Prologue Valence III, roi des Isles, frissonna dans la nuit étonnamment douce pour la saison, tandis que Silyon le magicien griffonnait les mots de son incantation sur la traverse d’une porte effritée par le temps. Deux jours après la nouvelle lune, l’astre ne serait que l’ombre de lui-même lorsqu’il serait pleinement levé. L’unique source de lumière était une lanterne dont la flamme brillait à travers des panneaux de mica si fins qu’ils en paraissaient transparents. Non loin d’eux, la jeune femme destinée au sacrifice soupira dans le sommeil artificiel des drogues qu’on lui avait données. Un sac de soie dissimulait la silhouette de la femme pour un spectateur éloigné, mais Attaper et les autres Aigles de Sang de l’escorte savaient très certainement ce que le roi et son magicien emportaient avec eux lorsqu’ils se rendaient dans les anciennes ruines. Les Aigles de Sang seraient aussi silencieux qu’ils étaient loyaux : jusqu’à la mort. Pourtant, Valence avait lu le dégoût dans les yeux d’Attaper tandis que le commandant des Aigles de Sang les regardait, lui et Silyon, transporter leur fardeau en parcourant seuls le reste du chemin. Valence renifla avec colère en repensant à ce regard. Comment Attaper osait-il le juger ? Le devoir d’un soldat était simple : tuer ou être tué, sans jamais se poser de questions. Un roi était confronté à des situations plus compliquées, où le bien n’était guère différent du mal. Malgré tout, Valence frémit de nouveau. Silyon termina l’incantation, un cercle de mots tracés en Écriture Ancienne. Il avait le corps tatoué et portait des éclats d’os à travers les lobes d’oreilles. Il plaça le petit trépied au centre du cercle puis passa des gants brodés de fils d’argent. Il sourit à Valence. Valence soupçonnait les symboles nettement dessinés sur les gants noirs de n’être que des ornements, malgré les insinuations du magicien qui leur associait des vérités obscures. — Continuez, gronda-t-il. Il ne supportait pas que ce petit homme originaire de Dalopo puisse le traiter comme un égal lors des actions qu’ils menaient ensemble. — Comme il vous plaira, Sire, répondit Silyon avec un petit sourire suffisant. D’un sac de cuir lavé, il tira le miroir, une larme d’obsidienne verte de la taille d’un poing. Il le suspendit précautionneusement au crochet d’argent qui dépassait d’un pivot du trépied. Valence ne pouvait pas comprendre comment un trou avait pu être percé dans la pointe délicate du verre volcanique sans le réduire en poussière, mais c’était la moindre des merveilles de cet objet. Silyon commença à psalmodier, touchant avec un athamé de bois noir qui venait de sa Dalopo natale chaque mot lorsqu’il le prononçait : — Hayad pikir tasimir… Un engoulevent lançait son trille au loin. Il se tut, mais un autre reprit le rythme un peu plus près. — Wakuiem gabiyeh worsiyeh, lança le magicien, déformant ses lèvres autour de syllabes dénuées de sens pour les hommes. Elles n’étaient pas destinées aux oreilles humaines mais aux forces régissant le cosmos. Des forces qui n’étaient ni dieux ni démons. Elles entretenaient les étoiles dans leurs cercles infinis, assuraient le passage des saisons sur Terre, participaient au mouvement de toutes choses, visibles ou invisibles. Le Soleil, symbole de la lumière et de la vie, et Malkar, symbole des ténèbres et de la mort, contrôlaient tout. Mais comment un simple être humain pouvait-il déterminer qui était qui ? — Archedama phochense pseusa rerta… Le palais en ruine où Valence et le magicien se tenaient agenouillés était celui des tyrans de Valles, un père, son fils et son petit-fils portant le même nom, Eldradus. La magie avait assuré à ce trio la mainmise sur l’Isle d’Ornifal pendant soixante-dix ans après la chute de l’Ancien Royaume, avant que leur pouvoir s’effondre suite au soulèvement des nobles de l’Isle. Après la chute des tyrans, Ornifal s’était peu à peu sortie de la barbarie, faisant de ses ducs, au moins de nom, les rois des Isles. Le premier Eldradus avait construit son palais à quelques kilomètres du port existant alors à Valles. Ceux qui le renversèrent ramenèrent le siège du pouvoir au cœur de la cité, et, pendant neuf cents ans, l’édifice élevé par le tyran était tombé en ruines sans jamais être restauré. Des racines avaient fendu les murs, les toits étaient tombés lorsque les poutres qui les soutenaient avaient pourri. Neuf cents ans… Mais le caveau souterrain au centre du palais était infiniment plus ancien. — Threkisithphe amaracharara ephoiskere…, psalmodia Silyon. Des ombres s’animèrent sur la surface polie du verre volcanique, qui ne reflétait pas les piliers du trépied d’où il pendait. Les tyrans de Valles avaient construit leur palais sur le site de ruines profondément enfouies dans la terre d’une antique forêt. Avant qu’Eldradus fasse abattre les arbres et aplanir le sol, personne – excepté le magicien lui-même – ne soupçonnait l’existence de colossales fondations de basalte. Au centre du nouveau palais, les tyrans avaient élevé une arche monumentale à quatre côtés, au-dessus d’un ancien puits circulaire. C’était l’oculus, l’œil : une ouverture au sommet de la voûte d’une vaste salle souterraine. Cette pièce aurait pu être un tombeau, un entrepôt, voire un élément d’un système d’égout d’un lointain passé. Ce n’était rien de tout cela ; ou peut-être, maintenant que Valence s’obligeait à y réfléchir, était-ce tout cela à la fois. — Thoumison kat plauton ! conclut Silyon en hurlant les dernières syllabes. Le cosmos lui-même tentait d’étouffer la voix d’un magicien lorsqu’il lançait une incantation de cette ampleur, épaississant sa langue, asséchant sa gorge comme du sable brûlant. Le miroir d’obsidienne trembla sous le rire de la Bête. — Bienvenue, humains, dit la voix profonde dans le crâne de Valence. Avez-vous apporté mon repas ? La Bête rit de nouveau. Le sourire de Silyon se figea en rictus ; le roi n’était pas plus expressif qu’une planche de bois brut. Valence se détestait pour ce qu’il allait faire, mais la reine ne lui laissait pas le choix. Les profondeurs verdoyantes du miroir étaient animées de brume étincelante mais ce soir, Valence n’y distinguait jusqu’alors aucune image précise. Peu de temps après que le Dalopien fut venu au roi avec son miroir et sa magie, Valence avait lancé une torche enflammée dans l’œil du dôme. La lumière étincelante n’avait révélé que des pierres mangées de lichen, comme on pouvait l’attendre dans une pièce restée close pendant la plus grande partie du millénaire. Mais à mi-chemin du sol, quinze mètres sous la surface, la torche avait disparu aussi soudainement que si elle n’avait jamais existé. Valence supposait que les offrandes que Silyon et lui descendaient par l’oculus s’évanouissaient de la même manière, mais il n’avait jamais eu l’envie – ou le courage – de regarder. — Les quatre que la reine poursuit lui ont échappé, déclara la Bête sans transition. Les deux humains et deux Halfelins originaires de Haft. Je les ferai venir à moi, ici. Pour parler avec la créature que Silyon avait invoquée, Valence était à genoux, car il ne pouvait contrôler le tremblement de ses jambes s’il essayait de se tenir debout. — Comment s’appellent-ils ? demanda-t-il. — Que m’importe le nom des humains ? répliqua la Bête. (Le roi n’entendait rien à proprement parler, la voix terrifiante tonnait dans son esprit.) Ils ont tous la même saveur, quel que soit le nom qu’ils se donnent ! La brume de la pierre d’obsidienne se fendit. Une tête triangulaire comme celle d’un serpent jaillit. Valence tressaillit même s’il savait consciemment que la forme n’était qu’une image reflétée par la pierre. Parfois, il voyait cette tête reptilienne dans le miroir ; parfois une autre, tout aussi monstrueuse mais mammifère, un chien ou un ours, ou peut-être un singe à tête de chien. Et parfois, Valence voyait une masse dont l’étendue n’était qu’une impression. Rien dans les visions du miroir ne permettait d’établir une échelle. La Bête émit son rire grinçant ; la tête de serpent s’évanouit dans la brume. La peur de Valence avait diverti l’être. — Ils se nomment Garric or-Reise et Sharina os-Reise, dit la Bête. (L’amusement se sentait encore dans la voix silencieuse.) Le mâle descend du roi Lorcan, qui cacha le trône de Malkar, celui par lequel la reine espère obtenir le pouvoir sur le cosmos. Les Halfelins sont Cashel or-Kenset et Ilna os-Kenset. Leur père était humain et leur mère une pixie. Je ferai venir ici ceux dont j’ai besoin, et ils me libéreront. — Je m’assurerai qu’ils soient arrêtés dès qu’ils…, commença Valence. (Il s’interrompit.) Dès que possible. Il avait failli ajouter « … pénétreront dans mon domaine », mais sur quoi Valence III régnait-il aujourd’hui ? Certainement pas sur l’ensemble des Isles ; personne n’avait vraiment été roi des Isles depuis la chute de l’Ancien Royaume, mille ans auparavant. Vingt ans plus tôt, lorsque Valence succéda à son oncle sur le trône, il pouvait au moins affirmer régner sur Ornifal. À présent que les serviteurs de la reine utilisaient la magie pour prendre la place de ses officiers, poste après poste, on n’obéissait à la volonté de Valence sans contestation que dans l’enceinte de son palais. Bientôt, peut-être ne serait-il même plus en sécurité là-bas. La reine ne lui laissait pas le choix. Pour sa propre sauvegarde et celle du royaume, il devait faire alliance avec la Bête. — Comme vous voudrez, dit la voix en renvoyant un tel écho que la Bête semblait se tenir dans la salle voûtée, en dessous. Le mâle peut davantage prétendre au trône que vous. Mais la seule chose que vous devez faire, c’est me nourrir ; je me charge du reste. À travers le miroir suspendu, Valence vit le visage du magicien se contracter en une grimace involontaire. Regrettait-il aussi le prix de cette alliance ? Une corde était fixée à un harnais autour de l’offrande. Les deux hommes firent descendre la jeune fille, faisant glisser la corde une main après l’autre, sentant le corps enveloppé balancer doucement au-dessous d’eux. Le rouleau de corde n’était qu’à moitié utilisé lorsque la pression du poids disparut ; la sacrifiée avait atteint le sol de la pièce souterraine. Les deux hommes se regardèrent. Valence hocha la tête et recula. Silyon jeta le reste de la corde par l’oculus et rassembla rapidement son équipement. Ils marchèrent le plus vite possible jusqu’au lieu où les gardes les attendaient avec les chevaux. La lanterne qui tanguait dans la main du roi envoyait des ombres tordues danser à travers les ruines ; la forêt avait depuis longtemps repris possession des lieux dégagés par les tyrans. Les Aigles de Sang se mirent au garde-à-vous. Les visages étaient aussi froids et durs que le métal de leurs armures noires immaculées. — Votre Majesté, dit Attaper en tournant la tête du cheval du roi pour que l’animal soit prêt à être monté. Un cri horrible retentit dans les ruines derrière eux. Aucun des hommes ne bougea ni ne parla pendant que l’écho se prolongeait de longues secondes dans la nuit. Lorsque le hurlement de la jeune femme s’éteignit totalement, le commandant des Aigles de Sang détourna ouvertement la tête et cracha. Puis il fit de nouveau face à son roi. Le visage d’Attaper était dénué de toute expression. Deuxième jour du quatrième mois (héron) Garric or-Reise s’appuyait sur la balustrade d’un balcon qui n’existait que dans son esprit et contemplait son corps physique pratiquer l’escrime dans le jardin en contrebas. Il ne dormait pas, mais son esprit conscient s’était détaché des gestes de son corps. Dans cette rêverie, il rencontrait et s’entretenait avec le fantôme de son ancêtre mort un millénaire auparavant. Garric désigna d’un geste l’endroit où son être physique tailladait une cible avec une épée lestée de plomb. — C’est aussi ennuyeux que de labourer un champ, dit-il. Et encore, avec le labour, on obtient au moins un sillon à la fin. — Tu as l’étoffe d’un bretteur, mon garçon, déclara le roi Carus qui était lui aussi accoudé à la balustrade à côté de Garric. (Il lui fit un sourire engageant.) Du moins, c’est ce que l’on m’a toujours dit, et mes pires ennemis n’ont jamais réfuté mes talents une épée à la main. Mais pour devenir vraiment doué, il faut répéter les exercices, jusqu’à ce que chaque mouvement soit devenu un réflexe. (Il fit mine de regarder les nuages, silhouettes parfaites dans le ciel bleu.) Bien sûr, poursuivit-il, tu peux toujours t’épargner cet effort et me confier le contrôle de ton corps quand ce genre d’activité est nécessaire. Des roses grimpaient le long d’un pilier, ses luxuriantes fleurs rouges envahissaient les pierres faussement réelles du balcon. Lorsque Garric était dans cet état, il lui semblait que rien n’existait au-delà de son champ de vision : s’il tournait la tête très vite, il ne verrait sans doute qu’une brume informe et non les murs du bâtiment où se trouvait le balcon. Garric rendit son sourire au roi, feignant de n’avoir pas relevé derrière le badinage la note de mélancolie dans la voix d’un homme qui n’avait pas eu de forme physique depuis mille ans. — Mon père ne m’a pas appris à me dérober face à mes obligations pour m’éviter l’effort, dit Garric. Et je ne veux pas être redevable pour un travail que je devrais être capable de faire moi-même. Carus éclata de rire avec l’enthousiasme d’un homme facilement en proie aux émotions extrêmes : joie, amour, et une colère bouillonnante qui abattait tous les obstacles. — Tu aurais pu avoir un père pire que Reise, dit-il. Et je ne suis pas sûr que tu aurais pu en avoir un meilleur. Il s’intéressa à la silhouette en contrebas : le corps de Garric qui maniait l’épée d’entraînement à bout rond. Les hommes qui gardaient l’enceinte du domaine de maître Latias, le riche marchand qui hébergeait Garric et ses amis à Erdin, assistaient à l’entraînement avec approbation et un intérêt tout professionnel. — Tu diriges avec ta jambe droite, dit Carus en désignant le corps de Garric. Un jour, un adversaire observateur remarquera que ton pied avance une fraction de seconde avant ton bras et ton épée. Alors il n’aura pas besoin de plus pour te toucher à la poitrine avant que tu puisses l’atteindre. — Je suis fatigué, dit Garric. Je veux dire, mon corps est fatigué. Carus sourit, un éclat d’acier brilla dans ses yeux gris. — Tu crois être fatigué, mon garçon, dit-il doucement. Quand tu auras vécu cela en vrai, tu verras ce que c’est que la fatigue. — Je suis désolé, murmura Garric. (À l’instant où il avait prononcé ces mots, il s’était senti gêné. Il avait réagi sur la défensive au lieu d’écouter ce qu’on lui disait. Il sourit.) Manier une faux sollicite presque les mêmes muscles, mais le blé n’a jamais essayé de me rendre mes coups. Je m’entraînerai jusqu’à le faire correctement. L’expression du roi s’adoucit et il partit de nouveau d’un grand rire. — Oui, tu y arriveras, dit-il. Avec la force que tu mets dans tes coups, tu es déjà prêt pour le plus gros du travail. Les deux hommes sur le balcon rêvé étaient si semblables que s’ils avaient été visibles, personne n’aurait douté de leur parenté. Carus avait la quarantaine lorsque la magie avait fait sombrer son navire. Il était large d’épaules, les membres déliés, et bougeait avec une grâce que les mouettes glissant sur les vents lui auraient enviée. Garric aurait dix-huit dans un mois. Il avait la taille et la force d’un homme, mais à côté du roi, un adulte dans la force de l’âge, il avait l’air efflanqué. Ils étaient tous les deux bronzés et aussi robustes qu’un homme pouvait l’être en menant une vie active. Garric était nu-pieds, vêtu de la tunique et du pantalon de laine des paysans d’Haft. Carus portait un pourpoint de velours bleu et des culottes de daim, ainsi que de hautes bottes de cuir d’un rouge éclatant. Un cercle d’or couronnait le roi, le diadème des rois des Isles. Il avait sombré avec lui mille ans auparavant. — Être roi des Isles ne signifie pas seulement savoir se servir d’une épée, dit Carus. (Les coudes sur la balustrade, il reposa le menton sur ses doigts pliés pendant un moment, une pose étrangement contemplative pour un homme habitué à l’action. Il se tourna vers Garric.) L’une des raisons pour lesquelles j’ai échoué et laissé le royaume s’effondrer, dit-il, est que mon épée a toujours été la première réponse que je choisissais pour résoudre un problème. Mais il te faudra une épée aussi, mon garçon, quand tu seras roi. — Je ne suis pas un roi ! intervint Garric avec une grimace gênée. Je suis juste… Qu’était-il vraiment ? Un jeune homme d’Haft, un coin perdu depuis la chute de l’Ancien Royaume. Un paysan qui avait appris à lire et à apprécier les anciens poètes grâce à son père, Reise, un homme éduqué qui avait servi au palais de Valles pendant un temps, puis avait été secrétaire de la comtesse d’Haft à Carcosa ; un paysan qui avait affronté et tué un magicien sur le point de rassembler toutes les forces du mal ; un jeune homme qui avait dans l’esprit le fantôme de son ancêtre, le dernier et le plus grand roi que les Isles aient connu. — Enfin, je ne suis pas un roi, termina-t-il maladroitement. — Mais tu le seras, déclara Carus d’un ton cordial mais aussi assuré que ses puissants coups d’épée. Pas parce que tu es de mon sang ; cela me permet simplement de discuter avec toi, mon garçon. Tu seras roi des Isles parce que tu en es capable. Si tu ne le fais pas, la crise qui a initié la chute de la civilisation lorsque j’ai échoué aura l’air d’une plaisanterie. Et cette fois, il ne restera que sang, peste et meurtre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de vie à prendre. (Carus sourit.) Mais tu ne le permettras pas, dit-il. Sur nos âmes, nous ne le permettrons pas, roi Garric ! N’est-ce pas ? Deux des compagnons de Garric s’étaient joints aux spectateurs dans le jardin en contrebas. Cashel or-Kenset était presque aussi grand que Garric, mais bâti comme le tronc d’un vieux chêne. Sa sœur Ilna et lui venaient du même village que le jeune homme, le hameau de Barca, sur la côte orientale d’Haft. Les deux garçons et la blonde Sharina, sœur de Garric, étaient amis depuis aussi longtemps que remontaient leurs souvenirs. Tenoctris, la vieille femme qui avait rejoint Cashel, était aussi différente de lui que possible. Une force qu’elle refusait d’appeler destin l’avait arrachée à son époque pour la transporter mille ans plus tard et la déposer sur la côte du hameau de Barca. Tenoctris était magicienne. C’était une magicienne dotée de pouvoirs très modestes, disait-elle ; mais elle comprenait là où les autres se contentaient d’agir… et amenaient par leurs actions la destruction sur eux et ceux qui les entouraient. — Non, répondit Garric, nous ne le permettrons pas. Il aurait tout donné pour retrouver la vie pour laquelle il avait été élevé : être un fils d’aubergiste dans un petit village où rien n’était destiné à changer en dehors des saisons. Mais il ne pouvait pas faire marche arrière. Les forces qui régissaient le cosmos atteignaient un nouveau pic millénaire. Au temps du roi Carus, un magicien au pouvoir déchaîné avait disséminé le royaume en plusieurs isles guerroyant entre elles et en proie à des luttes internes. La civilisation s’était partiellement reconstruite sur ces ruines ; mais, si le cycle venait à se répéter, le hameau de Barca serait entièrement rasé, aussi sûrement que de grandes cités comme Carcosa sur Haft, capitale de l’Ancien Royaume des Isles, avaient été anéanties à la mort de Carus. — Va retrouver tes amis, dit Carus avec un geste joyeux. De plus, tu ne devrais pas en faire trop ou tes muscles y perdront plus que l’exercice t’apportera. Même si tu es jeune et que tu ne le croiras pas plus que moi lorsque j’avais ton âge. Le roi, le balcon, et le ciel au-dessus s’évanouirent. L’esprit de Garric glissa de la rêverie à son corps haletant trempé de sueur sur le terrain d’entraînement. Le bouclier à son bras gauche était terriblement lourd et tous les muscles de son côté droit tremblaient à force de manier l’épée d’entraînement. Garric chancela, le souffle court. À chaque coup porté à la cible solide, sa main avait absorbé le choc. Il avait désormais l’impression qu’un chariot lui avait roulé sur la paume. Il ficha l’épée dans le sol qu’il avait largement piétiné. — Ho ! souffla Garric, en se vidant les poumons. Il s’acharna sur la lanière qui transférait un peu du poids du bouclier à son épaule. Les mains puissantes de Cashel le devancèrent en soulevant le lourd disque de lattes de bois croisées aussi aisément qu’un napperon de dentelle. Le capitaine des gardes s’approcha. Les Sérians comme maître Latias étaient pacifistes et répugnaient à faire usage de la violence contre d’autres êtres humains. Toutefois, cela ne les empêchait pas d’employer des hommes qui avaient une philosophie différente de la leur. Les hommes qui gardaient ce domaine à Erdin étaient endurcis à tous les égards et leur chef avait l’air de valoir deux de ses subordonnés. — Vous disiez n’avoir aucune expérience de l’épée, monsieur, dit-il à Garric. Mais ce n’est pas l’impression que j’ai eue en vous regardant à l’instant. Garric avait suffisamment repris son souffle pour parler. — L’un de mes ancêtres était un grand bretteur, dit-il, souriant à demi. J’ai peut-être hérité d’un peu de son habileté. Il toucha sa poitrine. Un médaillon de couronnement du roi Carus pendait à un ruban de soie sous sa tunique. Le père de Garric le lui avait donné après le naufrage de Tenoctris sur les rives du hameau de Barca. À son arrivée, tout avait commencé à changer… — Tenoctris et moi pensions aller nous promener près du port, dit Cashel. (Sa voix était lente, posée et puissante, le miroir de la jeunesse incarnée. Il haussa les épaules.) Les filles sont en train de tisser. C’est une idée spéciale, à ce qu’elle dit. Cashel et sa sœur Ilna avaient perdu leurs parents à l’âge de sept ans et s’étaient débrouillés depuis grâce à leurs talents et une détermination obstinée. Garric était plus fort que la plupart des hommes qu’il avait rencontrés, mais il savait que son ami Cashel était plus fort que tous ceux qu’il pourrait être amené à croiser dans sa vie entière. — Voilà de bien nombreuses années qu’on ne m’a plus qualifiée de « fille », et personne ne m’a jamais prise pour une tisserande, dit Tenoctris. (Elle parlait avec un enthousiasme éclatant, léger comme un oiseau, qui lui donnait l’air d’avoir seulement la moitié de son âge.) Nous pensions que tu aimerais venir avec nous, à moins que tu veuilles t’entraîner encore… ? Elle désigna la cible d’un mouvement de tête. Malgré le bout arrondi de l’épée d’entraînement, Garric avait parsemé le bois d’entailles profondes. — Non, ça suffit pour aujourd’hui, dit Garric. Laissez-moi le temps de me rafraîchir et je viens avec vous. (Il eut un petit rire.) Si on s’entraîne trop, ajouta-t-il, les muscles perdent plus qu’ils y gagnent. Ni ses amis ni les gardes ne comprirent ce qui amusait Garric, mais le roi caché quelque part au fond de son esprit approuva ces paroles d’un grand rire. Cashel or-Kenset se sentait pleinement satisfait par la vie tandis qu’il flânait le long du rivage animé d’Erdin, en compagnie de ses amis. Il était généralement dans cet état d’esprit. Peu de chose suffisait à son bonheur et les travaux difficiles qu’il réalisait y contribuaient grandement. Il ne lui avait manqué que la sœur de Garric, Sharina, qu’il aimait en secret depuis toujours. À présent, elle était là. Cashel et Garric avançaient à un rythme qui convenait à Tenoctris. C’était une femme frêle et âgée, mais elle marchait tout de même plus vite que les moutons, les compagnons de route auxquels Cashel était le plus habitué. Il avait gardé des troupeaux dans les pâturages du hameau de Barca depuis l’âge de sept ans. En grandissant, il avait été employé de plus en plus fréquemment pour des tâches exigeant de la force : abattre des arbres, creuser, déplacer des blocs de pierre dans des lieux trop étroits ou difficiles d’accès pour un attelage de bœufs. Les habitants du bourg avaient rapidement compris qu’ils pouvaient faire confiance à Cashel pour qu’il effectue un travail soigné, quelle que soit la tâche qu’ils lui confiaient. — Est-ce un autel à la Dame ? demanda Garric. Il désigna d’un léger mouvement de tête une construction au bout d’un quai de brique qui s’avançait dans le fleuve Erd. Il aurait été discourtois de désigner trop ouvertement une divinité, et dans un lieu aussi étrange que l’était Erdin pour deux paysans d’Haft, il y avait de fortes chances pour que quelqu’un s’en prenne à ces étrangers trop rustres à son goût. Des hommes bâtis comme Cashel et Garric couraient peu de risque d’être attaqués, mais leur éducation leur dictait de n’offenser personne. L’édifice sculpté représentait une femme qui tenait un bol peu profond. Trois marins brûlaient de l’encens dans le récipient. La statue portait un pantalon ample et une chemise sans manches qui laissait nue sa poitrine de calcaire. Cashel n’avait jamais vu de tels vêtements, d’autant moins sur une représentation de la Dame, reine du paradis. Le parfum de l’encens le fit éternuer. — Il s’agit de la Dame telle qu’elle est adorée à Shengy, dit Tenoctris. Je devrais dire, reprit-elle avec un sourire contrit, qu’il s’agit du costume que portait la Dame à Shengy à mon époque. Mais il faut savoir que, de mon temps, Erdin n’était qu’un marais inhabité et les comtes de Sandrakkan n’étaient que des rustres qui vivaient comme un groupe de bandits dans un château à l’extrémité est de l’isle. — Mais les marins ne viennent pas de Shengy, n’est-ce pas ? demanda Garric. Je pensais que les natifs étaient petits, avec la peau sombre. — Les marins trouvent un soutien spirituel partout où ils peuvent, répondit Tenoctris. Ils sont bien plus conscients que la plupart des gens du fait que leur survie dépend de forces qu’ils ne peuvent contrôler. (Puis la vieille magicienne baissa la voix et ajouta autant pour elle-même que pour ses compagnons :) Parfois, j’aimerais moi aussi croire aux grands dieux. Mais je ne perçois que des forces, et ce n’est que ma faiblesse humaine qui me pousse à les nommer « bien » et « mal ». Je suis sûre que le cosmos n’utilise pas de telles étiquettes pour désigner les puissances qui l’animent. — Le cosmos n’a peut-être que faire de voir les Isles englouties par la faute de serviteurs de Malkar, intervint Garric en touchant le médaillon sous sa tunique. Mais pour nous, c’est différent, et nous ne laisserons pas cela se reproduire. — Je crois en la Dame et le Berger, dit Cashel sans colère. Je crois que Durzi veille sur les troupeaux du hameau de Barca… Mais je ne crois pas que les moutons pourraient se débrouiller sans moi, stupides comme ils sont. Tenoctris était une femme bien, intelligente, et mieux éduquée encore que Garric. Elle pouvait croire ce qu’elle voulait. Mais pour Cashel, la vérité était souvent très simple, et les croyances des autres n’y changeaient rien. Cashel était grand. Il se déplaçait lentement car il avait appris très tôt qu’un homme de sa taille et doté de sa force pouvait détruire bien des choses en se précipitant. Il comptait sur ses doigts et ne savait écrire son nom que parce que Garric avait passé des jours entiers à lui apprendre comment tracer laborieusement les lettres. La plupart des gens pensaient que Cashel était stupide. C’était peut-être le cas. Mais beaucoup estimaient aussi qu’un bœuf était stupide parce qu’il est fort, lent, et qu’il accomplit son travail sans faire preuve du tempérament fougueux du cheval. Mais c’était une erreur de penser que cet animal était stupide. Tous trois contournèrent un chargement de bois dur débarqué d’un étrange cargo à double coque. Les cernes du bois étaient très visibles sur les bûches et dessineraient sur les planches des rayures dignes des plus vastes œuvres tissées par Ilna. — Du bois-tigre de Kanbesa, dit Garric, émerveillé. Il a traversé toute la mer Intérieure jusqu’ici pour orner la maison d’un marchand. Erdin a vraiment grandi depuis la chute de l’Ancien Royaume. Cashel jeta un regard critique au chargement. Assez joli, sans doute, mais il aurait préféré du chêne ou du noyer blanc, comme le bâton qu’il portait alors à Erdin et qu’il avait tenu dans les pâturages d’Haft. Le bâton de Cashel n’était pas simplement une arme. Il avait sculpté le bois solide de ses propres mains. C’était un fragment d’Haft. Il représentait la part de Cashel avant qu’il quitte le hameau de Barca pour parcourir les Isles. Il pouvait se croire chez lui lorsqu’il sentait le bois lisse et familier sous ses doigts, malgré les bâtiments serrés et une foule aussi dense qu’une nuée de corydales au printemps. Alors pourquoi se priverait-il de le porter ? — N’y a-t-il pas de forêts à Sandrakkan ? demanda-t-il. Il trouvait étrange la remarque de Garric sur l’Ancien Royaume. Cashel comprenait lorsque Tenoctris parlait du monde tel qu’il était mille ans auparavant, après tout, elle y avait vécu. Parfois, Garric s’exprimait comme s’il avait lui aussi connu cette époque. — Il y a de nombreuses forêts, au nord en particulier, répondit Garric. Mais on n’y trouve pas ces essences particulières. Ce sont des bois d’ornement, destinés à quelques hommes riches qui pourront se vanter d’avoir acheté du bois convoyé sur plus de mille kilomètres pour garnir leur salle à manger. Cashel fronça les sourcils en formulant mentalement ce qu’il voulait dire. Un marchand le croisa et lui adressa un regard stupéfait. Le garde du corps de l’homme saisit la poignée d’une épée qui était certainement plus qu’un apparat. Cashel ne le remarqua même pas. — Cet endroit rassemble des biens qui proviennent de partout, dit-il. (Il eut un léger sourire : il était redevenu le jeune homme au tempérament égal du hameau de Barca.) Des sacs de laine d’Haft, sans aucun doute. Les gens ont l’air plutôt heureux. L’endroit est paisible, ils vivent leurs vies. (Tenoctris acquiesça, attentive à ce que Cashel allait dire. Garric l’écoutait également intensément.) Mais si tout cela mène à la guerre, que des démons et des créatures mortes marchent sur Terre, alors tout le monde est perdant, poursuivit Cashel avec force. Pourquoi laissent-ils cela se produire ? Pourquoi provoquent-ils cela ? La vieille magicienne secoua la tête. — D’une part, parce que les gens sont comme cela, Cashel, dit-elle. Pas toi, et certainement pas moi. Je n’ai jamais voulu le pouvoir, je voulais seulement étudier en paix. (Elle fit un large sourire qui la rajeunit de dix ans.) Je me suis tenue à l’écart du pouvoir, fort bien, mais il semble que je ne pourrai pas avoir le calme pour étudier, car nous nous efforçons de préserver le monde de ce que tu décris. (Elle devint subitement sérieuse.) Mais il y a autre chose : les forces ont atteint un pic il y a mille ans, et, avant de s’apaiser, elles ont anéanti le royaume, celui que votre époque a baptisé Ancien Royaume. Les pouvoirs extérieurs ne causent aucun désastre de leur propre fait, mais ils amplifient de légers déséquilibres, les colères insignifiantes, l’ambition, la jalousie. Tenoctris contempla l’horizon par-delà la rivière. Cashel devinait qu’elle voyait au-delà des péniches qui descendaient lentement les eaux brunes de l’Erd et des vastes navires chargés de marchandises des quatre coins de la mer Intérieure. — Les magiciens qui possèdent un peu de pouvoir s’aperçoivent que leurs forces sont désormais décuplées, poursuivit doucement la vieille femme. Ils peuvent faire sombrer des isles ou invoquer des démons capables de ravager des villes entières. Mais les magiciens n’ont pas gagné en compréhension. (Elle considéra Garric, puis Cashel, avec un regard d’aigle.) Et ils ne comprenaient rien avant, contrairement à ce qu’ils croyaient. Parce qu’ils étaient fous ! — Mais vous, vous comprenez, dit Garric en posant une large main bronzée sur l’épaule de Tenoctris. Et nous ne laisserons pas Malkar gagner cette fois. Le mal ne gagnera pas. Cashel se gratta pensivement derrière l’oreille gauche. Sharina avait autrefois quitté le hameau de Barca, pour toujours, semblait-il. Elle ignorait ce que Cashel ressentait pour elle parce qu’il n’avait pas eu, et n’aurait jamais eu, le courage de le lui dire. Alors Cashel était parti lui aussi, sans but défini, seulement pour s’éloigner d’un lieu où tant de souvenirs le torturaient. Il avait fini par retrouver Sharina, et l’avait sauvée quand personne d’autre n’aurait pu. Personne sauf Cashel or-Kenset. — Je crois que tout va bien se passer, dit Cashel à voix haute. Les choses s’arrangent généralement lorsqu’on y travaille. Ses compagnons le regardèrent avec surprise. Cashel sourit lentement. Garric et Tenoctris étaient intelligents, ils apprenaient sur toutes sortes de sujets dans les livres. Cashel ne pouvait fonder ses jugements que sur sa propre vie. Les autres pouvaient penser ce qu’ils voulaient, cela ne changeait rien à ce que Cashel savait au fond de son cœur. Ils continuèrent leur promenade et croisèrent des hommes occupés à décharger des épices d’un navire sérian à étrave carrée. Des marins, minces à la peau sombre, sortaient les lourds coffres des multiples cales du navire, et les hommes de la ville les chargeaient sur des charrettes à bras pour les transporter aux entrepôts. Un agent de Sandrakkan surveillait le travail. Le propriétaire du chargement, un noble Sérian en tenue de soie, plus grand et bien plus replet que les marins, se tenait, impassible, à côté de son secrétaire qui établissait un inventaire sur une tablette de feuille de bambou. — Si les Isles étaient de nouveau unies, dit Garric, le commerce serait encore accru. Mais ce n’est peut-être qu’un rêve. Ce fut au tour de Cashel de regarder son ami avec surprise. Il n’aurait pas pensé qu’un paysan d’Haft puisse avoir de tels rêves. — Les forces qui convergent vers Malkar ne sont pas alliées, dit Tenoctris. (Le cours de ses pensées n’était pas en rapport avec ce qui venait d’être dit, mais il s’accordait bien aux méditations de Cashel.) Les gens mauvais se haïssent mutuellement avec autant de violence qu’ils détestent ce que nous pouvons, je pense, appeler « le bien ». C’est le véritable atout du bien par rapport au mal. (Elle eut un sourire désabusé.) Malheureusement, poursuivit-elle, il est rare que le camp soit aussi nettement choisi, y compris du côté du bien. Ils passèrent devant un navire de taille moyenne dont la pontée, des fruits séchés dans des paniers scellés à la poix, avait déjà été déchargée. L’équipage utilisait le mât et la vergue comme une grue afin de sortir des tonneaux de la cale, l’un après l’autre, et les basculer ensuite dans des charrettes attelées de mules. Une plaque d’étain sur l’étrave du navire était ornée d’une mouette et d’un nom en lettres découpées. Le capitaine était un homme à la barbe rousse, aussi trapu que Cashel mais moins grand. Il dirigeait un équipage taciturne depuis le pont, tandis que le marchand qui recevait la cargaison attendait avec le second près des charrettes. Cashel s’arrêta. Sa peau était parcourue de picotements, comme brûlée par le soleil, une sensation qu’il ne ressentait plus guère depuis qu’il passait sa vie dehors en toutes saisons. Il regardait intensément le navire. — Il s’appelle l’Oiseau des Vagues, expliqua Garric qui pensait que son ami essayait de déchiffrer le nom sur la plaque. — Il y a quelque chose…, commença Cashel. Il remonta doucement la main gauche sur son bâton. Garric s’apprêta à parler mais se ravisa et garda le silence. Tenoctris s’agenouilla sur le quai de briques et ramassa une brindille de la paille utilisée pour envelopper la marchandise. — Hey ! s’écria l’un des charretiers avec colère. Dégage du chemin ou je vais te rouler dessus ! Cashel s’avança entre Tenoctris et le bœuf de tête. Il posa l’une des viroles ferrées de son bâton sur le sol devant lui et regarda fixement l’homme. — Ah, retourne dans ta ferme ! cria le charretier. Mais il déplaça son attelage sur le côté. Il fit claquer son fouet et contourna le trio avec son chargement de grain dans des jarres de terre cuite. Tenoctris avait tracé des mots dans la couche de saleté qui souillait la rue. Elle murmurait à présent une incantation en touchant chaque syllabe avec son brin de paille. Au point d’orgue du sort, elle lâcha la brindille qui s’élança comme sous l’effet d’une brise imaginaire. La paille se posa sur le tonneau que l’équipage descendait dans la charrette de tête. — Je pense…, commença-t-elle d’une voix tremblante. (Elle essaya de se lever, mais elle serait tombée si Garric ne l’avait pas soutenue ; les forces qu’un magicien mettait à l’œuvre avaient un prix.) Je pense que nous devrions demander ce que contient ce tonneau. — Très bien, dit Cashel. Il raffermit sa prise sur son bâton. Il se dirigea vers le marchand, Garric à ses côtés. Ils apprendraient ce qui se trouvait dans le tonneau. Cela ne devrait pas poser plus de problèmes que d’habitude. Sharina s’arrêta et regarda Ilna manier la baguette d’écartement, glisser le peigne à travers le fil de chaîne et aplanir son ouvrage en moins de temps qu’il n’aurait fallu à Sharina ou Liane, installée devant un troisième métier à tisser, pour simplement préparer la foule. — Cela semble si facile quand on te regarde, dit-elle d’un air contrit. Ilna leva la tête et afficha un sourire dur. La navette continuait à glisser sous ses doigts entre les fils de chaîne, d’un bout à l’autre du métier, avec une vitesse et une précision qui n’auraient paru naturelles chez aucune autre tisserande. — C’est simple. Je suis juste plus entraînée que vous. Ce qui était partiellement vrai. Toutes les filles des villages d’Haft apprenaient à tisser tout comme elles apprenaient à cuisiner, mais dans le hameau de Barca, depuis environ huit ans, Ilna os-Kenset était chargée de tous les ouvrages de tissage d’importance. La plupart des autres femmes se contentaient de lui fournir le fil. Le tissage d’Ilna était plus serré, ses motifs plus nets, et sa vitesse de production dix fois supérieure à sa plus proche rivale de la région, la vieille Chantre os-Chulec. Chantre elle-même le reconnaissait lorsqu’elle avait abusé de la bière servie dans l’auberge de Reise. Mais l’habitude n’expliquait pas tout, et l’habileté d’Ilna à son départ du hameau de Barca n’était rien comparée au génie qu’elle déployait désormais. Quelque chose avait changé, et l’expression au fond de ses yeux sombres prouvait que ce changement affectait bien plus que la dextérité de ses doigts sur un métier. Au cours des mois où Ilna et Sharina avaient été séparées, Sharina avait fait face à un démon et affronté la mort. Le regard d’Ilna racontait qu’elle avait vu bien pire, et fait bien pire. — Ilna, dit Liane, la jeune femme que Sharina avait rencontrée en compagnie de Garric trois jours plus tôt à Erdin, mon père a parcouru le monde. Il apportait des présents pour ma mère et moi lorsqu’il revenait. J’ai vu des étoffes provenant des quatre coins des Isles et au-delà, mais je n’ai vu aucun ouvrage qui égale le vôtre. Elle se faisait appeler Liane os-Benlo, mais Garric avait secrètement confié à Sharina qu’elle descendait de la noble maison des bos-Benlimar. Son père, un magicien, était mort dans des circonstances que Garric refusait d’évoquer. Les cheveux de Liane étaient aussi noirs que ceux d’Ilna, mais elle avait la carnation pâle des nobles de Sandrakkan alors qu’Ilna, comme Garric, avait la peau aussi sombre qu’un cœur de noyer. Les deux femmes étaient belles. Mais si Liane semblait une poupée délicate, Ilna… Personne n’aurait qualifié Ilna de fade, mais « sévère » aurait été le premier mot employé par un étranger pour la décrire. — Oui, oui, répliqua Ilna. Cela compense peut-être le fait que je ne sache pas lire comme Garric et vous. Liane rougit. — Je t’apprendrai à lire, Ilna, intervint brusquement Sharina. Je te l’ai déjà proposé à de nombreuses reprises. Tu dis toujours que tu n’as pas le temps. Elle ne connaissait pas Liane, mais elle savait que Garric l’appréciait et avait vécu bien des épreuves à ses côtés. Sharina connaissait très bien Ilna. Elle refusait de laisser son amie attaquer injustement Liane avec cette langue aussi affûtée que les couteaux à manche d’os qui lui servaient pour les tâches ménagères. L’évocation des couteaux amena à l’esprit de Sharina l’image de l’arme qu’elle utilisait désormais et qu’elle avait pendue à un crochet destiné aux manteaux. Les écailles de la garde étaient en corne noire, rivetées sur une soie pleine, et la lourde lame à tranchant unique était aussi longue que son avant-bras. C’était le couteau d’un chasseur de phoques de l’isle de Pewle dans la mer Extérieure, au nord bien au-delà du cercle des Isles. L’homme qui le portait, Nonnus, s’était installé en ermite dans les bois qui environnaient le hameau de Barca avant la naissance de Sharina. Nonnus se nourrissait du gibier qu’il tuait avec des javelots de bois et des plantes qu’il semait à l’aide d’un bâton pointu. Il savait soigner les fractures de ceux qui se blessaient, adoucir la fièvre et apaiser la toux avec des simples issus de ses propres cultures. En dehors des moments où il prodiguait de tels soins, il vivait à l’écart de la communauté. — Oh, je ne pense pas être capable de lire, répondit Ilna avec plus de résignation que de tristesse. (Ses doigts poursuivaient leur ouvrage tandis qu’elle parlait, sans précipitation mais sans jamais commettre la plus petite erreur.) Et après tout, ce n’est pas un talent utile pour une paysanne. Pas plus que pour une tisserande, si j’en crois mon expérience. Sharina quitta son métier et se leva. Elle reprendrait son ouvrage dans un instant, mais elle voulait étendre ses muscles. Elle avait été élevée comme fille d’aubergiste. Ses travaux consistaient plus à bouger et porter des charges qu’à rester assise sans utiliser autre chose que ses doigts. Les trois jeunes femmes étaient installées dans l’un des bâtiments de la demeure fortifiée de maître Latias. C’était une pièce unique compartimentée par des paravents de papier décorés de somptueux paysages. Les occupants y avaient davantage d’intimité qu’un paysan dans une cabane du hameau de Barca. Maître Latias leur avait aussi fourni le fil et les métiers à tisser. Cashel avait rendu service au marchand et, en retour, celui-ci le traitait, ainsi que ses compagnons, comme sa propre famille. Il avait proposé de la soie, mais Ilna avait déclaré que la laine conviendrait aussi bien à ce qu’elle souhaitait faire. Quoi qu’elle souhaite faire. Sharina avait accepté lorsque Ilna lui avait proposé, ainsi qu’à Liane, de passer l’après-midi à tisser. Elle ne comprenait pas l’intention de cette requête, mais Ilna demandait peu et promettait toujours implicitement de rendre la pareille et bien davantage. — Les livres permettent de rencontrer des habitants d’autres temps et d’autres lieux, dit Liane. (Elle parlait sans colère, mais elle avait son propre point de vue et refusait de laisser dénigrer ce qu’elle aimait sans rien dire.) Lorsqu’un ouvrage a survécu à la chute de l’Ancien Royaume, il est certainement digne d’intérêt. Celondre a dit : « Mes vers forment un édifice qui survivra au bronze. » Et il avait raison. — Il y a tellement de gens ici et maintenant que je n’ai pas encore rencontrés, répliqua Ilna. (Elle émit un rire, entre le gloussement et le reniflement.) Il y en a aussi beaucoup que je souhaiterais n’avoir jamais rencontrés. Mon oncle Katchin, par exemple. (L’expression d’Ilna s’assombrit. Elle perdit le faible ersatz d’humour qu’elle avait dans la voix.) Enfin, ajouta-t-elle, certains de ceux qui m’ont rencontrée pensent sans doute de même. Et j’ai bien peur qu’ils aient de très bonnes raisons pour cela. Sharina toucha la garde du couteau pewle dans son fourreau de cuir noir traité à la graisse de phoque pour résister à l’eau. Elle n’avait pas eu l’intention de venir là. Elle s’était juste levée pour s’étirer… Mais la douleur que ressentait Sharina n’était pas limitée à ses muscles ankylosés. Les hommes de Pewle étaient un peuple rude, habitué aux armes et aux situations brutales. Les généraux les employaient comme troupes irrégulières pour accompagner les régiments de cavalerie ou d’infanterie lourde. Nonnus avait été un mercenaire. Il avait alors commis des actes qui l’avaient conduit à se retirer dans une forêt d’Haft pour implorer le pardon de la Dame pendant le reste de ses jours. Nonnus avait été plus proche de Sharina que de quiconque au hameau de Barca. Il l’avait suivie lorsqu’elle avait quitté l’isle parce qu’elle avait besoin d’un compagnon à qui se fier entièrement, et il était mort pour la protéger sous les coups de ses ennemis. Il l’avait fait parce qu’elle était blonde et jolie ; parce qu’il ne pouvait plus rien faire pour la jolie enfant blonde qu’il avait égorgée en riant un terrible après-midi, tandis qu’un roi défendait son trône et que rien n’avait d’importance hormis la victoire. Sharina aurait tout donné pour ramener Nonnus, mais elle savait, au fond de son cœur, que la mort était ce que l’ermite souhaitait le plus après le pardon. Elle ne pouvait que prier, comme Nonnus avait prié, pour que la Dame ait pitié des hommes et de leurs faiblesses humaines. Sharina se retourna. Les deux autres jeunes femmes la regardaient fixement, sans que cela interrompe la danse des doigts d’Ilna sur le métier à tisser. — Qu’êtes-vous en train de tisser, Sharina ? demanda Liane d’une voix faussement joyeuse. Elle reporta très vite le regard sur son propre ouvrage. — Une bordure de col rouge, répondit Sharina, un faible sourire sur les lèvres. (Elle touchait toujours la garde de l’imposant couteau du bout des doigts.) Ce n’est pas grand-chose, mais je suis au moins sûre de le faire correctement. Je pourrais passer ma vie à tisser sans jamais égaler Ilna. (Elle regarda son amie.) Ilna, dit-elle, je ne sais pas ce que tu as fait ou ce que tu penses avoir fait, et je ne veux pas le savoir. Mais rappelle-toi que ça n’a aucune importance, cela ne fait pas de toi quelqu’un de mauvais. (Elle s’interrompit et déglutit.) Nonnus a commis des actes bien pires que tout ce que tu aurais pu faire, laissa-t-elle échapper, et il n’y a jamais eu de meilleur homme que lui. Jamais ! Sharina ne pensait pas qu’elle crierait. Liane était une jeune femme sensible, élevée dans une famille suffisamment aisée pour se permettre d’avoir des sentiments. Sharina ne s’étonna pas qu’elle se lève et lui prenne la main. Mais elle resta stupéfaite de sentir Ilna lui presser l’autre main, celle qui entourait la garde du couteau pewle. Le marchand quitta des yeux le tonneau qui descendait en oscillant vers la charrette lorsqu’il remarqua que Garric et Cashel s’approchaient de lui. Sa surprise se mua soudain en inquiétude face à la silhouette imposante des deux étrangers. — Hé ! Vous vous prenez pour qui ? lança-t-il. Le capitaine du bateau saisit un maillet sur un portant installé sous le mât. Garric s’étonna de voir les six marins poursuivre leur travail, aussi impassibles que des bœufs attelés à une charrue. Il s’était attendu à davantage de réaction de leur part, ne serait-ce que parce que l’arrivée des étrangers était plus intéressante que de décharger des tonneaux des cales. — Nous venons en amis, répondit Garric au marchand avec aisance. (Il désigna le navire d’un signe de tête et ajouta :) Capitaine, je ne sais pas si votre affréteur appréciera ce que j’ai à dire. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? rugit le capitaine. Il sauta sur le quai. C’était une erreur car cela accentua sa différence de taille avec les deux jeunes gens. Le maillet de chêne qu’il brandissait n’avait rien de menaçant comparé au bâton que Cashel balançait avec aisance d’une main. — Je suis fils d’aubergiste, monsieur, poursuivit Garric sans prêter attention au capitaine. Garric or-Reise de Haft. Je suppose que vous payez pour des tonneaux pleins. — Bien sûr que je paie pour des tonneaux pleins, rétorqua le marchand. Quelle question ridicule ! Il était méfiant mais n’avait plus peur, et la nuance de colère avait quitté sa voix. Les conducteurs des six charrettes étaient descendus de leurs sièges, leurs fouets à la main, mais ils se tenaient à une distance respectueuse de la discussion. — Vous voyez les gouttes sur les lattes du tonneau ? Ce n’est pas de l’eau de cale, vous savez. Le tonneau avait été déposé debout dans la charrette. Garric passa le doigt sur la tache humide qu’il avait repérée pendant le transport du tonneau. Les marins qui détachaient les sangles semblaient ne pas faire attention à la scène qui se déroulait sur le quai. Garric sentit le liquide, reconnaissant la forte odeur d’alcool à laquelle il s’attendait et tendit le doigt pour que le marchand puisse sentir à son tour. C’était du cidre royal, du cidre entreposé à l’extérieur pendant l’hiver. En écumant la glace qui se formait, un homme habile pouvait obtenir un breuvage bien plus fort qu’un alcool de pommes ordinaire. C’était une boisson d’ivrogne, que Reise avait rarement dans sa cave. — Quelqu’un a percé ce tonneau pour y glisser un roseau, cela ne fait aucun doute, commenta Garric avec un sourire nonchalant adressé au capitaine. Le trou est comblé à la cire, mais à votre place, je m’assurerais de ce qui reste dans les tonneaux avant de payer pour la marchandise. — Que la Sœur t’entraîne en enfer, sale menteur ! hurla le capitaine, la barbe hérissée comme une flamme étincelante. Ces tonneaux sont dans le même état que lorsque je les ai chargés à Valles ! Ceux qui transportent de lourdes charges ensemble apprennent à se connaître et à prévoir les réactions de l’autre, sans quoi le chargement glisse et écrase la main ou la jambe de celui qui se tient le plus penché. Cashel et Garric avaient passé dix ans à transporter des troncs et des rochers ensemble. Ils n’avaient pas besoin de mots pour décider ce qu’ils devaient faire. Cashel frappa le tonneau avec la virole de son bâton. Le baril vola en éclat, clairement vide, à peu de chose près. — Fort bien, déclara le marchand. Mon nom est Opsos, jeunes gens. Ouvrons tout cela immédiatement ! — Par la Dame ! intervint le capitaine. Si vous ouvrez un tonneau, il faudra me le payer d’abord. Vous allez en répandre la moitié sur le quai, pour sûr ! Malgré sa véhémence, le capitaine ne protestait plus que par principe. Le regard noir qu’il jeta vers son équipage indiquait clairement qui il soupçonnait. Les marins descendaient la cravate dans la cale pour y prélever un autre tonneau. Cashel monta dans la charrette en utilisant son bâton pour obtenir la poussée nécessaire. Les essieux émirent une plainte grinçante comme si un second tonneau y avait été déposé. — Que la Sœur m’emporte ! pesta le capitaine en jetant le maillet au sol dans un geste de dégoût. Il jeta un regard rapide vers la coque de son navire, peut-être pour évaluer combien de tonneaux ses hommes pouvaient bien avoir vidés pendant le voyage. Cashel leva son bâton, droit comme un mât, et abattit la virole sur le couvercle du tonneau. L’une des trois planches partit dans les airs en emportant les traverses, mais aucune éclaboussure n’indiqua que le tonneau était plein. Opsos se hissa dans la charrette avec l’aide du conducteur. Garric resta au sol afin de protéger Tenoctris de la foule des curieux qui se pressaient désormais autour d’eux. Cashel laissa échapper un cri. Il abaissa son bâton et Garric l’attrapa par réflexe. Débarrassé de son arme, Cashel fit basculer le tonneau d’une main et glissa l’autre sous le fond du baril. Il le souleva au-dessus de sa tête, un exploit que même lui n’aurait pu réaliser si le tonneau avait été rempli de cidre royal, et renversa le contenu sur le quai. Garric s’éloigna d’un bond. Il restait à peine assez de cidre pour en assombrir les briques. Replié pour être conservé dans l’alcool que les marins avaient consommé inconsciemment, se trouvait un cadavre. Ce n’était pas le corps d’un homme, ou du moins n’était-il pas totalement humain. Il avait deux bras et deux jambes, mais sa peau grise était rocailleuse entre les écailles. La créature était chauve. Sa tête, de la taille d’un crâne humain, était aplatie et triangulaire comme celle d’un immense serpent. — Un écailleux, commenta Tenoctris tandis que la foule s’éloignait de la scène en poussant des cris. Le monde est sans aucun doute en danger si les écailleux ont de nouveau trouvé un passage. — Je vais bien maintenant, dit Sharina. Elle prit une profonde inspiration. Ilna hocha la tête et s’éloigna. Liane lui proposa un mouchoir qu’elle avait préparé dès qu’elle s’était levée. Sharina ne vit pas le carré de soie bordé de dentelles. Elle tira un mouchoir bien moins élégant de sa manche et s’essuya les yeux avant de se moucher. Ilna renifla avec amusement face à l’embarras rapidement dissimulé de Liane. La riche demoiselle devait encore apprendre que les autres n’ont généralement pas besoin d’aide, ou n’en veulent pas. Certaines personnes, en tout cas. — Je vais enlever mon col du métier, déclara Sharina, de nouveau pleinement maîtresse de sa voix. (Elle jeta un regard vers Ilna et demanda :) À moins que tu souhaites qu’il soit plus grand ? — C’est ton ouvrage, répondit Ilna. Elle regarda le travail de son amie. Le ruban de tissu rouge apporterait une touche de couleur à la tunique d’une femme de fermier lors d’un sacrifice de Dixième Nuit : une gorgée de bière et une poignée de viande hachée répandues devant l’autel de la maison orné de miniatures de la Dame et du Berger, son compagnon. Lors des grandes occasions, mariages, Processions de la Dîme, lorsque les prêtres viendraient dans la région depuis Carcosa en apportant dans des charrettes attelées de mules des représentations grandeur nature des divinités, cette même femme porterait des rubans et des étoffes à motifs achetés aux colporteurs. Si elle était suffisamment aisée, elle arborerait également quelque parure. Le hameau de Barca était une communauté prospère où ceux qui travaillaient sérieusement vivaient suffisamment bien. — C’est un joli travail, dit Ilna. Sharina hocha la tête, flattée du compliment. Dans la région de Haft, tout le monde savait qu’Ilna ne mentait jamais sur un ouvrage d’artisanat. Au pire elle gardait le silence. Même dans ce cas, et cette légère marque de gentillesse était l’exception davantage que la règle, quiconque pressait Ilna de répondre obtenait d’elle la vérité telle qu’elle la voyait, avec aussi peu de détours et de délicatesse que n’en montre une meule pour le grain qu’elle broie. Ilna passa lentement la main sur la bordure de col. Les étoffes lui parlaient, lui apprenaient des vérités sur ceux qui les tissaient et les portaient que les intéressés eux-mêmes ignoraient souvent. Elle avait toujours eu ce talent, comme elle avait toujours eu une conscience particulière des motifs là où d’autres ne voyaient qu’un métier à tisser et un amas de fils attendant d’être travaillés. Elle n’avait jamais parlé de ce talent avec quiconque ; ni avec son frère Cashel ni avec Garric, qu’elle avait toujours aimé sans laisser paraître le moindre indice sur ses sentiments. Surtout pas avec Garric. L’avis des autres sur Ilna os-Kenset n’allait pas au-delà de son talent de tisserande et de ses jugements rarement charitables, mais souvent justes. L’ouvrage de Sharina communiqua un peu du hameau de Barca à Ilna, les demeures modestes et la tranquillité chaleureuse d’un lieu où tout événement avait l’avantage d’être prévisible, même s’il n’était pas souhaité. Ilna, qui connaissait Sharina depuis l’enfance, ne s’en étonna pas, pas plus que du sentiment sous-jacent de force et de décence qui émanait du tissage. La profonde tristesse qu’elle perçut était nouvelle, mais elle avait déjà vu son amie pleurer son protecteur, mort pour elle. Les sentiments de Sharina pour Cashel étaient également récents ; Ilna retira brusquement les doigts de l’ouvrage comme s’il avait pris feu. La vérité n’est pas toujours telle qu’on l’attend. — Voilà, dit Liane en terminant la lisière de son ouvrage. La jeune femme se leva et écarta le métier pour qu’Ilna puisse s’approcher autant qu’elle le souhaitait. Après son départ du hameau de Barca, la détermination et l’arrogance d’Ilna l’avaient menée en un lieu qu’elle avait, à tort, identifié comme les limbes grises, avant de comprendre qu’il s’agissait de l’Enfer. Ilna était revenue sur Terre, servante des Enfers dotée de talents qu’aucun humain n’était capable de porter. Ces pouvoirs étaient restés. Elle avait été sauvée de la chose qui la possédait, mais rien ne pourrait jamais la sauver du mal qu’elle avait fait tandis que l’être la manipulait comme elle manipulait les fils sur un métier. Liane se tenait aussi droite qu’une baguette d’écartement en attendant qu’Ilna examine son travail et rende son jugement. Elle resta imperturbable en croisant le regard d’Ilna. Elle la connaissait trop bien pour attendre la moindre pitié de sa part, et sa fierté aurait refusé de l’accepter. Ilna eut un sourire teinté d’amusement, davantage destiné à elle-même. Elle savait au moins aussi bien que cette jeune femme riche ce qu’était la fierté. Elle se pencha pour examiner l’ouvrage sans le toucher. Plutôt que de tisser une bande étroite sur toute la hauteur du métier comme l’avait fait Sharina, Liane n’avait tissé de fils de chaîne qu’au centre. Elle avait réalisé un carré de la taille de sa main en zigzags compliqués rouge brique et jaune noyer. La façon était minutieuse et sans défaut. Le marchand de tissus qui vendait les tissages d’Ilna à de riches clients aux quatre coins des Isles s’était assuré qu’elle connaissait la mode d’Erdin et de Valles, mais elle n’avait jamais vu un tel motif. Ilna se tourna vers Liane. — Est-ce un dessin de Sandrakkan ? Ou l’avez-vous vu lorsque vous étiez à Valles ? — Ni l’un ni l’autre, répondit Liane. Une tapisserie similaire était accrochée au-dessus de mon berceau. Mon père l’avait ramenée, mais je ne sais pas d’où. Comme je vous l’ai dit, il a voyagé très loin. Les lèvres d’Ilna se relevèrent, l’équivalent pour elle d’un large sourire. — Et la méthode elle-même ? Avez-vous appris à tisser à l’école pour jeunes filles où vous étiez ? — Non, répondit Liane avec vivacité. Bien sûr, dame Gudea enseignait le tissage dans son école, ainsi que tout ce que doit savoir une jeune fille de bonne famille, mais ma mère m’avait déjà appris à tisser. Elle était très talentueuse, mais pas autant que vous. — Vous non plus, Liane, répondit Ilna en reniflant. Mais vous êtes plus douée que tous les tisserands que vous pourrez rencontrer. Vous êtes passée à côté d’une superbe carrière. Puis, tandis que les deux autres jeunes femmes digéraient ce qu’elle venait de dire, elle toucha l’ouvrage pour la première fois. Le fil robuste et le tissage serré donnaient un contact soyeux au carré de laine. Ilna laissa son esprit pénétrer plus profondément, se mêler intimement au réseau de fils entrelacés. Des chèvres mangeaient quelques feuilles aux buissons de collines vallonnées et rocailleuses sur lesquelles le troupeau s’égaillait. Au loin s’élevaient les ruines d’un château titanesque. La vision d’Ilna était la source du motif, mais elle ne savait pas plus que les chèvres de quel endroit il pouvait s’agir. Les deux autres jeunes femmes chuchotaient entre elles. Ilna caressa encore le tissu. Elle avait conscience du monde autour d’elle, mais pour le moment, elle n’en faisait pas partie. Un grand bruit retentit à la porte. Tenoctris et les deux jeunes hommes rentraient, et tous les trois parlaient en même temps avec excitation. La personnalité de Liane illuminait le tissage comme le soleil fait briller la surface de la mer. Elle était calme, résolue, gentille, dotée d’un esprit qui ne pourrait pas être brisé tant que la vie serait là pour l’animer. Liane bos-Benlimar était exactement telle qu’elle semblait être. Ilna s’éloigna du métier et frissonna. — Nous avons trouvé une créature dans un tonneau, sur les quais ! lança Garric avec un enthousiasme débordant. Elle a voyagé de Valles jusqu’ici par bateau, mais… Il s’interrompit en voyant Ilna. — As-tu besoin de t’asseoir, Ilna ? demanda Tenoctris. Cashel, silencieux mais plus direct, avait déjà saisi un tabouret d’une main tandis que de l’autre il invitait sa sœur à s’asseoir. — Je vais bien, dit Ilna qui se laissa toutefois guider vers le siège par son frère. (Il était inutile de résister si Cashel avait décidé qu’il fallait bouger. Elle sourit à Garric, puis à Liane.) Je vais parfaitement bien, répéta-t-elle. Qu’avez-vous trouvé sur les quais ? Pourtant, la réponse lui était bien égale. Elle n’aurait pas même accordé une once d’attention si les Isles et tous ceux qui y vivaient avaient été engloutis à l’instant par les flots. Garric irait loin. Il était fort, équilibré et, grâce à son père, aussi éduqué qu’un noble de Valles. Sans oublier que Tenoctris avait révélé que le véritable descendant des anciens rois des Isles n’était pas Sharina mais Garric. Les étoffes ne mentaient jamais à Ilna, et elle ne se mentait jamais à elle-même. Elle ne pouvait plus rejeter l’idée que Liane bos-Benlimar, riche et bien éduquée, était une compagne parfaite pour Garric. Ce qui ne pouvait être le cas d’une paysanne illettrée comme Ilna os-Kenset. Garric regarda ses amis, conscient d’une présence invisible parmi eux : le roi Carus les surveillait avec attention, quelque part entre rêve et réalité. Carus avait le sourire aux lèvres, comme de coutume ; mais il avait tout aussi souvent une main posée sur la garde de sa grande épée. — Les écailleux vivent dans un autre plan du cosmos, dit doucement Tenoctris. Un plan si éloigné du nôtre qu’il n’y a eu qu’un seul contact entre eux et les humains. Et cette rencontre tient davantage de la légende que de la réalité. (Elle sourit.) Du moins était-ce une légende. J’en apprends de plus en plus sur ce que je prenais pour des légendes. Y compris le bien et le mal. — Ce sont des démons ? demanda Cashel en se penchant très légèrement, comme un roc vacille. Ces hommes écailleux sont des démons ? Cashel posa la question avec une pointe d’impatience. Il plia ses larges mains comme un combattant s’échauffe pour la bataille. Sharina avait raconté qu’il avait combattu un démon à mains nues. Cashel n’avait jamais parlé de cet épisode à Garric, comme il taisait tout ce qui aurait pu passer pour de la vantardise. La pièce était meublée dans le style sérian : des tabourets aux pieds aussi fins que des pattes d’araignée très près du sol disposés autour d’une table basse. Liane et Tenoctris étaient assises sur les tabourets, Liane plus confortablement que la vieille femme, mais les quatre natifs du hameau de Barca préféraient se tenir accroupis. Cela faisait partie de leurs habitudes. Il y avait des chaises dans l’auberge de Reise et dans le vieux moulin où vivaient Ilna et Cashel, mais de nombreuses cabanes de paysans n’étaient meublées que d’un banc de pierre le long d’un mur. — Non, ce ne sont pas des démons, répondit Tenoctris. Ce sont des hommes, ou presque, qui n’ont pas plus de pouvoirs que les humains. Mais l’histoire, la légende… (Elle sourit encore pour se moquer d’elle-même et de ses anciennes certitudes.) La légende raconte que du temps du Roi Jaune, un magicien invoqua ici la créature que vénéraient les écailleux. Il pensait que ce dieu, cette bête, pourrait l’aider à s’emparer du trône de Malkar. Le Roi Jaune anéantit le magicien et emprisonna la bête dans une prison de feu vivant. Liane pinça les lèvres. — D’après Ethoman, le Roi Jaune a régné pendant dix mille ans, dit-elle. (Elle parlait d’un ton sec et détaché, sans ajouter d’effet : l’absurdité de la légende parlait d’elle-même.) À sa mort, les eaux se sont élevées et ont formé les Isles, là où se trouvait un seul continent. — Oui, j’ai bien précisé qu’il s’agissait d’une légende, convint Tenoctris en acquiesçant. — Le trône de Malkar n’est pas une légende, intervint Garric. Et le roi Lorcan, fondateur de la lignée royale de Haft, avait bel et bien caché le trône là où seuls ses descendants pourraient le trouver. Des magiciens avides des pouvoirs détenus par Malkar avaient traqué Garric et Sharina pour cette raison. — Cet homme écailleux non plus n’a rien d’un mythe, ajouta Cashel. Je parie qu’il se trouve encore là où je l’ai renversé sur les briques. À moins qu’on l’ait jeté dans la rivière depuis. Tenoctris avait expliqué que l’important n’était pas l’écailleux mais ce qu’il représentait. L’un ou l’autre charlatan de passage serait sans doute ravi de pouvoir exhiber une telle créature. Pourtant… L’écailleux était si semblable à un humain que cela dérangeait encore Garric d’y penser. Cashel avait peut-être raison, la rivière Erd était sans doute déjà en train de l’entraîner vers la mer Intérieure. — Ce qui m’inquiète, c’est de trouver de nouveau des écailleux dans notre monde, dit Tenoctris. (Elle arrangea un pli de sa tunique, l’esprit ailleurs, encombré de questions.) Dès lors, la bête qu’ils adorent pourrait bien exister. Si elle s’est échappée de sa prison, alors notre monde est en grand danger. Parce que je suis presque certaine que… (elle eut un sourire solaire malgré ses sombres propos)… le Roi Jaune n’est pas là pour le remettre dans sa prison. — Mais nous, nous sommes là, dit Garric. Vous pouvez faire quelque chose, n’est-ce pas, Tenoctris ? Nous vous aiderons. — J’ignore si je peux faire quoi que ce soit, répondit la vieille magicienne. Mais j’essaierai. Et votre aide sera certainement la bienvenue. — Faudra-t-il se rendre à Valles ? demanda Liane. Il me reste de l’argent de mon père. Garric remarqua avec une bouffée de fierté que Liane considérait comme acquis qu’elle participerait à l’entreprise. On pouvait attendre du courage chez un noble, mais Liane savait, par ce qu’elle avait vécu, que cela entraînerait des situations désagréables, sans confort, autant que du danger. Une telle volonté était très rare chez une jeune femme élevée au milieu des avantages de la richesse et de la noblesse. — Je dois ajouter autre chose, reprit Tenoctris. Le cadavre de l’écailleux peut fort bien avoir été envoyé ici pour nous attirer à Valles. Il peut s’agir d’un piège tendu par quelqu’un de très puissant. Ou quelque chose de très puissant. — Quelle importance ? répliqua Cashel. Je veux dire, nous voulons le trouver. S’il veut nous trouver aussi, eh bien, nous verrons qui avait raison de penser être le plus fort, non ? Garric n’approuvait guère de limiter leurs plans à une philosophie de combat de lutteurs : mettre les opposants en présence et voir lequel ferait mordre la poussière à l’autre. Mais si la théorie proposée par Cashel le laissait sceptique, il semblait que son ami avait raison cette fois : si la source de danger ne se trouvait pas à Valles, elle leur avait envoyé un message depuis Valles. Ils devaient donc commencer leurs recherches dans cette ville. — Et Valles est désormais le trône des Isles, mon garçon, dit une voix riante au fond de son esprit. — Lorsque j’ai quitté la maison, dit Sharina, je pensais me rendre à Valles. Notre père nous a appris à finir ce que nous commencions, qu’en penses-tu Garric ? Elle adressa un sourire mélancolique à son frère. Elle posa délibérément la main sur l’épaule de Cashel. Cashel ne montra aucune réaction à ce contact si ce n’est qu’il devint parfaitement immobile, plus semblable à un rocher que jamais. — Mes activités à Erdin ont fait ma fortune, déclara Ilna, les mains pliées sur la table devant elle. Le mal est une activité très lucrative. Je n’ai pas vu mon gérant depuis les quelques jours où j’ai arrêté de détruire la vie des autres, mais je suis certaine que je pourrai vous fournir les fonds nécessaires, quels que soient vos besoins. Elle regarda Liane, puis Garric. Son regard et sa voix étaient parfaitement maîtrisés, comme toujours. Pour ceux qui la connaissaient, son ton trahissait avec force à quel point elle se détestait, mais eux seuls pouvaient le sentir. Garric tendit les mains à travers la table et elle retira précipitamment les siennes. Elle lui adressa un rapide mouvement de tête. — Comme je vous l’ai dit, poursuivit-elle, je vous fournirai toute l’aide que vous me demanderez, mais je resterai à Erdin. Je ne suis pas assez folle pour espérer réparer le mal que j’ai fait : les ouvrages que j’ai vendus ici ont entraîné des suicides et ruiné des vies. Mais je dois essayer. Garric se leva. Personne ne discutait avec Ilna lorsqu’elle avait pris une décision. Il ne la comprenait pas. Il connaissait Ilna depuis toujours et ne parvenait jamais à deviner ce qu’elle voulait faire. Il savait cependant qu’Ilna os-Kenset ferait exactement ce qu’elle avait dit ou mourrait en essayant. — Je me charge d’acheter notre traversée pour Valles, dit Garric. Pour cinq passagers. — Ilna, j’aimerais que vous veniez avec nous, ajouta Liane. Elle prit les mains d’Ilna dans les siennes, comme Garric l’aurait fait si elle l’avait laissé faire. Ilna regarda la jeune femme. — Oui, je sais. Bien sûr, j’imagine que s’il n’y avait pas des gens comme moi en toile de fond, les gens bien se détacheraient moins clairement. Merci infiniment, mais trois filles seraient beaucoup trop, pour la troisième, en tout cas. Cashel se leva avec la grâce lente d’un ours qui s’étire pour marquer un tronc avec ses griffes. — Je viens avec toi, Garric, dit-il. Je n’aime pas être entouré de murs, même si les pièces sont aussi spacieuses que celles de maître Latias. Ils se levèrent tous. Sharina offrit le soutien de sa main à Tenoctris. — Quant à moi, déclara Ilna, mettant ainsi fin à la discussion, je vais finir le tissage que j’ai commencé cet après-midi. Je veux qu’il soit achevé… (elle désigna Liane d’un mouvement de tête)… avant que vous partiez. Héron, troisième jour Même amarrée au quai par la poupe et la proue, la Dame de Miséricorde tangua légèrement lorsque Garric sortit de la cabine où il venait de déposer les bagages des jeunes femmes. L’auberge de Reise tremblait de cette façon lorsqu’elle était prise dans les vents d’est les plus violents de l’hiver. Ce mouvement, sans danger, était cependant vaguement dérangeant. La Dame était longue de vingt-quatre mètres et pouvait probablement contenir une centaine de tonnes de marchandises dans ses deux cales. Le timonier maniait les godilles depuis le toit du rouf à trois cabines. Liane et Sharina partageaient l’une des chambres ; Tenoctris voyageait avec les bagages ; et le capitaine lui-même occuperait sans doute la troisième cabine. Garric et ses amis étaient les seuls passagers. Il avait pensé occuper le troisième compartiment avec Cashel, mais lorsque celui-ci avait déclaré qu’il coucherait sur le pont avec l’équipage, Garric avait décidé de l’imiter. L’idée d’une cabine confortable lui avait plu car elle lui rappelait sa mansarde à l’auberge de Reise, mais il ne voulait pas profiter de toute la place alors que les jeunes femmes devraient partager l’espace à deux. — Tenoctris ? demanda-t-il. Certaines personnes prennent-elles des décisions stupides simplement parce que ne pas le faire les dévaloriserait aux yeux des autres ? La magicienne laissa courir son doigt sur le bastingage en bois de pin. Elle leva les yeux vers Garric. — Eh bien, à mon époque, les gens portaient des vêtements en public, quel que soit le temps, dit-elle. Du moins était-ce le cas dans le cercle social de ma famille. — Ça n’a rien d’extraordinaire, n’est-ce pas ? reprit Garric en riant. Quoi qu’il en soit, je pense que nous débarquerons sur de petites isles, la nuit, plutôt que de naviguer dans le noir. Tenoctris toucha de nouveau le bois. — Je ne pensais pas que ce navire serait aussi vieux, dit-elle. J’allais dire qu’il était aussi vieux que moi, mais bien sûr, je veux dire qu’il a l’âge que j’avais il y a mille ans. — Vous pensez qu’il y a un risque ? s’étonna Garric. Il n’avait retenu leurs places à bord de la Dame de Miséricorde que parce qu’elle appareillait pour Valles dès la marée du soir. Elle lui avait paru suffisamment robuste… — Grands dieux, je m’abstiens de penser quoi que ce soit des bateaux, répondit Tenoctris avec surprise. Je ne sais pas grand-chose en dehors de ce que j’ai pu lire. Je voulais juste dire… (elle désigna le navire d’un geste) que si l’on oublie les pièces de réparation, ce bois a plus de cent ans. Ce que les hommes immergent garde l’empreinte de la mer. Je ressentais déjà cette sensation dans l’auberge de ton père car les poutres provenaient d’épaves échouées sur vos côtes. (Puis elle ajouta d’une voix si faible que Garric ne la comprit qu’en la regardant intensément :) Je préfère de loin penser aux ports où ce navire a accosté au cours de sa vie plutôt qu’à ce que nous trouverons à Valles. Et ce qui risque de nous y trouver. Le grand mât de la Dame de Miséricorde était planté exactement au centre du navire. Sharina s’assit sur la vergue, ses pieds nus posés sur la voile roulée de lin grossier couleur rouille. Quinze mètres au-dessus du pont, elle pouvait voir toute la ville. Erdin était construite en zone inondable, ses bâtiments ne faisaient donc qu’un étage, parfois deux. Pour qu’un bâtiment vraiment haut soit stable, il aurait fallu mettre en place des pilotis ancrés à une profondeur impossible. Le hameau de Barca n’avait pas de port, aussi seuls quelques voiliers dériveurs destinés à la pêche pouvaient-ils accoster, directement tirés sur les galets. Pourtant, la mer était une présence directe, visible depuis les fenêtres de l’auberge qui regardaient l’est. À cette hauteur, Sharina sentait le parfum iodé si familier dans l’air, et non les remugles des bancs de vase du port, empuantis par leur forte concentration en nutriments. Sharina avait quitté le hameau de Barca parce que des émissaires du roi Valence lui avaient annoncé qu’elle était la fille de la comtesse Tera, tuée lors des émeutes de Carcosa quinze ans auparavant. Tera était de l’ancienne lignée royale de Haft, descendante de Carus, le dernier roi des Isles unies. D’après les émissaires, Sharina était destinée à lui succéder sur le trône du palais de Valles. Elle ne se rappelait pas avoir vécu un jour sans malheur, depuis lors, mais elle ne pouvait revenir dans un monde où ces émissaires n’existaient pas. De plus, Tenoctris annonçait que les forces augmentaient toujours plus et que ce crescendo risquait de détruire les Isles. Tout n’était pas la faute des magiciens noirs qui se tournaient vers Malkar en quête de son trône et de la maîtrise du temps. Les forces du bien se rassemblaient également et pouvaient se révéler tout aussi destructives pour le monde actuel. Le monde des hommes n’avait jamais été purement bon ou mauvais. Le hameau de Barca n’échappait pas aux forces qui forgeaient le cosmos tout entier. Sharina savait qu’il valait mieux prendre part à la lutte plutôt que de se laisser balayer, impuissante. Et s’il n’y avait pas eu un jour de bonheur sans mélange depuis son départ, elle avait connu toutefois des instants de triomphe… et cette soudaine révélation que son ami Cashel était une force qui s’incluait dans un vaste mouvement, un roc si solide que Sharina pouvait s’y fier complètement. Cashel se tenait sur les quais, appuyé sur son bâton, mâchonnant un brin d’herbe arraché aux berges des canaux où passait la majorité du trafic animé de la ville. Il semblait totalement détendu, sans peur ni souci. Il avait déjà affronté des ennemis de ce monde et de l’autre et avait toujours gagné. Cashel se retourna et redressa son chapeau de berger à larges bords pour la regarder et lui adressa un signe en souriant. Sharina agita le bras à son tour, envahie par un sentiment réconfortant. Elle ne pourrait jamais retrouver la tranquillité de la vie du hameau de Barca, mais elle avait emporté avec elle un peu de stabilité dans le monde de chaos où elle se trouvait. Elle toucha la garde de corne de l’arme fort peu féminine qu’elle portait. Le couteau pewle et Cashel ne suffiraient peut-être pas à vaincre tous les dangers qu’elle rencontrerait par la suite, mais à ce jour, ils avaient suffi pour les combats qu’elle avait dû mener. La rue du Fleuve longeait le cours de l’Erd. Sa large chaussée servait autant de voie de circulation que d’entrepôt provisoire à ciel ouvert pour les multiples marchandises qui transitaient par le port, déchargées de bateaux fraîchement amarrés ou sorties des entrepôts pour remplir les cales et les ponts des navires en partance. Cashel observait cette agitation autour de lui avec la même fascination que lorsqu’il regardait les nuages aux formes changeantes se mouvoir dans le ciel d’été. Cashel ignorait d’où venaient les marchandises et quelles étaient leurs destinations. Pendant dix-sept ans, le hameau de Barca et ses alentours avaient été son seul univers. À l’automne, la foire aux moutons attirait marchands de laine et conducteurs d’ovins au hameau et, lors de la Procession de la Dîme au printemps, des prêtres venaient de Carcosa collecter l’offrande aux grands dieux, la Dame et le Berger. C’était tout. Les lèvres de Cashel s’étendirent lentement en un sourire. Il ne savait pas grand-chose du vaste monde où il se trouvait, mais tel était déjà le cas lorsqu’il était à Barca. Garric et Sharina savaient lire et écrire, leurs parents avaient servi dans d’immenses palais, et Ilna, avec ses talents de tisserande, était l’une des nombreuses personnes dotées de savoirs qui dépassaient totalement Cashel. Mais Cashel or-Kenset savait faire face aux travaux qui l’attendaient, quels qu’ils soient. Cela lui avait suffi au hameau de Barca, et il lui semblait que cela suffirait encore pour le reste de sa vie. Le lieutenant du navire regagnait la Dame de Miséricorde en compagnie de l’un des marins manquant à l’appel et soutenait autant qu’il traînait un autre membre de l’équipage, encore trop saoul pour marcher sans aide. La marée descendante tirait fortement sur les amarres du bateau. Cashel savait qu’ils partiraient bientôt. Il ne regarda pas vers la tête de mât mais, mâchonnant toujours son brin de spartine, il sourit plus largement. Son travail serait désormais de veiller sur Sharina, et il se chargerait de cette mission jusqu’à son dernier jour. — Ilna ? dit Liane à la jeune femme près d’elle sur le quai. Êtes-vous certaine que vous ne voulez pas… ? Ilna eut un rictus irrité. Elle n’appréciait pas les bavards, même si leurs intentions étaient les meilleures qui soient. Cette riche demoiselle était peut-être habituée à voir les gens changer d’avis régulièrement. Par la Dame, il y en avait assez de cette sorte sur Terre. — Je dois m’occuper de mon travail, répondit Ilna en essayant d’atténuer l’amertume de sa voix. Vous et… les autres, vous avez des choses à faire. Mais avant que vous partiez, je voulais… Plus que tout, Ilna voulait s’excuser. Mais elle ne pouvait pas le faire, non pas que les mots lui fassent peur, mais Liane ne les comprendrait pas. Liane était trop convenable pour comprendre combien les autres pouvaient être mauvais. Elle répondrait, et la dernière chose que souhaitait Ilna était ce type de discussion. Liane regarda sur le côté. Le pont de la Dame de Miséricorde se trouvait bien au-dessus du quai lorsque les cinq passagers et Ilna étaient arrivés. À présent, avec la marée descendante, la balustrade du navire était à hauteur des briques. Ilna n’avait nullement besoin de voir Garric leur lancer des regards inquiets mal dissimulés pour savoir qu’il était temps pour Liane d’embarquer. — Ce ne sera pas long, dit-elle vivement. Juste une seconde. Je veux que vous preniez ceci. Portez-le si vous le souhaitez, mais quoi qu’il en soit, essayez de le garder sur vous. Elle donna à Liane l’écharpe qu’elle avait terminée au moment où ils quittaient la propriété de maître Latias. La laine était naturellement colorée et tissée en larges motifs bruns et crème qui rappelaient les pentes douces des collines où se nichait le hameau de Barca. Ilna portait une écharpe identique, réalisée dans la même bande de tissu puis séparée seulement une fois détachée du métier. — Que c’est joli ! s’exclama Liane. Je vais… J’apprécie ce geste, Ilna. Je… (Elle leva les yeux de l’écharpe et rencontra le regard d’Ilna.) J’aimerais que nous soyons amies, dit-elle. J’espère qu’un jour ce sera le cas. — Oui, sans aucun doute, répondit Ilna avec un reniflement amusé. Cette ceinture ne sert pas seulement à resserrer votre tunique. Si un jour vous vous trouvez dans le besoin, une véritable détresse, déchirez-la. Déchirez l’écharpe. Si vous le faites, je le saurai, et je vous aiderai autant que possible. — Je…, commença Liane. (Son école huppée lui avait appris à cacher sa surprise, mais insuffisamment.) Je… De quelle aide parlez-vous, Ilna ? — Il faudra attendre que l’occasion se présente, coupa Ilna. (C’était plus fort qu’elle. Elle voulait être aimable, douce, comme l’était la jeune femme riche face à elle. Mais elle n’en était pas capable, même pour ces quelques dernières minutes…) Enfin, reprit-elle, vous n’en aurez sans doute pas besoin. Au revoir, Liane, portez-vous bien. Ilna tendit la main. Liane s’avança et la serra dans ses bras. Ilna sentit son âme frissonner lorsque Liane la lâcha pour s’élancer à bord de la Dame de Miséricorde. Ilna ne pouvait pas faire semblant d’aimer Liane ni cacher son amertume à l’idée d’abandonner Garric à cette riche jeune femme bien élevée. Mais elle pouvait s’amender de la haine injuste qu’elle avait vouée à Liane par le passé. Pour cela, elle avait tissé la paire d’écharpes et en avait offert une à sa rivale triomphante. Bien sûr, Liane ne s’était jamais sentie en compétition avec Ilna… — Au revoir ! s’écria Ilna à l’adresse des seules personnes au monde qui comptaient pour elle. Elle se retourna vivement et s’éloigna avant qu’ils puissent la voir pleurer. Héron, neuvième jour Beltar or-Holman était un marchand de tissus au succès modeste lorsque Ilna était arrivée à Erdin. Ilna tissait des rubans qui attiraient l’attention des hommes sur celles qui les portaient : Beltar lui avait servi d’agent. Son commerce avait pris des proportions gigantesques. Il s’était étendu aux locaux voisins, une ancienne forge où l’on réparait les chaînes de harnais et où l’on s’occupait des chevaux qui avaient perdu un fer sur les durs pavés de brique de la ville. Ilna entra dans la boutique, un léger sourire aux lèvres. Elle se demandait comment Beltar comptait s’en sortir maintenant qu’il ne vendait plus que des étoffes ordinaires. Eh bien, elle était là pour le tirer de ses difficultés. Malgré l’heure avancée, plusieurs dames se trouvaient dans la boutique, accompagnées d’une servante portant un panier pour leurs achats. Deux dames bavardaient au-dessus de rouleaux coupés ; une employée montrait un troisième modèle de brocart sérian. La vendeuse leva la tête lorsque Ilna entra dans la boutique. Elle avait un petit visage mutin couronné d’une perruque élaborée de faux cheveux agrémentés de peignes et d’épingles à tête d’ambre. — Je viens voir Beltar, dit Ilna. Elle se dirigea vers le passage au fond du magasin, fermé non par un tissu mais par un rideau de perles en bois sculpté. L’employée regarda la robe modeste d’Ilna et le rouleau de tissu dans ses bras. — Les fournisseurs entrent par l’arrière, dit-elle sèchement. Mais à votre allure, je peux vous dire que vous perdez votre temps. Nos clientes sont clairvoyantes. Ilna lui sourit. — Alors elles ont l’avantage sur vous, stupide catin, dit-elle doucement. Vous devez vous habiller dans le noir pour oser porter une teinture coquillage et du rouge garance en même temps. Quant à cette soie que vous essayez de vendre… Pourquoi ne pas montrer à votre cliente le bord que vous avez replié, pour qu’elle constate combien l’eau l’a abîmée. — Comment ? s’exclama la servante de la cliente. Elle saisit le bord du tissu passé sur le bras de la vendeuse et l’étira pour que sa maîtresse puisse bien voir. L’employée eut un sursaut d’horreur. — Maître Beltar ! hurla-t-elle. Maître Beltar ! Dans un cliquetis de perles, Beltar or-Holman se précipita dans la boutique. Il tenait toujours la plume avec laquelle il recopiait ses comptes inscrits sur des tablettes de cire sur des supports plus durables en papier ou en fines planches. Il écarquilla les yeux en voyant Ilna. — Que le Berger me protège ! dit-il d’une voix rauque. Je vous croyais morte. Quand votre maison a été détruite… J’ai prié pour que vous soyez morte ! Le marchand avait pris du poids depuis qu’Ilna l’avait rencontré la première fois, mais ses cheveux roux étaient plus clairsemés et son teint cireux. — Je ne vous en veux pas, répondit Ilna sans rancœur. Mais les prières ne m’ont jamais réussi non plus. Nous parlerons dans votre bureau. La seule force intérieure d’Ilna poussa le marchand à la précéder à travers le rideau. Les femmes dans la boutique les suivirent des yeux, sidérées. Droit devant eux, un escalier menait à la partie habitable. La pièce de gauche était meublée d’un tabouret et d’un bureau incliné, d’un mur de casiers remplis de rouleaux dont les ombilics étaient soigneusement étiquetés, et d’une table placée sous l’unique fenêtre où Beltar pouvait examiner les tissus à la lumière du jour. Une lampe éclairait les comptes que le marchand était en train de recopier. Les panneaux translucides étaient en vessie natatoire de poisson. — Je me suis installée avec mon métier dans le Croissant. Vivre dans un taudis est bon marché, et j’ai d’autres usages pour mon argent que de payer pour un château de la place du Palais. Beltar s’assit lourdement sur le tabouret. Une carafe et un verre de faïence étaient disposés sur le meuble à côté. Il versa du vin dans le verre mais en répandit davantage sur le bois. Il saisit la carafe dans ses deux mains tremblantes et but à même le goulot. — Vous n’avez rien à craindre de moi, dit Ilna avec mépris. Ça n’a d’ailleurs jamais été le cas, vous savez. Beltar abaissa la carafe. De petites cives soufflées à la baguette de verre torsadée frissonnèrent dans la lumière de la lampe. Le marchand semblait être de nouveau maître de lui, ou presque. — Votre maison a été pillée et on a retrouvé tellement de corps autour, souffla Beltar. Lorsque j’ai su cela, j’ai vu le soleil briller pour la première fois depuis notre rencontre. Même sans avoir vu votre cadavre. — La réalité ne me plaît pas plus qu’à vous, intervint Ilna. Mais cela ne change rien. (Elle posa son tissu sur la table d’examen.) J’ai encore besoin de vous pour gérer mon commerce et vous charger de vendre mes produits, expliqua-t-elle. Mais il s’agit d’un commerce très différent cette fois. — Non, répondit Beltar. (Il préférait regarder le vin dans la carafe plutôt que croiser le regard d’Ilna.) Je ne travaillerai plus pour vous. Si vous essayez de jouer encore avec mon esprit… (il se tourna vers elle, les yeux remplis de la même angoisse que s’il avait été un lapin face à un serpent)… je me tuerai ! Je le ferai ! Je ne serai plus… Je ne vendrai plus… Beltar laissa échapper la carafe. Le vin éclaboussa les pieds du bureau et du tabouret. Le marchand enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer. Les décors de la faïence s’étaient écaillés, mais son solide cœur de grès était intact. Du bel ouvrage d’artisanat, apprécia Ilna. Elle posa le bout des doigts sur les mains de Beltar avec une douceur dont ne l’aurait crue capable aucun de ceux qui avaient grandi avec elle. — Mon pauvre Beltar, dit-elle. Vous avez enfin des tripes, on dirait. Peut-être que ce que j’ai fait a été plus positif que je ne l’avais pensé. Elle quitta la pièce pour aller remplir le gobelet d’eau à la cruche posée sous l’escalier. Un petit garçon aussi roux que Beltar la regardait depuis le vestibule du dessus puis des bras de femme le tirèrent hors de vue avec un sifflement rageur. L’employée de la boutique ne reconnaissait peut-être pas Ilna os-Kenset, mais la famille du marchand ne pouvait l’avoir oubliée. Ilna donna l’eau à Beltar puis lui jeta un morceau de lin si mal brodé qu’il ne méritait pas d’autre usage que de servir de mouchoir au marchand. Elle attendit, les mains croisées devant elle, tandis qu’il s’essuyait le visage. Beltar leva les yeux vers elle. — J’aimerais mieux mourir, dit-il doucement. Ilna hocha la tête. — Je ne vous forcerai pas à être mon agent, dit-elle, mais je vous rappelle que je ne vous avais pas forcé non plus auparavant. Vous avez vendu mes rubans parce qu’ils allaient vous rendre riches. Vous avez continué à les vendre même lorsqu’il était parfaitement clair qu’ils ruinaient des vies, anéantissaient des personnes. Et ils vous ont rendu très riche. — Je vous donnerais tout cet argent si tout pouvait redevenir comme avant, dit le marchand. Je vous donnerai cet argent si vous partez maintenant. — J’ai du travail ici, dit Ilna. Oh, nous ne pouvons tout réparer bien sûr, mais l’argent bien investi peut aider. Quant aux tissus que je réalise maintenant… Elle prit la pièce de tissu qu’elle avait apportée et en déroula un pan. Elle avait tissé la laine en une feutrine délicate, ornée de rayures doucement arquées, en fils bruns et roux, presque parallèles. Le dessin évoquait une forêt d’algues brunes géantes lorsque la marée entraîne leurs longues tiges vers le large. Beltar se redressa sur son tabouret. Son expression restait méfiante mais ne trahissait plus ni colère ni dégoût. — Comme vous le voyez, ce tissu fait du bien. Bien sûr, il s’agit toujours de tromper vos clients, mais pour leur bien. Je pense qu’un morceau de ceci à la place du rideau de perles serait un bon début. Le marchand de tissus déglutit. — D’autres négociants pourraient travailler avec vous, dit-il. — Oui, répondit Ilna, mais ils ne portent le poids d’aucune faute. Du moins, aucune faute en rapport avec moi. Vous, si. Beltar hocha la tête. Il se leva du tabouret et grimaça de surprise en remarquant qu’il se tenait sur les résidus collants du vin renversé. — Bon, très bien, dit-il. (Il secoua la tête d’un air interrogateur.) Je m’étais convaincu que vous étiez morte, ajouta-t-il. J’aurais dû être plus perspicace, sans doute. Ilna reposa le rouleau de tissu sur la table. — Maintenant, venez avec moi pour que je vous montre où je vis, dit-elle. Au début, vous pourrez venir me voir quand vous voudrez, mais nous mettrons en place un calendrier à mesure que le travail se mettra en route. Beltar la suivit hors de la boutique. Elle l’avait forcé à accepter, elle le savait ; mais c’était pour son bien. Les eaux de la mer Intérieure passaient par toutes les nuances du vert au violet ; lorsque les monts sous-marins atteignaient presque la surface, ils étaient entourés de poissons et coraux, rouges, orange et jaunes. Garric était appuyé au balcon arrière, comme s’il surveillait le canot qui flottait derrière la Dame de Miséricorde au bout de six mètres d’amarres. Mais son esprit était aux côtés du roi Carus sur le balcon rêvé, le regard plongé vers les préparatifs d’une bataille. — Les Isles sont trop vastes pour être dirigées sans l’accord du peuple que l’on veut gouverner, dit Carus en surveillant les troupes d’un œil critique. (Il sourit et ajouta :) Je parle pour la majorité, il y aura toujours de fortes têtes à mettre au pas. L’armée royale était constituée d’hommes en armures légères portant de longues lances et rassemblés sans hâte mais avec précision en formations sur seize rangs. Ils étaient descendus d’une centaine de navires de guerre que des hommes tiraient sur la plage derrière eux, à l’abri d’une palissade. — Et la plupart des gens veulent être dirigés, mon garçon, du moins si tu fais un travail à peu près convenable, ajouta Carus. Oh, ils ne veulent pas plus payer l’impôt royal que toute autre dépense. Ils aimeraient mieux que ton père leur verse des pintes de bière gratuites dans son auberge ! (Le roi se tourna pour regarder Garric. Il avait de petites rides de rire au coin des yeux, mais son regard était aussi tranchant que la lame d’une épée.) Mais le peuple ne veut pas que les pirates écument les mers pour le massacrer, continua Carus. Il ne veut pas qu’une douzaine de durs des environs décident de violer les femmes et de voler les moutons. En contrebas, sur le champ de bataille, une ligne de cavaliers en armure se détacha des rangs ennemis et s’élança sur la phalange pour tenter de la disperser avant qu’elle soit en formation. Des tirailleurs vinrent à leur rencontre, lancèrent une bordée de javelots sur les chevaux et se replièrent. Les cavaliers se dispersèrent et roulèrent sur le côté comme autant de boxers sous une nuée d’insectes. L’élan de la charge était brisé. Les cavaliers finirent par regagner leur camp en déroute ; certains à pied, d’autres en flattant des montures touchées par les javelots et rendues rétives par la douleur. — Le peuple acceptera que tu le diriges si tu es juste ou suffisamment juste et s’il estime que tu fais le travail qui doit être fait. S’occuper du comte Hitto de Blaise devait être fait, dit le roi avec un mouvement de tête satisfait en direction de la scène sous le balcon garni de roses où il se tenait avec Garric. Beaucoup de gens de Blaise n’appréciaient guère les impôts imposés par Carcosa, mais ils préféraient cela plutôt que d’être recrutés de force par Hitto pour former une armée et faire de lui le roi des Isles. De la cavalerie, mon garçon ! Il voulait conquérir les Isles avec de la cavalerie ! Cent soixante-dix rameurs affranchis guidaient les trirèmes du roi amenées sur la plage. Sur terre, ils abandonnaient leurs avirons pour s’armer de longues piques ou de frondes longues de presque un mètre et d’une sacoche de balles de plomb pointues qui pouvaient blesser n’importe quel paysan affecté parmi les archers. La phalange se mit en marche, lente mais aussi implacable que la marée montante. Des groupes de frondeurs se joignirent avec nonchalance aux rangs de piquiers. Les tirailleurs se mirent en rangs sur le flanc tandis que la formation principale avançait. À l’arrière, en réserve, se tenait la force chargée de porter le coup fatal lorsque la phalange aurait démantelé l’armée adverse : cinq cents combattants à pied armés d’épées. Les dorures et les magnifiques ornements de leurs casques et cuirasses brillaient sous la lumière. Quatre solides combattants tenaient sur leurs épaules un léger plateau dont la forme évoquait les chaises sédanes. Le roi Carus y était assis, surplombant ses troupes tandis que la bataille faisait rage. Il portait sous le bras un casque qu’il revêtait lorsqu’il fallait mener et non seulement commander ; sa main droite, habillée de métal, reposait sur la garde de son épée. — Souviens-toi, mon garçon, dit l’homme qui contemplait la bataille avec Garric sur le balcon imaginaire, tu pourras toujours forcer un homme à obéir à ta volonté. (Il rit.) Du moins en étais-je capable, et tu as la carrure nécessaire. Mais lorsque tu essaies de faire de même avec deux hommes, il est difficile de ne pas tourner le dos à l’un ou l’autre à un moment donné. Si tu veux diriger un royaume, je te conseille de faire en sorte que tous, ou presque, soient convaincus que ta place est bien à leur tête. Au sol, les cavaliers en armure du comte poussaient en avant un groupe de paysans de Blaise armés de lances grossières et des arcs qu’ils utilisaient pour chasser les lapins. Malgré la menace des épées derrière eux, l’infanterie de paysans se dispersa lorsque la première volée de projectiles s’abattit sur eux telle la grêle sur le blé mûr. La phalange avança rapidement. Les trois premiers rangs abaissèrent leurs piques ; les pointes des autres lances oscillaient dans le soleil comme une canopée d’acier poli. — Mais pourquoi moi ? ! s’exclama Garric. Quel droit ai-je de prétendre au trône ? De quel droit serais-je autre chose qu’un paysan de Haft ? — Ce n’est pas un droit, mon garçon, répondit le roi Carus. C’est un devoir qui te revient parce que ton ancêtre a échoué il y a mille ans de cela. J’ai échoué. J’ai pourtant essayé, mais ce n’était pas suffisant. À présent, c’est à toi de réussir, roi Garric… (Il sourit. Le Carus du champ de bataille bondit de sa chaise pour prendre la tête de ses troupes de choc à l’assaut de l’ennemi, son épée luisante comme la langue d’un serpent.)… car si tu ne le fais pas, il n’y aura pas d’autre chance. Pas cette fois. — Terre ! cria une voix. Le mot résonna dans l’esprit de Garric mais il lui fallut quelques instants pour comprendre qu’il se trouvait accoudé au bastingage de bois de la Dame de Miséricorde et non contre un balcon de pierre érodée. — Je distingue Pandah à trois quarts de la proue bâbord ! s’exclama la vigie juchée sur la tête de mât. Liane était assise un peu plus loin, dos tourné à la balustrade. Elle lisait un codex des Odes de Celondre. Quand elle entendit Garric bouger, elle leva les yeux vers lui et sourit. Une lueur verte trembla un instant au coin de l’œil de Garric, à l’horizon, vers le nord. Il décida qu’il s’agissait d’un dernier écho de sa rêverie. Cashel se tenait sur le pont bâbord, la main gauche contre le mât de misaine penché en avant à quarante-cinq degrés. D’après ce que Cashel avait vu pendant le trajet, la petite voile qui pendait devant le beaupré servait principalement à diriger le navire. Il ne voyait pas encore Pandah, mais il savait que les nuages qui s’amoncelaient au centre du ciel dégagé devaient s’être formés en suivant les courants ascendants d’une terre encore cachée derrière l’horizon. — Cela va être tellement bon de dormir enfin sur la terre ferme ce soir au lieu d’une colline sablonneuse au milieu de la mer, dit Sharina. Et l’eau fraîche ! — Il est vrai que celle contenue dans les jarres du bateau sent le goudron, approuva Cashel. La navigation ne lui déplaisait pas. Le mouvement ne lui posait pas de problème et il ne se sentait jamais enfermé tant qu’il avait le ciel au-dessus de lui. La vigie se laissa glisser le long du galhauban et atterrit sur le pont près de Garric et Liane. La jeune femme adressa un signe de la main lorsqu’elle vit que Cashel regardait vers eux par-dessus son épaule. Garric regardait fixement l’horizon au nord en protégeant ses yeux du soleil avec sa main gauche. Sharina remarqua l’attitude de son frère. Elle passa sous le mât de misaine et se tint près du garde-fou de bâbord ; seule la poupe était dotée d’une balustrade. Le gréement de la voile de misaine empêchait Cashel de voir dans cette direction. — Cashel, appela Sharina, viens voir. Cashel enjamba le mât incliné plutôt que de se glisser sous le cordage en dessous. Un marin qui accourait pour ajuster la voile de misaine lui heurta l’épaule et lui adressa un juron. Cashel ne fit pas attention à lui. Il observait la mer avec ses yeux de berger, habitués à repérer les dangers cachés. La brise poussait la Dame de Miséricorde au même rythme lent qu’un troupeau en route vers les pâturages. Le vent était si léger que les vagues douces n’étaient pas même couronnées d’écume. Un poisson apparut à la surface, son flanc argenté scintilla avant de disparaître de nouveau en mer. La scène était paisible, presque aussi paisible que le voyage jusque-là. Cashel sentit un picotement derrière la nuque. Il saisit son bâton au milieu et le tint à bout de bras, comme une barrière devant Sharina et lui. Près d’eux, les marins ajustaient les voiles en suivant les ordres enjoués du capitaine. Ils avaient hâte d’accoster et ne voyaient aucun motif d’inquiétude. — Il y avait quelque chose sur la mer, dit Sharina avec le calme délibéré d’une personne qui maîtrise totalement ses émotions. À plus de un kilomètre. C’était gris et vert, mais je ne parviens pas à me souvenir de sa forme. Mais cela a disparu, et rien n’indique qu’il y ait eu quoi que ce soit. Tenoctris sortit de la cabine où elle se reposait. Elle jeta un regard à Cashel puis regarda à bâbord. — C’était peut-être une baleine ou…, commença Sharina. Un halo de distorsion grise s’étendit sur la mer et dans le ciel à trente mètres devant eux. Cashel distinguait les vagues et l’horizon à travers, mais le paysage était assombri et déformé. Des éclairs de la couleur du bronze sali dansaient dans la masse grise. Une rumeur semblable au vol d’un essaim d’abeilles gigantesque étouffa jusqu’aux hurlements soudains des marins. Le halo s’abattit vers la Dame de Miséricorde comme un raz-de-marée. Sharina saisit le plat-bord des deux mains comme si elle affrontait une tempête. Elle ne pensa pas à rentrer à l’intérieur. Les cabines, constructions légères, ne seraient pas une véritable protection et même les cales ne semblaient pas en mesure de l’abriter de ce qui arrivait, quelle que soit cette chose. Cashel écarta les jambes pour affermir sa position et brandit son bâton comme s’il faisait face à un ennemi humain. Il commença à le faire tourner comme un soleil, croisant les poignets à chaque rotation, de plus en plus vite. Des étincelles jaillirent des viroles de fer et flottèrent dans les airs en créant une brume bleutée. Des rubans étaient accrochés à une voile barrée à la poupe du navire pour indiquer si le vent tournait. Ils s’affaissèrent une seconde avant que la voile retombe à son tour dans ce calme surnaturel. La Dame de Miséricorde tangua violemment. Elle pénétra dans le halo. La lumière du soleil s’éteignit. Cashel continuait à faire tourner son bâton. Il avait des traits calmes mais très différents de ceux du jeune homme avec lequel Sharina avait grandi. Un tel visage aurait eu sa place dans le sanctuaire d’un grand temple, pour évoquer le Berger, non sous son aspect commun de compagnon de la Dame, agile et séduisant, mais dans sa représentation de protecteur. Des éclairs jaillirent de la masse grise et rebondirent avec fracas sur le globe de lumière bleue qui entourait Sharina et Cashel. Le plat-bord vola en éclats et le mât de misaine s’envola des bittes qui le maintenaient. Les cordages et la voile de lin brûlèrent dans une faible lueur rouge avant que les ombres les engloutissent. La Dame de Miséricorde se brisait de toutes parts. Le pont se fendit et l’un des couples qui reliaient les deux côtés de la coque se souleva à la verticale. Les marins hurlaient à pleins poumons, mais leurs cris furent couverts par le grondement d’avalanche qui succéda au coup de tonnerre. Cashel et Sharina étaient dans un cocon, protégés de la tourmente. Derrière eux, un coup de vent arracha la grand-voile. Sharina vit le capitaine s’envoler du rouf, le vent s’engouffrant dans son ample tunique. Garric saisit la godille d’une main et entreprit de trancher les cordes qui la maintenaient d’un coup d’épée. Liane était à genoux près de lui et passait une cargue de la grand-voile brisée autour de Tenoctris et elle. La godille pourrait flotter si Garric parvenait à la détacher, mais Tenoctris serait peut-être trop frêle pour s’y agripper seule jusqu’à ce que des secours arrivent de Pandah. Quant à Sharina et Cashel… Le rugissement cessa brusquement. Sharina avait le sentiment de flotter, ce qui était peut-être le cas. Elle ne voyait que Cashel et le globe bleu étincelant dessiné par le bâton autour d’eux. La lumière du soleil l’aveugla. Sharina tomba dans l’eau chaude et salée de la mer Intérieure. Cashel tomba à ses côtés. Il tenait toujours fermement son bâton, mais elle lisait sur son visage la fatigue d’un homme qui vient de lutter au-delà de ses limites. Le visage de Cashel s’enfonça sous l’eau et Sharina le remonta d’un bras. Le canot flottait près d’eux, traînant un vestige minuscule de la lourde corde qui l’avait maintenu dans le sillage du navire. Sharina nagea jusqu’au canot, utilisant ses jambes et son bras libre. Lorsqu’elle releva la tête pour respirer, elle vit une galère quitter le port de Pandah, ses multiples rames la poussant en longues ondulations. Il n’y avait pas le moindre débris sur la surface paisible de la mer ; aucune trace de la Dame de Miséricorde. Héron, neuvième jour (un peu plus tard) La tempête rugissait autour d’eux. Garric avait tranché la corde supérieure mais il ne parvenait toujours pas à libérer la godille. Un autre cordage devait la maintenir, hors de portée de son épée, dans la coque du navire. Le vent le heurtait par bourrasques comme un mur qui s’effondre. Il prit appui de la jambe droite contre la balustrade, conscient que la Dame de Miséricorde allait se disloquer d’un instant à l’autre. Il rengaina son épée pour s’accrocher à la godille des deux mains. Carus devait l’aider d’une certaine manière car la pointe de la lame trouva immédiatement l’ouverture étroite du fourreau et s’y glissa sans accroc. Garric n’aurait jamais réussi cela d’une seule main, même sans les rafales qui poussaient la lame, le fourreau et son bras à des angles incompatibles. Une fissure s’ouvrit à mi-chemin vers la tête du mât, dans le sens du bois. Le mât se fendit juste sous l’espar d’où ne pendaient plus que des lambeaux de cordage. Toujours attachées par les balancines, les énormes pièces de bois disparurent en tournoyant dans les ténèbres griffées par les éclairs. Garric se pencha sur la godille. Les coups de vent cinglaient à tribord, poussant la Dame de Miséricorde vers le gouffre gris. Garric, qui se tenait contre le vent, avait du mal à respirer. La corde qui soutenait la godille était comme un tendon de taureau : élastique et prodigieusement résistante. Liane avait enroulé une corde sous le baudrier de Garric et à travers la cargue qui la liait à Tenoctris. Elle noua les extrémités en resserrant autant que possible les lourds cordages. Tenoctris se pressa contre la jeune femme, s’accrocha autant que le permettaient ses bras frêles. Garric tira de toutes ses forces, en vain. Ses yeux étaient écarquillés par l’effort et les muscles de son cou saillaient. Il sentait ses triceps brûler, comme s’ils étaient enveloppés de poix ardente. Liane et Tenoctris seraient en sécurité tant qu’elles se tiendraient ramassées sous le niveau du rouf. Leurs tuniques, plus longues et amples que celle d’un homme, les emporteraient en un clin d’œil si le vent… Un terrible fracas retentit. Garric plongea vers la mer, la godille à la main. Pendant une seconde de triomphe, il pensa avoir rompu le lien de la godille. Mais la Dame de Miséricorde s’était totalement désintégrée autour de lui. Garric atteignit l’eau, frappé par l’écume des vagues soulevées par la tempête et pria pour que le poids qu’il sentait tirer son baudrier soit celui de Liane et Tenoctris. Le vent était un fardeau terrible, mais cette eau houleuse était comme l’emprise de la Sœur entraînant les âmes mortes vers l’autre monde. Garric entoura la godille de ses deux bras. Le bois solide le heurtait chaque fois qu’il roulait avec ce vestige du navire au cœur du maelström. Il ne savait plus quand il avait la tête émergée, si cela se produisait seulement. À chaque inspiration, une goulée d’eau salée l’étouffait. Ses poumons étaient en feu, il avait le visage engourdi par les coups de la barre de la godille et il n’était même plus sûr que son bras, lesté de plomb, le tenait encore. Garric ne bougea plus. Il pensa qu’il était mort, mais cela lui était égal. Il était entouré d’une douce lumière verte ; puis il n’y eut plus rien, que l’oubli, plus noir que la nuit. Le double rêvé de Garric se tenait sur le balcon de marbre. Le temps avait rendu la pierre calleuse, mais sous les zones exposées, les sculptures étaient aussi douces et lisses qu’un miroir. Il regardait fixement son corps physique, inconscient, échoué sur une berge boueuse. Il était étendu sur la godille : il ne l’avait donc pas lâchée… Les deux femmes se mirent à bouger. — Je dois retourner là-bas ! dit-il. — Pas encore, répondit le roi Carus, le visage plus tendu par l’attention que de coutume dans les rêveries de Garric. Ton corps a besoin de tout le repos qu’ils te laisseront prendre, mon garçon. Tu as fait plus que le travail de deux hommes. Le ciel était d’un vert maussade. Six hommes, à neuf cents mètres de là, marchaient vers les naufragés. Ils étaient armés de divers bâtons, haches et lances. Si un homme avec cette allure était venu quémander à la foire aux moutons de Barca, il se serait fait expulser du hameau comme un vagabond. — Il sera toujours temps de s’occuper d’eux, remarqua Carus avec raison. Il frappa la balustrade de la main droite et Garric reconnut le geste du roi lorsqu’il se retenait de saisir la garde de son épée. Carus savait qu’il avait raison, mais il était aussi impatient que Garric. — Hé, il y a un corps ! s’écria l’un des hommes. Hé, il est vivant ! Elle est vivante où que la Sœur m’emporte ! Liane s’acharna sur le nœud de la corde qui la liait à la ceinture de Garric. Tandis que les hommes se mettaient à courir maladroitement vers elle, elle tira une dague de sa tunique. La pointe était suffisamment effilée pour trancher un rayon de lumière. — Gare à cette furie ! dit l’un des hommes. Ceux-ci se dispersèrent, avançant toujours. Leurs pieds pataugeaient dans le sol boueux. — L’homme a une épée ! beugla un autre, armé d’un bâton grossièrement taillé dans un espar. L’épée est à moi ! Par la Dame, on me doit une épée ! Si Rodoard ne m’en donne pas, je prends celle-ci ! La corde était épaisse et raidie de sel. Liane la coupa en trois coups rapides de la lame aiguisée. Elle se releva en s’appuyant sur une main et fit face au groupe. — Holà ! s’exclama un lancier. Tu peux garder l’épée, Othelm. J’ai trouvé ce que je veux ! — Peut-être quand Rodoard en aura fini avec elle, ricana un autre homme. À moins que sa pute de magicienne décide de se débarrasser immédiatement d’une rivale. — Il y a une vieille femme, aussi, dit l’homme armé d’une hache à manche court, récupérée dans le coffre à outils d’un navire. Autant lui briser le crâne tout de suite. — Maintenant, mon garçon, dit le roi Carus d’une voix aussi basse et rocailleuse que le soupir d’une lame tirée du fourreau. Il est temps. Le ciel verdoyant n’était pas aussi brillant qu’il paraissait dans la rêverie de Garric. Il avait pressenti en regardant son corps inconscient combien ses muscles et articulations devaient être endoloris après l’effort qu’il avait dû fournir pour survivre, mais les ressentir réellement était aussi douloureux que de plonger dans un four à chaux brûlant. Garric se leva sans trébucher. Des éclats de lumière blanche l’aveuglaient à chaque battement de cœur. Il tira son épée et fit tourner la lame en un huit scintillant avant de s’écrier d’une voix rauque : — Lequel d’entre vous veut mourir le premier ? Ou devrais-je tester le tranchant de ma lame en vous embrochant tous d’un même coup ? C’était une bonne arme, achetée à Erdin, et le roi Carus, au fond de son esprit, avait approuvé son choix d’un hochement de tête. Mais elle ne blesserait pas six hommes en un coup, Garric ne se sentait même pas capable d’en abattre un seul. Quoique, un… — Que la Sœur m’emporte, s’exclama l’un des hommes avec horreur. (Le groupe entier recula comme sous l’effet d’une brûlure cuisante.) Je le croyais mort ! Garric saisit le bout de l’épée dans la main gauche et tordit légèrement la lame. Il n’était pas sûr de pouvoir tenir l’acier d’une main, cette posture était un prétexte pour utiliser les deux. Tenoctris murmura une incantation. Garric sentit le tremblement de faiblesse de ses muscles se calmer. La vieille femme utilisait les quelques forces qu’elle avait pour lui venir en aide. — Vous allez nous conduire à Rodoard ! intima Liane d’une voix claire et puissante, donnant l’ordre comme les nobles le faisaient instinctivement. (Elle rangea ouvertement la dague dans son invisible fourreau.) Et vous passerez devant. Vous avez compris ? Les hommes échangèrent des regards. Aucun ne voulait prendre la responsabilité de la décision. Après un instant, le lancier se retourna et repartit d’où il venait en traînant les pieds. Les autres le rejoignirent en un groupe serré. Garric et les deux femmes les suivirent. Garric serait tombé deux fois si Liane ne l’avait pas soutenu ; mais elle était là. Sharina s’assit dans le canot qui ballottait légèrement et posa la tête de Cashel sur ses genoux. Il avait retrouvé une carnation naturelle, loin du rouge intense qu’il affichait en dressant son bâton contre le danger qui s’abattait sur eux. Sharina était épuisée. Elle avait dû nager en soutenant Cashel jusqu’au canot, mais il avait également fallu le hisser dans l’embarcation. Pour cela, elle avait dû se tenir debout dans le canot tandis qu’il flottait sur le côté puis lui saisir le bras pour le basculer par-dessus le plat-bord. Sharina était robuste, mais le poids de Cashel avait failli dépasser sa force. Heureusement, le canot était un flotteur à fond plat et large sur toute la longueur, il n’avait donc pas chaviré pendant l’opération. Sharina ignorait comment Cashel l’avait sauvée. Elle soupçonnait qu’il ne le savait pas non plus. Mais elle était certaine que sans son intervention, ils auraient été engloutis tous les deux avec la Dame de Miséricorde et tout ce qu’elle contenait. La galère de Pandah approchait. C’était la barge d’un noble, une embarcation légère qui comptait cinquante rameurs sur des bancs à ciel ouvert. Un mât et une vergue autour de laquelle était roulée la voile étaient posés sur le pont parallèlement à l’axe du bateau. Ils pouvaient être dressés en cas de vents favorables, mais il était plus rapide de ramer sur ce type de courts trajets depuis le port. Un homme d’une vingtaine d’années se tenait à la proue, penché avec anticipation par-dessus une balustrade de bronze doré. Son manteau orné de plumes de perroquet indiquait qu’il appartenait à la noblesse. Un homme plus âgé, visiblement un serviteur ou un assistant, se tenait près du jeune noble pour le rattraper au cas où il basculerait. Un homme plus jeune encore que l’homme de la proue se tenait près du noble, arborant une robe de velours violet brodée de symboles astrologiques argentés. Sharina n’aurait opté ni pour les plumes ni pour le velours en vue d’un voyage en mer, mais les nobles et les magiciens semblaient soucieux de toujours soigner leur apparence. Un grand singe se hissa près des hommes sur la plate-forme de la proue et se suspendit nonchalamment à la balustrade pour essayer de plonger la main dans les vagues que fendait l’avant du navire. Les rameurs plumèrent sur l’ordre d’un homme casqué à la poupe. Le singe fit une acrobatie pour remonter entre les deux hommes. Le magicien parla au singe, et Sharina, qui ne pouvait pas entendre la discussion, constata avec stupeur que l’animal répondait. — En arrière ! ordonna l’officier. Les rameurs se levèrent des bancs et se penchèrent en avant pour pousser les rames au lieu de les tirer vers eux comme de coutume. La galère s’arrêta à six mètres du canot. Un peu d’eau soulevée par les coups d’aviron parfaitement maîtrisés s’enroula autour de la coque. Contrairement aux marins que Sharina avait vus à Sandrakkan ou Ornifal, les rameurs ne portaient pas des tenues hétéroclites mais un kilt bordé de jaune safran. Leur livrée prouvait, plus clairement encore que la cape ornée de plumes, que le jeune noble ou son père régnait sur Pandah. — Jette-leur une corde, Tercis ! dit sèchement le jeune homme à son serviteur qui lui répondit d’une expression aussi stupéfaite que s’il lui avait ordonné de voler. — Je m’en occupe, Votre Majesté, intervint le magicien. Il saisit une amarre et déroula la corde en la jetant d’un mouvement ascendant qui l’envoya directement à Sharina. Elle l’attacha à la bitte avant du canot et attendit que le magicien les tire vers la galère. Les rames du flotteur étaient à bord de la Dame de Miséricorde lorsqu’elle avait fait naufrage. Cashel était toujours inconscient. — Il faudra transporter mon ami à bord, prévint Sharina lorsque le canot atteignit la proue de bâbord. Elle se sentit désarçonnée par tous les regards braqués sur elle, ceux du noble, du magicien et les grands yeux marron du singe qui se tenait la tête en bas, accroché à la balustrade. — Capitaine Lashin, ordonna le jeune noble. Hissez l’homme à bord. Nous allons le conduire au palais. Il se pencha un peu plus pour tendre la main à Sharina. — Tout comme vous, ma dame. Je me nomme Folquin, roi de Pandah. Une aussi gracieuse personne que vous doit être de noble lignée. Sans attendre d’autres ordres, quatre rameurs amenèrent le canot vacillant tandis que quelques autres maintenaient fermement la poupe contre les flancs de la galère. Sharina se déplaça sur le pont de proue pour laisser le champ libre aux marins tandis qu’ils soulevaient Cashel, un poids non négligeable même pour eux tous, par-dessus la balustrade. D’autres marins l’installèrent sur la voile repliée. — Je ne suis pas…, commença Sharina à l’adresse de Folquin. Le pont de proue était trop étroit pour se sentir à l’aise entre étrangers. — Une jolie femelle pour une humaine, dit le singe d’une voix grinçante. Le gros était-il son mâle ? — Zahag ! s’exclama le magicien. (Il était grand et dégingandé, comme un poulain encore trop frêle.) N’importune pas cette dame. (Il s’éclaircit la voix et continua :) Je suis Halphemos, le magicien du roi Folquin. Pouvez-vous nous dire ce qui a causé votre naufrage, ma dame ? — Je l’ignore, répondit Sharina. (La galère se mettait de nouveau en mouvement, les rameurs d’un côté allaient vers l’arrière tandis que les autres ramaient vers l’avant. La manœuvre tourna le bateau en sens inverse, décalé de son point de départ d’une distance légèrement supérieure à la taille du navire.) Tout s’est passé très vite… comme une tempête, mais ce n’était pas une vraie tempête. (Elle observa les expressions attentives et soucieuses des étrangers ; ils la regardaient, se posaient des questions auxquelles elle ne pouvait répondre.) Je me nomme Sharina os-Reise, reprit-elle. Je suis juste… Elle ne savait pas comment continuer. Elle n’était pas une princesse, mais elle n’était plus seulement une fille d’aubergiste. Elle n’était pas même la fille de Reise si ce qu’avaient dit les émissaires royaux était vrai. — Je suis…, répéta-t-elle. Alors, accablée d’inquiétude, d’épuisement et de soulagement, elle lâcha ce qui, au moins, était la pure vérité : — Je suis tellement heureuse que vous nous ayez sauvés, mon ami Cashel et moi ! Garric retrouvait ses forces tandis qu’il marchait avec les deux femmes à la suite du groupe d’hommes, dans une forêt plantée d’arbres qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il savait que d’ici un jour ou deux, il ressentirait le terrible contrecoup de sa lutte avec la godille, mais pour le moment l’exercice doux de la marche était le bienvenu pour le préserver des crampes. Il rangea son épée, dans un « clang ! » sonore lorsque le métal de la sobre garde en croix rencontra le bord du fourreau. Othelm jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Garric retroussa les lèvres en une expression qui tenait autant du grondement que du ricanement. Othelm détourna rapidement la tête. Le ciel sans nuance était toujours de la même teinte vert pâle. Il n’y avait pas la moindre tache de lumière pour indiquer la présence du soleil, caché par d’épais nuages. Les arbustes et les arbres, parfois hauts de dix-huit mètres, qui constituaient la végétation étaient dotés de racines particulièrement noueuses ; les branches se tordaient et s’enroulaient, plus semblables à des tiges de chèvrefeuille qu’à aucune plante que Garric connaissait. Il regarda Tenoctris. Elle lui répondit d’un rapide mouvement de tête qui semblait indiquer que cet environnement lui était tout aussi inconnu. Un même instinct dictait aux trois amis de garder le silence jusqu’à ce qu’ils en sachent plus sur ce qui se passait. Les hommes qui marchaient devant juraient en trébuchant, l’énorme godille entre les mains, et Garric doutait qu’ils puissent entendre les paroles des naufragés. Toutefois, il ne souhaitait pas courir ce risque. Il jetait des coups d’œil rapides dès qu’il entendait quelque chose bouger dans les broussailles. Le sol était nu, sans herbe ni lierre. Les seuls animaux qu’il avait pu apercevoir étaient des rats. Tout comme les humains, les rongeurs étaient sans doute des rescapés de navires engloutis comme la Dame de Miséricorde. Garric eut un faible sourire. Il en était certainement de même pour les cafards et insectes qui bourdonnaient et détalaient partout où il regardait. Il était heureux que ses amies et lui s’en soient sortis, mais la compagnie qu’ils avaient trouvée ne lui procurait guère de fierté. Le chemin s’élargit. La sentinelle qui se tenait là affichait un air aussi peu recommandable que le groupe qui avait trouvé les naufragés. Il frappa un tambour constitué d’un tronc évidé de plusieurs dizaines de centimètres de diamètre. Garric sentit ses entrailles vibrer avec les notes basses certainement audibles à des kilomètres de là, relayées par l’air humide. Il se redressa et remarqua que ses amies avaient eu la même réaction. D’autres hommes, et quelques femmes, sortirent de la forêt pour observer les naufragés. Leurs vêtements étaient principalement constitués d’écorce et de fibres prélevées sur les longues feuilles sinueuses des arbres alentour, mais les plus robustes et les mieux armés portaient des éléments provenant visiblement de sources extérieures. — Pourquoi est-ce qu’il a une épée ? demanda un homme à Othelm d’un ton de défi. — Parce que je les aurais tous tués s’ils avaient essayé de la prendre ! répliqua Garric. (Chez lui, il criait pour rappeler les moutons égarés en forêt. Dans ce lieu sombre et silencieux, sa voix résonnait comme un tocsin.) L’un d’entre vous veut-il essayer ? Celui qui avait parlé était une brute trapue, borgne qui portait un anneau dans le septum nasal. Il cracha par terre mais recula lorsque Garric lui fit face. Ils atteignirent une large plage boueuse autour d’une lagune. Garric n’aurait su déterminer jusqu’où l’eau s’étendait. Des radeaux flottaient sur la surface percée de roseaux et des silhouettes indistinctes apparaissaient de l’autre côté. Des palissades de la taille de cabanes étaient dressées en lisière des arbres comme du lichen court sur des pierres, mais les constructions semblaient dénuées de toit. Il n’y avait visiblement pas plus de pluie que de soleil sur cette terre et les bâtisses étaient davantage destinées à préserver un peu d’intimité qu’à protéger des intempéries. Liane posa la main sur l’épaule de Garric et s’approcha de son oreille. — Ceux qui sont dans les bateaux ne sont pas tous humains, murmura-t-elle, ils ont de la fourrure sur le visage. À en juger d’après le nombre de cabanes, un millier d’humains devaient vivre dans ce monde crépusculaire. Environ une centaine étaient venus à la rencontre des naufragés et autant attendaient derrière les deux trônes de bois flotté disposés devant la plus grande construction, où un gong de bronze pendait d’une barre transversale aux allures de gibet. — Nous avons un bon butin, Rodoard, cria Othelm. Cette godille est en chêne sec, et il y a beaucoup de fer dans les attaches ! Assis sur les trônes, un homme immense et une femme sculpturale, d’une quarantaine d’années. Elle était encore belle, mais ses yeux étaient cernés et d’une dureté qui repoussa instinctivement Garric. — Alors, un bon butin pour nos écumeurs de plage cette fois, remarqua l’homme, Rodoard. Approche, mon garçon. Garric avança. — Restez près de moi, murmura-t-il à ses amies. Rodoard portait plusieurs épaisseurs de soie et de velours. Les tissus étaient tachés de sel marin et de boue, et l’association de couleur aurait été hideuse même sous la claire lumière blanche du soleil. Mais de véritables vêtements étaient synonymes de prospérité dans cet endroit, et c’était tout ce qui importait pour Rodoard. Le métal aussi était précieux. Rodoard portait une épée courte très pratique et, devant lui, sur les accoudoirs du trône recouverts de brocart, reposait une hallebarde à manche court. Le tranchant intérieur de la lourde lame était aiguisé et un crochet pointu dardait à l’arrière de l’arme. — Une demi-guisarme, murmura Garric en formulant le nom que Carus soufflait dans son esprit. (Une arme trop lourde, à deux mains, que seul un idiot utiliserait lors d’une vraie bataille… Garric s’arrêta à trois mètres des trônes.) Je suis Garric or-Reise, dit-il d’une voix forte. Voici mes amies, Tenoctris et Liane os-Benlo. Nous avons fait naufrage. La femme assise sur le trône se leva et s’approcha de Garric. Il eut un sursaut d’horreur en s’apercevant que sa longue robe était constituée de phalanges humaines : séchées, percées à travers la moelle puis passées sur de minces fils. Elles s’entrechoquaient doucement lorsque la femme avançait. Elle lui adressa un sourire désinvolte. — Laisse-le, Lunifra, dit Rodoard d’une voix où Garric perçut une note d’irritation. Peut-être plus tard. C’est un bon garçon. Plusieurs gardes robustes se tenaient près des trônes. Ils portaient une épée et une lance, et certains arboraient également des pièces d’armure. Eux aussi regardaient la femme, mais avec inquiétude. Lunifra émit un gloussement guttural. Elle posa les mains sur son bassin et se déhancha en un mouvement suggestif qui révulsa autant Garric que si elle lui avait craché au visage. Si proche de lui, elle empestait la mort. — Tu as l’air d’un solide gaillard, Garric, dit Rodoard d’un ton enjoué qui n’aurait pas même trompé un enfant quant aux mauvaises intentions du chef. Nous aurons besoin de toi lorsque nous irons combattre les Ersas pour de bon. Mais pour le moment, tu dois me remettre ton épée et ta femme. C’est moi qui distribue les récompenses ici, dans le Golfe. — Je viens de Haft, répliqua Garric sans élever la voix. Les gens n’y sont pas des biens que l’on possède. — Oublie Haft, répondit Rodoard en se penchant tandis que sa main droite se resserrait sur le manche de la demi-guisarme. (Il approchait probablement de la trentaine ; il était presque aussi grand que Cashel et, quoiqu’il ait le visage et le ventre légèrement bouffis, c’était incontestablement un homme puissant.) Oublie le monde que tu as connu, parce que tu n’y retourneras pas. Tu es dans le Golfe, maintenant, et la parole du roi Rodoard fait loi ! — Concernant mon épée, toutefois, poursuivit Garric comme s’il répondait encore à la demande précédente, vous pouvez bien sûr en disposer… si vous parvenez à me la prendre. Souhaitez-vous essayer, Rodoard ? Rodoard vérifia d’un regard qu’il était bien entouré de gardes. Garric posa légèrement la main sur la garde. Les souvenirs d’un autre homme dansaient dans son esprit, son épée scintillant parmi une foule d’assaillants à pieds de bouc et aux armes de bronze. Membres sectionnés, têtes cornues tranchées, et partout, un sang trop rouge pour être humain… Rodoard se radossa à son trône en surprenant l’expression de Garric. Il leva la demi-guisarme puis la regarda avec stupeur, comme surpris de la trouver entre ses mains. Il fit retomber l’arme entre les accoudoirs de son trône. Garric se taisait. Il avait la gorge sèche et sentait ses mains agitées par une soif de sang qui le choquait plus encore que la robe d’ossements de Lunifra. — Laisse-nous en paix et nous vous servirons ! dit Liane. Mais comme des citoyens libres des Isles. Vous comprenez ? Lunifra chuchotait. De la main droite elle tapota le sol avec une baguette translucide. Une poignée de poussière s’éleva en s’enroulant en une forme vaguement humaine qui commença à se débattre comme un ours enchaîné. Lunifra regarda Garric. Elle souriait encore, mais la sueur baignait son front après l’effort nécessaire au sort. Près de Garric, Tenoctris murmurait : — Oreobazagra rexichthon hippochthon… La silhouette de boue se divisa en deux, en quatre, en huit… Chaque fragment s’éloignait doucement des autres, diminué de moitié, et rapetissait encore. Au bout de quelques secondes, une mince bande de boue d’environ un mètre frissonnait encore, s’immobilisant peu à peu. De rage, Lunifra rejeta la tête en arrière. Elle croisa les bras devant elle pour contrer une attaque inexistante. Sa baguette était l’os pelvien d’un grand carnivore, un ours ou un gros félin. — Assieds-toi, Lunifra, dit Rodoard. (Il leva délibérément les mains de la demi-guisarme.) Je t’ai dit de les laisser tranquilles. (Le roi regarda Garric, le visage impassible.) Ça ira pour le moment, garçon, dit-il. Tu peux partir. Josfred, donne-leur à manger et trouve-leur un endroit pour dormir s’ils veulent. La voix de Rodoard était différente, et bien plus inquiétante qu’une menace explicite. Il n’était pas devenu sans raison roi de ce ramassis de vauriens. Un homme, si petit et mince que Garric le prit d’abord pour un enfant, s’approcha d’eux. Il se tenait, avec d’autres hommes tout aussi frêles, en arrière, en bordure de la foule. — Et, Josfred ? ajouta Rodoard. Assure-toi que Garric rencontre les Ersas. Je veux qu’il sache à quoi cette épée lui servira très bientôt. Héron, dixième jour Cashel décida qu’il était réveillé. Il reposait dans un hamac fortement tendu. Les fenêtres de la pièce étaient fermées de volets sculptés d’ajours compliqués et la vigne vierge qui s’immisçait dans les ouvertures filtrait la lumière en un doux éclat vert. Il s’assit. Un large éventail de plumes de perroquet chatoyantes était suspendu au-dessus de lui. Il était actionné à l’aide d’une pédale et le serviteur affecté à cette charge se mit à l’ouvrage avec enthousiasme en voyant Cashel bouger. — Où suis-je ? demanda ce dernier. Sharina entra par l’une des portes et eut un sourire plus lumineux que le soleil quand elle vit Cashel réveillé. — Ne force pas sur tes muscles, dit-elle en s’approchant du lit. Voilà, appuie-toi sur moi… Ou veux-tu que j’appelle des serviteurs, des hommes ? — Je vais bien, dit Cashel. (Il sourit timidement. C’était le genre de choses qui se disait.) Je veux dire que je vais vraiment bien, cette fois. Cashel prit la main de Sharina sans s’y appuyer et se leva. Il ressentit un vertige passager ; il se sentait pétillant d’énergie. Il lui semblait vaguement avoir tenu le ciel à bout de bras pendant ce qui avait semblé une éternité, mais ce n’était pas le ciel, et ce n’était pas ses muscles qu’il avait sollicités. Il sourit en regardant la main de Sharina dans la sienne. Elle était grande et robuste, il lui semblait pourtant tenir une petite main de poupée dans ses doigts. La même idée devait être venue à la jeune fille car ils se mirent à rire au même instant en se séparant. Sharina portait une tunique de lin beige bordée d’une fresque géométrique de fil bleu. Au hameau de Barca, les gens portaient des tenues de laine les plus simples qui soient, mais Cashel avait beaucoup appris sur les tissus et les diverses modes en vivant avec sa sœur Ilna. En y pensant, il était probable que, de son côté, Ilna en sache énormément sur les moutons. Il se regarda. Il portait une tunique identique mais il était évident qu’elle avait été cousue hâtivement à partir de deux vêtements. Il sourit. Apparemment, il n’y avait guère d’autres personnes de sa stature ici. Quel que soit cet endroit. — Sommes-nous à Pandah ? demanda-t-il. Un singe entra à quatre pattes dans la pièce. Il se dressa sur ses membres arrière et s’adressa à Sharina d’une voix gutturale : — Tu dois revenir. C’est ton tour à présent. — Le singe parle ! s’exclama Cashel. Le singe resserra les lèvres en un ricanement, ou un grognement. Il était environ de la taille d’un homme, malgré ses pattes trapues qui avaient trompé Cashel au premier regard. La large poitrine et les bras solides couverts de muscles nettement dessinés en auraient fait un opposant respectable. — Les humains sont-ils tous trop stupides pour différencier un primate d’un singe ? lança la bête. Tu devrais peut-être demander à Halphemos de remplir un peu la tête de celui-là, Sharina. Encore que tu obtiendrais de meilleurs résultats avec un chien. Ou peut-être un bœuf. Cashel éclata de rire. — C’est incroyable ! dit-il. Alors il parle vraiment, et il pense ? — Imbécile ! Imbécile ! Imbécile ! hurla le singe… le primate. Il bondit vers une fenêtre et secoua les boiseries avec une apparente furie. Sharina riait également. — Voici Zahag, expliqua-t-elle. Le roi Folquin de Pandah nous a aimablement offert l’asile après… (Sharina fronça les sourcils une seconde seulement mais sa voix baissa étrangement quand elle continua :)… lorsque la tempête a englouti le navire. Le magicien de la Cour, maître Halphemos, a donné à Zahag l’intelligence d’un humain. Nous jouions aux échecs. Zahag sauta à bas de la fenêtre. — Viens ! ordonna-t-il en saisissant la main de Sharina. (Ses doigts étaient d’une longueur grotesque et couverts d’une épaisse fourrure rousse.) C’est à toi de jouer ! La colère du primate un instant auparavant n’était pas feinte. Le bois de la fenêtre était taillé dans une essence dure. Les dents de Zahag avaient pourtant percé des encoches profondes dans la rosace centrale. Le talent du magicien avait peut-être donné au primate l’intelligence d’un homme, mais il avait toujours un esprit de bête. Un marchand de laine de Sandrakkan était venu une fois au hameau de Barca avec un singe apprivoisé, mais l’animal n’était pas plus gros qu’un chat. Un animal familier avec des crocs comme ceux de Zahag n’était pas une bonne idée, et un animal puissant et intelligent qui s’emportait aussi facilement était une idée bien pire encore. — Dans une minute, Zahag, dit Sharina en libérant sa main. Cashel, es-tu prêt à rencontrer le roi Folquin ? Rien ne presse, sinon. Le serviteur, à moins qu’il s’agisse d’un esclave, contemplait la scène en continuant à actionner la pédale. À le voir ainsi, il semblait avoir aussi peu de personnalité que l’éventail qu’il agitait. — Maintenant ! rugit Zahag. Il se ramassa comme s’il allait bondir sur Sharina. Cashel réagit comme toujours lorsque c’était nécessaire, bougeant plus rapidement que quiconque, et il abrita Sharina derrière lui. Il fit face au primate avec la détermination silencieuse d’un flanc de montagne, comme il avait déjà fait face à des démons. Zahag poussa un cri strident de terreur. Il se jeta sur le serviteur et renversa l’homme tétanisé sur le dos avant de sauter au sommet de l’éventail. Les cordes de suspension tremblèrent sous le poids supplémentaire et des plumes arrachées du cadre s’éparpillèrent comme les pétales d’une fleur gigantesque. Cashel recula, toujours entre Sharina et le primate. Il remarqua qu’elle ne portait pas le couteau de l’ermite. Il songea que l’arme aurait été incongrue dans un palais. Zahag sauta sur le sol de planches polies en queue-d’aronde. Il se gratta nonchalamment tout en surveillant Cashel du coin de l’œil, puis il marmonna : — Bon, je pense que le jeu peut attendre. Cashel s’éclaircit la voix : — Bien sûr, je serais ravi de remercier le roi, dit-il. Ils quittèrent la pièce. Sharina ouvrait la marche de peu, le primate gambadait derrière. Le serviteur tirait fermement sur la corde de la pédale pour stabiliser l’éventail. Les sautes d’humeur de Zahag préoccupaient beaucoup Cashel ; mais tant qu’il serait là, Sharina n’avait pas à s’inquiéter. — Comment déterminez-vous l’heure ici ? demanda Liane à Josfred tandis qu’il les conduisait sur un chemin à l’écart du campement. Garric estimait qu’il avait dormi douze heures d’affilée pour que ses muscles se soient aussi bien remis de l’effort fourni pendant la tempête. Rien n’avait changé, ni dans le ciel ni dans la forêt, depuis qu’il était tombé d’épuisement dans l’abri de branches tressées où les avait conduits Josfred. Leur guide haussa les épaules : — Les étrangers demandent toujours ça, dit-il. Le temps n’a aucun sens dans le Golfe. Ceux qui sont nés ici, comme moi, ne peuvent pas vous comprendre. Le chemin avait dû être une large route le long de la lagune, mais il était progressivement envahi par des arbustes semblables à de l’armoise aux branches aussi souples que des lianes. Garric ignorait la vitesse de croissance des végétaux du Golfe, mais le rétrécissement du chemin devait remonter à un an ou deux. — Là-bas ! lança Josfred. Il y a des Ersas qui cueillent des prunes. Je ne pense pas qu’on devrait avancer plus, mais ils ne devraient pas poser de problème, vous avez une lame d’acier, maître Garric. L’amertume suintait de chaque mot du guide. Garric se demanda si le petit homme à longues incisives lui enviait davantage son arme ou Liane. Josfred ne semblait pas considérer les femmes comme des personnes. Garric supposa que l’attitude du guide était plus ou moins représentative des coutumes du Golfe. Pourtant… Lunifra n’appartenait à personne, pas même à Rodoard. Une douzaine d’humanoïdes à la fourrure légère récoltaient des fruits bleu sombre dans des rangées régulières de buissons qui leur arrivaient à la taille. Les fruits que Garric avait mangés avant de partir avec ses amies à la suite de Josfred étaient de la taille d’un poing et n’avaient ni l’aspect ni le goût de véritables prunes ; même la couleur aurait paru pâle sous la lumière du jour. Les naufragés humains avaient donné des noms familiers à la végétation du Golfe, mais c’était là tout ce que ces « prunes » avaient de familier. Les Ersas s’interrompirent et posèrent les paniers dans lesquels ils plaçaient leur cueillette. Ils se rassemblèrent sans quitter les humains des yeux, et les mâles saisirent des bâtons et des lances. Les pointes et tranchants des armes de bois étaient taillés dans des coquillages de la lagune. Le plus robuste des Ersas, aussi grand que Garric mais plus souple, tenait une lance dont la mince pointe de fer avait été forgée à partir d’un clou. Il désigna Garric avec son arme : — Partez, hommes, dit-il avec un accent plus compréhensible que celui de Josfred. — On ferait mieux de partir, remarqua nerveusement le guide. — Je dois parler avec eux, intervint Tenoctris. Elle s’engagea dans le champ en marchant avec précaution entre les courts buissons. Garric ouvrit la bouche pour protester mais ne dit rien. Il emboîta le pas à la magicienne. Liane le rattrapa par le bras. — Enlève ton épée, murmura-t-elle. — J’aurais dû y penser moi-même, chuchota-t-il en retour. S’il avançait armé, les Ersas considéreraient qu’il les menaçait, même si cela était la dernière de ses intentions. Il détacha son baudrier. L’opération se révéla compliquée : la boucle avait deux agrafes et la bande passée dans l’ardillon, délibérément longue, était enroulée autour de la ceinture proprement dite. Le roi Carus portait l’épée de cette manière… — Qu’est-ce que vous faites ? demanda Josfred avec une inquiétude grandissante. Garric ne répondit pas. Il remit l’épée entre les mains de Liane et se hâta de rejoindre Tenoctris avant qu’elle atteigne les Ersas aux mines peu engageantes. — Ce champ nous appartient, dit le chef des Ersas. Si vous voulez voler notre nourriture, nous vous combattrons. De loin, Garric avait trouvé que les Ersas avaient des traits de chats. De près, ils ne ressemblaient à aucun animal qu’il connaisse, pas plus qu’ils ne ressemblaient à des humains poilus. Pour tout dire, leur fourrure gris-brun était ce qu’il y avait de plus familier chez les Ersas. Ils avaient des visages ronds et étaient pourvus de simples orifices pour entendre, mais ils semblaient communiquer entre eux à l’aide d’oreilles externes membraneuses, grandes comme une main d’homme. Leur bouche s’ouvrait et se fermait latéralement ; et, sous des paupières cornues, une seconde membrane clignait devant leurs yeux en un mouvement si rapide qu’elle ressemblait à un miroitement permanent. — Nous ne sommes pas vos ennemis, dit Garric. (Les Ersas étaient étranges, mais ils étaient propres et d’allure digne, deux vertus dont manquaient notoirement les habitants humains du Golfe.) Nous ne vous voulons aucun mal. — Nous sommes arrivés ici sans le souhaiter, ajouta Tenoctris. Notre navire a été détruit par une force qui m’était inconnue. Vous est-il arrivé la même chose, ou à vos ancêtres ? Les yeux des Ersas étaient plus écartés sur les côtés du visage que ceux des humains. Tout comme les moutons, ils pouvaient voir selon un angle très large autour d’eux. Leurs oreilles s’agitaient en discours silencieux comme des fanions dans la tempête. — Nos ancêtres ont créé cet endroit pour échapper à nos ennemis, répondit enfin le chef. Nous avons vécu seuls ici pendant plusieurs générations. Lorsque les premiers hommes sont arrivés, nous les avons laissé partager l’isle. Tout s’est bien passé pendant plusieurs générations encore. Aujourd’hui, de nouveaux hommes sont arrivés avec de nouvelles armes et volent nos terres. Humains, cette terre nous appartient ! Il agita sa lance devant Garric. Il avait quatre doigts à chaque main, en groupes de deux doigts opposés en pince et non alignés avec un pouce opposable. — Maintenant, partez ou nous vous tuerons ! cria-t-il. Le groupe modifia légèrement sa position. Garric sentit la présence du roi Carus dans son esprit qui analysait la situation. Un homme pouvait aisément faire face à un Ersa en combat singulier, mais en groupe, les humanoïdes se battaient avec une unité que l’armée humaine la mieux disciplinée n’aurait pu briser. — Merci d’avoir parlé avec nous, dit Tenoctris. (Elle s’inclina profondément.) Nous viendrons discuter de nouveau avec vous. Garric s’inclina à son tour. Il repartit à la suite de la magicienne en prenant garde à ne pas écraser les plants. — Un magicien ersa doit avoir créé ce Golfe, lui souffla Tenoctris. Il n’y a aucune trace des Ersas, pas même dans les almagestes de grands magiciens qui ont consacré leur vie à étudier afin d’apprendre. Cadilorn et Mansel d’Eyre ; Uzuncu le Squelette aussi, si elle n’était pas juste un mythe comme le Roi Jaune pour qui elle œuvrait. (Elle adressa un faible sourire à Garric.) J’aurais fait partie de ce cercle si j’avais eu suffisamment de pouvoir, dit-elle. Ce qui, bien sûr, n’est pas le cas. Mais parce que je suis avec toi, Garric, j’apprends des choses qu’Uzuncu elle-même ignorait. (Tenoctris éclata de rire, un son si pur et joyeux qu’il éclaira l’horizon sans nuance aux yeux de Garric.) Ceux qui prétendent qu’il vaut mieux être chanceux que sage ont peut-être raison, ajouta-t-elle. — Je ne nous trouve pas si chanceux d’avoir échoué ici, dit Garric. (Il se sentait mal à l’aise, persuadé qu’ils se trouvaient désormais dans le Golfe par sa faute.) Surtout si personne ne peut quitter cette terre une fois qu’il y est entré. — On peut repartir d’ici, assura Tenoctris sans aucune vanité dans la voix. Je ne sais pas si moi j’en serais capable, mais un magicien suffisamment puissant pourrait y parvenir. Ils avaient rejoint les autres et Liane pressa la main de Garric en lui redonnant son épée. Josfred dansait d’un pied sur l’autre. — Vous n’auriez pas dû faire ça ! s’écria-t-il. Ils auraient pu vous tuer, et alors, qu’aurait dit Rodoard ? — Cela n’aurait de toute façon pas eu la moindre importance pour Garric, répondit Liane en évacuant un peu de la tension nerveuse accumulée. Et il est inutile de parler de ce qui ne s’est pas passé. Garric jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Les Ersas avaient repris leur récolte. Ils avaient une conscience plus accrue de la communauté que les humains et avaient toutes les raisons de se sentir menacés par ceux de la même race que Rodoard ou Lunifra. Le chef des Ersas avait clos la discussion sur une menace. Toutefois, ils avaient semblé accepter l’idée que Garric et Tenoctris n’étaient pas personnellement hostiles à leur égard. — Josfred, dit Tenoctris tandis qu’ils reprenaient la route vers le campement, tu as dit que tu étais né dans le Golfe. Depuis quand tes ancêtres vivent-ils ici ? Le petit homme agita les bras en signe d’impatience. — Je vous l’ai déjà dit, cette question n’a aucun sens ! Nous avons toujours été là. (Il s’interrompit en prenant subitement conscience que, même dans le Golfe, le fil du temps pouvait être ponctué d’événements importants.) Mais on était esclaves des Ersas jusqu’à ce que d’autres hommes comme vous débarquent sur la côte extérieure avec des armes. La côte n’était que de la boue avant. — Pas depuis mille ans, je dirais, répondit Tenoctris d’un air satisfait. Pas depuis la dernière fois où les forces ont atteint un pic. Le Golfe est un univers clos. Je doute même qu’il ait fait partie du cosmos à l’origine, car les Ersas n’existent nulle part ailleurs. — Le cosmos est tout ce qui a été et sera, rétorqua brusquement Liane. Il ne peut rien y avoir d’autre ! — C’est généralement ainsi que nous le percevons, dans notre conception humaine, dit Tenoctris. Elle sourit à Liane pour adoucir sa réponse. Liane s’arrêta et prit la vieille femme dans ses bras. — Je suis désolée, dit-elle. Je n’aurais pas dû… J’ai si peur. Tout ce que je croyais savoir est en train de changer. — Rodoard nous a donné la force, lança Josfred. Nous ne sommes plus les esclaves des Ersas maintenant ! Garric n’avait pas besoin que le roi Carus lui dise que Rodoard serait un bien mauvais maître s’il n’avait plus d’ennemis comme les Ersas pour limiter son emprise. Mais même la brutalité dont il ferait certainement preuve vaudrait mieux que les caprices sadiques que l’on pouvait attendre de Lunifra. — Rodoard est arrivé avec six autres hommes, se rappela joyeusement Josfred tandis qu’ils suivaient le chemin. Ils avaient des armes en acier. L’un des hommes croyait pouvoir donner des ordres à Rodoard, mais il lui a montré. (Josfred gloussa et le son évoqua un bruit d’eau s’écoulant d’une jarre fêlée.) Rodoard lui a ouvert le ventre, comme ça. Il a couiné, couiné, et puis il est mort ! — Josfred, Rodoard était-il le garde du corps de cet homme dans le monde extérieur ? demanda Liane d’une voix égale. Garric la regarda, surpris par la question autant que par le ton détaché avec lequel elle l’avait posée. Josfred s’étrangla. — Es-tu une magicienne comme Lunifra, femme ? demanda-t-il avec horreur. Comment saurais-tu ça autrement ? — Rodoard a le tatouage d’un soldat de Blaise, dit Liane. (Elle poursuivit, à demi perdue dans ses souvenirs :) Ils escortaient souvent des marchands. Mon père en engageait parfois. (Puis elle ajouta, d’une voix sèche et sans relief :) Et non, je n’ai rien à voir avec Lunifra. Rien du tout. — Lunifra est une magicienne talentueuse, remarqua Tenoctris. Talentueuse, pas seulement puissante, bien qu’elle soit dotée d’un pouvoir très honorable. (Elle rit.) Plus puissante que moi, en tout cas. — Avez-vous bien fait de dévoiler à Lunifra que vous étiez aussi une magicienne ? demanda Garric à voix basse. Tenoctris gardait souvent ses pouvoirs secrets, aussi avait-il été surpris qu’elle les utilise ouvertement pour contrer l’invocation de Lunifra. — Elle le savait déjà, répondit Tenoctris. Je l’ai vu dans son sourire quand elle m’a regardée. Elle sait voir les choses et ne se contente pas de plier les forces à sa volonté. Et elle est très intelligente. Garric s’éclaircit la voix. S’il suivait la pensée de Tenoctris… — Tenoctris ? demanda-t-il brusquement. (La meilleure façon d’obtenir une réponse était de poser la question.) Vous voulez dire que vous souhaitez que Lunifra se joigne à nous ? Qu’elle soit notre alliée ? Tenoctris s’arrêta au milieu du chemin. Elle posa les mains sur celles de Garric pour qu’il se tourne vers elle. Josfred avança encore de quelques pas, sans se rendre compte de ce qui se passait derrière lui, mais Liane s’arrêta et regarda ses amis avec une expression d’inquiétude maîtrisée. — Garric, dit Tenoctris, lorsque tu regardes Lunifra, que ressens-tu ? — Elle me retourne l’estomac, répondit-il avec la sincérité entière qui lui était coutumière. — C’est une bonne chose, apprécia Tenoctris. Parce que je n’ai jamais croisé dans ma longue vie quelqu’un qui semble aussi complètement rempli par cette méchanceté gratuite. Lunifra ne recherche pas le pouvoir, elle ne fait rien de ce qui conduit les autres humains vers le mal, vers Malkar. Elle est comme la foudre au cœur d’un raz-de-marée : elle anéantit tout ce qui se trouve sur son passage. — Elle aide Rodoard, pourtant ? demanda Liane. — C’est ce qu’il croit, reprit Tenoctris. Mais quand elle aura tout anéanti, elle le détruira aussi. Josfred était revenu sur ses pas et écoutait les naufragés d’un air inquiet. — Lunifra aussi vient de la côte extérieure, précisa-t-il. Peu de femmes sont arrivées par là. Mais plus d’une centaine d’hommes se sont échoués depuis l’arrivée de Rodoard, avec de l’acier et du bois plus dur que ce qui pousse dans le Golfe. (Il jeta un regard en coin sur l’épée de Garric.) Tous ceux qui ont refusé de servir Rodoard sont morts, souffla-t-il. Tout le monde doit le servir pour nous libérer des Ersas ! — Oui, répondit Garric, je comprends exactement ce que tu veux dire. La plupart des naufragés échoués dans le Golfe étaient des marins, des hommes endurcis par une vie rude et dangereuse. Les hommes nés dans le Golfe étaient petits comparés à la moyenne des habitants du monde extérieur. La taille des naufragés et l’acier qu’ils possédaient leur donnaient une autorité sans conteste sur la société qu’ils découvraient. Les nouveaux venus n’étaient pas nécessairement des hommes mauvais, mais, pour beaucoup, le Golfe devait avoir des allures de paradis ; et certains d’entre eux étaient certainement malveillants. Ceux qui refusaient de servir un bandit comme Rodoard étaient rapidement exécutés avant que le poison de la décence s’empare du Golfe. Ce qui avait sauvé Garric, jusqu’à présent, était sa façon de répondre sans se montrer hostile mais sans se départir de son allure extrêmement menaçante lorsque Rodoard essayait d’imposer sa loi. Un souvenir jaillit dans son esprit, Carus qui tournoyait en affrontant un mur d’ennemis. Ses coups d’épée avaient la rapidité et la puissance de l’éclair. Un marin n’aurait pas eu assez de charisme pour se dresser face à Rodoard et un marchand n’aurait pas eu la force et les compétences nécessaires pour que la menace implicite reste crédible. Garric or-Reise, paysan du hameau de Barca, n’aurait réussi à s’opposer seul, mais, songea-t-il en touchant le médaillon sur sa poitrine, il n’était pas seul. Le roi Carus eut un petit rire ; il était une présence invisible mais désormais constante, même lorsque Garric était éveillé et parfaitement conscient. — On va en finir avec les Ersas, déclara Josfred qui se frotta joyeusement les mains à cette idée. Beaucoup d’hommes comme vous sont venus, avec du bois dur et du métal pour les armes. Les Ersas deviendront nos esclaves à leur tour, à moins qu’on les extermine tous ! Si vous faites cela, songea sombrement Garric, Rodoard vous montrera ce qu’est réellement l’esclavage. Mais même cette idée semblait préférable à ce que Lunifra pourrait faire du Golfe. — J’ai une meilleure idée, dit doucement Tenoctris. Je pense que nous pouvons tous partir et laisser cette terre aux Ersas, puis en fermer l’accès derrière nous pour que plus personne ne s’y retrouve piégé. — Quitter cet endroit, approuva Liane avec une profonde sincérité, est la meilleure idée qui soit. Et il ne sera jamais trop tôt, en ce qui me concerne ! Sharina toucha la main de Cashel tandis qu’elle le conduisait. La vigne qui enlaçait les colonnades était en fleurs, embaumée de parfum et animée du bourdonnement profond des insectes. C’était un endroit exotique pour des paysans originaires du hameau de Barca, mais c’était aussi un environnement paisible et rassurant. — Dépêchez-vous ! leur lança Zahag. Ses bras étaient deux fois plus longs que ses jambes trapues. Il bondissait en avant comme s’il jouait à saute-mouton. — Rien ne presse. On y sera bientôt, dit Cashel en retenant Sharina qui accélérait le pas par réflexe, parce qu’on lui avait dit de se hâter. Elle rit et revint sur le demi-pas d’avance qu’elle avait pris. La présence de Cashel la rassurait. Il pouvait bouger très vite si nécessaire, mais il ne se pressait jamais. — Pétard ! grogna Zahag d’un air dégoûté. Il bondit sur un montant de fenêtre sculpté puis sauta sur le toit des colonnades. Les pas bondissants du primate résonnèrent sur les tuiles puis faiblirent. Le palais du roi Folquin était construit en U à base droite, bordé en extérieur par une colonnade où l’on avait accès à toutes les pièces. Dans chaque bras du U, des couloirs menaient de la colonnade à la cour centrale, là où se tenaient toutes les affaires du palais. Seuls les appartements privés du roi avaient un accès direct vers cette cour. — C’est très aimable de la part du roi de nous aider ainsi, dit Cashel. (Un autre que lui aurait laissé percer le doute dans cette phrase, mais il préféra continuer.) Pourquoi fait-il cela ? — Parce que…, commença Sharina, pour se donner le temps de rassembler ses idées. Ce qui est arrivé à notre bateau a été un spectacle incroyable vu d’ici. Des éclairs, le tonnerre. Maître Halphemos a même dit qu’il avait vu pendant un instant un large disque de nuit étoilé. Alors ils étaient très impatients de rencontrer des survivants, même si je n’ai pas pu leur raconter grand-chose sur ce qui s’est passé. Les serviteurs du palais vivaient à l’étage supérieur. Des femmes appelèrent leurs enfants qui jouaient dans la cour au-delà de la colonnade fleurie de vigne. Du linge séchait au soleil sur des portants et les fours installés en extérieur répandaient de bonnes odeurs de cuisine. Les habitants de Pandah vivaient dans une plus grande proximité que dans le hameau, mais ils n’étaient pas différents. Le passage voûté qui conduisait à la cour était bordé de pilastres sculptés en forme de roseau. Le palais était bâti en pierre, mais, en venant du port, Sharina avait remarqué que les habitants vivaient dans des maisons de jonc goudronné. — Et puis, continua Sharina (elle devait être honnête avec Cashel, même si la vérité la gênait), le roi Folquin est un sentimental. Halphemos lui a prédit qu’il épouserait une princesse que la magie mènerait à lui. Folquin pense que je suis cette princesse. — Oh, répondit Cashel. (Il haussa les épaules, un mouvement naturel chez lui pour donner de l’amplitude à sa tunique. Lorsque Cashel bougeait ses muscles puissants, il n’était pas rare que cela déchire un pan de ses vêtements.) Et qui est Halphemos ? — Le magicien de la Cour, expliqua Sharina. (Elle avait volontairement ralenti son allure, mais ils atteignaient toutefois la fin du petit couloir.) C’est un garçon, vraiment… un gentil garçon. Je pense qu’il aurait eu sa place au hameau de Barca. Mais c’est un magicien. — Alors, allons le rencontrer, dit doucement Cashel, ainsi que le roi Folquin. Sharina n’avait jamais vu Cashel en colère, pas même lorsqu’il se battait pour sauver sa vie ou la sienne. Un bœuf géant ne se met pas en colère non plus, mais lorsqu’il tombe, il n’a pas d’autre choix que de trouver un moyen de s’en sortir sous peine de finir écrasé. Ils entrèrent dans la cour. Folquin était installé sur un tabouret dont les quatre pieds s’enroulaient en motif de queue de poisson. Il portait une tunique de lin et arborait une seule aigrette sur la tête qui rappelait à Sharina le manteau de plumes qu’il portait lors de leur sauvetage. Il était entouré de plusieurs personnalités de la Cour, dont Halphemos qui avait également abandonné sa tenue de cérémonie. Une centaine d’habitants de Pandah se tenaient à l’extrémité ouverte de la cour, ainsi qu’une poignée d’étrangers. Ils attendaient de présenter une requête ou regardaient simplement le spectacle. Trois acrobates et des chevaux bondissant assuraient l’animation. Ils étaient doués mais Sharina ressentit davantage de compétences professionnelles que de réel enthousiasme dans les sauts et jeux d’équilibre. Ils n’étaient là que parce que l’étiquette de la Cour exigeait un divertissement. Deux jeunes femmes sveltes tenant un xylophone attendaient leur tour en discutant avec un marchand bedonnant et son secrétaire. Folquin était assis, le menton posé dans sa main. Deux femmes portant un châle de serge par-dessus leur tunique discutaient avec lui d’un sujet visiblement épineux, et chacune jetait des regards furibonds lorsque l’autre prenait la parole. Un membre de la Cour se tenait derrière chaque femme pour s’assurer qu’elles restaient à leur place. Zahag était accroupi près du jeu d’échecs placé derrière le tabouret du roi et examinait soigneusement sa fourrure pour en chasser les poux. Halphemos regardait dans le vide d’un air maussade. Lorsqu’il vit arriver Sharina et Cashel, son visage s’illumina et il se précipita vers eux. — Maître Cashel ! dit-il avec enthousiasme. Dame Sharina m’a dit que c’était vous qui l’aviez protégée de ce qui a englouti le navire. C’est un grand honneur de rencontrer un magicien aussi doué ! Il s’avança et saisit les bras de Cashel, les mains sur ses coudes, comme deux marchands qui se rencontrent à la foire aux moutons de Barca. Ils ressemblaient ainsi à des tiges de bambou qui auraient poussé sous l’ombre d’un chêne. — Je ne suis pas magicien, dit Cashel. (Il haussa les épaules, gêné.) Simplement… Je ne me rappelle pas vraiment ce qui s’est passé. Je sentais ce poids énorme peser sur nous, et j’essayais de le repousser. Cashel s’éclaircit la voix, se retourna pour cracher, se rappela soudain qu’il se trouvait dans une cour royale et se contenta d’avaler sa salive. La plupart des personnes réunies dans la cour regardaient les acrobates ou discutaient entre elles en attendant d’être reçues par le roi. Une vieille femme tenant une coupe devant elle racontait une histoire à un groupe rassemblé au fond de la cour ; un homme miteux expliquait un jeu avec trois noisettes et un petit pois à un compagnon d’allure un peu rustre. La seule à se détacher du groupe était une femme en longue robe blanche et aux joues tatouées. Elle se tenait accroupie à l’écart et dessinait avec un ossement pointu dans la poussière entre ses pieds. Ses yeux suivaient Cashel avec l’intensité et la fixité d’un serpent surveillant un campagnol. Lorsqu’elle remarqua que Sharina la regardait aussi, elle eut un sourire stupide et baissa la tête sur les arabesques que son stylet d’os avait tracées. — Maître Cashel, dit Halphemos avec empressement, je ne suis pas très doué dans les arts moi-même, mais mon ami Cerix comprend tout ce qui touche à la magie. Voudriez-vous venir nous retrouver dans nos appartements, peut-être ce soir ? Il a eu un accident, c’est pourquoi il ne se déplace guère. Le primate les remarqua et bondit vers eux. Il heurta le tabouret de Folquin au passage, s’attirant un regard noir du souverain. — Sharina, s’exclama Zahag, c’est ton tour, viens ! — Alors, dit Cashel, je veux bien rencontrer votre ami Cerix, mais nous voulons surtout retrouver les amis avec qui nous étions sur le bateau. Le primate tenta brusquement de prendre la main de Sharina mais Cashel fit un pas de côté pour l’en empêcher. Zahag fit un bond en arrière ; un homme qui se serait heurté à la silhouette massive de Cashel aurait reculé. Sharina jeta un regard au roi. Il la vit et lui adressa un rictus ennuyé. Il semblait décidé à écouter jusqu’au bout les deux plaignantes plutôt que de devoir tout reprendre depuis le début. — Je vais finir le jeu, dit Sharina avec une moue d’excuse adressée à Cashel. Ce ne sera pas long. Sharina sourit en partant à la suite d’un Zahag gloussant. Le primate se conduisait comme un enfant capricieux, mais il ne pouvait pas plus s’en empêcher qu’un jeune garçon. Un homme, un homme comme Cashel du moins, pouvait faire face à l’insistance de quelqu’un de la stature du primate, mais il agissait comme si Zahag était un adulte capable de contrôler ses actions. Cela ne convenait pas à la situation. En tout cas, Sharina estimait que cela ne convenait pas. D’un autre côté, Cashel n’avait peut-être pas tort de penser que s’il envoyait une fois le primate par-dessus le toit du palais, Zahag parviendrait tout de même à contrôler son comportement à l’avenir. — C’est aussi pour cela que je voudrais que vous rencontriez Cerix, continua Halphemos. Avec son savoir et votre… enfin, notre force, nous pourrons peut-être trouver vos amis. Sharina s’accroupit devant la table basse. L’étiquette de la Cour de Pandah n’était pas des plus rigide mais elle interdisait à quiconque de s’asseoir sur une chaise ou un tabouret pendant que le roi entendait les doléances. Une fille du hameau de Barca n’avait aucun mal à se tenir accroupie. Elle examina le plateau. Les échecs étaient un jeu noble auquel personne ne jouait aux environs du hameau, à part Sharina et ses parents, Lora et Reise. Lora avait veillé à ce que Sharina apprenne les échecs ainsi que toutes les manières de la Cour qu’elle pouvait apprendre dans une auberge de campagne. Lora et Reise servaient au palais la nuit où les émeutiers avaient tué le comte et la comtesse de Haft. En grandissant, Sharina était devenue une jeune femme blonde et élancée, bien différente des filles natives de l’isle, brunes et robustes, mais parfaitement représentative des nobles d’Ornifal comme le comte Niard, souverain de Haft par alliance. Sa femme, la comtesse Tera, descendait de la vieille dynastie des rois des Isles. Lora avait toujours su ce qu’avaient dit les émissaires royaux : Sharina était la fille de Tera, née la même nuit que Garric, et élevée par Lora et Reise avec leur propre fils. Lora était une femme amère au verbe agressif. La seule chose qui la soutenait était l’idée qu’un jour l’un des enfants qu’elle avait élevés siégerait sur le trône tandis qu’elle sourirait, assise une marche plus bas. Mais lorsque les émissaires du roi Valence étaient venus emmener Sharina vers ce qu’ils appelaient son destin, ils avaient laissé Lora au hameau, car elle n’entrait en rien dans les projets du roi, et ne représentait pas grand-chose pour Sharina non plus. La jeune femme ressentait de la compassion pour Lora, mais elle ne trouvait nulle trace d’amour au fond de son cœur envers cette femme qu’elle considérait encore comme sa mère. Cependant, savoir jouer aux échecs semblait être un atout social utile à la Cour du roi Folquin. Sharina évalua la place des pièces et déplaça son griffon de la ligne de départ. Ses pièces étaient sculptées dans un bois d’un rouge intense ; celles de Zahag étaient faites dans une essence si pâle qu’on n’en pouvait distinguer le grain qu’en les inclinant selon un angle précis. Pandah était la seule grande isle au cœur de la mer Intérieure peu profonde. Il y avait de nombreux îlots où un bateau pouvait accoster pour la nuit, mais ils n’étaient guère plus qu’un lieu d’escale. On trouvait à Pandah de la nourriture, de l’eau douce, et tout le confort et les divertissements de la civilisation. D’abord petit port d’escale, Pandah s’était transformée en centre commercial capital, où des biens de toutes les Isles étaient achetés ou échangés puis transbordés. Ce jeu d’échec pouvait venir de n’importe où, mais les sculptures grotesques laissaient penser qu’il venait de Dalopo. Sharina jeta un regard vers la foule. La femme qu’elle avait déjà remarquée regardait de nouveau Cashel. On disait que les natifs de Dalopo se tatouaient le corps… Zahag croassa de joie. Il fit glisser son deuxième magicien en diagonale pour prendre la tortue de Sharina. — Et voilà ! Tu ne t’y attendais pas ! Sharina avait bien sûr prévu sa manœuvre. Elle avait joué plusieurs parties contre le primate et elle s’était aperçue qu’il était trop impatient pour préparer sa tactique à long terme. Derrière elle, Folquin venait d’attribuer une chèvre à l’une des femmes et le versement d’une amende pour compenser les dégâts causés par la chèvre à l’autre plaignante. Les deux femmes poussèrent des cris incrédules. Cashel et Halphemos continuaient à discuter. Le jeune magicien montrait à Cashel son athamé, une lame en ivoire jaune de morse. Sharina avança encore son griffon. — Échec et mat, annonça-t-elle. — Ah, dame Sharina ! dit le roi Folquin. Me présenterez-vous à votre protecteur, je vous prie ? Sharina se retourna pour se lever. Zahag laissa exploser un cri aussi puissant que le bruit du métal tordu. Il jeta la table sur le côté dans une pluie de pièces d’échecs et saisit Sharina avec des mains assez fortes pour briser des noisettes d’une seule pression. Folquin cria avec colère. Les gardes qui se reposaient en s’appuyant aux murs du palais bondirent sur leurs pieds. La plupart s’élancèrent vers Sharina, mais l’un d’eux, dans la confusion du moment, commença à bander son arc. Cashel bougea, sans un mot, sans mouvement inutile. Il saisit les avant-bras de Zahag de sa poigne puissante et les serra assez fort pour lui faire lâcher prise. Le primate laissa aller Sharina et essaya de mordre la main de Cashel. Sans lâcher Zahag, Cashel écarta les bras. Le primate lui griffa le ventre avec les larges griffes de ses pieds. Zahag écumait de rage ; la plupart des spectateurs ajoutèrent leur voix à la cacophonie. Halphemos se tenait à l’écart, chantonnant une incantation, les yeux rivés sur la scène. Il fouetta l’air avec son athamé. Sa bouche se tordait pour articuler les syllabes anciennes ; il était très pâle. Les gardes se frayèrent un chemin à travers la foule, leurs courtes épées à lame courbe tirées. Le chef portait une plume de pygargue à queue blanche au sommet de son casque. Sharina se précipita à leur rencontre, les mains levées. — Non ! cria-t-elle. Laissez Cashel s’en occuper ! Elle savait que Cashel se contenterait d’immobiliser le primate jusqu’à ce que sa colère se calme, mais si des hommes nerveux et armés s’en mêlaient, il était inutile de préciser ce qui allait arriver. — Laissez-nous passer ! cria le chef en essayant de la rejeter sur le côté. Elle saisit son bras armé et le tordit en arrière. Le casque de cuivre du garde tomba au sol. Les natifs de Pandah n’étaient pas très robustes et Sharina était galvanisée par sa peur et sa force naturelle. L’un des gardes posa son épée et essaya de l’éloigner de son chef. Les autres hésitaient, rechignant à s’impliquer dans une situation si confuse. Cashel souleva Zahag au-dessus de sa tête. Il fléchit les jambes, prêt à lancer le primate contre le mur du palais. Le singe était plus fort qu’un homme de sa taille. Il tenait fermement le poignet droit de Cashel et refusait de lâcher. Cashel gronda et s’avança vers le bâtiment, bien décidé à réduire le primate en charpie s’il ne pouvait pas simplement le lancer. — Meueri puripeganux ! s’écria Halphemos dans le silence soudain, en pointant son athamé. L’air autour de Cashel et de Zahag scintilla, irisé comme une bulle de savon, puis une lumière rouge éclata. Le primate, l’homme et un morceau du sol en terre battue sous les pieds de Cashel disparurent. Les gardes s’étranglèrent de stupeur et reculèrent avec Sharina. Elle jeta un regard incrédule à Halphemos. Le magicien regardait l’espace vide avec horreur. — Je n’ai pas fait ça ! cria-t-il. Par la Dame, j’essayais simplement de les lier par la magie ! Derrière Halphemos, la femme tatouée se releva. De la plante de son pied nu, elle effaça les symboles qu’elle avait tracés au sol. Elle s’éloigna parmi les bavardages stupéfaits. Le bâtiment où vivait Ilna était si mal conçu que ses fondations particulièrement frêles supportaient deux étages quand la solidité des murs aurait dû limiter la structure à deux niveaux seulement. Elle occupait une des pièces pour son métier à tisser et les autres pour les diverses activités quotidiennes, le tout au dernier étage. Le toit au-dessus d’elle ne fuyait pas et Ilna considérait que s’épargner la montée des marches ne justifiait pas une dépense supplémentaire. Le sol et les murs de l’appartement d’Ilna étaient parfaitement propres pour la première fois de leur existence, si propres qu’elle aurait littéralement pu manger par terre. Elle avait passé une journée et demie à nettoyer et l’odeur de la lessive imprégnait encore le plâtre. Ilna pensait à son passé tandis que la navette martelait son va-et-vient à travers le double métier. Elle travaillait sur un tissu fin long de deux aunes. Il pourrait être suspendu dans une maison bourgeoise, ou devant les puits de lumière d’un appartement comme le sien. Elle n’avait pas encore choisi : soit elle le vendrait à un noble qui paierait bien pour la bénédiction que le tissu apporterait à sa famille, soit elle l’offrirait à l’un des centaines d’inconnus dont la capacité à accepter de vivre dans des conditions sordides la dégoûtait. Une dette était une dette, que vous ayez ou non du respect et de l’amitié pour le débiteur. Le mal qu’avait fait Ilna en fabriquant ses amulettes d’amour avait touché, directement ou indirectement, chaque habitant d’Erdin. Désormais, la seule question était de savoir si le meilleur remboursement serait de l’argent ou un cadeau en nature. Ilna ne pensait pas à l’avenir. Le passé et les plaies de son cœur étaient suffisamment douloureux. Elle pressait la pédale par instants pour soulever tel ou tel groupe de fils de chaîne afin de créer la foule où passait la navette. Son esprit était à bord du navire qui emportait Garric loin d’elle et il lui fallut quelques instants pour remarquer quelques subtils détails du motif. Ilna s’interrompit et laissa courir ses doigts sur l’ouvrage étroitement tissé. Le passé, le présent et l’avenir du cosmos étaient un seul et même tissage ; et depuis qu’Ilna os-Kenset était revenue de l’Enfer, aucun motif ne pouvait lui dissimuler le sens caché de ses entrelacs. Elle renifla. Durant les quelques jours qu’elle avait passés dans le Croissant, elle avait réussi à se persuader que les gens étaient meilleurs qu’elle croyait, meilleurs qu’elle savait qu’ils étaient réellement. Elle était restée prudente, bien sûr. Ilna quitta le métier à tisser et passa une cape de laine d’un bleu pâle. Elle l’avait tissée elle-même et l’étoffe avait la consistance du lait chaud. Elle saisit à un crochet un nœud coulant réalisé avec les meilleurs fils de soie et le glissa sous sa cape. En un sens, utiliser de la soie pour un tel objet était un luxe, mais Ilna n’avait jamais lésiné sur la qualité de ses outils. Les fenêtres étaient de simples ouvertures dans les murs. Ilna ne ferma aucun volet et ne mit aucune barre de protection avant de quitter la pièce. Elle prit la peine de fermer la porte avec sa clé à deux points pour ne pas éveiller les soupçons. L’appartement était construit en carré avec un puits de lumière au centre. Il y avait un escalier à chaque coin, mais le dernier palier était souvent obstrué de détritus. Un garçon de dix ou douze ans rôdait dans le couloir lorsque Ilna ferma la porte. Le haillon enroulé sur le furoncle de son coude gauche était déjà sale lorsqu’on l’avait noué ; désormais, ce n’était plus qu’un amas jaunâtre de pus séché. Ilna feignit de ne pas voir le guetteur et s’engagea rapidement dans le plus proche escalier. Elle était à peine hors de vue qu’elle l’entendit lancer un sifflement strident. L’escalier était froid, humide, imprégné de puanteur. Des enfants y jouaient et criaient d’excitation lorsqu’ils bondissaient au-dessus du trou d’une marche manquante. Ils semblaient plutôt heureux, mais Ilna n’arrivait pas à comprendre pourquoi. Ilna ne descendit pas jusqu’à la rue mais s’arrêta au premier étage et gagna les escaliers à l’autre bout du couloir. Le passage n’avait pas de fenêtres et la plupart des portes étaient fermées. C’était comme marcher dans un tunnel, éclairé seulement par les faibles lueurs filtrant des portes closes. Un couple était enlacé sur le palier. L’homme adressa une injure à Ilna lorsqu’elle se fraya un passage pour regagner l’étage supérieur. Elle n’en tint pas compte, tout comme elle ne tint pas compte des excréments séchés sur les murs. Ilna pouvait changer le monde, elle y dédiait son immense talent. Mais elle ne pouvait le modifier entièrement, ni en une seule fois. Elle déboucha dans le couloir. Sa porte avait été défoncée. Le garçon à la blessure suintante se tenait à côté de l’ouverture, surveillant attentivement l’escalier par lequel elle était partie. Toutes les autres portes du palier étaient fermées : ses voisins voulaient être sûrs de n’avoir rien vu. Ilna parcourut silencieusement le couloir. Le garçon entendit sans doute le bruit léger de ses pieds nus sur les planches car il se retourna à l’instant où le lacet lui entourait le cou. Ilna amena rapidement le garçon vers elle, et son cri s’étouffa dans sa gorge. Avec l’autre extrémité de la corde, elle lui noua les poignets et les chevilles comme un lapin destiné au marché. Le garçon avait un regard terrifié. Son visage virait au rouge, mais il pouvait toujours respirer s’il penchait la tête en arrière, ce qui desserrait légèrement la corde. Ilna posa un index sur ses lèvres en signe d’avertissement. Puis elle entra dans son appartement. L’un des hommes robustes avait les bras chargés des travaux d’Ilna, deux paniers d’osier remplis de tuniques amples. L’autre se tenait devant le double métier et parlait à son complice : — Non, on obtiendrait bien plus de ça, mais on va devoir casser… Il vit Ilna dans l’embrasure de la porte. — Que la Sœur emporte ce gamin inutile ! grommela l’homme. Il saisit une matraque accrochée à sa large ceinture de cuir et se dirigea vers Ilna. Celle-ci tira le cordon fixé au jambage de la porte, ce qui libéra un filet de soie fine fixé au plafond. Il s’abattit sur les deux voleurs comme la brume recouvre une prairie. Ilna recula. — Que la Sœur t’arrache le cœur ! hurla l’homme en agitant sa matraque. L’arme s’emmêla dans les fils, resserrant d’autres mailles autour de sa tête et ses épaules. Une épée n’aurait pas fourni de meilleurs résultats. Seul le plus effilé des couteaux pouvait venir à bout des fils élastiques sans se retrouver prisonnier du filet comme d’un cocon. Les hommes se débattaient comme des sauterelles dans une toile d’araignée. Après quelques instants, ils renoncèrent. Ilna s’approcha prudemment et saisit la matraque que son propriétaire avait abandonnée pour tenter de déchirer les mailles de ses deux mains. Il aurait aussi bien pu essayer de s’attaquer à l’immeuble. En fait, il aurait été plus facile de soulever la déplorable construction que de briser un tissage réalisé par Ilna… — Vous êtes venus voler mes biens, dit-elle en couvant ses captifs d’un regard froid et moqueur, et vous allez repartir avec un échantillon : le filet. Je veux vous voir ramper tous les deux jusqu’à la fenêtre et sauter. — Espèce de sale pute ! gronda l’un des hommes. Tu as intérêt à nous libérer, sinon… Ilna lui frappa le front de sa propre matraque. Le chêne dur produisit un son qui évoquait le maillet fendant une bûche. Les yeux du voleur roulèrent en haut des orbites et son corps devint aussi mou qu’un sac vide. Le coup avait ouvert le front de l’homme. Ilna jeta un regard dégoûté au sang sur la matraque et s’adressa au second voleur : — Très bien, maintenant, tu vas tirer ton ami jusqu’à la fenêtre et sauter avec lui. Si tu es assez doué, tu arriveras à amortir ta chute. Compris ? — Que le Berger me garde, murmura l’homme, les yeux fermés. Que le Berger me garde ! Il se mit sur les genoux avec précaution et parvint à soulever son complice. Ilna pinçait quelques mailles soigneusement choisies pour défaire les nœuds là où ils auraient arrêté le voleur tandis qu’il se traînait vers la fenêtre. Il lança son complice sur l’étroite corniche et regarda derrière lui. — On grimpe et on saute, lui dit Ilna d’un ton léger. L’apprenti voleur se sentit plus menacé par son regard que par la matraque qu’elle balançait. Il tituba en avant et disparut sur un cri désespéré. Ilna jeta la matraque à sa suite. Elle revint dans l’entrée et rajusta ce que les voleurs avaient bousculé lors de leur capture. Si elle leur avait laissé quelques minutes de plus, ils auraient probablement réussi à briser le cadre du grand métier à tisser. Enfin, elle aurait pu le réparer. Plusieurs portes du palier étaient ouvertes. Les têtes des curieux disparurent des ouvertures lorsque Ilna sortit, mais une femme en haillons continua à s’acharner sur les nœuds qui enserraient le guetteur. — Écarte-toi avant de l’étrangler pour de bon, lança sèchement Ilna. Le visage du garçon était désormais violacé. La femme leva la tête. — Vous ne pouvez pas faire ça à Maidus ! dit-elle. C’est mon neveu ! — Retourne dans ta porcherie ou je te ferai bien pire, répliqua Ilna avec un sourire aussi froid qu’une bise hivernale. La femme tressaillit. Elle ne fit pas un geste lorsque Ilna souleva le garçon et le renversa sur son épaule comme un sac de grain pour l’emporter, la tête en bas derrière elle, et desserrer la pression des liens dans son appartement. Ilna défit les nœuds aussi prestement qu’elle les avait noués, récupéra le nœud coulant et enroula la corde, prête à être utilisée de nouveau. Le garçon, Maidus, sanglotait sur le sol en se massant la gorge de la main droite. Un rangement en lattes de bois protégeait la nourriture d’Ilna des insectes. Elle en sortit une bouteille de vin bon marché qu’elle utilisait pour ses sauces et le couteau à manche d’os qui lui servait pour les tâches ménagères. Puis elle revint près du garçon. Maidus poussa un glapissement de terreur quand Ilna posa un coupon de tissu sous son coude gauche en guise de compresse. — Ça va faire mal, dit-elle en coupant son bandage. (Elle le jeta par la fenêtre de la pointe du couteau.) Ne bouge pas ou ça fera encore plus mal. — Qu’est-ce que vous…, commença le garçon. Ilna lui saisit le bras au-dessus et en dessous du coude et, d’une pression égale des pouces, vida le furoncle. Maidus la regarda, bouche bée. Cependant, à sa grande surprise, il ne cria pas. Elle essuya la peau avec un coin propre de la compresse. La masse de pus coagulé avait laissé place à un trou de la taille de l’ongle, profondément creusé dans la chair du garçon. — Ça aussi, ça va faire mal, prévint Ilna. Elle répandit le vin acide sur la plaie. Maidus gémit. Il essuya ses larmes de sa main libre. Méthodiquement, Ilna couvrit le furoncle d’un rouleau de tissu fin. Elle laissa pendre un morceau et banda l’ensemble avec un ruban dont le motif accélérait la guérison. Il lui fallut le chercher car les voleurs avaient mélangé ses possessions ; il lui faudrait une heure pour tout remettre en ordre. Ilna s’écarta du garçon. — Tu peux te relever, Maidus, dit-elle. Tu devrais rentrer chez toi. Reviens dans trois jours et j’enlèverai le bandage. (Elle sourit en croisant le regard du garçon.) Oui, ça fera mal aussi. Mais ça empêchera le furoncle de revenir. C’est l’un des cas où la manière forte est la meilleure. Maidus se leva précautionneusement. Des voix résonnaient dans le couloir, des voisins qui échangeaient des murmures effrayés. — On ne savait pas que vous étiez magicienne, ma dame, dit-il à Ilna. — Et tu ne le sais pas plus maintenant ! répliqua-t-elle. Mais j’espère que tes acolytes et tous leurs amis ont compris qu’il ne faut pas traiter Ilna os-Kenset à la légère. (Elle renifla.) Et à l’avenir, je te conseille de te tenir à l’écart de ces deux lourdauds, ajouta-t-elle. Même si leur malhonnêteté ne te dérange pas, tu ne devrais pas tolérer une telle incompétence. Maidus hocha la tête. Il jeta un œil à la porte. — Je peux… ? demanda-t-il. — Oui, tu peux partir, interrompit Ilna. Mais j’aurai besoin de quelqu’un pour faire des commissions occasionnellement. Si tu veux faire ça, viens me voir demain matin. — Oui, ma dame ! s’écria le garçon en s’élançant dans le couloir. — Je ne te paierai pas beaucoup ! lui dit Ilna. Elle releva le panneau de porte et réfléchit à la meilleure manière de le replacer le temps de trouver un charpentier pour changer les gonds. Pas le monde entier, pas en une seule fois ; mais elle changerait vraiment certaines choses. Héron, onzième jour La lune aurait dû être à son troisième quartier et non pleine comme celle qui brillait au-dessus de Cashel lorsqu’il ouvrit les yeux. Il n’aurait d’ailleurs pas dû faire nuit. Pourtant, Cashel se sentait si mal qu’il aurait préféré être resté inconscient douze heures d’affilée pour justifier son état. Il se leva avec précaution. Les cris des crapauds résonnaient joyeusement. Il sourit. Ils chantaient aussi mal que lui : les crapauds, les mouettes et Cashel or-Kenset. Les coassements étaient un son familier, et il reconnut un peu plus loin le grognement de crécelle de rana grylio comme dans les marais du hameau de Barca. Cashel regarda le ciel nocturne. Les étoiles ne lui semblaient pas normales. C’était toujours le printemps, il le sentait dans des milliers de choses comme le bourdonnement des insectes ou le souffle du vent, mais les deux mâchoires de la Happe brillaient déjà au sud, à l’horizon. Si Cashel avait eu son bâton, il aurait caressé le noyer blanc, juste pour en sentir le contact, mais il ne l’avait pas et ignorait l’importance que cela avait. Quelque chose bougea tout près dans les arbres bas. Il se tourna vers le bruit, légèrement voûté en avant, les bras écartés : — Qui que vous soyez, je vous conseille de vous présenter comme un homme, ou je considérerai que j’ai affaire à de la vermine, gronda-t-il. — Je venais voir si tu allais bien, lança la voix gutturale de Zahag. Tu es là aussi, alors ? — Sors de là pour que je puisse te voir, ordonna Cashel. Il se détendit et se redressa. Il n’avait guère de raison d’aimer le primate, mais Zahag n’était pas une menace pour Cashel. C’était un visage familier, aussi repoussant soit-il. — Elle m’a presque arraché les bras et les jambes en nous envoyant ici, se plaignit Zahag en sortant doucement de sa cachette. Il était à quatre pattes et visiblement prêt à bondir dans les arbres si Cashel voulait reprendre leur bagarre. — Ne t’inquiète pas, dit Cashel avec un soupçon de mépris, je n’ai pas attaqué le premier. Mais je le jure sur le Berger, primate : si tu refais une de tes crises, je m’occuperai vraiment de toi. — Pas besoin de montrer les dents, répliqua sombrement Zahag. J’ai passé trop de temps parmi les humains, j’ai oublié comment me conduire avec les véritables personnes. Il se gratta le milieu du dos. Cashel cligna des yeux ; le primate pouvait faire cela non seulement grâce à la longueur de ses bras mais aussi parce que ses articulations étaient beaucoup plus mobiles que chez un homme. — J’aimerais être de retour à Sirimat, dit le primate. J’aimerais redevenir comme j’étais avant qu’Halphemos me donne la parole. Cashel bougea les épaules pour détendre ses muscles. Il avait l’impression que tous ses membres avaient été fortement étirés. — Tu sais où on est ? demanda-t-il doucement. — Oh, toujours à Pandah, dit Zahag en s’accroupissant aux pieds de Cashel. Mais de l’autre côté du port, et il y a quelque chose d’anormal dans les étoiles. Il posa sa longue patte, étonnamment douce, à l’intérieur du genou de Cashel. Chez un humain, ç’aurait été un geste de supplique. Il en était apparemment de même pour le primate. — Je ne voulais pas que les gens me voient ici avant que tu sois là, dit Zahag. Regarde, je t’ai déjà trouvé à manger. Il désigna une poignée de fruits et de langoustines qui se trouvaient sur un rocher plat tout près. Cashel ne les avait pas remarqués en observant le décor. Les crustacés agitaient encore la queue mais ils ne pouvaient se sauver car le primate leur avait arraché les pattes. — S’il te plaît, dit Zahag, je peux me joindre à ta tribu ? — C’est un petit groupe, répondit Cashel. (Il se demanda comment retrouver Sharina. Il savait qu’il la trouverait, mais il ne savait pas encore comment.) Bien sûr, je serais heureux que tu m’accompagnes. Si tu te tiens tranquille. Le primate émit un son creux, « hoop ! hoop ! », qui jaillit du fond de sa gorge. Il désigna la bande de terre opposée, soulignée par l’écume des vagues baignée par la lueur de la lune. — La ville se trouve par là-bas, dit-il. — Nous attendrons le matin, dit Cashel. Ce n’est pas poli de déranger les gens à cette heure de la nuit. (Il repensa à ce qu’avait dit Zahag à son arrivée.) Que voulais-tu dire par « en nous envoyant ici » ? demanda-t-il. Tu sais comment tout ça nous est arrivé ? — Oh, c’était Silya, dit Zahag. Il tordit un arbrisseau jusqu’à ce que les fibres lâchent entre ses pattes dans un craquement sonore. Cashel aurait pu faire de même, mais cela lui rappelait la force du primate. — C’est une magicienne de Dalopo qui traîne autour du palais depuis une dizaine de jours. Il cassa un autre arbre. Il les assemblait en un nid pour la nuit, puisque Cashel avait décrété qu’ils resteraient dormir sur place. — Je pensais qu’elle visait le poste d’Halphemos, poursuivit le primate. Il ne savait même pas que c’était une magicienne. — Pourquoi ne lui as-tu pas dit ? demanda Cashel. Un léger grondement filtrait dans sa voix, comme le tonnerre approchant à l’horizon. Au hameau de Barca, chacun se préoccupait de ses voisins. Zahag interrompit son travail et leva la tête vers l’humain. Il répondit : — Halphemos a fait de moi ce que je suis, chef. Je l’aurais égorgé si j’avais osé. — Oh, répondit Cashel. (Il songea à ce qu’était l’impression de n’avoir sa place nulle part. Il avait déjà ressenti cela lorsque Sharina avait quitté le hameau en emportant tous ses espoirs secrets.) Eh bien, je suppose que c’est entre lui et toi. Zahag reprit le tissage des branchettes, en utilisant ses pieds autant que ses mains. — Je suppose que Silya a voulu se débarrasser de toi d’abord puisque tu es également un magicien, dit-il. — Je ne suis pas…, marmonna Cashel. Mais il ne parvint pas à mettre de conviction dans sa protestation. Il ne savait plus ce qui était vrai. La vérité n’était plus aussi simple qu’à l’époque où il gardait des moutons au hameau de Barca. — Et je suppose que le roi Folquin va accuser Halphemos de tout ce qui s’est passé, continua Zahag. Comme ça, Silya s’est débarrassée de vous deux. (Il ulula un petit rire.) Folquin sera assez furieux pour dévorer des pierres, tu sais, conclut le primate. — Folquin n’aurait pas dû faire arrêter Halphemos, marmonna d’un air rageur Cerix à Sharina. (Il s’interrompit pour aspirer davantage de la vapeur qui s’étirait d’une boulette de gomme noire chauffée dans un pot fermé.) Si le garçon dit qu’il ne l’a pas fait, alors il ne l’a pas fait. Il y a peut-être des magiciens plus puissants qu’Halphemos dans la région, même si, par la Dame, je n’en connais pas. Mais Halphemos ne s’est jamais trompé et n’a jamais produit quelque chose qu’il ne voulait pas faire. Pas une seule fois. Cerix était un homme d’âge moyen couronné d’une bande de cheveux noirs autour d’une calvitie de plus en plus étendue. Il était bedonnant, mais un fermier du hameau de Barca, musclé par ses durs travaux, aurait envié ses bras et ses épaules puissantes. Cerix était assis dans un fauteuil roulant doté de roues plus larges à l’arrière qu’à l’avant pour qu’il puisse en saisir les bords et se déplacer en avant quand personne n’était là pour le pousser. Il avait les jambes coupées à mi-cuisse ; la drogue qu’il fumait endormait peut-être légèrement la douleur permanente mais ne la supprimait pas. — C’est moi qui ai fait une erreur, dit-il amèrement. (Il désigna la place où auraient dû se trouver ses genoux.) Le garçon n’aurait jamais fait cela. Cerix et Halphemos vivaient dans un bâtiment de la cour centrale, avec des pièces sur trois pans de murs, comme le palais en miniature. Sharina aurait pensé que le magicien de la Cour vivrait dans le palais et non à côté, mais elle comprit immédiatement que Cerix se sentait honteux de son handicap et que cela le rongeait comme un poison. Il avait ouvert la porte lui-même lorsqu’elle était allée le trouver, bien après minuit. Une demeure de cette taille comptait d’ordinaire plusieurs serviteurs, mais il n’y en avait aucun. — Les magiciens qui avaient peu de pouvoir il y a quelques années sont capables d’accomplir de grandes choses désormais, dit Sharina. Halphemos aurait-il pu mal évaluer sa puissance ? Cerix lui jeta un coup d’œil aiguisé. — Vous-même, vous ne savez rien des arts magiques, n’est-ce pas ? — Non, répondit Sharina en affrontant son regard sans sourciller. (Elle était allée trouver Cerix pour lui apprendre la nouvelle – et lui demander son aide – dès qu’elle avait pu après que le roi Folquin avait mis fin au remue-ménage dans la cour en faisant emprisonner Halphemos.) Mais j’ai des amis qui les pratiquent. — Vous avez raison concernant les changements récents, dit Cerix. Mais vous n’avez pas écouté ce que je dis sur ce garçon. Il avait un instinct. Je lui ai répété six fois de suite une incantation mais il ne voulait pas l’utiliser, il affirmait qu’elle n’était pas correcte. Je me disais : que peut bien en savoir ce stupide gamin ? Alors un jour, après avoir bu plus d’une bouteille, je lui ai montré. L’homme en fauteuil rit, mais le son évoquait davantage un gloussement dément. Il leva l’embout de l’inhalateur, le pressa contre son nez et inspira profondément. La fumée du narcotique démangeait Sharina au fond de la gorge. Elle se dirigea vers le pot d’eau et se servit elle-même dans l’un des gobelets pendus au goulot. La jarre, d’une forme particulièrement élégante, était en terre cuite. L’eau qui transpirait par les parois poreuses maintenait la boisson à une température nettement inférieure à celle de la pièce. — Comment avez-vous rencontré Halphemos ? demanda-t-elle. — J’étais le grand Cerix, le magicien qui possède les clés de tous les arcanes du cosmos, répondit-il en reposant son inhalateur. J’étais en représentation à Sandrakkan. Pas dans une ville connue, juste un petit rassemblement de maisons dans un coin perdu. Probablement la description que Cerix aurait donnée du hameau de Barca, songea Sharina. Elle resta silencieuse. — Un garçon est venu me voir après le spectacle, poursuivit Cerix. Alos or-Nulhomme : « Alos, fils de personne ». Il disait qu’il voulait se joindre à moi, pour que je lui enseigne la magie. (Il renifla.) J’avais déjà un garçon chargé d’assurer l’animation parmi les spectateurs, le fils de ma sœur, un vaurien sacrément inutile. Mais je n’avais pas besoin d’un second morveux. Je l’ai dit à Alos. Cerix poussa son fauteuil jusqu’au pot d’eau. Sharina s’avança pour proposer son aide mais se reprit avant de prononcer un mot. Pourtant, l’homme lui jeta un coup d’œil étincelant tout en puisant avec sa propre coupe. Il but. — L’une des images que j’avais invoquées pendant la représentation était le palais royal de Valles, raconta Cerix en secouant la tête de bonheur à ce souvenir. J’avais un bout de tuile arrachée au toit pendant une tempête. Je pouvais faire apparaître tout le palais à partir de ce fragment. J’étais fier de ce petit effet. Chaque fois que je le faisais, j’avais l’impression d’enfoncer un soc de charrue dans un sol desséché. Sharina hocha la tête. Dans le hameau, ceux qui avaient des charrues à bœufs aidaient ceux qui n’en possédaient pas ; les gens étaient ainsi. Mais elle voyait très clairement l’image dont parlait Cerix, la femme tenant les bras de la charrue tandis que le mari tirait ; ou pire, l’enfant qui guidait le soc tranchant tandis que sa mère, veuve, poussait péniblement en avant. — Alors ce gamin reproduisit l’illusion devant moi, en répétant les mots que j’avais prononcés lors du spectacle, continua Cerix. Le palais était là, flottant dans les airs, mais, dans son illusion, je voyais les gens parcourir la cour, et il n’avait pas une goutte de sueur sur le front. Alos le bâtard, à douze ans, avait appris à lire seul, mais pas l’Écriture Ancienne, bien sûr. Et il est cent fois le magicien que je suis. Amusant, n’est-ce pas ? (Cerix se mit à pleurer. Il s’essuya les yeux avec sa main libre puis jeta son gobelet contre la margelle du puits dans la cour, où il se brisa contre la pierre.) Je voulais le détester, mais je ne pouvais pas, dit Cerix. Il s’était tiré de plus bas encore que moi et tout ce qu’il voulait c’était que je lui apprenne à utiliser son talent. J’aimerais seulement que la Dame m’ait donné suffisamment de jugeote pour l’écouter au lieu d’essayer de lui prouver que j’étais un aussi grand magicien que lui… Alors que je savais que j’en étais bien loin ! Sharina se détourna. Elle s’éclaircit la voix et dit : — Halphemos pensait que vous pourriez nous aider, Cashel et moi, à retrouver nos amis disparus avec le navire qui nous transportait. Pouvez-vous d’abord m’aider à retrouver Cashel ? Cerix avait une serviette sur les jambes. Il s’y moucha bruyamment puis roula son fauteuil à l’extérieur, dans la cour. Il jeta habilement sa serviette en boule dans un panier par la porte d’une pièce adjacente. — Halphemos savait que je ne pouvais pas lancer l’incantation moi-même, dit Cerix d’une voix fatiguée en ramenant son fauteuil par des mouvements rapides et puissants des bras là où se tenait Sharina. (Il prit de l’eau dans une autre coupe.) Il a dit qu’il trouverait vos amis quand je lui aurais dicté l’incantation, non ? Il ne sait toujours pas lire l’Écriture Ancienne. Sharina repensa aux paroles du jeune magicien avant que la Cour royale se transforme en champ de bataille. — C’est certainement ce qu’il voulait dire, en effet, dit-elle. Mais vous êtes aussi un magicien, n’est-ce pas ? — Plus maintenant, dit Cerix d’une voix brisée. (Son inhalateur était posé par terre, à côté d’un brasero de charbons sur lequel il le chauffait. Il roula de nouveau son fauteuil vers l’appareil.) Je pense que vous ne comprenez pas. Les mots d’une incantation vous résistent. Plus l’effet est puissant, plus la résistance est intense. C’est pourquoi tout le monde n’est pas magicien. Cerix dévissa le haut de l’inhalateur et le posa à l’écart. C’était un appareil en porcelaine fine décoré d’arabesques vertes, avec un serpent qui avalait sa propre queue s’enroulant autour du pot. Cerix retourna le récipient et envoya les restes de la boulette sur le sol en grattant avec une spatule de bois. — Mais vous êtes un magicien, reprit Sharina d’une voix égale. Elle avait besoin de l’aide de Cerix et sa faiblesse imbibée de drogue la dégoûtait. Elle toucha la garde du couteau pewle. Nonnus ne savait rien de la magie à part la manière de s’en tenir à l’écart, mais Sharina aurait tout donné pour sentir la présence apaisante de l’ermite à ses côtés. — J’étais un magicien, dit Cerix sèchement. (Il saisit la petite boîte qui contenait les boulettes de gomme noire puis la posa près de lui et croisa de nouveau le regard de Sharina.) J’avais étudié les arts magiques, dit-il d’un ton féroce. J’avais recopié les incantations des ouvrages d’anciens érudits, des magiciens de l’Ancien Royaume et d’avant. J’avais tout ce qu’il fallait pour être un grand magicien, à part le pouvoir nécessaire pour utiliser mon savoir. Pourtant, je gagnais en potentiel car les forces s’agglutinaient autour de moi. (Il sourit avec froideur en se souvenant.) Exactement comme vos amis vous l’ont dit. Je savais qu’Halphemos avait le pouvoir qui me faisait défaut, mais j’ignorais qu’il avait également le jugement qui me manquait. Savoir évaluer les choses est plus important que la force. (Il haussa ses puissantes épaules.) Halphemos refusa de prononcer les mots de pouvoir. C’était il y a deux ans, lorsque nous étions en tournée à Erdin, et je rêvais de devenir magicien à la Cour du comte de Sandrakkan. J’ai attendu qu’Halphemos s’absente de nos appartements, et j’ai réalisé le rituel seul. (Les larmes coulèrent sur les joues de Cerix. Il continua, la voix tremblante :) Ce n’était pas une fenêtre, c’était une porte. J’ai commencé à glisser à travers. Seule la faiblesse m’a sauvé car je n’ai pas pu finir l’incantation : la porte s’est refermée avant que j’aie entièrement disparu à l’intérieur. Cerix prit la boîte de narcotiques. Ses mains tremblaient tellement qu’il ne parvenait pas à faire glisser le couvercle. Sharina lui prit des mains, l’ouvrit et posa avec précaution une boulette de gomme au centre du pot de céramique. — Mes jambes sont restées dans l’autre plan, dit Cerix plus calmement. (Il revissa le haut de l’inhalateur et le mit à chauffer sur le brasero.) Des démons les ont arrachées. À chaque instant de chaque jour, des démons déchirent mes jambes. Et lorsque j’essaie de prononcer une incantation, les mots restent bloqués dans ma gorge. — Je comprends, dit Sharina. Je suis vraiment désolée. Des hommes du hameau avaient perdu des doigts ou des membres entiers. Certains s’étaient plaints de douleurs dans leurs membres sectionnés pour le reste de leur vie. Cela n’avait rien à voir avec des démons, mais la douleur qu’ils ressentaient était aussi véritable qu’une plaie visible. Sharina fronça les sourcils. Elle n’avait jamais pensé que les démons aient le moindre rapport avec la vieille Jael qui se plaignait d’un pied qu’elle avait perdu quand, petite fille, une charrette avait roulé dessus. Sharina avait trop tendance à penser que Cerix se trompait lorsqu’il disait quelque chose qu’elle ne savait pas auparavant. C’était aussi stupide que d’accepter toutes les nouvelles « vérités » sans esprit critique. Cerix aspira la vapeur et reposa son inhalateur avec une expression rassérénée. — Halphemos m’a fait venir à Pandah, dit-il. Je lui ai enseigné comment faire parler un singe comme un homme et cela a retenu l’attention du roi. (Il haussa les épaules.) Le roi Folquin a été un bon maître jusqu’à présent. Nous avons des économies, assez pour payer une traversée vers une autre isle. Pour vous aussi. (Le magicien handicapé sourit à Sharina.) Faites sortir Halphemos de prison, continua-t-il. Ce n’est qu’une cage pour marins avinés. Pandah est un endroit facile à vivre. (Il reprit son inhalateur.) Libérez mon garçon, dit-il, et tous les deux nous ferons tout ce que nous pouvons pour retrouver tous vos amis. — Très bien, dit Sharina. Je reviendrai lorsque j’aurai une idée précise. Elle sortit, la main sur la garde du couteau pewle. Derrière elle, Cerix soupira en respirant une nouvelle bouffée d’analgésique. — Je n’ai jamais fait confiance aux magiciens, déclara le roi Carus en regardant Tenoctris avec Garric tandis qu’elle prononçait une incantation dans la clairière en dessous d’eux. J’avais peur d’eux, même si je ne l’aurais jamais admis. De la fumée s’éleva du tas d’arbustes à tronc souple et monta vers la lueur du ciel sans soleil. Tenoctris avait tracé un cercle de mots autour du petit feu. La fumée vacillait à chaque coup donné avec la brindille que la magicienne utilisait comme athamé. — La plupart des magiciens ne savaient pas ce qu’ils faisaient, et ils avaient alors plus de pouvoirs qu’ils pouvaient en rêver, poursuivit Carus. Ils étaient comme autant d’aveugles en train de courir autour de hachoirs à viande. Tenoctris, Liane et le corps physique de Garric se tenaient sur une petite colline proche du lieu où ils avaient rencontré les Ersas la veille. Ils étaient entourés de hauts arbres dont les branches étaient tendues en rameaux et non tordues en spirales comme la majorité de la végétation de l’isle. Carus secoua la tête avec frustration en songeant aux erreurs qu’il avait commises un millénaire avant la naissance de Garric ; le cercle d’or qui enserrait ses épais cheveux noirs scintilla. — J’aurai dû charger un magicien de m’enseigner ce que je ne comprenais pas, dit-il, au lieu de les mépriser. J’aurais ainsi évité que l’un d’eux fasse couler mon navire et ma flotte… et fasse sombrer mon royaume également. Pendant mille ans. La colline n’était haute que de trois ou quatre mètres par rapport au terrain, mais même ce léger relief était inhabituel dans le Golfe. Dans le champ en contrebas, un groupe d’Ersas coupaient les troncs de petits arbres avec des coquillages aux arêtes aiguisées et récoltaient la couche intérieure de l’écorce avec des spatules de bois. — Les magiciens que j’ai rencontrés…, commença Garric. Son double éthéré sourit en repensant à la vie qu’il avait menée depuis son départ du hameau de Barca. Sur la colline en contrebas, le corps de Garric s’assit, l’épée en travers des genoux ; il cligna des yeux, la poitrine soulevée par sa respiration régulière. — La plupart des magiciens que j’ai rencontrés, reprit-il, vous auraient causé plus de tort que de bien. Ils rassemblent leurs forces pour mettre en mouvement des choses qu’ils ne peuvent pas réellement comprendre, et ils ont mille fois plus de pouvoir pour ce faire qu’il y a quelques années. Il s’est passé la même chose à votre époque, car les forces atteignaient également un pic. La fumée du feu de Tenoctris se courba comme sous l’effet d’une brise. Il n’y avait jamais de vent dans le Golfe et la fumée était d’un blanc que le vert du ciel ne teintait pas. — Tenoctris était déjà là à mon époque, dit Carus en la désignant de la tête. Je n’ai pas su la trouver, mais toi tu l’as fait, mon garçon. — C’est elle qui m’a trouvé, protesta Garric. Elle s’est échouée sur la plage du hameau de Barca. Tout ce que j’ai fait, c’est la porter à l’auberge. — Tu l’as trouvée, mon garçon, dit Carus avec un large sourire satisfait. Tu l’as trouvée et tu m’as trouvé ; et, par la Dame, nous ne laisserons pas le royaume s’effondrer de nouveau ! Carus et le balcon où ils se trouvaient vacillèrent comme une brume, ondoyèrent et perdirent de leur netteté. Ils s’évanouirent en laissant place au cercle d’arbres aux branches droites. Garric cligna des yeux, étouffé par la soudaine lourdeur de son corps. Il serra le médaillon du roi Carus dans sa main droite, puis se leva gracieusement. Les Ersas continuaient leur travail, mais leurs oreilles s’agitaient tandis qu’ils suivaient les humains des yeux. Liane toucha la main de Garric, heureuse qu’il soit sorti de sa rêverie. Elle s’y était habituée. Elle ne le dérangeait pas lorsque cela se produisait et ne lui avait jamais demandé ce qui se passait. Garric savait qu’il aurait dû expliquer à Liane ce qui lui arrivait, mais il n’était pas certain de savoir comment faire. Il savait que Carus était réel, et non pas seulement une facette cachée de son propre esprit, mais il ne pouvait pas le prouver et il se sentait gêné d’avouer qu’il parlait avec un homme noyé mille ans auparavant. Tenoctris eut un faible sourire. Garric et Liane aidèrent la vieille femme à se relever. Elle était terriblement frêle : ses attaches étaient aussi délicates que celles d’un oiseau. — J’ai trouvé le cœur autour duquel cet endroit a été créé, dit-elle. Je craignais que le magicien qui a conçu le Golfe ait détruit la source de pouvoir une fois son œuvre achevée. Tenoctris se tenait toujours à ses amis, peut-être autant pour leur soutien que pour sentir leur chaleur. Sa main dans celle de Garric était glacée. Pratiquer la magie devait être aussi éreintant que de creuser une fosse… ou mener une bataille. — Si tel avait été le cas, poursuivit Tenoctris, le sourire plein de l’autodérision qui lui ressemblait tellement, alors il nous aurait été impossible de partir. Je ne vous en avais pas parlé. Puisque ce cœur est encore là, je peux rouvrir le Golfe en prononçant une incantation au-dessus. — Il se trouve dans la direction indiquée par la fumée ? demanda Liane. Elle désigna de la tête plutôt que de pointer du doigt, un geste que les Ersas qui travaillaient dans cette direction auraient mal interprété. Douze autres créatures, toutes mâles, étaient sorties de la forêt. Elles se tenaient là l’arme à la main et surveillaient les humains en silence. — C’est exact, dit Tenoctris. Il va donc nous falloir l’autorisation des Ersas pour continuer. À moins d’attendre que Rodoard les ait tous massacrés, songea Garric. Cette idée lui fit plisser les lèvres de dégoût. — Alors, allons leur demander dès à présent, dit Garric. À moins que… — Je peux y aller maintenant, répondit Tenoctris. (Elle se redressa, sa voix se faisant plus affirmée à chaque syllabe. Son sourire désabusé vacilla.) Mais j’aurais besoin de repos avant de prononcer l’incantation. La seule raison pour qu’une aussi piètre magicienne que moi pense pouvoir ouvrir un passage est que les forces en jeu sont en équilibre et non immobiles. — C’est comme pousser la pierre de voûte d’une arche au lieu de soulever le bâtiment entier, reprit Garric qui comprenait ce qu’elle voulait dire. Eh bien, allons voir si les Ersas nous laisserons approcher l’arche ! Garric entonna une chanson d’amour en conduisant ses amies vers les Ersas qui les regardaient. — Ses cheveux étaient les nuages, qui s’amoncellent avant l’orage… Les moutons aimaient lorsqu’il jouait cet air à la flûte au hameau de Barca. Cela lui rappelait son enfance et la vie qui y était, il s’en apercevait maintenant, tellement simple. Le grand Ersa qui avait parlé la veille était à la tête du groupe armé qui avait rejoint les paysans. Garric marcha vers lui. Tenoctris était à la droite de Garric. Il passa le bras avec lequel il maniait l’épée autour de ses épaules pour prouver qu’il n’était pas une menace pour les Ersas. Il ne voulait pas laisser l’épée sur la colline où elle aurait attiré l’attention d’un espion ersa ou humain. — Je suis Garric or-Reise, dit-il au grand Ersa. Me direz-vous votre nom, monsieur ? Les oreilles des humanoïdes s’agitèrent comme des étoffes mises à sécher dans le vent. — Vous pouvez m’appeler Graz, répondit le chef. (Il abaissa sa lance pour que le bout pointu se trouve à hauteur de la poitrine de Garric.) Pourquoi êtes-vous venus ? Vous devez partir ! — Nous souhaitons quitter le Golfe, intervint Tenoctris. (Elle toucha la main de Garric sur son épaule.) Nous voulons rentrer chez nous. Pour cela, je dois voir et utiliser un objet qui se trouve sur votre territoire. (Elle désigna d’un geste rapide du menton la direction indiquée par la fumée.) Je pense que vous savez où il se trouve, mais je peux le trouver seule si vous ignorez où il est. Je ne vous ferai aucun mal et ne l’abîmerai pas. Il me permettra d’ouvrir une porte pour que mes amis et moi puissions partir. Une grande agitation s’empara des Ersas. Deux mâles, beaucoup plus petits et sans doute plus jeunes que Graz, se prirent par les bras et commencèrent à se lamenter sans un mot. — Arrière ! cria Graz en pointant sa lance vers les yeux de Tenoctris. C’est un blasphème ! Partez maintenant ! Garric se plaça devant la vieille femme et joignit ses mains dans le dos. — Laissez-nous approcher cet objet, dit-il doucement, sans tenir compte de l’aiguille d’acier qui s’agitait à un doigt de sa gorge, et nous emmènerons tous les humains hors du Golfe. Ce monde vous appartiendra de nouveau totalement. Les mots s’étaient formés dans son esprit à l’instant où il les prononçait. Il ignorait si ce plan était le sien ou celui du roi Carus. — Oui, renchérit Tenoctris en se replaçant au côté de Garric. Je scellerai le passage pour éviter qu’un membre du monde extérieur y soit de nouveau envoyé et pour que cette situation ne se reproduise plus jamais. Garric savait – et la vieille femme le savait sans doute aussi – que si le Golfe était vidé de ses occupants humains, les prochains naufragés qui s’y perdraient ne subiraient pas l’esclavage modéré des premiers arrivés, mais seraient immédiatement abattus. Pourtant les Ersas semblaient moins enclins au meurtre que les hommes, et ils apprécieraient sans doute une solution qui leur épargnerait cette extrémité. Les Ersas passèrent de l’horreur choquée à un autre sentiment tout aussi tendu mais qui laissait paraître une lueur d’espoir. Les deux Ersas qui gémissaient s’apaisèrent et firent face aux humains. Le groupe agitait furieusement les oreilles ; excepté Graz. Le chef ersa demeurait aussi immobile que les arbres de la forêt où aucun vent ne s’engouffrait. — Pouvez-vous nous ouvrir la route ? demanda-t-il. Pouvez-vous nous ramener chez nous ? — Je peux vous faire passer la porte, dit Tenoctris, mais vous ne pourrez jamais rentrer chez vous. Je n’ai pas accès à l’endroit d’où vous venez. Et j’ai bien peur que vous soyez mieux reclus dans le Golfe que dans un monde empli d’humains. La vieille magicienne n’aurait pas même imaginé mentir aux Ersas. Garric n’aurait pas choisi de mentir non plus, mais il se demandait si une réponse plus diplomatique, qui aurait laissé place à l’espoir, n’aurait pas été plus… Non. La vérité était toujours le meilleur choix. Le mal n’est pas commis par des gens mauvais, la plupart du temps. Le mal venait de personnes respectables qui décidaient un jour qu’un petit mensonge, un petit larcin, une petite escapade sur les sentiers plus obscurs ne pouvait pas faire de mal. Graz abattit l’extrémité de sa lance sur le sol tendre. — D’accord, dit-il, vous pourrez utiliser la Main si vous emportez avec vous tous les humains du Golfe. Garric laissa échapper un profond soupir. — Très bien, dit-il, nous allons retourner expliquer la situation aux autres. Il n’avait pas besoin de voir le froncement de sourcils inquiet de Liane pour savoir que convaincre la communauté humaine du Golfe serait certainement plus compliqué que de négocier avec les Ersas. Héron, douzième jour Dix ânes chargés de bâts d’osier remplis de clous de girofle marchaient d’un pas lent devant Cashel et Zahag ; une caravane semblable avançait derrière eux. La circulation était déjà dense dans la ville, bien que le soleil ne soit encore qu’un trait de lumière au-dessus de l’horizon limpide à l’orient. Les voyageurs locaux dévisageaient Cashel et le primate avec un intérêt sympathique. Cashel sourit. Leur duo évoquait certainement une troupe d’artistes de rue venue se donner en spectacle sur les places de la ville : — L’homme fort et son singe savant, murmura-t-il à son compagnon. Nous pourrions peut-être gagner l’argent du repas le temps de faire le point. — C’est juste, répondit le primate. (Sa large bouche amplifia son sourire sarcastique.) Tu pourrais soulever un âne au-dessus de ta tête pendant que j’expliquerais aux badauds que tu es un cas très rare de bœuf sur deux pattes que j’ai capturé sur une isle lointaine. — Désolé, dit Cashel en riant, mon primate savant. Les portes de roche calcaire étaient hautes de six mètres. Des sculptures commémoraient sans doute de grands événements, mais il s’agissait de bas-relief et ils étaient trop érodés pour que Cashel puisse distinguer autre chose que de vagues silhouettes. Les murs étaient faits de briques de boue enduites de ciment. Le mortier était craquelé par endroits et les briques s’effritaient en éventails marron foncé. Des vagues de clous de girofle et d’épices variées flottaient vers les murs de la ville. Des marchands des deux sexes s’occupaient des cultures ; les feuilles froissées pendant la récolte emplissaient l’air d’un parfum capiteux. Ce spectacle était totalement nouveau pour Cashel. Cela ne le mettait pas mal à l’aise, mais il aurait aimé apercevoir dans cette foule… — Ont-ils des moutons ici ? demanda-t-il à Zahag. Je veux dire, y a-t-il des moutons dans le Pandah d’où nous venons ? — Que veux-tu faire d’un mouton ? demanda le primate avec stupeur. J’ai connu des grenouilles plus intelligentes que le plus savant des moutons qui ait jamais existé ! — Je suis habitué à eux, c’est tout, répondit Cashel d’un ton d’excuse. Zahag fit claquer ses lèvres. — Je comprends, dit-il. Eh bien, je n’ai jamais vu de mouton depuis qu’Halphemos m’a fait venir de Sandrakkan, et je ne m’en plains pas. Toute la circulation matinale affluait vers la cité : des colporteurs poussant des brouettes de marchandises vers les marchés de la ville, et des cultivateurs de plus grandes exploitations qui apportaient des épices au port pour l’exportation. Les portes ralentissaient le flux, mais les gardes, en kilt et cape de cuir, étaient davantage postés pour l’apparat que pour faire face à une quelconque menace. La route tournait pour longer la côte sur les cinquante derniers pas. Cashel regarda le port en attendant que le passage se dégage. Il y avait une isle, une courte saillie de pierre, au milieu du bassin portuaire. Au centre se dressait une tour de pierres roses qui avait plus l’air d’une sucrerie que d’un vrai bâtiment. Des flammes rouges s’élevaient depuis l’eau qui l’entourait. — C’est curieux, dit Cashel. Qu’est-ce que c’est ? — Qu’est-ce que c’est que quoi ? demanda le primate. (Il suivit le geste de Cashel et haussa brusquement les épaules.) Comment le saurais-je ? Il n’y a rien de semblable dans l’autre Pandah. Pas de tour, pas d’isle. Quel emplacement stupide pour une isle, aussi. Regarde comme les bateaux sont obligés de faire le tour. La foule avança. Cashel regardait toujours l’isle. Il supposait qu’il y avait une entrée du côté qu’il ne pouvait pas voir, mais cela n’expliquait pas l’absence de fenêtre. Et d’où venaient ces flammes ? Une silhouette apparut au sommet de la tour : une femme aux cheveux auburn. Elle était petite, avec une allure de poupée, assez jolie si vous aimiez ce type de physique. Sharina était svelte, mais presque aussi grande que Cashel… Le dernier âne traversa le seuil de pierre. Cashel commença à le suivre. Il voyait les maisons entre les murs, les façades étroites et hautes de deux ou trois étages. Des balcons de bois étaient fixés aux murs de ciment pastel. Cashel regarda les maisons, mal à l’aise. Des rues aussi étroites que celles-ci lui donnaient l’impression d’entrer dans une cave, et il avait toujours préféré le grand air. — Ce sont eux ! cria fébrilement un garde. Il saisit entre ses lèvres l’embouchure d’une cornemuse et lança un appel à trois notes. Les habitants regardèrent avec surprise et les ânes répondirent avec des braiments qui reproduisaient presque le son de l’instrument. D’autres gardes accoururent. Certains remettaient en hâte leur casque ou resserraient leur baudrier, dégrafé pour plus de confort pendant qu’ils étaient assis. Cashel s’arrêta et prit une pose stable. Son bâton lui manquait. Il aurait voulu le tenir en travers devant lui pour prévenir les gardes qu’il ne se laisserait pas faire. Zahag montra les dents, grogna et essaya de se retourner. Les gardes les encerclaient. Si Cashel devait se battre, il saisirait l’un des hommes peu robustes de Pandah et s’en servirait comme d’une massue contre ses compagnons… Un officier, le casque orné d’un médaillon d’étain en forme de poisson, sortit d’une auberge un peu plus haut dans la rue en répandant ce qui restait de vin dans la coupe qu’il tenait encore à la main. — Monsieur ! cria-t-il en voyant Cashel. (Il se souvint de son gobelet et le jeta dans la rue.) Monsieur ! Oh, la Sainte Dame a entendu nos prières après tout ! Cashel regarda par-dessus son épaule pour voir si l’homme parlait à quelqu’un d’autre dans la rue derrière lui. Les gardes bloquaient la circulation pour que le groupe d’ânes qui suivait ne vienne pas entourer Cashel et Zahag. L’un des hommes croisa le regard de Cashel et s’inclina pour saluer. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Cashel. Zahag s’était apaisé ; il s’assit sur la terre battue et commença à s’épouiller. De son côté, Cashel se sentait encore plus mal à l’aise que lorsqu’il s’était cru attaqué. Il savait comment se conduire lors d’un combat. L’officier, un petit homme potelé, donnait des ordres à un subordonné. L’homme s’élança dans la rue en criant pour faire dégager le passage. L’officier se tourna de nouveau vers Cashel, mit un genou à terre et inclina la tête. — Monsieur, dit-il, l’oracle de la Cour, Tayuta, a dit qu’un grand sorcier accompagné d’un singe viendrait à nous pour secourir la princesse Aria. — Je ne suis pas…, commença Cashel. — Je ne suis pas un singe ! glapit Zahag. Il bondit vers l’officier. Cashel le rattrapa par le cou et le ramena brusquement vers lui. — Tiens-toi un peu ! gronda-t-il. Je ne veux pas que tu m’embarrasses comme ça ! Zahag voûta les épaules, assagi. Cashel reposa le primate et dit : — Ce n’est pas vraiment un homme, vous savez. — Je vois, en effet, répondit l’officier. (Il se redressa face à Cashel comme un mouton voulant se faire passer pour un bœuf de labour, et ajouta :) Aujourd’hui est le dernier jour avant qu’Ilmed vienne réclamer Aria pour épouse. Pourriez-vous s’il vous plaît venir avec nous au palais ? Il reste peu de temps. — Je…, commença Cashel. Il n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait l’homme. Ils ne pouvaient pas attendre Zahag et Cashel avant qu’ils… L’absurdité de ses pensées empêcha Cashel de parler. Cet homme disait qu’une jeune femme était en danger et le temps pressait. — En route, dit-il. L’officier se mit rapidement en route, après un simple signe de main à l’adresse de ses hommes. Lorsque les gardes devant et derrière eux se mirent en marche, Cashel prit Zahag dans ses bras – le primate n’était pas bâti pour courir – et suivit le groupe au pas de course à travers les rues étroites. Des habitants de la ville étaient rassemblés de chaque côté des petites artères et les regardaient passer avec espoir. Une petite fille et sa mère leur lancèrent même des chrysanthèmes cueillis au bord d’une fenêtre. Les rues de Pandah étaient couvertes de saleté et de déjections d’animaux. Pourtant, Cashel s’en réjouit car marcher – et d’autant plus courir – sur des pavés ou des briques lui secouait les articulations des pieds à la nuque. Les bâtiments de ce quartier n’étaient certainement pas faits pour durer. Les quelques édifices de pierre vraiment anciens – tous les temples ; l’un d’eux était circulaire et cerclé de piliers en extérieur – cachaient leurs fondations plusieurs dizaines de centimètres sous la surface de la rue et des constructions proches. La ville entière s’élevait sur un amas de ruines des bâtiments de la génération précédente. Zahag se tenait sur le dos de Cashel, enroulant ses pieds aussi souples que des mains humaines autour de sa taille et basculant son poids d’un côté puis de l’autre tandis qu’il regardait la ville. — Rien à voir avec l’endroit d’où nous venons, dit-il d’un ton plus intéressé qu’inquiet. Les habitants sont semblables, mais pas les maisons ni quoi que ce soit. Cashel entendit des cornemuses et des trompettes sonner devant eux. La rue faisait un coude vers la droite – sur toute la longueur, elle n’était jamais plus large qu’un chemin pour les moutons – pour déboucher sur une cour pavée. Des bâtiments en pierre s’élevaient sur les deux côtés reliés par une colonnade face aux arrivants. À l’autre bout de la place se trouvait une nouvelle colonnade, du côté du port. Des gardes et des employés du palais en tenues chatoyantes de soie et de coton affluaient hors des bâtiments et se réjouirent à la vue de Cashel. Une femme majestueuse sortit du bâtiment de droite, coiffée d’une parure en éventail de soie arc-en-ciel assortie à sa robe. Deux suivantes, joliment vêtues quoique moins richement, allaient à sa suite. Une quatrième femme en robe de laine noire sévère se tenait un pas en arrière. L’officier des gardes de la porte salua la première dame, essoufflé et rouge d’avoir couru, et parvint à dire : — Dame Sosia ! Votre fille est sauvée ! Les suivantes se mirent toutes à parler entre elles avec une joie démonstrative. La femme à la coiffe – Sosia, sans aucun doute – se retourna et prit dans ses bras la femme vêtue de noir. — Prions ! dit cette dernière. (Cashel estimait qu’elle devait avoir six ans de plus que Sosia, bien que toutes deux soient d’âge moyen.) Remercions la Dame divine pour nous avoir envoyé un véritable signe et un champion ! Elles se mirent toutes deux à genoux. Les suivantes se jetèrent à terre également. Cela parut terriblement gênant à Cashel, qui s’était arrêté juste avant les pavés. — Approchez ! dit l’officier qui tremblait entre déférence et précipitation. S’il vous plaît, monsieur ! Le diabolique Ilmed risque de s’emparer de la princesse d’un moment à l’autre ! Cashel mit le primate à terre et gronda à son intention : — Tiens-toi bien ! Depuis qu’il avait accepté la compagnie du primate, il était responsable de Zahag. Les moutons étaient stupides, sans aucun doute, mais aucun risque qu’une brebis morde la reine… — Monsieur, dit l’officier encore à bout de souffle, puis-je savoir votre nom ? Je pourrai ainsi vous présenter à Sosia, Successeur et descendante de Celle à qui la Dame divine a confié Pandah lorsqu’Elle a regagné le paradis. — Laissons les formalités, Gason, dit Sosia. (Sa compagne et elle s’étaient relevées et la reine s’inclinait maintenant devant Cashel, de plus en plus gêné.) Aujourd’hui, je ne suis qu’une mère, pas le Successeur. (Elle saisit la main de Cashel et continua :) Voulez-vous venir au palais, monsieur ? Nous vous y fournirons tout ce qu’il vous faudra pour exercer votre art. — Je suis Cashel or-Kenset, répondit le jeune homme, je vous en prie, ne m’appelez pas « monsieur ». S’il vous plaît, je suis Cashel. Il voulait retirer sa main calleuse de celle de Sosia, incroyablement délicate. Personne au hameau de Barca n’avait une peau aussi douce que celle du Successeur. La femme en noir toucha le bras de Sosia, ainsi que Cashel. — Rentrons, je vous prie, dit-elle. Je suis Tayuta, maître Cashel. Je ne suis pas magicienne comme vous, mais l’oracle qui a prédit votre arrivée. Ils entrèrent dans le bâtiment d’où étaient sorties les femmes. Zahag suivait tranquillement. Cashel songeait qu’il était préférable qu’il entre également, qu’il puisse garder un œil sur lui. Mais il devrait veiller à ce que le primate n’escalade pas quelque rideau de valeur… ou pire. Les épaisses doubles portes étaient constituées d’un assemblage de pièces de bois dont les plus importantes n’étaient guère plus grosses que le bras de Cashel. Pandah n’avait peut-être pas de grands arbres, à moins que les habitants soient friands d’ébénisterie. Par-dessus le bois, en filigrane de bronze, un même motif était répété à l’infini. Si Sharina avait été là, elle aurait su dire s’il s’agissait de mots. Cashel sentit sa poitrine se serrer en pensant à Sharina. Mais il la retrouverait. Tous les serviteurs avaient quitté les murs du palais à l’annonce de l’arrivée de Cashel. À présent, deux suivantes et au moins douze autres serviteurs se pressaient autour de leur maîtresse dans un remue-ménage de mobilier. La plus grande partie du bâtiment tenait en une grande pièce dont les murs et le plafond étaient peints de motifs géométriques rouges et bleus sur un fond de chaux d’un blanc éclatant. Il n’y avait ni tapisserie ni étoffes, mais Cashel songea qu’Ilna aurait apprécié les entrelacs symétriques qui ornaient les murs. Sosia s’assit sur une chaise à haut dossier en bois doré. Tayuta se tenait debout derrière elle et lui parlait à l’oreille. Cashel regarda avec embarras la chaise que lui proposait un serviteur : du même style que celle du Successeur, mais moins ornementée et sans feuille d’or. Zahag n’avait pas la politesse instinctive de Cashel. Le primate éclata de rire et demanda : — Tous les humains sont-ils donc stupides ? Ou est-ce qu’il vous faut du petit bois pour le feu ? Parce que c’est tout ce que vous obtiendrez si mon chef s’assied sur ce ridicule petit jouet ! — Je vais rester debout, intervint Cashel. Je, hem… Dites-moi ce que vous attendez de moi. Je vais le faire, puis je pourrai aller chercher mon amie. Mes amis. Sosia et Tayuta échangèrent un regard. — Ma fille Aria est née il y a dix-huit ans, dit immédiatement Sosia. Jour pour jour, ce soir. Trois jours après sa naissance, un homme qui se faisait appeler Ilmed est apparu dans ma chambre. Et je dis bien apparu ; le portier a juré qu’il n’était pas passé par la porte. — J’étais alors absente de Pandah, dit Tayuta. (Elle passa doucement la main dans les cheveux de Sosia sous le superbe éventail de soie.) La pauvre Sosia n’avait personne qui connaisse les arts magiques pour lui venir en aide. Cashel émit un grognement. Il n’appréciait guère les petits airs que se donnait Tayuta. Il ne cessait aussi de se demander qui était le père d’Aria, et où il se trouvait lorsque le magicien s’était introduit dans le château. — Alors vous êtes magicienne ? demanda-t-il à Tayuta avec autant d’expression qu’un mur de pierre. Tayuta serra les lèvres. Elle posa les mains sur ses hanches. — Non, répondit-elle d’une voix maîtrisée. Non, je ne suis pas magicienne. J’ai étudié les arts magiques, mais mon seul pouvoir est de prévoir le futur. J’ai prédit votre arrivée, maître Cashel, mais je ne peux pas aider directement le Successeur. Cashel s’en voulut de son attitude. Il n’avait pas à agir de la sorte parce que Tayuta avait une haute opinion d’elle-même. — Écoutez, je ne suis que Cashel, dit-il, rien qu’un berger. Deux servantes entrèrent dans la pièce avec un plateau de fruits et de boissons. Zahag se précipita vers elles en s’appuyant sur ses longs bras. Il tendit les mains et commença à engloutir des rafraîchissements des deux plateaux, simultanément. Les servantes ouvrirent des yeux ronds. L’une des suivantes s’écria : — Arrêtez ça ! Elle se précipita vers le primate. — Cela suffit, Ivris ! dit Sosia. Je vous ferai savoir lorsque j’aurai besoin de quelqu’un pour décider la manière de servir la nourriture en ma présence. La suivante resta saisie. Elle quitta précipitamment la pièce en sanglotant dans ses mains. Cashel se redressa un peu plus. La suivante leur faisait perdre un temps qu’ils n’avaient pas, mais il n’aimait pas voir quelqu’un traité ainsi, même lorsque c’était mérité. Il savait que beaucoup auraient agi ainsi avec lui s’il n’avait pas été si imposant. — Ilmed a décidé qu’il épouserait ma fille, continua Sosia comme si de rien n’était. Il voulait que les fiançailles soient célébrées immédiatement et que le mariage soit prononcé dès ses dix-huit ans. C’était un magicien puissant, aussi devions-nous nous sentir honorés… D’après lui. (Elle eut un sourire froid à ce souvenir.) La douleur n’améliorait guère mon humeur, ajouta-t-elle – et Cashel l’imaginait aisément chez une femme ayant accouché trois jours plus tôt –, et j’ai ordonné aux serviteurs de le fouetter jusqu’aux frontières de la mort puis de le jeter dans l’eau du port. Mais il disparut. Il s’est évaporé. Zahag passa entre Cashel et le Successeur en sirotant un liquide blanc dans une coupe givrée. La boisson était trop légère pour être du lait, même écrémé. Sans doute une sorte de sève ou de jus de fruit, songea Cashel. — Cette nuit-là, à la pleine lune, poursuivit Sosia, Ilmed revint. Je le voyais mais je ne pouvais bouger. Personne ne pouvait bouger. Il était accompagné de plusieurs monstres. — Des écailleux, précisa Tayuta. Ils ont la taille d’un homme mais… — Je connais les hommes écailleux, intervint Cashel. Alors, ils ont enlevé le bébé ? L’oracle se tut. Pour la première fois, son expression se teinta de surprise et de respect pour le pouvoir qu’elle espérait que Cashel possédait. — C’est exact, dit Sosia. Ils ont enlevé Aria. Lorsqu’il nous fut de nouveau possible de bouger, une isle était apparue au milieu du port, avec une tour en son centre. Aujourd’hui encore, les flammes qui entourent la terre surgissent de l’eau, mais elles consument tout ce qui les touche : bois, métal, même la pierre. Et la chair. Pendant des années, nous avons essayé toutes les solutions envisageables, mais nous n’avons pas pu traverser les flammes pour sauver Aria. — L’enfant grandit, dit Tayuta, et nous commençâmes à la voir au sommet de la tour. Au début, l’un des écailleux l’accompagnait, mais depuis peu, elle s’y rend seule. — Désormais, elle sort très peu, dit Sosia. Je l’ai vue aujourd’hui, mais juste un instant. J’ai peur de ne plus jamais revoir ma fille après ce soir. Un tremblement ébranla la façade maîtrisée de Sosia, mais elle ne laissa pas l’émotion la submerger. Ilna comprendrait cette femme… Et avec cette pensée, Cashel la comprit lui aussi. — Je vous aiderais si je le pouvais, dit-il, mais, ma dame, j’ignore ce que je peux faire, je… (Il leva les mains, paumes vers le haut.) Ma dame, s’il s’agissait de combattre un démon, je pourrais, enfin, je l’ai déjà fait. Mais je ne peux me battre contre un feu. — Vous n’aurez qu’à pointer votre baguette, dit Tayuta, les yeux perdus dans un souvenir. Je vous ai vu dans l’eau de ma vasque. Votre baguette ouvrait un chemin dans le mur de feu. Puis les flammes se refermaient derrière vous et je n’ai rien vu d’autre. — Une baguette ? demanda Cashel, stupéfait. Vous voulez parler de mon bâton ? Mais je ne l’ai pas ici avec moi, il est avec Sharina. Il fronça les sourcils. L’avait-il perdu lors du naufrage de la Dame de Miséricorde ? Il s’offusqua d’être plus inquiet pour un morceau de bois que pour Sharina et ses amis, mais il était certain qu’ils allaient bien. Il avait sculpté son bâton lui-même alors qu’il n’était qu’un jeune garçon, et, en un sens, fabriquer ce solide outil avait littéralement créé un homme nommé Cashel or-Kenset. Zahag eut un sourire moqueur : — Crois-tu qu’il n’y a pas sur Pandah d’arbres assez grands pour que tu les agites devant toi ? dit le primate à Cashel. Alors utilise le mât d’un navire ! Il devrait correspondre à ta taille, non ? Les femmes se regardèrent. La suivante qui avait quitté la pièce était de retour, ses larmes séchées, mais les yeux légèrement rougis. — Oh, dit Cashel, je n’y avais pas pensé. Je trouverai bien un mât avec le bon équilibre, sans doute. Oui. Il croisa les doigts et haussa les épaules, assouplissant ses muscles pour se préparer à s’en servir. — Eh bien, ma dame, reprit Cashel, je vais faire ce que je pourrai. Il se demanda si Ilmed serait également dans la tour ou si la princesse serait seule. Un homme qui avait enlevé un bébé, eh bien, il mériterait ce qui lui arriverait… Zahag recula sous l’effet d’une peur soudaine en surprenant l’expression de Cashel. La porte grinça lorsque le garde ouvrit la porte pour Sharina et les deux prisonniers clignèrent des yeux dans la lumière du soleil levant. Les deux petites fenêtres de la prison étaient orientées à l’est, derrière les deux hommes. — Le voilà, ma dame, dit le garde. L’autre est le vieux Demito. Attention qu’il ne vous renvoie pas son vin d’hier soir sur votre tunique. Mais il a généralement cuvé à cette heure-ci. — Dame Sharina ? demanda Halphemos avec surprise. Oh, vous n’auriez pas dû venir ici ! Cet endroit est épouvantable ! Et il ne mentait pas, même si Sharina avait vu pire. Une jeune femme élevée dans un hameau de campagne ne s’arrête pas à la saleté, du moins plus après avoir aidé à égorger un porc pour la première fois. Elle baissa la tête et entra. La prison était un bâtiment de briques dont l’intérieur avait été creusé de plusieurs dizaines de centimètres jusqu’à révéler la roche. Un banc de pierre s’étendait le long du mur face à la porte. Il y avait des fers sur le sol et des menottes accrochées à la paroi au-dessus du banc. — On enferme surtout des marins de navires étrangers, dit le garde d’un ton d’excuse. Les gens du coin s’arrangent avec les victimes. Ou alors, ils sont décapités s’ils ont tué un homme et ne peuvent pas payer l’amende. Les prisonniers – un ivrogne fatigué à l’une des extrémités du mur et Halphemos à l’autre – étaient assis sur le banc. Leur poignet gauche était attaché au mur et leurs chevilles entourées des fers du sol. Ils arrivaient à se nourrir avec leur main libre, mais ils pouvaient se déplacer seulement très légèrement sur l’un ou l’autre côté du banc. — Maître Halphemos, dit Sharina d’une voix calme, votre ami Cerix vous envoie un rouleau de cantiques à la Dame. Je vous propose de les utiliser pendant que je partage une outre de vin avec votre gardien. Il a aimablement permis que vous lisiez jusqu’au coucher du soleil pour le salut de votre âme. Halphemos sembla abasourdi, à juste titre. Les habitants du hameau de Barca étaient traditionnellement pratiquants. Ils n’accordaient peut-être pas une grande foi au rituel du repas consistant à déposer un peu de fromage et de bière sur l’autel de la maison, mais ils le faisaient presque tous. Et même s’ils grommelaient contre la dîme offerte aux grands dieux, ils la payaient aussi lorsque les prêtres venaient de Carcosa une fois par an. Cerix était profondément antireligieux. C’était plus une question de foi pour le magicien handicapé que la simple piété d’ermite dont Nonnus faisait preuve – et Sharina, désormais, en mémoire de l’homme qui était mort pour la protéger. Cerix était sans doute l’habitant de Pandah le moins susceptible d’offrir des cantiques à Halphemos. Le gardien s’était montré plutôt amical… comme il se devait de l’être depuis que Sharina lui avait offert l’outre de vin qu’elle avait apportée. Il s’assura cependant que la jeune femme ne donnait pas au prisonnier une lime ou un passe avec le parchemin. Il avait ouvert le rouleau, non pas pour le lire – bien que les dix premières colonnes soient effectivement des cantiques à la Dame, comme l’affirmait Sharina – mais pour vérifier que rien n’y était caché. Sharina adressa un rapide signe de tête au prisonnier puis remonta en pataugeant les trois marches qui menaient au niveau du sol. Le garde ferma bruyamment la porte derrière elle et bloqua la lourde barre avec une clavette. Elle se laverait les pieds dans la mer lorsque leur bateau repartirait avec la marée du soir. — Avez-vous goûté le vin ? demanda-t-elle gaiement au garde. — Pas encore, ma dame, dit-il. Venez vous asseoir confortablement dans ma casemate. Le garde n’avait pas les clés des fers des prisonniers. Si la plupart des détenus étaient des marins, il aurait couru le risque de se faire attaquer par d’autres membres d’équipage qui lui auraient dérobé les clés pour libérer leurs compagnons. Les fers aux chevilles, d’autre part, étaient si solides qu’en essayant de les briser, un allié risquait de briser aussi les os du prisonnier. Cerix avait effacé le texte à l’intérieur du parchemin pour créer un palimpseste où il avait inscrit une incantation en Écriture Ancienne et en écriture contemporaine. Halphemos ne pouvait pas lire l’Écriture Ancienne mais il pouvait recopier les symboles sur la surface graisseuse du banc et prononcer les syllabes en lisant la retranscription phonétique. Cerix avait une écriture claire et lisible même lorsqu’il était pressé ou qu’il souffrait. Sharina se demandait s’il n’avait pas été copiste avant de devenir magicien et un handicapé dépendant à sa drogue. La petite cabane du garde derrière la cellule était meublée d’un tabouret, d’une table et d’un petit brasero pour réchauffer à manger ou préparer du vin chaud épicé, mais il n’y avait pas de lit et l’espace était très restreint. Sharina supposait qu’un autre garde prenait la relève, sans doute à la tombée de la nuit, mais elle n’avait pas voulu poser directement la question, au risque d’éveiller des soupçons. Le garde désigna le tabouret à Sharina et déboucha le vin. C’était un millésime de Shengy au goût puissant, protégé avec de la résine pour le voyage. Sharina avait glissé une boulette de la drogue de Cerix dedans. — À vous l’honneur, répondit Sharina à la question silencieuse du garde. Celui-ci avala une longue gorgée, déglutissant les goulées de vin, avant de baisser l’outre. — Ah ! dit-il d’un ton appréciateur en passant le vin à Sharina. (Il fronça les sourcils et remarqua d’un ton très différent.) Ah ? je n’ai pas de tasse, ma dame. Peut-être pourrions-nous… ? Il jeta un coup d’œil dubitatif vers la rue. La prison était bâtie parmi les entrepôts du port, au sud de la zone résidentielle de la ville. Il y avait des ânes chargés de marchandises et quelques porteurs, même à cette heure tardive, mais Sharina n’avait vu ni auberge ni taverne sur son chemin. — Non, c’est très bien comme cela, dit-elle en portant le goulot de bois jusqu’à sa bouche. Elle boucha l’orifice avec le bout de sa langue et feignit de boire une goulée aussi longue que celle avalée par le garde. — Pourquoi vous en faire à propos de ce prisonnier ? demanda-t-il en reprenant l’outre avec un air de gratitude. (Il se pencha en avant et ajouta d’un ton de conspirateur :) Il paraît qu’il a essayé de tuer le roi par magie ! — Je crois que c’était un accident, dit calmement Sharina. Une chauve-souris papillonna tout près des avant-toits des entrepôts puis disparut dans la nuit. Le ciel était encore clair, mais Sharina doutait qu’Halphemos puisse encore lire dans la prison. — Enfin, c’est mon compagnon qui a disparu. Et je ne pense pas qu’il ait été blessé. Il a juste été envoyé ailleurs jusqu’à ce que je le retrouve. Elle adressa un sourire faux au garde. Dans sa tête, elle priait, Dame, Maîtresse du paradis, marche aux côtés de Cashel. Berger, Protecteur de toute vie, protège Cashel comme il a veillé sur ses troupeaux. L’outre gargouilla comme le ventre d’un homme affamé tandis que le garde buvait de nouveau. Il émit un rot satisfait avant de repasser la boisson à Sharina. Dans le silence, une voix s’éleva : — … esmigaddon maarchama kore… Les murs de la prison étaient épais, mais Halphemos devait crier pour prononcer les mots en luttant contre l’inertie du cosmos. — Votre travail a l’air tellement excitant ! gazouilla Sharina d’une voix forte. (Elle espéra ne pas trop exagérer, mais elle devait dire rapidement quelque chose pour couvrir la psalmodie du jeune magicien.) Avez-vous souvent des traîtres à surveiller dans les cachots ? — Des traîtres ? demanda le garde, surpris. Oh, vous voulez dire comme celui-là, qui a voulu tuer le roi. Non, pas vraiment… je veux dire pas très souvent. Mais on voit passer des types dangereux ici, c’est vrai. Une lueur rosée commença à se diffuser à travers les briques de la cellule. Entre les murs, les menottes et les fers se mirent à cliqueter en même temps. — Vous êtes si courageux, reprit Sharina. (Elle essaya de redonner l’outre au garde sans avoir prétendu boire à son tour.) Je… La clavette de la porte de la prison tomba avec fracas sur le sol. L’ivrogne qui partageait le banc avec Halphemos hurla de terreur. Le garde se mit également à crier et se leva d’un bond. Il sortit son arme, une matraque couronnée d’un cercle de fer hérissé. La barre se mit à glisser sur le côté. Elle n’était effleurée que par un frémissement de lumière magenta. Elle sortit de ses fixations et tomba. La porte commença à s’ouvrir. Le garde leva son arme face au battant, le visage déformé par la peur. Sharina ramassa le tabouret et le tint par un pied, prête à assommer le garde avant qu’il puisse frapper Halphemos. Une silhouette de lumière rouge sortit de la cellule. Elle ressemblait au primate Zahag, mais de la taille d’un bœuf. À travers l’illusion scintillante, Sharina distinguait la cellule et Halphemos. Le magicien psalmodiait en utilisant le parchemin roulé comme une baguette. Le garde poussa un grand cri de terreur. Il voulut courir mais trébucha et bascula en arrière. Il lâcha sa matraque. La silhouette de lumière se dilata comme un cercle de fumée craché par le nœud d’une bûche qui craque dans un feu. Pendant un instant, Sharina se trouva entourée de la lueur rose, puis la lumière s’évanouit. Halphemos monta les marches, tremblant de fatigue. Il essaya de glisser le rouleau de parchemin par le col de sa tunique mais le manqua ; Sharina saisit le parchemin avant qu’il tombe et soutint Halphemos de l’autre main. Elle avait agi par réflexe : un livre était un objet d’une trop grande valeur pour être perdu, même s’il avait déjà rempli son office en tant qu’instrument. — Vite ! dit-elle. Elle guidait et poussait tout à la fois le magicien épuisé vers la rue des quais. Cerix leur avait réservé des places sur un navire qui se rendait à Erdin. La destination n’avait guère d’importance, seul comptait le fait que le navire parte avec la marée, le soir même. Sharina jeta un coup d’œil par-dessus son épaule tandis qu’ils tournaient à un angle de rue. Le garde était toujours au sol, les mains sur le torse, et regardait fixement la porte ouverte de la prison en balbutiant silencieusement. La brume qui rasait les eaux de la lagune rappelait à Garric le spectacle qu’il avait vu des milliers de fois lors des petits matins calmes au-dessus des tourbières des prairies de Barca ; mais ici, le paysage ne changeait jamais. Le soleil ne se levait pas pour dissiper le brouillard sous ses rayons, nulle brise ne venait souffler l’air marin pour l’étirer en haillons et volutes jusqu’à ce qu’il disparaisse. Des silhouettes spectrales se tenaient sur des flotteurs de roseaux destinés à pêcher dans la lagune. Garric, malgré son regard perçant, ne distinguait pas les humains des Ersas à plus de neuf cents mètres. Le Golfe avait des frontières fixes, mais, du moins pour le moment, il y avait assez de place pour que les deux espèces cohabitent pacifiquement. — Cela vient peut-être de cet endroit, dit doucement Liane. (Soit elle avait compris les pensées cachées derrière le regard de Garric et son expression lugubre, soit la même idée lui était venue.) Cette lumière verte me glace jusqu’aux os. Lorsque nous ramènerons ces gens dans le monde réel, ils seront… (Garric la regarda. Quel mot allait-elle ajouter ? « Meilleurs » ? « Plus heureux » ? « Respectables » ? Elle se contenta de sourire et reprit :) Eh bien nous pouvons espérer, dit-elle, incapable de finir sa phrase mieux que Garric l’aurait fait. — Le Golfe a été créé pour un groupe d’Ersas par un magicien de leur espèce, dit Tenoctris. (Elle jeta aux baraques sans toit des humains le regard de froid intérêt qu’elle avait déjà posé sur la végétation unique de la forêt.) Il leur convient mieux qu’aux humains, mais je ne suis pas certaine qu’ils en soient parfaitement satisfaits. Plus je vieillis, et j’en suis déjà à plus de cent ans… (Elle sourit et Liane la serra dans ses bras.) Plus je vieillis, reprit Tenoctris, et plus je suis convaincue qu’un magicien qui aurait une capacité de compréhension égale à sa puissance n’aurait plus recours à la magie. C’était probablement le cas de l’Ersa qui a créé cet endroit. Des hommes et des femmes assis devant leurs cabanes détournaient le regard lorsque Garric passait avec ses amies mais les suivaient des yeux discrètement dans leur dos. Garric salua de la main deux femmes qui écrasaient des racines dans un mortier fait d’un large tronc évidé. Elles baissèrent la tête et redoublèrent d’ardeur, perdant le rythme qu’elles avaient adopté et heurtant leurs pilons. — Et vous ? demanda Garric. Vous n’avez pas aggravé les choses. Pas que je sache. Tenoctris rit. — Je ne prétends pas tout comprendre, mais mes pouvoirs de magicienne sont si réduits par rapport à mon savoir que je suis sans doute un cas à part. En tout cas, je l’espère. Ils approchaient du domaine de Rodoard. La porte était close, mais un messager s’était précipité à l’intérieur lorsque Garric et ses amies étaient arrivés en vue de la communauté. Les deux maisons entourant celle de Rodoard appartenaient à ses gardes du corps, des hommes durs arrivés récemment et qu’il avait autorisés à vivre. Ils étaient vifs, postés à la porte de leurs cabanes les armes à la main. Ils croisèrent le regard de Garric mais restèrent aussi muets que la pierre face à son sourire. Les jeunes enfants qui jouaient dans la boue se tenaient dans les cabanes et regardaient par les interstices. Leurs mères épiaient aussi, leurs silhouettes parfois visibles derrière les panneaux de branchages. Lorsque Garric posa la main sur la garde de son épée, il sentit la présence du roi Carus enfler en lui jusqu’à ce qu’ils soient deux, Garric et son ancêtre, à habiter le même corps. Il tira sa lame sur le « sring ! » liquide du métal qui se tord imperceptiblement. Othelm, l’ancien marin qui aurait volé l’épée sur la plage s’il en avait eu le courage, leva son bâton mais recula. Garric heurta le gong du pommeau. Le bronze émit une note basse et profonde reprise en déchant par la lame. — J’ai de bonnes nouvelles, Rodoard ! s’écria Garric devant les grilles fermées du roi. Nous pouvons quitter cet endroit, finalement ! Il se tourna pour adresser un signe à toute la communauté. Ses paroles avaient tiré des humains des abris et de la forêt. Ceux nés dans le Golfe ne regardaient pas directement les trois naufragés, mais ils se rapprochaient, lentement et toujours plus près, comme la sève coule sur l’écorce. Garric frappa de nouveau le gong. — Allons, sortez ! lança-t-il, conscient que sa voix ne serait qu’une modulation du son métallique. Un pan de la porte s’ouvrit. Rodoard se tenait dans l’embrasure, portant casque, plastron et épée. Il tenait la demi-guisarme par le milieu et le bout du manche court. Rodoard avait un visage durci par la colère. Garric fit un pas en arrière. Rodoard dessina un grand arc de son arme, à côté de Garric et non sur lui. La lourde lame s’abattit sur la barre transversale et les cordes qui retenaient le gong. Le disque s’envola et s’écrasa sur le sol. La boue étouffa rapidement la résonance du bronze. — Je t’ai laissé vivre, garçon, dit le roi d’une voix sans nuance, parce que je croyais que tu nous serais utile. J’ai peut-être eu tort, tu ne crois pas ? Une fumée colorée s’éleva de la demeure. Lunifra ne s’était pas montrée, mais Garric l’entendait psalmodier derrière les parois. À chaque syllabe, la brume tanguait et se contractait, comme prise dans un tambour. — C’est une bonne nouvelle, Votre Majesté, dit Garric. Mon amie Tenoctris a trouvé la clé qui ouvre le passage hors du Golfe. Les Ersas nous laisserons l’utiliser pour retourner dans le monde réel. Nous tous ! Garric s’était attendu à ce qu’il soit difficile de se montrer ferme face à Rodoard, mais l’ampleur de la colère du roi était inattendue. Pourtant, s’il était venu au roi dans une attitude suppliante, Rodoard l’aurait renvoyé sans ménagement et n’aurait pas écouté sa proposition. En se présentant une épée à la main, Garric obligeait Rodoard à le traiter en égal. — Alors, dit Rodoard si près de Garric que leurs visages se touchaient presque, tu as négocié avec les Ersas, pas vrai ? Qu’est-ce que tu as proposé à ces animaux, Garric or-Reise ? Les membres de la communauté se rapprochaient. Les natifs du Golfe se tenaient en arrière pour pouvoir se sauver si une bagarre éclatait. Les gardes de Rodoard étaient dangereusement proches. Quelque part dans l’esprit de Garric éclataient des images où le roi des Isles tournoyait et tranchait dans un déploiement d’ennemis pour se frayer un chemin face au même nombre d’opposants ; mais le roi des Isles n’avait jamais eu à protéger une demoiselle et une vieille femme… Garric rejeta la tête en arrière et se mit à rire. Il ne pourrait pas protéger Liane et Tenoctris d’une telle foule d’ennemis. Et il ne voulait pas essayer : il trancherait la tête de Rodoard avant d’écarter cette foule de brutes et de voyous à coups d’épée jusqu’à ce que les plus forts s’acharnent sur lui et le mettent à terre. Il faisait ce qu’il pouvait. Laisser vivre un peu moins de ces hommes serait plutôt profitable. Garric abaissa son épée en travers et en pinça le bout entre le pouce et l’index pour avoir l’air moins agressif, sans pour autant remettre son arme au fourreau. Son rire avait désarçonné Rodoard. — Tout ce que j’ai proposé aux Ersas est de les débarrasser de nous, dit Garric d’une voix suffisamment forte pour que tous l’entendent. Ce que je vous propose… (Il se tourna pour parcourir du regard tout le groupe réuni derrière lui :) à vous tous ! cria-t-il, à nous tous ! C’est une chance de revoir le soleil, l’espoir de sentir de nouveau le vent souffler et d’être libres ! Comme personne ne peut être libre dans ce souterrain vert. Tenoctris s’était agenouillée et dessinait dans la boue avec son index gauche. Elle tenait une brindille charnue en guise d’athamé. Liane se tenait entre Tenoctris et la foule. Elle avait les bras croisés devant elle, chaque paume sur la manche opposée. Trois des hommes de Rodoard étaient presque assez près – mais encore insuffisamment – pour la toucher. — Alors, dit Rodoard d’une voix trop aiguë pour un homme aussi robuste. (Cette intonation était exaspérante. Il n’avait pas l’habitude, comme Garric, d’appeler les moutons dans les plaines vallonnées et ne savait pas comment faire porter sa voix.) Othelm, es-tu pressé de rentrer à Erdin ? Et toi, Bassis ? Tu crois qu’ils t’ont oublié à Valles ? Sans parler de ce que tu as fait ici ! Des pêcheurs alertés par le gong remontaient leurs flotteurs sur le sable humide de la côte. Certains de leurs paniers contenaient des poissons des grands fonds aux têtes caparaçonnées d’écailles. Les hommes utilisaient des harpons terminés par des mâchoires articulées qui saisissaient les proies des deux côtés au lieu de les transpercer. À cause du manque de métaux et de pierre à travailler, ces outils se révélaient plus efficaces qu’une vraie lance. — Et vous autres ? demanda Rodoard. (Il avait retrouvé sa bonne humeur, mais Garric sentait peser une lourde menace sous ses badinages.) Josfred, veux-tu aller quelque part où le soleil te brûlera la peau et où tu gèleras en hiver… si tu vis assez longtemps pour voir ce que c’est ? Tenoctris chuchotait tandis que sa baguette dansait sur le cercle de pouvoir qu’elle avait tracé. Pour les autres, même pour ceux qui, comme Liane et Garric, savaient lire l’Écriture Ancienne, les symboles n’étaient que des pattes de mouche dans la boue. — J’ai fait de vous les rois des Ersas qui vous opprimaient ! dit Rodoard. Je les ai mis à genoux, le pied sur leurs gorges de bêtes ! Est-ce que vous voulez que… Un enfant hurla dans la demeure de Rodoard, un cri qui coupa la harangue comme une lame. Rodoard ne regarda pas autour de lui mais le mécontentement se lut sur son visage à cette interruption. — Voulez-vous que…, reprit-il. La porte derrière lui était toujours ouverte. Un enfant de trois ou quatre ans sortit en courant. Son sang coulait à flots de sa gorge et de son abdomen. L’enfant se cogna dans les jambes de Rodoard et tomba sur le sol, désarticulé, tandis que son cœur tentait d’aspirer les dernières gouttes de son sang. Lunifra se tenait à la porte, couverte du sang sombre qui avait jailli des artères carotides de l’enfant. Lunifra était nue. Elle tenait un couteau de verre volcanique et son sourire s’ouvrait comme les portes des Enfers. L’enfant était si mutilé que Garric n’aurait pu dire s’il s’agissait d’un garçon ou une fille. Garric donna un coup d’épée au niveau des chevilles de Rodoard. Le roi fit un bond en arrière en essayant de dégager sa demi-guisarme mais ses pieds se heurtèrent au corps de l’enfant. Sa bouche s’ouvrit sur un cri incrédule lorsque Garric le toucha de sa lame avec l’assurance d’un garçon d’auberge qui sait trancher les articulations du gibier. La colère froide qui galvanisait Garric donnait tellement de force à ses coups qu’il aurait pu lui transpercer la cuisse aussi facilement qu’il trancha les cartilages des chevilles. Ces deux-là ne tueraient plus d’enfant pour leur magie du sang ! Othelm hurla et pressa les mains sur la plaie béante sous ses côtes. Liane frappa de sa dague ensanglantée le visage d’une autre crapule qui s’en prenait à elle. Il esquiva le coup. L’épée de Garric lui sectionna le haut du crâne. La palissade s’écroula en une masse de fibres emmêlées. Les morceaux de bois se réunirent pour former un serpent d’un mètre de diamètre et aussi long que l’était la palissade. Lunifra partit d’un rire hystérique. La queue de bois se tortilla à gauche de Garric. L’autre extrémité se dressa et ouvrit une large gueule circulaire de lamproie. La foule, les hommes de Rodoard et les natifs du Golfe, reflua en arrière, terrifiée. Garric leva son épée et saisit la longue garde à deux mains pour donner plus de force à un coup qu’il savait inutile. Les mâchoires de bois brisé engloutirent Lunifra et se refermèrent. Les dents pointues effectuaient un mouvement de rotation et chacune de ses jambes fut happée par les crocs. Elle poussa un bref hurlement. Tenoctris s’évanouit suite à l’effort fourni pour son incantation. Garric la releva de la main gauche, la tenant dans sa hâte davantage comme un paquet d’étoffe humide que comme une amie proche. Tous les membres de la communauté couraient. La créature de bois et de magie se tordait comme un ver de terre sur une pierre brûlante. — Par ici ! s’écria Liane en désignant la lagune. Un anneau du serpent de bois glissa vers elle dans son agitation. Elle sauta pour l’éviter avec la facilité d’une enfant qui s’amuse. Garric suivit Liane, l’épée levée pour éviter de se blesser par accident. Il se rappelait la colère de son père le jour où il l’avait vu courir une faucille dans les mains. La situation était à présent bien plus dangereuse mais il n’avait pas le temps d’essuyer et de remettre au fourreau son arme tachée de sang. Le serpent de bois animé referma les mâchoires sur sa propre queue et entreprit de s’avaler lui-même. Des lambeaux bruns et jaunes volaient autour de sa gueule. Un réseau de fibres renforcées courait dans la pulpe des végétaux du Golfe, contrairement au cœur et à l’aubier des arbres que Garric connaissait. Liane monta à bord du plus grand des bateaux de pêche, trois longs assemblages de roseaux relevés à l’extrémité et attachés ensemble. Elle saisit la perche qui dirigeait le bateau. Garric posa Tenoctris au creux du flotteur, s’assura que personne n’était juste derrière eux et plongea son épée dans le côté du fagot extérieur pour s’assurer de ne blesser personne. Il nettoierait et sécherait l’épée dès qu’il aurait un moment et utiliserait la pierre à aiguiser contenue dans le fourreau pour lui redonner son tranchant initial. Les chevilles de Rodoard n’avaient pas dû abîmer l’acier solide, mais le crâne de l’autre adversaire c’était autre chose… Garric fit porter son poids sur la poupe du bateau. Ses pieds glissaient dans la boue ; il enfonça les orteils dans le sol et souleva avant de pousser de nouveau l’embarcation. Le flotteur glissa sur la lagune et tangua plus qu’il n’aurait dû. Il était conçu pour une seule personne bâtie comme les minces natifs du Golfe. Liane et Tenoctris représentaient déjà une charge supérieure à ce qu’il devait supporter. Garric entra dans l’eau et poussa le flotteur jusqu’à ce qu’il ne sente plus le sol glissant sous ses pieds. Il commença à nager pour faire avancer la petite embarcation tandis que Liane l’aidait en plongeant la longue rame du bateau au-dessus de la poupe, au-delà de Garric. — Vers l’autre rive ! dit-il. (Il s’interrompit pour cracher l’eau boueuse qu’il avait avalée, puis ajouta :) Il faut atteindre les Ersas avant que les humains s’organisent. L’un des hommes du roi avança de quelques pas dans l’eau et jeta sa lance. Elle atterrit dans la lagune, à portée de bras sur le côté de Garric. Celui-ci continua : la seule chose qui importait était de traverser l’étendue d’eau pour se mettre temporairement en sécurité. Tenoctris dit quelque chose à Liane. Garric entendit sa voix mais le bruit de ses jambes qui battaient l’eau couvrait les mots. La magicienne allait mieux, grâce au Berger. Garric savait que la vieille femme n’aurait pas pu créer un monstre comme celui qui se dévorait sur le rivage, mais l’effort pour simplement détourner la puissante incantation de Lunifra avait dû la vider de ses forces. Lorsque Garric leva la tête, il vit que des Ersas mettaient à flot des navires triangulaires depuis l’autre rive. Les silhouettes sur les embarcations portaient des lances qui ne servaient certainement pas à la pêche. Les Ersas prenaient leurs précautions, mais rien de ce qu’ils pouvaient faire ne suffirait si les humains s’organisaient suffisamment pour attaquer. Garric ne pouvait qu’espérer que cela prenne des jours ou au moins quelques heures pour que… — Allez écraser ces bêtes, maintenant ! glapit Rodoard d’une voix rendue plus aiguë encore par la douleur de l’amputation. Une coupure faite avec une lame aiguisée, surtout aux articulations, était susceptible de se refermer au lieu de vider rapidement la victime de son sang. Garric comprenait soudain qu’il aurait dû… Un esprit d’un pragmatisme assassin dans la tête de Garric mit brusquement fin à ses pensées : Tu n’avais pas le temps de faire autre chose que le strict nécessaire… Et c’est ce que tu as fait, du mieux possible. — Tuez-les tous ! hurla Rodoard d’une voix perçante. Tuez-les tous avant qu’ils utilisent leur magie contre nous ! Garric continua à nager, l’esprit concentré sur la nécessité immédiate. Dès qu’il atteindrait la berge, il passerait à l’impératif suivant : nettoyer et aiguiser son épée. Héron, douzième jour (plus tard) L’isle entourée de flammes se trouvait à six mètres de la yole où se tenait Cashel. Le capitaine du navire du Successeur était debout à la proue. Il fit signe aux rameurs de stopper, puis s’inclina devant Sosia et dit : — Vous vous mettriez en danger en approchant plus, Votre Altesse. Le magicien et son compagnon devraient parcourir la distance restante seuls. Le bateau était couvert d’un élégant dais de satin crème. Sosia quitta cet abri pour aller étreindre Cashel sur la yole qui jouxtait le navire. — Sauvez ma fille, dit-elle. Quoi qu’il arrive, ne laissez pas Ilmed l’enlever à jamais. Elle embrassa sur le front un Cashel incroyablement gêné par ce geste. Il conserva un visage impassible mais sentit une rougeur lui enflammer les joues. Les flammes rouge orangé qui s’élevaient de l’eau étaient aussi silencieuses que des lames mais leur rayonnement picotait déjà la peau de Cashel. — Il est temps d’y aller, marmonna-t-il en évitant le regard de Sosia. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule droite et demanda : — Tu es prêt, Zahag ? Le primate, à l’arrière de la yole, regardait fixement ses doigts. Ses lèvres bougeaient pour murmurer des fragments de vers. Un rouleau de cordage tressé à partir des membranes de fixation de bernacles géantes se trouvait entre Cashel et Zahag. Les fils étaient plus fins que de la corde à arc, mais Cashel avait tiré de toutes ses forces sur une maille pour en apprécier la solidité… et le cordage avait tenu. — Zahag, réponds-moi, dit Cashel, ou je te laisse ici. Si tu veux rester, reste. Le primate en colère fouetta la surface avec ses deux mains. Sosia bondit en arrière lorsque l’eau souillée du port vint maculer la soie pastel de sa robe. Un garde leva son bâton mais Sosia le retint d’un léger geste de la main. — Je reste avec toi ! dit le primate. Tu es fou et tu vas nous faire tuer tous les deux, mais j’ai peur de rester seul. Cashel se tourna vers la gauche et croisa le regard anxieux de l’officier du navire. — Poussez-nous, dit-il. Il appuya un bout de son bâton contre la coque du navire pour aligner la proue de la yole avec le mur de feu. Sosia et l’oracle étaient assises côte à côte sur des sièges ornés de dorures au centre du bateau. L’équipage, une douzaine d’hommes aux carrures similaires, se tenaient d’ordinaire face à la poupe et à la proue pour activer les longs avirons. Deux d’entre eux poussaient la yole vers les flammes silencieuses. Cashel se mit debout. La yole ne tanguait qu’imperceptiblement. Cashel avait une pose d’homme de la campagne, adoptée au fil d’une vie passée à marcher au sommet des murs ou sur des chemins où les pierres risquaient de rouler sous les pieds à tout instant. — Fais-nous avancer, Zahag, ordonna-t-il en faisant glisser le bâton entre ses mains à la recherche de l’équilibre qu’il aurait trouvé d’instinct avec son arme de noyer blanc. On a dit qu’on allait le faire, alors on ne peut pas revenir en arrière. — Les humains ! s’écria le primate. Stupides humains-moutons ! Bien sûr qu’on peut revenir en arrière ! Zahag toucha l’eau doucement puis se mit à ramer en projetant des gerbes d’écume. Ses bras étaient si longs qu’il pouvait utiliser les deux « avirons » en même temps. La yole approchait des flammes qui semblaient les attendre. Zahag marmonnait avec mécontentement mais continuait à les pousser sur l’eau calme. Une foule était rassemblée sur la berge du port pour assister à l’événement. Beaucoup agitèrent leurs écharpes ou leurs larges chapeaux de paille lorsque Cashel se tourna pour regarder dans leur direction. — Ils doivent beaucoup l’aimer, remarqua Cashel. Les habitants du hameau de Barca n’avaient que faire du comte Lascarg de Carcosa, sans parler du roi des Isles, de l’autre côté de la mer, à Valles. — Pétard ! s’écria le primate. Ils regardent pour nous voir brûler. Combien de personnes Tayuta a-t-elle dit que les flammes avaient tuées avant nous ? Vingt-trois, non ? — Et même si tu ne brûlais pas ? Tu crois donc que les primates sont éternels ? demanda Cashel. Il ajusta sa prise sur le bâton, un geste invisible pour d’autres que lui. La chaleur des flammes l’assaillait désormais ; il sentait le duvet de ses pommettes s’enrouler en boucles serrées et ses yeux étaient secs. Il commença à faire tourner le bâton que les artisans du palais avaient fabriqué en toute hâte suivant ses instructions. Il était en sapin et non en noyer blanc ou quelque bois dur. Beaucoup ne juraient que par la puissance dense du cornouiller, mais Cashel préférait l’élasticité du noyer sous ses doigts, qui rendait ses coups plus faciles à porter sans en amoindrir l’effet. Si Cashel or-Kenset vous assenait un coup, vous ne resteriez pas debout pour en recevoir un autre. Il sourit. Il n’avait jamais combattu un feu à l’aide d’un bâton. Le sapin était peut-être le meilleur choix. Le bâton était long de deux mètres cinquante et aussi épais que le poignet de Cashel. Il était maniable et dessinait un cercle brumeux à la proue de la yole. Les artisans avaient poncé et verni le bois, mais leur talent ne lui conférerait jamais la douceur que le bâton de noyer avait acquise après des années passées entre les mains de Cashel. Mais ce bâton ferait sans doute l’affaire. Cashel n’avait jamais refusé un travail parce qu’il lui manquait tel ou tel outil. Les flammes s’élevaient droites hors de l’eau. Il n’y avait ni fumée ni bulles, mais Sosia avait expliqué que les tentatives pour nager sous la barrière incandescente s’étaient révélées tout aussi mortelles que les essais pour traverser à bord d’un navire couvert de peaux de taureau enduites de vinaigre. Un poisson bondit hors de l’eau et replongea. L’un de ses côtés était argenté, mais l’autre était d’un rouge ardent, à demi cuit par le feu magique. — Vingt-quatre stupides humains, marmonna Zahag, et un primate encore plus stupide puisqu’il savait très bien ce qui l’attendait ! Le bâton tournait. Cashel ne sentait plus la chaleur du feu. Il avait trouvé son rythme, tout comme il savait trouver le point où faire levier pour soulever une lourde charge. Il ne savait pas exactement comment, mais cela n’avait pas d’importance. Plus vite, toujours plus vite. Des flammes bleues jaillirent des viroles du bâton, formant d’abord un anneau puis un tunnel de lumière où la yole s’engagea doucement. Les artisans qui avaient taillé le bâton de Cashel avaient habillé de métal les extrémités à sa demande : mais ils ne s’étaient pas contentés d’embouts de fer, ils avaient sculpté des bracelets de laiton jaune. L’une des viroles représentait un combat de baleines, l’autre des aigles volant parmi les nuages. Personne au hameau de Barca ne possédait d’objet d’art plus raffiné que ce que les trois artisans de Sosia avaient créé pour cet objet pourtant destiné à un usage aussi pratique qu’une roue de charrette. Une main après l’autre, croiser et entrecroiser les poignets, laisser l’inertie du bâton participer au mouvement. Un homme, même bâti comme Cashel, pouvait tomber à terre pendant un combat et l’élan du bâton le ferait basculer en tournant le dos à son adversaire. Les flammes bleues étincelantes rencontrèrent le feu orange. Le mur magique rugissait, mais le bâton de Cashel s’y frayait un chemin comme une vrille perce une planche. Une main par-dessus l’autre, en gardant le rythme, sans accélérer ni ralentir, malgré la résistance des flammes qui grondaient. Cette tâche avait un rythme propre. Comme les saisons passent et reviennent, comme les nuages glissent dans le ciel, comme les courants changent les nuances de la mer, Cashel faisait tourner son bâton comme il devait le faire, pour ce qu’il avait à faire. Zahag marmonnait à la poupe de la yole. Le primate lançait parfois des blasphèmes au nom de la Sœur et d’autres dieux humains, mais il criait surtout d’une terreur toute bestiale. Cashel ne tenait pas compte de son compagnon ni des éclats de feu rutilants qui heurtaient son bâton tournoyant avant d’être rejetés au loin. Ils avaient tort de considérer Cashel comme un magicien. Il faisait partie du cosmos, ni plus ni moins. Toute tâche est une question de levier et de force ; Cashel savait voir les points d’équilibre et trouver où faire porter sa force. Le mur de feu se referma derrière eux. La yole avait traversé la barrière et racla les pierres au pied de la tour de la prisonnière. Cashel chancela en débarquant sur la terre sèche. Zahag, qui cabriolait et poussait de petits cris de triomphe, le soutint avec l’un de ses longs bras tandis que de l’autre il déroulait la corde. Cashel leva son bâton au-dessus de sa tête et s’écria : — On est passés ! Grâce au Berger, on est passés ! Les dieux les avaient aidés ; mais la force qui faisait la gloire de Cashel à Barca avait été la clé de la victoire. Et si Cashel était fier de prouver qu’il avait réussi quand tous avaient échoué avant lui, alors il avait à présent toutes les raisons d’être fier ! La poitrine de Garric toucha la boue une seconde avant que le flotteur accoste sur l’autre rive de la lagune. Il se mit à genoux puis reprit son épée en se relevant. Des Ersas sur des flotteurs s’arrêtèrent à sa droite et à sa gauche. Graz attendait sur la berge avec un groupe armé. Les Ersas ne disaient rien, mais leurs oreilles si mobiles se dépliaient et s’agitaient. Tenoctris débarqua seule avant que Liane lui vienne en aide. Elle s’inclina devant Graz avec une politesse de principe et dit : — Les humains ont décidé de rester dans le Golfe plutôt que de retourner dans notre monde. Bien sûr, nombre d’entre eux sont nés ici. Ils vous tueront tous s’ils peuvent. Garric saura mieux vous dire s’ils en sont capables, mais Rodoard estime que c’est le cas. Garric s’aperçut soudain que tous les Ersas le regardaient. C’était un fait étrange à constater, car les humanoïdes avaient un champ de vision si large qu’ils pouvaient le regarder sans bouger la tête. — Combien êtes-vous ? demanda Garric. Combien de guerriers, je veux dire. Les mâles ersas avaient un physique proche de celui des humains natifs du Golfe. S’ils étaient suffisamment nombreux, ils pourraient faire face à un assaut malgré la plus grande force et les meilleures armes des humains nouveaux venus. — Deux cent trente-deux, dit Graz d’une voix neutre. Et vous, si vous voulez combattre. — Oh, oui, je me battrai, répondit Garric. (Il sentit un grand froid le parcourir lorsque tout espoir mourut en lui. Au fond de son esprit, le roi Carus avait analysé la situation avec le même recul qu’un berger quand il décide quelles bêtes abattre à l’automne pour que le reste du troupeau survive à la famine de héron jusqu’à la nouvelle floraison.) Mais ce sera inutile. J’ai bien peur qu’ils ne nous tuent tous. Garric regarda son épée. Il voulait nettoyer la lame mais n’avait pas de linge propre. Liane surprit son regard et lui proposa un mouchoir qu’elle tira de sa manche. Un enfant ersa s’avança devant les guerriers et donna à Garric une botte de fanes de fruits. Elles étaient sèches et aussi absorbantes que les courges luffas dont les habitants du hameau de Barca se servaient pour le ménage. Graz hocha la tête ; un geste humain, tout comme le langage qu’il utilisait pour Garric et ses amies. Toutefois, il agita également les oreilles et quatre guerriers ersas s’éloignèrent par des chemins différents dans la forêt proche. Les femelles et enfants ersas partirent ensemble par les routes les plus larges. — Si vous me laissez utiliser ce que vous nommez la « Main », dit Tenoctris, je pourrai ouvrir un passage pour votre peuple et nous. Ce n’est pas ce que je souhaitais faire, mais c’est le seul espoir que je vois encore. — Oui, répondit Graz. J’ai dit à mon peuple de se rassembler au Premier Bosquet. C’est à cet endroit que nos ancêtres sont entrés dans le Golfe. Il est logique que notre existence y prenne fin également. Il se retourna et s’engagea avec ses guerriers sur un large chemin couvert de planches. La végétation locale était trop pulpeuse pour servir de matériau de construction, mais les Ersas remplaçaient les trous dès que les installations lâchaient ou s’usaient et mettaient ainsi en place des chemins secs à travers les terres détrempées du Golfe. Il n’y avait rien de tel du côté humain de la lagune. Garric jeta son chiffon improvisé et rangea son épée au fourreau. Liane avait offert son bras à la vieille femme, mais Tenoctris semblait avoir retrouvé toute sa vivacité. Il était impossible de savoir comment elle supporterait une nouvelle incantation après l’effort fourni pour combattre l’horreur créée par Lunifra, mais tous dépassaient ce jour-là leurs limites. Liane fit signe à Garric d’ouvrir la route. Ils n’avaient pas besoin d’arrière-garde. Les humains ne les avaient pas poursuivis directement en traversant la lagune, l’attaque viendrait donc d’un côté, ou des deux simultanément. Garric hocha la tête et se lança à pas rapides à la suite des guerriers. Les derniers Ersas s’écartèrent pour que Garric puisse marcher à côté de leur chef. — Si mes ancêtres avaient tué les premiers humains et tous ceux qui atteignirent ensuite le Golfe, dit Graz sans tourner la tête, nous serions en sécurité, désormais. — À Sandrakkan, nous avons un dicton, intervint Liane derrière eux. (Elle avait l’ouïe aussi fine que celle d’une chouette guettant sa proie dans les feuillages d’une forêt au cœur de la nuit.) « Un homme a autant d’ennemis que d’esclaves. » Graz s’arrêta au milieu du chemin, si soudainement que même ses guerriers furent surpris. Il se tourna, sa lance en équilibre. Le visage de Garric perdit toute expression. Il posa les mains sur le côté, prêt à agir si l’Ersa décidait de frapper ou de lancer son arme. — Que quatre d’entre vous portent la vieille femelle, dit-il en accompagnant le mouvement de ses oreilles de paroles que les humains pouvaient comprendre. Si les Ersas survivent au-delà de ce jour, ce sera grâce à ses efforts. Il se remit en marche. Il avançait avec souplesse. Ses enjambées étaient plus courtes que celles d’un humain de la même taille. Le groupe n’avait aucune raison de presser le pas ; la distance à parcourir pour contourner la lagune leur laissait au moins une demi-heure avant que les humains soient en mesure d’attaquer. — Pensez-vous que si mon peuple avait traité le vôtre en égal depuis le début, dit-il doucement, rien de tout cela ne serait arrivé ? Garric haussa les épaules. — J’aimerais vous dire « oui », mais je n’en suis pas certain, admit-il. Les humains n’ont pas toujours été irréprochables, même avec leur propre roi. Graz couina comme un lapin blessé. Garric saisit son épée puis comprit que c’était la façon de rire des Ersas. — Nous ne sommes pas parfaits non plus, dit Graz. Seule la mort est parfaite. Eh bien, nous, les Ersas, espérons continuer à vivre et à être imparfaits dans votre monde, humain. Le large chemin traversait la forêt et un champ de plantes comestibles et d’autres végétaux cultivés par les Ersas. Certains fruits avaient des formes et couleurs que Garric n’avait pas vues sur la rive humaine de la lagune. — Le Premier Bosquet, annonça Graz en faisant un signe devant lui. Le chemin était parfaitement droit, mais le sol du Golfe était suffisamment vallonné pour que l’apparition des douze arbres aux troncs renflés soit une complète surprise pour Garric, alors que le premier s’élevait à neuf cents mètres devant lui. Cela n’avait rien d’étonnant. Il avait souvent cherché en vain un mouton dans une prairie si plate qu’il lui semblait qu’un campagnol serait aussi visible qu’un drapeau. Des Ersas de tous âges convergeaient vers le bosquet. Certains discutaient, surtout les enfants avec leurs mères, mais tout se passait bien plus silencieusement qu’avec des humains dans une situation similaire. Les femelles et les enfants les plus grands portaient toutes sortes de paniers, coffrets et sacs en fibre d’écorce. Il n’y avait pas de poteries, alors que Garric avait aperçu quelques jarres grossières dans la communauté humaine. Les mâles adultes ne portaient que leurs armes : des bâtons et des lances, rarement ferrées à leur extrémité. La présence dans l’esprit de Garric releva que les armes ne servaient pas à lancer des projectiles. Apparemment, aucun des bois qui existaient dans le Golfe n’était assez élastique pour fabriquer des arcs et les frondes étaient inutiles sans pierre, billes de métal ou de grès en guise de projectiles. — Il y a tellement de femmes et d’enfants, remarqua Liane. (Elle avait rejoint Garric sans qu’il s’en aperçoive lorsque les guerriers avaient installé Tenoctris sur un plateau formé par leurs lances.) Il doit bien y avoir deux mille Ersas, mais si peu de soldats. — C’est vrai, dit Garric. Eh bien, je m’interrogerai une autre fois sur le fonctionnement de leur société. En fait il n’était pas surpris. La proportion de mâles et de femelles adultes et d’enfants était relativement similaire à ce qu’il avait remarqué chez les moutons qu’il gardait au hameau. Chez les animaux domestiques, le nombre était régulé par l’abattage. Le propriétaire tuait les jeunes béliers pour leur viande mais conservait la plupart des brebis, qui lui fournissaient du lait et assuraient la nouvelle génération au printemps. Garric n’imaginait pas d’autre explication pour que la population ersa soit restée telle quelle. Il remit en doute son premier jugement sur l’esclavage des humains de la lagune par des maîtres ersas et se demanda si cette situation avait été aussi supportable qu’il l’avait d’abord pensé. Le doute se lut peut-être sur son visage car Liane lui toucha le bras. — Nous avons fait un choix, dit-elle. Les Ersas ne sont sans doute pas des saints mais ils sont le meilleur des deux choix que nous avons ici. — C’est vrai, répéta Garric avec un sourire sinistre. Nous devrions peut-être remercier Rodoard de nous avoir simplifié la tâche. Graz les regarda du coin de l’œil, mais le chef ersa garda le silence. Ils entrèrent dans le bosquet en se frayant un passage à travers un rideau de feuillages soyeux qui tombaient en longues lianes jusqu’au sol. Les feuilles auraient été incolores sous une lumière naturelle, mais elles avaient la même nuance bilieuse que le ciel. Les troncs ressemblaient à des outres gorgées d’eau. Un large chemin serpentait entre les troncs à demi ensevelis et une enceinte circulaire aux murs de terre plus haute que Graz. C’était la seule construction que Garric ait vue de ce côté de l’isle. Une ouverture étroite se trouvait juste devant eux, à peine suffisante pour que Garric puisse y pénétrer sans se tourner de côté. Les femelles ersas et les enfants se dirigèrent vers les arbres et se tinrent près des murs, mais les guerriers restèrent à l’écart. Les Ersas qui portaient Tenoctris la déposèrent à terre et rejoignirent leurs compagnons pour faire face aux humains. Graz s’inclina et toucha le seuil de l’ouverture avec ses deux paumes. — Entrez, humains, dit-il. (L’horrible couinement qui lui servait de rire retentit de nouveau.) Vous n’avez pas besoin de vous incliner devant la Main, car, en entrant dans ce bosquet, vous avez déjà commis le pire des blasphèmes. Tenoctris s’engagea rapidement dans l’ouverture avec un simple signe de tête pour apaiser les scrupules religieux de Graz. La vieille femme voyait interagir des forces que les autres, même magiciens, ne pouvaient distinguer ; mais Tenoctris n’avait jamais vu les grands dieux. Garric la respectait et comprenait ses choix, mais il croyait en bien des choses qu’il n’avait encore jamais vues. Liane regarda Garric puis Graz. — Je ferais mieux d’aller… ? murmura-t-elle. — C’est juste, dit Garric. (Il ignorait ce qui était juste. Peut-être que tous leurs efforts ne feraient que désacraliser le lieu saint des Ersas quelques minutes avant l’extermination de leur espèce.) Mais nous devons essayer. Il sourit. Il ignorait si ces paroles étaient les siennes ou celles du roi Carus, mais elles étaient vraies. Graz le regarda droit dans les yeux. Garric se demanda quelles pensées cachait l’expression du chef ersa. Les cris des humains s’élevèrent non loin. Le métal claquait sur le bois, un son qui évoquait davantage un atelier de charpentier que les prémices de la bataille que Garric savait inéluctable. — Bien, dit-il en tirant l’épée qu’il avait achetée à Erdin. La lame était en bon acier. Elle scintillait même sous l’éclairage figé du Golfe. Il avait tué un homme avec cette lame moins de une heure auparavant. Il se souvenait s’être tourné vers Liane qui se défendait contre un homme de Rodoard. Les yeux et le bras de Garric or-Reise – et de nul autre, pas même d’un roi défunt contrôlant son corps – avaient guidé la lame suivant un arc calculé pour ne pas blesser la jeune femme et pour frapper la brute à la tête et la tuer. Il l’avait fait, et il n’en prenait conscience que maintenant. Ses genoux se mirent à trembler si violemment qu’il eut peur de tomber. — Restez avec vos femelles, lança Graz avec une expression indéchiffrable. Si nous avons besoin de vous, la bataille viendra à vous. Garric passa sa langue sur ses lèvres sèches. Il se sentait déjà mieux, grâce à sa résistance naturelle et à l’aide du roi Carus, dont l’existence avait été vouée à la guerre. — Je n’ai pas peur de mourir, dit Garric. (Le chef ersa avait déjà disparu entre les arbres en direction des bruits de lutte.) Je n’ai pas même peur de tuer. J’ai peur de devenir un homme qui tue d’autres hommes. — Tu as raison, mon garçon, murmura une voix silencieuse, mais il serait pire d’être un homme qui ne peut pas faire ce qui doit être fait, quel que soit le prix qu’il ait à payer. Des cris résonnaient encore confusément à l’écart du bosquet, mais la bataille elle-même s’était interrompue. L’avant-garde des humains avait rencontré les guerriers ersas, avait combattu brièvement, puis s’était repliée en attendant des renforts. La plupart des femelles ersas se tenaient face au rideau de feuilles, mais les enfants regardaient partout autour d’eux. L’un d’eux s’approcha de Garric et saisit le bas de sa tunique. Lorsque sa mère s’en aperçut, elle l’écarta avec des gloussements colériques. Tenoctris commença à psalmodier, mais Garric ne pouvait distinguer les syllabes de là où il était. Il regarda de nouveau dans la direction du premier affrontement puis remit son épée au fourreau. Le Premier Bosquet était un temple, et une épée nue y était déplacée. Garric se glissa par l’ouverture. L’intérieur de l’enceinte à ciel ouvert était plus petit que Garric l’aurait cru, environ douze mètres de diamètre. Les murs étaient épais de plus de trois mètres. Le sol avait été creusé en une fosse aussi profonde que les murs étaient hauts avec toutefois, au centre, une colonne conservée au niveau de la surface. Ce pilier était attaché par des cordes d’osier tressé afin d’éviter que la base s’effondre. Sur le piédestal reposait une main humaine faite, ou recouverte, de nacre. Elle brillait plus que la triste lumière verte du ciel n’aurait dû le permettre. C’était un objet superbe, puissant, maléfique. — Archedama phochense pseusa…, psalmodiait Tenoctris. Elle avait tracé des symboles en Écriture Ancienne sur le sol autour du pilier. Elle suivait le dessin au rythme de ses mots et agitait une baguette en branchage souple à chaque accentuation. — Rerta thoumison kat huesemmigadon ! Un cylindre de lumière de la couleur de la main scintillante prenait forme au-dessus des symboles magiques. Garric leva la tête. Il ne voyait pas la colonne de lumière rencontrer le ciel figé, mais elle ne semblait pas s’interrompre avant ce contact. Liane regardait la magicienne en silence, prête à intervenir ou prendre la parole si on lui demandait. Son visage avait la fixité maîtrisée d’une personne effrayée mais trop forte pour s’abandonner à cette peur. Elle rencontra le regard de Garric et sourit. Il lui adressa un clin d’œil et se demanda à quoi ressemblait son propre visage, puis il quitta de nouveau l’enceinte. La voix de Tenoctris le suivit un instant : — Maarchamma zabarbathouch… La bataille faisait rage en dehors du bosquet. L’air résonnait des cris et imprécations des combattants humains et des éclats rageurs des Ersas qui leur faisaient face. Le vacarme des armes s’éleva crescendo par-dessus la rumeur, puis s’éteignit avant de redoubler en écho aux hurlements de nombreuses voix. Garric posa la main sur la garde de son épée. — Garric ! appela Liane. Garric, il est temps ! Fais-les passer pendant qu’elle peut… — Venez ! lança Garric. Les Ersas tournèrent la tête à ce cri, mais aucun ne bougea. Les femelles comprenaient-elles seulement la langue des humains ? Garric saisit la femelle la plus proche par l’épaule. Les os sous la fourrure légère étaient plus épais qu’il pensait. — Venez ! répéta-t-il. Il agita la main en levant le bras pour rassembler le groupe. Il tira avec lui par le passage – sa captive ? victime ? – son exemple. Liane s’était engagée sur les marches de l’escalier conduisant au fond de l’enceinte. Garric poussa l’Ersa vers elle, sans brutalité mais tout à fait conscient que s’il devait procéder ainsi avec chaque Ersa, il aurait des cheveux blancs avant d’avoir accompli sa tâche. Liane fit venir l’Ersa vers elle en la touchant simplement de ses mains. La colonne s’était transformée en un mur translucide. Garric ne distinguait pas les barrières de l’enceinte à travers, mais la Main brillait comme le soleil dans un ciel sans nuage. — Zadachtoumar didume chicoeis, lança Tenoctris, le visage profondément marqué par la fatigue. Elle continuait à parcourir le cercle de pouvoir. La vieille magicienne poursuivrait le rituel jusqu’à ce qu’elle s’effondre ; mais cela arriverait, peut-être plus tôt que prévu. — Passez à travers ! dit Liane en désignant à l’Ersa la colonne de lumière froide. Vite ! L’Ersa traversa la surface translucide sans hésiter. Elle y disparut comme si la nuit l’avait engloutie. Garric se retourna. D’autres Ersas, des femelles et leurs enfants, attendaient dans l’entrée étroite dont il bloquait le passage. Il bondit sur le côté, maudissant sa propre bêtise. Il aurait dû deviner que, comme chez les moutons, lorsque le premier aurait bougé, les autres suivraient. Un par un, les Ersas traversèrent le mur du cylindre. La ligne sinueuse d’Ersas bloquait l’entrée. Les murs de l’enceinte étaient assez bas pour être escaladés, si Garric prenait assez d’élan. Il évalua l’angle, puis aperçut quelque chose du coin de l’œil qui le retint. Tenoctris n’était pas seule. Une femme nue, formée d’une substance scintillante, nacrée et translucide comme le cylindre, marchait près d’elle. Tenoctris ne s’était pas aperçue de cette compagnie spectrale. Liane surprit l’expression stupéfaite de Garric. Elle suivit son regard et se tourna de nouveau vers lui, troublée. — Que se passe-t-il, Garric ? demanda-t-elle. La femme spectrale fit un sourire nonchalant et leva un bras vers Garric. Elle avait un corps parfait, superbe. Mais à la place de ses yeux, Garric distinguait des puits ouverts directement sur l’Enfer. Il recula, aussi assommé par cette vision que par un coup de marteau. — Tuez-les tous ! glapit la voix de Rodoard par-dessus les bruits de bataille. Abattez-les comme les animaux qu’ils sont ! Garric s’élança de deux enjambées le long de la palissade et sauta au sommet des murs de l’enceinte. Il tira son épée. Il savait qu’il faisait cela autant pour échapper à quelque chose qu’il ne comprenait pas que pour défendre le camp qu’il avait rejoint, et les combattants avaient besoin de lui. La ligne de guerriers ersas avait été repoussée à travers le rideau de feuillage. Le regard exercé de Carus estima que les Ersas avaient perdu environ la moitié de leurs effectifs d’origine. Les survivants faisaient bouclier devant les femelles et les enfants en resserrant le cercle autour d’eux à mesure que les non-combattants pénétraient dans l’étroit passage de l’enceinte. L’attaque des humains était désorganisée et féroce. Un homme presque aussi grand que Cashel brandissait une massue dans chaque main ; il arborait des tatouages rouges sur le bras droit et bleus sur le bras gauche. Il chargea en hurlant, faisant tournoyer les deux bâtons simultanément. Les guerriers ersas s’écartèrent en un mouvement aussi fluide que l’eau qui se creuse sous la chute d’une pierre. Graz embrocha l’homme tatoué lorsqu’il passa à sa hauteur. L’humain fut entraîné par son élan et frappa les femelles ersas avec ses bâtons. Garric atterrit devant l’homme, qui brandit l’une de ses armes pour frapper à la verticale. Il tenait l’autre devant lui en garde. Garric frappa avec son épée la main qui tenait le bâton le plus bas. Il avait utilisé cette astuce des centaines de fois lors des combats au bâton durant les fêtes de Barca : plutôt que de se fendre pour atteindre le corps de l’adversaire, frapper la main armée pour mieux attaquer ensuite le corps exposé. L’homme tatoué hurla de surprise et de douleur et lâcha le bâton que tenait sa main blessée. Il recula et ses yeux roulèrent vers le haut. Du sang lui coula du nez tandis qu’il tombait face contre terre comme un arbre coupé. Le coup porté par Graz au cœur et au poumon avait fini par produire son effet. Garric était seul entre les lignes. Les attaquants humains s’étaient temporairement repliés ; les femelles ersas étaient toutes entrées dans l’enceinte, et les guerriers avaient pris position au sommet de la construction. Garric fit rapidement volte-face pour se poster à l’entrée. D’autres humains traversèrent le rideau de feuilles. Un groupe de huit natifs du Golfe portait Rodoard sur une litière. Des bandages de soie rouge entouraient les chevilles du roi. — Tuez-les tous ! hurla Rodoard en levant sa demi-guisarme. Chargez ! Ses porteurs s’élancèrent maladroitement vers Garric. Josfred était en tête, à droite. Son visage de rat luisait de sueur et de rage. — Garric ! appela Liane d’une voix désespérée. Garric jeta un œil autour de lui. Les guerriers ersas avaient sauté dans l’enceinte, agissant dans un même élan, en silence. Le jeune homme, qui ne voyait pas sur le côté et ignorait tout de leur langage gestuel, était de nouveau seul. Trois robustes marins se précipitèrent sur lui, armés de lances faites de poteaux sur lesquels étaient fixés des couteaux. Ils portaient des boucliers de planches croisées, peu solides mais suffisants face aux armes légères des Ersas. Les autres humains commençaient à escalader l’enceinte par les deux côtés. Garric recula dans le passage en espérant que les marins tenteraient de le suivre avec leurs boucliers. Cela les ralentirait assez longtemps pour que ses compagnons et lui s’échappent par la colonne. — Tuez-les tous ! couina Rodoard. Graz se jeta dans le cylindre de lumière et disparut comme s’il n’avait jamais existé. Il était le dernier Ersa à traverser. Liane soutenait Tenoctris par la taille et un bras ; la jeune femme l’aidait à continuer son rituel autour du cercle. Tenoctris bougeait les lèvres, mais Garric ne distinguait plus les mots de pouvoir. La Main émit un immense éclat de lumière intérieure. Regarder l’objet était comme garder les yeux rivés sur le soleil, mais il ne projetait aucune ombre et n’éclairait pas les murs d’enceinte. Garric sauta au fond de l’édifice. La femme d’une transparence nacrée apparut près de lui. Elle lui caressa la joue de ses doigts aussi doux qu’une aile de papillon. Garric bondit en arrière sous l’effet de la surprise. Le rire de la femme spectrale était comme un carillon de cristal, pur et froid comme de la glace. — Garric ! appela Liane. Qu’est-ce que tu attends ? Garric se précipita vers elle. Des hommes atteignaient le sommet des murs et exhortaient leurs compagnons à les rejoindre avant de se décider à sauter. La femme de perle saisit la gorge de Liane entre ses deux mains. L’expression d’agacement fatigué de la jeune femme se mua en horreur. Elle lâcha Tenoctris et essaya de se débarrasser de la chose qui cherchait à l’étouffer. Ses doigts ne touchaient que le vide. Garric frappa la créature à la tête avec le pommeau de son épée. La forme s’écarta comme de la fumée sous le coup… et, comme la fumée, se rassembla de nouveau, indemne. Elle rit et resserra son étreinte autour du cou de Liane. La jeune femme commençait à bleuir. Tenoctris vacilla, continuant à réciter machinalement l’incantation ; peut-être n’avait-elle pas conscience de ce qui se passait autour d’elle. Le premier des marins apparut à l’entrée au-dessus de Garric. D’autres hommes se laissaient tomber à l’intérieur de l’enceinte, les visages décidés et les armes tirées. Garric s’avança en levant son épée. Il sentit sa peau frissonner lorsqu’il traversa la barrière de lumière. Quelqu’un marche sur ma tombe, songea-t-il. Il abattit verticalement sa lame qui trancha la Main. Quelque chose hurla. Peut-être était-ce la tornade qui happa Garric pour le jeter dans des ténèbres enflammées. Dans un éclat de lumière, il vit Tenoctris et Liane ; puis les ténèbres, aussi profondes que les yeux blancs de la femme spectrale, ouverts sur l’Enfer. Sharina tenait toujours Halphemos par la main, mais le jeune magicien commençait à suivre le rythme seul. Ils avaient longé plusieurs groupes de bâtiments en quittant la prison, et Halphemos trébuchait à chaque pas. Si Sharina ne l’avait pas soutenu, il serait tombé. Elle ne parvenait pas à comprendre ce que faisaient exactement les magiciens, mais elle avait été témoin du prix à payer assez souvent pour se rendre compte que la magie était une activité aussi brutale que de faucher un champ en plein soleil. — Où allons-nous ? hoqueta Halphemos. C’étaient les premiers mots cohérents qu’il parvenait à articuler depuis qu’il avait hurlé les dernières syllabes de l’incantation. — Il y a un navire prêt à quitter Pandah pour Erdin, dit Sharina qui évitait de parler trop fort pour ne pas être entendue des passants. Cerix nous attend à bord. Cerix avait écrit sur le palimpseste une incantation destinée à assouplir les cadenas et les barres. L’illusion projetée par Halphemos était sa propre création. Sharina supposait qu’il l’avait déjà utilisée auparavant, et cela prouvait que le jeune magicien avait ses propres ressources magiques en mémoire. Le rivage de Pandah était aussi animé et bigarré que ce que Sharina avait vu à Erdin, la capitale et le port d’entrée de l’une des isles les plus puissantes du royaume. Des navires sérians aux proues carrées et aux voiles lamées étaient mouillés poupe à proue avec des catamarans de Dalopo, des transports de grain renflés et de petites embarcations chargées de vin, citrons ou de ferronneries provenant d’une dizaine d’isles, certaines si petites que seuls leurs habitants en connaissaient le nom. Il y avait quelques mois à peine, Sharina pensait qu’elle ne quitterait jamais le hameau de Barca. Le spectacle si divers qui s’offrait à ses yeux était excitant et magnifique. Pendant qu’elle imaginait les merveilles que transportaient ces navires, elle pouvait chasser de ses pensées pour quelques instants le mystère bien plus sombre qui entourait le destin de ses amis. La plupart des maisons de la ville étaient bâties de briques de boue et d’osier, mais les quais de Pandah étaient en pierre. Un perroquet se disputait avec une mouette sur la vergue d’un caboteur gréé d’une voile latine et des poulets en cage chargés sur un navire tout proche renvoyaient un contrepoint nerveux aux cris des oiseaux. Une galère à vingt avirons était amarrée à l’appontement le plus proche. Sharina en savait assez sur l’économie des Isles pour s’étonner de la présence d’un tel navire en ce lieu. Les galères étaient soit réservées à l’armée soit utilisées par de riches voyageurs qui préféraient payer plus pour s’épargner des semaines à attendre un vent favorable. Elles avaient une capacité de transport très réduite et leur équipage était équivalent à celui de plusieurs navires. Pourtant, ce bateau n’avait ni équipements militaires ni ornements luxueux d’un navire de plaisance. Le Marsouin, le cargo de Sandrakkan où Cerix avait réservé leurs places, était amarré à l’appontement suivant. Sharina entendait l’équipage entonner un chant en enroulant le cabestan pour lever la vergue et la voile abaissées sur le pont tant que le navire était à quai. Un homme sortit de derrière un chargement de troncs d’arbres débarqué d’un navire d’Ornifal mais pas encore chargé pour sa prochaine destination. Il se tenait dos au soleil et sa carrure trapue était réduite à une silhouette indistincte. Il bloquait le passage à Sharina. Halphemos passa devant celle-ci d’un pas ; il ne remarqua l’homme que lorsque la jeune femme s’arrêta. Elle tira le couteau pewle. — Comptes-tu te servir de cette arme contre moi, mon enfant ? demanda la silhouette d’une voix familière. — Nonnus, dit Sharina. (Elle se mit à trembler. Elle ne trouvait plus l’ouverture du fourreau pour ranger la lourde lame.) Nonnus ? — Qui êtes-vous ? demanda Halphemos d’une voix un peu aiguë. Sharina se rendit soudain compte à quel point il était jeune. Halphemos était intelligent et capable, et plus âgé que Sharina de quelques années d’un point de vue purement chronologique, mais il était encore largement un enfant. Nonnus était mature. Nonnus prenait des décisions immédiates sans se précipiter. Nonnus avait toujours gardé un parfait contrôle de lui-même jusqu’à sa mort. — Nonnus, vous êtes mort, dit Sharina aussi doucement que si elle chuchotait une prière. — Sharina ? s’étonna Halphemos en regardant tour à tour la jeune femme et cet homme inconnu. Que… ? — J’ai été envoyé car je suis le seul messager en qui tu auras confiance, mon enfant, dit Nonnus. Nous devons partir immédiatement. L’enjeu s’étend bien au-delà de notre monde. Sharina s’approcha pour s’assurer qu’elle reconnaissait ses traits malgré la lumière rouge du soleil couchant. Le visage et la voix étaient incontestablement ceux de l’homme qui était mort pour la protéger dans une pièce envahie de liches assoiffées de mort. — Cashel a disparu, dit-elle. Nous partons à sa recherche, puis nous tr… trouverons les autres. L’équipage du Marsouin avait sécurisé les garants pour maintenir la voile en position. Le capitaine ordonna d’une voix forte de délier les cordes d’amarrage. — Cashel s’en sortira, dit Nonnus. Ton ami… (il jeta un regard serein vers Halphemos, tremblant)… ton ami trouvera Cashel sans ton aide. Et même s’il ne le pouvait pas, il y a plus important. J’ai un bateau. Nous devons partir immédiatement. — Je…, commença Sharina. Nonnus posa la main sur son épaule. — Tu me fais confiance, n’est-ce pas, mon enfant ? demanda-t-il. (Il hocha la tête en direction de la galère. Les rameurs étaient à leur poste et seuls ceux de la rangée de poupe se trouvaient encore près de la bitte d’amarrage sur le quai.) Nous devons partir. Sharina se tourna vers Halphemos. — Je dois y aller, dit-elle. En arrivant à Erdin, cherchez Ilna os-Kenset, la sœur de Cashel. Elle vous aidera. — Mais…, protesta Halphemos. Tandis que Sharina se hâtait vers la galère avec Nonnus, elle lança par-dessus son épaule : — Vous ne pouvez pas comprendre. Contentez-vous de faire ce que je dis ! Héron, douzième jour (plus tard) Cashel regardait avec admiration Zahag escalader la tour, un rouleau de corde sur l’épaule. De loin, Cashel avait cru que la construction était faite de pierres roses, mais une fois au pied, il s’était aperçu que la tour était bâtie d’un seul bloc, comme une poterie vernie. Le primate montait sur les parois comme une rainette le long d’un mur de grange. — C’est de la folie, marmonnait Zahag en accentuant les syllabes chaque fois que sa main ou son pied s’appuyait sur une nouvelle prise. Dès qu’on entrera, cet Ilmed va nous pulvériser… (Ses membres étaient tendus au maximum. Les bras du primate, notamment, couvraient une large partie de la circonférence de la tour, sans qu’il puisse toutefois joindre les mains.) Ou alors, on brûlera simplement…, continua Zahag. Il ne bougeait qu’un membre à la fois, tâtonnant pour trouver une nouvelle prise là où Cashel ne voyait qu’une surface lisse. L’apprêt était usé par le temps, car même la pierre la plus dure perd son poli parfait face aux éléments, mais cette légère rugosité était largement insuffisante pour qu’un humain puisse s’y accrocher. — … dans ce feu en repartant ! termina Zahag. Zahag prononçait les derniers mots lorsque sa main atteignit le sommet de la tour. Il disparut d’un mouvement aussi rapide et inattendu que la langue d’une grenouille jaillissant pour se saisir d’un insecte et l’avaler avant même qu’on ait pu la voir ouvrir la bouche. — Oh ! s’écria joyeusement Cashel. La corde jaillit du côté de la tour et descendit jusqu’à lui en se déroulant. Il noua l’extrémité à son bâton : deux demi-nœuds d’un côté en laissant pendre un long bout de corde qu’il noua en deux autres demi-nœuds à l’extrémité opposée pour stabiliser le bâton. — Allez, dépêche-toi ! ordonna le primate dont le visage apparut par-dessus la bordure du toit, empreint d’une expression indéchiffrable. (Chez un humain, ce grognement aurait été synonyme de colère, mais il semblait plus probable que Zahag arbore un sourire satisfait.) Est-ce qu’il va falloir que je te hisse moi-même ? reprit le grand singe. Ou préfères-tu que nous quittions cet endroit avant le retour du magicien ? — J’arrive, répondit Cashel. Il exerça une pression puissante et équilibrée sur la corde avant de se trouver suspendu dix-sept mètres au-dessus des rochers. Il manqua de demander à Zahag s’il était sûr d’avoir accroché la corde à un élément capable de supporter son poids, mais le primate était pire qu’un enfant. Il ferait un scandale si Cashel mettait en doute ses capacités. Les serviteurs du palais avaient proposé des gants avec la corde demandée par Cashel. Il n’avait compris qu’après avoir vu leurs mains blanches et délicates et s’être imaginé quel aurait été leur état après avoir hissé le poids de Cashel au sommet de la tour. Un berger du hameau de Barca avait sur les mains une corne plus épaisse que les gants en cuir de vachette proposés par les serviteurs. Une fois assuré que la corde ne tombait pas après le premier à-coup, Cashel arc-bouta une jambe, le pied contre le mur à trente centimètres du sol, et utilisa toute la force de son torse. La corde s’étira légèrement mais le nœud de l’autre extrémité était fixé à un support suffisamment solide pour rester en place. Cashel souleva son poids à la force des bras, les pieds avançant sur la paroi à pic. Les flammes qui les entouraient formaient un mur transparent mais elles semblaient étouffer tous les bruits au-delà. Les habitants restés sur la rive poussaient des acclamations silencieuses et agitaient les mains et des étoffes. Cashel n’était pas habitué à cette attitude. Au hameau, les gens ne regardaient pas plus leurs compagnons qu’ils ne contemplaient les nuages… même si tous savaient ce que faisaient les autres et quel temps il ferait le lendemain. Erdin était une grande ville où personne ne s’intéressait à autrui, et moins encore s’il s’agissait de lourdauds d’une petite isle de second plan comme Haft. Mais à Pandah, ce Pandah du moins, Cashel était le magicien qui allait sauver la princesse Aria. Il se demanda s’il restait encore une âme dans la ville qui ne soit pas en train de le regarder. Cette idée ne lui plaisait guère. Lorsque Cashel ne se trouva plus qu’à deux mètres du toit, Zahag sortit la tête par-dessus le garde-fou : — Eh bien, te voilà enfin ! lança-t-il d’un ton moqueur. Je pensais que tu étais redescendu et que tu m’avais abandonné. Cashel n’aurait su dire si le singe était sarcastique ou réellement inquiet. Il avait l’habitude que les gens se plaignent de sa lenteur. Cela ne le gênait pas d’entendre le même son de cloche chez le primate. Aucune remarque ne pouvait amener Cashel à se précipiter, bien sûr. Il faisait son travail et prenait le temps nécessaire. C’était aussi simple que cela et Zahag le comprendrait sans doute tôt ou tard. Les gens du hameau s’y étaient faits. Cashel posa une main sur le chaperon du mur et garda l’autre fermement serrée autour de la corde. Il souleva le torse et passa son pied droit par-dessus le rebord pour finalement se hisser complètement au sommet de la tour. La manœuvre n’était peut-être pas gracieuse, mais cela aussi importait peu à Cashel. Le chaperon s’élevait à hauteur de cheville : assez pour faire trébucher quelqu’un ou retenir l’eau de pluie, mais sans plus. Les gouttières évacuaient l’eau… à moins qu’elle gèle, ce qui était certainement rare à Pandah. La conception lui semblait cependant stupide. De petites fioritures en forme de coquille ornaient le bord de la matière rose et intensifiaient le mépris de Cashel pour celui qui avait construit ce bâtiment. Mais cela ne changeait guère l’opinion qu’il avait d’Ilmed depuis le début. Au centre du toit, un bâton était couronné de pièces de verre scintillantes. Zahag y avait fixé la corde. À côté se trouvait une trappe dotée de deux anses, lisse et rose comme les murs, ouverte. — Qu’y a-t-il dedans ? demanda Cashel en hissant son bâton jusqu’à lui. Il n’était pas certain de l’efficacité du bâton de sapin dans un combat, mais il préférait l’avoir en main plutôt qu’être désarmé si des ennuis se présentaient. — Comment le saurai-je ? fulmina Zahag. C’est toi qui voulais monter ici ! Je n’allais pas me lancer dans ce trou tout seul. Cashel s’approcha de l’ouverture et regarda dedans. Un escalier hélicoïdal s’enroulait sur plusieurs étages après le palier juste en dessous, qui accueillait une charmante chambre. L’escalier était en filigrane rose si délicat que Cashel faillit demander au primate de l’éprouver d’abord, puisqu’il était le plus léger. Ç’aurait été gaspiller son souffle. Cashel posa le pied sur la première marche, son bâton en travers. Si les marches tombaient en morceaux comme de la glace fondant au soleil de printemps, le bâton permettrait à Cashel de se rattraper le temps de remonter sur le toit et de trouver une autre solution. L’escalier ne trembla même pas sous ses pieds. Les marches de l’auberge de Reise, en chêne épais de trois centimètres, étaient plus souples que cette dentelle rose. Cashel remit son bâton à la verticale et poursuivit sa descente. Sur le palier, il découvrit une pièce circulaire meublée d’un lit d’un côté et de plusieurs coffres intégrés le long des murs. Ce qui n’était pas rose était blanc. Les seules fois où Cashel avait vu une telle quantité de rose étaient lors de couchers de soleil, et la teinte se mêlait alors à d’autres couleurs moins tendres. Un miroir psyché que ses montants permettaient d’incliner était installé entre deux coffres. Cashel se regarda. Il ne s’était jamais vraiment vu, pas ainsi. La surface était plus parfaite que l’eau de n’importe quel bassin ou que la pièce de métal la mieux polie du hameau. S’il n’y avait pas eu le reflet du bâton et de Zahag qui descendait prudemment les marches derrière lui, Cashel aurait parlé au reflet comme à un autre : un grand jeune homme solidement charpenté vêtu d’une tunique bien plus délicate que son porteur. En face du miroir se trouvait un paravent brodé de roses et d’oiseaux à longues queues comme Cashel n’en avait jamais vu. Il s’approcha tandis que Zahag le regardait, perché au milieu de l’escalier. Cashel repoussa brusquement le paravent, prêt à se trouver face à une menace ou quelque chose d’horrible. Mais il ne vit que ce qu’il prit d’abord pour un autre miroir… mais cette surface-là montrait le paysage qui entourait la tour, d’un bout à l’autre de l’horizon. Le primate bondit de l’escalier pour mieux voir. — Regarde, voilà le palais ! dit-il. Et ce bateau dans le port, il bouge ! — Est-ce de la magie ? demanda Cashel en plissant les yeux pour mieux observer les détails de l’image. Il distinguait les habitants sur la jetée. En s’approchant au plus près de l’image, il voyait leurs lèvres bouger lorsqu’ils parlaient. — Non, non, dit Zahag avec mépris. Ce n’est qu’un reflet à travers une série de miroirs. Le cœur du système est sur le poteau du toit. Tu ne l’as pas vu ? — Je ne savais pas ce que c’était, répondit simplement Cashel. Il se dirigea vers les marches. Ils étaient venus pour sauver la princesse Aria, après tout, pas pour observer les plaisanciers. Cashel ne comprenait toujours pas comment la lumière pouvait se refléter à travers un toit solide… ou, si cela était possible, en quoi un tel phénomène était différent de la magie. Toutefois, il avait l’habitude que les gens se fâchent parce qu’il ne comprenait pas tout, et lorsque leurs voix prenaient ce ton agacé, il n’insistait pas, à moins d’avoir vraiment besoin de savoir. Zahag avait généralement un ton de colère et d’agacement lorsqu’il expliquait quelque chose à Cashel. En cela, le primate ressemblait beaucoup aux hommes. Cashel descendit les marches jusqu’au palier suivant. Zahag le suivit en mâchonnant une pomme volée dans la coupe de cristal de la table de nuit. Le primate mangeait d’une façon répugnante et Cashel sentait des pépins et des fragments de pulpe lui éclabousser la nuque. L’étage inférieur était une vaste bibliothèque. Les murs étaient garnis de casiers d’où dépassaient des rouleaux de parchemin, et de cases où étaient rangés des codex. Un escabeau roulant rose permettait que même une jeune fille menue puisse accéder aux étagères les plus hautes. Il n’y avait personne là non plus. Cette pièce, comme celle du dessus, était dépourvue de fenêtre. Cashel ne voyait pas les nuages bouger. Les panneaux semblaient ouverts sur le ciel – aucune vitre n’aurait pu être aussi claire – mais Cashel savait qu’un épais tapis couvrait le sol de la pièce au-dessus. Encore de la magie, sans doute. Des étiquettes pendaient des ombilics, les dos des codex comportaient des titres dorés à la feuille d’or. D’un ton vaguement rêveur, Cashel demanda : — Tu sais lire, Zahag ? — Bien sûr, répondit le primate. (Il jeta le trognon de sa pomme sur le tapis angora blanc et tira un codex de sa case.) Mais c’est une perte de temps. (Zahag ouvrit le livre et le tint au bout de son long bras incroyablement souple.) « Pasia os-Melte d’Erdin grandit orpheline après la mort de sa mère en couches », déchiffra-t-il. « Pasia était pauvre, mais elle apprit la modestie et le contrôle d’elle-même. Elle faisait souvent un rêve qui lui annonçait sa bonne fortune et lui laissait entrevoir sa destinée. » (Zahag jeta le livre à travers la pièce.) À quoi ça sert ? Est-ce que ça nourrit ? — Certains aiment ça, répondit Cashel. Le primate se gratta sous le bras. — J’ai essayé de manger un livre, une fois, dit-il d’un air pensif. Il avait un goût de feuilles sèches. Celui-là serait peut-être un peu meilleur… c’est de la peau de bête, du parchemin. Mais pas tant que ça. (Il parcourut la pièce du regard.) Il y a des fruits ici ? — Je ne crois pas, répondit Cashel. Seule une poignée d’habitants du hameau savaient lire et écrire. Ce n’était pas un talent nécessaire pour semer les graines et élever les moutons. Reise or-Laver, le père de Garric, était toutefois un homme cultivé. Il avait appris à son fils et à sa fille à lire des ouvrages de poésie et d’histoire vieux de mille ans, écrits pendant l’Ancien Royaume. Bien des fois, Garric s’était assis sous le chêne sacré d’une colline au sud du hameau pour lire à Cashel. Il lui avait conté des batailles et des aventures fantastiques et des chansons d’amour destinées à des jeunes filles qui n’étaient plus que cendre et poussière depuis quarante générations. Des jeunes filles qui n’avaient peut-être existé que dans l’imagination du poète, avait précisé Garric. Cashel était désormais dans le vaste monde. Il avait croisé des merveilles bien supérieures à celles décrites dans les livres que lui lisait Garric. Et il y avait aussi eu des batailles… Cashel raffermit inconsciemment sa poigne autour du bâton. Il y avait un autre monde réservé à ceux qui savaient lire. Garric et Sharina avaient laissé Cashel entrevoir cet univers, mais il savait au fond de son cœur qu’il lui serait toujours étranger. Eh bien, il ne pouvait pas tout avoir. — Tu as déjà surveillé des moutons, Zahag ? demanda Cashel en se dirigeant de nouveau dans l’escalier. — Quoi ? s’étonna le primate. Pourquoi est-ce que j’aurais envie de faire une chose pareille ? — Je suppose que tu n’en aurais aucune envie, répondit Cashel. Le jeune homme jeta un dernier regard aux étagères de livres et ne vit la jeune fille aux cheveux auburn qui montait les marches que lorsqu’elle demanda : — Qui êtes… ? Cashel la regarda avec stupeur. La jeune fille hurla et recula dans l’escalier. — Au secours ! cria-t-elle. Elle portait une robe faite de plusieurs épaisseurs de voile blanc qui flottait autour d’elle comme un nuage. Chaque couche était si fine qu’elle était transparente, mais l’ensemble était aussi opaque que du velours. — Sauvez-moi de ces monstres ! Au secours ! — Princesse Aria ! s’écria Cashel. Il courut à sa suite, empruntant chaque marche plutôt que de sauter, malgré sa hâte. L’escalier en colimaçon n’était pas construit pour quelqu’un de la taille de Cashel ; et, quoi qu’il en soit, il avait appris depuis longtemps que son poids et sa force impliquaient qu’il fasse attention à ses déplacements. Beaucoup disaient que Cashel était stupide, mais ils savaient aussi qu’il n’était pas fou. Les marches s’interrompaient à l’étage suivant. Là encore, tout le palier était occupé par une seule pièce, une cuisine cette fois, meublée d’une table et d’une chaise aussi délicates que tous les meubles de la tour. La jeune fille – qui devait être Aria, il n’y avait personne d’autre – était en train de prendre son repas lorsque les voix de Cashel et Zahag l’avaient attirée dans la bibliothèque. Il y avait encore sur la table une salade de cresson et de champignons et de petits quelque chose cuisinés dans une sauce brune. Des poitrines de mésanges, songea Cashel, même s’il pouvait s’agir de poitrines de n’importe quel petit oiseau. Aria se recroquevilla derrière une porte en bronze ouverte dans une courbure du mur. Cashel était sûr qu’il n’y avait pas d’ouverture sur le mur extérieur de la tour. La porte s’ouvrit vers lui. — Sauvez-moi de ces monstres ! répéta Aria. Un écailleux semblable à celui trouvé par Cashel dans le tonneau se tenait dans l’embrasure, une épée recourbée à la main. Il chargea Cashel, l’épée levée, prêt à porter un coup à la verticale. Deux autres écailleux suivirent. Elle me traite de monstre ! songea Cashel. Même Zahag est plus humain qu’un écaill… Il projeta son bâton en avant d’une main, comme une lance, écrasa la poitrine de la créature et l’envoya sur ses complices. L’épée, une arme redoutable, rebondit sur le plafond et le mur, et tomba sur le sol en vibrant. Le métal sonnait comme le bronze et non comme l’acier, mais il avait taillé une encoche dans la matière dure des murs. Le cadavre renversa un autre écailleux. Le troisième l’évita – la troisième ; l’écailleux portait des baudriers et des brassards cloutés de cuir, mais aucun vêtement – et elle approchait avec un regard assassin. Cashel saisit son bâton par un bout. Il décrivit un arc de cercle avec l’autre extrémité en un coup horizontal qui écarta l’épée une seconde avant de fracasser le crâne de la créature. Ses déplacements en combat étaient aussi instinctifs et fluides que lorsqu’il soulevait de lourdes charges. Il n’avait pas le temps de penser à ce qu’il allait faire ; et pour lui, ce n’était pas même nécessaire. C’était aussi naturel que de respirer. L’écailleux survivant se dégagea de sous le premier corps. Du sang et autres éclaboussures maculaient les murs de la grande pièce ronde. La chaise était intacte, mais la table s’était brisée en petits morceaux scintillants contre le mur. La princesse Aria écarquillait les yeux et avalait péniblement sa salive. — On pourrait peut-être…, commença Cashel à l’intention de l’écailleux. La créature poussa un cri guttural, le premier son émis par le trio, et se jeta sur lui en pointant son épée à bout de bras. Cashel frappa les tibias de la créature d’un coup horizontal. L’écailleux tomba sur le dos ; le jeune homme lui assena le coup de grâce d’un coup vertical rapide à la tête, comme il l’aurait fait avec une vipère dans un champ de haricots. Le nouveau bâton fonctionnait bien. Il était un peu plus léger que celui auquel il était habitué et peut-être un peu moins solide, mais il avait suffi pour ce travail. Cashel ne ressentait aucun plaisir à tuer, mais c’était la seule solution face à certaine vermine. L’attitude des écailleux prouvait qu’ils étaient aussi inconscients et mauvais qu’une nuée de taons, et bien plus gros de surcroît. — Prin…, commença Cashel. (Il avait la gorge et la bouche sèches ; il passa la langue à l’intérieur de ses joues, en regrettant de ne pas avoir lui aussi pris une pomme dans la chambre, puis il reprit :) Princesse Aria, votre mère m’envoie pour vous emmener… Aria poussa une plainte déchirante et essaya de se jeter par la porte de bronze. Cashel la rattrapa à temps. Au-delà, il ne distinguait qu’une brume mouvante. — Zahag ! appela-t-il. Le primate s’était réfugié en haut des escaliers à l’arrivée des écailleux. Cela n’avait pas surpris Cashel, mais à cet instant – avec la princesse qui hurlait et essayait de lui mordre le poignet – un peu d’aide aurait été bienvenue. Il se tourna pour se placer entre la princesse et la porte qu’il ne pouvait pas fermer, ayant les deux mains prises. — Nous sommes là pour vous sauver, princesse. Il y a un magicien… Zahag bondit au bas des escaliers avec des cris qui n’avaient rien de paroles cohérentes. Il s’arrêta près de la porte et désigna le chemin par où il était arrivé d’une main, tandis qu’il se cachait les yeux de l’autre. Cashel poussa la jeune fille sur le côté. Si elle voulait s’enfuir, ce serait peut-être une meilleure idée que de faire face à ce qui avait chassé Zahag des escaliers. Un homme aux longs cheveux blancs en robe argentée descendait les marches. Il avait les bras croisés sur la poitrine et ses chausses de cuir doré flottaient au-dessus des marches. — Ilmed ! s’écria Aria avec joie. Vous êtes venu me sauver ! Les traits d’Ilmed étaient aussi parfaits et durs qu’une statue de marbre du Berger. Il tendit le bras droit vers Cashel. Son poing était fermé et à son doigt scintillait un spinelle bleu. Cashel tenait le bâton à deux mains devant lui. Il commença à le faire tourner comme un soleil. Son instinct lui dictait de ne pas attaquer directement le magicien. — Prokunete nuktodroma biasandra ! s’exclama Ilmed. Cashel fit tourner son bâton plus rapidement. Les viroles laissaient dans leur sillage une lueur tremblante d’un bleu turquoise. Les traînées de lumière formèrent un disque brumeux devant lui. Cashel sourit comme le travailleur qui sait qu’il contrôle son ouvrage. Lorsqu’on a une bonne prise en main et que l’on sent que le fardeau s’envole, alors ce n’est… — Kalisandra katanikandra ! cria Ilmed, les joues marbrées sous l’effort, des gouttes de bave au coin des lèvres. … qu’une question… — Laki ! rugit Ilmed. Un éclair de lumière bleue jaillit de la pierre sculptée du magicien. … de temps ! L’éclair d’Ilmed frappa le bouclier de lumière de Cashel, nimbé d’un éclat bleu plus pur encore, et rebondit. Le coup dévasta l’escalier. Cashel chancela sous le choc. Ses mains et ses poignets étaient engourdis, mais il ne lâcha pas le bâton. Ilmed cria et tomba. Sa robe était en lambeaux et sa barbe et ses cheveux brûlaient. Aria était horrifiée, penchée en avant, les deux poings pressés sur la bouche. Zahag jeta un coup d’œil à travers ses doigts noueux et cabriola jusqu’aux pieds de Cashel avec un large sourire. — Hoo ! dit-il en bondissant. Grand chef ! Le chef a triomphé ! Un réseau de fissures couvrait la surface lisse des murs roses. Une faille apparut dans le plafond, s’élargit et se ramifia comme la frondaison d’un chêne. Un morceau de la taille du poing tomba et se brisa en poussière sur le sol. Ilmed gloussa puis se raidit. Le souffle du magicien n’agitait plus les flammes rouges qui dévoraient sa barbe. Il avait les yeux ouverts, mais les flammes lui avaient brûlé les cils. Aria hurlait en se cachant les yeux de la main. Zahag glapit en comprenant soudain la situation. Il bondit pour saisir le trou dans le plafond là où se trouvaient les escaliers. Le matériau tomba en poussière sous les doigts du primate qui retomba avec une plainte désespérée. À l’exception de la porte de bronze, toute la tour était en train de s’effondrer. — Venez ! s’écria Cashel. (Il agrippa Aria avec sa main libre et baissa la tête pour traverser le passage de bronze.) Par ici, Zahag ! L’ouverture débouchait sur une lande stérile. Le soleil qui venait de se lever était d’un orange aussi écœurant que des cheveux enflammés. Un chemin serpentait à l’est à travers un paysage de cailloux, de rochers et de rare végétation piquante. — Pétard ! s’exclama le primate, qui avait suivi Cashel. Où sommes-nous ? — Ce n’est pas un endroit que je connais, en tout cas, répondit Cashel. L’air était froid mais il était clair que le soleil allait rapidement réchauffer l’atmosphère. Il n’y avait pas un seul point d’ombre. Cashel regarda par-dessus son épaule. De ce côté-là, le passage apparaissait comme un rectangle de lumière mouvante : le fantôme d’une porte plus qu’une véritable issue. Cashel avait lâché l’épaule d’Aria : il n’essayait pas de l’immobiliser, il avait juste voulu la sortir d’un bâtiment qui s’effondrait, plus vite qu’elle aurait pu le faire seule. Elle poussa un cri étouffé et sauta dans le passage étincelant. — Hoo ! s’écria Zahag, excité par l’événement mais aucunement dérangé par l’attitude de la jeune fille. Cashel se précipita sur elle et l’agrippa de sa main libre. Il n’avait pas vraiment agi consciemment, mais plutôt comme un animal réagit d’instinct à un mouvement. Il attrapa la cheville d’Aria alors que sa propre tête et ses épaules traversaient le cadre lumineux. Il se rejeta immédiatement en arrière. La jeune fille suivit, mais en cet instant elle représentait le cadet de ses soucis. Il frissonnait. — Berger, éloigne mes pas du danger, murmura-t-il. Dame, enveloppe-moi de Ta cape. Aria gémit. Ses yeux étaient ouverts mais restaient perdus dans le vague. — Alors, qu’est-ce que vous avez vu ? demanda Zahag, intéressé mais toujours aussi peu inquiet de l’état des humains. Le magicien n’est pas mort, tout compte fait ? — Il n’y a rien là-bas, dit Cashel. C’est violet et mouvant, mais ce n’est pas vraiment là. Il n’y a même pas d’air à respirer. La jeune fille se mit à pleurer. Sa robe, déjà déchirée et couverte du sang noir des écailleux, était désormais souillée par le sol sablonneux de ce côté-ci du passage. Cashel se leva et nettoya son bâton avec un bout de tulle arraché à la robe d’Aria lorsqu’il l’avait rattrapée. Tout en travaillant, il observait les alentours. Le chemin n’avait pas été tracé volontairement. Il avait été créé à force d’emprunter le passage, creusant le sol fragile et polissant les cailloux. Mais il restait néanmoins leur meilleur espoir. — Je pense qu’on ferait mieux d’avancer, dit Cashel. Bientôt, le soleil sera trop chaud pour voyager. Il aida la princesse à se lever en la soulevant à demi. Elle sanglotait toujours mais n’essayait plus de se débattre. Et elle ne demanda pas à Cashel où ils allaient, ce qui était une bonne chose, car il n’en avait pas la moindre idée. Garric sortit des ténèbres, chancela et s’effondra sur la pente herbeuse de la colline. Il n’avait pas perdu conscience et tenait toujours son épée malgré les picotements qui lui parcouraient tout le bras droit jusqu’à l’épaule. Tenoctris gisait à côté de lui. Liane était tout près d’eux et s’asseyait déjà. Elle se massa la gorge d’une main, mais elle parvint à adresser à Garric un sourire de joie et de soulagement. Garric lui répondit aussi par un sourire, qu’il savait chancelant. Il se sentait lui-même chancelant, par la Dame, terriblement chancelant ! Ils se trouvaient dans une prairie. Les arbres formaient des bosquets au sommet des collines ondoyantes. Le paysage était un peu plus irrégulier que celui du hameau, et les arbres étaient plus gros et luxuriants. Le bois était une ressource précieuse dans le hameau de Barca. Le droit de ramasser du bois mort dans la forêt commune à l’ouest du village était un privilège, aussi prisé que la pleine propriété d’une maison ou d’une terre cultivable. Il y avait des chênes et des hêtres parmi les arbres. On voyait aussi des cornouillers en bordure des clairières. Leurs feuilles étaient crantées au lieu d’être clairement découpées, et ils étaient plus gros que ceux que Garric avait vus sur Haft. Même si cette variété lui était inconnue, il s’agissait tout de même d’un arbre familier. La végétation du Golfe avait été aussi étrangère à Garric que le ciel vert figé. Aussi étrangère que les Ersas. Les Ersas se déplaçaient en petits groupes, sans doute pour découvrir ce nouveau monde, songea Garric. Graz et une poignée des guerriers les mieux armés se tenaient au bord d’une clairière à une quinzaine de mètres de là. Le chef ersa s’inclina solennellement lorsqu’il vit que Garric l’observait. Au milieu des arbres s’élevait une construction de marbre ; des colonnes striées supportant un toit en dôme. Garric ne pouvait que l’apercevoir entre les troncs. Après avoir remarqué la construction, il en repéra d’autres : une niche sculptée d’où coulait de l’eau qui descendait ensuite le long de la colline ; une grotte dont l’entrée était en roches taillées en triangle ; sur une colline plus éloignée, des colonnes qu’il avait prises pour des sapins morts. L’entablement s’était effondré autour de la base comme un éboulement rocheux. Garric se pencha et cueillit une herbe dont le sommet était couronné de graines ; ce devait être le début de l’automne. Il se demanda ce qui avait empêché que la prairie soit envahie par les herbes et broussailles et colonisée par les arbres en quelques dizaines d’années. Il n’y avait pas trace de moutons ni d’autres animaux habitués à paître ; ce qui aurait constitué une explication. Ceux qui pensaient que le monde de la nature était statique n’y avaient jamais vécu. Cela signifiait que ce lieu, quel qu’il soit, n’était pas naturel. Garric, enfin rassuré quant à un danger imminent, fit passer son épée dans sa main gauche. Il plia et déplia l’autre main pour faire passer l’engourdissement. — Que s’est-il passé au Premier Bosquet ? demanda Tenoctris. Elle était remise de l’immense effort fourni pour l’incantation. Au moins, elle s’assit, les jambes croisées, comme à son habitude. Cette pose semblait toujours étrange à Garric, élevé dans le hameau de Barca où les gens préféraient s’accroupir. Liane revenait du petit ruisseau clair, au pied de la colline. Elle portait de l’eau dans une feuille de liquidambar pliée. Garric vit que des bleus apparaissaient sur son cou là où le fantôme l’avait saisie. — Il y avait une femme dans le creux avec nous, dit-il d’une voix suffisamment forte pour que ses deux amies l’entendent. Je pense… (Il ne savait pas comment terminer sa phrase. Il n’était pas magicien.) Personne d’autre ne semblait la voir, reprit-il. Elle, hem, elle m’a fait signe. Puis elle a essayé d’étrangler Liane. Et comme je ne pouvais pas la toucher, j’ai pensé que si je brisais la Main… Liane donna à boire à Tenoctris dans la feuille. Ce n’était pas grand-chose, mais cela suffirait à humidifier ses lèvres et sa gorge, asséchées par ses mots qui, comme des outils, avaient un impact sur celui qui les utilisait au même titre que sur son ouvrage. — J’ai cru que c’était l’air, dit Liane. J’ai pensé avoir respiré un poison qui me tuait. Garric haussa les épaules, mal à l’aise. — Je ne sais pas pourquoi j’ai coupé la Main, dit-il. Je crois que c’est parce que je n’avais jamais rien vu de semblable à ce… Eh bien, à ce fantôme ou à cette Main. J’ai brisé l’un parce que je ne parvenais pas à arrêter l’autre. C’était sa décision, et non celle du roi Carus. Un paysan apprend aussi sûrement qu’un roi que la pire des réactions face à une situation de crise est de ne rien faire du tout ; mais le choix de Garric aurait pu… — J’aurais pu nous piéger tous dans le Golfe, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’un ton pathétique. Ou entre deux mondes, dans les ténèbres. — Garric, intervint Liane. (Elle se leva et passa ses bras autour de lui, laissant la feuille vide près de Tenoctris.) Cette chose était en train de me tuer. Je serais morte si tu n’avais pas détruit cet objet maléfique. — Oui, approuva Tenoctris en essayant vainement de se lever jusqu’à ce que les deux jeunes gens l’aident à se mettre debout. Mais je soupçonne que la créature avait des projets bien pires pour Garric. — Savez-vous qui elle était ? demanda Garric. Tenoctris secoua la tête. — Non, dit-elle. Mais je pense savoir ce qu’elle était. (La vieille femme eut un sourire narquois qui prouvait qu’elle était totalement rétablie.) C’est une légende, bien entendu, dit-elle, et si je commence à croire en des demi-dieux comme la Tentatrice envoyée auprès du Berger pour le détourner de sa tâche, alors je devrais croire aux grands dieux eux-mêmes, n’est-ce pas ? Alors dites-moi ce qu’il adviendrait de mon système de croyance rationnel ? Garric examina son épée. Juste sous l’extrémité, là où la pointe s’élargissait à la dimension de la lame, il manquait un petit morceau à la tranche. L’acier n’était ni ébréché ni brisé. En levant le côté pour l’observer, il semblait que le métal avait fondu sous l’effet d’une intense chaleur. Garric eut l’impression d’avoir essayé de tailler la foudre qui s’abattait et non un objet en perle et en os anciens. — L’Ersa qui a créé le Golfe était plus puissant que n’importe quel magicien humain, dit Tenoctris d’un air pensif. Mais il ou elle était peut-être également plus insensé que n’importe quel humain. J’ai pourtant vu plus d’une fois des magiciens avec plus de pouvoirs que de raison, et vous aussi. (Son visage se durcit, aussi implacable que le masque de la Justice.) Mais utiliser un artefact aussi maléfique que cette chose pour créer un sanctuaire, c’est de la folie pure ! Garric songea à Rodoard et à ses hommes ; aux hommes et particulièrement à Lunifra. Aucun d’entre eux n’était un saint avant que le Golfe les avale, sans aucun doute. Mais il y avait peut-être une autre raison, extérieure, pour que tous ces gens soient devenus des bêtes aussi rapidement. — J’ai peut-être agi de manière injuste envers Rodoard, dit-il doucement… Et envers Lunifra. — Non, répondit Liane, c’est faux. C’était un monstre et elle était pire que lui. Quelle que soit la raison qui les ait poussés à se comporter ainsi. Graz se dirigea vers les humains. Sa démarche raide trahissait son origine étrangère même si ses traits n’étaient pas encore visibles. — Tenoctris, demanda Garric, savez-vous où nous sommes ? — Oui, répondit la vieille magicienne. Je sais du moins dans quelle sorte d’endroit nous nous trouvons ; et je pense que nous pouvons appeler cela un « pont ». Il nous est sans doute possible de regagner notre monde. Il faut que je fasse quelques recherches et que je choisisse le meilleur endroit d’où partir. — Que va-t-il arriver aux gens du Golfe ? demanda doucement Liane. Elle était tendue mais son ton ne permettait pas de déterminer si elle avait peur pour les humains piégés dans le crépuscule verdoyant ou si elle s’inquiétait seulement de savoir s’ils risquaient de les suivre. — Il ne leur arrivera rien, dit Tenoctris. Rien qui ne soit leur faute, je veux dire. Ce sera déjà suffisamment grave. — Ils ont fait leur choix, dit Garric. (Il songeait à Josfred qui rêvait qu’un jour les humains extermineraient les Ersas.) Ils ont tous choisi, pas seulement Rodoard. — Oui, approuva Tenoctris. (Elle haussa les épaules.) En détruisant la Main, tu as scellé le Golfe à jamais, dans les deux sens. Cet endroit n’avalera plus personne de notre monde, et ceux qui y vivent ne pourront jamais le quitter. Même si un magicien bien plus puissant que moi venait à naître parmi eux. — Je remercie la Dame de sa pitié, dit Liane quand Graz arriva à leur hauteur. Héron, seizième jour Sharina se réveilla dans les ténèbres et étouffa un cri au fond de sa gorge. Elle avait déjà oublié son rêve, mais elle serrait le couteau pewle jusqu’à l’engourdissement. Elle inspira lentement, profondément et attendit que les battements de son cœur s’apaisent, puis elle sortit de la tente. Elle tenait toujours le couteau, mais moins fermement. — Ma dame ? demanda le marin posté devant son abri. — Je vais bien ! lança Sharina, fâchée que Nonnus ait chargé un garde de veiller sur elle à chaque instant, même les plus intimes. Elle regarda le ciel. Les Bœufs étaient à l’horizon oriental, mais seule la grande étoile bleue à la tête du Laboureur était levée. À cette période de l’année, cela signifiait qu’il restait encore une heure avant l’aube, même si le ciel s’éclaircirait et chasserait la nuit au profit du jour bien avant. Ils avaient accosté sur un îlot sans nom peu avant le coucher du soleil. Le petit navire était échoué sur le flanc, sur la plage, posé sur le plat-bord de bâbord et une palissade de rames dont l’à-plat était piqué dans le sol, à tribord. La plupart des membres de l’équipage se reposaient à l’abri de la coque, mais Sharina dormait sous une couverture de toile suspendue à une construction de branchages. Le marin chargé de surveiller Sharina posa deux doigts sur sa bouche et émit un sifflement aigu. Elle se tourna vers lui : — Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-elle d’un ton sec. — Désolé, ma dame, répondit l’homme. Ce n’était pas une réponse, mais elle avait déjà compris que c’était tout ce qu’elle obtiendrait de lui. Elle s’éloigna rapidement le long de la plage dans la direction prise par Nonnus après le repas qu’ils avaient pris ensemble. La mer Intérieure était constellée de nombreuses petites isles. Peu d’entre elles disposaient d’eau douce, mais les navires y accostaient la nuit pour que leur équipage puisse dormir sur la terre ferme. Beaucoup étaient couvertes de végétation jusqu’à la mer. Celle où ils se trouvaient foisonnait de figuiers, mais les fruits, une fois mûrs, seraient probablement petits et amers, même à la fin de l’été. Sharina ne remarqua l’éclat de lumière rouge que lorsqu’il cessa de briller. Elle s’arrêta. Elle n’osait pas comprendre ce que cela signifiait, pas encore. Elle remua doucement les orteils, les enfonça dans le sable en quête de la sensation familière des grains sur sa peau, puis elle avança. Lorsque Sharina avait quitté la tente, une lueur rose diffuse s’élevait au nord, en bordure d’horizon. Elle était trop infime pour que la jeune femme en ait pris réellement conscience, mais ses sens aiguisés par la vie à la campagne l’avaient perçue. Lorsque le garde avait sifflé, la lumière avait disparu. Elle avait remarqué ce changement dans l’atmosphère, mais pas la lueur elle-même. La lumière avait cet aspect de tremblement indistinct derrière la rétine que Sharina avait déjà vu lorsqu’un magicien était à l’œuvre. Elle ferma les deux mains autour de la garde du couteau pewle : plus comme une prière que dans l’intention de manier l’arme. Une silhouette sortit de l’ombre devant elle. — Sharina ? demanda Nonnus. Tu es matinale, mon enfant. — Vous aussi, dit-elle. Un buisson frissonna. Certains îlots abritaient des chèvres et des cochons, implantés autrefois pour fournir de la nourriture aux voyageurs. Cet endroit n’était peuplé que de rats. — J’ai fait un rêve, alors je me suis réveillée. Nonnus hocha la tête. — J’observais le temps, dit-il. Sa voix et ses gestes étaient ceux de l’homme avec qui Sharina avait grandi, l’ermite qui priait chaque jour la Dame de lui pardonner son passé. — Nous aurons encore beau temps aujourd’hui. Nous voguerons bien. — Comme avant ? demanda Sharina. Avec la moitié des rameurs qui se reposent et prennent leur tour toutes les heures ? — Oui, c’est le meilleur moyen de couvrir une longue distance rapidement, dit Nonnus. C’est difficile pour l’équipage, mais ces hommes ont l’habitude. — Où allons-nous, Nonnus ? demanda Sharina. S’il vous plaît, est-ce que je peux le savoir maintenant ? Ils avaient vogué vers l’est depuis leur départ de Pandah, mais Sharina n’avait pas idée de leur destination. Ce procédé de rameurs qui alternaient leur place chaque heure lui semblait suffisant pour déstabiliser même un marin chevronné. — Pas encore, mon enfant, répondit Nonnus. (Le ciel était désormais suffisamment clair pour qu’elle distingue parfaitement les traits familiers de son visage carré mangé de barbe.) Il faut me faire confiance. Il fit signe à Sharina de faire demi-tour. Malgré son mouvement en arc, son bras évita soigneusement le couteau pewle qu’elle tenait devant elle. — Viens, allons voir si le porridge est déjà sur le feu. — Nonnus ? demanda-t-elle, soudain surprise. Ne voulez-vous pas récupérer votre couteau ? Je ne le portais… que parce qu’il m’aidait à me souvenir de vous. — Je ne touche plus le fer depuis que je suis revenu t’aider, dit-il doucement. Garde-le si tu veux, mais mes hommes et moi nous assurerons qu’il ne t’arrive rien. Alors que le ciel se faisait plus lumineux, Sharina distingua un objet sous la ceinture de corde qui fermait la tunique de Nonnus. — Vous avez un autre couteau, remarqua-t-elle. — Ceci ? demanda Nonnus en soulevant légèrement l’arme entre le pouce et l’index, d’un ton où perçait une légère pointe d’irritation. Oui, mais il est en pierre. En os fossilisé, plus précisément. Maintenant, retournons au bateau. — Oui, bien sûr, répondit Sharina en faisant sagement demi-tour. Le garde se tenait tout près derrière elle. Elle remit le couteau pewle au fourreau mais laissa deux doigts de sa main droite sur la garde de corne noire. Le couteau de pierre n’était pas une arme : la garde et la lame étaient gravées de symboles à la courbure typique de l’Ancien Royaume. Sharina en était malade de colère. Cette créature qui se faisait passer pour Nonnus : pensait-elle vraiment qu’elle était incapable de reconnaître l’athamé d’un magicien ? Il ne voulait pas qu’elle le voie, bien sûr. Elle l’avait interrompu alors qu’il prononçait une incantation, peut-être pour prévoir le temps. Comme si Nonnus – ou n’importe quel paysan du hameau de Barca – n’avait pas été capable de dire sans recours à la magie que le lendemain serait paisible ! Sharina s’était livrée à un ennemi qui prétendait être l’homme en qui elle avait le plus confiance. Même si elle réussissait à échapper aux deux hommes qui l’entouraient, l’îlot était trop petit pour qu’elle puisse se cacher. Mais elle s’enfuirait. Pour se protéger. Pour sauver Cashel qu’elle avait abandonné parce qu’un magicien l’avait trompée et entraînée avec lui. Et, plus que tout, en mémoire de l’homme mort dont le souvenir était entaché maintenant qu’elle avait cru un ennemi affichant son apparence. Ilna laissait sa porte ouverte pendant qu’elle travaillait et elle entendit Maidus monter en courant depuis le premier palier dans la cage d’escalier. Elle tassa un dernier fil de trame, ferma la foule et se leva pour faire face au garçon lorsqu’il entra en toute hâte dans la pièce. — Dame Ilna, dit-il. Il y a un homme qui monte vous voir. Aucun doute qu’il fait partie de la patrouille de la cité d’Erdin, mais il n’est pas dans son secteur. Je crois qu’il vient du bureau du chancelier ! Ilna jeta un coup d’œil au motif sur lequel elle travaillait mais n’y vit rien qui la concernait. Elle fronça les sourcils. Si le chancelier envoyait un émissaire acheter un tissu directement à Ilna sans passer par la boutique de Beltar, il ne choisirait pas un homme qui effraierait autant Maidus que… — Ah, dit-elle avec un sourire appréciateur. Un homme trapu d’environ quarante ans ? Un type solide, qui porte probablement un bâton qui a déjà beaucoup servi ? Maidus agita frénétiquement la tête. — C’est lui, ma dame, dit-il. Un homme terrible ! — Un homme dur, en tout cas, dit Ilna. Il s’appelle Voder or-Tettigan. Je savais que je le verrais lorsqu’il aurait décidé ce qu’il allait faire de moi. Tu peux t’en aller maintenant, Maidus. Je n’aurai plus besoin de toi aujourd’hui. — Que va-t-il faire, ma dame ? demanda le garçon. — Va-t’en, Maidus, ordonna Ilna d’une voix glaciale. Je ne le répéterai pas. Le garçon sortit de la pièce, paralysé par le regard froid d’Ilna. Elle n’était pas en colère, mais la colère aurait été plus facile à contempler que cette attitude indifférente. C’était le regard d’un cuisinier qui détermine froidement la méthode pour dépecer un poulet. Voder apparut en haut de l’escalier au moment où Maidus disparaissait dans l’autre direction. Les pas du patrouilleur de la cité résonnèrent lourdement sur le sol fragile, une mise en garde délibérée de sa présence. Les portes claquèrent d’un bout à l’autre du couloir, hormis celle d’Ilna. Voder entra et ferma derrière lui. — Bonjour, ma dame, dit-il en promenant un regard faussement indifférent sur la pièce. (Il aurait sans doute été capable de dire combien de fils de chaîne comportait le double métier dans le coin.) La dernière fois que je vous ai vue, je n’ai pas eu de marches à monter. Il lui adressa un sourire nonchalant. Il n’avait pas de nouvelles cicatrices mais il avait perdu du poids depuis sa visite dans la demeure qu’elle louait alors place du Palais. Il avait probablement maigri lorsque Ilna l’avait fait emprisonner pour l’empêcher de contrarier ses plans. — La dernière fois que vous m’avez vue, répondit-elle, je n’avais pas autant de dettes à rembourser. (Elle se pencha derrière le métier et saisit le tabouret dont elle se servait.) J’ai bien peur de ne pas avoir de chaise digne de ce nom à vous proposer, dit-elle. Mais vous pouvez utiliser ceci. Je ne reçois guère de visiteurs, ici. Voder éclata de rire. — Je pense que je suis suffisamment assis au bureau, depuis que j’ai été promu et que je ne patrouille plus dans les rues. (Il passa la main sur sa ceinture.) Je n’avais pas autant de ventre, autrefois. Bien sûr, je ne suis plus aussi jeune non plus. Ilna se redressa et croisa les bras derrière le dos. — Maître Voder, dit-elle, je vous ai trompé. Je vous présente mes excuses. Vous êtes libre de décider du prix à payer en retour. Voder secoua la tête, toujours souriant. — Je vous ai menacée, dit-il, puis je vous ai tourné le dos. J’ai quitté la rue depuis trop longtemps, j’aurais dû savoir qu’il ne fallait pas faire cela avec des gens comme nous. Il passa devant Ilna et se dirigea vers la fenêtre. Il avait une démarche souple désormais, malgré ses bottes à lourdes semelles cloutées. Un homme frappé par de telles bottes s’en souviendrait assurément le lendemain ; ou ne se souviendrait de rien du tout. — Nous avons accroché votre tapisserie sur le mur opposé à la cuisinière, dit Voder sans se retourner. Vous savez, nous vivons principalement dans la cuisine. Lorsque je suis à la maison, bien sûr. Ma femme entretient une pièce pour recevoir, mais que la Dame nous vienne en aide si les enfants ou moi y posons un pied et dérangeons quoi que ce soit. — Je pense qu’il y a un marché pour les tapisseries de cette taille, dit Ilna. En tout cas, Beltar ne cesse d’augmenter les prix de celles que je lui confie. — J’obtiendrais aussi un bon prix si je vendais un de mes enfants, répliqua Voder en se retournant avec la grâce naturelle d’un homme qui maîtrise son corps. Surtout ma puînée. C’est une séductrice en herbe. Personne dans ma famille ou celle de ma femme n’a jamais été aussi blond, mais je suppose que je ne devrais pas trop m’attarder sur la question, pas vrai ? La femme et les enfants de Voder étaient loin d’être les seuls à avoir souffert des actes d’Ilna. C’était un terrible déchirement que de regarder cet homme et de penser à tous ceux qu’elle avait blessés sans avoir vraiment conscience de leur existence. Voder sourit. C’était un homme d’un naturel joyeux, capable de sourire même lorsqu’il saisissait la matraque attachée à sa large ceinture de cuir. — Ma femme a de la famille ici, à Erdin, et moi aussi, dit-il en réponse à la question silencieuse d’Ilna. Ils s’en sont bien sortis pendant mon absence. (Son sourire s’élargit.) Elle m’avait toujours dit que je finirais du mauvais côté des murs si je n’apprenais pas à mieux lécher les bottes, ajouta-t-il. Je crois qu’elle a vraiment été surprise que lorsque j’ai été libéré et promu. (Voder se tourna de nouveau vers la fenêtre. Il s’éclaircit la voix et poursuivit :) Je ne serais pas venu vous en remercier, mais puisque je suis là… — Vous n’avez aucune raison de me remercier, interrompit Ilna. Aucune. — Merci tout de même, répéta Voder sans détourner le regard de la fenêtre. Je suis venu vous prévenir que des hommes vous cherchent. Des prestidigitateurs de rue, à ce qu’il semble… Mais peut-être sont-ils en fait de vrais… Il se retourna. Cette fois, son sourire était forcé. Voder ne prononcerait pas le mot « magicien » de peur d’attirer à lui ce qu’il nommait. Ilna fronça les sourcils, étonnée : — Je ne connais pas d’homme magicien, dit-elle. (Son expression changea et elle sourit d’une façon que Voder, au moins, pouvait comprendre.) Je veux dire, aucun qui soit encore en vie. À quoi ressemblent-ils ? Le patrouilleur de la cité haussa les épaules. — Le plus vieux, Cerix, n’a plus ses jambes, dit-il. L’autre est encore un enfant. Il se fait appeler Halphemos, mais il se nommait Alos lorsqu’il est venu ici avec Cerix il y a quelques années. Cerix avait encore ses jambes à cette époque. Ils avaient quitté Erdin depuis presque un an, mais ils sont revenus et vous cherchent. Ilna haussa les épaules à son tour. — Je n’ai aucune idée de ce qu’ils veulent, dit-elle. Vous pouvez me les envoyer si vous le souhaitez. — Si vous pensez qu’ils peuvent vous causer des ennuis, ajouta Voder en se tournant de côté pour parler à Ilna presque directement, ils peuvent quitter la ville avant d’avoir pu vous importuner, vous savez. Ce que vous avez fait ces dernières semaines a aidé beaucoup de monde. — Je n’ai pas peur d’eux, Voder, répondit Ilna. (Elle eut un rire sec.) La seule chose qui me fasse peur c’est ce dont moi je serais capable. (Elle hocha la tête en regardant la pièce où elle vivait et ajouta :) Puis-je vous offrir quelque chose ? J’ai du pain, du fromage, et une infâme piquette. J’ai aussi de l’eau de citerne qu’un garçon avec un âne apporte le soir. Mon plus grand luxe. Je n’ai pas encore pu me résoudre à boire l’eau du canal… (son expression se durcit)… même si la plupart de ceux qui vivent ici n’ont pas d’autre recours. Voder hocha la tête. — J’ai bu ma part d’eau du canal, dit-il. Je pourrais dire que je regrette son goût salé maintenant que j’ai de l’argent, mais ce serait mentir. (Son regard gris rencontra directement les yeux marron d’Ilna.) Je me demande encore ce que vous faisiez, ma dame, dit-il. Je veux dire, avant. Je savais déjà que ce n’était pas pour l’argent. Ilna renifla. — Disons que j’étais manipulée par un homme, dit-elle. Une histoire très classique, j’en ai peur. Rien de bien intéressant. Voder hocha la tête. — Bien, si vous changez d’avis sur Cerix et le garçon, faites-le-moi savoir, dit-il en détournant si naturellement la conversation qu’il ne semblait pas avoir dévié du sujet original. Vous pouvez me contacter au bureau central. Ou chez moi, si vous le souhaitez. Nous sommes au premier étage, dans la rue des Joncs. Je pense que ma femme sera ravie de faire votre connaissance. (Il regarda un coin du plafond, s’éclaircit la voix et continua :) Pour parler un peu de mon travail, dit-il, il y a un capitaine de quartier dans le Croissant appelé Bonbo or-Wexes. Il a dit au chancelier que vous étiez le cerveau d’un gang de malfrats qui ont presque tué quelques citoyens fortunés alors qu’ils traversaient le quartier sur leurs chaises sédanes. Le chancelier n’a guère réagi à sa déclaration, mais il se pourrait que Bonbo poursuive ses tentatives jusqu’à ce que quelque chose se passe. Ilna secoua la tête avec dégoût. — Ce Bonbo entretenait une maîtresse grâce aux enfants qu’il prostituait dans le bâtiment d’à côté. L’établissement a fermé maintenant. Certains habitants du quartier s’en sont chargés eux-mêmes. — Grâce à vous ? demanda Voder. — Sans doute, répondit Ilna. Du moins, il me plaît de le croire. J’ai fourni du tissu pour les rideaux de presque tous les bâtiments des alentours. Les habitants ont l’air de se sentir mieux, et ils veulent également améliorer leur environnement, par eux-mêmes. (Elle regarda par la fenêtre à son tour.) Certains clients de la maison de passe ont été jetés dehors violemment lorsqu’elle a fermé, continua-t-elle, mais pas suffisamment, à mon avis. (Elle regarda Voder comme un faucon face à un chat sauvage.) Si Bonbo pose problème, je devrai m’en charger. — Non, répliqua Voder, non, vous ne ferez pas ça ! Il mit l’accent sur son exclamation en frappant l’embrasure de la fenêtre ; ses doigts étaient plus durs que le bois du cadre. — Écoutez, ma dame, dit-il, si le tenancier d’une maison de passe du Croissant se fait chasser, aucune personne importante n’y fera attention. Avec un peu de chance, les nobles surpris dans l’établissement n’ont pas beaucoup d’amis non plus. Mais si vous provoquez un soulèvement contre un capitaine de quartier, vous initiez une révolte. Le comte enverra l’armée si la patrouille de la cité d’Erdin ne se charge pas de vous avant. — Mais il faut bien que quelqu’un s’occupe de Bonbo ! répliqua Ilna. Alors, êtes-vous volontaire ? La colère de Voder s’évanouit et fit place à un grand éclat de rire. — Oui, on dirait bien, dit-il. Le cas de Bonbo relève effectivement du bureau central. (Il tira son bâton de noyer blanc et le fit tourner avec adresse entre le pouce et deux doigts de sa main droite.) Eh bien, je ne l’ai pas laissé échapper, dit-il d’un ton pensif. Cela fait longtemps, la Sœur sait combien cela fait longtemps ; mais je suppose que ce n’est pas encore assez éloigné pour que je ne sois plus capable de montrer à Bonbo quelles sont ses limites. Ilna lui adressa un bref signe de tête en guise de salut. — Un instant, dit-elle en se dirigeant vers un panier près de la porte. Elle ôta le couvercle, chercha à l’intérieur pendant un instant puis plongea les deux mains dedans pour en sortir un paquet imposant enveloppé de serge noire. — Tenez, dit-elle en remettant le tissu à Voder. Maître Beltar n’est pas venu chercher le tissage du Dixième Jour. Si vous offrez ceci au chancelier, vous devriez avoir moins de difficulté à le convaincre que vous deviez agir envers Bonbo comme vous l’aurez fait. Voder prit le tissu et adressa à Ilna un sourire qui évoquait la connivence de deux prédateurs. — Cela devrait aider, acquiesça-t-il. Il remit son bâton à sa ceinture, temporairement. — Je vais aller faire mon travail, maintenant, dit-il. Vous savez, je suis plutôt impatient. Voder ouvrit la porte puis s’arrêta et regarda par-dessus son épaule. — Ma dame ? dit-il. L’homme que vous avez mentionné sait-il ce qu’il a laissé passer ? Ilna sourit. — C’est un homme particulier, répondit-elle. Un jour, il sera très important. Je pense qu’il a trouvé mieux pour son propre bien. — Je n’ai pas vu grand-chose du monde, reprit Voder. Je n’ai jamais quitté Erdin. Mais j’ai rencontré beaucoup de gens et je vous le dis, ma dame : vous avez tort. Il n’aurait pas pu trouver mieux. Voder quitta la pièce en laissant la porte ouverte, comme il l’avait trouvée. Ses pas ne faisaient pas un bruit dans le couloir, mais il sifflotait un air entraînant sur l’histoire d’une laitière et de son chat. — Cette eau a un goût épouvantable, dit la princesse Aria. Elle tordit le visage comme si elle allait pleurer. — Et qu’est-ce que tu espérais ? demanda Zahag. Tu crois peut-être qu’on est de retour au palais du Successeur ? Je pense en avoir déjà fait beaucoup en trouvant de l’eau ici ! — Je sais que je ne suis pas au palais, répliqua Aria. Par votre faute ! Oh, par la Divine Dame, comment pouvez-vous être aussi cruels envers moi ! Et elle se mit à pleurer. Cashel se demanda encore où elle trouvait l’eau pour alimenter ses pleurs, mais elle y parvenait quoi qu’il en soit. — Ne t’en prends pas à elle comme ça, Zahag, murmura Cashel. Elle n’a pas l’habitude. — Et moi, j’ai peut-être l’habitude ? rétorqua le primate. La prochaine fois, débrouille-toi pour trouver ton eau tout seul ! Zahag, indigné, disparut derrière l’affleurement sous lequel il avait repéré la source qui s’écoulait entre deux couches de calcaire. Cashel savait qu’il n’irait pas bien loin ; et il était difficile de le blâmer. Aria était un compagnon de route compliqué. Il soupira. À l’horizon, le paysage paraissait très verdoyant, une impression induite par l’absence de relief. Les petites feuilles des arbustes semblaient former au loin un immense tapis qui diminuait notoirement à mesure qu’on approchait. Il y avait bien de l’herbe, mais des tiges mortes et desséchées ; tellement abondantes cependant que Cashel supposait qu’il pleuvait de temps en temps. Il essaya de se représenter le paysage après une forte pluie, quand tout était vert et luxuriant. Il avait tissé les brins d’herbe sèche en ombrelles pour chacun d’eux, à porter sur des bâtons en broussailles dont il avait retiré les épines. Il eut un petit rire. — Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! s’écria Aria avec colère, persuadée qu’il se moquait d’elle. — Si je voulais de l’herbe verte et de l’eau à foison, dit doucement Cashel, j’aurais dû rester chez moi, au hameau de Barca. Et c’est parfois ce que je me dis : j’aurais dû rester chez moi, au hameau de Barca. Aria le regarda comme si elle le prenait pour un fou. Au moins, cela changeait de ses larmes. Elle replongea la tête sous la voûte de pierre et aspira un peu plus d’eau, faute de récipient pour la puiser. — On pourrait la laisser là, dit Zahag. (Il avait fait le tour du rocher pour revenir s’accroupir aux pieds de Cashel.) Il y a d’autres femelles et de toute façon, celle-ci est trop faible pour être utile, elle ne sait même pas cueillir des baies. — J’ai promis à sa mère de la ramener, dit Cashel. Il avait renoncé à discuter avec le primate du concept d’entraide. Cashel pensait qu’il fallait aider les gens, qu’on les aime ou non. Aria ne faisait pas partie du même groupe que Zahag – ni de celui de Cashel, elle l’avait très clairement fait comprendre – et le singe considérait donc qu’il ne lui devait rien. Lorsque Cashel les examina attentivement il se rendit compte que les buissons qui poussaient tous les deux ou trois pas à travers la plaine présentaient plus d’une dizaine de variétés. Ils étaient tous très bas, épineux, à petites feuilles, mais miraculeusement, beaucoup portaient des baies noires grosses comme un petit ongle de femme, sous leurs branches. Les baies n’étaient pas très charnues, mais les amandes à l’intérieur étaient croquantes et également comestibles. Les baies avaient permis au trio de survivre pendant les trois jours de traversée de ce désert. Ils auraient cru qu’Aria, dont les mains et poignets étaient bien plus délicats que ceux de ses compagnons masculins, aurait eu moins de difficulté pour cueillir des baies parmi les épines. C’était vrai, en un sens, car la première fois qu’elle essaya, elle se piqua et refusa ensuite catégoriquement d’essayer de nouveau. Cashel et Zahag durent chercher des fruits à sa place. Aria releva la tête de la source saumâtre et se redressa. Elle regarda Cashel et le primate. — Tu n’as pas dit à sa mère que tu la ramènerais, précisa Zahag, tu as dit que tu la sauverais d’Ilmed. Et tu l’as déjà fait, non ? — Si jamais vous m’abandonnez…, commença Aria d’un ton qui passa de la colère au plus sinistre désespoir. J’aurais épousé le plus puissant magicien du monde. Ilmed aurait fait de moi la reine du monde entier ! Et au lieu de cela… Elle se retourna pour embrasser du regard le désert qui les entourait. Ses yeux s’emplirent de larmes et elle retomba au sol, en sanglots. — Si tu défies le chef primate, dit Zahag avec une férocité jubilatoire, mieux vaut être plus fort ou courir plus vite. Sinon, tu te fais briser le cou. Je pense qu’Ilmed l’a compris un peu avant de mourir. Cashel se racla la gorge. — Il est temps de se remettre en route, dit-il. Il aurait aimé voyager de nuit, mais le tracé du chemin était si ténu qu’il craignait de se perdre dans le noir. Il n’y avait même pas de lune sur ce plan. Il se pencha pour toucher l’épaule de la jeune fille et s’assurer qu’elle avait compris. Sa robe était une masse de poussière et de lambeaux semblable à une gousse d’asclépiade d’où s’échappent les graines duveteuses. Ses pieds n’étaient pas suffisamment endurcis pour ce type de parcours, même s’il lui avait tressé des sandales dans l’écorce gris-vert des broussailles. Cashel n’avait pas le talent de sa sœur pour préparer des étoffes, mais il savait se débrouiller. Aria continuait à pleurer. Elle serra les bras autour d’elle pour éviter que Cashel la touche. — Quant à Ilmed…, dit-il avec un agacement qu’il ne regretta qu’à moitié. (Cette fille ne pouvait-elle pas au moins essayer ?) Il pensait que le pouvoir lui permettait de faire tout ce qu’il voulait. Un homme ne peut pas vivre ainsi, ni une femme. (Il s’éclaircit de nouveau la voix.) Maintenant, relevez-vous, ma dame. Je ne vous laisserai pas ici, mais je pourrais bien décider de vous traîner derrière moi si vous refusez de marcher ! Héron, dix-septième jour — « L’argent enfoui dans le sol cupide », lut Garric dans le volume de Celondre qu’il tenait, « n’a nulle brillance, mon sage ami Kristas. Seul un usage raisonnable peut éveiller l’éclat du métal. » Il s’assit, le dos appuyé à l’une des quatre colonnes devant le petit temple. À l’intérieur, Tenoctris examinait les sculptures sous le toit. S’il y avait jamais eu la statue d’une divinité, elle avait disparu depuis la construction du bâtiment. Liane se tenait en tailleur contre le pilier face à Garric. Elle l’écoutait avec un sourire détendu. Garric croyait Tenoctris quand elle disait que cette terre n’appartenait pas au même monde que celui duquel le Golfe les avait arrachés, mais ils obéissaient aux mêmes règles. Le soleil se levait et se couchait, les ruisseaux s’écoulaient vers le bas, le vent soufflait… et la tension qu’il ressentait sous le triste ciel vert l’avait quitté. Il était heureux d’avoir quelques jours de répit ; il était également heureux de pouvoir partager les Odes de Celondre avec quelqu’un. Il était heureux de connaître Liane. Jamais au cours de sa vie Garric n’avait rêvé de rencontrer des jeunes femmes de la noblesse. Désormais, il lisait de la poésie à l’une d’elles et elle lui souriait. — « L’homme qui contrôle ses appétits », lut Garric, « règne sur un royaume bien plus vaste que s’il s’étendait d’Haft à Bight et bien au-delà de Dalopo. » (Quelque part dans l’esprit de Garric, le roi Carus éclata d’un grand rire. Garric abaissa le codex et sourit à son amie.) Bien sûr, dit-il, c’est assez facile de tenir de tels propos lorsque l’on est un poète qui vit dans une maison au cœur de la campagne d’Ornifal et que personne ne risque de vous demander de commander une seule autre trirème après le désastre de votre première tentative. — Et si la moitié des histoires que l’on raconte sur la vie privée de Celondre sont exactes, ajouta Liane, il ne parvenait guère à maîtriser ses propres appétits. Des femmes nues attendaient dans chaque pièce de sa demeure s’il lui venait brusquement quelque caprice ! (Elle gloussa.) Bien sûr, nous n’étions pas censées lire La Vie des poètes, ajouta-t-elle. Dame Gudea disait que les vers devaient être appréciés pour la seule saveur de leurs mots : « Prendre en compte d’autres considérations pervertit l’esprit inné d’un poète. » — Comment reprocher à quelqu’un de chercher le plus d’informations possible afin de comprendre quelque chose ? répondit Garric, stupéfait. (Il sourit et se demanda dans quelle mesure la pensée qui lui traversait l’esprit était liée à la présence de son ancêtre.) Bien sûr, le savoir complique les choix. Les choix sont aisés lorsqu’on est trop ignorant pour voir à quel point les choses sont compliquées. Liane hocha la tête mais son regard incita Garric à se tourner vers la colonne derrière lui. Graz était arrivé en compagnie des deux femelles que Tenoctris avait envoyées en messagères. — Tenoctris ? appela Liane en se levant gracieusement. Maître Graz est là. Des constructions humaines parsemaient le paysage. Aucune n’était particulièrement grande : ce temple, davantage la chapelle personnelle d’un homme riche qu’un lieu destiné à la communauté, était représentatif. Toutes étaient érodées et couvertes de lichen, preuves du passage du temps. La magie de Tenoctris l’avait menée à ce lieu en particulier, mais c’était Liane qui avait su l’identifier. Tenoctris sortit du bâtiment avec un sourire de satisfaction au moment où le chef ersa atteignait la dalle sur laquelle reposait la structure. La chapelle suivait le plan d’un temple classique, avec une base de trois marches, chacune si haute qu’elle devait être divisée en plusieurs étapes à taille humaine jusqu’à l’entrée centrale. C’était un modèle réduit et, pour les yeux de profane de Garric, il semblait disproportionné. Une partie de son esprit se demanda si l’esthétique véritable avait le moindre rapport avec les déclarations académiques comme celle que Liane avait répétée. Il rangea le volume de Celondre dans sa poche de ceinture et se leva aussi. Il eut le même sourire que le roi Carus. Les humains s’inclinèrent devant Graz. La révérence ne semblait pas faire partie des coutumes ersas, mais la façon dont les oreilles de Graz s’aplatirent autour de son crâne rond était peut-être un équivalent. — Il existait un lien entre votre Premier Bosquet et le flanc de colline par lequel nous sommes arrivés ici, dit Tenoctris, qui négligea comme à son habitude les préambules diplomatiques pour entrer dans le vif du sujet. Ce temple est lié à une partie connue du monde d’où nous venons, mes compagnons et moi. Connue de dame Liane, en tout cas. Elle salua sa jeune amie d’un signe de tête. Garric donna la main à Tenoctris pour l’aider à s’installer à terre et en profita lui aussi pour se baisser. Lorsqu’un mâle armé en dominait un autre de toute sa taille il émanait de lui une impression de défi, et les Ersas étaient d’une sensibilité inhumaine au langage du corps. Garric n’était pas certain qu’il aurait été aussi conscient de ce détail sans les conseils de Carus : mais il en était bel et bien conscient. — Les ruines du palais des tyrans de Valles se trouvent à l’extérieur de la ville, dit Liane au chef ersa. Dame Gudea, qui était chargée d’enseigner à ma classe, nous y avait conduites en visite. Elle disait que l’étude de l’histoire était aussi importante que celle de la littérature. (Elle sourit.) Pas aussi importante que l’étiquette, bien sûr, mais d’un grand intérêt. Il y avait un temple semblable à celui-ci sur les fondations de l’ancien palais, mais couvert de chèvrefeuille. Tenoctris toucha la colonne de grès. — C’est un nœud, un point de connexion qui mène droit à mon monde, notre monde, dit-elle. (Elle désigna Garric et Liane, mais sans quitter Graz des yeux.) Il y a d’autres nœuds ici. J’ignore où ils mènent. Certains conduisent probablement vers des lieux qu’aucun d’entre nous ne souhaiterait connaître. (Tenoctris eut un sourire aussi dur que le soleil se reflétant sur la lame d’un couteau de pierre et elle ajouta :) Nous ne souhaiterions pas vivre ici non plus, mais nous ne pourrions pas survivre à un voyage vers l’inconnu. Je pense que ce portail est le seul que nous puissions ouvrir sans risque. — Valles est la capitale de notre monde, dit Garric en passant sous silence la situation politique chaotique – il n’y avait plus eu de roi des Isles depuis la noyade de Carus dans un cataclysme causé par un magicien mille ans auparavant –, car la situation présente n’exigeait pas qu’il donne plus de détails. Je ne peux pas assurer que vous y serez bien reçus, mais je ne vois aucune raison pour que ce ne soit pas le cas. (Comme si les humains avaient jamais eu besoin de raisons pour haïr et tuer !) Quoi qu’il en soit, conclut-il, conscient du ton peu assuré qu’il employait, je ne vois pas de meilleure destination pour vous. Et nous ferons tous les trois tout notre possible pour vous aider. — Je vais regarder à l’intérieur de cet endroit, dit Graz. Il y en a d’autres dans votre monde ? — Beaucoup, oui, répondit Liane. Nous vivons dans des bâtiments de ce type et bien plus grands. Liane aussi évoquait un sujet bien plus compliqué que les mots n’auraient su l’expliquer. Les Ersas ne comprenaient aucun des concepts impliqués dans les descriptions humaines de la vie politique ou des constructions artificielles. Le temps était-il aussi peu changeant dans leur monde natal que dans le Golfe ? Ou bien avaient-ils perdu ce savoir en s’exilant vers un lieu où une telle science était inutile ? Graz et Tenoctris entrèrent dans le petit temple. Les femelles ersas se retirèrent en silence sous un pin tout proche et se mirent à ouvrir les pommes en quête des petites noix à l’intérieur. — Dame Gudea voulait que nous nous souvenions que Valles avait été une grande cité à l’époque de l’Ancien Royaume, souffla Liane à Garric. (Il n’y avait pas assez de place pour accueillir confortablement quatre personnes dans la nef, et les deux jeunes gens n’avaient aucune raison de suivre leurs aînés à l’intérieur.) Elle était particulièrement déterminée à me transmettre cette idée car j’étais originaire de l’isle nouvellement triomphante de Sandrakkan. (Elle ajouta avec une note pétillante dans la voix :) Et contrairement à Carcosa sur Haft, Valles a été reconstruite après la chute de l’Ancien Royaume. Mais dame Gudea n’avait pas d’étudiantes venues d’aussi loin que Haft. — Les grands hommes d’Ornifal…, dit Garric. (C’était bien lui qui parlait, mais les souvenirs ne lui appartenaient pas.) Les propriétaires terriens, les riches marchands… ils n’essayaient pas de détruire le royaume comme les nobles des autres isles. Mais ils n’aidaient pas davantage à préserver l’unité. Liane le regarda, le visage soudain vide d’expression. Elle n’avait pas reculé, mais il sentit que la colère froide dans sa voix l’avait surprise. Garric n’y pouvait rien. Il essayait, mais le contrôle qu’il exerçait le menait simplement à trembler sous le coup d’émotions violentes tout en retenant les actions physiques qu’elles exigeaient. — Les grands hommes voulaient juste vivre en paix, poursuivit-il. Ils payaient tous les usurpateurs sans le sou qui demandaient leur soutien parce qu’ils estimaient que cela coûtait moins cher que de s’engager. Il était moins coûteux de rester en retrait et de regarder les Isles se déchirer dans le chaos ! Graz sortit du temple. Ses oreilles étaient si tendues vers Garric qu’il avait l’air d’avoir trois têtes perchées sur ses épaules étroites. Tenoctris le suivait. Garric leva ses mains vides et parvint à rire. Toute colère l’avait quitté, mais il restait affaibli par son passage. — Je parlais d’histoire ancienne, expliqua-t-il. Rien qui vaille de se fâcher alors que tant de siècles se sont écoulés. Graz agita les oreilles et elles retrouvèrent leur taille normale. — Mon peuple restera ici, dit-il. Nous avons partagé un monde avec les humains par le passé. Je pense qu’il est préférable de ne pas recommencer. Tenoctris se mordit la lèvre inférieure. — Maître Graz, dit-elle, je comprends votre décision, mais je pense que c’est une erreur. (Elle tendit la main vers la prairie qui s’étendait au-delà du petit temple.) Cet endroit a l’air charmant et l’est certainement… mais il est bien plus que ce dont il a l’air. Un lieu qui accumule autant de pouvoir n’est pas habitable par des êtres vivants. — Pourtant, reprit Graz, nous resterons ici. Je vous souhaite un bon voyage, humain. Mais ne revenez pas. Le chef ersa s’éloigna, les jambes raides et la démarche saccadée. Garric savait que son peuple n’aurait pas eu une vie facile à Ornifal ni ailleurs dans le monde humain, mais il savait aussi que lorsque Tenoctris donnait un conseil, la sagesse dictait de le suivre. Pourtant, les Ersas avaient le même droit que les humains : décider par eux-mêmes, et vivre ou mourir par leurs choix. — Si cela vous convient à tous les deux…, commença Tenoctris. (Elle cueillit une brindille du pin et ôta les aiguilles entre ses doigts.) Je pense que nous devrions partir immédiatement. Graz a tiré une leçon de ce qui s’est passé dans le Golfe, mais cela l’a conduit à en tirer des conclusions que je déplore. Garric et Liane échangèrent un regard. — Bien sûr, dit Liane, nous sommes prêts dès maintenant. — Vous savez…, dit Garric qui reprenant le fil des pensées qu’il avait abandonné au retour de Graz et Tenoctris. Les habitants ordinaires d’Ornifal voulaient que les Isles restent unies. Ils voulaient dormir sur leurs deux oreilles dans un lit confortable et ne pas avoir à porter une lance en allant labourer les champs de peur que les pirates s’attaquent à leur quartier. Je pense que le peuple aurait accepté d’aider à préserver l’union, si leurs dirigeants les avaient laissés agir à leur guise. Les deux femmes le regardèrent avec inquiétude. Il serra un pli de sa tunique et le médaillon dessous. Puis il se mit à rire. — Eh bien, cette fois-ci, leurs dirigeants seront peut-être plus sensés, conclut-il, la voix tremblante d’émotion. — Bien sûr qu’ils le seront, mon garçon, lui répondit une voix dans son esprit. Même si nous devons leur enfoncer de force dans le crâne le bon sens nécessaire ! Le faux Nonnus s’accroupit à la poupe et se mit à parler avec le timonier tandis que leurs regards convergeaient vers la rive quarante pas à bâbord de l’aviso. Les rameurs se reposaient, arrangeaient leur équipement et buvaient l’eau de la bassine que le patron d’embarcation apportait entre les rangées de bancs. Un homme se leva et urina dans sa main gauche. Un rameur avait dit à Sharina que l’urine renforçait les mains abîmées et soignait les callosités. L’équipage le savait certainement aussi. Ces hommes étaient renfrognés et peu loquaces et ils ne répondaient que brièvement aux questions directes, mais ils avaient aussi l’air de marins expérimentés. L’isle était une petite pyramide superficielle de basalte noir et non de calcaire ou de sable corallien comme de coutume. Elle était plus grande que la plupart des îlots que Sharina avait remarqués quand l’aviso traversait la mer Intérieure grâce à l’effort soutenu des rameurs. Le soleil bas illuminait de rares touffes d’herbe pointue, mais l’essentiel de la végétation se limitait à des séneçons en forme de gros choux et des lobélies géantes dont les colonnes de fleurs broussailleuses dépassaient la taille d’un homme. Elle se tenait à la proue en faisant mine de se pencher. Le navire était conçu pour des transports rapides sans aucune concession pour le confort des passagers ou de l’équipage. Le faux Nonnus avait ramené le mât et la voilure, s’en remettant au travail des rameurs même lorsque le vent était bon. Sharina essaya d’imaginer à quel point le navire serait encombré si le mât abaissé et la vergue occupaient l’allée entre les bancs. — Très bien, nous allons continuer, dit le faux Nonnus d’une voix puissante. Je n’aime pas le rivage ici. Les rameurs murmurèrent et regardèrent le patron d’embarcation. Celui-ci redressa les épaules : — Je n’aime pas naviguer de nuit sur une coque de noix pareille. Le faux Nonnus ne se tenait pas debout : Sharina comprit qu’il n’avait pas le sens de l’équilibre des Pewles. Il rétorqua d’un air mauvais : — Il y a une plage de sable à l’horizon. Nous pouvons l’atteindre avant la fin du jour. (Le soleil était couché. L’horizon occidental était encore pâle, mais des étoiles étaient déjà visibles devant le navire.) Et ne t’avise plus jamais de contester mes ordres ! s’écria le faux Nonnus. Si la voix était bien celle de l’ermite, les manières étaient bien différentes des siennes. Sharina bondit au-dessus de la balustrade, plongea avec assurance et se mit à nager vers l’isle volcanique. Elle n’avait rien vu qui ait l’air comestible. Il n’y avait peut-être même pas d’eau douce, mais elle devait s’enfuir. Sa tunique alourdissait ses mouvements. Elle aurait alerté le faux Nonnus en retirant le vêtement avant de plonger et elle n’osait pas se débattre dans l’eau si près du bateau pour l’enlever. Elle ne pensait pas que l’équipage lui lancerait des flèches ou des javelots, mais l’un des hommes pouvait fort bien l’assommer d’un coup de rame. Le fin tissu de laine ne représentait pas un réel handicap. Sa nage puissante l’avait amenée tout près de la plage avant même que les hommes aient pu réagir. Le vrai Nonnus nageait aussi aisément que les phoques qu’il avait chassés dans sa jeunesse parmi les isles au nord de l’archipel principal. L’homme qui avait revêtu son apparence se contenta de hurler des ordres tandis que le patron d’embarcation lançait à son tour des indications opposées. Les deux hommes voulaient faire tourner le bateau dans la direction de la fugitive, mais chacun prônait une méthode différente. Peu de marins savaient nager. Si l’un des rameurs avait fait exception et pris l’initiative de plonger à la poursuite de Sharina, eh bien… Elle se souvenait comment Nonnus affrontait le danger. Et son couteau pewle était soigneusement aiguisé. Sharina ne relevait la tête entre ses mouvements que pour aspirer une goulée d’air, et ses doigts touchèrent le rivage avant qu’elle le voie. Elle sortit de l’eau à quatre pattes et esquiva les lobélies en courant vers le sommet de l’isle. Sa peau bronzée et la laine brune humide de sa tunique étaient invisibles dans le paysage avec si peu de lumière, mais ses cheveux blonds seraient repérables une fois la lune levée. Sharina resta sous la crête et fit le tour de l’isle par la gauche. Les broussailles n’étaient pas épineuses. Le basalte brisé présentait des arêtes, plus vives que le calcaire par exemple, mais Sharina n’était pas restée assez longtemps dans l’eau pour que ses plantes de pieds soient ramollies. Elle aurait couru sur des tranchants de couteaux si tel avait été le prix pour échapper au monstre qui usurpait le visage de son ami. L’aviso était réduit à une masse sombre entre deux sillages d’écume soulevés par les rames. Il avait fait demi-tour sur toute sa longueur et se dirigeait vers la plage. Le faux Nonnus ordonnait à l’équipage de se disperser à travers l’isle dès que l’embarcation accosterait. Lorsque Sharina vit la mer s’ouvrir devant elle au nord, elle se rendit compte que l’isle n’était qu’une étroite bande et non un disque d’un quart de mille comme elle l’avait espéré. Les vingt rameurs pouvaient former un cordon suffisamment serré pour la trouver en avançant d’une étroite extrémité à l’autre de l’îlot. Il leur faudrait s’organiser, bien sûr, mais le faux Nonnus avait prouvé qu’il était capable d’élaborer des plans intelligents. En outre, c’était un magicien… La coque de l’aviso racla la pierre de la berge. Ils avaient dû accoster en parallèle de la rive abrupte et non en l’abordant de face. Afin d’augmenter la vitesse du navire, la coque et la membrure étaient aussi fines que possible. Sharina avait espéré que le bateau se fendrait en accostant, mais elle savait qu’un équipage expérimenté ne ferait pas cette erreur. — Inclinez-le à tribord, cria le patron d’embarcation, utilisez vos rames ! Sharina ne doutait plus qu’elle serait capturée de nouveau. Ils la conduiraient attachée à fond de cale jusqu’à leur destination inconnue. Son seul espoir était de quitter l’isle. Nager vers le large serait du suicide, mais si elle trouvait une sorte de flotteur sur lequel monter, elle aurait peut-être une chance d’atteindre une autre terre invisible à la faveur de la nuit qui tombait. Les étoiles étaient désormais le seul repère pour distinguer le ciel et la mer. Les marins s’organisaient en ligne à grands cris de l’autre côté de l’isle et Sharina entreprit de récolter du bois sur la berge. Les séneçons poussaient dans quelques centimètres d’eau, mais les lobélies semblaient moins tolérantes au sel. De larges feuilles l’effleuraient comme des doigts de cadavres. Elle les traversa, se pencha sur le sol pour mieux chercher. Une silhouette se dressa devant elle. Elle crut d’abord qu’un affleurement de basalte s’était effondré, mais il s’agissait d’un homme, un homme très grand, qui tenait à la verticale une lance terminée par une pointe aussi large que la main. Une telle arme pouvait tuer en un battement de cœur. Sharina brandit le couteau pewle. Elle porta un coup vers le haut. Le colosse donna un coup de pied en décrivant un arc de cercle qui rencontra le poignet de la jeune femme et la fit tomber. La douleur engourdit son avant-bras mais elle ne lâcha pas le couteau. Elle heurta le sol sur son côté droit, et un séneçon géant amortit légèrement sa chute. Elle ramena prestement les pieds sous elle et essaya de faire passer le couteau dans sa main gauche. L’homme lui frappa le plexus du bout rond ferré de sa lance et lui immobilisa le diaphragme. Sharina se plia en deux, le souffle coupé. Elle essaya de lever le couteau, mais l’homme s’agenouilla près d’elle et le saisit entre ses doigts. Il portait des vêtements de cuir à l’odeur reptilienne inhabituelle. — D’où tenez-vous un couteau pewle, jeune fille ? demanda l’homme en examinant l’arme. Il parlait avec un ton détaché mais suffisamment bas pour ne pas être entendu à plus de un mètre. Sharina luttait toujours pour respirer. — D’un homme qui vous aurait fait mordre la poussière s’il était encore en vie ! souffla-t-elle. L’homme rit. — Alors ce devait être un sacré bonhomme, dit-il sans amertume. (Il lui tendit le couteau, garde en avant.) Je m’appelle Hanno, ajouta-t-il. J’ai bien l’impression que les types de l’autre côté ne sont pas des amis à vous, je me trompe ? — Je mourrai plutôt que retomber entre leurs mains, chuchota Sharina. Elle remit le couteau dans son fourreau, mais elle dut utiliser les deux mains pour y parvenir. Elle tremblait, à la fois à cause de la fatigue et suite au coup reçu. — Écoutez, jeune fille, je rentre à Bight depuis Valles où je vends ma corne. Si vous ne voulez pas rester là, vous pouvez venir avec moi. Mais je vous préviens, je vis dans une cabane de chasseur et je ne ferai pas d’autre voyage à Valles avant six mois ou plus. — En route, répondit Sharina en essayant de se lever. L’un des hommes est un magicien. Hanno souleva Sharina au creux de son bras gauche et descendit rapidement vers le rivage. Un doris de six mètres, semblable aux bateaux à deux places des pêcheurs du hameau de Barca, quoique plus mince, était amarré à une encoche dans le basalte. Hanno installa Sharina à bord, glissa sa lance à côté des rames croisées au milieu et poussa l’embarcation avec un grognement pour la mettre à flot. Hanno transportait six mois de ravitaillement. L’avant et l’arrière de la coque du doris étaient encombrés de paquets enveloppés de toiles huilées et solidement attachés avec un filet de crin de cheval. Sharina ne pouvait que deviner le poids que le colosse venait de pousser vers la mer, et elle l’évaluait à trois ou quatre tonnes. Hanno fit quelques pas dans l’eau le long du bateau puis monta par-dessus la poupe verticale quand ils furent suffisamment avancés pour que son poids ne fasse pas frotter la quille contre le fond. Sharina avait retrouvé son souffle. Elle se serra lorsque Hanno traversa le bateau et se laissa tomber sur l’un des deux bancs de nage au milieu. Le doris continua à s’éloigner du rivage. Hanno était agile : pas seulement « agile pour un homme de sa corpulence ». Sharina ne se souvenait pas avoir rencontré un homme aussi grand que le chasseur. Il était plus grand que Garric et presque aussi massif que Cashel. Il plaça les rames dans les dames de nage. Sharina les bloqua avant qu’il le fasse lui-même. Il eut un hochement de tête appréciateur et peut-être surpris puis commença à ramer vers le large. — Ils ont un bateau à vingt rameurs, chuchota Sharina. Elle entendait les marins parler entre eux et le faux Nonnus essayer de donner des ordres à tous en même temps. — Pour le moment, dit Hanno. Il avait l’air plus amusé qu’inquiet. Il fit pivoter le doris pour le placer parallèlement à la côte. Ses coups de rame étaient puissants, mais si silencieux qu’on ne pouvait les distinguer du clapotis naturel des vagues. Ils étaient assez loin pour que l’isle ressemble plus à une masse sombre qu’à un lieu où accoster. Des lumières se mirent à briller de l’autre côté de la bande de basalte. Le faux Nonnus faisait passer des brûle-joncs, de petits roseaux trempés de cire et enflammés. Ils diffusaient une lumière pâle et papillonnante. Sharina se recroquevilla par réflexe. Hanno rit en la voyant faire. — On est encore plus en sécurité maintenant, dit-il. Ces lumières n’éclairent pas au-delà d’une longueur de bras et ces fous vont perdre leur vision nocturne. S’ils étaient malins, ils se disperseraient, s’accroupiraient et resteraient à l’affût des sons que vous pourriez produire. (Il rit encore.) Bien sûr, maintenant, ça ne leur servirait plus à rien, ajouta-t-il. Hanno fit tourner le doris. Il avait contourné le bout de l’isle et se dirigeait de nouveau vers la partie sud, à une longueur de proue de la côte. Sharina ne distinguait la terre de la mer que grâce à la fine marge d’écume qui se formait à leur rencontre. Hanno ramait sans effort et manœuvrait en faisant marche arrière avec une rame tandis que l’autre balayait la mer. Le doris n’avait ni mât ni banc de mât sur la fausse quille. Il devait ramer de Bight à Ornifal, aller et retour… Peut-être plaçait-il une voile triangulaire à la proue pour avancer quand il n’y avait pas de vent arrière. Une ligne de brûle-joncs scintillait à travers la bande de basalte. Les points de lumière se mirent en mouvement tous ensemble vers la pointe est de l’isle, abandonnant l’ouest à un deuxième passage si nécessaire. L’équipage avait allumé un petit feu sur la plage, juste à côté du navire. Sharina vit un homme, ou peut-être deux, surveiller le feu avant que la longue coque lui cache la vue. Hanno gronda et ramena la proue du doris vers l’isle. Sharina regardait la coque du long aviso se dessiner derrière le rameur. Elle entendait les voix des hommes à terre, mais comprenait à peine quelques mots. Sharina massa ses abdominaux douloureux puis posa les doigts sur la garde du couteau pewle. La lumière des étoiles se refléta doucement sur le sourire que lui adressa Hanno. Celui-ci ne regarda par-dessus son épaule qu’au dernier moment. Il inversa le mouvement d’une rame puis fit marche arrière des deux et amena le doris le long de la poupe du navire accosté. Il rentra les rames et posa un doigt sur ses lèvres. Sharina répondit d’un bref hochement de tête. Le bateau du faux Nonnus était incliné, la quille dans l’eau et le flanc bâbord posé sur la plage. Le sol était en pente et le moindre coup de vent risquait de faire verser le navire sur tribord ou de le faire chavirer, mais sur la mer Intérieure, il n’y avait pas de vent au coucher et au lever du soleil. L’ancre pendait d’une corde attachée à la poupe du navire. Le jas était en fer, mais la verge et les pattes étaient en bois de cyprès lesté d’arceaux de plomb. Hanno se leva. Le doris vacilla mais le colosse savait centrer son poids. Il saisit l’ancre d’une main et coupa la bonde raidie de sel d’un coup de lance. Le poids de l’ancre – aussi lourde que Sharina, voire qu’un homme moyen – lui tomba dans la main. Le doris tangua furieusement, heurtant son plat-bord de tribord contre la coque du navire. Sharina ne bougea pas, consciente que si elle essayait de réduire l’oscillation, elle contrarierait les propres ajustements d’Hanno. Le colosse savait ce qu’il faisait. Un marin cria de l’autre côté. — Je tiens la lance ! dit Sharina. Hanno abattit la couronne plombée de l’ancre contre l’aviso, juste au-dessus de la quille. Les planches en pin étaient fines pour un navire de haute mer, mais mesuraient tout de même deux doigts d’épaisseur. Elles se brisèrent comme une vitre frappée par une pierre. Hanno donna la lance à Sharina. Elle s’était préparée au poids mais il lui sembla qu’elle attrapait un arbre coupé. Le manche de plus de deux mètres était en chêne et un long capuchon de fer au bout contre balançait le poids de la large tête. Un marin qui portait un brûle-jonc contourna la poupe et les regarda, bouche bée. — Qu’est-ce que vous faites ? hurla-t-il. Il n’était pas armé. Sharina agita la lance en la tenant à deux mains. — En arrière ! cria-t-elle. Elle ne reprochait rien aux marins ; il s’agissait vraisemblablement de mercenaires, mais heureusement pour eux, pas d’ennemis. Si le faux Nonnus s’était approché d’elle en revanche… Hanno retira l’ancre de la coque et la lança de nouveau contre la paroi de bois comme une masse. La membrure et le bordé cédèrent sous l’impact. Le doris projeta des gerbes d’écume dignes du sursaut d’une baleine mais sa largeur et le poids de son chargement lui évitèrent de chavirer. Le timonier fit le tour de l’aviso. Il portait un arc court bandé, une flèche était déjà encochée. — Lève ta torche ! ordonna-t-il à l’autre marin. Hanno jeta l’ancre sur lui. Un grand bruit mouillé retentit : l’homme et le projectile tombèrent hors de vue. La corde passée dans l’anneau de l’ancre suivit comme un serpent à l’attaque. Hanno saisit les rames et se tint face à ce qui avait été la poupe. Sharina devança son mouvement et s’écarta précipitamment sans lâcher la lourde lance. Le doris, amphidrome, n’avait ni gouvernail ni voile qui imposait une direction à prendre. Ils se mirent en route progressivement, comme une pierre commence à rouler. Le poids du chargement alourdissait trop le bateau et même Hanno n’était pas assez fort pour accélérer brutalement, bien que moins d’une dizaine de coups de rames soient suffisants pour les emmener hors de vue de la côte. Les brûle-joncs se rassemblaient autour de la silhouette noire du bateau. Les marins criaient. Sharina crut même entendre la voix du faux Nonnus. Elle eut un sourire sinistre. S’il parvenait à réparer de tels dégâts en moins d’un jour, c’était assurément un magicien d’exception. — Je n’aime pas voyager de nuit, dit Hanno tandis qu’il ramait en fournissant moins d’effort que pour les éloigner du rivage. Mais cette fois, pas le choix. Au moins, j’avais pu manger avant que ces types débarquent de l’autre côté. — Je vous remercie, dit Sharina. Elle ne se sentait pas prête à raconter ce qui s’était passé – elle n’était même pas sûre de ce qui s’était passé, de ce qui était en train de se passer – mais Hanno n’avait pas l’air d’être homme à demander des explications. La lune venait de se lever au-dessus de la mer, derrière le colosse. Elle sentit le sourire de Hanno qu’elle ne pouvait pas voir dans les ténèbres. — Tout ira bien, jeune fille, dit-il. Sans aucun doute, tout ira bien. — Une forêt ! s’exclama Zahag avec enthousiasme. (Depuis leur fuite de la tour, c’était la première émotion que Cashel entendait dans la voix du primate qui ne soit pas une colère hargneuse.) Enfin une forêt ! Zahag galopa maladroitement vers les troncs humides mangés de mousse. Il avait l’air extraordinairement malhabile car ses bras étaient bien plus longs que ses jambes. Il courait pourtant très vite. En y songeant, Cashel remarqua que la colère hargneuse avait été l’attitude naturelle du primate où qu’ils soient allés. — Sommes-nous revenus à la maison ? demanda Aria en se tournant sur la poitrine de Cashel. Même la princesse avait une voix pleine d’espoir pour une fois. Il la portait au creux de l’un de ses bras, en alternant, depuis midi. C’était la seule solution pour ne pas la traîner, et il était évident que la jeune fille avait fait de son mieux, même si c’était peu, pour faire face à la situation. — Ooh ! s’écria Aria avec dégoût en regardant le paysage devant eux. Oh, comment avez-vous pu m’amener ici ? Elle se mit à pleurer. — Eh bien, ça change du désert, remarqua Cashel, mal à l’aise. Malheureusement, il ne parvenait pas à se persuader que c’était un bon changement. — Oh, quel changement après les rochers qui m’écorchaient les articulations ! s’exclama Zahag en s’éloignant sur le chemin jusqu’à disparaître. Et là, c’est un lézard ! Enfin autre chose que des baies et encore des baies ! — Pouvez-vous marcher maintenant ? demanda Cashel en reposant Aria sur ses pieds. Le chemin devrait être plus facile à suivre et nous serons à l’abri du soleil. Le soleil les avait gênés depuis leur arrivée dans ce lieu, mais Cashel craignait de regretter très vite ses rayons cuisants. La lumière semblait hostile, mais elle ne laissait rien dans l’ombre. Cette forêt rappelait à Cashel son oncle Katchin du hameau de Barca, elle avait le même air poisseux et semblait vous guetter dès que vous aviez le dos tourné. Il sourit. La forêt n’avait pas la vanité verbeuse de Katchin. Peut-être que la situation s’améliorait, après tout. — J’aimerais mourir, murmura Aria, mais elle suivit Cashel d’elle-même lorsqu’il s’engagea sur le chemin. Les arbres n’étaient pas gigantesques. Ils mesuraient dix à douze pas – des doubles pas du talon gauche au talon gauche –, une taille tout à fait naturelle dans un environnement marécageux. Cashel ne comprenait pas comment le sol pouvait être aussi humide. Le paysage de poussière parsemé de buissons épineux s’était subitement métamorphosé en une forêt d’arbres couverts de mousse qui courait jusqu’au sol détrempé. Chacun de ses pas émettait un bruit de succion et ses empreintes brillaient derrière lui comme autant de petites mares. Il jeta son ombrelle de brindilles. Elle s’accrocha à une branche drapée de mousse et les brins desséchés commencèrent à se gonfler d’eau. Cashel sentit une inquiétude sourde le gagner. Il détacha l’ombrelle des filaments humides et la rapporta au seuil de la forêt pour la jeter enfin dans le sable sec. Si le vent la renvoyait dans la tourbière, ce ne serait pas sa faute. — Par la Dame, que venez-vous de faire ? demanda Aria. — Eh bien, cette ombrelle m’a bien servi ces derniers jours, répondit Cashel. Je pense qu’elle ne méritait pas que je l’abandonne ici. Il reprit sa route de son pas tranquille de berger. Il portait son bâton en travers, devant lui, une main de chaque côté du milieu. Il sentait le regard stupéfait de la jeune fille sur lui. Peu lui importait. Cashel n’avait jamais rien vu dans sa vie qui puisse lui faire perdre son sens de la justice. Il portait dans son cœur la certitude qu’un homme qui traitait mal les choses serait un jour traité comme un objet ; mal traité. — Zahag, tu es là ? demanda-t-il. — Qu’est-ce que vous attendez ? répliqua le primate. Sa voix semblait lointaine. Le pépiement mêlé des grenouilles et insectes invisibles assourdissait les voix même à faible distance. Le désert avait été d’un calme mortel, hormis un ululement isolé dans la nuit. C’était également un son assez spectral. Les branches se tordaient en fourches et l’on distinguait avec peine les feuilles des arbres du feuillage de vignes et autres plantes grimpantes qui colonisaient les troncs. La mousse couvrait toute chose. Cashel utilisait son bâton pour l’écarter mais des rideaux humides lui glissaient sur les épaules. — Je n’aime pas cet endroit, dit Aria d’une petite voix. Pour une fois, il s’agissait d’une confession spontanée et non d’une accusation. Elle devait être très effrayée. — Ne vous éloignez pas et tout ira bien, répondit Cashel. (Il se sentit tellement mieux après avoir dit cela qu’il se mit à sourire.) Tout ira bien, princesse, ajouta-t-il. C’est mon travail, vous savez. Je suis berger. Un « plop ! » retentit derrière eux. Le son semblait excessif pour une goutte atteignant le sol, mais comment en être certain ? Une large feuille avait pu se retourner et laisser tomber une grosse quantité d’eau. Zahag cria. Ils entendirent quelque chose avancer dans la forêt avec fracas en frappant l’eau du sol en larges éclaboussures, en direction de Cashel et Aria. Cashel fit glisser ses mains vers les extrémités du bâton et l’abaissa légèrement, en garde. Zahag se jeta aux pieds de Cashel en criant : — Je n’ai rien vu ! Je n’ai rien vu ! Aria se mit à hurler en saisissant Cashel par-derrière. Duzi ! Étaient-ils donc aussi fous l’un que l’autre ? Le silence était retombé dans la forêt. Les petits cris et pépiements reprirent. Rien n’était arrivé à la suite du primate. — On devrait continuer, dit Cashel. (Aria s’était déjà écartée de lui ; Zahag tourna la tête dans la direction d’où il était venu.) J’aimerais être loin d’ici avant qu’il n’y ait plus de lumière. Ils se remirent en route. Il faisait déjà sombre lorsqu’ils s’étaient engagés dans la forêt. Cashel supposait qu’une fois le soleil couché, ils n’y verraient pas plus qu’au cœur d’une grotte. Aria marchait juste à côté de lui, et Zahag restait étrangement près de lui, à sa gauche. Cashel devinait qu’il serait inutile de demander au primate ce qui l’avait effrayé. Loin des yeux, loin du cœur… Le singe semblait prendre l’adage comme philosophie quotidienne. Il n’accepterait jamais d’évoquer de nouveau ce qu’il avait vu ou cru voir parmi les mousses suintantes d’eau. — Je vois des lueurs, dit Aria. Plus loin… là-bas. — Bien, répondit Cashel en tâchant d’adopter un ton chaleureux. (Duzi savait qu’il avait passé suffisamment de nuits d’orage à parler à ses moutons, sans quoi ils paniquaient et s’étouffaient mutuellement en s’entassant dans un coin de l’enclos.) Des champignons luminescents, comme il y en a chez moi. Je pense que leur lumière va nous permettre de continuer à avancer encore un peu. Cashel avait décidé qu’ils marcheraient jusqu’à ce qu’il s’effondre sous les poids combinés de ses deux compagnons de route s’il le fallait. Il était exclu qu’ils s’arrêtent pour dormir où que ce soit. Le chemin avait un léger éclat gris. Les troncs se dressaient comme des spectres verdâtres ou jaunâtres auxquels se mêlaient d’autres teintes blêmes. Il était difficile d’évaluer les distances sans autre repère que cette lueur diffuse et floue. La mousse était le seul végétal de la forêt d’où n’émanait aucune lueur. Cashel ne la voyait plus et trébuchait dans les filaments humides. Aria pleurait doucement. Cashel ne le lui reprochait pas. Au moins, il n’avait plus besoin de se retourner comme il l’avait fait pendant toute la journée pour s’assurer qu’elle suivait. Un bruissement parcourut les arbres. Cashel crut d’abord que quelque chose – ou peut-être une multitude de petits « quelque chose » – se trouvait au-dessus de lui, mais lorsqu’il regarda, il ne vit que des branches nues dont les lignes tortueuses se détachaient devant les étoiles inconnues. De jour, il n’avait pas pu distinguer le ciel à travers la canopée. — Regardez ! s’écria Zahag en tirant le bas de la tunique de Cashel. (Sa voix débordait du besoin désespéré de croire, un ton très différent de la réelle conviction.) Là-bas, devant nous : une vraie lumière. On est sauvés, plus qu’à atteindre la lumière ! — Oui, oui, nous verrons une fois arrivés, répondit Cashel d’une voix basse en surveillant les deux côtés du chemin qu’ils suivaient à pas lents. Il lui avait également semblé apercevoir les flammes d’un feu scintiller entre les arbres, mais cette forêt était tellement étrange qu’il préférait ne rien prendre pour acquis. Cashel sourit. Il marchait entre un singe parlant et une princesse, mais il n’était pas certain que la lumière qu’il avait vue était un vrai feu. Les habitants du hameau de Barca le prendraient pour un fou. Il se retint de rire. Aria et Zahag penseraient aussi qu’il avait perdu la raison s’il se mettait à rire maintenant. Les branches chuchotaient au-dessus de leur tête. Une vague phosphorescente soulignait leur mouvement depuis le coucher du soleil. Cashel n’aurait pas su déterminer à quelle distance se trouvait la lumière dans la nuit, mais elle semblait se rapprocher. Il ne s’agissait sans doute que du gaz des marais qui s’échappait en feu follet. Il n’y avait pas à s’inquiéter. — C’est bien un feu ! s’exclama Aria. Oh, je le vois maintenant. (Puis elle ajouta d’une voix étranglée :) Oh, je vous en supplie, Divine Dame, faites que ce soit un feu ! Ils avaient atteint une clairière. Devant eux se dressait une tour bâtie en rochers solides couverts de lichen… et non pas une sucrerie rose qui tombait en poussière si quelqu’un avait le malheur de trébucher dans l’escalier. Et il y avait également un feu, un tas de bois qui brûlait dans un seau de fer au sommet d’un poteau, comme la balise d’un phare au sommet de la tour. La lumière vacillante éclairait des silhouettes qui parcouraient les remparts. — Ohé, vous dans la maison ! s’écria Cashel en se dégageant des dernières branches tordues. Aurait-il fallu dire « tour » plutôt que « maison » ? Il était si heureux de voir une construction humaine qu’il avait parlé comme s’il avait croisé une ferme après une longue route dans le noir. — Disparaissez, monstres ! hurla une voix stridente. Ou nous vous tuerons ! Le feu cracha quelques étincelles avant de se ramasser en une faible pulsation orange et rose. Il était presque éteint. Le bois de cette forêt était soit trop humide pour brûler soit si pourri qu’il n’était plus qu’un amadou qui faisait un piètre lit de charbon. Cashel s’avança. — Nous ne sommes pas des monstres ! cria-t-il. (Il tenait son bâton debout à côté de lui pour ne pas avoir l’air menaçant, mais les hommes en haut de la tour ne devaient pas distinguer les détails.) Nous avons juste besoin d’un endroit où dormir pour la nuit. Et peut-être aussi de savoir quel était cet endroit. Ce serait assez plaisant… — Partez ! répéta la voix. Cashel entendit un cliquetis sur les remparts. Un engrenage, pensa-t-il. Une roue à rochet et un cliquet… Quelqu’un utilisait un treuil pour armer une puissante arbalète ! — Eh ! cria-t-il en avançant, sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’il faisait. Ne jouez pas à ce jeu-là avec moi ou j’abattrai cette tour. Par le Berger, je le ferai ! Il frappa le sol devant lui avec le bout de son bâton. L’arme brilla d’un feu bleu en baignant un instant Cashel d’une lueur froide. Il sentit tous ses poils se hérisser. — C’est un homme ! cria précipitamment quelqu’un sur les remparts. Qu’est-ce qu’un homme peut bien faire ici ? — Maintenant laissez-nous entrer, mes amis et moi, cria Cashel, vaguement embarrassé par sa colère et la lumière qu’il avait créée. (La lueur l’avait surpris, mais au moins les hommes de la tour avaient pu voir qu’il n’était pas un monstre.) Nous cherchons seulement un abri pour la nuit… Le feu émit un dernier sanglot et s’éteignit. Les vestiges de lumière suffisaient à peine à deviner les fortifications, sans parler de ceux qui se trouvaient derrière. — Nous descendons l’échelle, dit la première voix. Mais ne perdez pas de temps. Ils peuvent attaquer d’une seconde à l’autre. Quelque chose bruissa et claqua en tombant le long de la tour. Cashel évalua où se trouvait l’objet à la lueur des étoiles et s’approcha. C’était une échelle de corde dotée de barreaux en lattes de bois. — Venez ! lança-t-il par-dessus son épaule en un chuchotement qu’il espérait assez puissant. Il n’avait pas voulu que ses compagnons le suivent au cas où les hommes se seraient mis à décocher des flèches, mais à présent il ne souhaitait pas non plus les laisser en arrière. Il n’avait aucun mal à croire que des monstres se cachaient dans la forêt. Zahag le dépassa rapidement et saisit l’échelle, mais Cashel le tira en arrière par l’un de ses longs bras poilus. Le primate émit un cri aigu de frustration mais n’osa pas essayer de mordre Cashel. — Avez-vous besoin d’aide, princesse ? demanda ce dernier. Aria ne répondit pas, attrapa fermement l’échelle et se mit à monter. Elle ne fut bientôt plus qu’une vague forme pâle qui se détachait sur la pierre. Cashel lâcha le primate. — Et ne t’avise pas d’essayer de la dépasser ! prévint-il. Mais Aria avançait rapidement et les craintes de Cashel sur ce point se révélaient infondées. Les escaliers abrupts de la tour de pierre rose l’avaient habituée à cet exercice. Cela ne lui avait pas enseigné la politesse, mais c’était sans doute le cas de bien des princesses. — C’est une femme, dit une autre voix sur les remparts. Oh, est-ce que c’est vraiment une femme ? Cashel s’engagea sur l’échelle à son tour. Il tenait son bâton devant lui, niché au creux des coudes, et avançait lentement, lourdement. S’il avait gardé la corde qui avait servi à escalader la tour d’Aria, il n’aurait pas eu à se dandiner de la sorte comme un vieil homme courbaturé. Mais il n’avait plus la corde et il était hors de question qu’il abandonne son bâton sur le sol. — Eh, un monstre ! hurla l’un des hommes. L’acier jaillit du rempart dans une gerbe d’étincelles rouges. Il entendit le primate marmonner à toute allure quelque part dans l’ombre et en déduisit qu’il était indemne. Il avait apparemment sauté sur le côté de l’échelle, sur le mur. Les pierres étaient si érodées qu’il semblait à Cashel que même un homme, dans l’urgence, aurait pu facilement trouver des prises où passer les mains… et les pieds, et escalader la tour. — Eh ! cria-t-il. (Il tenait son bâton d’une main tout en se dépêchant de monter les dernières lattes, une posture bien trop risquée que seule sa hâte justifiait.) Arrêtez ! Ce n’est pas un monstre, c’est mon ami ! Cashel escalada les remparts. Le sommet de la tour marquait un décrochement et ses pieds ne touchèrent pas le mur le temps des deux derniers appuis. Il apprécia de sentir la pierre sous ses pieds plutôt que l’échelle instable, qui n’avait pas été conçue pour supporter un poids tel que le sien. — Arrêtez ça immédiatement ! ordonna Cashel. Qui commande parmi vous ? Il frappa le sol avec son bâton. La virole de cuivre jaune ne projeta pas d’étincelles comme l’auraient fait les embouts de fer de son bâton de noyer blanc, mais le bruit sourd qu’elle produisit résonna suffisamment pour attirer l’attention de la dizaine d’hommes présents. Un homme trapu, moustachu, qui portait un casque et une hallebarde, s’éclaircit la voix. — Je suis le capitaine Koras, répondit-il. Vous prétendez que votre compagnon est un homme ? Je le trouve bien poilu. — Poilu ? releva Zahag d’une voix courroucée, à peu de distance sous les remparts. Je vais arracher ta moustache ébouriffée si tu détestes les poils au point de me lancer une hache ! — Zahag, tais-toi ! ordonna Cashel. (Il s’éclaircit la voix et continua :) C’est un primate, pas un homme, mais ce n’est pas un monstre. Et comme je vous l’ai déjà dit, c’est mon ami. Il lui semblait étrange de qualifier Zahag d’« ami ». Pourtant, c’était certainement la vérité. Aria s’approcha et se blottit contre le bras de Cashel, visiblement mal à l’aise parmi les soldats. Elle le gênerait s’il devait se servir de son bâton, mais il doutait devoir en arriver là. — Il faut remonter l’échelle, murmura un homme. Ils vont bientôt attaquer, à mon avis. Koras posa le poing devant sa bouche et eut un toussotement rauque. — Je ne mets pas votre parole en doute, monsieur, dit-il, mais j’ai eu l’impression que cette créature parlait. Je veux dire, votre ami. — C’est vrai, répondit Cashel. (Il n’y avait pas d’autre source de lumière que les étoiles, et les hommes qui l’entouraient étaient de vagues silhouettes.) Il parle, mais c’est un primate. Il appartenait à un magicien. Un homme s’approcha de Cashel, passa devant lui et se mit à remonter l’échelle. Les battants résonnaient contre la pierre comme un xylophone. Cashel s’étonna que des baguettes de bois puissent émettre une musique aussi variée. — Très bien, reprit Koras, si vous répondez de lui… Seulement, c’est la première fois que je rencontre un primate doué de parole. — Viens Zahag, dit Cashel. Ils nous laissent dormir ici. Il tendit son bâton par-dessus les remparts pour que le primate n’ait pas de difficulté à escalader le dénivelé. Zahag se contenta de prendre appui d’une main sur un impact de flèche pour se projeter au-dessus des remparts. Le primate était d’une grande force pour sa taille. — Dormir ? dit un soldat. Ici, on ne dort que le jour, étranger. — Ils vont bientôt attaquer, acquiesça le capitaine Koras. Votre arrivée par ce chemin les a sans doute déconcertés, mais… — Ils arrivent ! cria un soldat. Des hurlements horribles s’élevèrent de la forêt tout autour d’eux. Un soldat retourna armer l’arbalète ; un autre tira une flèche d’un carquois et l’encocha sur son arc court. Cashel regarda par-dessus les remparts. Il apercevait des mouvements au sol, mais ils n’étaient pas plus distincts que s’il avait observé la marée par une nuit sans lune. Une lueur rose parcourut le sol et illumina la nuit comme un éclair. Cashel vit les monstres qui attaquaient la tour se découper nettement devant la lumière. Son angle de vision lui donnait l’impression qu’ils étaient plus petits, mais ce n’était pas ce qui faisait d’eux des monstres. Certains avaient des corps d’animaux ; d’autres des têtes d’animaux. Ils portaient des lambeaux d’armures et de vêtements humains, et leurs armes allaient de longues épées à de simples pierres qu’ils tenaient dans une main ou davantage : ils avançaient sur deux ou quatre pattes ; une créature monstrueuse ondulait sur plus de membres qu’un mille-pattes et tenait une hache dans chacun de ses quatre bras. Certains portaient des échelles. L’éclat de lumière s’était évanoui et il ne restait que la sensation de mouvement. — Aria, descendez à l’intérieur si vous pouvez ! dit Cashel. Il fit glisser ses mains sur son bâton, pour affiner sa perception du bois sous ses doigts en attendant que la première des hordes hurlantes arrive à portée de ses coups. La place près du bâtiment où logeait Ilna se trouvait à l’intersection de trois rues. La fontaine qui s’y dressait ne fonctionnait pas. Son nouveau projet était de faire réparer l’arrivée d’eau mais elle n’avait pas encore déterminé si elle utiliserait la corruption ou l’extorsion pour convaincre les autorités de la ville. Même sans point d’eau, la place était généralement animée ; elle était l’ersatz de parc le plus convaincant que le Croissant pouvait s’offrir. Les tours de magie qui y étaient présentés ce jour-là auraient attiré les foules dans n’importe quel quartier d’Erdin. Ilna se trouvait au premier rang. Les habitants du Croissant connaissaient dame Ilna et lui cédaient le passage. S’ils ne le faisaient pas, l’un de leurs voisins leur apprenait la politesse d’un solide coup de coude… ou de brique. Ilna n’encourageait pas cette attitude, mais elle n’aurait pu l’empêcher même si elle l’avait voulu. De toute manière, ce monde manquait cruellement de politesse. Le jeune homme vêtu de soie rouge dit un mot qu’Ilna entendit sans le comprendre ; il fouetta l’air avec son athamé. Une fleur de lumière couleur rubis apparut, grandit, s’ouvrit et s’élargit en une sphère si large qu’Ilna n’aurait pu la tenir entre ses bras tendus. Une ville de lumière scintillait au cœur de la sphère : des maisons basses et un port où glissaient quelques bateaux. Ilna parvenait même à distinguer les habitants qui déambulaient dans les rues. — Oooh ! soufflèrent les spectateurs. — C’est Pandah ! s’écria un homme qui arborait un pantalon ample et une large ceinture de soie éclatante comme les marins en portaient à terre. Par le nez de la Dame, c’est Pandah ou je ne suis qu’un fermier ! L’image se recroquevilla sur elle-même et s’évanouit. Le jeune homme recula et s’essuya le front. Il suait autant qu’un fort des Halles et semblait épuisé. Il avait de bonnes raisons de l’être. La plupart des spectateurs pensaient se trouver face à un illusionniste singulièrement talentueux, mais Ilna avait vu suffisamment de magie pour la reconnaître lorsqu’on l’exerçait devant elle. Voder avait dit que l’assistant handicapé du jeune homme s’appelait Cerix. Il dirigea son fauteuil parmi la foule d’une main et tendit un bol de bois de l’autre. — Pendant que le grand maître Halphemos se repose avant son final étourdissant, dit-il, il est temps que vous, bonnes gens, lui montriez à quel point vous appréciez son art. Donnez pour le maître qui vous offre son talent ! Qualifier le Croissant de quartier pauvre était un doux euphémisme. La moitié des habitants avaient certainement prévu de disparaître avant la fin de l’une ou l’autre semaine pour éviter le collecteur des loyers. Pourtant, plusieurs jetèrent quelques piécettes dans le bol. Des pièces de cuivre, bien sûr, et le bruit métallique d’un sou de fer triangulaire de Shengy : il s’agissait un butin bien supérieur à ce qu’avaient reçu tous les artistes de rue qui étaient passés sur la place depuis que les bâtiments de brique avaient remplacé la boue d’un terrain vague. Ce n’était pourtant rien comparé à la valeur du spectacle. Halphemos et son assistant, qui avait tracé les cercles de pouvoir avant chaque incantation, auraient pu se produire devant le comte lui-même pour une récompense sonnante et trébuchante. L’homme handicapé approcha son fauteuil d’Ilna. — Belle dame, voulez-vous prouver à maître Halphemos que le spectacle vous a plu ? dit-il en faisant tinter les pièces dans le bol. Ilna hocha brièvement la tête. Ses vêtements étaient propres et sans retouches ; dans le Croissant, cela faisait d’elle un membre de l’élite. Elle laissa tomber une pièce d’argent dans le récipient. Plusieurs personnes autour d’elle poussèrent une exclamation étouffée en entendant le tintement caractéristique. L’homme handicapé saisit la pièce et la mit dans sa bouche à l’abri des voleurs, tout en jetant à Ilna un regard stupéfait. — Je vous verrai après la représentation, dit Ilna. Je pense que vous me cherchez. Cerix fit tourner son fauteuil et revint vers Halphemos alors qu’il n’avait sollicité que la moitié de la foule. Ils échangèrent quelques chuchotements. Ilna leur adressa un sourire sinistre. Elle ignorait pourquoi un magicien pouvait souhaiter la voir, mais tel était le cas. Elle ne voyait pas de raison pour attendre encore avant de connaître le fin mot de l’histoire. Ce n’était certainement pas une bonne nouvelle. Il ne fallait jamais faire attendre les mauvaises nouvelles. C’était de la lâcheté. Cerix dessina rapidement un nouveau dessin sur le sol avec un charbon de bois comme il l’avait déjà fait. Au cours du spectacle, la « scène » sur laquelle œuvrait Halphemos s’était progressivement décalée vers la droite pour permettre à son assistant de nettoyer les briques où tracer les symboles suivants. Ilna supposait que ces signes n’avaient pas de sens même pour quelqu’un qui savait lire, mais ils semblaient nécessaires pour que l’incantation fonctionne. Halphemos s’approcha et s’inclina légèrement vers Ilna en signe de remerciement. Il semblait toujours fatigué, mais un enthousiasme nerveux fit vibrer sa voix lorsqu’il commença à murmurer des sons qui n’étaient pas des mots destinés aux humains. Une goutte de lumière rubis flotta dans les airs, enveloppée de lueurs dansantes. Pendant un instant, Ilna ne distingua rien sinon des brumes mouvantes. Quand soudain, un serpent rouge sang surgit de la lumière… — Non ! hurla Cerix. Il se précipita vers le cercle de pouvoir pour en effacer les lignes, mais Halphemos avait déjà jeté son athamé. L’image disparut comme une tache de sang avalée par le sable. Ilna avait enroulé son lacet autour de ses doigts par réflexe. Elle rangea le cordon de soie sous sa ceinture. La foule poussa des hurlements, des cris étranglés et – lorsque l’image s’évanouit – des exclamations de joie et des battements de pied enthousiastes. Ils avaient eu peur, mais ils pensaient que cela faisait partie du spectacle. Une fois l’émotion passée, ils étaient ravis. Halphemos s’assit. Ilna plissa les yeux pour observer sa robe de soie sur le pavé souillé. Son athamé en spirale, une corne ou peut-être une dent, était tombé devant lui. Il tendit la main, le regard vide, mais la retira vivement avant d’avoir touché l’objet. Cerix avait le teint gris. Il fit un geste pour disperser la foule et cria : — Le spectacle est terminé ! Maître Halphemos doit se reposer maintenant ! Une prostituée qui habitait une chambre dans l’immeuble d’Ilna s’approcha pour jeter une pièce dans le bol de Cerix. Il lui adressa un regard si féroce qu’elle recula, stupéfaite. — Par tous les dieux, dit Cerix à Halphemos, la voix rendue rauque par la peur, qu’as-tu fait ? Il sentit la présence d’Ilna et se retourna, furieux, pour la chasser, avant de la reconnaître. — Emmenons-le chez Anno, dit-elle. C’est la taverne derrière vous. Nous pourrons utiliser la chambre de derrière. — L’illusion devait montrer le roi Valence dans son palais, murmura Halphemos, autant pour lui-même que pour Cerix ou Ilna. J’avais utilisé le comte de Sandrakkan en ouverture, alors je n’ai fait que changer les noms pour obtenir un final différent. — Venez, dit Ilna en posant la main sur le bras du jeune homme. Comme il ne réagissait pas assez vite, elle le souleva. Halphemos chancelait mais il se mit docilement debout. Elle ramassa l’athamé avec sa main libre. Ils parcoururent laborieusement les quelques mètres qui les séparaient de la taverne. Quatre gobelets d’étain étaient enchaînés au comptoir de pierre face à la rue. La famille vivait à l’arrière, mais Anno était prêt à installer une table et un tabouret si quelqu’un était disposé à payer trois pièces de cuivre pour son vin au lieu de deux. La femme d’Anno – ou peut-être sa sœur, Ilna n’avait pas cherché à le savoir – ouvrit la barrière de bois derrière le comptoir pour les laisser passer. Elle avait certainement écouté ce qu’ils disaient. Un homme, dont les pouces étaient ornés de larges anneaux d’or, tira la manche d’Halphemos avant qu’il suive Ilna à l’intérieur. — Mon bon jeune monsieur ! dit-il. En prenant pour agent un homme comme moi, qui connaît le marché local, vous pourriez devenir plus riche que dans vos rêves les plus fous ! Ilna le regarda. — Disparais, Mangard, dit-elle. Et pendant que j’y pense : je ne veux plus jamais entendre dire que tu as menacé l’une de tes filles avec un couteau. Si cela devait se reproduire, je serrerais dans mon lacet une partie de ton anatomie bien plus sensible que ta gorge. Tu as compris ? — Je, heu…, balbutia Mangard. Il chercha en vain la meilleure réponse, ce qui signifiait probablement qu’il avait compris. Ilna grimaça tandis que le proxénète prenait ses jambes à son cou. Ce qu’elle pensait avoir vu dans la dernière illusion d’Halphemos avait dû la perturber plus qu’elle n’avait cru. Elle n’avait pas l’habitude de proférer des menaces comme celle qu’elle venait d’adresser à Mangard. Non pas parce qu’elle n’était pas capable de les mettre à exécution ; mais plutôt parce qu’une fois les mots lâchés, elle devrait s’y tenir. Cette idée la dégoûtait. Halphemos s’assit, l’air toujours légèrement absent. Cerix approcha son fauteuil et se plaça devant la table, le menton à peine au-dessus de la tablette. C’était une situation bien étrange pour poursuivre une conversation, mais elle conviendrait. — Du vin pour ces deux hommes, dit Ilna. Elle sortit deux pièces de sa bourse. Elles étaient en bronze brossé d’argent, frappées à Carcosa une génération auparavant. Au cours actuel, elles valaient trois pièces de bronze de Sandrakkan chacune. — Vous n’avez pas à payer, ma dame, intervint le tavernier. Ilna sourit. — Bien au contraire, dit-elle. Je veux payer. Et j’aimerais n’avoir aucune dette plus lourde que deux coupes de ton vin. — Vous êtes bien Ilna os-Kenset ? demanda Halphemos en acceptant l’athamé que lui donnait Ilna en silence. Il avait retrouvé ses couleurs ; lorsque le vin fut servi, il but normalement et n’avala pas avec hâte comme Ilna aurait cru. Il ne s’étouffa pas non plus en goûtant la boisson. Halphemos portait certes de la soie désormais, mais ce n’était pas la première fois qu’il buvait de la lie diluée d’eau dans une taverne des quais. — Oui, répondit Ilna. (Même si cela lui avait semblé nécessaire, elle n’aurait pas su se conformer aux politesses banales d’usage.) Pourquoi me cherchiez-vous ? Cerix fronça légèrement les sourcils et se demanda comment il devait répondre à la question abrupte. Halphemos se contenta de hocher la tête en regardant son gobelet – il n’était pas enchaîné à l’arrière, mais n’était pas lavé plus souvent pour autant – et répondit : — Dame Sharina, je veux dire Sharina os-… — Je la connais, interrompit Ilna d’un ton neutre. — Sharina nous a dit de venir vous trouver, poursuivit Halphemos. J’ai fait disparaître votre frère par erreur. Elle pensait que vous pourriez… — Ce n’était pas ta faute ! coupa Cerix avec fureur. Je ne cesse de te le répéter, tu n’aurais pas commis une telle erreur. Regarde comme tu as su interrompre ton rituel aujourd’hui ! — J’ai prononcé une incantation et votre frère Cashel a disparu, reprit Halphemos sur un ton d’amer remord qu’Ilna reconnut pour l’avoir souvent perçu dans sa propre voix. Cerix pense qu’avec votre aide, nous pourrions le retrouver. Et nous assurer qu’il est en sécurité. Dans le Croissant, les taverniers ne gâchaient pas leur argent pour acheter des brassées de fougères dont les aubergistes plus nantis jonchaient le sol. Il y avait des nattes de seigle séché brisées par les lits gigognes où dormaient Anno et sa famille. Ilna ramassa quelques brins de paille et commença à les tresser, presque inconsciemment. — Il aurait dû y avoir trois autres personnes avec mon frère et Sharina, dit-elle. Garric or-Reise, une vieille femme appelée Tenoctris et… une femme de mon âge. Assez séduisante. — Le bateau qui transportait Cashel et dame Sharina a été englouti par un monstre, dit Cerix. Ceux qui les accompagnaient sont certainement morts maintenant. Ilna regarda son écharpe, l’autre moitié du tissage qu’elle avait offert à Liane. L’étoffe n’avait pas changé depuis qu’elle l’avait retirée du métier. — J’en doute, dit-elle, mais ce n’est pas ce qui nous préoccupe pour le moment. Que voulez-vous de moi ? Elle regarda ce que faisaient ses mains. La paille était sale. Elle lâcha le motif sur la table et se demanda s’il y avait dans la taverne un chiffon qui ne lui rendrait pas les doigts plus sales qu’ils l’étaient déjà. — Si vous possédez un objet de votre frère…, commença Halphemos. — Un instant ! interrompit Cerix. Il saisit le tissage de paille pour le regarder dans le bon sens puis regarda Ilna, émerveillé et surpris. — Pourquoi avoir écrit « Valles » ainsi, ma dame ? — Je n’ai rien écrit, rétorqua Ilna avec une colère mal contenue. Je ne sais pas écrire. Ni lire, si cela vous intéresse. — Vous avez écrit le mot « Valles », ma dame, dit Cerix. (Il posa le tissage sur sa paume et le montra à Ilna.) En Écriture Ancienne. Halphemos lui adressa un sourire. — Je sais lire, dit-il…, admit-il ? Mais je dois encore prononcer les mots à voix haute, et je ne connais pas l’Écriture Ancienne. — Je ne connais aucune écriture, répliqua Ilna en considérant le dessin avec irritation. Mais elle avait bel et bien tissé le motif tel qu’il était. — Êtes-vous magicienne vous-même, ma dame ? demanda doucement l’homme privé de ses jambes. — Je n’ai jamais eu cette impression, dit Ilna. (Elle grimaça :) Je ne sais pas. — Quoi qu’il en soit, dit Cerix, je pense que nous devrions aller à Valles. J’aurais aimé que ce signe soit plus développé pour que nous sachions ce que nous cherchons, mais la situation s’éclaircira sans doute le moment venu. Halphemos hocha la tête trois fois, comme s’il se cognait à un mur invisible. Il regarda Ilna. — Viendrez-vous avec nous, dame Ilna ? demanda-t-il. Il avait un sourire agréable. Cette expression semblait naturelle chez lui. — Oui, je pense qu’il le faut, dit-elle en se levant. Je vais faire le nécessaire concernant mes affaires ici, mais je devrais être prête à partir d’ici quelques jours. Cerix s’éclaircit la voix. — Il y a également la question financière, dit-il. Le garçon et moi avons assez d’économies pour… — Je me charge de payer nos places sur un bateau, coupa Ilna. Il s’agit de mon frère, après tout. Elle les salua froidement d’un hochement de tête et sortit de la taverne. Elle avait passé la plus grande partie de sa vie à prendre soin de Cashel, elle n’avait donc aucun mal à garder à ce devoir une place privilégiée dans ses pensées. Et c’était une bonne chose, car elle savait que dans le cas contraire, elle serait obligée de penser à Garric, dans le ventre d’un monstre marin. Héron, dix-septième jour (plus tard) — Arsenoneophris miarsau, dit Tenoctris d’une voix ferme. Pour cette incantation, elle avait inscrit les mots de pouvoir sur un triangle équilatéral tracé sur le sol du temple. — Arsenoneophris miarsau, répéta Liane en lisant les symboles à son tour. Tout comme Garric, elle connaissait l’Écriture Ancienne, même s’ils ne trouvaient pas plus de sens dans les mots de l’incantation que dans le pépiement des pinsons qui voletaient parmi les têtes d’asclépiades dans la prairie toute proche. — Arsenoneophris miarsau, dit Garric. Le rituel n’était pas avancé, mais Garric avait déjà l’impression d’essayer de parler la bouche remplie de galets secoués par le courant. Les mots étaient simples comme un manche de hache, mais les utiliser à des fins humaines réclamait autant d’effort que de manipuler avec force et habileté l’outil tranchant. Le portail était d’une autre sorte que celui qui les avait amenés du Golfe à la prairie, mais Garric et Liane n’avaient que vaguement conscience de cette différence. Tenoctris leur avait expliqué qu’elle ne pouvait l’ouvrir que pour elle ; si ses compagnons voulaient la suivre, ils allaient devoir prononcer eux aussi l’incantation. Une fois engagés dans le passage, Tenoctris se chargerait de le maintenir en place seule… si elle en avait la force. Berger, protège-moi de ton bâton, pria silencieusement Garric entre deux phrases. Dame, guide mes pas. — Barichaa Kmephi, dit Tenoctris. Elle marquait chaque syllabe d’un coup de sa baguette, une tige souple de saule, cette fois. Garric l’avait coupée net à l’aide du couteau de fer qu’il portait, comme tout paysan du hameau de Barca. — Barichaa Kmephi, reprit Liane. — Barichaa Kmephi, répéta Garric. Les galets avaient la taille de poings serrés désormais ; il avait la gorge sèche et il étouffait. Le triangle tracé sur le sol du temple était brillant mais autour, tout semblait noyé dans l’ombre. Garric n’entendait plus le chant des oiseaux, il ne voyait plus les murs. Pourtant, il lui aurait suffi de tendre le bras pour sentir le marbre verni sous ses doigts. — Abriaoth alarphotho seth ! cria Tenoctris. Garric vit la vieille femme s’élever. Elle disparut comme du sel dilué dans l’eau. — Abriaoth alarphotho seth, répéta Liane qui chancela entre la cinquième et la sixième syllabe. Les ténèbres l’engloutirent comme Tenoctris. Garric était seul dans le néant. Une voix qu’il reconnut presque se mit à rire. — Abriaoth alarphotho seth, dit-il. Il s’éleva, poussant les mots hors de sa bouche comme s’il avait dû pousser un rocher au sommet d’une colline. Lorsqu’il sentit ses pieds se reposer sur une surface solide, il comprit enfin qu’il avait réussi. Le chemin sur lequel ils se tenaient scintillait comme un fil d’argent dans un désert stérile. Tenoctris s’était effondrée à genoux ; Liane l’aidait à se relever. Le chemin sembla s’évanouir devant eux, mais il retrouva toute sa froide majesté lorsque Tenoctris reprit l’incantation. Le vent soufflait sur la lande, mais Garric ne sentait pas la poussée des rafales qui tordaient les buissons dans des sursauts de douleur. Tant que Tenoctris continuerait à parler, ils seraient tous les trois isolés du paysage qui les entourait. Liane essayait de guider Tenoctris en avant. Garric s’avança et prit la vieille femme dans ses bras. Elle n’était pas plus lourde qu’un agneau nouveau-né. Garric se remit en route. Sa foulée était celle d’un homme qui ignore la distance qui s’étend devant lui mais qui est déterminé à la parcourir quelle qu’elle soit. — Iao el nephtho, murmura Tenoctris contre sa poitrine. Le chemin était aussi lisse et dur qu’une route pavée. Des moutons se briseraient les sabots sur une telle surface. Un homme pourrait facilement s’y blesser, même un paysan aux pieds couverts de corne, habitué à ne porter des chaussures que lorsque les mares étaient gelées. Garric entendit encore le rire. Il était aussi glacial que le vent qui fouettait le désert. Il regarda par-dessus son épaule. Liane le suivait de près et bougeait les lèvres. Elle se contraignit à sourire lorsqu’elle croisa le regard de Garric. Il se demanda si elle priait. La femme de lumière perlée marchait à côté du chemin. L’illusion souffla un baiser vers Garric puis fit mine de tendre les mains vers la gorge de Liane. Son rire résonna de nouveau. Chaque perle de ce chapelet glacial était comme une dague gelée qui transperçait le cœur de Garric. Duzi, toi qui veillais sur moi au hameau, viens à mon secours ici aussi. J’ai grand besoin de ton aide. Tenoctris bougeait toujours les lèvres, mais Garric n’entendait plus les mots, pas même faiblement. La vieille femme avait fermé les yeux. Elle disait qu’elle était faible. C’était peut-être le cas… pour une magicienne. Garric n’avait jamais rencontré quelqu’un doué d’une telle force de caractère. Il continua à avancer. Le spectre continuait à les suivre en riant, mais elle ne franchissait jamais le bord du chemin argenté. Liane ne semblait pas consciente de sa présence ; mais elle n’aurait pas montré sa peur même si elle avait pu voir la femme. En compagnie de telles femmes, un homme n’avait guère d’autre choix que de briller par son courage. — Encore un effort, mon garçon, murmura une voix dans l’esprit de Garric. Marche régulièrement, comme tu le fais. Ne les laisse jamais t’imposer leur rythme. Et ne cours jamais, au grand jamais, lorsque tu ne sais pas ce qui se trouve devant toi. Sois sûr que la première fois où tu le feras, tu apprendras une leçon bien douloureuse. Garric ne distinguait plus les buissons torturés. Ils étaient pourtant toujours là, et il savait que la créature spectrale marchait toujours à ses côtés. Son rire résonnait, aussi cru que la lumière dansant sur la lame d’un bourreau. Cela n’avait pas d’importance. Garric avançait, un pied après l’autre, conscient des battements de cœur d’une vieille femme contre sa poitrine. Garric ne se souvint pas avoir fait le dernier pas. Ses pieds rencontrèrent la pierre, plus douce que le chemin de lumière argentée, et il s’écroula. Liane s’effondra sur lui. Ils restèrent tous les trois à terre, haletants, silencieux. Des feuilles, et des aiguilles de pin, parfois encore accrochées à des brindilles cassées par le vent, jonchaient le sol. Ils se trouvaient dans un petit temple semblable à celui dans lequel Tenoctris avait tracé le triangle de pouvoir. Une chouette ulula, la lune qu’ils apercevaient par la porte n’était qu’un mince croissant. Il s’était écoulé bien plus de temps que Garric n’aurait cru depuis que le Golfe les avait avalés. Mais désormais, ils étaient de retour, de retour dans le monde où ils étaient nés. Puisse Duzi me garder de devoir le quitter encore ! Tandis que Hanno se préparait à tirer le doris plus avant sur la plage de sable, Sharina saisit le rouleau de corde d’amarrage et avança sur le rivage. Un pin poussait sur la crête, au bord de la ligne de marée ; il était chétif, mais pour avoir poussé là, il devait avoir des racines ancrées dans une base plus ferme que du sable. — Attention, ne vous mettez pas sur mon chemin, jeune fille, que je ne vous piétine pas ! s’écria Hanno. (Il saisit d’une main la bitte à l’avant du bateau et l’étrave de l’autre, suffisamment bas pour pouvoir soulever tout en tirant son autre prise.) Je peux bouger cette grande fille sans ton aide. Sharina ne tint pas compte de cette insulte faite à son intelligence. En travaillant à l’auberge de son père, elle s’était habituée à ce que les hommes pensent que puisqu’elle était jolie elle n’avait pas plus de cervelle qu’un chaton. La moitié des marchands et des conducteurs qui venaient à la foire aux moutons, et tous les lourdauds qui escortaient réellement les moutons pour le compte des conducteurs qui les achetaient, semblaient avoir cette même idée. Certains hommes du hameau de Barca avaient en fait une attitude semblable, même s’ils auraient dû mieux la connaître. Elle s’agenouilla et enroula l’extrémité de la corde autour du pin. Hanno grogna ; tirer le doris chargé de marchandises sur le sable représentait un effort immense, même pour lui. Sharina réserva une longueur de bras pour donner du mou à la corde et noua l’extrémité sur elle-même pour former la première des deux demi-clés qu’elle voulait faire. Elle sourit. Il arrivait qu’un homme traite aussi Ilna comme si elle ne comprenait rien. Cela se produisait rarement deux fois avec le même homme. Hanno termina sa tâche sur un « hunff ! » qui mêlait à la fois un cri d’effort et de triomphe. Sharina tendit la corde, fit glisser la première demi-clé contre le tronc puis la bloqua avec un autre nœud de batelier à l’intérieur tandis que Hanno approchait. Elle se redressa et se frotta les mains pour brosser les fibres de corde salées. Hanno sourit. Il tenait la grande lance dans sa main droite. — Il va falloir que je fasse attention à ce que je vous dis, c’est ça ? — Vous n’êtes pas obligé, répondit Sharina. Vous avez autant le droit de vous ridiculiser que les autres hommes. — Et j’y parviens avec talent, on dirait, ajouta-t-il. Enfin, j’essaie d’apprendre. Hanno regarda par-dessus son épaule la mer qui brillait sous les rayons de la lune. L’isle où ils avaient abandonné le faux Nonnus se trouvait loin à l’ouest. Il revint vers le doris sans vérifier le nœud de l’amarre ; ce que Sharina aurait pourtant jugé raisonnable de sa part. — Que diriez-vous d’un repas digne de ce nom, jeune fille ? demanda-t-il en sortant du bateau un paquet de peaux tannées qui avait voyagé au centre du navire et non sous le filet. J’ai du feu dans une calebasse et je peux faire mijoter quelque chose en un rien de temps. — Non, le poisson séché que vous m’avez donné pendant le voyage me suffit, répondit Sharina. (Elle sentait la tension la gagner. Elle se retint d’approcher la main du couteau pewle.) Pour le moment, j’ai surtout besoin de sommeil. Hanno jeta une peau sur le sol et une autre un peu plus loin. — Vous pouvez choisir votre couverture, dit-il. Les deux si vous voulez. Il fait doux en cette saison et je dors juste avec mes vêtements, sauf s’il pleut. Il plongea d’un coup puissant le manche de la lance dans le sable, entre les couvertures. Elle s’enfonça suffisamment pour tenir dressée comme un arbre lorsqu’il la lâcha. — Vous ne serez pas dérangée cette nuit, jeune fille, dit-il. — Je n’en doutais pas, mentit-elle en plongeant ses yeux dans ceux du colosse. Elle sentit tout son corps se détendre. Elle noua délibérément ses doigts et les étira en arrière. Elle était totalement épuisée, physiquement et mentalement, mais trop d’idées se bousculaient dans sa tête pour qu’elle puisse dormir immédiatement. En outre, les couvertures – un cuir épais couvert d’un côté de poils blancs drus et non de fourrure – dégageaient une odeur pestilentielle, mais elle ne voulait pas offenser le colosse en refusant son présent. — Hanno ? demanda-t-elle. Que faites-vous ? Je veux dire, de quoi vivez-vous ? — Je chasse pour trouver des peaux à Bight et je les vends à Valles, jeune fille, répondit Hanno. Je vends des écailles, en fait. Les herbivores d’ici ont des plaques de corne sur le cuir. Elles sont polies comme des carapaces de tortues… et plus jolies, pour certaines, comme des ailes de papillon solides. On m’a dit qu’on en faisait des décors en incrustation. Hanno s’assit en croisant les chevilles avant de se baisser jusqu’à toucher la couverture de peau, puis il allongea les jambes, l’une après l’autre, devant lui. Il portait un chapeau arrondi, un pourpoint avec une large ceinture d’où pendaient des outils, dont une paire de couteaux de boucher, des jambières ajustées et des chaussures souples aux pieds. Il était entièrement vêtu de cuir. — J’ignorais que Bight était habitée, dit Sharina en s’asseyant à son tour. Par des gens comme nous, je veux dire. Je sais qu’il y a les Simiesques. En vérité, elle ne savait que peu de chose du monde actuel malgré – ou peut-être à cause de – l’excellente connaissance des classiques de l’Ancien Royaume que lui avait transmise son père. Elle avait lu la Cosmogéographie de Katradinus ; mais Katradinus était mort un siècle avant la chute de l’Ancien Royaume à la mort du roi Carus. — On les appelle les Singes, dit Hanno avec un hochement de tête. Ce ne sont pas vraiment des hommes, mais je ne pense pas que ce soient vraiment des singes non plus. (Il s’interrompit pour regarder vers la mer ou l’horizon derrière Sharina) Il y a aussi un marché à Valles pour les canines supérieures de Singes, ajouta-t-il, pour ceux qui veulent s’en charger. Moi je les laisse mener leur vie tant qu’ils se tiennent à l’écart de ma cabane. Mais comme je dis… (Hanno se tourna de nouveau vers Sharina.)… ce ne sont pas des hommes. Sharina déboucla sa ceinture et posa le couteau pewle à côté d’elle. Elle le portait alternativement d’un côté ou de l’autre et changeait chaque matin. L’arme était assez lourde pour la blesser aux hanches si elle l’avait portée toujours de la même manière. — Mon ami Nonnus m’avait dit qu’il était déjà assez difficile de faire des choix concernant sa propre vie sans décider pour les autres de la manière dont ils devraient se comporter. (Elle sourit à son compagnon.) Mais je suis contente que vous ne chassiez pas des hommes pour leurs dents. Même si ce sont des Simiesques. Hanno s’allongea sur le dos. — Parmi ceux qui chassent à Bight, dit-il, il y en a beaucoup qui pensent qu’on n’est pas plus des hommes que les Singes. Moi, je viens d’Ornifal. Mon père était cordonnier. Il avait treize enfants, et de toute façon, je ne me sentais pas bien dans le village. Je suis parti, et je suis arrivé à Bight il y a près de vingt ans. Je savais déjà travailler les peaux, vous comprenez. (Sharina s’allongea sur sa couverture. Soit elle s’habituait à l’odeur, soit elle était trop fatiguée pour s’en soucier encore.) Vous devriez dormir, jeune fille, dit Hanno. On se lève à l’aube. S’il ajouta quelque chose, Sharina ne l’entendit pas car elle dormait déjà. Le soldat armé de l’arbalète se pencha tellement par-dessus les remparts que Cashel lui posa la main dans le dos pour l’empêcher de basculer. Il se demanda comment le carreau à bout carré ne tombait pas de l’arme car l’homme le tenait à la verticale. — Tuez-ez les-es ! glapit un monstre à trois têtes. Son corps ressemblait à une énorme vessie posée sur une patte poilue. L’arbalétrier pressa le levier de tir. Le carreau partit dans un « whang ! » étonnamment sonore. La corde vibra tandis que le soldat se redressait ; l’écho parcourut la pierre de la tour et rebondit contre les arbres de la forêt. Le carreau toucha le monstre juste sous la jonction de ses trois cous. Son corps tressauta comme une baudruche percée, mais il ne saigna pas. — Tuez-ez…, bafouilla-t-il d’une voix qui s’éteignit dans un soupir. Une horde de monstres bondit jusqu’au pied de la tour. Un autre éclat de lumière rose courut à la surface du sol, au plus profond de la forêt. Cashel distingua des arbres et des formes monstrueuses, mais il n’était pas certain de savoir différencier les deux sortes de silhouettes, si tant est qu’il y ait bien deux présences distinctes. Une échelle claqua contre les remparts à côté de lui. Les montants étaient en bois mais sur une longueur de bras, ils étaient renforcés par des plaques de fer. Cashel saisit le dernier barreau et le poussa. Une grappe de monstres alourdissait déjà l’échelle en montant à l’assaut. Cashel parvenait à bouger la structure malgré le poids, mais il n’avait pas les bras assez longs pour la faire basculer sur les attaquants. Une brique lui heurta la tête tandis qu’il poussait de toutes ses forces pour renverser l’échelle. Il lâcha le barreau et recula. Il avait l’impression qu’une lourde cloche résonnait dans son crâne. L’arbalétrier remontait avec ardeur les engrenages de son arme encombrante ; les soldats de l’autre côté de Cashel frappaient les montants de l’échelle avec une lame semblable en taille et en poids à un hachoir de boucher. L’acier projetait des étincelles mais ne coupait pas. Cashel posa une virole de son bâton sur le dernier échelon. Il se pencha sur le bâton et le poussa, une main après l’autre. Une créature à quatre bras dotée d’une tête de vipère apparut au sommet de l’échelle. Elle fit tournoyer sa faux en direction de Cashel. Il ne recula pas. La lame le manqua d’une largeur de main. L’échelle bascula en arrière dans un concert de hurlements stridents. L’un des montants céda, propulsant les échelons en tous sens comme des bâtons de jongleur. L’étrange lueur brilla à travers les pierres de la tour. Cashel eut l’impression de distinguer les os de son bras dans la lumière. Il se toucha la tête et sentit un liquide visqueux sous ses doigts. On saigne comme un cochon, avec une blessure au crâne… L’acier, la pierre et le bois s’entrechoquèrent de l’autre côté de la tour. Les assaillants avaient dû dresser une deuxième échelle. Cashel s’apprêtait à apporter son aide, mais des monstres escaladèrent la tour à mains nues. Le dernier éclat de lumière lui avait laissé entrevoir une créature munie de tentacules de pieuvre sous un torse de femme avec quatre seins. Elle tenait une hache dans chaque main et montrait des crocs aussi effilés que des dents de chat. Une pierre rebondit contre les remparts, s’éleva dans les airs et retomba sur le sol de la tour. Zahag la saisit, bondit en hurlant et s’accrocha à une meurtrière. Il entoura la prise avec ses pieds et se laissa pendre pour lancer le projectile à deux mains. Avant même que Cashel l’attrape pour le redresser, Zahag se rétablit d’une pirouette à l’intérieur des remparts, près d’Aria. Il marmonnait toujours. Cashel ne parvenait plus à différencier les cris des défenseurs des hurlements des monstres qui montaient le long de la tour. Certains étaient parfaitement humains… partiellement. Une créature sans tête aux pattes d’araignée apparut par-dessus les fortifications. L’arbalétrier l’atteignit au centre de son torse de chien. La chose sonda le trou dans sa poitrine avec ses mains délicates en forme de pinces. Cashel la frappa avec son bâton comme il aurait utilisé un bélier pour abattre une porte ; le monstre fut projeté hors des remparts. La lumière rose ondula plus vivement sur le sol de la forêt. Un arc vibra au pied de la tour. Le soldat près de Cashel vacilla et recula. Une flèche oscillait vaguement, plantée dans le poignet de l’homme. Le bois était une longueur de mûrier marquée de rainures à la place d’un empennage complet pour stabiliser son axe. Le soldat l’arracha. La pointe, une dent de chien, tomba sur le sol. Il brisa le trait contre le rempart et le jeta à l’extérieur. Le calme revint dans la forêt, hormis quelques cris occasionnels. Les arbres étaient sombres, mais un éclair s’animait parfois comme un orage de chaleur dans le lointain. À l’est, l’horizon s’éclaircit, mais la bataille n’avait pas duré assez longtemps pour que l’aube arrive déjà. À moins que ce soit qu’une impression… — Beau travail, les gars ! s’écria le capitaine Koras d’une voix fatiguée. Les armes raclèrent les fourreaux où les soldats les rangeaient. Cashel entendit la princesse pleurer. Il s’agenouilla près d’elle et dit : — Tout va bien maintenant, princesse. Nous sommes sauvés. Il espérait avoir raison. Quoi qu’il en soit, c’était ce qu’il fallait dire à Aria. Zahag vint s’accroupir près de Cashel et s’exclama : — On leur a montré ! Ils y réfléchiront à deux fois avant de revenir sur notre territoire, pas vrai, chef ! Cashel cilla en sentant l’odeur. Le primate avait visiblement utilisé ses propres excréments lorsque les projectiles lui avaient fait défaut. Après tout, Zahag avait fait de son mieux. Personne ne pouvait lui reprocher cela. Aria ouvrit les yeux avec hésitation. Lorsqu’elle se fut assurée que rien n’escaladait les remparts avec un couteau, elle regarda Cashel. — Oh ! cria-t-elle. Ils vous ont tué ! Vous êtes couvert de sang ! — Quoi ? s’étonna Cashel. Il se rappela la brique qui lui avait frôlé la tête et se palpa délicatement. La blessure saignait encore un peu. Il détestait les blessures au crâne, mais il y avait un bon côté : les plaies guérissaient assez rapidement. — Laissez-moi vous mettre un bandage, jeune homme, dit le capitaine Koras en s’approchant, un seau de bois rempli d’eau à la main. (Il tenait également la chair d’un grand champignon, séché et retourné pour tenir lieu d’éponge.) Votre dame voudrait-elle éponger le sang d’abord ? — Par la Dame ! s’exclama Aria en se cachant le visage de dégoût. Koras s’éclaircit la voix, embarrassé. Il se mit à ôter le sang. L’eau était légèrement piquante, comme si elle était coupée de vinaigre. — Si vous veniez à mourir, dit Aria sans regarder Cashel, qu’adviendrait-il de moi ensuite ? Oh, Divine Dame, comment pourriez-vous me faire cela ? — Que faites-vous ici, monsieur ? demanda Cashel. (Il gardait les mains sur ses genoux et le regard rivé à l’horizon tandis que le capitaine le soignait.) Je veux dire, sur cette tour ? — Griet, tu as le paquet d’épines, non ? demanda Koras. Apporte-les ici pour notre camarade blessé. (Il poursuivit d’un ton radouci à l’intention de Cashel.) Nous nous défendons contre les monstres, monsieur. Je pensais que c’était évident. Le ciel s’éclaircissait très nettement. Un éclat rosé couronnait les arêtes des casques des défenseurs, de ceux qui en portaient du moins. — Mais pourquoi vous battez-vous ici ? demanda Aria. D’ordinaire, elle ne semblait pas se préoccuper de ce qui l’entourait si ce n’était pour pleurer sur l’injustice qui l’avait jetée en tel ou tel lieu. — Eh bien, parce que nous sommes ici, répondit Koras. Il semblait surpris par la question et une note d’embarras résonnait dans sa voix. Il pinça les bords de la coupure de Cashel entre le pouce et l’index de chaque main. Un soldat aux yeux étonnamment ronds piqua des épines pour rassembler la peau. Chaque piqûre était comme une étincelle brûlante qui traversait la peau de Cashel avant que la sensation s’apaise lentement. Cashel n’avait jamais vu refermer une plaie de cette façon, mais le procédé semblait efficace. L’aube était réellement en train de se lever. À la faveur de la lumière, les feuilles se déployèrent après être restées enroulées autour des brindilles pendant la période nocturne. Mais des heures s’étaient-elles vraiment écoulées ? — Ooh, dit Aria. Cashel regarda sur sa gauche pour suivre le regard de la princesse. Elle avait les yeux fixés sur un homme trapu armé d’une lance, vêtu d’une cuirasse de mailles de fer. Il avait un visage de chat, jusqu’aux moustaches. Il s’éloigna lorsqu’il s’aperçut qu’on le regardait. Le soldat aux bras poilus chargé de l’arbalète avait les jambes tout aussi poilues. Elles se terminaient en sabots de chèvre, et les deux bosses de son casque étaient idéalement placées pour couvrir deux petites cornes. — Dulle, descend l’échelle et va récolter ce qu’il faut pour le petit déjeuner, ordonna le capitaine Koras. Meg, accompagne-le. (Il fit un pas de côté pour cacher au regard de Cashel le soldat à tête de chat. Il continua d’un ton faussement enjoué :) Nous mangeons un champignon plat qui pousse dans cette forêt, monsieur. C’est vraiment délicieux. Notre travail est éreintant, mais nous mangeons comme des rois ! Le soldat à tête de chat et son camarade à pattes de chèvre descendirent rapidement l’échelle de corde. Le reste des défenseurs se tinrent devant eux jusqu’à ce qu’ils aient disparu de l’autre côté des remparts. À présent que Cashel regardait plus en détail les soldats, il remarquait qu’ils présentaient presque tous des caractéristiques qui l’auraient surpris au hameau de Barca. Même le capitaine avait un discret réseau d’écailles sur le dos des mains et sur le cou en bordure de sa cuirasse. — Votre courage m’a impressionné, jeune homme, dit Koras. Seriez-vous prêt à vous joindre à nous, ainsi que vos compagnons ? Vous seriez parmi des braves, et vous auriez la fierté de faire ce qu’il y a de plus important : tenir un solide rempart contre les monstres et la nuit. Aria contemplait le capitaine, pétrifiée de peur. Elle ressemblait à un lapin qui regarde une vipère onduler lentement, mais inexorablement, vers lui. Cashel s’éclaircit la voix. Il ne voulait pas mettre Koras et ses, disons, hommes, mal à l’aise, mais… — Ah, monsieur, dit-il en se levant, je vous remercie pour cette proposition. Mais je pense que nous allons repartir maintenant que le jour est levé. J’ai, hem, promis de ramener la princesse que voici à sa mère. Les épines plantées dans son cuir chevelu tenaient, même si elles bougeaient un peu. La blessure ne le faisait pas souffrir, il ressentait juste une vague gêne et la résonance plus aiguë du coup. — Je n’ai pas promis ça, non, non ! marmonna Zahag. Mais je suis prêt à partir, fin prêt ! — Très bien, répondit le capitaine. Je comprends qu’une telle tâche ait la priorité. Eh bien j’espère que nous nous reverrons. Et soyez sûr que les vœux des défenseurs de l’humanité vous accompagnent. L’échelle de corde était fixée à deux pitons de fer épais à l’intérieur des remparts. Cashel poussa Aria dans cette direction ; elle s’y précipita plus vite qu’elle l’avait jamais fait quand il ne la portait pas dans ses bras. Zahag enjambait déjà les remparts, oubliant l’échelle dans sa hâte. — Ça a été, heu, un honneur de vous rencontrer, monsieur, dit Cashel. Je, heu, j’espère que votre combat se passera bien. Il se tenait devant l’échelle pour que les soldats ne puissent pas couper les cordes pendant qu’Aria y était encore et tentait de ne pas trop le montrer. Bien sûr, leur attitude avait été totalement amicale mais… Un soldat s’approcha derrière Koras avec une tranche de champignon jaune safran. Il dégageait un parfum de pain frais. Cashel sentit son estomac frémir d’envie. — Pour la route, monsieur, dit Koras en tendant le cadeau à Cashel. Les mains du premier soldat étaient longues et très poilues. En vérité, il aurait été difficile de les différencier de celles de Zahag. — Merci, répondit Cashel. Il glissa le champignon sous sa tunique. Aria se plaindrait, mais elle se plaindrait quoi qu’il arrive. Il s’inclina. Ses compagnons étaient sains et saufs au pied de la tour. Cashel jeta son bâton par-dessus les remparts pour qu’il tombe à quelques pas d’eux. — Que le Berger vous garde, dit-il. Il enjamba les remparts et se hâta de descendre aussi vite qu’il le pouvait sans pour autant donner l’impression qu’il avait peur des soldats. Cashel salua de la main sans se retourner tandis que ses compagnons et lui reprenaient la route dans la direction qu’ils avaient suivie jusqu’alors : à l’est, le long du chemin. Aria le tira par le bras pour le faire avancer plus vite jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue de la tour. — Quand Silya nous a envoyés hors de la Cour du roi Folquin…, dit Zahag. (Cashel sentit dans sa voix une émotion qu’il n’y avait jamais décelée auparavant, sans pour autant savoir l’identifier.) Il faisait nuit, et c’était un endroit que je ne connaissais pas. Tu te rappelles ? — Je me souviens que je me suis réveillé là-bas, répondit Cashel. — J’ai été tellement content que tu te réveilles, chef, reprit Zahag. Et je crois que ces hommes en haut de la tour se sont eux aussi réveillés un jour dans un lieu étrange. C’est bon de ne pas être seul, la nuit, dans un endroit inconnu. Cashel s’éclaircit la voix mais il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Ils continuèrent à marcher, tous les trois. Ensemble. Héron, dix-neuvième jour Garric s’assit sur une pierre ronde striée, vestige de la colonnade en façade de la petite chapelle. Les colonnes s’étaient effondrées, entraînant le fronton et le toit du porche dans leur chute. Garric était essoufflé et les muscles puissants de ses cuisses tremblaient. Il n’avait pas pu se reposer depuis qu’ils étaient entrés dans le temple du monde précédent, il y avait une éternité. Liane sortit de l’édifice et se dirigea vers lui. Elle semblait un peu affaiblie, mais allait visiblement mieux que Garric. Il sentait que ses nerfs étaient sur le point de lâcher. Chaque fois qu’il regardait vers le sous-bois, il lui semblait voir une silhouette pâle avancer vers lui, un sourire né de l’Enfer sur son visage de nacre. — Tenoctris va bien, dit Liane. Elle voulait vérifier quelque chose. (Garric lui jeta un coup d’œil rapide. Elle hocha la tête.) Une incantation, ajouta-t-elle doucement. Je n’étais pas encore prête à rester pour écouter. (Elle s’assit près de Garric. Il se décala, mais ils restaient proches l’un de l’autre.) Garric ? dit-elle. Il y avait quelque chose avec nous, n’est-ce pas ? Lorsque nous étions sur le chemin. — Elle ne pouvait pas nous atteindre tant que nous restions sur la bande d’argent, répondit Garric sans la regarder. Ce n’était pas une réponse directe, et il n’était même pas sûr que ce soit vrai. Il l’espérait, toutefois. — Et tant que Tenoctris pouvait continuer l’incantation, compléta Liane. Elle regarda le fin croissant de lune. Elle avait le même éclat que la femme nue qui avait suivi Garric avec ce rire froid et argentin… — Ces piliers ont dû s’effondrer récemment, dit-il avec entrain. Il tapota la colonne près de celle où ils étaient assis. — Le chèvrefeuille les a envahis, mais il n’y a pas de plant de pin plus haut que mes genoux. Liane répondit avec un faible sourire au changement de sujet. Elle lui prit la main et la pressa. — C’est arrivé pendant le tremblement de terre il y a deux ans, sans doute, dit-elle. J’étais encore à l’académie de dame Gudea. Valles n’en a pas trop souffert, mais le site de l’ancien palais a été très endommagé. — Deux ans ? demanda Tenoctris depuis l’entrée du temple. (Les deux jeunes gens sursautèrent et Garric retira précipitamment sa main de celle de Liane.) J’aurais pensé un peu plus que cela, ajouta la magicienne, mais il se peut que la force ait dû œuvrer pendant des mois ou plus avant de faire effet sur le monde physique. — Effet ? demanda Garric. Tenoctris sourit. Elle avait l’air d’avoir été traînée par une charrette pendant un kilomètre, mais elle tenait sur ses jambes. Elle gardait la branche souple de saule que Garric avait coupée pour en faire une baguette. Tenoctris laissa Liane lui prendre la main mais la vieille femme alla s’asseoir sur un fragment de colonne tout proche comme si elle n’avait pas besoin d’aide. — Quelque chose est venu ici, dit-elle. (Elle tapota la pierre d’une main sur laquelle se dessinaient des veines délicates.) Je veux dire cet endroit précis, pas seulement notre monde. Mais j’ignore de quoi il s’agit. Garric et Liane se tenaient face à la vieille magicienne. Garric étendit ses bras. Tenoctris était légère, mais il l’avait portée sur une distance impossible à déterminer le long du chemin argenté. — La chose qui nous a amenés ici ? demanda Liane. Garric se redressa. — Rien n’aurait pu nous amener ici ! dit-il. (Sa véhémence l’étonna lui-même. Il toussa avant de poursuivre :) Je veux dire que nous sommes arrivés ici par hasard. Bien sûr, nous nous dirigions vers Valles. Mais le Golfe, et le fait que Liane ait reconnu la chapelle là où nous étions… tout cela, c’est le hasard. Tenoctris eut un vague sourire. — Comme vous le savez, je ne crois pas aux grands dieux… — Moi j’y crois, dit Liane avec force. Tenoctris, la chance seule ne peut pas être responsable de tout ce qui nous arrive. La chance ne fonctionne pas ainsi ! Tenoctris haussa les épaules. — Je ne crois pas davantage au destin, poursuivit-elle du ton calme qui lui était coutumier. Mais si je pensais que tous ces événements sont provoqués par un ennemi, la reine ou quelqu’un d’autre qui essaierait d’arriver à ses fins grâce à Malkar, le meilleur conseil que je nous donnerais serait de nous rendre. Une entité suffisamment puissante pour nous manipuler avec une telle précision à travers des mouvements si complexes ne saurait être vaincue, ni par nous ni par quelque humain que ce soit. Garric sourit. Les deux femmes le regardèrent avec des visages volontairement inexpressifs. Le sourire de Garric s’élargit jusqu’à devenir aussi éclatant que le jour où il avait battu le garde d’un marchand lors d’une joute de la foire aux moutons. L’homme présumait de son habileté au bâton tout comme il présumait de ses chances avec Sharina qui lui avait pourtant clairement laissé entendre qu’elle ne voulait plus qu’il l’importune. — Eh bien, cela simplifie les choses, dit-il. Nous n’allons pas abandonner, n’est-ce pas ? — Non, murmura Liane. Tenoctris esquissa elle aussi un sourire. — Alors autant nous dire que les grands dieux sont de notre côté, expliqua-t-il. Ou le destin, ou peut-être… (il leva les mains, paumes vers le haut, dans un geste de doute)… un ami, un joueur dans cette étrange partie, assez intelligent pour provoquer tout cela. Nous allons continuer, alors autant croire que nous allons finir par gagner. Il avait toujours été croyant par principe, comme tous les habitants du bourg. L’athéisme et la liberté de pensée étaient des luxes de citadins aisés que les villageois ne pouvaient pas se permettre alors qu’un hiver trop rude ou une tempête trop violente pouvait condamner tout un foyer à la famine. Mais la vraie foi était différente. La Dame et le Berger étaient bien trop magnifiques pour un petit village comme le hameau de Barca. Quant à Duzi, eh bien, Garric aimait croire que quelqu’un lui tenait compagnie lorsqu’il gardait les moutons qui paissaient dans les prairies du bourg. Ce quelqu’un s’appelait peut-être Duzi et il – Il – appréciait vraiment les guirlandes et morceaux de fromage que Garric et les autres bergers déposaient devant la pierre grossièrement taillée à Son image. Un peu de fromage ou une guirlande n’était pas une grande dépense, même pour un berger. Garric n’avait rien changé à ses croyances, et son sentiment vis-à-vis de Duzi était le même qu’au hameau. Lorsqu’on est chargé de tâches trop compliquées pour garder totalement le contrôle, même avec la meilleure volonté, il est bon de sentir que quelqu’un veille près de soi. — J’aimerais faire une offrande, un morceau de fromage, dit Garric tandis que son sourire ironique étirait de nouveau ses lèvres. Un fromage entier, plutôt. Mais je ne sais pas où la déposer. Liane le regarda comme s’il avait perdu la raison. Tenoctris souriait toujours et quelque part, dans l’esprit de Garric, la grande silhouette bronzée du roi Carus éclata de rire. — Avez-vous d’autres, hem, recherches à mener ici, Tenoctris ? demanda Liane d’un ton raide. Elle s’imaginait qu’ils se moquaient d’elle, ce qui était loin d’être le cas. Garric lui pressa la main de nouveau. — J’ai hâte de trouver un bon lit, répondit la vieille femme. J’ai appris quelque chose en arrivant ici, mais je pense que je n’ai pas besoin de poursuivre mes recherches. Elle fit un léger sourire. Tenoctris n’était pas quelqu’un d’enjoué, mais Garric la trouvait à la fois satisfaite et heureuse. Cette attitude était remarquable si on tenait compte du chaos et de tous les dangers qui l’avaient tant de fois guettée. Elle se leva avec précaution. — Tout semble en bon état, dit-elle. Autant qu’auparavant, en tout cas. Mais je n’ai jamais été une acrobate même lorsque j’avais votre âge. Garric fronça les sourcils. — Nous sommes à un kilomètre et demi de Valles même ? demanda Garric à Liane. Elle hocha la tête et comprit immédiatement à quoi il pensait. — Au moins, confirma-t-elle. Puis encore huit cents mètres avant d’atteindre le port où se trouvent toutes les auberges. Je vais aller louer une chaise – un carrosse, qu’en dis-tu ? – pendant que tu restes avec Tenoctris. Elle tapota sa taille et un léger « clink » rassurant retentit. Liane transportait ce qui restait de la fortune de son père en monnaies d’or serrées dans une ceinture sous sa tunique. L’étoffe de soie contenait assez d’écus de Sandrakkan pour acheter un navire, en plus de louer une chaise sédane et quatre porteurs. — J’irai, dit Garric. Tu seras en sécurité ici jusqu’à mon retour. À moins que Valles soit un paradis comparé à Carcosa et Erdin, ce n’est pas un endroit suffisamment sûr pour qu’une femme seule avec une ceinture pleine d’écus puisse louer une chaise dans une taverne à bergers. La bourse de Garric ne contenait que des monnaies de bronze et d’argent, mais cela suffisait amplement pour leur besoin. Personne au hameau de Barca, hormis son père, Reise, et peut-être Katchin le meunier, n’avait jamais vu autant de pièces que Garric en portait ; et dans le cas de Reise, il n’avait plus connu une telle fortune depuis qu’il avait quitté l’incendie qui embrasait Carcosa avec sa femme et deux nouveau-nés le lendemain des émeutes. Liane souriait, mais il n’y avait aucun humour dans son expression. — Non, Valles n’est pas un paradis, en particulier la partie nord de la ville où nous irons. J’oubliais que par le passé, lorsque je sortais tard, j’étais toujours accompagnée des serviteurs de mon père ou d’une escorte de l’académie de dame Gudea. (Elle désigna d’un hochement de tête la chapelle par laquelle ils étaient arrivés.) La porte est alignée avec le soleil levant aux équinoxes, bien sûr, dit-elle. Il y a une route pavée qui mène à ce qui était les fondations du palais à environ cent pas d’ici, au sud. Dame Gudea devait envoyer un groupe muni de serpes ouvrir un chemin avant chaque sortie car la végétation est extrêmement dense, mais… — Je pense pouvoir trouver mon chemin dans un bois, Liane, même de nuit. Il se sentait légèrement agacé que la jeune femme agisse comme s’il était quelque stupide citadin qui n’aurait pas su rentrer chez lui sans une rue bien tracée pour le guider. Pourtant… Ce qui l’agaçait n’était peut-être pas que Liane lui dise ce qu’il savait déjà, mais plutôt qu’elle considère comme évident quelque chose qu’il ne savait pas. Le fait que les portes de temples soient orientées à l’est était nouveau pour Garric, bien qu’il ait senti un assentiment de la part du roi Carus. Il n’y avait pas de temple au hameau de Barca ; pas plus qu’on ne pouvait en croiser à un jour de marche du bourg. — Oh, je suis désol…, commença Liane. Garric la serra dans ses bras avec fougue. — Je suis désolé, dit-il. J’ai peur d’avoir besoin d’une information que je ne connais pas. Et de nous faire échouer à cause de ce que je ne savais pas. Liane l’embrassa sur la joue. — Nous n’échouerons pas, dit-elle. Le Dame et le Berger sont de notre côté, n’oublie pas. — C’est vrai, dit Garric en s’éloignant d’elle. C’est vrai ! Il partit d’un pas rapide, si précipitamment qu’il manqua de heurter un grand hêtre qui se dressait devant lui. Cela aurait été une conclusion parfaite après s’être vanté d’être un homme de la campagne ! Garric rit, heureux au plus profond de lui, et se mit à siffler une gigue intitulée Le Joyeux Laboureur. Il l’avait jouée à la flûte des centaines de fois lors de mariages et des fêtes de la moisson. Il l’avait dansée aussi, sautant prestement et tournant en l’air tandis que Lup os-Queddin jouait la mélodie avec une cuiller de bois sur trois pichets en partie remplis. Dame Gudea avait-elle appris à ses élèves comment danser la gigue ? L’ancienne route était plus proche que Garric l’avait cru. Pour tout dire, il n’avait pas tellement pensé à ce qu’il faisait. Même les vignes vierges qui s’accrochaient dans la garde en croix de sa longue épée et entouraient le fourreau ne pouvaient le faire se départir de sa bonne humeur. Les racines avaient soulevé les pavés en un motif aussi irrégulier que la surface de la mer. Garric essaya de marcher sur le chemin puis se ravisa et choisit d’avancer dans le sous-bois qui le longeait. L’ancienne route montrait le chemin, mais le sol de la forêt était plus praticable. Il entendit des chiens aboyer ; probablement des chiens de chasse qui jappaient pour être délivrés de leur laisse. Ce devait être un bon endroit pour chasser. Même si la méthode de Garric – se promener dans les bois avec un arc et des flèches grossièrement taillées en guettant les écureuils – était très différente des grandes chevauchées royales dont se souvenait Carus. Une pensée vagabonde venue d’un autre âge traversa l’esprit de Garric, qui se demanda si le site de l’ancien palais était toujours territoire royal. Cela expliquerait qu’aucun nouveau bâtiment n’y ait été construit. Une propriété si proche de Valles devait avoir plus de valeur qu’un terrain abandonné aux buissons et aux ruines. Il sifflait toujours. Il songea à se fabriquer une flûte lorsqu’il aurait un moment. Il devait y avoir des roseaux et de la cire à Ornifal… Un chien aboya, apparemment frénétique et excité. Garric regarda par-dessus son épaule. L’animal était tout proche. Trois molosses surgirent du sous-bois en lançant des aboiements étonnamment aigus tandis qu’ils se rapprochaient de Garric. Leur pelage jaspé leur donnait une apparence spectrale dans l’ombre qui régnait sous les arbres. — Eh ! cria Garric en regrettant de ne pas avoir un bâton. Allez-vous-en ! Il n’avait pas peur, il était surpris et un peu en colère. Il s’agissait d’animaux de belle taille, et chacun pesait certainement plus qu’un homme, même solidement bâti comme Garric. À Erdin, des chiens aux colliers ornés de pointes étaient enchaînés dans les renfoncements de porte des riches demeures ou marchaient, en laisse, devant les chaises sédanes pour s’assurer que personne ne bouscule la dame de qualité à l’intérieur. Il ne s’agissait ici que de chiens de chasse. Garric s’adossa à un arbre. Lorsque deux chiens ou plus étaient réunis, il y avait toujours un risque qu’ils fassent quelque chose qu’ils n’auraient pas fait seuls. En ce sens, ils ressemblaient aux humains. Ces bêtes auraient mieux fait de retourner rapidement à leurs affaires : raton laveur, cerf, ou quel que soit le gibier que l’on chassait sur Ornifal. Garric s’apprêtait à couper un jeune arbre avec son épée pour leur frapper la truffe jusqu’à ce qu’ils comprennent. Un chasseur en pourpoint ajusté et haut-de-chausses sortit du bois. Il portait d’une main une corne de chasse à ciselure d’argent et de l’autre une lance munie d’une barre juste sous la pointe pour éviter que les sangliers et autres gibiers dangereux glissent sur le manche jusqu’à lui. Les chiens redoublèrent leurs jappements éraillés qui mettaient les nerfs de Garric à la torture. — Ils sont à vous ? demanda-t-il. Alors éloignez-les de moi, voulez-vous ? L’homme ne répondit pas et souffla deux notes. La courbure de la corne qu’il utilisait n’appartenait à aucune vache que Garric connaisse et si elle provenait d’un mouton ou d’une chèvre, il s’agissait d’une espèce bien plus grosse que celles élevées sur Haft. — Je vous ai dit de rappeler vos chiens ! dit Garric. Est-ce ainsi que vous traitez les voyageurs sur Ornifal ? Si c’est le cas, que la Sœur vous emporte tous ! L’esprit de Carus surgit de l’ombre, prêt à s’échapper, comme toujours lorsque le jeune homme était en colère ou effrayé. Presque inconsciemment, il posa la main sur la garde de son épée. Le chasseur recula d’un pas et abaissa la pointe de sa lance contre la poitrine de Garric. Il n’aurait pas dû faire cela. Garric imagina avec une clarté parfaite qu’il tirait sa lame du fourreau et décapitait l’homme d’un geste rapide. Un coup sur la droite, sur la gauche, deux des chiens projetés sur le côté, leurs glapissements étouffés par le sang, puis un coup rapide vers l’arrière pour achever la troisième bête qui s’attaquerait sans doute au jarret de Garric… Un noble surgit de la nuit. Six hommes en casques et cottes de maille l’accompagnaient. Il s’agissait de soldats et non de chasseurs. Trois portaient des lances à pointe fine capables de percer une armure et les autres avaient tiré leur épée. Des armes de poing sont un bien meilleur choix que des armes de jet dans un sous-bois si touffu, remarqua une présence froidement professionnelle au fond de l’esprit de Garric. — Méfiez-vous de lui, seigneur Royhas, cria le chasseur au noble. Il a une épée ! — Chassez vos chiens ! répondit le noble. On ne s’entend même pas penser ! Garric se rendait compte avec embarras que ses vêtements, de bonne qualité à l’origine, devaient donner une impression déplorable. Ses amies et lui avaient pu laver leurs habits après avoir quitté le Golfe, mais sa tunique était marquée de taches que l’eau claire ne pouvait enlever et ils n’avaient pas pu reprendre les déchirures correctement. Le chasseur posa son équipement. Il attrapa deux chiens et les tira en arrière par le collier. Le troisième, une femelle, suivit son maître et ses compagnons, en gémissant toujours avec excitation. — Je vous remercie, monsieur, dit Garric. (Il fit sonner la bourse de cuir pendue à sa ceinture.) Je me nomme Garric or-Reise et je viens de Haft. Je sais que ma tenue est peu reluisante, mais je ne suis pas un vagabond. Il était content de pouvoir se détendre. Les aboiements l’avaient mis à bout de nerfs, bien plus qu’une menace ouverte aurait pu le faire. Les chiens n’avaient rien fait, Garric ne pouvait donc pas réagir comme il aurait voulu. — Oui, c’est bien ce que je pensais, répondit plaisamment le noble. Je suis Royhas bor-Bolliman, grand veneur de la Cour royale. Les soldats se déplacèrent de chaque côté, sans hâte. Ils étaient déjà trop proches pour que Garric puisse tirer sa longue épée. Deux d’entre eux avaient rangé leur arme au fourreau. Les lanciers se tenaient légèrement en retrait, d’où un ou les deux pourraient frapper Garric s’il s’en prenait aux quatre autres. — Laissez-nous prendre ceci, monsieur, dit un soldat. Il s’agenouilla pour défaire la longue double lanière du baudrier, la première étape pour la retirer. Les deux soldats qui tenaient encore leur épée attrapèrent les poignets de Garric avec leur main libre. Ils ne le menaçaient pas vraiment, mais les lames étaient très proches de son visage. — Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Garric d’un ton sec. Il n’avait pas peur ; une partie de lui était d’ailleurs surprise de cette analyse froide de la situation qui chassait toute émotion de son esprit. Une année auparavant – quelques mois plus tôt – il aurait été surpris et effrayé. L’homme qu’il était devenu depuis son départ du bourg cherchait à peine comment se tirer d’affaire. Pour le moment, il ne pouvait pas s’échapper. — Le roi Valence a été informé qu’un prétendant au trône se réclamant de la lignée royale arriverait bientôt, expliqua Royhas. (Il avait une trentaine d’années et se déplaçait avec l’aisance d’un homme qui passe plus de temps à l’extérieur que devant une table.) Le grand veneur était la personne la plus à même de l’appréhender. Ces hommes font partie de ma garde personnelle… pas des troupes royales. Royhas désigna les hommes qui tenaient Garric. Le soldat agenouillé avait retiré le baudrier du jeune homme. Les deux soldats portant l’épée lui plièrent les bras dans le dos avec fermeté mais sans violence ; il ne résista pas. Le quatrième homme lui lia les poignets avec une corde douce et solide. Garric se dit qu’elle devait être en soie. — Je ne suis pas prétendant à quoi que ce soit, dit Garric. Il pressa ses poignets l’un contre l’autre lorsque le soldat serra les nœuds. Les hommes connaissaient ce subterfuge : les deux gardes qui lui tenaient les bras lui éraflèrent les épaules avec la garde de leur épée. Les muscles de Garric se contractèrent et leur camarade resserra les nœuds. Comment Valence savait-il que Garric arriverait là ? Et quelles étaient les intentions du roi… — Maître Silyon, le magicien du roi, n’est pas du même avis, semble-t-il, dit Royhas d’un ton détaché. Une sacrée vermine, celui-là. Mais il avait raison quant à votre apparition ici, n’est-ce pas ? Deux bouts de la longueur d’un bras dépassaient de la corde qui liait Garric. Deux des soldats en nouèrent l’extrémité à leurs propres ceintures. Garric se trouvait ainsi attaché à eux, mais il pouvait toujours marcher tout seul. — Nous allons vous emmener dans un carrosse fermé puis ratisser le terrain à la recherche des amis supposés vous accompagner, ajouta Royhas. (Il sourit.) Mon royal maître a ordonné que vous soyez discrètement mis à l’écart. Comme si vous n’aviez jamais existé. Sharina s’accroupit là où le sol devenait suffisamment plat pour qu’un bosquet de fougères arborescentes géantes puisse y tenir. Des feuilles vertes et rigides de rhododendrons perçaient entre les crosses de fougère. — Donnez-moi un instant, dit-elle à Hanno. Elle n’était pas vraiment essoufflée, mais ses jambes avaient peu bougé pendant plusieurs jours, sur l’aviso et dans le bateau d’Hanno. Le terrain qui descendait du cours d’eau à la plage où le doris était amarré était plus une falaise qu’une pente. Des voyageurs qui les avaient précédés avaient taillé des prises aux endroits les plus abrupts. Cela permettait d’escalader, mais Sharina se demandait comment le chasseur allait hisser ses tonnes de ravitaillement. — Ce n’est plus très loin, jeune fille, dit Hanno. Ici, la rivière s’écoule du nord à l’est, mais mon ami Ansule et moi, on pense qu’il vaut mieux grimper un peu et économiser deux jours à ramer vers Valles. Il y en a qui ne sont pas du même avis, mais ils utilisent des voiles. Des papillons aux ailes aussi grandes que la main de Sharina virevoltaient dans le bosquet et butinaient vivement les fleurs des plantes grimpantes qui couraient sur les branches de fougère. L’un d’eux se posa sur l’épaule de Sharina. L’insecte était lourd, et ses pattes grêles s’agrippaient avec une force désagréable. Elle eut un instant le souffle coupé par la surprise. Le papillon géant déplia sa trompe et lui toucha la peau. — Il cherche du sel, expliqua nonchalamment Hanno. (Il ne portait que ses armes, la grande lance et les couteaux à sa ceinture.) Je crois que si je pouvais emmener les ailes à Valles, je serais un homme riche. Mais elles perdent leurs jolies couleurs au moindre choc. L’insecte sur l’épaule de Sharina était trop proche : elle ne le voyait donc que d’un seul œil. Ses ailes étaient rayées de noir et de blanc, ornées d’un point rouge sur le lobe inférieur. Comparé à beaucoup d’autres papillons du bosquet, celui-ci était extraordinairement sobre dans ses ornements. L’idée qu’on puisse leur arracher les ailes pour orner la coiffe d’une riche dame gênait Sharina. Le papillon avança dans le creux du cou de la jeune femme. — Ouch ! s’exclama-t-elle. Elle chassa l’insecte d’une pichenette. Des écailles semblables à de minuscules plumes se détachèrent des ailes de l’insecte et dansèrent doucement dans un rayon de lumière. Sharina sourit pour elle-même. — Si j’étais une meilleure personne, un simple pincement ne suffirait pas à balayer tous mes bons sentiments. Hanno eut un léger sourire. — Ne vous en faites pas pour les papillons, dit-il. Ils vivent pour eux, sans aider les autres. Il y a plein de gens qui pensent que leur beauté et leur douceur suffisent à les rendre intéressants, mais je les ai toujours trouvés parfaitement inutiles. (Il se leva.) Prête à continuer ? demanda-t-il. (Sharina se mit debout en guise de réponse.) Demain, mon ami Ansule et moi allons placer le câble et la poulie pour hisser les provisions vers la cabane, dit le chasseur. Pas la peine de s’en occuper si tard. Ça ne nous tuera pas de manger la viande sans galette un jour de plus. Il conduisit Sharina vers une ceinture de pandanus. Les troncs rugueux reposaient sur une pyramide de racines épaisses qui jaillissaient à hauteur de la poitrine de Sharina. Le sol était beaucoup plus bas que le bord de la falaise et cet endroit devait être inondé en cas de tempête. — Et le bateau ? demanda Sharina. Ils avaient laissé le doris amarré par la poupe et par la proue dans un ruisseau sous les palmiers géants. Le rivage était invisible. Le bateau aurait pu rester là où il se trouvait par beau temps, mais les premières rafales de vent d’ouest ou nord-ouest le réduiraient en miettes contre les récifs. — On va le hisser au sommet d’un des palmiers et l’arrimer jusqu’à la prochaine fois où on en aura besoin, expliqua le chasseur. Les montagnes sont si proches derrière nous que le vent ne peut pas souffler assez fort pour coucher les arbres. C’est pour ça qu’ils sont devenus si gros. La corniche les protège des vagues et ils ne reçoivent qu’un peu d’écume. Sharina entendit un vrombissement et se retourna. Un champignon de la taille d’une tête d’homme bougea sur la tige de bois d’une plante grimpante. — Qu’est-ce que…, commença-t-elle. Au moment où elle prononçait ces mots, un nuage d’insectes s’éleva du champignon dans une odeur horrible. Hanno rit. — Évitez de toucher aux tramètes musquées, jeune fille, dit-il. Mais je ne vous mentirai pas, l’odeur n’est pas plus plaisante autour de la cabane quand on traite une bonne récolte de carapaces. Ils franchirent une petite crête et Sharina remarqua davantage le bruit d’un ruisseau que la déclivité. Hanno suivait un chemin invisible. La terre était fine et la lumière ne pénétrait pas la canopée, aussi le sol n’était-il pas marqué par le passage. Le bruit d’eau venait d’un ruisselet qui courait entre des rochers de basalte. Les deux rives peu profondes étaient couvertes de fougères, de philodendrons géants, et de lianes de mousse qui s’élevaient à hauteur de genoux. Sharina sentit l’odeur de fumée d’un feu de bois ; elle éternua. — Nous devons approcher…, commença-t-elle. La puanteur de la chair en décomposition l’assaillit et elle ferma la bouche et le nez. Hanno m’a peut-être prévenue, pensa-t-elle, mais c’est horrible. Le hameau de Barca n’était pas plus raffiné que les autres communautés rurales, mais la viande était précieuse. Une fois qu’un sanglier ou un mouton avait été découpé il restait peu d’abats et ils étaient déposés avec d’autres déchets pour se décomposer et être répandus comme engrais dans les jardins. Mais ceci… Le chasseur avait disparu. — Hanno ? appela Sharina. Elle avança de deux pas le long du ruisseau, les doigts sur la poignée du couteau pewle. Elle frissonna. Elle entendit les insectes. La clairière s’ouvrait sur un surplomb garni de bambous et de glycine. La cabane était adossée contre la roche et le ruisseau caressait un côté des fondations. Les troncs de ce mur se consumaient encore, mais le reste du bâtiment avait entièrement brûlé. Les insectes se déplaçaient en une dizaine de nuages distincts. Trois corps complets et un quatrième démembré gisaient sur le sol. Sharina sortit le couteau et tâtonna derrière elle pour trouver l’appui d’un arbre. Elle recula contre le tronc. Elle restait bouche bée, silencieuse. Hanno sortit des feuillages de l’autre côté du ruisseau. Sharina ne décelait aucun changement vraiment identifiable dans son apparence, mais son expression était sinistre comme un raz-de-marée. — Ils sont venus et repartis, souffla-t-il d’une voix rauque, mais je peux encore les rattraper. — Qui, Hanno ? demanda Sharina. Elle parlait d’une voix calme, il lui semblait entendre quelqu’un d’autre. Le couteau pewle ne tremblait pas dans sa main. — Les Singes, répondit le chasseur. Du bout ferré de sa lance, il releva l’un des corps pour que Sharina puisse mieux voir. Le corps ressemblait clairement à celui d’un homme, mais couvert d’un pelage roux et épais. La poitrine large, les bras longs, puissants et musclés comme les pattes avant d’un félin. En comparaison, les jambes arquées semblaient déformées et le crâne présentait un arrondi à peine marqué au-dessus des arcades sourcilières épaisses. Les lèvres de la créature étaient retroussées dans un rictus figé par la mort. Les mâchoires inférieure et supérieure étaient garnies de longues canines jaunâtres, mais l’une de celles-ci était brisée. — Des Simiesques, dit Sharina. Les autochtones de Bight présentés dans la Cosmogéographie de Katradinus. Hanno lâcha le corps qui retomba mollement. Un coup puissant lui avait ouvert le ventre. Un flot d’intestin couvert de veines bleues et gonflé par la chaleur humide se déversa sur la mousse à côté. — Des Singes, répéta Hanno en se dirigeant vers un morceau du corps démembré. Il saisit la tête coupée d’un jeune homme dont la joue droite était marquée d’une cicatrice. Les cheveux étaient couleur noyer cendré, excepté là où la cicatrice se poursuivait sur le crâne : la chevelure y était blanche et exceptionnellement fine. — Tu as mauvaise mine, Ansule, dit Hanno. On dirait bien que tu n’aurais pas pu venir à Valles, finalement. Le voyage en bateau ne t’aurait rien valu. Sharina s’accroupit, appuyée contre le tronc d’arbre. Elle avait vu pire, mais les victimes n’étaient jamais toutes humaines. Pour tout dire, cette scène était bien assez horrible. Hanno reposa la tête de son ami sur le sol. — Il y a une cachette en haut de ce gros désespoir des singes, dit-il en désignant d’un coup de tête un grand araucaria près du ruisseau, à l’écart de la cabane en ruines. Ils ont peut-être l’air de singes, mais ils n’aiment pas grimper aux arbres. Vous pouvez rester là jusqu’à mon retour. (Il disparut dans la forêt, aussi agile et silencieux qu’une ombre glissant sur le sol lorsque les nuages traversent le ciel. Sa voix retentit dans la verdure luxuriante.) Ou prenez le bateau si vous ne pensez pas tenir le coup, jeune fille. Je ne prendrai que le temps nécessaire. Puis le silence retomba, troublé seulement par le chant du ruisselet et le crépitement des ruines de la cabane. Sharina regarda autour d’elle. Elle n’était pas effrayée. Elle pensa qu’elle pouvait raisonnablement faire confiance à Hanno pour savoir s’il y avait du danger dans les environs, mais cette absence de peur dépassait largement l’entendement. Le sentiment qui envahissait réellement Sharina était de l’irritation quant à la manière dont le chasseur l’avait abandonnée. Mais elle savait qu’à cet instant, elle ne pouvait pas lui faire de reproche. De plus, l’attitude d’Hanno pouvait passer pour un compliment, la preuve qu’il estimait qu’elle était capable de se débrouiller sans lui. Et c’était le cas. Un reflet d’arc-en-ciel – des touches orange et jaunes lamant le fond chartreuse – dansait sur un petit eucalyptus tout proche, dont le tronc était aussi épais que son bras. Elle s’approcha, tordit l’arbre de la main gauche, et frappa sous la fourche avec le couteau pewle. L’arbre était assoupli par la sève. Sharina le tordit dans l’autre sens et frappa encore. La lame lourde et tranchante arracha un large morceau. Au bourg, Sharina avait l’habitude d’aller couper du bois d’allumage pour les cheminées de l’auberge. Elle savait procéder avec force et précision. Le quatrième coup trancha le tronc, mais ses branches, en s’emmêlant à celles des arbres proches, l’empêchèrent de tomber. Sharina tira et secoua le bout coupé d’eucalyptus puis s’interrompit à l’écoute d’un éventuel changement dans la forêt toute proche. Derrière elle, un arbre hurla : — Folle ! Folle ! Folle ! Sharina jeta des coups d’œil autour d’elle avant de comprendre qu’il ne s’agissait que du cri d’un oiseau et peut-être d’un lézard. Elle sourit. Elle ne se sentait guère en mesure de contredire l’animal. Elle coupa une branche du tronc juste au-dessus de la fourche puis élagua le morceau restant un mètre vingt plus haut. Après quelques coups de couteau judicieusement appliqués pour donner une forme de pelle au bout du tronc, Sharina acheva un bâton à bêcher très pratique. Elle creusa de l’autre côté du ruisseau, où les sédiments déposés par les marées créaient une couche plus épaisse qu’ailleurs sur cette lande érodée par les pluies. La sous-couche du sol était composée d’une argile jaunâtre, dense, difficile à creuser même humide. En séchant, comme elle le faisait autour des racines des arbres arrachés, elle devenait un calcaire grossier et friable. La famille de Sharina possédait une vraie pelle dont le manche de bois dur était ferré, mais les familles moins aisées du hameau de Barca creusaient avec des outils semblables au bâton de Sharina. La branche qu’elle avait élaguée lui servait pour appuyer avec le pied. Une paire de sabots à semelles de laine aurait facilité la tâche, mais la détermination et les mains calleuses de Sharina étaient suffisantes. Elle n’essaya pas de creuser une véritable tombe, juste un trou étroit où poser les restes d’Ansule. Il avait été tué deux jours auparavant, au plus, mais sa chair commençait déjà à pourrir dans la moiteur ambiante. Sharina rassembla froidement les morceaux du cadavre, s’essuya les mains sur les feuilles de bambou, dures et dentelées, puis elle reprit le bâton à creuser. Les os d’Ansule avaient été rongés puis fendus pour en extraire la moelle. Sharina gardait un visage dénué d’émotion en se remettant à creuser, cette fois une tranchée entre les racines aériennes d’un grand arbre qui couraient hors de la terre. Elle appréciait d’avoir quelque chose à faire. Un travail difficile évitait qu’on ressente du dégoût, de la colère, une peur ou une solitude désespérée. Les Simiesques avaient été tués par une arme à large lame maniée avec puissance. Les blessures étaient terribles : un mâle éventré, un autre presque décapité et une femelle ouverte de la clavicule au diaphragme. Les survivants – combien y en avait-il dans le groupe que poursuivait Hanno ? – avaient abandonné les corps où ils se trouvaient. Les cadavres n’avaient pas été mangés : c’était le seul signe de respect envers eux. Sharina fit basculer les Simiesques dans la tranchée avec son bâton. Elle n’était pas profonde, juste suffisante pour que les corps soient sous la surface une fois la fosse recouverte de larges feuilles et des morceaux de terre séchée. Les Simiesques ne représentaient rien pour elle, mais si elle devait rester ici, elle devait faire quelque chose pour l’odeur. Une fois les tombes refermées, Sharina apporta des pierres, grosses comme une tête d’homme, prélevées dans le courant, et les empila en un tumulus simple au-dessus de la dépouille d’Ansule. Elle ignorait quelles espèces de charognards vivaient dans la forêt, mais les rochers noirs et frais étaient suffisamment lourds pour rebuter même des sangliers. Elle ne prit pas la peine de protéger les Simiesques. Rien ne viendrait les déterrer tant qu’elle restait dans les environs, et ce qui arriverait ensuite lui importait peu. Sharina s’appuya sur le bâton à creuser et respira par la bouche. Elle avait les épaules douloureuses, les mains à vif, et sentait les pulsations de son sang résonner dans son pied droit, bien qu’elle ait creusé avec les deux pieds en alternance. Elle n’avait pas dû forcer autant avec le pied gauche… Chaque année, Nonnus plantait les cultures de son jardin avec un bâton à creuser. Cette pensée fit oublier à Sharina ses préoccupations du moment. Elle tomba alors à genoux sur le sol et fut prise de sanglots incontrôlables. Après plusieurs minutes – le temps n’avait plus d’importance – elle se mit à prier la Dame, et, ce faisant, elle sentit la présence paisible et solide de Nonnus, tout près d’elle. Sharina leva les yeux. Quelques pépiements et ululements bruissaient dans la forêt, mais le seul mouvement qu’elle perçut était la danse d’un essaim de mites dans un rayon de soleil. Elle n’était pas seule. Son ami Nonnus était mort, mais il ne l’avait pas abandonnée. Il était plus facile de s’en souvenir dans l’immensité verte et paisible de la forêt. Sharina se leva, souriant de nouveau. Elle avait vu des fruits pousser sur le tronc d’un arbre à l’écorce tendre tandis qu’elle suivait Hanno. Des oiseaux aux couleurs chatoyantes se disputaient la chair rouge et il lui semblait qu’un humain pourrait y goûter sans danger. Si elle n’aimait pas la saveur, eh bien, se coucher le ventre vide n’était pas si terrible. Le soleil avait déjà dépassé le zénith lorsque Hanno et elle étaient arrivés à la cabane. Il devait être bas désormais, mais elle avait certainement le temps de tisser un petit abri de feuillages et d’arbustes pour les protéger de la pluie qu’elle prévoyait. Elle pourrait également lisser la surface d’une tablette de bois et y graver l’image de la Dame pour la tombe d’Ansule. La plaque ne durerait pas par ce climat, mais c’était tout ce qu’elle pouvait faire. Sharina siffla un air doux, une berceuse que son père avait apprise à Ornifal et chantait à ses enfants. Les paroles n’avaient pas de sens, mais l’air lui calmait l’esprit comme aucun autre n’aurait su le faire. Elle pensa à fabriquer un réseau de fils et de galets qui s’entrechoqueraient si l’on essayait de se glisser vers elle dans le noir. L’écorce intérieure de l’eucalyptus lui fournirait des fibres parfaites pour ce travail. Sharina n’avait pas vraiment peur d’être surprise dans les ténèbres. Nonnus serait avec elle. Et personne ne prenait jamais Nonnus par surprise. Ilna s’était attendue à ne pas trouver facilement de navire assurant un service direct entre Erdin et Valles, étant donné les rapports hostiles, juste assez contenus pour ne pas dégénérer en guerre, entre le comte de Sandrakkan et le roi Valence. Mais elle n’eut aucune difficulté : un manutentionnaire croisé dans un bar avait immédiatement indiqué à la tisserande et à Maidus l’Étoile polaire, qui partait avec la marée descendante le lendemain matin. L’homme ne lui avait fait aucune proposition douteuse – ni au garçon – après avoir regardé Ilna dans les yeux. Elle savait quel était son devoir envers son frère et elle devait y obéir… bien sûr. Pourtant, elle n’aimait pas qu’on l’entraîne de force hors du chemin qu’elle s’était tracée. Les ombres du soleil bas avaient dû accentuer son expression de colère. Mais encore une fois, elles ne faisaient peut-être que souligner la vérité. Ilna sourit. Elle fronça le nez. Erdin était un port de rivière. Les habitants du hameau de Barca n’étaient pas particulièrement regardants sur ce qu’ils jetaient à l’eau, car ils n’étaient pas assez nombreux pour que leurs ordures produisent le même effet qu’à Erdin. — Je crois que je ne m’habituerai jamais à cette odeur, dit Ilna. Enfin, si je ne reviens pas, je n’aurai pas à le faire. — Ma dame, répliqua Maidus d’un air misérable, ne parlez pas comme ça. Vous devez revenir ! Si Ilna l’avait souhaité, elle aurait pu tisser une tapisserie qui lui aurait révélé ce qui l’attendait pour le restant de ses jours et les vies de tous ceux qu’elle connaissait. Elle sourit d’un air qu’elle-même aurait jugé sinistre. Il se produisait bien assez de malheurs avec lesquels il fallait composer sans avoir en plus à s’inquiéter à l’avance de leur venue ! Ilna jeta un regard au garçon. — Tu seras bien avec le capitaine Voder, dit-elle. Mieux que tu le serais avec moi, de toute façon. Souviens-toi juste de bien faire ce qu’il te dit dès qu’il le demande. Celui-là n’est pas de ceux qui se laissent menacer. Maidus renifla. — Vous trouvez qu’il fait peur, dame Ilna ? dit-il. Demandez à n’importe qui dans le Croissant, demandez s’ils préféreraient se retrouver face à Voder ou à vous ! — Alors, ce sont des imbéciles, répondit-elle doucement. Mais si plus de gens se comportaient correctement, Voder et moi coulerions des jours paisibles. Elle se demanda si ce qu’elle disait était vrai. Quoi qu’il en soit, elle n’aurait jamais à mettre cette assertion à l’épreuve. Ilna avait marchandé près de une heure pour obtenir trois places à bord d’un navire pour douze écus d’argent de Sandrakkan – récemment frappés pour que le visage du comte et les gerbes de blé se détachent nettement sur la surface parfaitement brillante. Le capitaine de l’Étoile polaire avait d’abord demandé un écu d’or de Sandrakkan, soit vingt-cinq écus d’argent, pour chaque passager. Ilna renifla. Elle aurait pu accepter cette extorsion, la payer dix fois, si elle avait voulu. Ce n’était pas le problème. Pendant un instant, à l’idée que ce ver de marin essayait de la tromper, sa colère avait manqué de la submerger. Elle avait tendu la main vers des fibres de cordes pour soumettre l’esprit de cet imbécile à sa volonté… Puis elle s’était reprise. Le marchandage avait duré plus longtemps à discuter normalement, mais l’accord était équitable pour les deux parties lorsque Ilna et le capitaine avaient craché dans leurs paumes et s’étaient serré la main. Ses pouvoirs lui ouvriraient une vaste route pavée pour la reconduire sans détour en Enfer si elle laissait sa colère la dominer. — Si j’avais su ce que voulaient ces magiciens, dit Maidus, ils n’auraient jamais… — Ils sont venus me prévenir que mon frère était en danger, dit sèchement Ilna. Tu m’aurais caché cette information, Maidus ? La réponse la plus honnête aurait été « oui, sûrement », mais le garçon eut la décence de se retenir et murmura : — Non, ma dame. Halphemos et Cerix avaient été assez clairvoyants pour comprendre après quelques recherches préliminaires que beaucoup dans le Croissant ne souhaitaient pas le départ d’Ilna os-Kenset. Plutôt que de la chercher en demandant directement, Halphemos avait réalisé une série de petits sorts de localisation qui les avaient rapprochés d’elle peu à peu. — J’aimerais pouvoir venir, dit Maidus. — Pour t’avoir toujours en travers de mon chemin ? répliqua Ilna. Non merci. Ce n’était pas vrai, mais c’était une réponse que le garçon accepterait avec juste un reniflement désespéré de temps en temps. Maidus avait prouvé qu’il était un adolescent intelligent et déterminé. Si Ilna avait dit la vérité, elle aurait répondu : « Je ne veux pas que tu viennes, car une force capable d’avaler Cashel est trop dangereuse pour que je te laisse prendre un tel risque. » Si Ilna avait dit cela, le garçon aurait remué ciel et terre pour venir, même s’il aurait dû pour cela s’attacher à la lame de la godille de l’Étoile polaire. Le port d’Erdin ne fermait pas totalement au coucher du soleil mais il n’y avait plus guère d’autre activité que quelques équipages qui finissaient de charger des marchandises pour partir à l’aube. Les lanternes et les torches chancelantes étaient de pauvres substituts à la lumière du jour, et le risque qu’une étincelle touche le bois et les tissus séchés par le soleil rendaient ce travail tardif aussi dangereux que difficile. Le ciel était encore suffisamment clair pour se refléter dans les briques des appontements. Un retard dans le chargement ou le déchargement impliquait que des marchandises restaient sur les quais, empilées sous des filets pour décourager les voleurs. Chacun des précieux monticules était surveillé par un homme avec une lanterne. Les bougies de suif des lampes seraient brûlées bien avant l’aube, mais avant que les flammes s’éteignent, les voleurs seraient probablement rentrés dormir. Ilna eut un petit rire. — Ma dame ? demanda Maidus. — La paresse empêche plus de crimes que la conscience n’a jamais su le faire, dit-elle. Le garçon la regarda, d’un air interrogateur. Ils se trouvaient près d’un navire de taille moyenne, semblable à celui dans lequel Ilna avait vu partir ses amis. Le bateau avait une plaque d’étain clouée sur la courbure de l’étrave. Le dessin frappé sur le métal représentait une mouette frôlant la crête d’une vague, mais Ilna doutait qu’elle ait pu le reconnaître si elle n’avait été habituée à trouver des motifs stylisés similaires sur les étoffes. Sur la plupart des navires amarrés au port, un membre d’équipage était chargé de monter la garde et de frapper le pont d’un coup de trique si quelqu’un passait. Celui-ci était resté silencieux. Soit le garde était endormi, soit le bateau était dans un état tel que le capitaine ne se souciait plus qu’on lui dérobe ses cordages. — Je reviendrai dès que je pourrai, Maidus, promit Ilna d’une voix plus douce que celle qu’elle avait utilisée précédemment avec le garçon. Mon premier devoir est d’aider mon frère. Même si… (Elle rejeta un pan de sa cape et examina l’écharpe qui fermait sa tunique. Malgré le faible éclairage, elle distinguait le motif, harmonieux et intact. Elle eut un rire sans joie.) J’aurais dû dire que ma première obligation était Liane bos-Benlimar, se corrigea-t-elle. Je l’ai traitée moins bien – et pour des raisons bien moins recevables – que la plupart des gens que j’ai croisés récemment. Mais Liane semble être capable de prendre soin d’elle-même. — Dame Ilna ? demanda le garçon d’une petite voix, les yeux rivés sur ses pieds. Si je promets de… Quatre silhouettes surgirent des ténèbres qui les enveloppaient près de la proue du navire tout proche. Ils portaient des vêtements de marins et ressemblaient à des hommes, mais ils n’étaient pas humains. Ils avaient des traits bestiaux et les écailles qui couvraient leur peau luisaient doucement. Ilna n’avait pas vu la créature que son frère avait trouvée dans le tonneau de cidre royal, mais elle reconnut les écailleux à la description qu’il en avait donnée. Avant même qu’Ilna ait pris conscience du danger, son nœud coulant glissait déjà entre ses mains. Les écailleux tenaient des cabillots de bois dur empruntés au matériel du bateau. Ils portaient également tous des dagues, et l’un d’eux avait passé à sa ceinture de cuir une épée à lame recourbée. Maidus lança un cri de rage qui s’éteignit avec le « toonk ! » sourd d’un coup sur la tête. Ilna se retourna et projeta son lacet dans le même mouvement. Deux autres écailleux se trouvaient derrière elle. Elle ignorait où ils s’étaient cachés. Maidus gisait sur le sol de briques, sa blessure au crâne ensanglantée, et l’écailleux qui l’avait assommé levait son cabillot pour porter un autre coup. Le nœud de soie s’enroula autour du cou de la créature qui avait attaqué le garçon. Ilna projeta l’écailleux vers son complice en se baissant vivement. Le bâton lancé par l’un des agresseurs passa au-dessus d’elle et s’écrasa un peu plus loin. La créature prisonnière du nœud coulant battait des bras comme un poulet sans tête et semait la confusion dans le groupe tandis qu’elle étouffait. Ilna saisit Maidus par la tunique robuste qu’elle lui avait donnée. Sa propre cape vola et la retarda de quelques secondes qu’elle n’avait pas. Elle lâcha le nœud coulant et avait à demi sorti son couteau de cuisine de l’étui d’os où elle le rangeait lorsque des mains écailleuses lui saisirent les poignets. Les créatures étaient silencieuses. L’écailleux à sa droite n’émit pas même un son lorsqu’elle lui transperça le bras de sa lame au tranchant effilé. Des mains lui attrapèrent les cheveux. Elle se débattit et mordit une chair aussi sèche qu’une peau de serpent. Elle ne sentit pas le coup de bâton qu’elle reçut, mais elle entendit le choc résonner. La nuit devint blanche. Elle ne voyait plus, comme aveuglée après avoir regardé en face le soleil de midi. Ilna n’avait pas appelé à l’aide. Personne ne venait secourir une femme agressée sur les quais, sauf peut-être pour réclamer son tour… Plutôt mourir que de gaspiller son souffle en un effort inutile. Des mains la soulevèrent. Il lui sembla qu’on lui liait les poignets et les chevilles, mais elle n’en était même pas certaine. Elle entendait des voix, mais elles n’étaient pas humaines. On la reposa sur une grille de bois et elle sentit monter une odeur d’eau de cale. Elle était sûre d’être attachée, mais la lumière qui inondait ses yeux de l’intérieur l’aveuglait toujours. Des amarres heurtèrent le pont dans un bruit sourd. Le bois grinça, et, après un moment, Ilna identifia le bruit des avirons passés dans les dames de nage. Elle sentit le navire tanguer. La rivière Erd n’était pas balisée pour des raisons de sécurité : ainsi nul ennemi ne pouvait remonter son cours sinueux de nuit pour attaquer Erdin par surprise. Un navire qui s’y serait risqué se serait échoué sur un banc de vase ou se serait embourbé, proue la première, dans une fondrière voilée par les ténèbres. Mais les écailleux avaient de toute évidence pris le départ, emportant avec eux Ilna os-Kenset. Héron, vingtième jour Garric n’avait pas les yeux bandés, mais les lanternes de l’arche de l’entrée n’étaient que de faibles étincelles orange lorsque le carrosse de Royhas s’engagea dans le passage. Elles avaient certainement été éteintes depuis peu. Le carrosse tourna à l’arrière de la demeure et s’arrêta. Les deux gardes qui avaient tenu lieu de postillons ouvrirent à la volée la porte gauche du véhicule. Le seigneur Royhas se tenait sur le siège opposé à Garric, face à l’arrière du compartiment. Les autres gardes étaient assis aux extrémités des deux bancs. La main du noble, une brume pâle, eut un geste rapide pour désigner l’ouverture. — Dépêchez-vous, dit-il à Garric, et pas un bruit. Les mains du jeune homme étaient toujours liées, mais il n’avait pas même besoin du jugement du roi Carus pour comprendre seul que Royhas n’allait pas le faire tuer. Du moins pas dans l’immédiat. Il descendit en silence et suivit les gardes dans le bâtiment. Un serviteur ouvrit la porte mais se cacha derrière lorsque les passagers du carrosse entrèrent. Garric ne put distinguer qu’une immense masse de pierre tandis que ses guides le poussaient à l’intérieur. Royhas et les autres gardes suivaient de près. Les couloirs n’étaient pas éclairés, mais une bougie scintillait par une porte ouverte au bout du corridor. Le plancher craquait sous les pieds comme les lattes de bois de l’auberge de son père. Les murs étaient couverts de panneaux de bois jusqu’à hauteur de taille puis ornés de fresques mais l’éclairage permettait davantage de deviner des ombres plus ou moins marquées que de réels dessins. Ou peut-être confondait-il des taches d’humidité avec une œuvre d’art. Il sourit. La pièce avait dû être une salle à manger d’hiver, mais la large fenêtre du mur sud était désormais couverte de lourd velours. Garric s’aperçut qu’il ne s’agissait pas de rideaux mais que le tissu était cloué dans les boiseries pour que personne ne puisse regarder à l’intérieur et qu’aucun rayon de lumière ne les traverse. Royhas ne prenait aucun risque. Une seule chandelle de cire était allumée sur une applique qui pouvait en supporter neuf. La table et les douze chaises autour étaient d’un bois noir que Garric ne reconnaissait pas mais, en tant que fils d’aubergiste, il apprécia le travail nécessaire pour obtenir un tel lustre. Un homme vêtu de soie mauve – un costume de coupe sobre mais qui devait coûter autant qu’un bon cheval – attendait dans la pièce, les mains croisées sur son ventre rebondi. À en juger par le mélange d’obséquiosité et de richesse qui émanait de lui, il devait être un serviteur d’importance, sans doute le majordome. Les gardes conduisirent Garric dans la pièce puis se tournèrent vers leur maître. Garric regarda par-dessus son épaule. — Détachez-le, lança Royhas aux gardes. Il parlait avec une pointe d’agacement, comme si le fait que Garric soit toujours lié était la faute de ses hommes. L’un de ceux-ci tira sur la corde. Le nœud se défit immédiatement, alors que les tentatives de Garric pour écarter discrètement ses liens pendant le voyage avaient à peine desserré la corde d’un cheveu. — Maurunus, dit le noble au serviteur, d’autres invités arriveront bientôt. Conduis-les ici à leur arrivée. Garric se massa les poignets. La corde douce ne lui avait pas irrité la peau, mais il sentait des picotements dans ses doigts à mesure que la circulation se rétablissait. Les gardes le surveillaient avec des expressions d’innocence terne, mais ils étaient prêts à réagir immédiatement pour s’emparer de Garric s’il attaquait leur maître. — Le seigneur Waldron est arrivé il y a quelques instants, monseigneur, dit le majordome. (Il désigna l’autre porte de la pièce d’un mouvement de tête.) Je l’ai conduit à l’office, il me semblait que vous n’aimeriez pas le trouver dans la grande salle. Dois-je… — Que la Sœur l’emporte ! grogna Royhas, dévoilant pour la première fois ses sentiments avec honnêteté devant Garric. Est-il donc magicien ? Le messager a dû le croiser en chemin. Maurunus attendait avec une expression d’attention polie, les mains toujours croisées. Il restait silencieux. Royhas secoua la tête, exaspéré. — Fais-le attendre un tour de sablier, puis amène-le-moi, dit-il. Je dois parler à mon invité ici présent en privé. Le serviteur s’inclina et sortit par l’autre porte. Il avançait à tout petits pas rapides qui donnaient l’impression qu’il glissait. — Laissez-nous, ordonna Royhas avec un geste vif vers les deux gardes qui avaient précédé Garric dans la pièce. Une légère tension au coin de la bouche fut le seul signe de protestation que les hommes laissèrent paraître. — Et fermez la porte, imbéciles ! hurla le noble dans leur dos. Le second garde avait tiré le panneau contre le jambage sans le fermer totalement. — Bien, maître Garric, reprit Royhas avec un sourire si faux que Garric l’aurait percé à jour même sans avoir vu comment le grand veneur traitait ses hommes. Je suppose que vous vous demandez pourquoi je vous ai amené ici. — Je suppose, répliqua Garric, que vous comptez m’utiliser comme votre serviteur volontaire dans un complot contre le roi Valence. Il eut un sourire sans chaleur face au visage stupéfait du noble. Garric avait déjà rencontré des hommes comme Royhas, au bourg ou, plus souvent, parmi les conducteurs et leurs gardes à la foire aux moutons. Ce genre d’hommes écrasait tous ceux qui ne se dressaient pas face à eux – avec force. Garric avait compris très tôt qu’il se sentait mieux après avoir livré un combat qu’après avoir cédé devant quelqu’un. Ce qui était vrai dans le hameau de Barca l’était aussi à Valles. Royhas aurait pu faire exécuter Garric immédiatement, mais si telle avait été sa volonté, le jeune homme serait déjà enterré sous les ruines de l’ancien palais. Garric n’avait rien à gagner en se soumettant au noble, et beaucoup à perdre, y compris son estime de lui-même. — Je ne suis pas un traître ! s’exclama Royhas. Il pensait n’avoir affaire qu’à un paysan ignorant – et en tant que noble, il ne comprenait pas qu’un berger ait une plus grande expérience que les membres de corporations plus civilisées des intrigues au sein d’un groupe en quête d’avancement. Les béliers et les hommes agissaient de la même manière sur le fond. Garric sentait la présence et la chaleur douce du médaillon du roi Carus sur sa poitrine. Cashel aurait compris ce qui se passait aussi bien que Garric. Mais ce dernier portait également les souvenirs de son ancêtre qui lui soufflait comment faire face à cette forme particulière d’attitude dominante. Il leva un sourcil, comme amusé par un enfant qui niait l’évidence. — Écoutez, mon garçon…, commença Royhas. — Je vous conseille de rappeler vos gardes avant de m’appeler encore « mon garçon », seigneur Royhas ! coupa Garric d’une voix qui fit trembler la flamme de la chandelle. (Il continua, d’une voix plus calme :) Mais vous pouvez aussi choisir de me traiter comme le descendant d’un roi et comme l’homme dont dépend la réussite de votre complot. Nous devrions mieux nous entendre dans ce cas. Il ignorait ce qui venait de Garric or-Reise et ce qui émanait du roi Carus, mais il sentait la présence du roi qui riait à gorge déployée dans son esprit. Les gardes avaient pris le baudrier de Garric, mais il mit les mains sur les hanches et roula des épaules en adressant un grand sourire au noble, stupéfié. Royhas était un homme solidement bâti, mais il n’était pas aussi grand ni aussi jeune que Garric et certainement moitié moins fort que lui. Pendant un instant, la colère déforma ses traits ; puis il mit de côté le fait qu’un paysan avait osé lui répondre et réfléchit à ce qu’avait dit Garric. Il reprit, d’une voix prudente : — Nous devons tous faire face à des obligations contraignantes, maître Garric. Mes associés et moi sommes aussi loyaux que tout autre envers le roi Valence. Mais il est évident que le roi n’est pas en mesure de répondre à la menace que représente la reine, nous n’avons donc d’autre choix que de chercher de nouvelles solutions pour la sauvegarde du royaume. Et celle de Valence, bien évidemment. — Continuez, invita Garric. Royhas avait certainement prévu de le forcer à ne parler que pour le soutenir dans ce qu’il dirait pendant la réunion des conspirateurs et à se taire le reste du temps. Cependant, si Maurunus avait retourné un sablier de la taille de ceux utilisés sur les navires contre les tire-veille afin de mesurer la vitesse, ils avaient encore un peu de temps pour parler. Royhas eut une grimace de frustration. Il avait perdu sa suprématie et en tirait la même colère qu’un jeune bélier mis à terre par un concurrent. Garric sourit. Bien sûr, presque tous les ans, la totalité des jeunes béliers étaient abattus à l’automne. C’était aussi quelque chose qu’un berger savait. Royhas pensa certainement que Garric se moquait de lui mais il ravala sa colère et dit : — La reine envoie ses propres serviteurs occuper les postes importants de la ville. Les gardes des portes, les douaniers du port. Même le bureau du chancelier. Il y a toujours des volontaires pour faire le sale travail d’un monstre si l’emploi est bien payé. Garric s’éclaircit la voix. Cette dernière phrase provoqua chez Carus une approbation qui s’exprima par une vague de sentiments exacerbés et de colère si puissante que Garric en eut le souffle coupé. — Elle ne peut pas acheter le soutien de tout le monde, dit Garric dès qu’il put. (Cette pensée occupait sa conscience, mais elle ne lui appartenait pas totalement.) Ou a-t-elle le soutien du peuple ? — Personne ne soutient la reine ! intervint Royhas. C’est un véritable démon, une magicienne et bien pire. Le peuple lapide ses envoyés, mais cela ne fait qu’empirer la situation. Quelle que soit la raison, les émeutes entraînent des pillages et des agressions de ceux qui ont l’air d’avoir de quoi payer un gobelet de vin dans leur bourse. Quelqu’un tapa discrètement à la porte par où était sorti le majordome. Royhas leva la tête, sur le point de parler, mais Garric l’interrompit en levant la main. — Mes amis ? Ils devront être amenés à moi immédiatement. — Je ne sais même pas s’ils ont été trouvés, répondit Royhas d’un air renfrogné. Vous étiez le seul qui nous préoccupait vraiment. — Lorsque vous trouverez mes amies Liane et Tenoctris, dit Garric, j’exige qu’elles soient traitées comme les dames nobles qu’elles sont. Vous êtes un homme d’honneur, seigneur Royhas, il n’y a donc aucun risque que vous les utilisiez comme otages pour forcer mon accord avec votre plan – mais certains de vos complices n’ont peut-être pas la même grandeur d’âme, aussi, veillez à les prévenir que si un incident de cette sorte venait à se produire, j’entrerais dans une rage destructrice. Et je doute que tous vos gardes réunis soient capables de m’empêcher de tuer le responsable. Royhas adressa un sourire vif teinté d’amusement à Garric. — Je n’ai pas l’habitude d’utiliser des otages contre des paysans, jeune homme, dit-il. Les choses sont peut-être différentes sur Haft. Garric éclata de rire. Il n’était pas hystérique, mais le relâchement de tension était bien supérieur à ce que la tension elle-même semblait être un instant auparavant. — Non, seigneur Royhas, dit-il, il en est de même sur Haft : les paysans sont tout aussi capables de se surestimer que les plus grands nobles d’Ornifal. (Il désigna la porte d’un mouvement de tête.) Nous devrions les laisser entrer, dit-il. Tant que vous vous opposez à la reine, nous devrions pouvoir nous entendre. Royhas s’installa derrière la chaise en tête de table et fit signe à Garric de prendre place immédiatement à sa droite. — Entrez ! lança-t-il. Maurunus ouvrit la porte, mais resta dehors tandis que quatre silhouettes encapuchonnées qui attendaient derrière le battant se glissaient devant lui. Le dernier qui entra claqua la porte derrière lui et chercha un verrou, en vain. — Je ne m’enferme pas pour dîner, Sourous, dit Royhas d’un ton acerbe. Si vous le souhaitez, nous pouvons nous réunir dans l’ancien quartier des esclaves, au sous-sol. — Inutile de prononcer nos noms ! répliqua Sourous. C’était un homme étonnamment jeune aux traits délicats, d’après ce que Garric pouvait voir. Contrairement à ses compagnons, Sourous n’avait pas rabattu sa capuche lorsque la porte s’était fermée. — Au contraire, annonçons-les, intervint Garric. Je me nomme Garric or-Reise d’Haft, et je suis un descendant direct du roi Carus – le dernier véritable roi des Isles. Ces mots n’étaient pas les siens, mais ils sortaient avec une clarté limpide de ses lèvres. Carus parlait à travers lui, mais il utilisait les mots que Garric aurait prononcés s’il avait su les choisir. — C’est ce que vous prétendez, répliqua le premier homme à être entré dans la pièce. Il avait des traits nettement ciselés et les poignets puissants d’un épéiste. Il avait une soixantaine d’années et était le plus âgé des hommes présents, mais il affichait une santé impressionnante. — C’est aussi ce que dit Silyon le magicien, Waldron, coupa Royhas. Je n’ai pas plus confiance en ce sauvage de Dalopo que vous, mais puisqu’il avait raison concernant l’arrivée de maître Garric, je pense que nous devons admettre qu’il savait également quelles étaient ses origines. Il n’y avait aucune affection visible entre les deux hommes. Garric songea que cela pouvait être un avantage, faisant de lui la clé de voûte entre leurs puissances opposées, mais il ne pensait pas que cela rendrait son travail à venir plus agréable. Un homme enrobé habillé en vert tira une chaise et s’assit. — Si nous nous battons entre nous, dit-il, la reine n’aura même pas besoin de nous faire pendre, ne pensez-vous pas ? (Il avait une respiration sifflante. Garric le trouvait plus irrité qu’effrayé. Royhas eut un mince sourire et inclina la tête vers l’homme assis.) Le seigneur Tadai bor-Tithain, dit-il, et… (il désigna le dernier conspirateur, un homme aux traits aussi affaiblis que si un cancer lui avait dévoré les entrailles)… le seigneur Pitre bor-Piamonas. Vous avez déjà été présenté à Waldron et Sourous, maître Garric. — Nous finirons tous pendus, murmura Sourous. Ou pire. Qui sait ce que ce démon femelle nous ferait ? Et si l’un de ses spectres de flammes apparaissait ici à l’instant ? — Et si le soleil s’éteignait à l’instant ? répliqua Waldron sans cacher son mépris. (Il secoua la tête.) Votre père et moi avions nos différences, Sourous, mais au moins, je ne doutais pas d’avoir un homme en face de moi ! Tadai eut un rire sifflant. — Qu’est-ce que je disais ? dit-il sans s’adresser à l’un de ses compagnons en particulier. Nous devrions nous proposer comme bouffons pour la fête du voile de la Dame. — J’expliquais à notre ami d’Haft, intervint Royhas pour recadrer la discussion avec un talent que Garric apprécia, que le danger ne vient pas uniquement des mercenaires de la reine. Lorsqu’elle veut remplacer un officiel par l’un de ses hommes, elle envoie également un fantasme. — Ils ne peuvent pas réellement faire de mal, répliqua Waldron avec colère. Ils sont impressionnants, sans doute, mais pas au point de faire fuir un homme courageux de son poste. — Alors le roi Valence ne devrait peut-être employer que des hommes aussi braves qu’un bor-Walliman pour collecter les taxes portuaires, dit Sourous, en regardant le mur. Waldron esquissa un mouvement vers la garde de son épée mais se ravisa. Le geste fut si discret que Garric ne l’aurait pas remarqué sans la présence de son ancêtre, accoutumé à relever les signes les plus minimes. — Qu’entendez-vous par fantasme ? demanda Garric pour tenter à son tour d’empêcher le complot de se muer en un échange d’insultes. (Si le roi Valence voulait sa mort – et il n’y avait aucune raison de mettre en doute la parole de Royhas sur ce point –, ces hommes étaient le meilleur espoir pour Garric et ses amis de survivre plus que quelques heures.) Des fantômes ? Tadai leva les yeux, le premier signe d’intérêt qu’il montrait qui ne concernait pas ses ongles parfaitement taillés en amande. — Je parlerais plutôt de démons, mais juste en apparence. Comme l’a fait remarquer Waldron, ils se contentent d’être repoussants, mais n’agissent pas. Je pourrais dire la même chose de ma femme… et, contrairement à ma Trinka, les petits amis de la reine ne vous apportent pas un domaine cultivable de cinq mille hectares. — Ceux qui les ont croisés disent que les fantasmes leur rappellent certaines choses, dit Royhas. (Il laissa échapper l’ombre d’un sourire amer.) Ils ne précisent pas quels sont les souvenirs impliqués, mais leur silence permet de deviner. J’ai plus de pitié pour ceux qui choisissent de fuir devant les mercenaires de la reine que Waldron. — Et il y a les spectres de feu, murmura Pitre. (Il avait sorti un petit puzzle en bois de tilleul de sa bourse et le faisait tourner entre ses mains.) Eux, ils ne sont pas inoffensifs ! — Pétard ! s’écria Waldron. Combien de fois les a-t-on vus ? Quatre fois ? Cinq ? En presque un an ! — Une fois est toujours suffisante, ne pensez-vous pas ? remarqua Tadai en levant de nouveau les yeux de ses ongles avec une expression de questionnement poli. Du moins pour les victimes ; ce qui me paraît expliquer qu’il y ait eu si peu de morts. Nous cinq avons choisi de cacher notre opposition à la reine. Garric jeta un regard à Royhas. Celui-ci hocha la tête et reprit la parole : — Ces créatures – ou plutôt cette créature puisqu’il y a toujours un seul spectre – apparaissent près de ceux qui se sont opposés à la reine ouvertement. Le premier était un chef de bande du nom d’Erengo qui rassemblait une troupe pour attaquer la demeure de la reine. Je pense qu’il espérait amasser une bonne quantité de richesses pendant le pillage, après avoir envoyé quelques centaines de moutons recrutés dans les quartiers pauvres pour percer les défenses. Pitre ricana. — Il aurait mieux fait de proposer ses services à la reine, dit-il. Elle recrute parmi les gens de son espèce. — Erengo en est peut-être venu à cette conclusion dans ses derniers instants, répondit sombrement Royhas. Il n’avait pas caché son intention, même s’il avait tâché de garder ses distances par rapport au lieu d’exécution. Une créature semblable à un lézard de feu dressé sur ses pattes arrière est apparue. Ses gardes du corps ont attaqué sans résultat… — Sans résultat efficace, releva Tadai d’un ton sardonique. J’imagine que la scène devait être chatoyante. Waldron jeta un regard à son complice assis, une expression glacée sur le visage, le bras avec lequel il maniait l’épée raidi. Tadai plia les mains sur les genoux, un léger sourire aux lèvres. Garric devinait qu’il faudrait que la colère de Waldron atteigne un degré impressionnant avant qu’il attaque physiquement l’un de ses coconspirateurs. C’était un risque stupide à courir et leur plan impliquait déjà des risques en abondance. — Le spectre de feu a passé les bras autour du cou d’Erengo, continua Royhas. Il l’a consumé en une masse de cendres graisseuses. Puis la créature a disparu. — La populace suivrait le roi Valence s’il la dirigeait ! dit Pitre, courbé sur le puzzle, ses doigts arrangeant en sphère les pièces séparées. Tout le monde déteste la reine, même la vermine qui travaille pour elle. — Et Silyon pourrait défendre le roi Valence ! s’exclama Sourous avec l’enthousiasme d’un enfant qui veut croire que ses souhaits sont réalisables. Après tout, la reine se serait débarrassée de lui s’il n’avait pas été protégé, n’est-ce pas ? Tenoctris aurait peut-être su répondre à cette question. Garric n’en était pas capable mais il savait que l’on évitait souvent des batailles aussi longtemps que possible même si l’on pensait pouvoir gagner. C’était peut-être pour cela que la reine n’avait pas attaqué Valence directement… Et plus probablement encore, Valence lui-même redoutait que ce soit la raison. — Mes amis et moi sommes de loyaux sujets du roi Valence, dit Royhas avec une pointe d’ironie. Nous avons été contraints d’envisager des solutions pour protéger le royaume… (Une pensée traversa l’esprit de Garric : Leur partie du royaume. Il eut un sourire sarcastique.)… et lorsque Valence m’a ordonné de me débarrasser du futur usurpateur que je trouverais sur les ruines du palais des tyrans, j’ai eu une idée pour faire avancer la situation. — Ainsi, tu prétends être le fils de la comtesse Tera, mon garçon ? demanda Tadai. Il ne parlait pas avec plus de dédain que lorsqu’il s’adressait à l’un des nobles présents, mais Garric n’était pas l’un de ses nobles compagnons. Garric plaqua sa main gauche sur la table et se pencha pour approcher son visage de celui de Tadai. — Je suis un citoyen libre de Haft, gros homme, dit-il avec assurance. Ma lignée remonte au roi Carus, mais vous n’en trouveriez la preuve que dans un lieu d’où vous ne reviendriez pas… si tant est que vous puissiez vous y rendre. Un souvenir envahit l’esprit de Garric, un trône noir surgissant d’une plaine noire devant un ciel noir : le trône de Malkar, source de tout mal et du pouvoir universel. Lorcan, le premier roi des Isles, avait caché le trône là où seuls ses descendants pourraient le trouver… et Garric l’avait trouvé, au cœur d’un cauchemar dont les illusions étaient suffisamment réelles pour anéantir une âme. Tadai resta silencieux. Il sortit un mouchoir de soie noire et verte de sa manche et s’essuya le front. Ses cheveux étaient si fins que si l’éclairage avait été plus fort, il aurait paru chauve. Pitre laissa tomber au sol les morceaux du puzzle. — D’où vient-il ? demanda-t-il à Royhas. Que la Dame nous protège ! Vous aviez annoncé que vous amèneriez un abruti sorti de sa campagne ! — C’est l’homme que Valence m’a chargé de surveiller ! répliqua Royhas. Le nom est le bon, l’âge correspond. Nous n’avons jamais douté que Silyon était un puissant magicien, n’est-ce pas ? Il avait raison ! — Je pense…, commença Tadai. (Il replia soigneusement le mouchoir tandis que tous le regardaient.) Je pense que Valence avait raison de craindre que ce jeune homme n’usurpe son trône – appuyé par sa lignée, continua-t-il. (Il parlait toujours d’un ton léger, mais désormais exempt de moquerie.) Et je pense que nous avions raison, messieurs… (il regarda les visages tendus de ses complices)… de croire qu’il était capable de soulever le peuple contre la reine avec ordre, contrairement à Valence. Garric avait les jambes tremblantes, mais ce fut sans doute Carus qui le poussa à tirer la chaise devant lui et à s’asseoir. Il fallait laisser retomber la tension. Ce dernier échange avait évoqué davantage d’idées dans l’esprit des nobles qu’il n’y avait d’hommes dans la pièce. — Parlez-moi comme si j’étais un paysan d’Haft qui ignore tout de la reine et des raisons pour lesquelles Valence l’a épousée, dit calmement Garric. (Il fit signe aux nobles de s’asseoir avec une assurance qui le stupéfia lui-même – mais tous obéirent, y compris Royhas, qui était pourtant chez lui.) Mais avant toute chose, je dois vous dire que je ne nourrirai aucune ambition concernant le trône tant qu’il sera occupé par Valence. (Il sourit.) Je suis moi aussi un citoyen loyal, quoique Royhas semble avoir été mal informé sur ce point. Garric s’exprimait avec une diction et une construction qui n’avaient rien à envier à quiconque sur les Isles. Reise y avait veillé avec une détermination qu’aucun professeur d’école payante n’aurait su égaler. Cependant, sa voix gardait un rythme différent de l’accent saccadé d’Ornifal ou du grasseyement de Sandrakkan. Il s’agissait certainement d’un signe distinctif d’Haft, aujourd’hui comme cela l’avait été au temps du roi Carus. — La princesse Azalais était la fille du roi de Sirimat, dit Pitre. (Garric s’était attendu que Tadai ou Royhas prennent la parole.) Valence venait de combattre le comte de Sandrakkan pour le trône… — Pour le titre, cracha Waldron. Ç’aurait été un véritable trône s’il avait été vraiment un homme. Les yeux de Pitre parcouraient le sol pendant cette intervention, à la recherche des pièces du puzzle. Les morceaux de bois pâle étaient désespérément cachés dans les motifs noirs et blancs de la mosaïque. Waldron grimaça. — Continuez, dit-il à Pitre. (Il se tourna vers Garric.) Pitre était présent. — Valence et moi étions alors amis, dit doucement Pitre en gardant les yeux au sol. Il devait se marier, continua-t-il, car à moins d’une succession clairement établie, il y aurait inévitablement des conflits avec d’autres hommes qui se préparaient déjà à lutter pour assouvir leurs ambitions. Plutôt que de prendre femme parmi les grandes familles d’Ornifal… — Ce qui aurait fait de tous les autres nobles ses ennemis, ajouta Tadai. Garric l’avait déjà compris, grâce aux ouvrages d’histoire qu’il avait lus et aux souvenirs du vécu de Carus. — … Valence accepta la proposition de Sirimat, qui s’était tenue à l’écart des luttes politiques pendant près de mille ans, reprit Pitre. Azalais avait une dot fabuleuse, et elle était d’une beauté saisissante. (Un pâle sourire flotta sur les lèvres de Pitre.) Non pas que sa beauté ait eu une grande importance, dit-il. Et Valence n’en profita guère plus que les invités des noces, semble-t-il. Il n’y a aucune descendance. — C’était une magicienne, dit Waldron. Elle a usé de magie pour convaincre Valence de l’épouser. Pitre haussa les épaules. — Peut-être, dit-il, mais tous les mauvais choix ne découlent pas nécessairement de la magie. À l’époque, certains jugeaient que c’était une solution astucieuse pour se tirer de la nuée confuse des nobles d’Ornifal qui luttaient en quête d’un peu plus de pouvoir. — Ma nièce…, commença Waldron. Il s’interrompit en rencontrant le large sourire sans pitié que lui lançait Royhas. Sourous ricana nerveusement. Waldron abattit la tranche de son poing contre le mur, ébranlant la chandelle. Garric hocha la tête pour montrer qu’il comprenait l’histoire. — La première chose à faire est de débarrasser le gouvernement de Valles des serviteurs de la reine, dit-il. (Il sourit légèrement et continua :) Je ne vois pas encore comment je peux y parvenir sans finir comme Erengo, mais je suis si fatigué qu’il est déjà beau que je parvienne à voir cette table. (Il tapota le meuble et apprécia de sentir la surface de bois lisse sous ses doigts.) L’un de mes amis aura sans doute des idées, reprit-il. Je dirais même deux d’entre eux. Liane avait vécu à Valles, étrangère fortunée installée dans la ville. Son expérience apporterait un point de vue à côté duquel passaient les conspirateurs simplement parce qu’ils n’avaient pas le recul nécessaire. — Nous avons un plan, dit Royhas. Garric se leva, et la tête lui tourna après ce mouvement brusque. Il avait besoin de se restaurer et, surtout, de dormir. — Pas maintenant, dit-il. Je veux étudier ce projet avec l’esprit clair et en compagnie de mes amis pour me conseiller. Il se peut que le plan que vous avez établi en mon absence ait besoin d’être remanié maintenant que vous m’avez rencontré en personne. À présent que vous savez que je ne me laisserai pas consumer par un spectre de feu s’il y a une autre manière de vaincre le mal, songea-t-il sans le dire. — Les rois meurent, comme tous les autres hommes, murmura une voix dans l’esprit fatigué de Garric. Et parfois, un roi meurt pour que vive son peuple. Garric sourit, même si les nobles face à lui ne pouvaient comprendre pourquoi. Ils n’auraient pas approuvé non plus, sans doute. Les conspirateurs échangèrent des regards. Royhas hocha sèchement la tête et dit : — Très bien. Je vais demander à Maurunus de vous conduire à ma suite privée au dernier étage. Ainsi que vos compagnons, s’ils ont été trouvés. Pitre se pencha et ramassa une pièce de son puzzle qu’il plaça sur le bois noir de la table avec une expression impénétrable. — Faites-nous savoir lorsque vous serez prêt à agir, dit-il à Royhas. — Avec un véritable meneur à la place de Valence, lança Waldron d’une voix dure, le royaume des Isles pourrait être très différent. Nous pourrions revenir à un âge d’or digne de l’Ancien Royaume. Il se dirigea rapidement vers la porte et quitta le premier la pièce où il avait été le premier à entrer. Garric avait relevé que Waldron avait parlé d’un « véritable meneur » et non d’un « véritable roi ». À travers les vagues d’épuisement qui balayaient l’esprit de Garric, une voix murmura : — L’âge d’or dont ils rêvent ressemblait fort à leur présent, lorsque j’y vivais ; et il faudra bien des efforts pour que votre temps ne s’achève pas comme le mien. Mais nous y parviendrons. Ilna se dit qu’elle avait dû perdre connaissance. Elle se réveilla, la peau fourmillante comme si on l’avait remplie de charbons ardents. Il lui fallut quelques instants pour comprendre que le bourdonnement qu’elle entendait n’était pas son sang qui battait dans ses oreilles mais les écailleux en train de psalmodier. Leurs voix étaient rauques, dures et insistantes comme le cri des crapauds en chaleur. Ilna voyait de nouveau, mais sa tête résonnait et des vagues lentes passaient devant son champ de vision. La douleur lui donna la nausée. Elle se retint de vomir mais sentit le reflux lui brûler la gorge avant de s’apaiser. Les six écailleux étaient accroupis en cercle sur le pont arrière. Au milieu, un petit récipient était enterré dans un plateau de sable. C’était une sorte de brasero simple que l’on trouvait souvent sur les bateaux et qui permettait de garder quelques charbons ardents sans risque pour le navire. Ils l’avaient sorti de la petite cabine de poupe où le plateau était habituellement fixé entre deux charpentes. Le bateau tanguait sous le courant paresseux. La vergue était levée, la voile roulée autour d’elle. Ilna ne pouvait pas voir au-delà du plat-bord, mais le ululement d’une chouette dans les ténèbres lui indiqua qu’ils se trouvaient toujours le long du cours sinueux de la rivière. Un écailleux, le front ceint d’un ruban de soie rouge et verte, préleva une pincée de poudre dans une jarre d’albâtre et la jeta dans le feu. Une fumée violette s’éleva, aussi lumineuse que les pulsations de lumière qui persistent sur la rétine après avoir regardé directement le soleil. La créature ajouta encore de la poudre tandis que ses compagnons psalmodiaient. L’ingrédient provenait de la même urne, mais le second panache était aussi orange que le cœur d’une flamme. Les écailleux chantèrent plus fort. Ils se levèrent et se prirent les mains, commençant une danse faite de sautillements grotesques autour du brasero. Au lieu de se dissiper, les deux langues de fumée s’entremêlèrent tels deux serpents enlacés. Les deux couleurs restaient distinctes au sein de la colonne. Elle se mit à tourner, d’est en ouest, à l’inverse de la ronde d’écailleux. La colonne se mit à osciller, perdant sa netteté. Le navire frissonna. Ilna pensa qu’ils s’étaient échoués, mais le mouvement des étoiles au-dessus du mât lui indiquait qu’ils avançaient toujours. Sa chair la picota, comme lorsqu’elle avait repris conscience. Une fumée légère enveloppa le navire. Ilna éternua en respirant le parfum sec et âpre, mais elle ne le trouva pas désagréable. Dans la brume scintillante, les écailleux poursuivaient leur danse, levaient et abaissaient les bras en réglant leurs pas sur le rythme de leur psalmodie. Ilna distinguait encore quelques étoiles brillantes au-dessus d’elle. Le bateau fit une embardée. Le mouvement avait quelque chose de graisseux, comme de poser le pied sur une dalle sertie de glace noire. Ilna songea qu’ils allaient chavirer. Elle essaya de s’asseoir, mais elle avait les poignets et chevilles attachées en arrière. Elle parvint à ramper pour regarder à travers un sabord, mais elle ne distingua rien hormis la brume. Une vague de distorsion scintilla à travers le ciel. Quelque chose d’aussi froid qu’une lame de couteau toucha la moelle d’Ilna puis se retira avant même qu’elle se crispe pour retenir le cri qu’elle refusait de pousser. Le brouillard s’était levé. La coque tangua doucement. Le ciel sans nuage avait la douceur du crépuscule. Aucune des nombreuses étoiles n’était arrangée en constellation qu’Ilna puisse reconnaître. Les écailleux détachèrent la voile dans un cliquetis de poulies tout en murmurant entre eux. Ils travaillaient parfaitement, d’authentiques marins, jusque dans leur façon de s’habiller. Ilna ne sentait aucun vent. Deux autres créatures déplièrent la voile triangulaire du mât de misaine. Elle se gonfla également de la brise illusoire. La mer était légèrement phosphorescente. La lumière était colorée, mais d’une nuance si pâle que même les sens aiguisés d’Ilna ne purent définir s’il s’agissait de vert ou de jaune. Des flèches de pierre perçaient la surface paisible de l’eau. Certaines culminaient à près de cent mètres de hauteur ; d’autres étaient de simples crocs saillant des flots, des éclats noirs sur l’eau lumineuse. Les plus grandes avaient un sommet plat et évoquaient les clous de métal utilisés occasionnellement au hameau de Barca, où des tenons de bois les remplaçaient la plupart du temps. Le navire continua sa route avec une fluidité que la poussée d’une brise normale n’aurait pu permettre. De l’écume s’enroulait autour de la guibre, dessinant des tourbillons dans le peu de surface qu’Ilna distinguait par le sabord. L’écailleux qui tenait la barre se mit à chanter. Sa voix ressemblait autant à un coassement strident que celle de ses compagnons lorsqu’ils avaient psalmodié l’incantation. Les mots n’étaient pas destinés à sortir d’une gorge humaine. Le bateau glissait vers l’avant, emportant Ilna dans le crépuscule. Elle était attachée trop étroitement pour que ses doigts puissent saisir les cordes, mais en tendant et relâchant certains muscles, elle arrivait à desserrer les nœuds très légèrement. Toute chose suivait un patron. Ilna finirait par trouver le motif qui la libérerait. Ce qui se passerait alors dépendrait des circonstances, mais elle avait à l’esprit l’image de six nœuds coulants qui se resserraient doucement. Héron, vingt et unième jour Le chemin était une route de rondins, mais le bois avait pourri à tel point qu’à chaque pas de Cashel, ses pieds s’enfonçaient dans les troncs après une courte hésitation. C’était aussi malaisé que de marcher dans une congère. L’écorce, comme une couche de neige, lui emprisonnait les jambes et les imprégnait d’humidité lorsqu’il tentait de les tirer de ce bourbier pour avancer. Il avait les tibias en sang. — Oh, Divine Dame, merci ! s’écria Aria en levant les mains au ciel dans sa joie. Oh, de grâce, pardonnez-moi d’avoir mis si longtemps à comprendre Votre intention ! La princesse et Zahag étaient assez légers pour marcher sur les bûches que Cashel n’avait pas réduites à l’état de pulpe et brindilles. Cashel les avait fait passer devant depuis que le chemin était devenu un parcours à travers ce bourbier. Aria se retrouvait sans cesse en arrière. Cashel était bien résolu à l’aiguillonner si elle s’arrêtait encore, et il ne projetait pas de choisir avec trop de délicatesse où il la piquerait. Ce transport de joie était aussi inattendu que si des ailes étaient apparues sur le dos d’Aria. Cashel se retint de la pousser de son bâton et demanda : — Comprendre quoi, princesse ? Et s’il vous plaît, essayez de ne pas vous arrêter. Aria se retourna et se pendit à son cou. — J’ai compris que vous me testiez, idiot ! Comme Muzira la Patiente ! — Il n’y a pas assez de soleil pour que ce soit une insolation, dit Zahag. À mon avis, un insecte l’a piquée et elle délire ! Le primate cherchait des œufs dans un nid sur la plus haute fourche d’un arbre qui poussait un peu en retrait du bourbier, vingt pas devant eux. Ou des scarabées, se dit Cashel, Zahag n’était pas fine bouche. Cashel dénoua avec précaution les bras d’Aria. L’opinion du primate était tout à fait plausible, mais il ne distinguait ni bosse ni inflammation sur la peau de la princesse. — Continuons à avancer, dit-il d’une voix neutre. Il fit mine de la pousser en agitant un peu la main gauche. — Bien sûr, maître Cashel, dit Aria. Elle amorça une charmante révérence. Son pied droit était sur une bûche déjà effondrée sous le poids de Cashel. La bordure d’écorce céda lorsqu’elle se pencha en avant ; sa jambe s’enfonça dans le bois pourri, l’eau croupie et les insectes qui estimaient qu’une telle bouillie était un endroit idyllique pour vivre. L’expression d’Aria passa de la stupeur choquée à la fureur avant de se transformer en un sourire radieux qui n’était pas complètement forcé. Cashel gardait un visage impassible mais il était stupéfait par sa réaction face à l’incident. Il souleva la jeune fille pour qu’elle ne s’écorche pas la jambe en plus de se trouver couverte de boue. — Bien sûr, Divine Dame, dit Aria au ciel bleu terne. Je comprends que le test n’est pas encore terminé. Elle tapota doucement la joue de Cashel – pendant un instant d’horreur, il avait cru qu’elle allait l’embrasser – puis s’éloigna le long du chemin en virevoltant. Cashel secoua la tête et reprit sa marche pénible derrière elle. Un rot retentit dans l’eau stagnante. Cashel se tourna vers le bruit. Dans un marais classique, il aurait vu une bulle de gaz fétide éclater, ridant l’eau et laissant une tache de boue à la surface. Mais il se trouva face à une créature dotée de bras humains dont la tête et le corps étaient façonnés d’un bloc, comme si l’on avait dessiné un visage sur un œuf. Il cura ses dents triangulaires avec un ongle, souriant comme un humain après un repas délectable. Cashel soupira. Aucune loi n’interdisait d’être repoussant, particulièrement en cet endroit. Si cette chose remontait le chemin pour les attaquer, Cashel vérifierait si elle se brisait comme l’œuf auquel elle ressemblait tant. Aucun des autres monstres du marécage ne les avait inquiétés, cependant, il était donc peu probable que celui-ci soit plus agressif. Zahag bondit de son arbre et vint marcher au côté de Cashel. Il mâchait le dernier morceau de ce qu’il avait trouvé dans le nid. Le primate était chargé de dénicher de la nourriture. Il était plus doué que Cashel pour repérer ce qui était comestible et son large nez aplati avait plusieurs fois détecté du poison dans un fruit ou un champignon. Zahag s’assurait d’avaler les morceaux les plus savoureux avant d’apporter le reste à partager. C’était juste. L’idée que se faisait le primate des « morceaux les plus savoureux » n’était pas celle de Cashel, et proposer à Aria de choisir – par exemple – parmi une poignée d’asticots lui aurait soulevé le cœur pour le reste de la journée. — As-tu bien regardé les insectes par ici ? demanda Zahag. Il regarda un escadron miniature qui bourdonnait, assez bas pour rider la surface de l’eau noire sur leur passage. — Oui, répondit Cashel. Il ne voulait pas en parler. Ce n’étaient pas des insectes, bien que certains aient des ailes de dentelles transparentes et des pattes articulées comme les espèces qui existaient dans le hameau de Barca. Certains étaient de petites créatures qui semblaient terriblement humaines, mais qui n’étaient pas plus grandes que l’ongle. — Ils sont rapides, dit Zahag, mais pas autant que moi ! Il fit claquer ses lèvres avec délice. Cashel grimaça et accéléra le pas. Les bûches écrasées dans son sillage s’étendaient vers l’horizon occidental. Il se demanda si quelqu’un réparait le chemin. Après tout, quelqu’un l’avait bien construit. — Alors, qui est cette Muzira la Patiente que tu testes ? demanda Zahag. Le primate avançait d’une allure légèrement chancelante, sur ses pattes arrière uniquement. Il restait un demi-pas en avant pour ne pas se trouver sur la prochaine bûche qui céderait sous les pas de Cashel comme une porte mince sous les coups d’un bélier. — Jamais entendu parler, répondit Cashel. Garric le saurait sans doute, ou Sharina. Ses amis ne ressemblaient en rien à la princesse si ce n’était le fait qu’ils avaient lu de nombreux livres. Aria se retourna et continua à marcher – à reculons. Ce n’était pas la meilleure des idées sur une route de rondins, mais Cashel n’allait pas se plaindre, du moment qu’elle avançait. Elle pouvait bien poursuivre en effectuant des saltos arrière si cela lui chantait. — Muzira la Patiente était la dame la plus parfaite qui soit, dit-elle, les traits illuminés par l’admiration. Elle était si parfaite que le plus grand roi du pays décida de l’épouser, mais il l’enleva d’abord et la traita en esclave. Il la fit dormir sur le sol et ne lui donna que… Aria buta contre le renflement d’un tronc et bascula en arrière. Cashel tendit son bâton pour qu’elle s’y rattrape mais elle ne savait pas faire cela. Elle atterrit sur le dos dans un bruit sourd. De l’eau suinta des bûches détrempées. — Iik ! cria-t-elle. Cashel se pencha et la remit sur ses pieds. Sa robe était si dégoûtante que cela avait un avantage : Cashel n’aurait pas à supporter une nouvelle tirade sur cette dernière tache. — Oh, quelle maladroite je fais ! lança Aria. Elle émit un petit rire. Il sonnait aussi faux que les histoires dans lesquelles Katchin le meunier, l’oncle de Cashel, prétendait avoir dîné avec le comte Lascarg lorsqu’il s’était rendu à Carcosa. Zahag la considéra, puis regarda Cashel. Ce dernier haussa les épaules. — Enfin, reprit Aria, le roi força Muzira à nettoyer les sols de tout le château et ne lui donna à manger que des lentilles véreuses. — Oui, c’est l’avantage des lentilles, remarqua Zahag d’un air rêveur, on a souvent la viande directement avec les légumes. — Et après sept longues années, reprit Aria sans tenir compte du commentaire qu’elle n’avait peut-être, par chance, pas entendu, le roi fit venir Muzira devant son peuple et lui ordonna de lui baiser les pieds avant de la battre en public avec une cravache. Elle obéit, puis il lui avoua qu’il ne lui avait imposé tout cela que pour s’assurer qu’elle était digne de l’épouser. Elle avait réussi, ils se marièrent donc et il fit d’elle une reine ! — C’est scandaleux ! s’exclama Cashel. Il y avait de mauvais maris au hameau de Barca – davantage que de bons, d’après Ilna ; mais elle n’avait guère plus d’estime pour les épouses –, mais l’attitude qu’Aria décrivait avec tant de légèreté était inimaginable. Même la pire brute d’ivrogne dormait de temps à autre, mais généralement, quelques-uns des plus costauds du village se chargeaient de lui donner une bonne leçon. Dans un village de campagne, les affaires de chaque membre de la communauté étaient les affaires de tous ceux de la communauté. Aria se remit à marcher. — Mais je me demande, maître Cashel, dit-elle sans le regarder, cette fois. Vous n’êtes pas le roi lui-même, n’est-ce pas ? Vous êtes son serviteur dévoué. Cashel s’éclaircit la voix. — Je suis un berger, dit-il. Je ne connais pas de roi, princesse. Enfin, votre mère doit être une sorte de reine, je suppose. — Je comprends, répondit Aria. Vous ne pouvez pas parler. Eh bien, je ne dirai à personne que j’avais compris avant le moment prévu. — Elle a perdu la tête, pas vrai ? murmura Zahag. Cashel haussa de nouveau les épaules. — On dirait, dit-il. Mais, par le Berger, il s’en accommoderait. Folle, Aria était bien plus agréable à vivre que saine d’esprit. Au loin, le soleil scintillait sur les cimes de hautes montagnes. La nuit précédente, Cashel avait cru voir une lueur bleue dans cette direction. Il ne savait pas à quelle distance, mais ils finiraient par y arriver. Chacun de ses pas lents brisait une couche d’écorce, « crac ». Ils finiraient par y arriver. C’était déjà bien. Un oiseau dans la canopée lança un trille variant autour du même thème tandis que Sharina aiguisait le couteau pewle. Il ne se répétait jamais et – lui semblait-il – ne reprenait jamais son souffle. Sharina promenait la lame sur un bloc de basalte au grain fin trouvé dans le ruisseau, le tranchant vers elle, en longs mouvements fluides. Elle s’interrompit le temps de prendre la boule de mousse humide qu’elle utilisait pour mouiller la pierre. L’idée la frappa soudain que, dans cette forêt, elle ne pouvait pas être certaine que ce qu’elle entendait était vraiment un oiseau. Haft était une isle tranquille, et le hameau de Barca était même isolé des menues alertes et mouvements à Carcosa. La vie du bourg se déroulait comme elle l’avait fait depuis des siècles. Certains étaient nés, puis étaient morts, mais les activités restaient inchangées. À présent, Sharina se trouvait dans le vaste monde où tout était différent, où tout était en train de changer. Elle ne pouvait plus se permettre de supposer certaines choses comme avant. Elle risquait de se faire tuer à cause de cela – ou pire, elle pourrait manquer à ses devoirs envers ceux qu’elle aimait et qui dépendaient d’elle. Elle avait supposé qu’un homme qui ressemblait à Nonnus et avait la même voix que lui était Nonnus. Elle avait abandonné sa recherche de Cashel pour suivre cet imposteur. Sharina sentit les larmes lui monter aux yeux. Oh, Dame, je suis tellement seule. Je suis tellement seule. Il n’y eut pas de changement visible ou concret, mais Sharina sentit soudain qu’elle était observée. Ce n’était pas la compagnie qu’elle aurait souhaitée, mais cela lui donnait l’occasion de faire autre chose que pleurer sur le passé. Sharina se leva de l’endroit où elle travaillait, dans une tache de soleil près de la tombe d’Ansule. Elle essuya le couteau sur de la peluche prélevée dans la cosse d’une large graine et passa nonchalamment devant la planchette qu’elle avait gravée à l’image de la Dame. Le chemin vers l’arbre où se trouvait le refuge d’Hanno n’était pas exactement marqué, mais le chasseur avait coupé quelques tiges de rhododendrons qui gênaient l’accès au sol. Les vestiges de broussailles étendaient des feuilles sombres et des fleurs magenta en travers du tunnel, mais un humain pouvait facilement se frayer un chemin à travers ce qui aurait été une barrière solide pour d’autres. Sharina se cacha derrière les rhododendrons. Elle rampa sur la moitié du passage puis se recroquevilla, invisible, dans le recoin qu’elle avait préparé avant d’aller dormir la nuit précédente. Ceux qui la surveillaient devraient se faire un passage dans les broussailles un par un et le meneur serait presque déjà embroché sur le couteau pewle le temps de se rendre compte… Quelqu’un était derrière elle. Sharina se retourna. Elle pensait que les rhododendrons étaient impénétrables, mais la masse qui se tenait entre les broussailles tordues prouvait qu’elle avait commis une funeste… — Bonjour, jeune fille, dit Hanno, allongé sur le ventre. Je pensais vous surprendre, puisque vous n’aviez pas écouté mon conseil de grimper à l’arbre. On dirait que j’ai trop vécu avec les Singes pour me rappeler que certains savent ce qu’ils font dans ces bois. Elle ne parvenait pas à comprendre comment un homme de cette carrure avait pu se glisser parmi les broussailles, mais même Hanno avait dû laisser sa grande lance derrière lui. Pour l’atteindre avec son couteau de boucher, il aurait dû avancer encore, ce qui aurait laissé le temps à Sharina de se précipiter par le passage ouvert pour s’échapper. — Je ne savais pas que c’était vous, dit-elle d’une voix tremblante. Je suis contente que vous soyez de retour, Hanno. Elle désigna le passage d’un hochement de tête et se glissa de nouveau dans le tunnel vers la clairière. Le chasseur la rejoignit peu après. Elle n’avait pas davantage entendu le froissement des feuilles. Hanno jeta un regard aux tombes et à la pierre à aiguiser ; il eut un sourire sinistre mais approbateur. Il ne semblait pas avoir beaucoup changé depuis qu’il avait disparu dans la forêt deux jours auparavant, mais il portait des armes d’acier en plus des siennes : une lance à lame mince et une hache à manche court à laquelle un fer doucement incurvé conférait une beauté fatale. Le bois équilibrait le fer léger et la hache pouvait être lancée aussi bien que maniée comme arme de mêlée. — Ansule n’a plus besoin de ses armes, à présent, dit Hanno avec cet humour froid que Sharina avait déjà appris à connaître, mais je ne voulais pas les laisser aux Singes. (Il posa à terre un sac grossier. Il ne l’avait pas lorsqu’il était parti.) Et les Singes n’en avaient plus l’usage non plus, quand je les ai laissés. Sharina se mordit la lèvre inférieure. Elle savait ce qu’elle allait trouver, mais elle s’accroupit tout de même pour ouvrir le sac. C’était un morceau de cuir noueux qui lui sembla venir d’un reptile. Les coins avaient été rabattus sur le contenu puis noués avec un tendon. Le ligament était probablement humain. — J’ai vu que vous aviez nettoyé le pot à l’extérieur de la cabane, remarqua Hanno sur le ton de la conversation. C’est bien, mais je pense qu’on pourra les laver en les faisant bouillir dans la petite poêle qui est restée dans le bateau. Sharina avait trouvé une bouilloire en bronze d’une douzaine de litres parmi les cendres, tordue mais non fendue par la chute du toit. Elle avait réparé les plus grosses bosses avec des morceaux de bois en guise de marteau et burin, avait rempli le récipient d’eau et l’avait placé sur un feu doux. Elle ouvrit le sac. Il contenait des canines supérieures, près de trente paires. Les racines étaient encore rouges de la chair à laquelle on les avait arrachées quelques heures auparavant. Une vague de nausée saisit Sharina ; ce n’était pas à cause de l’odeur, mais la puanteur était déjà éprouvante. — Ils revenaient tout droit d’ici, dit le chasseur. J’avais jamais vu des Singes agir comme ça avant. Ils se contentent de se promener dans le coin. Sharina se leva. — Ce ne sont pas des Singes, dit-elle d’une voix claire. Ce sont des hommes. Des êtres humains ! Hanno haussa les épaules. — Si vous voulez, jeune fille, dit-il. (Sa voix était calme mais cachait la même tension que celle ressentie par Sharina.) Ce sont des hommes. Qui ont brûlé ma cabane et dévoré mon ami avant de s’en aller. — Il y avait des enfants parmi eux ! répliqua Sharina. — Tous ceux qui étaient sevrés sont là ! lança Hanno en désignant le sac de dents. Les bébés, eh bien, ils sont avec leurs mères, mais je n’ai pas pris leurs dents. Aucun Singe ne survivra pour aller dire aux autres à quel point les êtres humains ont bon goût ! Sharina prit une profonde inspiration et se retourna. Elle ne savait pas ce qui était juste. Elle savait ce qu’elle estimait juste, mais elle n’avait pas vécu dans cette jungle. Si le cadavre avait été le sien, et non celui d’Ansule… qu’aurait fait Nonnus au groupe qui l’aurait tuée et dévorée ? Elle détacha sa ceinture et le couteau et les laissa tomber sur le sol. Elle se dirigea vers la tablette gravée, les yeux embués de larmes. — Dame, pardonne-moi pour les torts que j’ai faits aux autres, et pardonne à ceux qui agissent mal pour me protéger. — Je ne prends pas les dents normalement, dit Hanno derrière elle, la voix épaissie par la gêne. Il y a un bon marché pour ça, à Valles, ils les vendent aux sérians pour en faire des poudres médicinales, mais pas moi. Mais pour Ansule, je voulais faire quelque chose de spécial. Je pourrais les monter sur une corde et en orner sa tombe. — Non, répliqua Sharina. Elle se leva et fit face au grand chasseur. Elle ne pleurait plus ; elle s’essuya les joues sans en avoir conscience. — Ou faites-le… Ce n’est pas à moi de vous dire comment vous souvenir de votre ami. Mais enlevez d’abord la Dame. Ne la mêlez pas à ça. Hanno fronça les sourcils, davantage sous l’effet de la concentration que du désaccord. Il s’agenouilla près du tumulus et laissa courir ses doigts sur la tablette gravée. Sharina avait teint le bois blanc frais avec un jus extrait de coquilles de noix et s’était servie de la pointe du couteau pewle pour graver la silhouette de la Dame. — Du joli travail, jeune fille, dit-il en regardant la plaque d’eucalyptus. — Merci, répondit sèchement Sharina. La stèle était simple et ne durerait pas sous ce climat, mais elle trouvait aussi que le résultat était étonnamment réussi. Hanno se leva et haussa les épaules. — Je crois que je vais laisser ça comme c’est, dit-il. Il prit le sac de cuir, se dirigea près de la fosse où reposaient les Simiesques et versa les dents arrachées dans la poussière. — Merci, Hanno, dit Sharina. Elle se tut un instant puis s’approcha du chasseur et le prit dans ses bras. Chacun gardait le visage résolument tourné à l’opposé de l’autre. Lorsqu’ils se séparèrent, Sharina ajouta : — Je suis désolée pour votre ami. — J’ai toujours pensé qu’Ansule n’était pas assez prudent, dit Hanno. (Il toussa pour s’éclaircir la voix.) J’aurais cru qu’il se ferait avoir par un des lézards qu’on chasse ici, pas par un Singe. Il les traquait avec ce joujou… Il avait planté les lances dans le sol lorsqu’il s’était agenouillé devant la tombe. Il reprit celle d’Ansule et la soupesa de sa main droite. Seul un homme de la taille d’Hanno pouvait appeler « joujou » la lance haute de plus de deux mètres de l’autre chasseur, bien qu’elle pèse à peine la moitié de sa propre arme à large pointe. — … Et je vous assure, jeune fille, certains de ces gros lézards sont de sacrés morceaux à tuer. Hanno considéra pensivement la lance et reprit, à l’intention de Sharina : — Vous voulez la lance d’Ansule, jeune fille ? demanda-t-il. Je m’imagine mal la remettre à sa famille… et puis ce ne sont pas eux qui l’ont enterré. — Cette lance est trop grande pour moi, répondit Sharina. (Quant à savoir si elle aurait besoin d’armes tant qu’elle resterait à Bight, la réponse était évidente.) Et pour la hache, je pense que mon couteau me conviendra mieux. Le couteau de mon ami. Le chasseur hocha la tête d’un air évasif. Il posa le manche de la lance sur la plaque d’eucalyptus et la trancha trente centimètres au-dessus du bout avec la hache d’Ansule. Bien que le coup soit délicat pour Hanno, un morceau du manche de noyer blanc vola dans les airs. Il fit tourner le manche et termina proprement sa coupe du côté opposé. Il tendit l’arme raccourcie à Sharina. — Ça vous convient ? Ou je retire encore une longueur de main ? J’arrangerai le bout quand j’aurai enlevé toutes les échardes. — C’est parfait comme cela, dit Sharina. Les coups apparemment désinvoltes avaient été aussi précis que la danse des étoiles. La force d’Hanno était sans doute moins stupéfiante que sa façon de la contrôler. — Je crois que je vais garder la hache pour moi, dit-il judicieusement. (Il glissa le manche à sa ceinture.) Je suis comme vous, jeune fille, je préfère un couteau pour les travaux rapprochés, mais je crois qu’Ansule aurait voulu que quelqu’un hérite de sa hache et s’en serve bien. Il a fait beaucoup de bon travail avec cet outil. — J’ai ramené une mesure de grains du bateau, dit maladroitement Sharina. Vous aimeriez un pain cuit sous la cendre ? Ou du porridge ? Elle n’était pas assez stupide pour ne pas comprendre que malgré le ton détaché de Hanno, il souffrait de la mort de son ami, mais elle ne savait pas comment lui répondre. Il lui semblait que la meilleure solution était de ne pas en parler et de laisser Hanno faire son deuil à sa manière. — Un pain, ce serait excellent ! déclara le chasseur. Je vais essayer de nous trouver de la viande, au moins pour un repas. On verra ce qu’on choisit de faire après. Il s’accroupit et passa le bout tranché de la lance sur le côté de la pierre à aiguiser de Sharina. Il travaillait d’un air absent, les mains occupées mais l’esprit ailleurs. — Je ne sais pas ce qui s’est passé depuis que je suis parti pour Valles, dit Hanno. Ansule n’était pas aussi prudent que moi, mais il a vécu ici cinq ans. J’aurais jamais cru que les Singes l’auraient comme ça. (Il secoua sa barbe broussailleuse vers la forêt.) Ils ont rampé jusqu’ici la nuit et se sont embusqués dans la clairière en attendant qu’il sorte, le matin. S’ils avaient attaqué la cabane tout de suite, la porte et les murs les auraient retenus assez longtemps pour qu’Ansule soit sur pied et prêt à faire face. Il aurait peut-être pu s’en sortir. (Hanno regarda la tombe et secoua la tête.) C’était un petit gars rapide, ça oui. — Ils n’attaquent pas les chasseurs, d’habitude ? demanda Sharina pour montrer son intérêt. Le fait qu’il y ait un commerce de canines supérieures de Simiesques à Valles suggérait que les chasseurs les considéraient davantage comme des proies que comme des ennemis. Hanno haussa les épaules. — Ça arrive, dit-il. Mais une branche peut aussi vous tomber sur la tête, et ça m’inquiéterait plus. Et même s’ils voulaient, ils ne sont pas assez intelligents pour piéger Ansule comme ça. Pourtant, ils l’ont fait. (Il se leva et donna la lance à Sharina.) Ça ira si je vous laisse, le temps de nous trouver un lézard ? demanda-t-il. — Oui, répondit-elle. Hanno hocha la tête. — Je crois que oui, dit-il. (Il regarda le mur verdoyant de la forêt qui entourait la clairière.) Il faut que je parle avec les autres chasseurs de ce côté de l’isle pour voir ce qu’ils peuvent me dire. Je dormirai ici cette nuit et je passerai les jours suivants à aller les voir. (Il sourit.) Enfin, s’il y a encore des vivants à visiter. Sharina lui rendit son sourire, l’estomac noué. — Je vais préparer d’autres stèles, dit-elle. Au cas où. — Êtes-vous certaine d’être prête pour cela, Tenoctris ? demanda Liane en apportant le plateau d’argent dans le jardin du toit. Royhas ne s’était pas opposé à ce que la vieille magicienne trace des symboles de pouvoir autour du plat pour l’utiliser dans ses incantations. Garric apporta une table au plateau marqueté et la déposa entre un petit figuier et une plante où des narcisses fleurissaient déjà. Il frissonna. La demeure que Royhas possédait en ville était plus haute d’un étage – la hauteur de la salle de banquet du troisième étage – que tous les bâtiments qui l’entouraient, mais les serviteurs avaient également tendu des toiles de couleur safran au-dessus de leurs têtes. La douceur printanière de l’après-midi ne justifiait pas cette protection. Garric estimait que cette précaution était raisonnable. Le frisson qu’il avait senti ne venait pas réellement du temps, et les rayons du soleil n’auraient su le réchauffer. — Je pense être suffisamment remise pour mener un simple rituel de cristallomancie, déclara Tenoctris en s’asseyant sur le banc incurvé devant la table. (Elle regarda ses amis avec un faible sourire.) Et je suis persuadée que nous avons moins de temps que je ne souhaiterais. Liane avala sa salive. Elle plaça le plat au centre de la table basse. Presque au centre : Liane n’avait pas été élevée par des aubergistes qui exigeaient la perfection. Garric sourit, oubliant ses sombres impressions. Il s’assit un peu en retrait pour que Liane puisse s’installer entre Tenoctris et lui. Le plateau était lisse et lustré. Garric voyait le reflet de Tenoctris sur la surface. Il distinguait aussi derrière elle le mur du jardin, surmonté d’un abreuvoir d’où de longues tiges de lierre couraient sur la façade du bâtiment. Tenoctris toucha le métal froid. — L’argent devrait empêcher la reine de nous atteindre à travers mon sortilège, dit-elle, à moins que sa magie soit plus bénigne que je le pense. Elle regarda ses amis et son sourire céda la place à une expression d’inquiétude silencieuse. — Je n’aurai pas besoin de votre aide pour l’incantation, dit-elle, mais je ne suis pas certaine de me rappeler ce que dira l’argent. J’espère pouvoir compter sur vous. — Tout ira bien, dit Garric avec chaleur. Vous faites le travail éprouvant et nous sommes là pour nous asseoir et regarder. Tenoctris parlait pour reporter encore la tâche de quelques instants. Garric ne pensait pas que la vieille femme avait peur. Tenoctris avait dit qu’elle ne se préoccupait pas de sa vie ou de son corps, et Garric n’avait vu aucun signe qui démente ces mots ; mais elle était encore fatiguée après le parcours le long du chemin scintillant. Il savait qu’il lui semblait plus simple de faire face au danger que de reprendre encore et encore une tâche dévorante qui n’était pas appelée à finir bientôt. Tenoctris sourit. — Sasskib, dit-elle en faisant tourner le plateau de son index. L’acier poli glissait facilement sur le bois lisse. — Kabbib sady knebir. Garric avait peur. Depuis l’incantation au Premier Bosquet des Ersas, il savait parfaitement quelle sorte de créature se trouvait le long des chemins entre les plans. Quelque part, là où Garric ne pouvait la voir, une femme de lumière nacrée l’attendait. Tenoctris était un artisan prudent ; elle ne se lançait pas dans les ténèbres en espérant que tout se passe bien. Malgré cela, ce sort risquait d’ouvrir une porte sur le monde réel aux forces dont la Main avait créé le Golfe. Liane ressentait la même crainte. Elle était assise, ses poings serrés autour d’elle. Lorsque Garric la toucha, elle mêla ses doigts aux siens avec force. — Sawadry maryray anoquop, dit Tenoctris. Elle leva le doigt du bord du plateau, mais le disque d’argent continua à tourner. — Anes paseps kiboybey. Royhas avait fourni tout ce que Garric avait demandé, y compris ce plat précieux destiné à être sculpté de symboles pour devenir un miroir magique. Cependant, ni lui ni aucun des conspirateurs n’avait souhaité être présent lors de la séance ; et seuls quelques serviteurs importants, Maurunus et deux autres, étaient informés de la présence de Garric et de ses amies dans la maison. Mais les gardes le savaient, ainsi que le veneur. La nouvelle se répandrait, d’une façon ou d’une autre. Si Silyon avait su prédire l’arrivée du trio dans les ruines du palais, il pourrait certainement les retrouver s’il y consacrait son art. — Banwar ! s’écria Tenoctris. (Le disque se mit à tourner plus vite, si vite qu’il devenait impossible de lire les symboles gravés sur le bord.) Nakyar nakyar yah ! Le plateau d’argent n’était plus qu’une forme floue en mouvement. Dedans – à travers – Garric vit la reine, une femme d’une beauté glaciale, vêtue d’une robe de soie arc-en-ciel, devant une dalle de tourmaline polie. Le bâton de cristal dans sa main scintillait. Autour du tableau, des mots de pouvoir étaient tracés en mosaïque sur le sol. Tenoctris prononçait toujours son incantation. L’image avait saisi Garric comme un rat prisonnier d’une belette. La reine psalmodiait également. Aucun son ne traversait l’écran d’argent, mais Garric pouvait sentir le rythme de ses mots. C’était leur attrait inconscient, davantage que sa propre volonté, qui forçait Garric à regarder la scène. La reine leva son bâton de cristal éclatant. Comme extrait par le mouvement de la baguette, une silhouette horrible s’arracha à son corps. La créature avait l’allure d’un démon. Son corps était gris et ses yeux jaunes semblaient des brasiers de l’Enfer. La reine continuait à psalmodier et frapper l’air de sa baguette. En dehors du cercle se trouvait une table en colonne. Il semblait parfois à Garric qu’il distinguait un jeu d’échecs posé dessus, mais l’image manquait de clarté. Un autre fantasme se détacha de la femme et traversa sans encombre les murs de la pièce. Un troisième fantasme se dégagea et disparut de la fenêtre d’argent poli. La reine était debout, impériale et glacée, mais sa chair perdait de sa netteté chaque fois qu’un avatar naissait de sa substance. La voix de Tenoctris n’était plus qu’un chuchotement. — Dans le miroir, murmura Liane. (Elle luttait vainement pour rester debout.) Regarde dans le miroir de pierre. Garric s’obligea à se lever. Il s’éloigna du banc d’une démarche maladroite, incapable de détacher son regard du disque tournoyant. Il se tint derrière Tenoctris et put alors regarder dans le miroir d’obsidienne comme le faisait la reine elle-même. Tenoctris poussa un soupir. Elle s’essuya les yeux, l’air étourdi. Le plateau vacilla sur la table et tomba avec un bruit métallique sur les dalles de pierre du jardin extérieur. L’argent continuait à vibrer d’un son pur décliné en une dizaine d’harmoniques, mais l’image s’évanouit dès que Tenoctris cessa de psalmodier les mots de pouvoir. La vieille femme s’effondra en avant, endormie ou inconsciente. Garric la rattrapa par les épaules pour qu’elle ne se coupe pas le visage sur la table marquetée. — As-tu vu cela ? demanda Liane. Garric aussi chancelait. Seule la nécessité de tenir Tenoctris le maintenait encore debout. — Qu’as-tu vu dans la pierre ? reprit Liane. — Je n’ai pas vu la reine, souffla Garric. Je ne voyais qu’un démon. Un démon qui me regardait. Maidus n’avait plus pleuré depuis le jour où l’homme qui vivait encore avec sa mère l’avait battu jusqu’au bord de l’évanouissement et où il avait rampé jusqu’à la porte, s’était enfui et n’était jamais revenu. Mais à présent, il pleurait, assis, tête baissée, sur le sol de la chambre que Cerix et Halphemos louaient à la journée. — Prends ma dernière boulette, dilue-la dans le vin et donne-lui, Halphemos, dit Cerix qui recousait avec soin le cuir chevelu du garçon. Le coup avait ouvert une entaille longue comme une largeur de main. La plaie s’était remise à saigner abondamment dès que les deux magiciens avaient entrepris d’éponger le sang séché sur les cheveux noirs et rudes de Maidus. S’ils n’y prenaient pas garde, le garçon risquait de s’évanouir ou même de mourir suite à l’hémorragie. — Il ne pleure pas à cause de sa blessure, répondit Halphemos d’une voix raide. Je savais que j’aurais dû aller sur les quais à la place d’Ilna ! — Donne-lui cette boulette de drogue ! répéta Cerix. Elle n’endort pas que la douleur physique, mon garçon. Il referma la plaie en la pinçant entre le pouce et l’index gauches tandis que sa main droite maniait l’aiguille pour rassembler les deux parois de peau. Il réalisait la suture avec un fil prélevé sur la robe d’Halphemos. La soie était rouge et le sang frais qui l’imprégnait n’était pas visible. — Tu ne peux pas savoir cela, Halphemos, reprit le magicien handicapé tandis que le jeune homme lui obéissait. Et je t’assure que c’est une grande chance. — Vous êtes magiciens, maîtres, dit Maidus. (Il ne bronchait pas lorsque l’aiguille piquait et que le fil passait dans la peau, mais ses larmes coulaient toujours le long de ses joues.) Je vous détestais parce que vous vouliez emmener dame Ilna loin de moi, mais maintenant, il n’y a plus que vous pour m’aider. Maîtres, je vous en prie, ramenez-la. Elle est ce qui est arrivé de mieux dans le Croissant. Elle est ce qui est arrivé de mieux au monde ! Cerix émit un grognement. Halphemos lui lança un regard de mise en garde, mais Maidus semblait ne rien remarquer sinon son malheur. — Quant à aller négocier à la place d’Ilna…, commença Cerix en poursuivant sa tâche. (Il avait vécu vingt ans une vie d’artiste de rue, connaître les premiers soins lui avait permis de rester en vie pendant tout ce temps.) Même s’il ne s’était agi de son propre argent, elle t’aurait trouvé bien fou de prétendre obtenir un meilleur marché qu’elle. Et concernant sa sécurité, je pense qu’elle est moins en danger que son ravisseur, quel qu’il soit. Cerix retira l’aiguille de l’extrémité du fil. — Très bien, dit-il. Tu peux boire quelque chose avant que je noue la suture. Maidus se redressa et prit le vin drogué. Il l’avala en trois gorgées convulsives. Le souffle court, il regarda tour à tour les deux hommes. — Mais est-ce qu’elle peut revenir ? demanda-t-il. Vous pouvez la ramener ici ? Les mains de Cerix tremblaient, alors qu’elles n’avaient pas esquissé un seul frisson pendant qu’il recousait la plaie. Le garçon était venu les trouver dès qu’il avait repris conscience pour raconter en toute hâte l’histoire de l’enlèvement de dame Ilna par des monstres écailleux. Cerix pouvait refermer la blessure, mais pour le reste – pour le véritable besoin qui avait conduit Maidus jusqu’à eux – il se savait impuissant. — Nous avons sa cape, dit vivement Halphemos. Nous pourrions lancer un sort de localisation, vous ne croyez pas ? Il prit l’étoffe que Maidus serrait contre lui. Du sang séché tomba du vêtement. La laine était si étroitement tissée que les gouttes tombées de la blessure du garçon ne l’avaient pas imprégnée. Cerix regarda la boîte, désormais vide, où il gardait ses boulettes d’analgésique. — Les sorts que nous avons utilisés précédemment pour trouver Ilna pourraient fonctionner si elle est assez proche, dit-il. Avec ton pouvoir de magicien, nous pourrions sans doute la localiser n’importe où dans les Isles, mais il ne sera pas aussi simple d’aller la rejoindre. Nous n’avons même plus assez pour payer la chambre. Ni l’argent pour les drogues de Cerix. Il aurait accepté de dormir sous un ciel déchaîné pour avoir six boulettes de drogue afin d’apaiser les spasmes de ses jambes déchirées par les démons. — Nous avons déjà gagné de l’argent ! dit Halphemos. Je ne veux pas perdre de temps, mais nous pouvons gagner de quoi la retrouver où qu’elle soit. Nous lui devons cela, ainsi qu’à son frère. Cerix ne savait pas ce qui était dû ni à qui. Il doutait qu’Ilna ait été enlevée à cause de ce que le garçon ou lui avaient fait ; il doutait même qu’Halphemos soit responsable de la disparition de Cashel. Mais il savait qu’il serait mort depuis longtemps si ce garçon qui ne lui devait rien, selon ses propres termes, n’avait pas pris soin d’un homme à qui son arrogance et sa stupidité avaient coûté ses deux jambes. — Oui, nous pouvons gagner de l’argent, dit Cerix. Assez pour aller n’importe où dans les Isles, sans doute. Mais si les créatures qui l’ont emportée sont ce que je pense, elle ne foule plus le sol du même monde que nous… (sa bouche se tordit face à l’ironie involontaire du propos)… le sol que tu foules, en tout cas, reprit-il. Et elle n’est plus dans un lieu où mes connaissances permettent de la trouver, sans parler de la ramener. Halphemos lança un regard saisi à son aîné. — Mais…, protesta-t-il. Nous devons la ramener ! Maidus s’était pelotonné sur le sol et dormait, autant en raison du choc et de l’épuisement que de la drogue. Ils devraient le porter chez le capitaine de quartier désigné par Ilna pour veiller sur lui. Une boulette était une forte dose pour un garçon qui n’y était pas accoutumé. Peut-être qu’ils auraient dû lui donner une moitié seulement, ou moins. Alors, Cerix aurait pu… Il rit durement de lui-même. — Oui, dit-il, peut-être. Mais je ne sais pas… Il suspendit sa phrase en remarquant le motif de la cape que tenait Halphemos lorsque la lumière de l’unique bougie de la pièce glissa sur l’étoffe. — Stop ! lança Cerix. Ne bouge plus. Halphemos abaissa imperceptiblement la cape. C’était un geste inconscient. — Ne bouge pas la cape ! ordonna Cerix. Il déplaça la chaise sur laquelle il était assis et pencha la tête pour retrouver ce qu’il avait cru voir. Halphemos était aussi immobile qu’une statue. Il avait l’habitude de répéter précisément des incantations, même si les mots n’avaient aucun sens pour lui. Il était calme et attendait que son ami lui donne des explications lorsque ce serait le moment. Cerix se reposa sur sa chaise. — Pose la cape sur le sol, dit-il d’une voix basse. Ne la plie pas, même si je doute que cela change quoi que ce soit. Dame Ilna ne fait pas d’ouvrages sans tenue. — La cape ? interrogea Halphemos en étendant l’étoffe sur la table. — Le tissu a été tiré lorsque les écailleux lui ont arraché, dit Cerix. Ou peut-être l’a-t-elle fait elle-même, je l’ignore. Il se demandait ce que cela faisait d’avoir un tel pouvoir. Il ne pouvait l’imaginer. Le seul pouvoir que désirait vraiment Cerix en cet instant était celui de disposer de suffisamment de boulettes pour mettre fin à sa souffrance. Peut-être pour toujours… — Cerix ? demanda Halphemos. Le magicien handicapé lui sourit. — Il y a des symboles en Écriture Ancienne sur le tissage, à présent, dit-il. Sous le bon éclairage, je peux les lire. Je pense qu’ils forment une incantation qui nous conduira à Ilna. Le visage d’Halphemos s’éclaira de joie. — La Dame nous est venue en aide ! dit-il. (Il tomba à genoux.) Oh, Cerix, je savais qu’il y avait une solution ! Il ne pouvait en être autrement ! — Je n’ai pas de certitude concernant la Dame, répondit Cerix. J’en ai encore moins quant à son éventuel rapport avec Ilna. Je crois qu’elle ressemble davantage aux vents et aux marées qu’à une quelconque divinité que tu pourrais adorer. Halphemos se déplaçait autour de la cape, le visage tout proche du tissu. Il essayait de trouver l’angle qui révélerait les symboles, même s’il ne savait pas les lire. Il n’écoutait pas… et cela n’avait aucune importance, car Cerix savait qu’il se parlait à lui-même. Posséder un tel pouvoir… — Je vais déchiffrer les symboles, dit Cerix d’un air las. Cela me prendra probablement plusieurs jours, il faudra donc retourner dans la rue demain gagner le prix du loyer. Halphemos acquiesça sans détourner la tête. — Plus de vision du roi Valence, cette fois, dit-il. — Non, approuva Cerix. Mais il savait désormais ce qu’il avait vu dans le globe de lumière rouge. Une incantation qui conduirait Halphemos et lui à Ilna risquait de les mener à cette bête, et ce ne serait plus seulement une image. Ilna os-Kenset survivrait peut-être à une telle rencontre. Mais des humains ordinaires en étaient incapables. Un tel pouvoir… Héron, vingt-deuxième jour Sharina se réveilla. La pluie avait cessé. Elle songea que l’aube était sans doute plus proche que le coucher du soleil, mais la canopée cachait la lune et les étoiles et elle ne pouvait en être certaine. À côté d’elle, Hanno se glissa hors de l’abri au toit de feuilles qu’elle avait construit pour qu’il y ait de la place pour deux. Le chasseur se déplaçait en silence, malgré le léger bruit de succion du bout de sa lance lorsqu’il retira l’arme du sol. Sharina le rejoignit, prenant nerveusement conscience du bruit mouillé de ses pas sur le sol détrempé. Une grenouille qui bougeait sur une feuille faisait davantage de bruit, mais ce n’était pas avec les grenouilles qu’elle comparait ses facultés cette nuit-là. Un démon de lumière grise glissa dans la clairière. Il passa au travers des racines d’un arbre géant. Les jambes du fantasme bougeaient, mais ses pieds se trouvaient tantôt au-dessus tantôt au-dessous du sol. Ses yeux jaunes, scintillants, en amande étaient obliques. C’était la seule partie de la créature qui soit réelle. Le fantasme s’arrêta. Ni Hanno ni Sharina ne bougèrent. Sharina avait laissé sa lance dans l’abri ; elle n’avait pas l’habitude de la porter. Elle tira le couteau pewle de son fourreau de peau de phoque noire et attendit. La créature émettait une lueur suffisante pour être visible, mais Sharina distinguait le dessin ridé de l’écorce de l’arbre à travers le torse allongé. Une dizaine de Simiesques, tous des mâles, apparurent en lisière de la clairière. Ils tenaient des pierres brutes et des branches coupées courtes pour servir efficacement de gourdin. Le fantasme tendit les bras sur le côté puis les lança en avant comme un commandement. Les Simiesques bondirent vers les deux humains. — Surveillez mes arrières ! dit Hanno. Le chasseur attendit que le meneur atteigne le ruisseau et chargea. Au lieu de tendre sa lance en avant, il la balança en un arc large telle une faux. Il recula, laissant un amas de corps dans le ruisseau. Trois Simiesques étaient morts ; un seul d’entre eux mit assez longtemps à mourir pour lancer un cri avant que le sang l’étouffe. Les survivants reculèrent de la scène de massacre en ululant de peur. Plusieurs étaient tombés à quatre pattes dans la panique. La lourde lame de la lance d’Hanno avait tranché en travers des côtes de l’une des victimes dont le haut et le bas de la poitrine n’étaient plus retenus que par la colonne vertébrale. L’air humide s’emplit d’une odeur de sang et de déjections. Hanno prenait de profondes inspirations par la bouche ; Sharina haletait. Aucun d’eux ne parlait. Le fantasme vacilla et garda sa position. Si la fumée pouvait afficher une expression, il s’agirait d’une colère noire. Il ordonna d’un geste aux Simiesques qui échangeaient des cris de charger de nouveau. Hanno hurla. Il sauta par-dessus le ruisseau et lança derechef son arme en un coup de tranchant terrible, dirigé cette fois sur le spectre. La lame traversa le fantasme comme de l’eau et s’enfonça jusqu’au manche dans l’arbre derrière. Le tronc frissonna sous le coup. Hanno grogna, surpris de heurter quelque chose de trop dur pour que même sa force étonnante ne puisse le transpercer. Deux Simiesques bondirent vers lui. Sharina se précipita en avant et leva son couteau pour trancher plus que pour transpercer. Hanno saisit le bâton qui s’abattait sur lui à sa gauche. Au même instant, il lança son pied droit et projeta son adversaire sur le côté, le sternum brisé. Le chasseur tira le gourdin et abattit une main sur la cage thoracique de l’agresseur. Il envoya le Simiesque heurter le tronc et recula d’un bond. La victime d’Hanno glissa le long de l’écorce, les os du torse réduits en miettes. La grande lance vibrait toujours dans le bois vivant. Même un géant tel qu’Hanno devrait tirer la lance avec des mouvements latéraux pour la libérer de l’arbre. Les Simiesques survivants se ramassèrent en grondant mais les gestes du fantasme ne suffisaient plus à les pousser à l’attaque. Sharina profita de l’accalmie pour saisir sa lance. — Tenez ! dit-elle en tendant l’arme pour qu’Hanno puisse l’attraper par le milieu du manche. — Gardez-la, grogna le chasseur. Il tira la hache d’Ansule de sa ceinture de la main droite et l’un de ses longs couteaux de boucher de la main gauche. Le fantasme pâlit et disparut à l’exception de ses yeux jaunes. Les Simiesques miaulèrent sous l’effet d’une intense terreur. L’un d’eux se jeta visage contre terre et se couvrit la tête des deux mains. Un tourbillon de flammes s’éleva dans les airs là où se tenait le fantasme. Il avait le rouge sale du goudron enflammé. En un instant, les flammes avaient rempli l’air pour prendre la forme d’un homme. Le spectre de feu tituba vers l’avant d’une démarche raide d’échassier. Des gouttes de feu tombaient de ses bras tendus. — Que la Sœur t’emporte ! rugit Hanno. Il bondit vers la créature et frappa de la hache avec une telle vivacité que la lame en mouvement semblait n’être qu’un éclat de lumière. L’acier frappa le spectre là où se serait trouvé le cou d’un homme. Le fer de la hache explosa en étincelles blanches. Hanno recula d’un bond. Ses cheveux et sa barbe étaient dressés comme le globe de graines d’un pissenlit. La moitié du manche de la hache avait été réduite en miettes. Les éclats brûlaient d’un feu plus rouge que le spectre. La créature avança. Le sol humide craquait et grésillait sous ses pas. Hanno se trouvait aux pieds de Sharina. Il avait les yeux et la bouche grands ouverts et était agité de mouvements involontaires. Le spectre de feu franchit d’un bond le ruisseau. Sharina lâcha sa lance et son couteau. Elle souleva la bouilloire à deux mains. Dix litres d’eau dans un récipient de bronze représentaient un poids considérable. Le spectre de feu tendit les mains vers la gorge d’Hanno. Sharina lança la bouilloire sur la poitrine de la créature. Un grondement s’éleva, semblable à celui de l’eau versée sur l’huile bouillante. Des éclats enflammés jaillirent en tous sens. La forêt craqua tandis que les Simiesques détalaient, en proie à une terreur aveugle, heurtant les arbres et arrachant la végétation sur leur passage. Des feux s’allumaient à divers endroits, certains enflammaient la canopée. Mais le feuillage humide étoufferait rapidement les flammes. Le spectre de feu s’était évanoui. L’espace d’un instant, il sembla à Sharina qu’elle voyait briller les yeux jaunes en amande du fantasme dans l’air ; puis ils disparurent. Elle n’avait pas eu l’impression de bouger, mais elle s’assit sur le sol à plusieurs pas de l’endroit où elle avait jeté la bouilloire. Le couteau pewle était tombé devant elle. Elle le saisit et se dirigea vers Hanno, marchant et rampant à demi. Le chasseur rassemblait toute sa volonté pour bouger les bras, mais il n’avait pas assez de forces pour se mettre sur le ventre. Sa barbe fumait. Sharina la frotta d’une poignée d’argile mouillée. Hanno soupira et sembla se détendre. Il se retourna avec moins d’effort qu’il n’en avait déployé en vain quelques instants auparavant. Il souleva son torse à la force des bras et demanda : — Vous l’avez tué, jeune fille ? — Il est parti, répondit Sharina. Je ne sais pas s’il reviendra. Sharina avait des morceaux et fragments de souvenirs dans la tête, comme les vestiges d’une boule de cristal brisée. Elle ignorait si elle parviendrait un jour à les rassembler en un souvenir cohérent et complet de la bataille. Elle n’était pas certaine de le vouloir. La bouilloire avait un bord à double épaisseur. La bordure et les poignées en cercle étaient tombées non loin, déformées par la chaleur. Le reste du bronze avait été anéanti par les flammes. Hanno émit un petit rire. — Tout ira bien, jeune fille, dit-il. Il se leva avec les précautions exigées par sa taille sans signe de souffrance ou de raideur. Il étendit sa main droite, avec laquelle il avait jeté la hache sur le spectre de feu. — Vous pouvez jeter un coup d’œil ? demanda-t-il en faisant doucement jouer les muscles. Sharina voyait déjà les boursouflures. L’aube révélerait le rouge d’une brûlure sérieuse, même si soixante centimètres de noyer blanc séparaient Hanno de la créature touchée par la hache. Hanno sourit. — Bah, ça ne m’empêchera pas de ramer, dit-il. Jeune fille, je crois qu’on retourne tous les deux à Valles dans quelques jours, quand mes mains seront en état pour descendre la falaise jusqu’au bateau. Ça vous ennuie ? — Non, répondit Sharina. (L’air de la forêt était déjà plus léger. Elle utilisa une poignée de mousse humide pour enlever la boue de son couteau.) Non, répéta-t-elle. J’en serai ravie. Garric et ses amies étaient assis avec les cinq conspirateurs à une table semi-circulaire dans la salle de banquet de la guilde des souffleurs de verre. Ils avaient loué la salle anonymement pour la réunion. Ils portaient des masques de théâtre démesurés en papier mâché et des robes de velours d’un marron indéfini qui cachaient leur apparence et même leur sexe. La petite trompette au bas de chaque masque permettait de projeter la voix des acteurs ; elle était aussi très utile pour déformer la voix. L’homme qui se tenait au centre de l’arc de la table avait une vingtaine d’années. Il avait des cheveux et une moustache couleur noisette qu’il portait longs et était vêtu d’un mélange éblouissant de soie, de velours et de bronze doré. Il se nommait Gothelm or-Kalisind. C’était l’un des soixante serviteurs qui travaillaient dans le manoir de la reine, et sa passion des paris l’avait endetté auprès d’hommes qui souhaitaient ardemment faire de lui un exemple. — D’abord l’argent ! dit-il. Je ne dirai rien avant d’avoir l’argent ! — Il est déjà brisé, dit le roi Carus qui regardait la scène depuis le balcon aux côtés du double onirique de Garric. Il cherche une excuse pour parler. — Pourquoi ? demanda Garric. Il avait besoin d’entendre ce que le traître avait à dire mais pas de question à lui poser, il s’était donc laissé aller à cette rêverie. Sa fatigue avait facilité la démarche, mais son expérience seule lui permettait de plus en plus facilement de partager le balcon psychique de son ancêtre lointain. La silhouette à droite de la table – Tadai, bien que la grande robe qui le couvrait ne permette pas de distinguer son embonpoint des muscles de Waldron – plongea une main dans la manche opposée. Il en tira une bourse qu’il lança avec dédain aux pieds de Gothelm. L’or teinta au contact du sol de pierre. — Il est en colère contre la reine – ou son intendant, je suppose –, expliqua Carus, qui ne l’a pas tiré de son mauvais pas. C’est leur faute s’il doit donner des informations aux conspirateurs, vois-tu. Pas la sienne. Ce n’est jamais la faute de gens comme Gothelm. Carus souriait. Il semblait que l’ancien roi trouvait la situation réellement amusante. Gothelm se pencha pour ramasser la bourse, la lâcha et la rattrapa avec ses deux mains. Pendant un moment, il essaya de dénouer le cordon, mais ses doigts tremblaient trop. — Très bien, lança le traître d’une voix forte pour cacher sa peur. Alors, que voulez-vous savoir ? Garric sourit à Carus. C’était amusant si vous regardiez la scène sous le bon angle. Un village de campagne était une école de la vie suffisamment dure pour que Garric apprécie le genre d’humour que Carus avait acquis sur les champs de bataille. Il y avait certaines heures où il ne pouvait y avoir que de sinistres plaisanteries – et dans ces moments-là tout spécialement, il valait mieux en rire. — Décrivez le chemin vers la porte par laquelle vous entrez, demanda le conspirateur du milieu. Le masque fit résonner la voix de Tenoctris. Étrangement, Garric trouvait que la gravité de ce ton déformé convenait davantage à la vieille femme que la petite voix d’oiseau qu’elle avait d’habitude. — Ce sont de simples pavés trois mètres avant les murs, dit Gothelm sans se faire prier. (Ses mains continuaient à caresser la bourse pour deviner les contours de chaque pièce à travers le daim fin.) Une fois entré, il est cent fois plus large et c’est un jardin. Les plantes, si on peut appeler ça des plantes, ont des dents sur les feuilles et des visages sur les pétales. — Voyez-vous la même chose de l’extérieur lorsqu’une autre personne se dirige vers les portes ? demanda Royhas. Il gardait ses mains cachées dans les amples manches de sa robe. — Oui, oui, dit Gothelm, légèrement impatient. Vous voyez la même chose de l’intérieur aussi, lorsqu’il y a quelqu’un dans le jardin. Et vous voyez les pavés. Vous marchez dessus et tout va bien. Mais si vous n’êtes pas censé être là, les pierres vous laissent avancer jusqu’au centre et « poof ! », elles disparaissent. J’ai déjà vu ça ! Sourous hocha la tête. La taille exagérée de son masque conféra une dimension magistrale à son geste. — Oui, oui, murmura-t-il. C’est terrible. — Comment vous identifiez-vous à l’entrée du labyrinthe ? demanda Tenoctris. — Le labyrinthe ? s’étonna Gothelm. Ce n’est qu’un chemin – il n’y a pas de labyrinthe. — Alors devant le chemin, coupa Tenoctris. Faut-il prononcer un mot ou faire un geste ? — Je vous l’ai dit, il suffit de marcher jusqu’à la porte et traverser, reprit Gothelm avec agacement. Vous n’avez rien à faire. Et la porte s’ouvre d’elle-même. — Il se remet d’un excès de boisson, remarqua Garric. Mais je pense qu’il a tendance à toujours grogner de la sorte. — Je dirais qu’il est toujours ivre ou entre deux ivresses, reprit Carus. Le problème lorsque vous faites obéir les gens parce qu’ils ont peur est que ceux qui acceptent de travailler pour vous ne valent généralement pas la peine d’émousser votre lame sur leur gorge. Les doigts du roi jouaient sur le pommeau de sa grande épée. Il n’en saisit pas la garde, il se contenta de cette caresse semblable à celle qu’échangent des amants dans un instant de repos. Tenoctris regarda à sa droite, puis à sa gauche. — J’ai entendu tout ce dont j’avais besoin, dit-elle. — Comment ? s’offusqua Waldron. Nous avons payé cet insecte cent couronnes pour cela ? — Écoutez, il faut que je retourne au manoir ! dit Gothelm. (Il serrait fermement des deux mains la bourse contre sa large ceinture rouge.) Je vous ai dit ce que vous vouliez ! — Il nous sera plus utile si nous le laissons repartir, dit Tenoctris. Sans parler du fait que nous avons un accord avec lui. — J’estime que ses informations ne valent pas cent couronnes ! dit Waldron en se levant. Le tabouret sur lequel il était assis bascula. L’argent lui importait peu : Tadai payait sur sa propre fortune, et les cinq conspirateurs étaient trop riches pour qu’une telle somme les préoccupe, bien qu’elle semble gigantesque selon les critères du hameau de Barca. Le dégoût qu’il ressentait envers le traître et la colère de voir un roturier vénal oser lever la voix poussèrent Waldron à tâtonner à la recherche de son épée sous son déguisement. L’espace d’un instant, Garric vit à travers deux regards – le sien, par les pupilles du masque, et les yeux de son double rêvé sur le balcon. La perspective éthérée s’évanouit comme une fumée sous le vent. Il se dressa derrière la table, les muscles agités par les émotions puissantes qui couraient dans ses veines. Il sentit toujours le sourire averti du roi dans son esprit. — Notre parole n’est pas peu de chose ! lança Garric. Si nous lui mentons, en qui pourrons-nous encore croire ? — Mon garçon…, commença Waldron en saisissant sa tenue inhabituelle. La robe s’ouvrait en bas, dans le dos. La main de Waldron trouva son épée à travers le velours épais mais ne put la tirer. — Assez ! ordonna Royhas. Elle a dit que nous avions ce qu’il nous fallait. À quoi bon rester ici davantage ? — Nous avons besoin de maître Gothelm, répéta Tenoctris avec une fermeté inattendue. (Alors que tous les hommes se levaient, elle resta assise, et rassembla l’extrémité de ses doigts devant elle.) Mais il ne peut nous aider ici. — Pétard ! cracha Waldron en se détournant. Il donna un coup de pied dans son tabouret et se hâta de passer la porte vers le vestiaire où les convives mettaient les plus beaux atours de leur guilde. — Allez-vous-en, dit Royhas en désignant au traître la porte de l’escalier qui menait à la rue. Nous reprendrons contact avec vous lorsque nous aurons de nouveau besoin de vos services. Gothelm détala hors de la pièce. — Nous ne le reverrons jamais, à moins de l’enlever comme un captif, se lamenta Pitre. Que croyait donc faire Waldron ? Tenoctris posa sa robe couvrante sur la table. — Il n’a rien d’autre à nous dire, dit-elle. Ni à qui que ce soit d’autre, je pense. Je veux voir son retour au manoir de la reine. (Elle hocha la tête vers la porte.) Il reste peu de temps. Garric, Liane ? Liane était déjà en tenue de ville. Garric se démenait toujours pour défaire les liens de la robe dans son dos, mais il se dirigea vers le vestiaire. — Non, par ici, précisa Tenoctris qui contourna la table pour se diriger vers la porte des escaliers. Les couloirs formaient un véritable dédale. Cette caractéristique, ainsi que la proximité avec le manoir de la reine, avaient poussé Royhas à choisir ce lieu. — Vous allez être vus ! s’exclama Pitre. Les conspirateurs étaient entrés par les chambres de la guilde, chacun par une porte différente. — C’est sans importance, dit Tenoctris. Je dois voir ce qui se passe, et je préfère de loin le faire directement qu’à travers ma magie ! Garric jeta sa robe sur le sol derrière lui et suivit les femmes. Le soleil de l’après-midi fut un soulagement. Royhas avait ordonné aux serviteurs de la guilde de fermer de rideaux les fenêtres à claire-voie qui auraient pu laisser entrer de la lumière dans la pièce à cette heure, conscient que Gothelm vendrait aussi aisément les conspirateurs à la reine qu’il leur livrait les secrets de la souveraine. Il aurait été plus prudent encore d’interroger Gothelm de nuit, mais son travail – il était de garde aux portes – lui interdisait de quitter le manoir avant le jour. Le manoir des souffleurs de verre était situé dans un riche quartier résidentiel. Des festons et linteaux de marbre décoraient la roche calcaire des murs. L’effet était élégant là où les matériaux avaient vieilli de concert et d’une brillance étonnante lorsque la surface avait été lessivée à la brosse dure. De nombreux bâtiments du quartier – dont cette demeure – dataient de l’Ancien Royaume. Des images échappées des souvenirs de Carus défilaient dans l’esprit de Garric, souvent en rapport avec les constructions de deux ou trois étages encore existantes. Les rues de Valles étaient pavées et droites, mais ici, dans le centre de la ville, elles étaient aussi étroites. Les propriétés des deux côtés de la rue appartenaient à de riches marchands ou à des guildes mais le passage était large de deux pas au plus. Les entrées principales se trouvaient généralement au premier étage et non au niveau de la rue, aussi, des escaliers de pierre réduisaient encore l’espace de la chaussée. — Liane ? demanda Garric. Comment la reine est-elle venue habiter dans ce quartier ? Le palais ducal est près du rempart nord de la ville. Liane le regarda, surprise comme souvent lorsque les questions de Garric montraient sa connaissance des constructions antiques. — Le palais royal s’y trouve toujours, répondit-elle. La reine a fait bâtir une résidence séparée ici peu de temps avant mon entrée à l’académie de dame Gudea, il y a cinq ans. — Il y avait assez de place ? demanda Garric. Carcosa, l’ancienne capitale des Isles, était une vaste ruine où les habitants utilisaient les monuments de l’Ancien Royaume comme carrières pour bâtir les nouvelles constructions. Valles semblait avoir souffert relativement peu pendant les mille dernières années. Il était difficile d’imaginer un terrain suffisamment vaste pour un bâtiment aussi grand que ce que l’on disait du manoir de la reine. — Il y a eu un incendie, expliqua Liane. Limité aux propriétés que les agents de la reine n’avaient pu acheter. Il y a eu des rumeurs, bien sûr, car le feu a pris si vite que personne n’a pu échapper aux flammes. C’était avant que le premier spectre de feu apparaisse en public. Elle adressa à Garric une expression aussi neutre que le ton sur lequel elle parlait. — Après cela, tous les héritiers étaient d’accord pour vendre. Plus que d’accord. Tenoctris donnait le rythme de marche au trio. Gothelm marchait en avant, mais il avait ralenti son allure une fois sorti du bâtiment de la guilde. Un carrosse à six chevaux approcha dans leur direction, occupant toute la chaussée. Gothelm disparut à un angle de rue tandis que Garric et ses amies s’abritaient derrière un escalier. Le carrosse passa et ses roues de fer projetèrent des étincelles en roulant sur les pavés dans un grondement infernal. Des armoiries étaient dessinées sur la porte, mais les fenêtres de mica étaient si nébuleuses que les passagers n’étaient que des silhouettes. — Dans une ville correctement gouvernée, commenta Liane d’une voix froide, les carrosses ne sont autorisés qu’après le coucher du soleil. Tout comme les véhicules des fournisseurs. — Nous savons où va Gothelm, dit Garric, mais nous devons nous dépêcher si nous voulons le voir entrer. Par « correctement gouvernée », Liane entendait « gouvernée comme Erdin » – où elle était née, et seule rivale à ce jour de Valles au titre de plus grande cité des Isles. Le fait que Liane ait achevé sa formation ici – où les jeunes filles de Valles la traitaient comme une barbare de Sandrakkan malgré sa fortune, sa culture et sa noblesse – avait accentué son chauvinisme. Garric ne le reprochait pas à son amie. Après tout, Carcosa sur Haft (même si elle était lentement reléguée au statut de petite ville retirée) avait été la capitale du véritable royaume unifié des Isles. Rien n’égalait l’ancienne Carcosa aujourd’hui. Tenoctris sourit comme si elle devinait les pensées de Garric. Il lui rendit son sourire. Lorsqu’ils atteignirent le croisement – trois rues se rencontraient selon un angle oblique et une quatrième rejoignait la plus éloignée quelques pas plus loin – Garric fut surprise de voir Gothelm juste devant eux. Le traître hésitait avant de s’engager sur les pavés clairs qui entouraient le manoir. La demeure en elle-même était une plus grande surprise encore. Le bâtiment de basalte avait cinq côtés. La rue dans laquelle Gothelm avait tourné conduisait à un passage en arches à recouvrement, la seule porte de ce côté au niveau du sol. Il n’y avait qu’un étage, mais la balustrade de pierre qui bordait le toit du manoir était aussi haute que les bâtiments à plusieurs étages des environs. Une dizaine de fenêtres vitrées perçaient la façade de l’étage ; des flammes dansaient derrière. Garric sentit un vertige passager en les regardant, comme s’il s’était trouvé suspendu au-dessus d’un gouffre directement ouvert sur l’Enfer. Il comprenait l’hésitation de Gothelm et aussi pourquoi ceux qui passaient dans les rues de l’intersection détournaient les yeux. Gothelm posa les mains sur ses joues. Il n’osait pas se couvrir les yeux mais aurait voulu le faire. Il avança d’un pas incertain. — On croirait qu’il va sauter d’une falaise, murmura Liane. — Ce serait une mort plus douce, remarqua Tenoctris. Mais cela ne nous aiderait pas. — Pourquoi…, commença Garric. Lorsque Gothelm entra, les trois mètres de pavés se changèrent soudain en une large étendue de statues et de végétation d’une teinte sombre. Garric se tut. Il avait entendu ce qui devait arriver, mais la réalité le stupéfiait tout de même. Le manoir n’avait pas changé, mais l’avant-plan plus dense le faisait paraître plus grand. Une ligne de pierres pentagonales menait à l’entrée. Gothelm suivit le chemin, marchant sur chaque dalle avec soin. — Je pensais qu’il aurait couru, dit Liane. Elle avait posé la main sur son ventre, un geste instinctif en réponse à la tension – tout comme Garric s’aperçut que sa main droite reposait sur le pommeau de son épée. — Il a peur de manquer un pas, dit Tenoctris. Mais faire attention ne le sauvera pas. Si la reine n’a pas jugé nécessaire de créer un mot de passe pour tenir ses ennemis à l’écart, c’est parce que le labyrinthe lui-même peut lire le cœur de ceux qui y pénètrent. Des ifs et des plantes dans des pots de basalte bordaient le chemin. Les statues sur des socles bas étaient également en basalte. Les détails des sculptures étaient difficiles à distinguer en raison de la surface terne de la pierre ; mais d’après le peu que Garric parvenait à distinguer, il était heureux de ne pas en voir davantage. Le chemin semblait droit, mais l’angle sous lequel Garric voyait l’homme qui avançait changeait à chaque pas. Il avait l’impression que Gothelm errait à travers – eh bien à travers un labyrinthe, comme avait dit Tenoctris pour décrire ces défenses lorsqu’elle avait interrogé Gothelm. L’homme paraissait parfois faire face à Garric et ses amies, mais il ne les voyait évidemment pas. À chaque pas, l’homme posait le pied sur une dalle qui le rapprochait du manoir, même si le mouvement de ses jambes donnait l’impression qu’il aurait dû quitter le sentier ou revenir en arrière. — Nous le sacrifions donc ? demanda Liane. Elle ne quittait pas Gothelm des yeux. — Je dois voir ces défenses en action, répondit Tenoctris. La question de Liane n’était pas une réelle protestation et la vieille magicienne ne se défendait pas dans sa réponse. — En un sens, je déplore ce qui va se passer, mais tous les hommes meurent. (Elle eut un faible sourire.) J’ai des devoirs plus importants que de protéger Gothelm des conséquences de sa propre malhonnêteté. — Des hommes meilleurs sont morts, dit Liane. Garric était d’accord avec elle mais le ton dur de Liane l’aurait surpris – s’il n’avait pas compris qu’elle parlait de son père, étripé dans une tombe par un démon qu’il avait invoqué. Toute action entraînait des conséquences. Gothelm allait payer pour ses actions, comme d’autres avant lui. Soudain, comme si les dalles avaient été de givre sous le soleil naissant, le chemin s’évanouit. Gothelm se figea. Sa jambe droite était tendue. Il recula et serra ses bras autour de lui, en tournant lentement la tête. Il ne semblait pas encore avoir compris ce qui se passait. Gothelm portait des bottes en cuir de vachette rouge, mais ses orteils n’étaient plus visibles. — Ses pieds s’enfoncent dans le sol, murmura Liane. — Le lierre pousse sur lui, dit Tenoctris. C’est sans danger. La plupart des effets sont probablement sans danger, mais je dois savoir lesquels pour me préparer. Gothelm cria et se mit à courir. Sa voix semblait venir de huit cents mètres de là. La fuite du traître suivait grossièrement le mur de devant du bâtiment. Un saule tendit ses fines branches vers lui, sans qu’aucune brise puisse expliquer ce mouvement. — Pourquoi ne revient-il pas par ici ? demanda Garric. Il n’aimait pas voir un chat jouer avec un campagnol. Il comprenait la nécessité de tuer, mais il préférait le coup de mâchoire rapide, « crunch », d’un chien. Sa main se resserra lentement sur la garde de son épée, et ce geste appela davantage à la surface la force enfiévrée du roi Carus. Tenoctris haussa les épaules. — Il ne peut pas nous voir, dit-elle. Ni le manoir. S’il parvenait à trouver la bonne direction, quelque chose le ramènerait en arrière, comme… Une statue au torse d’homme et aux jambes semblables à des queues de serpent qui se tordaient descendit de sa base. Elle se glissa sur le chemin de Gothelm. Il cria, presque machinalement, comme un nourrisson qui hurle pendant une crise de colère. — C’est également sans danger, dit Tenoctris, toujours froidement. Oh, elle pourrait écraser quelqu’un endormi à ses pieds, mais elle est trop lente. — Pervers ! lança une voix derrière eux. Garric regarda autour de lui. Une femme avec un panier de pain frais s’était arrêtée à l’intersection. — Pervers ! répéta-t-elle avant de s’éloigner en toute hâte. — Nous devons savoir, murmura Garric en bougeant à peine les lèvres. Un affleurement de pierre, apparemment naturel, avait été sculpté en tête de démon. Un ruisseau coulait de sa bouche ouverte et serpentait dans le jardin. Gothelm se précipita vers le pont bombé, bien que le cours d’eau soit suffisamment étroit pour qu’il puisse se contenter de sauter par-dessus. Lorsque le traître se trouva au milieu du pont, les pierres se tordirent et le projetèrent dans les airs. L’eau du ruisseau s’éleva hors de son lit pour venir le saisir. Gothelm battait des pieds et des mains. Il poussa un gémissement déchirant, comme un lapin qui sent un collet lui enserrer les pattes. L’eau s’enroula comme une langue de crapaud et aspira Gothelm jusqu’à l’immense gueule de pierre d’où elle s’écoulait. Les mâchoires de la gargouille claquèrent. Le cri cessa. Des os craquèrent. Garric avala péniblement sa salive. Il avait cru préférer une mort rapide… Le visage de pierre se tourna et les regarda. Les mâchoires s’ouvrirent sur un rot. Puis la gargouille et tout ce qui l’entourait disparurent. Garric et ses amies ne voyaient plus que le manoir aux yeux de flammes au bout d’un long chemin pavé si étroit qu’un homme en bonne santé pouvait aisément l’enjamber. Sur les pierres se trouvait encore une botte de cuir rouge, dévorée au milieu de la tige. Le pied de Gothelm et un morceau de sa jambe étaient encore à l’intérieur. — Nous avons appris tout ce que nous pouvions, dit rapidement Tenoctris. Et pour ma part, je ne serais pas fâchée de m’éloigner de ce spectacle. Ilna os-Kenset se sentait endolorie, affamée, en colère. Cependant, lorsqu’elle y réfléchissait, elle ne parvenait pas à penser à un moment où elle n’avait pas ressenti de la colère à propos d’un quelconque sujet. Elle avait également eu sa part de faim et de douleur. Elle aboya un rire. Le marin qui s’occupait de la voile lui jeta un regard. Elle envisagea de le frapper aux chevilles mais se retint et lui adressa un hochement de tête, le genre de courtoisie limitée qu’elle pouvait offrir à un voisin du hameau de Barca. Le marin enroula la corde du guindant d’un tour supplémentaire autour de la bitte et s’éloigna. Les écailleux avaient des visages de batraciens. Il était impossible de déterminer ce qu’ils pensaient, ni même de savoir s’ils pensaient quoi que ce soit. Ilna avait donné assez de mou à ses cordes pour s’asseoir, mais cela aurait alerté ses ravisseurs sur sa manœuvre. Elle était d’un naturel actif ; être contrainte à rester sans bouger, allongée sur le côté, lui raidissait chaque muscle. Le soleil parcourait le ciel d’un horizon à l’autre plus lentement que ce qui était habituel pour Ilna. La voile la couvrait presque entièrement d’ombre, mais même la lumière directe était rougeoyante et tiède. Ses ravisseurs l’avaient laissé boire par deux fois en plongeant un tissu dans un tonneau d’eau avant de le lui mettre dans la bouche pour qu’elle puisse absorber un peu de liquide en mâchant l’étoffe. Il aurait fallu la laisser s’asseoir pour lui donner un gobelet et ils ne prenaient aucun risque. L’eau avait un goût ignoble. Le tissu avait été arraché au pantalon d’un homme tué par la chute d’un espar dix ans plus tôt – les étoffes racontaient leur histoire à Ilna qu’elle le veuille ou non. Elle devait boire pour survivre, c’était la seule chose qui importait. Elle tenait à rester en vie encore un peu. Elle avait des comptes à régler. Quelque chose passa, haut dans le ciel, et les noya d’ombre. Ilna leva les yeux. Une créature se tenait parmi les nuages, son corps rose équivalent à plusieurs fois la taille du navire. Des ailes diaphanes ondulaient de chaque côté de son corps telles les nageoires d’un turbot. Ilna ne distinguait ni yeux ni organes sensoriels, mais des tiges et alvéoles articulées frissonnaient sous la membrane rose. Les marins grognèrent, très agités. L’un d’eux ouvrit un coffre construit au bout du pont avant et commença à distribuer des armes. Le marin qui reçut l’arbalète la tendit en passant le pied dans la boucle du fût pour tirer en arrière les extrémités du petit arc de bois, jusqu’à ce que la corde passe au-dessus du petit taquet du mécanisme de déclenchement. Ilna ne trouvait pas que l’arme avait l’air particulièrement puissante. Il lui semblait que l’arc ordinaire dont se servaient Garric et la plupart des paysans d’Haft pour chasser enverrait la flèche plus loin et serait plus rapide à bander. Mais seul un archer pouvait manier un arc efficacement. N’importe quel imbécile pouvait pointer une arbalète et envoyer un projectile plus ou moins dans la bonne direction en tirant le levier de déclenchement. Ilna renifla. Les êtres humains étaient doués pour trouver de quoi pallier leur manque de talent. La créature ignora le navire. Elle entra dans un nuage dérivant à peine plus grand qu’elle et en ressortit. Des lambeaux vaporeux frissonnèrent derrière elle dans le courant de ses longues nageoires. Le reste du nuage avait été avalé. Les écailleux se calmèrent. L’arbalétrier désarma son instrument et le reposa dans le coffre, bien que de nombreux autres écailleux gardent des coutelas pendus à une boucle de leurs larges ceintures de cuir. Ilna entendit des coups portés en rythme dans la soute derrière elle. Elle distinguait aussi une voix, mais elle n’entendait pas assez à travers la cloison pour déterminer s’il s’agissait d’un humain. Ce son ne l’inquiétait pas outre mesure. Quel que soit l’être ou l’homme qui s’agitait, il ne pouvait de toute évidence pas se libérer, et ne pouvait donc pas lui venir en aide. Elle continua à faire jouer les nœuds de ses liens. Un marin la surveillait la plupart du temps, ce qui compliquait la tâche, mais Ilna n’avait jamais espéré qu’aucun des travaux qu’elle entreprenait soit facile. Elle ignorait aussi s’ils seraient couronnés de succès. Cette tâche-là n’était pas différente des autres. Héron, vingt-quatrième jour Cashel ignorait ce qui l’avait réveillé. La nuit était douce et paisible, excepté le bruit émanant du primate à côté de lui. Zahag ronflait. Ses lèvres vibraient également à chaque expiration. Aria se plaignait encore du bruit, mais il ne l’empêchait plus de s’endormir. C’était un son familier pour Cashel. Dantle – Dantle Longjambe, pas Dantle le Bigleux à l’autre bout du hameau – possédait une truie qui ronflait de la même manière lorsqu’elle dormait sous le hangar à charrette à côté de l’enclos. Il se leva. Il se déplaçait en silence, mais il s’étonna que Zahag ne se réveille pas. Cashel avait vu le primate se réveiller d’un bond au beau milieu d’un ronflement pour saisir un scorpion qui rampait dans les galets à un bras de sa tête. Zahag avait avalé le scorpion puis avait vérifié si ses compagnons l’avaient vu dévorer ce morceau de choix. Cashel n’aurait pas voulu écraser le scorpion à mains nues, quant à le manger… Il avait feint de n’avoir rien vu. Ils avaient quitté le marais, et le paysage, quoique sec, n’était pas le désert qu’ils avaient trouvé en s’échappant de la prison d’Aria. Cashel n’aurait pas voulu laisser paître des moutons dans cet endroit, mais les chèvres n’auraient eu aucun problème. Il avait vu des pierres carrées près du chemin qu’ils avaient suivi ce jour-là, le premier signe de présence humaine depuis le sentier de rondins. Bien sûr, il n’était pas certain que le mot « humain » soit juste. Un renard glapit au loin, mais son cri ressemblait à celui d’une créature plus imposante. Cashel fit glisser son bâton entre ses mains, pour se souvenir de ce contact. Il regrettait toujours le bâton de noyer blanc laissé dans le palais de Folquin, mais celui-ci lui convenait. Il n’aimait pas les chèvres. Elles étaient intelligentes, mais cela ne figurait pas en tête de liste des vertus appréciées par Cashel. Les chèvres avaient un tempérament méchant et irritable et étaient capables d’agir par pur esprit de contradiction. Un mouton passerait par une porte pour aller brouter dans un jardin. Les chèvres préféreraient se glisser par des barrières à l’épreuve des souris et grignoter les feuilles vertes jusqu’aux racines alors qu’il y avait quantité de fourrages à leur disposition. Protéger Aria rappelait beaucoup à Cashel les quelques fois où il avait dû surveiller des chèvres. Les braises du feu de bois s’enflammèrent soudain avant de retrouver leur faible rougeoiement. Puis des flammes s’élevèrent de nouveau, cette fois d’un bleu aussi pâle qu’un ciel d’automne. Tout était parfaitement silencieux. — Zahag, appela Cashel. (Il ne cria pas vraiment, mais même Aria – qui dormait comme un phoque – aurait dû bondir de son sommeil.) Princesse. Ses compagnons dormaient toujours. Leurs poitrines étaient calmes. Le seul mouvement était celui des flammes surnaturelles. Cashel entendit le léger craquement des pieds sur le sol sec. Il scruta les ténèbres mais ne vit rien. Il tendit son bâton, penché devant lui et lança : — Qui est là ? Trois femmes, pas exactement des géantes, mais aussi grandes que Cashel s’il s’étirait totalement, apparurent dans la lumière du feu, main dans la main. Elles étaient pieds nus comme des paysannes, mais elles portaient des tiares et leurs robes étaient de soie si fine qu’elles ondoyaient comme l’eau. — Nous t’attendions, Cashel, dit la femme du milieu. (Ses cheveux devaient être blond cendré car pour le moment, ils étaient du même bleu spectral que le feu.) Viens danser avec nous, invita-t-elle. La femme de gauche avait les cheveux noirs et la peau très blanche. — Il nous faut être quatre pour danser, Cashel, dit-elle d’une voix aussi mélodieuse que le son lointain d’une trompette porté par le vent. Elles étaient belles. Elles bougeaient avec la même grâce naturelle que Sharina. Lorsque Cashel les regardait, il avait du mal à se souvenir des traits de la jeune femme. — Où vivez-vous ? demanda-t-il. Il tendit la jambe pour frapper Zahag dans les côtes. Autant frapper un rocher. Le côté poilu du primate était aussi dur et froid qu’une statue. — Nous ne vivons pas ici, Cashel, répondit la troisième femme. (Elle l’invita d’un geste à les rejoindre. Il se sentit poussé vers les femmes, comme sous le courant d’un ruisseau en crue.) Nous sommes venues te rendre visite, ajouta-t-elle. — Danse avec nous, répétèrent en chœur les trois apparitions. Elles commencèrent une ronde lente, et chacun de leurs pas rappelait à Cashel la majesté des béliers se préparant au combat. — Non, dit-il. Ou du moins, il essaya de parler. Il n’était pas certain que ses mots aient passé la barrière des lèvres. Les femmes joignirent les mains en dansant, puis se séparèrent. L’une après l’autre, elles firent une gracieuse pirouette, sans jamais cesser de tourner d’est en ouest sur le cercle commun. Dans le tourbillon de leur figure solitaire, chacune invita Cashel d’un geste. Danse avec nous… Cashel ne voyait plus la lune, ni le feu derrière lui lorsqu’il voulut tourner la tête. La danse était plus rapide à présent. Au-dessus des femmes, si belles et sereines, flottait une pâle lumière qui ne projetait aucune ombre. Cashel tendit son bâton à l’horizontale devant lui, comme un garde-fou au bord d’un précipice. La danse allait atteindre son apogée. Le mouvement continuait, mais par les yeux de son esprit, il voyait les trois femmes immobiles et impérieuses. Elles l’invitèrent d’un geste. Rejoins-nous, Cashel. Il faut être quatre pour danser. Rejoins-nous… Cashel se contraignit à détourner la tête. Aria était enroulée dans le nid de terre qu’il avait creusé pour elle près du feu, dans un sommeil profond. Il n’aimait pas Aria, mais elle n’était là que parce que Cashel or-Kenset l’avait emmenée avec lui. Sharina était un lointain souvenir. Ses autres amis et leur combat contre les agents de Malkar n’étaient que des noms vides, comme les vestiges d’une épopée que Garric lui aurait lue pendant qu’ils veillaient sur les moutons du hameau de Barca. Mais le devoir restait. — Je ne peux pas, murmura Cashel. On a besoin de moi, ici. La danse accéléra. Il n’y avait plus de silhouettes visibles, seulement une colonne de lumière indistincte. La lueur s’étendit doucement, enveloppa Cashel et l’entraîna dans un sommeil sans rêve. — Nous avons fait comme vous nous l’avez demandé, dit Royhas. Plus d’une centaine de nos agents vont répandre la rumeur en ville. Demain à la même heure, il n’y aura pas une âme à Valles qui n’aura entendu dire que le roi Carus revient pour faire payer la reine. (Il eut un rire cynique.) Et ils le croiront, le peuple le croira. Et c’est de lui que nous avons besoin. La cloche d’un navire de marchandises qui jetait l’ancre tinta près d’eux. Ils marchaient le long du fleuve Beltis par lequel les marchandises de l’intérieur transitaient vers Valles. Royhas ne comprenait pas pourquoi Garric avait insisté pour qu’ils se rencontrent ainsi plutôt que dans son manoir ou au moins un carrosse. Les gardes du corps du noble se tenaient une dizaine de pas en retrait et n’appréciaient guère la situation ; même si deux hommes sobres sans garde mais armés d’épées seraient certainement à l’abri des tire-laine de bas étage qui rôdaient le long du fleuve. À droite de Garric, une digue supportait l’arrière d’un temple à la Dame d’Abondance. Le Beltis était en crue au début du printemps ; les larges blocs calcaires du mur de retenue étaient tachés de boue sur six mètres au-dessus du chemin. Ce temple et tous les autres bâtiments publics qui l’entouraient faisaient face à la place des Marchands – le cœur de Valles quand ce n’était encore qu’un village. — Certains y croiront, dit Garric. Davantage croiront lorsque j’apparaîtrai. Et à la fin… (il regarda Royhas. Il se tut un instant pour s’assurer que le noble le regardait)… tous sur Ornifal et à travers les Isles croiront et se joindront à nous, j’espère. Je ne crois pas aux âges d’or, Royhas. Mais je crois en un gouvernement qui essaie de donner justice à tous, et en un roi des Isles pour régner. Royhas était intelligent et actif ; sans lui, il n’y aurait jamais eu de conspiration, même si aucun des autres ne lui aurait reconnu cette primauté. Son pied hésita le temps d’un battement de cœur, puis il reprit sa marche. Garric et le noble n’avaient pas de valet chargé de tenir une torche derrière eux pour éclairer le chemin. Mais la lune suffisait le long du fleuve, car le ciel n’était pas voilé par les bâtiments érigés côte à côte. — Vous ne parlez pas comme un paysan d’Haft, dit Royhas. (Il gardait les yeux sur la route devant lui. Sa capuche voilait ses traits à la vue de Garric.) En fait, j’ai remarqué cela depuis le début. Je me demande si je n’aurais pas dû me contenter de vous faire enterrer dans les bois, comme je l’ai juré au roi Valence. Garric ricana. Du moins le son provenait-il de la gorge de Garric. Les souvenirs étaient ceux de Carus. Une épée comme un éclair aveuglant qui taillait jusqu’à heurter l’os ; une cape enroulée autour de l’avant-bras gauche en guise de bouclier. Des ennemis trop proches pour comprendre ce qui se passait, saisis de stupeur en sentant s’ouvrir leurs plaies si soudainement qu’ils mouraient avant de comprendre qu’ils avaient été touchés… Des chauves-souris pépiaient en poursuivant des insectes à la surface du fleuve. À l’occasion, un bruit d’éclaboussures et un lourd battement d’ailes indiquaient la présence d’un plus gros prédateur. En garçon élevé à la campagne, Garric avait déjà remarqué les chouettes d’Ornifal qui pêchaient de nuit. — Non, répondit Garric. Vous avez bien fait de ne pas donner cet ordre, Royhas. Le noble aboya un rire sans joie. Il avait compris la nuance entre sa question et la réponse de Garric. S’il avait ordonné la mort de Garric, la forêt aurait été le théâtre d’un meurtre, mais ce n’aurait peut-être pas été Royhas qui aurait survécu. Un chœur de voix se disputant leur parvint du quai menant au temple au-dessus d’eux. Un bol ou une bouteille se brisa. L’une des voix lança des récriminations avec encore plus de force ; l’autre ne fut plus que des sanglots d’ivrogne. Les voûtes des bâtiments publics de Valles abritaient les vagabonds. Lorsque le temps le permettait, ils s’asseyaient sur les marches des monuments pour manger, boire et rêver à une société de leurs pairs. Et en quoi étaient-ils différents de personnes comme Royhas bor-Bolliman, ou Garric, venu du hameau de Barca, sur Haft, qui rêvait d’être roi des Isles ? Garric rit. Il n’était pas même certain que ses rêves soient plus glorieux que ceux inspirés par une bouteille de vin sur les marches d’un temple. — Que voulez-vous ? demanda Royhas. Que voulez-vous ? Je vous jure que vous êtes aussi déroutant que la reine en personne ! — Mais je ne suis pas malfaisant, répondit Garric en espérant dire vrai. Il sourit de nouveau. Ce devait être vrai : il n’aurait pas des amies comme Liane ou Tenoctris s’il était une créature de Malkar. — Seigneur Royhas, continua-t-il doucement. Je souhaite devenir roi des Isles. De toutes les Isles, pour gouverner et servir les citoyens des Isles. Garric savait que c’était l’instant qu’il avait attendu. Il avait entraîné le noble dans un endroit où il se sentirait étranger et seul, même s’il se trouvait au cœur de la ville qui l’avait vu naître. — Je ne vais pas le faire parce que mon ancêtre était roi des Isles – mais il l’était, comme vous l’a dit Silyon, dit Garric. Je vais le faire car si je ne le fais pas, notre monde tout entier va sombrer dans un bourbier semblable à la vase qui tapisse ce fleuve. Royhas et lui continuaient à marcher ; s’ils s’arrêtaient, les gardes accourraient en un instant, porteurs de questions silencieuses. Les deux hommes, le noble et le jeune paysan qui détenait le savoir d’un roi ancien, se regardèrent, indifférents aux pavés qui manquaient au chemin et aux détritus qui flottaient à la surface du fleuve. — Pourquoi me dites-vous cela ? demanda Royhas. Il semblait incertain, peut-être même effrayé. Garric représentait quelque chose que le noble ne pouvait comprendre, dans une situation où l’ignorance était dangereuse et les risques pour les conspirateurs gigantesques. — Parce que je veux que vous y croyiez, répondit Garric. Je veux que tout le monde retrouve foi en un royaume des Isles. L’Ancien Royaume est tombé parce que le peuple a cessé de croire à la disparition du roi Carus. Si les gens peuvent de nouveau croire en quelque chose de plus glorieux que la taille de leurs coffres ou le nombre de troupes qu’ils peuvent aligner sur un champ de bataille, alors nous pourrons atteindre une véritable unité et retrouver la paix. — Waldron ne vous obéira jamais, remarqua Royhas. Cela prouvait encore qu’il était tel que Carus l’avait jugé : l’esprit vif, décisif, et doté d’un courage qui n’était pas seulement lié à sa volonté de tirer l’épée. — Ma famille fait du commerce depuis vingt générations. Mais Waldron et les autres propriétaires terriens du nord… seul importe leur honneur. Ils ne s’inclineront jamais devant un berger d’Haft. Indirectement, Royhas suggérait que lui – et les nobles de la ville comme lui – s’inclineraient ou pourraient accepter de le faire. Garric esquissa un sourire. — S’inclineront-ils devant la couronne des Isles ? demanda-t-il. Ils prêtent allégeance à Valence, n’est-ce pas ? — Oh, oui, acquiesça Royhas. Valence est l’un d’eux, après tout : ses terres au nord et à l’ouest sont plus étendues que certaines isles, vous savez. Et ils ont combattu à ses côtés à la Muraille de Pierre, car quoiqu’ils pensent de Valence en tant qu’homme, ce n’est pas un pirate de Sandrakkan. — Je veux unir les Isles dans la paix, dit Garric. (Il sourit.) Enfin, autant que les hommes en sont capables. Comme je l’ai dit, je ne crois pas aux âges d’or. La malice de la reine – la malfaisance des choses que Valence sert, comme vous le savez… — Je ne sais pas ! s’exclama Royhas en élevant involontairement la voix. Je ne sais rien de Silyon ni de ce qu’ils font ! — Comme vous le savez, reprit Garric, malgré vos efforts pour ne pas le savoir, car vous ne m’auriez pas épargné si vous aviez été ignorant… Tout cela, dis-je, n’est rien face à ce dont nous avons réellement besoin : des Isles unies. Je ne m’attends pas à ce que tout le monde nous aide, surtout au début ; mais ceux qui tenteront de nous arrêter pour des raisons de fierté locale, ou d’honneur personnel, ou l’une de ces formules qui signifient que rien n’a d’importance à part leur bon plaisir – ces gens-là sont autant un problème que la reine, Royhas. Des lumières scintillaient devant eux. Ils approchaient de l’embarcadère d’un bac qui desservait les banlieues de l’autre côté du fleuve. Un pont et un passage à gué traversaient le Beltis plus au sud, là où des marais partageaient le cours d’eau en trois, mais il y avait un grand nombre de transports par bateau même si tôt le matin. — Je ne suis pas un soldat, dit Royhas. Même si vous savez fort bien les juger, à voir vos gardes, songea Garric. Il ajouta à voix haute : — Nous trouverons des soldats. Ce dont nous aurons besoin, c’est d’hommes pour organiser, qui comprennent les mécanismes de l’argent et des marchandises, qui peuvent prendre rapidement d’importantes décisions quand il n’y a pas de temps pour consulter, disons, le roi des Isles. Royhas rit sans cacher sa stupéfaction. D’une voix encore teintée d’autodérision, il demanda : — Me demandez-vous d’être votre chancelier, roi Garric ? Pourquoi pas à Papnotis bor-Padriman, qui a actuellement cette charge ? En plus du fait que sa famille peut aisément lever une armée de mille hommes équipés de demi-armure ou mieux, il est très qualifié. Surtout sachant ce à quoi il a affaire. Royhas et Garric portaient des tuniques aux ourlets rayés et des capes légères, des tenues de nuit quelconques de marchands. Le fourreau de la grande épée de Garric était moins insignifiant ; Royhas portait une épée de cour à lame fine qui était autant un signe de son rang qu’une arme. Cependant, Garric pouvait passer pour un soldat en dehors de son service. Ils étaient assez proches du débarcadère pour voir les visages des six personnes qui attendaient le prochain bac. À cette heure matinale, la plupart des transports étaient internes – des familles de fermiers qui apportaient des marchandises pour les marchés de la ville à dos d’âne ou en portant eux-mêmes les charges. Garric continua du même pas lent. Il avait bien géré le temps de son projet, ou Carus s’en était assuré. — Papnotis est administrateur en chef d’Ornifal, dit-il. C’est autant que ce que le royaume actuel gouverne, après tout… les bons jours. Ornifal aura également besoin d’un administrateur dans le futur. Il ignorait le nom du chancelier jusqu’à cet instant ; il n’avait pas eu le temps de le chercher. L’empressement silencieux de Carus le guidait aussi sûrement que les conseils mesurés du roi l’aiguillaient dans ses instants de rêverie. Si Garric prenait le temps d’apprendre tout ce qu’il devait savoir avant d’agir, rien ne se produirait – hormis la fin complète et irrévocable de la civilisation et peut-être de toute vie sur les Isles. Royhas eut un petit rire. — Je pense que nous sommes allés aussi loin que nécessaire, ce soir, dit-il. Après tout… Il fit un geste de la main avant de tourner les talons. Les gardes s’arrêtèrent et formèrent une haie de trois hommes de chaque côté du chemin. Ils attendirent que leur maître passe avant de repartir à sa suite. — Après tout, reprit Royhas, c’est sans importance si un spectre de feu vous consume demain, n’est-ce pas ? Ne le prenez pas mal, mais la survie de l’homme qui mènerait l’insurrection contre la reine n’était pas un aspect capital lorsque nous avons élaboré notre plan. — Si vous voulez dire que vos priorités ont changé ce soir, dit sèchement Garric, alors je suis content que nous ayons eu cette discussion. Tenoctris dit que les spectres ne peuvent être créés rapidement et qu’ils peuvent être vaincus si la cible dispose d’une quantité d’eau suffisante. On pourrait même leur échapper en courant. Et si l’on ne panique pas. — D’après mon expérience personnelle, répondit Royhas en regardant droit devant lui, les magiciens ne sont pas dignes de confiance. — J’ai confiance en cette magicienne, répliqua Garric. Je lui confierais ma vie. Comme je l’ai déjà fait. Royhas hocha la tête comme si la discussion n’avait porté que sur le menu du lendemain. — Concernant les défenses du manoir de la reine plus généralement, reprit Garric, Tenoctris pense que la clé est de ne pas perdre son chemin. Les effets pris individuellement sont relativement simples à contrer. — Votre Tenoctris serait donc l’égale de la reine ? demanda doucement Royhas. Garric eut un rire sarcastique. — Tenoctris doute que quiconque puisse égaler la reine. Aucun humain, du moins. Mon amie n’est pas certaine que la reine soit humaine. Royhas le regarda. — Vous êtes sérieux, n’est-ce pas ? Vous ne vous contentez pas de vilipender un ennemi. — Tenoctris ne fait pas ce genre de chose, répondit Garric. Elle pense que la… personne qui prétend être la princesse Azalais est en fait un changeur : un démon sous les traits d’un humain. (Il haussa les épaules.) Tenoctris veut comprendre son ennemie pour pouvoir la combattre, ajouta-t-il. Tout ce que je veux c’est conduire le peuple à l’assaut du manoir et chasser la reine de Valles et de notre monde. (Garric sourit.) Et aussi, survivre. J’aimerais bien. (Son ton se fit plus sombre.) Du moment que la civilisation survit aussi. Les deux hommes marchèrent en silence. Plus haut, sur les marches du temple, des hommes et au moins une femme chantaient à propos des vendanges. Les vignes ne poussaient pas sur Haft, mais Garric avait déjà joué cet air lors des danses qui célébraient la tonte. — J’apprécierais si vous me prêtiez deux de vos hommes pour rester près de moi demain, dit Garric. S’il leur plaît de se porter volontaires, bien sûr. Je suppose que vous ne serez pas en ville vous-même. — C’était évidemment mon intention, répondit Royhas avec aisance. Inutile de nous exposer tous les cinq telles des cibles vivantes à la vengeance de la reine si vous veniez à échouer, après tout. Ce n’est pas comme si nous, les meneurs pour ainsi dire, faisions la différence dans une foule de plusieurs milliers d’hommes. Garric le regarda. — Mais ? demanda-t-il. — Mais je suppose que les devoirs d’un chancelier comportent des risques, reprit Royhas. Soyons réalistes, si vous échouez, plus personne ne sera en sécurité dans les Isles avant longtemps. J’ai vécu ces deux dernières années dans la peur de ce que pourrait me faire la reine si le caprice lui venait, et effrayé de ce que la créature de Valence pourrait faire de son côté. Mes hommes et moi serons avec vous demain. Roi Garric. Garric toucha le médaillon sur sa poitrine. Les mots « roi Garric » résonnèrent dans son esprit. Le rire éclatant du dernier et du plus grand roi des Isles leur fit écho. — Pas le dernier, roi Garric, murmura la voix de Carus. Quant au plus grand, eh bien, nous verrons, toi et moi ! Hanno s’arrêta parmi les palmiers qui poussaient à la base du ravin, appuyé sur le manche de sa lance. Il ressemblait tellement à Cashel, surveillant les troupeaux depuis un surplomb dans les plaines du hameau de Barca, que Sharina sentit la nostalgie lui serrer la gorge. Cashel lui manquait, son foyer lui manquait. Avoir un foyer lui manquait. — Eh bien, ça alors, dit Hanno, légèrement surpris. Il se gratta distraitement le cou du bout du doigt. Sharina s’approcha du colosse pour regarder ce qu’il avait vu. L’environnement lui était étranger et il lui fallut quelques instants pour comprendre ce qu’elle voyait. Une épave, pensa-t-elle d’abord. Les tempêtes rejetaient des débris sur les rives de graviers abruptes du hameau de Barca : du bois échappé, mais aussi des poutres de navires et parfois des marchandises de pont balayées par les lames ou jetées par-dessus bord d’un navire marchand pris dans la tourmente des vagues. Une fois, à l’aube, Reise avait trouvé un corps sur les galets noirs. Il l’avait enterré dans le cimetière du hameau. Chaque année, à la Cérémonie du Solstice, il offrait de la viande et de la bière à l’esprit du marin défunt en même temps qu’aux morts du bourg. D’autres communautés traitaient peut-être de la même manière les pêcheurs qui n’étaient jamais revenus au hameau de Barca. — Sales petits malfrats, dit Hanno d’un air pensif. Si je ne les connaissais pas, je dirais qu’ils ont de la cervelle. Je n’ai jamais vu un Singe avec un sou de jugeote ! — Oh, répondit Sharina qui sentit son estomac se figer comme un bloc de beurre froid. Elle considérait l’épave du doris. Les Simiesques l’avaient hissé sur la corniche et méthodiquement réduit en morceaux. Elle n’avait pas reconnu tout de suite le bateau car il ne restait pas une planche plus longue que son avant-bras. En guise de marteaux, ils avaient utilisé des morceaux de rocher gros comme une tête d’homme qui se mêlaient désormais aux bouts de bois et aux fournitures éparpillées. Hanno toucha l’une des pierres du bout rond de sa lance ; Sharina avait déjà remarqué que le chasseur utilisait son arme comme une souris se sert de ses moustaches pour palper la forme du monde. — Ils sont rudement forts quand ils se mettent à l’ouvrage, dit-il pensivement. Ils ont fait un sacré bon travail, pas vrai ? Sharina s’accroupit pour examiner un banc de nage brisé. Le doris était bâti en chêne. Comme le disait le chasseur, détruire le navire aussi minutieusement avec des outils de fortune avait dû exiger une force extraordinaire. — Le fantasme qui les dirigeait leur a certainement dit quoi faire, dit-il. Se concentrer sur de petites questions lui permettait de mettre de côté le terrible doute qui la faisait trembler. Pourraient-ils repartir de Bight, à présent ? Des groupes de Simiesques et leur guide magique les pourchasseraient-ils à travers cette contrée sauvage jusqu’à finir par les tuer ? — Eh bien, on dirait qu’il y a deux possibilités pour vous, jeune fille, dit Hanno en se retournant pour lui faire face. (Il était calme, voire nonchalant.) Premier choix : je vous construis un radeau et vous flottez jusqu’à Ornifal car c’est par là que va le courant. Sinon… Il leva une main de la taille d’une patte d’ours pour arrêter la protestation qu’elle n’avait aucune intention d’émettre. Hanno avait retiré la peau couverte de cloques ; la couche d’épiderme en dessous semblait saine quoique tendre. Sa pommade sentait le goudron et non la lanoline utilisée habituellement au hameau de Barca, mais elle semblait efficace. — Je sais que ça ne paraît pas faisable, mais je suis certain que ça marchera s’il n’y a pas de tempête. On peut récupérer assez de nourriture pour vous et vous pourrez aussi pêcher du poisson. (Il haussa les épaules.) Je ne peux pas prédire s’il y aura une tempête, mais un orage violent ici au printemps serait le premier depuis mon arrivée sur Bight, et ça fait plus de dix-huit ans. Le chasseur sourit. Ses dents restantes – l’une de ses canines supérieures manquait – étaient un peu jaunes et aussi puissantes que celles d’une mule. — Bien sûr, ajouta-t-il, les Singes qui s’associent comme ça, c’est une première aussi. Alors, c’est à vous de décider. — Qu’allez-vous faire ? demanda Sharina. Hanno n’avait exposé que l’une des possibilités, mais elle pensait deviner la seconde. — Eh bien, puisque les Singes tiennent suffisamment à moi pour détruire mon bateau pour m’empêcher de partir, dit-il avec un sourire aussi dur que la lame de sa grande lance, je pense que je vais leur montrer que je suis bien là. Et puis, Unarc le Chauve a son territoire à deux jours d’ici, au nord. Son bateau est en cyprès et il l’immerge dans une bouche du ruisseau pour l’abriter quand il n’en a pas besoin. Hanno toucha un fragment du plat-bord avec le bout de sa lance et le fit voler dans les airs, suffisamment haut pour pouvoir l’attraper de sa main libre. Le chasseur se déplaçait avec une remarquable économie de mouvements, juste ce qui était nécessaire pour accomplir la tâche qu’il s’était fixée. — J’ai toujours cru qu’Unarc était un âne capable de nier que le soleil se lève à l’est, dit-il en hochant pensivement la tête vers la planche. (Non seulement les extrémités étaient brisées, mais toute la longueur de bois était dentelée et fendue sous d’autres coups.) Ça prouve que j’avais tort, pas vrai ? (Il sourit encore.) Enfin, je ne pense pas qu’Unarc soit assez imprudent pour être encore là à attendre que je lui demande poliment la permission. Sharina n’avait pas peur de la mer. Les sons et odeurs de cette jungle lui étaient aussi étrangers que le monde au-delà des nuages, mais elle avait déjà passé des semaines entières à la dérive sur une pirogue aussi rudimentaire que le radeau qu’Hanno proposait de bâtir. Si Nonnus était là, il chercherait la solution du mystère qui se déroulait à Bight. À moins que Sharina se trompe sur le compte du chasseur, il entendait bien faire la même chose. Quant à Sharina, elle trouvait que l’idée de dériver était… « Lâche » n’était pas le mot exact, mais il était ce qui lui venait de plus proche jusqu’à ce qu’elle parvienne à se convaincre qu’il en existait un meilleur. — J’irai avec vous, dit-elle d’une voix ferme. Si vous me laissez venir. Hanno eut un petit rire. — J’avancerais plus vite si j’étais seul, c’est vrai, dit-il. Mais je ne bougerais plus du tout si vous ne vous étiez pas occupée de ce truc de feu, vous pouvez me croire ! Alors ce serait un plaisir de faire la route avec vous. — Je suis contente que vous le preniez ainsi, dit Sharina. Elle se sentait mieux après cette décision, même si elle allait à l’encontre de ses rêves les plus profonds. Et elle savait que tant qu’elle survivrait, une partie de Nonnus était présente en elle. Ilna s’était assoupie. Lorsqu’elle ouvrit brusquement les yeux, elle s’aperçut que la pleine lune s’était levée. La surface grêlée de cratères était la même que celle qu’elle voyait au hameau de Barca, mais elle était trois fois plus grande et aussi rouge que les charbons d’un feu mourant. Le bateau naviguait entre des tours et des rochers. Les isles étaient à un peu plus d’une portée de flèche des deux côtés, plus proches que ne l’aurait cru Ilna à la lumière de ce qui passait pour le jour là où ils naviguaient. Elles étaient couvertes de fosses et crevasses. Elle ne comprenait pas comment une pierre si fragile pouvait soutenir le poids des champignons qui se balançaient doucement, hauts parfois de plusieurs trentaines de mètres. Ils auraient dû s’effondrer sous leur propre poids. Les écailleux grognèrent, la voix empreinte de peur. Ils avaient de nouveau sorti leurs armes. Le bateau continuait sa route, la voile toujours gonflée par un vent qu’Ilna ne sentait pas. L’un des marins était accroupi près de la godille mais les autres surveillaient le ciel plutôt que le navire et son chemin. Une ombre passa devant la lune. L’arbalétrier bondit maladroitement, l’arme levée, en essayant de distinguer sa cible sur le ciel étoilé. Les autres agitaient des coutelas et une lance et lançaient des cris gutturaux paniqués. La créature volante avait semblé humaine à Ilna. Comme un homme doté d’ailes de chauve-souris. La voile masquait une large partie de la vue depuis le pont. Un marin avec un bandeau rayé entreprit de monter le long du gréement ; un panier était fixé à la tête du mât pour accueillir une vigie. Il s’interrompit à mi-parcours, mortifié par l’indécision, et regarda au-dessus d’une épaule, puis l’autre. La créature volante remonta du ras de l’eau et frôla la balustrade de tribord. Des doigts griffus saillaient des jointures à la moitié de chaque aile. Les griffes se refermèrent sur l’homme dans les gréements. Il lança un cri rauque et frappa de son coutelas. La créature s’écarta d’un bond et partit vers le bas. Les ailes amples étaient si fines qu’Ilna pouvait voir la lune se dessiner à travers. L’arbalétrier s’appuya sur le bastingage et lança un carreau. La corde claqua bruyamment en délivrant le projectile. Les écailleux ululèrent de joie, se serrèrent dans les bras les uns des autres et battirent des pieds sur le pont. Le marin qui s’était élancé vers la tête de mât bondit en bas des cordages. Il se tenait l’épaule droite de la main gauche. Son dos était griffé de trois longues traînées qui semblaient noires sous l’éclairage surnaturel de la lune. Il appela ses compagnons. Deux d’entre eux posèrent leurs armes et l’examinèrent en murmurant et en émettant de petits bruits secs. La blessure à l’épaule était profonde. Lorsque le marin retira sa main, le sang s’écoula rapidement le long de son bras. Si la plaie n’était pas refermée rapidement, l’homme mourrait aussi sûrement que le soleil se lèverait le lendemain. Dans ce lieu étrange, peut-être même avant. Un écailleux lança un cri semblable au hurlement d’agonie d’un bœuf. Il désigna le ciel de son coutelas. L’isle gigantesque de bâbord surplombait à présent le navire. Une colonie s’étendait parmi les roches fendues et plusieurs hommes ailés semblables au précédent s’élançaient dans les airs. Ils étaient une multitude. Ils rappelaient à Ilna un essaim de mouches de mai dansant dans les rayons de lune. Le marin près de la godille cria à l’intention de ses compagnons. L’un d’eux bondit vers Ilna, son coutelas levé. Il trancha les liens qui la retenaient au poteau. Pendant un instant, Ilna songea que les écailleux allaient la libérer. Deux autres marins dénouaient l’étoffe qui maintenait la grille d’écoutille. Ils la levèrent ; le marin qui avait coupé les liens d’Ilna la traîna vers le trou comme un sac de millet. Elle eut un mince sourire. Ses actions futures auraient été compliquées si ses ravisseurs s’étaient mis à agir décemment. L’une des créatures partit en piqué, une véritable démonstration de sa maîtrise du vol. Elle passa entre le mât et l’étai avant, l’aile droite dressée et la gauche pointée presque à la verticale vers le pont. La chauve-souris ouvrait la bouche. Ses traits étaient humains – séduisants, même, les pommettes hautes et les joues légèrement creuses – mais les dents étaient pointues et d’une longueur inhabituelle. La lune les teintait de rouge. La créature mordit le marin qui traînait Ilna. L’écailleux hurla et tomba sur la jeune femme. Il avait perdu son oreille droite et affichait deux longues balafres sur le crâne. La chose volante vira et le marin armé d’une lance jeta son arme sur elle. La pointe rouillée manqua le torse, aussi fin et musclé que celui d’un écureuil, mais elle transperça la fine membrane des ailes et la déchira en une étoile à quatre branches. La matière était aussi résistante qu’un bon parchemin. La créature se dégagea en s’élevant à grands coups d’ailes laborieux. Le marin à qui elle avait arraché une oreille se leva, se tint la tête d’une main et agita son coutelas de l’autre. Les deux écailleux qui s’étaient accroupis à l’abri de la grille saisirent Ilna par ses chevilles liées et par sa tunique et la lancèrent sans cérémonie par l’ouverture. Elle tomba durement. Pendant un instant, elle n’eut conscience que de la douleur qui l’engourdissait et de la silhouette d’un homme qui essayait de franchir la trappe sans utiliser ses bras. Un écailleux le frappa au visage. Il retomba dans la cale avec Ilna ; la grille se referma dans un bruit sec au-dessus d’eux. À travers les ouvertures de ventilation, Ilna distinguait la lune rouge. Devant le disque lunaire, un nombre croissant d’humanoïdes ailés prenaient leur envol. Comme un essaim de mouches de mai… Ilna reprit sa tâche pour défaire ses liens restants. L’homme enfermé avec elle s’approcha lentement sur les genoux. Il avait les bras attachés dans le dos et la cale n’était pas assez haute pour qu’il se tienne debout. — La Sœur m’emporte, dit-il, c’est une fille ! — C’est une femme, corrigea Ilna. Et si j’étais vous, qui que vous soyez, je prendrais garde aux noms que j’invoque. Il se pourrait que vous ayez à en répondre bien assez tôt devant la Sœur en personne. Elle avait une main libre. Elle avait ravalé sa frustration tant qu’elle était immobilisée par les liens, mais la liberté faisait resurgir ses émotions et une vague de triomphe féroce la secouait. — Enfin, c’est mieux que rien, dit l’homme. Pourriez-vous relâcher mes liens en les mâchant ? Si j’avais les mains libres, je pense que je pourrais trouver un moyen de soulever la grille. Ils n’ont pas bien remis les fixations après vous avoir jetée là. Il se retourna maladroitement pendant qu’il parlait. La cale était à demi remplie de ce qui ressemblait à des sacs de graviers. Les rayons de lune qui traversaient la grille n’éclairaient pas suffisamment la scène pour voir les détails, si Ilna l’avait voulu. — Reculez et je vous détacherai quand je me serai libérée, dit-elle. Qui êtes-vous ? Ilna se tordit de l’autre côté pour mieux atteindre son poignet encore prisonnier. Les écailleux avaient lié chaque membre individuellement avant de les attacher ensemble. Leurs nœuds étaient solides et sûrs, comme on pouvait l’attendre de la part de marins. Cependant, ce type de nœuds lui était inconnu ; et les liens étaient à Ilna ce que le temps était à un agriculteur. — Je suis le capitaine de ce bateau, voilà qui je suis, dit l’homme. Cozro or-Laylin, de Valles sur Ornifal. Je dois avoir un huitième du bateau en paiement de ce voyage… je devais, en tout cas. (Il cracha de dégoût.) Ces vermines au-dessus forment mon équipage, enfin c’était vrai jusqu’à ce qu’ils attrapent la peste ou je ne sais quoi. La grille résonna lorsqu’une créature ailée s’abattit dessus. Les gros orteils de la chauve-souris se replièrent en arrière vers les quatre autres. Les griffes arrachèrent des échardes de la grille de bois dur tandis que l’être se battait contre quelqu’un sur le pont. Ses larges coups d’ailes cachaient tous les détails de la bataille. Cozro hurla de stupeur et se jeta face contre terre. — Que la Sœur me traîne dans sa cave ! Qu’est-ce qui se passe là-haut ? Ilna avait libéré son poignet gauche, malgré un vestige de corde encore enroulé autour. Les cordages du bateau étaient en fibres d’asperge, mais pour l’attacher, les marins avaient utilisé une solide corde de lin. Elle songea qu’elle devait en être reconnaissante, mais la corde plus dure et plus raide aurait été plus aisée à défaire. Elle s’assit. — Votre bateau est attaqué par des chauves-souris à corps d’hommes, résuma-t-elle rapidement. Nous ne sommes pas dans le monde où nous sommes nés ; mais j’ignore où nous sommes. (Elle eut un sourire froid en dénouant les cordes de ses chevilles.) Votre suggestion comme quoi nous serions en Enfer en vaut une autre. En tout cas, je n’ai rien vu qui démente cette possibilité. La créature volante s’éleva puis s’abattit sur la poitrine au milieu de la grille. Une lance et au moins un coutelas lui avaient frappé les ailes en larges entailles. Les mâchoires de la chauve-souris claquaient avec frénésie, arrachant des morceaux de la taille d’un doigt de la grille de bois. Dans une dernière convulsion, la créature disparut de l’écoutille et s’effondra presque hors de vue. L’un des pieds continuait à se serrer et se relâcher avec la régularité d’une vague. — Oh, Dame, protège Cozro, ton serviteur, murmura le capitaine dans un souffle de sincérité. Préserve aussi l’Oiseau des Vagues, et contraint dame Arona à me céder un huitième de propriété comme elle l’a promis – sale avare ! Ilna libéra ses chevilles. Elle fit marcher ses jambes sur le côté et en arrière, appréciant singulièrement la douleur d’étendre ses muscles raidis par les crampes. — L’Oiseau des Vagues ? demanda-t-elle. Il s’agit du bateau qui a convoyé l’écailleux jusqu’à Erdin. Je suppose que ceci explique cela. Votre équipage a bu la liqueur dans laquelle baignait la créature. — Je n’avais rien à voir là-dedans, répliqua Cozro, soudain sur la défensive. Je n’ai pas mis de corps dans le tonneau, comment aurais-je su qu’il y avait du cidre dedans en plus. — Tournez-vous et tendez les mains autant que possible, ordonna Ilna. Les liens feraient une arme appréciable une fois les bouts réunis en un seul lacet, ce qui ne prendrait qu’un instant à ses doigts experts. L’arbalète claqua de nouveau sur le pont au-dessus d’eux. Un cri aigu retentit, semblable à la vapeur s’échappant d’un couvercle solidement fermé. Ilna ignorait si le cri était celui d’un écailleux ou de l’un des attaquants ailés. Elle n’avait jamais rien entendu de tel dans la gorge d’une créature vivante. — Que la Sœur m’emporte, ça a dû se passer comme ça, dit Cozro. (Il émit un grognement sourd à ce souvenir.) J’ai dit à dame Arona que transporter du cidre royal apportait plus de soucis que de revenus, mais elle ne m’écoute pas. Que peut-on attendre de marins ? Vous croyez vraiment que de petits saints vont accepter de naviguer pour le salaire de misère que propose Arona ? — Ne bougez pas, coupa Ilna. Je n’aurais pas besoin de votre aide même si vous étiez capable de me porter secours. — On retournait à Valles avec un chargement de noix pour faire de l’huile, raconta Cozro d’un ton pensif. Je sentais qu’il y avait quelque chose de bizarre avec l’équipage. Oh, le premier jour, ils avaient encore la gueule de bois après le départ du port, ça, je comprenais. Mais ils devenaient de plus en plus silencieux. Ils ne me disaient rien, et quand ils parlaient entre eux, je ne comprenais rien. La bataille sur le pont sembla se calmer. Ilna entendait le discours fait des grognements des marins. L’un d’eux sanglotait de douleur et de désespoir. Les traits raides de batracien des écailleux étaient difficiles à associer à des émotions ouvertement exprimées. — Chaque nuit quand on jetait l’ancre, continua Cozro, ils partaient tous ensemble. On s’arrêtait parfois à un bout de terre si petit que je pouvais les voir. Ils s’agenouillaient tous dans la direction de Valles. Je pensais qu’ils priaient, mais je ne sais pas. Sur mon âme, on aurait dit qu’ils écoutaient quelque chose. Toutes les nuits. — Voilà, dit Ilna en enroulant les cordes en un écheveau soigné comme elle l’avait fait pour les autres et en le rangeant, avec ses propres liens, dans la manche de sa tunique. Maintenant, tendez vos pieds vers moi pour que je vous libère. Cozro frappa des mains avec joie. Il ignora les ordres d’Ilna et se pencha en avant pour s’occuper lui-même de ses liens. — Si vous le souhaitez, j’aurai défait vos liens en deux minutes, précisa Ilna, chacune de ses syllabes aussi tranchante et aiguisée que du verre brisé. Sinon, vous pouvez continuer ainsi ; et perdre votre temps comme un imbécile jusqu’à ce que le bateau coule ou que le grand âge vous emporte, selon ce qui se produira en premier. Cozro releva brusquement la tête. — Qu’avez-vous dit ? demanda-t-il. — Si vous étiez capable de défaire ces nœuds à la lumière de la lune, vous seriez libre depuis des jours, répéta Ilna. Mais c’est votre choix. Elle sortit une longueur de corde de sa manche. Les écailleux lui avaient pris son couteau lorsqu’ils l’avaient capturée, mais ses doigts préparaient déjà aisément l’extrémité à être nattée. — Très bien, faites-le, dit Cozro d’un ton boudeur. Il se tourna et se pencha en arrière pour qu’Ilna puisse atteindre les nœuds. Le pied de la créature ailée enserra la grille une dernière fois. La griffe du gros orteil était en elle-même aussi longue qu’un pouce humain. Ilna se pencha et se mit au travail. Elle n’avait pas même besoin de la lueur qui pénétrait dans la cale ; le dessin et la clé pour en dénouer la structure étaient inscrits au bout de ses doigts. — Ils ont fait leur travail, dit Cozro. On ne peut pas dire qu’ils obéissaient, mais c’était tous des marins. Ils n’avaient pas besoin que je leur dise comment manipuler une voile. Leur peau devenait dure et la couleur, eh bien… Par la Sœur, ils devenaient bleus ! Je le savais, mais je faisais semblant de ne pas remarquer. J’avais peur d’attraper ce qu’ils avaient, vous comprenez. Les écailleux coassèrent de terreur. L’arbalète retentit. Quelque chose heurta le navire. — Ne bougez pas, ordonna Ilna alors que le capitaine se tordait pour voir l’autre coin de la grille. Le bateau vacilla comme l’eau d’un étang s’agite lorsque les premières gouttes d’orage s’abattent, appelant des milliers d’autres. Des dizaines, une nuée de créatures volantes se posaient sur le pont et les gréements. Le bruit sourd des impacts masquait les hurlements des marins. — Trois jours après Valles, dit Cozro, le visage tendu par la peur, ils se sont alignés sur le pont pour prier comme ils l’ont déjà fait. Je n’ai rien dit. J’avais déjà arrêté de leur parler. Puis ils se sont retournés et sont venus vers moi. Un cri aigu de stupeur retentit au-dessus d’eux ; un marin s’effondra sur le dos, les bras en croix, sur la grille. Les hommes ailés s’abattirent sur lui, tordant leurs corps comme autant de vers sur la dépouille d’un lapin mort depuis une semaine. Les assassins masquèrent la lumière tandis que leurs crocs mordaient et broyaient les os. Du sang goutta dans la cale, dans une puanteur de charnier. — Je ne pouvais rien faire, poursuivit Cozro en criant autant pour être entendu par Ilna que pour masquer les bruits au-dessus d’eux. Je croyais qu’ils allaient me tuer. Ils se sont disputés, et je crois qu’il était question de ma vie. Ils ont fini par m’attacher et ont jeté assez de noix hors de la cale pour m’y enfermer. La porte du rouf claqua. Les créatures ailées s’écartèrent du corps du marin, et un rayon de lune retomba dans la cale. Seuls quelques os désarticulés et des fragments de cartilages restaient du cadavre ; cela et les fluides qui continuaient à goutter par la grille. — Voilà, dit Ilna, vous êtes libre. — Dame, sauve-moi, murmura Cozro, Dame, sauve-moi. Ilna sortit un second écheveau de corde de lin et effilocha l’extrémité pour la nouer à l’autre morceau. Elle entendit le grattement de crocs contre le bois ; les dents des créatures volantes n’étaient pas faites pour s’attaquer aux poutres des couples de navire, mais elle ne doutait pas qu’elles en viendraient à bout rapidement. — Il y a un tonneau d’eau plus loin dans la cale, dit Cozro. J’ai défoncé le dessus, et laissez-moi vous dire que ça a été du boulot avec les pieds et les mains liés ! Une créature volante jeta les restes du corps de l’écailleux sur le côté et pressa la tête contre la grille. Son nez se plissa comme celui d’un cheval sentant de l’eau. Elle entreprit de mordre le bois avec une fureur grandissante, en émettant une série de gémissements. — Je ne comprends pas ce qui se passe ! s’exclama Cozro. Je ne comprends pas ! Le son d’une incantation lancée par des voix rudes s’éleva du rouf. Une bouffée de fumée amère dériva vers la grille. Les écailleux avaient repris leur rituel. Davantage de créatures volantes s’abattirent sur la grille. C’était comme de voir des renards se frayer un chemin vers un élevage de poulets – du point de vue des poulets. Ilna renifla. Ses doigts ajoutèrent une troisième longueur de corde à son nœud coulant grandissant. Ce n’était pas l’arme idéale pour ce genre de situation extrême, mais elle ferait l’affaire quelque temps. Il en était de même pour tous et toute chose, après tout. Cashel s’assit, s’étira largement, et sourit à ses compagnons. — Umm ! lança-t-il. Je ne saurais pas dire depuis quand je ne m’étais pas senti aussi bien. On dirait que j’avais besoin de sommeil. Aria et Zahag le regardaient comme s’il était… Comme s’il était un fantôme. Cashel se leva et enleva d’un geste distrait le sable qui souillait son bâton. — Écoutez, j’ai peut-être dormi un peu tard, dit-il sur la défensive, mais d’habitude, je suis le premier debout. (Il regarda à l’horizon. Le soleil était encore bas.) Ce n’est pas comme si j’avais dormi toute la matinée… (Le soleil était bas à l’ouest. Il avait dormi toute la journée.) Oh, dit Cashel. (Il changea de position, bougea chacun de ses muscles pour s’assurer qu’il n’avait aucune raideur.) Eh bien, je ne sais pas comment c’est arrivé. — Vous allez bien ? demanda Aria. (Elle se tenait toujours à genoux près de l’endroit où il était couché, près du trou qu’il avait creusé pour loger ses hanches.) Vous êtes sûr ? La princesse tenait un chiffon humide – un autre morceau de tissu arraché à sa robe vaporeuse. Elle ressemblait à une tête de pissenlit en graine après l’orage tant le voyage l’avait débraillée. — Je vais bien, dit Cashel. Il se toucha le front ; il était humide. Aria l’avait tamponné avec le linge mouillé pour tenter de le sortir de ce qui devait ressembler à une profonde torpeur. Il n’aurait pas cru cela de la jeune fille. Elle avait vraiment dû craindre qu’il, eh bien, qu’il les ait quittés. — On te croyait mort, dit Zahag avec un calme inhabituel. Ton cœur ne battait plus qu’une fois à intervalles très longs. On n’arrivait pas à te réveiller, on a tout essayé. Cashel se gratta la joue droite, puis gauche. On l’avait giflé avec force – et pincé, sans l’ombre d’un doute. Mais il aurait sans doute agi de même si Aria avait été inconsciente. Ses deux compagnons ne pouvaient pas le porter comme il le faisait avec la princesse quand elle ne pouvait pas marcher. Il sourit largement en s’imaginant, inconscient, sur l’épaule de la princesse tandis qu’elle escaladait d’un pas lourd la montagne qui leur faisait face. — Et bien, à présent, je vais tout à fait bien. Son humeur s’assombrit. L’image de la princesse lui avait rappelé les trois femmes de la nuit précédente. Chacune d’entre elles aurait pu le porter aussi aisément qu’il portait Aria. — Il y a de l’eau tout près, dit Zahag qui se posa sur ses quatre membres et décrivit lentement un cercle. Je ne pense pas qu’on soit pressés, alors un jour de plus n’est pas… — L’eau a un goût ignoble ! coupa Aria, toujours à genoux. Oh, j’ai cru que quelque chose d’horrible s’était produit, j’ai cru que vous étiez… Elle ne parvint pas à prononcer le mot. — On l’a cru tous les deux, dit Zahag. Mort et froid comme une tombe. Ton cœur allait s’arrêter définitivement et « bing ! » Tu allais te mettre à pourrir. (Le primate haussa les épaules, un mouvement amplifié par la longueur de ses bras.) Je ne sais pas ce qui se serait passé après. — Zahag ? demanda Cashel. Quand tu t’es réveillé, est-ce que tu as vu des traces autour du feu ? (Il désigna l’espace où il se rappelait avoir vu danser les femmes. Avait-il rêvé ?) Dans ce coin, peut-être ? — Hein ? répondit le primate. Quel genre de traces ? Je n’ai rien remarqué, à part que tu étais étendu sur le dos et pas sur le côté comme d’habitude. Et tu ne te réveillais pas. Cashel avança dans les broussailles vers la direction d’où étaient venues les danseuses. Des branchettes craquaient contre ses jambes. Il ne reconnaissait pas ces plantes, mais elles semblaient plutôt normales. Il n’y avait certainement pas assez de pluie ici pour faire pousser les mêmes espèces qu’au hameau de Barca. — Où allez-vous ? demanda Aria d’une voix qui monta dans les aigus. Cashel ! Elle se précipita à sa suite. Les broussailles desséchées allaient se prendre dans les restes vaporeux de sa robe et finiraient par la déshabiller entièrement si elle n’y prenait pas garde. — Je ne vais pas loin, lança-t-il. Je veux juste regarder quelque chose. Il était plus proche de ce qu’il cherchait qu’il aurait cru : un cercle de pierres granuleuses, peut-être le vestige de la margelle d’un puits, à juste deux ou trois doubles pas du bord du chemin. S’il y avait eu un puits, les poussières balayées par le vent l’avaient depuis longtemps recouvert. — Que faites-vous, Cashel ? demanda Aria, juste derrière lui. C’était la première fois qu’elle s’intéressait à ce que faisaient les autres si cela ne la concernait pas. En y réfléchissant, elle avait certainement peur qu’il parte et l’abandonne. Il ne ferait pas une chose pareille. Bien sûr, il n’aurait jamais cru dormir toute une journée non plus. — Je regarde simplement ceci, dit Cashel. Je pensais qu’il y aurait peut-être quelque chose. — Oh, dit Aria en se mettant à côté de lui, c’est une enceinte sacrée. Cashel la regarda d’un air interrogateur. — Elle veut dire un temple, dit Zahag en ricanant de l’autre côté des petites ruines. Il murmura encore autre chose qui aurait pu être « tout dans les muscles, rien dans la tête ! » — Ce ne sont pas des statues, dit Aria, ce sont des caryatides. Elles maintenaient le toit à la place des colonnes. Le toit du temple était en tuiles car régulièrement, une plaque rouge apparaissait dans le sol autour. Les statues, les caryatides, étaient tombées, mais les socles carrés étaient encore en place sur le cercle. Cashel s’approcha. Deux caryatides étaient tombées sur le dos. Le marbre s’était érodé à tel point que la seule certitude était que les statues avaient représenté des femmes en robes ondoyantes. La troisième statue était face contre terre. Le vent et la pluie avaient usé le haut aussi profondément que pour les deux autres, mais lorsque Cashel fit rouler la statue, il découvrit le visage intact. Il reconnut les traits de la danseuse blonde de son rêve de la nuit précédente. Cashel remit la sculpture comme il l’avait trouvée et se redressa. Le ciel s’obscurcissait. Lorsqu’il regarda la montagne devant eux, il vit une lueur bleu pâle vaciller. — Cashel ? dit la princesse d’une voix timide. Qu’allons-nous faire à présent ? Du moins Cashel pensait-il avoir vu une lueur. Cet endroit recélait tant d’illusions… — Je sais qu’il est tard, dit-il à ses compagnons, mais j’aimerais avancer un peu cette nuit tout de même. Je, heu… Je crois que je vois quelque chose. — Rien ne nous retient ici, approuva Zahag, inhabituellement coopératif. Il franchit le cercle de pierres pour rejoindre le chemin. Cashel et Aria le suivirent. Cashel lança un regard par-dessus son épaule. Il y avait quatre socles mais seulement trois statues sur le sol. Il se demanda ce qui était arrivé à la quatrième. Héron, vingt-cinquième jour Maurunus entra, suivi de deux pages qui tenaient un casque et une cuirasse, dans la cour des écuries bondées de Royhas, où Garric et son entourage immédiat se préparaient à attaquer la reine. — Nous avons apporté l’armure de maître Garric, monseigneur, dit le majordome à Royhas. Garric regarda l’équipement qui scintillait sous la lumière de l’aube. Les pièces étaient plaquées en argent et décorées de scènes sur la fondation mythique de Valles : sur le plastron, le Berger guidait Val et les survivants du naufrage du Xadako vers la bouche du fleuve Beltis qui, personnifié, s’inclinait devant les arrivants. Le casque était orné des batailles entre Val et les géants natifs d’Ornifal ; sur la crête, la Dame bénissait d’un geste la scène de carnage, une image que Garric jugea blasphématoire. De plus, les reliefs pouvaient offrir une cible aux fers de lance. Sans compter qu’il se sentirait comme un courtisan en tenue d’apparat avec cette crête sur le crâne. — C’est très beau, dit Liane en levant la tête du bureau incliné où elle pouvait écrire, installé dans la cour. Elle recevait les messagers qui revenaient de chaque quartier de la ville. Deux serviteurs armés d’épées courtes se tenaient de chaque côté d’un petit coffre, mais Liane payait elle-même chaque nouvel arrivant dès qu’il lui avait transmis ses informations. — Je ne peux pas porter cela ! lâcha Garric. — Nous l’avons fait en évaluant vos mesures au jugé, dit Royhas. Les attaches offrent suffisamment de jeu pour qu’elle vous aille. Le noble était tendu, mais pas aussi frénétique ou agressif que d’autres l’auraient été à sa place. La rébellion – l’attaque, du moins – était lancée de sa maison, et il deviendrait au mieux un fugitif s’ils échouaient. D’après les rumeurs qui circulaient sur la reine, la mort était encore la fin la plus douce qu’ils puissent espérer en cas de défaite. — Écoutez, dit Garric, si je dois porter quelque chose, apportez-moi une véritable armure de combat. Tous ceux présents dans la cour le regardèrent : les six gardes avec un respect nouveau, la plupart des autres avec stupeur. Royhas était tout simplement irrité. — Il ne s’agit pas de bataille, coupa-t-il. Comme vous l’avez dit la nuit dernière, lorsque vous pensiez avec davantage de lucidité, le peuple peut se charger des combats. Votre rôle est de diriger, et pour cela, vous devez être vu. — Ah, dit Garric. (Carus, tout proche de la surface mentale du jeune homme à l’heure de se préparer au chaos, comprit et approuva ; mais le dédain pour la crête ouvragée venait autant de lui que de Garric.) Oui, je vois. Il défit son large baudrier sans qu’il faille lui demander. La cuirasse enveloppait le volume des hanches et des épaules. Il pourrait porter le baudrier par-dessus l’armure sans problème car la longue ceinture offrait encore une bonne longueur inutilisée. L’esprit qui avait guidé Garric dans le choix de son équipement était un homme rompu à la guerre. L’un des gardes prit l’épée des mains de Garric pour permettre aux pages de lui mettre la cuirasse. Les courroies des épaules étaient rivetées à la plaque du dos et fixées par des boucles à crochets sur le devant. Le page commença à lacer les côtés mais Garric l’interrompit. — Je vais le faire moi-même. Comment pourriez-vous savoir comment je veux que ce soit serré ? Liane lui adressa un petit sourire. Royhas fronça les sourcils et dit : — Bien sûr. Nous ignorions que vous saviez ajuster une armure. Garric noua les lacets de cuir – serrés en bas et de plus en plus lâches en montant sur le côté, sacrifiant au risque de laisser passer un fer de lance à davantage de flexibilité. Ses doigts bougeaient adroitement, un réflexe lié à l’habitude – pas son habitude, mais à présent, ce réflexe était le sien. Il sourit. Depuis que Garric portait le médaillon du roi Carus, il n’était jamais seul. Quoi qu’il fasse, il sentait une présence, plus proche que son épaule, qui regardait par ses propres yeux. Mais l’intimité n’avait guère de sens pour un jeune homme élevé dans un village rural, de toute manière, aussi Garric ne ressentait-il pas de manque. Il avait gagné tout un monde de savoir et de compétences. Ses doigts s’interrompirent. Son visage dut trahir un changement car Royhas s’inquiéta : — Y a-t-il un problème avec l’armure ? Garric termina d’attacher le lacet avec un double nœud. — Non, répondit-il. Je pensais juste à toutes les choses que je n’aurais pas besoin de savoir si j’avais passé le reste de ma vie au hameau de Barca. — Si tel avait été le cas, dit Tenoctris, assise sur le coussin de la chaise sédane dans laquelle elle serait portée, le hameau de Barca n’aurait pas existé encore longtemps. Mais ceux qui t’ont entraîné dans le vaste monde ne t’auraient pas permis d’y rester. (Elle sourit.) Je t’aurais aiguillonné moi-même, s’il avait fallu. Le rire de Garric fit écho à celui de Carus. — Bah, ce qui s’est passé n’a plus d’importance maintenant, dit-il. Le futur nous offre suffisamment de sujets d’inquiétude, cela, j’en suis certain. Royhas parla avec un palefrenier doté de moustaches dont le bout tombait plus bas que son menton. L’homme s’inclina et disparut dans les écuries de pierre, derrière eux. Garric prit le casque des bras du page, mais pour le moment il le cala sous son bras au lieu de le mettre. Les casques étaient affreusement inconfortables. Carus était souvent parti au combat avec uniquement un diadème sur le front, laissant son casque sous sa tente. — J’ai pris des risques que je n’avais pas à prendre, mon garçon, murmura une voix à la frontière de la conscience de Garric. — Parfois, il y a des risques qu’il faut prendre, dit Garric à voix haute en regardant le groupe qui attendait qu’il les mène à la bataille. (Ils crurent qu’il leur parlait, ce qui était partiellement vrai.) Liane, comment les choses se présentent-elles ? — Nous avons eu au moins un rapport pour tous les quartiers, sauf le Quatorzième et le Seizième, dit-elle. Les rumeurs ont voyagé. Le peuple est dans la rue, et plusieurs des hommes de la reine ont été attaqués. Les Quatorzième, Quinzième et Seizième quartiers étaient de l’autre côté du Beltis, isolés des affaires générales de la ville. De toute façon, la présence de la reine s’y faisait peu sentir. Le palefrenier moustachu sortit des écuries avec un grand hongre dont la robe était d’un gris si pâle que seul un puriste refuserait de la qualifier de blanche. Il était harnaché d’une selle de parade ; le haut pommeau et la croupière étaient couverts de plaques d’argent gravées. Garric ouvrit la bouche, puis ravala son commentaire et se remit à rire. Il n’avait pas besoin qu’on lui dise la même chose deux fois. — Royhas, est-ce ma monture ? demanda-t-il. — Oui, mais…, commença Royhas. Hum, avez-vous déjà monté un cheval ? — Je le monterai, dit Garric. Je comprends. Mais enlevez-lui cet accoutrement : je serais évidemment plus en sécurité à cru. — Ceci…, commença le noble. — Ceci est destiné à m’empêcher de tomber du cheval, dit Garric en devançant l’explication, mais cet équipement m’empêchera également de sauter à bas de ma monture si elle panique. — Ah, dit Royhas. Oui, j’imagine qu’un cheval fait preuve de moins de sang-froid que vous, maître Garric. Royhas adressa un rapide signe de tête au palefrenier. L’homme cria une phrase incompréhensible vers les écuries et défit la tenue de parade. Un garçon sortit du bâtiment en vacillant sous le poids d’une selle destinée aux petits trajets dans la ville, tout à fait adaptée à la situation présente. — Peut-être aussi que les chevaux sont plus raisonnables que les hommes, seigneur Royhas, répondit Garric. Tout proche de lui, le roi Carus approuva d’un large sourire. Il y avait au moins cinquante personnes dans les écuries : gardes, serviteurs, les porteurs de la chaise de Tenoctris – l’effort nécessaire à sa magie serait amplement suffisant sans que la vieille femme ait à marcher sur des pavés au milieu d’une foule houleuse – et les principaux instigateurs. Garric fronça les sourcils en constatant que non seulement les hommes d’écurie mais aussi les serviteurs de la maison, y compris Maurunus le replet, tenaient des gourdins de bois. — Ils doivent défendre la maison en notre absence ? demanda Garric à l’oreille de Royhas. Il fit un signe discret du menton vers le majordome. Royhas renifla. — La maison peut brûler, dit-il, je n’en aurai cure si nous échouons. Tout homme de Valles qui me doit quelque chose sera à mon côté ce matin pour éviter que cette défaite se produise. C’est tout ou rien, maître Garric. Garric donna une tape sur l’épaule de Royhas. Le noble portait également une cuirasse, des plates de fer noircies clouées à un renfort de cuir. Il portait une cape de tissu peluché brun, mais l’extérieur doux cachait un renfort de fer. C’était un excellent équipement pour une émeute urbaine : une bonne protection sans pour autant que l’homme se détache de la foule. C’était le travail de Garric que de se faire remarquer, après tout. — Ce n’est pas une bataille pour savoir qui se donne le titre de roi, murmura Carus. (Garric voyait presque son ancêtre accoudé au balcon rêvé, regardant vers la cour, le visage aussi calme qu’un rocher, mais la main jouant avec la garde de son épée.) Il s’agit de gagner une chance de vivre en paix et de mourir dans son propre foyer ; et cela ne concerne pas seulement ceux qui affichent un « bor » ou un « bos » devant leur nom. Des servantes sortaient également de la maison ; pas toutes, mais la plupart. Certaines portaient des couteaux de cuisine, et un bras de femme avait la force pour jeter un pavé. Garric sourit à Tenoctris et Liane. La jeune femme avait replié son registre et l’avait rangé dans sa manche. Elle prit le récipient d’eau qu’elle tenait à porter elle-même et adressa un signe de tête à Garric. Quant à Garric, eh bien, son cheval était de nouveau sellé. Le peuple de Valles serait la clé vers la victoire ou la défaite. Liane avait sagement conseillé d’attendre le milieu de la matinée pour que les gens soient levés et habillés ; l’heure était arrivée, ou si proche que cela ne faisait aucune différence. Garric prit les rênes du page qui se disposait à maintenir la tête du hongre, mit le pied sur l’étrier gauche et se hissa sur la selle. Sa technique était sans défaut, mais un élancement dans les muscles des cuisses lui rappela que monter un cheval – tout comme manier une épée – impliquait que le corps participe autant qu’un esprit qui maîtrisait ces arts à tel point qu’ils devenaient instinctifs. — Très bien ! lança Garric d’une voix qui résonna entre les murs entourant les écuries. Allons montrer aux officiers des douanes qu’il n’y a pas de place à Valles pour les serviteurs de la reine ! Deux gardes ouvrirent les lourdes portes. Garric chevaucha dans la ruelle. Ce n’était pas le début le plus stimulant, mais c’était le seul sensé, à moins de lancer une insurrection depuis le portique ornemental à l’entrée de la demeure de ville de Royhas. — Valence et les Isles ! cria Garric en conduisant ses alliés depuis la ruelle jusqu’à l’un des principaux boulevards de Valles. Cette partie était appelée rue de l’Harmonie mais devenait l’avenue du Monument à huit cents mètres à l’ouest près du manoir de la reine. Garric tira son épée. Malgré sa taille, le hongre était d’une nature plus flegmatique que certains pur-sang dont s’était occupé Garric dans les écuries de son père. Il suivait les ordres de Garric et ses sabots ne glissaient pas lorsqu’ils claquaient sur les pavés. Garric était le seul à cheval. Un cheval pour Liane et Royhas les auraient mis en danger sans bénéfice pour leur entreprise. Ils étaient bien mieux à pied. — Valence et les Isles ! répéta Garric. Il agita son épée vers l’enfilade de maisons bourgeoises de la rue. Les visages des propriétaires et de leurs serviteurs apparaissaient aux fenêtres. — Le roi Carus et la liberté ! hurla le nomenclateur qui annonçait d’ordinaire les visiteurs pendant les séances où Royhas recevait les demandes de ses clients. — Le roi Carus et la liberté ! reprit toute la suite de Garric, à pleine voix. Liane et Royhas avançaient de chaque côté du cheval. S’ils n’avaient pas la voix puissante et gutturale du nomenclateur, ils avaient le timbre clair et aisé à comprendre. Garric fit avancer sa monture. Des gens sortaient des maisons, plus bas dans la rue, pour voir quelle était la cause de ce remue-ménage. L’éclat du casque coupait la vision de côté de Garric et il ne voulait pas tourner la tête pour regarder par-dessus son épaule. Cela pourrait être mal interprété par ceux qui le regardaient. — Ils arrivent ! dit Liane. Ils se joignent à nous, Garric ! — Carus et la liberté ! cria Garric. Le bruit rendait le cheval rétif ; il agita la tête et hésita. Garric tira fortement sur les rênes pour stabiliser la marche de l’animal. L’émotion envahissait les veines de Garric. Il aurait voulu frapper des talons les flancs de sa monture et partir au galop dans la rue. Il lutta contre cet instinct, ainsi que le cheval : ils devaient avancer doucement pour qu’un maximum de citoyens ordinaires puisse rejoindre la foule et lui donner un élan que rien ne pourrait briser. — Ils arrivent ! exulta Liane. La rue de l’Harmonie tournait à gauche à une intersection et devenait légèrement plus étroite ; un quartier bâti d’appartements sur deux ou trois étages remplaçait les résidences huppées du voisinage immédiat de Royhas. Ces immeubles accueillaient des citoyens prospères ou aux revenus suffisamment confortables, il ne s’agissait pas d’un quartier pauvre. Les habitants affluaient des entrées en arche et rejoignaient la procession. Certains arrivants se trouvaient même devant Garric, mais la plupart s’ajoutaient à la foule qui le suivait. — Roi Carus ! criait une partie de la foule. D’autres hurlaient : — À mort la reine ! — Qu’on la brûle vive ! Le mélange des cris formait davantage le grondement d’une bête gigantesque qu’un concert de voix humaines. La rumeur, et parfois les agents payés par les conspirateurs, avaient préparé le terrain, mais la haine générale envers la reine Azalais galvanisait plus encore les foules que la conspiration en elle-même. La présence de Garric était l’étincelle qui manquait à ce quartier, mais des éclats de trompette et quelques panaches de fumée dans la ville prouvaient que des émeutes s’étaient déclenchées dans une dizaine d’autres points. Une escouade de gardes de la cité, arborant des casques et des gorgerins de cuivre jaune scintillant, sortirent d’une rue adjacente pour se rendre sur une place triangulaire à vingt pas de là. Le chef portait un esponton avec une lame large et ciselée pour signifier son rang. Il lança un ordre. Quatre de ses hommes se dispersèrent sur le côté et levèrent leurs longs bâtons à bout rond pour faire face à la foule, tandis que le sonneur de cornu levait son instrument enroulé pour appeler des renforts. — À mort la reine ! hurla le nomenclateur. Garric balaya l’air de son épée pour la pointer vers l’embranchement de rue qui menait au bureau des douanes. Le chef d’escouade saisit le sonneur de cornu pour l’interrompre avant qu’il souffle son signal ; les hommes armés de bâtons échangèrent des coups d’œil incertains et interrogèrent du regard leur commandant. Garric constata leur hésitation et agita son épée comme s’il avait adressé des signes de drapeau. — Mort aux serviteurs de la reine ! hurla-t-il avant de dépasser les gardes qui ne firent rien pour l’arrêter. — À mort la reine ! reprit le chef d’escouade tandis que ses hommes et lui venaient grossir les rangs des insurgés. Le bureau des douanes était un passage monumental situé là où la rue principale allant du nord au sud rejoignait l’esplanade autour de la frontière du port. C’était un vaste carré de grès rouge avec une arche de six mètres sur chaque côté. La plupart du temps, les inspecteurs travaillaient sur les pavés de la cour, mais un autre étage était desservi par des escaliers intérieurs pour les travaux administratifs et le stockage. Les murs étaient ornés de moulures et de colonnes de marbre coloré, et le toit crénelé soutenait une statue de bronze doré portant un sceptre dans une main et une mesure de riz dans l’autre pour symboliser Valles. Les officiers des douanes portaient des tabards de lin par-dessus leurs tuniques. Ils n’arboraient pas le rouge et le noir, les couleurs royales, mais des dégradés orange – autant que des teintures à base de pollen et de terre rouge pouvaient évoquer les nuances du feu. Un homme à l’embonpoint grotesque en haut d’une porte lança un ordre en voyant Garric approcher à la tête de la foule. Une dizaine d’officiers se trouvaient dans la cour. Ils tirèrent leurs épées mais se replièrent à l’abri du bâtiment en constatant le nombre d’assaillants qui venaient vers eux. Un second groupe d’insurgés, qui arrivait des taudis du sud, se répandit sur la place. L’air devant Garric se congela en une forme grise aux yeux luisants. Le hongre recula avec un hennissement de terreur. Garric passa la jambe par-dessus la selle et descendit à l’écart de l’animal. Il heurta les pavés durement et serait tombé si Royhas ne l’avait soutenu. Pour une fois, il se réjouit de porter des bottes. Le fantasme avança. Il avait un visage de démon, et ses mains griffues se tendaient vers les yeux de Garric. Garric avait vu les fantasmes dans le miroir de Tenoctris, mais il s’agissait de sa première expérience directe. Il avança, l’épée levée. — C’est une illusion ! dit-il. Sa voix résonna à ses oreilles comme un cri effrayé – mais il continua à avancer. Le fantasme ouvrit la bouche ; son silence le rendait encore plus effrayant. Du coin de l’œil, Garric constata que la seconde foule d’insurgés s’était arrêtée devant une créature similaire. — C’est une illusion ! répéta Liane d’une voix claire et mélodieuse en avançant à ses côtés. Pourtant, Garric ne pouvait se résoudre à traverser directement le fantasme. Il se contenta de lever la main gauche. Il frissonna. Pendant un instant, il se tint dans une plaine désolée. Autour de lui, il voyait les cadavres de ses amis et de sa famille, empalés sur des piques de cèdre grossièrement taillés. Leurs yeux morts le maudissaient. — Illusion ! hurla Garric. Il avança encore, maladroitement. Il voyait de nouveau. Le fantasme s’était évanoui. Garric traversa les pavés suivi d’une foule de cent citoyens hurlant à pleins poumons. Les officiers de la reine lâchèrent leurs armes ; certains tombèrent à genoux, implorant la pitié des insurgés, d’autres prirent la fuite vers le nord, en remontant la place. Les gardes de Royhas abattirent deux hommes de la reine de rapides coups d’épée. Des pierres heurtèrent les fuyards ; les citoyens, certains arborant de luxueux vêtements, battirent à mort les officiers tombés à terre à l’aide de bâtons et à coups de pied. — Nous n’avons pas à les tuer ! cria Garric, mais il savait que personne ne l’écouterait. (Regarder ce massacre le rendait malade, mais il savait, lorsqu’il avait accepté le plan de Royhas, qu’une foule était une bête assoiffée de sang.) Il avança sous l’entrée. — Au manoir de la reine ! lança-t-il. La stratégie des conspirateurs consistait à faire converger la foule vers le manoir, mais seulement après avoir débarrassé tous les quartiers de la ville de ses serviteurs. Le roi Carus avait recommandé de procéder ainsi, afin que les insurgés soient portés par la victoire avant d’atteindre le dernier bastion où ils devraient faire face à bien davantage que quelques feux follets et une poignée de voyous. Garric avait chaud et il haletait déjà. Le rembourrage de son armure était trempé de sueur et il sentait la résonance de chaque pas sur les pavés. Il se demanda ce qu’il était advenu du cheval – et cette pensée le fit rire car les muscles à l’intérieur de ses cuisses le faisaient souffrir même après cette courte chevauchée. Un cri retentit au-dessus de lui, suivi d’un bruit mouillé tel que Garric n’en avait jamais entendu. Il se retourna. Ceux qui étaient passés sous l’entrée monumentale levèrent les yeux, agitèrent les poings et lancèrent des injures. Garric leva son casque de la main gauche pour que le bord ne le gêne pas pour regarder en l’air. Des hommes – et quelques femmes – étaient penchés au-dessus des remparts d’ornement et riaient de ceux d’en dessous. La foule s’était dispersée et Garric put voir ce qui s’était passé lorsqu’il rabaissa les yeux. Des insurgés étaient montés en haut du passage et avaient fait basculer le chef des douanes de la reine sur le sol, douze mètres plus bas. L’impact avait brisé si rudement le gros homme que ses vêtements étaient rougis de sang. Liane considéra cette masse désarticulée qui avait été un homme. Son visage resta impassible. — Au manoir de la reine ! lança-t-elle en s’élançant dans l’avenue du Monument. Royhas et ses hommes lui emboîtèrent le pas. Garric et ses compagnons ne menaient plus la foule. Les citoyens partis à la poursuite des officiers étaient bien loin devant et un autre corps d’insurgés les avait rejoints trois pâtés de maison plus loin que la place. Une foule avait pris d’assaut une résidence imposante dont la porte de devant gravée de chaque côté de bas-relief figurait des lions. Garric jeta un regard. Un lit traversa la fenêtre du deuxième étage, tomba, et s’écrasa sur un parterre de fleurs en pierre, plus bas, volant en éclats d’ivoire et de bois exotique. Garric supposait que cette maison appartenait à l’un des officiers de la reine. Cependant, sous peu, il y aurait des vols et meurtres sans cause politique, et parfois sans raison. Il n’y pouvait rien – sinon en finir le plus rapidement possible avec la reine afin de pouvoir restaurer l’ordre. — Les pires choses peuvent se produire en temps de guerre, mon garçon, murmura le roi, mais il n’y avait nulle joie dans sa voix, seulement une acceptation sinistre de ce qui ne pouvait être changé. Des statues des hommes politiques des temps anciens bordaient les deux côtés de l’avenue, installées sur des socles. Certaines étaient si vieilles que le vert-de-gris avait rongé le bronze au point de le creuser. Garric revoyait des images dont ses yeux n’avaient jamais été témoins, des scènes dans le Champ du Vote au centre de Carcosa. Depuis le jour où Comus avait imposé une monarchie aux oligarques de l’ancienne Haft, des statues et autres monuments avaient colonisé l’endroit. Ils avaient désormais cédé la place aux mauvaises herbes et aux gravats. La nouvelle Carcosa n’avait pas reconstruit cette zone après les mises à sac répétées des pirates et dynastes à la chute de l’Ancien Royaume. Le manoir de la reine était juste devant. Une foule l’entourait déjà, mais les murs noirs et les fenêtres enflammées étaient intacts. Garric regarda derrière lui ; il lui fallut tourner tout son corps car la cuirasse l’empêchait de se tordre pour regarder par-dessus son épaule comme il l’aurait fait naturellement. Tenoctris affichait un visage calme, assise dans la chaise sédane. Les quatre porteurs avançaient à un rythme modérément rapide qui faisait vaciller le véhicule sans pour autant incommoder notoirement le passager. Garric et Liane atteignirent l’arrière de la foule qui entourait la demeure. Sur un ordre de Royhas, les gardes s’élancèrent pour ouvrir la voie à Garric, leurs lances pointées vers le sol. — Faites place au roi Carus ! cria le nomenclateur. Il avait des poumons si puissants qu’il parvenait même à dominer la rumeur de la foule. Un arrondi de lance ou une épaule cuirassée finissaient d’écarter ceux qui ne se décalaient pas assez vite. Les gardes s’arrêtèrent en limite du territoire de la reine. Leur commandant, un solide vétéran du nom d’Enger dont la courte barbe était du même gris que ses yeux, invita Garric et Liane d’un hochement de tête. Tenoctris quitta la chaise pour les rejoindre quelques secondes plus tard, mais Royhas resta avec ses gardes dans un demi-cercle en armure, derrière les trois meneurs. La pelouse qui marquait la franche démarcation était du jaune pâle de l’herbe mourante, mais les brins semblables à autant de cheveux n’étaient pas aplatis en lames. Un cerisier fleurissait non loin, mais les pétales étaient noirs. Une branche tordue semblait inviter Garric comme une catin malade. Tenoctris s’assit sur un coussin que l’un des porteurs glissa sur le sol pour accueillir plus doucement une partie peu charnue de son anatomie. Un autre porteur tendit à Tenoctris une longueur de bois de pin fixée à l’arrière de la chaise. La magicienne y avait déjà tracé un cercle au cœur d’une étoile à six branches. À une dizaine de mètres sur leur droite, un homme jeune et musclé, qui s’était rasé le crâne à l’arrière de la tête, franchit la limite entre les pavés et la zone magique. Il agita un bâton pris aux gardes de la cité et cria : — Avec moi, si vous êtes des hommes ! Plusieurs autres qui arboraient la même coiffure le suivirent. Après une courte pause, une vingtaine d’hommes et quelques femmes s’élancèrent à la suite du groupe en hurlant d’une voix forte et encore accentuée par l’alcool : — À mort la reine ! Tenoctris sortit un stylet de bronze de sa manche. Elle commença à inscrire des symboles en Écriture Ancienne avec le bout pointu en bordure du cercle qu’elle avait préparé. Le stylet marquait facilement le bois tendre, mais il était destiné à écrire sur des tablettes de cire : l’autre extrémité s’évasait comme une nageoire de poisson pour permettre d’étaler de nouveau la cire sur les fautes. Elle semblait avoir déjà oublié le groupe qui courait vers le manoir. Tous ceux qui se tenaient en dehors du périmètre, dont Garric et Liane, les regardaient avec une impatience effrayée. Les hommes à demi tondus formaient un gang des rues. Ils avaient certainement porté les couleurs de la reine par le passé, mais leur goût du désordre les avait poussés ce matin-là à revenir à leurs anciennes habitudes – ce qui leur avait sauvé la vie par la même occasion, car il était très probable que quiconque avait été surpris à arborer le orange de la reine en public avait connu le même destin que les officiers des douanes. Mais leur survie aurait été de courte durée, comme celle des simples citoyens partis à leur suite. Les intrus avaient déjà perdu leur chemin. La bravade d’ivrogne avait laissé la place à la confusion et la terreur. Ils cessèrent de courir. Leurs voix s’éteignirent, comme s’ils se trouvaient à une grande distance, et ils n’entendaient visiblement pas les indications que leur criaient des amis restés hors de la zone d’influence de la reine. — Ne pourrions-nous… ? commença Liane en regardant Tenoctris. Elle se tut avant même que Garric ait à le lui demander. Non, ils ne pouvaient pas déranger Tenoctris pour sauver une poignée d’insurgés guidés par le vin plutôt que la raison. Garric et Liane savaient que le seul espoir de victoire pour l’insurrection était de réussir avant que la reine puisse rassembler les immenses puissances qu’elle avait dispersées pour s’occuper d’eux, d’eux trois. Liane, Tenoctris et lui étaient les seuls adversaires présents qui disposaient de connaissances suffisantes pour mettre la reine en danger. Ceux qui s’étaient aventurés dans le jardin avaient formé un petit groupe serré. Une statue, mi-homme mi-femme, descendit de son socle. Son visage était parfait, mais d’une froideur inhumaine. Elle avança vers les insurgés du pas mesuré d’un prêtre durant l’office. Un homme échappa sa bouteille de grès, se jeta au sol à côté, et se mit à lancer des coups dans le vide comme un enfant en colère. Il se couvrit la tête des mains. Les autres intrus reculèrent en bloc face à l’androgyne… Sauf un. Le solide gaillard qui avait mené le petit groupe dans le jardin s’avançait d’un air bravache vers la statue. — Kaias, murmura Tenoctris. Saseri tayam… Le bâton du matamore était long d’un mètre quatre-vingts et s’achevait en un nœud de la taille d’un poing, une arme mortelle si son utilisateur le désirait. Il l’abattit sur la tête de l’androgyne en un coup sec. Le bois dense craqua et quelques échardes volèrent. Le bâton rebondit et se mit à vibrer comme une corde de luth. Le bravache lança des imprécations mais maintint sa prise malgré la vibration sourde. La statue approcha encore. Son expression, un mince sourire, ne changeait pas. — Daya quayamta alista…, psalmodia Tenoctris. Une volute de lumière s’enroula lentement du centre du cercle de pouvoir. Sa forme rappelait les copeaux qui tombent en spirale lorsqu’un charpentier creuse un bois tendre de sa tarière. Le groupe qui essayait de s’enfuir du jardin se tenait à dix-huit mètres de l’homme qu’ils avaient abandonné, en larmes. Le sol s’ouvrit sous leurs pieds. Les victimes hurlèrent. Ceux qui se trouvaient le plus près des bords de la fissure tentèrent de les escalader pour se mettre à l’abri, mais la tourbe du sol s’effritait sous leurs doigts comme du sable sec. Un jeune homme athlétique tenta un large bond. Sa tunique frangée, en vogue parmi l’élite à la mode, battit derrière lui. Il aurait pu franchir le piège si une racine de cèdre ne s’était soudain élevée du sol pour lui saisir la cheville. L’arbre le lança dans le trou béant avec le mouvement d’un homme qui lance une gâterie à son chien. La terre se referma. Rien n’indiquait qu’elle s’était ouverte un jour, et il ne restait aucune trace des humains qu’elle venait d’engloutir. Le bravache au bâton maintenait sa position et riait d’une voix rauque et haut perchée. Il frappa de nouveau. Le nœud se brisa. Il frappa l’androgyne du manche restant qui se fendit sur la longueur. La statue saisit le poignet de l’homme toujours hilare. Le matamore continua à lutter, mais la chair ne pouvait rivaliser contre la pierre. Les bras de la statue l’entourèrent. La colonne vertébrale de l’homme craqua sous la pression ; ses jambes s’agitèrent sur le côté puis s’affaissèrent comme des sacs de toile. Ses côtes traversèrent la peau et sa tunique. Les bras de pierre continuèrent à se refermer sur le corps disloqué jusqu’à ce que le torse de la victime tombe en deux morceaux. L’androgyne, toujours souriant, regagna son socle. — Horan, dit Tenoctris, elaoth ! L’hélice était légèrement bleutée. Elle se plia à angles droits et commença à s’étendre sur le territoire de la reine. Tenoctris posa la planche sur les pierres devant elle. Lorsqu’elle commença à se lever, Garric et Liane s’empressèrent de lui offrir leur soutien. La spirale serrée de lumière continuait à se frayer lentement un chemin vers le manoir. — Maintenant, la réussite dépend de nous, dit doucement Tenoctris. Elle adressa un sourire à ses compagnons. Des pétales noirs du cerisier avaient recouvert l’homme qui s’était jeté à terre dans la panique. Aucun son ni mouvement ne provenait du sinistre monticule. — Très bien, dit Garric. Il sortit son épée et partit en avant dans la direction désignée par l’hélice. — J’ai besoin d’une autre boulette, avant, dit Cerix. Ils avaient glissé la table qui supportait tout son attirail contre le mur pour dégager davantage de place pour le cercle de pouvoir tracé sur le sol. Il saisit les roues de son fauteuil pour s’y diriger. — Cerix ? dit Halphemos en posant sa main sur celle du handicapé. Je pense que nous devrions lancer l’incantation maintenant. Nous devons procéder pendant que la lune est au zénith, et… L’atmosphère de la petite pièce était grise des résidus écœurants de la drogue fumée par le handicapé tandis qu’il retranscrivait les mots inscrits dans le tissu sur le sol tout spécialement nettoyé. Lorsque les magiciens avaient commencé leurs préparatifs, la boîte était pleine ; il ne restait plus à présent que six boulettes. Le contrôle fragile du vieil homme avait cédé face à la pression de l’incantation qu’ils allaient lancer. Le travail à la campagne avait donné au jeune homme une force nerveuse considérable, mais les bras de Cerix réalisaient le travail des jambes d’un autre. La force qu’il avait développée au-dessus de la taille lui permettait de lutter contre de plus jeunes gens d’une fois et demie sa taille. Il chassa la main d’Halphemos avec une colère enfantine et saisit de nouveau ses roues pour se propulser en avant. — Cerix ? répéta Halphemos. Le magicien handicapé ne bougea pas. Il ferma les yeux ; les larmes roulèrent sur ses joues. — Tu ne sais pas ce que c’est ! plaida-t-il. Je peux réellement sentir les dents des démons qui s’acharnent sur mes jambes. Chaque jour, à chaque souffle, à chaque instant. Tu ne sais pas ! — Cerix, dit doucement Halphemos. Nous devons cela à Ilna et son frère. Nous devons le faire. Cerix émit un soupir tremblant. — C’est toi qui le dis, souffla-t-il rageusement. Il se secoua et essuya son visage de sa manche. Il regarda son ami avec un sourire forcé. — Eh bien, je suppose que tu as raison, dit-il. J’aurai besoin de quelque chose pour me remettre après coup, n’est-ce pas ? Allons, finissons-en. Halphemos serra les mains de Cerix. Ils prirent place derrière le cercle de pouvoir, Halphemos accroupi et le magicien handicapé, assis, dans son dos. La lampe fixée au mur derrière eux éclairait le parchemin que Cerix tenait dans la main gauche. — Peux-tu le lire ? demanda-t-il. Il tapota la feuille avec le brin de seigle séché qu’il utilisait pour pointer les symboles. — Oui, répondit Halphemos. Il nettoya l’athamé qu’il utilisait pour ses incantations personnelles en promenant son pouce et son index gauches le long de la lame en ivoire de morse. En représentation, il utilisait une défense de narval pour accentuer ses effets de manche devant le public. — Vous m’avez bien appris, Cerix. Je ne vous décevrai pas. Le handicapé émit un grognement. — Je ne m’inquiète pas pour toi, dit-il. Il pointa la tige de paille sur la première syllabe qu’il avait inscrite sur le parchemin dans l’écriture moderne massive qu’Halphemos savait lire. Le jeune magicien toucha de son athamé le symbole tracé au sol dans les lettres cursives de l’Écriture Ancienne. — Phasousouel, psalmodia-t-il d’une voix forte malgré la lutte qu’il menait avec le pouvoir des mots qu’il prononçait. Eistochama, nouchaei… Le cercle et les mots qui le bordaient étaient tracés à la suie épaissie à l’huile d’olive. Chaque fois que l’athamé touchait le sol, les symboles tournaient pour que le mot suivant se trouve devant Halphemos. Cerix, le visage tendu et gris, promenait la tige de paille sur le parchemin au rythme imposé par le chant de l’incantation. — Apraphes einath adones…, continua Halphemos. (Il inclina inconsciemment les épaules, comme s’il avait porté un poids important sur le dos, mais sa voix restait ferme.) Dechochtha iathenouion. Ce qui avait été un cercle sur le sol s’ouvrit en une fosse dont les parois blanches tournoyaient tel un maelström. Les syllabes en Écriture Ancienne se détachaient clairement, noires sur le chaos brumeux. Cerix continuait à diriger le chant, mais lui-même n’était plus certain des mots figurant sur le parchemin. Halphemos n’en manquait pas une mesure. — Chrara ! cria-t-il. Cherubin ! Zaaraben ! La pièce avait disparu. Un vent chaud et puissant rugissait autour d’eux, surgi de nulle part, et la fosse était désormais un couloir ouvert devant eux. Il n’y avait plus de sol concret, juste ce tunnel scintillant au-delà de leur monde. Contre la lumière blanche éblouissante, des formes commençaient à se dessiner. — Namadon ! hurla Halphemos. Le vent était un ouragan, un torrent indomptable. Le parchemin fut arraché des mains de Cerix et se désagrégea en morceaux en disparaissant dans les profondeurs du tunnel. Le vent propulsa les magiciens à la suite du parchemin. Halphemos psalmodiait toujours l’incantation. Cashel considéra la masse de rocher devant eux aussi bien qu’il le pouvait à la lumière de quelques étoiles. Elle ne semblait pas très haute. Du moins, elle n’était pas aussi haute qu’elle était abrupte. — Zahag, tu montes au sommet et je te passerai Aria, dit-il. Quelque chose gloussait dans les ténèbres, sur leur droite. Cela continuait comme le cours d’un ruisseau, sans raison, clapotant. Le gloussement avait suivi Cashel et ses compagnons tandis qu’ils montaient la pente. Le son pouvait venir de n’importe où, peut-être à des kilomètres, peut-être assez près pour que Cashel touche la créature s’il avait craché dans la nuit qui l’entourait. — Eh bien, je ne sais pas, dit timidement le primate. Il était recroquevillé aux pieds de Cashel… littéralement : il pressait son flanc couvert de poils rêches contre le tibia de Cashel. — Je ne préfère pas partir en avant, ajouta-t-il. — Monte là-haut, dit Cashel. (Il n’éleva pas la voix, mais ses mains enserrèrent son bâton, avec force.) Ou alors, mène ta route seul, Zahag. Et que le Berger m’abandonne si j’ai encore quoi que ce soit à voir avec toi ! Oui, il avait peut-être un peu élevé la voix, finalement. Le gloussement s’interrompit un instant tandis que l’écho mourait. — Oui, chef, répondit le primate. Il escalada le rocher avec la même aisance que lorsqu’il marchait sur terrain plat. Ses bras avaient une allonge incroyable. Ses courtes jambes étendues, elles aussi, donnaient au grand singe une allure d’énorme araignée-crabe. — Envoie-moi la femelle ! lança-t-il, tout proche au-dessus de Cashel. Il tendit un bras ; la main du primate était une fois et demie de la taille de celle de Cashel. — Je vais vous prouver que j’en suis digne, Cashel, dit la princesse d’une petite voix tremblante. Plutôt que de faire la courte échelle de ses deux mains, Cashel appuya sa paume gauche contre le rocher et dit : — Sautez sur le dos de mon poignet, princesse. Puis attrapez la main de Zahag, d’accord ? — Tout ce que vous voudrez, Cashel, lança Aria dans une tentative aussi désespérée que vaine pour paraître enthousiaste. Elle monta délicatement sur le bras de Cashel et agita le bras au-dessus d’elle jusqu’à ce que Zahag l’attrape. Elle avait certainement fermé les yeux. Cashel ne lui reprochait pas d’avoir peur. Il n’avait pas voulu poser son bâton contre le rocher afin d’avoir les deux mains libres pour l’aider. De plus, elle était extrêmement légère. Des roselins pourprés venaient parfois se poser sur l’épaule de Cashel lorsqu’il attendait pour faire tourner les bœufs à la fin d’un sillon. Aria ne lui semblait pas peser davantage. — Je vois la lumière ! s’exclama Aria. Elle est juste devant nous. Elle vient d’une grotte, mais il y a un rocher devant l’entrée ! La lune sortit de derrière les hauts nuages dans lesquels elle s’était cachée la majeure partie de la nuit. Cashel n’aimait pas particulièrement la lune. Lorsqu’elle était pleine, les animaux devenaient impatients. Cependant, Cashel n’avait jamais considéré la lumière de la lune comme hostile auparavant. Cela venait peut-être des choses qu’elle éclairait en ce lieu. La pente avait été une succession de rochers escarpés, chacun formait une barrière mais aucun n’était assez haut pour empêcher Cashel de passer. Même Aria pouvait y parvenir avec un peu d’aide. Le chemin qu’ils empruntaient était stérile, mais, des deux côtés, des pins albicaules avaient trouvé suffisamment de terre dans les crevasses pour y pousser. Parmi les pins, en dessous de Cashel, se tenaient des silhouettes massives, debout sur deux jambes. La lumière ne lui permettait pas de déterminer combien il y en avait ; certaines de ces formes n’étaient sans doute que les ombres d’arbres aux silhouettes tortueuses. Cependant, il pouvait y avoir une dizaine de créatures, toutes plus grandes que Cashel. Comme Zahag, elles avaient les jambes plus courtes que les bras, mais elles avaient des crânes allongés et étaient aussi chauves que des œufs. — Vous nous cherchez ? cria Cashel. Il se tenait dos au rocher escarpé, le bâton en travers du corps, légèrement avancé, prêt à servir. — Alors venez, nous sommes là ! L’une des créatures avança en plein dans les rayons de lune, six pas plus bas. Il reprit son gloussement gargouillant. Les autres restèrent où elles se trouvaient. — Cashel ! hurla la princesse. Montez ! Je vous en prie ! Grands dieux, elle devait vraiment être terrifiée pour le prier ainsi. Et elle avait sûrement une raison… Cashel se tourna face au rocher. Il planta fermement son bâton pour qu’il ne glisse pas, posa le pied gauche sur la roche à hauteur de genou et se souleva grâce au bâton. Zahag avait tendu le bras et se tenait à une protubérance de la pierre. De l’autre main, il saisit Cashel au creux de l’épaule gauche. La poigne du primate valait celle d’un collier d’attache. Cashel s’élança au sommet de l’affleurement, et remonta son bâton avec lui. Les extrémités de bronze gravé lui offraient une meilleure prise que les viroles de fer polies du bâton qu’il avait laissé au palais de Folquin. La lune se cacha de nouveau derrière les nuages. Le gloussement se fit plus fort, mais il s’agissait certainement d’un effet de l’imagination de Cashel. — Vite ! le pressa Zahag en le tirant par le bras qu’il tenait toujours. Tu peux peut-être briser le cou de leur chef, je ne dis pas le contraire, mais que faire si le reste nous attaque ? Cashel dégagea son épaule d’un geste. — Très bien, dit-il, nous sommes presque arrivés à ce que je vois. C’était la nuit des premières fois. Zahag venait d’inclure Aria dans son groupe. La lumière bleue que Cashel avait vue la nuit précédente était au-dessus d’un dernier affleurement, pas plus long que quarante pas et suffisamment peu abrupt pour que la princesse puisse le monter sans aide. Il lui faudrait peut-être ramper, mais Cashel ne comptait pas lâcher son bâton pour épargner à Aria quelques écorchures aux genoux. La lueur était si éclatante qu’elle créait un halo lumineux autour d’elle. Elle suintait à travers les interstices laissés par un rocher irrégulier qui fermait la bouche d’une caverne. Cashel entendit un léger gémissement, une rumeur semblable à un moustique lointain. Il sentit sa peau frissonner. Il regarda par-dessus son épaule. Il ne pouvait pas voir les grandes créatures non humaines qui les suivaient mais il aurait senti leur présence même sans le gloussement incessant. Pourquoi un seul d’entre eux produisait-il un son ? Zahag et Aria avaient commencé l’escalade. Cashel allongea sa foulée, penché largement en avant pour ne pas avoir besoin de poser une main sur le sol. La surface érodée de l’affleurement offrait une bonne prise à ses pieds. Ses compagnons avaient atteint l’entrée de la grotte. Aria pleurait de peur. Elle fit peser son poids contre le rocher pour essayer de le bouger. — J’en suis digne ! dit-elle. Oh, je vous en prie, Dame divine, permettez-moi de prouver que j’en suis digne ! Cashel ne rit pas. Il ne se souvenait pas avoir déjà vu quelqu’un d’aussi stupide : la princesse essayait de bouger un rocher trop lourd même pour Cashel. Mais elle essayait. Cashel pensait qu’il ne pourrait jamais aimer la princesse, mais il n’avait aucun mal à la respecter. — Zahag, surveille nos arrières, dit Cashel en promenant sa main gauche le long de la bordure où le rocher touchait la caverne. Dis-moi simplement si je dois… Il ne finit pas de formuler sa pensée. Cela aurait contrarié davantage Aria ; et pour dire la vérité, il n’avait aucune envie de voir surgir dix ou davantage de ces brutes par-dessus la bande de pierre. Il se demanda quel était leur nom. Il demanderait à Tenoctris quand il la verrait. Quand. Le rocher joignait mieux que les poutres des maisons que Cashel avait eu l’occasion de voir. Il évalua le poids en posant une main sur le rocher au cas où il aurait été placé de façon à basculer sous une simple pression. Oui, cela lui avait semblé improbable. Cashel sentait des picotements lui parcourir le corps, il supposait que cela était dû à la lueur. Il avait ressenti la même sensation en faisant tourner son bâton lorsque Zahag et lui avaient traversé le mur de flammes pour aller secourir la princesse. Qui ne souhaitait pas être secourue… alors. À présent, elle le souhaitait ardemment. Puisque Cashel avait accepté de faire ce travail, autant qu’il le termine. Il cala le bout de son bâton dans la jointure et fit levier avec précaution. Comme il s’y attendait, le bâton se tordit sans remuer le rocher. L’arme en sapin n’avait pas la force de son bâton en noyer blanc, mais Cashel était convaincu que même une barre de fer aussi grosse que son bras se serait tordue sans remuer la pierre d’un pouce. Zahag se mit à sauter d’avant en arrière et à crier dans la nuit dans sa langue maternelle. Cashel devinait aisément ce qu’il disait. Les prières semblaient un meilleur choix, mais qui sait ? Peut-être les jurons maintiendraient-ils les autres à distance quelque temps encore. Cashel posa le bâton près de la grotte. Il écarta les bras pour saisir le rocher le plus largement possible des deux côtés. Il savait qu’il ne pouvait soulever quelque chose de si lourd mais il devait essayer. Cashel tendit ses muscles et se mit à tirer. Sa prise sur la surface rugueuse resta ferme, mais le rocher ne remua pas. Il garda tout son poids rejeté vers l’arrière. Les pulsations de son sang battaient dans ses oreilles. — J’en suis digne ! cria Aria par-dessus le vacarme des imprécations lancées par le primate. Je suis digne d’un roi ! Elle avait dû ramasser son bâton. Cashel ne le voyait plus du coin de l’œil, même avant que le nuage rouge de sang envahisse sa vision. Le rocher ne bougeait pas. Le rocher ne bougerait jamais. — Duzi, préserve mon troupeau ! hurla Cashel. Le monde autour de lui explosa en un furieux crépitement de flammes bleues. Sharina parvenait à conserver son équilibre sur le tronc d’arbre tombé en utilisant la lance comme balancier, afin de ne pas se laisser distancer par Hanno. Sous la couche de mousse humide, l’écorce avait pourri à tel point que des morceaux menaçaient de glisser sous ses pieds ; Hanno, qui pesait deux fois son poids, semblait n’avoir aucune difficulté. Le fond du ravin était garni de rochers, dix mètres plus bas. Sharina ne pensait pas réellement qu’elle risquait de tomber… et puisque Hanno semblait si à l’aise dans cet univers détrempé, il aurait certainement le temps de se retourner pour la rattraper avant qu’elle quitte le tronc. — Unarc a installé un ou deux pièges par ici, dit Hanno en bondissant sur le sol ferme. (Il désigna le ravin du bout de sa lance.) Les alligators préfèrent les voyages faciles, alors une fois qu’ils ont créé un chemin, on peut les attraper au même piège jusqu’à avoir des cheveux blancs. (Il rit.) Mais Unarc n’a pas assez de cheveux pour grisonner, ajouta-t-il. Je ne pense pas qu’il ait vraiment pu vieillir non plus, vu la façon d’agir des Singes. Sharina avança sur la terre solide sans sauter ; elle avait peur qu’une pression supplémentaire dépouille le tronc de son écorce et la fasse tomber. L’équilibre du chasseur devait être parfait, car elle savait que même le sien était bon, et elle ne pouvait égaler le colosse dans les passages dangereux. Un scarabée à la carapace étincelante bourdonna entre elle et Hanno. L’insecte se déplaçait lentement et battait furieusement des ailes pour supporter le poids d’un corps aussi gros qu’un poing d’homme. Le sol de la forêt s’enfonça sous les pieds de Sharina, mais elle sentit une couche solide sous la couche de feuilles. Ils avaient croisé des alignements de prèles géantes dans les zones les plus humides, mais ici, les arbres étaient des araucarias, des conifères dont les troncs étaient clairement en cône et dont les branches partaient de la base à l’horizontale avant de se courber aux extrémités. — Les animaux que vous chassez sont-ils dangereux ? demanda Sharina, autant pour montrer de l’intérêt concernant la vie de son compagnon que parce que la réponse lui importait. Elle avait été élevée en fille d’auberge. Si le client vous considérait avec amitié, il serait plus enclin à payer son dû sans discuter que s’il estimait que les aubergistes n’étaient qu’une bande de larbins revêches. De plus, il était normal qu’elle s’y intéresse. Les Simiesques étaient un danger nouveau, mais Sharina était certaine qu’ils n’étaient pas la seule menace pour les chasseurs – et les naufragés – sur Bight. — Non, à moins de se trouver à l’endroit précis où un alligator doit se rendre ou a décidé d’aller, répondit Hanno. (Il portait ce qu’il avait lui-même présenté comme un bagage léger : le paquet pesait tout de même au moins vingt-cinq kilos, principalement en céréales et fruits secs.) Ils sont aussi stupides qu’un cafard, mais il y en a qui pèsent une tonne, ou plus. Mais c’est comme éviter de recevoir un arbre qui tombe : si on fait attention à ses gestes, ça n’arrivera pas, ou peut-être une fois sur mille. — Et les prédateurs ? demanda Sharina. Ils longeaient un cours d’eau suffisamment étroit pour que des prèles de taille ordinaire poussent sur presque tous ses quinze mètres de largeur. S’il y avait du courant, il était faible. Qu’un étang – ou un marais – puisse se trouver si près d’un ravin prouvait que le sol était fait d’argile imperméable. — Il y a des lézards qui marchent sur les pattes arrière, dit Hanno. Une demi-tonne chacun, et une sacrée mâchoire de crocs, mais ils courent sans faire attention. Il suffit de poser le bout de sa lance sur sa botte droite, et ils viennent s’empaler sur le fer. Enfin, ils ne sont pas communs. — Je m’en souviendrai, dit Sharina. Elle sourit et essaya de s’imaginer en train d’attendre sereinement la charge d’un monstre de cinq cents kilos, la gueule ouverte sur deux terribles rangées de crocs. Bah, depuis qu’elle avait quitté le hameau de Barca, elle avait déjà fait des choses qu’elle n’aurait jamais pensé pouvoir faire. — On traverse la lagune là-bas, dit Hanno. Il y a un gué. Et après… Un lézard – un bébé crocodile, tout en plaques et en os, décida Sharina – plongea des prèles dans l’eau à leur approche. Il nageait avec des coups puissants et sinueux de sa queue plate, ses pattes griffues ramenées le long du corps. — Enfin, continua le chasseur, Unarc vit juste après la colline. Il y a une cachette dans un arbre creux où vous pourrez sûrement rester le temps que je m’occupe de son bateau tout seul. — Eh bien, dit Sharina, si vous… L’eau gronda. Le petit crocodile s’évanouit dans un tourbillon. Un monstre à tête plate, les yeux exorbités au sommet de son crâne, apparut à la surface, se retourna et disparut de nouveau dans l’eau obscurcie de tanin. Il était énorme. Sa peau avait la teinte noire visqueuse d’une banane pourrie. Sharina s’arrêta. — Qu’est-ce que c’était ? coupa-t-elle. — Oh, rien à craindre là non plus, dit Hanno. Pas pour des créatures de notre taille. Ce sont des salamandres, je crois. Elles vivent au fond des étangs. Quand quelque chose nage au-dessus, eh bien, vous avez vu ce qui se passe. Je ne me rappelle pas en avoir jamais vu quitter l’eau, sauf si l’étang est à sec. Même quand elles sont obligées, elles ne marchent pas bien loin. (Il tendit sa lance.) Voilà le gué, dit-il en avançant dans l’eau avec décontraction. Sharina le suivit de près. Au moins, la salamandre venait de manger. Cette salamandre, en tout cas. — Je me demande si je n’irai pas à Sirimat après vous avoir emmenée à Valles, dit Hanno. Il avança à grands pas sur un enchevêtrement de racines et de troncs de l’autre côté de la lagune. Sharina n’aurait pas su reconnaître le chemin sans lui, mais le grand chasseur se glissait entre les obstacles au lieu de les écarter de force. — Si les Singes se mettent à agir comme ça… Il haussa les épaules puis fit pivoter sa lance en un arc sinueux. Il la fit passer dans un nœud de racines renversées alors que Sharina n’aurait jamais cru qu’un objet de cette taille puisse le traverser. — Eh bien, je ne peux pas m’occuper de mes lignes de piégeage tout en me battant contre les Singes tous les soirs. Alors il faut que je trouve un autre endroit où chasser. Sharina cligna des yeux puis eut un petit rire. Hanno ne s’inventait pas de petits problèmes pour fuir la question capitale de sa survie. Il la considérait comme acquise et se demandait comment gagner sa vie à l’avenir. C’était une inquiétude sérieuse, après tout – si on considérait qu’il devait y avoir un avenir. Elle n’était pas certaine qu’Hanno ait un bon jugement, mais sa compagnie était plus agréable que celle d’un homme trop réaliste. — Je ne sais pas grand-chose de Sirimat, dit-elle. (Une semaine auparavant, elle ignorait presque tout de Bight.) Rigal – le poète – dit que les arbres marchent et que les gens n’adorent pas la Dame, mais il a écrit il y a deux mille ans. Des racines piquantes semblables à des dents de serpent bordaient les deux côtés du chemin. Elle se fraya un passage parmi elles, surprise que le chasseur ait pu passer sans les déranger. — Sur Sirimat, les arbres ont des bijoux dans le cœur, dit Hanno, enfin, c’est ce qu’on dit. Je verrai ce que je peux apprendre à Valles. Sur les berges de Valles, il y a toujours quelqu’un qui est allé dans l’un ou l’autre coin des Isles. Le seul truc, c’est de rester suffisamment sobre pour se rappeler ce qu’il a raconté. Ils se trouvaient sur une pente montante suffisamment différente du relief précédent pour que les pieds de Sharina glissent deux fois plus sur le fouillis de feuilles. Dessous, le sol était d’un rouge intense. Dans les branches hautes, Sharina distinguait des plantes aériennes en fleurs et parfois le mouvement rapide d’un oiseau aux plumes colorées, mais la couleur, autre que le dégradé de vert, était exceptionnelle dans cette partie de la forêt. Hanno s’arrêta et se décala pour que Sharina puisse venir à côté de lui. Il regardait la clairière devant eux. — Voilà, c’est là que se trouvait la cabane d’Unarc, dit-il. J’aurais parié le trouver sous ce toit d’ardoise dont il se vantait tout le temps, mais j’aurais perdu mon argent. Quelques bûches carbonisées émergeaient d’un tas de grosses pierres au bord d’une source. Des arbres penchés, et un baobab dont la circonférence devait atteindre vingt pas, délimitaient la clairière. Hanno jeta un coup d’œil à Sharina. Il sourit et ajouta : — On le sentirait s’il était sous les ruines. Il faut un bon mois, même avec ce climat, pour qu’on ne sente plus un cadavre. — Oh, répondit doucement Sharina. Elle avança dans la clairière. Sous ses pieds, elle sentait un affleurement de schiste inhabituel dans ce paysage, principalement formé de calcaire brut. La végétation locale ne semblait pas apprécier cette surface : la canopée de feuilles à plusieurs trentaines de mètres au-dessus d’eux était aussi fournie que partout ailleurs dans la forêt, mais les arbustes et les petites plantes qui créaient une deuxième et troisième couche ailleurs sous la couverture principale étaient absents. Sharina eut le sentiment de se trouver dans une pièce extraordinairement haute. — C’est tellement paisible, dit-elle. Hanno hocha la tête. — Unarc trouvait aussi, dit-il. Moi, j’aime entendre l’eau quand je dors ici la nuit. (Il gloussa.) Je suppose qu’Unarc trouve le coin où il se trouve maintenant assez paisible, où que ce soit. Hanno regarda en l’air. Il n’y avait pas d’interstice ouvert sur le ciel au cœur des feuilles qu’un ongle n’aurait suffi à combler, mais les ténèbres commençaient à gommer les teintes des arbres. — La cachette d’Unarc était dans le baobab, dit-il en le désignant de sa lance. Le tronc est fendu et vous pouvez vous glisser dedans, et là vous trouvez une vraie cachette. Je vous laisse le bagage. — Vous n’entrez pas avec moi ? demanda Sharina qui prit soin de ne mettre aucune intonation dans la question. Le chasseur fit glisser le sac de son épaule et le tint à bout de bras par les lanières tandis qu’il traversait la clairière. — Je vais voir le bateau d’Unarc, dit-il. Je connais assez bien le chemin pour y aller maintenant, mais je resterai dormir là-bas pour la nuit. (Il s’arrêta à côté du baobab où l’écorce pâle révélait un interstice. Sharina aurait cru que la cicatrice était plus étroite si elle n’avait pas été prévenue de sa taille.) Ça ira ? demanda Hanno. — Oui, répondit Sharina en penchant sa lance pointe en avant pour entrer dans l’étroit interstice. Bien sûr. Héron, vingt-cinquième jour (plus tard) — Garric ? appela Royhas, la voix déjà atténuée. Garric regarda par-dessus son épaule. La foule semblait être à près de huit cents mètres de lui, mais il savait qu’il n’avait fait que deux pas dans le jardin. L’air était chaud et calme, et un vague parfum de fruit pourri flottait autour de lui. — J’envoie les hommes avec vous, dit le noble. (Son visage tordu révélait avec quelle force il devait crier.) Je prendrai la tête, si vous le souhaitez ! Tenoctris secoua imperceptiblement la tête. — Je ne pourrai pas les protéger, dit-elle. Mon pouvoir ne couvrira pas plus de trois personnes à la fois. Enfin, j’espère de tout cœur… Ils échangèrent tous les trois des sourires. Ils savaient tous ce que voulait dire Tenoctris, mais ce fut Liane qui acheva de prononcer à haute voix sa pensée. — Nous espérons tous que vous serez en mesure de protéger trois personnes. Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas seuls, nos amis sont là. — Je tâcherai de m’en souvenir quand le tigre de pierre m’avalera, répliqua Garric. Il forma un porte-voix de fortune en portant à sa bouche sa main gauche et son poing droit, qui enserrait la garde de son épée. — Attendez comme convenu ! lança-t-il. Personne n’entre tant que tout danger n’est pas écarté ! Ils avancèrent, côte à côte. Leur guide scintillant, une hélice en dehors du périmètre, n’était plus qu’un point de lumière bleue vu de là où ils se trouvaient. La spirale vacilla dans l’air, sans but visible, semblable à une grue dans le crépuscule, et passa entre deux pots de fleurs en forme de têtes de dragon. Des hostas poussaient dans leurs gueules de pierre, semblables à des flammes verdoyantes. — De ce côté ? demanda Garric. Il sentit son casque bouger lorsqu’il fronça les sourcils. Il aurait prudemment évité les plantes s’il avait été le seul à décider. — Oui, répondit vivement Tenoctris. Ilna saurait trouver son chemin parmi ces illusions mieux que ma magie, mais je pense que mes talents suffiront. Garric partit en avant, résistant à son envie instinctive de trancher les hostas en passant. Il avait été élevé dans l’idée de ne pas faire de mal à ceux qui ne lui nuisaient pas. C’était une bonne philosophie de vie. Frapper parce qu’il avait peur – ce qui était le cas, il était même effrayé par des plantes dans cet endroit infernal – n’était pas la bonne réaction. Il ne devait pas laisser la peur décider de ses actions. Garric ne voyait pas le manoir de la reine. Il se tourna pour voir les spectateurs, car il savait qu’ils regardaient la scène, mais ils semblaient avoir également disparu. Des broussailles, dont les tiges se tordaient en groupes de six ou sept en partant d’une base commune, penchèrent leurs petites feuilles vers lui. Il ne se rappelait pas les avoir vues en entrant dans le jardin avec ses amies. — Nous irons à gauche, dit Tenoctris d’un ton de reproche amical. Elle appuya son propos d’un geste. Garric remarqua qu’elle tenait toujours le stylet dans la main droite. — Désolé, dit Garric d’un air contrit. Je vais me concentrer davantage. Le point de lumière avait tourné pour éviter un lit de jonquilles violettes au pied d’un petit magnolia et d’un rocher. L’arbre était en fleurs ; son parfum exerçait une attirance entêtante et évoquait dans l’esprit de Garric des femmes vêtues de paillettes cuivrées, en tout et pour tout. Il suivit avec obéissance le guide à travers des sédums dont les têtes en fleurs bosselaient le chemin comme d’énormes champignons vénéneux. L’affleurement se souleva sur de petites pattes avant. Les nœuds s’ouvrirent sur des yeux qui surveillaient avec une malice de crapaud les intrus humains qui restaient hors d’atteinte. Liane tenait toujours le seau d’eau. Ses yeux surveillaient les alentours, mais son visage n’affichait qu’une indifférence aristocratique. — Feindre de ne pas avoir peur est une bonne manière d’aller de l’avant, mon garçon, murmura le roi Carus. (Depuis que Garric était entré dans le jardin, la grande silhouette massive du roi était avec lui.) Mais si elle est vraiment aussi courageuse, elle a plus de cran que je n’en ai jamais eu. Garric sourit. Il ne parierait pas que Liane n’avait pas peur, mais cela n’avait pas d’importance. Garric savait qu’elle continuerait, aussi effrayée qu’elle puisse être. Et lui aussi. La lumière qui les guidait passa près de la statue d’un ogre à trois têtes. La créature bougea sur son socle dans un bruit sourd. — Attendez, dit Tenoctris. Elle s’agenouilla et cueillit une crosse de fougère qui s’élevait dans une fissure entre deux rochers en forme de crânes. Les trois yeux de l’ogre regardaient les humains. Il commença à descendre de sa base, levant l’épée à lame crantée qu’il tenait d’une main et la hache qu’il avait dans l’autre. — Testa, dit Tenoctris. Eibradibas ! Elle frappa rudement la crosse de son stylet de bronze. La fougère cassa. La cheville qui soutenait encore l’ogre sur le socle se brisa bruyamment. La statue vacilla vers l’avant et s’écroula sur le sol où elle se brisa en une dizaine de gros morceaux et une pile de gravillons. Garric n’aurait pas songé que la pierre puisse être aussi abîmée en heurtant la tourbe tendre. La vieille femme essuya le jus de la fougère de son stylet avec un sourire satisfait. Liane l’aida à se relever. — Un effet très simple, dit Tenoctris. Comme toutes les réalisations de la reine, en vérité. Mais quel pouvoir extraordinaire elle doit déployer pour projeter autant de présences à la fois, et à de telles distances ! Les bottes de Garric écrasèrent de petits morceaux de la statue brisée. L’une des têtes était tournée vers le haut. Il vit les yeux de pierre pivoter pour le suivre. Sa bouche se tordit en une grimace involontaire. La perle de lumière tourna à angle droit à l’écart de ce qui semblait être un chemin bien égal bordé de pierres et traversa à la place un cours d’eau au gargouillis répugnant qui serpentait entre des roseaux. Garric ne posa pas de question mais son estomac se contracta lorsqu’il emboîta le pas au guide. Il se rappelait parfaitement ce qui était arrivé à Gothelm à hauteur d’un ruisseau qui pouvait fort bien être celui-ci. Garric pataugea dans le cours d’eau. De l’eau se glissa par le haut de ses bottes presque instantanément. Il se sentit moite et ses pieds produisirent un bruit humide pendant quelques pas, mais aucune des horreurs qu’il avait imaginées – aucune des horreurs qu’il avait vues – ne se produisit. La lumière esquiva deux cerisiers aux branches tombantes, qui ne mesuraient pas plus de six mètres. Leurs cascades de fleurs n’étaient pas du blanc ou du magenta habituel, mais d’un rouge aussi vif que le sang jaillissant d’une artère. Les branches tombantes frissonnèrent lorsque les humains passèrent à la limite de leur portée. Garric sentit une vague de haine exsangue et aride dirigée contre lui. — Ah…, murmura Liane. Garric avait gardé les yeux rivés sur la lumière. Il leva légèrement la tête, suivant la ligne de vue de Liane. Sur la petite colline devant eux se tenait le manoir de la reine. Ses fenêtres étincelaient de flammes maléfiques. — Nous y sommes, dit Garric. Il se retint de courir en avant. Le roi au fond de lui craignait des fosses camouflées, pieux effilés dissimulés dans le sol, clous à quatre pointes de fer, forgés pour que, quelle que soit la façon dont on les a éparpillés, l’une des piques soit dressée – tous les pièges qu’un habile général essaime sous les pas d’une armée hostile. Mais la reine n’était pas un général et ne combattait pas sur un champ de bataille. De plus, le guide les avertirait si… La perle de lumière disparut. Elle s’était éteinte sans même cette lueur traînante des bougies dont la flamme s’étouffe d’elle-même. Tenoctris murmura ce que Garric prit pour une incantation, sans en être certain. — La porte s’ouvre, dit Liane. Sa voix avait le timbre froid d’un contrôle rigide. Les hauts battants de porte s’ouvrirent en grinçant vers l’intérieur, les gonds semblaient faire écho aux hurlements des damnés. Garric s’attendait à voir un jaillissement de lumière à l’éclat enflammé comme il en voyait aux fenêtres, mais pour le moment, il ne distingua que les ténèbres. — Nous avons pénétré les illusions de la reine, elle va donc nous envoyer son véritable gardien des portes, dit Tenoctris. (Elle s’assit sur l’herbe pâle.) Ce ne sera pas une illusion. — C’est ce que je pensais, dit doucement Garric. Il était deux personnes à la fois à présent, un paysan et un roi antique. Carus ne remplaçait plus Garric pour contrôler son corps aux instants de crises violentes, mais les connaissances et réflexes du roi étaient désormais intimement liés à ceux du jeune homme. Comme des fils tressés en corde, le résultat final était infiniment plus puissant que chaque fibre prise individuellement. De sa main gauche, Garric défit sa cape de velours rouge et la noua en deux tours serrés autour de son avant-bras. Le vêtement le protégerait ; une protection certes légère, mais parfois, la différence entre la vie et la mort n’était guère plus épaisse que la lame dirigée contre vous. Il prit appui sur l’avant de la plante des pieds, prêt à faire face à la chose qui surgirait par le passage. Les lèvres de Tenoctris bougeaient ; Liane se tenait à ses côtés, le seau d’eau dans une main, une dague aussi aiguisée que des crocs de serpent dans l’autre. Le gardien des portes de la reine se pencha pour passer l’embrasure haute de six mètres. Lorsqu’il se redressa, il était d’apparence humaine, hormis par sa taille et son œil unique. Le cyclope portait une cuirasse et des jambières de fer noir. Les moulures de l’armure figuraient des démons en train de lacérer des victimes humaines. Le bouclier au bras gauche du cyclope présentait un relief en tête de dragon ; ses yeux étincelaient. Un casque à crête ajoutait à la taille du monstre, déjà haut de près de dix mètres. Garric eut un rire, une joie proche de l’hystérie. Il avait déjà vu un cyclope, autrefois un cadavre humain, qu’un magicien avait réanimé pour le protéger sur une plage au-delà du monde réel. Ce magicien était mort, et la reine mourrait aussi. Le cyclope s’approcha d’eux avec la lourdeur inéluctable d’une rivière en crue. Proportionnellement, ses jambes étaient plus épaisses que celles d’un homme, de larges piliers qui donnaient une silhouette pyramidale au géant malgré la largeur de sa poitrine et de ses épaules. Il tenait une lance entièrement en fer sur l’épaule droite, inclinée pour frapper vers le bas ; le fourreau d’une épée d’une fois et demie la taille d’une arme humaine battait à son côté. — Haft et les Isles ! cria Garric qui s’élança en avant. Ce cri de guerre d’un autre temps fut noyé par le ululement hurlé par le monstre, plus puissant que les longues trompettes que les garde-côtes de Carcosa utilisaient pour guider les marchands par temps de brouillard. — Haft et les Isles ! Garric déroula de nouveau sa cape pour mieux l’utiliser. Nul homme ne pouvait porter une armure à l’épreuve de la lance d’un cyclope, mais la cervelle nichée dans les os épais de la créature devait être aussi petite qu’un citron. C’était une bête, pas un guerrier. Garric fit voler la cape à sa gauche et se déplaça vers la droite. La lance de fer, rapide comme l’éclair, traversa le velours et alla se planter dans le sol ; Garric, en frappant à droite et à gauche, passa entre les jambes massives. La pointe de l’épée heurta l’os, l’arrière le cartilage. Un pied colossal chassa Garric et le propulsa sur les côtes alors qu’il essayait de se dégager. Il s’écroula à six mètres de l’endroit où il comptait aller. Il avait perdu son casque. La moitié des attaches du côté droit de sa cuirasse étaient brisées. Une créature de cette taille ne devrait pas avoir le droit d’être aussi rapide… Garric roula à ses pieds. Il y avait du sang sur son épée, et plus encore qui jaillissait de la cheville droite du cyclope. Le coup avait tranché une petite artère ; mais l’objectif de Garric était de trancher le tendon d’Achille. Le monstre finirait par se vider de son sang, mais Garric, qui haletait déjà, ne pensait pas avoir le temps d’attendre. Le cyclope frappa la cape à plusieurs reprises avec la détermination aveugle d’une mère qui écrase la vipère qu’elle vient de chasser du berceau. Garric prit deux profondes inspirations. Il appréciait que sa cuirasse se soit desserrée mais regrettait de ne pouvoir se débarrasser de ce fardeau inutile. Il fit un pas vers le monstre. Celui-ci pivota sur son talon gauche pour lui faire face. Garric s’arrêta. Le cyclope se tourna, se pencha et frappa vers Garric. Le jeune homme esquiva en se jetant de côté. La pointe de son épée frappa le gantelet droit du monstre tandis que la lance s’enfonçait profondément dans le sol. L’index du cyclope vola au loin dans une gerbe d’étincelles. Le gantelet devait être en métal plus fin pour que les sections puissent coulisser les unes sur les autres aux jointures. La lame de bon acier de Garric avait tranché avec la froideur d’un burin le manche de la lance en dessous. Le cyclope lança un hurlement, une note soutenue qui fit frissonner les tripes de Garric. Le monstre se jeta sur lui, bouclier en avant, lance de nouveau prête à frapper. Garric se replia rapidement. Le monstre était d’une rapidité insoupçonnable, car chacun de ses pas, même enchaînés lentement, représentait plusieurs pas humains. — Garric ! cria Liane. Ton casque ! Garric bondit en arrière, reculant au-delà de la coiffe de bronze plaqué d’argent plutôt que de s’arrêter à la même hauteur exactement. Il fit passer la pointe de sa grande épée entre le col et l’une des pièces qui protégeaient les oreilles puis l’envoya en une courbe étincelante vers la tête du cyclope. La créature se protégea comme un homme attaqué par un frelon. La lance jaillit mais manqua le casque qui retombait. Garric chargea et utilisa sa main gauche pour ajouter une pression sur le pommeau de son arme tandis qu’il tranchait par l’extérieur la jambe droite que le monstre tenait avancée vers lui. La lame émit un craquement et s’enfonça de toute sa largeur dans la cheville du cyclope. Le monstre rugit. Il lança brutalement son bouclier vers le bas en guise d’arme. Garric s’inclina et esquiva le coup au lieu de reculer pour l’éviter. Il avait retiré son épée d’un geste ferme, la lame encore souillée de cartilage et d’os vasculaire, comme cela lui arrivait parfois en découpant un rôti au hachoir dans l’auberge de son père. Il se trouvait entre les jambes du monstre. La bête leva le pied droit pour l’écraser. Il perça profondément la cheville gauche tout en tordant son corps vers l’arrière. La botte à semelle cloutée s’abattit. Elle manqua Garric, mais le jeune homme fut contraint d’abandonner son épée pour ramper en retrait. Le cyclope se dirigea vers Garric, un pas titanesque après l’autre. Garric haletait, les poumons en feu. Il avait les mains libres, puisque son épée était perdue. Il saisit l’interstice à demi ouvert sur le côté de sa cuirasse en essayant de séparer totalement les deux moitiés. Le lacet lui résista. Le côté droit de sa poitrine était encore engourdi par le coup qu’il avait reçu. Garric recula. Il ne pouvait pas tourner le dos et courir, car il ne pourrait plus voir lorsque le cyclope frapperait de sa lance. Même face au monstre, Garric n’était pas certain de pouvoir esquiver l’imposant projectile. Il remontait la pente légère. Lorsqu’il atteindrait le manoir, le cyclope l’écraserait comme un insecte contre le mur de pierre orné de colonnades. Garric restait concentré sur l’œil du cyclope, un indicateur plus fiable que la pointe de son arme. Aussi ne vit-il pas Liane avant que la jeune femme saisisse l’épée dans la cheville du monstre. Les deux mains fermées sur la garde, elle tira de toute la force considérable enfermée dans son petit corps. La lame tourna à travers l’articulation comme un couteau tranchant une tête de chou. Le cyclope poussa un cri perçant. Il se tourna et mit sa lance en équilibre. Liane vacilla en arrière, la garde de l’épée toujours entre les mains. Du sang jaillissait de la plaie. — Par ici ! cria Garric qui se précipita vers le monstre en agitant les bras pour le distraire. (Le cyclope n’avait pas pu entendre sa voix, couverte par son propre hurlement. Des lambeaux de velours rouge volèrent du fer de lance.) Regarde-moi ! Le monstre bondit en avant. Son pied gauche se déroba, toujours attaché à la jambe par des tendons luisants qui se raidirent sous le poids de la créature. Le cyclope tomba et manqua Liane de si peu que le cœur de Garric s’arrêta jusqu’à ce qu’il voie de nouveau la jeune femme ramper à l’écart. Elle tenait l’épée. Elle frappa maladroitement la main gantée de la créature lorsqu’elle fit un geste dans sa direction. La lance de fer était enfoncée à près de deux mètres de profondeur dans le sol. Le cyclope glapissait. Des flots de sang se déversaient de son pied, tordu à angle droit par rapport à l’axe de sa jambe. Tenoctris, du côté de la créature opposé à Garric, psalmodiait une incantation. Liane monta la pente en chancelant, ses deux mains serrées sur l’épée. Elle avait le teint blanc, excepté là où son visage était taché de sang, ses bras étaient couverts du fluide vital de la créature. Garric se retourna. Les portes du manoir étaient ouvertes. Une étincelle du bleu le plus pur éclairait l’intervalle entre les battants, quoique l’atmosphère à l’intérieur soit saturée de flammes orange. — La porte ! haleta Liane en posant la garde de l’épée dans les mains de Garric. Tenoctris a dit de mettre du fer dans le passage ! Garric s’élança vers le rideau de feu. Le seuil de basalte était chaud sous ses pieds, malgré ses bottes épaisses. Il donna un coup d’épée en avant, comme pour frapper aux yeux un ennemi invisible. Il sentit un picotement, rien de plus. Au lieu des flammes, il découvrit un hall d’entrée maussade éclairé par la lumière qui entrait par les fenêtres de l’étage supérieur. Il était vide, à l’exception d’armures complètes qui n’étaient pas destinées à des humains. Garric regarda par-dessus son épaule. Le squelette titanesque du cyclope gisait dans une flaque de chair qui se désagrégeait mollement, et la foule, des milliers de citoyens de Valles, accourait sur les pavés en réclamant à grands cris la mort de la reine. Garric essaya de rester en retrait. Il voulait s’assurer que Tenoctris allait bien, mais il devait d’abord reprendre son souffle. Il ne voyait plus autour de lui qu’un flou coloré en mouvement. Un homme serra la main libre de Garric et lui donna une tape enthousiaste sur l’arrière de la cuirasse. — Roi Carus ! lança-t-il. Je te salue, Carus ! Une femme assez âgée pour être la mère de Garric noua ses bras au cou du jeune homme et l’embrassa sur la bouche. Elle avait un parfum d’héliotrope et les tissus superposés de sa robe étaient en soie. — S’il vous plaît ! dit Garric. La plus grande partie de la foule se déversait dans le manoir mais un nombre grandissant se pressait autour de lui. Il essaya de se dégager. Liane s’était approchée, serrée contre lui. Elle se tenait là, les deux poings levés de chaque côté de sa mâchoire. Deux des gardes de Royhas se frayèrent un chemin dans la foule sans ménagement. Le noble en personne et Tenoctris arrivèrent peu après, protégés par les quatre autres gardes. Les lanciers en armure écartèrent les citoyens de Garric et Liane comme un fendoir écarte les gerçures à la surface d’une bûche de cèdre. — Les autres membres de notre groupe nous rejoindront bientôt, dit Royhas. (Un sourire sarcastique dansa sur ses lèvres.) Je leur ai dit de venir ici, au manoir. Ils n’étaient pas enchantés par cette idée, mais ils n’avaient guère le choix, n’est-ce pas ? Des cris stridents résonnèrent dans le manoir. D’après le coup d’œil que Garric avait jeté à l’intérieur, le bâtiment était construit autour d’une cour. Ce style était familier au roi Carus, mais il n’avait été utilisé à Valles ni récemment ni pendant l’Ancien Royaume. Liane tenait la main de Tenoctris et parlait, le visage tout proche de celui de la vieille femme. La magicienne avait l’air fatiguée, mais elle sourit avec chaleur en sentant le regard de Garric sur elle. Royhas remarqua l’échange de coups d’œil. Son sourire se raidit et il continua : — J’aurais dû commencer par vous féliciter, maître Garric. Aucun de ceux qui vous ont regardé – autant dire presque toute la population de Valles – ne pouvait douter que vous étiez un antique héros resurgi du passé. — Le héros antique a échoué, s’entendit dire Garric. Nous – vous, moi, et tous les autres – devons faire mieux, Royhas. Et nous allons le faire. Une fenêtre du manoir cracha de la fumée. Ce n’était que des volutes gris-blanc d’un feu de bois et de tissu, car l’un ou l’autre crétin avait enflammé des meubles. — Pouvez-vous mettre fin à cela ? demanda Garric à Royhas. Avez-vous suffisamment d’hommes pour ramener l’ordre ? Royhas haussa les épaules. — Nous pouvons essayer, dit-il. — Où est la reine ? interrogea Liane. Est-elle… ? Des hurlements de terreur s’élevèrent du manoir, mais Garric n’en prit réellement conscience que lorsque les milliers de citoyens encore dehors joignirent leurs cris à la rumeur. Le soleil s’assombrit. Garric regarda en l’air. La créature qui s’élevait du toit du manoir avait de grandes ailes grises translucides qui s’étendaient tels de minces nuages. Le corps, relativement petit, était hirsute et couleur de suie. Cela rappelait à Garric les toiles d’araignée qui pouvaient pendre dans la salle d’une auberge mal tenue. Sur le dos de la créature se tenait une femme d’une beauté glaciale et parfaite. Elle regarda Garric, le visage dénué d’expression, tandis qu’elle s’élevait à moins de cinquante pas au-dessus d’eux. — Si j’avais mon arc…, murmura-t-il. Tout autour du manoir, les insurgés tombaient à genoux. L’un des gardes de Royhas chantonna un hymne à la Dame sur un air répétitif et enfantin, un vestige de la dernière fois où il avait prié. — Il faudrait bien plus qu’une flèche, dit doucement Tenoctris. Mais à présent que nous l’avons fait sortir de son antre, nous avons le temps de trouver une solution permanente. La créature ailée s’éleva petit à petit et s’éloigna vers la mer. Ses ailes ondulaient comme celles d’une pastenague, et non d’un oiseau. Elle resta visible plusieurs kilomètres avant de disparaître vers le sud-est. Sharina sentit la présence des étrangers avant de les entendre. Elle resta immobile et se demanda si ses battements de cœur résonnaient réellement aussi fort qu’il lui semblait. L’acoustique était remarquable dans le grand arbre. Le passage étroit et tordu recevait aussi bien les sons qu’une oreille humaine ; elle craignait également que, comme une gorge humaine, il amplifie les bruits qu’elle faisait. — Elle est là-dedans, murmura une voix. C’était le faux Nonnus. L’intérieur du baobab était légèrement éclairé lorsque Sharina était entrée. Le creux ouvrait sur le ciel quelque part, haut dans la canopée, mais, même à midi, l’éclairage était moins intense que sous les étoiles dans une prairie ouverte. Cela avait suffi pour que Sharina prenne ses repères. La cavité faisait six mètres de diamètre et était vide, excepté le banc qu’Unarc avait taillé pour dormir dans le bois spongieux, d’un côté. L’endroit était ventilé et Sharina avait été surprise de ne pas trouver une pierre plate destinée à un feu pour cuisiner. Après une seconde de réflexion, elle s’était souvenue qu’il s’agissait d’un refuge, pas d’un lieu d’habitation. Le chasseur n’aurait pas pris le risque de révéler sa cachette même par un feu dissimulé. De plus, dans cet intérieur de bois, avec cette fente étroite pour entrer et sortir, Sharina sentait son estomac se nouer à l’idée d’être piégée par un incendie, même si le risque lui semblait moindre que dans une cabane de branchages et d’enduit au hameau de Barca. Sharina se souvenait d’incendies catastrophiques pendant plusieurs hivers. Des familles étaient mortes avant d’avoir pu s’échapper. — Sharina ? appela le faux Nonnus. Il avait élevé la voix et se tenait certainement près de l’entrée. — Je suis venu te sauver, mon enfant. Tu peux sortir maintenant. — Elle ne vient pas, murmura un autre homme. (Il sembla à Sharina qu’elle reconnaissait la voix d’un des hommes d’équipage de l’aviso, mais elle ne parvenait à associer ni nom ni visage à l’homme.) Si elle est seulement là. De toute évidence, le faux Nonnus et son complice ne se rendaient pas compte à quel point la jeune femme les entendait distinctement, mais cet atout ne lui était d’aucun secours. Il n’y avait qu’une issue au baobab : dans les bras de ses poursuivants. L’ouverture supérieure était certainement trop étroite pour qu’un humain, même souple, puisse s’y glisser, et, de plus, elle était totalement inaccessible. Sharina supposait qu’elle aurait pu escalader trois ou quatre mètres en utilisant toute sa force et en s’aidant des fissures dans le bois, mais la pente vers l’intérieur de la cavité aurait même empêché un singe d’atteindre le pic, à plusieurs trentaines de mètres au-dessus d’elle. — Sors, mon enfant, invita le faux Nonnus d’un ton engageant qui donna la chair de poule à la jeune femme. L’homme sauvage qui t’a capturée ne reviendra pas avant demain soir, s’il revient. Sharina pressa les mains sur la garde du couteau pewle. — Dame, pose ton manteau sur mes épaules, murmura-t-elle. Dame… Elle s’aperçut qu’elle priait la Dame de Paix un couteau entre les doigts. Elle retira ses mains et s’immobilisa. Avec un mince sourire, Sharina reprit le grand couteau et le tint prêt à frapper. Elle prierait plus tard, si elle le pouvait. — Elle ne sort pas ! répéta la deuxième voix. Moi je dis, on entre là-dedans et on va la chercher si elle est là. — Et moi, Crattus, coupa le faux Nonnus sur un ton de menace que l’ermite n’avait jamais utilisé, je te dis que si tu ne m’obéis pas, tu vas le regretter. Sa voix se fit moqueuse tandis qu’il continuait. — Mais si tu veux y aller, vas-y. Il fera un noir d’encre à moins d’entrer avec une torche à la main et la dernière fois que j’ai vu la fille, elle avait un couteau. — Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda un troisième homme. Il semblait fatigué et un peu agacé. Sharina se demanda combien d’hommes étaient présents dehors. — Nous allons camper ici et attendre le matin, dit le faux Nonnus avec assurance. À l’aube, je serai capable d’utiliser mon art pour éclairer l’intérieur. Vous ne devriez pas avoir de mal à attraper notre petite fugitive. — Facile à dire quand on ne risque pas de se retrouver avec le couteau sous le nez, marmonna un homme. — Oui, Osan, siffla l’imposteur, faisant mentir une fois de plus les traits qu’il arborait. Et facile à faire pour toi, ou alors tu aurais dû refuser l’or de la reine. Tu veux aller lui expliquer que tu as moins peur de ses spectres que d’une paysanne ? — Je ferai mon travail, répliqua Osan. Je l’ai toujours fait, non ? — Nous camperons ici, répéta sèchement le faux Nonnus. Crattus, assure-toi que deux hommes gardent l’ouverture en permanence. Au matin, on réglera ce problème et on quittera cette fichue isle. Une main glissa le long des bordures extérieures du passage. — On peut bloquer le trou en enfonçant deux lances dans les côtés, dit Crattus. Même si elle a la force de les pousser à l’extérieur, ça fera assez de bruit pour réveiller les morts. — Oui, bonne idée, acquiesça le faux Nonnus. Fais-le également. Une lance s’enfonça dans le bois. L’écho résonna autour de Sharina. Peu après, une seconde lance fut fixée et un homme gronda bruyamment. — Ça devrait la retenir ! lança une voix que Sharina n’avait pas encore entendue. — Et le grand type avec qui elle était ? demanda le troisième homme. — Je te l’ai déjà dit, on sera partis depuis un moment le temps qu’il revienne, répliqua l’imposteur. Je suis magicien, tu te souviens ? — Aucun foutu risque que j’oublie ça, grommela Osan. (Sharina soupçonnait qu’il se tenait face à l’ouverture de l’arbre et qu’elle l’entendait ainsi beaucoup plus clairement que ses compagnons.) Et aucun foutu risque non plus que je travaille encore avec un magicien. — Osan, Denalt et toi assurerez le guet jusqu’à ce que la lune se lève, ordonna Crattus. Bies et Seno, vous les relèverez jusqu’au premier quartier, puis Bayen et moi, on se chargera de la dernière partie. — Eh, et si je ne vois pas la lune ? demanda Osan. Il fait aussi noir que dans le cul d’une vache ici ! — Alors veille jusqu’à l’aube ! cracha Crattus. Vous autres, dormez autant que vous pouvez. Les hommes se couchèrent avec à peine quelques murmures. Il s’agissait visiblement de professionnels, bien que cette jungle leur soit aussi étrangère qu’à Sharina. Le faux Nonnus ne dit rien ; il était peut-être parti s’isoler pour pratiquer la magie. Sharina ne savait pas quoi faire. L’arbre gémissait doucement en écho au souffle de la forêt, humide, avec un vague relent de moisissure. Elle traversa la cavité dans le noir et s’allongea dans l’alcôve. Elle envisagea un possible retour d’Hanno pendant la nuit, puis rejeta cette idée. Si les talents de magicien du faux Nonnus lui avaient permis de la traquer dans cette jungle, ils étaient également assez puissants pour déterminer les allées et venues du chasseur. Elle était épuisée, physiquement et émotionnellement, autant à cause des semaines écoulées que du fait des événements de ce jour. L’aube se lèverait. Elle devrait alors choisir entre la capture ou le suicide. La Dame se détournait de ceux qui s’ôtaient la vie. Et pourtant… Sharina commença à s’assoupir. La lame du couteau pewle reposait sous sa joue comme un oreiller d’acier. Elle rêva et se vit, debout, passer une porte qui s’ouvrit devant elle sur une forêt semblable à celle du hameau. Une cabane s’élevait près d’un ruisseau dont le lit avait été approfondi pour créer un bassin destiné à remplir des pots et se laver. L’homme occupé à ses plantations dans le jardin frappa son plantoir au sol pour le débarrasser de ses souillures et s’approcha d’elle. — Nonnus ? demanda Sharina. — Ce qui reste de moi depuis ma mort, mon enfant, dit l’homme trapu en souriant. Assieds-toi, je t’en prie. C’est toute l’hospitalité que je peux t’offrir ici. Cela et ma compagnie. Sharina s’accroupit comme elle l’avait fait des centaines de fois devant la cabane de l’ermite. Nonnus s’assit en face d’elle. — Je veille sur toi constamment, mon enfant, dit-il. J’espère que tu le sais même si tu ne peux pas me voir. Sur le sol, à côté d’eux, des galets colorés du ruisseau formaient l’image de la Dame. Dans les bois près du hameau de Barca, Nonnus avait sculpté cette même image dans le tronc d’un grand arbre. Il portait sa tunique habituelle, en poils de chèvre noirs, mais le couteau pewle qu’il ne retirait que pour prier était invisible. Sharina regarda le couteau qu’elle tenait et rencontra de nouveau le regard de l’ermite. Il sourit. — Je n’en ai nul besoin ici, dit-il. Et puis, il est entre de bonnes mains. Sharina rangea la lame dans son fourreau en peau de phoque. — Il y a un homme dehors qui…, commença-t-elle. (Elle avala sa salive.) Il prétend être vous. C’est un magicien. Nonnus hocha la tête. — Il s’appelle Nimet or-Konya, dit-il. Et, sans doute pour la première fois de ma vie, je suis reconnaissant à un magicien pour son travail, mon enfant. Je doute que nous ayons pu nous rencontrer sans la magie mise en œuvre par Nimet et sa maîtresse pour prendre mon apparence. Ils ont rendu la frontière plus fine qu’ils le pensent, à mon avis. Elle eut un petit rire sinistre. — Les magiciens ne sont pas les seuls à négliger les conséquences de leurs actes, bien sûr, ajouta-t-il. Si j’avais compris ça lorsque j’étais plus jeune, j’aurais peut-être moins de raisons d’implorer le pardon à présent. Sharina se pencha en avant pour prendre ses mains puissantes et nerveuses. Elle pleurait. — Nonnus, dit-elle, est-ce que je peux rester ici avec vous ? S’il vous plaît ! Il pressa ses mains aussi délicatement qu’une mère serre son enfant dans ses bras. — Tu n’as pas ta place ici, Sharina, dit-il doucement. Lorsque l’heure sera venue, et je prie la Dame pour que ce soit dans très longtemps, tu seras accueillie dans un nouveau foyer. — Nonnus, que dois-je faire ? sanglota-t-elle. (Elle serra ses mains, consciente qu’elle ne pouvait plus faire davantage de mal à cet homme qu’à un grand noyer blanc.) Je me battrai contre eux, mais je ne crois pas que je pourrai… — Tuer six soldats et Nimet en personne ? compléta Nonnus. (Il libéra l’une de ses mains et la posa au-dessus de l’autre, enfermant les mains de la jeune femme entre les siennes.) Non, je ne pense pas que tu puisses. Je pense que c’est pour cela que tu es ici. Sharina essuya ses larmes de sa manche de tunique. Elle croisa le regard de l’ermite et sourit. — Allez-vous revenir m’aider, Nonnus ? Le pouvez-vous ? — Je n’ai plus de chair, mon enfant, répondit Nonnus. Mais toi, si. Si tu m’y autorises, je peux me servir de ton corps pour faire ce que tu ne saurais pas faire toi-même. Il lui adressa un sourire aussi dur que les rochers escarpés qui fendaient la mer au large de l’isle de Pewle. Il ajouta : — Je me suis repenti de bien des choses faites pendant ma jeunesse. Mais je n’ai pas oublié comment les faire. Ils se levèrent, les mains toujours jointes, riant du plaisir d’être réunis. — Je savais que vous m’aideriez, Nonnus, dit Sharina. Elle ne savait plus comment elle avait pu se sentir seule. Le visage de l’ermite s’assombrit et il retira ses mains. — Ce n’est pas un choix à faire à la légère, mon enfant, dit-il. C’est une violation comme tu n’en as jamais ressenti. Peut-être vaudrait-il mieux que tu suives Nimet vers sa maîtresse, la reine. — Nonnus, dit-elle. J’ai besoin de votre aide. Faites ce que votre conscience vous autorise. Je ferai de même. Et que la Dame nous protège. Nonnus sourit ; cette fois, son expression était aussi douce que le contact d’un flocon de neige. — Pendant les dix-huit dernières années de ma vie, Sharina, dit-il, la seule chose que j’ai désiré à part le pardon était de pouvoir t’aider. Je pense que la Dame m’a enfin accordé ces deux souhaits. Il toucha la joue de la jeune femme des doigts de la main droite. — Va dormir, mon enfant, dit-il. Et nous verrons ce qui se passera quand l’aube se lèvera. La psalmodie des écailleux s’accentua en un crescendo rauque ; Ilna sentit frissonner une ondulation, non seulement du bateau mais du monde entier autour d’elle. Cozro hurla et la créature volante qui rongeait la grille à quelques centimètres du visage d’Ilna se retourna sur un grognement de colère pour regarder derrière elle. L’Oiseau des Vagues tomba hors du monde crépusculaire et projeta de longues gerbes d’éclaboussures en touchant de nouveau l’eau. La fermeture de l’écoutille se défit des liens que l’équipage avait faits négligemment et à la hâte après avoir jeté Ilna dans la cale. Le soleil perça à travers la grille et autour du cadre qui gisait, de travers, hors du rebord où il se nichait d’ordinaire. Les créatures ailées s’élevèrent en tourbillonnant comme des feuilles mortes. Leur peau noircit et tomba. Le cartilage qui articulait leurs os se contracta, réduisant leurs squelettes en masses serrées semblables aux déchets indigestes vomis par les chouettes dans leurs perchoirs. Ilna posa ses mains et son épaule droite contre la grille et la fit glisser sur le côté. Cozro se contenta de repousser le panneau de bois, mais sans Ilna, la lourde trappe se serait peut-être refermée : le capitaine n’avait pas pris en compte la faiblesse de ses muscles après être resté attaché plusieurs jours. Ilna sortit de la trappe, son lacet en rouleau peu serré entre ses mains. Le brasier vomissait encore ses dernières fumées multicolores, devant le rouf. Les écailleux avaient installé le feu et s’étaient repliés dans le rouf peu aéré. Les créatures volantes, des bêtes malgré l’humanité de leurs traits, n’avaient pas su ou pas même cherché à éteindre le brasier en assaillant le navire. Les multiples chauves-souris pendaient comme autant d’écorchés dans les cordages et tapissaient le pont. Comme des mouches de mai, songea de nouveau Ilna avec un sourire sinistre. Le corps du marin qu’elle avait vu dévorer gisait près de la grille et glissa lorsque Cozro la souleva. Il avait été rongé jusqu’à la moelle des os. Le crâne était large et plat, et les restes du squelette étaient plus différents de ceux d’un homme que ne le laissait penser l’allure des écailleux vivants. La porte du rouf grinça tandis que les marins retiraient la barre qui la fermait de l’intérieur. Cozro récupéra un coutelas qu’un coup porté avec désespoir avait fiché dans le mât. Le ciel était d’un bleu pâle sans nuage. Le soleil était proche de l’horizon ouest, mais il dardait toujours sur la mer et le navire qui tanguait dans ses vagues. La voile pendait, car le vent magique qui avait poussé sa surface de lin pour conduire le navire sur la mer de l’autre monde ne gonflait plus son large ventre. À huit cents mètres à tribord, une isle perçait la mer, petite mais surchargée de végétation. Une nuée d’oiseaux de mer s’envola, surprise par l’arrivée brutale du navire. Les écailleux durent pousser la porte de toutes leurs forces pour l’ouvrir en repoussant les cadavres de créatures ailées empilés devant. Les corps ratatinés collaient au pont comme s’ils s’étaient fondus dans le bois. Cozro saisit le brasier de la main gauche. Ilna s’était tenue prête à s’occuper du premier marin pendant que le capitaine se chargerait du second. — Prenez celui de droite ! lança-t-elle. Elle était furieuse de s’être mise en danger en croyant que les autres pensaient comme elle en période de crise. Les deux premiers écailleux à sortir du rouf tenaient des coutelas. Ils portaient de profondes morsures qui saignaient mais tous deux semblaient tout à fait en état de se battre. Un troisième marin sortit derrière eux avec une lance ; puis un écailleux portant de nombreux bandages qui armait avec force maladresse son arbalète. — Aucune de ces vermines ne savait nager quand ils étaient des hommes ! cria Cozro. Espérons que ça n’a pas changé autant que leur apparence. Le canot est toujours à l’arrière. On va nager vers lui et ramer avec nos mains jusqu’à cette isle. Les quatre écailleux se déployèrent devant le rouf. Ils attendaient visiblement que l’arbalétrier parvienne à armer l’instrument pour abattre leurs prisonniers libérés ou les pousser à se rendre par la menace. — Je ne sais pas nager non plus ! répliqua Ilna. S’ils chargeaient tous les deux maintenant, ils pourraient vaincre les marins ; mais il fallait qu’ils agissent ensemble. Les écailleux étaient tous plus ou moins blessés, mais elle et Cozro étaient fatigués par la faim et les jours passés immobilisés par des liens étroits. — Alors, je suis désolé pour vous ! lança le capitaine. Il se retourna et éparpilla le contenu du brasier sur la voile. Le lin desséché s’enflamma comme de l’amadou. Cozro plongea sur le côté. Les écailleux lancèrent des cris de terreur gutturaux. Ilna se trouvait entre les marins et la fournaise grondante de la voile en feu. Le mât, craquelé par une longue exposition au sel et au soleil, commençait également à brûler. Le marin armé d’une lance fit un pas en avant. Le nœud coulant d’Ilna lui entoura la gorge et elle tira d’un coup sec. Elle avait agi par réflexe davantage que selon un plan établi. Les seules options que lui laissait ce porc de Cozro étaient de mourir noyée ou brûlée vive ; elle supposait que la noyade était préférable, mais elle n’était pas encore prête à se décider. Elle saisit la lance de l’écailleux qui étouffait sur le pont à ses pieds. Un autre marin s’approcha d’elle, le couteau levé ; elle fouetta l’air des vestiges de ses liens en visant les yeux exorbités de l’écailleux. Il recula d’un bond sur un cri désespéré. Derrière la balustrade bâbord du navire, l’air se figea en un disque de lumière bleue, immensément froid. Ilna regarda le disque par-dessus son épaule. Elle frappa de nouveau, en visant l’entrejambe de l’écailleux, cette fois. Elle distinguait des silhouettes en mouvement dans le cercle lumineux. Sans hésiter, Ilna bondit sur le bastingage et se jeta au cœur de la lueur bleue. Cette apparition apportait peut-être la mort, mais rester à bord de l’Oiseau des Vagues signifiait la fin sans laisser le moindre doute. Ilna regretta d’abandonner son nœud coulant derrière elle ; mais elle avait accumulé de nombreux regrets au cours de son existence et avait appris à vivre avec. Cashel distinguait ses os à travers la lueur bleue crépitante qui baignait la nuit. Il continua à se concentrer sur le rocher. Il bougeait, et tout le reste devrait attendre que Cashel ait fini le travail en cours. Zahag et la princesse criaient, mais leurs voix n’étaient guère plus que des bourdonnements d’abeille couverts par le grondement de chaque battement de cœur de Cashel. Il tenait le rocher au-dessus de sa tête. Il n’aurait pas dû parvenir à lever un tel poids. Il pivota avec précaution. Une charge sans danger tant qu’elle était posée pouvait vous rompre le dos et les genoux si vous basculiez mal. Tout était une question d’équilibre des forces… Lorsque Cashel eut suffisamment tourné pour que le rocher ne retombe pas sur lui et ses compagnons, il le fit rouler de ses doigts écartés. Il dévala au loin tandis que Cashel chancelait en avant. Ses jambes étaient trop faibles pour le soutenir. Il posa une main sur le sol pour reprendre son équilibre et sentit son épaule céder. Aria lui saisit le bras, mais il ignorait si elle essayait de le retenir ou si elle se contentait de se serrer contre lui pour se protéger. Le flanc de montagne en dessous d’eux trembla, comme brisé par un tremblement de terre. Des flammes bleues crépitèrent et fendirent le sol rocheux aussi loin que Cashel pouvait le distinguer dans la pente. Un squelette baigné de la lumière grésillante se dressa de la longue tranchée comme un cheval se relève sur ses pattes. Il avait un corps de lézard, mais il se tenait sur deux jambes aussi larges que le plus grand des chênes du hameau de Barca. La créature se retourna avec une grâce de danseur, chacune de ses articulations lançait des éclairs azurés. La queue d’ossements articulés avec raideur se balança pour équilibrer le poids du crâne de la créature. Elle lança un grondement à fendre les montagnes ; puis ses mâchoires claquèrent sur le plus proche des trolls qui poursuivaient Cashel et ses compagnons. — Cette chose est à toi, chef ? s’écria Zahag. (Le primate sautillait au rythme des tremblements qui agitaient le sol.) Tu l’as invoquée ? — Non, je n’ai pas…, répondit Cashel. Je ne sais pas… — S’il vous plaît ! lança Aria. S’il vous plaît, est-ce qu’on peut partir maintenant ? La créature traversa la tranchée d’où elle était sortie. Sa queue était un fouet de lumière sauvage. Ses pattes avant griffues saisirent un troll, réduisirent son gourdin en miettes et envoyèrent le tout, passablement lacéré, dans une gueule largement suffisante pour le gober entièrement. — Mon bâton, marmonna Cashel. Il essaya de se redresser. Il se demanda s’il n’était pas en train de rêver qu’il se tenait ainsi, impuissant, quand des événements incroyables se produisaient autour de lui. L’être de pierre et de lumière poursuivit les trolls en fuite, faisant claquer ses crocs avec la précision d’un serpent en quête de souris. Les plaques hérissées d’épines le long de sa colonne vertébrale ondulaient d’un côté puis de l’autre. — J’ai le bâton ! dit Aria. (C’était le cas, même si elle venait seulement de le ramasser.) Je vous en prie ! Je vous en prie ! Les compagnons de Cashel ne pouvaient pas le soulever, mais ils ne voulaient pas l’abandonner. Tout allait bien. Il pouvait marcher. Il le pouvait ! Cashel se tourna et se mit à quatre pattes pour ramper vers l’ouverture de la grotte. La créature surgie de la montagne ébranlait le sol à chaque pas. Tout comme Cashel, elle contrôlait son poids avec une délicatesse gracieuse qui cachait la force impliquée. Les trolls glapissaient de terreur et d’impuissance tandis que la créature dévalait la pente à leur poursuite. Ses longues enjambées faisaient un bruit de tonnerre qui réduisait les hurlements des trolls à des pépiements de rainette. Le monstre ne semblait pas hostile à Cashel et ses compagnons. Cashel n’aurait pas pu faire grand-chose si tel avait été le cas. Le jeune homme eut un petit rire en s’imaginant agiter son bâton devant une bête de plusieurs trentaines de mètres. Le rire libéra ses muscles d’un peu de leur épuisement. Il essaya de nouveau, et cette fois parvint à se lever. Zahag partit en avant mais s’arrêta dans l’entrée de la grotte, baignée de lumière éblouissante. — Oh, merci, Dame divine ! bredouillait la princesse en chancelant à côté de Cashel. Oh, merci ! Cashel entra en vacillant dans la caverne. Ses compagnons le suivaient ; il sentait leur présence sans avoir à tourner la tête pour s’en assurer. Sa peau fourmillait et grésillait d’un pouvoir immense. Il avança, comme si son épiderme, et non sa chair, animait ses membres et les obligeaient à aller de l’avant, inexorablement. Il distinguait des formes devant lui à travers une cascade de flammes bleues. Le roi Folquin était assis dans sa cour, flanqué de courtisans, tandis qu’il écoutait une requête. Cashel marcha vers eux, mais la grotte vacilla soudain. À sa droite, Ilna se tenait sur le pont d’un navire et se battait contre des monstres semblables au cadavre trouvé par Cashel dans le tonneau sur les quais d’Erdin. — Ilna ! cria-t-il. (Il ne pouvait pas même entendre sa propre voix, couverte par le tonnerre de pulsation qui emplissait la grotte.) Ilna, j’arrive ! Ilna se détourna de lui. Elle sauta vers deux hommes que Cashel distinguait vaguement dans l’air, derrière elle, un personnage handicapé qu’il ne reconnaissait pas et le jeune homme dégingandé qui était magicien à la Cour du roi Folquin. — Iln… Ilna disparut. Le bateau se désintégra dans un éclair d’azur qui déchira chaque fibre et broya les écailleux comme des insectes dans la main d’un jeune garçon. Les murs de la grotte s’ouvrirent. Cashel et ses deux compagnons, qui hurlaient à pleins poumons, tombèrent dans une mer illuminée par le soleil dont la surface écumante malmenait des lambeaux de cadavres et des débris de bois. Héron, vingt-sixième jour — Permettez-moi d’établir dès maintenant que je ne saurais être mêlé à une action visant à nuire au roi Valence ! lança Pitre. Si vous souhaitez parler de cela, je quitterai cette pièce jusqu’à ce que vous ayez terminé. Garric était assis au bout de la grande table qu’ils avaient apportée du réfectoire des serviteurs vers la vaste pièce circulaire qui avait été la suite personnelle de la reine. Il regarda Pitre avec une stupeur inexpressive, et se demanda ce qui pouvait bien passer par la tête de quelqu’un qui prononçait ces mots. — Il y avait plus de lâches que de héros de mon temps, mon garçon, dit la voix dans son esprit. Je ne pense pas que ça change dans mille ans encore. — Nous ne ferons aucun mal à Valence, répliqua sèchement Waldron. (Les conspirateurs n’étaient pas déguisés et leurs hommes portaient ouvertement leurs couleurs.) Pas s’il entend raison, du moins. Je n’exigerai même pas qu’il abdique immédiatement, mais nous nommerons évidemment un régent. La lignée de Valence est encore très respectée parmi les classes inférieures, et je pense qu’il est inutile de risquer de causer des troubles avant d’avoir consolidé le véritable pouvoir entre nos mains. Avant que Garric et ses compagnons atteignent le sanctuaire de la reine, la foule avait renversé le miroir de tourmaline qui s’était brisé sur le sol de pierre. Tenoctris avait hoché la tête d’un air approbateur et déclaré que détruire le miroir était sa priorité principale. La vaste pièce était située sous un dôme, au centre des cinq ailes du bâtiment. Les murs de granit n’étaient ornés d’aucune tapisserie, et les seuls meubles étaient un grand miroir et une table ronde, à hauteur de poitrine, sur laquelle n’était posé aucun bibelot. La reine n’avait eu besoin ni de chaises, ni d’armoire, ni même de lit. Il était un peu plus de minuit à Valles. Dehors, la brise venue de la mer avait répandu les nuages dans le ciel et seules quelques étoiles scintillaient. À l’intérieur, les pièces sans fenêtre auraient été tout aussi sombres même si le soleil avait été à son zénith. Garric se souvenait que la scène aperçue dans le miroir d’argent de Tenoctris était faiblement éclairée. Les serviteurs des conspirateurs avaient apporté des lanternes, mais leurs lueurs vacillantes et la fumée ne faisaient qu’accentuer l’atmosphère lugubre qu’elles auraient dû alléger. — Si nous nommons un régent, cela risque de conduire à la fausse impression que l’un de nous est supérieur aux autres, Waldron, dit le seigneur Tadai, les mains tendues devant lui comme pour examiner sa manucure parfaite. Je propose de nous désigner comme l’Assemblée des nobles conseillers, afin d’éviter les discussions gênantes qui pourraient s’ensuivre, qu’en dites-vous ? Waldron rougit. En plus de ses aides et conseillers – des nobles comme eux –, chaque conspirateur était accompagné de ses gardes du corps. Waldron lui-même était certainement le seul véritable guerrier parmi les cinq hommes, mais tous les soldats en livrée semblaient robustes et compétents. Quiconque initierait un combat dans de telles circonstances serait à coup sûr exécuté par les forces combinées de ses anciens alliés. Garric sourit légèrement. Il fit glisser sa longue épée sur la pierre à aiguiser qu’il avait posée devant lui sur la table. — Doit-il vraiment faire ce bruit ? demanda Sourous d’une voix forte. Le jeune noble se passait les mains l’une sur l’autre comme pour les laver. Il ne désigna Garric que d’un léger mouvement de côté de sa barbiche. — Oui, Sourous, répliqua Royhas qui prenait la parole pour la première fois depuis que les conspirateurs s’étaient réunis dans la suite de la reine à sa demande. Tandis que je me tenais parmi la foule devant le manoir et que vous vous terriez dans vos maisons, maître Garric a terrassé seul le géant dont vous avez vu le squelette en entrant ici. Il prépare son épée pour la prochaine fois où il devra s’en servir. À dire vrai, la lame était en meilleur état que Garric – et même Carus – n’aurait cru après ce combat brutal. Les os du cyclope n’avaient pas émoussé notablement l’épée. Plus important encore, la lame avait rejailli immédiatement après la brusque torsion endurée pour trancher la cheville du monstre. Tous regardaient Garric. Il sourit, retourna l’épée, et reprit son mouvement fluide qui faisait glisser toute la longueur de la lame sur la pierre. Il y avait eu une légère encoche là où la lame avait fauché le doigt en armure du cyclope. Quelques passages sur la pierre avaient rendu à l’acier sa ligne harmonieuse. — J’ai des serviteurs qui se chargent de ce travail ! grogna Waldron à l’intention de Royhas plutôt que de Garric. Garric n’avait pas gagné l’estime de Waldron, mais en tant que propriétaire terrien au nord de l’isle, le noble savait que Royhas était son principal rival parmi les conspirateurs. — La présence de notre jeune associé évoque une intéressante possibilité, dit Tadai en se tournant légèrement pour inclure Garric dans son commentaire. Le roi Garric, héritier véritable de Carus et de l’Ancien Royaume, aurait sans doute plus de prestance sur le trône que Valence. Assisté d’une Assemblée de nobles conseillers… (Tadai eut un mince sourire)…, bien sûr. — Valence est fou, marmonna Sourous. Complètement dément ! Garric fut surpris par l’amertume dans sa voix. Il ne s’était pas aperçu que le jeune homme était capable d’autre sentiment que de la peur pour sa propre personne – mais à bien y réfléchir, quelque chose avait conduit Sourous à rejoindre le complot. Garric comprenait aussi qu’il ne pourrait jamais en savoir autant qu’il le souhaiterait sur ceux dont dépendait désormais son destin – y compris sur Liane et Tenoctris. Garric essuya son épée avec un tissu de laine épaisse et jeta un regard derrière lui. Derrière sa chaise, Liane et Tenoctris remplaçaient la dizaine de domestiques chargée d’assister chacun des nobles conspirateurs. Garric sourit. Il préférait les deux femmes et Carus, encore plus proche de son esprit conscient, à cent fois leur nombre de conseillers semblables à ceux employés par les nobles. — Non, non, dit Pitre. (Il nouait et dénouait un mouchoir de soie en parlant, privé du puzzle de bois qu’il avait échappé sur le sol dans la demeure de Royhas.) Valence restera roi, mais nous devons nous débarrasser de ce maudit magicien, Silyon. À présent que la reine est partie, et lorsque Silyon aura été écarté à son tour, tout redeviendra normal. — Selon moi…, commença Waldron. Garric se leva. Il rangea l’épée dans un glissement d’acier suivi du choc de la garde sur l’ouverture du fourreau, « zing/tunk ». Tous les regards dans la pièce convergèrent de nouveau vers lui. Même si Garric venait de ranger son arme et non de la sortir, l’intention dans le geste était clairement agressive. — Vous n’êtes pas débarrassés de la reine, messieurs, dit-il. (Il prononçait ses propres pensées, mais Carus le guidait de son expérience dans le choix du ton et de l’attitude, empreints d’assurance.) Nous avons gagné du temps en la chassant de Valles, mais la première chose dont le nouveau royaume des Isles a besoin est de faire face à la riposte de la reine et de l’écraser définitivement. Tadai leva un sourcil – une expression à demi moqueuse, à demi seulement. Pitre regardait Garric avec stupeur, Sourous contemplait ses mains, et Royhas afficha un léger sourire en s’asseyant dans une attitude d’apparente décontraction. Sa cheville reposait sur le genou opposé et sa main s’étalait dans un geste alangui sur la table. — Oui, bien sûr, répondit Waldron avec un geste dédaigneux de la main. (Il reprit, à l’intention des autres nobles :) Je me charge évidemment de rallier les troupes royales. Nous pourrons décider plus tard si mon titre sera… — Messieurs, dit Garric. Il n’éleva pas la voix, volontairement, mais il remarqua le regard de Tadai naviguer de Waldron à lui d’un air appréciateur. — … seigneur de guerre ou régent, continua Waldron. (Le chef de ses gardes, un homme robuste dont les cheveux, la barbe et les yeux étaient d’une même nuance de gris que la fonte, ignorait son maître pour regarder intensément Garric.) À présent… — Messieurs ! lança Garric de toute la force d’une voix habituée à appeler les moutons dispersés dans les collines éloignées. La main de Waldron se referma sur la poignée de son épée. Le commandant des gardes posa les doigts sur son bras pour devancer son intention de tirer la lame. Les autres nobles, dont Royhas, sursautèrent sur leurs sièges. Un secrétaire échappa une pile de registres sur les pieds de Tadai. — Messieurs, continua Garric en portant sa voix sans la pousser à un degré menaçant. Vous ne pouvez faire confiance à aucun d’entre vous avec entre les mains le pouvoir suprême ou ce qui pourrait le devenir. Vous pouvez me faire confiance. Il sourit, un sourire de loup, mais sans agressivité. — Soyez sûrs que je ne serai aux ordres d’aucun autre, jamais. — C’est absurde ! intervint Waldron d’un ton qui suggérait que cette idée lui semblait tout sauf absurde. Il fit un geste rapide et agacé pour écarter ses gardes mais ne remit pas la main sur son épée. — Je ne pense pas, répliqua judicieusement Tadai. Cependant… — Et qu’advient-il de Valence ? demanda Pitre. Il soutint le regard de Garric et le jeune homme se dit qu’après tout, le noble avait peut-être des tripes. — Ce n’est pas un homme mauvais, dit Garric. (Tenoctris ne pouvait parler pendant le conseil, mais elle et Liane avaient expliqué à Garric comment répondre à une question qui serait inévitablement soulevée.) Il n’est pas nécessaire de l’évincer – une fois que nous nous serons débarrassés de son magicien, qui est un homme mauvais, ou du moins un homme qui cause volontairement le mal. Il s’interrompit, balayant du regard l’assemblée des nobles à l’autre extrémité de la table. Aucun ne l’interrompit, une preuve flagrante de l’autorité que Carus transmettait à Garric. — Valence n’est pas un problème, continua Garric. Il peut m’adopter comme héritier, ce qui unirait l’ancienne lignée royale d’Haft à la lignée actuelle d’Ornifal. — Oh ! s’exclama Tadai en frappant des mains comme s’il saluait un coup particulièrement bien envoyé dans un combat de coqs. Pitre fit claquer son mouchoir. — Oui, dit-il, hochant la tête avec un enthousiasme soudain. Oui, Valence est un homme bien. Le problème ne vient pas de lui, pas vraiment. Waldron devint livide mais garda le silence. Sa main droite s’ouvrait et se fermait compulsivement. — Il me semble, dit Royhas en affichant toujours une attitude décontractée, que cela résout tous nos problèmes à court terme. Maître Garric est déjà connu dans la ville entière comme l’homme qui terrassa le géant. Bien sûr, la majorité de la population le voit davantage comme le roi Carus ressuscité que comme un simple descendant de l’ancienne lignée. — C’est parfait ! intervint Sourous avec une excitation inattendue. Nous donnerons un héros à la foule, et nous dirigerons le royaume comme il doit l’être ! Même Waldron adressa un regard stupéfait à Sourous. Liane réagit à l’effronterie du noble en teintant son souffle d’un sifflement. Garric se contenta de rire. Comment pouvait-il se mettre en colère contre quelqu’un d’assez fou pour insulter avec une telle arrogance un homme qui se tenait devant lui, bien hors de portée de son épée à peine suffisamment aiguisée ? — Seigneur Sourous, répondit Garric. (Il adressa un signe de tête assorti d’un léger sourire amical en direction de Waldron et de son commandant des gardes, livide, derrière son épaule.) Vous tous, mes amis, je l’espère. Vous tous, messieurs, en savez davantage sur Ornifal que je ne pourrais le rêver. Votre lignée, votre fortune, et le patriotisme qui vous a poussés à agir quand votre roi s’y refusait – voilà ce qui vous désigne comme des conseillers rêvés pour quelque souverain que ce soit. Le visage rebondi de Tadai passa de son expression habituelle de moquerie amusée à une attention soutenue. Pitre semblait attendre la suite, et Sourous avait quelque chose dans le regard d’un lapin pris au piège ; ses gardes s’étaient rapprochés de la table de part et d’autre de leur maître, et la raison de leur inquiétude venait visiblement de pointer dans l’esprit épais de Sourous. — Cependant, vous devez prendre conscience d’une chose, continua Garric qui prononçait à haute voix les mots que lui murmurait un ancien roi : j’écouterai très volontiers vos conseils, et ceux de tout homme sage et noble du royaume, mais je ne recevrai aucun ordre de vous. Je serai mon seul maître. Jusqu’à cet instant, Waldron était resté tendu comme une corde d’arc. Il se dressa et renversa sa chaise. — Dans cette pièce, dit-il, vous êtes en présence des héritiers du sang le plus ancien d’Ornifal. Il regarda Sourous, qui se recroquevillait sur sa chaise. Il ajouta, sur un grognement : — Même si certains de ses représentants lui font hélas piètre honneur ! Mais même Sourous n’est pas assez fou pour recevoir des ordres d’un berger d’Haft ! Garric contourna l’angle de la table et marcha ouvertement vers Waldron. Pitre, assis entre les deux hommes debout, sauta sur ses pieds et recula d’un bond. Ses gardes firent rempart devant lui. — Waldron bor-Warriman…, dit Garric. (Il se tenait les mains grandes ouvertes, bras tendus le long du corps.) J’ai trois choix à vous proposer. Vous pouvez m’accepter comme votre chef par le sang, car je suis un descendant direct du roi Carus. — C’est vous qui le dites ! coupa Waldron. L’attitude de son commandant de la garde était très semblable à celle de Garric, les mains ouvertes, mais aussi tendu qu’un arc. — Deuxièmement, continua Garric, plus fort qu’auparavant, tout en conservant l’effet tonitruant de sa voix de ténor, sans y ajouter une pointe trop aiguë : vous pouvez choisir de donner vos terres héréditaires à celui qui les entretient, car vous ne possédez aucun titre sur la base de l’hérédité si vous refusez de vous soumettre à mon autorité. — Si je devais m’incliner devant tous les fous qui se croient rois, je ne me redresserais plus ! lança Waldron. — Quant au troisième choix, seigneur Waldron…, reprit Garric. Il tremblait. Son corps n’était plus sous son seul contrôle. Ses muscles frissonnaient de la soif de sang sauvage et maîtrisée du roi Carus. — Si vous me prenez pour un imposteur, un berger d’Haft et non le roi des Isles, ajouta Garric / Carus, mettez mon corps à l’épreuve de ses mensonges. Nous nous battrons en duel devant le manoir, à la lueur des torches ou à l’aube. Et aucun témoin ne pourra plus dire que chaque mot que j’ai prononcé depuis mon arrivée à Ornifal était autre chose que la stricte vérité ! — Faisons-le dès maintenant, répondit Waldron d’une voix rauque. Il saisit la garde de son épée et l’avait à demi tirée lorsque le commandant de la garde s’avança devant lui et le saisit par les deux coudes. — Laisse-moi passer, imbécile ! cracha Waldron. Tu crois que j’ai peur d’un berger ? — Mon seigneur, observez sa façon de bouger ! s’exclama le garde. Si c’est un berger, je suis un fossoyeur. Et si je vous laisse l’affronter, il se pourrait bien que j’aie à creuser votre tombe, je le jure sur mon âme entre les bras de la Dame ! Waldron essaya d’écarter le soldat. Le garde, aussi massif que son maître était grand, et réellement fort, ne relâcha pas son étreinte. Il repoussa Waldron vers le mur. Les autres hommes qui arboraient les armoiries des Warriman, figurant une tête de chat, sur leur tabard se placèrent entre Waldron et Garric, bien qu’ils ne semblent pas prêts à poser les mains sur leur maître comme l’avait fait le commandant de la garde. Pendant un instant, seuls les respirations sifflantes et le bruit des semelles sur le sol de granit troublèrent le silence. Waldron lâcha son épée et baissa les bras ; le garde le relâcha. — Seigneur Waldron, dit doucement Garric, j’ai besoin de vous, et je vous accueillerai à mon côté avec un grand honneur ; mais je suis votre roi. Waldron haletait toujours ; le visage couleur de cendre. Le noble avait plus de trois fois l’âge de Garric. Waldron savait – tout comme Carus – que le courage et l’expérience comptent plus que la jeunesse sur un champ de bataille ; mais le vieil homme avait vu suffisamment de combats dans sa vie pour cerner Garric aussi bien que le commandant de la garde l’avait fait. Un affrontement entre les deux hommes ne serait pas davantage un duel que les ruades d’un cochon sauvage, le groin pris dans un étau crochu, face au boucher qui apprête ses couteaux pour lui trancher la gorge. Garric s’agenouilla pour redresser la chaise de Waldron. — Je vous en prie, seigneur Waldron, dit-il. Sans attendre la décision du noble, Garric regagna sa place au bout de la table. Liane lui adressa un léger hochement de tête. Lorsque Garric se retourna et s’assit, Waldron reprenait également son siège. Le commandant des gardes tenait sa chaise. — Nous devrons discuter de la situation avec Valence dès que possible, dit Royhas en reprenant la conversation où elle s’était interrompue. Pitre, vous êtes certainement le plus apte à arranger cela, qu’en pensez-vous ? — Je me demande comment cela sera de vivre sous le règne d’un véritable roi, dit Tadai. Son rire était teinté d’hystérie. Le sol poudreux amortit la chute d’Ilna sans lui rompre les os, mais son arrivée souleva un tel nuage sablonneux qu’elle manqua d’étouffer. Elle rampa, agrippa le sol, nagea autant qu’elle escalada. Lorsqu’elle sortit du trou creusé par l’impact, elle s’aperçut que l’air était toujours aussi désespérément étouffant. Elle se trouvait sur une lande déserte qui s’étendait à perte de vue dans toutes les directions. Le soleil dardait des rayons agressifs, mais le ciel était noir et l’atmosphère si ténue qu’elle pouvait voir les étoiles. Aucune ne lui était familière. Halphemos, essoufflé, toussant, poussa le siège de Cerix hors d’un autre cratère aux bordures douces, tout proche. Ilna alla à leur rencontre, traînant les pieds à chaque pas comme si elle avait avancé dans un bourbier. La poussière ne s’attachait pas à ses pieds et ne s’élevait plus en nuages étouffants – l’un des modestes avantages de l’air raréfié. — Où sommes-nous, Halphemos ? demanda Ilna d’une voix semblable au couinement d’une chauve-souris. (Elle eut un faible sourire.) Je ne me plains pas. Il n’y a pas d’incendie ici, alors l’endroit est meilleur que celui où je me trouvais il y a un instant. — Je ne sais pas, murmura Halphemos. (Il semblait hébété et épuisé. Il avait pratiqué sa magie ; ce devait être le cas, pour avoir sauvé ainsi Ilna.) Je ne… Cerix, savez-vous ? Ilna l’aida à tirer le fauteuil roulant du trou où il s’était écrasé à son arrivée. Les roues étaient trop étroites pour le sol poudreux : elles s’y enfonçaient jusqu’aux moyeux, comme les charrettes de ferme à la fonte des neiges. Un traîneau aurait mieux convenu, mais il n’y avait pas une seule planche de bois pour en construire un dans ce pays désertique. Cerix cracha, évacuant un peu de la poussière avalée lorsque l’impact l’avait éjecté de son fauteuil. La lumière crue de cet endroit creusait les traits du handicapé, mais Ilna se dit qu’il aurait eu l’air aussi mal sous n’importe quel éclairage. — Le garçon ne nous a pas amenés ici, dit Cerix. Il secoua la tête, peut-être pour en ôter le sable, peut-être de colère. Ilna n’était pas certaine du sens de ce geste. — Nous étions en train d’ouvrir un passage vers vous grâce à un cercle de pouvoir, mais avant que nous arrivions, vous avez traversé le cercle. Et cela nous a menés ici. — Je vous ai vus dans les airs, dit Ilna d’un ton égal. (Elle avait perçu un reproche dans la voix du handicapé, mais elle se connaissait suffisamment pour savoir qu’elle voyait parfois des reproches là où il n’y en avait pas.) Je suis allée vers vous car les seuls choix que j’avais sur place étaient de mourir brûlée ou noyée. — Elle est entrée dans le cercle une fois formé ? demanda Halphemos à son mentor. Mais cela n’est-il pas impossible ? Il s’essuya le visage de la manche. Le vêtement était couvert d’un limon gris épais car le garçon avait trébuché en arrivant. Halphemos ressemblait à un mime au visage noirci pour incarner un serviteur de la Sœur. — Ce serait impossible pour moi, ou même pour toi, mon garçon, dit Cerix, mais c’est ce qu’elle a fait, de toute évidence. Il leva les yeux vers Ilna. — Qui êtes-vous, ma dame ? Et ne me répondez pas que vous êtes une tisserande d’un petit village reculé. Nous devons savoir où nous sommes si nous voulons en sortir un jour ! Ilna plissa le nez. Respirer cet air rare était comme d’être à demi étouffée par un oreiller. Les poumons d’Ilna avaient beau inspirer autant qu’ils pouvaient, elle n’arrivait pas à inspirer correctement. Cela la rendait irritable et elle supposait qu’elle devait accepter l’idée que ses compagnons soient énervés pour les mêmes raisons. Elle n’avait jamais été douée pour excuser les attitudes désagréables, autant chez elle que chez les autres. — Si vous croyez que je prendrais la peine de vous mentir, coupa-t-elle, vous avez perdu plus que vos jambes. Si vous ne m’avez pas sauvée du navire comme je le pensais, alors nous ne nous devons rien. Je vais voir si je trouve une compagnie plus agréable. Ilna se retourna pour s’en aller. Une direction en valait une autre – elles étaient toutes aussi mauvaises. Le paysage qui s’étendait devant elle était totalement désertique. Il pouvait presque passer pour un symbole de la vie ; du moins la vie de personnes comme Ilna os-Kenset. Elle eut un sourire aussi tranchant qu’un rasoir à cette idée. Quelque chose se dessinait au loin. L’étrange dureté de la lumière qui baignait la plaine empêchait de bien en distinguer les contours, mais il lui sembla reconnaître le squelette d’une grande créature. — Ma dame, je vous en prie ! appela Halphemos. Cerix ne voulait pas vous accuser de quoi que ce soit. Nous essayions de vous rejoindre. Si nous sommes arrivés ici à la place, moi seul peux être responsable. Comme lorsque j’ai fait disparaître votre frère. Ilna regarda par-dessus son épaule. Elle laissait la colère la dominer. C’était pire que ce que Cerix pouvait penser – ou croire. — Ma dame, reprit le magicien handicapé. J’ai peur. J’ignore où nous sommes, mais je ne pense pas que nous puissions survivre ici. Je pense, je prie pour que vous ayez le pouvoir nécessaire pour nous faire quitter cet endroit, mais je ne sais pas comment. Je vous ai mal parlé parce que je suis un imbécile. (Il toucha ses moignons avec un sourire amer.) Comme l’ont déjà prouvé ces jambes, ajouta-t-il. — Eh bien, dit Ilna, j’ai moi-même suffisamment agi comme une imbécile pour devoir faire preuve d’un peu plus de charité envers les autres, je suppose. Elle ne le pensait pas, mais Cerix s’était excusé et elle devait faire de même. Elle grimaça. — J’ignore comment nous sommes arrivés là et comment en repartir. Si personne n’a de meilleure idée, je propose d’aller dans cette direction… (elle désigna le nord d’un mouvement de menton)… car cela placera le soleil derrière nous. Ma peau me pique déjà. La lumière ne semble pas suffisante pour provoquer des insolations, mais c’est pourtant la sensation que j’ai. — Pourquoi pas, répondit Halphemos d’un ton sceptique en plissant les yeux vers le nord. Il y avait peut-être des collines dans cette direction, mais il s’agissait certainement d’une illusion. — Si elle dit d’aller au nord, dit Cerix, allons-y. (Il ajouta d’un air renfrogné :) Je ne peux pas bouger seul. Je peux faire tourner les roues, mais elles s’enfoncent dans cette poussière. Si vous voulez me laisser en arrière… — Ne dites pas de bêtises, coupa Ilna. Halphemos, nous utiliserons votre ceinture pour le tirer. Elle est en soie et me semble assez longue. Tandis que le jeune homme dénouait l’écharpe qui lui ceignait la taille, Ilna s’adressa au handicapé : — Quant à savoir qui je suis… Mon père est mort à force de boire après nous avoir amenés, mon frère et moi, au hameau de Barca alors que nous étions encore de jeunes enfants. Je n’ai pas connu ma mère. Je ne demande que le respect dû à une femme convenable qui paie ses dettes. Je n’en dirai pas davantage sur ma vie privée. Vous comprenez ? Cerix éclata d’un rire sec. Halphemos se releva après avoir attaché l’extrémité de sa ceinture à l’essieu avant du fauteuil. Il regarda son mentor avec inquiétude. La crise prit fin lorsque Cerix toussa et évacua une nouvelle masse de poussière de ses poumons. Il s’essuya la bouche et regarda Ilna avec un sourire d’autodérision. — Je ne comprends rien vous concernant, ma dame, dit-il. Mais en ce qui concerne mon respect – sur ce point, vous n’avez pas de doute à avoir. Ilna hocha légèrement la tête. Elle se tourna vers Halphemos et ajouta : — Plus vite nous nous mettrons en route, meilleures seront nos chances de trouver de l’eau pendant qu’il fait encore jour. Même si je pense que ces chances sont bien maigres. Le jeune homme lui adressa un sourire plein d’espoir et s’arc-bouta sur la corde de fortune. Ilna saisit l’écharpe de soie de l’autre côté et se mit en route. Le fauteuil creusait un large sillon. Halphemos avait installé la ceinture de manière à soulever le devant lorsqu’ils tiraient, aussi ne creusaient-ils pas plus profondément encore à chaque pas. Cependant, c’était un travail ardu. Porter de l’eau depuis le puits jusqu’à la cuve de la buanderie était une corvée pour toute femme de faible constitution ; mais la tâche prenait fin une fois le chaudron suffisamment rempli. Cette expédition ne prendrait fin que lorsqu’ils mourraient tous les trois. Elle sourit en repensant au puits du hameau. Ses pensées et celles de ses compagnons étaient la seule oasis où elle trouverait de l’eau dans cette terre de désolation. Parfois, leurs pas lourds croisaient des zones décolorées convergentes autour d’un point isolé. Du lichen avait peut-être poussé à cet endroit, mais les taches et un sol légèrement plus ferme en étaient les seuls vestiges. Ils marchaient. Ilna ne savait pas depuis combien de temps. Le soleil tournait plus lentement que dans le monde réel. Ils se reposaient parfois, mais il n’y avait guère de véritable repos dans le désert. — Nous sommes au fond de la mer Extérieure, dit Cerix. La route est comme cela depuis le cap glaciaire jusqu’aux terres du sud où les hommes ont le visage sur l’estomac. Ilna risqua un regard par-dessus son épaule ; « risqua », car elle savait que dans son état de fatigue, tout changement dans la routine qu’elle avait établie pouvait la faire trébucher. Se remettre sur ses pieds lui demanderait autant d’effort que de gravir une montagne dans son état normal. Cerix souriait tandis que sa chaise se balançait au-dessus du paysage sans fin. Il faisait des gestes de nageur avec ses bras et il regardait la danse des étoiles dans le ciel obscur. Ilna regarda de nouveau devant elle. Le délire n’était pas une mauvaise réponse à la situation. C’était un signe de faiblesse, bien sûr ; la drogue dont se gorgeait le handicapé et dont la puanteur s’accrochait à ses vêtements aussi sûrement que la teinture elle-même avait visiblement eu raison de sa volonté. La force ne sauverait pas Ilna, mais elle ne considérait pas la faiblesse comme une possibilité. Elle marchait et donnait le rythme. Le sol résistait comme une vague et ralentissait chaque pas. Malgré la folie du magicien handicapé, Ilna reconnaissait que ce paysage correspondait à son idée du fond de la mer. Deux fois dans sa vie, une vague bien découpée avait poussé l’eau huit cents mètres au-delà de la grève de gravillons sur la côte orientale du hameau de Barca. Il n’y avait pas de vent. L’air frais était si rare que la sueur due à l’effort s’évaporait lentement. Une goutte glissa le long de la colonne vertébrale d’Ilna, aussi glacée qu’une lame de couteau. Elle ne respirait que par le nez bien que chaque inspiration soit aussi brûlante que la fumée d’un feu de bois ; aspirer l’air la bouche ouverte assécherait son corps plus rapidement encore. — Qu’est-ce que c’est ? croassa Halphemos. Il désigna d’un signe de tête quelques objets éparpillés à plusieurs centaines de pas à droite de leur route sans but. Des côtes de métal semblables à la structure d’un bateau de bois émergeaient du sol. Des vestiges de la coque étaient encore fixés aux montants, mais trop peu pour donner une idée précise de la taille originale du navire. Les panneaux étaient encore brillants malgré leur état de pourrissement avancé ; le soleil et les étoiles s’y reflétaient. — Rien qui puisse nous aider, dit Ilna. Sa voix était encore plus rauque que celle du jeune homme. La mort serait une délivrance. — Nous voguons dans les cieux, chantonna Cerix d’une voix aussi éraillée que joyeuse. Vois comme nous dansons parmi les nuages, Halphemos ! Oh, je ne me suis jamais senti aussi libre ! Le jeune homme grimaça. Il regarda le sol devant lui et poursuivit sa marche lente comme s’il ignorait la folie de son ami. Ilna continuait à avancer, car c’était ce qu’elle avait toujours fait. Ses poumons étaient en feu, ses épaules semblaient sur le point de se briser sous la pression de sa charge, et dès qu’elle essayait de concentrer son regard sur quelque chose, la migraine qui pulsait dans sa tête entourait l’objet d’un halo. Continuer n’avait aucun sens, mais la vie n’avait pas davantage de sens, autant qu’Ilna ait pu en juger. Elle continuait pourtant. — Oh, regardez couler ces fontaines ! s’exclama Cerix. Avez-vous déjà vu plus beau spectacle que la façon dont les gouttes étincellent dans la lumière ? Nous avons trouvé le paradis, Halphemos ! La Dame a pris corps pour nous secourir ! Ilna songea à bâillonner le handicapé avec un bout de sa tunique. Elle se demanda s’il lui restait suffisamment de force pour déchirer un tissu. Étrangler Cerix lui apporterait encore plus de satisfaction que de simplement le faire taire. — Quelle grâce ! lança Cerix. Tout cet or, et une telle beauté ! Halphemos commençait à chanceler d’un côté puis de l’autre. Sa pression sur l’écharpe dévia Ilna de son axe. — Réveillez-vous ! dit-elle. Regardez ce que vous faites ! Elle n’était pas certaine que les mots aient franchi ses lèvres. Elles étaient aussi sèches que la poussière qui les recouvrait. Une porte ronde s’ouvrit dans le sol devant eux, déversant un éclat de la couleur des aubes hivernales. Des humains en sortirent et se dirigèrent vers le trio. Ils étaient dorés, d’une grande beauté ; éclairés par leur lumière intérieure. Halphemos chancela et s’écroula, comme poignardé dans le cœur. Il n’essaya même pas d’amortir sa chute en tendant les mains. Ilna tira encore le fauteuil d’un pas sans s’en rendre compte. Lorsque la chaise s’emmêla dans les jambes du jeune homme, le choc la fit tomber à genoux. Elle tâtonna pour redresser la tête d’Halphemos. La poussière l’étoufferait aussi sûrement que l’océan dont parlait toujours Cerix dans son délire. Elle finit par nouer les doigts de ses deux mains dans les cheveux du jeune homme et tira pour lui dégager la bouche et le nez. L’être doré de l’hallucination d’Ilna souleva doucement le jeune homme. D’autres mains l’aidèrent à se lever. Son corps lui semblait aussi léger qu’un globe de graines de pissenlit. — Détendez-vous, laissez-nous vous porter, invita une voix mélodieuse. Ilna se sentit dériver à travers la lande vers la trappe et sa flèche de lumière. Elle ne voyait plus ses compagnons. Elle songea qu’elle était probablement morte. Une éponge imbibée d’un vin sucré lui baigna les lèvres. L’alcool la piqua là où la peau desséchée s’était fendue. La douleur semblait réelle. Sa vision s’éclaircit de nouveau. Une silhouette d’homme, grand et mince, la fit passer par la trappe dans les bras d’une femme sculpturale. Des silhouettes semblables transportaient Halphemos et Cerix le long d’une passerelle incurvée devant elle. Au-delà, tout n’était que lumière, végétaux et bâtiments à l’architecture aussi délicate que des sculptures de sucre filé. L’eau dansait dans une multitude de sources et de fontaines entourées de verdure. La lumière baignait Ilna et la traversait. Elle entendait des voix qui chantaient avec plus de pureté et d’enthousiasme que les cardinaux au printemps. Sa conscience s’enfonça dans ce bain de lumière dorée et s’évanouit sous la douce chaleur de sa surface. Nimet le magicien, qui se faisait appeler Nonnus l’ermite sous son apparence actuelle, avait tracé son cercle de pouvoir sur une tuile tirée des ruines de la cabane d’Unarc. Il toucha les symboles de son athamé d’os fossile et commença son incantation : — Barbliois eipsatha athariath… Les six soldats de Nimet attendaient devant l’entrée du baobab creux. Osan faisait mine d’étudier le bord de son bouclier rond sans prêter attention au rituel que menait l’homme assis à quelques pas de lui. Les autres mercenaires n’avaient pas l’air dérangés par la magie, et leurs expressions allaient de l’ennui à l’inquiétude de Crattus, leur commandant. La jeune fille était vive et pleine de ressources, et un couteau pewle ne prêtait pas à la plaisanterie, quelle que soit la personne qui l’avait entre les mains. — Pelchaphiaon barbathieoth io, dit Nimet. Le soleil s’était levé quelques minutes plus tôt, mais la lumière n’avait pas encore percé jusqu’au sol. Une image sphérique du ciel embrasé par l’aurore apparut au-dessus du cercle de pouvoir, complète jusqu’aux nuages et aux roussettes qui voletaient, déjà désorientées, jusqu’à leur nid. Les grandes chauves-souris avaient dans l’illusion la taille de poussières. Les soldats portaient de petits boucliers au bras gauche. Ils avaient de simples casques de bronze et des cuirasses de lin doublé, déjà imprégnées de sueur. Denalt et Bies tenaient leurs lances renversées pour les utiliser comme des bâtons lorsqu’ils entreraient les premiers dans le trou. Osan et Seno avaient tiré leurs épées ; ils suivraient. — Marmarauoth ieaoth, psalmodia le magicien. Tandis qu’il chantonnait les paroles anciennes, l’illusion de l’aube s’élevait à hauteur d’une tête d’homme. Elle commença à glisser vers l’ouverture du baobab. Sa lumière froide, faible dans l’absolu, était aussi étincelante qu’une torche dans les ombres qui régnaient sous la canopée. Crattus et Bayen étaient des vétérans avec trente années d’expérience. Ils cloueraient les épaules de la jeune fille au mur avec leurs lances s’il le fallait, et confieraient à la Dame l’espoir de ne pas lui trancher une artère. Nimet voulait la fugitive vivante, mais il avait clairement laissé entendre qu’il lui importait plus encore de rester en vie lui-même. Crattus ne discutait jamais les priorités d’un employeur. De plus, les siennes étaient très similaires. — Achrammachamarei ! hurla Nimet. Il se releva en chancelant. L’image, semblable en tout point au ciel au-dessus de la jungle, obéit à la volonté du magicien et pénétra en tremblotant dans l’ouverture du baobab. Elle éclaira le bois en passant. — Il est temps de justifier nos salaires, dit Crattus en adressant un signe de tête à Denalt. Le premier soldat se glissa dans le tronc, présentant son bouclier de côté jusqu’à ce que l’ouverture s’élargisse suffisamment pour qu’il puisse le relever devant lui. — Tu crois peut-être qu’on ne l’a pas assez mérité jusque-là ? marmonna Bies avec une grimace morose. Il suivit Denalt. Osan, puis Seno, se glissèrent à leur suite. Chacun attendait juste le temps nécessaire pour ne pas marcher sur les talons de celui qui le précédait. L’illusion flottait au centre de la cavité et projetait son éclairage doux sur le bois vivant. Une masse enveloppée dans une cape bleue était allongée sur la couchette de l’autre côté. Un javelot solide était posé contre le mur à côté d’elle. — Elle est morte ? demanda Denalt. Il avança prudemment d’un pas vers le manteau, son bouclier rond tendu devant lui. — Attention…, hurla Bies. Nonnus plongea de l’espace où il se tenait accroché au mur au-dessus de la porte. Il atterrit à côté d’Osan, qui venait de se frayer un chemin dans l’ouverture, et des soldats déjà à l’intérieur. Le couteau pewle trancha la gorge d’Osan. Nonnus pivota sur le bout de la plante des pieds. Bies essayait de lui faire face et faisait tourner sa lance pour en utiliser le fer. Le couteau pewle, aussi aiguisé et lourd qu’une hache, pénétra sous le bord inférieur de la courte cuirasse de Bies et poursuivit son mouvement comme une faux aux moissons. Nonnus prolongea le même coup et trancha les tendons et artères derrière les genoux de Denalt avant même que l’homme ait pleinement compris que les débris enroulés de la cape de Sharina n’étaient pas son réel ennemi. Osan bascula dans la cavité en répandant des flots de sang comme un poulet sans tête. Il trébucha sur les intestins que vomissait la blessure de Bies ; les deux hommes s’écroulèrent et entraînèrent dans leur enchevêtrement sanglant Denalt qui hurlait de douleur. — Quoi ? s’étonna Seno qui se hâta dans le passage pour voir pourquoi Osan avait bondi en avant de cette façon. Il avait la tête légèrement baissée. Nonnus lui trancha la colonne vertébrale par-derrière et se glissa dans l’ouverture telle une ombre ensanglantée. — En arrière ! ordonna Crattus. Les cris dans le trou de l’arbre étaient indistincts, mais il sentait les effluves de sang frais. Bayen s’avança de biais pour tirer Seno de l’ouverture étroite. Il avait ouvert la bouche pour dire quelque chose à Crattus. Nonnus saisit la lance de Bayen sous le fer et projeta le soldat de côté. Bayen lâcha la lance mais il n’eut pas le temps de reprendre son équilibre avant que le couteau pewle lui transperce la gorge d’un mouvement ascendant. Sa langue sectionnée vola dans une éclaboussure sanglante. Crattus frappa au-dessus du corps de son camarade qui s’affaissait mais Nonnus était passé sous le cadavre. Crattus lança un juron et bondit en arrière. Le tranchant du couteau pewle lui ouvrit le côté de la cuisse gauche et entailla l’os. Les muscles sectionnés se contractèrent vers leur base et laissèrent l’artère fémorale se tordre faute de support. La partie inférieure suintait, l’extrémité supérieure laissait jaillir des flots de sang, vidant le corps du soldat de son fluide vital en jets puissants. Crattus s’effondra sur le dos. C’était un bon élément ; il parvint à lancer son javelot vers Nonnus, même s’il n’imaginait même pas avoir la moindre chance que son coup réussisse. Au lieu d’esquiver, Nonnus écarta la pointe avec le côté non tranchant de son couteau. Il aurait voulu achever rapidement Crattus pour lui épargner la souffrance, mais le vétéran tira son épée tandis que sa main gauche tentait de tenir sa blessure fermée. Il ne pouvait rien en tirer de bon, mais Nonnus respectait sa volonté d’essayer. Il ne fallait prendre aucun risque face à de tels hommes. Nimet s’était enfui à l’aveuglette en voyant un démon sanguinolent jaillir de l’ouverture du tronc. Nonnus se pencha et essuya le couteau pewle sur la bordure de la tunique de Bayen avant de le remettre au fourreau. Il suivit le magicien sans peine. La jungle n’était pas un environnement qui lui était familier, mais les mêmes lois s’appliquaient partout : rester conscient de ce qui l’entourait, et ne rien faire à la hâte. Il trouva Nimet cinquante pas plus loin. Le magicien avait couru jusqu’à un groupe de bambous. Nonnus esquissa un sourire. Il aurait eu autant de chances en essayant de se frayer un passage à travers un rocher de granit que dans un bosquet de bambous épais comme le pouce. Nimet avait parcouru quelques trentaines de centimètres dans la masse rêche ; à présent, il se démenait pour revenir en arrière et les tiges souples formaient une barrière aussi solide dans un sens que dans l’autre. Il aperçut Nonnus qui l’attendait sous les larges feuilles d’un taro. Nimet hurla et essaya de tirer son épée. Ses bras étaient enchevêtrés dans les tiges de bambou. Les feuilles, petites mais crantées comme de minces scies, avaient marqué sa peau nue de fines coupures. — Tu me reconnais, Nimet ? demanda Nonnus. Il tendit la main gauche parmi les bambous, saisit Nimet par la gorge et l’amena à lui sans ménagement. Ils se tenaient face à face, très près l’un de l’autre ; les doigts de Nimet s’accrochèrent à la main qui l’étranglait sans parvenir à en desserrer l’étreinte. Les traits des deux hommes étaient identiques, mais le sang de ses victimes avait recouvert la peau et les vêtements de l’ermite. Il effleura la garde du couteau de sa main libre mais ne le tira pas. Les lèvres de Nimet laissèrent échapper de vagues bulles lorsqu’il essaya de parler. — Tu fausserais mon acier ! lança Nonnus. Il se tordit, envoyant le magicien face au sol dans un lit de feuilles. Avant que Nimet puisse se redresser, Nonnus lui posa le pied sur la nuque. — Je vais…, hurla Nimet. Nonnus saisit une poignée des cheveux du magicien et tira fermement vers le haut. Le cou se rompit sur un craquement sec. L’ermite recula, haletant. Sa tâche était accomplie. Il regarda en l’air, vers une ouverture en forme d’étoile sur le ciel clair. Il sourit faiblement. Le changement survint aussi soudainement qu’un coucher de soleil dans les tropiques. La chair et les os reprirent leur véritable apparence. Là où se tenait un homme d’une quarantaine d’années, une grande jeune femme à la silhouette souple s’effondra, inconsciente. Ses bras et ses vêtements étaient rouges du sang de ses ennemis. Cashel ne parvenait pas à respirer. Des araignées rampaient sur son visage. Il leva un bras lourd pour les chasser. Il était sur le ventre, le visage dans l’eau salée, et se noyait. Aria hurlait dans ses oreilles et essayait de lui tirer le nez jusqu’à la surface. Il se retourna, souffla comme une baleine, et bascula de nouveau. Il n’avait plus aucune force et ne se souvenait plus comment il était arrivé dans la mer. — Zahag, aide-moi ! cria la princesse. Elle tirait le col de la tunique de Cashel à présent. Le jeune homme essaya de respirer, avala de l’eau et battit des bras de colère et de frustration. Cette fois, sa tête et ses épaules émergèrent. Il vit un canot qui oscillait sur l’eau à une dizaine de pas. L’homme dedans… L’homme dans le canot était Cozro ; le capitaine du bateau qui avait apporté le corps de l’écailleux à Erdin. Que faisait-il là ? Cozro était assis à la poupe du canot et ramait maladroitement avec les deux mains. Il ignora totalement Cashel et la jeune fille. Elle criait comme si elle avait voulu être entendue depuis les côtes de Pandah. Zahag se hissa par-dessus le plat-bord du canot. Cozro cessa de ramer et leva un coutelas rouillé. Le primate bondit et recula à la proue, balançant son corps entre ses longs bras. Ses cris ressemblaient à un sifflement d’insecte. Cashel nagea jusqu’au canot d’une brasse puissante. Il était si fatigué qu’il entendait l’eau clapoter autour de lui sans la sentir. Cozro le vit approcher et se rassit à la poupe du canot vacillant. — Qui êtes-vous ? lança-t-il. Cashel attrapa le plat-bord. Il n’était pas certain de pouvoir se hisser dans le bateau. Il n’avait réussi à nager jusque-là que parce qu’il s’inquiétait pour Zahag. — Posez cette épée ! cria-t-il à Cozro. Aria saisit le bord à son tour. — Zahag ! hurla-t-elle. Aide Cashel à monter ! Elle flottait comme une graine de pissenlit, soutenue par ses vêtements de tulle. S’ils se gorgeaient d’eau, ils la feraient couler comme une ancre, mais tant que l’air restait prisonnier entre les couches de volants, c’était un avantage. — Comment je pouvais savoir que vous étiez humain ? dit Cozro. Il baissa le coutelas, sans pour autant le lâcher. — Je croyais que vous étiez plutôt, plutôt… Zahag saisit Cashel par le bras de sa main à la force surhumaine et commença à le tirer à bord. Même si le primate maintenait également le plat-bord opposé, le canot menaçait de chavirer. Cozro lança une exclamation de peur et déplaça son poids considérable de l’autre côté du bateau. Cashel trouva finalement la force nécessaire et roula sur le ventre dans le canot. Ils restèrent silencieux un moment. Le canot vacilla lorsqu’Aria rampa à l’intérieur avec l’aide de Zahag. — Qui êtes-vous ? répéta Cozro. Il avait posé le coutelas et semblait effrayé à l’idée de le prendre de nouveau. Cela prouvait qu’il se doutait de l’opinion de Cashel quant aux intentions évidentes du capitaine de les abandonner à la noyade ou de les laisser nager tandis qu’il ramerait seul vers l’isle. Cashel haletait. Il ne se sentait pas encore prêt à s’asseoir sur un banc de nage mais plutôt à s’étendre dessus, mais son épuisement anormal se dissipait. Il releva la tête du fond du canot et regarda Cozro. D’une voix éraillée par une colère maîtrisée, il dit : — Vous alliez vers cette isle. Continuez donc à ramer. Mes amis et moi allons regarder. Cozro hocha la tête, avala sa salive et commença à fouetter l’eau de ses mains. Il songeait certainement que si Cashel se mettait suffisamment en colère, il trouverait la force de faire tout ce qu’il aurait en tête. Cashel le pensait également. Héron, vingt-septième jour Garric reposa sa tête sur ses mains, épuisé comme il ne l’avait jamais été. Les travaux de la campagne pouvaient être éreintants et parfois terriblement longs – la moisson se prolongeait de l’aube au crépuscule pendant les longues journées d’été, car le lendemain risquait toujours d’être pluvieux. Ce qu’il ressentait à cet instant était un épuisement mental, cependant, ce qui était très différent mais non moins éprouvant. Durant les dix dernières heures, il n’avait pas bougé de sa chaise. Il eut un léger sourire. Ce n’était pas tout à fait exact. Il s’était servi d’un coffre trouvé dans l’alcôve à l’extérieur de cette pièce, l’ancienne salle de réception de la reine, officiellement devenue son bureau. Liane lui avait suggéré qu’établir ses quartiers dans le manoir de la reine plutôt que dans la maison de ville de Royhas était un meilleur choix politique. — Le prochain requérant se nomme Nimir bor-Nummerman. C’est un propriétaire terrien de la péninsule de Routan, à l’ouest de l’isle, dit Liane qui tenait la tablette de cire sur laquelle elle avait jeté quelques notes de biais à la lumière de la lampe à huile à trois mèches. Il déclare qu’il est ici pour prêter allégeance au nom de son quartier, mais Tadai dit qu’il est en conflit concernant son héritage avec ses deux demi-frères. — Peut-être que nous le soutiendrons tout de même, murmura Garric dans ses mains. Ses frères ont peut-être obtenu l’héritage grâce à la reine. Puisse la Dame guider mes pas ! Garric n’avait pas autant pensé aux dieux depuis qu’il était un petit garçon qui regardait la Procession de la Dîme. Chaque année, des prêtres de Carcosa promenaient des charrettes avec des statues de la Dame et du Berger à travers le bourg et collectaient le dû des temples. Garric savait désormais que ces images n’étaient que du bois peint, mais leurs robes de soie colorées et leurs ornements de dorures étaient source d’un éblouissement quasiment divin pour des yeux ignorant presque tout du monde. À présent, il pensait aux dieux car il voulait croire qu’il existait des forces capables de comprendre ce qui lui échappait. — Dois-je le faire entrer ? demanda Liane. Royhas – ou tout autre conspirateur – aurait pu offrir à Garric les services d’un secrétaire expérimenté, averti des tenants et aboutissants de la vie politique d’Ornifal. Liane était un meilleur choix. Garric pouvait lui faire confiance pour être avant tout loyale aux mêmes idées que lui, même s’il s’agissait de concepts un peu flous. Garric se massa les tempes. — Liane, répondit-il, je ne crois pas pouvoir parler à qui que ce soit d’autre aujourd’hui. Il prit une rasade d’eau mêlée de citrus dans un pichet dont le motif représentait deux héros qui luttaient contre des démons ailés. Il s’agissait d’un ouvrage de Sandrakkan, des silhouettes rouges sur fond noir au lieu des dessins noirs sur une base crème comme le voulait l’usage d’Ornifal. Il leva les yeux et sourit à Liane. Elle avait apporté tout l’équipement du bureau la veille. — Le marin que tu as trouvé pour remettre ma lettre est-il arrivé ? — Il s’appelle Ansulf, dit-elle en se levant. Je ne pense pas, mais je vais vérifier dans l’antichambre. Dois-je dire aux autres que tu ne recevras plus personne aujourd’hui ? — Pourrais-tu ? répondit Garric. Bien sûr, les requérants seraient de retour le lendemain, avec des centaines d’autres qui pensaient pouvoir obtenir quelque chose de Garric or-Reise. — Je n’ai pas encore écrit la lettre. Je… — Je te laisse seul, dit Liane en réponse à la requête qu’il n’avait pas formulée. Il avait besoin d’un peu de temps pour lui ; pour Carus et lui. — Lorsque Ansulf arrivera, je frapperai à la porte, d’accord ? Garric hocha la tête. Le prince Garric, voilà quel était certainement son titre. Son estomac se nouait à cette idée. Dame, je t’en prie, guide mes pas, murmura-t-il tandis que la porte se refermait doucement derrière Liane. Il se dirigea vers la fenêtre. Plus bas, la rue était noire depuis des heures. Les autres conspirateurs étaient occupés aux affaires du gouvernement – Royhas, Tadai et Waldron, en tout cas. Pitre devait être en train de contacter le roi pour organiser une rencontre avec lui, et Sourous était supposé arranger une assemblée des guildes marchandes de la ville. Sa famille contrôlait le commerce de textile d’Ornifal. Royhas affirmait que, quoi que l’on puisse penser de Sourous en personne, ses employés étaient très compétents. Mais aussi doué que soit un subordonné, même s’il était noble et pouvait justifier d’une lignée vieille de deux mille ans, il y aurait toujours des gens qui insisteraient pour traiter directement avec le responsable. Garric émit un grognement. Tout allait devenir horrible lorsqu’il serait véritablement responsable. Il s’appuya sur le rebord de la fenêtre et eut un sourire fatigué. Il laissa son esprit se vider, puis glissa dans la rêverie qui le conduisait aux côtés du roi Carus. En aplomb, il vit une place bondée entourée de bâtiments monumentaux. Il sembla à Garric qu’il reconnaissait le temple face à lui, même si seules trois des six colonnes existaient encore dans la Carcosa contemporaine. — Le temple du Berger Gardien du Royaume ? demanda-t-il. Carus hocha la tête. — Il s’agit de ma cérémonie d’adoption, ajouta l’ancien roi. Le roi Carilan m’a adopté comme fils et héritier présomptif. Je n’étais qu’un cousin au deuxième degré. Il avait des parents plus proches, mais ses conseillers et lui ont pensé que j’apporterais la poigne nécessaire pour maintenir l’unité du royaume dans un temps de crise montante. De la fumée montait de l’autel bâti sur une plate-forme basse au milieu des marches du temple. Des prêtres et des courtisans en robes officielles d’or et aux couleurs multiples se tenaient de chaque côté. Carilan et Carus, alors adolescent, agenouillé devant le roi, portaient la tenue de laine blanchie des cérémonies antiques. — Et toi, mon garçon, aimes-tu être roi ? demanda Carus en souriant. — Je déteste cela, répondit catégoriquement Garric. Pour le moment, je ne reçois que des gens si désespérés qu’ils ne viennent à moi que parce qu’ils n’ont pas eu ce qu’ils désiraient de Valence. Il eut un rire sans joie et ajouta : — Ils n’ont pas obtenu grand-chose de Valence, apparemment. Royhas affirme que le roi n’a pas été vu en public depuis six mois, même s’il a pu lui arriver occasionnellement de faire appeler quelqu’un pour une tâche particulière. Comme lorsqu’il a ordonné à Royhas de me tuer, par exemple. Carus hocha la tête, son sourire disparu. — Tu dis que tu détestes cela, mon garçon, dit-il avec amertume. Je haïssais tellement tout ce qui touchait au gouvernement que je cherchais tous les prétextes pour ne pas m’en occuper. N’importe quelle excuse faisait l’affaire mais un départ en campagne était la meilleure. C’était pour cela qu’on m’avait fait roi, non ? Pour ma poigne ! Carilan était un homme mince qui semblait avoir soixante-dix ans, mais Garric savait, pour avoir lu l’Histoire d’Adiler, que le roi avait à peine cinquante ans et une santé déplorable. Dans la vision en dessous d’eux, Carilan retira un anneau d’or massif du majeur de sa main gauche et le mit au doigt de Carus, toujours agenouillé. — Cet anneau pesait plus de deux cents grammes, remarqua Carus qui secoua la tête en se souvenant de son étonnement. Il n’était porté que pour ce type de cérémonie. Il a disparu lorsque des pirates de Dalopo ont mis Carcosa à sac et que j’ai coulé avec toute ma flotte. Je suppose que l’un ou l’autre esclave l’a martelé en feuilles d’or pour couvrir le trône d’un roi avec des os dans le nez. — Mais on vous a couronné pour être une main de fer, n’est-ce pas ? demanda Garric, troublé par la colère qu’il avait surprise dans la voix du roi – lui qui riait même dans des situations où d’autres se seraient enfuis en hurlant. Vous deviez faire ce que l’on attendait de vous. — Oui, je devais être cela, répondit Carus, mais j’aurais dû être davantage encore. Et ce n’était pas le cas. Si ton seul outil est une hache, tu transformes tous tes problèmes en arbres à abattre. Il secoua la tête, mélancolique, mais sa colère avait disparu. — J’ai dit aux seigneurs d’Ornifal que je raserais leur isle s’ils ne cessaient pas de soudoyer mes ennemis pour préserver le commerce d’Ornifal. À quoi est-ce que je pensais ? Comment n’ai-je pas vu ce qui allait arriver, comme je le comprends à présent ? — Ils ont cessé de verser les impôts à Carcosa ? devina Garric. Parce qu’ils auraient eu l’impression de tresser la corde avec laquelle vous les feriez pendre ? — Et ils ont doublé les pots-de-vin versés aux comtes de Cordin et de Blaise, acquiesça Carus tristement. Ils pensaient que s’ils étaient prêts à se révolter, je n’oserais pas envoyer ma flotte traverser la mer Intérieure vers Valles. — Mais vous l’avez fait, dit Garric. Sur les marches du temple, Carilan releva Carus en le tenant par la main. Ils se tinrent les mains jointes, les bras levés ensemble. Des novices montèrent les marches avec précaution en conduisant un bœuf aux cornes dorées ornées de guirlandes. — Vous avez traversé la mer pour écraser le duc de Yole. — Je n’étais pas le seul à risquer un mauvais calcul, dit Carus, l’air de nouveau sinistre. Je pensais pouvoir submerger Yole par une attaque surprise, pendre une dizaine de nobles à Valles sur le chemin du retour, puis me charger de Blaise et de Cordin. Cela aurait pu fonctionner. Agir plus rapidement que ne l’attend un adversaire permet de gagner des campagnes comme des duels, mon garçon. — Mais le duc de Yole avait un magicien à son service, dit Garric, en imaginant l’Homme au Manteau, dressé dans toute sa sombre majesté tandis que le monde s’écroulait autour de lui. À moins que ce soit l’inverse. — Quoi qu’il en soit, ils m’ont fait payer, ainsi que ma flotte, dit Carus. Et le royaume, et toute société plus développée que trois cabanes plantées côte à côte avec un bœuf pour labourer. Si ce n’avait pas été Yole, j’aurais vogué vers un autre lieu pour vaincre par l’épée quand j’aurais dû me battre avec les mots. L’un des prêtres abattit un marteau à tête pointue sur le front du bœuf. L’animal rua dans un dernier sursaut et s’abattit sur la plate-forme. Un novice trancha la gorge de la bête avec un couteau doré tandis qu’un prêtre recueillait le sang dans un bol plat. Les sacrifices sanglants avaient disparu avec l’émergence de la pauvreté suite à l’effondrement de l’Ancien Royaume. Garric se réjouissait que la pratique ne soit pas revenue avec la nouvelle richesse retrouvée par les Isles au cours du dernier millénaire. Des coupes de sang frais encore chaud étaient incompatibles avec sa vision de la Dame, et un meurtre gratuit était ce qu’il y avait de plus étranger au devoir d’un berger. — J’ai fait des nobles d’Ornifal mes ennemis, dit doucement Carus, alors qu’ils n’étaient que quelques imbéciles. Mais pas aussi stupides que moi, qui pensais régler le problème l’épée au poing. Tu feras mieux que moi, mon garçon. Tu fais déjà mieux. La scène en dessous d’eux se dissolvait. Dans le lointain, Garric entendit le claquement sec du stylet de bronze de Liane sur la porte. — Maître Ansulf est là, murmura-t-elle. — Mais lorsque les problèmes appelleront l’épée, continua Carus en souriant de nouveau, ils verront qu’il y a un homme solide sur le trône capable de la manier. Par le Berger et l’honneur d’Haft, ils verront ! Garric était seul sous le haut plafond de son bureau dans le manoir de la reine. La pierre sous sa main était de l’albâtre poli, aussi froid et lisse que le visage de la reine lors de sa fuite de Valles, deux jours auparavant. La brise nocturne souffla par les fenêtres à vantaux ouvertes. Dans les rues, des passeurs guidaient des groupes joyeux qui chantaient sur le thème du soleil levant et de la liberté. — Fais-le entrer, s’il te plaît, Liane, dit Garric en se détournant de la fenêtre. Il n’avait pas encore écrit la lettre. Il s’assit au bureau mais se tourna pour adresser un sourire de bienvenue à Liane et à l’homme qui l’accompagnait. Ansulf était blond, le teint cireux. Ses tuniques – celle du dessous dépassait d’une largeur de main de celle du dessus – étaient à la mode d’Ornifal et brodées de motifs typiques de l’isle, mais l’homme était originaire de Cordin, ou peut-être de Tisamur. — Maître Ansulf, dit Garric qui trempa et essuya le bout de son crayon, veuillez excuser mon retard. Le message sera prêt dans un instant. Ansulf avait passé la plus grande partie de sa vie d’adulte au service de marchands sérians. Les sérians, qui étaient différents d’un point de vue culturel autant que religieux du reste des Isles, étaient toujours considérés avec méfiance, et souvent persécutés. Leur zèle, leur artisanat admirable et leur sagacité d’hommes d’affaires, loin d’atténuer la haine dont ils étaient victimes, ne faisaient qu’exacerber leur rejet. La religion des sérians en faisait des pacifistes, mais ils utilisaient les services de pygmées cannibales des hautes terres de leur isle pour protéger leurs navires et bâtiments dans le monde extérieur. Ils engageaient, suivant une démarche similaire, des hommes tels qu’Ansulf pour tenir lieu d’agents commerciaux dans les endroits où des sérians seraient détroussés ou assassinés. La famille de Liane avait eu recours à des banquiers sérians, et c’est par ce biais qu’elle avait trouvé le messager pour son compagnon. Garric rédigea la note de l’écriture rapide et claire que lui avait enseignée son père : « Si vous allez bien, je m’en réjouis. Je me porte bien moi-même. J’ai ici quelques amis et bien des gens qui se disent mes amis. Si les dieux le veulent bien, demain, je serai prince et agirai en tout comme si j’assumais la charge de roi des Isles. Beaucoup proposent de m’apprendre comment gouverner un royaume ; mais je dois aussi m’occuper d’un palais et d’employés, et je ne peux me fier à personne pour cela. J’ai besoin de vous. Le porteur de cette lettre vous fournira tous les fonds et équipements nécessaires pour votre voyage. Je ne saurais exagérer les dangers que vous rencontrerez, mais je ne peux demander de l’aide à personne d’autre. J’espère que vous viendrez immédiatement. Garric or-Reise Message remis à Valles sur Ornifal, manoir de la reine. » Garric plia la lettre en quatre, en diagonale. Il nota l’adresse sur le côté plat, puis tourna le document et tendit la main vers l’une des bougies pour sceller la pliure à la cire. Il s’interrompit, rouvrit la lettre et effaça or-Reise de sa signature. Au-dessus de son nom, il inscrivit « Votre fils, qui vous aime ». Alors seulement, il scella la lettre et la remit à Ansulf. Le porteur évalua le document d’un regard professionnel avant de le ranger dans un étui dont le cuir était renforcé d’un grillage de fer. — J’ai parlé du mouillage avec des marchands qui connaissent la région, votre seigneurie, dit-il. — Au hameau de Barca ? répondit Garric avec surprise. Il n’y a pas de mouillage. Je veux dire, pas pour des embarcations plus grosses qu’une barque de pêcheur. Ansulf haussa les épaules. — Je pense que nous nous en tirerons, dit-il. Accoster sur le côté oriental nous fera gagner au moins une semaine plutôt que de suivre les terres depuis Carcosa. Cela dépend de la Dame, bien sûr, mais… Il sourit de cette assurance silencieuse que Garric avait déjà vue sur le visage de tous ceux qu’il avait jugés dignes de porter le nom de professionnels. — … On m’a recommandé chaudement de travailler avec vous. Et je pense que les mêmes personnes vous auront dit que j’étais digne de confiance. Garric éclata de rire. Il se leva et conclut le marché avec Ansulf d’une accolade, la main de l’un sur l’épaule de l’autre. — Que le Berger vous garde, dit-il. Et… lorsque vous serez au hameau de Barca, pourriez-vous offrir un morceau de fromage en mon nom à Duzi ? Mon père vous conduira à la colline où se trouve sa représentation. Le messager sourit. — Je n’ai jamais été trop fier pour ne pas demander l’aide des dieux, dit-il en ouvrant la porte pour partir. Et à ce jour, cela ne m’a causé aucun mal. La porte se referma derrière lui. Liane s’appuya contre le battant et dit : — Nous avons reçu des messages de tous les autres sauf de Waldron. Dans l’ensemble, la réorganisation de la bureaucratie se passe encore mieux que nous l’espérions. Sourous a obtenu un entretien entre Papnotis et toi demain au palais du roi. Si tout se passe bien, tu verras le roi immédiatement. Garric hocha la tête d’un air absent. Il avait le tournis rien qu’en essayant de se rappeler tout ce qu’il avait dit et fait ce jour-là. — Je ne sais pas ce que signifie le silence de Waldron, ajouta Liane en regardant Garric attentivement. Il haussa les épaules. — Que Waldron est aussi fier que les trois autres hommes, dit-il, ce que nous savions déjà. S’il y avait un véritable problème pour lever des troupes en notre nom, Royhas m’en aurait déjà informé. Il a des espions proches de Waldron, j’en suis certain. — Alors…, commença Liane. — Je me demande s’il va venir, dit Garric qui n’avait pas remarqué que Liane s’apprêtait à parler. Je ne suis pas vraiment son fils, après tout. — L’homme qui t’a élevé, dit doucement Liane, ne se dérobera pas face à son devoir. Quant à ne pas être le fils de Reise – pourquoi dis-tu cela ? Garric fronça les sourcils, pris d’un curieux sentiment. Il était persuadé d’avoir déjà dit cela à Liane… — Je suis le fils de la comtesse Tera, dit-il avec précaution. Reise n’était que son secrétaire. Il a prétendu que j’étais son fils pour me sauver lorsqu’il a fui Carcosa pendant les émeutes où le comte et la comtesse furent tués. Liane hocha la tête. Garric se rendit subitement compte à quel point Liane, élevée en jeune femme noble pendant qu’il gardait des moutons au hameau de Barca, était plus raffinée que lui. — Je sais que la comtesse Tera était ta mère, dit-elle. Cela ne me dit pas qui était ton père, Garric. Elle s’approcha, le prit dans ses bras, et s’écarta précipitamment. — Quoi qu’il en soit, Reise viendra aussi vite qu’il pourra. À présent… La porte s’ouvrit à toute volée, sans avertissement. Garric se laissa guider par les réflexes qu’un autre homme avait passé une vie à parfaire et il avait tiré l’épée avant même que Royhas s’arrête, une expression stupéfaite sur le visage. Waldron, un demi-pas derrière lui, considéra le tableau avec la première lueur d’amusement que Garric ait jamais surprise sur le visage du vieux guerrier. — Désolé, s’excusa Garric en remettant la longue lame dans son fourreau. Royhas était en tenue de Cour en soie beige avec la large rayure rouge qui symbolisait la chancellerie brodée sur le côté droit. Cet insigne était un ajout récent à une tenue qui, sans être miteuse, avait déjà beaucoup servi. — Le seigneur Waldron apporte des nouvelles, dit-il en invitant l’autre homme à parler d’un hochement de tête. — Les commandants des quatre régiments réguliers – pas les Aigles de Sang – ont accepté de nous rejoindre, dit Waldron. (Son visage grimaça de dégoût tandis qu’il ajoutait :) Mais ces lâches n’auraient rien fait avant que Valence capitule spontanément. J’attendais l’arrivée de leur paiement envoyé par les banquiers de Tadai. Garric hocha la tête pour signifier qu’il comprenait. L’armée actuelle d’Ornifal – la désigner comme « armée royale » aurait été donner trop de crédit à Valence – était mal payée, mal dirigée, et en fort sous-effectif. Les quatre régiments en garnison près de Valles ne totalisaient environ que quinze cents troupes quand chacun aurait dû en compter un millier. Cependant, ils pourraient causer des troubles importants les jours suivants s’ils choisissaient de se dresser contre la conspiration. Si les régiments locaux appuyaient le roi, il pourrait résister au moins jusqu’à ce que les hommes envoyés par les propriétaires terriens du nord atteignent Valles et offrent la victoire à Waldron. Sans leur soutien déclaré, Valence serait contrainte de négocier avec Garric. Garric ne s’attendait pas qu’il y ait des combats. De plus, ni Carus ni lui n’étaient inquiets si les choses devaient en venir aux armes ; mais il croyait Tenoctris quand elle affirmait qu’il restait peu de temps. — Le transport avec le coffre de fonds était en vue, ajouta Waldron d’un ton amer. Puis un messager de l’arsenal est arrivé pour annoncer que la flotte d’Eshkol venait de proclamer l’amiral Nitker roi des Isles et qu’il arriverait bientôt pour prendre le pouvoir. Les régiments se sont dirigés vers l’arsenal. « Pour attendre les prochains développements » a déclaré Pior, le crétin sans cervelle qui commande le régiment d’Harken. — Il y a dix mille hommes dans la flotte basée à Eshkol, dit Royhas en fronçant les sourcils. — Huit, corrigea Liane en cherchant parmi les notes de sa sacoche, bien qu’elle soit certaine de ce qu’elle affirmait. Ils sont également en sous-effectif, mais moins que l’armée. — Nous les écraserons comme des insectes lorsque les renforts du nord seront arrivés, dit Waldron avec impatience. Les nobles arrivent avec de vrais soldats, pas des rameurs avec une épée. Garric recevait des mises en garde, de ses connaissances en histoire autant que des souvenirs vécus de Carus : les certitudes énoncées par Waldron étaient de celles qui mènent au désastre. Un corps d’hommes disciplinés, habitués à travailler ensemble, était un adversaire non négligeable face à des hommes sans coordination au service de différents nobles, même si ceux-ci avaient de meilleures armures et une plus grande expérience des combats à terre. Il déclara à haute voix : — À court terme, cela n’est pas un sujet de préoccupation pour nous. Nous allons… Dans l’entrée, derrière les deux nobles, leurs gardes armés s’entassaient avec les requérants qui n’étaient pas partis malgré les tentatives de Liane pour les renvoyer. La fumée des lampes supplémentaires apportées par les nouveaux arrivants se mêlait à celle des appliques murales. Les volutes formaient une brume épaisse de trente centimètres sous le plafond à caissons. — Comment ? releva Waldron avec plus de colère que de surprise. Nitker n’est pas aussi stupide que la plupart des officiers de la marine, et il est clairement ambitieux. Si… — À court terme, ai-je dit, reprit Garric. La fatigue avait effacé la nuance de politesse civilisée qui aurait pu adoucir sa réponse. Waldron était ce qu’il était, et la politesse aurait amoindri le message. — Notre préoccupation était de nous assurer que les régiments de Valles n’appuient pas Valence contre nous. Qui ils appuient est sans importance pour le moment, du moment que ce n’est pas lui. Nous conviendrons d’un accord avec le roi demain, comme prévu, et nous nous occuperons de Nitker… Il sourit puis éclata d’un rire qui était autant le sien que celui de son ancêtre. — Nous nous occuperons de lui à loisir, allais-je dire, continua Garric, mais je doute qu’aucun d’entre nous ait de loisir avant longtemps. Ce qu’il me faut… Garric sourit de nouveau, une expression désinvolte mais sans hostilité qui fit lever le sourcil de Royhas et changea la colère de Waldron en méfiance. Ils se demandaient si la pression n’avait pas fait perdre la raison à Garric. — … c’est du sommeil, si jamais je veux être d’une quelconque utilité lorsque je rencontrerai Valence. J’espère que vous m’excuserez, mais pour le moment, je ne peux rien faire qui apporte quoi que ce soit à notre cause. Il s’inclina. Liane s’avança entre Garric et les nobles ; et ces derniers, après avoir hoché la tête, fermèrent la porte derrière eux. Sharina attendit d’être certaine que l’un des deux hommes était Hanno. Elle descendit d’un bond légèrement vrillé de la cachette qu’elle s’était trouvée, dans la souche d’un araucaria dont le tronc s’était brisé à quatre mètres de hauteur. — Tout va bien, dit-elle. Il n’y a pas d’ennemi ici. Hanno sortit d’un contrefort formé par les racines d’un kapokier derrière lequel il s’était dissimulé en entendant les mouches. — Unarc, voici la fille dont je t’ai parlé. Tu vois que je ne mentais pas quand je te disais qu’elle était maligne. Jeune fille, voici Unarc, et vous voyez qu’il n’est pas aussi mort que je le croyais. L’homme qui accompagnait Hanno était petit et bâti comme une souche. Il était totalement chauve. Sa barbe et sa moustache étaient si fournies que sa tête aurait semblé plus normale installée dans l’autre sens sur ses épaules. Unarc tenait un couteau long comme son avant-bras ; la lourde lame était incurvée vers l’intérieur comme celle d’un croissant. Son bras droit était fixé contre sa poitrine par des lanières de cuir qui faisaient office d’écharpe et de bandage. — Il remontait son bateau quand les Singes qui ont brûlé sa cabane l’ont surpris, expliqua Hanno. Ça a causé un nouveau combat… (il désigna la blessure d’Unarc de sa lance)… et une fois tout ça fini, le bateau était trop loin pour qu’un type avec un seul bras en état puisse nager jusque-là. — Content de vous rencontrer, mademoiselle, dit Unarc. C’était certainement le mensonge le plus évident que Sharina ait entendu dans la bouche d’un adulte. Le chasseur chauve gratta le sol de son gros orteil et le regarda sans lever la tête tandis qu’il parlait. — Je vais aller… Il bondit davantage qu’il marcha vers le baobab. La présence d’une femme l’embarrassait à un point indicible. Du bout rond de sa lance, Hanno toucha le corps d’un soldat mort une épée à la main. La peau du cadavre était cireuse ; la mare de sang sous la large entaille de sa cuisse était encore collante. — Je vois que vous avez trouvé de quoi vous occuper pendant que je n’étais pas là, dit le chasseur. (Il ajouta sur un ton d’excuse :) Si j’avais su qu’il y aurait du grabuge, je serais resté. — Par le bâton sacré du Berger ! s’écria Unarc depuis l’intérieur du baobab. Il y en a quatre de plus ici ! Hanno leva un sourcil mais ne dit rien. — Ce n’était pas vraiment moi, dit Sharina. Mon ami Nonnus… Nonnus m’a aidée. Elle était fatiguée et mal à l’aise à l’idée d’évoquer le massacre. Elle glissa le couteau pewle dans son fourreau et resta immobile, elle aurait souhaité avoir eu le temps d’enterrer les corps. Bien sûr, elle n’aurait pas pu cacher ce qui s’était passé. Unarc sortit de l’abri au creux de l’arbre, la bouche ouverte, prêt à crier de nouvelles révélations. Il vit que les deux autres parlaient et resta silencieux. — Vous voulez dire qu’il vous a appris à vous servir d’un couteau comme ça ? demanda Hanno. En haut des arbres, une créature lança un « who-oop, who-oop » répétitif. Le chasseur regarda en l’air, le regard animé d’un éclat dur. Tout aussi soudainement, son bras se détendit sur sa lance et il renonça au jet stupide qu’il s’apprêtait à tenter. Il adressa un faible sourire à Sharina. Il se sentait toujours aussi mal à l’aise. — Non, murmura Sharina en regardant ailleurs. Elle avait lavé sa tunique dans le ruisseau. L’eau froide avait effacé la plus grande partie du sang, mais elle ne pouvait tromper les yeux experts des chasseurs. — Il est revenu et il a… il a fait cela pour moi. Seul. Mais il est reparti, à présent. Hanno hocha la tête, comme s’il comprenait. Unarc les rejoignit en silence. — Nonnus, répéta Hanno d’un air pensif. Ce doit être cet ami qui m’aurait fait mordre la poussière, je me trompe ? — Je suis désolée, dit Sharina. Je n’aurais pas dû dire cela. J’étais bouleversée, et je vous avais pris pour un autre ennemi. Le grand chasseur eut un sourire particulier. Il toucha du bout du pied la main du soldat pour voir s’il lâchait l’épée, mais la mort avait scellé sa prise sur la garde. — Oh, dit-il, je ne crois pas que c’était une attaque injuste, mais je crois que ça serait une bagarre que les gens paieraient cher pour voir. Qu’est-ce que tu en penses, Unarc ? — Foutaises, Hanno, répliqua le petit homme d’un air embarrassé. Il ne ferait pas le poids. Ou alors dans un endroit clos, et là, oui, on aurait un fameux combat. — Enfin, jeune fille, reprit Hanno plus sérieusement, votre Nonnus est un sacré bonhomme, et je suis fier de connaître son amie. (Il fit un mouvement avec sa lance.) Maintenant, reprit-il, Unarc et moi, on s’est dit que puisqu’on ne pourrait pas quitter l’isle tout de suite, on devrait chercher à en savoir plus sur ce qui se passe. Vous venez avec nous ? — On dirait qu’elle ne nous ralentira pas autant que j’aurais cru, admit Unarc, les yeux baissés. Désolé d’avoir douté de ta parole, Hanno. — Oui, dit Sharina. Je pense qu’il faut découvrir ce qui se passe. Et essayer d’y mettre fin. Lorsqu’ils avaient accosté la veille, dans l’après-midi, Cashel était si heureux de sentir la terre ferme sous ses pieds et de voir un ciel normal au-dessus de lui qu’il ne s’était pas préoccupé de savoir où ils se trouvaient. Autrement dit, il ne s’était pas demandé si Zahag et lui étaient de retour dans le monde d’où ils avaient été chassés dans la cour du palais du roi Folquin. La mer roulait de la même manière que les vagues sur les côtes du hameau de Barca. Les constellations étaient normales, plus ou moins ; les plus connues étaient bien plus haut dans le ciel et il y en avait au sud que même Cozro n’avait jamais vues, bien qu’il prétende avoir navigué au sud jusqu’à Shengy dans sa jeunesse. Cela signifiait simplement qu’ils étaient allés plus loin que le capitaine, mais n’impliquait pas qu’ils se trouvent dans un autre monde. Mais la peau de Cashel le picotait toujours de la manière qu’il associait désormais à quelque chose… d’anormal. À la magie. Voilà, le mot était dit. — Wow ! lança Zahag qui s’était éloigné sur la plage, hors de vue. Venez voir ces œufs ! Cashel releva la tête de son travail. Ils n’avaient rien trouvé de plus dangereux que quelques cochons chétifs sur l’isle, mais ils n’avaient pas eu le temps d’explorer correctement. Zahag n’était pas en danger, et Cozro – même sans le coutelas dont Cashel se servait comme seul outil pour travailler le bois – était probablement lui aussi en sécurité, malheureusement ; mais Cashel n’aimait pas laisser Aria seule. — Voulez-vous marcher un peu, princesse ? demanda Cashel. Aria était assise à l’ombre, les mains agrippées à ses genoux, les yeux rivés sur le sable entre ses pieds. Elle leva la tête sans enthousiasme. L’eau salée collait ses cheveux et lui rougissait les yeux. Aux endroits où ses vêtements frottaient la peau, l’abrasion avait fait apparaître des rougeurs, voire des zébrures. — Quelle importance ? demanda-t-elle. Elle se leva cependant. — Tenez, vous portez le coutelas, dit Cashel en lui tendant l’arme. Je prendrai le bâton, d’accord ? Cashel fabriquait un aviron avec un tronc de palmier. Le résultat était tout à fait satisfaisant. Mieux qu’il aurait cru pouvoir faire, en tout cas. Il n’avait pas encore décidé s’il construirait un plus grand bateau ou s’ils quitteraient l’isle sur le canot lorsqu’il aurait terminé les rames et construit un mât. — Vous me traîneriez si je ne venais pas toute seule, non ? ajouta amèrement la jeune fille. À un certain moment du chaos des derniers événements, elle semblait avoir perdu la certitude qu’elle était testée comme Muzira la Patiente. C’était très dommage, mais Aria s’était endurcie depuis que Cashel et Zahag l’avaient sauvée, demoiselle en froufrous de tulle, de la prison du magicien. Elle avait réussi à accomplir beaucoup et pouvait encore faire davantage, même si elle pensait que tout ce qui lui arrivait était une terrible injustice. Ils traversèrent la plage de sable vers la direction de la voix de Zahag. Il devait y avoir une source d’eau douce sous l’isle car la végétation était luxuriante alors que Cashel n’avait trouvé que des tamaris épineux à petites feuilles sur des îlots semblables de la mer Intérieure. Pour le moment, les naufragés avaient soulagé leur soif avec des fruits, mais ils pourraient peut-être creuser un puits pour trouver de l’eau douce pour le voyage lorsqu’ils quitteraient l’isle. Cashel n’était pas certain qu’ils puissent transporter assez de nourriture et d’eau pour quatre dans le canot ; mais il n’avait pas davantage de certitude quant à son aptitude à bâtir seul un bateau qui conviendrait, et il ne voyait pas qui de ses compagnons proposerait son aide. Aria lui serait inutile, Zahag ne resterait pas attentif à la même chose plus de deux minutes d’affilée, et Cozro… Cozro avait trouvé un fruit à peau épaisse de la taille d’une pêche. Une fois ouverte, la chair fermentait en quelques heures et il ne s’était plus intéressé qu’à cela depuis sa découverte. — Je me demandais si vous alliez venir ! lança Zahag avec colère lorsqu’il vit apparaître Cashel et Aria. Le primate se tenait sur un monticule d’un mètre quatre-vingts, construit en algues, juste au-dessus de la ligne de marée. Il avait retiré la couche supérieure et avait plongé les deux mains dans le nid. — Si vous croyez que je vais faire tout le travail, vous vous faites des idées ! — Ce n’était pas mon intention, répondit laconiquement Cashel. Il s’était habitué au primate. Zahag et Aria faisaient de leur mieux tous les deux. La plupart du temps, le résultat n’était guère convaincant, mais le contraste avec Cozro amenait Cashel à apprécier davantage ses anciens compagnons de route. — Tu as trouvé des œufs ? En réponse, Zahag souleva dans ses deux mains un œuf d’une pâle couleur crème de la taille d’une pastèque. — À ton avis, quel genre d’oiseau peut pondre cela ? demanda Zahag. Il accompagna la question d’un regard subitement inquiet vers le ciel. Cozro sortit des fourrés qui les isolaient de l’intérieur de l’isle. — Allons ! lança-t-il. C’est pas un œuf d’oiseau, c’est un œuf de tortue. Un oiseau de cette taille ne pourrait pas voler. Le capitaine buvait son alcool dans une noix de coco évidée. Il avait aligné plusieurs autres récipients identiques pour que la boisson fermente au soleil près de l’endroit où Cashel avait tiré le canot sur la plage. Préparer les coques de noix et les remplir de pulpe de fruit était le seul travail qu’avait fourni Cozro depuis qu’ils avaient débarqué. Zahag reposa l’œuf dans l’amas de végétation qui le tenait au chaud. Cela ne ressemblait à aucun nid d’oiseau que Cashel ait pu voir, mais… — La coquille est dure, dit-il. Les œufs de tortue ont une consistance de cuir. Et il faudrait que ce soit vraiment une énorme tortue. Cozro renifla. — Y a des tas de bêtes dans la mer bien plus grosses que ce qui a pondu ça, dit-il en avalant une gorgée de punch. Y a pas d’oiseaux plus gros qu’un albatros, et avec toute leur envergure, ils ne pèsent pas plus qu’un poulet. Mais les œufs de tortue sont bons à manger. Il termina l’alcool dans la coquille, rota, et s’éloigna sans plus se soucier de ses compagnons. Sans doute allait-il chercher la prochaine boisson de la ligne et peut-être remplirait-il de nouveau la coquille qu’il venait de vider. Cashel avait goûté cet alcool. Il savait que son sens du goût était limité par rapport à celui de personnes qui avaient vécu dans de plus grandes villes et voyagé davantage, aussi avait-il décidé de faire un effort. Reise brassait pour son auberge une bière à base de germandrée des forêts du bourg, pas de houblon importé de Sandrakkan. La germandrée produisait une boisson sombre et amère, mais Cashel s’était habitué à ce goût. Le vin était rare et coûteux au hameau de Barca. Il en avait goûté une ou deux gorgées et n’avait pas apprécié particulièrement, quoique le cidre chaud mêlé d’épices pouvait être très agréable les soirs d’hiver. Faire un effort n’avait pas été d’une grande utilité. La boisson de Cozro avait un goût de fruits pourris, tout simplement. Cashel aurait préféré boire de l’eau de mer plutôt que de tremper encore les lèvres dans ce liquide huileux et collant. — Y en a-t-il beaucoup ? demanda Aria en s’approchant de Zahag sans pour autant marcher sur le tas de végétation pourrissante. Peut-on réellement les manger ? Aria se montrait parfois irritable envers Cashel et le primate, mais elle ne semblait pas même s’apercevoir de l’existence du capitaine. Du point de vue de l’aide apportée, son attitude était plutôt réaliste ; mais Cashel se doutait que Cozro ne manquerait pas de réclamer sa part des œufs une fois que Cashel aurait allumé un feu avec le foret à arc qu’il avait construit en premier lieu à leur arrivée. — Il y en a quatre par couche, et je dirais qu’il y a trois couches. Il sauta au bas du monticule, un œuf dans les bras. — Quant à le manger, continua-t-il, je ne vois… — Ne le brise pas ! cria Cashel. Trop tard. Zahag avait lâché l’œuf ; il se fendit sans se briser. Le primate fit prestement rouler la partie ouverte sur le dessus. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le primate, surpris. Il passa la main par la coquille fendue et la ressortit dégoulinante de blanc et de jaune. — Je n’en ai pas gâché, rien n’a coulé par terre ; et puis, il y en a encore des tas. — Beurk, lâcha Aria tandis que Zahag entreprenait de lécher sa main poilue avec une langue de la taille d’une couverture. Elle se détourna. — Oui, mais je voulais garder la coquille, dit Cashel. Pour y mettre de l’eau quand on partira d’ici. — Bah, il y en a encore des tas, répéta le primate avec son indifférence habituelle. Il remonta sur le nid en se léchant les doigts. — Non, ils peuvent rester dans le nid pour le moment, dit Cashel qui organisait leur départ dans sa tête. Peut-être pourrait-il bâtir un radeau pour y poser les provisions. Il s’était demandé dans quoi stocker de l’eau, aussi les œufs semblaient-ils un don des dieux. Cashel ne comprenait pas le primate. Zahag pouvait parler et lire aussi bien que Garric, mais il ne voyait pas l’utilité de prévoir au-delà de l’instant présent. — Je commence à avoir faim, dit Aria en regardant les œufs par-dessus son épaule. Mais tout coulant comme cela ? Cashel saisit l’œuf à deux mains ; il aurait pu le tenir d’une seule main, mais il craignait que la fissure provoquée par Zahag s’étende au point de tout répandre sur le sol. — Je vais le mettre à cuire à petit feu, dit-il à Aria. Ils n’avaient pas de pot pour le mettre à bouillir. Même au hameau de Barca, le seul contenant suffisamment grand aurait été l’un de ces chaudrons de lessiveuse que quelques maisons particulièrement fortunées possédaient. — On pourra peut-être en faire frire si on trouve une pierre suffisamment plate. Ils retournèrent d’un pas lourd vers le foyer et le canot retourné. Cashel entendait Cozro jurer en se piquant tandis qu’il cueillait d’autres fruits pour son alcool. Il aurait été plus simple de prévoir un départ à trois plutôt qu’à quatre, mais Cashel savait au fond de lui qu’il ne pourrait prendre une telle décision. Parfois, cependant, il aurait aimé être un homme capable d’abandonner le capitaine sur l’isle – sans en perdre le sommeil. Ilna se noyait. Elle leva la main avec une lenteur glaciale. Ses doigts traversèrent la surface. Ilna rua avec violence en se réveillant tandis qu’elle relevait la tête. Elle cracha le liquide et prit soudain conscience de sa nudité. Elle regarda autour d’elle. Plusieurs êtres à la beauté parfaite, grands et souples comme des branches de saule, reculèrent avec des sourires graves tandis que le liquide débordait en éclaboussures du bassin en forme d’abreuvoir où se trouvait Ilna. Ce n’était pas de l’eau mais quelque chose de plus épais. C’était aussi visqueux que de l’huile d’olive au toucher, mais les gouttes qui s’écoulaient le long du corps d’Ilna disparaissaient en arcs-en-ciel minuscules. Elle ne se noyait pas, bien que seuls son nez et ses lèvres aient dû se trouver émergés avant qu’elle se réveille. — Où suis-je ? demanda Ilna. Qui êtes-vous ? L’homme barbu qui tenait une coupe et un broc ouvrit la bouche pour répondre. Mais avant qu’il puisse prononcer un mot, Ilna ajouta : — Et où sont mes vêtements ? Je veux mes vêtements ! Elle était d’autant plus résolue sur ce point qu’aucun des étrangers qui l’entouraient ne portait la moindre étoffe. L’air était doux, chargé de parfum semblable aux fragrances des fleurs le soir. Elle sentit un frisson de bien-être lui courir sur la peau en sortant du bassin. — Bien sûr, nous allons vous apporter vos effets dès qu’ils seront prêts, répondit l’homme barbu. Nous sommes en train de les nettoyer. Mais nous pouvons vous fournir de nouveaux vêtements si vous le désirez, bien que nous-mêmes jugions cela inutile. — Vous êtes dans le Jardin, ma dame, ajouta une jeune femme de l’âge d’Ilna. Je me nomme Cory, voici Wim… L’homme barbu hocha la tête. — Et je m’appelle Bram, ajouta un jeune homme qui pouvait être le jumeau de Cory. Hum… Nous avons choisi de nous appeler Êtres de Beauté, mais je suppose que c’est un nom assez prétentieux… Vous n’avez pas à nous donner de titre. — Excepté celui d’amis, ajouta Cory avec un sourire lumineux. Elle s’approcha et saisit Ilna dans ses bras. Elle semblait si parfaite qu’Ilna se serait attendue que sa peau soit aussi froide que de la cire d’abeille, mais elle avait un contact parfaitement normal. Une autre femme mince s’approcha du petit groupe, les tuniques d’Ilna posées sur un bras. Elle ne courait pas, mais ses longs pas couvraient une grande distance. Un troupeau de cerfs dont la mâchoire supérieure présentait de longs crocs inclinés vers l’arrière passa derrière elle, dans la prairie. « Le Jardin » semblait correspondre à cet endroit mieux que tout autre nom auquel Ilna aurait pu songer, mais cela ne lui apprenait rien de ce qu’elle voulait savoir. Des arbres fruitiers poussaient, individuellement ou en bosquets. Des chèvres et de petits cerfs broutaient en dessous mais ne mangeaient pas l’écorce comme Ilna s’y serait attendue, forte de sa propre expérience. L’eau coulait à profusion. Un peu plus loin, une fontaine s’élevait d’un vaste bassin, une construction rose féerique tout en colonnes et fioritures. Des oiseaux s’y reposaient et plongeaient parfois pour ressortir avec des poissons ou des grenouilles dans le bec. Le Jardin n’était pas un lieu de paix absolue. Mais la nuance était mince. Une girafe, une créature qu’Ilna reconnut pour l’avoir vue dessinée sur des tissus de Cordin mais qu’elle n’avait jamais croisée réellement, s’approcha du bassin d’un pas imposant et écarta les pattes pour se pencher et boire. Deux antilopes dont les cornes évoquaient une lame de cimeterre s’écartèrent mais continuèrent à boire. Ilna leva les yeux. Une couleur riche naissait à l’ouest tandis qu’à l’est, l’horizon était piqueté de ce qui semblait être des étoiles scintillantes. — Où sommes-nous ? demanda-t-elle. La femme qui portait ses vêtements était arrivée. Ilna prit ses tuniques mais elle se sentit en quelque sorte plus embarrassée de s’habiller devant ces étrangers que de se tenir aussi nue qu’un poulet plumé. — Je pensais avoir été emmenée sous terre. — C’est vrai, dit Wim. Vous voyez le toit de la caverne au-dessus de nous. Il s’agit d’une pierre volcanique qui reproduit la lumière selon le moment de la journée, comme le ciel du monde supérieur, tel que nous pouvions le voir avant de devoir descendre ici créer le Jardin pour survivre. Il versa un peu de boisson de la carafe dans la coupe de métal gravé et l’offrit à Ilna. — Du vin, dit-il. Cela fera du bien à votre gorge et vos lèvres, elles sont terriblement sèches. — C’est pourquoi nous vous avons mise dans le bain après vous avoir transportée ici, ajouta Bram. Votre pauvre peau était ravagée, vraiment ravagée, à force d’être restée si longtemps à la surface sans protection. Ilna grimaça. Elle passa la tunique inférieure par-dessus sa tête et l’enfila rapidement. Lorsque le tissu lui couvrit les yeux, elle parvint à penser. Cet endroit tout entier n’était pas normal. Pas hostile, pas dangereux, mais anormal – il n’aurait pas dû être là. Il n’avait pas sa place dans le motif du monde que les magiciens et elle parcouraient. La tête d’Ilna réapparut au col de la tunique. L’étoffe avait été parfaitement nettoyée – mieux que n’aurait pu le faire Ilna elle-même. La tunique était pour ainsi dire plus propre que lorsque la laine était sortie de la cuve de blanchiment. — Où sont mes amis ? demanda-t-elle, de nouveau méfiante. Halphemos et Cerix ? Bram offrit sa main à Ilna. — Nous allons vous conduire à eux, dit-il. Les quatre Êtres de Beauté – la femme qui avait apporté les vêtements s’était jointe à eux – se dirigèrent vers un autre bassin à quatre cents mètres de là. Un groupe de jeunes hommes et femmes passa dans l’autre sens, montés à cru sur divers animaux, sauf des chevaux. Un cerf avec une corne en forme de Y sur le nez, et un griffon avec un bec et des pattes d’oiseau devant mais l’arrière d’un chien comptaient parmi les montures les plus étranges. Le grand bouc n’était pas insolite en lui-même, mais le fait qu’une jeune fille hilare le guide avec des rubans était plus étrange encore que le griffon. Le second bassin était alimenté par deux cours d’eau qui serpentaient depuis des fontaines en fins entrelacs roses dotées de dizaines d’ouvertures. Ilna parvenait à comprendre la façon dont les filaments roses s’entremêlaient, mais elle doutait que qui que ce soit d’autre du hameau de Barca – et peut-être dans le monde entier – en soit capable. Elle eut un sourire sinistre. Où que se trouve « le monde » tel qu’elle l’entendait, ce n’était certainement pas ici. Et elle doutait même que le Jardin fasse partie de quelque monde que ce soit, même pas de celui dans lequel les magiciens et elle s’étaient trouvés propulsés. Au bord du bassin, une vigne aux branches grosses comme le poignet était garnie de fruits semblables à des gousses de petits pois translucides de la taille d’un être humain. Plusieurs Êtres de Beauté se tenaient près de l’une des gousses, en compagnie d’un homme en tenue de soie rouge. — Halphemos ! lança Ilna, plus fort qu’elle aurait voulu. Depuis son réveil, elle réprimait sa peur de se trouver seule dans cet endroit. Le jeune homme se leva et se retourna avec un sourire béat. — Ilna ! appela-t-il. Venez voir ce qu’ils font pour Cerix ! Ilna hâta le pas. Ses quatre compagnons la suivirent sans effort. C’était encore pire que lorsque Ilna marchait sur la plage du hameau de Barca au côté de Sharina, qui avançait sans difficulté, portée par ses longues jambes. Ces personnes étaient réellement des êtres de beauté – et de grâce, et de gentillesse, et apparemment de toute autre caractéristique agréable qu’Ilna était trop honnête pour s’attribuer. Halphemos lui fit des signes en direction de la gousse. Les Êtres de Beauté près de lui s’écartèrent pour qu’Ilna ait une vue dégagée. Le ciel s’assombrissait, mais les structures d’où l’eau s’écoulait étaient nimbées d’une douce lueur rose qui éclairait la prairie autour d’elles. Ilna se pencha pour regarder dans la gousse. Un homme y flottait, les yeux fermés. Pendant un instant, Ilna ne le reconnut pas, quoique le visage de Cerix ait dû lui être déjà suffisamment familier. Mais Cerix n’avait plus de jambes. Cet homme en avait : glabres, de la couleur de la lumière qui les entourait, mais sans conteste des jambes. Ilna se tourna vers Halphemos, silencieuse. — N’est-ce pas merveilleux ? s’exclama Halphemos tandis que les Êtres de Beauté le regardaient avec des sourires indulgents. Ils lui redonnent ses jambes ! Il sera de nouveau comme avant ! Ilna hocha la tête pour montrer qu’elle écoutait. Elle essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées, à la recherche d’un motif. Un motif qu’elle ne trouvait pas. Dans le bassin, une sirène d’un blond éblouissant cabriolait avec une autre créature à demi-poisson. La partie supérieure de son compagnon était insectoïde, une carapace chitineuse et une tête dotée de grands yeux à multiples facettes. — Oui, répondit enfin Ilna. Il semble que nos hôtes soient extraordinairement doués. Ils ont nettoyé mes vêtements mieux que je l’aurais fait moi-même. Son commentaire paraissait sans doute insensé pour quelqu’un qui ne la connaissait pas. Quiconque aurait connu la fierté féroce d’Ilna concernant ses propres talents aurait saisi toute l’importance de ce jugement. Elle fit signe à Halphemos de la suivre et se demanda si les Êtres de Beauté allaient venir aussi. Mais ils se détournèrent, faisant preuve d’autant de tact que de gentillesse, pour discuter entre eux à voix basse et raffinée. Le jeune homme, surpris, mais trop heureux pour protester, la suivit le long du bassin. — Je me suis réveillé avant vous, ma dame, dit Halphemos d’un ton d’excuse. J’ai bien peur de vous avoir laissé faire presque tout le travail au cours de la dernière heure, et même avant, même si… Je veux dire, je suis plus robuste que vous. Ilna secoua la main d’un geste de désintérêt. Des lumières scintillèrent dans les profondeurs du bassin. De minuscules formes humaines chevauchaient des poissons semblables à des outres gonflées. Ils brillaient de multiples couleurs pastel. — Je ne pense pas que ce jardin soit réel, dit-elle sans ambages. Ni les gens qui y vivent. — Mais… ? commença Halphemos. Il se pinça le bras puis tendit la main vers Ilna. — Touchez-moi, dit-il, je suis bien réel, et vous aussi. Ilna pressa sans conviction la main du jeune homme et la lâcha. — Nous sommes peut-être réels, reprit-elle, mais ce qui nous entoure… Au-dessus d’eux, une créature semblable à un grand poisson ailé flottait dans le ciel étoilé. Les petits êtres qui la chevauchaient émirent une cascade de rires. — Halphemos, continua-t-elle, je pense que nous sommes dans une hallucination. L’hallucination de votre ami. Son délire est si puissant qu’il a tissé tout un paradis rêvé autour de nous trois. C’est presque la seule chose qui puisse s’inclure dans le motif général. — Mais…, balbutia Halphemos. Ils s’approchaient de l’une des sources qui alimentaient le bassin. Ils ralentirent légèrement. — D’après vous, que devrions-nous faire, ma dame ? Ilna haussa les épaules. — Nous sommes partis chercher mon frère, dit-elle. Je ne peux pas vous dire quoi faire, mais je compte bien le chercher jusqu’à ce que je le trouve ; ou jusqu’à ce que je meure. Et je ne trouverai pas Cashel ici. — Oui, bien sûr, répondit Halphemos. Un lézard à trois têtes nagea dans le ruisseau jusqu’au bassin, émettant une mélodie élaborée tandis que sa queue battait d’un côté puis de l’autre. Halphemos se redressa avec une expression plus ferme. Il tourna les talons, ce qui obligea Ilna à rebrousser chemin elle aussi. — Vous avez dit que le fait que nous soyons dans l’hallucination de Cerix était presque la seule explication, reprit-il. Quelles sont les autres possibilités ? — Il y en a une, répondit Ilna. (Elle sourit faiblement.) Nous pouvons être morts. Mon esprit se meurt au fond d’une mer plus vieille que le temps, et cet endroit est la dernière pensée qui l’anime encore. Des hirondelles blanches et d’autres noires, en nombre égal, tracèrent une courbe dans le ciel. Elles pépièrent joyeusement. Halphemos les regarda tandis qu’il marchait. — Je vois, dit-il enfin. La gousse s’était ouverte et Cerix en sortait, agitant les bras vers eux avec enthousiasme. Héron, vingt-huitième jour Les bannières des deux hérauts qui chevauchaient en tête de la procession arboraient l’aigle noir d’Ornifal, mais sur un fond bleu au lieu du rouge de l’actuelle lignée royale. Les soldats, des domestiques armés envoyés par les cinq conspirateurs, affichaient le même motif sur leurs tabards. — Roi Carus ! lança la foule en voyant Garric. Longue vie au roi Carus ! Au fond de l’esprit de Garric, une présence d’ordinaire joyeuse lançait des regards noirs vers les drapeaux. Garric se tourna vers Liane, installée dans une chaise sédane qui lui permettait d’avoir la tête presque au niveau de celle de Garric à cheval, et dit : — Nous devrions utiliser l’anneau d’or de l’Ancien Royaume. Il symbolise à la fois le diadème de la royauté et le circuit entier des Isles, et non d’une seule. Liane le regarda. — Vraiment ? demanda-t-elle. Je l’ignorais. Où l’as-tu appris ? Garric toussota. — Je crois que c’est dans Le Banquet d’Aldebrand, murmura-t-il. Cette donnée se trouvait certainement quelque part dans la quantité imposante de petites informations réunies dans les œuvres d’Aldebrand concernant la littérature de l’Ancien Royaume – qui s’était effondré quatre cents ans avant que l’auteur les rassemble sous forme de conversations pendant un banquet de savants de l’ancien temps. Aldebrand était en charge de l’immense bibliothèque du temple de Wist sur Cordin, aujourd’hui brûlée et dispersée depuis longtemps, et pouvait ainsi fournir des informations qui n’apparaissaient nulle part ailleurs. Malheureusement, Aldebrand était autant un superstitieux stupide qu’un copiste négligent, et ses déclarations pouvaient aussi bien être authentiques que fausses. En réalité, Garric avait appris le sens de l’anneau d’or en regardant une prêtresse de la Dame enseigner à Carus les fondements spirituels de la royauté dix ans avant qu’il coiffe le diadème. Quelqu’un avait-il essayé de montrer à Valence comment régner ? Si être roi des Isles ne signifiait rien de plus que des privilèges et des manœuvres politiques, des alliances et des pots-de-vin… comment pouvait-on s’attendre à autre chose qu’aux soulèvements et aux injustices actuelles ? — Mais tu sais que c’est bien davantage, murmura une voix d’un autre âge. La foule l’acclamait depuis le manoir de la reine jusqu’au centre-ville. Beaucoup de ceux qui avaient croisé le chemin de la procession s’étaient ajoutés à la suite et davantage encore s’étaient déjà rassemblés là où devait arriver Garric. Leurs cris et la lumière du soleil levant étaient éblouissants. L’un des hérauts chevaucha jusqu’aux portes de la demeure royale et frappa du bout rond de son drapeau le chêne doublé de fer. — Ouvrez pour le prince Garric ! lança-t-il d’une voix aussi puissante qu’une trompette d’argent. La propriété se trouvait là où s’étaient dressés les murs nord de Valles cinq cents ans auparavant. La ville s’était agrandie, dépassant ses anciennes frontières, mais les murs de pierres rousses entouraient plusieurs acres de jardins et de spacieux bâtiments. Royhas ordonna aux huit porteurs de son palanquin de s’approcher à droite de Garric. Tenoctris était assise dans une chaise sédane près de Liane et lorsque Garric regarda autour de lui, leurs yeux se rencontrèrent, sans que la magicienne cesse de psalmodier son incantation. Elle tenait sur ses genoux une planche en bois de tilleul marquée à la craie de symboles inscrits dans un triangle. La ligne de lanciers à pied de chaque côté de la procession était destinée à empêcher des spectateurs trop enthousiastes de perturber la progression de Garric et de ses compagnons. Garric baissa la tête vers son chancelier, incliné sur les coussins du palanquin. — J’aurais aimé que Pitre soit là, dit-il, lui qui est si proche de Valence. D’ordinaire, les portes du palais s’ouvraient sur une escouade d’apparat d’Aigles de Sang. Ce jour-là, et depuis une semaine déjà, le bâtiment était gardé comme une forteresse. — Ce n’est pourtant pas souhaitable, répondit Royhas. Il ne sait que tergiverser. Il aurait aussi bien pu faire une crise de nerfs et se mettre à pleurer ici, devant la foule. Royhas ne pouvait monter normalement à cheval avec la longue robe officielle. Les seules options étaient le palanquin ou monter en amazone ; les chaises sédanes étaient réservées aux femmes et aux images des divinités lors des fêtes religieuses et arriver au palais en carrosse aurait enfreint la loi et, plus grave encore, la tradition. Garric regarda Liane et ils échangèrent un sourire. Il aurait voulu lui prendre la main, mais il doutait que ce geste soit approprié. Il lui semblait aussi que ce n’est pas cette pensée qui aurait dû occuper son esprit à cet instant. Une lucarne s’ouvrit dans le battant de droite. L’homme à l’intérieur dit quelque chose au héraut mais sa voix fut noyée par les bruits de la foule. Le héraut lui répondit. Garric se demandait quel était le but de l’incantation de Tenoctris. Elle utilisait une plume de cygne plutôt que le stylet de bronze pour toucher les symboles qu’elle prononçait. Un objet emmagasinait un peu de pouvoir à chaque usage et devenait peu à peu difficile à contrôler autant que la prudence l’exigeait. Tenoctris n’avait pas autant de pouvoir que bien d’autres magiciens, mais elle ne provoquait jamais rien d’autre que ce qu’elle avait prévu. Aucun pouvoir ne restait incontrôlé ; le cosmos décidait pour ce qui échappait à l’utilisateur, et le cosmos n’était pas favorable au genre humain. Le héraut fit tourner sa jument baie et vint se placer entre Garric et Tenoctris. — Votre Majesté ? dit l’homme. (Il venait de la maison de Waldron.) Ils vous autorisent à entrer si vous y allez seul. — Je vais leur parler, répondit brièvement Garric. Il descendit de cheval – il avait besoin des réflexes de Carus pour des choses bien plus importantes que de garder son équilibre en selle – et avança rapidement vers la porte, écartant le héraut de son passage avant que l’homme ait eu le temps de reculer sa monture. Royhas commença par protester puis ordonna à ses porteurs de déposer le palanquin afin qu’il puisse rejoindre Garric. Du coin de l’œil, Garric vit que la chaise de Liane s’abaissait également ; Tenoctris restait concentrée sur les paroles de son incantation. À eux quatre, ils étaient les seuls représentants des principaux instigateurs de la révolte. Waldron organisait les premières unités des troupes envoyées par les familles nobles qui arrivaient du nord de l’isle, et Tadai avait déclaré qu’il n’avait ni l’envie ni le besoin de rencontrer Valence en de telles circonstances. Le refus de Tadai avait servi d’excuse à Sourous et donné une chance à Pitre de se tenir lui aussi à l’écart. Royhas connaissait les conseillers du roi et pouvait ainsi fournir à Garric un point de vue interne à l’élite dirigeante. Cependant, la victoire, ou l’échec, reposait uniquement sur les épaules de Garric. Il sourit. C’était toujours agréable de savoir qui serait tenu pour responsable si les choses tournaient mal. Un homme portant un casque muni d’un protège-nez le regarda depuis l’autre côté de l’épaisse porte de bois. Garric portait des chausses rouges, de hautes bottes et une tunique bleue courte ceinte par son baudrier. Cette tenue flamboyante reflétait davantage les goûts de Carus que ceux de Garric, mais elle n’appelait pas au combat. — Je suis maître Garric, d’Haft, annonça-t-il en tâchant de se montrer plus diplomate envers les hommes du roi que le héraut l’avait été. Mes conseillers et moi avons un entretien avec le roi et son chancelier. — Le chancelier Papnotis est retourné dans ses terres, répondit le garde. Vous pouvez entrer, mais seul. — J’entrerai avec le seigneur Royhas, que vous connaissez, répliqua Garric. (Le ton de sa voix était frangé de nuances rocailleuses, comme deux pierres glissant l’une sur l’autre.) Ainsi que deux dames. Et j’entrerai maintenant, comme convenu. Je tiens mes engagements, et je peux vous assurer que je fais preuve de méthodes expéditives avec ceux qui ne respectent pas les accords ! Les menaces et la violence seraient sans effet sur les Aigles de Sang. Des hommes qui étaient restés si longtemps fidèles à Valence ne faibliraient pas si un jeune homme les menaçait de mort ou de torture. Les accuser de ne pas respecter leurs engagements était une tactique bien plus efficace, même si l’accord avait été conclu avec le chancelier qui avait pris la fuite. Garric ne voyait pas ce que faisait Royhas. — Ouvrez ! crièrent les soldats qui accompagnaient Garric. — Ouvrez ! Ouvrez ! lança la foule avec une colère froide. Garric se retourna et leva la main en signe d’apaisement. Tenoctris psalmodiait toujours, surplombant tous ceux qui l’entouraient. Seuls ceux placés en avant dans la foule pouvaient voir Garric ; ils continuèrent toutefois à crier. Cela n’avait pas d’importance. Le geste n’était qu’un symbole pour prouver aux gardes que Garric se présentait comme une force de modération. Le jeune homme se tourna de nouveau vers le garde et ajouta, suffisamment fort pour être entendu : — Votre devoir est de protéger le roi Valence d’une attaque. Vos quelques épées ne peuvent y suffire. Me laisser entrer avec mes conseillers pour parler à Sa Majesté est la seule manière de le sauver. Le garde se retourna pour parler avec quelqu’un qui venait d’arriver derrière lui. La petite porte pratiquée dans l’autre battant s’ouvrit brusquement. Elle ne permettait de faire entrer qu’une personne à la fois, ce qui convenait à Garric. La dernière chose qu’il souhaitait était que la porte principale s’ouvre complètement. Une foule incontrôlable se déverserait dans le palais comme un bar ouvrant la gueule toute grande pour avaler une proie. Garric entra et se pencha pour ne pas heurter le battant renforcé de fer. Il était prêt à maintenir le portillon ouvert par la force si le garde essayait de le refermer avant que Tenoctris, Liane et Royhas aient suivi. — Laissez-les entrer ! ordonna un officier en armure rehaussée de dorures. Le soldat étudia Garric d’un regard. — Je suis Attaper bor-Atilan, dit-il. (Malgré la richesse de sa tenue, la garde d’ivoire de son épée prouvait l’usage soutenu qui en avait été fait.) Légat des Aigles de Sang. Il fit un signe de tête à Royhas qui entrait en dernier à la suite de Tenoctris, puis adressa un sourire teinté de dégoût à Garric. — Il se trouve que mes hommes et moi sommes les seuls encore présents dans ce palais. Tous les autres ont pris la fuite lorsque Papnotis s’est éclipsé la nuit dernière. Silyon le magicien va et vient, ce serait donc certainement caresser de faux espoirs que d’espérer qu’il soit parti définitivement. Une troupe de quarante Aigles de Sang était réunie aux portes. Le régiment complet comptait trois cents hommes, un nombre insuffisant pour protéger l’immense propriété en cas de véritable attaque. Garric repéra des escouades placées à intervalles réguliers parmi les plantes et les allées. Les soldats portaient des demi-armures lustrées à la perfection sans que cela les prive de leur indéniable utilité. — Je ne désire aucunement nuire à notre roi, seigneur Attaper, dit Garric en utilisant des mots qui lui appartenaient partiellement. Quant à vous et vos hommes, nul royaume ne compte de citoyens aussi honorables et je ne permettrai pas à mes compagnons de vous toucher. Il eut un sourire de loup, une expression de vétéran à vétéran que le légat fut saisi de lire sur un visage aussi jeune. — Mais je ne pense pas que vous ayez peur. Les Aigles de Sang ont tenu à la Muraille de Pierre. L’index gauche d’Attaper courut distraitement sur une cicatrice qui le marquait de l’articulation de la mâchoire jusqu’au côté du cou. — C’était il y a longtemps, dit-il. Beaucoup de choses se sont produites depuis. Puis le légat ajouta sèchement, bien que sa colère ne semble pas dirigée contre Garric : — Venez. Je vais vous conduire à Sa Majesté. — Dois-je ? interrogea Garric en posant les mains sur la boucle de son baudrier. Royhas, en tenue de cour, ne portait pas d’épée. Quiconque, hormis ses gardes, se présentait armé devant le roi se montrait insultant même s’il n’était pas menaçant. Les deux attitudes étaient également punies par la peine capitale. Attaper regarda Garric. Lorsqu’il répondit, sa voix tremblait d’un dédain partagé entre égaux : — Je choisis de vous considérer comme un homme d’honneur, maître Garric. S’il se révélait que j’ai tort, vous n’auriez de toute façon pas même besoin d’une arme pour venir à bout de Sa Majesté dans son état actuel. Garric regarda par-dessus son épaule et demanda : — Tout va bien, Tenoctris ? Il savait à quel point la magie était éprouvante pour la vieille femme mais il ignorait la difficulté de l’incantation qu’elle avait lancée pendant qu’ils se dirigeaient vers le lieu de rendez-vous. Elle sourit et répondit : — Je vais bien, merci. Sa voix était suffisamment espiègle pour ne pas l’inquiéter. Elle se tourna pour couper une branche de forsythia afin de remplacer la plume qu’elle avait certainement abandonnée en descendant de la chaise sédane. Liane prit le bras de la vieille femme en un geste amical. Attaper conduisit Garric et ses compagnons le long d’un chemin pavé de pierres calcaires jaunes et douces, érodées par des siècles de passage. Le reste du détachement de gardes resta posté à la porte principale. Une vigne couverte de feuilles mais qui n’avait pas encore donné de fruits s’épanouissait dans le treillis au-dessus. Liane trébucha, puis sauta par-dessus le pavé devant elle. Garric regarda derrière lui. La coquille enroulée d’une ammonite était incrustée dans la pierre. Elle était petite, pas plus grosse qu’un poing, mais ses dizaines de bras mobiles avaient disparu depuis des siècles. Cette ammonite ne faisait pas partie des monstres aussi hauts qu’une maison que Garric avait pu voir dans ses cauchemars, et une autre fois au cœur d’une mer déchaînée. Mais il remarqua que Tenoctris, qui marchait au côté de Liane, évita elle aussi la créature fossilisée. Attaper se dirigea vers un pavillon de plain-pied avec une ligne de toit recherchée et des murs extérieurs décorés de mosaïques sérianes bleues. Il semblait récent comparé aux autres bâtiments nichés dans les jardins. Quoique le style du bâtiment soit un peu trop raffiné selon Garric, celui-ci appréciait que le pavillon soit conçu selon les goûts précis d’une personne, et non construit pour passer à la postérité. Deux Aigles de Sang se tenaient à l’entrée ; un autre apparut au coin du bâtiment lorsqu’il entendit le groupe approcher, puis repartit vers l’arrière lorsqu’il reconnut son légat devant les étrangers. Les soldats se raidirent en garde-à-vous d’apparat, mais ils étaient attentifs même avant l’arrivée de leur commandant. — Du nouveau, Melus ? demanda Attaper. — Rien à signaler, monsieur, répondit l’un des gardes. (Son voisin et lui échangèrent des regards rapides.) Hum…, ajouta Melus. La situation aux portes est… ? — … sous contrôle, termina Attaper. Il adressa un sourire de biais à Garric et ajouta : — Pour le moment. Les gardes s’écartèrent pour qu’Attaper puisse ouvrir la porte de bois-tigre. — Votre Majesté, dit-il, voici des citoyens qui souhaitent vous parler. — Quoi ? répliqua une voix grincheuse. De quoi parles-tu ? Et où est Papnotis ? Attaper fit signe à Garric et à ses compagnons d’entrer, puis ferma la porte derrière eux. Il gardait un visage dénué de toute expression. Valence III, roi des Isles, était plus jeune que le père de Garric. Il semblait vieux : le visage émacié et grisâtre, des taches de vin répandues sur sa barbiche et sa tunique de soie céruléenne. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Il regarda Royhas, une vague étincelle de reconnaissance dans les yeux, puis son attention s’arrêta sur l’épée de Garric. — Qui vous envoie ? Il regarda le noble et continua, la voix plus aiguë. — Royhas, qui vous envoie ? — Le peuple des Isles nous envoie, Votre Majesté, répondit Garric. Nous sommes venus pour sauver le royaume, pour vous et tout votre peuple. Valence se détourna avec un rire rauque. La vaste pièce était aménagée comme une chambre de conseil, meublée de tables, de divans, et dotée de murs nus contre lesquels les assistants pouvaient s’appuyer pendant que les ministres discutaient les affaires d’État. Deux portes permettaient de quitter la pièce : l’une, en noyer solide, était ouverte et Garric aperçut un lit dans la pièce attenante ; et une autre, cachée par un rideau discret, menait probablement aux quartiers des serviteurs et aux cuisines, à moins que ces aménagements se soient trouvés dans un autre bâtiment. Il semblait que le roi avait dormi dans l’un des divans de la salle de conseil. Des fruits étaient restés intacts sur un buffet, mais des flasques de vin vides traînaient sur le sol. L’une d’elles, heurtée par la porte lorsque Attaper était entré, roulait encore. Le roi ouvrit la partie basse du buffet et regarda dedans. — Oh, Dame, aide-moi, gémit-il. Il se redressa et hurla à l’intention du monde entier : — Apportez-moi du vin ! Comment osez-vous me laisser sans vin ? Tenoctris s’avança à côté du roi et lui passa sur le front la branche qu’elle avait cueillie. — Asseyez-vous avec moi, Votre Majesté, dit-elle d’une voix douce. Vous vous sentirez mieux. Valence laissa Tenoctris le conduire à un divan couvert d’une peau d’antilope à la douce fourrure taupe, mais il se mit à pleurer. Tenoctris maintint la branchette sur son front et murmura des mots que Garric ne pouvait entendre. Une légère lueur rose apparut autour de la tête du roi comme la couche pelucheuse autour des pêches. — Je vais mourir, dit Valence. Je devais nourrir la Bête il y a trois jours, mais les serviteurs ont fui à cause des émeutes. La reine va venir me chercher, ou ce sera la Bête – peu importe laquelle. Je vais mourir ! — Nous avons chassé la reine d’Ornifal, annonça Garric. Parlez-nous de cette Bête. — Silyon m’a dit qu’elle avait tous pouvoirs, répondit Valence. (Il avait les yeux ouverts mais parlait comme un somnambule.) Il a dit qu’elle me sauverait de la reine, que rien d’autre ne pouvait me sauver. Mais si elle est si puissante, pourquoi a-t-elle besoin d’être nourrie ? Pourquoi ne se trouve-t-elle pas des filles toute seule ? C’est injuste ! Garric vit le visage de Liane se figer. Il espérait que ses traits à lui étaient également dénués d’expression, car le dégoût n’était pas la meilleure émotion à afficher face à l’homme dont le consentement était nécessaire au jeune homme et au royaume. — Où est-il ? demanda Garric tout haut. L’homme que vous nommez la Bête ? — L’homme ? répéta Valence avant de lancer une nouvelle salve de rires caquetants et déments. Une chose, pas un homme. Et j’ignore où elle se trouve mais nous lui parlons par un puits dans les ruines du palais des tyrans. Il n’y a rien de visible lorsqu’on regarde en bas, mais Silyon m’a montré la Bête dans un miroir. Et les filles, elle trouve les filles que nous lui faisons descendre dans le puits. Valence essaya de se lever. Tenoctris, d’une pression aussi légère que celle d’une patte de chaton, le fit retomber sur le divan. — Oh, Dame bienfaisante, aide-moi, dit-il. Donnez-moi du vin, je vous en prie. Je vous en prie. — Tenoctris ? demanda Garric. Y a-t-il autre chose que nous devrions apprendre sur la Bête ? La vieille magicienne continua à murmurer son incantation. Elle secoua très légèrement la tête en signe de négation. — Votre Majesté, reprit Garric, pour votre sauvegarde et celle du royaume, vous devez venir aux portes et annoncer à votre peuple que je suis votre fils et successeur. Ensuite, nous pourrons vous protéger de la reine et de tout autre ennemi. Même de la Bête. — Rien ne peut me sauver ! hurla Valence. Êtes-vous donc stupide ? Vous ne comprenez pas : la Bête a tous pouvoirs ! Je croyais qu’elle me sauverait, mais à présent j’ai compris que cela n’a jamais été son but. Mais si au moins je pouvais la nourrir, peut-être qu’elle me dévorerait en dernier ! — Je vois, Votre Majesté, répondit Garric. Il tenait ses mains ouvertes devant lui et à la vérité, il n’avait nul désir de tirer son épée. Il ressentait envers Valence la même chose que devant un cafard en train de courir sur le sol du garde-manger de sa mère. — Venez, Votre Majesté, dit Royhas en offrant sa main à Valence. Le prince Garric va vous sauver. Venez dire au peuple que vous l’avez adopté comme fils et héritier, et nous nous occuperons du reste. — Quoi ? coupa le roi, revenu à son ton grincheux original. Qui est-il, d’abord ? Et que fait-il avec une épée ! Je suis le roi des Isles ! — Bien entendu, Votre Majesté, répondit Garric en prenant l’autre main de Valence. (La douce pression des deux hommes fit lever Valence comme un enfant qui apprend à marcher entre ses deux parents.) Mon épée ne sert qu’à vous défendre contre tous vos ennemis. Dites au peuple de m’obéir en votre nom, et nous ferons le reste. — Il y a des émeutes, dit Valence tandis qu’ils le faisaient doucement avancer. Ils vont me tuer ! Ils savent que je n’ai pas pu les protéger de la reine ! Liane ouvrit la porte en silence. Tenoctris suivait les trois hommes, psalmodiant toujours doucement mais sans appliquer sa baguette sur le front du roi. La lueur s’était atténuée et il ne restait plus que l’équivalent d’une légère rougeur sur les joues de Valence. — Nous nous sommes occupés de la reine en votre nom, Votre Majesté, répondit Garric. Nous vous protégerons. Il ne pouvait pas haïr un couard aussi abject. Les hommes sont éduqués pour relever des défis – et une épave comme le roi n’était un défi pour personne, malgré tout le mal que Valence avait pu faire dans sa faiblesse. Attaper marchait en tête. À son signal, les quatre gardes suivirent, les yeux aux aguets de toute menace possible cachée dans la végétation autour d’eux. — La loyauté ne peut s’acheter ni se gagner, mon garçon, murmura une voix dans l’esprit de Garric. Elle doit être offerte. Et il importe peu que Valence ne soit pas digne de la recevoir. Et les dieux sont témoins de son piètre mérite ! Ils atteignirent les portes où se tenait le reste du détachement d’Aigles de Sang. Derrière les murs et la porte épaisse, la foule grondait comme une tempête en approche. — Ouvrez-moi le portail, dit Garric à Attaper. Je vais leur ordonner de reculer. Ensuite, écartez en grand les deux battants et faites sortir Sa Majesté pour son annonce. — Faites ce qu’il dit, dit Attaper au soldat qui se tenait la main sur la barre indépendante de la petite porte. Garric remarqua que le légat n’avait pas même jeté un regard vers Valence pour obtenir confirmation. Garric sortit dans la rue. Le fracas était incroyable. Les gardes des conspirateurs se tenaient sur deux rangées. Leurs lances étaient croisées devant eux pour contenir la foule qui se pressait derrière. Garric bondit sur la chaise sédane de Tenoctris et demanda aux porteurs : — Levez-moi pour que tous puissent me voir ! Lorsque Garric s’éleva au-dessus de la foule, à peine déséquilibré par le mouvement de la chaise, il leva les deux bras. Les cris de la foule redoublèrent puis s’atténuèrent. Il n’avait jamais vu autant de personnes réunies – hormis dans les souvenirs du roi Carus, des rassemblements similaires dans des circonstances semblables. — Citoyens des Isles ! lança Garric. (Certains l’entendaient. Ils rapporteraient ses paroles aux autres, et, de toute manière, l’essentiel était d’être vu.) Votre roi a une annonce à faire ! Les portes principales s’ouvrirent. Garric fit signe que l’on apporte l’autre chaise sédane à ses côtés puis risqua un regard en arrière. Les Aigles de Sang étaient placés sur cinq rangs de huit hommes, leurs silhouettes en armures emplissaient l’embrasure de la porte. Entre le quatrième et le cinquième rang, Valence titubait, le front ceint du cercle d’or que Royhas avait amené pour lui : ils ignoraient en effet s’ils auraient le temps de retrouver la couronne travaillée de la dynastie actuelle. Tenoctris suivait le roi et s’appuyait sur Liane. Elle psalmodiait toujours les mots qui préservaient Valence de s’écrouler en une loque inutile. Attaper soutint Valence pour qu’il monte sur la chaise puis saisit la cuisse du roi d’une poigne puissante pour le stabiliser tandis que les porteurs le levaient à la vue de tous. — Citoyens des Isles ! cria Garric. Sa Majesté le roi Valence III m’a adopté en tant que fils. Il m’a nommé régent du royaume des Isles ! Valence gardait la bouche grande ouverte, comme une perche au bout d’une ligne. Il tremblait dangereusement malgré le soutien du légat. Liane s’approcha de l’autre côté et ajouta son aide, mais Valence risquait de tomber à genoux à tout moment. Garric leva le diadème et le posa sur son front. Il avait essayé le cercle lorsque Royhas l’avait apporté au manoir de la reine, afin de s’assurer qu’il lui allait et ne lui donnait pas l’air ridicule. Ce n’était alors qu’une bande de métal, lourde malgré sa finesse, et vaguement inconfortable. À présent… Une lueur dorée emplit l’esprit de Garric. Des images étincelaient à l’intérieur – des images étrangères à sa mémoire et n’appartenant pas seulement à celle de Carus, mais les souvenirs de générations entières de chefs d’État. Tous les souverains de l’Ancien Royaume étaient unis à Garric en cet instant, comme les facettes d’un diamant. Sa vision s’éclaircit. La foule lançait des cris plus puissants que des trompettes divines. À travers le joyeux tumulte, Garric entendit la voix de Tenoctris. Il se retourna. Liane regarda également autour d’elle. Aucun d’eux ne comprenait les paroles de Tenoctris, mais Garric, qui surplombait, pouvait voir au-delà des têtes des Aigles de Sang. Un homme décharné qui portait une robe brodée de symboles en Écriture Ancienne s’était avancé sur le chemin qui allait des portes au pavillon où Valence s’était retranché. Il avait des ossements dans les lobes d’oreilles. À travers le portail ouvert, il vit Garric couronné, Valence à ses côtés. Garric le désigna d’un geste : — Arrêtez cet homme ! lança-t-il. Arrêtez Silyon ! Mais le magicien se débarrassa de sa tenue encombrante et disparut, en pagne, dans les broussailles avant que les Aigles de Sang aient eu le temps de le voir. Halphemos portait une tenue d’or. Elle pesait moins lourd que de la gaze, mais chaque fil renvoyait la lumière comme un minuscule miroir invisible et le jeune homme semblait aussi pudiquement vêtu que s’il avait porté sa propre robe de soie en brocart rouge. Cerix était entièrement nu. Le vieux magicien était trop heureux de son nouveau corps pour en couvrir une seule partie. Les poils de ses jambes à partir de mi-cuisses étaient fins et blonds et contrastaient avec les bouclettes noires de ses bras et de son torse, mais les os et les muscles étaient complets. Cerix pouvait fort bien s’interrompre au beau milieu d’une phrase pour regarder bouger ses orteils. Ilna portait la tunique qu’elle avait tissée à Erdin, ceinte de l’écharpe jumelle de celle offerte à Liane. La vue des deux hommes qui se pavanaient dans ce qu’ils avaient reçu des Êtres de Beauté – Cerix autant qu’Halphemos – l’offensait, mais elle ne voulait pas, bien sûr, intervenir dans la façon d’agir que choisissaient ses compagnons. De plus, elle savait au fond d’elle que ses sentiments étaient ridicules. Mais c’était ainsi. Ilna os-Kenset ne voulait pas changer. Ilna avala la tranche qu’elle s’était coupée dans une fraise juteuse, fondante et délicieuse, aussi grosse que sa tête. Elle regarda les deux magiciens et les trois Êtres de Beauté qui l’avaient accueillie à son réveil et déclara : — Je veux retourner dans le monde où j’ai été enlevée par les écailleux. Si un chemin conduit au Jardin, il y en a forcément un qui mène hors du Jardin. Et je le trouverai. — Mais ma dame, dit Wim, surpris, pourquoi voulez-vous partir ? Avez-vous besoin de quoi que ce soit que nous ne vous ayons pas offert ? Halphemos semblait désespéré ; il tripotait le revers de sa robe vaporeuse pour ne pas croiser les yeux d’Ilna. Cerix jeta un regard furieux vers elle, conscient de la direction qu’allait prendre la discussion et de ce que cela impliquait pour lui. Ilna plissa le nez. Cerix savait qu’elle avait raison, mais il laissait des raisons personnelles l’empêcher d’agir. — Mon frère est en danger, dit-elle à Wim. (Elle ajouta, avec un regard vers Halphemos :) Ou a été mis en danger par d’autres. Je vais tenter de l’aider, et pour cela, je dois retourner dans mon monde. — Le garçon n’est pas responsable de ce qui est arrivé à votre frère ! répliqua Cerix. — Peu importe, coupa Ilna ; et elle le pensait effectivement. Elle n’imaginait pas Halphemos faire volontairement du mal à Cashel ou à qui que ce soit d’autre. — Allez-vous m’aider, maître Wim, ou dois-je trouver la sortie toute seule ? Une jeune fille mince passa en jouant sur un théorbe à deux manches, suivie par six jeunes gens qui l’écoutaient avec ravissement. Le jeu adroit des doigts de la jeune fille émerveillait Ilna – mais si les cordes du luth vibraient, aucun son n’en sortait. — Nous pouvons vous montrer le chemin que vous cherchez, dit Bram. Mais, ma dame, il n’existe nul lieu de ce plan où vous trouverez autant de joie et de contentement que dans le Jardin. Ilna rit presque tant la réponse l’amusait. — Vous avez certainement raison, répondit-elle. Mais je crois que vous n’avez pas idée de ce qui pèse sur mes épaules. Elle se leva. Elle avait suffisamment mangé de l’énorme fraise, mais il en restait encore beaucoup. Ilna n’aimait pas gâcher, entre autres parce que cela soulignait l’abondance du Jardin, mais elle n’y pouvait rien. La licorne à pattes de cerf qui avançait doucement à travers un bosquet orange tout proche finirait peut-être le fruit. — Allez-vous me guider ? demanda Ilna à Bram. La rudesse de son ton et de ses manières semblait déplacée. Le monde ne donnait rien pour rien. Mais dans cet endroit, ce Jardin, cela se faisait. Ainsi, pour Ilna, le Jardin n’existait pas et ne pouvait pas exister. C’était une question de foi, Ilna os-Kenset ne pouvait croire à un lieu aussi ouvertement baigné de bonté. — Je vais l’amener, Bram, dit Cory au jeune homme au visage contrarié. — Nous irons tous, décida Wim en se levant avec la grâce d’un chat qui s’étire. Les Êtres de Beauté s’allongeaient sur l’herbe au lieu de s’asseoir. Le gazon était aussi doux et souple qu’un rouleau de laine sous les pieds nus d’Ilna. — Nous ne nous attardons guère dans ce bosquet, dame Ilna. — Il est cruel de nous rappeler combien l’existence des autres est dure comparée à la nôtre, expliqua Bram. (Il quitta l’horizon des yeux pour regarder Ilna en face.) J’aimerais que vous réfléchissiez encore. Il tendit la main vers celle d’Ilna. Il était aussi grand que Garric. Il était plus mince mais avait cette force souple propre aux Êtres de Beauté. Les traits de Bram étaient aussi parfaits que ceux des statues du Berger que les prêtres apportaient au hameau de Barca pour la Procession de la Dîme. Ilna recula prestement. — Une bonne journée à vous, dans ce cas, dit-elle à Halphemos et Cerix. Halphemos se leva. — Je viens avec vous, intervint-il en regardant le sol. — Que la Sœur t’emporte, mon garçon ! lança Cerix en bondissant sur ses jambes à son tour. Tu n’es pas responsable ! Tu n’as fait aucun mal à son frère ! — Je vous en prie, dit Cory. Nous sommes tous des amis ici, et cette agitation… Halphemos la fit taire d’un geste. Il se tint face à son aîné, son mentor, avec une fermeté qui faisait mentir sa jeunesse. — Cerix, dit-il, j’ai prononcé une incantation pour retenir Zahag et son frère. Au lieu de rester, ils ont disparu. Aucun d’entre nous ne croit qu’il s’agit d’une coïncidence. — Mais…, commença Cerix. (Une larme pointait à son œil gauche et une autre coulait sur sa joue droite.) Alos… — Et même si je ne pensais pas être responsable, ajouta Halphemos, j’irais avec elle. Tout comme elle viendrait à notre secours, même si je ne pense pas qu’elle nous aime… (il adressa un faible sourire à Ilna)… beaucoup. Cerix secoua la tête de frustration et de tristesse. — Oui, bien sûr, nous allons y aller, dit-il. Il regarda Wim. Les Êtres de Beauté s’étaient écartés des étrangers comme des personnes sensées se tiennent en retrait d’un combat de chiens. — Vous avez dit que vous alliez nous conduire, dit sèchement Cerix. Alors finissons-en ! Ilna regarda ses compagnons, saisie par un soudain dégoût d’elle-même. Elle avait manœuvré Halphemos et Cerix pour qu’ils prennent une décision qu’elle savait insensée. Mais ils étaient des hommes d’honneur, malgré leurs défauts d’êtres humains, et cela avait été facile. — Pour ce que cela vaut, ajouta-t-elle, je vous aime tous les deux bien plus que je m’aime. Mais ce n’est pas une très bonne référence. — Bien sûr, nous ne voulons pas vous empêcher de faire vos choix, dit Wim, mal à l’aise. Je… Mais nous allons évidemment vous conduire au bosquet. Il prit la main de Bram et de Cory. Sans regarder en arrière si les étrangers suivaient, les trois Êtres de Beauté se dirigèrent vers une colline toute proche. Sa rondeur parfaite semblait aussi artificielle que le pont qui traversait le ruisseau à ses pieds. Les arbres qui couronnaient la colline n’étaient pas particulièrement grands mais avaient des troncs épais. Cela les rendait uniques dans cet endroit où tout ce qu’avait vu Ilna, plantes, animaux et même humains, était souple, mince et gracieux. — Il n’y a pas d’oiseaux dans ces arbres, remarqua Halphemos. Ils ne volent pas au-dessus non plus. — C’est le premier endroit ici qui ait l’air naturel, ajouta Ilna. Cory regarda par-dessus son épaule une seconde, juste le temps d’apercevoir Ilna du coin de l’œil. Elle ne dit rien. — Qu’en pensez-vous, Cerix ? demanda délibérément Ilna. — Je ne pense pas, répliqua-t-il. La pente était douce ; ils avaient presque atteint le bosquet. Les arbres étaient des chênes de plusieurs variétés. Certains portaient déjà des glands qui bourgeonnaient. — Si je pensais, je ne ferais pas une telle chose. Les Êtres de Beauté s’arrêtèrent à côté d’un chêne des marais et échangèrent des murmures. Les deux plus jeunes reculèrent. Wim se tourna vers Ilna et dit : — Je vous conduirai le reste du chemin, dame et maîtres. Il n’y a aucun danger, et vous ne trouverez sans doute même pas cela particulièrement désagréable. Ilna lui adressa un léger mouvement de tête. Bram lui jeta un regard implorant quand elle le dépassa, mais elle ne tourna pas la tête. Elle entendait les pieds de ses compagnons dans les feuilles sèches tandis qu’ils la suivaient. Des ouvertures verticales aussi hautes qu’un homme fendaient les troncs de chaque arbre. La lumière piquetait l’écorce et le sol de la forêt, mais les passages n’étaient que des tourbillons de brume obscure. — Il y a quelque chose à l’intérieur, ici ! lança Halphemos avec excitation. Ilna regarda derrière elle. Le jeune homme tirait Cerix par le bras pour lui montrer le paysage de silhouettes métalliques brillantes que l’on distinguait en se concentrant sur la brume dans l’ouverture d’un chêne à gros glands. Wim s’arrêta, l’air résigné. Cerix refusait de tourner la tête. Il échangea un regard avec Ilna. Elle se remit en route, évitant une racine au relief torturé qui affleurait du tapis de feuilles. Wim hocha gravement la tête et continua. Ilna avait vu cette image et toutes les autres, une au cœur de chaque arbre qu’ils avaient croisé. La plupart des mondes dans les ouvertures ne l’affectèrent pas : ils étaient aussi inhumains qu’un rognon de silex brisé à l’instant par le marteau d’un maçon. Certaines images étaient totalement démentes. Ilna conserva une expression imperturbable, mais elle comprenait à présent pourquoi leurs hôtes répugnaient à entrer dans le bosquet. — Est-ce encore loin ? demanda-t-elle. — Non, répondit Wim. (Il jeta un regard derrière lui :) Êtes-vous vraiment certaine ? — Oui, répliqua Ilna, mais son ton était plus doux que lorsqu’elle avait insisté la première fois pour que les Êtres de Beauté les conduisent. Peut-être ne voyaient-ils aucune différence entre le monde d’où venait Ilna et cet autre où un monstre sur deux pattes arborant une queue épineuse relevait la tête du cadavre d’un enfant qu’il dévorait dans les ruines d’un manoir. Ilna eut un sourire sans joie. Elle savait que dans certaines parties de son monde, cette scène, ou des scènes similaires, étaient aussi réelles que la boue des rues du hameau de Barca. Les Êtres de Beauté avaient peut-être raison. Cela n’avait aucune importance, bien entendu. Le devoir d’Ilna ne la conduisait pas dans le Jardin ; et elle ferait son devoir. — Celui-ci, dit Wim en désignant le tronc d’un chêne blanc, semblable à un arbre qui poussait à la frontière ouest du bourg de Barca et que la foudre avait frappé bien avant la naissance d’Ilna. L’éclair avait arraché une branche et ouvert une brèche serpentine le long du tronc jusqu’au sol. Ici, l’ouverture n’était pas frangée de sève figée mais d’arabesques de brume. — Si vous le permettez, je vais me retirer maintenant, annonça leur guide. Mais je préférerais que vous retourniez en arrière avec moi. Ilna lui adressa un bref signe de tête, attentive au motif qui se dessinait dans la brume, des images entraperçues d’une rue dans une ville inconnue. Elle distinguait des toits pentus couverts de bardeaux et des gouttières décorées de sculptures en forme d’animaux. — Merci, dit Halphemos avec sincérité. Il prit la main de Wim et la pressa fermement. — Merci pour votre hospitalité, et tout particulièrement pour ce que vous avez fait pour mon ami Cerix. Wim s’éloigna rapidement, ses grandes enjambées semblant destinées à fuir au plus vite une scène extrêmement déplaisante. Le magicien le regarda partir et ne se tourna vers Ilna qu’une fois l’Être de Beauté hors de vue. — Vous n’avez pas à venir, dit Ilna. Je pense que vous ne devriez pas. Sans un mot, Halphemos passa devant elle et disparut dans la brume. — Que la Sœur…, marmonna Cerix avec surprise et colère. Ilna passa à son tour au cœur de l’arbre. Elle ne sentit rien d’autre qu’une brise fraîche qui soufflait dans une rue bordée de bâtiments de bois. Elle trébucha. La rue était couverte de saleté, malgré un égout ouvert avec un conduit bordé de pierres. Un nuage de poussière s’enroula autour de l’ouverture puis se dissipa. Une femme se trouvait à demi engagée sous la porte d’une maison à leur gauche, les bras chargés de seaux d’eaux usées à déverser dans l’égout pour être balayées par le prochain orage. Elle s’était figée et regardait avec horreur Ilna et Halphemos. — Tout va bien ! dit Ilna. Elle regarda intensément la femme, la soutenant par la seule force de sa volonté. Elle remarqua qu’Halphemos portait sa robe et non celle offerte par les Êtres de Beauté. — Quelle est cette ville, ma dame ? demanda Halphemos d’un air inquiet mais d’un ton agréable. Attendez, laissez-moi vous aider à porter cela. — Mais, vous êtes à Divers, sur la troisième Atara, répondit la femme. Elle garda les seaux en bois de cyprès quelque temps puis laissa le jeune homme les prendre et les emporter à la bouche d’égout. Halphemos agissait naturellement. Cette attitude était plus apaisante que tout ce qu’Ilna aurait pu dire. La rue était calme, mais une charrette à bras passa à une intersection deux portes plus bas. — D’où est-ce que vous venez ? demanda la femme. Vous n’étiez pas là, et d’un seul coup… Cerix apparut de nulle part et s’effondra dans la rue devant elle. Sa tunique en lambeaux était noire des vestiges d’un ancien fond marin. Il saisit les moignons de ses jambes et se mit à hurler. Face à la scène, la femme se mit, elle aussi, à crier. Cashel regarda le tronc droit de l’arbre et imagina comment l’utiliser dans la construction de son radeau. Zahag était assis tout près et mangeait des graines rouges qu’il avait tirées d’un fruit. La pulpe était insipide, mais les graines étaient apparemment délicieuses – du moins si vous aviez des molaires comme celles de Zahag. Un cactus à feuilles douces s’enroulait autour du tronc. Plusieurs fleurs aux multiples pétales blancs et pourpres pendaient mollement, telles des seiches accrochées au soleil. Les fleurs ne duraient que quelques heures, mais la nuit précédente, leur parfum épicé avait flotté jusqu’à l’endroit où les naufragés dormaient, près du canot. Cashel regarda vers le campement. Cozro était étendu à l’ombre sur un matelas de petites branches sèches tandis qu’Aria avait entrepris de se tresser un chapeau avec des feuilles étroites. Le résultat était pathétique, mais au moins, elle essayait. La princesse avait même laissé Cashel lui enseigner les bases du pagayage le matin avant que le soleil soit trop haut. Elle était assez douée, mais bien sûr, cet exercice aurait écorché ses mains délicates si elle avait gardé les rames dans ses poings plus de quelques minutes. Il n’y avait aucun doute : la princesse Aria avait beaucoup changé depuis que Cashel l’avait rencontrée pour la première fois. Peut-être même lui pardonnerait-elle un jour de l’avoir sauvée. Cashel avança encore dans les broussailles jusqu’au prochain arbre, une sorte d’eucalyptus. Le tronc se divisait à un mètre vingt environ. Il se dit qu’il lui serait plus utile d’en faire deux bâtons plutôt que de couper le tronc au ras du sol comme il l’avait d’abord envisagé. Cashel s’agenouilla et utilisa le coutelas pour dégager des buissons qui auraient gêné ses coups de taille. Il était déjà suffisamment déplaisant de devoir se servir d’un couteau au lieu d’une bonne hache, mais il s’en contenterait. Zahag bondit dans les tiges d’un figuier qui s’étaient développées en treillis pendant dix ans, entourant un arbre dans son étreinte mortelle en guise de tuteur. L’hôte involontaire avait pourri, ne laissant aucune trace de son existence sinon les tiges souples de son assassin. — Qu’est-ce qui n’allait pas avec le premier arbre ? demanda Zahag d’une voix empâtée par les graines qu’il mâchait. — Le cactus qui pousse dessus, dit Cashel, un peu embarrassé. Il a… Il s’interrompit. Les chiffres lui posaient problème. — Enfin, reprit Cashel, il y a plus de boutons dessus qu’il n’y a jamais eu de moutons dans les troupeaux que j’ai gardés. Je pense que la plupart vont s’ouvrir ce soir. Il essuya le couteau sur une feuille de palmier pour débarrasser l’acier de jus qui pouvaient être corrosifs. Ce n’était pas une arme très bien conçue même pour les amateurs d’épées – ce qui n’était pas du tout le cas de Cashel, loin s’en fallait –, mais elle avait une soie pleine et ne se casserait pas dans les difficiles travaux de coupe. Zahag se retourna pour regarder le cactus, son grand visage expressif ridé sous l’effet de la concentration. — Et alors ? dit-il. — Eh bien, murmura Cashel, j’ai bien aimé leur parfum la nuit dernière. Et sous la lune, les fleurs étaient vraiment très jolies. Il ne voulait pas parler avec le primate de son amour des fleurs. Il ne savait pas pourquoi il les aimait, c’était simplement un fait. La plupart des habitants du hameau de Barca auraient été aussi stupéfaits que Zahag de l’entendre dire cela. Il leva le couteau vers l’arrière, les deux mains fermées sur la courte garde pour mettre la force de ses deux bras dans le coup. Aria hurla. Cashel planta le coutelas, la pointe dans le sol dur, et le laissa là avant de se précipiter vers le bord de la plage. Il n’envisageait pas le couteau comme une arme. Il ne ferait que l’empêcher d’utiliser son bâton, posé contre l’arbre couvert par le cactus. Il ignorait ce qu’il verrait en regardant par-delà la baie, vers Aria : peut-être des loups de mer, de grands lézards carnivores surgissant de l’eau ; peut-être quelque prédateur terrestre, bien qu’ils n’en aient trouvé aucune trace durant leur séjour sur l’isle ; peut-être même un démon envoyé par Ilmed ou un autre magicien pour s’emparer de la princesse. Cashel vit Aria, une rame à la main utilisée comme un bâton, et Cozro qui se relevait dans le sable. Il n’était pas difficile d’imaginer ce qui s’était passé pendant que Cashel ne pouvait voir ses deux amis. Son amie. Cozro n’était qu’un problème que Cashel allait rapidement résoudre. — Cozro ! gronda-t-il par-dessus l’étendue d’eau. Touchez-la encore une fois et il ne restera pas assez de vous pour nourrir les poissons de la baie ! Cozro se tourna pour regarder Cashel. Moins de deux cents pas les séparaient, mais l’eau qui s’étendait entre eux était plus profonde que Cashel était grand. Il savait nager, plus ou moins, mais s’il essayait de traverser une telle distance, il aurait plus de chance d’arriver à temps en contournant la baie. Longer la courbe de la côte représentait couvrir plusieurs fois l’étendue d’eau. Cashel se mit à courir. Cozro secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées après le coup reçu. Du sang coulait de la coupure causée par l’aviron sur sa tempe gauche. S’il avait entendu Cashel, il ignora la menace. Il s’élança de nouveau vers Aria, les bras écartés. Cashel avait prévu d’aller pêcher quelques palourdes dans l’anse, plus tard, aussi n’avait-il pas remonté le canot sur la plage après avoir entraîné Aria à ramer. Au lieu de s’enfuir en courant comme l’aurait cru Cashel, Aria bondit dans le petit bateau et défit les amarres. Cashel comprit immédiatement qu’elle avait raison. Cozro n’était pas rapide, mais il était bien plus fort que la princesse. Si elle courait vers les terres, elle allait s’empêtrer dans la végétation de l’isle avant d’avoir parcouru plus de vingt pas. Cozro se trouvait entre elle et Cashel, et courir vers l’autre côté de la plage l’aurait conduite droit vers le nid géant au bout du cap, sans autre issue que la mer. Cozro poussa un rugissement de colère et s’élança lourdement dans l’eau à la suite du canot. Aria vacilla à la poupe en entraînant le bateau plus loin dans la crique, utilisant l’aviron comme la perche d’une plate. Cozro savait nager : sa troisième brasse l’amena presque assez près du canot pour en saisir le plat-bord. Aria lui frappa de nouveau la tête avec la rame. Cashel, qui utilisait son bâton pour courir avec un meilleur équilibre – il courait mieux qu’il nageait, mais ce n’était guère son plus grand talent – poussa un cri de triomphe. Si la princesse avait su utiliser la tranche de l’aviron comme une épée de bois, elle aurait assommé Cozro pour de bon. Un coup du plat de la rame ne lui fit pas de dommages sérieux, mais cela suffit à le convaincre qu’il ne devait pas insister dans son intention de monter à bord du canot. Cozro sortit de l’eau. — J’arrive, princesse ! cria Cashel avec ce qu’il lui restait de souffle en courant dans le sable fin. Il espérait que Cozro essaierait de l’affronter. Dans le cas contraire, Cashel se trouverait confronté à un problème de conscience quant à savoir que faire de cet homme qui avait prouvé qu’il était trop dangereux pour cohabiter sur la même isle que qui que ce soit. Cashel avait d’abord pensé que le capitaine allait retourner sur la plage pour prendre un bâton afin de parer les coups d’Aria. La princesse avait certainement eu la même idée car elle plaça les deux avirons dans les dames de nage et entreprit de ramer maladroitement vers le large. Si elle allait au-delà des limites de l’anse, elle n’aurait peut-être pas la force de revenir… Cozro continuait à remonter la plage en courant. Cashel se demanda si le punch dont il s’était gavé ne contenait pas un élément qui lui avait fait perdre la tête. Le capitaine aurait peut-être le temps d’arriver à ses fins avec Aria avant que Cashel l’attrape, mais il n’avait aucune chance de s’échapper, à moins d’embarquer dans un canot vide sur une mer déserte. C’était une issue aussi fatale que d’affronter Cashel, mais qui s’achèverait bien moins vite et beaucoup plus péniblement. Cashel avait trouvé son rythme. Il n’allait pas très vite mais pouvait tenir aussi longtemps qu’il le faudrait. Aria avait elle aussi pris un rythme et ramait des deux bras. Cashel essaya d’imaginer ce qu’elle serait devenue si elle était née dans une famille de pêcheurs du hameau de Barca. Il ne parvenait pas à se figurer ce tableau. Autant essayer d’imaginer que le soleil se levait à l’ouest. Zahag gazouillait avec enthousiasme tandis qu’il suivait les événements depuis les tiges emmêlées du figuier. Cashel savait que le primate ne pouvait ni nager ni courir suffisamment bien pour attraper Cozro avant lui, mais cela le dérangeait que Zahag n’ait même pas eu l’idée d’essayer. Son compagnon lui répondrait certainement que les femelles de la tribu étaient l’affaire du chef primate, pas la sienne. Cozro avait atteint le bout de la plage et s’engagea dans l’eau. Eh bien, si le capitaine voulait se noyer, cela ne posait absolument aucun… Le canot s’échoua. Le choc projeta Aria contre la proue. Ses jambes s’agitèrent en l’air un moment avant qu’elle réussisse à se hisser de nouveau sur le banc de nage. Cozro poussa un hurlement de triomphe. Il était loin de la rive, mais il n’avait de l’eau que jusqu’aux chevilles. Cashel s’arrêta. Pilonner le sable dans sa course ne l’aidait pas à réfléchir, et il savait qu’il devait comprendre ce qui se passait avant d’agir. Mais la situation était très simple. Aria descendit du canot et le tira sans succès. Elle se tenait sur une surface dure, à peine recouverte d’eau. Cozro était certainement ivre et peut-être fou, mais c’était un marin. Il avait remarqué, contrairement à Cashel, que le fond de l’eau remontait près de la surface au niveau des limites de l’anse. Même le petit canot allait s’y échouer à marée basse. La princesse se retourna et se dirigea, à grand renfort d’éclaboussures, vers le côté de la plage où Cashel travaillait avant d’entendre son cri. Cozro se rapprochait. Cashel avait presque atteint le bas de la crique, le plus loin de la princesse où il pouvait se trouver. S’il était resté là où il était auparavant… Cashel ne poussa pas même un soupir en repartant sur ses pas. Il avait fait une erreur, et ce n’était pas la première fois. Il ferait ce qu’il pourrait, même s’il se rendait parfaitement compte que lorsqu’il arriverait vers la princesse, il ne pourrait plus que se venger. Ce qu’il ferait. Zahag se mit à lancer des cris perçants répétitifs comme une roue de charrette qui rebondit sur son moyeu tandis que le forgeron tente de l’équilibrer. Le primate était accroché aux tiges de bois sinueuses des deux mains et battait furieusement des pieds sur les branches basses, faisant vibrer tout le treillis. Il regardait la mer, plus loin. — Va aider Aria ! hurla Cashel. Si Zahag s’interposait entre Cozro et la jeune fille, il pourrait retenir le capitaine le temps que Cashel arrive pour régler définitivement le problème. Si ; mais Zahag n’était pas humain et ne pensait certainement pas comme Cashel. Il continua à hurler, lâchant l’épaisse vigne d’un bras pour le pointer vers la mer. La princesse était à cinquante pas de la berge ; Cozro, vingt pas derrière elle, se rapprochait. Elle regarda en arrière et s’arrêta là où elle se trouvait, statufiée. Cozro lança : — À présent, tu vas voir, petite garce ! Cashel pensa qu’Aria avait paniqué en voyant à quel point son poursuivant était proche. Il cria : — Qu’est-ce que vous… Son attention était tellement concentrée sur Cozro et Aria qu’il ne vit pas les longues gueules garnies de crocs surgir de la mer avant le capitaine. Cozro se retourna en hurlant. Il recula de trois pas vers le canot avant que les monstres le saisissent. Ce ne fut que lorsqu’ils émergèrent de l’eau peu profonde que Cashel s’aperçut qu’il s’agissait d’oiseaux – ou du moins, leurs ancêtres étaient des oiseaux. Les plumes du ventre étaient couleur crème, et celles du dos gris ardoise piquées de blanc. Les seules traces d’ailes étaient de petits appendices que Cashel découvrit lorsque les créatures se dressèrent. De la tête à la queue, les bêtes mesurent six mètres, et leur bec orange aux crocs terribles mesurait quatre-vingt-dix centimètres à lui seul. Cozro lança un beuglement de terreur et se couvrit le visage des mains. Seule la Sœur savait ce qu’il espérait faire par ce geste. Les oiseaux frappèrent simultanément. Ils saisirent Cozro par les genoux et les épaules, puis s’écartèrent en secouant la tête comme deux poules qui se seraient disputé un ver. Du sang rougit l’écume. Après un instant, les cris de Cozro s’éteignirent. Cashel courait toujours le long de la berge. Il comprenait à présent pourquoi Aria s’était arrêtée. Elle était immobile et le capitaine bougeait : les oiseaux avaient fondu sur Cozro sans hésiter une seconde. Une fille intelligente, intelligente et vive. Personne ne pouvait en dire autant de Cashel, mais il savait que son travail ne consistait pas à rester caché dans les buissons pendant que la princesse était bloquée au milieu de l’eau, visible comme le nez au milieu de la figure. Cashel atteignit le figuier parasite, à vingt pas de l’endroit où Aria atteindrait la terre ferme dès qu’elle pourrait bouger. Zahag était au sol, recroquevillé comme un rocher couvert de fourrure. Il rivait des yeux écarquillés sur la scène qui se déroulait dans la crique. Cashel s’arrêta lui aussi, respirant par la bouche, légèrement penché pour que son diaphragme puisse ouvrir plus facilement sa poitrine. Les oiseaux terminaient leur sinistre festin. Ils se dressèrent, poitrine contre poitrine, sifflant comme l’eau sur la roche brûlante et se disputant les derniers morceaux de leur victime. Ils avaient de larges pattes orange. Des écailles brillaient entre leurs orteils à la place des membranes de peau qui aidaient les oies du hameau de Barca à nager. L’un des grands oiseaux déséquilibra l’autre d’un mouvement habile du cou, un geste que Cashel apprécia en tant que lutteur. Les deux créatures glissèrent sur le côté dans une gerbe d’écume mais l’oiseau qui avait pris le dessus avala la jambe de Cozro tandis qu’ils tombaient. Des fragments du canot brisé volèrent sous les corps des deux monstres qui se tordaient dans l’eau. D’un même mouvement, et de toute évidence très satisfaits, les deux oiseaux s’enfoncèrent dans les eaux plus profondes de l’anse et se mirent à nager vers la rive opposée où se trouvait leur nid. Ils glissaient, leur tête et leur long cou dressés, et émettaient des sifflements de contentement. Aria se mit à ramper vers la terre. Derrière elle surnageaient les débris du canot, et les taches de sang qui flottaient à la surface furent rapidement diluées dans les flots. Un petit poisson bondit hors de l’eau, un morceau de quelque chose dans la gueule. Cashel se dirigea vers l’endroit où elle devait arriver, marchant aussi furtivement que possible pour ne pas attirer l’attention des grands oiseaux vers ce côté de l’anse. Zahag émit un couinement en se faufilant au côté de Cashel, plus effrayé à l’idée de se retrouver seul qu’à celle de bouger. Les oiseaux émergèrent sur la plage près de leurs nids pillés. Leurs cris de rage ne ressemblaient à rien que Cashel ait déjà entendu : stridents, pénétrants, plus puissants qu’il semblait possible à une créature vivante. Ils plongèrent leur tête dans la masse de feuilles et d’algues dérangée par Zahag, et soulevèrent chacun des œufs rescapés pour les examiner. Les becs qui avaient déchiré le corps de Cozro en fragments ensanglantés touchaient à présent avec une douceur maternelle les ovoïdes qui brillaient doucement. Aria atteignit la côte. Elle était bouche bée, les yeux fixes. Elle était terrifiée, mais cela ne l’avait pas empêché de penser ni d’agir. Cashel sentit une bouffée d’amitié le réchauffer face à cette fille qu’il respectait mais n’aurait jamais cru apprécier. Il lui tendit sa main libre. Des lambeaux de peau pendaient de sa paume blessée par les rames, bien que l’eau ait lavé le sang. L’un des oiseaux ulula. Aria tourna la tête et hurla. Les deux immenses créatures plongèrent avec une grâce sinueuse. Cashel poussa la princesse derrière lui ; il n’avait pas le temps de faire dans la délicatesse. — Restez près de moi mais pas sur mon chemin ! dit-il. Zahag, toi aussi ! Ses poignets firent tournoyer le bâton. Les embouts de cuivre jaune se fondirent en un cercle d’or lumineux tandis que chaque tour accélérait la rotation du bâton. S’il n’y avait eu qu’un oiseau, et qu’Aria et Zahag soient restés sagement derrière lui, Cashel aurait dit qu’il avait une chance. Il avait vu ce que ces becs pouvaient faire. Les crocs valaient ceux des loups de mer et l’ouverture de leur gueule laissait présager qu’elle se refermait avec la puissance d’une porte de forteresse. Un oiseau seul aurait eu à passer la barrière de sapin tournoyant à chaque tentative pour atteindre la chair délicieuse derrière. Chacun des oiseaux pesait autant que dix bœufs de labour. L’un d’eux pouvait passer la défense de Cashel – mais il n’y serait pas parvenu sans souffrance, avec peut-être un bec brisé à la clé. Cashel et ceux qu’il défendait auraient eu une chance. Mais deux oiseaux qui œuvraient de concert comme ces deux-là avaient montré ce qu’ils savaient faire… Eh bien, tout serait bientôt fini. Aria et le primate disparaîtraient en deux bouchées, et les oiseaux se disputeraient les restes de Cashel à peine plus longtemps. Des flammes bleues craquèrent sur le cercle de cuivre tournoyant. Cashel sentit que le monde autour de lui s’effaçait. Il lui sembla qu’Aria disait quelque chose, mais il n’en était pas certain. Les oiseaux avaient traversé l’anse sous la surface. Ils sortaient à présent de l’eau. Leurs becs étaient ouverts et leurs langues roses vibraient, mais Cashel n’entendait pas leurs sifflements. Son bâton était un disque de flammes bleues grésillantes, qui grondaient, éclataient, emplissaient le monde entier. Il distinguait des silhouettes de l’autre côté, alors que les oiseaux gigantesques s’affinaient jusqu’à n’être plus que des ombres. Le disque était devenu un puits ouvert devant Cashel. Il y tomba, suivi de Zahag et de la princesse. Cashel gisait dans la poussière dans le palais du roi Folquin, à Pandah. — Gardes ! Gardes ! hurla quelqu’un. Cashel sentit sa vision se troubler. Zahag bredouillait, Aria geignait en appelant la Divine Dame, et le roi Folquin continuait à crier pour faire venir la garde. Une femme couverte de tatouages de Dalopo se pencha et regarda le visage de Cashel. Il la reconnut pour l’avoir vue dans la foule des requérants le matin où Zahag et lui avaient été propulsés hors de ce monde dans le premier des multiples plans qu’ils avaient parcourus avant de revenir. La Dalopienne portait à présent une robe en brocart de soie brodée au fil d’argent de symboles astrologiques. La femme se redressa. — Reculez ! ordonna-t-elle. J’ai besoin de celui-ci pour exercer mon art ! Les ténèbres de l’épuisement s’abattirent sur Cashel comme si la surface de la mer s’était refermée sur lui. Une créature dans la canopée lança un « ka-ka-ka-ka » lorsque Sharina et Unarc passèrent en dessous d’elle. Sharina ne prit pas la peine de lever les yeux. Elle se doutait qu’à présent qu’elle ne pourrait rien distinguer ; et elle n’avait pas d’énergie à gaspiller en vaine curiosité. Sharina suivait le chasseur blessé depuis… Elle ne savait plus avec certitude. Ils n’avaient sans doute pas parcouru beaucoup de kilomètres, mais c’était une tâche plus longue et plus dure que ce à quoi elle était habituée. Unarc se déplaçait comme un fantôme. Le chasseur ne pensait que rarement à vérifier d’un coup d’œil que la jeune femme était toujours derrière. Sharina mettait un point d’honneur à toujours être là lors de ces vérifications. Elle n’avait pas vu Hanno depuis qu’ils s’étaient mis en route le matin. Elle ne s’était pas attendue à le voir. Unarc pouvait guider la jeune femme, tandis que le grand chasseur était parti en éclaireur, invisible à toute menace qui pourrait les attendre ou les suivre. Nonnus aurait fait de même. Sharina sourit. En vérité, peut-être Nonnus faisait-il de même. Unarc s’arrêta dans un bosquet de taros et leva son couteau pour l’inviter à la prudence. Le crochet redoutable saisit suffisamment de lumière pour scintiller un court instant tel un œil de serpent. Sharina s’immobilisa. Elle ouvrit la bouche pour respirer en silence, puis tourna la tête pour surveiller leurs arrières. Rien. Elle ne sentait aucun signe de danger. Grâce à Nonnus, elle savait qu’elle pouvait se fier à son instinct – ce qui ne l’empêchait pas de se servir au mieux de ses sens conscients. Sharina regarda Unarc et se glissa près de lui lorsqu’il l’invita à le rejoindre d’un hochement de tête. Il désigna de son couteau un enchevêtrement de racines de palétuviers qui poussaient hors d’un grand fleuve. Ils avaient longé l’eau la majeure partie de la journée, mais c’était la première fois que Sharina la voyait au lieu de simplement l’entendre. Une créature d’une laideur repoussante se dandina hors des palétuviers. L’animal devait être aussi lourd qu’un bœuf mais il était bâti davantage comme un hérisson géant, large et court sur pattes. Des épines de corne dardaient des deux côtés de la créature, particulièrement longues sur les épaules. Il mâchonnait un reste de feuille de cycade en avançant tranquillement et s’enfonçait peu à peu dans l’épaisse végétation, au rythme de sa mastication d’avant en arrière. — C’est comme ça qu’on obtient la corne, murmura Unarc. Lorsque le chasseur chauve avait accepté l’idée que le massacre du refuge du baobab était l’œuvre de Sharina, il l’avait traitée avec respect – et non plus comme l’encombrante source d’embarras qu’étaient les femmes pour lui. — Et bien sûr, on tombe sur l’un des plus beaux spécimens que j’ai vus en sept ans maintenant que je ne suis plus dans le commerce de la corne. L’animal disparut dans le feuillage de l’autre côté du dédale de racines. Sharina était stupéfaite qu’une créature aussi grande et apparemment maladroite puisse se frayer un passage à travers la végétation dense. Elle murmura : — Son armure semble… Elle commença à articuler « aussi laide que de l’écorce » mais elle se reprit et termina : — … terne. Unarc hocha la tête. — Elle ressemble à une carapace de tortue, dit-il. On enlève la croûte extérieure et on la polit, et au soleil, elle devient jolie comme tout. Mais on ne le fait pas nous-mêmes, ou elle serait terriblement rayée pendant le transport, mais je vous garantis que celle-là était une bestiole de première qualité. Sharina sursauta et saisit la garde du couteau pewle. Hanno émergea entre deux buissons roux, sans déranger une seule des fleurs roses d’où gouttait un peu de rosée, et leur adressa un sourire approbateur et narquois. — Heureusement que tu l’as, Unarc, dit-il. J’aurais été un Singe, tu serais déjà dévoré, sauf si j’avais pris le temps de te cuisiner un peu avant. — La Sœur t’emporte, Hanno ! lança l’homme chauve. Je savais que c’était toi depuis le début ! Sharina écarta la main du couteau. Elle ignorait si Unarc disait vrai. Quoi qu’il en soit, elle était heureuse de revoir le colosse. — Il n’y a pas de Singe en amont ni en aval du fleuve, dit Hanno, redevenu sérieux. Je pense qu’on peut remonter jusqu’en haut pendant qu’il fait encore jour. Et que la Sœur m’emporte si je ne pense pas que tous les Singes de l’isle se sont dirigés par là au cours des derniers mois ! Et pas une seule trace de retour. Unarc secoua sa tête chauve. — Eh bien, il faut qu’il se passe quelque chose ou… (il désigna son bras blessé de son couteau)… je n’en serais pas là. Allons voir ce que c’est. — Le haut de quoi ? demanda Sharina. Elle n’avait pas besoin qu’on lui tienne la main, mais les deux chasseurs avaient tellement l’habitude d’agir seuls, ou avec des hommes aussi peu communicatifs qu’eux, qu’ils négligeaient de l’informer d’éléments qu’elle devait connaître pour leur sécurité à tous. Il leur arrivait de parler en un code monosyllabique qu’un étranger ne pouvait pas percer. Hanno hocha la tête pour montrer qu’il comprenait et approuvait la question. En d’autres circonstances, Sharina aurait étranglé le chasseur – mais elle était là parce qu’il la tolérait et elle était libre grâce aux risques qu’il avait pris en agissant avec aussi peu de réflexion que lorsqu’il la traitait parfois comme une petite fille sans cervelle. — Toute l’extrémité nord de l’isle est couverte de volcans, dit-il à haute voix. La baie où semblent se diriger les Singes est aussi une extrémité, mais les falaises du nord sont mangées par la mer. On va escalader un cône sur le côté de celle-ci, de façon que les bestioles ne puissent pas nous voir arriver. Unarc hocha gravement la tête. — La lave a dévalé la pente et a formé un tube en s’écoulant. L’extérieur est devenu de la roche et l’intérieur a coulé jusqu’au fleuve où l’eau l’a emporté. Ici, c’est vieux, mais j’ai déjà vu ce phénomène arriver de l’autre côté de l’isle, pendant le premier été que j’ai passé sur Bight. Sharina se sentit profondément saisie par l’idée que ces chasseurs qu’elle jugeait peu raffinés – même selon ses propres références de vie à la campagne – avaient vu de leurs propres yeux des choses que les érudits de ce temps et du passé n’avaient pas même rêvées. Ils pouvaient être cruels – la récolte de dents d’Hanno le lui avait suffisamment prouvé – mais ce n’étaient pas des sauvages, et aucun d’eux n’était idiot. Même avant ce changement d’attitude chez les Simiesques, la forêt de Bight n’aurait pas épargné deux imbéciles. — On va passer dans le fleuve, dit Hanno. On se cache sous la surface pour atteindre le tube et on monte. J’espère que ça ne vous fait rien d’être mouillée. Il sourit à sa plaisanterie. Un bain dans le fleuve n’ajouterait pas grande humidité après les orages de la journée. Sharina lui rendit son sourire. — On dirait qu’il y a suffisamment de boue dans le courant, dit-elle, pour que je ne sois pas aussi mouillée que quand il pleut. Mon ami Cashel chercherait sans doute à la labourer. Le nom de Cashel lui fit un choc. Elle avait laissé un magicien revêtu d’une apparence trompeuse l’écarter de la recherche de son ami. Ce qu’il était advenu de Nimet ensuite ne changeait rien à l’infidélité de Sharina. — Tenez-vous à ma lance pendant que je cherche l’entrée sous l’eau, dit Hanno. Il fait aussi noir que dans le… Il s’interrompit et se racla la gorge. — Enfin, on n’y voit rien dans l’eau. Mais je pense que vous devriez plutôt vous tenir à ma ceinture. Unarc nous suivra. Le chasseur chauve hocha la tête. — On ne voit pas plus une fois à l’intérieur, ajouta-t-il. Pas avant d’être presque arrivé en haut, quand il commence à y avoir des trous. Mais il n’y a pas de risque de se perdre une fois en route. Sharina se demanda quelle sorte de créatures pouvait se terrer dans les ténèbres profondes d’un tube de lave. Elle sourit faiblement. Rien d’aussi terrible qu’Hanno et sa grande lance, et de loin, elle était certaine. — Je suis prête, dit-elle tout haut. Elle enroula les doigts de sa main gauche autour de la ceinture en peau de lézard du chasseur. Ils entrèrent dans la rivière. La puissance inattendue du courant poussa le bras gauche raidi de Sharina contre Hanno avant qu’elle ait pu se retenir pour faire porter son poids contre la force de l’eau. Le chasseur ne sembla pas le remarquer. Ils parcoururent dix-huit mètres environ vers l’aval à un bon rythme. L’eau montait à mi-poitrine de Sharina et monta une fois – brièvement – à hauteur de cou, mais elle ne se trouva jamais en danger d’être submergée. Ils dépassèrent les palétuviers envahissants. Si Sharina avait été seule, elle se serait frayé un chemin une main après l’autre en s’accrochant aux racines comme elle l’aurait fait avec un réseau similaire pour se déplacer à la verticale. Au-delà se dressait un massif touffu de palmiers dont les troncs jaillissaient d’un même centre par groupes de trois ou quatre, mais entre les palétuviers et les palmiers se trouvait une bosse de roche noire à laquelle ne s’accrochaient que des fougères et des végétaux plus maigres. La masse sombre escaladait la pente et disparaissait dans la haute végétation. — On y va, jeune fille, prévint Hanno. Il s’enfonça davantage dans le courant puis – alors que la tête de Sharina ne dépassait plus entièrement de la surface – plongea sans hésiter. Elle suivit et tâcha de garder les pieds sur le sol d’argile glissant lissé par le flux. L’eau qui s’immisça entre les lèvres serrées de Sharina avait un goût saumâtre. Elle ferma les yeux, resserra sa prise sur la ceinture du chasseur, et garda son autre main sur le pommeau du couteau pewle pour le confort qu’elle ressentait à ce contact. Elle ne pouvait pas en être certaine, mais il lui sembla qu’Hanno avait changé de direction. Le courant diminua. Le sol se transforma en une surface rocheuse plus solide, un contact plaisant pour les pieds d’une fille élevée au hameau de Barca. La tête de Sharina sortit de l’eau. — Dame, merci pour ta bénédiction ! dit-elle. Son cri fit vibrer un écho semblable à mille voix dans le tube de lave empli de ténèbres. Elle lâcha la ceinture d’Hanno et le suivit sur le chemin pentu. Le choc des petites vagues créées par ses mouvements résonna, semblable à la rumeur d’une foule. Même les respirations de Sharina et de ses compagnons sifflaient comme la bise hivernale. — Rien ne nous retient ici, dit Hanno. Ses bottes de cuir souple émirent un bruit humide lorsqu’il se mit en route. Sharina lui emboîta le pas et elle entendit Unarc qui la suivait. Le plafond du tube de lave était trop haut pour que Sharina l’atteigne même du bout de ses doigts tendus, le sol était un boulevard où ils auraient pu marcher tous les trois de front s’ils l’avaient souhaité. Sharina parvenait à suivre ses compagnons grâce à des signaux qu’elle n’aurait su nommer. Les sons en faisaient partie, bien sûr, quoique les échos et contre-échos de ses propres pas en auraient fait un guide trompeur. Parfois, il lui semblait sentir la chaleur corporelle des chasseurs ; parfois, elle savait, tout simplement. Elle sourit. Nonnus aurait compris. Elle sentait sa proximité au milieu de ces ombres réelles comme elle l’avait sentie dans les ténèbres spirituelles tandis qu’elle attendait la mort, terrée dans le baobab. Le chemin vers la surface n’était pas plus abrupt que les prairies où paissaient les moutons du bourg. Les trois compagnons restaient silencieux, mais Sharina perçut peu à peu le murmure du vent qui soufflait dans l’entrée du tunnel et les changements subtils de pression sur ses tympans tandis que le fleuve oscillait en dessous d’eux, toujours un peu plus loin. Peu importait qu’ils ne voient pas. « En haut » était une direction qui valait toutes les indications que leurs yeux auraient pu leur donner. Ils rencontraient parfois un nid-de-poule là où un arbre aux racines profondes avait survécu assez longtemps pour qu’une fois réduit à l’état de charbon et effrité par le temps, il reste une trace de son existence dans la roche. Sharina apprit à les éviter aussi, même si elle n’aurait su dire comment. Elle prit conscience de la lumière. Elle crut d’abord qu’il s’agissait d’une illusion comme ces éclairs qu’elle percevait parfois à travers ses yeux fermés. Mais c’était une pâleur grisonnante. Le corps d’Hanno se détachait devant en une silhouette puissante. Ils approchaient de l’issue sur un monde qu’elle avait presque oublié. Au début de son écoulement le long du flanc de montagne, la lave s’était répandue sur les racines d’un pin. Une fois les restes organiques pourris, des trous étaient restés dans le tube. Sharina jugea que son bras pouvait passer par l’un des orifices pour bouger les doigts à l’air libre, mais aucun des deux hommes n’aurait pu faire de même. Hanno se mit à plat ventre pour regarder par un trou juste au-dessus du niveau du sol. Unarc s’accroupit et jeta un regard par une autre ouverture. — Que la Dame nous protège ! dit-il. Hanno, ces Singes sont fous, qu’est-ce qu’ils fichent ici ? — Je sais de quoi ça a l’air, marmonna l’autre chasseur. Sans un mot de plus, il se mit à genoux et se plaça de côté, invitant d’un geste Sharina à regarder à son tour. Elle fit tourner sa ceinture pour que le couteau pewle, dans son fourreau, ne se trouve pas entre elle et la surface dure de la lave. Son regard plongea sur une baie cent cinquante mètres plus bas. La surface de l’eau était couverte de troncs de toutes sortes et de différentes tailles. Une foule de Simiesques avançait en équilibre sur les débris flottants, guidée et dirigée par des fantasmes semblables à celui qui leur avait ordonné d’attaquer Hanno et Sharina. Elle n’arrivait pas à déterminer le nombre d’hommes sauvages qu’elle voyait. Leur fourmillement lui rappelait le jour au début de chaque mois de héron lorsque les termites surgissaient du sol, innombrables, pour s’envoler vers de nouveaux refuges, tandis que les corbeaux et les geais se délectaient de cette soudaine abondance. — Y a-t-il eu une tempête ? demanda Sharina qui détourna la tête de l’ouverture pour regarder Hanno. Pour que tous ces arbres soient ainsi rejetés vers la baie ? — Rien à voir avec une tempête, jeune fille, répondit Unarc qui se redressa à son tour. Ce sont des arbres abattus. Tous. On voit les branches, mais aucune trace d’un amas de racines comme il en serait resté après les bourrasques. Et il n’y a pas eu de tempête. Hanno hocha la tête. — Les Singes ont fait ça, dit-il. Ils… — Les Singes ne peuvent pas faire ça ! coupa Unarc. Ils n’ont pas assez de cervelle ! — Ils ont eu assez de cervelle pour te couper sérieusement et briser nos deux bateaux ! répliqua Hanno. Les choses ont changé, Unarc. Ces espèces de fantômes là-bas leur parlent. Ils leur transmettent la peur des dieux, à ce que j’ai compris quand ils m’ont attaqué ! Il eut un sourire à ce souvenir. — Mais pas une peur comme celle que la jeune fille que voici et moi leur avons flanquée ensuite. On les a laissés dans un état… — Il y a des milliers de Simiesques en bas, dit Sharina. Des dizaines de milliers. Elle regarda de nouveau vers le port naturel. Une masse de troncs glissait vers la bouche de la baie. Les arbres devaient être attachés ensemble et leurs branches entremêlées liées en supplément. — Ils doivent avoir rasé les deux rives du fleuve est sur des lieues pour accumuler autant de bois, dit Unarc. J’ai bien vu quelques arbres abattus en suivant la rive du fleuve ouest, aussi… Sharina n’avait pas remarqué d’arbres coupés. Le fleuve même n’avait été guère plus qu’un grondement affleurant sa conscience pour la plus grande partie du voyage. — … mais ça ne m’a pas inquiété, termina Unarc. Des centaines de Simiesques grouillaient sur les radeaux. Ils… — Ils ont construit des radeaux, dit Sharina en se remettant accroupie. Ceux qui sont à bord se dirigent vers la mer avec des cordes ou je ne sais quoi. D’autres Simiesques sur les berges de la baie tiennent l’autre extrémité des cordes. Je crois qu’il y a d’autres radeaux qui sont déjà engagés en pleine mer. Hanno se laissa tomber si brusquement que Sharina manqua de tomber en s’écartant. — Que je sois réduit en fricassée ! lança le colosse. C’est bien ce qu’ils font, jeune fille. Pas de doute. Unarc fronça les sourcils. — Ils se précipitent en mer ? demanda-t-il. — Hanno ? intervint Sharina. Vous m’avez dit que le courant à l’ouest menait droit sur Ornifal. Pourraient-ils ? — En voilà une nouvelle tournée qui part, dit Hanno en surveillant la scène par un trou. (Que le Berger me tonde le derrière si on se trompe !) Oui, ça pourrait être ça, dit-il en se levant. Mais je ne vois pas ce qu’ils veulent faire à Ornifal. — Ils représentent une sacrée force, dit le chasseur chauve d’un ton de réflexion. Il se redressa, à genoux, mais il vérifia le tranchant de son couteau arrondi dans la lumière avant de se lever complètement. Hanno hocha la tête. Les deux chasseurs reprirent leur ascension de la pente abrupte. Sharina, qui ne s’y attendait pas, s’élança à grands pas pour venir de nouveau se placer entre eux avant que la lumière s’estompe. Ils respiraient plus facilement à présent. Une brise s’engouffrait par l’ouverture invisible du tunnel plus haut dans la montagne et soufflait par les trous de racines. Sharina ne se rendait compte de l’odeur de renfermé qui régnait dans l’air stagnant au bas du tube que maintenant qu’elle l’avait quitté. Ce souffle, quel qu’il soit, était une telle bénédiction pour ses poumons qu’elle n’avait pas même songé à se plaindre de la qualité du parfum, après être restée submergée dans une eau noire comme la boue. Sharina pensa d’abord que le son qu’elle entendait, sentait, était le vent latéral qui résonnait dans les profondeurs du tunnel. Garric jouait d’une flûte de berger fabriquée en roseaux aux extrémités bouchées par de la cire pour que chaque longueur vibre avec une tonalité différente, en gradation. Sharina monta encore. Elle commençait à entendre des paroles inintelligibles dans les vagues de sons. La lumière se glissait dans le tube depuis le haut. L’écoulement de roche en fusion avait tracé des stries le long du tube de lave alors que les parois étaient encore lisses. Hanno tenait sa lance en travers. Il avait la main droite au milieu et la main gauche juste sous le large fer, prêt à frapper ou lancer. Sharina distingua la sortie au-dessus d’eux. La lave s’était écoulée d’un creux sur les bords du volcan, refroidissant au fil de son plongeon. L’éruption qui avait créé le tunnel devait être tardive car elle avait avalé des arbres en pleine maturité qui poussaient sur les flancs de la montagne. Les parois du tube étaient plus fines près de la sortie et s’épaississaient à mesure qu’elles approchaient de la rivière. Elles s’étaient effondrées près de six mètres sous la bouche du volcan, mais le creux d’où la lave s’était écoulée était tout aussi érodé. Sharina sortit le couteau pewle. Hanno, sans un regard autour de lui, leur fit signe d’attendre. Le grand chasseur rampa hors du tunnel. Ses membres ne semblaient pas bouger, c’était comme regarder un serpent escalader un arbre. Il jeta un regard aux alentours puis se glissa totalement à découvert pour regarder par-dessus le creux. Il fit signe aux autres d’approcher. La psalmodie d’une voix pulsait dans l’air, mais Sharina ne pouvait comprendre les paroles. Elle quitta l’abri de la lave, recroquevillée autant que possible sans ramper car la surface poreuse du sol l’aurait écorchée jusqu’aux os. Hanno devait posséder une technique qu’Unarc lui-même ignorait, car le chasseur chauve se pencha tout comme Sharina. Bien qu’ils se trouvent au sommet du volcan, une partie du cône leur cachait la vue sur le port. Sharina regarda par-dessus les lèvres de pierre, persuadée de plonger son regard dans un creux bouillonnant de lave. Mais le volcan était endormi depuis si longtemps que l’herbe couvrait le fond du cratère. Les parois avaient pris une teinte de rouille sous l’effet de l’érosion. — Oh…, murmura Sharina. Elle serra la garde du couteau pour se rassurer. Un affleurement d’une quinzaine de mètres était resté au centre de la fosse lorsque la surface qui l’entourait s’était affaissée de nouveau vers la terre. Quelqu’un l’avait sculpté à l’image d’un Simiesque portant une sphère dans la main droite. — Ce n’était pas comme ça il y a six mois, souffla Unarc. Hanno, mais que font les Singes ? Sharina déglutit. Les yeux et la bouche de l’idole étaient profondément creusés. Des volutes de fumée colorée glissaient des orifices et formaient un nuage semblable à des lambeaux vaporeux au-dessus du faciès brutal. La rumeur de chant provenait de la grande statue. Quoique les mots n’aient toujours aucun sens pour Sharina, elle reconnaissait le rythme d’une incantation. — Il n’y a pas de Singe là-dedans, dit Hanno, il n’y a que ce qui fait ce bruit dans la statue. Je pense qu’ils sont tous partis dans le port. — La fumée, murmura Sharina, elle a la forme d’un démon. Elle aurait dû reconnaître immédiatement cette image : le corps cadavérique ; des membres semblables à des fils noués aux articulations, le crâne allongé et la mâchoire proéminente. Les fantasmes qui commandaient les Simiesques étaient issus du même moule et formés de la même matière sans substance, mais la taille de l’image l’avait trompée. — Je ne vois pas l’intérêt de…, commença Unarc en se retournant vers l’abri de lave. Le démon de fumée bougea. Poussé par le vent, songea Sharina, mais il n’y avait pas un souffle dans l’air. La fumée les regarda de ses yeux jaunes. — Courez ! cria Hanno en bondissant sur ses pieds. Lorsque Sharina ralentit pour le laisser prendre la tête comme auparavant, la main du colosse se referma sur elle et la poussa autant qu’il la jeta dans la bouche du tunnel. Sharina courut éperdument dans les ténèbres. L’événement l’avait tellement bouleversée qu’elle n’était pas même consciente de ce que faisaient ses pieds, et s’en moquait. Elle se trouvait pour le moment dans un tel état qu’elle était dans son monde comme un poisson dans l’eau ; comme le poisson savait nager, elle connaissait instinctivement l’environnement dans lequel elle évoluait. Elle avait rengainé son couteau. La lourde lame ne lui serait d’aucune utilité contre les dangers présents et elle n’avait pas besoin de sentir ses doigts sur la garde pour se souvenir de Nonnus. Elle atteignit la lueur qui filtrait par les trous de racines dans le passage et s’y précipita avec les mêmes bonds de gazelle dont elle avait usé plus haut, au cœur des ténèbres. Les deux chasseurs couraient le plus vite qu’ils pouvaient, mais pour la première fois, ils semblaient bruyants et lents comparés à la jeune fille qu’ils avaient poussée devant eux. Sharina ne pensait pas à ce qu’elle ferait une fois arrivée au fleuve. Les religieux atteignaient-ils jamais une proximité des dieux telle que celle qu’elle ressentait à présent ? Toute vie ne faisait qu’un, et elle ne faisait qu’un avec toute vie ! Les parois de lave se mirent à briller d’un éclat rouge comme si elle avait couru dans un nuage illuminé par le soleil couchant. Elle entendit Hanno et Unarc pousser des cris de surprise loin derrière elle. Ils devaient voir eux aussi cette lueur. Sharina bondit de nouveau. Devant elle, les parois de lumière se resserrèrent. Une immense main griffue, brumeuse mais plus substantielle que la roche qu’elle pénétrait, s’engouffra dans le tunnel et commença à se refermer. Hanno cria de nouveau. Sharina aurait voulu s’arrêter, mais son élan était tel, spirituellement autant que physiquement, qu’elle continua sa course en avant. Elle essayait de tirer le couteau pewle lorsque la main du démon se referma et emprisonna de nouveau Sharina dans d’étroites ténèbres en l’entraînant là d’où elle avait surgi. Deuxième jour du cinquième mois (perdrix) — Ah, voilà le brontothère du baron ! dit Ascelei, teintant de colère l’information qu’il donnait à Ilna et Cerix. Vous pourriez acheter toutes les maisons du quartier pour ce que coûte cet animal, et avec nos impôts ! Cerix se contorsionna pour mieux voir l’énorme bête qui apparaissait de son pas lent à l’angle de la rue. La maison d’Ascelei se trouvait sur le Défilé, la rue la plus large de Divers, mais même le Défilé se tordait et serpentait sur le chemin allant du palais du baron Robilard au port. Ascelei le mercier était l’hôte et l’employeur d’Ilna depuis quatre jours, et comptait parmi les hommes les plus prospères de Divers. Il avait ajouté une balustrade décorée à ce qui avait sans doute été un balcon ouvert à la construction de la maison, un siècle plus tôt, ou davantage. Les rampes plates en forme de poire étaient élégantes et renforçaient la sécurité de ceux qui avaient besoin d’un soutien physique pour ne pas tomber dans la rue. Cerix, assis dans son fauteuil, voyait mieux entre les lames que s’il s’était trouvé dans la rue à hauteur des jambes de la foule, mais la différence était mince. — Voulez-vous que je vous soulève ? demanda Ilna. Elle garda les yeux sur la procession pour que le handicapé puisse feindre sans embarras de ne pas l’avoir entendue s’il le souhaitait. Le brontothère ressemblait davantage à un cheval qu’à tout autre animal qu’Ilna avait eu l’occasion de voir, mais il pesait plusieurs tonnes et sa tête ressemblait à une énorme selle. Une large corne en fourche plate saillait du nez comme un pommeau et le front se creusait pour remonter vers le cou épais. Malgré la taille imposante de la bête, le crâne était petit et laissait augurer de la taille du cerveau. — Non, je vois bien, murmura Cerix qui se redressa pour regarder par-dessus la rambarde. Il devait utiliser la force de la partie supérieure de son corps pour ne pas peser sur ses moignons, mais il préférait visiblement cette solution plutôt que d’accepter une aide extérieure. Ilna eut un sourire narquois. Elle n’avait pas grand-chose en commun avec le magicien, et elle méprisait la faiblesse qui le poussait à se droguer pour apaiser sa souffrance ; mais elle ne pouvait que saluer sa volonté de se débrouiller seul. La foule applaudit à la vue du brontothère, mais Ilna perçut moins d’enthousiasme qu’elle en aurait attendu face à une parade spectaculaire. Ils avaient déjà vu une troupe de cavaliers en armures rutilantes – seulement vingt hommes, mais la troisième Atara était une petite isle qui devait importer jusqu’au grain nécessaire à la bonne santé des chevaux. Puis il y avait eu un orchestre avec cornes, cymbales et même une timbale de cuivre transportée dans un cadre par deux hommes et que deux autres frappaient en marchant de chaque côté. Suivaient ensuite près de deux cents marins défilant au pas en rangs serrés. La présence des marins étonna Ilna jusqu’à ce qu’Ascelei lui explique qu’ils étaient l’équipage des galères de guerre du baron. Le rythme régulier du maniement des avirons leur avait appris à marcher au pas mieux que la plupart des gens. Et à présent, le brontothère, un spectacle frappant à lui seul. Les seuls qui acclamaient le cortège sans réserve, cependant, étaient vêtus de guenilles et ne pouvaient certainement être taxés sur rien. Il était fort probable que les marchands aisés comme Ascelei n’étaient pas les seuls à sentir peser sur eux le coût des démonstrations de richesse de Robilard. — Il prétend descendre de Romi l’Ancien, dit Ascelei avec amertume. Lui ! Son grand-père était l’un des gardes du corps de mon grand-père lorsqu’il faisait commerce avec Sandrakkan. Si Robilard est un véritable noble, je suis la Dame ! De toute manière, chacun sait que Romi était abstinent. Cerix pencha la tête pour regarder Ilna. — Romi était le magicien qui régna sur la troisième Atara après le naufrage du roi Carus, expliqua-t-il. Pendant les cent ans que durèrent la vie de Romi, il préserva la paix sur la troisième Atara tandis que toutes les autres isles tombaient dans le chaos. — Vous connaissez Romi l’Ancien, maître Cerix ? s’étonna Ascelei avec, pour la première fois, une nuance de respect à l’égard du handicapé. Il n’avait autorisé Cerix à assister au défilé depuis le premier étage – le dortoir – de son magasin que parce qu’Ilna avait insisté et qu’Ascelei avait peur de perdre ses services. Le mercier était un homme revêche, quoique intelligent et d’une honnêteté irréprochable dans ses affaires. Ilna avait obtenu une place à son service quelques minutes à peine après être arrivée avec les deux magiciens à Divers quatre jours plus tôt. Le mercier souffrait d’une attaque gastrique et Ilna l’avait soigné avec un motif rapidement tissé qui lui avait apaisé l’estomac mieux que tous les remèdes discutables des guérisseurs n’avaient su le faire depuis des décennies. — J’ai visité la troisième Atara il y a quelques années, répondit Cerix. Mais je connais Romi par mes recherches. C’était l’un des plus grands magiciens qui aient jamais existé. Le brontothère avançait lentement au milieu de la rue et réduisait en poussière le gravier grossier de calcaire sous ses pattes à trois doigts. Deux hommes marchaient à côté de la créature et tenaient des cordes de rubans nouées au col de la bête, mais personne ne pouvait croire qu’ils sauraient maîtriser l’animal s’il s’emballait. Les cavaliers qui entouraient le brontothère, armés de lances abaissées au niveau de la cage thoracique de l’animal, exerçaient le véritable contrôle sur ses actions. — Robilard, baron Robiman, déclara Ascelei. Il prétend restaurer la gloire du temps de son ancêtre, Romi l’Ancien. Si cela pouvait faire revenir Romi et son âge d’or, j’accepterais la hausse des impôts, mais notre argent ne nous apporte que ces démonstrations d’apparat, des armures dorées et des brontothères de Shengy ! Il désigna d’un geste un jeune homme séduisant avec une barbiche, une moustache en pointe et – comme l’avait dit le mercier – une armure rehaussée d’or, qui scintillait au soleil. Ilna avait cru que le char où se trouvait Robilard était attelé au brontothère, mais elle voyait à présent que la double ligne d’hommes à pied qui suivaient le véhicule le poussait au moyen d’une perche. Apparemment, le baron ne faisait pas suffisamment confiance à la docilité de l’animal pour se laisser tracter par la bête. — Quelle démonstration ridicule ! lança Ilna. Elle avait assez contemplé la folie humaine pour que cet exemple ne la surprenne pas, mais l’habitude n’éteignait pas le sentiment de dégoût en elle lorsqu’elle en était de nouveau témoin. — Romi a isolé la troisième Atara du reste des Isles, dit Cerix. (Il avait épuisé toute la force de ses bras, aussi se remit-il maladroitement dans son fauteuil. Il continua, haletant :) De son vivant, il en était capable : aucun navire n’accostait sur l’isle sans son accord. Si des marins essayaient malgré tout, ils pouvaient naviguer à jamais autour de l’isle, elle se déplaçait et bougeait plus vite qu’ils ne pouvaient manœuvrer un bateau. Mais à la mort de Romi, la troisième Atara redevint une isle comme une autre, et les pirates la mirent à sac elle aussi. Ilna perçut un mouvement derrière l’alignement de spectateurs. Elle se pencha au-dessus de la balustrade pour mieux voir. L’étage où ils se trouvaient, comme tous les greniers des bâtiments face au Défilé, dessinait une avancée par rapport au rez-de-chaussée, et il devenait dès lors difficile de voir arriver les piétons devant les façades. Mais elle ne s’était pas trompée. — Voilà enfin Halphemos, dit-elle. Il n’était pas obligé de venir, bien sûr. Une invitation n’est pas un ordre. (Elle entendit l’amertume de sa propre voix et grimaça.) Une vérité que je devrais apprendre à accepter moi-même, semble-t-il, ajouta-t-elle. Halphemos et Cerix logeaient à l’auberge Chien et Chat grâce à leurs dernières économies. Le logement d’Ilna sous le toit de son employeur faisait partie de son salaire. Les magiciens avaient donné des spectacles de rue tandis qu’Ilna s’était remise à tisser pour gagner sa vie en attendant d’avoir un meilleur aperçu de la situation. Ascelei avait rapidement apprécié la valeur du sentiment de bien-être prodigué par les tapisseries d’Ilna. Il lui aurait avancé l’argent pour loger au Chien et Chat si elle l’avait souhaité. Elle ne voyait aucune raison pour cela ; mais elle avait pensé que les deux magiciens accepteraient son invitation à venir regarder le spectacle depuis le balcon dominant du mercier. Cerix était venu, actionnant seul les roues de son fauteuil, et avait expliqué avec quelque embarras qu’Halphemos avait un autre engagement mais viendrait bientôt. Cerix n’avait pas voulu – ou pu – dire quel était ce rendez-vous. Ilna présumait que cela impliquait une femme. Elle ne ressentait pas la moindre inclinaison romantique à l’égard d’Halphemos (cet enfant !), et elle avait pourtant perçu avec irritation un éclair de jalousie dans sa propre réaction. — Votre autre invité, ma dame ? demanda Ascelei. Le char avait dépassé la maison d’Ascelei et approchait d’un autre tournant du Défilé qui le mettrait hors de vue. Le baron Robilard s’était tenu parfaitement immobile pendant son parcours. Ilna plissa les lèvres. Le baron aurait mieux fait de revêtir une statue de son armure étincelante et de profiter du temps gagné pour quelque tâche utile – comme nettoyer les pots de chambre du palais. Le char était suivi d’une dizaine de litières et chaises sédanes où se tenaient des courtisans des deux sexes. Certains nobles avaient la décence de paraître mal à l’aise – quoique d’après ce qu’Ilna savait de la noblesse, ils craignaient certainement davantage que leurs atours ne soient pas aussi splendides que ceux de leurs rivaux autour d’eux. Ilna n’avait jamais eu le moindre contact avec la noblesse lorsqu’elle vivait au hameau de Barca ; si elle avait seulement pensé à eux, ce n’était que pour se demander comment des gens pouvaient croire que les actions de leurs ancêtres faisaient d’eux des êtres supérieurs. Depuis qu’elle avait voyagé dans le vaste monde, rien de ce qu’elle avait vu ne lui avait donné une meilleure opinion de cette classe. La troisième Atara, la dernière des petites isles situées dans l’alignement d’Atara, exportait ses vins et le marbre coloré de ses carrières à travers les Isles. Ilna remarqua que, peut-être en raison de ce commerce étendu, les vêtements de Cour étaient déclinés en teintes marines. Ils étaient bleus, verts, et même d’un violet pâle qui devait être issu de la peau d’aubergines. Elle était impressionnée par la consistance douce que le maître teinturier avait su donner à cette dernière teinte. Les étoffes de soie, achetées par les serviteurs des nobles sur Seres et Kanbesa, étaient le tissu le plus répandu. La clientèle d’Ascelei était principalement issue de sa propre classe, des marchands fortunés qui prisaient les lainages et les bordures de fourrure. Cependant, les petites tapisseries de laine fine d’Ilna avaient déjà fait l’objet de commandes du palais – à la grande satisfaction du mercier. Le majordome apparut sur le balcon et chuchota à l’oreille d’Ascelei. Le mercier fit un geste irrité de la main et répliqua : — Oui, bien sûr que vous pouvez le faire entrer. Peu importe qu’il soit venu seul ! Il adressa un regard d’excuse à Ilna. Elle répondit d’un bref hochement de tête en signe de compréhension. Ascelei disposait d’une dizaine de serviteurs en plus des employés qui travaillaient dans la boutique en dessous. Il avait expliqué à Ilna qu’il en avait besoin par rapport à sa position dans la société. Elle estimait cependant que si Ascelei avait réduit au moins de dix le nombre de mêle-tout zélés qui l’entouraient, sa position aurait été infiniment plus confortable. La fin de la procession passait, deux tambours et un groupe de serviteurs du palais à pied. Il ne s’agissait sans doute que de ceux qui pouvaient s’offrir des vêtements suffisamment riches pour impressionner, mais ils étaient tout de même très nombreux. Ilna sourit. Elle imagina une horde en loques de servantes d’arrière-cuisine, de garçons d’écurie et de jardiniers sans grade qui défilaient pour montrer le déploiement nécessaire pour maintenir autour d’un minet en armure dorée l’apparat qu’il estimait convenable. D’après les paroles d’Ascelei, les contribuables de la troisième Atara étaient parfaitement conscients du coût d’un tel luxe. — Maître Halphemos, qui ne précise pas son patronyme, annonça le majordome sans cacher son dédain vis-à-vis d’un homme qu’il classait visiblement au rang d’imposteur malgré sa robe de soie. En toute honnêteté, le brocart rouge était dans un état pitoyable depuis qu’Halphemos avait été emprisonné dans cette tenue. Ilna n’était pas d’humeur à fermer les yeux. Halphemos avait abandonné ce qui lui semblait être le paradis pour la suivre. Animée par une colère froide, elle se retourna et saisit le col du majordome. Elle laissa courir ses doigts sur le tissu, de la dentelle cousue sur une serge étroitement tissée. Les yeux fermés, elle laissa son motif imprégner sa compréhension consciente. Elle ouvrit les yeux et lâcha le vêtement à l’instant où elle regagnait le monde réel. Le majordome balbutiait ; Ascelei regardait la scène avec étonnement mais sans inquiétude, et Halphemos se glissa à l’écart, la main droite dans sa manche gauche. — Savez-vous qui était votre père ? demanda sèchement Ilna, les yeux rivés dans ceux du serviteur. Moi, je le sais. — Je suis Othelm or-Almagar ! lança le majordome. Mon père était le valet personnel du baron Orde ! Il tapota la surface de son col pour s’assurer qu’Ilna ne l’avait pas abîmé. Comme si elle allait passer sa colère sur une étoffe innocente ! — Votre père se nommait Garsaura et était palefrenier dans les écuries du palais, répliqua Ilna suffisamment fort pour que les autres serviteurs qui se tenaient derrière la porte du balcon puissent entendre. Voulez-vous en savoir davantage sur votre véritable ascendance, maître Othelm ? — Ce n’est pas…, commença le majordome. Mais il n’acheva pas de dire sa pensée. Il se retourna, la bouche encore ouverte. Il quitta le balcon plus vite que la dignité qu’il affichait quelques instants plus tôt ne l’autorisait. Halphemos eut un sourire appréciateur, quoiqu’il semble un peu embarrassé qu’une femme ait pris sa défense. — Merci, ma dame, dit-il. (Il désigna d’un signe de tête la direction prise par le majordome.) Il ne dormira pas tant qu’il n’aura pas prouvé qu’il n’y a jamais eu de palefrenier nommé Garsaura au palais il y a quarante ans, je pense. Le regard d’Ascelei passait de plus en plus vite d’Halphemos à Ilna. Ce fut Cerix qui prit la parole, regardant par-dessus son épaule car il n’avait pas suffisamment de place sur le balcon pour faire tourner son fauteuil : — Mais il y avait bien un Garsaura au palais à cette époque, n’est-ce pas, ma dame ? — Oui, répondit Ilna avec un sourire assez aiguisé pour couper du verre. Il y avait effectivement un Garsaura, maître Cerix. — Elle ne bluffe pas, mon garçon, déclara Cerix à Halphemos, stupéfait. Elle ne ment jamais. Et par tous les dieux en lesquels tu veux bien croire, ne la contrarie jamais ! — Je vous présente mes excuses, maître Ascelei, dit Ilna qui sentait un nœud de haine vis-à-vis d’elle-même se former dans son estomac. (Cela lui arrivait toujours après avoir utilisé ses pouvoirs pour des fins qui n’avaient en rien amélioré le monde.) Je suis votre hôte. Ce n’est pas à moi de reprendre votre serviteur, et je n’aurais pas dû agir ainsi de toute manière. — Othelm a coutume d’insulter les invités – des amis et de bons clients – lorsqu’il ne juge pas leur lignée suffisamment glorieuse, répondit le mercier. (Il parlait peut-être avec davantage de prudence que s’il n’avait pas compris ce que venait de faire Ilna.) Je ne savais pas comment lui faire abandonner cette détestable attitude sans le renvoyer, et il se trouve généralement être un serviteur fort utile. Ma dette à votre égard s’agrandit, ma dame. Il inclina la tête vers Ilna en un geste qui était presque une révérence. Ilna grimaça. Elle se sentait confusément mal à l’aise à l’idée d’avoir prétendument bien agi alors qu’elle savait pertinemment que ses intentions étaient mauvaises. Elle n’espérait pas rendre justice, mais elle trouvait profondément malhonnête d’être jugé bon alors qu’on ne l’était pas. Halphemos, la main droite toujours fermée sur ce qu’il cachait dans sa manche gauche, se rapprocha d’Ilna. — J’ai quelque chose à vous montrer en privé, annonça-t-il dans un chuchotement de conspirateur. Ilna l’aurait giflé. Elle se contenta de répondre d’une voix digne des Caps glaciaires : — Mon hôte, maître Ascelei, vous a invité ici pour me faire une faveur. Si vous avez des secrets que vous ne voulez pas partager avec lui, jeune homme, sortez de cette maison et emmenez-les avec vous. Je vous rejoindrai quand je me sentirai capable de digérer votre impolitesse – ce qui ne se produira pas dans un futur proche, je vous assure. Halphemos ouvrit la bouche pour protester mais resta silencieux, saisi. Il avait laissé son excitation prendre le contrôle, mais il n’allait pas renouveler cette erreur. — Je vais vous laisser, dit Ascelei d’un ton égal. Je vais m’assurer que vous ne serez pas dérangés. (Il sourit. Le sens de l’humour du mercier – et sa personnalité – ressemblaient fort au caractère d’Ilna.) Mais je ne pense pas que maître Othelm vous approche encore. Ilna commença par protester puis haussa les épaules. Ce balcon valait tout autre endroit de Divers pour parler d’un secret. Les spectateurs se dispersaient, mais la circulation qui régnait normalement le long du Défilé créait une chape de bruit capable d’étouffer des mots chuchotés en extérieur. Bien sûr, un serviteur pouvait se tenir l’oreille collée à… — Mais expliquez bien à vos gens…, commença Cerix d’une voix forte (il avait reculé son fauteuil dans le coin du balcon pour le retourner et faire face aux autres sur l’étroite terrasse),… que dame Ilna ne fera jamais usage de ses pouvoirs pour rendre aveugle ou sourd un quelconque espion. — Comment ? demanda Ascelei en regardant le magicien handicapé avec surprise. (Il sourit de nouveau et ajouta :) Oui, je vois. Je leur dirai. Le mercier referma la porte du balcon derrière lui. Une fois étouffée la colère qui l’avait saisie en entendant ce qui était associé à son nom, Ilna sourit à son tour. C’était une manœuvre astucieuse, et qui ne faisait de mal à personne. Halphemos s’agenouilla et sortit un sac de cuir rouge souple de sa manche. — Regardez ! dit-il en ouvrant les cordons. Lorsque j’aurai vendu ceci, nous pourrons payer notre passage à tous les trois vers Valles et il nous restera encore une petite fortune ! Il fit tomber une perle de la taille et avec la forme d’un œuf de pigeon dans sa main. Elle était montée en pendentif, enchâssée dans une couronne dorée, quoique la chaîne ou la cordelette soit manquante. — Avez-vous déjà vu quelque chose d’aussi beau ? demanda Halphemos. — À l’occasion, répondit Ilna. (Les motifs que la lumière tissait sur le bijou iridescent lui parlaient comme à nul autre, sans doute.) Et j’ai vu des choses plus dangereuses à posséder lorsqu’on est naufragé en terre inconnue, Halphemos. À l’occasion seulement. — Où as-tu trouvé cela, Alos ? demanda doucement Cerix. Il se massait les cuisses, juste au-dessus des moignons. Il semblait aussi inquiet qu’Ilna était furieuse. — Je ne peux pas vous le dire, répondit Halphemos, soudain sur la défensive face à ce manque d’enthousiasme inattendu de ses compagnons. Je ne l’ai pas volé, c’est tout ce qui compte. — Non, répliqua froidement Ilna. Ce n’est pas tout. Le mieux à faire avec ceci est de le jeter à la mer. Halphemos rangea la perle dans le sac, les mains tremblantes. Il se dressa, blanc de colère. — Vous êtes jaloux, c’est tout ! dit-il. Voyez-vous, dame Ilna, il est temps que vous compreniez que les autres peuvent faire des choses même lorsque vous ne le pouvez pas ! Je paierai nos places sur un navire à destination de Valles. À vous de choisir si vous voulez venir chercher votre frère ou si vous préférez rester ici et bouder dans votre coin parce que j’ai gagné l’argent nécessaire. Par mon art ! Il ouvrit brusquement la porte. Il semblait qu’Halphemos avait oublié la bourse qu’il tenait maintenant ouvertement à la main. — Cerix, dit-il, venez avec moi. Notre dame sceptique doit discuter de choses importantes avec ses riches amis. Cerix fit rouler son fauteuil à l’intérieur du grenier, heurtant le seuil au passage. Il lança un regard inquiet à Ilna qui lui répondit d’un hochement de tête. Halphemos sortit avec colère sans croiser de nouveau son regard. Ilna espérait que le jeune homme laisserait les serviteurs d’Ascelei aider Cerix à descendre les escaliers au lieu de le faire lui-même. Dans son état, Halphemos était bien capable de renverser son ami et de lui faire dévaler les marches. Il n’aurait plus manqué que cela ! Quoique faire tomber Cerix dans les escaliers semblait encore moins dangereux pour le magicien handicapé et eux trois que ce qu’Halphemos s’apprêtait à faire avec la perle. Un tel bijou annonçait le nom de son propriétaire plus puissamment qu’un huissier appelant un accusé. Peut-être Cerix saurait-il raisonner le garçon. C’était le principal espoir d’Ilna. Mais c’était aussi un faible espoir, compte tenu de la détermination dont Halphemos avait fait preuve. — Éveille-toi, Cashel or-Kenset, lança la voix rauque. Ton corps est régénéré, ton esprit apaisé. Éveille-toi et aide-moi comme je t’ai aidé ! Cashel dérivait dans un brouillard de fumée violette. Il n’était pas inquiet ; la brume le revigorait comme de l’eau salée, mais il pouvait en respirer les volutes. — Éveille-toi, Cashel, répéta la voix. Moi, Silya, je te l’ordonne par les pouvoirs que j’ai déployés pour te soigner ! — Qui êtes-vous ? demanda Cashel, encore assommé. Il sentit ses lèvres bouger, ce qui prouvait qu’il parlait tout haut. Il ouvrit les yeux, au prix d’un effort qui le stupéfia. Il était couché sur le dos, sur une planche. Il la toucha du bout des doigts et s’étonna de sentir la surface si froide avant de comprendre qu’il s’agissait de pierre polie et non de bois. Voilà. Il était allongé sur une plaque de pierre, nu comme un ver, dans une cave illuminée par des braseros qui exhalaient des fumées aux couleurs intenses et une lumière vive autour de lui. Il se tenait comme un cadavre prêt pour ses funérailles. — Hey ! s’exclama Cashel. Il lança ses jambes par-dessus le bord de la plaque et se dressa pour regarder frénétiquement autour de lui. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce que Silya, la femme qui arborait des ossements dans les oreilles à la façon dalopienne. Elle était également nue, le corps couvert de tatouages semblables à une étoffe de dentelle compliquée. — Cashel or-Kenset, dit-elle en agitant une crécelle d’ossements. (La boîte était faite d’un crâne de chien, mais le fémur qui y était attaché en guise de manche était humain ou Cashel était aveugle.) Je t’ai ramené des portes de la mort. À présent, tu vas m’aider et… Elle tendit la crécelle juste devant le visage de Cashel qui réprima avec peine son désir de broyer l’abject artefact dans son poing. — … tous deux, nous serons maîtres de la Bête en ce monde ! — Où sont mes vêtements ? demanda Cashel. La fumée lui soulevait le cœur, bien qu’elle soit sans doute destinée à être apaisante. — Et où sont mes amis, Zahag et Aria ? Il regarda autour de lui sans trouver trace de sa tunique ou de quoi que ce soit dans lequel il pourrait se draper provisoirement. L’éclairage tremblant des braseros voilait autant qu’il révélait. Sur le sol, près de la plaque de pierre, on avait tracé à la craie un motif à plusieurs côtés bordé de mots. La magicienne semblait étonnée. Cashel songea que Silya s’était sans doute attendue à une autre réponse que ce simple dégoût et l’envie de fuir sa présence. Il n’avait pas peur d’elle et ne ressentait pas la moindre reconnaissance. — C’est vous qui nous avez envoyés, Zahag et moi, sur l’autre Pandah, n’est-ce pas ? dit-il. Restez à l’écart avec votre fichu jouet ou je vous le fais avaler, par le Berger, je le ferai ! — C’était une erreur, intervint-elle. Vois, j’ai des vêtements pour toi dans l’autre pièce. Silya se dirigea vers une porte dont la planche et le cadre avaient été assemblés récemment : la sève s’écoulait encore. Des structures de bois semblables fermaient les cinq autres issues, mais sans porte. La cave avait été creusée dans les fondations d’un vaste bâtiment, sans doute le palais de Folquin. Cashel claqua le panneau derrière lui, heureux de s’éloigner des braseros encore fumants. Il toussa bruyamment pour libérer sa gorge des vapeurs écœurantes. La nouvelle pièce était également voûtée et ses murs garnis de passages, mais les briques étaient couvertes de tapis d’herbes colorées tissées en d’agréables motifs géométriques. Ils intéresseraient Ilna, songea Cashel. Un hamac pendait à des crochets installés dans un angle. Des paniers à motifs fermés étaient alignés contre les murs et de nombreux outils étaient rangés sur un présentoir sur pied. Ils pouvaient indifféremment être destinés à la cuisine, la torture ou la magie. Une lampe à huile en bronze éclairait la pièce. Les lobes des trois mèches étaient sculptés en forme de parties intimes masculines. Cashel plissa le nez. — Je pensais que ta Sharina était la plus importante, dit Silya en soulevant le couvercle d’un panier. (C’était un système de verrou habile, où il fallait tordre et non simplement tirer pour libérer le fermoir.) C’est parce que mon frère croyait que cette fille était l’héritière de l’ancienne lignée et qu’elle pourrait le mener au trône de Malkar. Elle s’interrompit puis tira une tunique du panier et la déplia pour Cashel. La facture était simple – le vêtement avait sans doute été cousu dans un auvent – mais cela lui convenait. Il prit la tunique. Cashel savait qu’il ne devait rien à cette femme, mais il avait toujours de la sympathie pour ceux qui l’aidaient. Bien sûr, Silya était responsable de ses ennuis depuis le début… Cashel passa le vêtement. Tandis qu’il faisait glisser le tissu sur ses épaules, il digérait les paroles de la magicienne dalopienne. Lorsque la tête de Cashel émergea du tissu, il la regarda. Il demanda, d’une voix très basse : — Qu’avez-vous fait à Sharina ? Il avança d’un pas. Il distinguait un monde en nuances de gris excepté la magicienne stupéfaite devant lui et le mur de briques derrière elle. Les yeux de Silya se tournèrent une seconde vers les outils, puis elle eut la sagesse de regarder de nouveau Cashel. Elle écarta même la crécelle d’os qu’elle tenait. — La fille n’a rien ! dit-elle. Elle ne représentait rien pour moi, après tout, alors je l’ai laissé partir avec le petit magicien que je remplace ici, à Pandah. Cashel prit une profonde inspiration. — Mais vous avez dit… Il essaya de se rappeler les paroles exactes de Silya. Pendant un instant, tout avait été si flou. Il regarda ses mains et les serra pour évacuer la tension. — Mon frère pensait qu’elle était importante, dit Silya en respirant elle aussi rapidement, rassurée. Il l’attirait vers lui. J’ai suivi son travail et j’ai pensé le devancer ici. Mais il s’était trompé, alors je l’ai laissée partir. Elle ne mentait pas. Cashel avait l’habitude de ceux qui essayaient de lui mentir. Ce n’était pas aussi simple que les étrangers le pensaient, mais ils y parvenaient parfois. Toutefois, ils n’y arrivaient jamais lorsque Cashel était en colère comme il l’était à présent. Il pouvait alors voir au plus profond de leur cœur. Silya saisit l’étoffe qu’elle avait drapée sur le hamac puis la lâcha pour reporter son attention sur le jeune homme qui lui faisait face. — Mon frère Silyon m’a volé la Pierre de Connexion, dit-elle. Il s’en sert pour communiquer avec la Bête. Toi et moi, nous allons lui reprendre cette pierre et nous serons les vice-rois de la Bête ! Cashel ne pouvait déterminer l’âge de la magicienne. Il avait d’abord cru qu’elle était plutôt âgée, plus de cinquante ans, mais sa voix était celle d’une femme plus jeune. Les tatouages la vieillissaient. De plus, les voyageurs racontaient que les habitants de Dalopo avaient déjà l’air vieux à trente ans – ce qui était déjà suffisamment âgé, pour tout dire. — Où est allée Sharina ? demanda Cashel. Et où sont Aria et Zahag ? — Ne m’écoutes-tu pas ? cria Silya. Je t’offre de partager le pouvoir absolu et tu me parles de filles et d’animaux. Tu auras toutes les femmes du monde si tu me rejoins ! Cashel s’avança encore vers elle avant même de s’apercevoir qu’il bougeait. Elle n’aurait pas dû parler ainsi de Sharina. — Aria va bien ! répondit précipitamment Silya. Elle est avec le roi qui en fait grand cas. Le primate va bien aussi, sans doute, quoique je ne comprenne pas en quoi cela est important. La viande de singe est au mieux filandreuse et les mâles ont un goût faisandé. Cashel se força à se détendre. — Et Sharina ? demanda-t-il. — Elle est partie pour Valles avec les autres magiciens, répondit Silya. Le garçon et le handicapé. Mon frère l’attirait à lui, je te l’ai dit, mais il se trompe sur son pouvoir. Ce n’est qu’une fille. — Oui, dit Cashel d’une voix gutturale en se dirigeant vers la porte pour quitter la pièce. Juste une fille. — Cashel or-Kenset, attends ! lança la magicienne. Elle leva les mains, paumes en avant, mais s’écarta du passage de Cashel. — Tu as parcouru les plans par ta seule force. Avec moi pour te guider, personne ne pourrait se dresser contre nous ! Nous nous emparerions de la Pierre, et peut-être saurions-nous commander à la Bête plutôt que de diriger le monde en son nom ! — Je vais chercher mes amis, coupa Cashel. (La colère et le dégoût lui épaississaient tellement la langue qu’il peinait à comprendre ses propres paroles.) Ne vous mettez pas en travers de mon chemin. Il fit jouer le loquet et poussa la porte. Elle ne s’ouvrit pas. Il accentua sa poussée, de plus en plus, jusqu’à ce que le mur lui-même s’écroule. La porte était conçue pour être tirée, à ce qu’il vit en regardant les épaisses solives en ruines. — Ne vous mettez jamais en travers de mon chemin ! répéta Cashel en s’éloignant à grands pas vers la lumière qui scintillait à l’extérieur de la cave voûtée. Un groupe d’enfants gloussant de peur s’éparpilla devant lui lorsqu’il jaillit à l’extérieur. Sa sortie les avait effrayés. Ils jouaient, sans espionner, parmi les piliers de briques. Cashel sourit. Il avait également effrayé Silya, si elle avait seulement autant d’esprit que la Dame en accordait aux oies. Son sourire s’effaça. Il allait aimer retrouver le contact de son bâton de noyer blanc, quoique celui en sapin qui l’avait remplacé sur l’autre Pandah était aussi une jolie pièce. Les marches qui menaient à la cour étaient tapissées de poussière, feuilles et déchets humains. Le seuil de pierre portait encore les trous où des portes avaient un jour pivoté, mais les panneaux avaient disparu depuis longtemps. Cashel s’arrêta en haut de l’escalier et plissa les yeux face au soleil éclatant tout en les abritant de sa main gauche. Il était presque midi, mais il s’aperçut qu’il ignorait quel était ce jour. Il se trouvait à l’arrière du palais ; les enfants et les adultes réunis sur la grande place ouverte avaient tous les yeux rivés sur lui. Cashel sourit pour afficher un visage amical, mais les enfants se rapprochèrent de leurs parents et les adultes les entourèrent de leurs bras. Il se demanda quelles sortes d’histoires circulaient sur lui. Il se sentit dérangé par l’idée qu’on puisse le considérer comme un ami de la magicienne dalopienne. Il préférerait être l’ami d’un loup de mer. La promenade autour du palais était fermée d’une balustrade fixée dans le sol, une barrière plus symbolique que physique. Cashel s’appuya sur un pilier où s’enroulait une plante grimpante pour sauter par-dessus. Zahag bondit du toit en trois bonds d’araignée. Ce mouvement faillit être le dernier de sa vie. Cashel, encore tendu et plus en colère qu’il le pensait, cria « Hey ! » en lançant ses larges mains dans la direction de ce qu’il prenait pour une attaque. — Hey ! répondit Zahag en un écho effrayé. Au lieu d’atterrir à côté de Cashel, le primate rebondit sur la barrière pour saisir une colonne à cinq pas de là. Les enfants et les adultes aussi s’éloignaient en toute hâte du tumulte. Cashel se frotta le front, embarrassé. Cela lui rappelait le jour où un taon avait piqué le bœuf de Piri sous la base de la queue. — Je ne voulais pas…, marmonna Cashel. Il savait maîtriser sa colère avant d’avoir sept ans. Et pourtant, il était à présent dans un drôle d’état. Tout cela parce qu’il se faisait du souci pour Sharina, sans aucun doute, mais celle-ci, n’avait que faire d’un bœuf en sang ruant et courant furieusement en tous sens. — Il a fallu que je me cache pendant tout le temps où tu dormais, dit-il d’un ton blessé qui avait rapidement remplacé sa colère. Il descendit de la colonne et s’approcha précautionneusement de Cashel, prêt à se sauver de nouveau s’il se révélait qu’il avait mal évalué la situation. — Maintenant, tu t’en prends à moi, toi aussi. Ce n’est pas juste, tu sais ! Cashel resta silencieux un moment. Puis, alors que le primate commençait à désespérer, il dit : — J’aimerais mieux que tu ne me surprennes pas comme ça, Zahag. Je me sentirais mal si je t’envoyais au sol si violemment que tu t’y écrases, comme j’allais le faire. — Oh, non, chef, ça ne se reproduira pas ! répondit Zahag. Il se retourna et regarda Cashel, la tête penchée entre ses propres jambes. De la part d’un humain, cette posture aurait été insultante, mais pour le primate, c’était comme ramper sur le ventre en signe de soumission. — Non, non, non ! répéta-t-il. Cashel hocha la tête. — Où est Aria ? demanda-t-il. Est-ce qu’elle va bien ? — Oh, tu vas t’occuper de lui, maintenant ! dit Zahag en bondissant de joie. Viens, chef, il est par ici dans la cour. Oh, il va le regretter, maintenant ! Il saisit la main droite de Cashel et le tira avec un enthousiasme amical. L’humeur du primate changeait aussi rapidement que la brise d’été, mais cela ne gênait pas Cashel. Les moutons agissaient de la même manière, aussi avait-il l’habitude. Les fermiers ne paieraient pas des bergers si tous les animaux étaient d’humeur aussi égale et constante que les bœufs l’étaient. La plupart du temps. Cashel passa par-dessus la barrière. Zahag bondit du sol sur un pilier puis dans l’allée – puis de nouveau dans l’autre sens, avec les mêmes gestes nerveux qu’un insecte sur une pièce de viande fraîche. Les enfants et les serviteurs sur la place chuchotaient entre eux, à présent que le risque d’un bain de sang semblait écarté. Ils baissèrent la tête lorsque Cashel les balaya du regard, bien qu’il s’évertue à sourire avec autant de chaleur qu’il en était capable. Cashel s’interrompit. — Je t’ai demandé si Aria allait bien, dit-il à Zahag. Qui est censé regretter son attitude ? Le primate avait déjà parcouru la moitié du chemin vers la cour. Il se retourna et plissa un moment les lèvres en signe d’agacement. — Folquin, bien sûr ! répondit-il. À l’instant où Zahag grommelait ces mots, il se souvint à qui il parlait. Il émit un grognement d’excuse et continua avec insistance : — Le roi Folquin, celui qui a ordonné à ses gardes de me tuer pour les ennuis que j’avais causés, alors que tout était la faute de cette sauvage de Dalopienne. Et elle est sa nouvelle magicienne, tu sais ? Folquin, qui essaie de te voler ta femelle, chef ! — Voler ma…, s’étonna Cashel. (Il cligna des yeux.) Oh, reprit-il, tu parles de la princesse. Eh bien, allons la voir. Il fredonna une gigue en suivant tranquillement Zahag le long de l’allée. Il se souvenait des danses au début de héron, lorsque les labours étaient terminés. Cashel ne jouait pas de la flûte ni de la lyre, et ses pas étaient simples comparés aux bonds et démonstrations d’équilibre d’autres jeunes gens qui paradaient sous les applaudissements des spectateurs ; mais il pouvait danser plus longtemps que tous les autres garçons du bourg, et toutes les filles hormis Sharina. Combien de fois étaient-ils restés tous les deux à tourner et tournoyer encore au Moulinet de Finnan alors que les autres, épuisés, les accompagnaient de cris impressionnés. Le primate avançait toujours, à quatre pattes, et jetait de fréquents coups d’œil vers Cashel par-dessus son épaule. Un serviteur chargé d’un plateau de verres vides arriva dans le sens inverse, les vit, et rebroussa vivement chemin vers la cour. Il aurait largement eu la place de passer à côté d’eux. Aria, la femelle de Cashel, voyez-vous cela ! Combien de temps la princesse aurait-elle pu danser au bourg ? Zahag se rangea sur le côté et laissa Cashel entrer le premier dans la cour. La place était déjà en pleine effervescence. Folquin s’était dressé de son tabouret. Le serviteur se tenait près de lui ; une ligne de coupes brisées sur le sol allait de l’endroit où il se trouvait à celui dont il venait, preuve de la hâte avec laquelle il était venu prévenir son roi de l’arrivée de Cashel. Les six gardes s’interposèrent entre Cashel et Folquin. L’un d’eux posa le genou sur l’arrondi de son arc pour le tendre, mais son officier lui lança : — Pose ça et tiens-toi droit, debout ! Aria était assise près de Folquin. Elle se leva avec une grâce infinie. Elle portait une tunique de soie violette resserrée sous la poitrine et à la taille. L’étoffe ondoyait comme danse sous la brise un ruban de mousse accroché aux branches d’un arbre. À la grande stupeur de Cashel, la princesse tenait son bâton de sapin devant elle, comme un étendard. Elle en avait posé l’extrémité au sol, mais son poids considérable le faisait encore vaciller. Elle se tourna vers Folquin et intervint d’une voix forte : — Votre Majesté, je vois que maître Cashel, mon champion, a repris conscience. M’accorderez-vous l’honneur de vous le présenter selon l’usage ? — C’est inutile, Aria, répondit Cashel. Le roi et moi avons déjà fait connaissance. Avant que… vous savez… Avant que je vous rencontre. Les badauds et requérants le regardaient tous, exactement comme le matin où il avait affronté Zahag, il y avait une éternité. Mais Silya n’était pas dans la foule cette fois. Cashel regarda derrière lui pour s’assurer que la magicienne ne l’avait pas suivi. Elle n’était pas là, mais Zahag, qui surveillait les arrières de son chef, montrait les crocs avec un grondement accompagné de bulles de salive qui éclataient sur ses lèvres. — Oui, acquiesça Folquin. (Il pencha la tête, visiblement pour regarder derrière la silhouette massive de Cashel, lui aussi en quête de la magicienne.) Hem, maître Cashel a empêché cet ignoble singe de m’attaquer, au prix de risques considérables. J’espère que vous vous portez bien, maître Cashel. — Je… Hé bien, je suis content d’être de retour, dit Cashel. Et Zahag va bien. (Il se tourna pour lancer d’un ton sec :) Zahag, arrête ça ! Tiens-toi un peu ! Les gardes s’écartèrent sur un ordre discret de leur commandant pour laisser passer Cashel. Le chef se tenait de côté, les yeux aux aguets passant vivement de Cashel au roi, aussi tendu qu’un arc, soucieux d’avoir pris la bonne décision. Aria donna le bâton à Cashel. — Tout va bien, Cashel ? Elle semblait heureuse de le voir, et l’inquiétude qui perçait dans les mots prudents n’était pas une simple politesse. Elle portait des sandales de cuir argenté lacées jusqu’aux mollets. — Je vais bien, répondit Cashel, car c’était la vérité et qu’il devait dire quelque chose. Il sourit en regardant le bâton. Il aurait aimé le faire tourner pour s’assurer qu’il n’avait pas été déformé pendant son sommeil – un sommeil trop long pour être naturel, sans doute un autre tour de la magicienne –, mais cela aurait inévitablement déclenché une panique et il aurait risqué de blesser quelqu’un. Cashel fronça les sourcils et regarda de nouveau le roi. Un secrétaire qui se tenait à côté de Folquin poussa un glapissement de terreur et ferma les yeux. — Hum, commença Cashel, sans vouloir abuser, je me demandais si le bâton de noyer blanc que j’avais quand je suis venu la première fois était encore ici. Je l’ai fait moi-même quand j’étais enfant, et ça m’ennuierait de le perdre. Aria toisa le serviteur qui portait le plateau d’où étaient tombés les verres. — Vous avez entendu maître Cashel ! dit-elle. Trouvez ce bâton et apportez-lui à l’instant. Allons ! Qu’attendez-vous encore ici à me regarder de la sorte ? Folquin ouvrit la bouche, apparemment pour répéter l’ordre de la princesse. Le serviteur n’attendit pas cette confirmation. Il lâcha même son plateau tandis qu’il se précipitait vers le bâtiment en criant : — Wyckli ! Abdorn ! Sa Majesté… (Il disparut dans le passage et sa voix résonna jusqu’à la cour :)… veut le bâton dans la chambre du grand barbare ! Cashel sourit. Il avait connu des désignations plus désobligeantes, quoique ceux qui l’avaient insulté avaient eu l’occasion de le regretter avant la fin du combat. Aria était assurément dans son élément. C’était le plus embarrassant pour ce qu’il restait à faire. — Heu, roi Folquin, dit Cashel, vous avez prouvé votre grandeur en nous accueillant, la princesse et moi. Je pense que vous devriez savoir que c’est cette Dalopienne, Silya, qui a causé tous les problèmes, avant d’entrer à votre service, et non Zahag ; mais je ne vous en veux pas. — Silya ? répéta Folquin en fronçant les sourcils. Non… Pour faire taire le roi, Cashel frappa de son bâton le sol de terre. Il se sentait agacé contre lui-même. Il n’était pas doué pour parler, et il avait laissé perdre l’idée principale. — Quoi qu’il en soit, reprit Cashel, j’apprécie tout ce que vous avez fait. Mais à présent, je dois partir, pour retrouver mon amie Sharina. (Il prit une profonde inspiration.) Et je dois emmener la princesse Aria avec moi, continua-t-il, car j’ai promis à sa mère… Folquin, Aria et six autres personnes se mirent à parler en même temps. La seule phrase que distingua Cashel fut le grondement de Zahag : — C’est pas vrai, chef. Tu as promis à sa mère de la libérer d’Ilmed. Et ce magicien n’a plus touché un cheveu d’Aria depuis qu’il t’a rencontré. — Heu…, reprit Cashel. Ce que je voulais dire… Il ne se rappelait plus exactement ce qui s’était dit lorsqu’il s’était entretenu avec la reine Sosia. Il avait du mal à organiser ses pensées car la plupart des personnes présentes continuaient à lui parler toutes à la fois. La princesse Aria avait également entendu Zahag. — Taisez-vous tous ! ordonna-t-elle. N’oubliez pas que vous vous tenez en présence de votre roi ! Cashel eut un sourire moqueur. C’était vrai, mais lorsque le concert de plaintes s’éteignit, Folquin se tut avec les autres. Une fois le silence rétabli, Aria posa la main sur le poignet de Folquin pour avoir son attention et lui désigna Cashel d’un hochement de tête. Inutile de se demander qui menait la danse dans ce couple ; si tant est qu’il y ait un couple, car Cashel ne les voyait pas ainsi pour le moment. — Maître Cashel, dit le roi. (Pendant tout le temps où Cashel avait escorté Aria, il l’avait vue comme un petit bout de fille, mais à présent, sa présence écrasait toute l’assemblée.) Je considère l’arrivée de la princesse Aria à Pandah comme une manifestation de la volonté des dieux. Elle est clairement la femme qu’ils me désignent comme épouse et reine de Pandah. Aussi… — Vous étiez tout aussi certain que Sharina était destinée à être votre reine, répliqua Cashel avec un soupçon de colère qu’il fut surpris d’entendre. Vous aviez tort, et je ne vais pas vous donner davantage raison maintenant. Je ne suis pas un lettré qui joue sur les mots, ni ceux que j’ai dits à la reine Sosia… Il regarda par-dessus son épaule. Le primate lissait sa fourrure en quête de puces et croquait celles qu’il trouvait entre deux dents. Il ne sembla pas remarquer le froncement de sourcils menaçant de son chef. — … ni ceux que j’ai dits à qui que ce soit d’autre. Je protégerai… Aria se mit à sangloter. Cashel s’interrompit aussi brusquement que si quelqu’un avait fait tomber un arbre sur lui. Aria se jeta dans ses bras. — Oh, Cashel, gémit-elle, devez-vous encore me tester ? Même Muzira n’a pas eu à faire ce que j’ai vécu ! — Mais Aria…, murmura Cashel sans savoir que faire. — Si vous me dites que je dois partir, je partirai, dit la princesse. (Ses larmes formaient déjà une tache humide sur la nouvelle tunique de Cashel.) Mais Cashel, je vous en prie ! Le roi Folquin échangea un regard avec le capitaine de la garde. Le soldat fronça les sourcils et se tapota la joue gauche, un geste qui à Pandah signifiait « non ». Une partie de Cashel regretta l’avertissement du soldat, car un combat lui semblait une solution infiniment plus simple pour se tirer de la situation où il s’était embourbé. Pourquoi la vie n’était-elle pas plus simple ? — Je croyais qu’il y avait bien assez d’autres femelles plus robustes que celle-là, remarqua Zahag en continuant à croquer ses puces. Mais elle vaut finalement mieux que je le pensais. Elle a tenu les gardes à l’écart de moi quand on est revenus, mais je ne leur faisais pas confiance quand elle n’était plus là pour veiller. Cashel regarda le primate. Zahag ne lui prêta ouvertement aucune attention. Deux serviteurs accoururent de l’allée, le bâton porté entre eux avec autant de pompe que s’ils avaient été des chasseurs rapportant un cerf plutôt qu’un simple bout de bois. Aria recula légèrement et leva la tête vers Cashel. Elle ne mentait pas lorsqu’elle disait qu’elle le suivrait s’il le fallait. Et elle ne plaisantait pas lorsqu’elle disait qu’elle avait enduré plus de souffrances que Muzira. Non, monsieur, elle disait vrai. — Aria, dit Cashel. Princesse ? Êtes-vous sûre que vous voulez vraiment rester ici ? Parce que je me moque de combien ils sont, je ne les laisserai pas… Aria posa un doigt sur la bouche de Cashel pour l’interrompre. — Je sais, Cashel, répondit-elle. Mais ma place est ici. Je pense que Folquin fera un bon mari. Exactement le genre d’homme que la Divine Dame choisirait pour moi. — Hem, maître Cashel ? appela le roi. Folquin était un peu plus âgé que Cashel, mais à cet instant, il ressemblait à un petit garçon, juste assez âgé pour porter quelque chose sur lui dans ses escapades estivales. — Sachez que je vous accorderai avec plaisir toute position qui vous intéresserait au palais. Capitaine des gardes, peut-être… — Non, non, intervint Cashel. Il ne put retenir son rire devant le sérieux du roi. Ce garçon aurait certainement acheté le premier troupeau de moutons qui ait jamais brouté l’herbe de Pandah si Cashel avait demandé à être nommé berger royal ! — Votre, heu, Majesté, je dois absolument partir au plus tôt. Pour Valles, je pense, si c’est là que Sharina est allée. — Vous ne restez pas pour le mariage ? demanda Folquin avec un enthousiasme suspect. Bien sûr, préparer un tel événement demande du temps. Cashel surprit le regard qu’Aria lança à son futur mari et se hâta de parler avant qu’elle exige qu’il fasse accélérer les préparatifs. La seule chose que Cashel souhaitait accélérer était le moment où il quitterait Pandah et rejoindrait ses amis. — S’il y a un navire à quai qui accepte de me prendre à bord en échange de mon travail, je suis prêt à embarquer dès maintenant, dit-il. Les serviteurs qui portaient le bâton de Cashel se tenaient tout près mais ne parlaient pas, de peur d’interrompre l’échange. Cashel tendit la main droite et saisit le noyer blanc. Lorsqu’il sentit le bois doux et dense sous ses doigts, il eut l’impression de rentrer chez lui. — Maître Cashel, dit Folquin, si vous pouvez attendre jusqu’au matin, je mettrai l’une des birèmes royales à votre disposition. (Il ajouta sur le ton de l’excuse :) Il me faudra tout ce temps pour préparer l’équipage. Mais c’est une embarcation plus rapide que n’importe quel autre navire de transport. — Eh bien, répondit Cashel, cela me paraît bien. J’aurai une dette envers vous si vous faites cela, heu, Votre Majesté. Folquin se tourna vers l’un de ses assistants. D’un ton vif dans lequel on retrouvait enfin le roi, il ordonna : — Veillez à ce que cela soit fait, Mousel. Immédiatement. — Eh bien…, commença Cashel. (Il se sentait un peu stupide avec ses deux bâtons à la main, mais il ne savait pas quoi faire de celui qu’il avait en plus.) Si je peux trouver à manger quelque part, je meurs de faim. S’il avait dormi quatre jours, il n’avait pas mangé depuis. Son dernier petit déjeuner avait consisté en quelques œufs et fruits, plutôt savoureux, mais insuffisant pour vous caler l’estomac assez longtemps. Le roi ne prit même pas la peine de formuler son ordre, cette fois. Il fit un signe à l’un des serviteurs qui disparut aussi vite que s’il avait eu une horde de chiens aux talons. — Heu, je vais…, commença Cashel. — Cashel ? intervint Aria. Vous n’allez pas garder le bâton que vous aviez en venant me secourir, n’est-ce pas ? — Comment ? Il tint le bâton de sapin à bout de bras et l’examina attentivement. Les embouts de cuivre scintillaient au soleil ; ils avaient été impeccablement polis pendant que Cashel reposait dans la chambre de Silya. — Eh bien, c’est une jolie pièce, et il est plus léger que le noyer blanc, mais… (Il s’interrompit.) C’est-à-dire, reprit-il, que je détesterais qu’il finisse en étai pour les filets d’un pêcheur. Je sais que c’est juste un morceau de bois, mais… — Il ne servira pas à tenir un filet, répliqua la princesse. Si vous acceptiez de me le confier, Cashel, j’en serais honorée. — Et bien sûr, je vous paierai…, laissa échapper Folquin. Aria se tourna vers son promis. — Taisez-vous, coupa-t-elle sans élever la voix. Cashel ne put réprimer un sourire. Ilna n’aurait pas fait mieux, ça non. — Bien sûr, vous pouvez le garder, princesse, dit-il. J’aimerais avoir mieux à vous offrir pour votre mariage, mais… Il haussa les épaules. Il ne possédait rien, pas même la tunique qu’il portait. Des serviteurs arrivaient avec des plateaux chargés de nourriture. Cashel n’avait pas envisagé de manger là, dans la cour, puisqu’il s’agissait plus ou moins de la salle du trône de Folquin. Cependant, il était tellement affamé qu’il ne se posa pas longtemps la question. — Cashel ? demanda Aria. Votre Sharina est-elle belle ? Cashel s’interrompit, un beignet à mi-chemin entre le plat et la bouche. — Si elle est belle ! répondit-il. Et gracieuse ! Je n’ai jamais vu personne avec une telle grâce ! — Elle a beaucoup de chance, dit la princesse avant de se tourner vers Folquin pour lui parler de quelque futilité. Cashel – accompagné par Zahag – avait presque fini les morceaux délicats offerts sur le premier plateau, assis dans un coin de la cour, lorsque les paroles d’Aria lui revinrent à l’esprit. Il fronça les sourcils. — Zahag, dit-il. Elle voulait dire que j’avais beaucoup de chance, n’est-ce pas ? — Chef, répondit le primate, la bouche pleine de pain plat tartiné de pâte de noisettes, je t’ai déjà dit que j’ai croisé des moutons plus malins que toi. Mais ça n’a pas tellement d’importance, apparemment. Sharina se tenait dans une pièce baignée de lumière rouge taillée à même la pierre, aussi immobile qu’une icône de la Dame dans sa niche sur le sol. Elle pouvait voir et entendre. Le vrombissement des voix qui psalmodiaient était trop profond pour n’être perçu que par les oreilles, aussi l’ouïe n’intervenait-elle aucunement dans cette sensation. Les murs autour d’elle étaient fendus à la verticale. Elle voyait une scène différente derrière chaque ouverture, comme à travers un panneau de rubis d’une pureté parfaite. De là où Sharina se trouvait immobilisée, elle pouvait distinguer six panneaux, dont quatre ouvraient probablement sur le monde qu’elle connaissait, et deux sur des plans indéniablement étrangers. À l’extrême gauche de Sharina, une plaine se déroulait sous un ciel noir. Un enchevêtrement de longs cristaux couvrait le sol comme la paille après les moissons. La scène était totalement statique. Les étoiles étaient immobiles dans leur disposition étrange, et leurs reflets sur les cristaux s’alignaient en rayons aussi rigides que des linteaux de porte. Il n’y avait pas un souffle d’air dans le ciel et même la lumière restait immobile. Le panneau suivant plongeait sur une ville assez grande. Peu de temps auparavant, Sharina aurait pensé qu’il s’agissait d’une métropole comme Carcosa ou Ragos sur l’ancien Cordin – des lieux évoqués dans les épopées qu’elle lisait, mais qu’elle se figurait semblables au hameau de Barca en plus grand, car le bourg était la seule communauté qu’elle connaissait. Une silhouette, seule, avançait, les épaules courbées, dans les rues éclairées par la lune : Cerix faisait avancer son fauteuil roulant sur les gravillons à l’aide des petits bâtons qu’il utilisait en extérieur. Un chien, réveillé par le cliquetis des roues, tira sur toute la longueur de sa chaîne sous une entrée et aboya silencieusement en tendant la patte dans le vide. Le même froid qui immobilisait Sharina lui envahissait le cœur. Elle voyait, mais restait indifférente face aux événements qui se déroulaient derrière les rideaux de rubis. Le troisième panneau révélait des silhouettes qui transportaient des gravats hors d’une fosse et les montaient au sommet d’une colline. Sharina était restée des heures avec pour seule occupation de contempler les scènes, et elle comprenait seulement à présent qu’il ne s’agissait pas d’une fourmilière détruite par quelque catastrophe. Il s’agissait d’humains qui travaillaient sous le contrôle de démons dont les griffes semblaient être des mains garnies de couteaux. Puis, comme elle avait visité Erdin sur Sandrakkan, elle en reconnut les ruines au loin. La dernière fois que Sharina les avait vues, il s’agissait de la résidence de nobles fortunés face à la place du Palais. L’image était une hallucination, pas la réalité ; une hallucination ou peut-être une prophétie. À travers le quatrième panneau, Sharina vit Cashel étendu sur un plancher d’où il avait chassé toute couverture. Au hameau de Barca, Cashel dormait par terre ou sur le sol de pierre de l’habitation qu’il partageait avec sa sœur, dans l’ancien moulin. La douceur des plumes et des étoffes délicatement tissées lui était inconnue, et la nuit semblait douce. Au pied du lit, pelotonné dans un nid fait des draps rejetés, se trouvait un primate – peut-être celui avec lequel Sharina avait joué aux échecs sur Pandah. Sharina se souvenait de lui, tout comme elle se souvenait des sentiments qui l’avaient envahie lorsque Cashel avait combattu un démon pour la sauver ; mais elle ne ressentait rien en cet instant. Un réseau de lignes scintillantes frissonnait autour de Cashel mais il n’en avait pas conscience. Une femme tatouée, qui arborait des ossements dans les oreilles, psalmodiait et dansait au point de jonction des lignes, en dehors de la chambre de Cashel, selon les lois normales de l’espace et des rapports. La magicienne nue tournoya, agita sa crécelle d’os, et le filet de lumière se resserra autour du jeune homme endormi. Cashel se retourna dans son sommeil, mais ni le primate ni lui ne se réveillèrent. La cinquième ouverture représentait un bâtiment de pierre noire que Sharina reconnut sans l’avoir jamais vu dans sa vie consciente. Elle voyait l’extérieur mais distinguait également ce qui se passait entre les murs de basalte. Deux humains avançaient dans les salles voûtées, de nombreux étages sous la surface du sol. La chose qui les surveillait dans les ténèbres n’appartenait pas au même plan du cosmos que les intrus humains. Elle pénétrait les pierres du monde réel. Ses têtes ondoyaient et ses langues goûtaient les limites du mur insubstantiel qui la séparait de Tenoctris et de Garric. La vieille femme s’assit en tailleur, traça un cercle sur la pierre, et murmura une incantation. Le témoin invisible se tendit. Il ouvrit la bouche, et sortit et rentra ses griffes nerveusement. Les barrières se faisaient plus minces, sans jamais vraiment disparaître ; et Garric, accroupi près de la magicienne dans les caves du manoir de la reine à Valles, posa la main sur le pommeau de son épée davantage par habitude que par inquiétude. Tenoctris se releva. Garric remplaça le bout de sa chandelle consumée par une nouvelle bougie et suivit la magicienne, la lanterne à la main pour l’éclairer. La chose cachée bavait. Sharina s’intéressa à la dernière fenêtre de rubis, toujours aussi immobile qu’une statue. Le paysage du dernier panneau n’avait pas changé depuis que Sharina s’était trouvée immobilisée dans cette salle de pierre. C’était une pièce, avec pour seul meuble un support à hauteur de taille sur lequel était posé un plateau de jeu. Elle n’était pas certaine du nombre de pièces qui se trouvaient sur la large plaque. Les formes lui étaient étrangères, et elles étaient toutes différentes ; mais chaque fois que Sharina regardait la scène immobile, l’arrangement semblait différent. Ce mystère lui était égal, car rien n’avait d’importance pour elle à cet instant. Sharina regarda de nouveau Cashel que la magicienne tatouée enserrait à chaque seconde davantage dans les mailles de lumière. Elle perçut un mouvement du coin de l’œil. L’esprit de Sharina – elle ne pouvait pas même bouger une pupille – se concentra sur le sixième panneau taillé dans la roche. Une femme au visage aussi froid et parfait que l’éclat d’un œil de faucon était entrée dans la pièce. Elle portait une robe blanche à longues manches, diaphane mais aussi opaque que les murs de granit qui l’entouraient. Une ceinture de soie dorée lui ceignait la taille, et l’ourlet et le col de sa tenue étaient en dentelle d’or. Elle regarda Sharina et sourit. — Sais-tu qui je suis, Sharina os-Kenset ? demanda-t-elle. Sa voix était un contralto fluide qui fit frissonner le cosmos entier autour d’elle. — Vous êtes la reine, répondit Sharina, consciente que ses lèvres n’avaient pas, ne pouvaient pas, bouger. — Oui, Sharina, acquiesça la reine, et bientôt, tu vas me mener au trône de Malkar. Elle toucha l’une des pièces de tourmaline du jeu. Sharina sentit un frisson glacial saisir chaque cellule de son corps. La reine rit et lâcha la pièce. — Mais pas tout de suite, Sharina, reprit la reine. J’ai d’autres affaires à régler avant. La forme de perfection féminine s’évanouit comme le givre sous le soleil éclatant de l’hiver. L’espace d’un instant, la structure d’une autre chose, vaguement humaine seulement, se tint à sa place ; puis tout s’effaça. Mais l’échiquier était toujours là ; et le rire de la reine tintait dans l’esprit de Sharina, son écho résonnait dans les couloirs glacés de sa mémoire, éternel, inéluctable. Il n’y avait aucun rat là où ils se trouvaient, pas même des insectes. Cela surprit Garric. — Tenoctris ? demanda-t-il en orientant la lanterne pour que ni son ombre ni la sienne ne couvre l’espace que la magicienne étudiait. Des piliers soutenaient des voûtes carrées. De ce que Garric pouvait voir, chaque voûte était ici identique aux autres, et à celles des deux étages de la cave qui se trouvaient au-dessus d’eux. — Cherchons-nous quelque chose en particulier, ou… ? Il ne craignait pas de se trouver dans les caves du manoir de la reine ; à dire vrai, cet instant était ce qui se rapprochait le plus du repos depuis que ses amies et lui étaient arrivés à Valles. Il aurait pu envoyer une escorte armée avec Tenoctris lorsqu’elle avait émis le désir d’explorer les étages inférieurs du bâtiment. Un prince, un roi, même s’il lui manquait le titre officiel, avait mieux à faire que d’errer dans la poussière et les ténèbres tandis que des créatures glissaient dans les ombres pour ne pas être vues. Mais Garric avait pris l’habitude d’être le bras physique sur lequel s’appuyait l’esprit indestructible de Tenoctris. Il se sentait utile, davantage qu’il pourrait l’être au cours de quelque discussion que ce soit. Il comprenait les obligations à planifier, et il acceptait que le « prince Garric » soit un symbole du gouvernement aux yeux des religieux, des guildes de Valles, et de la noblesse si facilement tentée d’agir de son propre chef en temps de crise si elle se sentait dirigée par un simple délégué. Cependant, se tenir une épée au côté, pour soutenir et protéger une vieille femme faible mais dont la sagesse pouvait sauver les Isles entières – cela était bien réel. Le rire de Carus résonna dans l’esprit de Garric. — Tu n’es pas le premier à ressentir cela, mon garçon, murmura sa voix à travers les couloirs du temps. Et tant que tu maîtrises mieux que moi ce genre de sentiments, cela ne pose pas de problème. Tu ne serais utile ni à moi ni aux Isles si tu pensais que les mots sont plus importants que tout. Garric sourit. De plus, il existait des menaces capables de paralyser même un vétéran endurci au combat. Garric avait déjà fait face à la magie, et l’avait anéantie ou vaincue. Tenoctris s’installa sur le sol d’hexagones de basalte. Les pavés avaient été coupés dans des colonnes possédant naturellement six côtés et non pas moulés par la main de l’homme. — Je cherche des passages, Garric, dit-elle. Et je définis où ils mènent. Elle leva la tête avec ce sourire qui illuminait toujours le monde autour d’elle. — Je ne parle pas de passages secrets cachés dans les murs. Je veux dire des passages comme les miens, des routes qui mènent à d’autres plans que celui où nous sommes. La reine a bâti son manoir sur un nœud qui rassemble plusieurs connexions et en a sans doute créé d’autres. Elle est très puissante. Tenoctris traça un cercle sur le sol avec l’un des morceaux de bambou du fagot que portait Garric à cette fin. — Je pense que je pourrais utiliser le même pour toutes les incantations, murmura-t-elle d’un ton d’excuse. Je ne fais pas grand-chose après tout. Mais même une brindille amasse un certain pouvoir après une incantation, et dans ce lieu, en particulier, j’ai peur que ce que je provoque dépasse mes intentions. — La charge ne me dérange pas, répondit doucement Garric. Chaque brin de bambou était long comme une main. Le fagot entier ne pesait pas davantage que la boucle du baudrier de Garric, un objet massif de fer orné d’étain et de nielle. — Et cela me dérange encore moins que vous ne preniez aucun risque. Tenoctris traça quelques mots de pouvoir sur les bords du cercle. Il l’entendit murmurer : — Asstraelos chraelos phormo… Mais il ne perçut pas la suite de l’incantation qui n’avait aucun sens pour lui. Un léger chatoiement bleuté s’anima autour d’eux. Les lueurs étaient encore plus brèves qu’une étincelle jaillie sous le marteau d’un forgeron et certaines étaient si fugaces que Garric n’était pas certain que c’était son regard, et non son esprit, qui les avait surprises. Garric regarda autour de lui tandis qu’il patientait, sans s’attendre à croiser quoi que ce soit de visible à l’œil nu. D’après Royhas, le manoir avait été construit par des humains ; ce qui était peut-être vrai pour la partie au-dessus du sol. Ces caves étaient bien trop vastes pour avoir été bâties par des mains humaines en quelques mois. La quantité de terre et de roche évacuée aurait suffi à remplir le port si on l’y avait déposée. Mais les résidus s’étaient tout simplement évanouis, et l’existence même des souterrains était restée inconnue jusqu’à ce que l’attaque de Garric fasse fuir la reine. Tenoctris soupira et posa la brindille qu’elle utilisait. Elle posa les mains à plat sur le sol et donna une impulsion afin de se lever. Garric s’approcha rapidement pour la soutenir et prit soin de maintenir la lanterne à bout de bras pour que le métal brûlant ne risque pas de blesser l’un ou l’autre. — Rien ? demanda-t-il. Il se redressa légèrement pour la tirer avec lui, mais il servait surtout de soutien sur lequel la vieille femme s’appuyait pour se redresser. — Oh, non, bien au contraire, répondit-elle. Jusqu’à maintenant, j’ai découvert que la reine disposait d’au moins dix passages vers d’autres lieux de ce plan et d’autres endroits du cosmos. Mais le simple fait de déterminer quelle porte mène vers quelle destination est… (Elle sourit encore. Cette expression la rajeunissait toujours de près de trente ans.) J’allais dire que c’était impossible, mais je vais devoir le faire si je veux que nous soyons en sécurité. Que les Isles soient en sécurité. D’un signe de tête, Tenoctris désigna le passage voûté suivant à Garric. Il marcha à ses côtés, lui offrant toujours son soutien si elle en avait besoin. Il se demanda combien de points elle souhaitait encore étudier dans les caves, et s’il y avait un autre étage en dessous. Leurs ombres tremblèrent sur une multitude de motifs chimériques gravés dans la pierre. Le contour des piliers déformait les silhouettes humaines. Garric était presque certain que ce n’était rien de plus. — Tenoctris ? dit-il tandis qu’ils passaient sous l’arche arrondie vers une cave voûtée similaire. (De l’humidité filtrait à la jonction de deux hexagones au milieu du sol.) La reine avait prévu les passages que vous avez trouvés pour les utiliser et voyager sur leurs routes, n’est-ce pas ? — Oui, répondit Tenoctris d’un ton raide. (Elle regardait autour d’elle et analysait des aspects de la réalité que Garric ne pouvait voir. Elle lui fit signe de continuer à avancer au lieu de s’asseoir de nouveau.) C’est certainement pour cela qu’elle a bâti le manoir ici. — Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, reprit Garric. Elle s’est enfuie par les airs quand nous sommes entrés dans le bâtiment. Elle n’a pas, hem, utilisé un passage. Manquait-elle de temps pour prononcer l’incantation ? Ou… ? Tenoctris s’arrêta juste en dessous de l’arche suivante et s’installa sur le basalte glacé. — J’aurais dû apporter un coussin, murmura-t-elle, ou au moins mettre une robe plus épaisse. Elle se tourna de nouveau vers Garric. — Je ne pense pas que le temps risquait de manquer à la reine, reprit-elle. Ouvrir un passage est relativement simple, même pour une magicienne avec aussi peu de pouvoir que moi. (Elle sourit. Garric essaya de lui rendre son sourire mais la tension l’en empêcha.) Je pense que le problème, continua Tenoctris, est que l’un des passages est un raccourci vers un autre… être. Un être que même la reine ne souhaitait pas trouver face à elle, et dont elle craignait qu’il soit suffisamment puissant pour l’atteindre si elle ouvrait le passage de son côté. — Vous parlez de la Bête, dit Garric. Tenoctris se mit à tracer un autre cercle de pouvoir. Le bambou laissait une marque argentée sur la pierre noire brute. Seule la personne qui traçait ces symboles pouvait les reconnaître avec certitude ; cette personne et les forces auxquelles les signes commandaient. — Oui, la Bête, répondit Tenoctris en continuant son travail. Je suppose que la reine attendait d’obtenir davantage de pouvoir avant d’essayer de conduire la Bête vers un lieu où elle resterait prisonnière. C’est une magicienne puissante, mais elle n’était pas certaine d’être assez puissante pour vaincre la Bête seule. — Mais nous devons combattre la reine et la Bête, dit Garric. Son index toucha le pommeau de sa longue épée. Tenoctris lui sourit de nouveau. — Eh bien, dit-elle, nous devons au moins essayer. Perdrix, troisième jour Ilna installa son lit à l’étage de la boutique d’Ascelei dans un placard fermé d’une porte en lattes de bois. Il avait auparavant servi d’entrepôt, mais les tissus roulés qui avaient été retirés pour lui faire de la place auraient dû être utilisés pour repriser des étoffes ou garnir des oreillers. Elle reconnut le cliquetis des roues de fer sur le pas de la porte. Elle se leva immédiatement et passa une tunique de jour sur sa tenue de nuit en lin fin. Elle avait prévu de se lever tôt de toute manière ; et la colère qu’elle ressentait à présent venait de la certitude qu’elle avait d’avoir poussé Halphemos à faire quelque chose de stupide. Le portier d’Ascelei était censé dormir entre les portes intérieure et extérieure, mais lui et la cuisinière – une veuve – avaient formé un couple. Cela faisait d’Ilna le véritable gardien de la demeure, et Ascelei n’aurait su en trouver de meilleur. Cerix tambourinait à la porte. — Ouvrez ! hurla-t-il. Je dois parler à dame Ilna ! Le panneau intérieur était en mélèze aplani et orné de rosettes en clous cuivrés. Ilna l’ouvrit précipitamment et avança dans l’étroite alcôve qui la séparait de la porte extérieure, en chêne renforcé de fer. Les voix inquiètes des serviteurs lui parvenaient déjà. Elle entendit l’un d’eux demander à haute voix : — Quelqu’un devrait-il aller chercher maître Ascelei ? Ils faisaient assez de bruit pour réveiller les morts. — Taisez-vous ! ordonna Ilna en direction du couloir du haut. Je m’en occupe. Après tout, elle était responsable. Elle avait menacé Halphemos comme un enfant, et, bien entendu, il avait agi comme tel en retour. Les humains peuvent être manipulés suivant un motif comme un écheveau de laine ; mais la technique doit être différente, car les humains n’obéissent pas aux ordres comme les fils. Cerix se tut lorsqu’il entendit la voix d’Ilna à l’intérieur. Lorsqu’elle défit la corde qui bloquait le loquet, il roula son petit fauteuil sur le côté pour que le panneau extérieur ne le heurte pas en s’ouvrant. Cerix regarda Ilna. Sa peur était si intense qu’elle effaçait la grimace de souffrance qui marquait d’ordinaire ses traits. — Les hommes du baron sont venus le prendre, ma dame, dit-il. Il avait fabriqué une amulette pour que dame Tamana l’utilise sur Robilard. (Cerix se frotta la bouche avec le dos de la main et continua :) Tamana était la favorite du baron, mais il a une nouvelle compagne à présent. Quelqu’un essaya d’ouvrir la porte qu’Ilna avait fermée derrière elle. Elle la claqua de nouveau d’un coup de talon. — J’ai dit que je m’en occupais, si vous permettez ! lança-t-elle. Cerix avait jeté une étoffe de laine brute sur la tunique dans laquelle il dormait. Il avait profité de la confusion causée par l’arrestation d’Halphemos pour s’enfuir avec une couverture de l’auberge. Mais le tenancier avait sans doute jugé que c’était un prix très raisonnable pour être débarrassé du complice d’un criminel. — Halphemos a créé une amulette pour nuire au baron ? demanda Ilna d’une voix neutre. Si tel était le cas, Robilard pouvait bien lui arracher les entrailles et traîner sa dépouille dans les rues sans qu’Ilna lève le petit doigt pour aider son ancien compagnon. — Il ne ferait pas cela, ma dame, protesta Cerix. Alos est peut-être un imbécile, mais il ne ferait de mal à personne. (Il s’essuya encore la bouche et marmonna :) Il a certainement conçu un charme amoureux. Il m’avait déjà vu faire cela il y a longtemps. (Cerix illustra ces derniers mots d’un mouvement rapide du menton vers ses jambes coupées.) Et dame Tamana était prête à donner beaucoup pour retrouver les faveurs du baron. Sans l’amour, il y aurait nettement moins d’imbéciles sur Terre, songea Ilna. Et je le sais fort bien. Elle ajouta, à voix haute cette fois : — Je vois. Halphemos a vendu le pendentif de perle à un bijoutier ? Celui-ci l’a reconnu, comme l’aurait fait n’importe qui sur la troisième Atara. Le bijoutier a prévenu le baron qu’un vagabond possédait un bijou appartenant à son ancienne maîtresse ; et le baron a interrogé la dame de façon à obtenir la vérité. — J’ai vu Tamana la première fois qu’elle est venue voir Halphemos, admit tristement Cerix. Je ne me suis pas inquiété. Je pensais qu’elle venait pour qu’il lui dise la bonne aventure, ou, eh bien, c’est un joli garçon. Je ne vais pas l’empêcher de prendre du bon temps. Ilna renifla. — Sans doute, dit-elle. (Le ton de sa réponse aurait mieux convenu si le magicien lui avait confié qu’il aimait détrousser les mendiants aveugles.) Cette dame Tamana aura-t-elle avoué la vérité ou risque-t-elle d’avoir prétendu que l’idée venait d’Halphemos ? — Elle est capable de tout, répondit Cerix en grimaçant. Je ne serais pas étonné qu’elle se soit mise à débiter tout ce qui lui passait par la tête avant même que Robilard ait eu besoin de la gifler. — Oui, il y a des femmes comme cela, acquiesça Ilna d’un ton égal. Bien, je vais voir ce que je peux faire. Elle tira la cordelette du loquet, mais quelqu’un ouvrit la porte de l’intérieur avant qu’elle touche la poignée de fer ouvragé. Ilna avait déjà une remarque cinglante au bout des lèvres lorsqu’elle reconnut la silhouette d’Ascelei dans la lumière des brûle-joncs que tenaient les serviteurs derrière lui. — Maître Ascelei, dit-elle sur un hochement de tête contrit. (Elle s’était apprêtée à rabrouer son propre employeur et hôte.) Je suis désolée pour tout ce désordre. Je dois partir et j’ignore quand je pourrai revenir. — J’ai entendu, répondit gravement le mercier. Ilna, j’ai un cousin qui possède une auberge à l’ouest de l’isle, dans un village de carrières. Vous pouvez bien sûr y rester quelques jours le temps d’en apprendre davantage sur la situation. Personne ne saura votre vrai nom. — Vous me proposez de me cacher ? répliqua Ilna. Je n’en suis pas là, merci, et je n’en arriverai jamais là tant que je vivrai. Ascelei se raidit. Ilna entendit l’écho de ses propres mots chargés de colère. Elle s’agenouilla sur le palier, saisit la main droite du mercier dans les siennes, et dit : — Maître Ascelei, votre proposition était d’une grande bonté, et j’ai réagi comme mon oncle Katchin. Je vous prie de me pardonner. (Elle se releva et ajouta :) Si vous connaissiez mon oncle, vous jugeriez mieux la sincérité de mes excuses. Le mercier eut un hochement de tête satisfait. — Je n’ai jamais mis en doute votre sincérité, Ilna, répondit-il. Et si je ne m’excusais pas pour ma proposition, il est vrai que j’aurais dû savoir que vous refuseriez. Ilna jeta un regard au magicien handicapé. — Ascelei, dit-elle, pouvez-vous héberger maître Cerix pendant mon absence ? Il n’est en rien responsable, mais je doute qu’il soit le bienvenu dans son ancienne chambre. — Je devrais vous accompagner, répliqua Cerix, surpris. Je peux vous aider… — Non, coupa sèchement Ilna, vous ne pouvez pas. J’aurai suffisamment de sujets de préoccupation sans devoir encore pousser votre fauteuil à chacun de mes pas. Ascelei tressaillit. — Oui, bien sûr, reprit-il. Cerix, si vous voulez bien entrer… Le handicapé était stupéfait. Mais Ilna refusait de s’excuser pour ce qu’elle avait dit. Cerix l’aurait réellement encombrée, et si le mentor d’Halphemos ne lui avait pas montré comment réaliser des philtres, rien de tout cela ne serait arrivé. Les charmes d’amour étaient une abomination. Ilna sourit. Ascelei était sorti tandis que Cerix poussait son fauteuil dans la propriété à l’aide de ses cannes, sans ajouter un mot. — Ma dame ? demanda le mercier, surpris par l’expression d’Ilna. — La tentation est grande de dire que l’amour en soi est une abomination, dit Ilna ; une réponse honnête quoique sibylline. Mais l’heure n’est pas à philosopher – si tant est qu’il y ait jamais d’heure pour cela. (Elle prit une profonde inspiration.) Je me rends au palais, monsieur, ajouta-t-elle. J’apprécie ce que vous avez fait et faites pour moi, et j’aimerais pouvoir mieux vous payer en retour. — Je vous dois de l’argent, dit le mercier tandis qu’elle tournait les talons. Et si vous souhaitez utiliser ma litière, cela ne prendra qu’une minute de réveiller les porteurs. — Une honnête femme comme moi se couvrirait de ridicule installée dans une litière, répondit Ilna d’un ton plus aigre qu’elle aurait voulu. Vous pouvez donner la somme qui m’est due à Cerix. Ou gardez l’argent, Ascelei. Elle vérifia dans sa manche que son écheveau de fils s’y trouvait bien. — J’ai tout ce qu’il me faut, lança-t-elle par-dessus son épaule en se dirigeant à grands pas vers le Défilé. Les serviteurs de la plupart des demeures étaient levés et balayaient ou vidaient les pots de chambre. La plupart des bâtiments avaient une habitation à l’étage et une boutique au rez-de-chaussée ; les serviteurs de ces maisons allaient vider les ordures dans la gouttière au milieu de la rue. Ceux qui n’attendaient aucun client à leur porte n’étaient pas aussi regardants sur l’endroit où les serviteurs se débarrassaient des immondices. Ilna plissa le nez de dégoût – face à cette pratique, et non à cause de l’odeur. Dans une communauté décente comme celle du hameau de Barca, où les habitants entretenaient des jardins, le fumier n’était jamais gâché. Elle marchait rapidement. Il y avait déjà d’autres personnes à pied dans la rue. Le ciel était déjà suffisamment pâle pour distinguer le blanc du noir, et ceux qui ne souhaitaient pas payer de lanterne étaient en route. Le palais du baron Robilard était à huit cents mètres au sud du Défilé ; une distance insignifiante quoique Ilna n’apprécie pas de marcher sur le gravier. Les habitants de Divers portaient des pantoufles aux fines semelles de cuir, adaptées à ce calcaire brut broyé. Ilna s’amusa à l’idée qu’Ascelei et elle avaient parlé comme si elle ne devait pas revenir de sa rencontre avec le baron. Tout pouvait arriver, mais Robilard n’avait pas la réputation de faire preuve de cruauté gratuite. Le baron avait toutes les raisons d’être furieux contre Halphemos, mais au plus profond de son cœur, Ilna était certaine de trouver un moyen d’acheter la liberté du garçon. Il leur faudrait quitter l’isle, bien sûr, mais cela faisait déjà partie de leurs projets. Le palais des barons de la troisième Atara était une structure plus modeste qu’Ilna aurait pensé. Bien sûr, c’était un bâtiment que l’ego d’un homme n’aurait pas dû exiger, mais elle-même avait vécu dans une immense propriété à Erdin lorsque l’artisan le plus habile au service du mal n’était autre qu’Ilna os-Kenset. Un porche flanqué de colonnes de marbre tigré était en construction. Si Robilard entreprenait de reconstruire tout le palais aux dimensions de ce porche, il vivrait dans une demeure plus vaste encore que le palais du comte de Sandrakkan. Elle descendit l’allée en demi-cercle qui conduisait au porche. Des pavés de pierre calcaire arrangés en motif remplaçaient les graviers. De petits cailloux collés sous les pieds d’Ilna s’écrasèrent sur la surface lisse et froide. Ilna sourit. Ni aussi lisse ni aussi froide que la boue au début du printemps au hameau de Barca, cependant. Rien n’est obligatoirement mieux sous prétexte qu’il est familier. Il y avait de la lumière et une grande agitation au palais. Les vitres des fenêtres à petits carreaux n’étaient pas suffisamment transparentes pour laisser voir les détails, mais des silhouettes s’agitaient à la lueur des lampes avec plus de frénésie qu’il semblait normal à Ilna à cette heure matinale. Sous une lanterne en forme de dragon à trois têtes, deux soldats montaient la garde. Ilna sentit son estomac se nouer à la vue de la forme de la lampe, pour une raison qu’elle n’aurait su définir ; elle s’en voulut. Les soldats observèrent Ilna un long moment pour s’assurer qu’ils ne la reconnaissaient pas. L’un d’eux frappa à la petite porte découpée dans les immenses battants couverts de plaques de bronze. Un officier sortit en ajustant son casque à plumet tandis qu’il discutait à voix basse avec les soldats. Ilna sortit l’écheveau de sa manche, tira une longueur de laine suffisante, et coupa le morceau de fil entre ses index. Les extrémités de laine s’effilochaient, mais la situation ne lui permettait guère de tirer un couteau de ses vêtements, même pour couper du fil. Le plastron de l’officier figurait un torse de demi-dieu, la lumière de l’aube brillait sur la surface polie et le bout de ses moustaches cirées. Il s’avança et déclara : — Navré, ma dame. Aucun colporteur n’est admis aujourd’hui. — Je ne suis pas un colporteur, répliqua Ilna qui s’approcha à une longueur de bras de l’homme. Je suis ici pour parler au baron du magicien qu’il a fait arrêter. Je pense que lorsqu’il aura discuté avec moi, il acceptera de libérer ce garçon. — Plus que pour toute autre chose, personne ne peut voir le baron à propos du magicien, ma dame, rétorqua l’officier d’un ton nettement plus froid. Et si vous avez quoi que ce soit à voir avec lui, je vous suggère d’utiliser le temps qu’il vous reste pour quitter l’isle. À la nage s’il le faut. — Si elle veut repasser cet après-midi après la relève, intervint l’un des soldats, je serais peut-être preneur si elle sait y faire. Le second soldat et l’officier éclatèrent de rire. L’expression d’Ilna resta imperturbable tandis que ses doigts couraient sur les fibres de laine. Elle leva les yeux. — Regarde-moi, dit-elle sèchement. — Comment ? lança l’officier en lui faisant de nouveau face. Elle tendit les mains et révéla le motif qu’elle avait choisi. L’officier laissa échapper un « Urk ! » étouffé et se raidit. — Conduis-moi au baron Robilard ! ordonna Ilna. L’officier s’inclina, se retourna et avança vers le portillon. Il l’avait laissé ouvert en sortant. — Hé ! s’exclama le soldat qui avait lancé une plaisanterie sur les faveurs d’Ilna. Qu’est-ce qui arrive au capitaine ? Le soldat saisit la hallebarde qu’il avait posée contre le contour de marbre de la porte. Il échappa l’arme qui tomba dans un bruit métallique sur le linteau. Il s’agenouilla pour la ramasser. — Rien qui puisse lui nuire, répondit Ilna. Mais si vous êtes assez fous pour vous mettre en travers de mon chemin, je vous accorderai une autre sorte de traitement. C’est compris ? Le soldat regarda Ilna tandis qu’il tâtonnait pour reprendre le manche de la hallebarde. L’autre soldat l’attrapa par l’épaule et l’écarta du chemin. Les deux hommes restèrent silencieux en regardant Ilna suivre leur supérieur dans le palais. L’antichambre était vide, à l’exception de la chaise où s’était tenu assis l’officier, dos à la porte pour surveiller la salle d’audience. C’était une pièce prétentieuse, qui s’élevait sur toute la hauteur du bâtiment jusqu’à un plafond voûté. Les colonnes qui la bordaient de chaque côté étaient ornées de bas-reliefs qui représentaient des scènes historiques de l’isle. Ce fut du moins l’impression d’Ilna – elle ne voyait aucune divinité parmi les personnages. Les sculptures étaient réalisées avec une grande habileté, ce qui la mit dans de meilleures dispositions à l’égard de Robilard. Elle savait qu’il était stupide d’associer les convenances avec son jugement de l’artisanat – mais ses émotions la portaient à le faire. L’aube perçait à travers les piliers de la face est de la pièce, mais des appliques à huile brûlaient également sur les murs. Les serviteurs finissaient de les allumer. La foule présente ne suffisait pas à remplir l’immense salle, mais les mouvements et murmures des gens résonnaient comme la rumeur immense des cigales les soirs d’été. Le baron Robilard était assis sur un trône à motif de marbre. Le siège semblait inconfortable mais ancien et Ilna savait apprécier la valeur des traditions. Ce matin-là, Robilard portait un pourpoint et un pantalon de velours, bien coupés et portés avec allure. Malgré ses traits imprégnés de colère, le baron était infiniment plus séduisant que dans la pose de statue dédaigneuse qu’il affichait à la parade de la veille. Robilard faisait rebondir dans sa main gauche un petit sac de cuir lavé ; il lançait des regards terrifiants en direction de la femme aux cheveux noirs agenouillée entre deux soldats devant l’estrade du trône. Tamana, sans l’ombre d’un doute. Elle bafouillait, et ses phrases hachées étaient à peine intelligibles. À gauche du trône du baron se tenait sa femme, Cotolina. Pendant la procession, elle se tenait juste derrière son époux, dans une chaise abritée d’un auvent azur. Ses cheveux étaient d’un blond pâle, et ses traits parfaits demeuraient imperturbables tandis qu’elle feignait de veiller sur des jumeaux aux mains d’une nourrice à côté d’elle. Dame Regowara, une brune plantureuse fort semblable à Tamana si ce n’était ses cinq années de moins, se tenait debout, la main gauche posée sur l’accoudoir du trône dans un geste possessif. Elle regardait Tamana avec une expression de bonheur cupide. Cela prouvait à Ilna que l’actuelle maîtresse du baron était aussi stupide que s’était montrée la précédente. Une femme avec un minimum de bon sens aurait vu son avenir dans le présent de Tamana. Peu de femmes avaient le moindre bon sens – et encore moins d’hommes, d’après ce qu’Ilna avait pu constater, du moins concernant leurs goûts en matière de femmes. Les personnes présentes dans la salle étaient des soldats, serviteurs et courtisans en proportions égales. Ils regardaient la scène, tendus, impatients. Les soldats qui entouraient Tamana avaient la décence de paraître embarrassés. La pauvre femme semblait à peine capable de se tenir debout, sans parler de représenter un tel danger qu’il faille la faire surveiller ainsi. Les soldats qui entouraient Halphemos semblaient prendre leur tâche beaucoup plus au sérieux. Le jeune homme avait les mains nouées derrière le dos, et il avait été frappé avec assez d’acharnement pour en garder un œil noirci et une coupure sur la joue de l’autre côté. Le capitaine des gardes se fraya un chemin parmi les spectateurs, quoique la foule ne soit pas assez dense pour qu’Ilna n’ait su se faufiler seule vers l’avant. Le léger mouvement que leur arrivée causa attira l’attention d’Halphemos. — Ilna ! s’exclama-t-il. Vous n’auriez pas dû venir ici ! L’un des gardes le frappa au creux de l’estomac. Halphemos se plia en deux, le souffle coupé, et serait tombé sans les soldats qui lui tenaient fermement les bras. Ilna regarda l’homme qui avait porté le coup. Celui-ci ouvrit la bouche pour lui lancer une remarque, mais prit le temps d’affronter son regard. Il tourna brusquement la tête. — Mon amour, gémit Tamana en regardant le sol où tombaient ses larmes, je ne voulais pas vous faire de mal, ce n’était qu’une petite chose pour que vous m’aimiez comme avant. Et je ne voulais pas le prendre, mais il m’a ensorcelée pour me forcer à donner mon pendentif de perle. Vous savez bien que je ne me serais jamais séparée d’un bijou que vous m’avez offert si je n’y avais été contrainte par magie ! — Levez la tête du magicien ! ordonna Robilard avec une colère froide. L’un des gardes saisit une poignée de cheveux d’Halphemos mais le jeune homme avait déjà réussi à se redresser malgré le coup à l’estomac. Il affronta le regard courroucé du baron avec une fierté silencieuse qui le fit remonter dans l’estime d’Ilna. Robilard fit tomber l’amulette sur l’estrade, se leva, et l’écrasa sous son talon. Les objets que contenait le sac de cuir lavé se brisèrent. — Tu as pollué ma Cour avec ta magie, dit le baron. Je vais t’envoyer là où les poissons mettront définitivement fin à cette pollution. Il adressa un geste à l’un des courtisans du premier rang, un homme plus âgé que les autres, le seul noble à porter un plastron et une épée. — Enfermez-le dans une cage de fer, Hosten, et jetez-le à la mer. Bien au-delà de l’entrée du port. Le courtisan s’inclina en signe d’obéissance. La rumeur de chuchotements, digne des stridulations des cigales, monta jusqu’à se muer en grondement. Ilna s’avança et déclara, d’une voix suffisamment forte pour être entendue : — Baron Robilard, je comprends et partage votre colère, mais nous savons tous les deux que la seule faute de maître Halphemos est sa stupidité. Si vous le laissez repartir avec moi, je veillerai à ce qu’il n’exerce plus la magie ici – et je vous offrirai un bien de valeur en retour. De trop grande valeur pour nourrir les poissons, cette fois. — Qui est-ce ? demanda le baron Robilard dans le tumulte soudain. Que fait-elle ici ? — Elle se nomme Ilna os-Kenset, répondit le capitaine des gardes d’une voix lisse. Elle est venue vous voir. Ilna eut un faible sourire. Après avoir obéi à ses ordres, le capitaine chancela, puis regarda autour de lui avec une stupeur grandissante. Une expression horrifiée se peignit sur ses traits, comme s’il s’était soudain retrouvé au beau milieu de toute la Cour, complètement nu à l’exception d’un ruban noué sur ses parties intimes. — En une semaine, reprit Ilna en couvrant les murmures choqués, je peux tisser pour vous une étoffe qui obligera tous ceux qui se présenteront devant vous à dire la vérité. Elle le pouvait, et la seule raison pour laquelle une telle tapisserie ne lui semblait pas œuvre du mal était la certitude que Robilard la détruirait après quelques jours seulement. Les seules personnes à désirer la vérité étaient celles qui n’en avaient jamais fait l’expérience – et la poignée de celles qui, comme Ilna os-Kenset, étaient prêtes à en affronter les conséquences. — Ou tout autre motif qui vous sera bénéfique ainsi qu’à votre entourage, ajouta Ilna. Je reconnais qu’Halphemos a fait un mauvais usage de son pouvoir, mais peut-être est-ce pour vous une mise en garde pour vous préserver de faire de même. Offrir de tisser un motif qui apportait la vérité était un compromis entre ce qu’elle pensait être le désir de Robilard et ce qui aurait dû être son désir. Elle lui offrirait plutôt l’une de ces tapisseries qu’elle avait distribuées aux quatre coins d’Erdin avant que la disparition de Cashel lui fasse quitter la ville. La valeur de la joie et du bien-être n’était pas aussi évidente à la plupart des gens que celle du sexe, de la fortune ou de la vengeance. Ilna n’offrirait jamais ces choses-là. Ne les offrirait plus. — Tu es une magicienne, constata Robilard d’une voix qui se faisait plus forte à chaque syllabe. — Je suis une tisserande, répondit Ilna. Je suis une femme respectable du hameau de Barca sur Haft, et je tiendrai ma promesse. La rumeur dans la salle s’était tue, mais les légers mouvements de ceux qui tentaient d’apercevoir les nouveaux venus, accompagnés du frottement du cuir sur la pierre, étaient amplifiés par l’écho. Le capitaine s’était éclipsé en rasant les murs. Les autres soldats semblaient déstabilisés ; ceux qui tenaient des hallebardes les faisaient passer d’une main à l’autre et attendaient les ordres. — Encore un magicien, dit Robilard d’une voix redevenue normale. Cotolina évalua Ilna d’un regard froid ; dame Regowara avait reculé derrière le trône et ses doigts jouaient avec une amulette qu’elle portait. — Vous êtes folle de vous être aventurée ici. Eh bien, le même traitement correspondra à tous les deux. Hosten… — Non ! hurla Halphemos. Elle n’y est pour rien ! Halphemos essaya de se dégager des gardes. Une mêlée s’ensuivit mais Ilna remarqua qu’aucun des soldats ne se risquait à frapper de nouveau le jeune magicien. — Halphemos, tenez-vous tranquille, ordonna Ilna. Je m’occupe de tout cela. Vous avez déjà causé suffisamment de problèmes. — Elle est parfaitement innocente ! cria Halphemos au baron. Si vous lui faites le moindre mal, je vais… Seuls les dieux savaient ce que le jeune homme pensait pouvoir faire. Lancer des menaces irréalisables, sans doute, et aggraver encore la situation. Ilna s’avança devant Halphemos et lui plaça le motif de laine serrée devant les yeux. — Taisez-vous et attendez que je vous libère ! ordonna-t-elle. Ilna était furieuse, contre elle-même et contre l’injustice de l’univers entier. Ce garçon avait un talent inné – et tous les problèmes qu’il avait provoqués venaient de ce talent. C’était injuste qu’un garçon comme Halphemos puisse causer tant de mal ! Les soldats avaient reculé lorsque Ilna avait pris la parole. Lorsqu’elle fit de nouveau face à Robilard, il tendit une main devant ses yeux. Ilna eut un sourire méprisant et jeta la petite tapisserie sur l’estrade. — Baron, dit-elle, je suis venue à vous en quête de justice, non de pitié. Libérez Halphemos et confiez-le-moi, et je vous paierai en retour le prix qui vous semblera raisonnable. Ilna songea soudain que le terme « raisonnable » n’avait peut-être pas le même sens pour Robilard et elle. Eh bien, il apprendrait très vite quelle était sa définition si leurs opinions divergeaient trop largement. Robilard baissa les mains. Il tremblait de rage – parce qu’il avait eu peur et parce que cette magicienne avait vu sa frayeur. — Très bien, tisserande ! lança-t-il. Voilà ce que tu peux me proposer en échange de la liberté de ton ami. Ce soir, je célébrerai l’anniversaire de mon règne en tant que baron de la troisième Atara. Va voir mon ancêtre, Romi l’Ancien, et demande-lui de me faire l’honneur de sa présence au dîner. S’il vient, je libérerai… (il désigna d’un geste Halphemos, immobilisé et muet entre ses gardes)… ce garçon, qui pensait pouvoir m’atteindre avec sa magie. Dans le cas contraire, tu partageras le sort de ton ami, si tu n’as pas réussi à quitter l’isle entre-temps. — Très bien, répondit Ilna. Elle était furieuse : contre Robilard, contre Halphemos, et non moins contre elle pour ce qu’elle s’engageait à faire. Elle ne craignait pas la mort, mais elle savait que la volonté du baron la conduirait aux frontières du mal et des ténèbres qu’elle s’était juré d’éviter. — J’aurai besoin d’un guide. Hosten, le soldat, jeta un regard inquiet au baron. — Mon seigneur, êtes-vous sérieux à propos de… Robilard lança un regard impérieux au noble. — Veillez-y, seigneur Hosten ! coupa-t-il. Ou avez-vous trop peur ? Ilna eut un mince sourire en entendant cette bravade puérile. Cela apaisa sa propre peur. Elle faisait peut-être une erreur, mais elle avait promis de le faire. Cela mettait fin à la discussion. Hosten serra les lèvres. Il se tourna vers les gardes les plus proches. — Vous quatre, avec moi, ordonna-t-il d’une voix blanche. Puis il se dirigea vers Ilna et s’inclina. — Dame Ilna os-Kenset ? Nous vous conduirons à la tombe de Romi l’Ancien. — Oui, répondit-elle. (Sans prêter attention à la foule bouche bée parcourue de murmures, elle posa la main sur le front d’Halphemos.) Vous pouvez vous réveiller, Alos. Ne causez pas davantage de tort. Je reviendrai. Elle s’éloigna de deux pas, puis s’arrêta et se retourna. — Sur mon honneur, annonça Ilna à Halphemos ainsi qu’à la foule qui les entourait, je reviendrai. Cashel s’engagea dans l’allée derrière le palais. Dans son dos, à l’intérieur de la chambre, Zahag grognait et se plaignait de l’heure. Dans un monde où des serviteurs apportaient la nourriture, le primate ne voyait aucune raison valable de se lever avant midi. Cashel n’obligeait pas Zahag à se lever. Cependant, le primate ne se sentait pas en sécurité sur Pandah lorsque Cashel ou Aria n’étaient pas là pour le protéger. Il avait peut-être raison, mais Cashel n’avait aucune envie de modifier son emploi du temps pour un primate trop paresseux. Silya était assise en tailleur sur la barrière, au milieu des vignes grimpantes. Elle se trouvait en public et avait donc passé un vêtement, une légère tunique de coton, et non la robe richement décorée qu’elle arborait lorsque Cashel était apparu dans la Cour de Folquin. Il s’arrêta. — J’ai dit que je ne voulais pas vous voir, prévint-il. Silya écarta ses mains vides dans un geste d’indifférence. — Je comprends, maître Cashel, dit-elle. Mais tu seras tout de même confronté à mon frère, que je n’ai aucune raison d’aimer. Je peux te conseiller. Cela ne te retardera pas, puisque le bateau ne part qu’en milieu d’après-midi. Mais bien sûr, si tu as peur… Elle fit un nouveau geste des mains. Quel que soit l’âge de la magicienne, elle était remarquablement agile pour se tenir en équilibre sur la rampe étroite tout en accompagnant ses paroles de gestes qui déplaçaient son poids. Cashel sourit en se figurant Silya sous la forme d’un roitelet. Ils étaient agressifs, querelleurs et prêts à utiliser leur bec puissant sur les œufs de leurs voisins… Mais Cashel n’avait rien d’un œuf, et il n’avait peur ni de Silya ni de personne sur Terre. — Que voulez-vous me montrer ? demanda-t-il en déplaçant son bâton sur le côté pour ne pas donner l’impression de s’abriter derrière. — Descends dans mes appartements, dit Silya. Ne t’inquiète pas. Tu as prouvé qu’il t’était facile d’en sortir, et je n’ai mis que quelques panneaux tressés pour plus d’intimité, sans reconstruire le mur. — Je n’étais pas inquiet, gronda Cashel. Il passa par-dessus la barrière. Il se sentait comme un hérisson comparé à la magicienne aux gestes agiles d’oiseau. Mais les hérissons arrivaient toujours à destination, tout comme lui. Les cuisiniers du palais s’affairaient déjà autour des tables à l’arrière du bâtiment principal. Les intendants plaisantaient avec les marchands, principalement des femmes, chargées de fruits, légumes et poissons dans des paniers. Cashel n’avait jamais vu de viande au menu à Pandah. Ici au palais, du moins, cela ne pouvait être une simple question de coût. Il suivit Silya dans la cave. Elle n’avait pas pris de lanterne, mais la lumière filtrait des pièces qu’elle avait fermées dans le coin opposé. La lueur suffisait à Cashel pour repérer où se trouvaient les piliers. Parfois, il marchait dans une flaque qu’il n’avait pas vue, mais, même en plein jour, il n’aurait pas contourné un obstacle aussi insignifiant. La boue, et pire encore, était tellement courante dans la vie à la campagne que Cashel ne la remarquait même pas. — Hé ! lança Zahag quelque part derrière lui. Attends-moi ! Silya avait remis en ordre les divers objets dans la chambre où elle avait emmené Cashel ; peut-être qu’alors elle l’avait vraiment aidé à aller mieux. Il n’accordait pas d’importance à la magicienne, mais il savait qu’à son retour au palais de Folquin, il était dans le pire état qu’il ait jamais ressenti. À présent, la plaque où s’était tenu Cashel supportait un vaste plateau couvert de sables colorés. Des lampes triples aux formes simples et sans symbole douteux pendaient aux colonnes qui marquaient les quatre coins de la pièce. Comme l’avait annoncé Silya, elle avait pendu un tapis d’herbes tressées pour remplacer le mur de bois que Cashel avait abattu. Lorsque Cashel la suivit à l’intérieur, elle tira le rideau devant l’ouverture. — Ou je peux le laisser ouvert, si tu… — Non, répliqua sèchement Cashel. Il savait que Silya insinuait qu’il avait peur pour l’empêcher de fuir comme il savait qu’il aurait dû le faire ; mais sa manœuvre fonctionnait. — Parfait, dit Silya. Elle quitta rapidement sa tunique et saisit la crécelle d’os sur le portant à outils. — Je vais prononcer l’incantation que j’ai inscrite ici. Elle désigna d’un geste de sa main gauche, libre, des symboles dessinés au sable blanc sur fond fauve. Cashel ne parvenait pas à les déchiffrer, hormis son propre nom, avec difficulté. Garric parlait parfois des différences entre l’Écriture Ancienne et les caractères modernes et carrés, mais l’une et les autres n’avaient pas plus de sens que les empreintes d’une poule pour Cashel. — Je m’arrêterai parfois pour te poser une question sur ce que tu vois. Tu y répondras, avec tes propres mots, puis je continuerai. — Pourquoi faites-vous cela ? demanda Cashel. (Dans cet espace confiné, les nombreuses lampes allumées emplissaient l’air d’une chaleur épaisse qui le dérangeait.) Et pourquoi le ferais-je ? — Cela te protégera contre la magie de mon frère, répondit Silya. Il essaiera de te soumettre à sa volonté. Cashel grimaça. Silya continua : — Tu peux partir quand tu le souhaites. Tu n’auras peut-être pas besoin de mon aide. Mais je ne peux connaître l’avenir avec certitude. Je ne vois pas comment tu saurais ce qui t’attend à Valles. — Allez-y, marmonna Cashel, je vais regarder un peu. Silya agita la crécelle vers le bas et des pois secs crépitèrent dans la boîte crânienne. — Barouch ino anoch, dit-elle. (À chaque syllabe, elle pointait la crécelle vers l’un des mots en lettres de sable.) Uoea eanthoukoia… La température de la pièce augmenta. La chaleur n’aurait pas dû incommoder un jeune homme qui avait labouré des champs en plein été quand la canicule fait trembler les sillons sous les yeux des paysans, mais Cashel sentait une légère torpeur le gagner. C’était sans doute qu’il était tellement fatigué à cause, eh bien, à cause de la façon dont il était rentré à Pandah, quel que soit le lieu d’où il était revenu. — Arthaemmiem, continua Silya. (Elle marchait lentement autour de la longue table, sans jamais regarder Cashel.) Thar barouch maritha. Le sable au centre du plateau frémit comme si une brise s’était soudain levée pour le saisir et l’élever en tourbillon. Un visage se dessina parmi les grains tournoyants. Tandis que la magicienne poursuivait sa psalmodie, les traits de l’image de sable s’affinèrent jusqu’à devenir aussi clairs que si la personne s’était réellement tenue dans la pièce, devant Cashel. — Garric ! s’exclama-t-il, stupéfait. — Cashel or-Kenset, lança Silya d’une voix tendue par l’effort, le visage qui te fait face est-il amical ? — Oui, répondit Cashel. Où est-il ? Le tourbillon de sable retomba en monticule et s’affaissa comme de l’eau dans un plat. La magicienne se remit à marcher en psalmodiant. — Uoea eanthoukoia, arthaemmiem… Cashel avait désormais très chaud, même s’il n’était pas en sueur. Il passa son pouce contre le bois sec de son bâton pour se rappeler la réalité et sa vie passée, au hameau de Barca. Le sable se souleva de nouveau et les grains s’assemblèrent cette fois pour présenter les traits de Tenoctris. Le reflet des lampes sur les poussières de cristal qui tournoyaient avait exactement la même étincelle que le regard de la vieille femme lorsqu’elle regardait Cashel. — Cashel or-Kenset, dit Silya, as-tu confiance en la magie de cette femme ? — Oui, répondit Cashel. (Il se sentait légèrement hébété, mais il savait ce qu’il disait.) Je lui fais confiance. J’aimerais qu’elle soit avec moi. L’image de sable se troubla. La surface de la table était désormais en perpétuel mouvement. Les mots eux-mêmes frissonnaient sans pour autant perdre leur netteté. Les symboles blancs tournoyaient au bord de la table. Silya continuait à chantonner sa psalmodie et abaissait sa crécelle vers les symboles qui passaient devant elle, sans qu’elle ait à marcher jusqu’à eux. — Thar barouch maritha…, lança la magicienne. Les flammes des lampes s’inclinèrent à l’instant où le tapis derrière Cashel se souleva. Il ne regarda pas ce dont il s’agissait. Il entendait l’incantation de Silya, mais les mots ne venaient plus de sa bouche. La crécelle en crâne de chien se levait et s’abaissait dans le même silence. Une image se dessinait sur la table couverte de sable. Des cheveux blonds qui s’enroulaient comme le miel s’écoule doucement dans les alvéoles d’une ruche ; des yeux bleus rieurs, un front haut, et une bouche qui s’ouvrait sur la voix la plus douce du monde. Cashel murmura le nom de Sharina. — Cashel or-Kenset, reprit Silya, donnes-tu ta vie au visage qui te fait fa… Zahag bondit sur la table dans un flot de paroles. Le plateau était plus grand que le catafalque sur lequel il reposait et il bascula en répandant du sable sur le sol. Silya poussa un cri et agita sa crécelle vers Zahag. Le primate lui répondit d’une nouvelle cascade de mots et sauta sur une lampe pendue au mur opposé. Une fraîcheur bienvenue passa sur Cashel. La scène avait retrouvé sa netteté. Le plateau était tombé sur l’une de ses tranches, sur le sol, encore à demi appuyé contre le catafalque. Les sables colorés s’écoulaient encore pour dessiner un contour naturel. Les grains les plus éloignés s’écoulèrent sur les orteils de Cashel. Sur le catafalque, une large peinture sur soie était étendue là où le récipient la cachait précédemment. La chute du plateau l’avait déchirée, mais Cashel reconnaissait sans peine le portrait remarquablement exécuté de la magicienne. — Donne ta vie au visage qui te fait face ! hurla désespérément Silya. Donne-moi ta vie, Cashel or-Kenset ! — Je vous avais prévenue ! rugit Cashel. Il pointa son bâton comme une lance, non pas vers Silya mais vers son portrait de soie. La virole de fer du bâton claqua contre la pierre dure et glissa, projetant des étincelles sur la fine étoffe. Le tissu s’enflamma avec une violence surnaturelle, animé de flammes rouges qui s’élevaient et se tordaient en dévorant la soie. Cashel s’arc-bouta derrière son bâton. La pièce n’était pas assez grande pour qu’il le fasse tournoyer pleinement avec ses gestes experts, mais du noyer blanc solide manipulé par des muscles puissants lui semblait capable d’écraser tout ennemi qui pourrait se dresser face à lui. Ses mains frissonnèrent après l’impact contre le granit massif, mais il pouvait encore tenir son arme. Zahag cria : — Il n’y avait rien ! Tu ne voyais rien qui était vraiment là, chef ! Le cri de Silya se fit plus aigu. Une tache sombre était apparue autour d’elle, non pas dans l’air, mais au sein du cosmos même. Cashel voyait la magicienne et le mur derrière elle, mais il lui semblait regarder à travers deux paires d’yeux différentes. Des tentacules de lumière rouge surgirent des ténèbres. Elles se refermèrent sur Silya comme les bras d’une pieuvre sur la coquille d’une palourde qu’elle souhaite ouvrir. Là où les tentacules touchèrent la peau de Silya, l’épiderme devint noir et se dessécha. — Dis que tu me donnes ta…, gémit la voix de Silya depuis une distance infinie ; puis le son s’éteignit. Seule la lueur tremblotante des lampes éclairait la pièce. Celle sur laquelle avait bondi le primate tournoyait encore furieusement en projetant de l’huile sur le sol de pierre. Le feu avait entièrement consumé le portrait de soie ; il ne restait pas même des cendres sur le catafalque. Le tapis écarté par Zahag pour entrer pendait de travers aux crochets restants. — Sortons d’ici, murmura Cashel. (Il apercevait la lumière du jour qui filtrait à travers la forêt de colonnes.) Le bateau sera peut-être prêt plus rapidement que prévu. — Que lui est-il arrivé, chef ? demanda le primate en avançant de sa démarche recroquevillée vers la sortie de la cave, tout près de Cashel. (Il semblait calme et prudent.) Est-ce quelque chose que tu as fait ? — Je ne crois pas, répondit Cashel. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il s’arrêta juste devant la sortie et prit la longue main du primate dans les siennes. — Zahag ? dit-il. Merci. Cashel ne se souvenait pas avoir autant savouré la lumière du jour que lorsqu’ils émergèrent tous les deux de la cave. Une chaleur qui n’était pas seulement physique parcourut Sharina et balaya la léthargie glacée qui l’immobilisait depuis que la main de brume l’avait arrachée au monde réel. Elle se retourna. Le panneau à sa droite bougeait vers elle, tournoyait jusqu’à l’entourer totalement. Elle se trouvait dans une pièce de marbre blanc sans fenêtre. Devant elle se trouvait l’échiquier aux pièces de tourmaline de diverses couleurs. Même sortie de sa torpeur, Sharina ne parvenait pas à distinguer toutes les statuettes. La reine se tenait face à elle, de l’autre côté du plateau. Son sourire était aussi parfait et glacé que toute son apparence. — Bonjour, Sharina, dit-elle. La voix était telle que Sharina l’avait entendue dans ce qui lui semblait désormais être une prison dans un monde imaginaire : un contralto dense qui enveloppait tous sentiments comme une étoffe de velours couvre la porte d’une salle d’exécution. — Il est temps pour toi de m’aider. Je n’aurai aucun mal à reprendre ma place face à des ennemis physiques… Les murs de la pièce n’étaient marqués que par d’infimes imperfections. De légers points gris apparaissaient dans la blancheur quoique les surfaces soient polies au point que le jeu de lumière était plus varié que la pierre elle-même. La reine eut un mouvement imperceptible de l’index, et les murs, le sol et le plafond se dissipèrent en ombres avant de devenir aussi transparents qu’un diamant sans défaut. Sharina eut le souffle coupé. Ses pieds reposaient sur une surface solide invisible, quinze mètres au-dessus des vagues lentes d’une étendue outremer. Sa geôlière et elle contemplaient un radeau aussi grossier et informe que les tapis d’algues qui dérivaient doucement autour des mers au sud des Isles. L’eau couvrait plus de surface que les troncs, mais les arbres coupés étaient si vastes qu’ils dépassaient le champ de vision de Sharina, malgré son point de vue dominant. Des lianes de plantes grimpantes et des branches entremêlées liaient les troncs entre eux. Certaines parties de la masse se détachaient des autres, mais ce n’était que pour rejoindre des fragments similaires en un tapis plus vaste encore. C’était comme regarder l’eau coloniser les sillons d’un champ inondé. Chaque ruissellement suivait son propre cours, mais ensemble, ils formaient un tout, aussi sûrement qu’un filet à grosses mailles. Chaque élément suivait le même courant, au même rythme lent, et dans la même direction. Le radeau était couvert d’une nuée de Simiesques telle que Sharina ne parvenait pas à les compter. Ils rampaient sur les branches, s’occupaient des petits parmi les troncs, et se lançaient des cris aigus à travers la mer, des exclamations aussi stridentes que le hurlement d’un enfant de deux ans. La reine restait silencieuse. Sharina refusait d’appeler les humanoïdes des Singes, même dans son esprit, quoique leur attitude primaire à bord du radeau justifie quelque peu le terme des chasseurs. Les Simiesques mangeaient des fruits, des noix et des tubercules qu’ils avaient emportés avec eux. Parfois, ils cueillaient de la nourriture encore suspendue aux branches des arbres qui formaient le radeau, quoique cette ressource ait déjà été largement épuisée au cours de leur lente progression. — Que boivent-ils ? demanda Sharina. Fascinée par le spectacle, elle en avait presque oublié à qui elle s’adressait. — Ils ont emporté des arbres qui stockent l’eau dans leurs troncs, répondit la reine. Je pensais que la migration se ferait à l’automne et qu’ils pourraient sucer l’eau de pluie de leur fourrure, mais cela me convient. (Elle adressa à Sharina un sourire capable de figer un feu de joie.) D’ici leur arrivée à Valles, ils seront suffisamment assoiffés pour s’abreuver de sang, ajouta-t-elle. Cela me convient tout à fait. Parfois, un Simiesque et une mouette qui survolait le radeau se lançaient des insultes à grands cris. Sharina et la reine n’étaient pas visibles depuis l’embarcation, bien que leur champ de vision s’étende à des kilomètres tout autour. Sharina imagina le radeau et ses passagers accoster sur Ornifal. Elle avait été témoin de la sauvagerie dont faisaient preuve les Simiesques dans leurs assauts et elle savait quel serait le résultat d’un tel déferlement sur la population stupéfaite de Valles. Elle avait enterré les restes à demi rongés de l’ami d’Hanno, après tout. Cette image en tête, Sharina se prépara à bondir à la gorge de la reine. Mais avant même que l’ordre ait atteint ses muscles, son corps devint aussi rigide que la pierre. Elle était de retour dans la pièce de marbre, et la reine, son habituel sourire flottant sur ses lèvres, avait posé l’index sur l’une des pièces de tourmaline sculptée. — Comme tu le vois, reprit la reine sans se départir de sa voix suave, j’ai pris des mesures pour contrer mes ennemis physiques. Mais il y a un autre problème. Le magicien du roi cherchait un serviteur et a invoqué un maître. Ce maître ne sera pas facile à vaincre. Elle leva le doigt de la pièce. Sharina retrouva sa mobilité, mais elle se frotta les bras plutôt que de tenter une nouvelle attaque inutile. Sa peau était parcourue de picotements et de frissons, comme le jour où la foudre avait frappé un sapin dans les bois tout près de l’endroit où elle jouait étant enfant. Le sourire de la reine s’élargit, semblable à une griffe de félin qui s’étire doucement hors de sa gaine. — Tu vas m’aider, Sharina, dit-elle. Tu vas me mener au trône de Malkar que ton ancêtre a dissimulé en un lieu que seuls ceux de son sang peuvent trouver. — Je mourrai avant de vous apporter la moindre aide, répliqua Sharina d’une voix basse. Ses doigts massaient les muscles de ses avant-bras. Pendant une seconde, quelque chose changea dans la silhouette qui se tenait face à Sharina de l’autre côté de l’échiquier. Les traits parfaits de la reine devinrent translucides. Sous la chair, elle vit un autre visage, féroce et inhumain. L’image disparut aussi vite qu’un rayon de soleil aperçu dans le battement d’ailes blanc d’une mouette. Tout était comme avant, excepté le souvenir incertain de Sharina de ce qui venait d’arriver. — Je pourrais t’amener à me supplier de te tuer, reprit la reine d’une voix aussi douce et fluide que le miel. Mais j’ai d’autres projets. Tu feras ce que je te demande, sois-en sûre. Sharina sentit le froid envahir son corps. Le décor de la salle blanche s’éloignait ; elle se tenait de nouveau, transie, au centre de la pièce aux multiples panneaux, son regard indifférent voguant sur les scènes qui se déroulaient au loin. L’échiquier était toujours là, derrière la sixième fenêtre, mais le reste de la pièce était vide. Pourtant, la courbure du sourire de la reine, semblable à une griffe de prédateur, flottait toujours dans l’esprit de Sharina. — J’ai entendu des personnes dire que la seule différence entre les soldats réguliers et les Aigles de Sang, dit Attaper sur un ton de dédain tandis qu’ils chevauchaient de conserve vers l’arsenal pour y rencontrer l’émissaire de l’amiral Nitker, est que nous avons de meilleurs officiers. Une centaine de soldats du régiment de Harker – faisant partie de ce qui avait été l’armée d’Ornifal – suivaient leur commandant, Pior bor-Pirial. Les quais adjacents, qui accueillaient d’ordinaire les navires chargés de marchandises destinées à l’arsenal, et qui pour l’une ou l’autre raison ne pouvaient accoster dans son vaste hangar de briques, étaient désormais vides. Tous les bateaux en état de naviguer avaient repris la mer au début des émeutes, et Nitker avait organisé le blocus de Valles depuis les rivages proches de l’isle d’Eshkol. Attaper cracha par-dessus le pied soigneusement astiqué de sa botte gauche. — Foutaises, commenta-t-il d’un ton neutre. Mais j’admets que de bons officiers pourraient en aider certains. Une silhouette souriante dans l’esprit de Garric murmura : — Des officiers et l’entraînement te mèneront plus loin qu’une simple campagne de recrutement, mon garçon. Mais recruter sur Haft ou dans les pays du nord d’Ornifal, cela te mènera plus loin encore. Garric et les huit Aigles de Sang qui l’escortaient étaient à cheval, mais les animaux n’étaient qu’un moyen de transport. Tout comme Garric, les gardes du corps royaux étaient plus à l’aise sur leurs pieds. La force militaire d’Ornifal avait toujours reposé sur l’infanterie lourde. La noblesse se pavanait à dos de cheval, mais les troupes de combat qui couvraient les flancs d’une armée d’Ornifal étaient des mercenaires, des cavaliers ou de l’infanterie légère capable de briser une charge de cavalerie. Le fleuve Beltis était au plus large de son cours à cet endroit ; les rives éloignées étaient à peine visibles dans les brumes qui s’exhalaient de la surface de l’eau sous le soleil de fin d’après-midi. Le navire de guerre arrêté à un jet de flèche de l’extrémité du quai était une trirème à près de deux cents rames sur trois bancs. Quelques dizaines d’hommes ramaient pour maintenir son éperon de bronze pointé dans le courant paresseux. Une yole avec sept hommes à bord se détacha de la poupe de la trirème. L’échelle de corde par laquelle ils étaient descendus tanguait encore ; des officiers en capes rouges et des rameurs au repos regardèrent par-dessus le bastingage l’embarcation qui s’éloignait. — Les voilà, murmura Garric. Il saisit fermement le pommeau de la selle et passa la jambe droite par-dessus le troussequin pour mettre pied à terre, avec soulagement. Deux Aigles de Sang restèrent pour maintenir les chevaux en place tandis que Garric et les six autres remontaient rapidement le quai à la rencontre de la yole. Garric releva avec amusement que sa foulée, celle des phalanges d’Haft sous l’Ancien Royaume, l’amenait légèrement en avant de son escorte à chaque double pas. Attaper lança une imprécation étouffée et grogna à ses hommes : — À marche forcée, que la Sœur vous emporte ! Garric avait envoyé Pior, resté neutre dans l’arsenal avec ses troupes régulières, pour négocier sa rencontre avec les représentants de l’amiral. Pior aimait à penser qu’il maintenait l’équilibre – peut-être se considérait-il même comme un faiseur de rois. Il n’était rien de cela. Comme l’avait dit Attaper, les troupes des régiments réguliers étaient, à défaut d’une simple plaisanterie, sans danger pour Garric et son nouveau gouvernement. Waldron pouvait les écraser ou les ignorer tout aussi facilement, selon le choix de Garric. Les six fusiliers marins qui escortaient le représentant de Nitker étaient bien plus impressionnants. Ils arboraient des casques de bronze et des cuirasses de lin renforcé capables de détourner un coup d’épée ou même une flèche envoyée d’une grande distance. Quatre d’entre eux ramaient malgré leur armure ; les deux autres tenaient les lances de l’escouade en travers du banc de nage, de longs pics d’abordage plutôt que des javelots destinés à être lancés. Les Aigles de Sang évaluèrent leurs adversaires potentiels d’un regard tandis que la yole atteignait l’extrémité du quai ; et le roi Carus faisait de même par les yeux de Garric. — Ce genre d’homme n’est jamais de trop, mon garçon, murmura le roi. Ils essaieraient de t’enlever s’ils pensaient pouvoir s’en tirer… — Ils ne le pourraient pas, répondit Garric. — Que dites-vous, monsieur ? s’étonna Attaper. Garric ne s’était pas aperçu qu’il parlait tout haut. — Restez en arrière un moment, éluda-t-il. Il avança de deux pas en avant de l’escorte et attendit, les mains sur les hanches, que les hommes de Nitker aient monté les marches de pierre qui conduisaient du point de mouillage au quai. L’émissaire était un homme d’âge moyen, avec un début de calvitie, qui semblait plus accoutumé aux robes de Cour qu’à la cuirasse en écailles de fer qu’il portait pour l’occasion. Le fait qu’il porte une armure éveilla la méfiance de Garric. Attaper le remarqua lui aussi et dit : — Monsieur, soyez prudent ! Garric tira son épée. Les fusiliers marins formèrent immédiatement un rang serré, les pics dressés en une barrière mortelle. — Que signifie cette attitude ? s’écria l’envoyé retranché derrière les soldats. Il devait s’agir de pourparlers pacifiques ! Garric envoya son épée tournoyer haut dans le ciel. Le soleil de l’après-midi joua sur l’acier bruni et l’arme étincela comme un joyau redoutable. Garric jeta un regard en l’air, choisit son moment et leva la main. La garde retomba dans sa paume. La lumière trembla un instant tandis que la lame gémissait puis redevenait silencieuse. Garric remit prestement l’épée au fourreau et adressa un sourire aux fusiliers marins. — N’y pensez même pas, dit-il à leur officier en détachant chaque syllabe. L’ombre d’un roi défunt rit de plaisir au fond de son cœur. Ce tour appartenait à Carus, mais Garric et Cashel l’avaient utilisé avec des bâtons lorsqu’ils discutaient en surveillant les moutons au bourg. Une épée était plus courte et légère qu’un bâton, mais elle jaillissait plus promptement et les tranchants ajoutaient une nuance de danger à l’éventuel embarras d’une mauvaise réception. Garric ne voulait faire aucune erreur, et une démonstration de son étonnante habileté était plus efficace que toutes les menaces du monde pour s’assurer que la rencontre serait effectivement pacifique. Il leva les mains à hauteur d’épaule et les ouvrit pour prouver qu’elles étaient vides avant de demander : — Je devais rencontrer Matoes bor-Malliman. Êtes-vous le seigneur Matoes ? L’émissaire grogna quelque chose à l’intention de son escorte et les hommes s’écartèrent pour qu’il puisse faire face directement à Garric sans regarder par-dessus les épaules en armures des fusiliers. — Je suis le chancelier Matoes, dit-il en s’attribuant lui-même le titre que Garric avait soigneusement omis de lui attribuer. Le duc Nitker m’envoie pour recevoir vos propositions d’alliance, hum, prince Garric. L’un des Aigles de Sang murmura un commentaire dégoûté sur les présomptions de Nitker. Les lèvres de Garric esquissèrent un sourire. L’amiral pensait sans doute se montrer magnanime en n’exigeant pas le trône des Isles. — L’amiral Nitker s’est placé là où il lui semblait voir une lacune à Valles, dit Garric d’une voix calme, les bras croisés devant lui. Ce fut un acte de patriotisme, et ni moi ni le roi qui m’a adopté ne pouvons l’en blâmer. Mais, pour le bien des Isles, Matoes, l’amiral Nitker doit immédiatement prouver qu’il est un sujet loyal du gouvernement du roi Valence. Sans quoi il sera considéré comme un traître. Royhas avait proposé que Waldron ou lui représente le nouveau gouvernement, puisque Nitker envoyait un émissaire plutôt que de se présenter en personne. La présence du prince Garric à cette rencontre donnerait trop d’importance aux serviteurs de l’amiral. Garric n’en avait cure. De tous ceux qui formaient le nouveau gouvernement, il était le seul à comprendre réellement le danger qui menaçait Ornifal et les Isles entières, aussi ne pouvait-il laisser personne assister aux négociations à sa place. Quant au risque que Matoes et Nitker considèrent que c’était une faiblesse de sa part que d’être venu en personne – Garric et le roi dans son esprit ne pouvaient que rire à cette idée. L’émissaire et son escorte raconteraient ce qu’ils voudraient à leur retour sur Eshkol, mais Garric savait qu’ils ne le présenteraient jamais comme un imbécile mal dégrossi tout juste sorti de sa ferme. L’émissaire heurta les deux hommes qui l’encadraient en avançant devant le rang de fusiliers. Il maîtrisait mal la masse inhabituelle de l’armure qu’il portait. L’officier des fusiliers marins fronça légèrement les sourcils, puis ordonna d’un geste à ses hommes de s’écarter. Il aurait préféré que Matoes reste derrière les gardes, mais il n’avait pas d’ordre à lui donner. Matoes s’arrêta à un pas de Garric et joua pensivement avec les lacets de côté de sa cuirasse désormais inutile. L’armure était destinée à le protéger s’il avait ordonné à ses gardes d’enlever Garric ; le gouvernement de son côté ne gagnerait rien en détenant un subalterne comme ce chancelier autoproclamé. De toute évidence, Matoes n’était pas stupide. Il ne se lança pas dans de grandes déclarations sur la lignée de Nitker et son mandat reçu des dieux pour diriger les Isles, mais se contenta de dire : — Eshkol – nous pouvons parler du duché d’Eshkol, n’est-ce pas ? – pourrait facilement conserver son indépendance, prince Garric. Aucune force navale dans les Isles ne peut rivaliser avec la flotte royale… Garric sourit. L’émissaire grimaça lorsqu’il comprit qu’il venait d’employer l’ancien nom des navires commandés par Nitker. — La flotte, je veux dire, reprit-il. Le duc Nitker ne peut sans doute pas prendre Ornifal, mais vous ne pouvez envahir Eshkol avec les forces dont vous disposez. La solution qui s’impose est une alliance entre deux parties égales. Le roi Valence a eu la sagesse d’adopter un fils. Il pourrait tout aussi bien… (Matoes leva la main et fit mine d’examiner ses doigts parfaitement manucurés. Garric remarqua que, du coin de l’œil, il surveillait la réaction provoquée par sa prochaine déclaration.)… adopter un autre prince et cosuccesseur. — Et les moutons pourraient tout aussi bien apprendre à voler, seigneur Matoes, répondit Garric d’un ton amusé. Mais pas du vivant de l’amiral Nitker, pas tant que je vivrai. L’un des fusiliers marins étouffa un rire. L’émissaire se retourna, furieux, mais son escorte n’offrait que des visages parfaitement impassibles. — L’amiral Nitker doit respecter son allégeance, et la raison n’est pas que le royaume l’écrasera s’il refuse – quoique le royaume l’écrasera sans l’ombre d’un doute si l’un de nos ennemis communs ne le fait pas en premier. Matoes ouvrit la bouche pour protester mais Garric l’interrompit d’un geste de la main gauche. — Nitker doit rejoindre le gouvernement pour la même raison que celle qui le pousse à se rebeller, seigneur Matoes : les Isles sont confrontées à des ennemis plus terribles que jamais depuis la chute de l’Ancien Royaume. Nous, les hommes respectables – ceux qui se dressent face au chaos –, devons nous unir, ou le mal nous anéantira. Les mouettes lancèrent des cris aigus en passant au-dessus de la partie basse du fleuve Beltis qui charriait de multiples déchets. Sur les quais, le seul bruit provenait de l’équipement des deux escortes lorsque les hommes bougeaient légèrement. Matoes se frotta la joue gauche de l’index en cherchant quoi dire. — L’amiral Nitker a été catégorique : il n’acceptera pas moins qu’une cogérance, dit enfin l’émissaire. Vous avez besoin de lui et de la flotte pour affirmer votre autorité. — Le seigneur Waldron était tout aussi catégorique lorsqu’il prétendait prendre la place du roi Valence sur le trône, répondit doucement Garric. (De nobles courtisans tels que Waldron et Matoes se connaissaient certainement avant les événements récents, et l’émissaire comprendrait sans doute les paroles de Garric.) Mais il a fini par se rendre compte que la menace qui pesait sur les Isles était trop terrifiante pour l’ignorer au profit d’ambitions personnelles. Waldron est désormais commandant de l’armée royale, tout comme l’amiral Nitker gardera le titre très honorable de commandant de la flotte royale. Sur la place, à deux pâtés de maisons de là, le régiment qui accompagnait Garric et ses gardes du corps s’animait. Une compagnie après l’autre avançait, tournait et revenait sur ses pas tandis que les troupes restantes se tenaient prêtes au cas où les hommes de l’amiral tenteraient quelque chose. Le régiment de soutien était formé d’hommes envoyés par des dizaines de propriétaires terriens du nord sous les ordres d’un noble proche de Waldron. Attaper avait dépêché un instructeur des Aigles de Sang auprès de chaque nouveau régiment. Les nobles qui avaient envoyé – et payé – les troupes s’étaient plaints, certains plus que d’autres, mais ils avaient fini par céder face à l’insistance de Waldron pour les convaincre que le rassemblement et l’entraînement conjoint de troupes issues de maisons particulières étaient nécessaires. Les souvenirs du roi Carus parlaient à Garric de certains hommes au service des usurpateurs, des troupes indisciplinées qui se retiraient face à l’organisation inébranlable de l’armée royale. Waldron ancrait son savoir dans un souvenir plus vivace encore : le vieux guerrier s’était battu au côté du roi Valence au Mur de Pierre de Sandrakkan. Là où les milices d’Ornifal avaient paniqué, et où le trône de Valence n’avait été sauvé que grâce au courage sans faille des Aigles de Sang et aux atrocités impitoyables des mercenaires pewles qui avaient massacré femmes et enfants dans les rangs de Sandrakkan. Waldron ne tolérerait pas la moindre indiscipline parmi les forces qu’il commandait. Matoes jeta un regard aux mouvements des troupes. Garric crut d’abord qu’il regardait simplement au loin le temps d’organiser ses pensées, mais le regard de Matoes n’était pas perdu dans le vague. — Je porterai votre message, dit-il enfin à Garric. J’ignore quelle sera la réponse de l’amiral. Il a une grande confiance en la force de sa position… pour le moment, bien sûr. — Seigneur Matoes, dit Garric, les yeux rivés sur l’émissaire. Le moment présent n’a aucune importance comparé à l’avenir du royaume des Isles. L’avenir ou l’absence d’avenir. Il se retourna et désigna les troupes qui poursuivaient l’exercice. — Dites à l’amiral que cela n’a rien à voir avec le rang, ni le sien, ni le mien, ni celui de qui que ce soit. Il s’agit de la survie de la civilisation. Et il comprendra très vite qu’il ne peut rester neutre. Matoes hocha la tête. — Je lui dirai, répondit-il. Mais j’ai peur… (Il eut un rire sans joie.) Je vous crois, prince Garric, reprit-il, même si j’ignore pourquoi. Et je ne me fais guère d’illusion sur mes capacités à convaincre l’amiral, mais je ferai tout mon possible. Matoes se retourna et adressa un signe de tête au commandant de l’escorte. L’émissaire et quatre fusiliers se dirigèrent rapidement vers l’extrémité des quais. Les deux autres soldats restèrent sur place le temps que l’envoyé atteigne les marches qui descendaient vers la yole. — Nous devons tous essayer, murmura Garric. Le soleil couchant teintait les nuages qui s’amoncelaient à l’est en un mur de sang. — Et cette fois, ajouta le roi dans l’esprit de Garric, nous allons réussir, mon garçon. Perdrix, troisième jour (plus tard) — J’ai fait embarquer un rang de rameurs supplémentaire, soixante-dix-huit hommes au lieu de cinquante-deux, maître Cashel, annonça le roi Folquin. (Il semblait à la fois très fier de lui et sur la défensive.) Vous pourrez ainsi renouveler les équipes à chaque tour de sablier et conserver votre vitesse de croisière jusqu’à Valles. Cashel regarda l’élégant navire de guerre et les hommes vêtus uniquement d’un kilt ou de hauts-de-chausses qui montaient à bord. Il régnait un ordre étonnant malgré la foule que formait l’équipage. Il essaya de se représenter les marins comme des moutons pour pouvoir les compter plus facilement, mais les hommes se déplaçaient trop rapidement pour qu’il y parvienne. Cinquante-deux et soixante-dix-huit n’étaient que des mots pour Cashel. Lorsqu’il comptait au-delà de cinq, il marquait des encoches sur une baguette à entailles ou – de préférence – laissait tomber des cailloux ou des pois secs dans une écuelle. Garric et Sharina pouvaient compter sans limite, et Garric avait même montré à Cashel comment mesurer la hauteur d’un arbre en prenant des mesures depuis le sol. — On n’aura même pas la place de se gratter le derrière, dit Zahag, les yeux rivés sur la trirème, joignant le geste à la parole. Mais n’importe quel moyen de retrouver la terre ferme au plus vite me conviendra. (Il tourna la tête pour regarder Cashel.) Bien sûr, tu m’as déjà emmené sur des terres fermes dont il ne vaut mieux pas se vanter, chef. Tu ne vas pas recommencer ? — Non, répondit Cashel. Enfin, je ne crois pas. — L’équipage a l’air très à l’étroit, constata la princesse Aria qui plissait les yeux pour examiner le navire. (La trirème se nommait l’Arbutus, et Cashel croyait volontiers le roi lorsqu’il disait que c’était le meilleur bâtiment de l’escouade chargée de repousser les pirates des eaux de Pandah.) Peut-être… — Maître Cashel a grand hâte de rejoindre sa Sharina à Valles, mon amour, dit Folquin, la voix teintée de désespoir. Je suis persuadé qu’il supportera ce léger inconfort pour atteindre Valles d’un trait. Il sera près de sa bien-aimée avant les lueurs de l’aube. Cashel se sentit mal à l’aise à l’idée que Sharina soit désignée comme sa bien-aimée. C’était vrai, bien sûr – il n’allait pas contredire le roi sur ce point – mais ce n’était pas un sujet dont il parlait. Cashel raffermit sa prise sur son bâton. Il n’utiliserait assurément pas ce mot-là devant Folquin. Le sentiment le plus intime de Cashel était-il donc si évident pour tous ceux qu’il croisait ? — Oui, j’apprécie grandement les prévenances dont vous entourez mon ami Cashel, Votre Majesté, dit Aria. À en juger par le ton de sa voix, elle n’appréciait pas plus que Cashel l’expression utilisée par Folquin. La princesse se tourna vers le jeune homme et posa le bout des doigts sur ses mains. — Cashel, dit-elle, je sais que vous réussirez quoi que vous décidiez de faire. Vous m’avez amenée ici, un lieu où j’ai ma place. Personne d’autre n’en aurait été capable. Elle regarda de côté un instant, comme pour rassembler ses pensées. Elle continua, en évitant le regard de Cashel : — Mais je prierai la Divine Dame pour qu’elle vous garde. Et, vous savez… (Elle le regarda, bien en face. C’était une petite chose délicate, mais par Duzi ! Il avait vu des belettes qui n’avaient pas la moitié de l’énergie féroce déployée par la princesse en certains instants.) Vous savez que vous serez toujours le bienvenu à Pandah, termina Aria. (Elle regarda Folquin.) N’est-ce pas, mon cher ? — Oui, absolument, répondit le roi, les yeux rivés sur les motifs qu’il dessinait du bout de sa sandale sur le quai de briques. Hum, je pense que le capitaine est prêt à partir maintenant, maître Cashel. — Parfait, répondit celui-ci, soulagé de se détourner de ses hôtes. (La passerelle craqua et les protections en nattes de cuir frottèrent contre le quai lorsque le poids de Cashel fit vaciller le bateau.) Que la Dame vous garde, princesse. Et vous aussi, roi. Les marins de poupe et de proue avaient déjà dédoublé les amarres. Le joueur de chalumeau, assis en tailleur à l’extrémité de la poupe, lança une note aiguë ; tous les rameurs à droite éloignèrent le navire du quai avec le bout de leurs avirons. Cashel chercha un endroit pour s’asseoir ; il avait à peine la place de se tenir debout sur le pont étroit parmi les rameurs supplémentaires qui se serraient à bord. Zahag bondit sur l’étambot qui s’incurvait au-dessus du capitaine et du timonier. Ce dernier poussa un cri de surprise mais le capitaine le fit taire d’un grognement. Le joueur de chalumeau entonna un appel sur deux notes, passant de l’une à l’autre en jouant du bout des doigts sur une seule flûte de roseau. Les rameurs prirent un rythme précis, quoique leurs mouvements restèrent étroits jusqu’à ce que le bateau commence à avancer. Cashel agita la main vers les silhouettes du quai, puis alla s’installer près du joueur de chalumeau. Il n’y avait pas vraiment de place, mais il pouvait tenir l’étambot de sa main libre, et s’asseoir sur le plat-bord en se tenant légèrement en arrière, sans prendre de risque. Zahag contemplait toujours la côte. — Aria est un peu décharnée, mais à part ça, elle n’est pas mal du tout, déclara le primate. Je suis curieux de voir ce que possède cette Sharina et qu’Aria n’avait pas. Cashel leva la tête. — Ne dis plus jamais ce genre de chose, ordonna-t-il, à moins que tu préfères nager jusqu’à la destination de ton choix. Compris ? Le primate était accroché à la pièce de bois comme un balane à un rocher. L’eau sifflait déjà contre les flancs de la birème. — Et comment, chef, répondit-il. Non, non, plus jamais. La princesse Aria portait une robe blanche à plusieurs épaisseurs, aussi semblable aux tenues auxquelles elle était habituée qu’il avait été possible aux couturières de Pandah. C’était étrange à quelle distance Cashel parvenait encore à distinguer ce petit point blanc dans les rayons de soleil, agitant toujours la main vers lui. Ilna s’arrêta pour mieux étudier l’endroit où la menaient ses guides. Le soleil de l’après-midi balayait de biais un porche d’entrée creusé dans une colline de calcaire. Le travail délicat des ornements du toit était encore parfaitement visible, reliefs nettement découpés malgré l’action prolongée de l’érosion. L’une des six colonnes qui soutenaient le porche était tombée sur le chemin qui menait à l’entrée. Les yeux d’Ilna s’étrécirent en constatant que la colonne s’était brisée à l’angle au lieu de tomber en plusieurs blocs de pierre. — Cet endroit a été entièrement sculpté dans la colline, dit-elle. Et remarquablement sculpté. Nul ne pouvait égaler l’habileté des tailleurs de pierre de la troisième Atara. — Oui, c’est exact, acquiesça Hosten. (Ses hommes étaient devenus de plus en plus taciturnes à mesure qu’ils approchaient du tombeau.) Romi l’Ancien l’a fait bâtir avant sa mort. — Il a été achevé à l’heure exacte où il est mort, ajouta l’un des soldats. Il avait prévu sa fin avec cette précision-là. — C’est une légende, coupa sèchement Hosten. C’est arrivé ainsi, il aurait pu en être autrement. (Il regarda Ilna et ajouta :) Il existe bien des histoires sur Romi l’Ancien, qui parlent d’avant et d’après sa mort, ma dame. À votre place, je retournerais immédiatement à Divers chercher un navire sur lequel embarquer. — On ne sait même pas s’il est vraiment mort, marmonna un autre soldat. Hosten ne lui fit aucune remarque. — L’excursion ne valait guère la peine d’être faite pour elle-même, répondit Ilna en se dirigeant d’un pas décidé vers l’entrée. De plus, j’ai dit que je le ferai. Ils avaient parcouru la majorité des trois bons kilomètres qui séparaient le palais du tombeau en carrosse. Hosten avait proposé un cheval à Ilna mais elle n’avait jamais monté d’animal et elle doutait que se ridiculiser par ses chutes répétées au cours du trajet améliorent son état d’esprit. Ils avaient parcouru les derniers cent mètres à pied. De petits tremblements de terre comme celui qui avait fait tomber la colonne avaient réduit les pavés de la route en blocs dangereusement inclinés. Le fatras de pierres était déjà difficile d’accès pour des humains, il était donc exclu d’y engager un cheval et encore moins un véhicule sur roues. — C’est une grotte naturelle, expliqua Hosten en la suivant de peu. Seule l’entrée a été sculptée. Certains prétendent que la grotte permet de traverser toute la mer, sous l’eau. La mer Intérieure n’était pas visible de là où se trouvait Ilna, mais elle entendait le murmure des vagues sur la rive maintenant qu’elle y prêtait attention. Le fait que la grotte passe sous la mer ne l’inquiétait guère. Si les murs de pierre avaient tenu jusqu’à présent, il était peu probable que l’eau s’y engouffre soudain suffisamment vite pour noyer Ilna os-Kenset. Elle eut un mince sourire. Bien sûr, cela la libérerait de sa responsabilité vis-à-vis d’Halphemos, de Cashel, et de tous ceux à qui elle avait causé du tort au cours de l’année passée. Mais si les dieux existaient, elle doutait qu’ils permettent qu’elle s’en tire à si bon compte. — Le cercueil était glacé, dit un soldat. Ils… — Cela suffit ! gronda Hosten. Ilna tourna la tête. — Laissez-le parler, dit-elle. Légende ou non, je veux l’entendre. Hosten lui tourna le dos, sa main serrant et relâchant la garde de son épée, toujours au fourreau, pour tenter d’évacuer sa tension et sa colère. — Continuez, dit Ilna au soldat qui avait parlé. L’homme s’éclaircit la voix. Il avait des cheveux roux dont les mèches sortaient en tous sens sous la bordure de son simple casque de fer. — Cette histoire…, dit-il. C’est mon oncle qui me l’a racontée quand j’étais petit. Ils ont placé Romi dans un cercueil d’argent. — Il n’avait pas d’ami, se décida à ajouter un autre soldat. Il n’avait que des serviteurs et aucun n’était originaire de la troisième Atara. Certains disaient qu’ils n’étaient même pas humains. — En tout cas, le cercueil est devenu plus froid que la glace, continua le premier soldat. Ils l’ont conduit au fond de la grotte, tout au bout, et un bassin s’y trouvait. Ils ont déposé le cercueil dans le bassin et l’eau s’est mise à bouillir. Ils se sont tous précipités hors de la grotte et la vapeur les a poursuivis jusqu’à la surface. — Et qui a raconté l’histoire que ton oncle t’a racontée, Digir ? demanda Hosten avec colère. S’agit-il de l’un de ces serviteurs qui n’étaient pas humains ? Ce n’est qu’une légende ! — Êtes-vous déjà descendu dans la grotte, seigneur Hosten ? demanda le soldat qui avait évoqué les serviteurs. Quand vous n’étiez qu’un petit garçon, je veux dire ; par défi ? Moi, je l’ai fait. Hosten se retourna pour faire face aux autres. Le soleil de l’après-midi l’enveloppait, mais il avait le teint cireux. — Une fois. Je suis allé jusqu’au premier tournant, là où la pente s’accentue. Ma torche s’est éteinte. Je suis revenu sur mes pas en courant aussi vite que si j’avais eu la Sœur à mes trousses. Il regarda Ilna droit dans les yeux. — N’y allez pas, ma dame. Peut-être n’y a-t-il rien en bas, mais vous vous sentez envahi par le sentiment le plus glacial qui puisse exister. N’y allez pas. Ilna haussa les épaules. Elle déclara à l’homme qui portait la lanterne : — Si vous voulez allumer la lampe, je m’occuperai de ce que j’ai à faire et vous pourrez rentrer chez vous. Les hommes regardèrent leur commandant. — Nous vous attendrons, ma dame, déclara Hosten. Nous attendrons jusqu’à ce que la lune se couche. Jusqu’à minuit. Le soldat ouvrit un petit volet à l’arrière de l’armature de cuivre de la lanterne. Il y inséra le fragment d’amadou rougeoyant qu’il conservait dans un étui à sa ceinture et souffla doucement dessus. Ils se tenaient dans la lumière du soleil, et il était difficile de dire si la mèche avait pris. Il tendit la lanterne à Ilna. — J’espère vous revoir, dans ce cas, dit-elle avant de tourner les talons pour monter les trois marches étroites qui conduisaient à l’entrée. L’un des soldats marmonna une réponse – ou peut-être parlait-il simplement avec les autres hommes de l’escorte. Seule l’entrée de la grotte avait été ciselée par l’homme. L’intervention humaine s’arrêtait là où la lumière du jour cessait de pénétrer. La lanterne scintillait, mais elle éclairait peu au-delà de son propre cadre, d’après Ilna. Il lui sembla que ses yeux mettaient longtemps à s’adapter à la différence de lumière, peut-être à cause de son changement récent d’alimentation. « Vers le bas » était une direction facile à suivre, quoi qu’il en soit. Il n’y avait aucun obstacle sur sa route sinon un capuchon de cuir tombé à terre à environ vingt pas de l’entrée. Ilna se souvint des histoires des hommes de l’escorte sur les garçons qui se défiaient d’entrer dans le tombeau de Romi. Les filles avaient assez de jugeote pour ne pas se lancer dans de telles idioties. Elle eut un mince sourire. Mais après tout, que faisait-elle ici sinon relever le défi lancé par le baron Robilard ? Ilna s’aperçut qu’elle voyait mieux à mesure qu’elle avançait. Les murs de la cave étaient couverts d’humidité, mais dessous, elle distinguait une couche de coulée rocheuse, du calcaire dissous et redéposé en couches opalescentes. Les deux couches reflétaient la lumière de la lanterne dans une clarté brumeuse qui gommait les détails. Ici et là, des symboles ou peut-être des noms étaient gravés dans la roche. Depuis près de cent ans, les habitants de la troisième Atara tentaient de prouver qu’ils étaient plus courageux qu’un mort – pour ne prouver finalement que leur bêtise, une bêtise destructrice qui plus est. Non pas que cette isle, ou quelque isle que ce soit, ait le monopole de la folie des hommes. Ilna atteignit le tournant dont avait parlé Hosten. Le tunnel obliquait vers la gauche. La roche était salie par les mains de jeunes garçons qui s’étaient accrochés à la paroi pour jeter un œil à l’angle, vers la pente qui s’enfonçait au-delà. Il n’y avait pas de marques prononcées, toutefois ; les visiteurs ne s’étaient pas attardés assez longtemps pour laisser des signes visibles. De l’eau gargouillait dans le lointain. Ilna sentit sur son visage une bourrasque venue des profondeurs. La grotte remontait-elle jusqu’à l’air libre ? Comme l’avait dit Hosten, il faisait extrêmement froid. Cela venait certainement de l’humidité, et puis ce n’était pas la première fois qu’Ilna avait froid. Elle entama sa descente. Ilna n’aimait guère la pierre, qui le lui rendait bien. Le chemin, lisse et humide, la faisait glisser. Elle se retint en appuyant sèchement la paume gauche contre le mur arrondi. Elle sourit de nouveau. La haine – la sienne et celle des autres contre elle – n’était pas une expérience nouvelle. Elle ne se laissait pas distraire par ce sentiment, d’où qu’il vienne. La grotte descendait toujours. Ilna se demanda comment les porteurs avaient réussi à descendre le cercueil de Romi l’Ancien sans tomber. Mais le chemin était aisé, même s’il était aussi abrupt. Ilna commençait à distinguer des éléments sur les murs, comme si des créatures avaient été emprisonnées à jamais dans la roche encore liquide avant qu’elle se solidifie. Elle savait que c’était absurde : les décolorations dans la sous-couche de pierre étaient accentuées par la lumière de la lanterne reflétée par les reliefs lisses de l’eau et de la roche translucide. Elle regarda les formes sur les murs car il lui semblait que contempler le bas de la pente aurait suggéré qu’elle avait peur. Ilna rit. Suggéré à qui ? Aux soldats qui l’attendaient bien loin de là, au soleil, peut-être ? Elle posa la main sur ce qui aurait été le museau d’un monstre la gueule béante si les ombres n’avaient fait mentir ce qu’elle voyait. Le contact était si froid que le dépôt visqueux des murs aurait gelé si la sensation avait été réelle. Quelque chose essayait de tromper son esprit pour l’effrayer à travers ces illusions. Lorsqu’elle comprit qu’on se jouait d’elle, sa fureur la réchauffa. La prière aurait eu le même effet chez quelqu’un qui avait davantage foi en les grands dieux qu’Ilna os-Kenset. La lumière de la lanterne s’amenuisait. Ilna s’arrêta pour l’examiner. Elle entendait une réserve d’huile suffisante clapoter dans le réservoir. Elle essaya d’ajuster la mèche, vers le haut, puis plus bas. Elle inclina légèrement la lanterne au cas où il y aurait trop peu de mèche plongée dans le réservoir. La flamme se réduisit à une mince lueur bleutée. Ilna accrocha la lanterne près du mur, contre un surplomb qui lui éviterait de glisser. Elle continua sa route sans lumière, effleurant le mur gauche du bout des doigts. Le froid se fit plus vif. Ilna retroussa les lèvres en une moue de colère. Elle serait la dernière à nier qu’elle était responsable des deux magiciens qui avaient quitté le Jardin pour la suivre, mais elle savait à présent qu’elle ne faisait pas cela pour Halphemos ou Cerix. Elle faisait cela parce que le baron Robilard était un garçon qui avait plus de pouvoir que de jugement. Il n’était pas foncièrement mauvais, mais il épuisait ses sujets et intimidait ses associés parce qu’il n’y avait personne pour l’arrêter et qu’il n’avait aucune envie de se limiter lui-même. Il avait essayé d’agir de même avec Ilna os-Kenset. Une fois cette affaire terminée, le baron Robilard aurait appris quelque chose. Si toutefois il avait la chance de survivre pour profiter de cette leçon. Ilna entendit de l’eau couler devant elle. Elle supposa qu’il s’agissait d’une fuite persistante dans le plafond de la grotte dont le bruit était amplifié par l’écho. Elle continua à pas mesurés, guidée par le contact de sa main sur le mur. Elle commença à voir de nouveau. Les murs émettaient une lueur bleue aussi pâle que la lumière des étoiles. Peut-être que cet éclairage avait toujours existé mais que ses yeux ne s’y habituaient qu’à présent. Le sol de la grotte remonta. Devant elle se trouvait un bassin. De l’eau effleurait les rebords et émettait le son qu’Ilna avait pris pour une fuite. Elle ne pouvait aller plus loin, la grotte s’achevait avec le bassin. Ilna marcha jusqu’au bord et s’agenouilla. Elle était saisie de tremblements incontrôlables. La sensation de froid était réelle, même si son souffle ne s’attardait pas en nuage devant sa bouche comme les froids matins d’hiver au hameau de Barca. Ilna s’inclina comme elle l’aurait fait en présence d’une personne âgée et respectable. Elle regarda dans le bassin et dit : — Maître Romi, je suis Ilna os-Kenset. L’eau était aussi limpide qu’un diamant. Elle émettait la même lueur diffuse que les murs. Des bulles s’élevèrent en tremblotant depuis le fond et vinrent éclater avec de petits bruits à la surface. — Le baron Robilard, qui dirige désormais cette isle, continua-t-elle, m’a chargée de vous inviter à dîner ce soir en son palais. Il prétend être votre descendant. Un rire emplit la pièce voûtée. Ilna leva les yeux. Elle ne parvenait pas à déterminer d’où venait le son. Une voix grave répondit : — Ilna os-Kenset, as-tu peur ? La jeune fille se releva. — J’ai peur de mon propre pouvoir, maître, dit-elle avec honnêteté. (Le froid s’apaisait, ses muscles ne tremblaient plus.) J’ai peur du mal que je peux faire lorsque je suis en colère. — Ne crains-tu rien d’autre, femme ? demanda la voix désincarnée qui s’amplifia jusqu’à devenir un grondement de tonnerre renvoyé mille fois par les murs creux. Des formes se dessinaient dans les airs autour d’Ilna. Certaines étaient terrifiantes, et d’autres pires encore. La lumière se solidifia en chair morte et en chair qui n’avait jamais vécu. — Rien d’autre, maître Romi, répondit Ilna en direction des ténèbres qui l’englobaient. Ma propre malignité est suffisamment terrible à affronter en soi. La voix éclata d’un rire qui roula et emplit le monde entier autour d’elle. L’eau du bassin fut agitée de spasmes de cette joie effrayante. — Retourne au palais de celui qui se dit mon descendant, dame Ilna, reprit la voix. Dis-lui que Romi l’Ancien, dont la chair n’a conçu nul héritier, honorera le banquet de ce soir de sa présence. J’attends avec grande impatience d’aller me divertir. Ilna s’inclina de nouveau. — Je lui transmettrai votre message, maître, répondit Ilna. Elle se retourna et commença à remonter par le même chemin. Avant qu’elle atteigne l’endroit où le sol s’inclinait brusquement, la voix ajouta : — Dis au baron Robilard que je viendrai lorsque la lune se couchera, Ilna. J’espère qu’il sera prêt à me recevoir. Ilna poursuivit péniblement sa route. Le retour n’était cependant pas aussi difficile qu’elle l’avait cru tandis qu’elle descendait. Le chapelet de rires poursuivit Ilna jusqu’à la sortie de la grotte. Elle sourit aussi, à chaque pas qu’elle faisait. La fenêtre dans le mur de pierre à droite de Sharina ne montrait plus que la pièce blanche et l’échiquier. Les cinq autres paysages qu’elle distinguait depuis son point de vue figé ouvraient sur la mer. Le soleil couchant nimbait les nuages d’une lueur rose. La nuance douce se reflétait, semblable à du sang, dans l’étendue liquide. Les aperçus étaient éloignés de plusieurs kilomètres à en juger par les fragments de ciel qui les couronnaient. Le radeau couvert de Simiesques emplissait les cinq scènes. Derrière, au loin, une isle dessinait sa silhouette contre le soleil. Une flotte de cinquante vaisseaux de guerre attaquait le radeau. Les navires avançaient à la rame, leurs voiles et mâts abandonnés à terre afin de les alléger lorsqu’ils avaient levé l’ancre. Des bannières frappées de l’aigle de la maison royale d’Ornifal, mais barrées d’une ligne de tissu rouge, flottaient aux focs des bateaux. Lorsque Sharina avait vu la forêt flottante pour la première fois depuis sa prison, les Simiesques œuvraient comme bon leur semblait. À présent, des fantasmes parcouraient le tapis de troncs, dirigeaient les brutes par gestes et dardaient sur les créatures primitives des yeux aussi brûlants que des charbons ardents. Plutôt que de s’avancer pour provoquer les vaisseaux de guerre ou de s’enfuir en paniquant, une phalange de Simiesques se recroquevilla, armée d’armes rudimentaires, juste derrière la barrière extérieure de branches entremêlées. Sur les ponts étroits des navires, des archers avaient encoché leurs flèches. Ils n’avaient pour cible que des mouvements vagues qui pouvaient aussi bien être des feuilles mortes tourmentées par le vent. Certains décochèrent tout de même leurs projectiles. Les flèches brisèrent quelques branches, s’enfoncèrent dans les troncs avec un bruit sourd, et quelques-unes touchèrent des Simiesques. Mais ces rares succès ne faisaient guère de différence : les archers auraient aussi bien pu vider directement leurs carquois dans la mer. Beaucoup de soldats visèrent les fantasmes qui se déplaçaient sur les troncs sans se mettre à couvert. Les projectiles qui atteignirent les silhouettes démoniaques les traversèrent comme de l’air. Le seul résultat fut d’aviver plus encore l’éclat brûlant de leurs yeux. Le navire amiral était une quinquérème massive qui oscillait car sa coque devait être suffisamment haute pour supporter cinq bancs de rameurs. Une fumée violette, visible par la flotte entière, s’éleva du brasero de poupe, là où se tenaient les signaleurs. Les trirèmes qui formaient le reste de la flotte apportèrent des catapultes à leur proue. Les bras des grandes armes claquèrent avec force, projetant des feux grégeois dans la masse de troncs. Par endroits, une flaque d’huile enflammée s’écrasa sur le bois et les flammes luttèrent pour consumer l’épaisse écorce humide. La plupart des pots s’abîmèrent en pleine mer et disparurent sans laisser de trace, hormis, occasionnellement, quelques points iridescents et inoffensifs. Les soldats de l’artillerie entreprirent d’armer de nouveau le bois des catapultes au moyen de petits cabestans pour envoyer une seconde volée. Le commandant de la flotte, et sans doute tous ceux qui se trouvaient sur le pont, comprirent que l’effort serait vain. Une seconde fumée s’éleva, d’un blanc rougeâtre, du brasero de signalement. Quelques rameurs avaient œuvré pour maintenir les navires à bonne distance du radeau. À la vue du signal rouge, les bateaux se mirent en mouvement vers le tapis de troncs, éperons en avant. Derrière la barrière de branches et de feuilles jaunissantes, les Simiesques se ramassèrent davantage et les fantasmes se mirent à rire silencieusement. La flotte aurait pu éviter le radeau à la progression lente, mais l’isle n’aurait pas cette chance. Sharina ne reconnaissait pas les contours incertains, cachés dans l’immensité de la mer tandis que le soleil disparaissait à l’horizon. Tout ce qui importait à l’entité qui dirigeait les Simiesques était que le radeau accoste sur cette terre pendant la nuit, à défaut d’autre isle en vue ; et que les marins, pour d’autres raisons, refusaient de laisser passer cette menace. L’un après l’autre, les navires de guerre abordèrent le radeau. Certains arrivèrent à cadence d’éperonnage et tentèrent de percer la barrière enchevêtrée. Autant essayer de fendre une isle à la rame. Beaucoup se trouvèrent pris dans les branches qui se refermèrent sur les coques comme un nœud coulant sur le lapin qui se précipite inconsciemment dedans. Quelques-uns furent plus malheureux encore : ils heurtèrent les troncs coupés à la hache, souvent plus épais qu’un homme était grand. Même le bois de la proue, renforcé pour l’éperonnage, éclata en morceaux sous l’impact, laissant de larges trous dans la coque. L’eau s’y précipita, noyant les bancs des rameurs. Les autres capitaines s’approchèrent avec autant de précaution qu’à l’abord d’un appontement. Le nez des navires frotta les extrémités du radeau tandis que des sous-officiers lançaient des ordres nerveux aux rameurs. Des lanciers et archers s’élancèrent sur la vaste masse flottante ; suivis de marins armés de haches et de scies. Tandis que les soldats se débattaient dans le dédale vacillant de troncs et de branches, les marins essayèrent de démanteler le radeau. Du point de vue de Sharina, dont le regard plongeait sur une étendue de troncs de plusieurs kilomètres, il s’agissait évidemment d’une cause perdue. Même les hommes qui se démenaient au niveau de la mer et ne pouvaient juger pleinement de l’ampleur de la tâche, doutaient certainement de pouvoir réussir. Les fantasmes qui se tenaient sur tout l’avant du radeau tendirent leurs bras vaporeux. Les Simiesques obéirent, des dizaines de milliers d’entre eux surgirent de leurs cachettes pour s’abattre sur la poignée d’hommes civilisés. Sharina eut l’impression de regarder une vague balayer les graviers sur la côte. Les archers décochaient une flèche, parfois deux, puis étaient fauchés par un coup de masse ou de pierre assené par un long bras couvert de fourrure. Les lanciers portèrent leurs coups puis virent leurs victimes ramper sur le bois de leurs javelots pour leur déchirer la gorge avant de mourir aussi. De nombreux soldats perdirent l’équilibre sur les troncs humides et tombèrent en mer où le poids de leur armure les précipita immédiatement vers le fond. Les marins essayèrent de se défendre avec leurs outils ou les abandonnèrent dans une tentative désespérée pour regagner les navires. Les Simiesques utilisaient trois ou quatre membres pour saisir leurs proies, et leur jungle native leur avait appris à se mouvoir aisément dans des enchevêtrements de branchages comme ceux du radeau. Ils bondissaient au-dessus des trous ouverts sur l’eau et des fouillis de branches, capables de couvrir six mètres d’un seul coup. Les marins hurlaient, ployant sous la masse sauvage de leurs ennemis. Ils vivaient parfois assez longtemps pour sentir deux ou trois Simiesques fouiller leurs entrailles en quête des reins ou autres morceaux délicats. Les catapultes firent feu au cœur du combat, sans plus de résultat que quelques gouttes de pluie envoyées sur un feu d’herbes sèches. Les capitaines et les sous-officiers, désorientés par ce désastre soudain, hurlaient des ordres contradictoires aux rameurs encore à bord. Quelques trirèmes seulement commencèrent à s’éloigner. Moins encore parvinrent à fuir suffisamment pour échapper aux Simiesques qui, sous les ordres des fantasmes, bondissaient pour saisir les bastingages et les rames étendues. Lorsque les Simiesques s’abattaient à bord d’un navire, tout devenait chaos et boucherie. Les rameurs n’étaient pas des esclaves, mais ils ne portaient pas d’armes hormis la ceinture de couteaux que tout marin – ou paysan – garde sur lui. Ils étaient trop à l’étroit pour se battre, et trop abattus par cette catastrophe absolue pour s’organiser sous le commandement de leurs officiers. Les couteaux et les épées des soldats avaient raison de quelques assaillants, mais les pierres, les masses et les canines longues de deux centimètres et demi dispensaient une mort plus prompte et horrible. Les trirèmes s’immobilisèrent à mesure que le massacre s’étendait de l’une à l’autre, tandis que les flots de sang emplissaient les cales. Sharina ne ressentait qu’une légère curiosité face à la boucherie qu’elle contemplait. Elle se trouvait dans un état qui lui permettait de comprendre toute chose mais éprouvait aussi peu de sentiments que si elle avait regardé le vent balayer un peu d’écume à la surface des vagues. Les Simiesques survivants s’accroupirent sur les bancs de rames destinés aux humains, aux membres plus longs et droits, et saisirent les bras d’aviron. Les nouveaux rameurs, dirigés par les fantasmes, ramenèrent les navires qui s’étaient éloignés contre les bords inégaux du radeau. D’autres Simiesques, jeunes et vieux, des deux sexes, sautèrent à bord. Les navires de guerre étaient remplis par leur équipage, mais les demi-humains qui affluaient se trouvèrent pressés contre les coques étroites comme des moutons entassés dans une bergerie au cœur de l’hiver. Un fantasme, installé à la poupe de chaque trirème, dirigeait les rameurs par gestes. Malgré la foule de passagers, les rames bougeaient avec autant de précision qu’un engrenage de bois entraînant une roue de moulin. Les trirèmes capturées – environ quarante sur une flotte de cinquante navires – reculèrent puis pivotèrent d’un même mouvement, avant de se diriger vers l’isle qui disparaissait à présent dans l’obscurité quasi totale. Le radeau, qui transportait encore des dizaines de milliers de Simiesques, suivit le même mouvement mais à la vitesse que lui conféraient le vent et le courant. Le navire-amiral et deux trirèmes encore dirigées par des humains civilisés s’éloignèrent aussi rapidement que les rames le permettaient. Ils n’étaient visibles que parce que la lune brillait sur le sillage écumant que projetaient les avirons de chaque côté de la coque. Ils ne se dirigeaient pas vers la petite isle d’où ils étaient partis mais vers une masse plus grande au nord et à l’ouest. Sharina regardait comme elle aurait contemplé la pluie qui tombait sur le toit d’une maison voisine ; consciente que la tempête balaierait ensuite sa propre demeure, mais indifférente à ce que cela signifiait pour elle et les siens. — Le problème qu’il nous faudra résoudre pour affronter une armée levée par un magicien, dit le roi Carus, appuyé sur ses avant-bras, ses doigts puissants croisés, le regard perdu dans la bataille, est que ses soldats ne craindront pas la mort. (Il se tourna pour adresser un sourire au double onirique de Garric.) Bien sûr, la plupart du temps, ils sont déjà morts. Garric avait remarqué que le roi utilisait un « nous », qui lui rappelait que Carus et lui étaient désormais aussi proches qu’un homme et son ombre. Garric lui rendit son sourire. Plus proches encore : il n’y avait pas de ténèbres suffisamment opaques pour que Garric ne ressente pas l’expérience, l’habileté, et le courage hilare et inébranlable de son ancêtre. Plus bas, sur le champ de bataille illuminé par la lune, l’armée de Carus combattait une armée de liches. Les squelettes de noyés, couverts de chair gélatineuse et translucide, se jetaient sur la phalange de soldats humains avec la détermination irréfléchie d’un rocher dévalant une falaise. Les assaillants portaient des épées rouillées et des lances dont les manches étaient couverts de balanes. Certains portaient les restes pourris des armures qu’ils avaient en se noyant, mais la plupart des monstres asexués affichaient une nudité luisante. — Pensez-vous que la reine enverra des liches nous combattre ? demanda Garric. Il avait déjà combattu de telles créatures. Elles luttaient encore même réduites en morceaux. Seul un coup à travers le crâne ou la colonne vertébrale mettait définitivement fin à la malignité mortelle d’une liche. Carus haussa les épaules. — Il s’agira de quelque chose qui ne pense pas par lui-même, répondit-il. Il existe des hommes prêts à suivre un magicien, mais ils sont trop peu et n’ont pas la discipline nécessaire pour faire de bons soldats. La phalange était formée en carré creux afin que les huit rangs puissent observer dans toutes les directions. Le roi Carus, plus jeune, se tenait sur un monticule d’équipement, au centre de la formation. La lune renvoyait des éclats vifs sur la lame de la longue épée de Carus et sur le cercle d’or qui ceignait son front. — Je me demandais que faire s’ils battaient en retraite et qu’il me fallait les poursuivre, expliqua le vieux Carus en désignant la bataille d’un signe de tête. Je n’avais pas même à me poser la question : ils continuaient à charger tant qu’il en restait encore un en état de ramper. Je n’ai jamais rencontré de magicien à qui j’aurais confié le commandement d’une compagnie, et encore moins d’une armée, et je ne pense pas que tu en rencontres jamais non plus. Sur trois côtés du carré d’hommes en armure, le sol était couvert d’os pourris et gluants de l’infecte matière suintante que devenait la chair des liches lorsqu’elles trouvaient la mort pour une seconde fois. Des armes rouillées gisaient parmi les débris répugnants. Aucune des créatures n’avait percé la ligne de combattants humains. Parfois, une liche parvenait à arracher un fer de lance juste avant qu’un autre soldat lui plante son arme dans le crâne ou la colonne, mais le mur tenait bon. Le bout brisé de la lance était encore une arme efficace. — Mais ton problème est différent, mon garçon, dit Carus en regardant Garric. J’avais une armée ; tu as une ville à défendre, et ce sera une tâche bien plus ardue. — Ils sont en train de réparer les murs, dit Garric. Pitre est responsable des travaux, et Tadai fournit l’argent pour payer les ouvriers. Nous avons convenu d’un emprunt auprès d’un consortium de banquiers sérians. Il secoua la tête. Garric ne portait pas le diadème d’or lorsqu’il dormait et, heureusement, le bijou ne faisait pas partie de ses rêves. Penser à tout ce dont le prince Garric devait s’occuper lui donnait le tournis. — N’aurait-on pas pensé que les habitants les répareraient sans être payés ? demanda Garric. (Il regarda le sourire de Carus s’agrandir.) Je veux dire, il s’agira de sauver leurs vies si la reine revient. Ils doivent en être conscients ! — Ils ne le sont pas, répondit le roi, et même s’ils l’étaient, ils voudraient tout de même être payés. (Il haussa les épaules.) Il faut bien qu’ils nourrissent leurs familles, après tout. Les hommes que tu emploies pour remplir des paniers de poussière et transporter des pierres ne sont pas des nobles ou de riches marchands, qui peuvent se permettre de vivre plusieurs jours sur leurs économies, mon garçon. Beaucoup ne mangeront qu’à la nuit tombée, lorsqu’ils auront quitté le chantier avec leur paie, parce qu’ils n’avaient pas d’argent pour acheter à manger avant. Garric pressa ses mains l’une contre l’autre. Plus bas, la bataille touchait à son terme, bien que le reste de l’armée de liches se débatte encore comme une queue de lézard coupée. — Est-ce que c’est cela, être roi ? demanda Garric. Trouver l’argent pour payer les ouvriers, puis trouver les fonds pour rembourser les banquiers ? Je ne sais pas comment nous pourrons rembourser cet emprunt ! — Rien à voir avec les épopées, n’est-ce pas ? releva Carus. (Il éclata de rire.) Tu y arriveras, mon garçon. (Il ajouta, soudain sinistre :) Mieux que moi, de toute manière, car tu veilleras à ne pas laisser la situation déraper comme je l’ai fait. Le jeune Carus se pencha pour crier un ordre aux signaleurs qui attendaient en bas de son promontoire. Une trompette lança un double appel. Les officiers des compagnies se retournèrent pour voir les détails des ordres transmis par torches car la lueur de la lune était trop pâle pour communiquer efficacement par drapeaux. Deux côtés du carré formèrent les rangs le long du bataillon qui se trouvait entre eux et se mirent en marche vers le point de départ des ennemis. Le quatrième côté, le bataillon qui n’avait pas réellement combattu contre les liches, se tourna dans la même direction et suivit le corps principal de la phalange, prêt à prendre la relève. Les derniers rangs de chaque compagnie portaient le double d’équipement, le leur et celui des hommes de tête. — Je n’aimais pas manœuvrer de nuit, se souvint Carus, mais je ne voulais pas donner une seconde chance au magicien qui se rebellait. Il se nommait Abiba. Il se faisait appeler Abiba le Grand, jusqu’à ce que je le fasse pendre cette nuit-là. La victoire a peut-être été trop facile. Garric fronça les sourcils en regardant le champ de bataille. La victoire était totale, et il y avait peu de dommage dans les rangs humains, en effet ; mais avec un commandant moins talentueux ou une armée moins disciplinée, les hommes auraient pu être décimés. — Je ne trouve pas que ça avait l’air facile, dit lentement Garric. — Ah, répondit Carus, oui, mais j’ai eu cette impression tant que j’ai disposé de troupes qui ne paniquaient pas face à la magie ; alors je n’avais pas à craindre les magiciens. L’Homme au Manteau m’a envoyé, ainsi que mes hommes, au fond de la mer Intérieure parce que je n’avais pas évalué les risques réels, mais envisagé uniquement ceux que j’avais déjà affrontés et vaincus auparavant. — Ah, dit Garric qui hocha la tête en comprenant ce que voulait dire le roi. Et quand vous dites que ma tâche sera plus difficile car je dois défendre une ville et non une armée, vous voulez dire que les gens vont paniquer. Beaucoup d’entre eux. Carus hocha la tête d’un air sombre. — Ce n’est pas que les soldats sont braves et que les civils ne le sont pas, mon garçon, dit-il, les vétérans ont l’habitude de faire face aux fers de lance, c’est vrai ; mais mes hommes et moi n’avions jamais rien vu qui ressemble aux liches avant de combattre Abiba. C’est beaucoup plus facile d’affronter l’inconnu quand on se trouve coude à coude avec des hommes en qui on a confiance. C’est l’avantage des soldats. Garric déglutit. — Nous ferons ce que nous pourrons, dit-il. Les murs devraient nous aider, et Attaper organise l’entraînement d’une milice de civils. Même s’ils n’ont guère de connaissance des armes, je pense que le peuple appréciera de se sentir impliqué. J’ai envisagé d’évacuer Valles, mais je ne pense pas que cela change quoi que ce soit. La reine peut attaquer n’importe où, après tout. — Pendre un magicien procure une satisfaction que je n’ai jamais ressentie en discutant des impôts avec les dirigeants des différentes isles, dit Carus avec un sourire en coin. Mais j’aurais dû passer plus de temps à m’occuper des impôts et à en apprendre davantage sur les magiciens que je pendais. Enfin, tu peux te servir de mes erreurs pour savoir comment les éviter. Le champ de bataille était désormais vide, hormis l’herbe foulée en boue et les restes d’équipement et de corps putréfiés. Garric baissa les yeux sur le spectacle désolant illuminé par la lune et dit : — J’ai l’impression d’être un morceau de cuivre, monsieur. Comme si un marteau me frappait sans relâche pour me rendre si plat qu’on pourrait voir à travers moi. Tout le monde veut quelque chose… Et j’ai l’impression qu’il ne restera rien s’ils ne cessent de marteler ainsi. — Ils n’arrêteront pas, mon garçon, répondit doucement Carus. Pas tant que tu vivras, et peut-être même continueront-ils après ta mort. Le roi tira sa longue épée. La soie et la garde en croix étaient forgées d’une seule pièce avec la lame ; les tranchants brillaient comme de l’huile tremblotante sur une flaque d’eau, lisses et aussi aiguisés que nécessaire pour transpercer une armure. — Je n’ai pas choisi d’être roi, Garric, dit Carus. Les Isles avaient besoin d’une main de fer. Ma main, d’après Carilan et ses conseillers, et j’aurais aimé qu’ils aient raison. J’ai fini par échouer pour avoir mal jugé un magicien, et le royaume s’est effondré dans le sang et le chaos. — Personne n’aurait fait mieux que vous, intervint Garric. Il serra le médaillon de couronnement du roi Carus qu’il portait au cou. Il le pressa de la main gauche. — Qu’en sais-tu ? demanda le roi dans l’un de ses rares éclats de colère. (Ses traits s’adoucirent et il sourit avant de reprendre :) Mais tu as sans doute raison. Et ce qui compte à présent est ce que tu fais, prince Garric. Et tu n’as pas le choix non plus. Tu seras roi des Isles car les Isles ont besoin de toi. C’est cela l’important, le peuple que tu sers. Carus leva son épée. La lumière, surgie d’une source indéfinie, illumina le balcon rêvé ; elle courut le long de la lame comme un ruisseau sur un rocher gris. — C’est une belle arme, un chef-d’œuvre d’artisanat, dit-il en s’adressant davantage à l’acier qu’à Garric. Elle fera ce qu’on lui demande, jusqu’à ce qu’elle se brise. Tout comme moi, Garric. Carus se tourna vers le jeune homme si parfaitement semblable à son image plus jeune, sur le champ de bataille. — Et tout comme toi. Parce que nous faisons ce que nous devons faire, toi, moi, et les épées dans nos mains. L’ancien roi éclata de rire tandis que son image commençait à s’effacer, avec le décor qui l’entourait. Garric leva la tête de ses bras où il l’avait enfouie tandis qu’il s’endormait à la table de son bureau personnel. — Garric ? appela Liane à travers la porte. Attaper est là, avec un rapport sur la milice. Peux-tu le recevoir ? Il faisait si sombre dehors que Garric distinguait à peine la fenêtre ouverte des vantaux qui l’encadraient. — Fais-le entrer, Liane, répondit-il. Il se leva, tâtonnant sur le bureau pour trouver une pierre de silex et de l’acier pour allumer une bougie. Dans son rêve, la force du roi Carus le soutenait, et il pouvait se permettre d’être un jeune homme effrayé. À présent, il devait de nouveau se comporter comme un roi. La lanterne d’Ilna éclairait normalement lorsqu’elle la reprit sur le sol de la grotte, mais elle s’étonna du peu d’huile qui restait dans le large réservoir. Elle aurait cru que la lampe tiendrait toute la nuit sans devoir être alimentée de nouveau. Elle gravit rapidement la dernière portion du chemin pentu. Elle se sentait moins glacée que pendant la descente, malgré le froid causé par la pierre humide. Elle atteignit le tournant et le sol s’aplanit. L’ouverture de la grotte n’était qu’une faible lueur. À moins que la mer ait amené de l’orage, il était bien plus tard qu’Ilna avait cru d’après le temps passé sous terre. — Quelque chose approche ! lança un homme. Sa voix nerveuse se répercuta dans le tunnel. Des armes raclèrent l’équipement des soldats et les pierres contre lesquelles ils s’appuyaient. — Je sors ! prévint Ilna. Qu’est-ce qui vous prend ? Elle apparut à la porte. L’escorte se tenait le dos contre l’une des larges colonnes. Hosten tira prestement son épée ; les quatre soldats avaient levé leurs boucliers et tenaient leurs lances prêtes en cas d’attaque. — C’est vraiment elle ? demanda un soldat. — Bien sûr que c’est moi ! s’exclama Ilna en brandissant la lanterne de telle sorte qu’elle ne l’éclaire plus d’en dessous mais illumine directement son visage. Vous saviez bien que je devais revenir. Hosten rengaina son épée. — Nous espérions que vous reviendriez, dame Ilna, la corrigea-t-il d’une voix basse. Il regarda le ciel. La lune avait depuis longtemps dépassé son zénith ; Ilna avait bel et bien passé plus de temps dans la grotte qu’elle avait cru. — Nous ferions bien de retourner au palais, dit Hosten, ou ils croiront que nous n’allons pas revenir. À moins que ? Il regarda Ilna et haussa un sourcil. — Bien évidemment, nous retournons au palais, dit-elle d’un ton plus doux qu’à l’accoutumée. Elle savait que le courtisan essayait de lui rendre service, l’un de ces gestes qui font de ce monde un endroit meilleur. Ce n’était pas la faute d’Hosten si Ilna acceptait moins bien la gentillesse que les insultes. Elle confia la lanterne à l’un des soldats. S’il ne s’était agi que d’Ilna, elle aurait éteint la mèche et serait retournée au carrosse sous les seuls rayons de la lune, mais l’homme laissa brûler la lumière. La lueur jaune tremblotante n’était guère utile pour éclairer le chemin dévasté, mais il y trouvait sans doute du réconfort. — Comment était la grotte, ma dame ? demanda Hosten d’un ton de désintérêt affiché. — J’ai fait ce que j’étais venue faire, répondit Ilna. Le carrosse était en vue devant eux. Un cheval se cabra et le conducteur surgit de l’espace entre les roues avant où il s’était endormi. — Alors les histoires ne sont que des racontars, finalement, soupira Digir avec une pointe de regret. Nous étions juste des gamins qui jouaient à se faire peur dans le noir. Ilna lui lança un regard aiguisé. — Non, répondit-elle, ce n’est pas vrai. Je vous conseille de traiter Romi l’Ancien avec le respect dû à un homme qui a bien servi son peuple pendant longtemps. — Il suffit, Digir, dit Hosten. Si dame Ilna a quoi que ce soit d’autre à dire, elle le racontera au baron Robilard. — Une dernière chose, ajouta Ilna tandis qu’ils atteignaient le véhicule. Digir, et vous tous : si le sens du respect ne suffit pas à dissuader vos enfants d’aller troubler Romi l’Ancien, dites-leur qu’ils feraient mieux d’avoir peur de lui. Après ce soir, ils ne devraient avoir aucun mal à vous croire. Perdrix, quatrième jour La reine, les yeux aussi froids que la plaine de cristal dénuée d’air, regardait Sharina depuis la pièce d’albâtre. — Viens à moi, petite, dit-elle. Avec une soudaineté étourdissante, Sharina se retrouva dans la chambre avec l’échiquier qui la séparait de sa ravisseuse. — J’étais occupée à détruire la flotte royale, Sharina, dit la reine. (Elle sourit avec une ironie féline.) Je t’ai laissé voir cela pour que tu puisses juger combien il est vain de vouloir s’opposer à ma volonté. Maintenant, il est temps pour toi de m’aider. Sharina resta silencieuse. Elle était parcourue de frissons incontrôlables. Elle se massait les cuisses de ses longs doigts puissants pour essayer de se débarrasser d’une raideur dont elle savait qu’elle n’était pas physique. Elle n’avait plus froid, mais son âme conservait une trace des chaînes de glace qui l’avaient entravée si longtemps. La reine souriait toujours, mais son regard était plus dur que les pièces de tourmaline sur l’échiquier. Son index plana un instant au-dessus de l’une des pièces puis elle le retira. — Très bien, petite, dit-elle d’une voix suave. J’espérais que tu acceptes de m’aider avec davantage d’enthousiasme, mais je ne te demande pas d’être sage. Il me suffira que tu sois obéissante. — Je ne vous aiderai pas, répliqua Sharina. Elle savait qu’elle semblait agressive face aux manières doucereuses de la reine. Le contraste la mettait en colère, et cette rage la réchauffait mieux que la libération de son corps. La reine eut un geste de la main droite, comme pour épousseter le mur d’albâtre pourtant distant de quelques pas. — Regarde, Sharina, dit-elle d’une voix plaisante. — Si vous aviez le pouvoir de me forcer à faire ce que vous voulez contre mon gré, ajouta Sharina en élevant la voix, vous l’auriez déjà fait. Mais vous ne pouvez pas, et je ne vous aiderai pas. — Regarde, petite, répéta la reine. La pierre au grain délicat s’était ouverte sur une fenêtre qui surplombait la mer sous un ciel étoilé. Deux navires, un vaisseau de guerre à rames et un bateau marchand rebondi, avançaient dans des directions opposées. D’après sa propre expérience des voyages, Sharina savait que les bateaux étaient plus souvent amarrés aux îlots qui piquetaient la mer Intérieure lorsqu’il faisait nuit. Les rames du navire de guerre battaient comme les plumes sur l’aile d’un oiseau, vers l’avant et l’arrière ensemble, plutôt que d’onduler comme les pieds d’un mille-pattes. Le navire marchand avançait avec une petite voile pendue à un mât de misaine oblique et une grand-voile largement arisée. Les deux embarcations voguaient à une portée de flèche l’une de l’autre. Elles ne s’adressèrent aucun signal. Le royaume des Isles était le théâtre de rivalités trop dangereuses pour qu’un marchand veuille avoir quelque rapport que ce soit avec un vaisseau armé, même s’il ne s’agissait pas vraiment d’un bateau pirate. Quant aux officiers de ce navire de guerre, ils étaient trop occupés pour se soucier des étrangers qui croisaient leur route. — Vois-tu qui se trouve à bord de l’Arbutus, petite ? demanda la reine avec amusement. Le point de vue de Sharina se concentra sur le navire de guerre et elle s’en approcha comme une mouette en vol. La scène s’éclaircit. L’étroite passerelle qui tenait lieu de pont sur la birème était noire d’hommes. Pendant un horrible instant, Sharina se souvint des navires capturés qu’elle avait vu reprendre la mer chargés de Simiesques, mais l’équipage était composé d’hommes normaux. La plupart étaient des humains. La reine leva le doigt et la vision se fit plus proche et précise. Sur l’étambot de la birème se tenait un primate. Il s’accrochait à la poutre arrondie avec ses jambes tandis que ses doigts sondaient la fourrure de son ventre en quête de puces. Sharina fronça les sourcils. Le primate lui rappelait… Le doigt de la reine s’abaissa comme un chef de chœur suivant la musique. Le point de vue se déplaça légèrement de côté. — Cashel ! s’écria Sharina. Cashel était assis sur le plat-bord et regardait la mer avec la calme bonne humeur qui lui était coutumière. Il n’avait guère changé depuis la dernière fois que Sharina l’avait vu devant elle, luttant contre Zahag dans la cour du palais du roi Folquin. Il tenait son habituel bâton de noyer blanc debout, entre ses genoux, afin de ne pas heurter les officiers qui s’entassaient près de lui. Le sourire de la reine était aussi large que celui d’un loup de mer. Le point de vue s’éloigna pour s’élargir. Les deux bateaux s’éloignaient. Le capitaine du navire marchand cria un ordre ; trois marins escaladèrent l’étai pour larguer un ris de la grand-voile. — À quoi es-tu prête pour sauver Cashel, petite ? demanda la reine. Me guideras-tu au trône de Malkar ? Sharina contempla la femme parfaite et démoniaque. Elle resta muette. Elle ne pouvait rien dire pour améliorer la situation. La colère silencieuse traversa de nouveau le regard de la reine, privée de la réaction terrifiée qu’elle espérait. Elle tendit le doigt vers la fenêtre qui montrait la mer baignée d’ombre. — Regarde, dit-elle dans un murmure empoisonné. Pendant un instant, Sharina garda les yeux sur la magicienne. Mais… refuser de regarder était une attitude puérile, une tentative pour retarder la réalité qui l’attendait en se cachant sous les couvertures. Sharina os-Reise n’était pas une enfant – et elle n’était pas lâche. Elle tourna la tête. Dame, protège Cashel dans tes bras, murmura son esprit tandis que ses lèvres restaient scellées. Elle voyait le navire marchand. La birème qui transportait Cashel était dans le lointain, visible seulement grâce au sillage laissé par les rames. Les marins du vaisseau commerçant avaient agrandi la voile et regagné le pont. Le bateau s’arrêta dans une secousse. Le timonier tomba en avant contre la barre et la vigie à la proue serait passée par-dessus bord si elle n’était parvenue à saisir le bas de la voile de misaine. Quelque chose d’aussi épais qu’une amarre d’ancre rampa par-dessus le bastingage de poupe et saisit la cheville du capitaine. Il poussa un cri et frappa du pied pour essayer de se libérer. Le timonier tira un couteau de sa ceinture et se précipita vers lui. Deux autres tentacules saisirent le timonier par-derrière. Sharina avait contemplé des spectacles bien plus horribles depuis la pièce aux multiples fenêtres où la reine la tenait prisonnière. Cependant, elle voyait cette scène non seulement avec des yeux humains, mais aussi un cœur pour la comprendre. Une vague d’horreur étourdissante la saisit. Les marins se débattaient à mains nues ou avec toute arme qu’ils trouvaient à leur portée. Il y avait des dizaines de tentacules, peut-être davantage. Le bastingage céda, le gréement dormant se rompit, un cordage après l’autre, et les hommes disparurent dans les profondeurs en poussant des hurlements impuissants. Le bateau s’inclina, projetant le grand mât et la voile dans la mer à tribord. Le pont penchait dangereusement sous la pression des tentacules qui cherchaient une proie rescapée du massacre. Elles fouillèrent en vain : l’équipage entier du navire avait déjà été précipité en mer. Le bateau tangua encore davantage. À côté du navire, une masse nacrée s’éleva de l’eau : la coquille d’une ammonite, mais de la taille d’une isle. L’un des yeux en fente du mollusque regardait Sharina tandis que son bec se refermait sur les marins que ses tentacules engouffraient l’un après l’autre. La coque du navire se tordit puis se brisa sous la pression. Des débris flottèrent quelques instants puis sombrèrent dans un magma d’écume et de marchandises. La lune brilla sur la coquille opalescente du monstre. Les tentacules tâtonnèrent sur l’épave qui surnageait encore, dernier vestige du navire marchand. Elles ne trouvèrent plus rien de comestible et se retirèrent. La créature s’abîma vers les profondeurs d’où elle était venue. — Que choisis-tu, Sharina ? demanda la reine. Feras-tu ce que je te demande ou dois-je aussi offrir Cashel en pâture aux grands anciens ? Les murs étaient de nouveau en albâtre lisse. Sharina regarda la silhouette superbe et monstrueuse qui lui faisait face de l’autre côté du plateau de jeu. Elle demanda, d’une voix dénuée de toute émotion : — Qu’attendez-vous de moi ? Les gardes à l’entrée du palais du baron Robilard se mirent au garde-à-vous lorsque le seigneur Hosten descendit du carrosse ; leur officier sortit de l’antichambre et s’inclina profondément. Hosten était trop préoccupé pour s’apercevoir des marques de respect qu’il recevait. — Si tard…, dit-il. (Minuit était déjà passé.) Ils auront commencé à boire depuis plusieurs heures déjà. Il… Il s’interrompit, incertain quant à ce qu’il pouvait se permettre de dire à une étrangère. Il adressa un sourire de biais à Ilna. — Le baron Robilard est un jeune homme respectable, mais il lui arrive d’être un rien imprévisible lorsqu’il a abusé de la boisson. Êtes-vous certaine de vouloir le voir maintenant ? — Autant que je puisse souhaiter le voir, répondit Ilna. (Elle haussa les épaules.) Je dois le prévenir. Il ne m’écoutera pas, mais je dois le prévenir. Hosten lui adressa un bref signe de tête. — Je vais vous conduire à la salle des banquets, dit-il. Il se tourna en direction du palais. — Monsieur ? demanda l’un des soldats. Faut-il… ? Je veux dire, devons-nous… ? — Renvoyez-les chez eux, répondit Ilna avant qu’Hosten prenne la parole. Il n’y a aucune raison de les mêler à tout cela. Et je peux m’annoncer moi-même auprès du baron. — Vous pouvez disposer, lança sèchement Hosten à l’escorte. Le conducteur du carrosse prit également l’ordre pour lui et le véhicule s’éloigna le long de la courbe de l’allée. Les quatre soldats partirent promptement à sa suite, comme s’ils avaient eu la Sœur sur leurs talons. Ilna sourit. Si elle avait correctement interprété la trame des événements, ce n’était pas si loin de la vérité. — Je vais vous conduire, répéta Hosten. (Son sourire se tordit encore davantage.) Je suis un bor-Horial, ma dame. Je n’ai pas davantage le choix que vous dans cette affaire. Ilna éclata de rire pour la première fois depuis – depuis fort longtemps, sans doute. — Eh bien, allons-y, dit-elle en avançant au côté du noble, droit et plein de fierté. Ilna n’avait jamais compris comment les gens pouvaient être plus fiers de leur naissance que de leurs actes. Toutefois, elle était assez lucide pour se rendre compte qu’Ilna os-Kenset n’était pas un juge impartial sur ce point, elle dont le père avait bu son héritage avant de mourir de ses excès et dont la mère était inconnue de quiconque au hameau de Barca hormis – supposait-elle – de Kenset. Ilna n’aurait jamais cru qu’un noble estime lui ressembler en quoi que ce soit. Et elle avait encore moins pensé se sentir vaguement honorée lorsque cela se produirait. La pièce où elle avait rencontré le baron Robilard le matin était vide, à l’exception d’un serviteur empressé et des ombres projetées par les six lampes, à peine suffisantes pour éclairer un si vaste espace. Ilna fronça les sourcils. Elle avait cru que le banquet se tiendrait dans cette pièce. Hosten surprit son expression, ou devina sa question de quelque autre manière. — La salle des banquets a été ajoutée à l’arrière du palais, dit-il. Ce fut le premier projet d’expansion du baron lorsqu’il monta sur le trône. Ilna renifla. Elle comprenait aisément l’amertume d’Ascelei contre les impôts levés par le jeune dirigeant – et contre leur utilisation. Ils continuèrent le long d’un couloir ouvrant sur de petites pièces. La porte au bout du passage laissait filtrer de la musique, des rires et la lumière de multiples lampes. Un serviteur qui portait une haute amphore de vin par une anse – elle devait être vide – recula contre le mur pour les laisser passer. De longues tables étaient disposées sur les trois côtés d’un carré imaginaire, et les convives installés sur des chaises garnies de coussins à l’extérieur du dessin. Des serviteurs leur servaient de la nourriture et du vin depuis la face intérieure et entraient par le côté ouvert. Les seuls mets qu’ils continuaient à apporter étaient des tranches d’échine de bœuf salées destinées à éveiller encore la soif des invités. La pièce était si vaste que même les convives présents ne pouvaient la remplir. Le sol était couvert de fougères – à la place des joncs disposés dans les meilleures demeures du hameau de Barca pour recevoir la boue et les débris qui tombaient au cours des repas ; les plus pauvres avaient davantage tendance à reconstruire leur cabane lorsque le sol s’était élevé au point que la hauteur de plafond devenait un problème. La cage de fer avait été installée au milieu du carré de tables. Halphemos s’y tenait assis en tailleur et attendait avec la résignation morose des poules conduites au marché les pattes liées sur un bâton. Pendant quelques instants, peu de convives s’aperçurent de la présence d’Hosten et d’Ilna. Certains courtisans étaient si ivres que leurs regards ne parvenaient plus à distinguer de détails précis. Le baron Robilard n’en était pas à ce stade d’ivresse, quoique ses joues soient rouges et que ses yeux soient habités d’un éclat fiévreux. Il était assis au centre de la table du milieu, Regowara à sa droite et sa femme, la blonde Cotolina, à sa gauche. Cotolina regarda Ilna entrer avec un regard aussi froid que la glace. Il y avait un double berceau derrière elle. Une nourrice allaitait l’un des jumeaux tandis que l’autre enfant dormait. Ilna fut légèrement surprise de constater que dame Tamana était également présente au banquet. Sa surprise s’évanouit lorsqu’elle remarqua que Tamana était assise au bout de la table à gauche de Robilard et que l’homme assis à côté d’elle n’était visiblement pas un noble. Il était vêtu avec le manque de goût clinquant typique de ceux qui récoltaient les dons des villageois après la Procession de la Dîme au hameau de Barca. Cet homme exerçait certainement une charge similaire pour le compte du baron. La seule raison qui puisse justifier la présence d’un receveur d’impôts parmi cette assemblée était de rendre évidente la disgrâce de Tamana même pour les esprits les moins vifs. Un harpiste se tenait dans un coin, à l’arrière, et jouait pour s’accompagner tout en déclamant : — Tandis que Turnus portait l’étendard de la guerre depuis la citadelle de Meriem et que les trompettes lançaient leur perçant appel… — Monseigneur ! interrompit Hosten d’une voix que nul ne pouvait ignorer dans la grande salle. Tous les regards convergèrent dans sa direction. Halphemos saisit les barreaux et secoua la tête avec abattement. — … il fouetta ses ardents étalons…, continua le harpiste. — Silence ! coupa Robilard en levant la main. Je pensais que vous aviez déserté, Hosten. Peut-être devrais-je me trouver un nouveau conseiller militaire, si vous menez vos missions d’une manière si nonchalante. Hosten commença à répondre, mais Ilna avança devant lui et croisa les bras. — Le seigneur Hosten a obéi à vos ordres, monseigneur, dit-elle. (Sa voix résonnait comme des cymbales sous les hauts murs de marbre.) Cela m’a pris plus longtemps que prévu, mais j’ai moi aussi obéi à vos ordres. Romi l’Ancien vous fait savoir qu’il viendra au repas au coucher de la lune. Robilard se pencha en avant et essaya de se lever. Il retomba sur sa chaise à la première tentative. Il jeta sa coupe d’argent sur la table et se dressa, aidé d’un valet de pied nerveux qui le tenait par les deux épaules. Robilard pointa le doigt vers Ilna. — Tu es folle ! hurla-t-il. Et tu mens ! — J’ai souvent cédé à la folie, répliqua Ilna, détachant chaque mot comme un coup de fouet, mais je n’ai jamais vu l’intérêt de mentir. Et je vous mets en garde, baron, je doute fort que Romi l’Ancien ait menti. — Enfermez-la dans la cage avec l’autre ! ordonna Robilard. Au matin, emportez-les et noyez-les tous les deux. Qu’ils servent leurs mensonges aux poissons ! — Monseigneur ? demanda Hosten d’une voix désespérée. Je pense sincèrement que… — Silence ! hurla Robilard. Voulez-vous les rejoindre ? Le baron vacilla et manqua de tomber en avant. Le valet parvint à le rattraper et il s’effondra sur sa chaise. Ilna se tourna vers Hosten. — Oui, silence, ou je me chargerai de vous faire taire. (Elle sourit à demi.) Qui plus est, je crois qu’il est temps que vous rentriez chez vous. Hosten secoua la tête. — J’ai promis sur mon honneur, dit-il d’une voix glaciale. Il mena Ilna à la cage et tira le pêne. Ilna lui adressa une révérence puis se pencha pour entrer dans la petite prison. La porte claqua derrière elle. Les conversations reprirent mais le harpiste resta hésitant. Il accorda son instrument et jeta de fréquents regards vers la tête tournée de Robilard. Le dernier ordre du baron lui intimait le silence. Il ignorait s’il souhaitait ou non qu’il reprenne son récitatif, mais il pensait comme beaucoup que le moment était mal choisi pour attirer l’attention de Robilard sans avoir reçu d’ordre. Le seigneur Hosten s’assit sur la chaise libre à côté de dame Cotolina. Un serviteur lui proposa une coupe de vin. Il l’accepta mais ne but pas. — Vous n’auriez pas dû revenir, dit Halphemos dans un murmure désolé. — Je ne compte pas rester ici longtemps, répondit Ilna. La lune est certainement couchée à présent. L’atmosphère de la salle refroidit brusquement. Ilna souffla, la bouche ouverte, mais aucun nuage ne se forma. — Pas longtemps du tout, ajouta-t-elle. La lumière des lampes diminua. Les voix se turent ; tous les convives se tournèrent vers l’entrée. Dame Regowara, dont le point de vue depuis le milieu de la table centrale ouvrait vers l’entrée, hurla soudain et essaya de se lever. Une silhouette de glace bleue entra dans la salle des banquets. Elle avançait comme un homme, mais son visage n’était qu’une masse lisse. Elle fit le tour de la pièce. À sa suite apparurent d’autres êtres semblables, en ligne, qui se séparèrent vers la droite ou la gauche comme un défilé de valets de pied qui se dirigeaient à leur place, derrière les convives. Le harpiste lâcha son instrument et chancela vers la sortie derrière lui. Il ouvrit largement le rideau et recula sur un hurlement de terreur. Un autre homme de glace se tenait déjà en travers de l’issue. Les serviteurs de Robilard étaient comme statufiés. Les intrus leur adressèrent des signes explicites vers la porte principale. Les serviteurs se dirigèrent lentement vers l’issue puis s’échappèrent soudain dans une débandade effrénée. Ce ne fut que lorsqu’ils atteignirent le couloir que leur terreur éclata en hurlements et balbutiements de soulagement. La silhouette de glace qui avait bloqué la fuite du harpiste se décala de côté et invita l’homme d’un geste du doigt. Le musicien resta là où il se trouvait, la bouche ouverte comme un poisson fraîchement pêché. L’homme de glace répéta son geste. Le harpiste le dépassa en trombe. Ses hurlements d’horreur se répercutèrent dans le couloir de service. Ilna se souvint de Garric lorsqu’il lisait des épopées dont la majesté lui échappait. Tout ce qu’Ilna entendait était un assemblage de mots – dont beaucoup lui étaient inconnus. Même un pleutre pleurnichard comme le harpiste partageait certaines choses avec Garric qu’Ilna, qui l’avait côtoyé toute sa vie, ne pouvait connaître. Ilna toucha de la main l’extrémité tombante de sa ceinture, la jumelle de celle qu’elle avait tissée pour Liane. Les fils suivaient le dessin que la tisserande leur dictait ; et la vie d’Ilna n’était pas un motif qu’elle avait tissé elle-même. De l’autre côté de la table de banquet, Hosten remarqua le geste d’Ilna et essaya de se lever. L’homme de glace qui se tenait derrière lui comme un serviteur lui posa la main sur l’épaule. — Lâchez-moi ! lança le noble. Je vais la libérer ! Les deux silhouettes se débattirent un moment, l’homme pour se lever et le non-humain qui tâchait de le maintenir à sa place. Hosten, le souffle court, les traits soudainement vieillis, finit par abandonner. Du bout du doigt, Halphemos traça un cercle sur le fond rouillé de la cage. Quoique tracé à main levée, il était aussi régulier que si le jeune homme avait utilisé un compas. Il commença à inscrire des symboles sur le contour. — Cerix m’a appris à ouvrir les portes, murmura-t-il à Ilna. Celle-ci est en fer, mais il y a un tel pouvoir autour de nous que je pense y parvenir… Un être de glace se dirigea vers le berceau derrière lequel se pelotonnait la nourrice. Les membres de la créature bougeaient en courbes fluides au lieu de se plier aux articulations comme ceux d’un humain. Elle chassa d’un geste la nourrice vers la sortie puis plongea les bras dans le berceau. Cotolina poussa un cri et tenta d’intervenir. Un autre être de glace la maintint à sa place. La première créature enleva les jumeaux dans ses bras. Leurs hurlements semblaient plus minces, plus distants qu’il semblait normal pour un tel désespoir de l’âme. L’homme de glace, avec des gestes aussi solennels qu’un nuage d’orage, remit les enfants à leur mère. Cotolina les pressa sur son sein plat. Elle leur murmura en vain des mots de réconfort tandis que ses larmes coulaient sur leurs visages en pleurs. Halphemos avait ôté les feuilles d’une tige de fougère. Il s’en servit comme d’une baguette pour toucher les symboles qu’il avait tracés de mémoire sur le fer. Il ferma les yeux pour mieux appeler à son esprit l’enseignement de Cerix et psalmodia : — Aeo io ioaeoeu, eeouoai… Le collecteur d’impôts serra sa coupe à deux mains. Il essaya par deux fois de porter le vin à ses lèvres, mais ses muscles tremblaient si fort que le contenu éclaboussait la table dès qu’il soulevait le verre. Un homme de glace lui tapota l’épaule. Le collecteur garda les yeux fermés et feignit de n’avoir rien senti. La créature le fit lever par l’épaule de ses doigts glacés. Le mouvement était aussi doucement inexorable qu’une chatte déplaçant ses petits. De l’autre main, l’être de glace saisit la chaise et la plaça sur le côté. Le collecteur d’impôts refusait toujours d’ouvrir les yeux. Les lèvres tremblantes, il répétait encore et encore la même prière. Tous les regards, sauf celui d’Halphemos, étaient fixés sur la scène. La créature de glace lâcha le collecteur et le poussa légèrement vers la porte. L’homme chancela, puis se décida enfin à regarder autour de lui avant de prendre ses jambes à son cou. Ses sandales dérapèrent deux fois sur les fougères ; il se rattrapa aux montants de la porte et disparut dans le couloir dans un hurlement rauque. — Ouo ehe damnameneus, continua Halphemos. Des vrilles rosées s’enroulèrent autour de la serrure. La porte était fermée par une simple targette, mais la plaque de fer et des barreaux étroits empêchaient les prisonniers d’atteindre le pêne. Tout le reste de la pièce était enveloppé de lueur bleue ou de ténèbres. Les mèches des lampes n’étaient plus que de minuscules points incandescents qui ornaient chaque bec, mais les silhouettes de glace elles-mêmes émettaient une lueur froide. Des pas remontèrent le couloir. Ils n’étaient pas lourds, mais renvoyaient un écho qui durait comme au cœur d’un long tunnel. Romi l’Ancien, un homme grand qui tenait un bâton de bois pâle dans la main droite, entra dans la salle des banquets. Il portait une robe noire brodée d’or autour du cou, des poignets et de l’ourlet. Il avait un visage long sans être cadavérique et ses cheveux avaient la teinte noire à reflets violets des ailes de quiscale bronzé. Si Ilna l’avait croisé sans savoir qui il était, elle lui aurait donné trente ans, ou un peu moins. Il y avait quelque chose d’ancien dans les yeux de Romi, mais ils étaient sans âge. Il jeta un regard vers Ilna et lui adressa un signe de tête et un sourire sardonique. Il reporta son attention sur le baron Robilard assis très raide à la table principale. Dame Regowara pressait ses deux mains contre sa bouche. Elle se mordait si fort qu’une goutte de sang coula sur le dos de son poignet blanc. Cotolina murmura vers ses nourrissons. Hormis ces quelques mots et les vagissements des enfants, Halphemos était le seul à parler dans la salle. Le jeune homme poursuivait son incantation comme s’il n’avait pas eu conscience de la présence du vieux magicien. — Je suis venu répondre à votre invitation, baron, déclara Romi. Où dois-je m’asseoir ? Sa voix était celle qu’Ilna avait entendue dans la grotte. Elle se répétait toujours en écho, quoique Ilna ait remarqué que l’acoustique de cette grande pièce carrée était notablement mauvaise. Robilard ouvrit la bouche. Il gargouilla puis vomit sur la table et sur son bras droit. Romi sourit. — Je me contenterai de la place libre, dans ce cas, dit-il d’un ton agréable. Il se dirigea vers la chaise occupée un peu plus tôt par le collecteur d’impôts. L’un des hommes de glace la remit en place. Romi s’assit, son bâton toujours droit dans sa main. — Io churbureth, murmura Halphemos. Beroch tiamos ! Des pics de lumière rose jouèrent sur la plaque de la targette comme les flammes spectrales qui enveloppaient parfois trois côtés et l’avant-toit des maisons du hameau de Barca au cœur des nuits hivernales. Le pêne glissa dans un raclement. Les trois attaches qui le fixaient craquèrent l’une après l’autre. Avec la dernière, le pêne tomba lui aussi sur le sol de pierre. Halphemos tendit la main vers la porte, mais sa faiblesse eut raison de lui. Il s’effondra, incapable de seulement s’asseoir après l’effort fourni pour lancer son sort. Ilna soutint le jeune homme, en posant sa tête sur son épaule. Pour le moment, la cage leur convenait parfaitement. Les hommes de glace remplirent en silence les verres des convives. Plusieurs courtisans burent avidement ; d’autres pleuraient ou se tenaient comme cloués à leurs chaises. Le seigneur Hosten se tourna pour secouer la tête lentement à la créature qui se proposait de remplir sa coupe déjà pleine. Dame Tamana regardait le magicien assis à côté d’elle. L’une de ses mains reposait sur la table, l’autre sur sa poitrine, sur la soie de son chemisier de soirée. Seul le mouvement rapide d’une veine sur sa gorge prouvait qu’elle était vivante et qu’il ne s’agissait pas de l’une des statues installées dans des niches autour de la salle. Un serviteur inhumain essuya le vomi de la main et de la manche du baron Robilard avec une serviette prise sur la pile propre d’une table de service. La créature tapota ensuite avec sollicitude les lèvres et la moustache du baron avec le linge. Robilard tremblait mais n’esquissait pas le moindre mouvement. La coupe à la place de Romi l’Ancien était en étain et sans ornement. Ilna la jugeait plus jolie que les joyaux et incrustations clinquants qui décoraient les coupes offertes aux courtisans. Romi saisit le verre : le vin bouillonna et s’évanouit en vapeur dans un grésillement qui évoquait davantage du bacon frit qu’un liquide en ébullition. Romi retourna la coupe pour que chacun puisse voir qu’elle était vide. Il la reposa sur la table. — Est-ce là votre sens de l’hospitalité, cousin ? demanda-t-il de sa voix qui roulait comme un rocher, mêlée de rire. Car nous sommes cousins, c’est bien ce que vous avez dit ? — Je vous en supplie, dit Robilard, qui prenait la parole pour la première fois depuis l’arrivée des visiteurs. Pitié, je ne savais pas. Romi se dressa avec une grâce terrifiante. Un homme de glace retira la chaise avec une douceur fluide qu’aucun valet de pied humain n’aurait pu reproduire. Tous gardaient les yeux rivés sur le magicien. — J’ai accepté votre invitation, cousin, dit Romi. À présent, vous et vos hôtes allez accepter la mienne. Autour de la table, les créatures de glace scintillantes retirèrent les chaises de Robilard et de ses invités. Certains nobles seraient tombés sans le soutien inexorable des hommes de glace. Romi pointa son bâton vers la sortie. Sa bouche étroite souriait avec l’intérêt détaché d’un adulte regardant les pitreries d’un groupe d’enfants. Les convives avancèrent vers la porte comme une procession de spectres. Ils marchaient, les jambes raides ; certains soutenus par deux êtres de glace qui les encadraient. Le seigneur Hosten se tenait très droit, mais ses yeux étaient rivés sur la nuque de la femme devant lui. Dame Cotolina serrait ses enfants contre elle. Elle chancelait, aveuglée par ses larmes. Chaque fois qu’une créature de glace la touchait pour proposer son aide, elle faisait un écart avec un cri désespéré. La file de silhouettes, humaines et inhumaines, quitta la salle des banquets. Romi l’Ancien adressa un nouveau signe de tête à Ilna puis tourna les talons pour suivre les autres. Halphemos avait retrouvé suffisamment de forces pour lever la tête. Ilna dégagea ses mains des siennes et ouvrit la cage. — Restez là, dit-elle même si ce que ferait le garçon avait peu d’importance. Elle sortit et étira ses membres. La cage était étroite, mais la tension de ce qu’elle devait faire à présent était bien plus éprouvante que des muscles ankylosés. Elle avait agi sous le coup de la colère en relevant le défi du baron ; si elle ne parvenait pas à racheter ses actes maintenant, un gouffre s’ouvrirait sous ses pieds. Les lampes de la salle des banquets éclairaient de nouveau normalement. Elles illuminaient les vestiges – vaisselles, vin renversé ; vêtements échappés et abandonnés lors de l’exode. Ilna jeta un regard derrière elle. Halphemos essayait de sortir de la cage mais ses yeux semblaient toujours dans le vague. Elle quitta la salle, traversa le couloir à grands pas, et s’efforça de ne pas ralentir car Romi et ses captifs avaient avancé plus rapidement qu’elle aurait cru. La procession avait déjà quitté le palais. Romi descendait la dernière marche du terre-plein. Ilna, debout sous le porche inachevé, l’appela : — Romi l’Ancien ! J’ai une question à vous poser. Les hommes de glace s’arrêtèrent. Romi l’Ancien se retourna lentement. — Pose ta question, Ilna os-Kenset, invita-t-il. — Monsieur, dit Ilna d’un ton sec et assuré, de quoi avez-vous peur ? Romi éclata de rire, un son roulant que le ciel renvoya comme le tonnerre. — Je ne craignais rien de mon vivant, dit-il. Et à présent, je ne crains toujours rien ! — N’avez-vous pas peur de votre colère et du mal que vous provoquez à cause d’elle ? demanda Ilna. Elle descendit vers le magicien. La plupart des convives, à l’arrêt, la regardaient, mais bien davantage restaient prostrés dans leur propre désespoir. Ilna désigna la procession d’un geste. — Ils ne sont pas innocents, dit-elle. Aucun d’entre eux, sauf peut-être les bébés. Mais vous savez qu’ils n’ont rien fait pour mériter cela. Pas même… (son regard et le mépris de sa voix désignaient clairement Robilard)… ce garçon ! Le visage de Romi l’Ancien se tordit de rage. Il frappa l’extrémité de son bâton sur le chemin de pavés. Un éclair déchira le ciel au-dessus de l’instrument. La nuit sans lune était claire. Par ce coup, Romi fit surgir des nuages bouillonnants aux quatre coins de l’horizon. D’autres éclairs déchirèrent le ciel dans un bruit de tonnerre, et un déluge tel qu’Ilna n’en avait jamais vu s’abattit sur le sol. Aucune goutte ne toucha les silhouettes rassemblées devant le palais de Robilard. Ilna croisa les bras et rencontra le regard aigu de faucon de Romi l’Ancien. Romi éclata de rire et fit un geste nonchalant de son bâton. Les nuages se dissipèrent. La pluie prit fin aussi soudainement qu’un coup de tonnerre, mais des flaques d’eau emplissaient le moindre trou dans le sol, excepté là où se tenait l’assemblée. Les serviteurs de glace s’évanouirent comme des feux follets soufflés par la brise marine. Dame Regowara perdit ainsi le soutien des deux créatures qui l’entouraient et s’effondra sur le sol dans un rire hystérique. Romi l’Ancien s’inclina. Sa silhouette se dissipa en brume, puis disparut. Sa voix teintée de rire, dense et puissante, éclata : — Lorsque j’étais un être de chair, Ilna os-Kenset. Lorsque j’étais un être de chair ! L’écho se perpétua le temps de cent battements de cœur. Ensuite, Ilna n’entendit plus que les vestiges de l’averse dégoutter par les gargouilles du toit du palais, et les sanglots de joie des courtisans qui se trouvaient désormais seuls sur la route qui aurait pu les conduire au tombeau bien avant que leur heure soit venue. Ilna chancela, soulagée. Elle entendit du bruit derrière elle et un regard lui apprit qu’Halphemos descendait l’escalier. Il avait les traits tirés mais semblait s’être remis de son rituel. À l’est, le ciel s’éclaircissait. Le soleil allait bientôt se lever. Dame Cotolina, ses nourrissons toujours pressés contre elle, se jeta au sol devant Ilna et essaya de lui embrasser les pieds. Ilna recula, mal à l’aise et fâchée. — Arrêtez cela ! dit-elle. Le baron Robilard s’avança au côté d’Hosten. Robilard posa la main sur l’épaule de sa femme. Elle poussa un cri puis leva la tête et s’aperçut que c’était un contact humain. Hosten l’aida à se relever, mais elle refusa de lui confier l’un des enfants. Halphemos avança pour s’interposer entre le baron et Ilna. Elle le repoussa d’un geste sec. Le jeune homme hésita, mais le regard qu’elle lui adressa finit par le convaincre. Pensait-il vraiment qu’elle avait besoin de protection ? Le baron Robilard s’agenouilla. — Que voulez-vous ? demanda-t-il. (Il avait vieilli de dix ans en une heure.) Tout ce que vous voudrez, tout. Avant qu’Ilna puisse lui répondre – elle n’avait pensé à rien d’autre qu’à sa confrontation avec Romi –, Robilard reprit la parole : — Je suis désolé, je ne savais pas. Par la Dame, je le jure, je ne savais pas ! — Il ne m’est jamais venu à l’esprit que vous aviez conscience de ce que vous faisiez, répondit Ilna. Elle eut un reniflement amusé. Elle regarda autour d’elle tandis qu’elle rassemblait ses pensées. Quelques serviteurs réapparurent, parmi lesquels se tenait la nourrice. Elle s’arrêta un instant puis se précipita comme un bovin au galop vers Cotolina et ses enfants. — Levez-vous, ordonna sèchement Ilna au baron. (Elle préférait faire face à quelqu’un qui estimait qu’elle aurait dû s’incliner devant lui plutôt que de voir cette personne à genoux devant elle.) Pensez-vous qu’il me soit agréable de contempler le sommet de votre crâne ? Tous les courtisans les regardaient, quoique nombre d’entre eux se tenaient à une distance respectable. Ils semblaient craindre Ilna autant que Romi l’Ancien. Son sourire s’élargit. Peut-être avaient-ils de bonnes raisons pour cela. Elle ajouta : — Mes compagnons et moi voulons nous rendre à Valles, baron. Si vous pouviez nous avancer la somme nécessaire pour payer la traversée, je vous en serais reconnaissante. Ne vous inquiétez pas du remboursement, du moins… (Ilna sourit de nouveau)… si je survis. Robilard se releva comme elle l’avait demandé. Ilna remarqua qu’il grimaçait tandis qu’il se redressait ; peut-être avait-il appris une leçon plus générale que celle qui lui dictait de ne plus s’inventer d’ancêtres célèbres. — Il ne saurait être question que vous me remboursiez quoi que ce soit, ma dame, dit-il d’une voix qui se faisait plus assurée à chaque mot et où ne subsistait aucune trace de son ébriété. Je… (Il jeta un regard derrière lui pour inclure tous ses courtisans dans ses propos :)… Nous vous serons tous redevables aussi longtemps que nous vivrons. Je ne peux vous offrir de voyager vers Valles sur un navire marchand car il n’en circule plus aucun depuis le début des événements, mais… — Quels événements ? demanda Ilna, l’interrompant avant de pouvoir se retenir. Une crainte soudaine pour Cashel – pour Cashel et d’autres – lui avait arraché la question. Elle savait qu’elle aurait dû attendre que le baron ait fini de parler. — Il y a eu des émeutes, expliqua Hosten, toujours à côté du baron. (Cotolina et la nourrice étaient assises sur les marches et essayaient encore de calmer les enfants.) Il y a eu de la magie, et bien pire. Nous avons des agents présents sur toutes les isles avec lesquelles nous faisons du commerce et ceux d’Ornifal nous ont exhortés à ne mettre en péril aucun chargement jusqu’à ce que la situation se soit apaisée. — Mais bien sûr, cela ne vous affectera en rien, reprit vivement Robilard. Nous naviguerons sur l’un de mes vaisseaux de guerre. (Il regarda l’homme qui se tenait près de lui.) La Pygargue, je pense, Hosten ? Le noble hocha la tête. — Ou le Cormoran, dit-il. Nous n’avons pas l’équipage nécessaire pour ces deux bateaux pour le moment, mais en quelques heures, je peux rassembler des hommes. — Je vous accompagnerai, évidemment, ajouta nonchalamment Robilard. À présent, dites-moi quand vous souhaiteriez partir ? Ilna commença à protester puis s’aperçut qu’elle n’avait aucune raison de le faire. Elle voulait se rendre à Valles le plus tôt possible. Les nouvelles concernant les émeutes ne faisaient que renforcer sa volonté – et si Robilard estimait lui devoir la vie, eh bien, il avait raison. — Le plus tôt sera le mieux, dit-elle. (Elle regarda Halphemos.) Quand pouvez-vous être prêts ? — Cerix et moi n’avons rien à préparer pour notre départ, ma dame, dit-il. Ce n’est que grâce à vous que nous sommes seulement en vie. — Nous partirons donc dans une heure, intervint brusquement le baron. Je veux dire – l’équipage peut-il être prêt dans ce délai, Hosten ? — L’équipage sera prêt, répondit Hosten avec un sourire sinistre. Ou je trouverai un meilleur usage pour la cage que celui que vous envisagiez, baron. Nous serons à Valles avant le coucher du soleil. Il s’élança vers l’arrière du palais et appela les palefreniers pour obtenir un cheval. Garric heurta le montant de la porte en essayant de suivre Royhas dans les appartements privés du roi. Liane l’aida à se redresser. Royhas se retourna avec un regard inquiet et demanda : — Vous allez bien ? … d’un ton sans doute plus sec qu’il avait pensé. — Quand cela sera fini, dit Garric, je dormirai une semaine entière. (Il émit un petit rire et ajouta :) À moins bien sûr que nous nous retrouvions à dormir pour l’éternité, tous autant que nous sommes. Liane grimaça. Elle commençait à reconnaître le nouveau sens de l’humour de Garric. Mais elle ne l’appréciait pas pleinement. — Le seul humour qui ait sa place sur un champ de bataille, mon garçon, est l’humour noir, murmura la voix de Carus. Tout comme sur le gibet, sans aucun doute, quoique je n’en aie pas fait l’expérience. Les quatre Aigles de Sang dans l’antichambre restèrent devant la porte fine lorsque Royhas entra ; quand Garric apparut à la suite du chancelier, ils se retirèrent de chaque côté. Le commandant des gardes serra le poing pour saluer et déclara : — Il est encore avec les prêtres, monsieur. Il a ordonné de ne laisser entrer personne. D’un signe de tête, il désigna la porte à Garric, pour signifier implicitement son désaccord avec les ordres du roi. Garric savait que les Aigles de Sang n’hésiteraient pas une seconde à mourir pour protéger Valence. Mais protéger le roi ne signifiait plus lui obéir lorsque ses ordres entraient en contradiction avec ceux du vrai dirigeant de Valles. Le commandant frappa à la porte massive, puis abaissa le loquet avant que quiconque à l’intérieur essaie de bloquer l’accès. Garric sourit. Il était effectivement à la tête de Valles et de la majeure partie d’Ornifal ; et c’était un premier pas avant de régner sur les Isles entières, du moins s’il survivait aux jours suivants. De ce fait, la perspective de garder des moutons – ses moutons stupides et contrariants qu’il fallait suivre dehors par tous les temps – semblait une existence idyllique. Valence bêla d’une voix agressive : — J’ai dit que personne… Mais il se tut en s’apercevant que l’intrus n’était autre que Garric. Plutôt qu’une robe de cour ou un vêtement de soie fine comme en portaient les nobles dans leurs appartements privés, il arborait une tunique en crin de cheval qui devait être aussi inconfortable que de rouler nu sur un tapis d’orties. Garric avait déjà rencontré les deux religieux qui étaient enfermés avec le roi. L’archi-hiérophante d’Ornifal était une prêtresse de soixante-dix ans avec une peau d’ivoire et des yeux d’acier glacés. Avant son élévation, elle avait fondé un ordre de guérisseurs qui entretenait à présent près d’une centaine d’hospices à travers l’isle. Son compagnon était le directeur du temple du Berger Qui Protège Valles. C’était un homme replet qui n’oubliait rien – et des mains qui ne lâchaient pas davantage les richesses qu’elles rencontraient. — Votre Majesté, dit Garric, nous devons parler avec vous de certaines affaires. Les prêtres quittaient déjà la pièce. La première fois que Garric était venu s’entretenir avec le roi, ils avaient cherché à rester. Ils avaient appris où était leur place. Valence secoua la tête avec désespoir. — Est-ce vraiment nécessaire ? demanda-t-il. Vous ne comprenez pas combien il est important que la Dame me pardonne ! Garric sentit ses lèvres se tordre mais retint son ricanement. Le roi avait raison, littéralement : Garric ne pensait pas que le pardon des grands dieux envers le roi ait une quelconque importance. Mais ce que Valence voulait vraiment dire était : « Vous ne comprenez pas le mal que j’ai causé. » Ce qui était faux. — La restauration du gouvernement se passe pour le mieux, monsieur, dit Garric en ignorant les gémissements du roi. À l’ouest de l’isle, nous recevons plus de membres du conseil de la reine que nous voudrions, mais ce sont la plupart du temps des familles qui ont dirigé leurs communautés depuis des générations. Il faudra les surveiller, mais nous n’avons pas vraiment le choix. Valles avait accepté le nouveau gouvernement, mais le reste de l’isle posait problème. Le fait que Waldron et les autres propriétaires terriens du nord se soient ralliés à Garric était une raison suffisante pour que les petits propriétaires au sud et à l’est de l’isle refusent de s’engager ou aillent jusqu’à menacer de refuser l’autorité de Valles au profit de celle de leurs propres conseils locaux. La signature de Valence sur les ordres établis par Royhas et Tadai participait au moins autant à l’unité d’Ornifal que la menace de l’armée de Waldron. Liane déplia les pieds du secrétaire portatif dans lequel elle transportait les derniers documents traités. C’était un meuble en cyprès aux ornements compliqués, agrémentés de garnitures de bronze, que son père avait utilisé au cours de ses nombreux et lointains voyages. Royhas était présent pour répondre aux questions sur les documents, mais ces derniers jours, Valence n’avait semblé s’intéresser à rien sinon à son destin dans l’autre monde. Royhas était un ami de longue date du roi, mais cela semblait avoir tout aussi peu d’importance aux yeux du roi. Garric devait être présent car il était le seul que les Aigles de Sang autoriseraient à contredire les ordres du roi, et parce que Valence l’écouterait probablement, plus que tout autre. Garric entendit un rire dans son esprit. — Peu importe qui reçoit les honneurs du moment que le travail est fait, murmura son ancêtre du fond des âges. — Si vous voulez bien signer…, invita Liane en posant le premier document sur le secrétaire. Valence sortit la cravache de cuir qu’il cachait derrière lui et commença à se frapper le dos. Les lanières claquèrent sur la raide tunique de crin noir. — La Bête nous dévorera tous ! hurla-t-il. Garric saisit d’une main la cravache et de l’autre le poignet du roi. Valence lutta faiblement. — La Bête va venir me prendre ! dit-il. — Arrêtez ! cria Garric qui jeta la cravache contre le mur. Il secoua Valence sans s’en apercevoir ; lorsqu’il prit conscience de ce qu’il faisait, il lâcha le roi et recula. — Monsieur ! lança Garric, le souffle court sous l’effet de la colère. Vous devez vous conduire en homme. Des hommes sont morts pour vous ! Valence s’affaissa sur le sol et se mit à sangloter. Les trois autres personnes échangèrent des regards de dégoût et de malaise. Royhas haussa les épaules. — Tout cela peut bien attendre un jour, dit-il doucement. Je vais parler aux gardes afin qu’ils me fassent savoir lorsque, hum, le moment sera plus propice. Garric ferma le secrétaire et en replia les pieds. — J’ai dit à Tenoctris que je trouverais un peu de temps pour l’emmener au manoir de la reine, dit-il tandis que son esprit se débattait avec d’autres pensées. Valence portait le titre de roi des Isles et dirigeait Ornifal. À présent… Garric s’occupait du bureau portatif, aussi Liane alla-t-elle au coin de la pièce ramasser la cravache. Bien sûr, Valence pourrait s’en procurer une autre. Il pouvait aussi se pendre avec la ceinture de sa tunique de crin, et alors, qu’adviendrait-il ? Garric suivit ses compagnons dans l’antichambre en fermant doucement la porte ouvragée derrière lui. M’arrivera-t-il la même chose lorsque la pression sera trop forte ? songea-t-il. — Pas avant que le soleil noircisse et que les mers s’assèchent ! tonna une voix dans son esprit. Pas même si tout cela devait se produire ! — Oh ! s’exclama Cashel qui lança son bâton verticalement et le maintint un instant en équilibre sur son index dressé. Lorsque le morceau de bois pencha trop pour qu’il puisse le maintenir sur son doigt, il le laissa tomber et le rattrapa au milieu, dans sa main droite. — N’est-ce pas bon d’avoir de nouveau de la place, Zahag ? Le primate s’accroupit et se gratta les côtes de la main droite tandis qu’il tournait la tête de chaque côté plus loin que n’aurait pu le faire un humain. La birème de Pandah qui les avait menés au port extérieur de Valles était déjà repartie. — La place, c’est bien, dit Zahag sans enthousiasme. Mais cette ville ne me donne pas bonne impression. Je crois que nous devrions aller ailleurs. Vite. — Oh, tout va bien, répondit Cashel. (Bien qu’en vérité, il sente une sorte de pression peser sur lui lorsqu’il y prêtait attention. De plus, sa peau le picotait.) De toute façon, je vais devoir chercher un emploi pour qu’on puisse manger. Je pensais qu’il serait facile de trouver du travail pour charger les bateaux le temps de repérer les lieux, mais… Par rapport à l’animation d’Erdin et de Pandah, le port de Valles semblait mort quoiqu’il ne soit pas entièrement désert. Moins de la moitié des nombreux appontements étaient occupés, et la plupart des bateaux amarrés ne semblaient pas en état de prendre la mer, même pour les yeux de profane d’un paysan comme Cashel. Il n’y avait pas de marchandises sur les quais, et les tavernes et les étals qui vendaient de grossiers vêtements et les babioles si chères au cœur des marins étaient presque tous fermés. Les visiteurs de la soirée auraient dû commencer à arriver. — Eh bien, où va-t-on dans ce cas ? demanda le primate d’un ton irrité. Il n’y avait pas assez de vivres sur le bateau pour se nourrir correctement et je refuse de sauter un autre repas. — Alors débrouille-toi pour le trouver, grommela Cashel. Il s’engagea dans la première rue, qui lui semblait une direction qui en valait une autre. Lui aussi avait faim. Une fois passé la première joie d’être de retour à terre, il sentait les crampes et les raideurs que procurait une journée confiné sur un bateau où il n’avait même pas la place de se retourner. Trois femmes d’âge moyen marchant dans la direction opposée apparurent, avec chacune un seau de cuir rempli de bière. Elles discutaient entre elles, mais elles se turent et passèrent de l’autre côté de la rue lorsqu’elles virent approcher Cashel et Zahag. Cashel aurait voulu leur demander où trouver un repas et un endroit pour dormir – payable le lendemain –, mais leur attitude méfiante le poussa à retenir ses paroles. Face à ce genre d’incident, il se demandait s’il avait bien fait de quitter le hameau de Barca. Bien sûr à l’époque il le fallait, car Sharina partait ; mais il souhaitait parfois qu’elle soit restée. Cashel avait souvent eu faim au hameau de Barca, et froid, et connu la fatigue, et on s’était moqué de sa lenteur. Mais il ne s’était jamais demandé où était son foyer jusqu’à ce qu’il le quitte. — Aria t’aurait donné de l’argent, dit Zahag avec amertume. — Pourquoi aurait-elle fait cela ? demanda Cashel, surpris. Et puis, Aria n’avait pas d’argent. Elle était l’invitée de Folquin, comme nous. — C’est vrai, reprit le primate, et il t’aurait donné son trésor entier si tu avais dit que sans ça, tu ne partirais pas. Tu es vraiment… — Zahag, intervint Cashel dans un grognement rauque. — D’accord, chef, se reprit précipitamment le primate. C’est vrai, je ne sais pas ce que je pensais en parlant comme je l’ai fait. Un homme qui portait deux tuniques disposées de façon à montrer la broderie dorée – maintenant d’une couleur passée – de l’étoffe du dessous se tenait dans le renfoncement d’une porte. Il s’avança et dit : — Hé l’ami, j’ai bien entendu ce singe parler ? — Sans doute avez-vous ouï le primate parler, mon bon monsieur, répliqua Zahag sur un ton que Cashel ne l’avait pas entendu utiliser souvent. Si tel est le cas, vous aurez remarqué que sa diction était bien supérieure à celle de quelque souteneur du quartier des docks. — Eh ! s’exclama l’homme, ravi. Dites-moi, il ne serait pas à vendre ? Zahag se hérissa puis regarda Cashel d’un air d’anticipation effrayée. Cashel posa une main sur l’épaule poilue du primate. — Non, répondit-il, mais j’aimerais savoir où je peux trouver du travail, un lit et un repas, monsieur. — Ah, en échange de ce singe savant, je peux vous trouver un lit et quelqu’un pour vous tenir chaud sous les draps ! déclara l’homme. Je peux même trouver deux jolies femmes pour un homme de votre classe et je paierai un joli supplément. À quel prix pens… — Non, coupa Cashel. Il n’éleva pas la voix mais frappa son bâton sur les pavés afin que les viroles projettent une gerbe d’étincelles. Il avait pensé que « souteneur » ne faisait que refléter le mauvais caractère du primate, mais il semblait que Zahag en savait plus sur ces choses que Cashel en connaissait – ou voulait en connaître. — Tout ce que je veux, c’est un endroit où trouver du travail. Du travail honnête. Le proxénète grimaça et tourna les talons. — Allez au palais, lança-t-il par-dessus son épaule. Ils cherchent des costauds pour soulever des pierres. — Monsieur ? demanda Cashel. Il ignorait où se trouvait le palais. Le souteneur ne s’arrêta pas. — Monsieur ! répéta Cashel d’une voix qui fit trembler les persiennes. Le proxénète trébucha puis se retourna. — Où puis-je trouver le palais ? demanda Cashel de sa voix normale. À ses pieds, Zahag se frappa les cuisses et caqueta avec enthousiasme. Le souteneur parvint à afficher un large sourire très professionnel. Il désigna la direction que suivait déjà Cashel. — À trois pâtés de maisons d’ici, il y a un boulevard avec un terre-plein central et des statues, dit-il. C’est l’avenue du Monument. Vous allez à gauche et vous continuez jusqu’au palais. Cashel regarda ses mains, le front plissé par la concentration. Zahag tira le bord de sa tunique. — Je sais où est la gauche, dit le primate. Allons-y. À Pandah, ils offrent les restes de la table royale aux mendiants qui viennent aux portes. Ils sont peut-être civilisés ici aussi. — Ça ne nous tuerait pas de manquer un repas, murmura Cashel. Mais l’idée de manger lui semblait de plus en plus attirante, peut-être parce que Zahag ne cessait d’en parler. Le soleil déclinait, aussi pressa-t-il le pas pour arriver avant que le roi fasse barrer les portes pour la nuit. Zahag se mit à bondir sur ses quatre pattes. Si ses articulations souffraient des pavés, au moins cela ne le ralentissait pas. Cashel eut un petit rire. Le primate leva les yeux et demanda : — Qu’est-ce que tu trouves aussi drôle ? Il parlait d’un ton aigre ; il semblait bien que les pavés étaient effectivement douloureux. — Je pensais que la seule fois où je suis allé aussi vite, expliqua Cashel, était en suivant un groupe de bœufs vers un point d’eau après un après-midi de labour. Ceux qui pensent que les bœufs sont lents n’ont jamais dû les voir une fois dételés. — Tu ne connais donc que des animaux stupides ? marmonna Zahag. Les rues s’animaient à mesure que Cashel et le primate s’éloignaient du port. Les problèmes de Valles semblaient avoir affecté davantage le commerce maritime que la vie de tous les jours. Cependant, ils dépassèrent plusieurs bâtiments sur l’avenue du Monument qui avaient brûlé récemment. La fumée, et pas seulement la fumée propre du bois consumé, teintait l’air autour d’eux. — Humm, dit Zahag, des gens sont morts ici. Tu ne sens pas ? — Si, répondit Cashel, je sens. — Je t’avais dit qu’on aurait dû aller ailleurs, marmonna le primate. Il se tenait si près de Cashel à présent que son épaule frottait les mollets du jeune homme à chaque foulée. Un large corps de troupes barrait la moitié de l’avenue que suivait Cashel. Ils avançaient plus vite qu’un troupeau de moutons de même taille, mais… Lorsqu’une rue étroite croisa l’avenue du Monument sur la droite et permit à Cashel de jeter un œil, il regarda vers le soleil. À moins que le palais soit plus proche qu’il était logique de le penser, les troupes n’avançaient pas assez rapidement pour qu’il arrive à temps pour ses projets. — On traverse, dit-il à Zahag. L’autre côté de la rue était bondé et les occupants avançaient principalement dans le sens opposé, mais le primate et lui pourraient peut-être changer de nouveau de côté une fois les troupes derrière eux. Le terre-plein central lui-même était envahi par les étals des colporteurs lorsqu’il ne s’agissait pas de statues de bronze sur des socles carrés de pierre. Zahag se glissa derrière une charrette de primeurs tandis que Cashel se frayait un chemin entre le véhicule et un étal peu solide où une femme à la voix stridente vendait du poisson frit et des brochettes de bambou. Tout en remontant dans la foule de l’autre côté avec le primate, Zahag tourna la tête pour regarder les troupes qu’ils avaient dépassées. — Eh, regarde leurs livrées, dit le primate, ils ne sont pas d’ici. Le bleu et le vert d’eau sont les couleurs de la troisième Atara. On a travaillé là-bas une semaine quand j’étais avec le garçon et le handicapé, mais l’argent qu’on récoltait suffisait à peine à payer nos rations. Le baron ne laissait pas un sou à offrir aux autres. Zahag avançait sur trois membres tandis que de la main restante, il dégustait une banane. Il la mangeait avec la peau et Cashel se dit qu’il était sans doute trop tard pour demander d’où le fruit provenait. — Je ne suis jamais allé là-bas, dit Cashel car la politesse lui dictait de répondre quelque chose. Il n’avait jamais entendu parler de cet endroit avant cet instant. Entre les deux divisions de soldats se trouvaient deux litières de location. Plusieurs hommes et femmes à pied avançaient aux côtés des riches voyageurs qui s’y trouvaient. — On dirait des nobles, tu ne crois pas ? — Regarde ! glapit Zahag. Regarde ! Il s’arrêta dans la rue, se mit à sauter sur place et baragouina à toute vitesse dans sa propre langue. En tout cas, ce n’était pas une langue que Cashel connaissait. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le jeune homme, exaspéré. Ils avaient déjà assez de problèmes pour se frayer un chemin dans une foule qui avançait dans le sens opposé. Sentir les passants le heurter parce qu’il se tenait comme un poteau au milieu de la rue était pire encore. Peut-être le primate avait-il avalé de travers la dernière bouchée de banane et s’étouffait-il. Il n’avait assurément pas perdu de temps pour l’engloutir. — Le garçon et le handicapé ! hurla Zahag. Le garçon et le handicapé ! Autour de Cashel et Zahag, tout le monde s’était arrêté pour regarder le singe parlant ou les soldats de l’autre côté du terre-plein. Les militaires et les civils qui se trouvaient dans la procession tournèrent la tête pour voir ce qui causait une telle agitation. Un homme aux jambes coupées se tenait dans l’une des litières. Cashel ne le reconnut pas, mais il était presque certain que le jeune homme en robe rouge était le magicien de la Cour du roi Folquin lorsque Sharina et lui étaient arrivés la première fois. L’homme dans l’autre litière était sans aucun doute un noble. Il portait un plastron doré sans doute très inconfortable dans la posture qu’il adoptait, incliné sur un coussin, et un casque assorti était posé dans la litière, à ses pieds. La femme mince qui marchait à côté de sa litière tourna la tête. Cashel ne l’avait pas reconnue car il n’avait pas même envisagé qu’elle se trouve à moins d’un mois de voyage de lui. Il resta bouche bée. — Bonsoir, mon frère, lança Ilna à travers le terre-plein sur un ton de satisfaction joyeuse. J’espérais te trouver ici. Perdrix, quatrième jour (plus tard) Ilna serra son frère dans ses bras, saisie d’un terrible sentiment de vide. Elle ne s’était pas aperçue combien elle… Enfin, elle ne dépendait pas de Cashel car Ilna ne dépendait de personne sauf elle ; mais combien elle avait grandi en recherchant la présence forte et calme de Cashel ! Le retrouver lui faisait comprendre à quel point il lui avait manqué. Le retrouver temporairement. Ilna ne pensait pas que la vie de Cashel le conduirait à Erdin, où elle avait décidé que ses obligations la mèneraient. Halphemos et Cerix parlaient avec leur singe. Les porteurs avaient déposé la litière de Cerix sur le sol. Halphemos et le primate se tenaient accroupis à côté ; Zahag se gratta le ventre avec un pied. Tous trois affichaient la méfiance d’associés séparés qui pensaient tous que les autres avaient des raisons de leur en vouloir. Robilard était descendu de sa litière. Au port, il avait essayé de louer un troisième véhicule pour Ilna, mais elle avait refusé avec dédain. Le baron aurait sans doute renvoyé sa propre litière s’il n’avait ressenti très justement la peur qu’Ilna le trouve indécis en plus d’être un dameret dorloté. Elle esquissa un sourire. Robilard n’était pas mauvais, pour un noble. Un jour, il deviendrait un homme. Cashel regarda Halphemos et demanda : — Ce magicien t’a-t-il dit comment allait Sharina ? Ilna secoua la tête. — Maintenant que je t’ai trouvé, nous allons pouvoir la chercher. Une chose à la fois. Elle s’éclaircit la voix. — Je me demandais si tu avais des nouvelles de Tenoctris et… et des autres. — Non, répondit Cashel en secouant la tête. La dernière fois que je les ai vus, ils étaient avalés par… (il haussa les épaules)… par ce qui a avalé le bateau, quoi que ce soit. Une tempête, selon moi, mais cet homme, Halphemos, pense que c’était autre chose. Les troupes qui escortaient Robilard étaient des rameurs équipés de casques, de javelots et d’épées courtes incurvées. Ils étaient formés aux combats en mer, pas à l’infanterie lourde, mais ils créaient tout de même une barrière que le flux de civils, même poussés par la colère, ne pouvaient franchir. Pour le moment, les hommes attendaient que leurs commandants prennent une décision. À en juger par leur attitude nonchalante, ce n’était pas une expérience nouvelle pour eux. Le seigneur Hosten marchait en tête de la colonne car il connaissait Valles. Il traversait à présent les rangs en guidant un civil d’âge moyen. — Voici maître Talur, notre agent sur le port et les quartiers sud, baron, dit-il à Robilard. Talur, qui avait la peau plus foncée que la plupart des gens de Valles, s’inclina devant le baron. — Je ne pensais pas vous voir, mon seigneur, dit-il. Hum… Pour être honnête, la situation n’est pas encore stabilisée ici. J’en viendrais presque à souhaiter que vous ayez choisi un autre moment pour votre visite. L’agent portait des tuniques superposées ceintes d’une large ceinture de soie et couvertes d’une cape courte brodée de motifs géométriques. Ilna savait que ce costume était la dernière mode de Valles, mais elle était certaine d’avoir décelé une trace d’accent d’Haft dans la voix de l’homme. Ce constat lui procura un pincement au cœur inattendu. — Une affaire d’honneur m’amène ici, répondit sèchement le baron. — Mais la situation locale nous intéresse, car nous devons éviter des dangers inutiles, précisa Hosten. (Il vit son jeune maître froncer les sourcils et ajouta précipitamment :) Sans pour autant remettre en cause votre honneur, bien sûr. Notre souci est évidemment d’épargner tout problème à dame Ilna tant qu’elle est sous notre protection. Ilna sentit le bord de ses lèvres esquisser un sourire. Elle n’envisageait pas que sa vision générale de l’humanité puisse changer, mais au cours de ses voyages, elle avait rencontré un nombre étonnant de personnes qu’elle jugeait dignes de respect. Le seigneur Hosten était l’une d’elles. — Oui, bien sûr, approuva Talur, visiblement soulagé. Les émeutes qui ont permis de chasser la reine sont terminées, mais il y a des rumeurs sur l’invasion de Valles par l’amiral Nitker grâce à la flotte royale, et aussi sur les projets de la reine pour reprendre la ville par la magie. — Mais il ne s’agit que de rumeurs ? demanda le baron. J’ai certainement été traité avec égard en abordant ici, pas en ennemi potentiel. — Des rumeurs, acquiesça Talur, mais toutes deux des rumeurs très crédibles. Mais le nouveau gouvernement a mis en place les défenses de la ville ; quant à la magie – eh bien, ils ont bien su faire fuir la reine une première fois. (Il regarda autour de lui un instant, songeur, et ajouta :) Et il était temps. Si elle n’avait pas été arrêtée… Il leva les mains, paumes vers le haut. — Oui, eh bien, rien de tout cela ne change nos projets, reprit Robilard. Je dois présenter mes respects au roi Valence, bien sûr, puis je lui demanderai s’il peut nous aider à trouver les amis que cherche dame Ilna. Il la désigna d’un signe de tête pour la présenter à l’agent. Ilna s’aperçut qu’elle fronçait les sourcils ; elle savait que le baron essayait de l’aider, ce qui lui déplaisait infiniment. La seule chose qui retenait Ilna de protester à voix haute était qu’elle savait que l’accès privilégié de Robilard auprès du roi l’aiderait sans doute à retrouver Tenoctris et Liane… et Garric… plus vite qu’elle et les magiciens auraient su le faire sans aide. — Et il nous faudra envisager le logement de l’équipage, monsieur, ajouta Hosten. — Oui, bien sûr, approuva le baron. Il ne serait guère courtois de marcher ainsi sur Valles et de loger cent hommes armés dans les auberges locales sans en informer le roi Valence. — Nous arriverons en vue du palais lorsque nous passerons devant le temple de la Dame des Douanes, dit Talur qui approuva d’un signe de tête, en fronçant toutefois légèrement les sourcils. Le chemin est juste devant nous, comme vous pouvez le voir. Il désigna d’un mouvement de tête un bâtiment trapu de pierre de sable garni de colonnes sur les côtés et en haut des marches du fronton. — Mais vous traiterez sans doute avec les représentants du nouveau gouvernement. Valence est toujours roi, mais il a délégué nombre de ses responsabilités à son héritier présomptif, le prince Garric. Ilna ne dit rien. Elle sentait les fils du motif s’assembler, mais sa partie humaine ne pouvait accepter ce qu’elle désirait si ardemment. Cashel n’hésita pas. — Garric ? dit-il. Garric or-Reise du hameau de Barca, vous voulez dire ? Talur se retourna et regarda Cashel pour la première fois. — Le prince Garric était Garric or-Reise avant son élévation. C’est du moins ce qu’ont déclaré les clercs du palais, mais j’admets que je me préoccupais davantage de ce que son accession au pouvoir signifiait pour l’avenir que de ses origines. — Est-il avec une femme âgée appelée Tenoctris ? continua Cashel. Et une jeune femme nommée Liane os-Benlo ? Elle est presque aussi jolie que Sharina. Ilna tressaillit face à la joie et l’assurance de son frère. Les deux enfants de Kenset voyaient les choses selon des motifs simples, mais Ilna ne pouvait que contempler au loin le monde ensoleillé et beau de Cashel. Elle voyait plus clairement que son frère, elle en était certaine ; mais elle imaginait parfois quel soulagement ce serait de perdre de vue la vérité dans des illusions joyeuses comme celles de Cashel. — Mais oui, répondit Talur, stupéfait. Connaissez-vous le prince Garric, cher monsieur ? — Nous le connaissions, répondit Ilna sans hésiter. Quoi qu’il en soit, nous nous rendions au palais, et… (elle sourit, une expression à demi teintée d’autodérision)… je pense que nous devrions reprendre nos affaires là où elles sont restées. — Mannor était comte de Sandrakkan lorsque Valles le cinquième était roi des Isles…, dit Liane en ajustant la cape marron de Garric un peu plus étroitement au cou. Il avait pour coutume de sortir la nuit déguisé en compagnie de son chancelier pour apprendre ce que ses sujets pensaient vraiment de son gouvernement. Ils se tenaient tous deux avec Tenoctris dans la cabane d’un gardien près des portes principales du palais. La propriété comptait de nombreuses entrées secondaires, des poternes et des ouvertures où les murs s’étaient éboulés ou avaient été creusés par des serviteurs qui souhaitaient disposer d’une issue discrète pour leurs affaires personnelles ; mais puisque Garric était déguisé, il n’avait aucune raison de ne pas utiliser la porte principale. Après tout, Tenoctris était trop frêle pour se hisser avec une corde en haut d’une branche d’arbre. — C’était un bon prétexte, répondit Garric. Je parie que ce qu’il voulait vraiment était se cacher pour prendre un bon repas et profiter de quelques heures de sommeil sans être interrompu, parce qu’il savait que cela ne serait jamais possible tant que quelqu’un saurait où le trouver. Liane recula légèrement et évalua l’allure de Garric d’un regard critique avant de se déclarer satisfaite. Elle sourit et dit : — Un jeune bouvier d’Haft qui visite Valles après avoir escorté un troupeau de bétail à Ornifal. (L’expression de Liane s’assombrit.) Es-tu certain d’être en état, Garric ? demanda-t-elle. Tu sembles terriblement fatigué. Tenoctris vérifiait une boîte de poudres : minéraux, herbes et produits animaux, tous réduits en poussière d’une grande finesse et disposés dans des contenants renforcés de cuivre taillés dans l’extrémité de cornes de bovin. Elle leva les yeux et dit : — Garric, quelqu’un d’autre pourrait… — Je ne fais confiance à personne d’autre ! répliqua le jeune homme. Il rougit. Il s’emportait vraiment trop vite lorsqu’il laissait ainsi son tempérament le dominer. — Je suis désolé, dit-il. Et ce n’est pas vrai, je pourrais faire confiance à deux ou trois Aigles de Sang pour vous escorter aussi bien que moi, Tenoctris. Mais pour dire la vérité, j’ai besoin de sortir d’ici et avoir l’impression de faire vraiment quelque chose plutôt que de… (Le sourire de Garric s’élargit.) Plutôt que de parler avec des gens de telle ou telle chose que telle ou telle personne pourrait faire tel ou tel jour, continua-t-il. Je sais que… Sa main gauche tapota le médaillon de couronnement sur sa poitrine en un salut ironique au roi dans son esprit. — … que c’est très important, et je vais continuer à le faire. Mais je ne veux pas faire uniquement cela, parce que sinon, je vais finir par dire des choses insensées et danser nu dans les rues. J’ai besoin de m’échapper de mon rôle de roi de temps en temps. — Fais attention à toi, dit Liane avec un sourire qui ne voilait pas totalement la véritable inquiétude cachée derrière son expression. Elle ne protestait jamais lorsque Garric et Tenoctris sortaient sans escorte, mais elle aurait aimé aller avec eux comme ils le faisaient par le passé. — Ne te fais pas de souci, répondit Garric. Il hissa la sacoche de Tenoctris sur son épaule gauche et lui offrit l’appui de son bras. Il garda la main droite libre – juste au cas où. Les choses étaient différentes, avant. À présent, quelqu’un qui savait où se trouvait le prince Garric devait rester au palais en cas de crise sérieuse. Liane était la seule personne à qui il pouvait se fier pour aller le chercher au manoir de la reine si une telle crise devait se produire, sans pour autant le déranger simplement parce qu’un émissaire de Blaise était arrivé ou qu’un noble du nord avait envoyé un officier royal rouler dans une pile de purin avant de le chasser de ses terres. Ils marchèrent vers la porte, bien que Liane reste en retrait par rapport à ses compagnons. Il y avait toujours une grande animation à la porte. Les affaires du gouvernement nécessitaient du personnel et des fournitures, y compris à boire et à manger pour les employés. En plus de ce mouvement banal, de nombreuses personnes, beaucoup plus que Garric aurait cru – bien que Carus, hilare, l’ait prévenu –, réclamaient la justice royale ou des monopoles royaux, ou un rendez-vous royal. Comme l’avait suggéré Liane, Tadai et Royhas avaient tous les deux dépêché des clercs pour trier les visiteurs : la jalousie entre les deux maisons garantissait qu’aucune personne en quête potentielle de quelque emploi officiel puisse obtenir une audience par la corruption. Un détachement d’Aigles de Sang assurait que les refoulés acceptent leur refus sans protester. En plus de ceux qui cherchaient à entrer au palais en raison de leur travail, beaucoup ne venaient qu’en simples spectateurs. À leur tour, ils attiraient de petits commerçants qui vendaient de tout dans leur charrette, autant des pâtés de viande que des amulettes d’argent figurant la créature ailée sur laquelle la reine avait pris la fuite (un remède infaillible contre la violence et l’échec devant les tribunaux, d’après les camelots). Dans une telle foule, une femme aussi jolie que Liane attirait les regards. Si Garric se trouvait en sa compagnie, il risquait d’être reconnu. Le soleil avait disparu derrière l’horizon, mais les derniers rayons découpaient clairement la muraille ouest du bâtiment et les plus hautes constructions derrière. Les portes étaient ouvertes, comme de coutume ; les serviteurs venaient d’accrocher les dernières lampes à huile aux crochets de chaque porte afin de fournir la lumière nécessaire aux clercs. Cependant, l’agitation était plus intense qu’à l’accoutumée. Les vingt Aigles de Sang étaient tous debout. Comme Garric s’approchait, l’officier de commandement envoya un messager en arrière pour recevoir les ordres d’autorités supérieures. Juste à l’extérieur des portes se tenait un vaste détachement de troupes. Ils s’étaient frayé un passage parmi la foule habituelle d’oisifs, mais les hommes en tenue civile à leur tête discutaient poliment avec le commandant du détachement de gardes. Les troupes étrangères escortaient des dignitaires qui attendaient dans leurs litières que les subalternes parviennent à s’entendre. — Ils viennent de la troisième Atara, dit Liane. (Lorsque Garric avait ralenti le pas pour évaluer la situation avant de se trouver impliqué, elle l’avait rattrapé.) Tu vois l’hippocampe et les bordures bleues de leurs tabards ? — J’avais vu, dit Garric, mais ils ne m’évoquaient rien. Reise avait offert une excellente éducation classique à ses enfants, mais il ne s’était pas soucié de leur apprendre les détails des préséances et de la situation politique contemporaine. Ils les avaient connus, sans doute. Reise avait travaillé au palais du roi puis à la Cour du comte et de la comtesse d’Haft. De tels sujets ne faisaient pas partie du bagage nécessaire dans la vie selon Reise, et ils n’avaient aucune raison d’être pour tenir une auberge dans le hameau de Barca. Le commandant du détachement de gardes, un sous-officier nommé Besimon, remarqua Garric qui se tenait à l’écart et le reconnut. Ses lèvres se serrèrent de frustration, mais il n’appela pas le prince pour préserver son incognito. Cependant, il n’était pas juste de laisser Besimon dans une situation qui dépassait évidemment son autorité. — Je dois m’en occuper, murmura Garric en s’avançant. Il ne fut pas surpris lorsque Tenoctris et Liane le suivirent, la vieille femme appuyée au bras de la plus jeune. — J’ai demandé au chancelier de venir aux portes, monsieur, dit Besimon, préservant ainsi l’anonymat de Garric si celui-ci le désirait. (Le sous-officier avait tout juste trente ans, le cadet d’une famille noble du nord d’Ornifal.) Le baron de la troisième Atara est arrivé avec des invités qui prétendent connaître le prince Garric. — Garric ! s’exclama Cashel. (Il se précipita malgré l’intervention des soldats, tel un bœuf lors des labours tardifs d’automne tirant sa charge sur le sol couvert de chaumage.) Oh, j’ai bien cru ne plus jamais te revoir ! Garric étreignit son ami, la tête penchée de côté pour que le bâton dressé dans la main de Cashel ne lui blesse pas l’oreille. Il fallait que Garric soit lui-même d’une solide constitution pour que Cashel ne l’étouffe pas dans son bonheur sincère. Le berger connaissait sa force, mais lorsqu’il se laissait aller à son emportement, il lui arrivait de présumer de la force des autres. — Nous ne t’avons pas vu dans le Golfe ! lança Garric en criant autant sous l’effet de la joie que pour couvrir la rumeur qui les entourait. J’avais peur que… Il ne termina pas sa phrase. Garric ne s’était pas autorisé à penser à ce qui était arrivé à Cashel et Sharina jusqu’à cet instant où… Où il savait que Cashel n’était pas un cadavre noyé, le corps gonflé, le visage peu à peu dévoré par les poissons. C’était l’image qui surgissait dans l’esprit de Garric chaque fois qu’il regardait la mer depuis l’instant où il s’était réveillé sur les berges boueuses du Golfe. D’autres silhouettes avançaient dans l’avenue que Cashel avait ouverte sur son passage. — Et comment va Sharina ? demanda Garric en reculant pour regarder de côté derrière la silhouette massive de son ami. Il vit une femme mince enveloppée par les ombres projetées par les lanternes hautes. — Shar… (La joie de Garric se figea dans sa gorge.) Ilna ! dit-il en tâchant de se reprendre, non sans remarquer la grimace d’Ilna face au manque d’honnêteté évident de sa réaction. Il avança vers elle. Elle s’écarta. Garric l’entoura de ses bras et la souleva, bien qu’elle se débatte. — Ilna, je croyais que tu étais à l’abri, à Erdin, dit Garric. Il sentit qu’elle se détendait ; Garric n’était pas aussi fort que Cashel, mais il lui était arrivé, dans les écuries de son père, de mettre à genoux des chevaux réfractaires à mains nues, en tenant simplement leur bride. — Je m’inquiétais pour Sharina, mais j’ignorais que tu étais toi aussi en danger. Il la reposa. Elle leva la tête pour le regarder. Elle essaya de se forcer à sourire. — Cashel va bien, et toi aussi, dit-elle. (Elle tira un fil de sa manche et entreprit de le tisser pour s’occuper les mains.) Nous trouverons Sharina, Garric. Nous la trouverons. Dans la bouche d’une autre personne, cela aurait sonné comme un bel espoir. Venant d’Ilna, ces mots revêtaient une tout autre force. Un jeune homme en robe de brocart rouge souillée par les voyages s’approcha avec des gestes maladroits jusqu’au côté d’Ilna. Il s’arrêta, les mains dans le dos, le regard rivé sur Garric. Celui-ci ne se souvenait pas avoir jamais vu le jeune homme. Ilna remarqua le regard perplexe de Garric. Elle se retourna, vit son compagnon et dit : — Garric, voici maître Halphemos et son ami maître Cerix. Ce sont des magiciens. Ils m’ont sauvé la vie et m’ont accompagnée pour secourir Cashel au prix d’un lourd tribut. Elle adressa à Garric le sourire narquois qui lui était coutumier. — Cashel n’avait guère besoin de secours, mais cela ne change en rien le prix payé par Halphemos et Cerix. Garric s’inclina devant le jeune magicien. Il aurait volontiers proposé une poignée de main mais un coup d’œil au regard d’Halphemos lui suffit à comprendre que ce dernier aurait refusé. Garric se passait volontiers de ce genre de situation embarrassante, surtout à cet instant. — Quiconque aide Ilna compte parmi mes amis, dit Garric. Il ne pouvait seulement imaginer ce qu’Halphemos lui reprochait. Pensait-il qu’il avait volontairement abandonné Ilna ? — Votre Majesté ? murmura Liane à côté de Garric. (Il comprenait qu’elle lui parle sur ce ton formel en public, mais cela était si différent des rapports simples des gens du hameau de Barca que chaque « Votre Majesté » de la part d’un ami lui faisait l’effet d’une gifle.) Un autre lieu serait peut-être… ? — Bien sûr, approuva Garric. Il savait cela aussi mais n’avait pas encore trouvé l’occasion de le dire lorsque ses amis étaient arrivés. Il parcourut du regard la foule grouillante. Royhas et deux assistants expérimentés remontaient l’allée de dalles, précédés par le messager de Besimon. Le chancelier finissait seulement de ceindre d’une écharpe en toile d’or la robe de Cour beige qu’il avait passée à l’arrivée de l’émissaire. Hors des portes, parmi les soldats, un jeune homme en armure dorée attendait, la pose raide, parmi les vétérans qui avaient commencé la discussion avec Besimon. Il tenait son casque à plumet sous son bras. — Hem…, commença Garric à l’intention du jeune homme. — Le baron Robilard, murmura Liane à son oreille. Soit elle connaissait le dirigeant de la troisième Atara grâce aux années passées à l’école de Valles autrefois, soit – plus vraisemblablement – elle avait choisi de mémoriser les noms et allures des potentats des Isles comme l’un des devoirs de sa charge. — Baron Robilard, dit Garric, mon chancelier Royhas bor-Bolliman va s’occuper de vous et de vos hommes. Il adressa un signe de tête à Royhas. Le chancelier ouvrait déjà une tablette de cire où inscrire les ordres pour les intendants et les officiers de casernement. — J’espère qu’une période de plus grand loisir… (le sourire de Garric était d’une diplomatie désarmante, mais c’était aussi une expression sincère)… qui aurait pu être n’importe quelle seconde de ma vie il y a une semaine, me permettra bientôt de vous récompenser comme il se doit pour votre bonté à l’égard de mes amis. — Courageux, sans doute, constata froidement le roi Carus. Pas totalement stupide, ce qui ne l’empêchera pas de commettre des folies. L’honneur le possède à tel point qu’il ne saura pas écouter de conseil tant qu’ils ne seront pas enrobés de miel. Le civil habillé à la mode de Valles qui se tenait près du baron se pencha et lui murmura à l’oreille. Les yeux de Robilard s’agrandirent. Il s’inclina bien bas, rattrapant maladroitement le casque qu’il avait manqué échapper dans sa surprise. — Votre Majesté, dit-il en se redressant, je n’étais pas informé ! Garric se souvint qu’il portait une cape sans ornement sur une simple tunique de toile grossière. — Oui, je devais m’absenter pour des affaires personnelles, dit-il. La Dame seule savait comment Robilard interpréterait ses propos, mais la quantité de possibilités le dissuaderait de s’étendre sur le sujet. — Mais je me permets de proposer que mes amis et moi nous retirions dans mes quartiers tandis que le chancelier Royhas s’occupe de mes vénérables hôtes de la troisième Atara ! Zahag grimpa sur le côté de Cashel, plantant ses pieds sur la hanche gauche du jeune homme avant de passer un long bras autour de son épaule pour se maintenir en place. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Cashel. Le poids ne le gênait pas, mais il était surpris. — Je ne reste pas là sans toi, chef, répondit le primate. Je te le dis, il y a quelque chose qui plane au-dessus de cet endroit et je ne compte pas l’affronter seul ! Ilna toucha Cashel à hauteur des côtes. — Occupe-toi de Cerix, dit-elle en désignant le handicapé qui venait de se hisser dans le fauteuil embarqué avec lui dans la litière. Les soldats regardaient sans intervenir de quelque façon que ce soit. Cashel songea qu’ils n’avaient reçu aucun ordre sur ce point. — Ma sœur m’a demandé de vous aider, maître Cerix, dit poliment Cashel en faisant passer son bâton dans sa main gauche. Zahag se tenait bien tout seul, après tout. Cashel se pencha et saisit le fauteuil roulant qu’il souleva ainsi que l’homme assis dedans. — Reposez-moi ! grogna Cerix. Il ne se débattit pas pour ne pas basculer tête la première sur les pavés. Vacillant légèrement sous le poids du primate et de l’homme, Cashel passa les portes. Sa sœur lui jeta un regard de dégoût et lança : — Tu fais ton intéressant. Tu n’as rien à prouver à ces gens. — Eh bien…, commença Cashel. Les femmes – les femelles, plutôt – n’avaient pas toujours la même conception du monde que les mâles. — Toi ! dit Ilna en toisant Zahag. Descends immédiatement. Porte la chaise pendant que mon frère porte Cerix. Cashel ne fut guère surpris de voir le primate bondir sur le sol et prendre le petit véhicule des deux mains. Cerix se tint à l’épaule de Cashel un moment tandis que celui-ci plaçait son bras pour porter l’homme aux jambes coupées comme une mère tient un nourrisson dans ses bras. Les Aigles de Sang dans l’enceinte du palais refermèrent leur rang lorsque Ilna suivit Zahag et Cashel dans la propriété. L’homme que Garric avait appelé son chancelier discutait avec le baron qui avait escorté Ilna. Le chancelier de Garric ; le prince Garric. Cashel secoua la tête, émerveillé. Zahag avançait d’une démarche sautillante, le fauteuil bien haut au-dessus de sa tête. La scène était drôle, mais le primate ne se donnait pas en spectacle volontairement. Ses jambes courtes ne fonctionnaient pas de la même manière que celles d’un homme, tout simplement. Garric et Liane guidaient le petit groupe vers ce qui semblait depuis l’extérieur un bâtiment à toit plat dénué de fenêtre. À l’intérieur, une colonnade entourait une cour ouverte où des pensées violet et blanc étaient plantées pour figurer un aigle. Des lampes de papier coloré suspendues aux parois éclairaient la scène. Cashel regarda autour de lui. Tenoctris parlait avec Halphemos. Si quelque chose l’avait dérangée chez le jeune magicien, elle aurait été polie mais n’aurait pas discuté aussi librement avec lui. Halphemos devait être quelqu’un de fiable. Zahag posa la chaise sur le sol en mosaïque, puis saisit la gouttière d’une main. Il bondit sur le toit de tuiles incliné vers l’intérieur. En plus du primate et des deux magiciens venus avec Ilna, il n’y avait que Garric et des gens qu’il avait connus au hameau de Barca. Aucun des soldats et officiers qui se pressaient à l’entrée ne les avait suivis à l’intérieur. — Je ne m’habitue pas à tous ces gens encore debout après le coucher du soleil, dit Cashel en secouant la tête. (Il avait été témoin de la même habitude à Erdin, mais cela le dérangeait toujours, comme si les gens s’étaient assis au plafond au lieu de s’installer au sol.) Ce n’est pas comme s’ils avaient des moutons à surveiller en extérieur, après tout. — Cela ressemble pourtant beaucoup à ce que nous avons à faire, Cashel, répondit Tenoctris avec son habituel mouvement rapide de la tête et son sourire fugace. Et ce qui surgira des ténèbres sera bien pire qu’une meute de loups. — Désolé, murmura Cashel qui se sentait stupide. Il ne parvenait pas à se faire à l’idée qu’autant de personnes travaillent à la même chose. Travaillent ensemble. — J’ignore ce que vous savez de ce qui s’est passé à Valles, dit Garric au groupe qui l’accompagnait. (Cashel remarqua que si Garric ne posait pas la main gauche sur le pommeau de son épée, il tenait son pouce d’une façon qui devenait familière chez lui, passé dans la ceinture près du fourreau.) La reine est une magicienne, une magicienne maléfique. — Volontairement maléfique, souligna Tenoctris. Lorsque les forces se développent comme elles l’ont fait ces derniers temps, un magicien négligent peut provoquer bien des dégâts sans le vouloir. La reine n’est pas négligente, mais elle a semé le mal autour d’elle. — Nous l’avons chassée de Valles, continua Garric, mais nous nous attendons qu’elle revienne. Et il y a un autre… (Il regarda Tenoctris.) Est-ce un magicien ? demanda Garric. Je veux dire, la Bête ? — Non, répondit Tenoctris. La Bête est… (Elle s’interrompit. Elle continua, avec beaucoup de précaution :) La Bête était adorée comme un dieu en d’autres temps et d’autres lieux. Garric hocha la tête. — Valence – ou plutôt Silyon le magicien au service de Valence – a invoqué la Bête. Tenoctris cherche un moyen de la… de renvoyer cette chose. Mais avant, nous devons affronter la reine. Tenoctris et moi allions à son manoir ce soir pour voir si nous pouvions trouver de l’aide pour cela. — J’ai entendu parler de la Bête, dit Cashel. (C’était la vérité, mais il était encore surpris de se trouver en train de discuter d’une telle chose ici, à Valles, alors qu’il venait d’arriver.) Je connais aussi Silyon, je pense. Enfin, j’ai rencontré sa sœur, Silya. — Et elle ne trompera plus personne comme elle a essayé de tromper le chef, lança Zahag depuis le toit. Le primate s’accroupit par-dessus le tuyau de tuiles qui se déversait dans un bassin de céramique. Un petit poisson scintillait sous la lumière des lampes. — C’est vrai, dit Cashel en tâchant de se rappeler ce que Silya avait dit exactement sur son frère. Il a une pierre qu’il lui a volée et qui lui permet de parler avec la Bête. Tenoctris adressa un regard aiguisé à Cashel. — Vraiment ? dit-elle. C’est… Elle se tourna vers Garric d’un nouveau mouvement rapide. Lorsqu’ils étaient entrés dans la cour miniature, Tenoctris avait pris le sac de cuir aux motifs d’écailles que Garric portait, apparemment pour elle. Elle le tenait à présent sur ses genoux. — Garric ? dit-elle. Puis-je parler en privé avec Cashel ? Il pourrait savoir des choses qui nous aideront, mais je ne veux pas monopoliser la conversation alors qu’il reste tellement à expliquer. Garric grimaça. — Il y a trop de choses à dire et à faire, dit-il. Et toutes en même temps. Je ne veux pas retarder vos recherches au manoir de la reine, mais je ne sais pas comment y aller avec vous cette nuit. — J’irai avec Tenoctris, intervint Cashel. (Il se sentit soudain embarrassé.) À moins qu’il y ait quelque chose que, enfin, tu vois, quelque chose à lire. Mais s’il suffit de porter sa sacoche, je peux le faire. Tenoctris regarda tour à tour Garric et Cashel. — Ce n’est pas simplement porter mon matériel, dit-elle avec un sourire de plus en plus présent, mais rien que tu ne puisses faire pour moi, Cashel. Si les choses prennent le tour que je pense, je serai heureuse d’avoir ta force à mes côtés. Tout le monde regarda Garric. Il rougit, quoique son teint bronzé ait suffi à le cacher dans cette lumière réduite pour ceux qui ne le connaissaient pas bien. — Je ne donne pas d’ordres à Cashel, dit-il. Je ne donne d’ordres à aucun de vous. Vous êtes… (Garric regarda Halphemos.) Vous êtes mes amis, continua-t-il. Vous tous, j’espère. Nous vivons une époque où le royaume a besoin d’amis, et j’ai tout particulièrement besoin d’amis. Halphemos regarda par terre, embarrassé. Il hocha vivement la tête. — On peut y aller maintenant, si vous voulez, Tenoctris, dit Cashel. Il vérifia la fermeture de la sacoche et la jeta sur son épaule. Le sac était lourd ; certainement trop lourd pour la vieille femme. Zahag sauta à terre. Il ne dit rien mais découvrit légèrement les dents, sans doute pour défier quiconque oserait lui dire qu’il ne pouvait prendre part à l’expédition. Cashel passa le poing sur la tête hérissée du primate pour le rassurer. Liane écrivait au pinceau sur une planche de hêtre. — Je vais dire à Maurunus de préparer des chambres pour les nouveaux venus, dit-elle en se dirigeant vers la sortie. Elle ouvrit la porte, prête à appeler un messager pour porter le papier qu’elle venait d’écrire. Un groupe d’hommes très agités menés par Royhas se tenaient derrière. Le chancelier avait déjà levé son bâton d’ivoire ferré d’or pour frapper le panneau de bois. — Votre Majesté ? dit Royhas en regardant Garric derrière Liane. J’ai fait appeler Attaper et Waldron, mais j’ai peur de devoir vous déranger également. Le groupe qui l’accompagnait comptait des civils en robes de cour et quatre Aigles de Sang. Les soldats n’escortaient pas Royhas mais un homme qui arborait une cuirasse ornée de bijoux et de décorations sur une tunique de soie brodée d’or. Son fourreau était décoré comme son armure, mais on lui avait retiré son épée avant de le conduire devant Garric. — L’amiral Nitker est arrivé avec les trois bateaux restants de la flotte royale, continua Royhas. (Il parlait sur un ton plat et glacial qui devait masquer, selon Cashel, son dégoût.) Les équipages sont en sous-nombre, d’après l’officier de surveillance du port. Ce bon amiral semble avoir perdu la moitié des hommes du peu de navires qu’il a pu sauver. — Vous pensez que vous auriez fait mieux ? grogna Nitker. Il était plus proche de la quarantaine que de la trentaine, quoiqu’il soit toujours difficile de donner un âge aux nobles. De plus, la terreur qui imprégnait ses traits le vieillissait considérablement. — Vous n’auriez pas pu, et vous l’apprendrez bien assez tôt si vous restez ici ! La seule raison qui m’a fait venir à Valles est de vous donner une chance de vous enfuir dans les heures qui viennent. — Si c’est la seule raison de votre venue, il faut croire que vos rameurs n’ont besoin ni de manger ni de dormir, coupa un homme au visage sévère en armure dorée qui venait d’arriver d’un bâtiment plus éloigné dans le palais. Le nouveau venu lança à Cashel un regard qui poussa le jeune homme à se raidir légèrement ; pas exactement hostile, mais un coup d’œil qui jugeait d’une façon que Cashel connaissait bien. — Je suis surpris que de tels parangons ne balaient pas toute opposition devant eux. Nitker rougit et tâtonna sur son fourreau vide en se retournant. Deux des gardes lui saisirent les coudes et lui firent baisser les bras. — Il suffit ! ordonna Garric d’une voix forte. Seigneur Attaper, je ne souhaitais déjà pas me battre contre l’amiral avant, et je doute réellement que ce soit une occupation utile à présent. Sommes-nous d’accord ? Le soldat, piqué au vif, afficha une expression parfaitement neutre pendant un instant. Il s’inclina : — Je vous présente mes excuses, Votre Majesté. J’ai eu tendance à… me relâcher ces dernières années. (Il se redressa et continua :) Et je vous présente également mes excuses, seigneur Nitker. Nous avons besoin de vos informations sur cette menace et de vos forces pour l’affronter. Cashel regarda Garric avec un intérêt nouveau. Il avait toujours respecté son ami, mais il n’aurait jamais cru qu’il puisse réduire au silence un homme comme cet Attaper d’un seul ordre. Briser le crâne d’Attaper avec un bâton, peut-être, quoique ce n’aurait sans doute pas été chose aisée non plus. Cashel sourit et fit glisser sa main sur son propre bâton de noyer poli. — Vous ne pouvez pas l’affronter, je vous l’ai dit ! cracha l’amiral. Cashel estima que l’homme se trouvait entre les larmes et la crise de nerfs, et qu’il avait perdu le contrôle. — Il y en a des centaines de milliers, tous les hommes singes de l’isle de Bight, et ils dérivent sur un radeau droit sur Ornifal. Ils tueront tous les habitants de la ville. Ils dévoreront tout le monde à Valles, je vous le dis ! — Ce ne sont pas des singes ! intervint Zahag. Et ce ne sont pas des primates non plus, si vous êtes seulement capables de faire la différence. Cashel lui tapa l’épaule, sans violence, mais assez fort pour rappeler à l’ordre le primate. — Ah, dit Zahag, désolé. Garric regarda Tenoctris et leva un sourcil. La vieille magicienne hocha la tête. — C’est possible, dit-elle. Les Simiesques de Bight…, continua-t-elle en se concentrant un instant sur ses souvenirs. Ils ont souvent été utilisés en magie car ce sont des hommes, mais on se préoccupe moins de ce qui leur arrive que lorsque les enfants commencent à disparaître dans les villages voisins. (Elle eut un sourire sans joie.) Ce n’est pas une forme de magie que je pratique, bien sûr, dit-elle. Mettre en marche et commander à un vaste nombre de Simiesques demanderait un pouvoir considérable. Plus encore que de lever une armée de non-morts ou de non-vivants. — Un pouvoir dont dispose la reine ? demanda Garric. Il semblait intéressé mais ne trahissait aucune inquiétude ; le bout de son index suivait le contour des trois tiers arrondis du pommeau de son épée. — Oui, répondit Tenoctris. Il semble bien. Garric haussa les épaules. — Eh bien, nous savions qu’il faudrait se battre, dit-il. Seigneur Attaper, que l’amiral vous donne tous les détails possibles. Les armes, le nombre… (il eut un sourire sinistre)… qui est considérable, à ce qu’il m’a semblé comprendre. Tactique, commandement, vivres, la routine. Je vais demander à Waldron de mettre la milice civile en alerte. À présent, je pense que le mieux va être d’aller à l’arsenal trouver Pior et lui dire que le duc d’Eshkol… Il sourit de nouveau. Ce sourire était celui du Garric avec lequel Cashel avait grandi, mais l’entendre parler d’armées et de tactiques semblait aussi improbable que s’il s’était mis à flotter au-dessus du sol. — … a rejoint le service du roi avec sa flotte, et qu’il est temps que l’armée de métier fasse de même. Cashel regarda les pieds de son ami. Ils étaient solidement plantés – et ses sandales étaient les chaussures simples et robustes qu’un jeune homme du hameau de Barca portait en hiver ou lors de longs voyages. Le berger sourit. — Vous ne m’écoutez pas ! répliqua Nitker. Vous ne pouvez pas affronter ces bêtes ! Dans quelques heures, ou un jour au plus tard, elles accosteront sur les berges d’Ornifal et tueront tous ceux qu’elles rencontreront. Vous ne pouvez que fuir ! — Je vous ai écouté, seigneur Nitker, répondit Garric d’une voix surgie du cœur des ténèbres. Mais je ne suis pas d’accord avec vous. (Il sourit et continua :) Nous ne pourrions pas évacuer la population d’une ville de cette ampleur à temps, et nous avons des murailles et une organisation acceptables pour nous défendre. Cela devrait nous aider. — On ne peut fuir devant le mal, ajouta Ilna d’une voix neutre. (Elle entrecroisait les fils qu’elle avait dans la main, mais ses yeux s’arrêtaient le plus souvent sur Liane.) On ne peut pas même se fuir soi-même. — Attaper, amiral ? demanda Garric. Je pense que nous devrions aller à l’arsenal ensemble. (Il fronça les sourcils.) Pensez-vous que je doive passer un vêtement plus clinquant ou Pior saura-t-il écouter la voix de la raison si celle-ci arbore une cape marron ? — S’il écoute, nous serons déjà plus chanceux que je l’aurais pensé, dit sombrement Attaper. Je vais réveiller un ou deux régiments des hommes de Waldron pendant que vous vous changez, Votre Majesté. Il peut être bon de renforcer vos ordres d’une certaine menace. Cet imbécile pourrait ne pas croire en la véritable menace. — Tenoctris ? demanda Cashel. Voulez-vous toujours… ? — Plus que jamais, répondit la magicienne en se levant du divan où elle s’était installée pendant qu’ils discutaient. Il existe une quantité étourdissante de couches de pouvoir qui planent au-dessus du manoir de la reine, et j’ai bien des difficultés à déterminer quelle est la strate qui m’intéresse. Son sourire était lumineux, malgré l’inquiétude qui dansait dans ses yeux. — Et nous avons peu de temps, Cashel. Nous, et les Isles. La reine leva son bâton de cristal transparent. Elle adressa un sourire à Sharina et lança « Eidoneia neoieka ! » avant de frapper le sol de son bâton. Des flammes rouges éclatèrent à travers le cristal. Quelque chose d’invisible frémit. Sharina se tenait dans une sphère de rubis. Au-delà des parois, il n’y avait que de la brume où apparaissaient des images issues de sa seule imagination. La reine était à côté d’elle. La surface concave du sol les inclina l’une vers l’autre. Sharina essaya de se décaler sur le côté, le long de la courbe du mur. — Ne bouge pas ! ordonna la reine. Elle toucha de nouveau le sol. Un craquement retentit. Elle marcha autour de Sharina en dessinant un cercle de moins d’un mètre vingt de diamètre. L’extrémité du bâton laissait une empreinte sur le rubis aussi nette que celle d’un couteau sur du fromage. La magicienne se tenait de l’autre côté de la ligne. La reine entreprit de tracer des symboles en Écriture Ancienne autour de la marge intérieure du cercle. — Où sommes-nous ? demanda Sharina. — Ne parle pas avant que je te l’ordonne, répliqua froidement la reine. Sharina éclata de rire. Elle était moins résignée à ce qui se passait que détachée des événements. Ses doigts touchaient le couteau pewle, mais elle savait qu’elle ne pouvait faire aucun mal à la reine. Si la reine tuait Sharina dans sa colère, elle n’aurait plus à se demander si aider la magicienne était la bonne décision. Elle regarda autour d’elle mais ne vit rien d’intéressant. La sphère dans laquelle elle se trouvait mesurait environ six mètres de diamètre, quoique cela soit difficile à déterminer. Le lustre des murs de rubis reflétait les images à l’intérieur en une myriade de miniatures. — D’où vient la lumière ? demanda Sharina. Si le rubis émettait une lueur, il n’aurait pas dû y avoir de reflets sur les parois… d’après Sharina, du moins. Il n’y avait aucune source de lumière à l’intérieur de la sphère, elle en était certaine. La reine la regarda. — J’ai dit que je vous aiderai, précisa Sharina, pas que je vous obéirai comme un chien. La reine se remit à marquer le rubis. L’inclinaison des murs embarrassait ses mouvements, mais elle ne glissait pas sur la surface lisse. Sharina ne pouvait voir les pieds de la magicienne car sa robe fluide les masquait. Sur certaines des images qui se reflétaient, Sharina était accompagnée d’une silhouette qui ne pouvait être humaine, aussi déformée qu’elle puisse être. Sharina serra les lèvres. La reine avait fini de tracer les symboles sur l’intérieur du cercle. Elle reprenait le même parcours, en écrivant cette fois à l’extérieur. À chaque contact du bâton, des éclairs d’une nuance légèrement différente des murs de rubis illuminaient l’intérieur du cristal. Sharina commença à prononcer l’une des syllabes. La reine redressa rapidement le bâton pour lui toucher le menton. Un froid plus vif que l’air au cœur du Cap glaciaire congela les lèvres et la langue de la jeune fille. — Je t’interdis, dit la reine. Je me moque de ce qui pourrait t’arriver, mais je veux m’épargner l’effort de réanimer ton cœur pour prononcer l’incantation avec moi. Mais si je dois en arriver là, je le ferai, petite. Crois-moi ! Elle baissa son bâton. Les sensations revinrent dans la bouche de Sharina. Elle sentait des picotements sous le menton, comme si cette partie de son corps avait été exposée à la morsure de la glace. La reine termina les mots de pouvoir du second cercle. Elle regarda Sharina et ses lèvres frémirent en un semblant de sourire. Sharina regarda la magicienne avec une expression neutre, comme Nonnus l’aurait fait – l’avait fait – lors de crises semblables. La reine pouvait la tuer, et lui faire sans doute bien pire, des choses qu’elle ne pouvait pas même imaginer ; mais elle n’obligerait pas Sharina à montrer sa peur. — Je vais lire l’incantation à l’extérieur du cercle, annonça la reine. (Une nuance dans sa voix suave suggérait que l’attitude dénuée de crainte de Sharina l’irritait.) Il me faudra peut-être la lire plusieurs fois pour atteindre le résultat escompté. Lorsque j’aurai terminé, tu liras les mots à l’intérieur. La scène au-delà de ces murs représentera l’un de tes ancêtres… (le sourire de la reine était terrifiant, même pour Sharina qui tâchait de conserver son détachement)… ou l’un des miens, au moment de la conception. Le bâton dans la main de la reine tressaillit, comme animé d’une volonté propre. Le bout racla le mur à hauteur de regard. Il n’y eut aucune étincelle dans le cristal, et le contact ne marqua pas la surface de rubis. — Nous répéterons le rituel jusqu’à arriver à l’époque du roi Lorcan, qui a fondé ta lignée et le royaume des Isles, expliqua la reine. Comme si le règne des humains avait la moindre importance ! Ta tâche sera enfin accomplie. (Elle ajouta, avec un sourire aussi tranchant qu’une lame :) Je t’épargnerai alors… peut-être. — Le roi Lorcan et son magicien ont caché le trône de Malkar, dit calmement Sharina. Vous pensez pouvoir l’atteindre grâce à moi. Sharina lut avec bonheur l’éclair de rage bestiale qui remplaça le sourire narquois de la reine. — Ne parle pas de ce que tu ne peux comprendre, petite ! coupa la reine. Ou je t’ouvrirai le ventre et forcerai tes lèvres mortes à prononcer les mots dont j’ai besoin ! Sharina croisa les bras comme si elle se trouvait face à un enfant. Elle avait peur, de ce que la reine pouvait faire à Cashel et de ce qu’elle-même était en train de faire pour préserver son ami. Son visage était aussi froid et immobile que la lame d’acier aiguisée de son couteau pewle. À quel point la reine comprenait-elle ce qu’elle faisait ? Pas autant qu’elle le pensait, Sharina en était certaine. La magicienne pensait que son grand pouvoir lui conférait une aussi grande sagesse. La sagesse que Tenoctris avait enseignée à Sharina était que certains pouvoirs étaient si immenses qu’ils détruisaient ceux qui les utilisaient. Si la reine accédait au trône de Malkar, convergence de tout mal, elle se condamnait. — Ousiri aphi mene phri, entonna la reine. (Elle avançait lentement autour du cercle, d’un pas sûr malgré la surface lisse et inclinée.) Katoi, house… Rien n’apparaissait au-delà des murs de rubis, sinon des silhouettes de brume. Sharina regarda à ses pieds les mots de pouvoir qu’il lui faudrait lire le moment venu. — Bachuch bachachuch bazachuch, poursuivit la reine, dont la voix semblait émaner des murs eux-mêmes. Bachazachuch bachxichuch… Sharina essaya de penser à la Dame, mais ce furent les tentacules ondoyants d’une immense ammonite qui envahirent son esprit. Elle se leva, silencieuse et raide. La terreur qui emplissait son cœur ne se reflétait pas sur son visage. Perdrix, cinquième jour Sharina ignorait combien de temps s’était écoulé. Son engourdissement mental n’était pas très différent de la stase qui l’avait saisie après que le démon l’avait enlevée pour la mener à la reine. La voix de la magicienne bourdonnait comme l’eau s’écoulant sur des roches noires. Ce son l’hypnotisait peut-être. Dans cet état, Sharina ne comprit le changement qui s’opérait progressivement à l’extérieur des murs de rubis que bien après que ses yeux eurent enregistré les différences. Elle sortit de sa torpeur ; sa peau était parcourue de picotements chauds, puis froids et semblait fourmiller comme après un évanouissement. Les murs avaient disparu, mais une lueur rouge semblable à celle qui émanait du bâton de la reine nimbait le monde que contemplait Sharina. Des feuilles tremblaient autour d’une clairière dans les jungles de Bight. Les branches commençaient à se redresser après une pluie violente qui les avait couchées. Une silhouette bondit dans son champ de vision : une Simiesque, une femelle adulte dont la fourrure luisait de bonne santé. Elle poussa un hurlement de terreur insensée et s’apprêta à bondir dans les feuillages de l’autre côté de la clairière. Des insectes, surpris, s’élevèrent en essaim d’un fruit qui pourrissait au pied d’un durian géant. Son poursuivant la rattrapa avec la rapidité fatale d’une mante religieuse qui saisit sa proie. Le mouvement fut si rapide que Sharina ne vit le prédateur que lorsqu’il frappa. La créature était un démon : d’une forme grossièrement humanoïde, plus grand que le plus grand des hommes, plus fin que les fils métalliques que les sculpteurs utilisent pour créer l’armature de leurs œuvres d’argile. De la vapeur jaillissait là où les pieds griffus du démon touchaient le sol humide ; la fourrure des bras de la victime roussit là où se refermèrent les doigts aussi aiguisés que des couteaux. La femelle lança un hurlement chargé du désespoir de ceux pour qui la mort sera une libération de la terreur qui les dévore. La mâchoire inférieure du démon s’ouvrait par une double articulation plutôt que par une simple charnière à l’arrière comme celle d’un humain. Ses dents étaient des éclats de silex ; elles se croisaient comme des cisailles. Un jet de flammes blanches teintées de bleu jaillit de la gueule du démon, et frappa un séquoia en fleurs avec la violence d’une cascade. L’écorce spongieuse de l’arbre explosa dans un nuage de vapeur et de fragments carbonisés. Les cris de la victime se perdirent dans le fracas de la destruction. Le jet de feu prit fin lorsque les mâchoires du démon claquèrent, mais l’arbre continua à crépiter et siffler. Les yeux du monstre brillaient d’un rouge plus vif que toutes les lumières présentes dans la pénombre de la jungle. Il déplaça sa prise sur sa victime. Là où l’aine du démon était restée aussi asexuée que la fourche d’un arbre, un pénis apparut, s’étendit et pénétra la femelle. Elle cessa de se débattre. Le viol la glaça comme la piqûre d’une guêpe paralyse les araignées dont elle veut nourrir sa progéniture. Le démon s’écarta de sa victime prostrée. Son membre disparut totalement dans son fin abdomen de serpent. Il ouvrit la gueule et cracha une autre lance de triomphe ardente, embrasant cette fois une branche dix mètres au-dessus de lui. Des mousses et d’autres plantes épiphytes fixées à l’écorce s’enflammèrent dans un rouge infernal ; de petits animaux, tués par le feu avec une telle rapidité qu’ils n’avaient pu souffrir, tombèrent au sol au milieu des feuilles carbonisées. À aucun moment le démon n’émit un son, quoique les flammes qu’il lançait produisent un grondement terrifiant. La vie de la forêt resta silencieuse, puis le volume des pépiements et des couinements redoubla lorsque la première volute de fumée s’éleva vers la canopée. La peau du démon devint grisâtre. La créature commença à se dissoudre ; aucune partie ne se désagrégea distinctement avant une autre, mais cela ne se fit pourtant pas simultanément. Pendant un instant, les yeux de la bête scintillèrent, peut-être dans le frémissement de l’air surchauffé ; puis ils disparurent à leur tour. La victime se releva du sol humide. Des marques apparaissaient sur ses avant-bras, et la fourrure de ses hanches se consumait encore. Sharina se sentait nauséeuse. Elle ne dit rien, et n’adressa pas un regard à la reine qui jubilait triomphalement en dehors du cercle. La victime revint sur ses pas en boitant. Un autre Simiesque, puis plusieurs, apparut dans la clairière. Ils lancèrent des gloussements de questionnement vers la femelle mais s’écartèrent d’un bond rageur lorsqu’elle voulut prendre l’un d’eux dans ses bras. La scène disparut lentement. La reine ne reprit pas son incantation et ne demanda pas à Sharina d’entonner la seconde partie. Elle frappa de son bâton et la brume se figea pour dévoiler l’intérieur d’une vaste pièce. Sharina et sa geôlière flottaient dans les airs. La pièce n’avait pas de fenêtre, mais les deux murs aux extrémités étaient ouverts, surplombant une ville où les auvents ondulaient comme des proues de navire. Les toits éclairés par la lune étaient en tapis de palme et non en chaume comme au hameau de Barca. Les murs étaient ornés de longues épées crantées et de boucliers aux blasons dorés figurant des têtes de bêtes grimaçantes. À six mètres du sol, un petit moulin à vent fixé à la poutre centrale tournait sous la brise qui passait dans la grande chambre. Chaque aube portait une inscription dans une langue que Sharina reconnut comme celle de Sirimat sans pouvoir ni traduire ni prononcer les mots. Un nourrisson enveloppé de soie violette reposait dans un petit hamac. Une nourrice, la seule personne présente dans la pièce avec l’enfant, était assise en tailleur près du hamac et le berçait doucement à l’aide d’une cordelette fixée à ses orteils gauches. Elle fredonnait une mélodie répétitive, et s’interrompait régulièrement pour manger un morceau de noix entourée de feuilles ou pour cracher un jus rouge plus bas dans la rue. Elle se tourna vers l’ouverture, les lèvres plissées. L’air entre elle et la ville endormie se figea comme une pellicule de glace apparaissant sur la surface d’un bassin. Un démon, un paquet dans les bras, s’avança. La nourrice hurla et laissa tomber le reste de son narcotique. Elle se leva d’un bond. Le hamac vacilla, et des pleurs retentirent. Le démon étendit sa patte droite comme un scorpion sonde le terrain de ses pinces. Son orteil arrière était disposé à l’opposé des trois autres comme une serre d’oiseau. Le pied saisit la nourrice et se referma sur elle. Son hurlement mourut en un hoquet stupéfait lorsque les griffes la tranchèrent en deux au niveau du ventre. Le démon s’approcha du hamac avec la délicatesse d’une araignée qui se dirige vers une proie prise dans son filet. Il souleva le nourrisson d’une main griffue et secoua prudemment les étoffes qui emmaillotaient la petite silhouette. Le riche tissu était souillé du sang de la nourrice. Le démon déposa le semblant de bébé qu’il avait apporté avec lui dans le hamac. L’enfant humain qu’il tenait de l’autre main criait toujours. Le démon ouvrit la gueule. Il jeta le nourrisson dans ce gouffre béant et referma ses mâchoires alternées sur lui. Les hurlements s’interrompirent. Des hommes armés d’arcs de bambou et d’épées comme celles qui décoraient les murs surgirent dans la pièce depuis les balcons des deux côtés. Le démon leur adressa un sourire, puis se dissout comme il l’avait fait dans la forêt de Bight. Les coups d’épée et les flèches noires traversèrent l’air là où s’était tenue la créature. Le petit visage du démon changeur d’apparence adopta d’abord un aspect démoniaque, puis celui d’un Simiesque. Lorsque les gardes terrifiés se penchèrent au-dessus du hamac, cependant, tandis qu’un homme au costume orné de plumes d’oiseaux exotiques arrivait dans la salle en toute hâte, accompagné de ses assistants, pour savoir ce qui s’était passé, le petit visage qui les regarda était celui d’une enfant humaine parfaitement formée. Le nourrisson pleura encore quelques instants, puis sourit à l’homme qui pensait l’avoir sauvée. Le bébé était extraordinairement beau. — Mon père, expliqua la reine. Le démon Xochial. Elle frappa de nouveau son bâton. La scène disparut entre ténèbres et tourbillons de brume. — À présent, petite, dit-elle en posant son regard glacé sur Sharina, c’est ton tour. Tenoctris acheva sa psalmodie. Elle chancela mais se rattrapa avant que Cashel intervienne. La mince spirale de lumière bleue au centre du cercle qu’elle avait tracé dans les profondeurs des caves de la reine se contracta en un simple point. Celui-ci s’évanouit, ne laissant plus qu’un souvenir. — Le soleil est-il fier de la lune ? marmonna Zahag. Même habiter la modeste cabane d’un pauvre homme est plus plaisant que vivre au cœur des nuages en lambeaux. Cashel serra les lèvres. Tenoctris avait dit que le primate citait des poèmes entendus sur Pandah. Ce n’était pas de la bonne poésie, estimait Cashel, et elle lui rappelait que le singe était sur le point de s’effondrer totalement. Cashel ne reprochait pas à Zahag d’avoir peur, mais il aurait préféré qu’il reste en arrière avec Garric s’il devait continuer à murmurer ces inepties. — Faut-il bouger encore ? demanda Cashel, davantage pour s’assurer que Tenoctris était bien réveillée. Elle était étendue, le souffle court et rapide. — Un réveil matinal, un dur labeur, une pensée, souvent, pour ton âme…, continua Zahag. Cashel serra les mâchoires. — Non, non, répondit la vieille magicienne. (Son sourire réchauffa et éclaira à la fois l’humeur de Cashel et les murs sombres de la cave.) Nous sommes au bon endroit, et je pense avoir trouvé la clé. Mais je m’excuse d’avoir perdu autant de mon temps et du tien. — Ho ! intervint Cashel. Je n’ai pas de meilleur endroit où aller que près de vous, ma dame. Et ça ne me ressemble pas non plus de me précipiter pour faire les choses vite plutôt que les faire bien. (Il se racla la gorge.) Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il. Son travail depuis la nuit et le matin n’avait pas été très différent de la surveillance d’un troupeau de moutons : garder un œil ouvert pendant que ses protégés vaquaient lentement à leurs occupations. Cashel ne savait pas ce qu’il devait chercher, mais il sentait que quelque chose était proche. Sa peau le picotait, et l’hostilité du regard qui pesait sur eux dépassait l’entendement ; une hostilité à toute vie, pas uniquement à Cashel or-Kenset et à ses compagnons. — Si tu peux arracher un joyau aux crocs des loups de mer, dit Zahag, si tu peux nager dans la mer Extérieure au cœur de la tempête… Cashel tendit la main vers lui. Zahag eut un mouvement de recul, craignant d’être frappé, mais le jeune homme lui frotta la tête. — Ce n’est pas grave d’avoir peur, Zahag, dit-il. Mais Tenoctris sait ce qu’elle fait. La vieille magicienne sourit. Elle était si épuisée que Cashel s’étonnait que la lumière des lampes ne la traverse pas comme une nappe de brume. — Je pense que oui, dit-elle. Reste à voir si j’ai la force de le faire, mais… (Son sourire s’élargit.) Je dois le faire, n’est-ce pas ? Cashel lui rendit son sourire. Il aimait les gens qui n’abandonnaient pas. Tenoctris… Tenoctris n’abandonnerait pas tant qu’elle vivrait. La magicienne prit une profonde inspiration et se redressa. — Il existe un chemin qui mène à la reine, dit-elle. Si la reine peut être maîtrisée, même simplement distraite, elle perdra son contrôle sur les Simiesques. Ils ne seront plus une menace, même s’ils atteignent Ornifal. Le ton de Tenoctris était calme sans être nonchalant : elle parlait comme un maître artisan s’adresse à son apprenti pour lui expliquer les bases du métier de façon à être compris. — Je vais ouvrir le passage et j’espère pouvoir le maintenir ouvert, mais il te faudra le parcourir seul, Cashel. — Pas seul ! glapit Zahag. Pas seul ! Pas seul ! Je ne resterai pas seul ici ! Cashel regarda Tenoctris. Elle hocha la tête. — Si Zahag souhaite t’accompagner, dit-elle, je n’y vois aucune objection. Mais je ne pense pas qu’il comprenne… — Je comprends que je ne serai pas seul ! coupa le primate. Pas dans cette gueule de l’enfer, nulle part dans cette isle. Vous ne sentez pas ? Vous ne savez pas ce qui nous guette dehors ? — Si, répondit doucement Tenoctris. Si, je le sais. Cashel haussa les épaules. — Alors, je préfère continuer maintenant, dit-il. Il essayait de ne pas avoir l’air impatient, mais lorsqu’on sait qu’une bataille approche, la chose la plus difficile est d’attendre. Il leva son bâton et l’examina soigneusement une dernière fois dans la lumière des lampes. — Les viroles sont de fer ? demanda Tenoctris en fronçant les sourcils. Cela te servira, si tu es suffisamment fort. Cashel la regarda. — On verra bien, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix semblable à un grondement sourd. Allons-y ! — Oui, dit la magicienne. (Elle saisit une nouvelle branchette de bambou du fagot dans sa sacoche et s’installa devant le cercle qu’elle avait tracé dans la poussière.) Allons-y. — Tu ne peux changer l’esprit de celui qui est né fou, cita le primate qui se pressait étroitement contre le mollet nu de Cashel. Il tremblait. Cashel lui frotta de nouveau le dessus de la tête. Pauvre petit singe… Mais lui non plus n’abandonnait pas. — Ochusoioio nuchie narae, eaeaa…, entonna Tenoctris en touchant de la baguette de bambou un symbole différent à chaque syllabe. (Sa voix était aussi calme qu’un étang profond, mais son visage était marqué par l’effort tandis qu’elle prononçait les mots de pouvoir.) Aritho skirbeu ! Les murs de basalte s’assombrirent. Cashel les distinguait encore comme des ombres au coin de ses yeux, mais un réseau de pouvoir étincelant occupait tout le champ de vision de son esprit. Le motif s’étendait sans limite. Des lignes de lumière bleues et rouges se croisaient, s’entrelaçaient parfois, mais souvent emplissaient le même espace visible sans se toucher. Tenoctris poursuivit sa psalmodie. Le réseau pulsait à l’unisson des mots de pouvoir. Ce que voyait Cashel était aussi beau et terrible que les constellations du ciel nocturne. Il regardait, impressionné, mais même dans son émerveillement, il regrettait qu’Ilna ne puisse être là pour partager ce spectacle. Que saurait-elle faire d’un tel motif quand celui-ci restait si loin de la compréhension de son frère ? Un tube de lumière rouge se trouvait devant Cashel, un filin du réseau infini. Au loin, les lignes de pouvoir semblaient aussi fines que des soies d’araignée, mais l’ouverture qui apparaissait dans les caves du manoir était aussi vaste que le passage menant à l’ancien moulin à eau de l’oncle de Cashel. Un homme pouvait y marcher debout – ou autre chose qu’un homme. Cashel avança. Ses cheveux se dressèrent et des flammes bleues crépitèrent lorsque ses pieds touchèrent la source insubstantielle. Il eut un profond rire de gorge et continua. Zahag, balbutiant de terreur, refusait de regarder l’espace devant eux, de plus en plus étroit dans le lointain, et trottait à ses côtés. De l’extérieur, le tunnel semblait monter, mais une fois à l’intérieur, Cashel ne sentait que la pression de la lumière sur lui. Il lui semblait avancer à travers des eaux profondes. Il sourit. Il avait déjà fait cela, avec en plus une brebis emportée sur le dos par le courant. Cashel ne distinguait pas la fin du tunnel. Lorsque la curiosité le poussa à regarder derrière lui, il ne distingua pas Tenoctris qui continuait imperturbablement à psalmodier dans les caves. — On ne peut plus faire demi-tour, murmura Zahag, résigné. Il est trop tard. — Je me demandais juste à quoi ça ressemblait, répondit Cashel. Je ne veux pas faire demi-tour. Le primate plissa son visage long et solennel. — Non, tu ne ferais pas ça, dit-il. C’est pour ça que tu es le chef. Et de toute manière, il faut continuer ou tout sera détruit. Cashel le regarda, mais Zahag ne souhaitait visiblement rien ajouter puisqu’il reprit sa marche à quatre pattes, le regard rivé sur le sol lisse de lumière. Ses lèvres bougeaient parfois, mais il ne faisait que marmonner un nouveau fragment de vers. Cashel étira les bras sur le côté, puis les plia pour réchauffer d’autres muscles. Il se demanda ce qu’ils trouveraient au bout du chemin. — Je pense qu’on le saura bien assez tôt, dit-il tout haut. — Plus tôt encore, chef, ajouta Zahag, de nouveau lucide. Bien trop tôt à mon goût. Ilna supposait qu’il serait juste de dire qu’elle avait mieux à faire que de nettoyer la chambre que lui avait attribuée l’intendant, mais personne ne lui avait encore indiqué quelles étaient ces choses si importantes. Elle refusait de passer une nuit de plus dans une porcherie à moins d’avoir une bonne raison pour cela. Le palais royal était une étendue de bâtiments individuels, en plus grand nombre qu’il n’y avait de maisons au hameau de Barca. Les quartiers des femmes se trouvaient dans le coin est de la propriété, séparés du reste par un mur couvert de tuiles vernies qui figuraient une scène de jardin. Cette partie avait été inoccupée pour toutes les activités pratiques depuis que la reine avait fait construire son manoir au centre de Valles. Ilna se sentait agacée que l’intendant ait choisi automatiquement de la loger à cet endroit, ainsi que Liane et certainement Tenoctris, simplement parce que cette partie portait le nom de « quartiers des femmes ». Cependant, elle ne pensait pas que les autres bâtiments au sein des murs du palais soient en meilleur état que celui-ci. La domestique qui avait conduit Ilna à cette maisonnette de trois pièces faisait partie des gens de la maison personnelle du chancelier Royhas. Elle avait dû aider car presque tous les serviteurs royaux avaient fui Valles et les menaces d’abaissement de leur statut pendant l’année écoulée. Ilna balayait énergiquement, évacuant par la porte ouverte de la maison les dernières poussières et toiles d’araignée. C’était un bon balai de paille de seigle, et non pas un balai de brindilles qu’utilisaient certains habitants du hameau de Barca parce qu’ils étaient plus robustes et duraient plus longtemps. Ce n’était pas le cas d’Ilna, bien sûr. Elle avait gardé le balai et renvoyé la servante. Elle n’avait jamais pu trouver de domestique qui travaille à hauteur des exigences d’Ilna os-Kenset ; de plus, elle n’aimait pas sentir que quelqu’un faisait le travail à sa place. Elle inspecta une dernière fois la pièce extérieure, à la fois une antichambre et une pièce pour recevoir. Elle avait balayé, battu les coussins pour en ôter la poussière, et décroché des murs les tentures mangées par les mites. C’était un crime de laisser perdre ainsi des pièces d’artisans aussi habiles ! L’une des tapisseries, un héros antique s’éloignant du port de Valles, était un ouvrage qu’Ilna aurait été fière d’avoir tissé. Mais cela était réparable. Ilna se rendit dans la chambre. Les mites s’étaient également attaquées à la couverture du lit de plumes, mais cela ne dérangeait pas particulièrement la jeune fille. Les plumes abîmées ne demanderaient qu’à être remplacées par une récolte de plus, mais elle préférait dormir sur un matelas de paille tressée ou tout simplement le sol de bois sur lequel elle avait passé la nuit précédente. Ilna entendit du bruit à l’extérieur. Elle se retourna. L’amiral Nitker et six autres hommes entrèrent par la porte ouverte. — Oui ? demanda Ilna en posant son balai contre le mur. Un miroir en pied de bronze argenté était installé entre deux montants près de la porte. Elle y surprit son expression de froide fureur. Cela lui convenait. Ilna ne savait pas pour qui se prenait Nitker, mais au hameau de Barca, on n’entrait pas chez les gens sans y être invité. L’amiral s’était changé depuis la dernière fois qu’Ilna l’avait vu, la nuit précédente. Il ne portait plus d’armure, mais une épée était glissée dans son fourreau à motif simple. Cinq des hommes qui l’accompagnaient étaient visiblement des marins – tatoués, la peau burinée par le vent, et, pour deux d’entre eux, avec des doigts en moins. Ils étaient également armés. Cela n’inquiétait pas Ilna. Elle n’avait pas peur de leurs armes ni de quoi que ce soit d’autre chez les intrus. Le septième homme était dalopien : petit, la peau cuivrée – plus sombre encore que le teint d’Ilna, propre aux gens d’Haft – et les oreilles ornées de nombreux morceaux d’ossements soigneusement taillés. Si l’homme avait été un insecte, Ilna l’aurait écrasé sans une seconde d’hésitation. Elle passa la main dans sa manche et en tira plusieurs petits fils. Ses doigts se mirent à tisser tandis qu’elle regardait les visiteurs. — Dame Ilna, dit Nitker en s’inclinant. Maître Silyon… Il désigna le Dalopien d’un geste. Les cinq marins s’étaient disposés de chaque côté de la porte mais n’avançaient pas vers Ilna. — … pense que vous pouvez nous aider. Il était le magicien du roi Valence jusqu’aux récents événements, au cours desquels le roi s’est retourné contre lui. Silyon est venu me trouver car j’ai compris combien le danger était sérieux. Il a découvert le seul pouvoir en mesure de vaincre la reine. Les armes matérielles sont inutiles, inutiles. L’un des marins se mit à frissonner. Il hocha vivement la tête lorsque l’amiral répéta « inutile ». — Cela m’importe peu, répondit Ilna sur le même ton que si un homme venait de lui proposer de partager son lit. Parlez avec Garric – le prince Garric. Et si Valence s’est retourné contre cette vermine au regard mauvais qui se tient à côté de vous, il n’est peut-être pas devenu aussi méprisable que je l’ai entendu dire. J’ai déjà vu des magiciens à l’œuvre, et je ne veux pas en voir davantage. Silyon ricana d’un air réjoui. Ilna doutait qu’il ait toute sa raison, mais cela n’avait sans doute aucune importance à présent. Ses doigts tissaient les fils. — Vous ne comprenez pas, ma dame, dit Nitker. (Il passa la langue sur ses lèvres sèches. L’amiral semblait encore plus effrayé que la nuit passée, mais il maquillait désormais ses sentiments sous un vernis civilisé.) Le prince Garric croit encore que les épées peuvent… — Je n’ai jamais rencontré d’homme qu’une épée ne pouvait pas tuer, coupa Ilna. Ni de singes, je pense. Du moins tant qu’il y a un homme pour manier l’épée. C’est peut-être la cause de votre lamentable échec. — Saisissez-la, ordonna Nitker d’un ton sinistre. Les marins s’avancèrent. Ilna lança devant elle le motif qu’elle avait tissé. Les hommes hurlèrent et titubèrent en arrière, essayant de tirer les épées dont ils pensaient ne pas avoir besoin. Ilna s’approcha du crochet du mur où elle avait rangé son nœud coulant de soie. Elle le prit, un regard narquois rivé sur la scène. Les fils tombèrent sur le sol. Dans le miroir, Ilna aperçut ce que voyaient les hommes : une ammonite dont la coquille enroulée emplissait la pièce. Ses tentacules s’enroulèrent autour de Nitker et des marins, prêtes à les entraîner dans son bec béant. Seul Silyon ignora l’illusion. Il se retira dans un angle pour ne pas être renversé par les marins qui hurlaient. Il ne souhaitait pas davantage se rapprocher d’Ilna que les hommes qui l’avaient accompagné ne voulaient faire face au monstre imaginaire. — Retournez-vous ! lança Silyon d’une voix stridente. Ne la regardez pas ! Liane apparut à la porte. — Ilna ? appela-t-elle. Êtes-vous… ? — Courez, Liane ! ordonna Ilna. À la même seconde, Silyon glapit : — Prenez cette fille à la place. Vite ! La Bête… Un marin qui se détournait de l’ammonite fantasmée saisit Liane par les épaules. Il hoqueta et se plia en deux, mais deux autres hommes et l’amiral lui-même avaient déjà rattrapé la jeune fille par les bras avant qu’elle se libère. Un marin tordit la main de Liane et elle lâcha son stylet ensanglanté. La jeune femme le mordit. Un autre marin la frappa au front avec la garde de son coutelas. Ilna passa son nœud autour du cou de Nitker et tira avec force. L’amiral bascula en arrière et tenta de saisir la corde. Ilna posa le pied sur la poitrine de Nitker. Le visage de sa victime devint violet. Quatre marins emportaient Liane à l’extérieur, enveloppée d’un long châle qu’ils avaient certainement acheté dans cette intention. Le dernier homme était à genoux et sanglotait avec horreur en tentant de retenir ses intestins malgré son ventre ouvert. La lame gravée de la dague de Liane n’était pas plus longue qu’un doigt de fille – mais c’était une taille amplement suffisante et elle était aussi tranchante que le remords. Ilna surveilla Silyon, considérant les possibilités qui s’offraient à elle. Le magicien dalopien jeta une pincée de poussière sur le miroir. La surface de métal scintilla de l’éclat silencieux du soleil et aveugla Ilna. Elle recula contre le mur ; perdre la vue l’avait déséquilibrée. Elle ferma les yeux – trop tard ! Elle n’avait pas prévu cette attaque. Des taches orange et violet dansaient dans son esprit. Ilna entendit Silyon et les marins s’échapper à travers les jardins embroussaillés qui séparaient les bâtiments du palais. L’homme poignardé par Liane s’était effondré, la respiration sifflante, et bavait quelques bulles dans une flaque de sang. Nitker ne bougeait plus. Ilna dégagea le nœud coulant et avança. Elle distinguait de nouveau des silhouettes, bien que leurs contours scintillent étrangement entre orange et violet à chaque battement de son cœur. — Gardes ! cria-t-elle depuis le pas de la porte. Gardes ! Des silhouettes couraient vers elle. Elle prépara le nœud entre ses doigts en s’assurant que ni sang ni vomi n’en avait diminué la fluidité d’action. — Ma dame ? demanda la voix d’un jeune homme qu’elle ne reconnut pas. Que se passe-t-il ? Ils étaient trois, armés de lances. La plupart des troupes qui gardaient d’ordinaire le palais étaient en entraînement ou renforçaient la milice de la ville contre la menace qui descendait le courant de la mer Intérieure. — Avez-vous vu cinq hommes s’enfuir avec une femme enveloppée d’une étoffe ? demanda Ilna, furieuse de ne pas mieux distinguer devant elle. Elle n’avait même pas vu dans quelle direction le magicien et ses alliés s’étaient enfuis. — Ma dame ? répéta le garde. Les hommes n’étaient encore que des formes vagues, mais Ilna commençait à distinguer la brillance des armures du brouillard plus terne des visages. — Conduisez-moi à Garric immédiatement ! dit-elle. Je ne vois rien, vous devrez me guider. Un hoquet dans la maisonnette lui rappela Nitker. Elle supposait que c’était une bonne chose qu’il ait survécu pour expliquer l’attaque, mais elle n’aurait assurément pas perdu une miette de sommeil si elle avait tué l’amiral. Elle fit un geste vers l’intérieur de la maison. — Emmenez-le aussi. Garric voudra certainement le questionner. Et ne le laissez surtout pas s’enfuir ! Deux soldats entrèrent dans le bâtiment tandis que le troisième prenait la main d’Ilna. Garric n’allait pas aimer ce qu’elle allait lui annoncer. Elle posa sa main libre sur sa taille. L’écharpe jumelle de celle tissée pour Liane était toujours en place. Ilna devinait qu’elle aurait très bientôt l’occasion de se racheter de l’hostilité injuste dont elle avait fait preuve envers Liane depuis le début. Elle sourit. Soit elle aiderait la jeune noble à échapper au danger qu’elle courait soit elle mourrait. L’une ou l’autre solution effacerait la dette qu’elle jugeait avoir envers la jeune femme. Garric gardait la main sur l’épaule d’Ilna. Il l’avait posée pour montrer son soutien à son amie tandis qu’un guérisseur appliquait de l’onguent sur ses yeux, mais à présent, c’était Garric lui-même qui avait besoin de ce contact. — La Bête est la seule à pouvoir vaincre la reine, murmura l’amiral Nitker d’une voix rauque. Silyon a dit qu’il pouvait l’invoquer par son miroir rituel, mais la Bête ne nous aidera pas sans… Nitker retomba en toussant. Le nœud d’Ilna avait laissé une plaie violette ensanglantée tout autour de son cou. Le guérisseur avait donné à l’amiral un peu de sels effervescents dans du vin à avaler avant que l’homme puisse parler, mais la peau enflée menaçait encore d’achever le travail commencé par le nœud de soie. Le guérisseur tenait un pot de céramique dans lequel il avait mélangé un peu plus de potion. Il regarda Garric qui secoua sèchement la tête. — Parlez, dit Garric, ou vous n’avez aucune raison de rester en vie. Si vous feignez encore de ne pas pouvoir continuer, je vous tuerai de mes propres mains. La voix et les mots étaient les siens. Le roi Carus acquiesça gravement à la frontière de sa conscience, mais la colère froide de Garric était pleinement sienne. — La Bête doit être nourrie, murmura Nitker. Silyon a dit que nous devrions conduire cette femme, Ilna, à la cave de la Bête, mais elle a invoqué un monstre contre nous. Quand l’autre fille est arrivée à la porte, je pense que Silyon s’est dit qu’elle valait mieux que rien. — Pourquoi ? demanda Ilna. Pourquoi moi ? Elle avait les yeux rouges et les orbites brillantes d’onguent, mais elle voyait de nouveau. Garric n’aurait pas aimé qu’Ilna lui adresse le regard qu’elle réservait à l’amiral, mais sa propre expression n’était guère différente. Halphemos et son mentor handicapé, Cerix, entrèrent dans la salle d’audience. Le messager envoyé par Garric à la demande d’Ilna s’inclina et se retira en fermant la porte. — Je ne sais pas, répondit Nitker, les mains fermement pressées sur les genoux. Et je ne sais pas où est cette cave. Je ne suis pas un magicien ! Ce n’est pas un homme non plus, songea Garric avec une froide amertume. Nitker avait sans doute fait preuve de courage par le passé, ou il n’aurait pas osé prétendre au trône lorsque Valence avait pour ainsi dire abdiqué. La porte s’ouvrit sur Royhas. Garric fut surpris de voir le roi Valence en compagnie du chancelier. Le roi avançait à petits pas, comme s’il avait eu le double de son âge réel. Deux serviteurs aux mines inquiètes suivaient, prêts à le rattraper s’il tombait. — J’ai pensé que Sa Majesté devait être présente, dit Royhas. Il est… Globalement, il est de nouveau lui-même. — La Bête approche, dit doucement Valence. (Tous les regards convergeaient vers lui.) Tout sera bientôt fini. — D’une manière ou d’une autre, oui, approuva doucement Garric. Votre Majesté, savez-vous où Silyon a pu aller avec… (sa langue menaçait d’étouffer les mots, mais il se força à les prononcer sans s’interrompre)… l’offrande ? — Dans une salle souterraine du palais des tyrans de Valles, répondit Valence. Attaper connaît cet endroit ; la plupart des Aigles de Sang le connaissent, je pense. Je les ai conduits là-bas assez souvent. Le roi portait une tunique décorée d’une simple broderie aux manches et au col. Il n’y avait aucune tache de nourriture ni signe de sa récente dégradation. — Silyon m’a dit que c’est par là que la Bête entrerait dans notre monde. — Très bien, dit Garric en se levant de la chaise où il s’était forcé à s’asseoir. (Il tira son épée d’une longueur de doigt puis laissa la lame glisser dans le fourreau ; simplement pour s’assurer de la fluidité avec laquelle il pouvait la sortir.) Je pars avec quelques Aigles de Sang et je serai de retour dès que possible. — Il l’aura déjà offerte à la Bête, prince Garric, déclara Valence avec la clarté simple d’un homme qui a accepté son destin et ne ressent plus les inquiétudes qui dévorent les vivants. Une fois dans la cave, elle ne pourra plus en remonter. Rien ne peut quitter cette prison à moins que la Bête elle-même brise les murs qui la retiennent. Garric fit claquer ses mains. Il avait envoyé quelqu’un chercher Tenoctris, mais il savait qu’elle ne pourrait revenir du manoir de la reine en moins de une heure. Garric avait grand besoin des conseils d’une magicienne en qui il puisse avoir confiance, mais il savait aussi que Tenoctris avait choisi de s’occuper d’abord de la reine, puis d’affronter la Bête. Ilna avait dénoué sa ceinture. Elle la jeta sur le sol, au milieu du rassemblement. À la grande stupeur de Garric, l’étoffe commença à se défaire. Les fibres entremêlées ressemblaient presque à… — Ce sont des mots en Écriture Ancienne ! s’exclama Garric. — Cerix, demanda Ilna, calme dans sa colère froide, cela signifie-t-il quelque chose pour vous ? Le magicien handicapé se pencha davantage dans sa chaise. Il se lécha les lèvres et dit : — Ma dame, je pense qu’il s’agit de la première phrase de la clé du Roi Jaune, un sort d’ouverture. Mais… Ilna roula l’étoffe dans ses mains et la jeta de nouveau sur le sol. — Et ceci ? demanda-t-elle tandis que la laine se tordait en motifs différents. — Oui, la suite de l’incantation, répondit Cerix. (La souffrance qui marquait à présent son visage n’était pas celle de la torture physique que lui infligeaient ses jambes manquantes.) Ces deux fragments sont tout ce qui reste de la clé. Mais, ma dame, même si vous parvenez à reproduire l’incantation entière, aucun magicien vivant ne pourra la prononcer. (Cerix frappa ses moignons de ses poings, en pleurs.) J’échouerai ! dit-il. J’échouerai, même si je veux vous aider de toute mon âme ! — Si vous pouvez écrire les mots pour moi, Cerix, intervint doucement Halphemos, je les prononcerai. Comme nous l’avons toujours fait. — Alos, même toi ! répliqua Cerix d’un ton d’intense désespoir. Personne depuis le Roi Jaune n’a pu prononcer cette incantation, et c’était une légende ! Le jeune magicien regarda Ilna. — C’est ce que vous voulez faire, ma dame ? — Oui, dit-elle. Halphemos hocha la tête. Il se tourna vers Garric et ajouta : — Nous aurons besoin d’un carrosse pour Cerix. J’ai mon athamé. (Il leva le couteau d’ivoire qu’il tenait à la main.) Cerix, aurai-je besoin d’autre chose ? — De plus de force que tu n’en as d’après moi, Alos, répliqua son mentor. J’aimerais croire aux dieux. — Très bien, dit Garric. Allons… — Garric, intervint Royhas sans élever la voix. Prince. Vous avez une armée à commander et un pays à diriger. Laissez ce travail à d’autres. — Je n’ai pas cessé d’être un homme lorsque vous m’avez nommé prince ! répliqua Garric. Royhas ne broncha pas. — Vous savez que j’ai raison, dit-il. Il se tenait devant la porte. Garric pouvait le bousculer et passer – ou se frayer un chemin l’épée à la main ! –, mais le chancelier ne bougerait pas de son propre gré. Et Garric savait qu’il n’aurait pas ressenti une telle colère si, au fond de son cœur, il n’avait pas été d’accord avec lui. — Vous pensez que je néglige tous mes devoirs parce que je suis inquiet pour Liane, dit-il. Très bien, oui, je m’inquiète pour elle ! Vous êtes tous occupés à surveiller ce que fera peut-être la reine, mais laissez-moi vous dire que la Bête invoquée par Silyon est un danger bien pire. Vous le savez, Royhas ! Personne ne répondit. L’image du roi Carus, aussi sombre qu’une falaise de granit, surveillait la scène aux frontières de l’esprit de Garric. Cette fois, Carus ne proposa aucun conseil. Pour certaines décisions, un roi… Garric, saisi d’un élan de compréhension au fond du cœur, se tourna vers Valence. — Votre Majesté, dit-il, votre peuple est en grand danger. Sortez et marchez à leur tête. Vous aurez les meilleurs généraux, les meilleurs conseillers, mais aucun d’eux ne peut être roi. Valence regarda Garric avec des yeux qui semblaient vieux de cent ans. — Moi ? demanda-t-il pensivement. Je n’ai jamais été roi. Je ne l’ai jamais vraiment été. — Je ne pense pas que ce soit vrai, intervint Garric, qui s’entendit parler avec plus de sécheresse mais sans dureté. Et même si c’était le cas, Votre Majesté – ce sera un bon moment pour commencer. Votre peuple a besoin de vous. Valence se tourna vers l’homme à côté de lui. — Royhas, vous m’aiderez ? demanda-t-il. Je vous ai toujours fait confiance, vous savez. — Vous pouvez toujours me faire confiance, Votre Majesté, répondit doucement le chancelier. Nous allons vous habiller de vos atours royaux. Votre présence pour encourager les troupes vaut davantage que dix mille hommes de plus sur les remparts ! Ils quittèrent la salle d’audience en se tenant par les bras, en amis davantage que comme un homme malade escorté par son serviteur. Royhas tourna la tête et adressa un rapide hochement de tête appréciateur à Garric. Garric s’aperçut que le chancelier était vraiment l’ami du roi. Un ami plus fidèle que ne pouvait l’être aucun flatteur. Même si, peu de temps auparavant, Royhas avait voulu remplacer Valence pour préserver le royaume. Garric regarda les autres, qui l’attendaient pour agir. Il esquissa un sourire. — Allons-y, dit-il. Plus tôt nous commencerons, plus tôt nous… (il rit de nouveau et vérifia encore son épée, un réflexe qui ne venait pas de lui à l’origine)… finirons, quoi que cela signifie, n’est-ce pas ? conclut-il. Dans son esprit, le roi Carus joignit son rire au sien. — Allasan, dit Sharina. Elle répétait les paroles de l’incantation pour la troisième fois ; et cela devenait plus difficile à chaque répétition. Elle avait l’impression d’avoir la bouche pleine de galets secs. — Eomaltha beth iopa kerbeth… Elle remarqua que le froid perçant s’était apaisé et qu’elle avait chaud de nouveau. La lumière changea et passa du rouge au bleu comme si un film de gaze était tombé, remplacé par un autre. Sharina et la reine regardaient un jardin sous les rayons de la lune, en face de l’entrée d’une petite loggia indépendante. À chaque extrémité de la construction, des nymphes de pierre jouaient dans une fontaine dont l’eau s’écoulait en ruisseaux parmi les parterres d’azalées. Sur le banc de la loggia, un couple aux riches vêtements faisait l’amour. Les silhouettes noyées d’ombres étaient anonymes. Parmi les moulures du toit, un cercle dessinait un bouclier aux armes de l’ancienne lignée royale d’Haft. À côté, clairement découpé car la sculpture était récente au milieu des décorations érodées par le lichen, le narval des bor-Nallial, une maison noble d’Ornifal. Le couple haletant se sépara. Les deux amants étaient entièrement vêtus. La femme défroissa le devant de sa robe tandis que l’homme laçait l’ouverture de chausses de cavalier qu’il portait avec un pourpoint court. Des broderies et des ajouts d’étoffes métalliques ornaient les vêtements du couple. Des insectes nocturnes vrombissaient parmi les fleurs. Une chauve-souris passait parfois rapidement au milieu de l’essaim de son vol saccadé si différent de celui d’un oiseau. L’homme se retourna, regarda soigneusement aux alentours, et s’éloigna du bâtiment. Sharina le reconnut grâce au portrait miniature qu’elle avait trouvé il y avait très longtemps parmi les affaires de sa mère ; il s’agissait de Niard bor-Nallial, le comte d’Haft par son mariage avec la comtesse Tera. Il avait été tué dix-huit ans plus tôt au cours des émeutes de Carcosa qu’avaient fuies les parents adoptifs de Sharina. Niard s’éloigna rapidement sans se retourner. Pendant un moment, seuls les insectes et les fleurs agités par le vent troublèrent la nuit. Après une durée qu’elle jugeait prudente, la femme quitta la loggia et partit dans la direction opposée. Sharina eut le souffle coupé. La femme était une servante de la maison de la comtesse Tera, et non la comtesse elle-même. La femme avec le comte Niard était la mère de Sharina, Lora. La reine ignorait visiblement la signification de la scène qu’elle venait de voir. Elle sourit à Sharina et donna un léger coup de son bâton de cristal, qui transforma la scène idyllique en une vision de chaos. Le cœur de Sharina était glacé. Une sage-femme vêtue du tablier noir de sa profession assistait Lora sur un monceau de paille dans une étable du palais. Des hommes arborant un mélange d’armes et d’objets domestiques – couteaux, broches, pieds de tables brisés pour en faire des matraques – passaient en hâte devant la porte ouverte. Certains portaient des torches ; de nombreuses flammes brillaient déjà à plusieurs fenêtres du palais. Lora poussa sur un hurlement. La sage-femme aida l’enfant, à demi sorti. Lora exerça une dernière contraction et s’affaissa sur la paille, le souffle court tandis que la sage-femme coupait et nouait le cordon ombilical. Une mule attendait, les yeux bandés. L’animal était attelé à un véhicule à deux roues comme ceux utilisés par les messagers sur la côte occidentale d’Haft où les rues étaient meilleures que n’importe quel chemin près du hameau de Barca. Les cris et l’odeur de fumée affolaient la mule, même aveuglée. Un homme arriva du palais, chargé d’un paquet enveloppé de brocart de soie. La sage-femme lança un cri de terreur puis se détendit lorsque la lumière de l’incendie éclaira le visage du nouveau venu. Sharina reconnut également l’homme, moins vite qu’elle avait reconnu Lora. Les années avaient profondément marqué les traits de Reise or-Laver, l’homme que Sharina avait toujours pris pour son père. La sage-femme avait enveloppé l’enfant de Lora dans une laine fine. Reise tendit son chargement, un autre nouveau-né, à la femme. Il se pencha pour aider Lora, à peine consciente, à se lever, puis l’accompagna à la charrette. Le véhicule offrait un banc étroit et, à l’arrière, un panier pour que les messagers disposent lettres et paquets. Le panier était à présent garni de paille. Reise prit les nourrissons des bras de la sage-femme et les installa dans le panier, l’un après l’autre. Lora gémit et se tint fermement au siège, vacillante. Reise donna une pièce à la sage-femme ; la lune révéla un éclat d’or. Il avança devant la charrette et tira maladroitement les rênes pour guider la mule aveugle. Elle obéit, quoique nerveusement. Tandis que la charrette traversait la rue enflammée par les émeutes, le nourrisson enveloppé de riche damas rejeta les étoffes. L’art de la reine permettait une précision des détails aussi pure que l’éclat d’un diamant. À la lueur des flammes, il ne faisait aucun doute que le nouveau-né apporté par Reise du palais était un enfant mâle. La vision se brouilla en lambeaux de brume. Sharina regardait la reine. Pendant un instant, son visage exprima toute la colère humaine ; puis ses traits changèrent, ainsi que son apparence tout entière, et la femme se transforma en un démon consumé par une furie digne des enfers. — Tu n’es pas de sang royal ! hurla le démon d’une voix qui crépitait comme de la graisse enflammée. C’est ton frère qui descend du roi Lorcan, pas toi ! C’était comme garder les yeux rivés sur la foudre. Sharina ne dit rien, elle attendait que cette fureur la réduise en cendres. La reine et la sphère rouge disparurent. Sharina se trouvait dans la pièce où elle s’était d’abord réveillée prisonnière. À présent, elle pouvait bouger. Au-delà des fenêtres s’étendait un paysage lisse, une unité de rouge, sans silhouette. Sharina essaya de passer entre les panneaux. Son corps souple et fin se logea dans la découpe de la pierre, mais une barrière aussi solide que du rubis poli l’arrêta. Elle poussa jusqu’à ce que ses muscles tremblent et que des points de lumière se mettent à danser devant ses yeux ; alors elle s’effondra sur le sol de sa cellule. Quelque part, Sharina entendit la psalmodie d’une incantation. Perdrix, cinquième jour (plus tard) Besimon, l’officier chargé du détachement de gardes et guide de Garric vers l’entrée du repère de la Bête, tira les rênes pour arrêter son cheval à côté de la dernière colonne encore debout d’une arche décorative. Il regarda avec colère à droite et à gauche. — Nous ne venions pas de jour, expliqua-t-il d’un ton d’excuse. J’ai besoin de… Deux Aigles de Sang chevauchaient avec Garric et Besimon ; deux autres accompagnaient le carrosse qui grondait à quelques pas derrière eux avec le reste du groupe. Garric avait décidé qu’il n’avait ni le besoin ni l’envie de s’entourer de davantage de gardes. — Par là, décida Besimon en pointant son épée nue vers la droite. Il guida son cheval vers une avenue plantée d’arbres. Des colonnes et des architraves étaient tombées des deux côtés, leurs sculptures trop usées par le temps pour que Garric soit certain d’en distinguer le motif. Ils atteignirent une cour entourée à l’origine d’un portique circulaire qui s’était effondré sur une ligne de base de piliers et de lourdes pierres rondes cannelées à demi enfouies. Silyon était agenouillé près de la bordure d’un puits plus ancien que les ruines qui l’entouraient. Les marins qui l’avaient aidé étaient partis, peut-être même avant d’entendre les cavaliers en approche. Une goutte de cristal volcanique vert était suspendue à un trépied d’argent. Silyon gémissait devant : — Oh Puissante Bête, maître de ce monde et de tous mondes, accepte notre offrande. Frappe la reine, ton ennemi… Un rire, répété par trois voix, et si puissant qu’il emplit le ciel, ébranla la clairière. La larme d’obsidienne frémit sous cette joie infernale. — … et ses serviteurs bestiaux ! glapit Silyon. Il ne remarqua pas l’arrivée des cavaliers. Garric se laissa glisser de sa selle. La petite boucle fixée à l’arrière lui frappa les reins ; il aurait dû la fermer plus étroitement. Il laissa sa monture nerveuse s’éloigner car il n’avait pas le temps de l’attacher. Garric saisit Silyon par l’épaule et le mit sur ses pieds. Le trépied bascula dans l’herbe. — Où est Liane ? hurla Garric, qui connaissait déjà la réponse. Une corde, nouée à une corniche éboulée, menait à la margelle du puits, où elle venait d’être coupée. — Accepte notre offrande ! hurla Silyon. (Il s’effondra en arrière sur le sol en caquetant.) Accepte… Besimon lui transperça la poitrine de son épée puis lui trancha la gorge jusqu’à la moelle pour faire bonne mesure. — J’aurais dû faire ça il y a un an déjà, murmura-t-il en nettoyant sa lame sur la tunique de Silyon. Garric regarda par-dessus la margelle du puits. Il ignorait ce qu’il s’attendait à voir : des pierres grossières et l’obscurité, sans doute. Liane se trouvait quinze mètres plus bas. À côté d’elle, la ceinture qu’Ilna lui avait tissée n’était plus qu’un amas de fils. Des marques sur la margelle du puits montraient l’endroit où la corde avait frotté par le passé, mais il ne restait aucun signe des victimes qu’on avait descendues au fond de la salle. Liane et le sol de pierre sur lequel elle se tenait étaient illuminés par une lumière d’un rouge orangé qui brillait par pulsations. La jeune fille tourna la tête, comme pour essayer de découvrir la source d’un son ou d’un mouvement aperçu du coin de l’œil. — Liane ! appela Garric. Elle ne leva pas la tête. Liane avait les doigts réunis devant elle, ce qui lui donnait au moins une apparence de calme. Le carrosse s’arrêta avec fracas derrière Garric. Ses roues avant, de fer, avaient réduit en miettes un linteau de marbre usé par le temps. Garric se retourna. Ilna bondit du véhicule aussi vite que les deux Aigles de Sang. Le jeune magicien aidait son mentor handicapé à sortir du véhicule tandis que le conducteur luttait avec les rênes pour maîtriser les quatre chevaux. L’attelage était plus habitué aux routes qu’aux chemins envahis de végétation au milieu de la forêt, mais ce n’était pas la seule raison de leur nervosité. Le mal planait sur cet endroit. — Apportez la corde, demanda Garric à Besimon. Il vérifia les liens qui nouaient son fourreau au baudrier, puis serra les sangles de son bouclier afin que le rond de bouleau cerclé de fer ne tombe pas même s’il bougeait beaucoup au cours de sa descente. — Liane est ici, je descends. Un soldat passa le rouleau de corde du carrosse à son officier. Besimon fixa l’extrémité de la corde au fût d’une colonne puis apporta le rouleau vers le puits. — Je descends en premier, Votre Majesté, dit-il. — Non, répliqua Garric. Je descends seul pendant que vous et vos hommes surveillez la corde et protégez mes amis pour qu’ils puissent prononcer l’incantation. Il prit la corde à Besimon et la lança dans le puits. Elle se tordit, comme vivante, en se déroulant. — Nous devons être présents tous les trois dans la cave si nous voulons ouvrir les barrières pour vous faire sortir, dit Cerix. Alos, dame Ilna, et moi. Halphemos soutenait le bras droit de Cerix, assisté par un soldat à sa gauche. Ils avaient porté le magicien, ses membres coupés dans le vide. Les petites roues de son fauteuil n’auraient jamais pu rouler dans la végétation dense. — Vous tous ? demanda Garric en jetant un regard sceptique au petit groupe. Je pensais que vous pouviez… (il haussa les épaules)… travailler ici, comme l’a fait Silyon. Cerix eut un sourire sinistre tandis que ses compagnons le posaient à terre. — Je me demande ce que nous ouvrirons en prononçant la clé du Roi Jaune, dit-il pensivement. Pas la cave de la Bête, c’est certain ; mais le résultat sera certainement tout aussi catastrophique pour le monde. (Une contraction de douleur traversa le visage de Cerix. Garric étrécit les yeux en étudiant l’état du handicapé.) Je n’ai aucun problème aux bras ! coupa sèchement Cerix. Ilna tourna le visage du magicien mort du bout du pied pour le regarder de face. Elle renifla. — Je me demande combien de femmes ont fait ce voyage avant moi, dit-elle. Eh bien, je serai peut-être la dernière. — Très bien, dit Garric. Il leva la corde et la passa autour de sa botte gauche en la maintenant en place avec l’autre pied. Le cuir du coup-de-pied amortirait la plus grande partie du frottement au cours de la descente. Il passa les jambes au-dessus de la margelle et commença à descendre. Il ne fut pas surpris lorsque Ilna insista pour passer après lui. L’épée de Garric se balança. Le bouclier, quoique fermement attaché contre sa cage thoracique, changeait son point d’équilibre et il se tenait presque à l’horizontale. Le casque de Garric était un dôme simple renforcé d’un camail en anneau de fer qui lui couvrait la nuque. À mi-chemin, il tomba. La première pensée de Garric fut qu’il était heureusement soulagé de ce poids inconfortable ; puis il se rendit compte qu’il était décidément plus à l’aise sans casque. Il sourit. Dans son esprit, le roi Carus, tête nue, qui arborait uniquement son diadème d’or, se mit à rire. — Parfois, les choses s’arrangent mieux que le voudrait le sens commun, mon garçon, déclara le roi du passé. Garric n’entendit pas le bruit métallique qu’il attendait, mais le casque avait dû tomber près de Liane. Elle regardait en l’air lorsque Garric, à la faveur d’un nouveau balancement de son corps, put regarder vers elle. Elle avait mis sa main en visière mais ne semblait pas le voir, même s’il n’était plus qu’à six mètres d’elle à présent. La corde n’atteignait pas tout à fait le sol de la caverne. Garric se laissa pendre de toute la longueur de ses bras. S’il pouvait s’échapper rien qu’en escaladant une corde, il pourrait soulever Liane assez haut pour qu’elle en saisisse l’extrémité. Il sourit. Oui, et peut-être qu’ensuite, la reine apparaîtrait pour implorer le pardon de son mari, le roi Valence. Cela simplifierait considérablement la situation, n’est-ce pas ? Garric se laissa tomber sur les derniers mètres. Ses bottes frappèrent le sol de pierre. Liane se retourna, le souffle coupé, découvrant enfin le jeune homme. Et Garric vit la prison. Ils se trouvaient dans une cave voûtée plus vaste que tout ce qui pouvait exister si près de Valles. Les murs étaient en roche volcanique dense, et non en pierre calcaire comme les vestiges sur le sol du palais en ruines. Un éclat aveuglant brilla dans une fosse creusée à quelques pas seulement de Garric et Liane. Dans la direction opposée, le trait de lumière se refléta sur les murs jusque dans les ténèbres impénétrables. Liane se jeta dans les bras de Garric. — Tu n’aurais pas dû venir ! dit-elle en se serrant contre lui avec fougue. (Avant qu’il puisse répondre, elle avait fait un pas en arrière.) Mais comment ? demanda-t-elle en regardant derrière lui. Il leva les yeux en quête d’une corde. Il ne distinguait rien à part la voûte de pierre lisse sous la lueur maussade de la fosse. L’air était sec et très chaud. Ilna tomba de nulle part et atterrit près d’eux. Elle tenait à la main son nœud coulant, son arme de prédilection. L’impact lui coupa le souffle, puis elle s’écarta. — Il va falloir attraper Cerix, Garric, dit-elle. Il me suit. — D’accord, répondit-il. Il se plaça là où Ilna venait d’atterrir, penché en arrière, les bras en coupe devant lui. Il ne voyait ni Cerix ni la corde, mais le magicien était assurément capable de… Cerix lui tomba dans les bras. Garric plia les genoux ; il recula et posa le magicien au sol. L’homme aux jambes coupées n’était guère plus grand qu’un enfant, aussi Garric s’était-il inconsciemment attendu à recevoir le poids d’un enfant. Mais Cerix était un homme solide et musclé, aussi lourd que n’importe qui. Halphemos surgit de nulle part. Il plaça une main vers le bas pour se recevoir sans danger, mais l’impact fit glisser son athamé de sa ceinture et la lame racla le sol. Il le ramassa, l’étudia à la lumière, et hocha la tête, satisfait. Ilna enroula son nœud coulant autour de sa taille et sortit la ceinture déchirée de sa manche. Elle avança vers la fosse, s’arrêta à un pas des bords et regarda en bas. Garric défit les courroies de son bouclier et, le cercle de bois dans la main gauche, alla rejoindre Ilna. De la lave orange s’écoulait, une hauteur d’homme plus bas, dans un canal large de dix mètres. Même à cette distance, la roche étincelante recroquevillait les poils fins des joues et de l’avant-bras droit de Garric. Il toucha le bras d’Ilna et la fit reculer. — Commençons, dit Cerix d’une voix rauque. Il parlait avec la résignation d’un homme qui pense qu’il est déjà mort ou qui aimerait l’être. Il avait tiré un fil de plomb aussi gros que son petit doigt de la bourse de sa ceinture. — N’avons-nous pas besoin de cercle ? s’étonna Halphemos. — La clé ouvre des barrières, mon garçon ! répliqua vivement Cerix. Il posa le fil sur le sol. Le métal formait une traînée argentée, qui semblait être davantage un reflet qu’une couleur véritable sur la pierre noire. Cerix regarda Ilna et dit : — Continuez ! Ilna baissa les yeux sur lui ; Garric n’aurait pas cru qu’elle était capable de la pitié qu’il lut sur son visage à cet instant. — Oui, bien sûr, dit-elle doucement en jetant l’écharpe sur le sol. L’étoffe se tordit en syllabes rédigées en Écriture Ancienne. Cerix les regarda, puis recopia les mots en lettres modernes et carrées du bout de son stylet de plomb. — Rouche, lut Halphemos. Dropide tarta iao. Ilna reprit la ceinture, la roula, et l’étendit de nouveau. Son visage était dénué d’expression. La laine dessina un motif différent, tout aussi lisible. Cerix écrivait rapidement et utilisait sa main gauche pour reculer afin de disposer de pierre vierge. Garric essaya de lire l’Écriture Ancienne à haute voix tandis qu’Halphemos s’apprêtait à lire la retranscription de son mentor. C’était un acte inconscient de la part de Garric, quoique, à la réflexion, ressemblant fort à une fanfaronnade puérile. — « Je suis plus éduqué que toi ! » C’était vrai, car Reise avait offert à ses enfants une éducation digne des plus grandes académies de Valles et d’Erdin. Mais la magie impliquait davantage que de savoir lire l’Écriture Ancienne : la langue de Garric se colla à son palais avant qu’il puisse achever de prononcer la première syllabe. Garric avait déjà été impliqué dans la pratique de la magie, lorsqu’il avait assisté Tenoctris pour des incantations qui exigeaient plusieurs voix. Mais ce sort était d’un autre niveau, aussi hors de portée des capacités de Garric que s’il avait dû briser les murs denses de la caverne à mains nues. Il ressentit un respect nouveau pour Halphemos, et pour la première fois, il commença à comprendre la détresse de Cerix. Il ne s’agissait pas simplement pour le handicapé de se dominer, comme l’avait d’abord cru Garric dans l’arrogance de sa bonne condition physique. Cerix avait perdu ses jambes, et prononcer ces mots était autant une affaire de force que de courir sans s’arrêter du hameau de Barca à Carcosa. — Abouas sioun serou…, psalmodia Halphemos. Ilna ramassa le tissu et le rejeta ; Cerix traça les mots, et Halphemos se prépara à les prononcer. Liane se tenait près de Garric et regardait autour d’eux. Il vérifia que sa lame jouait bien dans son fourreau – encore. Il était tendu, et il n’avait aucune façon d’occuper utilement son esprit ou ses muscles pour le moment. Tout reposait sur les magiciens, les magiciens et Ilna. — Katebrimo piste agaleision…, continua Halphemos. Ses traits étaient marqués comme un travail de gravure, la sueur mouillait son front malgré l’atmosphère aride. Sa voix restait assurée. Ilna jeta la ceinture dans un geste fluide de la main, comme si elle étendait un linge propre sur un buisson pour le faire sécher. Quel effort cela lui demandait-il ? À voir son visage, l’effort qu’elle déployait était dérisoire, simplement celui de soulever un morceau d’étoffe… et peut-être était-ce le cas. Mais aucun des magiciens ne pouvait faire ce que faisait Ilna os-Kenset ; et avec Ilna, on ne savait jamais vraiment quel était le véritable prix à payer. Sa seule vertu était peut-être celle de la force ; mais personne ne remettait cela en doute. Garric retira sa main droite du pommeau de son épée et la posa sur l’épaule de Liane. — Aelgoso bitto aikosos ! lança Halphemos, son visage blême teinté par les reflets de lave. Garric se raidit. Liane jeta un regard vers lui. Il montra quelque chose du doigt. Le gouffre le plus proche du groupe s’était resserré. Le sol solide de chaque côté commençait à s’arquer par-dessus la roche incandescente. Liane saisit le poignet de Garric. Pour la première fois depuis qu’elle avait été descendue dans cette cave, elle pouvait s’offrir l’espoir de s’en échapper. Ilna jeta la ceinture, le visage impénétrable. Savait-elle ? Cela lui était-il d’une quelconque importance, du moment que son travail était correctement réalisé ? — Opelion ophelime uriskos…, psalmodia le jeune magicien. Garric sentit le rire avant même de l’entendre, et même le son résonnait davantage dans son esprit que dans ses oreilles. Il avait regardé la roche s’étendre comme des lambeaux de vagues qui se rapprochent peu à peu sur la plage. Il se retourna. De l’autre direction, quelque chose approchait vers eux. Garric se dégagea de la main de Liane sans même songer à ce qu’il faisait. Il tira son épée sans hâte, simplement pour être prêt. Le relief de la lame soupira contre les lèvres de fer du fourreau, mais les tranchants affûtés glissèrent avec clarté, sans frottement. Le roi Carus accompagnait Garric, se transportant en lui et en dehors, comme si la chair de Garric n’avait été qu’un vêtement et le roi une jeune fille incertaine sur sa tenue de bal. C’était le combat de Garric ; il ne devenait plus l’esclave de son ancêtre antique lorsqu’il touchait la garde d’une épée ou que la colère montait en lui comme une vague destructrice et brûlante. L’être avançait à quatre pattes, mais il se dressait parfois sur ses pattes arrière comme un ours. Pas comme un homme. Absolument pas comme un homme. Il avait trois têtes sur des cous de serpent. Les têtes des côtés étaient reptiliennes, en pointe comme celles des vipères et non pas étroites et étirées comme celles des loups de mer qui sortaient parfois des vagues pour chasser les troupeaux du hameau de Barca. Des langues fourchues surgissaient par instants entre la forêt de crocs pointus longs comme un doigt qui garnissait chaque gueule. La tête centrale pouvait être celle d’un chien ou d’un babouin, si tant est que ces animaux aient jamais atteint la taille de la Bête. Elle mesurait neuf mètres aux épaules, et ses têtes riaient en s’approchant des humains. — J’apprécie tes efforts en mon nom, Garric or-Reise, déclara la tête de chien. (Des roches enflammées s’élançaient vers les bords de la fosse au rythme de ses mots.) Tu as conduit à moi celui qui pouvait ouvrir ma prison. Par-dessus le rire fait de sifflements et d’aboiements, Garric entendit changer le timbre de voix d’Halphamos. Il ne pouvait se permettre de relâcher son attention pour regarder ce qui se passait. — Pour ton aide…, commença la tête centrale (les serpents riaient toujours tels des flammes sur des feuilles sèches),… je te mangerai, ainsi que tes amis, en dernier. Ne suis-je pas magnanime, Garric or-Reise ? — Si vous approchez encore, dit Garric, je vous tuerai. — Lorsque le Roi Jaune m’enferma ici, j’avais la taille de toute cette prison, dit la Bête. (Sa voix secouait la pierre, mais aucun son réel ne sortait de la gueule de chien hérissée de crocs.) La faim m’a torturé, j’ai dépéri, ma taille a diminué… mais je doute que tu puisses m’arrêter, Garric or-Reise. — Garric ! appela Liane derrière lui. Le pont est ouvert ! Reviens pour qu’Halphemos le ferme derrière nous ! La Bête s’avança sur un rire de tonnerre. Ses pas semblaient hachés, mais chacun d’eux couvrait la même distance que les foulées d’un cheval au galop. Garric recula d’un demi-pas, puis d’un second. La Bête était assez proche pour que ses têtes de serpent puissent le frapper. Il sentait la chaleur de la lave sur ses mollets. Une main, la main de Liane, lui pressa doucement l’épaule pour le guider. — Rouche, lança la tête centrale de la Bête. Dropide tarta iao ! Cerix gémit en comprenant le plan de la créature. — Inscrivez les mots ! cria Ilna. Votre travail est de retranscrire les mots ! Garric s’avança en faisant tournoyer son épée. — Je vois la fin ! s’exclama Zahag. Nous sommes libres à présent. Allez, chef, plus vite ! Le primate tendit la main vers le poignet de Cashel pour le tirer en avant plus rapidement, puis changea d’avis et se hâta seul devant. Cashel garda son propre rythme, comme il l’avait toujours fait. — Ralentis et on y arrivera, dit-il suffisamment fort pour être entendu par-dessus l’air qui résonnait autour d’eux. S’il y a un endroit où arriver, pour commencer. Zahag avait évité à temps la tape qu’il aurait certainement reçue s’il avait attrapé le jeune homme comme prévu. Cashel savait qu’il était à bout de nerfs, et il ignorait ce qui allait se passer ensuite. Il détestait l’incertitude. Zahag s’accroupit, puis bondit en arrière vers Cashel. — Tu ne vois pas ? demanda-t-il. Juste devant nous ? Il posa sa longue main sur la taille de Cashel. Le contact servait davantage au primate à se rassurer qu’à entraîner Cashel là où il ne voulait pas aller. Le jeune homme ne protesta pas. Son expérience lui avait appris comment calmer les animaux effrayés. À présent, Zahag avait davantage de raisons d’avoir peur qu’une brebis en avait jamais eu sous le plus terrible des orages. — Je vois quelque chose, répondit Cashel. Une fois arrivés, on verra mieux ce que c’est. La texture de la lumière plus loin dans le passage avait changé, sans que sa morne teinte grenat soit modifiée. Était-elle plus brillante ? Cashel secoua la tête, agacé. Il n’aimait pas les devinettes. Il aurait voulu que quelqu’un lui dise ce qu’il devait faire. Si cela impliquait un combat, tant mieux. Cashel ne se battait pas souvent, mais c’était une chose qu’il n’avait aucun mal à comprendre. Il savait déjà qu’il ne pouvait pas estimer les distances dans le passage que Tenoctris avait ouvert pour lui. Cependant, il fut surpris lorsque Zahag et lui débouchèrent dans une vaste plaine en cuvette avant même qu’il s’en rende compte. Cashel s’arrêta. Zahag tourna la tête, stupéfait et nerveux, et demanda : — Mais où est-ce qu’on est ? C’est aussi mauvais qu’avant ! — Eh bien, c’est différent, dit Cashel. Il avait commencé par s’assurer que le passage restait ouvert derrière lui, ce qui était le cas. Il examina le nouveau paysage qui les entourait, et plaça son bâton en travers maintenant qu’il avait suffisamment de place. — Ce n’est pas très différent, murmura Zahag d’une petite voix, et Cashel dut admettre que le primate n’avait pas vraiment tort. Le sol, les murs du cratère et la pointe au centre, seul relief de la plaine, étaient de la même lumière rouge que le tunnel qui les avait menés jusque-là. La surface était solide et aussi lisse que la glace, mais elle n’avait pas la réalité de la pierre ou de l’arbre. — En un sens, c’est assez joli, dit Cashel. (Il haussa les épaules.) J’aimerais mieux s’il y avait une mare de boue ou quelque chose de naturel dans le paysage. Qu’est-ce que tu en penses, Zahag ? — J’en pense que je voudrais être de retour à Sirimat avec le groupe dans lequel on m’a capturé, répondit le primate. Aucun d’entre eux n’était fou. Ils étaient aussi beaucoup plus intelligents que mon compagnon actuel. Cashel rit. — Je suppose qu’on est dans l’un de ces nœuds qui se trouvaient dans la cave, là où les lignes se rejoignaient, dit-il. Allons voir cette chose au milieu. La marche était aisée. La lumière rouge était lisse, oui, mais le pied ne soulevait pas une mince pellicule d’eau sous son poids comme lorsque vous avanciez sur de la glace figée. La seule chose à faire était de garder son équilibre. Ce n’était pas pire que les pierres mouillées sur lesquelles il fallait avancer lorsque la rivière Pattern était en crue. Zahag avait encore moins de difficulté : il avançait à quatre pattes. Cashel devinait que le primate marmonnait de nouveau des fragments de poésie, mais Zahag ne parlait pas assez fort pour qu’il en soit certain. — Je n’aimais pas être à l’étroit comme dans ce tunnel, déclara Cashel. Il eut l’impression de voir des nuages s’enrouler au-dessus de la brume rouge, et il était presque sûr de distinguer de vrais rochers et peut-être même de l’herbe sous la surface de lumière rocheuse sur laquelle il avançait. — C’est beaucoup mieux, tu ne crois pas ? Zahag ne répondit pas. Ce n’était pas vraiment une question, de toute manière. Il ne voyait ni la reine ni quoi que ce soit de vivant. Mais peut-être dans ce pic au centre… Cashel n’accéléra pas le pas, mais il fit tourner son bâton, simplement pour assouplir les muscles de ses épaules. Des traînées de flammes bleues scintillèrent des viroles de fer. Cela le surprit, mais seulement un peu. Il savait déjà que cet endroit était étrange. — Tu te souviens comment on a fait sortir la princesse Aria de sa tour ? demanda-t-il à Zahag. — Je me souviens, répondit le primate. Il n’aurait pas eu la voix plus sinistre si on lui avait annoncé la mort de sa sœur. Cashel avait l’impression qu’il y avait un soleil au-dessus d’eux, mais sa lumière n’était qu’un point dans le ciel rouge. Toute la luminosité de cet endroit venait des surfaces scintillantes, tout comme dans le tunnel qui les avait menés dans le cratère. Il était impossible de juger les distances comme à l’accoutumée car il n’y avait pas d’ombres. Cashel ne heurta pas la base de la tour de lumière – mais presque. — Whoa ! lança-t-il, riant de lui-même. Il était de meilleure humeur depuis qu’ils avaient quitté le passage. Il savait qu’ils approchaient du but. D’une chance de faire quelque chose, en tout cas. Cashel donna de petits coups de la main gauche contre la colonne. Elle était droite et aussi lisse que son bâton dans l’autre main. La base n’était pas plus épaisse que bien des arbres que Cashel avait abattus depuis de nombreuses années, mais le sommet s’élargissait en boule. Cela était plus facile à voir de là où se tenait Cashel, les yeux levés, avec le ciel plus pâle en arrière-plan, que lorsque les parois brillantes du cratère se trouvaient derrière l’édifice. Même Zahag semblait intéressé. Il renifla à la base de la colonne, passa le bout de ses doigts gauches sur la surface un peu plus haut tandis qu’il faisait le tour des murs. Cashel ressentit un rythme. Une psalmodie, songea-t-il. Peut-être Tenoctris qui maintenait le passage ouvert derrière lui aussi longtemps que possible. Peut-être une tout autre personne que Tenoctris. — Alors, penses-tu pouvoir l’escalader ? demanda Cashel en soupesant son bâton à deux mains. Il regarda par-dessus son épaule, mais Zahag et lui étaient toujours seuls dans le creux de lumière. — Ça mesure quinze mètres, dit le primate, les yeux levés. (Il vit Cashel regarder ses doigts par réflexe.) C’est dix de tes pas, chef, de pied gauche à pied gauche. Tes deux mains en nombre de pas. — Ah, dit Cashel. Zahag n’avait eu l’air ni grincheux ni même méprisant en exprimant les distances de façon que Cashel les comprenne. Cela prouvait mieux que tous les mots à quel point le primate était nerveux. — Je ne peux pas atteindre le sommet, dit Zahag en étudiant de nouveau le problème. Pas avec ce relief à la fin. Mais je peux sans doute escalader la partie droite. — Je te devrais une fière chandelle si tu faisais ça, dit Cashel en faisant jouer le bâton de noyer dans ses mains. On dirait qu’il y a une fenêtre en haut, et peut-être que dedans… Bien sûr, même si la reine était dedans, cela ne la mettrait pas davantage à portée de main de Cashel. Mais il n’avait pas de meilleure idée ; et si Zahag en avait, il restait bien silencieux. Un motif se dessinait. Cashel sentait qu’il serait bientôt temps pour lui d’apporter sa contribution. Le primate bondit et saisit la colonne à la hauteur de Cashel. Le jeune homme aurait pu le hisser plus haut, en s’aidant de son bâton, mais si Zahag n’avait pas de prise, il valait mieux s’en apercevoir maintenant plutôt qu’attendre qu’il soit plus haut. Mais Zahag s’accrocha. Il étendit ses bras et ses jambes plus courtes au maximum, assez semblable à une araignée-crabe guettant sa proie au cœur d’une fleur. Ses mains pouvaient se toucher de chaque côté de la tour, et même ses pieds s’étendaient suffisamment pour le maintenir en position le temps de projeter ses mains plus haut. Le corps ramassé, il faisait glisser ses membres, et progressait à peine moins vite que lorsqu’il accompagnait Cashel sur la plaine de lumière. Il avait également une allure similaire lorsqu’il avançait à quatre pattes. Cashel l’entendait de nouveau marmonner des vers, mais il faisait son travail. — Duzi, aide Zahag si tu le peux, murmura-t-il. (Il regarda les alentours pour s’assurer que rien n’avançait en catimini.) Il n’est là que pour m’aider, et il n’a pas de dieux à lui pour prier. — J’y suis, chef ! appela Zahag. J’y suis arrivé ! Le primate tendit le torse vers l’endroit où la colonne s’élargissait comme les bras d’un chenet recevant le petit bois pour le feu. Il ajouta d’une voix plus perçante : — Je vois… Zahag fit quelque chose que Cashel n’aurait pas cru possible : accroché à la colonne par ses pattes arrière uniquement, il lança ses mains en l’air pour attraper la partie de la tour qui s’épanouissait comme un oignon sur le point de fleurir. Cashel avait l’impression de regarder un insecte marcher au plafond. Zahag pesait environ le poids d’un homme. S’il tombait de cette hauteur… — Je vois une femme ! s’exclama Zahag avec excitation. C’est une fille ! Elle est blonde et elle agite la main vers… Il bascula en arrière et ses mains lâchèrent prise. La réaction du primate fut parfaite, si exceptionnelle que s’il y avait eu une prise à saisir sur la tour, il se serait rattrapé. Mais il n’y avait rien, simplement une surface lisse à laquelle même un primate ne pouvait se retenir lorsque ce n’était pas simplement son poids mais la vitesse de sa chute qu’il fallait compenser. Zahag plaqua les mains sur la colonne mais il relâcha sa prise lorsque tout son corps bascula. Cashel lâcha son bâton et évalua la distance. Il fit un pas sur le côté et un pas pour s’écarter du pied de la tour. C’était une tentative risquée, mais pas aussi risquée que de se réveiller au milieu de la nuit, hanté par le remords d’avoir laissé mourir un ami sans rien tenter. Les viroles du bâton lancèrent des étincelles bleues en heurtant le sol. Cashel leva les bras, le regard attentif entre ses mains ouvertes. Au moins, ici, il n’avait pas à se préoccuper de ne pas être ébloui par le soleil… Cashel avait les pieds rapprochés, mais ses genoux et ses coudes étaient pliés. Il allait devoir amortir le choc avec ses muscles, non pas avec des articulations fermement verrouillées. Cela lui servirait uniquement à s’enfoncer dans le sol comme un piquet de tente et le primate risquerait de s’écraser aussi durement que si personne ne l’avait rattrapé. Zahag hurla « Ahhhh ! » et le percuta. Les bras de Cashel cédèrent. Il serra le primate contre sa poitrine et pivota à l’écart de la tour. Il tomba sur un genou un instant puis s’effondra de côté en glissant sur le sol lisse. Ils avaient atterri à quelques pas de la tour. Cashel tenait toujours le primate. À en juger par les jacassements soulagés de Zahag, il n’y avait aucun mal hormis le choc reçu par Cashel quand le poids du primate lui avait enfoncé ses propres coudes dans l’estomac. Cashel se leva et retourna là où il avait lâché son bâton. La rumeur de psalmodie était plus forte. Cela ne provenait d’aucun endroit que Cashel aurait pu définir précisément ; et de plus, il avait ses propres affaires à mener. À présent, il savait quoi faire. — Est-ce que c’est la reine ? demanda Zahag. (Il bondissait sur place, une attitude que Cashel interpréta comme le bonheur simple d’être vivant.) Est-ce que la reine est là-haut, chef, et est-ce que tu vas la faire sortir ? — Je ne pense pas que ce soit la reine, répondit Cashel en vérifiant une extrémité du bâton puis l’autre. Je vais casser quelque chose maintenant, Zahag, je ne suis pas sûr de ce que ça sera, mais je pense que tu devrais aller au tunnel pour te mettre à l’abri. Cashel passa les mains sur le noyer pour s’assurer qu’aucune cassure n’était apparue depuis qu’il l’avait jeté dans sa hâte. Il n’y en avait pas. Cela aurait été inattendu, mais Cashel aimait être sûr. Il fit tournoyer le bâton au-dessus de sa tête. Il garda d’abord un rythme lent le temps de s’échauffer, croisant un poignet sur l’autre au centre du bâton ; encore et encore. Des flammes bleues surgirent et crépitèrent. Elles traçaient des cercles dont l’image persistait même lorsque Cashel changeait l’angle du bâton. Le grésillement résonnait comme le rire d’un vieil homme. Cashel riait aussi, il riait encore lorsqu’il abattit le bout de son bâton avec la puissance d’un bélier contre la colonne de lumière. Le coup était porté avec toute la puissance de ses deux bras et le poids de son torse. L’univers devint blanc et silencieux. Même la psalmodie se tut le temps de plusieurs battements de cœur. Dans un rugissement, des flammes bleues déchirèrent la blancheur comme un éclair. Cashel tomba sur le dos. Il ne put se lever, pas même battre des paupières sur l’instant tant il était épuisé. Des fissures s’étendirent sur la colonne de lumière rouge. La surface s’assombrit et perdit son éclat parfait. Un fragment de la taille d’un ongle tomba et s’éteignit comme une étincelle consumée avant même d’atteindre le sol. Puis tout s’effondra. Zahag ouvrait et fermait la bouche, mais ses cris étaient perdus dans le fracas de l’univers qui se désagrégeait autour de lui. La lumière rouge de la colonne s’effaça pour révéler de la pierre brute. Cashel, allongé sur la pierre et une herbe drue, ne faisait plus face à un pilier étroit surplombé d’une sphère plus large mais à un pic de roche volcanique qui avait été sculpté en une silhouette massive. L’angle et la façon grossière ne permettaient pas à Cashel de dire quoi que ce soit sur ce monument, hormis qu’il s’agissait d’une statue. Sa main se serra sur un morceau de roche vivante dans lequel des fenêtres avaient été taillées. Deux hommes avancèrent sur le sol rêche vers l’endroit où se tenait Cashel. L’un d’eux était un colosse mince et portait une grande lance ; le second, de taille plus ordinaire, portait de sa main droite un long couteau recourbé comme un bec de faucon. Le passage de la lumière rouge magique à un paysage naturel se faisait sans hâte, comme un incendie se propageant sur une plaine desséchée, aussi inexorable que le destin. Ici et là, des fissures apparaissaient sur les parois du cratère. Une jeune femme aux longs cheveux blonds en cascade se trouvait à l’une des fenêtres dans la boule de pierre que tenait la statue. Elle se glissa au dehors, ses mains et pieds nus trouvant des interstices où s’accrocher dans la pierre érodée. — Sharina ! murmura Cashel. Ses lèvres formèrent le nom, mais sa voix était trop faible pour être entendue même dans une pièce silencieuse. Une fissure se forma à ses pieds Des fragments tombèrent du pic sculpté et le sol trembla violemment. Pendant l’instant de calme qui précéda le second choc, Cashel entendit la voix de Zahag. — Le volcan ! glapit le primate. Le volcan va entrer en éruption ! Perdrix, cinquième jour (encore plus tard) Des fissures ébranlèrent la lumière magique. Pour la première fois depuis sa capture, Sharina pouvait distinguer les véritables couleurs des objets et non les regarder à travers un filtre rouge maussade. Elle rampa dans l’interstice de la roche. Même pour elle, le passage était étroit, mais elle serait passée même si elle avait dû subir mille écorchures pour cela. Sharina comprenait à présent ce que signifiait la liberté. Elle n’avait jamais imaginé d’emprisonnement aussi total que celui de la reine. Elle préférait mourir que de revivre cela. Elle se glissa dehors, les deux mains sur le côté tandis que son pied droit cherchait une saillie. Elle se tenait dans le pic sculpté au centre du cratère, sur Bight. Elle l’avait vu avec Hanno et Unarc il y avait une éternité. Les deux chasseurs couraient vers elle. Ils avaient dû attendre au bord du cratère au lieu de chercher à se mettre à l’abri après sa capture. En les voyant, Sharina se demanda comment elle avait pu songer qu’ils aient pu l’abandonner. Cashel gisait sur le dos au pied de l’affleurement ; un primate bondissait frénétiquement autour de lui. « S’il est mort… » murmura Sharina tandis que sa main évaluait un nœud de roche qui céda sous son poids. Le pic était poreux et largement érodé. Les pieds de la jeune fille trouvèrent une crevasse suffisante pour supporter son poids le temps d’y passer également les doigts. Elle se laissa glisser de toute la longueur de son corps et chercha une nouvelle prise. Sharina rit. Cashel n’était pas mort. Il ne l’abandonnerait pas ainsi. L’affleurement fut secoué brutalement. Instinctivement, Sharina s’aplatit contre la roche. Des fragments détachés du haut du pic rebondirent autour d’elle. Le sol du cratère se fendit. L’un des côtés s’éleva tandis que l’autre s’enfonçait ; les deux parties tremblaient à des rythmes différents. Du magma apparut dans les profondeurs de la crevasse. Une saillie apparut à un peu plus de trois mètres en dessous d’elle : le genou de la statue qui se disloquait. C’était une longue chute sur une surface dure, mais elle n’avait pas de temps à perdre. Sharina bondit et atterrit saine et sauve sur ses genoux fléchis. Le cratère trembla de nouveau. La saillie se déplaça, entraînant Sharina dans sa chute rapide, au cœur d’un grand rugissement. Elle se maintint en place, les bras écartés pour garder son équilibre. De la poussière et des gravats lui tombaient dessus en cascade. Hanno et Unarc avaient relevé Cashel, chacun d’un côté. Tous trois – un colosse et deux forces de la nature – s’écartèrent en vacillant de la fissure. Le primate suivait sur ses pattes arrière, le bâton de Cashel dans les mains. La saillie termina sa chute tonitruante vers le sol. La roche explosa dans un nuage suffocant qui enveloppa Sharina ; des fragments de la tour tombaient encore au-dessus d’elle. La jeune femme s’échappa du chaos grondant, et la vitesse de sa chute lui donna l’impulsion nécessaire pour s’enfuir plus vite. De petits éclats s’abattirent sur elle. Sharina savait que si elle trébuchait, l’effondrement causé par la crevasse l’enterrerait jusqu’à ce que l’éruption transforme le cratère en une mer de flammes. Elle ne trébucha pas. Son visage émergea dans le soleil avant que ses poumons à l’agonie la forcent à respirer une poussière aussi épaisse qu’une tempête de sable. — Dame, bénie sois-Tu pour Ta miséricorde ! s’exclama Sharina. Oh, Cashel, je savais que tu viendrais ! Et à l’instant où elle s’entendit prononcer ces mots, elle sut qu’ils étaient sincères. Cashel serait tombé sans l’aide d’Unarc, mais il avait les yeux ouverts et pouvait maintenir sa tête droite. Hanno était reparti en arrière vers le pic qui s’effondrait, mais il s’arrêta quand il vit que Sharina était libre. — Par ici ! cria le primate en désignant les parois du cratère avec le bâton. Nous pouvons arriver au passage avant… Un tremblement plus violent que les précédents ébranla le cratère. Le choc les projeta tous à terre, même Sharina qui avait suivi un éboulement de terrain sans tomber. De nouvelles fissures apparaissaient dans le creux, de la lave jaune et blanche commença à percer dans les ouvertures. La magie de la reine avait naguère apaisé la colère du volcan. À présent que cette magie s’était éteinte, la nature se vengeait pour reprendre ses droits. — Allons-y ! cria Hanno. Unarc rangea son couteau courbé. Hanno passa sa lance au chasseur chauve et le relaya pour porter Cashel. Le primate se hâta vers un anneau de lumière rubis à la base des parois du cratère. Il marchait sur trois pattes et tirait le bâton derrière lui avec sa main libre. Hanno passa le bras gauche de Cashel par-dessus son épaule et lui attrapa le poignet de la main droite. Ainsi liés, les deux colosses se mirent à courir péniblement. Même un homme aussi fort qu’Hanno ne pouvait porter Cashel longtemps sans aide, mais le berger parvenait tant bien que mal à avancer avec l’aide du chasseur. Cashel semblait étourdi. Mais lorsque son regard croisa celui de Sharina, il sourit. Elle avançait au rythme des trois hommes. Elle aurait pu les distancer facilement, mais elle redoutait plus que tout de se retrouver seule. La sécurité ne consistait pas en un lieu où courir se réfugier. La sécurité était ses amis. — C’est votre ami Nonnus dont vous parliez, jeune fille ? hurla Hanno. Il avait le visage contracté mais semblait capable de courir à ce rythme jusqu’à ce que le soleil se congèle. La main gauche de Sharina reposait sur la garde du couteau pewle, quoique la large ceinture maintienne le fourreau assez étroitement pour qu’il ne brimbale pas lorsqu’elle courait. — Non, dit-elle. C’est mon ami Cashel. — Vous avez des amis sacrément impressionnants, jeune fille ! remarqua Hanno en éclatant de rire. Le scintillement rubis s’était évanoui à partir de son centre, aussi à présent, seul le bord du cratère brillait-il de cette pureté rougeoyante surnaturelle. Ce dernier vestige s’évanouit lorsque le groupe approcha les murs rocheux. La bouche du tunnel était la seule trace de magie encore présente dans la gueule ensoleillée du volcan. Le sol ne se contenta pas de trembler mais se fendit comme une couverture déchirée. Hanno chancela. Cashel posa une main par terre pour les maintenir debout tous les deux. Cashel et le chasseur se tenaient toujours étroitement, mais leur groupe ressemblait davantage à un bœuf attelé à une charrue qu’à un infirmier assistant un blessé. Le primate atteignit l’ouverture du passage et se retourna. Il regarda en l’air et ouvrit la bouche pour crier. Un gigantesque bruit d’explosion humide recouvrit tout autre son. Le sol explosa vers le ciel et les parois du cratère s’ouvrirent elles aussi. Sharina regarda par-dessus son épaule. Le pic central sculpté par les Simiesques à leur image se noyait dans un lac de lave bouillonnante. Des roches ardentes s’élevaient haut dans le ciel. Dans ce qui avait été la tête de l’idole, et qui surnageait désormais dans la roche en fusion comme une vessie gonflée sur le canal d’amenée d’un moulin, se trouvait une sphère de lumière rubis. Une silhouette se tenait à l’intérieur. Sharina vit la reine lever son bâton dans une tentative désespérée pour stopper l’inévitable. La roche qui déferlait des profondeurs de la terre projeta la boule de lumière magique dans un tourbillon infernal. Personne ne pouvait rester debout, et moins encore lancer une incantation, dans cette danse fatale. — Sharina, vite ! hurla Cashel. Il se tenait à l’entrée du tunnel et lui tendait sa main libre. Hanno regarda en arrière de l’autre côté, le visage inquiet. La sphère de rubis s’abîma dans la mer de lave. Sharina pensa qu’elle allait resurgir encore une fois à la surface. Au lieu de cela, la roche fulminante explosa en tous sens, comme l’eau d’un marais lorsqu’une bulle éclate. Sharina se lança dans le tunnel à la suite de ses amis. Cashel et Hanno étaient juste devant elle et emplissaient tout l’espace. Ils luttaient pour avancer encore, repoussant les limites des efforts qu’un homme peut fournir. Sharina avait cru que le tunnel montait – il n’y avait pas d’autre chemin à suivre en partant des murs du cratère dans lesquels le passage s’ouvrait, après tout. Mais le tunnel, tout comme la sphère de lumière où vivait la reine, échappait à la géographie du monde réel. Ses compagnons et elle montaient, ou plutôt déployaient les efforts nécessaires pour monter. Sharina sentit l’air se comprimer dans un bruit étouffé. Elle jeta un regard en arrière. La lave qui les avait suivis dans le passage rougeoyait derrière eux. Pour le moment, ils se tenaient encore à bonne distance. Elle ne dit rien à ses compagnons. Ils ne pouvaient rien faire de plus, après tout. Quoi qu’il en soit, elle avait survécu à la reine. Quelque chose changea devant elle. Sharina avait pu apercevoir par moments Unarc et le primate entre les jambes de Cashel et d’Hanno. Ils disparurent. Hanno cria ; puis Cashel et lui disparurent également, et Sharina se trouva entourée par l’air frais et la lueur des lampes. Tenoctris était agenouillée devant un pentacle sur un sol de pierre humide. Elle vacilla et échappa la baguette de bois qu’elle avait utilisée pour le rituel. Sharina saisit la vieille femme avant qu’elle heurte le sol. Pendant un instant, la jeune fille distingua encore la bouche du tunnel d’où elle était sortie. Elle scintillait, aussi réelle que les murs de basalte que le passage traversait sans toucher. La lumière disparut en une gerbe d’étincelles, puis il n’en resta rien. — Je ne pouvais pas garder le tunnel ouvert plus longtemps, murmura Tenoctris. Était-ce suffisant ? Cashel, la reine est-elle… ? — Non, dit Sharina d’un ton trop sombre pour être triomphant, la reine n’est nulle part, Tenoctris. La reine n’est plus. — Je vous demande pardon, jeune fille, dit Hanno, mais de la lave nous suivait à quelques pas. Je ne crois pas vouloir rester pour vérifier si elle est toujours là. Tenoctris sourit, même si elle garda les yeux fermés quelques instants. — Le passage est clos, dit-elle, nichée dans les bras de Sharina. S’il y avait quelque chose à l’intérieur lorsqu’il s’est fermé, eh bien, cela ne disparaîtra pas – cela trouvera un autre endroit où exister. Mais rien n’en sortira ici. Elle ouvrit les yeux et jeta un regard perplexe sur ceux qui l’entouraient dans le souterrain. Sharina lui rendit son sourire ; ils formaient certainement une équipe bien assortie. — Mais nous allons retourner à la surface, dit Tenoctris. Il faut encore affronter la Bête. Une secousse profonde ébranla le bâtiment. Tenoctris commença à se redresser ; Cashel et Hanno levèrent ensemble la vieille magicienne des genoux de Sharina. — S’il n’est pas trop tard, ajouta Tenoctris, malgré son visage calme. Une tête de serpent sur un cou long de neuf mètres fondit sur Garric par la gauche. Par rapport au corps gigantesque de la créature, la tête semblait étrangement petite – pas plus grosse qu’une tête de cheval. Bien sûr, la Bête avait trois têtes pour se nourrir. Le mouvement de la Bête était une feinte. Garric se tourna vers la tête comme s’il avait été piégé, son épée levée et son bouclier prêt comme pour esquiver la gueule sifflante. La créature frappa avec une incroyable rapidité de l’autre côté. Garric se retira d’un bond et abattit sa lame sur les écailles jaunes striées de la gorge de la Bête alors que les mâchoires du serpent se refermaient sur le vide, là où il se tenait encore une seconde auparavant. Les têtes de serpent reculèrent en sifflant comme deux filets d’eau. La tête de chien rugit et perdit le rythme de sa psalmodie. Un sang violet jaillit de la profonde coupure. Il semblait noir dans la lueur rougeoyante. Garric éclata de rire mais maintint sa position. Les cous de la Bête ne pouvaient pas être aussi souples que les serpents auxquels ils ressemblaient. Ils devaient supporter leur propre poids, déjà considérable, et celui des têtes qui ondoyaient au-dessus, quand un serpent reposait entièrement sur le sol. Mais les têtes pouvaient tout de même frapper des deux côtés à la fois. Garric ne voulait pas s’approcher du corps colossal de la Bête au point de ne plus avoir toutes les têtes dans son champ de vision. — Si je faisais cette taille, songea l’une des personnalités contenues dans le corps de Garric – il pouvait s’agir de l’une ou l’autre, indifféremment –, j’écraserais un homme au sol sans me préoccuper de sa petite épée, mais je ne suis pas cette bête. — Incline-toi devant moi, humain ! ordonna la tête de chien. Je suis ton dieu ! Je suis immortel ! Vois comme mes plaies se soignent ! Le sang violet disparut comme l’eau bue par le sable. Les écailles tranchées s’étaient dressées de chaque côté de la plaie, sous l’effet de leur propre résistance. À présent, elles se reposaient à plat comme des lèvres de cire ramollies par la chaleur, et se rassemblaient en ne laissant paraître qu’une légère marque à l’endroit de la plaie, trace qui disparut bientôt à son tour. La Bête était peut-être immortelle, mais elle n’était pas invulnérable et ressentait la douleur. Plus important encore, elle craignait la douleur. Un homme peut maîtriser un sanglier déchaîné trois fois plus lourd que lui en lui tordant les narines, alors que les défenses de l’animal pourraient le couper en deux si elles le frappaient. — Approche donc ! cria Garric. Si l’expérience t’a plu à ce point, je te propose de recommencer ! Les têtes de serpent se balancèrent. Il sembla à Garric qu’il regardait des arbres basculer. Ce n’étaient pas de véritables attaques et le jeune homme ne réagit pas. Il ajouta en riant : — Peu m’importe que tu sois un dieu. Pour me vaincre, tu devras prouver que tu es un homme ! — Nous avons passé le pont, Garric, prévint Liane de la voix claire et sans passion d’une noble qui hèle son carrosse à travers une cour noire de monde. La tête à la gauche de Garric frappa violemment, rapidement. Celui-ci affronta l’attaque et abattit son épée. Sa lame perça les écailles et les os fins, s’enfonçant à demi dans le museau du serpent. Le coup était presque trop profond. Le choc engourdit la main de Garric. La Bête, hurlante, retira sa tête blessée avec une telle violence que Garric manqua lâcher son épée. L’autre tête de serpent frappa, davantage en réaction à la douleur que par calcul. Garric se baissa pour esquiver et utilisa son bouclier au lieu de risquer un coup d’épée avant que sa main ait cessé de le picoter. Le bouclier était petit mais aussi solide que pouvaient l’être trois épaisseurs croisées de bouleau et un renfort de fer. La pointe du centre frappa la mâchoire inférieure hérissée de crocs de la Bête. Garric eut l’impression de frapper un chêne, mais il entendit des os se briser dans la tête de serpent. La Bête recula. Si le tonnerre avait pu se mettre en colère, son grondement aurait égalé les rugissements sifflants des trois têtes de la créature. Garric regarda par-dessus son épaule, puis recula vers le centre du pont. — Prononcez l’incantation ! cria-t-il aux magiciens. Brisez le pont ! — Betput, entonna Halphemos d’une voix claire, baiai borbar… La chaleur s’abattit sur Garric. La première fois que celui-ci avait vu le pont, il était trop large pour l’occuper entièrement les bras tendus. Le passage se ramassa, se fit plus étroit, un abri moins vaste contre la lave qui flamboyait en dessous. — Barphor kolchoi tontonon…, continua Halphemos. Il se tenait à genoux près de Cerix à l’autre extrémité du pont. Les magiciens devaient ressentir la chaleur autant que Garric au beau milieu. Ilna se tenait près des magiciens, elle jetait et ramassait la ceinture. Liane était près d’elle, le bout des doigts posé sur l’épaule d’Ilna. Liane n’avait pas besoin de rester. La lave illuminait un tunnel qui s’élevait derrière elle. Elle aurait aussi bien pu s’y élancer. — Phriou rigche alcheine…, psalmodia Halphemos. Garric sentait sa peau se craqueler. Sa tunique devait être roussie ; allait-elle s’enflammer ? Il éclata de rire, les rires conjoints de ses deux moitiés. Si seulement c’était là sa seule préoccupation ! — Rouche ! siffla la tête de serpent. Dropide tarta iao ! Le pont était désormais à peine plus large que le tulipier tombé en travers du ravin au nord du hameau de Barca. Lorsque la Bête prononça l’incantation, le passage reprit un doigt de largeur. C’était sur le chemin qui menait à la cour de Seckler le boucher… — Avant de te tuer, tonna la tête de chien, je vais déchiqueter tes femelles. Je lécherai leur sang, je briserai leurs os entre mes dents ! Si la Bête pouvait prononcer la clé du Roi Jaune sans aide, elle ne s’attarderait pas à affronter l’épée de Garric. Mais… La créature avança dans un bruit de tonnerre, les têtes dressées. L’attaque ne surprit pas la part de Garric qui avait survécu à mille batailles, mais la masse gigantesque de la Bête était aussi difficile à arrêter qu’une avalanche. — Apomche moz…, commença Halphemos. L’une des têtes de serpent bondit par-dessus Garric. Ses crocs se refermèrent sur Halphemos. La patte avant droite de la Bête s’abattit vers Garric. C’était un large bloc doté de cinq orteils épais, chacun de la taille d’un torse humain. Garric frappa entre deux griffes, enfonçant l’épée dans la chair par-dessus l’amas de cartilage qui supportait le poids de la Bête. Le cri de triomphe du monstre se changea en un hurlement terrible. Il vacilla et tomba assis, projetant en avant Garric qui refusait de lâcher la garde de son épée. Aucun humain n’aurait eu la force de retirer la lame à présent que les muscles de la Bête blessée s’étaient contractés autour de l’acier. Garric se maintint un instant à la même place. Halphemos balançait hors des mâchoires qui l’avaient emporté ; les crocs puissants qui lui avaient transpercé le crâne des deux côtés l’avaient tué sur le coup. L’autre tête de serpent se tordit vers le corps et arracha un morceau de chair pour son propre compte. La Bête agita son pied blessé. L’arme resta figée dans la chair sensible mais Garric fut projeté à l’écart. Il lâcha son bouclier et tendit les deux mains vers le pont. Il se rattrapa presque, mais « presque » fait toute la différence entre la vie et la mort. Les doigts de Garric effleurèrent la pierre sans pouvoir la saisir. Le nœud coulant d’Ilna glissa autour de ses bras et se tendit. Au lieu de sombrer droit dans la lave flamboyante, son corps rebondit tel un pendule contre l’extrémité du gouffre. Le choc et la chaleur le laissèrent bouche bée, sans connaissance. Tout ce que Garric voyait était des cercles concentriques rouges et un blanc éblouissant qui s’étendait jusqu’à remplir l’univers. Garric ne pouvait pas utiliser ses bras. Il sentit son torse frotter les bords de la fosse enflammée puis des mains le firent rouler sur le côté. Se retrouver légèrement à l’écart de la chaleur irradiante de la lave lui fit l’effet d’être plongé dans une source printanière. Il voyait de nouveau. Le nœud glissa et le libéra. Les deux femmes se penchèrent au-dessus de lui. Ilna avait le nœud coulant enroulé à la taille pour l’aider à soulever le poids de Garric. Liane et elle avaient dû être surprises de pouvoir le remonter. — Sothaoth agog katochoi ! cria Cerix. (Il pleurait tandis qu’il prononçait les paroles retranscrites pour son ami dévoré par la Bête.) Kleidia phuschi choroi ! Bien des gens se surprenaient eux-mêmes ce jour-là. De l’autre côté du gouffre, la Bête se remit en marche. Lorsque le large pied droit se posa sur le pont, l’épée de Garric s’y enfonça davantage. La Bête recula, ses trois têtes hurlant à l’unisson. — Tharona perpo zoile ! lança le magicien handicapé. Le pont s’effaça comme la rosée sous le soleil, révélant toute l’étendue de la fosse. La lave clapotait et gargouillait ; des fragments de roche blanchie par la chaleur jaillirent des bords du gouffre. L’un d’eux tomba tout près de Garric et frissonna en refroidissant, dans une puanteur de soufre. La roche en fusion était sur le point de déborder de son lit. — Courez, dit Garric dans un soupir. (Il essaya de se lever ; Liane lui saisit les avant-bras.) Nous devons remonter. Cerix était plus lourd qu’Ilna. Elle le souleva pourtant et se lança dans le passage en chancelant. Garric pouvait bouger les jambes, mais sans Liane, il n’aurait pas même été capable de ramper. Il jeta un regard derrière lui. La lave affluait de la fosse aussi loin qu’il pouvait voir. La Bête hurlait des mots de pouvoir en reculant, mais la rivière de roche étincelante ne faisait que grossir. Garric et ses compagnons étaient hors de vue de la salle en dôme lorsque les cris retentirent. Ils étaient inhumains et pénétraient l’esprit de Garric comme aucun son ne l’avait jamais fait. Ils continuèrent jusqu’à ce que le flot de lave déferlante ait empli le passage derrière les humains qui fuyaient. Et quand ce fut chose faite, Garric crut entendre gémir une chose qui ne pouvait mourir même lorsque tout son être était consumé. — Je suis trop lourd pour qu’on me porte, murmura Cerix. (Ilna ne l’aurait pas entendu s’il n’avait eu les lèvres presque collées à son oreille.) Laissez-moi ici. — Non, répliqua Ilna. Pas si je veux continuer à dormir la nuit, en tout cas. Si vous voulez vous rendre utile plutôt que de gémir, vous pouvez toujours joindre les mains autour de mon cou et soulager mes bras d’un peu de votre poids. Le magicien obéit aussitôt. Cela aidait, pas autant qu’Ilna aurait voulu, toutefois. Les muscles de ses cuisses frémissaient sous l’effort et ses avant-bras – ses mains étaient nouées sous les fesses de Cerix – étaient engourdis. Elle regrettait que Cerix ne soit pas un nain plutôt qu’un handicapé. Le passage semblait interminable. Il n’y avait aucune lumière aussi Ilna s’assurait-elle de marcher droit en touchant par moments les murs avec son épaule. Il n’y avait aucun interstice. Soit le tunnel était fait de dalles énormes, soit il avait été creusé directement dans la roche vivante. — Alos a réussi, murmura faiblement Cerix. Il a tué la Bête. — C’était un homme courageux, répondit Ilna. (Elle ne voulait pas parler d’Halphemos, mais les autres réagissaient différemment dans les moments douloureux.) Nous n’aurions pas réussi sans lui. Garric suivait en chancelant tout près d’eux ; Ilna songea qu’il s’appuyait certainement au bras de Liane. Ses brûlures devaient être terrifiantes. Ilna avait les mains couvertes de cloques simplement pour s’être penchée au moment de tirer Garric du gouffre enflammé. — Alos a réussi ! lança Cerix le plus fort qu’il pouvait. Il a réussi ! Ilna avançait toujours, péniblement. Le magicien se mit de nouveau à pleurer. Ilna avait commencé à dire : — Non, maître Cerix. Si quelqu’un a tué la Bête, c’est vous, vous qui avez fermé le pont qui enjambait le gouffre. Mais Cerix ne voulait pas de louanges : il voulait qu’on lui pardonne de vivre alors que son ami était mort. Ilna comprenait très bien ce sentiment. C’était étrange que les gens accordent de l’importance au prix des choses. Une tapisserie parfaitement tissée n’était ni moins bonne ni meilleure qu’on la paie quelques monnaies de cuivre ou une bourse pleine de pièces d’or. Halphemos avait accompli certains actes. Ils avaient la même importance qu’ils aient été faciles ou qu’ils lui aient coûté la vie. Comme c’était le cas. Il y avait peut-être pire que le mensonge. — Oui, répondit Ilna à haute voix. Halphemos a tué la Bête. — Ilna ? appela Liane. Il y a quelque chose devant nous. Je vois de la lumière. « Lumière » était un terme excessif, mais un carré d’ombre devant eux semblait moins absolu que les ténèbres qui l’entouraient. — Je vois, dit Ilna ; et parce qu’elle était Ilna, elle ajouta : maintenant que vous l’avez fait remarquer. — Je vais aller voir ce que c’est, intervint Garric. Sa voix était aussi rauque que celle d’une momie exhumée des sables antiques. — Oui, et Cerix courra à tes côtés pour te tenir compagnie, coupa sèchement Ilna ; qui le regretta immédiatement. Garric ne se vantait pas. Il ne restait presque plus rien de lui, sinon son devoir, et son devoir avait parlé. Ilna songea qu’il ne devait pas rester grand-chose d’elle non plus. Elle ajouta d’une voix adoucie : — Je préfère qu’on reste ensemble, Garric. — J’entends des voix, remarqua doucement Liane. Ils n’étaient plus dans un tunnel de pierre. Une forêt de colonnes soutenait des arches au-dessus d’eux. Ilna avait cru que les bruits qu’elle entendait étaient l’écho de leurs propres voix, de leurs propres pas, mais Liane avait raison. Ilna eut un sourire serré. Liane avait de nouveau raison. Un groupe approchait dans leur direction sur le côté. Sharina ouvrait la marche, une lanterne à la main. Trois hommes la suivaient – l’un d’eux était Cashel, un autre était aussi grand que lui, ce qu’Ilna n’avait pas vu souvent. Puis venait le primate Zahag ; et Tenoctris. Quelqu’un d’autre allait pouvoir porter Cerix à présent. Ilna s’agenouilla et déposa précautionneusement le magicien sur le sol de pierre. Le soulagement physique l’envahit, quoique l’effet immédiat soit une fatigue si intense qu’elle manqua de tomber à terre. Garric soutint l’épaule d’Ilna de la main qui n’entourait pas Liane. — Sharina, appela-t-il, je suis tellement heureux de te voir, de vous voir tous. Tenoctris, nous… la Bête n’est plus. Cashel semblait étourdi mais en possession de toute sa force – il n’était jamais faible, pas lui – et avança vers Ilna qu’il souleva et serra dans ses bras. — Que fais-tu dans le manoir de la reine, Ilna ? demanda-t-il. — Je pense qu’il faut emmener Garric voir un guérisseur, dit-elle en serrant à son tour son frère dans ses bras avec fougue avant que ses forces l’abandonnent. (La peau desséchée de son visage la tira lorsqu’elle sourit.) Et nous autres aussi, peut-être. — Sommes-nous au manoir de la reine ? demanda Garric en regardant derrière l’endroit où il se tenait avec Tenoctris. (Liane était tout près, prête à le rattraper s’il tombait.) Je dois joindre Attaper et Waldron avant que les Simiesques attaquent. Tenoctris semblait épuisée, mais la nouvelle de la mort de la Bête la fit rayonner comme le soleil. — Les Simiesques ne sont pas un danger sans la reine, dit-elle. Sans son art pour les diriger, ils ne sont qu’une meute de pauvres créatures terrifiées. Ils mourront de faim ou se noieront. Ilna songea que « mort » était le mot qui convenait pour la Bête. Tenoctris secoua tristement la tête. — Je déplore cela, ajouta-t-elle, car ils étaient finalement tout à fait innocents. — Tout comme les nombreuses jeunes femmes offertes à la Bête pendant des années, dit Garric. Nous ne pouvons changer ce qui est passé : mais nous pouvons diriger les Isles de façon à éviter que cela se reproduise. — Quelqu’un d’autre voudrait-il sortir d’ici ? demanda le colosse vêtu de cuir. Parce que moi, ça ne fait aucun doute ! — Oui, répondit le jeune homme qui était clairement le prince Garric. Tenoctris, pouvez-vous nous guider ? Parce que ce sera un miracle si je viens à bout de trois volées de marches sans aide, sans parler de trouver mon chemin. Je ne suis pas au mieux de ma forme. Cashel souleva Cerix. Le magicien fredonnait une chanson sur la séparation, mais il s’était interrompu et sanglotait. — Heureusement pour les Isles et moi, ajouta Garric en prenant la direction indiquée par Tenoctris, je n’ai pas à agir seul. Perdrix, septième jour Garric entra dans la salle de réception qui tenait lieu de quartier général pour la défense d’Ornifal, enveloppé du parfum de l’onguent à la lanoline de dame Ladra, le pas raidi par les bandages qui lui donnaient l’air de souffrir d’éléphantiasis. Il y avait au moins trois cents personnes présentes, le double de ce qu’il avait vu la dernière fois qu’il s’était trouvé là, deux jours plus tôt. — Levez-vous pour le prince Garric ! lança le nomenclateur. Un serviteur avait accouru pour prévenir Royhas. Le chancelier s’était déjà levé de sa chaise au centre de la longue table et boitillait vers la porte le plus vite possible. Garric soupçonnait que les pieds de Royhas étaient engourdis, mais il s’agissait peut-être d’une raideur générale due aux heures passées assis au cours de discussions tendues. — Il me semble, murmura le roi Carus avec son petit rire coutumier, que les seules fois où je ne me faisais pas de corne au derrière à force d’écouter des discussions aussi ennuyeuses que capitales étaient sur le champ de bataille. Dans ces instants, il fallait simplement essayer de dormir enveloppé dans ma cape et empêcher la pluie de rouiller mon épée. — Votre Majesté ? demanda Royhas par-dessus les murmures et bruits divers de centaines de personnes qui se levaient. Ne devriez-vous pas vous reposer ? — Non, répondit Garric avec effort. (Il regarda Liane, à côté de lui, qui cacha son rire derrière une main.) Quoique j’admette être le seul à sembler le penser. La salle de réception était le plus vaste bâtiment du palais. Une ligne de minces colonnes disposées au centre de la pièce principale supportait le toit voûté. Des lanterneaux éclairaient la partie ouverte et, de chaque côté, un portique ouvrait sur de plus petites pièces destinées aux personnalités officielles ou à des conférences privées. L’entrée du public, au sud, était ornée d’un porche imposant figurant la descente aux Enfers de la Dame. L’entrée privée au nord était reliée au palais par un passage fermé. Garric trouvait étrange d’utiliser la suite royale, mais Valence avait choisi de rester terré dans le pavillon où il s’était retiré avant la crise. De plus, même si Valence s’était suffisamment repris pour tenir son rôle de symbole, Garric était le roi des Isles, sans toutefois en porter le nom. Waldron et Attaper étaient sortis de l’une des salles de conférences sur le côté et se dirigeaient vers Garric. Les commandants eux-mêmes étaient d’une politesse professionnelle, mais la dizaine d’assistants qui marchaient à leurs côtés considéraient leurs rivaux avec une rage qui n’attendait que d’éclater. Garric savait, grâce aux visites qu’il avait reçues pendant sa convalescence, qu’il y avait un débat enflammé sur la façon dont l’armée royale devrait être organisée. Il n’avait pas pris conscience jusqu’à cet instant du sérieux de ces disputes. — Ils n’ont pas à combattre un million de Singes de Bight qui fondent sur la ville, murmura Carus d’un ton sombrement compatissant. Alors ils s’entre-déchirent plutôt que de regarder juste sous leur nez les véritables problèmes que le royaume devra affronter. Un instant plus tard – et le rire habituel était de retour – la voix dans l’esprit de Garric ajouta : — Ou du moins ils le feraient si tu n’étais pas là pour diriger, mon garçon, mais tu es là. Ilna et le baron de la troisième Atara se trouvaient dans le groupe qui discutait avec Royhas à la table du chancelier. Ils s’étaient approchés de Garric et attendaient l’instant de prendre la parole. Quel était le nom du baron ? — Le baron Robilard, murmura Liane à l’oreille de Garric. Il manqua lui presser la main pour la remercier de lui avoir épargné cet embarras. — Ilna, dit Garric, je ne t’avais pas revue depuis… Il ne savait pas comment décrire cet épisode. La nuit entière lui semblait floue, mais il gardait des souvenirs très distincts de moments précis. La Bête qui approchait d’eux, immense et pourtant si loin encore. Les poils drus autour des griffes de la Bête et la façon dont sa peau s’était fendue lorsque l’épée de Garric l’avait transpercée. Les larmes qui coulaient sur les joues de Cerix tandis qu’il hurlait des incantations qu’il avait juré être incapable de prononcer… — Je ne t’avais pas revue depuis la nuit dernière, termina-t-il abruptement. Le sourire en coin d’Ilna lui prouva qu’elle comprenait parfaitement. — Et vous, baron Robilard, je ne vous ai toujours pas reçu comme il convient. J’espère que mes gens vous ont offert tout le confort possible ces derniers jours ? — Le baron a recherché les Singes à bord de son navire de guerre, l’Erne, dit Ilna. Il espérait pouvoir te faire part de ses découvertes, prince Garric, mais le seigneur Waldron… (elle se retourna et darda sur le noble qui approchait un regard aussi aiguisé qu’une épée)… a clairement affirmé être en charge des affaires navales aussi bien que militaires. Waldron rougit. Il avait traité Robilard comme un jeune écervelé responsable de l’une des plus petites isles du royaume. Tout cela était exact, mais Waldron aurait dû se souvenir que le baron était sous la protection d’Ilna os-Kenset. Elle ajouta, toujours prête à achever un ennemi à terre : — Même si je comprends cela, le seul navire de guerre à disposition de la flotte royale à cette heure est sous le commandement du baron Robilard. Attaper était trop professionnel pour sourire. Il dit, d’une voix neutre : — Le conseil militaire a jugé opportun d’engager les rameurs qui avaient pu s’échapper en compagnie du défunt amiral Nitker au sein des défenses de la ville. Mais vous pouvez bien évidemment revenir sur cette décision ainsi que sur toutes celles prises en votre absence, à présent que vous êtes de nouveau sur pied, Votre Majesté. Qu’était-il arrivé à l’amiral Nitker ? Garric ne regrettait guère la mort de ce pourceau, mais les représailles et les exécutions sans jugement n’étaient pas des méthodes pour diriger un royaume. Garric se souvint de Liane, seule dans la caverne éclairée par les flammes. Il serra les dents et sa main se tendit d’instinct vers la garde de son épée. Une nouvelle épée ; elle se révélerait certainement tout à fait satisfaisante dès que Garric serait suffisamment guéri pour faire à sa main la lame damasquinée, mais l’équilibre n’était pas le même que celui de l’arme à laquelle il était habitué… Garric rit, surprenant son entourage plus encore que par l’expression austère qu’il affichait l’instant d’avant. Il n’aimait pas être continuellement regardé. Il ne pensait pas pouvoir jamais s’y habituer. — Moi non plus, mon garçon, murmura Carus. Mais grâce aux dieux, je n’en suis pas venu non plus à apprécier cette attention. — Le recours aux représailles est une mauvaise pratique qu’un roi ne saurait admettre, dit Garric à haute voix. (Il tâchait de garder un ton enjoué.) Ni même un prince. (Il s’éclaircit la voix et continua.) Je vais supposer que le seigneur Nitker est mort des blessures reçues lors de son attaque du palais en compagnie d’un groupe de ravisseurs… Mais je ne veux plus de morts inexpliquées. Mes amis, comprenez-vous tous ? — Pour tout dire, il s’est pendu car il craignait que la reine soit victorieuse, répondit Ilna avec un mince sourire. (Elle savait qu’elle était la seule personne présente dans la grande salle qui pouvait dire cela et être jugée totalement honnête.) Nitker semble avoir fait carrière au service des perdants, lui y compris. Garric éclata de rire à l’unisson avec l’ancien roi dans son esprit. Les courtisans le regardèrent, stupéfaits. C’était une attitude inattendue au sein de la Cour. — Ils s’habitueront, remarqua Carus en riant. Tout comme ils s’habitueront à avoir un vrai roi. Garric s’approcha de Robilard pour lui prendre les mains. Il essaya de ne pas grimacer trop ouvertement lorsque le mouvement raviva le souvenir de ses brûlures. — Baron, dit Garric, le royaume vous est redevable pour avoir fourni une force navale lorsque nous en avions grandement besoin. Je vous en prie, dites-moi les résultats de vos recherches. Je sais seulement que les Simiesques ne sont plus une menace. J’apprécierais d’avoir les détails. Cela était vrai, mais sa déclaration allait au-delà des mots. Robilard se trémoussa de fierté et le sourire satisfait d’Ilna équivalait chez elle à une pluie de remerciements. Au hameau de Barca, chacun aidait ses amis – pour les petites choses comme les grandes – parce que ses amis l’aideraient en retour. C’était une bonne philosophie de vie, pour un paysan comme pour un roi. — Asseyez-vous, je vous en prie, intervint Liane. Dame Ladra et dame Tenoctris ont toutes deux insisté pour que vous gardiez les jambes surélevées le plus possible. — Si vous souhaitez plus d’intimité, l’une des salles voisines peut être libérée pour vous à l’instant, Votre Majesté, proposa Royhas. En fait le conseil militaire était en réunion salle sept il y a quelques minutes, mais il semble être ajourné… Le chancelier hocha la tête en direction d’Attaper, Waldron et leurs assistants. Il sourit innocemment. Les serviteurs du mal comme la reine et la Bête n’avaient pas le monopole des querelles intestines. Mais cela allait cesser. — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, seigneur Royhas, dit Garric, j’utiliserai votre table, ici, au milieu de vous tous. J’ai été tenu au lit pendant un jour et demi, et à présent, j’ai besoin d’espace. Il offrit à Royhas l’exacte réplique du sourire que le chancelier avait adressé aux soldats. Au fond de l’esprit de Garric, Carus battit des mains avec joie. Garric conduisit le baron vers la table avec une précaution douloureuse. — Les Singes avaient capturé la majorité de la flotte royale, expliqua Robilard. Il semble qu’ils aient tracté le radeau – des morceaux du moins – avec les navires car les courants n’allaient pas les mener dans le port, bien sûr… Les courtisans écartèrent les serviteurs à coups d’épaule pour offrir des sièges à Garric et au baron. Le visage du prince se raidit, mais il espéra que ceux qui le regardaient ne remarquaient pas le dégoût qu’il ressentait. — Je vous en prie ! lança-t-il. Je peux prendre ma chaise moi-même ! Offrir un service n’avait rien de dérangeant. La famille de Garric comptait parmi les plus prospères du hameau de Barca, et ils avaient tous servi leurs voisins dans leur auberge. Quiconque entrait au bar avec une pièce de cuivre en main était en droit de demander à Garric de lui servir une chope de bière. Ce qui choquait Garric était la façon dont les riches utilisaient l’occasion de le servir comme un moyen de s’abaisser devant lui. Un citoyen libre ne faisait pas cela. Et si ces courtisans ignoraient ce qui constituait l’évidence pour un paysan du hameau de Barca, alors, par la Dame ! ce serait une chose de plus qu’il leur faudrait apprendre. — Je pensais que nous pourrions capturer l’un des navires et le remorquer vers Valles, continua Robilard. Nous avons abattu certains Singes à bord – c’était si simple, ils ne savaient même pas nager, semble-t-il. Mais pour dire la vérité, nous n’avons pas eu les tripes de finir le travail. Ils étaient là, à gémir, et… Garric hocha la tête et tira une chaise pour s’y asseoir. Tandis qu’il prenait place, il fut frappé par l’idée que le baron Robilard valait peut-être mieux qu’il avait semblé de prime abord. À en juger par le regard appréciateur que lui adressait le roi Carus en écoutant par les oreilles de Garric, le prince n’était pas le seul à revoir son jugement. La pergola était couverte de roses d’une nuance pêche que Sharina n’avait jamais vue auparavant. Elle en toucha une sans la cueillir, embarrassée à l’idée que Cashel et elle n’avaient pas pensé à sortir à l’air libre lorsque les chasseurs et Zahag étaient venus leur parler. Hanno était obligé de s’accroupir sous la voûte car sa taille ne lui permettait pas d’entrer sans plier les épaules. — On dirait que tout est réglé, maintenant, jeune fille, dit Hanno. Pas vrai ? Il ne portait pas sa lance dans l’enceinte du palais et Unarc n’avait pas son couteau recourbé de combat, quoique tous deux avaient leur assortiment habituel de couteaux de boucher glissé à la ceinture. Ils ne considéraient sans doute pas les couteaux comme des armes, et – peut-être par égard envers les amis des deux chasseurs – les gardes de Garric avaient choisi de ne pas relever ce détail. Sharina portait le couteau pewle. Personne ne faisait de remarque sur ce point non plus. — C’est vrai, acquiesça-t-elle. Le problème que nous connaissions, la reine, est mort ; et Tenoctris m’a dit que l’autre était également réglé. Cashel regardait Hanno avec un respect que le grand chasseur lui rendait pleinement. Ils n’avaient pas peur l’un de l’autre ; Sharina doutait qu’ils aient peur de quelque chose qu’il était possible de combattre. Cela la rendait nerveuse de les voir échanger des regards d’un air songeur même si elle savait qu’ils ne feraient preuve que d’une parfaite courtoisie. Des ouvriers – jardiniers, tailleurs de pierre, charpentiers et une dizaine d’autres guildes spécialisées – s’affairaient aux quatre coins du palais. Un tel débordement d’activité dans ce qui avait été un terrain vague stupéfiait Sharina. La fille de Reise l’aubergiste était heureuse de voir les structures délaissées et les plantes démesurées mises en bon ordre. La fille d’aubergiste se surprit également à calculer combien cela devait coûter – au tarif des travailleurs de Valles, de plus ! Et, bien au-delà de la foule qui se réjouissait dans les rues, ces réparations signifiaient que le peuple croyait en ce nouveau gouvernement. Sharina se rappela où elle était. Les hommes et même Zahag la regardaient, quoique le primate la contemple en se tenant à la renverse. Il pendait d’une arche toute proche qui commémorait un chef disparu en mer trois siècles plus tôt. Unarc vit que Sharina avait les yeux fixés sur lui. Il reprit aussitôt son occupation précédente : regarder intensément un pot de pierre tandis qu’il touchait du bout du pied les rameaux d’acanthe sculptés sur le côté. — Je me disais juste, expliqua Sharina, embarrassée, que le peuple croit en Garric, le prince Garric d’Haft. — Ha ! intervint Cashel. Ils seraient fous de ne pas croire en lui. (Il lui adressa lentement un sourire, une expression qu’Hanno reprit inconsciemment.) Ils seraient plus fous encore, ajouta-t-il, de le dire devant moi. Quatre Aigles de Sang en armure complète se tenaient poliment hors de portée de leurs voix. Ils surveillaient les alentours et plus particulièrement le groupe de la pergola. Sharina supposait que ses compagnons et elle étaient des dignitaires qu’il fallait protéger d’une attaque comme celle menée par l’amiral Nitker, mais comment quatre humains ordinaires pensaient-ils protéger des hommes comme ceux-là ? Elle gloussa. — Je suis désolée, Hanno, dit-elle. Je suis encore… (« En convalescence » était le mot juste.) Je suis encore tellement heureuse d’être libre que je ne fais pas attention comme il faudrait. — Je pense que vous avez fait attention quand il le fallait vraiment, jeune fille, dit le grand chasseur. (Il s’éclaircit la voix.) Mais en fait, Unarc et moi, on n’a pas notre place ici, même si on va sûrement rester pour la fête ce soir. Le chasseur chauve hocha fermement la tête, sans toutefois regarder vers les autres. Maintenant que Sharina se trouvait dans un palais, elle supposait que, dans l’esprit d’Unarc, elle était redevenue une femme. — Vous retournez à Bight ? demanda-t-elle. Bien sûr. Je vous aiderai autant que possible, je ferai remplacer vos bateaux et votre équipement, bien entendu. Et tout ce que vous voudrez. Vous m’avez sauvé la vie, tous les deux. Sharina n’était pas certaine de la façon dont elle obtiendrait concrètement de l’argent dans les circonstances actuelles, mais elle trouverait. Cela, elle en était sûre. Hanno se racla la gorge et regarda à l’écart. Il pressa son index dans le sol sans autre raison que celle qui poussait Unarc à polir des fleurs de pierre du bout de l’orteil. — Pour vous dire la vérité, jeune fille, répondit maladroitement le grand chasseur, on pensait essayer un autre endroit. Ce n’est pas comme si on aimait les Singes, l’un ou l’autre, vous savez, mais Bight ne sera pas la même sans eux. À la place, on pensait à Sirimat. Le primate nous a dit qu’il y avait du bois ivoire. Zahag sauta de l’arche avec une grâce qui faisait mentir son poids. Il s’approcha lentement du groupe, de côté, à quatre pattes. Hanno se leva et s’écarta pour lui faire de la place. — En grands morceaux, le bois ivoire vaut plus que les dents véritables, déclara le primate, lui aussi les yeux rivés au sol. C’est parce que les arbres dévorent les animaux, et ils avalent aussi facilement les bûcherons que les bébés primates qui ne savent pas se tenir à l’écart. Zahag séparait les poils de ses cuisses avec deux doigts de chaque main, apparemment en quête de puces. — Je pensais peut-être partir avec eux, chef, marmonna-t-il. Pour leur servir de guide, tu vois. Cashel se leva et s’avança pour s’accroupir devant Zahag. — C’est une bonne idée, dit-il. Et en faisant cela, tu pourrais peut-être revoir ton ancienne tribu. — Peut-être, répondit Zahag en hochant la tête. (Il jeta un regard inquiet à Cashel.) Ce n’est pas parce que je veux te quitter, chef ! Je n’aurai jamais d’autre chef comme toi ! — Oh, je pense que maître Hanno a une autre façon de voir, dit Cashel. (Il rit, mais Sharina remarqua que sa voix devenait soudainement rauque.) Et je pense qu’il a raison, même si on ne le saura jamais. — C’est vrai, dit Hanno en contemplant l’horizon. On ne saura jamais. Cashel étreignit les deux épaules du primate. — Dis à ta famille que Cashel or-Kenset a été honoré de te compter dans sa tribu, dit-il. Et si j’apprends que quelqu’un t’a attrapé et veut encore te vendre comme un mouton, alors… Cashel n’avait ni l’imagination nécessaire ni le besoin de terminer plus précisément la menace. Il se releva et retourna près de Sharina, sans s’asseoir. Ses doigts caressaient le bâton posé contre le treillage de la pergola. L’une des viroles de fer avait disparu lors de la destruction de la prison de Sharina, mais l’éclair n’avait fait qu’érafler le noyer blanc. La première chose que Cashel avait faite à leur retour avait été de demander au maréchal-ferrant des Aigles de Sang de remplacer l’embout manquant. — Bien, on va se préparer, dit Hanno. J’ai de bons rapports avec les marchands, mais s’il y a quelque chose qu’ils ne peuvent pas fournir, je m’adresserai peut-être à vous, jeune fille. Il désigna d’un mouvement de tête deux servantes très jeunes en tuniques à franges colorées. Elles étaient arrivées pendant que Sharina et ses compagnons parlaient et se balançaient d’une sandale sur l’autre, exactement comme un enfant qui doit aller aux toilettes. — Je pense qu’elles veulent vous parler, dit Hanno. (Il courba la tête, plus un salut qu’un hochement.) C’était un honneur de vous rencontrer, maître Cashel, ajouta le colosse. La jeune fille a les amis les plus impressionnants que j’aie pu imaginer. — Elle a eu de la chance de trouver des amis comme vous et maître Unarc lorsqu’elle en avait besoin, répondit Cashel. (Sa voix était anormalement basse et rauque.) Et je pense que vous savez que je vous aiderai si vous en avez besoin. Toujours. Les chasseurs et Zahag s’éloignèrent en discutant. La voix d’Unarc portait jusqu’à la pergola. — … mais je te le dis, que ne donneraient pas les gens pour voir ça ? Les servantes s’assurèrent que le trio ne revenait pas. Elles avancèrent alors, firent la révérence, et commencèrent, presque à l’unisson : — Dame Sharina… Elles s’interrompirent et échangèrent des regards horrifiés. Elles étaient extrêmement nerveuses. — Commence, dit Sharina en désignant la servante de droite. Elle n’aimait pas les palais et aimait encore moins le protocole des palais. Elle sourit. Il est vrai qu’il y avait encore peu de temps, elle se trouvait dans des endroits qu’elle appréciait encore moins. Sa main trouva celle de Cashel et la serra. — Il va y avoir une offrande de remerciement pour le rétablissement du prince Garric, ma dame, récita la servante d’une voix monocorde. Il est levé et veut remercier les dieux avant toute chose. Il veut que vous et… Elle regarda Cashel et se figea. — Le seigneur Cashel ! siffla l’autre servante. Cashel grimaça. — Le seigneur Cashel et tous ses amis se joignent à lui pour la procession, reprit-elle d’une voix forte, et c’est nous qui vous avons trouvés ! Cashel mena Sharina vers la sortie de la pergola. — Tu devrais aller avec elles et mettre le type de vêtements qu’ils attendent de te voir porter, dit-il. Je vais chercher Tenoctris – je sais où elle est. On se retrouvera ensuite. Il lui toucha de nouveau la main. Il murmura en se détournant : — Je pense que j’ai plus de raisons que quiconque de remercier les dieux. Cashel s’éloigna d’un pas plus rapide qu’à l’accoutumée. — Je n’en suis pas certaine, mon ami, murmura Sharina. (Elle ajouta à l’intention des servantes :) Voulez-vous bien me conduire à mes appartements, mes dames ? Les deux fillettes, gloussant de joie, bondirent sur le chemin pavé. — Excusez-moi, dame Ilna ? demanda un serviteur à la peau pâle et aux cheveux semblables à de la soie brute, qui se tenait près de son épaule. C’était l’un des clercs qui se trouvaient à la porte lorsqu’elle était arrivée avec l’escorte du baron. Cet après-midi, elle avait cru qu’il ne faisait que passer. — Oui ? répondit-elle sèchement. Elle était de mauvaise humeur mais elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Robilard et le seigneur Hosten parlaient avec Attaper, Waldron et un groupe de jeunes gens dévoués dans l’une des pièces de côté de la grande salle de réception. Ilna était la bienvenue – que ce soit ici ou dans toute autre partie du palais, comme l’avait clairement spécifié Garric en partant pour faire changer ses bandages avant de présider une procession vers l’un des temples et déposer une offrande. La discussion n’intéressait aucunement Ilna et la pièce était plus encombrée qu’une bergerie en hiver, aussi était-elle restée dans la salle principale. Elle n’y trouvait pas davantage d’occupation. — Il y a un homme à l’extérieur qui demande à vous voir, ma dame, reprit le serviteur. Son respect prudent montrait qu’il était habitué à s’adresser à des personnalités qui ne seraient pas nécessairement de la meilleure humeur, et qui avaient suffisamment de pouvoir pour exprimer leur colère le plus concrètement du monde. — Il dit qu’il ne vient pas mendier, aussi ai-je pensé qu’il convenait de vous transmettre ce message… — S’il veut me voir, pourquoi ne pas…, commença Ilna. (Elle se souvint des marches qui menaient à la salle de réception et comprit plusieurs choses au même instant.) Ah, reprit-elle. Non, maître Cerix n’est pas un mendiant. En fait, vous lui devez la vie, monsieur. (Ilna se dirigea vers la porte. Elle ajouta par-dessus son épaule :) Ce à quoi vous accordez sans doute plus de prix que moi ! C’était un coup bas, mais cela permettrait peut-être que ce serviteur juge un peu moins précipitamment qu’un handicapé était un mendiant. De plus, même de meilleure humeur, Ilna n’était pas particulièrement encline à la gentillesse. Cerix était dans sa chaise, au bout des pavés devant la salle de réception. Les portiques qui l’entouraient étaient encombrés de marchands ambulants et de spectateurs qui arrivaient dans le soleil étincelant. Sans protecteur, le magicien handicapé serait continuellement poussé et ballotté par des personnes inattentives – autrement dit, presque tout le monde, selon l’expérience d’Ilna. — Merci, ma dame, commença Cerix. Je… Un homme avec des écharpes grossièrement tissées autour des bras vint se placer entre eux. L’étoffe avait été peinte – ultime sacrilège ! – d’une prétendue représentation du prince Garric. — Regardez cela, ma dame ! lança le marchand d’une voix plus adaptée à hurler par-dessus la foule d’une place publique. Le vrai visage du sauveur de Valles ! Les traits d’Ilna se figèrent. Sans un mot, elle tira trois fils de sa manche et se mit à tisser. — Ou peut-être préférez-vous dame Liane, que le sauveur…, reprit le colporteur. Ilna tira fermement les fils qu’elle avait tissés et les plaça devant lui. — Allons ailleurs, où il y aura moins de monde, dit-elle à Cerix. Les gardes s’écartèrent tandis qu’elle poussait la chaise à l’écart de la partie ouverte au public du palais en direction des jardins réservés aux résidents. Derrière eux, le colporteur se tenait debout, les yeux vitreux, et réduisait consciencieusement sa marchandise en un petit tas de fils. Ilna tourna dans une grotte en demi-cercle où de l’eau cascadait des urnes portées par des nymphes de bronze. Les branches souples d’un saule pleureur isolaient les personnes assises sur les bancs de pierre – ou, en l’occurrence, respectivement assises et accroupies près des bancs de pierre. — Je voulais vous dire au revoir, ma dame, dit Cerix. Il semblait fatigué, mais ses vêtements n’avaient plus l’odeur de la drogue qu’il utilisait autrefois. — Je n’ai aucune raison de rester ici, alors je retourne dans le Jardin. Halphemos m’y attendra et, eh bien… Il tapota ses moignons avec un sourire ironique. Ilna resta silencieuse un moment. — Hum, dit-elle enfin, je comprends pourquoi vous voulez faire cela, maître Cerix, mais… (Elle grimaça.) Je ne suis pas la mieux placée pour dire aux autres comment vivre leur vie, n’est-ce pas ? Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous avant que… ? — Non, non, répondit Cerix. Mais j’apprécierais que vous préveniez les autres pour moi. Je leur aurais dit moi-même mais ils sont très occupés. (Il sourit.) De plus, ils ne comprendraient pas. Ilna hocha la tête. — J’ai appris à m’attendre à cette réaction venant de la plupart des gens et des choses, dit-elle. (Elle se leva.) Puis-je au moins vous conduire quelque part ? Cerix regarda autour de lui. — Non, cela conviendra parfaitement, dit-il. C’est même particulièrement adapté. — Oui, je le pense aussi, dit Ilna. Dans ce cas, je vous laisse. Transmettez mon bon souvenir à Halphemos. Quoique je pense qu’il aura eu largement de quoi s’occuper dans ce qu’il considère comme le paradis. — Halphemos ne vous aura pas oubliée, ma dame, répondit le magicien. Et je ne vous oublierai pas. Ilna traversa le rideau de branches en pleurs. Un léger « plop » résonna derrière elle. Elle se retourna. Le fauteuil roulant de Cerix était toujours dans la grotte végétale, mais il n’y avait plus sur le siège qu’une fleur de pêcher d’une taille remarquable. Elle regarda la fleur un moment puis la prit et piqua la tige derrière son oreille. Elle sourit. Que penseraient les gens du hameau de Barca ? Un serviteur guidait le baron Robilard dans sa direction. — Ah, ma dame ! appela-t-il. La procession est sur le point de partir vers le temple de la Dame des Frontières. Nous sommes invités à rejoindre le prince Garric au grand autel. Puis-je vous escorter ? — J’irai avec vous, mais je regarderai certainement avec la foule, baron, répondit-elle. (Elle lui offrit son bras.) J’ai suffisamment fait l’expérience d’un regard supérieur sur les autres. Je m’estime davantage lorsque je dois lever les yeux vers eux. Lorsque Cashel comprit que Tenoctris ne l’avait pas entendu approcher, il tapota l’un des piliers de bois. Six tohis tachetés disparurent dans les fourrés dans un éclair de leurs flancs roux. — Quoi ? s’étonna Tenoctris en levant la tête de l’échiquier. (Elle était si concentrée qu’elle n’avait même pas vu Cashel, debout devant elle.) Oh, Cashel. Est-ce que tout va bien ? Tenoctris avait choisi de loger dans un entrepôt à une extrémité d’un long espace ouvert qui servait aux fêtes en extérieur. Sous l’abri, elle avait installé sur une table le jeu trouvé chez la reine lorsque Cashel et elle étaient retournés au manoir la veille. — Garric va remercier les dieux au temple qui se trouve au bas de la route, dit Cashel. Je sais que vous n’êtes pas… Il tourna la tête. Il aimait beaucoup Tenoctris et ne voulait pas dire ce qu’on lui avait appris à percevoir comme une insulte. — Vous ne parlez pas beaucoup des dieux, marmonna Cashel. Mais je pensais que vous aimeriez peut-être venir. Je sais que Garric aimerait vous avoir près de lui. Tenoctris se leva de son tabouret et grimaça. — Je suis restée assise trop longtemps, c’est certain, dit-elle. Une tasse de céramique et une cruche à large goulot étaient posées sur la table près d’elle. Tenoctris vida la tasse et la remplit de nouveau avant de boire presque aussi avidement. — Je devrais au moins me rappeler de boire lorsque je travaille, dit-elle en reposant la tasse. Son visage s’assombrit. Elle contourna la table pour aller poser la main sur l’épaule de Cashel. — J’ai vu bien des pouvoirs, dit-elle. Je n’ai jamais vu les dieux. Mais je n’ai jamais estimé que ce que je ne voyais pas ne pouvait pas exister. — Enfin, je ne suis pas un prêtre, dit Cashel, les yeux toujours baissés. — Nous avons bien des raisons de remercier, et je regretterais de ne pas exprimer ma gratitude auprès d’un pouvoir qui peut nous avoir aidés, reprit la vieille magicienne avec énergie. Je me prépare à l’instant. (Tenoctris sourit.) Enfin, si je peux trouver ma gouvernante. Je l’ai choisie car mon travail ne la dérange pas. Elle désigna l’échiquier d’un mouvement de tête. Cashel l’avait transporté avec précaution depuis le manoir de la reine, mais les pièces ne semblaient pas disposées à glisser sur la surface lisse de tourmaline. Il se demanda si elles seraient tombées s’il avait retourné complètement le plateau. — Mais il semble que ce soit la seule vertu de cette femme, continua Tenoctris. Heureusement, je ne lui demande pas grand-chose. Des oiseaux grattaient sur le toit de l’abri en gazouillant. Les plans de reconstruction ne s’étaient pas encore étendus à cette partie de la propriété. C’était l’une des raisons du choix de Tenoctris. Cashel aussi se sentait plus à l’aise dans cette partie du palais. Les fleurs s’y épanouissaient largement ; il les aimait. Mais il ne lui semblait pas convenable de cultiver des fleurs sur une surface plus grande que celle d’un champ d’orge du bourg de Barca. Tenoctris regardait toujours l’échiquier. Il avait happé de nouveau son regard lorsqu’elle avait posé les yeux dans cette direction. — La reine utilisait l’échiquier pour ses prédictions, dit Tenoctris. J’ai essayé de compter le nombre de pièces, mais je n’y parviens pas. Les alignements semblent changer dès que je cligne des yeux ou regarde ailleurs. Il peut y en avoir plusieurs centaines. Elle tendit l’index vers une pièce à la surface boursouflée. Elle avait fondu sur la case où elle se trouvait. — Je me demande si la reine était consciente qu’elle-même n’était qu’un pion. Cashel haussa les épaules. L’échiquier était apparu dans les appartements privés de la reine après que Tenoctris et lui avaient exploré le manoir une première fois. Quelqu’un aurait pu se jouer de la poignée de gardes postés au manoir pour glisser l’objet dans la pièce vide, mais Cashel ne parvenait pas à comprendre pourquoi quiconque ferait cela. — Je pense qu’on devrait y aller, Tenoctris, dit Cashel d’un ton d’excuse. Lui, du moins. Il voulait entendre la foule chanter les louanges de Garric et Sharina, ses amis. — Oui, bien sûr, répondit Tenoctris. (Elle pinça un morceau de sa manche et lui jeta un regard critique.) Peut-être qu’une simple tunique habillée par-dessus celle-ci au lieu d’un ensemble compl… Elle s’interrompit et tourna de nouveau son attention vers l’échiquier. Cashel aussi l’avait vu, du coin de l’œil : pas un mouvement, aucune des pièces n’avait bougé, mais un changement. Cashel avait un œil sûr pour la répartition physique. Il avait souvent parcouru du regard un bois ou un pâturage noir de moutons et remarqué à l’instant si quelque chose n’était pas à l’endroit où il aurait dû se trouver. — Cette pièce n’était pas là avant, dit-il en désignant un pion du doigt. — Ne la touche pas, Cashel ! s’exclama Tenoctris. — Non, madame, ce n’était pas mon intention, répondit-il. La pièce était une goutte de verre noir, peut-être d’obsidienne. Elle semblait scintiller. Cashel pencha la tête pour la regarder de côté. À un certain angle, la surface lisse miroitait de reflets irisés aveuglants. Cashel recula, les deux mains sur son bâton. — Qu’est-ce que ça veut dire, Tenoctris ? demanda-t-il. — Je l’ignore, répondit-elle. Cet échiquier est un objet de grand pouvoir, mais je ne suis pas certaine qu’il soit aussi informatif que le pensait la reine. De toute évidence, il ne l’a pas aidée beaucoup à la fin. Le sourire qu’elle adressa à Cashel semblait légèrement forcé. — Allons, viens m’aider à chercher parmi la montagne de vêtements que m’a gentiment donnée Liane pour trouver quelque chose de convenable à porter. Elle s’éloigna d’un pas rapide vers ses appartements. Cashel jeta un dernier regard à la pièce qui scintillait d’un éclat diabolique. Il haussa les épaules, sourit, et suivit Tenoctris. Le tambour en tête de la procession donnait le rythme à la compagnie de l’armée royale qui suivait directement derrière les musiciens. Tous les dix pas, la trompette résonnait. Ce son ne manquait jamais de surprendre Garric, mais sa monture, un grand hongre aubère, agitait à peine les oreilles lorsque le cuivre grondait — C’est un bon cheval de bataille que tu as là, mon garçon, murmura le roi Carus. Nous lui trouverons très bientôt un autre usage, si je ne me trompe pas. Se maintenir à cheval avec les jambes couvertes d’ampoules était horriblement inconfortable. Garric essayait de ne pas grimacer à chaque pas en cadence. — Roi Garric ! lançait la foule alignée des deux côtés de la rue, ou qui regardait la procession depuis les toits des bâtiments sur le trajet. Longue vie au roi Garric ! Les plus hauts officiers du gouvernement marchaient devant lui. Les anciens conspirateurs, désormais chefs du conseil du prince, portaient leurs robes de Cour. En signe de respect, ils allaient à pied et non à cheval ou en litière. Les amis de Garric marchaient parmi eux. Tenoctris portait une splendide robe de brocart de soie. Elle semblait suivre facilement et avec bonheur le rythme lent, mais Cashel et Sharina avançaient près d’elle, chacun d’un côté. Ils pouvaient s’assurer que Tenoctris allait bien, même si Garric détestait la voir à pied. — Ce n’est pas juste qu’ils aient à marcher, tous ! marmonna-t-il. Les souvenirs de Carus d’autres processions dans quantité de villes déferlèrent dans son esprit. Garric reconnut un bâtiment par deux fois : une ruine de la Carcosa de son époque, et un quartier de Valles où les bâtiments actuels étaient construits sur les fondations massives de l’Ancien Royaume. La foule qui acclamait avec bonheur était la même. — Roi Garric ! Longue vie au roi Garric ! — Cela fait partie de ta charge, murmura le roi Carus. (Son visage, une ombre dans l’esprit de son descendant, était plus sinistre qu’il l’avait jamais été au plus fort d’une bataille ou au cœur du danger.) Fais-le pour les mêmes raisons qui te poussent à dormir sous la pluie et à écouter les querelles d’héritage si complexes que ton amie Ilna ne pourrait y démêler la vérité. Fais-le parce que c’est ton devoir. Attaper lança un ordre. Le détachement d’Aigles de Sang qui fermait la procession fit claquer ses lances contre la bosse de ses boucliers et s’exclama : — Vive Garric ! Vive Garric ! — Mais surtout, reprit l’ancien roi d’un ton aussi dur que le cri d’un aigle, ne te laisse jamais aller à aimer cela ! Épilogue La tempête avait pris fin, mais la mer grise était toujours agitée de remous et la brise vive soulevait des gerbes d’écume. Les mouettes qui chevauchaient les vagues avaient fermement rentré la tête contre la poitrine. Un magicien flottait dans les airs. Il montait et descendait au rythme des bourrasques mais ne touchait jamais l’eau. Il psalmodiait, les bras tendus devant lui. À chaque syllabe, des éclairs violets crépitaient entre les doigts de chaque main. Sous les pieds du magicien, la mer se gonfla comme sous l’effet d’une houle lente. Au lieu de retomber, les flots enflèrent encore. Les mouettes s’envolèrent en lançant des cris de terreur dans un battement d’ailes frénétique vers le ciel. Une ammonite de la taille d’une isle surgit des flots, ses innombrables tentacules étendus devant elle en un vaste tapis. La coquille enroulée semblait noire, mais la caresse du soleil couchant révéla un éclat surnaturel sur la nacre humide. Le magicien se tenait sur le dos du monstre qu’il avait appelé à lui. Il leva la tête, et les cieux firent écho à son rire. REMERCIEMENTS Je tiens à remercier ceux qui m’ont aidé à réaliser ce volume, dont, entre autres, Dan Breen, qui aurait apprécié la plus raffinée des scriptoria ; Mark L. Van Name et Allyn Vogel (oui, mon dur labeur a eu raison d’un autre ordinateur) ; Sandra Miesel et John Squires, qui ont l’un et l’autre fourni l’aide nécessaire pour que La Reine des démons évolue comme il l’a fait ; et ma femme, Jo, qui m’a soutenu sans faillir alors que la pression de mon projet me faisait agir de plus en plus différemment de mes habitudes. Je remercie également mon éditeur, Dave Hartwell, capable d’afficher un détachement bienveillant dans des circonstances où d’autres, moins confiants, se seraient inquiétés avec plus d’ostentation pour savoir quand ils verraient enfin ce livre. Merci à tous. David Drake est né en 1945 en Iowa. Porté par un formidable succès populaire, il mène depuis 1979 une florissante carrière d’écrivain d’aventure, de Fantasy et de SF. Le Seigneur des Isles est sa plus grande série, dont voici le deuxième tome. Du même auteur, chez Milady en grand format : Le Seigneur des Isles : 1. Le Seigneur des Isles 2. La Reine des démons 3. La Servante du Dragon www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : Queen of Demons Copyright © 1998 by David Drake © Bragelonne 2009, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0504-0 L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales. Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! 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