DAVID B. COE LES GRAINES DE LA DISCORDE La couronne des 7 royaumes *** 1 Bistari, Aneira, année 879, lune descendante de Bian Le duc avançait lentement. Sous les sabots de son cheval, une belle monture de Sanbiri, les feuilles mortes craquaient comme une flambée d’hiver. La forêt avec ses troncs massifs et sombres, les branches tordues qui dressaient leur squelette décharné vers un ciel de plomb, ressemblait à quelque armée fantastique envoyée du Royaume du Dessous par le Trompeur lui-même. Les rares feuilles encore accrochées, aussi sèches et racornies que celles qui jonchaient le chemin, bruissaient dans le vent froid. Les quelques éclats dorés disséminés ici et là dans les branchages évoquaient à peine la splendeur flamboyante qui, un demi-cycle plus tôt, illuminait encore la Grande Forêt d’Aneira. À plus d’une lieue de Bistari, Chago humait l’air marin. Les cris lointains des mouettes, poussés par les rafales de vent, parvenaient jusqu’à lui. Il resserra sa pelisse et frotta ses mains gantées. Le jour, décidément, n’était pas à la chasse. Il regretta la chaleur de son château. Sans son Premier ministre, il aurait fait demi-tour. Cette idée était d’abord la sienne. Ils étaient convenus de se rejoindre à la lisière occidentale de la Grande Forêt, aux alentours de midi. — Une chasse vous fera le plus grand bien, monseigneur, lui avait suggéré Peshkal le matin même. Cette affaire avec le roi vous préoccupe depuis trop longtemps. Chago avait d’abord rejeté cette proposition. Il attendait une réponse des ducs de Noltierre, Kett et Tounstrel, et devait rédiger un message à l’attention de ceux de Dantrielle et Orvinti. La matinée s’était écoulée sans l’arrivée d’aucun coursier. Sentant croître la fureur que lui inspirait le geste de Carden, Chago était revenu sur sa décision. La lune de Kebb, dont le cycle était traditionnellement consacré à la chasse, était montée puis descendue sans qu’il se fût une seule fois rendu dans les bois. La nouvelle lune, celle de Bian, commençait à décroître. Les neiges ne tarderaient pas. Le gibier serait rare. Chago n’aurait plus qu’à abandonner son arc jusqu’à l’année suivante. Il avait tous les cycles d’hiver pour combattre les nouveaux droits de quai et les impôts d’aconage exigés par Carden. Alors, repoussant les papiers qui jonchaient sa table de travail, il avait décidé de suivre le conseil de son ministre. Lorsque Peshkal, entrant dans son bureau, l’avait vu tester son arc, le Qirsi avait semblé si heureux qu’il avait même proposé de l’accompagner. — Merci, lui avait répondu Chago, mais je connais votre aversion pour la chasse. Je vais demander à mon fils. — Lord Silbron est en excursion aujourd’hui, monseigneur, avec le capitaine et votre maître d’écurie. — C’est vrai, j’avais oublié. Les yeux sur la fenêtre, le duc avait hésité. La chasse n’était pas un plaisir solitaire. Ce divertissement lui avait d’abord paru saugrenu mais, sa décision prise, il était peu enclin à renoncer à son projet. — J’irai seul, avait-il tranché. — Ce n’est pas raisonnable, monseigneur, avait répondu Peshkal, ses traits pâles empreints de gravité. La garde nous a plusieurs fois signalé des bandes de rôdeurs dans la forêt. Laissez-moi vous accompagner. J’ai des affaires à régler en ville, mais je peux vous rejoindre à la lisière de la forêt aux alentours de midi. C’est un plaisir, avait-il ajouté malgré son sourire légèrement contraint. Chago avait encore hésité. Pour un Cheveux-blancs, Peshkal était de bonne compagnie. Mais comme de nombreux Eandi, le duc de Bistari jugeait tous les représentants de la race des sorciers quelque peu… déconcertants. Si l’objectif de cette chasse était de le détendre, chevaucher en compagnie de son Premier ministre n’était pas des plus judicieux. Partir seul n’était toutefois pas plus avisé. Il avait entendu les rapports de ses patrouilleurs. Chago s’était donc résolu à retrouver Peshkal dans les bois. Quelques instants plus tard, il avait quitté son château et, empruntant la route Royale à l’opposé des eaux noires et agitées de l’Anse de Scabbard, s’était dirigé vers la grisaille fantomatique de la Grande Forêt d’Aneira. Il avait pénétré les bois, son arc détendu accroché à l’arrière de sa selle avec un carquois de flèches. Dans la forêt, il n’avait pas vu trace de gibier. Quelques jours plus tôt, la forêt regorgeait encore de sangliers et d’élans. Avec les premiers froids, comme chaque année, les meutes s’étaient déplacées vers le sud et l’intérieur des terres, loin des vents côtiers. S’il repérait ne fût-ce qu’un cerf, Chago aurait de la chance ; qu’il parvînt à s’en approcher suffisamment pour tirer son arc relèverait du miracle. Une nouvelle vague de colère l’envahit. Il ne pouvait accuser le roi d’une chasse piteuse, mais il ajouta la stérilité de ce jour froid et gris à la longue liste des affronts que lui faisait régulièrement subir Carden III, son monarque. Il ne savait plus quand tout avait commencé. Au fond, la querelle qui l’opposait au roi de Solkara n’était que le prolongement du vieux conflit qui opposait la maison de Solkara à celle de Bistari depuis la Première Suprématie Solkarienne et la fin de la guerre civile, sept siècles auparavant. Au cours des deux cent cinquante ans qui avaient suivi, la monarchie aneirienne avait changé plusieurs fois de mains. L’alternance s’était achevée avec la Restauration de Solkara et l’établissement de la Seconde Suprématie Solkarienne, quatre siècles et demi plus tôt. Elle était encore en vigueur. Quelles que fussent les alliances nouées entre les deux maisons les plus puissantes d’Aneira, elles étaient principalement fondées sur l’opportunisme et le calcul. Il fallait bien se rendre à l’évidence, Bistari et Solkara ne s’étaient jamais entendues. Les ducs savaient pourtant, lorsque les circonstances l’exigeaient, mettre leur inimitié à part. Ainsi, lors des nombreuses guerres contre le royaume d’Eibithar, leur voisin du Nord, les hommes de Bistari et de Solkara s’étaient toujours battus côte à côte. Mais les guerres s’achevaient, les crises passaient et une réalité demeurait : le peuple de Chago et celui de la maison royale ne se faisaient simplement pas confiance. Bien sûr, les rivalités entre les différentes maisons d’Aneira étaient courantes. D’après ce qu’en savait Chago, il en allait de même dans tous les royaumes des Terres du Devant. Mais en Aneira, celui qui s’opposait au monarque était souvent bien seul. Chago, lui, avait des amis. Lorsque Bertin de Noltierre venait sur la côte occidentale – il le faisait chaque année –, il s’installait chez Chago et Ria. Bien qu’il n’eût pas vu Ansis de Kett depuis plusieurs années, il comptait le jeune duc parmi ses plus proches alliés. Sur la plupart des sujets concernant le royaume, Bertin et Ansis n’étaient pas les seuls à partager ses positions. Les ducs de Tounstrel, Orvinti et Dantrielle étaient bien souvent à ses côtés. À moins qu’il n’entre en conflit ouvert avec le roi. Les autres n’étaient pas aveugles aux torts considérables de Carden, ils n’acceptaient pas plus que lui les innombrables décrets issus du château de Solkara. Mais au cours des siècles, les monarques successifs de Solkara avaient parfaitement montré ce qu’il en coûtait de s’opposer à eux. Ceux qui poussaient l’impudence jusqu’à se ranger aux côtés de Bistari souffraient plus cruellement encore. Impôts supplémentaires, restrictions sur la chasse, accroissement du nombre de recrues enrôlées au service de l’armée royale – les mesures de rétorsion employées par les rois aneiriens pour punir ce qu’ils considéraient comme des provocations étaient sans nombre. Aucune maison n’avait autant souffert que celle de Chago. Une maison mineure se serait écroulée depuis longtemps ; que Bistari fût encore l’une des plus grandes familles d’Aneira était la preuve de sa force et de celle de ses ancêtres. En dépit des exactions imposées par la maison royale, Bistari s’était développée tout en se donnant beaucoup de mal pour que sa rivalité avec la maison de Solkara ne soit jamais interprétée comme un acte de trahison. Les ducs de Bistari payaient leurs impôts, bien qu’ils fussent largement plus élevés que ceux des autres maisons. Ils envoyaient des soldats aux généraux du roi, bien que leurs quotas fussent très lourds. Ils chassaient lorsqu’ils en avaient le droit, bien que leur saison durât presque une lune de moins que celles de Dantrielle, Rassor et Kett. Les rois de Solkara pouvaient rivaliser de mesquineries ; le blason familial – un formidable rocher dressé face à l’assaut de la mer – illustrait parfaitement ce qu’était Bistari : un roc contre la marée. La résistance du peuple de Chago ne rendait que plus humiliant le dernier affront de Carden. Il pouvait accepter l’augmentation des impôts sur les chalands. Les rois avaient toujours pris leur part des profits liés au commerce, il n’avait aucune raison d’espérer que Carden agisse autrement. Il n’en restait pas moins – n’importe quel homme sensé le savait parfaitement – que les nouvelles taxes portuaires étaient principalement dirigées contre Bistari. Sa ville était la seule cité établie sur la côte. Au contraire de la très grande majorité des maisons d’Aneira qui, bâties au bord des rivières, ou sur les rives d’un lac, comme Orvinti, n’étaient pas exposées aux tempêtes qui, chaque hiver, secouaient l’Anse de Scabbard et détruisaient les ports, Bistari devait, tous les trois ou quatre ans, reconstruire ses installations maritimes. Les travaux étaient considérables et coûteux. Carden, dans un hypocrite souci de justice, s’appliquait à imposer ses taxes à l’ensemble du royaume. Étant donné que les derniers droits de quai ne concernaient que les ports nouvellement bâtis, Bistari, une fois encore, serait la seule à supporter le plus gros de ces nouveaux prélèvements. Le roi le savait. Chago n’en doutait pas une seconde. Ces nouveaux impôts n’étaient qu’une punition de plus en représailles d’une peccadille involontaire qui aurait dû être oubliée depuis longtemps. Combien de temps encore Chago et son peuple paieraient-ils le fait que Silbron était né à moins d’un jour de la mort de Tomaz IX, le père de Carden ? Ria avait failli perdre la vie en donnant naissance à leur fils. Pendant plusieurs jours, Chago avait refusé de quitter son chevet. Le chemin n’était pas long jusqu’à Solkara. Mais il était resté. Et il avait été le seul duc d’Aneira à ne pas assister à la cérémonie rendue en hommage au vieux monarque. Il s’agissait de son fils, de son héritier, avait-il tenté d’expliquer à Carden de nombreuses fois, de la femme qu’il aimait et qu’il avait failli perdre. N’importe quel homme raisonnable l’aurait compris. Les Solkariens n’étaient, hélas, pas connus pour leur sagesse ou leur compassion. L’écho d’un pivert le tira de ses réflexions. Deux corbeaux, aussi noirs que des vautours, traversaient le ciel gris. Chago arrêta son cheval pour observer la forêt. D’abord, il ne vit rien, pas même un geai. Alors que son regard revenait sur le chemin qui s’étendait devant lui, un détail retint son attention. Il sauta à bas de sa monture et, le cœur battant, alla vérifier ce qu’il savait déjà : des crottes d’élan. Il s’agenouilla pour constater qu’elles étaient fraîches. Il se releva et, le corps tendu, scruta les environs. Sans faire de bruit, il revint à son cheval, détacha son arc de sa selle et endossa son carquois. Posant une des extrémités du bois souple sur le sol, il courba son arme, fixa la corde puis tira une flèche et la mit en place. La direction de l’animal n’était pas facile à déterminer. Il avait certainement traversé le chemin. En dehors de cette certitude, Chago ne pouvait rien affirmer. Après quelques secondes de réflexion, le duc se dirigea vers le sud. Un petit ruisseau courait dans les bois non loin de l’endroit où il s’était arrêté. L’élan s’y abreuvait peut-être. L’épais tapis de feuilles mortes qui recouvrait la terre masquait toute trace d’empreintes. Suivant son instinct, il poursuivit dans cette direction. Très vite, il repéra un arbre frêle dont le tronc portait des marques de morsures. L’élan avait rongé une bonne partie de son écorce. Les traces étaient aussi fraîches que les crottes qu’il avait vues sur le chemin. Un frémissement agita le sous-bois devant lui. Le cou tendu, à l’affût de ce qui se cachait peut-être derrière les troncs épais qui lui masquaient la vue, ignorant les feuilles sèches qui trahissaient sa présence, Chago se hâta aussi vite qu’il l’osait. Il eut le temps d’apercevoir l’animal. Comme l’éclat d’une flamme filant sur un ciel sans lune, le brun chaleureux de sa robe avait glissé sur le gris des arbres avant de s’évanouir. Il n’avait pas discerné sa silhouette mais l’animal semblait aussi gros qu’un cerf. Son arc en main, prêt à affronter sa proie, Chago s’élança. Plus loin, il le revit. Le duc se mit à courir. Mais l’animal, aussi habile qu’un spectre au milieu des arbres, lui échappa. Bientôt, il ne distingua plus que les arbres. Il s’arrêta, tendit l’oreille, s’efforçant de percevoir autre chose que le gémissement du vent dans les branches. Le son qui lui parvint le surprit. Dans son dos, son cheval renâcla et martela le sol. Le bruit, de nouveau, se fit entendre. Un chant. La mélodie était si légère, si éthérée que le duc, d’abord, crut qu’il avait rêvé. Qui pouvait chanter dans la forêt par une journée pareille, qui sinon un fou ou un malfaiteur ? Il frissonna, comme sous l’effet d’un coup de vent glacial. Son épée était sanglée à sa selle. Il tenait son arc, mais en face de l’assaillant, rien ne valait le métal. Il pivota et, réprimant son envie de courir, s’élança d’un pas vif vers sa monture. Sentant que sa panique croissait au rythme de son allure, il se força à s’arrêter avant de perdre complètement l’esprit. Son cheval hennit doucement. Pestant contre la faiblesse de ses nerfs, Chago secoua la tête. Il poursuivit sa route, plus calme, scrutant les bois à la recherche du chanteur. La voix se précisait. C’était celle d’un homme, à la fois puissante et suave. Tandis qu’elle approchait, Chago reconnut « Les fleurs d’Aldana », une chanson populaire de Caerisse qu’il avait apprise dans son enfance. Un choix étrange pour une journée aussi froide et lugubre, mais qui, curieusement, le rassurait. Il ralentit. Lorsqu’il aperçut son cheval, un sourire de soulagement flottait sur ses lèvres. Le temps que le chanteur apparaisse, le duc avait ceint son baudrier. Son épée en main, à côté de sa monture, il rit de la frayeur qui l’avait saisi quelques minutes plus tôt. Une telle voix ne pouvait appartenir à un brigand. Son visage acheva de le rassurer. L’homme était mince, barbu. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses larges épaules. Ses yeux pâles étaient du même gris, presque argenté, que les écorces des bouleaux qui les entouraient. Découvrant Chago, l’homme, sans cesser de chanter ni d’avancer, lui adressa un court salut de la tête. Son regard glissa sur l’épée du duc sans altérer l’aimable sourire qui étirait ses lèvres. Chago, songeant que ce visage lui était vaguement familier, se demanda s’il avait jamais chanté au château de Bistari, peut-être au cours du Festival. Il faillit l’arrêter pour lui poser la question. Toutefois, bien que l’homme fût de toute évidence un musicien, ils étaient seuls dans les bois. Jugeant plus sage de laisser l’étranger poursuivre sa route, il se contenta de lui rendre son salut. Lorsqu’il l’eut dépassé, il se tourna pour le regarder s’éloigner. Il ne rengaina son épée qu’au moment où l’homme disparaissait dans les bois, sa chanson s’effaçant doucement avec lui. Chago revint à son élan. Il avait le temps de le traquer mais, s’il s’éloignait du chemin, Peshkal serait incapable de le trouver. Où était son Premier ministre ? Midi était passé depuis longtemps, le Qirsi aurait déjà dû arriver. Chago étouffa un juron. Son cheval s’ébroua. La forêt était silencieuse. Le vent lui-même avait cessé. Chago se figea. La chanson aussi s’était arrêtée. Le chanteur s’était-il tu ou était-il trop loin pour qu’il l’entende ? Parfaitement immobile, cherchant la voix du chanteur avec la même attention qu’il avait mise à écouter son élan un peu plus tôt, le duc prêta l’oreille. Il était ridicule. Le chanteur s’éloignait, il était certainement trop loin. Et puis Chago avait son arc, son épée et il savait se servir des deux. Il n’avait rien à craindre d’un musicien. Il continua pourtant d’écouter les murmures de la forêt. Aucune chanson. Seul un bruit de pas, léger et sûr, se devinait, beaucoup plus proche qu’il n’aurait dû l’être. Ce devait être l’élan. L’esprit en alerte, Chago ne tendit pourtant pas la main vers son arc, mais vers son épée. Il ne fut pas assez rapide. Avant qu’il puisse la tirer de son fourreau, avant même qu’il puisse se tourner vers le bruit, une main bloquait son coude droit. Au même instant, un bras musclé s’enroulait autour de sa gorge. Il était pris. Il se débattit, mais l’homme était d’une force surprenante. Il ouvrit la bouche pour crier mais le chanteur – c’était forcément lui – resserra sa prise sur sa gorge. Il pouvait à peine respirer. — Toutes mes excuses, monseigneur, mais il semble que l’on vous veuille mort. Chago comprit avec horreur qu’il avait affaire à un assassin, pas à un voleur. Où diable était Peshkal ? La vérité s’abattit sur lui avec une clarté si aveuglante, une telle violence, qu’il sentit ses genoux se dérober. L’homme le retint. Cela faisait près d’un an que durait la rumeur. Ses origines étaient si diverses qu’elle devait être fondée. S’il avait fini par admettre l’existence d’une conspiration qirsi, le duc de Bistari n’avait cependant jamais remis en cause la loyauté de Peshkal, le premier de ses ministres. Le sorcier était à son service depuis près de huit ans. Trois ans après son arrivée au château, il l’avait nommé à la tête de son gouvernement. Chago ne le considérait pas comme un ami, loin s’en fallait, mais il le payait généreusement, se fiait à ses conseils et lui faisait confiance pour diriger son duché, veiller sur la sécurité de sa famille et sa propre vie. Jusqu’à ce jour, Peshkal ne lui avait donné aucune raison de douter de lui. La chasse était son idée, tout comme l’expédition de Silbron ce jour-là. Il avait tout manigancé de sorte que le duc se trouve dans la forêt. Il s’était même assuré qu’il serait seul, à cet endroit précis et à cette heure. Les paroles de son Premier ministre résonnaient à ses oreilles. Devant ses yeux dansait son sourire fourbe. « J’ai des affaires à régler en ville, mais je vous retrouverai à la lisière de la forêt aux alentours de midi. » Le Qirsi l’avait tué et Chago avait été une proie facile. Tout cela lui apparut en un éclair. L’assassin le tenait fermement. Écartant les doigts que Chago avait posés sur la garde de son épée, il s’en empara à sa place. — Belle lame, monseigneur, fit-il en la jetant loin d’eux. Où est votre poignard ? Comme Chago restait silencieux, l’homme lui comprima la gorge. — Ma ceinture, souffla Chago étranglé. L’homme palpa sa ceinture jusqu’à découvrir son arme. Il s’en débarrassa comme de son épée. Les deux mains de Chago étaient libres. Il se raidit. S’il était assez rapide… Avant qu’il puisse agir, la pointe d’une lame se trouvait au coin de son œil. — Ça peut être rapide ou très lent, monseigneur. Douloureux ou pas. À vous de choisir. — Je ferai ce que vous voulez, murmura Chago désespéré. Je vous en prie, pas mes yeux. Sans répondre, l’homme ôta son couteau. — Vous n’avez pas besoin de me tuer, poursuivit le duc, dites-moi seulement ce que vous voulez. — Je vous l’ai dit, quelqu’un veut votre mort. Je n’y peux rien. — Si. C’est votre métier. Le chanteur ne dit rien, mais Chago le sentit sortir un objet de sa poche. — Est-ce mon Qirsi qui vous a engagé ? Vous pouvez au moins me l’apprendre. L’homme interrompit son geste. Quelques secondes plus tard, il fit tourner le duc. Face à face, les deux hommes se dévisagèrent. Chago et l’assassin étaient presque de la même taille. Sachant qu’il n’était pas qu’un simple chanteur, le duc remarqua ce qu’il n’avait pas vu lorsqu’il l’avait croisé. Une petite cicatrice marquait sa joue et son regard pâle brillait d’un éclat froid et dur. S’il n’avait pas souri lorsqu’ils s’étaient aperçus, Chago aurait immédiatement compris qu’il avait affaire à un tueur. L’assassin écarta les mains. Il tenait un garrot. La corde, enroulée autour de ses poignets, était tendue à l’extrême. Depuis des siècles, le garrot était l’arme favorite des assassins envoyés par les rois de Solkara. — C’est Carden alors ? L’assassin resta silencieux. Chago recula. Il trébucha et s’effondra sur le sol. Des larmes baignaient son visage. — Je vous en supplie, s’exclama-t-il alors que l’homme avançait en faisant claquer son garrot. J’ai de l’or, je peux vous payer bien plus que celui qui vous envoie. Aussi incroyable que cela parût, l’homme hésita. — Dites-moi combien, poursuivit le duc plus assuré. Mon trésor est à vous. * Cadel n’avait jamais envisagé une éventualité pareille. On le payait pour tuer et il tuait. Dans son métier, l’échec signifiait la mort. S’il l’avait oublié, la perte de Jedrek, son partenaire, survenue quelques cycles plus tôt, le lui eût cruellement rappelé. Mais s’il refusait de tuer ? S’il choisissait de laisser sa victime en vie ? Les Qirsi tenteraient peut-être de le faire assassiner. Tant mieux. Il n’attendait que ça. Il travaillait pour eux depuis trop longtemps. Si longtemps qu’il dépendait même presque entièrement de l’or qu’ils lui offraient. S’ils l’attaquaient, il aurait l’occasion de se défendre et celle, enfin, de s’affranchir de leur joug. Mais il était plus probable, plutôt que d’en finir brusquement, qu’ils cherchassent à le détruire. Ils connaissaient son véritable nom, les circonstances qui l’avaient poussé à fuir la cour de son père dans le sud de Caerisse alors qu’il n’était guère plus qu’un enfant. Tout comme ils n’ignoraient rien de tous les meurtres qu’il avait perpétrés en leur nom. Ils pouvaient ruiner son existence. Un seul mot prononcé à l’oreille de la bonne personne suffirait à faire de lui un éternel fugitif. Ce qui ne rendait que plus attrayante la proposition du duc tremblant devant lui. Avant de mourir, beaucoup de ses victimes tentaient d’acheter sa pitié ; ses employeurs étaient aussi riches et puissants que ceux dont ils souhaitaient la mort. Il avait toujours refusé. Quelque chose dans la supplique de Bistari, peut-être le fait qu’il eût deviné l’identité de celui qui avait commandité son crime, retint son attention. Il haïssait tellement son travail pour les Qirsi qu’il en arrivait au point de considérer leur dernière victime sinon comme un allié, du moins comme le moyen de se libérer des Cheveux-blancs et de leur or. Le duc était parvenu à ébranler Cadel. — Vous ne voulez pas me tuer, poursuivit l’homme toujours à terre. Cadel ouvrit la bouche, mais ne dit rien. Ses doutes ne regardaient que lui. — Combien ? le questionna-t-il simplement. — Plus que vous ne pouvez imaginer. Mon duché est le plus prospère d’Aneira. Seul le roi est plus riche que moi. — Je ne vous demande pas le montant de votre richesse mais combien vous êtes prêt à me donner. — Autant que vous le voulez. Tout si nécessaire. Il hésita. — Je ne suis pas un homme courageux, j’ai peur de mourir. Cadel ferma brièvement les paupières et étouffa un juron. Cet échange était ridicule. Jedrek ne l’aurait jamais laissé ne serait-ce que débuter une telle conversation. Que croyait-il ? Aucun duc, même mort de peur, ne céderait sa fortune à un assassin. Bistari n’avait aucune intention de le payer. — Une fois que vous m’aurez donné votre or, vous enverrez vos soldats m’arracher le cœur pour le récupérer. — Non, je vous laisserai fuir. Je vous donne ma parole. Mais Cadel sentait son espoir s’envoler. S’il avait une chance de recouvrer sa liberté, ce n’était pas de cette façon, pas avec cet homme et ses belles promesses. Il était stupide d’y avoir cru. Jedrek avait été tué par un ennemi des Qirsi qui le payaient. Que son meurtrier fût également qirsi était une ironie du sort dont l’humour, bien que cruel, n’eût pas déplu à Jed lui-même, mais ça ne changeait rien. S’il voulait retrouver l’assassin de son partenaire, il avait besoin des Cheveux-blancs. Autrement dit, quelle que fût la sincérité de l’offre de Bistari, il ne pouvait l’accepter. Cadel lui tendit la main en souriant. Il tenait toujours son garrot mais le duc ne semblait pas s’en émouvoir. Un large sourire aux lèvres, comme s’ils avaient été les meilleurs amis du monde, il laissa l’assassin le remettre sur pied. Il allait parler quand Cadel, sans le lâcher, d’un mouvement aussi preste que fluide, le fit pivoter. Dans le même élan, il passa sa corde autour du cou de sa victime et serra d’un coup sec. Sa nuque se brisa comme une brindille. Doucement, il laissa tomber le corps sans vie sur le sol. Il se baissa, prit son garrot puis, plongeant la main dans la poche de son pantalon, sortit la petite lanière de cuir qu’il avait emportée avec lui. Déchirée d’un côté, elle était, de l’autre, ornée d’une garniture dorée frappée de la panthère de Solkara. Elle lui avait été donnée, en même temps que la moitié de ses gages, par un vieil homme, un marchand qirsi de Dantrielle. Bien qu’il se fût posé la question, Cadel ne lui avait pas demandé comment les Cheveux-blancs étaient entrés en possession d’un tel objet. Le vieil homme l’ignorait certainement. L’eût-il su, qu’il ne lui aurait, de toute manière, pas répondu. Il plaça la lanière dans la main de Chago, le bout doré à l’extérieur, de sorte que son éclat fût bien visible dans la pénombre grise de la forêt. Puis il serra le poing du mort, allant jusqu’à l’écraser et briser même l’ongle d’un de ses doigts. On lui avait dit de rendre la scène convaincante. Compte tenu de ce qu’il gagnait, il ne pouvait pas faire moins. Le subterfuge était des plus persuasifs. Il recula, vérifia sa mise en scène et inspecta les environs afin de s’assurer qu’il ne laissait aucune trace de son passage, ni aucun indice susceptible d’éveiller la suspicion des hommes qui découvriraient le cadavre. Satisfait, il s’éloigna vers l’est, loin de Bistari et de l’Anse de Scabbard. Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il entendit des bruits. Dissimulé derrière un large tronc, il vit approcher un Qirsi monté sur un petit cheval gris. Ses cheveux étaient plus courts que la plupart de ceux des sorciers. Le jaune de ses yeux était si vif qu’ils luisaient dans la pénombre. Vêtu comme un ministre, il portait une pelisse ornée du blason de la maison de Bistari. Le Premier ministre. Cadel en était si convaincu qu’il sortit de sa cachette. Le cheval s’ébroua. Son cavalier tira sur les rênes de sa monture et s’arrêta. Après que son regard se fut, quelques instants, posé sur Cadel, il détourna les yeux vers le corps étendu au milieu du chemin et revint à l’assassin. Il acquiesça. Cadel lui rendit son signe de tête puis se détourna et repartit vers l’est. Il s’enfonça entre les arbres en reprenant sa chanson. Il avait trois jours pour rejoindre Solkara. La distance n’était pas très grande, mais il ne pouvait se permettre d’arriver en retard. 2 Solkara, Aneira Yoli croisa les bras sur sa poitrine et se rapprocha aussi près que possible de la cheminée. Elle portait la plus chaude de ses robes noires, et les plus doux de ses plus épais sous-vêtements de laine, mais ils ne suffisaient pas, pas plus que le feu qu’avaient généreusement nourri les nonnes pour elle, à la protéger de l’air glacial qui la frigorifiait jusqu’à la moelle de ses os frêles. Elle aurait donné tout ce qu’elle possédait pour être autorisée à fermer les portes du sanctuaire. Mais c’était la Nuit de l’Apogée, pendant le cycle de la lune de Bian, le dieu du Royaume du Dessous, et elle était la Mère prieure du temple du Trompeur. Elle ne pouvait pas plus fermer les portes qu’elle ne pouvait éteindre les cierges qui brûlaient sur l’autel. Il était encore tôt – le soleil n’était pas couché depuis plus d’une heure – et, déjà, elle avait hâte que la nuit s’achève. Le froid, le flot ininterrompu des fidèles, les sacrifices répétés ; c’était beaucoup pour elle. Yoli, qui n’avait jamais été une femme orgueilleuse, n’avait aucun mal à reconnaître qu’elle était trop âgée. Il était temps qu’elle cède sa robe à l’une de ses nonnes. Plusieurs d’entre elles étaient à ses côtés depuis les douze années requises. Parmi elles, deux ou trois semblaient prêtes, et capables, de diriger le sanctuaire. À la fonte des neiges, au retour des premières chaleurs, elle passerait la main. Mais ce soir, sa place était ici. Elle avait à peine eu le temps de se réchauffer les mains qu’un nouveau groupe de suppliants approchait. Le bruit de leurs pas et leurs murmures résonnaient contre les voûtes du plafond. Ici, les visiteurs se succédaient toute l’année. Dans le sanctuaire de Bian, quel que soit le cycle lunaire, les vivants pouvaient, chaque Nuit de l’Apogée, rencontrer l’esprit de leur mort le plus cher. La Nuit des Deux Lunes, lors du cycle de Bian, était particulière. Ils pouvaient, dans n’importe quel temple du pays, revoir tous ceux qu’ils avaient aimés et qui n’étaient plus. Mais la Nuit de l’Apogée, pendant la lune du Trompeur, était spéciale. Cette nuit, c’était au tour des morts injustement disparus de quitter le Royaume du Dessous pour hanter les vivants. Cette nuit était la leur. Les jeunes veuves ne venaient pas pleurer leurs époux, les parents cruellement frappés par le destin ne venaient pas offrir leur sang et leurs larmes pour leurs enfants arrachés trop tôt à leur amour. C’était une nuit de peur plutôt que de chagrin, une nuit de vengeance plutôt que de réconfort ou de consolation. Ce soir, le sanctuaire ouvrait ses portes aux mercenaires, bourreaux et brigands, aux guérisseurs dont les erreurs avaient coûté des vies, aux amants enflammés par une passion meurtrière. Mère prieure du sanctuaire de Bian, Yoli ne pouvait refuser l’accès de son temple à aucun d’entre eux, quelles que fussent l’horreur de leur crime et son aversion pour leurs forfaits. Au cours de cette nuit, elle rendait grâce aux dieux d’avoir perdu une bonne partie de la vue car, bien qu’elle sentît la noirceur de leurs cœurs, la vision de leurs visages lui était épargnée. Elle les rencontrait devant l’autel, levait son couteau sacrificiel pour verser leur sang dans le bol de pierre et leur donnait l’autorisation de passer la nuit entre les murs du sanctuaire. Ceux qu’ils avaient tués pouvaient les atteindre ici aussi, mais le sang versé en offrande, la présence de la prêtresse de Bian, celle de leurs compagnons d’infortune, s’ils ne mettaient pas les meurtriers à l’abri du courroux de leurs victimes, leur apportaient un relatif réconfort. Les nouveaux venus étaient des mercenaires, des hommes larges d’épaules, à l’accent de Sanbiri ou de Caerisse – Yoli n’avait jamais su les distinguer. Leurs cheveux étaient gris et leurs bras, autrefois musclés, étaient décharnés par les ans. Après avoir enduré la morsure de son couteau sans broncher, ils s’éloignèrent dans un coin reculé du temple, gémissant comme des enfants à la vue des spectres de ceux qu’ils avaient assassinés au cours de traquenards depuis longtemps oubliés. Yoli regarda les silhouettes, sombres et floues malgré la lueur des flammes, s’enfoncer l’une après l’autre dans l’obscurité, puis elle fit tournoyer chaque bol afin que le sang recouvre toute sa surface et rejoignit la chaleur de son feu de cheminée. Elle n’avait fait que quelques pas lorsqu’elle entendit un nouveau venu pénétrer dans le temple. — Mère prieure, murmura une voix d’homme au même accent. Elle se tourna avec lassitude et se força à l’accueillir en souriant. Il était grand, mince et portait de longs cheveux noirs. Ses yeux trop faibles ne lui permettaient pas d’en distinguer davantage. Il s’arrêta non loin d’elle et s’inclina profondément. — Venez-vous offrir votre sang ? — Oui, répondit-il. Sa voix mélodieuse, son accent ne lui étaient pas étrangers. — Vous êtes déjà venu. — Oui, plusieurs fois, reconnut-il après une brève hésitation. — Venez, dit-elle en retournant vers l’autel. Les bols étaient déjà vides, Bian était particulièrement assoiffé ce soir. L’homme releva sa manche et offrit le creux de son bras à la lame de son couteau. — C’est mon habileté qui vous fait revenir ? — Vous êtes adroite, Mère prieure, mais plus que votre adresse, c’est votre beauté qui m’attire. Elle rit. — Ça m’apprendra à poser des questions ! Elle crut voir un sourire se dessiner sur ses lèvres. — Souhaitez-vous dédier ce sacrifice à quelqu’un en particulier ? Devant son hésitation, elle comprit la véritable raison de son retour au sanctuaire. Il avait pris une nouvelle vie depuis son dernier passage. Elle frissonna mais pas à cause du froid. — Non, Mère prieure. Sans se résoudre à le regarder, elle acquiesça et leva son couteau de pierre. — Bian, écoute-moi ! implora-t-elle les yeux fermés. Un homme vient à toi, offrir le sang de sa vie. Juge-le équitablement et accepte son offrande. Elle fit glisser sa lame sur son bras et recueillit le sang dans un des bols. Lorsque l’écoulement grenat se ralentit, elle posa le récipient sur l’autel et enveloppa son bras d’un tissu fin. — Merci, dit l’homme en repliant son coude. — Vous êtes libre de passer la nuit ici, lui déclara Yoli, les yeux sur le bol. Quel que soit le réconfort que vous pourrez trouver entre ces murs, il est à vous. — Merci, répéta-t-il. Il s’était éloigné mais se retourna. — Vous aurais-je offensée, Mère prieure ? — Non. Il l’observa quelques instants puis, après un bref hochement de tête, se détourna. — Je connais la raison de votre venue, le retint-elle alors qu’il s’en allait. Il s’arrêta. — Dois-je partir ? s’enquit-il le dos tourné. La prêtresse n’avait pas peur. C’était peut-être un tort, mais elle était trop âgée et servait le Trompeur depuis trop longtemps pour craindre la mort. Et puis cet homme était venu à son sanctuaire précisément parce qu’il n’avait rien à craindre d’elle. — J’ai accepté votre offrande. Tout comme Bian, constata-t-elle, les yeux sur le bol déjà vide. Vous êtes libre de rester ou de partir. — Ai-je une raison de vous craindre ? — Vous savez que non. Il parut hésiter. — Alors, je vais rester. — Ce choix vous appartient. Il demeura pourtant immobile. — Mère prieure, reprit-il en se tournant vers elle. Il y a quelqu’un pour qui j’aimerais verser mon sang. Bian accepte-t-il deux sacrifices successifs ? — Bien sûr. Venez. Le bol et le couteau vous attendent. L’homme revint à l’autel et releva sa manche. Yoli répéta sa prière avant de s’interrompre. — Quel est le nom de cette personne ? — Est-ce nécessaire ? — Quand le sacrifice a un destinataire particulier, c’est le rituel. Il baissa le bras. — Il n’y a pas d’autre moyen ? — Je suppose que Bian est capable de lire dans votre cœur et votre esprit. — Merci, Mère prieure, c’est plus… facile. Elle acheva son invocation et lui fit une seconde entaille. Elle le pansa et, après avoir fait tourner le sang dans le bol, se résigna à croiser son regard. — Je vous remercie, lui dit-il. Vous vous êtes montrée très généreuse à mon égard, peut-être bien plus que je ne le mérite. Je ne l’oublierai pas. — Je n’ai fait ni plus ni moins que ce que Bian et ma fonction exigent. — Bien sûr, admit-il en baissant les yeux. — Si vous revenez l’année prochaine, je ne serai probablement plus là, ajouta-t-elle. Il releva les yeux. — Êtes-vous souffrante, Mère prieure ? — Non, simplement âgée. — Je vois. Pourquoi me l’annoncer ? Elle haussa les épaules. — Pour vous dire que, dans un an, un autre prêtre ou une autre prêtresse portera cette robe. Je n’ai pas encore choisi mon successeur, mais il ou elle sera beaucoup plus jeune. Je pensais que vous deviez le savoir. — Vous êtes une femme hors du commun. J’aurais aimé vous rencontrer quand vous étiez plus jeune, sourit-il après un long silence. La prêtresse ne se souvenait pas du dernier homme qui l’avait fait rougir, mais elle découvrait que cette sensation lui avait manqué. — Plus jeune, répondit-elle, j’étais beaucoup moins avisée. — Permettez-moi d’en douter. Il se tut. — Je vous remercie de votre avertissement, Mère prieure. Je m’en souviendrai au moment de revenir l’année prochaine. — Bien. Mais nous n’en sommes pas encore là. En attendant, j’espère que ce soir vous trouverez un peu de réconfort entre ces murs. — Moi aussi. Il la salua de nouveau et, cette fois, quitta l’autel. Yoli le regarda s’éloigner. Malgré ce qu’elle connaissait de lui, elle lui souhaita une nuit clémente. Ce soir, il n’avait nul endroit où échapper à la colère de ses victimes. Il le savait. Tout comme elle sentait que son seul réconfort était la certitude que la prêtresse qui avait accepté son offrande était trop âgée et trop aveugle pour distinguer son visage. * Cadel, incrédule, s’enfonça dans le coin le plus obscur du sanctuaire. Pour la seconde fois en quelques jours, il se dévoilait plus qu’il ne l’avait jamais fait et bien plus qu’il n’en avait l’intention. Le duc était mort, et il était convaincu que la prêtresse ne représentait pas le moindre danger, mais il venait, encore une fois, de faire preuve d’une imprudence qui ne lui ressemblait pas. Cette attitude, qui ne l’aurait pas étonné de la part de Jedrek était, de la sienne, stupéfiante. Jedrek. Il s’arrêta brusquement. Se pouvait-il que le problème vînt de lui ? Jedrek l’avait accompagné pendant vingt ans. Deux décennies durant, il avait parcouru le royaume et tué en sa compagnie. Aujourd’hui, il était seul. Se pouvait-il qu’il souffrît de sa solitude ? Il faillit éclater de rire. Qu’il soit aux mains d’une dangereuse alliance avec les Qirsi ne l’aidait pas, mais si Jed avait été là, les Cheveux-blancs auraient moins compté. — J’ai besoin d’un partenaire, fit-il à voix haute. Ses paroles résonnèrent contre les voûtes. Il jeta un regard inquiet autour de lui avant de se souvenir que personne ne lui prêtait la moindre intention. Où qu’il tournât le regard, ses yeux ne rencontraient que des hommes et des femmes recroquevillés et tremblants comme des chiens blessés. Confrontés à leurs morts, le visage baigné de larmes ou tordu de souffrance, ils parlaient tous à voix haute. Même si on l’avait entendu, ses paroles n’auraient surpris personne. Il se hâta. Ses propres victimes ne tarderaient pas à le trouver et avec elles commenceraient ses tourments. Comme alerté par sa réflexion, un esprit, aux contours d’abord indistincts, mais aussi blanc et lumineux que la lumière d’une étoile, apparut devant lui. Lentement, comme le premier soldat d’une puissante armée émergeant de la brume, la silhouette prit forme devant lui. C’était un homme. Il était grand, mince. Ses cheveux étaient blancs et ses yeux sombres. Même sans l’étrange inclinaison de sa tête et la fine ligne bleuâtre qui lui ceignait le cou, Cadel l’eût immédiatement reconnu. Il n’était mort que depuis trois jours. — Tu me reconnais, constata le duc de Bistari d’une voix aussi lugubre et froide que la lande pendant la saison des neiges. Cadel acquiesça. — As-tu peur de moi ? — Non, répondit-il calmement. — Bien sûr que non, rétorqua le duc avec un sourire féroce. Un assassin apprend à vivre avec ses fantômes, n’est-ce pas ? — Nous n’avons pas le choix. Une seconde silhouette, un couteau planté dans la poitrine, émergea de l’ombre. Le marquis de Tantreve. Cadel l’avait tué l’année précédente, près de son château, dans le nord d’Aneira. — Et lui ? demanda le duc. — Lui non plus. D’autres avancèrent : Filib de Thorald, la gorge tranchée et l’annulaire sectionné ; Hanan de Jetaya, le visage contorsionné par le poison qu’il avait ingurgité ; Cyro d’Yserne, l’angle de sa tête et le trait bleui de son cou tellement similaires à ceux que portaient le duc de Bistari qu’ils semblaient les fils jumeaux de quelque cruel démon du Royaume du Dessous. Très vite, ils furent des douzaines. Bien qu’il se souvînt des morts qu’il avait infligées aussi clairement que de celle de Chago, il avait oublié leur nom. Mais il n’avait pas peur. Il entendait les lamentations des autres, leurs supplications, leurs cris, leurs gémissements. On racontait que des mercenaires, tellement désespérés d’échapper à leurs apparitions la Nuit de la Mort, allaient jusqu’à se crever eux-mêmes les yeux pour ne plus voir leurs victimes. Quelques années auparavant, dans le sanctuaire de Macharzo, il avait vu un homme s’emparer du couteau du prêtre et se le plonger dans le cœur. Ceux-là connaissaient peut-être des situations qui lui étaient étrangères. Il aurait peut-être dû être terrifié. Mais il avait été payé pour tuer ces hommes. Ils n’avaient peut-être pas mérité leur sort mais, s’ils en avaient eu le temps, aucun d’entre eux n’eût hésité à l’engager pour faire subir le même sort à leurs ennemis. Chaque année, il passait la Nuit de la Mort dans un sanctuaire de Bian. Non parce qu’il craignait les esprits de ses victimes, mais parce qu’il respectait bien plus le dieu qui les envoyait vers lui. Si le Trompeur pouvait se jouer aussi facilement des règles de la vie et de la mort, il méritait son respect et sa vénération. Cette année pourtant ne serait pas comme les autres. Cette année, il serait confronté à un spectre qu’il aurait voulu éviter, un visage qu’il ne supporterait pas de revoir. Il avait compris qu’il en serait ainsi dès qu’il l’avait vue. C’était par une nuit chaude et claire, au cœur de la saison des semailles dans le château de Kentigern. Il avait pressenti combien cette nuit lui serait pénible à cause d’elle. Si seulement on lui avait demandé de tuer son père, ce gros duc au sale caractère, ou mieux, l’enfant gâté auquel elle était promise. Mais Filib de Thorald avait déjà été assassiné et les Qirsi qui l’employaient craignaient que la mort brutale d’un autre héritier du trône d’Eibithar n’éveille les soupçons. Ils avaient donc exigé que ce soit la fille. Il avait entendu les rumeurs concernant sa beauté et sa gentillesse. Lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois cette nuit-là, dans la grande salle de la forteresse sur le Pic, il avait compris combien les récits concernant Lady Brienne de Kentigern étaient pâles en comparaison de la réalité. Elle était vêtue d’une robe saphir si éblouissante que la cascade de boucles blondes qui se répandait jusqu’à sa taille ressemblait à une rivière d’or pur. Cadel jouait ce soir-là le rôle d’un serviteur, aux ordres du maître de chai, chargé de distribuer le vin. L’humilité de sa condition n’avait pas empêché la jeune fille de le gratifier d’un sourire si chaleureux et si sincère qu’il aurait préféré fuir Kentigern et abandonner toutes les richesses promises par les Qirsi. Mais il était beaucoup trop tard. Les Cheveux-blancs l’avaient grassement payé, Jedrek avait déjà commencé à dépenser l’argent qu’ils n’avaient pas encore empoché, et les Qirsi en savaient bien trop sur son passé – son nom de famille, la disgrâce qui l’avait poussé à fuir la cour de son père – pour qu’il renonçât. Il n’avait pas le choix. — Aucun d’entre nous n’ébranle ton cœur, reprit le duc de Bistari en désignant d’une main lumineuse les spectres qui l’entouraient. C’est ce que tu veux nous faire croire ? — Que vous me croyiez ou non, répondit Cadel, c’est la vérité. Un léger sourire effleura les lèvres du mort. Avec sa tête inclinée, il ressemblait à un enfant malicieux. — Il y en a pourtant un, n’est-ce pas ? Un que tu crains. Cadel frissonna comme si l’air s’était brusquement rafraîchi. Il aurait voulu nier, mais c’était inutile. Les morts flairaient la vérité et n’aimaient pas les mensonges. — Oui, il y en a un. Le duc, en même temps que s’écartait la masse luminescente des silhouettes autour de lui, regarda derrière lui. Un spectre solitaire avança. Il savait qu’elle viendrait – pourquoi l’aurait-elle épargné ? – mais il ne s’était pas préparé à ce qu’il découvrait. Elle portait sa robe saphir, déboutonnée jusqu’à la taille, comme la nuit de sa mort. Sa peau brillait du même éclat que Panya, la lune blanche. Et son visage, à l’exception de l’éclaboussure sanglante qui maculait sa joue, était aussi radieux que dans son souvenir. Mais les yeux de Cadel glissèrent sur sa gorge, son ventre et ses seins nus. Couverts de sang séché, ils étaient lardés d’horribles coups de couteau. Le poignard de Lord Tavis, fiché entre ses seins, pointait son manche accusateur sur le cœur de l’assassin. Il avait voulu donner à son crime l’allure d’un meurtre commis par une brute, ivre de boisson, de luxure et de rage. Son succès était écœurant. — Vous me regardez comme si vous ne reconnaissiez pas votre travail, se moqua Brienne, effroyablement glaciale. Ne laissez pas le poignard de mon seigneur vous abuser. C’est votre main qui a guidé la lame. Cadel voulut répondre mais ne put que hocher la tête. — Vous niez ? demanda-t-elle d’une voix aussi affilée qu’un vent d’orage. Il leva la tête et croisa son regard. Ses yeux gris flamboyaient. Des larmes glissaient sur ses joues comme des perles de rosée touchées par les rayons du soleil. — Vous niez ? répéta-t-elle. — Non, souffla-t-il d’une voix à peine audible au milieu des lamentations des autres. — Méritais-je de mourir ainsi ? Elle désigna les blessures et le sang qui la couvraient. — Vous ai-je offensé ? — Non, madame. — Étais-je un tyran ? Le monde est-il meilleur sans ma présence ? Il parvint à esquisser un sourire. — Au contraire. — Alors pourquoi ? lui demanda l’esprit. Pourquoi m’avez-vous fait cela ? — Parce qu’on m’avait payé, comme on m’a payé pour tuer la plupart de ceux qui sont avec vous. — Vous tuez pour de l’argent. — Oui. — Pourquoi ? Il recula. — Comment ? — Pourquoi choisit-on une telle profession ? Cadel la dévisagea. Les événements lui avaient facilement permis d’oublier qu’elle n’était presque qu’une enfant lorsqu’il l’avait tuée. Son regard et sa question lui rappelaient cruellement sa jeunesse. — Parce que ça paie bien, madame, lui expliqua-t-il comme s’il s’adressait à une enfant de dix ans. — Je le sais bien, répliqua-t-elle durement. Je ne vous demande pas pourquoi vous le faites maintenant. Je veux savoir comment vous avez commencé. Vous n’êtes certainement pas allé à votre Aspiration en espérant que la pierre vous révèle en assassin. Il sentit sa bouche se tordre. Elle n’était peut-être pas si naïve après tout. — Il a commencé avec moi, s’éleva une voix parmi les autres spectres. Un homme avança. Il était jeune. C’était son rival, le garçon qui, comme lui, convoitait l’amour de Venya. Il s’appelait Eben. Cadel l’avait tué d’un coup à la tête. L’assassin n’avait pas besoin de voir le sang derrière sa tempe pour s’en souvenir. Il sentait encore le poids de la pierre dans sa main. Il entendait même le bruit qu’elle avait fait en heurtant le crâne de son rival. — Est-ce vrai ? lui demanda Brienne tandis qu’Eben la rejoignait. C’est le premier ? — Oui. — L’avez-vous tué pour de l’argent ? Cadel, un faible sourire aux lèvres, secoua la tête. — Non, madame. Je l’ai tué par amour. Ou du moins pour ce que je croyais être de l’amour. — Nous étions amoureux de la même fille, expliqua froidement Eben. Il m’a surpris sur un chemin non loin du château de Nistaad, un chemin écarté, solitaire, peu fréquenté. Je croyais être seul. Je ne l’ai même pas entendu venir. Le regard brillant de Brienne se rétrécit. — Et cela vous a plu ? Vous avez décidé d’en faire votre moyen de subsistance ? Je n’avais pas le choix, eût-il voulu répondre. C’était mon seul talent. Plutôt que d’affronter le châtiment de mon crime, j’ai préféré fuir la cour de mon père. J’avais besoin d’argent pour vivre. Que pouvais-je faire d’autre que tuer ? Mais il n’en avait jamais parlé à quiconque et il n’était pas prêt à le faire, même au spectre qui lui faisait face et qui méritait sa réponse. — Quelle importance ? répondit-il en détournant les yeux. Quelle raison… — Je veux comprendre ! exigea le spectre d’une voix terrible. Ses paroles, audibles parmi les vivants aux seules oreilles de Cadel, résonnèrent sous les voûtes. — Non, s’obstina-t-il en enfouissant ses mains, brusquement tremblantes, au fond de ses poches. Je ne vous le dirai pas. On m’a donné de l’or et je vous ai tuée. C’est tout ce que vous devez savoir. — Est-ce qu’ils voulaient la guerre ? Est-ce pour ça qu’ils vous ont payé ? Pour que le père de Tavis et le mien entrent en guerre ? — Je ne sais pas. Peut-être. — Étaient-ce des Qirsi ? Cadel sentit son visage s’empourprer. Elle pleurait ; son visage, presque parfait, était adorable, mais ce n’était pas une jeune fille qui se tenait devant lui. Elle était un esprit, un spectre, une servante de Bian. Il se força à s’en souvenir. — Je ne vous dirai rien d’autre. Il vit ses yeux s’embraser d’une lueur démoniaque et son sourire s’élargir. La même expression se peignit sur les visages des silhouettes lumineuses avoisinantes. — Tu l’as déjà fait, fit-elle. Et je vais en informer mon père, Tavis et tous les vivants qui pourront m’entendre. — Ça ne changera rien. Elle l’observa avec curiosité. — On dirait que cela t’attriste, on dirait presque que tu voudrais que je les arrête. — Je profite de leur or, cela ne veut pas dire que je partage leur cause. — Mais tu les protèges. Pourquoi ? — Vous ne pourriez pas comprendre. — Qu’en sais-tu ? répliqua doucement le fantôme. Explique-moi. — Non ! s’exclama-t-il avec presque autant de force qu’elle tout à l’heure. Non, répéta-t-il en hochant la tête. Ils sont de ce monde, mon monde. Ils savent comment me trouver. Si je vous révèle quoi que ce soit, je risque ma vie. — Alors tu les crains. — Oui. — Plus que moi ? Cadel n’y avait jamais songé en ces termes, mais là n’était pas la question. Il craignait les Qirsi bien plus que n’importe quoi ou n’importe qui dans les Terres du Devant. Pas seulement parce qu’ils connaissaient son passé, mais parce qu’ils possédaient des pouvoirs qu’il était à peine capable de comprendre. Ses ennemis eandi, même ceux qu’il respectait, ne l’effrayaient pas. Il savait manier les armes, comment écraser un larynx d’un coup sec et, quand c’était nécessaire, comment se fondre dans son environnement, fût-ce une place de marché bondée de monde ou l’ombre épaisse et silencieuse d’un bois. Quelle que fût pourtant la force de son désir de se rebeller contre les Qirsi qui contrôlaient désormais si bien sa vie, il savait qu’il ne courrait jamais le risque d’affronter leur vengeance. — Plus que vous, madame, répondit-il enfin. Vous appartenez peut-être au royaume du Trompeur, mais je ne suis obligé de vous affronter qu’une seule fois par an. Elle le contempla en hochant la tête puis leva la main et lui fit signe d’approcher. — Viens, dit-elle. Un souffle aussi léger que la brise, comme s’ils avaient soupiré en même temps, s’éleva parmi les spectres. L’immobilité de Cadel attira un sourire sur les lèvres de Brienne. — Ne me dis pas que tu as peur. Tu n’hésiterais pas une seconde à approcher un des Qirsi qui te paient si généreusement. Il déglutit péniblement et fit un pas. — Plus près, fit-elle en souriant. Il avança jusqu’à se trouver assez proche pour lui prendre la main, assez proche pour se pencher et goûter la saveur de ses lèvres. — Maintenant, murmura-t-elle, touche-moi. Les autres murmurèrent leur approbation. Cadel n’y prêta pas la moindre attention. Une part de lui-même désirait lui obéir. Il sentait presque le doux parfum qui émanait de son corps la nuit où il l’avait tuée. Il lui était si facile de lui caresser la joue ou d’embrasser la douceur de son front. Mais cela aurait signifié sa mort. Elle ne pouvait pas l’atteindre. D’après ce qu’il avait compris, un tel contact était interdit aux esprits. Si Bian le leur avait permis, aucun doute que ceux qui étaient morts de sa main l’eussent attrapé depuis longtemps. Les vivants en revanche pouvaient toucher leurs morts, mais ils franchissaient alors les portes du royaume de Bian sans espoir de retour. L’image de Brienne frissonna comme la surface d’un lac paisible parcourue d’un vent léger. L’instant d’après, elle lui apparaissait pure et intacte. Sa robe était boutonnée sur sa poitrine, et le couteau avait disparu. — Touche-moi, répéta-t-elle, prends-moi dans tes bras. — Vous savez que c’est impossible. — Je sais que tu mourras, si c’est ce que tu veux dire. Mais n’est-ce pas préférable à la mort sinistre qui t’attend hors des murs du sanctuaire ? Lord Tavis est à ta recherche. Je lui ai dit de rétablir son honneur et de retrouver son rang, mais il ne s’arrêtera pas là. Il a fait vœu de me venger. Je sais qu’il le fera. Cadel aurait dû s’en douter. Sans la mort de Jedrek et son propre désir de se venger du Glaneur qirsi qui l’avait tué, il l’aurait deviné. Il avait entendu la rumeur concernant l’évasion de Tavis hors des cachots de Kentigern. S’il avait compris que les Eibithariens, d’une manière ou d’une autre, s’étaient débrouillés pour éviter la guerre civile que le meurtre de Brienne était censé déclencher, il n’avait jamais été jusqu’à tirer les conséquences, pour lui, de cette évasion. Une raison de plus pour trouver un nouveau partenaire, et vite. — Il mourra, madame, déclara-t-il. Il savait que ses mots allaient la blesser, et il le regretta, mais il désigna les autres spectres. — Comme vous pouvez le constater, j’ai tué des hommes bien plus redoutables que votre seigneur. Vous seriez sage de l’avertir avant qu’il ne soit trop tard. Elle lui adressa un faible sourire. — À la place de mon seigneur, fit-elle, suivrais-tu ce conseil ? Cadel la contempla, cherchant à savoir si sa question était innocente ou si elle lisait dans ses pensées. Car il était à la place de Tavis. Il poursuivait l’assassin de Jedrek. Grinsa jal Arriet. Ce nom hantait ses pensées comme la litanie sans fin d’un moine zélé. Il obscurcissait ses réflexions le jour et l’empêchait de dormir la nuit. Cadel ne savait presque rien à son sujet, sauf que c’était un Glaneur du Festival et que c’était lui qui avait tué Jedrek. « Il est peut-être plus. » C’était une femme qirsi, Glaneuse, elle aussi, qui lui avait fait cette confidence à Noltierre, plusieurs cycles auparavant, juste après lui avoir annoncé la mort de Jedrek. Il regrettait de l’avoir quittée aussi brusquement. Elle aurait pu lui en apprendre plus. C’était elle qui l’avait payé pour le meurtre de Brienne. Elle avait reconnu que c’était également elle qui avait envoyé Jedrek aux trousses de Grinsa après qu’il eut quitté le Festival pour se rendre à Kentigern. Il était sûr à présent qu’elle en savait sur lui bien plus qu’elle n’avait alors voulu le reconnaître. Le peu qu’il entrevoyait aurait pourtant dû lui suffire pour l’empêcher de se mettre à la recherche du Glaneur. « Il se peut qu’il ait d’autres pouvoirs. Le vent et les brumes, peut-être plus. » Sept Qirsi se tenaient au nombre de ses victimes. Il en avait tué trois dans leur sommeil, les autres de dos. Aucun ne l’avait vu venir. Et dans chacun des cas, il connaissait l’étendue précise de leurs pouvoirs. Comment pourrait-il approcher Grinsa en ignorant de quelle magie cet homme était doté ? C’était du suicide. Mais Brienne avait raison. Comme Lord Tavis de Curgh, qui parcourait le royaume à la recherche du meurtrier de sa fiancée, Cadel ne pouvait se résoudre à abandonner. — Tu vois ? reprit le spectre. Tu n’es pas différent de mon seigneur. — Peut-être, admit Cadel, mais s’il me trouve, je devrais quand même le tuer. — As-tu déjà affronté un homme mû par la vengeance ? Il réfléchit quelques secondes. — Non, je ne crois pas. Elle acquiesça gravement, comme si la mort lui avait donné une sagesse plus profonde que son âge. — Je vois. Un certain nombre des autres spectres se mirent à rire. Au loin, Cadel entendit les cloches de la ville. Il ne pouvait être déjà minuit. Ce devait être la fermeture des portes. La nuit ne faisait que commencer et, déjà, il était épuisé. — Tu voudrais peut-être dormir ? demanda Brienne avec l’innocence d’un enfant. Les fantômes le contemplaient avec une méchanceté avide. Il se contenta de hocher la tête. Lors de la Nuit de l’Apogée, au cours du cycle de Bian, peu de vivants coupables de mort se permettaient le moindre sommeil. Les esprits ne pouvaient toucher un homme pour le tuer, mais rien ne pouvait les empêcher de s’approcher si près de leur bourreau que le plus léger mouvement de sa part – un simple geste de recul devant l’agonie d’un affreux cauchemar – pouvait l’envoyer au royaume de Bian. — Bien, reprit Brienne, tu ne me toucheras pas, mais tu ne dormiras pas non plus. Elle frémit, comme la flamme d’une bougie, et lui apparut telle qu’elle s’était d’abord révélée, sanglante et à demi nue. — Comment nous proposes-tu de passer le reste de la nuit ? — Vous pourriez me laisser, avança Cadel, m’accorder la paix et le silence. — Pourquoi ferions-nous une chose pareille ? sourit le fantôme. Les autres spectres approchèrent, comme des acheteurs convoitant la même marchandise sur une place de marché. Cadel, fermant les yeux, se préparant à ce qui l’attendait, ne bougea pas. C’était connu. Tous les esprits faisaient la même chose au cours de cette nuit terrible. Cela avait même un nom : l’Expiation. D’habitude, elle débutait tout de suite, dès la tombée du jour et l’apparition des premiers fantômes. Ce soir, peut-être à cause de Brienne, ils avaient attendu. Ce délai ne changeait rien à son sort. L’Expiation de cette nuit, comme toutes les autres, durerait des heures. Ils commencèrent par hurler, lui reprochant tous ensemble ce qu’il leur avait fait subir, non seulement à chacun d’entre eux mais aussi à leurs proches. Leurs voix le frappaient comme les rafales de vent sur les côtes de Scabbard. Leur fracas lui écrasait la tête. Que les esprits en eussent le pouvoir, ou que ce fût grâce à l’intervention maléfique du dieu qui les avait envoyés, Cadel les entendait distinctement. Brienne l’accusait des souffrances endurées par Tavis, torturé par son père dans les geôles de Kentigern durant des jours et des jours après sa mort. Chago lui reprochait les larmes versées par sa femme et son fils depuis son assassinat dans la Grande Forêt. Eben l’invectivait, lui rappelant le naufrage de sa mère dans la folie et le suicide de son père dont il était l’unique coupable. Les uns après les autres, tous le houspillaient, le blâmaient, criaient leur haine et leur colère. Cadel, réduit à l’impuissance, ne pouvait qu’écouter. Il connaissait tous leurs reproches – les lamentations des morts ne variaient guère au cours des années –, la nuit n’en serait pas plus courte. Ils continueraient jusqu’à l’aube, comme ils le faisaient chaque année, à lui dire ce qu’ils avaient rêvé faire de leurs vies si son garrot, son épée ou ses poisons ne les avaient pas fauchés. S’ils étaient à court de reproches, ils répétaient les mêmes et l’obligeaient, inlassablement, à entendre chacune de leurs paroles. Mais il n’était plus contraint de les regarder, au moins pouvait-il éviter de voir Brienne. À l’exception du tremblement qui agitait ses mains et des tressaillements qui secouaient les muscles de ses jambes, il ne faisait pas le moindre mouvement. La sueur qui coulait sur son visage le démangeait mais il n’osait faire un geste. Il n’osait même pas essuyer son front. Il n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux pour savoir combien les spectres étaient proches de lui. Sa peau en frissonnait. Il aurait senti leur souffle s’il n’avait su que c’était impossible. Il ne pouvait que subir leurs insultes et son supplice, accroché à l’idée que l’aube finirait par se lever. Il essaya de se distraire en chantant mais leurs voix couvraient la sienne. Il conjura le souvenir de Jedrek, qui était venu le voir en ami au cours de la Nuit des Deux Lunes. Mais les morts ne lui laissaient aucune diversion. Ils exigeaient toute son attention et il n’avait pas la force de leur résister. Il n’avait aucune idée de l’heure. Si les cloches de minuit avaient retenti, il ne les avait pas entendues. Après ce qui lui parut une éternité, il s’aperçut que les voix s’étaient tues. Lentement, à contrecœur, il ouvrit les yeux. Brienne se tenait devant lui. Elle avait, malgré ses blessures sanglantes, l’air juvénile et triste. Les autres spectres avaient disparu. — L’aube ne va pas tarder, fit-elle la voix basse. Les autres m’ont laissé la place. Cadel ne sut que dire. Ses victimes n’avaient jamais fait ça pour aucun d’entre eux. Tout comme ils n’avaient jamais attendu pour débuter l’Expiation. Il se souvint de la façon dont, au début de la nuit, ils s’étaient écartés pour la laisser passer. Même les fantômes voyaient combien elle était particulière, même eux comprenaient combien son sort était injuste. Qu’avait-il fait ? — Tu as dit tout à l’heure que tu n’aurais à m’affronter qu’une fois par an, que tu craignais bien plus les Qirsi parce qu’ils font partie de ton monde. — Je me souviens, approuva Cadel. — Je crois que c’est la dernière fois de ta vie que tu me rencontreras de cette façon. L’année prochaine, tu seras mort et nous serons ensemble au Royaume du Dessous. Un frisson le parcourut. Un doigt invisible et glacial glissait le long de sa colonne vertébrale. — Est-ce une prophétie, madame, ou une dernière tentative pour m’effrayer ? Il maudit le tremblement de sa voix. — Je te dis simplement ce que je crois, lui répondit-elle avec un haussement d’épaules. Penses-en ce que tu veux. — Alors, vous me pardonnerez de douter. — Oui, c’est bien le seul pardon que je t’accorderai jamais. — Et c’est bien plus que je ne mérite. — C’est vrai. L’instant d’après, elle était partie. La première lueur de l’aube touchait le vitrail derrière l’autel. Cadel cligna les yeux. D’un pas hésitant, il rejoignit le mur le plus proche où il s’adossa avec un profond soupir de soulagement. Les cloches du jour retentissaient sur la ville. Leur écho assourdi pénétra le sanctuaire en même temps que les prières matinales des moines de Bian. Il était temps de partir. Il se redressa et se dirigea vers les grandes portes du temple. Avant qu’il ne les atteigne, la Mère prieure était devant lui. — Je vous ai entendu gémir une fois ou deux, fit-elle. La nuit a été difficile ? — Oui, lui répondit l’assassin avec un faible sourire. — Plus difficile que beaucoup ? — Plus difficile que toutes. — Je suis désolée de l’apprendre. J’espère que notre sanctuaire vous aura apporté un peu de réconfort. — Il l’a fait, Mère prieure. Je n’aurais voulu passer cette nuit nulle part ailleurs. Un bref sourire effleura les lèvres de la prêtresse. — C’est gentil à vous de me le dire. Elle le quitta et Cadel se dirigea vers les portes. — Si la nuit dernière a été aussi rude, fit-elle dans son dos, il est temps que vous envisagiez une autre profession. La plupart de ce que le seigneur nous apprend ne s’acquiert que dans la patience et la contemplation. Mais il arrive que ses enseignements soient clairs comme un jour naissant. Il s’était retourné. — Merci, Mère prieure, fit-il en acquiesçant. Elle lui sourit, mais Cadel comprit dans son regard voilé qu’elle avait peu d’espoir de le voir suivre ses conseils. Il quitta le sanctuaire aussi vite que possible. Il avait beaucoup à faire. Lord Tavis parcourait le royaume à sa recherche et lui-même avait une proie à poursuivre. Il devait aussi faire un détour par une taverne de Dantrielle. Le Sanglier Rouge. C’était là que, dix-huit ans plus tôt, il avait rencontré Jedrek. Il espérait que cette seconde visite lui porterait bonheur. Vraiment, il n’avait aucune raison de s’attarder à Solkara. Mais il n’était pas dupe de sa hâte. Il n’avait qu’un désir : fuir au plus vite le sanctuaire, les souvenirs de la nuit qu’il venait d’y vivre et, surtout, la prêtresse qui, malgré sa presque cécité, lisait si clairement en lui. 3 Orvinti, Aneira, lune montante de Bohdan Les quatre ducs levèrent leurs timbales. Les flammes du grand feu qui brûlait dans l’âtre se reflétèrent sur le métal poli. — À Chago, salua Brall. Que Bian lui accorde une place d’honneur et que le Royaume du Dessous brille de sa présence. — À Chago ! reprirent les autres en chœur. Ils burent leur vin et reprirent place dans leurs sièges. Le gobelet de Brall, posé sur son accoudoir, vacilla. Une nouvelle bourrasque de vent fit vibrer les volets et frémir les tapisseries qui ornaient les murs de son château. Il aimait voir la neige recouvrir les montagnes et leur reflet miroiter à la surface paisible du lac Orvinti mais, s’il en jugeait aux vents qui s’engouffraient déjà dans l’Anse de Scabbard, cet hiver serait particulièrement rude. Les moissons, heureusement, avaient été généreuses. Son peuple ne souffrirait pas de la faim, et l’abondance de vin et de nourriture lui permettait de recevoir richement ses invités. Une telle compagnie était un luxe à cette période de l’année. Bien qu’il regrettât les circonstances qui avaient conduit ces hommes à rejoindre l’ouest d’Aneira, il était satisfait de pouvoir les accueillir dans son château. La plupart des ducs refusaient de voyager au cours des cycles hivernaux. Habituellement, ils réservaient l’ascension de la lune de Bohdan à la préparation de la fête de ce dieu, pendant la Nuit des Deux Lunes. Sans la mort de Chago, et ses funérailles célébrées à Bistari, deux jours plus tôt, Brall lui-même se serait consacré aux préparatifs de la fête. Il s’était d’ailleurs hâté de rejoindre Orvinti. De formidables tempêtes frappaient le Mont Shanae chaque année à cette époque, et il ne voulait surtout pas être bloqué loin de chez lui au moment de la Nuit de Bohdan. Aussi, lorsque Pazice, après les funérailles de Chago, avait insisté pour qu’il invite les ducs à Orvinti, il avait été heureux de lui donner satisfaction. Comme il s’y attendait, la plupart avaient refusé. Ce voyage les aurait poussés trop loin de chez eux et puis certains d’entre eux, le duc de Rassor, par exemple, ne l’appréciaient pas particulièrement. Ceux qui étaient venus, Ansis, Bertin et Tebeo, étaient amis et alliés des chefs de Bistari et d’Orvinti. Pour autant que les ducs d’Aneira se fissent confiance, ils étaient unis. Brall éprouvait presque un sentiment de gratitude envers son dieu ; au cours de son cycle, Bohdan lui offrait le cadeau de passer une soirée en agréable compagnie. — C’était une belle cérémonie, observa Ansis, ses yeux pâles fixés sur le feu de cheminée. — C’était surtout n’importe quoi ! objecta Bertin avec un vigoureux hochement de tête. Je m’en doutais. Si Carden avait autorisé le prélat de Chago à officier, on aurait peut-être pu y voir une once de sincérité. Mais avec celui du roi… Il hocha une nouvelle fois la tête, une moue de dégoût sur son visage carré, puis il vida sa timbale et la leva à l’intention d’un des serviteurs de Brall qui le resservit. Ansis, sourcils froncés, semblait plus juvénile que jamais. — Je voulais simplement dire que Ria et Silbron ont dû trouver du réconfort à entendre parler de Chago avec autant de chaleur. Il jeta un coup d’œil désemparé à Brall, puis Tebeo. — Je suis surpris que le roi m’ait laissé parler, enchaîna ce dernier. Après mon soutien à Chago sur les taxes routières, je ne m’y attendais franchement pas. — Moi, je n’ai pas eu le droit, remarqua Bertin en levant une nouvelle fois son godet – il avait déjà beaucoup bu ce soir. Comme il a refusé la requête de Tounstrel. Il pouvait tous nous réduire au silence. Brall observa le duc de Noltierre. — Je suis sûr qu’il en a eu l’envie. — Moi aussi, approuva Bertin avec conviction. — Il n’aurait pas osé aller aussi loin, reprit Tebeo. Je ne doute pas qu’il y a songé, mais il n’est pas complètement stupide. — Il n’a pourtant pas hésité à faire assassiner ce pauvre Chago, remarqua Bertin. Pourquoi se soucierait-il de nous ? — Parce qu’il a tué Chago, justement ! s’exclama Ansis en avançant sur son siège. Nous réduire au silence, c’était avouer sa culpabilité. — Ne sois pas naïf ! rétorqua Bertin incrédule. C’est lui qui l’a fait étrangler. Il voulait que nous le sachions. C’est un avertissement pour ceux qui auraient l’audace de s’opposer à lui comme Chago. Ansis se mordit les lèvres. — C’est ce que tu penses, Tebeo ? Le duc de Dantrielle regarda Brall avant de répondre. Chago disparu, ils étaient les deux opposants majeurs au règne de Carden. Bertin haïssait le roi plus que n’importe lequel d’entre eux, comme Vidor de Tounstrel, mais Noltierre ni Tounstrel ne comptaient au rang des plus puissantes maisons du royaume. Kett, comme Noltierre, était au mieux une maison moyenne. Eût-elle été davantage, la jeunesse d’Ansis l’aurait empêché d’exercer une grande influence au sein de la cour. Dernièrement encore, Mertesse était très puissante. Son armée était considérée comme l’une des mieux formées du pays et ses richesses rivalisaient avec celles de Bistari et Orvinti. Mais les ducs de Mertesse étaient alliés de la maison de Solkara depuis longtemps et, avec la mort de Rouel au cours du siège de Kentigern, plusieurs cycles auparavant, le duché était passé aux mains de Rowan, un jeune homme guère impressionnant et qui n’avait pas fait ses preuves. Parmi les grandes maisons, seules Solkara, Orvinti et Dantrielle étaient encore dirigées par des hommes expérimentés. Que Brall d’Orvinti et Tebeo de Dantrielle se fussent, un jour ou l’autre, rangés aux côtés de Chago dans son désaccord sur certains de ses décrets n’avait certainement pas échappé à l’attention du roi. Autant de faits qui rendaient la réponse de Tebeo à la question d’Ansis particulièrement délicate. Bien qu’il fût entre amis, dans les appartements privés de Brall, le duc de Dantrielle devait choisir ses mots avec soin. Brall fut néanmoins surpris par la réponse de Tebeo. — J’aurais considéré le meurtre de Chago comme un avertissement, si j’avais cru Carden responsable. — Quoi ! hoqueta Bertin qui s’était étranglé avec son vin. Crois-tu… ? Tu ne le crois pas coupable ? — Je n’en suis pas aussi certain que vous. — Tu as vu le corps de Chago, avant qu’ils allument le bûcher ! Aussi bon qu’il soit, l’embaumeur n’a pas pu masquer les stigmates sur son cou. Et si cela ne suffisait pas, le capitaine des armées de Bistari m’a dit qu’on avait découvert un morceau de lanière dans sa main. Elle portait les armoiries de Solkara ! — Je le sais, souligna Tebeo. — Et tu doutes encore ? — Je crois, intervint Brall, que Tebeo n’estime ça trop clair au contraire. N’est-ce pas ? ajouta-t-il en se tournant vers le duc. — Précisément, acquiesça Tebeo. Une main soucieuse sur le front, il contemplait sa timbale comme si les mots qu’il cherchait s’y trouvaient. De tous les ducs réunis, Tebeo était le plus éloigné de l’image ordinaire d’un noble puissant. Petit, trapu, ses grands yeux noirs brillaient dans un visage aussi rond qu’avenant. Aux yeux de Pazice, il ressemblait davantage à un brasseur de bière qu’à un duc. Brall, qui n’avait jamais craint de se féliciter de sa propre intelligence et de sa profonde perspicacité, le tenait pour le plus sage des chefs d’Aneira. — Selon toute vraisemblance, tu as raison, Bertin, répondit enfin le chef de Dantrielle. Vidor m’a montré le message qu’il avait reçu de Chago. J’ai cru comprendre qu’Ansis et toi en avez reçu de semblables. Je suis sûr que Carden en a eu vent. Chago ne faisait pas mystère de la colère que lui inspiraient ces impôts. Je ne doute pas une seconde qu’il aurait ouvertement défié le roi à la première occasion. Et, connaissant Carden, je sais parfaitement qu’il aurait pris l’opposition de Chago pour un affront personnel. Aucun roi n’est au-dessus du crime, le nôtre moins que les autres. Il se tut. — Et alors ? demanda Bertin. — Nous avons tous entendu parler de la conspiration, se résigna Tebeo avec un soupir. J’ai même entendu dire que des Qirsi seraient à l’origine des troubles qui secouent Eibithar. — Les Eibithariens sont des brutes, pouffa Bertin. Ils n’ont besoin de personne pour s’entre-tuer. — Peut-être. Mais le meurtre de Chago, dans la foulée de leurs difficultés, me semble… suspect. Il paraît qu’il a été découvert par son Premier ministre. Ce détail aussi me donne à réfléchir. — C’est tout de même insensé ! intervint vivement Noltierre. Le corps de Chago porte toutes les marques de l’intervention de Carden et tu accuses les Cheveux-blancs ! — Et toi, Orvinti ? interrogea Bertin en se tournant vers Brall. Es-tu d’accord avec Tebeo ? Brall, ne sachant comment répondre, but une gorgée de vin. Il partageait les doutes de Tebeo, mais il n’était pas prêt à les avouer. Il aurait été heureux de laisser le duc de Dantrielle se charger du fardeau de cette discussion et de rester, ce soir-là, silencieux. Mais surtout, il était troublé, perturbé de découvrir l’étendue de la peur que lui inspiraient les Qirsi. Son propre Premier ministre était à son service depuis plus de six ans, un temps relativement court qui lui avait néanmoins permis de nourrir une réelle confiance à son égard. Fetnalla lui avait offert de précieux conseils depuis son arrivée à Orvinti. Plus jeune, il n’aurait jamais cru qu’il pût un jour considérer aucun Qirsi comme un ami. Depuis quelques années pourtant, il lui arrivait, comme à la duchesse, de qualifier Fetnalla de telle. Il pensait qu’elle ne pouvait pas le trahir, que ça n’était pas dans sa nature. Il n’y avait pas si longtemps, il en aurait dit autant de Peshkal, le Premier ministre de Chago. Et pourtant, les faits étaient les faits. C’était le Premier ministre de Chago qui avait conseillé cette chasse à son duc, c’était lui qui était arrivé trop tard pour le sauver. Qu’il s’en fût expliqué par la suite ne changeait rien au fait qu’il avait trahi sa confiance et que c’était lui qui avait découvert le corps. De là à supposer qu’il fût impliqué dans la conspiration dont tout le monde parlait, il n’y avait qu’un pas, que la plus élémentaire prudence imposait de franchir. Le duc d’Orvinti ne voulait pas mourir. — Alors ? le poussa Bertin. — Je ne sais que penser, répondit enfin Brall. Tout porte à croire que c’est l’œuvre du roi, et nous savons tous que Chago avait donné à la maison de Solkara de nombreuses raisons de se débarrasser de lui. — Mais ? Brall se tourna vers celui qui venait d’intervenir. Ansis le regardait attentivement. Il semblait toujours très jeune mais, contrairement à ce qu’il avait cru, pas du tout effrayé. — Mais, se résigna-t-il, comme Tebeo, cela me semble un peu trop… facile. — Que fais-tu de l’étranglement ? demanda Bertin. Et de la lanière de cuir dans la main de Chago ? — Ce morceau de cuir fait partie des détails qui m’ennuient. Chago a-t-il vraiment pu l’arracher à la ceinture ou au baudrier de son assassin sans que celui-ci s’en aperçoive ? Pourquoi l’aurait-il laissé ? Bertin écarta les mains. — C’était un Solkarien qui agissait sur ordre du roi ! Pourquoi se serait-il soucié d’un morceau de cuir ? L’identité de l’assassin ne ferait de toute manière aucun doute pour personne ! — Justement ! Si c’étaient les Qirsi ? intervint Ansis d’une voix égale. — Ce ne sont pas les Qirsi. — Et si c’étaient eux, insista le jeune duc en élevant la voix, les yeux sur Bertin. Que pourrions-nous faire ? demanda-t-il en revenant à Brall. — Faire ? — Nous devons réagir. Alerter le roi et les autres ducs. Interroger nos ministres, ceux de Chago. — Prévenir le roi de quoi ? s’enquit Tebeo. Que la neige va tomber ? Il le sait. Il a entendu les mêmes rumeurs que nous. Quant aux ministres, quelles questions leur poser au cours de ces interrogatoires ? Les prier de révéler ce qu’ils savent de cette soi-disant conspiration, ou aller droit au but et leur demander si ce sont des traîtres ? — Je l’ignore, reconnut Ansis en regardant les flammes. Mais le simple fait de suspecter les Qirsi d’être derrière le meurtre de Chago nous oblige à entreprendre quelque chose. Nous ne pouvons pas attendre passivement qu’ils viennent nous assassiner. — Je n’aurais pas dû vous faire part de mes doutes, soupira Tebeo. Les Qirsi me préoccupent beaucoup dernièrement mais je n’ai aucune raison de penser qu’ils ont assassiné Chago. Si quelqu’un d’autre que son Premier ministre avait trouvé son corps, je ne me serais jamais posé la question. Bertin a raison : c’est l’œuvre des hommes de main de Carden. Dans le cas contraire, il existe des centaines d’autres explications que je devrais considérer avant d’accuser les Cheveux-blancs. — Lesquelles ? — Des voleurs. Les forêts en sont pleines. — Pas à cette époque de l’année, observa Ansis. Et puis Chago avait toujours son poignard orné de pierres précieuses et son épée. Il n’a pas été dépouillé. Silbron les portait aux funérailles. — Un autre duc, alors, suggéra Brall. Quelqu’un qui souhaitait la mort de Chago, mais qui voulait faire porter le chapeau à Carden. — Seul le duc d’une grande maison aurait quelque chose à gagner à sa mort, objecta Bertin. Rowan de Mertesse est aussi dévoué à la maison de Solkara que son père. Même s’il ne l’était pas, il n’est pas assez intelligent pour monter un coup pareil. Il regarda Brall puis Tebeo, tandis qu’un léger sourire flottait sur ses lèvres. — Ce qui ne laisse que l’un d’entre vous, et je ne vois rien qui me permette de dire que vous êtes plus intelligents que lui. Ils éclatèrent tous de rire. — Le fait est, reprit Ansis en retrouvant son sérieux, qu’il n’y a pas d’autre explication. Il s’agit de Carden ou des Qirsi. Ce sont les seules possibilités. Tebeo resta muet. Brall but le reste de son vin sans ajouter un mot. — C’est le roi, fit Bertin tranquillement. Ça ne me plaît pas plus qu’à vous, mais c’est dans sa nature. Il n’aime pas les rebelles et il aimait Chago moins que les autres. Le pauvre vieux a été trop loin, cette fois. — Tebeo ? demanda Ansis en se tournant vers Dantrielle. — Carden le haïssait assez pour le faire tuer et il n’hésitera pas à nous faire subir le même sort s’il estime que nous sommes une menace pour le trône. Il faillit poursuivre, mais s’interrompit. — Une chose est sûre, continua-t-il néanmoins, il n’avait pas l’air très affecté à ses funérailles. — Évidemment, railla Bertin, le bâtard a eu exactement ce qu’il voulait. Ansis s’adossa et prit son godet. — Il avait même l’air sincèrement satisfait. Je ne sais pas ce qui me perturbe le plus : l’idée que notre roi soit responsable ou que Chago ait été victime d’une conspiration des Cheveux-blancs. Brall, qui se faisait la même réflexion, faillit approuver. Mais la discussion était close et il n’avait aucune raison de ranimer le débat. Du moins pas dans l’immédiat. Les cloches de la ville se mirent à sonner. Ansis se redressa. — C’est la fermeture des portes ou il est déjà minuit ? — Ce ne sont que les portes, le rassura Brall. — Tant mieux, sourit le jeune homme. Il étira ses jambes et se leva. — J’ai quand même une longue route demain. Je ferais mieux d’aller me coucher. — Bien sûr, Ansis, répondit Brall en se levant à son tour. Un garde va te raccompagner à ta chambre. Il embrassa le jeune duc sur les deux joues. — Je suis heureux que tu sois venu. J’eusse espéré que ce fût en d’autres circonstances, mais je suis heureux tout de même. — Moi aussi, répliqua Ansis. Tu remercieras Pazice de ma part. — Tu pourras le faire toi-même demain matin. Nous t’accompagnerons aux portes de la ville. — J’en suis ravi. — Attends, l’appela Bertin au moment où il s’éloignait. Je vais me coucher. Moi aussi, j’ai un long voyage qui m’attend ! Il s’inclina devant Brall. — C’est toujours un plaisir, Orvinti. Bonne chère, bon vin et le lac et les montagnes sont superbes, même aussi tard dans la saison. — Tu es toujours le bienvenu, Bertin. Tu le sais. Noltierre lui sourit. — Alors, à demain. Brall ferma la porte et rejoignit Tebeo. — Tu t’en vas ? — Je n’habite pas aussi loin qu’eux. Brall, sachant que la proximité du château de Dantrielle n’était pas la seule raison de la paresse de son ami, acquiesça. Dantrielle était plus proche d’Orvinti que Kett ou Noltierre, mais Tebeo avait tout de même plus de trente lieues à parcourir. Il lui faudrait plusieurs jours pour atteindre ses frontières. Brall, bien sûr, n’avait pas besoin de le lui rappeler. Il demanda à ses serviteurs une nouvelle carafe de vin et les congédia pour la nuit. Les ducs, buvant silencieusement, les yeux sur le feu mourant, goûtèrent leur solitude quelque temps. Lorsqu’une nouvelle bourrasque secoua les volets, Brall se leva et vint placer une bûche supplémentaire dans l’âtre. — Notre jeune ami a peut-être marqué un point, commença Tebeo tandis que le duc reprenait place dans son fauteuil. L’un d’entre nous devrait parler au roi. — L’un d’entre nous ? sourit Brall. Ils savaient tous les deux que cette mission lui incomberait. Aux yeux du roi, Tebeo était trop proche de Chago. Brall s’était toujours débrouillé pour éviter à la maison d’Orvinti d’être prise entre Solkara et Bistari. — Très bien, sourit Tebeo. Disons que tu devrais peut-être le rencontrer. — Dans quel but ? Tu ne t’imagines tout de même pas que je vais aller lui demander s’il a fait tuer Chago ? Tebeo, son sourire flottant toujours sur son visage rond, haussa les épaules. — Pourquoi pas ? Comme l’a souligné Bertin, le meurtrier a signé son crime. Si c’est Carden, il a voulu le faire savoir. — Et si ce n’est pas lui ? — Alors, nous avons un problème. Son sourire s’était évanoui. — Les Qirsi. — Ce n’est pas qu’une rumeur, Brall. La conspiration existe, j’en suis certain. — D’accord. Qu’as-tu appris ? demanda Brall à regret. — Des bruits, des conjectures. Mais j’ai entendu les mêmes de tellement de sources différentes que je ne peux plus les nier. Depuis quelques années, des nobles eandi se font assassiner dans presque tous les royaumes des Terres du Devant. — Ça n’a rien de nouveau, voulut minimiser Brall, en forçant un sourire sur ses lèvres. Comme l’a souligné Bertin, les Eibithariens n’ont besoin de personne pour se massacrer. C’est malheureusement tout aussi valable pour nous. Les assassinats à la cour sont aussi anciens que la couronne. — Ces morts sont différentes, réfuta Tebeo, en tout cas certaines d’entre elles. L’accident de Jetaya l’année dernière, par exemple. — Jetaya ? Tu parles de Hanan ? Il a été empoisonné par des hommes de Rouvin. Les deux maisons sont rivales depuis des siècles. — Il a été empoisonné par des graines de camassia. Son assiette en était pleine. — Et alors ? — Alors le camassia est un poison très lent. Ses symptômes sont tellement subtils que, la plupart du temps, la victime est plongée dans un sommeil mortel avant que l’on soupçonne quoi que ce soit. — J’ignorais que tu étais aussi calé sur les poisons, répondit Brall en haussant un sourcil amusé. La prochaine fois que tu m’invites à Dantrielle, il faudra que je m’en souvienne ! — Je ne plaisante pas, Brall. — Excuse-moi, Teb, mais je ne vois pas où tu veux en venir. — À ceci : Hanan a été tué par un poison qui, pour être efficace, doit être employé en grande quantité. Un poison rare, extrêmement cher, qui œuvre lentement, et très difficile à identifier. Celui qui l’a empoisonné s’est donné beaucoup de mal pour parvenir à ses fins et il l’a fait avec un certain talent. Et pourtant, moins d’un jour après la mort de Hanan, les gardes de Jetaya ont trouvé la fiole contenant un reste de poison et ils ont été, sans la moindre difficulté, capables de remonter la piste jusqu’à Rouvin. Ça ne te semble pas un peu étrange ? — Oui, fut bien forcé de reconnaître Brall, mais ce n’est que… — Cyro d’Yserne a été étranglé, comme Chago. Et, tout comme lui, il avait, peu de temps avant sa mort, défié l’autorité royale. — Cela ne prouve qu’une chose : la reine de Sanbira n’est pas plus tolérante que notre roi envers les dissidents. Tebeo le contempla quelques instants avant de porter sa timbale à ses lèvres. Les deux hommes replongèrent dans le silence. — Tout à l’heure, reprit enfin Dantrielle d’une voix si basse qu’elle couvrait à peine le bruit du vent et le craquement des flammes, tu étais d’accord avec moi. Que s’est-il passé ? Brall n’était pas certain de sa réponse. Au fond, il partageait l’analyse de Tebeo. Il n’était ni aveugle, ni stupide. Dans toutes les Terres du Devant, les nobles mouraient de façon brutale, étrange et en si grand nombre qu’il en avait des frissons. Mais l’idée d’une conspiration qirsi l’effrayait encore plus. Des ministres qirsi vivaient dans tous les châteaux de toutes les provinces. Ils servaient tous les nobles, du plus obscur baron de Wethyrn jusqu’à l’empereur de Braedon. Même s’ils n’étaient qu’une infime partie de Cheveux-blancs à faire partie du complot, le danger pour toutes les cours eandi était considérable. Cette perspective pourtant le troublait moins que l’éventualité de la traîtrise de Fetnalla. Le trompait-elle depuis toutes ces années ? Le traitait-elle avec respect et amitié tandis qu’en secret elle le considérait comme un benêt tout juste bon à servir ses fins sans le savoir ? Pire, découvrir qu’elle avait vraiment fait alliance avec les renégats qirsi relevait d’une félonie tellement abjecte qu’il ne pouvait se résoudre à l’envisager. Brall préférait croire que Chago avait été tué par le roi, des voleurs, ou même un fou, qui l’avait surpris dans les bois. Tout valait mieux que la peur d’une vérité si terrifiante qu’il n’osait même pas l’affronter. — Il ne s’est rien passé, se résigna-t-il à dire après un long moment. Je reconnais que le meurtre de Chago est un peu trop transparent. J’admets aussi que, dernièrement, de nombreux meurtres assez similaires ont été commis dans tous les royaumes. Mais je ne suis pas prêt à les mettre sur le dos d’un complot qirsi visant à prendre le contrôle des Terres du Devant. — Moi non plus, Brall, mais si nous laissons la peur étouffer nos soupçons, si nous refusons de voir la réalité en face, nous jouons leur jeu. Tebeo s’était toujours montré beaucoup trop subtil au goût de Brall. — Qu’auraient-ils à gagner à la mort de Chago ? demanda-t-il pourtant. — Allons, mon ami ! Ne me dis pas que tu l’ignores ! Les Qirsi, s’ils sont responsables, ne cherchaient pas à se débarrasser de Chago lui-même, mais à diviser le royaume. Quel meilleur moyen d’accroître le fossé qui sépare le roi et ses opposants ? C’est bien ça qui m’inquiète. Le meurtre de Chago a pour but d’affaiblir Aneira ; tout comme celui d’Yserne a déjà soudé et enhardi les opposants à la reine de Sanbira. Le meurtre de Lady Brienne a presque coûté une guerre civile à Eibithar, le risque n’est d’ailleurs pas entièrement écarté. Ces meurtres n’ont peut-être aucun lien entre eux. D’après la rumeur, il semble d’ailleurs acquis que le jeune Curgh soit l’unique assassin de la fille de Kentigern. Mais je ne peux m’empêcher de remarquer combien ces drames affaiblissent toujours un peu plus les cours eandi. La dernière guerre civile dans un royaume des Terres du Devant remonte à près de deux siècles. Et aujourd’hui, en voilà trois, dont le nôtre, qui sont prêts à s’entre-déchirer. Tu ne trouves pas ça étrange ? — Alors tu crois qu’ils cherchent à prendre le contrôle des Terres du Devant ? Tu crois qu’ils s’efforcent d’affaiblir toutes les cours au nord de la Chaîne de la Marche pour nous conquérir de cette façon ? Tebeo secoua la tête. Il avait l’air grave et beaucoup plus âgé que Brall ne l’avait jamais imaginé. — Je ne sais pas. Ça pourrait être aussi simple. — Simple ? s’exclama Brall avec un rire bref. Ce dont tu parles nécessite une si vaste conspiration. C’est… impossible. — Pas autant que tu l’imagines. Il suffit de quelques personnes bien placées. Une centaine d’hommes et de femmes… — Mais le moment venu, il leur en faudra plus. Tu ne supposes tout de même pas qu’une centaine de sorciers qirsi peut défaire toutes les armées d’Aneira ? Le duc le considéra tristement. — Ne comprends-tu donc pas ? Si cela continue, ils n’auront pas à se soucier de la puissance des armées aneiriennes, ni même de celle des forces alliées de tous les royaumes des Terres du Devant. La couronne des Sept Royaumes tombera d’elle-même, ils n’auront plus qu’à se baisser pour la ramasser. Il posa les yeux sur les flammes et but une autre gorgée de vin. — Et puis ils sont très probablement bien plus qu’une centaine. Ils ont très certainement un chef, capable de les unir le moment venu. Brall avait souvent pensé à la possibilité d’une conspiration qirsi, mais pas une fois il n’avait imaginé qu’elle pût avoir un homme, ou une femme, à sa tête. Sa naïveté était stupide, il s’en rendait compte. Si un tel mouvement existait, il avait évidemment un chef, un meneur dont la vision inspirait les autres et dont la volonté était capable de les unir dans un même objectif. Pourtant, comme toutes les remarques que Tebeo lui avait faites ce soir-là, l’image d’un chef qirsi, ce Cheveux-blancs en attente de souveraineté, au visage et au nom inconnus, ne faisait qu’accroître sa frayeur. — Tu crois qu’ils se sont déjà choisi quelqu’un ? Un roi, ou une reine, putatif ? — Je suis sûr que c’est bien pire, sourit faiblement Tebeo. À mon avis, ils n’ont pas eu à choisir, ils ont été choisis. Les Qirsi ne suivent pas des nobles ou des monarques. Ils ont des Tisserands. Si Tebeo avait eu l’intention d’effrayer Brall au point de le pousser à l’action, il y était parvenu. — J’irai à Solkara, se résigna-t-il, plus alarmé que jamais. Avant les premières neiges. Je suis sûr que Carden acceptera de me rencontrer. — Merci, lui répondit son ami. Si j’avais une chance d’être reçu par le roi, j’aurais moi-même fait le voyage. Mais étant donné les circonstances, je pense que tu es mieux placé. Brall acquiesça. Il n’avait rien à dire. Les deux hommes, les yeux sur les flammes, buvant de temps à autre, replongèrent dans leurs réflexions silencieuses. Après un certain temps, Tebeo se redressa sur son siège. — Je crois que je vais rejoindre ma chambre, fit-il en se frottant les mains. Mon voyage n’est peut-être pas très long, mais je suis un vieil homme et je préfère rentrer à Dantrielle avant que le vent n’empire. — Bien sûr. Ils ne bougèrent pourtant pas. — As-tu parlé de tout ça à tes ministres ? interrogea Brall. — Non, répondit Tebeo en quittant la cheminée des yeux, pas encore. J’y songe depuis longtemps, mais je ne sais pas comment aborder le sujet. Surtout devant Evanthya. Parler à mes sous-ministres n’est déjà pas une mince affaire. Alors avec elle, qui est à mon service depuis si longtemps… — C’est exactement ce à quoi j’étais en train de réfléchir, soupira Brall. Comment interroger Fetnalla sur la conspiration qirsi sans lui donner à penser que je l’accuse de trahison ? — Le mieux, c’est de leur en parler. Le sujet est assez grave pour ne pas nous arrêter à notre peur de les offenser. — Notre peur de les offenser ? s’étonna Brall. Je songeais surtout au risque de finir comme Chago. * Evanthya se réveilla avec les premières lueurs de l’aube. Elle tendit le bras de l’autre côté du lit avant de se souvenir qu’elle était seule. — Les apparences, lui avait dit Fetnalla avant de la quitter après un dernier baiser pour se rhabiller à lueur des bougies. Comme si ces mots expliquaient tout. Comme si la désapprobation qu’aurait soulevée une liaison amoureuse entre deux femmes, surtout dans les rangs de la noblesse, était l’unique raison du secret dont elles s’entouraient. — Tu es parfaite, lui avait répondu la ministre de Dantrielle en masquant sa déception. — Ce n’est pas ce que je veux dire, et tu le sais très bien, lui avait gentiment souri son amie. Nos ducs sont peut-être alliés, mais ça peut changer. Ils doivent tout ignorer. Surtout Brall. Il serait… contrarié. Evanthya n’était pas sûre de la réaction de Tebeo, son propre duc, mais elle s’en moquait. Fetnalla avait été claire dès le début : elles pouvaient voler quelques heures ici ou là, mais à Dantrielle ou Orvinti, elles ne passeraient jamais leurs nuits ensemble. Aussi tôt qu’il fût, les gardes d’Orvinti étaient déjà debout. Evanthya entendait leurs voix par les volets fermés. Elle se leva, passa ses vêtements de voyage et se glissa discrètement hors de sa chambre. Trouvant son chemin parmi les couloirs du château, elle se dirigea d’un pas hâtif et léger vers les escaliers de la tour la plus proche et descendit jusqu’au jardin, là où elles avaient rendez-vous. Son duc avait rejoint sa chambre très tard dans la soirée. Bien qu’elle sût qu’il serait impatient de se mettre en route vers Dantrielle, elle était certaine qu’il ne serait pas prêt avant les cloches de dix heures. Elle-même aurait aimé dormir un peu plus, mais cette conversation ne pouvait attendre. Le vent qui avait frappé les murs du château durant une grande partie de la nuit s’était calmé. L’air était froid et un léger brouillard flottait sur la cour. Elle regretta de n’avoir pas pris son manteau. Constatant que le jardin était désert – Fetnalla n’était pas encore arrivée –, elle caressa l’idée d’aller la chercher dans sa chambre. Mais elle aurait risqué de réveiller Tebeo, qui dormait dans la chambre voisine de la sienne. Elle préférait le froid. Croisant les bras sur sa poitrine, elle arpenta les allées bordées de haies et d’arbustes dénudés. Elle avait vu les jardins d’Orvinti au cours du cycle lunaire d’Amon, juste après la saison des pluies. Elle savait combien ils pouvaient être magnifiques. Lors de ses visites hivernales, lorsque le temps était clément, il lui était même arrivé de voir les plantes les plus résistantes en pleine floraison. Cette année, la seule couleur qui, malgré le froid, éclairait le jardin était celle des fleurs bleues de la plante grimpante enlacée aux branches nues des arbres qui longeaient le mur d’enceinte. À l’autre extrémité du jardin, sur le coin de pelouse jouxtant l’entrée de la tour des cuisines, un couple de corbeaux se disputait en croassant des restes de nourriture. Elle regarda l’ombre ailée d’un troisième planer sur la grisaille puis atterrir au milieu d’eux. Quand un quatrième, quelques instants plus tard, rejoignit le groupe, elle frissonna. Selon les légendes mettai, ces sorciers eandi qui vivaient dans les montagnes et les forêts du sud des Terres du Devant, quatre corbeaux signifiaient un présage de mort. — Les légendes mettai ne s’appliquent pas aux Qirsi. Au son de cette voix, Evanthya se tourna en souriant. — Je ne savais pas. C’est ce que disent les Mettai ou les Qirsi ? Fetnalla, le visage légèrement incliné, lui rendit son sourire. Ses yeux pâles, de la couleur des flammes, semblaient concentrer toute la lumière de ce matin gris. Ses cheveux, retenus en arrière – suivant une coiffure qu’aimait particulièrement Evanthya –, mettaient la finesse de ses traits en valeur. La peau translucide de ses joues était teintée de rose. Son épais manteau, semblable à celui qu’Evanthya avait laissé dans sa chambre, bien que lourd et frileusement serré autour de son cou, ne parvenait pas à masquer la finesse et la grâce de sa silhouette. Elle ressemblait à ces grands hérons blancs dont les silhouettes graciles embellissaient les rives brumeuses de la Rassor pendant l’été. — C’est bien connu, rétorqua la jeune femme en approchant. Je suis étonnée que tu ne le saches pas. Arrivée devant elle, elle déposa sur ses lèvres un baiser aussi frais et léger que le brouillard. Evanthya lui répondit avec passion avant de s’écarter vivement. D’un œil inquiet, elle parcourut l’étendue pourtant déserte du jardin. — Nous sommes seules, la rassura Fetnalla sans cesser de sourire. Et toutes les fenêtres sont fermées. — Je sais, répliqua Evanthya en rougissant. Mais tu l’as dit toi-même : les apparences. Fetnalla faillit réagir mais se ravisa. — On ne va pas revenir là-dessus. En tout cas pas maintenant, ajouta-t-elle avec une moue amusée. Sachant ce qui allait suivre, Evanthya acquiesça. Depuis quelques mois, le sujet, s’immisçant dans tout ce qu’elles partageaient, flottait comme un nuage au-dessus d’elles. Lors des funérailles de Chago à Bistari, elles avaient évoqué des solutions sans se résoudre à prendre de décision. Depuis leur arrivée à Orvinti, elles n’avaient pas abordé la question. Mais Fetnalla n’était pas de celles à abandonner avant d’avoir dit son dernier mot, surtout quand le sujet était d’une telle importance. — Je ne suis toujours pas certaine de pouvoir le faire, avança Evanthya en regardant les corbeaux. — On ne peut pas rester éternellement en dehors, mon amour. Il s’agit d’hommes et de femmes qirsi. Ce n’est pas encore éventé, et ça ne le sera probablement pas avant longtemps, mais sois bien sûre d’une chose, ils se battent pour l’avenir des Terres du Devant. Alors de deux choses l’une, ou on se contente d’observer l’évolution des événements depuis les tours de nos châteaux, ou bien on entre dans la danse. Elle avait appris depuis longtemps qu’il était inutile de prendre Fetnalla de front, mais Evanthya pouvait être aussi têtue et le sujet méritait un peu d’obstination. — Et nos ducs, demanda-t-elle, tu y as songé ? Tu te mets dans tous tes états à l’idée que Brall apprenne notre liaison, mais à côté de ça, c’est une broutille. — Si on s’y prend bien, nos ducs ne sauront jamais rien. Evanthya soupira. La mise en œuvre de leur plan reposait en très grande partie sur ses épaules, pas sur celles de Fetnalla ; une réalité que son amie avait un peu trop tendance à oublier. — Il s’agit de payer quelqu’un, et pas une maigre somme. Ça ne passe pas inaperçu. Même en supposant que nous trouvions l’argent, garder le secret n’est pas gagné. Fetnalla sortit une petite bourse de cuir de son manteau et la tendit à son amie. Lourde et souple, elle tintait comme les clochettes accrochées aux chaussures d’un danseur. — Voilà l’argent ! Presque soixante qinde. Quasiment toute ma fortune, alors fais attention. — C’est ton argent ? s’étonna Evanthya. — Oui. — Je n’en veux pas, fit-elle en repoussant la main de Fetnalla. Il doit y avoir une autre solution. — S’il te plaît, mon amour. Je t’en demande beaucoup, je le sais, mais nous n’avons pas le choix. Orvinti est trop éloigné pour que je puisse agir, alors laisse-moi au moins prendre l’argent en charge. Tu devras peut-être ajouter une ou deux pièces d’or, mais pour l’essentiel, ça devrait suffire. Evanthya, saisie de remords pour les reproches muets qu’elle avait faits à son amie, considéra la bourse. — Très bien. J’y veillerai, dussé-je y laisser la vie. Fetnalla éclata de rire. — N’exagère tout de même pas ! Ce n’est que de l’argent. Ne le joue pas aux dés, c’est tout ce que je te demande. — Promis, lui sourit Evanthya. — Sais-tu où aller ? Le sourire de la jeune femme s’effaça aussi vite qu’il était né sur ses lèvres. — Il existe quelques endroits, un en particulier. Ça ne devrait pas poser de problème. On peut acheter n’importe quoi dans les ruelles de Dantrielle. — Tant mieux ! Evanthya contempla le petit sourire amusé et provocant de Fetnalla, le même que celui qui l’avait séduite la première fois qu’elle avait rencontré la jeune femme à Solkara, des années auparavant. Elles se dévisagèrent en silence. Evanthya mourait d’envie de l’embrasser. Au moment où elle allait succomber, un bruit de pas la fit sursauter. — Je vous souhaite le bonjour, Premier ministre ! lança le garde de loin. — À vous aussi, lui répondit Fetnalla avec un geste de la main sans quitter Evanthya des yeux. Le duc d’Orvinti est réveillé ? — Oui, Premier ministre. Comme le duc de Dantrielle. Ils m’ont demandé de vous chercher. Elle se décida à se tourner vers lui. Il était grand, épais. Un Eandi, bien sûr. À ses yeux, ils étaient tous semblables. — Dites-leur que nous arrivons. Le garde acquiesça et retourna vers le château. — Nous n’aurons certainement pas l’occasion de poursuivre cette discussion avant ton départ, reprit Fetnalla lorsque l’homme eut disparu. Y a-t-il autre chose dont tu veuilles parler ? — Es-tu sûre de ce que nous allons faire, Fetnalla ? Je sais que tu veux tenter quelque chose, mais ça… Ne sachant pas très bien comment formuler sa pensée, elle hésita. — Il y a d’autres possibilités, ajouta-t-elle simplement. — Je le sais. Mais le temps presse. Toutes les autres solutions demanderaient beaucoup trop de temps. Nous n’en avons plus, mon amour. Il faut agir. Evanthya acquiesça. La réponse de son amie ne la surprenait pas, mais elle avait besoin d’être rassurée. — Très bien, alors je m’en occupe. — Je te fais confiance. Autre chose ? — Oui. Quand nous reverrons-nous ? — Bientôt, lui sourit Fetnalla. Evanthya la dévisagea avec étonnement. Les neiges n’allaient pas tarder. Leurs ducs attendraient plusieurs mois avant d’entreprendre un nouveau voyage. — Disons dès que j’aurais trouvé un prétexte pour suggérer à Brall une petite visite à Dantrielle. Evanthya, qui l’aurait embrassée, lui saisit la main et la serra. — Je compte sur ton imagination. Elles quittèrent le jardin et rejoignirent les appartements de Brall, où les ducs et la duchesse d’Orvinti s’apprêtaient à prendre un petit déjeuner officiel. Comme le voulaient les usages liés à leur rang, les deux Premiers ministres étaient assis côte à côte. Les jeunes femmes mirent toutefois un point d’honneur à s’intéresser à leurs voisins de table. Evanthya s’absorba dans une conversation agréable mais creuse avec la femme de Brall, et Fetnalla discuta à bâtons rompus avec le prélat d’Orvinti pour lequel, en privé, elle n’éprouvait que du mépris. À la fin du repas, on vint leur annoncer que les effets personnels du duc de Dantrielle et de sa suite avaient été rassemblés et transportés aux écuries où leurs chevaux, brossés et sellés, les attendaient. Brall et Tebeo se firent leurs adieux avec une brièveté qui ne laissa guère le choix à leurs ministres de faire autrement. Les jeunes femmes avaient, heureusement, anticipé et purent se quitter sans autre regret que la longueur du temps qui allait les séparer. Evanthya et Tebeo, imités par les membres de la suite ducale, enfourchèrent leurs montures, remercièrent une dernière fois le duc et la duchesse d’Orvinti de leur hospitalité et se dirigèrent vers les portes du château. L’ultime vision que Fetnalla emporta d’Evanthya fut le spectacle de la jeune femme, ses cheveux blancs scintillant de brume, souriant adorablement aux côtés de Brall. La route qu’ils devaient emprunter longeait la rive sud du lac avant de remonter le long de la rivière Orvinti et de rejoindre, au nord, la Rassor. Elle était rapide, Tebeo choisit néanmoins de raccourcir leur chemin en coupant presque immédiatement par la Plaine des Étalons. La compagnie chevaucha en silence. Tebeo, plongé dans ses réflexions, resta aux côtés d’Evanthya. La matinée s’écoula, grise comme au levé du jour. Le vent s’était remis à souffler. Il perçait le manteau de la jeune femme comme s’il n’était pas plus épais qu’un vieux parchemin. — Vous vous êtes levée tôt, ce matin, observa subitement le duc. J’ai vu que vous étiez sortie. — Oui, monseigneur, répondit Evanthya qui suivait le vol d’un faucon au-dessus de la plaine. — Vous discutiez avec Fetnalla ? Elle lui jeta un rapide coup d’œil. — En effet, monseigneur. — De quoi ? — De Lord Bistari, monseigneur. Son assassinat nous inquiète toutes les deux. Ce n’était pas entièrement faux, mais c’était très loin de l’exacte vérité. La ministre de Dantrielle s’étonna de la facilité avec laquelle elle le trompait. Fetnalla aurait été fière. — Inquiète ? — Oui, monseigneur. Nous sommes inquiètes pour nos ducs autant que pour le royaume. Vous vous êtes tous les deux opposés au roi dans le passé. Si cela a pu arriver à Bistari, comment éviter que cela se produise à Orvinti et Dantrielle ? — Ainsi, vous êtes certaines de la responsabilité du roi. Elle se tourna et, cette fois, soutint son regard. Leur échange ne dura que quelques secondes, mais elles lui suffirent pour lire la peur dans ses yeux noirs et un autre sentiment qui la blessa. — Toutes les preuves suggèrent sa signature, monseigneur. Vous n’êtes pas de cet avis ? Tebeo ne répondit pas immédiatement. Le faucon, tournoyant comme un danseur de festival, planait toujours au-dessus d’eux. — Avez-vous entendu parler d’une conspiration ? demanda-t-il en lui glissant un très bref coup d’œil. Une conspiration qirsi ? Une dénégation eût attiré ses soupçons. — Oui, monseigneur. — Y prêtez-vous quelque crédit ? Elle n’avait d’autre choix que d’être franche. — Oui. De telles rumeurs nous parviennent de tous les royaumes, à l’exception d’Uulrann. Il serait dangereux de les écarter. Tebeo acquiesça, mais ne dit rien. Il semblait vouloir qu’elle poursuive. Evanthya prit sa respiration. La question flottait entre eux, attendant d’être formulée à voix haute. Plutôt que d’avoir elle-même à y répondre, il valait mieux qu’elle le devance. — Pensez-vous que Lord Bistari a été assassiné par des Qirsi ? Le duc haussa les épaules. — Avec tout ce que j’ai entendu, je ne peux écarter cette hypothèse. Vous venez de dire vous-même que vous craigniez pour le royaume. Je m’inquiète aussi pour Sanbira et même pour Eibithar. Je ne peux m’empêcher de constater que l’année dernière, nos voisins, à cause d’un meurtre, ont été plongés dans une crise sévère. C’est notre tour. Des nobles eandi meurent dans tout le pays. Qui accuser sinon les Qirsi ? Evanthya lui concéda ce point avec un bref hochement de tête. Elle n’avait jamais douté de la perspicacité ni de l’intelligence de son duc, mais elle découvrait avec stupeur qu’il avait longuement réfléchi à la conspiration. Il ne lui avait jamais fait part de ses interrogations. Elle devinait facilement la raison de son mutisme. — Excusez-moi de vous poser cette question, Premier ministre, mais faites-vous partie de cette conspiration ? Elle le dévisagea tranquillement malgré les battements furieux de son cœur. — Non, monseigneur. Je n’en fais pas partie. Mais, en tant que Premier ministre, je dois vous conseiller de ne pas me faire confiance. Si vous nourrissez un quelconque doute quant à ma loyauté, vous devez me démettre de mes fonctions jusqu’à ce que vous soyez sûr de moi. Sa réflexion attira un sourire, bien que faible, sur les lèvres de Tebeo. — Je ne doute pas que cela soit un conseil avisé. Mais pour l’instant, vous restez à votre poste. — Comme vous voulez, monseigneur. — Vous n’avez pas vraiment répondu à ma question, Evanthya. Croyez-vous que le roi a fait assassiner Chago ? Malgré le froid, elle avait les mains moites. Elle se retint de les essuyer sur ses manches. — Je l’ignore, monseigneur. Encore une fois, le duc lui adressa un bref regard. Son visage rond était pâle et dans ses yeux dansait une lueur effrayée. — Voulez-vous apprendre pourquoi je ne vous remplace pas ? demanda-t-il quelques instants plus tard. Doutant de vouloir l’entendre, elle se contenta de le regarder. — Je ne saurais vers qui me tourner. Je n’ai confiance en aucun Qirsi. Vous au moins, je vous connais. 4 Kett, Aneira Il changeait ses habitudes pour lui être agréable. Il faisait preuve d’une courtoisie dont elle était bien certaine d’être la seule à bénéficier. Il ne l’avait pas forcée à grimper la colline depuis son quatrième mois de grossesse et, dernièrement, il lui apparaissait avant même qu’elle ait franchi les cent premiers pas. D’un autre côté, plus elle approchait de son terme, plus ses visites inopinées dans ses rêves se faisaient fréquentes. Au point qu’elle se trouvait trop épuisée pour faire grand-chose de ses journées. À croire, tant il était soucieux de sa santé, que le Tisserand se prenait pour le père de son enfant. C’était évidemment impossible ; Cresenne et le Tisserand ne s’étaient jamais rencontrés hors de ces rêves. Il n’omettait néanmoins jamais de lui demander ce qu’elle avait mangé la veille et, quand ses réponses ne lui donnaient pas satisfaction, il la réprimandait. Une nuit, c’était au cours du cycle précédent, il lui avait longuement parlé du futur glorieux qui attendait son enfant. — Ton enfant va grandir dans un royaume dirigé par des Qirsi, lui avait-il déclaré cette nuit-là d’une voix vibrante d’excitation. Plutôt que d’aspirer aux fonctions de Glaneur ou de ministre, il ou elle grandira dans l’espoir d’être noble lui-même, duc ou duchesse, peut-être mieux. Aucun enfant qirsi né sur les Terres du Devant n’a jamais eu cette chance. Cresenne nourrissait de telles pensées depuis le jour où elle avait appris sa grossesse. Elle avait pourtant fait écho à l’enthousiasme du Tisserand comme si elle envisageait, grâce à lui et pour la première fois, la possibilité de cet avenir. Elle aurait dû se sentir flattée de l’intérêt que lui portait le Tisserand. Elle l’eût peut-être été sans la terreur qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle lui parlait. Elle aurait pu aussi considérer cette attention sincère et bienveillante. C’eût pu être le cas sans la question qu’il lui posait à chacune de leurs conversations. Cette nuit, il la fit à peine marcher. Très vite, la grande silhouette noire se découpa sur la lumière aveuglante qui, toujours, lui transperçait le regard. Son ventre était lourd. Elle avait du mal à croire qu’il lui restait encore deux mois avant son terme. Alors qu’elle se tenait devant lui, le Tisserand demeura longtemps silencieux. Elle ne pouvait voir son visage, mais elle avait le sentiment qu’il observait, qu’il admirait son ventre rond. — Je n’ai jamais vu de femme aussi radieuse que toi, lui dit-il enfin. Elle crut un instant qu’il allait tendre la main et lui caresser le visage. Elle frissonna. Elle préférait affronter sa colère. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’il attendait sa réaction. — Merci, Tisserand, fit-elle en baissant les yeux. Je ne mérite pas tant de compliments. — Au contraire, mon enfant. Dis-moi, qu’as-tu mangé ce soir ? — Du ragoût et du pain, Tisserand, avec une assiette de légumes bouillis. Elle avait à peine touché les légumes. Depuis plusieurs semaines, leur odeur la rendait malade. Elle n’avait aucune raison d’en informer le Tisserand. — Magnifique, répondit-il sur un ton qui aurait pu être celui de son père s’il avait été en vie. As-tu glané quelque chose sur ton enfant ? Sais-tu si c’est une fille ou un garçon ? — Non, Tisserand, je n’ai rien vu. Une vérité qui ne l’empêchait pas d’avoir une intuition. Elle n’en avait parlé à personne et n’avait aucune intention de s’en ouvrir à cet homme. — Tu as encore le temps. Tu le sauras peut-être avant longtemps, si tel est le souhait de Qirsar. Elle acquiesça. — Tu es à Kett. Toujours avec le Festival ? Il agissait comme un loup. Cernant sa proie, profitant de chaque tour pour peaufiner son attaque, il savourait l’instant toujours plus proche de la mise à mort. Elle savait très bien où il voulait en venir. La question. Ce n’était qu’une affaire de minutes avant qu’il ne la pose. — Oui, Tisserand. — Tu glanes ? — Oui. — Quelque chose d’intéressant ? — Non. Une dernière pause, avant l’assaut final. C’était toujours comme ça. — L’as-tu retrouvé ? Juste une fois, elle aurait voulu lui demander en toute innocence : « Qui, Tisserand ? » Mais la gentillesse qu’il lui témoignait avait ses limites. Au contraire de sa capacité à lui faire mal qui, elle, n’en avait aucune. — Non, Tisserand. Toujours pas. J’ai posé des questions en ville, comme à Bistari, Noltierre et Solkara. Personne ne l’a vu. — Il est peut-être temps d’aller à Caerisse. — Je crois toujours qu’il est en Aneira. — Tu me l’as déjà dit, répliqua le Tisserand d’une voix légèrement excédée. Voilà quatre lunes que tu es là et tu ne m’as rien apporté. Ton instinct me paraît bien pauvre. Tu cherches un homme qirsi et un noble eibitharien au visage couvert de cicatrices. Ils ne sont pas difficiles à repérer. S’ils étaient en Aneira, tu aurais entendu parler d’eux depuis longtemps. Elle n’en était pas convaincue. L’homme qu’elle cherchait était plus intelligent que le Tisserand le supposait. — Il évite peut-être les grandes villes, répondit-elle humblement. Je n’ai pas exploré la campagne. — Il n’irait pas dans les petites cités. Tu m’as expliqué toi-même qu’il était probablement à ta recherche. Autrement dit, il suit le Festival. Cresenne acquiesça, le cœur serré. Au début, au cours des premiers mois, elle s’était dit que Grinsa se mettrait à sa recherche. Il ignorait qu’elle portait son enfant, mais il l’avait aimée. Cela aurait dû suffire. Elle avait appris qu’un nouveau roi était monté sur le trône d’Eibithar. Elle ne doutait pas une seconde que Grinsa se fût rendu à la cité d’Audun pour assister à son investiture. Le Festival y était aussi. Grinsa avait certainement appris de la bouche des autres Glaneurs, peut-être de celle de Trin, qu’elle avait quitté le Festival. Elle avait dit à Trin qu’elle avait l’intention de rentrer à Wethyrn, mais Grinsa était trop intelligent pour le croire. Il s’était dirigé vers le sud. Du moins l’avait-elle pensé. Parce que, depuis quelque temps, elle avait dû se rendre à l’évidence : il ne l’avait jamais cherchée. Il l’aurait trouvée. Elle avait fait tout ce qui était possible pour le conduire jusqu’à elle. Elle avait découvert l’assassin qu’elle avait engagé pour assassiner Brienne, elle avait rejoint le Festival, elle s’était assise dans toutes les tavernes qirsi entre Mertesse et Noltierre. Où qu’elle fût allée, elle avait posé des questions sur lui et sans la moindre subtilité. Elle avait fait tout ce qu’il était en droit de supposer de sa part, et plus encore. La seule chose qui lui restait était de monter sur les remparts et de hurler : « Cresenne ja Terba est ici ! » Un aveugle l’aurait trouvée. Pour peu qu’il l’eût cherchée. Il l’aimait. Elle en était sûre. C’était certainement la faute de ce garçon stupide, de ce rejeton gâté de la noblesse eandi. Elle avait beau se rassurer, chaque fois qu’elle y songeait, un couteau plongeait plus profondément dans sa poitrine. Même devant le Tisserand, alors qu’elle avait désespérément besoin de cacher ses sentiments, elle ne pouvait repousser la souffrance qui l’envahissait. — Qu’y a-t-il ? lui demanda le Tisserand d’un ton qui masquait mal son impatience. Elle secoua la tête, maudissant l’unique larme qui roulait sur sa joue. — Rien. — Tu as peur que je sois en colère après toi. Cresenne ne répondit rien. Elle aurait pu lui mentir, mais s’il la découvrait, il était capable de la tuer. Et son bébé avec. Encore une fois, elle utilisa la peur qu’il lui inspirait pour dissimuler ses sentiments réels. — Ne crains rien, dit-il. Je veux trouver cet homme, c’est tout. Je ne crois pas qu’il soit en Aneira. — Je… ne veux pas aller à Caerisse, fit-elle d’une petite voix. Il poussa un profond soupir, comme s’il luttait pour contenir sa colère. — Pourquoi ? — Les vents du nord se sont mis à souffler. Les neiges vont être abondantes cette année. Je ne veux pas être au milieu de la steppe quand le bébé va naître. Cette excuse était suffisamment réelle pour cacher la véritable raison de son désir de rester en Aneira. La neige avait commencé à recouvrir la steppe et l’hiver promettait d’être rude à Caerisse. Si elle devait voyager avec l’un des festivals après la naissance de son enfant, elle préférait avoir un minimum de confort. Elle savait surtout que Grinsa n’était pas loin. Elle le sentait, comme elle sentait que le bébé qu’elle portait serait une fille. Elle n’avait rien glané. Elle n’avait eu aucune vision de Grinsa ou du jeune Curgh, mais son corps et son cœur lui disaient ce que son esprit ignorait. Il était en Aneira. Elle aurait pu l’expliquer au Tisserand, mais elle craignait qu’il ne comprenne trop bien la nature de ses intuitions. — Très bien, admit-il enfin. Dès qu’il était question de son enfant, elle pouvait obtenir presque tout ce qu’elle voulait de lui. — Reste en Aneira. Continue tes recherches. Dès la saison des pluies et avec les premières chaleurs, tu iras à Caerisse. — Bien sûr, Tisserand. Merci. Il sembla l’observer de nouveau. Ses traits étaient toujours masqués par le flot de lumière qui l’auréolait, mais ses cheveux blancs flottaient dans le vent. — Si tu as une fille, fit-il d’une voix adoucie, j’espère qu’elle te ressemblera. — Encore merci, fit-elle en se forçant à sourire. — Nous reparlerons bientôt. Si tu le trouves, si tu entends quoi que ce soit à son sujet, reste à Kett, même si le Festival s’en va. Invente une excuse mais reste. Je veux pouvoir te rejoindre facilement. Le rêve s’acheva brusquement et Cresenne ouvrit les yeux sur une chambre si obscure qu’elle distinguait à peine le bout de son lit. L’auberge était tranquille, comme la rue sur laquelle donnait l’unique fenêtre de sa chambre. Les cloches de minuit avaient sans doute sonné depuis longtemps. — Qu’il aille au diable ! murmura-t-elle. Malgré son besoin de dormir, son esprit revenait déjà sur la conversation qui venait de s’achever avec le Tisserand. Toujours, elle partait en quête du moindre indice capable de lui donner des informations sur son identité et l’endroit où il se tenait. Elle sentit son bébé bouger. Abandonnant ses préoccupations, elle posa une main sur son ventre en souriant. — Tu es réveillé, toi aussi ? Elle se redressa, cala son oreiller contre le mur et s’installa confortablement. Ses entrevues avec le Tisserand agitaient son enfant. Une agitation que Cresenne mettait sur le compte de la peur qu’elle éprouvait devant lui. Son pouls accélérait, son estomac se contractait. L’enfant, évidemment, ressentait ces changements. Elle se disait qu’en lui signalant sa présence, il ou elle cherchait à la réconforter. Et il – ou elle – y parvenait très bien. Rien, en effet, ne lui faisait mieux oublier le Tisserand et tout ce qu’il représentait que les acrobaties du petit être qui s’agitait en elle. — Ne sais-tu pas que nous sommes au milieu de la nuit ? Une secousse repoussa sa main, puis une seconde. Elle rit. — Bon, tu le sais, mais ça t’est parfaitement égal. Un nouveau coup lui tirailla la taille. — Où est ton père, mon trésor ? Est-il vraiment en Aneira ou est-ce que je prends mes rêves pour la réalité ? Il n’y avait pas si longtemps, elle était prête à reconnaître qu’elle se trompait, que Grinsa ne pouvait être en Aneira. Puis elle avait entendu parler de l’assassinat du duc de Bistari. Immédiatement, elle avait compris que c’était l’œuvre des Qirsi. Personne ne soupçonnait la vérité et personne n’était près de le faire. De ce qu’elle avait glané ici et là, elle avait en effet constaté que la méthode employée, l’étranglement au garrot, et le morceau d’uniforme solkarien retrouvé dans la main du mort avaient réussi à tromper les nobles eandi, dont le duc de Kett, et leurs ministres qirsi. Naturellement, ils ignoraient tout du mouvement rebelle et de ses tactiques. Cresenne jugeait néanmoins le travail grossier. Les preuves désignant le roi étaient d’une lourdeur consternante. Autant de défauts qui, à ses yeux, trahissaient une confiance excessive et dangereuse. Mais surtout, elle était intimement convaincue que le meurtrier n’était autre que l’homme qu’elle avait envoyé à Kentigern. Ce Cadel qu’elle avait revu à Noltierre et auquel elle avait appris la mort de son partenaire. Ce dernier meurtre était tellement semblable à l’assassinat qu’il avait été chargé d’exécuter à Sanbira l’année précédente, ou celle d’avant, qu’elle jugeait sa déduction parfaitement raisonnable. Étant donné que, par ailleurs, il avait juré de trouver et tuer Grinsa pour venger la mort de Jedrek, sa présence en Aneira lui donnait des raisons d’espérer que le Glaneur y demeurait aussi. Ce n’était pas grand-chose. C’était même d’une maigreur pitoyable. Mais, ajouté à sa propre intuition de la proximité de Grinsa, c’était suffisant. Les mouvements du bébé commençaient à se calmer. Cresenne s’allongea et fredonna la berceuse que sa mère lui chantait quand elle était petite. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, le soleil baignait sa chambre et les derniers coups de ce qu’elle supposait les cloches du milieu de la matinée, étant donné l’inclinaison des rayons, retentissaient aux portes de la ville. — Par toutes les flammes ! murmura-t-elle en se dressant si vite qu’elle éprouva un vertige. Elle aurait dû être à la tente de glanage depuis longtemps. La file des enfants devait certainement en faire le tour à cette heure. Le Festival de l’Est d’Aneira avait d’autres Glaneurs, mais ayant eu droit, la veille et l’avant-veille, à des horaires tardifs, elle avait promis de venir tôt ce matin. Elle s’habilla à la hâte et traversa aussi vite qu’elle put les ruelles étroites de Kett jusqu’aux tentes et chariots des colporteurs du Festival. Meklud avait déjà pris en charge les Aspirations qui lui revenaient. Lorsqu’elle franchit le seuil de la tente, il l’accueillit un air revêche sur ses traits pâles. Une fillette était assise en face de lui, de l’autre côté de la table sur laquelle était posé le Qiran. Bien que la pierre, encore opaque, ne montrât rien, la fillette l’observait avec concentration. — Je suis désolée, s’excusa Cresenne. — J’espère. — Veux-tu que je commence tout de suite ou que j’attende le tour suivant ? — Autant que tu me laisses finir celle-là, répondit-il avec aigreur. Je lui ai déjà fait dire l’essentiel de ce que je dois savoir. — Très bien. Dès que tu as terminé, viens me chercher. Je ferai le reste. Elle quitta la tente. Plusieurs enfants l’observaient. — Êtes-vous la Glaneuse ? — Oui, j’en suis une, fit-elle. Une fillette contemplait son ventre. — Est-ce que ça veut dire que vous savez si votre bébé est une fille ou un garçon ? Cresenne faillit éclater de rire. Décidément, tout le monde s’intéressait à son enfant. Tout le monde, sauf son père. — Non. Je le découvrirai à la naissance, comme toutes les mères. — Ma maman dit que les bébés qirsi sont si petits quand ils naissent qu’ils tiennent dans la paume de ma main. Cresenne, réprimant son envie de la gifler, dévisagea la fillette. Les femmes qirsi donnaient en effet naissance à des enfants plus petits que ceux des femmes eandi. Les mariages entre les femmes qirsi et les hommes eandi étaient d’ailleurs interdits par les dieux et condamnés par la loi dans la plupart des royaumes parce que les femmes qirsi étaient dépourvues de la constitution leur permettant d’accoucher, sans risquer la mort, d’enfants nés de cette union. Dans la plupart des cas, elles mouraient. De telles histoires d’amour avaient pour nom le « péché des lunes ». Selon la légende, Panya et Ilias, une femme qirsi et un homme eandi, avaient jadis défié les dieux et s’étaient passionnément aimés. À la naissance de leur enfant, Panya était morte. Ilias ne lui avait pas survécu. Pour les punir, Qirsar, le dieu qirsi, les avait transformés en lunes et placés au firmament afin que chacun pût voir, et ne pas oublier, leur châtiment. Mais si les bébés qirsi étaient petits, contrairement à ce que prétendaient certaines affabulations dont la fillette, même dans une version édulcorée, se faisait l’écho, ils n’étaient pas des monstres. Depuis des siècles, les Eandi, perpétuant les anciennes peurs que leur inspiraient les Qirsi et leur magie, racontaient toute sorte d’abominations sur le compte de son peuple. Quels que soient les sentiments qu’elle nourrissait à l’égard du Tisserand, Cresenne partageait son désir de détruire les cours et le règne eandi. — Ta mère se trompe, lui répondit Cresenne sans parvenir à masquer le ton glacial de sa voix. Et elle devrait avoir honte de te remplir la tête avec de tels mensonges. La fillette, les yeux ronds comme des billes, la contempla bouche bée. Cresenne lui tourna le dos et, le regard sur le rideau de la tente, se contenta d’attendre Meklud. Le vieil homme serait furieux s’il apprenait ce qu’elle venait de dire. Les Glaneurs du Festival étaient censés traiter les Eandi avec courtoisie et ce quelle que soit leur attitude à leur égard. Elle s’en moquait. Qu’il l’apprenne et qu’il décide pour cette raison de la chasser du Festival ! Elle aurait une bonne excuse pour désobéir au Tisserand et quitter Kett afin de se mettre vraiment à la recherche de Grinsa. Meklud sortit quelques minutes plus tard. Son regard était si dur et si méprisant qu’elle comprit qu’il aurait aimé se débarrasser d’elle, même sans savoir ce qu’elle venait de dire à la fillette. — Tu es prête cette fois ? — Oui. Encore une fois, excuse-moi de mon retard. — J’étais censé te remplacer aux cloches de midi, poursuivit-il en lui laissant le soin de déduire le sens de sa réflexion. Quel culot ! Il n’avait pas dû faire plus de quatre ou cinq glanages à sa place. Mais elle était coincée. — D’accord, je continuerai un peu après les cloches. — Jusqu’à celles du Prieur ? Là, il passait les bornes. — Non, Meklud, pas jusqu’aux cloches du Prieur. Je suis enceinte, je dois manger et me reposer. Je ferai quatre glanages après midi, mais c’est tout. Il afficha sa contrariété, mais acquiesça avant de s’éloigner sans un mot. Cresenne se tourna vers le garçon qui, légèrement désarçonné, attendait son tour. — C’est à toi, fit-elle en pénétrant dans la tente. Les enfants avaient peur d’elle maintenant, elle s’en moquait. Les glanages n’en seraient que plus rapides. La jeune Eandi qu’elle avant tancée un peu plus tôt était la quatrième. Elle souleva le rideau. Puis, comme si elle avait été poussée contre son gré par une main invisible, elle avança à petits pas jusqu’à la chaise vide devant la table où l’attendait Cresenne. Elle avait les yeux baissés et les joues pâles. Cresenne, laissant délibérément croître le malaise de la fillette, l’observa en silence. Cette jeune Eandi ne serait pas prête à colporter de nouvelles insanités sur son peuple avant longtemps. — Comment te nommes-tu ? lui demanda-t-elle enfin. — Kaveri Okaan, mais tout le monde m’appelle Kavi. — Est-ce comme ça que tu veux que je t’appelle ? La fillette haussa les épaules. — Pourquoi pas ? Et vous, c’est quoi votre nom ? La Qirsi hésita brièvement. La majorité des enfants étaient trop craintifs pour poser la question. — Cresenne. — C’est joli. Cresenne, une main distraite sur son ventre, pensait exactement la même chose de Kaveri. — Merci, murmura-t-elle. Que font tes parents, Kavi ? — Mon père est tonnelier à Tabetto et ma mère travaille de temps en temps pour le tailleur du village. Mais la plupart du temps, elle s’occupe de nous. Elle attend un bébé elle aussi. Avant de débuter ses glanages, Cresenne avait pris le temps de lire la liste des noms que les anciens de la ville avaient fournie à Meklud. Cette liste donnait les noms de famille des enfants de la région âgés de douze ans, et donc en âge de passer leur Aspiration. À côté de tous les noms de garçons et de ceux de quelques filles les mots « charron, forgeron, maréchal-ferrant ou couturière » précisaient la profession choisie pour eux par leurs parents. Cresenne et les autres Glaneurs avaient pour tâche de guider les enfants vers ces professions en conjurant dans la pierre les images correspondant. De cette façon, les enfants débutaient leur apprentissage à un âge assez précoce pour leur permettre de maîtriser leur métier au moment de l’exercer. Cresenne avait vu le nom Okaan sur la liste mais, comme de nombreuses filles, l’espace à côté avait été laissé vierge. Son destin était d’être une épouse puis une mère. Il était si évident que personne n’avait jugé ne serait-ce qu’utile de le noter. En dehors de ça, ses parents n’avaient aucune attente. — Y a-t-il quelque chose que tu veuilles demander à la pierre ? La fillette leva, encore une fois, des yeux écarquillés. Cresenne découvrit combien elle était jolie. Le bleu pâle de ses yeux était renforcé par la couleur mate de sa peau et les traits de son visage, fins et réguliers, dessinaient un ovale parfait. Ses longs cheveux noirs retombaient sur ses épaules, et ses vêtements, bien que modestes, étaient propres et bien taillés. — Je veux savoir à quoi ressemblera mon mari. Est-ce qu’il sera aussi beau que mon papa ? Cresenne retint son sourire. — Autre chose ? — Est-ce qu’il sera riche ? — Seule la pierre le sait. Quand tu seras prête, dis la formule. La fillette acquiesça gravement et déglutit. — Aujourd’hui, jour de mon Aspiration, commença-t-elle bravement. Ses yeux s’attachèrent à la pierre et elle poursuivit dans un murmure : — Ô ! Qirsar, pose tes mains sur cette pierre. Permets aux mystères du temps d’être révélés à la lumière du Qiran, que ma vie se dévoile sous mon regard. Montre-moi mon destin. Il n’y avait rien sur la liste, rien qu’elle fût censée montrer à l’enfant, alors Cresenne offrit simplement sa magie au Qiran, s’ouvrant à tout ce que le dieu jugerait bon de révéler par la pierre. Lentement, la faible lueur blanche de la pierre s’enrichit de couleurs bleues, vertes et rouges, comme les pétales d’une fleur s’épanouissant pour la première fois sous les rayons du soleil. Une image prit forme et Cresenne distingua Kavi, adulte, en son centre. Bien que le temps eût marqué son visage, elle était encore belle. Ses cheveux étaient noués sur son dos et son visage arrondi et coloré. De petites rides cernaient ses yeux et son sourire semblait contraint, comme empreint de chagrin. Elle était enceinte. Deux jeunes enfants jouaient à côté d’elle, une fillette de l’âge actuel de Kavi et qui lui ressemblait en tous points, ainsi qu’un garçon plus jeune, blond aux yeux noirs. La maison derrière eux paraissait solide, assez grande pour une famille nombreuse. Quelque chose pourtant troublait Cresenne. — C’est vraiment moi ? s’étonna Kavi avec un sourire. — En tout cas, elle te ressemble beaucoup, tu ne trouves pas ? La fillette acquiesça vigoureusement sans quitter la vision des yeux. Cresenne l’observait, elle aussi. Et puis le détail qui la troublait lui sauta aux yeux. Kavi et ses enfants portaient des vêtements légers. Autour d’eux, l’herbe était verte et les arbres en fleurs. Mais les volets de la maison étaient clos. Un deuil était survenu dans le courant du cycle. Le mari de Kavi, sans aucun doute. Le regard de la Glaneuse glissa sur la fillette assise devant elle. L’enfant n’avait rien vu. Captivée par les personnages de la pierre, elle souriait. Cresenne replongea les yeux dans le Qiran, espérant, contre toute raison, voir un homme surgir de la maison. Personne ne vint. Elle se traita d’idiote. Cette image aurait mieux convenu à la Révélation de Kavi, dans quatre ans. Elle était bien trop jeune pour comprendre quoi que ce soit d’une aussi sombre destinée. Il lui aurait été si facile de créer une vision pour elle, de lui montrer un beau mari, de magnifiques enfants et de les mettre dans une belle maison. Elle conjurait de telles images tous les jours pour les enfants en âge de passer leur Aspiration – tous les Glaneurs le faisaient. Espérant qu’il n’était pas trop tard, elle s’efforça de modifier la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Il ne devait pas être difficile d’y ajouter un mari. La pierre s’y opposa. Si elle avait utilisé sa magie pour créer l’image dès le début, comme elle le faisait lors des Aspirations, elle aurait pu la changer. Mais après avoir convoqué le pouvoir de la pierre, Cresenne était impuissante à l’influencer. Elle ne pouvait que regarder, espérant que la fillette ne remarquerait pas les volets clos ni la profonde tristesse qui se lisait dans ses propres yeux. L’image finit par s’estomper, avalée par la lueur blanche du Qiran. Lorsqu’elle eut complètement disparu, Kavi leva des yeux clignants sur Cresenne. — Mon ventre était presque aussi gros que le tien, fit-elle. J’allais avoir un autre enfant. Cresenne observa attentivement la fillette, à la recherche du moindre signe montrant qu’elle avait compris ce qui l’attendait. — Oui, j’ai vu. Un bref vertige s’empara d’elle, en même temps qu’un goût aigre envahissait sa gorge. Elle s’aperçut brusquement qu’elle n’avait rien avalé depuis la veille. Le bébé lui donna un coup et tourna paresseusement. — Est-ce que tu as vu ma fille ? Elle me ressemblait. — Elle était très jolie. — Tu as vu la maison ? Cresenne se raidit. — Oui. — Je crois que quelqu’un est mort. Les fenêtres étaient fermées, comme quand quelqu’un meurt. La Glaneuse soutint le regard de la fillette. — Oui, elles étaient fermées. — Je n’ai pas vu mon mari. Tu crois que c’est lui qui est mort ? — Je ne sais pas, Kavi. Les gens ferment leurs volets pour un tas de raisons. Peut-être qu’un orage se préparait, ou que vous étiez sur le point de quitter la maison pour un certain temps. Même si les fenêtres étaient fermées en signe de deuil, ce n’est pas forcément pour ton mari. Parfois, on ferme les volets pour la mort du duc, ou du roi. — J’avais l’air triste, constata la fillette. Je ne suis pas sûre que j’aurais l’air aussi triste si le duc mourait. Elle baissa brusquement les yeux sur ses mains, comme si elle regrettait son audace. — Tu ne le répéteras pas, hein ? — Non. Et rassure-toi, entre nous, je comprends très bien ce que tu veux dire. Un nouveau sourire naquit sur les lèvres de la fillette, mais elle ne releva pas la tête. — Est-ce que tu as un mari ? — Non. — Est-il mort ? Cresenne, sentant les larmes perler à ses yeux, faillit éclater de rire. Bien qu’elle eût fait tout ce qui était en son pouvoir pour le faire tuer – envoyer un assassin à ses trousses pour l’empêcher d’arriver à Kentigern après son départ du Festival, donner son nom au partenaire de l’assassin qui avait juré de venger la mort de son complice –, Grinsa n’était pas mort. Elle ne voulait pas qu’il meure – elle ne l’avait jamais voulu – mais elle s’était engagée depuis longtemps pour la cause du Tisserand et les désirs de son maître gouvernaient les siens. Aujourd’hui même, alors qu’elle cherchait Grinsa, elle ne savait pas comment elle pourrait le trouver sans le livrer au Tisserand et mettre, pour la troisième fois, sa vie en danger. — Je ne crois pas qu’il soit mort, répondit-elle en détournant les yeux. Pour être franche, je ne sais pas où il est. Nous avons… nous nous sommes disputés avant que je sache que j’étais enceinte, et il est parti. — Et maintenant, il sait pour le bébé ? Cette conversation avait trop duré. — Ce n’est pas… — S’il ne sait pas, tu dois le lui dire. Ça pourrait finir votre dispute. Cresenne commençait à avoir mal à la tête. Elle ferma les yeux et se frotta les tempes. Elle avait besoin de manger. Le bébé, comme pour signifier son accord, lui donna un coup. — Ça va ? lui demanda Kavi. — Oui, répondit la jeune femme en ouvrant les yeux et se forçant à lui sourire. Excuse-moi pour ton Aspiration, Kavi. Je n’aurais pas dû… Elle s’interrompit brusquement. La plupart des enfants ignoraient que les Glaneurs pouvaient créer des images dans le Qiran. Ils supposaient que, comme la Révélation, l’Aspiration ne venait que de la pierre et du dieu. — J’aurais aimé que tu puisses voir quelque chose d’autre. Kavi haussa les épaules. — Ne t’inquiète pas. Tu as peut-être raison, c’est peut-être le roi qui est mort, ou quelqu’un d’autre. — Je l’espère. Elle attendit que la fillette se lève et s’en aille mais Kavi ne bougea pas. — Je ne veux pas être grossière, commença Cresenne, mais j’ai d’autres glanages à faire ce matin. La fillette acquiesça mais ne fit pas le moindre geste. — Je suis désolée d’avoir dit ce que j’ai dit sur ton bébé, lâcha-t-elle enfin. Je ne voulais pas être méchante. — Je sais, répondit Cresenne. Je n’ai pas pensé que tu l’étais. — Mais tu crois que ma mère est méchante. — Je ne connais pas ta mère. — Elle n’est pas méchante, répliqua la fillette d’une voix plus aiguë. Elle n’est pas méchante et ce n’est pas une menteuse ! Cresenne, sentant sa colère renaître, faillit lui répliquer vertement, mais son bébé bougea encore et elle comprit qu’elle aurait souhaité le voir réagir avec autant de passion si elle était attaquée. — Si elle a une fille comme toi, qui l’aime avec autant de force, répondit-elle en choisissant ses mots avec soin, ta maman doit être une bonne personne. Kavi la dévisagea avec suspicion. — C’est une bonne personne. Cresenne s’autorisa un sourire. — Je suis prête à reconnaître que je me suis trompée sur elle, si tu reconnais qu’elle se trompe sur les bébés qirsi. — D’accord, sourit la fillette. — Maintenant, va-t’en. D’autres enfants attendent leur tour. — Merci, Glaneuse. De quoi ? d’avoir insulté sa mère et de lui avoir montré les difficultés de sa destinée quatre ans avant sa Révélation ? — De rien. L’enfant se leva et se dirigea vers la porte. Cresenne ferma les yeux et se prit la tête entre les mains. — Tu es sûre que tu n’es pas malade ? Elle se redressa. Kavi était toujours là et l’observait avec attention. — J’ai faim, c’est tout. Ça ira. — Tu veux que je t’apporte à manger ? — Non, merci, je mangerai plus tard. — Ça ne me dérange pas. Cresenne hésita. Il lui restait des heures avant de pouvoir quitter la tente et son mal de tête ne faisait qu’empirer. — C’est vrai ? — Bien sûr, puisque je te le dis. Que veux-tu ? La Glaneuse fouilla sa poche et en sortit deux pièces d’argent. — Tout ce que tu pourras trouver. Il y a une marchande sanbiri, au bout du marché qui vend du pain épicé et des fruits secs. Ça sera parfait. Bien que Cresenne fût incapable d’en imaginer la raison, Kavi semblait heureuse de pouvoir lui rendre service. Elle vint gaiement lui prendre sa monnaie. — Je vais faire vite. — Merci, lui répondit la Glaneuse en la regardant partir. Elle posa les mains sur son ventre. Le bébé s’était calmé. Comme de nombreuses fois depuis quelques mois, elle songea à sa mère et à leur solitude après la mort de son père. Elles avaient voyagé avec la Foire de Wethyrn. Elle se souvenait d’une nuit en particulier. C’était après une représentation à Strempfar, sa mère lui avait proposé de rejoindre les Glaneurs et artistes qirsi qui se retrouvaient pour la soirée dans une taverne. Cresenne venait d’avoir quinze ans. L’idée de passer un peu de temps en compagnie des autres Qirsi l’enchantait, mais elle n’avait aucune envie de sortir avec sa mère. — Si ça te fait plaisir, je veux bien t’accompagner. — Oh, mais je ne viens pas, lui avait répondu sa mère. Je suis fatiguée. Vas-y, toi, tu me raconteras demain. Ce ne fut que bien plus tard, sa mère étant morte depuis longtemps, que Cresenne avait compris qu’elle n’avait jamais été fatiguée. Elle connaissait simplement assez sa fille pour être certaine que Cresenne s’amuserait beaucoup plus en son absence. Sa mère avait toujours su exactement comment s’occuper d’elle. Peu importait qu’elle n’eût pas beaucoup d’argent, ou que son mari fût mort, elle savait. Tandis qu’elle venait d’annoncer à une fillette de douze ans qu’elle serait veuve avant la naissance de son troisième enfant. Une vague de panique l’envahit. Elle ne savait rien de la façon dont s’occuper d’un bébé, elle ne savait rien des enfants. En dehors des glanages qu’elle réalisait pour eux, elle ne leur parlait jamais. Elle ne savait pas ce qu’ils pensaient, ce qu’ils craignaient, quand il fallait les traiter en adultes. Elle n’était même pas sûre de savoir comment nourrir son enfant après son sevrage. — Je vais être mère dans moins de deux cycles, murmura-t-elle, le regard perdu sur la pierre. Je ne suis pas prête. Elle crut presque entendre la réplique de sa mère : tu dois l’être. Elle soupira, baissa les yeux et sourit à la vue des changements de son corps. En plus de son ventre, ses seins étaient lourds, tendus. Son bébé au moins ne mourrait pas de faim. Au milieu de ses peurs, elle savait aussi qu’elle aimait déjà cet enfant. Pour l’instant, jusqu’à ce qu’elle trouve Grinsa, cette certitude lui suffirait. Et puis elle avait choisi un prénom : Kaveri. Elle se leva et fit quelques pas sous la tente afin de détendre ses muscles endoloris avant de se diriger vers l’entrée. Des enfants attendaient. Elle ne pouvait pas se remettre à la recherche de Grinsa avant d’avoir terminé ces glanages. Soulevant le rideau, elle vit que la longue file s’était encore allongée. Ils devaient être une trentaine. Certains avaient douze ans, d’autre seize. Tant de visages, tant d’expressions, tant de peurs, d’interrogations et d’excitation. Sa mère avait-elle été aussi effrayée qu’elle ? — C’est mon tour ? s’enquit la fillette en tête de file. Cresenne acquiesça. — Quel est ton nom ? demanda-t-elle en l’invitant à franchir le seuil de la tente. — Je m’appelle Sunya Kilvatte. La Glaneuse suivit la fillette en souriant. Sunya. C’était un joli nom aussi. 5 Solkara, Aneira Le château de Solkara, bâti sur une petite élévation, surplombait la rive sud de la rivière de Kett, juste en aval des Chutes de Bertand, une immense cascade qui grondait dans l’ombre de la forêt d’Aneira. Les grandes tours rouges du château, baignées dans les lueurs dorées du soleil couchant, dominaient les ormes les plus hauts et les chênes les plus majestueux des bois. Au-dessus des portes Est et Ouest flottaient deux bannières ; l’une rouge, noir et or, pour la maison de Solkara ; l’autre arborant le blason jaune et rouge du royaume d’Aneira. La cité s’étirait de part et d’autre de la forteresse. Ses murs d’enceinte, superbes et imposants, suivaient d’un côté la courbe douce de la rivière et s’adossaient de l’autre à la forêt. Sur les chemins de ronde et dans les tours de chaque angle, des gardes assuraient la surveillance. Brall, sur sa monture, admirait la ville. Solkara ne possédait peut-être pas le plus beau château du royaume – une distinction qui revenait à la demeure de Bertin, à Noltierre ou peut-être à celle de Tounstrel – mais il ne pouvait nier que la forteresse qu’il avait sous les yeux était digne d’un roi. Il lui semblait parfois que c’était le roi d’Aneira qui n’était pas digne de sa citadelle. Il se souvenait encore de la joie et des espoirs qu’il avait éprouvés lorsque le père de Carden, Tomaz IX, était monté sur le trône, près de vingt-deux ans plus tôt. Brall venait lui-même d’accéder au titre de duc d’Orvinti, et il avait hâte de servir son ami qui promettait d’être un excellent monarque. Carden n’était qu’un enfant à cette époque, il venait tout juste de passer son Aspiration, mais Brall avait déjà discerné en lui tous les signes du tempérament vif et impitoyable qui caractériserait son règne. Il avait à la fois attendu et espéré que l’enfant aurait le temps de dépasser ces traits. Brall et Tomaz étaient encore jeunes, le duc avait pensé que Tomaz régnerait de longues années. Jamais il n’aurait imaginé que le roi pût mourir de la fièvre neuf ans après son investiture et laisser si vite le destin d’Aneira entre les mains de son fils le plus âgé. Dire que Carden avait terni le trône eût été exagéré. C’était un chef compétent, dont les manières brutales et la féroce réputation servaient les intérêts d’Aneira dans ses relations avec Braedon et les autres royaumes des Terres du Devant. Mais un roi pouvait être ferme avec ses alliés et durs avec ses ennemis, tout en restant à l’écoute de son peuple. Carden semblait considérer le peuple d’Aneira comme un fardeau et les ducs de ses provinces comme des rivaux potentiels, rien de plus. Le père de Brall lui avait enseigné que le secret d’un bon souverain consistait en sa capacité à savoir quand lever le poing et quand tendre la main. C’était un des principes qu’il lui avait transmis pour conduire son duché. Brall avait compris qu’il s’appliquait avec la même pertinence à la gestion d’un royaume. Carden ne régnait qu’avec le poing et le pays en souffrait. Depuis sa conversation avec Tebeo, près de six nuits auparavant, Brall avait beaucoup songé au meurtre de Chago et à ses possibles explications. Il en avait conclu que, d’une manière ou d’une autre, Carden partageait avec les criminels la responsabilité de cette mort. Même si c’était l’or qirsi qui avait payé l’assassin, les actions passées de Carden avaient rendu ce crime non seulement possible, mais vraisemblable. Brall avait aussi compris que, même si Carden n’avait pas commandité la mort de Chago, le roi ne ferait rien pour dissiper l’idée qu’il en était à l’origine. Il tirait son pouvoir de la peur qu’il inspirait à ceux qui le servaient. Admettre que d’autres étaient responsables, que les Qirsi s’étaient servis de sa réputation à leur avantage, n’était pas dans sa nature. Brall avait néanmoins l’intention de lui parler. Il l’avait promis à Tebeo et s’estimait capable de deviner la vérité, même sans réponse franche de la part de son roi. Il redoutait pourtant cette entrevue. Approcher Carden aussi tôt après la mort de Chago revenait à mettre sa propre vie en danger. Fetnalla l’accompagnait ainsi qu’une petite troupe de soldats. Avant de quitter Orvinti, Pazice l’avait supplié de prendre son goûteur avec lui. On ne venait pas au château du roi avec son goûteur, même quand les cendres de son ami n’étaient pas encore refroidies. Les brigands qui rôdaient dans la forêt et les voleurs sur les routes du royaume justifiaient la présence de ses soldats. Aucun duc ne voyageait sans son Premier ministre. Mais arriver à Solkara avec une suite de serviteurs et de gardes plus imposante serait insinuer que le monarque manquait de moyens ou de bonne volonté pour garantir son confort et sa sécurité. — Devons-nous continuer, monseigneur ? lui demanda son Premier ministre. Brall se tourna vers elle et les soldats qui l’entouraient. Ils avaient l’air frigorifiés et pressés de rejoindre le château. Les chevaux martelaient le sol avec impatience. La vapeur qui s’échappait de leurs naseaux s’élevait en nuages pâles vers les branches dénudées des arbres. — Je suppose, répondit-il d’une voix sourde en revenant à la forteresse. Ce n’était pas la première fois qu’il doutait de la sagesse de son initiative. — Monseigneur ? — Oui, se décida-t-il en tirant sur les rênes de sa monture. Finissons-en. Ils approchèrent de la ville précédés de quatre gardes portant la bannière d’Orvinti, un ours blanc sur un fond vert et bleu. Fetnalla chevauchait juste derrière le duc. Huit autres soldats fermaient la marche. Ils avaient voyagé quatre jours durant de cette manière, n’échangeant que le strict minimum de paroles nécessaires. Dès le premier jour, Fetnalla avait vivement conseillé à Brall d’envoyer un émissaire annonçant au roi sa venue à Solkara. Mais Brall préférait ne pas laisser à Carden le temps de se préparer. Il avait plus de chances de se trahir s’il était pris de court. Le duc ne s’en était pas expliqué à son ministre. En dehors du fait qu’elle concernait la mort de Chago, il ne lui avait presque rien révélé du contenu de la discussion qu’il comptait avoir avec le roi. Après sa conversation avec le duc de Dantrielle, Brall, craignant de devenir une cible pour les Qirsi, ou pour le roi, redoutait de lui en dire plus. Durant la première moitié de leur voyage, Fetnalla lui avait demandé à maintes reprises pourquoi il souhaitait simplement parler à Carden et ce qu’il espérait en allant lui-même à Solkara plutôt que d’envoyer des messagers. Chaque fois qu’elle avait soulevé ces questions, le duc avait changé de sujet, offert de vagues réponses, ou tout bonnement refusé de lui répondre. Après deux jours de ce traitement, la ministre avait abandonné pour s’enfermer dans un sombre mutisme qui inquiétait Brall presque autant que ses incessantes questions. Le château de Solkara sembla toutefois ranimer sa détermination. — Il n’est pas trop tard pour envoyer une escouade, monseigneur, fit-elle. Cela ne devrait pas beaucoup nous retarder. Orvinti hocha la tête sans prendre la peine de se retourner. — Peut-être. Mais je ne veux prendre aucun retard. Nous irons jusqu’aux portes de la ville. Le roi aura largement le temps de se préparer pour nous accueillir. La ministre éperonna sa monture pour arriver à sa hauteur. Emmitouflée dans son manteau, elle semblait morte de froid et épuisée. Elle était grande pour une Qirsi et singulièrement séduisante. Mais sur un cheval, elle semblait mal à l’aise, même gauche. Il ne faisait aucun doute que ce voyage la rebutait. Elle n’avait pourtant émis aucune plainte. Ce n’était pas dans sa nature. Elle méritait sa considération, mais il était incapable de chasser les doutes qu’il nourrissait envers elle depuis sa conversation tardive avec Tebeo. — Monseigneur, je vous en prie ! plaida-t-elle avec une ferveur qu’il ne lui connaissait pas. Si je vous ai offensé, dites-le-moi et réglons cette affaire ! Mais de grâce, ne me punissez pas en risquant votre vie. — C’est ce que je fais ? — Oui, je le crois. — Je ne suis pas en colère contre vous, Premier ministre, et je ne cherche pas à vous punir. — Alors, pourquoi refusez-vous brusquement de répondre à mes questions ? Pourquoi ignorez-vous mes conseils ? Parce qu’il était incapable de lui faire confiance. — Je ne les ignore pas, préféra-t-il répondre. Je ne les suis pas. C’est toute la différence. — Ce n’est pas tout, s’obstina-t-elle. Vous refusez de me parler. Vous ne m’avez quasiment rien dit du sujet dont vous souhaitez vous entretenir avec le roi. — Suis-je obligé de me justifier devant mes ministres, maintenant ? Est-ce le devoir d’un duc aneirien ? — Bien sûr que non, monseigneur. Mais mon devoir est de vous conseiller et je ne peux le faire si vous me tenez à l’écart. Elle n’avait pas tort, mais Brall n’était pas disposé à le reconnaître. — Que voulez-vous que je vous dise ? demanda-t-il plutôt. — Vous pourriez commencer par m’expliquer ce que nous faisons là. — Nous allons voir le roi. Je dois évoquer certains sujets avec lui. — Lesquels, monseigneur ? Qu’est-ce de si important pour nous pousser à braver le froid et les dangers de la forêt ? — C’est entre le roi et moi. Fetnalla secoua la tête en soupirant profondément. — Très bien, monseigneur. Agissez comme bon vous semble. Je ne vous poserai plus aucune question. Laissez-moi tout de même vous dire ceci : votre défiance est une offense pour chacun de nous, et pour la maison d’Orvinti. En me traitant de cette façon, non seulement vous déshonorez notre amitié, mais vous servez pauvrement votre peuple. — Comment osez-vous ! s’emporta Brall si sèchement que les gardes qui les précédaient se tournèrent vers lui. Je ne permets pas qu’on me parle sur ce ton, surtout une Qirsi ! Le visage de Fetnalla s’empourpra. Elle se raidit et détourna les yeux. Forçant son cheval à ralentir, elle reprit place derrière lui. Brall étouffa un juron et maudit son emportement. Si elle ne l’avait pas encore trahi, ce n’était qu’une question de temps. Il lui donnait toutes les raisons de le faire. Il faillit la rappeler, mais sa peur était la plus forte. Ils franchirent dans un silence pesant la distance qui les séparait de Solkara. Devant les murs de la cité, ils bifurquèrent vers la porte la plus proche où la garde du roi les arrêta. — Monseigneur duc, s’inclina un des hommes en tirant son épée pour la porter à son front. Comme ses camarades, il était vêtu d’un uniforme rouge et or. La panthère de Solkara ornait son baudrier. L’étoile accrochée à son épaulette le désignait toutefois comme un supérieur, peut-être un capitaine. — Nous n’attendions pas votre visite. — Le roi ignore ma venue. Le capitaine dressa un sourcil étonné. — Vous n’avez pas pensé à envoyer d’émissaire afin que le roi se prépare à vous recevoir ? Brall sentit renaître sa colère. S’il pouvait tolérer d’être remis en cause par son ministre qui le servait depuis de nombreuses années, qu’un soldat, même capitaine de la garde royale, se permette de mettre sa conduite en doute était inacceptable. Un duc n’avait pas à s’expliquer. — Eh bien je suis là, lança-t-il sèchement. Avez-vous l’intention d’avertir le roi ou vais-je devoir m’annoncer moi-même et lui parler de l’impertinence de ses soldats ? — Je m’en charge, répondit l’homme en pâlissant. Il pivota promptement et cria un ordre à ses hommes. Deux soldats se dépêchèrent aussitôt vers le château tandis que les autres, tirant leurs épées pour un salut officiel, prenaient place de part et d’autre de la porte. — Permettez-moi de vous accompagner jusqu’au château, Lord Orvinti, reprit le capitaine. Si vous voulez bien me suivre. Le duc et sa compagnie passèrent devant les soldats, immobiles dans un salut parfait, et pénétrèrent en ville. Au vu des couleurs d’Orvinti, portées par les soldats de Brall, le peuple abandonnait ses occupations pour les regarder. Certains applaudissaient. Les enfants se montraient les bannières et admiraient les épées des soldats, tout en dévisageant Fetnalla, les yeux ronds avec force murmures. — Ils vous prennent pour le duc, tenta Brall en la regardant par-dessus son épaule. S’il avait espéré un sourire, il s’était trompé. La jeune femme, imperturbable, hocha la tête. — Non, monseigneur. Ils savent tout simplement que je suis une sorcière. Il l’observa quelques secondes puis, ne sachant que dire, se détourna. Ils arrivèrent à la porte sud du château de Solkara. Quatre soldats de Carden en gardaient l’entrée. Deux portaient des drapeaux d’Aneira, deux autres la bannière de Solkara et celle d’Orvinti. Au moment où ils les franchissaient, un groupe de musiciens sortait du château et entamait la « Marche d’Amnalla », composée pour célébrer l’investiture de la reine Amnalla, la première monarque aneirienne, issue de la maison d’Orvinti. Ce n’était pas l’hymne préféré de Brall mais, depuis six siècles, c’était celui que choisissaient les rois solkariens pour honorer les ducs d’Orvinti en visite au château, sans aucun doute parce que la Rébellion d’Amnalla marquait la fin de la Première Suprématie Bistarienne. Au moment où les musiciens achevaient la dernière note, un second groupe de soldats, portant eux aussi les bannières d’Aneira, Solkara et Orvinti, venait à leur rencontre, suivi de la reine Chofya, du Premier ministre et du prélat de Solkara. Brall mit pied à terre et avança. Il se tourna pour inviter Fetnalla à l’imiter. La jeune femme, selon le protocole, était déjà à ses côtés. Il éprouva des remords. Elle méritait mieux que le traitement qu’il lui réservait. Il ploya un genou et s’inclina, comme son Premier ministre, devant la reine. — Levez-vous, Brall, fit Chofya en lui souriant. Soyez le bienvenu à Solkara. Elle était encore belle. Pourtant, sa bouche sensuelle, sa peau mate et ses yeux si sombres qu’ils étaient presque noirs ne masquaient pas la fatigue que Brall crut déceler sur son visage. Elle semblait plus ridée qu’il ne s’en souvenait. Elle avait revêtu une robe bleu pâle et ses longs cheveux noirs étaient retenus sur son front par une simple couronne d’or. L’unique joyau grenat qu’elle portait autour de son cou brillait dans le soleil comme une goutte de rosée matinale sur un pétale de rose. Le duc se releva et lui fit un baisemain. — C’est un honneur pour moi, Majesté. — Au contraire, votre visite… impromptue est un honneur pour nous. La reine présenta rapidement le prélat et le Qirsi du roi avant de conduire Brall et sa compagnie vers le château. Ils empruntèrent l’étroit et long chemin entre les robustes remparts et débouchèrent sur la vaste cour du palais royal. Carden les attendait devant un bataillon qui devait compter cinq cents hommes en uniforme de combat, tous l’épée dressée devant leur visage. Le roi portait sa tenue de guerrier au grand complet. Son glaive était glissé à sa ceinture, et sa cape de fourrure tenue autour de son cou par une chaîne en or. Il était plus élancé que la majorité de ses hommes. Ses longs cheveux blonds et son visage anguleux lui donnaient la physionomie d’un héros de légende. Même sans la couronne d’or finement ciselée qui lui ceignait le front, personne n’aurait douté de son identité, encore moins de son rang. Pourtant, comme la reine, Carden avait les traits légèrement tirés. Quatre soldats sortirent des rangs. Portant leurs cors d’argent à leurs lèvres, ils entonnèrent un hymne guerrier à la gloire de Solkara. La fille du roi, la jeune princesse Kalyi, ouvrit une petite cage d’où s’envolèrent douze colombes blanches qui survolèrent la cour avant de disparaître derrière les hautes tours du château. Quels que fussent ses doutes sur Carden et ses méthodes, Brall devait reconnaître que l’accueil de son monarque, pourtant préparé à la hâte, était impressionnant. Le duc mit un genou en terre et inclina la tête. Le reste de sa troupe l’imita. — À croire qu’il savait que vous veniez, murmura Fetnalla à ses côtés. — Levez-vous, Brall et bienvenue, fit le roi en avançant pour lui donner une brève accolade. Brall lui répondit avant de s’écarter. — Votre Majesté est trop gracieuse. Votre accueil me va droit au cœur. Je suis confus. — Sottises, sourit Carden. Ce n’est rien. Si nous avions su que vous veniez, nous vous aurions offert un accueil digne de ce nom. Le duc lui rendit son sourire, mais une lueur dans les yeux bleu sombre du roi lui inspira la réflexion que ce déploiement de civilités était un signe de bienvenue autant qu’une démonstration de force. Une façon de l’avertir, s’il s’avisait de le prendre à la légère, que Carden saurait le punir. Une fois de plus, Brall se demanda s’il n’avait pas eu tort d’entreprendre ce voyage. — Vous devez être affamés, poursuivit le roi. Venez, un repas vous attend. Il posa les yeux sur Fetnalla. — Vous êtes la bienvenue à table, Premier ministre. Je ne doute pas que le duc vous veuille à ses côtés. Brall et son ministre échangèrent un regard. C’était une remarque étrange, que leur dispute sur la route de Solkara ne rendait que plus fâcheuse encore. — Votre Majesté est trop bonne, répondit Fetnalla. Carden, invitant Brall à le suivre, se dirigea vers la grande salle de réception, dans l’aile nord du château, dont les portes s’ouvraient sur la cour. Chofya leur emboîta le pas, suivie de Fetnalla, Pronjed jal Drenthe, le Premier ministre du roi. La jeune princesse, fixant timidement le sol, était derrière eux. Ses cheveux et ses yeux noirs, semblables à ceux de sa mère, lui conféraient toutefois une beauté plus douce. Rien dans sa physionomie ne la désignait comme la fille de Carden. Dans la vaste salle, la table était dressée pour six couverts. Deux carafes de vin, ainsi que des plats de ragoût aux épices, des volailles, du mouton, des légumes verts et des corbeilles de pain frais attendaient les convives. Le grand feu qui brûlait dans la cheminée et les torches fixées aux murs baignaient la pièce, malgré la tombée du jour, d’une vive et chaleureuse clarté. Le repas, au moins, ne laissait pas supposer que Carden avait eu vent de l’arrivée de Brall. Le roi et la reine dînaient quotidiennement de cette façon. Une bannière d’Orvinti avait été installée au-dessus de la cheminée, mais elle était froissée, comme installée à la hâte. — Veuillez nous excuser de la frugalité de ce repas, s’excusa aimablement Chofya, si nous avions eu plus de temps… — Je vous en prie, Votre Altesse, intervint Brall en souriant. Je ne trouverai pas meilleure chère dans l’ensemble du royaume. Seule votre beauté dépasse votre générosité. — Voilà qui est parlé comme un Orvinti ! s’exclama Carden avec un rire dont le mordant n’échappa pas à Brall. Vous maniez la langue de Bohdan aussi bien que votre père. Le mien disait toujours qu’il était capable de charmer un marchand de Wethyrn au point de lui faire cracher son or. — Je ne suis pas sûr d’avoir un tel talent, sourit Brall modestement. Mais on dit que c’est un don familial. — En parlant de don, monseigneur, toussota Fetnalla. — Ah, oui, j’avais presque oublié. Le duc ouvrit une bourse accrochée à sa ceinture et en sortit deux objets enveloppés de tissu. L’un était une sorte de cristal parfaitement pur et lisse, de la taille d’un petit œuf. De telles pierres venaient du lac Orvinti. À cause de leur courbe parfaite, on les appelait les Larmes de Shanae, du nom de celle qui avait sauvé le clan Orvinti des pillards du Nord, avant l’établissement des Sept Royaumes. Brall offrit la pierre à Chofya. — De la part du peuple d’Orvinti, Votre Altesse. Elle prit son présent d’une main gracieuse. — Merci, Brall. Mon père m’en a offert une lorsque j’étais enfant. Je vais les mettre ensemble. Elle me rappellera la beauté de votre duché et la gentillesse de ses habitants. — C’est trop d’honneur, Majesté, s’inclina Brall sincèrement touché. Du second tissu, il sortit une dague étincelante. Son manche était en argent et sa lame taillée dans la même pierre limpide. — Voici pour vous, Altesse, de la part de mon peuple. Le roi prit l’arme et, la faisant jouer à la lumière des torches, examina les gravures qui ornaient le manche ainsi que l’affûtage de la lame. — Je n’ai jamais vu d’arme aussi finement taillée dans cette pierre, déclara-t-il. A-t-elle été faite à Orvinti ? — Oui, Majesté. — Je suis impressionné, ajouta-t-il en examinant de nouveau la dague avant de la poser sur la table. Merci, Brall. Elle tiendra une place d’honneur dans ma collection. — Votre Majesté est trop aimable. Un serviteur remplissait les timbales. Le roi but la première gorgée et le repas commença dans un silence que Brall ne tarda pas à trouver pesant. Carden semblait attendre qu’il lance la conversation, ou qu’il explique son arrivée soudaine à Solkara. Le duc complimenta la reine et le roi sur la finesse de leur table, mais Chofya se contenta de sourire et Carden de grommeler son assentiment. Lorsque les serviteurs eurent débarrassé ce qui restait du ragoût et des légumes pour les remplacer par un grand plateau de fruits secs et de fromages accompagnés d’un vin de miel, Carden leva les yeux de son assiette pour dévisager son visiteur. — Alors, Orvinti, pourquoi êtes-vous là ? Brall, décontenancé par la rudesse du roi, toussota. Il jeta un bref regard à Fetnalla. Compte tenu du peu qu’il lui avait confié, il ne pouvait compter sur son aide. — Je serais heureux de vous le dire, Votre Altesse, mais il serait peut-être plus sage d’attendre que nous soyons seuls. Le roi, la bouche grimaçante, le considéra brièvement. — Laissez-nous, ordonna-t-il à Chofya. — Mais les fruits et les fromages viennent à peine d’être servis. — Prenez Kalyi et les ministres et allez dans mes appartements. Vous terminerez là-bas. La reine, visiblement froissée, voulut manifester son mécontentement mais elle se ressaisit. — Très bien, monseigneur, admit-elle en offrant un visage souriant aux ministres qirsi. Voulez-vous vous joindre à ma fille et à moi dans les appartements du roi ? Ce n’est pas aussi spacieux, mais la nourriture y est aussi bonne. — Naturellement, Votre Altesse, répondit Fetnalla en se levant aussitôt. Pronjed jeta un coup d’œil à Carden qui acquiesça. Le Qirsi se leva à son tour et s’éloigna en compagnie de Fetnalla, la princesse et la reine. D’une main dédaigneuse, Carden renvoya les deux serviteurs qui se précipitaient pour débarrasser leurs couverts. — Plus tard, ordonna-t-il. Et laissez-nous. Les serviteurs déguerpirent. — Maintenant, fit Carden en se tournant vers Brall, répondez-moi. Pourquoi êtes-vous venu ? La lumière des torches dansait dans ses yeux noirs. Le duc déglutit péniblement. Il aurait donné tout l’or d’Orvinti pour être dans son château, en compagnie de Pazice. — Je voulais vous parler de Chago, déclara-t-il, heureux de constater la stabilité de sa voix. — Chago, répéta le roi tandis qu’un mince sourire étirait ses lèvres sans adoucir son regard. Et me dire quoi ? — Je… j’aimerais savoir si c’est vous qui avez commandité sa mort. Brall, qui avait craint un accès de fureur, regarda le roi le dévisager pensivement avant de prendre la dague de cristal restée sur la table. Pendant quelques instants, le même sourire aux lèvres, il se contenta de jouer avec elle. — Ce qui m’a toujours frappé chez vous, Brall, c’est votre prudence. Je vous connais pour être loin, très loin, du genre tête brûlée. Venir ici sans être invité, sans même vous faire annoncer, et me poser une question pareille relève d’une audace surprenante. De la part de vos amis, Bertin ou peut-être Tebeo, une telle démarche ne m’aurait pas étonnée, mais de vous… Est-ce eux qui vous ont poussé dans cette entreprise ? — Non, Votre Altesse. — Vous me semblez bien sûr de vous. Ne vous ont-ils pas suggéré cette visite, sachant très bien que, si l’un d’entre eux osait me poser la même question, je le ferais exécuter pour trahison ? Réfléchissez, Brall. Je ne peux vous dire à quel point la réponse m’intéresse. Ne vous auraient-ils pas demandé de venir me voir lors d’une petite conversation que vous avez eue tous les quatre à Orvinti il y a quelques jours à peine ? Brall s’humecta les lèvres, brusquement aussi sèches qu’un vieux parchemin. Le roi avait eu vent de leur rencontre dans son château. Il ignorait de quelle façon, mais il n’avait aucune intention de l’apprendre. Le sujet, à ce stade de leur discussion, n’avait, de toute manière, pas la moindre importance. Le roi venait de lui faire clairement comprendre que sa question relevait de la haute trahison. Il aurait de la chance de pouvoir quitter Solkara en vie. Quoi qu’il en soit, il était là et trahir Tebeo, même au risque de sa vie, ne faisait pas partie de ses projets. — Non, Votre Altesse. J’ai parlé de la mort de Chago avec les autres, c’est exact. Nous venions d’assister à ses funérailles et nous… Il s’interrompit, hésitant sur la façon de poursuivre. Il s’était donné beaucoup de mal pour rester en dehors de la querelle qui séparait Solkara et Bistari. S’il avouait que lui et les autres pleuraient la mort d’un ami cher, surtout si cette mort avait été orchestrée par Carden, il s’exposait à la colère du roi. — Ne vous inquiétez pas, Brall. Vous et vos amis portez le deuil de cette perte. Je m’y attendais. — Merci, Votre Altesse, soupira le duc profondément soulagé. Quelles que soient les fautes de Chago, nous le connaissions depuis longtemps. — Et vous croyez que je l’ai fait tuer ? poursuivit le roi, testant du pouce le tranchant de sa dague. Pourquoi ? — Le garrot, bredouilla Brall. Et la lanière de cuir avec la panthère de Solkara. Le roi le dévisagea comme s’il était stupide. — Je veux dire pourquoi l’aurais-je fait assassiner ? — Vos maisons rivalisent depuis des siècles, Votre Altesse. Les désaccords et les conflits entre vous et Chago ne se comptent plus. Dernièrement encore, les taxes sur les droits de quai et les chalands… — Me croyez-vous capable de tuer un homme pour des impôts ? C’est ça le genre de roi que vous pensez avoir ? Brall, regrettant de ne pas avoir écouté Fetnalla et réfléchi davantage à ce déplacement, ferma brièvement les yeux. — Je crois, commença-t-il lentement, qu’un roi doit se garder de ceux capables d’inciter les autres à contester son autorité. Chago était contre la levée de nouvelles taxes, il aurait pu chercher à faire tout ce qui était en son pouvoir pour les combattre. Le roi écarquilla légèrement les yeux. — Alors vous pensez qu’il méritait la mort. Avez-vous fait tout ce chemin pour me féliciter de son meurtre ? — Bien sûr que non, Votre Altesse. — J’ai bien peur de ne pas vous suivre, Brall. D’abord vous insinuez que je suis un assassin, et puis vous semblez suggérer que j’ai été assez stupide de le laisser vivre aussi longtemps. Où voulez-vous en venir ? Le duc, se sentant aussi pitoyable qu’une jeune recrue aux mains d’un maître d’armes, hésita. — Nulle part, Votre Altesse. Je ferais certainement mieux de vous laisser. Je vous ai offensé, ce qui n’était absolument pas dans mes intentions. À moins que Votre Altesse ne souhaite me mettre en prison, je vais rentrer à Orvinti dès ce soir. Je ne mérite pas votre hospitalité. — Quelles étaient vos intentions, Brall ? La circonspection n’était plus de mise. Autant qu’il en finisse et assume les conséquences. — Trouver la vérité, Votre Altesse. Nous – il grimaça – je craignais que d’autres forces, plus obscures, ne soient à l’œuvre. On parle d’une conspiration qirsi. Le meurtre de Chago porte en lui les germes d’une discorde capable de diviser le royaume. Si d’autres en sont responsables, ils ont tout fait pour désigner la maison de Solkara. Pour la première fois de la soirée, Carden sembla s’émouvoir. Durant une brève seconde, aussi fragile que la flamme d’une bougie soufflée par un brusque coup de vent, l’impitoyable monarque de Solkara s’effaça devant un jeune seigneur déstabilisé. Brall avait sa réponse. Carden vida sa timbale. Cherchant des yeux un serviteur qui ne venait pas, le roi, se souvenant qu’il les avait congédiés, se servit du vin lui-même, sans se soucier d’en proposer à Brall. C’était peut-être dû à un jeu de lumière, mais le duc crut voir sa main trembler. — Je ne sais pas si vous êtes l’homme le plus courageux ou le plus stupide que j’aie jamais connu, reprit le monarque quelques instants plus tard en jouant de nouveau avec la dague. Vous comprenez certainement que je n’aie aucune réponse à vous fournir. Je ne reconnaîtrais jamais être à l’origine du meurtre d’un de mes ducs, même si le royaume entier devait en être convaincu, comme je ne reconnaîtrais jamais avoir été manipulé pour couvrir le meurtre d’un autre. — Je comprends très bien, Votre Altesse. — Vous comprenez, mais cela ne vous a pas empêché de venir jusqu’ici dans l’espoir que j’avoue l’une ou l’autre de ces possibilités. — Je suis venu dans l’espoir de glaner quelque chose de notre conversation. Je n’ai jamais pensé vous faire avouer quoi que ce soit. — Et qu’avez-vous glané, Lord Orvinti ? Il était peut-être stupide, comme le suggérait le roi, mais pas à ce point. — Rien, Votre Altesse. Je vais rentrer à Orvinti aussi confus qu’à mon départ. Le duc sourit légèrement. — Je prends votre remarque comme un compliment. Un craquement attira son regard vers les flammes. — Laissez-moi tout de même vous dire, poursuivit-il, que je partage vos inquiétudes concernant le royaume. Quel que soit le coupable, la mort de Chago a ravivé le ressentiment de mes ennemis, mais elle les force, au moins pour un temps, au silence. — Avez-vous entendu parler de la conspiration, Votre Altesse ? — Oui, reconnut Carden avec une grimace, et elle me… préoccupe. — Vous croyez donc ce que vous avez entendu ? — Croyez-vous sincèrement, sourit faiblement Carden, qu’un an plus tôt, j’aurais congédié mon Premier ministre, même sur votre requête ? C’était une réponse plus franche que ce que le duc était en droit d’espérer et il se demanda s’il n’avait pas méjugé le roi. Carden, plongé dans ses réflexions, fixait la lame de cristal. — Avec votre permission, reprit Brall, je vais vous laisser. Si tel était le cas, pardonnez-moi de vous avoir offensé. Le roi fit un geste vague de la main et hocha la tête, mais ne lui donna pas congé. — Vos amis pensent-ils que j’ai tué Chago ? — Les autres ducs nourrissent les mêmes interrogations que moi, Votre Altesse. L’incertitude plane sur le pays. Carden, un petit sourire sur ses traits anguleux, croisa son regard. — Allons, Brall. Vous prétendez que Bertin ne m’a pas accusé d’être un tyran meurtrier ? Brall ne put s’empêcher de sourire. — J’avoue qu’à Noltierre, ils sont peut-être moins incertains que d’autres. Le roi éclata d’un rire sonore, mais bref. — Je n’en doute pas une seconde, reprit-il d’une humeur plus sombre. Noltierre n’est qu’une vieille bique ! Mon père en était déjà convaincu. — Il est, à sa manière, aussi fidèle au royaume que n’importe lequel d’entre nous, Votre Altesse, souligna Brall. — Ne vous inquiétez pas, Brall. Je n’ai pas l’intention d’envoyer des assassins à l’assaut des monts Cestaar. Il se tut et observa son hôte. — Ni de vous mettre dans mes cachots, comme vous l’avez évoqué. Stupide ou non, votre visite témoigne d’un réel courage. Et j’admire la loyauté dont vous faites preuve envers vos amis. Par les temps qui courent, un homme fidèle est plus précieux que l’or. — Merci, Votre Altesse. — Vous êtes libre de partir quand vous le souhaiterez, mais les nuits sont froides à cette époque de l’année. Prenez une chambre dans l’aile ouest du château. C’est là que la reine installera votre Qirsi. Brall, comprenant que le roi mettait fin à leur entrevue, se leva. — Encore merci, Votre Altesse. Il quitta la table et se dirigea vers la porte qui donnait sur le couloir. — Qu’en est-il de votre Qirsi, Brall ? Le duc s’arrêta et se tourna vers le roi. — Pardon ? — Lui faites-vous confiance ? — Je lui ai demandé de m’accompagner, je ne la soupçonne donc pas complètement, mais je ne lui ai rien dit des raisons qui m’ont poussé à Solkara. Carden donna son assentiment d’un hochement de tête, puis il leva sa timbale en signe de salut. — Pardonnez-moi de vous poser cette question, Votre Altesse, mais vous sentez-vous bien ? — Est-ce que je me sens bien ? répéta le roi. Il vida son gobelet. — Craignez-vous pour ma vie, Orvinti ? — Je suis votre fidèle sujet, Votre Altesse. Comme tout bon Aneirien, je souhaite la bonne santé et le bonheur de mon roi. Carden se servit en souriant. — Évidemment. Il but une longue gorgée. — Rassurez-vous, Brall. Pour ce qui est des affaires du royaume, je suis en assez bonne santé. — Je suis heureux de l’entendre, Votre Altesse. Préférant ne pas approfondir l’ambiguïté de sa réponse, le duc fit demi-tour. — Brall. Une fois de plus, il se tourna vers le roi. — Ne cherchez plus jamais à me prendre à l’improviste. Je ne suis pas un de vos barons. Si vous vous avisez de revenir devant mes portes sans vous faire annoncer, je vous écrase comme une armée ennemie. Suis-je assez clair ? — Parfaitement clair, Votre Altesse. Le roi le dévisagea quelques instants puis tourna son siège vers les flammes et, sans un mot, porta sa timbale à ses lèvres. * Il aurait dû être furieux. Quelle que fût la réponse que Brall attendait de lui, sa question même frisait l’impudence. Sans parler du fait que, de son propre aveu, le duc avait reconnu qu’il espérait, en le prenant de court, glaner quelque chose de leur entrevue. Comme si un roi pouvait livrer une quelconque information sans en avoir l’intention ! Cette hypothèse à elle seule aurait justifié une exécution sommaire. Il avait été tenté de le faire. Tebeo, Bertin et les autres en auraient tiré une bonne leçon. Un duc effrayé était un duc soumis et, par les temps qui couraient, Carden préférait inspirer la crainte. Il savait cependant que de telles méthodes avaient leurs limites. Si le meurtre de Chago avait eu pour résultat de dompter les plus rebelles de ses ducs, celui de Brall ne ferait que révéler combien il se sentait, au contraire, menacé. Il n’avait aucune envie que la peur sourde et croissante qui l’habitait depuis plusieurs cycles devienne le sujet de conversation favori de ses vassaux. Brall, en outre, lui était bien plus utile vivant que mort. L’amitié qui l’unissait à Chago et Tebeo ne l’avait pas empêché de prouver son allégeance à la couronne. Il s’était même débrouillé pour maintenir des liens aussi solides avec la maison de Bistari qu’avec celle de Solkara. Ce qui, compte tenu de la haine qui opposait Carden et Chago, relevait de l’exploit. Le roi avait besoin d’alliés, surtout ceux qui, contrairement à lui, maîtrisaient aussi bien l’art de la diplomatie. Brall pourrait bien s’avérer l’unique pont entre lui et les nobles qui l’exécraient. Plus que jamais Carden avait besoin d’un tel pont. Car il n’avait rien à voir avec la mort de Chago. Il l’avait souhaitée des centaines de fois, il avait même, et à plusieurs reprises, été à deux doigts d’en ordonner l’exécution. Mais l’ordre n’avait jamais franchi ses lèvres. Quelle que fût la fureur que lui inspiraient les fulminations de Chago contre ses impôts maritimes et fluviaux, ils ne les avaient jamais considérées comme une véritable menace. Son assassinat, comme la méthode employée, l’avaient stupéfait. Mais ce n’était qu’en apprenant la présence de la lanière de cuir trouvée dans la main du cadavre qu’il avait vraiment pris conscience des implications de ce meurtre. Lorsque Brall, un peu plus tôt, lui avait demandé s’il avait eu vent des rumeurs concernant un complot qirsi, Carden avait failli éclater de rire. Qui n’en avait pas entendu parler ? Les Terres du Devant bruissaient de la menace qirsi. Nul ne savait le but qu’ils poursuivaient, ni quel Cheveux-blancs faisait partie de la conspiration ; ces questions n’empêchaient pas les langues d’aller bon train. Le roi n’avait jamais songé qu’ils pussent s’en prendre à lui. C’était pourtant exactement ce qu’ils avaient fait. Chago était mort mais c’était lui, Carden, qui était visé. Il ne nourrissait pas le moindre doute à ce sujet, tout comme il était bien certain qu’ils avaient atteint leur véritable but. Ainsi qu’il l’avait dit à Brall, il ne pouvait reconnaître publiquement qu’il s’était laissé berner sans passer pour une marionnette. Il connaissait les coupables, il savait que le royaume était attaqué par les sorciers, mais donner l’alerte à son peuple revenait à s’humilier en public et prouver, du même coup, la puissance des conspirateurs. Ils voulaient l’affaiblir, alors il endossait le crime de Chago et conservait une apparence de force. Ils cherchaient que ses ducs et son peuple le haïssent au point que, le jour venu, lorsqu’ils décideraient de l’achever, personne en Aneira ne viendrait à son secours. Un sombre sourire étira ses lèvres. Qu’ils essayent, songea-t-il, les yeux sur les braises. Qu’ils lancent leur armée et leur magie. S’ils croyaient que la mort d’un duc allait suffire à le détruire, ils ignoraient tout de la maison de Solkara. On le haïssait depuis si longtemps qu’il n’en avait cure. Il souleva son gobelet pour découvrir qu’il était vide. — Du vin ! cria-t-il d’une voix qui résonna sur les murs et le plafond de la grande salle. Quelques secondes plus tard, un jeune domestique apparut, portant deux carafes, une de Sanbiri rouge, l’autre remplie du vin de miel doré qu’on leur avait servi à la fin du repas. Carden ne se souvenait pas duquel il buvait le plus ces derniers temps. — Je ne savais pas lequel apporter, Votre Majesté, bredouilla le jeune garçon tremblant de peur. — Les deux, répondit le roi avec un geste d’impatience. Maintenant, laissez-moi. — Mais, le couvert… Carden prit la carafe de vin rouge et se servit copieusement. — Vous nettoierez demain. Allez vous coucher. Qu’on ne me dérange pas. — À vos ordres, Majesté. Il fit une profonde et maladroite révérence avant de filer comme un lapin. La lourde porte de chêne se referma sur lui. Le roi but une longue gorgée et ferma les yeux. Il sentit la pièce vaciller comme s’il s’était trouvé sur un navire marchand pris dans les tempêtes du détroit de Scabbard. Il était tard pour boire mais il voulait être sûr que Chofya serait endormie lorsqu’il rejoindrait leur chambre. D’habitude, lors d’une nuit semblable, il serait parti à la recherche d’une des dames de compagnie de sa femme. Ce soir, il n’éprouvait pas plus d’appétit pour un rendez-vous amoureux que pour le lit conjugal. Il aurait dû réfléchir à Chago, aux Cheveux-blancs, et à la façon de les écraser lorsqu’ils pénétreraient en Aneira avec leur armée. Il aurait peut-être dû s’en ouvrir à Brall. Après la mort de Chago, Orvinti était le duc le plus puissant de son royaume. Mais, il ne pouvait s’empêcher de revenir sur la conversation qu’il avait eue, un peu plus tôt dans la journée, avec le chirurgien du château. Ce qu’il lui avait appris n’aurait pas dû l’étonner. Kalyi, son unique enfant, avait presque dix ans. Après sa naissance, Chofya n’était plus jamais tombée enceinte. Carden avait d’abord rendu la reine responsable. Mais il ne pouvait ignorer qu’il n’avait pas de bâtard non plus. Si c’était elle la fautive, il en aurait. Le chirurgien l’avait reconnu et suggéré que sa semence devait être défectueuse. « Stérile », avait-il précisé. Accuser le chirurgien avait été stupide. Le faire exécuter était l’acte d’un lâche. Mais personne, à l’exception de Chofya qu’il ne pourrait indéfiniment laisser à l’écart, ne serait au courant des motifs qui l’avaient conduit à cette réaction. Les rois n’étaient pas stériles. Les rois étaient puissants ; ils conduisaient des royaumes et des hommes au combat. Ils avaient des enfants. Ils transmettaient leur titre à leurs fils. Même en Eibithar, où l’ascension des monarques sur le trône défiait toute compréhension, un principe restait clair : le fils le plus âgé d’un roi succédait à son père sur le trône. Annoncer la stérilité d’un roi, c’était le destituer, inviter ses ennemis – qu’ils fussent intérieurs ou extérieurs – à contester son règne. Il avait de la chance d’avoir une fille, lui avait dit le chirurgien. Son existence était un cadeau d’Ean, un cadeau dont lui et sa femme devaient lui être reconnaissants. Kalyi était sa lumière, la musique de sa vie et son trésor mais elle n’était pas suffisante. Aneira n’avait pas eu de reine depuis deux siècles, depuis qu’Edrice II avait abdiqué en faveur de son frère pour éviter une guerre civile et assurer le trône à son fils. Carden aurait été heureux de voir Kalyi diriger le royaume, mais les autres maisons ne le supporteraient pas. Il avait besoin d’un fils. La maison de Solkara avait besoin d’un héritier. — Vous n’aurez pas d’héritier, lui avait dit le chirurgien. Si vous voulez que la maison de Solkara conserve le trône, choisissez un successeur parmi les fils de vos frères. Il en avait trois. Deux étaient des chacals, le troisième un idiot. Leurs propres fils ne promettaient pas mieux. Son meilleur espoir – et celui d’Aneira – résidait dans la possibilité d’un mariage précoce de sa fille et la naissance rapide d’un garçon. Ce qui écartait une union avec le fils d’une maison majeure qui voudrait transmettre son propre nom. Elle devrait se marier dans le duché de Solkara. C’était un sacrifice mais, compte tenu des circonstances, il était acceptable. Il vida sa timbale, songeant avec amertume qu’il n’aurait pas la chance, comme son père, d’élever un fils qui lui succéderait. Qu’avait-il fait aux dieux pour mériter un tel sort ? — Je donnerais tout ce que j’ai pour un héritier, murmura-t-il. — Votre Majesté ? Le duc leva un regard noir. Pronjed, son Premier ministre, se tenait dans l’encadrement de la porte. Carden se sentit rougir de honte. — Que voulez-vous ? — J’ai vu que le duc était retourné dans sa chambre, Votre Majesté. J’étais curieux de savoir ce qu’il voulait. Il avança et ferma la porte derrière lui. Carden, mal à l’aise, se redressa sur son siège. Il n’avait aucune envie de discuter avec le Cheveux-blancs et surtout pas de ce sujet. — Rien de particulier, fit-il. Il s’inquiète des nouveaux impôts. Le Qirsi vint jusqu’à la table et tira un fauteuil. — Il est venu jusqu’ici pour parler des impôts sur les chalands ? Le roi sentit sa bouche se tordre et regretta son dernier verre de vin. — Après ce qui est arrivé à Chago, il a préféré transmettre son message lui-même, pour éviter tout… malentendu. — Je vois, fit le Qirsi en l’observant attentivement. Est-ce que vous allez bien, Majesté ? — Évidemment, répondit Carden en détournant les yeux. Pourquoi tout le monde me pose la même question ? — Vous semblez mal à l’aise, et j’ai entendu parler de l’exécution du chirurgien. Êtes-vous certain que tout va bien ? — Cela ne vous regarde pas, répondit le roi en lui décochant un regard sombre. — Très bien. Ils se turent. Le roi observait Pronjed dont les yeux pâles furetaient dans la pièce. Ils se posèrent enfin sur la dague de cristal d’Orvinti. — C’est une belle arme que le duc a apportée, fit-il. — Oui. — Prenez-la. Avant qu’il comprenne son geste, le roi tenait la dague en main. — Vous avez congédié les serviteurs pour la nuit ? Il aurait voulu mentir, ou même les rappeler. Il ne put qu’acquiescer. — Bien. Dites-moi de quoi vous avez discuté avec le duc. — Il voulait parler de Chago, répondit le roi incapable de contrôler sa volonté. Il voulait savoir si c’était moi qui l’ai fait assassiner ou si je pensais que c’est les Qirsi. Carden lutta pour se lever. Il ignorait ce que le ministre était en train de lui faire subir, mais il devait quitter la pièce. — Asseyez-vous. Il obéit. — Que lui avez-vous répondu ? — Rien. Quelle que soit ma réponse, je passe pour un bouffon. Pronjed sourit. La faible lueur des flammes donnait à son visage fin un air cadavérique. — Exact. Tournez la lame contre vous. Le monarque s’efforça de contrer la volonté du Qirsi, mais ses mains ne lui appartenaient plus. La lame était pointée sur son cœur. — Le chirurgien vous a dit que vous n’auriez pas d’héritier, n’est-ce pas ? — Oui. — Je m’en doutais. Quelqu’un est au courant ? — Non. — Pas même la reine ? — Non. Il arracha ses yeux de la dague et les dirigea sur le Qirsi. — Pourquoi faites-vous cela ? — Pour mon peuple, évidemment. Pour le Tisserand. — Mais pourquoi veut-il ma… Il s’humecta les lèvres. — Qu’ai-je fait ? — Rien. Mais vous n’avez pas d’héritier. Aneira va devoir affronter les pires difficultés. Et puis, en faisant exécuter le chirurgien ce matin, vous avez rendu les choses tellement plus faciles. Pronjed se leva et s’éloigna. — Faites-le. Carden essaya de résister, mais ses mains ne lui obéissaient pas. Il mit tout ce qui lui restait de volonté, il se raidit, fit appel à toutes ses forces, mais la magie qirsi était plus habile. Il ne put que regarder, désespéré et impuissant, la lame s’enfoncer de ses propres mains dans son cœur. 6 Le duc les avait fait lever très tôt. L’aube était grise et froide, l’air encore chargé de l’humidité des pluies nocturnes. Fetnalla savait que Brall souhaitait rejoindre Orvinti pour la célébration de la Nuit de Bohdan, la Nuit des Deux Lunes du cycle de Bohdan qui débutait dans cinq jours. S’ils partaient ce matin même, ils auraient tout juste le temps d’arriver, sauf si la neige se mettait à tomber. Le duc avait rejoint ses quartiers peu de temps après elle. Elle l’avait entendu saluer brièvement le garde de faction devant leurs portes avant d’entrer dans la chambre voisine de la sienne. Elle avait envisagé d’aller le voir. Elle s’interrogeait toujours sur la raison de leur voyage à Solkara. Elle en avait une idée, mais elle espérait qu’après s’être entretenu avec Carden, son duc serait prêt à se confier de nouveau à elle. Elle était allée jusqu’à sa porte, avait posé la main sur sa poignée, lorsque la dureté de ses paroles sur la route de la cité royale lui était revenue en mémoire. Les événements de la veille avaient transformé en gouffre le fossé qui se creusait entre eux depuis la mort du duc de Bistari. Aussi stupéfaite qu’elle fût de la vitesse à laquelle leurs relations s’étaient dégradées, la cause ne lui était pas étrangère. — Je ne tolère pas qu’on me parle sur ce ton, avait-il affirmé, surtout une Qirsi. Il ne lui avait jamais dit une chose pareille, ni jamais laissé supposer que la couleur de ses yeux comptait plus que le pouvoir que sa fonction à ses côtés lui conférait. Il ne lui avait en tout cas jamais donné l’impression qu’elle lui faisait peur. Le meurtre de Chago l’avait rendu soupçonneux à son égard, peut-être à l’égard de tous les Qirsi. D’une certaine façon, son refus de lui expliquer le but de leur visite lui disait précisément pourquoi il venait voir le roi. Son duc avait entendu parler de la conspiration. Bien qu’elle ne le crût pas assez audacieux pour une telle démarche, Fetnalla le suspectait d’être venu à Solkara afin de demander directement au roi s’il avait ordonné de faire assassiner Chago. Elle aurait donné cher pour connaître la réponse de Carden. Malheureusement, le matin trouva Brall aussi réservé que la veille. À ses brèves instructions pour rassembler les soldats de sa compagnie dans la cour et faire seller les chevaux, il n’ajouta rien. Il croisa à peine son regard. Lorsque tout fut prêt pour leur départ, Brall fit signe à Fetnalla de l’accompagner vers les appartements du roi afin de remercier Chofya et Carden de leur hospitalité et leur faire leurs adieux. Ils étaient dans la cour quand les cloches du cloître se mirent brusquement à sonner. Les coups s’égrenèrent lourdement contre les murs de pierre. Presque immédiatement, la garde royale envahit la cour. Encerclant les hommes d’Orvinti, ils les forcèrent à se désarmer. — Que se passe-t-il ? intervint le duc en se précipitant vers celui qui portait une étoile de capitaine sur chaque épaulette. — Toutes mes excuses, Lord Orvinti, répondit l’homme. J’agis sur ordre du Premier ministre. Je n’en sais pas plus. — Et que vous a-t-il dit ? — De sonner l’alerte, de vous trouver, vous et vos hommes, et de vous empêcher de partir. Il jeta un coup d’œil à Fetnalla qui se tenait derrière le duc. — La ministre aussi. — Vous ne savez pas pourquoi ? — Non, monseigneur. Brall tourna un regard interrogateur à Fetnalla. — C’est le Premier ministre qui vous a donné cet ordre ? — Oui. — Où est le roi ? — Le roi est mort, fit une voix derrière eux. À ses mots, Fetnalla et les autres pivotèrent. Pronjed avançait vers eux, accompagné d’une vingtaine de gardes supplémentaires. Ses cheveux blancs étaient lâchés sur ses épaules, son visage était pâle et ses traits maigres et tirés. Enveloppé dans sa cape, le cou serré dans son col de fourrure, il ressemblait à une buse des landes du nord aux yeux jaunes et brillants. — Qu’Ean nous vienne en aide, murmura Brall, abattu. — Comment est-il mort ? demanda Fetnalla en réprimant un frisson. — Il semble qu’il se soit suicidé, répondit le Premier ministre. Bien que cela me semble difficile à croire. Il se tourna vers le duc. — Il s’est servi de la dague de cristal que vous lui avez offerte hier soir. Le visage de Brall, déjà décomposé, pâlit subitement. — Je suis consterné, lâcha-t-il dans un souffle. — Vraiment ? demanda Pronjed. Peut-être voulez-vous me dire de quoi vous avez discuté hier soir. Que lui avez-vous dit qui ait pu le pousser à une telle extrémité ? — Rien, rétorqua Brall, les yeux posés sur les fenêtres de la grande salle des banquets. — Pourquoi êtes-vous venu à Solkara, Lord Orvinti ? De quoi avez-vous parlé avec le roi ? Avant qu’il ne réponde, Fetnalla avait posé une main sur son bras et lui désignait la porte de la tour du cloître. La reine franchissait le seuil en compagnie du prélat. Il lui tenait une main tandis que son bras était passé autour de sa taille, comme s’il la soutenait. Fetnalla avait plutôt l’impression que c’était elle qui le guidait. Il semblait bien le plus fragile des deux. Chofya était pâle, mais ses joues étaient sèches et ses yeux clairs. Si elle avait pleuré, son visage n’en gardait aucune trace. Elle portait encore sa robe de nuit, qu’elle serrait frileusement autour d’elle, et ses cheveux noirs, toujours nattés, étaient emmêlés de sommeil. Apercevant Brall, Pronjed et tous les soldats au milieu de la cour, elle se dépêcha à leur rencontre. Son front était barré d’un pli soucieux. — Votre Majesté, lui offrit gravement son Premier ministre en s’inclinant profondément. Les autres l’imitèrent. — Nous partageons votre douleur, Votre Majesté, poursuivit-il, comme tout le royaume d’Aneira. Nous venons de perdre un grand homme et un roi illustre. — Merci, Premier ministre, répondit-elle d’une voix posée. Brall avança et s’agenouilla devant elle. — Votre Majesté, je ne sais comment vous exprimer ma tristesse et combien je regrette mon rôle dans cette tragédie. Chofya, stupéfaite, le dévisagea. — Votre rôle, Brall ? Carden s’est lui-même donné la mort. — Avec la dague que je lui ai offerte. Le sourire qu’elle parvint à lui adresser lui conféra une beauté que Fetnalla ne lui avait jamais vue. — Il en avait une à la ceinture, Brall. S’il n’avait pas eu la vôtre sous la main, il s’en serait servi. Je vous en prie, levez-vous. Votre révérence n’est pas nécessaire. — Votre Majesté est d’une grande bonté, dit-il en se redressant lentement. Le royaume a de la chance de vous avoir. Elle balaya la cour du regard avant de s’arrêter sur Pronjed. — Pourquoi tous ces gardes sont-ils là, Premier ministre ? — Le roi est mort, Votre Altesse et Lord Orvinti se préparait à quitter Solkara avec ses hommes. Je souhaitais leur parler avant. — Avez-vous l’intention de les faire prisonniers ? Pronjed tourna brièvement les yeux vers le duc avant de revenir à la reine. — Non, Votre Altesse. Mais le duc est le dernier à avoir vu le roi vivant. — Je croyais qu’un serviteur lui avait apporté du vin après que Brall eut rejoint ses appartements. — Oui, mais… — Vous ne pouvez donc l’accuser d’aucun crime. Le visage du Qirsi s’empourpra. — Non, Votre Altesse. — Alors, renvoyez ces hommes. — Je dois protester, Votre Altesse, soutint le ministre en élevant la voix. Même si votre mari était vivant quand le duc l’a quitté, Lord Orvinti est la dernière personne qui a parlé au roi avant qu’il ne se donne la mort. Je crois que nous devons savoir ce qu’il a pu lui dire et qui a conduit Sa Majesté à commettre un tel geste. — Quoi que le duc ait pu lui apprendre, je ne crois pas que ce soit à cause de ça que le roi s’est donné la mort. — Mais rien ne vous permet de l’affirmer. La reine se raidit. — Je n’ai aucune envie de discuter de ce point devant les hommes de Carden, Premier ministre. Congédiez-les. Pronjed acquiesça et, à contrecœur, ordonna au capitaine de renvoyer ses hommes. Ils se dispersèrent lentement. Un coup de vent brusque et froid fit frissonner Chofya. — Peut-être devrions-nous poursuivre cette conversation dans le château, Votre Majesté, suggéra Brall. Vous devriez vous réchauffer devant un bon feu. — Je ne veux pas aller à l’intérieur, refusa-t-elle en secouant la tête. Ils attendirent que la cour se vide dans un silence inconfortable. Fetnalla, qui observait la reine, sentait la présence de Pronjed à ses côtés, la main sur la garde de son épée. Elle connaissait le ministre depuis six ans et ne s’était jamais sentie à l’aise en sa compagnie. Une défiance qu’elle mettait en partie sur le compte de sa position. Elle était Premier ministre d’Orvinti, mais il était le plus puissant Qirsi du royaume et il se comportait comme un homme parfaitement conscient de sa propre importance. Sa défiance tenait aussi au fait, qu’assez curieusement, Pronjed lui semblait avoir plus de choses en commun avec un noble eandi qu’avec n’importe quel homme ou femme de sa race. Sa mère aurait dit qu’il avait une âme de guerrier. Comme un jeune noble eandi fier de montrer son pouvoir, Pronjed semblait toujours pressé d’en découdre, que ce soit avec un autre ministre, une autre maison d’Aneira ou un autre royaume. La plupart des Qirsi au service des ducs ou des rois des Terres du Devant s’efforçaient de tempérer les ardeurs de ceux qu’ils servaient. Pronjed, elle en était sûre, les enflammait. C’était peut-être la raison pour laquelle Carden l’avait choisi. Fetnalla ne pouvait s’empêcher de penser que c’était un homme dangereux, un homme dont les instincts fondamentaux ne correspondaient en rien aux besoins du royaume. — Vous avez certainement entendu dire, Lord Orvinti, commença la reine lorsqu’ils furent seuls, que le chirurgien du château a été exécuté hier. — Comment ? s’exclama Brall. — Mon mari en a donné l’ordre. J’ignore pourquoi, mais je suis certaine d’une chose, cet homme lui a causé une profonde souffrance. Il existe un vieux proverbe : « Quand un Solkarien souffre, les autres doivent souffrir avec lui. » — Le roi était-il mourant, Votre Majesté ? demanda Fetnalla. La reine lâcha un rire aigu et désespéré qui glaça Fetnalla. — On dirait, n’est-ce pas ? Carden et moi n’avons pas discuté de la mort du chirurgien, mais comment expliquer son geste autrement ? — Mais se donner la mort…, murmura Brall en hochant tristement la tête. — Mon mari était un homme fier, Lord Orvinti. Trop fier pour assister à sa propre déchéance en pleine force de l’âge. Je pense qu’il a préféré choisir son heure plutôt que de se voir décliner sous les yeux du royaume. — Vous êtes convaincue qu’il s’est tué lui-même ? demanda Pronjed. — Vous m’étonnez, Premier ministre, lui répondit Chofya. Vous connaissez le roi aussi bien que moi. Toute sa vie a été guidée par sa fierté et sa confiance dans ses propres forces. Sans elles, il aurait été perdu. Ce n’est peut-être pas la décision que vous ou moi aurions prise et, s’il n’avait pas bu autant, il ne l’aurait peut-être pas fait. Mais Carden était ainsi, pour le meilleur et pour le pire. Je mentirais si je disais que je m’attendais… à ce qu’il fasse une chose pareille. Mais je mentirais autant si je prétendais être surprise. Elle revint à Brall. — Vous n’y êtes pour rien, Lord Orvinti. Ce n’est ni votre dague, ni vos paroles qui ont tué mon mari. Partagez notre deuil avec regret mais sans remords. Le duc inclina la tête. — Depuis mon arrivée, votre bonté ne cesse de me réconforter, Votre Majesté. Je suis votre humble serviteur. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous, il vous suffit de me le dire et vous serez immédiatement servie. — Je vous remercie, Brall. J’accepte et je vais vous le prouver. — Oui, Votre Majesté ? — Nous en reparlerons plus tard. Pour l’heure, je dois m’occuper des funérailles et des messages à faire parvenir aux autres ducs. Et surtout, je dois expliquer ce qui vient de se produire à Kalyi. Elle se tut. Une expression douloureuse sur le visage, elle contempla le château. — Vous et vos hommes êtes libres de rester jusqu’aux funérailles, reprit-elle quelques instants plus tard. Vous êtes mes invités, précisa-t-elle avec un regard à son Premier ministre. — Merci, Votre Majesté. Avec votre permission, je vais envoyer un messager à ma femme afin qu’elle transmette la triste nouvelle à tous les nobles de mon duché. Chofya, absorbée dans ses pensées, hocha distraitement la tête. — Oui, Brall, faites donc. Je vous verrai un peu plus tard. Elle se tourna vers Pronjed. Jugeant que leur conversation était terminée, Brall s’écarta avec ses hommes. Son front, comme c’était souvent le cas lorsqu’il réfléchissait, était barré d’un pli soucieux. — Renvoyez vos montures aux écuries, décida-t-il enfin. Puis allez vous mettre sous les ordres du capitaine de la garde royale. Dites-lui que votre duc vous confie à son commandement jusqu’à notre départ, qu’il vous emploie comme il le jugera utile. Vous lui obéirez comme à moi-même. Est-ce clair ? Le plus âgé de la troupe sortit des rangs et acquiesça gravement. — Parfaitement, monseigneur. Les soldats s’inclinèrent devant lui avant de s’éloigner avec leurs montures. — Et moi, monseigneur, que désirez-vous que je fasse ? demanda Fetnalla, craignant qu’il ne l’assigne au service de Pronjed. — Vous restez avec moi, répondit-il à son plus grand soulagement. Nous avons de nombreuses choses à discuter. — À votre service, monseigneur. Souhaitez-vous que nous retournions à nos appartements ? Brall hésita. — Mon père disait toujours qu’aucune conversation n’était privée entre les murs d’un château. Pourquoi ne pas marcher ? Il désigna l’étroit chemin dallé qui conduisait de la cour principale vers une cour plus petite qui s’ouvrait sur les jardins du château. La végétation était en sommeil et les bassins, en prévision du froid, avaient été vidés, mais ils étaient seuls et à l’abri des bourrasques de vent. Fetnalla, attendant qu’il prenne la parole, observait le duc. Absorbé dans ses réflexions, le regard sur un des petits bassins de pierre à côté duquel ils s’étaient arrêtés, il resta longtemps silencieux. Elle songeait qu’il devait être sous le choc de la mort du roi quand il se décida enfin à lui parler. Le tour qu’avaient pris ses réflexions la déconcerta. — Quelque chose me trouble, fit-il d’une voix si basse qu’elle crut d’abord qu’il avait oublié sa présence. — Monseigneur ? Il leva les yeux sur elle. — L’heure n’est plus à l’hésitation, ni aux jeux. Le roi d’Aneira est mort, comme son duc le plus puissant. Je ne peux passer mon temps à me demander ce que je peux vous confier et ce que je dois vous taire. Je dois savoir. Puis-je vous faire confiance ? Elle eut l’impression de recevoir un coup dans l’estomac. — Vous vous interrogez ? — Oui, répondit-il. Tous les nobles du pays se posent la même question. Faites-vous partie de cette conspiration dont tout le monde parle ? Fetnalla, blessée, refusa de lui montrer combien il la heurtait. Repoussant les larmes qui lui piquaient les yeux, comme la colère que lui inspiraient les doutes qu’il nourrissait à son égard – elle aurait pu le laisser là et ne jamais remettre les pieds à Orvinti, elle et Evanthya pouvaient partir à Caerisse ou Sanbira et trouver un noble qui serait heureux de les prendre à son service – mais elle rassembla toute sa fierté et soutint courageusement son regard. — Non, je ne fais pas partie de cette conspiration. Depuis six ans, je vous sers de mon mieux et je continuerai à le faire aussi longtemps que je serai à vos côtés. — Je veux vous croire. — Alors, faites-le. Vous ai-je donné une seule raison de douter de ma loyauté ? Le duc haussa les épaules. — Vous êtes qirsi. — Et vous un noble eandi. Cela vous rend-il semblable au roi, à Mertesse ou à n’importe quel duc d’Eibithar ? Tous les Qirsi ne sont pas des traîtres. — Certains le sont. — Oui et certains nobles sont des tyrans. — Ce n’est pas la même chose. Un tyran agit au grand jour, ses actes sont connus de tous. Il est facile à repérer. Un traître agit dans l’ombre et cette dissimulation le rend beaucoup plus dangereux. Elle voulut argumenter mais se ravisa. Sa remarque, du point de vue d’un Eandi et d’un duc, n’était pas dépourvue de vérité. — Je ne suis pas un traître, répondit-elle après réflexion. Si vous ne me croyez pas, trouvez un autre Qirsi pour me remplacer. Brall détourna les yeux. — Je ne suis pas sûr que cela change quoi que ce soit. Elle le savait. Jusqu’à ce que la conspiration soit écrasée – ou qu’elle vainque – tous les Qirsi des Terres du Devant, qu’ils le méritent ou non, seraient considérés avec plus de suspicion que jamais. Le duc n’avait pas d’autre choix que de la garder à son service. — Si vous commenciez par me dire ce qui vous trouble, reprit-elle. Le duc l’observa rapidement avant de détourner aussi vite le regard. — Ce n’est probablement rien. Je ne sais plus que croire. Tout finit par me sembler suspect. — Ce n’est pas parce que je n’en fais pas partie que la conspiration n’existe pas ou qu’elle ne peut frapper, ici, en Aneira. — Pensez-vous que ce soit le cas ? Fetnalla hésita. Elle n’était sûre de rien, et puis elle s’était mise d’accord avec Evanthya pour ne rien faire qui puisse inquiéter leurs ducs avant qu’elles ne disposent de plus d’informations. Mais si elle voulait que Brall lui fasse confiance, elle devait s’ouvrir à lui. — Je le crains, oui. — Chago ? La ministre acquiesça. — Tebeo et moi le pensons aussi. Elle écarquilla des yeux étonnés, se demandant si Evanthya avait déjà parlé à son duc. — Et maintenant, vous vous demandez si le roi n’est pas une nouvelle victime ? questionna-t-elle. — Je ne sais pas, répondit Brall en se frottant distraitement le menton. Mais j’ai du mal à admettre qu’il se soit lui-même donné la mort. — La reine le croit. — Oui, comme son Premier ministre. Je suis sans doute stupide. Pourtant, même s’il était mourant, et condamné, sa réaction m’étonne. Il n’a même pas nommé de successeur. Son geste place le royaume en grand danger. Il ne pouvait pas l’ignorer. Ça n’a pas de sens. Il n’aurait jamais fait un tel geste sans mettre la couronne, d’une manière ou d’une autre, à l’abri. — Je partage votre point de vue, monseigneur, cependant il existe des façons beaucoup plus simples de dissimuler un crime que de le maquiller en suicide. — C’est vrai. Mais j’étais avec lui, hier soir. Il n’avait rien d’un homme sur le point de commettre un tel geste. Nous avons parlé de la conspiration, cela l’a inquiété et quelque chose, de toute évidence, le tracassait. Je suis même allé jusqu’à lui demander s’il se sentait bien. — Que vous a-t-il répondu ? — Pas grand-chose. Après ce que vient de nous apprendre la reine, je ne suis pas étonné. Pourtant… Il hocha la tête. — Monseigneur ? — Vous allez me prendre pour un idiot, commença-t-il avec un sourire embarrassé. Il m’a menacé, lâcha-t-il. — Comment ? — Le mot est peut-être un peu fort. C’était plus un avertissement qu’une menace, mais il m’a dit de ne jamais revenir sans me faire annoncer. Pourquoi un homme n’attendant que mon départ pour se donner la mort prendrait-il la peine de me déclarer une chose pareille ? Ça ne semblait qu’une broutille, un détail qui ne méritait pas qu’on s’y arrête. Fetnalla s’attendait à ce que le roi fustige l’audace dont Brall avait fait preuve en arrivant d’aussi insolente façon devant les portes de sa cité – sa fierté n’en exigeait pas moins. Elle n’en était cependant pas moins d’accord avec son duc. Il lui semblait étrange qu’un homme, même un monarque aussi pointilleux que Carden sur le respect qui lui était dû, se préoccupât, au moment de se suicider, de l’étiquette. Elle n’avait aucune réponse à lui fournir. — Vous pensez que j’exagère, avança le duc qui l’observait attentivement. — C’est en effet curieux, admit-elle. Mais je ne crois pas que cela suffise à prouver quoi que ce soit. — Vous avez certainement raison. Je voudrais quand même savoir quelque chose. Étant donné ce que nous connaissons des circonstances de sa mort, la magie qirsi peut-elle, d’une façon ou d’une autre, y être mêlée ? Après tout ce qui s’était passé entre eux depuis leur départ d’Orvinti, Fetnalla ne put s’empêcher d’entendre l’accusation que suggérait sa question. Elle secoua immédiatement la tête. — Non, monseigneur, en aucune façon. — Je vois, fit le duc, sourcils froncés. Mais déjà, une autre réponse venait à l’esprit du ministre, une possibilité qui lui glaça le sang. Car il existait un moyen. C’était une magie des plus rares, un pouvoir que possédaient uniquement les Tisserands ou quelques Qirsi parmi les plus puissants. Ceux qui le maîtrisaient ne l’avouaient presque jamais. Non seulement parce que ce don les exposait à la frayeur des autres, mais parce que leurs victimes potentielles, si elles étaient averties, se trouvaient plus armées pour s’en défendre. Son duc lui avait demandé s’il était possible que la mort de Carden soit le résultat de la magie qirsi et c’était le cas. — Pardonnez-moi, monseigneur, reprit-elle posément, j’ai parlé trop vite. Devant son regard aigu, elle détourna les yeux. — Il existe un pouvoir, celui de « contre-volonté ». Un Qirsi doté d’un tel pouvoir aurait pu agir et forcer le roi à se tuer. — Contre-volonté, répéta Brall d’une voix épaisse. — Celui qui le possède contrôle l’esprit des autres. Quelques instants seulement, crut-elle bon de préciser. Fetnalla, sachant comment il allait réagir à ce qu’elle devait ajouter, déglutit péniblement. — Nous l’appelons aussi magie de l’illusion parce qu’elle permet à un Qirsi de mentir à un autre Qirsi sans craindre d’être découvert. Il y a très longtemps, mon peuple a découvert qu’avec le vôtre, cette magie avait encore plus de pouvoir. Elle peut contraindre un esprit eandi à se plier, contre sa volonté, aux instructions du Qirsi qui la possède. Le duc avait pâli. Parfaitement, immobile, comme s’il redoutait sa réponse, il demanda : — Si je vous comprends bien, un Qirsi n’aurait pas pu faire ça à un autre Qirsi, seulement à un Eandi ? — Oui. — Possédez-vous ce pouvoir ? Ce n’était pas une accusation, elle en était certaine. Il était simplement terrifié ; non seulement de ce qu’elle était, mais de ce qu’elle pouvait aussi être, ce qui, d’une certaine manière, était bien pire. — Non, je ne l’ai pas. Il est difficile de savoir qui le possède, ajouta-t-elle, anticipant sa prochaine question. Si un Qirsi sait qu’un autre est doté de l’illusion, il peut s’en protéger. Les Qirsi n’avouent leurs pouvoirs qu’au moins de personnes possible. Mais entre tous, celui-là doit rester secret pour être efficace. — Je vois, fit-il sombrement. Alors vous pourriez très bien me mentir. — Je ne vous mens pas ! protesta-t-elle vivement. — Mais vous pourriez le faire ! Ne comprenez-vous pas, Fetnalla ? Je n’ai aucun moyen de le savoir, surtout maintenant que vous venez de m’apprendre ce qu’est la magie de l’illusion. Si vous employiez cette magie contre moi, je n’aurais aucun moyen de m’en rendre compte, n’est-ce pas ? Elle lui concéda ce point d’un simple hochement de tête. — Mais votre roi s’en serait aperçu, enchaîna-t-elle aussitôt. Nous pouvons dissimuler un mensonge. Mais un Qirsi n’aurait pas pu prendre possession de son esprit et l’obliger à se plonger une dague dans son propre cœur sans qu’il le sache. Il aurait été impuissant, mais il aurait compris. Et puis si les choses se sont déroulées de cette façon, le responsable fait partie de son entourage direct. Le roi devait le connaître et lui faire suffisamment confiance pour le laisser approcher. Ce pouvoir ne fonctionne pas de loin. — Pronjed, murmura le duc. Ce doit être Pronjed. — Nous n’en savons rien, monseigneur. Le roi a d’autres ministres. Et tout cela n’est que conjectures. Nous n’avons aucune preuve. Il serait dangereux d’accuser le Premier ministre avant d’en avoir. Le duc la dévisagea jusqu’à ce qu’elle craigne qu’il ne l’accuse d’un autre crime. Mais il lui dit la seule chose qu’elle ne pouvait nier : — Vous avez peur de lui. — Beaucoup, monseigneur. S’il est vraiment coupable, nous devons tous le craindre. * Il était bien plus de midi lorsque, enfin, quelqu’un ôta le corps du roi de la grande salle. Pronjed en avait donné l’ordre à quelques soldats depuis longtemps mais la reine, cédant aux exhortations de son maudit prélat, avait insisté pour que la dépouille de son mari fût transportée jusqu’au cloître par les prêtres et les prêtresses d’Ean. Les religieux, évidemment, avaient d’abord veillé à leurs dévotions matinales, puis ils avaient longuement prié autour du corps. Les serviteurs n’avaient donc pu laver le sang qui recouvrait la table qu’avant les cloches du prieuré. Plus longtemps le corps demeurait en place, recroquevillé sur la table ensanglantée, plus les autres – en particulier le duc d’Orvinti et son Premier ministre – auraient le loisir de s’interroger sur les circonstances de cette mort au lieu de l’accepter telle qu’elle était. Alors, prétendant agir par égard pour la reine, Pronjed avait tenu les portes fermées, ne les ouvrant qu’aux hommes et femmes du cloître, ainsi qu’aux serviteurs chargés de nettoyer des lieux. La reine s’en montra apparemment satisfaite. Elle n’avait pas versé une larme devant lui. Elle avait déjà lancé les préparatifs pour les funérailles et envoyé des messagers annoncer la mort de Carden dans tous les coins du royaume. Elle était un modèle de force et de courage, beaucoup plus digne de la couronne qui ceignait son front que son mari ne l’avait été de la sienne. Ce qui facilitait grandement la tâche suivante que s’était assignée Pronjed. Tuer le roi était son idée. S’il avait eu l’occasion d’en discuter avec le Tisserand, son maître l’aurait approuvé. Il en était sûr. L’idée lui était venue au cours du dîner, quand Orvinti avait offert sa dague. Pronjed était au courant de l’exécution du chirurgien – tout le château en parlait. Il en devinait la raison. Il n’était pas idiot. La jeune princesse allait fêter ses dix ans pendant les neiges et la reine n’avait pas eu d’autre enfant. Elle n’avait même pas fait de fausse couche. Tout le monde aurait dû comprendre, surtout le roi. Pronjed s’étonnait d’ailleurs qu’ils eussent une fille. À se demander si Chofya n’avait pas fauté. Les habitants du château étaient trop prudents pour en parler, ou trop stupides pour l’imaginer. Quoi qu’il en soit, leur silence – et celui du roi – avait favorisé ce meurtre. À la lumière du matin, l’exécution du chirurgien semblait moins le résultat d’un excès d’orgueil que le geste d’un homme malade et désespéré. Mais surtout, la mort de Carden assurait à Pronjed, lorsque les Qirsi mettraient enfin un terme au règne des Eandi sur les Terres du Devant, un immense pouvoir. En faisant assassiner le duc de Bistari, le Tisserand, dont l’objectif était de monter les ennemis du roi contre la maison de Solkara et ses alliés, espérait diviser le royaume. L’apparition inattendue de Brall aux portes de la ville avait conduit le ministre à penser que ce plan fonctionnerait, si on lui en laissait le temps. Ce qui était précisément tout le problème. Les troubles s’accroissaient, mais ils seraient longs à porter leurs fruits. Brall était diplomate et Carden savait prêter l’oreille à ses conseils. Saper l’autorité de Carden et affaiblir sa maison au point de la mettre en danger pouvait prendre plus d’une année. L’assassinat de Carden accélérait le mouvement. Désormais, la maison de Solkara était dépourvue de chef et d’héritier. Le duc de Bistari mort lui aussi, le champ était ouvert pour que les autres se disputent la couronne. Mertesse, Dantrielle, Orvinti, même Rassor et Noltierre étaient assez hardis pour prétendre diriger Aneira. Si tout se passait comme il l’imaginait, le royaume verserait dans la guerre civile avant les plantations. Son plan était parfait. Le Tisserand serait ravi. Ne lui restait qu’une pièce à mettre en œuvre. Parcourant la grande salle du regard, il constata que les serviteurs avaient presque entièrement débarrassé la table du sang de Carden. Avec un hochement de tête satisfait, Pronjed se dirigea vers les couloirs qui conduisaient aux appartements du roi, où il était certain de trouver la reine. Il faillit commettre l’erreur d’entrer sans frapper. Depuis la mort de Carden, il avait tendance à se considérer comme le maître du château. Souriant de son étourderie, il heurta le battant d’un coup ferme. La reine lui ayant répondu, il ouvrit la porte. Assise au bureau de son mari, elle lisait et classait les messages et rouleaux de parchemin qui encombraient la table. Durant son règne, Carden, privilégiant la pompe, les honneurs et les armes, n’avait toujours montré que très peu d’intérêt et encore moins de patience pour la conduite de l’État. Les impôts qui avaient suscité une telle colère chez Bistari avaient été créés à l’initiative de Pronjed. Le Premier ministre jugea, non sans ironie, qu’il avait rendu un fier service au peuple d’Aneira la veille au soir. Le nouveau monarque, quel que fût son successeur, vaudrait mieux que Carden. Le règne suivant, bien sûr, promettait d’être bref. Une fois au pouvoir, le Tisserand nommerait des Qirsi à la tête de tous les royaumes des Terres du Devant. — Premier ministre, constata Chofya en levant les yeux des papiers qu’elle consultait. Les volets fermés contre le froid, la pièce, à l’exception de la lueur des deux chandeliers qui brûlaient à chaque extrémité de la grande table, était plongée dans l’obscurité. — Je suis heureuse de vous voir. Savez-vous si Bistari et Tounstrel ont payé leurs impôts ? Je vois des messages de chaque comté à l’exception des leurs. Je peux comprendre le retard du fils de Chago, mais je ne voudrais pas que Vidor s’imagine qu’il puisse traîner en toute impunité. Surtout en ce moment. C’était vraiment une femme remarquable, aussi intelligente qu’elle était belle. Avec sa robe noire, ses cheveux d’ébène retenus par la fine et simple couronne d’or qui lui ceignait le front, son visage ovale plus pâle et plus mince qu’à l’accoutumée, elle offrait le portrait parfait de la jeune reine affrontant courageusement le rôle que lui imposait la mort prématurée de son époux. Cette femme pouvait gagner la sympathie du royaume. Si les ducs d’Aneira la prenaient à la légère, elle était capable de les écraser. Mais elle devait d’abord être convaincue de vouloir le faire. — Premier ministre ? s’étonna-t-elle, sourcils froncés, de son silence. — Oui, Votre Altesse. Les impôts. Je ne suis pas sûr de ce qui a été payé et de ce qui doit l’être, mais je vais me renseigner auprès du ministre des Finances. — Je vous en serais reconnaissante. D’une main ouverte, elle l’invita à prendre place dans le fauteuil qui lui faisait face. — Je vous en prie. — Merci, Votre Altesse, répondit-il en s’installant. Je suis heureux de l’intérêt que vous portez aux affaires du royaume, Votre Altesse, mais je suis persuadé qu’elles peuvent attendre. Ne devriez-vous pas être avec votre fille ? — Peut-être, fit-elle en regardant le bureau. Je viens de la quitter. Elle est au cloître. Elle pleure la mort de son père et prie avec le prélat. — C’est bien naturel, Votre Altesse. Elle vient de subir une terrible perte. Tout comme vous. — C’est plus difficile pour elle. — Parce qu’elle est plus jeune, Votre Altesse. Vous avez perdu l’homme que vous aimiez. Elle quitta son siège et se mit à arpenter la pièce. — Ne jouez pas avec moi, Premier ministre. Soyons sérieux. Pronjed, que ce soit dans les salles de réception, les bureaux, les couloirs ou même les chambres à coucher, s’enorgueillissait de savoir tout ce qui se passait au château de Solkara. La réflexion de la reine le prit complètement au dépourvu. — Vraiment, Votre Altesse, je ne comprends pas. — Vous savez quel genre d’homme était mon mari. Il ne m’a épousée ni par amour, ni pour faire plaisir à son père. Cela au moins, le ministre le savait. Chofya, fille d’un noble insignifiant, était issue d’un comté de Noltierre. Tomaz, le père de Carden, souhaitait que son fils épouse la fille d’un duc, de préférence celui de Dantrielle ou de Kett. Un tel mariage aurait largement contribué à combler le fossé qui commençait déjà à diviser le royaume. Mais, au cours d’une partie de chasse qui l’avait conduit dans le sud, Carden avait aperçu Chofya. Pronjed avait toujours cru que Carden était tombé amoureux. Car de retour à Solkara, le jeune prince avait aussitôt demandé à son père d’arranger ce mariage. Le roi s’y était d’abord opposé, mais Carden n’avait pas abandonné et Tomaz avait cédé. — J’étais un trophée, Premier ministre, poursuivit la reine après un long silence. À sa plus grande surprise, Pronjed vit son visage baigné de larmes. — Un joyau destiné à éblouir les autres. L’orgueil qui l’a incité à se donner la mort est le même que celui qui l’a poussé à faire de moi sa reine. Il m’a voulue pour ma beauté et je l’ai accepté à cause de son pouvoir et de sa richesse. Notre mariage n’était qu’un calcul, de sa part comme de la mienne. Je ne dirais pas qu’il fut dépourvu d’affection, mais l’amour n’y a pris aucune part. Il avait ses aventures et, cela vous étonnera peut-être, mais j’avais les miennes. Alors, ne parlons pas d’amour. D’autres sujets, bien plus importants, sont en jeu. — Tels que ? — L’avenir du royaume, évidemment. Pronjed retint un sourire. Dans les couloirs du château, tandis qu’il se dirigeait vers les appartements du roi, il s’était demandé comment orienter leur conversation sur ce sujet sans qu’elle s’en aperçoive. Pas une seconde, il n’avait imaginé qu’elle pût le soulever à sa place. — Je suis persuadé, Votre Altesse, commença-t-il comme s’il se méprenait, que vous êtes le futur roi d’Aneira. Quels qu’aient été les sentiments que vous et le roi avez, ou n’avez pas, partagés, vous êtes la reine. C’est ainsi que tout le royaume vous considère. Il tendit la main vers le bureau. — Vous voilà déjà appliquée à la gestion des affaires. Il ne sera peut-être pas facile de convaincre les ducs, mais je ne vois pas de meilleur choix que vous pour succéder à votre mari. — Vous me flattez, Pronjed, sourit la reine. Mais vous vous trompez. Même moi, je sais que je ne peux diriger Aneira. Pas une goutte de sang solkarien ne coule dans mes veines, pas même une goutte de sang d’une des maisons majeures. Je viens d’une famille noble peut-être, mais des plus modestes. Si je prétends au trône, les autres maisons s’uniront pour me détruire. Non, fit-elle en secouant résolument la tête. Je ne suis pas le futur roi d’Aneira. — Qui donc alors ? Brall ? Tebeo de Dantrielle ? Le jeune Mertesse ? Aucun d’entre eux n’a la stature, Votre Altesse. Nous le savons tous les deux. — Je suis d’accord avec vous, admit-elle, encore une fois à sa plus grande surprise, mais vous oubliez quelqu’un. Il existe une personne de cette envergure et qui maintiendra le lignage de Solkara sur le trône. Il n’en espérait pas tant ! Sans qu’il ait le moindre mot à dire, Chofya le conduisait exactement où il voulait l’entraîner. Le ministre se demanda s’il n’avait pas sous-estimé la reine. Il savait combien elle était intelligente et combien elle avait travaillé dur pour comprendre et maîtriser les usages de la cour. Il n’y avait qu’une chose qu’il n’avait pas soupçonnée : son ambition. — Qui, Votre Altesse ? questionna-t-il en feignant l’étonnement. — Kalyi, naturellement. Je veux que ma fille règne sur Aneira. Pronjed la considéra quelques instants. — La princesse fera une reine parfaite, Votre Altesse, mais ce que j’ai dit à votre sujet s’applique aussi à elle. Convaincre les ducs sera difficile. Le royaume n’a pas été dirigé par une femme depuis la Dynastie des Reines, il y a plusieurs siècles, et elle s’est achevée sur la menace de rébellion des autres ducs. — Je le sais. Mais Kalyi est l’unique héritière de Carden et, en tant que telle, sa prétention au trône est parfaitement légitime. — Il vous faudra un régent, observa le ministre. Cela complique les choses. Les ducs vont s’opposer à vous. — Certains peut-être, mais je crois que je peux convaincre Brall. S’il me soutient, d’autres ducs sont susceptibles de rallier ma cause. — Vous y avez beaucoup réfléchi, Votre Altesse. — Je n’ai pas pensé à grand-chose d’autre aujourd’hui. Le plus difficile, ainsi que vous l’avez souligné, est de trouver le régent. Je ne peux, de toute évidence, être choisie. Il devra être nommé parmi les frères de Carden. — Ah, les frères, répéta Pronjed en dressant un sourcil. — Vous les connaissez ? — Suffisamment, Votre Altesse. Si vous me permettez de parler librement, je n’en pense pas le plus grand bien. — Moi non plus, sourit faiblement la reine. Carden lui-même ne les tenait pas en haute estime. Il ne les appelait jamais que les Chacals et l’Idiot. — Je m’en souviens. — Je ne suis pas prête à confier ma fille aux Chacals, pour le moment. L’Idiot devrait nous être plus facile à manipuler. Remarquant l’emploi du pronom personnel qui le désignait comme son allié dans cette affaire, Pronjed faillit éclater de rire. — Numar est le plus jeune, Votre Altesse. Le royaume s’attendra à ce que vous fassiez appel à Grigor. La tradition l’exige. Chofya interrompit ses allées et venues dans la pièce. Elle secouait la tête avec une véhémence telle que Pronjed s’attendait à voir glisser sa couronne. — Grigor est un homme dangereux, ambitieux et dénué du moindre scrupule. Il fera tout ce qui est en son pouvoir pour prendre la couronne, même s’il doit tuer Kalyi pour y parvenir. — Alors nous devrons le surveiller avec une extrême prudence. Seuls, vous ou moi, n’aurions aucune chance et ses desseins pourraient porter leur fruit. Mais unis, il ne peut rien contre nous. Elle lui sourit avec un tel soulagement et une telle reconnaissance qu’on eût pu croire qu’il venait de déposer le sceptre de Tomaz entre les mains de la fillette. — Merci, Pronjed. Tout ceci sera beaucoup plus facile avec vous à mes côtés. 7 Cité des Rois, Eibithar — Autrement dit, tout nous ramène à Thorald, Votre Majesté, conclut Wenda, les yeux sur le roi immobile et concentré, devant le feu. De ce point de vue, rien n’a changé. Tant que Tobbar vous soutient, tant qu’il reste en dehors du différent qui oppose Curgh et Kentigern, vous avez les moyens d’empêcher les maisons du royaume d’entrer en guerre. Dyre, son regard pâle passant de Wenda au roi, s’avança sur son siège. — Mais Tobbar est en mauvaise santé. S’il meurt avant que cette crise ne soit résolue, personne ne sait ce que fera sa maison. — À mes yeux, intervint Paegar, c’est très clair. Tobbar a deux fils à Shanstead qui ont chacun tout à gagner à voir la maison de Thorald retrouver sa suprématie. Dès la mort de Tobbar, je suis convaincu qu’ils mettront tout le poids de leur maison derrière Aindreas. Il se tourna vers Gershon. — Qu’en pensez-vous, capitaine ? Keziah aurait aussi bien pu ne pas être là. Elle était Premier ministre du roi d’Eibithar mais, aux yeux des autres conseillers de Kearney, elle n’était rien. Wenda, Paegar et Dyre étaient tous au service d’Aylyn II, le précédent monarque. Natan jal Samara, le Premier ministre d’Aylyn, après dix-sept ans de service, avait quitté le château d’Audun à la mort du vieux roi. Les autres ministres auraient pu être révoqués. Kearney avait choisi de les garder. Cette décision avait semblé la plus sage. Duc de Glyndwr, Kearney était monté sur le trône à la suite de circonstances extraordinaires. Il n’avait accepté de diriger le royaume qu’après avoir compris que c’était l’unique moyen d’éviter une guerre entre Javan de Curgh et Aindreas de Kentigern. Conscient de la fragilité de sa position car, selon les Règles de l’Ascension, il n’avait aucun droit au titre de monarque, Kearney avait estimé prudent de maintenir, autant que possible, les habitudes de son prédécesseur. Toutefois, au moment de former son propre gouvernement, plutôt que de nommer Wenda au titre de Premier ministre, et faire de Paegar et Dyre ses seconds, auxquels ses propres ministres qirsi auraient été subordonnés, Kearney, la reconduisant dans la fonction qu’elle occupait précédemment à Glyndwr, avait placé Keziah à la tête de son administration. Personne ne pouvait critiquer cette décision. Le roi était seigneur et maître. Usant de ses prérogatives, il avait également nommé Gershon Trasker, son capitaine à Glyndwr, commandant en chef de la garde royale. Tels étaient les privilèges du nouveau monarque. Les Qirsi d’Audun avaient accepté le choix de leur roi, mais ils ne l’avaient pas acceptée, elle. Lorsqu’elle prenait la parole, ils l’écoutaient poliment. Si Kearney se déclarait de son avis, ils ne cédaient pas à ses arguments, mais à ceux du roi. Jamais ils ne lui demandaient son opinion et, lors d’une discussion comme celle-ci, alors que le respect – le plus simple et le plus élémentaire – de sa fonction l’eût exigé, ils ne se tournaient jamais vers elle. Ils ne la regardaient même pas, sauf pour épier ses réponses aux questions que le roi lui posait personnellement. Depuis quelques jours cependant, Paegar montrait quelques signes d’ouverture. Ils étaient minimes. Alors que Kearney avait fait d’elle la plus puissante Qirsi du royaume d’Eibithar, elle craignait de prendre la parole sans l’autorisation du roi. Gershon, qui éprouvait une profonde méfiance à l’égard de tous les Qirsi, la détestait plus que les autres. Il ne faisait rien pour l’aider. Il semblait même se réjouir de son malaise. Lorsqu’ils vivaient à Glyndwr, Kearney et Keziah étaient amants. De cet amour clandestin, dangereux et interdit par les dieux et la loi, le capitaine, sans tenir compte des sentiments de son duc, la rendait seule responsable. En arrivant à la Cité des Rois, Keziah avait espéré que leurs nouvelles responsabilités les contraindraient à oublier leurs différends et consolideraient les progrès, bien que maigres, qu’avait faits leur relation durant leur équipée vers Kentigern. Le capitaine s’était, au contraire, montré plus jaloux de son roi et donc plus hostile à son égard. Que les amants eussent rompu leur liaison avant même le sacrement de Kearney n’y avait rien changé. Keziah se souvenait de leur dernière nuit au château de Glyndwr, avant que l’armée de Kearney ne marche sur Kentigern, avec une vivacité douloureuse. Les événements ne leur avaient permis, ni à elle ni à Kearney, de se faire les adieux qu’ils eussent espérés. L’ascension de Kearney avait mis un terme brutal à leur liaison. Car, si c’était une chose pour un duc eandi des régions montagneuses de Glyndwr d’aimer une femme qirsi, cela en était une autre pour un roi de s’exposer à l’opprobre qu’un tel amour, s’il était découvert, attirerait sur lui. De son côté, le roi ne semblait pas avoir conscience des difficultés que rencontrait sa cour, à moins qu’il ne s’en remette à Keziah et aux autres pour débrouiller seuls leurs rancunes, et le servir sans compromettre le vœu d’allégeance qu’ils avaient formulé en acceptant leur fonction. — Je reconnais que les fils de Tobbar ont moins d’intérêts que lui à admettre la légitimité de la maison de Glyndwr sur le trône, répondit Gershon en regardant Paegar avant de se tourner vers le roi. Mais dans une guerre civile, ils ont beaucoup à perdre. Kearney quitta le feu des yeux. — Expliquez-vous. — Le jour de votre investiture, Javan et Aindreas avaient tous deux abdiqué en votre faveur. Tels étaient les termes du pacte que nous avons passé à Kentigern. C’est parce qu’ils ont renoncé à la couronne que le titre vous est échu. Renonçant tous deux à leurs prérogatives, votre position était légitimée par les Règles de l’Ascension. Or Aindreas prétend depuis qu’il n’a jamais donné son accord, que le marché conclu cette nuit-là n’a été passé qu’entre vous et Javan. En d’autres termes, Kentigern affirme aujourd’hui que vous et Curgh lui avez volé la couronne. Il a réussi à convaincre le duc de Galdasten. À leurs yeux, vous avez non seulement bafoué les Règles de l’Ascension mais vous y avez mis un terme. Ce qui leur accorde le droit non seulement de contester votre autorité, mais aussi de déclarer une guerre sans tomber sous le coup de la loi pour haute trahison. Dyre acquiesça. — Une position qui permet en outre aux ducs de Galdasten d’affirmer, sans attendre leur tour, leurs prétentions au trône. Keziah, bien qu’elle jugeât révoltante la tromperie d’Aindreas, devait reconnaître qu’elle était habile. Aindreas ne se donnait pas seulement les moyens de défier l’autorité royale, il offrait à la maison de Galdasten l’occasion de contourner la tragédie de 872 qui, après qu’un fou eut apporté la pestilence au château de Galdasten, avait provoqué la mort du duc, de la duchesse et de leurs enfants. Selon les Règles de l’Ascension, la maison de Galdasten devait attendre quatre générations avant de retrouver son rang dans l’Ordre des Successions. Décréter la fin des Règles mettait un terme à cette attente. — Tout cela est peut-être vrai, intervint Wenda, mais quelle est la place de Thorald ? — Selon les Règles de l’Ascension, répondit Gershon, Thorald est la première maison d’Eibithar. Les fils de Tobbar, surtout le plus âgé, n’ont donc aucun intérêt à abandonner des règles qui, tant qu’elles sont appliquées, garantissent leur rang dans l’Ordre des Successions. Keziah s’éclaircit maladroitement la gorge. Immédiatement, tous les regards, dont celui de Kearney, se tournèrent vers elle. Sentant le mépris des ministres, sinon leur animosité, elle faillit renoncer. Elle dut se rappeler qu’elle était Premier ministre, qu’elle avait le droit – et la responsabilité – de parler, pour se résoudre à intervenir. — Avec la mort des deux Filib, l’Ancien et le Jeune, avança-t-elle, Thorald ne pourra prétendre au trône avant un certain temps – c’est d’ailleurs pour cette raison que Javan était en ligne. Les fils de Tobbar ne risquent-ils pas, comme le duc de Galdasten, de vouloir se détourner de Règles qui les écartent aujourd’hui eux aussi du pouvoir ? — Peut-être, admit Gershon. Le tout est de savoir si leurs ambitions personnelles sont plus fortes que leur loyauté envers le royaume et les ambitions qu’ils pourraient nourrir pour leurs descendants. Leur situation est complètement différente de celle de Galdasten. Kell de Galdasten n’avait pas de frère. Sa mort a pratiquement éteint son lignage. Filib l’Ancien avait Tobbar. Sa mort n’a pas causé autant de dégâts. Les fils de Tobbar ne peuvent prétendre au trône pour eux-mêmes, mais ils n’ont qu’une génération à attendre. Le fils de Marston peut diriger le royaume ; dans ce cas, son frère cadet deviendra duc de Thorald et non simple baron de Shanstead. Keziah acquiesça puis se passa une main sur le front. Depuis que Kearney était roi, elle employait un temps considérable à étudier les Règles d’Ascension, afin d’anticiper les moyens que pouvaient utiliser les ennemis de Glyndwr pour affaiblir le nouveau pouvoir de cette maison. Malgré tous ses efforts, ces Règles lui semblaient hermétiques et difficilement compréhensibles. Excessivement minutieuses, elles paraient à presque toutes les éventualités. Là résidait leur force. Les Règles garantissaient à toutes les maisons de la noblesse d’Eibithar une méthode de sélection d’un nouveau roi et ce, quelles que fussent les circonstances. Elles assuraient en outre un partage équitable du pouvoir entre les maisons majeures du royaume. Aucune, en effet, n’était en mesure de conserver le trône plusieurs siècles d’affilée, contrairement aux Solkariens d’Aneira et à la famille Enharfes de Caerisse. Depuis quelque temps, Keziah se demandait toutefois si le temps que passaient les nobles d’Eibithar à combattre en leur nom n’affaiblissait pas davantage le royaume que les Règles ne parvenaient à le stabiliser. — Sommes-nous en contact avec les fils de Tobbar ? interrogea le roi en regardant d’abord Gershon, puis ses ministres et enfin Keziah. — Nous envoyons des messages réguliers à Tobbar, Votre Majesté, répondit la jeune femme. Nous comptons sur le duc pour s’occuper de ses fils. — Mais le duc est malade, grogna Kearney. Si j’en crois ce qu’on raconte, il serait même mourant. N’est-ce pas une erreur d’ignorer ses fils jusqu’à sa disparition ? — Il serait… inopportun d’entrer directement en contact avec le baron de Shanstead ou son frère, Votre Majesté, souligna Wenda. Cela impliquerait que nous nous méfions du duc. Ou que nous cessons de le considérer comme le chef de la maison de Thorald. — Alors n’envoyez pas de message direct du palais, objecta le roi en écartant les mains. Utilisez un intermédiaire. Demandez à l’un de nos alliés. Lathrop, par exemple. — Le duc de Tremain, Votre Majesté ? — Oui. Priez-le d’entrer en contact avec Marston. Qu’il ne dise pas qu’il agit sur mon initiative, mais il nous faut connaître les intentions du baron et de son frère. — Tobbar ne sera pas dupe, insista Gershon. — Je le sais, répondit le roi. Mais il comprendra aussi pourquoi nous agissons de la sorte. Nous n’avons pas besoin de l’alliance de Thorald et de ses fils. Il nous suffit qu’ils restent en dehors de cette affaire. Tant que c’est le cas, Aindreas ne peut nous défier. Mais si les frères Shanstead ont l’intention de sympathiser avec Kentigern et Galdasten, nous devons être au courant, afin de préparer notre défense et celle des maisons qui nous soutiennent. — Cette ligne de conduite me semble très sage, Votre Majesté, approuva Wenda. — Pouvez-vous veiller à cela, Premier ministre ? demanda Kearney en dévisageant Keziah. J’aimerais que le message parte avant la nuit. — Bien sûr, Votre Majesté. — Très bien, fit le roi. Il contempla l’assemblée. — Autre chose ? Comme personne ne répondit, Kearney fit un hochement de tête. — Parfait, alors à demain matin. Les ministres, ainsi que Gershon, se levèrent. — Premier ministre ? lança le roi au moment où Keziah allait franchir le seuil. Je voudrais vous dire un mot. Elle jeta un regard gêné aux autres. Tous, évidemment, l’observaient. — Bien sûr, Votre Majesté, fit-elle en regagnant son siège. — Vous comprenez ce que je veux dans ce message ? commença le roi lorsqu’ils furent seuls. — Oui, Votre Majesté, acquiesça-t-elle, parfaitement consciente que telle n’était pas l’unique raison de cet entretien. Kearney ouvrit la bouche, mais se ravisa en secouant la tête. Il semblait blessé et légèrement contrarié. Il lui avait dit plusieurs fois qu’il ne voulait pas qu’elle l’appelle « Majesté ». — J’ai l’impression de t’avoir perdue, lui avait-il avoué un jour. Quand nous sommes avec les autres, je comprends que tu doives le faire, mais lorsque nous sommes seuls… Lorsqu’ils étaient seuls, c’était l’unique façon qu’elle avait de se protéger. Il n’avait pas changé. Son visage encore jeune était éclairé par ses brillants yeux verts et sa belle chevelure argentée. Ils se voyaient chaque jour et, la nuit, elle rêvait encore de la douceur de ses caresses. Ils étaient dans le château d’Audun. Kearney portait la couronne royale sertie de pierres précieuses. S’ils s’en tenaient à leurs rôles respectifs, il lui aurait été facile d’oublier que leur amour était terminé. Elle avait besoin de s’adresser formellement à lui pour la raison précise que lui reprochait Kearney : oublier qu’ils s’étaient jamais aimés. — Je suppose que tu vas bien, reprit-il après un court silence. — Oui, Votre… Elle lâcha un léger soupir. Je vais bien. — Tant mieux. Son regard incertain la contempla quelques secondes. — Crois-tu que nous puissions convaincre Thorald de nous soutenir ? — Seulement si c’est dans son intérêt. Tu es jeune, poursuivit-elle, optant pour le tutoiement qu’ils avaient longtemps partagé, et tu as un héritier. Selon les Règles de l’Ascension, Glyndwr gardera le trône aussi longtemps que ton lignage est ininterrompu. Ils savent déjà que leur attente risque d’être longue. Gershon pense peut-être qu’ils hésiteront à abandonner des Règles qui leur donnent la prééminence dans l’Ordre des Successions, mais j’en suis moins certaine. — Pourquoi ne l’as-tu pas dit, tout à l’heure ? Elle tourna la tête vers les flammes et haussa légèrement les épaules. Cinq cycles plus tôt, elle se serait peut-être confiée, mais Kearney avait aujourd’hui d’autres soucis en tête. Ses difficultés personnelles n’étaient rien en regard de celles d’Eibithar et de son roi. — Ce n’est pas ton genre de rendre les armes, Kez, surtout quand Gershon est concerné. L’emploi de son diminutif la fit sourire. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas appelée de cette façon. — Je n’ai pas jugé utile d’intervenir, fit-elle. Aucun d’entre nous ne sait comment Tobbar va réagir, et encore moins Marston ou son frère. La réponse de Lathrop nous permettra peut-être de nous faire une idée plus précise des intentions de Thorald et Shanstead. — Peut-être, songea le roi, le front barré d’un pli soucieux sous sa couronne. Ils restèrent longtemps silencieux : lui, près de son bureau, elle l’observant depuis son siège. Quelle que soit la raison pour laquelle il l’avait retenue, il était visiblement mal à l’aise. Elle n’en comprit la raison qu’au moment où il reprit la parole. — As-tu des nouvelles de ton ami ? demanda-t-il en détournant presque immédiatement le regard qu’il avait posé sur elle. — Mon ami ? répéta-t-elle surprise. — Le Glaneur. Il lui fallut quelques secondes pour saisir qu’il parlait de Grinsa. Grinsa jal Arriet, bien plus qu’un ami et beaucoup plus qu’un Glaneur, était Tisserand, un Qirsi capable d’unir les pouvoirs de nombreux autres Qirsi et de les manier comme s’ils étaient les siens. La peur que nourrissaient les Eandi envers les Tisserands était telle que depuis les anciennes Guerres qirsi, achevées depuis des siècles, ceux qui étaient découverts étaient exécutés avec toute leur famille. Cette peur et la violence qui en découlait expliquaient que Keziah, malgré l’amour qu’elle portait encore à Kearney, ne lui eût jamais parlé du lien qui l’unissait à cet homme. Grinsa était son frère. Les coutumes qirsi, selon lesquelles les fils portaient le nom de leur père et les filles celui de leur mère, l’avaient aidée à dissimuler ce fait. Lorsque Kearney avait rencontré Grinsa – c’était à Tremain, après la saison des semailles –, le roi avait senti la force de l’amour qui les unissait. Il en avait même pris ombrage. À la façon dont il venait de poser sa question, Keziah comprit que sa jalousie n’était pas entièrement éteinte. — Non, je n’en ai pas depuis quelque temps, répondit-elle, légèrement réconfortée de penser qu’elle ne l’avait peut-être pas entièrement perdu. Kearney, hésitant entre le soulagement et la déception, fit la grimace. — Le Festival est en ville, je croyais… — Il n’est plus avec le Festival, il est avec Lord Tavis. — Je sais. As-tu les moyens d’entrer en contact avec lui ? — Non. C’était Grinsa qui venait à elle dans ses rêves. Mais, encore une fois, elle ne pouvait le lui dire sans révéler qu’il était Tisserand. Tandis qu’il s’accroupissait devant la cheminée pour attiser le feu, elle l’observa avec attention. — Tu t’inquiètes au sujet de Tavis ? — Bien sûr, répondit-il sans la regarder. Mais j’aimerais surtout savoir s’ils ont découvert le meurtrier de Brienne. S’ils parvenaient à prouver l’innocence de Tavis, nous pourrions mettre fin au conflit entre Curgh et Kentigern. — Peut-être, reconnut-elle, bien qu’elle doutât qu’une quelconque réconciliation fût désormais possible. Même s’ils trouvaient le moyen d’innocenter le jeune Curgh, la mort de Lady Brienne de Kentigern et tous les événements qui en avaient découlé avaient laissé de méchantes cicatrices aux deux maisons. La haine qui les séparait était profonde ; combler ce fossé demanderait du temps. — Tu n’as aucun moyen de le dénicher ? insista Kearney en tournant vers elle un visage rougi par les flammes. Tu ne peux envoyer de message à personne ? — Je ne sais même pas où ils sont. Avant de partir, Grinsa a évoqué un possible passage en Aneira, mais je n’en sais pas plus. J’ai beau être Premier ministre du roi d’Eibithar, poursuivit-elle avec un faible sourire, je n’ai pas beaucoup d’influence auprès des Aneiriens. Kearney s’efforça de sourire à son tour, mais il semblait simplement peiné, comme un homme trop conscient de sa propre impuissance pour voir quelque humour dans la reconnaissance des limites de ceux qui le servaient. — Si tu as des nouvelles, tu me tiendras au courant ? — Bien sûr. Ils se dévisagèrent quelques instants, puis Keziah détourna les yeux et se leva. — Je vais m’occuper du message de Lathrop, fit-elle. — Merci. Elle ouvrit la porte et franchit rapidement le seuil. Un dernier coup d’œil dans la pièce lui permit de voir Kearney devant le feu, le visage fermé. Elle n’avait aucune idée des pensées qui l’agitaient, ce qui l’effrayait plus que le reste. * Paegar éprouvait, trop fréquemment à son goût, le sentiment d’être un lâche face à son premier combat. Devant la porte de ses appartements, alors qu’il guettait le retour du Premier ministre en entretien avec Kearney, cette image fit naître un sourire désabusé sur ses lèvres. Il ne voulait pas seulement survivre à ce qui l’attendait, mais surtout passer inaperçu et ce, aussi bien aux yeux de ses ennemis qu’à ceux de ses alliés. S’il avait pu se rendre invisible, comme un de ces démons malins qui hantaient le Royaume du Dessous, il l’aurait fait sans hésiter. Dépourvu de cette capacité, il faisait tout son possible pour paraître aussi insignifiant qu’une chaise. Il n’arrivait jamais en retard, ni en avance, au conseil royal quotidien. Il parlait peu mais, pour ne pas attirer la moindre suspicion sur son silence, il prenait toujours la parole. Et surtout, il faisait de son mieux pour éviter le guérisseur qirsi avec lequel il avait fomenté la mort du roi Aylyn au cours du cycle lunaire d’Adriel. L’assassinat du vieux roi malade était sans aucun doute l’acte d’un lâche. Aylyn était si faible, déjà si près de la mort, que le ministre avait du mal à considérer son geste comme un crime. Paegar l’avait certes étouffé, à l’aide d’un oreiller, mais le vieil homme n’avait offert aucune résistance. Pour ce qu’il en savait, Aylyn était peut-être déjà mort. Ce qui s’était passé cette nuit-là hantait pourtant son sommeil. Il en rêvait souvent et toujours de la même manière. Il étendait le mouchoir sur le nez et la bouche du roi, soulevait l’oreiller, le plaçait sur le visage d’Aylyn et appuyait, appuyait, jusqu’à peser de tout son poids sur le corps du vieux roi. D’abord, comme dans la réalité, Aylyn n’opposait aucune résistance. Mais brusquement, Paegar sentait une atroce souffrance lui déchirer les boyaux, alors il reculait et, trébuchant, découvrait la dague du roi plongée dans ses entrailles. Il relevait les yeux. L’oreiller et le mouchoir étaient tombés. Le roi, les yeux bien ouverts, le contemplait un sourire féroce sur ses lèvres pâles. Invariablement, le ministre se réveillait en sueur, le cœur battant et le visage inondé de larmes. Incapable de se rendormir, il se dressait sur son séant et, dans l’obscurité de sa chambre, étouffait ses sanglots, espérant que personne ne passait dans les couloirs pour l’entendre. Il redoutait son rêve comme la femme d’une brute ivrogne craignait les coups de son mari. Plus il attendait qu’il se manifeste, plus il était sûr de son imminence. Et pourtant, lorsque chaque soir il s’allongeait sur son lit, implorant Shyssir de lui accorder des rêves paisibles, ce n’était pas ce cauchemar qui le faisait trembler, mais un autre qu’il redoutait plus encore : la vision du Tisserand. Le chef du mouvement qirsi ne lui était apparu que deux fois. La première pour lui intimer de rejoindre sa cause et la seconde pour lui dire que le roi devait mourir. Aujourd’hui encore, il se demandait comment le Tisserand avait su le trouver. Un de ses lieutenants avait certainement mentionné son nom, mais cela ne changeait rien à la question. Comment avaient-ils su qu’il accepterait leur or et trahirait son roi ? Comment avaient-ils deviné que sa loyauté envers Aylyn et Eibithar était si ténue alors qu’il l’ignorait lui-même ? Il n’oublierait jamais cette nuit-là. Il rentrait d’un des sanctuaires de la ville. Bien qu’il y songeât souvent, sûr que ce détail avait une importance, il avait oublié lequel. Sur son lit, il avait découvert une petite bourse de cuir. Elle contenait seize pièces de cinq qinde, plus d’or qu’il ne gagnait en une année au service du roi. La même nuit, au cours de son sommeil, il s’était trouvé transporté jusqu’à une plaine ventée, au milieu de laquelle se dressait un promontoire. Poussé par le sentiment qu’il devait y monter, il avait, à son sommet, rencontré l’homme qui allait contrôler sa vie. Au début, il avait cru à un simple rêve, une fantaisie créée par le don mystérieux du Glanage. Même quand le Tisserand lui avait parlé de l’or déposé sur son lit, rien ne lui avait permis de croire qu’il s’agissait d’autre chose. Ce n’avait été que lorsque le Tisserand lui avait fait mal – une main invisible s’était posée autour de sa gorge et avait serré jusqu’à ce qu’il crût mourir – que Paegar avait compris que tout était réel. Quand il avait osé demander pourquoi il avait été choisi, le Tisserand s’était contenté de lui dire qu’il avait la chance de faire partie des quelques élus et qu’il avait le choix : ou bien son dévouement à la cause lui apportait la richesse, ou son refus, une mort lente et douloureuse. Pendant quelque temps, le rôle de Paegar s’était borné à transmettre des informations à ceux qui le contactaient au nom du Tisserand. Il recevait en retour de petites sommes en pièces d’or. La nuit suivant celle où il avait tué Aylyn, il avait trouvé plus de cent qinde dans sa chambre. Il ne savait toujours pas qui le payait ni comment l’or était déposé chez lui, mais le Tisserand était fidèle à sa parole : Paegar le servait et il était payé. Il n’avait aucun mal à en déduire que le défier signerait son arrêt de mort. Alors il vivait dans la crainte permanente d’être obligé de tuer encore pour la cause. Il avait pu supprimer un vieillard malade, au bord de la tombe, qui n’avait ni femme ni enfant pour déplorer sa mort, mais l’idée de devoir assassiner ce nouveau roi, jeune et vaillant, était au-dessus de ses forces. Le ministre ne devait rien à Kearney, et Paegar se fichait bien qu’il mourût assassiné, pourvu seulement que ce fût de la main d’un autre. Car lui n’en avait pas le courage. Il s’était depuis longtemps habitué à sa lâcheté. Dans sa jeunesse, il en avait eu honte mais, en vieillissant, il avait fini par l’accepter, au même titre que son intelligence ou ses dons magiques. Un trait de caractère, se disait-il souvent, sur lequel il espérait fonder sa longévité, au moins en termes de critères qirsi. À moins que le Tisserand n’eût d’autres projets le concernant. Le chef de la conspiration n’était pas homme à considérer la moindre couardise sous l’angle d’une quelconque vertu. Il la jugerait plutôt comme un obstacle à la cause, peut-être même verrait-il dans celle de Paegar une raison suffisante de le supprimer. Le ministre avait donc décidé de se rendre indispensable au Tisserand. Pas en tant que tueur – tels n’étaient pas ses atouts – mais d’une autre façon. Une façon qu’il devait se dépêcher d’imaginer, car le Tisserand ne tarderait pas à le contacter. Trop de temps s’était écoulé depuis leur dernière conversation et, tout comme son rêve pénible concernant la mort d’Aylyn, Paegar savait que, plus il attendait, plus cette rencontre était imminente. Depuis plus d’un cycle, il s’évertuait à trouver une mission utile au Tisserand. L’or qu’on lui avait donné à la mort d’Aylyn correspondait à sa récompense pour le meurtre, mais il connaissait assez le Tisserand pour comprendre qu’il correspondait aussi à une incitation. Obéir aux ordres n’était pas suffisant. « Ceux qui servent la cause doivent aller au-delà de mes instructions, lui avait annoncé le Tisserand lors de leur toute première rencontre. J’attends d’eux qu’ils travaillent nuit et jour au nom du mouvement. » Il n’était pas naïf au point de croire que le Tisserand ne lui ordonnerait jamais de commettre un autre crime mais, s’il découvrait un autre moyen de servir le mouvement, un moyen auquel le Tisserand lui-même ne pouvait songer, il serait en mesure de repousser, au moins de quelques lunes, ce nouvel assassinat. La solution s’était offerte à lui à l’occasion d’une conversation qu’il avait surprise entre Gershon Trasker, l’irascible capitaine de Kearney, et Leilia, la reine. Gershon et la femme du roi se tenaient dans un couloir près des appartements royaux. Paegar descendait l’escalier de la tour du prélat. Au son des voix, il s’était tapi dans l’ombre et avait tendu l’oreille. Leur conversation n’était pas très intéressante. Ils s’entretenaient d’un festin prévu le lendemain soir et Gershon, toujours inquiet de la sécurité du roi, donnait ses recommandations sur le plan de table. Paegar allait s’éloigner quand la reine avait fait une remarque surprenante. — Je suppose que cette traînée qirsi sera présente. — Oui, madame, avait répondu le capitaine. — Je veux qu’elle soit aussi loin que possible de moi et de mon mari. — Le roi reçoit le duc d’Aratamme, madame. Le duc aura son Premier ministre à ses côtés, et la coutume veut que le Premier ministre de la maison royale soit traité avec le même égard que le Qirsi du noble en visite. Je vous assure, avait-il poursuivi avec une brève hésitation, que leur… affaire est terminée. — Je me moque bien de le savoir ! avait rétorqué la reine d’une voix vibrante de colère. La reine de Sanbira pourrait venir en personne, je ne veux pas de cette femme à notre table ! — L’installer ailleurs soulèverait des commentaires, madame, des commentaires sur vous et le roi qui pourraient être… embarrassants. Un long silence avait suivi. La reine y avait mis un terme avec un juron étouffé bien peu digne de son rang. — Très bien, s’était-elle résignée. Alors, qu’on la mette en bout de table. Je ne veux pas être obligée de la voir et encore moins de lui parler. — À vos ordres, madame. Leur conversation avait pris fin peu de temps après et, la reine rejoignant ses appartements et Gershon le bureau de Kearney, ils s’étaient séparés. Paegar, qui s’apprêtait à rejoindre Keziah, Wenda et Dyre, resta longtemps à l’abri des ombres, le dos appuyé au mur rugueux de la tour. Nul besoin d’être érudit pour comprendre le sens de ce qu’il venait d’entendre. Le roi et son Premier ministre étaient amants, ou l’avaient été. D’après ce qu’il savait du nouveau roi, Paegar avait du mal à croire que Kearney avait pris le risque d’un amour interdit, même en tant que duc d’une maison éloignée sur la steppe de Glyndwr. Mais à la lumière de cette révélation, une liaison avortée, les remarques qu’il s’était faites concernant le roi et son ministre prenaient tout leur sens. Keziah affichait une tristesse qui allait bien au-delà de tout ce que pouvaient expliquer les traitements qu’elle subissait de la part de ses ministres. Au cours de leurs discussions, le regard du roi, quant à lui, s’attardait souvent sur elle. Plusieurs lois, Paegar avait surpris Kearney contemplant le visage de Keziah bien longtemps après qu’elle s’était tue. Il n’y avait jamais prêté beaucoup d’attention. Keziah, avec son visage ovale et séduisant, ses pâles yeux jaunes et ses longs cheveux blancs noués en lourdes nattes sur son dos, était une très belle femme. Paegar en avait conclu que Kearney, tout comme lui, était séduit par son charme. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais imaginé qu’ils pussent partager autre chose. Confronté à cette révélation, le ministre avait maudit la stupidité de son aveuglement. Mais il avait immédiatement compris le parti qu’il pouvait tirer de cette information. Le chef de la conspiration qirsi serait heureux d’apprendre que le Premier ministre du roi d’Eibithar avait été la maîtresse de son monarque. Il trouverait certainement le moyen d’utiliser cette information et récompenserait généreusement celui qui la lui avait donnée. Ses réflexions ne s’étaient pas arrêtées là. Il pouvait faire bien plus. Si, la prochaine fois que le Tisserand envahissait ses rêves, il pouvait lui annoncer qu’il avait converti le Premier ministre du royaume d’Eibithar à leur cause, le bénéfice serait considérable. S’il ajoutait au terme abrupt que le roi avait peut-être mis à leur amour l’hostilité des autres ministres à son égard, Keziah devait certainement nourrir un profond ressentiment pour Kearney et sa cour. Paegar avait déjà observé la défiance qu’elle nourrissait envers Gershon – qui le lui rendait bien – et il ne doutait pas une seconde qu’elle haïssait la reine autant que celle-ci l’exécrait. Keziah, sans amour, sans amis et sans joie, il le constatait tous les jours, vivait en exilée dans son propre royaume. Il n’avait lui-même rien fait pour adoucir sa peine, bien au contraire. Les autres ministres en voulaient au roi d’avoir écarté Wenda au profit de Keziah. Paegar, contribuant à son isolement, la traitait donc avec le même dédain. Chercher son amitié risquait donc d’attirer l’attention. Mais il voyait surtout ce qu’il pouvait gagner à devenir son confident. En face des risques, certes importants, la récompense possible se devinait trop belle pour être ignorée. Il avait commencé discrètement. Deux jours après avoir surpris la conversation de la reine, quand Keziah s’était présentée au conseil des ministres quotidien, il s’était autorisé à croiser son regard et l’avait, d’un imperceptible hochement de tête, brièvement saluée. Ce signe de considération, même infime, l’avait déconcertée. Elle avait hésité une seconde avant de lui rendre son salut. Quelques jours plus tard, le ministre avait arrangé ce qui, aux yeux de Keziah, devait passer pour une rencontre fortuite dans les couloirs du château. Là encore, il s’était montré prudent. Comme avec un chat redevenu sauvage, il devait attirer tout doucement sa confiance. Au moment où ils se croisaient, il l’avait à peine saluée d’un signe de tête, ajoutant, après coup, un « je vous souhaite le bonjour, Premier ministre » des plus protocolaires. Keziah avait murmuré une réponse d’une voix si basse que Paegar s’était demandé s’il n’était pas allé trop loin, trop vite. Le jour suivant, alors qu’ils se rencontraient de nouveau dans le bureau de Kearney, c’était elle, d’un sourire hésitant, qui l’avait salué en premier. Paegar, luttant pour masquer sa joie, lui avait rendu son salut. Son cœur battait comme celui d’un jeune homme à son premier rendez-vous d’amour. Ça marchait ! Il ne se demandait plus s’il allait gagner sa confiance ; la question était de savoir combien de temps il y mettrait. Luttant contre son excitation et l’impatience qu’il éprouvait de développer ces succès, le ministre s’était par la suite employé à l’éviter. Durant la majeure partie du déclin de la lune de Bian, il s’était interdit de lui parler. Il était même allé jusqu’à s’opposer à elle devant le roi et les autres ministres, bien qu’il dût, pour le faire, quitter audacieusement la réserve qui était habituellement la sienne. Au début du nouveau cycle lunaire, il avait repris ses manifestations d’intérêt. Il la saluait au début de chaque audience et, à l’occasion, lorsqu’une remarque amusante avait été lancée, lui adressait un discret sourire de connivence. Il avait organisé une seconde rencontre fortuite, celle-ci dans les couloirs des appartements ministériels. À son « bonjour », il avait ajouté un « j’espère que vous allez bien » sans attendre de réponse. Le lendemain, il s’était débrouillé pour arriver en même temps qu’elle devant la porte du roi. Lui souhaitant une bonne journée, il lui avait tenu la porte, l’invitant à entrer en souriant. Autant d’efforts qui l’avaient conduit à cet instant. Il aurait préféré attendre un peu plus, mais en entendant le roi inviter Keziah à rester avec lui après la fin du conseil, il avait compris que l’heure des atermoiements avait sonné. Si Kearney commençait à se tourner vers elle pour ses conseils et – aux dieux ne plaise – rallumait les braises, même infimes, de sa passion, tout serait perdu. Quelle que soit sa prudence, il devait franchir le pas suivant. Les appartements de Keziah, comme ceux de tous les ministres, se situaient dans la même aile du château et au même étage, mais à l’autre extrémité du couloir où se trouvaient les siens. Si elle revenait directement du bureau de Kearney, elle passerait devant sa chambre. Alors il l’attendit, caché derrière sa porte, à l’affût de sa venue. Au moment où il commençait à se décourager – elle n’avait peut-être aucune raison de remonter chez elle après son entretien avec Kearney –, il entendit un bruit de pas dans l’escalier de la tour la plus proche. Un instant plus tard, elle débouchait dans le couloir. Au moment où elle passait devant sa porte, il ouvrit d’un geste désinvolte. Keziah, surprise, se retourna. Elle lui sourit. Quelque chose cependant semblait la troubler. — Premier ministre, fit-il en fermant sa porte derrière lui. Il se frotta les bras et fronça les sourcils. — Que ces couloirs sont froids à cette époque de l’année ! Surtout quand le vent souffle de la steppe. Ne sachant que dire, elle hocha la tête. — Oui, répondit-elle enfin, vous devez avoir raison. — Est-ce que tout va bien, Premier ministre ? — Bien sûr. Pourquoi me posez-vous cette question ? — Vous semblez… distraite. Vous venez de voir le roi, j’espère que rien de grave ne s’est produit avec Thorald, ou pire, Kentigern. — Non, fit-elle. Ce n’est rien. Il voulait me parler des changements qu’il envisage de faire concernant les dîmes ducales. Au cours du cycle précédent, tandis qu’il essayait de gagner sa confiance, Paegar s’était demandé quels pouvoirs elle possédait. Si c’était le mensonge le plus convaincant qu’elle avait à lui offrir, il pouvait sans s’avancer déduire qu’elle n’avait pas celui de l’illusion. — Je vois. Eh bien, je suis soulagé de voir, qu’en effet, ce n’est pas grave. Avec un sourire, il fit mine de s’éloigner vers la tour d’angle. — Bonne journée, lança-t-il dans son dos. — Bonne journée, lui répondit-elle. Il la laissa s’éloigner presque jusqu’à sa porte avant de la rappeler. — Je vais à la cuisine, offrit-il d’un ton léger. Je n’ai rien mangé avant le conseil des ministres. Voulez-vous vous joindre à moi ? Paegar la vit hésiter. Elle fit un pas dans sa direction mais s’arrêta. — Merci, c’est gentil. Elle se tut et se mordilla les lèvres, comme s’il lui avait demandé de quitter Kearney pour se mettre au service de l’empereur de Braedon. — Je dois rentrer chez moi. Je dois rédiger un message pour le duc de Tremain. Peut-être une autre fois ? C’était exactement la réponse qu’il attendait. Sa seule surprise résidait dans le temps, et l’embarras, qu’elle avait mis à la formuler. — Bien sûr, Premier ministre, une autre fois. Il se détourna et descendit les escaliers. Dans son dos, il entendit sa porte s’ouvrir et se fermer, alors seulement s’autorisa-t-il un sourire. Si on l’avait observée, leur rencontre était des plus naturelles, insignifiante, une banale invitation poliment refusée. Mais Paegar n’était pas stupide. Il l’avait vue vaciller en pesant sa proposition. Il avait vu ses joues rougir très légèrement lorsqu’elle lui avait suggéré de déjeuner une autre fois ensemble. Elle avait faim d’amitié et il lui avait offert un peu de subsistance. Cela prendrait du temps, mais il la tenait. Le plus grand danger ne venait d’ailleurs pas d’elle, mais de son propre zèle. Il ne pouvait se permettre d’aller trop vite. Elle était esseulée, certes, mais elle était intelligente. Vouloir s’insinuer trop vite dans son intimité risquait de tout compromettre. Il attendrait leur prochaine rencontre. Elle ne tarderait pas, il allait s’en charger, et celle-ci serait le point de départ de leur amitié. — Le Tisserand peut venir, murmura-t-il en traversant la cour pour se rendre aux cuisines, j’ai une proie pour lui. 8 Kentigern, Eibithar Aindreas, sur le rempart est de son château, observait la cité de Kentigern et la vaste plaine qui s’étendait au-delà de ses murs. Le soleil de la fin de matinée brillait dans un ciel pur sans parvenir à réchauffer le vent froid et constant qui soufflait sur la citadelle. À ses côtés, Ennis, son plus jeune enfant et unique héritier, frappait de sa botte le mur de pierre, heureux de faire vaciller à grand bruit le tonneau sur lequel il était debout. Il était presque trop grand pour y monter, mais pas assez pour voir sans son aide de l’autre côté des remparts. — Si tu continues de gesticuler, tu vas passer de l’autre côté, l’avertit Aindreas. L’enfant n’était jamais tombé, bien sûr, et il jouait de cette façon chaque fois qu’ils venaient ensemble sur les remparts. Ioanna pourtant lui aurait demandé d’intervenir. S’il se blessait, elle lui arracherait les yeux. Quand une mère avait perdu un enfant, elle se montrait encore plus protectrice envers les autres. — Oui, père, lui répondit Ennis obéissant. Presque immédiatement l’enfant se mit à sauter d’un pied sur l’autre. Le duc ne put s’empêcher de sourire. Plus jeune, il avait la même énergie. Ce n’était guère surprenant. Le garçon avait hérité beaucoup des traits de son père. Il était plus grand que la plupart des enfants plus âgés que lui et ses cheveux roux, ses yeux verts ainsi que son visage rond étaient si semblables à ceux d’Aindreas que les gardes du château l’avaient surnommé le petit duc. — Tu les vois, père ? demanda l’enfant, plus impatient que la dernière fois. — Eh bien oui, répondit le duc en suivant les progrès de la petite troupe de cavaliers qui quittait la forêt de Kentigern pour rejoindre la ville. Ennis leva vers lui un sourire lumineux. — C’est vrai ? — Regarde toi-même, répliqua son père en tendant le doigt sur la route. L’enfant posa les mains sur le bord rugueux de la pierre et se pencha légèrement. — Je vois deux bannières, mais je ne distingue pas à qui elles appartiennent. — Sur la rouge, il y a un étalon doré. C’est celle de Thorald. Et la bleue porte les armoiries de Shanstead, des épées croisées sur un soleil levant. — Qui est le baron ? — C’est difficile à dire d’ici. Probablement le cavalier juste derrière les hommes qui tiennent les bannières. L’enfant, plissant les yeux devant le soleil, tourna son visage rougeaud vers son père. — Tu crois qu’il va faire une alliance avec nous ? Aindreas sourit. — Est-ce que je crois qu’il va faire alliance avec nous ? le corrigea-t-il amusé. — Oui, c’est ça. — Je ne sais pas, répondit Aindreas en revenant aux cavaliers. Marston n’est pas encore duc, et il ne peut rien faire tant qu’il ne l’est pas. Mais je ne l’aurais pas prié de venir si je ne croyais pas que c’était possible. — Est-ce qu’il aime les gens qui ont tué Brienne ? Le duc, se demandant s’il devait le reprendre là aussi, observa son fils à la dérobée. Ennis n’avait pas encore dix ans. C’était un garçon intelligent, beaucoup plus mûr que son âge. Il était peut-être en âge de comprendre une explication plus subtile à la visite de Marston. — C’est un homme seul qui a tué Brienne, mon fils. — Lord Tavis. Aindreas, la gorge nouée à l’évocation de sa fille, se contenta de hocher la tête. — Mais tu détestes aussi son père. Et le roi. Je t’ai entendu en parler avec Villyd et le prélat. Le garçon faisait attention à ce qui se passait autour de lui. Il ferait un bon duc. — Oui, je hais Javan de Curgh. Et, si je ne hais pas Kearney, je considère qu’il nous a trahis. — Comment ? — En donnant asile à ce démon de Curgh et en tournant Tobbar contre moi avant même que j’aie la chance de lui parler. Il baissa les yeux sur son fils qui l’observait avec perplexité. Il n’était peut-être pas aussi mûr qu’il l’avait cru. — C’est quoi asile ? — C’est quand un noble accorde sa protection à quelqu’un. Kearney a recueilli le garçon après son évasion de Kentigern et il a refusé de nous le rendre. L’enfant fronça les sourcils. — Pourquoi ? N’a-t-il pas tué Brienne ? Aindreas faillit couper court à leur conversation. Il ne voulait pas avoir à reconnaître le reste. Mais il était duc et père et si son fils voulait savoir quelque chose, autant qu’il sache tout. — Kearney ne croit pas que Tavis soit coupable, poursuivit-il alors. Javan et son fils prétendent que c’est quelqu’un d’autre qui a tué ta sœur et le roi les croit. — C’est pour ça que tu les détestes. Ennis était perspicace. — Oui, je suppose que c’est pour ça. Ennis hocha la tête et regarda au-dessus des remparts. — C’est pour ça que je les déteste aussi. Le duc posa une main sur l’épaule de son fils et ils suivirent ensemble l’arrivée des cavaliers aux portes de la ville. Lorsque Marston et ses hommes eurent pénétré dans la cité, Aindreas et son fils quittèrent les remparts pour rejoindre la cour du château. — Va dire à ta mère que le baron de Shanstead est arrivé. — Elle ne voudra pas les voir. Elle ne veut jamais voir personne. Le duc se crispa. Ennis avait raison également sur ce point. Depuis la mort de Brienne, Ioanna ne quittait sa chambre que pour se rendre au cloître, ou faire une courte promenade dans les jardins du château. Depuis quelques cycles, elle montrait quelques signes d’amélioration mais ils étaient douloureusement lents. Elle parvenait tout de même à sourire à son fils et à sa fille ; Aindreas l’avait même entendue, une fois, rire. — Dis-lui quand même, répondit-il. Elle sera contente de le savoir. Le garçon haussa les épaules et, laissant le duc, se dépêcha. Aindreas avait pensé accueillir seul ses invités, mais un instant plus tard, Villyd Temsten, son capitaine, à la tête de plusieurs centaines d’hommes, faisait son entrée dans la grande cour. — Un des gardes m’a dit qu’ils arrivaient, lui lança-t-il. J’ai pensé que vous voudriez que je sois là. Aindreas sourit. Il ne faisait pas confiance à beaucoup d’hommes – il ne ferait certainement jamais plus confiance à aucun Cheveux-blancs – mais ceux qui lui restaient étaient fidèles. — Merci, Villyd. L’homme acquiesça et disposa ses troupes en rangs serrés avant de prendre sa place juste derrière son duc. Ses jambes fortes étaient solidement plantées dans l’herbe et ses bras résolument croisés sur sa large poitrine. Marston arriva quelques instants plus tard, accompagné de deux gardes de Kentigern qui l’annoncèrent. Aindreas se souvenait d’un homme plus jeune, mais leur dernière rencontre remontait à plusieurs années ; ce changement n’était donc pas surprenant. Sa carrure et sa taille, en revanche, le prirent de court. Alors qu’il s’était attendu à un individu peu impressionnant, il se trouvait face à un homme qui, malgré sa jeunesse, avait l’allure d’un duc. Il ressemblait à son père, tout comme son frère, si la mémoire d’Aindreas était bonne. Tous les hommes de Shanstead, avec leurs cheveux bruns et raides, de pâles yeux gris, un nez droit et une mâchoire carrée, semblaient partager la même élégance, discrète mais sûre. Marston était venu avec huit hommes et son ministre qirsi, un homme jeune, aux cheveux blancs coupés ras, pourvu des étranges yeux jaunes qui caractérisaient les sorciers de sa race. Le baron fit les présentations, mais Aindreas manqua son nom et ne prit pas la peine de demander à Marston de répéter. Lorsqu’ils en eurent terminé avec les formalités d’usage, le duc chargea Villyd de veiller à l’installation des hommes de Shanstead et invita le baron et son Qirsi, bien qu’à contrecœur, à se joindre à lui pour le déjeuner. Leur conversation resta légère. Aindreas ne souhaitait pas discuter des sujets d’importance en compagnie du Cheveux-blancs et il ne voulait pas paraître pressé d’en venir au fait. Il avait souhaité la présence de Ioanna mais, au milieu du repas, Ennis vint lui dire que sa mère se reposait et qu’elle espérait se joindre à eux pour le dîner. — Comment va la duchesse ? demanda Shanstead une fois qu’Ennis fut parti. On m’a dit qu’elle avait terriblement souffert de la perte de votre fille. — Comme nous tous, Lord Shanstead, répondit trop sèchement Aindreas. Ma femme va aussi bien qu’on peut s’y attendre. En tant que père, je peux vous dire que je ne souhaiterais pas la mort de son enfant à mon pire ennemi. Aussitôt qu’il les eut prononcées, il regretta ses paroles. Parce que c’était exactement ce qu’il faisait en se battant pour obtenir l’exécution du fils de Javan. Si Marston avait relevé son erreur, il eut le bon goût de n’en rien montrer. — Je vous comprends, monseigneur. Vous et votre famille avez notre plus profonde sympathie. Le silence pénible qui s’abattit sur eux fut adroitement rompu par le Qirsi. — C’est la première fois que je viens à Kentigern, monseigneur duc. Je me demandais si nous pourrions visiter les remparts après le déjeuner. J’ai entendu tellement de légendes à leur sujet que je suis très curieux de les voir. Aindreas se força à sourire. — Avec plaisir, ministre. Quelques instants plus tard, ils quittaient la table et montaient les escaliers de la tour la plus proche. Le duc avait si souvent fait visiter les défenses de son château que la chronique des nombreux sièges qu’avait soutenus Kentigern au cours de son histoire n’avait pour lui plus aucun secret. Le Qirsi, tout comme Marston, dont la dernière visite datait à son enfance, l’écoutèrent pourtant avec le plus vif intérêt. De retour vers les appartements seigneuriaux, à la nuit tombée, le baron et son ministre demandèrent au duc l’autorisation de rejoindre leurs quartiers afin de se changer. — Si la duchesse nous fait l’honneur de sa présence pour le dîner, avança Marston en s’inclinant avec élégance, le moins que nous puissions faire est d’être présentables. Nous sentons aussi mauvais que nos chevaux. Le duc sourit et, après s’être assuré que ses invités étaient conduits à leurs appartements, rejoignit la salle de réception pour vérifier les préparatifs de la soirée. Avant la mort de Brienne, cette tâche revenait à la duchesse mais, depuis plusieurs cycles, Aindreas s’estimait heureux, si elle ne les organisait pas, qu’elle assistât aux festins. Il remplissait donc le rôle de duc et de duchesse et, devant Ennis et Affery, celui de père et de mère. À des moments tels que celui-ci, il songeait avec une rage amère à ce que Tavis de Curgh lui avait volé. Le garçon méritait de mourir, comme son père, le roi et tous ceux qui avaient favorisé son évasion des cachots de Kentigern. À sa plus grande surprise, sa femme, suivant de peu l’arrivée de Marston et son Qirsi, se joignit à leur repas. Elle portait une robe de velours rouge, une de celles que préférait Aindreas. La voir ainsi vêtue, le cou orné d’un collier de pierres précieuses, ses cheveux noués en chignon et parfumés, ne fit pourtant qu’accroître son chagrin. Elle avait toujours été mince. Aujourd’hui, comme si les ténèbres qui ravageaient son âme consumaient aussi son corps, son élégance soulignait sa maigreur. Son visage, autrefois rayonnant, était fermé. Son teint, hier d’une fraîcheur printanière, était cireux. Ses grands yeux marron semblaient vides. Lorsqu’elle sourit en arrivant dans la salle, Aindreas, le cœur serré, songea qu’elle ressemblait plus à un spectre qu’à un être vivant. Il se leva et lui offrit le siège à ses côtés. La profonde révérence de Marston et de son ministre attira un nouveau sourire fantomatique sur les lèvres de la duchesse. Bien qu’heureux de sa présence, le duc ne put s’empêcher de craindre qu’elle se mît dans une situation embarrassante. Depuis la mort de Brienne, Ioanna faisait preuve d’un comportement fantasque, frisant parfois la démence. Aindreas ne voulait surtout pas que la rumeur d’un dérangement cérébral de la duchesse de Kentigern se répande dans le royaume. Il souhaitait encore moins voir ses efforts de nouer une alliance avec Thorald, et les autres maisons, ruinés par le ragot qu’il était peut-être également atteint. Ioanna, heureusement, suivit le dîner sans le moindre écart. La conversation et la bonne chère parurent même lui faire le plus grand bien. À la fin du repas, elle était bien plus animée qu’au début. Elle s’attarda sur les fruits secs, le fromage et les gâteaux au miel servis au dessert, sirotant son vin en discutant, avec le ministre de Shanstead, de Sussyn, la ville où tous deux, ainsi qu’ils l’avaient découvert au cours du repas, avaient passé leur enfance. Aindreas ne put s’empêcher d’éprouver un certain soulagement. En dépit de son allure maladive, cette nuit, il avait le sentiment de retrouver sa femme. La duchesse enfin annonça qu’elle était fatiguée et qu’elle souhaitait retrouver ses appartements. Aindreas l’aida à se lever et déposa un baiser sur sa joue. — Je suis content que tu nous aies rejoints, déclara-t-il simplement en croisant son regard. — Moi aussi. Elle regarda Marston. — Bonne nuit, Lord Shanstead. Votre compagnie m’a enchantée. — Et moi la vôtre, madame. Votre présence est un honneur et toujours un plaisir. Elle quitta la salle, soutenue par une des dames de compagnie. Aindreas, seul avec Marston et son ministre, se tourna vers son invité en souriant : — Ouvrons-nous une autre carafe de vin ? Nous avons beaucoup de choses à voir. — Avec plaisir, monseigneur duc. Aindreas aussitôt fit signe à l’un des serviteurs. Tandis que l’homme approchait avec une carafe, le duc, après un bref regard au Qirsi, revint à Marston. — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais discuter en privé. Le baron eut l’air contrarié. — Très bien, admit-il cependant. Avec un sourire contraint, il se tourna vers son ministre. — Laissez-nous, Xiv. Ne vous inquiétez pas, je vous verrai plus tard. — À votre service, monseigneur, répondit le sorcier en se levant. Le regard impénétrable, il s’adressa au duc : — Bonne nuit, monseigneur. Je vous remercie de votre hospitalité. Aindreas hocha la tête, mais ne dit rien. — J’espère que vous ne me prenez pas pour un rustre, reprit Aindreas lorsque le Qirsi fut parti, mais quand il est question de certains sujets, je préfère m’adresser à un noble seul. — Je ne vous juge pas, monseigneur, je crois comprendre votre inquiétude. — Très bien, répondit Aindreas en remplissant leurs timbales avant de lever la sienne. Alors aux amitiés, anciennes et futures. — Aux amitiés, répéta le baron en buvant une gorgée. — J’aurais dû vous poser la question plus tôt, Lord Shanstead, comment va votre père ? — Il va bien, monseigneur. Aindreas dressa un sourcil étonné. — Je suis heureux de l’apprendre mais un peu surpris. J’avais cru comprendre qu’il était souffrant. — Une souffrance passagère, monseigneur, rien de plus. — Je vois, répliqua Aindreas, doutant du crédit qu’il devait apporter à cette réponse. Eh bien, transmettez-lui mes vœux de prompt rétablissement. — Je n’y manquerai pas. Ils se turent. Marston sirotait son vin tandis que le duc, se servant une nouvelle part de gâteau au miel, observait le baron d’un regard circonspect. — J’imagine que vous aimeriez connaître la raison de mon invitation, reprit-il enfin. — J’en ai une petite idée, monseigneur. Shanstead n’est peut-être qu’une baronnie, mais les nouvelles des maisons majeures parviennent jusqu’à nous. Vous cherchez des alliés dans votre querelle contre Curgh et vous espérez convaincre Thorald de vous soutenir. Mon père refuse, alors, sachant que le titre me reviendra un jour, vous tentez de connaître ma position. Aindreas ne put retenir un sourire. — Le jour venu, vous ferez un excellent duc, Lord Shanstead. Il but une gorgée de vin et prit le temps de poser sa timbale sur la table. — C’est en effet pour discuter de ça que je vous ai demandé de venir. — Je serais heureux d’entendre ce que vous avez à me dire, monseigneur. Mais vous devez comprendre que, tant que mon père dirige la maison de Thorald, je ne peux vous faire de promesse ni dans un sens ni dans l’autre. — Je comprends, répondit le duc. Mais vous êtes certainement libre d’exprimer votre opinion. — Cela dépend. Si vous souhaitez me voir commenter les choix faits par mon père au nom de la maison de Thorald, vous n’obtiendrez rien d’autre que mon adhésion. Mon devoir envers lui, en tant que fils et baron, n’en exige pas moins. Aindreas observa son vis-à-vis, se demandant s’il n’avait pas commis une erreur en l’invitant à Kentigern. Il avait espéré trouver un homme plus ambitieux. Le père de Marston avait été nommé régent de Filib le Jeune après l’accident de chasse qui avait coûté la vie au dernier duc de Thorald. Mais même après la mort prématurée de Filib, victime de brigands de grands chemins, Tobbar ne serait jamais plus que duc, tout comme ses fils. Les Règles de l’Ascension leur interdisaient le titre de monarque. Toutefois, si la maison de Glyndwr était écartée du château d’Audun, le fils aîné de Marston pouvait prétendre, lui, à la couronne. Aindreas avait espéré attirer le baron de son côté avec la promesse de placer son fils sur le trône. Il n’avait pas eu l’intention de prier Marston de trahir son père, mais il n’avait pas prévu une loyauté aussi stricte envers les décisions de Tobbar. — J’aimerais savoir, Lord Shanstead, reprit-il, si votre père a bien conscience de ce qui s’est passé ici pendant le cycle lunaire d’Elined. Je me demande si vous le comprenez aussi. Il vit Marston hésiter, comme si le baron sentait que leur conversation prenait un tour dangereux. — Je crois que nous le comprenons, monseigneur, répondit-il la voix et le regard posés. Ma maison n’a pas été épargnée par la tragédie. — Une de vos filles a-t-elle jamais été assassinée dans votre propre château par un seigneur en visite ? D’autres maisons ont-elles jamais favorisé l’évasion d’un prisonnier, afin de pouvoir ensuite offrir asile au démon ? Le baron baissa les yeux sur ses mains. — Non, monseigneur. — Alors ne comparez pas vos pertes à la mienne, enchaîna le duc qui sentait sa gorge se nouer. Aucune maison d’Eibithar n’a enduré d’injures pires que celles imposées à Kentigern par Curgh et Glyndwr. — Aucun d’entre nous ne doute que vous et votre famille ayez terriblement souffert, monseigneur. Perdre Brienne… Marston hocha la tête. — Je suis sûr que le Royaume du Dessous rayonne de sa présence. Tout Eibithar partage votre deuil, et personne plus que mon père. D’autant plus que vous avez dû repousser un siège. Que vous ayez vaincu l’armée de Mertesse malgré tout ce que vous avez enduré illustre une force de caractère et un sens de l’honneur hors du commun, Lord Kentigern. Thorald en a parfaitement conscience. Aindreas, ébranlé par le souvenir de la mort de Brienne, grogna son assentiment. — J’ai compris que votre Qirsi vous avait trahi au profit des Aneiriens, poursuivit Marston en parcourant du doigt le bord de sa timbale. — Oui, répondit le duc. Un affront parmi beaucoup d’autres. — Pensez-vous qu’il ait agi au nom de cette conspiration dont on entend beaucoup parler à Shanstead ? — C’est possible. Ce qui est sûr, c’est qu’il était de mèche avec Mertesse. Le reste n’est que supposition. — Mais vous êtes assez soupçonneux pour avoir renvoyé tous vos ministres Qirsi. — Un seul m’a trahi, rétorqua Aindreas avec un haussement d’épaules, et pas n’importe lequel, mon conseiller le plus proche. Après ça, comment pourrais-je accorder la moindre confiance à aucun d’entre eux ? — Je comprends, approuva Marston. Aujourd’hui, il est de notre devoir d’interroger la fidélité de nos ministres. J’ai tenté de faire comprendre ce point à mon père, sans véritable succès. Je suis heureux de voir que vous accordez à cette question toute l’attention qu’elle mérite. Vous avez même prié mon ministre de quitter la pièce avant que nous parlions. Le duc, se demandant où le baron voulait en venir, plissa les yeux. — Mon intention n’était pas de vous offenser, mais par les temps qui courent, comme vous l’avez souligné, la prudence s’impose. — Croyez-vous qu’il soit possible, monseigneur duc, que le meurtre de votre fille et l’attaque de votre château soient liés ? — Je présume que Mertesse a entendu parler de la mort de Brienne, si c’est ce que vous voulez dire. Je pense même qu’il a eu vent de mon intention de déclarer la guerre à la maison des Curgh et qu’il a saisi l’occasion de lancer son assaut. Le baron se mordilla les lèvres. — Ce n’est pas exactement ce que j’avais en tête. Votre Premier ministre vous a trahi pour rejoindre Mertesse, cette trahison fait peut-être partie d’un plan plus large des conspirateurs qirsi visant à ébranler le royaume. N’est-il pas possible qu’il ait organisé la mort de votre fille dans le but de détruire l’alliance que vous étiez sur le point de conclure avec Javan ? — Vous parlez comme un Curgh, Shanstead ! s’emporta aussitôt Aindreas, le regard noir. — J’évoque simplement ce que vous savez déjà être la vérité. Les Qirsi – certains Qirsi – s’efforcent d’affaiblir les cours d’Eibithar. Étant donné qu’un de ces traîtres se trouvait dans cette cour au moment de la mort de Brienne, il semble logique de s’interroger sur le rôle qu’il aurait pu jouer dans son meurtre. Aindreas, ulcéré, bondit de son siège. — Non ! C’est impossible, s’exclama-t-il en arpentant la pièce, ivre de fureur. Tavis était dans sa chambre ! La porte était verrouillée de l’intérieur ! Son poignard… Étranglé par l’émotion, il s’arrêta devant la porte et abattit un poing vengeur sur le panneau de bois. — C’est impossible, reprit-il d’une voix vaincue par la souffrance. — Il y a encore trois ans, j’aurais dit la même chose à propos de la mort de mon cousin Filib. Nous étions tellement convaincus qu’il avait été assassiné par des voleurs. Ils lui ont même coupé le doigt pour lui arracher la chevalière de son père. Mais les événements de ces derniers cycles nous ont poussés à remettre nos certitudes en cause. L’assassinat de Filib a peut-être été maquillé pour faire croire à un banal meurtre de bandits. Quand il est question de magie, monseigneur duc, rien n’est irréfutable. — Ça suffit ! s’écria le duc en pivotant sur Marston. Je vous ai dit de ne pas comparer ce qui était arrivé à Thorald à ce qui s’est passé ici. Ces événements n’ont rien de commun. La magie n’a rien à voir dans le meurtre de ma fille, il ne s’agit que de luxure, d’arrogance et d’ignominie. Le baron sembla vouloir argumenter mais, après une brève hésitation, se ravisa. — Peut-être, monseigneur, concéda-t-il. Pardonnez-moi. — Je compte sur vous pour quitter Kentigern dès le lever du jour, Lord Shanstead, déclara Aindreas d’une voix glaciale. J’ai appris tout ce que je voulais savoir sur les intentions de Thorald. Marston se raidit, mais ne fit pas un geste pour se lever ou montrer qu’il avait la moindre intention de sortir de la salle. — Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur, je ne le crois pas. — Qu’auriez-vous d’autre à me révéler ? Vous et votre père avez de toute évidence fait alliance avec les Curgh et notre nouveau roi. Vous nous auriez épargné du temps et de la peine si vous vous étiez donné celle de m’en informer dès que je vous ai envoyé un message d’invitation. — Nous n’avons noué aucune alliance, Lord Kentigern et nous n’avons aucune intention de le faire. Tant que nous ne prenons pas parti, le royaume est à l’abri. — Mais vous avez pris parti ! Votre discours sur les Qirsi et cette soi-disant conspiration en est la preuve. C’est exactement ce que veut faire croire Javan à tout le royaume. — Pour être tout à fait franc, monseigneur, mon père et moi ne savons que penser. Javan est tellement convaincu de l’innocence de son fils qu’il refuse de considérer ne serait-ce que l’éventualité de la culpabilité de Tavis. Et vous, en excluant d’envisager toute autre explication à la mort de Brienne, ne faites pas mieux. Le royaume risque de tomber dans la guerre civile. S’il le fait, une chose est sûre : Curgh et vous en serez les seuls responsables. — Vous vous oubliez, baron ! Le jeune homme, tandis qu’une légère rougeur envahissait ses joues, détourna les yeux. — Pardonnez-moi, monseigneur, murmura-t-il sans le moindre signe de contrition. Un silence hostile s’abattit entre eux. — Croyez-vous sincèrement que le roi complote contre vous ? demanda enfin Marston sans regarder Aindreas. — Pourquoi ne le croirais-je pas ? Il a préféré abriter un meurtrier plutôt que de le renvoyer dans mes prisons, où est sa place. — Mon père m’a dit qu’autrefois, le père de Kearney et vous étiez amis. — Quel rapport ? — Vous ne vous demandez pas pourquoi le roi est venu au secours de Tavis ? Le fait qu’il risque sa propre réputation et celle de sa maison pour protéger le fils de Javan, alors que la maison de Glyndwr et celle de Curgh n’ont jamais été en bons termes, ne vous suggère aucune réflexion ? Aindreas en avait trop entendu. Resté devant la porte, il saisit la poignée et l’ouvrit. — Franchement, Lord Shanstead, je ne sais pas ce que cela signifie et je m’en moque. Tous les liens que Kentigern a pu avoir avec Glyndwr sont rompus. Mes alliés résident aujourd’hui à Galdasten, Eardley, Rennach, Domnall, et Sussyn. J’avais cru en avoir à Thorald mais je constate que mes espoirs étaient mal placés. Notre conversation est terminée. Vous pouvez rejoindre vos appartements pour la nuit. Je vais veiller à ce qu’on prépare vos montures afin que vous quittiez le château au plus vite. Marston l’observa quelques instants puis se leva, un mince sourire aux lèvres. Il vida sa timbale et se dirigea vers la porte où, devant Aindreas, il s’arrêta : — Vous pouvez ne pas me croire, monseigneur, mais je suis venu ici en ami, comme mon père m’y a engagé. La maison de Thorald ne vous porte aucune rancune, tout comme nous ne devons aucune allégeance à Curgh ou ses alliés. Notre devoir est envers le royaume et c’est dans cet esprit que je suis venu jusqu’à Kentigern. Si ma dévotion envers Eibithar et mon désir d’épargner le pays d’une guerre civile vous ont offensé, j’en suis navré. Mon père était convaincu que vous m’invitiez pour discuter de ces sujets. Je lui ai répondu qu’à mes yeux, vous cherchiez tout simplement un nouvel allié dans le conflit aventureux qui vous oppose à Javan. Je n’ai jamais été aussi peiné d’avoir raison. Il franchit le seuil et s’éloigna dans le couloir vers la tour d’escalier la plus proche. Aindreas aurait dû l’arrêter. Il aurait dû s’emporter contre l’audace et la suffisance de cet homme. Il aurait même eu raison de le jeter au cachot. Rien ne permettait à un baron de parler de la sorte à un duc, encore moins dans son propre château. Il était pourtant incapable de faire un geste. Alors il se contenta de suivre la silhouette de Marston éclairée par les torches. Et quand le baron eut disparu dans les escaliers, il continua à fixer le couloir, s’efforçant de rassembler la colère, l’indignation ou même la mortification qu’il aurait pu éprouver d’avoir été traité de la sorte. Mais rien ne venait combler le vide singulier qu’il ressentait. Il retourna enfin vers la table, un œil sur la carafe de vin abandonnée. Refusant de se servir une nouvelle rasade, il traversa la pièce pour rejoindre l’étage supérieur, où se trouvaient les appartements privés. Dans les couloirs, il croisa deux gardes. Les soldats se raidirent pour le saluer. Il ne les remarqua même pas. Au moment où il atteignait la porte qu’il cherchait, il entendit les cloches de minuit sonner sur la ville. En dehors de Marston et de ses gardes, il devait être la seule personne encore éveillée du château. Il n’hésita pourtant pas une seconde à frapper. N’obtenant pas de réponse, il recommença. Il levait la main pour la troisième fois lorsqu’une voix se fit entendre. — J’espère que c’est important ! J’ai mon épée en main et je suis assez énervé pour m’en servir ! — Je suis armé, moi aussi, capitaine, répondit le duc d’une voix sourde. Alors si j’étais vous, je rengainerais mon arme avant d’ouvrir. La porte s’écarta, révélant Villyd, torse nu, les cheveux emmêlés de sommeil et les yeux clignant à la lumière des torches. Il tenait son épée, pointée vers le sol, comme s’il l’avait oubliée. — Par les démons et toutes les flammes ! s’exclama-t-il stupéfait. Pardonnez-moi, monseigneur. J’ignorais que c’était vous. — Vous êtes excusé, capitaine. Aindreas regarda par-dessus l’épaule du soldat et vit la femme de Villyd endormie dans leur lit. — Allons ailleurs, quelque part où nous pourrons parler. — Tout de suite, monseigneur. Le capitaine recula dans la chambre avant de revenir quelques secondes plus tard. Il avait revêtu une chemise et attachait son ceinturon à la hâte. — J’imagine que votre conversation avec le baron de Shanstead s’est bien passée, monseigneur. — Non, répondit Aindreas la mine renfrognée. C’est la raison pour laquelle je souhaite m’entretenir avec vous. L’homme lui jeta un regard déconcerté. — Monseigneur ? — Dites-moi où nous en sommes. Dans quel état est notre armée ? — Il nous manque encore plusieurs centaines d’hommes, monseigneur. Nous en avons perdu beaucoup sur les rives de l’Heneagh, lors de notre bataille contre l’armée de Curgh, et plus encore pendant le siège. Les nobliaux font de leur mieux pour remplir les rangs, mais ça va prendre du temps. — Et le château ? Villyd haussa les épaules. — Les réparations avancent. La porte de la Tarbin est presque entièrement terminée. Seules les dernières herses ne sont pas encore montées. Quant aux portes de la seconde enceinte, elles demandent encore beaucoup de travail. — Et Galdasten ? — Ils ont perdu plus de deux cents hommes dans une épidémie de pestilence juste avant les moissons. D’après ce que je sais, plus de la moitié ont été remplacés. Même au grand complet, l’armée de Galdasten n’est pas plus grande que la nôtre. À l’évocation de la pestilence, Aindreas avait frissonné. Les seigneurs de Galdasten s’étaient longtemps enorgueillis de leur habileté à contrôler les épidémies par les bûchers qui accompagnaient leurs Festins. Mais près de huit ans auparavant, un paysan – un fou – avait apporté la vermine au Festin et transmis le mal à toute la cour. Le duc et sa famille n’avaient pas seulement été décimés, presque toute son armée et des centaines de citadins avaient trouvé la mort. L’année dernière, lorsque la pestilence était revenue, les nouveaux seigneurs de Galdasten avaient choisi d’affronter l’épidémie plutôt que d’avoir recours aux bûchers qui réduisaient en cendres toute la campagne jusqu’au dernier lopin de terre et tous les villages jusqu’à la dernière ferme. — Et les autres ? — Les autres, monseigneur ? — Eardley, Sussyn, Domnall, répondit Aindreas avec impatience. Ceux qui nous soutiennent contre le roi. — Ce ne sont que des maisons mineures, monseigneur. Chacune rassemble six cents hommes, Eardley en a peut-être huit cents mais c’est un maximum. Ils arrivaient devant les appartements d’Aindreas. Le duc ouvrit la porte et laissa entrer son capitaine. — Ça ne fait pas assez d’hommes, n’est-ce pas ? — Pour quoi, monseigneur ? demanda le soldat en tombant dans un fauteuil tandis qu’Aindreas approchait de la cheminée. J’avoue ne pas comprendre ce que vous espérez accomplir avec cette alliance. Vous êtes convaincu que Curgh et Glyndwr ont conspiré pour vous écarter de la couronne, mais c’est fait maintenant. Si vous souhaitiez le trône pour vous-même, vous auriez dû agir avant l’investiture de Kearney. En d’autres circonstances, Aindreas n’aurait pas toléré ce ton, mais il était tard et puis il avait sorti Villyd de son lit. — Je ne veux pas être roi, répondit-il d’un ton las. Le sourcil suspicieux de Villyd attira un sourire sur les lèvres d’Aindreas. — Bon, disons les choses autrement, je ne cherche pas la couronne, en tout cas, pas pour l’instant. — Alors, que cherchez-vous, monseigneur ? — Je veux faire tomber Kearney. Il a trahi cette maison en offrant asile à Tavis et, en échange, Javan lui a donné le royaume. Il peut toujours prétendre n’avoir pris aucune part à cette dispute, mais tout ce qu’il est aujourd’hui, il le doit à Curgh. Alors, tant qu’il dirigera Eibithar, il n’y aura aucune justice pour Kentigern. — Êtes-vous prêt à sacrifier les Règles de l’Ascension pour le détruire ? — S’il le faut, oui. Le capitaine acquiesça. Il était difficile de savoir ce qu’il pensait des objectifs de son duc, mais Aindreas sentait qu’il le désapprouvait. — Si votre but est de défier le roi, monseigneur, vous n’avez pas assez d’hommes. Vous êtes loin du compte et je doute que vous l’approchiez jamais. Le roi ne dispose pas seulement de sa garde mais aussi de l’armée de Glyndwr. Javan se joindra à lui, comme Tremain et Labruinn. Et je peux vous assurer que, si vous menacez la couronne, Thorald et Heneagh seront vos ennemis. Même si les autres maisons restent à vos côtés – ce dont je ne suis pas du tout convaincu –, elles ne suffiront pas. — Et si nous avions Thorald ? Villyd le dévisagea attentivement. — Nous l’avons ? Le duc se détourna, la mâchoire serrée. — Non. — Je ne suis pas certain que cela change quoi que ce soit, monseigneur. Thorald peut faire pencher la balance, surtout si Tobbar apporte Heneagh avec lui, mais ça ne sera toujours pas suffisant. Kearney détient le château d’Audun. Il vous faut une force écrasante pour l’en déloger. — Vous disiez tout à l’heure que vous n’étiez pas certain que les autres maisons me suivent dans un tel combat, et vous, capitaine ? Combattriez-vous à mes côtés pour arracher Kearney de son trône ? Villyd baissa les yeux. La lueur des flammes se reflétait dans ses yeux sombres. — Je suis au service de Kentigern, monseigneur. Il y a de nombreuses années, j’ai fait le serment de vous suivre vous et votre maison même au risque d’y laisser ma vie. Si vous me demandez de combattre Glyndwr pour la couronne, je vous obéirai. Il soupira. — Mais j’espère de tout mon cœur que vous ne me donnerez jamais cet ordre. C’était une réponse plus honnête que sa fonction l’exigeait, peut-être même plus honnête que celle qu’il méritait. Si tels étaient les sentiments de Villyd, ses hommes nourrissaient les mêmes. Lever une armée pour renverser le roi était voué à l’échec. Villyd avait été clair, aussi clair que sa conversation avec Marston. Shanstead cependant avait dit autre chose, un détail qui procurait au duc toutes les raisons de croire qu’il existait un autre moyen. Un an plus tôt, il ne se serait jamais cru capable d’envisager une telle éventualité. Mais un an plus tôt, Brienne était en vie. Un an plus tôt, l’homme qui avait offert asile à son meurtrier ne portait pas la couronne d’Eibithar. 9 Bistari, Aneira La taverne était plongée dans une telle tranquillité que Rodaf entendait le cliquetis de l’enseigne balancée au-dehors par le vent. Dans la journée, ce bruit familier était souvent perceptible, il n’y avait jamais beaucoup de monde à l’intérieur, mais à cette heure tardive, l’auberge était généralement tellement bondée et si bruyante qu’il avait du mal à comprendre ne serait-ce que la commande d’un client en face de lui ; alors les bruits extérieurs… il n’y songeait même pas. Ce soir, la salle était presque vide. Pour être franc, il s’y attendait. C’était lui qui avait tenu à ouvrir la veille de la Nuit de Bohdan. Il s’était même obstiné. Aliya l’avait pourtant prévenu. Il lui avait rétorqué de s’occuper de sa couture, mais il devait reconnaître qu’elle avait eu raison. Il ne risquait pas d’ouvrir le lendemain soir, ni de recommencer l’année prochaine. Pour l’heure, il ne lui restait qu’à se montrer patient et servir les rares clients qui se présenteraient. Le Pot de Fer n’était pas entièrement désert. Le vieux Winso était là, comme d’habitude, ainsi que quelques autres. Il avait renvoyé ses serveuses. Laisser ses portes ouvertes ne lui coûtait rien, mais il aurait préféré monter chez lui, s’asseoir devant un bon feu et siroter une bouteille de Sanbiri en compagnie de sa femme. Aliya qui adorait les grandes flambées par les nuits froides lui aurait certainement fait passer une délicieuse soirée. Bien que plongé dans ses regrets, Rodaf remarqua tout de suite les étrangers qui franchissaient son seuil. Même au cours d’une soirée ordinaire, quand l’auberge était si pleine qu’on pouvait à peine circuler, ils auraient attiré son regard. Un couple aussi peu assorti ne pouvait pas passer inaperçu. Ils espéraient visiblement le contraire, mais l’aubergiste avait l’œil. L’un d’entre eux était qirsi. Grand, large d’épaules, musclé, il ressemblait plus à un bretteur qu’à un sorcier. Ses yeux étaient de la couleur des torches et ses cheveux blancs descendaient jusqu’au milieu de son dos. Quant à l’autre… difficile de dire à quoi il ressemblait. Les traits fins, une démarche arrogante, assortis d’un regard bleu profond, un jeune noble d’une cour eandi, pour sûr. Il semblait jeune, bien que son âge, à cause du nombre de cicatrices qui lardaient son visage, fût malaisé à déterminer. Certaines étaient si profondes et si vilaines que Rodaf, qui avait pourtant vu son compte de blessures, ne put s’empêcher de frissonner. C’étaient surtout leurs vêtements qui avaient retenu son attention. Ils étaient sales et misérables. Presque trop. Plutôt que de donner aux étrangers un air indigent, leurs pelisses crasseuses et leurs pantalons déchirés semblaient déplacés. « L’habit ne fait pas le moine », disait un vieux proverbe aneirien. Pour ces deux-là, c’était plus qu’un adage. Pour rendre justice aux voyageurs, Rodaf avait l’œil exercé. Fils et petit-fils d’aubergiste, il avait passé la plus grande partie de son enfance à observer les autres. Un loisir qu’il n’avait fait qu’approfondir en ouvrant sa propre auberge. Leurs vêtements auraient pu en tromper plus d’un. De telles loques repoussaient suffisamment le regard pour empêcher quiconque de s’intéresser ne serait-ce qu’aux visages de ceux qui les portaient. Rodaf, lui, ne put s’empêcher de se dire que ces deux-là couraient après quelque chose. — Bienvenue au Pot de Fer, mes amis, lança-t-il en levant une main accueillante avec un sourire forcé. Le Qirsi lui adressa un salut avant de parcourir la salle d’un regard pénétrant. — Merci, mon bon monsieur, répondit-il en posant, son examen terminé, les yeux sur le visage de Rodaf. Son accent était si subtil que l’aubergiste fut incapable de le situer. — Pouvons-nous avoir un peu de bière et quelque chose à manger ? — Vous avez de quoi payer ? Rodaf était certain que oui mais, vêtus comme ils l’étaient, les étrangers s’attendaient à cette question. — Oui. D’un geste large, l’aubergiste désigna les tables vides. — Alors choisissez et mettez-vous à l’aise. Il s’éloigna vers la cuisine. — J’espère que du fromage et de la viande séchée feront l’affaire ? leur lança-t-il par-dessus son épaule. J’ai renvoyé mon cuisinier chez lui aux cloches du prieuré. Le Qirsi lui fit une réponse qu’il n’entendit pas. Rodaf ne prit pas la peine de le faire répéter : ces deux-là ne risquaient pas de refuser ce qu’il leur proposait. Le contraire les eût fait remarquer. Il leur apporta du fromage et de la viande ainsi qu’une demi-miche de pain noir et deux chopes de bière brune. Il disposa la nourriture et leurs boissons sur la table, conscient des regards que les deux hommes silencieux posaient sur lui. Brusquement mal à l’aise, il se prit à espérer qu’ils s’en iraient sans lui demander – tant pis pour les six qinde correspondants – s’il avait une chambre pour la nuit. — Autre chose ? s’enquit-il en regardant tour à tour le jeune homme et le Qirsi. — En fait, oui, acquiesça le Cheveux-blancs. Nous espérions que vous vous joindriez à nous. Nous aimerions vous poser quelques questions. — Je ne réponds pas aux questions. Des étrangers, ajouta-t-il en hochant la tête. — Je comprends, affirma le Qirsi. Mais si vous le faites, vous serez récompensé. Nous avons de l’or. Rodaf, la bouche tordue dans une moue qu’Aliya aurait parfaitement interprétée, hésita. — Habillés comme vous l’êtes, je m’étonne que vous ayez de l’or à offrir. Voilà de quoi attirer l’attention. — Tu vois, je t’avais dit que c’était l’homme que nous cherchons. Ce qui échappe au commun des mortels n’échappe pas au regard aigu de Rodaf du Pot de Fer, n’est-ce pas exactement ce que je te disais en entrant ? Son compagnon acquiesça, un sourire peu convaincu aux lèvres. — Nous nous connaissons, l’ami ? demanda Rodaf qui sentait son estomac se nouer désagréablement. — Non, répondit le Qirsi, mais on m’a parlé de vous. D’après ce qu’on raconte, j’ai compris que vous étiez l’homme à qui parler. — De quoi ? Le Cheveux-blancs lui désigna une chaise vide. — Je vous en prie, Rodaf. À contrecœur, l’aubergiste s’installa à leur table. — Je m’appelle Grinsa, fit le Qirsi avant de présenter son compagnon. Voici Xaver. Rodaf salua l’Eandi de la tête, mais le garçon le regarda à peine. — Qu’est-ce que vous me voulez ? bougonna l’aubergiste bourru. — Nous avons entendu parler de la mort de votre duc, répondit Grinsa en mordant dans un morceau de viande. Tout le royaume ne discute que de ça. Les gens doivent être très en colère. — Certains, oui, admit Rodaf avec un haussement d’épaules. La maison de Bistari et celle de Solkara sont ennemies depuis des siècles. Le vieux Chago n’a rien fait pour gagner l’affection du roi. Je me doutais bien qu’un jour ou l’autre Carden finirait par envoyer ses assassins. Ce n’était qu’une question de temps. — Vous êtes donc convaincu que ce sont les hommes du roi qui l’ont tué. — Bien sûr, rétorqua l’aubergiste. Tout le monde l’est. — Avez-vous remarqué la présence d’étrangers en ville au moment, un peu avant ou un peu après, de la mort de votre duc ? — Il y a toujours des étrangers, sourit Rodaf. Même la veille de la Nuit de Bohdan. Bistari est en lisière de la Grande Forêt, au bord de l’Anse de Scabbard et entre les berges de la Kett et de la Rassor. Je vois toute l’année défiler des colporteurs et des marchands de tous les coins des Terres du Devant. Je vois des étrangers aussi souvent qu’un marchand de Wethy voit des pièces de cinq qinde. — Vous n’avez pas pu oublier cet homme, poursuivit le Qirsi. C’est un musicien. Il a de longs cheveux noirs, une barbe, des yeux bleu pâle. Il est un peu plus grand que moi, mince mais puissant. Rodaf secoua la tête. — Je n’ai vu personne qui corresponde à ce signalement, en tout cas pas depuis longtemps. — Réfléchissez, fit le jeune homme. — Xaver… — Il n’a même pas réfléchi, protesta le garçon en se tournant vers Grinsa. Il a juste dit non. Rodaf examina le garçon de la tête aux pieds. Maintenant qu’il reconnaissait l’accent, l’étrangeté de leurs vêtements prenait tout son sens. — Vous êtes Eibithariens, lança-t-il sur la défensive. — Du sud de Wethyrn, le corrigea le Qirsi en hâte. Tous les deux. Les accents étaient similaires. Ceux de Jistingham et Glyndwr se confondaient facilement, mais Rodaf était plus malin. Comme il l’avait dit aux étrangers, diriger une taverne à Bistari l’amenait à rencontrer des voyageurs de tous les royaumes, dont celui d’Eibithar. Il ne se trompait pas et il lisait dans le regard du plus jeune que son compagnon l’avait prévenu de ne pas parler. Il se leva. — Vous êtes libres de terminer votre repas, fit-il. Mais vous ne dormirez pas ici ce soir. Le Qirsi le rattrapa par le bras. — Attendez, vous avez affirmé que vous n’aviez pas vu l’homme que je vous ai décrit, avant d’ajouter : « en tout cas, pas depuis longtemps. » Que vouliez-vous dire ? Rodaf se dégagea avec un regard noir. Il allait s’éloigner sans répondre, ou même leur demander de vider le plancher, quand Grinsa, qui avait sorti une pièce de cinq qinde de sa poche, la posa sur la table. Le métal brillait à la lueur des torches. L’aubergiste la contempla quelques secondes avant de l’empocher. — Un homme qui ressemble à ce que vous dites chantait régulièrement à l’un des festivals. Cela fait quelques années maintenant, mais c’est peut-être le même. — Vous souvenez-vous de son nom ? Rodaf fouilla sa mémoire. — Non. J’ai oublié. — Corbin ? suggéra Grinsa. L’aubergiste dressa un sourcil. — Oui, c’est ça. J’imagine que c’est lui. — Merci, Rodaf. Nous partirons dès que nous aurons fini de dîner et vous n’entendrez plus jamais parler de nous. Vous avez ma parole. Rodaf se détourna et rejoignit le bar, se demandant s’il ne leur avait pas refusé le gîte trop vite. Le garçon venait peut-être d’Eibithar mais, vu son visage, il n’y était pas apprécié. L’aubergiste était sur le point de revenir sur sa décision quand la porte s’ouvrit. Dans une bourrasque de vent froid, quatre soldats de la garde ducale pénétrèrent dans la salle. Immédiatement, Grinsa et son compagnon baissèrent la tête. Les gardes leur jetèrent à peine un regard avant de se diriger vers le fût de bière. Les étrangers n’étaient, de toute évidence, pas le but de leur visite. Grinsa, le nez dans son assiette, les observa discrètement. Quelle que fût la raison de leur présence à Bistari, Rodaf voulait rester en dehors, qu’ils trouvent un lit où ils voulaient du moment que ça n’était pas chez lui. Il songea à les désigner aux gardes mais, bien que le plus jeune vînt du nord, il se ravisa. Il ne voulait pas de problèmes et surtout pas risquer de compromettre sa réputation de patron discret auprès de ses clients. Rien ne ruinait un établissement aussi vite que ça. Les soldats ne restèrent pas longtemps. Comme ils le faisaient d’habitude, ils burent leurs bières et retournèrent au château. Peu après leur départ, Grinsa et le jeune Eandi quittèrent leur table. Le Cheveux-blancs, laissant le jeune homme se diriger vers la porte, approcha de Rodaf et déposa une nouvelle pièce de cinq qinde sur le bar. La somme dépassait largement le prix du couvert. — C’est beaucoup, lui fit remarquer l’aubergiste. Je vous ai appris tout ce que j’avais à vous dire. — Je le sais. Mais vous auriez pu nous dénoncer et vous ne l’avez pas fait. Je vous remercie. Grinsa soutint son regard quelques instants puis s’éloigna. — Que lui voulez-vous, à ce chanteur ? demanda Rodaf dans son dos. Le Qirsi se retourna. — Il a tué un de nos amis et a laissé accuser le garçon. Nous voudrions parler de ça avec lui. Rodaf, regrettant d’avoir posé la question, acquiesça. Il ne s’autorisa à souffler que quand la porte se fut refermée sur eux, le laissant seul avec Winso et les autres. * Le temps avait fraîchi pendant qu’ils dînaient. Le vent, qui n’avait pas cessé de souffler, charriait dans les ruelles de la cité les embruns humides et froids des eaux de l’Anse de Scabbard. Une pluie fine s’était mise à tomber. La température était si basse que Tavis s’étonnait qu’il ne neigeât point. Les deux hommes, contournant la place du marché, comme s’ils cherchaient à éviter le château, s’engagèrent dans les rues de Bistari. — Je vous avais dit de vous taire, lâcha Grinsa d’une voix dissimulant à peine son ressentiment. Quel intérêt à falsifier votre nom si vous révélez le fait que nous venons d’Eibithar ? — De toute manière, ça ne sert à rien. Avoir recours à une fausse identité ne lui avait jamais plu. Il était Tavis de Curgh, fils de duc et héritier d’une des plus grandes maisons d’Eibithar. Le cacher et se comporter comme un brigand de grands chemins lui paraissait absurde. Le nom de Xaver MarCullet l’avait aidé à se ranger à l’opinion de Grinsa. Il pouvait, de cette façon, honorer son ami et son homme lige, peut-être même adoucir un peu l’affront qu’il lui avait fait en le blessant au couteau lors de cette terrible nuit qui avait suivi sa Révélation, plusieurs cycles auparavant. Mais il aurait préféré vivre au grand jour et voyager comme le noble qu’il était, tant pis pour les Aneiriens. — Nous en avons déjà parlé, Tavis, reprit Grinsa avec lassitude. Vous êtes un seigneur d’Eibithar au cœur du royaume de votre ennemi le plus acharné. Vos cicatrices sont assez voyantes pour ne pas chercher à vous faire remarquer. Tavis détourna les yeux. Il n’avait pas besoin que le Glaneur lui rappelle ses blessures. Où qu’ils allassent, il sentait les regards posés sur lui. Il ne se passait pas un jour sans qu’il maudisse Aindreas de Kentigern pour les tortures qu’il lui avait infligées et les traces qu’elles avaient laissées. — Donner votre véritable nom est beaucoup trop risqué, poursuivit le Qirsi. Qu’une seule personne nous reconnaisse et tout serait perdu. — Si vous voulez tellement passer inaperçu, ironisa Tavis, vous pourriez peut-être commencer par arrêter de distribuer l’or de mon père à tout le monde. Vous avez donné quinze qinde à cet homme pour une viande rassise, du fromage desséché et du pain sec. Il ne vous a rien révélé. — Détrompez-vous. J’ai découvert que Corbin est passé par ici, même si ce n’est pas nécessairement au moment de la mort de Chago. Et je suis heureux d’avoir appris que celui que nous cherchons et celui que nous décrivons ne sont qu’un seul et même homme. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais c’est toujours ça. C’est en tout cas plus que nous ne savions en pénétrant dans son auberge. Il sourit. — Et puis vous oubliez la bière. C’est l’or de votre père qui nous l’a offerte et elle était excellente. Tavis fut obligé de se détendre. — Pour un breuvage aneirien, je reconnais qu’elle n’était pas mauvaise. Ils marchèrent en silence. Tavis, cherchant à jauger son humeur, observa le Glaneur. — Où allons-nous à présent ? — Dans une autre taverne, une où l’on pourra trouver une chambre. — Comment le savez-vous ? — C’est une auberge qirsi. La Martre d’Argent. Le garçon acquiesça. Il s’était habitué à manger et à dormir parmi les Cheveux-Blancs. Ils le dévisageaient autant que les autres, mais au moins pouvait-il mettre leur curiosité sur le fait qu’il était Eandi et pas seulement défiguré. — Vous croyez toujours que Corbin est l’assassin du duc de Bistari ? demanda-t-il. L’aubergiste semblait persuadé que ce sont les hommes du roi. — Je ne sais pas, répondit Grinsa, les yeux au sol. Cela fait presque deux cycles que nous parcourons Aneira et nous n’avons toujours pas trouvé le meurtrier de Brienne. J’espérais que le Festival de l’Ouest nous conduirait à lui, mais ça n’a rien donné. J’espérais découvrir quelque chose à Tantreve, même si le marquis est mort depuis plusieurs années, mais ce voyage ne nous a rien appris. Bistari me semblait une destination aussi valable qu’une autre pour poursuivre notre quête. Il soupira. — Peut-être devrions-nous tenter autre chose. Tavis savait ce qu’il voulait dire. Grinsa souhaitait se lancer à la recherche de Shurik, l’ancien ministre d’Aindreas de Kentigern, qui avait trahi son duc pour rejoindre Rouel de Mertesse. Le Glaneur pensait que Shurik pouvait les mener aux dirigeants de la conspiration qirsi, qu’il tenait pour les commanditaires du meurtre de Brienne. Tavis ne doutait pas qu’il eût raison, mais trouver l’assassin de Brienne et prouver que c’était lui le meurtrier serait beaucoup plus rapide que tenter de contrecarrer un complot dont ils ignoraient tout. Parce qu’il ne pouvait prétendre reconquérir sa place dans l’Ordre des Successions et son titre d’héritier de la maison des Curgh sans avoir d’abord démontré son innocence, il avait insisté pour se lancer à la poursuite de Corbin plutôt que sur les traces du renégat qirsi. — Non, répondit-il avec conviction. Nous n’avons pas besoin de tenter autre chose. Nous devons chercher l’assassin. Il a peut-être quitté Aneira. Il se peut même qu’il soit de retour en Eibithar. — Ce qui n’est pas le cas de Shurik. Au moins nous en sommes sûrs. Il a certainement trouvé refuge auprès de Mertesse. Il doit encore y être. Tavis lâcha un juron étouffé. Grinsa n’avait même pas besoin de défendre sa cause. Le jeune seigneur connaissait ses arguments et il n’était pas stupide au point de refuser de voir où se situaient leurs intérêts. — Encore un cycle, Grinsa, plaida-t-il malgré sa frustration. Si nous n’avons rien appris d’ici la Nuit des Deux Lunes, du cycle de Qirsar, nous irons à Mertesse. Le Qirsi le dévisagea avec stupéfaction. — Vous êtes sincère ? — Nous n’avançons pas. Je ne suis pas plus près de recouvrer mon honneur que le jour où nous avons quitté Eibithar. Quelle que soit votre opinion à mon sujet, je ne suis pas un imbécile. — D’habitude non. Encore une fois, Tavis ne put s’empêcher de sourire. Personne ne lui avait jamais parlé sur le ton dont Grinsa le faisait, pas même Xaver qui, du plus loin qu’il s’en souvînt, était son meilleur ami. De la part de n’importe qui, les moqueries dont il faisait l’objet eussent relevé de l’affront. Mais avec le concours de Fotir jal Salene, Premier ministre de son père, le Glaneur l’avait libéré des cachots de Kentigern. Pour le faire évader, il avait dû révéler qu’il était Tisserand, qu’il était l’un des sorciers les plus puissants de sa race et, pour cette raison, les plus craints et les plus haïs. Grinsa n’avait pas seulement sauvé la vie de Tavis, il lui avait fait confiance au point de mettre son existence même entre les mains du jeune homme. Jamais personne n’en avait fait autant pour lui, jamais non plus personne ne lui en avait demandé autant. Leur association restait délicate. Grinsa ne cachait pas le fait qu’il jugeait Tavis gâté, orgueilleux, inconséquent et puéril. Il ne manquait pas, à la moindre occasion, de souligner ses défauts. De son côté, Tavis souffrait de l’autoritarisme dont Grinsa faisait preuve à son égard, comme s’il se prenait pour son père. Mais Tavis comptait sur lui et il avait le sentiment que Grinsa commençait à l’apprécier. Ils arrivèrent à la Martre d’Argent. Sur le seuil de l’auberge, Grinsa, la main sur la poignée, se tourna vers son compagnon. — Ne dites rien. — Je ne dirai rien. Vous avez ma parole, ajouta-t-il en souriant devant le regard presque implorant de Grinsa. Tavis, enveloppé par la tiédeur de l’air et le parfum des arômes culinaires, le suivit dans la taverne. Il y avait un peu plus de monde qu’au Pot de Fer, mais la salle était loin d’être pleine. Tous les visages étaient pâles, tous les yeux jaunes. Jamais il n’aurait imaginé passer tant de temps en compagnie des sorciers. Tandis qu’il regardait autour de lui, une autre réflexion lui vint à l’esprit. — Si Corbin a été employé par un Qirsi, souffla-t-il à voix basse, il se peut qu’il soit venu ici. Et, comme un acrobate dans un cloître, il n’aurait pas manqué de se faire remarquer. Grinsa le dévisagea avec le regard, amusé et content, qu’il avait lorsque Tavis le surprenait par sa perspicacité. Un regard qui semblait dire : « Tu vois, quand tu réfléchis ! » — Choisissez une table, lui répondit-il. Je vais commander deux bières et discuter avec le patron. Tavis, sur un hochement de tête, se dirigea au fond de la salle. Il sentait les regards posés sur lui mais s’efforça de les ignorer. Quelques instants plus tard, Grinsa le rejoignait. — Il nous apporte nos bières et va s’asseoir quelques minutes avec nous. N’oubliez pas… — Je sais, le coupa Tavis. Motus et bouche cousue. — C’est peut-être encore plus important ici, Tavis. Ces gens me font peut-être confiance parce que je suis qirsi, mais ils vont se méfier des questions, surtout s’ils pensent que nous sommes des ennemis de la conspiration. D’après le peu que nous savons, ce sont des Qirsi qui ont payé pour le sang de Chago. Le patron en fait peut-être partie. Avant que Tavis ne puisse répondre, le patron approchait avec deux chopes de bière. Il leur sourit, mais son regard sur ses cicatrices n’échappa pas à Tavis. — On dirait que vous avez eu des ennuis, mon jeune ami, fit l’homme en posant les chopes de terre cuite sur la table avant de s’asseoir à côté de Tavis. Au moins était-il franc. Une franchise que Tavis appréciait plus que les regards de travers qu’il endurait habituellement. — Il a rencontré des voleurs il n’y a pas très longtemps, expliqua Grinsa. Nous étions à Caerisse, dans le désert de Paalniri. Il n’aime pas beaucoup en parler. — Ça ne m’étonne pas, répondit le tavernier en se penchant pour examiner les blessures. Il guérit bien, observa-t-il avant de s’adresser à Grinsa. C’est votre travail ? — Je ne suis pas guérisseur. J’ai trouvé quelqu’un à Enharfe. — Je vois, acquiesça l’homme. Il revint au visage de Tavis avant de se tourner une nouvelle fois vers le Glaneur. — Vous disiez que vous vouliez me poser quelques questions. — Oui. Nous voulions savoir si vous avez vu un Eandi dernièrement, un chanteur. Grinsa lui en fit une brève description. — Oui, je l’ai vu. — Comment ? s’étrangla Grinsa. — Je l’ai vu, répéta l’aubergiste. Le Glaneur, incapable d’en croire ses oreilles, le dévisagea avec stupéfaction. — Dernièrement ? — Oui. Il est venu boire une bière, un soir de la dernière lune, au cours du déclin. Tavis et Grinsa échangèrent un regard. La période correspondait au moment de l’assassinat du duc de Bistari. — A-t-il parlé à quelqu’un ? interrogea Grinsa en se penchant en avant. — D’après mes souvenirs, oui. — Qui ? L’homme hésita. — Que lui voulez-vous à ce chanteur ? demanda-t-il en observant brièvement Tavis. Est-ce lui qui a fait ça au garçon ? — Non, ce n’est pas lui. — Alors, pourquoi êtes-vous si pressés de le voir ? — Disons qu’il nous doit quelque chose. Nous devons le trouver pour récupérer une vieille dette. L’aubergiste rumina cette réponse. — S’il vous plaît, dites-nous à qui il parlait. — Je me suis trompé, se rétracta l’homme avec un regard embarrassé autour de lui. Je m’en souviens maintenant. Il était seul. Il mentait. Tavis n’avait pas besoin d’être Glaneur pour s’en apercevoir. Il faillit provoquer l’homme mais Grinsa fut plus rapide. — Il y a quelques secondes vous avez dit que… — Je me suis trompé. Il est resté seul tout le temps où il était là. J’en suis sûr. Son visage était de cendre à présent et la sueur perlait à son front. Eût-il été menacé d’une arme, il n’aurait pas réagi autrement. — Donc vous me dites qu’un chanteur eandi est venu dans votre taverne, qu’il a bu une bière et qu’il est parti sans parler à personne. — C’est ça. — Je ne vous crois pas. La plupart des Eandi préféreraient se faire couper un bras plutôt que de s’asseoir avec des Cheveux-blancs. — Croyez ce que vous voulez. Votre ami semble bien content de boire ma bière. Pourquoi ce chanteur serait différent ? Il était avec le Festival – il s’est peut-être habitué à notre race. Il recula son siège et se leva. — Si c’est tout, j’ai des clients à servir. Grinsa leva les yeux et soutint son regard. — Nous n’avons pas d’autres questions, si c’est ce que vous voulez dire, répondit-il enfin. Mais nous voulons une chambre pour la nuit. Deux lits. Cette nouvelle ne parut pas le réjouir, mais l’homme acquiesça avant de s’éloigner. — C’est tout ? s’exclama Tavis furieux. Vous le laissez partir ? — Nous n’avons rien à gagner à lui poser d’autres questions, affirma Grinsa calmement. — Mais il mentait. — Oui, il mentait. Et il continuera de mentir quelles que soient nos questions. Tavis, serrant les lèvres comme son père le faisait souvent lorsqu’il était contrarié, détourna les yeux. Grinsa avait raison. Comme toujours. — Nous avons appris tout ce que nous voulions savoir, reprit le Glaneur d’une voix basse et rassurante. Corbin était ici au moment de la mort de Chago. Étant donné que notre hôte est un piètre menteur, nous savons aussi qu’il a parlé à quelqu’un. Si j’en juge à sa réaction, nous pouvons même conclure qu’il s’agit de quelqu’un dont il a peur. — Peut-être, répondit Tavis. Ou bien c’est de nous qu’il a peur. — Que voulez-vous dire ? — Vous avez suggéré tout à l’heure que l’aubergiste pouvait très bien faire partie de la conspiration. Mais s’il n’en fait pas partie et qu’il croit que c’est notre cas ? Nous sommes à la recherche d’un assassin, parce que, ce sont vos propres paroles, « il nous doit quelque chose ». Si, à tout ce qui se passe dans les Terres du Devant depuis quelques cycles, on ajoute les rumeurs du complot qirsi, il y a de quoi en effrayer plus d’un. — Très juste, observa Grinsa. Si vous avez raison, je n’en vois aucune pour le rassurer. Qu’il ait peur de nous peut s’avérer très utile. Tavis parcourut la salle du regard. — Et si nous poursuivions ? Quelqu’un d’autre a pu remarquer le chanteur. Un client nous parlera peut-être plus volontiers que le patron. — Je préfère ne pas trop ébruiter le fait que nous sommes à sa recherche. Il n’est peut-être pas loin. Il vaut mieux ne pas l’effrayer. — J’ai comme l’impression que Shurik devra attendre encore un peu, sourit le jeune homme. — En effet, répondit Grinsa à contrecœur. Quand ils eurent terminé leurs bières, le Glaneur paya leur chambre à l’aubergiste et les deux hommes s’engagèrent dans l’escalier grinçant qui menait à l’étage. Leur chambre était la première sur le palier. Petite, sale, offrant un léger relent de moisissure et de sueur, elle ressemblait à toutes celles qui les avaient accueillis depuis leur départ d’Eibithar. — J’espère qu’elle ne nous coûte pas cher, constata Tavis en regardant les deux lits d’un œil soupçonneux. — Pas trop, mais plus que ce qu’elle vaut. — Combien nous reste-t-il de l’or que mon père… ? Il n’acheva pas sa question. De l’unique fenêtre fermée qui donnait sur la rue montèrent des cris, suivis l’instant d’après d’une puissante clameur. Grinsa avança et ouvrit le volet. Un groupe d’hommes, nombreux, était rassemblé en bas. Certains d’entre eux portaient des torches. Au milieu des rires, ils s’embrassaient de joie. De plus loin, comme si la scène se répétait ailleurs, des cris et des ovations s’élevaient de toutes parts. — Que se passe-t-il ? demanda le garçon. — Je l’ignore, répondit le Glaneur avec un hochement de tête. Il ferma le volet et se dirigea vers la porte. — La meilleure façon de le savoir est d’aller voir. Ils descendirent les escaliers. La salle était déserte. Ils sortirent dans la rue. Le patron était là, comme ses clients qirsi. Mais c’étaient des Eandi, criant les uns aux autres, le visage fendu d’un large sourire, qui faisaient le plus grand tapage. — Que se passe-t-il ? s’enquit Grinsa. L’aubergiste, non sans méfiance, le regarda un moment. — Un messager vient d’arriver de Solkara, se décida-t-il enfin en revenant aux Eandi. Le roi est mort. — Quoi ! s’exclama Grinsa stupéfait. Comment est-ce arrivé ? — L’homme ne l’a pas précisé. Tavis, se demandant si c’était un nouvel assassinat, croisa brièvement le regard du Glaneur. — Il a refusé de le dire ou personne ne l’a interrogé ? L’aubergiste lui offrit un sombre sourire. — Regardez-les, fit-il en désignant la foule qui s’amassait dans la rue. Ils se fichent de savoir comment Carden est mort. Tout ce qui compte, c’est que leur duc a été vengé. Il a fait étrangler Chago et le Trompeur est venu le chercher à son tour. On va écrire des chansons. — C’était tout de même votre roi, objecta Tavis choqué. Dès qu’il les eut prononcées, le jeune homme regretta ses paroles. Grinsa le foudroya du regard. L’aubergiste, grâce au bruit des manifestants, n’avait pas remarqué son accent. — C’était peut-être notre roi, reprit-il sans sourciller, mais à Bistari, il n’était qu’un autre tyran solkarien. — C’est donc comme ça ici, chaque fois que meurt un roi ? interrogea Grinsa. — À la mort de Farrad VI, je n’étais qu’un enfant. Je ne m’en souviens pas très bien. Mais quand Tomaz est mort, les gens dansaient dans les rues, oui. Peut-être pas comme ça, Carden était plus haï que la plupart des rois de Solkara et il est mort sans héritier, ce qui donne aux gens d’ici l’espoir de voir une autre maison monter sur le trône. Tavis n’aurait su dire avec certitude l’âge de Carden, mais il n’était pas vieux. Il en était certain. Il était mort jeune, sans héritier, et d’une façon trop alarmante, ou trop intime, pour qu’elle soit exclue du message annonçant sa disparition. Le jeune homme prit brusquement conscience de leur prochaine destination. — La maison de Bistari est-elle en ligne pour la couronne ? demanda encore Grinsa. L’aubergiste, visiblement plus enclin à une conversation qui n’affectait pas ses affaires, haussa les épaules. — Difficile à dire. Si le vieux duc était encore en vie, j’aurais dit oui. Mais Silbron, son fils, vient juste de passer son Aspiration et lui et sa mère sont encore en deuil. — Alors qui ? — Dantrielle peut tenter le coup, ou Mertesse. Ou même Orvinti. Mais la couronne, au bout du compte, reviendra à Grigor. — Grigor ? L’homme se tourna vers Grinsa. — Le plus âgé des frères du roi. Vous n’êtes pas Aneiriens, n’est-ce pas ? — Nous venons de Wethyrn, répondit le Glaneur. Jistingham pour être exact. — Vous en avez parcouru du chemin pour votre chanteur. — Nous sommes pressés de le trouver. Assez pressés pour payer les noms de ceux qu’il a rencontrés dans votre taverne. Grinsa regarda autour de lui. — Vos clients sont partis, reprit-il en baissant la voix. Mon ami et moi sommes les seuls à vous entendre. Et nous avons de l’or. L’homme lui adressa un sourire désolé. — Je vous l’ai déjà dit : il était seul. — Très bien, répondit Grinsa en retournant vers la taverne. Viens, Xaver, ajouta-t-il en invitant de la main Tavis à le suivre, nous n’avons rien de plus à apprendre ici. Le jeune seigneur le suivit dans l’auberge. — Il a refusé notre or, observa le Glaneur en montant l’escalier. — J’ai entendu. — J’en conclus que ce n’est pas de nous qu’il a peur, mais de celui qu’il a vu avec l’assassin. — Peut-être un ministre. Grinsa lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Peut-être. — Depuis quand êtes-vous aussi intéressé par les affaires du royaume d’Aneira ? lui demanda Tavis lorsqu’ils furent dans leur chambre. En révélant que nous ne sommes pas d’ici vous avez pris le risque de le rendre encore plus soupçonneux à notre égard. — C’est vrai, mais le jeu en vaut la chandelle. Savoir qui gagne le plus à la mort de Carden pourrait bien nous révéler notre prochaine destination. — Vous voulez dire après Solkara. — Oui, approuva le Glaneur. Après Solkara. 10 Dantrielle, Aneira — Une autre ! réclama un des hommes en soulevant aussitôt l’enthousiasme de ses camarades. Est-ce que vous connaissez le Thrène de Tanith ? — Non, répondit Dario qui, les yeux baissés sur ses mains, continuait de pincer nonchalamment les cordes de son luth. Je ne l’ai jamais appris. C’était un mensonge, bien sûr. N’importe quel joueur de luth d’Aneira connaissait le chant funèbre, parce que c’était celui que tout le monde, invariablement, réclamait. Il l’avait même joué dans la journée et, s’il en jugeait au ricanement qu’il entendait au fond de la salle, au moins l’un des spectateurs l’avait entendu. — Alors autre chose, proposa l’homme, mais continue. Dario, qui jouait depuis les cloches de midi, avait mal aux doigts. Il était fatigué. À peine payé pour huit ou neuf chansons, il en avait déjà donné plus d’une douzaine et la taverne n’aurait même pas dû être ouverte. Ce soir, c’était la Nuit de Bohdan. Les hommes, plutôt que boire, étaient censés être auprès de leurs familles, mais en plus, avec la mort du roi, toutes les tavernes avaient reçu l’ordre de fermer. La plupart des clients du Sanglier Rouge n’avaient pas de famille et les gardes du duc ne venaient jamais jusqu’ici, ils avaient trop peur. Alors, comme si rien ne s’était passé, comme si c’était un jour comme les autres à Dantrielle, le Sanglier Rouge était ouvert. Une des servantes déposa une nouvelle bière devant lui. — Ils t’apprécient, murmura-t-elle avec un sourire chaleureux. — Encore une ou deux chansons et mes doigts vont se mettre à saigner, se plaignit-il. Elle regarda la salle et désigna du menton les hommes attablés ou serrés devant le bar. — Si tu t’arrêtes, ce n’est pas seulement tes doigts qui vont saigner. Elle avait raison. Pour un musicien, ce n’était jamais bon de contrarier une salle, surtout celle du Sanglier Rouge. — Encore une, fit-il, après, je bois ma bière. — D’accord, concéda l’homme qui l’avait interpellé. Le garçon a besoin de repos, ajouta-t-il à l’intention des autres. La salle se rangea à son avis et Dario, soulagé, entama un nouvel air. Comme beaucoup, c’était un morceau de sa composition. Il en avait créé tellement qu’il avait cessé de leur chercher un titre, mais il se souvenait toujours de l’endroit où il les avait écrits et les appelait, pour lui, de ces noms-là. Celui-ci s’intitulait « la lande de Durril », du nom de l’endroit où il l’avait joué pour la première fois, au moment des moissons. Chaque élément de la mélodie était extrêmement simple. La complainte courait sur les notes hautes et le contrepoint sur les basses. Mis ensemble, ils créaient un motif complexe qui lui rappelait l’herbe drue de la lande frémissant sous un vent léger, et le coucher rayonnant que Morna lui avait offert ce soir-là. Le thème se répétait trois fois, sur un tempo plus grave et plus lent, avant de s’achever, tout en délicatesse, sur un ton plus clair. C’était sa meilleure et il la gardait toujours pour la fin. La dernière note fut accueillie dans un tonnerre d’applaudissements. Malgré leur apparence rustre et leur réputation de cruauté, les hommes du Sanglier Rouge appréciaient la bonne musique. Tandis que le musicien, avec son luth et sa bière, rejoignait le fond de la salle, plusieurs d’entre eux se proposèrent de lui offrir à boire. — Bien joué ! lui lança l’homme qui l’avait déjà interpellé avec une grande claque dans le dos. Tu peux recommencer quand tu veux. Luttant pour garder son équilibre et dans sa chope le breuvage auquel il avait à peine touché, Dario lui sourit mais ne s’arrêta pas. Qu’il soit musicien ne l’empêchait pas d’avoir aussi un métier, comme eux tous. Il avait trop longtemps vécu sur ses seuls gages de joueur de luth pour s’en contenter. À sa place habituelle, près d’une des fenêtres du fond, il déposa son luth sur une chaise avec le plus grand soin, et s’installa confortablement sur celle d’à côté. Il but une longue gorgée, sortit la vieille pipe de son père de son gilet, la bourra avec des feuilles de Trescarri et l’alluma. Alors il s’adossa et, lâchant un épais nuage de fumée vers le plafond, ferma les yeux. Un bruit de chaise le tira de sa torpeur. Quand il souleva les paupières, un homme était assis en face de lui, un de ceux qu’il avait déjà vus au Sanglier Rouge. Comme beaucoup de ceux qui les entouraient, il avait un visage de crapule. Il portait une barbe de plusieurs jours, ses cheveux noirs étaient longs et défaits. D’une stature identique à celle de Dario, ni particulièrement musclé ni particulièrement grand, il était mince et alerte. Ils étaient assis tous les deux, mais Dario le sentait parfaitement capable de se débrouiller dans une bagarre. — Puis-je faire quelque chose pour vous ? lui demanda le joueur de luth en tirant sur sa pipe avec désinvolture. L’homme, un petit sourire sur ses lèvres fines, le contemplait de ses yeux noirs. — Crebin m’a envoyé te dire qu’il veut son or. Il en a assez d’attendre. Dario fronça les sourcils. — Vous devez vous tromper, je ne connais personne de ce nom. — Il m’a aussi prévenu de tes mensonges. Nous avons tous apprécié ta musique, l’ami. Personne n’aimerait te retrouver au fond de la Rassor, un poignard entre les omoplates. — Je suis content de savoir que, sur ce point, nous sommes d’accord, répondit Dario en l’étudiant comme il l’aurait fait d’un nouvel instrument. Il ne l’avait jamais vu se battre, il ignorait donc ses tendances et ses faiblesses. Dario était au fond de la taverne, mais il n’était pas coincé. S’il était assez rapide, il pouvait bondir et repousser sa chaise, de sorte à se ménager assez d’espace pour saisir son poignard et affronter l’assaut. Il ouvrit les mains pour montrer qu’il n’était pas armé. — Il s’agit très certainement d’un malentendu, mais je suis sûr que vous et moi pouvons tirer ça au clair. Peut-être pourriez-vous commencer par me dire à quoi ressemble ce Crebin ? — Ne joue pas avec mes nerfs, mon garçon. Tu te crois peut-être capable de t’en sortir, mais tu ne t’es jamais battu avec moi. — D’abord, et pour votre gouverne, sachez que j’en ai assez d’entendre les gens m’appeler « mon garçon » ou « mon ami ». Sans cesser de parler, Dario glissa la main vers son mollet, où il cachait son couteau de secours. — Voilà bientôt sept ans que j’ai passé ma Révélation et tout le monde me traite comme un enfant de dix ans. Il inclina la tête sur le côté tandis que ses doigts, après avoir détaché la bride qui retenaient son arme, se refermaient sur le manche de bois. — Depuis quelque temps, je songe à me laisser pousser la barbe. Pensez-vous que ce soit une bonne idée ? — Je pense surtout que tu devrais arrêter de bouger avant de te blesser. — Je ne vois pas ce que vous voulez dire. L’homme détourna les yeux une seconde et Dario comprit trop tard qu’un autre, un complice, se tenait derrière lui. Avant de faire quoi que ce fût de son arme, il sentit la pointe d’une autre lui chatouiller la nuque. — Remonte doucement la main, s’entendit-il ordonner, et pose ton arme sur la table. Dario, maudissant sa négligence, s’exécuta. — L’autre. Il ôta son second couteau de sa ceinture et le plaça à côté du premier. — Bon, maintenant reprenons, fit celui qui était face à lui. Où est l’or de Crebin ? — Je vous l’ai dit, je ne connais pas ce Crebin, pas plus que l’or dont vous parlez. Croyez-vous que je travaillerais encore ici, si j’en avais ? L’homme secoua la tête. — Tu es un imbécile. On ne joue pas au plus fin avec Crebin. Ni avec nous. Il fit un signe de tête. Dario se sentit tiré par les cheveux et, contraint de se lever, obéit. La pointe de la lame, fermement appuyée sur sa nuque, n’avait pas bougé. — Hé, là ! s’écria une voix de la salle. Que faites-vous au garçon ? Conduits par celui qui l’avait félicité d’une grande claque dans le dos, plusieurs hommes avançaient vers eux. Celui qui tenait Dario glissa sa lame sur sa gorge. — Restez en dehors de ça, fit l’autre d’une voix forte. Il a volé un homme qui ne prend pas ces choses à la légère. S’il nous paie ce qu’il nous doit, il reviendra jouer pour vous. Sinon… Il haussa les épaules. — En attendant, si vous tentez de vous mettre en travers de notre chemin, nous le tuons sur place. L’homme regarda Dario. — Tu as besoin d’aide, mon garçon ? — Non, l’ami, mais ton offre n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, tu peux me croire et je m’en souviendrai. L’homme acquiesça et, après un regard noir aux deux assaillants, recula avec les autres. — Nous ferions mieux de partir par où tu es venu, reprit le barbu à l’intention de son acolyte. Nous ne franchirons jamais cette foule. L’homme qui tenait Dario le poussa vers la porte du fond. — Attendez ! s’exclama le musicien. Mon luth et ma pipe. — Là où tu vas, tu n’en auras plus besoin, mon garçon, répondit le premier en regardant brièvement l’instrument. Mais tu as raison, je les prends. Quand nous en aurons terminé avec toi, on pourra toujours en tirer quelques qinde au marché. L’homme fourra la pipe de Dario dans son gilet et attrapa le luth qui, sans ménagement, heurta l’accoudoir. Après réflexion, il s’empara aussi des deux couteaux abandonnés sur la table puis, d’un signe de tête, demanda à son compère d’avancer. Sans lâcher les cheveux du musicien, celui-ci, sa lame pointée entre ses omoplates, le poussa vers le couloir qui conduisait à la porte de derrière. Dario, qui réfléchissait au meilleur moyen d’échapper à ses agresseurs, voire même de les tuer avant qu’ils ne le tuent, savait qu’il n’avait pas beaucoup de temps. L’étroit goulet qui longeait l’arrière de la taverne était sombre et généralement désert, même au milieu de la journée. S’ils se débarrassaient de lui là-bas, personne ne trouverait son corps avant des heures. Savoir qui était ce Crebin et pourquoi ce dernier était persuadé qu’il lui devait de l’or l’aurait aidé. Mais ses seules pièces d’or étaient celles que ne lui avait pas encore données le propriétaire du Sanglier Rouge pour sa performance. — Combien ça vaut, un luth ? demanda celui qui le tenait. — J’en sais rien, répondit le barbu. Celui-là a l’air un peu véreux. Peut-être huit ou dix qinde. — Huit ou dix ? s’étrangla Dario. Il s’arrêta si brusquement que la lame le piqua. — Il en vaut au moins trente ! — Avance ! ordonna l’homme en le poussant. Ils étaient presque au bout du couloir. La porte était devant lui, entrebâillée. Alors, utilisant son seul recours, Dario trébucha. Ignorant le supplice de ses cheveux que l’autre ne lâchait pas, il tomba sur les genoux. — Lève-toi tout de… ! Dario ne le laissa pas finir. D’un coup de coude, il le frappa de toutes ses forces au bas-ventre. Grognant de douleur, l’homme finit par le lâcher et s’effondra contre le mur. Profitant de sa liberté, le musicien bondit vers la porte et s’élança dans le chemin, exactement comme le barbu s’y attendait. Mais il n’avait aucune intention de fuir. Pas avant d’avoir récupéré son luth. Alors il se plaqua contre le mur, juste à côté de la porte, du côté gauche, priant tous les dieux qu’il connaissait que le barbu soit droitier. L’homme, le luth de Dario dans sa main gauche, franchit le seuil. Les dieux étaient avec lui. Immédiatement, le musicien attrapa le bras qui portait l’instrument et, utilisant l’élan de son agresseur, le fit tournoyer. Après un arc de cercle presque parfait, la tête du malfaiteur heurta la pierre avec un bruit sourd. Le brigand vacilla, le temps pour Dario de s’emparer de son autre main, celle qui était armée, et de lui plonger sa propre lame dans le ventre. L’homme eut un hoquet. Ses yeux écarquillés fixèrent un instant ceux de Dario, se révulsèrent puis, sans un mot, il s’effondra sur le sol. Dario ramassa son luth et l’examina avec attention. Hormis les quelques nouvelles égratignures qui ornaient ses flancs, il était intact. Rassuré, il le déposa sur l’un des tonneaux vides qui encombraient le passage et retourna dans le couloir vers l’homme resté à terre. Il se pencha et le traîna dehors. — Ton ami est mort, fit-il en lui donnant un coup de pied au ventre. Si je te retrouve sur mon chemin, tu es mort toi aussi. Compris ? Le brigand leva les yeux et acquiesça faiblement. Sans plus se soucier de lui, Dario reprit sa pipe et ses poignards sur le cadavre, ramassa son luth et retourna au Sanglier Rouge. Un inconnu avait pris sa place. Au moment où il allait s’asseoir à la table d’à côté, son voisin l’interpella. — Félicitations, fit l’homme en le gratifiant d’un aimable sourire. Il était mince, grand, large d’épaules. Lui aussi portait la barbe. Ses cheveux noués étaient longs et noirs, mais ce furent ses yeux, bleu pâle, perçants comme un ciel d’hiver, qui retinrent son attention. Dario n’avait jamais vu de regard aussi froid. — Merci, fit-il. — J’imagine qu’ils sont morts tous les deux ? — Seulement un. J’ai laissé partir l’autre. Il ne risque pas de s’en reprendre à moi. L’inconnu fronça les sourcils. — Je suis déçu. J’avais espéré récupérer mon argent, mais je suppose que le survivant a déjà fait les poches du mort et qu’il est loin à l’heure qu’il est. Dario, muscles en alerte, l’observa avec attention. — C’est vous Crebin ? — C’est un des noms que j’emploie. D’autres me connaissent sous celui de Corbin. Mes amis m’appellent Cadel. Bien qu’il doutât qu’un homme tel que lui comptât beaucoup d’amis, le joueur de luth acquiesça. — Pourquoi les avez-vous lancés après moi ? demanda-t-il en se plantant devant lui, l’arme au poing. Cadel regarda le poignard et, le visage hermétique, hocha la tête. — Ne soyez pas stupide. Je vous tuerais beaucoup plus facilement que vous n’avez tué l’homme qui gît dans l’allée. Dans une autre bouche, l’avertissement aurait sonné comme une fanfaronnade. Dans celle de Cadel, le ton et l’expression ne laissaient aucune place au doute. Dario rengaina son arme. — Répondez-moi. Pourquoi les avoir envoyés à mes trousses ? Cadel, d’une main ouverte, l’invita à reprendre la chaise qu’il avait quittée sous la contrainte. Dario se résigna. — Pardonnez-moi, fit l’inconnu en le gratifiant à nouveau d’un sourire. C’était un test. — Un test ? — Oui. Je vous ai entendu jouer. Vous avez du talent. Votre réputation de musicien n’est pas volée. Celle de long-couteau, en revanche, laisse à désirer. Je voulais voir par moi-même comment vous vous tiriez d’une situation… imprévue. — Un test, murmura Dario en hochant la tête. Par Bian, qui êtes-vous ? — Quelqu’un qui peut vous enrichir très vite. Dario aurait dû se montrer plus méfiant – un homme capable d’envoyer des assassins à ses trousses simplement pour le tester n’était pas des plus fiables – mais ses poches étaient vides et il ne voulait pas passer le reste de sa vie à jouer du luth au Sanglier Rouge. — Vous avez un travail pour moi ? — Il se peut que j’en aie plusieurs, bien que peut-être pas de ceux auxquels vous songez. Je n’ai aucune intention de vous engager. Je cherche un partenaire, quelqu’un pour surveiller mes arrières et m’aider dans les tâches les plus difficiles. — Alors vous êtes un coupe-jarret ? — Oui, bien que ce ne soit pas le terme que j’aurais employé. — Et vous travaillez assez pour faire de moi un homme riche. — J’ai gagné plus de quatre cents qinde au cours des cinq derniers cycles, répondit Cadel en baissant le ton. J’espère en gagner autant au cours des cinq suivants. La part de mon partenaire tournera autour des cent cinquante. Dario le dévisagea bouche bée. Cent cinquante qinde, c’était plus que la somme qu’il avait gagnée en quatre ans, et cet homme lui offrait la possibilité de l’empocher avant les semailles ! — Je crois que vous l’avez, votre associé, déclara-t-il un large sourire aux lèvres. — Non, pas encore. — Je ne comprends pas. — D’abord, je n’ai pas encore décidé que vous étiez l’homme que je cherche. — Mais votre test, alors ? bondit Dario. J’ai vaincu deux hommes sans presque une égratignure. — Mais vous en avez laissé échapper un. — Vous vouliez que je les tue tous les deux ? — Pas nécessairement. Mais je veux savoir si les raisons pour lesquelles vous l’avez épargné sont les bonnes. Je suis d’accord avec vous sur le fait que cet homme, cet homme en particulier, ne représentait, pour vous, aucune menace. Étant donné le sort que vous avez fait subir à son ami, il veillera à ne plus croiser votre chemin. Mais un autre que lui, un tueur plus accompli, pourrait très bien vous chercher, pour finir le travail pour lequel il a été payé ou venger son compagnon. En le laissant vivre, vous pouviez mettre votre vie en danger. Et, la mienne, si vous étiez mon partenaire. Il contempla Dario avant de hausser un sourcil intrigué. — Alors ? Pourquoi l’avez-vous épargné ? Il eût été facile de feindre. Dario pourtant opta pour la sincérité. Qu’il ne souhaitât pas lier son destin à celui de cet inconnu – même s’il lui promettait des fortunes – ou qu’il sentît qu’il ne servait à rien de lui mentir, il se lança. — Je ne voulais pas le tuer, reconnut-il simplement, alors je l’ai laissé en vie. J’étais sûr qu’il ne m’attaquerait plus ce soir. J’avoue que je n’ai pas songé à demain ou à plus tard. — Je vois, constata Cadel songeur. Ce n’est pas la réponse que j’espérais, mais ce n’est pas non plus le mensonge que m’aurait servi un homme attiré par le gain. Vu la tâche à laquelle je vous destine, disons que je préfère l’honnêteté à la rudesse. — Ça veut dire que nous sommes partenaires ? — Ça veut dire que je pense pouvoir vous faire confiance. Mais avant que vous n’acceptiez mon offre, il y a quelques petites choses que vous devez savoir. — Lesquelles ? — Pour commencer, je sillonne le royaume en tant que chanteur. C’est sous cette couverture que j’accompagne les festivals, en particulier ceux de Sanbira et d’Eibithar. Je sais que vous jouez seul, mais j’ignore si vous avez déjà accompagné des chanteurs ou si vous avez envie de le faire. — Vous êtes chanteur ? — Un peu, oui, répondit Cadel avec un sourire qui inspira à Dario la certitude qu’il était doué. — Je n’ai aucune objection à me produire avec vous. Quoi d’autre ? — Mon dernier partenaire a été tué alors qu’il tentait de me protéger. C’est la raison pour laquelle je cherche quelqu’un d’autre. — Je m’en doute, rétorqua Dario prétentieux, comme je me doute que celui qui l’a précédé est mort de la même façon. — Il n’avait pas de prédécesseur, répliqua Cadel d’un ton sec. J’ai travaillé près de dix-sept ans avec Jedrek. Dario se sentit rougir. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait des bourdes, mais c’était sans aucun doute la pire. L’homme assis en face de lui ne promettait pas seulement de l’enrichir, il était tueur à gages. Ce n’était certainement pas le genre d’hommes qu’il souhaitait contrarier. — Excusez-moi, fit-il en détournant les yeux. — Aucune importance, répondit platement l’assassin. La dernière chose que vous devez savoir, c’est que l’or dont je vous parle provient des Qirsi. — Que voulez-vous dire ? Mais la réponse était évidente. — Vous parlez de la conspiration ? lâcha-t-il les yeux écarquillés. — Oui. Dario s’adossa en hochant la tête. Pas étonnant que Cadel gagne autant d’argent. — C’est le rêve de tout assassin, reprit-il ébahi et impressionné. Travail stable, bien payé, des missions dans toutes les Terres du Devant histoire de brouiller les pistes. Que désirer de plus ? Cadel grimaça. — C’est ce que je croyais. — Ce n’est pas comme ça ? — Si. J’ai beaucoup d’argent, des missions en Eibithar, Aneira, Caerisse et Sanbira. Tout ce que vous dites est vrai. — Alors, pourquoi ai-je l’impression que vous me mettez en garde ? — Avez-vous passé beaucoup de temps avec les Qirsi ? interrogea Cadel, les yeux rivés sur Dario. — Non, pas vraiment. — Moi non plus. Je n’aurais jamais cru que leur allure et leur magie me dégoûteraient autant. C’est pourtant le cas. Dario allait répondre, Cadel l’interrompit d’une main. — Il ne s’agit pas seulement de ça, poursuivit-il. Je croyais que cette profession m’apporterait la liberté. C’est même pour ça que je l’ai choisie. Tant que j’ai un peu d’or en poche, je peux travailler où et quand je veux. Depuis que je travaille pour les Qirsi, c’est terminé. Ils me disent que faire, quelles missions accepter, la façon de m’y prendre. Certes, ils me paient bien, beaucoup plus que n’importe qui, mais leur or a un prix. Dario n’était pas certain de comprendre tous les sous-entendus de l’assassin, mais la solution lui paraissait limpide : — Vous n’avez qu’à arrêter de travailler pour eux. Cadel secoua la tête. Son regard se perdit dans le vague. — Je ne peux pas, en tout cas pas maintenant. Ils en savent beaucoup trop sur mon compte. Si j’essaie de leur échapper, si je refuse leurs missions, ils me dénonceront à toutes les maisons de tous les royaumes des Terres du Devant. — Vous pouvez en faire autant. Le regard de Cadel se posa de nouveau sur lui. — J’y ai songé. Le temps venu, ce sera peut-être ma façon d’en finir. Mais si j’essaye maintenant, ils me traqueront. Et ils me trouveront. Je n’ai aucune envie de finir égorgé. Dario émit un petit sifflement. — Je vois. — Maintenant que vous savez cela, êtes-vous sûr de vouloir travailler avec moi ? — Pas aussi sûr que tout à l’heure, reconnut Dario en se passant une main sur la bouche. Mais l’or, c’est l’or et le Sanglier Rouge ne paie pas assez bien ses musiciens pour espérer me garder éternellement. Cadel tendit la main. — Alors, je suppose que nous sommes partenaires. Dario contempla la main de l’assassin avant de la prendre dans la sienne et de la serrer. — La première chose à faire, poursuivit Cadel en se libérant, c’est répéter quelques morceaux. Ils n’ont pas besoin d’être parfaits, mais nous devons être capables d’en jouer correctement quatre ou cinq. Et puis nous pouvons nous tutoyer. — Très bien. — Si tu veux, je peux te donner un peu d’argent tout de suite, une avance sur gages. Tu pourras t’acheter un nouveau luth. On dirait que le tien a fait la guerre. — C’est le cas, répliqua Dario sans chercher à masquer la colère que lui inspirait la condescendance de Cadel. C’est celui de mon père. Il a été presque détruit dans l’attaque de mon village, celle qui lui a coûté la vie. — On dirait que c’est à mon tour de m’excuser, répondit Cadel d’une voix sereine. Ton luth a certainement un son excellent, je ne voulais pas te vexer. — C’est bon. Un autre artiste, un joueur de cornemuse, avait pris place sur la petite estrade qu’occupait le musicien un peu plus tôt. L’assassin se leva. — Pourquoi ne pas chercher un endroit où nous pourrions répéter ? suggéra-t-il. Tu me montrerais ce que ton luth a dans le ventre. Dario leva les yeux et lui sourit. — Excellente idée. Laisse-moi récupérer mon salaire auprès du patron et je te suis. Il se leva, prit son instrument et ils quittèrent leur table pour aller vers le bar. Ils n’avaient fait que quelques pas lorsque Cadel se figea, le visage brusquement fermé. — Pas si tôt, murmura-t-il consterné. Ils ne peuvent pas venir si tôt. Suivant la direction de son regard, Dario remarqua une femme qirsi devant le bar. En grande conversation avec le tavernier, son visage lui était vaguement familier, mais il était incapable de dire où il l’avait rencontrée. La raison de sa présence, en revanche, était évidente. Dario vit le tavernier hocher la tête et désigner Cadel. La Cheveux-blancs les regarda. Un éclair de reconnaissance traversa ses yeux jaunes. Elle tendit alors une pièce au patron et avança résolument vers eux. * Elle n’avait pas eu besoin du message de Fetnalla pour lui rappeler qu’elle aurait déjà dû agir, aussi Evanthya ne fut-elle pas surprise de le recevoir ce matin-là au château de Dantrielle. Fetnalla l’avait rédigé de sa main. Evanthya aurait reconnu son trait de plume entre tous. Son contenu était si bref qu’il en était presque froid. « Des nouvelles ? » demandait-elle, avant d’ajouter simplement : « Écris-moi vite. » Seule la signature, « Ta Fetnalla », et ce qu’elle signifiait pour elles deux, adoucissait un peu sa réserve. Depuis des années, elles signaient leurs messages de cette façon. Une infime marque de tendresse qui pouvait passer pour une erreur due à la hâte et non pour le témoignage d’amour qu’il était, et qu’elles redoutaient toujours. Aussi profond que fût leur sentiment, Evanthya sentait que Fetnalla était fâchée. Son message, délibérément formulé comme un reproche, était une manière, peut-être discrète mais évidente, de lui rappeler le trop long délai qui s’était écoulé depuis les funérailles de Chago. Elle pouvait d’autant moins atermoyer que Tebeo se préparait à partir dans la journée pour Solkara, assister aux funérailles du roi. Après son audience quotidienne avec son duc, Evanthya s’était donc excusée auprès des sous-ministres pour aller se changer et quitter le château. Malgré la crainte que lui inspirait sa mission, Evanthya n’était pas restée inactive depuis son retour d’Orvinti. Elle avait entendu parler d’une taverne à Dantrielle fréquentée par des assassins, des voleurs et autres brigands. Toutes les villes possédaient de tels repaires ; celui de Dantrielle était réputé pour réunir les malandrins les plus recherchés du royaume. Elle avait appris son nom, le Sanglier Rouge, et l’endroit où se trouvait l’auberge, dans le quartier sud de la place du marché. Elle avait aussi appris le nom d’un homme dont les talents correspondaient parfaitement à leurs besoins. Cette information lui avait coûté plus de la moitié des gages qu’elle recevait au cours d’un cycle. Elle avait aussi nécessité qu’elle raconte le mensonge le plus écœurant non seulement à son duc, mais à plusieurs gardes, aux autres ministres ainsi qu’à un garçon d’écurie. Ainsi étaient-ils tous convaincus qu’elle avait un amant à l’autre bout de la ville auquel elle rendait des visites nocturnes, régulières et fréquentes. Le Sanglier Rouge s’était révélé plus difficile à localiser qu’elle ne l’avait cru. Situé dans une rue étroite non loin de la porte sud de la ville, son enseigne était minuscule. Elle était passée plusieurs fois devant sans la remarquer. Le fait que la devanture présentât toutes les caractéristiques de la plus grande respectabilité ne l’avait pas aidée. Naïvement, elle s’était attendue à une façade en accord avec sa réputation. À l’intérieur, le Premier ministre ne fut pas déçu. De prime abord, elle avait eu du mal à croire que les hommes rassemblés autour du bar et riant bruyamment à presque toutes les tables étaient des tueurs et des marauds. Mais les regards méfiants qui accompagnèrent sa progression jusqu’au bar – elle était la seule Qirsi de l’établissement – dissipèrent vite ses doutes. Ils la laissèrent néanmoins tranquille. D’une pièce de cinq qinde adroitement montrée, elle parvint à vaincre les réticences du patron. Sans plus d’hésitation, il lui avait désigné l’homme qu’elle cherchait. Il s’appelait Corbin. C’était un chanteur caerissien qui avait la réputation d’un tueur hors de prix, mais talentueux. Il était installé au fond de la taverne, en compagnie d’un jeune homme, et se préparait visiblement à partir. Sous les regards qui lui faisaient ostensiblement sentir sa différence, Evanthya, de plus en plus embarrassée, avança dans leur direction. — Vous êtes Corbin ? demanda-t-elle en s’arrêtant devant le Caerissien. Il la dévisagea d’un œil plein d’hostilité. — C’est ce que vous a dit le patron ? — Oui. — Avez-vous la moindre raison de mettre sa parole en doute ? Ravalant la riposte qui lui venait aux lèvres, la jeune femme lui sourit. — Nous pourrions peut-être nous asseoir, suggéra-t-elle en désignant la table qu’ils venaient de quitter. Corbin, après un rapide coup d’œil à son compagnon, acquiesça et se dirigea vers la table. Le plus jeune portait un luth. Evanthya se demanda brièvement s’il n’était qu’un simple musicien, ou un assassin lui aussi. Elle se sentit brusquement perdre pied. — Voici Dagon, annonça l’assassin en présentant son compagnon d’une main ouverte. Dagon se tourna vers Corbin, un sourire enchanté aux lèvres. Evanthya en déduisit qu’il s’agissait d’un nom d’emprunt. Celui de Corbin devait très probablement en être un lui aussi. Le plus jeune devait donc être un assassin. C’était stupéfiant. Il avait l’air terriblement jeune. Ses joues imberbes, son regard brun et chaleureux ne l’auraient pas distingué des jeunes recrues qui alimentaient la garde ducale, ou des jeunes nobles de n’importe quelle cour du royaume. Corbin lui-même dégageait une certaine noblesse. Cette caractéristique était peut-être la clef de son succès. — Et vous ? poursuivit Corbin après un court silence. Quel est votre nom ? — Mon nom n’a aucune importance, répliqua-t-elle incapable de s’en inventer un à brûle-pourpoint. — Parfait, répondit le Caerissien d’une voix aussi glaciale que son regard. Que me voulez-vous ? — J’espérais vous engager. — Vous et les vôtres ne comprenez donc pas que, chaque fois que vous me demandez une mission, vous rendez la suivante plus dangereuse ? Il regarda brièvement derrière elle. — Chaque assassinat comporte des risques, reprit-il plus posément. Les enchaîner ne fait que multiplier mes risques d’échec et vos risques d’être découverts. — Que voulez-vous dire ? demanda Evanthya interloquée. Quelqu’un du château est venu vous parler ? — Du château ? Tandis qu’ils se dévisageaient, le sens, terrible, de la méprise de l’assassin lui sauta à l’esprit avec une telle clarté qu’Evanthya faillit d’abord éclater de rire. Elle était stupéfaite, mais les propos, l’étonnement de Corbin n’avaient qu’une seule explication. Aussi appréciable que fût l’ironie de la situation, elle se sentit trembler. Sa vie était en danger. — Vous avez déjà travaillé pour les Qirsi, n’est-ce pas ? Il acquiesça, les yeux agrandis de stupeur, comme s’il comprenait tout à coup lui aussi. Evanthya déglutit péniblement. — Je crois que je ferais mieux de partir, fit-elle en se levant. — Non, restez. Sa réponse, entre l’ordre et la prière, la figea. S’il le fallait, elle pouvait créer une brume pour favoriser sa fuite, mais ses autres pouvoirs, le glanage et le langage des bêtes, ne lui seraient d’aucune utilité. — J’ai eu tort de venir, fit-elle sans le regarder. Laissez-moi partir. — Vous êtes venue engager un assassin. Evanthya acquiesça. — Et vous n’êtes pas… Vous ne faites partie d’aucun mouvement. Elle baissa les yeux et croisa son regard. — Non, affirma-t-elle comme si elle le mettait au défi de mettre en doute sa loyauté envers son duc. — Moi non plus. Elle le dévisagea, au comble de la perplexité. — Mais vous avez signalé… — J’ai reconnu que j’ai travaillé pour eux. Ça ne veut pas dire que j’épouse leur cause. — Ce qui signifie ? — Que vous êtes libre de faire appel à moi. — Ce n’est pas aussi simple, répliqua-t-elle en secouant la tête. Je ne veux pas seulement vous engager. Je veux vous payer pour tuer un Qirsi que nous soupçonnons d’appartenir à la conspiration. — « Nous » ? Elle rougit. — Je. Un léger sourire traversa le visage de l’assassin. — Je vous en prie, asseyez-vous. — Pourquoi ? Nous perdons notre temps. — Pas nécessairement. — Vous songez à dire oui ? Il désigna la chaise qu’elle venait de quitter. — Asseyez-vous, s’il vous plaît. Elle obtempéra, sans quitter les deux hommes des yeux. — Qui est cette personne dont vous souhaitez vous débarrasser ? demanda Corbin intéressé. Evanthya, soutenant son regard, s’étonnait de pouvoir discuter aussi calmement de telles choses – d’un meurtre – avec un tueur à gages. Comme n’importe quel Aneirien, elle souhaitait honnêtement servir son duc et son royaume. Elle avait des yeux jaunes, et possédait des pouvoirs que redoutaient les Eandi, mais cela mis à part, elle était semblable à tous les sujets de Dantrielle. Elle n’avait jamais désiré autre chose que ce qu’elle possédait, et elle n’avait certainement jamais imaginé comploter un assassinat. Mais en ces temps troublés, il semblait que sa loyauté envers Tebeo et le royaume exigeait plus que ses simples devoirs ministériels. — Comment faites-vous ? demanda-t-elle à l’homme assis en face d’elle. Comment pouvez-vous tuer pour le mouvement qirsi et en même temps accepter de l’argent pour assassiner l’un des leurs ? — Leur or achète mon bras, pas mon allégeance. Tout comme le vôtre. Je peux tuer pour vous aujourd’hui, et retourner mon arme contre vous demain. Telle est la nature de ma profession. Son regard la transperçait, comme si, à travers elle, il s’adressait à tous les Qirsi du royaume. Il ne parlait pas seulement d’appât du gain. Elle ne comprenait peut-être pas tout ce qu’il voulait dire, mais elle en était sûre. — Celui que vous voulez faire tuer, poursuivit-il, pouvez-vous me donner son nom, le décrire ? — Non, je regrette. Je sais qu’il était au service d’un duc d’Eibithar, Kentigern, je crois. Il a depuis peu trouvé asile à Mertesse. À la mention de Kentigern, le visage de Corbin avait pâli. — Pourquoi lui ? murmura-t-il. — Vous le connaissez ? — J’ai entendu parler de lui. Dites-moi pourquoi. Parce qu’elles ne pouvaient rien faire d’autre, aurait-elle voulu lui répondre. Parce qu’elles en savaient si peu sur la conspiration que le simple fait de le soupçonner le désignait comme une menace. L’évasion de cet homme, sa fuite d’Eibithar, le récit du siège qui avait failli vaincre la forteresse de Kentigern s’étaient vite répandus en Aneira. La majorité des Aneiriens avaient accueilli ces nouvelles comme on pouvait s’y attendre. Pleurant la mort de Rouel de Mertesse et louant son courage, ils avaient salué le coup porté à Kentigern et aux Eibithariens, et s’étaient émerveillés de la prouesse de l’armée de Mertesse, si proche de conquérir le fameux Pic de Kentigern et le château qui se dressait à son sommet. Mais avec le récit des combats valeureux, derrière la trahison inespérée du ministre, courait aussi le bruit d’un dessein plus noir. Certains racontaient que, contrairement à ce que suggéraient les faits, le ministre n’avait pas agi dans le but d’aider Mertesse, mais pour servir la conspiration et réaliser l’aspiration de ses chefs : entraîner les deux royaumes dans une guerre meurtrière. Les bruits ne s’arrêtaient pas là. Ils disaient aussi qu’il était mêlé à la mort de Brienne, la fille de Kentigern, dont l’assassinat avait failli précipiter les ducs de Curgh et de Kentigern, les deux plus importantes maisons d’Eibithar, dans la guerre civile. Très peu de gens accordaient du crédit à cette dernière partie de la rumeur. Evanthya et Fetnalla en faisaient partie. Ces prolongements répondaient trop bien aux événements étranges qui assombrissaient les Terres du Devant depuis longtemps. Un cycle après ces aventures, Fetnalla avait rêvé de cet homme. Bien qu’elle n’eût pas révélé grand-chose de sa vision à Evanthya – elle n’avait offert que de très vagues réponses à ses questions réitérées –, elle avait néanmoins formulé très clairement un aveu. Son rêve l’avait convaincue de ce qu’elle soupçonnait déjà : le traître de Kentigern avait agi au nom de la conspiration. Le meurtre de Chago de Bistari avait accru leur certitude. Le temps des doutes, de la passivité était révolu. Celui de frapper les conspirateurs à leur tour avait sonné. À la lumière de la vision de Fetnalla, à la suite de tout ce qu’elles avaient entendu après le siège de Kentigern, le ministre renégat leur était apparu, en toute logique, comme leur première cible. Evanthya répugnait encore à commanditer la mort d’un homme sur la base d’une rumeur, même si elle était renforcée par une vision, mais Fetnalla s’était montrée très claire. Si leur seule alternative était d’attendre le prochain meurtre ou le prochain siège qui ferait tomber le pays dans le chaos, elles n’avaient pas le choix. La mort du roi d’Aneira, survenue très peu de temps après, disait à quel point elle avait raison. Evanthya, bien que difficilement, avait donc balayé ses réticences. — Parce que nous avons aussi entendu parler de lui, répondit-elle en renonçant à corriger le pronom qu’elle venait, une fois encore, d’employer étourdiment. La conspiration ne peut pas continuer sans que personne s’y oppose. On la ménage depuis trop longtemps. La mort de cet homme ne va pas l’arrêter, elle ne va sans doute même pas ralentir sa progression, mais ceux qui la dirigent doivent savoir qu’ils ont désormais des ennemis. C’est une façon de leur faire passer le message, conclut-elle étonnée de sa propre résolution. — Peut-être, répondit l’assassin songeur. — Vous avez dit que vous avez entendu parler de cet homme. Connaissez-vous son nom ? Elle aurait voulu qu’il lui apprenne, avec certitude, qu’il appartenait au complot, mais elle n’osait révéler la persistance de ses doutes. Elle montrait trop bien le manque de confiance qu’elle accordait à son amie, comme à leur entreprise. — Je ne vous le dirais pas, même si je le savais. Je n’appartiens pas à leur mouvement, mais je ne suis pas non plus leur ennemi. Je ne vous dirai rien d’eux, comme je ne leur dirai rien de vous. — Très bien, répondit-elle consciente de n’avoir aucun argument à lui opposer. — Vous avez de l’or ? Evanthya, choquée par son cynisme, sortit de la poche de sa pelisse la bourse que Fetnalla lui avait confiée – elle avait ajouté de ses propres économies aux soixante qinde que son amie lui avait donnés – et la déposa dans la main de l’assassin. — Elle contient quatre-vingt-dix qinde. Une telle somme l’impressionnait, et elle l’avait annoncée avec assurance, mais au regard qu’échangèrent Corbin et son comparse, elle comprit qu’elle était loin des gages qu’ils demandaient habituellement. Muette, elle attendit. — Parfait, décida enfin le plus âgé. Le jeune homme voulut intervenir mais Corbin, d’une main sur le bras, l’en empêcha. — Nous allons nous occuper de cette affaire, fit-il en cherchant son regard. Vous pouvez douter de la parole d’hommes dans mon genre, mais je vous jure que l’homme de Mertesse sera tué et que personne n’apprendra de notre bouche qui en a donné l’ordre. — Merci, murmura-t-elle la gorge brusquement sèche. — Maintenant, je vous suggère de partir. Avant que votre duc ne s’inquiète de votre absence, ajouta-t-il non sans habileté. Evanthya sentit le sang quitter son visage. — Ne vous inquiétez pas, la rassura-t-il en souriant. Comme vous l’avez constaté, je ne trahis pas ceux qui achètent mes services. Jamais Evanthya n’avait désiré fuir avec autant de force, mais elle était incapable de bouger. Lorsqu’elle sentit enfin ses jambes prêtes à lui obéir, elle se leva et quitta la table. Sur le seuil de la taverne, elle se tourna une dernière fois. Les deux hommes, qui n’avaient pas bougé, discutaient tranquillement. Alors, après un dernier regard sur la salle, elle ferma la porte et se hâta. Le départ de son duc pour Solkara était imminent. Elle allait revoir son amour plus vite qu’aucune d’entre elles ne l’avait espéré. Fetnalla serait heureuse de ce qu’elle venait d’accomplir, mais cette consolation n’allégeait pas le poids qui continuait de peser sur sa conscience. * Cadel avait regardé la ministre s’éloigner vers la porte. Accepter son or était dangereux, mais il s’en moquait. En lui disant qu’il savait qui elle était, il s’était assuré qu’elle ne parlerait de lui à personne. Il avait protégé ses arrières. Pour le reste, il était surtout heureux de l’occasion inattendue qui lui était offerte. Enfin, il allait pouvoir frapper les Qirsi qui contrôlaient sa vie depuis trop longtemps. — Pourquoi as-tu accepté ? s’enquit Dario. Cadel se tourna vers lui. Le jeune homme semblait en colère et terriblement juvénile. — Parce qu’elle nous a payés, répondit-il les yeux sur la bourse qu’Evanthya lui avait donnée. — Quatre-vingt-dix qinde pour un boulot qui va nous demander plus d’un cycle ! Tu ne vas pas me faire croire que tu travailles pour si peu. — Non. As-tu oublié ce que je t’ai dit tout à l’heure sur les conspirateurs et mon rôle auprès d’eux ? — Non, grommela le jeune homme. Ils en savent trop sur toi. Ils peuvent te balancer à toutes les cours du royaume. Et si tu t’avises de ne plus vouloir travailler pour eux, ils te traqueront jusqu’au moment où ils te trancheront la gorge. Par toutes les flammes ! Que crois-tu qu’ils vont te faire quand ils se rendront compte que tu as tué un des leurs ? — Ils ne le sauront jamais. Ça fait longtemps que je fais ce travail et je suis devenu sacrément bon. Il regarda brièvement son compagnon. — Si tu veux, nous pouvons nous séparer tout de suite. Je ne t’en voudrais pas, tu as ma parole. Dario, pesant son offre, le dévisagea un moment avant de secouer la tête. — Non, je te suis. Mais quatre-vingt-dix qinde, bougonna-t-il, quand même ! Cadel éclata de rire. — Et ma part, ça va faire combien ? — Trente-six qinde. — Trente-six, répéta le jeune homme. J’imagine que je devrais être content. C’est plus que ma fortune actuelle. Il contempla sa chope vide. — En attendant, c’est toi qui paies les bières. 11 Curtell, Braedon, lune descendante de Bohdan Dusaan, sa robe bruissant comme la cape d’un roi autour de ses pas énergiques, ses cheveux blancs flottant sur ses épaules, remontait vivement les couloirs de pierre blanche du château. Bien que personne ne s’en fût rendu compte, il bouillait de rage. Les nouvelles que venait d’apporter le messager le mettaient hors de lui. Il avait depuis longtemps appris à maîtriser ses passions ; dans quelques heures, il serait libre de s’abandonner à sa fureur, mais d’ici là, il devait supporter une audience avec l’empereur. Heureusement, l’angoisse désespérée que Harel n’allait pas manquer de manifester lui rendrait, pour une fois, service. Il franchit l’un des patios, indifférent au gargouillis de la fontaine qui, au centre d’un immense bassin de marbre sculpté, irriguait les fleurs et les arbustes plantés en son cœur. Sur son passage, un couple de pinsons effrayé quitta l’eau claire pour s’abriter sur la corniche du plafond immaculé. Juste après le patio, Dusaan emprunta le large couloir carrelé qui conduisait aux appartements impériaux. Au fond, de chaque coté de la grande porte, deux soldats vêtus de rouge et or montaient la garde. Leurs lances, sous les rayons du soleil qui pénétrait par les fenêtres vitrées de part et d’autre du hall, lançaient des éclats éblouissants. Ils s’inclinèrent sur son passage. Sans prendre la peine de leur répondre, l’homme poussa la porte. — Dusaan jal Kania ! annonça le chambellan tandis que Dusaan s’arrêtait dans l’antichambre. Haut chancelier de l’empereur de Braedon ! Harel, assis sur son trône de marbre installé au centre de la pièce, son double menton posé sur sa main, affichait un air abattu. Ses petits yeux verts, comme ceux d’un enfant retenu à l’intérieur à cause d’un orage imprévu, semblaient inconsolables. Il était vêtu de blanc, comme à l’accoutumée. Sa robe et sa cape frangées de rouge et or recouvraient presque ses pieds, chaussés de mules brodées. Sa couronne ornée de pierres précieuses reposait sur le nid serré de ses boucles brunes. Les rubis et les diamants du sceptre impérial, abandonné sur ses genoux, étincelaient comme de minuscules lampions dans la nuit. À l’image du couloir qui conduisait à ses appartements, la chambre de l’empereur était inondée de soleil. Ainsi qu’aimait le rappeler Harel à qui voulait l’entendre, même les grands châteaux de Thorald et de Solkara, d’Enharfe et d’Yserne ne possédaient pas de fenêtres vitrées. Seul le chef du plus riche et du plus puissant des sept royaumes que comptaient les Terres du Devant pouvait passer les rudes cycles de l’hiver sous la chaleur et la lumière des rayons du soleil. Ce n’était qu’ici, dans le Palais impérial de Braedon, qu’un tel luxe était possible. Les autres, partout, devaient se contenter de la lueur trouble des torches, lampes et autres bougies. Dans un coin de la pièce, le plus proche de l’entrée, une harpiste jouait une ballade langoureuse. Ses mains longues et fines se déplaçaient sur les cordes comme deux araignées sur leur toile. Les dames de compagnie de l’impératrice, assises autour de la musicienne, parlaient à voix basse. Leur maîtresse n’était pas là. Harel, à l’annonce de Dusaan, s’était redressé sur son trône. Son visage rond s’était considérablement animé et il l’accueillit avec enthousiasme. — Haut chancelier ! s’exclama-t-il en tendant vers le Qirsi une main ouverte et chaleureuse. Dusaan avança jusqu’au siège impérial et mit un genou à terre. Il inclina la tête. — Votre Excellence. — Debout, haut chancelier. Dusaan se redressa. L’empereur le considéra comme s’ils venaient tous deux de perdre un ami cher. — Vous avez entendu ? demanda-il gravement. — Oui, Votre Excellence. Les mots du messager sont parvenus à mon bureau il y a quelques minutes à peine. — Terrible affaire. Je n’aurais jamais cru que Carden puisse faire une chose pareille. Dusaan serra les dents. — C’est une très grande perte pour Aneira, parvint-il à prononcer. Et pour tous ceux d’entre nous qui considéraient son roi comme un allié. — J’ai toujours aimé Carden, poursuivit l’empereur en mâchouillant ses lèvres, les yeux dans le vague. C’était un chef avisé et un ami fidèle. C’était le dirigeant le plus médiocre et le plus stupide que les Terres du Devant eussent jamais porté, mais Dusaan, acquiesçant solennellement, garda sa réflexion pour lui. Il savait, aussi bien que Harel, que les soucis de l’empereur résidaient ailleurs. — Nous devons tout recommencer, reprit fort à propos l’empereur d’un ton maussade. Je veux dire, bâtir une alliance avec le nouveau roi, quel qu’il soit. Avez-vous la moindre idée de celui qui est en lice pour la couronne d’Aneira ? — Non, Votre Excellence, je l’ignore. Il avait une fille, mais je doute qu’on lui reconnaisse le titre d’héritière. Ce qui laisse ses frères. Harel fronça les sourcils. — Je n’aime pas ce que j’ai entendu à leur sujet. Surtout le plus âgé. Quel est son nom ? — Grigor, Votre Excellence. Sa réputation, en effet, laisse beaucoup à désirer. — Je n’ai aucune tolérance envers les brutes, haut chancelier, et certainement aucun désir de m’allier avec l’une d’entre elles. J’ai dépensé beaucoup de temps et d’argent pour gagner l’allégeance de Carden. Savez-vous combien de navires je lui ai envoyés ? Quatorze, si mes souvenirs sont exacts. Quatorze navires de plus de sept mille rounds impériaux pièce. Et rien de tout ça ne comptera aux yeux du nouveau roi. Il pensera qu’il s’agit tout bêtement de sa flotte ; comme si nous n’avions rien fait pour qu’elle devienne la plus puissante des six. Il ne saura jamais rien non plus des armes que nous avons envoyées, ou des mercenaires. Cet homme, ce… Il secoua la tête. — Grigor, Votre Excellence. — Oui, oui. Ce Grigor. Où se place-t-il aujourd’hui ? Son regard, derrière Dusaan, se posa sur la harpiste. — Vous là-bas ! s’écria-t-il. Assez de musique pour aujourd’hui, laissez-nous. Tout le monde. Quittez mes appartements, je veux parler en privé avec mon chancelier. La musicienne, laissant son instrument contre le mur, fit la révérence et s’enfuit, imitée par les dames de compagnie qui, après un regard effrayé à l’empereur, disparurent à sa suite dans un frou-frou de robes froissées. — Cela va retarder notre attaque d’Eibithar, n’est-ce pas ? reprit Harel lorsqu’ils furent seuls. — Je le crains oui, répondit le chancelier sentant renaître sa colère. Un nouveau roi, quel qu’il soit, aura besoin de temps pour consolider son pouvoir. Même un homme tel que Grigor ne se jetterait pas si tôt dans la guerre. Il nous faudra attendre plusieurs cycles avant d’agir, au moins. — Plusieurs cycles ? répéta l’empereur, apparemment soulagé. Ce n’est pas si terrible. — Au moins, répéta le Qirsi avec ostentation. Parfois, l’empereur lui semblait aussi stupide qu’un enfant. Harel, qui avait hérité l’empire à la mort de son père, un an après sa Révélation, tenait le sceptre depuis près de vingt-deux ans. Aux yeux de Dusaan, à plus de la moitié de son existence, le chef de Braedon restait le gamin effrayé, faible et capricieux, même pour un Eandi, qu’il était autrefois. — Si Grigor monte sur le trône, et s’il est capable d’agir vite et sans hésitation, alors nous n’attendrons peut-être qu’une demi-douzaine de cycles, expliqua-t-il tandis que s’usait sa patience. Mais s’il se heurte à la résistance des autres maisons du royaume, ce délai pourrait être beaucoup plus long. Et si, par malheur, la mort de Carden devait déboucher sur une guerre de succession entre les plus puissantes familles d’Aneira, alors là, il s’agirait d’années. — Ce qui signifie, répliqua Harel, que nous devons, dès son intronisation, agir vite pour le soutenir. Montrer aux Aneiriens que l’empereur de Braedon le reconnaît comme successeur légitime de Carden devrait nous faciliter la tâche. — Oui, Votre Excellence, approuva Dusaan, surpris de l’inattendue clarté du raisonnement de Harel. C’est exactement ce que nous devons faire. — Et pendant ce temps ? Dusaan réfléchit quelques instants. — Pendant ce temps, je crois que nous devons nous en tenir à ce que nous avions prévu. L’entraînement des hommes doit se poursuivre et le gros de la flotte doit être réparti entre Ayvencalde et Bishenhurst. Plus tôt les navires seront en place, sans menacer Eibithar, plus grande sera la surprise lorsqu’ils franchiront l’Anse de Scabbard. Le délai est inévitable, mais au moins pouvons-nous essayer de le tourner à notre avantage. L’empereur le contemplait, béat d’admiration. — Excellent, haut chancelier ! Je compte sur vous pour veiller à la bonne exécution de cette stratégie, n’est-ce pas ? — Naturellement, Votre Excellence. Il se tint devant l’empereur en silence. — Est-ce tout ? demanda-t-il comme le monarque restait silencieux. — Oui, répondit Harel de nouveau maussade. Oui, c’est tout. — Très bien, Votre Excellence. Dusaan s’agenouilla une nouvelle fois, puis se leva et rejoignit rapidement la porte. — Qu’est-ce qui conduit un homme à s’arracher la vie de ses propres mains ? questionna l’empereur au moment où Dusaan atteignait la porte. Pourquoi un roi, riche et puissant, peut-il se plonger un poignard dans son propre cœur ? Dusaan, dos au trône, se mordit la langue jusqu’au sang. — Renvoyez-moi la harpiste, voulez-vous ? reprit Harel quelques instants plus tard. Et dites au chef des cuisines que je veux dîner plus tôt ce soir. — Oui, Votre Excellence, répondit Dusaan d’une voix sourde. Il se tourna vers l’empereur et, sur une brève révérence, franchit la porte avant d’être encore une fois retenu. Après s’être occupé de la harpiste et du repas de l’empereur, Dusaan retourna à son bureau où il convoqua les chanceliers afin de leur faire part des nouvelles de Solkara et de son entrevue avec l’empereur. C’était une perte de temps, mais Harel comptait qu’il le fît. À l’instar de tous les chefs eandi, l’empereur était entouré d’un grand nombre de Qirsi. Soi-disant conseillers, beaucoup portaient le titre de chancelier, quelques-uns celui de ministre. Mais Harel, qui se reposait presque entièrement sur Dusaan, les rencontrait rarement. Il collectionnait les Qirsi comme les épées de Sanbira ou d’Uulrann, ou les chevaux de Caerisse. Plus il en avait, plus il apparaissait sage aux yeux de son peuple et de ses rivaux. Braedon était le plus puissant des Sept Royaumes. Ce fait, même en Eibithar, était rarement contesté. Ici, on parlait de Braedon et des six autres, comme si les autres royaumes n’étaient que des duchés vivant dans l’ombre vaste de l’empire. Des sept, seul Braedon osait s’attribuer le titre d’empire. Pour rendre justice à Harel et à ses prédécesseurs, les possessions territoriales de Braedon s’étendaient aussi loin que l’île d’Enwyl, dans le golfe de Kreanna. Il était par conséquent naturel que Harel s’entourât de nombreux conseillers qirsi. D’après ce que Dusaan pouvait en juger, Harel supposait que les conseils que lui apportait son haut chancelier, loin d’être uniquement les siens, résultaient de la somme des avis émis par tous les chanceliers et ministres au cours de leurs discussions quotidiennes. Les autres Qirsi en étaient également convaincus. Dusaan, bien sûr, ne faisait rien pour dissiper ce malentendu. La plupart des conseillers qui l’entouraient étaient caractéristiques des cours qirsi des Terres du Devant : d’une loyauté aveugle envers Braedon et la maison Curtell, presque pitoyables dans leur désir de plaire à l’empereur, inquiétants même dans leur empressement à se surpasser les uns les autres pour s’attirer son estime. Au fil des jours, Dusaan avait de plus en plus de mal à masquer le mépris qu’ils lui inspiraient. Quelques-uns toutefois montraient les signes d’une ambition capable, avec son aide, bien sûr, de les sortir du lot. Mais l’heure n’était pas encore venue. La discussion se révéla fastidieuse. Les plus âgés des chanceliers et des ministres rivalisèrent de bassesse pour flatter le roi défunt. Dusaan, qui leur avait dévoilé le minimum des plans d’invasion de l’empereur, se contenta de leur dire que l’attaque était repoussée à une date inconnue. Parler de ce sujet ne fit que ranimer sa rage. Après avoir mis un terme abrupt au conseil, il renvoya les ministres et ferma à clef la porte de ses appartements. Dans sa chambre, il ouvrit les volets de sa fenêtre et contempla, par-delà les remparts du palais, les eaux calmes de la rivière des Épées qui s’écoulait au loin. Dans cette partie du château, les fenêtres n’étaient pas vitrées. Le vent frais soulevait ses cheveux et aérait sa chambre. Le soleil était couché mais le ciel, à l’ouest, était strié d’orange et rose. Il lui restait du temps avant de pouvoir faire autre chose que ruminer sa colère. Aussi, compte tenu de la nuit qui l’attendait, Dusaan décida qu’il valait mieux le mettre à profit pour dormir. Alors il referma ses volets, s’étendit sur son lit et ferma les yeux. Presque aussitôt, il sombra dans un sommeil sans rêve. Il se réveilla avec les cloches de la cité, celles de la fermeture des portes, probablement. Il n’avait pas dormi longtemps, mais il se sentait frais et dispos, prêt à rencontrer ceux qui le servaient. Il s’était depuis longtemps entraîné à dormir quand il en avait le temps et à se réveiller quand il le fallait. Quelles que soient les pensées qui l’agitaient, il avait, au cours des années, appris à les discipliner comme à éviter les rêves qui pouvaient perturber le repos dont il avait besoin. Il avait maîtrisé le sommeil, le sien comme celui des autres. Tisserand pénétrant les rêves des autres Qirsi, il pouvait difficilement faire moins. Il était particulièrement pressé de parler à Pronjed jal Drenthe, à Solkara, mais il était encore trop tôt pour le trouver endormi et puis il y avait longtemps qu’il n’avait pas rendu visite à la femme qui se tenait à Kett. Fermant les yeux, Dusaan puisa dans le vaste océan de son pouvoir et envoya son esprit en direction de l’est. Pendant un certain temps, il se sentit tel le faucon s’élevant dans la tiédeur du ciel, inattaquable et sans égal, galvanisé par la certitude que même en cet instant, alors que sa conscience survolait les Terres du Devant, il n’éprouvait pas toute l’étendue de sa magie. Très vite, il sentit la Steppe de Caerisse surgir devant lui, alors il descendit vers la grande Plaine de Braedon et la cité de Kett. Il la trouva rapidement. Effleurant son esprit, il créa l’image de la lande à laquelle il avait recours lorsqu’il pénétrait les rêves d’un de ses semblables. C’était la lande d’Ayvencalde, une étendue déserte de roches et d’herbe, non loin du Palais impérial de Harel. Sachant que ceux qu’il rencontrait désespéraient d’identifier la plaine, et découvrir ainsi qui il était, il assombrissait le paysage de sorte qu’ils ne pussent voir au-delà de la lumière qu’il créait pour se protéger. Il n’avait aucun désir de permettre à ses serviteurs de deviner son secret. Il aimait les faire peiner pour le trouver, alors il s’installait au sommet d’un monticule dont il rendait l’ascension particulièrement ardue à ceux qui l’avaient offensé. L’escalade qu’il réservait à Pronjed, plus tard dans la nuit, serait pénible et périlleuse. Cette femme avait droit à une exception. Elle attendait un enfant et elle le servait bien. S’il parvenait à ses fins – et il y parvenait généralement –, lorsqu’il régnerait enfin sur les Terres du Devant, elle serait sa reine. Quand elle ouvrit les yeux sur son rêve, elle était déjà sur la lande et Dusaan en face d’elle, éclairé par la vive clarté qu’il conjurait pour ces visions. Elle était encore plus belle que lors de leur dernière rencontre. Son ventre était plus épanoui, ses seins gonflés du lait pour son enfant. Elle se tenait devant lui, vêtue d’une simple chemise. Ses cheveux blancs et soyeux, tel un voile immaculé, couvraient son front et ses épaules. Ses yeux pâles, encore troublés de sommeil, éclairaient son visage. Parée de pierreries, vêtue d’une robe de reine, elle n’aurait pas été plus belle. — Comment vas-tu, bien ? demanda-t-il enfin, incapable d’en dire plus. — Oui, Tisserand, répondit-elle, les yeux baissés. Merci. Elle le craignait, bien sûr. Ils le craignaient tous. Bien qu’il espérât un jour lui inspirer de l’amour, sa peur aujourd’hui servait parfaitement ses visées. — As-tu mangé ? Un léger sourire étira ses lèvres. — Oui, Tisserand. — Tu me trouves stupide de poser cette question. Son regard, plein de frayeur, papillonna autour d’elle. — Non, Tisserand, c’est très aimable de me témoigner autant d’intérêt. — Je suis peut-être un peu idiot, admit-il. Mais comme je te l’ai déjà dit, j’entrevois un futur glorieux pour ce bébé. Et pour toi. La femme acquiesça. — Oui, Tisserand, merci. — Je suppose que tu n’as eu aucune nouvelle du père de l’enfant ? — Non, aucune. Tout le monde ici ne parle que du roi d’Aneira et de celui qui va lui succéder. — Je m’en doute, répondit-il d’une voix tendue. — Les hommes qui dirigent le Festival envisagent de partir à Solkara, pas pour les funérailles, bien sûr, mais pour l’investiture du nouveau roi. Voulez-vous que je reste ici, ou que je les accompagne ? — Si tu te penses capable de supporter le voyage, tu es libre d’y aller. À supposer que l’homme que nous cherchons est toujours en Aneira, il peut aussi bien être là-bas. — C’est ce que je me suis dit. Dusaan l’observa plus attentivement. Quelque chose dans sa voix et ses manières l’intriguait. — Est-ce que tout va bien ? lui demanda-t-il. — Oui, Tisserand. Tout va bien. — Et tu es bien sûre de n’avoir rien entendu ? — Absolument. — Tu m’as dit, il y a quelque temps, que tu avais parlé de ce Cheveux-blancs à un assassin, qu’il avait tué son partenaire. — Oui, Tisserand, je m’en souviens. — Est-il possible que cet assassin l’ait trouvé et tué ? Et voilà, c’était de nouveau là, dans ses yeux, dans la terreur qu’il sentait, comme une vague orageuse, envahir brusquement son esprit. Elle aimait encore cet homme. Elle l’avait séduit, obéissant à ses instructions, pour le mouvement. Elle avait envoyé des assassins à deux reprises à ses trousses, mais elle l’aimait encore. Il aurait dû s’y attendre. Séduire était un art délicat, elle était encore jeune. S’il ajoutait à cela le fait qu’elle portait son enfant, il aurait été surpris qu’elle n’éprouvât rien pour lui. Mais elle servait le Tisserand et son mouvement. Elle serait un jour sa reine. Qu’elle pût nourrir une telle passion pour ce Glaneur, qu’elle désirât surtout la lui cacher, rendait suspects tous les actes qu’elle accomplissait en son nom et tout ce qu’elle lui racontait depuis des cycles. La rage et la jalousie l’embrasèrent avec la violence d’un feu qirsi. Elle méritait de souffrir. Si elle n’avait pas été enceinte, il l’aurait punie. Sans l’enfant qu’elle portait, il l’aurait même châtiée avec plaisir. Sa rage se concentra sur cet homme, ce Grinsa jal Arriet. Son désir de l’éliminer n’avait jamais été aussi fort. Il voulait le tuer. Pas grâce à son or ou à l’aide d’un assassin, mais de ses propres mains. Il voulait voir son sang couler, voir de ses yeux la mort envahir ses prunelles jaunes et les éteindre. — C’est possible, Tisserand, lui répondit-elle d’une voix qui lui sembla extraordinairement lointaine. Il se souvenait à peine de la question qu’il lui avait posée. Protégé par le halo de lumière qui l’entourait, elle ne pouvait distinguer son visage ni la nature du regard qu’il dirigeait sur elle. Elle ne pouvait voir ses traits tordus de colère, ses yeux injectés de sang. Seule, sa voix était capable de trahir sa soif de vengeance et il pouvait la contrôler. — Il est préférable que tu n’ailles pas à Solkara, annonça-t-il d’une voix lasse, comme si leur conversation, déjà, l’ennuyait. — Tisserand ? Son désir de s’y rendre était palpable. Elle n’irait pas. Elle ne saurait probablement jamais que c’était sa punition, mais telle serait, pour l’instant, sa vengeance. — La dernière fois que nous nous sommes vus, tu ne semblais pas très empressée de traverser la steppe. Dans ton état, il est plus sage que tu ne voyages pas. S’il n’accordait plus aucune confiance à la mère, l’enfant comptait encore à ses yeux et il était hors de question qu’il permette à cette femme de trouver le Glaneur. — Oui, poursuivit-il comme s’il asseyait sa décision, reste à Kett. D’autres iront le chercher à Solkara. Je m’en occupe. — Mais… Dusaan, concentrant ses pouvoirs, étendit une main invisible sur ses lèvres. Il prit garde de ne pas la blesser mais il vit, à l’agrandissement de ses pupilles, l’effroi qui l’envahissait. « N’oublie jamais ce dont je suis capable », tel était le sens, parfaitement compris, de son geste. — Ma décision est prise. Tu resteras à Kett. C’est clair ? Il relâcha son étreinte. — Oui, Tisserand, chuchota-t-elle. — Parfait. Malgré la fureur qu’elle lui inspirait, son regard plein de convoitise s’attarda longuement sur elle. Puis, libérant son esprit, il la rendit à son sommeil et retourna vers Braedon et le palais, si vite qu’il sursauta violemment en ouvrant les yeux. — Qu’elle aille au diable ! murmura-t-il dans le noir de sa chambre en serrant les dents. Et l’autre avec elle. L’image de Cresenne, enlacée aux bras de cet homme tandis que ses propres mains se resserraient lentement sur sa gorge, dansait devant ses yeux. Il se dirigea vers la cheminée et s’affaissa dans le premier fauteuil, luttant pour calmer son pouls et repousser la scène troublante qui l’envahissait. Il resta longtemps les yeux sur les flammes puis, après ce qui lui parut une éternité, concentra de nouveau ses pensées. Cette discipline, que Cresenne rendait plus longue et difficile, lui demanda du temps. Mais il y parvint. Il avait consacré des années à exercer son esprit, soumettre ses passions et réduire les distractions que lui imposaient les autres. Il était Tisserand. Échouer aurait signé sa mort. Lorsqu’il se fut maîtrisé, suffisamment pour se détourner des flammes, il considéra les tâches qui l’attendaient. Pronjed devait être endormi. Si la colère que lui avait inspirée sa conversation avec Cresenne n’était pas totalement éteinte, il en ferait les frais. Comme peu d’autres avant lui, le ministre solkarien méritait sa fureur. Le Tisserand ferma les yeux et repartit vers l’est. Très vite, il sentit la Grande Forêt s’étendre au-dessous de lui. En cercles concentriques, il laissa ses pensées le conduire jusqu’au château de Solkara, où le Premier ministre du roi était plongé dans le sommeil. S’infiltrant dans son esprit, Dusaan convoqua l’image de la lande. Cette fois, il s’installa au sommet d’un escarpement impitoyable et laissa à Pronjed tout le loisir de franchir la longue et pénible montée qui le séparait de sa base. Pour ajouter à ses difficultés, il souleva un vent violent. Qu’il marche, qu’il grimpe, qu’il rampe même, et qu’il arrive devant lui épuisé et si faible qu’il comprenne combien sa conduite avait déplu au Tisserand ! Qu’il tremble alors devant lui. Le Tisserand, savourant d’abord son pouvoir, attendit. Puis il s’impatienta. Bien qu’il en fût responsable, la lenteur de sa victime l’exaspérait. Il caressa un instant la possibilité de raccourcir l’ascension de Pronjed, mais renonça. Le traître méritait son châtiment, et pire encore. Lorsque enfin la silhouette minuscule et laborieuse du ministre atteignit le sommet, Dusaan avança vers lui à grandes enjambées. Il constatait avec satisfaction que le ministre avait considérablement souffert. Le visage osseux de Pronjed était cramoisi. La sueur, luisant à la lumière que projetait le Tisserand, ruisselait sur son front. Il était hors d’haleine et chancelait. Un mince sourire étirait néanmoins ses lèvres fines. Il semblait tout sauf contrit. — Tisserand, fit-il en s’arrêtant devant lui pour le saluer. Ses yeux pâles brillaient d’excitation. — Vous avez entendu ? — Quoi ? demanda le Tisserand d’une voix aussi glaciale qu’une bise d’hiver. Le sourire s’évanouit. — Je ne comprends pas. — Il n’y a rien à comprendre ! Je veux savoir pourquoi ton roi est mort. — Mais vous devez être content. J’ai pensé que… — Dis-moi ce qui s’est passé ! Pronjed s’humecta les lèvres. Un éclat beaucoup plus satisfaisant remplaçait la lueur fébrile qui, une seconde avant, animait encore ses prunelles. — Il y avait un visiteur. Un des ducs, un allié de Chago. Le soir de son arrivée, il a offert une dague au roi… — Alors tu t’es arrangé pour faire croire à un meurtre ? — Non, Tisserand, répondit le ministre d’une voix où commençait à poindre le désespoir. Un suicide. Le roi avait vu son chirurgien en début de matinée. Il venait de lui apprendre qu’il était stérile. Carden a été tellement furieux qu’il l’a fait étrangler. J’ai immédiatement vu l’occasion de… — Tu as convaincu les autres qu’il était mourant, coupa Dusaan en acquiesçant. Il comprenait la logique qui avait conduit le ministre à agir, mais il n’était pas prêt à lui pardonner sa présomption. — Ils t’ont cru ? demanda-t-il. — La reine en est convaincue. Que pouvaient dire les autres ? — Ils peuvent avoir des soupçons. Pour que son suicide soit crédible, le roi devait être persuadé que la magie qirsi était impuissante à le guérir. Il devait être convaincu, sans le moindre doute, que son lignage continuerait de diriger Aneira. Et il devait être certain que sa mort épargnerait la souffrance et l’humiliation à sa famille. Qu’une seule de ces affirmations soit contestée, et son suicide éveillera la suspicion, attirant sur nous l’attention de nos ennemis. Il suffit d’un soupçon, d’une seule personne suffisamment obstinée et courageuse pour te défier, toi et la reine. — N’importe où ailleurs, ça pourrait être vrai, objecta le ministre. Pas en Aneira. Ceux qui connaissaient suffisamment Carden déduiront qu’il était bien trop vaniteux, égoïste et immature pour s’arrêter aux considérations dont vous faites état. Il s’interrompit, brusquement conscient de la familiarité du ton sur lequel il parlait. — Pour n’importe quel autre monarque digne de ce nom, vous eussiez eu parfaitement raison, Tisserand. Ce ne sont que les innombrables et notoires défauts de Carden qui m’ont conduit à penser que je pouvais agir. — Alors tu croyais me faire plaisir, enchaîna Dusaan. Tu croyais que je louerai ton audace. Le ministre, qui ne pouvait voir son visage, sembla douter de la réponse qu’attendait le Tisserand. — Eh bien, j’ai… pensé… que… Personne n’a soulevé la moindre question. Tout le monde ne parle plus que de la lutte pour le trône. — Tu supposes, parce que je veux la guerre civile en Eibithar, que je la veux aussi en Aneira ? Pronjed, les yeux écarquillés, déglutit. Il en était visiblement convaincu. — Vous avez fait assassiner le duc de Bistari, avança-t-il à la hâte. Vous avez tout fait pour laisser croire que Carden était le responsable. Ne cherchiez-vous pas à semer la dissidence parmi les autres maisons ? — La dissidence est une chose, imbécile ! Un conflit ouvert en est une autre ! Si tu es trop stupide pour faire la différence, je vais devoir m’interroger sur la confiance que j’ai placée en toi. Pronjed ouvrit la bouche. Dusaan, usant du même pouvoir que celui qu’il avait employé tout à l’heure pour réduire la femme au silence, lui empoigna la gorge. — Il ne t’est jamais venu à l’esprit que je pouvais vouloir le roi vivant, que j’avais même besoin de lui ? Crois-tu que je te dise tout ? Prétends-tu savoir ou comprendre mes desseins concernant les Terres du Devant ? Ou penses-tu savoir mieux que moi quelles doivent être les prochaines actions du mouvement ? Le ministre, tandis que la panique naissait dans son regard, secoua désespérément la tête. Dusaan resserra son étreinte. — Si j’avais voulu la mort de Carden, tu ne crois pas que je t’aurais ordonné de le tuer depuis longtemps ? Aurais-tu décidé que tu n’as plus besoin de moi pour te dire ce que tu dois faire ? C’est ça ? Tu veux diriger les Terres du Devant à ma place et tu as décidé de passer à l’action. Ses yeux commençaient à sortir de leurs orbites, il s’agrippait à sa gorge comme un animal essayant de se libérer de son piège. — Le mouvement m’appartient, Pronjed. Ne l’oublie jamais. Je suis le seul à détenir le pouvoir de parler avec vous quand je le veux. Je suis le seul à détenir le pouvoir d’unir vos magies et de faire des Qirsi la force la plus puissante des Terres du Devant. Les Qirsi des Sept Royaumes ont besoin d’un Tisserand pour les diriger. N’importe lequel d’entre vous peut être remplacé. Il songea brusquement à Cresenne, et son enfant, se demandant si cette affirmation s’appliquait aussi à elle. Elle aurait dû, mais il n’en était pas certain et cela le perturbait. Pronjed, le visage bleui, s’effondra sur ses genoux. — Tes actes ont gravement compromis mes plans, poursuivit le Tisserand implacable. L’avenir seul nous dira l’ampleur du coup que tu viens de porter au mouvement, mais pour l’instant, ça suffit. Tu m’as coûté beaucoup de temps et encore plus d’argent. Je pourrais te laisser mourir sans que ta disparition entraîne la moindre conséquence. Ma fureur serait calmée, et Qirsar sait combien tu le mérites, mais je vais t’épargner. Je veux que tu le saches afin que, plus tard, tu me remercies de ma clémence. Pronjed parvint à acquiescer. Dusaan sourit et, avant de le lâcher, le laissa lutter encore quelques secondes. Quand il ouvrit les mains, le ministre s’affaissa sur le sol avec un hoquet. Les yeux fermés, pantelant, il retrouva peu à peu la couleur habituellement pâle de son visage. Le Tisserand lui ordonna de se lever. — Qui est le successeur de Carden ? — Ce n’est pas encore établi, Tisserand, répondit l’homme d’une voix rauque. La reine espère placer la fille du roi sur le trône, mais elle craint de donner au frère aîné de Carden le rôle – et le pouvoir – de régent. Je l’y ai encouragée, et je lui ai promis de protéger sa fille des ambitions de son oncle. — Les ducs d’Aneira consentiront-ils à être gouvernés par une reine ? — Certains, oui ; d’autres pourraient décider que l’heure est venue de mettre un terme à la suprématie solkarienne. Il hésita. — Si vous le souhaitez, je peux tenter de persuader la reine de prendre une autre voie. Céder le royaume au frère peut être plus sûr. Il fera un pauvre monarque, mais il sera facilement malléable. — Non, répondit Dusaan, ça ne sera pas nécessaire. La vérité était que la mort de Carden, si elle obligeait l’empereur à repousser son invasion d’Eibithar, affaiblissait considérablement le royaume d’Aneira, surtout si son successeur, quel qu’il fût, ne bénéficiait pas du soutien de tous ses vassaux. Le temps venu, si les armées déployées contre le Royaume du Nord étaient moins puissantes, les autres seraient plus enclins à voler au secours d’Eibithar. Plus cette guerre compterait de participants, plus le Tisserand et son mouvement sauraient en tirer parti. Il n’avait aucune intention de s’en ouvrir à Pronjed, encore moins de le féliciter. Il valait mieux qu’il soit convaincu que sa vie ne tenait qu’à un fil. — Laisse la reine suivre son plan. Si elle réussit, tu auras sa gratitude. Si elle échoue, nous veillerons à ce que le frère monte sur le trône. Dans les deux cas, nous garderons notre influence sur la couronne. Cela devrait atténuer le coût de ton impudence. Pronjed baissa les yeux. — Bien, Tisserand. — Quand se déroulent les funérailles ? — Dans plusieurs jours, Tisserand. Les nobles d’Aneira arrivent à peine à Solkara. — Et quand le prochain roi – ou la prochaine reine – sera-t-il choisi ? — C’est difficile à dire. Je pense que la décision sera prise dans les jours suivant les funérailles. Je doute que les ducs et les frères de Carden quittent la cité avant que l’affaire ne soit réglée. À moins, bien sûr, qu’ils ne décident de faire la guerre. — Je préfère que cela n’arrive pas, Pronjed. Une guerre civile compromettrait très sérieusement mes plans. Si les maisons d’Aneira entrent en guerre, je t’en tiendrai pour personnellement responsable. Le ministre pâlit. — Oui, Tisserand. Je veillerai à ce qu’elles ne le fassent pas. — On dirait que te voilà soudain devenu patriote, s’amusa Dusaan. Comme c’est étrange ! Pronjed acquiesça mais ne dit rien. — Autre chose ? — Non, Tisserand. — Très bien. Je n’ai aucune envie de te faire souffrir davantage, Pronjed, mais je juge nécessaire de te faire comprendre l’importance de rester à ta place. La prochaine fois, tu devrais hésiter avant de chercher à prendre les choses en main. Utilisant le pouvoir du ministre, comme seul un Tisserand pouvait le faire, Dusaan se servit de son don de Façonneur pour lui briser le pouce. Pronjed, avec un hurlement de douleur, plié en deux, serra sa main contre lui. Sa souffrance était si forte que le Tisserand dut se raidir pour maintenir leur contact. — Tu sauras bien trouver un Guérisseur au château, fit-il. Que cela te serve de leçon. Ne t’avise plus de me défier. Suis-je clair ? — Oui, Tisserand, gémit Pronjed les dents serrées. Dusaan hocha une tête satisfaite puis relâcha l’esprit du ministre, le laissant libre de se réveiller à la douleur de sa fracture dans l’obscurité de sa chambre, au château de Solkara. De retour à Curtell, il lui vint brusquement à l’esprit que Harel souhaiterait se rendre aux funérailles de Carden. Un déplacement qu’il ne pouvait se permettre d’autoriser. Aucun des hommes et des femmes qui le servaient ne l’avait vu en dehors de leurs rêves, c’était la raison pour laquelle il n’avait encore enrôlé aucun des Qirsi au service de l’empereur. Il pouvait déguiser sa voix et, s’il tirait ses cheveux en arrière, son apparence, mais il ne voulait prendre aucun risque. Et puis l’apparition de l’empereur de Braedon à Solkara avait toutes les chances d’aggraver une situation instable. Même en Aneira, qui était – parmi les six autres royaumes – le plus proche allié de Braedon, l’empereur n’était pas aimé. Il était le dirigeant du plus riche et du plus puissant des Sept Royaumes, une position qui faisait naturellement des envieux. Sa présence aux funérailles de Carden pouvait en outre être interprétée comme un soutien à la reine et à sa fille. Ce qui ne ferait qu’accroître la réticence que plusieurs ducs, en particulier ceux de Noltierre et de Dantrielle, nourrissaient envers l’investiture de la fille. Il devrait songer à déconseiller ce voyage à l’empereur. La mort de Chago et la peur constante de Harel d’être assassiné rendraient, heureusement, cette tâche facile à exécuter. Ses conversations avec Cresenne et Pronjed l’avaient épuisé. Même le pouvoir d’un Tisserand avait ses limites. Il se bornait généralement à une ou deux visites par nuit, ses chanceliers transmettaient ensuite ses ordres. Mais ce qu’il avait appris auprès de Cresenne l’obligeait à un dernier voyage. Après, il pourrait se reposer. Pour la troisième fois cette nuit-là, il franchit l’Anse de Scabbard vers le royaume d’Aneira. Cette fois, il resta dans le nord, pour rejoindre le château de Mertesse. Il trouvait habituellement ses deux serviteurs allongés côte à côte. Ce soir, Yaella était absente. Il lui fallut quelques secondes pour se souvenir qu’en route pour Solkara, la ministre de Mertesse devait accompagner son duc aux funérailles de Carden. Son absence faciliterait sa visite. Depuis la défaite de Kentigern, il obligeait son compagnon à gravir une ascension difficile, du même style que celle qu’il venait d’imposer à Pronjed. Cette nuit pourtant, il avait hâte d’en finir et de goûter un repos bien mérité, aussi le renégat ne fut-il pas long à s’incliner devant lui, avec un salut obéissant. — Ils ne t’ont pas emmené à Solkara, Shurik. Tu dois être terriblement déçu. — Je n’ai jamais espéré y aller, Tisserand, répondit l’homme avec un léger sourire. Vous connaissez le proverbe : « Le traître suit un chemin solitaire. » — Comment le duc de Mertesse a-t-il réagi à la nouvelle de la mort du roi ? — Comme on peut s’y attendre d’un Eandi. Il a d’abord été stupéfait puis, quand il a été capable de parler, il s’est empressé de demander à son ministre comment tourner la situation à son avantage. Il hésita. — Nous avons entendu dire que Carden s’est donné la mort. Avons-nous été mal informés ? — Espères-tu vraiment que je te réponde ? — Non, Tisserand, répliqua l’homme embarrassé. — Alors Mertesse convoite le trône ? — Bien sûr, s’empressa Shurik. C’est un Eandi. Mais il n’est pas idiot au point de tenter le coup. Il cherche à s’attirer les faveurs du successeur le plus probable de Carden. — Et de qui pense-t-il qu’il s’agit ? — De Grigor, le plus âgé des frères. — Je vois. Comment réagira le duc à l’annonce d’une régence, dirigée par Grigor jusqu’à ce que l’héritier de Carden soit en âge de monter sur le trône ? — Mais Carden n’a pas de… Il s’interrompit, les yeux écarquillés d’une façon comique. — Vous parlez de sa fille ? — C’est ce que veut la reine. Shurik soupesa cette information quelques instants. — Je suis sûr que le duc n’a jamais envisagé une possibilité pareille, répondit-il enfin. J’ignore comment il va réagir. Je suis désolé, Tisserand. Je crains qu’il ne vous faille discuter avec Yaella. — Aucune importance. Ce n’est pas la raison de ma visite. Le renégat l’observa avec méfiance. Il s’efforçait, comme ils le faisaient tous, de deviner derrière son jeu d’ombres et de lumière, les traits de son visage. — Vraiment ? — Je me souviens de notre conversation après le désastre de Kentigern. Tu m’as proposé de fouiller les Terres du Devant à la recherche de cet homme, ce Grinsa jal Arriet, que tu penses être Tisserand. — Je n’ai pas oublié, répondit Shurik. Vous m’avez interdit de le poursuivre. Vous m’avez demandé de rester à Mertesse avec Yaella. — C’était la meilleure chose à faire. Mais les circonstances ont changé. Je veux que tu le trouves pour moi. Si tu as l’occasion de le tuer, fais-le. Mais écoute-moi bien, si tu tentes et que tu échoues, lui révélant ainsi que je veux sa mort, je veillerai à ce que tu meures, toi, d’une mort lente et douloureuse. Est-ce clair ? Le renégat avait pâli, mais il se débrouilla pour lui offrir un faible sourire. — Très clair, Tisserand. Par où dois-je commencer mes recherches ? Au cours d’une précédente conversation avec Cresenne, avant leur discussion pénible de cette nuit, elle lui avait dit qu’elle supposait que Grinsa était toujours en Aneira. Il avait balayé cette idée, la mettant sur le compte de ses seuls désirs. Elle ne voulait pas quitter le Festival ni braver les vents glaciaux de la plaine, aussi avait-elle décidé de penser que le Glaneur était resté dans le royaume de Carden. Au vu de ce qu’il savait à présent, Dusaan était contraint de reconnaître qu’elle avait peut-être raison. — Je ne serais pas surpris qu’il soit à Solkara, répondit-il. Ou en route pour la cité royale. Shurik se rembrunit. — Il me semble… délicat de me rendre aujourd’hui là-bas. — C’est exact. Pars vers le sud dans quelques jours, mais reste en dehors de la ville. Attends que les funérailles soient terminées et que les gens commencent à rentrer chez eux, alors tu entreras à Solkara. De cette façon, tu pourras te consacrer à ta mission sans mettre ton duc dans l’embarras. — Et s’il s’avère qu’il n’y est pas allé ? Dusaan, sentant le tic qui agitait sa joue, se félicita que l’autre ne pût le voir. — S’il n’est pas à Solkara, je te donnerai le nom d’une femme que tu pourras suivre. J’ai le sentiment qu’elle nous conduira à lui. 12 Solkara, Aneira Lorsqu’elle entendit le coup frappé à sa porte, Fetnalla était déjà debout et habillée. Il était encore tôt – bien que la nuit eût fait place aux lueurs fantomatiques de l’aube, le soleil n’était pas levé – mais elle avait mal et très peu dormi. D’un jour à l’autre Evanthya arriverait à la cité royale. L’impatience altérait son sommeil. Elle fut néanmoins surprise de constater que d’autres étaient déjà debout, et stupéfaite lorsqu’elle découvrit la voix de celui qui lui demandait d’entrer. — C’est le Premier ministre, répondit l’homme à sa question. Au milieu des préparatifs des funérailles de Carden, elle et Pronjed faisaient de leur mieux pour s’éviter. Qu’il lui rende visite dans sa chambre à une heure aussi matinale était pour le moins curieux. Mais elle n’avait pas d’autre choix que de le faire entrer. Elle ouvrit la porte. Si elle en jugeait à son allure, il était bien mal en point. Il transpirait et son visage, même pour un Qirsi, était livide. Il tremblait et tenait sa main droite contre sa poitrine comme s’il souffrait le martyre. — Pardonnez-moi de vous importuner à pareille heure, Premier ministre, s’excusa-t-il d’une voix faible. Je me demandai si vous étiez Guérisseuse, ou si vous en aviez un parmi les vôtres. — Bien sûr, fit-elle en oubliant leur animosité pour le laisser entrer. Je suis Guérisseuse. — Merci, fit-il en s’arrachant un sourire. Elle le conduisit jusqu’à un fauteuil devant la fenêtre et s’agenouilla devant lui. D’une main prudente, elle lui prit le bras qu’il lui tendait et examina sa blessure. Tandis qu’elle tournait sa paume vers la lueur de la bougie posée sur une tablette toute proche, elle le vit grimacer douloureusement. — Excusez-moi, s’empressa-t-elle. Il hocha la tête, les dents serrées. Sa main était affreuse à voir. La base de son pouce, enflée, avait plus que doublé de volume. Le doigt lui-même et une grande partie de la paume étaient violets, de la couleur sombre et menaçante des nuages lors d’un orage d’été tardif. L’os était cassé, mais ce qui l’étonnait le plus, c’était de constater que l’accident remontait à plusieurs heures. — Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle. Il haussa faiblement les épaules en grimaçant. — Je suis tombé en voulant mettre du bois dans la cheminée. — Maintenant ? Il la dévisagea rapidement. — Non, un peu plus tôt. Je me suis réveillé au milieu de la nuit, à cause du froid sans doute. Je me suis levé pour ajouter des bûches dans l’âtre et j’ai trébuché. Je devais être encore endormi, car je me suis recouché sans comprendre que je m’étais blessé. — J’ai bien l’impression que l’os est brisé en plusieurs endroits. Elle posa son autre main sur la sienne et ferma les yeux. — Détendez-vous, je vais voir ce que je peux faire pour redresser l’os. Sondant sa main, Fetnalla découvrit qu’il était brisé en trois endroits. Les fragments, heureusement, n’avaient pas beaucoup bougé et il ne lui fut pas difficile de les remettre en place. Le ministre pourtant vacilla. Elle crut un instant qu’il allait s’évanouir. Lorsque l’os fut rétabli, elle puisa dans son flot de magie pour apaiser la douleur. Elle sentit la chaleur traverser ses paumes, comme une onde tiède, et pénétrer celle du blessé. Sentant l’os se reconstituer, elle sourit. Ministre à la cour du duc d’Orvinti, elle faisait rarement appel à ses dons de Guérisseuse. Or, ainsi qu’elle s’en faisait la remarque, c’était celui qu’elle préférait. — Vous êtes très adroite, Premier ministre, la félicita Pronjed. Je me sens déjà beaucoup mieux. — Merci, mais ce n’est pas terminé. Elle, concentrée sur sa tâche, et lui s’abandonnant au soulagement qu’il éprouvait, ils restèrent un moment silencieux. Au bout d’un certain temps, la jeune femme se sentit toutefois dans l’obligation de parler. — Je suis étonnée que vous soyez venu me voir, fit-elle en ouvrant brièvement les yeux. Pronjed contemplait les flammes, son visage étroit avait repris un peu de ses couleurs. — Vraiment ? — J’aurais trouvé plus juste que vous vous tourniez vers un des Guérisseurs du château. — Le château n’en a pas. Elle ouvrit une nouvelle fois les yeux. — Aucun ? — Carden n’a jamais fait confiance à la magie pour sa santé. Il accueillait les Qirsi dotés de tous les autres pouvoirs, ceux capables de l’aider, mais il n’autorisait que les chirurgiens eandi à s’occuper de lui et de sa famille. — C’est peut-être pour ça qu’il est mort aujourd’hui. Ses paroles avaient à peine franchi ses lèvres qu’elle regrettait son indiscrétion. — Comment ? — Pardonnez-moi, je voulais simplement dire qu’un Guérisseur qirsi aurait peut-être trouvé le moyen de l’aider. — Oui, bien sûr, répondit Pronjed en se tournant de nouveau vers les flammes. J’y ai pensé aussi. Ils retombèrent dans un silence que Fetnalla, cette fois, se garda bien de briser. Elle craignait encore cet homme. Bien qu’il ne se fût pas offensé de sa remarque, elle n’aurait peut-être pas la même chance une seconde fois. Les premières cloches du jour se mirent à sonner et, quelques instants plus tard, elle entendit des pas dans le couloir. — Les gardes prennent la relève, avança Pronjed d’une voix plus assurée. Fetnalla écarta ses mains et regarda le pouce blessé. Il était encore enflé et coloré, mais loin de ce qu’il était avant son intervention. Il le bougea doucement et sourit. — C’est beaucoup mieux, fit-il. Merci beaucoup, Premier ministre. Vous m’avez rendu un grand service. Je ne l’oublierai pas. — Je suis heureuse d’avoir pu vous aider. Je peux peut-être résorber encore le gonflement. Voulez-vous que j’essaie ? — Ce n’est pas nécessaire. Le temps fera le reste. — Comme vous voulez. Pronjed se leva et la jeune femme l’imita. — La prochaine fois, demandez à l’un de vos serviteurs de nourrir le feu, fit-elle avec un sourire pour adoucir sa moquerie. — Comment ? Oh, oui, bien sûr ! Il lui rendit son sourire, mais il était contraint. Devant la porte, la main déjà sur la poignée, le Premier ministre de Solkara se tourna vers elle. — J’aimerais, suggéra-t-il avant de hocher la tête. Non, aucune importance. — Je n’en parlerai à personne, fit-elle alors qu’il se détournait. Ce n’est pas au Guérisseur de parler de ce qu’il fait. — Merci encore, lui dit-il avec un sourire plus naturel. Je crois que la reine a prévu de vous rencontrer avec votre duc dans la journée. Nous nous verrons à ce moment-là. Il ouvrit la porte et jeta un coup d’œil dans le couloir. Ne voyant personne, il la salua brièvement et la quitta. Longtemps après son départ, Fetnalla contemplait encore la porte de bois. Quelque chose dans leur conversation la troublait, mais elle ne savait quoi. Sur le coup, ses explications sur les circonstances de sa blessure lui avaient paru parfaitement logiques. À la réflexion, elle ne comprenait pas comment il avait pu se faire aussi mal et se recoucher. C’était comme si… L’échange qu’elle avait eu avec son duc sur la mort de Carden lui revint brusquement en mémoire. Elle avait alors supposé qu’un Qirsi doté du pouvoir de l’illusion aurait pu contraindre le roi à retourner sa propre arme contre lui. Et voilà que son Premier ministre venait de la convaincre d’une chose parfaitement insensée. Un nouveau coup résonna contre sa porte. — Qui est-ce ? demanda-t-elle en luttant contre les battements désordonnés de son cœur. — Votre duc, répondit la voix de Brall. Fetnalla ouvrit la porte en hâte. — Monseigneur. Bonjour. Il avança dans la pièce en regardant autour de lui. Ses cheveux argentés étaient légèrement ébouriffés et son visage large était pâle, comme s’il avait peu dormi. — J’ai entendu des voix. Elles m’ont réveillé. — Oui, monseigneur. Un blessé est venu dans ma chambre. Je l’ai soigné et la personne est partie. Il fit le tour complet de la pièce avant de se planter devant elle. — Qui était-ce ? Elle aurait voulu lui répondre. Elle était plus convaincue que jamais que le Premier ministre était mêlé à la mort de Carden et elle voulait partager ses doutes avec Brall. Mais elle avait fait une promesse et elle était lasse des perpétuels soupçons de son duc. Il lui parlait de confiance, de l’importance qu’il y avait à pouvoir compter l’un sur l’autre pendant leur séjour à Solkara en attendant les funérailles et la sélection de son successeur. Mais il ne montrait aucune confiance dans sa loyauté. — Je ne peux vous le dire, monseigneur, répondit-elle parfaitement consciente de la colère et des doutes supplémentaires qu’allait engendrer sa réponse. J’ai donné ma parole de Guérisseuse. — S’agit-il d’un Qirsi ? — Je ne vous le dirai pas davantage. — Très bien, se détourna Brall contrarié. J’allais prendre mon petit déjeuner dans la salle à manger royale, grommela-t-il en s’éloignant. Vous êtes libre de vous joindre à moi, ou non, comme vous le jugez bon. Fetnalla ne bougea pas. Elle aurait voulu s’emporter contre sa stupidité, hurler pour ne pas fondre en larmes. Elle méritait mieux, ainsi qu’elle l’avait décidé depuis longtemps. Elle ne put que se résoudre à le suivre dans les couloirs jusqu’au grand escalier qui conduisait dans le hall. Ainsi que Pronjed le lui avait annoncé, un messager vint les trouver pour leur annoncer que la reine attendait le duc. Ils n’avaient vu Chofya, absorbée par les funérailles et toutes les tâches que Carden avait laissées en suspens, depuis plusieurs jours. — Je me demande ce qu’elle me veut, rumina tranquillement Brall après le départ de son messager. — Vous êtes son invité, monseigneur. Elle s’aperçoit peut-être qu’elle vous a négligé trop longtemps. — Non, il s’agit d’autre chose. Le jour où nous avons appris la mort du roi, elle a requis mon aide dans une cause que j’ignore. Je pense que c’est de ça qu’elle souhaite me parler. La conversation que Fetnalla avait oubliée lui revint en mémoire. Son duc, bien sûr, avait raison. Ils achevèrent leur repas à la hâte et se dirigèrent vers le bureau que la reine avait investi. Les gardes, saluant Brall d’une courte révérence et ignorant complètement Fetnalla, les firent immédiatement entrer. La reine, mains croisées sur la table, un sourire figé sur les lèvres, était assise au bureau de son mari. Elle était vêtue d’une simple robe noire, les épaules recouvertes d’une cape portant le sceau royal et le front orné de la fine couronne d’or qui ne quittait jamais ses cheveux. Son visage portait des rides que Fetnalla n’avait pas remarquées quelques jours plus tôt. Ce détail mis à part, elle était égale à elle-même : belle, impressionnante et légèrement plus triste. — Votre Altesse, fit Brall en s’inclinant. Fetnalla s’inclina elle aussi. — Levez-vous, Lord Orvinti, vous aussi, Premier ministre. Soyez les bienvenus. J’espère que vous êtes bien installés. — Oui, Votre Altesse, parfaitement bien. — J’en suis heureuse. J’espère aussi que vous me pardonnerez mon manque d’hospitalité. J’ai dû m’occuper de tant de choses depuis la mort du roi que je crains de vous avoir délaissés. — Je vous en prie, Votre Altesse, sourit Brall, ne vous inquiétez pas. Nous sommes dans le plus beau château des Terres du Devant, grâce à vous et à vos talents de reine. Notre séjour, n’eût été le deuil qui nous frappe, est le plus agréable qui soit. — Vous êtes très aimable, Brall. — Comment va Votre Altesse ? demanda Brall, abandonnant son sourire pour un regard plein d’inquiétude. — Aussi bien qu’on peut l’espérer. — Et la princesse Kalyi ? Chofya baissa les yeux. — Elle pleure son père. Elle est terriblement jeune pour le perdre. Mais elle possède sa force. — Et la vôtre, j’en suis certain, Votre Altesse. C’est une enfant hors du commun. La reine lui adressa un étrange sourire. — Vos paroles me vont droit au cœur, Lord Orvinti. Je crois, en effet, que c’est une enfant extraordinaire. C’est d’ailleurs pour cette raison que je vous ai fait venir. — Votre Altesse ? — Je ne vais pas vous raconter d’histoires, Brall. Je veux que Kalyi succède à son père. J’ai bien conscience qu’elle n’est qu’une enfant, aussi vais-je demander un régent, mais je veux qu’elle monte sur le trône et dirige Solkara et le royaume. À l’annonce de la reine, le duc avait soulevé un sourcil étonné, mais il eut la sagesse de borner sa réaction à ce simple geste. Fetnalla, après un regard dérobé à Pronjed, constata que le Premier ministre semblait en accord avec Chofya. Elle vit aussi qu’il tenait sa main blessée soigneusement dissimulée derrière son dos. — Je n’ai pas besoin de vous rappeler, reprit Brall après un long silence, qu’Aneira n’a pas eu de reine depuis deux cent cinquante ans. — J’en ai parfaitement conscience, Lord Orvinti. — Et combien le royaume s’est trouvé proche de la guerre civile la dernière fois qu’une femme a occupé le trône. Cette période de l’histoire d’Aneira, connue sous le nom de la Dynastie des Reines, débutait en 537 avec l’investiture d’Edrice, la fille aînée de Tomaz VI. Edrice n’était pas la première femme à entrer au panthéon des chefs du royaume, elle n’était même pas la première reine issue de la maison de Solkara. Son arrière-grand-mère, Tanith, avait dirigé le pays cinquante ans avant elle. Mais comme son père, Edrice n’avait pas eu de fils. La couronne était donc revenue à sa fille, Tanith II. Tanith avait eu un fils, mort avant sa Révélation, et lorsque la reine mourut à son tour, son unique héritière, Syntalle, lui succéda. À cette époque, les autres maisons aneiriennes avaient commencé à critiquer ce que beaucoup appelaient le début d’un matriarcat, qui n’était pas sans rappeler ce qui se passait alors à Sanbira. Syntalle n’avait qu’une fille et trois fils, mais sa fille était l’aînée et la reine n’avait pas caché le fait qu’elle lui destinait la couronne. Conduites par Bistari et Dantrielle, les autres maisons s’y opposèrent. Lorsque Syntalle, âgée et malade, arriva au terme du plus long règne de l’histoire du royaume, elles menacèrent d’arracher la couronne à la maison des Solkara plutôt que d’accepter une autre reine. Provocatrice jusqu’à la fin, Syntalle avait abdiqué sur son lit de mort afin d’assister à l’investiture de sa fille, Edrice II, quatrième reine consécutive d’Aneira. Contrairement à sa mère, Edrice ne montrait aucun appétit pour le pouvoir. Menacée par les armées de Bistari, Mertesse, Dantrielle et Noltierre, qui avançaient sur le château de Solkara, craignant pour sa vie, sa famille et son royaume, Edrice avait abdiqué en faveur de son frère puîné, Farrad. En échange de la couronne, Farrad s’était engagé à transmettre le titre à son neveu, le fils d’Edrice, Carden. Le roi tint parole et, vingt-deux ans plus tard, après la mort de Farrad IV, Carden Ier monta sur le trône, achevant la Dynastie des Reines par ce qui fut nommé par la suite le Pacte de la Reine. — Je connais parfaitement l’histoire d’Aneira, Lord Orvinti, rétorqua Chofya d’une voix brusquement plus distante. Je ne cherche pas à fonder un nouveau matriarcat, mais à tenir mes engagements de reine, de veuve et de mère. Kalyi est l’unique enfant de Carden. Ses droits sur la couronne ne sont-ils pas légitimes ? — Je suppose que si, Votre Altesse, répondit le duc à voix basse. Qu’attendez-vous de moi ? La reine, par une moue agacée, manifesta sa contrariété. Leur conversation ne prenait visiblement pas la tournure qu’elle avait espérée. — Je pensais vous demander votre soutien pour convaincre les autres maisons, déclara-t-elle. Il semble que j’aie eu tort de croire que vous m’aideriez. — J’ai promis de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour vous soutenir, Votre Altesse, et je suis un homme de parole. Il se trouve néanmoins que j’ai quelques questions. — Naturellement, Lord Orvinti. Je vous écoute. — Songez-vous à quelqu’un en particulier pour assurer la régence ? La reine tourna rapidement les yeux vers son ministre avant de répondre : — Je songe au marquis de Renbrere, l’oncle de Kalyi. — Grigor, précisa le duc. Également connu sous le nom du Chacal. En fait, ils étaient deux mais, étant l’aîné, et le plus puissant des deux, Grigor était aussi beaucoup plus dangereux que son frère Henthas. C’était une folie de lui confier la régence. Brall avait avoué à Fetnalla le dégoût que cet homme lui inspirait et sa crainte de le voir succéder à Carden. D’une certaine façon, pourtant, la fonction de régent était pire, car il pouvait cultiver sa malveillance et en imputer tout le blâme à sa nièce. — Je sais ce que vous pensez, Brall, reprit la reine. Je ne lui fais pas plus confiance que vous. Mais je n’ai pas le choix. Aux yeux de beaucoup, Grigor est le plus légitime des candidats. J’ai d’ailleurs déjà reçu de sa part des messages signifiant clairement son intention de réclamer le titre pour lui et ses fils. — Alors comment pouvez-vous songer à lui pour la régence de votre fille ? À la première occasion, il essayera de vous assassiner. Toutes les deux. — C’est la raison pour laquelle il me faut le soutien des autres maisons. Elle se leva et fit quelques pas vers la cheminée. — Le royaume est au bord du précipice, vous le savez. Grigor est haï et craint dans tout le pays. S’il monte sur le trône, il sera combattu et la maison de Solkara sera écartée du pouvoir, mais seulement au terme d’une longue et sanglante guerre civile. — La même chose peut se passer si vous tentez d’imposer votre fille, observa le duc. Fetnalla, qui s’attendait à une explosion de colère, fut surprise de la réaction de la reine. — Je le sais, répondit Chofya doucement. Mais en proposant la régence à Grigor, nous faisons de lui notre allié. La peur qu’il inspire découragera ses partisans de s’opposer à Kalyi. Et la peur que lui causent les maisons qui nous soutiennent l’empêchera de chercher à ravir la couronne. J’ai l’intention d’utiliser le Chacal, Lord Orvinti. C’est un équilibre subtil, et risqué, je le reconnais volontiers, mais c’est mon seul espoir de maintenir la maison de Solkara sur le trône. — Vous jouez avec le feu, Votre Altesse. Un seul faux pas peut vous coûter très cher. — Alors je dois me montrer excessivement prudente, n’est-ce pas ? Mais vous, Lord Orvinti, avez la possibilité de mettre un terme à ce jeu avant même qu’il ait commencé. Mon unique désir est de maintenir la couronne à Solkara. Si vous nourrissez des ambitions pour votre maison et vos enfants, je me tournerai ailleurs. Un sourire sans joie étira les lèvres de Brall. — Si j’admettais une telle ambition, aurais-je le loisir de quitter le château en vie ? La reine se tourna vers lui. — Vous avez ma parole que oui, Lord Orvinti. Ils se dévisagèrent longuement. Brall finit par acquiescer. — Ainsi que je vous l’ai déjà dit, Votre Altesse, je vous ai juré fidélité. Et il se trouve que je n’ai rien à gagner à devenir roi. Je suis un vieil homme et mon unique ambition est de finir mes jours paisiblement sur les rives du lac Orvinti. Je n’ai ni l’énergie, ni le désir, de me lancer en guerre. — Et votre fils ? — Je crois que mon fils sera heureux du royaume que je lui léguerai lorsque Bian m’appellera à ses côtés. Prononcés par n’importe quel autre duc, ces mots auraient fait sourire. Dans la bouche de Brall, ils sonnaient vrai. Fetnalla connaissait le duc depuis assez longtemps pour savoir qu’il était sincère. Plus jeune, il aurait pu saisir l’occasion de la mort de Carden pour promouvoir la maison d’Orvinti. Mais le temps de la conquête était passé depuis longtemps. — Cela signifie-t-il que vous me soutenez ? demanda la reine. — Que ferez-vous si Grigor refuse la régence ? insista Brall en choisissant d’esquiver pour l’instant sa question. L’écraser ? — Nous pensons qu’il ne refusera pas, intervint le ministre. Brall dévisagea Pronjed, appuyé contre le rebord de la fenêtre aux volets fermés, avant de revenir à la reine. — Pourquoi accepterait-il ? Vous avez dit vous-même que de nombreux ducs s’attendent à son investiture. Entre une reine et Grigor, leur choix sera vite fait. En faveur du second, crut-il bon d’ajouter. Grigor le sait. Je doute qu’il abandonne le trône aussi facilement. Je ne peux m’empêcher aussi de constater, poursuivit-il après une brève pause, qu’il n’est toujours pas arrivé. Renbrere pourtant n’est qu’à une journée de Solkara. Fetnalla s’était fait la même réflexion. Henthas, le second frère de Carden, était au château depuis quelques jours, tout comme Numar, le benjamin, celui qu’on appelait l’Idiot. Grigor n’avait, lui, donné aucun signe de vie. — Nous l’attendons aujourd’hui ou demain, répondit la reine. J’ai reçu un message de lui, hier. Quant au reste, je vous l’ai dit, Brall, sans aide, mon plan ne peut fonctionner. Je n’ai pas besoin du soutien de toutes les autres maisons, et je ne m’y attends d’ailleurs pas. Mais si Orvinti et Dantrielle sont avec moi, ainsi que Kett, si Ansis peut être convaincu, ce serait un début. Elle émit un faible sourire. — Ne comprenez-vous pas, Lord Orvinti, que vous détenez la réponse à vos propres questions ? Le duc, sans se résoudre à répondre, acquiesça gravement. — Songez-y, Lord Orvinti, je vous laisse jusqu’à demain, proposa la reine en avançant vers lui, main tendue. Brall mit un genou en terre, prit la main qu’elle lui tendait, et y appuya le front. — Nous en reparlerons demain, fit-elle. — Très bien, Votre Altesse. Il se leva et, invitant Fetnalla du geste et du regard, se dirigea vers la porte. Le Premier ministre d’Orvinti se tourna vers Pronjed qui l’observait, le front soucieux. Il tenait toujours sa main cachée, mais elle comprit que sa blessure, en cet instant, était le moindre de ses soucis. Ses petits yeux jaunes semblaient presque lui demander son aide. Alors, sans très bien savoir pourquoi, elle lui adressa un discret signe de tête auquel il répondit par un infime sourire. Le duc les ramena vers leurs appartements en silence. Elle lui en fut reconnaissante. Bien qu’elle partageât l’analyse de Brall qui soulignait que la reine courait de grands risques en voulant mettre sa fille sur le trône, elle était persuadée que ces risques étaient justifiés. Il lui semblait que toutes les autres possibilités ne débouchaient que sur la guerre. Pronjed paraissait nourrir les mêmes certitudes. Être d’accord avec lui la mettait mal à l’aise. * La troupe en provenance de Dantrielle quitta la Grande Forêt d’Aneira pour la lumière dorée et le vent froid qui s’étendaient sur les champs et les villages de la plaine. Elle arriva en vue du château de Solkara et de la Cité royale au moment où sonnaient les cloches du prieuré, en fin de journée. Il ne restait qu’une lieue à parcourir. Tebeo pourtant décida de mettre pied à terre et de faire boire leurs montures. Evanthya était si impatiente de retrouver Fetnalla qu’elle aurait volontiers couvert en courant la distance qui les séparait du château. Résignée à patienter encore, elle rejoignit son duc sur les rives de la Kett. Les fenêtres de toutes les habitations en vue étaient fermées, pas seulement contre le froid, mais en signe de deuil. Sur les plus hautes tours du château flottaient les bannières jaunes et rouges d’Aneira. Les mâts qui portaient d’ordinaire les oriflammes noir, rouge et or de Solkara dressaient leurs flèches, nues et désolées, sur le bleu vif du ciel. Malgré le soleil, l’ombre de Bian régnait comme un nuage menaçant au-dessus de la grande forteresse. Ils n’en avaient pas discuté au moment de leurs préparatifs de départ, Evanthya sentait pourtant que son duc redoutait les quelques jours à venir. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour le rassurer sur sa loyauté. En vain. Tebeo n’avait pas abandonné sa suspicion. Si la conspiration continuait de s’étendre, fauchait d’autres vies, les ministres qirsi seraient de plus en plus nombreux sur les Terres du Devant à connaître, et subir, le même sort. — Nous n’allons pas nous attarder, Premier ministre, fit Tebeo sans prendre la peine de la regarder. — Oui, monseigneur. — Vous êtes pressée d’arriver en ville. Elle sourit. — Je suis impatiente de passer quelques jours loin de mon cheval, monseigneur, d’enlever ce manteau, et de goûter la chaleur d’un bon feu. — Vous n’êtes pas faite pour les voyages, Premier ministre, sourit-il en retour. — En effet, monseigneur. Je ne l’ai jamais été. Après un regard pour ses hommes qui s’affairaient au bord de l’eau, il s’éloigna le long de la rive. Evanthya lui emboîta le pas. Lorsqu’ils furent hors de portée des oreilles indiscrètes, Tebeo reprit la parole. — Je pensais que peut-être vous étiez pressée de revoir le ministre d’Orvinti. Evanthya, interloquée, sentit sa bouche s’assécher. — Monseigneur ? — Vous pensiez que je ne le savais pas ? Que pouvait-elle répondre ? — Oui, monseigneur, répondit-elle les yeux fixés sur l’eau, parfaitement consciente de la teinte cramoisie qu’avaient dû prendre ses joues. Je craignais que vous ne désapprouviez. — Je ne suis pas certain d’apprécier, mais j’ai appris depuis longtemps qu’Adriel peut se montrer fantasque dans ses cadeaux. Nous devons tous accueillir l’amour, où qu’il se trouve. Elle leva les yeux, surprise et soulagée, le cœur gonflé de reconnaissance. — Merci, monseigneur, murmura-t-elle d’une voix couvrant à peine le murmure léger de la rivière. — Vous comprenez, naturellement, que si Brall et moi devions nous brouiller, cela poserait un problème. — Oui, monseigneur. Il acquiesça et releva les yeux vers le château. — Nous devrions partir. Le soleil ne va pas tarder à se coucher, je voudrais être au château avant la nuit. Le duc fit demi-tour. Evanthya le rappela. — J’ai peur que Lord Orvinti ne se montre pas aussi… compréhensif. Fetnalla ne lui a rien dit de… Elle s’arrêta, cherchant la façon la plus correcte de s’exprimer. — Ne vous inquiétez pas, Premier ministre. Je n’en soufflerai pas un mot à Brall. Il s’éloigna avant de se retourner une nouvelle fois. — Mais vous avez raison sur un point. C’est une nouvelle qui ne risque pas de le réjouir. La fin de leur voyage s’écoula rapidement. Les cavaliers de Dantrielle arrivèrent au château et Evanthya put se chauffer devant le grand feu qui brûlait ardemment dans l’imposante cheminée du hall royal. Après avoir autorisé ses hommes à se restaurer et prendre un peu de repos, Brall leur ordonna d’aller se ranger sous l’autorité du capitaine de la garde royale pour le reste de leur séjour. C’était un geste coutumier et, au vu de la multitude d’uniformes dont étaient revêtus les gardes disséminés dans les couloirs et devant les portes, les autres seigneurs en visite en avaient fait de même. Evanthya avait constaté avec plaisir qu’un grand nombre de soldats arboraient les couleurs vert, bleu et blanc d’Orvinti. Fetnalla était là et la ministre avait hâte de la rencontrer. Comme en réponse à ses désirs, une trompette retentit à l’une des portes qui donnaient sur le hall. Un héraut annonça la reine. Un instant plus tard, Chofya pénétrait dans la grande salle, accompagnée des ducs de Rassor, Mertesse et Orvinti ainsi que d’autres nobles de rangs inférieurs. Tous étaient suivis de leurs ministres, dont Fetnalla. Tebeo s’agenouilla devant la reine, imité par Evanthya, qui ne quitta pas les yeux de son amour déjà plongés dans les siens. Fetnalla, grande et gracieuse, le visage opalin aussi enchanteur que les rayons de Panya sur les eaux de la Rassor, rayonnait. Elle avait remonté ses cheveux et troqué ses vêtements de voyage pour une longue robe ministérielle. Elle semblait arrivée depuis longtemps. Son sourire était lumineux, mais son regard paraissait troublé. Les formalités s’éternisèrent. La reine présentait tous ses invités à Tebeo qui, en retour, présentait Fetnalla à chacun d’entre eux. Lorsque les présentations furent enfin terminées, la reine invita ses hôtes à prendre part au festin préparé en leur honneur. Brall et Tebeo choisirent de dîner ensemble. Profitant de cette excuse, Evanthya et Fetnalla s’installèrent côte à côte. Entourées des hommes et des femmes les plus puissants d’Aneira, elles se soumirent d’abord aux conversations, simplement heureuses de se sentir réunies. — Vous êtes resplendissante, Premier ministre, fit Fetnalla, profitant d’un répit. J’en conclus que vous avez fait un agréable voyage. — Oui, merci. Et vous ? — Nous sommes ici depuis un certain temps. Dix jours, il me semble. Mais notre voyage fut agréable. — Dix jours ? s’exclama Evanthya stupéfaite. Vous étiez donc là quand… — Oui, répondit Fetnalla avant de poursuivre dans un murmure : Carden est mort la nuit de notre arrivée à Solkara. L’arme qui l’a tué était un cadeau de mon duc. — Par toutes les flammes ! Fetnalla jeta un coup d’œil prudent sur les convives. — Nous en parlerons plus tard, fit-elle, quand nous serons seules. Evanthya, regrettant de ne pouvoir quitter immédiatement le banquet, acquiesça. — D’accord. J’ai des nouvelles, moi aussi. Une lueur curieuse traversa les yeux de Fetnalla. — Tu l’as fait, c’est ça ? murmura-t-elle. Il fallut quelques secondes à Evanthya pour comprendre qu’elle faisait référence à l’assassin qu’elles devaient engager. Elle acquiesça, avec le même regard prudent que Fetnalla quelques secondes avant elle. Brall et Tebeo étaient en grande conversation. Fetnalla, hochant la tête comme si elle avait du mal à la croire, la contemplait fixement. — J’ai hâte que tu me racontes, gloussa-t-elle. Toi dans un endroit pareil ! J’aurais adoré voir ça. Elle hocha encore la tête, un sourire incrédule aux lèvres. — Ce n’est pas drôle ! protesta Evanthya les joues rouges. J’étais terrifiée et l’un des hommes m’a reconnue. Le sourire amusé s’évanouit aussitôt des lèvres de Fetnalla. — Je suis désolée. Je n’aurais pas dû rire. Elle allait poursuivre quand la trompette retentit une nouvelle fois. Le héraut avança dans la salle. — Grigor, marquis de Renbrere ! annonça-t-il d’une voix forte. Toutes les conversations s’interrompirent, tous les regards se tournèrent vers la porte. Ils attendirent puis un homme franchit le seuil et pénétra dans la pièce. Sa cape flottait autour de lui. Evanthya, tant le marquis ressemblait à son frère, le roi défunt, crut un instant à l’apparition d’un fantôme. Comme Carden, Grigor était grand, musclé et large d’épaules. Malgré la froideur des derniers jours du cycle de Bohdan, il avait les bras nus. Ses yeux noirs offraient un contraste saisissant avec ses cheveux dorés. Ses traits étaient si fins qu’ils étaient presque féminins. Il ne possédait pas l’arrogance de Carden, mais il marchait avec une telle rudesse qu’il était encore plus impressionnant que le roi. Evanthya avait si souvent entendu parler de lui, toujours sous le nom du Chacal, qu’elle pensait le connaître. Mais en le voyant, elle se dit qu’il ressemblait davantage à un loup. Terrible et menaçant, il faisait preuve d’une certaine noblesse, d’un allant dont Carden n’avait jamais témoigné. Après un instant de silence, les convives se levèrent et s’inclinèrent devant lui. Pourtant, beaucoup d’entre eux, à l’instar de Brall et Tebeo, étaient d’un rang plus élevé. Chofya ne s’inclina pas. Elle ne s’était même pas levée. Après que ses invités eurent regagné leurs sièges, Grigor avança vers elle et s’agenouilla. — Votre Altesse, fit-il d’une voix aussi claire et forte que le coup d’un marteau de forgeron sur son enclume, je vous présente toutes mes condoléances. — Et moi, les miennes, répondit la reine. Notre roi était votre frère autant que mon mari. À ces mots, Grigor leva les yeux. Une flamme dansait dans ses prunelles. — Vous m’enlevez les mots de la bouche, répondit-il, souriant au malaise de la reine. Sans attendre la permission de Chofya, il se leva et parcourut l’assemblée d’un regard ostensible. Ses yeux s’arrêtèrent brièvement sur ses frères, assis à une des tables les plus proches. Il les salua puis, sans quitter sa place, poursuivit son inspection des lieux. Les convives, suspendus à ses réactions – allait-il s’asseoir ou clamer sur-le-champ son droit à la couronne –, le contemplaient en silence. — Où sont les autres ? demanda-t-il à la cantonade. Noltierre, Tounstrel, Bistari, Kett. Ils devraient être là. — Je les attends, répondit Chofya après un court silence. Les funérailles ont lieu dans trois jours. Je suis certaine qu’ils seront là à temps. — Nous devrions avoir un nouveau roi d’ici là. La reine se raidit. — Le nouveau chef d’Aneira sera choisi après les funérailles, observa-t-elle. Comme le veut la coutume. Grigor, les prunelles rétrécies, se tourna vers elle. Evanthya, elle aussi, avait remarqué les termes de la reine. Chofya n’avait pas parlé de roi mais de chef. Elle tourna vers Fetnalla un regard interrogateur. Son amie se contenta de secouer la tête. — Pas maintenant, fit-elle dans un souffle. Je t’expliquerai. — Comploteriez-vous pour la couronne, Votre Altesse ? demanda Grigor avec un rire de dédain. Il pivota sur ses talons et, d’un geste large, désigna l’ensemble des convives. — Croyez-vous sincèrement que les hommes ici présents sont prêts à vous accepter pour reine ? Votre père était-il seulement baron ? La reine, immobile, le rouge aux joues, observa ses invités. — Ce n’est pas l’heure d’une telle discussion, Lord Renbrere, répliqua-t-elle froidement. — Mon frère est mort. Je suis le duc de Solkara. Et c’est ainsi que j’exige que l’on s’adresse à moi. — Bien sûr, monseigneur, fit la reine prise de court. Pardonnez-moi. Quel que fût le jeu de Chofya, Evanthya constatait qu’elle débutait misérablement. Elle semblait sincèrement contrite. Grigor était un adversaire dangereux ; la ministre n’avait pas besoin de le connaître pour le savoir. Et l’attitude de la reine montrait qu’il venait de marquer un point, sinon deux. — Elle n’espère quand même pas lui disputer la couronne, souffla-t-elle à son amie. — Si, mais pas de la façon à laquelle tu songes, lui répondit Fetnalla. — Je vous en prie, Lord Solkara, reprit la reine. Il y a longtemps que nous n’avons pas dîné ensemble. J’eusse préféré que ce fût en d’autres circonstances mais asseyez-vous avec nous. Levez votre verre et prenez part au festin. Ces sujets peuvent attendre. Le nouveau duc se permit un sourire condescendant. — Merci, Votre Altesse, répondit-il d’une voix pleine de sarcasme. Mais je suis venu rendre hommage à mon frère, le roi, et m’assurer de la continuité du règne de Solkara. Ma place est avec mes frères. Grigor laissant derrière lui, sous tous les regards de l’assemblée, la reine vaincue, se dirigea vers la table où se tenaient Henthas et Numar. — Il n’en fera qu’une bouchée, observa Evanthya. Fetnalla tourna vers elle un visage plus pâle qu’à l’accoutumée. — Nous ne pouvons pas le laisser faire, répondit-elle les lèvres serrées. Il nous écrasera tous. 13 — Ils te regardent, s’amusa Numar en accueillant son frère à leur table. Grigor, luttant pour masquer la satisfaction que lui inspirait sa victoire, les observa tour à tour en acquiesçant. Il n’avait nul besoin de tourner la tête pour savoir que son frère avait raison. Il sentait tous les regards posés sur lui et il s’en délectait. — Ils admirent leur futur roi, fit-il à son jeune frère en s’asseyant. On ne peut pas le leur reprocher, n’est-ce pas ? — Tu crois que tu as déjà gagné ? intervint Henthas avec un rire dur. Si tu crois que la putain de Carden est prête à céder aussi facilement devant toi, tu es stupide. — Elle peut dire et faire ce qu’elle veut, rétorqua Grigor. Elle n’a pas le choix. Mais rassure-toi, mon frère, je n’ai aucune intention de crier victoire pour l’instant. Henthas prit son gobelet de vin et détourna les yeux. — En fait, fit-il tandis qu’un serviteur lui servait une nouvelle rasade, ça ne me déplairait pas que tu le fasses. J’aurais le plaisir de la voir t’humilier. — Tu risques fort d’être déçu. Henthas, les yeux sur la reine, grommela. Grigor savait que son frère cherchait à le mettre en colère, il le faisait souvent quand il se sentait diminué. Mais ce soir, alors que la couronne d’Aneira – celle de Carden – était à sa portée, ça ne marcherait pas. S’il avait pu se passer de ses frères, il l’aurait fait sans hésiter. Aucun des deux ne lui était utile, et Ean savait la piètre affection qu’ils nourrissaient les uns envers les autres. Grigor avait surtout besoin de les contrôler, de les empêcher de ruiner ses projets. Il aurait fallu être sourd et aveugle pour ne pas savoir comment les trois frères étaient considérés dans le royaume, et toutes les Terres du Devant. Les Chacals et l’Idiot. Leurs surnoms n’étaient pas flatteurs, surtout pour le pauvre Numar, mais ils conféraient une notoriété certaine aux frères Renbrere. Ils étaient pourtant loin d’être pertinents. Les chacals vivaient et chassaient en bande, comme les loups. Ce n’était pas leur cas. Grigor et Henthas n’avaient jamais eu le moindre intérêt en commun. Grigor était guidé par l’ambition et son indéfectible certitude qu’un jour son destin serait à la hauteur de ses formidables talents. Henthas lui ne nourrissait aucun rêve, n’aimait personne, et n’avait peur de rien. Troisième fils de la maison de Solkara, le pouvoir était trop loin de lui pour qu’il songeât, sans même vouloir le prendre, à s’en approcher. Même après l’accession de Grigor sur le trône, Henthas ne gagnerait que le marquisat de Renbrere. La marche qui l’élèverait au-dessus du titre de vicomte, aujourd’hui le sien, n’était pas très haute et c’était la dernière. Avec la mort de Carden, le duché de Solkara reviendrait au fils aîné de Grigor. Ni ses frères ni leurs fils n’en profiteraient jamais. Grigor était convaincu que Henthas n’avait aucun projet, mais il n’était pas stupide au point d’en écarter la possibilité. Son frère, que ce soit dans l’ombre ou ouvertement, chercherait à le détruire. Car s’il était dénué d’ambition, il n’était dépourvu ni d’envie ni d’amertume. Il échangerait volontiers son marquisat et tous ses petits luxes contre l’unique plaisir de voir chuter Grigor. Et si cette chute devait lui coûter la vie, tant mieux. Non, Henthas n’avait rien d’un chacal ; une vipère, peut-être, ou un démon, mais ce surnom impliquait des aptitudes sociales dont il était tout simplement dépourvu. Traiter Numar d’idiot était aussi ridicule. Le benjamin n’avait guère plus d’ambition que Henthas. Il semblait parfaitement content de son titre de vicomte et se mêlait rarement des affaires qui dépassaient les limites de ses terres. Prendre cette béatitude pour de l’imbécillité serait néanmoins tout aussi risqué, car Numar avait l’esprit vif et un sens douteux de la morale. S’il décidait de s’opposer à l’ambition de Grigor, il le ferait, et il serait un adversaire bien plus redoutable que Henthas, au moins tant que Grigor ne saurait pas quelle stratégie il comptait employer. Alors qu’on pouvait compter sur Henthas pour le mensonge, la trahison et la violence, Numar, plus perfide, jouait sur la raison et la persuasion. Il chercherait des alliés, construirait des ponts entre les maisons majeures d’Aneira. Et ce faisant, il prouverait au royaume ébahi qu’il n’était pas l’idiot que tout le monde supposait, mais le Solkarien qu’ils désiraient plus que n’importe qui voir monter sur le trône. Les Chacals et l’Idiot. C’était une illusion. Une illusion que Grigor avait pourtant besoin d’entretenir. S’il nourrissait une confiance aveugle dans ses capacités à prendre seul la couronne, ses frères jouaient le rôle de marchepied. Henthas et lui se haïssaient. Qu’on pût les croire alliés servait ses buts. Tant que les nobles d’Aneira verraient en lui l’un des éléments d’une redoutable paire, ils seraient moins tentés de le défier. Et tant qu’ils mépriseraient le dernier fils de Tomaz, ils ne songeraient jamais à voir en lui le roi dont ils avaient besoin. Si les ducs d’Aneira ne voulaient pas affronter les foudres de la maison – prétendument unie – de Solkara, Grigor était leur unique choix. — Elle doit avoir le soutien des autres ducs, marmonna Henthas. Elle n’oserait jamais te tenir tête, sinon. Grigor se tourna dans la direction de Tebeo de Dantrielle et Brall d’Orvinti. — De certains, peut-être, répondit-il. Je n’imagine pas Mertesse et Rassor voler à son secours. Quant à Bertin, Vidor et le gosse, ils ne sont toujours pas là. J’en conclus que Noltierre, Tounstrel et Bistari espèrent que la mort de Carden mette un terme au règne de Solkara. Ils ne vont pas la soutenir non plus. Kett, peut-être, mais Ansis est facile à intimider. Je peux le rallier. Ce qui ne laisse que Dantrielle et Orvinti. — Des maisons majeures, souligna Henthas en le dévisageant. Si elle convainc Bistari, tu n’as aucune chance. — Je viens de te dire… — Elle n’est pas Solkarienne. Pas de naissance, en tout cas. Son père tient une baronnie près de Tounstrel. Vidor la soutiendra peut-être pour cette unique raison. Et avec tous les vieux alliés de son père derrière la reine, le nouveau duc de Bistari, le gosse, comme tu l’appelles, pourrait bien en faire autant. Cette remarque méritait d’être considérée. — Même sans Bistari, poursuivit Henthas, l’armée de Solkara est de son côté, avec celles de Brall et de Tebeo. Tu ne peux pas espérer les écraser. Je sais que Renbrere est puissant pour un marquisat, mais il ne faut pas pousser. — Tu ne crois tout de même pas que l’armée de Solkara va la suivre, non ? Pas quand ils sauront que je revendique la couronne. Henthas, avec un sourire sinistre, haussa les épaules. — On ne peut jurer de rien. Qui peut savoir ce qui traverse l’esprit d’un soldat quand le royaume qu’il est censé défendre se divise ? Mais cela soulève des perspectives intéressantes, tu ne crois pas ? Henthas s’amusait beaucoup trop au goût de son frère. Le duc se tourna vers Numar qui les observait avec un intérêt très vif, bien que silencieux. — Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? lui demanda Grigor. Numar, caressant d’un doigt distrait le rebord de sa timbale, le contempla d’un air impassible. — Ça t’intéresse vraiment ? — Assez pour te poser la question. Le plus jeune, glissant un instant les yeux vers la reine, haussa les épaules. — Je crois que vous la sous-estimez. — Vraiment ? fit Henthas en haussant les sourcils. — Vous la jugez comme n’importe quel noble, duc ou marquis, du royaume. — C’est la reine, Numar, intervint Grigor. Elle n’est peut-être pas issue d’une famille noble, mais elle est à la cour depuis assez longtemps pour en avoir compris les usages et épousé la cause de Solkara. — Sans doute. Mais je pense que c’est d’abord, et avant tout, une mère. Voilà où résident ses ambitions. — Sa fille ? interrogea Grigor en avançant vers lui. — Tu n’as pas volé ton surnom, ironisa Henthas en secouant la tête. La fille ne peut pas monter sur le trône, imbécile ! Sa mère devra nommer un régent. L’un d’entre nous et probablement Grigor. Numar, les yeux fixés sur Grigor, ignora son frère. Grigor, sans détourner les yeux, resta silencieux. Numar avait raison. Accepter une régence était beaucoup plus judicieux qu’un affrontement ouvert avec la reine. Chofya n’avait aucune raison, ni aucune légitimité, à prétendre elle-même à la couronne, mais Kalyi, sa fille, l’unique héritière de Carden, avait tous les droits. Mertesse, Rassor et certains autres auraient peut-être du mal à accepter une reine, mais ceux qui se méfiaient des hommes de Solkara préféreraient l’enfant à Grigor ou à une longue lutte pour établir une nouvelle suprématie. — Tu en es sûr ? demanda-t-il à voix basse. — Ce n’est qu’une supposition, se défendit Numar sans conviction. L’ombre d’un sourire effleura les lèvres de Grigor. — Une bonne, acquiesça-t-il. Penses-tu qu’elle a déjà convaincu Brall et Tebeo ? — Tu ne crois quand même pas sérieusement qu’elle envisage un truc pareil ! s’exclama Henthas incrédule. Plusieurs nobles des tables voisines se tournèrent vers eux. Grigor lui lança un regard furieux. — Tais-toi ! ordonna-t-il avant de revenir à Numar. Alors ? — Je pense qu’elle a obtenu le soutien de Brall. Il est à Solkara depuis plusieurs jours. Tebeo vient d’arriver. Mais ça risque de prendre du temps, même pour ceux qui te haïssent. — Ils me détestent tous, Numar. Tu le sais aussi bien que tout le monde. Son frère but une gorgée, mais ne dit rien. — Et toi, de quel côté es-tu ? demanda encore Grigor. De mon côté ou celui de la fille ? — Est-ce que ça compte ? Je suis l’Idiot. Personne ne m’écoute. Grigor, fronça les sourcils. Ça n’était certainement pas la réponse qu’il attendait. — Si j’étais à ta place, reprit toutefois Numar d’une voix lisse, je trouverais la régence très confortable. Elle te laissera le temps de consolider ton pouvoir, de nouer des pactes avec les autres maisons et de gagner la confiance de l’armée. Tu pourras même faire assassiner la fille, et monter sur le trône sans rencontrer la moindre résistance. Les prunelles du duc se rétrécirent dangereusement. Venant de Henthas, ou de lui-même, une telle stratégie n’aurait rien eu de surprenant. De la part de Numar, elle était inquiétante. Quelles que fussent ses réserves le concernant, il n’aurait jamais cru son frère capable d’une aussi grande perversité. — Me crois-tu vraiment capable de m’en prendre à une enfant, ma propre nièce, qui plus est ? L’homme haussa une nouvelle fois les épaules et, laissant Grigor se demander s’il convoitait la régence pour lui-même, se contenta de boire. La régence offrait ses avantages, Numar venait de les lui décrire brièvement. Se débarrasser de la fille le moment venu présentait bien sûr quelques difficultés, mais aucune d’entre elles n’était insurmontable. Le plus grand danger résidait dans la présence de Chofya au château avec sa fille, et celle du Qirsi de Carden. Même s’ils le choisissaient pour cette fonction, comme l’exigeait le droit coutumier, ces deux-là ne risquaient pas de lui faire confiance. N’importe quel plan envisageant l’exil ou la mort de Kalyi devait comprendre des dispositions les concernant. Autant réclamer la couronne tout de suite. — Je pense que Henthas a raison, répondit enfin Grigor. Aneira n’est pas prêt à accepter une reine, même s’il s’agit de la fille de Carden. Je suis sûr, qu’au bout du compte, la majorité des ducs partagera mon point de vue. Numar acquiesça et sourit. Son visage était impassible. — Alors, tu n’as rien à craindre, fit-il impénétrable. Une fois de plus, Grigor s’interrogea sur le sens réel des propos de son frère mais, avant qu’il ait pu lui poser la question, le Qirsi de Carden s’approcha d’eux. À la lueur des torches, son visage long et pâle, d’une maigreur désagréable, ressemblait à celui d’un oiseau. — Puis-je m’asseoir un instant parmi vous, messeigneurs ? demanda-t-il en s’arrêtant à côté de Numar, avant de pencher vers eux son profil de busard. — Si on avait voulu discuter avec vous, répliqua Henthas revêche, on se serait assis à la table de la reine. Il n’avait même pas pris la peine de le regarder. Grigor faillit éclater de rire. À cracher son venin à qui voulait l’entendre, Henthas lui donnait l’air courtois et raisonnable sans qu’il ait besoin de prendre le moindre risque de s’affaiblir. — Je vous en prie, Premier ministre, asseyez-vous, offrit le duc en désignant une chaise vide. Veuillez excuser mon frère. Il est profondément affecté par la mort de Carden, comme nous tous. — Bien sûr, monseigneur, répondit le ministre en s’asseyant. Son regard voleta de l’un à l’autre des trois frères avant de se poser sur Grigor. — Tout le royaume souffre avec vous, c’est pourquoi nous devons régler au plus vite la succession de Carden. — Je suis entièrement d’accord, approuva Grigor. Dès que les derniers ducs seront arrivés, nous tiendrons conseil. Carden est mort sans laisser d’héritier, mais la Suprématie Solkarienne, qu’ils se rassurent, n’a pas disparu avec lui. Le Qirsi, mal à l’aise, serra les lèvres. — Avant cela, Lord Solkara, la reine souhaite s’entretenir avec vous. Que pensez-vous d’une audience privée, demain matin, juste après les cloches de onze heures ? Le duc fit le tour de la table. — Songerait-elle que j’ai des choses à cacher à mes frères ? s’étonna-t-il faussement incrédule. — Bien sûr que non, monseigneur. Mais c’est un sujet… délicat. Grigor était désormais certain que Numar avait raison, Chofya avait opté pour une régence. Si elle avait eu l’intention de réclamer la couronne pour elle, elle aurait comploté contre lui, pas cherché à l’amadouer. Devait-il lui parler seul à seule, ou insister pour que leur échange ait lieu en présence de ses frères ? Grigor hésitait. Henthas pouvait se montrer utile, mais il doutait de la sagesse de faire venir Numar. — Je ne suis pas certain de comprendre l’intérêt d’une telle rencontre, déclara-t-il enfin. Mais elle est notre reine, refuser serait grossier. Il se fendit d’un sourire. — Dites à Son Altesse que je suis à sa disposition. — Comment ? s’étrangla Henthas avant que le ministre ne puisse répondre. Il était rouge de rage et son regard lançait des éclairs. — Cette affaire concerne notre maison tout entière, pas seulement toi ! Si tu t’imagines me laisser dans les couloirs de mon propre château comme un malpropre, tu te trompes. Encore une fois, Grigor se réjouit. Si Henthas avait eu assez de sagesse pour saisir à quel point il lui rendait service, il aurait tenu sa langue. — En l’occurrence, permettez-moi de partager l’avis de mon frère, intervint Numar d’un ton si affable après les mugissements de Henthas que le ministre le contempla, stupéfait de découvrir l’Idiot capable d’un tel à-propos et d’une telle courtoisie. La mort de Carden fait de nous trois les derniers héritiers de la maison de Solkara. En âge de diriger, précisa-t-il avec un sourire aimable. Toute discussion concernant l’avenir de la Suprématie nous concerne donc. Aucune des coutumes royales d’Aneira ne justifiait une telle déclaration. La destinée de la famille dirigeante reposait entièrement sur le fils aîné. Si ce fils aîné venait à mourir, le suivant assumait toutes les prérogatives du chef de famille. Il eût été parfaitement légitime de la part de Grigor d’ignorer ses frères et de rencontrer la reine seul à seule, d’autant plus, qu’à travers la démarche de son ministre, elle venait d’en formuler clairement le désir. Henthas et Numar ayant exprimé leur opposition, il ne pouvait toutefois les repousser sans s’affaiblir. S’il voulait que les Chacals inspirent la crainte, à Chofya comme au reste des nobles, il ne pouvait se fâcher ouvertement avec Henthas le soir même de son arrivée à Solkara. Henthas, guidé par l’orgueil et le ressentiment, avait agi sans réfléchir ; mais Numar savait parfaitement ce qu’il faisait. Grigor en était sûr. L’Idiot se révélait l’adversaire le plus dangereux de la Cité royale. Il se força à sourire. — Comme vous le constatez, Premier ministre, je n’ai guère le choix. Je serais heureux de bavarder avec la reine, mais elle devra nous recevoir ensemble. Le Qirsi, visiblement contrarié, acquiesça et se leva. — Très bien, monseigneur, je vais en informer la reine. Il s’éloigna. — Ne me dis pas que tu avais l’intention d’y aller sans nous, murmura férocement Henthas après le départ de Pronjed. Grigor, les yeux sur Numar, l’ignora. — Tu sembles irrité, mon frère, fit le cadet posément. Aurais-je contrarié tes plans ? — Ne me cherche pas, Numar. Ce n’est pas un jeu. Il est question de la couronne. Elle m’appartient et je ne laisserai personne se mettre en travers de mon chemin. Ni la reine, ni sa fille, ni même toi. — Je n’ai fait que m’assurer de notre présence à ta petite conversation avec Chofya. L’intérêt de notre concours ne t’échappe certainement pas. Grigor se tourna vers Henthas qui le dévisageait avec la plus grande méfiance. — Tu espérais la rencontrer tout seul, fit-il soupçonneux. Je veux savoir pourquoi. — Parce que tu risques de tout fiche en l’air, Henthas, répliqua Grigor d’un ton las, comme tu en as l’habitude. Je ne veux pas d’une guerre contre Chofya, même si je suis prêt à la déclarer s’il le faut. La dernière chose dont j’ai besoin, c’est de tes insultes ou de tes menaces ridicules. — Une menace n’est ridicule que si celui qui la profère n’est pas capable de la mettre à exécution. C’est plutôt toi, avec ton arrogance et ton orgueil, qui risque de tout compromettre. Grigor revint à Numar qui le dévisageait, un air ironique et désabusé sur le visage. « Tu vois, semblait-il dire, si tu veux le contrôler, tu as besoin de moi. » — Qu’est-ce que tu cherches ? lui demanda son aîné. — Le bien de la maison de Solkara, répondit innocemment Numar. Tout comme toi. Grigor, incapable de juger de la sincérité de son frère – ce qui l’effrayait encore plus –, était néanmoins convaincu d’une chose : Numar ne pouvait honnêtement croire que le bien de la famille était son seul souci. — Et quel est-il, à ton avis ? Numar haussa les épaules. — Je ne le sais pas encore. C’est la raison pour laquelle je veux entendre ce que toi et la reine avez à vous dire. Le festin était loin d’être terminé, mais Grigor quitta la salle très peu de temps après, ses deux frères sur les talons. Leur défiance mutuelle était si profonde qu’aucun d’entre eux ne pouvait se résoudre à perdre les deux autres de vue. Chofya avait fait en sorte que leurs appartements soient contigus et, longtemps après qu’il eut fermé à clef la porte de sa chambre, Grigor épia les bruits que lui auraient révélés les mouvements de ses frères. Lorsqu’il fut certain qu’ils n’iraient nulle part, il s’allongea. Les yeux ouverts, fixant les lueurs capricieuses du feu sur le plafond, préoccupé par leur discussion, il resta un long moment éveillé. Il méprisait Numar depuis si longtemps qu’il avait fini par le prendre pour un imbécile. Il s’était trompé. Il ne comprenait surtout pas comment il avait pu le croire incapable de partager sa soif de pouvoir et de richesses. Numar, comme tous ses frères, était le fils de Tomaz. C’était le plus jeune, certes, mais étant le plus jeune justement, il avait vite perçu que ce pouvoir ne lui appartiendrait pas tant que Carden serait sur le trône. Dans l’ombre à laquelle son rang le destinait, il avait été assez intelligent pour attendre tout simplement son heure. Maintenant que le roi était mort et que le royaume vacillait, il pouvait donner libre cours à ses ambitions. N’ayant jamais goûté le vrai pouvoir, Numar était peut-être plus assoiffé encore que Grigor. Ce qui ne le rendait que beaucoup plus dangereux. Ce soir, d’une façon assez vague mais néanmoins certaine, Grigor l’avait mis en garde. À présent, dans l’obscurité orangée des flammes, le duc se demandait s’il serait vraiment prêt à tuer son propre frère et, pour la première fois de sa vie, il se demandait si ce frère – le plus jeune, l’Idiot – serait capable, lui, de l’assassiner. * Dans les bras l’une de l’autre, encore haletantes, le visage moiré d’une fine couche de sueur, elles étaient étendues lorsqu’on frappa à leur porte. Evanthya tourna un regard paniqué vers Fetnalla. — Dans quelle chambre sommes-nous ? murmura-t-elle. J’ai oublié. Fetnalla, les pupilles lumineuses à la lueur des flammes, l’embrassa légèrement dans le cou et lui sourit. — La tienne. Evanthya se dressa aussitôt sur son séant. — Qui est-ce ? demanda-t-elle. — Votre duc, répondit Tebeo de Dantrielle La ministre lâcha un soupir de soulagement. Elle n’avait pas l’intention d’ouvrir la porte mais au moins ne s’agissait-il pas de Brall ou d’un ministre. — Oui, monseigneur ? fit-elle en se vêtant à la hâte. Elle l’entendit toussoter, un réflexe qu’il avait souvent dans des situations embarrassantes. — Je voudrais vous parler, déclara-t-il. Je vous attends dans ma chambre dès que… quand vous pourrez. — Très bien, monseigneur. J’arrive tout de suite. Elle se tourna vers Fetnalla qui, sans avoir fait le moindre effort pour couvrir sa nudité, lui souriait largement. La jeune femme lui répondit par un froncement de sourcils contrarié. — Tu as dit qu’il savait, se justifia Fetnalla en haussant gracieusement des épaules. — Brall va te chercher, toi aussi, observa-t-elle. Et il ne sait pas. Fetnalla se renfrogna. — Il est peut-être temps qu’il sache, répliqua-t-elle en commençant pourtant à réunir ses vêtements. Elles furent prêtes en quelques instants. Evanthya se dirigea vers la porte. — Attends un peu avant de sortir puis glisse-toi dehors et retourne dans ta chambre, fit-elle la main sur la poignée. Fetnalla, un petit sourire au coin des lèvres, s’inclina. — Bien, monseigneur. Evanthya revint vers elle. Se dressant sur la pointe des pieds, elle déposa un baiser sur les lèvres de son amie. — Excuse-moi. — Aucun problème. Tu fais toujours comme ça quand tu me quittes pour retrouver ton duc. — Vraiment ? s’étonna Evanthya. Je suis désolée. Fetnalla lui embrassa le front. — Je m’y suis faite. Je commence même à trouver ça charmant. Elles s’embrassèrent une dernière fois puis Evanthya sortit de la chambre, rejoignit la porte de Tebeo et frappa. — Entrez ! répondit immédiatement le duc. La ministre pénétra dans la pièce. Brall et Tebeo, moroses, étaient assis devant le feu. — Je pensais que Fetnalla serait avec vous, observa Brall renfrogné. — Nous étions ensemble, monseigneur, reconnut la ministre de Dantrielle. Quand Lord Dantrielle m’a appelée, pensant que vous souhaiteriez également lui parler, elle s’est mise à votre recherche. Elle ne devrait pas tarder. Le mensonge lui était venu facilement. Elle espérait seulement que Fetnalla raconterait le même. Le duc d’Orvinti hocha la tête et se tourna vers les flammes, laissant Evanthya et Tebeo face à face. — Vous vouliez me voir, monseigneur ? — Oui, Premier ministre. Vous savez ce qui s’est passé au banquet ce soir, entre le frère du roi et la reine. — Oui, monseigneur. — Chofya et Grigor vont se rencontrer demain matin. La reine souhaitait une audience privée, mais Grigor a insisté pour que ses frères l’accompagnent. La reine, en retour, a demandé à Lord Orvinti de l’assister. Elle m’a également convié, dans l’espoir sans doute que je défende son point de vue. — Sur la régence, monseigneur ? — Vous avez discuté avec mon Premier ministre, sursauta aussitôt le duc d’Orvinti. Fetnalla lui avait dit combien Brall était devenu soupçonneux. Au son de sa voix, à la méfiance qu’elle lisait maintenant dans son regard, Evanthya comprit qu’elle n’avait pas exagéré. — J’étais avec elle, Lord Orvinti. Votre Premier ministre supposait que vous feriez appel à mon duc pour vous soutenir dans la cause de la reine. Naturellement, elle a pensé que je devais être prête à le conseiller. — Et quels sont vos conseils ? demanda Tebeo. — Fetnalla semble convaincue que n’importe quelle autre voie conduirait le pays à la guerre civile. — Celle-ci n’est pas plus sûre, objecta Brall maussade. Je ne suis pas certain qu’il ne faille pas offrir directement le trône à Grigor. Il ne fera pas un très bon roi, mais il pourrait maintenir la paix. Au prix de la peur et sous la menace certes, mais le royaume serait sauvé. — Je croyais que vous souteniez la reine, Lord Orvinti. Le duc haussa les épaules. — Lorsque Carden est mort, je lui ai donné ma parole de faire tout mon possible pour lui venir en aide. C’est ce qu’elle m’a demandé. Mais je ne me fais aucune illusion quant aux difficultés qu’une régence nous promet. On frappa à la porte. — Entrez ! fit Tebeo. La porte s’ouvrit et Fetnalla avança dans la pièce. — Vous voilà, monseigneur, fit-elle en s’inclinant devant Brall. Je vous cherche depuis que Lord Dantrielle est venu chercher son ministre. Evanthya se détendit. D’habitude, elles se mettaient d’accord avant de se séparer mais ce soir, prises par l’urgence, elles n’avaient pas eu le temps de s’entendre. Profondément soulagée, elle se promit néanmoins de se montrer, à l’avenir, plus vigilante. Tandis que Brall, bourru, se contentait d’acquiescer, Tebeo l’invitait à s’asseoir avec eux. — Mettez-vous à l’aise, Premier ministre. Nous discutions de la requête de la reine nous priant d’assister, moi et votre duc, à sa rencontre demain matin avec le nouveau duc de Solkara. Fetnalla se tourna vers Brall, étonnée. — Je suis surprise qu’elle fasse appel à vous, expliqua-t-elle. — Grigor aura ses frères avec lui, répondit Brall. Elle nous veut à ses côtés. — Soutenez-vous la régence, Lord Dantrielle ? demanda Fetnalla. Tebeo se frotta le menton. — Je n’en suis pas certain. Quelle que soit la solution que nous envisagions, il semble que Grigor soit incontournable. Je n’arrive pas à décider s’il est plus dangereux comme roi ou comme régent. Autrement dit, s’il est plus sage de reconnaître son droit à la couronne, ou de le contraindre à la régence. — La reine est-elle obligée de choisir le duc de Solkara ? demanda Evanthya. Ne peut-elle nommer qui elle veut ? — Elle n’est pas obligée de choisir Grigor, répondit Brall. Mais elle n’a pas grande latitude. Henthas ne vaut pas mieux. Quant à l’Idiot, personne n’y songe. Et si elle sort de la maison de Solkara, Grigor et ses frères ne risquent pas seulement de lui déclarer la guerre, les autres maisons ont toutes les chances de provoquer un tollé. Grigor est le seul vers lequel elle puisse se tourner. — Et tu t’attends à ce qu’il refuse, ajouta Tebeo en guettant néanmoins sa réponse. Brall haussa les épaules. — Il veut être roi. Il a été parfaitement clair ce soir au banquet. Mais je crois qu’avant de se décider, il va se tourner vers les autres maisons. S’il a le sentiment que les nobles peuvent s’opposer à la reine, et le soutenir, il fera valoir ses droits. S’il constate au contraire que la majeure partie d’entre eux a l’intention de soutenir Chofya, il pourrait accepter son offre. Un faible sourire effleura rapidement ses lèvres. — De toute manière, il vise la couronne. J’en suis certain. Même s’il devient régent, il ne sera pas long à comploter contre Chofya et sa fille. Fetnalla dévisagea les ducs l’un après l’autre. — Ai-je raison de supposer, si Chofya parvient à établir une régence, qu’elle pourra intervenir dans le choix des ministres de sa fille ? Tebeo regarda brièvement Brall avant de répondre. — Je crois oui, mais il faudrait consulter les Registres de Pernandis pour être en sûr. La dernière régence remonte à plus d’un siècle. Les Registres de Pernandis avaient été rassemblés pendant la Première Suprématie de Bistari, près de six cents ans auparavant. Selon la légende, ils avaient été rédigés par le roi Pernandis Ier, dont le règne de quarante ans demeurait le plus long de l’histoire d’Aneira. Les volumes réunissaient la plupart des règles constitutionnelles établies au cours des deux premiers siècles de la monarchie aneirienne. Bien qu’écrites par un Bistari, elles restaient la référence qui guidait encore toutes les cours du royaume, même celle de Solkara. — Nous devrions nous en assurer, déclara Fetnalla. Car si j’ai raison, nous serons obligés de soutenir la reine. — Pourquoi ? demanda Brall suspicieux. — Parce qu’elle peut nommer Pronjed. Le duc, de plus en plus soupçonneux, regarda brièvement Tebeo. — Je croyais que vous le craigniez. Je croyais…, hésita-t-il avant de poursuivre, non sans avoir une nouvelle fois tourné les yeux vers l’autre duc, que vous le soupçonniez d’être mêlé à la mort du roi. Tebeo écarquilla les yeux. — C’est vrai ? demanda-t-il à son Premier ministre. — C’est la première fois que j’en entends parler, répondit Evanthya. Fetnalla lui avait fait part de sa rencontre avec le ministre de Carden, mais elles étaient tombées dans les bras l’une de l’autre avant d’en discuter. — J’ai eu une conversation avec Pronjed ce matin, reprit Fetnalla en s’adressant à tous mais en regardant surtout Evanthya, et j’ai de bonnes raisons de croire qu’il possède le don de l’illusion. — Quelles raisons ? interrogea Tebeo. — Je ne peux pas le dire, monseigneur. J’ai juré au Premier ministre de ne parler à personne de notre conversation. — C’était donc Pronjed qui était dans votre chambre ce matin, constata Brall, une lueur effrayée dans le regard. — Oui, admit-elle en soupirant. — Et il vous a demandé de le soigner ? — Je ne peux en dire plus, monseigneur. Je vous en prie, essayez de comprendre. Brall bondit de son siège et se dirigea vers la cheminée. — Vous me sollicitez de comprendre mais vous ne me dites rien ! Vous m’avertissez du danger que représente cet homme, mais vous nous conseillez de soutenir la reine afin qu’il soit nommé Premier ministre de sa fille. Il écarta les mains. — Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? — Parce que je ne vous ai donné aucune raison de douter de moi, répondit Fetnalla en dressant fièrement le menton malgré la rougeur qui envahissait ses joues. Parce que Grigor est votre ennemi, pas moi. — Et Pronjed ? Il y a quelques jours, vous me disiez que cet homme vous faisait peur. — Il me fait toujours peur. Mais il n’est pas un allié de Grigor, et je ne crois pas qu’il cherche la guerre civile. — Mais vous n’en êtes pas sûre, objecta Brall obstiné. S’il possède le don de l’illusion, comme vous le pensez, il n’y a aucun moyen de le savoir. Même vous ne pouvez deviner ses intentions. Fetnalla ouvrit la bouche mais se ravisa avant d’admettre sa faiblesse. — C’est exact, monseigneur. Si ses pouvoirs vont jusque-là, je ne suis sûre de rien. Ils se turent. La méfiance du duc et le désarroi de Fetnalla alourdissaient péniblement l’atmosphère. Tebeo, se détachant de leur douloureux face-à-face, se tourna vers Evanthya qui, au milieu de la pièce, semblait perplexe. — Qu’en dites-vous, Evanthya ? demanda-t-il doucement. Que savez-vous du Premier ministre de Carden ? Evanthya, glissant rapidement les yeux sur son amie, déglutit péniblement. Fetnalla avait les larmes aux yeux. Elle aurait fait n’importe quoi pour éviter de la voir pleurer, mais son duc lui avait posé une question. Elle ne pouvait s’y soustraire. Elle craignait Pronjed autant que Brall. Elle éprouvait pour lui la même aversion que celle qu’elle avait cru déceler en Fetnalla. — Je sais que c’est un homme redoutable, fit-elle en choisissant ses mots avec attention. J’ai entendu parler de sa cruauté. On a toujours dit qu’il était parfaitement assorti à son roi. — Mais que savez-vous de ses pouvoirs ? — Rien, monseigneur. Strictement rien. — Lui feriez-vous confiance si vous pensiez qu’il était doté du pouvoir de l’illusion ? demanda Brall à son tour. Seriez-vous prête à déposer le sort de la régence de Kalyi entre ses mains ? Evanthya, qui aurait voulu se tourner vers Fetnalla, se força à garder les yeux sur le duc. Brall ne savait rien de leur liaison, il ne pouvait donc pas comprendre la position intenable dans laquelle il la plaçait, mais c’était une bien maigre consolation. — Je suppose que j’éprouverais une certaine réticence à lui faire confiance, Lord Orvinti, répondit-elle enfin. Brall, regardant Tebeo puis Fetnalla, acquiesça férocement. — Vous voyez ! fit-il. — Je ne suis pas davantage encline à placer ma confiance dans le nouveau duc de Solkara, ajouta rapidement Evanthya. Plutôt que de chercher à savoir quel est l’homme qui fait peser le moins de menace sur le royaume, nous devrions réfléchir à d’autres solutions. — Toutes les autres solutions conduisent à la guerre civile, leur rappela Tebeo. — Peut-être, mais au point critique où nous en sommes, il revient aux hommes d’influence de décider si la guerre n’est pas préférable à la tyrannie. Evanthya regretta immédiatement le regard qu’elle coula à Fetnalla. La ministre la dévisageait comme si elle venait de lui annoncer leur rupture. Les joues en feu, ses yeux pâles et rougis étaient bordés de larmes. — Vous nous conseillez donc de défier la maison de Solkara ? Evanthya voulut réconforter Fetnalla, lui faire comprendre, d’une manière ou d’une autre, qu’elle était désolée, qu’elle n’avait aucune intention de la blesser, mais son amie détourna les yeux. Le cœur déchiré par ce dédain malheureux, Evanthya s’obligea à regarder son duc pour lui répondre. — Oui, monseigneur, déclara-t-elle en concentrant ses pensées sur ce qu’elle avait à dire. Si la couronne reste aux mains de la maison Solkara, elle finira sur la tête d’un homme haï et craint dans tout le royaume ou sur celle d’une enfant dont les meilleurs espoirs de survivre à sa régence résident dans un ministre qirsi auquel personne n’accorde la moindre confiance. Il existe certainement de meilleures solutions. — Vous oubliez la légitimité de l’enfant, justement. Devons-nous lui ravir la couronne à laquelle elle a légitimement le droit de prétendre ? — Elle a dix ans, Lord Orvinti, souligna Evanthya. Avec Grigor comme régent et Pronjed comme Premier ministre, pensez-vous réellement qu’elle ait une chance de survivre aux six prochaines années ? — Nous devons donc ignorer les souhaits de sa mère ? — Oui, répondit Evanthya, parfaitement consciente de sa froideur. Tel est le conseil que je vous donne. Les deux ducs la dévisagèrent longuement en silence. Tebeo finit par acquiescer lentement. — Très bien, Evanthya. Merci. Vous et le Premier ministre êtes libres de partir. Brall et moi devons discuter. — Permettez-moi encore une chose, avança Evanthya. S’il s’avère que vous suiviez le conseil que je vous offre, je vous engage vivement à cacher votre décision aussi bien au duc de Solkara qu’au Premier ministre de Carden, ainsi peut-être qu’à la reine elle-même. La guerre pour la couronne a commencé dans la grande salle ce soir, et Grigor imagine très probablement qu’il a déjà gagné. Il peut ne pas vouloir de la régence, mais il peut très bien la considérer comme une étape vers le pouvoir. Bref, il sait que la couronne lui appartient. S’il vous pense l’un et l’autre capables de vous opposer à la maison de Solkara, donc à lui, il fera tout pour vous supprimer. Étant donné que nous sommes retenus au château au moins jusqu’aux funérailles, il aura tout le loisir de mettre ses sinistres desseins à exécution. Il peut vous faire assassiner. — Que nous suggérez-vous ? demanda Brall concentré. — De faire preuve de la plus grande prudence. Tant que nous sommes entre les murs de Solkara, je vous engage à parler et à agir dans le sens de la reine. — Que dites-vous ? s’emporta Brall. Si nous soutenons la régence aujourd’hui, on nous accusera de trahison demain ! Je ne le ferai pas ! Un Qirsi se moque peut-être d’être accusé de traîtrise, mais je ne permettrai pas, moi, de faire tomber une telle honte sur la Maison d’Orvinti ! — Calme-toi, Brall, intervint Tebeo d’une voix grave, les yeux fixés sur Evanthya. — Tu ne vas quand même pas l’écouter ! Tebeo se tourna vers lui. — C’est mon Premier ministre. J’écoute tous les conseils qu’elle me donne et j’admets qu’elle a mes intérêts et ceux de ma maison à cœur. — Mais… — Pardonnez-moi, Lord Orvinti, le coupa Evanthya. Vous pouvez penser que la loyauté ne signifie rien aux yeux des Qirsi, mais vous vous trompez. Fetnalla vous sert fidèlement, comme moi mon duc. Vous n’appréciez peut-être pas le conseil que je viens de vous donner, mais je vous assure qu’il est guidé par l’intérêt que je porte à la vie de mon duc et à la mienne. Vous avez dit tout à l’heure que vous soupçonniez le roi de s’être fait assassiner. C’est la première fois que j’entends parler d’une telle éventualité. Mais vous devez vous poser cette question : si cela est vrai, croyez-vous que ceux qui ont assassiné le roi hésiteront à supprimer un duc ? — Merci, Premier ministre, répéta Tebeo. Sentant qu’il lui signifiait son congé, la jeune femme se tourna vers lui. À son signe de tête, elle comprit qu’il n’avait pas besoin d’elle. Alors, elle s’inclina. — À vos ordres, monseigneur. Elle se dirigea vers la porte, consciente de la présence de Fetnalla qui la suivait, et des regards de leurs ducs posés sur elles. Les deux femmes sortirent dans le couloir et fermèrent la porte derrière elles. Fetnalla, après un regard douloureux à son amie, s’éloigna sans rien dire. Evanthya, muette et désespérée, la suivit. Ce ne fut que dans la chambre de Fetnalla, dont Evanthya referma soigneusement la porte, que la jeune femme s’adressa enfin à elle. — Comment peux-tu me faire une chose pareille ? Cette accusation, aussi tranchante qu’une lame, l’atteignit de plein fouet. Refusant de montrer son chagrin, Evanthya se braqua. — Je n’ai pas le droit de ne pas être de ton avis ? — Pas devant mon duc ! Pas sur ce sujet ! Je t’ai dit comment il me traite, combien il me soupçonne. Ça ne t’a pas empêchée de réagir comme si je lui demandais de faire confiance à un démon. — Parce que je ne fais aucune confiance à Pronjed et toi non plus ! Que s’est-il passé ce matin dans ta chambre, Fetnalla ? Pourquoi es-tu brusquement persuadée qu’il est le meilleur et l’unique espoir du royaume ? Fetnalla détourna les yeux. — Je ne sais pas, murmura-t-elle. Evanthya avança vers elle. Elle voulait poser une main sur son épaule, la prendre dans ses bras et la serrer contre elle, mais elle n’osait pas. — Ne peux-tu essayer d’y réfléchir ? demanda-t-elle d’une voix aussi douce qu’une caresse. — Je ne crois pas qu’il veuille la guerre, c’est tout. — Bien sûr qu’il ne la veut pas ! Son sort est lié à celui de la maison de Solkara, Fetnalla. La guerre est bien la dernière chose qu’il souhaite, parce qu’elle pourrait mettre un terme à la Suprématie Solkarienne. — Et c’est ce que tu veux, n’est-ce pas ? — Je ne veux pas d’un tyran. — Moi non plus. Mais d’une guerre encore moins. Evanthya, touchée par sa soudaine fragilité, lui sourit. — Peut-être que nous pourrions, ensemble, trouver le moyen d’éviter les deux. — Je ne crois pas. Nous sommes en désaccord. Je ne vois rien qui puisse nous réunir. — Mais… — Laisse-moi. Je suis fatiguée et je suis sûre que toi aussi. Evanthya avait le cœur brisé. Jamais elle n’avait vu Fetnalla si froide et si distante. — Est-ce que je te verrai demain ? C’était à son tour de se sentir perdue. — Je pense que nos ducs vont maintenir leur entrevue avec la reine. Nous nous verrons là-bas. Elles se dévisagèrent un instant. Evanthya aurait voulu lui parler, entendre Fetnalla la rassurer. Elles ne s’étaient jamais séparées sur une dispute, elle ne savait comment faire. Mais Fetnalla, murée dans son silence, restait immobile. Alors, après un dernier et douloureux regard, elle se détourna de son amie et quitta la pièce. Dans le couloir, étouffée par les sanglots auxquels elle ne pouvait donner libre cours, la jeune femme s’appuya contre le mur de pierre. Elle aurait voulu crier son amour, mais le silence, l’effroyable silence l’arrêta. Glissant plus près de la porte de Fetnalla, elle sentit son cœur se figer. Elle n’entendait rien, pas un bruit, pas même celui des larmes. 14 Longeant les rives de la Kett, traversant les villages de pêcheurs, les fermes et les parties ombragées de la forêt qui la bordaient parfois, ils étaient arrivés la veille, tard dans la soirée, en vue de la Cité royale. Ils auraient pu pénétrer en ville, mais Grinsa optant pour le choix qu’ils faisaient toujours lorsqu’ils atteignaient un nouvel endroit, avait décidé d’attendre le matin. C’était avec les marchands, les colporteurs, les bergers et leurs troupeaux, qu’ils rejoignaient d’habitude la place du marché. Dans n’importe quelle cité, Tavis et lui attiraient les regards. Au milieu de la foule bruyante et disparate qui envahissait les rues chaque matin, ils pouvaient éviter la surveillance approfondie des gardes. Toutes les villes dans lesquelles ils séjournaient présentaient des risques, mais aucune autant que la Cité royale au lendemain de la mort de Carden, alors qu’elle grouillait des innombrables soldats venus accompagner leur duc dans leur dernier hommage au roi défunt. À moins d’abandonner leur quête de l’assassin et de son allié qirsi, ces précautions, même infimes, offraient la maigre sécurité, la seule, que pouvait escompter le Glaneur. Entouré des mendiants et des marchands qui attendaient les cloches du matin annonçant l’ouverture des portes, Tavis martelait le sol gelé en grognant d’impatience. Il portait un vieux manteau de laine dont le capuchon rabattu sur son visage dissimulait une partie au moins de ses cicatrices. — Dans n’importe quelle autre cité des Terres du Devant, nous serions déjà dedans, bougonna-t-il avec irritation. En tout cas à… Il s’interrompit en jetant autour de lui des regards méfiants. — Chez nous, reprit-il d’un ton plus calme. Grinsa ne put s’empêcher de sourire. Le jour était en effet levé depuis un certain temps et le garçon avait probablement raison : les cloches auraient dû sonner. Quoi qu’il en soit, elles ne tarderaient pas. Tavis avait peut-être mûri au cours de leur périple mais, une demi-année après sa Révélation, il restait terriblement jeune, comme seul un noble pouvait l’être. — Ça ne sera pas long, tempéra Grinsa, les yeux sur les herses qui, plus haut, fermaient le passage sous la grande voûte. Tiens, voilà la garde. Un murmure d’assentiment accueillit la relève des soldats. Dans le vent froid du matin, Tavis n’était pas le seul à s’impatienter. Les gardes déverrouillèrent les grilles, poussèrent les lourds battants de chaque côté et firent signe aux visiteurs. — Gardez la tête baissée, souffla Grinsa à son compagnon. — Je sais ! rétorqua Tavis avec un regard noir. Je baisse la tête, je salue, je dis bonjour, assez fort mais pas trop pour que les gardes n’entendent pas mon accent. Ce n’est pas la peine de me le répéter chaque fois ! — Mais j’aime tellement ces petites conversations ! répondit légèrement Grinsa. Tavis l’observa avant de hocher la tête en souriant. — J’aurais dû rester à Glyndwr quand j’en avais la chance, enchaîna-t-il avec humour. L’exil a ses avantages. — Je ne vous le fais pas dire, répliqua Grinsa en avançant. Ils franchirent le contrôle des gardes sans encombre. Alors que la foule avançait devant eux vers la place du marché, un bruit d’épée et de bottes figea tout à coup le sang du Glaneur. — Arrêtez-vous ! cria une voix dans leur dos. Grinsa, faisant signe à Tavis de l’imiter, ne s’arrêta pas. — Je vous ai dit de vous arrêter ! Dans l’air glacial, une épée siffla avec un bruit métallique. — Encore un pas et vous êtes mort ! avertit l’homme. Cette fois Grinsa, une main sur l’épaule de Tavis, se raidit. Lentement, il se tourna. Un garde pointait son arme sur la poitrine de l’homme qui se tenait juste derrière eux. — Qu’est-ce que c’est ? demanda le soldat en prenant le glaive que l’homme portait dans un fourreau sur son dos. Une aussi belle arme sur le dos d’un colporteur n’est pas banale. — C’est pour me défendre, mon bon seigneur, plaida le camelot d’une voix tremblante. La forêt est pleine de brigands. — Peut-être, répondit le garde. Mais on n’entre pas dans Solkara avec un glaive. À moins d’être noble, ou soldat au service de l’un d’entre eux. Tu n’as l’air ni de l’un, ni de l’autre. Il se tut et, apercevant Grinsa, lui adressa un regard soupçonneux. — Qu’est-ce que tu regardes, le Cheveux-Blancs ? Tu es avec lui ? — Non, monseigneur, répondit le Glaneur en baissant les yeux. Pardonnez-moi. — Alors, passe ton chemin. Grinsa ne se le fit pas dire deux fois. Poussant discrètement Tavis, il se hâta, le cœur battant. Il lui tardait de voir le jour où ils pourraient quitter Aneira pour Caerisse, Wethyrn ou Sanbira, n’importe quel autre royaume où le lignage de Tavis ne signifiait pas une exécution immédiate et son accent, les soupçons de tous, des gardes du château aux patrons des auberges. — Ils ont arrêté cet homme uniquement parce qu’il porte une arme, remarqua Tavis tranquillement. Ça ne m’étonne pas que mon père haïsse autant les Aneiriens. — Nous sommes dans la Cité royale, Tavis. Leur roi vient juste de mourir et un de leur duc s’est fait assassiner il y a à peine un cycle. Les maisons vont jouer de rivalité pour la couronne et les anciennes querelles refaire surface. L’heure est à la prudence. Je ne pense pas que les gardes traitent toujours les étrangers de cette façon. Tavis lui lança un bref regard. — Pourquoi prenez-vous toujours la défense de ceux que je n’aime pas ? — Je ne prends pas leur défense. Je m’efforce simplement de vous montrer le monde sous un angle différent. Un bon roi doit savoir regarder le monde avec les yeux de son adversaire. Le jeune homme lâcha un rire acerbe. — Vous croyez toujours que je vais devenir roi ? — Je ne sais pas, répondit tranquillement Grinsa. Mais les qualités qui font un bon monarque sont tout aussi indiquées pour faire un homme digne de ce nom. Tavis considérant cette remarque se fraya un chemin entre les étals et les charrettes des marchands. Grinsa, un œil sur les environs, réfléchit à leur situation. Ils pouvaient poser des questions sur l’homme qu’ils recherchaient, mais ils n’apprendraient pas grand-chose dans les rues. Quant aux auberges ou aux tavernes, où leurs chances de glaner des informations intéressantes étaient plus grandes, elles étaient encore fermées, ou trop peu fréquentées à cette heure matinale pour qu’ils s’y rendissent aussitôt. Tout à ses réflexions, Grinsa n’aurait su dire pourquoi cette femme attira son attention. La place du marché était surtout fréquentée par des Eandi, mais il y avait assez de sorciers pour que sa présence ne soit pas surprenante. De loin, ses vêtements semblaient ordinaires, une pelisse sombre et simple, à capuchon, comme la sienne, retenue par une chaîne d’argent. Ce ne fut que lorsqu’elle arriva à leur hauteur qu’il remarqua l’ourlet de sa robe et comprit qu’elle était ministre à la cour d’un noble aneirien. Séduisante – un visage fin, des yeux jaune clair, des cheveux épais qui tombaient en cascade sur ses épaules –, elle n’était toutefois pas aussi belle que Cresenne ou même Keziah, sa sœur. C’était peut-être l’expression de son visage, la profonde tristesse qu’il avait lue dans ses yeux, qui l’avaient intrigué. Peut-être était-elle au service du roi défunt. Elle marchait vers eux, mais ne semblait rien voir. Sans bien savoir pourquoi, Grinsa resta au milieu de son chemin. — Bonjour, ministre, fit-il lorsqu’ils furent face à face. Elle le considéra avec surprise. — Bonjour, répondit-elle après une légère hésitation. Après l’avoir observé une seconde fois, elle s’en alla en resserrant le col de son manteau. Grinsa, au milieu du chemin, la regarda s’éloigner. Quelques secondes plus tard, il crut la voir se retourner, puis la perdit de vue. — Vous la connaissez ? lui demanda Tavis étonné. — Non, je ne l’ai jamais vue. — Alors pourquoi la regardez-vous comme ça ? — Je ne sais pas. Quelque chose… Incapable de préciser sa pensée, il hocha la tête. Il y avait longtemps qu’il avait appris à se fier à son instinct. — Venez, fit-il en se lançant à sa poursuite. D’abord, il ne la trouva pas. Sentant monter sa frustration, il allait abandonner quand Tavis lui désigna une silhouette qui pénétrait dans une taverne. — Là, fit le jeune homme. Je crois que c’est elle. — Que peut bien faire la ministre d’un noble dans une taverne à cette heure-ci ? Ils se dépêchèrent, entrèrent dans l’établissement et s’installèrent non loin de l’endroit où elle s’était assise, seule, dos à la porte. Le tavernier arrivait, les bras chargés d’un plateau de pain et de fromages qu’il déposa devant la jeune femme. Il avait les cheveux blancs et les yeux jaunes. Grinsa n’avait pas pensé à regarder l’enseigne, mais il était certain qu’ils se trouvaient dans l’une des tavernes qirsi de la ville. — Bonjour, messieurs, les salua l’homme en arrivant devant leur table. Puis-je vous servir un petit déjeuner ? — Avec plaisir, répondit Grinsa bien qu’ils eussent mangé avant d’entrer à Solkara. — Du pain et du fromage ? proposa-t-il. Son regard s’attarda sur le visage de Tavis mais il eut le bon goût de ne rien dire. — Ce sera parfait. Le tavernier hocha la tête et se dépêcha vers la cuisine, laissant Grinsa et Tavis silencieux jeter de temps à autre des coups d’œil discrets vers l’inconnue. La jeune femme, qui picorait sa nourriture sans le moindre enthousiasme, ne présentait aucun signe d’inquiétude. Rien ne montrait qu’elle avait remarqué leur présence. — Allez-vous lui parler ? questionna Tavis dans un souffle. — Patience, lui répondit Grinsa. L’aubergiste revint avec deux assiettes qu’il déposa sur la table. Grinsa sortit une pièce de cinq qinde qu’il laissa miroiter dans la paume de sa main ouverte. — Je me demandais si vous aviez vu un homme dans votre taverne. Un chanteur. Un Eandi, avec de longs cheveux noirs, une barbe noire et des yeux bleus. Il est grand et carré. L’homme dévisagea brièvement Grinsa puis la pièce, en s’humectant les lèvres. — Je ne crois pas. Grinsa referma les doigts sur la pièce d’or. — Dommage. Il commença à ranger sa pièce, mais se ravisa. — Avez-vous une chambre pour la nuit ? — Encore une fois, je ne crois pas. Avec les funérailles du roi dans quelques jours, j’ai tout loué. — Quel dommage, répéta Grinsa. Il regarda ostensiblement autour de lui. — Vos clients sont bons dormeurs. — Oui, fit l’homme en se détournant. Ils évitent aussi de poser trop de questions au patron. Le Glaneur haussa les épaules, et se tourna vers la femme. Il avait pris soin de parler assez fort pour qu’elle l’entende. Elle l’observait. Leurs regards se croisèrent. Très vite, elle revint à son assiette, mais cette petite seconde avait suffi pour qu’il comprenne qu’elle connaissait l’assassin. Il en était certain. Elle faisait donc partie de la conspiration, et devait selon toute vraisemblance penser la même chose à son sujet. — Mes nouvelles salutations, ministre, fit-il d’un ton détaché. Je n’avais pas remarqué que vous étiez là. Elle se raidit. — Nous sommes-nous déjà rencontrés ? demanda-t-elle après une courte hésitation. — Je n’en suis pas certain. J’ai compris que vous étiez ministre à votre robe, mais maintenant que vous me posez la question, il me semble que votre visage ne m’est pas inconnu. Il se leva pour la rejoindre. — Grinsa jal Arriet, fit-il en s’inclinant avant de désigner Tavis. Et voici mon ami, Xaver. La jeune femme adressa un faible sourire au jeune homme. — Evanthya ja Yispar, répondit-elle. — Votre nom, lui aussi, ne m’est pas étranger. Êtes-vous au service d’une maison majeure, Evanthya ? Une nouvelle fois, elle se raidit. Leur conversation, de toute évidence, lui déplaisait. — Oui, se résigna-t-elle comme il ne disait rien. Je suis Premier ministre du duc de Dantrielle. — Bien sûr ! s’exclama Grinsa avec un large sourire. Je suis Glaneur et je voyage souvent avec les festivals. Ça doit être là que je vous ai rencontrée. Il prit une chaise et s’assit à côté d’elle. — J’aime beaucoup Dantrielle, c’est une très belle cité. Ses yeux papillonnèrent autour d’elle. — Oui, c’est vrai. — Si vous êtes le Premier ministre d’une des plus grandes maisons du royaume, ne devriez-vous pas être au château ? s’étonna Grinsa faussement incrédule. — J’y suis, répondit la jeune femme, les yeux sur son assiette. J’avais simplement besoin… Je voulais prendre un peu l’air. — Bien sûr, approuva Grinsa avec gravité. Le château de Solkara doit être bien triste en ce moment. Il était sûr que c’était autre chose que le deuil du roi qui l’avait poussée hors des murs de la forteresse, mais il ne voulait pas la presser sur ce sujet quand il y en avait d’autres, bien plus importants, qu’il désirait poursuivre. Ils restèrent silencieux. Du coin de l’œil, Grinsa la voyait jouer nerveusement avec sa fourchette. Elle leva enfin les yeux et s’apprêta à lui parler, sans doute pour prendre rapidement congé. Grinsa ne lui laissa pas cette chance. — Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que vous me regardiez pendant que je parlais au tavernier, fit-il. J’ai même eu l’impression que vous connaissiez l’homme que je lui ai décrit. Elle détourna aussitôt les yeux. — Est-ce le cas ? demanda-t-il. — Je dois partir, fit-elle en attrapant son manteau pour jeter deux petites pièces d’argent sur la table. — Nous devons absolument le trouver. C’est très important. Il allait lui raconter leur mensonge habituel – ils cherchaient le chanteur qui leur devait de l’argent – mais il sentait qu’elle ne le croirait pas, surtout si elle avait fait affaire avec lui. Il désigna Tavis. — Vous voyez ce garçon. Vous voyez les cicatrices qu’il porte sur le visage. L’homme dont je parle est responsable de ces blessures. C’était assez proche de la vérité. Tavis, rougissant, refusa de croiser son regard, mais ne détourna pas le visage. — Je suis désolée pour lui, fit la jeune femme, mais je ne connais pas l’homme dont vous parlez. Grinsa lut le mensonge dans ses yeux et le mouvement nerveux de ses mains gracieuses. — Savez-vous que cet homme était à Bistari juste avant l’assassinat du duc ? Elle le dévisagea, les joues brusquement pâles, avant de détourner les yeux. Grinsa crut qu’elle allait se mettre à pleurer. — Étiez-vous à Bistari pour les funérailles ? demanda-t-il, sachant pertinemment qu’elle devait s’y trouver. Elle acquiesça. — Avez-vous vu cet homme là-bas ? — Je vous ai dit que je ne l’ai jamais vu avant. Je ne le connais pas. — L’avez-vous vu ici ? Est-il venu pour les funérailles du roi ? Ou est-il parti une fois que le roi était mort ? Son regard glissa une nouvelle fois sur lui. — Vous pensez qu’il a tué le roi ? — Le pensez-vous ? Elle allait protester quand il leva la main. — Oui, je sais, fit-il, vous ne connaissez rien de cet homme. — Je dois partir, répéta-t-elle sans bouger. Il y avait une autre possibilité, songeait Grinsa. Il avait entendu des hommes en parler dans les cités du Nord. Si elle avait été d’une autre maison, il n’y aurait fait aucune allusion, mais elle venait de Dantrielle, ça valait le coup d’essayer. — Il existe une taverne à Dantrielle, le Sanglier Rouge, je crois. Avez-vous… Avant qu’il ne puisse terminer, elle s’était levée d’un geste si vif qu’elle avait failli renverser la table. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle la voix tremblante en pointant un doigt accusateur sur lui. Qui vous envoie ? Grinsa se leva. D’un geste lent, il écarta les mains comme pour prouver son innocence. — Personne ne m’envoie, répondit-il d’une voix tranquille. Je vous l’ai dit, mon ami et moi recherchons simplement cet homme. Elle recula. — Et je vous ai expliqué que je ne le connais pas ! Maintenant, laissez-moi ! Si vous me poursuivez, je vous fais arrêter. Tous les deux. Je le jure. Elle le foudroya du regard avant de se détourner et s’enfuir vers la porte. Sur le seuil, elle le regarda une dernière fois, comme pour s’assurer qu’il ne la suivait pas, et sortit dans la rue. — On la suit ? demanda Tavis en se levant. Grinsa revint à leur table. — Non, je ne crois pas qu’elle puisse nous faire arrêter, mais je ne veux pas l’effrayer davantage. — Vous pensez qu’elle le connaît. — J’en suis sûr. N’a-t-elle pas dit « avant » ? Tout comme je suis certain qu’elle l’a rencontré dans cette taverne de Dantrielle. — Vous estimez qu’elle fait partie de la conspiration ? — Je suppose. — Vous n’en avez pas l’air très sûr. — Elle semblait extrêmement mal à l’aise, pas comme si elle complotait depuis longtemps. — C’est peut-être le cas, observa Tavis. Si le mouvement s’étend comme nous le craignons, ils doivent recruter. Elle fait peut-être partie des nouveaux. Grinsa n’était pas convaincu. Le comportement de la jeune femme le troublait, mais il ne savait pas pourquoi. Même un Tisserand pouvait nourrir une trop grande confiance en ses instincts. Elle connaissait l’assassin, elle avait tout fait pour le lui cacher. Cela aurait dû suffire à la désigner comme une conspiratrice. — Si elle fait partie du mouvement qirsi, reprit Tavis, et si elle a des alliés au château, nous sommes en danger. Le garçon avait encore raison. Les doutes du Glaneur persistaient pourtant. — Peut-être, fit-il en s’asseyant. Mais je ne crois pas qu’elle ait beaucoup d’amis au château. Sinon, elle ne serait pas venue ici. * Craignant à tout instant de voir les deux hommes à ses trousses, Evanthya avait dû regarder des centaines de fois par-dessus son épaule. Son cœur battait si fort qu’elle avait mal dans la poitrine. Le peu qu’elle avait mangé lui nouait l’estomac. Plus elle approchait du château, plus elle était en sécurité. Elle avait beau se répéter ces mots, ils ne suffisaient pas à apaiser ses craintes. C’était assez pénible de savoir que l’assassin l’avait identifiée le jour où elle l’avait engagé. Découvrir, dans la Cité royale, des étrangers en train de poser des questions sur lui et le Sanglier Rouge, c’était trop. Elle avait besoin de Fetnalla. Son amour seul pouvait la calmer. Mais ce réconfort, aujourd’hui, lui était refusé. La cause de leur dispute lui semblait si futile, si lointaine, qu’elle s’en souvenait à peine. Fetnalla n’aurait pas oublié. C’était une femme exceptionnelle, et affectueuse, mais elle pouvait se montrer aussi butée et aussi fière qu’un noble eandi. Au château, Evanthya parvint à se calmer. Ne pouvant se confier à Fetnalla et ne désirant pas croiser son duc, elle se retira dans sa chambre et s’allongea. Quand sonnèrent les cloches de onze heures, elle se sentait assez remise pour assister à l’audience de la reine. Elle parvint à la porte du bureau au moment où Tebeo, Brall et Fetnalla arrivaient de l’autre côté. — Premier ministre, s’étonna son duc en l’observant avec attention. Vous nous avez manqué au petit déjeuner. — Pardonnez-moi, monseigneur, fit-elle en se forçant à regarder son duc pour ne pas voir son amie. Je suis sortie me promener. Ce n’est pas si souvent que j’ai l’occasion de visiter Solkara. Le duc de Dantrielle, non sans douter de cette explication, acquiesça lentement. — En effet, se contenta-t-il de dire. Brall frappa à la porte. La reine leur demanda d’entrer. Chofya, vêtue d’une ample robe de velours rouge à col montant, était assise à une grande table. Elle portait sa mince couronne d’or et autour du cou une longue chaîne du même métal au bout de laquelle pendait une émeraude resplendissante. Avec ses cheveux noirs tirés en arrière, ses yeux brillant à la lueur des lampes à huile, elle possédait la beauté et l’austérité d’une femme née pour le pouvoir. Pronjed, aussi pâle qu’elle était lumineuse, aussi rigide qu’elle était élégante, mais pas moins redoutable, se tenait derrière elle. Plusieurs gardes étaient présents. Grigor et ses frères n’étaient pas là. — Lord Orvinti, Lord Dantrielle, les accueillit Chofya avec un sourire tendu, je vous suis reconnaissante d’être là. Je sais les… réserves que vous nourrissez à l’égard des dispositions que je propose, aussi ai-je parfaitement conscience de l’immense service que vous me rendez. — Nous sommes honorés d’avoir été sollicités, Votre Altesse, répondit Tebeo. La reine désigna la longue table installée devant la grande cheminée. — Voulez-vous vous asseoir ? Le duc ne devrait pas tarder. Les ducs et leurs ministres prirent place. Evanthya, réconfortée par la chaleur des flammes qui ronronnaient dans son dos, constata avec soulagement que leurs ducs, qui s’asseyaient côte à côte, la séparaient de Fetnalla. Pronjed et la reine restèrent debout. Chofya toutefois s’approcha de la table et du trône qui dominait à l’une de ses extrémités. Elle gratifia ses invités du même sourire embarrassé. — J’espère que vous avez passé une bonne nuit, fit-elle après un court silence. — Oui, Votre Altesse, répondit Brall au nom de tous. Et vous ? Chofya lâcha un rire forcé. — Depuis la mort de mon mari, je ne dors pratiquement pas, Lord Orvinti. La nuit dernière n’était ni pire ni meilleure que les autres. — J’en suis désolé, Votre Altesse. — Ne le soyez pas. Une fois que ces affaires seront réglées, j’aurais tout le temps de me reposer. Mais jusque-là, tel est mon lot et je l’accepte. Le duc acquiesça. Un silence pénible s’abattit sur la pièce. Malgré les volets tirés, Evanthya entendait le maître d’armes de Solkara crier ses ordres à ses hommes qui s’entraînaient dans la cour en contrebas. Ce bruit rappellerait peut-être à Grigor l’armée que commandait Chofya. Evanthya se demanda si c’était l’intention de la reine lorsqu’elle avait fixé l’heure de leur réunion. Les minutes s’écoulèrent. Personne ne parlait. La reine, manifestant son impatience par de petits claquements de langue intempestifs, jetait de fréquents regards vers la porte. Si le frère du roi avait espéré la contrarier, c’était parfaitement réussi. — Carden répétait souvent que même le temps, adroitement utilisé, pouvait se révéler une arme redoutable, murmura Chofya. Il tenait cet enseignement de son père. Apparemment, ses frères écoutaient eux aussi. Ils attendirent encore. Les soldats achevèrent leur entraînement. Lorsque des bruits de pas se firent entendre de l’autre côté de la porte, Chofya se raidit. Personne pourtant ne frappa et la reine se détendit. Pronjed toussota. — Peut-être devrais-je envoyer un garde, proposa-t-il. — Non, répondit Chofya. Il le fait exprès. Je ne lui ferai pas le plaisir de lui montrer ma colère. — À vos ordres, Votre Altesse. Alors ils restèrent immobiles. Evanthya, sentant le temps passer, guetta les cloches de midi. Chofya, redressant des tableaux qui étaient droits, lissant des tapisseries qui n’avaient pas le moindre pli, arpentait la pièce. Lorsqu’on frappa enfin, Evanthya sursauta. Chofya rejoignit la table et s’installa sur le trône. — Entrez ! demanda-t-elle d’une voix glaciale. La porte s’ouvrit sur Grigor qui pénétra d’un pas vif, ses frères sur les talons. Il était identique à la veille, désinvolte et vigoureux, fort et menaçant, tel un héros de contes pour enfants. Il portait un costume de combat, une chemise brune et des pantalons assortis, ainsi qu’une ceinture et des bottes noires. À sa taille, scintillaient les gardes ornées de pierreries d’un glaive et d’une épée. Il n’était duc de Solkara que depuis quelques jours, mais son allure était aussi royale que celle de Chofya. À côté d’eux, les ducs semblaient de pâles courtisans. Derrière lui, ses frères complétaient si parfaitement son apparence qu’Evanthya se demanda si l’effet n’était pas voulu. À sa gauche, Henthas était aussi impressionnant que son frère, mais ses cheveux plus noirs et ses traits plus durs assombrissaient jusqu’au sinistre l’apparente jovialité de Grigor. À sa droite, Numar, plus mince que les deux autres, le visage ouvert et aimable, contrebalançait l’allure du trio. — Excusez-nous, si tel était le cas, de vous avoir fait patienter, annonça Grigor dégagé en conduisant ses frères à la table. Il s’affaissa dans un des sièges à leur disposition et, d’un signe, invita ses frères à l’imiter. Chofya attendit qu’ils fussent assis avant de parler. — Je ne vous ai pas donné l’autorisation de vous asseoir, Lord Solkara, et je ne vous ai pas vu me saluer, comme c’est l’usage. Grigor la contempla, un air de profonde innocence sur le visage. — Je suis le duc de Solkara, je ne pensais pas avoir besoin de demander la permission de m’asseoir dans mon propre château. Il fronça les sourcils. — À moins que vous n’ayez l’intention de me disputer mon duché, lui aussi. Henthas ricana. — Quant à la révérence, poursuivit-il, pardonnez-moi. Il s’appuya sur ses accoudoirs et, à demi levé, inclina, dans un simulacre de salut, à peine et très brièvement la tête. — Bon, pouvons-nous en venir au fait et régler ces sottises ? Chofya, le regard noir, le dévisagea quelques instants. — Très bien, fit-elle sèchement. En parlant de sottises, j’imagine que vous faites allusion à la nomination du successeur de Carden ? — Pas du tout, répliqua Grigor toute trace de sourire évanouie. Je parle de l’organisation de mon investiture. J’espère que vous et votre fille vous sentirez libres de rester au château jusqu’à la fin des célébrations. — Ce château nous appartient autant qu’à vous ! — Pas une goutte de sang solkarien ne coule dans vos veines, Votre Altesse, rétorqua Grigor plein de mépris. — Et Kalyi ? intervint Brall. Vous n’avez pas l’intention de nier ses droits du sang ? — Solkara est un grand château, répondit Numar avant Grigor. Je suis sûr qu’il est assez vaste pour Kalyi et sa mère, quel que soit celui que l’on choisisse pour diriger Aneira. Grigor lui décocha un regard venimeux mais, après une courte hésitation, opina. — En effet. La reine contemplait Numar avec stupeur. De toute évidence, elle ne comptait pas qu’il adopte son parti. Compte tenu de sa réputation, elle n’avait probablement même pas imaginé qu’il pût prendre la parole. — Maintenant, pour ce qui est de mon investiture, reprit Grigor, j’accepte d’attendre quelques jours… — Il n’y aura pas d’investiture, le coupa Chofya. Pas avant que les ducs n’aient choisi le successeur de Carden. Grigor hocha la tête. — La couronne appartient à la maison de Solkara. Nous décidons qui dirige, pas les ducs. — Le Conseil des Ducs s’est toujours réuni pour sélectionner le nouveau monarque, intervint Pronjed. — Le Conseil n’est qu’une formalité, une façon de présenter notre choix aux autres maisons. Vous le savez aussi bien que moi. — D’après ce que je sais, précisa Tebeo, les Registres mentionnent un appel au vote. Grigor, luttant visiblement pour garder son calme, ferma les yeux. — C’est exact, mais comme je viens de le dire, le vote n’est qu’une formalité. Le Conseil n’a pas choisi de roi depuis des siècles. Le Premier ministre, un fin sourire aux lèvres, hocha la tête. — Parce qu’aucune dispute au sein de la maison royale n’a justifié l’intervention du Conseil. Or c’est le cas. — Nous ne permettrons pas que la Suprématie Solkarienne soit régentée par des étrangers ! — Si tu te hasardes à défier le Conseil, mon frère, commença doucement Numar, les autres maisons jugeront peut-être plus prudent d’en finir avec la Suprématie Solkarienne. Aucun d’entre nous ne le souhaite, n’est-ce pas ? Grigor serra les poings avec une telle violence que ses jointures furent vite aussi blanches qu’une chevelure qirsi. Lorsqu’il prit la parole, sa voix était extraordinairement posée. — Qu’est-ce que vous voulez, Chofya ? Certainement pas la couronne pour vous. — Non, répondit dignement la reine. Ainsi que vous aimez à me le rappeler, je ne suis pas Solkarienne. Mais Kalyi est l’héritière légitime de Carden. Le jour venu, je veux qu’elle soit reine. En attendant, je propose une régence. — Et qui lui choisiriez-vous comme régent ? La reine n’hésita qu’un instant. Elle fut même assez habile pour sourire. — Vous, bien sûr, Lord Solkara. Vous êtes l’aîné des frères de Carden. Il semble tout naturel que ce soit vous qui la guidiez dans les premières années de son règne. — Et vous me faites confiance ? — Ne devrais-je pas ? Un sourire étira les lèvres de son adversaire. — Au contraire. Mais vous avez montré tant de méfiance à mon égard par le passé que votre confiance m’étonne. Pour être tout à fait franc, je trouve même très étrange votre brusque désir de faire appel à moi pour enseigner l’art de la politique à votre fille. — Kalyi a dix ans, Lord Solkara. Si je pouvais me passer de vous pour la faire reine, je le ferais. Mais nos lois sont strictes, elles ne m’en laissent pas le loisir. Étant donné que je doute de vous voir accepter une régence sous une autre autorité que la vôtre, je souhaite placer Kalyi entre vos mains pour les six ans à venir. Je vous aiderai de mon mieux et j’ai l’intention de l’engager à nommer Pronjed comme chef de son gouvernement. Vous ne serez pas seul. Le regard de Grigor glissa de la reine au Premier ministre. Il hocha lentement la tête. — Rien ne dit que je suis prêt à l’accepter. Chofya pâlit. — Est-ce à dire que vous avez l’intention de vous y opposer ? — Mes intentions ont toujours été parfaitement claires : je veux être roi et mes prétentions à la couronne sont parfaitement légitimes. Ainsi que vous l’avez souligné, je suis le frère aîné de Carden, en conséquence de quoi, je suis son successeur logique. Après la Dynastie des Reines, nous n’avons échappé au matriarcat que grâce à la rébellion des ducs. Cela a failli nous coûter une guerre civile. Je doute que le Conseil ait envie de se hasarder sur le même chemin. — Et s’il le fait ? demanda Tebeo. — Comme je l’ai déjà signalé, je ne considère pas l’autorité du Conseil comme ultime en la matière. — Êtes-vous en train de nous dire que vous avez l’intention de défier les autres maisons, que vous êtes prêt à déclencher une guerre ? — Je suis en train d’expliquer que je ferai tout ce qui me semblera nécessaire pour préserver la Suprématie Solkarienne. Si les autres maisons osent me défier, c’est elles qui déclencheront la guerre. — Ne prenez pas les autres maisons à la légère, Lord Solkara, l’avertit Tebeo. La vôtre est peut-être la plus puissante du royaume mais, si elle est seule, elle sera écrasée. Grigor sourit. — Allons, messeigneurs ! nous nous laissons emporter. Le Conseil ne s’est même pas réuni et je n’ai rien fait d’autre que dire ma conviction d’être l’héritier légitime de la couronne. Il revint à Chofya qui, immobile sur le trône, semblait bien petite. — Je vais étudier votre proposition, Votre Altesse. Si le Conseil soutient Kalyi, nous pourrons toujours nous rencontrer de nouveau afin de discuter la forme que prendrait une éventuelle régence. — Cela ne suffit pas, répondit la reine. Je veux votre parole, maintenant et devant ces hommes, que vous respecterez la décision du Conseil. Grigor se leva, bientôt imité par Henthas et Numar. — J’ai peur qu’une telle promesse soit impossible à offrir, rétorqua le duc. Dans ma position, votre mari lui-même n’aurait pas pris un tel engagement. Mais je n’ai nul besoin de vous le dire, n’est-ce pas, Chofya ? Vous savez que c’est la vérité. Il se tourna vers ses frères. — On y va, fit-il en se dirigeant vers la porte. Cette discussion est terminée. Avant de lui emboîter le pas, Henthas contempla la reine et les ducs avec suffisance. Numar offrit une courte révérence. — Votre Altesse, fit-il sans la moindre trace d’ironie avant de les quitter à son tour. Lorsque Grigor et ses frères eurent refermé la porte, Brall se leva et, d’une façon familière aux yeux d’Evanthya, se mit à arpenter la pièce. — L’impertinence de cet homme est stupéfiante ! s’exclama-t-il outré. Je nourrissais des doutes sur la régence, Votre Altesse, mais de voir ce que le royaume risque d’endurer sous son règne m’a convaincu de faire tout ce que je pourrai pour que votre fille succède à son père. J’espère seulement que vous reconsidériez votre choix. Je ne veux pas de Grigor, même comme régent. Tebeo soupira. — Je suis d’accord, Votre Altesse. Cet homme est convaincu d’être roi. Lui confier votre fille est beaucoup trop dangereux. Elle ne survivra pas un cycle à la régence. — Que pensez-vous de Numar ? demanda Fetnalla. En regardant les autres, elle s’autorisa à glisser discrètement les yeux sur Evanthya. — Il semble beaucoup plus raisonnable, répondit Tebeo, et loin d’être le benêt pour lequel nous le prenions tous. — Grigor ne le tolérera pas, objecta la reine. — Pardonnez-moi, Votre Altesse, intervint Evanthya. Tous les regards se tournèrent vers elle, même celui de Fetnalla. Les yeux sur la reine, elle espéra que sa voix ne la trahirait pas. — Pourquoi vous préoccuper de ce que pense Grigor ? Il est prêt à défier le Conseil, il vous traite vous et les autres avec mépris, et il ne se soucie de rien que de ses seules ambitions. Il ne mérite pas votre embarras. — C’est un homme puissant, Premier ministre, répondit la reine. Si nous le contrarions, nous risquons la guerre. — Il est déjà en guerre, Votre Altesse, observa finement la Qirsi. Si vous voulez vraiment faire monter votre fille sur le trône, il faudra d’abord le vaincre. — J’ai bien peur que mon ministre n’ait raison, renchérit Tebeo. Et dans ce cas, tout repose sur le Conseil. Il ne vous suffit pas de gagner le soutien de certains ducs d’Aneira, Majesté. Vous devez avoir la majorité d’entre eux pour combattre Grigor sur le champ de bataille. — Mon épée est à votre service, Votre Altesse, s’enflamma aussitôt Brall en tirant son arme. — Et la mienne, ajouta Tebeo en l’imitant. — Je vous remercie, parvint à sourire la reine. Tous les deux. Evanthya examina Fetnalla qui la contemplait déjà, une lueur d’excuse au fond des yeux. Lorsqu’elle se tourna vers Pronjed, elle découvrit quelque chose de différent. Il l’observait lui aussi. Mais le visage mortellement pâle, son regard était plein de rage. * Grigor marchait si vite que ses frères peinaient à le suivre. Les dents serrées, il ne disait rien. Lorsqu’il était hors de lui, il savait que rien ne pouvait l’arrêter et ce qu’il avait à déclarer ne pouvait l’être que loin des oreilles indiscrètes. Il les conduisit hors du château, dans un coin du jardin laissé depuis longtemps à l’abandon. Lorsqu’il fut certain que personne ne pouvait l’entendre, ni le voir, hormis ses frères, il pivota vers le plus jeune, sa dague à la main. — Je devrais te tuer sur-le-champ ! s’exclama-t-il en faisant glisser la pointe de sa lame sur le cou de Numar. Comment oses-tu t’opposer à moi devant Chofya et ses petits ducs ? — Je ne m’oppose pas à toi, mon frère, répondit Numar d’un ton et d’une physionomie insupportablement conciliants. J’ai simplement souligné que le château est bien assez grand pour toi et la reine. — Ça allait bien plus loin que ça ! — En effet. J’ai aussi tenté de te faire comprendre qu’en provoquant le Conseil, tu invites les ducs à la rébellion. Aussi forte que soit notre maison, nous ne pouvons affronter tout le royaume d’Aneira. Tu es peut-être le plus âgé, Grigor, mais ça ne veut pas dire que je laisserai ta course pour le trône ruiner la maison de Solkara. — Je t’ai averti une fois. Ne te mets pas en travers de mon chemin ou je te détruirai. Numar, la lame de son frère sur sa gorge, sourit. — Je n’ai pas peur de toi, Grigor. Il jeta un coup d’œil à Henthas. — Je n’ai même pas peur de vous deux. Vous devez convaincre le Conseil qu’on peut vous confier le royaume. Si vous me tuez, vous ruinerez ce que vous essayez de construire. Grigor l’observa longuement avant de baisser son arme. — Tu as peut-être raison, Numar, fit-il en rengainant sa lame avec un sourire. Mais ça ne te met à l’abri que pour un temps. Une fois que je serai roi, personne dans le royaume ne pourra te venir en aide, et tu n’auras nul endroit où te cacher. Numar, un air moqueur sur les lèvres, haussa légèrement les épaules. — Alors, je n’ai plus qu’à me débrouiller pour que tu ne sois jamais roi. 15 Les funérailles du roi Carden III débutèrent avec les premières cloches de l’aube, le huitième jour du déclin de la lune de Bohdan. Les nobles de toutes les terres d’Aneira étaient rassemblés dans les jardins de Solkara pour voir la dépouille du monarque quitter le cloître du château, allongée sur un chariot doré tiré par quatre destriers de Caerisse à la robe blanche et immaculée. Au moment où le convoi franchissait les portes de la forteresse pour entamer sa longue procession dans les rues de la cité, ils se mirent en rang puis, comme des soldats au garde-à-vous suivant leur chef au combat, avancèrent lentement derrière lui. Où qu’on portât le regard, les rues étaient pleines de monde. Fetnalla vit peu de larmes sur les visages de ceux qui avaient bravé le froid ; Carden avait été craint, respecté peut-être, mais jamais aimé. Elle lisait surtout l’appréhension dans les regards. Nul n’était besoin d’être duc ou ministre pour comprendre les temps difficiles qu’allait traverser le royaume. Le peuple de Solkara, qui n’était pas plus bête que les autres, le savait parfaitement. La lutte pour la couronne s’annonçait longue, âpre et imminente ; la guerre n’était pas loin. Bien que la foule ignorât précisément son sort, et même les noms de ceux qui dessineraient son futur, elle semblait se préparer au pire. La procession, ralentie par les sujets venus déposer des fleurs séchées sur le dernier chemin de Carden, ou les bardes qui, au milieu de la route, entonnaient une élégie funèbre dans l’espoir de se faire remarquer des puissants, avançait lentement. Il était presque midi lorsque le cortège revint à son point de départ, au pied des tours du cloître royal. Tandis que les derniers nobles reprenaient place dans les jardins, huit soldats de Solkara, vêtus de leurs plus belles armures, soulevèrent la litière où reposait le roi et l’emportèrent dans la grande salle voûtée. À l’intérieur, le prélat de Solkara dirigea l’ultime prière que récitaient les hommes et les femmes les plus puissants du royaume en hommage à leur chef disparu. À la fin de la cérémonie, la dépouille de Carden fut transportée dehors et déposée sur l’immense bûcher rituel élevé pour l’occasion. Chofya et sa fille, tenant chacune une torche, avancèrent et, jetant leurs flambeaux d’un geste solennel, mirent le feu à la montagne de bois. Grigor, Henthas et Numar leur emboîtaient le pas. Après eux, les huit ducs survivants ajoutèrent leurs flammes au brasier. L’embrasement prit comme une tempête. Au milieu de la cour baignée dans une lueur orangée et une vive chaleur, sans autre bruit que le crépitement rageur du feu, les flammes emportèrent le corps de Carden. Ainsi que le voulait la coutume, un festin suivit les funérailles. L’ambiance était plus sombre que celle à laquelle les nobles s’étaient préparés. Disséminés par petits groupes à la périphérie de la grande salle, ils parlaient à voix basse, négligeant les immenses plateaux de victuailles que les serviteurs, venus des cuisines, déposaient sur les tables, pour s’épier mutuellement. Tebeo et Brall, côte à côte comme souvent en de telles circonstances, les visages graves et soucieux, observaient les autres. Fetnalla aurait dû se sentir réconfortée par la présence d’Evanthya mais les ministres s’étaient à peine parlé depuis leur dispute. Aussi loin que possible l’une de l’autre, elles évitaient de croiser leurs regards. Fetnalla avait été injuste. Elle le savait. Evanthya avait toutes les raisons de lui en vouloir. Sans la défiance permanente de Brall à son égard, elle n’aurait pas réagi comme elle l’avait fait. Mais après son emportement, le dédain avec lequel elle avait renvoyé Evanthya de sa chambre, Fetnalla ne savait plus comment combler le fossé qui les séparait. Elle avait toujours été têtue. Sa mère le lui avait assez dit quand elle était petite, Evanthya elle-même le lui avait souvent répété. Et voilà que son obstination et sa fierté lui coûtaient aujourd’hui le seul amour qu’elle ait jamais connu. — Tu as vu comme Grigor passe d’un petit groupe à l’autre ? demanda Brall à son ami. Avant la fin de la soirée, il risque bien d’avoir converti toutes les maisons dont il a besoin pour s’approprier la couronne. — Nous devrions peut-être en faire autant, avança Tebeo. — Dans quel but ? Nous n’avons rien à leur offrir. Ils n’ont aucune raison de nous écouter. — Nous parlons au nom de la reine et de sa fille, cela devrait suffire, non ? Brall secoua la tête. — C’est à la reine de prendre la parole. Regarde-la, elle reste avec Kalyi à lui sécher ses larmes. — Ne fait-elle pas son devoir, Lord Orvinti ? demanda Evanthya. N’en attendriez-vous pas autant de la duchesse si c’étaient vos funérailles qu’on célébrait ? Brall la dévisagea avec défiance. — Oui, fit-il en détournant les yeux, je suppose que oui. Grigor, sachant sans doute combien leur loyauté était attachée à la reine, ne chercha pas à discuter avec les ducs d’Orvinti et de Dantrielle. Fetnalla le remarqua autant que le fait qu’il était seul. Henthas et Numar, à l’autre bout de la salle, observaient leur frère mais se tenaient à l’écart. Pourtant, après que Grigor, un sourire féroce au coin des lèvres, fut passé devant Brall et Tebeo, Numar quitta son frère et approcha des ducs. — Puis-je vous dire un mot, messeigneurs ? demanda-t-il aimablement, son regard passant de l’un à l’autre. — Bien sûr, Lord Renbrere, répondit Tebeo. Numar jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, comme pour s’assurer que Grigor ne l’entende pas. — Je voudrais m’excuser du comportement de mon frère, lors de notre entretien avec la reine. Son irrévérence envers le Conseil et son indifférence devant vos préoccupations sont impardonnables. — C’est un homme difficile, avança prudemment Brall. — Quand il s’agit de ses ambitions, c’est un homme implacable, précisa Numar. Et soyez sûrs qu’il fera tout ce qu’il peut, et tout ce qu’il juge nécessaire, pour gagner le trône. — Qu’il soit sûr à son tour que nous lui opposerons tous les moyens dont nous disposons pour protéger la reine et l’héritière du roi, répliqua Brall. Je compte sur vous pour le lui dire. Numar lui adressa un sourire chagriné. — Ce sont Carden et Grigor qui, les premiers, m’ont surnommé l’Idiot, Lord Orvinti. J’ai bien peur que mon frère aîné n’accorde que peu de crédit à mes propos, mais j’essayerai. Il hésita, une seule et brève seconde. — Je voulais aussi vous dire que si, par le plus heureux des hasards, Grigor acceptait la proposition de la reine, vous devrez rester des plus vigilants, surtout envers l’enfant. Pour être honnête, Grigor me paraît un bien mauvais choix pour la régence. — Nous sommes d’accord, avoua Tebeo, mais la reine semble persuadée qu’elle n’a pas d’autre choix. Il est vrai qu’aucune autre maison n’acceptera de se mettre en travers des affaires de la maison de Solkara. Les risques sont bien trop élevés. Numar acquiesça. — Elle a sans doute raison. — Et vous, Lord Renbrere ? questionna Brall tout à trac. Accepteriez-vous d’être le régent de Kalyi ? Une lueur étrange traversa le regard de Numar avant de s’évanouir aussi vite. — Si c’est le seul moyen de préserver la Suprématie Solkarienne, oui, j’accepterais. Mais je crains fort que mon frère n’apprécie cette solution encore moins que n’importe quelle autre, acheva-t-il en riant. — Les préférences de votre frère nous importent peu, trancha Tebeo. Je vous demande les vôtres. Si le Conseil soutient la reine, nous pourrions être amenés à suggérer un autre choix que Grigor. — Laissez-moi le temps d’y réfléchir, Lord Dantrielle. Vous me faites un grand honneur. Mais je dois savoir si je suis prêt à rompre publiquement avec mon frère. — Bien sûr. Je comprends. Ils restèrent un moment silencieux puis Numar s’inclina. — Merci, messeigneurs. Nous reparlerons bientôt. Il s’éloigna à la hâte et rejoignit Henthas au moment où Grigor passait devant les ducs une seconde fois. Lorsque le duc de Solkara fut parti à son tour, Tebeo se tourna vers Brall. — Il semble que nous ayons trouvé le moyen d’éviter la guerre. Le banquet s’acheva dans l’après-midi sur une dernière prière offerte par le prélat. Le Conseil ne se réunirait dans la salle d’audience royale de Solkara, en présence de Chofya et de Grigor, qu’en fin de journée. Pour l’heure, Fetnalla disposait d’un peu de temps libre. D’habitude, elle et Evanthya profitaient de ce loisir pour se retrouver discrètement. Mais elle vit Evanthya quitter la grande salle sans même se retourner, la laissant seule avec Brall. — Je suis dans mes appartements, si vous avez besoin de moi, lui fit son duc en s’éloignant. Venez me chercher un peu avant que le Conseil se réunisse. Fetnalla acquiesça. Brall ne la regarda même pas. — Oui, monseigneur, fit-elle dans son dos. Sans se retourner, ni même ralentir, il secoua vaguement la main en signe d’assentiment. Un instant plus tard, elle était seule. La ministre aurait voulu partir, mais avec Brall qui venait juste de la laisser, et le départ d’Evanthya avant lui, elle aurait eu l’impression de fuir, comme si ceux qui restaient dans la grande salle avaient remarqué la façon dont ils l’avaient l’un et l’autre quittée. Elle eut presque honte du soulagement avec lequel elle accueillit Pronjed. — Premier ministre, fit l’homme de la reine, son visage osseux plus grave qu’à l’accoutumée. Je suis content de vous trouver. — Que puis-je pour vous ? — Je viens de voir partir votre duc sans vous. Je voulais m’assurer que vous l’accompagneriez à la réunion du Conseil, ce soir. — Oui, j’y serai. — Et votre amie aussi ? Le Premier ministre de Dantrielle ? — Je suppose que oui, fit-elle brusquement mal à l’aise. Pourquoi cette question ? — Je m’étonne que vous vous étonniez, répondit-il surpris. Elle ne parle que de guerre civile, comme si c’était inévitable, comme si cette idée la réjouissait. — Evanthya ne cherche pas la guerre, Premier ministre. Je vous assure que personne ne la déteste plus qu’elle. — À l’entendre, on ne dirait pas. — C’est une femme exceptionnelle qui sert loyalement son duc. Elle déteste la guerre, mais elle est assez sage pour comprendre que nous pourrions fort bien ne pas avoir d’autre choix. — Vous avez une très haute opinion d’elle. Fetnalla détourna les yeux. — En effet. — Je ne suis guère surpris étant donné qu’elle vous a déjà convaincue de combattre Grigor. — Elle ne m’a convaincue de rien du tout, répliqua sèchement la jeune femme. Maudissant son orgueil qui, une fois de plus, l’emportait, elle baissa les yeux. — En tout cas pas encore, ajouta-t-elle. Elle m’a tout simplement fait comprendre qu’on ne peut écarter la guerre, au seul prétexte qu’elle nous déplaît. — Il ne s’agit pas seulement de ça ! s’emporta Pronjed à son tour avec une ardeur que Fetnalla ne lui connaissait pas. La guerre signera notre ruine à tous, comme celle d’Aneira. J’en suis certain. Ce fut au tour du ministre de Solkara d’éviter son regard. — Vous devez m’aider à trouver un autre moyen. Je vous en prie. — Je ferai de mon mieux, Premier ministre. Je ne veux pas la guerre, croyez-moi. Mais ne serions-nous pas imprudents d’écarter entièrement cette possibilité ? Cela, qui peut passer pour une lâcheté, ne nous affaiblit-il pas dans nos discussions avec Lord Solkara ? Pronjed, ses yeux pâles brillant de rage, ouvrit la bouche puis se ravisa. — Oui, reconnut-il au prix d’un effort coûteux, vous avez peut-être raison. Par-dessus son épaule, il regarda Chofya. — Je dois retourner auprès de la reine. Merci, Premier ministre. — Je vous en prie. Il pivota et, toujours en colère, s’en alla d’un pas vif rejoindre la reine. Fetnalla décida de retrouver sa chambre. Elle aurait volontiers fait une promenade dans les jardins, ou mieux, en ville, mais avec toutes les alliances qui se nouaient et se dénouaient autour d’elle, avec Grigor qui comptait ses alliés comme un quartier-maître ses roues de chariot, elle se sentirait plus en sécurité dans la solitude de sa chambre. Le temps s’écoula lentement. Elle était prête bien avant d’entendre les voix des autres ducs et de leurs ministres dans le couloir. Lorsqu’elle sortit pourtant pour aller frapper à la porte de son duc, Tebeo et Evanthya s’y trouvaient déjà, en compagnie de Brall qui l’accueillit fraîchement. — Enfin, fit-il en passant devant elle. Fetnalla jeta un rapide coup d’œil à Evanthya qui lui adressa un sourire de sympathie. Se sentant légèrement rougir, la jeune femme s’empressa de lui répondre. Elle n’aurait pas dû lui montrer combien ce petit signe d’amitié lui faisait du bien, mais elle s’en moquait. Son orgueil pouvait aller au diable, se dit-elle. Elle voulait se réconcilier avec Evanthya. Quand Brall, Tebeo et leurs ministres arrivèrent dans la salle du Conseil, la plupart des ducs étaient présents. Tandis que les nobles et leur Qirsi prenaient place à la grande table qui trônait au milieu de la pièce, un serviteur remplissait de Sanbiri rouge les timbales posées sur une petite table près de la porte. Grigor et Chofya, de chaque côté du vaste plateau de chêne sombre et poli, leur timbale à portée de leur main, étaient déjà assis. Pronjed se tenait à côté de la reine. Grigor était seul. Henthas et Numar n’étaient pas là. Le duc de Solkara ne devait pas ce soir souhaiter les voir parler à sa place. Quand ils furent tous installés, la reine se leva. Grigor l’imita, ainsi que tous les ducs et ministres réunis autour de la grande table. Les serviteurs apportèrent le vin de sorte que tous puissent porter un toast. — Bienvenue à tous, commença la reine d’une voix ferme et tranquille en levant sa timbale. Nous voilà au terme d’une longue et pénible journée et je vous suis reconnaissante d’être là. Notre royaume est privé de chef depuis trop longtemps. L’heure est venue de mettre un terme à cette attente. Espérons que nous trouverons la sagesse de maintenir la paix qui nous est chère. Grigor acquiesça, un mince sourire aux lèvres. — Bien dit, Votre Altesse, mais en plus de la paix, j’ajouterais la force qui nous permettra d’éviter la convoitise de nos voisins, particulièrement celui du Nord. Plusieurs ducs manifestèrent leur approbation par des hochements de tête vigoureux. La soirée promettait d’être difficile pour la reine. Chofya lâcha un profond soupir. — Il semble que nous ne puissions même pas nous mettre d’accord sur un toast, Lord Solkara. Alors buvons simplement à notre royaume. — D’accord, acquiesça le duc. Alors, à Aneira ! — À Aneira ! répétèrent en chœur les ducs et leurs ministres. Fetnalla but une gorgée de vin. Evanthya, sa timbale à la main, l’observait. Pendant des années, au cours de célébrations semblables, elles avaient partagé un toast silencieux. Fetnalla lui sourit et leva une seconde fois son gobelet. Au moment où elle allait tremper ses lèvres, elle prit conscience d’une sensation étrange qui lui piquait la gorge. Le cri étouffé de la reine lui parvint au même instant, suivi, quelques secondes plus tard, par celui d’un des ducs. Brall qui avait commencé à s’asseoir, tituba en arrière, en avant, avant de s’effondrer, pris d’une violente quinte de toux, sur la table. Les yeux fixés sur Evanthya, Fetnalla sentait sa gorge se contracter, rétrécir, et sa respiration se faire de plus en plus difficile. Evanthya, les mains tremblantes, la regardait sans comprendre. Lorsque Fetnalla la vit lâcher sa timbale, brusquement consciente de celle qu’elle tenait toujours entre ses mains, elle la jeta. Son estomac se révulsait. — Evanthya ? appela-t-elle incapable de prononcer autre chose qu’un gémissement étranglé. La jeune femme pourtant sembla l’entendre car, tandis qu’elle s’effondrait sur la table, prise de violentes convulsions, elle vit son amie se précipiter à son secours. Autour d’elle, tout n’était que panique. Au milieu des cris « sauvez la reine ! », « qu’on vienne au secours de mon duc ! », les gens couraient dans tous les sens. Fetnalla, les yeux sur le visage d’Evanthya, à peine consciente de l’agitation, luttait pour respirer. L’air lui brûlait les poumons. — Evanthya, murmura-t-elle. Le visage de la jeune femme penchée sur elle ruisselait de larmes. Ses yeux étaient aussi effrayés que ceux d’une biche poursuivie par les chiens. — Oui, mon amour, oui, je suis là, répétait-elle sans fin. — Je suis désolée. — Je sais. Reste tranquille. On est allé chercher le chirurgien. Fetnalla acquiesça et, avec effort, regarda autour d’elle. Plusieurs ducs étaient allongés sur le sol. Chofya, étendue, ne bougeait pas. Les serviteurs, terrorisés, se criaient les uns aux autres des injonctions contradictoires. Luttant contre une nouvelle convulsion, Fetnalla tourna la tête de l’autre côté. En bout de table, le visage blême, les yeux agrandis par l’effroi, Grigor ne bougeait pas. La jeune femme leva un doigt accusateur dans sa direction. — C’est vous, articula-t-elle alors qu’aucun souffle ne franchissait ses lèvres. — Non, s’écria-t-il d’une voix tremblante en secouant la tête. Non ! Je le jure. Elle aurait voulu le traiter de menteur, lui crier sa haine mais une dernière convulsion, plus violente que les autres, l’emporta et, sans un mot, sentant simplement les bras d’Evanthya la déposer sur le sol, elle sombra dans l’inconscience. * — Où est le chirurgien ? hurla Evanthya, le visage inondé de larmes. Personne ne lui répondit. Ceux qui n’avaient pas été empoisonnés s’occupaient de ceux qui l’étaient. Les serviteurs, sauvés par leur rang, étaient indemnes. Quelques ministres qirsi, qui avaient attendu que leurs ducs boivent avant de le faire eux-mêmes, avaient été épargnés. Pronjed semblait en faire partie. Bien qu’il eût immédiatement éveillé les soupçons d’Evanthya, elle était mal placée pour l’accuser. Fetnalla, quand elle avait désigné Grigor, avait exprimé leur sentiment à tous. Pronjed avait crié un ordre et quatre gardes, surgis comme par enchantement, entouraient le duc de Solkara. Leurs épées étaient pointées sur sa gorge et sa poitrine. Fetnalla respirait toujours. Son souffle était imperceptible. Tebeo, allongé lui aussi, était conscient. Il n’avait bu qu’une toute petite gorgée qu’il n’avait pas entièrement avalée quand la reine s’était mise à crier. Il avait aussitôt eu le réflexe de cracher. S’il y avait des survivants, il en ferait partie. Evanthya, après avoir déposé Fetnalla sur le sol, était allée le rejoindre, mais il l’avait repoussée. — Ne vous occupez pas de moi, Premier ministre, ça ira, avait-il murmuré. Allez voir les autres, Brall et Fetnalla. Brall était évanoui, il n’avait pas fait un seul geste depuis. Un serviteur lui épongeait le front avec des linges mouillés. Evanthya craignait le pire. Le maître chirurgien fit enfin son apparition suivi par un grand nombre de ses assistants, ainsi qu’un vieil homme qui devait être le maître herboriste du château et quelques Qirsi. Evanthya, sachant qu’il n’y en avait aucun au château de Solkara, pria pour qu’ils soient Guérisseurs. Le chirurgien, laissant ses assistants et les Qirsi se répartir les autres malades, se précipita vers la reine. L’un d’entre eux, un jeune homme vêtu d’une robe de ministre, s’agenouilla près d’elle. — Vous êtes Guérisseur ? lui demanda Evanthya. — Pas de métier, mais j’ai le don. Comment va-t-elle ? — Elle a beaucoup de mal à respirer. Elle ne bouge presque plus. Elle allait ajouter quelque chose, mais se mit à pleurer. — Ne vous inquiétez pas, fit-il doucement. J’ai compris. Laissez-moi voir ce que je peux faire. Elle s’écarta et le regarda fermer les yeux en étendant les mains sur la poitrine et l’estomac de Fetnalla. Un assistant eandi était penché sur Brall. Un pli soucieux barrait son front. Mais il n’abandonna pas le duc et Evanthya conclut que c’était bon signe. — Est-ce que quelqu’un sait de quoi il s’agit ? demanda le maître chirurgien d’une voix forte. Evanthya tourna les yeux vers l’herboriste qui reniflait une timbale. — Je n’en suis pas sûr, commença le vieil homme, je pense que c’est du laurier-rose. — Du laurier-rose ? Il n’en pousse pas par ici. Il faut aller au sud de Noltierre, c’est le seul endroit où l’on en trouve en Aneira. — Pas aujourd’hui, constata Evanthya. Les deux hommes la dévisagèrent. — Les funérailles, expliqua-t-elle. Il y en avait partout dans le grand hall et le cloître. — Bien sûr, acquiesça l’herboriste. Le laurier-rose, parce qu’il était souvent employé pour les funérailles royales, était aussi connu sous le nom de Rose de Bian. Malgré sa nocivité, c’était un arbuste magnifique qui restait vert toute l’année et pouvait même, pourvu qu’il fût à l’intérieur et bien soigné, fleurir au cœur de l’hiver. — Dans ce cas, maître herboriste, déclara le chirurgien, apportez-moi toute la garance rose dont vous disposez. C’est la seule manière d’éviter la paralysie pulmonaire. Le vieil homme acquiesça et se précipita dehors. Le chirurgien se tourna vers un serviteur. — Apportez du thé d’Uulrann. Si vous n’en avez pas, du Caerisse fera l’affaire. Faites-le très fort et en grande quantité. L’homme disparut à son tour. Evanthya revint au jeune Qirsi qui s’occupait de Fetnalla. — Va-t-elle… ? Elle s’arrêta, effrayée d’entendre la réponse à la question qu’elle n’osait pas poser. — Je ne sais pas, déclara-t-il sans ouvrir les yeux. L’art de la guérison ne va pas aussi loin. Elle aura probablement besoin de garance et de thé, comme les autres. Evanthya hocha doucement la tête avant de se souvenir qu’il ne la voyait pas. Elle s’arrêta. Pronjed passa devant elle. Le ministre se dirigeait vers Grigor cerné par les gardes. Le duc de Solkara, qui avait recouvré un peu de ses couleurs, se tenait fier et droit, comme il convenait à un homme briguant la couronne. — Vous croyiez vraiment pouvoir agir sans être inquiété ? interrogea Pronjed en s’arrêtant devant lui. On n’empoisonne pas impunément la reine ! — Je n’ai empoisonné personne, se défendit Grigor, le regard haut. — Allons, Lord Solkara, vous ne pensez pas nous faire croire que vous avez survécu à cette épreuve uniquement par hasard ? — Vous êtes également indemne, Premier ministre, souligna Grigor un rictus narquois sur ses traits fins. Tout comme elle, ajouta-t-il en désignant Evanthya. Et beaucoup d’autres Qirsi. Vous ne les accusez pas. — Aucun d’entre nous ne cherche à ravir le trône des mains de Chofya et de sa fille. Aucun d’entre nous n’a proféré de menaces envers le Conseil. — Peut-être, mais tout le monde a entendu parler de la conspiration des Cheveux-blancs. Nous savons tous que le poison est une arme de Qirsi. Un Eandi emploie son épée et sa force. Je n’ai nul besoin de magie ou de potions pour atteindre mes objectifs. Evanthya vit au moins l’un des gardes faiblir. — Surveillez-le ! ordonna le ministre qui s’en était aussi aperçu. Vous êtes au service de la reine, pas de cet homme. Il prit la timbale de Grigor pour la renifler et la tendit au duc. — Buvez ! — Êtes-vous fou ? interrogea vivement le chirurgien de l’autre côté de la pièce. J’ai bien assez de patients. Quels que soient vos soupçons contre cet homme, je ne vous laisserai pas empoisonner quelqu’un d’autre. Un sourire froid effleura les lèvres de Pronjed. — Il ne risque rien. Et c’est bien là la question. Il n’y a aucune goutte de poison dans ce gobelet. — Alors buvez-le, rétorqua Grigor. — Très bien, fit Pronjed. Il porta le récipient à ses lèvres et le vida d’un trait. Après s’être essuyé les lèvres, il le posa sur la table. — Vous voyez, déclara-t-il, pas de poison. — Comment le saviez-vous ? interrogea gravement le chirurgien. Pronjed ne quittait pas le duc des yeux. — Je l’ai vu boire avec les autres juste après le toast. Dites-moi, Lord Solkara, vous qui êtes tellement convaincu qu’un Qirsi est derrière tout ça, seriez-vous prêt à boire dans ma timbale comme je viens de le faire dans la vôtre ? Il désigna Evanthya. — Ou dans la sienne, ou dans celle de n’importe quel Qirsi ? Grigor détourna les yeux. — Non, murmura-t-il. — Je vois. — Vous ne voyez rien du tout, reprit le duc en revenant sur lui. Je n’ai empoisonné personne ! Je n’avais aucune raison de le faire. Une majorité du Conseil était prête à me soutenir. — Mais s’ils ne l’avaient pas été, vous les auriez tués. Est-ce cela que vous insinuez ? — Bien sûr que non ! Je dis simplement que… — J’en ai assez entendu, trancha le ministre en lui tournant le dos. Conduisez-le dans les prisons du château. C’est un duc, traitez-le comme tel. Ne le mettez pas au cachot, mais enchaînez-le pieds et poings au mur. Il a des alliés, je ne veux pas qu’ils le fassent évader. Deux des gardes rengainèrent leurs épées, prirent le duc par les bras et le conduisirent vers la porte. — Lâchez-moi ! s’écria Grigor en luttant pour se libérer. Je n’ai empoisonné personne ! Pronjed ne le regarda même pas. Aucun d’entre eux ne le fit. — Lâchez-moi ! hurla-t-il tandis que les soldats le poussaient dans le couloir. Je suis innocent ! Sur la mémoire de mon frère, je le jure ! — Cet homme n’a aucun scrupule, murmura Pronjed d’une voix couvrant à peine les échos des protestations de Grigor. Il sera vite pendu. Evanthya n’éprouvait guère de sympathie pour le duc, mais elle était troublée. Les dénégations de Grigor résonnaient avec un tel accent de vérité qu’elle ne put s’empêcher de se demander, une fois de plus, si Pronjed ne devait son salut qu’au simple hasard. Le retour de l’herboriste, les bras chargés de fioles de décoction de racines de garance, suivi de plusieurs serviteurs apportant des quantités de thé bouillant, la détourna de ses réflexions. Le chirurgien commanda aussitôt à l’herboriste de mélanger sa potion au contenu des théières et ordonna aux serviteurs et autres Guérisseurs d’administrer sans attendre ce breuvage aux malades. Evanthya aida le jeune Qirsi à asseoir Fetnalla et la tint contre elle pendant qu’il glissait doucement une petite cuillère de liquide dans sa bouche. Les premières gouttes de thé roulèrent de ses lèvres sur sa robe. Glacée d’inquiétude, Evanthya craignit qu’elle ne l’eût déjà perdue. Mais le Qirsi ne se découragea pas et parvint, à force de patience, après plusieurs tentatives, à lui faire avaler un peu de la potion. Fetnalla se mit à tousser. Ses yeux papillonnèrent. Quand le Guérisseur lui présenta une autre cuillerée, elle l’avala. — Que les dieux soient loués, murmura Evanthya. — En effet, lui répondit le jeune homme. Le chirurgien eandi qui s’occupait de Brall demanda de l’aide. Le Qirsi tendit la cuillère à la jeune femme. — Mais je ne sais pas… — Il n’y a aucun secret, l’interrompit-il. Faites-la simplement boire autant que vous le pourrez. Il lui sourit gentiment. — Vous y arriverez parfaitement. Elle acquiesça et prit la cuillère. Le thé, d’une nuance de rouge très sombre, dégageait une légère amertume. Qu’elle résultât des racines ou du thé lui-même lui importait peu, l’essentiel était que Fetnalla en bût le plus possible. Alors, oubliant ce qui s’était passé, la pièce et ses occupants qui s’affairaient autour d’elle, elle s’appliqua à sa tâche. Au bout de quelque temps, le visage de Fetnalla reprit un peu de ses couleurs. Sa respiration se fit moins pénible. Elle n’ouvrait toujours pas les yeux, ne disait ni ne faisait rien qui pût permettre de penser qu’elle avait conscience de la présence d’Evanthya à ses côtés, mais elle était en vie. La jeune femme n’en demandait pas plus. Lorsque enfin, longtemps après, Fetnalla refusa plus de thé, elle s’autorisa à l’allonger de nouveau. Après avoir contemplé les traits de son visage apaisé, elle se leva. Les jambes ankylosées, elle se dirigea vers le jeune Qirsi qui s’occupait de Brall. Le duc buvait encore les cuillères qu’on lui présentait, mais son visage, brillant de sueur, restait mortellement pâle. — Elle a arrêté de boire, fit-elle. Je crois qu’elle va mieux. Le Guérisseur jeta un rapide coup d’œil à la jeune femme. — C’est vrai. Vous avez bien travaillé. — Comment va le duc ? — Il boit, c’est toujours ça. — Avez-vous besoin de moi ? — Non, mais les autres sans doute. Allez voir le maître. Elle se dirigea alors en bout de table où le maître chirurgien surveillait les soins donnés à la reine. Deux autres chirurgiens étaient là ainsi qu’un Guérisseur qirsi. Alors elle fit le tour de la pièce. Constatant que tous les malades étaient pris en main, elle se dirigea vers Tebeo. Allongé sur le sol, une main derrière la tête, il avait les yeux fermés. — Monseigneur ? Il souleva les paupières. — Oui, Evanthya. Comment se porte la reine ? Elle s’assit à ses côtés. — Le maître chirurgien dit qu’il est encore trop tôt pour savoir. Elle boit mais sa respiration est très faible et son visage est gris. Le duc lâcha un juron étouffé. — Brall et Fetnalla, comment vont-ils ? — Le duc est dans le même état que la reine. Fetnalla va mieux. — C’est au moins quelque chose. Et les autres ? — Lord Tounstrel est mort, monseigneur, et nous sommes en train de perdre Lord Noltierre. — Vidor et Bertin, soupira Tebeo. Personne ne haïssait les Solkariens autant qu’eux. Sauf peut-être ce pauvre Chago, et ils s’en sont déjà occupés. — Les premiers ministres de Kett, Rassor et Bistari sont morts, eux aussi. — Je suis désolé, Evanthya, fit-il en rouvrant les yeux. Les connaissiez-vous bien ? — Non, monseigneur. — C’est égal, la peine reste la même. Ce soir demeurera comme un des plus sombres de l’histoire d’Aneira. De tels événements ne seraient pas surprenants de la part des Eibithariens, mais des nobles aneiriens, se faire des choses pareilles… Muet de consternation, il hocha simplement la tête. — Avez-vous eu assez de thé, monseigneur ? Vous avez été moins atteint que les autres, mais vous avez bu du poison. Le duc fit la grimace. — Je n’ai jamais aimé le thé d’Uulrann. Les racines de garance, croyez-moi, ne l’améliorent pas. Evanthya sourit. — Son goût est le cadet de mes soucis, monseigneur. — Je le sais, Evanthya. Rassurez-vous, j’ai eu ma dose. — Je suis heureuse de l’entendre, monseigneur. Elle commença à se lever avant de s’interrompre. — Merci, monseigneur, de m’avoir permis de m’occuper de Fetnalla. Elle aurait survécu avec l’aide de quelqu’un d’autre, mais je suis heureuse d’avoir pu m’en charger. Je vous en serai toujours reconnaissante. — Je vous en prie. Elle voulut se lever mais Tebeo la retint par le bras. — Grigor sera pendu pour ce qu’il a fait, Premier ministre. Je vais y veiller. Je le jure devant tous les dieux qui m’entendent. Il sera pendu. * Grigor avait été enfermé dans la plus haute cellule de la tour carcérale. Quatre bracelets de métal le retenaient au mur de pierre arrondi qui faisait face à la porte. De chaque côté, deux étroites fenêtres trouaient la muraille. À gauche de la porte, une torche, glissée dans l’unique anneau de la pièce, répandait une lumière lugubre. L’endroit était propre – les seules odeurs étaient celles de la fumée et de sa propre sueur – mais il s’agissait bien d’une prison. Enfants, Carden et lui avaient souvent joué dans la tour. Se prenant pour des archers défendant le château assiégé, ils étaient venus dans cette cellule même. Jamais il n’aurait imaginé y être enfermé lui-même. Jamais il n’aurait cru être prisonnier dans le château de ses ancêtres. C’était le Qirsi de Chofya qui avait tout manigancé, il en était sûr. Qui d’autre avait autant à gagner à tourner le Conseil contre lui ? La reine, peut-être, mais quelles que fussent ses ambitions pour sa fille, ou pour elle-même, il savait parfaitement qu’elle était incapable d’un geste pareil. C’était son Premier ministre. Cette certitude était une maigre consolation. Car à moins de convaincre quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre que ses frères, il serait pendu avant la fin du cycle. Des pas se firent entendre dans le couloir. Il se redressa et tordit le cou. À travers le judas grillagé de la porte, il vit un garde suivi de Numar. — Il faut me donner votre arme, monseigneur, fit le soldat. — Bien sûr, répondit aimablement son frère. Grigor entendit un bruit de métal, puis de clef. La porte s’ouvrit et Numar pénétra dans la cellule. La porte se referma sur lui et le verrou fut tiré. — Je suis en bas de l’escalier, annonça le soldat de l’extérieur. Si vous avez besoin de moi, monseigneur, appelez. — Très bien, merci, répondit Numar en faisant lentement le tour de la cellule. Devant une des petites fenêtres, il contempla la nuit. — Si mes souvenirs sont bons, la vue est exceptionnelle de ce côté, fit-il en regardant très brièvement Grigor. — J’ai demandé Henthas, protesta Grigor. Où est-il ? Numar resta devant la fenêtre avant de reprendre sa déambulation paresseuse. — Pauvre Henthas ! Il n’a pas de preuve, mais il est quasiment certain que c’est toi qui as fait le coup. Et il a peur que les soldats ne viennent le prendre à son tour. C’est ton allié le plus fidèle à Solkara. Il ne sait pas encore s’il doit lever l’armée de Renbrere pour attaquer la tour, ou se déguiser en novice et fuir le château. Il se plaça devant Grigor. — Comment ai-je pu devenir l’Idiot et pas lui ? À cette seconde précise, l’évidence frappa Grigor comme un coup de poignard en plein cœur. — C’est toi ! lâcha-t-il dans un souffle. — Je ne sais absolument pas de quoi tu parles, répondit Numar avec un sourire qui démentait son propos. — Tu les as tous tués, uniquement pour m’écarter du trône. — D’abord, je doute fort de les avoir tués tous. J’ai eu la main très légère. Les plus âgés des ducs ne survivront peut-être pas, comme quelques-uns de leurs Qirsi. Mais Chofya devrait être épargnée, et presque tout le Conseil avec elle. — Tu es fou ! — Ensuite, poursuivit Numar ignorant pour l’instant son frère, il ne s’agissait pas seulement de t’écarter du trône. J’espère bien qu’ils vont nommer la fille maintenant, et qui crois-tu qu’ils vont choisir pour la régence ? Henthas ? C’est un chacal, comme toi. Je ne suis qu’un idiot, un pauvre idiot inoffensif. Et quand ils vont comprendre que je ne suis pas si bête, ils vont me supplier de leur venir en aide. — Tu seras découvert. Tu ne pourras pas éternellement cacher ton crime. — Vraiment ? Tu crois qu’ils vont t’écouter ? — Quelqu’un va m’écouter, oui, répondit Grigor avec une conviction dont il craignait de se sentir dépourvu. — Bien sûr que non, rétorqua aussitôt Numar. C’est toi, depuis des années, qui m’as ouvert la route. Toi, Carden, et même Henthas. Les Chacals et l’Idiot ! Tu as tissé la corde qui va te pendre, Grigor. Les autres nobles ne te croient pas seulement capable d’avoir empoisonné la reine et les ducs, ils veulent le croire. Tu as passé ta vie à te faire craindre. Tu y as mis tellement d’ardeur que tu n’as pas songé un seul instant à te faire aimer d’eux. Il sourit. — Ils te méprisent, mon frère. Les bardes vont composer des chansons sur le jour béni de ta pendaison, le peuple dansera dans les rues. Tout le monde se moque de savoir qui a versé le poison. Tu as creusé ta propre tombe. Numar avait parfaitement monté son coup. Comme un magicien qirsi bernant les enfants, Numar, leur montrant ce qu’ils avaient envie de voir, les avait tous trompés. — Que veux-tu, Numar ? demanda-t-il désespéré de trouver une issue alors que le fer mordait ses poignets. — La même chose que toi. Je suis le fils de Tomaz, tu te souviens ? Je veux m’asseoir sur le trône de notre père. La seule différence, c’est que, contrairement à toi, je suis assez patient pour laisser la fille m’y conduire. — Si tu la tues elle aussi, on découvrira ta perfidie. — Cela n’aura plus la moindre importance. J’aurais le Conseil avec moi, et l’armée. — Je peux t’aider. Personne ne me fait plus confiance pour le trône ou la régence, mais ils me craignent toujours. Ils me craindront encore plus après ce soir. Moi à tes côtés, personne n’osera te défier. Numar, le même sourire flottant aux lèvres, approcha davantage. — Je suis désolé, Grigor, mais c’est trop tard et je te connais trop. Tu n’accepteras jamais de me jurer allégeance. Tôt ou tard, tu essayeras de me faire assassiner. Tu m’es beaucoup plus utile enchaîné. Et, bien qu’il me répugne de voir mourir un autre Solkarien, je serais bien plus en sécurité une fois qu’on t’aura exécuté. Hurlant de rage, Grigor se précipita sur lui. Numar, hors de portée, ne fit pas un geste. — Comme je viens de le dire, tu m’es bien plus utile enchaîné. Il pivota et se dirigea vers la porte. — Garde ! appela-t-il d’une voix forte. — Je t’empêcherai, Numar. Je vais trouver un moyen et alors je te tuerai de mes propres mains ! À ces mots, Numar se retourna mais ne dit rien. — Cet homme est un assassin ! cria Grigor en voyant le garde. Il a empoisonné la reine et le Conseil des Ducs ! Ne le laissez pas partir ! Le garde déverrouilla la porte et laissa sortir Numar. — Merci, fit le baron en passant devant le soldat. Traitez-le correctement, ajouta-t-il après un dernier regard à son frère tandis que le garde refermait la cellule. Je sais ce qu’il a fait, mais il était un noble de la maison de Solkara, autrefois. Malgré la honte qu’il nous inflige, nous ne devons pas l’oublier. — Oui, monseigneur. — Il ment ! Il a trahi notre maison, notre royaume. Vous devez me croire ! Le garde ne le regarda même pas et les paroles de Grigor s’écrasèrent sur les murs de sa prison, comme l’écho désespéré d’un condamné à mort. 16 Cité des Rois, Eibithar Les premiers flocons atteignirent le sud d’Eibithar, le dixième jour du déclin de Bohdan, juste après l’aube. Contrairement aux autres années, où l’hiver arrivait annoncé par un cortège de vents glacés et de tempêtes, la nouvelle saison débuta cette année dans le silence et la douceur d’une délicate chute de neige. Keziah était au lit. Elle contemplait sa chambre, cherchant le courage de quitter la tiédeur de ses couvertures. Aux rires qui s’élevaient du jardin sous sa fenêtre, elle se leva, s’enveloppa dans une robe chaude et vint ouvrir ses volets. Les fins pétales blancs qui descendaient sans bruit d’un ciel de plomb recouvraient la nature et le château d’une pellicule aussi légère que la sciure dans l’établi d’un menuisier. Dans l’air immobile, elle entendait le grattement infime que faisaient les minuscules cristaux de glace en tombant sur la pierre. Elle tremblait de froid. Avec sa fenêtre ouverte et le feu qui s’était éteint dans la nuit, la chambre était aussi glaciale que les celliers du maître cuisinier. Elle ne pouvait pourtant se résoudre à quitter sa fenêtre. Assise sur le rebord, elle contemplait la neige, rêvant des jeux d’enfants qu’elle avait partagés avec Grinsa lors des hivers qu’ils avaient passés ensemble sur la steppe. Comme tous les enfants du château, les doigts engourdis de froid bien avant qu’ils ne se lassent, ils avaient joué des heures à se lancer des boules de neige, riant lorsqu’elles atteignaient leur but et se dépêchant d’en faire de nouvelles avant d’être à leur tour visés. Parfois, lorsqu’ils étaient seuls, ils exerçaient leur magie sur les jardins immaculés d’Eardley. Encore jeunes, ils n’avaient pas le pouvoir de façonner le bois ou la matière, mais par la seule force de leur volonté, ils pouvaient créer des motifs dans la neige. Alors, ils dessinaient des fleurs, des chevaux, ou leurs portraits. Comme pour le reste, Grinsa était plus doué qu’elle, il ne manquait pourtant jamais de louer ses efforts et de féliciter ses progrès. Seuls, riant, découvrant et apprenant ensemble, ils oubliaient le temps. Quand ils avaient fini, craignant brusquement de se faire disputer pour avoir utilisé leurs pouvoirs avant leur apprentissage, ils couraient dans la neige pour effacer les traces de leur désobéissance. Les Qirsi, chaque fois qu’ils employaient leur magie, raccourcissaient leur vie. Le danger était bien plus élevé pour des enfants qui n’avaient pas appris à maîtriser, et économiser, leurs pouvoirs. Leurs amusements bien innocents comportaient de tels risques que leurs parents, s’ils avaient su ce qu’ils faisaient, leur auraient interdit de jouer dans la neige ou, pire, les auraient séparés jusqu’au dégel. Songeant à Grinsa, son esprit dériva jusqu’en Aneira et les derniers événements qui venaient de s’y dérouler. Cela faisait un certain temps que son frère n’était pas venu lui rendre visite en rêve. Keziah se demandait où il était et si lui et Tavis de Curgh s’étaient rapprochés du meurtrier de Brienne. Elle regrettait toujours que son frère soit parti avec le garçon. Quels que fussent les pouvoirs de Grinsa, elle n’aimait pas le savoir sur les traces d’un tueur à gages. Un coup frappé à sa porte la tira brusquement de ses rêveries soucieuses. Serrant les pans de sa robe autour de sa taille, elle passa une main dans ses cheveux blancs, et se dirigea vers la porte. — Qui est-ce ? demanda-t-elle. — Paegar. Un sourire naquit sur ses lèvres. Dans un château qui lui avait longtemps semblé dépourvu de chaleur et de camaraderie, le ministre était, en peu de jours, devenu son ami, son seul réconfort. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble depuis le début du dernier déclin de lune, que ce fût au cours de longues promenades animées dans les jardins et les couloirs ou lors de déjeuners joyeux dans les cuisines. La veille au soir, ils avaient quitté le château pour une taverne qirsi que Paegar connaissait au nord de la place du marché. Keziah n’avait pas été dîner dehors depuis des années. À Glyndwr, Premier ministre et amante de Kearney, elle avait rarement quitté ses côtés et encore moins son château. Leurs nuits lui manquaient toujours terriblement, mais elle se découvrait heureuse de profiter d’une liberté qui lui laissait le loisir de quitter les murs confinés du palais royal et respirer la vie qu’elle observait en ville. Elle s’était laissé trop longtemps flétrir par le chagrin qui avait suivi l’ascension de Kearney et la fin de leur liaison. Sans dire un mot, et même sans le savoir, Paegar l’avait aidée à s’en rendre compte. Il lui avait suffi d’un ami pour retrouver le goût de vivre sans les bras de l’homme qu’elle avait aimé. Elle ne savait pas comment remercier le ministre. Mais, d’une certaine façon, c’était inutile. Le plaisir qu’ils partageaient était suffisant. — Entrez ! fit-elle avant de se souvenir qu’elle avait tiré le verrou. Elle débloqua la porte. — Je vous souhaite le bonjour, Paegar, fit-elle en l’invitant, d’un geste large, à pénétrer dans sa chambre. — Moi aussi, lui répondit le ministre en souriant. Il remarqua sa robe et son sourire se figea. — Je vous ai réveillée ? — Pas du tout, je regardais la neige. — Voilà qui explique pourquoi votre chambre est la seule du château où je puisse voir mon souffle ! — Je vais allumer le feu, répondit Keziah en riant. Mais n’est-ce pas merveilleux, ajouta-t-elle en se tournant vers la fenêtre. La neige me manque. — Vous parlez comme une femme de la steppe. Pour moi, la neige n’est que froid et tristesse. Je ne me sens jamais aussi vieux que pendant l’hiver. Elle revint à la fenêtre fermer les volets. — Vous n’êtes pas vieux, Paegar. Même pour un Qirsi. Le ministre, accroupi devant la cheminée, plaçait des bûches dans l’âtre. — Vous êtes très aimable, Premier ministre, mais je suis bien plus âgé que vous et beaucoup plus près du terme de mon existence que de son début. Elle se tourna vers lui. Sous bien des aspects, Paegar lui rappelait son père. Comme Dafydd, et contrairement à de nombreux Qirsi, il avait un visage robuste et plein. Ses yeux, et les coins de sa bouche, portaient bien quelques rides, mais ses joues n’étaient pas affaissées et son teint, loin d’être jaunâtre comme celui de certains vieux Qirsi, était d’un blanc lumineux qui respirait la santé. — Je dirais qu’il vous reste quelques années, plaisanta-t-elle. Et je compte bien les mettre à profit pour que vous continuiez longtemps à me faire découvrir les meilleures tavernes de la ville. — Une tâche des plus méritantes que j’accepte avec joie. Il déposa une dernière bûche et se redressa. — Le bois est prêt, Premier ministre. Je ne dispose pas, hélas, du pouvoir des flammes. Seulement le Glanage et les vents et brouillards. Et vous ? demanda-t-il en désignant la cheminée. — Glanage, vents et brouillards et langage des animaux. Quelle pitié ! Deux des plus fidèles Qirsi du roi d’Eibithar, incapables entre eux de faire surgir une flamme. — Vous ne croyez pas si bien dire, sourit le ministre. Il regarda la pièce. Keziah n’avait gardé aucune bougie ni aucune lampe allumée. — Une seconde, fit Keziah. Elle ramassa une brindille et partit l’allumer à l’une des torches qui éclairaient le couloir. En revenant, elle la tendit fièrement au ministre. Elle le regarda allumer le feu en souriant de leur échange. Elle ne dévoilait généralement jamais les pouvoirs dont elle était dotée. Grinsa les connaissait, bien sûr, tout comme Kearney. Ils étaient les seuls. Étant donné que Paegar lui avait confié les siens, elle s’était sentie obligée de lui témoigner la même confiance et elle se découvrait heureuse de l’avoir fait. Qu’ils partageassent une telle intimité ne faisait que souligner la vitesse avec laquelle avait cru leur amitié. Ce qui l’amenait au point suivant. — Arrêtez de m’appeler Premier ministre, Paegar. S’il vous plaît. — Il ne serait pas correct de ma part de vous appeler Keziah devant le roi ou les autres ministres, observa-t-il en se relevant. Elle réfléchit quelques instants. — Très bien. Mais il n’y a aucun mal à le faire quand nous sommes seuls. Paegar, embarrassé, haussa les épaules. — Je suppose que non. — Merci, Paegar, fit-elle en tendant les mains devant les flammes. Cela dit, je ne crois pas que vous soyez venu dans l’unique intention d’allumer mon feu. Elle vit ses oreilles rougir. — Non, en effet, sourit-il néanmoins. J’espérais que vous vous joindriez à moi pour un petit déjeuner rapide avant de rencontrer le roi. — Avec plaisir, répondit-elle. Laissez-moi seulement le temps de m’habiller. Vous voulez bien attendre ? Sa rougeur vira au cramoisi et Keziah, pour la première fois, comprit qu’il était peut-être épris d’elle. Elle sentit sa gorge se serrer. Rien ne pouvait ruiner leur amitié aussi sûrement ni aussi vite. Elle appréciait la compagnie et l’amitié de Paegar, mais elle savait que ses propres sentiments n’iraient jamais au-delà. Elle aimait Kearney ; elle l’aimerait probablement toujours. Lorsqu’elle regardait Paegar, elle voyait son père, quelqu’un vers qui se tourner lorsqu’elle était trop seule, lorsque les sentiments qu’elle éprouvait pour le roi étaient trop lourds. Elle ne pouvait pas plus tomber amoureuse de lui qu’elle ne pouvait tomber amoureuse de Grinsa. — Je serai dans le couloir, répondit-il. Prenez votre temps. Elle acquiesça et le regarda partir en silence. Les larmes lui piquaient les yeux. À peine avait-elle trouvé un ami dans la Cité des Rois, qu’elle était sur le point de devoir le repousser. Elle s’aspergea rapidement le visage et se coiffa avant de passer sa robe de ministre. — Je me fais des idées, murmura-t-elle sans parvenir à se convaincre. Elle le rejoignit quelques instants plus tard, et ils se dirigèrent ensemble vers les cuisines. Aucun d’eux ne prit la parole. Comme d’habitude, même tôt le matin d’un jour sans invités ni festin, les cuisines étaient en pleine effervescence. Les odeurs d’épices, de viande rôtie et de pain chaud embaumaient l’air. Des hommes, des femmes, des enfants, au milieu des animaux et des volatiles, couraient dans toutes les directions. Le maître des lieux criait ses ordres aux cuisiniers et aux servants tandis que des gardes essayaient de faucher des bouchées de pain frais ou de plats fumants. — Que voulez-vous ? bougonna le maître cuisinier en voyant entrer Paegar et Keziah. Vous venez pour le roi ou pour vous ? Peu de gens s’adressaient aux ministres qirsi sur ce ton, encore moins au premier d’entre eux. Mais ici, au milieu des fourneaux, le maître des cuisines était le chef. Il parlait à tous avec dédain et impatience. Il aurait certainement fait la même chose avec Kearney, si le roi avait eu l’audace de s’aventurer jusqu’ici. — Pour nous, répondit Paegar sans s’offusquer. Nous cherchons juste un petit quelque chose pour le déjeuner. L’homme fronça les sourcils. — C’est bon, ronchonna-t-il. Prenez ce que vous voulez et sortez de mes cuisines. Paegar, un sourire amusé aux lèvres, opina. — Tout de suite, maître cuisinier. Ils prirent du pain tout chaud, du fromage et quelques fruits secs avant de se réfugier dans la salle à manger royale. — Je crois que je ne l’ai jamais vu sourire, fit Paegar alors qu’ils s’installaient dans un coin de l’immense salle. Sur ce point, il me rappelle le maître d’armes. — Oh, Gershon sourit quelquefois, répondit Keziah. Pas aux Qirsi, c’est tout. — Je vois. J’avais compris que vous ne vous entendiez pas très bien, mais je ne savais pas pourquoi. Keziah mordit dans son pain avec un haussement d’épaules. — Il ne s’agit pas seulement de ça, fit-elle désinvolte. Puis, sentant brusquement où ce sujet allait les conduire, elle se tut. Le ministre arrêta de manger et la dévisagea avec attention. — Quelque chose ne va pas ? C’est le maître d’armes, n’est-ce pas ? Excusez-moi, j’aurais dû me taire. — Non, fit-elle. Ce n’est pas… Ce n’est rien. Il y a des sujets que je préfère ne pas aborder. C’est tout. Paegar baissa les yeux. — Bien sûr, je comprends. Elle se rendit compte qu’elle l’avait blessé et, consciente de s’y prendre n’importe comment, maudit sa propre stupidité. — Paegar, vous ignorez beaucoup de choses de ma vie à Glyndwr, je n’ai pas très envie d’en discuter, c’est tout. — Vous n’êtes pas obligée de m’en parler, fit-il les yeux fixés sur son assiette. Je ne voulais pas vous donner le sentiment de vous pousser. Elle soupira. Grinsa se serait débrouillé beaucoup mieux qu’elle. — Je ne me sens pas obligée. Mais je sens que vous… nourrissez quelque affection pour moi. Il leva les yeux. La rougeur de ses joues, bien que discrète, confirma ses craintes. — Je suis flattée, poursuivit-elle. Vraiment. Mais je veux être honnête, Paegar, ce n’est pas réciproque. Je suis sans ami depuis trop longtemps, et j’apprécie trop les moments que nous partageons depuis quelques jours pour risquer de vous perdre. — Pourquoi me perdriez-vous ? Vous finirez peut-être par m’aimer comme je vous aime. Elle sourit tristement. — Peut-être, mais après tout ce que j’ai traversé cette année, je ne suis pas prête à essayer. Mon cœur appartient à un autre et bien que nous ne puissions, lui et moi, être ensemble, je ne veux pas cesser de l’aimer. — Même si vous souffrez ? Les larmes jaillirent brusquement de ses yeux. — Oui, murmura-t-elle, même si je souffre. À sa plus grande stupéfaction, comme à son plus vif soulagement, il lui sourit. — J’espère qu’il le mérite. Je détesterais savoir qu’une femme aussi extraordinaire gaspille son amour pour un idiot. Kearney, leur amour interdit, la méfiance que cette liaison avait introduite dans ses relations avec Gershon, la façon dont l’ascension de Kearney les avait séparés alors que leur flamme était toujours vivace, elle faillit tout lui raconter. Elle avait besoin de se confier et il y avait si longtemps que Grinsa n’était pas venu la voir. Mais les mots ne venaient pas. L’aveu de Paegar était peut-être trop récent, ou bien encore, après tout ce qu’elle et Kearney avaient partagé, elle se disait qu’elle devait encore au roi son silence. Alors elle sourit simplement à Paegar. — Vous êtes un homme bon, ministre. Il haussa légèrement les épaules et baissa une nouvelle fois le regard. — Si vous le dites. Ils poursuivirent leur repas en silence. Keziah n’avait plus faim. Ignorant le regard de Paegar qu’elle sentait de temps à autre peser sur elle, elle garda la tête baissée. — Le roi a-t-il eu des nouvelles de Shanstead ? demanda-t-il enfin. Elle croisa son regard avec un sourire de reconnaissance. — Non, pas encore. Je n’ai envoyé le message qu’au cours des derniers jours de la lune montante. Il faudra attendre le cycle de Qirsar pour avoir des nouvelles. — J’admire votre patience. À votre place, je guetterais les remparts à l’affût du moindre messager. — Je suis bien plus curieuse de savoir ce que Marston et Aindreas se sont dit lors de la visite du baron à Kentigern. Leur conversation se poursuivit ainsi, jusqu’à ce que Keziah ait presque oublié le ton délicat sur lequel elle avait débuté. En dépit de ses doutes, elle commençait à penser que leur amitié allait survivre à la journée et peut-être – elle l’espérait – en sortir renforcée. Les cloches de onze heures sonnèrent tout à coup, leur rappelant leur réunion quotidienne avec le roi. Ils se levèrent. Tandis qu’ils franchissaient les couloirs jusqu’aux appartements du roi, Paegar se tourna vers elle, un timide sourire aux lèvres. — Comment avez-vous deviné ? — Deviné quoi ? — Que j’étais épris de vous ? — Votre visage vous a trahi, Paegar, lui sourit-elle. J’ai peur que vous ne sachiez pas garder un secret. — Vraiment ? s’étonna-t-il. Il faudra que je m’en souvienne. * Tout le temps que dura l’audience et bien longtemps après, alors qu’il marchait seul dans les allées du jardin, Paegar tenta de se convaincre que tout allait pour le mieux. Il l’aimait, c’était exact. Les efforts dont Keziah avait fait preuve pour le décourager ne changeaient rien aux sentiments qu’il éprouvait pour elle. Dans le bureau royal, il l’avait à peine quittée des yeux. Depuis deux ou trois jours, elle portait ses cheveux détachés et ils retombaient sur ses épaules comme de fins fils d’or blanc. La roseur inhabituelle de ses joues, peut-être parce qu’elle sentait son regard, faisait ressortir l’éclat de ses yeux. Il ne l’avait jamais vue aussi belle. La blessure qu’elle avait infligée à son cœur guérirait avec le temps. Que leur amitié perdurât était plus important car ainsi, il pourrait l’offrir au Tisserand. D’une certaine façon, sa déconfiture allait même lui rendre service. Désormais, elle n’aurait aucun mal à mettre n’importe lequel de ses embarras sur le compte de son amour déçu. Cela avait un coût, il le savait, mais l’amour-propre était le moindre de ses défauts, et ce coût n’était rien en regard de ce qu’il avait à gagner. Et puis, se disait-il aussi, lorsque Keziah aurait rejoint la cause du Tisserand, la présence de Paegar à Audun serait superflue. Deux ministres à la cour du roi d’Eibithar étaient un luxe que même le Tisserand ne pouvait s’offrir, il enverrait certainement Paegar ailleurs, dans un château où il serait beaucoup mieux employé. Une liaison amoureuse avec le Premier ministre du roi était vouée à l’échec. Autant qu’elle ne débutât pas. La convaincre de se joindre au mouvement qirsi promettait pourtant d’être plus difficile maintenant qu’il en était réduit, loin de l’intimité d’un lit, à des conversations occasionnelles dans les jardins ou les couloirs du château. Il devrait procéder beaucoup moins vite qu’il ne l’avait d’abord espéré et s’assurer, bien sûr, que personne ne pourrait les entendre. Pourquoi ne pouvait-elle l’aimer ? Ce qui l’inquiétait le plus était que le Tisserand vînt le voir avant qu’il ait eu l’occasion de l’enrôler. Il ne doutait pas que le Tisserand apprécie ses plans, mais dès qu’il les lui aurait confiés, il serait pressé de voir Paegar les mettre à exécution. Aussi puissant qu’il était, et aussi discret qu’il devait l’être pour réussir à masquer son identité aux yeux de son entourage comme aux yeux de ceux dont il hantait les rêves, le Tisserand manquait de patience. Paegar se souvenait encore de la façon dont il avait poussé le meurtre d’Aylyn II à l’époque des récoltes. Indifférent aux difficultés auxquelles étaient confrontés ceux qui en étaient chargés, il en avait ordonné l’exécution alors qu’il aurait, sans prendre le moindre risque, suffi d’attendre quelques jours pour que le roi mourant s’éteignît de sa belle mort. Le retournement de Keziah pouvait prendre des cycles, peut-être un an, pas seulement parce qu’il y voyait l’occasion de rester plus longtemps auprès d’elle, mais parce que, s’il se contentait de l’orienter dans cette voie, s’il lui laissait le temps de s’y engager d’elle-même, sa réussite serait plus sûre. Le Tisserand, hélas, ne lui donnerait pas l’occasion d’une telle subtilité. Pourquoi faire en six cycles ce qui pouvait être bouclé en deux ? Paegar n’aurait aucune réponse à lui fournir sinon une que le Tisserand n’était pas prêt à comprendre. Parce qu’il voulait qu’elle l’aime. Parce que si elle s’apercevait que son amitié n’était dictée que par son intérêt, il perdrait le peu qu’il possédait d’elle. Plus il réfléchissait, plus le ministre s’agitait. Conscient de ses allées et venues et des jurons étouffés qui lui échappaient, il préféra quitter l’enceinte du château. Il franchit la première enceinte d’un pas vif et, à la même allure, se dirigea vers la ville. Il passa devant les boutiques et les tavernes. Indifférent aux charrettes et aux troupeaux de moutons que les bergers conduisaient vers le marché, il se rendit jusqu’aux quartiers périphériques, bien au-delà des sanctuaires. Il songea un instant à sortir de la ville, mais le jour, marqué par les carillons des portes et l’affaiblissement de la neige, déclinait. Il se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il mit d’abord son agitation sur le compte de sa conversation avec Keziah, mais il n’était pas dupe. Il n’était pas le Qirsi le plus puissant du château, mais il était Glaneur, et il savait reconnaître un pressentiment quand il en avait un. Devant les portes du sanctuaire d’Elined, il fit demi-tour et, du même pas pressé, remonta vers le château. À la porte nord, il était essoufflé. Son front, malgré le froid et la neige, était en sueur. Sans ralentir, il franchit la première enceinte, puis la seconde avant de retrouver l’abri des couloirs. Keziah, bien sûr, fut la première personne qu’il rencontra. — Je vous cherchais, fit-elle surprise et heureuse de le voir. J’espérais que nous dînerions ensemble. Il ne s’arrêta même pas. — Demain, peut-être. Ce soir, j’ai d’autres choses à faire. — Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, Paegar, lui lança-t-elle inquiète tandis qu’il s’éloignait. Est-ce que ça va ? — Très bien, Premier ministre. Je vous assure. J’étais dehors et j’ai besoin de me réchauffer. Il disparut au coin du couloir, grimpa quatre à quatre le premier escalier et poursuivit jusqu’à sa chambre sans encombre. Quand il posa la main sur la poignée de sa porte, son cœur, contraint par l’effort autant que par la peur, battait à tout rompre. Il hésita quelques secondes, ouvrit et pénétra lentement dans la pièce. N’importe qui l’aurait manqué, mais lui la repéra immédiatement. Au fond, il savait très bien ce qui l’attendait. Ses réflexions de la journée étaient toutes tendues dans ce sens. Sur son lit, à peine visible sur le fond sombre de ses couvertures, reposait une petite bourse de cuir. Pressé par le désir, l’urgence de fuir son lit, sa chambre et le château comme s’il n’avait rien vu, il referma pourtant la porte et avança lentement. Il contempla longtemps l’aumônière avant de se résoudre à la prendre. Les pièces tintèrent. Elle était lourde. Elle devait contenir cinquante qinde, au bas mot. Il était désormais capable d’une telle estimation. Il n’avait aucune idée de la source où le mouvement puisait son or, ni de la façon dont ils se débrouillaient pour le laisser dans sa chambre sans être remarqués, mais il pouvait jauger son contenu d’un seul coup d’œil. Il dénoua le cordon et vida les pièces sur son lit. Quatre-vingts qinde ! Le Tisserand viendrait ce soir lui confier une nouvelle mission. Il avait peut-être déjà entendu parler de Keziah et voulait qu’elle rejoigne le mouvement. Ou alors il avait décidé que Kearney devait mourir. Quelles que soient ses intentions, Paegar les apprendrait bien assez vite. Les yeux rivés sur les pièces d’or qui luisaient dans la pénombre, le ministre ne savait pas s’il devait rire ou pleurer. Il n’avait plus aucun besoin de richesse. Au service du château, le gîte et le couvert lui étaient payés et ses gages étaient élevés. Il aimait, de temps en temps, dépenser quelques qinde pour un bon repas en ville, mais il évitait les dépenses extravagantes de peur d’attirer l’attention. Dans une petite boîte de bois, dissimulée au fond de son placard, il lui restait plus de cent qinde de ses derniers émoluments. Le ministre ne servait pas le Tisserand pour s’enrichir, mais pour rester en vie. Le Tisserand était venu le chercher et ce faisant avait lié sa survie au succès ou à l’échec du mouvement qirsi. L’or qu’il recevait mystérieusement n’était à ses yeux guère plus que le signe annonciateur de ses conversations avec le Tisserand. Une brusque amertume lui envahit la gorge et Paegar se souvint tout à coup qu’il n’avait rien mangé depuis son petit déjeuner avec le Premier ministre. Un coup discret frappé à sa porte le fit sursauter. Sûr qu’il s’agissait de Keziah – personne d’autre ne venait dans sa chambre –, il ramassa les pièces aussi vite que possible et, tristement conscient qu’elle n’avait aucune chance de les dénicher là, les glissa en hâte sous son oreiller. Il se dirigea vers la porte avant de se souvenir du feu auprès duquel il était supposé se réchauffer. Retournant devant la cheminée, il jeta une bûche sur les braises et alla ouvrir. La jeune femme, pâle et les traits tirés, se tenait dans le couloir. — Keziah, prononça-t-il incapable de dire autre chose. — Vous m’en voulez. — Non, pas du tout. — Ce n’est pas la peine de me mentir, Paegar. Vous m’en voulez de ce qui s’est passé ce matin. Votre fuite de tout à l’heure en est la preuve. Il ne put s’empêcher de sourire. Comme il s’y attendait, son éviction allait l’aider à masquer sa trahison. — Je ne vous en veux pas, Keziah. Je suis déçu et… assez embarrassé. — Il n’y a pas de quoi, protesta-t-elle. Vous n’avez pas à avoir honte. Je ne peux simplement pas vous aimer. Je ne peux aimer personne. — Je comprends, Keziah, honnêtement. Je ne vous fais pas le moindre reproche. Mais je ne suis pas prêt à dîner avec vous ce soir. Peut-être demain. — Bien sûr, acquiesça-t-elle tristement. Je n’aurais pas dû venir. Mais j’ai… besoin de vous, Paegar. J’ai besoin de votre amitié. — Vous l’avez toujours. Elle hocha simplement la tête. — Merci, Paegar. Bonne nuit, ajouta-t-elle avant de se retourner. — Bonne nuit, Keziah. Il la regarda s’éloigner vers sa chambre. Le Tisserand ne viendrait pas avant des heures. Il n’avait pas faim, mais sa compagnie, à lui aussi, lui manquait. — Keziah, appela-t-il mû par le regret. Attendez ! Je suis stupide. Je serais heureux de dîner avec vous. Pourquoi ne pas retourner dans cette taverne ? Je suis même prêt à vous inviter. Elle s’était retournée avec étonnement et le contemplait maintenant avec perplexité. — Vous êtes sûr ? — Oui. Attendez-moi, j’arrive. Il avait décidé, plus tôt dans la journée, que sa fierté serait la première victime de ses efforts pour gagner sa confiance. Ils lui coûteraient probablement aussi une partie de son cœur, mais ce n’était pas cher payé pour passer du temps en sa compagnie. Retournant à son lit, il prit deux pièces d’or, rangea la bourse au fond de son placard, et vint la rejoindre. Ils quittèrent le château pour aller à l’Érable d’Argent, la taverne qirsi dans laquelle ils avaient dîné la veille. Le patron les accueillit avec un sourire de connivence et la servante aux brillants yeux jaunes et aux cheveux parsemés de mèches brunes, typiques d’une métisse, les conduisit vers une petite pièce au fond de la salle. Après les avoir installés, elle revint avec deux chopes de bière et deux assiettes fumantes du ragoût épicé qu’ils avaient apprécié la veille. Ils commencèrent à manger en silence, se souriant timidement lorsque leurs regards se croisaient. Paegar, conscient de la conversation qui l’attendait avec le Tisserand, cherchait en vain le moyen d’aborder le sujet du mouvement. Ce fut Keziah qui, contre toute attente, vint à son secours. — Est-ce que vous êtes bien à la cour, Paegar ? Il leva les yeux, surpris par sa question. — Et vous ? — Oui. Vous semblez tellement sérieux parfois, presque triste, que je me demandais si vous étiez heureux. Le ministre fit mine de réfléchir. — Je suppose que oui, répondit-il enfin. Je n’ai jamais fait partie des favoris. Aylyn se reposait essentiellement sur Natan et Wenda, et Kearney se tourne surtout vers vous et Gershon. Mais je suis bien payé et ma vie est agréable. Je dois vous paraître bien ingrat, ajouta-t-il comme s’il craignait brusquement de mal se faire comprendre. Beaucoup de Qirsi échangeraient sans hésiter leur place contre la mienne. — Doutez-vous que Kearney apprécie vos conseils ? — Pas du tout, mais il vous connaît depuis bien plus longtemps que nous. Et comme la majorité des nobles eandi, il ne considère probablement ses autres Qirsi guère mieux que des sorciers anonymes bien peu dignes de confiance. — Kearney n’est pas de ceux-là ! protesta-t-elle vivement. Excusez-moi, reprit-elle légèrement penaude. Mais je connais le roi. Il n’est pas comme les autres Eandi. Il ne vous l’exprime peut-être pas beaucoup, mais il vous fait confiance et il écoute ce que vous lui dites. Paegar, piqué par une pointe inattendue de jalousie, se força à sourire. — Je suis tout à fait disposé à vous croire. Après tout, vous le connaissez mieux que n’importe lequel d’entre nous. J’ai toutefois servi plusieurs nobles eandi au cours de ma carrière, et j’ai pu me rendre compte du peu d’estime qu’ils nous portent. Il but une gorgée de bière et tourna les yeux vers la cheminée où brûlait un grand feu. — Une fois, poursuivit-il rêveur, juste une fois, j’aimerais avoir la chance de servir dans une cour qirsi. Il la regarda. — Pas vous ? — Je n’y ai jamais pensé, répondit-elle froidement. — Allons, Keziah, nous y avons tous songé un jour ou l’autre. — Eh bien pas moi. — Pas même quand vous étiez enfant ? Elle hésita. — Vous voyez ! J’en étais sûr. — C’est différent, protesta la jeune femme. — Pourquoi ? Parce que vous étiez trop jeune pour y attacher une quelconque importance ? C’est ridicule, Keziah. Nos rêves d’enfants sont les plus sincères, parce qu’à cet âge on ne nous a pas encore appris ceux qui étaient permis et ceux qui nous étaient interdits. Elle le regarda avec méfiance. — J’ai l’impression que vous y avez beaucoup réfléchi, Paegar. Ignorant son léger battement de cœur, il lui adressa un grand sourire. — Non, pas tant que ça. Plus jeune, j’ai souvent songé à visiter les Terres du Sud, pour voir à quoi ressemble la patrie des Qirsi. Mais c’est très loin et, aujourd’hui, je suis trop vieux pour franchir la Chaîne de la Marche. — Ce n’est pas ce que je veux dire et je crois que vous le savez. Nous avons tous entendu les rumeurs, Paegar. Il en est parmi nous qui aimeraient construire les Terres du Devant à l’image des Terres au Sud. Ne vous méprenez pas, si j’apprenais que vous en faites partie, que vous êtes de ceux-là, je vous jetterais en prison. Il rit. — Vous croyez que je fais partie de la conspiration ? Son regard ne le lâchait pas. — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je veux simplement que vous sachiez que je ne prends pas à la légère les bavardages sur les cours qirsi et les désirs de servir des nobles qirsi. Nous vivons sur les Terres du Devant. Les royaumes appartiennent aux Eandi. Étant donné l’histoire de notre peuple dans les Sept Royaumes, nous avons de la chance de pouvoir les servir. — Je m’en souviendrai, Premier ministre. Elle ne le corrigea pas et ils restèrent longtemps silencieux. — Je suis fatiguée, finit-elle par dire. Je crois que j’aimerais rentrer. Paegar, l’estomac noué, légèrement étourdi, acquiesça. Il s’était lourdement trompé et, dans très peu de temps, il devrait affronter le Tisserand, beaucoup moins certain du cadeau qu’il croyait lui apporter. Ils rentrèrent au château d’Audun sans échanger une parole. Devant la porte de Keziah, il se tourna vers elle. — La journée a été difficile, fit-elle d’une voix si basse qu’il l’entendait à peine. — Je suis désolé, répondit-il conscient que la sienne n’était pas terminée. — Ne le soyez pas. Ce n’est pas votre faute, Paegar. Dormez bien. Nous nous verrons demain. — Bonne nuit, Keziah. Il retourna dans sa chambre, ferma la porte à clef. La bûche qu’il avait mise à brûler était entièrement consumé. Les dernières braises rougeoyaient dans la pénombre. Il déposa un nouveau morceau de bois et, sans prendre la peine de se dévêtir, s’allongea sur son lit. Inquiet, il décida d’abord de rester éveiller afin de repousser, au moins d’un jour, sa rencontre avec le Tisserand. Mais alors que la chambre se réchauffait, ses craintes d’affronter le Tisserand cédèrent à sa fatigue. La journée avait été pénible. Keziah ne croyait pas si bien dire. Il ne comprit qu’il s’était endormi qu’aux premières sensations de son rêve. Il trébuchait entre les rochers disséminés sur la plaine herbeuse. Très vite, il commença l’ascension. Elle ne fut pas très longue, mais il arriva essoufflé au sommet. Le Tisserand, sa silhouette noire découpée sur un fond éblouissant, avançait vers lui. Le rêve était toujours le même. Son incertitude seule le faisait trembler. — Tu as été payé ? demanda le Tisserand en s’arrêtant devant lui. — Oui, Tisserand, merci. — Bien. As-tu entendu parler de la mort du roi d’Aneira ? — La nouvelle est parvenue au château il y a quelques jours. — La lutte pour la couronne a commencé. L’unique héritière de Carden est une fillette de dix ans. Le frère de Carden brigue le trône, mais les autres maisons le craignent et risquent de défier la Suprématie Solkarienne. Je veux que tu conseilles à ton roi de faire des avances aux autres maisons. Dis-lui que la fin du règne de Solkara peut apporter la paix sur la Tarbin. Avec toutes les épreuves qu’Eibithar a traversées ces dernières années, cette idée devrait l’intéresser. — Croyez-vous que les ducs d’Aneira puissent être sensibles aux suggestions du roi d’Eibithar ? — Cela ne te regarde pas, répondit le Tisserand d’une voix tranchante. — Bien sûr, Tisserand, pardonnez-moi. — Tu as compris ce que je veux ? — Oui, Tisserand. L’homme opina. — Je suis ami avec le Premier ministre du roi ! s’exclama Paegar. Poussé par la crainte de voir le Tisserand mettre un terme abrupt à leur conversation, il n’avait pas réfléchi. Il était trop tard pour regretter ses paroles. Keziah ne rejoindrait jamais leur mouvement, mais il y songeait depuis si longtemps que, si le Tisserand pouvait croire qu’il y avait une chance qu’elle le fît, il le laisserait tranquille un certain temps. — Eh bien, demande-lui son aide, répondit le Tisserand avec impatience. Un tel conseil aura plus de poids s’il est formulé par deux d’entre vous. — Vous n’avez pas compris, Tisserand. Il regretta le choix de ses mots mais poursuivit. — Elle était la maîtresse du roi, du duc, enfin de Kearney avant qu’il ne soit roi, bredouilla-t-il. Elle ne l’est plus. Elle n’a que très peu d’amis au château, les autres ministres lui en veulent d’avoir été choisie à la place de Wenda. Ils la méprisent. — Où veux-tu en venir ? — Avec le temps, je crois qu’elle pourrait rejoindre le mouvement. Il mentait au Tisserand. Il devait être fou. — Tu crois que le Premier ministre de Kearney peut être retournée ? — Oui. — Je sens autre chose dans tes pensées. Paegar, craignant pour sa vie, déglutit péniblement. — Tu l’aimes. — Oui, Tisserand, beaucoup, répondit le ministre. Profondément soulagé, il se rappela de dédier une prière à Adriel. — Mais elle ne t’aime pas. Paegar acquiesça. Le Tisserand resta si longtemps absorbé dans ses pensées que Paegar commença à douter. Le Tisserand devait probablement juger ses plans, nés d’un amour déçu, voués à l’échec. Sa réponse pourtant le stupéfia. — Ce ne sont pas des moments faciles, fit-il d’une voix étrangement compatissante. Fais ce que tu peux avec elle. Je reviendrai bientôt et tu me tiendras au courant. Nous pourrons peut-être la convaincre ensemble. L’idée d’endurer un de ces rêves si vite lui figea le sang, mais il fit face. — Oui, Tisserand. Merci encore. Il s’attendait à retrouver l’obscurité de sa chambre, comme chaque fois que leur conversation s’achevait, mais il restait là, comme si le Tisserand avait oublié sa présence. Ce dut être le cas, car l’éclat aveuglant qui le dissimulait s’estompa légèrement. Cette distraction ne dura qu’une ou deux secondes, à peine, mais elle fut suffisante pour lui révéler le visage de l’homme qui se tenait devant lui. Un visage carré, des yeux brillants comme ceux d’un chat sauvage, un nez droit, des lèvres pleines, entouré par une crinière de cheveux blancs balayée par le vent qui soufflait sur la plaine. Une plaine qui s’étendait à l’est de l’Anse de Scabbard, surplombant, au-delà des flots, la masse sombre d’Eibithar. La Lande d’Ayvencalde ! Paegar eut un hoquet. La lumière rejaillit. Mais il était trop tard. Ils le savaient tous les deux. — Lève-toi, lui ordonna le Tisserand. — Je suis debout, Tisserand, murmura le ministre. — Seulement dans ce rêve. Quitte ton lit. Sans comprendre pourquoi il obéissait, Paegar, tandis qu’il ne voyait que la plaine et le Tisserand – la Lande d’Ayvencalde et des yeux jaunes –, sentit qu’il se levait. — Comment s’appelle la femme dont tu m’as parlé ? — Keziah. Keziah ja Dafydd. — Merci. Il hésita. — Je suis désolé, fit-il, sincèrement désolé. Ton amour malheureux m’a rappelé… J’ai été distrait et tu dois payer. Tu m’as bien servi. Emporte cette certitude avec toi. Paegar ne savait que dire. L’eût-il su que, paralysé de terreur, ses mots n’auraient pas franchi ses lèvres. — Ça va être rapide. Avant même qu’il comprenne le sens des dernières paroles du Tisserand, il se sentit soulevé. Le Tisserand n’avait pas bougé. Les mains invisibles qui le tenaient le maintinrent un instant suspendu, puis, avec une force inouïe, il fut projeté en avant. Il vit le sol venir à lui, non pas le sol verdoyant de la plaine, mais celui de sa chambre dans le château d’Audun. Au lieu de l’herbe, il eut le temps d’apercevoir le rebord en pierre de sa cheminée sur lequel il s’écrasa. 17 Après leur curieuse conversation de la veille, Keziah fut soulagée de ne pas voir Paegar en sortant de sa chambre. Elle ne le croisa pas davantage dans les couloirs ou les cuisines, où elle prit un petit déjeuner rapide avant de retourner dans sa chambre. Lorsque aux portes de la ville sonnèrent les cloches de onze heures, étouffées par le manteau de neige étendu sur le château d’Audun et la Cité des Rois, elle se dirigea vers les appartements de Kearney, prête à entendre, d’un instant à l’autre, le ministre l’appeler. Elle ne le vit pas et commença à se demander s’il ne lui tenait pas rancune de la passion avec laquelle elle avait défendu les Eandi. Ce ne fut qu’au cours de l’audience qu’elle commença à s’inquiéter de l’absence prolongée de Paegar. Même s’il lui en voulait, même si sa fierté souffrait encore du refus qu’elle avait opposé à ses avances, il serait venu à l’audience. Elle ne le connaissait que depuis quelques cycles, mais elle ne l’avait jamais vu manquer une seule discussion avec Kearney. Personne ne sembla y prêter attention. Ils parlèrent du baron de Shanstead et des nouvelles de l’Ouest leur indiquant que les capitaines de Kentigern, dans le but de rassembler plusieurs centaines de jeunes soldats, s’étaient lancés dans une vaste campagne de recrutement autour du Pic. Aucun des ministres ne fit allusion à l’absence de Paegar. À la fin du conseil, tandis que les membres se levaient pour quitter la pièce, Keziah demanda : — Quelqu’un a-t-il vu Paegar, ce matin ? Le roi, qui était revenu à son bureau pour consulter les derniers messages, leva vers un elle un visage légèrement contrarié. — Il n’est pas là ? — Non, Majesté, répondit-elle sans dissimuler entièrement son exaspération. Je ne l’ai pas vu de la matinée. — Moi non plus, ajouta Wenda. Les autres hochèrent la tête en signe d’ignorance. — Allez donc chez lui, Premier ministre. Il est peut-être souffrant. — Tout de suite, Majesté, acquiesça Keziah en quittant précipitamment la pièce. Le temps d’arriver dans le couloir de leurs appartements, la jeune femme était franchement inquiète. Elle tentait de se convaincre qu’il cherchait simplement à l’éviter ou même à la punir, mais l’intuition d’une catastrophe ne la quittait pas. Le Glanage était celui de ses pouvoirs qu’elle appréciait le moins. Il l’avertissait du danger mais la plupart du temps, il n’apportait que la peur et la souffrance avant même qu’elle n’en connaisse l’origine. Elle frappa à la porte de Paegar d’une main tremblante. Aucune réponse ne vint. Elle essaya d’ouvrir mais le verrou était tiré. — Paegar ? Silence. Elle courut vers la tour la plus proche et appela les gardes. Deux hommes de Kearney arrivèrent aussitôt et la suivirent vers la porte qu’elle venait de quitter. — C’est fermé, leur dit-elle d’une voix tremblante. Un des hommes frappa du poing. — Ministre ? appela-t-il. Comme Paegar ne répondait pas, il essaya à son tour la poignée, puis se tourna vers Keziah. — Il est sans doute parti, Premier ministre. — Parti ? — Il n’est peut-être pas au château. Elle n’y avait pas songé, mais elle repoussa cette éventualité presque aussitôt. Il ne serait pas sorti avant leur audience. Et il ne se serait pas absenté sans lui laisser un mot. — Non, il est à l’intérieur. Ouvrez la porte. — Nous n’avons pas la clef, Premier ministre. — Alors trouvez-en une ! s’exclama-t-elle. Un des hommes partit en courant. Keziah s’adossa au mur, les bras croisés sur sa poitrine. Elle s’efforçait de se calmer, mais son appréhension ne cessait de croître. Après ce qui lui parut des heures, le premier garde revint avec un trousseau de clefs. — Elle doit être là-dedans, fit-il hésitant. Je crois. Il commença à les essayer les unes après les autres, avec une lenteur que Keziah jugea vite insupportable. — C’est ridicule ! s’écria-t-elle, incapable de contenir son angoisse. Il est peut-être mourant. Ouvrez cette porte immédiatement ! — Mais, Premier ministre… — Brisez-la s’il le faut, mais ouvrez-la ! Les gardes échangèrent un coup d’œil. — C’est bon, fit l’un en haussant les épaules. Tu as entendu. Il s’écarta, laissant à l’autre le soin de défoncer le panneau de bois. Il dut s’y prendre à quatre ou cinq reprises mais le verrou finit par céder. Le craquement résonna dans le couloir en même temps que le cri du garde, précipité dans la pièce. Keziah le poussa. À peine entrée, elle s’effondra à genoux avec un sanglot. Paegar, face contre terre, le visage baigné dans une mare de sang, gisait devant la cheminée. Les bras écartés, ses paumes étaient tournées vers le ciel. Le garde approcha comme s’il craignait de voir le ministre bondir sur lui. Il s’agenouilla auprès de Paegar et le souleva. Un léger sifflement s’échappa de ses lèvres. Keziah détourna les yeux, mais elle avait eu le temps de voir la blessure qui fendait le visage du ministre de l’œil au milieu du nez. Elle sentit son estomac de révulser et porta une main à sa bouche. — Oh ! Paegar, murmura-t-elle, le visage baigné de larmes. Je suis tellement désolée. Le garde reposa la dépouille à l’endroit exact où il l’avait trouvée. — Il vaut mieux prévenir le chirurgien, fit-il. Et le capitaine. Ça va l’intéresser. D’autres gardes, alertés par les cris ou leur collègue resté sur le seuil, pénétrèrent dans la pièce. Keziah, prostrée, ne bougeait pas. Peu désireux de la déranger, les hommes du château l’évitaient et parlaient à voix basse. Elle finit par entendre des voix familières et comprit que Gershon, avec le maître Guérisseur, était là. Le capitaine se baissa sur le corps et le souleva, exactement comme le soldat l’avait fait avant lui. Après l’avoir examiné, il se tourna vers Keziah. — Vous n’avez rien entendu ? — Rien, rien du tout, répondit-elle en essuyant ses larmes. — Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? — Hier soir. Nous sommes allés dîner en ville. Elle ferma les yeux. — J’aurais dû venir avant le conseil des ministres. — Ça n’aurait rien changé. Elle ouvrit les yeux. — Regardez le sang, fit-il en désignant la tache sombre sur les dalles. Il est déjà sec. Sa mort remonte à plusieurs heures. Il s’est probablement réveillé à cause du froid. Il aura voulu remettre une bûche dans la cheminée et il sera tombé. — Une chute, marmonna le chirurgien dubitatif après avoir examiné le corps à son tour. — Que voulez-vous que ça soit d’autre ? questionna Gershon. La porte était fermée de l’intérieur et… Il s’arrêta. Keziah savait très bien pourquoi. Lady Brienne de Kentigern avait été assassinée dans une chambre fermée à double tour elle aussi. Bien que son père ait accusé Tavis de Curgh, Grinsa l’avait convaincue, elle mais aussi Kearney et Gershon, que le jeune homme n’y était pour rien. — Est-ce que la magie a pu intervenir ? le questionna le capitaine. Keziah prit le temps de réfléchir. — Je ne vois pas comment. — Est-ce possible qu’il ait été frappé puis déplacé pour faire croire à une chute ? demanda-t-il au chirurgien. — Regardez, fit l’homme en montrant le sang sur le pied de la cheminée. C’est à cet endroit que sa tête a frappé. Cela ne fait aucun doute. Je ne veux pas dire qu’il n’a pas pu tomber, je crois même qu’il est tombé. Mais j’ai rarement vu une simple chute provoquer une blessure pareille. — Je vois, commenta Gershon. Keziah comprenait pourtant qu’il avait des doutes. Il se tourna vers elle avec un soupir. — Je dois prévenir le roi. Comment vous sentez-vous ? — Ça ira, répondit-elle surprise de son inquiétude. Il regarda une nouvelle fois le corps et quitta la pièce en bougonnant. Keziah, consciente d’être inutile et de gêner le travail des gardes, se leva et sortit à son tour. Dans sa chambre, elle s’assit sur son lit. Ses larmes avaient séché. Elle avait froid et se sentait terriblement fatiguée. Alors elle s’allongea et, presque immédiatement, sombra dans un profond sommeil. Elle rêva de Paegar. Il n’était pas mort et ensanglanté, comme elle venait de le voir, mais gai et souriant. Elle se vit en sa compagnie. Ils se promenaient dans les jardins du château, bavardant et riant. Elle s’efforça d’entendre ce qu’ils disaient, mais le vent soulevait les feuilles d’automne et des oiseaux chantaient. Elle les appela pour qu’ils l’attendent, mais les deux silhouettes poursuivaient leur chemin, indifférentes à ses appels. Des coups frappés à sa porte la tirèrent de son sommeil. Incapable de savoir depuis combien de temps elle dormait, elle passa une main dans ses cheveux et se leva. — Qui est-ce ? — Gershon Trasker. Elle ouvrit la porte. — Heureusement que vous avez répondu, fit le capitaine bourru. Je commençais à croire que je devrais briser une autre porte. — Que voulez-vous, capitaine ? — Le roi veut vous parler. Je crois qu’il a convoqué tous ses Qirsi. — J’arrive, affirma-t-elle vaguement étourdie. Quelle heure est-il ? demanda-t-elle alors qu’ils se dirigeaient vers les appartements de Kearney. — Les cloches du prieuré ne vont pas tarder à sonner. Keziah constata, stupéfaite, qu’elle avait dormi presque toute la journée. Les autres ministres étaient arrivés. Kearney leva les yeux et croisa ceux de Keziah qui pénétrait dans la pièce. Au froncement inquiet de ses sourcils, elle répondit par un petit hochement de tête qu’elle voulait rassurant. Elle s’assit, comme Gershon, et le roi avança au centre de la pièce. — Vous savez tous ce qui s’est passé, commença-t-il. Paegar jal Berget, notre ministre, est tombé la nuit dernière dans sa chambre. Sa tête a heurté le pied de sa cheminée et il est mort. Il regarda chacun de ses ministres. — Je ne suis pas aussi familier des coutumes qirsi que je le devrais, aussi je souhaite vous laisser, à vous qui le connaissiez mieux, le soin d’organiser ses funérailles. Tous les habitants de ce château vous apporteront leur concours, le capitaine, ses gardes, le maître cuisinier, les chirurgiens. Je vais veiller à ce que le prélat vous prépare le cloître, bien que je comprenne parfaitement que vous préfériez probablement vous tourner vers les sanctuaires de la ville. Il hésita. — Paegar avait-il de la famille ? — Non, Votre Majesté, répondit Keziah devant l’ignorance des autres. Il avait un frère, mais il est mort depuis longtemps, comme ses parents. Le roi acquiesça, le visage sombre. — Alors je vous laisse le soin de vous occuper de ses affaires, Keziah. Je sais que vous étiez très proches, ces temps derniers. — Oui, Votre Majesté. Elle sentait les regards des ministres posés sur elle. Elle savait ce qu’ils pensaient. Ils connaissaient Paegar depuis des années, elle depuis quelques cycles à peine. De quel droit prétendait-elle au titre de sa plus proche amie ? Peu importait qu’elle n’eût rien fait, que Kearney seul fût responsable de son choix, ils la haïssaient. Ils n’avaient jamais cessé de la haïr. Seule l’amitié de Paegar lui avait permis d’oublier leur hostilité. Sans lui, elle était seule, bannie au sein même de la cour. Kearney ne semblait pas s’en rendre compte. Les yeux piquants, refusant de les regarder, Keziah contemplait le sol. Elle ne leur ferait pas le plaisir de leur montrer ses larmes. Pas même aujourd’hui. Après une courte discussion, Wenda accepta de se charger des funérailles. Dyre annonça qu’il irait voir le prieur du sanctuaire de Bian. Quelques minutes plus tard, le roi les congédia. Keziah savait qu’il voulait qu’elle reste pour qu’ils puissent discuter en privé, mais elle préférait être seule. Alors, sans lever les yeux, elle suivit les autres dans le couloir. Devant la chambre de Paegar, elle poussa la porte qu’on avait remplacée. La pièce était vide. Son corps avait été emporté et le sol était encore humide de l’eau dont les serviteurs s’étaient servis pour effacer le sang. Ils avaient laissé la fenêtre ouverte, probablement pour qu’il sèche plus vite. La pièce était glaciale. La chute de neige avait fait place à un vent violent, semblable à ceux qui balayaient habituellement le nord des Terres du Devant à cette époque de l’année. Avec une courte inspiration, Keziah pénétra dans la chambre et ferma la porte derrière elle. Pendant un certain temps, envahie par le sentiment étrange et désagréable de violer l’intimité de quelqu’un en son absence, elle resta immobile. Malgré le vent froid, l’odeur de Paegar n’avait pas complètement disparu. Elle avait cru être submergée par le chagrin, elle se sentait curieusement rassérénée. Ses affaires, son odeur l’enveloppaient comme une couverture un soir d’hiver. Elle se dirigea vers le petit secrétaire. Une plume, un encrier, de la cire et un sceau de cuivre, quelques papiers étaient abandonnés sur la table. Elle les regarda un moment puis, croisant les bras sur sa poitrine, se détourna. Les autres avaient peut-être raison, elle n’avait rien à faire ici. Songeant qu’il lui serait plus facile de commencer par ses vêtements, elle se dirigea jusqu’à l’armoire qui se dressait au pied du lit. Plusieurs robes de ministre étaient suspendues, pas seulement celles qu’il portait au château d’Audun, mais d’autres portant l’emblème de Rennach ou des blasons qu’elle ne connaissait pas, sans doute ceux de maisons inférieures dans les provinces du royaume de Rennach. Elle découvrit aussi une cape de cavalier, des pantalons et des chemises qu’elle ne lui avait jamais vus, et même des bottes de cuir. Une épée avec une garde de cuir était dressée, dans son fourreau, dans le fond de l’armoire. En bas, presque dissimulées aux regards, elle aperçut une bourse de peau ainsi qu’une petite boîte en bois. Elle souleva la bourse. Après une brève hésitation, elle dénoua le cordon et répandit son contenu sur le sol. Stupéfaite, elle regarda tomber une bonne cinquantaine de pièces d’or, l’équivalent ou presque d’une année des gages du ministre. Elle prit alors la boîte et comprit, à son poids comme au tintement de son contenu, qu’elle renfermait d’autres pièces. Elle en compta plus de cent cinquante. Elle s’adossa au lit de Paegar et, complètement abasourdie, contempla son magot. Elle n’avait jamais vu autant d’or, sauf le trésor de Kearney, bien plus impressionnant, lorsqu’elle avait été chargée, un jour, d’accompagner son trésorier. Paegar ne s’était jamais montré dispendieux. Il avait pour la première fois la veille proposé de payer leur repas. Jamais, elle n’aurait cru qu’il possédât une telle richesse. Et puisqu’il gardait son or soigneusement dissimulé dans le fond de son armoire, elle était bien obligée de reconnaître qu’il s’agissait d’un secret. Leur conversation de la veille à l’Érable d’Argent lui revint brusquement en mémoire. Il avait ri à l’idée qu’il pût faire partie de la conspiration, mais cet or ne pouvait avoir d’autre explication. Un bruit de voix provoqua sa panique. Il lui fallut quelques secondes pour saisir qu’elles ne venaient pas du couloir, mais de l’extérieur. Des gardes qui passaient sans doute dans le jardin, sous la fenêtre de Paegar. Elle se hâta néanmoins de ranger les pièces. Il ferait bientôt nuit, et puis elle avait faim. Elle se leva. Elle allait remettre la bourse et la boîte à l’endroit où elle les avait dénichées, quand elle fut prise d’un doute. Si quelqu’un découvrait l’or ? Si un membre du mouvement, après avoir entendu l’ordre de Kearney, venait le chercher ? Le laisser à sa place était plus sûr pour elle. Mais si un garde le trouvait, s’il tombait entre les mains d’un fidèle de Kearney, la trahison de Paegar serait connue de tous. Elle ne le voulait pas. Alors, elle décida de l’emporter dans sa chambre. Jamais la distance entre leurs deux appartements ne lui avait paru si grande. Elle la franchit d’un pas hâtif. Lorsque l’or fut en sécurité au fond de sa propre garde-robe, elle sortit et, après avoir fermé sa porte à double tour, partit à la recherche de la seule personne avec laquelle elle pouvait partager ce qu’elle venait d’apprendre sur son ami. * Le plus souvent Gershon et sa femme dînaient en compagnie du roi et de la reine dans la salle à manger royale. Roi ou duc, Kearney n’avait jamais fait partie de ceux qui oubliaient leurs responsabilités avec le coucher du soleil. Alors, tandis que leurs femmes bavardaient, que les enfants jouaient, après le dîner le roi et son capitaine discutaient de l’état des armées de Kearney, des avantages de différentes alliances ou, comme ces derniers temps, de la perspective d’une guerre. Ce soir pourtant – avec la permission de son monarque – la famille Trasker dînait seule. Kearney les avait autorisés à profiter de la salle à manger, une offre que Gershon n’avait refusée qu’après une longue réflexion. Sulwen, un doux sourire sur son visage épargné par les ans, les yeux brillant à la lumière des bougies et des torches, avait été prise au dépourvu, mais c’était une femme intelligente. Elle n’avait pas posé de questions inutiles. Un homme était mort aujourd’hui, pas d’empoisonnement ni au fil de l’épée, mais d’une simple chute dans sa chambre. C’était tragique et comique, à la fois ridicule et effrayant. La vie semblait à Gershon aussi fragile qu’un battement d’aile de papillon et il voulait ce soir-là être auprès des siens. Il voulait rire avec ses enfants, savourer un bon vin avec celle qu’il aimait et, quand les enfants seraient couchés, finir la nuit entre ses bras. C’est la raison pour laquelle il ignora le coup donné à la porte de ses appartements. Lorsque le cognement reprit, quelques secondes plus tard avec plus d’insistance, il ne bougea pas davantage. Sulwen, les yeux sur la porte, ne dit rien. — Il semble bien que le visiteur n’a pas l’intention de partir, fit-elle au troisième coup en tournant vers lui un regard mi-compatissant mi-amusé. — C’est ce qu’on va voir, déclara son mari en se levant. Il ouvrit brutalement la porte pour découvrir, sur le seuil, la dernière personne à laquelle il s’attendait. — Vous ! s’exclama-t-il devant Keziah. J’aurais dû m’y attendre. — Je dois absolument vous parler. — Je suis sûr que ça peut attendre demain. — Si j’attends demain, vous m’en voudrez de n’avoir pas insisté pour vous consulter ce soir. Il hésita, une lueur méfiante au fond des yeux. Mais elle avait su le convaincre. — J’espère que c’est important, grogna-t-il. Je reviens dans quelques minutes, glissa-t-il à sa femme. Juré. Elle lui sourit, avec l’indulgence et l’humour dont elle faisait preuve lorsqu’il manquait à ses promesses. Renonçant à la rassurer sur la fermeté de ses intentions, le capitaine contrarié ferma la porte. — De quoi s’agit-il ? Vous avez intérêt à faire vite. — J’exige que vous ne parliez de notre conversation à personne, fit-elle en passant une main hésitante dans ses cheveux. Pas même à Kearney. Vous comprenez ? — Vous n’avez rien à exiger, répondit-il sur la défensive. Surtout en ce qui concerne ce que je dois ou non dire au roi. — Très bien. Elle haussa les épaules et s’éloigna. Gershon l’aurait volontiers laissée partir, mais cette fois, elle l’inquiétait. — D’accord, lâcha-t-il après un juron. Vous avez ma parole. Elle revint sur ses pas. — Je crois que Paegar était un traître. Je le soupçonne d’avoir trempé dans la conspiration. — Quoi ? s’étrangla Gershon. En êtes-vous sûre ? — Suffisamment. Je triais ses affaires, comme le roi me l’a demandé, et j’ai trouvé un véritable magot. — Combien ? — Plus de deux cents qinde, cachés dans son armoire. Le capitaine émit un petit sifflement. La somme dépassait les gages de deux ans d’appointements d’un ministre, ou d’un capitaine. — C’est beaucoup, je vous l’accorde. Mais je ne suis pas certain que cela suffise à l’accuser de trahison. — La nuit dernière, Paegar m’a parlé de la conspiration. À mots couverts, mais je suis sûre que c’était ça qu’il avait en tête. Il voulait savoir si j’avais jamais rêvé de servir des nobles qirsi et il m’a fait comprendre qu’il y avait songé. Quand je l’ai accusé de travailler pour la conspiration, il a nié, mais je venais de lui dire, le plus clairement du monde, que je n’approuvais pas et que, si c’était le cas, je n’hésiterais pas une seconde à le faire emprisonner. — Vous pensez qu’il essayait de vous enrôler ? — Peut-être, répondit-elle après réflexion. Dans la journée, il m’avait avoué être amoureux de moi. S’il faisait partie de la conspiration, il devait espérer que je le rejoigne. — Il se peut aussi qu’il vous ait fait croire qu’il vous aimait pour mieux vous attirer dans ses filets. — C’est possible. — Est-ce que… ? Il détourna les yeux. Étiez-vous amoureuse de lui ? — Non. Je lui ai dit la vérité, j’aime toujours quelqu’un d’autre. Le capitaine acquiesça sans pour autant se résoudre à la regarder. Il n’avait jamais approuvé l’amour que le roi vouait à cette femme et, pendant longtemps, il avait douté de la sincérité des sentiments qu’elle-même lui portait, préférant les mettre sur le compte de son unique désir, à travers Kearney, de diriger la maison de Glyndwr. Au cours des derniers cycles, cependant, tandis que Kearney était confronté à la demande d’asile que lui avait adressée Lord Tavis, à son ascension inattendue sur le trône et à la nécessité d’achever sa liaison avec son ministre, Gershon avait été obligé d’admettre que l’amour que la jeune femme éprouvait pour Kearney était aussi profond que sincère. — Avez-vous été tentée de le rejoindre, lui et ses amis ? — Qu’est-ce que vous croyez ? demanda-t-elle outrée d’une telle question. Croyez-vous que je viendrais vous voir si c’était le cas ? Gershon qui regrettait sa question depuis la seconde où elle avait franchi ses lèvres, fit la grimace. — Vous avez raison, je… — Je sais que vous me haïssez, capitaine, fit-elle les yeux flamboyants. Pour être honnête, je m’en moque. Mais je suis fatiguée de vous voir sans cesse remettre en cause ma loyauté envers Kearney et le royaume ! Je n’ai pas plus envie de les trahir, de me trahir, que vous. — Vous avez raison, répéta-t-il. Ma question est stupide. Mais pourquoi refusez-vous que j’en parle au roi ? — Paegar était mon ami. Et si je me doute que sa trahison n’en fait qu’un parjure à vos yeux, les choses ne sont pas aussi simples pour moi. — Eh bien, elles devraient ! s’emporta Gershon. Vous me dites que vous aimez le roi, que vous lui êtes fidèle comme à Eibithar et vous protégez un traître ! — Il est mort, capitaine. — Cela ne change rien ! Il a trahi le royaume ! S’il avait une femme ou des enfants, je pourrais peut-être, je dis bien peut-être, comprendre vos scrupules mais il n’a aucune famille. Il ne mérite ni vos égards ni ma considération. Il a vendu son royaume et son roi contre de l’or. — De l’or qu’il n’a jamais dépensé. De l’or qui est resté dissimulé dans son armoire jusqu’à sa mort. Gershon n’en croyait pas ses oreilles. Même d’une Qirsi, ces propos étaient aberrants. — D’abord, vous ne savez pas combien il en a dépensé. Il a peut-être reçu des milliers de qinde depuis qu’il est au service de la conspiration. Les pièces que vous avez découvertes ne sont peut-être que les miettes d’un trésor plus grand. — Deux cents qinde, des miettes ? — Et alors ? Ce n’est pas impossible. — Je ne peux pas croire… Il l’interrompit d’une main. — Je ne vous demande pas ce que vous croyez ou non. Je vous demande si c’est possible. Et ça l’est, non ? Elle ouvrit la bouche, mais la ferma avant d’acquiescer. — Ensuite, poursuivit-il en exultant, ce qu’il a fait ou non de cet or m’est complètement égal. C’était un traître, le reste n’a strictement aucune importance. Et je refuse de protéger son nom et sa mémoire sous prétexte que c’était votre ami. — Oui, c’était mon ami, répondit Keziah. Je ne le connaissais pas depuis longtemps, mais je commençais à le comprendre, à savoir le genre d’homme qu’il était. — Et sa mort vous a ouvert les yeux. Il vous a trahie, vous aussi. — Oui, il m’a trahie. C’est ça que vous voulez m’entendre dire ? Que j’ai été assez stupide pour me laisser berner par son amitié ou ses déclarations d’amour. Eh bien voilà, c’est dit ! — Ce que je veux saisir, c’est surtout la raison pour laquelle vous me parlez de tout ça. Vous me faites perdre mon temps et j’en ai assez entendu ! Il posa la main sur la poignée de sa porte, pressé de rejoindre sa femme et ses enfants. — Ce que j’essaye de vous dire, reprit Keziah d’une voix plus calme, c’est que si Paegar était un traître, et s’il était payé pour ça, je suis convaincue que, d’une façon ou d’une autre, il y était contraint. Je ne crois pas qu’il avait l’âme d’un traître. — Quelle différence cela fait-il ? Keziah garda son calme. Gershon ne cherchait pas à l’humilier, seulement à comprendre ce qu’elle lui voulait. — Une grande, fit-elle. Quoi qu’il en soit, si nous voulons combattre la conspiration, n’est-il pas temps de chercher à déterminer comment ses chefs s’y prennent pour étendre leur influence ? N’aimeriez-vous pas savoir leur but et la façon dont ils comptent agir pour l’atteindre ? — Bien sûr, mais… — Je viens de vous le dire, capitaine, Paegar, a évoqué la conspiration, peut-être dans l’espoir que je le rejoigne. Il se peut très bien qu’il ait parlé de moi à ceux qui le payaient. — Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? demanda Gershon, étonné de l’inquiétude qu’il sentait croître en lui. Elle haussa les épaules, un petit sourire aux lèvres. — Appelez ça l’instinct d’une Glaneuse. Gershon acquiesça. Il ne faisait pas confiance aux Qirsi, il n’aimait pas dépendre de leur magie plus que le strict nécessaire mais, au cours des ans, il avait appris à respecter leurs pouvoirs. Il attendit qu’elle poursuive mais elle le regardait, comme s’il était censé lui répondre. — Vous pensez donc qu’il a parlé de vous à ses amis, reprit-il, toujours incertain du point où elle souhaitait en venir. — Oui et, dans ce cas, ils risquent de chercher à m’enrôler, comme Paegar. Il comprit brusquement. — Vous voulez les rejoindre, c’est ça ? — Pas exactement, non, sourit-elle. Mais c’est le seul moyen d’en connaître plus sur eux. — Et vous ne voulez pas que j’en parle à Kearney parce que, s’ils apprennent que nous avons découvert la trahison de Paegar, ils pourraient renoncer à vous contacter. Le sourire flottait encore sur les lèvres de la jeune femme, mais l’expression de son regard s’était légèrement modifiée. — C’est pour ça que je veux que vous n’en discutiez avec personne, fit-elle. Quelqu’un devait bien donner cet or à Paegar et cette personne pourrait habiter le château. — Et si c’est cette personne qui l’a tué ? demanda Gershon d’un ton qui s’adressait aussi bien à elle qu’à lui. — J’y ai pensé, répondit-elle en réprimant un frisson. — Et cela ne vous empêche pas de vouloir jouer le jeu. — Iriez-vous à la guerre pour défendre Kearney ? — Évidemment. — Pourquoi réagirais-je différemment ? Gershon se considérait comme un homme intelligent, pas aussi brillant que le roi, mais certainement capable de combattre avec discernement n’importe quel adversaire sur un champ de bataille. Chaque fois qu’il discutait avec elle, il se sentait pourtant toujours en retard d’une prise. — J’accepte de vous laisser faire, concéda-t-il, mais à la seule condition, la condition expresse, que vous me teniez informé de tout. — Que vous me laissiez faire ou non, capitaine, j’ai la ferme intention d’agir. — Pourquoi devez-vous toujours être aussi difficile ? Je veux simplement vous dire que je veux bien taire la trahison de Paegar, mais je veux savoir à qui vous parlez et ce qu’ils ont en tête. — Et moi, j’essaye de vous expliquer que ce ne sera peut-être pas possible. — Il le faudra bien, tempêta Gershon. Il prit une profonde inspiration et se calma. Il se demandait souvent si elle prenait plaisir à le mettre en colère. — Écoutez, Keziah, le roi me fait confiance pour assurer la sécurité de tous les habitants du château, dont la vôtre. Surtout la sienne, mais il n’était pas prêt à le reconnaître. — Si vous avez l’intention de prendre des risques, je dois le savoir afin d’être en mesure de vous protéger. Paegar est mort. C’était probablement un accident, une chute stupide. Mais c’est peut-être autre chose, et je trahirais mon roi en ne faisant pas tout ce qui est en mon pouvoir pour vous éviter le même sort. — Je vais tenter de convaincre ces gens que je suis un traître, expliqua-t-elle obstinée. S’ils me voient vous parler, ils comprendront que c’est un mensonge. En essayant de me protéger, vous pourriez bien mettre ma vie en danger. — Eh bien nos rencontres ressembleront à des interrogatoires, de sorte que mes questions apparaissent comme le résultat de mes soupçons et non de mes inquiétudes. — Cela ne devrait pas nous être très difficile, sourit-elle. Il ne put s’empêcher de lui rendre son sourire. Cette femme était courageuse. Elle l’était même bien plus que beaucoup de guerriers eandi qu’il connaissait. Elle était aussi exceptionnelle et, même s’il trouvait les Qirsi étranges, avec leurs cheveux blancs et leurs yeux jaunes, il devait admettre qu’elle était très belle. Il comprenait, peut-être pour la première fois, pourquoi son roi avait aimé cette femme ; pourquoi, contre toute attente, il l’aimait encore. — Sans doute, reconnut-il. Un rire d’enfant leur parvint de l’intérieur. Ce devait être Ula, sa plus jeune. Sulwen devait se demander où il était parti et quand il avait l’intention de rentrer. — Alors nous sommes d’accord ? demanda-t-il. Vous me tiendrez informé ? — Oui, je vous donne ma parole. Retournez auprès de votre famille, maintenant, lui sourit-elle. Et pardonnez mon intrusion. Gershon la regarda partir. — Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi je ne dois pas en référer au roi. Il avait pris garde à ne pas parler trop fort, mais elle l’avait entendu. Elle se tourna lentement et revint vers lui. — Je comprends qu’il faille cacher cela aux autres, reprit-il, mais pourquoi tenir le roi en dehors ? On peut lui faire confiance pour tenir sa langue. — N’est-ce pas évident ? Croyez-vous vraiment, malgré notre séparation, que Kearney me laissera risquer ma vie pour lui ? Il ne pouvait rien dire. La réponse était aussi claire que l’unique larme qui roulait sur la joue de Keziah. Kearney ne lui permettrait jamais de s’engager dans une telle aventure. Même sous la protection de Gershon. Même si c’était le seul moyen de sauver son royaume. 18 Mertesse, Aneira Ma très chère Yaella, Lorsque tu trouveras ce message, j’aurais quitté Mertesse depuis longtemps. Je pars à la demande d’une de nos connaissances. J’ignore la durée de mon absence et la destination de mon voyage, mais sache que tu ne seras jamais loin de mes pensées. Je te confie mes maigres biens, espérant, si je ne revenais pas, qu’ils t’apportent un peu de réconfort. Je t’aime plus que tu ne saurais l’imaginer, Shurik. Il glissa le parchemin sous son oreiller, puis regarda la chambre une dernière fois avant de se faufiler dans le couloir, et hors du château. Sa conversation avec le Tisserand remontait à plusieurs jours et, bien qu’il eût retardé son départ sur ses instructions, il craignait d’être à nouveau convoqué et tenu de s’expliquer. Aussi avait-il hâte de se mettre en route. C’était assez délicat d’être obligé de quitter Yaella et le duc en leur absence. Exilé d’Eibithar après l’échec désastreux du siège de Kentigern, Shurik ne devait sa présence au château qu’à l’indulgence du duc de Mertesse qui lui avait donné asile. Son départ ne serait, de toute manière, pas passé inaperçu. S’il était parti le lendemain de sa rencontre avec le Tisserand, quelques jours à peine après le départ de Rowan pour Solkara, les habitants en auraient déduit qu’il n’avait attendu que cette circonstance pour s’enfuir. Quoi qu’il en soit, il avait patienté et eu la chance de recevoir un message de Yaella. Il était très court – elle lui disait combien il lui manquait et sa hâte de rentrer – mais il tombait à point nommé. Aux yeux de la mère de Rowan et des gardes, il pouvait très bien s’agir d’une injonction à rejoindre le duc. Shurik n’avait rien dit qui pût les détromper. Saisissant cette occasion, dès qu’il avait lu le mot il s’était immédiatement rendu dans sa chambre, avait glissé quelques affaires dans un sac et envoyé un serviteur aux écuries afin qu’on lui prépare son cheval pour le lendemain dès l’aube. Il n’avait laissé à personne le temps de le questionner. Il franchit la porte sud et s’éloigna de la Tarbin en direction de la masse sombre et lointaine de la Grande Forêt d’Aneira. Le soleil n’était pas encore levé. Un brouillard froid flottait au-dessus des fermes et des champs. Il avait neigé au cours de la nuit. Le paysage et les toits, recouverts d’une fine pellicule blanche, ressemblaient à une pâtisserie sortie des cuisines de Kentigern. Le ciel cependant s’était éclairci. Si quelques étoiles brillaient encore, la lumière argentée du matin ne tarderait pas à les effacer. La dernière expédition de Shurik remontait à plusieurs cycles et cela faisait plus longtemps encore qu’il n’avait pas voyagé seul. Il n’avait pas quitté Mertesse depuis son arrivée. Goûtant la tranquillité matinale et la beauté du paysage, il se sentait plus libre que jamais. Plus libre, mais aussi beaucoup plus vulnérable. Dans l’enceinte du château, les regards dédaigneux des soldats et le ton méprisant de Rowan – quand il lui adressait la parole – ne lui avaient pas échappé. Les Eandi de Mertesse ne le considéreraient jamais autrement qu’un traître qirsi, mais il vivait sous la protection de la maison ducale, et il n’avait jamais craint de voir la répugnance qu’il inspirait se transformer en violence. Seul sur la route, personne ne le protégeait. En Eibithar, il avait toujours voyagé avec Aindreas qui ne quittait jamais sa forteresse sans détachement militaire. Dans la cité même de Kentigern, ses vêtements qui le désignaient comme un haut responsable le mettaient à l’abri de toutes les agressions. Il ne portait plus de robes ministérielles. Rowan acceptait ses conseils de temps à autre, il lui permettait aussi d’accompagner Yaella à certaines de leurs rencontres, mais le duc n’avait jamais jugé bon de l’intégrer officiellement au nombre de ses conseillers. En dehors des murs du château, dans la lumière pâle de l’aube aneirienne, ni ministre ni traître, il n’était qu’un Qirsi solitaire en voyage. Il avait gardé l’accent d’Eibithar mais, en quittant Kentigern, il avait appris à le dissimuler. Les bandits de grands chemins, que la Grande Forêt d’Aneira abritait en nombre, comme les soldats, surtout ceux des maisons inférieures, laissaient généralement les gens de sa race en paix. Il était en sécurité autant que son épée et sa magie lui permettaient de l’être. Le voyage de Mertesse à Solkara promettait d’être facile. Les cités n’étaient éloignées les unes des autres que de vingt lieues au plus et, même si le temps tournait mal, la forêt le protégerait de la tempête. Le plus grand danger ne résidait pas dans les rencontres qu’il pourrait faire, mais dans l’homme qu’il rechercherait une fois dans la Cité royale. Shurik n’avait pas vu le Glaneur depuis la fin désastreuse du siège de Rouel à Kentigern. Ce jour-là, quand la discussion avait glissé sur la facilité avec laquelle les Aneiriens avaient franchi les célèbres défenses de Kentigern, Fotir jal Salene, Premier ministre de Curgh, avait émis l’idée que les portes avaient pu être affaiblies par la magie. Shurik avait naturellement nié posséder un tel pouvoir ; il ne l’avait pas caché pendant dix ans à Aindreas pour le lui avouer ce jour-là. De toute manière, il n’avait pas eu besoin de le faire. Il se souvenait, avec une douloureuse clarté, du regard de Grinsa posé sur lui. Un regard doté d’une perspicacité dont seul un Tisserand pouvait faire preuve. Le Glaneur, sans l’ombre d’un doute, l’avait percé à jour. Shurik n’avait eu d’autre choix que de fuir Kentigern sur-le-champ. Il n’avait passé que quelques heures en compagnie du Glaneur, mais le visage de Grinsa jal Arriet, ses pommettes hautes, sa large bouche, le blanc lumineux de sa peau resteraient à jamais gravés dans sa mémoire. Grand, musclé, il dégageait une robustesse, une vigueur qu’il n’avait jamais vues chez aucun autre Qirsi. Il n’aurait pas beaucoup de mal à le trouver. Le tuer, s’il était vraiment Tisserand, se révélait du même coup presque impossible. Le Tisserand n’était pas simplement capable de sentir les pouvoirs qu’il possédait, il pouvait y puiser et l’empêcher de les utiliser ou, pire, le forcer à les retourner contre lui-même. Plus jeune, Shurik aurait pu avoir la force de résister à la puissance d’un Tisserand, au moins brièvement. Mais il était vieux pour un Qirsi, et les efforts qu’il avait fournis pour affaiblir les portes invincibles de Kentigern avant le siège l’avaient non seulement épuisé mais diminué. Sa trahison lui avait coûté un lourd tribut. « Si tu essayes de le tuer et que tu échoues, l’avait averti le Tisserand dans son rêve, compte sur moi pour que ta mort soit lente et douloureuse. » Il n’était pas stupide au point de prendre cet avertissement à la légère. Autrement dit, il n’avait qu’à retrouver Grinsa et, sans prendre le moindre risque, se contenter de le suivre jusqu’à ce que le Tisserand revienne vers lui. Le Tisserand ne lui avait pas parlé d’argent ni donné, contrairement à ce qu’il faisait parfois, aucune avance. Mais s’il réussissait, sa récompense serait conséquente. Le soleil, énorme et orangé, pointa à l’horizon. Au fil de sa course oblique, la neige caressée par ses rayons se mit à scintiller. Shurik fit halte dans une auberge, le temps d’une collation rapide, avant de reprendre la route. À midi, une nouvelle bande de nuages apparut à l’ouest. Avec le vent, la masse lourde et sombre ne tarda pas à envahir le ciel. Il se mit à neiger. Bien plus tôt qu’il ne l’eût souhaité, Shurik, le visage piqué par des flocons aussi nombreux et frénétiques que les pucerons pendant les moissons, fut obligé de s’arrêter. Devant l’auberge de campagne qui, de l’extérieur, ressemblait à la masure décrépite d’un pauvre fermier isolé, il regretta amèrement le confort de sa chambre du château. Il n’était qu’à trois lieues de Mertesse et, déjà, il était épuisé. Doutant de la réussite de sa mission, il confia les rênes de son cheval à un gamin à peine assez grand pour atteindre la selle de son cheval et encore moins pour savoir comment l’enlever. Il s’éloigna néanmoins et poussa la porte avec un profond soupir. L’intérieur n’était guère plus reluisant que la façade. Mais un feu brûlait dans la cheminée et la pièce sentait la viande grillée et le pain chaud. Au bruit de la porte qui se refermait, une vieille femme eandi émergea de la cuisine. Elle le considéra d’un œil méfiant. Shurik, secouant la neige de son manteau et de son sac, décida d’ignorer sa suspicion. Afin de balayer son refus – il sentait qu’elle s’apprêtait à lui dire qu’elle ne louait pas de chambre aux Qirsi –, il sortit sa bourse et vida son contenu dans le creux de sa paume. Après avoir ostensiblement compté les pièces d’or et d’argent, il leva sur elle un regard souriant. — Je comptais m’arrêter ici pour la nuit, dit-il aimablement, auriez-vous une chambre disponible ? La femme, lorgnant les pièces du coin de l’œil, s’humecta les lèvres. — On peut voir ça. Faut compter cinq qinde. C’était bien plus qu’il n’aurait payé dans une taverne qirsi en ville, mais le vent soufflait terriblement et il n’avait aucune envie de poursuivre sa route. — Dîner et petit déjeuner compris ? Elle hésita, mais finit par acquiescer. — Et l’eau et le fourrage pour mon cheval ? — D’accord. — Parfait, fit Shurik en lui tendant l’argent. Elle compta deux fois avant de le conduire dans les escaliers grinçants vers une chambre exiguë comportant deux petites paillasses et une table branlante sur laquelle trônaient un pichet et une cuvette, tous les deux vides. — Je vous apporte de l’eau, fit-elle. Quand vous entendrez la cloche, c’est que le dîner est servi. On ne sert qu’une fois, alors ne soyez pas en retard. — Très bien. Elle hocha la tête et, après avoir parcouru la chambre des yeux, le laissa. Shurik s’assit. Le lit était presque aussi dur que le sol. L’autre ne valait pas mieux. Heureusement que le Tisserand le payait bien. S’il n’avait eu que ses gages de ministre, il serait déjà sur sa monture à braver la tempête pour chercher un gîte plus abordable. La chambre au moins n’était pas sale et elle sentait la paille fraîche. Il aurait pu trouver pire. La cloche annonçant le dîner ne fut pas longue. En bas des marches, la vieille femme, déjà à table, l’attendait. À sa plus grande surprise, Shurik découvrit qu’ils étaient seuls. Elle le regarda s’asseoir, la mine renfrognée, murmura une courte prière et se mit à manger la poule grillée et les légumes à l’eau qu’elle avait préparés. La nourriture, bien que fade, était correcte et il n’y avait pas de vin. Shurik, conscient une fois de plus qu’il aurait pu rencontrer bien pire, mangea avec appétit. Le silence le gênait davantage que la modestie du couvert. La vieille femme mangeait et buvait sans parler ni même le regarder. Il n’aurait pas dû sans soucier – quelle conversation aurait-il pu avoir avec elle ? – mais, depuis le départ de Yaella, il souffrait de solitude et depuis le matin, en dehors du garçon d’écurie qui lui avait donné son cheval au château et des gardes qui l’avaient brièvement salué, il n’avait pas prononcé un mot. — Vous vivez seule ? lui demanda-t-il quand le silence fut trop lourd à supporter. Elle le regarda avant d’acquiescer du bout des lèvres. — Et le petit qui s’est occupé de mon cheval ? — Mon petit-fils. Il vit avec ma fille et son mari dans la maison à côté. — Vous n’êtes pas mariée ? — Autrefois, fit-elle la bouche pleine. Il est mort. — Je suis désolé. — Y a pas de quoi. S’il était là, vous chercheriez encore une chambre à cette heure. Son ricanement révéla ses dents jaunes et cassées. — On cultivait du lin. Je faisais nos vêtements moi-même et j’allais vendre le reste au marché de Mertesse. Quand il est mort, je ne pouvais pas faire tourner la ferme toute seule, alors j’ai ouvert l’auberge. Ça rapporte. Il n’y a pas beaucoup d’auberges entre ici et Solkara. Si c’est là que vous allez, vous n’êtes pas près de manger aussi bien avant d’y arriver. Il avait du mal à l’admettre, mais elle avait probablement raison. Une fois de plus, Shurik douta de la sagesse d’avoir entamé un voyage aussi long à la saison des neiges. Il allait lui demander de lui donner, si elle en connaissait, les noms des autres auberges où il serait aussi bien accueilli, quand un coup rude frappé à la porte l’interrompit. La femme claqua la langue, se leva et boitilla jusqu’à la porte qu’elle ouvrit. Un homme, agrippé au montant, respirait péniblement. Son manteau était couvert de neige et des morceaux de glace étaient accrochés à ses sourcils et à sa barbe. Ses joues et son front étaient aussi rouges que la lune eandi. Le vent glacial semblait l’avoir brûlé aussi cruellement que le soleil d’été. À l’exception de l’écharpe rouge, noir et or, tendue en travers de sa poitrine, il était vêtu simplement. C’étaient les couleurs de Solkara. Cet homme était un messager. — Fermez la porte, dit la vieille femme à Shurik tandis qu’elle aidait le cavalier rompu de fatigue à avancer vers une chaise près du feu. Je vous apporte de quoi manger et je vous prépare une chambre. On n’en a pas beaucoup mais vous serez bien. Le Solkarien secoua la tête. — Je ne peux pas rester, fit-il d’une voix rauque. Je mange un morceau et je repars. Il les regarda tous les deux. — Nous sommes loin de Mertesse ? — Trois lieues, signala Shurik. — Plutôt deux, grogna la femme en fronçant les sourcils. — Vous avez un message ? demanda Shurik, incapable de masquer son inquiétude. — Pour Lady Mertesse, précisa l’homme, la mère du duc. — Que s’est-il passé ? Le messager le regarda sans lui répondre. — Je suis un des sous-ministres du duc de Mertesse, déclara-t-il avec assurance. Compte tenu des circonstances, le mensonge – petit – était nécessaire. — J’ai quitté le château ce matin. — Vous ne portez pas de robe. — J’ai chevauché toute la journée. Même un ministre ne porte pas de robe par un temps pareil. L’homme ne semblait pas convaincu. — Rowan est en déplacement à Solkara avec son Premier ministre, Yaella ja Banvel, et trente de ses hommes. Sa voix avait tremblé en prononçant le nom de Yaella mais il poursuivit. — Le duc possède un cheval bai avec une tache blanche sur le front et une autre sur la croupe. Maintenant, dites-moi ce qui s’est passé. L’homme l’observa longtemps avant de se décider. — Après les funérailles, la reine a convoqué le Conseil des Ducs. Grigor, le plus âgé des frères de Carden, a empoisonné le vin. — Par toutes les flammes ! s’écria Shurik en bondissant hors de sa chaise. Il entendit la vieille femme marmonner une prière. — Il y a combien de temps ? — Deux jours. Deux jours, songea Shurik stupéfait. Avec la neige qui avait dû le ralentir et le château qui devait être en pleine ébullition, le messager de Solkara n’avait certainement pas quitté la ville tout de suite. Il n’avait pas perdu son temps. — Le duc de Mertesse est vivant, poursuivit l’homme d’un ton où pointait la critique – Shurik aurait déjà dû poser la question. Mais il est faible. — Et la reine ? demanda la vieille femme. — Quand j’ai quitté le château, elle était encore en vie, mais personne ne pouvait dire si elle survivrait. — Et le Premier ministre, comment va-t-il ? Le messager revint à Shurik. — Vous parlez du ministre de Mertesse ? Désolé, je n’en sais rien. On ne m’a parlé que du duc et de la reine. Je sais que plusieurs ministres sont morts, comme les ducs de Tounstrel et de Noltierre. — Que les dieux nous viennent en aide, lâcha la femme. Que va-t-on faire du frère ? — C’est un crime de lèse-majesté, il sera pendu puis écartelé. Shurik regarda la porte. Le vent secouait les volets comme une bête furieuse. Yaella était peut-être morte ou mourante. Il aurait dû être à ses côtés. L’aubergiste partit dans la cuisine, préparer une assiette pour le messager. Shurik n’avait plus faim, il n’était même pas fatigué. Mais il devait dormir s’il voulait partir dès les premières lueurs du jour. — Est-ce qu’on peut entrer en ville ? le questionna-t-il. — Ils tiennent le meurtrier, les soldats n’ont aucune raison de fermer les portes. Évidemment. Les gardes ne se soucieraient pas d’un traître qirsi. En dépit de son inquiétude pour Yaella, Shurik, le premier choc passé, se demanda si le Tisserand était derrière tout ça. Le procédé ressemblait tellement aux siens qu’il en frémit. — Pour le château, c’est une autre histoire, poursuivit le messager. Mais si vous êtes un ministre de Mertesse, je suis sûr qu’on vous laissera entrer. Shurik opina. Le moyen d’entrer au château était un problème qu’il aurait bien le temps de régler à Solkara. Pour l’heure, il devait simplement se coucher. — Que le gamin selle mon cheval avant l’aube, fit-il à la femme quand elle revint. À la place du petit déjeuner promis, vous me préparerez un sac avec du pain et du fromage. — Je dois avoir un peu de viande sèche aussi. Il se dirigea vers les escaliers. — Merci beaucoup. Il s’inclina devant le messager. — Bon voyage, Solkara. Je vous suis reconnaissant d’avoir bien voulu me transmettre votre message. — Qu’Ean vous garde, ministre. Shurik sursauta. Si le duc ou sa mère apprenait qu’il s’était fait passer pour un ministre, il risquait fort de ne plus pouvoir remettre les pieds au château. Mais celui-là était encore le cadet de ses soucis. Il dormit mal et se réveilla tôt. Il faisait encore nuit. Le vent soufflait toujours. Il s’habilla et rassembla ses affaires à la hâte. Il s’était attendu à trouver ses provisions sur la table, mais en descendant les escaliers, il constata que la vieille femme l’attendait avec un petit sac et un morceau de pain frais généreusement couvert de beurre. — Je me réveille encore très tôt, même si je n’ai plus de bêtes à nourrir, dit-elle comme si elle lisait dans ses pensées. Les vieilles habitudes se perdent difficilement, surtout à mon âge. — Je vous remercie, répondit Shurik en tirant sa bourse pour en sortir une pièce de cinq qinde supplémentaire. La femme secoua la tête avec un sourire. — Vous avez déjà trop payé pour la chambre. Vous le savez aussi bien que moi. Rangez votre or, prenez soin de votre duc et du ministre dont vous avez parlé. Il s’inclina devant elle et la vit rougir. — Encore tous mes remerciements, madame. Il prit les provisions, les glissa dans sa besace, mangea le pain sans s’asseoir et sortit dans la tempête. Ni le vent ni la neige ne s’étaient calmés pendant la nuit. La neige semblait même tomber plus dru que la veille. L’enfant, devant l’auberge avec la monture de Shurik, l’attendait comme sa grand-mère à l’intérieur. Frigorifié et fragile dans la tempête, il lui tendit ses rênes en silence. Shurik les prit et lui donna la pièce que sa grand-mère avait refusée. Sans attendre de réponse, il enfourcha son cheval et s’élança vers la route, en direction de Solkara. Le vent pénétrait son manteau et ses vêtements avec le tranchant de la faux. La neige lui piquait les yeux et la peau si bien qu’il fut vite obligé de se couvrir le visage d’une étole et de faire confiance à son cheval pour suivre la route. Il ne le poussa pas trop mais ne s’octroya aucune halte. Lorsqu’il eut faim, il plongea la main dans son sac et mangea sur sa selle. Lorsqu’il avait soif, il s’immobilisait le temps de ramasser une poignée de neige fraîche qu’il laissait fondre dans sa bouche pendant que son cheval en faisait autant. À midi, les muscles de son dos le faisaient cruellement souffrir. Puisant dans ses dernières ressources, des ressources dont il ignorait l’existence, il poursuivit sa route. En fin de journée, la neige se calma enfin, mais pas le vent. Il ne s’interrompit pourtant pas. Devant lui s’étirait la masse sombre de la Grande Forêt d’Aneira et il se jura qu’il ne s’arrêterait que dans les bois. Il atteignit la lisière à la nuit tombante. Même dénudées, les branches l’abritaient du vent. L’air semblait moins glacial. Shurik était tellement soulagé d’échapper à la morsure du froid et de la tempête qu’il dépassa le premier village sans faire de pause. Lorsqu’il fit trop sombre, il leva son épée et créa une petite flamme brillante pour éclairer sa chevauchée. Au second village, il mit pied à terre. Non loin de la place du marché, déserte à cette heure, il trouva une modeste auberge, loua une chambre et après un dîner qui lui fit regretter la poule que la vieille Eandi lui avait servie la veille, monta se coucher. Vaincu par la fatigue, il sombra dans un profond sommeil. Les deux jours suivants furent identiques à celui-ci. Shurik, ne s’arrêtant que pour la nuit, chevaucha du matin au soir. Le ciel restait sombre, mais plus au sud, la neige fit place à une pluie froide et fine, plus pénible que la neige. Pourtant, au soir du quatrième jour, alors qu’il se reposait dans un village sur les rives de la Kett, il n’y prêtait plus attention. À deux lieues des murs de Solkara, il aurait défié les flammes du Tisserand pour rejoindre Yaella. Le lendemain matin, il se réveilla tôt et suivit la rivière vers le pont de Solkara. Après avoir franchi les eaux sombres et agitées, il atteignit la porte est de la Cité royale. Les gardes le laissèrent entrer sans encombre. Ils le regardèrent à peine. Autour de lui, Shurik constata que les rues étaient pleines de Qirsi. Il y en avait plus que dans les cités les plus au sud des Terres du Devant. Il lui fallut un certain temps pour en comprendre la raison. Dans sa précipitation à rejoindre Yaella, il avait perdu le fil des jours. Or ce soir, c’était la Nuit de l’Apogée, la dernière nuit du cycle et de l’année. Demain débutait le cycle de Qirsar, dieu de la magie et créateur des Qirsi. Sur les Terres du Devant, peu de cités possédaient un sanctuaire dédié à la divinité. Il y avait Adlana à Caerisse, Listaal et Prentarlo à Sanbira et Olfan à Wethyrn. Le premier jour du cycle lunaire de Qirsar, les Qirsi allaient en masse dans ces sanctuaires, rendre hommage à tous les dieux et à Qirsar en particulier. Un Qirsi espérant se faufiler discrètement dans une des cités fortifiées du royaume n’aurait pu choisir un meilleur jour. Les dieux étaient avec lui. Shurik franchit à cheval la place du marché avant de décider qu’il serait plus discret d’aller à pied. Grinsa était certainement en ville, sans parler de la troupe qui avait accompagné Yaella et le duc de Mertesse aux funérailles du roi. Il courait un grand risque en venant ici. S’il pouvait, peut-être, convaincre le duc qu’il s’était précipité à Solkara dès qu’il avait appris la nouvelle de l’empoisonnement, il préférait ne pas avoir à le faire. Vérifiant que personne ne l’observait, il mit pied à terre et conduisit sa monture jusqu’aux portes du château. Non loin des remparts, il trouva un forgeron auquel il offrit sept qinde pour ferrer son cheval. L’animal n’en avait certainement pas besoin, mais c’était une façon idéale de s’en débarrasser pour pénétrer seul au château. Comme il s’y attendait, les gardes l’arrêtèrent avant même le portillon. — Hé ! toi, le Cheveux-blancs, où crois-tu aller ? Shurik songea à prétendre qu’il avait été appelé par le maître Guérisseur avant de se souvenir, au dernier moment, que Carden n’avait pas de Guérisseur qirsi. Songeant brusquement à Yaella, dépourvue de l’aide des magiciens, il frémit. Il opta pour la vérité. — Je viens voir un ministre qui a été empoisonné. Elle s’appelle Yaella ja Banvel, c’est le Premier ministre du duc de Mertesse. Le garde l’examina avec suspicion. — Et toi, qui es-tu ? — Son frère. La vérité avait ses limites. Dire qu’il était son amant ne l’aiderait certainement pas à gagner leur sympathie. L’homme réfléchit sans le quitter des yeux. — Je dois demander à mon capitaine, fit-il enfin. — Très bien, opina Shurik, mais je vous en prie, faites vite. Je suis très inquiet. Le garde disparut. Les autres, restés en faction, surveillèrent l’intrus en silence. — C’est bon, fit le garde en revenant. Tu peux y aller. Mais si tu as des armes, laisse-les ici. — Pour quoi faire ? demanda un des autres. De toute manière, c’est un sorcier. Shurik tendit son épée. — Où est-elle ? — Tous les ministres qui ont survécu sont dans les chambres de l’aile nord de la seconde enceinte. Si elle est vivante, elle est là-bas. Le Qirsi, sentant ses mains trembler, serra les poings. Il franchit les portes à vive allure, traversa la première cour au même rythme, et grimpa quatre à quatre les marches de la tour nord. Il atteignit le couloir à bout de souffle mais ne s’arrêta pas. Au premier garde, il demanda où se trouvait Yaella. L’homme, bien sûr, fut incapable de lui répondre. — Je sais qu’ils sont tous ministres, reconnut-il embarrassé, mais je ne sais pas les distinguer. — Avez-vous vu le duc de Mertesse ? — Il est venu ce matin, déclara l’homme en désignant une porte. Il est entré là-bas. Sans le remercier, Shurik se précipita vers la chambre. Devant la porte, il hésita avant de se décider à entrer sans frapper. Il ouvrit doucement. Un feu brûlait dans la cheminée. Elle était étendue sur son lit, les yeux clos, la peau si pâle qu’elle aurait pu être morte. Ses lèvres étaient sèches. Son visage était amaigri et ses mains, étendues sur les côtés, semblaient fines et fragiles, comme celles d’un enfant. Shurik, soulagé de la voir respirer, s’assit sur le fauteuil à son chevet. Au léger craquement du bois, elle se tourna vers le bruit. Surprise, elle lui sourit. — Toi, murmura-t-elle dans un souffle, que fais-tu là ? — Je suis venu te voir. Comment te sens-tu ? — Faible mais mieux. Elle voulut se redresser. — Reste allongée, Yaella. — Cela fait six jours que je suis dans ce lit, tu crois que c’est la première fois que je m’assois ? Sa voix était plus forte. Shurik comprit qu’il l’avait probablement réveillée. Elle fronça les sourcils. — Tu ne devrais pas être là, lui reprocha-t-elle gentiment. Si le duc te trouve… — S’il me trouve, l’interrompit Shurik, je lui dirai que je suis parti dès que j’ai appris la nouvelle. Il sera peut-être en colère, mais je m’en moque. Je voulais être sûr que tu allais bien. Il se pencha et l’embrassa sur le front. Elle sourit. — Je suis contente que tu sois venu, mais tu dois rentrer à Mertesse maintenant. — Non, répondit-il en détournant les yeux. Je ne rentre pas à Mertesse, en tout cas pas avant un certain temps. — Comment ? s’exclama-t-elle. Il devinait son regard interloqué et l’expression peinée de ses profonds yeux jaunes. — J’avais déjà quitté Mertesse quand j’ai rencontré le messager de Solkara. Le Tisserand est venu me voir juste après ton départ. Il m’a ordonné de trouver le Glaneur du Festival, celui que je soupçonne d’être Tisserand. — Pourquoi toi ? demanda-t-elle d’une voix sourde. — Parce que je le connais. Je sais à quoi il ressemble et je suis le seul à savoir, à part toi, qu’il est peut-être Tisserand. Je crois que le nôtre a fini par comprendre mon importance. Il se hasarda à la regarder. Son expression était bien celle qu’il avait imaginée. Il lui sourit. — S’il est vraiment Tisserand, il est aussi dangereux que le nôtre. Tu pourrais mourir. — Je suis seulement chargé de mettre la main sur lui. S’il avait la possibilité de le tuer, il devrait le faire. Mais il n’était pas fou. Si tout se passait comme il l’espérait, Grinsa ne le verrait pas. Il n’aurait qu’à attendre la prochaine visite du Tisserand et lui dire où le trouver. — Où crois-tu qu’il est ? — Je ne serais pas étonné de le découvrir ici, à Solkara. Mais je n’ai pas l’intention de commencer mes recherches avant quelques jours. Pour l’instant, tout ce qui m’intéresse, c’est toi. Elle lui prit la main. — Penses-tu que Grigor soit coupable ? demanda-t-il après un court silence. — Je l’ignore. Le Premier ministre du château semble persuadé, comme mon duc. — Comment va-t-il ? — Bien. Ça aide d’être jeune et fort. Et eandi. Il n’avait aucun besoin de le souligner, ils le savaient tous les deux. — La reine ? — Elle est vivante, mais le poison a été très violent pour elle. Il hocha la tête, songeant toujours à Grigor. — Tu ne penses pas que le Tisserand puisse être à l’origine de ça ? — Je me suis posé la question, répondit-elle lentement sans le quitter des yeux. — Et ? — Je ne sais pas, Shurik. Le poison a tué plus de Qirsi que d’Eandi, tous ministres. Le Tisserand est-il capable de ça ? Je l’ignore. — Il n’aurait quand même pas pris le risque de te tuer. — J’imagine que non. Mais s’il veut écarter Grigor de la couronne, je ne suis pas certaine que ma vie soit de nature à l’empêcher. Ils se turent. Puis Yaella secoua la tête. — Non, reprit-elle. S’il cherchait à affaiblir le royaume, le Tisserand n’aurait pas fait ça. — Pourquoi ? — Parce que Grigor aurait fait un roi épouvantable. Les ducs l’auraient haï. Avec le temps, ils auraient même pu se rebeller. À présent, d’après ce que j’ai compris, ils se sont tous tournés vers Numar, le plus jeune des frères de Carden, pour assurer la régence de la fille de Chofya. Aussi étrange que cela puisse paraître, Aneira est plus fort aujourd’hui. — Eh bien tant mieux, approuva Shurik. Je préfère savoir qu’il s’agit de Grigor. Si c’était le Tisserand qui t’avait empoisonnée, je me demande comment j’aurais réagi. Je l’aurais haï d’avoir risqué ta vie. — Comme je le hais de t’obliger à quitter Mertesse, constata-t-elle en tournant le regard vers le feu. — Mon absence ne durera pas. Je te le jure. Elle hocha la tête sans se résoudre à le regarder. — Tu ne sais pas quand il peut venir, Yaella. C’est trop dangereux de le haïr. — Il ne le saura jamais. Shurik lui serra la main pour attirer son regard. — Je suis sérieux. Ce n’est pas assez grave pour risquer de le mettre en colère. Je vais repérer le Glaneur, dire au Tisserand où il est et tout rentrera dans l’ordre. Avec ta convalescence et le Glaneur à Solkara, il se peut même que je sois de retour à Mertesse avant toi ! — Ce n’est pas ce que tu as dit tout à l’heure. Tu as parlé d’un « certain temps ». Il soupira. — Je vais te laisser. Repose-toi. Je dois trouver une auberge. J’ai fait un long voyage et je n’ai ni mangé ni dormi décemment depuis des jours. Je rêve d’un copieux repas et d’un bon lit. Elle resta silencieuse. — Ça va aller ? — Oui. — Je reviendrai demain matin. Maintenant que les gardes me connaissent, ils me laisseront tranquilles. — J’ai hâte d’être à demain, sourit-elle enfin. Essaie seulement d’éviter le duc. — Ne t’inquiète pas. Il l’embrassa de nouveau sur le front et se leva. En quelques minutes, il eut quitté le château. Il s’arrêta chez le forgeron, le paya, récupéra sa monture et rejoignit à pied la place du marché. La cité comptait trois ou quatre tavernes qirsi dont l’une avait une excellente réputation. Il avait oublié son nom, mais savait qu’elle se trouvait au sud-ouest de la ville, près du sanctuaire de Morna. Il s’engagea dans cette direction. Un peu plus loin, un détail capta l’attention du Qirsi. Ce n’était pas le visage qui retint son regard, bien qu’il eût quelque chose de vaguement familier, mais les cicatrices. De longues balafres sombres, comme de fines coulées de boue, boursouflaient la jeunesse des traits. Dès qu’il vit les yeux du jeune homme, il comprit. Ils ressemblaient tellement à ceux de son père qu’il ne pouvait s’y tromper. C’était Tavis de Curgh. Une seconde plus tard, en apercevant le Glaneur, Shurik s’étonna de ne l’avoir pas repéré en premier. Grinsa, grand et fort, se dressait au-dessus de la foule comme une fière lame d’Uulrann. Devant la porte d’une auberge – heureusement pas celle à laquelle songeait Shurik – le jeune homme levait les yeux vers le Glaneur qui scrutait la place du marché, à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un. « Si tu essayes de le tuer et que tu échoues… » Les yeux sur le Glaneur, le cœur battant, Shurik comprenait qu’il ne serait jamais capable de tuer cet homme seul. Il était également certain qu’il n’avait pas affaire à un simple Glaneur. De sa stature, de son visage, se dégageait la même puissance que celle de son Tisserand. Tisserand ou non lui-même, cet homme était bien plus que ce qu’il prétendait. Shurik ne s’était pas encore décidé à le suivre quand il s’aperçut que Grinsa tournait lentement les yeux. Shurik, immobile – il ne pouvait fuir sans se faire remarquer –, vit son regard glisser sur lui. Grinsa ne l’avait pas reconnu. Soulagé, il commençait à se détendre quand il se figea. Le Glaneur avait écarquillé les yeux et revenait sur lui. Complètement tétanisé, Shurik le vit souffler quelques mots à Tavis et, aussitôt, les deux hommes se mirent à avancer dans sa direction. Le Qirsi essaya d’enfourcher sa monture. Le cheval se braqua, poussa un hennissement et se dressa sur ses pattes arrière. Shurik, affolé, jeta un regard au Glaneur. L’homme, un sourire féroce aux lèvres, fendait la foule. Il possédait le langage des bêtes ! C’était Grinsa qui, surmontant la distance qui les séparait, avait causé la brusque panique de son cheval. Il n’était pas simple Glaneur. Shurik, au comble de la panique, n’avait plus qu’un espoir. Le Tisserand, le sien, serait en colère, mais il était pris entre deux forces et Grinsa ne lui laissait aucun choix. — Gardes ! hurla-t-il le doigt frénétiquement tendu sur Tavis et le Glaneur. Fou de panique et de désespoir, il scrutait la place du marché à la recherche d’un uniforme de Solkara. — Soldats de Solkara ! Cet homme est un seigneur eibitharien venu tuer notre reine ! Arrêtez-le ! REMERCIEMENTS Tous mes remerciements à mon agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de publication, Tom Doherty ; à l’équipe formidable de Tor Books, dont Fred Herman, Jenifer Hunt, Irene Gallo et Peter Lutjen ; à Carol Russo et ses assistants ; à Terry McGarry pour son magnifique travail de secrétaire de rédaction ; ainsi qu’à mon éditeur et ami, Jim Frenkel comme à ses collaborateurs, en particulier Steve Smith et Jordan Zweck. Une fois encore, merci de tout mon cœur à Nancy, Alex et Erin pour leur amour, leur soutien et leur humour, un don précieux qui m’empêche de prendre tout cela trop au sérieux. Table des matières 1 2 3 4 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18