète parmi les personnes secrètement intéressées par des cultes démoniaques. En tout cas, elle supposait qu’elle n’avait pas le temps. Il lui faudrait peut-être rester à Valhocca pendant des mois ou des années avant que le Dragon l’envoie vers la prochaine étape de son voyage – ou jusqu’à ce que ses amis viennent à son secours. Elle imagina Cashel qui venait à elle, écartant tout ce qui se dressait sur sa route. Tandis qu’elle attendait, Sharina sourit à l’idée des habitants de Valhocca adorant le Dragon. Il n’était ni dieu ni démon – quoiqu’elle n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’il avait des pouvoirs démoniaques. Mais Sharina doutait que les prières soient le meilleur moyen de s’attirer ses faveurs. — Vous êtes étrangère, dit Milco en posant les trois démons d’or sur le plateau du contrepoids. Je vous précise que nous échangeons vingt poids d’argent pour un poids d’or et douze cuivres pour un argent. Le fer a un rapport de dix pour un avec le cuivre. — Quelles sortes de pièces utilisez-vous ici ? demanda Sharina. Elle avait vu les morceaux de fer jetés aux saltimbanques de la place et une longueur de cuivre offerte au marchand d’une échoppe sur son chemin, mais elle n’avait pas remarqué de véritable monnaie. — Pièces ? répéta Milco, pour qui le mot n’avait visiblement aucun sens. Sharina comprit son erreur. Enfin, le forgeron savait déjà qu’elle venait de loin – mais il devait songer à un éloignement dans l’espace et non dans l’espace et le temps. — Dans mon pays, reprit Sharina, les dirigeants frappent à leur effigie des pièces de métal de mêmes poids et pureté pour éviter la pesée à chaque transaction. Milco afficha un fin sourire. — Vous êtes un peuple bien confiant, dit-il en commençant à compter les petits lingots d’argent sur le plateau de la balance. Si l’un de mes collègues me proposait de l’argent, je serais certain que le poids est correct – mais je referais tout de même une pesée. Et si le seigneur Mutum me donnait le lingot, je mordrais le métal avant tout pour m’assurer qu’il ne s’agit pas de plomb sous une pellicule d’argent. Sharina rit. — C’est l’usage de mon pays, dit-elle. Mais n’oubliez pas que le visage du dirigeant indique ce qu’est le métal ; la valeur que lui accorde le marchand est une autre affaire. D’après les historiens, les pièces des anciens chefs valent autant que le plomb à présent. Milco lâcha la balance ; le contrepoids pendait légèrement en dessous du plateau avec les lingots d’argent. Le forgeron prit une troisième balance, bien plus petite, et la plaça sur la table. Il saisit une petite image de cochon en argent et la posa dans le contrepoids en ajoutant des bâtonnets de cuivre sur le plateau à peser. Sharina fronça les sourcils. L’argent pesait au moins un kilo huit et représentait un volume non négligeable. La sacoche de cuir robuste qui accompagnait le harnais du couteau pewle en supporterait le poids, mais ce serait une charge désagréable pour marcher. Mais pas aussi désagréable que la faim… Elle sourit et se demanda quel était le prix d’un repas à Valhocca. Milco prit l’argent de la balance suspendue, ajouta trois baguettes de cuivre et quatre longueurs de fer sur le dessus. L’argent et le cuivre avaient été marqués, il y avait bien longtemps, par les poinçons de tous les forgerons qui les avaient eus entre les mains et – chaque fois – une série de cercles et de points indiquait le poids. Milco plongea de nouveau la main dans le coffre-fort et en tira deux autres lingots d’argent, un grand et une pièce représentant environ un cinquième du premier. Il les rajouta à la pile. — Je vous donne une prime sur le prix au poids, annonça le forgeron. (Sa bouche et ses yeux souriaient – très légèrement.) Si je parviens à vendre l’artefact dans son état actuel, j’en tirerai encore un profit considérable. Sharina ne prit pas le métal immédiatement et répondit : — Vous n’êtes pas obligé. Nous avons passé un accord. — En effet, acquiesça Milco. Les dieux me seront peut-être favorables pour ne pas avoir abusé d’une étrangère, qu’en dites-vous ? Il rit. Il ajouta, avec un ton qui contenait plus que de la joie : — Sans compter que je vous crois lorsque vous dites que le propriétaire de cet objet… Le pectoral avait disparu dans le coffre dès que l’artisan l’avait retiré de la balance. — … vous l’a donné à vendre. Comme je l’ai dit, je vénère le Berger. Mais je n’offenserais pas volontairement le personnage à qui cet artefact appartenait. — Je vois, dit Sharina. Elle entreprit de ranger l’argent dans la sacoche de cuir. Le cuivre et le fer tiendraient dans la bourse de brocart qu’elle gardait dans sa manche gauche. Elle se souvint de la voix du Dragon lorsqu’il parlait de ceux qui utilisaient son corps pour servir leur propre magie. Elle adressa un sourire étroit à Milco et ajouta : — Oui, je pense que ce choix est une preuve de clairvoyance de votre part. Chapitre 13 — « Nous sommes entrés dans la chambre d’enfant en secret », chantait Elfin. Il pinçait les cordes doubles de sa lyre avec précision. Il ne jouait pas la mélodie entière mais soulignait les accords principaux tandis que la voix d’argent du garçon assurait le reste. — « Comme elle dormait, nous avons bondi sur la nourrice. » Les rires des membres du Peuple étaient tels de doux clapotis de ruisseau. Ils discutaient entre eux en guidant Cashel parmi les grands arbres. Parfois, l’un d’eux regardait en arrière vers leur invité ; leurs rires s’en trouvaient redoublés. — « Avec des fils d’argent, nous avons scellé ses lèvres », chantait Elfin. « Avec des clous d’or nous avons percé ses poignets. » Il avait une voix charmante, haute et pure comme celle des chanteurs que Cashel avait entendus lors du premier banquet donné par Garric. Lorsque Garric avait appris comment des hommes adultes pouvaient chanter ainsi, il les avait renvoyés, avec une pension… même si rien ne repousserait juste parce que le prince Garric ne souhaitait plus entendre des castrats. Cashel jeta un discret regard de côté vers Elfin. Le tissu de la tunique du garçon était fluide sans être transparent. Elfin semblait tout à fait normal, cependant, à part cette voix. — « De ses orbites, nous fîmes sauter ses deux yeux », continua Elfin. « Consacrés et dorés, nous les portons en ornements. » — Aimez-vous notre musique, maître Cashel ? demanda Wella. Lorsque le roi du Peuple souriait, le bout de sa langue saillait aussi rapidement qu’un battement d’ailes de papillon. — Elfin est doué, dit Cashel. Mon ami Garric joue de la flûte, mais c’est encore mieux. Une nouvelle pensée lui vint et il fronça les sourcils. — Mais je me demande si les moutons apprécieraient, ajouta-t-il. Garric sait les endormir d’un air de flûte en plein orage, en tout cas, il le faisait. Wella cligna des yeux, non pas avec des paupières normales mais avec deux membranes claires qui apparurent sur les côtés des yeux. Cashel n’avait jamais vu cela auparavant, à part chez les serpents. — Nos pinces étincelantes lui avons plongé dans le nez, chantait Elfin. Des pinces d’or pour lui saisir la cervelle. Le Peuple avait fait traverser la rivière à Cashel sur un pont en osier tressé. Le bois poussait toujours ; de minces feuilles vertes cachaient à moitié l’assemblage complexe. Tous les arbres de ce côté de la rivière étaient immenses, larges et grands, mais le chêne blanc juste devant eux était l’arbre le plus gigantesque que Cashel ait vu de sa vie. Il avait l’impression de marcher dans une clairière, sous le toit des branches. Cashel fronça légèrement les sourcils. Le chêne était un loup, il occupait un espace qui aurait suffi à dix arbres ordinaires. Au bourg, il aurait été coupé depuis des générations, remplacé par une dizaine de glands. Enfin, il n’était pas dans la forêt commune près du hameau de Barca. Le Peuple n’avait rien d’autre que la forêt, et Cashel songea qu’il ne devait pas se soucier de la meilleure gestion de leurs bois. — Bienvenue près du Roi de la Forêt, maître Cashel, lança Wella par-dessus son épaule. Voici la demeure du Peuple. Nous allons vous offrir les réjouissances qui vous siéent, cher invité. Elfin avait cessé de chanter ; il tenait sa lyre sous le bras. Il croisa le regard de Cashel avec des yeux nerveux et colériques. Cashel ne comprenait pas ce que le garçon avait contre lui. Elfin agissait comme un chien que son maître a frappé un jour d’ivresse. — Ah, je suis content d’être ici, répondit Cashel car ses hôtes attendaient qu’il dise quelque chose. Ils gazouillaient comme des volées d’hirondelles en le guidant dans une fente sur le côté du chêne. Cashel ne pouvait se plaindre de leur accueil – amical, à part peut-être celui d’Elfin – mais ils finiraient par l’agacer s’il devait rester trop longtemps parmi eux. Il préférait encore retourner à la Cour de Valles. Mais en vérité, il y avait beaucoup de points communs entre les manières du Peuple et celles des courtisans. Cashel leva le poing gauche vers sa joue comme pour se frotter la mâchoire et murmura : — Krias, est-ce que c’est le chemin qu’on veut suivre ? Elfin considéra Cashel avec une expression de… eh bien, une expression différente de la haine. Du désir ? De l’envie, en tout cas. — C’est le chemin que tu es en train de suivre, espèce d’imbécile, répondit le démon. Quant à être sur le chemin du manoir de Landure – ce sera le cas, berger, si tu en réchappes. La petite voix aiguë était totalement différente du chant d’Elfin. Curieusement, Cashel se surprit à apprécier la voix du démon. C’était comme une bouchée de viande salée après des louches excessives de miel. Le Peuple savait qui était Krias, sans l’ombre d’un doute. L’un après l’autre, ils se glissèrent dans l’ouverture du grand tronc. Avant d’entrer, chacun jeta un regard à l’anneau. Ils avaient de petits yeux, pointus aux deux extrémités, sauf Elfin. Cela dérangeait Cashel – comme une démangeaison de l’esprit – que le démon n’ait pas repris sa litanie habituelle d’insultes et de plaintes lorsqu’il avait suivi le Peuple. Cashel n’aimait pas être insulté, mais cela ne le préoccupait pas outre mesure. Il en avait toujours été ainsi, heureusement, car il avait eu plus que sa part, orphelin sans argent et, eh bien, avec un esprit moins vif que la plupart des gens. En vérité, il s’était habitué à entendre Krias grommeler. Bien des choses surgissaient autour de Cashel, nouvelles et inquiétantes ; il aurait aimé, au moins, que le démon reste fidèle à lui-même. Enfin, il avait toujours son bâton à viroles de fer… — Entrez, très cher invité, invita Wella en désignant la fente dans l’écorce. Entrez dans la demeure du Peuple, cher Cashel. — Ce n’est pas assez grand pour…, commença Cashel qui s’interrompit car le passage était à présent plus large. L’entrée restait étroite, même de profil ; mais le passage s’était révélé juste à la taille des membres du Peuple qui avaient précédé Cashel, et aucun n’était à moitié aussi large ou haut que ce dernier. — Entrez, que le Peuple puisse vous divertir, dit Wella. Cashel engagea son bâton devant lui et pénétra au cœur du Roi de la Forêt. Quel que soit l’endroit qui se trouvait derrière l’écorce, ce n’était pas l’intérieur d’un arbre. Le chêne était certes immense, mais la pièce était plus grande encore et les murs semblaient faits de cire colorée. Cashel bougea de côté pour dégager l’entrée et toucha la surface avec sa main gauche. Elle était chaude mais dure comme la pierre. L’éclairage verdoyant de la pièce émanait des murs. La lumière était vive à regarder, et Cashel pouvait voir ses os sous sa chair en posant la main sur les parois. L’anneau était un joyau d’un noir absolu et vide. Sous le pic du hall légèrement voûté, une table en fer à cheval était dressée, entourée de chaises à hauts dossiers, disposées en extérieur. Le seul siège à l’intérieur du fer était un tabouret placé face au trône d’or et d’ivoire, au centre. Wella se glissa à l’intérieur à la suite de Cashel, le dernier du Peuple à entrer dans la salle. Un regard de triomphe transfigurait le roi. — Elfin, dit-il, conduis notre invité à la place d’honneur. Elfin prit Cashel par la main gauche. — Viens, dit-il. Viens. La voix du garçon ressemblait à la rumeur lointaine du vent. Tandis qu’il menait Cashel vers le tabouret face au trône du roi Wella, ses doigts glissèrent – sans totalement atteindre leur but – en direction de l’anneau. Elfin jeta un regard de côté à Cashel, comme un lapin surveillant un serpent. Les membres du Peuple s’assirent à l’extérieur de l’arc avec des mouvements qui évoquaient les graines de pissenlit portées par une brise légère. Leurs vêtements ondulaient comme l’eau d’un ruisseau sur les rochers, chacun d’une couleur différente, sans se confondre dans la lumière des murs. Or, beige, bleu – toutes sortes de couleurs. Toutes les teintes des tenues changeaient, hormis la robe de Wella, du même rouge incandescent animé de reflets métalliques. Un son aigu emplit la pièce, mais il était presque trop discret pour être entendu. Cashel ne pouvait définir d’où il venait, ni s’il entendait vraiment de la musique ou s’il ne s’agissait que de bruits d’insectes. Il lui semblait être assis en lisière d’un bois à la fin du printemps, lorsque les prairies et les arbres sont luxuriants, en pleine floraison, et que les vives abeilles bourdonnent parmi les fleurs. La tenue d’Elfin restait unie, verte, et la lumière jetait la même teinte maladive sur le visage du garçon. Cashel s’assit. Le tabouret supporta son poids, mais il l’entendit craquer. Ce n’était pas du chêne blanchi comme il l’avait pensé. Il était sculpté dans des ossements. Le charpentier avait fixé ensemble de petites pièces en utilisant seulement les textures différentes des côtes, des omoplates et des vertèbres pour assurer les joints. C’était un bel ouvrage, mais il n’était pas du goût de Cashel. Des os de mouton, supposait-il. Il ne pouvait s’agir que d’os de mouton. Le Peuple avait pendu ses armes sur des crochets dans le mur en entrant. Des boucliers s’y trouvaient déjà, des armes courbées comme des croissants de lune qui semblaient en métal, ainsi que des lances d’or. Elfin recula contre le mur. Il n’y avait pas de siège pour lui à l’extérieur de l’arc. Cashel n’était pas certain du nombre de personnes présentes. Deux fois deux mains, songea-t-il, mais le nombre de chaises et de personnes semblait différent chaque fois qu’il regardait. Un membre du Peuple surgit du mur lui-même, un plateau de viande fumante dans les bras. Cashel ignorait s’il s’agissait d’un membre du Peuple qu’il avait déjà vu ou s’il y en avait encore davantage. Leurs robes changeaient de couleur, mais jamais exactement au moment où il regardait ses hôtes. Le serviteur déposa le plateau devant Wella et recula – de nouveau à travers le mur ou pour s’asseoir parmi ses compagnons, Cashel n’en était pas certain. Le roi se leva. Il mordit une bouchée de la viande braisée, resserra la mâchoire et détacha la partie basse du morceau à l’aide de ses dents seules. Lorsque Wella avala, Cashel s’aperçut que la gorge des membres du Peuple ne bougeait pas sous l’action du larynx. Wella se pencha par-dessus la table et tendit le reste du morceau de viande. — Mangez avec nous, cher Cashel, dit-il. Cashel tenait son bâton à la verticale entre ses genoux et il se trouvait entre son hôte et lui. Il le posa à l’horizontale en prenant soin de ne pas heurter la table qui s’étendait des deux côtés autour de lui. Il prit la viande. Elle était encore chaude et à peine graisseuse. Un autre membre du Peuple, une femme cette fois, sortit du mur avec une coupe d’ivoire ornée d’or et d’argent. — Merci, dit Cashel. Il ne pensait pas ses dents capables de couper la viande aussi nettement que celles du roi, et il engloutit tout le morceau. Il mâcha avec précaution pour ne pas se brûler. Wella leva la coupe et but. Il sourit à Cashel. La coupe n’était pas en ivoire. Les filigranes d’or et d’argent couvraient un crâne humain. — Tu as compris de quelle viande il s’agit, berger ? demanda Krias. Cashel cracha la part puis cracha encore pour débarrasser sa bouche autant que possible du jus qu’il avait avalé. Il se leva et redressa le bâton, mais le Peuple était déjà debout. Ils ouvrirent des bouches si larges que leurs visages semblèrent se fendre. Leurs dents étaient comme des aiguilles scintillantes, et trois rangées s’emboîtaient lorsqu’ils fermaient les mâchoires. La langue de Wella surgit comme un fouet et entoura le poignet droit de Cashel. Elle était collante et résistante comme de la soie tressée. Cashel recula d’un bond et entraîna le roi par-dessus la table à sa suite. La coupe et le plateau claquèrent sur le sol, après avoir décrit chacun un arc dément. Une autre langue s’enroula autour du cou de Cashel. Une troisième lui saisit la cuisse gauche – puis cinq, puis dix, et les langues de tous ceux du Peuple qui entouraient le jeune homme et le tiraient dans toutes les directions à la fois. Cashel hurla. Un appendice lui entoura la tête et lui couvrit les yeux. Il lâcha le bâton et saisit la langue qui l’aveuglait malgré les efforts de ceux qui tentaient de ramener ses bras vers le bas. Cashel tira de toutes ses forces pour lutter contre la puissance de l’appendice froid et gluant. Il libéra ses yeux, mais même sa force exceptionnelle ne lui permit pas de couper en deux le ruban de chair. Les bouches béantes du Peuple émettaient des sifflements, au cœur desquels Cashel distinguait des rires. — Il apparaît qu’une majorité des personnes assez chanceuses pour posséder un anneau de pouvoir, lança Krias d’une voix semblable au vol d’un moustique, en profitaient généralement pour s’en servir. Mais de toute évidence, tu préfères être dévoré, maître. — Alors faites quelque chose ! cria Cashel. La langue qui lui entourait le cou resserrait son étreinte. Du coin de l’œil, il aperçut son bâton projeté dans les airs, loin de lui, saisi par une autre créature. Une virole frappa le mur dans un éclair de flammes bleues. Une tache noire resta sur le vert de la paroi, comme une moisissure sur une feuille de rose. — Tu dois utiliser mon nom ! cria le démon. Tu ne peux me commander sans dire mon nom ! — Faites quelque chose, Krias ! lança Cashel qui tordit la poitrine pour tenter d’amoindrir la pression sur sa gorge. Cela se révéla inutile. Au moins trois créatures l’étouffaient de concert, tandis que les autres s’employaient visiblement à lui arracher bras et jambes, comme à un cafard écrasé. — Faites quelque chose, ou par Duzi, je vous réduirai en poudre ! La peau de Cashel picota. Il essaya de porter la main au triple nœud de chair qui l’étranglait et se demanda si cette sensation de brûlure signifiait que le contact de ces créatures était également empoisonné. Cette agression supplémentaire ne paraissait pas nécessaire pour venir à bout de Cashel, mais le jeune homme n’était de toute façon pas résigné à se laisser faire. Sa peau brûlait. Les appendices qui l’avaient saisi se tordaient comme des limaces sur une pierre chaude. Les membres du Peuple crièrent d’horreur d’une voix aussi aiguë qu’un essieu frottant son moyeu. Les yeux de Wella étaient écarquillés et rivés sur Cashel comme ceux d’une grenouille prise au bout d’une ligne. La peau du roi noircit et son dos s’arqua tandis que tous ses muscles se contractaient dans la mort. La vague de chaleur passa. Cashel se sentait étourdi. Il était assis sur le sol ; il avait dû tomber pendant qu’il luttait avec le Peuple. Il entreprit de se lever, puis se rassit et détacha les langues encore accrochées à lui comme il se serait débarrassé de toiles après avoir traversé un bois peuplé d’araignées le soir. La chair du Peuple était noire et racornie ; les appendices se brisaient parfois lorsque Cashel les déroulait. Leur contact laissait des marques collantes sur sa peau ; il se laverait dès qu’il trouverait de l’eau. Elfin se tenait contre le mur ; il n’avait pas bougé depuis l’instant où il avait conduit Cashel à sa place. Les doigts du garçon reposaient sur les cordes de sa lyre, mais il ne les pinçait pas et ne chantait pas. Cashel ne parvenait pas à déchiffrer son expression. — Merci, Krias, dit Cashel. Sa voix était vraiment rauque, il avait dû la briser à force de crier dans la bataille. — Pas mal, sans vouloir me vanter, gazouilla le démon. Et il était plus que temps. Ce ne sont pas mes affaires de savoir dans quelle marmite tu finis, mais je n’aurais pas aimé servir le roi Wella pour le reste de l’éternité. La peau de Cashel piquait bien plus qu’après un sévère coup de soleil. Il regarda son bras et constata ce qu’il avait deviné : les petits poils avaient disparu comme s’il s’était trop approché d’une flamme. Il se tapota le front et constata que ses sourcils étaient également roussis. Le Peuple était éparpillé sur le sol de la pièce, tordu, mort. Cashel reconnut le roi à sa robe rouge. La chair noircie se détachait d’ossements qui semblaient moins humains que le laissait supposer l’apparence de ces créatures. Cashel retrouva son bâton contre le mur opposé. Il le ramassa et laissa le contact doux du noyer blanc contre ses paumes l’apaiser doucement. Il se sentait… Le Peuple ne méritait pas mieux que ce qu’il avait reçu ; mais Cashel ne souhaitait un tel sort à personne. Enfin, c’était fini, et il n’allait pas se plaindre du résultat puisqu’il était vivant et en mesure de reprendre sa route vers Sharina. La lumière de la pièce faiblissait. Les murs avaient encore de la couleur, mais c’était l’éclat morose d’un charbon sur le point de s’éteindre. — Navré d’interrompre ta rêverie philosophique, maître, intervint Krias, mais le Roi de la Forêt se meurt. Loin de moi l’idée de te dissuader si tu as choisi d’achever ainsi ta misérable existence, mais si tu ne souhaites pas qu’un arbre s’abatte sur toi… — Oh, dit Cashel, merci. Il inclina le bâton devant lui et tourna le torse à droite puis à gauche pour détendre les muscles noués de ses épaules. Cashel n’avait pas joué un grand rôle dans la bataille ; il avait davantage eu l’impression de vouloir nager dans un bloc de glace figé autour de lui, inamovible. Mais il avait donné toute sa puissance, il pouvait le garantir ! Le chêne gémit comme si une tempête le secouait. Il ne tiendrait pas debout encore longtemps ; et Cashel estimait qu’il résistait déjà plus qu’il aurait dû. Il se dirigea à grands pas vers la sortie et la trouva plus large que dans son souvenir : du bois pourri se détachait des bords comme lorsque le vent arrachait une branche d’un vieil orme et en révélait le tronc creux. Elfin ne bougeait pas. Il faisait si noir que sa silhouette n’était qu’une tache sur le bois humide. — Tu viens ? demanda Cashel. Elfin ne dit rien mais Cashel entendit la lyre soupirer quelques notes. — Fais comme tu veux ! reprit Cashel qui sortit dans la forêt. Il se sentait faible et en colère, et la lumière rouge du dehors avait une brillance maléfique qui n’apportait aucun réconfort à son âme. Garric déboucha sur le toit d’Alae. Même le vent qui soufflait avec force ne remplissait pas ses poumons d’air. Il lui semblait être fouetté par de petites toiles d’araignée, trop fines pour être vues. Près du bord du bâtiment, vers l’ouest, un trône de saphir se découpait devant l’étendue désertique, suffisamment immense pour accueillir un géant. Un homme de taille normale s’y tenait. Le toit était vide, hormis le vent, le trône et l’homme assis. Garric aida Tenoctris à franchir la dernière marche. Sa tunique battait et son épée frissonnait dans son fourreau. — Je pense qu’il est là, murmura Garric qui désigna le trône d’un mouvement de tête. Il y a quelqu’un. Tenoctris sourit mais ne gaspilla pas son souffle pour parler. Entourée de ses deux jeunes amis, elle avança à petits pas vers le côté du trône. De près, il semblait encore plus grand que depuis le palier. Il était à l’échelle de son environnement : la plaine du toit, l’horizon au-delà des murs à demi submergés de la cité, le vide dans toutes les directions, et un ciel aux étoiles brillantes qui ne cillaient jamais. — Seigneur Alman, dit Tenoctris d’une voix étonnamment ferme. De là où ils se tenaient, seule la tête de l’homme apparaissait derrière l’accoudoir de cristal du trône. — Nous sommes venus d’une époque postérieure à la vôtre pour vous demander de nous aider à lutter contre le chaos qui se profile. Pendant un instant, rien ne se passa. Puis, aussi lentement qu’une aube hivernale, l’homme sur le trône tourna la tête pour les regarder. Il posa les mains sur l’accoudoir. — Je me demande si je rêve, dit-il. Sa voix craquait, à la fois du fait du peu d’oxygène dans l’air et parce qu’il avait perdu l’habitude d’utiliser ses cordes vocales. Garric s’approcha pour presser la main d’Alman. Les os et tendons du magicien saillaient sous une fine couche de chair. — Nous sommes bien réels, mon seigneur. — Il semblerait, dit Alman. À moins que j’aie totalement perdu la tête, bien sûr. Quoi qu’il en soit, je suppose que le mieux à faire est de me joindre à vous. Un instant, je vous prie. Alman se retourna, puis descendit lentement les trois hautes marches du siège. Garric songea que le trône n’avait pas dû être conçu pour être utilisé ; mais une chaise vide formait assurément un curieux monument. — Je pensais que personne ne pourrait me trouver ici, dit Alman en regardant ses visiteurs d’un air d’intérêt et de questionnement. Il était plus jeune que Garric avait d’abord pensé : pas plus âgé que Reise, sans doute. Les cheveux d’Alman se faisaient rares près du front, mais la moitié restante était encore noire. Il avait la peau sèche et craquelée par le vent, mais il n’affichait pas autant de rides que Tenoctris. — Votre pouvoir vous faisait connaître malgré votre retraite, expliqua Tenoctris. Malgré tout, je n’aurais pas su vous trouver, encore moins visiter votre sanctuaire, sans la crise qui se tient à mon époque. Elle balaya d’un geste son erreur partielle. — L’époque que je qualifie comme mienne à présent, corrigea-t-elle. Alman haussa les épaules. — Je pense que nous ferions aussi bien d’y aller, maintenant. Depuis que vous m’avez éveillé, j’ai soif. Et je devrais sans doute manger quelque chose également. Alman se déplaçait et parlait avec la fragilité de l’âge avancé. Tenoctris était âgée, mais sa faiblesse n’était que physique : son intelligence et son caractère étaient aussi vifs que ceux d’un garçonnet de trois ans. Alman avait un pied dans un autre monde. Tout autour de lui diffusait une aura de morosité grise. La tête baissée, il se dirigea vers le haut de l’escalier. Garric se hâta pour ouvrir la marche comme il l’avait fait à la montée. Aucune menace ne viendrait derrière eux du toit vide. Il n’y avait probablement aucun danger en bas non plus, mais Garric savait qu’il ne fallait prendre aucun risque inutile dans cet endroit, une précaution approuvée par le roi Carus. — Il ne faut prendre de risques inutiles nulle part, mon garçon, murmura le roi dans l’esprit de Garric. Bien sûr, il n’y a pas de place pour un chef qui ne sait pas non plus prendre les risques nécessaires. Garric songea à proposer son bras à Alman, mais il se reprit en pensant que le magicien pourrait le prendre comme une insulte. Le magicien avait monté les marches sans aide, après tout, et il faisait certainement régulièrement l’aller et retour. — Nous sommes venus emprunter la Lentille de Rushila, seigneur Alman, dit Tenoctris. Je dis « emprunter », mais il se peut que je sois incapable de vous ramener la Lentille si je parviens à nous débarrasser du passage qui menace notre temps. Tenoctris fermait la marche, la main sur l’épaule de Liane. L’escalier était étroit, et même Garric s’inquiétait de l’absence de rampe. Ce n’était pas un bon endroit pour trébucher… — La Lentille de Rushila ? demanda Alman après un moment si long que Garric n’attendait plus de réponse. Oui, je possède cela. Je crois, en tout cas. Je ne me souviens pas exactement de ce que j’ai emporté avec moi en Alae. — Un magicien a ouvert un passage vers notre époque, expliqua Tenoctris, même si Alman n’avait posé aucune question. Je ne suis pas assez puissante pour l’atteindre par un simple rituel de vision. Avec la Lentille, je peux voir ce magicien et mieux comprendre quel est son but. — La Lentille de Rushila, répéta Alman d’un air émerveillé. J’étais si fier lorsque j’ai fendu la roche et que je l’ai exposée en pleine lumière pour la première fois depuis… (Il secoua la tête.) Depuis le début des temps tels que les hommes le conçoivent, je suppose. Depuis que notre monde a été formé. Garric atteignit le sol et poussa un soupir de soulagement. L’escalier tremblait comme un cœur de moineau sous la semelle de ses bottes, et vibrait au rythme du vent. La spirale semblait aussi solide qu’au jour de sa construction, mais… eh bien, il appréciait de retrouver la pierre sous ses pieds. — La Lentille vient d’une créature plus vieille que les étoiles, reprit Alman. Il se dirigea vers l’endroit où Garric avait découvert la cachette de ses provisions. — Rushila avait deviné son existence, mais il ne trouva jamais la Lentille. Moi seul y suis parvenu ! Pendant un instant, Garric vit un autre Alman – un magicien aux pouvoirs inégalés, arrogant dans sa puissance. Ses mots éveillèrent l’écho sous le haut plafond de la rotonde. Puis le souvenir s’estompa, et Alman, affaibli par les privations et vieilli prématurément, se plia en deux sous le coup d’une toux rauque. Garric passa le bras autour de lui pour le soutenir et dit : — Mon seigneur, avez-vous de l’eau ici ? Je vais vous apporter à boire. Alman refusa d’un geste de la main. — Non, dit-il lorsqu’il parvint à se contrôler. Non, je ne faisais que rire de moi. Il se dirigea vers la réserve de nourriture en tenant le bras de Garric pendant quelques pas. Il tira un couteau à la lame incrustée d’or du fourreau glissé à sa ceinture. Il prit un bulbe gros comme une tête dans la réserve et planta le couteau au sommet d’un mouvement circulaire. Il leva le cylindre de chair ainsi découpé entre le pouce et l’index de la main qui tenait le couteau puis inclina le bulbe pour aspirer goulûment à travers l’ouverture. — Est-ce votre seule source d’eau ? demanda Liane. — Il est à moi ! s’exclama Alman en serrant le bulbe contre sa poitrine d’une main pour agiter frénétiquement la dague de l’autre. Puis son regard et son visage s’éclaircirent. — Oh, dit-il. Je… J’ai été négligent ; vous êtes mes invités, après tout. Voulez-vous… ? Il proposa le bulbe d’une main hésitante. Une larme de jus coulait de l’ouverture. Il avait la consistance d’un gruau léger et dégageait une forte odeur de térébenthine. La puanteur et l’idée même d’avaler le liquide retournèrent l’estomac de Garric et il espéra que son visage ne trahissait pas sa réaction. — Non, merci, répondit calmement Liane. Nous allons repartir bientôt. Elle jeta un regard à Tenoctris. — Oui, c’est juste, continua la vieille magicienne. Dès que nous aurons la Lentille, nous vous laisserons en paix, seigneur Alman. À moins que… Voudriez-vous repartir avec nous ? — C’est juste que les racines d’eau deviennent rares, s’excusa Alman. Je dois aller de plus en plus loin pour les trouver. Et je ne veux pas quitter Alae, à cause du trône. Il regarda le haut de l’escalier en spirale, vers l’ouverture du toit. — Dans ma chambre de Sandine, j’avais un miroir, dit-il, dans lequel j’invoquais les magiciens du passé. J’ai fait venir à moi Rushila. Il est venu et a répondu à mes questions, car il était mort et j’avais le pouvoir d’invoquer les morts. J’ai invoqué d’autres magiciens, j’ai reçu leur savoir, et j’ai ajouté leurs connaissances à mes propres recherches. Je possédais la sagesse de tous les âges au bout des doigts ! Une fois de plus, Garric sentit le pouvoir qui filtrait sous ces mots. L’immense bâtiment, ou du moins la vision que Garric en avait, scintillait au rythme des paroles du magicien. — Puis j’ai compris, reprit Alman qui se replia de nouveau, juste un homme plus frêle que les autres, que malgré mon pouvoir, je mourrai un jour. Un autre magicien naîtrait et je deviendrai une ombre dans son miroir, et j’obéirai à ses ordres comme une marionnette, pour l’éternité. Alors j’ai brisé mon miroir et je suis venu en Alae. Après ma mort, il n’y aura personne pour me commander. Je suis assis sur le trône de Dieu et je contemple le soleil couchant, en attendant le jour où il ne se lèvera plus. — Pourrions-nous vous emprunter la Lentille maintenant, seigneur Alman ? demanda doucement Tenoctris. Nous devons nous hâter et vous avez vos propres affaires à régler. — Oui, oui, répondit Alman. Il but encore au bulbe et aspira cette fois avec une insistance désespérée pour extraire les dernières traces d’humidité de la peau épaisse. Il remit avec précaution le bouchon qu’il avait coupé et posa le bulbe dans une niche du mur. — Parfois, quelques gouttes retombent au fond si je laisse reposer quelque temps, expliqua-t-il. Garric avait peur de parler. La moindre de ses paroles risquait de sonner comme une offense, et ils avaient besoin de l’aide d’Alman. Dans son esprit, Carus dit, le visage de marbre : — Si quelqu’un avait traité l’un de mes prisonniers de la sorte, je lui aurais arraché la peau du dos aussi vite que j’aurais pu attraper un fouet. Mais cet homme s’inflige cela à lui-même. Alman s’interrompit longuement puis remarqua de nouveau ses trois visiteurs. — Oh ! dit-il, légèrement surpris. Vous êtes encore là. Oui, j’allais vous donner la Lentille de Rushila. Elle se trouve là où je dors. À l’abri du vent, vous comprenez. Il se dirigea vers les grandes doubles portes et sortit dans la nuit étoilée. Tenoctris hocha la tête ; Garric emboîta le pas d’Alman tandis que Liane et la vieille femme suivaient derrière. Ils débouchèrent sur une place en demi-cercle entourée d’un muret bas. Le sable poussé par le vent avait recouvert ce qui formait autrefois un agréable panorama au-delà. Malgré les sifflements du vent qui résonnaient dans la rotonde, il demeurait notablement plus violent à l’extérieur. Au niveau du sol, l’air rare transformait les grains de sable en milliers de dents qui rongeaient la peau des mollets de Garric au-dessus de ses bottes. — Parfois, je m’endors sur le trône, dit Alman. Mais il fait si froid là-bas. Une fois, j’ai dû ramper jusqu’aux marches car j’étais trop raide pour me tenir debout. Ils se trouvaient près d’une bouche d’écoulement des eaux pluviales dans le muret. Garric contempla l’horizon, sidéré à l’idée de pluies violentes en train de battre cette immensité désertique. Cela – plus que l’état de ruine des bâtiments – lui faisait comprendre combien Alae devait être ancienne. — C’est ici, dit Alman en s’agenouillant à l’entrée. La pierre formait un décrochement prévu pour une grille de métal, mais elle avait disparu depuis longtemps. Alman rampa dans l’ouverture et ses pieds nus disparurent comme ceux d’un campagnol qui se réfugie en toute hâte dans la fissure d’un rocher. Garric s’accroupit à l’entrée. Il pouvait passer, même avec son épée, mais il n’était pas certain de vouloir ramper dans un trou totalement noir sans en savoir plus sur ce qui l’attendait. — Avez-vous de la lumière, mon seigneur ? demanda-t-il. — De la lumière ? répéta Alman. Oh. Oh, je suis sûr que je peux la trouver… Tenoctris s’assit près du dessin qu’elle avait tracé dans le sable avec l’une des baguettes de bambou conservées dans la sacoche que portait Liane. — Thai picale, murmura-t-elle en tapotant de la petite baguette les syllabes correspondant à ses mots. Huprista… — Je suis sûr qu’elle est là quelque part, reprit Alman d’une voix étouffée. Garric entendit des objets claquer. Il grimaça, mais la Lentille de Rushila devait être assez robuste pour avoir été arrachée à la pierre à l’origine. — Elle n’a pas pu bouger toute seule, après tout, marmonna le magicien. La place était pavée suivant un motif en tourbillon de pierres blanches et grises, ou peut-être blanches et d’une couleur que Garric ne parvenait pas à déterminer sous la faible lueur des étoiles. Le sable la recouvrait davantage qu’un peu de poussière, mais il ne formait pas encore une véritable couche. Dans le sable près du déversoir se trouvaient des marques de chaussures ferrées – pas les siennes. Peut-être ces marques n’avaient-elles été laissées que par des insectes. En tout cas, elles étaient nettes et récentes. — Konaioi ! lança Tenoctris. De la lumière bleue apparut au centre de l’hexagone qu’elle avait tracé, une boule grosse comme le poing et aussi faible qu’un feu follet. Elle roula comme une boule de graines de pissenlit sur les pavés et entra dans l’ouverture. Sans prendre le temps de poser de question, Garric suivit la lumière. Il se trouvait dans une salle maçonnée si basse qu’il devait rester accroupi pour ne pas heurter le plafond. Elle s’ouvrait des deux côtés sur des tunnels. Le sable avait bouché celui de gauche ; l’autre était bloqué par des débris d’objets – des récipients de bois, de verre, de pierre, certains brisés et éparpillés. Alman fouillait dans cette collection et envoyait sur une pile d’étoffes posées sur le sol ce qui ne l’intéressait pas. — Vous voyez ? dit-il sans se retourner, sa voix renvoyée par les tuyaux qui la troublaient sans l’accentuer. Voilà mon athamé. La Lentille doit être avec. Il jeta le couteau de rituel derrière lui. Il avait été forgé de morceaux de fer et d’argent entrelacés et décoré comme une œuvre d’Ilna. Les métaux brillaient de leurs éclats différents dans la lumière magique bleuâtre. Garric souleva les bouts de tissu, une robe de velours et les lambeaux d’une tunique de soie si fine qu’elle était transparente et chercha à son tour pendant que le magicien s’occupait du monceau d’objets divers. Un petit scarabée dégringola des tissus et se précipita dans un coin plus ombragé. Les vêtements ne contenaient rien d’autre que ce qu’Alman venait de jeter dessus. — Je ne comprends pas, dit le magicien. Il plongea le bras dans le tuyau le plus loin possible. — Où peut-elle être passée ? Est-ce que je ne l’ai pas prise avec moi, finalement ? — Laissez-moi essayer, proposa Garric. Il repoussa le magicien – doucement, mais Alman semblait ne rien peser. La lumière magique flotta jusqu’au tunnel et s’y engouffra. Garric distinguait les jointures entre les blocs de pierre, un motif régulier qui se répétait jusqu’à… Il se rejeta en arrière et cligna des yeux, puis se les frotta. Il y avait quelque chose d’hypnotique dans le motif de la maçonnerie : les bâtisseurs ne s’étaient pas contentés de juxtaposer des pierres entre elles. Mais Garric était certain qu’il n’y avait rien de plus gros qu’un grain de sable dans le tuyau. La bouche du déversoir laissait filtrer une lumière pâle, la seule encore présente dans la pièce. — Sortons à présent, seigneur Alman, dit Garric. Je ne pense pas que nous trouverons la Lentille. Garric se hissa dehors avec effort, il se sentait faible. Il commençait à avoir mal à la tête, et ses yeux étaient irrités par le sable et la sécheresse. — Tenoctris, dit-il, elle n’est pas ici. Je crois que quelqu’un est venu avant nous. Garric fronça les sourcils en repensant à la netteté des possibles empreintes. Il ne pouvait pas en être certain, mais… — Je pense que quelqu’un a pris la Lentille pendant que nous cherchions le seigneur Alman, reprit-il. Est-ce possible ? Tenoctris hocha la tête. — Oui, répondit-elle, c’est possible. Quelqu’un qui m’aurait observée aurait pu me suivre, avec les pouvoirs suffisants. J’ignore ce que cela signifie exactement, mais… (Elle adressa son sourire lumineux à Garric et Liane.)… je suis au moins certaine que ce n’est pas quelque chose qui me plairait. Alman sortit du déversoir. Il se déplaçait avec la prudence des vieilles tortues. — Seigneur Alman ? dit Tenoctris. Merci d’avoir essayé de nous aider. Nous ne vous dérangerons plus. — J’ignore où elle peut bien être, répondit Alman en secouant la tête, incrédule. Je suis certain que je l’aurais prise avec moi en partant pour Alae. J’étais si fier de posséder la Lentille de Rushila. Une étoile filante étincela dans le ciel. Elle semblait plus proche que celles que Garric avait vues la nuit sur Haft. Elle fut brièvement aussi éclatante qu’une comète. Alman avait également vu la flèche enflammée. — La Lentille de Rushila venait de l’œil d’une créature plus vieille que notre monde, dit-il pensivement. Plus vieille que notre partie du cosmos. Et pourtant elle est morte. Toutes choses finissent par mourir. — Pour repartir, je dois tracer mon sort à l’endroit où nous sommes arrivés sur ce plan, dit doucement Tenoctris. Elle s’appuya sur le bras de Liane. — Mon seigneur ? demanda Garric. Seigneur Alman ? Alman s’était remis en route vers le palais. En entendant l’appel de Garric, il se retourna. Il sembla surpris de voir d’autres personnes. — Mon seigneur, ne voudriez-vous pas revenir avec nous ? demanda Garric. (Il désigna d’un geste l’immensité de sable.) Cet endroit n’est pas fait pour un humain. Il n’est pas fait pour quoi que ce soit de vivant. — Partir ? dit Alman. (Il eut un faible sourire.) Vous essayez d’être aimables, je sais, mais vous vous trompez. Ici, je peux m’asseoir sur le trône et regarder le soleil se coucher. Je vais continuer à le faire jusqu’à la nuit après laquelle le soleil ne se lèvera plus, pour le monde ou pour moi. C’est pareil, vous comprenez. Et il n’y a rien d’autre ailleurs – rien que les ténèbres ou l’ébauche des ténèbres. Alman se remit en route vers le palais. Garric le regarda un moment, puis prit Tenoctris dans ses bras. — Je vais vous porter, dit-il. Il était assez fort pour le faire sur la petite distance à parcourir. — Ce sera plus rapide. Et je veux vraiment quitter cet endroit. Je n’aime pas ce qu’il fait aux êtres humains. Deux hommes aux manches rayées de jaune regardaient l’oiseau danser lorsque Sharina revint sur la place. L’un d’eux lança une longueur de fer qui résonna contre les deux déjà dans l’étoffe. Les deux hommes s’éloignèrent en parlant de leur dîner à venir. L’oiseau cessa de danser et s’accroupit, un geste qui fit involontairement sursauter Sharina car ses genoux se pliaient vers l’arrière. Il commença à ramasser l’étoffe par les angles. — Attendez, intervint Sharina en s’approchant du danseur, le pouce et l’index dans sa bourse. Je vous ai regardé tout à l’heure, mais je n’avais pas d’argent. Tenez. Elle sortit un petit morceau de cuivre, les arêtes adoucies par le passage de main en main. Elle tendit la pièce de métal, incertaine, ignorant si elle devait la donner directement au danseur ou attendre qu’il rouvre le tissu pour éviter un contact direct. Sharina avait suffisamment voyagé pour savoir que les usages variaient grandement d’un lieu à l’autre. Elle avait également remarqué que les gens respectaient ces usages avec un sérieux qu’ils ne consacraient même pas à leurs lois. L’oiseau ne bougea pas, le tissu rassemblé en un petit paquet bien net entre ses mains. Il faisait une main de plus que Sharina, mais la différence venait principalement d’une crête de plumes. Un cercle, qui semblait formé de petits pétales tombants, entourait chacun de ses yeux et les faisait paraître plus grands qu’ils étaient réellement. — Non, merci, ma dame, répondit-il. J’ai gagné suffisamment d’argent aujourd’hui. Elle s’était demandé s’il pouvait parler. Sa voix se révélait semblable à celles des habitants de Valhocca, du moins pour les oreilles étrangères de Sharina. Il parlait un ton au-dessus du forgeron, mais cela restait dans la norme pour un humain. — Oui, mais je veux vous donner ceci, dit Sharina en levant un peu le cuivre pour attirer l’attention de l’oiseau dessus. Je vous ai regardé tout à l’heure et je n’ai pas pu vous payer. À présent, je règle ma dette. Elle savait que le bâtonnet de cuivre valait au moins deux fois les trois morceaux de fer que le danseur avait reçus. Il y avait un petit panier d’osier sur le sol, apparemment la seule propriété de l’oiseau hormis son harnais et l’étoffe pour récolter les dons. Il y avait peut-être rangé un peu plus tôt d’autres dons, mais Sharina en doutait. Le couvercle du panier était noué avec une corde de chanvre pâle qui aurait été décolorée si elle avait été défaite et renouée chaque jour. — Je suis Dalar, le plus jeune fils et garde du corps de Rokonar, dit l’oiseau. Je protégeais ma sœur alors qu’elle voyageait par bateau pour devenir l’épouse de Testig. Je n’ai pas pu la sauver de la tempête qui a avalé le navire. Elle m’a rejeté sur cette terre lointaine lors du naufrage, alors que j’aurais préféré mourir. Dalar leva la tête dans le crépuscule et ulula un cri semblable à celui d’une mourine noire, une fois, deux fois, et encore. Les gens sur la place regardèrent autour d’eux, surpris, et une femme qui poussait une brouette lança des imprécations en ramassant les coings qu’elle avait fait tomber par terre. — Parce que j’ai choisi de vivre, reprit l’oiseau d’une voix normale, les yeux de nouveau rivés sur ceux de Sharina, je m’humilie en effectuant la danse de combat de Rokonar. Mais je n’ai pas perdu tout honneur, alors je n’accepte que ce dont j’ai besoin pour vivre, ma dame. Il leva le baluchon contenant les barrettes de fer. — Cela couvre mes besoins. — Attendez, répéta Sharina lorsque l’oiseau se détourna. Il tourna la tête pour que ses grands yeux puissent encore la voir par-dessus son épaule. — Je suis étrangère à Valhocca. Je viens de plus loin encore que vous. Dalar tourna le reste du corps et ils se tinrent face à face, normalement. Les petits mouvements de ses pieds étaient presque une danse. — Je ne sais rien de cette ville, et j’ignore combien de temps je devrai rester, continua Sharina qui se lécha les lèvres. Je me nomme Sharina os-Reise. Elle n’avait pas bondi d’horreur en constatant que Dalar pouvait se tordre le cou de la sorte, mais elle s’était retenue de peu. Elle soupçonnait l’oiseau d’utiliser son incroyable souplesse pour créer une barrière entre les curieux et lui. — Vous souhaitez que je vous conduise à un guide, Sharina os-Reise ? demanda Dalar. Il parlait avec un ton neutre étudié. — Je souhaite vous employer comme garde du corps, corrigea Sharina. Elle se força à regarder directement Dalar car cela semblait être sa manière de communiquer. Les yeux de l’oiseau étaient ambrés, autour d’une large pupille noire. — Je n’avais pas d’argent avant ; à présent, j’en ai, et j’ai besoin de protection dans cette étrange ville. Elle n’avait pas d’autres projets en approchant que ce qu’elle avait dit : offrir un peu de sa fortune à un artiste unique. Le plan s’était formé tandis qu’elle parlait avec lui. Sharina ignorait comment Dalar se conduisait lors d’un combat – elle n’aurait pas aimé recevoir un coup de ses pieds griffus – mais elle était certaine qu’un guerrier auquel l’honneur interdisait d’accepter plus que le minimum vital de la part d’étrangers n’allait pas lui trancher la gorge pour quelques lingots d’argent. Le soleil se couchait. Des lampes à huile brillaient à quelques fenêtres donnant à l’est, mais celles qui bordaient la place se contentaient encore de la lumière naturelle. — Je suis Dalar, fils de Rokonar, répéta l’oiseau. Il parlait doucement, mais les mots gardaient un écho des fiers cris qu’il avait lancés plus tôt. — Le vent m’a poussé vers le nord pendant trente jours. Je buvais la pluie qui imprégnait mes plumes, je mangeais les poissons qui apparaissaient près de mon radeau de fortune. Il n’y a personne à Valhocca qui vient de plus loin que moi, ma dame. — Et pourtant, c’est le cas, répondit Sharina. Nous sommes deux étrangers. J’aurai peut-être besoin de votre force, maître Dalar, mais j’ai encore plus besoin de votre honneur. Me servirez-vous ? — Je vous demanderai le paiement d’un guerrier, repas et gîte, Sharina os-Reise, répondit l’oiseau. Et chaque jour du nouvel an, vous me fournirez de nouvelles attaches d’argent pour mes pieds. La tradition de la maison Rokonar veut que le chef de la garde reçoive une des femmes du harem de l’employeur en marque de respect particulier après une victoire, mais je pense que… Dalar ouvrit son bec court extraordinairement grand et gloussa comme une poule en colère. Il fallut un instant à Sharina pour comprendre que l’oiseau riait. — Je pense, disais-je, reprit Dalar, que nous pouvons laisser cela de côté pour le moment. Sharina soupira, surprise de se sentir aussi soulagée. Il lui fallait un garde, c’était vrai ; Milco était un homme honorable, mais elle ne doutait pas que les Valhocciens comptent la même part de voleurs que partout ailleurs. De voleurs et pire encore. Une femme seule qui quittait un forgeron avec une bourse pleine ne manquait pas d’éveiller des intérêts peu recommandables. Mais ce n’était pas seulement un besoin matériel. Sharina était une étrangère, comme elle l’avait dit à Dalar. La présence de quelqu’un qui lui ressemblait comptait plus pour Sharina que le talent de l’oiseau pour distribuer les coups de griffes dès le lendemain. — Eh bien, dit Sharina, je commencerai par mes obligations de nourriture et de logement – et j’espère trouver ce qu’il faut pour moi aussi. Surtout la nourriture. Y a-t-il une auberge décente à Valhocca ? Une nouvelle pensée lui vint et avant que Dalar réponde, elle précisa : — Une auberge qui n’aura rien contre des étrangers venus de loin, je veux dire. L’oiseau caqueta un nouveau rire. — J’ai dormi dans les écuries du Thon d’Or pour une lamelle de fer la nuit, dit-il. Elles sont propres, pour des écuries. Ils ont des chambres qui conviennent à des dames du rang que dicte le poids de votre bourse, ma dame ; et ils ne chicaneront pas si un guerrier de Rokonar dort sur le pas de la porte de son employeur. Sharina hocha la tête. — Dans ce cas, allons-y. Hum, Dalar ? — Ma dame ? répondit l’oiseau. Il avait commencé à défaire les nœuds multiples qui fermaient le couvercle du panier d’osier. En comptant le « pouce », Dalar avait quatre doigts. Comme ses bras, ses mains étaient plus petites que chez un homme de sa taille. — Je quitterai Valhocca, mais j’ignore quand, dit Sharina. Et je ne sais pas où j’irai, je sais juste que la destination sera encore une fois lointaine. On m’a dit qu’il y aurait des risques, ce que je crois volontiers. Elle sourit puis se demanda si Dalar reconnaissait cette expression humaine. C’était sans doute le cas. — Quoi qu’il en soit, continua-t-elle, s’il vous était possible de m’accompagner, accepteriez-vous de le faire ? Dalar rit de nouveau. — Un guerrier de Rokonar accepterait de plonger le bras dans un four si son maître le désirait, ma dame, dit-il. — Oui, enfin, j’espère que ce ne sera pas nécessaire, pondéra Sharina qui se demanda cependant ce que les mises en garde du Dragon pouvaient bien signifier. Allons chercher à souper, voulez-vous ? — Un moment, ma dame, dit Dalar. Il défit le dernier nœud et souleva le couvercle du panier. Il sortit le contenu et laissa l’osier tomber à ses pieds. — Lorsque j’étais saltimbanque, dit-il en passant le contenu d’une main à l’autre, je n’avais pas le droit de les toucher. À présent, je suis de nouveau un guerrier. Il ouvrit ses courtes mains vers Sharina. Il tenait un poids à huit faces conçu comme deux pyramides jointes base contre base dans chaque paume. Une chaîne fine les reliait. Le tout était façonné dans le même métal sombre. Sharina ne pouvait pas évaluer la longueur de la chaîne, car elle coulait comme du liquide. Dalar fit tournoyer le poids dans sa main droite au bout d’environ un mètre de chaîne. La silhouette était floue dans l’air, uniquement visible lorsque les lampes des passants envoyaient des reflets étincelants sur la surface lustrée. Un « whack ! » retentit et le panier bondit du sol, coupé en deux morceaux d’osier déchiquetés. Dalar s’approcha ; le poids tournoyant disparut dans sa paume fermée. Les attaches de la chaîne gémirent doucement l’une contre l’autre. — En quoi est-ce fait ? demanda Sharina pour s’obliger à dire quelque chose. (Elle n’aurait pas dû être surprise. Elle avait vu Dalar danser, après tout.) Je ne reconnais pas ce métal. — Une sorte de bronze, répondit l’oiseau. (Il caqueta brièvement.) Une sorte de bronze très dur. Dur comme l’acier, ma dame, mais qui ne rouille pas. Il tenait les deux poids et la chaîne dans une main ; l’ensemble n’était pas plus gros que deux œufs de poule. Sharina sourit et dit : — Je vous laisse ouvrir la marche vers le Thon d’Or, Dalar. Vous connaissez le chemin. L’oiseau hocha la tête. Il ouvrit lentement son baluchon de tissu et lança les morceaux de fer dans la nuit. Il laissa tomber l’étoffe et partit à grands pas dans la rue, la crête dressée. Sharina le talonnait ; Dalar voyait mieux qu’elle dans le noir, sans compter qu’il connaissait le chemin. Enfin, Sharina aussi savait où elle allait : elle suivait Dalar. Elle émit un petit rire. Les marchands de quatre saisons repartaient avec leurs charrettes, et la plupart des commerçants abaissaient les rideaux devant leurs établissements. Les vendeurs de nourriture et les taverniers accéléraient la cadence pour le début des activités du soir et, en bas d’une rue transversale, Sharina vit quelques femmes en tenues aguichantes qui s’installaient aux fenêtres. Une ruelle passait entre deux boutiques, toutes deux fermées pour la nuit. Dalar s’arrêta avant de s’y engager. — Ma dame ? dit-il. Si vous préférez, nous pouvons faire le tour, mais ce chemin mène directement à l’auberge. — Le raccourci me convient, répondit Sharina. Elle toucha la garde du couteau pewle, qui pendait toujours sous son bras pour plus de discrétion. C’était un geste qu’elle faisait par réflexe, et non parce qu’elle était vraiment inquiète. Un bébé pleurait au premier étage du bâtiment à leur droite. Il n’y avait pas de véritable fenêtre, juste des ventilations fermées de grilles de bambou près du toit. Dans le bâtiment de gauche, quelqu’un faisait bouillir du chou. Elle voyait Dalar avancer devant elle, sa grande silhouette nettement dessinée par le faible éclairage de la rue plus bas. L’odeur sèche et reptilienne attira son attention. Elle s’arrêta. — Dalar ! appela-t-elle. Attendez ! Le Dragon était assis dans une alcôve à sa gauche, là où, un instant auparavant, il n’y avait qu’un mur nu et presque entièrement décrépi. — Bonsoir, Sharina, ma servante, dit-il. Êtes-vous prête à continuer votre voyage ? Dalar s’était retourné. — Ma dame ? demanda-t-il. Il y a un problème ? — Votre compagnon ne peut me voir, expliqua le Dragon. Rassurez-le si vous voulez, et je vous donnerai les instructions. — Dalar, j’ai une vision, dit-elle rapidement. Elle songea que c’était plus proche de la vérité que d’un mensonge, mais pour le moment, elle préférait rester dans le vague pour simplifier la situation. — Je dois me concentrer un moment. — Très bien, approuva le Dragon en hochant la tête. (Sa voix résonnait dans l’esprit de Sharina, comme précédemment.) Juste avant d’atteindre le bout de cette ruelle, vous verrez un bloc de pierre blanche pris dans les fondations d’un bâtiment à votre gauche. Il fut un temps l’assise de mon trône. Il eut un rire semblable à un cliquetis. — C’était il y a bien longtemps. Il coulissera hors du mur malgré les efforts des hommes de ce temps pour la cimenter. Vous retirerez la pierre et passerez par le trou. — Mon seigneur ? demanda Sharina. (Elle avait extrêmement faim un instant auparavant, mais à présent, elle avait l’estomac trop noué pour songer à la nourriture.) J’ai un compagnon. Il viendra avec moi – si cela est possible ? Le Dragon rit de nouveau. — Tant que mes serviteurs s’emploient loyalement à leur tâche, peu m’importe comment ils mènent leur vie, répondit-il de sa voix froide et silencieuse. Pour le moment, adieu, Sharina. La structure de lumière – le volume qui entourait la créature – se dissipa comme les constellations au lever du jour. Sharina se trouva de nouveau face au mur vide. Dalar se tenait près d’elle, le corps tourné vers l’extrémité de la ruelle, les yeux rivés sur son employeuse. — Nous n’allons pas au Thon d’Or, finalement, Dalar, annonça Sharina. Elle tremblait. Trop de choses s’étaient produites trop soudainement, et elle avait besoin de manger, même si elle doutait qu’il lui soit possible d’avaler quoi que ce soit pour le moment. — Nous cherchons un bloc de pierre blanche dans ces fondations. Elle tapa du pied le mur derrière elle. — Puis nous irons ailleurs, vous et moi, ajouta-t-elle. Et que la Dame nous protège de Sa bienveillance ! — Récifs droit devant ! lança la vigie du Ravageur depuis le haut du mât. Sa voix était aiguë et rauque comme celle des mouettes qui tournoyaient au-dessus des trirèmes. — Des récifs ! répéta Chalcus en reniflant avec mépris, depuis le bastingage, à côté d’Ilna, à deux pas de la proue. Ce ne sont pas des récifs, ce sont les coquilles des Grands Anciens. Son expression se durcit et il ajouta : — Mais je n’en ai jamais vu autant ensemble à la surface, je le reconnais. Et je n’ai jamais vu d’isle dans ce coin, je tiens à le préciser également. Vonculo et ses quatre lieutenants se tenaient au bout de la poupe. Le Terreur avançait avec vingt avirons, y compris les quelques hommes à demi-cadence. Un marin avait pris la barre pour permettre au timonier de rejoindre les meneurs. Ilna renifla de mépris. Si tant est que « meneur » soit un terme approprié pour aucun de ces pitoyables bouffons. — Vous êtes déjà venu ici, maître Chalcus ? demanda Merota en s’écartant du bord pour voir le marin derrière la silhouette fine d’Ilna. — Exact, ma dame, répondit Chalcus. Mais c’était il y a longtemps. Presque toute une vie. Pas vrai, ma petite Ilna ? Il lui sourit. — Je ne sais rien de votre vie ou vos vies, répliqua-t-elle froidement. Mais je sais que je préférerais que vous ne m’appeliez plus jamais « ma petite ». Elle n’ajouta pas de menace. Elle n’était pas certaine de ce qu’elle ferait si Chalcus répétait son « ma petite Ilna », mais elle savait que si elle formulait une menace maintenant, il lui faudrait la mettre à exécution plus tard – qu’elle le veuille ou non. — Ah, répondit Chalcus en hochant la tête. Alors j’ai intérêt à faire attention à ne pas recommencer, pas vrai ? Mais vous appeler « Ilna », il n’y a pas de mal à ça ? — C’est mon nom, répondit Ilna. Bien sûr qu’il n’y a aucun mal à l’utiliser. Chalcus était… intéressant. Il avait compris exactement ce qu’elle voulait dire : pourquoi elle n’avait pas menacé de le jeter par-dessus bord, hurlant à pleins poumons, par exemple. Et aussi qu’Ilna pourrait faire cela sans avertissement, si l’occasion se présentait et qu’elle se sentait suffisamment en colère. Ce serait une réaction terriblement exagérée, bien sûr, mais Ilna avait fait bien pire dans sa vie. Et Chalcus aussi, elle en était certaine. Un homme intéressant. Les trirèmes avançaient dans le soleil couchant. Les rives de l’isle devant eux étaient couvertes de végétation, et la brise était chargée d’une fraîcheur au parfum de terre. L’eau de mer scintillait sous le soleil sur les coquilles opalescentes des Grands Anciens rassemblés devant l’isle. Garric nommait ces créatures des ammonites mais il parlait des animaux marins dotés de tentacules avec des coquilles enroulées et non de ces monstres, des anciens dieux devenus le mal le plus noir. En les regardant, Ilna songea que Chalcus avait raison : il s’agissait bien des Grands Anciens. Les trirèmes avançaient, aussi lentement que des bébés à quatre pattes. Les hommes s’interpellaient d’un navire à l’autre. — Ils essaient de se réconforter les uns les autres, dit Chalcus avec un rire. — Oui, et de se rassurer eux-mêmes sans aucun doute, acquiesça Ilna. Elle ne trouvait pas les créatures effrayantes. Une fille pauvre qui s’échinait à sauver sa vie et celle de son frère apprenait à cuisiner tout ce qu’elle trouvait. Parfois, cela signifiait manger des ammonites. Débarrassées de leurs coquilles et tranchées en petits anneaux, elles n’étaient pas si mauvaises, et Ilna avait rapidement compris qu’il fallait se contenter de les sauter légèrement pour ne pas les rendre aussi impossibles à mâcher que du cartilage de bœuf. Les tentacules se mirent soudain à bouger ; les Grands Anciens disparurent dans les flots et laissèrent la surface vide, couverte d’écume. La houle était légère ce soir-là, comme si les vagues elles-mêmes n’avaient pas apprécié ce voisinage inhabituel. La présence des Grands Anciens importait peu à Ilna ; mais si l’isle devant eux était la destination de Vonculo, les doutes de Chalcus sur un prétendu paradis marin destiné aux mutins se révélaient fondés. De son point de vue, les collines plongeaient vers la mer en pentes arborées et sombres ; de hautes falaises surplombaient l’eau, un peu plus loin au sud. Il n’y avait aucune menace visible, mais ce paysage rappelait cependant à Ilna les corrals temporaires bâtis à l’automne lorsque Stallert le boucher tuait les bêtes du bourg. Vonculo se retourna. — Regagnez vos bancs ! ordonna-t-il avec un signe de la main. Le geste était censé être brusque mais il semblait presque désespéré. — Nous allons nous approcher à une portée de flèche puis nous échouer sur la plage ! — Il va faire des merveilles, marmonna Chalcus à Ilna avec un sourire. Il tapota l’épaule de Merota en regagnant son poste de chef de nage sur le banc principal. Il ajusta le fourreau de son épée recourbée afin que la garde ne lui gêne pas les poignets lorsqu’il se pencherait sur les avirons. Puis il lança d’une voix forte : — Section de proue, sortez vos avirons ! Pendant une fraction de seconde, Ilna avait cru que Chalcus allait lui tapoter l’épaule à elle aussi. Elle aurait… Elle cilla, perplexe, puis rit. Ilna ne savait pas ce qu’elle aurait fait. Enfin, rien ne s’était passé. — Ilna ? demanda l’enfant. Il y a quelque chose de drôle ? — Je ris de moi-même, Merota, répondit Ilna. C’est peut-être drôle, en effet. Chalcus était un meneur. Il aurait pu diriger un groupe plus impressionnant que ces mutins empotés, sans aucun doute. Mastyn avait été le seul à avoir un peu d’autorité, et Chalcus aurait pu se charger de lui aussi facilement qu’Ilna l’avait fait. — Est-ce l’endroit où nous allons passer la nuit ? demanda Merota. Elle gardait une voix calme, mais Ilna sentait la tension qui affleurait sous ses paroles. Même Vonculo et ses compagnons savaient que cette isle n’était pas un bon endroit où accoster, mais ils laissaient tout de même leurs rêves et leur désespoir les pousser en avant. — Cette nuit, du moins, répondit doucement Ilna. Je ne vois pas trace des rues couvertes d’or et de joyaux, mais cela vient peut-être d’un mauvais éclairage. Le Ravageur allait en avant. Le Terreur avait été plus lent que lui mais les rameurs donnaient toute leur puissance à présent. Chalcus sourit à Ilna par-dessus son aviron. L’ombre de l’isle s’étendait sur le navire, mais elle distinguait l’éclat des dents du chef de nage. La vigie du Ravageur cria et se pencha dangereusement en avant en haut de son perchoir. Les avirons se dressèrent subitement lorsque les rameurs roulèrent de leurs bancs. — Accrochez-vous à moi, petite ! dit Ilna. Elle s’accroupit et enveloppa Merota de ses bras, puis saisit le bastingage de l’autre côté de la fillette. — En arrière ! cria Chalcus, qui bondit pour s’arc-bouter entre son banc et le bras de son aviron. Le Terreur glissa et s’arrêta. Des marins, du matériel et des bagages attachés négligemment après le pillage des mutins bondirent pêle-mêle vers la proue. La vigie vit les problèmes arriver de loin et glissa le long du galhauban pour se mettre à l’abri, mais le mât lui-même fouetta en avant sous la pression soudaine. Il ne se brisa pas, mais Ilna entendit le bois craquer dangereusement par-dessus les hurlements des marins stupéfaits. Il leur faudrait consolider le mât avant de lui imposer le fardeau d’une voile. Ilna eut un sourire sans joie. Il était peut-être prématuré de songer aux moyens de réparer les navires. Elle se leva, abritant toujours Merota. La trirème resta debout, mais le Ravageur, un peu plus loin en avant, s’inclinait lentement vers la gauche. La mer, autour des deux trirèmes, s’enroulait en dessins sombres et tourbillonnants. Chalcus parvint à les rejoindre. Le timonier du Terreur était passé par-dessus la rambarde de proue lors de l’impact. Vonculo et un autre marin s’étaient précipités le long de l’éperon de la trirème pour le ramener à bord. Six hommes lançaient des ordres, sans aucun résultat visible pour Ilna. — Et là encore, reprit le chef de nage, il se peut qu’un groupe de Grands Anciens soit resté nager au-dessus du fond limoneux à un pas à peine de la surface. Encore une chose que je n’avais jamais vue, mais j’aurais dû conseiller à Vonculo d’envoyer un éclaireur avant d’avancer davantage. Il regarda vers le rivage. L’isle était baignée de ténèbres. Des lampes brillaient sur l’autre navire. Le Ravageur avait une yole à bord et un groupe d’hommes la faisait glisser le long du pont, inclinée comme une rampe. — Que devons-nous faire, Ilna ? demanda Merota d’une petite voix. Elle regardait Chalcus. Ilna haussa les épaules. — Attendre et nager, sans doute, dit-elle. Et pour ma part, je ne sais pas nager. Le bateau peut-il se libérer de cette situation, maître Chalcus ? — Lorsque la marée changera, répondit le chef de nage, c’est-à-dire dans six heures environ. Lorsque la lune se trouvera là. Il leva le bras gauche vers un point entre le zénith et l’ouest. Deux doigts de sa main droite étaient posés légèrement sur le pommeau de corne de son épée dans un geste qu’Ilna savait être inconscient. — En tout cas, si les fixations de la coque ont tenu le coup, ajouta-t-il avec une grimace. Je pense que ça ira sur le limon, mais j’ai vu des coquilles d’œuf plus solides qu’une coque de navire de guerre. Le pin est léger et facile à travailler, c’est vrai, mais je préférerais changer en route pour un bon navire en ostryer à deux rangées de bancs de Lataeene. — Les Lataeene sont des isles pirates, n’est-ce pas, maître Chalcus ? demanda Merota. Ilna songea que sa remarque devait être innocente, car cette enfant était vraiment innocente. — J’ai entendu dire ça, ma dame, répondit Chalcus d’une voix aussi fluide et naturelle que jamais. Mais vous ne devez pas croire tout ce qu’on dit. Il regarda Ilna par-dessus la tête de la fillette. — Même si certaines rumeurs sont exactes, c’est vrai, ajouta-t-il avec le même détachement feint. — Un jour, je vous dirai peut-être ce que j’ai fait lorsque je me suis installée à Erdin, dit Ilna d’un ton égal, les yeux rivés sur la yole qui s’approchait du rivage. Un marin se tenait à la proue, une lanterne à la main, mais elle ne devait pas éclairer au-delà de l’avant du petit bateau. Les éclaireurs envoyés à terre avaient peur et la lumière leur servait surtout à se rassurer. En réalité, Ilna n’avait aucune intention de parler à Chalcus des amulettes qu’elle avait tissées pour les femmes qui avaient les moyens de les payer. Des filtres d’amour qui marchaient réellement, des charmes visuels qui envoûtaient les hommes malgré tous les liens d’amour, de devoir ou d’honneur qui pouvaient les retenir. Ilna ignorait combien de meurtres et de suicides, quels autres milliers de tourments elle avait causés avec les rubans magiques qu’elle tissait. Le coût lui importait peu à l’époque où le mal la contrôlait, et cela ne comptait pas tellement à présent. Tout ce qui comptait était sa certitude que même si elle passait sa vie entière à essayer de se racheter, elle n’en ferait jamais assez. Chalcus avait été un pirate ? Certaines personnes étaient en droit de le critiquer pour cela, mais Ilna os-Kenset n’en faisait pas partie. La yole avait dû atteindre la rive, mais hormis la lanterne, rien ne permettait de distinguer les marins dans la masse de l’isle. Le ciel semblait clair, mais il ne projetait aucune lumière sur le sol. Le Ravageur était plus proche de la terre que du Terreur ; le navire de tête avait suivi une sorte de petit canal à travers les bancs de limon. — La marée va encore descendre pendant une heure, dit Chalcus en regardant l’isle. (Ilna se demanda si le marin distinguait davantage de choses dans les ténèbres qu’elle le pouvait.) Je pense que nous sommes assez enfoncés dans le limon pour ne pas vaciller comme les autres. Il désigna d’un mouvement de tête le Ravageur qui gisait sur le côté, le bastingage de bâbord sur l’eau. Des hommes rampaient sur la trirème, empêtrés de lampes et d’outils, se lançaient des imprécations et criaient pour demander l’assistance des marins du Terreur. Vonculo répondait mais la majorité de l’équipage du Terreur semblait plus disposé à attendre des nouvelles des éclaireurs envoyés par leurs compagnons. — C’est sûr qu’on passera la nuit à l’étroit ici, ajouta Chalcus avec une version plus épanouie de son sourire habituel, mais je pense que je préfère quand même dormir ici que là-bas. Pas vous ? — Oui, je suis d’accord, répondit Ilna. Il serra les épaules de Merota. — J’ai du pain et du fromage, continua Ilna. Puisque nous n’aurons pas de feu pour cuire à manger… La lanterne sur la rive s’envola soudain en un arc large et s’éteignit alors qu’elle retombait. Pourquoi est-ce qu’ils ne disent rien ? se demanda Ilna, mais les hurlements suivirent de quelques battements de cœur les étincelles de la lampe tournoyante. Elle avait oublié la distance avec le rivage. Les cris cessèrent brutalement. Il y eut un moment de silence, seulement troublé par le soupir des vagues et les sanglots d’un marin non loin d’eux. Sur la rive, quelque chose se mit à rire. Le son était trop puissant et terrible pour sortir d’une gorge humaine. L’écho de son rire se prolongea avant de se dissiper doucement, jusqu’à s’éteindre comme si la créature avait disparu derrière une colline. Ilna eut l’impression d’entendre encore quelques notes du rire dément, étouffé et lointain. — Ilna os-Kenset ! hurla Vonculo. Magicienne ! Venez ici ! Chapitre 14 — Anhira panton phrougi ! dit Tenoctris ; puis elle ajouta en abattant sa petite baguette au centre de son dessin : Atithe ! Un tourbillon de vent s’éleva, plus rapide et plus chargé de petits débris que l’air raréfié du désert pouvait l’être. Le vortex commença à chasser le sable qui couvrait les pavés puis continua à creuser tandis qu’il grandissait. Des étincelles azurées éclataient parmi les grains de sable. Garric se pencha en arrière, et posa une main sur chacune des femmes lorsque le vortex les enveloppa. Le creux à leurs pieds plongeait jusqu’à… Garric, Liane et Tenoctris étaient accroupis près de la bouche d’un tunnel, non pas un gouffre vers le centre du monde. Les murs étaient bleus, translucides et scintillants, et ils semblaient parfois s’affaisser vers l’intérieur comme si un poids considérable avait fait pression sur le passage. Tenoctris tomba en avant ; Garric la rattrapa. — Nous devons avancer, murmura-t-elle, les yeux fermés tant elle était épuisée. Aide-moi si tu peux. Si je peux ! songea Garric. Il prit la vieille femme dans ses bras, la tête posée contre son épaule droite. Liane lui adressa un hochement de tête et un sourire étroit. Elle avait déjà passé à son épaule la sacoche qui contenait les instruments de Tenoctris. Côte à côte, ils s’engagèrent dans le tunnel étincelant. L’air était sec et neutre, mais au moins, il permettait de respirer pleinement. Garric eut l’impression de revenir à la surface après une trop longue plongée. Il ne comprenait pas comment Alman pouvait choisir de vivre de cette manière. Il jeta un regard derrière lui, mais le tunnel s’étendait à l’infini dans les deux sens. Liane remarqua son geste et dit : — Ce n’aurait pas été une bonne chose de traîner le seigneur Alman avec nous contre son gré. (Puis elle ajouta :) N’est-ce pas ? — Ce n’est pas ce que je pensais, dit Garric. (Il secoua la tête.) Il est en sécurité là-bas, je suppose. — Il serait plus encore en sécurité s’il se pendait haut et court, lança Carus. Je peux pardonner beaucoup à un homme, mais pas la couardise. Cet homme a peur de vivre ! Garric songea à toutes les fois où il avait eu peur. Le souvenir le plus récent avait été lorsqu’il attendait sur les berges de la rivière de Valles pendant que Tenoctris lançait son sort à côté du pont qui scintillait, symbole d’un étrange pouvoir. Garric parvenait à remonter dans ses souvenirs, jusqu’à l’âge de trois ans ou même moins. Il avait tremblé lorsqu’il attendait dans la salle commune que son père s’aperçoive qu’il avait négligé les devoirs de lecture qu’il lui avait donnés… Tous ces souvenirs avaient une chose en commun : Garric avait été incapable d’agir, ou il était trop tard pour agir. Tant qu’il pouvait faire quelque chose, tout allait bien. Il laissa échapper un rire franc qui accompagna celui de Carus dans son esprit. Liane lui jeta un bref regard. Tenoctris, à peine consciente contre l’épaule de Garric, murmura des paroles inintelligibles. — Je pensais juste, expliqua le jeune homme, que c’est une bonne chose que je sois, disons, prince, maintenant. Cela signifie que j’aurai des choses à faire pendant encore longtemps. Liane cilla. Elle avança plus rapidement pour prendre la main de Garric et dit : — Je ne sais pas si tu plaisantes ou si tu es sérieux, Garric. Je… Tu me troubles. Mais je suis contente d’être avec toi. Elle semblait à demi désespérée ; non pas effrayée, mais troublée presque au-delà du supportable. Garric lui pressa la main et répondit : — Plutôt sérieux, je dirais. Je vais bien tant que je n’ai pas à rester assis sans rien faire à attendre qu’un événement se produise. (Il se racla la gorge.) Je suis content aussi qu’on soit ensemble, ajouta-t-il. Les murs du tunnel devenaient plus fins ou plus clairs tandis qu’ils avançaient. Garric crut d’abord que les points et lignes qu’ils voyaient étaient des défauts dans la transparence bleue, mais les détails bougeaient. Le temps que Garric et ses amies parcourent encore cent pas, ils voyaient des images bouger autour d’eux. Liane regardait les murs, le visage sérieux mais calme. Elle jeta un regard vers Garric. — Oui, dit-il. Je les vois aussi. Il pencha légèrement la tête pour regarder Tenoctris, mais la vieille magicienne s’était affaissée, endormie d’épuisement. La visite à Alman leur avait coûté des efforts physiques à tous, et Tenoctris devait aussi assumer l’effort pour prononcer l’incantation. — Je pense qu’il y a quelque chose devant nous, dit Garric qui résista au réflexe de se mettre à courir. Il ne voyait qu’un changement dans la lumière azurée sans relief. Le tunnel ne les entourait pas étroitement – Garric n’aurait pas pu sauter assez haut pour toucher le plafond – mais le vide lisse du long passage était aussi étouffant que le désert à l’extérieur des ruines d’Alae. Les murs étaient à présent un mince éclat ; Garric sentait ses pieds s’enfoncer profondément tandis qu’il avançait à grands pas. S’il s’était trouvé sur un pont de rondins, il aurait craint que les bûches soient pourries, prêtes à céder à tout instant. Il regarda Liane mais elle ne semblait rien avoir remarqué. Mais bien sûr, elle ne représentait pas la moitié du poids de Garric et Tenoctris. Le jeune homme eut un sourire narquois. Les femmes de la noblesse n’avaient pas souvent fait l’expérience de marcher sur des bûches pourries. — Umm ? demanda Liane qui sourit pour répondre à l’expression de Garric. — Je songeais que l’éducation de certaines personnes présente bien des manques, dit-il gaiement. Il ne voulait pas mentir à Liane, mais il ne voulait pas non plus la contrarier. Une barrière d’or scintillant fermait le tunnel devant eux. Garric sentit son estomac se contracter lorsqu’il se demanda si elle allait s’ouvrir, disparaître, ou… Ou peut-être aucune de ces deux possibilités. Les murs du tunnel étaient devenus aussi clairs que les rideaux en vessie de poisson des carrosses de certains marchands fortunés. Derrière, à côté de Garric et ses amies, marchaient des hommes en armure, cavaliers et fantassins. Les troupes avançaient d’un pas traînant, silencieusement, et tenaient les rangs mais agissaient sans le moindre échange ou interaction, ce qui surprit Garric et stupéfia le roi qui regardait par ses yeux. Les silhouettes étaient aussi floues qu’une armée dans le crépuscule, mais les hommes étaient incontestablement humains. — Ils avancent sur le pont, dit doucement Liane. Le pont que nous avons vu à Valles. Elle avait raison. Garric s’était concentré sur les soldats, mais la structure sur laquelle ils se déplaçaient avait les mêmes dessins en filigrane, les mêmes ornements tordus et enroulés que le pont qui scintillait la nuit par-dessus la Beltis. Le même pont que Garric avait emprunté en rêve pour se rendre à Klestis. — Je vois leurs armoiries, dit Liane avec une note d’urgence dans la voix. C’est un crabe, je crois. Mais je ne connais aucune principauté qui utilise le crabe comme symbole. — Tenoctris ? demanda Garric. Il ne voulait pas déranger la vieille magicienne, mais il ignorait ce qui se passerait s’il touchait la barrière. Tenoctris murmura dans ses bras. Elle ouvrit les yeux et son regard se porta rapidement sur les silhouettes qui marchaient le long du tunnel, indifférentes au mur de lumière. Garric fit encore un pas, le dernier avant de franchir la barrière. — Dois-je continuer ? demanda-t-il avec hâte. Le tunnel disparut comme de la paille dans un feu de joie. Garric trébucha en avant sur les pavés durs et se rattrapa en pliant un genou sans laisser tomber Tenoctris. Derrière lui, Liane étouffa un cri et le détachement d’Aigles de Sang se précipita vers eux en doublant le pas dans un fracas d’armures. Garric et ses amies étaient de retour au bord de la rivière de Valles. Une fausse aurore enflammait l’est mais le soleil devait encore être légèrement plus bas à l’horizon. Le pont de lumière magique disparaissait. Dessus, plus grise et transparente à mesure que la structure perdait de sa substance, une armée continuait à marcher. Elle avançait vers Klestis. — Je peux te répondre pour le crabe, mon garçon, dit sombrement Carus. C’est l’insigne du duc de Yole. Mais l’armée de Yole s’est noyée quand je suis mort, il y a mille ans. Sharina s’accroupit près de la pierre. Il ne pouvait pas y avoir erreur sur le bloc dont parlait le Dragon : cette pierre large de un mètre en solide granit blanc ne ressemblait en rien aux blocs de pierre calcaire brute qui formaient le reste des fondations. Mais maintenant qu’ils l’avaient trouvée, elle ne voyait pas comment Dalar et elle allaient la faire bouger. Dalar se tenait entre elle et la rue, et regardait alternativement dans les deux sens en tournant rapidement la tête. Il ressemblait à un exemple caricatural d’un spectateur surveillant assidûment deux joueurs qui s’affrontaient autour d’un filet. Sharina craignait que l’attitude de l’oiseau attire plus d’attention qu’elle n’apporterait d’aide, mais elle n’était pas assez sûre de ce qu’elle faisait elle-même pour se permettre de lui ordonner de cesser d’agiter la tête. — Bien, il a dit…, murmura-t-elle en essayant d’attraper la pierre du bout des doigts. À sa grande stupeur, le bloc semblait effectivement prêt à bouger ; mais malgré l’absence de friction, la pierre pesait toujours plus lourd que Dalar et elle réunis. Sharina sortit son couteau pewle et le ficha dans un espace entre la pierre du trône et le bloc à sa gauche. Elle n’aimait pas l’idée d’utiliser son seul souvenir physique de Nonnus comme un vulgaire levier – mais elle en avait besoin et c’était le seul outil dont elle disposait. Nonnus lui-même lui avait appris que des objets restaient simplement des objets, et que seuls les êtres humains étaient dignes qu’on s’inquiète pour eux. Le souvenir de Nonnus et de ce qu’il lui avait appris était important ; son couteau n’était qu’un outil. Elle fit doucement jouer la lame sur les côtés. Des morceaux de mortier roulèrent des joints comme si elle bougeait un bloc de glace et non de pierre. Sharina plaça un caillou dans la fissure pour maintenir la pierre, puis glissa le couteau dans la jointure opposée. L’acier était épais et de la meilleure qualité. Il ne se briserait pas sous l’utilisation soigneuse de Sharina, mais l’opération laisserait des rayures qu’elle polirait dès qu’elle le pourrait. La pierre se dégagea d’une largeur de deux doigts. Sharina ôta inconsciemment les grains de poussière de la lame avant de la remettre au fourreau. — Aidez-moi, Dalar, dit-elle en plaçant les doigts des deux mains contre le côté gauche du bloc. Dalar s’agenouilla de l’autre côté de la pierre. Sharina poussa fortement et fit pivoter la pierre de travers. Lorsqu’elle la redressa, Dalar poussa et tira également. Le bloc se dégagea de moitié du mur dans la ruelle avant que Sharina ait à modifier sa prise. Ils pouvaient utiliser leurs mains entières à présent. Elle se demandait quelle était la force des bras fins de l’oiseau. La réponse semblait être « bien assez puissants ». — Hey, qu’est-ce que vous fabriquez ici ? lança quelqu’un au bout de la ruelle. Son ombre bloquait la moitié de la faible lumière de la rue. — On répare les fondations pour que le mur ne s’effondre pas ! répondit Sharina d’une voix forte. Elle rencontra le regard de Dalar et murmura : — Maintenant. Ils tirèrent et vacillèrent en arrière lorsque le bloc quitta totalement le mur. Les mains de Sharina étaient au bord de la crampe après un tel effort. Les arêtes du granit étaient aiguës. Elles n’entaillaient pas la chair, mais elles coupaient la circulation des doigts fortement pressés contre la pierre. — Réparer les fondations ? répéta la voix. Hey, c’est complètement absurde. Leimon, viens voir ça. Si Sharina était obligée, elle lancerait une poignée de lingots d’argent dans la rue. Cela devrait constituer une diversion suffisante pour permettre qu’elle s’échappe avec Dalar. Quoique « s’échapper » n’était probablement pas le terme approprié. — Encore une fois, dit-elle avant de reprendre le bord de la pierre du trône pour la dégager en avant. Ils tirèrent ensemble. Le poids de la pierre résistait à la pression des muscles bandés de Sharina, et l’oiseau laissa échapper un léger sifflement à travers son bec fermé. Le bloc bougea, avec un mouvement brusque, fluide, qui les fit bondir en arrière pour ne pas être écrasés par la roche. Quelle idiote ! songea Sharina. Aussi stupide que de couper des légumes au creux de ma main, et bien plus dangereux ! — Hey, vous là, vous n’avez rien à faire ici, reprit l’homme qui avança encore d’un pas dans la ruelle. Deux amis l’avaient rejoint. L’homme ne semblait pas en colère – ni ivre, ce qui était pratiquement la même chose. C’était simplement un mêle-tout. — Allez ! murmura Sharina en montrant l’ouverture à Dalar. Le mur au-dessus tenait pour le moment, mais elle n’aurait pas parié que cela durerait éternellement. Dalar se glissa dans le trou rectangulaire, les pieds en avant. — Hey, qu’est-ce qu’il fabrique ? couina l’un des étrangers. — Écoute, mon garçon, répliqua Sharina en s’efforçant d’adopter le ton le plus arrogant possible dans un dialecte étranger, accroupie dans la poussière d’une ruelle. Tu n’as qu’à aller vérifier auprès du propriétaire du bâtiment et il te dira qu’il nous a engagés pour ce travail. Et il te passera sûrement un savon pour te mêler de ses affaires ! Elle retira la ceinture qui maintenait son fourreau et son escarcelle. La bandoulière était sous sa cape, et même si elle voulait la passer par-dessus sa tête, il lui faudrait d’abord défaire la boucle. Elle était sculptée dans un os large de mammifère marin. — Je ne crois pas un mot de votre histoire ! lança le premier importun. Il jeta un regard à ses compagnons avant de décider que faire. Sharina tira le couteau pewle puis jeta l’escarcelle et le harnais par l’ouverture. — Par la Dame ! cria l’un des hommes. Tous trois reculèrent précipitamment en se marchant sur les pieds. — Hey, c’est quoi, ça ? Sharina passa vivement les pieds dans le passage, puis poussa avec la main gauche. Le couteau vacilla, sans être une menace à moins que l’un des hommes décide d’approcher pour tenter de l’arrêter. Mais ils avaient regagné la rue principale et hurlaient pour appeler à l’aide. La pluie trempa les pieds de Sharina. Elle raidit les muscles de son ventre contre le bord du mur et se laissa tomber sur le sol, une chute de trente centimètres au plus. — Oh ! soupira-t-elle, heureuse de sentir la main de Dalar qui l’aidait. Ils se tenaient parmi les ruines d’une ville. L’après-midi débutait seulement. La bruine chaude avait dû tomber toute la journée, car des flaques s’étaient formées dans les moindres trous et creux. Dalar rendit sa ceinture à Sharina. Elle rangea le couteau et s’assura de son état. Elle s’était griffé les cuisses – rien de grave – et sa tunique s’était retroussée jusqu’au nombril. Sa cape s’était prise dans quelque chose lorsqu’elle s’était glissée dans l’ouverture. L’aile du papillon émaillé qui ornait le fermoir lui avait pincé la gorge, mais lorsqu’elle passa la main, elle constata que la peau n’était pas abîmée. — Je vois ce que vous entendiez par venir de très loin, dit Dalar. (Il caqueta un rire.) Est-il possible, à votre avis, que nous allions à Rokonar ? Sharina remarqua que lorsque l’oiseau parlait, ses doigts courts jouaient avec la chaîne des poids posés dans sa main droite. Il surveillait le paysage par de rapides mouvements de tête. — Je ne pense pas, répondit-elle. Elle regarda de nouveau sa ceinture autour de la peau de serpent et se concentra sur cette activité pour ne pas avoir à regarder Dalar. Elle n’avait cependant pas lu de souffrance dans l’expression de l’oiseau. — Je vais là où m’envoie celui que je sers. Je sais seulement que je continuerai à me déplacer jusqu’à être arrivée à destination. Elle croisa le regard de Dalar. Il hocha la tête ; elle ignorait si c’était un geste propre aux siens ou s’il l’avait appris en fréquentant les humains. — Un guerrier de Rokonar ne s’interroge pas sur le lieu où son seigneur le conduit, dit-il. C’était simplement de la curiosité, une question personnelle que je n’aurais pas dû poser. Pour la première fois, Sharina regarda vraiment le paysage. Derrière elle se dressait un mur de pierre calcaire, excepté le bloc de granit que Dalar et elle avaient déplacé à Valhocca. La pierre dure était clairement érodée, et la moitié s’était scindée en une diagonale irrégulière. — Je vous ai vue ramper par-dessus la pierre, dit Dalar en désignant le bloc d’un mouvement de tête. Vos pieds sont apparus, puis le reste du corps. Apparus de nulle part. Le granit était au sommet de la partie restante du mur, mais le bâtiment dont il faisait partie avait dû être gigantesque avant de s’écrouler. Probablement un temple ; en tout cas, les tambours de pierre des colonnes effondrées délimitent ce qui devait être un fronton de bâtiment, pensa Sharina. Dalar attendait en silence. Il faisait parfois tournoyer un poids entre deux doigts au bout de trente centimètres de chaîne, peut-être pour signifier qu’il attendait que son employeuse le dirige. Sharina aurait aimé que quelqu’un lui donne des indications à elle aussi. — Je ne sais absolument pas où nous sommes, dit-elle. Ni où nous devons aller. Le Dragon – la personne que je sers – apparaît à l’improviste comme vous l’avez vu. (Elle sourit.) Enfin, vous m’avez vue, corrigea-t-elle. Je n’avais pas été avertie la première fois qu’il est venu me donner ses ordres, et je doute que les fois suivantes soient différentes. Les ruines pouvaient être celles de Valhocca, mais la destruction était si absolue qu’il aurait pu s’agir de n’importe quelle ville des Isles – des siècles après un cataclysme. — La légende de mon époque, dit Sharina d’un ton neutre, raconte qu’un magicien a détruit Valhocca et l’a maudite pour qu’elle ne soit jamais reconstruite. Mais cela avait lieu dans le passé mythologique de mon temps. Personne ne pouvait vraiment savoir. Dalar gloussa. — Vous êtes effectivement venue de très loin, ma dame. Son duvet était aplati par la pluie ; le guerrier ressemblait, en bien plus grand, à un coq que Sharina aurait ébouillanté et plumé pour le dîner. Pour ne pas se laisser aller à rire – et parce qu’il fallait bien faire quelque chose –, Sharina proposa : — Allons voir si nous trouvons un abri. Et pensez-vous qu’il y ait à manger dans cette forêt ? La saison des baies était achevée et Sharina ne voyait aucun noisetier dans les environs, d’après ce qu’elle distinguait d’un rapide regard d’ensemble. La végétation était majoritairement à larges feuilles et composée de plantes grasses, très différente des bois que Sharina avait parcourus, les colons à ses trousses, avant de rencontrer le Dragon. Quelque part au sud dans la forêt, une créature poussa un ululement rauque. Sharina ne parvint pas à déterminer la distance. Elle ouvrit la bouche pour dire « Probablement un oiseau » mais se reprit et resta silencieuse. Elle aurait eu l’air de nier le danger. Simplement, elle ne savait pas ce qui avait émis ce son. Et s’il pouvait être l’œuvre de n’importe quelle créature, le son ne semblait pas particulièrement propre à un oiseau. Elle sourit à Dalar et tira le couteau pewle. — Allons par là, dit-elle en désignant le nord du menton, le long d’un boulevard qui séparait des rangées de ruines. — C’est peut-être une créature comestible, remarqua l’oiseau. Sa tête bougeait en petits mouvements rapides et incertains, comme un rayon de lumière prisonnier d’un verre à facettes. — Elle pense peut-être la même chose de nous, répondit Sharina. Ils se mirent en marche, parallèlement, chacun d’un côté du terre-plein central de la rue. Les arbres étaient aussi grands que ceux des ruines alentour – beaucoup étaient trop épais pour que Dalar et Sharina en fassent le tour en joignant les mains – mais cela rendait la marche plus aisée que s’il avait fallu escalader des piles de gravats tombés des anciens bâtiments. La bruine empêchait de discerner les éléments au-delà d’une portée de bras devant eux. Sharina se rappelait sans cesse qu’elle devait être consciente de son environnement au sens large, mais ses yeux revenaient toujours sur le sol, à ses pieds. Elle rit. L’oiseau lui jeta un regard et demanda : — Ma dame ? — Ce n’est pas juste d’affronter à la fois l’inconfort et le danger, répondit-elle. — J’envisageais justement une plainte sérieuse envers les dieux à propos de cette situation en particulier, acquiesça Dalar, le visage imperturbable. La seule chose qui me retienne est de décider précisément quel dieu est responsable de cela. Mon espèce vénère dix mille divinités distinctes, voyez-vous, alors il est difficile de désigner un coupable sans erreur. Sharina rit de nouveau. L’oiseau n’avait pas tellement de choix sinon arborer un visage de marbre, puisqu’au lieu de lèvres mobiles il avait un bec aussi rigide qu’une corne de vache. Sharina se réjouit que son compagnon ait non seulement le sens de l’humour mais qu’il s’accorde également avec le sien. Ils entendirent de nouveau le cri et s’arrêtèrent. — Il semblait plus loin que tout à l’heure, dit Sharina. Elle ne retint pas ses paroles cette fois car il s’agissait d’une constatation, non d’un souhait motivé par la peur. — Oui, acquiesça Dalar. Loin à notre droite. Quelle que soit cette créature. Une goule surgit brusquement d’un bâtiment en ruine, devant Sharina. Elle arborait des défenses jaunâtres et une peau semblable à la roche mangée par le lichen. Elle avançait sur deux jambes comme un humain, mais elle mesurait deux mètres quarante malgré sa posture bossue. Ses larges hanches étaient décalées vers l’arrière pour compenser le poids de son buste penché vers l’avant. Sharina changea légèrement de position, pour assurer une position stable à ses pieds. Dalar la contourna par la droite et ils se trouvèrent tous deux face à la créature. La goule leva la tête et ulula à l’attention de ses semblables qui appelaient au loin. De près, le son était assourdissant, comme un grondement de taureau amplifié par une grossière trompe de fer. Les bras de la goule étaient assez longs pour toucher le sol, mais pour le moment, elle tenait un lapin sans tête dans les griffes d’une main et ôtait des morceaux de chair de ses dents avec l’autre. Six mamelles ballottaient sur le ventre de la créature ; c’était une femelle. La goule sourit et lâcha le reste de lapin. Sharina leva le couteau pewle, les deux mains serrées sur la garde. Sa seule chance était de porter un coup lors de l’assaut de la créature, de toutes ses forces. La fuite était inutile. Elle entendit un son sifflant sur le côté mais préféra garder les yeux rivés sur la créature. Si l’enchaînement était parfaitement mené, ils auraient une chance de survi… La goule bondit. Le « choonk » mou de l’impact résonna comme un coup de hache sur un melon. Le crâne chauve de la créature se tordit de côté, déformé. L’un des poids de bronze de Dalar se figea une seconde dans l’air brumeux après avoir transféré tout son élan dans l’impact avec la tête hideuse. Dalar ramena le poids dans sa paume et fit tournoyer l’autre au bout d’un mètre quatre-vingts de chaîne. Après deux tours rapides du poignet de l’oiseau, le bronze était plus un éclat dans les airs qu’un objet véritable. Dalar inclinait légèrement le parcours de l’arme pour qu’elle passe sans danger au-dessus de la tête de sa compagne. La goule heurta le sol du côté de Sharina, bondit en arrière en battant des bras – la jeune femme s’écarta vivement mais encore trop lentement pour éviter un coup de griffes au mollet gauche – et finit par tomber mollement sur le dos où elle continua à s’agiter. Chacun de ses quatre membres bougeait à un rythme différent. Sa mâchoire s’ouvrit et révéla des canines qui s’emboîtaient, aussi longues que le petit doigt de Sharina. La langue et les contours de la bouche de la goule étaient blancs, parcourus de veines bleues. Elle lança un « kuk, kuk kuk », puis cessa. Le long corps s’arqua en une convulsion accompagnée d’un sifflement. Les membres s’agitèrent fébrilement une seconde ; puis la goule retomba mollement. Sharina cessa de retenir son souffle. Ses mains tremblaient tellement qu’après deux tentatives inutiles pour ranger le couteau pewle au fourreau, elle garda l’arme à la main pour examiner la blessure de sa jambe. Elle ne devait pas être grave, mais l’état des griffes de la goule exigeait qu’elle la nettoie immédiatement. Elle leva la tête vers son compagnon. — C’était du beau travail, Dalar. — Je suis heureux d’avoir été utile à ma dame, répondit l’oiseau. La simplicité neutre de sa voix était teintée de joyeuse fierté. Il ajouta : — Cette créature était nouvelle pour moi. — Pour moi aussi, dit Sharina. Je veux nettoyer cette plaie avec une feuille de rumex et essayer de trouver des toiles d’araignée pour la recouvrir. Nonnus… Une goule lança un cri à quelques pas de là. Une autre, plus loin, répondit. Avant la fin du dernier cri, au moins dix autres créatures se faisaient entendre. Toutes semblaient se trouver au sud de l’endroit où se tenaient Sharina et Dalar, mais certaines avaient l’air très proches. — Ou bien ma coupure attendra, conclut Sharina. Ils se mirent à avancer rapidement vers le nord, à l’écart des ruines. Elfin chantait quelque part, non loin, mais pas assez près pour que Cashel distingue les paroles. Il songea que cela valait mieux. Il dégagea du pouce la dernière graine de la pomme de pin qu’il tenait dans la paume gauche et laissa tomba le cône sur le sol derrière lui. Il se leva en mâchant les petites noix. Cashel ne savait pas s’il pourrait s’habituer et en faire son régime quotidien – elles avaient un arrière-goût de térébenthine, même s’il ne le remarquait pas chaque fois qu’il avalait – mais elles suffisaient à le nourrir, ici, dans l’Outre-monde. — Les bois semblent très calmes par ici, dit-il à l’anneau. En dehors du chant d’Elfin, je veux dire. C’est toujours comme ça ? — Les autres habitants de ce cercle ont peur de toi, répondit Krias. Mais ils sont toujours là, ne crains rien. Ils ressortiront quand tu seras parti. — Ah, dit Cashel en hochant la tête. Mais vous vouliez dire qu’ils ont peur de vous. — C’est pareil, berger. — Non, dit Cashel, ce n’est pas pareil. Il sourit à l’anneau pour montrer qu’il n’était pas en colère ou énervé. Mais il n’aimait pas entendre dire des choses fausses lorsqu’elles le concernaient. Cashel s’étira et fit rapidement tournoyer son bâton. Il jeta un regard en arrière en direction du chant et lança : — Hey, Elfin ! Viens si tu veux. Je ne te ferai pas de mal. La musique s’interrompit, puis reprit. Elle ne se rapprochait pas. — Il ne m’a pas, vous savez, attaqué comme le reste de son Peuple, expliqua Cashel à l’anneau, même s’il n’avait pas à se justifier envers Krias pour la compagnie qu’il choisissait. Et il s’y connaît sacrément pour chanter et jouer de la musique, non ? — Le reste de son peuple ? releva Krias. (Le petit démon caqueta un rire.) C’est toi le peuple d’Elfin, berger. Le Peuple l’a enlevé à son berceau quand il était nourrisson. Tu n’as pas écouté les paroles qu’il chantait ? — Bah, répondit Cashel, les chansons ne veulent pas dire grand-chose, Krias. Grand-mère Brisa chantait souvent à propos de son amant au-delà des mers et d’un homme aux yeux gris qui l’avait aimée, et ce genre de choses. Mais personne ne l’avait aimée depuis la mort de son mari, bien avant ma naissance. L’anneau démon laissa échapper un soupir un peu moins théâtral qu’à l’accoutumée. — Eh bien, ce n’est pas le cas avec le Peuple, dit-il. Ils ont créé cette chanson lorsqu’ils ont tué la nourrice d’Elfin et enlevé l’enfant – mais Elfin n’était pas son vrai nom, bien sûr. Et ils ont mille autres chansons du même cru, toutes rigoureusement exactes. — Duzi ! s’exclama Cashel, abasourdi. Mais ils sont horribles ! Krias ricana. — Ils ne chantaient plus la dernière fois que nous les avons vus, pas vrai ? ajouta-t-il gaiement. Cashel mit ses mains en porte-voix, son bâton calé dans le creux de l’épaule droite. — Elfin ! Viens avec moi ! Je te ramènerai chez toi dès que j’aurai accompli ma mission ! Le garçon n’interrompit même pas son chant. C’était terrible de penser que les paroles étaient véridiques. — Enfin, il nous rattrapera peut-être plus tard, dit Cashel. De toute façon, on rentrera en passant par ici ? — Je suis un anneau magique, coupa Krias, pas un anneau devin. Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu vas faire, berger, à part que ce sera stupide. — Eh bien, autant continuer, conclut Cashel. Il ne put réprimer un sourire face au caractère du démon. — Vous savez ? ajouta-t-il. Au bourg, les jeunes garçons piquaient avec des brins de paille dans les fourmilières et regardaient les fourmis tourner en rond. Je suppose que ça ne fait de mal à personne, et parfois, c’est assez drôle à regarder. Krias émit un bruit, comme une bouilloire au bord de l’ébullition. Cashel avançait, toujours souriant. Lorsque les arbres étaient moins denses, Cashel distinguait devant eux une colline rocheuse. Il dépassa un bosquet de hêtres – presque des hêtres en tout cas ; aux feuilles crantées mais bien trop grands pour des arbres adultes – et vit le relief juste devant lui, à un jet de pierre. Il l’avait déjà vu, en un sens. — C’est le même lieu que là où j’ai rencontré Landure, dit-il. Est-ce qu’on a tourné en rond, maître Krias ? — Regarde le portail, berger, répliqua l’anneau. Est-ce que cela a l’air de celui que nous avons traversé ? Non ! Parce qu’il s’agit du passage vers le second cercle. — Ah, oui, je le vois maintenant, admit Cashel. Il contourna l’éperon de pierre qui cachait l’ouverture à son regard dans l’angle où il se trouvait. La porte était en bois, et non en bronze, effectivement. Il ne prit pas la peine de dire à Krias qu’il n’avait d’abord pas vu la porte. Le démon le savait déjà et les excuses ne valaient pas grand-chose même lorsqu’elles étaient plus raffinées que : « Je n’avais pas vu ce que j’avais devant les yeux. » C’était une haute et lourde porte, en chêne, fixée par des gournables à la place de chevilles de fer. Les bâtisseurs s’étaient davantage concentrés sur le poids que sur l’artisanat à proprement parler. Les douves n’étaient pas travaillées en queue-d’aronde et, malgré leur épaisseur, Cashel distinguait la lumière qui filtrait par les fentes. La lumière était d’un vert épais. Eh bien, cela le changerait du rouge dans lequel il avançait depuis qu’il était entré par la porte de bronze. Cashel n’avait de goût particulier pour aucune de ces deux couleurs. — Alors je passe ce portail ? demanda Cashel à l’anneau. — Comment veux-tu que je sache ce que tu fais ? gronda Krias. Tu es libre de te balader comme une bête poilue avec le strict minimum de bon sens nécessaire pour te lever le matin. Tu n’es pas obligé de voyager accroché au doigt d’un gros idiot comme je dois le faire ! — Maître Krias, intervint Cashel, vous ne parviendrez pas à me mettre en colère, alors autant arrêter maintenant. De plus, je suis sûr que vous voulez comme moi que Landure revienne à la vie. Alors, est-ce que cette porte est sur le bon chemin pour trouver le nouveau corps de Landure ? — Ouais, cette porte et une autre semblable, si tu arrives jusque-là, répondit le démon. J’ai dit si, n’oublie pas. Il semblait renfrogné – enfin, comme à l’accoutumée, hormis le moment où il évoquait joyeusement des choses que Cashel aurait voulu ne jamais voir arriver, même au Peuple – mais il avait également l’air plus mesuré. Cela ne devait pas être très drôle d’être enfermé dans un anneau comme l’était Krias. — Merci, dit Cashel en saisissant la poignée, une barre horizontale assez large pour que trois hommes la saisissent ensemble. Lorsque Cashel tira, le panneau craqua et gronda mais ne s’ouvrit pas. Le jeune homme songea que le portail était peut-être barré à l’intérieur, puis il songea à tirer en ajoutant un mouvement montant. La méthode fonctionna et il recula, le panneau à bout de bras, au-dessus du sol. Il était trop lourd et grossier pour tourner sur ses gonds. Malgré sa taille, le portail n’était pas mieux conçu qu’une porte d’écurie. Le décor de l’autre côté du passage était pareil à celui que Cashel avait vu après avoir ouvert la porte de bronze. Mais la végétation ne ressemblait à rien qu’il ait déjà croisé. Un arbre poussait semblable à un jeune saule – pour trouver une vague ressemblance avec quelque chose de familier – mais la similitude restait lointaine. Les branches serpentaient comme celles d’un saule pleureur, mais Cashel ne distinguait pas la moindre feuille. Elles n’étaient pas tombées pour l’hiver ; la brise qui montait vers l’arbre était chaude et humide, comme une belle journée d’été au cœur des marais. Cashel soupesa son bâton et soupira. — Est-ce que le Peuple vit ici aussi, maître Krias ? demanda-t-il. — Eux ? répondit l’anneau démon. Non, pas eux, mais il y a pire, berger. Bien pire ! — Eh bien, espérons qu’on ne croisera personne, répondit doucement Cashel. Il traversa le portail. — Tu ne vas pas refermer ? demanda Krias. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es trop épuisé pour bouger de nouveau la porte ? — Non, je vais bien, dit Cashel en caressant le noyer blanc de son bâton. Il aurait voulu que Garric soit avec lui, mais son bâton était en un sens un ami de chez lui. — Je pensais juste la laisser ouverte au cas où Elfin déciderait finalement de nous rejoindre. Je ne crois pas qu’il pourra ouvrir la porte si je referme. Krias renifla. — Quelque part, je doute que tu sois à la hauteur des références culturelles d’Elfin, dit-il. — Quand même, il doit se sentir seul, répondit Cashel. Il avançait dans la caverne baignée de lumière verte. Comme dans le lieu qu’il quittait, il ne distinguait rien au-dessus de lui qui ressemble au plafond d’une grotte. Il avait l’impression de marcher à ciel ouvert. Les arbres sur les pentes plus bas frissonnèrent doucement, comme un champ d’orge sous la brise d’automne. Mais il ne semblait pas que les branches ondoyaient toutes dans la même direction. Chacune bougeait à un rythme légèrement différent. — C’est bizarre, dit Cashel. Il s’apprêtait à interroger l’anneau sur ce qu’il voyait. Il ouvrit la bouche et entendit immédiatement dans sa tête le chapelet d’insultes qu’il ne manquerait pas de recevoir en réponse. Cashel resta silencieux et s’approcha du petit non-saule. Le tronc de l’arbrisseau était gros de trois largeurs de doigt et aussi souple qu’une canne à pêche de bambou. L’écorce était douce. — Tu vas regrééé-tteeeer ! pépia Krias. Les longues branches souples de l’arbre s’animèrent soudain et s’enroulèrent autour de Cashel. Il lui sembla qu’un filet se refermait sur lui. — Fais appel à moi ! lança Krias. Fais appel à moi, berger ! Cashel lâcha son bâton ; il ne pouvait lui être d’aucune utilité. Les branches l’enserraient comme autant de serpents. Il essaya de se dégager en reculant, sans forcer, juste pour voir ce qui se passait. Les branches s’entrecroisèrent entre lui et la liberté, une barrière vivante de branchettes. Il sourit, parce qu’il s’était attendu à cela. Cet arbre ne croisait pas souvent de lutteurs, sans doute. — Tu es fou ? glapit Krias. Utilise mon nom ! Cashel se ramassa et avança vers l’arbre. Il saisit le tronc, non loin du sol, comme il aurait attrapé les chevilles d’un adversaire tombé dans sa feinte précédente. Aucun homme ne pouvait se défaire de l’étreinte de Cashel lorsqu’il avait refermé les mains. Il bloqua progressivement ses genoux fléchis et laissa les muscles de ses jambes faire le travail. Il s’inclina légèrement en arrière et tira sur le tronc. Pendant quelques instants, les branches tirèrent Cashel – avec force, suffisamment pour laisser des marques sur ses bras et sa poitrine. L’arbre ne savait rien du combat. Il ne faisait qu’aider son adversaire. Cashel montrait les dents, il écumait à travers son souffle court, mais il sentait que les racines commençaient à céder. L’arbre avait dû comprendre ce qui se passait. Les branches relâchèrent leur pression et entreprirent de fouetter Cashel comme un conducteur s’acharnant sur une mule récalcitrante. Cashel protégea sa tête au creux de son bras gauche pour ne pas être touché aux yeux, et pour le reste – eh bien, quelques coupures ne changeraient pas grand-chose. Pas lorsqu’il voyait les racines percer à la surface, épaisses, jaunes, couvertes de petits filaments brisés qui se tordaient comme des vers de terre coupés d’un coup de pelle. L’arbre émit un son. Ce n’était pas vraiment un cri ; davantage le raclement d’un récipient plein d’eau bouillonnante. Les branches cessèrent de fouetter Cashel et le tronc devint aussi flasque entre ses mains que la langue d’un mouton mort. Cashel lâcha l’arbre et se redressa doucement, le souffle court. Sa tête tournait et il savait qu’il devait prendre garde à ne pas tomber brusquement en bas de la falaise. — Oh ! lança-t-il. — Et qu’est-ce que tu voulais prouver en faisant ça ? demanda Krias, qui semblait plus interrogateur que de mauvaise humeur. — Je n’ai rien prouvé, répondit Cashel. L’arbre a commencé un combat et je l’ai fini. Il étendit ses bras en avant avec précaution et fit le tour de ses blessures. Il n’avait froissé aucun muscle, mais il était perclus de courbatures et saignait à plusieurs endroits fouettés par les branches. Il espéra qu’il y aurait de l’eau dans la vallée, plus bas, pour se nettoyer. Cashel ignorait cependant ce qu’il allait faire pour ses vêtements. L’arbre avait arraché la manche droite de sa tunique, et il avait fendu tout l’arrière jusqu’à la ceinture en se penchant pour tirer les racines. Il regretta qu’Ilna ne soit pas là pour réparer les dégâts. Pour dire la vérité, il aurait aimé que n’importe lequel de ses amis soit là. Enfin, il les retrouverait bientôt. D’abord Sharina, puis les autres. — J’aurais pu régler le problème bien plus facilement, tu sais, précisa Krias. Cashel récupéra son bâton et le fit tourner, en prenant soin de le tenir à l’écart de l’aplomb de la colline derrière lui. — Vous ne serez pas toujours avec moi, répondit Cashel. Et puis, je préfère affronter seul mes ennemis. (Il rit.) Hommes ou arbres. Cashel se pencha pour choisir son chemin sur la pente. Cette descente ne devrait pas être plus compliquée que la première. Il planta son bâton, à un bon pas de distance vers le bas. — Berger ? dit l’anneau. — Umm ? — Tu pourrais manger les racines de l’arbre que tu as tué, dit Krias. C’est même censé avoir bon goût. Si tu es une espèce vivante inférieure qui a besoin de nourriture solide. — Ah, répondit Cashel. (Il se redressa et sortit le couteau de sa ceinture.) Merci, maître Krias. Ces noix de pin commençaient à être un souvenir un peu trop ancien. Cashel tailla les racines juste sous la limite de l’écorce. Quelque part, derrière lui, de l’autre côté du portail, il entendit Elfin chanter. Vonculo serra la garde de son épée à lame large des deux mains, bien que l’arme soit encore au fourreau. Il la tenait comme un porte-bonheur. Son visage barbu avait une allure bestiale dans la lumière des lampes. — Tiens l’enfant à l’écart des problèmes, glissa rapidement Ilna à Chalcus. Elle s’approcha de l’officier de navigation. — On peut…, commença Chalcus en désignant Vonculo et les autres d’un coup de tête. — L’entraîner dans une foule de crétins morts de peur ? coupa Ilna. Je ne crois pas, non ! La moitié de l’équipage s’était rassemblée vers la proue, autour des meneurs, et attendait désespérément plus d’informations. Ils s’écartèrent pour laisser passer Ilna comme pour se préserver d’une vipère rampant sur le pont. Il n’y avait aucune information à donner, n’importe qui avec autant de jugeote qu’un pigeon aurait dû être capable de comprendre cela, mais tous semblaient espérer un miracle. Un miracle restait l’échappatoire la plus probable dans une telle situation aux yeux d’Ilna également, car c’était ainsi que les bateaux avaient été pris. — Eh bien, dame Merota, entendit-elle le chef de nage annoncer à la fillette, je vais vous apprendre la partition pour voix de femme du Galant Parieur et nous chanterons ensemble. — Très bien, ma dame, lança Vonculo. Vous êtes magicienne, et si ce qu’on vient d’entendre à terre n’est pas une affaire de magie, c’est l’œuvre d’un démon. Il faut que vous nous protégiez ! Ses hommes et lui avaient si peur qu’ils étaient prêts à tout. Ilna gardait ses mains vides bien en vue car elle savait que si elle touchait ses fils, elle se ferait assommer – voire poignarder – par l’un des marins derrière elle. De plus, la lumière manquait pour qu’elle envoûte toute la foule présente. — Je ne suis pas ce genre de magicienne, répondit Ilna. Je peux tisser des motifs qui provoquent certains effets. Mon art ne peut rien pour vous. — Par le bâton du Berger, ma dame ! jura l’officier de navigation. Si vous ne pouvez pas nous aider, alors vous n’êtes bonne qu’à gâcher vos rations de nourriture. Vous et la gamine ! Ilna renifla avec mépris. — Je ne peux tisser pour votre sauvegarde, maître Vonculo, dit-elle. Mais je vais aller à terre et utiliser toutes mes capacités pour découvrir ce qui se passe. Comme n’importe lequel d’entre vous pourrait le faire… Elle se retourna et balaya du regard les hommes derrière elle. Ils reculèrent, comme elle s’y attendait. Dans le silence, Ilna entendit Merota chanter : — « Mon seigneur, je vois que vous êtes venu encore… » Chalcus rencontra le regard d’Ilna par-dessus la tête de la fillette. Le chef de nage lui adressa un sourire aiguisé comme un couteau à lame courbée. Ilna se retourna vers Vonculo. — … s’il y avait des hommes parmi vous ! — Vous voulez dire… ? commença Vonculo. Il cilla. La conversation prenait une direction inattendue, et son esprit stupéfait prit quelques secondes pour interpréter les paroles. — Je veux dire que je vais me rendre à terre et voir ce qui est vraiment arrivé aux hommes de l’autre trirème, répondit Ilna avec dédain. Personnellement, je ne vois rien de surnaturel dans le cri d’un homme. Vous êtes sur le point de faire pareil la prochaine fois qu’un poisson sautera dans l’eau. — Sûr, ça ira, dit le timonier. On aura la gamine à bord, donc… — Non, Tias, coupa Chalcus d’une voix suffisamment claire pour porter jusqu’à l’isle. Merota accompagnera dame Ilna et moi pour aller explorer l’isle. — Je ne mêlerai pas Merota à tout cela ! répliqua Ilna en se retournant avec une vivacité d’écureuil. — On ne trouvera pas là-bas de risque aussi grand que de la laisser seule avec des types à qui je ne confierais même pas de vider la pisse d’un pot. Et je vous inclus dans le groupe, maître Vonculo. Chalcus était en colère ; Ilna le sentait malgré le sourire et le ton léger du chef de nage. Mais son intervention allait au-delà. Il y avait une force chez lui qui soufflait que si ses compagnons le poussaient à bout, il serait capable d’absolument n’importe quoi, quelles que soient les conséquences. La situation actuelle, le résultat de la stupidité des mutins, la brutalité, la peur, avaient poussé Chalcus à cette extrémité. Ilna ne se souvenait pas d’avoir déjà vu quelqu’un d’aussi dangereux – sauf peut-être lorsqu’elle se penchait sur une eau assez claire pour refléter son image. — Mais…, dit un marin perdu dans la foule. Comment être sûrs qu’ils reviendront ? — Ah, ça c’est une bonne question, Skogara, admit Chalcus avec un sourire amical. Est-ce que tu préfères venir et garder un œil sur notre magicienne ? (Le marin lança une imprécation étouffée, mais ne répondit rien. Le sourire de Chalcus s’élargit et il continua.) Je me disais bien que non ; mais ne craignez rien, nous reviendrons. Ce que j’ai vu de l’isle de jour ne m’encourage pas à y prendre ma retraite, je vous assure. Les pensées d’Ilna allaient d’un choix à l’autre comme une navette sur un métier. Chalcus avait raison, Merota serait mieux avec eux que seule, et Ilna n’était pas stupide au point de croire qu’elle pourrait forcer le chef de nage à rester à bord avec l’enfant. Ils seraient donc mieux tous les trois à terre qu’au milieu de cinquante imbéciles apeurés. — Nous aurons besoin d’un flotteur quelconque pour Merota et ce que nous emporterons, dit-elle à voix haute. Je ne veux pas que l’enfant se risque sur ce terrain boueux. — Nous prendrons le matelas du seigneur Tadai, dit Chalcus avec un accent réjoui. C’est de la plume dans du lin enduit de cire. Et imagine combien le pauvre homme doit souffrir sans lui, Vonculo. — Par les tétons de la Dame ! cracha Vonculo. Tu es fou, Chalcus, fou. Ilna était entièrement d’accord ; mais le chef de nage était loin d’être stupide. Et à moins qu’elle se trompe sur son compte, elle devinait qu’il avait survécu à bien des situations fatales à beaucoup d’autres. Il se retourna et donna deux coups d’épée sur les bagages réunis dans la coque du bateau, pour ouvrir le filet de chargement. Le lit de plumes, posé sur le reste comme couverture et compressé par les mailles étroites, jaillit comme pour se porter volontaire. Chalcus avait tiré l’épée et porté les coups d’un même mouvement. L’enchaînement était aussi élégant que les gestes des jongleurs qui venaient chercher quelques pièces de cuivre les jours de foire. Il rangea l’épée. — Si vous voulez bien passer par-dessus le bastingage, Ilna chérie, dit Chalcus sous les regards nerveux des autres marins, je vous passerai ceci et j’enverrai ensuite l’enfant. Si vous avez autre chose à prendre, je m’en chargerai également. Ilna donna son petit paquet au chef de nage, puis glissa le long d’un aviron vers l’eau peu profonde. — Je ne suis pas votre chérie, précisa-t-elle par-dessus son épaule d’un ton égal. — Et qu’en savez-vous, ma dame ? répliqua Chalcus. En riant toujours, il lui fit passer le matelas pour qu’elle le fasse descendre sur l’eau – où il flotta comme les canards qui avaient fourni les plumes qui le garnissaient – puis tendit le bras gauche par-dessus bord pour que Merota se tienne et atteigne sans peine le flotteur. Ilna eut un hochement de tête approbateur : si Chalcus avait saisi l’enfant, sa poigne aurait pu la blesser. L’eau de mer était froide et épaissie par le sel. Elle arrivait à hauteur de la taille d’Ilna, ou légèrement plus haut ; rien de dangereux, mais il était très désagréable de se frayer un chemin dans ce bourbier. Ilna eut un mince sourire. Aussi déplaisant que pratiquement tout ce qui s’était produit pendant ce voyage. Elle ne se plaignait pas du contact spongieux sous ses pieds, mais ses orteils nus brassaient les gaz prisonniers du limon. Les relents de décomposition étaient étouffants, bien pires que les odeurs nauséabondes du ruisseau Pattern au bourg à marée basse. — Oh, souffla Merota qui essayait de trouver son équilibre sur le flotteur. Oh, qu’est-ce qui sent ainsi, Ilna ? Oh, je ne peux pas respirer ! Chalcus s’approcha sur le côté en créant aussi peu de remous qu’une oie sur l’eau. — Nous allons atteindre la rive, fillette, dit-il, et j’espère que l’air sera plus respirable là-bas… Mais je ne promets rien, ni sur l’odeur ni sur quoi que ce soit de bon sur ces terres. — Votre épée va se mouiller, remarqua Ilna en avançant vers la plage tandis qu’elle guidait le flotteur de la main gauche. Le poids de la fillette creusait le matelas au milieu, et un filet d’eau lui coula sur les genoux. Merota grimaça mais ne se plaignit pas. — Juste, dit Chalcus, et l’acier est si bon qu’il rouillerait rien qu’en entendant une larme de femme tomber sur le sol… mais c’est l’épée d’un marin, Ilna, et j’ai un peu de laine de mouton brute dans mon escarcelle pour en ôter le sel dès qu’on sera sur la terre ferme. Si je n’ai pas à me servir de la lame avant, bien sûr. Il rit. Ilna fut surprise lorsque Merota gloussa elle aussi. La bonne humeur de Chalcus donnait également envie de sourire à Ilna, mais elle se retint. La profondeur de l’eau n’était pas dangereuse mais la progression restait inconfortable à chaque pas. La boue glissait autour des pieds d’Ilna et n’offrait pas une bonne prise pour avancer. L’eau alourdissait ses vêtements. Elle laissa échapper un léger rire. La boue et l’eau ne l’empêcheraient pas de mener son plan à terme, dans la situation actuelle, et l’inconfort faisait partie de la vie. Il formait même la plus grande partie de la vie, d’après son expérience, même si les autres ne partageaient peut-être pas son opinion. — Ma dame ? demanda Chalcus face à son rire. Ilna et lui tiraient le flotteur comme un attelage de – quoi ? Pas de bœufs, sans doute. De chevaux de trait, peut-être ; pas un attelage de noble carrosse, mais un duo fringant et bien entretenu. Et certainement bien assorti. — Je me demandais, expliqua Ilna, comment la Haute Dame Liane bos-Benliman voit la vie. — Une amie à vous, Ilna ? demanda Chalcus d’un ton vif mais avec une nuance d’indifférence qui lui permettrait d’ignorer la question sans créer de malaise. Ilna se demanda ce que le chef de nage savait d’elle, à part ce qu’il avait vu et ce qu’il avait lu dans ses yeux. — Liane s’est toujours comportée comme une amie avec moi, dit Ilna en choisissant soigneusement ses mots. Un extrait d’un poème de Celondre flotta dans son esprit tandis qu’elle parlait : « Poursuis des aspirations raisonnables, car c’est aller à sa perte que vouloir atteindre ce que les dieux ont placé hors de ta portée. » — Et j’espère m’être comportée en amie envers elle en retour, conclut-elle. Ils avaient dépassé l’autre trirème, masse lointaine animée du scintillement des lampes et des jurons des marins, à leur droite, et le sol boueux changeait enfin progressivement. Ils ne distinguaient rien à terre, mais une ligne mince de divers débris et d’écume marquait la limite du rivage, à présent qu’ils étaient assez proches. Chalcus tirait le flotteur au même rythme qu’Ilna ; il adaptait son pas au sien, elle en était certaine, car il était plus fort et certainement plus habitué aux travaux comme celui que le destin venait de leur déléguer. Ilna s’aperçut qu’elle n’avait pas songé un instant à la puanteur, la boue et le froid. Travailler avec une autre personne était d’une facilité étonnante, si cette personne avait également l’habitude de mener ses travaux à bien de la manière la plus efficace possible. Cela n’était pas le cas de beaucoup de personnes, bien sûr. — Si je peux poser une question à mon tour, dit-elle, pourquoi étiez-vous à bord du Terreur, maître Chalcus ? Il rit. — Une question que je me suis souvent posée moi-même, dit-il. Pour faire court, ma dame, j’ai quitté mon ancien employeur et j’ai décidé de mettre un peu de distance entre moi et le coin où je travaillais. La flotte royale, à cette époque, embauchait des hommes… et par la Dame, voilà que la première fois que je sors du bassin de la Beltis, je me retrouve dans les eaux du sud que j’avais quittées ! Chalcus lança un grand rire perlé qui se répéta en écho sur la berge devant eux. Ilna songea à la nervosité qui régnait à bord des trirèmes et se dit que les mutins avaient dû se méprendre sur la source de ce son. — Ce genre de tour vous pousse à vous demander si vos sacrifices s’adressaient aux bons dieux, pas vrai, ma dame ? demanda Chalcus. Ou alors je ne sacrifiais pas les bonnes choses ! — Chalcus ? demanda Merota. Vous voulez dire que vous ne voulez pas rencontrer votre ancien maître ? — Mes associés, vous voulez dire, fillette, corrigea doucement le chef de nage. Et je ne risque pas d’en rencontrer un seul de ce côté de la tombe ; mais je ne doute pas qu’un bon nombre m’attende de l’autre côté. (Il continua, d’un ton différent :) Je crois qu’il est temps que vous fassiez les dernières longueurs sur vos propres jambes, petite, mais vous feriez bien de tenir la main d’Ilna. Il lâcha son coin du matelas. L’eau n’arrivait qu’à hauteur de cheville, mais les pieds d’Ilna s’enfonçaient encore d’autant dans la vase. Chalcus tira son épée courbée ; l’acier poussa un soupir au son clair. — Quant à moi, dit-il, je vais aller un peu en avant pour m’assurer qu’il n’y a pas de trou où vous pourriez tomber, d’accord ? — Oui, allez-y, dit Ilna. Tenez-vous à ma tunique, Merota, j’ai besoin de mes deux mains un instant. Son périple vers le rivage avait alourdi d’eau le nœud coulant qu’elle portait dans sa manche droite. Elle le fit glisser entre le pouce et le majeur pour le tordre et le sécher, au moins un peu. La soie blanche pourrait ainsi couler comme du lait frais si elle avait besoin de la lancer. Chalcus lui adressa un sourire approbateur puis se mit en marche droit devant lui. Ses pieds plongeaient et se dégageaient de l’eau et du limon avec un bruit humide à peine audible. — Pas trop loin, Chalcus, dit Merota. — Pas loin du tout, gamine, répondit gaiement Chalcus, qui s’abstint cependant de tourner la tête vers elle. La zone derrière lui était sous la responsabilité d’Ilna. L’eau perdit encore en profondeur, le sol s’affermit et ils finirent par atteindre le sable. La forme floue de la tunique de Chalcus, qui émergeait sous la lumière des étoiles, s’arrêta. — Nous arrivons derrière vous, maître Chalcus, prévint Ilna. — Pourquoi avez-vous dit cela, Ilna ? demanda Merota. — Parce qu’elle sait que je suis aussi nerveux qu’un chat, répondit le chef de nage avec un sourire. Nous ne voudrions pas que je vous coupe la tête parce que j’ai mal interprété un bruit, pas vrai, gamine ? Il donna une pichenette à Merota sous le menton, mais ses yeux ne cessèrent pas un instant de surveiller la végétation qui poussait à la limite des marées hautes. Il n’y avait pas d’arbres vraiment hauts, mais des buissons et arbrisseaux à profusion qui entremêlaient leurs branches. — En tout cas, nous autres le regretterions beaucoup, ajouta Chalcus. — Allons-nous nous engager dans l’isle ? demanda Ilna. Elle ne discernait pas de route évidente au cœur de la végétation, mais elle se sentait exposée sur cette plage boueuse. — Maintenant que nous sommes ensemble, dit Chalcus, je pensais marcher vers l’endroit où les autres ont accosté. D’accord ? — Oui, bien sûr, répliqua sèchement Ilna. Merota, s’il vous plaît, restez entre maître Chalcus et moi. Chalcus s’arrêta. — Le problème, Merota, dit-il, c’est qu’Ilna et moi ne savons pas ce qui se passe plus que vous. Cela se manifeste de différentes façons, mais rien de ce que nous ferons ou dirons ne veut dire que nous sommes fâchés contre vous. Vous comprenez ? — Oui, Chalcus, répondit Merota. Elle le regarda, puis Ilna, et reprit : — Je n’ai pas peur quand je suis avec vous deux. — Oh, si jeune et déjà une telle menteuse ! s’esclaffa le chef de nage. Mais je dirais que mon expérience prouve qu’il est plus sage d’être dans notre camp que dans le camp adverse. Il leva le sourcil en direction d’Ilna. — Pas vrai, ma dame ? Elle renifla. — Plus vrai que faux, sans doute, admit-elle. Mais cela ne permet pas de prévoir l’avenir, vous savez. — Ah, nous avons déjà eu cette conversation, répondit Chalcus qui se mit en route à grands pas, tout en surveillant la mer à sa droite et le feuillage au bord de la berge à sa gauche tandis qu’ils longeaient le rivage. Ilna veillait aussi. Elle n’était guère habituée à la nature sauvage, mais le moindre défaut dans le motif normal de son environnement lui sauterait aux yeux comme un feu de camp. Elle sourit. Cependant… la normalité de ce lieu était peut-être des dragons aux gueules assez immenses pour avaler les trirèmes entières. Mais un dragon de cette taille serait facile à repérer, même parfaitement en accord avec le paysage. L’odeur fut ce qu’ils remarquèrent en premier. — Merota, dit Ilna, quelque chose a été tué ici et il se pourrait que ce soit un homme. Peut-être plusieurs. Ne criez pas en les voyant. — Tenez-la à l’écart ! protesta Chalcus. — Nous pouvons lui sauver la vie en restant concentrés sur notre tâche ! répliqua sèchement Ilna. Mais nous ne pouvons pas lui cacher quel genre d’endroit est vraiment cette isle, et si nous essayons malgré tout, nous ferons des erreurs que nous ne pouvons pas nous permettre ! — Tout ira bien, Chalcus, intervint Merota. J’ai vu mes parents. Après l’incendie. Elles parcoururent les trois pas qui les séparaient de Chalcus. — C’est assez près, dit-il. Sinon, vous allez marcher sur ses tripes. Le corps était pendu la tête en bas à la fourche d’un arbrisseau, et ses doigts effleuraient le sol. L’un des marins, supposa Ilna, mais elle n’aurait su identifier la victime même avec une meilleure lumière. Non seulement il avait été éventré et vidé comme une truite, mais une créature lui avait également dévoré le visage. Le canot était réduit à l’état de petit bois dans la boue, certains morceaux échoués à près de dix mètres de la carcasse principale. Ilna n’avait pas entendu la destruction brutale du bateau. Le rire avait peut-être masqué les craquements du bois. Le mélange des relents de sang, de matières fécales et de peur empuantissait la plage d’une odeur d’abattoir. Au bourg, le sang aurait été mélangé à une bouillie d’avoine pour faire des saucisses. Bien sûr, au bourg, le cadavre n’aurait été que celui d’un mouton ou d’un cochon. Les poumons et intestins avaient été traînés sur le sable de la plage, mais le cœur et le foie manquaient. — Ah ! laissa échapper Ilna. Ses compagnons la regardèrent. Ilna eut une moue mécontente – elle n’aurait pas dû laisser paraître sa surprise en public – et elle répondit avec une parfaite honnêteté : — Je me disais juste que les goûts de l’assassin sont loin des puddings et saucisses. Chalcus rit et pressa l’épaule de Merota de sa main gauche. — Il ne t’arrivera rien avec nous, fillette, dit-il, c’est promis ! Merota regarda le chef de nage. — Cet homme était-il méchant, Chalcus ? demanda-t-elle. — Sinou Trois-doigts ? dit-il en regardant la victime. C’était un fichu flemmard qui n’aurait pas ramé si sa vie en dépendait… ce qui n’était pas le cas, même quand il ramait sous mes ordres, mais j’ai été content quand ils l’ont transféré sur le Ravageur ; il est devenu le problème de Plestin, plus le mien. Peut-être que la discipline de Plestin est plus stricte que la mienne, qu’est-ce que vous en pensez ? Il rit. Ilna ne savait pas s’il trouvait vraiment sa remarque amusante ou s’il essayait juste de réconforter l’enfant. Sans doute les deux ; et elle s’aperçut qu’elle souriait aussi. — Il y a une trouée dans les bois, ici, dit Chalcus qui désigna l’endroit de son épée. Les autres ont dû fuir par là, ils auraient laissé des traces partant vers la plage. Je propose qu’on attende ici d’avoir plus de lumière, puis nous nous engagerons dans les terres. — Au lieu de regagner le navire ? demanda Ilna. — Chaque décision de Vonculo nous enfonce un peu plus dans la boue, Ilna chérie, répondit le chef de nage. Je pense que nous nous en tirons mieux seuls. — Vous avez sans doute raison, dit-elle. D’autant que les créatures locales semblent avoir déjà dîné. Elle repéra un creux dans les racines d’un figuier dont les branches seraient un appui souple pour son dos. Elle ne dormirait pas, mais autant s’installer le plus confortablement possible. — Venez, Merota, dit Ilna. Posez la tête sur les genoux et dormez un peu. La journée a été longue. — Pour sûr, approuva gaiement Chalcus. Il se plaça au début du passage dans la végétation ; l’éclat de la lune brillait sur son épée tandis qu’il passait son chiffon de laine, encore et encore, pour passer le temps. Merota s’installa et Ilna entendit le chef de nage chanter d’une voix basse et mélodieuse : « Alors j’épouserai qui je veux, comme tu peux le faire aussi. » Chapitre 15 Garric posa les coudes sur la table de la salle de conférence et laissa tomber la tête dans ses mains. Il savait qu’il n’était pas seul – il entendait Liane murmurer quelque chose au chancelier Royhas et à trois assistants supérieurs. Les notables d’Herax, à l’est d’Ornifal, avaient refusé d’appliquer la loi du royaume dans leur communauté et citaient la charte du duc Valbolg le Fort pour prouver leur indépendance judiciaire. Valbolg était mort sept cent cinq années plus tôt. D’après Royhas, la position du gouvernement était que même si la charte était légitime, la présomption de royauté de la lignée ducale avait annulé tous les actes contraires de la dynastie antérieure. Cependant, l’affaire traînerait dans les tribunaux pour cinq ans au moins, sinon vingt, et cela mettait en péril tout le processus pour rationaliser le système judiciaire, au moins jusqu’à résolution de l’affaire. — Oh, Berger, aide-moi, gémit Garric. Il bougeait les lèvres, mais personne ne pouvait entendre ses mots sauf s’il se trouvait dans son esprit. — Je sais que c’est important, mais je n’arrive plus à garder les yeux ouverts. — J’aurais déjà monté un cheval avec ma garde et chevauché toute la nuit jusqu’à Herax, dit le roi Carus. Là, j’aurais tiré les dignitaires de leurs lits, les aurais menés à la place principale et tenus dans un cercle d’épées pendant que j’aurais informé la population de ce que la loi allait être dorénavant. — Je ne ferai pas cela, protesta Garric malgré son sourire. — Je n’aurais pas eu raison de le faire non plus, s’exclama Carus avec un grand rire. Le roi était en tenue officielle, mais s’il portait une laie solide, la tunique courte était d’un jaune flamboyant et le pantalon rentré dans les hautes bottes était orange. Il se tenait comme une flamme dans l’esprit de Garric, gai et vif. — Je l’ai fait deux fois, et les deux villes ont fermé leurs portes devant moi dès qu’un usurpateur à peine crédible est apparu sur la scène locale. Tu es trop intelligent pour laisser ta colère te créer des ennuis supplémentaires, mon garçon. — Au moins, je suis bien conseillé, répondit Garric avec un sourire fatigué destiné à la présence de son ancêtre. Il se leva. Les autres regardèrent avec stupeur. Ils s’attendent probablement que je tombe la tête la première, songea Garric. Ils ont peut-être raison, d’ailleurs. — Mes seigneurs ! lança le jeune homme. Ils sursautèrent, même Royhas qui avait appris à bien connaître Garric au cours des derniers mois. Celui-ci n’avait pas voulu crier, mais il s’était tellement concentré pour s’exprimer clairement que sa voix était sortie avec force. Liane, qui connaissait Garric mieux que quiconque, ne fut pas surprise, mais son sourire accueillant se teinta d’inquiétude. Elle reconnaissait les signes lorsque Garric dormait littéralement debout. Ce n’était pas simplement cette affaire d’Herax, même si elle suffisait à elle seule à faire mourir d’ennui. La journée, commencée avant l’aube, n’avait été qu’une suite de problèmes similaires. Le cordage pour la flotte, les promotions militaires, les inondations dans la région de Tall Springs qui avaient balayé les plantations d’orge – d’après les habitants ; mais l’huissier de la trésorerie soutenait que la récolte avait été complète et le grain caché quelque part. Ces choses et dix autres encore ; chacune importante, chacune insoluble – que devait faire Garric ? Parcourir toutes les caves et bouveries de la région à la recherche de paniers d’orge ? –, et bout à bout, elles engourdissaient l’esprit plus encore que Garric or-Reise pensait qu’il soit possible. Le prince Garric s’était déjà trouvé dans cette situation, et il voyait son avenir comme une procession sans fin de jours semblables. — Voilà ce que je propose, dit-il d’une voix plus calme. (Sa vision devint floue puis se rétablit. Il essaya de sourire mais ne fut pas certain d’y être parvenu.) Demandez aux dignitaires de déclarer que la justice royale restera en place jusqu’au verdict de la haute cour. Le gouvernement va s’engager en versant un cautionnement à hauteur de, oh, d’une année d’impôts sur les revenus d’Herax et des quartiers alentour. Le montant est négociable. — Ils ne seront jamais d’accord, Votre Majesté ! protesta l’un des assistants du chancelier avant que Royhas ait pu le faire taire. Nous avons déjà fait une offre, une offre très similaire. — Par la même occasion, continua Garric, vous demanderez poliment, en vue d’une nouvelle clause, une liste des lieux en mesure d’accueillir jusqu’à huit mille soldats. Vous expliquerez que le gouvernement envisage d’héberger l’armée en dehors de la capitale et qu’Herax est en tête des villes choisies si ce projet devait voir le jour. — Prévoyez-vous vraiment de faire cela ? laissa échapper un autre assistant, stupéfait. D’après les rapports, Herax ne compte que quatre cent douze habitations, et… Royhas pointa l’index. L’assistant ravala la fin de sa remarque. — J’en fais le serment, par Duzi ! s’exclama Garric. Nous l’envisagerons effectivement si les dignitaires n’acceptent pas ce compromis raisonnable ! — Mais je pense qu’ils accepteront, dit Royhas. Je me charge de rédiger les documents, Votre Majesté. Il ajouta d’un ton sec à ses assistants : — Venez ! Inutile de déranger davantage le prince Garric aujourd’hui ! Garric se rassit. S’assit ou s’abattit ; il avait eu de la chance de se rattraper, les coudes sur la table. Le soleil éclatant perçait par les jalousies des fenêtres, mais Garric ne distinguait qu’une lumière floue aux multiples reflets. Il entendit Liane parler – à lui ? à Royhas ? – puis fermer la porte. — Oui, tu as de bons conseillers, mon garçon, dit le roi Carus. Mais nous avons aussi un bon prince. Garric rit avec son ancêtre ; et sombra sans transition dans son rêve en mouvement. Il marchait, Carus à son côté, à travers le mur de la salle de conférence, suivant un trajet qui parcourait non seulement les rues de Valles mais aussi le temps. La nuit et le jour s’enchaînaient au hasard d’un pas à l’autre. Par moments, Garric reconnaissait quelqu’un dans une rue, mais le plus souvent, la manière même de s’habiller des personnes qu’il croisait lui était étrangère. Il aperçut un instant une procession portant la grande statue chryséléphantine de la Dame, œuvre du sculpteur Gudgin de Charis, qui avait brûlé avec le temple de la Dame de Valles plusieurs générations avant la naissance de Carus. Le roi sourit à son descendant. Comme la fois précédente, il portait sur ses traits l’effort nécessaire pour se joindre à Garric dans un voyage qui ne concernait que le jeune homme ; mais là encore, Carus avançait sans faiblir. Ils marchaient vers la rivière et le pont magique ; cela ne faisait aucun doute. Lorsqu’ils s’engagèrent sur la structure fantomatique, les images de Valles, passées et présentes, disparurent. Le pont était solide, splendide, avec des faîteaux pointus jaillissant des montants. De longs fanions claquaient dans une brise qui n’agitait ni les vêtements de Garric ni ceux de son compagnon. D’autres traversaient le pont, surtout à pied, mais parfois à cheval. Il y avait même un carrosse à hautes parois avec des laquais à l’extérieur, devant et derrière. Garric voyait les autres voyageurs ; il ne les bouscula pas mais ils s’interpénétrèrent. Chacun traversait un pont différent, une structure dont l’existence entière était immatérielle et pourtant réelle, à travers de multiples plans du cosmos. Garric saisit fermement la main de son ancêtre. Il n’existait pas de pire sensation que d’être seul dans un monde étrange et hostile. Quoi qu’il arrive ensuite, cela lui serait épargné. Cette fois, la force qui les contrôlait leur fit traverser les ruines dévorées par le temps de Klestis, puis l’escalier de pierre du palais d’Ansalem sans la prétendue ascension des escaliers extérieurs. Ils se trouvèrent enfin dans la chambre d’Ansalem. Une lumière douce filtrait à travers l’albâtre et un éclairage plus vif brillait derrière la grille d’électrum de la fenêtre est. — Oh ? s’exclama Ansalem en se levant de sa couche de marbre décoré. (Il regarda intensément Carus.) Mais, il me semble que je vous connais, n’est-ce pas ? Bien sûr, vous êtes le roi ! — Nous nous sommes rencontrés de mon vivant, répondit Carus, très droit, les mains derrière le dos. Garric soupçonnait Carus de lutter contre le réflexe de saisir la garde de son épée. Il détestait les magiciens de manière générale, et n’avait aucune raison d’aimer Ansalem. — Et nous nous sommes revus ensuite, ici même. — Vous nous avez déjà guidés jusqu’ici, seigneur Ansalem, expliqua Garric. Il avait du mal à se concentrer alors que l’amphisbaena pénétrait et surgissait à travers le canapé de travertin. Cela lui évoquait un reflet de lumière sur un miroir au coin de l’œil, alors qu’il tâchait de rassembler ses pensées. — Qu’attendez-vous de nous, mon seigneur ? Ansalem avança près de la fenêtre ouverte sur l’extérieur en secouant la tête. — Je ne me souviens absolument pas de vous avoir invoqué, jeune homme, dit-il. Pour être honnête, je ne me souviens pas du tout de vous. Il jeta un regard vers Carus par-dessus son épaule et son expression changea légèrement. — Mais je me souviens de vous. Vous vouliez que je devienne un homme sanguinaire. Comme vous. Carus haussa les épaules. La tension de tous ses muscles était évidente, même pour un étranger, et d’autant plus pour Garric. — Je voulais que vous m’accordiez certaines choses que vous refusiez de donner, dit Carus. Et j’ai versé le sang, parfois, alors que je n’aurais pas dû. J’ai fait de nombreuses erreurs au cours de ma vie ; mais moins, j’espère, qu’en ce moment. — Que vouliez-vous, seigneur Ansalem ? demanda Garric. Nous avez-vous menés ici pour servir vos projets ? — Oh, je ne pense pas, répondit Ansalem avec un sourire à peine dissimulé. Vous n’êtes pas magicien, n’est-ce pas ? Et je n’ai pas besoin d’aide de toute manière. Venez voir. Il désigna la grille et s’écarta pour laisser de la place aux visiteurs. Garric regarda son ancêtre. Carus se força à lui rendre un sourire cynique et lui pressa l’épaule ; ils s’avancèrent tous les deux pour contempler Klestis. Le roi Carus avait vu la magie comme une cause plus qu’un symptôme des tensions qui déchiraient le royaume des Isles. Il savait à présent qu’il s’était trompé, mais il ne pouvait empêcher ce sentiment de tout dépasser ; et il lui fallait déployer le même effort de volonté pour être poli envers Ansalem que pour Garric s’il avait laissé une araignée lui ramper sur le visage. La vue à travers le filigrane d’électrum n’était pas celle des ruines de Klestis situées sur ce côté du pont, ni la ville animée que Carus avait vue lorsqu’il avait visité Ansalem de son vivant. Garric baissa les yeux et vit des habitants occupés à récolter des fruits et des noix sur les arbres des parcs qui poussaient entre les bâtiments étincelants. Des jardins luxuriants de légumes et de fleurs ornaient les toits et les plates-bandes des boulevards. Même les balcons débordaient de verdure florissante. Le bétail, replet et au poil brillant, avançait entre les passants et attrapait quelques morceaux d’herbe sur leur chemin. L’opulence de la végétation suffisait amplement pour leur appétit et les besoins des résidents humains de Klestis. Par moments, Garric apercevait un homme ou une femme avec une vache attachée à une longe pour la traite, une corde et un pieu tout simple, un système qui servait moins à maintenir l’animal en place qu’à lui montrer où se tenir pendant que le fermier tirait le lait du pis. La traite des brebis constituait la majorité de la production journalière du hameau de Barca, mais Garric était conscient de la quantité que pouvait fournir une bonne vache laitière. Les habitants qu’il regardait emportaient seaux après seaux du troupeau et portaient à chaque voyage autant de lait que possible. — Tout cela n’est pas réel, dit-il. Le lait, les fruits sur les arbres – ce n’est pas réel. — Cela aurait pu être réel, remarqua le magicien potelé avec un bref froncement de sourcils. Cela aurait dû être réel, mais… Ansalem tourna le regard vers sa couche. — Je pensais que c’était une erreur, mais c’est tout à fait impossible, dit-il. Je suis allé dormir après avoir isolé Klestis du cours du temps, et mes acolytes ont enchaîné l’amphisbaena pour qu’il me maintienne dans ma chambre pour toujours. Pourquoi ont-ils fait cela ? — Parce qu’ils voulaient utiliser votre pouvoir pour servir leurs propres desseins, répondit sèchement Carus. Parce qu’ils voulaient régner sur les Isles, sans doute. Et parce que vous pensiez être trop parfait pour vous occuper d’un monde qui n’était pas celui que vous vouliez créer, ils ont pu accomplir cela. — Purlio a fait cela ? dit Ansalem. (Ses traits se tordirent en une grimace d’interrogation et d’horreur.) Oui, je suppose qu’il l’a fait, avec les autres. — Mon amie, la magicienne Tenoctris, dit Garric, m’a dit que vous aviez rassemblé des objets de grand pouvoir qui ne vous affectaient pas ; mais les autres n’étaient pas aussi forts que vous. Elle vous a rencontré une fois, mais elle a quitté Klestis, effrayée par ce que les puissances qui s’y trouvaient pouvaient lui faire. — Je ne me souviens pas de votre amie, répondit Ansalem qui secoua tristement la tête. Je ne me rappelle pas grand-chose, j’en ai peur. Oui, j’ai récupéré quelques babioles ici et là. J’aimais les avoir autour de moi, et cela ne faisait aucun mal. Et puis certains artefacts auraient pu être très dangereux entre d’autres mains. J’ai un Grand Ancien, venu d’une époque bien antérieure à la nôtre, transformé en marcassite mais encore vivant, à sa manière. Je ne pouvais pas laisser cela là où n’importe qui pouvait s’en emparer, n’est-ce pas ? — Mais quelqu’un d’autre l’a pris, remarqua Carus. (Son expression était aussi dure que le granit, et ses lèvres hachaient les syllabes.) Votre Purlio, semble-t-il. — J’ai fait une erreur, n’est-ce pas ? demanda doucement Ansalem. (Il regarda les yeux froids du roi.) Aurais-je dû faire ce que vous exigiez de moi, mon seigneur ? Pendant un instant, Carus resta immobile, silencieux. Puis il rit, un éclat de joie honnête, et il prit les mains du magicien dans les siennes. — Non, vous n’auriez pas dû faire cela, seigneur Ansalem, dit-il, parce que je ne savais pas ce que je faisais, pas davantage que vous. Ensemble, nous aurions pu changer les choses – pour quelque temps en tout cas. Mais la situation n’aurait pas été meilleure. Je le sais à présent. Carus secoua la tête et s’éloigna d’Ansalem ; toute tension l’avait quitté. — J’aurais aimé, ajouta le roi, que nous ayons eu tous les deux quelqu’un pour nous dire que faire. Je ne voulais que le bien, je le jure. — Mon seigneur ? dit Garric à Ansalem. Pouvons-nous vous sortir de ce… piège ? De cette cage ? C’est peut-être la raison de notre venue ici. — Le cloisonnement doit être brisé de l’extérieur, répondit tristement le magicien. Et l’amphisbaena lui-même est la seule clé. Il est ici, avec moi, voyez-vous. Garric s’obligea à regarder la forme serpentine qui scintillait et disparaissait aux frontières de l’espace et du temps. Parfois les deux têtes étaient visibles ; parfois, le catafalque était nu, sans présence dans l’air, sinon une pulsation évocatrice, aussi réelle que la forme physique de l’amphisbaena. — Mon seigneur, pouvons-nous apporter le talisman à notre amie ? demanda Garric. Elle pourra peut-être briser le cloisonnement – ou trouver quelqu’un d’assez puissant si elle n’y parvient pas seule. — J’apprécie votre proposition, jeune homme, dit Ansalem sur le ton d’un adulte répondant à l’enfant qui vient de demander pourquoi le ciel est bleu. Mais voyez-vous, vous n’êtes pas réel. Ici, rien n’est réel à part moi. La chambre sembla se dissoudre, ou Garric la dépassa. Il traversait de nouveau le pont avec Carus auprès de lui. Klestis était une ruine derrière lui, prisonnière d’un crépuscule éternel, sans espoir ni avenir. — Je me sens désolé pour lui, à présent, dit le roi. Il cria les mots, mais Garric ne put que les lire sur les lèvres de son compagnon. — J’aimerais qu’il ait une deuxième chance, comme cela m’est accordé à travers toi, mon garçon. Une armée traversait le pont dans la direction opposée. Garric voyait clairement les troupes cette fois ; des cadavres d’hommes et de chevaux. Les pinces des crabes et les dents des poissons avaient arraché un nez, la peau d’un doigt, mais les froids abysses avaient ralenti le processus de décomposition. Par-dessus l’armée, un étendard flottait, un crabe noir sur une étoffe blanche. Un homme tout en blanc marchait sous le symbole. Malgré le visage peint, Garric reconnut l’un des acolytes qui avaient rencontré le roi Carus lors de sa visite à Ansalem lors des derniers jours de l’Ancien Royaume. Le magicien tourna légèrement la tête lorsque Garric et lui se croisèrent sur leurs différents plans. Il n’y avait pas davantage de sentiment dans les yeux du magicien que dans ceux d’une araignée. — … Une deuxième chance, murmura Carus tandis que Garric retrouvait dans un frisson la réalité de la salle de conférence. Tout en courant, Sharina maintenait le couteau pewle devant elle, la main droite sur la garde et le bout des doigts gauches sur l’arête non coupante de la lame, près de la pointe. Elle était trop épuisée pour tenir sans danger l’arme d’une seule main, et elle ne se sentait pas capable de la tirer de son fourreau assez vite lorsqu’un danger surgirait. Lorsque, et non pas s’il surgissait ; les cris des goules résonnaient en un large demi-cercle dont les extrémités avaient déjà dépassé Sharina et Dalar. D’ici peu, les cornes du croissant s’incurveraient vers l’intérieur, comme un nœud qui se fermerait autour de ses proies. — Je ne peux pas…, haleta-t-elle à l’attention de Dalar, continuer… encore longtemps… — Moi non plus, répondit l’oiseau. Il n’avait pas le souffle court ou sifflant – sa gorge n’était peut-être pas conçue pour cela – mais ses paroles étaient hachées. — Nous allons trouver un arbre pour nous y adosser et faire face. Il gloussa et ajouta avec un humour amer : — L’usage voudrait que je meure le premier, mais j’ignore si nos ennemis ont le sens de l’honneur. De grands chênes et des buissons semblables à de la ciguë et du genièvre formaient la majorité de la végétation. Certains étaient très grands : Sharina avait vu Cordin colonisé lorsque le grand oiseau magique l’avait déposée, mais la végétation avait retrouvé toute sa gloire funeste et sauvage durant le millénaire suivant. La mousse pendait en lianes grises des branches d’arbres. Toutes les feuilles gouttaient, même si la pluie avait cessé pour le moment. Les goules lançaient leurs cris plus souvent à mesure qu’elles approchaient. Sharina évalua qu’il y en avait au moins une vingtaine. Elle songea que ni Dalar ni elle n’avaient mangé depuis longtemps. Un bon repas quelques heures auparavant n’aurait toutefois pas changé grand-chose à l’issue de la situation présente. — Là ! dit-elle. Elle pointa son couteau à bout de bras vers un bâtiment à demi couvert de feuillage. Le geste la déséquilibra et elle tomba presque. — Là, nous pouvons entrer par l’endroit où l’if perce le toit. Le bâtiment était rectangulaire. Son toit pointu et pentu était, comme les murs, bâti en pierres récupérées sur d’autres bâtiments. Le résultat, grossier, ressemblait à une pyramide sur un piédestal, mais suffisamment robuste pour tenir face aux forces qui dévoraient les murs et les tours de structures plus raffinées dans l’ancienne ville. Les alentours du bâtiment avaient été dégagés à plusieurs reprises par le passé. Des troncs de cèdres, tous mesurant au moins quinze centimètres de diamètre, marquaient le sol dans un rayon de vingt pas autour des murs ; des creux restaient là où les racines d’arbres moins résistants aux intempéries avaient poussé. Cependant, personne n’avait coupé la végétation depuis la dernière génération ou plus, et la forêt repoussait rapidement dans la chaleur moite. Une baie collante de cèdre s’était logée entre les encorbellements du toit et commençait à écarter les blocs de pierre au fil de sa croissance. La fissure était étroite mais Sharina était mince et Dalar semblait squelettique sous le duvet collé par la pluie. Ils passeraient. Ils devaient passer. Les murs ne comptaient que huit rangées de pierre et arrivaient à hauteur de l’épaule de Sharina. Dans une autre situation, elle aurait bondi sur le toit, après avoir placé le pied à la moitié du mur pour sauter le reste dans un même élan. Dans une autre situation. Elle planta son couteau dans le premier interstice moussu du toit et rampa vers le haut, le souffle court, ses orteils nus cherchant les prises entre les joints des pierres. Elle n’aurait peut-être pas été capable de réussir si Dalar ne l’avait pas aidée d’une impulsion de ses mains robustes. Les murs étaient pleins de tous les côtés : les bâtisseurs n’avaient prévu ni porte ni ouverture. — Dalar, dit Sharina en se tournant pour donner la main à son compagnon, aussi épuisé qu’elle. C’est une tombe. L’oiseau laissa doucement échapper un chapelet de gloussements. — J’ai bien peur que cela convienne parfaitement. Il ne semblait pas effrayé. Sharina non plus, ce qui la surprenait. L’avantage de cet épuisement total était qu’elle n’avait plus assez d’énergie pour les émotions intenses, ni la peur ni l’espoir. — Passez ! ordonna Dalar. Ses poids tournoyaient dans des directions opposées, chacun au bout d’un mètre quatre-vingts de chaîne tandis que la longueur restante frissonnait en une courte boucle entre ses mains. L’arme sifflait doucement, comme un chien de chasse qui tire sur sa laisse pour s’échapper. Sharina aurait voulu envoyer Dalar en premier : l’oiseau était plus mince qu’elle, et si la première personne à passer restait bloquée dans la fissure, cela leur interdirait à tous les deux l’accès à l’abri. Mais l’heure n’était pas aux politesses et questionnements. Elle récupéra prestement le couteau pewle et se tordit dans le passage. Tandis qu’elle avançait, une goule apparut à la lisière de la forêt. C’était un mâle, considérablement plus imposant que la créature que Dalar avait tuée. Il poussa un hurlement comme du métal qu’on tord lorsqu’il vit ses proies. L’espace entre les blocs de pierre était plus réduit vers l’intérieur. Sharina avait passé la tête mais ses épaules bloquèrent. Elle tendit le bras droit autant que possible et se tordit vers la gauche. Sa tunique se déchira. Les racines hérissées du cèdre lui griffèrent le côté des côtes, mais c’était un prix négligeable pour se mettre à l’abri. Sharina ondula encore et tomba dans les ténèbres. Dehors, le cri de la goule s’acheva sur le « whack ! » du bronze contre les os. Sharina s’était attendue que le sol soit moins haut qu’elle après la fissure. Il était au moins deux fois plus bas. Elle avait pensé à plier les pieds, mais ses jambes dérapèrent de côté sur la pierre glissante. Elle atterrit sur le dos, assez durement pour noyer le monde dans un éclat de lumière bourdonnante. Mais elle n’avait pas lâché son couteau. Nonnus aurait été fier d’elle. Ses pieds balançaient en l’air. Elle battit des paupières pour rétablir une vision normale : il y avait une fosse au centre de la petite enceinte. Elle aurait pu déraper… Le corps de Dalar bloqua la lumière de l’ouverture ; il arrivait, les pieds en premier. — Il y a un trou dans le sol ! cria Sharina. Elle essaya d’agir en guide sans gêner les mouvements nécessaires à son compagnon pour se glisser par le boyau droit du passage. Dalar tomba à l’intérieur. Sharina le poussa en avant de l’épaule, à l’écart de la fosse. Elle ignorait la profondeur du trou, mais lors de l’aperçu qu’elle en avait eu, elle n’avait pas distingué le fond. La lumière diminua de nouveau ; un long bras griffu plongea dans la fissure et tâtonna dans le vide. Dalar s’immobilisa, les yeux levés vers la créature, un poids dans chaque main. — Non ! intervint Sharina. Portez-moi. L’oiseau laissa tomber ses poids et s’accroupit, les mains nouées. — Maintenant, dit Sharina en posant le pied sur les doigts noués fermement de l’oiseau. Dalar se redressa et souleva Sharina, les mains au niveau des épaules, dans un mouvement fluide. Le couteau pewle décrivit un arc en avant, un coup donné au-dessus de la tête de Sharina directement dans l’épaule de la goule. Le cartilage et les os poreux de la créature craquèrent. Les griffes de la goule se refermèrent en un spasme ; l’avant-bras pendit un instant puis tomba sur le sol du tombeau. L’arête des pierres avait déchiré les restes de chair lorsque la créature s’était retirée. Sharina atterrit, les genoux fléchis ; Dalar l’aida à se redresser. À l’extérieur, les gémissements stridents de la goule blessée se mêlèrent aux glapissements excités des autres créatures qui atteignaient la clairière. Sharina s’accroupit sur le sol de la tombe ; elle n’était pas certaine que ses jambes la portent encore longtemps. Ses mains tremblantes faisaient briller des reflets de lumière sur la lame du couteau. Presque inconsciemment, elle nettoya l’arme sur la bordure de sa tunique. Elle s’aperçut qu’elle souriait. Le vêtement n’était plus bon à grand-chose d’autre qu’à servir de chiffon, après les épreuves qu’il avait traversées. Les goules poussaient leurs cris à l’extérieur de la tombe. Aucune ne s’aventura par la fissure, mais Sharina entendit des grognements d’effort lorsque certaines créatures essayèrent de déplacer les pierres. — Il y a une odeur ici, remarqua Dalar. Nous sommes dans le terrier de quelque chose. Sharina leva les yeux. Sa première pensée fut un bond de joie – Nous avons été sauvés ! Son visage s’assombrit. Elle déclara : — Oui, nous sommes dans le terrier d’un serpent. Pendant un instant, j’ai cru que mon maître venait… nous conduire à l’étape suivante. — Un serpent ? demanda Dalar. Ses poids glissèrent au bout de trente ou cinquante centimètres de chaîne avant que ses paumes se referment de nouveau sur l’arme. Les poids n’étaient pas une arme adaptée à ce lieu confiné, même si Sharina ne doutait pas que son garde du corps se sorte au mieux de tout danger éventuel. — Je vois. Un gros spécimen, on dirait. Les murs à l’intérieur du tombeau – mais était-ce vraiment un tombeau ? Il n’y avait ni catafalque ni cercueil, seulement un gouffre qui semblait naturel dans la roche calcaire – étaient enduits et couverts de fresques. Une large racine s’était glissée dans un angle bas et avait pourri lorsque l’arbre qu’elle nourrissait avait été coupé. Les infiltrations et les petits animaux avaient élargi la cavité jusqu’à faire tomber un bloc du mur. Le serpent qui vivait là avait poli les pierres en haut et en bas du passage par lequel il se glissait. Une écaille s’était détachée sur l’arête d’un bloc. Elle était trop grosse pour que Sharina en fasse le tour avec le pouce et le majeur. — Nous pourrions ramper dans le tunnel vers l’extérieur, dit doucement Dalar. C’est peut-être assez large. Il y avait peu de lumière, mais les yeux de Sharina s’étaient habitués à l’obscurité. Elle voyait qu’elle serait plus à l’étroit dans le tunnel du serpent que dans la fissure du toit. Ils ne pouvaient deviner la longueur du passage, mais il pouvait s’étendre jusqu’à la lisière de la clairière. — Oui, dit Sharina. L’abri s’assombrit lorsqu’une goule s’interposa entre le passage du toit et la lumière. Dalar et Sharina levèrent les yeux avec le mouvement sûr, rapide et froid d’un chat qui remarque un mouvement sur le plancher du garde-manger. La goule s’écarta. Plusieurs créatures grognaient en chœur ; une pierre du toit émit un grattement puis s’arrêta. Les grognements se transformèrent en grondements frustrés et rageurs. — Oui, répéta Sharina, je suppose qu’il faudrait faire cela. Mais pour le moment, je pense que j’ai besoin de me reposer un peu. — Moi aussi, répondit Dalar. Nous pouvons prendre… une heure environ ? C’est mon estimation. Nous nous porterons mieux si nous nous détendons pendant ce laps de temps. À l’extérieur, le choc du bois contre la pierre résonna. Les goules utilisaient des branches pour faire levier et disloquer le toit. Sharina n’était pas certaine que Dalar et elle disposent de une heure entière avant que l’ouverture soit suffisamment large pour laisser passer les goules, mais ils disposaient d’un peu de temps. — Oui, détendons-nous, dit-elle. Son rire fatigué fut repris par l’écho du petit abri. — Eh bien, dame Ilna, dit Chalcus d’une voix aussi douce que la sève qui coulait doucement, le ciel n’est pas encore assez clair pour passer du tour de garde de nuit au premier du matin – mais on le distingue au moins des terres, comme vous le voyez. Si la fillette et vous êtes prêtes à repartir… ? — Oui, bien sûr, nous sommes prêtes, dit Ilna qui réveilla Merota en la secouant doucement. Elle ne voulait pas laisser le chef de nage considérer Merota comme un poids parce qu’elle était une fille et très jeune. Ilna s’était retrouvée seule et avait pris soin de son frère avant d’avoir l’âge de Merota ! Non pas qu’il y ait le moindre point commun entre Ilna et cette fillette de noble naissance… et elle n’imaginait pas Chalcus abandonner l’une d’elles si leur aventure devenait difficile. Plus difficile. — Umm ? marmonna Merota. Oh ! Elle se dressa bien droite et regarda autour d’elle en quête d’un danger. — Nous allons faire un tour, ma dame, annonça Chalcus d’un ton apaisant. Il n’y a aucun problème, mais il fait assez clair pour bien voir et il faut en profiter, pas vrai ? Ilna jeta un regard vers la mer. Les lampes sur les trirèmes s’étaient éteintes aux alentours de minuit. Le ciel s’éclaircissait effectivement, mais la lumière ne suffisait pas encore pour différencier les navires de l’eau. D’après ce qu’avait dit le chef de nage, les trirèmes devaient déjà avoir flotté hors des bancs de limon, mais elle songea qu’elle aurait entendu si les marins s’étaient remis en route dans la nuit. — Oui, Chalcus, dit Merota qui se leva. Chalcus ? J’ai soif. — Eh bien, nous nous occuperons de cela également, déclara le chef de nage. Les obstacles ne nous empêcheront pas de trouver assez vite une source. Mais nous risquons de trouver d’autres choses également, alors gardez ouverts vos jeunes yeux alertes, oui ? — Oui, Chalcus ! répondit la fillette avec un large sourire. Ils s’engagèrent sur le chemin en file, Merota abritée étroitement entre les deux adultes. Il sait y faire avec les femmes, tout meurtrier ou pirate qu’il soit. Mais c’est peut-être précisément pour cela qu’il sait y faire avec les femmes… Le chemin s’éleva brusquement. Les grands arbres étaient des ormes, des storax et des chênes, mais ils étaient encore jeunes et les plus hauts ne dépassaient pas neuf mètres. Ils n’étaient pas suffisamment feuillus pour couvrir d’ombre les oliviers et les mûriers qui s’entrelaçaient en masses compactes et épineuses de chaque côté du passage. Chalcus avançait prudemment ; il cassait les branchettes d’olivier et tordait les cannes de mûriers en marchant lorsqu’il lui semblait qu’elles formeraient un obstacle pour les femmes qui le suivaient. La corne sous ses pieds lui permettait d’ignorer les épines. Il tenait son épée verticalement devant lui, la garde à hauteur de taille. Il n’utilisait jamais la lame contre la végétation, et ses yeux fouillaient la verdure devant et des deux côtés. Alors qu’ils approchaient du haut de la colline, Ilna se retourna pour regarder les trirèmes. La végétation était trop dense pour qu’elle distingue autre chose que le chemin qu’elle venait de monter. Elle songea que cela n’avait pas d’importance. Chalcus atteignit le haut de la crête parallèle à la côte. Il ne rampa pas pendant les derniers mètres mais s’abaissa, une posture accroupie qui était moins destinée à le cacher qu’à lui donner un élan s’il avait besoin de bondir dans l’une ou l’autre direction. — Eh bien, que les sirènes surgissent des flots pour jouer avec mes orteils, dit-il en se détendant légèrement. Ilna, chère petite chose, venez me dire ce que vous pensez de ce spectacle. Ilna fronça les sourcils mais elle ne laissa pas son irritation s’exprimer par les mots. Chalcus ne pouvait probablement pas s’empêcher d’être aussi idiot ; et s’il le pouvait, eh bien, il y avait des soucis plus importants à gérer pour le moment. Ilna avança vers le poste du chef de nage et poussa légèrement Merota entre les omoplates pour la faire suivre. La jeune femme s’attendait à voir davantage de végétation luxuriante et sauvage. Mais lorsqu’elle suivit le regard de Chalcus, elle découvrit un verger soigneusement planté. Les arbres fruitiers étaient clairement reconnaissables, mais elle ne pouvait donner de nom aux fruits ronds eux-mêmes. Il ne s’agissait pas de pommes et ils étaient trop colorés pour des pêches, le seul autre fruit des vergers du bourg. — Des oranges ! glapit Merota. Oh, Chalcus, pouvons-nous en cueillir quelques-unes ? J’ai tellement soif ! — Je ne pense pas qu’on puisse reprocher à des naufragés assoiffés de se servir dans une telle abondance, répondit le chef de nage. (Il leva un sourcil en direction d’Ilna.) Qu’en pensez-vous, mon adorée ? Ilna avait déjà vu des oranges, lors de banquets à Erdin et Valles. Elles poussaient apparemment sur des arbres, comme les pommes. Elle avait cru qu’il s’agissait de légumes. — Je suppose que cela ne pose pas de problème, répondit-elle. Même les enfants et les marins en savent plus que moi ! songea-t-elle. — Si le propriétaire vient, nous pourrons le payer, ajouta-t-elle tout haut. Chalcus s’engagea dans la pente d’un pas nonchalant qui pouvait sembler imprudent si vous ignoriez les regards vifs qu’il lançait alentour comme un mulot aux aguets. Il avait toujours l’épée à la main, mais depuis qu’ils étaient sortis des buissons épais, il tenait la pointe baissée à sa gauche d’une manière légèrement moins menaçante. — L’isle semble totalement sauvage vue de la mer, remarqua Ilna. Mais ces arbres ont dû être plantés il y a quelque temps déjà. La colline les cache. — C’est encore plus intéressant que vous le pensez, ma dame, ajouta Chalcus, car vous n’avez pas navigué dans ces eaux comme je l’ai fait. Je repère les étoiles aussi bien que Vonculo, je sais donc que nous sommes entre Seres et Kanbesa. Mais voyez-vous, mes chéries, la dernière fois que je suis venu ici, nous étions à flot et il n’y avait que l’immensité de la mer devant nous, pour des heures de navigation encore, dans toutes les directions. Ils étaient arrivés dans le verger. Chalcus cueillit une orange de la main gauche et la jeta par-dessus son épaule à Merota, apparemment sans la regarder. Il se tourna vers Ilna en souriant, et caressa l’écorce rêche de la branche. — Il n’y a pas trois mois, tout cela n’était que de l’eau salée, ma dame. Une isle peut surgir de la mer… mais des arbres pareils ne poussent pas en quelques mois. Pas sans l’aide d’un magicien. — Oui, nous savions que des magiciens étaient à l’œuvre, répondit froidement Ilna. (Ses lèvres se tordirent en un semblant de sourire.) Même Vonculo savait qu’il y avait des magiciens, et c’est, avec la direction du soleil levant, la seule information que je tiendrais pour vraie venant de lui. Chalcus éclata d’un rire semblable à un carillon de cuivre. Il prit deux autres oranges et jeta la plus grosse à Ilna. Il piqua l’ongle du pouce dans la sienne et commença à la peler d’une main. Ilna le regarda faire puis éplucha son fruit avec le couteau qu’elle gardait dans sa ceinture. Merota avait simplement mordu un morceau de peau qu’elle avait ôté pour presser le fruit et avaler le contenu directement. — Pourquoi croyez-vous que ceux qui font cela… (Chalcus s’interrompit pour cracher des pépins et un morceau de la membrane intérieure du fruit.)… veulent nos bateaux ? Ou nos équipages peut-être ; même si je peux dire, moi qui en faisais partie, qu’ils forment un groupe peu reluisant. — Peut-être que personne ne vit ici, dit Merota, les lèvres collantes. Nous n’avons vu personne. — Quelqu’un s’occupe de ces arbres, remarqua Ilna. Elle n’était pas jardinière mais savait qu’un pommier ou un pêcher à l’abandon était rapidement envahi d’insectes. Le jus sucré qui gorgeait les fruits attirait la vermine comme la viande fraîche attire les mouches. — Il ne semblait pas y avoir plus de quarante rangées d’arbres depuis le haut de la crête, dit Chalcus qui jeta la peau d’orange entre les branches de l’arbre à côté de lui. (Entre, pas dans, remarqua Ilna, même si le chef de nage regardait ailleurs lorsqu’il avait fait ce geste.) Il y a des champs de l’autre côté. Je propose que nous allions voir, puis nous irons faire notre rapport à Vonculo. — Oui, dit Ilna. Grand bien lui fasse. Ils se mirent en route. Les arbres étaient plantés en rangées mais également en travers des rangées ; chaque pas ouvrait de manière très déconcertante sur de nouvelles ailes, à demi sur la gauche ou sur la droite, et fermait les rangées aperçues au pas d’avant. Chalcus gloussa. — La seule chose qui ferait du bien à Vonculo, c’est un rouleau de corde solide, dit-il. Mais il est vrai que beaucoup ont dit cela de moi. Des insectes – des abeilles et des mites rapides aux ailes claires – bourdonnaient autour d’eux. Le motif de leur vol était très subtilement déséquilibré, même si Ilna en personne ne savait préciser ce qui la dérangeait. Si elle avait été un insecte, son parcours aurait été subtilement différent de celui de ces animaux. La raison lui échappait ; et elle ne dit rien à ses compagnons. — Doucement maintenant, dit Chalcus. Il ne leur restait plus qu’une rangée d’arbres à passer. Le chef de nage s’arrêta près d’un tronc tordu, la main légèrement posée sur l’écorce, tandis qu’il regardait devant lui. Une route pavée, ravagée par le temps et autres intempéries en un amas de blocs de pierres brisés, séparait le verger d’un champ d’orge sur la pente douce en face. Une équipe avait commencé à récolter le grain, en commençant par le haut du champ. Les paysans étaient trop loin pour qu’Ilna distingue les détails de chacun, mais les mouvements des moissonneurs étaient aussi dérangeants que la danse des abeilles autour d’elle. — Devrions-nous aller leur parler, Ilna ? demanda Merota d’une petite voix. Elle avait d’abord tendu les mains devant elle, mais elles tremblaient légèrement. — Chut, petite, dit Ilna. Une fois les mots prononcés, elle regretta de ne pas les avoir dits d’un ton plus doux, mais ce n’était pas le plus important pour le moment. Les moissonneurs récoltaient le grain avec des paniers, des faux et un plateau d’osier pour maintenir les tiges tandis que la lame les fauchait. Une femme suivait chaque homme. Elle ôtait les tiges du panier puis les nouait avec une longueur de tige de seigle avant de jeter le faisceau dans la petite charrette qu’elle tirait derrière elle. Chaque mouvement était normal, familier à tout paysan venu d’une terre où poussait le grain. Mais l’ensemble des gestes était dérangeant, parce que le groupe ne faisait que moissonner. Ce n’était pas une équipe, occupée à discuter sur la qualité des céréales, la chaleur, la fièvre qu’avaient attrapée les cochons de Sincarf et si elle risquait de se propager dans les élevages du bourg. Vingt individus avançaient dans le champ sans la moindre interaction, comme autant de rochers dévalant une pente. — Leurs vêtements sont en lambeaux, remarqua Merota dans un souffle. — Leur peau est en lambeaux, gamine, corrigea Chalcus. Ce sont des morts, pour sûr, mais ils se déplacent rudement bien. — Les insectes aussi sont morts, dit Ilna. Ils volent et rampent, mais ils sont morts. Je pense que nous ferions mieux de retourner aux navires et faire notre possible pour convaincre Vonculo de partir immédiatement. — Ouais, approuva le chef de nage, et de mon côté, je n’ai pas vu une seule pièce d’or dans les rues. Il adressa un hochement de tête à Ilna. — Peut-être voudriez-vous aller en tête pendant que je m’occupe de nos arrières, ma dame ? dit-il. — Oui, très bien, acquiesça Ilna. Elle s’élança d’un pas rapide à travers le verger, dans une allée qui longeait celle qu’ils avaient suivie dans l’autre sens. Il était difficile de définir de quelle direction venait le danger. Chalcus estimait visiblement que l’arrière était le plus risqué. Ilna soupçonnait les menaces de les guetter partout, y compris dans le sol qu’ils foulaient et l’air qu’ils respiraient, mais il fallait bien qu’ils avancent malgré tout. Ils furent presque soulagés d’atteindre les buissons qui cachaient le verger. Ilna se tourna de côté pour se glisser dans l’ouverture étroite du passage. — Un moment, mes chéries, intervint Chalcus. Il y a quelque chose sur le chemin. Nous pouvons attendre encore un peu. Une procession avançait sur la route disloquée, en provenance du sud. Un bataillon de cadavres en tenues de fantassins précédait deux carrosses découverts, chacun tiré par huit squelettes de chevaux. Malgré les larges roues, les véhicules vacillaient et basculaient parfois si fortement d’un côté ou de l’autre qu’ils menaçaient de verser totalement. Des duos de danseuses ondulaient dans les carrosses. Elles avaient été femmes, en tout cas, avant que la mort les appelle. Leurs vêtements étaient maculés par les dépôts gluants du temps, mais même de loin, Ilna distinguait qu’elles étaient parées comme seules des princesses pouvaient se le permettre. Les joyaux et ors de leurs ornements scintillaient sous le soleil levant. L’une des danseuses portait des bracelets sertis de rubis et de diamants du coude à l’épaule droite. Autrefois, son bras gauche avait dû porter un ornement similaire, mais le membre n’était plus qu’ossements et quelques ligaments qui en assuraient la tenue. Les crabes s’en étaient pris à elle. À la fin de la parade morbide se tenait une silhouette asexuée qui ne marchait ni ne chevauchait : ses bras étaient croisés sur sa poitrine et ses pieds chaussés de pantoufles légères flottaient au-dessus des pavés de la route. Sa robe à capuche était en laine noire et un mélange de suie et de graisse couvrait toute la peau apparente. La silhouette était aussi immobile qu’une statue de charbon et dégageait une aura aussi maléfique qu’un furoncle suintant de pus. — Partons maintenant, dit nettement Ilna. Ce n’était pas une question. Ses compagnons se précipitèrent à sa suite sans un mot même si Chalcus se demandait probablement d’où s’était échappée la nuance d’anxiété dans sa voix. Les doigts d’Ilna jouaient avec le ruban de soie et formaient des nœuds complexes et rapides qu’ils dénouaient alors qu’ils étaient à peine achevés. Ilna lança tout haut, car se taire aurait signifié qu’elle avait peur d’admettre la vérité : — En regardant cet homme – un magicien, je suppose… Je me suis souvenue de mon propre reflet lorsque je vivais à Erdin, il n’y a pas si longtemps. — Je ne pense pas, ma dame, répondit Chalcus sans hésiter, que vous verrez de nouveau ce reflet à l’avenir. Et je doute fort que cet être voie jamais autre chose que son visage actuel. Pas vrai ? — J’espère, dit Ilna avec un reniflement cynique. Oui, bien sûr ; j’y veillerai. Sur mon âme, j’y veillerai ! Elle sortit des broussailles sur la plage limoneuse. La marée descendait, mais elle était encore bien plus haute que lorsque Ilna et ses compagnons avaient atteint le rivage. — Les navires sont partis, dit-elle d’une voix claire, un soupçon plus fort que ce qu’il fallait pour que Chalcus l’entende. — Est-ce qu’ils ont…, commença le chef de nage en se plaçant à côté d’Ilna. (Puis il ajouta, légèrement embarrassé, presque dans la même phrase :) Oui, bien sûr ; et je n’avais pas besoin de signe aussi clair que mon défunt ami Sinou pour me rappeler qu’Ilna os-Kenset a toujours raison. Il se dirigea rapidement vers l’eau, puis s’arrêta et lança par-dessus son épaule : — Restez près de moi, petite ; et vous aussi, ma dame, si vous voulez bien. — Viens, dit Ilna à Merota, mais la fillette se hâtait déjà derrière Chalcus. Il regarda le rivage, vers le sud. — Les voilà, dit-il. Ils tournent à l’extrémité des terres. Ilna se protégea les yeux de la main droite. Les navires avançaient, doucement, par à-coups. L’une des trirèmes était encore totalement visible mais seul l’étambot incurvé de l’autre apparaissait derrière l’arête des hautes falaises qui bordaient le sud du rivage. — Je ne vois personne sur le pont, remarqua Ilna qui se demanda si l’allure totalement anormale du navire venait uniquement de son ignorance en matière de navigation. Et les rames ne bougent pas. — Regardez la couleur le long des coques, mon adorée, dit Chalcus. Ce n’est pas le reflet du soleil sur les vagues, vous savez. — Ah, dit Ilna. Non, ce sont les coquilles des Grands Anciens. Ils emportent les trirèmes. Cashel essuya la sueur de son front avec sa manche. La lumière verte ne provenait pas d’un soleil, il ne pouvait donc pas vraiment dire que le soleil tapait particulièrement fort ce jour-là, mais il avait certainement chaud, et il aurait voulu le clamer au monde entier ! Un coquelicot poussait, la Dame savait comment, dans une fissure du sol de pierre. Cashel songea que les pétales seraient certainement d’un rouge vif sous un éclairage normal, mais dans cet endroit, ils semblaient marron. Pourtant, la fleur était encore un délice à regarder. Il eut d’abord l’impression que six hommes à la peau noire l’attendaient, en haut de la colline, en cercle. Une fois arrivé plus près, il s’aperçut qu’il s’agissait d’arbres, mais les branches grêles semblaient trop petites pour les troncs tortueux. Il y avait également un nœud dans le bois, juste au-dessus du point d’où partaient les branches. — Ces arbres ont vraiment l’air d’être des humains, dit-il à Krias, simplement pour entretenir amicalement la conversation. Cashel parlait aussi aux moutons qu’il gardait. Il n’était pas certain qu’ils le comprennent, mais les moutons semblaient aimer qu’on leur prête attention ; sans compter qu’il était possible qu’ils le comprennent bel et bien. — Pour sûr, ils peuvent, répliqua l’anneau démon, puisque c’est ce qu’ils sont. Ce qu’ils étaient jusqu’à ne pas savoir tenir leur langue quand ils auraient dû, en tout cas. Voilà une erreur qu’ils ne pourront plus jamais commettre ! Cashel soupira lorsqu’il perçut la jubilation dans la voix du démon. Ces personnes – y avait-il des femmes autant que des hommes ? Cashel décida qu’il ne voulait pas savoir – avaient peut-être mérité leur sort, mais il n’y avait rien de réjouissant à cela. Enfin, le monde avait sans doute le droit d’avoir autant un Krias qu’un Cashel. Un éclat plat luisait au milieu des arbres. Cashel ne voulait pas se faire de fausses joies, mais s’il s’agissait d’un point d’eau, il serait plus que bienvenu. Il avait mangé les racines pelées de l’arbre qui l’avait attaqué. Elles avaient une richesse huileuse, mais de l’eau toute simple lui semblerait un délice. Plutôt que de poser sa question sur une source éventuelle, Cashel demanda : — Ces gens ont-ils eu des problèmes avec un magicien, maître Krias ? — Cela aurait pu, répondit le démon avec une suffisance acide qui rappela à Cashel la mère de Sharina, Lora ; une femme dont ni lui ni personne ne s’était jamais soucié. Ou c’était peut-être un dieu, car il existe dans l’Outre-monde des choses qui dépassent l’imagination d’un berger. Ou alors, il s’agit peut-être d’un démon qui n’a pas toujours été piégé dans un saphir au doigt d’un imbécile, tu sais. — Ah, dit simplement Cashel. Il ne voulait pas s’attarder aux torts et raisons d’une affaire qui avait dû se produire bien avant tout ce dont parlaient les récits lus par Garric. Encore moins si Krias était chargé de raconter cette histoire. Il s’éclaircit la voix. — On dirait un point d’eau, dit-il. — Oh, oui, oui, il y a de l’eau ici, dit Krias. Tu n’aimeras pas le goût mais cela ne te tuera pas. La retirer du bassin de goudron où elle se trouve, cela te tuera peut-être. Cashel s’arrêta à quelques pas des arbres. L’eau scintillait – verte sous le ciel qui lui donnait une allure fort peu engageante – au milieu d’une plus large étendue de goudron. Il avait durci sous une couche de poussière, mais Cashel savait qu’il y avait de fortes chances qu’il soit mou en dessous, et Duzi savait quelle était sa profondeur. Il réfléchit un moment puis demanda : — Maître Krias ? Est-ce que les arbres vont attaquer si je m’approche ? — Inquiet, berger ? — Non, répondit honnêtement Cashel. Mais j’aime bien savoir ce qui va arriver à l’avance. Krias eut un reniflement de mépris. — Eux ? Non, ils n’attaqueront personne. Encore moins quelqu’un qui me porte. — Je suis content de l’entendre, dit Cashel qui s’approcha au bord du bassin de goudron. L’eau de pluie au centre était encore à deux grands pas, de talon gauche à talon gauche. Cashel avait cru entendre l’un des arbres soupirer lorsqu’il était passé, mais il pouvait s’agir de son imagination. Ils n’étaient pas d’une essence familière, mais leurs piquants et l’écorce hérissée ressemblaient beaucoup à ce qu’il avait vu dans un pays sec, ailleurs. La lumière déclinait ; l’obscurité serait bientôt complète. Il n’y avait pas davantage de lune que de soleil dans ces profondeurs, et rien ne pouvait ressembler aux rayons lunaires. — Il fera froid cette nuit, sans aucun doute, remarqua Cashel tandis qu’il dégrafait le lien qui tenait sa gourde d’eau à sa ceinture. Même vide, c’était une solide bouteille de pierre, couverte d’un vernis crème pâle. Il l’ouvrit. — Alors fais un feu ! s’exclama Krias. Et si tu as oublié comment on fait depuis la nuit dernière, je l’allumerai pour toi. Contente-toi de casser du petit bois. Cashel noua la lanière de la bouteille à une extrémité de son bâton. Il regarda les arbres les plus proches. Il fallait être honnête, ils étaient repoussants. — Je ne pense pas que je vais faire ça, dit-il. J’ai déjà eu froid plus d’une fois. Cashel s’écarta légèrement du bord de la mare de goudron et s’allongea. Ses gestes étaient lents et étudiés, comme toujours lorsqu’il n’y avait pas besoin de se presser. Cashel estimait qu’il avait besoin de se hâter si peu souvent que beaucoup de gens pensaient qu’il ne pouvait pas aller vite. Ceux qui faisaient l’erreur de tirer cette conclusion la payaient souvent avec des os cassés, ou pire. Il fit glisser son bâton en avant et plongea le goulot de la bouteille sous la surface de l’eau peu profonde. Il n’avait pas besoin de Krias pour deviner que le goût serait infect, mais la journée avait été chaude et il n’y avait aucune raison pour qu’il en soit autrement le lendemain. — Je suppose que tu pourrais faire brûler des morceaux de goudron séché, marmonna Krias. Tu devrais dormir contre le vent, mais je pense que c’est ce que tu feras de toute manière. Bien sûr, si tu es trop sensible pour te servir des branches mortes pour faire du petit bois, tu n’allumeras jamais le goudron sans moi. Cashel leva le bâton et la bouteille pleine puis se remit debout avec sa lenteur gracieuse habituelle. Il baissa les yeux vers le saphir. — Merci, maître Krias, dit-il. Je n’y aurais pas pensé. — Bien sûr que non, berger ! glapit le démon. Bien sûr que non ! L’eau était aussi ignoble que Cashel l’avait prévu. Il espérait pouvoir nettoyer la bouteille la prochaine fois qu’il trouverait une source claire. Il sourit. — Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Krias. — Je me laisse emporter, répondit Cashel. Je devrais espérer qu’on trouve une source claire avant de me demander si je pourrais y laver ma bouteille. (Il avala une nouvelle gorgée.) Mais ça ira. Il se demanda ce que Sharina buvait au même moment. Il pourrait sans doute le lui demander bientôt. Toujours souriant, Cashel utilisa le côté de son pied pour dégager un arc sur le sol, non loin du bassin. Le sol dur était couvert de pierres, pour la plupart plates et de la taille d’un œuf de cane coupé en longueur. Elles ne gênaient pas la marche – elles n’avaient pas d’arêtes vives – mais il préférait ne pas dormir dessus puisqu’il avait le choix. Par Duzi, le sol était vraiment dur. Cashel tira son couteau et utilisa la partie large en guise de pioche pour creuser un trou assez vaste pour accueillir ses hanches. — Je peux le faire, précisa Krias. Je peux te faire un matelas de plumes pour dormir, berger. — Ça ira, dit Cashel qui nettoya la poussière couvrant ses mains et la lame du couteau. Il n’aimait pas dormir sur quelque chose de mou. Il avait entendu dire que les lits de plumes étaient chauds, mais les couvertures de laine tissées par sa sœur l’étaient aussi. Krias marmonna. Cashel ne distinguait pas ses paroles mais pouvait les deviner. Le même genre de mots que le démon utilisait la plupart du temps dans la plupart des endroits, des mots dont on pouvait penser qu’ils finiraient par s’user après un temps. Mais cela ne semblait pas être le cas ; pas avec les démons et les personnes de ce type. Cashel installa un petit tas de bois mort dans l’arc qu’il avait dégagé. Les tiges pleuraient une sève qui durcissait en une teinte claire, et certaines portaient encore des feuilles sèches. La surface du bassin craqua en se durcissant. Cashel détacha des morceaux de la taille d’un poing puis les disposa près du bois. Il prit toutes les précautions pour ne pas toucher la matière noire et collante du dessous avec son couteau. L’écorce rugueuse des arbres aurait nettoyé l’acier à merveille, mais Cashel doutait qu’il veuille faire cela. Il croiserait sans doute d’autres arbres sur son chemin. Des arbres qui n’étaient que des arbres. Cashel frotta l’une des pierres contre son couteau et des étincelles jaillirent sur le lit de broussailles. Il portait un petit silex dans son escarcelle, mais les pierres de cet endroit étaient bien assez dures et d’une taille plus pratique à utiliser. Les broussailles s’enflammèrent et les branchettes s’embrasèrent d’une flamme chaude et rapide qui se propagea au goudron. Il brûla dans un rouge ardent et répandit une fumée huileuse. L’air s’était rapidement rafraîchi avec la venue de la nuit. Cashel était heureux de la bonne chaleur du feu, mais l’aperçu de l’odeur qu’il avait eu en allumant le poussait à espérer que la brise légère ne change pas de sens pendant son sommeil. — Bonne nuit, maître Krias, dit-il. Il s’installa, son bras droit en guise d’oreiller, la main gauche serrée au milieu de son bâton. — Bonne nuit, bien sûr ! glapit Krias. Ou toute autre sorte de nuit. J’espère que tu ne crois pas que je me préoccupe qu’il fasse nuit ou jour dehors ? Cashel se demanda ce qui préoccupait le démon. Quelque chose, sans doute. Krias ne serait pas aussi irritable si rien ne le dérangeait. Mais poser la question n’apporterait qu’une insulte en réponse ; et Cashel n’avait pas l’habitude de se mêler des affaires des autres. Les grommellements de l’anneau ressemblaient à la rumeur des cigales, lorsqu’on s’y habituait. Cashel, le sourire aux lèvres, ses pensées dirigées vers Sharina, se laissa dériver dans le sommeil. Il n’était pas certain de ce qui l’avait réveillé ni de combien de temps il avait dormi. Le feu brûlait pratiquement comme au moment où il avait pris ; les morceaux de charbon avaient diminué, mais ils ne se transformaient pas en cendres qui étouffaient la flamme comme le faisait le bois. Cashel n’était plus seul. Les arbres qui entouraient le bassin se tenaient maintenant en groupe, face à lui, de l’autre côté du feu. — Ah, laissa échapper Cashel en se redressant sur l’épaule. Il ne bondit pas debout et ne leva pas son bâton. Krias avait dit qu’ils ne l’attaqueraient pas ; et en effet, ils n’avaient rien fait en passant près de lui pendant qu’il dormait. Cashel se racla la gorge et dit : — C’est une nuit froide, c’est sûr. Voudriez-vous que je rajoute du bois dans le feu ? Du combustible, je veux dire. Les arbres ne bougèrent pas et n’émirent pas un son. Il aurait cru qu’ils avaient poussé là où ils se tenaient s’il n’avait pas su ce qu’il en était. — Tu crois peut-être qu’ils vont répondre, berger ? demanda Krias. — Eh bien, je n’étais pas sûr, répondit Cashel. (Il continua, à l’attention des arbres :) Bonne nuit à vous, mes seigneurs. Et mes dames si, vous savez… si c’est ce que vous êtes. Quelque part dans le lointain, il entendit Elfin chanter. Mais il s’agissait peut-être simplement du vent. Quoi qu’il en soit, le son était agréable. Cashel se retourna sur le côté gauche. C’était définitivement une nuit froide ! Lorsque le ciel s’éclaircit, mimant ce qui aurait été l’aube dans le monde du dessus, le feu avait fini de brûler et les arbres avaient repris leurs places d’origine. Il avait peut-être rêvé. Cashel remplit de nouveau sa bouteille d’eau. Avant de se mettre en marche dans la direction indiquée par Krias, il porta la main à son front pour saluer le bosquet. Chapitre 16 — S’il vous plaît, dit Merota tandis que les navires disparaissaient derrière le promontoire de l’isle. (Elle regardait Ilna et Chalcus avec des yeux suppliants ; très jeunes, très contrôlés, et très effrayés.) Que devons-nous faire ? Le chef de nage rit. — J’ai envie de dire que votre avis vaudra le mien sur la question, gamine, mais je ne veux pas faire peser ce fardeau sur vos jeunes épaules. Il jeta un regard à Ilna, un sourcil levé. — Ma dame ? — Pouvons-nous diriger un navire loin de cette isle à nous seuls ? demanda-t-elle d’un ton brusque. Je veux dire, pouvez-vous diriger un navire tout seul ? Je ne connais rien à ces choses. — Construire un navire et le diriger, vous voulez dire, reprit Chalcus qui se tourna vers l’horizon, le front plissé, tandis qu’il réfléchissait à la question. Oui, si j’avais assez de temps et que nos vies dépendent de cela seul ; mais je pense que le mieux à faire est de partir sur le Terreur, avec suffisamment d’autres marins à bord pour le diriger. Même si ces autres sont Vonculo et les gredins qui croient en ses histoires de trésor. — Alors suivons-les, dit Ilna. En regagnant la crête, je pense ; les vagues se brisent sur la plage et les falaises semblent trop raides pour les escalader. Ils disposaient de peu d’informations ; il était donc plus adapté d’établir un plan simple. Rester sur le sable mouillé et regarder une mer vide était la chose la plus inutile qu’Ilna puisse imaginer, et il était très probable que ses compagnons et elle ne disposent que de peu de temps. — Bien dit, approuva Chalcus. Mais je pense que je vais partir en avant. Le chef de nage marchait aussi vite qu’il pouvait, quoique ses jambes soient plus habituées aux ponts des navires qu’à la terre ferme. Merota devait courir pour ne pas se laisser distancer, mais elle ne se plaignait pas. La fillette était si nerveuse qu’elle aurait pu marcher littéralement sur les talons de Chalcus s’il n’avait pas hâté le pas. Ilna suivait sans problème. Elle avait l’habitude de marcher vite ; et si elle n’avait pas les longues foulées de son amie Sharina, elle était certainement capable de suivre le rythme d’un marin ! Merota avait le visage écarlate lorsqu’ils atteignirent de nouveau la crête, mais elle était plus excitée que fatiguée. La fillette était heureuse de bouger, tout simplement, alors qu’elle avait peur. Elle n’avait jamais appris que l’action, pure et aveugle, peut aussi bien vous sortir d’un problème que vous mener dans de nouveaux dangers. Ilna en avait conscience ; mais elle aussi se sentait mieux lorsqu’elle faisait fonctionner ses jambes. Elle sourit. Encore une preuve de son humanité, sans doute. Quel dommage que cette constatation s’accompagne souvent de la certitude qu’elle agissait stupidement. Chalcus toujours en tête, ils suivirent la crête sur leur gauche, vers le sud. Les moissonneurs étaient toujours à l’ouvrage dans le champ d’orge, mais le magicien et sa procession de cadavres étaient désormais hors de vue. Ilna entendit les cliquetis et les bourdonnements des insectes qui frottaient leurs élytres l’une contre l’autre. Des oiseaux sautillaient en silence dans les buissons. Le terrain, au sud du verger et du champ, se transformait en marais. Des grenouilles plongeaient dans un « plop » léger à l’approche d’humains – mais Ilna ne distinguait ni coassement, ni sifflement perçant, ni cri aigu. La plupart des oiseaux qui voletaient dans les roseaux avaient perdu leurs plumes, et quelques-uns n’étaient plus qu’un squelette de fins ossements creux. Merota vit un corbeau s’enfuir d’un vol bas et regarder les humains d’une orbite vide. L’enfant baissa les yeux au sol, mais elle se retint de crier ou même de sursauter. Chalcus avançait en sifflant un air de danse, le regard aussi vif qu’un battement d’ailes de papillon. Il n’y avait pas de route nettement tracée à suivre, mais il trouva une sorte de chemin en contrebas. Le sol y était suffisamment sec pour que leurs pieds ne s’enfoncent pas mais encore trop humide pour que les plantes de la forêt ne poussent pas en rempart impénétrable. Le soleil, déjà levé, réchauffait les miasmes de l’eau stagnante. Une légère brise soufflait vers l’intérieur des terres, mais à une portée de flèche de la crête, les roseaux et les prêles devenaient des formes blêmes au cœur des volutes grises. — Je pense, dit Chalcus, que le promontoire est par là… Il tendit le bras gauche. Ils avaient dû se diriger vers l’intérieur des terres, en raison du chemin ou de l’absence de chemin. Ilna ne distinguait rien dans la direction désignée par le chef de nage, hormis des buissons massifs, au moins aussi hauts et épais que ceux qu’ils avaient traversés depuis la plage. Mais si Chalcus estimait qu’ils avaient parcouru la bonne distance sur le chemin, malgré le manque de visibilité, elle lui faisait confiance. — À présent, pour retrouver un endroit où nous verrons de nouveau…, dit-il. Mais je pense… Tandis que le chef de nage parlait, il s’engagea dans le mur de végétation peu accueillant. Des tiges de mûriers, qui poussaient dans l’entrelacs désordonné d’herbes et d’arbustes, craquaient sous la corne solide de la plante de ses pieds. — Suivez-le de près, petite, dit Ilna. Ne vous inquiétez pas si les ronces accrochent vos vêtements. Je peux réparer les déchirures. Cette phrase signifiait bien des choses, et surtout que Merota et elle vivraient suffisamment longtemps pour que réparer les vêtements soit une occupation judicieuse ; mais Ilna le pensait vraiment. Elle eut un sourire ironique. Peut-être était-elle plus optimiste que le supposaient la plupart de ceux qui la connaissaient. — Ah, qui ne se sentirait pas le cœur léger avec deux héros comme vous et moi pour le protéger ? lança Chalcus sans tourner la tête. Pas vrai ? Cet homme lit-il mes pensées ? — J’espère que c’est exact, répondit Ilna. L’ourlet de Merota se prit dans une branche de mûrier. Avant qu’Ilna se penche pour détacher l’étoffe, la fillette se dégagea d’un mouvement vif. Ilna eut un sourire approbateur, silencieusement. Cette enfant obéissait aux ordres mieux que certains adultes, et le tissu brodé ne s’était pas même déchiré. Ilna aimait voir des signes d’artisanat soigné… ce qui, comme la capacité à obéir, n’était pas un spectacle quotidien. — Nous y voilà, dit Chalcus d’un air réjoui mais sans triomphe. Rien que du lichen et un sapin coincé dans les rochers devant nous. Ilna se demanda ce qui pourrait justifier un sentiment de triomphe chez le chef de nage. Elle l’apprendrait peut-être bientôt. Le promontoire était un piton de granit gris et dense qui se dressait comme un jambage de porte lorsque la marée effaçait les murs de roche plus tendre des deux côtés. Ilna, reconnaissante, suivit Merota à l’extérieur du buisson sur la pierre nue. Quoique vertical – voire à pic – vers la mer, comme Ilna l’avait vu depuis leur point d’arrivée, ce côté du promontoire offrait une pente douce sur laquelle elle pouvait marcher sans peine. Chalcus était déjà allongé au sommet, les jambes écartées, tout le corps tendu en avant. — Venez voir ça, dit-il. Merota s’arrêta au bas de la pente. — Ilna, dit-elle, je n’aime pas les hauteurs. Vraiment, je… — D’accord, dit Ilna. Elle comprenait la différence entre la peur que tout le monde ressentait pour une chose ou une autre et la terreur saisissante qu’elle lisait dans les yeux de l’enfant. — Attendez-nous ici. Ilna monta la pente à quatre pattes. Elle aurait pu marcher jusqu’au chef de nage, mais puisqu’elle allait s’allonger sur les rochers de toute manière, elle n’en voyait pas l’utilité. Ce n’était pas comme si elle avait eu quoi que ce soit à prouver à Chalcus ; ni à quiconque en ce monde, d’ailleurs. En regardant droit vers le bas – une expérience qu’Ilna n’apprécia guère même si elle ne lui glaça pas les sangs comme cela se serait produit avec Merota –, elle distingua la poupe d’une trirème qui contournait le rocher. L’eau devait être profonde car le navire était très proche des côtes. — Personne sur le pont, remarqua Chalcus. Et l’eau grouille de ces démons. L’eau était directement illuminée par le soleil. Les ammonites scintillaient et grouillaient autour de la coque comme des vers sur un cadavre pourrissant. La trirème disparut lentement sous le promontoire, et avançait de la même manière que lorsque Ilna l’avait vue tirée des entrepôts de Valles. Elle se demanda pourquoi le navire ne réapparaissait pas de l’autre côté du promontoire. Les navires de guerre étaient si longs qu’elle pouvait voir la proue du second, et le premier aurait dû être totalement visible. — Alors, où pensez-vous que les bateaux sont passés, ma chère ? demanda Chalcus qui se leva avec une nonchalance qu’Ilna ne pouvait égaler perchée si haut au-dessus d’un précipice. L’œuvre d’un magicien ? — J’en sais aussi peu que vous sur la magie, répondit Ilna d’un ton acide, une réponse assez peu honnête, à la réflexion. Ma première opinion est qu’il existe une grotte dans la falaise et que les trirèmes sont tirées à l’intérieur. Le chef de nage fit claquer sa paume gauche contre les doigts de sa main droite, cals contre cals, dans un bruit aussi sec qu’un coup de tonnerre inattendu. — Oui ! s’exclama-t-il. Maintenant, comment aller jeter un œil à ce tunnel, s’il est bien là ? Il tendit de nouveau la tête ; le second navire avait disparu, comme le premier. Ilna ressentit une vive surprise et un choc brutal lorsque Chalcus rangea son épée et se lança de l’autre côté de la lèvre rocheuse. — Je ne peux pas venir avec vous ! s’exclama-t-elle. Ce n’était pas tant qu’elle avait peur – même si elle ressentait une crainte légitime à l’idée d’une chute menant certainement à une issue fatale – mais elle n’avait pas les capacités physiques pour se maintenir simplement avec les orteils et le bout des doigts sur une surface aussi abrupte. Garric et Cashel levaient des œufs dans les nids des oiseaux marins, sur les flèches rocheuses au large de la côte d’Haft, mais même eux auraient été découragés face à cette masse de grès dur. Enfin, Chalcus ne savait certainement pas tisser un ouvrage plus complexe qu’une longueur de corde. Et leurs relations n’étaient pas un concours ! — Un seul d’entre nous suffit pour ça, répondit Chalcus. Sa voix était normale, mais Ilna y percevait de la tension. Le moment était mal choisi pour le contrarier. — Gardez juste un œil sur dame Merota jusqu’à mon retour, d’accord ? Ilna jeta un regard derrière elle. Elle avait oublié la… La fillette avait disparu. — Merota ! appela Ilna. La fillette n’avait pas pu être enlevée sans un bruit ! À moins que le vent en haut des rochers soit plus fort que… — Je vais bien ! lança Merota depuis un fourré en contrebas de la roche nue. S’il vous plaît, je voulais juste un peu d’intimité ! Oh. Enfin, je ne peux pas vraiment en vouloir à la pauvre petite. Tous ces jours en mer avec cinquante hommes qui regardent tout… — Ah ! s’exclama Chalcus. J’ai bien trouvé quelque chose ! Merota hurla. Le fourré craqua comme si un bœuf chargeait à travers les branches. Ilna fit jaillir son nœud coulant souple et se précipita vers le bruit. Les buissons et la cime d’arbrisseaux frissonnèrent comme si quelque chose fuyait à travers la végétation dense. Le cri de Merota s’éteignit comme si sa gorge avait été… Comme si quelqu’un avait plaqué la main sur la bouche de l’enfant. Un rire, l’horrible caquetage qu’ils avaient entendu après l’arrivée à terre des éclaireurs du Ravageur, emplit l’air ensoleillé. Ilna lança rapidement par-dessus son épaule, tout en plongeant dans le fourré : — Je vais chercher la petite ! Elle ne savait pas si Chalcus l’avait entendue ou non, mais il n’avait pas le temps de descendre la pente à temps pour aider. Ilna ignorait si elle pouvait être d’une aide quelconque, mais elle devait essayer. C’est ma faute… Si elle avait réfléchi à la situation, Ilna se serait attendue que la végétation épaisse la ralentisse. Pourtant, elle se glissa entre des troncs qui semblaient trop rapprochés pour la laisser passer et contourna des ronces qu’elle remarqua à peine. Elle n’avait pas le temps de penser ni de s’inquiéter ; l’instinct qui menait Ilna lorsqu’elle tissait guidait à présent ses pas. Le rire maniaque s’éloignait toujours d’elle. Ilna entendit des éclaboussures puis un dernier trille de joie hideuse. La jeune femme atteignit le bord du marais où les buissons sylvestres laissaient la place aux joncs et à la boue. Une porte claqua dans un bruit sourd, à moins qu’il s’agisse d’une bulle de vapeurs méphitiques qui explosait à la surface. Ilna s’arrêta. Le marais était agité de rides et creux imités par les feuillages des plantes souples. L’eau ne révélait aucune piste et aucun chemin évident ne traversait le marais. Mais il y avait un passage, pour la chose qui avait enlevé Merota et pour Ilna os-Kenset. Elle avança dans les marais. Au premier pas, son pied s’enfonça jusqu’à la cheville, à mi-mollet au deuxième… Et le troisième pas la conduisit sur le sommet d’une colonne de pierre cachée juste sous la surface de l’eau assombrie de boue et des effluves noirs de la végétation pourrissante. Ilna continua à avancer, son sourire plus terrible qu’un grondement émis par n’importe qui d’autre. La corde coulait entre ses doigts ; elle caressa le nœud de soie comme une vieille fille cajole son chat. Ilna ignorait ce qu’elle rencontrerait au bout du chemin, mais elle savait que cette chose, quelle qu’elle soit, devrait lui faire face. Ilna marchait comme si elle s’était déplacée dans sa propre cuisine, ses pieds tissaient un chemin tortueux entre les touffes de graminées. Chaque support était éloigné d’un large pas du précédent et n’était jamais plus large que le bout du pied. Elle ne glissa jamais. L’eau noire gargouilla, comme sous une rage froide de se voir refuser sa proie. La brume l’enveloppa. Parfois, Ilna voyait aussi loin que six mètres dans une direction ou une autre, mais la plupart du temps, elle n’aurait pas distingué ses mains si elle les avait tendues devant elle. Elle sourit avec une once d’humour. Elle avait connu des lieux bien pires. Elle n’était pas certaine que ce soit une référence, mais c’était déjà quelque chose. Une forme apparut devant elle. Ilna crut d’abord qu’elle voyait un autre fantasme de brume, mais la forme restait la même au sein des volutes environnantes et des tourbillons gris. C’était un îlot, avec une hutte sur le bord. Elle posa le pied sur un sol sec et ferme. L’herbe poussait, mais les brins avaient la pâleur jaunâtre des plantes restées couvertes presque assez longtemps pour les tuer. Ce qu’elle avait pris pour une habitation était en fait un rocher de la même taille. Une porte de bronze y était percée. Ilna regarda autour d’elle, mais elle n’aurait pas pu distinguer grand-chose d’autre qu’une créature chargeant sur elle dans le brouillard. Elle doutait que l’îlot soit très grand, mais les conditions du moment ne lui permettaient pas d’être certaine. Des bulles éclatèrent, à moins qu’il s’agisse du bruit des grenouilles ; rien ne bougeait hormis les lambeaux de brume. Il n’y avait aucune trace de Merota ou de ce qui l’avait emportée. Ilna saisit la barre de la porte ; le bronze était sec et avait un contact chaud. Elle aurait dû se réjouir de ne pas sentir un métal dégoulinant de la sueur froide des marais, mais ce n’était pas ce à quoi elle s’était attendue. Ilna doutait que l’inattendu puisse être une bonne chose dans cet endroit. La porte pivota vers elle facilement. La jeune femme avait cru qu’elle ne parviendrait pas à l’ouvrir. Le panneau était nu, avec la longue poignée pour seul ornement, mais elle avait tout de même pensé qu’il y aurait une serrure – peut-être invisible pour les non-magiciens. Un escalier taillé au cœur de la roche s’enroulait vers les profondeurs. Ilna grimaça. Elle n’aimait pas la pierre, mais elle n’avait pas fait tout ce chemin pour tourner les talons. Elle s’engagea sur les marches. Ilna n’avait pas descendu un tourbillon de l’escalier qu’elle entendit un bruit sourd et sentit l’air se compresser. La faible lumière qu’elle avait eue jusque-là s’évanouit. La porte s’était fermée, peut-être sous la brise légère. Peut-être. Elle s’arrêta un long moment, mais elle n’entendit rien hormis ses propres battements de cœur qui résonnaient dans ses artères. Elle continua, sans hâte. Il y avait peu de chance que ce qui l’attendait en bas justifie une quelconque impatience. De la lumière scintilla dans l’escalier plus bas. Ilna n’accéléra pas sa marche, mais elle fronça légèrement les sourcils. La lueur avait l’équilibre des rayons du soleil en extérieur, et non le jaune vacillant d’une lampe placée dix mètres sous terre. Après un dernier tournant de l’escalier, elle atteignit une fissure creusée dans la roche. Dans une tour, elle aurait décrit cela comme une fenêtre ouverte sur une ville fourmillante de vie. Des personnes faisaient leurs achats à de petits kiosques et paressaient dans le parc ouvert sous elle. Les bâtiments de deux étages étaient en briques avec des toits de tuiles rouges. Les femmes aux fenêtres parlaient avec leurs voisines, si proches qu’Ilna aurait pu se faire entendre d’elles en élevant la voix – si son point de vue dominant et les femmes elles-mêmes avaient été réels. Une troupe de cavalerie en armure passa dans le parc sous une bannière ornée d’un crabe. Les badauds s’écartèrent pour les soldats d’un air maussade mais sans véritable inquiétude. Ilna poursuivit sa descente. Quel que soit le spectacle qui apparaissait à cette « fenêtre », ce n’était pas cette isle à l’époque où elle se trouvait. Tous ceux qu’elle avait vus étaient vivants. Il y avait d’autres fenêtres ouvertes – sur des champs travaillés par des attelages de chevaux et des humains en pleine santé ; sur la mer, traversée par une escouade rapide de navires de guerre ; sur la cour d’un palais dans laquelle un homme robuste en armure noire et couronné haranguait une foule où se pressaient courtisans et simples citoyens. Ilna ne leur adressa qu’un coup d’œil en passant. Seule la réalité l’intéressait, et rien de tout cela ne faisait partie du véritable présent. Elle n’était pas certaine de la distance qu’elle avait parcourue. Elle n’avait pas compté les marches, et elle n’aurait pas su compter si longuement sans s’aider en traçant des encoches. Au bas de l’escalier se trouvait une porte de bois ouverte. Il n’y avait pas de lumière dans la pièce derrière, mais l’éclairage qui filtrait par les fissures vers le temps et l’espace au-dessus d’elle suffisait à Ilna, dont les yeux s’étaient habitués à la lumière ambiante, pour voir clairement le passage. Elle ouvrit totalement la porte de la main gauche et avança. Lorsque son pied passa le seuil, les murs eux-mêmes s’illuminèrent pour révéler une salle au trésor circulaire. Ilna sentit sa poitrine se serrer. Enfant, elle avait dû se battre afin de gagner suffisamment pour faire vivre son frère et elle, et « suffisamment » était tout ce qui importait pour elle. Après s’être installée comme la plus talentueuse tisserande de la côte orientale d’Haft – et bien au-delà –, elle avait tenu à être payée à la valeur de ses œuvres, parce qu’elle ne voulait pas davantage être volée que voler les autres. Cependant, Ilna n’avait jamais prêté attention à l’argent des autres ; et comme elle n’était pas avare, le concept de fortune au-delà de l’avarice lui semblait insensé. Pourtant, elle ne put s’empêcher d’avoir le souffle coupé à la vue de l’amoncellement de monnaies, bijoux et bracelets, des plateaux et vases scintillants en argent lorsqu’ils n’étaient pas d’or pur. La lumière blanche, sans être crue, ne déposait aucune ombre car elle provenait de toutes les directions à la fois. Elle émit un rire rauque. Les histoires de Mastyn et Vonculo pour motiver les mutins étaient vraies, après tout ; mais les chances que cette fortune passe entre les mains des marins étaient aussi minces que le risque qu’Ilna laisse ce trésor la distraire de son devoir. Des sacs et pots remplis de pièces et de petits objets étaient empilés. Certains s’étaient ouverts et leur contenu s’était répandu. Parmi les richesses se trouvaient des objets de valeur moins évidente : un petit cercueil de bois ; un artefact fait de globes et de fuseaux, en cuivre ; un disque clair de la taille d’une assiette, mais convexe des deux côtés ; et quantité d’autres, tous mélangés aux monceaux d’or. Ilna remarqua une tapisserie roulée sous une pile d’assiettes. Elle tendit la main pour la sortir et l’examiner. Lorsque ses doigts touchèrent la soie lisse, elle ressentit une vision qui lui glaça le cœur, des vagues en tous sens, qui submergeaient toutes choses, s’élevaient au-dessus des maisons et des habitants qui hurlaient de terreur dans leurs derniers instants. Ilna retira la main avec un sourire sinistre. Ses doigts la picotaient. Les tissus lui avaient toujours parlé, et ils continuaient avec une clarté toute particulière depuis son retour de l’Enfer. Et souvent, ce que son talent lui faisait ressentir n’avait rien d’agréable. Mais rarement aussi désagréable que ceci, cet aperçu de milliers de personnes mortes dans un même cri lorsque l’isle avait sombré dans les flots écumeux. Lorsque Ilna était entrée dans la pièce, la porte s’était refermée derrière elle, toute seule. Les murs intérieurs ne portaient aucune marque et étaient aussi doux qu’un silex poli, mais elle retrouva sans peine la porte. Il y avait d’autres portes, cachées dans les murs. L’une d’elles s’ouvrit. Une silhouette tout en blanc entra et l’ouverture se ferma derrière elle. Lui, en vérité, même s’il semblait aussi asexué que le tronc d’un arbre ; et aussi malfaisant qu’une araignée terrée dans un tunnel de soie blanche. — Bienvenue à Yole, ma dame, dit-il. Je ne m’attendais pas à rencontrer un visiteur, mais je ne suis pas déçu de vous voir. Je suis Ewis de Zampt. Il s’inclina légèrement pour saluer ; ses yeux ne quittèrent jamais le visage d’Ilna. Les pupilles d’Ewis étaient le seul élément sur tout son corps qui n’était pas peint en blanc. — Je suis Ilna os-Kenset, répondit-elle. Je suis venue chercher l’enfant sur qui je veille. L’avez-vous enlevée ? — Moi ? releva Ewis avec un gloussement. Grands dieux, non, ni moi ni aucun de mes collègues. Mais je pense que le Grand Être a pris votre jeune amie. Il a mangé il y a peu, il n’y a donc pas de danger immédiat. Ewis prit une perle d’ivoire dans sa manche et la fit jouer dans sa paume. — De plus, ajouta-t-il, il est plutôt amical avec les petits enfants. Mais pas les adultes ; surtout pas avec les magiciens. — Très bien, dit Ilna bien que rien ne lui semble bon dans cette situation. Où puis-je trouver ce Grand Être ? Est-ce une bête sauvage ? — Oh, grands dieux, grands dieux ! s’esclaffa Ewis. Que puis-je dire ? Il est plutôt sauvage, et sans conteste bestial – mais une bête sauvage ? Je ne pense pas. Son expression s’assombrit et il posa ses yeux noirs d’araignée sur Ilna. — Et j’ai bien peur de ne pouvoir vous dire où il se trouve. Voyez-vous, mes collègues et moi l’évitons. J’ai bien peur qu’il soit très enragé contre nous. — Si vous fuyez le Grand Être…, dit Ilna. (Elle considérait tant de choses dans la vie et ce monde avec dégoût qu’il lui semblait naturel de garder un ton dénué de toute émotion en parlant à cette créature.)… alors vous devez savoir où il se trouve. Dites-le-moi. — Oui, vous avez sans doute raison, convint Ewis. Oui, je devrais sans doute faire cela. Peut-être devrais-je. Mais avant, ne voulez-vous pas regarder un instant les trésors que mes collègues et moi avons amassés ? Il plongea la main gauche dans un amas de plateaux d’argent et en sortit un bol de terre. — Vous pouvez faire venir n’importe qui au monde avec ceci, dit-il. La personne viendra. Morte ou vive, elle viendra. — Je veux l’enfant, Merota, répliqua Ilna. (Ses doigts étaient immobiles, mais le nœud souple et doux qu’ils tenaient réprimait une colère qui sans cela, sans cela…) C’est tout ce que je veux de vous, magicien. — La Coupe de Langueur ne vous amuse pas ? remarqua Ewis avec un ricanement. Grands dieux, grands dieux. Il reposa le bol et se dirigea vers le disque de cristal qu’Ilna avait déjà remarqué. — Cette nouvelle acquisition piquera peut-être votre curiosité, ma dame. Contemplez la Lentille de Rushila, qui vous montrera tout ce que vous voudrez dans le cosmos. Nul magicien ne peut se garder de l’œil de celui qui possède cette merveille. N’est-ce pas superbe ? À Erdin et à Valles, Ilna avait vu des fenêtres aux surfaces aussi lisses qu’il était possible pour des mains humaines. Malgré tout ce talent, les vitres déformaient les silhouettes. Ce cristal, malgré sa double forme convexe, était aussi clair que l’air lorsque Ilna regarda à travers. — Si vous êtes si puissant, magicien, dit-elle, pourquoi craignez-vous le Grand Être ? Dites-moi où il retient Merota ! Ewis gloussa, mais Ilna remarqua que sa main tremblait lorsqu’il reposa la Lentille. Il jouait toujours avec la perle d’ivoire de l’autre main. — Ah, le Grand Être, répondit-il. C’est un problème, il est vrai. Nous avions besoin de lui… Il fixa de nouveau Ilna d’un regard toujours aussi déconcertant. — Celui-ci, voyez-vous, continua Ewis d’une voix légère comme un bourdonnement d’insecte, était encore un homme à l’époque. Il se nommait Castigan. Mes collègues et moi l’avons entravé pour utiliser sa rage dans une incantation pour enfermer notre mentor Ansalem dans une bulle d’éternité. La colère était aussi primordiale que le sang, voyez-vous. Ilna se souvint des images d’étincelles au-dessus du feu de camp de Vonculo tandis que la boîte à musique jouait en silence. — Vous avez tué un enfant, dit-elle. Vous avez tué son enfant. Sous ses yeux. — Eh bien, il le fallait, vous comprenez, gloussa Ewis. Si Ansalem s’était éveillé, eh bien, il n’aurait pas été très heureux, n’est-ce pas ? L’ennui, c’est que maintenant que le Grand Être a été entravé une fois, il ne peut l’être de nouveau. Ce n’est plus un homme, vous comprenez. Il n’est que rage… et faim. — Ewis, dit Ilna. Magicien. Je vais partir à présent. Dites-moi où est Merota. Ewis la regarda. Sa main gauche tremblait toujours. — Vous voulez partir, ma dame ? releva-t-il. Pensez-vous pouvoir trouver une porte ? — Oui, dit Ilna. Elle libéra le nœud en un cercle blanc tournoyant devant elle. La porte par laquelle elle était entrée se trouvait derrière Ewis, mais elle commençait à déterminer le motif autour d’elle, et ses fils ne semblaient pas la mener dans cette direction, après tout… — Croyez-vous vraiment ? dit le magicien avec une légère surprise. Peut-être pouvez-vous, peut-être. Alors il n’y a qu’une chose à faire, n’est-ce pas ? La perle d’ivoire quitta sa main. Il ne la lança pas, il la libéra seulement comme il aurait lâché la laisse d’un chien impatient. Ilna lança le nœud. La soie retomba non loin, car les facettes de la perle avaient reflété une lumière qui tissait autour d’elle un doux cocon ; une contrainte légère pour le moment, mais elle sentait l’étreinte se refermer. Ewis adressa un grand sourire à Ilna et lâcha : — À présent, je vais devoir vous tuer. Valence III, roi des Isles, jouait aux échecs avec un valet de pied lorsque Garric et Liane le rejoignirent dans la loggia qui surplombait un pont ornemental. Des cygnes noirs nageaient en cercles gracieux. Leurs ailes étaient repliées, et les oiseaux étaient de toute manière trop bien nourris pour s’envoler. — Oh, prince Garric ! s’exclama le roi. C’est toujours un plaisir de vous voir. Et votre charmante amie également ! — Il a pris du poids depuis que tu t’occupes du royaume, murmura Carus en considérant le roi d’un regard critique à travers les yeux de Garric. Il avait abandonné ses responsabilités bien avant que tu les prennes en charge, mais il avait la décence d’en avoir honte. — Je voulais vous parler d’événements récents, Votre Majesté, dit Garric qui s’inclina devant le roi. Près de lui, Liane fit une révérence gracieuse. — Mais je n’aurai rien à faire ? demanda Valence d’un ton inquiet. Il eut un mouvement de recul et menaça de renverser le tabouret sur lequel il était assis. Le valet s’était levé en toute hâte lorsque Garric était entré ; il se déplaça à présent de l’autre côté du roi pour le rattraper si nécessaire. — Absolument pas, Votre Majesté, dit Garric. Je voulais juste votre avis sur quelques questions. Il espéra que sa voix semblait rassurante et non dégoûtée. Garric était fatigué – il était toujours fatigué depuis qu’il avait pris le pouvoir – et cela le rendait parfois cassant. L’idée de rencontrer Valence au moins une fois tous les dix jours venait de Liane. Pour la plupart des citoyens d’Ornifal, le roi n’était qu’un symbole, une part de leur vie quotidienne qui équivalait à une visite à la Dame, reine du paradis. Pour cette majorité, Valence III était roi des Isles aujourd’hui autant qu’il l’était lors de son couronnement vingt ans plus tôt. Cela signifiait qu’il était dans l’intérêt de tous que Valence reste satisfait de la situation. Pour le moment, ce qu’il souhaitait était jouer aux échecs, discuter avec ses vieux amis et se pavaner en superbes tenues d’apparat lors des cérémonies officielles. Parfois, le fils adoptif et héritier de Valence, le prince Garric, se tenait à la droite du roi, mais la plupart du temps, seule la présence de ce dernier était nécessaire. Des rencontres régulières avec Garric diminuaient le risque que Valence se réveille un jour et décrète qu’il avait été trompé – et que son honneur exigeait qu’il reprenne le véritable pouvoir en main. — Je lui souhaiterais alors bien du courage ! s’exclama Carus avec le dédain que Garric n’osait pas laisser percer dans sa voix. Il n’a pas su gérer le pouvoir qui lui a été remis à la naissance ! Garric savait que cela était vrai, mais ce n’était pas la question – et son ancêtre en était conscient lui aussi. Valence n’était pas capable de gouverner les Isles, quel que soit son degré de colère – mais il pouvait compliquer la tâche de Garric et son gouvernement. Il était toujours plus simple d’empêcher les choses de fonctionner que de les mettre à l’œuvre. — Ah, répondit Valence avec un hochement de tête d’approbation. Il avait toujours l’air méfiant, mais il se replaça en avant et les quatre pieds du tabouret se trouvèrent de nouveau sur les carreaux du sol. — Eh bien, je suis très heureux de vous voir, dans ce cas. — La réorganisation d’Ornifal se poursuit fort bien, Votre Majesté, dit Garric. Nous avons réaffirmé votre autorité dans toutes les régions à présent. Il y a certes des plaintes, mais nous n’avons rien rencontré qui ressemble à une rébellion. Il s’accroupit aux pieds du roi. Selon le protocole, les visiteurs devaient rester debout devant le roi assis ; mais cela plaçait Garric en surplomb de Valence. Garric – tout comme Liane et Royhas – estimait que cette menace implicite comportait plus de risques qu’une entorse technique à l’étiquette. Valence était encore très fragile mentalement. — Comme je vous l’ai dit lors de notre dernier entretien, continua Garric, nous mettons également en place un dialogue avec les dirigeants de Sandrakkan et Blaise. Il y a eu un léger retard de l’ambassade d’Erdin – l’équipage du seigneur Tadai s’est mutiné et l’a abandonné sur un îlot. Mais il a été secouru et reprendra bientôt son voyage. Avec de meilleurs résultats, espérons. — Tadai, perdu ? releva Valence, le front plissé sous la concentration. Non, ce n’est pas ce que vous m’avez dit. Vous m’avez dit que votre sœur était perdue, la Haute Dame Sharina. Je me rappelle très clairement que vous m’avez dit cela ! Garric se racla la gorge et déglutit, pour se donner du temps. Liane remarqua ses veines qui pulsaient et intervint. — C’est exact, Votre Majesté, la Haute Dame Sharina a été enlevée. L’incident avec le seigneur Tadai est plus récent, mais il a déjà été réglé. — J’espère qu’il n’est rien arrivé de grave à Sharina, dit le roi. Il regarda de côté et remarqua l’échiquier. Il cligna des yeux comme s’il le découvrait seulement. Il était difficile de savoir ce qu’il retiendrait de la conversation. — Elle est très belle. Une véritable princesse, ne pensez-vous pas ? — Bien sûr, Votre Majesté, acquiesça Garric qui s’obligea à sourire. Son fiancé, le maître Cashel, est parti à sa recherche. J’accorde toute ma confiance aux capacités de Cashel – et aux talents de Sharina également, bien évidemment. Tout ira bien. Sans enlever aucun crédit à Sharina ou Cashel, Garric aurait aimé être aussi certain de leur sécurité qu’il le semblait. Leur espoir principal était que la créature qui avait enlevé Sharina l’avait fait dans une intention précise – en dehors de celui de se remplir la panse, bien sûr. — Vous avez déjà parlé de ce Cashel auparavant, dit Valence. (Il fronça encore les sourcils, cette fois davantage sous l’effet d’une colère étouffée que de la seule concentration.) Il n’est pas de noble lignée, n’est-ce pas ? — La naissance de maître Cashel est entourée de mystère, Votre Majesté, intervint vivement Liane. La magicienne, dame Tenoctris, a suggéré que la Dame avait pu l’envoyer pour vous soutenir dans cette crise. Garric se tourna vers Liane, surpris, puis reprit un visage de marbre en espérant que Valence n’avait rien lu sur ses traits. Liane avait trouvé les mots justes pour distraire le roi d’une idée que Garric aurait jugée exaspérante même si Cashel n’avait pas été son ami. — Vraiment ? dit Valence. Oh, je n’avais pas compris cela. Je pensais que maître Cashel n’était que… Enfin, vous comprenez, il est si rural. Tenoctris ne croyait pas aux dieux, ni sous les formes qu’ils prenaient dans les temples, ni aux abstractions philosophiques appelées destin, hasard, etc. Elle n’aurait certainement pas décrit Cashel comme un don des dieux… En tout cas en ces termes. Mais ni Garric ni le royaume des Isles n’auraient survécu aux mois passés sans le soutien de Cashel. — Seules quelques personnes sont capables de percer le déguisement de Cashel, Votre Majesté, dit Liane. La chaleur de sa voix était encore plus apaisante que les mots eux-mêmes, et leur concert libérait Valence de l’irritation où il s’était réfugié. — La Haute Dame Tenoctris est de celles-ci ; tout comme la Haute Dame Sharina elle-même, bien sûr. — Ah, oui, je vois, dit le roi en hochant sagement la tête. Valence semblait être le monarque parfait lorsqu’il était calme, mais il s’agaçait d’un rien. Et lorsqu’il s’énervait, il ne ressemblait qu’à un couard gémissant. — Oui, bien sûr, Sharina sait cela. La rumeur d’une conversation à voix basse retentit dans la pièce qui donnait dans la loggia. Liane regarda derrière elle, se retourna et fit un petit geste de la main à Garric. — J’espère ne pas avoir troublé votre après-midi, Votre Majesté, dit Garric qui se releva et recula d’un pas. Mais je voulais vous informer de la marche globalement positive du gouvernement. — Vous devez partir, dit Valence. (Y avait-il une once de tristesse dans sa voix ?) Je comprends. Garric s’inclina profondément. Valence ne lui donna pas congé de manière formelle et ne retourna pas tout simplement à son jeu d’échecs. Il dit : — J’ai vraiment tenu à la Muraille de Pierre, vous savez. Il semble à présent que tout cela est arrivé à quelqu’un d’autre. Je me souviens de la charge de la cavalerie de Sandrakkan, quand j’ai cru mourir. Pensez-vous que je sois mort à ce moment-là, Garric ? Garric le regarda, le regarda vraiment, pour une fois. Il considéra Valence comme un homme et non un amas de caprices et de mauvais caractère que Garric devait manipuler pour le bien du royaume. — Non, Votre Majesté, répondit-il. Vous n’êtes pas mort. Vous êtes toujours le moyeu qui assure l’unité de la roue, et Tenoctris, Royhas et toute notre équipe s’évertuent à placer les rais autour de vous. Nous avons besoin de vous. Le royaume a besoin de vous. — Le pensez-vous vraiment ? demanda Valence dont le visage s’illumina comme celui d’une femme complimentée sur sa coiffure. Oui, peut-être. Tenez-moi informé, prince Garric. Garric s’inclina encore tandis qu’il reculait hors de la loggia. Il ne se retourna pas avant d’avoir atteint la porte qu’un serviteur referma entre le monarque et lui. Il se trouvait à présent dans une salle de réception semi-circulaire meublée de bancs et de tables basses le long des murs incurvés. Au lieu de tapisseries, les murs étaient ornés de fresques sur fond rouge et, entre des colonnes peintes, de panneaux individuels figurant chacun un animal mythique. Tenoctris se tenait les mains jointes. Du point de vue de Garric, la magicienne semblait avoir un hippogriffe d’or pris dans ses cheveux gris. Elle lui adressa un sourire de bienvenue, mais il sentit la tension derrière son expression. — Mais nous savions déjà cela, mon garçon, remarqua Carus. Sinon, elle ne nous aurait pas fait appeler au beau milieu d’un entretien avec le « roi ». Tenoctris était accompagnée de ses gardes, ceux qui escortaient Garric et Liane, et les quatre soldats responsables de la sécurité de Valence. En plus des serviteurs, cela formait une réunion plus importante que toutes celles tenues en ces lieux depuis les cinq dernières années du règne de Valence – lorsque le pouvoir du roi lui avait glissé des mains tandis qu’il se transformait en reclus. Les gens évitent ceux qu’ils sentent sur une pente glissante, comme si l’échec pouvait être contagieux. À présent, les riches citoyens se pressaient pour rencontrer le roi. Valence organisait régulièrement des dîners officiels – cela faisait partie des tâches de sa position actuelle – mais pour son plaisir, il jouait aux échecs avec un valet de pied. Peut-être avait-il retenu une leçon de ses cinq années vécues comme un paria. — J’ai examiné le pont, annonça Tenoctris à voix basse lorsque Garric et Liane la rejoignirent près du mur rouge. Grâce à mon art. Les Aigles de Sang formaient un demi-cercle impénétrable entre le trio et le reste du monde ; même ici, dans le palais. De bons gardes ne prennent rien pour acquis. — Pouvez-vous ? demanda Garric. Je veux dire, nous n’avons pas réussi à trouver… ? Tenoctris eut un sourire las. — J’aurais pu en apprendre davantage, et plus facilement, dit-elle, avec la Lentille de Rushila ; mais même moi suis capable d’accomplir des choses surprenantes lorsque le pont concentre un pouvoir si terriblement puissant. Ses traits se durcirent. — Malheureusement, il y a un prix. J’ai dormi les six dernières heures d’un trait. Je vous ai interrompus car je craignais de faire attendre davantage cette information. Je pense que nous courons un danger d’invasion venue de Yole. — L’isle de Yole a sombré il y a mille ans, Tenoctris, intervint Liane. Tous les habitants de l’isle sont morts, sauf vous. — Oui, je n’ai pas oublié cette histoire, répliqua Tenoctris qui sourit pour atténuer la raideur de sa réponse. Mais quelqu’un a fait resurgir Yole des flots. Je soupçonne l’un des acolytes d’Ansalem ou, plus vraisemblablement, tout le groupe, mais cela importe peu. Elle soupira et sembla soudain très fragile. — Ceux qui ont fait resurgir Yole, continua-t-elle, sont des nécromanciens. Ils ont aussi ramené les morts de Yole. Nous les avons vus nous-mêmes lors de notre retour d’Alae. — C’était réel ? s’exclama Garric. Réel à notre époque, je veux dire, Tenoctris ? — Oui, acquiesça-t-elle. Je pense que oui. Et s’ils utilisent le pont depuis Klestis jusqu’ici – ce qu’ils pourront certainement faire tôt ou tard – ils pourront marcher directement sur Valles. Mais ce n’est pas le pire. Garric sentit la main de Liane se poser dans la sienne. Son contact lui donna force et apaisement plus qu’il aurait cru possible. D’un geste impulsif, il tendit sa main libre et la posa sur les doigts entremêlés de Tenoctris. — Nous pouvons vaincre Yole, dit Garric. Dans son esprit, le roi Carus hocha la tête avec une résolution sinistre qui ne prêtait aucunement à confusion. Tenoctris afficha un sourire lumineux et garda son expression en déclarant : — Je ne doute pas que nous puissions. Nous pouvons le faire. Mais si le pont tient, et si les nécromanciens sont aussi puissants que le suggèrent les signes, ils ne seront pas limités à Yole. Avez-vous déjà songé à quel point les morts du passé sont plus nombreux que les vivants de notre temps ? — Ah, murmura Garric qui hocha la tête en signe de compréhension. Il repensa à Valence qui avait eu le même geste quelques minutes auparavant et parvint à esquisser un sourire. N’oublie jamais que tu n’es qu’un humain, comme tous les autres… — Alors nous ferions mieux de faire quelque chose contre le pont immédiatement, non ? demanda-t-il. Je vais conduire l’armée à Klestis. Si le pont est assez résistant pour que des corps solides le traversent, nous pourrons libérer Ansalem en abattant les murs qui l’entourent. — Je ne pense pas, intervint Tenoctris. Mais j’espère avoir tort, car je n’ai pas de meilleure solution. Et si j’en crois ton rêve, Ansalem non plus. Sharina avait regardé fixement pendant plusieurs minutes les images peintes sur les murs du tombeau avant que son esprit prenne conscience de ce que ses yeux contemplaient. — Dalar, dit-elle, c’est une histoire. Pas seulement des dessins. La pierre racla au-dessus d’elle. Les goules avaient suffisamment déplacé un bloc pour briser un peu de roche de l’arête. Le fragment tomba sur le sol dans un petit bruit puis rebondit dans la fosse au centre de la tombe. Il atteignit enfin le fond avec un bruit gluant d’éclaboussure. Sharina se tourna de nouveau vers les murs. Elle avait instinctivement levé les yeux et placé sa main comme un écran pour les protéger des débris de pierre. Elle avait cru, elle avait craint… — Elles n’ont pas encore beaucoup avancé, commenta doucement l’oiseau. Lorsque le fragment est tombé, j’ai cru qu’elles allaient entrer. — Moi aussi, dit Sharina. Elle n’était pas encore en état de se lancer dans l’espace exigu du tunnel du serpent – et, espérait-elle, en ressortir – mais elle préférait cela plutôt qu’affronter une horde de goules. Elle prit une profonde inspiration et tendit le couteau pewle. La tombe était peinte de colonnes qui se lisaient de haut en bas, divisées en quatre registres. Les écailles du serpent avaient effacé tous les dessins du bas, sauf dans les coins ; mais les infiltrations d’eau avaient détaché de gros morceaux d’enduit et taché presque tout ce qui restait. Malgré ces dégâts, Sharina pouvait suivre l’histoire relativement bien. — Les Rokonar n’utilisent pas le dessin comme vous, dit Dalar. Il pencha la tête comme pour mieux voir les fresques puis gloussa avec désespoir. — Notre art consiste en couleurs qui se fondent pour susciter une émotion. Je ne vois sur ces murs que des barbouillis moins raffinés que ce que pourrait faire le plus jeune poussin de mon peuple. Au-dessus d’eux, plusieurs goules ululèrent ensemble une note de triomphe qui enflait. Un bloc de pierre gronda, puis frappa deux fois lorsqu’il roula de la tombe. Sharina et Dalar se tendirent. Le toit semblait toujours aussi solide. Il y eut un bruit sourd. Une goule hurla de douleur et continua à crier jusqu’à ce que sa voix se mue en sanglot. — On dirait qu’elle a voulu s’occuper de plus de pierres qu’elle ne peut porter, commenta Sharina avec un mince sourire. Elles ne sont pas très malignes… Des roches à l’angle du toit finirent par s’affaisser à l’intérieur et la faible lumière qui pénétrait dans le tombeau doubla d’intensité. — Mais elles sont fortes, conclut Sharina. Et sans doute bien assez intelligentes. — Nous avons encore du temps, dit Dalar. Lisez-moi ces dessins, ma dame. Il gloussa. — J’ai décidé de remettre à plus tard mon ultime chant, ajouta-t-il. Je ne pense pas que ce public soit en mesure d’apprécier la complexité de mes vers. Sharina sourit et désigna un dessin. — Ceci est un magicien, dit-elle. Il vient vers la ville – Valhocca sans doute – en marchant sur les vagues dans un cercle de lumière rouge. — Ces choses pointues sont des vagues ? s’étonna Dalar. Stupéfiant. J’ai passé trente jours au milieu des vagues, et je n’ai rien vu qui ressemble un tant soit peu à cela. — C’est une convention, répliqua Sharina, légèrement sur la défensive. (Elle éclata de rire.) Mon amie Liane saurait mieux que moi parler de cela avec vous. Je suis certaine qu’elle a reçu des cours de critique d’art de dame Gudea à l’académie pour jeunes filles. Mon père ne s’intéressait qu’à la littérature. — J’ai hâte de rencontrer votre amie, déclara solennellement l’oiseau. Les blocs de pierre raclaient, puis retombaient ensemble et provoquaient une pluie de poussière et de graviers. Cela ne dérangeait plus Sharina. — Le magicien fit plusieurs choses à Valhocca, continua-t-elle en désignant les panneaux de sa dague. Certains actes sont extrêmement désagréables. Les autres sont pires encore. Les fresques étaient réalisées en couleurs primaires chatoyantes sur fond blanc. Elles n’étaient aucunement subtiles, mais des scènes d’enfants bouillis vivants dans un chaudron n’avaient nul besoin de subtilité. — Une foule, dit Sharina qui désigna le mur à droite du premier, chassa le magicien à travers les rues et le captura. J’ignore comment il a été découvert ; cela doit être expliqué sur les parties effacées. Il fut jugé par un tribunal – non, l’homme au centre doit être le Seigneur des Mers de Cordin. Les femmes des deux côtés sont des allégories pour les isles de Shengy et Tisamur, sur lesquelles régnait alors Valhocca. — Ce sont des femmes ? demanda l’oiseau. Et si elles sont des femmes, comment peuvent-elles être également des isles ? — Dans l’esprit du peintre, elles sont les deux, répondit Sharina. (Ce n’était pas une explication, mais c’était la vérité.) Et il en était de même pour ceux qui regardaient, même s’ils ne savaient pas lire. — Mais qui était censé les voir, ma dame ? demanda Dalar. Il n’y avait pas d’entrée. Une plaque de pierre émit un couinement aigu tandis que les goules la faisaient glisser sur d’autres pierres. Un nouveau rayon de lumière apparut dans le toit. — Je pense que ces dessins servent à mettre en garde ceux qui pénètrent ici, répondit Sharina en examinant les fresques suivantes. Peut-être des pillards en quête de trésor. Les goules avaient des attentes bien plus simples et les peintures auraient aussi peu de sens pour elles que pour Dalar. — Le magicien fut décapité sur la jetée du port pour qu’un maximum de personnes puissent voir, continua Sharina. Son corps fut écartelé, enfermé dans un coffre lesté, puis jeté à la mer. Un – c’est une lune, mais j’ignore si elle signifie une nuit ou un mois – un quelque chose plus tard, le magicien resurgit du port. Ses membres s’étaient rassemblés mais… pas dans l’ordre naturel. Elle se déplaça vers la colonne suivante. La lumière n’éclairait pas aussi fortement le mur suivant, mais la lecture était bien assez nette. — Il tua les personnes qu’il croisa et les absorba, les mêla à lui. Des soldats l’attaquèrent, attaquèrent la créature qu’il était devenu. Leurs armes tranchaient son corps, mais les morceaux se rassemblaient toujours et continuaient à pousser à mesure que la chose absorbait également les soldats. Le panneau suivant était très endommagé par l’eau. Sharina s’interrompit et tenta de saisir le sens de ce qui restait. Une goule tendit la main par l’ouverture juste au-dessus d’elle. Ses griffes se refermèrent, loin de sa victime potentielle. Dalar étendit vivement le bras et l’un de ses poids définit un arc qui frôla le mur derrière lui. Il brisa le poignet de la goule dans un craquement bref. Le hurlement de la créature se répercuta douloureusement dans la tombe tandis qu’elle retirait sa main inerte. — La chose grossit considérablement, continua Sharina. Trente mètres de haut, à moins que cela signifie simplement par convention une taille immense. Elle ressemblait à une méduse dotée de tentacules sur la partie supérieure, pour attraper ce qui se trouvait à portée. Tous les habitants fuirent la ville. La chose ne les suivit pas loin ; elle resta pour abattre les bâtiments. D’autres blocs glissèrent au-dessus d’eux. Une bonne portion de ciel apparaissait par le toit, mais l’intérieur de la tombe restait sombre car le soleil déclinait. — Nous devrions peut-être partir à présent, ma dame, suggéra Dalar. — Nous partirons bientôt ! répliqua Sharina, perdue dans la description de l’antique tragédie. (Elle reprit, d’une voix plus calme :) La chose resta dans les ruines. Il n’y avait plus personne à manger, à absorber. Elle diminua mais ne mourut pas. Un groupe d’hommes finit par la saisir dans ses filets et la jeta dans un puits – non, un trou naturel dans la roche calcaire. Et ils bâtirent cet endroit, cette tombe, au-dessus, pour qu’elle ne puisse plus manger et grossir de nouveau au point de s’échapper. Les goules ululèrent. Un bloc rebondit à l’extérieur. Deux autres tombèrent dans l’abri, puis se brisèrent dans un coin. Le toit à encorbellement tout entier menaçait de s’effondrer. — Ma dame ! s’exclama Dalar. Nous devons partir ! Sharina passa la main gauche dans ses cheveux pour chasser les débris tombés du toit. — Je passe en premier, dit-elle à Dalar. Elle se glissa dans le tunnel du serpent, les bras tendus devant elle. Elle tenait son couteau dans la main droite. Les pierres griffèrent les épaules de Sharina lorsqu’elle s’engagea, mais au-delà, la terre compactée était suffisamment lisse et humide pour y glisser. Elle avança d’une impulsion et fit passer ses hanches dans l’ouverture, puis elle utilisa ses épaules pour se faufiler en avant. Sharina ne pouvait pas respirer. Elle songea qu’elle paniquait dans l’espace restreint et se tordit en poussant le bord du mur de la tombe du bout des pieds. Elle ne pouvait pas respirer. Ni la volonté ni l’intelligence ne pouvaient venir à bout de la terreur qui lui broyait l’esprit et le réduisait au niveau de la première créature à avoir développé une moelle épinière. — Dalar ! s’exclama Sharina en se ramassant pour se frayer un chemin en arrière à l’aide de ses épaules. (Sa voix n’était qu’un grognement étouffé.) Le tunnel est bloqué ! Ce n’est pas une sortie final… Quelque chose toucha la main de Sharina. Elle recula la tête et frappa le toit de terre suffisamment fort pour étouffer le cri qui allait suivre. Un serpent rampe sur moi ! Mais ce n’était pas un serpent. C’était la langue du serpent. L’habitant actuel de la tombe rentrait chez lui. Sharina sortit ses jambes dans la tombe et donna des coups violents pour ramper hors du tunnel. Le ciel qui s’assombrissait apparaissait à travers une dizaine de trous dans le toit du tombeau ; la structure entière était sur le point de s’effondrer. Dalar avait bondi sur le côté lorsque Sharina était revenue précipitamment dans l’enceinte. — Il y a un serpent, haleta-t-elle. Il arrive ! Sharina regarda le toit pour tenter d’estimer si la structure s’écroulerait avant que les goules aient réalisé un passage suffisant pour entrer. Leurs immenses silhouettes bondissaient. Peut-être que si Dalar enroulait sa chaîne sur un étai de pierre du toit, ils pourraient se hisser avant que les goules réagissent. Un mince espoir, mais le meilleur qui leur restait. — Dalar…, dit-elle. L’oiseau se tenait immobile, transfiguré par la terreur, une caricature empaillée de la personne active et gracieuse que connaissait Sharina. Il avait les yeux rivés sur l’ouverture du tunnel. La langue du serpent frémit dans l’air de la tombe ; puis la tête triangulaire, aussi large que la poitrine de Sharina, glissa à l’intérieur. Des rosettes mouchetaient la peau du serpent, mais Sharina ne distinguait pas les couleurs dans le faible éclairage. Le serpent se concentrait sur Dalar. Une partie d’un mètre quatre-vingts de cou et de corps suivirent en un S qui permit au reptile de garder la tête exactement au même endroit. Le serpent ramenait son corps, prêt à frapper. Sharina abattit le couteau pewle de la force de ses deux bras et trancha les vertèbres du reptile et une bonne partie des muscles qui maintenaient la tête. La mâchoire inférieure de la bête s’ouvrit. Le serpent se tordit dans la tombe en convulsions effrénées qui menaçaient de remplir l’enceinte comme une rivière en crue. Un coup jeta Sharina contre le mur. Elle tomba assise dans un nuage d’enduit et de poussière des fresques. Les anneaux du serpent roulaient sur elle. Le reptile était immense, long de trente mètres sans doute, mais son corps semblait sans fin tandis que la masse molle se débattait contre les murs sous les yeux de Sharina. Pendant un instant, Sharina crut qu’elle allait être écrasée, ou étouffée par le serpent qu’elle avait tué. Elle ne voyait pas Dalar ; il était certainement resté piégé dans le coin à l’opposé. Elle aurait ri de l’ironie de la revanche du serpent si elle avait pu reprendre son souffle. La masse de chair écailleuse se mit soudain à diminuer. La tête vacillante du serpent était tombée dans le gouffre central ; et le reste du corps suivit. La gravité accomplissait ce qu’aucun humain n’aurait eu la force de faire : libérer Sharina du serpent. La queue du reptile – une extrémité étonnamment pointue pour un corps qui conservait le même diamètre presque sur l’ensemble de sa longueur – frémit un instant puis disparut. Sharina tenait toujours le couteau pewle, mais elle était trop faible pour le lever. Elle ne pouvait pas se redresser, et elle n’était même pas certaine de pouvoir ramper. Le tunnel était dégagé, mais il était trop tard… Deux blocs de pierre tombèrent du toit ; trois autres suivirent, vers l’intérieur, et l’un d’eux manqua les jambes étendues de Sharina d’un doigt à peine. Une goule ulula et pénétra par l’ouverture. Dalar se tenait sur un pied. Il ramena son poids en arrière pour fouetter d’un coup rapide – inutile en combat aussi rapproché. Une créature, nimbée d’une lumière magique rouge, surgit de la fosse centrale. Elle grésillait comme le sol près d’un endroit frappé par la foudre. Son capuchon translucide bougeait en une étrange pulsation, comme nage une méduse. La goule frappa la créature de la main qu’elle tendait vers Dalar. Ses griffes percèrent trois profondes entailles dans la chair étincelante. Des tentacules – ou des cils – surgirent de sous le capuchon et enveloppèrent la goule avant de la tirer vers la tête de la créature. La goule fut agitée de convulsions au premier contact et ses muscles se nouèrent. Le début d’un cri se brisa dans sa gorge. Une autre goule bondit dans la tombe. Les cils la saisirent en l’air. Comme la goule précédente, elle se tordit en un arc tétanisé comme si les muscles puissants de son dos avaient voulu réunir ses pieds et sa tête. La première goule se mélangeait déjà à la chair du monstre de la fosse. La créature émergea davantage. Son capuchon – la partie supérieure violacée qu’il semblait difficile de qualifier de tête – toucha les restes fragiles du toit. La colonne centrale qui assurait l’équilibre vacilla et repoussa des tonnes de roches sur les côtés comme les champignons vénéneux qui soulèvent les pavés après les pluies d’automne. Les tentacules se précipitèrent vers l’extérieur et saisirent plusieurs autres goules sous les ululements stupéfaits du groupe. Sharina était tétanisée ; devant elle, dans sa diagonale, Dalar était agenouillé comme une statue. Seuls ses yeux bougeaient ; ils ne reflétaient aucune peur. La créature ramassa son capuchon contre les murs du tombeau et saisit la colonne centrale pour finir de s’extraire de la fosse. Son pied, semblable à une limace, glissa le long du puits et rampa sur l’amas de roches qui avaient été le toit de la tombe, maintenant totalement détruit. Deux des goules étaient presque entièrement dissoutes dans la chair scintillante de la créature et les autres fondaient comme de la neige dans un four. Puis la masse tressautante s’éloigna entre les arbres, comme un nuage de fumée d’un feu lointain, et disparut dans la forêt. Sharina relâcha sa respiration. Elle tremblait, mais ses forces lui revenaient. — Nous pouvons partir à présent, dit Dalar. Il était debout, mais sa voix n’avait pas sa fermeté habituelle. — Je pense que nous devrions. La lune n’était pas levée et le soleil s’était couché une heure plus tôt. Face à Sharina, tout l’enduit des murs avait été arraché. Au lieu de la pierre nue, elle perçut une vague coloration bleuâtre. — Attendez…, dit-elle à Dalar ; du moins ses lèvres formèrent-elles les mots. Elle n’était pas certaine d’avoir été audible. Le Dragon était assis derrière sa table et regardait Sharina sans ciller. Elle repensa au serpent et ses tremblements la reprirent. — Vous sentez-vous bien, Sharina ? demanda-t-il. Êtes-vous capable de continuer maintenant ? — Je suis vivante, répondit-elle. (Un sourire naquit naturellement sur ses lèvres.) Je ne pense pas que nous resterons longtemps en vie si nous attendons le retour de la créature qui se terrait près de nous dans cette tombe. — Oh, oui, Ohmqat, dit le Dragon. (Ses mâchoires sans lèvre s’ouvrirent en un semblant de sourire.) Il n’était pas humain, même s’il avait pris corps d’homme lors de sa première venue à Valhocca. Il ira dans les ruines et y restera. D’ici quelques jours, les berges seront englouties et l’isle sombrera en emportant Ohmqat dans les profondeurs auxquelles il appartient. Sharina se tenait devant lui, prudente. — J’aimerais tout de même quitter cet endroit au plus tôt, insista-t-elle. Quoique… Dalar, voulez-vous partir immédiatement ? Les yeux de l’oiseau bougeaient rapidement de Sharina à ce qu’il ne considérait que comme un bout de mur. Il haussa ses fines épaules. — J’irai où et quand mon maître l’ordonne, répondit-il. Mais si j’avais un avis à donner (il gloussa vivement)… je partirais d’ici dès que possible. Voire plus tôt. Les trilles du rire du Dragon résonnèrent dans l’esprit de Sharina. — La sortie, reprit-il, est au fond du cénote ; le gouffre, autrement dit, où Ohmqat était retenu. Ses geôliers avaient placé une pierre sur la créature pour la maintenir en place. C’était sans effet, mais la profondeur du cénote suffisait. Vous déplacerez la pierre et passerez par le trou situé dessous. — Quelle est la profondeur de la fosse ? demanda Sharina. Elle se sentait étonnamment bien, mais elle supposait que cette euphorie était le contrecoup de toute cette tension dont elle ignorait la durée. — Neuf mètres et trente centimètres, répondit le Dragon. (Sa silhouette et l’alcôve autour de lui se dissipaient. Il ajouta dans un dernier murmure :) La lune vous éclairera si vous attendez quelques minutes. — Il nous faudra plus de temps pour nous préparer, remarqua Sharina, autant pour elle-même que pour la vision qui disparaissait devant elle. Elle se tourna vers son compagnon. — Dalar, il nous faut neuf mètres de liane pour descendre dans la fosse. C’est par là que nous partirons. Et je pense qu’il faudra aussi en préparer pour attacher autour de ces blocs afin de nous maintenir. Je ne me sens pas capable de descendre une telle profondeur sans le soutien d’une corde. — Moi non plus, Sharina, répondit l’oiseau. Mais si je devais choisir entre sauter directement ou rester, je bondirais sans hésiter. Il rit de nouveau. — Ce peu d’attrait pour un lieu où l’on m’a sauvé la vie de manière fort inattendue n’est pas très juste, dit-il. Cela me vaudra certainement un long calvaire en pénitence dans l’après-vie. La lune, légèrement au-delà de son premier quartier, était apparue au-dessus de la cime des arbres. Dalar repéra une liane de bignone grosse comme le pouce qui s’enroulait autour d’un cèdre au bord de l’ancienne clairière. Sharina la coupa à la base, mais sa force et celle de Dalar suffirent à peine à séparer la plante de son tuteur. — Le Dragon prétend que la chose du tombeau ne reviendra pas, murmura-t-elle en regagnant le tombeau désormais en ruine. Mais je préfère tout de même être ailleurs. — Moi aussi, acquiesça Dalar. Cette créature semblait aussi peu disposée à apprécier mon chant funeste que les goules. Sharina attacha la liane à un bloc de pierre qui pesait largement plus lourd que tous deux réunis. La corde improvisée était trop raide pour effectuer des nœuds sûrs, mais les deux demi-clés ne se déferaient pas facilement. — Je passe devant, annonça Dalar lorsque Sharina acheva sa tâche. Il enjambait déjà le pourtour de la fosse, la liane dans une main, les poids dans l’autre, au bout d’une courte longueur de chaînes. Sharina attendit et vit la liane bouger et frotter la roche calcaire, mais sans risque de céder. Ce ne fut que lorsque Dalar lança d’une voix amplifiée et déformée par les parois « Je suis arrivé en bas ! » qu’elle s’engagea, une main après l’autre. La liane aurait sans doute pu supporter leurs poids réunis, mais elle ne voulait pas prendre de risque inutile lorsque les risques nécessaires étaient déjà si terrifiants. À mi-chemin, le trou s’étranglait en un boyau deux fois plus petit que l’ouverture du haut. Sharina racla la pierre calcaire, mal à l’aise. Il n’y avait pratiquement aucune lumière dans le conduit. Dalar aurait dit quelque chose s’il n’y avait pas eu suffisamment de place pour nous deux en bas. Sharina glissa hors du boyau et se tourna tandis que la liane se tendait sous son poids. De l’eau fortement acide en raison du pourrissement de la végétation avait creusé un large trou dans la roche, comme un abcès à la base d’une dent. Ses jambes tendues ne touchèrent rien jusqu’à ce que Dalar lui saisisse les chevilles pour la guider pendant le dernier mètre. Les doigts de l’oiseau étaient notablement plus chauds que ceux d’un homme. Il n’y avait toujours pas de lumière. Des ossements, de vieux ossements, se brisèrent sous ses pieds nus. — Ils sont humains, dit doucement Dalar. Le crâne est de l’autre côté de la salle. Il n’y a pas trace du serpent. (Il gloussa.) Mais je n’étais pas pressé de le croiser de nouveau, ajouta-t-il. — Ni ce qui s’est nourri du corps du serpent, remarqua Sharina. Mais cette chose nous a sauvés en arrivant au bon moment. Ohmqat nous a sauvés. Aucune lumière… mais il n’y avait aucun doute possible sur la plaque de roche au centre de la pièce. Sharina l’étudia du bout des doigts. La pierre n’avait été polie que sur cinq de ses six faces, mais la dernière était taillée en diagonale, en contours déchiquetés. Elle avait été cassée d’un rocher plus gros… — L’assise du trône ! s’exclama Sharina. Dalar, voici l’autre moitié de la pierre que nous avons poussée hors du mur de Valhocca. Mais cela importe peu. — Si j’étais certain de ce qui est important ou non dans tout cela, remarqua l’oiseau, je serais plus sage que je le suis aujourd’hui. — Je pense que si nous la tirons vers nous…, dit Sharina. Elle saisit les longues arêtes du bloc de ses deux mains mais attendit que Dalar prenne position à son tour pour faire basculer son poids. Ils tirèrent ensemble. Rien ne se passa jusqu’à ce que Sharina s’apprête à proposer une pause pour reprendre leur souffle ; alors, le bloc glissa et ne s’arrêta que quand il eut totalement dégagé la place qu’il avait occupée pendant mille ans. Sharina toucha l’espace dégagé. Ce n’était pas de la roche mais un trou, d’une profondeur indéterminée. La plaque de granit avait permis de concentrer l’eau qui s’écoulait le long des murs de la fosse et l’érosion acide poursuivait son œuvre sous son couvert. — Je passe devant, dit Sharina qui s’accroupit, les membres ramassés, au bord de l’ouverture. Elle était à peine suffisante pour qu’elle s’y glisse, et elle devait croire le Dragon sur parole : cette ouverture étroite était bel et bien un portail. Si ce n’était qu’une profonde crevasse dans la roche calcaire, elle allait mourir d’une manière particulièrement déplaisante. — Dalar ? dit-elle avant de s’engager, les pieds en premier. Aimeriez-vous avoir eu la sagesse de refuser mon offre lorsque je me suis adressée à vous, à Valhocca ? — Non, Sharina, répondit l’oiseau. C’est la seule chose de mon existence depuis la tempête que je ne regrette pas. Le sourire aux lèvres, Sharina se glissa dans le passage. — J’espère qu’Elfin va bien, dit Cashel tandis qu’il avançait dans la forêt. Je suppose qu’on ne l’entend plus parce que les feuilles sont très touffues ; mais, vous savez, j’espère qu’il est venu avec nous. À cet endroit, les arbres n’avaient pas d’écorce, juste des peaux vertes et lisses. Il y avait des feuilles de toutes sortes, mais toutes étaient larges – aucune plus petite que la main de Cashel, doigts écartés, et certaines aussi grosses que des serviettes. Il y avait aussi des bourgeons : des formes bleues et jaunes de la taille d’une mesure de grains, et des cônes levés d’un blanc moutonneux. Tout gouttait. Cashel n’était pas certain qu’il pleuve quelque part au-dessus de la forêt ou qu’il s’agisse simplement de l’humidité de l’air. Par Duzi ! Il y avait même des gouttes qui tombaient du bout de son nez et des viroles de son bâton ! — Tu t’inquiètes pour Elfin ? croassa Krias. Ne t’inquiète pas de l’enfant perdu, berger, inquiète-toi pour toi-même ! Tu n’as pas idée à quel point l’Outre-monde est dangereux ! Cashel médita un moment sur ces paroles. — Je n’aimerais pas être quelqu’un qui s’inquiète pour lui-même, maître Krias, dit-il. Il y a plein de gens qui le font, mais je n’aime pas les fréquenter ; et je me fréquente, disons, tout le temps. Krias renifla. — Si Elfin s’approche suffisamment, dit-il, frappe-le de ton bâton. Ou demande-moi de m’occuper de lui. Il n’est plus humain après avoir vécu là-dessous toute sa vie – et je ne veux pas dire par là que le Peuple l’a rendu aussi stupide qu’un mouton non plus ! — Je n’aime pas tellement cet endroit moi-même, admit Cashel, mais il y a des lieux dans le monde d’où je viens où je ne choisirais pas de retourner non plus. (Il rit.) Mais je ne me rappelle pas avoir été aussi humide sans essayer de nager. — Le soleil règne sur le monde réel, remarqua le démon de l’anneau. Oh, pas partout, pas tout le temps… et pas partout totalement. Mais le soleil règne là-haut tout comme Malkar règne sur cet endroit. Deux oiseaux s’élancèrent de branches étonnamment vertes et s’éloignèrent rapidement dans l’air détrempé. Ils devaient détester ce temps autant que Cashel. L’un était une chouette, l’autre un aigle ou un grand faucon. Ils portaient des lambeaux de chair noire dans le bec. Cashel songea un instant aux paroles de Krias. — Alors maître Landure combat Malkar ici, dans l’Outre-monde ? demanda-t-il enfin. Par-dessus le bruit spongieux de ses pas dans le parterre de feuilles – le sol dessous était d’argile dense et glissante – Cashel crut entendre enfin le luth d’Elfin. Heureusement qu’il avait des cordes d’argent. Les cordes en boyaux seraient déformées comme la vérité dans la bouche de son oncle Katchin. — Grâce à toi, berger, répliqua l’anneau d’un ton sec, tout ce que fait Landure, c’est fertiliser un carré de forêt. Et il n’a jamais combattu Malkar, il n’était pas bête à ce point. Sa mission était de maintenir les créatures de l’Outre-monde dans l’Outre-monde et les empêcher d’envahir le monde réel. — Aurait-il pu, eh bien, rendre les choses meilleures ici ? demanda Cashel. S’il avait essayé ? — Tu n’écoutes pas ? glapit Krias. Il y a un équilibre, le soleil et Malkar, la lumière et les ténèbres. Ils ne peuvent exister l’un sans l’autre, on peut seulement lutter pour les tenir aussi éloignés que possible ! Un peu comme Ilna et ses motifs, décréta Cashel. Si elle avait mélangé tous ses fils, l’étoffe ne serait qu’un gris terreux. Elle ne faisait jamais cela, bien sûr. — Maître Krias ? demanda Cashel. Qui tisse les motifs du bien et du mal ? Il ne parlait pas du soleil et de Malkar, ni de la lumière et des ténèbres. Cela allait pour des érudits comme Tenoctris, qui considérait tous les aspects d’un problème, mais Cashel n’était pas un érudit. C’était un berger, et si quelque chose était mauvais pour son troupeau – ou ses amis, ou son monde – il l’appelait par son nom : le mal. — Les motifs ? répéta Krias. Il n’y a pas de motif, berger, rien que le hasard ! — Mais vous venez de dire qu’il doit y avoir un équilibre, maître Krias, objecta Cashel d’un ton calme. L’équilibre n’arrive pas comme ça. Si c’était le cas, l’agriculture serait sacrément plus simple. Qui assure l’équilibre du monde ? L’équilibre de tous les mondes, je suppose. — Tu racontes des inepties ! répliqua le démon de l’anneau. Qu’est-ce que tu veux ? Que je bâtisse un autel à la Dame ici, dans mes spacieux appartements ? — Non, mais je suppose que ça ne ferait pas de mal si j’offrais un peu de mon prochain repas au Berger, dit Cashel. Avant, j’émiettais toujours un peu de pain et de fromage pour Duzi quand je mangeais mon repas. Je ne sais pas si un petit dieu comme Duzi pourrait, vous savez, m’entendre de si profond. — Personne ne peut t’entendre ! glapit Krias. Il n’y a que toi et moi, berger. — Je crois que je vais dresser une pierre et faire une offrande quand même, continua Cashel. Il ne voulait pas discuter avec le démon. Krias savait sans doute quantité de choses, mais il croyait savoir des choses dont personne ne pouvait être certain. Cashel choisissait de ne pas changer ses manières de faire quoi qu’en disent les autres gens – et démons. Cela avait fonctionné pour lui par le passé. Durant la plus grande partie de la journée, la forêt avait été aussi plate que le meilleur champ de labour du hameau, mais devant lui se dressait une colline au relief déchiqueté qui ne semblait cependant pas spécialement haute. Cashel n’avait pas exactement suivi de chemin, mais il avait suivi ce qui lui semblait la route naturelle, et avait apparemment vu juste. En tout cas, Krias n’avait fait aucune objection. Mais cela… — Maître Krias ? demanda Cashel. Est-ce que je dois escalader cette colline ou la contourner ? — Comment saurais-je ce que tu devrais faire ? protesta l’anneau. Rentrer chez toi garder des moutons, je suppose. Après une pause que Cashel avait appris à respecter, Krias continua : — Tian est plus large que haute. Et si tu contournes, tu te retrouveras dans des endroits où tu ne voudrais pas aller. Non pas que je prétende savoir ce qui se passe dans une cervelle aussi minuscule que la tienne. — Merci, maître Krias, répondit Cashel en entamant l’ascension de la colline. Le sol n’était pas en argile mais en bloc et saillies de pierre sous une fine couche de poussière. Il levait le pied bien haut à chaque pas. Il s’aidait parfois de son bâton en le posant devant lui, mais la montée n’était jamais rude au point de devoir utiliser ses mains. La lumière déclinait. La pluie – l’air humide ? quel que soit le nom réel de ce phénomène – s’apaisait, mais les chances semblaient minces de trouver du bois sec pour le feu. La végétation était un peu différente de ce que Cashel avait traversé auparavant. Pour commencer, les arbres avaient une écorce normale. Il y avait aussi des lianes, avec des fruits translucides de la taille du poing qui pendaient par grappes. Ils ressemblaient beaucoup au raisin, en dehors de la taille. Cashel demanda : — Est-ce que je peux manger ces fruits, maître Krias ? Sans qu’ils me fassent du mal, je veux dire. — Tout dépend de ce que tu entends par « faire du mal », berger, répondit Krias. Les fruits de Tian ouvriront peut-être ton esprit, une expérience que tu n’as pas dû faire très souvent. Cela n’a jamais fait de mal à personne jusque-là. Cashel atteignit ce qu’il estimait être le sommet de la colline, mais il ne pouvait en être certain car la forêt était extrêmement dense. Un trou à la base des racines d’un grand chêne semblait l’endroit le plus sec qu’il puisse trouver pour dormir. Mais il fallait faire les choses dans l’ordre : il inclina un bloc de pierre et utilisa le pommeau de son couteau pour tracer les contours d’un visage dans la mousse. C’était une petite chose très simple, tout comme l’était la pierre dédiée à Duzi dans les pâturages du bourg. Duzi n’était pas un dieu d’apparat pour les adorateurs fortunés et poseurs. — Je t’en prie, Duzi, aide-moi à trouver Sharina, dit Cashel. Elle n’a certainement pas besoin de notre aide… mais je t’en prie, aide-moi si tu le peux. Il soupira, cueillit l’un des gros fruits de l’arbre, s’accroupit et coupa deux quartiers avec son couteau. Il en déposa un devant le visage rapidement tracé. La chair du fruit ressemblait un peu à l’eau d’un ruisseau après l’orage, plutôt claire, mais piquetée de débris sombres. — Je pense que je vais goûter, puisque d’autres ont essayé, dit Cashel qui mordit dans l’autre quartier. Le fruit était amer et sucré à la fois, comme une tranche d’orange, et délicieusement frais. Il avait pensé aspirer un peu d’eau de pluie dans le creux d’une pierre, mais la chair semblait apaiser sa soif mieux que l’eau. Cashel mangea le fruit entier, puis en cueillit un autre. Il n’avait pas à se plaindre de ses repas dans l’Outre-monde – en tout cas, il n’avait jamais eu faim – mais c’était la première fois qu’il mangeait quelque chose parce qu’il en aimait le goût, et non pas simplement pour se remplir le ventre. Cashel, souriant et envahi d’un sentiment de confort malgré les gouttes qui tombaient par moments sur lui depuis le chêne, s’installa pour la nuit et s’endormit. Puis il commença à rêver… Chapitre 17 Cashel or-Kenset, son bâton posé sur l’épaule droite, marchait entre les champs de blé ondoyants vers une ville qui flottait dans les airs. La route d’argile s’inclinait vers des caniveaux des deux côtés. Le chemin était bien fait mais il semblait accueillir peu de passage. Le soleil éclatant se reflétait sur les toits coniques et les casques des soldats qui se tenaient sur les remparts. Des étendards arc-en-ciel claquaient aux flèches de la ville. Il y avait quelque chose qui laissait interdit dans ce spectacle. Cashel cligna des yeux, puis eut un petit rire d’autodérision. Il contemplait une ville de scintillement et de beauté, suspendue dans les airs avec pour seul support une rampe serpentine qui menait du sol aux portes principales. Bien sûr qu’il y avait de quoi rester interdit ! Pourtant, il regarda son petit doigt gauche, comme s’il s’était attendu à y trouver un anneau. Il n’avait jamais porté de bagues ; pourquoi aurait-il voulu en voir une à présent ? Une trompette sonna à une tour de la porte. Une seconde corne lui fit écho, plus loin, à l’intérieur de la cité. Cashel avançait toujours, à son rythme habituel. D’autres personnes apparurent sur les remparts, certains se penchaient pour mieux voir Cashel approcher. Les foulards que les femmes portaient sur la tête flottaient dans le vent comme de longues guirlandes pastel. L’équivalent de deux fois ses deux mains d’hommes en armes passèrent rapidement les portes et descendirent la rampe avec bruit. Leurs casques et épaulettes étincelaient d’une manière extraordinaire, et ils avaient peint des visages monstrueux sur leurs plastrons. La plupart portaient des épées au fourreau qu’ils tenaient à deux mains en courant ; un homme, de loin le plus robuste de la troupe, portait un glaive. Cashel marchait toujours, mais il ralentit légèrement son rythme déjà lent pour atteindre le bas de la rampe en même temps que les guerriers, sans les devancer. Ils semblaient anormalement nerveux, mais ils recevaient peut-être peu de visites d’étrangers. Cashel fronça les sourcils. Il ne se souvenait pas avoir croisé une seule personne sur sa route. Son front se plissa plus encore. Il ne se rappelait même pas pourquoi il était là. Il allait quelque part pour retrouver Sharina ; mais elle n’était pas ici, sans doute. Ou l’était-elle ? Les guerriers firent halte devant Cashel. La rampe était suffisamment large pour qu’ils se tiennent tous de front. Elle ne semblait d’aspect fragile que parce que Cashel la regardait en comparaison à la majesté de la ville suspendue. Elle n’était pas faite de métal comme il l’avait cru. C’était une sorte de cristal étincelant, qui laissait filtrer la lumière et la décomposait parfois, selon l’angle de vue, et toutes les fondations de la ville semblaient faites de la même matière. Elle était si lisse que lorsque Cashel levait les yeux, il voyait le reflet des champs de blé et des collines, bien au-delà à l’ouest. La route s’arrêtait là. — Halte, monstre ! lança le chef de l’escouade. (Des glands dorés luisaient à ses deux épaules ; les autres uniformes n’en étaient ornés que d’un côté.) Si tu essaies de pénétrer dans Tian, nous t’abattrons ! Cashel se redressa et planta son bâton à la verticale à côté de lui. — Mon nom est Cashel or-Kenset, dit-il. On ne m’a pas appris à m’imposer là où je n’étais pas le bienvenu. Si vous ne voulez pas de moi dans votre Tian, ou je ne sais quoi, je continuerai simplement mon chemin. Il s’éclaircit la voix. Il ajouta en essayant d’atténuer le grondement de sa voix, sans grand succès : — Mais je ne suis pas un monstre. Et nous ne traitons pas les gens ainsi, là d’où je viens. — Ce n’est pas le géant de la prophétie, dit l’un des hommes au chef. — Il est drôlement grand, avança un autre soldat. Mieux vaut ne pas prendre de risque. Les guerriers face à Cashel n’étaient pas des enfants – le visage du chef en particulier avait autour des yeux des rides qui marquaient un âge avancé – mais ils n’étaient pas plus hauts que de jeunes garçons. Même le plus grand, qui portait le glaive, aurait eu l’air ordinaire au bourg – contrairement à Cashel ou plus encore Garric. — Oh, voyons, Penya ! protesta un autre homme. Comment veux-tu qu’il détruise les murs de la ville, dis-moi ? En plus, d’après la prophétie, le géant est censé apparaître demain, pas aujourd’hui. — La prophétie se trompe peut-être, Sia, répondit le chef. Nous ne pouvons… — La prophétie peut aussi n’être qu’un bla-bla superstitieux que les esprits raisonnables ignorent ! répliqua sèchement Sia. Écoutez, roi Liew, si vous croyez en l’existence de dieux qu’aucun d’entre nous n’a jamais vus… — C’est un blasphème ! s’exclama le guerrier au glaive. La large lame était décorée de nuages aux fins contours en argent. — Je n’ai pas d’opinion personnelle sur les dieux, Mah, continua Sia, mais mon opinion est que tuer les fermiers qui traversent le pays ne nous mettra dans les faveurs d’aucun dieu existant. — Je suis berger, dit Cashel d’une voix qui sortait du fond de sa gorge. Et si vous parlez de tuer, j’aurai mon mot à dire là-dessus. Il changea légèrement de position et plaça son bâton en travers devant lui. Cashel avait l’habitude des gens qui parlaient de lui comme d’une sorte de mouton, incapable de penser ou parler seul. Il avait l’habitude – mais il n’avait jamais aimé quand cela se produisait. — Sia a raison, vous savez, intervint un autre guerrier. Ce n’est pas un géant, ce n’est pas le jour de la prophétie, et de toute manière, pourquoi menacer le premier visiteur que Tian reçoit depuis une génération entière ? Nous devrions le célébrer ! Le roi Liew soupira et souleva son casque de la main gauche. Il avait des cheveux blancs fins comme ceux d’un bébé. — Nous ne pouvons écarter la prophétie, dit-il d’une voix préoccupée, mais tu as raison, Peng ; ce Cashel est notre invité, et nous devons le traiter comme tel. Il tendit la main à Cashel et plaqua l’avant-bras contre celui du jeune homme. Ce dernier eut l’impression de saluer un enfant encore loin de l’âge adulte. — Je suis le roi Liew, dit l’homme, et ces hommes qui m’accompagnent sont les chevaliers de Tian. Nous organisons un banquet aujourd’hui, à la veille de la prophétie, maître Cashel. J’espère que vous accepterez de vous joindre à nous. Cashel se racla encore la gorge. Sa bouche s’était asséchée lorsqu’il avait semblé… eh bien, ce qu’il avait semblé. À présent, ses muscles tremblaient sous l’énergie accumulée pour le combat qui n’avait pas eu lieu. — Je serai ravi de manger avec vous, mon seigneur, répondit-il. Et je vous serai particulièrement reconnaissant pour un verre d’eau dès maintenant. — De l’eau ! s’exclama gaiement Sia tandis que ses compagnons et lui retiraient leurs casques. Seulement le meilleur de nos vins pour vous, berger de passage ! Sia avait des traits anguleux et des yeux intelligents. Cashel s’aperçut que lors de la conversation précédente, il avait moins aidé Cashel que démontré la supériorité de son esprit sur celui de ses compagnons. Cashel avait déjà rencontré des hommes comme lui hors de Tian. Les guerriers reprirent leur route vers la ville en compagnie de Cashel, au côté du roi Liew. Lorsqu’il avait aperçu la rampe de côté, il avait remarqué qu’elle était fine comme la tranche d’un couteau. Pourtant, elle ne tremblait pas davantage sous son poids qu’une dalle de pierre. — Je ne crois pas qu’on devrait le laisser entrer, marmonna l’homme au glaive, juste devant Cashel. La prophétie date de mille ans. C’est peut-être ce à quoi ressemblaient les géants il y a mille ans. — Oh, Mah le courageux ! se moqua Sia depuis l’arrière du groupe. Déterminé à protéger Tian des bergers. Cashel déglutit. Il n’aimait pas tellement plus Sia que Mah ; mais il était étranger ici et tout le monde était méfiant vis-à-vis des étrangers, hormis dans les grandes villes où tous étaient étrangers. Tout le monde se méfiait de tout le monde, dans les grandes villes. — Je n’ai jamais vu un endroit flotter comme celui-ci, dit Cashel au roi pour couper court à l’échange entre Mah et Sia. Comment faites-vous ça ? — Tian est un don des dieux, répondit Liew avec sérieux. C’est le seul véritable paradis, formé par le Ciel et la Terre pour ses enfants bénis entre tous. Le premier prêtre de la cité, Lan Tee, a dressé un autel à la Terre et au Ciel ; et Tian s’est élevée de la fumée du feu de cet autel. — Et Lan Tee a déclaré que mille ans plus tard, un géant détruirait Tian, ajouta Penya qui se retourna pour balayer Cashel d’un regard ostensiblement distant. Mais nous guidons tout de même ce Cashel dans notre ville. — Ce qu’on devrait faire, lança un guerrier en fin de groupe, c’est détruire le passage. Le géant pourra bien faire ce qu’il voudra en bas. On n’a pas besoin de grain quand les vergers entre les murs d’enceinte donnent une telle récolte ! — C’est notre devoir en tant que chevaliers de Tian…, répondit le roi Liew. (Il se força à continuer :) Notre devoir et notre honneur, Lau, que de défendre le passage par nos épées et nos vies. Si nous échouons, alors ceux que nous aurons protégés jusqu’à la mort pourront briser la passerelle et se mettre ainsi en sécurité. Cashel réfléchit à tout cela. Le bon sens dictait à Liew de rompre la rampe dès maintenant, mais cela signifiait que le peuple de Tian devrait y demeurer pour le restant de ses jours. Bien sûr, si Sharina n’avait pas décidé de quitter le bourg avec les ambassadeurs du roi Valence, Cashel lui-même aurait passé sa vie entière au hameau de Barca. La ville suspendue n’était pas tellement plus petite que le bourg. La rampe serpentait en courbes gracieuses, mais Cashel et les chevaliers finirent par atteindre les portes. La longue marche avait presque débarrassé les muscles de Cashel de leurs tremblements. Les tours et murs qui encadraient le portail étaient en pierre, et non du même cristal scintillant que le chemin. Chaque bloc avait une bordure dentelée en motifs floraux délicats. Depuis les murs en surplomb, les hommes criaient joyeusement et les femmes agitaient leurs écharpes. Ils avaient les yeux en amande, et leurs couleurs de cheveux allaient du marron riche du miel d’oxydendron au noir brillant. L’une des plus belles femmes lança une couronne de roses et de lierre vers Cashel. Il la rattrapa sans même y penser. Ce faisant, il capta un regard de Mah, le visage tordu en un grognement silencieux. Le roi et ses chevaliers entrèrent dans la ville sous des acclamations redoublées. La porte commença à se refermer immédiatement – les panneaux se rabattaient des deux côtés et une grille pointue glissait jusqu’au sol dans l’arche derrière eux. Le mécanisme était si silencieux que Cashel n’entendit ni un grondement ni un grincement par-dessus les cris humains. Et tout cela était vieux de mille ans ? Parmi les silhouettes fines et langoureuses vêtues de soieries pastel se tenaient d’autres personnes plus petites et massives. Les vêtements sombres et la peau mate de ces dernières les distinguaient plus encore que leur stature. Ces gens baissèrent ou détournèrent les yeux lorsque Cashel les regarda et aucun ne croisa audacieusement son regard comme les hommes et femmes vêtus de soie. Le groupe de chevaliers continua à avancer tout droit sur un boulevard entre des bâtiments dont les plus hauts étages avançaient en légère saillie par rapport au rez-de-chaussée. Tous étaient bâtis dans le même granit dense couleur de rouille ; en fait, il ne semblait y avoir qu’un bâtiment avec plusieurs pièces emboîtées, et les murs extérieurs de Tian s’y ajoutaient en une même gigantesque structure. C’était une immense ruche. — Mon seigneur ? demanda Cashel. Il y a des gens qui portent de la soie… (Il était le frère d’Ilna, il savait reconnaître les tissus de plus loin que bien des femmes et des hommes.)… et d’autres en lin, avec des couleurs sombres. Quelle différence y a-t-il ? — Des gens en lin ? s’étonna Liew. Oh, je vois ce que vous voulez dire. Non, ce sont des serviteurs. Ils s’occupent de ce que nous, citoyens, ne pouvons évidemment pas faire : la cuisine, le nettoyage, ce genre de choses. — Ah, dit simplement Cashel qui hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. Il comprenait, en effet. Enfin, ce n’était pas si différent des autres lieux qu’il avait visités. Les habitants descendaient des murs et balcons pour suivre le roi Liew et ses chevaliers. Les serviteurs s’écartaient sur le passage de leurs maîtres, adressant sourires et révérences aux êtres élancés qui leur accordaient aussi peu d’attention qu’aux pavés de la rue. Cashel sourit à moitié. Si les nobles ne le traitaient pas aussi mal – même si ce n’était pas exactement méchant –, c’est parce qu’il était un étranger dans un lieu où venaient peu de visiteurs ; et peut-être parce qu’il était grand comme deux d’entre eux. La procession avançait vers l’entrée entourée de colonnes d’un bâtiment au bout du boulevard. Le porche était magnifiquement décoré, sans ornements chargés, mais avec les mêmes sculptures florales qui ornaient la pierre dure à chaque longueur de main. Une femme qui glissait comme une brise parfumée de lavande vint se placer près de Cashel et lui prit le bras. Elle cueillit dans la main du jeune homme la couronne de fleurs qu’il tenait et la lui posa sur la tête, en se pressant contre lui pour atteindre cette hauteur. — Idiot, dit-elle d’une voix fluide comme l’eau, je n’ai pas lancé cela pour que tu la tiennes à la main. Je me nomme Lia. Cashel se racla la gorge. — Heu, dit-il, je ne… Je n’ai jamais porté de fleurs avant. Je, hum, je suis Cashel or-Kenset. — Je les fais pousser moi-même, tu sais, dit Lia. Tu t’assiéras près de moi au banquet, veux-tu, cher Cashel ? Mah les contourna et leur lança un regard glacial. Lia gloussa et lui tira la langue. Le visage de Mah vira au rouge sombre et il trébucha sur la première des sept marches qui menaient au porche. Il laissa tomber son glaive dans un grand bruit qui fit crier les chevaliers devant lui : — Hey ! — Attention, Mah, ou tu vas tuer quelqu’un ! C’était bien l’intention de Mah, et pendant un moment, tandis qu’il reprenait maladroitement le glaive à la main, Cashel crut qu’il allait essayer de passer à l’acte. Mais Mah se contenta de bousculer ses compagnons d’armes pour passer sous la porte à arc triple. — Je, heu…, commença Cashel qui aurait voulu être ailleurs. Il se sentait désolé pour Mah – mais pas aussi désolé qu’il l’aurait été si Mah n’avait pas eu quelque chose contre lui depuis le début. Cashel entra dans le bâtiment, en songeant à cette idée, sourire aux lèvres, et retrouva le roi Liew dans une antichambre au toit en dôme. Des serviteurs se précipitèrent vers eux, plusieurs pour chaque chevalier, et entreprirent de les débarrasser de leur équipement. Les chevaliers se tenaient comme des chevaux aux mains des garçons d’écurie. Leur armure était faite de tubes de métal pendus à des chaînes légères. Lorsque les hommes bougeaient, ils sonnaient comme des carillons un jour de grand vent. Deux serviteurs s’approchèrent de chaque côté de Cashel. Lia s’éloigna de lui, ce dont Cashel fut soulagé, mais lorsque l’un des petits hommes essaya de prendre son bâton, il lança « Non ! » d’une voix forte, sous l’effet de la surprise. Tous s’arrêtèrent un instant. C’était ce qui se passait généralement lorsque Cashel criait, particulièrement à l’intérieur d’un bâtiment. — Est-ce que nous vous avons offensé, Cashel ? demanda le roi. Si tel est le cas, je vous présente mes plus sincères excuses au nom de Tian. Nous avons considéré ce bâton comme un simple outil, mais si c’est un artefact religieux que vous devez garder près de vous-même pour manger… ? Cashel rougit. — Ce n’est pas religieux, marmonna-t-il. Mais c’est pareil, j’aimerais le garder, vous savez, près de moi. Il, eh bien, il me rappelle mon village natal. — Oh, c’est tellement adorable ! s’exclama Lia. Vous êtes si sensible, cher Cashel. Cela aurait été suffisamment embarrassant en soi. Lorsque Lia se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue, Cashel aurait voulu disparaître sous le plancher. Un ensemble de cornes et flûtes résonnèrent dans des salles à colonnades des deux côtés de l’antichambre. Les portes intérieures s’ouvrirent et le roi Liew entra dans la salle de banquet située derrière. Cashel, Lia accrochée à lui qui le guidait en même temps, suivit le roi. Des colonnes sur le côté supportaient le toit voûté afin que tous dans la salle puissent voir la table haute à son extrémité. Le roi Liew s’assit au centre, à côté d’une femme de son âge à la beauté sévère. Lia conduisait Cashel au siège à la droite du roi. Le jeune homme hésita, mais Liew l’accueillit d’un hochement de tête et toucha même la chaise à haut dossier – qu’un serviteur tira pour Cashel. Il ne pouvait garder son bâton à la main, même s’il aurait voulu, il le posa donc contre le mur derrière lui avant de s’asseoir. Lia s’assit à côté de Cashel. Il s’y attendait, mais il soupira tout de même. Il aurait vraiment aimé que Sharina soit là. Ou Garric, ou qui que ce soit qui savait comment se tenir dans de telles circonstances. Les chevaliers firent leur entrée dans un ordre plus compliqué que celui qui avait simplement ôté son armure le premier. Une femme rejoignit chaque chevalier à l’entrée. Les couples s’asseyaient à la table haute, en alternance à gauche et à droite de Liew et sa reine. Cashel sourit. — Cher Cashel ? demanda Lia en posa un doigt sur le lobe de l’oreille de Cashel. Souriez-vous parce que quelque chose vous satisfait ? — Je me disais, dit-il honnêtement, que j’avais l’impression de regarder un troupeau qui rentre pour la traite le soir. Dans l’ordre, et elles sont toutes fâchées si une brebis passe devant les autres. — Très drôle ! s’exclama Lia avec un trille de rire feint. Un troupeau, dites-vous ? Cashel songea qu’elle n’avait peut-être jamais entendu le terme auparavant. Savait-elle seulement ce qu’était une brebis ? Il n’avait pas vu une seule pièce de laine – ni de cuir, d’ailleurs – dans les vêtements. Un serviteur installa devant eux des coupes de porcelaine si fine que la lumière des bougies brillait à travers les bordures. Cashel saisit la sienne, heureux de pouvoir boire et d’échapper à une explication pour sa compagne de ce qu’était un mouton. Le vin était du rouge clair du jus de grenade, mais il pétillait sur ses lèvres et sa langue. Les nombreuses chaises de la salle se remplissaient toutes d’hommes minces et de belles femmes élancées. Les serviteurs étaient partout, presque invisibles. Ils étaient muets, silencieux, et semblaient se fondre dans les murs couverts de panneaux de noisetier lorsqu’ils ne servaient pas. La vaisselle de porcelaine, parfois blanche ou teintée d’un arc-en-ciel de nuances pâles, apparaissait et disparaissait dans un souffle lorsqu’elle était vidée ou refusée. Cashel avait l’habitude de manger avec ses mains et son couteau, mais Reise proposait des cuillers de corne aux clients de son auberge et Cashel avait appris à se servir d’une fourchette lors des banquets de Valles. Les habitants de Tian, quant à eux, mangeaient avec des piques. La nourriture était servie en bouchées. Les serviteurs posaient les pouces sur de petits tubes pour prélever diverses sauces et relevaient le pouce pour les verser selon les goûts des invités. Cashel regarda Lia pour comprendre comment faire. C’était une erreur ; elle se mit vivement à le nourrir comme un nourrisson à peine sevré. Cashel rougit – encore – mais il ne voyait pas comment l’en empêcher sans causer davantage de malaise. — Êtes-vous venu à Tian pour la prophétie, Cashel ? demanda Lia tandis qu’elle choisissait dans une assiette la prochaine bouchée à lui donner. Cashel s’empressa de piquer un autre morceau et de le fourrer dans sa bouche avant qu’elle ait le temps d’agir. La bouche pleine – c’était un mélange émincé de champignons et d’épinards, semblait-il, frit dans un rouleau de pâte fin comme du papier –, il répondit : — Celle qui dit qu’un géant va détruire Tian ? Non, je n’avais jamais entendu parler de cette ville. Il fronça les sourcils en essayant de se rappeler quelque chose mais ses souvenirs étaient noyés d’un brouillard épais. — Je ne me souviens même pas où je vais, à part que je dois retrouver Sharina… Quelque part. — Eh bien, je suis ravie que vous soyez venu, répondit Lia. (Elle gloussa.) Peut-être êtes-vous venu me voir. D’un ton plus sobre – il n’y avait rien de désinvolte dans sa manière de regarder Cashel de côté pendant sa dernière remarque – Lia continua : — Enfin, je pense que cette prophétie est une idiotie – une vieille superstition, c’est tout. Mais j’aimerais que ce cher Liew détruise le chemin. — Vous aurez le temps de le faire si mes chevaliers et moi échouons, Lia, déclara le roi en se penchant pour regarder la jeune femme de l’autre côté de Cashel. J’espère que notre courage et nos talents suffiront à protéger la ville, même si cela nous coûte la vie. — Oh, j’aimerais tant que vous ne parliez pas ainsi ! dit la reine dont Cashel n’avait pas entendu le nom. Je frissonne à l’idée de vous regarder combattre un monstre demain. — Comme vous le savez, ma chère…, dit l’homme de l’autre côté de la reine. (Il ressemblait à Sia en plus âgé, mais sa voix avait la plénitude huileuse d’un homme bien plus massif.) Je crois, tout comme mes prédécesseurs immédiats au titre de prêtre de la cité, que la prétendue prophétie de Lan Tee était une injonction allégorique à préserver les rituels sacrés sur lesquels repose notre société. « Mille ans » est une expression symbolique qui signifie dans ce contexte « très longtemps » ou, mieux encore, « à jamais ». — Shan, vous savez que je trouve votre bon sens très réconfortant, dit la reine. Mais je ne peux m’empêcher d’être inquiète pour mon Liew. Nous, les femmes, n’avons pas la même force que les hommes. Cashel manqua de s’étouffer. Imaginez quelqu’un dire une telle chose à Ilna ! Pour être honnête, il avait croisé des belettes avec une détermination de prédateur moins marquée que celle de Lia ; et s’il ne se trompait pas sur la note derrière la voix de la reine, elle non plus n’avait pas grand-chose à apprendre pour obtenir ce qu’elle voulait. — Lorsque le géant viendra, dit Mah. (Il criait pour être certain que Cashel l’entendrait ; il était assis de l’autre côté du roi, à plusieurs chaises de distance.) Il nous trouvera prêts à l’affronter. La taille seule ne veut rien dire, comparé au courage et à la véritable noblesse des chevaliers de Tian ! Cashel piqua dans l’assiette une bouchée semblable à un œillet blanc. C’était un navet coupé, saupoudré d’épices, et il décida qu’il en aimait le goût une fois la première surprise passée. Il le mâcha posément et ignora les bravades de Mah et les quolibets que jetait Sia à l’autre chevalier. — Êtes-vous heureux à présent, Cashel ? demanda Lia, les lèvres aussi proches de son oreille qu’il était possible sans qu’elle ait à le tirer vers elle. — Tout à fait, répondit Cashel en faisant passer les dernières miettes de la bouchée d’une gorgée qui vida sa coupe. La vida de nouveau, se rendit-il compte ; les serviteurs la remplissaient presque avant que Cashel ait fini de la reposer sur la table. D’ordinaire, il n’aimait pas le vin, mais cette boisson était rafraîchissante sans l’arrière-goût des vins qu’il avait essayés auparavant. La nourriture était délicieuse, même si elle était servie en bouchées tout de suite avalées, mais le vin, eh bien, il parvenait presque à le convaincre que Tian était bel et bien le paradis. — Comme je suis heureuse, soupira Lia en se penchant encore davantage vers lui. (Elle ajouta, d’une voix différente :) Cashel, croyez-vous à la prophétie ? Cashel plissa le front en réfléchissant à la question et avala une nouvelle gorgée. — Eh bien, je ne sais pas trop, répondit-il. Je n’en ai entendu parler qu’aujourd’hui, vous savez. Je ne connaissais même pas Tian. — Mais qu’en pensez-vous ? insista Lia. (Elle semblait soudain une personne, et plus seulement un appétit.) Vous avez vu le monde, contrairement à nous. Que pensez-vous, Cashel or-Kenset ? Cashel se tourna pour la regarder, la coupe remplie à la main. Lia était aussi délicieuse qu’une gerbe d’orchidées, mais sa vue ne lui inspirait qu’un sentiment de solitude. — Lia, dit-il, je ne sais rien des géants, et je ne pense pas aux choses que je ne peux pas changer. Je ne sais qu’une chose. Il but, son regard toujours dans celui de la jeune fille. — Demain, nous saurons tous la vérité, reprit-il. Et rien de ce que vous, moi ou un prêtre aura dit ce soir ne changera un soupçon de la vérité. Lia frissonna soudain. Sa main s’écarta du bras de Cashel, comme animée de sa propre volonté. Cashel ne se rappela pas beaucoup plus de la soirée. Le vin de Tian, bien que frais et au goût léger, était bien plus fort que la bière servie au bourg. Cashel eut un éclair de lucidité, plus tard dans la nuit, la sensation de nombreuses petites mains qui le portaient le long d’un couloir ; puis plus tard encore, il perçut le plafond d’un lit tandis qu’il reposait sur un matelas trop mou à son goût. Mais par-dessus tout, Cashel dormit, du sommeil des morts. Tandis que le filet de pouvoir du magicien se refermait autour d’elle, Ilna entendit Merota l’appeler au-delà des murs de la salle du trésor. Le son du rire dément traversa et étouffa la voix atténuée de la fillette. Cela enserra le cœur d’Ilna plus étroitement que les liens de feu rouge d’Ewis ne pouvaient entraver son corps. Pour le moment, Ilna pouvait encore bouger. Plutôt que de chercher à atteindre le magicien ricanant – inutile ; sa perle d’ivoire tournoyante étoufferait Ilna avant qu’elle fasse un pas –, elle se contorsionna vers le mur presque nu, couleur crème, derrière elle. Elle tendit l’index en un geste qui lui sembla aussi lent que la fonte des glaces. Ewis avait dû comprendre. Son rire s’éteignit et il lança : — Non, vous… Ilna toucha ce qui ressemblait à un tourbillon de gris pâle quelque part sous la surface de la pierre. Une porte s’ouvrit silencieusement vers l’intérieur. — … ne devez pas…, glapit Ewis. Une créature décharnée jusqu’à paraître squelettique bondit dans la salle et projeta Ilna de côté. Autrefois, l’être avait été un homme de plus de deux mètres dix ; un médaillon à motif solaire pendait à son cou. Il empestait. Il était couvert par une saleté qu’aucune bête sauvage n’aurait tolérée à moins d’être trop désespérément malade pour se nettoyer. Ewis fit un geste de la main ; la perle tournoyante changea de parcours. Ilna se dégagea d’un coup d’épaules et un cocon de lumière magique rosée enveloppa le Grand Être. Il éclata d’un rire digne de tous les démons de l’Enfer et bondit à travers la pièce en entraînant ses liens comme un cochon sauvage chargeant parmi des toiles d’araignée. Il saisit Ewis de ses mains semblables à des pinces de crabe et entreprit de dévorer le visage du magicien. — Ilna ! s’écria Merota. Ilna bondit sur ses pieds et enroula le nœud coulant qu’elle avait jeté lorsque le filet l’avait enveloppée. La fillette se précipita par la porte ouverte qui avait libéré le Grand Être. — Non, petite ! cria Ilna qui la rejeta dans le couloir d’où elle sortait. D’autres portes s’ouvrirent dans les courbes de la salle au trésor. Un groupe d’hommes armés d’épées et de lances accourait dans le claquement métallique des équipements. Ilna se retourna pour fermer la porte. Une dizaine de gardes frappaient le Grand Être, mais rien n’éteignait son rire gargouillant. Des éclats d’os et des morceaux de cervelle pendaient de sa bouche. La porte claqua. Ilna entendait encore le rire. Elle serra vivement Merota dans ses bras. La main droite de la fillette dans sa main gauche, elle s’engagea dans le couloir obscur. Les murs étaient de pierre nue aussi loin qu’Ilna avait pu voir avant que la porte se referme. — Ilna, j’avais peur, dit Merota. — J’espère bien que tu avais l’intelligence d’avoir peur ! s’exclama Ilna. (Elle déglutit.) Moi aussi, j’ai eu peur. Pas peur pour elle-même : peur de ne pas pouvoir défendre Merota. Mais Ilna ne dit pas cela – ne put le dire – tout haut. La fillette ne devait pas penser qu’il y avait eu le moindre risque qu’Ilna ne vienne pas à son secours. — Quelqu’un vient, dit Merota d’une voix plus aiguë. Ilna se figea, tenant fermement la fillette. Elle-même n’entendait rien sinon l’écho de leurs pas, qui résonnaient dans le couloir devant elles. Cela et les battements de son cœur. — Ah, c’est vous, mon Ilna chérie ? demanda Chalcus dans les ténèbres. Et je suis content d’entendre que la gamine est avec vous. Je regrette de vous rejoindre par ce passage tortueux, mais je cherchais un passage plus convenable pour vous deux que le parcours d’araignée le long duquel j’ai rampé. — Oh, Chalcus ! s’écria Merota. Je suis si contente que vous soyez là. — Moi aussi, ajouta Ilna. Mais j’espère que vous avez une meilleure idée que moi de ce que ce « là » signifie – et une meilleure sortie que l’endroit par lequel je suis entrée. Je suis tout aussi heureuse d’avoir laissé derrière moi Ewis et son visiteur, pour être honnête. — Nous prendrons le chemin par lequel je suis venu, dans ce cas, répondit Chalcus. Il n’y avait aucune lumière dans le couloir. Mais le chef de nage était une présence dans son esprit, de son sourire moqueur à l’éclat de ses yeux. — Si vous pouviez me passer une ceinture à tenir ou quelque chose d’approchant… ? — Ce ne sera pas nécessaire, dit Ilna. (Elle n’aimait pas l’idée d’être guidée comme une brebis et il lui semblait que Chalcus aurait bientôt besoin de ses deux mains.) Nous suivrons comme il faut. Ils se remirent en route. Chalcus utilisait son fourreau comme une canne et le tapotait contre le mur à sa gauche. Par moments, l’embout de fer lançait une étincelle. — Comment nous avez-vous trouvées, Chalcus ? demanda Merota. J’avais peur de ne plus vous revoir. Je ne pensais pas revoir aucun de vous deux. — Eh bien, petite, répondit Chalcus, j’ai trouvé une ouverture dans la falaise et je l’ai suivie jusqu’à un surplomb au-dessus du plus grand port que j’aie vu de ma vie – tout creusé dans la roche, vous pouvez croire ça ? L’entrée par laquelle ils avaient tiré nos trirèmes ferme par des portes qu’une armée ne pourrait forcer en combattant une vie entière… Mais il y a des bouches d’aération au-dessus et je suis entré par l’une d’elles. Merota dit dans un souffle : — Tout était noir et l’odeur nauséabonde, puis la porte s’est ouverte, il m’a lâchée et j’ai vu Ilna. Et puis vous êtes arrivé, Chalcus. La Dame était avec moi. — J’ai pris un autre chemin pour quitter le surplomb, dit le chef de nage. J’ai pensé que c’était une aération vers le côté de l’isle, et une chance de faire le tour et vous retrouver. Et j’ai réussi, grâce à la Dame des marins. Et peut-être au Berger des petites gens, pas vrai ? Il parlait à Ilna : Merota était de toute évidence trop perdue dans le bonheur de sa propre survie pour comprendre ce qu’il disait. Ilna soupçonnait toutefois l’enfant d’être plus forte qu’il y paraissait pour supporter la voix humaine après être restée prisonnière d’un maniaque ricanant. — Hum, reprit Ilna à voix haute. Si les Grands Dieux s’en mêlent et aident les gens de cet endroit, alors cela me change de ce qui se passait chez moi, au hameau de Barca. Vous êtes venu à notre rencontre près d’une salle au trésor qui a de multiples portes. Je ne m’étonne pas que le passage que vous avez pris débouche sur l’une d’elles. Une faible lumière apparut devant eux ; si faible que seule la vue de la silhouette vague de Chalcus put convaincre Ilna que son esprit ne lui jouait pas simplement des tours. Elle ne craignait pas les ténèbres et ne les détestait pas ; mais ils avaient déjà appris qu’à cet endroit, cette Yole, des créatures hostiles pouvaient apparaître à tout moment. La lumière ne garantissait pas de voir le danger, mais cela pouvait aider. — Et voilà le port, dit Chalcus qui baissa le fourreau tendu en avant pour le repasser dans les plis de sa ceinture. Je ne vais tout de même pas me jeter en avant en agitant les bras, mais, malgré l’ampleur de la caverne, il n’y avait pas âme qui vive à part moi quand je l’ai traversée la première fois. Le trio sortit du tunnel sur un promontoire large de deux mètres quarante, découpé sur le côté de l’énorme caverne qu’il surplombait. La lumière pénétrait par des ouvertures dans le plafond de pierre. Quoique modeste pour des yeux normaux, elle semblait étincelante comme un midi d’été pour eux qui surgissaient du noir total. Le promontoire n’avait pas de balustrade. Merota se pressa contre le mur du fond. Ilna, déterminée à ne pas laisser la terreur de la fillette la contaminer – la peur était un virus plus contagieux que le croup –, s’approcha du bord et regarda en bas. Loin en bas. Une dizaine de navires dans des logements de pierre semblaient aussi petits que les trirèmes lorsque Ilna les avait vues depuis le haut de la colline. — Comment sommes-nous arrivés à une telle hauteur ? demanda-t-elle, incrédule. J’ai dû descendre pour atteindre la salle du trésor. — Vraiment, ma dame ? demanda Chalcus, un sourcil levé. L’eau ne se serait pas écoulée dans les tunnels que j’ai suivis, ni la bouche d’aération ni le passage où je vous ai trouvées, mes charmantes dames. Le sol était plat partout. La grotte était animée d’échos, la plupart de simples bruits d’eau contre les quais. Les sons pouvaient se répéter à l’infini dans cette caverne et rebondir sur la pierre lisse jusqu’à ce que le soleil se fige. — Je vois, dit Ilna. Allons aux bateaux et voyons si nous trouvons des traces de ce qui est arrivé aux équipages. L’escalier en colimaçon qu’elle avait suivi pour trouver Merota avait fonctionné dans son esprit d’une certaine façon. Elle aurait dû s’en douter. Ces « fenêtres » montraient des scènes du passé et tout cela ne faisait pas partie du monde normal. — Il y a des marches taillées par ici, indiqua Chalcus, et de l’autre côté aussi, vous voyez. Il se tourna vers Merota et continua : — Maintenant, prenez ma main gauche, Votre Grandeur. On va s’empêcher l’un et l’autre de glisser, d’accord ? Et vous pouvez regarder le mur pendant la descente, si vous préférez. Son regard rencontra celui d’Ilna par-dessus la tête de l’enfant. Ilna acquiesça et descendit la première. Elle tenait le nœud coulant à la main en un rouleau lâche ; mais il n’y avait pas vraiment de raison de s’inquiéter. Elle eut un rire dur. — Ma dame ? demanda le chef de nage. — Je pense que nous sommes autant en sécurité ici que n’importe où sur Yole, répondit-elle. C’est pourquoi nous devons nous attendre à être attaqués. Chalcus rit, puis un instant après, Merota l’imita. Si la pauvre enfant se rend aux bals d’Erdin et rit des choses que Chalcus et moi trouvons amusantes, songea Ilna, on la regardera comme si elle avait deux têtes. Cette idée aussi amusa Ilna et elle rit de plus belle. Les escaliers étaient taillés à l’intérieur de la roche et non pas par-dessus, ce qui réduisait le promontoire de moitié, le temps de la descente vers la mer. Les marches étaient trop étroites et abruptes pour être confortables, davantage comme une échelle douce qu’un véritable escalier. — Avez-vous remarqué la ligne de bernacles sur la façade de la falaise, ma dame ? demanda Chalcus à une distance prudente derrière elle. Ilna ne se retourna pas ; toute son attention était concentrée sur le prochain pas à faire vers le bas. — Des bernacles ? répéta-t-elle. Non, pourquoi ? Vous avez dit vous-même que cette isle était encore sous l’eau il y a un mois. — Ah, sous mille brasses d’eau au moins, mon adorée, expliqua le chef de nage. Les bernacles se fixent à hauteur de marée, pas trop profond pour pouvoir se nourrir, les pauvres. Il me semble que cette isle n’était pas si haute la dernière fois qu’elle était émergée, vous comprenez ? Ce port était sous-marin. — Alors qui l’a construit ? demanda Ilna. Il n’est pas récent. Des magiciens pouvaient creuser la roche par leur art, et réaliser des années de travail en un jour et une nuit seulement. Mais Ilna distinguait les marques des outils sur la pierre, et une couche de limon séché recouvrait les murs partout où elle les touchait. Cet endroit avait été creusé à la main. Mais elle n’était pas certaine qu’il s’agisse de mains humaines. — Aïe, c’est une question, pas vrai ? lança Chalcus. On s’interrogera là-dessus pendant des années, je suis sûr, une fois qu’on aura quitté cet endroit. Pas d’accord ? — Je vous répondrai une fois loin d’ici, coupa Ilna. L’attitude du chef de nage l’irritait en plus de manières qu’elle n’aurait pu dénombrer, mais sa présence était une bonne chose. Il apaisait Merota, après tout. Elle atteignit le bas de l’escalier et attendit ses compagnons. L’eau avait un parfum ancien, rien qui ressemble aux autres ports où s’était trouvée Ilna – pas même l’odeur des plaques de boue séchant à marée basse. — De là-haut, je n’avais pas remarqué, dit Chalcus d’un ton d’émerveillement en désignant la rampe de mise à l’eau en pierre la plus proche. L’eau n’est qu’à une brasse sous le quai, vous voyez ? — Je vois, dit Ilna, et alors ? — La marée est basse, maintenant, expliqua Chalcus, ou presque. Les portes sur le devant de la falaise – ce sont des portes d’écluses, voilà ce qu’elles sont. Sinon, le bassin ici serait aussi sec que la gorge d’un rameur. Il désigna les bateaux de son épée courbe. — Regardez les bateaux, dit-il. Je m’aperçois que l’un de ces navires marchands a un canot sur le pont, et il me semble d’un coup que c’est un meilleur choix que de rester plus longtemps ici. — Cette isle s’appelle Yole, dit Ilna. Ewis l’a nommée ainsi. (Après un instant, elle ajouta :) Et je suis d’accord avec vous. La caverne avait des rampes de mise à l’eau et des cales d’accostage pour les navires de transport et les navires de guerre à avirons qui devaient être sortis de l’eau entre les trajets. Le nombre de chacune dépassait la capacité limitée d’Ilna à compter. Pour le moment, les dernières rampes abritaient les deux trirèmes que les indications de Mastyn avaient menées à Yole, et les autres pentes accueillaient une vingtaine de navires marchands dont les coques étaient destinées à de la marchandise et non à un coûteux équipage de rameurs. Les navires étaient rassemblés près de l’entrée. Lorsque Ilna et ses compagnons eurent marché quelques minutes vers eux sur le quai incurvé, elle eut un nouvel aperçu de la taille du port couvert. — Je me sens toute petite, ici, dit Merota. — Eh oui, on est des petits bonshommes dans un grand monde, gamine, répondit le chef de nage d’un ton léger. C’est comme sur la rive, pas vrai ? Tous ces sons, les vagues, ou comme ici, l’écho des murs, et tout cela n’a aucun sens. Il tendit la main et ébouriffa les cheveux de Merota ; l’air salé et le sable n’avaient pas été cléments pour ce qui avait été autrefois une coiffure impeccablement lustrée. — On est petits, mais on est ensemble, ajouta Chalcus. Et on a déjà fait face à la mer, pas vrai, ma noble dame ? — Oui, Chalcus, répondit Merota. Parfois, j’oublie, c’est tout. Ilna avait la bouche serrée, et ses yeux cherchaient… elle ne savait pas exactement quoi. Elle se sentait exposée ici, car ils se trouvaient tous les trois sur une plage sans relief, mais elle quêtait moins les dangers que les motifs. Elle sourit. Les dangers viendraient sans qu’elle les cherche. Des tunnels débouchaient sur le port à six endroits différents le long de la caverne. La plupart étaient au niveau de la mer, mais quelques-uns ouvraient plus haut dans le mur et étaient accessibles par quelques marches. À l’autre extrémité du bassin, un autre escalier menait au balcon de pierre. — On ne manque pas de passages pour partir d’ici, pas vrai ? remarqua gaiement Chalcus. Ou pour y entrer, devait-il penser, tout comme Ilna ; mais les paroles du chef de nage étaient faites pour apaiser Merota. — Mais nous voulons prendre un bateau, n’est-ce pas ? demanda Merota. Ilna eut un mince sourire en entendant la fillette prouver qu’elle n’était pas idiote. Tout haut, elle déclara : — Oui, mais il faudra peut-être attendre que la marée soit propice, et nous devons apprendre comment ouvrir les portes sur la mer. D’ici là, il faut être sûrs de pouvoir filer comme des souris dans un garde-manger. Le chef de nage sourit aux deux femmes. L’eau coulait entre les épaisseurs de roche et formait une pellicule scintillante sur les murs. La caverne avait été taillée dans un grand bloc et non construite, mais même les rochers les plus durs pouvaient avoir des défauts. Il y avait également des fissures verticales. Une bouffée de chaleur sèche s’exhala de l’une d’elles lorsque le trio passa à côté. Ilna s’arrêta et adressa un signe de la main à Chalcus. Le côté droit de la fissure était plus haut d’une main que le gauche, comme le montrait clairement la surface légèrement rayée de la roche. Un triangle étroit suffisant pour qu’un humain s’y glisse était ouvert à la base. — Quelque chose d’intéressant ? demanda le chef de nage qui tâcha de voiler la tension de sa voix derrière son accent chantant. — Quelque chose qui n’a pas été fait par ceux qui ont créé ce port, dit-elle. Puisque les magiciens qui utilisent ce port ne sont pas nos amis – oui, je pense que c’est intéressant. Mais continuons. Lorsque Ilna s’éloigna de la fissure dans le rocher, elle retrouva l’atmosphère froide et humide de la grotte. Elle frissonna puis prit un air renfrogné face aux réactions incontrôlables de son corps. Ils avaient atteint les navires. Certains étaient des bateaux sans spécificité de taille moyenne. Les épars et les voiles avaient été détachés si négligemment que lorsqu’on les regardait du haut du promontoire, on pouvait croire qu’un canot était caché sur le pont. Mais de près, il était clair que les espoirs de Chalcus étaient vains. — Laissez-moi regarder celui-là, dit Chalcus d’un ton nonchalant. Un navire de plaisance, sans doute, pour un homme riche qui n’est pas assez pressé pour sacrifier son confort à la présence d’avirons. Les navires étaient mouillés les uns contre les autres, deux par pente, mais dans la plupart des cas, au moins un mètre quatre-vingts séparait les balustrades de côté d’un navire de ceux amarrés au quai opposé. Plutôt que d’emprunter la promenade de pierre pour atteindre le modeste navire à deux rampes de là, Chalcus sauta d’un pont à l’autre. Il n’essayait pas de se vanter – Ilna était certaine que le chef de nage ne pensait pas qu’il y avait quoi que ce soit de remarquable dans ce qu’il faisait. Il tenait toujours son épée. Il était de toute évidence plus soucieux de ce qui risquait de se dissimuler à bord que d’avoir les deux mains libres au cas où il tomberait. — Chalcus, un signe des hommes ? demanda Ilna. Elle remarqua que sa main gauche était posée sur l’épaule de Merota. La fillette semblait satisfaite de ce contact, mais Ilna songea que son propre désir d’être en contact avec un autre être humain avait inconsciemment motivé son mouvement. — Pas même une goutte de sang, dit Chalcus en parcourant d’un œil averti le navire. Il disparut brièvement par le sabord avant du navire puis bondit de nouveau sur le pont. — Il y a de la nourriture à bord, annonça-t-il en retournant vers ses amies. Les amphores de vin ont été ouvertes au marteau – il y a des morceaux de goulots et d’anses là où elles étaient stockées – et jetées vides par-dessus bord, à mon avis. Comme pour le Ravageur et le Terreur, sans doute. Il sauta sur le sol de pierre devant lui. — Ce qui reste dans le tonneau d’eau est si visqueux qu’il faudra le manger plus que le boire, mais il faudra bien que cela dure jusqu’à ce qu’on trouve un endroit où accoster avec une source. Et je pense être capable de diriger ce bateau seul, une fois sorti de cette caverne. Chalcus leva un sourcil interrogateur. — S’il vous plaît, supplia Merota, les mains jointes, j’aimerais que nous partions dès maintenant. Si nous pouvons. Ilna ne dit rien pendant un instant tandis qu’elle envisageait les solutions possibles : de mal en pis, mais il fallait choisir le moins pire… — Oui, dit-elle. Si nous n’avons pas besoin d’aider les équipages, je ne me plaindrais pas de leur absence, personnellement. Je pense que le mécanisme des portes doit être… Près de l’entrée, allait-elle dire pour finir sa phrase, mais Merota l’interrompit : — Quelqu’un vient ! La fillette pointa le doigt vers le tunnel le plus proche, un peu plus loin qu’à une portée de jet. Comment peut-elle entendre au milieu d’un tel raffut ? songea Ilna, puis elle sortit son nœud d’un geste rapide en se retournant. Chalcus changea légèrement de position. Il releva un peu son épée, croisée devant sa poitrine. Il souriait. Un marin sortit du tunnel, un coutelas à la main. Ilna reconnut l’homme, mais elle ignorait son nom. D’autres marins sortaient derrière lui. — Daltro ! s’exclama le chef de nage avec une joie à peine dissimulée. Piezo, Cant – votre vue est un baume pour… Les marins l’ignoraient visiblement. Ils étaient nombreux, tous armés. Ilna ne reconnaissait pas certains visages, mais la lumière n’était pas très… — Chalcus, ils ont été égorgés ! cria-t-elle. Un magicien en robe blanche avec la peau peinte émergea du tunnel derrière les morts en marche. Il désigna le trio. — Attrapez-les ! lança-t-il d’une voix aussi aiguë qu’un hurlement de mouette dans les vagues roulantes. Tuez-les ! — Par ici ! dit Ilna. Elle tendit la main vers Merota, mais Chalcus avait déjà basculé l’enfant sur son épaule comme un sac de laine. — Par la fissure ! Les morts ne fatiguent pas ! Elle s’en était aperçue en regardant les moissonneurs, il y avait si longtemps que cela semblait remonter à une autre vie. Cette poursuite ne prendrait jamais fin et l’esprit des morts ne pouvait être envoûté par le savoir-faire d’Ilna. La fissure était trop étroite pour plus d’un poursuivant à la fois. Et le passage menait à un endroit où l’air était chaud et sec. Cela ne passait pas nécessairement par un chemin que des humains pouvaient emprunter, bien sûr ; mais un faible espoir valait mieux que pas d’espoir du tout. — Prenez-la ! lança Chalcus en déposant Merota à l’entrée, mais il était inutile de s’inquiéter de l’enfant – elle se glissa dans le passage, vive comme un écureuil. Ilna rampa à sa suite à quatre pattes. Les pieds du chef de nage effleuraient les siens, car il marchait à reculons pour surveiller leurs arrières. Chalcus gronda. L’acier chanta contre l’acier puis s’enfonça dans quelque chose qui assourdit les vibrations. — Ça les ralentira, dit-il d’une voix étouffée. Vous serez heureuses d’apprendre qu’être morts n’empêche pas nos anciens compagnons de mourir de nouveau, mes chères dames. — Oui, dit Ilna qui suivait Merota dans la crevasse si étroite que ses deux épaules frottaient contre les parois. Je suis très heureuse de l’apprendre. Devant elle, les ténèbres semblaient exhaler un souffle étrange. Sharina s’agita dans l’air vide puis tomba dans une éclaboussure qui résonna dans la salle de pierre. L’eau sur le sol ne lui arrivait qu’aux chevilles, mais elle devenait plus profonde au rythme d’une série de marches à l’extrémité. Les griffes massives des pieds de Dalar surgirent de l’ouverture carrée au-dessus d’elle ; elle s’écarta vivement. Ce n’était pas une surprise de reconnaître, à l’un des côtés de l’ouverture, le bloc de granit pâle qui leur était familier. L’oiseau atterrit avec beaucoup plus de grâce que Sharina. La tête de Dalar tourna une fois, un tour complet comme une girouette par jour venteux. Son corps ne bougea pas, les poids bourdonnaient déjà au bout des chaînes. Sharina recula contre un mur humide, davantage pour se tenir à distance de Dalar que pour se protéger d’un ennemi. Elle entendait des gens à proximité, et suffisamment de lumière filtrait par la porte derrière eux pour indiquer qu’il faisait jour. Dalar se détendit visiblement. — Nous sommes dans une citerne, dit-il avant de glousser de rire. Je suis content que nous soyons arrivés par cette extrémité et pas l’autre… (Il désigna d’un geste le mur opposé.)… car je ne sais pas nager. — Une citerne de cette taille ? s’étonna Sharina. Le moulin qu’Ilna et Cashel partageaient avec la famille de leur oncle avait une citerne, construite à l’époque de l’Ancien Royaume. Le toit en pente conduisait l’eau par des tuyaux jusqu’au réservoir, un creux couvert de briques dans un coin du bâtiment. Ilna soutenait que l’eau de pluie était meilleure pour nettoyer les tissus délicats que l’eau d’un puits – et elle savait ce qu’elle disait – mais cette pièce était assez immense pour contenir le moulin et l’auberge réunis. Elle ne desservait pas simplement une maison, ni même un village. Sharina prit une profonde inspiration. — Si Valhocca a été reconstruite, dit-elle, alors il n’y a sans doute pas de goules qui nous attendent au-dessus. Et… Elle fit sonner de manière rassurante son escarcelle garnie de lingots d’argent. — … nous devrions trouver à manger. J’aimerais vraiment trouver de quoi manger. Dalar gloussa joyeusement tandis qu’il suivait Sharina dans un bruit d’éclaboussures vers la porte qui s’ouvrait de l’intérieur. Porte qui était fermée. De l’extérieur. — Peut-on la briser ? demanda Dalar. Le panneau était en bois solidement contreventé, sans poignée ni serrure à l’intérieur. Les constructeurs avaient fait en sorte d’écarter tout visiteur autre que les occasionnelles équipes de nettoyage. Très occasionnelles, à en juger par l’épaisseur de boue et de feuilles que Sharina distinguait sur les pierres. — Pas besoin, répondit-elle. Elle leva son couteau à deux mains et l’abattit. Elle trancha l’attache supérieure des gonds dans un bruit métallique et une gerbe d’étincelles. La porte s’affaissait déjà lorsqu’elle s’accroupit pour briser le deuxième gond. — Je sers une héroïne, bien sûr, dit Dalar. (Il gloussa puis ajouta :) Je plaisantais ; mais je n’aurais pas dû. Ils tirèrent la porte vers eux et la débarrassèrent de la barre et du loquet. Sharina rangea le couteau dans le fourreau sous sa cape et s’apprêta à sortir. Dalar tourna les hanches pour se placer devant elle et sortit le premier, ses poids dissimulés dans les mains. Sharina suivit avec un petit sourire. Une partie d’elle-même se reprochait de ne pas avoir pris le temps d’enlever les éraflures fraîches sur la lame du couteau, mais son estomac vide passait en premier. La lumière d’un milieu d’après-midi éclairait une ville animée d’aspect beaucoup plus moderne que la Valhocca où elle avait rencontré Dalar. Les bâtiments à façades étroites comptaient deux ou trois étages, les niveaux les plus bas habillés de briques et les plus hauts de lattes couvertes de tuiles de terre cuite plus légères. Certains étaient légèrement retirés de la rue et des murs ajourés entouraient de petits parvis. — Ah, dit Dalar d’un ton satisfait après un regard vers le bâtiment d’où ils sortaient. Ce n’est pas une citerne mais une cuve de dépôt pour un aqueduc. Je n’aurais jamais cru voir pendant mon exil un système aquifère qui égale ceux de Rokonar. Deux hommes d’allure prospère, des gardes sur les talons, descendaient la rue, plongés dans leur conversation si intensément qu’ils manquèrent de buter contre Dalar. Ils s’arrêtèrent et regardèrent fixement l’oiseau, bouche bée. L’un des hommes rejeta amplement sa cape bleue d’un geste théâtral et s’exclama en direction des passants : — Regardez ! Un présage ! Les dieux nous annoncent la venue de Mykon le Protecteur ! Sharina s’avança devant Dalar. — Mon ami vient d’une contrée lointaine ! intervint-elle. Elle comprenait sans peine l’accent local et elle espérait que cela était réciproque. — Nous sommes des étrangers mais nous n’avons rien à voir avec les dieux ! En tout cas, pas à notre connaissance, songea-t-elle. Une femme qui passait en chaise sédane s’arrêta. Elle murmura à l’oreille d’un valet de pied qui se fraya un chemin au-delà de l’homme qui déclamait toujours à grand renfort de jeux de cape. — Est-il réel ? demanda le valet à Sharina. Dalar chassa l’homme qui chercha à lui tirer le bec. Les poids de bronze étaient encore dans les mains de l’oiseau et le valet laissa échapper un glapissement compréhensible. — Bien sûr qu’il est réel ! s’exclama Sharina. C’est un seigneur de Rokonar en visite dans la cité ! — Comment cela ? demanda l’homme qui les avait remarqués en premier. Êtes-vous à Port Hocc pour rencontrer le prince Mykon ? Sharina avait lu des textes sur Mykon le Protecteur, prince de Cordin, mais elle n’avait jamais cru qu’il était un personnage historique réel. Qu’un homme nommé Mykon ait unifié l’isle de Cordin à une époque bien antérieure à la fondation du royaume des Isles par le roi Lorcan, elle pouvait l’admettre. Mais le reste des histoires racontait que Mykon était le frère cadet de Brut, le Dieu des orages et qu’il dînait parfois dans le palais des nuages de son aîné. Il semblait à Sharina que ce point n’était que le fruit de l’imagination des auteurs, et le reste pouvait bien l’être aussi. Apparemment pas. Et qui sait ? Mykon visite peut-être le palais de Brut. — Viens, Garamon, dit l’homme qui accompagnait le passant lancé dans ses élucubrations théâtrales. Ne sois pas idiot. C’est un quelconque charlatan qui est venu à Hocc par les Bateaux. Mykon ne te remercierait pas de déblatérer sur un jongleur emplumé comme si c’était une preuve de la divinité du Protecteur. — Les dieux te châtieront un jour pour ton blasphème, Malat, lança Garamon d’un ton éminemment sincère. Il s’enveloppa dramatiquement de sa cape et murmura à l’attention de Sharina : — C’est la vérité ? Vous venez des Bateaux ? — Oui, dit Sharina sans hésiter. Où pouvons-nous trouver un repas et une auberge pour la nuit ? — Pourquoi me demander cela ? s’exclama l’homme en fronçant les sourcils. En bas, au port, près de vos amis, sans doute. Garamon et son ami s’éloignèrent ensuite rapidement avec leurs domestiques. Le reste des badauds se dispersait également, mais les passants tournaient souvent la tête pour dévisager Dalar – et Sharina aussi. Ils avaient dû voir plus de grandes femmes blondes que d’oiseaux doués d’intelligence, mais ils semblaient toutefois la trouver à leur goût. — À moins que la mer ait changé de côté, murmura-t-elle à Dalar, nous devons avancer vers le sud. Elle partit en tête ; il y avait trop de passage pour qu’ils avancent de front. Une fontaine et un bassin à l’eau frémissante se trouvaient à l’autre extrémité du réservoir de pierre, alimentés par un siphon intérieur. Des femmes remplissaient des seaux de terre cuite peinte, discutaient entre elles et interpellaient parfois des amies en haut des balcons en surplomb. Dalar murmura à l’oreille de Sharina : — Que sont les Bateaux, Sharina ? Elle lui adressa un sourire cynique par-dessus son épaule. — Je n’en ai pas la moindre idée, répondit-elle. Mais je pense que c’est un meilleur choix que d’être des présages envoyés par les dieux. La rue qu’ils suivaient n’était pas pavée, à l’exception de la gouttière au centre, mais le large boulevard de la plage était totalement couvert de briques et de trottoirs de pierre. Des troupes avec un équipement argenté, armées de bâtons et non de lances, libéraient une voie de passage le long du trottoir côté ville, mais la chaussée du côté du port était bondée. Certains étaient des habitants de la ville en costumes à motifs, mais la majorité des passants étaient des paysans aux vêtements rustiques couverts de la boue des longs voyages, jusqu’aux mollets. Le port était encombré de barges de transport : des bateaux larges et renflés avec des francs-bords bas, leurs ponts plats chargés de biens et de marchandises à profusion. D’un simple coup d’œil, Sharina repéra des volailles, des tissus, des fruits dans des paniers – et aussi plusieurs débits d’alcool. Le marteau d’un forgeron claqua dans une barge amarrée à distance prudente de la coque de ses compatriotes, et une large étendue d’eau sagement préservée tout autour de la sienne. — Peut-être, avança Dalar d’un ton trop prudent pour laisser percer son espoir, que dans cette foule, il y a un autre représentant du Rokonar. Sharina regarda son compagnon. — Dalar ? dit-elle. N’oubliez pas que nous sommes plusieurs millénaires après votre naufrage. — Oui, répondit l’oiseau avec la même absence d’émotion que de coutume. Et quoi qu’il arrive, Sharina, je vous ai offert les liens de l’honneur. Mais si possible, j’aimerais encore parler à l’un des miens avant de mourir. (Il caqueta un rire qui sonna faux aux oreilles de Sharina.) Je vais entreprendre le processus pour choisir à laquelle de mes dix mille divinités je dois adresser mes prières. Les bateaux eux-mêmes étaient principalement une extension de la terre, amarrés bord à bord pour qu’il n’y ait pas besoin de planches pour passer de l’un à l’autre. Sharina désigna d’un signe de tête une barge sur le troisième niveau au-delà du quai. — On dirait un restaurant, dit-elle. D’un même élan, Dalar et elle se frayèrent un chemin dans la foule. Elle avait vu des colporteurs sillonner la rue avec des brouettes et des plateaux, mais elle voulait non seulement manger mais aussi en apprendre davantage sur les Bateaux. Ils n’apparaissaient jamais dans les nombreuses lectures que Reise avaient exigées de ses enfants. Mais à bien y réfléchir, les dieux et demi-dieux, les batailles et les intrigues de palais – et les liaisons sentimentales diverses – résumaient presque totalement les classiques de la bibliothèque de Reise. Sharina essaya d’imaginer Rigal en train de décrire son héros vagabond Dann en quête d’un ragoût de poulet et se mit à rire. — Sharina ? demanda Dalar, inquiet. — Je vais bien, dit-elle en se reprenant. Je suis un peu hystérique, c’est tout. Mais c’était vraiment drôle. Ils bondirent du quai de briques sur la première barge, déjà bondée d’habitants de la ville qui marchandaient des vêtements aux coupes variées. Sharina n’avait pas la connaissance des tissus d’Ilna, mais elle en savait suffisamment pour se douter que tous ces styles ne provenaient pas du même lieu. Un homme trapu, accompagné de deux serviteurs – ou esclaves –, essayait de vendre deux rouleaux de serge au propriétaire de la barge. Les femmes de Port Hocc utilisaient des étoffes similaires pour couvrir leurs robes. Les Bateaux étaient visiblement là pour diffuser les spécialités de nombreuses localités dans la région entière. Les marchands des barges étaient de constitution mince, la peau pâle, des signes qui les distinguaient clairement des autres ; leurs visages ne bronzaient pas au soleil mais rougissaient. Ils discutaient avec aisance avec leurs clients, mais Sharina remarqua qu’ils parlaient entre eux dans un argot qui n’avait que quelques vagues similitudes avec les langues qu’elle connaissait. La seconde barge était remplie de pommes de terre dans des paniers à larges mailles qui se dégonflaient comme des outres de vin lorsque le marchand en versait six sur le plateau d’une balance suspendue. Il hocha la tête, le visage parfaitement neutre, lorsque Sharina et Dalar traversèrent le pont de son bateau, mais ses nombreux enfants interrompirent leurs tâches à bord pour dévisager ouvertement l’oiseau. Si leurs regards insistants dérangèrent Dalar, il ne le montra pas. En fait, il redressa davantage sa crête et transforma le bond vers la troisième barge en un pas de danse où la vivacité le disputait à la fierté. Les personnes en charge du restaurant flottant étaient une femme d’âge moyen, qui s’occupait du grill, et un jeune homme svelte d’une vingtaine d’années en charge de la découpe du poisson et des légumes qu’il roulait ensuite en de petites rondelles dans du pain plat. Un garçon d’une dizaine d’années servait les rondelles grillées sur un carré d’algues et recevait l’argent des clients. Sharina trouvait le parfum de la nourriture délicieux, mais même les algues seules la faisaient saliver. Lorsque le couple de paysans âgés devant elle partit avec son plat, en piquant avec délice leur unique roulé de saucisse de poisson – … il y avait de pires découvertes à faire dans une ville –, Sharina dit : — Trois comme ceci, et mon ami prendra… ? Elle jeta un regard à Dalar. — Trois, répondit l’oiseau, pour commencer. — Alors, vous n’êtes pas de la région, ma dame, dit le jeune homme. Il adressa un sourire engageant à Sharina mais, de la main gauche, il continuait à passer le poisson sous le large couteau qu’il abattait de la main droite sur la planche à découper. — De nulle part sur notre trajet, je dirais. Le garçon tendit deux roulés à Sharina ; la femme en passait deux autres sur les charbons. Elle regardait les deux clients de biais mais laissait le jeune homme se charger des questions. — Je viens d’Haft et mon ami de plus loin encore, dit-elle en plongeant la main dans son escarcelle. Elle avait perdu les petites barrettes de cuivre et de fer à des lieues et des siècles de là, mais elle avait toujours l’argent. — Je crains de ne pas avoir de monnaie, dit-elle, cela peut-il… ? — Oh, nous, sur les Bateaux, vous donnerons un meilleur rapport pour le métal que les forgerons à terre, ma dame, répondit le jeune homme. Alors, Haft – où cela se trouve-t-il ? La femme, toujours silencieuse, enveloppa les deux roulés suivants et laissa le grill vide pendant qu’elle observait le petit lingot que tendait Sharina. Le jeune homme essuya son couteau sur son tablier et lui tendit l’argent ; elle posa le lingot sur la planche à découper et le couteau sur le coin. D’un puissant coup en avant, avec assez de pression pour faire blanchir ses articulations, elle détacha un petit morceau d’argent. — Pur ? demanda le jeune homme. — Assez souple pour l’être, grogna la femme. Elle rendit le lingot à Sharina et posa le morceau sur le plateau d’une petite balance avec des grains de maïs en contrepoids. Puis elle le glissa dans une bourse de cuir lavé pendue dans le corsage de sa tunique. — Haft est une isle au nord de celle-ci, répondit Sharina. La femme lui tendit trois pièces de bronze usées d’un sac qui pendait à côté du grill. La seule marque était une lettre imprimée sur le revers. — Ah, les Bateaux naviguent le long des côtes sud, dit le jeune homme. À l’est sur les courants, à l’ouest avec les voiles. Je me nomme Bantrus et je possède la Colombine que voici avec ma mère Brasca. Il désigna le jeune garçon du pouce. — Pilf est un neveu, mais nous sommes tous plus ou moins liés, sur les Bateaux. Si vous êtes des étrangers venus du nord, vous ne le savez peut-être pas. C’était exact. — Je suis Sharina et voici mon ami Dalar, dit-elle, la bouche pleine des roulés. Le passage au grill réchauffait la garniture, mais ce n’était pas vraiment cuit. En d’autres circonstances, Sharina aurait rechigné à avaler du poisson cru, mais elle aurait englouti un rouget-barbet encore frétillant s’il avait fallu. — Vous êtes venus à Port Hocc pour voir la procession de Mykon ? demanda Bantrus. Il s’était remis au travail, mais son sourire était une tentative évidente pour poursuivre la conversation même si Pilf enveloppait les deux derniers roulés frits. — Cela fait six fois que nous la voyons, mais c’est un joli spectacle. — Mykon nous suit le long de la côte, dit Pilf en donnant à Sharina et Dalar le reste de leur commande. Mon frère Jem dit que Mykon sait qu’il ne peut pas rassembler les foules pour une telle idiotie, alors il chevauche le long des quais près des Bateaux. — Ne parle pas politique avec les étrangers, Pilf ! lui lança Brasca. Et ne parle de la politique de la terre ferme avec personne. Jem a moins de cervelle qu’un oursin, mais pas moi – et je te renverrai sur le Vent Arrière après t’avoir arraché la peau du tien, de derrière, si tu oublies ce que je viens de dire. — Oui, ‘me, marmonna Pilf. Sans recevoir d’ordre, il mit le feu à une natte d’herbe au grill et grimpa prestement trois mètres du mât pour allumer une lanterne qui y pendait. La flamme était protégée par de la peau de poisson séchée dans un cadre d’osier. Des trompettes résonnèrent, bien au-dessus de la berge. Le ciel était mauve et les étoiles scintillaient au loin, à l’est. — Eh bien, ils commencent la procession ! s’exclama Bantrus. M’man, pourquoi je n’emmènerais pas nos hôtes en haut du mât pour mieux voir ? Tu sais qu’on n’aura pas de client le temps du spectacle. — Je dirais qu’ils peuvent grimper tout seuls, répliqua Brasca avec un coup d’œil sans tendresse à Sharina. (Elle haussa les épaules.) Tu es un adulte maintenant, tu n’es plus sous le contrôle de ta mère – tu l’as bien fait comprendre dans cette histoire de… — M’man ! coupa le jeune homme. Je t’ai dit ce que… — Je pense qu’on devrait partir maintenant, déclara ouvertement Sharina. Sa voix résonnait sans doute plus clairement qu’avant de devenir la Haute Dame Sharina d’Haft. Elle n’avait pas voulu et n’aimait pas être une noble, mais elle avait appris à le faire comme à servir à manger aux étrangers ivres qui venaient à l’auberge pendant la foire aux moutons. Sharina se retourna. Dalar avala le dernier roulé en passant entre Bantrus et elle. Le jeune homme ne représentait pas une menace, mais c’était une réaction de garde du corps en cas de climat tendu. — Attendez, ça ne rime à rien, dit Bantrus d’une voix bien maîtrisée. (Il semblait être un homme comparé au garçon furieux qui se disputait avec sa mère une seconde auparavant.) Sharina, heu, Dalar ? L’oiseau hocha la tête. Aucun des deux n’était surpris qu’il ait mieux retenu le nom de la jeune fille que celui de l’oiseau. — Venez sur l’épar avec moi et nous aurons une bonne vue de la procession, dit Bantrus. Il adressa une petite courbette à sa mère. Elle regardait obstinément la poupe et refusait de lui prêter attention. — Merci, dit Sharina, avec plaisir. Une corde à nœuds pendait du mât au lieu d’une échelle. Sharina l’ignora volontairement et grimpa avec ses mains et pieds nus. Elle avait escaladé bien des arbres au hameau, et elle ne voulait pas que Bantrus la prenne pour une délicate citadine qu’il devrait protéger. Mais des douleurs dans les pectoraux lui rappelèrent qu’elle n’avait pas grimpé aux arbres depuis longtemps. Il y avait de fortes chances qu’elle ressente des courbatures le lendemain. Elle s’assit sur la voile repliée, assez loin sur l’épar pour que Dalar s’installe entre Bantrus et elle. Bantrus était long à comprendre, ou peut-être croyait-il comprendre, par erreur, lorsqu’il fit le tour du mât pour s’asseoir près de Sharina. Dalar bondit sur l’épar, à un mètre quatre-vingts du pont ; ses griffes lui offraient une prise qu’aucun acrobate humain ne pouvait espérer égaler. De son perchoir, il s’inclina vers Bantrus. Le jeune homme sembla d’abord se fâcher, puis il aboya un rire et s’installa de l’autre côté du mât, plus loin de ses invités. Il pointa du doigt l’endroit d’où les trompettes résonnaient de nouveau, au-delà du front de mer. — Voilà, dit-il doucement, ils vont bientôt commencer. Les quais étaient bondés, mais à la lumière des lanternes suspendues, Sharina remarqua que ceux qui regardaient des épars des autres barges étaient des citadins plutôt que des bateliers. Elle se souvint de ce que Bantrus avait dit sur le fait que Mykon suivait les Bateaux. Des torches scintillèrent là où les trompettes avaient sonné, et d’autres s’embrasèrent sous les yeux de Sharina. Elle distinguait des chevaux ; l’un d’eux leva la tête sous le harnais et hennit. Un spectateur poussa un cri, visiblement ravi. — Mykon prétend qu’il est le frère de Brut, le Dieu des orages, expliqua Bantrus d’une voix suffisamment basse pour que sa mère, sur le pont, ne l’entende pas. Je pense que les gens le croient – les fermiers de l’arrière-pays, en tout cas. Il ne se donnerait pas toute cette peine si ce n’était pas le cas. — Mon expérience ne m’a pas prouvé que les humains agissent sous l’impulsion de la logique, releva Dalar, les yeux sur le défilé. Mais cela valait aussi pour mon peuple quand je vivais parmi les miens. Bantrus s’interrompit pour digérer ce que l’oiseau venait de dire. Il ne semblait pas stupide à Sharina, mais elle le soupçonnait de comprendre davantage de choses à partir du ton des interlocuteurs que dans leurs paroles mêmes. Dalar ne laissait aucune émotion altérer son discours, mais Sharina doutait que le guerrier dise des choses dont il n’était pas exactement convaincu. — Enfin, bref, reprit Bantrus, c’est un bon spectacle, surtout la première fois. Il se racla la gorge. Il ajouta, sur un ton de conspirateur : — Ce prince Mykon n’a pas fait de mal aux Bateaux, pas encore, mais il n’est pas… amical, vous voyez ? Il veut que tout soit réuni sous son contrôle personnel, tout Cordin, et je ne serais pas étonné qu’il cherche à aller plus loin avant de s’envoler pour retourner dans les nuages sur un éclair, ou quelle que soit la manière qu’il a en tête. — Vous avez toute la mer, dit Sharina, ne pouvez-vous pas vous tenir à l’écart de Mykon ? Vous éloigner de Cordin, s’il le faut. — C’est impossible, expliqua Bantrus. Les Bateaux doivent mouiller chaque nuit, ma dame, regardez-nous. D’un geste, il engloba le port bondé de barges à fond plat aux extrémités renflées. — Nous pouvons accoster sur n’importe quelle rive, tant qu’il y a une communauté pour nous accueillir. Mais naviguer de Pare à Yole – pas sur nos bateaux. Nous sommes des marchands, pas des navigateurs. — Yole ? s’étonna Sharina. La remarque lui avait échappé. — C’est une isle à l’est, ma dame, expliqua Bantrus qui pensa qu’elle s’étonnait face à un nom inconnu. Ils font beaucoup de commerce de grain et d’agrumes. Ils vendent aussi des tonneaux de ce qu’ils appellent le vin d’orange. — Ah, dit simplement Sharina. Elle avait oublié qu’à cette époque – et pour les mille ans à venir – Yole n’était qu’une partie comme une autre des Isles. La faute du magicien qui fit sombrer l’isle dans les profondeurs, transformant « Yole » en synonyme de mal, était encore à venir. — Les Bateaux servent les gens à terre, ma dame, continua Bantrus avec une note de fierté dans la voix, mais aussi d’inquiétude. Les fleuves vers la mer Extérieure longent des vallées abruptes sur toutes les isles que nous croisons. C’est facile pour les habitants de l’intérieur des terres de descendre en radeau, faire leurs affaires avec nous, et retourner à leurs fermes. Ils ne sont qu’à quelques lieux des vallées suivantes, mais ce sont des routes de montagne, sans chemins tracés et avec peu de passages. Quelque chose se passait plus haut sur les quais, mais Sharina restait penchée pour garder le contact visuel avec Bantrus. Il lui racontait des choses qu’elle ignorait ; et au-delà de la curiosité d’érudit que Reise avait transmise à ses enfants, il lui serait utile de bien connaître la situation pour rester en vie. — Les gens des villes ont besoin de nous, continua Bantrus. (Il s’interrompit pour déglutir.) Mais les Bateaux ne peuvent pas non plus exister sans les ports. À l’époque de mon arrière-grand-père, chaque petit bout de côte avait son propre chef et ses propres lois… certains mieux que d’autres, mais ils savaient tous qu’ils avaient besoin des Bateaux. Maintenant… Il haussa les épaules. — Mykon met tout Cordin sous sa coupe, dit-il. Il n’aime rien qui ne ploie pas devant lui – ne l’adore pas, selon ses termes, puisqu’il prétend être un dieu. Nous, sur les Bateaux, on ne s’incline devant personne à terre ; et même si on le voulait, on ne pourrait pas servir Mykon et la prêtresse de Guelf sur Shenguy, et Ragga de Tisamur. Et qui sait combien d’autres encore, d’ici à ce que j’aie l’âge de ma mère ? — Les princes qui dirigent des isles entières n’ont peut-être pas besoin des Bateaux comme des chefs de village, dit Sharina qui essaya d’avoir l’air aussi logique que rassurante, mais ils se portent mieux si vous les servez que s’ils vous empêchaient d’agir. — Il y a des gens de mon peuple, dit Dalar, qui préfèrent se priver que de laisser exister librement quelque chose qu’ils auraient pu briser d’une seule main. En cela également, j’ai relevé bien des ressemblances entre les miens et les humains. Bantrus grimaça et désigna la rive d’un geste. — Je ne veux pas que vous ratiez le spectacle, dit-il. Et à moins d’être des dieux vous-mêmes, vous ne pouvez rien faire pour nous aider. Les trompettes, une vingtaine au moins, lancèrent une longue note et se turent. Un homme avec un porte-voix annonça d’une voix puissante : — Gloire à Mykon, protecteur de Cordin et frère du dieu de la tempête ! — C’est le tonnerre, dit Sharina. Elle voyait un homme debout dans un chariot qui descendait lentement le boulevard. La lumière des torches se reflétait sur son armure argentée et celles des soldats qui avançaient à côté du véhicule. Mais ce bruit… le ciel nocturne était clair ! Un groupe de serviteurs en tuniques simples, un bandeau autour de la tête, marchaient derrière le chariot et descendaient la rue devant lui. Ils portaient… Sharina se mit à rire. — Ils portent des feuilles de bronze, s’exclama-t-elle. Ils les posent sur la rue et les roues du chariot les font gronder contre les briques. C’est toute la divinité de Mykon ! — Gloire à Mykon, protecteur et dieu ! lança l’homme au porte-voix, quoique seule la répétition de ses mots les rende audibles par-dessus le bruit de tonnerre du bronze. Les soldats poussaient des exclamations réjouies tandis qu’ils marchaient devant et le long du chariot, en dégageant la voie pour Mykon et les feuilles de bronze. Les spectateurs ordinaires répétèrent les hourras. Sharina repensa à l’homme qui avait accosté Dalar et elle à leur sortie du réservoir. Elle dit, tout haut : — Certains le croient, ou du moins, ils sont prêts à suivre Mykon pour des raisons personnelles. Et pas seulement des gens du pays. — Oui, approuva Bantrus. Et même les hommes des terres qui n’y croient pas ou s’en moquent, il n’y en aurait pas un sur dix pour ouvrir la bouche si Mykon annonçait qu’il prenait le contrôle des Bateaux. Le jeune homme se rapprocha davantage et baissa encore la voix. — Si nous voulons survivre, il faudra nous battre, chuchota-t-il. Au moins vouloir se battre. Ma mère ne l’admettrait pas, mais certains de mes amis et moi avons établi des plans. Sharina hocha solennellement la tête, et pria pour ne pas être interrogée sur cette idée. Si les Bateaux n’étaient pas capables d’assurer de longs trajets, ils étaient encore moins susceptibles de se transformer en flotte de pirates. Les princes des isles pouvaient survivre sans les Bateaux, mais les Bateaux étaient totalement à la merci du bon vouloir des princes – en tout cas de leur indulgence. Elle ne comprenait pas pourquoi aucune trace des Bateaux n’était parvenue jusqu’à son époque. Ils étaient une simple note de bas de page en marge du mythe devenu histoire ; ils avaient disparu avec la génération de Bantrus, comme il le craignait. La procession de la rive continuait au rythme d’une marche lente, au milieu des grondements et des éclats de lumière. Ce spectacle avait un côté sinistre dans l’esprit de Sharina à présent. Bantrus regardait non loin de là. Un homme approchait vers la Colombine à travers une longue ligne de barges qui commençait à l’extrémité est du port. — Voilà Jem, annonça Bantrus. Il a dû se passer quelque chose. Il regarda ses invités. — Je vais aller lui parler, dit-il. Vous pouvez rester là et regarder… — Non, je crois que nous en avons vu assez, répondit Sharina. Dalar lui adressa un petit hochement de tête et ils suivirent Bantrus le long du mât. Ils atteignirent le pont au moment où Jem arrivait, un jeune homme robuste avec une cicatrice qui allait de son sourcil droit à son crâne rasé. Brasca jeta un regard étincelant au nouvel arrivant et à son fils. — Ne croyez pas rester ici pour débiter vos imbécillités. Vous croyez que je ne sais pas ce que vous mijotez ? Oh que si ! — Ils sont là ! s’exclama Jem, les yeux posés sur Dalar. (Il ajouta, à l’attention de Bantrus :) Est-ce qu’il est réel ? — Je suis réel, répondit Dalar qui appuya ses paroles en donnant un coup de pied pour lever sa jambe droite haut dans les airs. Le doigt central de son autre pied souleva quelques échardes du pont. Aucun spectateur n’aurait pu continuer à penser qu’il s’agissait d’un homme dans un costume d’oiseau. — Que vouliez-vous dire par « Ils sont là » ? demanda Sharina, saisie d’un sentiment glacial. — Vous êtes ceux que cherche Mykon ! répondit Jem. Quelqu’un lui a dit qu’il y avait un grand oiseau et une superbe princesse avec les Bateaux. Mykon dit que son frère Brut le Dieu des orages les a envoyés à lui. Il a envoyé ses hommes fouiller le port à votre recherche. Il se tourna vers Bantrus et ajouta : — Je ne croyais pas que c’était vrai, mais je pensais que Mykon avait au moins une raison pour fouiller les Bateaux, alors je suis venu te prévenir. Je n’aurais jamais cru… Il regarda Dalar. — Est-ce que c’est vrai ? demanda-t-il à l’oiseau. Les dieux vous ont envoyés à Mykon ? — Partez d’ici ! glapit Brasca en direction de Sharina. (Elle avait saisi le couteau de boucher, les yeux agrandis de terreur.) Maintenant ! Partez ! Dalar prit une pose stable. Sharina avança devant lui. — Oui, nous devons partir, dit-elle. Elle ignorait ce que Mykon avait en tête pour Dalar, mais elle devinait quel serait son rôle à la cour du prince. — Et non, nous ne voulons pas être mêlés à Mykon. Y a-t-il un endroit où nous pouvons aller ? — Elle ne peut pas rester ici ! cria Brasca. Ses bras tremblaient et elle avait le regard vitreux. C’était une femme forte et compétente, mais la peur d’un avenir sinistre la paralysait pratiquement. — Jem ? demanda Bantrus. Si nous naviguons vers Klestis ce soir, nous aurons le temps de tout préparer. Il faut agir, d’une façon ou d’une autre. — D’accord, répondit l’autre jeune homme après un instant d’hésitation. (Il ajouta à l’attention de Sharina :) Venez, nous allons monter à bord du Vent Arrière et partir d’ici. Vous serez peut-être un symbole, mais vous serez notre symbole ! Il se retourna et bondit de la proue de la Colombine vers la poupe de la barge suivante du rang, le chemin qu’il avait emprunté pour venir. Sharina le suivit sans hésiter. Elle ne savait pas dans quelle aventure elle se lançait, mais elle avait une idée suffisante de ce à quoi elle échappait. Derrière elle, Bantrus rassemblait quelques-unes de ses possessions dans une couverture ; sa mère avait lâché le couteau sur le pont. Elle sanglotait. Le seigneur Waldron s’inclina pour signifier qu’il avait bien compris la question de Garric puis répondit : — Huit bataillons sont prêts à se mettre en marche en quatre heures… (Ses lèvres se retroussèrent en une moue amère avant qu’il ajoute :) Votre Majesté. Cela inclut la phalange. Si cela est plus pratique, je peux faire partir les compagnies de tête dans quelques minutes et les autres les rejoindront à mesure qu’elles seront prêtes. Le vieux noble pétri de fierté jeta un regard perçant au seigneur Attaper de l’autre côté de la table. — Le commandant des Aigles de Sang a-t-il quelque chose à ajouter, fort de ses années d’expérience ? Malgré tout le dédain que Waldron mettait dans sa question, c’était une façon intelligente d’éviter que la tension monte dans la pièce. Waldron savait que Garric demanderait l’avis d’Attaper pour plus de sûreté – ce que Waldron percevrait comme une insulte. En posant lui-même la question, il épargnait un malaise à tout le monde. — J’enverrai la phalange au combat sans hésitation, répondit Attaper. Le seigneur Zettin et son instructeur des Aigles de Sang ont fait un travail formidable… sous la direction générale du commandant de l’armée royale. Il s’inclina légèrement vers Waldron. — Donc, ce soir…, commença Garric. La porte s’ouvrit derrière lui. Il se retourna. Les autres personnes autour de la table semblèrent fâchées – Waldron furieux au point de porter la main à son épée – mais Garric ressentit une peur profonde. Une interruption maintenant signifiait qu’il était arrivé quelque chose de mauvais. Son père entra dans la pièce, suivi d’un homme qui portait un bandage grossier à la tête, le devant de sa tunique grise taché de sang. À en juger par l’ourlet blanc de l’homme et ses hautes bottes lacées, il s’agissait de l’un des serviteurs chargés de porter les chaises sédanes et les palanquins des hauts dignitaires du palais. Le seigneur Pitre ouvrit la bouche ; Reise le fit taire d’un geste impérieux. — Dis-leur ce que tu m’as dit, ordonna-t-il au porteur d’une voix dure comme le fer. — Un gros péquenaud est venu voir la Haute Dame Tenoctris, alors que j’étais de service avec Hiller, au cas où elle aurait eu besoin d’une chaise, répondit l’homme. Il s’interrompit, grimaça et serra son bandage ; il s’imprégnait de rouge. Liane laissa tomber ses tablettes et s’approcha du blessé, en saisissant au passage des bols de vin et d’eau sur la table de service. — Katchin le meunier, expliqua Reise à son fils et aux autres. C’est ma faute. Les laquais à la porte savaient que j’avais laissé entrer Katchin une fois, ils l’ont donc cru quand il a dit qu’il venait pour des affaires d’ordre privé. Garric écarta l’accusation d’un geste rapide. L’heure n’était pas aux récriminations ; et personne, pas même Reise, ne pouvait envisager toutes les possibilités de ceux qui parvenaient à convaincre les laquais de les laisser passer. — Je l’ai entendu, dit le porteur. Il continua à parler mais ferma les yeux tandis que Liane mouillait sa ceinture pour tamponner la coupure irrégulière qui lui marquait le crâne. — Il a dit que vous vouliez qu’il emmène Tenoctris quelque part dans la Rue Blanche, vers des écuries construites sur les fondations d’un ancien temple. Tout de suite, et sans garde du corps. — Sans garde du corps ? releva Attaper. Ses mots claquaient comme l’acier. — C’est lui qui l’a dit, le péquenaud, se défendit le porteur. Mais les gardes ont dit qu’ils restaient avec elle jusqu’à ce que leur commandant donne l’ordre de partir, et qu’ils se moquaient bien que la Dame elle-même descende du ciel pour leur dire le contraire. Attaper hocha sèchement la tête. Garric n’aurait pas été jusqu’à appeler l’expression de l’Aigle de Sang un sourire, mais c’était aussi proche d’un sourire que pouvait l’être un bloc de granit. — On a suivi le péquenaud, continua le porteur. Il avait sa propre chaise, une louée, qui attendait à l’extérieur des portes. La Haute Dame Tenoctris avait son sac de matériel avec elle. Elle faisait quelque chose pendant qu’on marchait, mais je ne sais pas quoi. L’homme saisit le bol dans la main de Liane et en avala l’équivalent d’une coupe. Liane grimaça mais le porteur ne semblait pas accorder d’importance au fait que son sang teintait le contenu, il ne le remarqua peut-être même pas. — On arrive à l’endroit prévu, et c’est bien une écurie, comme l’avait dit le péquenaud, continua-t-il. Il avait toujours la voix rauque, mais la dangereuse nuance d’hystérie qui filtrait de son ton s’était apaisée. — C’est fermé, et vide, mais le péquenaud va à la trappe et l’ouvre avec une clé. Il emmène la Haute Dame Tenoctris en bas et les gardes les suivent. Hiller et moi, on attend dehors, mais on entend tout ce qui se passe dedans. Nous connaissons le nom de son collègue, songea Garric, mais pas le sien. Dans des circonstances plus normales, je ne serais même pas conscient de lui comme d’un individu à part entière. — La Haute Dame Tenoctris dit quelque chose sur la pierre et ce que ce doit être, poursuivit le porteur. Puis un garde parle d’une statue, et quelqu’un crie quelque chose. Alors, il y a un éclair de lumière rouge, simplement… Il leva les yeux du sol qu’il regardait avec une grimace de confusion et reprit : — Par la Dame, mes seigneurs, la lueur est passée à travers la pierre, pas seulement par la porte. Je jure que c’est ce que j’ai vu. — Continue, invita Garric, immobile. Dans son esprit, le roi Carus se dressait, tendu comme une corde, mais Garric et lui savaient tous les deux qu’ils avaient besoin d’informations avant d’agir. Attaper et Waldron avaient envoyé des assistants en toute hâte hors de la pièce ; les troupes seraient prêtes immédiatement, s’il s’agissait de la réponse adaptée. — Hiller et moi, on court vers l’escalier, reprit le porteur. Il est juste devant moi pendant qu’on descend. C’est une simple cave, mais il n’y a pas de mur sur le quatrième côté – il y a un champ de glace à la place, et deux des plus diablement ignobles créatures qu’on ait jamais vues se tiennent là. On dirait des araignées, ou pire, mais elles se tiennent sur deux pattes et sont grosses comme des bœufs. Elles viennent sur nous, et les gardes leur foncent dessus. Le porteur lança un regard rempli d’envie vers la carafe de vin pur sur la table à mélanger. Garric la saisit et la lui tendit malgré le froncement de sourcils de Reise. — Que le protocole aille se faire pendre, marmonna le roi Carus. Ce pauvre gars a plus besoin d’un verre qu’aucun autre homme. — Hiller recule et je reste figé, continua l’homme. Liane avait fini de nettoyer la plaie du porteur. Elle coupa un bout de l’ourlet de sa propre tunique supérieure avec la petite dague qu’elle cachait dans sa manche pour se protéger. — Hiller et moi on s’empêtre et on roule en bas des marches. Il y a un homme en blanc avec les monstres. La Haute Dame Tenoctris dit quelque chose, mais le type lance un objet tournoyant vers elle. Elle devient toute raide et le gars l’emmène. — Que font les gardes pendant ce temps ? demanda Attaper. Sa question était parfaitement énoncée, mais les mots frissonnaient comme des chevaux de course positionnés dans les box de départ. Le porteur le regarda. — Ils meurent, mon seigneur, dit-il. Je vous l’ai dit, ces choses avaient la taille d’un bœuf et des griffes à chacune de leurs six pattes. L’une m’a bousculé, c’est comme ça que j’ai été blessé… Il désigna son front en prenant soin de ne pas gêner Liane qui entourait sa plaie d’un nouveau bandage. — … et j’essayais seulement de fuir. Enfin, j’ai eu plus de chance qu’Hiller. — Par la Dame ! s’exclama Waldron. Tu as fui ? Tu aurais dû… — Il aurait dû venir ici en toute hâte nous informer de la situation, mon seigneur, intervint Liane qui jeta un regard par-dessus son épaule tout en resserrant les bandes avec une fibule d’or prélevée quelque part sur ses vêtements. Comme il l’a fait. Garric désigna le porteur. — Peux-tu monter à cheval ? demanda-t-il. — Quoi ? s’étonna l’homme. Moi, un cheval ? Non, mon seigneur. Garric s’était attendu à cette réponse. — Alors nous irons à pied et tu nous guideras, reprit-il. (Peut-être devrait-il mettre l’homme dans un palanquin à son tour ?) Te sens-tu la force d’y retourner à pied ? — Bien sûr, je pourrais courir à moins qu’on me coupe la tête, affirma l’homme avec une fierté narquoise. C’est ce qu’ils ont fait à Hiller, ces bâtards. Il leva de nouveau les yeux et ajouta : — Allons-y. Je vais vous y conduire. Garric regarda Attaper et dit : — Tous les Aigles de Sang en service. Les soldats de repos se tiendront prêts au palais en attendant les ordres. — C’est fait, répondit Attaper tandis qu’un assistant passait la porte à toute vitesse. J’ai déjà donné l’ordre à tout le bataillon de se tenir prêt. — Seigneur Waldron, continua Garric, alertez l’armée royale mais cantonnez les troupes dans les baraquements jusqu’à nouvel ordre. — Oui, Votre Majesté, répondit Waldron. Garric ignorait si cela venait de la crise ou l’assurance solide comme l’acier que Carus mettait dans sa voix en temps de crise, mais il remarqua qu’il n’y avait aucun mépris dans le titre honorifique, cette fois. – Ils sont appelés aux armes en ce moment même. — Alors en route, reprit Garric, saisissant son baudrier dans les mains du serviteur qui l’avait tenu pendant la conférence. Chapitre 18 Les Aigles de Sang en demi-armure – boucliers, plastrons et casques – se frayèrent un chemin dans la Rue Blanche à travers les passants qui ne s’étaient pas écartés lorsque des cavaliers avaient soufflé dans leurs trompettes à l’arrière de la colonne. Ils utilisaient la queue des lances, pas la pointe, mais c’était tout de même un procédé brutal que Garric répugnait à voir. Mais il ne pouvait prendre de retard maintenant s’il voulait sauver Tenoctris. Si cela impliquait de pousser sur le pavé quelques passants, qu’il en soit ainsi. Sans Tenoctris pour les guider, les Isles sombreraient dans le chaos aussi sûrement que le soleil se levait chaque matin. Les rues des extérieurs de la ville comme celles-ci avaient d’abord été des chemins créés par les moutons qui se moquaient des distances mais pouvaient sentir le moindre changement de relief de la route, même insuffisant pour faire rouler une balle. Le porteur – qui se nommait Maylo – tendit le doigt alors que la compagnie de Garric se hâtait à un tournant et cria : — C’est là ! Une escouade de la patrouille de la ville se tenait près d’une entrée de côté des anciennes écuries. Aucun des hommes de guet ne semblait à l’aise, et l’un d’eux avait ôté son casque de cuivre pour vomir dans la rue. Des spectateurs civils regardaient à distance raisonnable. Des colporteurs avec des outres d’eau et des plateaux de nourriture avaient déjà commencé à sillonner la foule. Le chef de l’escouade sembla soulagé lorsqu’il vit arriver les troupes. — Il y a des morts ! lança-t-il – à l’attention d’Attaper ; Garric ressemblait à un simple citoyen mais la cuirasse incrustée d’or du soldat avait attiré son attention. Il y a une chose en bas, morte, et des hommes. Que le Berger me protège, je ne sais pas combien d’hommes il y a ! Les troupes, de plus de cent hommes, firent halte dans un fracas de métal. Au moins un homme derrière Garric glissa et tomba dans un grand bruit de son équipement. Les bottes à semelles cloutées des soldats n’étaient pas faites pour les pavés de brique recouverts des résidus graisseux inévitables en ville, et le chemin avait été long pour des troupes équipées pour le combat. Le porteur n’était même pas essoufflé. Garric, si ; il avait passé trop de temps assis. Il s’entraînait quotidiennement à l’épée, mais cela n’améliorait pas sa capacité à courir autant qu’il aurait espéré. Garric priait aussi chaque jour le Berger, une chose qu’il n’imaginait même pas du temps où il était encore paysan. Devenir le prince Garric ne l’avait pas exactement rendu plus religieux, mais lui avait donné une plus grande conscience du fait qu’il aurait besoin de beaucoup d’aide pour réussir. Il tira son épée et sentit le fantôme de Carus frémir au « shring » de l’arête de la lame sur le renfort d’acier du fourreau. Les hommes de la patrouille de la ville reculèrent, surpris de voir un citoyen avec une épée nue dans la compagnie. — Attaper, ordonna Garric, ses mots faisant écho à ceux de Carus dans son esprit, dix hommes descendent avec nous, les autres se tiennent prêts à suivre. Attaper lança un ordre bref tandis que Garric et lui avançaient avec une petite escouade vers l’escalier grossièrement taillé après la trappe inclinée. Attaper aurait pris la tête du détachement s’il avait été assez rapide, mais Garric était plus jeune et ne portait pas le poids d’une armure. La cave était devenue un abattoir. Les quatre Aigles de Sang avaient été démembrés. Un coup puissant avait écrasé le plastron de l’un d’eux contre le dos de sa cuirasse, et la tête du porteur mort avait explosé dans un jet de cervelle contre un pilier de maintien. Katchin le meunier était assis dans un coin de la pièce et tentait de rentrer dans son ventre des longueurs d’intestin qui coulaient de la large entaille qui lui avait ouvert le ventre. Ses yeux suivirent la descente de Garric, mais il ne dit rien. L’un des assassins gisait mort ; Garric entendit Attaper grogner d’approbation. Le corps du monstre et ses six pattes étaient couverts de lisses plaques de chitine d’un blanc sale, assez dures pour détourner un coup d’épée indirect. Des poils jaillissaient des articulations. Là où les épées étaient passées, les entailles suintaient d’un ichor jaunâtre. Une lame avait frappé au milieu des yeux multiples. Le monstre avait essayé de retirer l’épée en mourant. La pointe était trop fermement figée pour bouger, mais les « mains » dotées de pinces avaient tordu le bon acier comme un ruban de caramel. Maylo avait dit que les créatures étaient grosses comme des bœufs. Elles étaient au moins de cette taille. Les plaques de la mâchoire s’ouvraient de côté et s’emboîtaient comme des rangées de verre brisé. — Que s’est-il passé, Katchin ? demanda doucement Garric. Il s’accroupit à côté du mourant en inclinant le fourreau de son épée longue pour qu’elle ne heurte pas le sol. — Ce n’était pas censé se passer ainsi, répondit Katchin. Je devais amener la vieille femme ici et mettre la statuette qu’ils m’avaient donnée dans la niche du mur. Il parlait d’une voix normale ; le choc lui épargnait apparemment de souffrir. Avait-il conscience qu’il allait mourir aussi certainement que les corps démembrés autour de lui ? Garric regarda le mur vers lequel s’était tourné le regard de Katchin. Il vit la niche, creusée à la jointure de deux blocs, mais elle n’abritait aucune statue. — Qui vous a dit de faire cela, Katchin ? demanda Garric. Attaper testait l’armure chitineuse du monstre de sa dague, d’abord aux articulations puis sur la carapace lisse. La plupart des Aigles de Sang se contentaient de regarder avec leur commandant, mais un homme leva sa lance à hauteur de la poitrine de Katchin et un autre entreprit de rassembler les membres des hommes massacrés en plusieurs piles. Katchin fronça les sourcils. Ses doigts semblaient bouger tout seuls ; des rouleaux ensanglantés et gluants affluaient de sa blessure sans relâche. — Je ne sais pas, répondit-il. Je ne me rappelle plus. Mais il y avait un homme en blanc… un magicien, peut-être ? Un magicien m’a dit de le faire. Il semblait étrangement détaché de toute chose. Katchin ne s’était jamais préoccupé de grand-chose à part lui-même et sa propre dignité. À présent, il ne se souciait plus de rien, et c’était bien pire. Garric interrogeait un cadavre ; pas davantage. — Votre Majesté ? appela un soldat. Il pointa sa lance vers un objet à terre au coin du mur, presque caché sous l’une des pattes en pince du monstre. — Est-ce quelque chose d’intéressant ? La statue ? Garric bougea légèrement pour voir. Il ne distinguait toujours que l’éclat de l’ivoire. — Ramassez-l…, dit-il. Il s’aperçut que le soldat avait peur de toucher l’objet. Garric entreprit de se lever plutôt que de donner un ordre qui effrayait cet homme à un point que ne pouvait égaler le danger physique. Liane s’était glissée dans l’escalier pendant que Garric parlait à Katchin. Elle avait suivi les soldats dans une chaise sédane. Garric n’aurait pas voulu qu’elle pénètre dans ce charnier, mais il ne fut pas surpris – ni totalement déçu – de la voir tout de même dans la pièce, apparemment aussi calme qu’une statue de la Dame. Elle dépassa la silhouette massive du soldat en armure et ramassa la statuette. C’était un cône travaillé qui soutenait d’autres cônes, chacun gravé dans un plus grand. Les épaisseurs bruissèrent doucement lorsque Liane la tendit à Garric. Des femmes nues aux silhouettes allongées décoraient les côtés du cône. Quoique déformées, leurs courbes avaient une beauté douce qui évoquait à Garric des vagues par un jour d’hiver ensoleillé. — La statue doit-elle faire face à une direction en particulier, Katchin ? demanda Garric. La surface du cône la plus en extérieur était devenue d’une teinte jaune crème à force d’être touchée, mais les couches à l’intérieur – toutes de plus en plus délicatement sculptées – étaient du blanc glacial du soleil sur la neige. Katchin souriait faiblement ; il restait silencieux. Ses doigts ne bougeaient plus, mais il respirait encore. — Bien, dit Garric qui se leva, la statuette à la main. L’acier damasquiné de son épée scintilla comme un serpent rampant en silence. — Liane, reste derrière le premier escadron, dit-il pour ne pas perdre son souffle à lui demander de ne pas venir. (Il sourit à Attaper.) Voyons ce qui se produit. Il posa la sculpture dans la niche et recula d’un pas. L’ivoire disparut et les pierres anciennes s’effacèrent sur un mur de lumière pourpre derrière lequel bougeaient des silhouettes. Les écuries tremblaient comme sous l’effet d’un tremblement de terre ; de la poussière tombait des jointures du plafond. — Garric et les Isles ! hurla Attaper tandis que le prince et lui menaient l’escouade vers l’inconnu. La peau de Garric le piqua lorsqu’il passa le portail. Pendant un instant d’aveuglement, il crut que les bourrasques de vent froid qui le frappaient étaient aussi l’œuvre de la magie. Il trébucha sur des gravillons grossiers et sa vue revint. Garric et les hommes qui le suivaient à travers un scintillement de lumière rosée – beaucoup plus pâle de ce côté que le portail dans la cave de Valles – se trouvaient dans un désert de glace. De la mousse et des plantes qui ne dépassaient pas la taille de son petit doigt poussaient parmi les pierres. Un mur de glace, d’un horizon à l’autre, scintillait à une petite distance, éclairé par un soleil qui se levait seulement au-dessus des étendues rocheuses et vides du sud. — Il y a Tenoctris ! s’exclama Liane qui tendit le bras vers le ciel, à l’ouest. Un pont – le pont de lumière – montait de la plaine battue par les vents. Tout à son extrémité, Garric distinguait les bâtiments étincelants de Klestis. Un homme en blanc glissait plus qu’il ne marchait au milieu du pont ; devant lui, quatre serviteurs avançaient d’un pas traînant, des serviteurs humains mais pas nécessairement vivants, qui portaient le corps immobile de Tenoctris sur une litière. Derrière le magicien, pas après pas, le pont se désintégrait en étincelles de lumière. Son petit groupe et lui étaient à plus d’une portée de flèche du sol. Il était impossible d’atteindre Tenoctris de l’endroit où se trouvait alors Garric. Et des choses plus proches de lui requéraient son attention. — Aidez-moi ! hurlait une femme nue qui courait en chancelant vers eux, depuis le mur de glace. Elle était clairement épuisée. Son corps était écorché et marqué de coups, et elle avait une coupure sérieuse à la cuisse droite. — Mes seigneurs, j’implore votre protection, pour l’amour de la Dame ! Une seconde escouade d’Aigles de Sang traversa le mur de lumière. D’autres allaient suivre, ce qui serait bienvenu, car deux monstres insectoïdes talonnaient la femme. Ils couraient surtout sur leurs quatre pattes arrière, mais se dressaient parfois sur les derniers membres et poussaient un cri digne de deux plates d’ardoise frottées l’une contre l’autre. — En rang par escouade ! ordonna Attaper. Rangs serrés ! Le premier rang reçoit l’ennemi avec les fers de lance, le second lance les javelots à mon commandement avant d’engager le combat à l’épée ! Il se tourna vers Garric. — Vous et la Haute Dame Liane…, commença Attaper. La femme qui courait trébucha et parvint à peine à rester sur pied. Elle était à environ vingt mètres de la double ligne de soldats, et les monstres n’étaient pas beaucoup plus loin derrière. Garric rangea son épée au fourreau et se précipita vers la femme. — Chargez ! hurla Attaper. — Garric et les Isles ! s’exclama Liane. Si l’un ou l’autre d’entre eux songeait « Garric est un imbécile ! » ils gardaient leur opinion silencieuse pour le moment. Carus criait des encouragements dans l’esprit du prince, mais la décision d’aller au-devant de la femme était le choix de Garric seul. Il la saisit à la taille et la jeta sur son épaule droite, un geste qui s’intégra dans sa rapide volte-face pour regagner une sécurité relative. Il sentait les relents de cadavres dans le souffle fétide des poursuivants ; il aurait pu deviner leurs menus réguliers même sans la moitié de cage thoracique qui pendait des mâchoires avant de la bête de droite. Mais à en juger par la manière dont les créatures poursuivaient la femme, elles étaient également disposées à dévorer des proies vivantes si l’occasion se présentait. Les gravillons étaient trop rudes pour garantir une course assurée mais la plage du hameau de Barca était en galets et Garric y avait souvent marché. Sans compter qu’avec de tels poursuivants, il songea qu’il aurait pu danser sur le fil d’une épée s’il avait fallu. — Que la Dame vous bénisse, mon seigneur ! haleta la femme. Sa peau était aussi chaude que si elle sortait d’une pièce douillette et non comme il aurait pensé après une course à travers la toundra. Elle était d’une souplesse remarquable, et n’était pas aussi lourde qu’il aurait cru. Les Aigles de Sang avançaient à pas rapides, leurs tabliers cloutés sonnaient et leurs semelles ferrées lançaient des étincelles sur la pierre. Le premier rang tenait les boucliers hauts pour que chaque homme voie devant lui le long du côté droit du cercle de bois lamellé. Ils tenaient leurs lances bas pour pouvoir les pousser vers le haut ou poser la queue à côté d’eux. Le rang arrière – et encore d’autres soldats avançaient à travers le portail – avait incliné les javelots vers l’arrière pour les lancer au signal du commandant. Garric contourna les Aigles de Sang en marche en glissant. Il se reprit sur la main gauche. La femme sur son autre épaule posa les pieds par terre ; Liane la prit dans ses bras pour qu’elle ne tombe pas. — Lancez ! ordonna Attaper. Sa voix était puissante et dure comme une trompette de bronze. — Garric ! hurla le rang de soldats derrière lui. Leurs bras se tendirent en avant, propulsant les lourds javelots vers les monstres qui accouraient. Il n’y avait pas eu le temps d’élaborer une stratégie, six hommes lancèrent donc leurs armes vers la créature de gauche et quatre sur celle de droite. Chaque projectile toucha sa cible, mais l’un d’eux rebondit après avoir fissuré la plaque ventrale de la bête. Le monstre de droite tomba sur le côté. Trois de ses jambes battirent l’air ; les trois de l’autre côté se figèrent dans la position qu’elles avaient lorsque l’une des lances s’était fichée dans un œil. L’autre monstre continua à avancer dans un cliquetis d’articulations multiples. De l’ichor s’écoulait sur les manches des cinq javelots qui perçaient son thorax et son abdomen. Le premier rang d’Aigles de Sang fondit sur le monstre blessé comme un marteau s’abattant dans une forge. Les lances frappèrent ; les vétérans hurlèrent avec une rage meurtrière. Un bouclier explosa en échardes de bois et fragments des différentes couches ; la colle forte entre les stratifications tint bon, mais le bouleau lui-même se fendit sous la puissance du coup du monstre. La créature projeta deux hommes sur le côté d’une ruade simultanée de ses pattes avant. Elle continua sa route. Le deuxième rang fit face à la bête, épées sorties tandis que leurs compagnons – ceux encore capables de bouger – frappaient ses flancs cuirassés. Deux autres lances s’étaient fichées dans la créature, et il y avait toujours plus de plaies et brèches dans la chitine. Sa patte du milieu, du côté droit, pendait de l’endroit où l’articulation s’était brisée, mais dans son avancée, la créature utilisait le membre inerte comme un fouet et brisa les hanches d’un autre soldat. Garric tira son épée. — Des nécromanciens m’ont capturée, expliquait la femme qu’il avait sauvée, sa voix ondoyante et lointaine dans le fracas du combat. Elle avait peut-être des informations mais cela n’avait pas d’importance pour le moment. Rien n’aurait d’importance si Garric ne survivait pas aux instants à venir. Le monstre avançait toujours, semant un sillage de corps sous ses pas. Les Aigles de Sang avaient autant de courage et d’habileté que tous les guerriers des Isles, mais ils étaient entraînés à combattre des hommes – et ils étaient trop nombreux pour réussir le face-à-face que la bataille était devenue. — Seigneur Attaper ! lança Carus par la voix de Garric. Rappelez vos hommes. J’ai déjà fait ceci ! Et c’était exact, pour Carus comme pour Garric : combattre des monstres, en utilisant l’habileté et la vitesse lorsque la force ne suffisait pas et qu’une armure était davantage un fardeau qu’un bénéfice. — Rappelez-les, ou, sur mon honneur, je vous affecte tous à la vidange des fosses d’aisance ! Tous les survivants, en tout cas, ce qui ne représentait pas un grand nombre. Attaper avait perdu casque et épée ; un coup en travers du devant de sa cuirasse avait soulevé des lambeaux de bronze étincelants. Il avait rampé vers le corps de l’un de ses hommes dont l’épée était encore au fourreau. Le commandant des Aigles de Sang regarda Garric – regarda son prince. Il hurla : — Section, retraite ! Garric s’avança et se mit à rire, transporté par une vague d’émotions qu’il n’aurait pas même imaginée quelques mois plus tôt, alors qu’il n’était que paysan. Affronter seul cette créature n’était pas de la simple vantardise : les épées et javelots des Aigles de Sang, comme des fouets accrochés au corps de la bête, seraient un plus grand risque pour lui que pour le monstre. Ce n’était pas la vantardise non plus qui poussait Garric à combattre alors qu’il aurait pu reculer jusqu’au portail et laisser les soldats se charger du combat. C’était leur travail, bien sûr ; mais c’était aussi sûrement le rôle du prince Garric de les mener. Au moins une partie du temps, le commandement devait venir de lui. Il y a peut-être un soupçon de vantardise tout de même. En riant à une plaisanterie qui ne pouvait amuser que les guerriers et les fous, Garric s’élança sur le monstre et fit chanter sa lame en un arc plat. La pointe de l’épée trancha dans une articulation de la patte avant qui se tendait vers lui. Les pinces reculèrent et claquèrent plusieurs fois dans le vide. Garric recula d’un bond. La créature se dressa sur ses pattes arrière et hurla, sa masse dressée bien au-dessus de Garric. Un coup avait percé l’un de ses yeux. L’ichor jaune qui remplissait les veines de la bête teintait l’extérieur de son abdomen et une large partie de sa carapace lisse. Garric, d’une fente, perça le genou de la créature, replié en arrière. La pince de devant encore active claqua suffisamment près pour couper une boucle de cheveux du prince. Il roula à l’écart, indifférent aux pierres et au sol glacé. Il en ressentirait le douloureux contrecoup, bien sûr, mais seulement le lendemain… Le monstre cria de nouveau et tomba sur le côté comme un arbre abattu. Il frappa le sol avec l’impact d’un grand chêne et projeta des pierres dans les airs ; Garric entendit un bruit qui ne pouvait être qu’une patte de la créature écrasée par le poids du corps massif. Les mâchoires s’ouvrirent et se refermèrent sèchement ; la créature essayait de ramper à la force de ses membres restants. Garric se releva, tremblant, épuisé. — Votre Majesté ? dit Attaper. Il portait de nouveau une épée. D’où il était, Garric voyait que le commandant était blessé à la tête en plus de l’entaille sur son plastron. — Devons-nous l’achever ? Garric regarda au loin. Six autres créatures avaient quitté leurs cavernes de glace et se dirigeaient vers les humains. — Non, dit-il en reculant. Nous laisserons ses amis s’en charger. Nous allons repartir, mais nous emportons nos morts. — Nous le faisons toujours, Votre Majesté ! s’exclama Attaper, choqué par ce qu’il recevait comme un affront à l’honneur des Aigles de Sang. (Il jeta un regard vers les monstres qui approchaient et ajouta, d’un ton plus posé :) Mais oui, particulièrement ici. Le dernier détachement se tenait dans la toundra et attendait les ordres. Le portail derrière eux tremblait, se contractait et oscillait comme un drapeau dans le vent. — Mon seigneur ? demanda un officier en regardant Attaper mais d’une voix suffisamment forte pour être également entendu de Garric. Les écuries ne tiendront pas beaucoup plus longtemps, vu comme le sol tremble. Attaper jeta un regard à Garric, vit son hochement de tête et cria : — Allez ! On bouge ! Les escouades de devant d’abord, qui portent les morts et les blessés ! Liane prit Garric dans ses bras. Il la serra maladroitement de sa main gauche ; l’ichor poissait son épée, il ne l’avait donc pas remise au fourreau. Jusqu’à cet instant, il ne s’était pas souvenu qu’il devait la ranger. — Votre Majesté, dit Attaper, le visage aussi dur que le mur de glace à l’horizon. — Oui, j’ai été assez stupide aujourd’hui, répondit Garric. Toujours contre Liane, il avança d’un pas incertain vers le portail. La femme qu’il avait sauvée se tenait non loin, l’étole en tulle de Liane autour des épaules. Le vêtement ne cachait pas son corps et ne la protégeait pas du vent vif, mais elle lui redonnait un soupçon de dignité. Lorsqu’elle vit Garric venir vers elle, son visage s’éclaira d’un sourire. Les Aigles de Sang, par deux, portaient un troisième homme – et les porteurs eux-mêmes utilisaient parfois les lances comme des béquilles. Chaque groupe traversait le portail. Les visages tirés des soldats montraient à quel point ils haïssaient et craignaient la magie, mais ils avaient suivi Garric pour honorer leur serment. — De bons hommes, murmura Carus. Qu’importe comment ils se comportent dans leur vie privée, ce sont de bons éléments au service d’un roi. Et que le Berger fasse de moi un bon roi à servir, songea Garric. Deux Aigles de Sang qui portaient un compagnon décapité s’arrêtèrent lorsqu’ils virent Garric approcher. L’un d’eux parvint même à s’incliner, malgré un boitillement marqué et un teint de cendre. Garric ne discuta pas avec les hommes mais s’adressa à la femme d’une voix involontairement dure : — Venez ! Il plongea dans le carré de lumière. De l’autre côté, la cave tremblait comme un navire par gros temps. L’air était chaud mais saturé de poussières tombées des murs et soulevées du sol. — Dans la rue ! hurla Garric. Avant que tout s’écroule ! Lorsque Katchin avait placé la sculpture dans la niche du mur, les tremblements l’avaient fait tomber. Garric avait fermement relogé la statue entre les blocs de pierre ancienne. Elle resterait en place jusqu’à ce que la violence des forces qu’elle avait libérées abatte l’ensemble du mur. Garric se pencha pour saisir le cadavre de l’un des gardes de Tenoctris. Il tenait toujours son épée. — Je m’en charge ! lança une voix de femme derrière lui. Des mains délicates se refermèrent sur celles de Garric. Il lâcha l’arme et chancela jusqu’à l’escalier en portant ce qui restait d’un homme loyal jusque dans la mort. Garric émergea de la nuée de poussière tremblante pour déboucher dans la rue bondée de soldats. Waldron était présent, avec au moins un bataillon de l’armée royale. — Votre Majesté ? s’étonna le vieux noble, incrédule. Il lança un ordre sec à deux simples soldats ; ils prirent le corps des bras de leur prince. — Nous n’avons pas pu la récupérer, expliqua Garric, qui prenait soudain conscience de son échec. Nous allons devoir trouver un autre chemin. L’armée est-elle prête à agir ? — Oui, répondit Waldron avec une assurance hautaine qui méprisait la vantardise. — Alors les hommes auront de l’action, dès que la nuit nous permettra de traverser le pont vers Klestis, dit Garric en formulant le plan qu’il avait élaboré dès sa sortie à la lumière du jour. L’heure n’était pas à la discussion mais aux actes. Il ne pouvait suivre les magiciens qui avaient enlevé Tenoctris, mais il pouvait se rendre vers ce qui semblait être leur destination. Le seigneur Waldron hocha la tête et donna des ordres à des assistants qui attendaient derrière lui. Les Aigles de Sang affluaient dans la rue et montaient les marches plus rapidement maintenant que tous les blessés avaient été évacués. Le bâtiment trembla plus violemment encore. Grâce à Duzi, son toit, comme nombre de ceux en périphérie de la ville, n’était pas en tuiles mais en chaume. Attaper jaillit dans la rue, couvert de poussière, vacillant sous la souffrance que lui infligeaient ses blessures. — Je suis le dernier, murmura-t-il. Et dans l’esprit de Garric, Carus hocha sombrement la tête et lui fit écho : — Bien sûr. — Évacuez la rue ! ordonna Garric. Mais alors qu’il parlait, l’immense rugissement des écuries qui s’effondraient sur elles-mêmes noya ses paroles. Il soutint Liane et se précipita en avant du mieux qu’il put avec les yeux fermés. Le clairon à côté de Waldron sonnait la retraite, et Garric ne parvenait même pas à imaginer comment il pouvait se remplir les poumons au milieu du champignon de poussière qui s’élevait de l’effondrement. Les secousses avaient cessé dès que le bâtiment avait commencé à tomber. La statuette avait enfin été délogée de sa niche, ou plus probablement réduite en poudre par la chute des pierres. Cela n’avait pas d’importance : la plaine sur laquelle elle ouvrait n’était pas un lieu où Garric souhaitait retourner un seul jour de sa vie. À l’écart des ruines, suffisamment pour rester hors de la poussière qui se répandait, Garric entraîna Liane dans une ruelle le temps de se remettre des événements. Les habitants des appartements voisins étaient descendus voir ce qui causait un tel tumulte. Des Aigles de Sang s’engouffrèrent dans le passage avec Garric et les poussèrent en arrière. Liane était près de lui. Il y avait également la femme qu’il avait secourue, couverte à présent d’une cape militaire qui tombait à mi-cuisse sur sa silhouette mince. Elle avança la main et tendit à Garric son épée, garde en avant ; la cape s’entrouvrit. — Tenez, seigneur Garric, dit-elle d’une voix aussi douce et fluide que le miel. De son autre main, elle laissa tomber l’étoffe de gaze de Liane, désormais froissée et maculée des fluides corporels du monstre. — J’ai nettoyé l’acier pour vous. Garric récupéra l’épée. Il passa un bras possessif autour des épaules de Liane. L’étrangère sourit et ajouta : — Je me nomme Colva. Le son des trompettes réveilla Cashel avant l’aube. Pendant un instant, il ne put se rappeler où il se trouvait. Il avait rêvé qu’il dormait sur une colline couverte de vignes sous un ciel de pierre. Avec lui se trouvait un petit homme hérissé de piquants avec une langue plus acide et tranchante que celle d’Ilna… Cashel se redressa de sa couche basse. Il portait un vêtement de soie légère qui le couvrait des chevilles au cou. Ses tuniques et ses bottes étaient suspendues à un portant près du mur. Elles avaient été nettoyées, ce dont elles avaient certainement besoin ; la laine épaisse était encore légèrement humide. Il aurait dû se sentir reconnaissant, mais plus que tout, cette gentillesse lui rappelait à quel point il avait dû être impuissant. Cashel se débarrassa de la tenue de nuit et la jeta vers le sofa. Lorsqu’il la portait, il lui semblait marcher dans une grande toile d’araignée, la nuit, dans la forêt. Il y avait un bol et un broc d’eau sur la table de chevet. Cashel but goulûment, directement à la cruche, avant de se rendre compte qu’il était certainement supposé se laver avec. Mais ses mains et son visage n’avaient pas autant besoin d’eau que sa gorge desséchée. Il se souvint avoir bu le vin local, mais il n’était pas certain de la quantité absorbée. Plus que de raison à en juger par son état du matin, c’était certain. Les trompettes continuaient leur chant aigu et tremblant dans l’air du matin. Par la fenêtre, le ciel, à l’est, était déjà trop clair pour distinguer encore les étoiles ; il n’y avait aucun nuage pour prendre les couleurs du soleil levant. Son bâton était discrètement posé près du portant à vêtements. Cashel le prit et fit glisser ses doigts sur le doux noyer blanc, en espérant que cela dissiperait l’inquiétude sourde qui l’avait saisi dès son réveil. Le contact familier ne l’aida pas. Cela dérangea Cashel encore plus que sa première impression de malaise. Il repoussa le rideau de porte en perles de jaspe, quartz et cornaline et s’avança dans le couloir. Il était vide mais il entendait des voix à sa droite, la direction qu’il choisit donc de prendre. Dès qu’il rencontrerait quelqu’un, il prévoyait de demander comment il pouvait quitter Tian. Partir était ce que Cashel désirait le plus à cet instant. La fin du couloir s’inclinait vers la droite et débouchait sur l’endroit où Cashel était entré dans le palais la veille au soir. La salle était bondée de serviteurs qui discutaient entre eux. Le silence retomba lorsqu’ils virent Cashel. — Excusez-moi, dit-il, mais la foule s’écarta de lui dès son arrivée. Je cherche seulement comment redescendre. Cashel acheva sa phrase par politesse, mais il savait à présent où il se trouvait et se dirigea à grands pas vers la porte de l’autre côté. Les serviteurs baissaient les yeux et regardaient ailleurs, comme s’ils n’avaient pas remarqué sa présence. Leur attitude n’était cependant pas hostile. Ils rejetaient simplement en silence ce qui était étranger. Cashel ne leur en voulut pas de leur comportement, mais cela accentua encore son malaise. Enfin, il souhaitait quitter Tian, il ne pouvait donc pas reprocher aux habitants de vouloir également être séparés de lui. Il traversa le long passage vide, escorté par les murmures des serviteurs qui se rassemblaient à toutes les portes qu’il croisait. Cashel ne vit aucun des nobles de Tian aux atours de soie jusqu’à ce qu’un tourbillon de couleurs claires lui fasse lever les yeux. Ses hôtes élancés remplissaient les remparts et parlaient avec des voix chantantes tout en surveillant l’est depuis le surplomb. Cashel se dirigea vers les portes ouvertes. Un groupe de nobles se pressait autour du treuil qui les actionnait par des engrenages du même métal scintillant que les fondations de Tian. Un homme toucha une barre comme s’il envisageait de tourner le cabestan. — Enfin, je pense que quelqu’un devrait leur ordonner de venir ! s’exclama un homme corpulent à la moustache blanche florissante. Quelle sorte de serviteurs sont-ils s’ils ne nous servent pas ? — Je suis certain que le roi s’en occupera dès qu’il…, répondit un autre homme qui regardait les portes avec inquiétude et questionnement. Quand il sera revenu, vous voyez. Cashel dépassa le groupe, son bâton incliné en travers de la poitrine, et sentit les regards des nobles posés sur lui. Il tâcha de prendre un air détendu, mais il se sentait comme un enfant dans une pièce remplie d’adultes effrayés. Il passa la porte et quitta Tian. Lorsqu’il passa sous l’arche de pierre, il leva les yeux vers les visages tendus sur les remparts. Il ne pouvait distinguer leurs traits dans la faible lueur qui précédait l’aube, mais il lui sembla que l’un des ovales pâles était celui de Lia. Le roi Liew et ses chevaliers se tenaient en bas de la rampe en spirale, face au soleil levant, les armes à la main. Cashel laissa la pente accélérer sa foulée et les rejoignit bientôt. Quelques chevaliers tournèrent les yeux vers lui. Aucun ne parla et leurs yeux se détournèrent de la large silhouette de Cashel comme un rayon de soleil rebondissant sur un cristal. Le jeune homme tourna de nouveau la tête. Le soleil levant baignait de rouge les plus hautes tours de Tian, mais dessous, le sol était toujours plongé dans les ténèbres. — Roi Liew ! s’exclama Cashel. Si un ennemi est en marche, je me battrai près de vous. Il avait parlé plus fort qu’il n’avait voulu. Le roi et ses chevaliers l’ignoraient, et pour attirer leur attention, il fallait que Cashel les bouscule ou hurle. Il se sentait à fleur de peau, et une partie de lui se serait volontiers contentée de pousser… mais il ne pouvait en vouloir au roi d’être lui aussi, disons, nerveux. Mah se retourna, la large lame de son glaive tremblant dans sa prise rageuse. — Dégagez ! gronda-t-il. Vous avez eu ce que vous méritiez en tant qu’invité – à présent, retournez d’où vous venez ! Sia le regarda également. Il avait un visage fermé ; hostile non seulement à l’encontre de Cashel mais aussi envers le monde entier autour de lui. Ses lèvres étaient retroussées en une grimace plus menaçante que la colère affichée de Mah. — Nous sommes les gentilshommes de Tian ! lança sèchement le roi Liew à ses chevaliers. Un gentilhomme devrait toujours agir comme si l’instant à venir devait être son dernier. Cela est tout particulièrement vrai ce matin. Sia marmonna une imprécation et détourna le regard. Mah continua à regarder Cashel, comme un fox-terrier qui envisageait d’attaquer un ours. — Quant à vous, maître Cashel, reprit le roi, vous n’avez pas votre place ici aujourd’hui. Il s’agit du devoir et de l’honneur des chevaliers de Tian. Passez votre chemin ou rejoignez les autres dans la ville et attendez notre retour. Liew regarda le ciel ; un arc brillant s’arrondissait par-delà les collines dans le lointain. — Le moment ne devrait plus tarder, à présent, dit-il d’un ton qui suggérait qu’il se parlait surtout à lui-même. — Merci pour le repas et la nuit, dit brièvement Cashel. Je vais m’en aller à présent. Les chevaliers ne réagirent pas davantage qu’une rangée d’arbres sur le chemin. Tandis que Cashel les dépassait, il entendit un chevalier s’exclamer : — Qu’est ceci ? Que se passe-t-il dans la ville, Votre Majesté ? Cashel jeta un regard en arrière. Des habitants de la ville affluaient par les portes comme un troupeau conduit à travers les rues étroites d’une ville. L’aube nouvelle éclairait leurs baluchons et leurs vêtements sombres. Les nobles criaient de colère et de stupéfaction sur les remparts. Les serviteurs de Tian partaient. D’après leur nombre, qui remplissait la rampe en une masse marron et grise, tous les serviteurs partaient. — Ils ne peuvent pas faire cela ! s’exclama Sia. Nous ne pouvons les laisser faire cela ! Ils fuient ! — Il y a de la fumée sur la haute tour, remarqua Mah d’un ton interrogateur. Shan enflamme la balise du sacrifice. Il n’avait jamais fait cela hormis au solstice d’hiver. Le roi Liew regarda la ville et l’approche silencieuse des serviteurs, puis se tourna de nouveau pour faire face à l’aube. — Laissez-les partir, dit-il du même ton aigu et sans peur que le faucon volant dans le ciel du matin. C’est au-delà de notre honneur de chevalier de nous préoccuper de ce genre de choses ! Cashel s’engagea sur la route qui menait vers un endroit qu’il ne pouvait se rappeler clairement. Sharina n’était pas à Tian ; et que la Dame ait la bonté de faire qu’elle ne s’y trouve jamais. Avant d’avoir parcouru un kilomètre, son moral était déjà de retour. Le jour s’assombrit. Le ciel était clair au-dessus de lui, mais des nuages commençaient à s’amonceler à l’horizon, à l’est, et voilaient le soleil. Cashel les regarda et fronça les sourcils. Il ne trouverait pas d’abri avant une heure de marche. Les nuages qui s’élevaient au-dessus des collines étaient si noirs et bouillonnants qu’ils laissaient présager un orage comme il en avait rarement connu auparavant. Il fit glisser la lanière de son chapeau de paysan sous son menton, conscient que s’il y avait de la grêle – comme cela était probable – le large bord de cuir ferait la différence entre un simple inconfort et une véritable blessure. Les spectateurs de Tian crièrent. Cashel regarda de nouveau l’horizon. Ce n’était pas un orage qui se préparait derrière les collines ; c’était une silhouette qui avançait. Le géant était fait de nuages noirs et de nuées grises. Des éclairs rouges éclataient sur son visage comme des yeux incandescents et furieux, et il tenait dans la main droite une masse plus grosse que le plus grand arbre qui ait jamais poussé. Les nobles gémirent sur les remparts, mais leurs voix conjuguées n’étaient pas plus qu’un bêlement de mouton contre le grondement de destruction qui approchait. Le géant s’avançait toujours. Sa tête dépassait de loin la ville flottante, et ses bras de nuages levèrent la masse. Cashel regarda la silhouette approcher. Il commença à prendre position avec son bâton, puis le posa fermement sur le sol à côté de lui. Un homme ne pouvait rien faire sinon regarder ou fuir. Cashel or-Kenset ne voulait pas fuir, mais il ne voulait pas davantage se couvrir de ridicule. Les serviteurs étaient une masse grisâtre au loin. Ils se tenaient ensemble comme des fourmis amoncelées sur une seule feuille à la dérive après l’inondation de la fourmilière. Le géant de nuages les ignora comme il ignora les chevaliers de Tian qui priaient ou frappaient l’air de leurs épées comme des déments derrière lui. La masse s’abattit en prenant de la vitesse et frappa le centre de la ville flottante. La pierre trembla. Tian tangua comme un navire, comme consciente de ce qui se passait et tentant d’échapper aux coups meurtriers. Le géant de nuages frappa encore, un coup porté à deux mains cette fois, par le côté et légèrement en dessous. La rampe s’envola comme un ruban sous la brise marine. Elle tournoya et disparut en un simple amas de gouttelettes en frappant le sol. Les fondations scintillantes sur lesquelles flottait la ville, fissurées par le premier impact, s’écroulèrent sous la tête de la masse. L’arme d’orage se retira. Les fondations se désagrégeaient, s’amenuisaient et s’évanouissaient comme la brume en fin de matinée. Les blocs de pierre, désormais dépourvus de support, descendirent vers le sol. Il leur fallut un temps étonnamment long avant de s’abattre à terre où ils rebondirent et s’entrechoquèrent violemment. La ville s’effondra en monticule funéraire sur ses chevaliers. Les nobles de Tian accompagnèrent la pluie d’objets divers. Leurs tenues de soie ondoyaient dans le vent pendant leur chute. Cashel détourna la tête et reprit sa route, loin de ce qui avait été une ville. Il marchait toujours lorsqu’une lumière verte le réveilla, sur la pente de la colline où il avait mangé un énorme raisin dans ce qui semblait une autre vie. — Alors, as-tu appris quelque chose, berger ? demanda Krias. Cashel ne répondit pas mais fit glisser son index sur le noyer blanc de son bâton, avant de toucher le saphir. La pierre violette était chaude et rassurante. — Hey ! s’exclama le démon de l’anneau. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’ai juste posé une question polie ! — Je suis simplement content que vous soyez toujours avec moi, répondit Cashel. Ce n’est pas un bon endroit pour être seul, pas vrai ? — J’ai été seul si longtemps, répondit Krias d’une voix qui, pour une fois, n’était pas trop sèche. Puis Landure est venu et m’a tiré de la roche ; mais il ne m’a pas libéré du saphir, berger, j’ai eu beau le supplier. Mais ensuite, j’étais avec Landure, alors cela me convenait. Même si c’était un imbécile, il était tout ce que j’avais. Cashel frotta le pouce sur la pierre où il avait posé sa tête. Une face était lourdement sculptée de lianes et de fleurs comme celles de la salle des banquets. Mais tous les murs de Tian étaient décorés ; cette pierre pouvait venir de n’importe quelle partie de la ville. — Maître Krias ? demanda Cashel. Le rêve que je viens de faire était-il réel ? — « Réel » n’est pas un mot très utile ici, répondit le démon de l’anneau. Pas pour les bergers, et surtout pas pour moi. Cashel se leva. Il avait assez faim pour manger de nouveau, mais il se dit qu’il attendrait de trouver quelque chose qui poussait un peu plus loin. Il se mit en route à travers la végétation dense de la colline, dans la même direction que précédemment. — Maître Krias ? demanda-t-il. Serait-il possible de bâtir un palais ici et de le faire flotter ? — Personne ne peut faire cela aujourd’hui, berger, répondit l’anneau. Pas ici, pas sans l’aide de Malkar, je veux dire. Et je n’invoquerai pas Malkar, ni pour toi ni pour personne ! Cashel s’éclaircit la voix. — Je ne vous le demanderai pas, dit-il d’un ton d’excuse. Je me posais simplement la question. Hum… Je ne suis pas certain que ce soit bon pour les habitants du palais de vivre comme ça, de toute façon. — La seule chose que les gens bien peuvent faire dans l’Outre-monde, désormais, continua Krias, qui parlait peut-être pour lui-même mais suffisamment fort pour être entendu de Cashel, c’est de le garder fermé, séparé du monde réel. Et Landure le Gardien est mort. Ilna se contorsionna pour sortir de la fissure étroite et rajusta ses tuniques. Elle avait souffert du frottement contre la roche des murs. Merota attendait, les mains jointes, les yeux écarquillés, silencieuse. Les murs de la caverne étaient rayés ; plusieurs des couches étroites laissaient filtrer la lumière. Elle était parfois aussi légère qu’un feu follet mais suffisante après les ténèbres absolues de la crevasse. Ilna passa la main sur une couche éclairée car il lui avait semblé sentir du lichen poudreux. Mais il n’y avait que la surface râpeuse de la pierre. Chalcus se glissa hors de la fissure à son tour et il se tourna dès qu’il déboucha dans la cavité plus large. Il rit et glissa son épée au fourreau. — Je ne pense pas que nous ayons d’autres problèmes avec eux, mes nobles dames, dit-il. — Chalcus ? dit la fillette. (Sa petite voix disparaissait presque au sein de l’écho chuchoté qu’elle créait.) Les avez-vous tués ? — Les tuer de nouveau, gamine ? demanda gaiement le chef de nage. Non, pas quand j’ai vu que Tirling marchait en tête des poursuivants. Il est large comme un bœuf, Tirling, et il était déjà presque aussi stupide avant qu’on lui coupe la gorge. C’était un groupe déterminé, notre équipage. Je me suis dit que si Tirling avait décidé de s’engouffrer dans une fissure que dame Ilna et moi trouvons étroite, je n’étais vraiment pas de taille à m’opposer à ses vœux. — Partons, dit Ilna en désignant de la tête l’extrémité de la grotte. Elle ignorait où elle menait, mais elle sentait une brise quelque part. L’autre extrémité ne pouvait pas être pire que l’endroit d’où ils venaient de se sauver. — Oui, ma dame, répondit Chalcus qui se plaça en tête sans autre commentaire. Vous savez, bien des fois, je trouvais Tirling si stupide et paresseux, je lui aurais bien coupé la gorge moi-même. Quel présent somptueux ce serait pour la flotte royale si tous les marins étaient aussi impliqués dans leur tâche que Tirling quand il tentait de passer dans une fissure où il ne pouvait en aucun cas entrer complètement. — Bien des fois, ajouta Ilna, j’ai pensé que le monde serait un endroit meilleur si je pouvais placer les gens comme je le fais avec les fils de mon métier. Mais j’ai compris, maître pirate, que j’aimerais encore moins ce monde-là que celui dans lequel je suis née. Ils avancèrent, en descente légère plus souvent qu’en montée, d’après le ressenti d’Ilna – mais elle savait d’après son expérience précédente que c’était une notion difficile à juger sur Yole. Les murs de la grotte étaient en pierre dure. Les surfaces étaient généralement douces, mais des nœuds saillaient parfois du sol comme d’énormes champignons vénéneux. — Alors, mes nobles dames, comment pensez-vous que cette grotte a été faite ? demanda Chalcus qui avançait un pas ou deux en avant. La grotte était généralement suffisamment large pour qu’ils marchent de front, mais les caprices du relief et les tournants impliquaient souvent des angles morts. Chalcus tenait à garder la place nécessaire pour se battre à l’épée s’il le fallait. — Je l’ignore, répondit Ilna. Je n’ai jamais rien vu de semblable. C’est du grès. — Moi non plus, ajouta le chef de nage. Enfin, on ne va pas pinailler sur tous les cadeaux que nous offre la Dame, pas vrai ? Ilna renifla avec mépris à l’idée des Grands Dieux occupés à créer ce trou de souris tout spécialement pour que Chalcus et ses compagnons puissent s’enfuir. Il n’en restait pas moins que quelque chose s’était frayé un passage à travers une roche si dure que l’eau ne pouvait la dissoudre. Une quelconque force de la nature, sans doute ; mais ce n’était ni l’eau ni le vent, et les murs étaient trop lisses pour qu’il s’agisse d’une fracture liée à un tremblement de terre. Elle finit par répondre : — Je suppose que c’est une explication qui en vaut une autre. — Hey, tous les trois, nous lui bâtirons un autel une fois tirés d’affaire, d’accord ? lança Chalcus en riant. Mais il marchait en tête comme un lynx en chasse, et les mains d’Ilna serraient et relâchaient la corde souple et solide de son nœud coulant tandis qu’elle avançait à côté de Merota. La grotte continuait toujours. Ilna se rendit compte qu’elle avait pris comme acquis que le passage menait quelque part ; et ce devait être le cas, mais pas aussi vite qu’elle avait pensé. La roche fournissait toujours un peu de lumière – parfois plus, parfois moins. L’une des couches lumineuses s’étendait sur le sol sur une portée de flèche environ. Ilna voyait l’ombre de ses pieds à chaque pas. Parfois, de l’eau filtrait entre les bandes de pierres. La première fois, ils passèrent simplement. La seconde fois, Merota remarqua d’une petite voix qu’elle avait soif. Ils s’arrêtèrent et maintinrent la ceinture d’Ilna contre le mur jusqu’à ce que le tissu soit imprégné de suffisamment d’eau pour qu’ils apaisent leur soif en mâchant le tissu. Ce n’était pas grand-chose – la source était lente et l’air sec de la grotte absorbait le liquide presque aussi vite que l’étoffe. Mais c’était déjà quelque chose, tout ce qu’ils avaient, et cela suffirait. Merota ne se plaignait pas. Quant à Chalcus… — « Près du Cap Glaciaire, dans le givre et la neige », chantait le chef de nage, d’une voix douce et légère comme la flûte de Garric, « près de ce cap nous passons tous… » Ils continuaient d’une marche régulière. Lorsque Chalcus achevait une chanson, il en commençait une nouvelle. — « Oh, étire le dos et fais porter ta voix, rejoins le port et prends ta paie… » — Puis-je chanter avec vous, Chalcus ? demanda Merota après un moment de silence. Nous pourrions chanter Le Galant Parieur comme vous me l’avez appris. — Ah, pas cette fois, petite, si vous voulez bien, répondit le chef de nage. Sa voix était rauque sous l’accent chantant, mais lorsqu’il fredonnait, sa voix était aussi claire qu’un trille de fauvette. — Je vais chanter un peu seul pour satisfaire ma fierté, car je suis un homme vaniteux. C’est vrai, songea Ilna. Mais c’est avant tout un homme, et ce n’est pas rien dans ce monde. Ils atteignirent une partie du mur où les bandes de roches tournoyaient et se mélangeaient comme un broussin sur un noyer. La lumière qui traversait était plus éclatante, accentuant le relief des stries sombres. Ilna fronça les sourcils. — Je ne sais pas pour vous, mes nobles dames, dit enfin Chalcus, mais j’en ai assez pour aujourd’hui. Nous devrions nous coucher ici pour la nuit et repartir de jour, non ? Il sait parfaitement où nous en sommes, il vient de jeter un œil derrière lui et a vu Merota vaciller de fatigue. Ilna répondit, tout haut cette fois : — Oui, mais continuons jusqu’à trouver une nouvelle source d’eau. Ilna n’aimait pas la tache de lumière tordue sur le mur. L’eau était une bonne raison – une raison qu’elle pouvait avancer – pour continuer, aussi ne mentionna-t-elle pas le sentiment que lui inspiraient les motifs tissés par les ombres. — D’accord, dit Chalcus qui hocha la tête en se remettant en route d’un pas léger. Je sens de l’eau juste devant. Merota ne bougea pas. Elle regardait le motif sur le mur avec une rage qui n’aurait pas dû apparaître sur un visage si jeune et innocent. — Merota, dit sèchement Ilna, venez. L’enfant restait toujours à la même place. — Tout de suite ! Ilna s’interposa entre Merota et le morceau de roche. Ce fut seulement à ce moment-là que l’enfant revint à la réalité dans un frisson. — Oh, Ilna, dit-elle en levant de grands yeux vers le visage sinistre de son aînée. J’étais… Elle fronça les sourcils. — Je ne me souviens pas où j’étais. — Dans un endroit où vous n’auriez pas dû être, compléta Ilna qui posa la main sur l’épaule de la fillette en un geste protecteur. De l’eau et du sommeil nous ferons du bien à tous. — Et voilà l’eau ! lança le chef de nage après un tournant du passage. J’aimerais dire que ça jaillit comme la source dans la ferme de mon oncle de Shengy mais c’est mouillé et ça suffira pour nous, je crois. Malgré la soif qui les tenaillait, cela valait à peine l’effort nécessaire pour recueillir l’eau dans le tissu et sucer l’humidité dans l’étoffe. Ils n’avaient pas d’autre choix, bien sûr. Chalcus prit les sandales de Merota et en examina les semelles d’un œil expert, en appuyant doucement avec les pouces. — Elles feront l’affaire, je suppose, dit-il en lui donnant une tape amicale sur le coup de pied lorsqu’il lâcha les chaussures. J’avais peur que vous vous soyez fait mal sur la pierre dure, mais vous êtes légère comme une plume, c’est ce qui vous sauve. Il inclina la tête vers Ilna. — Et vous, ma dame ? demanda-t-il. La lumière légère donnait au sourire du chef de nage une nuance féerique incongrue. Ilna haussa les épaules. — Mes pieds vont bien, dit-elle. Puis – elle ignorait pourquoi, cela ne lui ressemblait pas de parler d’elle-même – elle continua : — Je comprends les étoffes, maître Chalcus, mieux que tous ceux que vous serez appelé à connaître. Mais une telle roche… Le chef de nage fronça les sourcils. — Alors notre marche doit être bien difficile pour vous, dit-il. Désolé d’apprendre ça, compagnon. Je ne savais pas. Ilna renifla avec mépris. — Je m’attends que la vie soit difficile, dit-elle sans insistance particulière. Et sur ce point, au moins, elle m’a rarement déçue. Chalcus gloussa. Il frotta les cheveux ébouriffés de Merota et lança : — Plus tôt nous dormirons, plus tôt nous serons debout et en route vers l’air du dehors. Bonne nuit, mes nobles dames. Ilna s’enroula dans sa cape, allongée près de Merota ; Chalcus s’installa de l’autre côté de l’enfant. Ils étaient épuisés et affamés et ne pouvaient monter la garde ; mais un prédateur qui chercherait à s’en prendre à Merota devrait d’abord se débarrasser de l’un des adultes. Quel que soit le volontaire, il comprendrait assez vite qu’il convoitait un repas qui risquait de lui coûter cher. Ilna n’était pas certaine de pouvoir dormir. Mais elle sombra dans le sommeil, un sommeil sans rêve. Ce ne fut pas le bruit ni l’absence de la chaleur de Merota qui réveilla Ilna mais un changement qui se situait plus profondément que sa conscience endormie. Un motif avait changé. Et Merota avait disparu. — Chalcus, dit-elle avant de constater que le chef de nage était déjà debout. La lame de son épée était une langue de lumière incurvée. Sans faire plus de bruit qu’un fil de trame glissant sur la chaîne, Ilna recula vers l’endroit d’où ils venaient. Merota se tenait devant le mur de lumière tordue. — Merota ! s’exclama Ilna avec une bouffée de soulagement. Elle avait été certaine que l’enfant était irrémédiablement perdue, enlevée par… quelque chose, rien ; par la substance même de la grotte. Merota ne répondit pas, ne regarda même pas ses compagnons, elle se contenta d’avancer à travers le mur et disparut. Le motif de lumière et d’ombre tournoya un instant puis se figea dans la forme qu’il avait d’abord adoptée. Chalcus hurla comme un dément, se jeta en avant et frappa la pierre de sa paume gauche. Son épée était levée pour s’abattre au moindre signe de danger ou pénétrer dans le mur qui venait d’avaler l’enfant. C’était la roche solide que connaissait Ilna. — Reculez, dit-elle, face au mur éclairé. Ses mains nouèrent son nœud coulant à sa taille puis tirèrent plusieurs longueurs de fils de sa manche gauche. — Vous êtes devant moi. Je dois voir le motif ! « Voir » n’était pas le mot exact pour la façon dont Ilna voyait, vivait les motifs. Elle était vaguement consciente que le chef de nage s’était décalé, mais même cela n’avait plus d’importance. Une partie suffisait à Ilna pour comprendre le tout. Il n’y eut plus de pierre devant elle, juste un passage de lumière qui tournoyait d’une manière aussi évidente que la ronde des étoiles dans la nuit claire, une fois qu’elle… Ilna traversa ce qui avait été de la pierre et pénétra dans une pièce hors du temps et de l’espace. — Bonjour, Merota, dit-elle doucement. Je suis venue te ramener chez nous. — Ilna ? demanda la fillette dans un nid d’épines tournées vers le bas. Ilna, je ne peux pas bouger. — QUI DONC VIENT SANS ÊTRE CONVIÉ ? demanda une voix dans la tête d’Ilna. Elle était aussi glaciale que le cœur d’une étoile morte. Elle se tenait dans un nodule creux. Les murs étaient des cristaux de toutes les couleurs, comme à l’intérieur d’une géode, mais ceux-ci scintillaient et frissonnaient de vie. Nombre d’entre eux s’étaient développés en pics aussi fins et aigus que des feuilles de yucca, et leurs pointes emprisonnaient Merota. — Je suis responsable de cette enfant, répondit Ilna. Elle entendait les cristaux bruisser autour d’elle et la lumière au cœur de chacun lançait des pulsations sur un rythme différent des autres. — Je suis venue la reprendre pour la mener au monde auquel elle appartient. — CELA N’A PAS PU TRAVERSER LE FILET, reprit la voix. C’était un mélange de centaines, de milliers peut-être, d’esprits inhumains unis en une voix. — LE FILET EST FERMÉ, ET NOUS SOMMES INVIOLABLES. Ilna rit. — Alors je ne suis pas là, dit-elle. Relâchez l’enfant et nous partirons. Alors, vous n’aurez pas besoin de savoir si je suis une illusion ou non. Si la roche ressent quoi que ce soit envers moi, c’est de la haine. Et je hais indubitablement la pierre. — Oh, Ilna, dit Merota, je suis désolée… La roche frémit. Des mots qui n’étaient pas des sons dansaient et murmuraient au-delà de la compréhension d’Ilna. Il lui semblait écouter un feu mourant ; sifflements, soupirs, et parfois un claquement assourdi. — NOUS ALLONS RELCHER L’ENFANT, dit la voix. VIENS LA PRENDRE. Les épines colorées commencèrent à se retirer et se placèrent en formes accroupies contre les parois du nodule. Trois gardèrent la même taille, orientées vers la poitrine de Merota. La lumière qui frémissait dans leur cœur était rouge sang. Ilna jeta en l’air le motif qu’elle avait tissé tandis que les cristaux chuchotaient et lui mentaient. Les fils tournoyèrent dans les airs, sous la lumière diffusée par la roche. Le nodule hurla. Les cristaux se tordirent, tremblèrent et s’effondrèrent comme du beurre fondu. L’une des épées de lumière rouge qui emprisonnaient Merota se tordit sur elle-même pour frapper sa propre base et se brisa en milliers de fragments dont la lumière mourut doucement. Merota se précipita vers Ilna en hurlant de terreur. La jeune femme s’était bouché les oreilles en réaction à une souffrance qui s’exprimait sans bruit. Elle jeta ses bras autour de l’enfant, heureuse de tenir une vie qu’elle comprenait. Le nodule diminuait. La lumière restante avait la teinte boueuse d’une étoffe mal teinte. — Aidez-moi, Ilna, aidez-moi ! hurlait Merota. La pierre – le monde – se contracta dans un spasme. Ilna et l’enfant s’élancèrent en avant, glissant sur la roche lisse. Chalcus les attrapa de la main gauche et les pressa contre sa poitrine. — Mes dames ? dit-il. Vous allez bien ? Les yeux d’Ilna refirent le point. Elle donna une tape réconfortante à Merota et la lâcha, puis elle se dégagea des bras du chef de nage. — Vous pouvez ranger votre épée maintenant, maître Chalcus, dit-elle. Mais j’apprécie votre intention. Le panneau du mur qui avait avalé Merota avait une teinte aussi morne que le sable. Des fissures sillonnaient sa surface, comme sur un morceau de glace brisé. De petits morceaux, puis d’autres encore tombèrent du mur. Le panneau entier s’effondrait en graviers. — Oui, nous allons bien, dit Ilna pour répondre enfin à la question du chef de nage. Mais je suis prête à continuer. Je doute fort que Merota ou moi soyons capables de dormir avant un bon moment. La fillette étreignit étroitement Ilna. Sa gorge fonctionnait mais aucun son ne parvint à sortir et elle se contenta d’acquiescer en hochant la tête. Six barges voyageaient ensemble dans la lumière étincelante du soleil, leurs voiles carrées gonflées par les vents porteurs. Il n’y avait guère de choix parmi les différents éléments des Bateaux, mais Sharina estimait que le Vent Arrière de Jem et trois de ses frères était un peu plus grand que la Colombine ; un peu plus récent ; et beaucoup moins sale. — Lorsque nous accosterons à Klestis, dit Bantrus, qui se tenait à la proue avec Dalar et elle, nous irons directement sur la place du palais pour déclarer les Bateaux indépendants du prince Mykon. Le peuple nous soutiendra, et le mouvement s’étendra sur toute la côte sud de Cordin ! Le discours forcé du jeune homme était déconcertant, mais Sharina comprit que Bantrus essayait de se convaincre lui-même avec cette assurance affichée. Dalar, moins familier de l’habitude des humains de se piéger eux-mêmes dans des erreurs désastreuses, ou peut-être parce qu’il était simplement moins sensible que Sharina, répondit : — Pourquoi le peuple vous soutiendrait-il, maître Bantrus ? Jem avait parlé un moment avec ses frères près de la barre de la barge. Il s’approchait à présent le long du plat-bord avec deux frères un peu plus âgés que lui, et ils contournèrent les vases de terre empilés au centre du pont. — Comment ? releva Bantrus qui fronça les sourcils sous une colère inconsciente lorsqu’il entendit l’oiseau mettre en doute ses aspirations idéalisées. Eh bien, vous serez avec nous, bien sûr, les messagers des dieux. Et Klestis a besoin des Bateaux, toutes les isles ont besoin de nous. Tous ces gens n’ont besoin que d’une étincelle, pour, eh bien, pour montrer au peuple le chemin vers son propre salut. Jem et ses frères les rejoignirent. L’une des barges, moins chargée que les autres car elle transportait une cargaison de vanneries, s’était avancée à une portée de flèche devant le reste du groupe. Deux autres voguaient de conserve un peu en arrière et un dernier duo se rapprochait du Vent Arrière. Les barges formaient certes un assortiment de cargaisons des plus hétéroclites – les deux en approche étaient un débit de boisson et une maison close, si Sharina interprétait correctement les pancartes – mais aucun des marins sur les ponts n’avait plus de vingt-cinq ans. Hormis deux femmes vêtues de tenues voyantes sur la maison de passe, il n’y avait que des hommes. — La barge de Tiglath approche, remarqua l’un des frères de Jem qui désigna d’un mouvement de tête la taverne flottante. Des guirlandes papillonnaient sur un filet tendu entre la pomme du mât et des piquets installés à l’avant et à l’arrière. Un tissu tendu sur une structure de bâtons abritait le pont. Trois hommes bordaient la voile. Un quatrième, à la barbe noire et à la silhouette massive et puissante, tenait la godille. — On ferait bien de préparer les défenses, marmonna Bantrus. Je crois qu’il essaie d’écarter les autres bateaux pour qu’on lui laisse l’espace côté appontement au port, malgré l’ordre établi. Sharina, afin d’écarter toute autre discussion sur l’avenir des Bateaux, demanda : — Tenez, je vais vous aider. Ces choses sont les défenses ? Les roues de cuir tissé placées sur le bord pouvaient difficilement être autre chose, mais elle se devait de poser la question. Elle en avait saisi une et desserrait le nœud de cabestan qui la maintenait au poteau avant que Jem ait le temps de dire « Oh, vous n’avez pas à faire ça… ». — Pas besoin de ça, petite dame, lança un homme à barbe noire qui passait en parallèle. Vous ne rencontrerez jamais homme aussi doux que moi – quand je veux bien l’être ! Sharina leva les yeux pour évaluer la ligne de l’autre barge. Ce n’était pas difficile : la vitesse d’approche aurait paru lente à une brebis. Elle pendit trois défenses au plat-bord, là où les bateaux avaient le plus de risques de rentrer en collision, tout en espérant qu’elle gardait une expression neutre lorsqu’elle regardait l’homme à barbe noire. Il aboya un rire sec et dit : — Tiens-toi prêt, Vent Arrière, j’arrive à l’abordage. — Ouais, Tiglath, dit amèrement le frère aîné de Jem, on dirait bien. La barge du tavernier accosta contre le Vent Arrière sans impact plus fort que lorsque Sharina posait le talon en marchant normalement. Si un barreur aussi habile heurtait régulièrement les autres bateaux, ce ne pouvait être que par pure provocation. — Diccon, prends la barre ! ordonna Tiglath. Sans attendre qu’un marin le remplace à la godille, il sauta à bord du Vent Arrière en tenant une ligne. Un autre de ses compagnons jeta une corde à Jem, à la poupe, qui la noua au poteau sans un mot. La maison close flottante heurta la taverne à bâbord. Il y avait trois hommes à bord, tous aussi robustes et partageant un air de famille avec l’une des femmes. Ils gardèrent un silence imperturbable tout en attachant leur barge à celle de Tiglath. — On irait plus vite séparément, Tiglath, dit Bantrus lorsque l’homme à barbe noire bondit. — Je ne pense pas qu’on soit pressés à ce point, remarqua Tiglath. Klestis ne va pas se sauver, et le prince ne va pas nous prendre en chasse, si ? Je me disais que j’allais jeter un coup d’œil aux visiteurs que les dieux nous envoient. Il avança la main, avec la volonté affichée de gratifier Sharina d’une pichenette sous le menton. Elle s’écarta vivement, fâchée sans être surprise cependant. Elle avait déjà rencontré des hommes comme Tiglath parmi les gardes et les querelleurs divers qui venaient à la foire aux moutons. Les riches conducteurs et les marchands étaient généralement plus raffinés, quoique parfois fort semblables au fond. — Je suis Sharina os-Reise, dit-elle d’une voix forte. Je suis une voyageuse, et non la messagère de quelque dieu que ce soit. Dalar s’avança entre elle et Tiglath. Ses poids pendaient à une courte longueur de chaîne, mais il ne les faisait pas tournoyer. — Et voici mon ami Dalar, continua Sharina d’une voix douce. Un voyageur lui aussi. — Je suis honoré que Sharina me qualifie d’ami, répondit l’oiseau. Mais je suis également son champion, maître Tiglath. Son garde du corps. Tiglath posa les mains sur les hanches, se pencha en arrière et éclata d’un rire plus puissant encore qu’auparavant. — Ma foi, le corps d’une aussi jolie dame mérite mieux qu’être gardé par un plumeau à pattes ! déclara-t-il. Mais je suis impressionné. J’avais une corneille qui parlait, mais elle ne t’arrivait pas à la cheville. Sharina saisit un galhauban au-dessus de sa tête et passa souplement de l’autre côté du pont. Ses pieds ne touchèrent pas la cargaison qui montait à hauteur de poitrine. Dalar pencha deux fois la tête dans la direction de Tiglath – un geste qui rappelait le hochement de tête humain mais que Sharina soupçonnait de signifier bien plus. Il sauta par-dessus le chargement sans l’aide de ses mains. Tiglath les regarda. Son expression mêlait surprise et colère. — Écoute, Tiglath, dit Bantrus. Si tu as quelque chose à dire, dis-le et va-t’en. Il y a assez d’épreuves qui nous attendent sans que tu nous causes encore plus d’ennuis. — Eh bien, c’est justement ce dont je voulais te parler, mon garçon, répondit l’homme à la barbe noire. Il avança en se pavanant, ce qui obligea Bantrus à reculer pour ne pas le heurter. Jem essayait de soutenir son ami, et ses trois frères formaient un groupe serré à la poupe du Vent Arrière. — Qui t’a fait commodore des Bateaux, hein ? Je crois qu’il est temps qu’on décide qui est responsable de toute cette histoire maintenant qu’on est seuls. — Je parie sur toi, Tiglath ! lança un marin de la maison de passe. (Il abattit une masse cloutée dans la paume de son autre main.) T’as mon soutien et celui-là en prime ! — Tu es fou, Tiglath ? s’exclama Bantrus. Garde tes forces pour te battre contre le prince Mykon ! Tiglath tendit l’index gauche pour frapper le jeune homme au milieu de la poitrine. — Et te voilà parti, mon p’tit gars, répliqua Tiglath. Tu traites les autres de fous quand ils ne te prennent pas pour un dieu. Maintenant, je dis que le chef, c’est moi. Si tu crois que ça doit être quelqu’un d’autre, bats-toi contre moi. C’est assez clair ? — Je ne suis pas davantage l’un des dieux, maître Tiglath, intervint Dalar. Il bondit sur le faîte du chargement et atterrit avec délicatesse et précision sur une jarre de cinq boisseaux, remplie de biens plus fragiles. — Et je ne veux pas mener votre petit groupe de héros non plus. Mais je vous combattrai, si vous ressentez le besoin de vous battre. Tiglath jeta un regard étincelant à l’oiseau, le visage cramoisi. Dalar commença à faire tourner ses poids, il bougeait ses bras courts tour à tour et laissait glisser une main de plus de longueur de chaîne à chaque tour. — Cette affaire ne te regarde pas ! s’écria Bantrus, aussi stupéfait que fâché. Sharina regarda alternativement Dalar et Tiglath. Oh oui, je connais ce genre, songea-t-elle. Elle ajouta tout haut, face à Bantrus : — Si, cette affaire est aussi la nôtre, car Dalar est mon garde du corps. J’ai une idée assez claire du rôle que maître Tiglath entend me faire tenir sous son ordre nouveau. — T’as au moins compris ça, ma jolie ! brailla Tiglath. Le commentaire de Sharina l’avait probablement convaincu de déclarer ouvertement ce qui était, elle en était certaine, sa ferme intention, qu’il l’admette ou non. — Chef, ces poids…, avertit l’un des marins de Tiglath. Ce dernier écarta largement les bras, ses paumes vides relevées. — Et comment, que je vais me battre contre toi, l’oiseau, lança-t-il. (Il désigna du pouce son propre bateau.) À mains nues, et sur la Corne d’Abondance. L’auvent va nous protéger les yeux du soleil. L’étoffe empêcherait avant tout Dalar d’effectuer ses bonds verticaux spectaculaires. Le visage de Sharina resta impassible, mais son regard détailla la taverne flottante pour en mémoriser chaque détail. Elle avait cru que le combat se déroulerait à terre… — Sinon, ajouta Tiglath avec le sourire d’un homme prêt à attaquer une bonne pièce de viande pour son dîner, tu peux toujours te battre contre nous tous. Pas vrai, les gars ? Les marins – ceux de Tiglath et ceux de la maison close – poussèrent des cris de joie ou des grondements, selon leurs tempéraments. Tous portaient des bâtons ou des outils qui pouvaient tenir lieu de masses. Le couteau pewle caché sous la cape de Sharina tirait doucement sur son bras, impatient d’être sorti du fourreau. Non, pas encore. — Oui, j’accepte vos termes, répondit Dalar avec calme. Il rattrapa les poids tournoyants dans ses paumes, rassembla les mains et jeta l’arme en rouleau à Sharina sans avoir l’air de regarder dans sa direction. Elle l’attrapa de la main gauche ; la chaîne tinta faiblement lorsque ses doigts se refermèrent sur l’arme. Le bronze rouge était plus lourd qu’elle s’y attendait inconsciemment. — Wix, Twenus ! lança désespérément Jem en direction de ses frères. Talla ! On ne peut pas laisser faire ça ! — Jem, tu en as assez fait cette nuit et aujourd’hui, répondit l’aîné. Trop fait, je commence à penser, toi et le fils de dame Brasca. Maintenant tais-toi et viens vers nous ! Dalar désigna les hommes derrière Tiglath. — Nous seuls sur la Corne d’Abondance, est-ce correct ? — Ouais, retournez à bord de la Tendre Déesse, lança Tiglath avec un geste désinvolte. (Il jeta un regard dur aux frères de Jem.) Et vous autres, vous restez de ce côté de mon plat-bord, compris ? Quoique si monsieur le petit malin ici présent… (Il tendit de nouveau le doigt vers Bantrus qui bondit en retrait à temps pour l’éviter.)… veut se joindre à la fête, je n’ai rien contre l’idée de m’occuper de son cas en même temps. Bien sûr, après coup, il faudra décider lequel on prépare en ragoût pour ce soir, pas vrai, les gars ? Sharina se dirigea vers la proue du Vent Arrière. Bantrus était seul au milieu du bateau ; Jem avait rejoint ses frères, comme ils l’avaient exigé de lui. Bantrus vit Sharina bouger. Il serait peut-être allé vers elle si son regard glacial ne l’avait pas figé, encore plus misérable qu’avant. L’équipage se retira sur la maison close flottante en riant. Diccon s’arrêta pour prendre une outre de vin sous l’auvent du pont, près de la proue. Tiglath bondit au milieu de la Corne d’Abondance et tendit de nouveau les muscles. C’était un homme grand et solide selon les critères des Bateaux et il aurait paru fort n’importe où ailleurs. — Tu viens, l’oiseau ? cria-t-il. Dalar était deux fois plus léger que lui, sinon plus. Il bondit sur le plat-bord de la Corne d’Abondance et y resta en équilibre, comme un oiseau moqueur sur une branche fine. Il jeta les bras en arrière comme des bâtons d’équilibriste. Tiglath rugit et lança la main droite vers le bas de l’abdomen de l’oiseau, tandis que, du bras gauche, il se protégeait le visage contre un éventuel coup de bec. Dalar frappa le poing de Tiglath et fit tournoyer son adversaire massif de la droite vers la gauche, ce qui dévia son coup droit vers l’auvent. Du sang aspergea l’étoffe. Dalar descendit avec légèreté du plat-bord à hauteur de cheville. Il dressa le bec et lança un cri flûté tel que Sharina ne lui avait jamais entendu émettre. Ses griffes étaient teintées de sang. Tiglath recula et tourna en rond, un peu ramassé. Il toucha doucement sa main droite de la gauche, en quête d’os brisés. Il avait l’expérience des combats et ne manquait pas de courage ; ce n’était pas la première fois qu’il était blessé au cours d’une bagarre. Ses doigts gouttaient de sang sur le pont, mais les mains étaient parcourues d’une telle quantité de petits vaisseaux qu’une blessure semblait grave qu’elle le soit ou non. — Toi, je vais te dévorer le foie ! lança Tiglath en tendant les mains, prêt à saisir son adversaire. Il plongea, les bras pliés pour se protéger le visage. Dalar frappa le sol, le pied bien plat. Ses jambes étaient plus longues que les bras de Tiglath. Sa griffe la plus imposante frappa le front de Tiglath si fort que la brute fit une roulade en arrière. Sa barbe flotta comme un collier noir tandis que le sang jaillissait de l’entaille à la naissance des cheveux. Dalar lança un nouveau ululement chantant. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine ; il était si sûr de sa réactivité qu’il n’avait pas même pris la peine de les étendre pour éviter les mains crochues de Tiglath. L’oiseau sautilla en petits pas puis lança la jambe très haut devant lui. Ses démonstrations physiques étaient encore plus insultantes que ses cris. Les hommes à bord du Vent Arrière lançaient des cris de joie tandis que ceux montés à bord de la maison de passe restaient silencieux. Diccon serrait l’outre de vin comme la gorge d’un ennemi à étrangler, et ignorait le liquide qui maculait sa tunique. Tiglath passa les bras sous lui et releva la tête du pont. Le sang de son front lui aveuglait un œil et poissait sa barbe. — Est-ce que vous vous rendez, champion de la Corne d’Abondance ? demanda Dalar d’une voix aiguë. Vous inclinez-vous devant ma maîtresse, Sharina os-Reise ? — Par la Sœur, certainement p…, répondit Tiglath d’une voix épaissie par la rage. Il se mit à genoux avec difficulté. Dalar le frappa au visage. Les os craquèrent. Le torse de Tiglath heurta le mât, il rebondit et roula plus loin, ramassé comme s’il s’inclinait, assis. Diccon laissa échapper un cri inarticulé, bondit sur la Corne d’Abondance et saisit Dalar par-derrière pour engager le combat à son tour. L’oiseau se plia au niveau de la taille avec une soudaineté d’acrobate et projeta Diccon par-dessus son dos. La brute heurta le pont, face contre les planches. — Dalar ! hurla Sharina tandis que ses mains émergeaient de sa cape, serrées sur la garde du couteau pewle. L’oiseau sauta à bord du Vent Arrière avec la grâce d’une hirondelle changeant de direction dans le ciel. Les hommes de la maison de passe et les deux marins restants de l’équipage de Tiglath sautèrent sur la Corne d’Abondance. Leur chef avait perdu le duel ; ils entendaient gagner la bagarre qui allait suivre. La large lame de Sharina trancha le poteau et les deux étais qui soutenaient l’auvent à la proue. La chute des cordages, du tissu et des cargues qui tendaient l’étoffe emprisonna les partisans de Tiglath comme des poissons bloqués par un barrage. Dalar ulula et croassa tandis qu’il bondissait de nouveau sur la taverne flottante. Dès que l’un des hommes tentait de se relever, l’oiseau frappait le relief qui se dressait sous l’étoffe. Pendant quelques secondes, ses serres dansèrent vivement ; puis l’activité sous l’auvent se limita à quelques vagues mouvements et des grognements assourdis. Les femmes sur la Tendre Déesse regardaient, stupéfaites. Celle qui avait un air de famille avec les hommes qui tenaient la barge laissa aller son hilarité en caquetant un rire haut perché. — Maître Dalar ! cria Bantrus. Maître Dalar, arrêtez ! Vous ne voyez donc pas que vous avez gagné ? Dalar remonta à bord du Vent Arrière et décroisa ses bras pour la première fois depuis le début du combat – si l’incident méritait vraiment de porter ce nom. Sharina reposa les poids et chaînes dans les paumes de son champion. Dalar s’inclina devant les quatre frères qui entouraient la godille puis se tourna vers Bantrus : — Peut-être que les hommes considèrent la guerre différemment de mon peuple, jeune humain, dit-il. Ou peut-être est-ce que je comprends la guerre et pas vous. L’oiseau jeta un regard dédaigneux sur les hommes enchevêtrés sur le pont de la Corne d’Abondance. Un homme qui avait rampé jusqu’au plat-bord sortit la tête de sous le tissu. Il était anonyme, ses traits masqués par son propre sang. Il surprit le regard que lui lançait Dalar et se cacha de nouveau sous l’auvent. — Si vous croyez qu’un combat contre de tels bandits est fini avant qu’ils soient plumés et pendus par les orteils, continua l’oiseau, alors c’est entendu. Vous êtes ici chez vous ; ce n’est pas à moi de décider. — Il n’est pas sérieux, si ? demanda l’un des frères de Jem. Je n’aime pas entendre ce genre de choses même pour plaisanter. La tête de Dalar pivota et il regarda celui qui avait parlé. Le garçon recula. Dalar hocha la tête puis se tourna de nouveau vers Bantrus. Le jeune homme semblait très mal à l’aise. — C’est entendu, répéta l’oiseau. Mais ma maîtresse Sharina et moi ne repartirons pas au combat avec vous, car vous choisissez de mener la même bataille deux fois alors que c’est inutile. — Allons défaire les amarres, dit doucement Sharina. Le grand couteau tremblait et la lame polie scintillait en reflétant le soleil. Elle rangea l’arme au fourreau avec précaution, à deux mains. — Oui, chuchota Bantrus. (Il se pencha et rejeta la ligne devant lui tandis que Jem s’occupait de l’amarre de son côté.) Je pense que c’est une bonne idée. Nous vous déposerons à terre à Klestis. Les barges commencèrent à se séparer. Les blessés sur la Corne d’Abondance rampaient vers la lumière avec des expressions hébétées. — Jeunes humains ? dit Dalar d’un ton aussi clair qu’un coup de trompette. Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais je pense que le prince Mykon et votre maître Tiglath comprennent la guerre de la même façon que moi ; et si ce n’est pas votre cas, il serait plus sage de ne pas partir en guerre contre l’un ou l’autre de ces hommes. En guise de coda, l’oiseau lança le pied droit haut devant lui, puis le gauche. Les serres de ses deux pieds étincelaient de l’éclat rouge du sang. Chapitre 19 — S’il vous plaît, dit Colva qui posa les mains sur celles de Garric tandis qu’elle se tenait avec Liane et lui au bord de la Beltis. Je frissonne encore. Colva portait à présent deux tuniques taillées pour une silhouette de femme – elles tombaient respectivement juste au-dessus et en dessous de mi-mollet – et une cape, achetées pour elle auprès d’un marchand ambulant qui avait eu assez de chance pour que sa charrette ne soit pas renversée lorsque les troupes de Waldron avaient chargé vers les écuries au secours de leur prince. Les vêtements étaient usés, mais ils étaient de bonne qualité et d’une épaisseur confortable. Malgré ces habits convenables et la chaleur relative de l’après-midi, les mains de Colva étaient gelées. Garric dégagea ses mains. — Dites-nous ce que nous combattons, demanda-t-il sèchement. Du coin de l’œil, il vit Liane se détendre imperceptiblement. L’astrologue royal se tenait près de la pendule à eau que ses assistants et lui avaient élevée sur la rive en la calibrant avec un cadran solaire portatif pendant qu’il y avait encore assez de lumière pour projeter l’ombre du gnomon nettement sur les lignes inscrites. Il vit Garric jeter un regard enflammé dans sa direction et déclara d’une voix gonflée d’importance : — Douze minutes avant le coucher du soleil, Votre Majesté. Waldron et ses officiers rassemblaient les troupes disponibles sur la rive en amont et en aval. Le pont était déjà un éclat de lumière azurée par-dessus l’eau, mais il ne deviendrait suffisamment solide pour que des humains ordinaires le traversent que lorsque le soleil aurait disparu totalement. Douze minutes… Garric disposait de quatre bataillons des phalanges armées de piques, deux bataillons de tirailleurs avec des faisceaux de javelots légers, et deux autres bataillons d’infanterie lourde avec des épées, des lances courtes et des armures complètes. Il n’avait pas la moindre idée quant à déterminer si cela suffirait face à l’armée qu’ils avaient croisée en traversant le pont. — On ne sait jamais, mon garçon, dit le roi Carus avec résignation. Tu peux prévoir, espérer et prier, mais tu ne sais jamais avant que tout soit terminé. — Ce sont des nécromanciens, ils sont sept, répondit Colva. Ils ont fait resurgir Yole des flots, mais ils réalisent leurs véritables actes de pouvoir depuis Klestis. Ils m’ont capturée lorsque mon mari Landure le Gardien est parti dans l’Outre-monde avec un étranger nommé Cashel. Je pense qu’ils voulaient m’utiliser dans un sacrifice de sang. — Cashel va bien ? laissa échapper Garric. Il ne s’était pas douté un instant que Colva pouvait avoir croisé son ami. — Rien dans l’Outre-monde ne peut faire de mal à Landure le Gardien, répondit Colva avec un sourire étrange. Ils le savent depuis longtemps. Ils essaient parfois de s’échapper sans être vus de Landure vers le monde réel, votre monde, mais là encore, bien peu y parviennent. Garric grimaça. Apparemment, Landure avait laissé sa femme sans protection pour partir avec Cashel. Cela ne serait pas arrivé si Garric avait empêché que sa sœur lui soit arrachée, sous ses yeux. Liane toucha le dos de la main de Garric, juste pour le contact. Il aurait voulu que Tenoctris soit là pour lui dire ce qui l’attendait de l’autre côté du pont ; mais au plus profond de son cœur, il savait qu’il préférait la présence de Liane au savoir de Tenoctris. Il eut un sourire narquois en comprenant cela. — Les nécromanciens ont une armée de morts, continua Colva. Ils finiront par rassembler une armée de tous les morts de tous les temps. C’est peut-être pour cela qu’ils voulaient votre amie : sacrifier une magicienne pour obtenir encore plus de pouvoir qu’ils en auraient tiré d’un enfant, par exemple, ou de moi. — Huit minutes, Votre Majesté ! annonça l’astrologue. Le pont avait déjà pris forme, même s’il avait encore tendance à s’effacer en une évanescence nuageuse. Garric se demanda ce qui arriverait à un homme debout sur la structure de lumière magique si elle s’évanouissait. Il tomberait, sans doute ; mais le jeune homme soupçonnait la chute de se terminer dans un environnement plus sinistre que les eaux boueuses de la Beltis. — Vous êtes si courageux de les attaquer, prince Garric, dit Colva. (Ses yeux noirs rencontrèrent ceux de Garric avec une intensité brûlante.) Lorsque je vous ai vu combattre le scarabée de glace, j’ai su qu’il n’y avait jamais eu de héros tel que vous. — Ne dites pas cela ! coupa Garric, plus sèchement que le justifiait le commentaire. Les inepties flatteuses de la femme étaient compréhensibles de la part de quelqu’un à qui il venait de sauver la vie, après tout. Le problème était que, même si Garric savait que ces paroles étaient des inepties, les mots de Colva le réchauffaient. Il n’avait pas besoin du regard étincelant de Carus dans son esprit ni de la dureté soudaine qui encadrait les yeux de Liane pour savoir à quel point il était dangereux de prendre goût à la flatterie. Le seigneur Waldron se dirigea vers Garric. Six assistants le suivaient comme un tourbillon de feuilles mortes. Attaper, qui se tenait à trois mètres environ avec les cent soixante-dix Aigles de Sang prêts à agir, vit Waldron arriver et s’approcha à son tour. — L’armée est prête à recevoir vos ordres, Votre Majesté, annonça Waldron, les lèvres serrées, le ton précis. — Quatre minutes, Votre Majesté ! précisa l’astrologue tandis qu’un autre bol d’eau de l’horloge s’était rempli et se retournait. Garric regarda les rangs de soldats derrière ses officiers. Les piques dressées ressemblaient à des fourrés d’arbustes hauts de six mètres plantés jusqu’à la limite du champ de vision, en amont et en aval de la rivière. Les hommes avaient des visages sinistres et effrayés. Garric grimaça en prenant amèrement conscience de ses propres peurs. Peur d’échouer dans ma mission envers Tenoctris et le royaume. Peur de ce qui arriverait à Liane et tous ceux qui comptent sur moi si je devais échouer. — J’ignore combien refuseront d’avancer, dit un assistant, un jeune homme blond aux traits fins suffisamment riche pour porter une armure ornée de dorures. (Il secoua la tête.) Ils ont peur de la magie. — Par la Dame, ils ont prêté serment ! répliqua Waldron. Un soldat qui n’a pas peur est un imbécile, mais ils devront tout de même obéir aux ordres – ou ils resteront ici pour orner des gibets ! Je le jure sur mon propre honneur ! — Ils obéiront, dit Colva avec son étrange sourire teinté d’attente. Ils suivront le prince Garric. Tout le monde dans l’armée a entendu raconter comment il a combattu le scarabée de glace, seul. Attaper hocha la tête. — Elle a raison, Waldron, dit-il. Si Garric les commande, ils le suivront. — Il y a des laboureurs et des commis de boutiques dans nos phalanges, mon garçon, dit Carus. Des souvenirs, vus par les yeux du roi, affluèrent dans l’esprit de Garric, des dizaines de batailles contre des hommes et des choses qui n’étaient pas humaines. — Ils te suivront jusqu’en Enfer, parce que tu leur as dit qu’ils étaient aussi capables de défendre le royaume que des nobles comme Waldron. Et les autres bataillons de propriétaires terriens et de serviteurs des nobles – ils suivront aussi parce qu’ils auront trop peur d’avoir l’air de lâches face à des paysans et des employés de boutiques. Garric rit, plus librement qu’il l’avait fait depuis qu’il s’était échappé, chancelant, du monde de glace pour prendre conscience de ce qu’il allait devoir faire pour secourir Tenoctris. — Alors il n’y a pas de problème, n’est-ce pas ? dit-il. Parce que je vais mener mes hommes, sans aucun doute. — Une minute, Votre Majesté ! Le pont de pierre et de poutres s’était effondré des siècles auparavant, mais les culées existaient encore. Garric sourit à ses compagnons les plus proches et bondit sur une butée à hauteur de taille. Tous les soldats de l’armée pouvaient le voir, même s’ils n’entendaient pas tous sa voix. La lumière magique bleue se faisait plus ferme et nette à mesure que le ciel s’assombrissait et elle éclaira ses traits de la gauche, dessinant clairement sa silhouette aux yeux des troupes de droite. — Hommes des Isles ! cria Garric. (Il tira son épée et l’agita comme une bannière.) Compagnons soldats ! Notre royaume, nos familles, et notre honneur, tout se joue au-delà de ce pont de lumière. Suivez-moi ! — Le soleil se couche ! lança l’astrologue. Garric vit bouger les lèvres de l’homme mais sa voix fut couverte par les hurlements approbateurs qui sortirent des gorges de huit mille soldats. Garric sauta sur la structure lumineuse. Elle était solide comme le granit. Les sections d’Aigles de Sang le dépassèrent de chaque côté en doublant le pas et s’exclamèrent : — Garric et les Isles ! Liane était auprès de lui ; Garric lui sourit. Il n’avait pas même pris la peine de lui interdire de venir. Ils savaient tous les deux que le danger les guettait de l’autre côté du pont, mais ils ne seraient plus en sécurité nulle part dans les Isles si cet assaut devait échouer. Il jeta un regard derrière lui. L’armée régulière le suivait, avec un bataillon de phalanges en tête. Le premier rang surprit le regard de Garric et les hommes lancèrent des cris de joie. Colva les suivait aussi, un pas derrière Garric et Liane. Elle sourit. Garric se détourna d’elle en cillant. Il ne parvenait pas à lire les émotions de cette femme sur son visage. Les tours de Klestis scintillaient au loin. Garric leva de nouveau son épée et l’abattit en avant. Klestis et ce qui les attendait là-bas étaient une préoccupation suffisante pour le moment. Cashel reconnut la falaise. Il songea que cela n’avait rien d’étonnant puisqu’il l’avait vue à Valles puis à l’entrée des deux précédents niveaux de l’Outre-monde. Cette fois, un rocher avait été roulé devant l’ouverture de la grotte au lieu d’une véritable porte. — Est-ce que c’est la dernière porte, maître Krias ? demanda-t-il, appuyé sur son bâton tandis qu’il considérait la situation. La pierre demanderait un effort, mais rien qui dépasse ses compétences. — Je t’ai dit que oui ! glapit le démon. Préférerais-tu que je t’annonce qu’il reste encore trois niveaux à parcourir ? Ou le problème est-il que tu ne sais pas compter jusqu’à trois ? Cashel sourit. Il entendait Elfin chanter quelque part dans la forêt, assez proche pour que les paroles soient juste audibles. Le jeune garçon semblait se rapprocher un peu plus chaque nuit depuis que Cashel avait tué le Roi de la Forêt. — Je peux compter jusqu’à trois, répondit Cashel. Il posa son bâton contre la falaise et parcourut le rocher des mains. Au toucher, il trouverait une meilleure prise que celle qu’il choisirait simplement en regardant. — Je peux déplacer cela, remarqua Krias. Il avait une voix pleine d’espoir. — Ça ira, maître Krias, répondit Cashel. Il posa la fesse gauche contre la falaise pour prendre appui puis se pencha sur le rocher. La pierre ne bougea pas immédiatement, mais cela ne le surprit pas : un rocher aussi gros avait dû se creuser un nid dans le sol. Cashel sentit son visage rougir et ses ligaments se tendre et saillir au cou. — Je ne sais pas pourquoi tu as seulement pris la peine de m’emmener…, dit Krias. Et tandis que le démon parlait, le rocher commença à rouler. Une fois le lien avec le sol rompu, Cashel n’aurait pas plus de difficulté qu’à faire rouler un œuf. Il accompagna la roche de deux petits pas sur le côté, le souffle court. Il caressa l’anneau avec affection. — Je vous ai emmené pour votre compagnie, maître Krias, dit-il, et pour ce que vous savez. Mais je me souviens aussi que vous m’avez sauvé du peuple d’Elfin. Cashel se frotta les mains, puis ôta les dernières poussières sur le devant de sa tunique. Il reprit son bâton, le fit tournoyer une fois, et s’avança dans un monde de lumière violette et glacée. — Ce n’était pas son peuple, corrigea l’anneau dans un murmure satisfait. Ils le gardaient juste comme un animal de compagnie, même s’il n’avait pas la cervelle nécessaire pour s’en rendre compte. Il ne l’a toujours pas, j’en suis sûr. Cashel s’engagea sur une pente devenue aussi familière que la falaise elle-même. Il n’y avait pas d’arbre cette fois. Il n’y avait aucune végétation ; des reliefs que Cashel prenait d’abord pour des plantes se révélaient toujours n’être que des morceaux de roche. Même ce qui ressemblait à des lianes rampant sur le sol était en réalité des veines de cristal. Il n’y avait pas de ruisseau en bas de la falaise à ce niveau de l’Outre-monde. Une plaine sinueuse, uniquement marquée de reliefs rocheux, s’étendait aussi loin que Cashel pouvait voir vers l’horizon violet. Il n’avait pas faim, mais… — Y a-t-il quelque chose à boire ici, maître Krias ? demanda-t-il. Hum, qui se boive sans danger, je veux dire. Pour moi. — Il y a de l’eau, répondit le démon. L’eau de la vie elle-même, berger ; une eau qui guérira tes maux et te rendra immortel si tu t’y baignes chaque jour. Mais d’abord, tu dois atteindre la Fontaine, et je doute que tu en sois capable. — Je me contenterais d’eau toute simple, dit Cashel qui se remit en route son bâton sur l’épaule droite. Mais je prendrai ce que je trouverai, je pense. Pour tout dire, Cashel préférait de loin de l’eau simple. Si Krias disait que cette « eau de la vie » ne lui ferait pas de mal, cela était vrai ; mais même si le fruit de Tian ne lui avait pas fait de mal non plus, il aurait pu se passer des rêves qu’il avait faits cette nuit-là. L’avantage du paysage vide était que Cashel n’avait pas à choisir son chemin à travers la végétation et les arbres comme dans les bois des niveaux supérieurs. Mais il avait froid ; si froid qu’il s’attendait presque à voir son souffle former un petit nuage lorsqu’il ouvrait la bouche et expirait. Mais ce n’était pas le cas. — Est-ce que quelqu’un vit ici, maître Krias ? demanda Cashel qui parcourut de nouveau du regard l’immensité déserte. Il n’avait pas vu d’animaux non plus, mais c’était peut-être aussi bien. — Colva vivait ici, berger, répondit Krias. Avant que tu la laisses s’enfuir, je veux dire. — Ah, dit Cashel qui hocha la tête. Il n’avait pas exactement laissé Colva s’enfuir, mais elle était encore libre par sa faute. Il n’allait pas jouer sur les mots lorsque la vérité fondamentale de tout cela était qu’il avait commis une grosse erreur. Quelqu’un se tenait devant lui. Deux hommes hirsutes près d’un feu de camp. Ils se levèrent lentement, avec un rire qui remontait du plus profond de leurs poitrines. Cashel sentait le sol vibrer. Les étrangers ne se trouvaient pas juste en haut de la pente légère qu’il montait. Cashel n’aurait pas pu lancer une pierre jusqu’à eux. Cela signifiait qu’ils étaient hauts comme des arbres. Les gourdins qu’ils portaient étaient des arbres. L’un des géants mordit dans la jambe humaine qu’il tenait dans la main gauche ; elle n’avait pas l’air plus grosse qu’un pilon de pigeon. Du jus coulait le long de la barbe broussailleuse du géant. — Eh bien, mon frère, dit l’autre géant, la suite du dîner arrive alors qu’on n’a pas fini ce qu’on avait déjà. Cashel continua à avancer. Sa première pensée fut de placer son bâton en travers de son corps, mais il ne voulait pas paraître hostile avant d’être sûr que cela était nécessaire. Il aurait tout le temps d’agir si les choses tournaient comme elles semblaient devoir le faire. De plus, il ne savait pas à quel point le bâton lui serait utile. — Maître Krias ? demanda-t-il. Que pensez-vous que je devrais faire maintenant ? Alors que Cashel parlait, il se préparait à recevoir une remarque déplaisante au lieu d’une vraie réponse. Il fut surpris d’entendre le démon déclarer : — Étant donné que ce sont des illusions, berger, tu devrais les ignorer. Tu penses pouvoir y parvenir ? Puis, comme s’il regrettait d’avoir répondu trop clairement, Krias ajouta : — Une utilisation plutôt libre du verbe « penser », bien sûr ! Cashel rit. — Les ignorer ? Bien sûr. C’est beaucoup plus facile que ce que j’avais en tête. — On jouera aux quilles avec son crâne, mon frère, reprit le géant qui avait déjà parlé. Je veux dire une fois que je lui aurai aspiré la cervelle. L’autre géant arracha le muscle du mollet sur la jambe qu’il tenait et jeta le membre au loin. Des tendons reliaient toujours les os. — Hé là ! dit-il. Tu as eu la cervelle du précédent ! Leurs voix résonnaient comme le tonnerre proche. Mais… si les géants n’étaient pas vrais, Cashel songea que leurs voix ne l’étaient pas davantage. Mais les choses ne fonctionnaient peut-être pas ainsi dans cet endroit. — L’eau est encore loin, maître Krias ? demanda Cashel. Il avançait juste entre les deux géants. Ils dégageaient une puanteur insupportable. C’était aussi ignoble que l’été où le vieux Todler s’était pendu et que personne n’avait songé à regarder dans sa cabane avant trois jours. — Une vie si tu n’avances pas, berger ! Todler n’avait jamais été très porté sur les bains de son vivant non plus. — Oh, dit Cashel tout haut, ce n’est pas si terrible. L’un des géants abattit son bâton juste devant Cashel. C’était le tronc d’un pin, mais avec l’usage, toute l’écorce écailleuse avait disparu. Cashel passa au travers. Il ne sentit rien, mais il fut brièvement aveuglé. Puis il fut passé et les géants avaient disparu, le laissant seul avec Krias dans ce désert rocheux. — Y en aura-t-il d’autres comme eux, maître Krias ? demanda Cashel. Le joyau dans l’anneau scintilla avec plus d’éclat pendant un instant. La lumière de cet endroit faisait ressortir davantage la couleur du saphir que le soleil à la surface. — Peut-être, dit Krias. Mais j’en doute. Tu as passé l’épreuve, après tout. — Ah, dit Cashel en hochant la tête, c’était une épreuve ? — Ce ne sont que des épreuves, berger ! s’exclama le démon. Tu crois vraiment que n’importe qui peut visiter le château de Landure ? — Je n’y pensais pas, d’une façon ou d’une autre, répondit honnêtement Cashel. Il lui sembla voir quelque chose au loin. C’était peut-être un arbre, ce qui apporterait un changement bienvenu, mais il ne voulait pas se forger de faux espoirs. — N’as-tu pas eu peur ? demanda Krias sans préambule. Cashel haussa les épaules. — Je suppose que j’aurais eu peur s’ils avaient été réels. Le jeune homme n’était pas certain que cela soit vrai, mais il ne voulait pas avoir l’air de se vanter. Il avait connu la peur bien assez de fois, mais toujours pour ce qui risquait d’arriver aux autres – généralement, l’un de ses moutons. Il songea qu’il se sentait prêt à affronter tout ce qu’il croisait. Et jusqu’à maintenant, en tout cas, cette impression s’était vérifiée. — Si tu avais reculé, ils seraient devenus vrais, remarqua Krias. Je ne savais pas ce qui allait se passer en te prévenant avant de les dépasser. Cashel rit. — Eh bien, je n’aurais pas reculé, maître Krias, dit-il. Qu’ils menacent de me manger ou non. Il songea un instant à la situation et ajouta d’un ton plus sobre : — Vous savez, je ne suis pas le plus malin, et je ne parle même pas de savants comme Garric ou Tenoctris. Mais je ne fuis pas, maître Krias. Je ne l’ai jamais fait. — Non, dit le démon de l’anneau d’une voix que Cashel ne l’avait jamais entendu utiliser auparavant. Je n’ai vu aucun signe qui indiquerait que tu ferais cela. Krias émit un bruit métallique, peut-être sa manière de se racler la gorge. Il reprit : — La Fontaine de Vie est là, juste devant toi. Tu pourras y manger et boire. Il y avait bien un arbre devant eux, qui poussait sur une petite isle au milieu d’un étang. Les branches étaient alourdies de fruits, mais ils étaient tous d’une sorte différente. Cashel avait cru que c’était une nouvelle illusion comme les géants, bien que cette fois, ce soit quelque chose d’agréable à regarder. — Combien de temps va-t-il nous falloir pour atteindre le château de Landure ? demanda Cashel. D’aussi loin qu’il pouvait voir, le paysage de l’autre côté de la petite oasis était le même que celui qu’il venait de traverser. — Je veux dire, si tout se passe bien. — Tout s’est bien passé jusque-là, pas vrai, berger ? coupa Krias. En tout cas, depuis que tu as compris que tuer Landure le Gardien n’était pas une idée si brillante que ça, après tout. Cashel ne répondit rien. Le petit démon avait l’humeur aussi changeante qu’une brebis au printemps. La semaine précédente, une dame noble du palais l’avait accablé de commentaires sur la placidité des moutons. Cashel n’avait pu que secouer la tête en songeant combien certains étaient ignorants. — Tu devrais y arriver d’ici demain midi, dit Krias tandis que Cashel se rapprochait de l’oasis. Si tu te lèves avec la lumière et que tu marches toujours au même rythme. Si tu te dépêches, tu arriveras même plus tôt. De la végétation haute jusqu’aux chevilles entourait le bassin. Des feuilles douces caressaient les pieds de Cashel ; il s’accroupit pour regarder de plus près. Aucune des petites plantes n’était semblable à une autre, et beaucoup ressemblaient à des arbres et buissons miniatures. Il se leva et agita les orteils. La sensation était agréable. — Y a-t-il une raison de nous dépêcher particulièrement, maître Krias ? demanda-t-il. — Pas que je sache, berger, répondit Krias d’une voix méprisante. Mais je croyais que tu voulais retrouver ta bien-aimée Sharina ? — C’est vrai, reprit Cashel qui s’approcha davantage de l’eau. Mais j’avance mieux en allant à mon rythme que si je me presse. Et je brise moins de choses. Il plongea son bâton dans le bassin pour en évaluer la profondeur. Le fond était ferme. Si la pente restait régulière, l’eau ne lui arriverait pas au-delà de la poitrine au milieu de l’étang. Cashel entra dans l’eau, son bâton toujours incliné devant lui. Après tout, il n’y avait aucune raison de courir le risque d’un creux soudain. L’eau n’était ni chaude ni froide, mais elle lui chatouillait la peau. Le fond remontait comme il avait descendu, doucement, et était encore moins profond que ce qu’il avait pensé. L’isle était couverte de la même végétation que les bords de l’étang : de véritables plantes, mais aussi douces et délicates que de la mousse. Lorsque Cashel levait le pied, le feuillage se redressait également. Il avait craint d’écraser les feuilles douces, mais il ne laissait aucune trace de son passage. — L’autre possibilité à envisager…, dit Krias d’une voix très intense mais étonnamment dénuée de colère, est de rester ici, si tu le désires. Cashel rit. — Oh, je ne veux pas faire ça, dit-il. — Tu ne penses pas ? reprit Krias. Regarde ton bâton, berger ! Cashel cligna des yeux. — Wow ! laissa-t-il échapper. Cashel ne connaissait rien au monde mieux que son bâton. Il avait abattu un énorme noyer blanc pour un fermier et avait coupé une branche aussi droite qu’une flèche en guise de paiement. Il avait élagué la branche, d’abord à la hache, puis avec une pierre incurvée et du sable pris dans la graisse pour polir le bois mieux qu’avec n’importe quelle lame. Enfin, il avait achevé le travail avec des morceaux de laine brute riche en lanoline qu’il avait passés encore et encore sur le bois au grain serré jusqu’à ce que la surface n’ait rien à envier à la douceur des galets sculptés par le courant. Sur l’extrémité que Cashel avait plongée dans l’étang, des feuilles poussaient autour de la virole de fer. Une jeune pousse se déroula sous ses yeux, du vert éclatant des nouvelles floraisons, plus grosse que sur un arbre adulte. — Est-ce que ça va continuer à faire ça ? demanda Cashel. Le bâton ne lui serait plus d’aucune utilité si c’était le cas. Comment le faire tournoyer si au lieu du bois lisse et nu, il manipulait une branche feuillue ? — Elle redeviendra comme avant à moins que tu la plonges dans la Fontaine de Vie chaque jour, répondit l’anneau. Mais tu pourrais, tu sais. Tu pourrais rester ici éternellement, vivre des fruits de l’arbre et te baigner dans cette eau magique chaque jour. Entendre parler des fruits rappela à Cashel combien il avait faim. Les branches étaient si chargées de fruits qu’elles ployaient jusqu’au sol comme les lianes d’un saule pleureur. Mais le feuillage avait davantage l’ovale pointu d’un cerisier que les feuilles minces d’un saule. Il cueillit un fruit qui ressemblait à une pomme, même s’il était difficile de déterminer ce genre de chose quand la lumière indigo baignait le monde entier. Il y avait toutes sortes de fruits sur les branches, certains aussi gros que des melons, et tous uniques en leur genre. — Alors il n’y a aucun danger à les manger, maître Krias ? demanda Cashel. Il se souvenait des paroles du démon de l’anneau, mais puisqu’il y avait tant de sortes qu’il ne pouvait les compter sans un bâton à encoches, eh bien, il ne voulait pas que Krias se mette ensuite à croasser que celui qu’il venait justement d’avaler allait le transformer en masse noirâtre et informe. Quoique… Krias n’avait jamais essayé de pousser Cashel à faire quoi que ce soit de vraiment dangereux. Le démon avait la langue vive et acide, sans aucun doute ; mais Ilna aussi, et sa sœur n’aurait laissé personne, pas même leur oncle Katchin, sombrer à cause de sa propre stupidité. — Aucun danger ? releva Krias. Ce n’est pas seulement sans danger, berger, ce sont des mets dignes des dieux ! C’est meilleur que les plats les plus délicieux que tu aies jamais goûtés… et que tu goûteras jamais si tu es assez bête pour quitter cet endroit. Cashel prit une bouchée. C’était comme – eh bien, cela ne ressemblait à aucune saveur qu’il puisse décrire. C’était comme le matin dans une prairie ensoleillée, balayée par l’air frais, dans un monde plus parfait qu’il ne pouvait l’être en réalité. — Je vois, dit Cashel. Il ne se souvenait pas avoir dégluti, mais sa bouche était vide, hormis le léger picotement qui restait. Il mordit de nouveau. Le fruit n’avait pas de trognon comme une pomme et il n’y avait aucun pépin dans la chair. Il mangea le fruit jusqu’à la queue qui le rattachait à l’arbre. Chaque bouchée était aussi merveilleuse que la première. Il n’y avait aucun arrière-goût, mais le fruit lui laissait une sensation générale d’émerveillement. — Tu pourrais manger ces fruits chaque jour, reprit le démon. Tu vivrais éternellement, simplement de cela. Un seul de ces fruits ramènerait un mort à la vie ! Cashel secoua la tête. Le démon semblait envisager sérieusement qu’il reste dans ce lieu. Il pourrait sans doute s’habituer à l’éclairage étrange, mais c’était une idée tellement absurde. — Qu’est-ce que je ferais ici, maître Krias ? remarqua Cashel. Il n’y a aucun mouton à garder, si ? Et même s’il y en avait, je dois retrouver Sharina. Je pense qu’elle va bien, où qu’elle soit, mais… Il s’interrompit. Il en avait déjà dit plus qu’il aurait voulu. Cashel n’avait jamais été de ceux qui parlent de leurs sentiments, et ce démon aux mots amers ne lui semblait pas le confident rêvé s’il avait décidé de se dévoiler. — Tu pourrais vivre éternellement, berger, répéta Krias. Sa voix bourdonnait mais n’avait pas sa raideur habituelle. — Mais pourquoi ? répondit Cashel avec un étonnement non feint. (Il cueillit un autre fruit, qui ressemblait davantage à une aubergine qu’à autre chose.) Je veux dire, vivre éternellement, c’est bon pour vous, mais moi, je ne suis qu’un berger. — Tu crois vraiment que c’est bon pour moi, Cashel or-Kenset ? remarqua le démon de l’anneau. Mais je vois ce que tu veux dire : cette isle n’est pas très différente du joyau qui m’entoure. Nous allons passer la nuit ici puis nous irons réveiller Landure. Cashel mordit dans le second fruit. La saveur était différente du premier – un goût semblable à une soirée d’été, lorsque les étoiles viennent juste d’apparaître à l’ouest, avec une brise légère et la rumeur des moutons dans l’enclos – mais elle était tout aussi merveilleuse. — Mais prends l’un des fruits dans ton escarcelle, berger, suggéra Krias d’une voix telle une abeille traversant une prairie. Il se gardera un peu. Après tout, le temps a de l’importance pour toi. Tout comme la vie, je suppose. Ilna percevait sous ses pieds la pulsation de l’eau qui courait dans la roche depuis quelque temps. En s’approchant, elle entendit également la source, mais le grondement qui les accueillit, ses compagnons et elle, lorsqu’ils entrèrent dans la salle voûtée, la surprit tout de même. L’air était aussi humide que celui d’une prairie après un orage en soirée, et la condensation donnait un aspect glacé et brillant aux murs. Un gouffre partageait la salle ; de leur côté, le sol de pierre n’était pas large, une simple saillie face au canyon qui s’étendait de l’autre côté. Elle ne voyait pas au-delà. La brume soulevée par le froid filtrait et étouffait la lumière qui émanait de l’abîme. Un câble épais comme le torse d’un homme traversait le gouffre – ou du moins disparaissait dans le brouillard en vacillant doucement. L’extrémité visible était attachée à la pierre d’une manière qu’Ilna ne pouvait distinguer de là où elle se trouvait. Un homme, grand et très mince malgré la cape à capuche qui le couvrait entièrement à l’exception du visage, attendait au bout de la corde. — Bonjour, mon ami, dit Chalcus qui s’approcha et s’inclina profondément. Il ajouta un geste élégant du bras gauche en avant et garda la main droite derrière lui, ce qui rendit son mouvement courtois malgré la lame nue qu’il tenait encore. Le chef de nage avança et garda l’épée pointée vers le bas, sur le côté, comme si la ranger au fourreau avait tout simplement représenté trop d’efforts. — Je me nomme Chalcus et je suis étranger à cet endroit. Puis-je savoir votre nom ? — Je suis Harn, répondit l’homme de haute taille – vraiment très haute maintenant que Chalcus, près de lui, permettait la comparaison. Souhaitez-vous utiliser mon pont ? Harn semblait parler doucement, mais il surmontait le rugissement du torrent mieux que la voix de ténor exercée du chef de nage. L’homme avait une voix pénétrante et grinçante, qui évoquait dans l’esprit d’Ilna deux plaques d’ardoise frottées. — Je ne l’aime pas, dit Merota d’une petite voix. Ilna avait passé un bras autour des épaules de l’enfant et tenait son nœud prêt dans l’autre main. — Moi non plus, petite, dit-elle. Mais à dire vrai, je n’aime que peu de gens, alors vous devriez peut-être ignorer mon opinion. — Nous aimerions en effet utiliser votre pont, maître Harn, reprit Chalcus en s’approchant un peu plus du gardien du pont. Nous vous serions redevables si vous le permettiez. — Vous ne serez pas redevables, répliqua Harn. Vous paierez et passerez ; ou vous ne passerez pas. Ilna s’avança. Elle essaya de repousser Merota derrière elle mais la fillette resta sur le côté. — Où va ce pont ? demanda Ilna. Elle commençait à percevoir un motif, comme si le passage qu’ils avaient suivi était un fil et qu’un nœud se trouve juste devant eux, un croisement que même son talent ne lui permettait pas de comprendre. — Mon pont vous emmène où vous voulez aller, répondit Harn. (Avec les bras croisés sous sa cape, il ressemblait plus à un poteau entouré d’une étoffe qu’à un homme.) Il n’y a pas d’autre chemin que mon pont ou l’endroit d’où vous venez ; mais vous devez me payer. Ils se tenaient dans une niche, même si elle était immense. À une portée de flèche de chaque côté, les murs de la salle se refermaient au-dessus du gouffre. Il n’y avait pas de chemin pour qu’Ilna et ses compagnons contournent l’abîme, et aucune manière imaginable pour traverser le torrent qui grondait au fond, même si les deux femmes avaient pu descendre la falaise abrupte. — Eh bien, nous sommes trois personnes honnêtes, maître Harn, lança gaiement Chalcus. Même ceux d’entre nous qui ont été autrement par le passé. Quel serait votre prix pour nous laisser traverser votre joli pont ? — Vous êtes trois, dit Harn. L’un de vous sera mien pour droit de passage des deux autres vers la destination qu’ils désirent. Ilna sourit légèrement. Il était toujours bon que les choses soient claires. Elle sentit Merota se raidir à côté d’elle, mais la fillette ne poussa pas un gémissement. — C’est un prix sacrément élevé, remarqua le chef de nage, mais je vais vous proposer bien davantage, maître Harn. Mes amies et moi allons traverser votre pont, et en échange, je laisserai votre tête… Sa lame incurvée chanta en passant à un doigt du visage baigné d’ombre d’Harn. — … sur vos petites épaules. Harn bondit – non pas vers Chalcus, car la mort l’attendait au bout de l’épée, et le chef de nage tirait sa dague de la main gauche – mais sur le côté. Il se précipita vers les murs incurvés et les regarda. La lumière de l’abîme ne dessinait plus sa silhouette et son visage semblait triangulaire et tout sauf humain. — Allez ! lança Chalcus à Ilna, un ordre sec que la situation justifiait. Il se tenait entre Harn et les deux femmes, la lame de son épée légèrement abaissée et la dague pointée vers le haut. Le câble semblait collé voire soudé dans la façade de la falaise. — Tenez-vous à ma ceinture, Merota, dit Ilna tandis qu’elle s’engageait. Et ne regardez pas en bas. La corde, sous les pieds nus d’Ilna, était en soie : un nombre incalculable de fils avaient été tressés en aussière capable de soutenir le poids d’une ville. Quoique ferme comme le roc, et peut-être même plus solide, elle vibrait d’énergie contenue. Ilna avançait sans se soucier de se mettre en danger. Elle avait l’habitude de traverser des rivières sur des troncs ou des pierres polies par des générations d’utilisateurs. Elle jeta un regard derrière elle. Les yeux de Merota rencontrèrent les siens avec une expression calme et confiante. Ilna sourit avec approbation. — Nous sommes hors de portée, maître Chalcus ! lança-t-elle au chef de nage qui se tenait au début de la corde, dos au gouffre. Harn jeta sa cape sur le sol. L’homme – la chose – avait huit pattes fines aux multiples articulations. La créature se mit à ramper sur la roche abrupte comme une araignée sur un mur de pierre. Ilna continua à avancer du même pas mesuré. Elle entendait les petits bruits aigus d’Harn par-dessus le grondement du torrent plus bas. La créature avait atteint le plafond voûté et le traversait en s’accrochant à la pierre lisse. Chalcus s’était engagé sur la corde, assez loin pour ne pas serrer Merota. Il regardait en l’air, et il sembla à Ilna qu’elle distinguait une bribe de ce qu’il chantait. La lumière émanait de si loin dans le gouffre qu’Ilna ne distingua qu’une brume laiteuse lorsqu’elle regarda vers l’abîme. Des gouttelettes froides mouillaient ses tuniques. Elle se mit à rire. Elle inclina la tête vers l’arrière pour rencontrer le regard de Merota et dit : — La chance tourne, petite. Nous boirons une fois de l’autre côté. La fillette parvint à lui adresser un sourire, mais des gouttelettes qui n’étaient pas dues à la condensation roulaient sur ses joues. Ilna sentit une soudaine bouffée d’affection. Le courage ne signifie pas ne pas avoir peur. Le courage implique d’aller de l’avant malgré tout. — Vous finirez pourtant par me payer, humains, cracha Harn depuis le plafond de roche loin au-dessus d’eux. Il avait un corps long et mince comme une libellule et ses pattes arrière travaillaient un quelque chose moutonneux à l’extrémité de son abdomen. — Vous paierez, comme paient tous ceux qui traversent ! Le câble de soie commença à se redresser suivant le même degré que lorsqu’il s’était incliné quand les deux femmes s’étaient engagées dessus. Le début du pont avait depuis longtemps disparu dans la brume, mais le petit groupe approchait enfin de l’autre bout. — Ilna ! s’écria Chalcus. C’est un filet ! Ilna leva les yeux. Le paquet que portait Harn tomba comme une pierre avant de s’ouvrir brusquement, toujours relié à l’abdomen de la créature par un fil. Pas un filet, mais une toile, jetée vers Merota. Ilna se pencha d’un geste vif pour que son corps couvre celui de l’enfant. Chalcus courait vers elles, mais Ilna sut, alors que la soie se refermait sur elle, que les arêtes tranchantes de son épée ne pourraient rien face à la matière caoutchouteuse. — N’essayez pas de la couper ! cria-t-elle. Elle s’attendait que Chalcus ignore son conseil et s’attaque inutilement à la soie trop collante et légère pour être coupée sans être tendue. Étonnamment, il ne tenta rien. Chalcus l’écoutait, et cela suffisait presque à convaincre Ilna de croire aux dieux en ces derniers instants de sa vie ! Merota n’avait pas bougé. Elle chantonnait une prière d’enfant à réciter avant de dormir, les mains toujours agrippées à la ceinture d’Ilna. Harn cliquetait et gloussait au-dessus d’elles mais la créature n’avait pas encore tendu sa toile car cela l’aurait rendue vulnérable à une lame aussi aiguisée que celle du chef de nage. Tandis que Chalcus assurait sa position, l’épée levée et le visage baigné de rage, Ilna enroula son propre nœud coulant autour du câble d’un rapide mouvement de poignet. Elle saisit l’extrémité en boucle de l’autre main. Elle pouvait encore bouger, dans les limites étroites de la toile. — Lâchez-moi, Merota ! dit Ilna qui se demanda si la fillette allait obéir. Sinon, elle mourra. La mort fait partie du cycle de ce monde. — Maintenant, fermez les yeux, et courez vers l’autre extrémité ! Ilna se jeta du câble et emporta la toile d’Harn avec elle. Elle entendit la créature lancer un cri aigu comme un crissement de cigale, mais elle lâcha la boucle de soie qu’elle gardait dans ses pattes arrière. La réserve de fil était assez longue pour que le double nœud d’Ilna supporte son poids plutôt que le filet. — Ilna ! Ilna ! Ilna ! hurla Merota tandis qu’elle traversait à toute vitesse les six mètres de pont restant comme un écureuil sur une branche. Sauvée ! Chalcus s’occuperait du reste… Chalcus ne pourrait couper le fil d’Harn que si Ilna lâchait son nœud. Plonger dans l’abîme la préserverait de finir dans le ventre de la créature – ou pire. — Reste là ou les mouettes t’arrachent les yeux ! hurla Chalcus. Tandis que Merota atteignait l’autre bord, il s’agenouilla et planta sa dague de biais dans le câble. Que diable… Ilna rit avec la joie d’un artisan qui apprend un tour habile d’un artisan de talent égal. La dague servirait de prise à Chalcus si le câble cédait. Il abattit l’épée à côté de lui. Le câble était plus résistant que quiconque pouvait le penser, hormis Ilna et Harn lui-même, mais il était tout de même doux. L’acier trancha une largeur de main dans la soie. La tension des fils eux-mêmes les sépara et la déchirure forma un V dans la surface de la passerelle qui indiquait au chef de nage où frapper ensuite. Un coup aussi parfaitement placé et puissant que le premier. Bien sûr ! Harn hurlait, mais Ilna n’avait pas le temps de s’occuper de la créature. Elle tordit les mains et parvint à passer son nœud autour de sa taille. Si ses doigts lâchaient prise, le fil la maintiendrait le temps qu’elle reprenne ses forces. En temps normal, Ilna ne doutait pas de ses capacités physiques, mais l’épreuve qui l’attendait… L’épée s’abattit en un éclair. Ilna s’était attendue à six coups ou plus, mais elle avait compté sans la force du chef de nage. La soie se déchira ; les quelques fils restants s’étendirent puis se rompirent. Un fil de soie est plus léger que la brise, mais ils avaient été tressés en une aussière plus lourde que les deux meules du moulin de l’oncle Katchin. Chalcus remit son épée au fourreau avec un cri de triomphe puis noua ses jambes et son bras droit au câble. De la main gauche, le chef de nage tenait la garde de la dague avec tant de force que même la mort n’aurait pu desserrer son étreinte. Les derniers fils se brisèrent. La plus grande longueur du pont partit en arrière vers le côté d’où venaient Ilna et ses compagnons. L’extrémité plus petite, quatre ou cinq fois la taille d’un homme, vacilla vers la falaise. Harn avait lâché suffisamment de fil pour que le bond d’Ilna ne suffise pas à la libérer, mais cette nouvelle chute le dépassa. La jeune femme sentit la toile se refermer sur son visage et son torse grâce à son aspect collant et résistant, pour essayer de la soulever à l’écart du câble. Ilna tint bon et le fragment du pont continua sa chute. Elle pensait qu’Harn allait lâcher son extrémité de la toile. Mais la créature ne pouvait pas le faire car la soie faisait partie de son corps et ne pouvait être détachée. Harn fut arraché du plafond et projeté en un vaste arc vers le mur de pierre. Ilna essaya de garder les pieds devant elle pour amortir le choc, mais le câble de soie se tordait et se contractait sous l’effet du relâchement de tension. Elle frappa la pierre de côté, un coup qui manqua de l’assommer mais ne lui fit pas lâcher le nœud coulant. Sa corde enroulée et le soutien de Chalcus – le chef de nage derrière elle devait avoir atterri avec la légèreté d’un oiseau – étaient des sécurités dont elle n’avait pas besoin. Harn, le dernier joueur d’un sinistre jeu de cordes, s’écrasa contre la falaise et se fracassa comme un crabe jeté sur le sol. Ses muscles se contractèrent, puis se relâchèrent ; enfin, le sphincter abdominal de la créature libéra la soie qui la retenait. Harn plongea dans la brume. Sa silhouette tordue resta visible plus longtemps qu’Ilna aurait cru possible ; mais elle finit tout de même par disparaître. — Vous pouvez escalader, Ilna ? demanda Chalcus. Est-ce qu’il faut vous porter ? — Je peux monter seule, répondit Ilna. Une fois les mots prononcés, elle noua ses jambes autour du câble épais et commença à monter. La toile était toujours posée sur elle comme un bain de miel, répugnante si elle y pensait, mais finalement assez utile puisqu’elle l’aidait à s’attacher à l’aussière. Elle pouvait arriver jusqu’en haut ; mais ensuite, elle devrait s’allonger pendant un long moment. — Ah, vous avez été merveilleuse, mon amour ! s’exclama Chalcus derrière elle. Je n’aurais jamais pensé à détacher cette petite saleté à pattes pour l’envoyer contre la falaise si vous ne m’aviez pas donné l’idée. — Je pense que vous mentez, répliqua Ilna parce qu’elle était Ilna. (Mais pour la même raison, elle ajouta :) Mais je vous remercie, et de toute manière, c’est un aimable mensonge. Elle toucha l’arête de la falaise et sentit les petites mains de Merota agripper son poignet. Chalcus se mit à chanter joyeusement : — « Cette nuit, mon âme a brûlé d’un feu nouveau ! J’ai senti le Berger venir plus près de moi… » — Demi-cadence ! ordonna Jem depuis la barre du Vent Arrière. Ses frères et Bantrus étaient penchés sur les avirons de queue qui servaient à déplacer la barge lorsque le vent ou la place manquait. Les étoiles étaient des étincelles qui se détachaient durement sur le dôme du ciel, mais la lune n’était pas encore levée. — Contre-courant ! Les rameurs se levèrent et poussèrent les avirons au lieu de les tirer, jusqu’à ce que la barge accoste doucement sur la berge boueuse. La nuit était douce. Des lampes brillaient derrière les fenêtres sans volet des bâtiments qui entouraient le port, et, au loin, un musicien jouait du violon. Dalar et Sharina débarquèrent. Ils étaient restés silencieusement à la proue renflée du bateau depuis le combat contre Tiglath le matin. Ils se tenaient ainsi hors du passage de l’équipage ; et, plus important encore, Bantrus et ses amis pouvaient faire semblant que leurs passagers n’existaient pas. Une portion de nourriture leur était servie, mais même au moment de manger, ils n’échangeaient que quelques mots. Dalar s’étira en lançant les jambes en l’air, le pied droit en avant puis dans l’autre sens avec un coup de pied qui semblait soulever à peine son corps du sol. Puis il s’arrêta et s’inclina devant l’équipage du Vent Arrière, des silhouettes sombres sous l’éclat des étoiles. — La paix est une chose merveilleuse, dit doucement l’oiseau à Sharina. Mais un peuple si pacifiste que même les rebelles s’offusquent de voir une brute mordre la poussière – ces gens ne pourraient pas avoir de rapports avec les miens. Ni avec votre peuple pendant bien longtemps, j’en ai peur, Sharina. La jeune femme hocha la tête. Elle allait s’éloigner lorsque Bantrus quitta ses compagnons pour venir vers elle. — Maître Bantrus, lança Sharina d’une voix que les autres marins pouvaient également entendre. Je vous remercie, ainsi que vos compagnons, pour votre hospitalité. Je regrette les difficultés que nous avons pu causer. — Ce n’est rien, marmonna Bantrus, d’une voix digne d’un condamné qui choisit comment il va mourir. (Il regarda la ville et ajouta :) D’ordinaire, nous ne naviguons pas de nuit. Le commentaire n’était pas innocent : les quatre autres barges du petit escadron avaient fait escale près de la bouche d’un ruisseau quelques heures plus tôt. L’équipage du Vent Arrière avait tenu un bref conclave – d’où avaient été exclus Bantrus et les étrangers – avant de reprendre sa route. De toute évidence, ils préféraient être débarrassés au plus vite de leurs passagers, quitte à braver les dangers de la navigation de nuit. — Si de l’argent peut réparer les torts…, commença Sharina. — Non ! coupa l’un des frères de Jem. Nous n’avons pas besoin de votre argent. Nous n’avons rien en commun avec vous ni vous avec nous ! — Merci encore, dit Sharina. Elle tourna les talons et s’éloigna aussi rapidement que la prudence le permettait. Dalar marcha derrière elle pendant les premiers pas, puis vint se placer à son côté lorsque son instinct lui dit que Bantrus et ses compagnons n’étaient plus une menace. Sharina sourit en imaginant que Bantrus puisse seulement avoir été une menace, mais c’était un sourire sans joie. Dalar avait raison : les gens des Bateaux méritaient une meilleure vie que celle qu’ils étaient susceptibles de recevoir. Klestis avait un agréable port naturel, mais il lui manquait les quais et les avancées pavés de Port Hocc. Les bateaux de pêcheurs étaient échoués sur la plage. Dans quelques-uns, des hommes étaient assis sous des lampes suspendues et réparaient des filets ; leurs conversations à voix basse s’interrompirent lorsqu’ils virent passer une jeune femme blonde accompagnée d’un oiseau de la taille d’un homme, mais aucun n’interpella les étrangers. La communauté au-delà était plus qu’un village, mais elle était bien loin de la métropole brillante dont parlaient les légendes de l’époque de Sharina pour décrire la cité que dirigerait Ansalem dans un siècle. — Je n’aimais déjà pas les bateaux avant de faire naufrage et d’être rejeté sur cette terre, dit Dalar tandis qu’ils approchaient du premier bâtiment. Jusqu’ici, mes nouvelles expériences ne m’ont pas amené à les apprécier davantage ; mais l’un ou l’autre dieu est peut-être déterminé à me rendre plus tolérant malgré moi. — J’aimerais trouver un endroit où dormir, éluda Sharina. Elle songea qu’elle aurait dû avoir faim, mais l’atmosphère à bord du Vent Arrière lui avait donné des aigreurs d’estomac. Les maisons n’avaient qu’un étage avec des toits de roseaux séchés. Klestis n’avait pas de véritables rues, juste des passages entre les bâtiments, qui n’étaient pas nécessairement parallèles. Dalar s’avança devant Sharina lorsqu’ils s’engagèrent dans une ruelle qui devenait plus étroite à l’autre extrémité. — Votre maître saura-t-il vous contacter dans ce nouvel endroit ? demanda l’oiseau tandis qu’ils avançaient. (Il gloussa joyeusement.) Non pas que j’aurais préféré rester à Port Hocc, Sharina. — Je l’ignore, répondit la jeune femme. Elle se sentit envahie par un désespoir maussade. Et si elle devait vivre ici pour le reste de ses jours ? Loin de Cashel, loin de tous ses amis ; loin de l’époque et des lieux où était sa place. Sharina ne doutait pas qu’elle pourrait survivre. L’argent dans son escarcelle représentait une fortune considérable, et elle pouvait compter sur son habileté et sa capacité à travailler dur pour trouver un revenu. Elle pourrait tenir une auberge, sans doute. Mais… Elle déclara à haute voix : — Je pourrais vivre s’il fallait rester ici. Mais je ne suis pas certaine de le vouloir. — Je sais ce que c’est d’être arraché à jamais à son foyer, répondit Dalar. Mais nous irions de l’avant, comme je l’ai fait avant que vous m’employiez. Sharina sentit l’odeur reptilienne avant de distinguer le carré de lumière dans ce qui était un mur nu lorsque Dalar était passé devant un instant plus tôt. — Attendez ! dit-elle à son compagnon. Le Dragon, toujours installé derrière une table, lui adressa un sourire hérissé de crocs. — Salutations, Sharina os-Reise, dit-il. Vous n’aviez pas à craindre que nous perdions contact. Un lieu en vaut un autre pour moi. L’homme lézard lança un trille de rire. — Cela était déjà vrai de mon vivant, ajouta-t-il, il y a très longtemps. — Il n’empêche que je suis heureuse de voir un visage familier, dit Sharina qui sourit légèrement avant d’ajouter : Salutations, maître. Que devons-nous faire maintenant ? — Votre voyage sous mes ordres touche bientôt à sa fin, répondit le Dragon. Dans ce qui tient lieu de place centrale du Klestis de cette époque, vous trouverez un puits avec une margelle pour retenir l’eau en surface. Elle est construite avec du ballast venu de bateaux qui accostèrent ici les cales légères et repartirent avec un chargement complet. L’un des blocs de pierre devrait maintenant vous sembler familier. Ôtez-le et glissez-vous dans le passage. Sharina hocha la tête. Elle jeta un regard vers Dalar, qui attendait, aussi silencieux que les étoiles. Il avait ses poids dans les mains. — Seigneur Dragon ? demanda Sharina. Quand – si je réussis à accomplir ma mission, pourrez-vous renvoyer mon garde du corps Dalar chez lui ? — Lorsque vous accomplirez votre dernière tâche, répondit le Dragon, je n’existerai plus. Il afficha de nouveau son sourire inhumain. — Et c’est ainsi que doivent être les choses, puisque je suis mort depuis tant de siècles. Pensiez-vous ajouter cela comme une condition pour m’attacher votre service ? — Bien sûr que non ! s’exclama Sharina. Je me suis engagée sur mon honneur. — Tout comme moi, reprit le Dragon. J’ai promis que vos amis et vous gagneriez à m’avoir servi. Tous vos amis. — Ah, dit Sharina. (Le Dragon accordait donc autant d’importance à ses promesses qu’elle et ses amis.) Dans ce cas, je vais me remettre en route. Le Dragon n’ajouta rien ; ses grandes mâchoires esquissèrent un sourire tandis que son image s’estompait. La tête de Dalar tourna pour regarder Sharina. — Il y a un puits sur la place, expliqua la jeune femme. La pierre fait partie de la margelle. Il faut l’enlever et passer, comme d’habitude. L’oiseau se mit en route le premier, et il s’arrêta le temps que Sharina vienne à côté de lui une fois le rétrécissement de la ruelle passé. Les lumières de certaines maisons éclairaient l’espace négligé devant eux. Il pouvait servir pour des réunions locales, mais Sharina soupçonnait que son usage principal était d’accueillir les troupeaux amenés à Klestis pour être vendus. — Dalar, avez-vous entendu notre conversation ? demanda Sharina. L’oiseau pencha la tête un instant vers elle. — J’ai entendu ce que vous disiez, Sharina, répondit-il. Je ne vois ni n’entends votre maître. — Le Dragon considère comme son devoir d’aider mes amis en paiement de mes services, expliqua Sharina. Et vous êtes mon ami. — D’abord, évidemment, remarqua Dalar sur le ton de la sombre plaisanterie, nous devons survivre. Quoique je suppose que nous pourrons considérer que nous avons résolu seuls nos problèmes si nous ne survivons pas. — Je ne pense pas que nos morts soient le résultat d’un choix, répondit Sharina avec la même gravité. Mais bien sûr, je ne suis qu’une servante et il ne faut pas s’attendre que je comprenne les grandes vérités. Ils rirent, chacun à leur manière, ensemble. Lorsque je prierai la Dame ce soir, songea Sharina, il faudra que je la remercie de m’avoir accordé un compagnon avec le sens de l’humour nécessaire. La lune était apparue au-dessus des toits, et Sharina distinguait mieux la place. La margelle du puits, à hauteur de poitrine, et les supports de pierre, où des stands de bois temporaires pouvaient être dressés, étaient les seuls signes de constructions pour la communauté. Quelques personnes étaient assises sur des bancs devant leurs maisons et regardaient les étrangers en silence. Sharina ne vit ni auberge ni taverne. Elle se pencha pour examiner la margelle. Klestis ne devait pas disposer de carrière propre si les citoyens étaient contraints d’assembler au mortier des morceaux de ballasts grossiers pour leurs constructions. Cela rendait la somptueuse cité dirigée par Ansalem – d’après la légende et le voyage qu’avait fait Garric en rêve – d’autant plus extraordinaire. Un bloc de granit pâle ressortait parmi les pierres sombres sous les rayons de la lune : l’autre moitié de la pierre dans la citerne de Port Hocc. Elle faisait partie de la base de la margelle, bien sûr. — Là…, dit Sharina. — Qui approche ma maîtresse ? demanda Dalar d’une voix éclatante. Ses poids commencèrent à tournoyer dans un bourdonnement qui résonnait désormais comme un présage de mort dans l’esprit de Sharina. — Sharina ? demanda un homme. Bantrus, qui nous a suivis, finalement. — C’est moi, Bantrus. Écoutez, je ne pouvais pas vous laisser partir comme ça. Revenez avec nous, et… Dalar arrêta ses poids en les rattrapant dans ses paumes avec bruit. Il doit avoir des cals dignes d’un forgeron. — Maître Bantrus, nous devons partir, répondit Sharina. Votre ami avait raison : nous n’avons rien en commun, votre peuple et le mien. Retournez auprès de vos amis. — Mais…, commença Bantrus. Il essaya de s’approcher. Dalar bondit devant lui puis le força à reculer en effectuant simplement de petits pas dans sa direction. Sharina fronça les sourcils puis s’aperçut que l’oiseau fournissait une preuve concrète de ce qu’elle venait de dire. Bantrus était plus lourd que l’oiseau à la silhouette élancée, mais il ne se sentait de toute évidence pas capable de tenir sa position. — Retournez auprès de vos amis, répéta Dalar d’un ton aussi doux que le permettait son bec. Faites la paix avec le prince Mykon, jeune humain ; vous tous, faites la paix. Pour nous avoir aidés à nous échapper, je vous offre le seul conseil qui puisse sauver vos vies. Mais partez. Dalar tourna sur ses talons griffus et suspendit ses poids à une boucle de son harnais pour avoir les mains libres. — Faisons bouger cette pierre et partons d’ici, Sharina, dit-il. Ils s’agenouillèrent. Sharina fit bouger la pierre avec ses doigts. Comme précédemment à Valhocca, ils n’eurent à gérer que son poids : le bloc bougea sans résistance. — Mais… ? s’étonna Bantrus. — D’abord vers vous, dit Sharina en tirant la pierre du bout des doigts. Elle la dégagea de deux centimètres. — Vers vous, répéta Dalar qui poussa à son tour tandis que Sharina tirait de son côté. Ils ne s’arrêtèrent pas lorsque la pierre commença à bouger mais continuèrent à la dégager en la faisant pivoter d’une main à la fois. — Nous devenons doués, maîtresse, remarqua Dalar. Ce talent nous permettra peut-être de gagner notre vie à l’avenir. Des scintillements comme des étoiles ou un feu dans le lointain brillaient dans le creux où se trouvait la pierre auparavant. Bantrus regardait avec stupéfaction le jeu des couleurs fantomatiques là où il n’aurait pensé voir que les ténèbres. — Êtes-vous des dieux ? demanda-t-il. Est-ce que c’était vrai que… ? Dalar inclina la tête et darda sur le jeune homme un regard aussi dur que celui d’un aigle pour le faire taire. — Je pense que je passerai après vous, maîtresse, dit-il. — Oui, très bien, dit la jeune femme. Elle s’engagea, les pieds en premier, dans l’ouverture. Pour la première fois, elle eut le sentiment d’approcher du dénouement, et non simplement de fuir un présent désagréable. La situation présente était plutôt désagréable. En un sens, le destin qui attendait les Bateaux dérangeait Sharina davantage que le danger physique des goules dans les ruines de l’ancienne Valhocca. Les Bateaux étaient trop paisibles pour exister dans un monde qui se civilisait. Le carré éclairé de lune tournoya comme de l’eau dans une bouche d’évacuation. Dalar et Bantrus, immobiles dans leur présent, dansaient au rythme du cosmos ; puis ils disparurent. Sharina était agrippée sur le côté de la margelle du puits dans une Klestis métamorphosée. Un nouvel auvent couvrait le puits, pour protéger le monument ancien. La place était pavée de pierres lisses agrémentées de plantations et de fontaines qui offraient ombre et confort. La structure qui faisait face à Sharina était un palais. Tous les bâtiments autour d’elle étaient magnifiques, hauts et couverts de métal scintillant. Leurs surfaces brillaient à présent sous un dôme de lumière magique rouge qui remplaçait le ciel. Des milliers de personnes se tenaient sur la place, et elles ne suffisaient pas à remplir l’espace. Tous les regards étaient tournés vers le palais. Personne ne sembla remarquer l’arrivée de Sharina, ni celle de Dalar lorsqu’il émergea du puits quelques instants plus tard. L’oiseau leva les yeux vers le ciel, une lueur parcourue par moments d’éclairs rageurs. L’air lui-même bourdonnait. La lumière rouge ternissait les couleurs vives des vêtements des spectateurs en nuances plus en accord avec l’atmosphère présente. — Monsieur ? demanda Sharina à l’homme situé le plus près d’elle. Il était d’âge moyen ; à ses côtés se tenaient une femme plus jeune et une rangée de six enfants dont un nourrisson dans les bras de sa nourrice. Il se retourna et la regarda. Il est terrifié. Ils sont tous terrifiés. — Quoi ? dit-il. Avez-vous parlé, ma dame ? Sharina en savait assez sur la magie pour deviner qu’ils avaient raison d’avoir peur. — Mon ami et moi sommes étrangers ici, expliqua Sharina qui dut élever la voix pour se faire entendre par-dessus le bourdonnement. Pouvez-vous nous dire ce qui… (Elle grimaça, car elle ne voulait pas parler directement du bruit ou de la lumière qui occultait le ciel de Klestis.)… se passe aujourd’hui ? Les yeux de l’homme glissèrent sur Dalar. Il n’avait pas assez d’énergie pour s’étonner d’un oiseau de la taille d’un homme. Le ciel tout entier éclata d’une lueur écarlate, puis reprit sa teinte morose précédente. L’homme grimaça, puis répondit : — C’est l’œuvre d’Ansalem le Sage, notre dirigeant. Le royaume va bientôt sombrer dans le chaos. Ansalem et ses disciples travaillent pour nous protéger de cette… L’homme avait la gorge si sèche que son dernier mot s’étrangla. Il déglutit et ferma les yeux comme pour retenir des larmes. Sa famille entière regardait les étrangers derrière lui, mais personne ne disait mot. — Ansalem nous protège de cette fin, conclut l’homme. C’est tout ce qui se passe. Ansalem est notre protecteur ! — Ils sont sur le toit du palais, ajouta la nourrice avec un accent typique de Sandrakkan. Ansalem et les autres magiciens. C’est là qu’ils vont nous sauver. Malgré la foule sur la place, rien ne bougeait derrière les fenêtres du palais. La porte devant la foule était ouverte, sans garde. — Ansalem vous a-t-il dit cela, monsieur ? demanda Dalar. L’oiseau ne bougeait que la tête, et son corps était aussi tendu qu’un arbrisseau plié pour quelque piège de chasseur. — Nous le savons ! cria l’homme. Ansalem nous a toujours protégés ! Il nous protège encore maintenant ! Sur le toit du palais, un homme, hors de vue, cria : — Mon fils ! Pas mon fils ! Sharina sentit son estomac se nouer. Elle regarda Dalar. L’homme lança un cri inarticulé ; seul le timbre familier indiquait que le son provenait d’une gorge humaine. Le ciel étincela comme une tache de sang au soleil. L’homme et sa femme se tenaient la main. La nourrice tomba à genoux et gémit : — Ansalem va nous sauver ! Ansalem va tous nous sauver ! Sharina tira son couteau pewle en courant vers l’entrée du palais. Dalar, ses poids tournoyant près de ses mains, la dépassa à toute allure. Chapitre 20 — Ils ont de la cavalerie lourde ! cria le commandant de la première section d’Aigles de Sang qui sortit du pont de lumière pour entrer dans Klestis. Quelques instants plus tard, une trompette lança un signal : « ennemi en vue ». — Grand bien leur fasse cette cavalerie ! renifla Carus. Fais confiance à un magicien pour croire que des chevaux sur des pavés de pierre seront plus efficaces que sur une plaque de glace. Les Aigles de Sang formèrent une ligne de tirailleurs placée devant le pont. Les premières sections de phalanges prenaient leurs positions dans une cacophonie de cornes, ordres hurlés et bruit des bottes sur la pierre. Garric courut jusqu’au flanc droit, et remit son épée au fourreau à présent qu’il était de nouveau commandant et non plus un guide porteur d’encouragements. Le seigneur Waldron et l’équipe militaire d’assistants, de porte-étendards, de signaleurs, de courriers – et le détachement de gardes personnels – suivirent Garric comme ils se devaient de le faire. En temps normal, ils auraient dû être montés pour plus de visibilité, mais Garric n’avait pas voulu prendre le risque que les chevaux paniquent face aux magiciens. Les hommes étaient déjà suffisamment nerveux. Le flanc droit valait toute autre place pour le groupe de commandement. C’était depuis ce point que le roi Carus conduisait généralement ses batailles. — Votre Majesté, restez en arrière ! gronda Attaper lorsqu’il vit Garric à côté de lui. Tandis que la phalange se déployait, les Aigles de Sang quittèrent leur place devant pour former des groupes compacts de soldats armés d’épées sur les deux flancs. Attaper s’était joint à la section de droite. La phalange sur seize rangs était une force terrifiante, presque irrésistible, en avant, mais il était pratiquement impossible de manipuler les piques contre des attaques sur les flancs ou l’arrière. Jusqu’à ce que les quatre bataillons d’infanterie lourde aient fini de traverser le pont, les Aigles de Sang – les soldats les mieux entraînés des Isles – combleraient les besoins pour garder les flancs, tout comme ils avaient assuré la position de tirailleurs lorsque les troupes légères étaient encore en arrière. — Je ne suis pas là en tant que combattant, Attaper, dit Garric, mais je dois voir la situation pour commander… et je suis ici pour commander, mon seigneur ! Le ton cassant de la voix du prince venait de son lointain ancêtre – mais Garric était convaincu de ce qu’il disait, et qu’il s’agissait des mots à dire. Attaper, Waldron, et les autres officiers royaux avaient l’habitude d’agir par eux-mêmes car le roi Valence n’avait jamais été qu’un symbole même dans sa jeunesse. Le prince Garric d’Haft, avec l’aide du roi Carus, allait gouverner les Isles. Ou mourir en essayant, bien sûr. Klestis était toujours la ruine scintillante que Garric avait vue en rêve. Sous un soleil obscurci par un dôme de lumière magique s’étendait un paysage d’herbes sèches, de pavés déchaussés et de bâtiments dont l’habillement de métal avait commencé à se défaire. Les yeux de Garric repérèrent le filigrane d’albâtre autour de la salle d’audience sur le toit. Pour atteindre le palais, il lui faudrait passer la masse de cavaliers en armure rassemblés sur la place. Derrière la cavalerie se tenaient huit mammouths hirsutes avec des plastrons d’armure ; les plates-formes sur leurs dos contenaient des soldats armés de javelots et de longues piques. La fourrure des mammouths tombait par paquet. Les poissons et les crabes avaient dévoré la moitié de la trompe de l’un d’eux. Les armures des cavaliers étaient rouillées, et les visières soulevées laissaient voir des orbites vides et des chairs ravagées. Pourtant, ils bougeaient… Attaper et Waldron affichaient des visages parfaitement neutres. Le clairon près de Waldron commença à trembler. Il serrait son instrument contre sa poitrine, mais la trompette raclait encore contre le plastron de bronze. Garric passa le bras autour des épaules du clairon ; le soldat était encore plus jeune que le prince, et il n’avait pas la présence du roi Carus pour le soutenir. — Ils sont morts une fois, mon garçon, dit Garric d’une voix pleine d’entrain, assez forte pour que tous les hommes en vue puissent entendre malgré le bruit des troupes qui prenaient leurs positions. Ils mourront de nouveau – et par Duzi, cela ne va pas tarder ! Trois magiciens se tenaient autour du brasero placé sur une arche décorative à l’ouest de la place. Deux étaient en noir, un en blanc. À cette distance, Garric ne pouvait déterminer leur sexe, et cela importait peu. Tandis qu’ils bougeaient les mains, la fumée du brasero se tordit et la cavalerie en dessous d’eux chargea. Waldron lâcha un ordre bref ; le clairon fit écho à sa voix. La phalange s’ébranla et les rangs s’écartèrent. Les piquiers n’étaient jamais allés au combat auparavant, mais ils s’étaient longuement et soigneusement exercés autant à ramer qu’à manipuler les armes. Leur exécution de cette manœuvre compliquée réjouit Garric. Carus eut un sourire sinistre et approbateur. Plusieurs centaines de porteurs de javelots se glissèrent entre les rangs de la phalange et partirent rapidement en avant à la rencontre de la cavalerie. S’il y avait eu le temps de se déployer correctement, les tirailleurs auraient déjà été en position… — Bienvenue en guerre, mon garçon, dit Carus. La seule chose qui devrait te surprendre serait que tout se passe exactement comme tu l’avais prévu. Garric avait imaginé une charge de cavalerie comme une course équestre, mais les escouades qui avançaient sous la bannière du crabe de Yole commencèrent par un rythme lent, le temps que les chevaux prennent de la vitesse. Le poids d’un homme en armure était une contrainte importante, même pour un cheval puissant. Les nécromanciens pouvaient relever des armées de la tombe, mais ils ne pouvaient visiblement pas changer la nature des hommes et des bêtes qu’ils ressuscitaient. Les bataillons d’infanterie lourde furent les derniers à traverser le pont et à prendre position aux extrémités de la phalange. Les hommes qui passaient en courant à côté de Garric et du groupe de commandement avaient une respiration sifflante, fatigués par le poids de leurs armes et armures. Les officiers haletaient en donnant les ordres ; les signaleurs s’interrompaient pour reprendre rapidement leur souffle avant de porter de nouveau leur corne à leur bouche. — Le dernier homme d’une ligne en marche doit toujours courir, expliqua le roi Carus. Le bataillon de tête aura déjà monté ses tentes et mangé le temps que le dernier arrive enfin. Je ne saurais pas l’expliquer davantage que le bleu du ciel, mais ce sont deux faits aussi vrais l’un que l’autre. La phalange resserra de nouveau ses lignes en avançant dans un bruit de tonnerre, maintenant que les tirailleurs étaient passés. Le groupe de commandement se détachait à l’extrémité droite de la phalange, et un bataillon régulier de soldats avec des armures complètes, des épées et de courtes lances fermait le flanc à droite des officiers et des Aigles de Sang. Même le seigneur Waldron sembla approuver la formation. Valence III et ses ancêtres s’étaient tenus au centre de la ligne royale, mais Waldron pouvait accepter que la phalange ait besoin de s’étendre en une rangée ininterrompue de piques face à l’ennemi. Carus sourit avec une impatience féroce. Sa main était proche de la garde d’une épée qui n’existait que dans l’esprit de Garric. Celui-ci portait un plastron argenté et un casque, mais il n’avait pas de bouclier. Son rôle n’était pas de combattre, mais un commandant ne pouvait augurer de la tournure que prendrait une bataille… — Ni de ce qu’il fera au cœur des combats, murmura Carus. Essaie de deviner ce qu’ils vont faire et tente de te contrôler… mais tiens-toi prêt s’il te faut te frayer un chemin dans un champ de boucliers ! Le roi ne semblait pas trouver cette perspective trop déplaisante. À cet instant, alors que les émotions affluaient dans les veines de Garric comme une crue de printemps, le jeune homme sentit une bouffée de joie le gagner à l’idée de se jeter dans les lignes ennemies qui avançaient vers lui. Les porteurs de javelots qui protégeaient l’armée royale portaient des capuchons de cuir et des boucliers d’osier. L’un d’eux poussa un cri et lança l’un de ses trois javelots vers la cavalerie de Yole. Comme en réponse à un signal, toute la ligne de tirailleurs se mit à lancer les projectiles tout en continuant à courir en avant. Les javelots avaient des manches courts et de minces têtes de fer. Lancés la plupart du temps en grands arcs, ils retombaient sur la masse de cavaliers comme une pluie poussée par le vent. Les piques pouvaient trouver les faiblesses à l’articulation des armures des cavaliers, mais leurs cibles du jour étaient les chevaux, qui trébuchaient déjà sur les pavés brisés. Les javelots plongèrent profondément dans les cous et les chairs putréfiées des montures. Les chevaux tombaient, démontaient leurs cavaliers et faisaient trébucher les suivants. Sous l’effet de la douleur, les animaux blessés se mirent à donner des coups de jambe et à ruer violemment, transformant quelques blessures en chaos absolu. Ceux qui n’avaient pas été touchés continuaient, au trot pour arriver au galop. Ils ne sentaient pas l’odeur du sang, et ne paniquaient pas en entendant les cris de leurs semblables. Un hongre courait avec une longueur d’intestin enroulée autour de la jambe arrière ; chaque foulée tirait davantage de boyau de la blessure de son ventre. Il lui fallut encore vingt foulées avant de s’évanouir. — Rappelez-les ! cria Garric lorsqu’il comprit ce qui allait se passer. Qu’ils se replient ou ils seront piétinés ! Waldron ouvrit la bouche pour passer l’ordre au clairon. Les tirailleurs avaient compris le danger d’eux-mêmes et se hâtaient vers la sécurité des hommes en armure. Pour beaucoup, il était déjà trop tard. La cavalerie de Yole s’abattit sur eux comme un torrent dans un canyon. Beaucoup étaient tombés, mais les cavaliers et montures restants affrontaient avec une égale absence de peur la perspective de la mort et de la souffrance. Leurs lances atteignirent les tirailleurs qui fuyaient et les corps étaient jetés sur le côté d’un geste de torsion rapide pour dégager le chemin. La mort et la résurrection n’avaient pas volé aux cavaliers leurs talents. Rares étaient les occasions où un fer de lance mal dirigé heurtait les pavés dans une étincelle, ce qui brisait l’arme ou désarçonnait le cavalier. Les tirailleurs survivants se précipitèrent sous les boucliers de la phalange et de l’infanterie lourde comme des campagnols se réfugiant dans les rochers. Attaper cria un ordre. Huit rangs d’Aigles de Sang avancèrent devant le groupe de commandement, bordure de bouclier contre bordure de bouclier. Garric vit les cavaliers de Yole fondre vers l’infanterie comme la crête d’une vague qui s’enroule avant d’atteindre le rivage. Le choc confronta les deux fronts : métal contre métal, métal contre pierre, métal contre ossements brisés. Les bruits et puanteurs du combat ne ressemblaient à rien qui appartienne au monde des hommes. — Des chevaux ne chargeraient pas les ennemis sur leurs positions ! s’exclama Carus. Mais ces créatures ont cessé d’être des chevaux à leur mort. Que la Sœur dévore le cœur de tous les magiciens ! Les montures et les hommes en armure pesaient des tonnes ; ils heurtèrent l’armée royale en plein galop. Les hommes crièrent, les hampes des lances craquèrent dans un bruit d’éclairs tonitruant. Le premier rang de la phalange recula contre les boucliers et plastrons des soldats de derrière, et ce second rang recula à son tour. Mais la phalange était formée de seize rangées de soldats. Tout ce que les chevaux accomplirent par leur vitesse et absence de peur fut de se projeter vers l’ennemi, ainsi que leurs cavaliers, avec suffisamment de force pour percer une armure de plaque de la pointe d’une pique. La charge de Yole s’aplatit comme une balle de boue sur un mur. Les cavaliers à l’arrière étaient aussi stupidement courageux que ceux de l’avant ; ils se précipitèrent dans l’empilement et levèrent leurs lances pour dégager le charnier d’hommes et de bêtes morts pour la seconde fois. Certains parvinrent même à faire passer leurs montures par-dessus le carnage. Ils furent accueillis par des piques et moururent à leur tour. Même les lances brisées tendaient leurs longs manches hérissés de morceaux de bois face à l’ennemi. Entre cris de joie et imprécations – pressés par les officiers et leur propre détermination farouche –, les hommes de la phalange se remirent en marche. Leurs semelles cloutées piétinaient la chair pourrie ou glissaient sur les pavés gluants, mais lorsqu’un homme trébuchait, ses camarades de derrière et des deux côtés le retenaient jusqu’à ce qu’il retrouve l’équilibre. Les cavaliers continuaient à se précipiter dans le charnier de leurs semblables et la phalange achevait d’abattre à coups de piques ceux qui n’étaient pas tombés par la faute de leur propre camp. — Pas plus de commandement qu’un champ de blé, commenta Carus. Et nous sommes les faucheurs ! Les magiciens avaient rassemblé leurs troupes sur la place, mais l’armée royale s’était déployée sur un front plus étendu vers la périphérie de la ville. Parce que les dirigeants étaient des magiciens, et non des soldats, pas même de mauvais soldats, ils avaient envoyé leur armée de morts-vivants directement en avant, et les piques de la phalange du centre avaient fait face à la charge quasiment dans sa totalité. « Quasiment » excluait une vingtaine de cavaliers en armure qui chevauchaient vers les gardes de Garric. Quatre mammouths hirsutes les suivaient de près. Les piquiers pendirent leurs petits boucliers ovales aux sangles à leur cou pour avoir les deux mains disponibles pour leurs armes. Les Aigles de Sang, en revanche, portaient de lourds boucliers au bras gauche. Ils les levèrent pour se protéger le visage des lances en approche tandis que leurs propres javelots courts sifflaient en direction des poitrines et gorges des chevaux. Certains cavaliers franchirent le premier rang, mais leurs montures mouraient déjà. Les soldats qui avaient utilisé leurs lances tirèrent des épées et se baissèrent légèrement pour trancher les jarrets et ventres des chevaux, avant de frapper les cavaliers qui tombaient de selle. Les soldats du rang arrière repoussaient les cavaliers qu’ils pouvaient atteindre avec leurs lances, et l’infanterie du flanc se mit en marche pour encercler l’ennemi. Garric vit un champion de Yole essayer de faire tournoyer son épée longue malgré la lance qui lui sortait du gorgerin. Il bascula en arrière dans un bruit métallique qui résonna par-dessus le vacarme général. Les mammouths, morts depuis si longtemps qu’ils perdaient des morceaux de peau en avançant, pénétrèrent la ligne royale. Leurs pas étaient lents, mais chacun couvrait une distance supérieure à la taille d’un homme. Le commandant du bataillon de flanc cria un ordre. Ses troupes jetèrent leurs lances, transperçant les créatures hirsutes à de nombreuses reprises. La pluie de projectiles tua les conducteurs assis sur le cou de chaque animal et balaya quatorze des seize soldats installés sur les plates-formes de combat portées par les mammouths. Ces derniers, déjà morts avant de recevoir la première attaque de l’armée royale, continuèrent à avancer. Leur lourde masse leur permit de passer jusqu’aux rangs ébranlés par la charge de la cavalerie. Puis ils avancèrent sur les boucliers levés des hommes derrière. — Coupez les tendons ! hurla Garric. Nul homme d’Ornifal de cette époque n’avait affronté de mammouths, mais le roi Carus en avait déjà croisé en faisant face aux rébellions qui s’élevaient à travers tout le royaume. — Paralysez-les ! Garric se dégagea vers l’arrière, avec Waldron et son équipe. Le seigneur Attaper était en première ligne, mais telle était sa place en tant que commandant des gardes. Garric avait tiré son épée, mais il n’était pas là pour… — Colva ! cria Liane d’une voix claire. Revenez ! Garric essaya de regarder vers son amie, mais il lui fallut se pencher en arrière et tourner la taille pour voir au-delà de son bouclier. Colva se faufilait en direction de la mêlée. Garric saisit la femme de la main gauche. Elle se retourna et le regarda avec une expression transfigurée, avant de se dégager d’un geste. Elle ne semblait pas avoir davantage de squelette que de la vapeur d’eau. Un mammouth mourant avançait à travers les soldats qui hurlaient et frappaient sans gêner davantage la créature immense que de petits mûriers. D’un mouvement ample de ses défenses, il envoya voler plusieurs rangées serrées d’hommes. Sa trompe était relevée très haut sur son front. Colva se tenait la tête levée et les mains écartées sur les côtés. Il n’y avait plus rien entre elle et le mammouth. Garric avança pour pousser la femme à l’écart d’un coup d’épaule. Il ne pensa même pas à ce qu’il faisait : c’était le genre d’action que personne n’accomplirait s’il prenait le temps d’y penser. Les défenses se dressaient de part et d’autre de son torse. Il donna un coup d’épée vertical. Le bout de la lame trancha la trompe du mammouth et s’enfonça profondément dans l’os frontal spongieux. Un fluide noir et toxique jaillit de l’artère qui alimentait la trompe. Le mammouth se pencha pour repousser Garric. Celui-ci sentit le bras d’un soldat mort sous son talon. Il renonça à dégager l’épée du front de la bête et saisit les défenses des deux bras. Le mammouth baissa la tête pour l’écraser. L’une de ses orbites était vide ; l’autre œil était rivé sur l’homme entre ses défenses sans une once d’émotion. Le bout de la trompe bougea ; si l’appendice avait été intact, la bête aurait balayé Garric au sol avant de l’écraser en s’agenouillant sur lui. Mais il ne pouvait que l’asperger des dernières gouttes de son sang reliquéfié. L’œil devint vitreux. Le mammouth s’affaissa en avant, de nouveau mort et enfin en paix. Garric s’écarta de l’énorme carcasse. Il crut avoir perdu son épée – elle ne serait pas difficile à remplacer dans ce carnage – mais la bête roula sur le côté gauche et la garde se trouva dégagée. Garric retira l’épée après plusieurs mouvements de haut en bas. La bataille était finie. L’escouade de Yole avait été anéantie jusqu’au dernier homme. Même s’il ne s’agissait plus vraiment d’hommes… Liane tenait Colva par-derrière et lui tordait les bras. Le visage de la jeune noble était aussi inexpressif qu’un pavé – et malgré cette maîtrise, empreint de fureur. — Je suis désolée, dit Colva d’une voix fluide, comme sous le coup d’une agonie de passion. Des pouvoirs m’ont obligée. De tels pouvoirs sont libérés dans ce lieu ! Garric était maculé des fluides d’une bête morte mille ans plus tôt et entouré de cadavres, ceux de ses hommes comme ceux des morts des temps anciens. Il plongea le regard dans les yeux expressifs de Colva et un malaise le saisit. Un officier des Aigles de Sang regarda les deux femmes et Garric, et posa une question en silence. — Tenez-la ! ordonna Garric. Pas Liane, l’autre. Simplement… (Garric se détourna.) Contentez-vous de la tenir, de la maintenir à l’écart, ajouta-t-il en manquant de tomber, en réaction au combat, supposa-t-il. Et peut-être après ce qu’il avait cru voir dans les yeux de Colva. Liane toucha l’épaule de Garric. Cela le stabilisa plus encore que la main qu’il posa sur le sol. Les trois nécromanciens descendaient une échelle posée contre l’arche. Ils se déplaçaient comme s’ils étaient eux-mêmes des morts-vivants. La haute magie était aussi épuisante que le grand âge. Garric pointa son épée. — Saisissez-les ! cria-t-il. Tuez-les ! Car aussi longtemps qu’ils vivraient, ils seraient dangereux. Le désespoir vide que Garric avait perçu dans l’œil unique du mammouth avait éliminé toute possibilité qu’il accorde son pardon aux magiciens responsables. Sans doute, ils étaient également responsables de bien pire ; mais cela, Garric l’avait vu. Il s’élança en avant. Il lui fallut d’abord escalader des corps empilés, mais les morts ne représentaient pas autant un obstacle sur les flancs que pour le centre de l’armée royale. Au-delà de la ligne de carnage, les pavés brisés rendaient la marche dangereuse. Garric courait pourtant, bondissait d’un bloc incliné à un autre sans plus d’hésitation qu’un écureuil allant d’arbre en arbre. Les trois nécromanciens avaient fait tomber le brasero lorsqu’ils avaient pris la fuite ; une brume légère s’étendait depuis le haut de l’arche. Une nouvelle colonne de fumée, épaisse et formée de volutes alternativement noires et blanches, se tordit vers le ciel depuis le toit du palais. Garric savait qu’il ne serait qu’une épave vacillante lorsqu’il retomberait de son état actuel d’exaltation émotionnelle – mais cela viendrait plus tard. Pour le moment, il devait atteindre le palais. Des officiers réorganisaient la phalange. Ses rangs avaient été largement défaits par la victoire – quoique moins gravement qu’ils l’auraient été par la défaite. Ces troupes ne pouvaient de toute manière pas poursuivre les nécromanciens à moins d’abandonner leurs longues piques. Les Aigles de Sang et l’infanterie régulière étaient presque aussi lourdement chargés. Ceux qui entendirent l’ordre de Garric se mirent à poursuivre les magiciens, mais ils avaient peu de chance de rattraper le trio avant qu’il se réfugie dans le palais. Les tirailleurs, ceux qui avaient survécu à la charge stupidement héroïque des cavaliers de Yole, se précipitèrent à travers les rangs de leurs compagnons lourdement équipés. Si Garric bondissait comme un écureuil, les tirailleurs étaient semblables à un nid de frelons qui le dépassèrent, tous poussés par la vengeance. Les trois premiers soldats rattrapèrent les magiciens alors que Garric était encore à une vingtaine de mètres derrière. Ils avaient utilisé leurs javelots, mais ils portaient toujours des hachettes comme celles que les petits propriétaires terriens à l’est d’Ornifal utilisaient pour les tâches de la ferme. Le nécromancien en blanc se retourna et tendit les mains vers les soldats. L’homme le plus proche abattit sa hachette dans le visage du magicien jusqu’au manche. Les deux nécromanciens vêtus de noir purent encore faire un pas avant que deux coups rapides leur sectionnent la colonne vertébrale. — Votre Majesté, attendez ! haleta Attaper. Par la Dame, Votre Majesté ! Garric jeta un regard de côté. Le commandant des Aigles de Sang avait jeté son bouclier et son casque à terre ; il se démenait à présent avec les lacets sur le côté de son plastron doré. Une vingtaine de ses hommes le suivaient de près, l’un d’eux portait même une lance. — Que la Sœur vous emporte, Votre Majesté ! s’exclama Attaper. Il jeta son plastron finement travaillé dans un bruit métallique et parvint enfin à rattraper son prince, bien plus jeune. — Pas la porte du palais, le mit en garde Carus. Pendant que Garric attaquait le mammouth, Carus contrôlait autant ses mouvements que le jeune homme lui-même, mais à présent, l’ancien roi s’était retiré de nouveau dans les tréfonds de l’esprit de Garric. — Par l’escalier extérieur, jusqu’au toit ! Les nécromanciens morts gisaient au sol comme des guenilles abandonnées. La main peinte de blanc qui émergeait d’une manche était aussi fine que celle d’un squelette articulé. Le pouvoir que contrôlaient ces magiciens les avait usés comme l’acier sous une pierre à aiguiser ; bientôt, il ne serait rien resté d’eux. L’attaque initiée par Garric n’avait fait que hâter légèrement leur destin. Mais cette petite différence pouvait suffire à sauver le monde que les magiciens auraient entraîné dans leur chute. — Prenez l’escalier extérieur ! indiqua Garric en désignant les marches de son épée nue, qu’il tenait toujours à la main. Il avait même essuyé la lame, mais ne se souvenait plus de l’avoir fait. Sans doute un réflexe de Carus. — La porte d’accès par le palais sera barrée de l’intérieur ! L’écran d’albâtre était une protection suffisante contre des citoyens qui essayaient de se rapprocher de leur souverain. Mais il n’arrêterait pas la charge des soldats. Garric n’atteignit pas l’escalier le premier. Les porteurs de javelots étaient prêts à recevoir les ordres maintenant qu’ils avaient abattu les nécromanciens. Plus d’une vingtaine d’entre eux se précipitaient devant l’épée pointée de Garric. Certains avaient même récupéré des projectiles lancés au début de la charge de Yole. Les corps ranimés s’étaient mis à pourrir dès que la vie les avait de nouveau quittés. Carus, qui surveillait le champ de bataille à travers les yeux de son descendant, affichait un froncement de sourcils perplexe. Sa mémoire était saturée de scènes semblables, mais les oiseaux arrivaient toujours à ce moment-là : vautours et aigles, corbeaux ; et surtout, sachant qu’aucune partie des Isles n’était éloignée de la mer, les mouettes avec leurs grands becs crochus. Klestis était la cité des morts. Seules des plantes robustes et quelques insectes survivaient de ce qu’Ansalem avait élevé au rang de paradis. Garric monta les marches basses trois par trois. Il ne pourrait tenir ce rythme éternellement, mais ce n’était pas nécessaire. Et ils n’avaient pas l’éternité devant eux, ni Garric ni le royaume des Isles. Tandis que Garric montait, il jeta un regard sur Klestis à travers les colonnes de serpentine. Elle était exactement comme il l’avait vue lorsque Ansalem l’avait appelé en rêve, mais à présent, l’armée royale avançait en bataillons ordonnés sur les cadavres éparpillés sur la place. Le seigneur Waldron faisait son travail de commandant de l’armée. Le prince Garric d’Haft faisait également son travail, une tâche pour laquelle il était le seul à en savoir suffisamment pour tenter sa chance. Liane regardait depuis la place et agitait son écharpe de soie blanche. C’était également une différence avec les rêves de Garric, un détail qui valait à ses yeux autant que tous les soldats du monde. Le pont de Valles touchait le rideau de lumière par lequel Ansalem avait séparé Klestis du reste de l’univers. Une vision familière… Mais au lieu d’un simple pont, une multitude de passages se chevauchaient et se croisaient autour de la barrière. Les nécromanciens survivants ouvraient d’autres chemins vers Klestis, et de Klestis vers les Isles. Avec Attaper à quelques pas derrière lui, suivi encore d’autres Aigles de Sang, Garric déboucha en courant dans le jardin du toit. Les porteurs de javelots n’avaient pas pris la peine de soulever les larges pots pour en faire des béliers. Ils avaient attaqué l’albâtre fin à la hachette et avaient déjà creusé dans la pierre ajourée sur une surface suffisante pour laisser passer un homme. Un brasero sculpté dans la dolomite, en forme de gueule de dragon, était placé au centre de la chambre d’Ansalem. La fumée jaillissait du mufle de pierre et traversait l’écran avant de se reformer en une seule volute au-dessus. Tenoctris gisait dans un silence glacé sur le catafalque où se reposait Ansalem dans l’univers éthéré. Près de sa tête se tenait une nécromancienne vêtue de blanc. Sous la peinture, Garric reconnut le visage fin et terrifié de l’une des acolytes que Carus avait rencontrés dans le palais d’Ansalem. Elle tenait une dague au-dessus de la gorge de Tenoctris, prête à frapper lorsqu’elle en recevrait l’ordre. À l’autre bout du catafalque se dressait la silhouette de Purlio. Il avait le côté gauche en noir et la partie droite tout en blanc. Il tenait entre ses mains l’ammonite fossilisée. Le mal pulsait de la coquille de marcassite brillante. La chambre vacilla au cœur du cosmos tandis que Purlio récitait une incantation. — Arrêtez-les ! hurla Garric. Il donna un coup de son talon droit dans l’écran. La pierre déjà entamée vola à l’intérieur lorsqu’il ouvrit un trou gros comme une tête d’homme. Les Aigles de Sang crièrent et suivirent l’exemple de Garric en frappant l’albâtre de leurs bottes à semelles cloutées. Plusieurs autres soldats continuèrent à user l’écran, quoique les hachettes soient devenues un danger plus qu’un atout. La magicienne en blanc lâcha la dague et recula maladroitement. Purlio hurla un mot de pouvoir d’une voix terrifiante. Il leva le fossile de marcassite contre son visage. Un éclair de lumière apparut, d’un rouge aussi profond qu’un coucher de soleil sur un monde à l’agonie. La coquille – le Grand Ancien – se mêla à la chair de Purlio et se posa sur ses épaules pour remplacer son crâne. Des tentacules brumeux dansaient par l’orifice comme ils l’avaient fait du vivant de la créature. Les soldats laissèrent tomber leurs armes et se replièrent dans le plus grand désordre. Attaper cria : — En avant ! En avant ! Et il frappa la garde de son épée contre l’albâtre, mais lui-même était aveuglé par l’horreur de ce qu’il avait vu. La magicienne en fuite se retourna et regarda son ancien chef. Elle se mit à hurler. Les bras du Grand Ancien lui enveloppèrent la tête et l’amenèrent contre le bec semblable à celui d’un perroquet. Ses os craquèrent plusieurs fois avant que ses cris cessent. Garric bondit contre le mur pour le frapper des deux pieds. Un morceau grand comme la porte du palais bascula dans la salle pour se briser en milliers de fragments d’une couleur crémeuse. Purlio se retourna pour regarder Garric par les yeux de l’ammonite. Ses pupilles étaient des fentes incurvées. La magicienne morte gisait sur le dos ; elle avait eu le visage dévoré. Les tentacules du Grand Ancien étaient devenus des muscles rouge sang. Garric frappa de son épée en un arc incliné. Purlio se transforma en une étincelle de lumière écarlate. Elle tourbillonna et disparut lorsque l’acier scintillant la traversa. Il n’y avait plus rien devant Garric. Tenoctris s’étira sur la couche de pierre comme un moineau après un long sommeil. Garric s’effondra à genoux. Il laissa l’épée glisser de ses doigts sans tonus et se rattrapa au catafalque. — Par la Dame ! cria un soldat à l’extérieur, sur le toit. Des armées traversent tous ces ponts ! Par la Dame ! Il y a des millions de soldats qui viennent sur nous, et ils sont tous morts ! — Voilà le palais de Landure, berger, annonça le démon de l’anneau. (Il ajouta, sur un ton à demi émerveillé :) Nous sommes arrivés. Je ne pensais vraiment pas que nous pourrions. — Ce n’était pas si dur, dit Cashel avec honnêteté. Avec votre aide, je veux dire. La construction était placée – creusée – dans la façade d’un promontoire comme celui qui ouvrait chaque niveau du voyage de Cashel à travers l’Outre-monde. Sur le devant se trouvait un porche avec quatre colonnes de pierre sculptées pour ressembler à des palmiers. Le bas était d’une couleur, les feuilles dressées en haut d’une autre et les troncs peints en rayures contrastées – mais Cashel était incapable de déterminer quelles auraient été ces couleurs sous un soleil normal. La lumière bleue de cet endroit était froide. Sous cet éclairage, le bâtiment avait l’air d’un tombeau. Il n’y avait pas de porte de bois ou de métal, mais un rideau de perles d’argent qui tombait devant l’entrée. Elles scintillaient en se balançant doucement sous la brise légère. Cashel ne pouvait déterminer l’organisation de leur mouvement, mais il sentait qu’il y avait un véritable motif. — Je pense que je vais entrer, dit Cashel. Sauf s’il y a quelque chose d’autre à faire, maître Krias ? — Rien du tout, berger, répondit l’anneau. Tu n’as qu’à entrer, placer le disque comme je te l’ai expliqué et tu auras fini. Tu seras libre. — Très bien, dit Cashel qui avança vers le porche. Il y avait davantage dans la voix du démon que les simples mots, mais Cashel ne parvenait pas à déceler quoi. La vie serait bien plus simple si les gens se contentaient de dire ce qu’ils pensaient ; mais ils le faisaient rarement, et Cashel avait appris depuis longtemps que cela n’aidait en rien de demander abruptement aux gens ce qu’ils voulaient exactement. Les moutons auraient les mêmes défauts s’ils étaient capables de parler. Heureusement, ce n’était pas le cas. Des doigts tendus de sa main gauche, Cashel repoussa le rideau sur le côté et entendit un accord résonner derrière lui, assez loin pour se mêler au tintement des perles d’argent. Elfin était là, quelque part. Cashel grimaça, mais il n’était pas responsable des problèmes d’Elfin ; en tout cas pas beaucoup. Une lumière blanche qui n’émanait d’aucune source visible affluait dans la longue pièce derrière le rideau. Cashel posa le bout de son bâton sur le sol pour voir où tombaient les ombres. Il n’y avait aucune ombre, ni celle du bâton de noyer blanc ni celle de son propre corps. Le plafond était haut pour un paysan, mais il n’avait rien d’exceptionnel comparé à ce que Cashel avait vu dans les palais depuis son départ du bourg ; il aurait pu l’atteindre du bout de son bâton. Il ne distinguait pas toutefois à quel point il s’étendait à gauche et à droite. Sans doute pas à l’infini, mais bien au-delà de la vision aiguisée de Cashel. Le mur intérieur était peint d’une fresque murale qui représentait Landure dans une multitude d’activités. — Tourne à droite, dit Krias d’un ton amer. Ce n’est pas loin. — Wow, s’étonna Cashel en parcourant le passage. Lorsqu’il regardait de plus près, il s’apercevait que les activités de Landure ne variaient pas beaucoup mais que les décors changeaient souvent. L’épée du magicien transperçait une créature ailée qui aurait pu être une chauve-souris si elle n’avait pas mesuré la taille d’un bœuf ; le magicien levait son poing serré pour que l’anneau de saphir carbonise des hommes de la taille de campagnols surgissant du sol de pierre ; le magicien se tenait sur une plage et renvoyait dans la mer des créatures à têtes de requin ; le magicien… — Landure ne faisait-il que se battre, maître Krias ? demanda Cashel. — Il est mort, une fois, berger, répliqua le démon. Il me semble d’ailleurs que tu étais là lorsque c’est arrivé. Ils se trouvaient devant une scène où Landure était assis sur un trône de lumière. L’artiste avait fait en sorte que l’expression sinistre du magicien semble royale plus que simplement irritable. Devant lui, inclinés si profondément que leurs fronts touchaient le sol, se trouvaient les premiers rangs d’une foule qui s’étendait largement des deux côtés. Cette foule était composée de monstres : à demi hommes et inhumains, des silhouettes élancées en lesquelles Cashel reconnut des membres du Peuple, des créatures à antennes et yeux facettés d’insectes, des géants et des nains, sous toutes les déclinaisons possibles de l’abjection. Ceux qui disparaissaient au loin sur les côtés étaient tout de même représentés avec précision. Cashel était certain qu’il aurait pu lire chaque expression précisément avec un verre grossissant. L’image de Landure regardait devant elle et incluait Cashel dans la foule obséquieuse. La main droite du jeune homme se resserra un peu plus sur son bâton. Cashel avait généralement un tempérament facile – il était trop grand et fort pour agir autrement s’il voulait vivre avec des voisins honnêtes. Mais même en peinture, Landure avait le don de l’irriter. — Eh bien, qu’est-ce que tu attends, berger ? demanda Krias d’une voix aiguë. Tu as dit que tu voulais te libérer de cette tâche, non ? Pose la vie de Landure sous sa langue dans cette peinture, et le tour est joué ! — Ah, répondit simplement Cashel. Les gens étaient toujours, et seraient toujours, furieux parce que Cashel ne savait pas faire les choses lorsqu’on ne prenait pas la peine de lui expliquer de manière qu’il comprenne. Il supposait que cela venait surtout de leur impatience ; à moins qu’ils aiment simplement se mettre en colère. Il glissa la main dans son escarcelle, écarta la sorte de prune qu’il avait ramenée de l’arbre, et sortit le disque de cristal. Il étincelait comme un arc-en-ciel dans la lumière sans ombre du passage. Cashel regarda l’anneau ; Krias était à peine une étincelle au cœur de la pierre violette. Il leva le disque jusqu’à la bouche du Landure de la fresque et le glissa sans peine dans… Ce qui n’était plus un mur, mais un homme qui avança en personne d’un pas impérieux pour gronder : — Qui es-tu et que fais-tu ici ? Cashel recula. Le trône peint était vide. — Je suis Cashel or-Kenset…, commença-t-il. — C’est lui qui vous a rendu la vie que vous aviez perdue, maître, lança Krias. Mais peut-être n’aviez-vous pas remarqué ? — Silence ! ordonna le magicien. Je pourrais mourir de vieillesse si j’attendais qu’un paysan me dise ce que je dois savoir. Des symboles et des mots étaient déjà tracés sur le sol de mosaïque. Landure ôta l’attache d’or qui maintenait sa cape sur l’épaule – le motif figurait une sangsue bondissant vers sa gorge – et s’agenouilla. — Sukk kala bowe, marmonna-t-il en utilisant le pic de la broche comme baguette. Badawa balaha war-ry. Cashel se tenait debout, silencieux, son bâton à côté de lui. Sa peau fourmillait, comme toujours à proximité de la magie. S’il avait pu, il aurait levé son bâton droit devant lui, mais il craignait que cela paraisse hostile. Il se sentait hostile, inutile de le nier. Landure le Gardien ne semblait pas s’être amélioré depuis la dernière fois, mais il n’y avait rien à faire contre cela. — Risauda ! cria le magicien qui frappa le centre du pentacle de mosaïque devant lui avec l’aiguille. De la lumière tourbillonna dans les airs. Il semblait par instants à Cashel qu’il distinguait des silhouettes, mais tout tournait si vite qu’il ne pouvait concentrer son regard. Landure se leva. Pendant un moment, il parut affaibli par l’incantation, mais il était trop furieux pour que cela le retienne très longtemps. — Ainsi, paysan, tu m’as tué ! — Oui, mon seigneur, c’est vrai, admit Cashel. Il ne haussa pas la voix, il n’essaya pas d’expliquer ce que le magicien devait déjà savoir ; et, surtout, il ne recula pas face au regard enflammé de rage de Landure. Celui-ci ne recula pas davantage, mais il continua d’un ton plus raisonnable. — Je vois que tu as ramené mon anneau. Où est mon épée ? Cashel fit tourner l’anneau dans un sens, puis dans l’autre, enfin le tira de son doigt. Le cercle d’or était aussi juste à son petit doigt qu’il était possible sans devenir inconfortable. — Voilà Krias, dit-il avant de remettre le bijou au magicien. Il m’a beaucoup aidé. Quant à votre épée, je l’ai laissée sur place. Je ne m’occupe pas des épées. — Hormis de temps en temps pour tuer les imbéciles qui essaient de les utiliser pour le tuer, pépia le démon. Les imbéciles que leur dévoué serviteur a pourtant essayé de mettre en garde. Landure jeta un regard étincelant à l’anneau en le glissant au majeur de sa main gauche. Une fois le bijou en place, il tourna le regard vers Cashel. — Je suppose que tu sais ce que tu as fait ? demanda le magicien. (Il réajusta la broche de sa cape.) En plus de laisser partir Colva, bien sûr. Un flot d’âmes démoniaques pénètre dans le monde réel pour animer l’armée qu’un nécromancien est en train d’invoquer ! — Je ne savais pas ça, répondit calmement Cashel. Il était plus grand que Landure, et plus fort que trois hommes comme le magicien. Et s’il fallait en arriver là, il avait déjà tué Landure une fois. Le magicien était furieux, et il avait de bonnes raisons de l’être ; mais il ne ferait pas ployer Cashel, quoi qu’il fasse ou dise. — Les âmes vont entrer dans le monde réel de toute manière, remarqua Krias. Les nécromanciens utilisent le corps du Dragon comme talisman. — J’aurais pu arrêter…, commença Landure. — Vous auriez pu vous dresser contre la puissance du Dragon, maître ? demanda le démon de l’anneau de sa voix haut perchée. Vous, qui n’avez pas pu empêcher un paysan de vous fracasser votre petite tête d’imbécile ? Eh bien, je vois que vous êtes revenu à la vie en tant que Landure, le Bouffon royal ! Le visage du magicien devint cramoisi. Pendant un instant, Cashel crut qu’il allait lancer quelque imprécation – une véritable malédiction, pas juste les jurons que vous poussez lorsqu’un bœuf un peu nerveux vous marche sur le pied pendant que vous placez le joug. Mais Landure se contenta de prendre une grande inspiration et de retrouver une contenance. — J’aurais pu en repousser certains, dit-il doucement. Mais c’est inutile d’en parler maintenant. Il y a beaucoup à faire, et je vais avoir besoin de mon épée pour cela. — Dis-lui pourquoi tu es venu à lui, berger ! s’exclama Krias. Ou est-ce que tu préfères avoir fait tout ce chemin pour rien ? — Comment ? s’étonna Landure. Un soupçon de sa colère coutumière était de retour dans sa voix. — Je cherche mon amie Sharina, expliqua Cashel qui sentit ses joues s’enflammer. Tenoctris m’a dit que vous pourriez peut-être m’aider. Elle a dit que retrouver Sharina est peut-être important. Je veux dire, pas seulement pour moi. Landure fronça les sourcils. — Tenoctris de Guelf ? demanda-t-il. J’ai entendu parler d’elle, mais je ne comprends pas… Il haussa les épaules. — Quoi qu’il en soit, dit-il, je n’ai pas le temps. Tu peux venir avec moi à la surface et je te renverrai chez toi une fois là-haut. — Il ne veut pas retourner à la surface, intervint Krias contre toute attente. Il veut aller à l’Abîme et traverser pour retrouver cette fille. — Il ne peut pas traverser l’Abîme ! protesta Landure. Il se tenait la main tendue pendant qu’il parlait à l’anneau. — Il peut avec de l’aide, comme vous… — Démon, dois-je t’emprisonner dans une falaise de basalte qui ne s’altérera pas avant la fin des temps ? hurla le magicien. Cet imbécile de paysan m’a tué et a laissé des monstres envahir son propre monde ! — Vous êtes mort non pas parce que cet homme n’a pas écouté, répliqua le démon de l’anneau, mais parce que vous n’avez rien expliqué. Et si vous vivez à présent, maître, c’est parce que cet homme a fait un voyage que pas un sur mille n’oserait entreprendre ! — Écoutez, dit Cashel, les lèvres sèches. Si vous me montrez où se trouve cet Abîme, maître Krias, je m’occuperai du reste moi-même. Je n’ai pas besoin de l’aide de personnes trop occupées pour en fournir. Landure serra la main qui portait l’anneau. — Je n’ai que faire des leçons de morale sur les devoirs de la part de simples serviteurs ! lança-t-il. Ni de paysans ! — Il faudra pourtant les accepter de quelqu’un, parce que vous en avez besoin, répliqua Krias. Quant aux serviteurs – je ne vous sers plus, Landure le Gardien. Maintenant que j’ai vu comment se comporte un homme, je ferai de même désormais. Même si vous me faites bouillir dans l’ambre comme vous m’en menaciez autrefois ! Landure cilla. Il inclina la tête comme s’il entendait des voix que Cashel ne distinguait pas. Puis la colère le quitta et il fit glisser l’anneau de son doigt. — Tiens, dit-il en le tendant à Cashel, je te dois ceci pour m’avoir ramené à la vie. Le démon Krias te guidera et te protégera, où que tu ailles. Cashel passa de nouveau la bague à son doigt. La sensation était agréable. Landure riva un regard étincelant sur le saphir et ajouta : — Krias sait qu’il devra assumer les douloureuses conséquences s’il te fait défaut. — Je n’ai pas peur de vos conséquences ! glapit Krias. (Cashel ne croyait pas entièrement Krias ; mais il lui accordait qu’il ferait ce à quoi il s’était engagé, même si cela le glaçait d’horreur.) Quant à aider maître Cashel, eh bien, ce sera avec plaisir. Vous n’imaginez pas le changement que cela représente, Landure, que d’accompagner un homme véritable. (Krias eut un rire sarcastique.) Évidemment, c’est aussi un homme véritablement stupide, ajouta-t-il. Mais ce n’est pas grave. Cashel éclata de rire. Il expliqua au magicien fulminant : — J’ai eu peur qu’il soit arrivé quelque chose au Krias que je connaissais, mais je vois que c’est encore bel et bien lui. Il racla son bâton contre le sol pour conclure la discussion. — Maître Krias ? dit-il d’un ton formel. Où allons-nous à présent ? Landure lui-même indiqua dans le couloir la direction qu’ils devaient prendre. — Vous le trouverez à une cinquantaine de mètres d’ici, dans cette direction, dit-il. (Il interpréta correctement le doute qui se peignit sur le visage de Cashel et ajouta :) Disons la hauteur d’un très grand arbre, si cela te parle davantage. — Je te dirai quand on y sera, berger, intervint le démon. Contente-toi de marcher. Cashel s’inclina devant Landure et se mit en route. Le magicien avait les sourcils froncés, non pas de colère cette fois, mais apparemment sous l’effet de la perplexité. Cashel sourit. Il reconnaissait que Krias et lui devaient former un duo étonnant. Son sourire s’évanouit lorsqu’il se demanda comment Sharina accueillerait ce nouveau compagnon. Mais presque tout le monde s’entendait bien avec Sharina. Les scènes peintes sur les murs répétaient les mêmes thèmes : Landure qui faisait respecter la loi, en d’autres termes repoussait toutes sortes de monstres là où il voulait qu’ils restent, ou les abattait s’ils ne s’y rendaient pas assez vite à son goût. Cashel fronça les sourcils, mais il savait que certaines créatures devaient être traitées ainsi. Les êtres maléfiques du Peuple, par exemple. Se montrer poli envers eux n’avait rien valu à Cashel sinon la perspective de devenir leur plat de résistance… — Je crois que je comprends comment votre Landure est devenu si, hum, irritable, dit Cashel à l’anneau. — Ha ! coupa Krias. Landure est devenu irritable parce qu’il est né. Si tu l’écoutes parler, c’est un martyr qui se sacrifie pour protéger le monde réel – mais en vérité, il a créé cette tâche lui-même pour se donner une bonne occasion d’agir comme il l’aurait fait de toute façon. (D’une voix différente, le démon ajouta :) Arrête-toi ! Tu vas le dépasser. Es-tu aveugle ? Cashel s’arrêta devant un panneau qui représentait un paysage. Landure ne se trouvait pas sur le dessin, ni qui que ce soit d’autre que Cashel puisse voir, mais le tableau était immense et il aurait bien pu y avoir des régiments entiers cachés derrière les arbres. Des falaises déchiquetées s’élevaient devant un abîme noyé de brume. À mi-hauteur, des pics aplatis surplombaient les tourbillons éthérés. Il pouvait même y avoir derrière un mur de pierre, mais Cashel ne l’aurait pas juré. Un arc-en-ciel traversait la gorge. Lorsque Cashel tournait légèrement la tête d’un côté ou de l’autre, le ruban de lumière semblait bouger aussi. — Eh bien, entre dedans ! s’exclama Krias. Tu n’as qu’à avancer ! Est-ce que c’est trop compliqué pour toi ? — Non, maître Krias, répondit Cashel. Avec un mince sourire – il n’avait jamais ressenti de véritable amitié pour le démon, pas à proprement parler, mais au moins, il n’y avait pas à craindre que ce petit être aille déverser sa bile dans votre dos plutôt que de vous adresser ses remarques directement – Cashel fit un pas en avant. Il n’y avait pas de mur. Il sembla à Cashel qu’il était passé d’une prairie à la forêt qui l’entourait, malgré la taille impressionnante des arbres. Il y avait des sapins et des pruches, et les branches n’apparaissaient sur le tronc qu’à une hauteur qui dépassait déjà la cime de la plupart des arbres que Cashel avait vus auparavant. Il fit tourner son bâton, simplement pour tester le bois ; devant lui, au-dessus de sa tête, puis il utilisa le noyer blanc comme un appui tournoyant et décrivit un cercle au-dessous. — Très joli, berger, nota le démon de l’anneau d’un ton aigre. Tu comptes franchir l’Abîme d’un bond, sans doute ? — Non, maître Krias, répondit Cashel tandis qu’ils avançaient entre les allées d’arbres. Mais je ne veux pas non plus que mes muscles soient trop raides si je dois descendre la falaise. Quelle est la profondeur de cet Abîme ? Krias renifla. — Trop profond pour que tu puisses atteindre le fond en y passant ta vie entière, répliqua-t-il. Même en sautant du bord. Ce que je ne te recommande pas, berger ; et de toute manière, il y a un pont. Cashel marcha en silence un moment. Il distinguait les falaises au-delà des derniers arbres. Un piton rocheux s’élançait dans la brume comme la proue d’un navire. Mais rien ne ressemblait à un pont à ses yeux, assurément. — Comment trouver le pont, maître Krias ? demanda Cashel. Il avança sur le morceau de roche et regarda dans l’étendue de nuages moutonneux. L’air étincelait de vie et d’humidité, comme lors de l’accalmie entre les deux actes d’un orage particulièrement violent. — Tu le fais venir à toi, berger, expliqua l’anneau. Mais avant, tu dois savoir qu’il y a un gardien, et même toi ne peux le combattre. Cashel leva un sourcil mais ne dit rien. Krias ricana nerveusement. — Oh, je ne doute pas que tu essaierais, dit-il, mais tu ne peux gagner à moins de cesser d’être humain. Es-tu prêt à faire cela, Cashel or-Kenset ? Cashel fronça les sourcils. « Être humain » n’était pas une chose à laquelle il pensait, mais c’était tout simplement ce qu’il était. Et s’il cessait d’être ce qu’il était, il serait comme mort. — Non, maître Krias, répondit-il. Je pense que je me battrai comme je suis. Si ça ne suffit pas, eh bien, ça n’aura pas suffi. Il fit faire plusieurs tours lents à son bâton pour s’assurer que tout fonctionnait normalement. Cashel savait qu’il pouvait perdre un combat – mais cela ne lui était jamais arrivé depuis qu’il était encore un garçonnet trop petit pour parler en phrases complètes. — Je peux le combattre, précisa Krias. La voix du démon n’était qu’étincelles et picotements ; Krias avait en tête beaucoup plus que ce qu’il exprimait par les mots. — Je peux le combattre, mais il faudra que tu me libères. — Vous libérer ? s’étonna Cashel. Eh bien, je le ferai de toute manière. Je ne savais pas que je pouvais, maître Krias. — Tu ne savais pas ? répéta Krias. (Sa voix commença en glapissement et s’acheva en couinement de moustique.) J’ai passé plus de millénaires enfermé dans ce saphir qu’il y a de grains de sable sur une plage, et tu ne savais pas que je voulais être libéré ? — Je ne savais pas que je pouvais vous libérer, corrigea calmement Cashel. Dites-moi comment faire et je vais m’en occuper tout de suite. Bien des gens pensaient qu’ils devaient utiliser détours et manigances pour obtenir ce qu’ils voulaient. Il devait y avoir de bonnes raisons pour agir ainsi ou ils ne seraient pas si nombreux à le faire, mais elles échappaient à Cashel. Lorsqu’il avait besoin de quelque chose, Cashel demandait directement ; et lui demander aussi directement était également la meilleure façon d’obtenir quelque chose de lui. Ne serait-ce que parce que la plupart du temps, il ne comprenait pas lorsque les gens essayaient de faire autrement. — Je combattrai le gardien pour toi, reprit Krias de la même voix nerveuse et piquante. Mais après ça, tu n’auras plus aucun contrôle sur moi. Je n’obéirai plus à tes ordres ! Cashel sourit. — Maître Krias, dit-il, je ne me rappelle pas vous avoir donné d’ordres jusqu’à maintenant, à part lorsque vous m’avez dit de le faire. Quant à vous battre à ma place – je n’ai jamais demandé à personne de faire ça, et une chose est sûre, je ne vous le demande pas. Dites-moi comment vous libérer. Vous pourrez vous occuper de vos affaires pendant que je m’occupe des miennes. Krias resta silencieux plus longtemps que Cashel aurait pensé. — Très bien, berger, répondit enfin le démon. Voilà ce que nous allons faire. Pose-moi sur une pierre. Ensuite, tu diras : « Pont, conduis-moi à ma Sharina. » C’est tout. Puis, tu briseras le joyau de l’anneau avec un bout de ton bâton – ou une pierre si tu préfères. — Oh, je pense que mon bâton fera l’affaire, dit Cashel. Il retira l’anneau de son doigt. — Il a… La voix de Cashel traîna tandis qu’il posait l’anneau sur le sol. Il dut le remettre en place car le vent le fit basculer. Il y avait beaucoup de vent autour de l’Abîme. Cela ne semblait pas affecter la brume qui moutonnait comme dans un chaudron bouillonnant, mais les manches et la tunique de Cashel frissonnaient comme un oisillon quémandant sa nourriture. — Il a accompli des tâches bien plus dures pour moi, conclut doucement Cashel. Il se tint face à l’Abîme. — Pont, conduis-moi à Sharina ! lança-t-il. Il baissa les yeux pour repérer où se trouvait exactement l’anneau. Le saphir scintilla comme pour lui adresser un clin d’œil. Il saisit le noyer blanc, ses poings serrés sur le bois l’un en dessous de l’autre comme sur un pilon, puis il abattit le bout ferré droit sur la pierre. Elle se brisa dans un bruit sec. Cashel leva le bâton et le plaça devant lui à l’horizontale. Le lit d’or du joyau s’était aplati sous le choc ; le saphir n’était plus qu’une poussière violette qui commença à tourbillonner dans le vent. — Maître Krias ? demanda Cashel. Il n’entendit aucune réponse mais sa voix résonna comme un écho, « Sharina… Sharina… Sharina… ». Cashel se retourna, les sourcils froncés. La brume se figeait sous des éclats de lumière. Cela ressemblait… cela ressemblait à un arc-en-ciel qui se formait, mais juste devant lui. C’était un arc-en-ciel. C’était aussi un pont. Il traversait l’Abîme, depuis le piton où se tenait Cashel jusqu’à un point trop éloigné pour qu’il le distingue. — Merci de m’avoir guidé, maître Krias, dit Cashel. Il avait cru que quelque chose se produirait lorsqu’il frapperait l’anneau. Peut-être avait-il mal compris et écrasé le démon avec la monture d’or ? — Je pense que je vais, eh bien, continuer ma route. Sharina… Sharina… Sharina…, chuchotait l’horizon noyé de brume. Le brouillard s’accumulait au centre de l’Abîme. Si Cashel avait observé le même phénomène dans un ciel d’été, il aurait pensé qu’un orage se préparait et qu’il voyait un nuage annonciateur. Mais cette fois, le nuage avait des épaules et une petite tête dans laquelle éclataient des éclairs rouges. Il avait déjà vu cela. À Tian. Les couleurs du pont changeaient en une cascade continue, mais elles ne cessaient d’étinceler, aussi réelles que l’éclat du soleil sur les vagues en haute mer. Cashel avait tendu le bout de son bâton pour tester la solidité du pont ; il le ramena vers lui. Il n’allait pas s’engager au-dessus d’un abîme alors qu’il lui faudrait affronter un géant de brume et d’éclairs ; même si cela risquait de ne pas faire beaucoup de différence. Il se demanda s’il avait l’air aussi pitoyable que le roi Liew et ses chevaliers le matin où Tian avait été anéantie. Sharina s’en sortirait sans lui. Sans aucun doute. Cashel commença à faire tourner son bâton et à prendre le rythme. Une étincelle bleue éclata à l’une des viroles, puis l’autre. De la lumière magique, même si Cashel ne se présentait jamais comme un magicien. Le géant continuait à émerger de la brume comme un homme qui remontait les degrés d’une plage. Il leva son bâton, une masse de nuages lourds, électriques et tourbillonnants. L’arme semblait aussi solide que si elle avait été sculptée dans le basalte. Et à en juger par ce qu’elle avait fait de Tian, ce n’était pas une illusion. Même si Cashel avait été plus puissant que tous les magiciens qu’il avait rencontrés – et il en avait croisé plus d’un –, il aurait douté que ses pouvoirs suffisent. Le géant de tempête était tout simplement trop immense pour être arrêté par un sort sans désagréger aussi le sol sur lequel se tiendrait le magicien. Tout simplement trop immense… Pauvre Lia. Pauvre Tian. À côté de Cashel, le sol craqua. Les poils de ses bras se dressèrent et il sentit des picotements sur la nuque. Il baissa les yeux. Un éclair violet grésilla là où il avait écrasé l’anneau et grandit avec la vivacité d’une étincelle jetée dans les herbes sèches. Cashel recula et cilla tandis que l’odeur de poils brûlés lui piquait les yeux et le nez. L’éclair grondant continua à onduler et prendre forme. La forme de Krias. Le démon devint aussi haut qu’une maison, puis aussi haut qu’un arbre. Il avançait d’un surplomb rocheux à l’autre et ramassait ses membres parcourus d’éclairs… Puis il bondit vers le géant de tempête au moment où ce dernier allait abattre sa masse. Les deux silhouettes se rencontrèrent, et leur éclat conjugué embrasa le ciel et les profondeurs de l’Abîme d’où avait surgi le géant. Un bras de nuage projeta Krias contre la falaise, ce qui réduisit une section de pierre en miettes. Krias rebondit comme une balle et se jeta à la gorge de son ennemi. Il attrapa l’épaule à la place et mordit au cœur de l’orage. De la pluie coula de la plaie, et les gouttes percèrent la brume au-dessus plus profondément que l’œil pouvait voir. — Vas-y, berger ! caqueta une voix de feu violet. Va t’occuper de tes affaires pendant que je règle les miennes ! Cashel posa son bâton sur son épaule et s’engagea sur le pont. La surface était froide et sans souplesse, comme du gazon gelé avant d’être adouci par la neige. Il agrandit sa foulée. Il ne courait pas, mais il avait vu suffisamment de bagarres pour avoir un mauvais pressentiment sur l’issue de celle-ci. Sharina était de l’autre côté du pont. Maintenant que Cashel avait décidé qu’il allait vivre, après tout, c’était ce qui importait pour lui. La silhouette violette et crépitante de Krias était immense, mais le géant de nuages avait enflé jusqu’à atteindre la taille d’une isle. Il lui semblait regarder un rat combattre un bouledogue. Le démon de l’anneau se dégagea vivement et se ramassa dans l’air. Le géant leva sa masse. Krias bondit sous l’arme, de nouveau vers la gorge du géant. Ses crocs d’éclairs grésillants déchirèrent une nouvelle plaie suintant l’eau dans le poignet que le géant interposa. Krias n’était pas un rat. C’était une belette, et il avait une chance… Cashel continua au petit trot. Il avait parcouru plus de la moitié du pont. Il ne distinguait toujours pas l’autre extrémité, mais ses pieds descendaient la pente gelée et rigide. Lorsqu’il regardait droit dans l’Abîme, il distinguait des éclats de lumière aussi nombreux que les étoiles dans le ciel une nuit d’hiver. C’étaient bel et bien des étoiles. Cashel reconnaissait les constellations : la Traîne de la Dame, la Bouche de l’Enfer avec ses deux étoiles gardiennes, le Troupeau… Il détourna brusquement le regard lorsqu’il sentit le vertige l’envahir comme une vague soudaine. Si les étoiles étaient en dessous de lui… Le pont, la lumière solide et changeante, se terminait devant Cashel. Il ne distinguait rien au-delà, juste une absence, comme un arbre s’élève vers le ciel et s’arrête. Si les étoiles étaient en dessous de lui, allait-il tomber à jamais ? Le tonnerre gronda et les éclairs teintèrent le ciel de violet. Cashel regarda autour de lui sans cesser de courir. Un amas de nuages commençait à se dissiper au-dessus de l’Abîme. Au milieu des lambeaux brumeux, Krias tournoyait comme le démon qu’il était en hurlant : — Libre ! Je suis libre ! Je suis libre à jamais ! Cashel avança dans un mur de ténèbres glacées. Il ne fut pas certain d’entendre le dernier cri : « Cashel, je suis libre ! » Mais il espérait que c’était le cas. — Eh bien, si le pont d’Harn nous a conduits où vous vouliez aller, dame Ilna, dit Chalcus qui les guidait à travers la grotte gelée son épée à la main, alors vous et moi n’avons pas les mêmes goûts. — J’en suis convaincue ! répliqua Ilna d’un ton sec. La grotte était une galerie, pas un passage en ligne droite depuis l’ouverture où le câble d’Harn pendait encore, et une lumière bleue qui filtrait du plafond et des murs suffisait à éclairer leur route. — Mais je n’aurais pas pensé qu’ils seraient aussi différents. Peut-être qu’Harn se moquait de nous. Sa dernière plaisanterie. — Je vois des soldats dans la glace, dit Merota d’une petite voix. Croyez-vous qu’ils soient réels, Ilna ? Ilna grimaça. La lumière était un peu meilleure qu’il n’était nécessaire : elle révélait non seulement le chemin du trio mais aussi des silhouettes congelées dans les profondeurs du glacier. Leurs casques pointus étaient agrémentés d’un voile en liens de bronze. Les troupes non gradées portaient des tabards écarlates brodés d’or sur des cuirasses en cotte de mailles, et leurs chefs étaient resplendissants dans leurs plastrons rehaussés d’or et d’argent ornés de pierreries. — Je suppose que oui, répondit Ilna avec honnêteté. Mais ils ne peuvent rien contre nous, cela n’a donc pas d’importance. La seconde moitié de sa phrase était trop sûre d’elle. Elle l’aurait formulée avec plus de doute si elle avait été aussi honnête qu’elle aurait dû. Elle serra les lèvres. — C’est vrai, petite, approuva gaiement le chef de nage. Il ramassa un bout de métal sur le sol de la grotte et l’agita derrière lui pour que ses amies puissent voir. C’était la moitié d’une lame de dague, gravée d’une scène de chasse à peine visible sous le vert-de-gris. — Leurs lames étaient en bronze. Chalcus rejeta la pièce de métal en riant et continua : — Depuis combien de siècles pensez-vous que les hommes ne se battent plus avec du bronze ? Quiconque a mis nos amis glacés sous cette épaisseur a su les garder suffisamment longtemps pour que nous ne risquions rien le temps de notre passage. Ce qu’Ilna remarqua – et à en juger par la façon dont il tenait son épée, Chalcus aussi – était que la dague avait été mâchée. Ses compagnons et elle étaient à l’abri des morts dans les murs, mais ce qui creusait dans le cœur du glacier pour dévorer les morts était une autre affaire. — Je pense que nous approchons de la fin du tunnel, annonça le chef de nage. Il ne me manquera pas. Son rire résonna en cascade joyeuse malgré le sifflement furieux du vent à la sortie du passage. — Mais peut-être que je ne devrais pas dire ça, vous croyez, de peur que la Dame veuille me prouver le contraire ? — Si je croyais en la Dame, dit Ilna plus sèchement qu’elle avait voulu, alors je croirais que cette Dame aurait mieux à faire que de perdre son temps en de sinistres plaisanteries. — Vous ne croyez pas en la Dame, dame Ilna ? s’étonna Merota. — Je ne sais plus en quoi je crois, répondit Ilna d’un ton sec. Je pensais que le monde était plus simple que ce que je découvre depuis quelque temps. Ce n’est pas mieux, petite, mais ce n’est pas simple. Ils avancèrent, côte à côte, dans une plaine battue par le vent. Leur tunnel était l’un des nombreux autres passages dans la façade du glacier qui s’étendait à l’horizon ; des rigoles serpentaient sur le sol de pierre depuis chaque passage et se réunissaient en ruisseaux. Du lichen et une maigre végétation adoucissaient le paysage de rochers vers le soleil, au loin, au sud. — Je ne suis pas contre un peu de compagnie dans un décor pareil, souffla Chalcus en remarquant six silhouettes qui se tenaient à une portée de flèche. Mais je ne suis pas sûr de souhaiter celle de ces types-là, pas vrai, ma dame ? — Oui, acquiesça Ilna qui déroula son nœud coulant et tira un faisceau de fils de sa manche. Ce ne serait pas facile, et peut-être impossible. — Je doute qu’ils acceptent notre présence, de leur côté ; mais néanmoins, nous ne pouvons les laisser continuer ce qu’ils font, quoi que ce soit. Un magicien vêtu à demi de noir, à demi de blanc se tenait d’un côté d’un brasero ; en face de lui se dressait le corps momifié d’un être de la taille d’un homme sans être humain. Les bandelettes de lin brunies par le temps de la momie frissonnaient dans le vent. Ils – l’homme et la créature – psalmodiaient. Ilna ressentait les mots qu’elle ne pouvait entendre, comme elle avait senti la pulsation du torrent avant d’entrer dans la grotte d’Harn. Un autre magicien était présent, tout en noir, mais il ne participait pas à l’incantation. Il surveillait une tige de lumière qui se dressait au centre d’un cercle. La lumière se pencha dans la direction d’Ilna puis disparut. Le magicien leva les yeux et cria un ordre. Les mots n’étaient qu’un son vague aux oreilles d’Ilna. — L’autre homme n’a pas de tête, remarqua Merota, d’une voix qui n’était qu’une fine pellicule de calme sur un océan bouillonnant d’hystérie. Il a quelque chose à la place. L’un des Grands Anciens. — C’est bien vrai, gamine, acquiesça le chef de nage. Mais je parie que ça se coupe aussi bien qu’une vraie tête. Son épée décrivit un arc élégant dans les airs. — Même si ça devra attendre qu’on règle quelques affaires plus pressantes. Les trois autres silhouettes étaient d’immenses monstres insectoïdes. Sur l’ordre du magicien, ils se dressèrent sur leurs pattes arrière et se dirigèrent vers les intrus. Leurs mâchoires s’ouvraient de côté et se refermaient sur un claquement de chitine au relief déchiqueté. — Je m’occupe du magicien, dit Ilna. (Je vais essayer de m’occuper du magicien.) J’ai bien peur que les autres soient pour vous, maître Chalcus. — Je vais vous aider, dit Merota. Ilna et le chef de nage baissèrent les yeux vers elle. Aucun ne parla. — Je peux aider ! protesta l’enfant avec colère. Ils vont me poursuivre et vous pourrez les tuer ! — C’est juste, dit Chalcus, s’ils ne sont pas plus malins qu’ils en ont l’air et si dame Ilna occupe l’homme qui les commande… Je dirais que vous avez sûrement raison, ma noble dame. Ilna s’accroupit pour mieux abriter de son corps le motif qu’elle préparait et que le vent dérangeait. Ses compagnons s’éloignèrent, sur la droite, dans une direction perpendiculaire à la ligne directe entre Ilna et le brasero. Le magicien et la momie étaient toujours concentrés sur un rituel hors de ce monde. Ni Ilna ni Chalcus ne prirent la peine de dire que Merota serait en danger. L’enfant le savait, et de toute manière, il n’y avait de sécurité nulle part dans cette immensité vide et glacée. Et plus que tout, il n’y a de sécurité nulle part pour nos ennemis. Sur mon honneur ! Les doigts d’Ilna tissaient avec la certitude silencieuse des étoiles dansant dans les cieux ténébreux. Le magicien en noir entonna son sort, un chant répétitif dont Ilna ne saisit qu’un rythme lointain. Tandis qu’il psalmodiait, son bras gauche était pointé vers Chalcus, avec trois doigts tendus. Les monstres se mirent en marche comme une meute de chiens de chasse, et se séparèrent légèrement tandis qu’ils avançaient. Il y aurait forcément l’un d’eux pour couper la route de Chalcus s’il changeait de direction. Ilna eut un petit sourire et resserra son motif. Le magicien hoqueta. Son bras retomba, les doigts tordus en nœuds arthritiques. Il se retourna et, se désintéressant de Chalcus, rencontra le regard d’Ilna à travers le désert de roches. Chalcus avait dû donner un ordre à la fillette. Le chef de nage se figea ; Merota se précipita vers la gauche. Sans le contrôle du magicien, les trois monstres se tournèrent d’un même mouvement pour partir à sa suite. Le magicien regarda vers son chef, mais l’être sans tête près du brasero était perdu dans son incantation. Le magicien s’agenouilla. Il tira un athamé orné d’argent de sa ceinture et commença à tracer un cercle sur le sol de pierre. Ilna serra un autre nœud. La main du magicien jaillit en une violente convulsion, dans sa propre direction. L’arête de l’athamé n’était pas assez tranchante pour percer la robe du magicien, mais la pointe s’enfonça avec suffisamment de violence dans son estomac pour le plier en deux sous l’effet de la douleur. Ilna avait la respiration rauque, mais ses doigts continuaient à nouer les fils en motifs complexes. Elle souriait toujours. Chalcus s’élança vivement en avant et dessina un huit de sa lame tandis qu’il passait derrière le premier insecte géant. Il trancha à l’intérieur de l’articulation et sectionna au point le plus bas de la patte arrière. Les insectes n’avaient pas de tendons au jarret, mais ils avaient des connexions équivalentes. Le monstre se tordit en arrière sur ses pattes restantes et poussa un cri strident. Chalcus avait déjà blessé une deuxième créature de deux coupes similaires. Le geste était aussi gracieux que la courbe d’une aile de mouette, mais la lame incurvée projeta des gouttes d’ichor dans les airs comme des perles d’ambre à la fin du coup. Le magicien vêtu de noir chancela vers Ilna, les lèvres tordues tandis qu’il prononçait des mots de pouvoir. Ilna sentit l’air s’épaissir autour d’elle, comme si la foudre s’apprêtait à frapper non loin. Elle ouvrit une maille dans son motif puis la referma avec un nœud différent. Le magicien trébucha et tomba lourdement, propulsant l’air hors de ses poumons. Ilna transpirait comme un moissonneur en plein été. Le vent la faisait frissonner, mais des gouttes se formaient sur son front et lui coulaient le long de l’échine, sous sa tunique. Tous ses muscles tremblaient ; tous sauf ceux de ses doigts, qui tissaient encore un motif aussi subtil que les entrelacs des cirrus hauts dans le ciel. La troisième créature se tourna pour faire face à Chalcus. Le chef de nage n’esquiva pas en reculant mais plongea vers la bête pour frapper l’articulation des genoux au milieu de la patte arrière sur le côté le plus proche de lui. Le monstre aurait basculé s’il n’avait reposé fermement la patte avant gauche pour se soutenir. Chalcus éclata de rire et frappa de nouveau, tranchant cette nouvelle cible. Ce n’est qu’à ce moment qu’il bondit à l’écart de la créature qui roula de côté comme un ver tombé d’une charogne. Le magicien se remit sur les genoux. Ilna enroula un fil et le serra. Elle fermait violemment les mâchoires, mais ses dents claquaient tout de même. Le magicien parvint presque à se remettre sur pied avant de s’écrouler face contre terre. Ilna avait posé une main à plat sur le sol pour ne pas s’effondrer à son tour. Elle ferma les yeux, le temps de reprendre des forces, en respirant profondément. Chalcus haletait, la bouche ouverte. Il posa un genou à terre et agita son épée pour attirer l’attention des deux insectes encore mobiles. Il songeait peut-être que, puisque les monstres étaient blessés, six mètres étaient une marge suffisante. C’était le cas, mais tout juste. Les créatures chargèrent comme des béliers prêts à se battre pour la domination du troupeau, dans un sillage de gros rochers qui roulaient derrière elles. Le chef de nage commença à se relever quand il comprit que les monstres approchaient bien trop vite pour qu’il ait le temps de fuir, et se jeta entre eux. Les insectoïdes tournèrent, tous deux vers l’intérieur. Leurs mandibules s’emmêlèrent un instant au lieu de se refermer sur la poitrine de Chalcus. Le chef de nage roula sous le large abdomen de la créature de droite. Elle tourna encore – les pattes arrière de la bête pendaient inutilement, un manque qui ne semblait affecter en rien sa rapidité et son agilité – mais cette fois, Chalcus était prêt. Il frappa un coup d’avant-main puis d’arrière-main pour tracer un nouveau huit dans les airs et trancha les deux articulations des genoux gauches de la créature. Comme la précédente victime de Chalcus, la créature s’effondra sur le thorax et creusa un sillon dans le sol rocheux. Le chef de nage s’accroupit et utilisa le monstre comme un bouclier. Les deux pattes droites intactes de la bête fouettèrent pour tenter de tourner ses mandibules vers son tortionnaire. Le magicien avançait toujours vers Ilna : il rampait, à présent, mais il rampait régulièrement. Il marmonnait toujours des mots de pouvoir. Sa joue droite saignait, une blessure causée par sa chute sur les pierres. Ilna leva son motif. Sa vision devint grise et floue. Il lui sembla que ses doigts tordaient toujours les fils, mais elle n’en était pas certaine… Merota trottait à travers l’étendue désertique, d’une démarche maladroite car elle portait une grosse pierre contre sa poitrine. Le magicien avait dû l’entendre arriver, car il tourna la tête vers elle et leva une main. La conscience d’Ilna retrouva une netteté cristalline à cet instant. Elle jeta le motif avec force, comme pour chasser une vipère. Le magicien hurla ; son bras retourna sur le côté dans un mouvement aussi vif qu’incontrôlable. Merota balança la pierre et la lâcha à l’instant exact pour qu’elle frappe de plein fouet le crâne du magicien. Il s’effondra mollement, les membres écartés comme une araignée écrasée. L’enfant rassembla ses forces pour ramasser la pierre et l’abattit de nouveau. L’insecte qui avait encore quatre pattes intactes se ramassa et entreprit de ramper par-dessus ses compagnons blessés. Chalcus inclina la tête vers le haut pour regarder avec un sourire perplexe. La créature piétinée gronda et se débattit, furieuse de ce qui lui arrivait. La tête de l’insecte rampant jaillit par-dessus l’abdomen de son semblable. Le chef de nage se dressa sur ses pieds et frappa vers le haut, le tout d’un mouvement si fluide qu’il semblait que ce bref intermède avait restauré toutes ses forces. La légère courbure vers l’intérieur de la lame ne l’empêcha pas de s’enfoncer directement comme une alêne dans la chitine tendre du cou de la créature. Chalcus retira son épée dans un flot d’ichor. Le monstre fondit en avant. C’était une convulsion plus qu’une attaque, mais le résultat aurait été tout aussi fatal si le chef de nage ne s’était pas dégagé sur le côté. Il riait. L’insecte s’effondra et commença à fouetter son abdomen contre les rochers. Sous tous les angles à part le dessous, la carapace de sa tête et de son thorax protégeait l’articulation délicate du cou. Chalcus avait-il prévu ce développement ou avait-il simplement laissé évoluer le combat et profité de la chance qui lui était offerte ? Peut-être les deux. Ilna se leva. Le chef de nage était un excellent homme au combat. Et selon les standards d’Ilna, un excellent homme. Merota n’avait pas réussi à soulever la pierre de nouveau. Elle devait être presque aussi épuisée qu’Ilna. La tisserande posa une main sur l’épaule de la fillette et lui dit : — Ne vous occupez pas de lui, Merota. Il ne nous ennuiera plus. Le haut du crâne du magicien était concave. Le sang qui affluait de ses oreilles et de son nez formait un contraste étincelant avec sa tenue noire. Chalcus se tenait à distance raisonnable de l’amas de monstres insectoïdes. Un seul était mort, et il ruait plus violemment que ses semblables uniquement blessés. Un bout de manche frémissait entre les mandibules de l’un des insectes. Chalcus évalua la distance, s’approcha, et attrapa le bout d’étoffe avec la pointe de son épée. Il s’en servit pour essuyer l’ichor sur la lame. L’assaut des deux créatures avait été plus proche qu’Ilna aurait cru de l’endroit où elle était accroupie. Chalcus désigna d’un coup de menton la silhouette inhumaine qui psalmodiait près du brasero. Il leva un sourcil. Ilna répondit d’un bref hochement de tête. — Venez, petite, dit-elle en se mettant en route. Ses doigts avaient défait les nœuds du motif précédent ; il lui faudrait quelque chose de différent pour envoûter les deux ennemis restants. Une tâche qui allait être aussi ardue que d’asservir l’univers entier tandis qu’il plongeait dans les méandres du temps. — Restez près de moi, s’il vous plaît. Aussi longtemps que possible. Le chef de nage avançait vers le brasero de son côté, la bouche ouverte et le souffle court, mais il parvenait encore à chantonner des bribes de musique. Les charbons du brasero n’exhalaient pas de fumée mais des silhouettes de lumière qui frémissaient dans une bulle flottante. La psalmodie s’interrompit. La coquille d’ammonite tourna sur les épaules humaines. Des yeux aux pupilles verticales, plus vieux que la vie sur la terre ferme, se fixèrent, étincelants, sur les humains, derrière un voile de tentacules. Merota avait ramassé une autre pierre, moins grosse cette fois. Chalcus rit gaiement et s’avança en faisant tournoyer sa lame. Ilna resserra le premier nœud de son motif… L’air vibra sous un éclair rouge et se figea en un rubis solide. Les cris qui avaient décidé Sharina et Dalar à se ruer dans le palais, splendeur désertée, étaient étouffés par les murs mais les murmures n’en étaient que plus flagrants. Sharina s’était attendue à trouver foule à l’intérieur. À Valles, elle avait pris l’habitude que les citoyens ordinaires, tous généralement simples spectateurs, envahissent les lieux publics ; les laquais, soutenus par les gardes, renvoyaient les demandes de petite importance vers des représentants officiels qui feraient au moins semblant de les écouter ; les dignitaires plus haut placés recevaient les magnats et les requêtes plus sérieuses, et triaient les quelques personnes dont l’affaire justifiait vraiment de voir le prince Garric ; et partout, si communs qu’ils restaient presque ignorés, elle croisait des serviteurs qui nettoyaient, cuisinaient, effectuaient des tâches pour les courtisans, visiteurs et responsables officiels. Klestis n’était qu’une ville, pas la capitale du royaume, mais il aurait tout de même pu y avoir un fonctionnement similaire à celui de Valles. Au lieu de cela, le palais d’Ansalem était un tombeau où flottaient les échos. — Nous devons trouver…, commença Sharina en examinant le hall d’entrée à haut plafond. — Voilà l’escalier, dit Dalar qui repoussa un rideau caché derrière deux colonnes à motifs de trèfles. Il s’engagea sur les marches. — Je passe devant ! intervint Sharina. La tête de l’oiseau pivota pour la regarder par-dessus son échine ; Dalar ne s’écarta pas. — Je passe devant, répéta Sharina, parce que nous serons dans un escalier où vos poids sont in… (Elle se reprit :) moins utiles que mon couteau. Dalar rit et se retira. — Si nous descendions, dit-il, je vous répliquerais que je peux donner des coups de pied. Mais dans le cas présent… Sharina s’élança en grimpant les marches deux par deux. Elle avait de longues jambes et l’écart des marches était moindre que ce à quoi elle était habituée. Ceux qui utilisaient cet escalier espéraient réduire au maximum leur effort physique. Le bourdonnement – une présence plus qu’un son – était encore plus pénétrant dans l’escalier que dans le hall d’entrée. L’éclat sanguin et nerveux du ciel embrasait les marches à travers les fentes qui éclairaient la montée, plus larges à l’extérieur qu’à l’intérieur. Des torches enrobées de cire étaient posées dans les appliques du mur, prêtes à être allumées à la tombée de la nuit. Si… — Dalar, croyez-vous que la nuit tombera de nouveau sur ce lieu ? demanda Sharina en se retournant sur le premier palier. L’oiseau émit un son qui n’était ni un rire ni un gémissement. — Je demanderais plutôt si le soleil se lèvera de nouveau, Sharina, dit-il. Et j’ai bien peur que la réponse soit non, le soleil ne se lèvera plus. Ils atteignirent le palier suivant et continuèrent leur ascension. Tandis qu’ils montaient, Sharina entendait plus clairement les cris. Elle jeta un regard par une fenêtre étroite. Les citoyens de Klestis regardaient le ciel comme des carpes avalant l’air par une journée de canicule. Certains s’étaient mis à pleurer de terreur et de désespoir. Sharina avait survécu à des situations dont elle ne pensait pas sortir vivante. Qu’elle vive encore était une grâce. Si la Dame décidait de mettre fin à cette bonté gratuite, eh bien, Sharina n’avait pas été élevée avec l’habitude de pleurnicher. Comme s’il avait partagé les pensées de Sharina, Dalar déclara : — Pendant trente jours, j’ai dérivé sur un radeau, à manger les poissons que j’attrapais et à boire l’eau de pluie qui me couvrait. Chaque jour, je croisais la Mort. Qu’ai-je à craindre dans ce palais, quand la Mort et moi sommes de vieux compagnons de route ? Dalar était un ami et un guerrier loyal. Cependant, Sharina aurait voulu que Cashel soit auprès d’elle, car il apportait une dimension de solidité à tout ce qui l’entourait. Cashel pourrait résoudre même cet enfer de bourdonnements et de cris. Elle avait atteint le haut des marches et un nouveau passage fermé d’un rideau. Dalar fit un geste. Sharina hocha la tête. Elle ne tira pas le rideau sur le côté mais saisit l’étoffe de la main gauche et la détacha violemment de la tringle. Dalar se jeta par l’ouverture, ses poids tournoyant, prêt à frapper de tous côtés si un ennemi leur tendait une embuscade. Mais personne ne s’interposa. Dalar arrêta ses poids. Sharina le suivit dans une antichambre étroite. Les cris venaient d’une ouverture grillagée d’électrum sur le mur opposé. Dalar regarda par la grille, puis s’écarta pour que Sharina puisse voir à son tour. Sept magiciens en noir, blanc, ou noir et blanc se tenaient en cercle autour du corps mutilé d’un jeune garçon. La huitième silhouette, à l’opposé du chef des magiciens en robe bicolore, et qui sifflait les mots de pouvoir à l’unisson avec le coven, était une momie reptilienne enroulée dans des bandelettes de lin brunies. Sharina avait enfin devant elle le Dragon sous une forme concrète. Contre un mur de côté, un homme grand et mince, aux muscles noueux comme une branche de noyer, regardait les magiciens en hurlant. Des serpents de lumière magique rouge enserraient étroitement ses membres. Sur une couche de pierre, à côté de lui, dormait un homme replet au visage de chérubin, avec une simple couronne de cheveux blancs sur le crâne. — C’est Ansalem, dit Sharina. Mon frère l’a vu en rêve. Nous avons… Mais l’heure n’était pas à la discussion. Sharina recula et leva le couteau pewle au-dessus de sa tête, les deux mains serrées sur la garde. Elle l’abattit de toutes ses forces là où elle évalua que se trouvait la barre qui fermait la porte de l’intérieur. Son coup trancha une large portion du bois verni et rebondit sur le métal. Ses mains étaient engourdies et la lame du couteau tremblait encore. Le cœur de la barre, sous le bois, avait la brillance de l’argent poli, mais Sharina ne connaissait aucun métal capable de recevoir un tel choc sans en garder la plus petite trace. — En arrière ! lança Dalar. Il projeta le poids tournoyant de sa main droite dans le creux de bois verni. C’était un lancer court car l’antichambre ne permettait pas de déployer beaucoup les chaînes, mais Sharina avait vu de quoi l’oiseau était capable avec ses armes. L’acier aurait été ébréché, la pierre pulvérisée. Le poids rebondit avec un grand « crack ! » et retomba mollement, sans énergie. La porte ne sonna même pas après ce choc suffisant pour fracasser un crâne humain. Dans le sanctuaire derrière la porte, un ruban doré scintillait autour d’Ansalem. Un serpent avec une tête à chaque extrémité commença à apparaître et disparaître et s’accorder avec le magicien endormi. Le corps d’Ansalem était devenu aussi rigide que celui d’une statue. — Le mur, alors ! s’exclama Sharina, mais il était en grès épais et composé de blocs trop parfaitement ajustés pour glisser la pointe de son couteau entre les jointures. Elle chercha du regard de quoi faire un pic ou un bélier, mais la pièce était désespérément vide. Il fallait qu’ils interrompent le rituel. Elle savait, grâce aux rêves de Garric, que s’ils n’y parvenaient pas, ils seraient piégés à Klestis : hors du temps et de l’espace, sans espoir ni secours, jusqu’à ce que, comme la population entière, ils meurent. Quelqu’un vaincrait les magiciens, Sharina en était certaine, mais la victoire interviendrait bien après que Dalar et elle ne seraient plus que poussière. L’oiseau revint sur le palier à la recherche d’un outil. Au même moment, le mur extérieur se dissipa dans un éclat arc-en-ciel. Sharina hurla et leva son couteau. Dalar bondit à son côté et fit tourner ses poids. Quelque chose approchait, sorti de la lumière aveuglante, quelque chose de gigantesque et d’inexorable. Cashel sortit de la lumière, son bâton en travers devant lui. Il affichait une expression alerte mais amicale ; lorsqu’il vit Sharina, il sourit largement. — Cashel ! s’exclama Sharina. Dalar, c’est un ami ! Derrière Cashel, l’arc-en-ciel disparut comme de la poudre de quartz au soleil. Le cosmos se résorba sur lui-même et se ferma, redonnant sa place à un mur de pierre doté d’une fenêtre qui donnait sur les citoyens terrifiés. — Qui… ? s’étonna Dalar. Il ne menaçait pas le grand étranger surgi de nulle part, mais ses poids tournoyaient toujours. — Cashel, nous devons entrer dans cette pièce ! expliqua Sharina qui désigna la porte dont le bois avait lâché sous le coup de couteau. Il y a des magiciens à l’intérieur, et ils ont tué un petit garçon. — Ah ! s’exclama Cashel. Son visage ne changea pas de manière très claire, mais son expression avait perdu toute douceur. Il modifia sa prise sur le noyer blanc. — Écartez-vous, ordonna-t-il sans élever la voix. — Cette porte est en acier, ou en métal plus résistant encore ! le prévint Dalar. Vous ne pouvez pas… Cashel plaça l’extrémité de son bâton en avant, comme un bélier. La virole frappa le centre de la porte. Au lieu du tintement du métal contre le métal, un éclair de lumière bleue emplit l’antichambre, pénétrant la chair et la pierre aussi aisément. L’univers résonna. Le temps se figea. Puis les sons et le mouvement revinrent. Cashel vacilla suite au choc. La porte tordit ses gonds et fut projetée à travers la pièce. Les magiciens avaient disparu, à part l’un d’eux, étendu sur le sol, un cadavre sans visage. L’enfant mort et son père entravé n’étaient plus là. Le temps avait dévasté la pièce, mais un corps était étendu sur le catafalque et un groupe d’hommes en armes surgissait par un mur réduit en pièces qui ouvrait sur l’extérieur. La silhouette sur le catafalque essaya de s’asseoir. — Tenoctris ! s’exclama Sharina avant d’ajouter : Garric, c’est moi ! — Par la Dame ! cria quelqu’un. Il y a des millions de soldats qui viennent sur nous, et ils sont tous morts ! Garric tomba à genoux. Il lâcha son épée et tendit la main pour toucher Tenoctris. Ses doigts ressemblaient à de fines baguettes d’ivoire lorsqu’elle les déposa dans la large main bronzée du prince. Cashel entra dans la pièce, flageolant, mais debout sur ses jambes. Sharina l’entoura vivement de ses bras. Elle aurait dû ranger d’abord le couteau au fourreau, mais seule l’arête non tranchante glissa contre les épaules de Cashel. À en juger par la façon dont il la souleva pour la faire tourner en l’air, il ne lui aurait pas même reproché de lui infliger une coupure. Attaper bondit en arrière en jurant pour éviter les pieds de Sharina et Dalar inclina la tête. Garric chercha son épée à tâtons. L’air saturé de poudre d’albâtre était étouffant, sans compter les fumées qui s’élevaient du brasero renversé et la puanteur des fluides qui s’échappaient du cadavre à terre. Qu’est-il arrivé au magicien mort ? Il était maléfique sans doute, mais ce n’est pas Garric… ? — Liane est sur la place, murmura Garric. Je dois retourner vers elle et l’armée. — Non ! s’exclama Tenoctris. Elle semblait avoir à peine la force de rester assise, mais sa voix résonna avec autorité. — Où est allé Purlio ? Le chef des magiciens ? Cashel reposa Sharina sans la lâcher pour autant. Dalar se tenait dos au duo. Sa tête bougeait en rapides allers et retours qui couvraient toute la pièce, maintenant remplie de soldats. L’oiseau tenait ses poids, et son visage était encore plus dénué d’expression que d’habitude. — Il a disparu, répondit Garric qui se releva avec précaution. (Il avait les traits épuisés et le teint grisâtre, au-delà de la couche de poussière qui lui couvrait les joues.) J’étais là… Il désigna le bout du catafalque de Tenoctris. — … et il a disparu dans un éclair rouge. Mais si des armées nous attaquent, je dois… — Non, répéta Tenoctris. Purlio dispose des morts de tous les temps contre nous. C’est lui que nous devons arrêter ; alors, ses armées n’auront plus d’importance. À présent, je vous prie de ne pas me distraire. J’espère pouvoir rouvrir le passage par lequel il est parti. Cet endroit rassemble un grand pouvoir, aussi, je peux peut-être… Elle glissa du catafalque. Cashel devina avant les autres ce qu’elle faisait. Il la rattrapa, l’aida à descendre jusqu’au sol où elle s’installa en tailleur. Inutile de se demander qui vous viendra en aide quand Cashel est là… Tenoctris traça un hexagone dans la poussière avec son index puis nota rapidement des mots en Écriture Ancienne à l’extérieur de chacune des six faces. Sharina eut un mince sourire et tendit un éclat de bois à la vieille femme. C’était un morceau de la porte qu’elle avait tenté de casser au couteau. Tenoctris lui répondit d’un sourire imperceptible. — Darzah howa walab, commença-t-elle en utilisant le bout de bois pour tapoter chaque mot de pouvoir lorsqu’elle le prononçait. Warzaho beha getayat… Des trompettes sonnèrent sur la place, plus bas. Sharina entendit des cris et les claquements d’équipements tandis que les troupes formaient les rangs face à une nouvelle menace. Tous les morts de tous les temps… — Re sou lampse, psalmodia Tenoctris. Lak othi kalak… Sharina recula dans l’antichambre par laquelle elle était arrivée d’un autre âge, pour mettre de la distance entre le corps en partie dévoré et elle. Cashel se mit en position à son côté. Dalar, qui fit preuve de vivacité autant que de grâce athlétique, dépassa le couple d’un bond pour les précéder. Cashel sourit légèrement. Sharina remarqua pour la première fois qu’une virole de son bâton avait été chassée par l’explosion mais que le bois était à peine écorché. Elle jeta un regard par la fenêtre extérieure. Vue de cette hauteur, Klestis était encore une métropole magnifique, une étendue de bâtiments éclatants et de jardins luxuriants. Il fallait chercher les détails qui révélaient le mensonge de cette beauté apparente : des zones où les couvertures de métal des murs s’étaient détachées, la façon dont la végétation poussait sans contrôle en masses d’une seule espèce qui avait détruit celles qui partageaient ses plants. Des armées marchaient sur Klestis de tous les côtés de la grande membrane rouge qui enveloppait la ville. Sharina ne pouvait compter les bannières, sans parler de la multitude de soldats qui les suivaient. Des cavaliers morts chevauchaient sur des cadavres de chevaux. L’infanterie lourde passait dans un fracas de cottes de mailles et d’armures de plaques, mais les ossements brillaient à travers les visières des casques. Les frondeurs et les porteurs de javelots, à peine plus que des squelettes armés, affluaient de ponts qui s’étendaient à perte de vue. — Lorsqu’ils auront repris Klestis, dit Sharina, ils marcheront sur Valles et toutes les Isles. Cashel haussa les épaules. — Ils essaieront, dit-il. Garric saura quoi faire. Tenoctris aussi. Dalar le regarda. Cashel sourit. — Nosoba ! cria Tenoctris. Sharina sentit un frisson. La lumière rouge s’épaissit, puis s’éclaircit pour se transformer en pâle ciel hivernal. Tous ceux qui se trouvaient près de Garric étaient encore présents, mais il y avait également d’autres silhouettes dans le paysage transformé. Le toit du palais d’Ansalem était un chatoiement dans l’air. Sharina et ses compagnons ne se trouvaient plus sur un toit luxueux et élégant mais sur une plaine rocailleuse, désertique et glacée. Une lumière des temps anciens flottait au-dessus d’un brasero. Dedans, des armées de morts miniatures avançaient vers la destination qu’un magicien avait fixée pour eux. De l’autre côté du brasero, la momie du Dragon murmurait un enchantement. Ilna se tenait toute proche comme une statue austère, des fils entre les doigts ; près d’elle se trouvait une petite fille qui tenait une pierre. Il y avait également un homme souriant dont l’épée, courbée comme un dard de scorpion, s’était arrêtée au milieu de son coup. Une lumière rubis jouait autour d’Ilna et ses compagnons. Le coup d’épée était dirigé vers un magicien dont la robe était à demi blanche et à demi noire ; le fossile de marcassite d’une ammonite occupait la place de sa tête. Le Grand Ancien se tourna pour regarder Sharina. Les yeux de la bête, dans le capuchon, étaient d’un jaune verdâtre avec des pupilles verticales dessinées en S. La créature ouvrit le bec sur un cri strident. Les bras humains ne bougèrent pas mais les tentacules s’enroulèrent en un schéma compliqué. Sharina tira son couteau… Cashel mit son bâton en position… Les poids de Dalar commencèrent à tourner en cercles de plus en plus rapides… L’épée de Garric réalisa un long arc… Lances, épées et hachettes convergèrent vers une silhouette qui avait été humaine, autrefois. Sharina sentit une léthargie glacée de lumière rouge. Ilna se détendit, libérée de sa contrainte, et resserra un nœud. L’homme qui l’accompagnait abattit son épée et la fillette lança, ou plutôt poussa, la pierre vers le nécromancien. Le magicien sembla se dissoudre, vers le bas, vers le haut, dans un cri silencieux mais plus intense que ce que pouvait émettre une entité vivante. L’épée courbée trancha l’air. Un instant plus tard, les autres armes s’abattirent avec fracas sur le même espace vide, y compris le couteau de Sharina. Ils étaient de retour dans le palais d’Ansalem. Tout le monde criait. Tenoctris, le souffle court, essaya de donner une explication mais les autres étaient trop excités pour l’écouter. Le nécromancien était parti, mais la momie regardait Sharina depuis l’autre côté du brasero. La jeune femme remit le couteau pewle dans son fourreau et souleva le brasero par l’un de ses trois pieds. Elle fit tomber la momie sur le sol. Le lin se changea en poussière sous le choc, mais dessous, la chair sèche et écailleuse restait ferme. La momie lui adressa un clin d’œil ; il s’agissait sans doute d’une illusion, d’un jeu de lumière. Sharina renversa les charbons ardents sur la poitrine et le ventre du Dragon. Elle se retira prestement, mais même ainsi, les poils de son bras droit furent roussis par les flammes virulentes qui s’élevèrent brusquement du corps imprégné de natron et de résine de cèdre. Cashel attira son amie vers lui. Les flammes tourbillonnaient et s’amoncelaient en champignon contre le plafond de la chambre d’Ansalem. — Dehors ! ordonna Garric d’une voix aussi tonitruante que la chute d’un arbre. Dehors, vite ! Cashel jeta Sharina sur son épaule malgré le cri qu’elle poussa et le caquetage de protestation de Dalar. Deux soldats portèrent Tenoctris, et Garric se plaça entre la vieille femme et la soudaine conflagration. Garric n’attendit pas qu’ils passent par le trou déjà pratiqué. Il abattit le reste de l’écran déjà fragilisé d’un coup de pied. Un large morceau s’envola vers l’extérieur. Cashel s’arrêta tandis qu’un bloc d’albâtre ajouré de la taille d’un plateau de table vacillait avant de décider de tomber vers l’intérieur. Cashel passa sans même avoir à se baisser et reposa Sharina sur ses pieds. La partie solide du plafond de la chambre s’effondra, rongée par le feu d’une puissance surnaturelle. Pendant un instant, les flammes rugirent et tendirent des langues incandescentes avivées par le feu à travers le trou qu’elles venaient de créer ; puis l’incendie prit la forme d’une silhouette de près de dix mètres, avec une longue mâchoire reptilienne. — Vous m’avez bien servi, Sharina os-Reise ! dit le Dragon. La forme enflammée étendit une main à trois doigts et balaya l’horizon. À ce simple geste, les armées de morts-vivants explosèrent comme des brindilles au feu. Une fumée noire monta du carnage puis fut aspirée vers le néant. Les ponts restaient, structures délicates de lumière magique, mais le feu les avait nettoyés de toute vie ou du moins ce qui avait été vie. Le Dragon poursuivit son geste jusqu’à ce qu’il ait couvert et nettoyé tout l’horizon. Certains soldats de Garric eurent un mouvement de recul lorsque le bras incandescent passa au-dessus de leurs têtes, mais Sharina ne sentit que le picotement qui annonçait la proximité d’un grand pouvoir. Le Dragon se balança avec un rire sifflant et bondit droit vers le ciel. Sa silhouette embrasée s’étendit et se tordit jusqu’à couvrir entièrement le dôme de lumière qui enfermait Klestis hors du temps. Les flammes se répandirent sur la lumière magique, se mélangèrent et disparurent dans un bruit de tonnerre. Pendant de longs instants, l’écho du fracas résonna sur Klestis. Puis la rumeur cessa, et il n’y eut plus un bruit. — Nous avons gagné, dit Garric. Il semblait trop épuisé pour se réjouir. — Non, dit Tenoctris. Elle se tendit mais ne réussit à se lever que lorsque Cashel la prit à bras-le-corps. — Non, Garric, je suis désolée, mais nous n’avons pas gagné. Purlio est allé se cacher là où aucun vivant ne peut le suivre, et le pont… Elle pointa le doigt à l’horizon. Sharina suivit le geste. Elle ignorait comment Tenoctris pouvait distinguer un pont parmi les milliers de passages présents qui reliaient Klestis à d’autres plans d’existence, mais elle ne doutait pas non plus qu’au-delà de cette structure, il y avait le Valles qu’elle connaissait. — Le pont est encore là et avec lui demeurent tous les dangers que j’ai évoqués, reprit Tenoctris. Les nécromanciens n’ont pas créé le pont. Tant qu’il restera là, Purlio ou quelque chose de pire que lui pourra l’utiliser encore ; et encore ; et à jamais, jusqu’à ce que nous échouions et que le mal triomphe. Seul Ansalem peut détruire cette menace et nous ne pouvons atteindre Ansalem dans la bulle que Purlio a créée autour de lui. — Mais Sharina et moi avons vu Ansalem, intervint Dalar. Il y a quelques instants seulement. Les hommes de Garric, jusque-là pris par l’action et la peur, regardèrent l’oiseau, la plupart conscients seulement maintenant de sa présence. Un Aigle de Sang leva sa lance ; Attaper fit sonner violemment son gant contre le casque de l’homme pour le rappeler à l’ordre. — Vous avez dû le voir lorsque les nécromanciens ont formé la bulle, dit Tenoctris. Seul l’amphisbaena, le serpent à deux têtes, peut l’ouvrir ; et il est enfermé avec Ansalem. — Oh ! s’exclama Sharina. Elle défit la peau de serpent qu’elle avait prise dans les ruines du palais du Dragon. — Ceci ne serait-il pas… ? Le cri de joie de Tenoctris empêcha Sharina d’achever sa phrase. Chapitre 21 Garric aurait voulu dormir, mais il était trop épuisé. Il écoutait Tenoctris tout en concentrant son regard sur l’épée qu’il aiguisait avec la petite pierre de sa ceinture. Lorsque les émotions qui lui brûlaient les sangs se calmeraient, lorsque son esprit remettrait de l’ordre dans les morceaux de batailles qui tourbillonnaient sans ordre précis dans son crâne, alors il parviendrait à dormir. — Lorsque je serai de nouveau moi-même…, dit Tenoctris. Je pourrai enfin essayer d’ouvrir le lieu où dort Ansalem. Mais je ne peux rien faire contre Purlio. Il ne reviendra certainement pas dans notre époque ni aucun temps d’ici plusieurs millénaires, mais nous ne pouvons l’empêcher de resurgir quand il le décidera. Quand cette chose le décidera, devrais-je dire. Garric avait renvoyé Waldron et la plus grande partie de l’armée à Valles. Les pertes étaient modestes. — Incroyablement modestes, approuva Carus. Les magiciens sont dangereux, à leur manière, mais nous aurons de la chance si toutes les armées que nous affrontons ont des magiciens pour généraux. Le fantôme dans l’esprit de Garric semblait épuisé, bien que le roi Carus n’ait plus de corps physique à fatiguer dans ce chaos de course et de combats. Les batailles épuisaient au-delà des muscles, et peut-être la fatigue musculaire était-elle la moindre. Garric et le reste de ses forces – les Aigles de Sang et une compagnie de porteurs de javelots pour rendre hommage aux troupes légères pour leur initiative dans le combat contre les magiciens – étaient stationnés dans les terre-pleins centraux à la végétation débridée des boulevards de Klestis. Garric ne voyait pas la nécessité de garder la moindre troupe dans cette ville, mais Attaper aurait plutôt refusé d’exécuter les ordres que retirer ses hommes de l’autre côté du pont, et pour une fois, Waldron aurait soutenu de tout cœur son rival. Garric et ses amis avaient encore du travail à faire à Klestis. — Vous avez pu m’envoyer près de Landure, dit Cashel de sa voix lente et grondante habituelle. Si vous m’envoyez près de ce Purlio, je m’en débarrasserai dans un lieu d’où il ne reviendra jamais. À part les gardes affectés au périmètre, les soldats de Klestis étaient sous leurs tentes. Le dôme rouge qui enveloppait la ville était sans danger, mais la lumière rendait les hommes nerveux. Garric avait envisagé de rentrer à Valles jusqu’à ce que Tenoctris ait repris suffisamment de force pour son incantation… mais cela impliquait de traverser le pont deux fois, ce qui serait probablement pire pour tout le monde. Les lèvres de Garric s’étendirent en un sourire. Un sourire sincère. — Le tuer, tu veux dire, répondit Tenoctris avec une touche d’irritation. (Ils étaient tous épuisés, mais la vieille magicienne avait traversé une plus rude épreuve que les autres.) Purlio est déjà mort. Purlio est mort à l’instant où il s’est abandonné au Grand Ancien, même s’il pensait sans doute que c’était sa dernière chance de se sauver. Mais étant mort, il est à l’abri des vivants. — Avec tout le respect dû à votre sagesse, ma dame…, commença le nouvel ami d’Ilna, un marin nommé Chalcus. — Un marin ? renifla Carus. Alors j’étais un simple jockey, puisque je montais à cheval ! Chalcus était accroupi le long d’un pan de la tente, près d’Ilna et de l’enfant, qui dormait à présent entre eux. La fillette – une nièce du seigneur Tadai, apparemment – avait catégoriquement refusé d’être séparée de ses compagnons, même si cela impliquait de rester à Klestis, puisque Ilna avait décidé de « veiller à ce que cette affaire soit réglée ». Quoi que cela veuille dire pour l’esprit d’Ilna, froid et aussi aiguisé qu’une lame. — Mais si j’en crois mon expérience, continua Chalcus, les hommes causent nettement moins de soucis une fois morts que de leur vivant. Si ce magicien est mort, alors tant mieux. — Cette créature est morte, approuva Tenoctris d’une voix qui semblait nasillarde après les accents de miel de Chalcus. Malheureusement, ce n’est plus un homme. C’est une chose qui ne vit plus comme nous l’entendons depuis plus d’âges que vous ne comptez d’années, maître Chalcus ; mais tant qu’elle jouira d’une connexion avec notre monde, nous serons en danger. Garric avait trempé sa pierre à aiguiser dans l’huile de baleine pour que les particules d’acier flottent en surface tandis qu’il la passait sur l’arête de son épée, d’un côté puis de l’autre. Il avait frappé la racine d’une défense en tranchant la trompe du mammouth et l’ivoire avait abîmé le métal. Le chuintement régulier de la pierre sur l’acier rééquilibrait l’esprit de Garric comme peu de chose pouvait le faire. Une tâche simple, précise, répétée à l’infini. Cela le calmait, voire l’endormait. Une lampe à trois mèches était attachée à un piquet de la tente. La lumière éclairait à peine les visages des personnes présentes à l’intérieur, mais elle parvenait à dissimuler l’éclat rouge qui suintait par les coutures. Les troupes avaient préparé des feux, alimentés par des branchages de plantes d’ornement devenues bosquets sauvages, mais elles s’étaient rapidement aperçues que la lumière du feu n’était pas une protection suffisante pour oublier ce magma écarlate. Les toiles de cuir des tentes et l’éclairage à la lampe parvenaient – presque – à faire croire qu’ils étaient de retour dans le monde réel. Garric laissa ses yeux se fermer. Il essaya de ranger la pierre à aiguiser mais après deux tentatives – peut-être plus ? – il la laissa tomber sur l’herbe haute. Il ôta les grains et l’excès d’huile de la lame avec un chiffon, autrefois la tunique d’un soldat maintenant mort, puis rangea l’épée au fourreau, guidé par l’instinct du roi Carus. Même décapité, le roi aurait encore su ranger son épée impeccablement. La conversation proche se transforma en bourdonnement. Liane parla. Garric sourit, par réflexe, en entendant sa voix, mais les mots n’atteignirent même pas son esprit conscient à travers les lourdes couches de fatigue qui s’entrelaçaient dans son esprit. Il eut vaguement conscience que ses amis se levaient et quittaient la tente. Liane sortit en dernier, avec la lampe. Garric rêva. Il était dans une forêt profonde. Un orage éclata, fit ployer les arbres, arracha les feuilles, mais le vent et la pluie étaient une protection. La peur qui se terrait dans le cœur de Garric s’apaisait au sein de cette violence. S’apaisait, mais ne disparaissait jamais totalement. Les nuages s’éclaircirent. Des étoiles et des constellations que Garric ne reconnaissait pas scintillaient au-dessus de lui. Garric savait qu’il aurait dû être quelque part, mais il ne parvenait pas à se rappeler où ; de toute manière, il était incapable de bouger. Il n’était qu’une statue de pierre allongée sous un chêne. La lune se leva. Garric pensa que les branches feuillues allaient le protéger, mais la lumière passait comme si le chêne avait été transparent. De fins tentacules jaillis du sourire froid de la lune enveloppaient Garric. Son corps de pierre se désagrégeait comme du gypse dans un four. Les morceaux tombaient en poudre et glissaient sur le sol. Il regardait et s’émerveillait tandis que sa forme perdait de sa netteté ; devenait un amas, une simple ondulation, puis se fondait dans les herbes, comme si elle n’avait jamais existé. La lune se pencha dans le ciel. Elle embrassa le sol où Garric gisait un instant auparavant. Le jeune homme glissa à travers une barrière de lumière aussi glacée que la poussière entre les étoiles. Il ne sentait rien, que le froid. — Colva ! hurla quelqu’un dans un monde auquel Garric n’appartenait plus. Il voulut parler, mais il n’existait plus. Il n’y avait plus rien, que le froid. Ilna fit glisser le peigne d’ivoire dans les cheveux de Merota, mais elle n’utilisait que la largeur de quelques dents à chaque passage. Les cheveux de la fillette – comme ceux d’Ilna – avaient accumulé la crasse depuis le jour de la mutinerie. Le savon de l’armée était dur, et Ilna n’avait pas attendu que le feu de bois fasse davantage qu’apaiser la morsure de l’eau glacée puisée au seau dans la fontaine. Mais elles étaient enfin propres toutes les deux. La coiffure et l’habillage, les étapes suivantes, étaient bien entamés grâce à un peigne emprunté à un officier. — Est-ce qu’oncle Tadai va me renvoyer à Erdin, à présent, Ilna ? demanda Merota d’une petite voix. — Je ne suis pas oracle ! répliqua Ilna avant de songer à la question que posait vraiment Merota ; une prise de conscience qui la fit grimacer. L’enfant ne s’était pas plainte du savon irritant ni des poignées d’euphorbe utilisées par Ilna faute d’éponge en loofa. L’enfant ne s’était pas plainte une seule fois depuis qu’Ilna l’avait rencontrée. — Je ne suis pas oracle, répéta Ilna d’une voix plus douce. Mais je ne pense pas qu’il vous enverra à Erdin pour vous marier, non. Parce que je ne le permettrai pas. Sauf si c’est ce que vous voulez. Merota se tourna et se blottit contre l’épaule d’Ilna. — Je ne veux pas, dit-elle en pleurant. Je ne veux pas. Je n’ai jamais voulu. Des osselets raclèrent dans la tente adjacente. La voix familière du chef de nage retentit : — Par la Dame ! Voyez comme Elle pardonne à sa brebis égarée ! Alors, mes bons soldats, lequel d’entre vous est prêt à payer pour tenter encore de me prendre en défaut ? Cashel dormait du sommeil du juste à l’autre extrémité de la tente pour huit qu’il partageait avec une escouade de soldats, Ilna et l’enfant. L’un des soldats qui dormait là avait demandé – innocemment, songeait à présent Ilna – si la troisième couverture roulée était pour Chalcus. Ilna était certainement passée plus près d’étrangler l’homme avec son nœud coulant que celui-ci s’en serait douté, mais il avait compris que sa suggestion n’était pas bienvenue et s’était retiré en balbutiant des excuses. Elle renifla. Elle était Ilna os-Kenset, elle ne se mentirait donc pas à elle-même. La suggestion était plus que la bienvenue, c’était pour cela qu’elle avait réagi ainsi. — Tenez-vous tranquille, je vais natter vos cheveux, dit Ilna en séparant une mèche des cheveux longs et fins de l’enfant pour la faire jouer entre ses doigts. Le contact lui dirait comment entremêler les mèches et… Ilna se figea tandis qu’elle comprenait ce que les motifs autour d’elle lui révélaient. — Cashel, lève-toi ! dit-elle en se dressant. Elle repoussa l’ouverture de sa tente et cria : — Garric ! Prince Garric ! Les deux Aigles de Sang postés à l’entrée la regardèrent avec surprise. — Venez ! ordonna Ilna qui se hâta vers la grande tente de soie où elle avait laissé Garric dormir. Merota courait sur ses talons. C’était une bonne chose car Cashel heurta un piquet – il n’avait pas l’habitude des tentes – et le cassa en deux en se précipitant à la suite de sa sœur. La tente s’effondra derrière lui. — Garric ! cria de nouveau Ilna. Le dôme de lumière éclairait aussi bien que la pleine lune, mais il déformait autant qu’il révélait. Un cerisier projetait une ombre de troll sur la tente royale. Les branches semblaient se tordre mais il n’y avait pas de vent. Les Aigles de Sang qui gardaient la tente de Garric étaient aussi rigides que des statues. Une lanterne pendue au piquet qui dépassait du haut de la tente éclairait un cercle autour d’eux à travers des lentilles de corne, mais les hommes eux-mêmes étaient plongés dans l’ombre. L’officier de l’escouade portait une cuirasse décorée d’argent au lieu de l’émail noir qui couvrait l’équipement des troupes. — Nous devons voir le prince Garric immédiatement, dit Ilna en avançant devant lui. Elle s’était attendue à un refus – auquel devait répondre le motif que tissaient ses doigts. Le danger qu’Ilna avait vu, ressenti, alors qu’elle tressait les cheveux de Merota, ne souffrait aucun délai. Les Aigles de Sang ne cillèrent même pas. Ils étaient statufiés, prisonniers d’un sommeil glacé, debout. — De la lumière ! exigea Ilna. La lanterne était trop haute pour elle. Chalcus bondit et retomba avec la lumière dans la main gauche, les doigts autour de la base de fer. Cashel entra dans la tente, écartant plusieurs gardes d’un coup d’épaule. Sous le choc, les hommes revinrent à eux avec des cris de stupéfaction. Ilna suivit son frère, au côté de Chalcus qui tenait la lampe par l’anneau cette fois. Il s’était brûlé. La peau enflammée puait, mais les cals du rameur étaient si épais qu’il n’avait probablement même pas senti la blessure. Pendant un instant, Ilna crut que le corps de Garric reposait sous une tente de toiles d’araignée dans un coin. Le filet bougea, tourna. Il avait le visage d’une araignée. — Colva ! cria Cashel. Il s’avança et saisit son bâton à deux mains comme un bélier. Les tentacules en filet se solidifièrent. Le visage se transforma de faciès de cauchemar en visage de belle femme. Ilna ne la connaissait pas. — Cashel, mon héros…, murmura la femme. — Colva ! répéta Cashel. Il abattit son bâton sur le visage séduisant, mais le noyer blanc le traversa comme une cible de fumée. — Le fer ! cria Tenoctris derrière lui. Tu dois utiliser… Le nœud d’Ilna s’enroula autour du cou de la femme et glissa à travers la chair liquide sans se resserrer. Cashel fit tourner son bâton pour placer la virole restante en avant. La longueur de noyer se prit dans le toit de la tente. La soie se déchira mais gêna la manœuvre de Cashel. Colva rit. Chalcus s’approcha d’elle mais elle s’enfuit en traversant une paroi de la tente. Avant d’y entrer de nouveau en chancelant. Une petite dague à la garde entourée de fils d’or sortait de sa poitrine, juste à gauche de la cage thoracique. Elle hurla pendant la seconde qui lui resta avant que le chef de nage la décapite, mais elle était déjà mourante avant le coup fatal. La chose qui se faisait appeler Colva commença à se ratatiner comme une meringue en train de durcir. La créature semblait de moins en moins humaine à mesure que les différents degrés d’illusion disparaissaient. Le bas de la paroi de la tente se leva. Liane se glissa à l’intérieur, le visage pâle. Elle tenait toujours le fourreau ouvragé de sa petite dague dans la main gauche. — Est-il… ? chuchota-t-elle à Ilna. Tenoctris s’agenouilla près de Garric. Tandis que Cashel la soutenait, la vieille magicienne posa le bout des doigts sur la gorge du prince. Elle ferma les yeux, les rouvrit et se tourna vers le petit groupe. — Nous arrivons trop tard, dit Tenoctris. Je suis désolée. Garric est mort. Un silence absolu s’abattit dans la tente. Puis, pour la première fois de sa vie, Ilna pleura ouvertement. Garric arpentait un boulevard de la cité morte, sans être affecté par les ténèbres ou l’eau qui s’étendait à des lieues vers l’horizon au-dessus de lui. Yole était retournée dans les profondeurs marines, mais cela n’avait pas d’importance pour Garric. Car Garric était mort. Les poissons qui se déplaçaient sur leurs nageoires sentirent la présence de Garric. Ils se détournèrent, prirent une impulsion et s’enfuirent en nageant à toute vitesse. — J’ai échoué, dit Garric. Il avait l’habitude de la compagnie du roi Carus. Dans la mort, il était seul, mais il parlait tout haut tout de même. — Je suis mort avant d’avoir réunifié les Isles. J’ai échoué. De chaque côté de la rue s’élevaient des maisons où de riches citoyens avaient vécu lorsque Yole existait encore. Les volets pendaient ouverts ; les carreaux étaient tombés de la plupart des fenêtres lorsque la magie avait fait sombrer Yole. Des tuiles tombées des toits gisaient sur les pavés. Garric les voyait rouges, mais il n’y avait nulle couleur dans les profondeurs. Il sourit faiblement. Il était mort, mais il existait encore dans ce lieu mort ; et il avait encore une tâche à accomplir. Le palais des ducs de Yole, fortifié, formait un contraste frappant avec le luxe confortable des maisons alentour. L’édifice se dressait devant lui. Les portes étaient ouvertes au moment du cataclysme qui avait fait sombrer l’isle. La barbacane extérieure s’était écroulée lors des dernières secousses du tremblement de terre, et les portes qui divisaient le passage intérieur avaient pourri jusqu’à n’être plus que des cadres de fer mangés par le sel sur un fond de bois spongieux. Elles n’auraient pas arrêté Garric de toute manière. Rien ne pouvait l’arrêter. Trois immenses ammonites occupaient la cour du palais. Elles jouaient de l’air emprisonné dans leurs coquilles enroulées pour se tenir en équilibre juste au-dessus des pavés. Lorsque Garric approcha, elles agitèrent doucement leurs faisceaux de tentacules. Garric éclata de rire. — Vous croyez que j’ai peur de vous ? demanda-t-il. Je suis déjà mort ! Il se pencha pour ramasser une pierre tombée de la façade. C’était un nez de gargouille, crochu et déformé. Il voulait le jeter sur les Grands Anciens, mais ses doigts glissèrent à travers la pierre calcaire. Les créatures levèrent leurs tentacules comme des fouets d’un mouvement si coordonné qu’elles semblaient ne former qu’une entité. Lorsqu’elles se furent élevées au-dessus des murs de la cour, leurs siphons les entraînèrent en arrière, loin de la ville. Leurs coquilles avaient la beauté opalescente d’un arc-en-ciel dans les cieux infernaux. La dernière chose que vit Garric des Grands Anciens fut leurs yeux éclatants et empreints de colère. Il pénétra dans une antichambre qui aurait eu piètre allure dans le monde émergé. Les murs épais et les fenêtres étroites exigées pour la défense plongeaient l’intérieur exigu dans l’ombre. Le duché de Yole n’était pas assez riche pour que cette architecture particulière se trouve empreinte d’une sobriété majestueuse. La lumière n’avait plus d’importance pour Garric. Il lui restait une mission à remplir avant de sombrer dans l’abîme de la Sœur à jamais. Garric n’avait pas tenu son engagement envers le royaume, mais concernant cette tâche, il n’échouerait pas. Il passa sous une arche pointue ; le rideau qui l’avait fermée n’était plus que quelques fils d’or et d’argent qui pendaient lamentablement, encore accrochés à des vestiges de lin. Au bout de la haute pièce derrière, quelqu’un était assis sur le trône du duc. — Salutations, mon frère, dit l’être. (Ses lèvres ne bougeaient pas, car il n’en possédait plus.) Salutations, Garric, roi du monde et de tout temps. Garric rit. — Salutations, Purlio, dit-il. Je suis venu te tuer. — Non, mon frère, non, répondit Purlio. L’ammonite qui remplaçait son visage emmêlait ses tentacules en motifs subtils. — Tu ne peux me tuer, car je suis déjà mort. Mais… — Je peux te tuer, menteur, répliqua Garric. Il eut le même sourire qu’un homme presque mort de faim face à un rôti succulent. Il n’avait pas d’épée dans cette existence, mais cela importait peu. — Je ne suis pas responsable de ta mort, Garric ! dit Purlio. Mais je peux te redonner vie. Si nous œuvrons ensemble, rien ne pourra nous arrêter ! — Tu ne pourras pas m’arrêter maintenant, Purlio, dit Garric qui avançait toujours. Il songea que ce mouvement devait être autant une illusion que le corps dans lequel il s’imaginait – mais peut-être pas. La cité engloutie semblait réelle, mais la main qu’il avait essayé de poser sur ses pierres ne l’était pas. Les tentacules qui remplaçaient le visage du sorcier commencèrent à s’agiter. — Tu voulais être roi des Isles, un vrai roi. Je peux t’offrir de revenir à la vie et jouir de la véritable domination, mon frère. Garric, roi du monde ! Garric, immortel ! Le trône était placé dans une baie, encadré sur trois côtés par des fenêtres. Cette disposition servait à éclairer le duc pendant que les pétitionnaires restaient dans l’ombre. À l’origine, les fenêtres étaient faites de vitraux colorés, mais seules les barres de plomb tordues avaient survécu au tremblement de terre. Purlio semblait se tenir sous une tonnelle autrefois ornée de vignes abondantes après une gelée particulièrement destructrice. — Je mourrai plutôt que devenir roi selon tes termes, magicien, répliqua Garric. (Il éclata de rire.) D’ailleurs, je suis déjà mort. Et la seule chose qui me maintient encore dans ce monde est l’occasion de m’assurer que tu en sois chassé à jamais. Adieu, Purlio ! Garric bondit. Les tentacules de Purlio lui enveloppèrent la main droite et attirèrent ses doigts vers le bec puissant. Garric rejeta le magicien de côté. Il fut stupéfait de voir le trône s’effondrer sous l’impact du corps de Purlio. Des fragments d’ornements en ivoire et des morceaux de feuilles d’or se désagrégèrent sur la structure détrempée. Purlio – ou la créature qui avait pris son contrôle – existait à la frontière du monde des morts où Garric pouvait l’atteindre, mais une partie du magicien était encore liée au monde réel. Garric rit et se dégagea de la créature. Ce lien scellait le destin de Purlio. Les tentacules du Grand Ancien se tordirent. Ilna aurait compris le sortilège d’asservissement qu’elles essayaient de tisser, mais c’était un rituel destiné aux vivants de chair et de sang. Garric avança, indifférent au sortilège. Il avait essayé de combattre un homme, mais l’homme qu’était Purlio n’avait plus d’importance. Garric attrapa le magicien par la taille. Un humain aurait répondu en saisissant Garric par la gorge ou les épaules, mais Purlio ne bougeait toujours pas les bras. Le magicien s’inclina pour approcher suffisamment les tentacules du Grand Ancien pour qu’ils s’enroulent autour du visage de l’ancien prince. Garric bascula son poids vers son adversaire. La course et la lutte étaient les jeux de prédilection des jeunes garçons du bourg, et Garric avait excellé dans les deux. Le Grand Ancien hurla dans l’esprit de Garric comme une scie coupant le verre. La vision du prince se troubla de souffrance, mais il parvint à repousser Purlio, la tête la première, contre le pilier de pierre calcaire derrière le trône. L’ammonite se brisa. Sous le choc, des fragments de marcassite fins comme une coquille d’œuf, de la couleur de l’or bruni, s’envolèrent de tous côtés. La chair sous la coquille s’était dissoute en pulpe rosée, faite des éléments dont le Grand Ancien avait formé son être physique. Purlio gisait mort. Ses muscles desséchés étaient aussi fragiles que ses os cassants. Des morceaux de la chair du sorcier se détachèrent sous sa robe comme une mue après le traitement que Garric avait infligé au nécromancien. Garric sentit une force qui l’entraînait. La cité en ruine perdit ses couleurs ; puis ses formes grises se fondirent dans le gris de l’éternité. Poussé par la dernière étincelle de ce qui en lui accordait encore un prix au succès et à l’échec, Garric cria : — Tu ne toucheras plus à mon univers, Purlio ! Puis les ténèbres l’engloutirent. Sharina sentit bouger la tête appuyée sur ses genoux ; elle pria la Dame qu’il ne s’agisse pas d’un spasme des muscles morts. — Il revient à lui ! cria-t-elle. — Maître Krias ne m’aurait pas menti, dit Cashel. Il avait dit que j’aurais besoin de ce fruit, après tout, et il avait raison là-dessus. Cashel s’accroupit, son bâton debout à côté de lui, volontairement placé en retrait du groupe qui s’occupait de Garric. Sharina ne pensait pas que l’inquiétude de Cashel sur le risque qu’il casse quelque chose par accident soit justifiée, mais c’était tout de même un fait. Dalar était de l’autre côté de la tente, directement à l’opposé de Cashel. Il restait parfaitement immobile dans cette réunion d’humains tendus. Liane tenait la prune que Cashel avait ramenée dans son escarcelle. Elle en pressa la dernière goutte dans la bouche ouverte de Garric. Celui-ci bredouilla, ses paupières tressautèrent mais restèrent closes. — Oh, Dame, souffla Liane. (Elle avait retenu ses larmes, mais elles mouillaient maintenant ses joues.) Merci pour Votre Grâce. Tenoctris se laissa retomber contre le soutien des bras d’Ilna. — J’aimerais croire aux dieux, dit-elle, pour pouvoir remercier quelqu’un. Peut-être pourras-tu prier en mon nom, Liane. Elle regarda Cashel. — Je ne doute pas de l’honnêteté de ton ami démon, Cashel, continua-t-elle. Plus maintenant, en tout cas. Mais je ne comprends pas pourquoi si ce fruit était voué à agir, il n’a agi que maintenant. Garric marmonna comme un homme qui émergeait d’un long sommeil. Il prononçait des mots, mais ils étaient trop mal articulés pour que Sharina les comprenne. — Parce que ce n’était pas encore le moment de placer ce fil dans le grand motif, dit Ilna, les yeux posés sur Garric – et sur Liane. Le sourire d’Ilna en disait autant que tous ses sourires : beaucoup, mais rien que les autres personnes soient en mesure de comprendre. — D’après vous, Tenoctris, qui est assis derrière le métier ? — Je dirais plutôt, dit Chalcus, l’ami d’Ilna au visage balafré, que maître Garric a retardé l’effet pour finir sa mission. Mais cela revient au même, pas vrai ? Il adressa à Ilna un sourire tel que personne ne lui en avait jamais adressé ; mais Sharina avait aussi vu comment Chalcus maniait l’épée. Entre tous, cet homme savait qui était Ilna au fond de son cœur. Garric toussa. Il ouvrit des yeux stupéfaits. Sharina sentit son frère essayer de se lever, mais une nouvelle quinte de toux l’interrompit. Il se contenta de se tourner sur le côté pour ne pas s’étouffer. Enfin, Garric se redressa. Liane jeta ses bras autour de son cou. Elle voulut parler, mais les mots se perdirent dans ses sanglots. Sharina se leva, un peu embarrassée, et alla se placer près de Cashel. Liane s’écarta, le visage rougi et souriant. Elle s’essuya avec un mouchoir de dentelle pris dans sa manche, puis hocha la tête en signe de remerciement lorsque Ilna lui tendit le carré de lin aux mailles serrées qu’elle portait. — Mais je suis mort, dit Garric avec stupeur. — Non, dit Tenoctris. Mais tu l’étais. Garric leva les mains devant ses yeux et fit jouer ses doigts, regardant fonctionner muscles et tendons. Il contempla ses amis en cercle autour de lui avec un sourire étrange. — Je vois, dit-il. Mais Purlio est mort, Tenoctris. Et il le restera. Chapitre 22 Sur le sol de la chambre d’Ansalem, des fragments d’une ammonite fossile étaient répandus près d’un corps à la peau desséchée tendue sur des os secs. Le cadavre n’avait pas de tête. — Nettoyez ces ordures ! cracha le seigneur Attaper à son détachement de soldats. Son visage se figea. Il regarda Garric et ajouta : — À moins que, Votre Majesté… ? Garric secoua la tête. — Nettoyez ces ordures, dit-il en reprenant ouvertement les paroles d’Attaper. Je vous dirais bien de les jeter en pâture aux chiens, mais il ne reste aucun animal à Klestis. — J’aime les chiens, dit Liane qui regardait le cadavre avec un dégoût glacé. Deux soldats saisirent le corps. Le bras droit de Purlio se détacha dans la main de l’homme qui le tenait. Celui-ci jura mais son compagnon ne remarqua pas qu’il portait le cadavre tout seul. Le cadavre desséché ne pesait presque rien. Ilna étendit son mouchoir et rassembla les morceaux de marcassite répandus sur le sol. Elle referma l’étoffe sur les résidus de coquille et tendit le paquet à un soldat. — Débarrassez-vous aussi du mouchoir, dit-elle. Je n’en veux plus. Garric échangea un regard avec Tenoctris. Il se tourna vers son commandant des gardes et dit : — Nous sommes prêts pour la suite, seigneur Attaper. Si vous pouvez garder vos hommes sur le jardin du toit, ils pourront intervenir si nécessaire. — Nous n’aurons aucunement besoin de soldats, intervint Tenoctris, surprise. — Faites-moi plaisir, répondit le prince avec un sourire. Pendant que je fais le même plaisir à Attaper. Si je lui avais dit qu’il était inutile, il aurait protesté. Si je lui dis de se tenir prêt, mais en retrait, il obéira sans la moindre question. Le roi Carus rit, allongé dans un jardin de sa jeunesse où les hêtres étaient taillés en espaliers contre un mur de briques. — La moitié du travail de roi est de prendre en compte ce que les autres accepteront d’entendre plutôt que ce que l’on veut dire. Tu es meilleur à ce petit jeu que je l’ai jamais été, mon garçon. La troupe de gardes se dispersa par l’écran brisé. Une fois l’albâtre attaqué par les soldats et Cashel, un mammouth aurait pu passer par ce qui avait été un filigrane délicat. L’atmosphère changea après le départ des soldats. Ce n’était pas tant le fait qu’ils envahissaient tout l’espace que le fait qu’ils étaient plus ou moins des étrangers pour Garric et ses amis. Le prince regarda le groupe restant en souriant. Il y avait toujours des étrangers : l’oiseau Dalar, dont Sharina disait qu’il était un guerrier, une affirmation confirmée par sa façon de bouger ; la jeune Haute Dame Merota, qui croisa le regard de Garric avec un calme aristocratique cachant en grande partie ses sentiments – mais pas totalement – derrière le masque de son visage ; et Chalcus. Chalcus rendit son sourire à Garric. Le marin portait une large ceinture de cuir teint pour aller avec des sandales à laçage montant tout aussi nouvelles. Ces accessoires et les deux tuniques brodées devaient venir des effets personnels de certains des plus riches Aigles de Sang. Le roi Carus eut un rire connaisseur. — Oh oui, nous trouverons une place pour cet homme-là, murmura-t-il à Garric. Mais un commandement indépendant – un endroit où il ne croisera ni le maréchal de camp ni les patrouilles de quartier. Tenoctris secoua légèrement la tête. Elle prit le paquet que Cashel portait pour elle et l’ouvrit. La magicienne avait roulé la peau de serpent de Sharina dans des couches de tissu – une vieille tunique – pour la protéger. La peau était sépia avec quelques rehauts dorés. Proportionnellement, l’amphisbaena était plus épais qu’un serpent normal ; long de moins d’un mètre quatre-vingts, il faisait plus de trente centimètres de diamètre. — J’ai peur de le faire, dit Tenoctris en essayant de sourire. Mais ce ne sera pas plus facile en repoussant l’échéance. — Y a-t-il un danger ? demanda Garric. Sa main s’orienta par réflexe vers la garde de son épée ; même si son esprit conscient savait qu’une lame d’acier ne pourrait rien contre le type de danger qu’impliquait cette situation. La vieille femme haussa les épaules. — Simplement celui d’échouer, dit-elle. Mon échec. Mais dans ce cas, les troubles ne cesseront pas et causeront la destruction du royaume, j’en ai peur. Cashel fronça les sourcils. — Vous n’échouerez pas, Tenoctris, dit-il. Le ton de sa voix aurait paru menaçant à quelqu’un qui ne le connaissait pas. Ilna regarda son frère, puis Tenoctris. — Ce n’est pas mon motif, dit-elle. Mais je doute que la personne derrière le métier choisisse de tisser un désastre ici. — Tu es sûre qu’il y a un motif ? demanda sèchement Tenoctris. Ilna leva les paumes puis noua ses doigts. — Aussi certaine que je suis sûre de ces mains, répondit-elle. Aussi certaine que de toute chose dans cette vie. — Tu es certaine que le bien triomphera du mal ? demanda Tenoctris. — Je ne sais rien du bien et du mal, répondit calmement Ilna. Mes certitudes concernent les motifs, l’art que je tisse de mes mains. Tenoctris lui adressa un bref hochement de tête. Elle s’approcha du catafalque nu et étala la peau de serpent sur la surface de travertin. Les écailles translucides troublèrent le dessin de la pierre, des touches marron sur un fond jaune. Les lèvres serrées par la concentration, Tenoctris ajusta la disposition de la peau. Les surfaces tachetées, la peau et la pierre, se mélangèrent en un seul motif. — Ce sont des mots, souffla Liane. Des mots en Écriture Ancienne ! Cashel sourit avec une satisfaction posée. Il donna à Tenoctris la baguette de bambou qu’il avait préparée. — Tenoctris, pouvons-nous aider ? demanda doucement Sharina. Pour prononcer les mots, je veux dire ? — Une voix suffit, je pense, répondit Tenoctris. Et… Même si… Même si certains d’entre vous lisent l’Écriture Ancienne aussi bien que moi, je pense qu’il faut que ce sort soit prononcé par un magicien. Mais j’espère qu’une magicienne avec mes piètres pouvoirs sera suffisante. Tenoctris prit une profonde inspiration. Elle devait rester debout pour lire les symboles sur le dessus du catafalque. Garric avança vers elle, mais Ilna passait déjà le bras autour de la vieille femme pour la soutenir si l’effort nécessaire à l’enchantement dépassait son frêle physique. Puisque Tenoctris n’avait pas besoin de lui, Garric tourna le dos. Il savait que son esprit chercherait à prononcer les mots de pouvoir s’il les voyait. Ses expériences passées lui avaient appris que les sorts destinés à être prononcés par des magiciens lui asséchaient la gorge et lui collaient la langue au palais. — Laissons les chevaux faire la course, mon garçon, dit Carus avec un faux rire. La Dame n’est pas si bonne épéiste, à ce qu’il me semble. Garric n’avait pas les pouvoirs d’un magicien, mais Carus avait haï et même craint les magiciens de son vivant. L’épée seule du roi n’avait pas suffi à sauver les Isles ; mais il était tout aussi vrai que personne, pas même un magicien bien plus puissant que Tenoctris, ne pouvait affronter le chaos qui menaçait à l’aide de la magie seule. Garric étira la main de laquelle il tenait son épée et rit. Les chevaux pour les courses, bien sûr. — Phouris chpouris on, dit Tenoctris. Thala matro armatroa… Garric regarda les ruines de l’écran d’albâtre. Cela l’attristait d’avoir dû détruire une telle œuvre d’art, mais il n’avait pas eu le temps de trouver un autre moyen d’atteindre Purlio. Des hommes étaient morts cet après-midi parce que seul leur sacrifice se tenait encore entre les Isles et le chaos. Ce serait absurde de pleurer la production d’un tailleur de pierre au détriment des vies perdues. Liane posa sa paume sur l’épaule de Garric. Il retira la main droite de la garde de son épée et fit jouer les muscles pour évacuer la raideur de sa prise furieuse autour de l’arme. Il passa le bras autour de Liane et parvint à rire. — Alaro alo aa, continua Tenoctris. Marta max soumarta… Dalar laissa échapper un croassement étonné. Garric se retourna par réflexe. L’oiseau regardait le catafalque, tout comme Chalcus, son épée incurvée nue dans la main. Tant qu’Ilna se tenait près de Tenoctris, Chalcus n’avait pas, comme Garric, la possibilité de tourner le dos au rituel. Mais de toute évidence, la magie lui faisait peur. Un scintillement comme celui d’une cascade dorée frissonna par-dessus et à travers le catafalque de pierre. Pendant un instant, Garric vit une tête de serpent dont la langue jaillit pour goûter l’air. L’image disparut, mais à l’autre bout de la lumière affluente… — Zochraie satra ! cria Tenoctris qui abattit sa fine baguette au centre de la peau de serpent. Elle recula et serait tombée si Ilna ne l’avait pas rattrapée. Ansalem le Sage gisait sur le catafalque, appuyé sur un coussin de velours. Il tourna la tête vers ses visiteurs et cligna des paupières, surpris. — Qui… ? dit-il en essayant de se lever. Cashel passa le bras derrière le magicien et l’aida à s’asseoir. — Seigneur Ansalem ? demanda Garric. (La sécurité du royaume était sa responsabilité, pas celle de ses amis.) Nous vous avons réveillé pour que vous puissiez ôter le pont qui menace notre monde. — Je me souviens de vous, dit Ansalem. Son expression jusqu’alors légèrement vague sembla s’affiner. — De mes rêves. Où sont mes acolytes ? — Morts, répondit Garric sans tergiverser. Avant de pouvoir causer davantage de dégâts. Mais ils en ont déjà assez fait. Ansalem soupira. — Oui, c’est ce que je craignais, dit-il. Il plaça avec précaution ses pieds chaussés de sandales sur le sol, à côté du catafalque, et se leva. — Je ne comprends pas pourquoi ils m’ont enfermé à l’écart ainsi. Je ne voulais que le meilleur pour eux et tout mon peuple. — Ils n’étaient pas aussi forts que vous, expliqua Tenoctris. (Elle semblait avoir retrouvé ses forces, mais Ilna était prête à la rattraper si nécessaire.) Ce que vous considériez comme des jouets les possédait d’une façon qui… les rendait moins humains. — Je vous connais aussi, n’est-ce pas ? demanda Ansalem avec un regard vif déconcertant. Mais je vous ai croisée avant d’isoler ma cité du désastre à venir. Vous êtes une sorte de magicienne vous aussi. — Oui, dit Tenoctris. J’ai visité Klestis, mais ma place n’était pas parmi vous et je suis partie avant qu’il soit trop tard. — Vous auriez été la bienvenue, remarqua Ansalem, perplexe. Vous n’aviez pas à partir parce que vous n’aviez pas autant de pouvoir que Purlio et les autres. — Votre pouvoir était suffisant pour condamner tous les habitants qui vous faisaient confiance, seigneur Ansalem, intervint Garric. Il ignorait si les mots étaient dictés par sa propre horreur de ce qui s’était produit ou si le roi Carus parlait par ses lèvres. Quoi qu’il en soit, Garric était convaincu que le magicien devait connaître la vérité crue. — Sans votre art, les plantes et les animaux de cette ville ne pouvaient pas produire un dixième des besoins des habitants. Ils ont mangé tout ce qu’il y avait, puis ils ont dû se manger entre eux. Et enfin, ils sont tous morts. La mâchoire d’Ansalem s’affaissa de surprise. — Mais je ne voulais pas…, commença-t-il. Il s’interrompit et déglutit. Son visage de chérubin était subitement devenu gris. — Je suis désolé, Carus, dit Ansalem. J’avais tort. Terriblement tort. Garric saisit le bras du magicien, la main sur l’épaule. — Tout le monde avait tort, dit-il sans essayer d’expliquer qu’il était Garric, et non son ancêtre. L’important est ce qui se passe maintenant. Pouvez-vous détruire le pont que vous avez créé vers mon monde ? Sans répondre, Ansalem se dirigea vers la fenêtre qui surplombait la ville. Il s’attendait visiblement que les gens s’écartent de son passage automatiquement – ce qu’ils firent, Sharina dans une direction et Chalcus et Merota dans l’autre. Chalcus choisit de remettre son épée au fourreau à ce moment ; avec un fin sourire mais aussi une fioriture dans le geste qui transformait cette simple action en commentaire. Au sein de l’assemblée, Ansalem n’avait pas le monopole de l’arrogance. — J’ai fait cela pendant que je rêvais ? demanda Ansalem en se tournant de nouveau vers les autres. — Vous avez formé un nexus, dit Tenoctris. Je pense que vos acolytes l’ont multiplié comme vous le voyez ; mais oui, il s’agit de votre œuvre. — Pendant que je rêvais ! répéta le magicien d’un ton émerveillé. Eh bien, je ne pense pas que qui que ce soit d’autre ait été en mesure de faire une telle chose. Pas depuis un sortilège de cloisonnement ! — Mais pouvez-vous le défaire ? demanda Tenoctris. (Elle parlait d’une voix douce et ferme, comme avec un enfant.) C’est un grand danger pour d’autres plans tant qu’il existe. Un danger pour tous les autres plans. — Oui, oui, bien sûr, acquiesça Ansalem, de nouveau contrit. Je suis désolé, je ne voulais pas… Ses yeux se figèrent soudain sur Dalar. — Oh, grands dieux, vous faites partie des Rokonar, n’est-ce pas ? Je ne pensais pas que votre peuple avait survécu à la catastrophe du Troisième ge. Garric vit Sharina grimacer. L’oiseau esquissa un hochement de tête et dit : — Je suis un guerrier des Rokonar, oui. Je suis loin de mon pays et de mon peuple, et je crains de ne jamais retrouver ma patrie. — Oh, vous renvoyer chez vous ne posera aucun problème, dit Ansalem. (Sa surprise se teintait d’irritation à l’idée qu’on puisse penser qu’il n’était pas capable d’accomplir une tâche aussi simple.) C’est ce que vous voulez ? Je peux le faire avant de dissoudre le nexus. La concentration, aussi vive que soudaine, revint sur le visage du magicien. Il regarda Tenoctris. — Cela… Est-ce que tout ira bien si je fais cela ? Je sais que j’ai fait des erreurs si terribles… Tenoctris jeta un regard à Sharina. Celle-ci serra Dalar dans ses bras et s’écarta. — Le Dragon m’a dit que mes amis et moi gagnerions à l’avoir servi, dit-elle. Le gain serait bien supérieur si vous aidiez Dalar, qui m’a aidée à rester en vie pendant ce long voyage. — Je n’aurais pu avoir de meilleur maître que vous, Sharina, dit l’oiseau qui lui adressa une profonde révérence avant de se redresser. Mais oui, j’aimerais rentrer chez moi. — Nous serions tous vos obligés si vous pouviez faire cela, seigneur Ansalem, dit Tenoctris d’un ton formel. Ainsi que si vous retiriez le fardeau de ce nexus de notre monde. — Oui, oui, bien sûr, dit Ansalem d’un ton légèrement bougon. (Ses traits se détendirent immédiatement.) Oh, je suis désolé, reprit-il. Je sais que tout cela est ma faute. Je m’en occuperai immédiatement après votre départ. Il fronça les sourcils. — Car vous souhaitez partir, n’est-ce pas ? Mais si l’un d’entre vous préfère rester… ? — Non, répondit Garric avec un grand soupir de soulagement. Nous voulons vraiment retourner dans notre monde. Plus que je l’aurais cru, songea-t-il, avant de passer presque une journée dans ce paradis devenu enfer. — Seigneur Attaper, appela-t-il à travers l’écran effondré. Préparez les troupes pour un retour immédiat à Valles ! — L’aube se lève à Valles, dit Liane tandis qu’ils approchaient de la fin du pont. Je n’ai jamais été aussi heureuse de voir une lumière pure. — Moi non plus, dit Garric qui sentit son cœur s’alléger à cette vue. Même si je ne me réjouirai pas avant d’avoir vraiment posé le pied sur… D’autres étaient moins réservés. Chalcus, qui marchait avec Ilna et l’enfant derrière la première section de porteurs de javelots, pointa son épée vers l’horizon, à l’est. — Le soleil ! cria-t-il. Les mots avaient à peine quitté ses lèvres que des dizaines de gorges y firent écho. L’instant d’après, tous les soldats criaient, les Aigles de Sang autant que les tirailleurs. Attaper semblait furieux. Garric rencontra son regard, sourit et cria : — Le soleil ! L’Aigle de Sang parvint à répondre d’un sourire en coin. Garric s’était attendu que Waldron dispose l’armée royale le long des rues face au pont, mais les citoyens qui se pressaient sur les toits et les balcons pour regarder passer les troupes étaient une surprise. Lorsqu’ils entendirent les cris des soldats, ils se mirent immédiatement à pousser des exclamations de joie à leur tour. — Ils croient que nous crions parce que nous avons gagné, dit Garric qui regarda Liane à sa gauche et Sharina à sa droite. Ils ignorent que nous sommes juste heureux d’avoir survécu. — Nous avons gagné, Garric, intervint Cashel, qui marchait à côté de Sharina et portait Tenoctris dans le creux de son bras droit. Attaper avait commencé à donner des ordres à deux soldats pour qu’ils construisent à la magicienne une litière de bâtons de lances couverte d’un manteau, mais Cashel avait refusé. — Pas vrai, Tenoctris ? — Oui, je crois que oui, en effet, dit-elle, visiblement épuisée par l’épreuve passée, mais néanmoins satisfaite. Garric dut regarder les lèvres de Tenoctris pour comprendre ses mots avec le brouhaha d’exclamations joyeuses qui les entourait, mais son sourire était déjà une information suffisante. — Nous avons accompli la mission que nous nous étions fixée ; ou du moins ce sera chose faite lorsque Ansalem aura rempli son devoir. Les semelles cloutées de Garric claquaient sur le manteau de pierre du pont de l’Ancien Royaume ; un pont de bois et de pierre, pas en lumière magique. Il tira son épée et la dressa au-dessus de lui. — Les Isles ! hurla-t-il. Pour le royaume et tous ses citoyens ! Les cris étaient aussi joyeux qu’un chant d’oiseaux aux oreilles de ceux qui revenaient de Klestis. Garric serra Liane dans ses bras. S’il n’avait pas déjà tenu une épée nue à la main, il l’aurait soulevée dans les airs comme pour la figure finale de la danse des moissons. Le seigneur Waldron était au bout du pont, au milieu de ses assistants et d’une dizaine d’autres nobles. Il avait le visage sévère d’un faucon perché, dénué de peur et d’espoir. C’était le visage d’un homme qui avait tenu, au côté du roi Valence, à la Muraille de Pierre, certain que ce jour serait le dernier mais sans laisser cette certitude l’affecter. Le roi Valence – l’armée du roi – avait fini par gagner à la Muraille de Pierre, tout comme Garric et ses amis avaient triomphé à Klestis ; mais il y avait de pires alliés que des pessimistes prêts à mourir plutôt que fuir. Garric et le roi dans son esprit sentirent une bouffée d’affection pour le vieux guerrier. Attaper n’avait pas permis à Garric de quitter Klestis en dernier comme il le souhaitait. Une dernière escouade d’Aigles de Sang traversa le pont au pas de course en hurlant et en frappant leurs lances contre la bosse de leurs boucliers. La foule, même les rangs impeccables de l’armée, retint son souffle, entre espoir et terreur. Garric se retourna. Le pont étincelait comme une structure délicate en flocons de neige volatils. La lumière bleue qui, quelques instants auparavant, avait été plus solide que le grès, s’effondra sur elle-même. Garric distingua chaque parcelle qui disparaissait en tournoyant dans une direction qui échappait aux distances ordinaires. La rivière Beltis, assombrie par la vase et gonflée par les pluies des hautes terres, roulait vers la mer Intérieure. Le courant se durcissait autour des vestiges du jambage qui avait un jour soutenu le pont de l’Ancien Royaume. Hormis ces rides naturelles, l’eau, et l’air au-dessus, étaient vides de toute apparition. Garric remit fermement son épée au fourreau. — Je soupçonne les vestiges de Klestis d’être de nouveau sur la côte de Cordin, dit Tenoctris. Mais je me demande ce que va faire Ansalem lui-même… Après une hésitation empreinte de dignité, Waldron et les autres membres du conseil s’avancèrent vers Garric. Le seigneur Tadai resta où il se trouvait pour discuter avec Ilna. Garric eut un instant de surprise lorsqu’il vit Chalcus, à quelques pas de là, amuser Merota en faisant disparaître une pièce d’or dans l’oreille de la fillette pour la faire resurgir par son nez. — Ton amie n’a pas besoin d’aide pour se faire entendre, remarqua Carus avec un sourire. Et lorsqu’elle est de cette humeur, un homme avisé se tient à distance. Cashel posa Tenoctris à terre mais resta près d’elle, son bâton à l’horizontale, pour empêcher la foule en liesse de bousculer la vieille femme et Sharina. Garric rit et vint se placer avec Liane derrière cette solide barrière humaine. Les gens criaient des questions et des félicitations – et le chancelier Royhas disait quelque chose à propos du comte de Sandrakkan. Cela attendrait. Sandrakkan était une menace, et il y en aurait d’autres, plus terribles, avant que le royaume soit en sécurité ; mais aujourd’hui, tout cela pouvait attendre. — Le royaume des Isles ! cria Garric au peuple, à son peuple. Puisse-t-il vivre à jamais en paix ! — Et puissent ses dirigeants être toujours prêts à se dresser face aux ennemis de la paix, s’exclama le roi Carus du fond des âges. Comme son prince a fait face aujourd’hui ! Remerciements Dan Breen, mon premier lecteur, se qualifie lui-même de scribe. C’est assez juste ; mais si j’apprécie comme il se doit son talent pour repérer mes erreurs de grammaire, il me semble que je gagne bien davantage à écouter ses critiques plus générales. Il est vrai que je ne suis pas toujours d’accord (ou plus exactement, je ne suis presque jamais d’accord), mais il me conduit ainsi à réfléchir aux raisons qui motivent mes choix. Si cet ouvrage comprend une photographie, il s’agit probablement de celle prise par John Coker en 1986 (mes cheveux sont plus gris mais mon tour de taille n’a pas changé). John n’est pas seulement un excellent photographe, c’est aussi l’un des hommes les plus agréables que vous puissiez rêver de rencontrer. Je lui suis reconnaissant de me laisser utiliser cette photographie. Il arrive que les choses se compliquent et tournent mal dans l’édition comme dans toute autre entreprise humaine. Stephanie Lane travaille dur chez Tor1. pour réparer ces erreurs. C’est aussi rare dans l’édition que dans d’autres domaines, et je mesure ma chance de collaborer avec elle. L’intervalle moyen entre deux catastrophes informatiques est de six mois. Mais je trouve particulièrement remarquable d’avoir eu raison de trois appareils au cours de l’écriture de ce roman. Je remercie Mark L. Van Name, Allyn Vogel, Ruben Fernandez et Rich Creal qui m’ont permis de survivre à ce déluge d’expériences rageantes. Le texte de cette deuxième édition est plus clair que celui de la première, entre autres grâce aux efforts de Sharon Pigott et Rick LaBach. Sharon avait également relu les épreuves de mon premier livre, ce n’était donc pas une expérience nouvelle pour elle. J’ai connu des périodes difficiles pendant l’écriture de ce roman. (Voir le paragraphe précédent pour un détail des nombreuses raisons…) Mes amis et surtout ma femme, Jo, m’ont soutenu sans faiblir. Je les remercie tous du fond du cœur. 1. Éditeur de la version originale. David Drake est né en 1945 en Iowa. Porté par un formidable succès populaire, il mène depuis 1979 une florissante carrière d’écrivain d’aventure, de Fantasy et de SF. Le Seigneur des Isles est sa plus grande série, dont voici le troisième tome. Du même auteur, chez Milady : Le Seigneur des Isles : 1. Le Seigneur des Isles 2. La Reine des démons 3. La Servante du Dragon www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : Servant of the Dragon Copyright © 1999 by David Drake © Bragelonne 2010, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales. ISBN : 978-2-8205-0505-7 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir vos noms et coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises !