DAVID B. COE LES FRUITS DE LA VENGEANCE La couronne des 7 royaumes ***** 1 Lande de Glyndwr, Eibithar, année 880, lune décroissante d’Eilidh Un vent glacial soufflait sur la route. Tel un démon surgi du royaume de Bian, il s’engouffrait dans les roues de la charrette en hurlant et, comme s’il avait voulu la déshabiller, tirait de ses mains griffues les couvertures et les vêtements de Cresenne. Une neige lourde accompagnait la tempête ; ses aiguillons de glace lui piquaient les joues et l’obligeaient à garder les yeux clos. Les deux hongres qui tiraient l’attelage avançaient avec peine, l’encolure basse. La neige étouffait le rythme lent de leurs sabots. Chacun des cahots de la charrette tirait de la jeune femme une plainte viscérale. Le tapis blanc qui recouvrait désormais la lande avait fini par aplanir le chemin, maigre réconfort dans cette journée plus misérable qu’aucune autre. La douleur avait élu domicile au creux de ses reins. À la fois sourde et aiguë, elle différait de toutes celles qu’elle avait jamais endurées. Il lui semblait qu’un pieu lui fouillait le ventre. Le moindre mouvement aggravait ses souffrances. Plus d’une fois, tandis que la charrette tanguait, elle avait lutté contre la nausée. Elle gisait, recroquevillée sur le côté – la seule position supportable –, blottie contre les tissus du marchand. Sa tête reposait sur le sac dans lequel elle transportait les maigres possessions qu’elle avait emportées en quittant la ville de Kett : quelques vêtements, un journal de voyage relié qui avait appartenu à sa mère, un poignard de Sanbiri et la bourse de cuir contenant l’or qu’elle avait gagné comme Glaneuse au Festival et Chancelière du mouvement Qirsi. Il faisait trop froid pour dormir. Ses souffrances l’auraient de toute façon tenue éveillée. Ses souffrances et sa peur pour le bébé qu’elle portait. — Sûre que vous ne voulez pas vous arrêter, ma petite ? lui demanda le marchand depuis son siège à l’avant. Il s’était légèrement tourné, de sorte qu’elle voyait ses joues rougies par le froid et ses yeux noirs plissés contre les assauts du vent. — Y a plein de villages entre ici et Glyndwr. On pourrait sans doute trouver une matrone pour vous. P’t-être même un guérisseur, un des vôtres. Elle-même était guérisseuse. Si cette souffrance pouvait être apaisée, elle s’en serait chargée toute seule. — Non, répondit-elle. Je dois me rendre à Glyndwr. — Si c’est une question d’argent, je peux vous aider. Elle aurait souri, si elle en avait eu la force. L’homme faisait preuve d’une gentillesse qu’elle ne méritait pas. Les vingt qinde qu’elle lui avait donnés pour le transport ne couvraient pas la moitié du coût de ses repas, qu’il partageait pourtant de bon cœur avec elle. Les gants qu’elle portait lui appartenaient. C’était sans aucun doute une paire de rechange, mais tout de même, aucun Eandi ne lui avait jamais témoigné une telle sollicitude. — Merci, répondit-elle en s’efforçant de manifester sa reconnaissance, mais ce n’est pas une question d’or. Il faut que j’arrive à Glyndwr, mon bébé doit naître là-bas. En dépit de la neige, elle le vit grimacer. — Je ne sais pas jusqu’où tiendront les bêtes, déclara-t-il enfin. Je vais faire de mon mieux pour vous, mais je ne vais pas les tuer juste pour vous amener à Glyndwr. Elle acquiesça, et l’homme se retourna vers la route. Elle ferma les yeux et posa les mains sur son ventre. Malgré la nouvelle vague de douleur qui la transperçait, elle s’efforça de sentir son bébé. Elle se souvenait d’avoir entendu dire que l’heure de la délivrance approchait quand les mouvements d’un bébé devenaient moins fréquents. Cela lui semblait logique. Plus il grandissait, moins il avait de place. Alors qu’il avait sauté comme un acrobate de festival au cours des mois précédents, c’était à peine s’il se tortillait, maintenant. Tout juste percevait-elle quelques coups de pied ou de poing. Mais depuis le début du travail, elle ne sentait plus rien. Le bébé avait cessé de remuer, et la panique l’avait envahie. — Ce ne sera pas long, mon trésor, murmura-t-elle dans la tempête. Nous sommes dans la lande, plus très loin de notre but, maintenant. Depuis quelque temps, Cresenne savait qu’elle aurait une fille. Elle avait d’abord cru qu’une telle prescience venait à toutes les Glaneuses enceintes, mais en parlant avec les Qirsi du Festival d’Aneira, elle avait découvert que tel n’était pas le cas. Cela n’avait en rien entamé sa certitude. Elle n’avait eu recours à aucun rêve, ni glané aucune vision pour confirmer le lien qu’elle ressentait déjà avec son enfant. Elle s’était alors brièvement interrogée. Peut-être se trompait-elle ? Impossible. Elle aurait une fille. Elle en était certaine. Ses pouvoirs de Glaneuse étaient peut-être plus puissants qu’elle ne l’imaginait. Elle écarta cette pensée aussi vite que ses doutes. Le cas échéant, elle aurait compris depuis longtemps que Grinsa, le père de son enfant, était un Tisserand, et non un Glaneur comme il le prétendait. Elle aurait aussi intégré plus tôt que cet homme, qu’elle avait été chargée de séduire pour les besoins de la conspiration Qirsi, n’était pas aussi facilement malléable. Non, sa magie n’avait rien d’extraordinaire. Ses pouvoirs l’avaient bien servie toutes ces années. Les trois dons qu’elle possédait – le feu, outre la guérison et le glanage – avaient attiré sur elle l’attention de l’autre Tisserand, le chef du mouvement Qirsi. Quant au don qui la rendait si sûre d’attendre une fille, elle ignorait d’où il venait. Elle avait donc envisagé une autre possibilité, une possibilité des plus extraordinaires. Se pouvait-il que cette certitude lui ait été transmise par l’enfant lui-même, cet être engendré par son amour de circonstance pour Grinsa jal Arriet ? Le bébé qu’elle portait pouvait-il – déjà – faire preuve d’une magie assez puissante pour le lui faire savoir ? Elle n’avait jamais entendu parler d’un tel phénomène. La plupart des Qirsi ne montraient aucun signe de leurs pouvoirs avant l’âge de passer leur Aspiration. Mais rares étaient les femmes Qirsi à porter l’enfant d’un Tisserand. Cresenne n’avait rien dit à personne, pas même au Tisserand, l’autre, celui qui pénétrait ses rêves pour lui donner des ordres ou la blesser, même si ce secret – aussi insignifiant soit-il – pouvait entraîner sa mort. Seul son enfant partageait ce secret. Lorsqu’elle trouverait Grinsa, peut-être lui dirait-elle. Peut-être pas. Elle l’appellerait Bryntelle, comme sa mère. Grinsa n’aurait pas voix au chapitre. Bryntelle ja Grinsa. Un nom fort pour une enfant solide, destinée à devenir une femme puissante, peut-être même Tisserande. Son aptitude précoce à communiquer avec sa mère laissait entrevoir d’immenses possibilités. — Tu n’auras rien à craindre, murmura Cresenne à son enfant dans le vent froid. Pas même un autre Tisserand. Si elle survivait à ce voyage. Une embardée de la carriole obligea Cresenne à se cramponner à la pile de tissu. L’effort provoqua une nouvelle vague de nausée. Le véhicule s’arrêta. Le marchand dégringola de son siège pour examiner ses chevaux. — Que se passe-t-il ? demanda Cresenne les dents serrées. — Un des chevaux a trébuché dans un trou, répondit l’homme en s’accroupissant pour frotter le jarret du hongre attelé sur la gauche. Il a de la chance de ne pas s’être brisé un os. Il se redressa et revint vers son siège. — C’est dangereux. On ferait mieux de s’arrêter, au moins pour laisser passer le plus gros de la tempête. — Non, fit-elle en secouant la tête. — On n’a pas le choix, les bêtes ne peuvent pas continuer comme ça. — À quelle distance sommes-nous de Glyndwr ? Il tourna la tête vers l’avant, comme s’il pouvait distinguer la route qui serpentait sur la lande. — Encore une lieue, peut-être deux. — On peut arriver avant les cloches du prieuré. — On n’arrivera nulle part si les chevaux se cassent les pattes ! — Mon bébé… — Votre bébé peut aussi bien naître dans un village qu’à Glyndwr. — Non, écoutez-moi. Quelque chose ne va pas. Elle ravala la bile qui lui brûlait la gorge. — La douleur est bien trop aiguë. Il lui adressa un sourire plein de sympathie. — J’ai vu naître chacun de mes six enfants, je peux vous dire que c’est jamais facile. — Il ne s’agit pas de ça. Je le sens dans mon dos. Et le bébé n’a pas bougé depuis trop longtemps. Elle vit son sourire s’évanouir et sentit son cœur se glacer. — Votre dos, hein ? Cresenne acquiesça tout en essuyant ses larmes du revers d’un gant couvert d’une croûte de glace. Le marchand grommela dans sa barbe et tourna le regard vers ses chevaux. Puis, un sourire forcé aux lèvres, il posa une main paternelle sur l’épaule de la jeune femme. — D’accord, ma petite dame, on va à Glyndwr. Il se tourna vers l’avant de la carriole puis se ravisa et se pencha de nouveau sur elle. — Vous êtes bien trop jeune pour vivre ça toute seule. Où est le père ? — À Glyndwr, parvint-elle à lui répondre. Il est à Glyndwr. Sur un hochement de tête, l’homme s’éloigna et remonta sur son siège. Un instant plus tard, alors que les premières secousses lui enfonçaient des couteaux dans le ventre, ils reprenaient la route. Son estomac se révulsa et elle eut à peine le temps de ramper à l’arrière où elle vomit misérablement, la tête au-dessus du chemin couvert de neige. Elle sentait le regard du marchand posé sur elle, mais il eut le bon goût de rester muet. Lorsque les spasmes déchirants s’apaisèrent, elle regagna son lit de draps glacés et s’étendit en espérant n’avoir pas menti au marchand, au sujet de Grinsa. Après le meurtre de Lady Brienne à Kentigern, l’évasion de Tavis de Curgh des geôles de l’imprenable château, Kearney, alors duc de Glyndwr, avait accordé asile au jeune seigneur. Depuis, Kearney était devenu roi, et Tavis, sans doute dans l’espoir de retrouver l’assassin de Brienne, avait accompagné Grinsa en Aneira. Mais si Grinsa et le jeune Curgh étaient revenus en Eibithar – et Cresenne avait de bonnes raisons de le croire –, ils se seraient d’abord rendus à Glyndwr pour demander au roi l’autorisation de traverser son royaume. Envoyer un messager à la Cité des Rois et attendre la réponse de Kearney serait long, surtout à la saison des neiges. Malgré le temps qu’il lui avait fallu pour trouver un marchand au départ de Kett vers le Nord, Cresenne pensait avoir une chance de les trouver au Château de Glyndwr. S’ils n’y étaient pas, elle espérait au moins mettre la main sur des Guérisseurs. Pourvu que l’enfant vive. Telle une marée orageuse dans le détroit d’Aylise, l’océan de douleur qu’elle portait en elle enfla de nouveau. Elle n’avait pas bougé, la carriole n’avait pas dévié de son chemin. L’heure de la délivrance approchait. Au château ou bien ici, le bébé allait naître. Les paupières closes et les poings serrés sur les lais de tissu autour d’elle, Cresenne gémit. — Du calme, nous avons encore du chemin. — Plus vite, souffla-t-elle pantelante. Vous ne pouvez pas forcer l’allure ? — Si, mais ce sera plus dur. — Je m’en moque ! Elle poussa un cri tandis qu’un nouveau spasme lui tordait le ventre. Le marchand excita ses bêtes de la voix et du fouet. La carriole bondit en avant. Secouée sans répit, Cresenne s’accrocha en geignant de douleur. La vague l’emportait. Le monde se réduisait à une agonie dans laquelle elle se noyait. Elle fut incapable de distinguer les mots que le marchand lui adressait. La neige et le vent lui frappaient le visage. Elle s’accrochait au froid, aussi cruel fut-il, car il paraissait plus doux que la souffrance qui lui broyait les entrailles. « C’est la promesse du bébé à venir qui te permet d’endurer l’épreuve, lui avait dit quelqu’un – peut-être sa mère – à propos de l’accouchement. Toutes les souffrances du monde ne sont rien en regard de la joie que tu éprouves après. » Toutes les souffrances du monde, en effet. Sauf qu’elle ne sentait plus son bébé. Plus du tout. Bryntelle. Dans cet océan de douleur, elle devait trouver Bryntelle. Avant que son enfant ne soit elle aussi emportée par la vague. Grinsa se tenait devant la fenêtre ouverte. Le vent cinglant qui soufflait sur le lac de Glyndwr faisait danser ses cheveux blancs autour de son visage. La neige pénétrait dans la chambre. La flamme de la bougie posée sur la table près de la fenêtre vacilla puis s’éteignit. C’était une chambre agréable, grande et bien plus confortable que celle qu’ils auraient eue si Kearney et sa femme étaient restés à Glyndwr. Mais l’ancien duc de Glyndwr était monté sur le trône, et nombre de ses conseillers l’avaient suivi au Château d’Audun. De très nombreuses chambres demeuraient donc vides. Celle-ci, leur avait-on dit, avait appartenu à Gershon Trasker et son épouse. Ils n’auraient pas aimé voir leur tapis de laine recouvert de neige. — Fermez les volets, demanda Tavis devant la cheminée. Le feu a bien assez de mal à réchauffer la pièce. Le Glaneur contempla la neige un instant avant d’obtempérer. — J’imagine qu’on peut attendre un jour de plus, observa-t-il en fermant le loquet du volet, avant de se tourner vers le jeune homme. Mais si vous préférez partir, je suis prêt à affronter la tempête. Un messager, dépêché de la Cité des Rois, était arrivé juste après les cloches de midi. Malgré l’assurance de Kearney qu’ils seraient plus en sécurité à Glyndwr, le roi leur donnait l’autorisation de voyager jusqu’à Curgh. Il allait même, s’ils choisissaient de quitter la lande en dépit de ses mises en garde, jusqu’à leur offrir un détachement de soldats. « J’ai envoyé un message personnel à mon fils, Kearney le Jeune, disait le message du roi adressé à Tavis, afin qu’il mette à votre disposition autant d’hommes que vous le jugerez utile. Je vous conjure d’accepter leur protection. » Kearney ne disait rien des derniers événements survenus dans son royaume. C’était inutile. Son offre révélait à Grinsa et Tavis tout ce qu’ils avaient besoin de savoir sur l’état de ses relations avec Aindreas de Kentigern. Tavis se frotta les mains l’une contre l’autre. — Attendons un jour de plus. Il est trop tard pour entreprendre quoi que ce soit. Nous ferons nos préparatifs aujourd’hui pour être prêts demain à l’aube, quel que soit le temps. — Parfait. Et pour l’escorte proposée par le roi ? Le jeune seigneur considéra l’idée quelques instants puis secoua la tête. — Nous serons moins discrets avec une escorte. Et je ne veux pas arriver aux portes du château de mon père avec les hommes de Glyndwr. Il sourit d’un air triste. Pour ceux qui n’étaient pas habitués à l’entrelacs des cicatrices qui lui couvraient le visage, son expression aurait pu sembler amère. — Il irait croire que je n’ai pas confiance en sa capacité à me protéger. Grinsa sourit à son tour. — J’en doute, mais je comprends. Tavis laissa son sourire flotter sur ses lèvres mais garda les yeux sur les flammes qui faisaient craquer le bois dans la cheminée. — Pensez-vous que nous soyons en sécurité ici une nuit de plus ? Lui mentir n’aurait eu aucun sens. Le jour où Kearney avait offert asile à Tavis, alors que les armées de Kentigern, Glyndwr et Curgh quittaient le champ de bataille des rives de l’Heneagh pour rejoindre Kentigern et son château assiégé par le duc de Mertesse, ils avaient tous compris dès le premier instant que les hommes de Glyndwr tenaient Tavis pour le bourreau de Lady Brienne. Tout Eibithar ou presque le croyait coupable du meurtre odieux qui avait coûté la vie à la jeune fille. De nombreux hommes de Kearney l’auraient déjà tué si cela n’avait constitué un affront à l’autorité de leur duc. Si Tavis avait choisi de rester à Glyndwr en exil plutôt que de partir au sud vers Aneira, le jeune homme serait mort aujourd’hui. Cela ne faisait aucun doute pour Grinsa. — Nous le sommes, oui, répondit-il. — Parce que vous êtes assez puissant pour me protéger. — Je ne suis pas sûr que les hommes de Glyndwr oseraient s’en prendre à vous dans son château, répondit Grinsa avec un haussement d’épaules. Pour être franc, le véritable danger réside dans notre départ. Une fois les portes de la ville franchies, mais avant de s’aventurer trop loin sur la lande. Tavis acquiesça en soupirant. — Tout se passera bien, lui assura le Glaneur. Ça ne devrait pas être pire qu’en Aneira. — Quel réconfort de parler ainsi de mon propre royaume. — Voulez-vous que je dise au duc que nous n’avons pas besoin d’escorte ? Tavis resta silencieux. Puis il secoua la tête, comme un chien brusquement tiré de son sommeil. — Non, répondit-il en levant les yeux sur le Glaneur. C’est à moi de lui parler, comme l’exigent la courtoisie et les règles de la cour. Il viendra peut-être un jour où vous et moi serons ducs sous le règne de son père. J’aurais alors à m’acquitter de la dîme envers le trône. Mon père dirait que c’est une amitié à cultiver. — Et il aurait raison, assura Grinsa en se dirigeant vers la porte. Je vais voir si je peux obtenir du maître queux de quoi manger pendant notre voyage. Le Glaneur quitta la chambre et prit le chemin des cuisines. Au coin du couloir sombre, à l’étage inférieur, il se heurta à un homme plus âgé. Il lui fallut un certain temps pour reconnaître l’herboriste en maître du château. — Pardonnez-moi, fit-il en s’écartant de son chemin. L’homme fronça les sourcils et s’éloigna, mais quelques pas plus loin, il se retourna. — Attendez ! s’exclama-t-il, une interrogation flottant dans ses yeux pâles. Seriez-vous Guérisseur ? Grinsa n’hésita qu’un bref instant. Eibithar était son royaume, mais il courait un risque à révéler la nature de ses pouvoirs, même ici. — Non. Le château n’a pas de Guérisseur Qirsi ? — Si, mais il est introuvable. — Est-ce urgent ? Préserver ses secrets était une chose, laisser mourir un innocent pour protéger son anonymat, une autre. — Pas vraiment, répondit le maître herboriste. Nous avons accueilli une femme en travail aux portes du château. L’accouchement ne se présente pas très bien, mais je vais m’en charger. — Si je vois le Guérisseur, répondit Grinsa, je vous l’envoie. Le vieil homme leva la main sans se retourner. Grinsa le regarda disparaître avant de poursuivre vers les cuisines. Le maître queux de Glyndwr, comme la plupart de ses semblables, veillait jalousement sur ses provisions et se révéla plutôt réticent à l’idée d’en soustraire la moindre miette. Grinsa, qui s’y attendait, avait emporté le message de Kearney. Bien que les mots du roi n’indiquent pas précisément les besoins de Tavis, ils eurent l’effet escompté sur le maître des cuisines qui, sans cesser de lire la lettre, cria ses ordres aux serviteurs affairés autour de lui. Soudain, il n’y eut pas un homme ou une femme dans les cuisines de Glyndwr capable de répondre assez vite aux attentes du Glaneur. En quelques instants, Grinsa se retrouva les bras chargés de deux sacoches bourrées de viande séchée, de fromages, de pains de campagne, de fruits secs, et de deux outres de vin remplies dans les celliers personnel du duc. Il décida de rapporter ses provisions dans la chambre qu’il partageait avec Tavis avant d’aller aux écuries. Le voyage vers Curgh serait plus facile et plus rapide à cheval. En arrivant devant leur chambre, il découvrit la porte entrebâillée. Deux gardes parlaient avec le jeune seigneur. Craignant pour la sécurité du jeune homme, il poussa la porte et pénétra vivement dans la pièce. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il aux soldats. — Voilà l’homme que vous cherchez, répondit Tavis d’une voix sereine en désignant le Glaneur aux gardes. — Que me voulez-vous ? — Il y a une femme à la porte sud, monsieur. Elle est sur le point d’accoucher. — Oui, je suis au courant. J’ai déjà dit au maître herboriste que je ne suis pas Guérisseur. — Je vous demande pardon, monsieur, mais il ne s’agit pas de ça. Elle vous a demandé. — Quoi ? s’exclama Grinsa. En personne ? — Oui, monsieur, elle a prononcé votre nom ; elle sait même que vous êtes avec Lord Tavis. Le Glaneur se figea. Il avait quitté le Festival de Bohdan, le plus grand festival d’Eibithar, depuis bien longtemps. Il connaissait quelques personnes dans la lande, mais aucune d’entre elles n’avait une fille en âge d’enfanter. C’était peut-être une ruse, des ennemis de Tavis qui cherchaient à l’écarter ; ou bien le Tisserand avait-il déjà trouvé sa trace, et envoyé cette femme pour le tuer. — Vous a-t-elle donné son nom ? — Non, monsieur. Elle est venue avec un marchand, mais il est parti. Nous ne savons pas qui elle est. Cela ne lui plaisait guère. — Très bien, décida-t-il enfin en désignant la porte. Je vous suis. Les soldats quittèrent la chambre et Grinsa, après avoir déposé ses provisions, leur emboîta le pas. — Voulez-vous que je vous accompagne ? demanda Tavis dans son dos. — Oui, fit le Glaneur après une hésitation. Le jeune homme serait plus en sécurité s’ils restaient ensemble. — Vous n’avez pas la moindre idée sur l’identité de cette femme ? Grinsa nia de la tête. — Il avait d’autres choses à l’esprit, si tu vois ce que je veux dire, murmura un des gardes sur un ton qui fit ricaner son compagnon. Alors même qu’il se sentait rougir, Grinsa se figea de stupeur. Bien sûr ! Un froid aussi glacial que l’Océan d’Amon s’abattit sur ses épaules. Il l’avait quittée à Galdasten pendant le cycle lunaire d’Elined, et ils avaient passé plus d’une lune ensemble… C’était parfaitement possible. — Grinsa ? interrogea doucement Tavis à ses côtés. Est-ce que ça va ? — Cette femme… Est-elle Qirsi ? demanda-t-il aux gardes. — Oui, monsieur. — Vous savez qui…, commença Tavis, mais il s’interrompit et dévisagea Grinsa avec étonnement. Ils n’avaient presque pas parlé de Cresenne. La douleur que lui avait causée sa trahison le meurtrissait encore, et bien qu’il l’ait maudite des milliers de fois depuis leur dernière nuit ensemble, la moindre pensée pour elle le secouait toujours. Tavis n’avait guère posé de question à son sujet, mais quels que soient ses défauts, il était observateur et terriblement perspicace. — C’est cette femme du Festival, n’est-ce pas ? Les dates correspondraient. — Oui, elles correspondraient. Ils se remirent précipitamment en marche. — Votre duc est-il informé de l’arrivée de cette femme ? demanda Tavis d’une voix forte. — Oui, monseigneur. — Bien. Dites-lui que Lord Tavis lui suggère de poster des gardes en permanence à l’entrée de sa chambre. Elle appartient peut-être à la conspiration. Grinsa lança un regard appuyé à Tavis avant d’acquiescer à contrecœur. Le jeune homme avait raison. S’il s’agissait de Cresenne, elle devait être surveillée, quel que soit son état. Il l’avait aimée – et l’aimait peut-être encore –, mais ses sentiments pour elle n’en faisaient pas moins une traîtresse, celle qui avait acheté la mort de Brienne. Ils arrivèrent dans les quartiers du maître herboriste quelques minutes plus tard. Un cri d’épuisement et de souffrance leur parvint de l’intérieur de la première pièce. Grinsa se figea, tendit la main vers la poignée, mais se ravisa en tremblant. Son cœur cognait comme le marteau d’un forgeron. Il s’efforça de respirer, mais le souffle lui manquait. — Restez là, parvint-il à murmurer entre ses dents serrées. — Bien sûr, répondit Tavis. Un nouveau cri leur crispa le visage. Grinsa tendit la main, ouvrit la porte et pénétra dans la pièce. Il faisait bien trop chaud à l’intérieur et l’air, âcre de sueur et d’humeurs, était saturé par l’odeur des décoctions de l’herboriste. Le Glaneur réprima un haut-le-cœur. L’herboriste, le visage pâle, couvert d’une fine couche de transpiration luisant à la lueur des bougies, l’accueillit d’un regard fatigué. — C’est vous qu’elle a demandé ? Grinsa, incapable de quitter des yeux la silhouette étendue sur le lit, acquiesça. Elle avait les yeux fermés. Un masque de douleur tordait son visage humide. Ses cheveux blancs collaient à son front. La respiration haletante, elle roulait la tête de droite à gauche, comme si elle essayait en vain d’échapper à quelque démon invisible. Mais derrière les traits tirés, la fatigue et la souffrance, Grinsa voyait la beauté exquise de la femme dont il était tombé amoureux des cycles auparavant. En silence, il maudit Adriel, la déesse de l’amour, de l’avoir ainsi accablé. — Eh bien, venez m’aider, lui intima l’herboriste qui étendait un linge humide sur le front de la jeune femme. Son état empire. L’enfant est peut-être déjà perdu. — Perdu ? Que voulez-vous dire ? — Il est bloqué, je ne sais pas pourquoi. Je ne suis pas Guérisseur, et celui du duc n’est pas au château. Une épidémie de vérole de Murnia s’est peut-être déclarée dans une des baronnies. Il est parti vérifier. — Il n’y a donc personne pour elle ? — Je fais de mon mieux. Je lui ai donné de la rosée et du séneçon pour arrêter l’hémorragie, du dictame et de l’herbe des vierges contre l’obstruction. Il tendit à Grinsa une coupelle remplie d’un liquide âcre et fumant. — Qu’est-ce que c’est ? — Une autre infusion de dictame avec des plantes pour la calmer et alléger la souffrance. Elle n’a presque rien gardé de l’autre tasse. Essayez de lui en faire boire. Le Glaneur s’agenouilla à côté du lit et approcha la tasse avec précaution des lèvres desséchées de Cresenne. — Bois, murmura-t-il. Elle prit une petite gorgée, toussa en l’avalant et détourna la tête. Un instant plus tard cependant, comme si sa voix l’avait enfin atteinte, elle se retourna vers lui et ouvrit des yeux pâles, de la couleur d’une flamme de bougie, brûlants de passion et d’amour, mais aussi d’une profonde douleur. Incapable de soutenir son regard, il lui présenta la tasse en baissant les yeux. — Il faut tout boire, dit-il. — Tu es venu, articula-t-elle d’une voix rauque, brisée par son martyre. À peine avait-elle fini sa phrase que son corps entier se contractait. — Oui. Bois. Tu souffriras moins. — Sauve notre bébé, Grinsa. Je t’en supplie, murmura-t-elle. Elle est en train de mourir. Je le sais et je n’ai plus assez de forces pour l’aider. — Le maître herboriste… Elle tendit la main et lui attrapa le bras. Ses doigts fins se refermèrent sur son poignet avec une force surprenante. — Il ne peut rien, insista-t-elle dans un souffle si désespéré qu’il fut obligé de croiser son regard pâle. Tu le sais aussi bien que lui. Mais toi, tu le peux. Quoi que tu penses de moi, quelle que soit la haine que je t’inspire aujourd’hui, tu dois sauver notre fille. — Qu’est-ce qu’elle raconte ? demanda l’herboriste en se penchant vers eux. Je croyais que vous ne pouviez pas l’aider. Un instant plutôt, Grinsa évitait son regard. Il ne pouvait désormais plus s’en détacher. — Je vous ai dit que je n’étais pas Guérisseur, répondit-il sans la quitter des yeux. Et je ne le suis pas. Je suis Glaneur de métier. Et Tisserand de naissance. Cresenne, de toute évidence, était au courant. Elle l’avait compris seule, ou appris de la bouche du Tisserand, celui qui dirigeait la conspiration, celui pour qui elle l’avait trahi. — Mais je possède quelque talent de guérison. — Alors vous pouvez l’aider ? — Peut-être. Il posa la main sur la joue de la jeune femme. Sa peau était froide. — Tu es guérisseuse. Je crois que tu me l’avais dit… autrefois. Peut-être qu’ensemble nous pourrons sauver le bébé. Cresenne acquiesça faiblement, les yeux écarquillés par sa proposition. — Comment pouvez-vous faire ça, tous les deux ? D’abord, l’Eandi devait quitter la pièce, au moins un instant. Il leva les yeux sur l’homme. — Cela peut prendre un certain temps, maître herboriste. Lord Tavis de Curgh se trouve dans le couloir. Dites-lui, je vous prie, que nous ne partirons pas demain matin comme prévu. L’herboriste fronça les sourcils. — Mais… — Ne vous inquiétez pas, maître, tout ira bien. Grâce à vos décoctions. L’homme se redressa et, après un instant d’hésitation, se dirigea vers la porte. — Donne-moi la main, murmura Grinsa en revenant à Cresenne. Elle la glissa dans la sienne et leurs doigts s’entremêlèrent comme ceux de deux amants. Grinsa ferma les yeux et, puisant dans son pouvoir pour l’unir à celui de la jeune femme, pénétra son esprit comme il serait entré dans ses rêves si elle avait dormi. Sa souffrance l’assaillit immédiatement. Féroce et dévorante comme les flammes que Cresenne aurait pu conjurer contre lui. Il lui paraissait impossible de supporter une telle douleur. Tandis qu’il luttait pour ne pas succomber lui-même, le Glaneur remonta son supplice jusqu’à sa source, au creux de ses reins… et rencontra quelque chose de tout à fait nouveau. Il ouvrit les yeux. — Je la sens ! — Elle vit ? Il acquiesça. Mais il sentait aussi la souffrance de l’enfant. Elle n’était pas aussi aiguë que celle de sa mère, mais elle empirait à chaque seconde. — Je vais tenter de bloquer la douleur, fit-il. Pour ça, j’ai besoin de ton aide ; il faut que tu relâches tous tes muscles. — Sais-tu ce qui ne va pas ? — Oui. Il leva la tête et appela l’herboriste qui arriva dans l’instant. — Le bébé a le cordon autour du cou, dit-il. Vous devez le faire passer derrière la tête de l’enfant avant qu’elle naisse. — Mais comment pouvez-vous le savoir ? — Je le sais, c’est tout. Sentant que l’homme n’était pas disposé à se satisfaire d’une aussi pauvre explication, il soupira. — En essayant de soulager les souffrances de la mère, j’ai senti celles de l’enfant. Dépêchons-nous, nous n’avons plus beaucoup de temps. — Je n’ai jamais fait ça. — Vous devez m’aider. Elle a besoin de mon pouvoir de guérison, et il n’y a personne d’autre. L’homme le dévisagea quelques secondes avant d’acquiescer de mauvais gré. Grinsa revint à Cresenne. — Tu es prête ? Elle donna son assentiment et, leurs mains toujours unies, ils lancèrent leurs pouvoirs à l’assaut de la racine du mal ; la magie se répandit sur ses muscles endoloris comme un torrent d’eau fraîche sur la steppe. Quelques instants plus tard, il la sentit se détendre. — Maintenant, fit-il au maître herboriste. Vite. À l’exception du souffle de Cresenne et des murmures des gardes qui leur parvenaient depuis la porte de chêne, la pièce plongea dans le silence. L’herboriste lâcha enfin un profond soupir et, sa tâche achevée, hocha la tête vers Grinsa. — C’est fait, déclara-t-il soulagé. — Merci. Ça devrait aller mieux, maintenant, ajouta-t-il à l’intention de Cresenne en relâchant sa main. Il essaya de se lever. Elle le retint de nouveau par le bras, d’un geste plus doux, mais insistant. — Ne pars pas. Elle hésita, les yeux plongés dans ceux de Grinsa. — Si… quelque chose devait aller mal, je préfère que tu sois là. Il ne voulait pas rester. Il l’aimait encore. Il était incapable de la haïr. Et, désormais, ils étaient liés par l’enfant qu’elle portait, la petite fille dont il avait effleuré l’esprit quelques instants plus tôt. Il savait qu’il aurait dû fuir, que lui et Tavis auraient dû quitter Glyndwr et partir vers le Nord cette nuit même en dépit du vent et de la neige. Il ne put que lui prendre la main, sourire et hocher la tête avec douceur. — D’accord, lâcha-t-il, et les mots lui déchirèrent le cœur. Je reste. 2 Glyndwr, Eibithar Quand Grinsa avait rappelé le maître herboriste dans la chambre, Tavis s’était imaginé que le travail prenait fin. Bien que ses cris ne soient plus chargés d’autant d’angoisse et de désespoir, Cresenne continuait de geindre et de pleurer, comme poussée au-delà de ses limites. Les soldats qui se tenaient avec lui dans le couloir s’étaient tus depuis longtemps. Les yeux baissés, ils n’échangeaient que quelques regards, surtout quand la femme Qirsi semblait particulièrement misérable. Lorsque le duc de Glyndwr se présenta devant eux, ses hommes se raidirent. Il les salua d’un signe de tête, mais ne s’arrêta que devant Tavis. Par bien des aspects, Kearney le Jeune ressemblait beaucoup à son père. Il avait les yeux verts et brillants du roi, et ses traits fins, mais ses cheveux étaient bruns, peut-être de la couleur de ceux de son père avant qu’ils ne commencent à blanchir. Bien qu’à deux ans de sa Révélation, le jeune garçon était presque aussi grand que Tavis. Il était néanmoins encore très mince et empreint de maladresse. Comme tous les ducs de Glyndwr, il portait un baudrier argent, rouge et noir sur le dos, mais celui-ci, ainsi que l’épée qu’il contenait, semblaient trop grands pour lui. Son père avait choisi de lui confier le duché plutôt que d’engager un régent qui aurait dirigé le château et les terres de Glyndwr jusqu’à la Révélation de son fils. En regardant le jeune duc, Tavis ne put s’empêcher de se demander si le roi n’avait pas placé un trop lourd fardeau sur les épaules du jeune homme. Un nouveau cri leur parvint de la chambre et le jeune Kearney pâlissant posa un regard inquiet sur la porte. — Elle est encore en travail ? Tavis opina. — Elle ne hurle plus comme tout à l’heure, mais je n’ai pas encore entendu le bébé. Kearney se tourna vers lui. — J’ai posté des gardes, comme vous l’avez suggéré, mais j’aimerais en savoir plus sur cette femme. Vous dites qu’elle fait partie de la conspiration ? — C’est ce que nous croyons, oui. Mon compagnon, le Glaneur, l’a rencontrée au cours du Festival. Lorsqu’il l’a quittée pour aller à Kentigern, dans l’intention de me libérer, elle a envoyé un assassin à ses trousses. — Après la naissance de son enfant, je dois donc l’emprisonner ? Un des gardes jeta un regard en coin à Tavis avant de détourner rapidement les yeux, le visage tordu par une grimace de mépris. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, le jour de l’intronisation du roi quelques cycles plus tôt, le jeune Kearney avait eu l’air effrayé par Tavis. Il semblait depuis avoir accepté son innocence dans le meurtre de Lady Brienne, car il le traitait comme n’importe quel noble d’une autre maison. Les soldats de Glyndwr le tenaient peut-être pour un assassin, mais pas leur duc. Le jeune seigneur se promit de se souvenir de la courtoisie de son hôte lorsqu’il retrouverait enfin sa place légitime dans la cour des Curgh. — Pour être franc, Lord Glyndwr, je ne suis pas sûr de ce que vous deviez faire. Je pensais nécessaire de vous informer de l’identité de cette femme avant de lui offrir l’hospitalité de votre maison. Pour ce qui est de son avenir, je m’en remettrai au jugement de Grinsa. — Le Qirsi ? Mais ce n’est qu’un Glaneur. — Il est aussi sage et avisé que le meilleur conseiller de mon père, répondit Tavis. Et puis cette femme est la mère de son enfant. Aussi ne puis-je que vous encourager à écouter ses conseils avant de prendre une décision. Kearney considéra un instant cette suggestion avant d’opiner. — Très bien. Mais nous serions bien avisés de rester vigilants. À l’exception de votre ami, aucun Qirsi n’entrera dans cette chambre. Mon père et moi ne soupçonnons aucun des Cheveux-blancs qui servent Glyndwr, mais nous serions stupides d’ignorer tout ce que nous avons entendu des autres royaumes des Terres du Devant. — C’est une précaution des plus sages, Lord Glyndwr, confirma Tavis. Kearney avait peut-être l’air jeune et maladroit, mais il faisait preuve d’une perspicacité insoupçonnée. La confiance du roi semblait justifiée. — J’espère qu’on vous traite bien depuis votre arrivée, Lord Curgh, ajouta le jeune duc après un court silence. Tavis remarqua que le jeune garçon observait un des gardes du coin de l’œil. — Très bien, Lord Glyndwr. Votre château est digne de sa réputation, comme ceux qui vous servent. — Merci. Tavis pensait que le duc s’en irait, mais Kearney, en s’adossant contre le mur, comme s’il avait l’intention de partager sa veille, le surprit une nouvelle fois. — Vous disiez qu’elle porte son enfant, commença le jeune garçon en croisant un instant le regard de Tavis. Et pourtant, elle a envoyé un assassin le tuer. — Oui. Le duc pinça les lèvres. — Que peut-on ressentir après une chose pareille ? Tavis hocha tristement la tête. — J’espère ne jamais le savoir, Lord Glyndwr. Kearney sourit, mais recouvra vite son sérieux. — Vous disiez aussi que cette femme espérait empêcher votre ami de rejoindre Kentigern. Croyez-vous qu’elle ait quelque chose à voir avec… les événements qui s’y sont déroulés ? — Nous pensons que la conspiration y est mêlée. Nous soupçonnons ses chefs d’avoir voulu m’accuser du meurtre dans le but de dresser mon père et Aindreas de Kentigern l’un contre l’autre. — On dirait qu’ils y sont parvenus. Tavis sentit sa gorge se serrer. C’était vrai. Avec l’aide de Grinsa, et l’intervention in extremis du père de Kearney, le royaume avait évité la guerre civile de justesse. Mais le père de Tavis, Javan de Curgh, avait été obligé de renoncer à son rang dans l’Ordre des Successions et Tavis avait dû s’exiler, fuir sa propre maison jusqu’à pouvoir apporter la preuve de son innocence, qui pour l’instant lui échappait encore. Pourtant, il avait été confronté à l’assassin de Brienne dans une taverne de Mertesse. D’après ce que Tavis avait appris, Aindreas menaçait toujours Curgh ; son aveuglement l’avait même poussé à remettre en cause la légitimité du règne de Kearney l’Ancien. — Oui, murmura-t-il. Je suppose qu’ils y sont parvenus. — Pardonnez-moi, Lord Curgh, mais voilà où je voulais en venir : si cette femme est impliquée dans la mort de Lady Brienne, elle peut vous permettre de prouver votre innocence. Tavis dévisagea le jeune garçon comme s’il avait conjuré des brumes sous ses yeux. — Je ne crois pas que quiconque l’écouterait, fît-il en espérant que le duc le contredirait. Au cours des cycles qui avaient suivi la mort de Brienne, il avait souvent cru la rédemption à portée de main. La découverte du sang sur le volet extérieur de la fenêtre de sa chambre dans le château de Kentigern ; sa rencontre avec l’esprit de Brienne au sanctuaire de Bian ; sa lutte avec l’assassin à Mertesse… Chaque fois, ses espoirs avaient volé en éclats. — C’est une traîtresse Qirsi. Certains diront qu’elle est prête à tout pour échapper à l’exécution. — Peut-être, mais d’autres écouteront. Il s’était refusé le luxe de l’espoir depuis si longtemps qu’il ne pouvait se résoudre à l’accueillir de nouveau. — Pas ceux qui comptent. Pas Galdasten, Eardley ni Rennach. Certainement pas Kentigern. — Ce ne sera sans doute pas facile, reconnut le jeune duc, mais il faut essayer de les convaincre. Vous ne pouvez tout de même pas ignorer cette possibilité. S’il n’avait craint d’être grossier, Tavis aurait éclaté de rire. Lui aussi avait été jeune. Peu de temps auparavant, il aurait argumenté autant que Kearney. Mais le cachot d’Aindreas l’avait vieilli. Chaque coup porté par l’épée de Kentigern, chaque morsure de ses maudites torches, avaient entamé sa confiance dans la justice et même sa foi en la clémence des dieux. — Non, Lord Glyndwr, je ne vais pas l’ignorer. Mais j’aurais tort de célébrer ma réhabilitation trop vite. Je sais trop ce que coûtent les faux espoirs. Le garçon, qui semblait comprendre combien ces mots le dépassaient, acquiesça gravement. Le silence suivant fut soudain interrompu par une plainte déchirante qui s’acheva sur un sanglot. Une seconde plus tard, un bruit différent, surprenant après ce long cri de souffrance, aussi doux qu’une pluie après la sécheresse, se fît entendre : les vagissements d’un nourrisson. Durant quelques brèves secondes, tout le monde oublia qu’il s’agissait de l’enfant d’une traîtresse. Même les gardes sourirent. — Je devrais prévenir le prélat, fit le duc en s’écartant du mur. Enfin, se corrigea-t-il, le visage empourpré, j’imagine que la mère préférerait le prieur du sanctuaire de Morna. Cette fois, Tavis s’autorisa un sourire. — Il me semble que ce serait plus judicieux, en effet. Kearney s’éloigna. — Je vais le faire appeler. — Vous ne voulez pas voir l’enfant ? Le jeune garçon refusa. — Je me souviens encore de la naissance de mon frère, et de celle de ma sœur. Je ne suis pas très attiré par les bébés. Tavis, constatant que le jeune Kearney lui inspirait décidément de la sympathie, le regarda s’éloigner en souriant. De nouveau seul, le jeune seigneur s’autorisa un regard vers les gardes qui l’entouraient. Aucun ne l’observait. Même la confiance affichée par leur duc ne suffisait pas à écarter leurs doutes. Le nourrisson avait cessé de pleurer, probablement pour téter, mais Grinsa ne sortait toujours pas de la chambre. Alors que Tavis commençait à s’impatienter, il comprit soudain que son périple avec le Qirsi risquait de prendre une tout autre tournure. Il était peut-être même arrivé à son terme. Grinsa était père. Indépendamment du sort qui attendait la femme Qirsi, son premier devoir allait désormais vers son enfant. D’ailleurs, Grinsa avait sans doute oublié que Tavis l’attendait dans le couloir. Et, dans le cas contraire, il ne quitterait peut-être pas la chambre avant l’aube. Tavis ne pouvait pas lui en vouloir, mais il se sentait en colère, presque trahi. La porte s’ouvrit au moment où il avait décidé de s’en aller. Le Glaneur sortit dans le couloir. Des cheveux humides de transpiration encadraient son visage écarlate. Malgré les cycles qu’ils avaient passés à éviter la garde royale d’Aneira et les soldats de Kentigern, Tavis n’avait jamais vu le Glaneur aussi épuisé. — Elle va bien ? demanda le jeune homme. — Oui, elles ont échappé au pire de justesse, mais elles vont bien toutes les deux. Un sourire affleura sur ses lèvres avant de s’évanouir aussitôt. — J’ai une fille. Cresenne m’a dit qu’elle s’appellerait Bryntelle. — C’est elle qui a décidé ? C’est votre enfant, vous n’avez pas votre mot à dire pour le choix du prénom ? — Vous oubliez que ma fille est Qirsi. Elle portera toujours mon nom, Bryntelle ja Grinsa. Je n’aurais pas mieux choisi. Tavis acquiesça. — Eh bien, je suis… heureux pour vous. — Merci. Je ne suis pas sûr de l’être. — Que voulez-vous dire ? Grinsa jeta un coup d’œil vers les gardes. — Marchons, voulez-vous ? Ils se dirigèrent vers la tour d’angle la plus proche, descendirent les escaliers et sortirent dans la cour du château. Le vent s’était calmé, mais la neige tombait toujours. Des flocons doux et froids caressaient le visage de Tavis. Ils suivirent en silence les allées du jardin de Glyndwr. — Que vous ai-je dis sur elle ? s’enquit enfin Grinsa à voix basse. — Très peu de chose. Vous croyiez qu’elle n’était qu’une Glaneuse, qu’elle pensait la même chose de vous. Je crois que vous l’aimiez et que vous n’avez compris qu’elle appartenait à la conspiration qu’après l’avoir quittée. — J’aurais dû le deviner plus tôt, rumina le Glaneur en secouant la tête. Elle n’arrêtait pas de me poser des questions sur votre Révélation, sur ce que j’avais vu dans la pierre. La nuit où nous nous sommes quittés, elle a prétendu souffrir de mon départ, c’était vrai, mais il y avait autre chose. J’ai simplement préféré ne pas me poser de questions. — Vous étiez amoureux. — C’est une piètre excuse. Tavis allait protester, mais il se ravisa. Parfois, il lui semblait que Grinsa était beaucoup trop dur avec lui-même, plus dur que la situation – ou même la loyauté – ne l’exigeait. Si le Glaneur avait décidé d’endosser la faute de la trahison de cette femme, Tavis n’y pouvait rien. Et comme il n’avait jamais été amoureux, il était mal placé pour s’exprimer sur le sujet. Alors, il poursuivit son chemin et attendit que Grinsa reprenne leur conversation. — J’ai toujours su qu’il me faudrait, un jour ou l’autre retrouver Cresenne. Elle sert la conspiration et elle possède peut-être des informations sur le Tisserand qui la dirige. J’espérais repousser cette rencontre le plus longtemps possible. Je voulais trouver Shurik d’abord. Après sa mort, j’espérais que ma sœur découvrirait de son côté ce qu’il me faudrait, dans le cas contraire, apprendre de la bouche de Cresenne. Je ne pensais pas la revoir aussi vite, et certainement pas dans ces circonstances. Tavis n’avait pas envie de poser la question, mais il n’avait pas le choix. — Maintenant qu’elle est là, qu’allez-vous faire ? — Je ne sais pas, répondit le Glaneur en haussant les épaules. — Vous l’aimez encore ? — Ce serait stupide. — Ce n’est pas une réponse, sourit Tavis. Grinsa éclata de rire. — En effet ! Son rire s’éteignit pour laisser place à une grimace que Tavis n’eut aucun mal à interpréter. — Je ne sais pas si je peux encore l’aimer après ce qu’elle a fait. Mais je suis toujours… attiré par elle. — Sait-elle que vous êtes… ? Il s’interrompit en examinant les jardins à la recherche de gardes. — Est-ce qu’elle connaît l’étendue de mes pouvoirs ? Je ne lui en ai jamais parlé, mais je crois qu’elle a compris. En tout cas, elle le sait maintenant. C’est une des raisons pour lesquelles elle m’a fait appeler ce soir, peut-être la seule. Elle avait besoin de mon pouvoir de Guérisseur. — Je pense surtout qu’elle vous a fait chercher parce que vous êtes le père de son enfant, corrigea Tavis. Peu importe ce qui existe entre vous, cela ne changera jamais. Le Glaneur sourit, et posa une main sur l’épaule de Tavis. — Merci. Vous avez sans doute raison, mais votre question soulève un point intéressant. Si elle sait que je suis Tisserand, elle représente une menace pour moi, pour Keziah, et pour nos espoirs de vaincre la conspiration. — Peut-être se détournera-t-elle de leur cause, maintenant… — Maintenant qu’il y a le bébé ? — Excusez-moi, Grinsa, se rétracta Tavis en hâte. Je ne suggérais pas d’utiliser votre fille comme… — Ne vous excusez pas, Tavis. Avant que tout soit terminé, c’est bien en ces termes que nous risquons d’être obligés d’envisager l’avenir. Mais, pour l’instant – pour ce soir –, j’aimerais considérer Bryntelle comme mon enfant, rien de plus. — Bien sûr. Ils restèrent silencieux. Grinsa pourtant ne montrait aucun signe de vouloir revenir sur leurs pas. — Vous avez autre chose en tête, fit-il enfin. Je suis toujours capable de le deviner. Tavis avait hâte de lui parler de sa conversation avec Kearney, mais l’heure semblait mal choisie. — Ce n’est rien. Le Qirsi s’arrêta, obligeant Tavis à l’imiter. — Je ne vous crois pas. Parlez et finissons-en. — Très bien. Il prit une profonde inspiration. — Le duc est venu dans le couloir pendant l’accouchement de Cresenne. Nous avons un peu discuté. Il a avancé l’idée que si elle fait partie de la conspiration, et qu’elle est impliquée dans le meurtre de Lady Brienne, elle pourrait être en mesure de prouver mon innocence. Tavis vit la mâchoire du Glaneur se raidir, mais son expression resta la même, et quand il prit la parole, sa voix était calme et posée. — C’est une suggestion intéressante. Que voulez-vous que je fasse ? — Je ne sais pas, avoua le jeune homme. Nous devons d’abord apprendre ce qu’elle sait des événements survenus à Kentigern. — J’avais l’intention de l’interroger sur ce sujet, et beaucoup d’autres. Ensuite ? — S’il s’avère qu’elle sait quelque chose sur le meurtre de Brienne et sur l’assassin, commença Tavis sur un haussement d’épaules, j’imagine que nous devrons la faire comparaître devant les autres ducs, et sans doute même devant le roi. Grinsa, les lèvres pincées, détourna les yeux. — Je ne veux pas qu’elle voyage avec nous. — Ce ne serait pas long. — C’est déjà trop. Elle est dangereuse, Tavis. Pour vous, et surtout pour moi. — Encore aujourd’hui ? Même après ce que vous avez partagé cette nuit ? — Elle m’a menti ! éclata Grinsa. Elle a cherché à me faire assassiner ! — Elle peut changer. Tavis eut tout à coup l’impression que leurs rôles s’étaient inversés. Combien de fois Grinsa l’avait-il exhorté à la raison, à dépasser sa colère et son ressentiment ? — Simplement parce qu’elle vient d’avoir un enfant ? questionna le Qirsi en secouant la tête. C’est un bien lourd fardeau sur les épaules d’un nourrisson. — Il ne s’agit pas seulement de l’enfant. Vous venez de dire que la mère et le bébé auraient pu mourir. Sans votre intervention, Cresenne serait morte ou elle pleurerait sa fille au lieu de la nourrir. Peu importe ce qui s’est passé entre vous avant, tout est différent maintenant. Vous l’avez sauvée malgré sa trahison et vous partagez la responsabilité de cette autre vie. Il se hasarda à sourire. — Même moi, je suis capable de comprendre ce que cela veut dire, reprit-il. — Nous ne sommes pas une famille, Tavis, et je ne crois pas que nous le serons jamais. Nous sommes ennemis dans une guerre bien plus importante, ou plus grave que tous les liens qui pourraient nous unir. Il passa une main sur son visage hâve et fatigué. — Je vais réfléchir à ce que vous me demandez, sincèrement, et je lui parlerai demain. Mais je ne peux rien vous promettre. — Je ne vous le demande pas, répondit Tavis en lui montrant la porte de la tour. Vous devriez dormir, la nuit a été longue. Grinsa s’autorisa un sourire las. — Me feriez-vous la leçon, Lord Curgh ? — Il faut bien que quelqu’un la fasse. Ils tournèrent les talons et reprirent le chemin en sens inverse. La neige tombait plus dru, et dans la lueur pâle des torches du château, leurs empreintes étaient à peine visibles. — Je crois que vous vous trompez, ajouta le jeune seigneur après un long silence. Quoi que Cresenne et vous ayez partagé autrefois, vous formez une famille aujourd’hui. Même la guerre que vous évoquez ne peut rien y changer. Elle aurait aimé dormir des jours entiers sans interruption, mais Bryntelle la réveilla plusieurs fois durant la nuit. Les trois premières pour prendre le sein, et la quatrième, finit-elle par comprendre, parce qu’elle avait sali ses langes. Lorsque Bryntelle s’endormit, elle se débrouilla pour en faire autant, mais dès l’aube, l’enfant la réveilla pour une nouvelle tétée. Incapable de retrouver le sommeil, Cresenne s’aida de sa magie pour allumer la bougie sur sa table de nuit et, à la faible lueur de la flamme, contempla son enfant. Elle s’était promise de ne pas être comme ces mères qui admirent leurs enfants d’un regard inconditionnel, et bien souvent aveugle. Si son bébé avait été laid, elle eût été la première à le reconnaître. D’ailleurs, lorsqu’elle avait découvert Bryntelle, elle s’était dit qu’elle ne correspondait pas à ce qu’elle avait espéré. Sa peau était trop rouge, ses yeux bouffis, et son crâne plus ou moins déformé. Au cours de la nuit, ces défauts s’étaient effacés pour laisser place à une enfant dont la beauté la surprit. Au fil des heures, ses rougeurs s’étaient estompées. Sa peau était désormais d’un rose léger et lumineux et ses paupières n’avaient plus les boursouflures de la naissance. Ses lèvres étaient parfaitement dessinées, tout comme son adorable petit nez. Ses doigts, plissés comme la peau d’un vieillard Eandi, étaient plus minuscules qu’elle ne l’aurait cru possible. Un fin duvet de cheveux blancs, plus doux que de la soie d’Uulrann et immaculé comme la neige qui s’étendait sur la lande, couvrait sa tête et sa nuque. Assise sur son lit, Cresenne était incapable de détacher les yeux de son bébé. Des larmes de joie pure lui coulaient le long du visage. Bryntelle souleva ses paupières l’une après l’autre et se réveilla enfin. Ses yeux avaient la couleur du feu. Ils n’étaient pas aussi pâles que ceux de sa mère, mais moins foncés que ceux de son père. — Tu as encore faim, mon trésor ? lui murmura sa mère d’une voix tendre. L’enfant s’empara immédiatement du doigt posé sur ses lèvres et aspira goulûment. Cresenne éclata de rire. — Très bien. Elle se redressa et écarta les pans de sa chemise en réprimant une grimace de douleur puis approcha Bryntelle de son sein. Le bébé téta avec force. — On dirait que tu n’as rien mangé de la nuit, s’amusa sa mère. Un coup frappé à la porte la troubla. Elle sentit son corps se raidir. — Entrez. Elle s’attendait à voir Grinsa. C’était le maître herboriste. L’homme fît irruption dans la pièce et, d’un pas vif, traversa sa chambre jusqu’à l’étagère, à côté de son lit, où il entreposait ses plantes et ses fioles de décoction variées. — Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il en lui jetant un coup d’œil. — J’ai mal partout, mais en dehors de ça, je me sens bien. Merci. — La douleur est normale, surtout après un accouchement aussi difficile que le vôtre. Et l’enfant ? — Je crois qu’elle va bien. — Parfait. Il approcha du lit et observa Bryntelle quelques instants. — Elle se nourrit bien et ses couleurs me semblent normales pour une enfant Qirsi. Il se redressa et se dirigea vers la porte. — Je serais resté plus longtemps, malheureusement un soldat s’est blessé à l’entraînement aujourd’hui. J’essaierai de revenir un peu plus tard. Devant la porte, il se tourna vers elle. — Le Glaneur est là. Dois-je le faire entrer ? Elle ne répondit pas. Elle aurait voulu refuser, repousser cette entrevue le plus longtemps possible, mais après ce que Grinsa avait fait pour elle cette nuit-là, cela lui était impossible. — Oui, finit-elle par dire. Merci. Il acquiesça et sortit en laissant la porte entrebâillée. Un instant plus tard, Grinsa entrait dans la chambre. Cresenne, bien que particulièrement consciente la veille de sa présence auprès d’elle, ne l’avait pas vraiment regardé. Elle se souvenait de son imposante stature, mais pas d’un visage aussi fin. Il lui semblait pourtant plus grand et plus large d’épaules que lorsqu’elle l’avait connu à Curgh. Elle maudit le battement de son cœur. Ses yeux lumineux s’étaient posés sur elle dès qu’il était entré dans la pièce. Rougissant comme si elle était gênée d’être vue pendant l’allaitement, elle détourna rapidement le regard. Elle aurait dû trouver un moyen de retourner la situation contre lui, mais elle se découvrait de plus en plus embarrassée elle-même. De son bras libre, elle remonta sa chemise sur son épaule et son sein, de façon à ne montrer que le visage de Bryntelle. Grinsa traversa la pièce à grands pas pour s’arrêter finalement devant la cheminée. — Comment te sens-tu ? Elle haussa légèrement les épaules en baissant les yeux sur sa fille. Bryntelle se rendormait déjà. — Pas trop mal. — Et Bryntelle ? Elle ne put s’empêcher de sourire. C’était la première fois que quelqu’un d’autre appelait sa fille, leur fille, par son prénom. — Elle est toujours affamée. — Ce n’est pas normal ? — Je suppose que si. Il acquiesça avant de reprendre ses va-et-vient nerveux. — Je crois qu’elle te ressemble. — Non ! s’exclama-t-il devant la porte en lui lançant un regard plein de colère. — Non quoi ? — Ne me parle pas comme si nous étions mari et femme ! Ne t’imagine pas que cette enfant change quoi que ce soit à ce que tu es et à ce que tu as fait ! — Que sais-tu de moi, Grinsa ? — Que tu es une traîtresse. — Traître à qui ? Au royaume d’Eibithar ? Je suis née à Braedon et j’ai grandi à Wethyrn. Comment pourrais-je trahir un royaume auquel je n’appartiens pas ? Elle se força à sourire. — De mon point de vue, c’est toi qui t’es rendu coupable de trahison. Tu as abandonné ton peuple au profit des cours Eandi. Toi, plus que quiconque. Il plissa les yeux. — Que veux-tu insinuer ? — Tu le sais très bien. Nous vivons dans un pays où le simple fait d’avouer l’étendue de tes pouvoirs te fait courir le risque d’être exécuté. Et, pourtant, tu n’hésites pas à servir ceux-là mêmes qui n’hésiteraient pas à te pousser sur la potence. Elle s’attendait à une dénégation. Jusqu’à présent, dans le mouvement, personne, pas même le Tisserand, n’était certain que Grinsa soit lui aussi Tisserand. Il s’en doutait, bien sûr, et Cresenne le pensait elle-même depuis un certain temps. Ce ne fut qu’en le voyant peser les implications de ses paroles qu’elle n’eut plus aucun doute. — Tiens-tu vraiment à ce que Bryntelle grandisse dans un monde où son père craint tous les jours pour sa vie ? poursuivit-elle. Et s’il s’avère qu’elle hérite de toi plus que ton nom et les traits de ton visage, si elle porte ton pouvoir dans ses veines, veux-tu la voir vivre, elle aussi, dans la terreur d’être découverte et exécutée ? Le Tisserand, lors de ses fréquentes visites nocturnes, avait avancé les mêmes arguments quelques cycles plus tôt. À cette époque, il ne s’agissait guère que de simples suppositions, une possibilité parmi d’autres. Elle avait pourtant éprouvé une immense frayeur, comme si le Tisserand, déjà, lui réclamait sa fille au nom de la cause. Elle recourait néanmoins au même raisonnement avec Grinsa, le seul homme des Terres du Devant dont l’autorité sur Bryntelle égalait la sienne. Alors qu’elle parcourait le royaume d’Aneira à la recherche du Glaneur, portant son enfant et redoutant la prochaine visite du Tisserand dans ses rêves, Cresenne s’était demandé si elle pourrait convaincre Grinsa d’épouser sa cause. Échangeant un Tisserand pour un autre, elle espérait pouvoir contrôler celui-là et, plutôt que d’avoir à servir un magicien qu’elle craignait, s’imaginait pouvoir se servir de l’autre comme d’une arme. En le regardant maintenant, en voyant la façon dont lui même la contemplait – ses yeux jaunes pleins de dégoût –, elle se demanda si elle n’avait pas été stupide. — Bien sûr que je ne veux pas la voir grandir comme j’ai grandi, écrasée par le fardeau du secret et de la peur. — Alors, pourquoi nous combattre ? — Parce que j’ai vu ce dont ton Tisserand est capable, rétorqua-t-il simplement. Elle se sentit pâlir. — Tu l’as vu ! Comment ? — Oui, je le connais. Je sais qu’il est capable d’une très grande cruauté, qu’il se sert de son pouvoir pour détruire, pas seulement les Eandi, mais également les Qirsi. — Comment est-ce possible ? demanda-t-elle stupéfaite. Est-ce qu’il t’a vu ? Il sait où tu te trouves ? — Si j’étais naïf, je croirais que tu te fais du souci pour moi. — Je m’en fais. Il poussa un rire amer, mais après que Cresenne eut aperçu un éclair d’une autre nature dans ses prunelles. — Évidemment ! C’est pour ça que tu as envoyé un assassin à mes trousses. Deux, en fait. Elle n’avait pas voulu donner le nom de Grinsa au second – Cadel –, le partenaire du premier, que Grinsa avait tué. Il voulait savoir comment Jedrek était mort. Lui refuser ce nom aurait éveillé ses soupçons. — C’était avant… — Avant quoi, le bébé ? Je te l’ai déjà dit, cet enfant ne change rien. Elle soutint son regard, brûlant de souffrance et de haine, aussi longtemps qu’elle put. Elle savait désormais ce qui lui inspirait ces sentiments. Il l’avait profondément aimée. Et, aussi déformé qu’il soit, cet amour brûlait toujours, prêt à renaître. Prêt à être de nouveau utilisé. Elle l’avait aimé, elle aussi, même s’il ne la croirait jamais, mais elle aimait Bryntelle plus que lui. Sa fille n’avait que quelques heures, mais son amour pour son enfant était déjà le ressort le plus puissant de son existence, plus puissant même que sa peur du Tisserand. Il s’en rendrait compte dès sa prochaine visite. Grinsa était le seul capable de la protéger – si elle pouvait le convaincre de le faire. Folie ou non, il lui fallait essayer. — Elle change tout, Grinsa, et tu le sais très bien. Il n’y a pas si longtemps, tu espérais ma mort. Tu aurais tout fait pour me capturer et me faire exécuter comme traître. Elle baissa les yeux sur Bryntelle qui s’était endormie entre ses bras. — Ce n’est plus la même chose. Aujourd’hui, tu ne le ferais pas. Comment l’expliquerais-tu à ta fille ? — Bel exemple d’amour maternel. — Que veux-tu dire ? — Que ce n’est pas une enfant que tu vois endormie entre tes bras, mais un outil, une arme, peut-être même un bouclier. — Comment oses-tu ? — Tu te sers d’elle pour que je t’épargne. Tu espères même sans doute utiliser mon inquiétude pour elle pour me faire basculer de ton côté. — Je l’aime plus que tu ne pourras jamais l’imaginer ! — Tant mieux. Parce que cette lame est à double tranchant. Cresenne frémit. — Je ne comprends pas. — J’ai besoin de toi pour certaines choses. Tu as envoyé l’assassin contre moi, tu as donc envoyé son partenaire – le chanteur ? – à Kentigern. Tu l’as payé pour assassiner Lady Brienne et faire endosser le crime à Tavis de Curgh. Elle aurait dû nier, tout comme il aurait dû nier être Tisserand. Comme Grinsa, elle fut incapable de trouver les mots. — Que veux-tu ? — Dès que tu seras en état de voyager, je veux que tu nous accompagnes à la Cité des Rois. Là, tu avoueras tes forfaits au roi. — Tu plaisantes ! Il se contenta d’un sourire. — Pourquoi le ferais-je ? se défendit-elle. Pour réhabiliter l’honneur de l’héritier des Curgh ? Ne vois-tu pas que je hais les Eandi ? Je préfère encore précipiter la ruine des Terres du Devant que lever le petit doigt pour sauver l’un de ses nobles. — Je comprends cela. Mais tu dois comprendre à ton tour que si tu ne fais pas ce que je te demande, je te prendrai Bryntelle, et je demanderai au duc de Glyndwr de te jeter en prison. Elle scruta son visage à la recherche du moindre signe prouvant qu’il cherchait à l’intimider. N’en voyant aucun, elle se mit à trembler, comme si le feu s’était éteint et que le vent glacial s’engouffrait par les volets ouverts. — Elle a besoin de moi, gémit-elle en serrant son bébé si fort contre elle que l’enfant se réveilla et se mit à pleurer. — Je sais, fit-il d’une voix plus douce en s’approchant du lit. Si tu fais ce que je te demande, elle restera avec toi. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous ne soyez pas séparées. Mais tu dois commencer à réparer le tort que tu as fait au service de ton Tisserand. — Il me tuera. — Je te protégerai. Elle se força à sourire, mais des larmes lui mouillèrent soudain les joues. — Si tu veux tuer quelqu’un, existe-t-il une seule personne au monde capable de t’en empêcher ? — Je ne sais pas. Je n’ai jamais été désespéré au point de vouloir tuer quelqu’un. — Pas même moi ? — Je n’ai jamais voulu te tuer, Cresenne. Et je n’ai jamais voulu te faire exécuter. Pour être honnête, une part de moi-même aurait préféré ne jamais te revoir. Tout aurait été beaucoup plus facile. Elle acquiesça, les yeux sur Bryntelle. Une de ses larmes tomba sur le nez de l’enfant et lui arracha une grimace. Cresenne l’essuya en souriant. Grinsa s’était assis sur la chaise au chevet du lit. — Que sais-tu de ce Tisserand ? Elle contempla les flammes. Elle s’attendait à ses questions. Elle avait espéré les éviter quelques jours de plus, le temps de décider si elle devait lui mentir ou non. Et elle constata que la vérité lui serait aussi utile que n’importe quelle esquive. De toute manière, elle n’avait pas grand-chose à lui apprendre. — Très peu, fit-elle alors. Il y prend garde. — Fait-il partie d’une des cours ? — C’est possible. — Il semble qu’il dispose de beaucoup d’or. Sais-tu où il le trouve ? — Non. Il lâcha un soupir entre ses dents serrées. — Tu dois m’en dire plus, Cresenne. — Je n’en sais pas plus. Je n’ai jamais vu son visage ; il ne m’a jamais dit son nom, ni rien de sa vie en dehors de ce qui concerne la conspiration. — Comment entre-t-il en contact avec toi ? — Dans mes rêves. Elle lui jeta un bref coup d’œil. — N’est-ce pas ce que font tous les Tisserands ? — Comment te paie-t-il ? — Je crois qu’il a tout un réseau de messagers. J’imagine qu’il se sert des marchands pour transporter l’or d’un endroit à l’autre. — Sont-ils tous Qirsi ? — Presque. Grinsa baissa les yeux sur ses mains. — T’a-t-il jamais blessée ? Elle sentit un poing lui serrer l’estomac. — Que veux-tu dire ? — Tu le sais parfaitement. T’a-t-il blessée ? — Il a parfois besoin de montrer toute l’étendue de ses pouvoirs. Mais il ne me fait pas mal à chaque fois que nous parlons. Il la regarda sans rien dire. — Les nobles Eandi n’utilisent peut-être jamais la menace de la souffrance pour maintenir la discipline dans les rangs de ceux qui les servent ! — C’est une comparaison intéressante. Si ton Tisserand ressemble tellement aux nobles Eandi, quel est l’intérêt du mouvement qu’il dirige ? — Ce n’est pas ce que je voulais dire ! — Non, je m’en doute. — Je n’ai jamais dit qu’il était comme un noble Eandi, fit-elle en rougissant. Je veux simplement dire qu’un chef – n’importe quel chef – peut avoir besoin d’utiliser la force pour maintenir l’ordre dans ses rangs. — Je vois. Elle balaya une mèche de ses cheveux qui lui barrait le front. — Écoute, je suis fatiguée de la nuit dernière ; ne peut-on remettre cette discussion ? Grinsa la contempla quelques instants avant d’acquiescer distraitement puis de se lever. — Bien sûr. As-tu besoin de quelque chose ? Veux-tu que je t’apporte à manger ? — Non, merci. Il se détourna du lit et s’éloigna. — Veux-tu la prendre dans tes bras ? demanda-t-elle. Il s’arrêta et fit demi-tour. — Comment ? — Veux-tu la porter ? C’est également ta fille et tu ne l’as pas encore prise dans tes bras. Je pensais que tu en aurais peut-être envie. Il resta immobile, comme maintenu par une main invisible. Cresenne, devant cet homme puissant qui rêvait de défaire la conspiration, qui jurait de la protéger contre le Tisserand, mais qui semblait soudain terrorisé à l’idée de tenir son propre enfant dans ses bras, ne put s’empêcher de rire. — Elle ne va pas te faire mal. C’est toi le Tisserand, pas elle ! — Je ne sais pas… comment. — Tenir un bébé ? D’un pas incertain, il approchait pourtant du lit. — Je n’en ai jamais porté. Elle lui tendit Bryntelle. — Assure-toi seulement de toujours lui maintenir la tête. Son cou n’est pas encore assez solide. Grinsa déglutit et acquiesça. Il tendit les bras, prit l’enfant dans ses mains longues et fines et la serra maladroitement contre lui. Immédiatement, Bryntelle se mit à pleurer. — Tu vois ? fit-il en essayant de la rendre à Cresenne. Je t’ai dit que je ne sais pas. — Tu la tiens comme une boîte à tabac. Tu n’as donc jamais tenu un animal dans tes bras ? — Si, un chat. — Bon, eh bien, fais pareil. — Par la peau du cou ? Cresenne dressa un sourcil. — S’il te plaît, reprend-la, demanda-t-il. J’essaierai une autre fois. Je crois qu’elle sent le conflit entre nous. Elle reprit Bryntelle avec un léger haussement d’épaules. Le bébé pleura encore un peu avant de s’apaiser. — Crois-tu que nous serons jamais en paix ? demanda Cresenne les yeux sur le bébé. — Je l’espère, pour Bryntelle. — Moi aussi. Elle leva les yeux et croisa son regard. — Vraiment, affirma-t-elle. — Je reviendrai vous voir un peu plus tard. Il se dirigea jusqu’à la porte. — Songe à ce que je t’ai dit, Cresenne, ajouta-t-il la main sur la poignée. Quels que soient les sentiments que j’éprouve encore pour toi, ou ceux que j’éprouve pour mon enfant, je ne les laisserai pas juger et agir à ma place. Je ne peux pas. Trop de vies dépendent de moi. Elle le regarda un moment, acquiesça, mais demeura muette. Et puis il disparut. — Ne t’inquiète pas, murmura-t-elle à son enfant lorsqu’elles furent seules. Il ne t’enlèvera pas à moi. Il ne peut pas. Nous sommes tout ce qu’il a au monde, à moins qu’il ne considère vraiment ce jeune Curgh comme sa famille. Malgré ces paroles courageuses et fières, ses mains tremblaient aussi fort que lorsqu’il l’avait menacée de lui prendre sa fille. Une voix l’adjurait de prendre son enfant et de fuir. Mais elle ne s’était pas encore relevée de ses couches, alors comment franchir le corridor, sans parler de la lande ? Cette faiblesse pouvait pourtant la servir. Le maître herboriste ne l’autoriserait pas à quitter sa chambre pour la Cité des Rois avant plusieurs jours et le voyage serait long. Un temps qu’elle pouvait mettre à profit. Grinsa était peut-être du côté des Eandi aujourd’hui, mais il était Tisserand. Et qui avait plus à gagner à la victoire du mouvement Qirsi qu’un Tisserand ? Un Tisserand désormais responsable d’un enfant. 3 Curlinte, Sanbira Diani chevauchait au grand galop le long du cap. Les sabots de son cheval côtoyaient le précipice de si près que seul le vide s’étendait au-delà du flanc gauche de sa monture. Elle surplombait les falaises et la Mer des étoiles, dont les vagues écumantes s’écrasaient contre la roche noire. Ses cheveux d’ébène flottaient librement dans le vent et elle ferma les yeux, comptant sur Rish pour ne pas faire d’écart. Il y avait encore de la neige dans le nord et même au sommet des plus hautes pointes des Monts de Sanbiri, à moins de deux jours de cheval au sud-ouest. À Curlinte, le vent marin s’était adouci et le soleil brillait sur les landes du cap. La saison des semailles s’annonçait précoce. Elle portait encore une épaisse chemise sous une lourde pelisse. Elle ne pouvait se méprendre pourtant sur l’odeur de la brise, chargée de la douce senteur du dégel, ni sur les cris exubérants des alouettes de mer qui piquaient au-dessus d’elle ou offraient leur plumage aux rayons du soleil sur les rochers éparpillés dans l’herbe. Son père n’avait pas approuvé sa chevauchée solitaire. La mort de sa mère remontait à un cycle et un jour. Les bannières de Curlinte flottaient de nouveau sur les remparts du château, et le peuple du duché avait eu l’autorisation de rouvrir les volets fermés en signe de deuil, mais il ne convenait pas à la nouvelle duchesse de Curlinte de partir se promener sur les côtes. Une telle frivolité, lui avait-il dit, n’était pas digne de son rang ni de sa fonction. — Le peuple te regarde à présent, avait-il poursuivi d’un air vieux et fatigué, comme si la disparition de sa femme lui avait coûté plusieurs années. Tu es à sa tête. Tu dois les guider dans cette période difficile. — Je comprends, avait-elle répondu, consciente néanmoins de passer à ses yeux pour une jeune fille puérile et irresponsable. C’est ma façon de voir les choses. Mère était malade depuis plus d’un an. Les volets de Curlinte sont restés clos trop longtemps. Je sors pour mettre fin à ce deuil. Elle s’était approchée et lui avait déposé un baiser sur la joue. — Mère aurait fait la même chose. Ses yeux avaient flamboyé, et elle avait cru un instant qu’il allait la réprimander. Il s’était détourné sans rien dire. À son expression, elle avait compris qu’il reconnaissait la justesse de son propos. Il lui en voudrait quelque temps, mais finirait par lui pardonner. Son père avait eu raison sur un point. Le peuple du duché avait besoin d’elle. Diani avait passé sa Révélation depuis deux ans et était maintenant en âge d’assurer le commandement du château et de l’armée de Curlinte. Elle devait pourtant faire ses preuves. Sa grand-mère avait vécu près de quatre-vingts ans. Lorsque sa mère avait pris sa succession, tout le monde la connaissait. Dalvia avait résolu les conflits et participé aux cérémonies des semailles et des moissons pendant des années. Diani en avait fait autant quand sa mère était tombée malade, mais à cause des tâches plus mondaines qui lui avaient échu, telles que la perception des impôts et le versement de la dîme à la reine, elle n’avait pas visité toutes les baronnies. En temps normal, son père l’aurait aidée. Mais en tant que duc, il avait l’obligation d’entraîner les soldats, et comme mari, celle de rester au chevet de sa femme mourante. Si le temps se maintenait, décida-t-elle, elle passerait les premiers cycles des plantations à visiter toutes ses baronnies pour surveiller les semailles. Il était important qu’on la voie, surtout maintenant, et pas seulement à la cour mais dans les villages, les hameaux et toutes les fermes de Curlinte. Son père lui-même ne trouverait rien à redire. Diani dirigea Rish jusqu’à l’extrémité du promontoire où elle s’arrêta et mit pied à terre afin de marcher un peu. En haut d’un rocher, elle s’assit et ferma les yeux, offrant son visage aux rayons du soleil. Elle n’aurait bientôt plus le loisir de telles chevauchées – les exigences du duché la retiendraient au château, ou l’obligeraient à s’enfoncer dans les terres. Ses escapades vers la mer ne seraient plus qu’un luxe rare. Elle regretta sa liberté. C’était ici qu’elle et son père avaient dispersé les cendres de sa mère un cycle plus tôt. Dalvia avait aimé cet endroit autant que Diani. Avant la maladie de sa mère, toutes deux avaient souvent chevauché jusqu’ici pour discuter des affaires du royaume, ou simplement échapper au fardeau de leurs obligations au château. Leur dernière escapade remontait à un jour froid et clair, à la fin du cycle lunaire de Kebb, près d’un an auparavant. Sa mère s’était montrée plus bavarde qu’à l’accoutumée ce jour là – peut-être avait-elle senti sa santé commencer à décliner – et elle lui avait donné de nombreux conseils. — Une duchesse doit faire un bon mariage, avait-elle dit. Ton père voudra que tu forges une alliance, avec un des frères Trescarri, j’imagine, ou peut-être Lord Prentarlo. — Je préfère un des jumeaux de Trescarri, avait répondu Diani en souriant. Sa mère, un sourire flottant sur ses lèvres, avait tourné vers elle ses yeux illuminés d’une lueur dansante. — Moi aussi. Mais là n’est pas la question. Un mariage fondé sur la puissance militaire est aussi risqué qu’une union décidée sur la seule allure de ton promis ou son adresse à l’épée. Avec de la chance, tu dirigeras Curlinte bien après que ses cheveux auront commencé à blanchir et ses muscles à fondre. Elle contemplait la mer d’un bleu étincelant ce jour-là. — Épouse un homme en qui tu as confiance, un homme avec qui tu pourras partager tes peurs et tes doutes comme tes triomphes. Ton père est toujours un très bon épéiste. Le sourire avait de nouveau flotté sur ses lèvres. — Et, à mes yeux, il est toujours aussi séduisant. Mais son amitié compte plus que tout le reste. Tu serais bien avisée d’épouser un homme aussi remarquable. Diani avait lancé un regard amusé à sa mère. — Choisir un mari me semble bien compliqué, avait-elle plaisanté. Je ferais peut-être bien de faire ma demande aux deux Trescarri. Sa mère avait ri à gorge déployée. Parfois, Diani se disait que c’était la dernière fois qu’elle avait entendu le rire fort, clair et puissant de sa mère. Ce n’était pas tout à fait vrai. Au cours des cycles suivants, elles s’étaient débrouillées pour partager de courts moments de bonheur – des instants précieux, brillants comme de l’or, aussitôt enfuis, comme des conjurations de Qirsi au Festival. Ce rire aurait aussi bien pu être le dernier. Car depuis ce jour, le chagrin avait rongé le château de Curlinte. Quel qu’ait été son désir d’ordonner la fin de leur deuil, de bannir le fantôme de sa mère par quelque décret ducal, elle savait que son père s’accrochait à sa souffrance, comme s’il préférait vivre dans le deuil que survivre sans son amour. Elle devait visiter ses baronnies. Pour rassurer son peuple, mais aussi – elle n’était pas dupe – pour fuir le désespoir de Sertio. Le cri d’un faucon lui fit ouvrir les yeux. L’oiseau planait au-dessus d’elle en suivant le contour de la falaise. Son plumage rouille avait la même teinte que la terre fertile des montagnes. Ses ailes restaient parfaitement immobiles ; seuls les mouvements de sa queue infléchissaient sa direction. Le faucon était l’emblème de Curlinte ; le fier oiseau ornait la bannière ducale, et son vol était considéré par son peuple comme un heureux présage. L’oiseau glissait le long de la côte. Diani le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la falaise rocailleuse. Derrière elle, Rish s’ébroua en martelant le sol. — Je sais, fit-elle en se levant, Père va nous attendre. Elle s’arrêta près de sa monture et resserra les sangles avant de monter en selle. La première flèche l’atteignit juste au-dessus de la poitrine, du côté gauche, et la jeta à terre. Elle n’avait eu aucun pressentiment, aucun indice sur l’endroit où l’archer se cachait, mais elle comprit immédiatement qu’il était tapi dans les amoncellements de roches grises au pied du promontoire où elle s’était arrêtée. Une seconde flèche heurta la pierre et lui frôla le visage avant de s’abîmer dans la mer. Une troisième l’atteignit à la cuisse. Elle poussa un cri. Elle tendit la main vers la flèche fichée dans sa poitrine, et s’interrompit au souvenir des instructions que lui avait données son père, bien des années auparavant. — Tu te ferais beaucoup plus de mal en tentant de l’arracher qu’en la laissant à sa place, lui avait-il dit. Si tu dois briser la flèche, fais-le, mais surtout ne l’enlève pas. Tu provoquerais une hémorragie peut-être mortelle. Il avait raison. — Rish, couché ! ordonna-t-elle à son cheval les dents serrées tandis qu’une autre flèche frappait le rocher. Elle rampa à l’abri du promontoire, s’adossa contre la pierre, la poitrine et la jambe transpercées de douleur. Celle-ci restait pourtant circonscrite ; les flèches n’étaient donc pas empoisonnées. Rish s’était couché sur le sol. Diani rampa alors vers lui, s’accrocha à sa crinière et au pommeau de sa selle et, de sa jambe valide, donna un coup de talon sur le flanc de l’animal. — Allez, Rish, hue ! Une troisième flèche se ficha dans son épaule, tandis qu’une autre lui frôlait l’oreille. Mais elle allait au galop à présent. Désespérément agrippée à l’encolure de Rish, lui imposant de brusques écarts pour être moins vulnérable, elle s’éloignait du promontoire. Elle n’était pas sûre de résister à un trait de plus, et si Rish était blessé, c’en était fini. Malgré sa panique, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule sanguinolente. Elle repéra immédiatement ses assaillants. Ils ne prenaient même plus la peine de se dissimuler. Ils étaient deux, deux hommes à la tête rasée, grands et vêtus de manteaux brun-gris. Ils lâchèrent deux traits supplémentaires, mais elle était déjà trop loin. Diani tourna les yeux vers la hampe qui jaillissait de sa poitrine. Deux anneaux, juste au-dessus de l’empennage – jaune et bleu –, les couleurs de Brugaosa. Évidemment. Les ennemis jurés de Curlinte. Ce duché patriarcal au sein du régime matriarcal de Sanbiri supportait mal la Suprématie d’Yserne. Peu disposés à affronter la couronne ouvertement, ils s’efforçaient de détruire les alliés les plus puissants de la reine : Curlinte, Prentarlo et Listaal. Les Brugaosiens se vantaient souvent d’avoir l’armée ducale la mieux entraînée du royaume, la plus talentueuse et la plus nombreuse après celle de la reine. Leurs archers étaient d’ailleurs réputés dans tout le sud des Terres du Devant. Pourtant, malgré sa souffrance, sa faiblesse et son étourdissement, Diani savait que les Brugaosiens ne s’en prendraient pas à sa vie. Brugaosa et Curlinte étaient rivaux. Au cours du siècle dernier, où des menaces de guerre ouverte régnaient entre les deux maisons. Beaucoup, y compris son père, accusaient toujours Brugaosa du meurtre, survenu trois ans plus tôt, de Cyro, le frère de Diani. Selon Diani, de plus sombres machinations se cachaient derrière l’assassinat de Cyro, et elle était certaine que c’était la même main qui avait payé les deux archers. Une tentative d’assassinat au promontoire impliquait une excellente connaissance de ses habitudes, des informations que seul un membre de la cour avait pu fournir. — La conspiration, murmura-t-elle dans la crinière de Rish. Ce qui signifiait que le danger l’attendait aussi entre les murs du château de Curlinte, qu’elle voyait se dessiner devant elle. Elle murmura un mot à l’oreille de son cheval qui ralentit l’allure. Un nouveau regard en arrière lui apprit que les assassins avaient disparu. Elle n’avait pas vu de chevaux. S’ils avaient voulu la suivre, ils ne se seraient pas tant approchés du château. Si elle rentrait par la porte ouest, ou celle de la mer, trop de monde la verrait. La nouvelle de son attaque se répandrait en ville aussi vite que la peste, et le traître – quel qu’il soit – aurait le temps de se préparer à son arrivée. Elle éperonna de nouveau Rish, vers la porte sud, qu’elle pouvait atteindre sans traverser la ville. Elle commençait à faiblir et à sentir le froid. Elle avait du mal à croire qu’elle avait jugé la journée assez chaude pour une chevauchée vers le promontoire. Les quatre soldats qui gardaient la porte la regardèrent approcher sans réagir. Ils connaissaient son cheval. Ce ne fut que lorsqu’elle fut assez proche qu’ils comprirent que quelque chose n’allait pas. Deux d’entre eux se précipitèrent à sa rencontre tandis que les deux autres rentraient dans la tour barbicane. — Ne donnez pas l’alerte ! leur cria-t-elle si vivement que l’effort faillit la renverser de sa monture. Le premier garde l’aida à mettre pied à terre. Elle vit qu’il avait les larmes aux yeux. Était-elle donc déjà mourante ? — Madame ! s’exclama-t-il. Qui vous a fait ça ? — Des assassins, sur le promontoire. — Il faut envoyer des hommes. Ce sont des flèches de Brugaosa. — Non, ce n’est pas eux. Elle avait du mal à garder les idées claires. — Portez-moi dans les appartements de mon père. Et trouvez un guérisseur, un Qirsi. Et surtout, ne dites rien à personne. Seul le guérisseur doit savoir que je suis là. — Mais, madame… — Faites ce que je vous dis. Cachez aussi mon cheval. Personne ne doit savoir que je suis revenue. Elle s’obligea à regarder le soldat. Son visage vacillait devant ses yeux. — C’est compris ? Il acquiesça. — Oui, madame. À vos ordres. Diani ferma les yeux. Elle sentit aussitôt sa conscience l’abandonner. — La chambre de mon père, parvint-elle à prononcer avant de sombrer dans l’obscurité. Elle se réveilla au son lointain des cloches sur la ville. Sa vision était trouble, elle ne reconnaissait pas la chambre. Elle essaya de se redresser. Des mains fortes la maintinrent allongée. — Quelle heure est-il ? demanda-t-elle d’une voix râpeuse. — Ce sont les cloches du prieuré, répondit la voix de son père. — Quel jour ? — Celui de ta chevauchée, le dixième du déclin de lune. Elle se détendit. Lentement, à mesure que ses yeux s’habituaient à la lueur de la bougie, elle reconnut les contours familiers de la chambre de son père. Elle était allongée sur le dos, ce qui voulait dire qu’une des flèches au moins avait été retirée. Elle porta la main à la poitrine, puis à sa cuisse. Plus rien. Un visage pâle, encadré de cheveux blancs, était penché sur elle. Un guérisseur, qu’elle ne connaissait pas. — Vous avez eu de la chance, madame. La blessure de votre jambe est superficielle, mais les deux autres… À un demi-empan près, vous mouriez sur la lande. Diani acquiesça avec un long soupir. — Merci. — Elle a besoin de repos, fit le Cheveux-blancs en se tournant vers son père. Faites apporter un peu de soupe, et gardez-la au lit quelques jours. J’ai refermé les blessures, mais son corps a besoin de temps pour récupérer. Elle a perdu beaucoup de sang. Son père approcha du lit et lui prit la main. — Entendu. L’homme s’éloigna. — Attendez, fit Diani en faisant l’effort de s’asseoir. La pièce vacilla comme une toupie d’enfant. Elle faillit s’évanouir. Le guérisseur fronça les sourcils. — Vous n’avez pas entendu ce que je viens de dire ? — Vous ne pouvez pas partir, fit-elle en ignorant sa question. — Comment ? — Je suis désolée, mais vous devez rester ici jusqu’à ce que je sache qui est responsable de ce qui s’est passé aujourd’hui. — Mais j’habite en ville, ma famille m’attend. Elle se tourna vers son père. — Combien de personnes savent qu’il est là ? — Nous deux, et les deux gardes qui t’ont portée jusqu’ici. Quand ils m’ont fait part de tes ordres, j’ai jugé préférable de faire chercher un guérisseur hors du château. Ils l’ont fait entrer par la porte sud. S’il repart, sous bonne escorte, par le même chemin, je ne crois pas qu’il y ait le moindre danger à le laisser rentrer chez lui. Elle tourna les yeux vers le guérisseur. — Pardonnez-moi. — Bien sûr, madame. Il avança vers la porte. — J’imagine que vous ne savez rien de la conspiration, ajouta-t-elle avant qu’il s’en aille. — Rien d’autre que ce que j’ai entendu, madame. — Vous savez ce qu’il vous en coûterait de me mentir ? Il eut un faible sourire. — J’en ai une petite idée, oui. Elle hocha la tête. — Bien, vous pouvez partir. Ne parlez à personne de ce que vous avez vu, pas même à votre femme. — Oui, madame. Il ouvrit la porte. Les deux gardes qui l’avaient accueillie se tenaient dans le couloir, juste devant la chambre. Une fois le guérisseur parti, Diani s’allongea, ferma les yeux et attendit que son étourdissement s’apaise. — J’ai envoyé une centaine de soldats fouiller la lande, fit son père. Ils ne savent trop ce qu’ils cherchent, hormis des archers. Je leur ai dit que j’avais reçu un message d’une baronnie m’informant que des voleurs armés d’arcs avaient été vus sur les routes. Il se tut et baissa les yeux sur sa main qu’il n’avait pas lâchée. — As-tu vu les hommes qui t’ont fait ça ? — Pas vraiment. Grands, la tête rasée, vêtus de pelisses sombres. — Avaient-ils des chevaux ? — Je ne sais pas. Elle toucha son épaule avec précaution ; elle était encore douloureuse. — Tu as vu les flèches ? — Oui. Les Brugaosiens ? — C’est ce que quelqu’un veut nous faire croire. — Mais tu n’y crois pas. — Pourquoi Edamo ferait une chose pareille, père ? demanda-t-elle les yeux fermés. Il n’a aucune raison. Moi morte, le pouvoir te reviendrait. Il placerait donc la maison entre les mains d’un homme assoiffé de vengeance. Cela n’a aucun sens. — Il veut peut-être la guerre. — Dans quel but ? Son armée a beau être plus forte que la nôtre, il n’ignore pas qu’en de telles circonstances, la reine volerait à ton secours. Trescarri lui-même pourrait nous rejoindre. Elle secoua la tête. — Non, ce n’est pas Brugaosa. — Alors qui ? Cette question lui fit ouvrir les yeux. — Tu t’interroges vraiment ? Une grimace lui tordit les lèvres et il retourna s’asseoir dans le fauteuil qui faisait face à sa table de travail. — Nous n’avons aucune preuve de la présence, ou des activités, de la conspiration à Curlinte. — Aucune, c’est vrai. Mais, à mes yeux, le meurtre de Cyro n’est toujours pas élucidé, et nous avons entendu assez de choses à propos d’Aneira et Eibithar pour me convaincre que les Qirsi cherchent à semer la zizanie dans les Terres du Devant. — Cyro a été tué par les Brugaosiens, dit son père en détournant le regard. Nous le savons. Devant la souffrance qui se lisait dans ses yeux, Diani sentit son cœur se serrer. Son frère était mort depuis trois ans, et sa disparition restait une blessure à vif. — Pourquoi ? demanda-t-elle néanmoins d’une voix épaisse. À cause du garrot ? Parce qu’Edamo l’a menacé après leur rencontre dans la Forêt Noire ? — N’est-ce pas suffisant ? Elle se redressa, sans éprouver le même vertige. — Il a toujours nié, père. S’il était prêt à rendre son meurtre tellement évident, en employant le garrot plutôt que la dague ou le poison, pourquoi nierait-il avec autant de force ensuite ? — C’est un Brugaosien ! Lui faut-il une raison de mentir ? — Tu sais très bien ce que je veux dire. Son père resta silencieux et Diani comprit qu’il ne servirait à rien de poursuivre sur ce sujet. — Les hommes qui m’ont attaquée n’étaient pas Brugaosiens, répéta-t-elle. J’en suis sûre. C’est la conspiration. À son plus grand soulagement, Sertio ne lui demanda pas de preuve. — As-tu une idée de l’identité du traître ? — Non, mais je pense que nous devons envisager le pire. Le visage de Sertio se crispa. — Kreazur ? Kreazur jal Sylbe était Premier ministre de Curlinte depuis six ans, et sous-ministre trois ans avant sa nomination. Bien que Diani n’eût jamais éprouvé de sympathie pour cet homme, elle n’était pourtant pas prête à le considérer comme un traître. Parmi tous les Qirsi du château, il avait toujours été le conseiller préféré de sa mère et, à la mort de son Premier ministre, tandis que tous, dont le père de Diani, la pressaient de chercher un successeur hors des murs du château, elle avait tenu à promouvoir Kreazur. La simple éventualité qu’il ait pu trahir la confiance de Dalvia de si odieuse manière, la faisait trembler de rage. — Ce n’est peut-être pas lui, fit-elle faiblement, auquel cas nous nous tournerions vers les sous-ministres. — Mais nous commençons par Kreazur, fit son père. Elle avait du mal à savoir s’il approuvait son désir ou s’il formulait ses propres doutes. — Je crois. — Que veux-tu que je fasse ? — Convoque-le. Quand il arrivera, dis-lui que tu m’attends depuis des heures et que tu t’inquiètes. — Où seras-tu ? Elle scruta la pièce un moment. Elle était entrée dans cette chambre des centaines de fois, et cela faisait des années qu’elle et les autres enfants de la cour n’avaient pas joué à cache-cache. Il y avait une petite niche, à côté de l’armoire de son père, dans le coin le plus éloigné de l’entrée. Pendant la saison chaude, quand les fenêtres étaient ouvertes, c’aurait été une piètre cachette. Aujourd’hui, dans la froideur des neiges, avec les volets fermés, le recoin était plongé dans une obscurité suffisante. — Là, décida-t-elle. À côté de ton armoire. — Très bien, approuva son père. T’attends-tu à une réaction particulière ? — Non, fit-elle avec un haussement d’épaules. Je suppose que je comprendrai en l’entendant. — Ne serait-il pas plus simple d’attendre que nous ayons trouvé les archers ? — Il se peut que nous ne les trouvions jamais. Sertio, visiblement dubitatif, opina pourtant. Elle se leva et se dirigea d’un pas raide vers l’armoire. Tout son côté gauche la faisait encore souffrir et le sang battait furieusement dans les artères de sa cuisse. Il lui faudrait des jours avant de pouvoir remonter en selle. Sertio se dirigea vers la porte où il s’entretint à voix basse avec les gardes puis revint à sa table de travail. Il s’assit et se prit la tête entre les mains. Diani n’avait pas beaucoup songé à lui depuis son accident. La voir ensanglantée, le corps transpercé de flèches, avait dû lui porter un coup terrible. Il venait tout juste de perdre sa femme, et durant quelques instants, ou de longues minutes, il avait dû craindre pour la vie de sa fille. Le visiteur survint plus vite que Diani l’avait escompté. Son père lui jeta un bref coup d’œil avant de se tourner vers la porte. Il semblait effrayé et sa fille voyait ses mains trembler. — Entrez ! fît-il. Elle entendit la porte s’ouvrir. De sa cachette, elle ne la voyait pas. — Vous m’avez appelé, monseigneur ? commença le ministre d’une voix douce. — Oui, Kreazur. Avez-vous vu la duchesse ? Elle devrait être rentrée depuis longtemps et je… Je commence à m’inquiéter. — Non, je ne l’ai pas vue, monseigneur. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter. C’est une cavalière accomplie, et une épéiste compétente. Il marqua une courte pause. — Elle a eu le meilleur des maîtres. Sertio sourit faiblement. — Je vous remercie, Kreazur. Mais je me demande si nous ne devrions pas envoyer des gardes. — Je ne pense pas que cela soit nécessaire, monseigneur. Je suis sûr qu’elle ne va pas tarder. Vous savez combien la duchesse aime ces chevauchées. Je suis certain qu’elle profite des dernières heures de cette belle journée. Sertio baissa les yeux sur ses mains, non sans avoir jeté un regard discret vers sa fille. Diani ne savait que faire. Même si Kreazur était un traître, comprenait-elle un peu tard, il se serait préparé à une telle conversation avec son père. S’ils voulaient le prendre par surprise, elle devait se montrer. Son père regarda de nouveau dans sa direction. Elle lui fit signe de ne rien faire. — Vous avez certainement raison, Premier ministre, fit-il en se levant. Merci. Le Qirsi se leva à son tour. — Je vous en prie, monseigneur. Il se dirigea vers la porte. — Si vous avez besoin de moi, je suis dans mes quartiers. — Très bien, Kreazur. Merci encore. Elle entendit la porte s’ouvrir et se fermer, et resta quelques secondes immobile avant de sortir de l’ombre. — Ce n’est peut-être pas lui, avança son père soulagé. — Je n’en suis pas convaincue. Nous allons attendre un peu et le convoquer de nouveau. Et quand il entrera, cette fois, je serai bien en vue. — Pour qu’il voie un fantôme, hein ? Elle sourit. Ils attendirent les cloches du crépuscule. Sertio envoya une nouvelle fois ses gardes et, cette fois encore, Kreazur ne se fit pas attendre. Quelques minutes plus tard, il frappait à la porte. Diani, pour voir parfaitement sa réaction quand il l’apercevrait, s’était assise dans un fauteuil à côté du bureau de son père, juste en face de la porte. — Oui, monsei… À sa vue, il hésita, les yeux quelque peu écarquillés de surprise. — Duchesse, fit-il sans manifester d’autre trouble qu’un léger étonnement. C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi ; elle l’avait rarement entendu s’adresser en ces termes à sa mère. « Madame », disait-il d’habitude. — Vous ne vous attendiez pas à me voir, Kreazur ? — Pas ici, madame. Les gardes qui m’ont appelé m’ont juste dit que le duc souhaitait me parler. Pour être franc, je craignais que vous ne soyez toujours absente. Votre père était inquiet. — Vous pensiez peut-être que vos assassins m’avaient tuée sur la lande. — Des assassins, sur la lande ? Il jeta un regard au duc. — Êtes-vous en train de me dire qu’on a essayé d’attenter à votre vie ? — Vous n’étiez pas au courant ? demanda Sertio. — Bien sûr que non, monseigneur. Il revint à Diani. — Êtes-vous blessée, madame ? Elle haussa un sourcil. — Je suis touchée par votre sollicitude. Le regard du Qirsi, d’un jaune étincelant à la lumière des bougies, se rétrécit. — Madame, je ne comprends pas. M’accuseriez-vous d’être de mèche avec ces hommes ? — Cela vous étonne que je puisse l’imaginer. — Il n’y a rien à imaginer ! Je n’ai rien à voir avec ça ! Il semblait sincèrement effrayé, ce qui ne rendait son subterfuge que plus humiliant. — Vous niez appartenir à cette conspiration qui fait des ravages dans les Terres du Devant ? Vous niez avoir payé ces hommes pour m’assassiner ? — Je le nie. De toutes mes forces ! Madame, je suis entré au service de votre maison alors que vous n’étiez qu’une enfant, bien des années avant votre Aspiration. Je n’ai jamais donné à votre mère la moindre raison de douter de ma loyauté. Vous en aurais-je donné une ? — La tentative d’assassinat dont je viens d’être victime est une raison suffisante. — Êtes-vous sûre qu’il s’agit de la conspiration ? — Bien sûr que c’est elle ! s’emporta-t-elle en bondissant sur ses pieds. Réveillées, ses blessures à la cuisse et à l’épaule la firent grimacer de douleur. — Vous êtes blessée. Elle resta muette et refusa de croiser son regard. — Trois flèches l’ont atteinte, énonça son père. Deux à l’épaule et une dans la jambe. Le guérisseur qui l’a soignée dit qu’elle a beaucoup de chance d’être encore en vie. Kreazur lâcha un soupir. — Je suis désolé, madame. Sincèrement. Et je vous jure que je ne suis au courant de rien. Maîtrisant toutes ses émotions, elle lui fit face. — Et si je vous annonce que nous avons capturé ces hommes, qu’ils ont déjà avoué leur lien avec la conspiration, et qu’ils vous ont dénoncé comme leur commanditaire. — Ils mentent. Sa voix était assurée, tout comme son regard. Son contrôle n’avait rien de surprenant. S’il avait berné sa mère toutes ces années, il devait être un menteur accompli. Ou bien il savait tout bonnement qu’elle mentait. — C’est votre parole contre la leur. Vous pensez que l’on vous croie ? — Oui, madame, répondit-il d’une voix pleine de fierté et de colère. Ces hommes s’en sont pris à votre vie, alors que je sers loyalement la Maison de Curlinte depuis presque dix ans. Pourquoi leur accorderiez-vous une confiance que vous me refusez ? Parce qu’ils sont Eandi et que vous êtes Qirsi, avait-elle envie de répondre. Elle se tut, stupéfiée par sa propre réaction. La conspiration assassinait des nobles dans l’ensemble des sept royaumes, et elle se découvrait plus encline à faire confiance à des assassins Eandi qu’au Premier ministre de sa mère. Kreazur sembla percevoir le sens de son silence. Il se tourna vers Sertio : — Et vous, monseigneur ? Croyez-vous aussi que je sois un traître ? — Je ne veux pas, Premier ministre. Croyez-moi. Mais les hommes qui ont attaqué Diani ont utilisé des flèches brugaosiennes et ils avaient le crâne rasé comme… — Père ! Sertio la dévisagea jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux. — Ils avaient le crâne rasé comme des guerriers brugaosiens. Kreazur secoua la tête. — Les Brugaosiens ne risqueraient pas une guerre, ils ont trop à perdre. — Précisément, fit le duc. Ce qui nous laisse la conspiration. — Je vois. Mais il y a d’autres Qirsi au château de Curlinte. Pourquoi m’accuser de traîtrise ? — Parce qu’aucun autre Qirsi de Curlinte n’a autant d’influence que vous, fit-elle accusatrice. Parce qu’aucun autre Qirsi ne connaît aussi bien mes habitudes. Parce qu’aucun autre Qirsi n’est aussi bien payé, ou plus susceptible d’avoir des alliés dans les autres cours des Terres du Devant. — C’est donc précisément parce que je suis Premier ministre que vous m’accusez. Ma récompense pour avoir si bien servi votre mère est d’être le premier suspect à vos yeux ? Il secoua la tête avec vigueur. — Cela n’a aucun sens ! — À vos yeux, peut-être. Aux miens, cela semble parfaitement sensé. Vers qui d’autre se tourneraient les chefs de cette conspiration ? — Même s’ils étaient venus me chercher, madame, je les aurais repoussés. Si vous n’êtes pas capable de vous en rendre compte, alors vous êtes beaucoup moins avisée que votre mère ne le pensait. — Comment osez-vous ? s’exclama-t-elle en sentant le feu lui monter aux joues. — Premier ministre, intervint son père, peut-être devriez-vous nous laisser, le temps que je m’entretienne avec la duchesse. Nous vous rappellerons. — Non ! protesta Diani le sang cognant à ses blessures. Il ne partira pas, en tout cas pas seul. — Diani ! — Je suis duchesse, père. De telles décisions, désormais, m’appartiennent. Selon les lois de Sanbiri, une tentative d’assassinat contre ma personne équivaut à une agression contre le château ; il s’agit donc d’une déclaration de guerre, et j’entends réagir en conséquence. — Une déclaration faite par qui ? demanda le ministre. — Par la conspiration. Vous avez vous-même reconnu que les Brugaosiens n’auraient jamais fait ça, une conclusion à laquelle je suis parvenue alors que leurs flèches étaient encore dans ma chair. Elle se tourna vers la porte. — Gardes ! Une seconde plus tard, la porte s’ouvrait et deux gardes pénétraient dans la pièce. — Oui, madame ? — Que l’on emmène le Premier ministre en prison. Le Qirsi la dévisagea bouche bée. — Comment ? Les yeux sur les soldats qui regardaient le ministre dans un embarras manifeste, elle l’ignora. Aussi forts soient-ils, elle savait qu’ils craignaient la magie Qirsi. Elle savait aussi que Kreazur ne représentait pas vraiment une menace. Comme la plupart des Qirsi, il était de faible constitution et, bien qu’il possédât des pouvoirs puissants – le Glanage, les vents et les brumes, le langage des animaux –, aucun n’était de nature à blesser les soldats. — Il ne peut pas vous faire de mal, fit-elle. Il porte une dague à la ceinture, mais je doute qu’il montre la moindre difficulté à vous la confier. — Vous ne pouvez pas faire ça ! se défendit le ministre, une supplique dans ses yeux d’or. Son père fit un pas dans sa direction. — Il a raison, Diani. Tu ne dois pas aller jusque-là. Nous ne sommes même pas sûrs qu’un quelconque Qirsi soit impliqué. Emprisonner Kreazur ne te mènera à rien. Et, à ce stade, tu punis un innocent. Ce n’est pas dans les traditions de Curlinte. — Que suis-je censée faire, père ? Agir comme s’il ne s’était rien passé ? Attendre qu’ils recommencent ? — Les hommes qui vous ont attaquée mentent, madame, fit Kreazur ; je n’ai rien à voir avec eux. Ne comprenez-vous pas qu’ils essaient d’affaiblir la maison de Curlinte en creusant un fossé entre nous ? Diani et son père échangèrent un regard. — Tu lui dois au moins la vérité, avança Sertio d’une voix éteinte. Elle jeta un rapide coup d’œil au Qirsi dont le corps entier sembla s’affaisser. — Vous m’avez menti, fit-il. Vous n’avez capturé personne. Vous agissez par méfiance, rien de plus. Le dos tourné aux gardes et à son ministre, elle avança vers la cheminée. — Conduisez-le dans la tour carcérale. Qu’il soit correctement traité. Qu’on lui apporte ses repas des cuisines et qu’on lui donne autant de couvertures qu’il voudra. Répondez à toutes ses demandes, dans les limites du raisonnable. — Bien, madame. — Vous commettez une terrible erreur, duchesse. Même si ces hommes ont été payés avec de l’or Qirsi, ce n’est pas de mes mains qu’ils l’ont reçu. M’emprisonner, c’est vous priver d’un fidèle serviteur, et vous rendre encore plus vulnérable à leur prochaine tentative. Si seulement vous m’y autorisiez, je pourrais vous aider à découvrir le traître qui se cache au château. Vous agissez comme une enfant têtue qui n’en fait qu’à sa tête et rejette tous les conseils. Je crains pour votre vie. Mais plus encore, je crains pour la maison de Curlinte. — Emmenez-le ! s’écria-t-elle d’une voix glaciale. — À vos ordres, madame. Elle entendit la robe du ministre bruisser sur les dalles comme des feuilles mortes emportées par le vent. Un instant plus tard, la porte se fermait. Kreazur était parti. Elle se retrouvait seule avec son père. Diani se tourna vers lui, les traits empreints de colère. — Tu n’avais pas à me contredire, père. En aucun cas devant mes hommes. Mère n’est plus. C’est moi la duchesse aujourd’hui. — Personne ne le sait mieux que moi, Diani. Et je ferai preuve à ton égard du même respect, de la même considération que j’ai toujours eus envers ta mère. Mais lorsqu’elle agissait de façon inconsidérée, j’ai toujours été le premier à le lui dire. Et j’en ferai de même avec toi. — Kreazur est un traître. — Tu n’en sais rien ! Tu n’en sais absolument rien. — Je sais que j’ai failli mourir aujourd’hui. Une grimace tordit les traits de son visage. — Oui, et je sais combien tu es effrayée. Pour être franc, je le suis autant que toi. Elle aurait voulu nier, prétendre qu’elle n’avait pas peur, qu’elle était convaincue que c’était la bonne, la seule façon de répondre à la menace Qirsi. Elle était incapable d’ouvrir la bouche pour se défendre. De toute façon, il ne l’aurait sans doute pas crue. — Ta peur ne justifie pas tes actes, poursuivit-il. Un chef qui se laisse guider par ses peurs et ses soupçons a toutes les chances de se tromper. Kreazur a raison : il y a sans doute un traître au château. Qui est mieux placé que le premier d’entre eux pour découvrir le renégat qui se cache parmi tes Qirsi ? Les paroles de son père lui révélèrent brusquement la décision qu’elle devait prendre pour combattre ses ennemis. Elle ne l’aurait jamais envisagée avant ce jour, mais jusqu’à son dernier souffle, elle se souviendrait de la douleur cuisante de la première flèche qui s’était enfoncée dans sa chair. Tout avait changé. Cette première blessure l’avait transformée. — Je n’ai pas besoin de l’aide de Kreazur, fit-elle. — Non ? demanda Sertio le sourcil levé. — Y a-t-il des Façonneurs parmi les guérisseurs et les ministres du château ? Son père hésita. — Je ne crois pas, pourquoi ? — Parce que j’ai l’intention de les mettre tous en prison, jusqu’à ce qu’on découvre le traître, et je ne veux pas qu’ils détruisent les murs de leur cellule. Sertio la dévisagea en silence si longtemps que Diani commença à se demander s’il l’avait entendue. Il finit pourtant par secouer la tête et détourner le regard. Son front était barré d’un pli profond. — Je me suis souvent demandé quand ce moment viendrait, quand les nobles Eandi se mettraient à emprisonner leurs Qirsi sur le seul critère de la couleur de leurs yeux. Jamais, je n’aurais imaginé que la maison de Curlinte puisse être la première. Et je n’aurais jamais cru, jamais, répéta-t-il, que tu en serais l’initiatrice. 4 Après avoir raccompagné Diani jusqu’à sa chambre et l’avoir pressée de se mettre au lit en espérant en secret qu’une nuit de repos lui éclairerait l’esprit sur les conséquences de ses actes, Sertio ne retourna pas se coucher. Pas question de dormir avant d’avoir des nouvelles des soldats chargés d’inspecter la lande de Curlinte. Il avait d’abord perdu Cyro, puis Dalvia. Et, aujourd’hui, quelqu’un – les Brugaosiens, les Qirsi, ou un ennemi encore inconnu – avait essayé de lui arracher Diani. Il aurait dû éprouver de la colère, se révolter, mais seule la peur l’étreignait. La mort de son fils lui avait déchiré le cœur. Celle de sa femme l’avait privé de toute joie. Parfois, il se demandait s’il retrouverait jamais l’envie de rire. Perdre Diani… Il secoua la tête, incapable d’imaginer comment il pourrait vivre. S’il la perdait, il mourrait avec elle. Dans les autres royaumes des Terres du Devant, peu de ducs auraient compris sa position. Époux d’une duchesse dans un royaume régi par les règles du matriarcat, il n’avait aucune légitimité au titre de Curlinte. Il était maître d’armes parce que Dalvia l’avait choisi et nommé à ce poste, et qu’après la mort de sa femme, sa fille l’avait confirmé dans cette fonction. Il n’avait cependant aucun pouvoir véritable. Si son fils n’était pas mort, second héritier de la défunte duchesse, il aurait été second sur la liste après Diani pour diriger la maison. Aujourd’hui, si Diani disparaissait, le titre reviendrait à la plus jeune sœur de Dalvia, la marquise d’Invelsa. Lorsque Diani se marierait, ses enfants prendraient leur place dans le rang de la succession avant la marquise qui, bien que chaleureuse et courtoise, n’avait ni la sagesse ni la force de caractère suffisantes pour gouverner l’une des maisons majeures de Sanbira. D’ici là, la stabilité de Curlinte, et son influence auprès de la maison royale, dépendaient entièrement de la survie de Diani. Comme s’il avait besoin d’une motivation supplémentaire pour veiller sur elle, se dit-il non sans amertume. Il avait envoyé presque deux cents hommes fouiller la campagne à la recherche des assassins, le double de ce qu’il avait annoncé à sa fille, car, malgré sa peur, elle ne l’aurait pas approuvé. Elle aurait souligné qu’envoyer autant de soldats après deux fugitifs affaiblirait inutilement les défenses du château. Sa mère aurait réagi de la même manière. Aussi, l’heure venue, Sertio dirait-il à Diani ce qu’il aurait déclaré à Dalvia : quel intérêt de disposer d’une puissante armée si c’était pour ne jamais s’en servir ? Un détachement d’une centaine d’hommes aurait peut-être suffi à trouver les archers, mais deux cents doublaient les chances d’y parvenir et surtout d’y parvenir plus vite. Il restait en outre plus de mille hommes pour défendre la ville et le château, dans le cas d’une improbable attaque. Il quitta sa chambre et emprunta l’escalier de la tour la plus proche vers la cour haute. Le fin croissant de Panya, la lune blanche, était suspendu bas dans le ciel, à l’est. Ilias, la rouge, n’était pas encore levée. La Nuit de l’Apogée n’était pas loin, et avec elle le début d’un nouveau cycle lunaire. Au Nord, le décroissement d’Elhir annonçait souvent un regain de neige. Dans les royaumes du sud, surtout sur les côtes orientales, le cycle d’Elhir signait en général l’arrivée des orages et des vents violents. Ce n’était pas le meilleur moment pour entrer en guerre contre la maison de Curlinte. Sertio se retourna au son d’un claquement de bottes sur la pierre. Il appartenait à l’un de ses capitaines, qui se hâtait à sa rencontre. — Quelles nouvelles ? demanda le duc alors que l’homme s’arrêtait devant lui. — Nous n’avons encore rien trouvé, monseigneur. — Rien du tout ? — Du sang à l’endroit où la duchesse a été blessée, et de l’herbe foulée près des rochers qui ont servi de cachette aux assassins. Ils n’ont laissé aucun indice ou piste à suivre. — Des traces de chevaux ? — Aucune, monseigneur. — Ils ne se sont pas envolés. Ils ont bien dû laisser un signe de leur passage quelque part. L’homme regarda ses bottes. — Ils avaient peut-être un bateau, monseigneur. Le duc y avait songé. L’ascension jusqu’à la lande puis la descente n’auraient pas été faciles, mais pas impossibles non plus. Si les assassins étaient venus par la mer, ils étaient loin désormais. Sertio et ses hommes ne les trouveraient jamais. — Oui, c’est possible. Envoyez des hommes inspecter le rivage dès l’aube. Et que l’on fouille une nouvelle fois la lande, au cas où quelque chose nous aurait échappé. — Bien, monseigneur. — Est-ce que des hommes sont allés vérifier les villages et les auberges ? — Bien sûr, monseigneur, acquiesça vigoureusement le soldat. — Bien. Élargissez vos recherches au sud, jusqu’à la frontière nord de la baronnie de Kretsaal, et dites à tous ceux que vous rencontrerez qu’une prime est offerte pour la capture de ces hommes. Cinq cents qinde, garantis par la duchesse. L’homme écarquilla les yeux. — Cela va sans doute nous aider, monseigneur. — Je l’espère. Un nuage solitaire, fin et gris, s’étira devant Panya, jetant un instant son ombre sur le château. — C’est tout, capitaine, conclut Sertio. Tenez-moi informé. — Certainement, monseigneur. L’homme tourna les talons et s’éloigna rapidement vers la porte ouest. Sertio ne savait plus que penser. D’un côté, il voulait croire que les archers étaient venus et repartis par la mer. Il aurait volontiers échangé leur liberté contre la certitude qu’ils étaient loin de Curlinte et ne représentaient plus aucune menace pour Diani. De l’autre, leur employeur, quel qu’il soit, voulait sa mort. Et ses sbires l’avaient vue fuir, bien en vie. Ils reviendraient donc exécuter leur sinistre mission. Il valait mieux les trouver avant. Cette réflexion dirigea ses pas vers la tour carcérale. Il était tard. Bien qu’enfermé dans l’une des cellules étroites et dépourvues de confort, Kreazur devait sans doute dormir. Il fallait que Sertio lui parle. Faisant taire ses scrupules, il grimpa les escaliers en colimaçon. Presque toutes les cellules de la tour étaient occupées par des ministres et des guérisseurs aux cheveux blancs. Certains dormaient ; d’autres, à son approche, avançaient jusqu’à l’imposte étroite et grillagée de la porte. Leurs yeux jaunes brillaient à la lueur des flammes. Kreazur se trouvait au dernier étage, dans une cellule individuelle. En voyant Sertio émerger de l’escalier, le garde posté dans le couloir se leva. La cellule du Qirsi restait silencieuse. — Je crois qu’il dort, monseigneur. Face à la perspective de tirer le ministre d’un profond sommeil, Sertio sentit sa résolution faiblir. Il ne savait même pas ce qu’il était venu demander à cet homme, et se voyait encore moins lui expliquer pourquoi ses questions ne pouvaient attendre le lever du jour. — Je reviendrai, dit-il au gardien en tournant les talons. Avant qu’il atteigne les marches, il entendit un froissement de couvertures et un frottement de bottes sur la pierre. — Monseigneur ? C’était la voix du ministre. Son visage pâle se dessinait dans l’ouverture grillagée. Il avait les cheveux en bataille et les paupières gonflées de sommeil. — Il y a du nouveau ? — Non, rien. Je suis désolé de vous avoir dérangé, Premier ministre. Je reviendrai demain. — Cela n’a aucune importance, monseigneur. Je n’aurai rien à faire demain. À moins que vous ne me relâchiez, je peux dormir n’importe quand. Sertio, embarrassé et ignorant toujours pourquoi il avait tenu à parler avec le ministre, acquiesça. — Je suppose que la duchesse se repose, hasarda le Qirsi. — Oui, le maître herboriste lui a donné un fortifiant de borraginacées et de cruciféracées pour favoriser la guérison et soulager ses douleurs. Je pense qu’elle dormira une bonne partie de la matinée. — Bien. Ils restèrent un moment silencieux. — Vous vouliez me poser d’autres questions, monseigneur ? Sertio regarda le garde. — Ouvrez la porte, décida-t-il. Je veux m’entretenir avec le ministre dans sa cellule. — Tout de suite, monseigneur, répondit l’homme en approchant de la porte avant de glisser une grosse clef de fer dans la serrure. — Laissez-nous, ordonna le duc. Il passa devant le soldat et ferma la porte derrière lui. — Je vous appellerai en ressortant. Le garde, mal à l’aise, considéra un instant le ministre. — À vos ordres, monseigneur. La cellule, éclairée par la seule lueur des torches qui brûlaient dans le couloir, était plongée dans l’obscurité. Sertio regretta de ne pas en avoir pris une avant d’entrer, mais il était trop tard pour rappeler le gardien. Kreazur s’assit sur le sol, face à l’étroite paillasse et s’adossa au mur de pierre. D’un geste de la main indiquant le lit, il invita le duc à prendre place. Sertio hocha la tête et se mit à arpenter la pièce. Le ministre l’observa un instant puis s’éclaircit la gorge. — Le garde m’a dit que la duchesse avait jeté en prison tous les Qirsi du château de Curlinte, commença-t-il. — C’est exact. Elle a pris cette décision aussitôt après que vous avez quitté mon bureau. Elle n’était pas assez convaincue de votre culpabilité pour laisser les autres en liberté. L’homme esquissa un sourire. — J’imagine que c’est une bonne nouvelle. — Nous savons tous les deux de quoi il retourne, ministre. — Je suis heureux de vous l’entendre dire, monseigneur. La décision de la duchesse entraîne des risques importants, pas seulement pour mon peuple, aussi pour elle, pour vous, pour toutes les cours des Terres du Devant. — Je sais. — Le lui avez-vous dit ? Sertio marqua une très légère pause. — Je vois, constata tranquillement le Qirsi. — Ma fille est une femme fière et difficile, Premier ministre. Elle n’est montée sur le trône que depuis très peu de temps, et elle n’est pas encore disposée à accepter des conseils qui vont à l’encontre de ses propres instincts. — Cela augure assez mal de ses qualités de souveraine, monseigneur. — Cela signifie simplement qu’elle est jeune, Premier ministre, corrigea le duc d’une voix soudain plus froide. Lorsqu’elle a pris la direction du duché, sa mère lui ressemblait un peu. Et vous reconnaîtrez avec moi qu’elle s’est révélée une excellente duchesse. Kreazur détourna les yeux. — Bien sûr, monseigneur. — J’ai l’intention de lui parler, poursuivit Sertio d’une voix radoucie. J’ai bien conscience des dangers qu’implique sa décision. Du reste, je suis convaincu de votre innocence dans cette affaire, Kreazur. Je serais beaucoup plus rassuré sur la sécurité de ma fille si vous étiez auprès d’elle. Et comme vous, je n’ai aucune envie de voir les Qirsi emprisonnés et persécutés, que ce soit chez moi ou n’importe où ailleurs. — Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur, je doute que vous compreniez parfaitement la gravité de la situation. Elle dépasse largement la sécurité de votre fille ou le sort réservé aux miens. Sertio sentit ses entrailles se nouer. — Vous pensez à une guerre civile, un conflit entre nos deux peuples ? Le Qirsi lâcha un rire dur. — Elle a déjà commencé, monseigneur ! Êtes-vous aveugle ? C’est ce que veulent les chefs de la conspiration. Ils sont persuadés que mon peuple peut sortir gagnant d’une telle guerre, peut-être pas dans l’immédiat, mais un jour. Un jour plus proche que nous l’imaginons. — Comment le savez-vous ? — Pas de source sûre, mais les autres ministres et moi-même avons discuté de la conspiration, nous avons réfléchi, cherché à savoir où conduisent tous ces assassinats et ces machinations. La conclusion semble assez claire : les chefs de la conspiration cherchent à diviser les sept royaumes. En les dressant les uns contre les autres, mais aussi contre eux-mêmes. Du reste, je suis convaincu qu’ils veulent détruire la confiance entre les nobles Eandi et leurs ministres Qirsi, et même entre tous les Eandi et tous les Qirsi. En nous jetant en prison, en affichant de manière si claire sa défiance à notre égard et, incidemment, en nourrissant notre ressentiment contre l’exercice arbitraire de son pouvoir, la duchesse fait plus que n’importe quel traître Qirsi pour aider les chefs du mouvement rebelle. Sertio s’était arrêté devant le ministre. Les yeux fixés sur lui, il le regardait comme s’il ne l’avait jamais vu. Le duc aurait dû en arriver lui-même à ces déductions et depuis longtemps. Tout comme Diani. Aucun d’eux ne l’avait fait. En réfléchissant à leur place, Kreazur avait fait son travail, celui d’un serviteur fidèle à la maison ducale, et d’un ennemi déclaré des renégats Qirsi. Pourtant, le simple fait qu’il ait élaboré ce raisonnement, qu’il ait été capable d’anticiper, et de comprendre, avec une telle clarté, une clarté effrayante, les aspirations des conspirateurs, le rendait plus suspect aux yeux de Sertio. Tous les Cheveux-blancs pensaient-ils comme lui ? Naissaient-ils avec cette propension à la trahison, ou était-elle le résultat de leur service dans les cours Eandi ? — Vous n’êtes pas d’accord, avança le ministre en se trompant sur le sens de son expression. — Au contraire. Je constate qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de raisonner… en ces termes. L’homme sourit en secouant la tête. Il était mieux bâti que la plupart des Qirsi. À la faible lueur des torches, son visage rond et son expression à la fois blessée et amusée le faisaient ressembler à un enfant gâté. — Et maintenant, vous me prenez pour un traître, tout comme votre fille. Sertio reprit sa déambulation. — Pas du tout. — Je vous en prie, ne jouez pas avec moi, monseigneur. Ni vous, ni moi n’avons rien à y gagner. — Je ne crois pas que vous nous ayez trahis, Kreazur. Le cas échéant, vous n’auriez pas été aussi honnête, il y a quelques instants, dans votre analyse des risques qui menacent les cours. Il marqua une courte pause. — Je découvre simplement que les esprits Qirsi et les esprits Eandi ne fonctionnent pas de la même façon. Aucun Eandi n’aurait pu concevoir un complot aussi ingénieux. — Vous accordez trop de crédit à mon peuple, monseigneur, répliqua le ministre non sans ironie. Ils se turent de nouveau. Sertio regrettait d’être venu. Il était plus inquiet pour sa fille qu’avant de pénétrer dans la cellule. L’innocence de Kreazur ne faisait aucun doute à ses yeux, mais il craignait désormais de ne pouvoir jamais se reposer à nouveau sur les conseils de son ministre. Il ne serait pas surpris de voir celui-ci et tous ses collègues quitter définitivement le château de Curlinte dès leur liberté retrouvée. Si Kreazur avait correctement évalué les intentions des chefs rebelles, le duc et sa fille s’étaient montrés bien trop pressés d’accomplir leurs desseins. — J’imagine que vous n’avez pas encore trouvé les assassins, reprit enfin Kreazur. — Non. J’ai envoyé des hommes fouiller la campagne. Je crains qu’ils ne soient venus par la mer, ce qui rendrait leur capture impossible. — Impossible, peut-être pas. Plus difficile, sans doute, mais notre maison a de bonnes relations avec la plupart des capitaines jusqu’à la pointe de la Couronne, même avec ceux qui affichent pavillon de Wethyrn. Ils peuvent nous aider. — Oui, c’est une bonne idée. Si nous ne trouvons rien sur la lande, je ferai envoyer des messages dans la journée. Merci, Premier ministre. C’était un excellent conseil. Kreazur pouvait peut-être continuer à servir la maison de Curlinte, après tout. — De rien, monseigneur. Ils replongèrent dans un silence inconfortable jusqu’au moment où Sertio jugea opportun de partir. Il gagna la porte et appela le garde. — Je vous laisse dormir, Premier ministre. Pardon de vous avoir dérangé. — Vous n’avez pas à vous excuser, monseigneur. Si nous étions dans mon bureau, aucun de nous n’y aurait réfléchi à deux fois. Malgré le désagrément, je reste à votre service et à celui de votre maison. Alors que le gardien approchait, Sertio opina. — Je vais parler à la duchesse en votre faveur. Vous avez ma parole. — Je vous en suis reconnaissant, monseigneur. Sertio acquiesça une nouvelle fois et sortit dès que la porte fut ouverte. Il était pressé de quitter la tour et la compagnie de cet homme. Kreazur avait été injustement traité, par Diani et par le duc. Sertio tiendrait parole. Il tenterait de convaincre sa fille de le libérer, lui comme les autres ministres ; il n’avait cependant aucune envie de prolonger leur rencontre plus que nécessaire. Il faisait encore nuit lorsqu’il déboucha dans la cour pour rejoindre ses appartements. L’aube ne tarderait pas à poindre. Les étoiles scintillaient encore sur le ciel noir, même à l’est. Panya brillait au zénith et Ilias, suspendue juste au-dessus des remparts est du château, luisait, fine et courbe comme une lame ensanglantée. — Monseigneur ! Il pivota. Deux soldats émergeaient de la cour basse. — Vous avez découvert quelque chose ? — Peut-être, monseigneur, répondit l’un d’eux, essoufflé. Une aubergiste dans le sud se rappelle avoir vu deux hommes au crâne rasé juste avant le coucher du soleil. Ils portaient des arcs et se déplaçaient à pied. Ils se sont déclarés chasseurs et cherchaient une auberge. Ils ont demandé s’ils pouvaient dormir, mais ils ont trouvé le prix trop élevé et ont continué vers le sud. — Où ça ? demanda le duc avec empressement en se dirigeant déjà vers les écuries. Montrez-moi la route. Je vous suis. — C’est presque à la frontière avec la baronnie de Kretsaal, monseigneur. À une bonne heure, au moins. — Je m’en moque. S’ils cherchent une auberge vers le sud, ils s’arrêteront sans doute à Kretsaal. Si nous partons maintenant, nous avons une chance de les coincer avant qu’ils ne la quittent. Le soldat et son compagnon échangèrent un regard ; le second haussa les épaules. — Si vous insistez, monseigneur, reprit le premier. Mais nous pouvons très bien vous les ramener. Il n’était pas indispensable de les suivre à Kretsaal. Rien ne leur disait que ces hommes étaient ceux qu’ils cherchaient. Sertio en était pourtant convaincu ; personne ne chassait dans la lande à cette époque de l’année. Et puis cette chevauchée conjurerait l’impuissance qu’il avait ressentie à la mort de Dalvia, ainsi que la frustration que lui causait l’apprentissage pénible du pouvoir de sa fille. Il préférait en outre interroger les hommes lui-même, avant que Diani n’ait la possibilité de décharger sa rage en les soumettant à la torture ou à une exécution sommaire. Le garçon d’écurie prépara sa monture en vitesse et, quelques minutes plus tard, le duc conduisait les deux soldats vers la porte ouest et la lande de Curlinte. Ils franchirent le sol pierreux et l’herbe grasse du promontoire à la lumière pâle des deux lunes. Les quelques hameaux qu’ils traversèrent se chargeaient déjà de l’odeur des premiers feux dans les chaumières. Ils avaient franchi la moitié de la distance qui les séparait de la baronnie quand le ciel au-dessus de la Mer des Étoiles commença à s’éclaircir. Puis, les premières lueurs argentées de l’aube se teintèrent d’une palette douce de roses et de pourpres. Le ciel était doré lorsqu’ils arrivèrent en vue des murs de Kretsaal. Ils atteignirent les portes du bourg au moment où le soleil sortait de l’eau pour commencer sa longue et lente ascension au-dessus de la mer. Un des soldats de Sertio et plusieurs gardes de Kretsaal les attendaient dans l’enceinte fortifiée. L’homme de Sertio semblait fatigué mais content. — Bonjour, monseigneur. Sertio mit pied à terre et tendit ses rênes à l’un des soldats locaux. — Les avez-vous trouvés ? — Je crois, monseigneur. Les deux hommes que nous suivions ont pris une chambre dans une auberge au sud de la ville. J’ai fait poster des gardes devant et derrière le bâtiment. Nous attendions vos ordres avant de les arrêter. Nous ne pensions pas que vous vous déplaceriez en personne. Ils traversèrent la ville à vive allure. Sertio gardait la main sur la garde de son épée. Des hommes et des femmes envahissaient déjà les ruelles étroites et boueuses, accompagnant leurs petits troupeaux de chèvres vers les portes ou jetant des regards critiques aux marchandises que quelques vendeurs commençaient à déballer sur la modeste place du marché. Tous s’interrompaient pour jeter au duc des regards méfiants, parfois même inquiets. La maison de Curlinte dirigeait les cours de ses vassaux d’une main bienveillante, mais l’apparition du duc ou de la duchesse dans une baronnie était en général synonyme de problèmes. Près de l’auberge, Sertio aperçut ses hommes postés à l’écart discuter avec une femme aux cheveux gris, aux yeux marron clair et au sourire édenté. — C’est l’aubergiste, monseigneur, l’informa le soldat alors qu’ils approchaient. — Les hommes sont encore dans leur chambre ? demanda Sertio à la femme. — Faut voir. Les ai pas vus depuis qu’ils m’ont payée. Ils m’ont réglé leur dîner, mais sont pas venus manger. Elle posait sur Sertio un regard satisfait de cette économie. Mais devant son air grave, sa bonne humeur s’effaça. — À quoi ressemblent-ils ? — Je l’ai dit aux autres, ils sont chauves et grands tous les deux. Une tenue de cavalier et des arcs. Des chasseurs, qu’ils ont dit. — Ils vous ont payée en or ou en pièces d’argent ? — En or, monseigneur. — Avez-vous vu quelqu’un avec eux, un Cheveux-blancs, peut-être ? — Personne, monseigneur. C’était calme cette nuit. Juste un autre client qui a pris une chambre lui aussi. Il a mangé comme un gentilhomme, et puis il est monté se coucher. — Où est-il ? — Parti avant l’aube. L’ai même pas vu. C’est pour ça que je les fais payer avant. Sinon, je passerais mon temps à courir la campagne pour récupérer mon argent. Sertio, vaguement mal à l’aise, se tourna vers l’auberge. Quelle que soit leur intention, ils auraient dû être en route à cette heure-ci, ou au moins levés. — Quelle chambre ? — La dernière sur la gauche. Il s’ébranla avant qu’elle n’ait terminé. Plusieurs de ses hommes lui avaient emboîté le pas. — Arrêtez-les ! cria-t-il au capitaine qui se tenait devant la porte de l’auberge. Nous avons assez attendu. — À votre commandement, monseigneur, répondit l’homme. Il lança un ordre aux hommes qui l’accompagnaient et, aussitôt, la troupe pénétra dans l’auberge. Sertio sortit son épée, mais resta dans la ruelle. Après un moment de silence, le capitaine réapparut dans l’encadrement de la porte, l’air grave et dépité. Sertio n’eut pas besoin de l’entendre pour comprendre que les assassins avaient trouvé le moyen de s’enfuir. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il d’une voix glaciale. — Vous feriez mieux de venir voir, monseigneur, lui répondit le soldat. Le duc le considéra un instant avant de le suivre. L’auberge sentait la viande grillée et le vin éventé. Ils grimpèrent l’escalier quatre à quatre. Un groupe de soldats se tenait dans le couloir, juste devant la porte de la dernière chambre. La plupart baissaient les yeux ; ils s’écartèrent sur le passage du duc. Au milieu de la pièce, deux hommes étaient allongés, la gorge ouverte, baignant dans une mare de sang. — Par les démons et toutes les flammes ! s’exclama Sertio les dents serrées. Il s’agenouilla à côté des cadavres. Le sang avait déjà séché autour de la blessure. Ils étaient morts depuis un moment. — Ils ont eu ce qu’ils méritaient, constata le capitaine. La question est : de la main de qui ? Il se tourna vers Sertio. — Je pense que la duchesse voudra être informée. Dois-je… La duchesse ! Sertio se leva d’un mouvement brusque. Il se précipita vers la porte, le cœur battant comme un bélier. — Rassemblez vos hommes, capitaine ! Nous devons rentrer au château sur-le-champ. Il franchit le couloir en courant et dévala les escaliers quatre à quatre. Dans la ruelle, il se précipita sur l’aubergiste et l’attrapa par le bras. — L’autre homme qui est venu cette nuit ! À quoi ressemble-t-il ? Elle cligna des yeux, visiblement prise de court. — Vite ! s’exclama-t-il en la secouant. — Grand, comme les autres. Blond, beau gosse. — Quoi d’autre, une moustache, une barbe ? — Non. Elle secoua la tête, fouillant sa mémoire. — Il avait une petite cicatrice sur le côté de la bouche, comme une coupure. — Bien. Il la relâcha et s’élança dans la ruelle au pas de course, indifférent aux regards stupéfaits qui le suivaient. — Assurez-vous qu’elle soit dédommagée, cria-t-il au capitaine qui débouchait sur le seuil. Laissez quelques hommes pour nettoyer ; que les autres me suivent ! Il était trop vieux pour courir. Il n’aurait jamais dû laisser son cheval à l’entrée de la ville. Il entendit des pas dans son dos et tourna la tête. Le capitaine le talonnait. — Où allons-nous, monseigneur ? — Au château, imbécile ! La prochaine cible de l’assassin, c’est la duchesse ! Des coups frappés à sa porte éveillèrent Diani. Elle se sentait étourdie et confuse, jusqu’au moment où elle bougea. L’élancement douloureux qui lui traversa l’épaule et la jambe lui remit les idées en place. Elle maudit les potions de l’herboriste. Les coups redoublèrent. Elle quitta son lit avec précaution et marcha d’un pas chancelant jusqu’au fauteuil où elle avait laissé sa robe de chambre. Elle la passa sur ses épaules en grimaçant. Sa bassine était remplie d’eau chaude, et un feu soutenu brûlait dans la cheminée. Elle avait dû dormir longtemps. Son visiteur frappa une troisième fois. — Oui, entrez ! répondit-elle en passant une main tardive dans ses cheveux emmêlés. La porte s’ouvrit sur un garde à l’air hésitant et légèrement inquiet. Il la chercha d’abord vers le lit avant de l’apercevoir à côté du fauteuil. — Que se passe-t-il ? Pourquoi me dérangez-vous ? — Pardonnez-moi, madame. Mais un soldat est arrivé de Kretsaal avec des nouvelles. C’est au sujet de l’attentat perpétré contre vous. — Conduisez-le à mon père. Le duc s’occupe de cette affaire. — Le duc est parti dans le sud, cette nuit, madame. On l’a prévenu que les hommes avaient été aperçus près de la baronnie de Kretsaal. Elle fronça les sourcils et, dans l’espoir de clarifier ses pensées, secoua la tête. — Père s’est rendu à la baronnie ? — Oui, madame. — Et vous dites que cet homme vient de Kretsaal ? — Oui, madame. Il porte les couleurs de la baronnie. Lui et votre père ont dû se croiser sans se voir. Pourquoi son père était-il parti sans la prévenir, surtout avec des assassins qui rôdaient dans les parages, et qu’avait à lui dire un homme de Kretsaal que ses propres soldats ne savaient pas ? Cette histoire lui semblait farfelue, mais elle opina. — Dites à ce soldat que je vais le recevoir. Qu’on m’apporte d’abord mon petit déjeuner. Informez le maître herboriste que je suis éveillée. — À vos ordres, madame, fit l’homme en s’inclinant avant de se retirer. Diani s’aspergea le visage et s’installa à sa table de travail, où elle s’absorba dans la contemplation des flammes. Un nouveau coup à la porte la tira de sa rêverie. — Entrez, lança-t-elle en resserrant les pans de sa robe. Le maître herboriste pénétra dans la pièce. Il portait un plateau garni d’un petit déjeuner complet et d’un pot fumant rempli d’un bouillon quelconque. — Je ne savais pas que vous travailliez aux cuisines à présent. Vous gaspillez vos talents. Il sourit. — D’autres diraient que c’est le meilleur endroit qu’on a trouvé pour les employer. — Ceux-là n’ont pas goûté à vos potions. Il déposa son plateau sur sa table et, le front barré d’un pli soucieux, l’examina attentivement. — Vous n’avez pas l’air en forme. — C’est votre fichue décoction. J’ai l’esprit tout embrouillé. — Ce n’est pas à cause du fortifiant. Vous étiez censée dormir. Si vous aviez dormi suffisamment, vous ne seriez pas dans cet état. Comment vont vos blessures ? — Elles me font toujours mal. Elle se laissa examiner l’épaule, puis la jambe. — Tout est normal, affirma-t-il d’un air absent, les yeux sur ses cicatrices. Elles étaient encore pâles. Il se redressa et acquiesça. — Elles évoluent très bien. — Tant mieux. — Mais vous devez continuer de vous reposer. Aujourd’hui, je veux que vous dormiez, mangiez et buviez encore de mes potions. — Vous auriez dû en informer mon père. Il est parti dans le sud et un soldat de Kretsaal est arrivé avec des nouvelles des assassins. Je n’ai pas le choix. Je dois le recevoir. Le maître herboriste grimaça. — D’accord, mais après, repos absolu. — Très bien, docteur. Merci. Il fît une courte révérence et la quitta. Diani contempla son petit déjeuner. Du pain, du beurre, de la viande fumée, une compote de fruits aigres de Macharzo et, bien sûr, le breuvage de l’herboriste. Il dégageait un parfum agréable. Elle se sentait moins embrumée, mais son appétit ne lui était pas revenu. Elle décida de recevoir l’homme de la baronnie avant de manger. — Gardes ! appela-t-elle. Un de ses hommes ouvrit la porte. — Faites venir le soldat de Kretsaal. Il avait quitté l’auberge au moment où ses occupants plongeaient dans le sommeil, et s’était glissé hors de la ville avant la fermeture du bourg annoncée par les douze coups de minuit. Dehors, il avait rapidement fait le tour des murs jusqu’à la porte nord et avait attendu dans l’ombre, à l’extérieur des remparts. Accroupi dans l’herbe, personne ne pouvait le voir. Si la baronnie de Kretsaal se comportait comme toutes celles des Terres du Devant, les gardes prendraient la relève à minuit. Tel était le cas. Dès que les cloches s’étaient tues, la relève était apparue sur le chemin qui reliait le modeste château aux postes de surveillance. Aussitôt, avant que les nouveaux venus ne se soient trop rapprochés, il s’était levé en criant à ceux qui gardaient la porte : — Attendez, ne fermez pas ! Je suis chargé. L’un d’entre vous pourrait-il m’aider à porter mes sacs ? Je rentrerai plus vite. Les deux gardes qui avaient commencé à fermer les portes s’étaient interrompus en scrutant l’obscurité. Il avait entendu un homme lâcher un juron et l’autre éclater de rire. Celui-là s’était éloigné vers le bourg, tandis que l’autre était sorti de l’enceinte pour essayer de le localiser. L’homme avait tiré l’épée. — Où êtes-vous ? avait-il demandé en avançant avec prudence sur le chemin qui conduisait aux remparts. — Ici. Il avait répondu d’une voix tendue par l’effort, comme s’il s’était débattu avec de lourdes charges. Il avait choisi un endroit encombré de rochers et s’était penché sur eux, affairé. — Tu n’as donc pas de cheval ou de charrette ? L’homme avait corrigé sa trajectoire au son de sa voix et s’était dirigé droit sur lui. — Ma charrette a cassé une roue dans la lande. La jante s’est rompue. J’ai laissé le cheval et une bonne partie de mes affaires là-bas, mais je devais en emporter. Si je veux gagner l’argent de la réparation et faire venir le forgeron jusque-là, je dois vendre demain matin. Il avait entendu les pas du soldat sur l’herbe grasse, et sorti son garrot de son manteau. Après avoir tendu la tige de fer, il l’avait enroulée deux fois autour de ses poings et attendu, penché sur les rochers, que le soldat arrive à ses côtés. — Qu’est-ce que tu veux que je… Le soldat s’était interrompu avec un mouvement de recul. — Où sont tes sacs ? Le seul qu’il avait – le seul qu’il transportait jamais – se trouvait déjà dans sa main. Il s’était redressé et, du même élan, l’avait jeté de toutes ses forces au visage du soldat qui, atteint à la tempe, s’était écroulé sur l’herbe. Il n’avait pas lâché son épée, mais cela n’avait pas grande importance. L’assassin était déjà sur lui. D’un geste vif, il avait passé son garrot autour du cou de l’homme, et serré d’un coup sec. Le soldat s’était débattu en vain. Cette arme avait déjà servi contre des hommes bien plus grands et bien plus forts que lui. Sa tâche achevée, il s’était accroupi sur ses talons, avait poussé un profond soupir et s’était tourné vers les portes. Elles étaient encore entrebâillées. Personne ne regardait vers la lande. Le compagnon du soldat demeurait invisible, et ceux qui étaient venus les remplacer ne savaient sans doute pas qu’il se trouvait dehors. Comme pour lui donner raison, deux autres gardes avaient fermé les portes. L’homme qu’il venait de tuer ne serait pas porté disparu avant le lendemain. Il avait alors déshabillé le corps et revêtu son uniforme. Il n’était pas exactement à sa taille, mais il ferait l’affaire. Il avait ensuite vêtu le garde de ses propres vêtements ; ce mince détail dissimulerait un peu plus son geste et retarderait peut-être les recherches. Puis il s’était dirigé vers l’ouest, à l’opposé du château et de la mer, vers l’endroit où il avait laissé son cheval. Il l’avait lancé au galop, espérant arriver à Curlinte bien avant l’aube. En route, il avait entendu des cavaliers venant de la cité ducale. Il s’était arrêté, avait couché son cheval dans l’herbe et, à l’abri de sa monture, avait observé les cavaliers. Ils n’avaient pas ralenti ni montré aucun signe qu’ils l’avaient vu. Il avait attendu que le bruit de leur cavalcade décroisse. Lorsqu’ils s’étaient réduits à des ombres dans le lointain, il avait relevé son cheval et l’avait enfourché. Malgré ce contretemps, il pouvait encore arriver à Curlinte avant l’aube. Il aurait peut-être même le temps de se reposer avant de demander audience à la duchesse. Diani n’attendit pas longtemps le retour des gardes. Se redressant dans son fauteuil, elle invita ses hommes et le soldat de Kretsaal à entrer dans sa chambre. La duchesse remarqua ses cheveux d’abord. Ils étaient blonds et fins, plus semblables à ceux des habitants du Nord d’Aneira ou même d’Eibithar qu’à ceux d’un Sanbirien. Ses yeux aussi déparaient. Ils étaient bleu pâle, presque gris, une couleur tout à fait inhabituelle dans la région. Il portait le gris et le rouge de Kretsaal, mais l’uniforme paraissait piètrement taillé. Sanla, la baronne de Kretsaal, n’aurait jamais toléré une pareille mise. Pouvait-il s’agir d’un assassin ? Cette réflexion ne lui serait jamais venue à l’esprit avant l’attaque dont elle avait été victime la veille sur le promontoire. Elle se demanda un instant si elle ne laissait pas la peur obscurcir son jugement. L’homme avait un visage agréable et, malgré la petite cicatrice qui marquait un coin de sa bouche, pas du tout l’allure d’un tueur. — Vous avez des nouvelles pour moi ? demanda-t-elle. En parlant, elle avait quitté son fauteuil près de la cheminée pour s’installer derrière sa table de travail. Le simple fait de mettre quelque chose entre elle et cet homme la rassurait. — En effet, madame. Pas d’accent, du moins aucun que Diani pût identifier. Il regarda les deux soldats derrière lui avant de revenir à elle. — Ma baronne m’a demandé de vous parler en privé. Étrange et présomptueux. S’il était vraiment un soldat, il faudrait qu’elle en parle à Sanla. — Ceux qui me servent savent que je n’exige pas seulement leur loyauté, mais aussi leur discrétion. Ils resteront ici. — Mais, madame, j’ai des ordres. De plus en plus surprise par son comportement, elle laissa son regard errer sur son bureau, à la recherche d’une arme potentielle. Sa dague et son épée se trouvaient à côté de son armoire, hors de portée, s’il l’attaquait de front. — Et maintenant vous en avez d’autres de votre duchesse. Pensez-vous réellement que la baronne y trouve quelque chose à redire ? Il la regarda sans manifester le moindre signe de contrition, semblant au contraire scruter son visage à la recherche de ses doutes croissants. — Vos nouvelles ? exigea-t-elle. — Tout de suite, madame. Quelque chose dans sa voix, l’intensité soudain glaciale de ses yeux pâles, la mirent en alerte. Diani, anticipant l’attaque, recula d’un pas, mais l’homme la surprit. Attrapant d’un geste vif le pot fumant posé sur son plateau, il pivota sur les gardes, jeta le broc sur l’un et tira son épée sur l’autre. Les deux hommes furent pris de court. Le pot atteignit sa cible en pleine poitrine. Le liquide brûlant se répandit sur le visage du soldat et son torse, l’obligeant à reculer. Le temps que l’autre défouraille son épée, la pointe de celle de l’assassin lui avait déjà traversé le corps. Le garde lâcha son arme et, tandis qu’une tache sanglante s’élargissait sur sa poitrine, il s’effondra à genoux puis s’écroula au sol. Le premier avait repris ses esprits, suffisamment pour tirer l’épée à son tour. Mais l’assassin fut une fois encore le plus rapide. Le soldat para un premier coup, puis un second. Il tenait peut-être son adresse de l’enseignement du père de Diani, mais ses talents étaient loin d’égaler ceux de l’inconnu. Diani resta pétrifiée. Elle avait vu des hommes morts – des soldats tués par des voleurs dans la lande et ramenés au château par leurs camarades – mais c’était la première fois qu’elle en voyait mourir sous ses yeux. Alors que l’assassin contraignait le deuxième soldat à reculer dans un coin de la pièce, elle se força à réagir. Le pot de tisane bouillante, la seule arme qu’elle avait remarquée sur son bureau, gisait fracassé sur le sol. Elle songea à se précipiter dans le couloir pour appeler à l’aide, mais les deux hommes se tenaient plus près qu’elle de la porte. Alors elle s’élança vers son armoire et tira son épée de son fourreau. Après une courte hésitation, elle prit aussi sa dague. Lorsqu’elle se retourna, le second soldat – la tête presque séparée du corps – baignait dans son sang, mort. L’assassin, à peine essoufflé, une fine couche de sueur sur le visage, avançait sur elle. — Vous croyez réussir là où vos soldats ont échoué ? demanda-t-il en souriant. Cette fois, l’accent lui apparaissait clairement : Wethyrn. Mais elle doutait qu’il soit à la solde de l’archiduc. Les assassins semblaient venir de tous les coins des Terres du Devant. Il était plus grand qu’elle, et plus fort. De plus, elle avait observé qu’il se déplaçait avec une vitesse étonnante pour sa corpulence. La vitesse était en général un de ses propres atouts, mais ses blessures la désavantageaient gravement. Il couvrit rapidement la distance qui les séparait, la coinça contre son armoire et leva sur elle une lame puissante. Plutôt que d’essayer de parer le coup au risque de se trouver déséquilibrée, Diani s’accroupit vivement. La lame siffla sans dommage au-dessus de sa tête. Anticipant sa riposte, l’homme glissa son épée vers le bas et bloqua la sienne. Diani, qui avait décidé de répondre avec son poignard, l’atteignit au genou. La douleur qu’elle ressentit à l’épaule lui arracha un cri, mais la vue du sang sur le pantalon de son assaillant dessina un sourire sur ses lèvres. Il ne serait peut-être plus aussi rapide à présent. Pour toute réponse, l’assassin se jeta sur elle en faisant tournoyer son épée de façon qu’elle ne puisse éviter le coup en s’accroupissant. Alors, elle leva son arme. La violence du choc faillit la renverser. Son bras endolori fut presque paralysé et, tandis qu’il levait une nouvelle fois son arme, elle se demanda si elle pourrait parer un nouvel assaut. Elle recula, cria à l’aide. Cela ne servait à rien. Les deux hommes postés en permanence devant sa porte gisaient sur le sol. Et, à la vue des couleurs de Kretsaal, le capitaine de la garde n’avait sans doute pas eu l’idée d’envoyer du renfort. L’assassin sourit et reprit ses attaques. Chaque fois, Diani bloqua ses coups. La troisième attaque l’avait mise à genoux et elle avait dû lâcher son poignard pour tenir son épée à deux mains. L’homme recula d’un pas, baissa les mains et affermit sa prise pour assener le coup fatal. Désespérée, Diani fît la seule chose qu’elle pouvait. De toute la force de son corps, elle balança les bras et jeta son épée sur l’assassin. Elle l’atteignit à la poitrine, garde en premier, avant de s’écraser sur le sol. Au moins l’avait-elle coupé dans son élan. Elle profita de ce répit pour ramasser son poignard, plonger sur le côté et revenir au centre de la pièce. Il la suivit et feinta. Son premier coup la manqua. Il se plaça alors entre elle et la porte pour lui bloquer le passage. Elle s’élança vers la fenêtre, dans l’espoir d’ouvrir le volet et d’appeler à l’aide. Il se jeta à sa suite. Refusant de lui tourner le dos, elle renonça. Elle songea à récupérer son épée, mais là encore, il lui coupa la route. Elle se contenta alors de fuir et mit son bureau entre eux pour essayer de conserver la distance qui les séparait. Elle cria de nouveau. Il l’interrompit en bondissant sur elle. Sa pointe lui frôla le cœur. — Il est temps d’arrêter ce petit jeu, madame, déclara-t-il en écartant le bureau d’une main puissante avant d’avancer sur elle. Obligée de reculer, Diani se trouva une nouvelle fois piégée par l’armoire. Alors, en désespoir de cause, elle leva son poignard, prête à défendre chèrement sa vie. — Diani ? C’était la voix de Sertio, dans le couloir. — Père ! s’écria-t-elle. La porte s’ouvrit au même instant sur son père et ses hommes, épées au poing. L’assassin, effrayé pour la première fois, se figea. Ses yeux pâles parcoururent la pièce à la recherche d’une issue. Il tenait toujours son épée devant lui et, comme ses yeux revenaient sur Diani, elle comprit qu’il envisageait de la tuer, même s’il devait y laisser la vie. Sertio sembla le comprendre lui aussi car il se précipita entre sa fille et l’assassin juste avant qu’il ne frappe. Ses hommes le suivirent et cernèrent le tueur. — Ne le tuez pas ! s’exclama Diani d’une voix chancelante en abaissant son poignard. Ses mains tremblaient si fort qu’elles étaient à peine capables de tenir son arme. — Lâchez votre épée, ordonna Sertio, ses yeux noirs plongés dans ceux de son adversaire. L’assassin resta immobile. Il continuait de scruter la pièce, estimant peut-être quels seraient les soldats les plus faciles à éliminer. — Jetez votre arme et nous ne vous ferons aucun mal, répéta le duc d’une voix plus dure. L’homme refusa d’obéir. Un fin sourire étira ses lèvres. — Vous mentez, fit-il d’une voix rauque. Vous allez me torturer jusqu’à ce que je vous avoue quel or a acheté mon bras. Son père ouvrit la bouche, peut-être pour nier, même s’il n’aurait trompé personne. Il n’en eut pas le loisir. L’homme, avec un rugissement de bête, leva son arme, comme s’il avait voulu couper le duc en deux. Sertio fit un pas de côté. Puis, pour désarmer l’assassin sans le tuer, il pointa son épée sur son épaule. S’ils avaient été seuls, il aurait atteint son objectif. Mais ses soldats, voyant leur duc menacé, s’étaient aussitôt jetés contre l’assassin. Quelques secondes plus tard, l’homme gisait sur le sol de la chambre, le corps transpercé de plusieurs coups d’épée. — Faites venir un guérisseur ! ordonna Diani en se précipitant vers lui. Je le veux vivant ! — Le Qirsi qui a soigné tes blessures ne sera jamais là à temps, observa son père à voix basse, les yeux baissés sur l’homme. — Alors un des guérisseurs du château ! Sertio se tourna vers elle. Son visage était aussi sombre que le jour où la mort avait fini par emporter sa mère. — Ils sont tous en prison. Elle déglutit. — On peut en libérer un, juste pour ça. Le garde qui s’était penché sur le corps pour prendre son pouls secoua la tête. — Il meurt, madame, la tour est trop loin. Diani tomba à genoux à côté du corps. — Qui vous a payé ? Les Qirsi ? Les Brugaosiens ? Qui ? L’homme, un sourire énigmatique sur les lèvres, les yeux grands ouverts sur la mort, ne lui répondrait jamais. 5 Dantrielle, Aneira, ascension de la lune d’Elhir Le plus souvent, dans le sud des Terres du Devant, les premières journées tièdes et les premières nuits claires débutaient avec le cycle lunaire d’Elhir. Dans les royaumes du Nord, les neiges gardaient leur emprise glaciale jusqu’au cycle lunaire dévolu au dieu, mais dans les régions du sud, les frimas cédaient devant des brises plus douces, et aux violentes tempêtes des cycles froids succédaient des pluies tempérées annonçant la saison des semailles. Pas cette année. Il y avait eu une ou deux journées agréables à la fin du cycle d’Eilidh, mais les premiers jours de la nouvelle lune avaient apporté le retour de la neige qui, telle une armée vengeresse, avait assailli les portes du château, les volets fermés sous les hurlements du vent, et enseveli les jardins et la cité alentour sous une épaisse couverture blanche. Ni les tapisseries suspendues aux murs de la chambre d’Evanthya, ni le feu puissant qui brûlait dans sa cheminée, sans cesse nourri par les serviteurs, n’avaient eu raison du froid qui régnait dans la pièce. Elle n’avait jamais vraiment pris garde au changement des saisons. Vivant à Dantrielle, où les cycles de l’hiver étaient cléments et où même les plus chaudes journées des cultures étaient rafraîchies par les brises légères qui parcouraient l’ombre de la Grande Forêt d’Aneira, elle n’en avait pas eu l’occasion. Cette année pourtant, les neiges avaient paru interminables et l’attente du véritable dégel épuisante. Cela faisait peut-être trop longtemps qu’elle n’avait pas serré Fetnalla dans ses bras. Peut-être languissait-elle de quitter quelque temps Dantrielle, pour échapper aux suspicions du duc et à la chape de plomb qui s’était abattue sur le château depuis la mort du roi Carden III et la nomination de Numar de Renbrere au titre de régent de la fille du roi défunt. Ou peut-être, maintenant qu’elle avait obtenu la mort du ministre félon de Kentigern, portant ainsi un coup à la conspiration Qirsi, était-elle si assoiffée de sang qu’elle ne pouvait attendre la chaleur des cultures pour agir de nouveau. Depuis le jour où elle avait reçu le message énigmatique de l’assassin, l’informant qu’il avait accompli sa mission et que le traître réfugié à Mertesse était mort, Evanthya était partagée sur ce qu’elle et Fetnalla avaient fait. En payant l’assassin à l’auberge du Sanglier Rouge, dans la cité de Dantrielle, la ministre s’était demandé si elles avaient raison de tuer cet homme, et même si un tel acte était pardonnable, peu importe la justesse de leur cause. Elle connaissait le nom de cet homme à présent : Shurik jal Marcine. Elle l’avait appris peu après l’arrivée du message de l’assassin, tandis que la nouvelle de sa mort mystérieuse se répandait dans le royaume. Et cela n’avait fait qu’accroître ses doutes. Alors qu’elle luttait avec sa culpabilité, Evanthya éprouvait le désir désespéré de poursuivre sa guerre confidentielle contre la conspiration, d’ouvrir un autre front quelque part sur les Terres du Devant. Comme un guerrier ivre de combat, elle se découvrait avide de violence. Dans les profondeurs les plus reculées et les plus sombres de son âme, elle se demandait si elle n’avait pas envie de prendre elle-même les armes. Selon les bavardages qu’elle avait surpris sur la place du marché parmi les colporteurs et les marchands ambulants, le traître était mort des mains d’un luthiste aviné qui avait lui-même trouvé la mort dans leur lutte. Evanthya connaissait la vérité, bien sûr, mais si l’évocation de ce crime la faisait frémir, elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la façon dont le chanteur s’y était pris pour déguiser son forfait. Comment avait-il pu tuer les deux hommes et s’échapper ? Quel genre de personne consacrait son existence à l’exercice d’un art aussi sombre ? À la réception du message de l’assassin, Evanthya avait envoyé une missive à Fetnalla à Orvinti, pour lui faire part de leur succès. C’était l’or de son amante qui avait payé l’assassinat, et le meurtre de Shurik était l’idée de Fetnalla autant que la sienne – Fetnalla toutefois s’était montrée plus déterminée qu’elle –, mais serait-elle heureuse d’apprendre qu’elles avaient obtenu la mort de Shurik, ou considérerait-elle, comme Evanthya, que ce n’était que la première salve d’un combat de plus longue haleine ? Evanthya attendait encore sa réponse. Chaque jour qui passait ne faisait qu’accroître son impatience. Depuis deux jours, elle avait pris une décision étonnante : quelle que soit la réponse de Fetnalla, Evanthya avait l’intention de poursuivre sa guerre contre la conspiration. Elle ignorait où elle trouverait l’or pour engager un autre assassin, comment elle choisirait sa prochaine victime, mais elle ne pouvait attendre sans réagir, et laisser la conspiration détruire les Terres du Devant, pas après avoir goûté la saveur de la victoire. La situation n’était pas dépourvue d’ironie. Il arrivait parfois à Evanthya d’apprécier l’humour piquant. Malgré le rôle qu’elle avait joué dans la mort de Shurik, et en dépit de sa résolution d’envoyer au Royaume du Dessous d’autres conspirateurs, son duc la soupçonnait toujours de faire partie de la rébellion. La méfiance de Tebeo envers sa loyauté n’était pas aussi ancrée que les doutes du duc d’Orvinti à l’égard de celle de Fetnalla, mais elle n’était pas moins réelle. Et elle savait – cruelle ironie – que la préparation de son prochain assaut contre les renégats Qirsi n’apaiserait en rien les craintes de son duc. Il ne s’était pas entièrement détourné d’elle – pas plus, elle devait le reconnaître, que Brall d’Orvinti ne s’était éloigné de Fetnalla –, mais dans toutes les Terres du Devant, les nobles Eandi qui avaient perdu confiance dans leurs ministres Qirsi interdisaient l’accès de leur bureau à leurs conseillers, voire les bannissaient de leurs châteaux. Ce n’était qu’une question de temps avant que Tebeo ou Brall suive le mouvement. Ce matin pourtant, son duc la convoqua dans ses appartements, comme il le faisait d’habitude dès que retentissaient les cloches du milieu de la matinée sur la ville. Leur écho mourait, étouffé par la neige et le vent, lorsque Evanthya pénétra dans le bureau du duc. Elle le découvrit en train d’arpenter la pièce, ce qu’il faisait souvent lorsqu’il était agité, ce qu’il était en permanence depuis plusieurs cycles. — Bonjour, monseigneur, fit-elle en s’efforçant d’adopter un ton enjoué. Il leva un instant les yeux sur elle, marmonna quelques mots, et grommela un bonjour à son tour. Elle vit sa mâchoire serrée et observa sa silhouette ronde reprendre ses allées et venues d’un pas saccadé d’un bout à l’autre de la pièce. Tebeo était prompt à s’inquiéter. Elle ne l’avait pourtant pas vu aussi perturbé depuis le cycle de Bohdan, lorsque la mort de Carden avait déclenché une cascade d’événements qui avaient vu se succéder l’empoisonnement à Solkara, l’exécution de Grigor de Renbrere, et l’élection de Numar à la régence. — Il s’est passé quelque chose, monseigneur ? — Un message, répondit-il en désignant son bureau du menton sans cesser de marcher. lisez-le, je vous prie. Evanthya s’approcha du bureau et déroula le parchemin. — Il ne dit pas grand-chose, poursuivit le duc sans cesser de marcher. Numar est en route pour Dantrielle. Il devrait arriver à midi, mais je ne serais pas étonné que la neige le ralentisse. Evanthya prit connaissance du message en fronçant les sourcils. Pour une fois, elle comprenait l’inquiétude de son duc. Cette nouvelle était troublante. — Étrange qu’il passe la Nuit de l’Apogée loin de chez lui. Le duc opina. — Sans parler de sa décision de quitter Solkara avant la fin des neiges. Peu de nobles se hasardaient à voyager pendant la saison des neiges, et encore moins quittaient leur château juste avant la Nuit de l’Apogée, la dernière du cycle, lorsque aucune lune ne brillait au firmament. Chaque Nuit de l’Apogée avait sa propre malédiction ou son présage – la légende concernant la Nuit de l’Apogée du cycle lunaire d’Eilidh, la déesse du feu, qui avait été célébrée deux jours plus tôt, disait qu’une flamme qu’on avait laissé s’éteindre ne pouvait être rallumée avant l’aube. Même si Numar, à l’instar de certains, n’accordait aucun crédit aux légendes des lunes et les considérait comme de simples superstitions, la plupart des gens du peuple y croyaient. Il avait dû falloir une bonne dose de persuasion au régent de Solkara pour pousser les soldats de sa compagnie à quitter la sécurité de leur foyer la Nuit de l’Apogée. Ce qui l’avait mis sur les routes et éloigné de son château devait donc être important. — Il s’est peut-être laissé abuser par les quelques beaux jours de la fin du cycle dernier. — J’y ai songé, répondit le duc, mais quand même, quitter le château avant la nouvelle lune… — Vous pensez qu’il vient vous demander davantage d’hommes ? Tebeo haussa les épaules, puis acquiesça, la bouche tordue par une moue de désapprobation. — Je serais surpris du contraire. Depuis l’investiture de Numar, Tebeo et ses alliés, Orvinti et Kett, s’inquiétaient des ouvertures faites au régent par Harel IV, empereur de Braedon. Harel semblait préparer son empire à une bataille navale contre Eibithar, et ils redoutaient que Numar accepte d’entraîner Aneira dans le conflit. — Il s’agit peut-être d’autre chose, avança Evanthya. Il pouvait vous réclamer plus d’hommes sans quitter son bureau de Solkara. Carden a toujours procédé de cette façon. — J’y ai pensé, avoua Tebeo. Cette guerre est peut-être plus imminente qu’il n’y paraît. Il se passa une main sur le visage et hocha la tête, contrarié. — Quel que soit le motif de sa visite, Premier ministre, je veux que vous prépariez le château à son arrivée. Il a peut-être le titre de régent mais dans les faits, ceux qui comptent, c’est le roi d’Aneira. Nous devons l’accueillir comme il se doit. — Bien sûr, monseigneur. Le régent ne leur avait pas laissé beaucoup de temps, et les heures qui suivirent virent le château de Dantrielle en pleine effervescence. Les serviteurs lavèrent les murs et les sols de tous les couloirs ; d’autres préparèrent la grande salle de réception pour le festin, tandis que les soldats polissaient leurs épées et leurs heaumes sous la surveillance attentive du maître d’armes, avant de se rassembler dans la cour enneigée pour répéter leur cérémonie officielle d’accueil du régent. Des hommes et des femmes entraient et sortaient des cuisines. Une odeur de viande grillée et de pain chaud ne tarda pas à envahir les cours et les couloirs. Comme son duc, Evanthya espéra que le temps retarderait l’arrivée du régent ; elle aurait apprécié une ou deux heures de plus, mais en dépit du vent et de la neige, Numar atteignit Dantrielle à l’heure annoncée. Les cloches de midi se mirent à sonner alors que les derniers préparatifs s’achevaient dans le grand hall. Elles continuèrent à retentir bien après le délai habituel, annonçant l’arrivée de Numar aux portes de la cité de Dantrielle. Immédiatement, le duc et la duchesse se mirent en route vers la porte principale. Evanthya, à cheval elle aussi, les suivait. L’entrée dans la ville prendrait un moment, le temps pour les ministres de régler les quelques détails qui restaient. Les soucis de Tebeo continuaient de peser sur son humeur, mais le duc sembla satisfait du travail effectué par ses serviteurs dans la matinée. Alors qu’ils avançaient vers les portes de la ville, il gratifia Evanthya d’un de ses rares sourires. — Félicitations, Premier ministre. Je n’aurais jamais cru que nous serions prêts à temps. — Merci, monseigneur. Tous vos serviteurs ont travaillé dur ce matin. Je n’ai eu qu’à les diriger. À ces mots, la duchesse se tourna vers elle, elle aussi avec un sourire aux lèvres. Les flocons parsemaient ses cheveux noirs de minuscules points blancs. — Je sais mieux que quiconque ce que cela signifie, Premier ministre. Vous méritez des félicitations pour le travail que vous avez accompli aujourd’hui. Evanthya inclina la tête, acceptant l’honneur qu’on lui faisait. — Vous êtes trop aimable, madame. La nouvelle de la visite du régent s’était répandue dans la ville et, malgré le vent et le froid, le peuple de Dantrielle avait commencé à se rassembler dans les rues de la ville pour l’accueillir. En voyant leur duc et leur duchesse, ils poussèrent des vivats. Alors qu’ils traversaient la place du marché, Evanthya entendit les trompettes retentir depuis la porte des remparts. Numar était arrivé devant la ville. Ils poussèrent leurs montures au galop et arrivèrent à la porte à l’instant où les hérauts achevaient leur fanfare. Numar montait un cheval blanc ; une couche de neige couvrait les épaules de son manteau rouge et or bordé de fourrure noire. Il avait rabattu son capuchon sur son visage encadré de cheveux blonds que le vent glacial avait emmêlés. Il n’était pas aussi carré que son frère Carden, ni même Grigor, et son visage était trop doux et trop juvénile pour lui donner un aspect vraiment impressionnant. Chacun de ses gestes pourtant était empreint d’une authentique élégance. Une grâce dont ses trois frères aînés étaient dépourvus, aussi bien les deux premiers qui étaient morts que Henthas, celui qui restait. Il avait des allures de roi, et quelque chose dans son maintien disait à Evanthya qu’il se considérait comme tel. Un aplomb qui pouvait être dangereux pour un régent. — Lord Renbrere, commença Tebeo en mettant pied à terre avant d’avancer à sa rencontre. Il s’inclina. — Soyez le bienvenu à Dantrielle. Notre cité et notre château sont à votre disposition pour vous offrir tout le confort que vous souhaiterez le temps que vous choisirez de nous honorer de votre présence. Tebeo avait souvent dit à Evanthya qu’il comptait sur sa mémoire des noms et des rangs quand il s’agissait d’accueillir les nobles des autres cours. En l’occurrence, elle lui aurait fait défaut. Elle était prête à gratifier Numar du titre de « Lord Solkara », alors que ce titre revenait à son unique frère survivant, Henthas, le plus âgé des deux, qui avait hérité le duché à la mort de Grigor. À cause de la réputation de Henthas, impitoyable et cruel, les ducs d’Aneira ne l’avaient pas choisi pour la régence. Ils avaient préféré se tourner vers Numar. Du vivant de Carden, le plus âgé des frères Renbrere, Grigor et Henthas s’étaient vus attribuer le surnom de Chacals, et Numar celui de l’Idiot. Au cours des cycles qui avaient suivi la mort du roi, si Numar s’était révélé un homme sérieux et intelligent, Henthas, le nouveau duc de Solkara, était resté le Chacal. — Lord Dantrielle, répliqua le régent en mettant à son tour pied à terre, c’est vous qui me faites grand honneur en m’accueillant de si gracieuse façon. Il approcha de Tebeo et les deux hommes se donnèrent l’accolade. Au milieu de la petite compagnie venue avec le régent, Evanthya nota la présence de Pronjed jal Drenthe. Elle était surprise, sans savoir pourquoi. Pronjed avait été le Premier ministre de Carden, et il avait été reconduit dans ses fonctions. Voir un roi accompagné de son Premier ministre n’avait rien de surprenant. Mais, officiellement, le premier ministre était au service de Kalyi, la jeune reine, pas de Numar. Evanthya ne pouvait s’empêcher de penser que sa place était auprès d’elle et, une fois de plus, fut frappée par l’aisance avec laquelle Numar se comportait comme le dirigeant légitime d’Aneira. À vrai dire, Tebeo jouissait d’un statut plus important que Numar dans les cours d’Aneira. Il était duc alors que le régent, par sa naissance et sa position dans la maison de Solkara, n’était que marquis de Renbrere. Sa nomination au titre de régent lui conférait un pouvoir et un rang qui n’avaient rien de commun avec le sang. Il était, par essence, une création du Conseil des Ducs d’Aneira, et contrôlait désormais une immense armée et des richesses dont même les ducs les plus puissants du royaume ne pouvaient que rêver. Comme le ministre l’observait, elle le salua de la tête. Elle sourit malgré le vague sentiment de malaise qui l’envahissait. Restait à voir si Numar le contrôlait lui aussi. Fetnalla faisait confiance à Pronjed ; elle avait ébauché un début de relation avec lui dans les quelques jours qui avaient précédé et suivi les funérailles de Carden. Evanthya le tenait pourtant pour un homme dangereux, peut-être même un traître. À chacune de leurs rencontres, Pronjed avait montré tous les signes d’antipathie à son égard, et maintenant, il lui rendait son salut avec une expression égale. Une seconde plus tard, il tournait les yeux vers Numar et Tebeo. Les présentations formelles furent brèves, car les deux hommes étaient pressés de se soustraire à la tempête de neige. Ils remontèrent en selle et la troupe traversa la ville pour rejoindre le château, répondant aux acclamations de la foule massée dans les rues. Après que les chevaux du régent eurent été confiés aux mains expertes du maître d’écurie de Dantrielle, et les hommes de Solkara installés dans les quartiers des soldats de Tebeo, Numar et Pronjed furent invités dans le bureau du duc avec Evanthya. Le feu avait été nourri et la pièce baignait dans une chaleur réconfortante. Numar et Tebeo prirent place dans les grands fauteuils installés devant la cheminée, tandis qu’Evanthya et le ministre de Solkara restaient debout, Pronjed près de la table de travail de Tebeo, elle à côté du feu. Pronjed l’observait de nouveau et Evanthya, mal à l’aise, essayait de ne pas tourner les yeux dans sa direction. Deux serviteurs déposèrent de la nourriture et du thé chaud sur une table basse entre les deux hommes. Un silence attentif et curieux flottait dans la pièce. Lorsque les serviteurs furent partis, Numar se pencha, prit sa tasse et but une gorgée de thé. Puis il s’adossa et gratifia le duc d’un sourire. — Vous vous interrogez sur le motif de ma visite ? — Oui, monseigneur. Étant donné le temps et la date, j’ai craint le pire. — La guerre, c’est à cela que vous pensez ? suggéra le régent avec un rire léger. Non, rien de si terrible. Du moins pas encore. Pour tout vous dire, Lord Dantrielle, je suis loin de Solkara depuis quelque temps déjà. J’arrive juste d’Orvinti, et j’étais à Bistari avant. — Monseigneur ? — Après les événements qui ont suivi la mort de Carden, en particulier l’empoisonnement et la décision des ducs d’écarter Henthas en ma faveur, j’ai jugé préférable de m’entretenir en privé avec tous les ducs d’Aneira. Pour les rassurer. Je ne suis peut-être que régent, mais pour les quelques années qui viennent, je vais diriger ce royaume, commander ses armées et protéger son peuple. Avec votre aide, naturellement. J’ai estimé utile de prendre le temps de mieux faire connaissance. Tebeo dévisagea son hôte avec une évidente surprise. — Une attitude des plus nobles, monseigneur. Je n’aurais jamais… Il s’interrompit, comme s’il hésitait sur le choix de ses mots. — Tous les dirigeants devraient se conduire comme vous. Numar sourit. — Vous n’auriez jamais cru un Renbrere capable d’une telle initiative. C’est bien ce que vous aviez en tête, n’est-ce pas ? Le visage rond de Tebeo vira au rouge écarlate. — Ce n’est pas grave, Lord Dantrielle. Votre ami, Lord Orvinti, était aussi stupéfait que vous. Et le nouveau duc de Bistari a failli s’étrangler lorsque je lui ai expliqué le but de ma visite. Tebeo ne put s’empêcher de rire. Les maisons de Bistari et de Solkara étaient rivales depuis des siècles. N’importe quel geste d’amitié entre elles ne pouvait provoquer que la stupeur. — Vous avez l’intention de visiter tous les duchés, monseigneur ? — En leur temps, oui. Après Dantrielle, je rentre à Solkara. Au début des semailles, j’irai vers le nord, à Mertesse. Les maisons mineures peuvent attendre. Je tenais à visiter nos maisons les plus puissantes le plus tôt possible. Tebeo se fendit d’un sourire modeste. — Encore une fois, monseigneur, vous nous faites un grand honneur. — Je ne fais que souligner ce que nous savons parfaitement tous les deux. Lord Dantrielle. Le régent s’interrompit. — Puis-je vous appeler Tebeo ? — Bien sûr, monseigneur. — Une des choses que mon frère aîné n’a jamais comprise, Tebeo, est qu’un roi, s’il veut régner sur Aneira, doit chercher à unir ses plus puissantes maisons. Il semble que mon père, aussi bon dirigeant qu’il fut, ne l’ait jamais saisi non plus. Ils sont restés tous les deux tellement attachés à cette stupide querelle entre Solkara et Bistari qu’ils n’ont jamais permis à notre royaume de réaliser son véritable destin. Tebeo, visiblement mal à l’aise, remua sur son siège. — Son véritable destin, monseigneur ? — Oui. Aujourd’hui, Aneira est considéré comme un royaume secondaire dans les Terres du Devant. Oh, beaucoup diraient que notre armée est plus puissante que celle de Caerisse ou Wethyrn, mais comparée à celle de Braedon ou d’Eibithar, ou même celle de Sanbira, les mêmes souligneraient qu’elle n’est pas à la hauteur. — Pardonnez-moi de vous contredire, monseigneur, je ne suis pas sûr d’être d’accord avec vous. Numar dressa un sourcil. — Vraiment ? — Personne ne doute que les Eibithariens nous haïssent autant que nous les haïssons. Mais ils n’ont rien fait pour provoquer une guerre. Il me semble même, depuis quelques années, qu’ils ont fait de leur mieux pour éviter tout conflit avec nous. Pourquoi agiraient-ils ainsi s’ils nous pensaient faibles ? Le régent eut un sourire mordant. — Vous n’aimez pas parler de guerre, n’est-ce pas, Tebeo ? Le regard du duc ne flancha pas, mais son visage pâlit quelque peu. — Non, monseigneur, je n’aime pas. Quelles que soient nos forces, Aneira est cerné de royaumes hostiles. Je crains qu’une guerre contre Eibithar ne soit dommageable au nôtre. — Et si nous avions le soutien de l’empire ? Si nous pouvions convaincre Caerisse de s’unir à nous ? Nous ne serions plus cernés. Evanthya jeta un regard à Pronjed qui contemplait les flammes, le visage impassible. Comme s’il avait senti ses yeux posés sur lui, il se tourna vers elle. Son expression demeurait indéchiffrable. — Il semble que vous ayez beaucoup réfléchi à la question, monseigneur, fit Tebeo d’une voix grave. — En tant que chef du royaume, je dois songer en ces termes. — L’empereur de Braedon prépare-t-il toujours une attaque contre Eibithar ? — Harel s’est montré très clair à mon égard, commença Numar en choisissant ses mots avec soin, comme il l’a été avec mon frère avant moi. Aux yeux de l’empire, ce conflit est inévitable. Tant de disputes opposent les deux royaumes qu’une paix négociée est hors de propos. J’imagine que nous pourrions rester en dehors et attendre l’issue. Si Eibithar l’emporte, alors notre ennemi le plus acharné des Terres du Devant sera aussi le plus puissant. Ou bien nous pourrions soutenir Braedon, assurer son succès, et partager les profits de la victoire. Le régent haussa les épaules. — Le choix me semble simple. Tebeo semblait profondément troublé, mais il acquiesça et murmura : — Oui, monseigneur. — Brall est d’accord avec moi, Tebeo. Le nouveau duc de Bistari lui-même, bien qu’il ait réservé son jugement, n’est pas insensible à la logique de ce raisonnement. — Et la reine, monseigneur, est-elle d’accord, elle aussi ? Numar sembla sincèrement surpris par cette question. — Kalyi ? Vous attendez de moi que je la consulte sur de tels sujets ? Mais elle n’est qu’une enfant. — Pardonnez-moi, monseigneur, je songeais à la reine mère, Chofya. La veuve de Carden était la fille d’un noble mineur. Sa beauté avait attiré l’œil du jeune seigneur, au plus grand désespoir de son père qui avait l’intention de marier Carden à l’héritière d’une maison plus puissante. — Chofya, répéta Numar le visage assombri. Pour être honnête avec vous, Tebeo, je ne vois pas davantage la nécessité de discuter de ce sujet avec elle. Elle s’occupe de sa fille et se charge de nombreuses affaires sociales du royaume, des questions pour lesquelles mon frère n’avait aucune aptitude ni aucune patience. Mais elle n’est pas un homme d’État. — Bien sûr que non, monseigneur. Le régent sourit, mais une fois de plus, il semblait contraint. — Peut-être devrais-je me retirer dans mes appartements ? Mon voyage m’a fatigué, et je sens que notre discussion ne nous mènera pas là où vous et moi pourrions l’espérer. Numar se leva, Tebeo l’imita et s’inclina devant lui comme il l’avait fait aux portes de la ville. — J’espère que monseigneur trouvera ses appartements à son aise. — J’en suis certain. L’hospitalité de la maison de Dantrielle est réputée dans tout le royaume. — Je vous remercie, monseigneur. Nous festoierons dans la grande salle, ce soir, à l’heure qui vous conviendra, naturellement. Numar se dirigeait déjà vers la porte. — Je suis impatient. Il s’arrêta, la main sur la poignée et se tourna vers le duc. — L’opinion de Chofya compte réellement à vos yeux, Tebeo ? demanda-t-il avec curiosité. Accorderiez-vous une plus grande confiance à son jugement qu’au mien ? Evanthya, observant son duc et le régent tour à tour, retint son souffle. Leur discussion avait pris une tournure périlleuse. Tebeo semblait également s’en rendre compte, car, après un bref regard dans sa direction, il s’éclaircit la gorge. — Non, monseigneur, répondit-il en revenant sur Numar. Ainsi que vous l’avez remarqué, la guerre est un sujet qui me contrarie. Si on me donne le choix entre partir en guerre ou œuvrer pour la paix, je choisirai toujours cette dernière option. Cela fait de moi un piètre dirigeant, j’en suis sûr, en tout cas mieux adapté à la conduite d’un duché qu’à celle d’un royaume. Je vous ai interrogé sur la position de la reine mère parce que je désirais savoir si d’autres que moi partageaient les mêmes craintes. Je ne voulais certes pas vous offenser. Un nouveau sourire éclaira le visage de Numar ; cette fois, il paraissait sincère. — Alors je ne le suis pas, et j’ai hâte de dîner en votre compagnie et celle de la duchesse, ce soir. Il ouvrit la porte et quitta la pièce. L’écho de ses bottes mourut dans le couloir. Pronjed, qui lui emboîtait le pas, hésita ; puis il se tourna vers Evanthya. — Puis-je vous dire un mot, Premier ministre ? Avec votre permission, naturellement, monseigneur, ajouta-t-il en se tournant vers le duc. — Comment ? sursauta Tebeo visiblement distrait. Oh, oui. À votre guise. Il agita vaguement la main vers la porte. — Vous pouvez l’accompagner jusqu’à sa chambre, Premier ministre. — Merci, monseigneur, répondit-elle. Elle était contrariée, mais suivit le ministre de Solkara dans le couloir avant de fermer la porte derrière elle. Ils se dirigèrent d’abord vers l’aile ouest du château, celle dévolue aux invités, en silence. — Pourquoi ne pas marcher dans le jardin ? proposa enfin Pronjed. Evanthya acquiesça et le conduisit dans les escaliers de la tour du cloître. Ils débouchèrent à l’extérieur, dans un tourbillon de neige. Elle serra son manteau sur ses épaules et baissa la tête. — Votre duc a pris un énorme risque, commença le ministre en élevant la voix contre le vent glacial qui sifflait comme un démon pris entre les remparts du château. Les hommes de Solkara n’ont guère de patience pour ceux qui se hasardent à contester leurs décisions. Je ne sais pas s’il faut mettre l’attitude de votre duc sur le compte du courage ou sur celui de la bêtise. Il ajouta avec un sourire : — Sans doute un peu des deux. — Peut-être pourriez-vous songer à l’honnêteté, Premier ministre. Mon duc est un homme qui ne craint pas de formuler ses opinions à voix haute, même si ceux qu’elles concernent doivent s’en émouvoir. — Un trait de caractère qu’il partage avec sa ministre. — Je ne suis pas sûre de vous suivre, répondit-elle en mentant sans vergogne. Les jours qui avaient suivi la mort de Carden, Evanthya s’était élevée avec force contre la candidature de Grigor, le plus âgé des frères du roi défunt, au titre de souverain d’Aneira. Elle s’y était opposée, malgré le risque de guerre civile – dont elle avait parfaitement conscience – que sa position entraînait. Pronjed ne lui avait jamais rien dit, mais elle avait vu le venin envahir ses yeux jaunes quand il la regardait, et elle savait qu’il avait discuté avec Fetnalla, dans l’espoir de la convaincre que l’approche d’Evanthya conduirait Aneira à la ruine. — Au contraire. Vous étiez prête à contester le rang de Grigor, quelles que soient les conséquences pour vous ou votre duc. Il s’est avéré que vous aviez raison. Un homme capable d’empoisonner la reine et le Conseil des ducs aurait été capable des pires atrocités une fois sur le trône. Nous vous devons une fière chandelle, Premier ministre. — Je vous remercie. C’était la dernière chose à laquelle elle s’attendait. Voilà pourquoi il était si dangereux. Quand il voulait, il savait être charmant. En marchant à ses côtés, Evanthya devait faire un effort pour se souvenir que Fetnalla le soupçonnait de posséder la magie de la persuasion – un des pouvoirs Qirsi les plus puissants, qui lui permettait d’influencer les esprits Eandi dans le sens qu’il voulait sans craindre d’être percé à jour par un autre Qirsi. Fetnalla et son duc étaient même allés jusqu’à penser qu’il avait utilisé ce pouvoir pour contraindre Carden à se suicider. Il la flattait, elle devait réagir. Cet avertissement résonna dans sa tête, comme si Fetnalla elle-même, depuis le château d’Orvinti, lui criait de prendre garde. — Qu’attendez-vous de moi, Premier ministre ? — Ce que j’attends de vous ? Evanthya sourit franchement. Magie de persuasion ou pas, il pouvait se montrer des plus prévisibles. — Vous avez demandé à me parler, mais le fait est, malgré vos compliments, que je vous suis antipathique, et c’est réciproque. Alors, je vous pose une nouvelle fois la question : que voulez-vous ? Il lui adressa un sourire, un sourire fin et froid, qui la frappa néanmoins comme l’expression la plus ingénue qu’elle ait lue sur ses traits osseux ce jour-là. — Très bien, Premier ministre. Je veux savoir jusqu’où ira votre duc pour s’opposer aux plans de guerre du régent. Elle sentit son cœur se serrer. — La guerre est donc imminente ? — À votre avis, un chef de Solkara voyagerait si loin de chez lui, braverait des tempêtes de neige pareilles, dans le seul but de nouer de bonnes relations avec ses ducs ? Elle resta muette, mettant son silence à profit pour mesurer les implications de sa question. — Lord Dantrielle refusera-t-il d’envoyer un contingent à l’armée royale ? — Vous savez que je ne peux pas répondre à cette question, répondit-elle tranquillement. Même si je connaissais les intentions du duc, et je les ignore, je ne pourrais pas vous les dire. Vous êtes l’homme du régent. — Non, objecta-t-il. Je ne le suis pas. Evanthya lui adressa un regard perçant. — J’étais le Premier ministre de Carden, lui expliqua-t-il, puis de Chofya après lui. Je ne me suis jamais considéré comme inféodé aux Solkariens. Je suis Qirsi, Premier ministre, comme vous. — Vous êtes ici avec le régent. — Oui, et je ne sais toujours pas pourquoi. Sa franchise la surprenait, à tel point qu’elle se demandait s’il ne la bernait pas. La magie de la persuasion fonctionnait-elle sur un Qirsi lorsqu’il était averti du risque ? — Je ne pense pas que le régent me fasse confiance, poursuivit Pronjed. Je pense qu’il m’a emmené avec lui parce qu’il préfère savoir où je suis et ce que je fais. Je ne crois pas qu’il accorde davantage de crédit à la reine mère. Cette méfiance explique la façon dont il a répondu à votre duc quand celui-ci l’a interrogé à son sujet. Il sait que je l’ai soutenue contre Grigor, et il redoute qu’elle et moi ne complotions contre lui. — Alors vous m’interrogez sur les intentions de mon duc en son nom ? — Non. Comme je viens de vous le dire, je suis Qirsi avant tout. Je vous pose la question, de Qirsi à Qirsi, parce que je veux être prêt à toutes les éventualités. De Qirsi à Qirsi. Elle avait entendu dire que les membres de la conspiration, plaçant leur attachement au peuple Qirsi au-dessus de tout, s’adressaient les uns aux autres en ces termes. Était-ce qu’il avait en tête de la convertir à la conspiration Qirsi ? — Vous ne pouvez rien me dire ? insista-t-il. — Je viens de vous le dire, Premier ministre, le duc ne m’a fait aucune confidence. Je n’ai pas la moindre idée de ses intentions. — Mais vous le connaissez. Vous ne savez peut-être pas ce qu’il a exactement en tête, mais vous connaissez ses réactions, de quoi il est capable. Je ne vous demande pas de trahir votre duc. Je voudrais simplement savoir si vous pensez que son attachement à la paix est plus puissant que sa crainte de défier le régent. Elle s’arrêta et se tourna vers lui. Un brusque coup de vent balaya ses cheveux blancs. — Pardonnez-moi, Premier ministre, je crois au contraire que vous me demandez de trahir mon duc. Vous ne songeriez jamais à me poser une question pareille en sa présence, pas plus que vous n’en toléreriez de ma part sur le régent ou la reine mère. — Vous vous trompez. En tant que serviteur de la maison de Solkara, je ne pourrais vous répondre. En privé, de Qirsi à Qirsi, je répondrais à toutes les questions que vous me poseriez. Dans les limites du raisonnable, bien entendu, ajouta-t-il en souriant. Evanthya, perplexe, le contempla. — Dans combien de temps la guerre va-t-elle éclater ? demanda-t-elle enfin. — Très bientôt. Peut-être dans l’année. Le régent attend un message de l’empereur ; il se prépare déjà pour renforcer l’armée de la moitié de son contingent actuel. — Comprend-il qu’en attaquant Eibithar, il prend le risque d’attirer tous les royaumes des Terres du Devant dans le conflit ? — Je pense que oui. Malgré tout ce qu’on a pu dire de lui dans le passé, il n’est pas idiot, et même Harel, qui pourrait bien l’être, doit comprendre où peut conduire leur attaque sur Eibithar. — Et ils prévoient quand même la guerre ? Le Premier ministre haussa un sourcil. — Cela devrait vous mettre la puce à l’oreille. Evanthya acquiesça. — Ils sont tellement sûrs d’eux ? — Oui. Qu’ils aient raison de l’être n’est pas l’objet du débat ; il ne fait aucun doute qu’ils sont sûrs de remporter la victoire, quelle que soit l’ampleur du conflit. Il se tut et l’observa avec attention. — Alors, Premier ministre, à la lumière de ce que vous savez de votre duc, face à l’éventualité de cette guerre, va-t-il défier le régent, ou engager les hommes de Dantrielle dans l’effort ? Evanthya détourna les yeux en soupirant. Elle pouvait difficilement refuser de lui répondre à présent, pas après qu’il eut répondu avec autant de franchise à ses interrogations. Elle avait le sentiment que Pronjed l’avait conduite jusque-là, qu’il était sûr depuis le début de pouvoir la forcer, et une fois de plus, elle se demanda s’il avait eu recours à sa magie pour obscurcir sa perception de la vérité. — Je ne peux vous répondre avec certitude, se résigna-t-elle enfin malgré le sentiment de trahir Tebeo. Si vous me demandez mon avis, je dirais qu’il enverra les hommes que lui réclamera le régent. Mon duc chérit la paix, mais il est Aneirien avant tout. Il ne laissera pas des soldats des autres maisons se battre et mourir sans ajouter l’armée de Dantrielle à leur cause. Pronjed sembla peser sa réponse. — Si l’un des alliés de Dantrielle envisage de défier la maison royale – les nouveaux ducs de Tounstrel ou Noltierre, par exemple – Tebeo sera-t-il capable de les convaincre d’engager leurs troupes ? Cette question lui parut étrange. — Pensez-vous que les maisons du sud s’opposeront à vous ? — Je ne pense rien, Premier ministre. Comme je vous l’ai dit, je me prépare à toutes les éventualités. — Eh bien, j’ai peur de ne pouvoir vous être utile sur ce sujet. Je connais très peu les ducs en question. Comme vous le savez sans doute, Tebeo était très proche de Bertin de Noltierre et de Vidor de Tounstrel. Il n’a rencontré leurs fils qu’en de très rares occasions. Ils ont leurs propres conseillers, ils sont jeunes. Même si Tebeo voulait les influencer, d’un côté ou de l’autre – et je ne suis pas certaine qu’il le veuille –, je ne crois pas qu’ils se laisseraient faire. Constatant qu’elle venait malgré tout de répondre à sa demande, elle fronça légèrement les sourcils. Elle ne l’avait pas senti utiliser son pouvoir sur elle. Le résultat pourtant était le même, et elle ne savait ce qu’elle trouvait le plus désagréable : qu’il ait utilisé ses dons sans qu’elle s’en rende compte, ou qu’il puisse la manipuler si facilement et sans la moindre magie. Une nouvelle bourrasque balaya le jardin, agitant les flocons de neige qui tourbillonnèrent comme de minuscules esprits déchaînés. Pronjed jeta un regard vers la grande salle, et la tour par laquelle ils étaient sortis. — Peut-être devrions-nous rentrer, suggéra-t-il. La tempête semble empirer. — Oui. Et puis vous avez appris tout ce que vous vouliez savoir. Il se tourna vers elle et planta ses yeux, jaunes comme le sable des rivages de Wethyrn, dans les siens. — Vous sentiriez-vous manipulée, Premier ministre ? Vous auriez tort. Cet échange était profitable pour chacun de nous. Vous en savez peut-être plus sur les intentions du régent que tous les ministres d’Aneira. Un fin sourire étira ses lèvres et puis s’évanouit. — J’espère que vous en ferez bon usage. Il pivota et reprit le chemin qu’ils avaient parcouru en sens inverse, ne laissant d’autre choix à Evanthya que de le suivre, ce qu’elle fit en le maudissant secrètement, bien décidée à mettre cette conversation à profit. Elle allait s’en ouvrir à Fetnalla, et à tous les ministres qui voudraient bien l’entendre. Son duc et elle pourraient peut-être éviter cette guerre, après tout. Le reste de leur séjour à Dantrielle se déroula comme Pronjed l’avait prévu, ou, pour être exact, tel que le Tisserand l’avait annoncé. Le Premier ministre avait sa propre vision sur leur façon de procéder dans la cité de Tebeo, mais après avoir failli ruiner les plans du Tisserand en prenant l’initiative de tuer Carden quelques cycles plus tôt – une audace qui avait d’ailleurs failli lui coûter la vie –, Pronjed gardait ses réflexions pour lui. Au moins pour le moment, il suivrait à la lettre les instructions du Tisserand. Il avait été un temps où Pronjed s’était cru indispensable au mouvement. Il avait changé d’avis. Un jour, il s’imposerait de nouveau. Lorsque les plans du Tisserand porteraient leurs fruits, il aurait besoin de fidèles serviteurs pour gérer les différents royaumes du nouvel empire Qirsi, et Pronjed avait la ferme intention de faire partie de ces quelques élus. Il devait auparavant restaurer la confiance qu’il avait perdue. Il disposait de quelques cycles pour y parvenir. Le matin du troisième jour de leur arrivée à Dantrielle, Numar, son petit détachement et le Premier ministre se rassemblèrent dans la cour basse du château, montèrent en selle et, accompagnés du duc, de la duchesse et du Premier ministre, s’acheminèrent vers les rues de la ville. Le Premier ministre de Solkara ressentait toujours un reliquat de la tension qui avait assombri leur séjour au château de Tebeo. Il voyait aussi que les deux Eandi s’efforçaient de clore cordialement leur rencontre : Tebeo, sans aucun doute par crainte du caractère du Solkarien, Numar, par désir de paraître affable jusqu’au jour où il aurait concentré assez de pouvoir autour de lui pour laisser éclater sa vraie nature au vu et au su de tous. La veille au soir, après avoir évité toute discussion sur la guerre à venir durant plus d’une journée, le régent était revenu sur le sujet, en demandant au duc s’il pouvait envisager d’autoriser son armée à rejoindre celles des autres maisons si une guerre contre les Eibithariens devait se déclarer. Evanthya, comme si cette question avait à elle seule révélé le contenu de sa discussion avec Pronjed dans le jardin, avait regardé le ministre avec inquiétude. Le duc n’avait rien remarqué. Il était en train de boire. Après sa gorgée de vin, il avait reposé sa timbale sur la table avec précaution, et s’était tourné vers le régent. Ses yeux sombres flamboyaient. — Avec tout le respect que je vous dois, Lord Renbrere, avait répondu le duc d’une voix vibrante de colère, votre question est insultante. Elle sous-entend que je pourrais interdire à ma maison de remplir ses devoirs envers le royaume et la couronne. — Je ne voulais pas vous offenser, Tebeo, mais après la conversation que nous avons eue le jour de mon arrivée… — Les hommes de Dantrielle se sont battus et sont morts dans chacune des batailles engagées par ce royaume, l’avait interrompu le duc penché en avant, les mains posées sur la table. Nous nous sommes noblement acquittés de nos devoirs au cours de toute l’histoire d’Aneira. Je dirais même admirablement. Et bien que je ne sois guère prétentieux, monseigneur, je suis prêt à comparer les faits d’armes de Dantrielle avec ceux de n’importe laquelle des maisons du royaume, y compris Solkara. Car je n’ai aucun doute que Dantrielle ne sorte victorieuse de la comparaison. La duchesse avait fini par poser la main sur le bras de son mari. Baissant les yeux sur elle, le duc s’était empourpré avant de se rasseoir, la tête basse. — Pardonnez-moi, monseigneur. Je me suis laissé emporter. — Ne vous inquiétez pas, Tebeo, j’admire les hommes passionnés. Je voulais simplement savoir si je pouvais compter sur vous. De toute évidence, j’ai ma réponse. Le duc avait continué de contempler ses mains. — Je dois ajouter, monseigneur, au risque de vous irriter : alors même que les soldats de Dantrielle prouvaient leur valeur sur les champs de bataille dans la défense d’Aneira, ses ducs ne se sont jamais privés de dénoncer les guerres inutiles et destructrices. Numar s’était hérissé. — C’est ce que vous pensez aujourd’hui ? — Oui, monseigneur, c’est ce que je pense. Le régent avait aussitôt bondi sur ses pieds. — Comment osez-vous me parler de la sorte ! — Vous oubliez, monseigneur, que si vous êtes régent, je suis duc et vous marquis. De plus, monsieur, vous êtes dans mon château. Si vous me parlez sur ce ton, je n’hésiterai pas à vous répondre en conséquence. Le régent, la bouche tordue d’un rictus amer, s’était raidi. — Je ne suis peut-être que marquis, Lord Dantrielle, mais je parle au nom de la reine et de la maison de Solkara. Vous pouvez être certain que mes paroles ont autant de poids que celles de Carden. Les deux hommes s’étaient dévisagés un moment, puis Dantrielle avait fini par détourner les yeux. — Je n’en doute pas, monseigneur. Pardonnez mon impertinence, si j’en ai fait preuve. Numar avait eu un sourire affable, mais la satisfaction de son regard n’avait pas échappé à Pronjed. — Je vous l’ai dit, j’admire la passion, aussi mal placée soit-elle. Le repas était presque achevé. Malgré le désir manifeste des deux hommes de ne pas laisser la soirée s’achever sur cette dissension, Numar n’avait pas tardé à s’excuser et quitter la grande salle pour rejoindre ses appartements. Il n’avait pas dit grand-chose à Pronjed en arpentant les couloirs, pas plus qu’il n’avait demandé à son ministre de le rejoindre avant de se retirer pour la nuit. Pronjed n’avait pas été tout à fait honnête au cours de sa discussion avec Evanthya dans les jardins, mais la méfiance de Numar à son égard n’avait rien d’irréel. Pour autant qu’il pût en juger, le régent le considérait comme l’homme de Chofya. Il n’était pas près de changer d’avis. Numar avait fait lever son ministre très tôt le lendemain matin afin de partir au plus vite. Le duc et la duchesse leur avaient proposé de leur servir un petit déjeuner officiel. Numar s’était contenté de leur demander des provisions pour la route jusqu’à Solkara. Tebeo et Numar franchirent les rues de Dantrielle sans un mot. Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte principale de la cité, ils mirent pied à terre pour se saluer. Le duc s’inclina devant le régent, puis se redressa et s’éclaircit la gorge. — J’espère que les bonnes relations dont Dantrielle a joui avec la maison de Solkara jusqu’à présent n’auront pas à souffrir de mes paroles inconsidérées. Je sais peu de chose des discussions que vous avez eues avec l’empereur, monseigneur. Ce n’était pas à moi de porter un jugement. — Ne vous inquiétez pas, Tebeo, répondit le régent d’un ton toutefois tendu. Depuis des siècles, nos maisons travaillent ensemble à la grandeur d’Aneira. Une amitié aussi ancienne peut sans doute supporter un ou deux orages. Le duc sourit. — Monseigneur est trop aimable. Puisse votre voyage vers Solkara être rapide et agréable. Numar, toujours raide, lui rendit son sourire avant de remonter en selle et de franchir les portes. Pronjed s’inclina devant le duc, murmurant un rapide salut, puis se tourna vers Evanthya. Après un bref regard, il hocha la tête et enfourcha sa monture. La compagnie chevaucha en silence une bonne partie de la matinée. Ils traversèrent la Grande Forêt, Pronjed juste derrière le régent. Vers midi, alors que soleil perçait enfin l’épaisse couche de nuages sombres qui planaient sur la région depuis si longtemps, Numar ralentit sa monture de façon à ce que son ministre le rejoigne. — Une visite très intéressante. — En effet, monseigneur. — Avez-vous appris quelque chose de valable auprès du ministre ? — Très peu. — Me le diriez-vous si tel était le cas ? Pronjed tourna les yeux vers le régent, qui gardait les siens braqués sur la route. — Bien sûr, monseigneur. Je suis au service de la maison de Solkara ; votre frère détient peut-être le titre de duc, mais seul un idiot ne verrait pas qui nous dirige. Un sourire étira les lèvres de Numar avant de s’effacer. — Un choix lexical intéressant, Premier ministre. — Oui, monseigneur. — Parlez-moi de cette femme. Pronjed haussa les épaules. — Elle protège son duc, et se méfie des rivaux de Dantrielle. Numar éclata de rire. — Solkara et Dantrielle sont loin d’être rivales. La Suprématie de Solkara a plus de quatre siècles d’existence. Nos maisons ne se sont pas affrontées depuis la création du royaume. — Cette remarque peut être vraie aux yeux de Solkara, monseigneur. Avec tout ce qui s’est passé dans la cité royale au cours des derniers cycles, certaines des autres maisons pourraient être tentées de conclure à la faiblesse de la couronne. — Vous ne pensez tout de même pas que Dantrielle a des vues sur le trône ? Il serait complètement idiot de nous défier. Pronjed devait agir avec prudence. Ils étaient entourés de soldats. Ils chevauchaient à distance respectueuse mais ils pouvaient remarquer quelque chose d’anormal. — Il me semble pourtant qu’en contestant la pertinence de la guerre à venir, Tebeo vient, dans les faits, de signifier son intention de vous mettre au défi. Pronjed avait puisé dans ses réserves de magie pour influencer l’esprit du régent. Il n’avait pas poussé très fort, contrairement à la nuit où il avait obligé Carden à plonger son poignard dans sa propre poitrine. Non, son intrusion était aussi subtile qu’un souffle tiède à la saison des cultures. Si légère que Numar ne s’en rendrait jamais compte. Il entendit simplement la réflexion de Pronjed et l’accueillit comme s’il l’avait lui même formulée. — Je crains que vous n’ayez raison, approuva-t-il en dodelinant de la tête d’un air pensif. Pronjed faillit éclater de rire. Il avait convaincu Evanthya de s’opposer à la guerre et de conseiller son duc en ce sens sans même avoir besoin de recourir à sa magie. Il lui avait suffi d’aiguillonner son honneur et de lui faire croire qu’il souhaitait voir Dantrielle soutenir la guerre. Elle ferait tout ce qu’elle pourrait pour s’opposer à lui. Et maintenant, grâce à son adroite manipulation de l’esprit de Numar, il venait de s’assurer que l’hésitation de Tebeo à envoyer ses hommes au combat serait interprétée par Solkara comme une trahison. Il lui restait à retrouver la confiance du Tisserand. Si la situation politique en Aneira évoluait comme il l’avait prévu, il y parviendrait sans peine. Il avait longtemps été l’un des chanceliers les plus appréciés du Tisserand ; l’heure venue, il retrouverait cette place. Le Tisserand n’hésiterait alors pas à lui confier les rênes du royaume qu’il voudrait. 6 Curtell, Braedon — C’est la mauvaise décision ! répéta le plus âgé des Qirsi avec un geste emphatique de la main. Vous le savez très bien, Haut Chancelier. Vous devez dire à l’empereur qu’il commet une terrible erreur ! Dusaan, sentant croître son impatience, secoua la tête. Cet homme ne savait-il pas que rien n’infléchissait une décision de l’empereur ? Ignorait-il la façon dont il fonctionnait ? — Je lui ai parlé, chancelier, répondit-il en s’efforçant de garder son calme. Je lui ai répété que cette décision risquait de perturber plusieurs seigneurs du sud. — Alors recommencez ! Cette remarque faillit mettre un terme à leur discussion. Ils ignoraient qu’il était Tisserand, qu’il dirigeait un mouvement puissant, mais sa seule qualité de haut chancelier de l’empire lui interdisait d’en tolérer autant. Avant qu’il puisse le faire savoir cependant, un des jeunes ministres intervint et relança le débat. Dusaan avait passé la plus grande partie de la matinée à observer, et écouter les mêmes arguments ressassés par les ministres rassemblés dans son bureau. Un cycle plus tôt, poussé par sa suspicion croissante envers les Qirsi, l’empereur Harel IV avait retiré à ses ministres et chanceliers la responsabilité de gérer les litiges entre les nobles de son royaume. À cette époque, redoutant de voir l’empereur le priver de la gestion du trésor, Dusaan avait approuvé cette décision. Le haut chancelier se reposait entièrement sur les richesses de Braedon pour assurer le coût du fonctionnement de la conspiration. Si l’empereur lui avait ordonné de céder le contrôle des comptes, le mouvement aurait subi un terrible coup. Renoncer à la médiation des querelles lui avait semblé une contrepartie tellement insignifiante qu’il l’avait accordée sans hésitation au stupide Eandi. Une légèreté qu’il regrettait depuis. — Les seigneurs de Grensyn ont toujours revendiqué leur droit aux terres qui s’étendent à l’ouest de la rivière du même nom, poursuivit le vieux chancelier. En effet, toutes les seigneuries du sud, de Finkirk jusqu’à Muelry, contrôlent les terres sur leurs frontières occidentales, et depuis plusieurs siècles. Toutes, sauf les maisons du littoral. Les nouvelles prétentions de Muelry défient huit siècles de pratique. — Nous en avons déjà parlé, fit Dusaan en fermant les yeux. — Oui. Mais quelqu’un doit l’expliquer à l’empereur. — Pourquoi ? interrogea Nitara. Parmi tous les Qirsi au service du palais de Harel, seuls deux, aux yeux du Tisserand, étaient susceptibles de rejoindre son mouvement. Nitara la première. Le vieil homme cligna de ses yeux ébahis. Quoique contrarié, Dusaan sentit un rire le gagner. — Comment ? demanda Stavel. La jeune femme haussa les épaules. — Quel besoin avons-nous d’expliquer la situation à l’empereur ? Oui, c’est comme ça que les choses fonctionnent depuis des siècles. Le peuple de Muelry meurt de faim. Tout le monde sait que les terres entre les rivières de Rimerock et de Muelry ne donnent pratiquement rien. Celles entre Rimerock et Rawsyn ne valent guère mieux. Elle parcourut l’assemblée du regard pour voir qui l’écoutait. Ils étaient tous attentifs. — C’est peut-être à cause de l’eau de la Rimerock, poursuivit-elle en revenant à Stavel. Quoi qu’il en soit, la lande de Grensyn est beaucoup plus fertile et elle est bien assez vaste pour nourrir une partie du peuple de Muelry. — Ce n’est pas la question ! — C’est un tort, répliqua Kayiv. Le second ministre que Dusaan espérait s’attacher. — Devons-nous laisser le peuple de Muelry souffrir parce qu’une poignée de seigneurs Eandi ont décidé, huit siècles avant nous, que toute la lande appartenait à Grensyn ? C’était un argument intelligent, un argument que Dusaan jugeait par ailleurs particulièrement révélateur. Plus qu’aucun des Qirsi qu’il avait jamais rencontrés, Kayiv lui rappelait sa propre jeunesse. Fier, vif, intelligent, empressé – d’aucuns diraient avide – de bousculer les habitudes, et farouchement attaché au peuple Qirsi. Le temps venu, il ferait une excellente recrue pour le mouvement. Pourtant, si l’objectif de Dusaan dans la conduite de sa cause avait toujours été l’amélioration des conditions de vie de son peuple, il ne lui était jamais venu à l’esprit que les siècles de domination Eandi avaient aussi assujetti le peuple Eandi. Il comprenait tout à coup que la destruction des cours Eandi, et l’établissement d’une noblesse Qirsi, pouvaient être acclamés par les enfants d’Ean aussi bien que par ceux de Qirsar. La position du jeune homme dans cette discussion, comme celle de Dusaan, semblait curieuse pour une autre raison. Ils apparaissaient tous les deux solidaires de l’empereur. Dusaan, malgré ses opinions sur la question, n’avait d’autre choix que de prendre le parti de Harel. En tant que haut chancelier, c’était son devoir. Mais il se voyait contraint de reconnaître que la décision de Harel, en l’occurrence, était tout à fait fondée. Et cette simple constatation le mettait mal à l’aise. — Je ne doute pas, Haut Chancelier, reprit le vieux Qirsi, qu’en matière d’autorité seigneuriale, vous voyiez l’importance de préserver la coutume. Si nous retirons une partie de la lande à Grensyn, comment empêcher Pinthrel de réclamer des droits sur le reste de la forêt de Braedon, ou interdire à Refte de contester la légitimité d’Oerdd sur la moitié nord des montagnes ? Il écarta les mains. — Cette voie conduit au chaos. Vous n’êtes pas aveugle. Dusaan ne put s’empêcher de sourire devant les craintes du vieil homme. Certains Qirsi, il le savait, étaient loin d’être préparés aux changements qui s’annonçaient sur les Terres du Devant. — Je vous assure, chancelier, que la décision de l’empereur n’aura pas les conséquences que vous imaginez. Elle irritera sans doute quelques seigneurs, mais ne précipitera pas la chute de l’empire. Quelques ministres rirent à cette idée, une gaieté qui ne fit qu’assombrir le visage de Stavel. — Le contexte est difficile dans le sud, surtout en ce moment, poursuivit Dusaan en s’efforçant de se montrer raisonnable. Muelry vient à peine de sortir de l’épidémie de pestilence qui l’a frappée lors des dernières récoltes. Et, comme Nitara l’a souligné, ses terres sont bien chiches et peinent à produire autre chose que de l’herbe et du chardon. Pinthral et Refte n’ont quant à elles nul besoin de terre supplémentaire. Leurs prétentions seront repoussées. Stavel allait protester. Dusaan, d’une main, le réduisit au silence. — Le sujet est clos. L’empereur a parlé et je crois que la majorité de cette assemblée approuve cette décision. C’était exagéré, mais personne ne se hasarderait à protester. — Un message expliquant la décision de l’empereur sera envoyé dans le sud demain matin. Il fit le tour de l’assemblée. Le vieux chancelier et son petit groupe d’alliés paraissaient abattus. Nitara, Kayiv et quelques-uns des ministres les plus jeunes semblaient beaucoup plus satisfaits qu’à l’accoutumée au terme de telles discussions. — Autre chose ? Il connaissait la réponse – il avait entendu plusieurs ministres évoquer ce sujet dans les couloirs un peu plus tôt –, mais ce n’était pas à lui de soulever la question. La tâche en revint à Kayiv. Naturellement. — Vous avez certainement entendu parler de la mort de Lord Lachmas. Il crut percevoir une lueur dans les yeux dorés du jeune Qirsi. — Oui, j’en ai entendu parler. Une tragédie pour Braedon. L’empereur était bouleversé. — Je m’en doute. Dusaan soutint le regard du jeune homme jusqu’à ce que Kayiv détourne les yeux. — Si vous avez quelque chose en la tête, ministre, parlez et finissons-en. — N’est-ce pas évident, Haut Chancelier ? demanda Nitara à la place du jeune homme. Comme il l’avait fait à plusieurs reprises, Dusaan se fit la réflexion qu’elle et Kayiv devaient avoir une liaison. — Au cours de l’année précédente, plusieurs nobles ont trouvé la mort dans des circonstances brutales dans les Terres du Devant ; toutes ont été attribuées à la conspiration Qirsi. Il semble que la conspiration a fini par atteindre Braedon. En l’occurrence, non. Le Tisserand n’avait pas ordonné la mort de Lord Lachmas, et il n’avait aucune raison de croire que ses subalternes avaient agi sans son aval. D’ailleurs, il n’avait aucun lieutenant à Braedon. Il devait pouvoir pénétrer les rêves de ceux qui le servaient. Son anonymat était impératif, car sa notoriété à Braedon aurait rendu l’exercice trop périlleux. C’était, jusqu’à quelques jours, une des grandes faiblesses de sa stratégie. Il ne pouvait se permettre d’avoir des Qirsi à son service dans les cours de Braedon ; mais plus Braedon semblait épargné par les attaques du mouvement, plus la tranquillité du royaume risquait d’attirer les soupçons du reste des Terres du Devant, Eandi et Qirsi confondus. La mort de Lord Lachmas mettait un terme à ce problème. D’après les informations dont il disposait, Dusaan savait que l’homme avait été la victime innocente d’un stupide accident de chasse. Selon le message envoyé par sa famille, une flèche, visiblement tirée par son plus jeune fils, l’avait atteint dans le dos. La flèche ne l’aurait pas tué mais désarçonné, et il s’était brisé le cou dans sa chute. Un accident tragique qui servait la cause de Dusaan mieux que n’importe quel assassinat prémédité. L’empereur était terrifié. Il avait ordonné de doubler la garde à toutes les portes de la cité de Curtell, et avait pris des mesures encore plus drastiques concernant les remparts du palais et les tours barbicanes. Les Qirsi de l’empereur semblaient tout aussi apeurés, ou pour le moins intrigués. — Rien ne prouve que la conspiration soit derrière cette mort, répondit-il avec calme. Le message que l’empereur a reçu de la cour de Lachmas penche en faveur d’un accident. Tragique, c’est certain, mais parfaitement limpide. — Évidemment, sourit Kayiv non sans suffisance. Lachmas est mort dans un accident de chasse. Filib de Thorald meurt assassiné par des voleurs. Carden d’Aneira se suicide. Grigor, son frère, écope de la pendaison pour avoir empoisonné la reine et les ducs. Et nous sommes supposés accepter sans broncher que ces morts n’ont aucun lien avec la conspiration, que les nobles Eandi meurent en si grand nombre par pure coïncidence. Il hocha la tête d’un air résolu. — Eh bien, moi, je n’y crois pas, affirma-t-il. — Je vois, constata Dusaan en se tournant vers les autres. Et vous ? — Cela me semble étrange, approuva Stavel, tandis que les autres acquiesçaient en silence. Vous disiez l’empereur bouleversé. Ne s’agit-il pas d’autre chose ? Est-il exact qu’il a triplé la garde du palais ? — Oui, finit par admettre Dusaan après l’hésitation à laquelle ils s’attendaient tous. C’est exact. — Avons-nous des raisons de craindre une attaque sur la personne de l’empereur ? Le haut chancelier ne put s’empêcher de sourire. — Nous n’avons aucune raison de penser qu’il s’agisse d’une attaque, ni même, le cas échéant, de la redouter. — Cela ne changerait rien, avança Kayiv avec ce que Dusaan jugea une pointe de fierté. Si la conspiration a décidé que notre empereur est le suivant sur la liste des nobles Eandi à abattre, tous les gardes de Curtell ne pourront les arrêter. Stavel le considéra avec méfiance. — Vous parlez comme un de ces renégats, ministre. Vous feriez mieux de vous méfier ou bien l’on risque fort de vous accuser de traîtrise. Kayiv lui décocha un regard menaçant. — Accusé par qui, chancelier ? Les traîtres ont de nombreux visages. — Taisez-vous, tous deux ! intervint Dusaan avec autorité. Un jour viendrait où la suspicion réciproque des ministres et chanceliers de Harel servirait ses desseins, mais pas encore. L’empereur était assez perturbé pour ne pas aggraver la situation. La rumeur d’un ou de plusieurs traîtres dans son entourage ne ferait que le persuader qu’aucun Cheveux-blancs ne pouvait être fiable, pas même Dusaan. — Je ne tolérerai pas que les Qirsi de ce château se lancent des accusations comme des enfants jaloux. Pour la dernière fois, Lord Lachmas est mort dans un accident de chasse, et jusqu’à preuve du contraire, nous ne reviendrons pas sur le sujet. Ceux d’entre vous qui n’acceptent pas cette explication n’ont qu’à quitter le château. Il laissa son regard traîner sur l’assemblée comme s’il les mettait au défi de s’exécuter. — Bien, conclut-il comme aucun ne bougeait. L’empereur imagine des traîtres Qirsi dans chaque coin du palais. Voir ses plus fidèles conseillers nourrir ses suspicions est bien le dernier des services à lui rendre. Kayiv lâcha un petit rire forcé. — Il ne nous fait plus confiance depuis un certain temps déjà. La mort de Lachmas sera probablement l’excuse qu’il attend pour tous nous faire pendre. En dépit de toutes les promesses que le Tisserand voyait en lui, le jeune homme pouvait se montrer des plus exaspérants, surtout avec des commentaires comme celui-ci. Le ministre semblait considérer Dusaan comme un de ces conseillers serviles qui avaient tourné le dos à leur peuple pour se vouer aux cours Eandi. L’heure était venue de lui ôter ses illusions. — La discussion est close, déclara-t-il. Nous nous reverrons demain. Il regarda les ministres se lever et quitter la pièce. Certains murmuraient entre eux, la plupart se retiraient en silence. D’ordinaire, Dusaan ne se laissait pas aller à l’anxiété – sa position le lui interdisait –, mais alors qu’il attendait le départ des ministres, il sentit son pouls accélérer puis battre comme celui d’un étalon poussé au-delà de ses limites. Il prenait un risque, pas énorme, mais un risque tout de même. Il étudiait ces deux-là depuis assez longtemps pour pouvoir anticiper leur réaction avec une certitude suffisante. Le danger existait néanmoins, et il éprouvait une fébrilité qu’il n’avait jamais ressentie. — Ministre, fit-il au moment où Kayiv s’apprêtait à franchir le seuil, voudriez-vous rester un moment, je vous prie ? Il avait gardé un ton calme. La femme s’arrêta elle aussi. Leur liaison ne faisait aucun doute. En d’autres circonstances, il n’aurait pas toléré cette initiative. En l’occurrence, il l’avait escomptée et même espérée. La promesse qui l’avait attiré vers l’un était aussi sensible chez l’autre. Il ne leur dirait pas tout. Ses plus fidèles lieutenants eux-mêmes ignoraient beaucoup de choses. Il n’avait nul besoin d’entrer dans les détails. — Fermez la porte. Kayiv et Nitara échangèrent un regard. Puis il ferma la porte et ils revinrent à leurs sièges. Ils formaient un beau couple. Lui était élancé et musclé pour un Qirsi ; elle était grande aussi, avec un visage plus rond, séduisant, aux lèvres pleines. Ils offraient une image parfaite, le type même d’une noble jeunesse dont le Tisserand aurait besoin pour diriger les Terres du Devant lorsque les cours Eandi seraient réduites à néant. — Vous devez apprendre quand vous exprimer et quand tenir votre langue, commença le Tisserand en prenant place près d’eux. Le vieux Stavel est presque convaincu que vous êtes un traître. Kayiv détourna les yeux. — Nous sommes tous Qirsi, répondit-il avec amertume. Nous devrions pouvoir dire ce que nous pensons sans craindre de voir les autres se précipiter chez l’empereur et lui débiter des contes à dormir debout sur la conspiration. — Allons, vous n’êtes pas aussi naïf. Le jeune homme lui lança un regard noir, mais Dusaan regardait Nitara. Jusque-là, il avait envisagé d’enrôler Kayiv, avec l’espoir que la jeune femme suivrait. Il comprenait tout à coup qu’elle était la plus raisonnable des deux, que c’était elle qui influençait l’autre. — Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-elle d’une voix qui connaissait la réponse. — Précisément ce que vous pensez, fit-il en souriant. Dire que nous sommes tous Qirsi, c’est ignorer les leçons de l’histoire de notre peuple. Les Tisserands qui ont conduit l’invasion Qirsi il y a neuf siècles raisonnaient sans aucun doute comme Kayiv aujourd’hui, avant que Carthach ne les trahisse au profit des armées du nord. Elle se pencha en avant, les yeux brillants. — Lachmas a été assassiné par la conspiration, n’est-ce pas ? Dusaan sourit de nouveau. Il n’avait pas l’intention de lui répondre, pas encore. — Pourquoi la conspiration voudrait-elle sa mort ? — Parce que c’est un Eandi, répliqua Kayiv avec un haussement d’épaules. — Vous pensez que c’est une raison suffisante ? — Non, fit Nitara en secouant la tête. Ils doivent y voir un intérêt, une façon d’affaiblir l’empire. — Bien, approuva Dusaan. En voyez-vous un ? Elle resta immobile quelques instants, les yeux rivés au sol, comme si les motifs du tapis dissimulaient la réponse qu’il attendait. — Lachmas et Curtell étaient rivaux au début de l’empire, fit-elle enfin. Mais depuis de nombreux siècles, les seigneurs de Lachmas sont les plus fidèles alliés de Curtell. Elle releva les yeux. — N’est-il pas possible qu’ils aient voulu mettre ce crime sur le compte d’une autre maison, disons Qestryd ou Hanyck ? Ces maisons ont fait plus qu’exprimer leurs dissensions avec la dynastie de Curtell. Dusaan, les mains jointes par le bout des doigts, la regarda construire son raisonnement. Elle était vraiment adorable. — Possible. Dans quel but ? Nitara, sourcils froncés, chercha le soutien de Kayiv. — Fomenter une guerre civile ? C’est ce qu’ils cherchent partout ailleurs. C’est du moins l’impression qu’ils donnent. Kayiv fit la moue. — Ça ne fonctionnerait pas ici. Les maisons majeures des autres royaumes ont besoin de quelques alliées parmi les autres. Sans leur soutien, leur suprématie ne vaut rien. Mais ici… Il haussa les épaules. — À Braedon, la maison de Curtell détient le pouvoir à elle seule. L’empereur peut écraser n’importe quel rebelle avant même qu’il ne menace le royaume. Dusaan acquiesça. — Bien, répéta-t-il. Très bien. — Alors pourquoi Lachmas a-t-il été assassiné ? demanda Nitara, le visage concentré. Le Tisserand la considéra d’un air placide. — Il ne l’a pas été. Kayiv plissa les yeux. — Vous en êtes sûr ? — Oui, il se trouve que j’en suis sûr. — Pourquoi ? Dusaan l’entendait dans la voix du jeune homme. Il venait de comprendre, tout comme sa compagne avant lui. Ils le serviraient bien tous les deux. — Parce que s’il l’avait été, c’est moi qui aurais payé ses assassins. Ils échangèrent un nouveau regard. Nitara souriait, comme pour confirmer ce qu’elle lui avait peut-être déjà dit. — Vous faites partie de la conspiration ? demanda Kayiv dubitatif. — Nous préférons l’appeler le mouvement, mais oui, j’en fais partie. Nitara allait s’exprimer, mais le ministre l’interrompit en posant une main sur son épaule. — Pourquoi devrions-nous vous croire ? Il lâcha un autre petit rire, ses yeux scrutant la pièce comme s’il s’attendait à voir l’armée impériale surgir à tout instant. — Qui nous dit que nous ne ferions pas mieux de nous précipiter chez l’empereur et lui révéler que vous êtes un traître ? — À votre guise, répondit Dusaan, si c’est ce que vous souhaitez. Je nierai, évidemment. J’expliquerai à l’empereur que je vous mettais à l’épreuve, que vos étranges commentaires au conseil des ministres aujourd’hui m’ont inspiré des doutes sérieux à votre sujet, que je craignais que vous ne soyez traîtres à l’empire. Votre décision d’informer l’empereur plaiderait en faveur de votre innocence, et la vie du palais continuerait comme par le passé. Sauf que nous saurions tous trois à quoi nous en tenir. Je serais donc dans l’obligation, quand l’occasion se présentera, de vous faire tuer ou emprisonner comme traîtres, ce qui au fond revient au même. Le sang quitta les joues de Nitara. Kayiv lui-même, bien que déterminé à soutenir le regard du Tisserand, semblait déstabilisé. Dusaan, l’air grave, continua de les observer. Puis il sourit, mais sa détente ne soulagea aucun d’eux. — Je ne crois pas que cela soit nécessaire, parce que je suis convaincu que vous n’irez ni l’un ni l’autre chez l’empereur. Kayiv prit la main de Nitara, sans quitter le Tisserand des yeux. — Vous semblez bien sûr de vous. — Je vous surveille depuis quelque temps maintenant. — Vous nous surveillez ? — Je vous surveille tous, tous les ministres et chanceliers de l’empereur, car j’essaye de déterminer lequel d’entre vous est prêt à rejoindre le mouvement. — Et vous nous avez choisis. — Cela vous étonne ? Kayiv ne répondit pas. Nitara dégagea sa main. Ses couleurs revenues, elle regardait le Tisserand avec attention. — Qu’aurons-nous à faire ? — Pas grand-chose au début. Il faut avant tout que vous vous comportiez comme si de rien n’était. Nous nous rencontrerons tous les trois de temps à autre, des réunions au cours desquelles je vous tiendrai informés des progrès de nos plans. Et vous recevrez sans doute un peu d’or. Aucun d’eux ne posa la question habituelle, ce dont il se félicita. — Depuis combien de temps faites-vous partie du mouvement ? demanda Nitara. Il était le mouvement, mais il n’était pas disposé à le leur dire. — Depuis longtemps, depuis sa création. — Êtes-vous un de ses chefs ? — Le mouvement est dirigé par un Tisserand. Aucun de ceux qui le servent ne sait son nom ni l’endroit où il réside. Mais tous les ordres viennent de lui. — Un Tisserand, répéta-t-elle dans un souffle. Je croyais qu’ils avaient tous disparu. Une ironie qui arracha un sourire à Dusaan. Quelque part sur les Terres du Devant, il traquait un homme appelé Grinsa, qui le cherchait lui aussi. — Vous découvrirez qu’il en existe plus qu’on ne l’a jamais imaginé. Sous la domination des Eandi qui contrôlent les Terres du Devant, ils se cachent pour survivre. Lorsque cette guerre sera terminée et que les Terres du Devant appartiendront aux Qirsi, ils seront libres de marcher au grand jour. Les Eandi verraient alors combien son peuple pouvait être puissant. — Un Tisserand, murmura-t-elle encore avec déférence et admiration. Comment fait-il… — Il pénètre les rêves de ceux qui servent sa cause. — Évidemment, s’exclama Kayiv en hochant la tête. Sinon, comment la consp… le mouvement pourrait-il frapper tant de cours à la fois ? — Les royaumes des Eandi sont déjà affaiblis. Le Tisserand ne sera pas long à se révéler et asseoir son pouvoir sur les Terres du Devant. Lorsque cela se produira, les femmes et les hommes qui le servent prendront leur place dans le nouvel ordre de la noblesse Qirsi. Ceux qui se seront opposés à lui – Eandi comme Qirsi – périront. — Et si le mouvement échoue ? demanda le jeune homme. — Il n’échouera pas. — L’invasion, murmura Nitara. L’invasion fait partie de ses projets, n’est-ce pas ? D’abord, il affaiblit les royaumes ; puis, quand les Eandi entreront en guerre, pressés de s’affaiblir encore plus, il les écrasera. Elle dévisageait Dusaan comme si elle le voyait pour la première fois. — C’est vous qui depuis le début poussez l’empereur à cette invasion, n’est-ce pas ? C’est votre rôle. — Oui, cela fait partie de mon rôle, je n’ai pas eu à me montrer très convaincant. Harel veut cette guerre, du moins c’est ce qu’il croit. C’est une chose que vous ne devez jamais oublier à propos des Eandi. Qu’on leur donne l’occasion de se détruire mutuellement, ils s’en emparent. Il nous suffît d’être patients, d’attendre l’heure de nous servir de leur stupidité à notre avantage. — À vous entendre, la victoire est acquise, observa Kayiv une note de sarcasme dans la voix. Il semblait presque que le jeune homme ne pouvait s’adresser à quelqu’un sans le défier. — Tout le travail est déjà fait. Pourquoi avez-vous besoin de nous ? — Cela prendra encore des années. Vous vous en rendez sans doute compte. Les Eandi sont peut-être stupides, mais ils ne sont pas des lâches et ils ne prendront pas la défaite à la légère. Nous avons besoin de savoir quels Qirsi seront avec nous le moment venu, et nous devons être sûrs de pouvoir compter sur ces Qirsi quand les Eandi comprendront leur erreur et tourneront leurs armes contre nous. Il se tut et les gratifia d’un sourire. — En outre, lorsque la victoire sera nôtre, nous aurons besoin de ces jeunes et nobles Qirsi dont je viens juste de parler. Les cloches se mirent à sonner sur la ville de Curtell et les interrompirent. Midi. L’empereur n’allait pas tarder à l’attendre et il ne s’était pas encore occupé des comptes du trésor. — J’ai peur de devoir différer votre réponse, reprit Dusaan. Je vous ai dit ce que le mouvement avait à vous offrir, je vous ai également dit ce qui vous arrivera si vous refusez. Maintenant, c’est à vous de choisir. Kayiv ouvrit les mains devant lui. — Vous ne nous laissez pas vraiment le choix, Haut Chancelier. La richesse et le pouvoir d’un côté, la mort de l’autre. Vous vous attendez vraiment à ce que l’on dise non ? — Bien sûr que non. J’attends que vous suiviez mes instructions à la lettre. À la première désobéissance, que ce soit un refus d’obtempérer ou un geste, une décision, un mot qui mette le mouvement en danger, je vous tue tous les deux. Je ne veux pas que vous rejoigniez la cause simplement pour vous enrichir ou assurer votre survie. Nous offrons, à vous et à tous les Qirsi des Terres du Devant, un avenir merveilleux ; c’est à vous que revient le droit de gagner ce futur, comme l’or que nous vous donnons. Est-ce que c’est clair ? Nitara acquiesça. Les couleurs avaient de nouveau déserté son visage, mais elle souriait. — J’attends ce moment depuis si longtemps, je l’ai tellement espéré. Je n’aurais jamais cru que le chemin qui me conduirait au mouvement était si proche. — Je sais que vous nous servirez bien. Il se tourna vers Kayiv. — Et vous, ministre ? Êtes-vous prêt à servir le Tisserand ? Le jeune homme, la bouche tordue, détourna les yeux. Nitara quitta son siège et vint s’agenouiller devant lui. Elle prit ses deux mains entre les siennes et plongea ses yeux brillants dans les siens. — Nous en avons déjà parlé. Nous en rêvions. Pourquoi lutter maintenant ? Kayiv hocha faiblement la tête. — Je ne sais pas, répondit-il d’une voix calme. — Il lutte parce qu’il ne m’aime pas, déclara Dusaan, et il sut en le disant qu’il avait visé juste. N’est-ce pas, ministre ? L’homme se tourna vers lui avec réticence. — Je ne vous connais pas assez pour savoir si je vous apprécie ou non, Haut Chancelier. Mais je ne peux pas dire que je vous fasse confiance, tout du moins pas assez pour placer ma vie entre vos mains. — Je crains qu’il ne soit trop tard, Kayiv. Vos vies sont déjà entre mes mains. Il faudra vous y résigner. Soyez un fidèle serviteur du mouvement et je vous assure que vous n’aurez rien à craindre de moi. Kayiv baissa le regard sur Nitara. Quelques instants plus tard, sans la quitter des yeux, il acquiesçait. — Très bien, fit-il. — Bien. Laissez-moi maintenant. Je dois rencontrer l’empereur. Vous recevrez bientôt votre or et nous reparlerons dans deux jours, après notre conseil des ministres. Il se tut et réfléchit un instant. — Kayiv, pendant ce conseil, vous direz quelque chose à Stavel qui me mettra en colère, qui m’obligera à vous garder après le départ des autres. J’ignore de quoi nous parlerons, aussi je compte sur vous pour faire preuve de présence d’esprit. Il sourit. — Vous semblez doué pour les paroles malheureuses. J’imagine que vous n’aurez pas grand mal à trouver les mots appropriés. Dusaan s’étonna de voir naître un sourire sur les lèvres du jeune homme. — Oui, je devrais pouvoir me débrouiller. Les jeunes gens se levèrent pour sortir. — Aucun d’entre vous ne m’a demandé combien d’or il allait recevoir, les arrêta Dusaan. J’en suis heureux. — J’y ai pensé, fit Kayiv en se retournant. — Je n’en doute pas. Cette somme devrait atteindre une centaine de qinde, impériaux, bien sûr. À cette précision, Kayiv dressa un sourcil. Dusaan se contenta de sourire. — Je suis moi-même payé en qinde impériaux, ajouta-t-il en leur mentant pour la première fois. Si nous commencions à dépenser de la monnaie courante sur les marchés de Curtell, cela se verrait. En fait, Dusaan payait ses agents en monnaie courante, celle employée dans les six autres royaumes. Les qinde impériaux avaient moins de valeur que les autres – ses intermédiaires y trouvaient leur compte –, mais il craignait surtout que payer ses lieutenants de Sanbira, d’Aneira ou d’ailleurs, en monnaie impériale n’attire l’attention sur lui. Peu de Qirsi à Braedon brassaient autant d’argent que lui et il ne faudrait pas longtemps aux plus intelligents d’entre eux pour découvrir qui était le mystérieux Tisserand qui pénétrait leurs rêves. Payer ses deux nouvelles recrues en monnaie plus forte aurait, pour la raison inverse, éveillé les mêmes questions. Comment le haut chancelier de Braedon pouvait-il avoir accès à une telle somme de qinde courants s’il n’était que simple soldat dans l’armée du Tisserand ? — C’est une belle somme, remarqua Kayiv. — Ce n’est qu’une approximation. Vous aurez peut-être un peu plus, ou un peu moins. Vous avez toutefois raison, c’est bien plus d’argent que ce que vous gagnez en un an. Ne le dépensez pas comme des ivrognes Eandi. Vous ne feriez qu’attirer l’attention de l’empereur. — Comment le Qirsi que nous servons à présent est-il devenu aussi riche ? Le Tisserand sourit légèrement. — Vous allez vite découvrir, ministre, que les chefs du mouvement n’apprécient pas ce genre de questions. Le Tisserand possède des ressources que vous n’imaginez même pas, tout comme l’étendue de son pouvoir. Contentez-vous de le savoir, et réjouissez-vous qu’il vous ai offert d’être son allié dans ce combat. Kayiv acquiesça. Quelques secondes plus tard, lui et Nitara sortaient dans le couloir et fermaient la porte derrière eux. Dusaan retourna à sa table de travail et sortit de son étagère le livre des comptes de l’empire. Détourner l’or qu’il réservait aux ministres ne lui poserait aucun problème. Les gages de tous les ministres et chanceliers de l’empereur étaient versés à la fin de chaque cycle, comme ceux des soldats et des manœuvres. Trouver deux cents qinde pour ces deux-là ne serait pas plus compliqué que pour les autres. Il avait la certitude que Nitara le servirait avec dévouement, tant qu’elle l’écouterait plus que son amant. Kayiv, c’était autre chose. Il possédait trois pouvoirs, dont deux – le façonnage et le langage des animaux – parmi les plus puissantes magies Qirsi. Il montrait une intelligence fine et une grande confiance dans ses propres capacités, autant de qualités que Dusaan cherchait chez ses plus fidèles serviteurs. Il était aussi chicaneur et prompt à douter de ses supérieurs. À l’arrivée du jeune homme au palais, plusieurs années auparavant, Dusaan avait mis ce caractère difficile sur le compte de l’insatisfaction que lui inspiraient l’autorité Eandi en général et l’ineptie de Harel en particulier, une irritation qu’il éprouvait souvent lui-même. Leur conversation cependant l’obligeait à considérer cette attitude sous un angle différent : Kayiv était peut-être bien, et de nature, tout simplement fâcheux. Dusaan avait longtemps hésité à tourner les Qirsi de Harel à sa cause. Une telle proximité risquait de compromettre le mystère qu’il entretenait soigneusement autour de sa personne. Sa vie dépendait de cet anonymat. En l’occurrence, il éprouvait un certain réconfort à savoir qu’il avait désormais un œil sur Kayiv. Car cet homme lui semblait une recrue des plus dangereuses pour le mouvement. Ils n’osèrent prononcer un mot avant d’avoir rejoint la chambre de Nitara. La porte fermée, la jeune femme redoutait encore de parler à voix haute. Malgré la peur que lui inspirait ce qu’était soudain devenu – et sous leurs yeux – le haut chancelier, elle avait du mal à contenir le mélange d’exaltation et d’inquiétude qui l’étreignait. Cela faisait presque un an qu’elle et Kayiv parlaient de rejoindre la conspiration. Dans son lit, leur passion assouvie, encore essoufflés de leurs ébats, ils avaient souvent évoqué à voix basse leur rêve d’une Suprématie Qirsi. Il ne leur était jamais venu à l’esprit qu’un autre, dans le palais, puisse nourrir les mêmes aspirations. Et même alors, ils n’auraient jamais imaginé que Dusaan, si fidèle à l’empereur, soit celui-là. Apprendre qu’il avait rejoint le mouvement depuis des années, qu’il avait deviné, en se contentant de les observer au cours de leurs réunions quotidiennes, qu’ils étaient prêts à l’imiter, la ravissait et l’effrayait. Avaient-ils à ce point manqué de discrétion, ou bien le haut chancelier faisait-il preuve d’une inimaginable perspicacité ? Quelle que soit la réponse, elle ne pouvait que constater son propre manque de discernement. En entrant, Kayiv s’était jeté dans le fauteuil près de la cheminée. Nitara s’assit sur son lit et l’observa. Sa réticence à rejoindre le mouvement l’avait surprise. Même maintenant, alors qu’ils étaient seuls, il semblait hésitant, comme s’il craignait d’avoir commis une terrible erreur. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle à voix basse. Qu’est-ce qui te contrarie tant ? Il hocha la tête d’un air pensif. — Honnêtement, je ne sais pas. Je sens que Dusaan ne nous dit pas tout. Je ne suis pas tout à fait convaincu de son appartenance à la conspiration. Qui nous dit qu’il ne va pas aller trouver l’empereur ? Nous venons de commettre la plus haute des trahisons envers l’empire. Même si nous en parlons depuis longtemps, j’ai le sentiment que nous avons été forcés de nous engager dans le mouvement. J’ai l’impression que le haut chancelier m’a mis le couteau sous la gorge. — Il nous a menacés, c’est vrai. Mais il n’avait pas le choix. Il a avoué, lui aussi, être un traître. Il devait être sûr que nous n’irions pas le dénoncer à Harel. — Non, il n’en avait pas besoin. Kayiv se leva, se dirigea vers la tapisserie qui ornait un mur de sa chambre, et l’écarta un peu pour contempler par l’étroite fenêtre les jardins du palais. — Il l’a dit lui-même. Si nous tentons de le dénoncer, il prétendra que c’était un piège, une façon de tester notre loyauté à la couronne. — Je ne suis pas sûre que cela suffise à le protéger. Il y a encore un cycle ou deux, cette manœuvre aurait pu marcher, mais depuis la mort de Lachmas, l’empereur voit des traîtres partout. Il ne croirait pas à cette histoire, même de la bouche de Dusaan. Et je pense que le chancelier le sait très bien. — Peut-être, répondit-il sans conviction. — Il commence à faire froid. Kayiv se tourna vers elle, puis laissa retomber la tapisserie sur la fenêtre. Il revint à son fauteuil et se rassit. Il se frotta les mains, la mâchoire serrée. — J’éprouve le même sentiment que toi, lui dit-elle. Il ne nous a pas tout dit. Je ne crois pas pour autant qu’il nous mente au sujet de ses attachements. Il sert la conspiration. Nous aussi, maintenant. N’est-ce pas ce que tu voulais ? — Je le croyais. — Qu’est-ce qui a changé ? — Rien. Rien ne changera. C’est peut-être ça qui me tracasse. Je ne suis pas certain que remplacer les cours Eandi par des cours Qirsi soit un véritable progrès, surtout si les nobles Qirsi sont à l’image de ce Tisserand que Dusaan a évoqué. Combien de temps crois-tu que les Eandi les toléreront avant de se rebeller ? — Nous aurons alors la maîtrise des armées. Notre magie les contrôlera. — Nous ne sommes pas assez nombreux, Nitara. Réfléchis un peu. Sur les Terres du Devant, il y a dix Eandi pour un Qirsi. À moins que le Tisserand n’ait l’intention d’en exécuter dix mille et de faire emprisonner le reste, nous ne pourrons pas contrôler les royaumes après les avoir pris. — Ils ne se rebelleront peut-être pas. Il fronça les sourcils. — Tu n’es pas sérieuse ! — Bien sûr que si. Ils résisteront d’abord, mais si les règles Qirsi apportent des jours meilleurs aux Eandi aussi ? Je ne parle pas des nobles, évidemment, mais du peuple. Si les Qirsi mettaient un terme au genre de stupidités dont nous avons discuté aujourd’hui, comme ces querelles à Grensyn ? Tu ne penses pas que cela suffirait à gagner leur loyauté ? — Je pense surtout que tu attends beaucoup du peuple Eandi. Et je crois que tu n’as pas conscience de la profondeur de la haine qu’inspire notre peuple dans le pays. Kayiv, ses yeux dorés empreints de désespoir, secoua la tête. — Notre domination serait basée sur la peur, la peur de notre magie, la peur du Tisserand, la peur générée par plus d’exécutions que je n’ose l’imaginer. Parce que c’est la seule façon dont ça peut fonctionner. — Alors, tu reconnais que ça peut marcher. Il leva sur elle un regard stupéfié, comme s’il était incapable de croire ce qu’il venait d’entendre. — Oui, mais à quel prix ? Nitara sentit la colère la gagner. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut avec une passion qu’elle ne se connaissait pas. — Après l’échec de l’invasion, les Eandi ont tué tous les chefs Qirsi, et tous les Tisserands ! Aujourd’hui encore, ils continuent d’exécuter tous ceux qu’ils débusquent ! Et nous devrions éprouver des scrupules à recouvrer notre liberté ? Il avait l’air effrayé maintenant. Par elle, comprit-elle avec un pincement au cœur. — Cela n’ira sans doute pas jusque-là, reprit-elle en s’efforçant de garder un ton posé. Le haut chancelier nous a dit qu’il existe plus de Tisserands que nous l’imaginons. Avec un Tisserand à la tête de chaque royaume, les exécutions ne seront pas nécessaires. Elle quitta son lit et vint le rejoindre. Derrière son fauteuil, elle posa les mains sur ses épaules et le massa doucement. — Allons, mon amour. Nous en parlons depuis trop longtemps pour que tu recules maintenant. Et puis nous avons donné notre parole à Dusaan. Et je n’ai pas senti la moindre trace de plaisanterie dans sa voix lorsqu’il nous a menacés de mort si nous le trahissions. Elle se pencha et lui déposa un baiser dans le creux du cou. — Nous sommes guidés par un Tisserand, lui murmura-t-elle à l’oreille. Nous allons gagner cette guerre. Nous aurons la noblesse, la richesse, la puissance. Nous pourrons diriger ensemble. Je suis sûre que c’est ce que tu veux. Il lui prit les mains et les porta l’une après l’autre à ses lèvres. — Oui, répondit-il d’un ton mesuré, c’est ce que je veux. Elle fît le tour du fauteuil et s’arrêta devant lui. — Alors arrête de ruminer, reprit-elle en se débarrassant de sa robe ministérielle puis en déboutonnant celle qu’elle portait dessous. Nous allons changer le monde ensemble. Ça se fête ! Elle laissa tomber sa robe sur ses chevilles, enjamba le tissu, prit son amant par la main et l’entraîna vers son lit. — C’est curieux de fêter une guerre, remarqua-t-il. Nitara sourit et l’embrassa légèrement sur la bouche, en commençant à le déshabiller. — Nous ne fêtons pas la guerre, mais la victoire. 7 Cité des Rois, Eibithar Plusieurs jours s’écoulèrent avant que Cresenne puisse envisager le moindre voyage, et plusieurs autres avant de l’admettre devant Grinsa et le maître herboriste. Grinsa était venu la voir chaque jour et, après deux autres tentatives infructueuses, était parvenu à prendre leur enfant dans ses bras, et l’endormir contre son cœur. La joie qui avait illuminé son regard lorsqu’il avait rendu Bryntelle à sa mère, avec un luxe de précautions, n’avait laissé aucun doute à la jeune femme : l’amour qu’il portait à son enfant était vite passé au premier plan de ses préoccupations. Tout comme elle. Depuis la naissance de sa fille, elle ne dormait guère plus de quelques heures d’affilée. Bryntelle était encore presque toujours affamée, et ses couches humides ou souillées tout aussi souvent. De toute sa vie, Cresenne n’avait jamais travaillé aussi dur. Elle éprouvait cependant un tel amour pour sa fille, un désir irrépressible de contempler son visage et ses mains, qu’elle devait se forcer à manger à l’heure des repas et s’obliger à dormir quand elle le pouvait. Elle aurait dû réfléchir à la façon d’utiliser l’amour de Grinsa pour sa fille à son avantage, mais elle était trop effrayée à l’idée qu’il puisse agir de même envers elle. « Si tu ne fais pas ce que je te demande, je te prendrai Bryntelle. » Il l’avait aussi menacée de la jeter dans les cachots de Glyndwr. Il n’avait aucun souci à se faire. Sa peur de perdre sa fille était plus forte que tout le reste. Et elle sentait que Grinsa le savait. Cresenne et le Glaneur ressemblaient à deux duellistes de force égale. Chacun avait une arme posée contre la gorge de l’autre, et une autre appuyée sur le cœur. Un mot d’elle, et il serait exécuté comme l’étaient tous les Tisserands. Une seule pensée révélée au Tisserand qui dirigeait la conspiration et des assassins fondraient sur eux comme des criquets sur les récoltes. Un mot de lui, et son bébé lui serait arraché, elle serait exécutée comme traîtresse, laissant Bryntelle orpheline. La peur de l’autre les retenait. La peur et l’amour, bien qu’aucun d’eux ne le reconnaisse. En regardant Grinsa tenir Bryntelle entre ses bras, Cresenne s’était demandé s’il serait réellement capable de mettre ses menaces à exécution, tout comme elle s’était demandé si elle-même serait capable de le faire assassiner. Comment pourrait-elle jamais l’expliquer à sa fille ? Comment pourrait-elle justifier ses mensonges sur la mort de son père ? Bien que dubitative quant à la menace que représentait Grinsa, Cresenne n’avait pas eu le courage de tester sa résolution. Aussi longtemps qu’elle l’avait pu, elle avait prétendu être trop fatiguée et trop souffrante pour prendre la route. Lorsque le guérisseur de Glyndwr et le maître herboriste l’avaient tous deux déclarée en état de quitter le château, elle avait accédé à la demande de Grinsa de l’accompagner à la Cité des Rois d’Eibithar. Elle n’avait pas la moindre intention de révéler au roi tout ce qu’elle avait fait pour le compte du Tisserand. Elle avait peut-être aimé Grinsa ; elle nourrissait peut-être même l’espoir d’une réconciliation, ou le désir insensé de trouver le moyen de faire renaître leur amour afin de former une famille, mais elle ne devait rien à Tavis de Curgh. Elle n’avait aucune intention de s’exposer au courroux du Tisserand simplement pour prouver son innocence. Le voyage, qui ne comptait que douze lieues, fut néanmoins très long. Cresenne avait insisté pour se reposer chaque fois que Bryntelle avait faim. Mais il ne dura pas aussi longtemps qu’elle l’avait espéré. Le bébé avait dû trouver le balancement de sa monture à son goût, car il avait dormi beaucoup plus que d’habitude et mangé beaucoup moins. Grinsa, la plupart du temps, chevauchait à leur côté, dos droit et sur le qui-vive, comme s’il redoutait un assaut imminent. Comme son père le lui avait demandé, Kearney le Jeune leur avait offert autant de soldats qu’ils le souhaitaient. Craignant qu’une escorte trop importante n’attire sur eux des attentions indésirables, Grinsa et Tavis n’avaient requis que huit hommes, un nombre restreint compte tenu de ceux qui, en Eibithar, souhaitaient la mort du jeune Curgh. Il n’avait fallu qu’une demi-journée à Cresenne pour comprendre que le jeune seigneur se méfiait des hommes de Glyndwr autant que des brigands de grand chemin ou des assassins de Kentigern. Il chevauchait seul la plus grande partie du chemin, devant Cresenne et Grinsa, mais derrière la première ligne des gardes. Il ne parlait à personne et posait sur les soldats le regard qu’un combattant adressait à ses adversaires avant un tournoi. Cresenne pouvait le voir jauger leur force respective et tenter de déterminer ses chances s’ils se jetaient sur lui. Si le voyage n’était pas long, le terrain posait quelque difficulté. Les premiers jours, alors qu’ils dirigeaient leurs montures à travers les montagnes, un vent d’ouest, froid et violent, s’était levé. Il avait soufflé sur les rochers alentour, courbé les hautes herbes brunes, frémissantes comme des fidèles craintifs dans un sanctuaire de Bian. Le troisième jour, ils avaient entamé la longue descente de la Steppe de Caerisse, le long d’un chemin tortueux creusé par des années et des années de fréquentation. Par endroits, le passage était si étroit qu’ils avaient été obligés d’avancer en file indienne, les uns derrière les autres. Le vent ne s’était pas calmé. Si Cresenne avait préféré les empêcher d’atteindre trop vite la cité royale, elle avait cependant eu hâte d’en arriver à cette partie du voyage. — Qu’est-ce que tu trouves à ce garçon ? demanda-t-elle enfin à Grinsa le matin de ce troisième jour alors qu’ils se faufilaient le long du sentier. Le chemin plus large à cet endroit permettait à Grinsa d’avancer à ses côtés. Elle avait parlé à voix basse. S’assurant d’un regard que le jeune homme ne les entendait pas, Grinsa ralentit légèrement sa monture. Cresenne l’imita. — La même chose que toi, répondit-il. Il est arrogant, gâté, aigri par la noirceur de son destin, et bien plus concerné par son propre bien-être que par celui des autres. Elle dressa un sourcil étonné. — Eh bien, tu fais un drôle d’ami. — Je vois aussi beaucoup de promesses en lui, et les prémisses de qualités qui le distinguent déjà des autres nobles. Il éprouve un attachement farouche à son royaume et sa maison. Il a bien plus de courage que tu ne l’imagines ; ses cicatrices témoignent de sa force et de sa fierté. Il possède aussi une intelligence rare. L’heure venue, je suis persuadé qu’il fera un excellent dirigeant, que ce soit pour son duché ou son royaume. — Je vois. T’a-t-il promis de faire de toi son Premier ministre ? Grinsa éclata de rire. — Si tu essaies de me provoquer, tu vas être déçue. Je doute que cette idée ne vienne jamais à l’esprit de Tavis, et je n’ai aucune ambition de cette sorte. Il se tourna vers elle et son expression se durcit. — Tu devrais le savoir. Il en sait autant que toi sur mes pouvoirs et il n’a jamais cherché à utiliser cette arme contre moi. Pas plus qu’il n’a montré de crainte à l’égard de mes capacités. De vous deux, je m’inquiète beaucoup moins de le voir me trahir que toi. Sur ces mots, il éperonna les flancs de sa monture et s’éloigna pour rejoindre le jeune homme. Le reste de la journée, Cresenne et Bryntelle voyagèrent seules. Ils atteignirent la cité royale six jours après leur départ de Glyndwr. Cela faisait plusieurs jours qu’ils la voyaient depuis les hauteurs de la steppe. Même alors, Cresenne n’avait pu s’empêcher d’être impressionnée par les dimensions de la cité et celles de son formidable château. La grande forteresse, de forme carrée, s’élevait au centre des remparts de la ville. Aux quatre coins de la cité se dressaient autant de sanctuaires. Cresenne savait que chacun d’entre eux était dédié aux dieux anciens : Elined, Amon, Morna et Bian. Ce ne fut qu’au moment où la petite compagnie atteignit les portes de la ville qu’elle apprécia les dimensions réelles de la Cité des Rois d’Eibithar. Ni la ville, ni son château ne pouvaient être qualifiés de beaux. Leur architecture, dépourvue d’imagination, manquait de finesse. Ils étaient privés de la grâce qui caractérisait les châteaux du sud, de Caerisse ou d’Aneira, comme de la beauté subtile des plus anciennes cités d’Eibithar. Devant ses yeux s’élevait une expression du pouvoir, brut et imprenable. Une cité royale était censée être la dernière défense d’un royaume contre l’envahisseur. Plus que tous les autres fiefs des monarques des Terres du Devant, à l’exception peut-être du Palais impérial de Curtell, la Cité des Rois d’Eibithar incarnait cette image. Elle ne pouvait imaginer aucune armée, aucune coalition, capable de franchir ces murs et ces portes. Au pied des pierres blanches des remparts, devant les soldats redoutables qui les gardaient, Cresenne se demanda si le Tisserand avait jamais vu la cité d’Audun. Elle avait été curieuse de voir si Tavis y serait accueilli comme un noble. En dehors de l’effectif habituel de gardes, personne ne les attendait aux portes de la ville. Si le jeune Curgh en fut surpris, il n’en montra rien. Bien que ni le roi ni aucun de ses représentants officiels ne soient venus l’accueillir, Tavis ne manqua pas d’être reconnu. Les gardes le dévisagèrent, tout comme les passants dans les rues ou sur la place du marché. Beaucoup d’entre eux le montraient du doigt sans vergogne et quelques-uns, plus audacieux, lui criaient des injures. Les soldats de Glyndwr, malgré quelques sourires échangés entre eux, ne bronchèrent pas. Tavis, à son honneur, garda les yeux droit devant lui. Il entendait ce qu’on lui disait – Cresenne, derrière lui, voyait ses oreilles et son cou rougir – mais il poursuivit sa route, impassible, sans modifier son allure. Au bout d’un moment, Grinsa se tourna vers elle et dit simplement : — Je vais avec lui. Elle le regarda s’éloigner, sans savoir s’il comptait soutenir le garçon dans l’épreuve ou garantir sa sécurité. Il resta à ses côtés jusqu’aux portes du château. Le roi les accueillit dans l’enceinte intérieure. Vêtu d’une simple tenue de soldat, à l’exception du baudrier argent, rouge et noir qui lui ceignait le dos, peu de détails indiquaient son rang, ou même sa naissance. Ce fut du moins la première impression de Cresenne qui l’observa saluer Tavis et Grinsa avec solennité. Les trois hommes discutèrent quelques instants, ou plus exactement, Grinsa prit la parole, tandis que le roi et Tavis l’écoutaient. Kearney finit par acquiescer, et ils avancèrent tous les trois vers l’endroit où Cresenne les attendait sur sa monture. Elle tenait bien sûr Bryntelle dans ses bras. En voyant le roi venir vers elle, elle serra son bébé contre sa poitrine. — Vous savez qui je suis, déclara-t-il en s’arrêtant devant elle. De près, elle constata qu’il était plus jeune qu’il n’en avait l’air. Sa chevelure se parait peut-être d’argent, mais son visage demeurait lisse, presque juvénile, et ses yeux d’un vert clair et brillant. Elle aurait aimé lui donner une réponse cinglante, une réplique qui lui aurait fait comprendre qu’elle ne lui devait, pas plus qu’à son royaume, aucune allégeance. — Oui, Votre Majesté, se contenta-t-elle cependant de répondre. — Vous devez aussi savoir qu’en dépit des calomnies dont m’accablent ceux qui dirigent votre mouvement, je ne suis ni un tyran ni un idiot. Si vous répondez à mes questions avec franchise, vous serez traitée équitablement. Si vous refusez, ou si vous essayez de me tromper, de quelque manière que ce soit, votre enfant vous sera retiré et vous serez jetée en prison. Est-ce clair ? Son cœur lui martelait la poitrine comme les brisants de l’océan ; elle frissonna malgré le soleil. Elle regarda Grinsa qui, derrière le roi, gardait les yeux baissés. Elle aurait voulu l’invectiver, lui demander comment il osait préférer cet homme et sa cour à Bryntelle. Une fois encore, les mots ne purent franchir ses lèvres. Après un silence, elle se contenta d’opiner. — Bien, fit le roi. Lord Curgh et le Glaneur m’ont dit que vous appartenez à la conspiration dont nous avons beaucoup entendu parler. Je n’ai aucune raison de mettre leur parole en doute. Ils m’ont aussi dit que vous n’aviez pas l’intention de fuir ou de commettre une quelconque idiotie. Ils m’assurent que vous aimez trop votre fille pour risquer de la mettre ou de vous mettre en danger. Sur leur recommandation, je vous accorde une chambre près des leurs. Vous serez nourrie et libre d’aller et venir à votre guise. Ne faites rien qui m’obligerait à regretter la confiance que je place en votre jugement. Il se tourna vers Grinsa et Tavis. — Mangez, reposez-vous. Nous discuterons plus tard. Les deux hommes s’inclinèrent devant Kearney. — Merci, Votre Majesté, fit Tavis. Nous attendrons votre appel. Le roi hocha la tête et se retira vers la porte de la tour la plus proche. Aussitôt, un de ses soldats avança vers eux et leur désigna une autre porte. — Par ici, monseigneur, fit-il à Tavis d’une voix dont la froideur n’échappa pas à Cresenne. Les hommes du roi n’étaient pas plus convaincus de l’innocence du jeune homme que ceux de Glyndwr. Grinsa aida la jeune femme à mettre pied à terre, et ils suivirent le garde le long d’un escalier en colimaçon et des couloirs du château. On leur donna trois chambres dans un vestibule par ailleurs désert. Grinsa prit celle entre Cresenne et Tavis, et leur demanda d’attendre son autorisation avant de sortir. — Je suis en sécurité dans le château d’Audun, répliqua le jeune homme en grimaçant. Vous ne pouvez quand même pas me consigner dans ma chambre, comme un enfant, alors que vous vous promenez en toute liberté. Pour une fois, Cresenne partageait son avis. Un regard sévère du Glaneur leur fit comprendre que le sujet n’appelait aucune discussion. Bien qu’austère et froide, la chambre de Cresenne ne manquait pas d’espace, pour le quartier des invités. Le mobilier se réduisait à un lit, une armoire et un unique fauteuil, devant la cheminée éteinte. Elle coucha Bryntelle sur le lit et la contempla un moment. L’enfant dormait en remuant sa bouche comme si elle tétait. Presque aussitôt, on frappa à la porte. Cresenne se redressa et alla ouvrir. Un jeune serviteur, les bras chargés de bûches et de petit bois, s’inclina timidement avant de se précipiter vers la cheminée où il entreprit d’allumer un feu. Elle allait l’arrêter – elle pouvait s’en charger d’un simple effort de concentration – au moment où Grinsa apparut sur le seuil. — Comment va-t-elle ? demanda-t-il en désignant Bryntelle du menton. — Bien. Il acquiesça, les yeux sur le serviteur. Le garçon avait empilé plusieurs bûches dans l’âtre et déposé les autres sur le côté. — Ça ira, lui dit Grinsa. Nous allons nous occuper du reste. Le garçon leva vers eux un regard effrayé. Il avait sans doute vu des Qirsi dans sa vie – beaucoup travaillaient et vivaient au château –, mais à sa mine, on aurait juré que c’était la première fois qu’il croisait des sorciers. — Bien, monsieur, murmura-t-il avant de se lever. Il s’inclina et disparut sans demander son reste. Grinsa ferma la porte. — Il ne t’aura pas fallu longtemps pour informer le roi de mes agissements, dit Cresenne en se détournant de lui. — Tu travailles pour la conspiration. Tu n’imagines tout de même pas que je l’aurais laissé t’accueillir sans le mettre au courant ? Elle haussa les épaules. — Je lui ai dit aussi que tu n’étais une menace ni pour lui, ni pour personne. — Tu as peut-être eu tort. — Je ne crois pas. Elle se tourna vers lui en ricanant. — Tu es comme eux. Tu n’hésites pas à te servir de notre bébé comme une arme contre moi. — Nous sommes tous les deux coupables en ce cas, Cresenne. Elle mérite mieux de notre part. — Je ne dirai rien au roi. Je ne trahirai pas le mouvement et je ne risquerai pas ma vie pour sauver le jeune Curgh. Il la considéra longtemps en silence. Mal à l’aise, elle finit par croiser les bras sur la poitrine. Ses yeux, qui ne savaient où se poser, papillonnaient dans la pièce. — Qu’est-ce que tu regardes ? se résigna-t-elle à demander. — M’as-tu jamais aimé ? — J’ai agi pour le mouvement. Tu dois le savoir maintenant. Ses mains tremblaient. Elle se frotta les bras pour se réchauffer. Grinsa regarda les bûches qui, aussitôt, s’enflammèrent. — Merci. — Je t’ai aimée, reprit-il en passant à côté d’elle pour s’asseoir sur le lit à côté de leur enfant. Il regarda Bryntelle, et lui caressa la joue d’un doigt léger. En frissonnant, Cresenne se souvint de la douceur de ses mains sur sa peau. — Je t’ai aimée plus que personne depuis la mort de ma femme, poursuivit-il à voix basse. Comprendre que c’était toi qui avais envoyé des assassins à mes trousses a failli me tuer. — Pourquoi me racontes-tu tout ça ? — Je ne sais pas. J’imagine qu’il y a longtemps que je voulais t’en parler. Je ne croyais pas en avoir jamais l’occasion. — Alors c’est pour ça que tu m’as fait venir à la Cité des Rois ? Essaies-tu de tirer vengeance de ce que je t’ai fait subir ? Il secoua la tête, sans quitter leur enfant des yeux. — Je le fais parce que je dois le faire, tout comme je devais te quitter à Galdasten. — Pour protéger le garçon. — Il s’agit d’autre chose, de bien plus que ça. Il se tourna vers elle. — Ton mouvement va amener la ruine sur les Terres du Devant, Cresenne. Tu crois peut-être construire un nouveau royaume pour les Qirsi, mais tu ne fais que détruire le pays, détruire le foyer de Bryntelle. — Tant que les Eandi sont au pouvoir, elle n’a pas de foyer. Cresenne avait prononcé ces mots avec toute la conviction dont elle était capable, mais ses paroles paraissaient bien creuses, même à ses propres oreilles. — Je vais vaincre ton Tisserand. Il s’exprimait avec une telle confiance qu’elle n’osa pas argumenter. — Je ne verrai peut-être pas la fin de cette guerre, mais lui non plus. Alors tu dois choisir. Vas-tu te consacrer à une cause perdue, ou bien vas-tu m’aider, et assurer à notre fille la possibilité de grandir en connaissant son père ? Il se leva et se dirigea vers la porte. — Le roi voudra nous parler, à moi et Tavis, avant de t’interroger. Je ne pense pas qu’il te convoque avant demain matin. Ça te laisse du temps pour réfléchir. Il prit la poignée et ouvrit la porte, puis se tourna une dernière fois vers elle : — Tu n’as pas répondu à ma question. Les poings serrés pour ne pas lui montrer combien ses mains tremblaient, elle soutint son regard du mieux qu’elle put. — Bien sûr que si. — Tu m’as dit que tu m’as séduit pour le mouvement. Mais tu ne m’as pas dit si tu m’avais aimé. Cresenne rejeta ses cheveux en arrière et sourit froidement. — Je ne t’ai jamais aimé. Je ne pourrai jamais aimer un homme comme toi. Il haussa les sourcils, mais acquiesça. Son regard blessé n’échappa pas à la jeune femme. — Je vois, fit-il simplement. Eh bien, merci de ta franchise. — Il n’y a pas de quoi. Elle attendit, même après qu’il eut fermé la porte, que ses pas décroissent dans le couloir. Lorsque le silence l’enveloppa, elle se jeta sur son lit et, le corps agité de sanglots, pleura près de son bébé endormi. Grinsa marcha longtemps dans les couloirs du château, à la recherche de Keziah, sa sœur, désormais Premier ministre du roi d’Eibithar. Ce n’était qu’un prétexte. Il fut heureux de ne pas la trouver trop vite. Il ne l’aurait avoué pour rien au monde, mais il avait espéré gagner un peu de la confiance de Cresenne, peut-être même de son affection. Plutôt que d’accepter son honnêteté comme un signe en ce sens, la jeune femme n’y avait vu que l’occasion de le blesser davantage. En dépit de ses dénégations, Grinsa savait qu’elle l’avait aimé, ou du moins qu’il avait compté pour elle. Il se souvenait toujours, avec une douloureuse clarté, de leur dernière nuit à Galdasten, lorsqu’il l’avait quittée pour libérer Tavis des cachots de Kentigern. La colère que lui avait inspirée son départ était sincère, et beaucoup trop vive pour n’être que le courroux d’un conspirateur dépité. Elle avait été blessée, et amère, comme seule une femme amoureuse et éconduite pouvait l’être. Au cours du cycle suivant, quand il avait découvert sa trahison, et tué – au terme d’une âpre lutte – l’assassin qu’elle avait envoyé après lui, il en était venu à douter de son jugement. Pas seulement sur leur dernière nuit, et ce qu’ils avaient partagé, mais sur toutes celles qui avaient précédé. Il s’était maudit de sa stupidité et s’en était voulu de la facilité avec laquelle il s’était laissé berner. Il était Tisserand, le plus puissant des sorciers Qirsi. Même si les Tisserands n’avaient pas le don de confondre les cœurs perfides, Grinsa s’était longtemps reproché de n’avoir rien soupçonné. Seul le temps lui avait permis d’apaiser ses remords, de comprendre qu’il n’avait rien vu de cette manipulation parce qu’elle ne l’avait peut-être pas trompé sur ses sentiments, pas complètement. Elle n’avait cessé de lui poser des questions sur Tavis de Curgh, sur sa Révélation, mais il était aussi vrai qu’il ne lui avait jamais rien divulgué de ce que le garçon avait vu dans le Qiran. Malgré cela, elle était restée avec lui jusqu’à son départ du Festival. Il n’était pas stupide. Il savait pourquoi elle était venue à lui, pourquoi elle s’était offerte. Mais ça n’avait pas été la première fois qu’il avait éprouvé ce sentiment et qu’il s’était senti aimé en retour ; et il savait que, malgré ses talents de dissimulation, Cresenne n’avait pu mentir de bout en bout. La passion qu’ils avaient partagée ne pouvait être feinte. Qu’est-ce que cela changeait ? interrogea une voix au plus profond de lui, tandis qu’il s’engageait dans un nouveau couloir. Pourquoi revenir là-dessus ? — Pour Bryntelle, répondit-il à voix haute. Nous sommes ses parents. Ce que nous sommes devenus l’un pour l’autre doit-il effacer ce que nous avons un jour partagé ? Ce à quoi la voix lui répondit que seul l’orgueil motivait ses actes, l’orgueil et le désir d’adoucir la douleur qui lui tiraillait le cœur comme une vieille blessure. Grinsa se passa une main sur le visage. — Tout cela est stupide. — Vous avez dit quelque chose ? Grinsa, surpris, pivota vers la porte qu’il venait de dépasser, gardée par deux soldats en armes. — Non, je… De qui gardez-vous la chambre ? demanda-t-il. — De la reine. Elle ne veut pas qu’on la dérange. — Savez-vous où je peux trouver le Premier ministre ? Les deux hommes échangèrent un regard. — Que lui voulez-vous ? demanda l’un d’entre eux. Grinsa sentit un frisson lui parcourir le dos. Ce ton ne lui disait rien qui vaille. — C’est une vieille amie, fit-il d’une voix aussi naturelle que possible. L’homme le regarda d’un air soupçonneux. — Comment va-t-elle ? — Ça pourrait être pire. Vous la trouverez dans ses appartements, ou peut-être dans les jardins. Le Glaneur opina. — Merci. Il allait s’éloigner, mais le soldat, en le retenant par le bras, le força à se retourner. — Je ne sais pas comment vous êtes entré au château, mais on surveille de près les Cheveux-blancs, ici. Vous feriez mieux de ne pas l’oublier. Il aurait dû garder le silence, mais l’homme était allé trop loin. — J’ai franchi les portes du château parce que les soldats qui les gardent savent que je suis ici sur la requête du roi, avec Lord Tavis de Curgh. Si vous voulez vous en assurer, j’accepte de vous accompagner jusqu’au bureau du roi, où vous pourrez lui faire part de vos réserves. Sinon, je vous suggère de me laisser partir. L’homme rougit, mais soutint son regard. — Pardonnez-moi, monsieur. Si j’avais su, je ne me serais pas permis. — Quel est votre nom ? Le garde tordit la bouche. — Cullum Minfeld, monsieur. — Bien, Cullum, je ne dirai rien de tout ceci au roi ni au capitaine, pourvu que cela ne se reproduise pas. — Vous pouvez en être sûr, monsieur. Le ton était insolent. Grinsa n’y pouvait rien. — Vous disiez que le Premier ministre pouvait être dans ses appartements ou dans les jardins. Je suis passé dans ses appartements il n’y a pas longtemps. Y a-t-il un autre endroit où je puisse la trouver avant de descendre jusqu’aux jardins ? Cullum jeta un regard à son camarade. — Elle passe beaucoup de temps seule sur les remparts, monsieur. Vous la trouverez sans doute là-haut. — Merci. Il salua les deux hommes de la tête avant de s’en aller sans se retourner. Grinsa ne doutait pas que tous les soldats du royaume, tous les soldats des Terres du Devant, éprouvaient le même mépris pour les Qirsi que ces deux-là. Il était néanmoins surprenant que des hommes aussi disciplinés que ceux qui servaient le roi d’Eibithar se montrent aussi peu discrets. Il se dirigea vers la tour la plus proche et grimpa les escaliers jusqu’aux remparts. Il aperçut Keziah au moment où il débouchait au soleil. Elle se tenait devant lui, dos tourné, appuyée contre le rebord de pierre, les yeux posés sur les chutes de Raven, un fin ruban gris dans le lointain. Il marcha vers elle. Les gardes qu’il dépassa pour la rejoindre le considérèrent avec méfiance. Keziah le vit. À part la brise légère qui soulevait ses cheveux blancs, elle resta immobile. Des rides entouraient sa bouche et ses yeux. Elle semblait ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. — J’aurais préféré mieux t’accueillir, commença-t-elle à voix basse. Sous le regard des gardes, je ne crois pas que ça aurait été sage. Il était Tisserand et, depuis des siècles, les Tisserands étaient exécutés simplement parce que les Eandi craignaient leurs pouvoirs. La famille d’un Tisserand subissait généralement le même sort ; donc, depuis des années, depuis son Aspiration, Grinsa et Keziah cachaient leurs liens. — Je comprends. Comment vas-tu ? Elle haussa les épaules. Une larme roula sur sa joue. — Pas très bien. Il aurait aimé la prendre dans ses bras, la laisser pleurer contre lui jusqu’à ce qu’elle s’apaise, mais il contempla les remparts avec toute la désinvolture dont il se sentait capable. Aucun des soldats n’était assez proche pour entendre leur conversation. — Tu as parlé de nouveau avec le Tisserand ? Malgré son avis, et à l’insu de son roi, Keziah avait décidé de rejoindre la conspiration, persuadée que c’était le meilleur moyen d’obtenir des informations sur les plans et les tactiques de son chef. Pour autant que Grinsa le sache, sa dernière conversation avec lui était celle qu’il avait surprise, alors qu’il pénétrait lui-même dans les rêves de sa sœur afin de lui parler. — Deux fois. La première, quelques nuits après ta propre visite, et la seconde, il y a deux nuits. Deux nuits. Son épuisement n’avait donc rien de surprenant. — Et ? — Je crois qu’il commence à m’accorder sa confiance. Il m’a posé beaucoup de questions sur les intentions de Kearney à propos d’Aindreas de Kentigern et ceux qui semblent vouloir le soutenir. — Que lui as-tu dit ? — La vérité. Que Kearney est inquiet, mais qu’il n’a aucune intention d’abdiquer et que s’il juge ses suzerains coupables de trahison, il prendra leurs châteaux par la force et y installera de nouveaux ducs, fidèles à la couronne. Grinsa l’observa attentivement, à la recherche d’un signe indiquant qu’elle trouvait la perspective d’une guerre civile alarmante. N’en voyant aucun, il sentit grandir son appréhension. — J’imagine que le Tisserand était content de ces nouvelles. — Oui. Je n’ai aucune preuve, mais je crois qu’il a quelqu’un d’autre à Aindreas et peut-être aussi à Galdasten. J’imagine qu’il travaille, des deux côtés, à ruiner toute idée de réconciliation, dans l’espoir que cette fois nous pourrons provoquer une guerre civile qui implique toutes les maisons majeures. Grinsa eut l’impression que le Trompeur glissait un doigt le long de sa colonne vertébrale. — Nous ? — Comment ? — Tu as dit : « nous » pourrons provoquer une guerre civile. — Oui, la conspiration. — Tu te comptes avec eux maintenant ? — Est-ce que j’ai le choix ? fit-elle en repoussant une mèche de cheveux de son front. J’essaie de convaincre Kearney que je me suis détournée de lui, et j’essaie de convaincre le Tisserand que j’ai épousé sa cause. Jour et nuit, éveillée et endormie, je joue le rôle du traître. Si je veux qu’on me croie, je dois donner le change. Ma vie en dépend. De nouveau, il aurait aimé alléger son fardeau, au moins lui exprimer sa sympathie. Il ignorait comment s’y prendre. Il avait toujours été l’aîné, le Tisserand, celui qui affrontait les dangers et qui prenait les risques pour la protéger. Pour la première fois de sa vie, il se voyait dépassé. Keziah ne se sacrifiait pas seulement pour lui, mais pour les Terres du Devant. C’était un sentiment étrange, un peu effrayant. — Tu n’étais pas avec Kearney lorsqu’il nous a accueillis dans la cour. As-tu perdu sa confiance ? Elle eut un faible sourire. — Pas tout à fait, encore. Le Tisserand veut que je répare les fils de notre relation. Il dit que si Kearney n’a plus confiance en moi ou pire, s’il me bannit du château, je ne suis plus d’aucun intérêt pour la conspiration. J’en ai déduit que le Tisserand alors me tuera. — Est-ce que tu y parviens. Est-ce que Kearney s’ouvre de nouveau à toi ? Elle se raidit et serra ses bras autour d’elle. — Comme tu l’as remarqué, je n’étais pas avec lui lorsque vous êtes arrivés. J’ai essayé de m’excuser de mon comportement. Je lui ai expliqué que notre rupture m’avait rendue amère et que j’étais assez désespérée pour le blesser, mais que je désirais toujours rester à son service. — Qu’a-t-il répondu ? — Pas grand-chose. Il ne m’a pas encore chassée du château, ce dont je dois lui être reconnaissante, j’imagine, mais il se méfie toujours de moi. Grinsa observa le garde le plus proche. — On dirait que ses hommes ont une piètre opinion des Qirsi. L’un d’entre eux a essayé de m’empêcher de te trouver jusqu’à ce que je lui dise que j’étais là sur la requête de Kearney. — Ils prennent exemple sur Gershon. — Le capitaine de la garde ? Je croyais qu’il était au courant de tes plans et qu’il te soutenait. — C’est le cas. Mais il a toujours haï notre peuple et moi plus que les autres. Nous avons estimé tous les deux qu’il serait dangereux pour lui de se montrer soudain compréhensif à mon égard. Il continue à me déconsidérer aux yeux du roi, à mettre en doute ma loyauté, alors même que j’essaie de retrouver les faveurs de Kearney. — Il ne comprend pas qu’il met ta vie en péril en agissant de la sorte ? Keziah haussa de nouveau les épaules, une expression égarée au fond des yeux. — Tout ce que nous faisons est périlleux. Ça nous a semblé l’attitude la plus sûre. Le Glaneur secoua lentement la tête. Il n’aimait pas ça, et encore moins son propre sentiment d’impuissance. — Dis-moi pourquoi tu es venu, demanda-t-elle après un interminable silence. As-tu découvert l’assassin de Lady Brienne ? — Oui. Elle écarquilla légèrement les yeux. — Il est avec toi ? — Non, nous l’avons laissé partir. — Comment ? Aussi vite qu’il put, Grinsa lui raconta la rencontre de Tavis avec l’assassin, la façon dont le jeune homme avait surpris le chanteur dans le couloir d’une taverne à Mertesse et leur combat. Il expliqua aussi pourquoi il avait insisté pour que le jeune noble le laisse s’enfuir, afin que l’homme puisse assassiner Shurik, ainsi qu’il s’était engagé à le faire. Parce que Shurik connaissait le secret de Grinsa et que, s’il restait en vie, il représentait une menace, pour eux deux. — Alors il est libre ? — J’en ai peur. C’était le prix à payer pour la mort de Shurik. — As-tu appris quelque chose de lui ? Peux-tu prouver l’innocence de Tavis ? — Oui, mais pas par l’assassin. — Je ne comprends pas. Grinsa poussa un profond soupir. C’était encore difficile de parler de tout cela, et il se demandait s’il serait capable de mettre ses menaces à exécution si Cresenne refusait de l’aider. — Tavis et moi sommes venus avec Cresenne. Keziah eut l’air perplexe. — Cresenne ? — La femme du Festival. Un éclair de compréhension traversa les prunelles de sa sœur. — La traîtresse, celle dont tu étais amoureux ? Il acquiesça. — Est-ce que ça va ? Il haussa les épaules à son tour. — Est-ce que j’ai le choix ? — Pauvre Grinsa, fit-elle, un sourire triste sur le visage. Toujours le plus fort. — Ce n’est pas tout, Kezi. Il se tut, à la recherche des mots les plus appropriés. Comprenant qu’aucun ne l’était, il se contenta des plus simples : — Je suis père. Cresenne et moi avons eu une fille. Elle le contempla, un moment éberluée, puis un sourire éblouissant éclaira son visage, et des larmes roulèrent sur ses joues. — Oh, Grinsa ! C’est merveilleux ! C’est la nouvelle la plus heureuse que j’aie entendue depuis longtemps. Comment s’appelle-t-elle ? — Bryntelle. — Bryntelle, répéta-t-elle. C’est joli. Il fronça les sourcils. — Tu sais ce que cette femme a fait. Tu sais combien elle m’a blessé. — Oui, bien sûr, mais tu as un enfant. Au cœur de toute cette tourmente – les trahisons, la peur et la mort qui rôde –, tu es devenu père. Un petit rire s’échappa de des lèvres. — Et je suis tante ! — En effet. — Ne vois-tu pas combien c’est merveilleux ? — Pas pour moi, fit-il d’un air sombre. Cresenne est celle qui a engagé l’assassin, c’est elle qui a fait tuer Lady Brienne. En l’admettant simplement devant Kearney, elle peut réduire à néant tous les doutes qui pèsent encore sur Tavis. Et pourtant, elle refuse. Et je suis obligé d’utiliser notre enfant comme une menace pour l’obliger à dire la vérité. Je lui ai dit que si elle refuse de révéler ce qu’elle sait au roi, je lui retirerai Bryntelle. — Et elle résiste ? — Jusqu’à présent, oui. L’heure de vérité aura lieu demain, lorsque je la conduirai devant Kearney. — Tu crois qu’elle restera fidèle au mouvement ? Il hocha la tête. — Je crois qu’elle a peur du Tisserand. Keziah frissonna. — Je la comprends. Si elle le trahit, il la tuera. — Tu pourrais peut-être lui parler. — Dans quel but ? Je ne peux pas prendre le risque de lui dire ce que je fais. — Je sais. Mais tu connais le Tisserand. Tu comprends sa peur mieux que moi. Tu trouveras peut-être les mots pour la convaincre. Si tu réussis, cela pourra t’aider à retrouver la confiance du roi. — Cela pourrait surtout coûter la vie à Cresenne. — Si elle ne nous aide pas, elle passera le reste de ses jours dans les prisons de Kearney, privée de son enfant et marquée du sceau de la traîtrise. Son seul espoir est de se mettre de notre côté et de me laisser la protéger. Keziah se tourna vers les chutes. — Je vais essayer, dit-elle enfin. Mais je doute que même toi puisses la protéger, Grinsa. Tes pouvoirs sont formidables, ils sont peut-être à la hauteur de ceux du Tisserand. Il peut l’atteindre dans son sommeil. Comment la protégeras-tu d’un homme capable de ça ? — Je ne sais pas. Il y a encore peu de temps, j’aurais donné ma vie pour elle. Je suppose que je le pourrais encore. Pas par amour, bien que cela soit possible, mais à cause de Bryntelle. Quelle sorte de père serais-je si je laissais quelque chose arriver à sa mère ? 8 Le lendemain matin, Cresenne ja Terba, traîtresse Qirsi et mère de la fille de Grinsa, fut conduite devant le roi Kearney d’Eibithar. Keziah s’était demandé si ce dernier lui demanderait d’assister à l’interrogatoire de la jeune femme. Leurs relations en étaient arrivées à un point tel que la ministre n’aurait pas été surprise s’il avait convoqué à sa place Wenda ou n’importe lequel de ses autres Qirsi. Se souvenant peut-être qu’elle connaissait Grinsa – elle n’avait pas dit à Kearney qu’ils étaient frère et sœur –, il lui avait fait porter un mot la veille au soir, lui demandant de se rendre dans le bureau royal au son des cloches du milieu de la matinée. Keziah était curieuse de rencontrer cette femme qui avait conquis le cœur de son frère et lui avait donné un enfant. Elle avait connu Pheba, la femme Eandi de Grinsa qui était morte de la pestilence bien des années plus tôt, mais l’avait peu fréquentée. Malgré son amour pour son frère, et parce que, ayant elle-même succombé aux charmes de Kearney, elle ne pouvait lui reprocher d’être tombé amoureux d’une Eandi, elle avait estimé que Pheba n’était pas la femme qui lui convenait. Non parce qu’elle était Eandi, ou que, Tisserand, il avait tout à craindre de ce rapprochement trop intime avec la race des Eandi. C’était avant tout le caractère volontaire de Pheba qui lui avait déplu. Grinsa était peut-être alors trop jeune. En tout cas, Keziah n’avait jamais été très proche de la femme de son frère. Elle avait pleuré sa mort ou, plus précisément, la perte dont souffrait Grinsa, mais elle avait toujours espéré qu’il rencontrerait l’amour à nouveau et que, cette fois, il choisirait une femme Qirsi. Un vieil adage Qirsi prétendait que les vœux qui se réalisent sont les plus dangereux. Arrivée devant la porte de Kearney, elle frappa, attendit sa réponse et pénétra dans l’antichambre. Ce ne fut qu’une fois à l’intérieur qu’elle s’aperçut être la première ; elle précédait même Gershon Trasker, le capitaine de la garde de Kearney. Soucieuse de réparer les dommages qu’elle avait causés à sa relation avec le roi, depuis quelque temps, Keziah répondait à ses sollicitations avec le plus grand empressement. C’était la première fois depuis plus d’un cycle qu’elle se trouvait seule avec lui. Il était assis à sa table de travail, plongé dans la lecture de nombreux rouleaux de parchemin. Il se leva en la voyant, mais resta à sa place, les yeux quelque peu agrandis, comme s’il craignait ce tête-à-tête. — Excusez-moi, Votre Majesté, fit-elle. Je suis en avance. Aurais-je mal compris l’heure de notre entretien ? Il secoua la tête, la mâchoire serrée. — Non. Les cloches ne vont pas tarder à sonner. — Dois-je vous laisser ? Il baissa les yeux sur ses parchemins. — Non, à moins que vous ne le souhaitiez. Il existait une réponse conforme, elle en était sûre, mais elle ne parvenait pas à se la rappeler. Alors, après un silence, elle se dirigea vers un fauteuil près de son bureau et s’assit. Il continua un moment à compulser ses papiers, en les froissant bruyamment. Il lui jeta enfin un rapide coup d’œil et lui adressa un sourire forcé. — Vous avez dû être… heureuse de revoir le Glaneur. — Oui, Votre Majesté. Aujourd’hui encore, malgré tout ce qui s’était passé entre eux, il était incapable de lui parler de Grinsa sans une pointe de jalousie. — C’est à cause de lui que je vous ai demandé de venir. — Je m’en suis doutée. — Puisque vous le connaissez, j’ai jugé utile que vous assistiez à cette réunion. La discussion s’annonce délicate. — Oui, Votre Majesté. — J’espère pouvoir compter sur votre… retenue, que ce soit à mon égard ou celui de Lord Tavis. Keziah se raidit. Lorsqu’elle essayait encore d’attirer sur elle l’attention de la conspiration, se rendant du même coup suspecte aux yeux du roi, elle s’était montrée insolente et insultante, pas seulement envers Kearney, mais aussi à l’encontre de plusieurs de ses nobles visiteurs. Au cours du festin donné en l’honneur des ducs de Rouvin et de Grinnyd, elle avait offensé si gravement le seigneur de Wethyrn que Wenda s’était sentie obligée de s’excuser auprès de lui. Le roi avait visiblement eu vent de cet accrochage. — Bien sûr, Votre Majesté. Comme je vous l’ai dit, je n’étais plus moi-même dans les jours qui ont suivi la mort de Paegar. Je me suis ressaisie. Il est inutile de vous inquiéter, maintenant. — J’aimerais vous croire, Keziah. Mais je ne suis pas encore prêt à vous faire entièrement confiance. Elle acquiesça, les yeux piquants. — Je comprends, Votre Majesté. Tout était de sa faute. Elle avait choisi de s’aliéner le roi, d’attirer l’attention du Tisserand pour infiltrer son mouvement. Mais elle souffrait de penser que Kearney, qu’elle avait aimé plus que personne au monde, ait tant de mal à lui accorder sa confiance. Un long et inconfortable silence les enveloppa. Keziah regardait ses mains. Elle sentait les yeux de Kearney posés sur elle ; il s’attendait peut-être à ce qu’elle continue. Lorsqu’elle trouva enfin le courage de croiser son regard, elle s’aperçut qu’il s’était replongé dans la lecture de ses parchemins. Les cloches de la ville se mirent à sonner. On frappa à la porte. — Enfin, murmura-t-il, puis plus fort : Entrez ! La porte s’ouvrit sur Gershon et deux soldats. Le capitaine entra dans la pièce et observa la ministre et le roi avec intérêt. Au même instant, les gardes s’écartaient pour laisser passer Grinsa, Lord Tavis et une femme Qirsi. Kearney quitta son bureau et vint à leur rencontre. En la voyant, Grinsa adressa un sourire à sa sœur, mais resta à côté de la femme qui l’accompagnait, comme pour la protéger. Il fallut un moment à Keziah pour comprendre qu’elle portait un bébé dans ses bras. Elle faillit se lever, pour mieux voir sa nièce, mais un tel empressement aurait soulevé trop d’interrogations. Alors elle se contenta d’étudier la mère de l’enfant. Elle s’attendait à découvrir une femme séduisante – Pheba l’avait été. Mais elle ne s’était pas préparée à une telle beauté. Ses longs et magnifiques cheveux fins encadraient un visage à l’ovale parfait. Ses yeux étaient pâles, profonds, et ses lèvres rondes, parfaitement dessinées. Elle posait sur la pièce un regard inquiet ; ses yeux s’arrêtèrent un instant sur Keziah avant de poursuivre leur examen méfiant. Elle serrait son bébé contre son cœur, comme si elle craignait que l’un d’entre eux se précipite à tout moment sur elle et le lui arrache. Elle se tenait contre Grinsa. Ils étaient si proches l’un de l’autre que si Keziah n’avait pas su combien elle l’avait fait souffrir, qu’elle était allée jusqu’à envoyer des assassins à ses trousses, elle les aurait crus amoureux. — Je vous en prie, asseyez-vous, proposa le roi en se dirigeant vers la cheminée. Puis il se retourna afin de leur faire face. Cresenne regarda Grinsa et celui-ci la conduisit vers l’un des fauteuils installés autour de l’âtre avant de s’asseoir à son tour. Tavis prit place à côté de Keziah qu’il salua d’un signe de tête. Depuis leur dernière rencontre, il n’avait pas changé. Des cheveux raides, couleur des blés, un regard sombre et intelligent, les traits fins d’un noble Eandi. Il aurait été séduisant sans les vilaines cicatrices qui lui barraient le visage, souvenir de son séjour dans les geôles du château de Kentigern. Kearney tira un fauteuil et s’assit face à Cresenne. — Je sais que cela va vous paraître difficile à admettre, commença-t-il, du moins pour l’instant, mais vous n’avez rien à craindre de moi. Répondez honnêtement à nos questions et aucun mal ne vous sera fait, ni à vous, ni à votre enfant. — Et si je refuse ? demanda-t-elle d’une voix si faible que même Keziah eut du mal à l’entendre. Kearney sourit. — Laissons cela de côté pour le moment. Écoutez d’abord ce que j’ai à vous dire. Songez à ce que j’attends de vous. Elle hésita mais finit par acquiescer. Le roi lui désigna Gershon. — Voici Gershon Trasker, capitaine de la garde royale, mon maître d’armes depuis le jour où je suis devenu duc de Glyndwr. Je lui ai demandé d’assister à cette rencontre afin d’évaluer le risque posé par la… par votre mouvement. Elle regarda le soldat qui resta sans réaction. Il était sans convaincu que sa place demeurait en prison, et les questions du roi, les prérogatives du bourreau et de ses instruments de torture. Keziah savait qu’il n’avait guère d’indulgence pour les traîtres, encore moins lorsqu’ils avaient les yeux jaunes. — La femme assise à côté de Lord Tavis est Keziah ja Dafydd, mon Premier ministre. Cresenne la regarda une nouvelle fois et revint vite au roi. Kearney allait poursuivre, mais ses yeux croisèrent un instant le regard de Keziah et il s’arrêta. Il se tourna vers Grinsa. — Glaneur, je crois que vous savez mieux que moi les questions auxquelles elle est susceptible de répondre. Voudriez-vous commencer ? — Bien sûr, Votre Majesté. — Excusez-moi, Votre Majesté, intervint Gershon en se levant, la main sur la garde de son épée. Mais avant de poursuivre, j’aimerais savoir quels sont les pouvoirs de cette femme. Un sourire dépourvu de chaleur étira les lèvres de Cresenne. — Glanage, guérison, et le don du feu, capitaine. Je ne crois pas être une menace pour votre roi. Je ne serais pas surprise que son Premier ministre soit plus dangereux. Son regard glissa sur Grinsa. — Ou même le Glaneur, poursuivit-elle sans cesser de sourire. C’était un commentaire étrange et risqué. Elle connaissait de toute évidence les pouvoirs de Grinsa, mais savait-elle que Keziah avait rencontré le Tisserand qui dirigeait son mouvement ? Gershon ne sembla pas s’arrêter à ses insinuations. — Le feu, hein ? Elle écarquilla les yeux. — Réfléchissez une seconde, capitaine. Pas comme un guerrier, mais comme un homme, et un père. Me croyez-vous capable de tenter une chose aussi stupide, mon enfant dans mes bras ? Elle avait dû faire mouche, car sa bouche se tordit d’un rictus aigre. Après quelques secondes d’hésitation, il acquiesça et se rassit. — Glaneur ? reprit le roi. Grinsa avança au bord de son fauteuil. — Depuis combien de temps appartiens-tu à la conspiration, Cresenne ? Elle fronça les sourcils. — Conspiration ? De quoi parles-tu exactement ? — Préfères-tu que je l’appelle le mouvement Qirsi ? — Je ne vois toujours pas… — Arrête ! s’exclama-t-il avec un regard lourd de colère et de menace. Tu crois peut-être que c’est un jeu. Que je vais me laisser attendrir par la pitié ou l’amour de notre enfant. Tu te trompes. Premier ministre, fit-il sans la quitter des yeux, conduisez ma fille hors de cette pièce, je vous prie. Je suis sûr que vous n’aurez aucun mal à trouver quelqu’un qui s’occupera d’elle jusqu’à ce que nous ayons terminé. Keziah se tourna vers le roi qui opina. Alors elle se leva et avança vers Cresenne. Le bébé avait les yeux fermés, la bouche un peu pincée. Elle n’avait pas l’habitude des nourrissons ; elle n’était même pas sûre de pouvoir tenir correctement sa nièce dans ses bras. Mais elle voyait déjà comme elle était belle. Son visage était un merveilleux mélange des traits de Cresenne et de Grinsa. Tandis qu’elle approchait, Cresenne serra son bébé contre elle, et recula au fond de son siège. Ses yeux, pleins de défi et de peur, volèrent vers Grinsa. — Tu ne peux pas faire ça. — Si tu résistes, dit-il calmement, si tu nous obliges à te prendre Bryntelle par la force, c’est elle qui va en pâtir. — Tu es un monstre ! C’est ta fille ! — Je te l’ai dit, je ne me laisserai pas attendrir par ces considérations. C’est de ta faute, Cresenne, pas la mienne. — Je ne lui ferai aucun mal, fit doucement Keziah en tendant les bras vers l’enfant. Vous avez ma parole. Cresenne serra davantage son bébé contre elle. — Elle va bientôt avoir faim, elle aura besoin de moi. Grinsa détourna les yeux. — Je suis sûr que nous trouverons une nourrice en ville. Cresenne lui jeta un regard plein de colère. — Je te méprise, murmura-t-elle. Je me moque que tu sois son père, je préférerais te voir mort. — Oui, je sais. Tu as été très claire en envoyant un assassin sur mes traces. Il affichait un sourire ironique, mais Keziah voyait combien il souffrait. — Prenez l’enfant, Premier ministre. Avec réticence, les mains tremblantes, Cresenne déposa Bryntelle dans les bras de Keziah. Le bébé se mit à pleurer, et la jeune mère se pencha sur son enfant, rajusta la couverture qui l’emmitouflait pour qu’elle soit bien au chaud, tout en caressant le fin duvet blanc qui encadrait son si joli visage. — Elle s’appelle Bryntelle, fit-elle en croisant le regard de Keziah. — Je sais, répondit la jeune femme. Ne vous inquiétez pas, aucune de vous n’a rien à craindre de moi. La femme opina faiblement. Keziah se redressa et s’éloigna vers la porte. — Attendez ! s’écria Cresenne alors qu’elle n’avait pas franchi la moitié de la distance. Keziah s’arrêta et se retourna. — Je vais vous dire tout ce que vous voulez, mais ne me séparez pas d’elle. — C’est trop tard, fit Grinsa. La ministre secoua la tête. — Seulement si vous le décidez, répliqua-t-elle. Son frère lui adressa un regard de reproche, mais une fois de plus, le roi opina. — Laissez-moi rester, poursuivit Keziah. Je garderai Bryntelle. Tant que Cresenne répond à vos questions, il n’est pas utile que je m’en aille. Si elle refuse, alors je partirai dans l’instant avec l’enfant. Grinsa, le front barré d’un pli, considéra Cresenne. — Je suis d’accord, répondit la jeune femme. — Très bien, soupira Grinsa. Alors reprenons. Depuis quand appartiens-tu à la conspiration ? La jeune femme baissa les yeux. — Depuis trois ans. — Pourquoi as-tu adhéré ? — Ils m’ont offert de l’or. — C’est la seule raison ? Son regard croisa un instant celui de Grinsa avant de revenir sur ses mains. — Non. C’était aussi l’occasion de frapper les cours Eandi. Le mouvement veut mettre un terme au règne des Eandi sur les Terres du Devant. Kearney, le visage fermé, se tourna vers Gershon. Il n’avait pas l’air surpris, il s’attendait sans doute à cette réponse. Ses paroles ne faisaient que confirmer ses pires craintes. — Comment ton mouvement compte-t-il y parvenir ? — Je ne sais pas. Je sais simplement que c’est notre but. Tout ce que nous avons entrepris vise à semer le trouble et l’instabilité dans les Sept Royaumes. En dehors de ça, on ne m’a rien dit. — Tu m’as déjà dit que tu étais payée par des courriers et des marchands Qirsi. Sais-tu d’où provient l’or ? Elle secoua la tête. — Êtes-vous payée en monnaie courante ou en qinde impériaux ? intervint le roi. — En monnaie courante. Kearney parut déçu. — Mes excuses, Glaneur, poursuivez, je vous prie. — Que sais-tu des chefs du mouvement ? Cresenne allait répondre, mais se ravisa. Elle observa Grinsa à travers ses paupières plissés. — Comment ? — Que peux-tu nous dire de ceux qui dirigent le mouvement ? Il y avait quelque chose d’étrange dans la façon dont Cresenne le regardait, comme si elle découvrait soudain qu’elle avait pris l’avantage. Il ne fallut que quelques secondes à Keziah pour en comprendre la raison. Grinsa lui avait sûrement dit qu’il connaissait le Tisserand, et il se révélait incapable d’utiliser cette information de peur de mettre Keziah en danger. Elle était sûre que Cresenne ignorait la part de son infiltration ; elle saisissait juste qu’il en savait plus sur le mouvement qu’il n’était prêt à l’avouer devant les autres, et cela lui apportait une sorte d’échappatoire. — Très peu, fit-elle. Gershon plissa les yeux. — Comme je vous l’ai dit, je suis payée par des courriers, et je reçois mes instructions de la même manière. Je pense qu’ils préfèrent rester dans l’ombre, même aux yeux de ceux qui soutiennent leur cause. — Je crois que vous mentez, fit Gershon. Grinsa approuva. — Je le pense aussi, capitaine. Cresenne resta silencieuse. Elle regardait simplement Grinsa, comme si elle le mettait au défi de la pousser. — Nous reviendrons là-dessus un peu plus tard, poursuivit le Glaneur sans se troubler. Parlez-nous du meurtre de Lady Brienne de Kentigern. Keziah sentit, bien qu’il n’ait pas bougé ou modifié son expression, la nervosité de Tavis. — Je ne sais que ce que j’ai entendu. — Allons, je sais que tu mens, fit Grinsa. L’assassin que tu as engagé contre moi m’a dit que tu ne voulais pas que j’aide Tavis, que tu ne voulais pas que j’arrive à Kentigern. Pourquoi aurait-il imaginé une chose pareille ? — Je n’ai pas engagé d’assassin. Grinsa leva les yeux sur Keziah. — Sors. Prends Bryntelle et sors. Keziah se leva, mais avant qu’elle pût quitter la pièce, le bébé, comme s’il avait senti la détresse de sa mère, se réveilla et se mit à pleurer. — Elle a faim, avança aussitôt Cresenne. — Nous allons trouver une nourrice. Keziah n’aurait jamais cru son frère capable d’une telle froideur. — Ce n’est qu’un bébé, elle ne peut pas attendre que vous fouilliez la ville à la recherche d’une nourrice. — Elle a raison, Glaneur, intervint le roi. Nous allons profiter du temps dont Cresenne a besoin pour faire une pause. Nous reprendrons ensuite. Grinsa semblait contrarié, mais il n’était pas en mesure de contredire Kearney. — Accompagnez-la, Premier ministre, poursuivit le roi. Installez-vous dans mes appartements. — À vos ordres, Votre Majesté. Tandis qu’elle attendait Cresenne à la porte, Keziah observait son frère. Il lui jeta un rapide coup d’œil puis hocha la tête, un geste qu’aucun des autres ne remarqua. Les deux femmes quittèrent la pièce, marchèrent jusqu’à la tour d’angle, et grimpèrent l’escalier jusqu’à l’étage supérieur. Les appartements du roi n’étaient pas très éloignés. Cresenne resta silencieuse. Keziah supposait qu’elle était trop en colère contre Grinsa, ou simplement décidée à ne témoigner aucun signe de courtoisie envers un serviteur du roi. Ce ne fut qu’en arrivant devant la porte, s’apercevant qu’elle portait toujours Bryntelle, qu’elle comprit que la jeune femme était trop absorbée dans ses pensées pour parler. Keziah devinait très bien pourquoi. — Prenez-la, fit-elle en tendant l’enfant à sa mère. — Comment ? Cresenne la regarda sans comprendre, puis rougit brusquement avant de prendre son bébé dans ses bras. — Merci. Keziah ouvrit la porte et invita la jeune femme à entrer. Cresenne s’installa dans le fauteuil devant la cheminée, ouvrit sa chemise, et plaça l’enfant contre son sein. Bryntelle se mit aussitôt à téter. Keziah, devant ce spectacle, ne put s’empêcher de sourire. Elle avait du mal à croire qu’un être si petit puisse faire autant de bruit. — Elle est très belle. Cresenne sourit sans lever les yeux. — Merci. — J’ai du mal à croire que Grinsa soit devenu père. Cette réflexion lui attira le regard de la jeune femme. Keziah regretta immédiatement ses paroles. Elle voulait gagner la confiance de Cresenne. Révéler d’emblée qu’elle était une amie de Grinsa ne lui faciliterait pas la tâche. — Vous le connaissez ? — Nous avons grandi ensemble. Dissimuler la vérité sur son frère était devenu un réflexe. Elle n’avait même pas besoin d’y penser. — Alors vous le connaissez bien. — Comme tout le monde. Cresenne, baissant les yeux sur son enfant, considéra cette réponse. Elle parut un moment se débattre avec une idée – sans doute la manière d’apprendre si Keziah connaissait l’étendue des pouvoirs de Grinsa – mais elle sembla renoncer. — Avez-vous été amants ? demanda-t-elle. — Non, sourit Keziah. — Mais il compte pour vous. — Beaucoup. — J’aurais préféré ne jamais le rencontrer. Elle avait parlé sans animosité, comme pour elle-même. — Si vous ne l’aviez pas connu, vous n’auriez pas Bryntelle. — Est-il vraiment capable de me la prendre ? — Je crois que oui. Il en souffrira, mais il est obstiné, et quand il a décidé quelque chose, il ne recule jamais. Vous avez le moyen d’innocenter Tavis et vous pouvez nous en apprendre beaucoup sur la conspiration. C’est ce qu’il veut. Si vous refusez, il la prendra. — Son propre enfant. — Ne le jugez pas trop vite, répondit Keziah en sentant croître sa colère. C’est aussi votre fille, et vous courez pourtant le risque de la perdre pour vous sauver. Cresenne lui lança un regard furieux avant de détourner les yeux. — Vous ne comprenez pas. — Comprendre quoi ? Que vous êtes terrorisée, que vous redoutez de trahir la conspiration par peur du Tisserand ? Elle leva de nouveau les yeux, la bouche grande ouverte. — Oui, répondit Keziah, je connais votre Tisserand. — C’est vous qui avez parlé de lui à Grinsa, murmura Cresenne. C’était assez proche de la vérité. — Oui. — Alors c’est vous qu’il protégeait tout à l’heure. — Je suppose. — Mais comment connaissez-vous le Tisserand ? — Ce n’est pas important. — Ce le serait pour lui. Keziah sentit les couleurs quitter son visage. — J’imagine que ce le serait aussi pour votre roi, puisque de toute évidence il ignore encore tout à son sujet. Keziah allait nier, mais Cresenne l’arrêta d’un hochement de tête. — Ne vous fatiguez pas à me mentir. Si votre roi était au courant, Grinsa aurait ouvertement parlé du Tisserand tout à l’heure. Elle observa Keziah quelques instants d’un air pensif. — Vous l’avez trahi, c’est ça ? — Non. — C’est la seule explication possible. Elle voulait protester de son innocence. C’était une chose de jouer les traîtres dans ses conversations avec le Tisserand, qui pénétrait ses rêves sans révéler son identité ; c’en était une autre de laisser croire à cette femme qu’elle trahissait son roi et son pays. Mais, au fond, peut-être que cela allait l’aider à mieux jouer son rôle. Le Tisserand avait accès aux rêves de Cresenne comme à ceux de Keziah. Persuader cette femme qu’elle appartenait à la conspiration l’aiderait à lever les doutes que le Tisserand nourrissait encore à son égard. — Si j’étais avec la conspiration, pourquoi essaierais-je de vous convaincre de leur dire ce qu’ils veulent savoir ? Elle ne pouvait se résoudre à lui mentir. Autant laisser Cresenne avancer ses propres déductions. — Pour détourner la suspicion du roi, et celle de Grinsa. — Ça n’a pas de sens. — Vraiment ? D’après ce que je comprends, le Tisserand veut me pousser à trahir le mouvement. Il ne m’accorde plus la même confiance qu’autrefois. Il cherche probablement une excuse pour me tuer. Alors il vous envoie à mon secours, pour m’amadouer et me convaincre de donner des informations, afin de se débarrasser de moi. Il ne m’accorde plus la même confiance. Keziah avait peut-être un autre moyen d’agir. Elle pouvait peut-être lui dire la vérité. — D’après ce que j’ai vu de votre Tisserand, avança-t-elle alors, il n’a pas besoin d’excuse pour tuer ceux qui le servent, surtout s’il a perdu confiance en eux. Et puis les réponses que j’attends de vous ne sont pas de nature à aider votre conspiration, mais à la détruire. Vous avez envoyé un assassin tuer Lady Brienne. Vos aveux nous permettront de retrouver la loyauté de Kentigern et d’éviter la guerre civile que votre Tisserand cherche si désespérément à déclencher. — Maintenant, je sais que vous êtes avec la conspiration. Vous en savez trop sur le Tisserand et ce qu’il souhaite. — Vous venez de dire qu’il ne vous fait plus confiance. Sait-il de qui est l’enfant que vous tenez dans vos bras ? Sait-il qui est Grinsa et quelle est la nature de ses pouvoirs ? Cresenne acquiesça en silence. — Que pensera-t-il lorsqu’il apprendra que vous êtes avec lui ? — Les menaces sont inutiles. Le Tisserand m’a ordonné de trouver Grinsa. Il sera content. — Je ne vous menace pas, Cresenne, et je n’appartiens pas à la conspiration. Je connais assez le Tisserand pour savoir que s’il nourrit des doutes à votre égard, votre présence ici avec Grinsa et votre enfant à tous les deux ne fera que les confirmer. Elle s’agenouilla devant Cresenne et leva son visage vers elle. — Votre service auprès du mouvement est terminé, fit-elle d’une voix navrée. Je suis sûre que vous le comprenez. La jeune femme essuya d’une main brusque les larmes qui s’étaient mises à couler sur son visage. — Ce n’est pas aussi simple. Il peut me retrouver n’importe quand. Si j’essaie de quitter le mouvement, il me tuera. Je le sais. Ce n’est pas à moi de décider si mon service est terminé. Lui seul en a le pouvoir. — Il n’est pas aussi fort que vous le croyez. — Je me trompe peut-être à votre sujet. Si vous faisiez partie du mouvement, vous sauriez combien vos paroles sont vaines. Bien sûr qu’il est puissant. C’est un Tisserand. — Tout comme Grinsa. Et si vous arrêtiez de prétendre que vous n’éprouvez rien pour lui, vous verriez qu’il cherche à vous protéger. Toutes les deux. — Il ne peut pas me protéger. Personne ne le peut. Keziah haussa les épaules. — Vous avez peut-être raison. Deux possibilités s’offrent à vous, Cresenne. Ou vous restez avec le mouvement, et protégez ses secrets et son chef. Un choix qui vous conduit droit aux geôles de Kearney et prive votre fille de sa mère. Ou bien vous nous faites confiance, à Grinsa et à moi, et essayez de réparer les dommages que vous avez causés au cours de toutes ces années. J’ignore où ce choix vous conduira, personne ne le sait, mais vous le découvrirez au moins avec Bryntelle dans vos bras et son père à vos côtés. Comme Cresenne ne répondait pas, après un long moment, Keziah se leva, dans l’intention de partir. — Je vous laisse y réfléchir. Si vous avez besoin de moi, je suis derrière la porte. — Pourquoi avez-vous dit ça tout à l’heure ? — Dit quoi ? — Que le Tisserand n’est pas aussi fort qu’il le croit. Si vous n’appartenez pas à la conspiration, comment savez-vous tout ce que vous avancez ? Keziah hésita ; sa décision comportait de grands risques. — Si je vous le dis, je place ma vie entre vos mains. Vous ne pourrez en parler à personne, pas même au Tisserand. Surtout pas au Tisserand. — Il est très difficile de lui cacher quoi que ce soit. — Mais c’est possible. Cresenne écarquilla les yeux. — Vous avez infiltré la conspiration, murmura-t-elle, comme agent du roi. La ministre acquiesça. — Dans un sens, oui. Bien que Kearney l’ignore. Il… n’approuverait pas. — Depuis quand ? — Peu de temps, à peine plus d’un cycle. — Si le Tisserand le découvre… Keziah, malgré un brusque frisson, parvint à sourire. — Je sais. J’ai trouvé le moyen de lui cacher ma loyauté tout en lui faisant croire que mon esprit lui est entièrement ouvert. C’est ce que vous devez faire, Cresenne, pas seulement pour vous et pour Bryntelle, mais aussi pour moi. Et pour Grinsa. — Pourquoi me confiez-vous cela ? demanda la jeune femme méfiante. — Parce que j’ai vu comment vous regardez ce bébé. Une personne capable d’autant d’amour pour un enfant est capable de beaucoup de bien, quelles que soient ses actions passées. — Certains vous prendraient pour une folle de me témoigner une telle confiance, Grinsa le premier. — Je sais. Et je lui dirai ce que j’ai fait. Si vous me dénoncez au Tisserand, et si je meurs à cause de ça, je vous assure que Grinsa me vengera. Nos liens sont très profonds. Cresenne soutint son regard. — Je comprends. Keziah, doutant qu’elle connaisse la nature exacte des liens qui l’unissaient à Grinsa, se contenta d’approuver. — Bien. Je vous attends dans le couloir. Elle sortit de la pièce les mains tremblantes et l’esprit agité de réflexions contradictoires. Peut-être avait-elle agi de façon stupide. Mais le capitaine était son unique confident depuis si longtemps que briser cette solitude, accorder sa confiance à un autre, était un réconfort. Un long silence avait suivi le départ des deux femmes. Grinsa regardait la porte, comme s’il regrettait ne pas avoir suivi sa sœur, sa bien-aimée et sa fille, les trois personnes les plus importantes de sa vie. Au cours des longs cycles passés en sa compagnie, Tavis avait vu jusqu’où le Glaneur était allé pour le protéger. Il imaginait sans peine de quoi il serait capable pour les défendre. Le roi, les coudes sur les genoux, les mains jointes, était resté assis devant le feu. Quelque chose troublait son regard, et la raideur de sa mâchoire n’échappait pas à l’examen attentif de Tavis. — Est-ce qu’on peut leur faire confiance ? demanda enfin Gershon Trasker, les yeux fixés sur la porte que contemplait Grinsa. Tavis l’observa. Cet homme lui rappelait beaucoup Hagan MarCullet, le capitaine de son père, celui dont le fils, Xaver, restait son homme lige. Comme Gershon – peut-être comme tous les soldats Eandi – Hagan se méfiait des Qirsi, et les discussions l’impatientaient rapidement. Gershon avait la main sur la garde de son épée. On aurait presque cru qu’il n’attendait que l’ordre de Kearney pour ramener les femmes, manu militari, dans la pièce. — Laissez-leur un peu de temps, tempéra le roi. Keziah parviendra peut-être à la convaincre de parler. Grinsa tourna enfin son attention vers eux. — Je suis désolé de ne pas y être parvenu, fit-il en s’adressant au roi. — Vous n’y êtes pour rien, Glaneur. Je n’aurais pas dû vous demander de l’interroger. Il est évident qu’elle ne cherchait qu’à vous blesser. — Elle a des raisons, Votre Majesté. — Des raisons ? s’exclama Tavis à peine capable d’en croire ses oreilles. Elle vous a trahi, elle vous a envoyé un assassin, elle a payé le meurtrier de Brienne, et vous lui trouvez des excuses ! — Ce jeune homme a raison, renchérit Gershon. Vous ne lui avez rien fait qu’elle ne mérite. À mon avis, vous lui avez montré bien trop de gentillesse. Le roi hocha la tête. — Ce n’est pas aussi simple, Gershon, vous le savez. C’est la mère de son enfant. Il revint à Grinsa : — Si je ne me trompe, avant sa trahison, vous l’aimiez. — Oui, Votre Majesté. — L’amour… complique bien des choses. Le ton de cette réflexion suggéra à Tavis que le roi parlait autant pour lui que pour Grinsa. Il savait que Kearney et sa ministre, la sœur de Grinsa, avaient été amants. D’après ce qu’il avait constaté depuis leur arrivée à la Cité des Rois, la veille, leur liaison était achevée. — En effet, Majesté. — Pensez-vous qu’elle soit capable de mettre son enfant en jeu simplement pour vous déplaire ? Sa soif de vengeance est-elle aussi grande ? — Non, répondit Grinsa. Son amour pour son enfant est plus fort que sa fureur contre moi. — S’il n’y avait pas l’enfant, jusqu’où pensez-vous qu’elle serait capable d’aller ? — Votre Majesté ? Kearney détourna les yeux. — C’est une question idiote. Oubliez-la. — Je ne crois pas, Votre Majesté, que l’amour s’efface simplement devant la haine. Cresenne a tenté de me faire assassiner. Bien que je l’aie maudite à de nombreuses reprises, je n’ai jamais cessé de l’aimer. J’aurais voulu pouvoir le faire. J’aurais préféré ne jamais la revoir. Pas parce que je ne veux plus d’elle. Avec ou sans la naissance de Bryntelle, je ferai tout ce que je peux pour sa sécurité. Comme vous venez de le dire, l’amour complique bien des choses. Tout comme je l’aime encore, je pense, dans une moindre mesure, qu’elle m’aime aussi, bien qu’elle affirme n’avoir jamais éprouvé de sentiment pour moi. Nous sommes liés l’un à l’autre, et j’imagine que nous le serons toujours. Ainsi le veut le don d’Adriel. Le Qirsi ne parlait que de son amour pour Cresenne. Tavis comprenait pourtant qu’il faisait aussi allusion à la souffrance de Kearney d’avoir perdu Keziah. Kearney entendit probablement les mêmes choses, car il observa longtemps Grinsa avant d’acquiescer. — Vous avez sans doute raison, Glaneur. Vaguement mal à l’aise, il posa son regard sur Tavis puis sur Gershon. — Vous la connaissez depuis plus longtemps que n’importe lequel d’entre nous. La croyez-vous capable de trahir le royaume ? — De qui parlez-vous, Votre Majesté ? Kearney s’empourpra. — Excusez-moi. Je parle de Keziah, mon Premier ministre. Le roi ne pouvait pas savoir combien sa question était difficile. Grinsa et Tavis connaissaient les efforts de la ministre pour rejoindre la conspiration – le Glaneur avait évoqué devant Tavis ce qu’elle avait entrepris pour convaincre la cour que sa loyauté envers Kearney était des plus fragiles. De ces maigres informations, Tavis avait déduit que la seule personne de la cour à connaître ses véritables motifs était le capitaine. Autrement dit, Kearney était le seul dans cette pièce à ignorer que Keziah risquait sa vie pour défaire la conspiration. Grinsa ne qualifierait jamais sa sœur de traître, même si elle voulait en persuader Kearney. Mais il ne pouvait pas davantage la défendre avec autant de conviction qu’il l’aurait voulu. — Votre Majesté, répondit vivement Gershon, je ne crois pas qu’il soit sage d’aborder un sujet pareil devant des hommes d’une autre maison. — Ne vous inquiétez pas, Gershon. Selon la loi, Tavis est un Glyndwr aujourd’hui, et il le restera jusqu’au jour où il n’aura plus besoin de la protection que nous lui offrons. Et le Glaneur connaît ma ministre depuis qu’ils sont enfants. Gershon, un bref regard vers Grinsa, se renfrogna. À sa plus grande stupéfaction, Tavis vit le Glaneur adresser un clin d’œil rapide au capitaine des armées. La stupeur de Gershon ne dura qu’une seconde. Le roi n’avait rien vu. — Je connais Keziah depuis de nombreuses années, Votre Majesté, répondit lentement le Glaneur. Bien que nous ne nous voyions qu’en de rares occasions, nous nous comprenons très bien. Je ne peux pas parler, hélas, de ses sentiments sur la conspiration. Même ceux d’entre nous qui seraient prêts à donner leur vie pour la combattre éprouvent de la sympathie pour cette cause. Parmi notre peuple, beaucoup ont eu à souffrir de la domination Eandi. Est-ce que je pense Keziah capable de vous trahir ? Bien sûr que non. En suis-je certain ? Non, j’ai bien peur que non. Le roi l’observa, les lèvres pincées et le visage pâle. — Merci, Glaneur. Je vous suis reconnaissant de votre sincérité. — Je vous en prie, Majesté. Kearney se leva et se dirigea vers sa table de travail. Tandis qu’il s’éloignait, Gershon adressa un hochement de tête à Grinsa. — Vous êtes resté silencieux, Lord Tavis, reprit le roi. Que pensez-vous de cette femme qui tient votre vie entre ses mains ? Tavis, soudain mal à l’aise sous le regard des trois hommes, haussa les épaules. — Je crois qu’elle a beaucoup de chance que Grinsa soit aussi sage et clément, Votre Majesté. Et je crains que même la menace de la séparer de son enfant ne soit impuissante à convaincre une femme d’une telle noirceur à nous dire la vérité. Kearney se rembrunit. — J’espère que vous vous trompez. — Moi aussi, Votre Majesté. Mais depuis le début de cette épreuve, j’ai cru plusieurs fois mon salut à portée de main, mais seulement pour voir mes espoirs voler en éclats. J’ai découvert que l’espoir devient méfiant. — Vous êtes terriblement jeune pour porter un regard aussi sombre sur le monde. Il avait perdu sa jeunesse le jour où Aindreas l’avait jeté dans ses cachots. — Oui, Votre Majesté, se contenta-t-il de répondre. — Cette femme vous surprendra peut-être, Lord Tavis. L’amour d’une mère pour son enfant peut se révéler très puissant. Je crois que c’est une leçon que votre propre mère a enseignée à Aindreas lors de la bataille sur les rives de l’Heneagh, il y a quelques cycles. Le souvenir de sa mère en tenue de combat, chevauchant à son secours alors que les armées de Curgh et Kentigern s’affrontaient sur la plaine à l’ouest de la rivière Heneagh, fit naître un sourire sur les lèvres de Tavis. — Je prie pour que vous ayez raison, Majesté. Un coup frappé à la porte les interrompit. — Entrez, fit le roi alors qu’ils avaient tous les yeux sur la porte. Elle s’ouvrit sur les deux femmes Qirsi. Cresenne, bien que presque aussi grande que la ministre d’Eibithar, paraissait plus petite. Elle tenait son bébé serré contre son cœur, et son visage était si pâle que Tavis se demanda une seconde si elle n’était pas malade. Mais Keziah, une main détendue posée sur son épaule, souriait. Elle lui murmura quelques mots à l’oreille et Cresenne pénétra dans la pièce, la ministre sur ses talons. — Nous sommes désolées de vous avoir fait attendre, Votre Majesté, annonça Keziah. Je vous en prie, asseyez-vous. Cresenne a beaucoup de choses à vous dire. 9 Orvinti, Aneira, déclin de la lune d’Elhir Les disputes avec Evanthya débutèrent presque aussitôt après que Numar eut quitté son château. À tel point que Tebeo se demanda ce qui s’était passé entre son Premier ministre et le Qirsi du régent pendant leur entretien dans les jardins du château de Dantrielle. Il avait interrogé sa ministre sur la teneur de leur conversation, mais bien sûr, elle ne lui avait rien dit, sauf qu’ils avaient parlé de la guerre qui s’annonçait. Tebeo ne la croyait pas. Il s’était longtemps opposé à l’engagement des Eibithariens dans la bataille ; sans aller jusqu’à prôner la guerre, Evanthya lui avait souvent exprimé sa conviction qu’une guerre, proprement conduite, pouvait profiter au royaume. Voilà soudain qu’elle inversait les rôles. Après sa rencontre désastreuse avec le régent, Tebeo éprouvait le sentiment qu’il n’avait d’autre choix que de soutenir Numar, quelle que soit son orientation. Lors de la visite du Solkarien, il s’était dangereusement approché d’une limite au-delà de laquelle l’homme serait devenu son ennemi déclaré. Il risquait d’être pendu pour trahison s’il se hasardait à s’exprimer encore contre la guerre, sans parler de refuser le concours de l’armée de Dantrielle, ainsi qu’Evanthya le lui conseillait désormais. Ils argumentèrent tout le jour après le départ de Numar, et jusque tard dans la nuit. Leur débat ne les conduisit nulle part. Lorsque Evanthya l’avait enfin quitté, alors que les cloches de minuit retentissaient sur la ville, Tebeo était épuisé, mais trop énervé pour dormir. Il l’avait évitée le jour suivant, allant même jusqu’à lui refuser l’entrée de son bureau lorsqu’elle s’était présentée pour une audience. Durant cette matinée, il lui était venu à l’esprit que Pronjed l’avait peut-être convaincue d’argumenter en ce sens. Au moment de la mort de Carden, Brall et son Premier ministre avaient supposé que le ministre royal était un traître qui possédait en outre le don de contrôler les esprits. Tebeo en savait beaucoup moins sur la magie Qirsi qu’il aurait dû, étant donné qu’il se reposait sur les conseils de ses ministres Qirsi presque chaque jour, mais il la connaissait assez pour soupçonner son Premier ministre d’être victime de l’un des siens. C’était pour lui la seule explication possible. Il s’en ouvrit à elle le jour suivant, lorsqu’ils reprirent leur dialogue. Naturellement, elle protesta, et plus elle argumentait, plus le duc hésitait. Ses doutes sur la pertinence de cette guerre ne l’aidaient pas, pas plus que son mépris pour l’empereur de Braedon. Au fond, il était un homme de paix. Il y avait un autre facteur qu’il ne pouvait ignorer, de ceux qui prêtaient une grande force aux arguments d’Evanthya. Numar lui faisait peur, peut-être pas autant que Carden, ou Grigor, s’il avait vécu, mais quand bien assez. Il disposait de toute la force de l’armée royale. S’il décidait de retourner sa puissance contre Dantrielle, le duché serait écrasé en quelques jours. Ce n’était pas seulement le pouvoir de l’armée de Solkara qui effrayait le duc. Numar était, de toute évidence, à la fois plus et moins que ce qu’il avait paru lorsque les ducs d’Aneira l’avaient choisi pour assurer la régence de Kalyi, la jeune reine. Tebeo, Brall, et nombres des autres, l’avaient tenu pour un moindre mal en regard de son frère aîné. Ils l’avaient estimé assez intelligent pour conduire le royaume jusqu’à ce que Kalyi atteigne l’âge de sa Révélation, mais dépourvu des ambitions de son frère. Après avoir essuyé son courroux, après l’avoir entendu parler de la guerre et de son alliance avec Braedon, Tebeo comprenait que lui et ses pairs n’avaient vu que ce qu’ils avaient voulu voir. Le régent était particulièrement intelligent, beaucoup plus que Carden. Et le duc redoutait que de sombres ambitions pour Aneira et pour lui-même n’habitent Numar. Plus Tebeo et son ministre discutaient du régent et de sa guerre, moins le duc avait de certitudes, jusqu’à ce qu’il se surprenne à défendre des points de vue contraires à ses opinions. Evanthya, qui le connaissait trop bien, semblait sentir son avantage. Au bout d’un certain temps, elle se mit à sourire. Lorsque Tebeo affirma que l’alliance d’Aneira avec Braedon l’emportait sur toute autre considération, même son désir de paix, elle éclata de rire. — Pardonnez-moi, monseigneur, fit-elle en secouant la tête. Mais vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, à moins que vous n’ayez reçu dans la nuit un message vous annonçant la mort de Harel. Il grimaça. — Vous ne devriez pas plaisanter sur des sujets pareils, Premier ministre. — Pardonnez-moi, monseigneur. Le fait est que vous considérez Harel comme un piètre chef et un allié dangereux pour le royaume. Vous me l’avez assez souvent répété. — C’est vrai, je l’ai fait. Et je suppose que je n’ai pas changé d’avis. — Alors pourquoi argumenter comme vous le faites ? — Parce que je n’ai aucune envie de m’élever seul contre Numar ! Après ce que je lui ai dit lors de sa visite, je dois m’estimer heureux de sa générosité. Il aurait très bien pu en prendre offense et décider de punir Dantrielle de mon impudence. Je ne peux pas prendre le risque de provoquer une nouvelle fois sa colère. La ministre le considéra quelques instants en silence, le front soucieux, comme si elle tentait de prendre une décision. — Et si vous n’étiez pas seul ? demanda-t-elle d’un ton résolu. — Comment ? Elle s’humecta les lèvres. — Lorsque j’ai parlé avec le Premier ministre de Solkara, il m’a demandé si vous étiez capable de convaincre les maisons du sud de soutenir la guerre, si elles se révélaient hésitantes. Il la contempla, ébahi, ayant du mal à croire que Pronjed ait pu lui poser une telle question. — Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? Elle baissa les yeux. — J’avais peur, monseigneur. Comme vous craignez Numar, je crains le ministre de Solkara. Fetnalla et Lord Orvinti le soupçonnent d’être un traître, d’avoir peut-être même utilisé le pouvoir d’influencer les esprits pour assassiner le roi. S’il apprend que je vous ai révélé quoi que ce soit de notre conversation, il… pourrait chercher à me faire du mal. — Comment ? demanda Tebeo les yeux plissés. Vous pensez qu’il essaiera de vous tuer ? — Pas directement, monseigneur, mais il pourra m’accuser de trahison. Ces temps sont difficiles et pour les Eandi et pour les Qirsi. Il suffit d’un mot bien placé pour détruire la réputation d’un ministre. Le duc opina. Cela, il pouvait le comprendre. — Pensez-vous qu’il s’attende à une résistance de la part des maisons du sud ? — Il m’a dit qu’il ne faisait que se préparer à toutes les éventualités. Je ne pense pas qu’il m’aurait posé la question s’il ne le craignait pas. Elle hésita et détourna une nouvelle fois son regard brillant. — Il m’a aussi demandé si je pensais que vous alliez résister. — Cela ne me surprend pas vraiment, pas après ma conversation avec Numar. Que lui avez-vous répondu ? — Je lui ai dit que je pensais que vous enverriez autant d’hommes que Numar le demanderait, que vous étiez Aneirien avant tout. C’était la seule réponse possible, mais il était soulagé. — Merci. Et son autre question, comment y avez-vous répondu ? — Je n’étais pas sûre de moi, monseigneur. Je lui ai dit que vous n’étiez pas aussi proche des nouveaux ducs de Tounstrel et Noltierre que vous l’étiez de leurs pères et que, sur ce point, vous n’aviez pas grande influence auprès d’eux. Tebeo fronça les sourcils. — Franchement, Premier ministre, c’est plus que ce qu’une telle question méritait. — Oui, monseigneur. — Mais c’est assez proche de la vérité, et ça ne donne pas grand espoir à Numar de me faire agir en sa faveur si Vistaan et Bertin le Jeune refusent de se soumettre. Compte tenu des circonstances, vous auriez pu vous montrer moins judicieuse. — Merci, monseigneur. Elle allait poursuivre mais se ravisa et joua distraitement avec le revers de satin de sa robe. — Finissons-en, Evanthya. S’il y a autre chose que je doive savoir de cette conversation, autant me le dire tout de suite. Elle ne répondit pas tout de suite. — Je ne suis pas tout à fait certaine qu’il m’ait posé toutes ces questions pour le compte du régent, monseigneur. Il s’était cru au bout de ses surprises. Entre la visite impromptue de Numar et l’interrogatoire direct auquel sa ministre avait été soumise, il avait eu son lot d’émotions. Mais, cette fois, il était choqué. — Expliquez-vous. — Il m’a dit qu’il ne croit pas bénéficier de la confiance du régent ; selon lui, Numar l’avait emmené à Dantrielle et dans les autres duchés uniquement parce qu’il craignait de le laisser seul à Solkara. — Pensez-vous que le régent s’inquiète pour la reine ? Elle secoua la tête, jouant cette fois d’un air absent avec une mèche de cheveux blancs. — Non, je crois qu’il a peur de Chofya et des liens entre elle et Pronjed. À ces mots, le duc éprouva un brusque regain d’espoir. — Pronjed vous a-t-il indiqué qu’il lui restait loyal ? — Pas vraiment, monseigneur. Il m’a dit qu’il me posait toutes ces questions de sa propre initiative, de Qirsi à Qirsi. L’espoir du duc se mua en une terreur aussi froide que profonde. — Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous pensez qu’il appartient à la conspiration ? — C’est possible. Il est aussi probable qu’il me soupçonne d’en faire partie, et qu’il ait ainsi cherché à s’en assurer. — Pourquoi vous prendrait-il pour une traîtresse ? Il s’était efforcé de garder un ton détaché. Il voyait à son regard qu’il avait échoué. — Vous plus que quiconque devez connaître la réponse, monseigneur. Elle sourit d’un air triste. — Avec tout ce qui s’est passé en Aneira et dans toutes les Terres du Devant, tous les Qirsi sont suspects. Des traîtres semblent rôder dans tous les coins, que ce soit à Solkara, Orvinti ou ici, à Dantrielle. Tebeo opina en silence. — Je vous l’ai déjà dit, monseigneur, et je vous le répète. Je ne vous ai pas trahi et je n’ai aucune intention de le faire. Je pense que cette guerre doit être arrêtée avant même de commencer. Elle n’apportera que la ruine, dans ce royaume et peut-être sur les Terres du Devant. — Vous le savez ? Vous avez glané quelque chose. — Non, monseigneur. Ce n’est qu’une opinion, pas une prophétie. Il aurait presque souhaité le contraire. Il éprouvait les mêmes sentiments que son Premier ministre, mais Dantrielle ne tirerait aucun bénéfice de voir son duc accusé de félonie et son château assiégé par l’armée royale. Dans cette guerre, son peuple aurait au moins la chance de prouver son courage ou de mourir en fidèles sujets du royaume. L’alternative était inconcevable. — Je partage vos craintes, Evanthya. Vous le savez. Mais vous me demandez d’échanger une guerre contre une autre. Si je défie la maison de Solkara, cela nous pousse à la guerre civile, une guerre sans espoir, et qui ne sera pas moins destructrice pour le royaume que cette alliance avec l’empire. Il secoua la tête. — Je ne peux m’y résoudre. — Vous pouvez tout de même en discuter avec Lord Orvinti, monseigneur. — À quelle fin ? Le régent nous a dit qu’il avait le soutien de Brall. — Bien sûr qu’il le soutient, monseigneur. Que pouvait-il dire d’autre ? Mais si Lord Orvinti partage nos craintes et qu’il n’a accepté la vision du régent que pour éviter sa colère ? Si Bertin le Jeune et Vistaan de Tounstrel sont dans le même état d’esprit ? Les ducs ont choisi Numar contre Henthas parce qu’ils ne voulaient pas que le royaume soit dirigé par la peur et les menaces. N’est-ce pas exactement ce que nous avons ? — Numar n’est pas Henthas ! s’exclama le duc avec violence. Evanthya détourna les yeux. — Non, monseigneur. Elle ne méritait pas sa colère. Comme sur beaucoup de points, elle avait raison. Il redoutait la guerre à venir, mais il avait été contraint de promettre son soutien par un régent qu’il craignait encore plus. Et Dantrielle était une des plus puissantes maisons d’Aneira. Si Numar pouvait lui arracher son agrément, ne pouvait-il en faire autant avec les ducs de Kett, Noltierre, Rassor et Tounstrel ? — Avez-vous reçu un message de Fetnalla depuis la visite du régent ? demanda-t-il. Avez-vous une raison de penser qu’elle et Brall nourrissent les mêmes réserves ? — Je n’ai rien entendu, monseigneur. D’après ce que je sais, le régent était sincère en affirmant qu’il avait obtenu le soutien de Lord Orvinti. Si vous me permettez d’être franche, même si Lord Orvinti penche en faveur de cette guerre, comme il le semble, vous auriez tout intérêt à vous en assurer dès maintenant. — Sans doute. Cela ne peut toutefois pas se régler par messager. Si nous devons discuter de notre opposition au régent, nous ferions mieux de le faire en Orvinti. Evanthya croisa son regard. Ses yeux jaunes flamboyaient comme une torche. Le duc se rappela brusquement qu’elle et la ministre de Brall étaient amantes. Un voyage en Orvinti signifiait davantage que l’occasion de pousser plus avant son argumentation. — Alors nous y allons ? demanda-t-elle. — Oui. Mais écoutez bien ceci, Premier ministre : si Brall soutient bel et bien cette guerre, c’est terminé. Il n’y aura aucun contact avec Noltierre ou Tounstrel sur ce sujet. — Bien sûr, monseigneur. Sans Orvinti, nous ne pouvons nous élever contre la maison de Solkara. Ils se dévisagèrent un moment avant que Tebeo ne l’envoie préparer leur voyage. Longtemps après qu’elle l’eut quitté, il continua de hocher la tête, troublé par ce dernier commentaire. En dépit de ses bonnes manières et de son intelligence politique, Evanthya parlait parfois de la guerre et de la rébellion avec un détachement alarmant. Ils partirent le lendemain à l’aube, poussant leurs montures contre la tempête glaciale qui s’était déclenchée pendant la nuit. Tebeo ne se souvenait pas de neiges aussi tardives dans l’année, comme si les dieux eux-mêmes cherchaient à empêcher les armées de partir en guerre. À l’instar de Numar, le duc n’avait demandé qu’une compagnie réduite. Evanthya chevauchait avec lui, naturellement, ainsi que huit de ses soldats les plus aguerris, quatre épéistes et quatre archers. Les brigands avaient tendance à se déplacer vers le sud pendant les cycles froids. Certains, trompés par le bref redoux qui s’était installé à la fin du cycle lunaire d’Eilidh, seraient peut-être remontés vers le nord, mais la majorité d’entre eux ne rôderaient pas sur les routes avant un cycle ou deux. Huit hommes étaient plus que suffisants. Il avait envoyé un messager en éclaireur, chargé d’annoncer à Brall sa visite impromptue et son arrivée dans les cinq premiers jours du déclin lunaire. Il n’avait pas attendu de réponse, et n’avait pas demandé à son coursier de venir à sa rencontre dans la forêt. Son amitié avec Brall rendait inutiles de telles formalités. Le duc et sa femme, Pazice, les auraient accueillis même sans cette courtoisie, tout comme lui et Pelgia leur ouvriraient les portes de leur château même à l’improviste. Mais, en l’occurrence, Tebeo avait jugé que la nature de sa visite était une surprise suffisante. Il était inutile de compliquer la situation en arrivant sans prévenir. Il avait donc dépêché un messager. Malgré le temps – ou peut-être à cause de lui – le voyage fut rapide. Aucun des cavaliers n’avait envie de traîner sur la route. Dans le courant de la matinée du sixième jour, ils arrivèrent en vue des Monts Shanae qui s’élevaient au-dessus de la Plaine des Étalons. Leurs sommets étincelaient de neige fraîche. Il leur restait un jour avant d’atteindre le Lac Orvinti et le magnifique château de Brall. Devant les montagnes, le duc sentit son humeur embellir. Malgré la perspective de la guerre, il avait hâte de discuter avec son ami. Brall avait ses défauts : outre l’arrogance à laquelle il lui arrivait parfois de céder, il était au Conseil des Ducs enclin – et plus que Tebeo – à statuer non pas en fonction de ses convictions mais de ce qu’il pensait être le souhait de la majorité. Il pouvait cependant se révéler d’une intelligence et d’une profondeur peu communes. Et lorsqu’ils discutaient en privé, Tebeo savait qu’il pouvait compter sur l’honnêteté absolue de Brall envers lui. Depuis la mort de Bertin et Chago, il ne pouvait en dire autant d’aucun autre noble du royaume. La Plaine des Étalons était une étendue de terre sauvage dépourvue de villes ou de villages. Quelques fermes étaient disséminées çà et là, surtout dans les régions au sud-ouest du Lac Orvinti et au nord-ouest de la rivière des Hautes-Herbes. En dehors des faucons, des lagopèdes, des chiens sauvages et, bien sûr, des hordes de chevaux qui lui avaient donné son nom, la plaine n’offrait pas grand-chose entre les châteaux de Dantrielle et d’Orvinti. Pour cette raison, et malgré le détour de plusieurs lieues que ce trajet leur imposait, Tebeo et sa compagnie avaient suivi la Rassor sur sa rive sud. Peu de villes s’élevaient le long de la rivière, mais suffisamment pour que, chaque nuit, ils trouvent un endroit où dormir. Maintenant qu’ils étaient plus proches de la cité ducale, le village où ils s’étaient arrêtés était plus grand et l’auberge plus confortable que toutes celles qu’ils avaient croisées depuis leur départ de Dantrielle. Leur repas, un ragoût de mouton épicé, du pain noir et du vin léger qui faisait la réputation de l’ouest d’Aneira, rappela à Tebeo les soirées passées à Bistari, lorsque leur ami Chago régalait les autres ducs des récits sur la querelle sanglante entre son père et Farrad VI de Solkara. Longtemps après que ses soldats furent partis se coucher, Tebeo resta dans la salle de la taverne, à siroter du vin et goûter la bonne chère. Evanthya, qui avait depuis longtemps cessé de manger et était restée à ses côtés, jouait distraitement avec son gobelet. Ils n’avaient pas beaucoup parlé durant leur voyage. Tebeo se demandait si c’était la perspective de ses retrouvailles avec Fetnalla qui la rendait silencieuse ou si elle était préoccupée par des sujets plus importants. — Depuis quelques cycles, fit-il enfin en vidant son gobelet, on dirait que nous sommes incapables de parler sans nous disputer. Il fit signe à la serveuse de leur apporter un nouveau pichet de vin. — Oui, monseigneur. Je m’en suis aperçue. — J’imagine que j’en suis le responsable. — Pas plus que moi, monseigneur. Tebeo éclata d’un rire sec et objecta de la tête. — Votre courtoisie est admirable, Premier ministre, mais nous ne sommes dupes ni l’un ni l’autre. Vous êtes persuadée que je ne vous accorde plus ma confiance, que ma peur de la conspiration m’a rendu soupçonneux envers tous les Qirsi, même ceux qui me servent bien. Evanthya allait répondre, sans doute pour protester, en bonne ministre, mais le duc l’interrompit d’une main. — Non, Evanthya, je vous en prie. Le fait est que je ne vous fais plus confiance, du moins pas comme par le passé. Je ne crois pas que vous m’ayez trahi, moi ou ma maison, en tout cas pas au sens où on l’entend. Je ne suis même pas certain que vous soyez capable d’une chose pareille. Mais je découvre des questions qui ne m’ont jamais préoccupé avant. Servez-vous la maison de Dantrielle par loyauté, ou pour l’or que votre fonction vous rapporte ? La courtoisie que vous me témoignez est-elle sincère ou est-ce un masque pour dissimuler le mépris que je vous inspire ? La serveuse arriva avec un pichet de vin, servit le duc et le déposa sur la table. Tebeo la remercia d’un sourire puis la regarda repartir vers le bar, avant de boire une gorgée. En posant les yeux sur Fetnalla, il éprouva un brusque pincement au cœur. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Elle pleurait. Il n’avait pas cru ses mots blessants. Au contraire, il les avait prononcés dans l’espoir de combler le fossé qui s’élargissait entre eux. Ce ne fut qu’en voyant la douleur qui se lisait sur son visage fin, en pensant à ce qu’il avait dit, qu’il s’aperçut combien sa franchise pouvait être odieuse. Il regretta d’avoir tant bu. — Premier ministre, je vous en prie, je… Elle secoua la tête ; quelques larmes s’écrasèrent sur la table, comme des gouttes de pluie sur les remparts. — Cela fait quelque temps que j’ai compris votre état d’esprit, fit-elle. J’ai préféré l’ignorer. Peut-être vaudrait-il mieux que… Un court sanglot l’interrompit. — Je ferais peut-être mieux de quitter votre service ici, avant d’arriver à Orvinti. Tebeo, le visage crispé, ferma les yeux. Il était stupide. — Je ne veux pas, répondit-il. Je compte sur vos conseils, Evanthya. J’ai besoin de vous aujourd’hui plus que jamais. — Comment pouvez-vous accepter mes conseils quand vous imaginez que je vous hais, quand vous cherchez le mensonge dans chacune de mes paroles ou chacun de mes gestes ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Elle essuya ses larmes. — C’est très proche ; trop proche de toute manière. — Alors je me suis mal exprimé. — Vraiment, monseigneur ? Elle semblait en colère, comme si sa peine avait soudain cédé à la révolte. — Il me semble à moi que ce sont les paroles les plus sincères que vous m’ayez dites depuis la mort du roi. Vous, Lord Orvinti, le régent, tous, vous voyez la trahison partout où vous croisez des cheveux bancs. — Vous me comparez à Numar ? — Oui, monseigneur. Comme vous me comparez à son Premier ministre. — Nous avons des raisons d’être inquiets, Evanthya. Vous avez vous-même souvent parlé du danger que représente la conspiration. — Oui, je l’ai fait. Mais je ne devrais pas être accusée de traîtrise parce que d’autres Qirsi ont trahi leur seigneur. Accepteriez-vous que je vous soupçonne d’avoir empoisonné mon vin ce soir, simplement parce que Grigor a empoisonné le Conseil des Ducs à Solkara ? Il se passa une main sur le menton. — Bien sûr que non. — Mon peuple endure de tels soupçons depuis des siècles, tout simplement parce que les Guerres Qirsi se sont achevées sur la trahison de Carthach. Les Eandi nous considèrent comme une race de traîtres ; peu importe ce que nous faisons, peu importe notre compétence à servir vos cours, vous portez toujours le même regard sur nous. — Est-ce si surprenant, Premier ministre ? Lorsque Brall et moi parlons de nous, c’est toujours en termes d’Aneiriens, ou membres de nos maisons. Les Qirsi parlent toujours d’eux-mêmes en terme de race avant toute autre considération. Vous êtes Qirsi avant d’être autre chose. Vous avez beau servir Dantrielle, vous avez beau vivre en Aneira, vous vous considérez comme Qirsi. — Parce que vous ne nous permettez pas d’être autre chose ! Je suis Aneirienne, et je donnerais ma vie pour la Maison de Dantrielle, que vous le croyiez ou non. Mais quand vous me regardez, vous ne voyez pas une Aneirienne. Vous voyez des cheveux blancs et des yeux jaunes. Vous me voyez créer des brumes ou murmurer des paroles magiques à ma monture. Nous sommes une race de sorciers. Tous les Qirsi partagent cela, comme nous partageons les caractéristiques physiques qui nous rendent tellement étranges à vos yeux. Alors, oui, dans une certaine mesure, nous pouvons nous sentir solidaires des autres Qirsi, en dépit de la maison, ou du royaume, que nous servons. Mais quel choix avons-nous lorsque vous ne nous acceptez pas vraiment comme l’un des vôtres ? Elle secoua encore la tête, en passant une main raide dans ses cheveux fins. — Et pourtant, c’est une chose d’éprouver cette solidarité, c’en est une autre, complètement différente, de s’allier avec une bande de traîtres parce qu’il se trouve qu’ils possèdent la même magie, ou les mêmes cheveux que moi. Je hais la conspiration, pas seulement à cause du tort qu’elle cause aux Eandi, mais aussi à cause de ce qu’elle me fait, à moi. — Que voulez-vous dire ? Elle ouvrit les bras, comme si c’était évident. — Cette discussion, votre suspicion, la douleur que j’éprouve chaque fois que je dois choisir mes mots avec soin de peur d’éveiller encore plus votre méfiance. Je hais tout ça ! Et je les déteste de me le faire subir ! Si seulement vous saviez… Elle s’interrompit et détourna le visage. Des larmes emplissaient de nouveau ses yeux dorés. Il avait été injuste avec elle, depuis de longs cycles. Il le comprenait à présent. Il ne voyait pas comment regagner son amitié. — Si seulement je savais quoi ? demanda-t-il d’une voix pleine de douceur. — Rien. — Evanthya, je vous en prie. Leurs regards se croisèrent avant qu’elle ne détourne encore les yeux. — Si vous saviez combien je voudrais les écraser, murmura-t-elle. — Nous avons cela en commun, n’est-ce pas ? Elle haussa les épaules sans le regarder. — J’imagine, répondit-elle sans conviction. — Je sais que ce n’est pas beaucoup, mais c’est peut-être un début. Je ne veux pas que vous quittiez Dantrielle, Evanthya. Pas seulement parce que j’ai besoin de vos conseils, mais parce que je me suis attaché à vous au cours des années. Pelgia et moi vous aimons beaucoup. Il tendit le bras au-dessus de la table et posa la main sur la sienne. Elle avait des doigts petits et fins, comme ceux d’un enfant. Des mains d’enfant qui pouvaient déclencher une tempête capable de déraciner les chênes. Evanthya ne bougea pas. — Je suis désolé de vous avoir blessée, poursuivit-il. Vous avez raison à notre sujet, les Eandi. Nous vous considérons comme différents, ne partageant pas notre attachement au royaume. Nous aurions dû évoluer depuis longtemps, nous ne l’avons pas fait. C’est ce qui rend cette conspiration si insidieuse et si fourbe. Elle s’attaque à nos faiblesses, notre incapacité à voir au-delà de nos différences, notre incapacité à vous considérer, vous et votre peuple, comme autre chose que des envahisseurs ratés, vaincus par la trahison. C’est nous qui lui avons donné sa force. Evanthya eut un sourire amer. — Vous n’êtes pas les seuls. Pour chaque seigneur Eandi qui soupçonne son ministre de l’avoir trahi, trois autres ministres pensent la même chose de leur collègue. Elle leva les yeux. — La conspiration fait ressortir ce qu’il y a de pire en chacun de nous, monseigneur. Comme vous venez de le dire, c’est ce qui la rend si dangereuse. — Autant de raisons pour l’écraser, Premier ministre. Ce sera un honneur pour moi de combattre à vos côtés. Cette fois, la jeune femme sourit vraiment. Elle essuya encore ses larmes. — Pardonnez mes paroles, Evanthya. Je suis terrorisé par la conspiration, je préfère un ennemi que je peux voir. Je ne voulais pas vous blesser, et je ne veux pas que vous partiez. Elle poussa un profond soupir. Son regard croisa un instant celui de Tebeo avant de se détourner. Enfin, elle opina. Ils rejoignirent leurs chambres un peu plus tard et se levèrent à l’aube pour achever leur voyage vers Orvinti. La température s’était réchauffée pendant la nuit, mais il plut toute la journée. Lorsqu’ils atteignirent enfin la route qui longeait la rive sud du Lac Orvinti et conduisait jusqu’au château, ils étaient trempés, frissonnants de froid et de fatigue. Le duc d’Orvinti n’était pas homme à perdre du temps en formalités ; il les fit rapidement conduire jusqu’à leurs appartements, où ils purent se changer et se réchauffer avant le dîner. La duchesse d’Orvinti, venue rejoindre les ducs et leurs ministres pour le repas, les quitta après le dernier plat en prétextant la fatigue. Tebeo ne fut pas dupe. À la différence de sa femme, Pazice n’avait pas grand intérêt pour les affaires de l’État, mais elle en savait assez sur leur fonctionnement pour comprendre que la visite de Tebeo était sérieuse, et que les deux hommes étaient pressés de pouvoir aborder sans plus tarder le sujet qui avait amené leur ami chez eux. La duchesse partie, Brall se leva. Son regard s’arrêta d’abord sur Tebeo, puis sur les ministres. Il n’avait pas changé. La vigueur n’avait pas encore déserté son grand corps. Malgré l’épaisse toison argentée qui lui encadrait le visage, il paraissait jeune pour son âge. S’il souffrait encore des séquelles de l’empoisonnement de Solkara, il n’en montrait rien. Son visage ouvert comptait peut-être plus de rides qu’à leur dernière rencontre, mais il avait gardé les mêmes yeux clairs, aussi bleus que le ciel pendant les moissons. — Voulez-vous que nous discutions dans mon bureau ? demanda-t-il en désignant de sa main potelée la porte de la salle où ils étaient assis. — Pourquoi ne pas discuter en tête-à-tête ce soir, et laisser nos ministres renouer leur amitié ? suggéra Tebeo. Nous nous verrons tous les quatre demain matin. Evanthya lui adressa un sourire d’une si profonde gratitude que le duc se sentit rougir. Brall, de son côté, semblait contrarié. Toutefois, lorsque Fetnalla l’interrogea du regard, il signifia son accord d’un signe de tête. Après le départ des ministres, alors que les ducs remontaient les couloirs sombres jusqu’aux appartements de Brall, ce dernier jeta un regard noir à Tebeo : — Qu’est-ce qui t’a pris ? — Quoi ? — Pourquoi as-tu donné l’autorisation de partir à Fetnalla et Evanthya ? Tebeo haussa légèrement les épaules. — Je voulais parler en tête-à-tête avec toi, et je ne vois pas de mal à leur laisser un peu d’intimité. Il ne pensait pas que Brall soit au courant des sentiments qui unissaient leurs ministres, mais il l’avait peut-être offensé. Or il n’en avait pas l’intention et il ne voulait pas aggraver son erreur avec des mensonges. — Eh bien, il y en a, répliqua Brall sèchement. Tu n’avais qu’à leur donner ouvertement l’autorisation de comploter contre nous. — Tu aurais préféré qu’elles prennent part à notre conversation ? — Au moins aurions-nous eu l’œil sur elles ; nous serions sûrs de ce qu’elles font. Tebeo ricana. — Tu veux aussi qu’on reste debout toute la nuit, pour qu’elles ne profitent pas de notre sommeil pour tisser les fils de leur complot. Brall le considéra impassible. — Tu peux plaisanter, mon ami. Mais je te jure que, dans ce château, mon sommeil ne laisse aucune occasion aux Qirsi. Il fallut quelques instants à Tebeo pour comprendre. — Tu la fais surveiller ? — Évidemment. Tu devrais en faire autant avec Evanthya. Cette période n’en exige pas moins de nous. — Tu n’es pas sérieux ! — Au contraire. Tu n’as pas remarqué tout ce qui se passe dans ce royaume depuis les moissons ? Tu n’as pas entendu les nouvelles que nous rapportent les marchands et les bateleurs des festivals ? La conspiration est une réalité, Tebeo. Il ne s’agit plus de rumeurs. Des nobles meurent, pas seulement ici, mais dans tous les royaumes des Terres du Devant. — De là à la faire surveiller, comme si elle était une traîtresse avérée… Il secoua la tête. — Non, je ne peux pas faire une chose pareille. — Tu préfères que sa trahison soit sue ? C’est stupide, Tebeo. C’est ce que Chago a fait, et Carden, et qui sait combien d’autres qui ont déjà rejoint le Royaume de Bian. Ils arrivèrent devant le bureau de Brall et s’arrêtèrent sur le pas de la porte. Des gardes se tenaient de chaque côté, tous deux vêtus des couleurs d’Orvinti, bleu et vert. Brall sortit une clef d’un repli de sa robe ducale, ouvrit la serrure, puis la porte, avant d’inviter Tebeo à entrer. Depuis qu’il était duc de Dantrielle, pas une fois, Tebeo n’avait fermé son bureau à clef. Ils prirent place dans les grands fauteuils installés au centre de la pièce tandis qu’un serviteur posait deux bûches dans l’âtre avant de s’agenouiller devant le feu pour remuer les braises. — Ce sont des gardes qui la surveillent ? demanda Tebeo. — Des gardes, des serviteurs, parfois j’emploie des dames de compagnie de Pazice. Il jeta un regard au serviteur. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix s’était réduite à un murmure. — Pazice ne sait rien de tout ça ; je te serais reconnaissant de ne pas lui en parler. — Bien sûr. Il observa en silence le serviteur essayer de ranimer le feu. — Alors, Fetnalla a-t-elle fait quelque chose de… d’inhabituel ? As-tu une raison quelconque de croire qu’elle t’a trahi ? — Pas encore. Elle se doute peut-être que je la fais surveiller. C’est peut-être ce qui l’empêche de rejoindre la conspiration. Ou bien c’était ce qui allait l’y pousser, songea Tebeo en préférant se taire. Leur amitié était solide, mais cette réflexion aurait offensé Brall. Tebeo ne l’avait jamais vu aussi soupçonneux, pas même envers les Eibithariens. Il lui vint tout à coup à l’esprit que si Fetnalla était sous surveillance constante, Brall ne tarderait pas à avoir des nouvelles d’une autre sorte. Autant qu’il les apprenne de sa bouche. — Il y a quelque chose que je devrais te dire, Brall. Si tes espions font correctement leur travail, tu ne vas pas tarder à l’apprendre. Étant donné que je suis au courant depuis quelque temps, je crois que c’est à moi de t’en parler. Brall plissa les yeux. — Me dire quoi ? Tebeo soupira en regardant le serviteur souffler une dernière fois sur les flammes et quitter la pièce. Un an plus tôt, Brall aurait été surpris par ce qu’il avait à lui annoncer. S’il avait désapprouvé, il aurait eu le bon sens de garder ses réflexions pour lui. Aujourd’hui, Tebeo ignorait comment son ami allait réagir. Méfiant comme il l’était envers son Premier ministre, et aussi terrorisé par tous les Qirsi qu’il semblait l’être, il n’avait aucun moyen de savoir. — De quoi s’agit-il, Tebeo ? Tu me fais peur. — Ce n’est rien du tout. Fetnalla et Evanthya sont simplement… amoureuses. Le front de Brall se creusa. — Quoi ? — Nos premiers ministres… — Tu veux dire… l’une de l’autre ? — Oui. — Tu es sûr que ce n’est pas une ruse, une histoire qu’elles t’ont racontée pour cacher autre chose ? — Allons, Brall ! Arrête de voir des traîtres à tous les carrefours et réfléchis un peu. Si nos ministres voulaient comploter contre nous, et trouver du temps pour le faire en toute tranquillité, elles prétexteraient tout bêtement leur amitié. Elles n’iraient certainement pas aussi loin. Prétendre une telle relation est plutôt de nature à attirer l’attention sur elles, pas le contraire. Orvinti, visiblement contrarié, l’observa un moment, puis il acquiesça et se tourna vers les flammes. — Alors elles sont amantes, fit-il avec un air de dégoût. Tebeo sourit. — Oui. — Depuis quand le sais-tu ? — Depuis les funérailles de Carden. — Elle te l’a dit ? — Je l’ai deviné. — Tu l’as deviné ? interrogea Brall étonné. — À la façon dont Evanthya parle de ta ministre, à la façon dont elles se comportent lorsqu’elles sont ensemble. Il sourit. — Je suis peut-être vieux, mais je me souviens à quoi ressemble l’amour. — Si j’avais tes yeux, fit Brall en hochant la tête, je ne m’interrogerais plus sur la loyauté de Fetnalla. Il se tut et contempla les flammes. — Approuves-tu cette relation ? — Je ne suis pas sûr que ce soit à moi de l’approuver ou non. Si Fetnalla était au service d’un autre duc, je serais peut-être mal à l’aise ; j’ai d’ailleurs dit à Evanthya que si nos relations devaient s’envenimer, elle devrait mettre un terme à cette histoire ou quitter mon service, mais en l’état, je n’y vois rien de mal. — Les prélats nous diraient que ça n’est pas… naturel. — Sans doute. À bien des égards, je reste un homme de l’Ancienne Foi. En outre, elles sont Qirsi. Elles font leurs dévotions dans les sanctuaires, pas dans les cloîtres. Leur vie doit être régie par les anciens enseignements. — Tu as peut-être raison, concéda Brall. Peu importe, je préfère que tu n’en parles pas non plus à Pazice. — Attention, Brall. Tu accumules les secrets sur tes vieux jours. Tu connais l’adage : celui qui garde son opinion pour lui s’expose à de mauvais conseils. Pour la première fois depuis l’arrivée de Tebeo à Orvinti, Brall sourit. — Mes vieux jours ? Tu es bien présomptueux de me traiter de vieillard, Dantrielle. Quel âge as-tu, trois ans de moins que moi ? — Quatre, pour être exact. — Ah, quatre, alors… Ils éclatèrent de rire. Puis Brall, retrouvant son sérieux, dévisagea son ami. — Pourquoi es-tu venu, Tebeo ? Que s’est-il passé ? — La même chose qu’ici : Numar est venu me rendre visite. — J’aurais dû m’en douter. Tu t’inquiètes de cette alliance avec Braedon. — Bien sûr, s’exclama Tebeo. Ne devrait-elle pas nous inquiéter tous ? Cette guerre risque d’être un désastre pour Aneira et les Terres du Devant. — Elle peut aussi être notre plus grand triomphe. Tebeo encaissa le coup. Il s’était préparé à l’objection de Brall devant l’idée de s’opposer au régent. Il n’aurait jamais imaginé son ami pressé de partir en guerre. Il était mal placé pour le lui reprocher. Il avait lui-même avancé le même argument à Evanthya après la visite de Numar. — Tu en es vraiment convaincu ? demanda-t-il. — J’aimerais l’être, soupira Brall entre ses dents. Je n’ai pas très haute opinion de Harel, et je n’ai aucun goût pour la guerre. Nous venons à peine de perdre Chago, Bertin et Vidor. J’ai eu mon lot de funérailles. Il regarda longuement Tebeo. — Tu n’as pas fait tout ce chemin pour débattre d’une guerre peu judicieuse. — Non, répondit Tebeo avant de raconter en quelques mots sa rencontre déplaisante avec le régent et sa longue discussion avec Evanthya. Je suis venu sur ses conseils, conclut-il. Elle pense que je doive vous convaincre, toi, Bertin le Jeune et Vistaan, de défier le régent lorsqu’il nous demandera des hommes. — C’est échanger une guerre contre une autre, répliqua Brall les yeux écarquillés. — Je sais. — Et pourtant, tu es venu. — Pas pour te convaincre, pour te demander ton avis. — Mon avis ? Elle est folle, ou c’est une traîtresse. — Elle n’est ni l’un ni l’autre, répliqua Tebeo avec un sourire triste. Elle est peut-être jeune, peut-être un peu téméraire, mais elle est loyale, et je crains qu’elle n’ait raison. — Non, Tebeo, elle a tort ! L’armée royale nous écrasera en un rien de temps. C’est un geste vain, un de ceux qui apporteraient la ruine à toutes nos maisons. — Peut-être pas. J’y songe depuis que j’ai quitté Dantrielle. Nous quatre, nous ne sommes peut-être pas capables de résister à Numar, mais si Bistari se joint à nous, et Ansis de Kett, nous avons une chance. Brall considéra cette éventualité. — As-tu parlé à Silbron ? — Non. Je n’en parlerai à personne sans avoir ton accord. Brall sourit à son tour. — Peur de jouer tout seul, hein ? — Chago aurait été d’accord, personne ne hait les Solkariens autant que lui de son vivant. Silbron n’est pas comme son père. Il est plus ambitieux, et plus sensé. Je pense qu’il veut voir Bistari retrouver sa place parmi les toutes premières maisons d’Aneira. La seule façon d’y parvenir, c’est de mettre un terme à sa querelle avec la maison de Solkara. — Il hésitera à se joindre à nous. — C’est pourquoi nous avons besoin d’Ansis. Si nous avons Kett et Bistari, il n’y aura pas de guerre. Numar devra lancer l’armée royale contre six maisons du pays. Il n’aura que Rassor et Mertesse avec lui. Sachant que Mertesse ne s’est toujours pas remise de son siège contre le Pic de Kentigern, nous pouvons enrayer l’invasion d’Eibithar sans plonger le royaume dans la guerre civile. Brall porta un doigt songeur sur ses lèvres. — Cela pourrait bien affaiblir les Solkariens. — Exactement. Silbron ne veut pas contrarier Numar tant que la régence est puissante. Mais s’il voit dans cette opposition un moyen d’affaiblir la Suprématie Solkarienne, je pense qu’il sautera sur l’occasion. — Alors nous n’aurons pas écarté les risques de guerre civile. Ils ne sont peut-être pas imminents, mais ils existent. Tebeo ne chancela qu’un instant. — Je suppose que oui. Je suis prêt à les prendre. Ce n’est pas le moment pour les royaumes Eandi de s’affaiblir dans des guerres hasardeuses. C’est exactement ce que cherche la conspiration. — En es-tu sûr ? demanda Brall. Il me semble que la conspiration fomente des dissensions à l’intérieur des royaumes, pas entre eux. La mort de Chago, comme celle de Carden, ont accru le risque de guerre civile ici, en Aneira. Rien ne nous prouve qu’ils aient été assassinés par les Qirsi. Le fait est que leur mort a affaibli le pays. Et les maisons de Curgh et Kentigern se sont affrontées sur la lande d’Eibithar, avant de s’unir contre le siège de Kentigern décidé par Rouel. La guerre civile que tu es prêt à risquer n’est-elle pas précisément ce qu’attendent les Qirsi ? — Oui, c’est possible. Mais comme tu l’as dit, les risques de guerre civile ne sont pas imminents, rappela-t-il avec un sourire triste. — Nous nous battons contre des fantômes, mon ami. Le mieux à faire est de les éliminer un à un. 10 Elles avaient tant de choses à discuter, tant de plans à mettre en œuvre. Pourtant, tout ce que souhaitait Evanthya, c’était prendre la main de Fetnalla et la conduire dans sa chambre. Elle voulait goûter sa peau, sentir les lèvres de sa bien-aimée sur les siennes, l’entendre gémir de plaisir et voir le désir s’épanouir dans ses yeux. Mais elles marchèrent dans les couloirs, parlant à voix basse de sujets sans intérêt : la neige, les festivals, celui qui allait arriver en Orvinti à la fin du cycle, le voyage d’Evanthya jusqu’ici. Elles ne discutèrent même pas du message qu’Evanthya avait envoyé le cycle dernier, celui qui annonçait à Fetnalla la mort de Shurik, une mort qu’elles avaient payée de leur or. Evanthya avait bien tenté d’aborder le sujet, mais Fetnalla l’avait évité avec une question futile sur les plantations à Dantrielle. Elle parvint à arracher au Premier ministre d’Orvinti l’assurance qu’elle allait bien, et qu’elle s’était parfaitement remise de l’empoisonnement, mais elle semblait bien pâle et, en dépit de ses affirmations, Evanthya avait le cœur serré. Fetnalla avait toujours été mince, comme la plupart des Qirsi, et sa haute taille, qui lui conférait la grâce d’un héron blanc, accentuait la fragilité de sa silhouette. Elle ne l’avait cependant jamais trouvée aussi frêle. Son visage était pincé ; des cernes sombres soulignaient son regard, comme si elle ne dormait pas depuis plusieurs jours. Sa voix elle-même semblait éteinte, et Evanthya ne l’avait pas vu rire, ni même sourire, depuis son arrivée. Elle aurait voulu lui demander ce qui n’allait pas, encore une fois. Mais son amie lui répondrait que tout allait bien, comme elle le lui avait répété à trois reprises ce soir-là. Elles franchirent un autre couloir. Lorsqu’elles descendirent celui qu’elles avaient emprunté une heure plus tôt, Evanthya n’y tint plus. Elle s’arrêta et retint son amie par le bras, l’obligeant à lui faire face. Fetnalla, qui était revenue sur le festival, qu’elle lui décrivait comme si Evanthya n’en avait jamais vu de sa vie, se tut et détourna les yeux, visiblement prête à essuyer de nouvelles questions, ou même des reproches. Evanthya, repoussant la colère et l’inquiétude qui l’habitaient, s’approcha d’elle. D’une main pleine de douceur, elle força Fetnalla à la regarder, puis se hissa légèrement sur la pointe des pieds, et déposa un baiser sur ses lèvres. Fetnalla le lui rendit brièvement avant de s’écarter, jetant un regard inquiet de part et d’autre du couloir. L’ombre d’un sourire traversa son visage. — Il ne faut pas, murmura-t-elle. Evanthya sourit et recommença. — Peut-être pas ici, admit-elle en prenant soin de laisser sa phrase en suspens. Fetnalla déclina le sous-entendu en secouant la tête et reprit leur chemin. — Non. C’est impossible. — Pourquoi ? demanda Evanthya en se précipitant à sa suite pour l’arrêter de nouveau. Fetnalla dégagea son bras d’un mouvement brusque. — On ne peut pas, c’est tout. On pourrait nous surprendre. — Cela ne nous a jamais empêchées. Que se passe-t-il, Fetnalla ? Pourquoi refuses-tu de me parler ? Fetnalla la dévisagea jusqu’au moment où Evanthya crut qu’elle allait se mettre à pleurer. — Avançons, finit-elle par dire. — Non. Pas avant de… — Dans les jardins, l’interrompit la jeune femme avec un regard inquiet sur le couloir comme si elle craignait de voir surgir des soldats d’un moment à l’autre. Nous pourrons discuter dans les jardins. Déjà, elle s’éloignait, ne laissant à Evanthya d’autre choix que celui de la suivre. Elles franchirent les couloirs en silence. Même dans l’air froid de la cour, Fetnalla resta muette. Le ciel nocturne s’était éclairci et Panya, dont la lueur argentée découpait l’ombre des murs sur leur chemin, brillait au-dessus du château. Elles franchirent les haies grises, et dépassèrent les silhouettes décharnées des arbres du verger. Dans un cycle, leurs branches porteraient les premiers bourgeons, mais pour l’heure, Evanthya avait l’impression d’avancer au milieu d’une forêt de spectres. Fetnalla ne parlait toujours pas. Alors Evanthya s’arrêta, et attendit que son amie se tourne vers elle. Comme elle s’y refusait, Evanthya serra les bras sur son cœur douloureux. — Dis-moi ce qui se passe, fit-elle la gorge serrée. Dis-le-moi maintenant ou je retourne dans ma chambre. À ces mots, Fetnalla se retourna. Elle avait les lèvres serrées. — J’espère que tu ne le feras pas. — Je ne le veux pas, répondit-elle en avançant pour lui prendre les mains. Mais tu dois me parler. Elle aurait voulu la prendre dans ses bras, mais même ici, seules dans la nuit, Fetnalla ne semblait pas disposée à accueillir son affection. — Ils me surveillent, murmura Fetnalla en portant le regard vers la plus proche des tours. Evanthya sentit son cœur se glacer. — Qui ? — Le duc, ses hommes, peut-être même d’autres ministres. Je ne sais pas. — Tu les as vus ? — Non, mais je les entends devant ma porte, la nuit. Je sens… leur présence. La première réflexion d’Evanthya fut de croire que son amie était devenue folle, qu’elle était en proie à une peur absurde. Elle repoussa cette pensée aussi vite qu’elle avait surgi et s’efforça d’imaginer que les hommes de Brall étaient bel et bien en train de les observer, ou au moins d’accepter les craintes de son amie. — Pourquoi te surveilleraient-ils ? — Tu ne me crois pas, avança Fetnalla d’une voix soupçonneuse. — Je t’ai simplement demandé… — Je sais ce que tu m’as demandé, j’ai aussi entendu le ton de ta voix. Tu ne me crois pas. — Je pense que tu as peur et que… — C’est tellement difficile de croire que Brall me fait surveiller ? Il m’accuse de toute sorte de trahisons depuis des cycles. Mes démentis ne servent à rien. Tu le sais. Tu as vu comment il me traitait à Solkara. Elle n’avait pas tort. Le duc d’Orvinti soupçonnait Fetnalla depuis la mort de Carden. La suite des événements n’avait fait qu’accroître sa suspicion. Mais de là à la faire espionner… — Ne pourrait-il s’agir de quelqu’un d’autre ? La conspiration, par exemple. Ils espèrent peut-être t’enrôler et cherchent, en t’observant, à juger la profondeur du fossé qui vous sépare, toi et Brall. — Ce n’est pas eux, à moins que leurs espions ne portent des épées et des bottes de soldats. Elle soupira et ferma les yeux un instant. — Je sais de quoi ça a l’air. Si j’étais à ta place, je penserais probablement que tu as perdu la tête. Mais je t’assure qu’il me surveille. Brall a tellement peur de la conspiration, il est tellement convaincu que je l’ai trahi, qu’il est prêt à tout pour se protéger, même si je ne représente aucune menace pour lui. Evanthya n’avait d’autre possibilité que d’ajouter foi à ses paroles. Son propre duc, un homme beaucoup plus raisonnable que Lord Orvinti, n’avait-il pas exprimé les mêmes suspicions ? — Alors nous ne pouvons pas être ensemble, fit-elle d’une voix éteinte. — Non, pas avant que ça passe, ou que mon duc me bannisse du château. — Il est stupide. Sa réflexion était pleine d’amertume et vaine, elle n’avait pu se retenir. Elle arracha un sourire abattu à Fetnalla. — Il n’est que le premier à franchir le pas de ce qui sera bientôt une règle chez la majorité des nobles Eandi à l’endroit de leurs ministres. Nous devons faire quelque chose, Evanthya. — Je sais. C’est de ça dont je veux te parler depuis tout à l’heure. Elle observa le jardin, soudain convaincue qu’on l’observait, elle aussi. Elle frissonna et serra les pans de son manteau autour d’elle. — Tu as reçu mon message. Fetnalla souleva un sourcil. — Oui. Tu aurais dû m’entendre essayer de l’expliquer à Brall. — Je suis désolée, je pensais que tu voudrais savoir. — Ce n’est pas grave. J’étais… soulagée d’apprendre que nous avions réussi. Evanthya leva les yeux sur Panya. — Seulement soulagée ? J’étais euphorique. J’avais hâte de trouver un autre assassin et de recommencer. — Ça ne t’a pas empêchée de pleurer pour Shurik. Evanthya posa un regard aigu sur son amie. — Comment le sais-tu ? — Je te connais. — Oui, reconnut-elle. J’ai pleuré pour lui. Des pleurs pour ce que les Terres du Devant sont devenues, des pleurs à cause de ce à quoi la conspiration nous réduit : une meurtrière, dans mon cas. Mais cela ne m’empêchera pas de vouloir la frapper encore. — Bien sûr que non. — La question est : que fait-on maintenant ? — Je ne sais pas, répondit Fetnalla en regardant le château. Je n’ai pas assez d’or pour engager un autre assassin, et je ne pense pas que nous voulions prendre une arme nous-mêmes. — Alors c’est ça, on ne peut plus rien faire ? — Je dis simplement que nous avons fait tout ce que nous pouvions, du moins pour le moment. — Non, on ne peut pas s’arrêter maintenant. Nous pouvons au moins essayer de contrarier leurs plans. Fetnalla haussa les épaules. — Encore faudrait-il qu’on les connaisse. Evanthya considéra cette réflexion avec un hochement de tête. — Parle-moi de la visite de Numar. — Il n’y a pas grand-chose à en dire. Il a parlé à mon duc en termes les plus vagues d’une alliance possible avec Braedon. Une grimace lui tordit les lèvres. — C’est en tout cas ce qu’ils ont dit en ma présence. Ils ont discuté en tête-à-tête, mais Brall ne m’a rien dit de leur échange. — Et Pronjed ? — Nous avons discuté brièvement. Son front se plissa. — En fait, je me rends compte que nous avons surtout parlé de toi. — De moi ? — Oui. Il voulait savoir si tu conseillerais à Tebeo de soutenir la guerre contre Eibithar, si les choses en arrivaient là. Toute la rage qu’Evanthya avait éprouvée pendant sa propre conversation avec le Premier ministre ressurgit d’un bloc. — Que lui as-tu répondu ? demanda-t-elle les mains tremblantes. Fetnalla sourit. — Que j’étais aussi capable de prévoir tes décisions que de prédire le comportement d’un orage pendant les plantations. — Très bien. J’ai eu moi aussi une discussion intéressante avec lui. Comme elle l’avait fait pour son duc quelques jours auparavant, Evanthya décrivit son entretien avec Pronjed, relatant aussi bien les questions qu’il lui avait posées sur Tounstrel et Noltierre que ses commentaires sur le régent et leur méfiance mutuelle. — Tu penses que c’est un traître, conclut Fetnalla lorsque son amie eut terminé. — C’est tout à fait plausible. Et ça corrobore tes propres doutes après la mort de Carden. Tu as même envisagé l’idée qu’il possède le don d’influencer les esprits. — Je m’en souviens. — Tu as peut-être raison. Je me suis entendue lui dire des choses dont je n’avais pas l’intention de lui parler, comme s’il m’obligeait à lui révéler ce que je ne voulais pas. C’est peut-être lui qui a tué Carden. — Que suggères-tu ? Evanthya écarta les mains. — C’est évident ! À mes yeux, Pronjed est un traître ; je pense qu’il pousse le régent à la guerre contre Eibithar dans le but d’affaiblir davantage les cours Eandi. — Tu n’en sais rien. — J’en sais bien assez. Réfléchis aux questions qu’il nous a posées. Il cherche à s’assurer du soutien de tous les ducs d’Aneira pour l’alliance : or il est clairement inquiet de ne pas l’obtenir. Pourquoi ? Parce que s’ils y réfléchissent à deux fois, tous les ducs verront qu’une guerre contre Eibithar serait désastreuse, même si nous nous allions avec l’empire. — Écoute-toi, Evanthya ! Cela ne prouve pas qu’il soit un traître. Peut-être fait-il simplement preuve d’un manque criant de discernement ; lui et Numar peuvent tout bêtement être attirés par l’idée d’une alliance avec Harel. — Je ne crois pas, répliqua Evanthya. Pas après ce qu’il m’a dit sur le régent. — Peut-être qu’il t’a menti. — Dans quel but ? S’il ne souhaitait rien de plus que gagner le soutien de Tebeo, il aurait parlé en homme du régent. Il ne l’a pas fait ; il a même mis un point d’honneur à me dire que Numar ne lui faisait pas confiance, qu’il me parlait à son insu. Je crois qu’il testait ma fidélité. Il espérait peut-être même me gagner à sa cause. Fetnalla, une expression de panique à peine voilée sur le visage, détourna une nouvelle fois la tête. — Pronjed me terrifie. S’il possède vraiment le don de contrôler les esprits, c’est un adversaire trop dangereux, en tout cas pour nous toutes seules. Evanthya sourit et caressa la joue de son amie pour la forcer à la regarder. — C’est toute la beauté de ce que je propose. Nous n’allons pas nous opposer à lui toutes seules. Je suggère tout simplement de servir nos ducs comme nous l’aurions fait. Nous devons leur dire que cette guerre est une erreur et que nous devons nous y opposer. Je l’ai déjà dit à Tebeo. Et je suis sûre que lui et Brall en parlent à l’heure qu’il est. — Je ne pense pas que Brall m’écoutera. — Bien sûr que si, surtout parce que son plus proche allié lui dira la même chose. Tu ne comprends pas, Fetnalla, que si nous nous débrouillons bien, nous pouvons infliger une nouvelle défaite à la conspiration tout en prouvant notre loyauté ? Une larme apparut sur la joue de Fetnalla, brillante à la lueur de la lune. — À t’entendre, c’est tellement simple, — Ça peut l’être. — Non, plus maintenant, pas après ce que Brall m’a fait subir. Elle s’essuya la joue d’un revers de manche. — Ce que je peux lui dire n’a presque plus la moindre importance. Si je lui conseille de refuser d’unir ses hommes à l’armée de Solkara, il ne le fera pas. Il sera convaincu que je parle au nom de la conspiration. Que Tebeo soit d’accord avec moi ne changera rien, parce qu’il saura que tu lui as donné le même conseil, et comme tu es Qirsi, tu es aussi suspecte que moi. Evanthya sentit faiblir sa patience. Baisser les bras si vite n’était pas dans la nature de Fetnalla. Les soupçons de Brall et la surveillance de ses espions avaient porté leur fruit, elle en était convaincue, mais cela n’avait pas pu suffire à la décourager. — Alors que proposes-tu ? demanda-t-elle. — Je te l’ai dit, je n’en sais rien. Ton raisonnement est valable, c’est juste que… Elle s’interrompit sur un soupir impuissant. — Tu es effrayée. — Oui, plus que jamais. — Je ferai tout ce que je peux pour te protéger, de Brall et de la conspiration. Elle l’embrassa encore. — Tu sais que je donnerais ma vie pour toi. — Oui, je le sais, je ne veux pas en arriver là. Evanthya lui prit les mains. Elles tremblaient. Elle porta les doigts de Fetnalla à ses lèvres et les embrassa tendrement. Elle éprouvait un sentiment étrange. Pendant longtemps Fetnalla avait été la plus forte des deux ; c’était elle qui avait incité Evanthya à s’engager dans ce combat, elle qui l’avait aidée à surmonter ces peurs, ces mêmes doutes auxquels elle cédait aujourd’hui. — Ne t’inquiète pas, dit-elle d’une voix qu’elle voulait forte et convaincante. Fais comme je t’ai dit, et tout ira bien. Je te le promets. Les mains de Fetnalla semblèrent trembler encore plus fort. Evanthya plissa le front. — Retourne dans ta chambre, suggéra-t-elle. Tu as froid et tu as l’air de manquer de sommeil. Fetnalla acquiesça. — Oui, j’ai besoin de dormir. Elle contempla Evanthya quelques instants, la tête inclinée sur le côté comme elle faisait souvent quand elle souriait, mais son visage restait abattu, et son regard plein de regrets. — Je suis désolée que tu ne puisses me rejoindre, mais avec les espions de Brall… — Je comprends. Nous trouverons peut-être du temps pour nous avant notre retour pour Dantrielle. Fetnalla semblait en douter ; elle acquiesça pourtant. — Je l’espère. Elles revinrent au château et se dirigèrent ensemble vers la chambre de Fetnalla. Evanthya ne vit aucun soldat, mais elle entendit souvent un bruit de bottes s’effacer à leur approche, et lorsqu’elles franchissaient l’angle du couloir, le passage était désert. Le temps qu’elle souhaite bonne nuit à son amie, et qu’elle rejoigne en hâte sa propre chambre, dans l’aile opposée, Evanthya n’avait plus aucun doute : Fetnalla était soumise à une étroite surveillance, comme tous ceux qui la fréquentaient. Épuisée par son voyage, Evanthya sombra vite dans un sommeil agité. Lorsqu’elle se réveilla – on frappait à sa porte –, elle se crut au beau milieu de la nuit. — Qui est-ce ? demanda-t-elle en se levant pour enfiler une robe en toute hâte. — Votre duc, lui répondit-on tandis qu’elle se dirigeait vers la porte. Il est près de onze heures, Premier ministre. Lord Orvinti et moi allons nous rencontrer dans ses appartements, nous aimerions que vous et Fetnalla soyez présentes. Evanthya ouvrit la porte, tout en arrangeant ses cheveux. — Je serai vite prête, monseigneur, mais je crains que Fetnalla ne soit pas avec moi. Il écarquilla légèrement les yeux. — Savez-vous où elle se trouve ? — Je ne l’ai pas vue depuis hier soir. Elle n’est pas dans sa chambre ? — Non, c’est la raison pour laquelle je pensais la trouver avec vous. Elle se sentit blêmir. — Lord Orvinti sait-il que vous êtes venu ici ? — Bien sûr, répondit Tebeo non sans une certaine raideur. Je l’ai mis au courant de votre liaison, hier soir. Elle réprima l’envie de fulminer contre lui. De quel droit partageait-il son secret avec Brall ? Mais elle comprit aussitôt qu’il ne voyait pas les choses sous cet angle. Fetnalla était le ministre d’Orvinti, comme elle était celui de Dantrielle. Brall avait autant le droit d’être informé de leur amour que Tebeo. Les Qirsi n’étaient pas des meubles mais, ministres dans des cours Eandi, ils devaient sacrifier certaines de leurs libertés, comme celle de partager le lit de ministres issus d’une maison rivale. Dès qu’il l’avait apprise, Tebeo aurait parfaitement pu lui demander de mettre un terme à sa liaison avec Fetnalla. Cela relevait de son autorité. Ne pas le faire était un acte de bonté. Evanthya doutait que Brall se montrerait aussi généreux. — Vous m’en voulez, fit Tebeo en croisant son regard. Il était inutile de nier. — Je n’en ai pas le droit, monseigneur, répondit-elle simplement. — Brall m’en a voulu de vous renvoyer toutes les deux, hier soir. Il était convaincu que vous alliez comploter dans notre dos. J’ai pensé qu’il valait mieux lui dire la vérité. — Vous avez sans doute bien fait, monseigneur. — Malheureusement, cela ne nous aide pas à retrouver Fetnalla. Il se frotta le front, comme il en avait l’habitude lorsqu’il était contrarié. — Serait-elle allée en ville pour une raison quelconque ? — C’est tout à fait possible, monseigneur. Nous n’avons pas discuté de ses projets pour la journée, pas plus que nous ne savions que vous et Lord Orvinti souhaiteriez nous voir, ce matin. Elle se sera peut-être rendue au marché sans penser que son duc pouvait la convoquer. Elle hésita. — J’imagine que Lord Orvinti fouille le château à sa recherche. Il sourit faiblement. — J’ai peur que oui. J’ai tenté de le convaincre que Fetnalla le sert avec loyauté, hier soir, mais il est encore plus perturbé que moi par ce qu’il entend de la conspiration. Cette absence ne va pas apaiser ses doutes. Plus tôt nous la trouverons, mieux ce sera. Evanthya, s’efforçant d’imaginer où son amie pouvait être, opina d’un air distrait. Qu’elle ait quitté l’enceinte du château lui semblait étrange. Elles ignoraient certes que leurs ducs voulaient les convoquer, mais Evanthya s’était doutée qu’une telle réunion se produirait dans la matinée. Elle avait même eu l’intention de se réveiller beaucoup plus tôt, afin d’être prête au deuxième carillon. Fetnalla aurait dû tenir le même raisonnement. Elle aurait aussi dû réfléchir à deux fois avant de quitter le château alors que son duc avait des hôtes et qu’il nourrissait une telle suspicion à son égard. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Elle allait s’en ouvrir à Tebeo lorsqu’elle entendit qu’on l’appelait. Une seconde plus tard, un garde surgissait à l’angle du couloir, rouge et hors d’haleine. — Ils l’ont trouvée, monseigneur, fit-il. Elle était dans les jardins. Elle est avec le duc à présent. Ses yeux glissèrent sur Evanthya. — Ils vous attendent. Evanthya ferma les yeux un instant, étonnée de son propre soulagement ou, plus précisément, de l’inquiétude qu’elle avait éprouvée. — Merci, répondit Tebeo. Dites à Lord Orvinti que nous les rejoignons. — À vos ordres, fit l’homme en s’inclinant avant de les laisser. — Je m’habille immédiatement, monseigneur. — Parfait. Je vous attends. Evanthya allait fermer la porte, mais Tebeo prononça son prénom. — Sachez que Brall a accueilli la nouvelle de votre… liaison avec Fetnalla plutôt bien. Il est du même avis que moi : tant que nous sommes alliés, et que votre service auprès de nos maisons n’en est pas affecté, vos vies privées ne nous regardent pas. Elle hocha la tête. Même si elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elles n’auraient pas dû avoir besoin de la permission de leurs ducs pour vivre leur amour, c’était un soulagement. — Merci, monseigneur. Je suis heureuse de l’apprendre. Il ne lui fallut que quelques minutes pour s’habiller. Très vite, Tebeo et elle se frayaient un chemin parmi les couloirs d’Orvinti vers les appartements de Brall. La porte du bureau était ouverte. Brall était assis à sa table de travail, penché sur un grand livre éclairé par plusieurs chandeliers. Fetnalla était devant la cheminée, dos à son duc, le visage empourpré. Comme Tebeo et Evanthya pénétraient dans la pièce, Brall ferma aussitôt son livre. — Veuillez nous excuser de notre retard, fit Tebeo en souriant d’abord à son ami puis à Fetnalla qui sembla ne pas s’en apercevoir. — Et je vous présente les miennes pour être restée endormie aussi longtemps, s’empressa Evanthya soucieuse de détourner la colère de Brall de Fetnalla. Notre voyage a dû m’épuiser plus que je ne le pensais. — Vos excuses sont inutiles, répondit Brall avec un sourire acerbe. Il leur désigna les fauteuils devant la cheminée. — Je vous en prie, asseyez-vous. Premier ministre, puis-je vous offrir de quoi manger ? — Non, merci, répondit Evanthya en prenant place. — Un peu de thé, peut-être. Consciente que sa courtoisie déguisait d’autres sentiments moins nobles – la suspicion, le dégoût, la colère –, elle se força à sourire. À une époque, Evanthya appréciait le duc de Fetnalla. Elle le considérait alors comme celui qu’elle servait, honorable, bon, bien que peut-être plus brusque que Tebeo et moins sage. Il semblait que sa méfiance croissante des Qirsi avait effacé toutes ces qualités. — Avec plaisir, monseigneur, répondit-elle. Il agita la cloche posée sur son bureau. Presque immédiatement, une porte latérale s’ouvrit devant un jeune serviteur. — Du thé et quelques biscuits. Le jeune garçon s’inclina et disparut derrière la porte. — Lord Dantrielle m’a parlé de vos conseils, Premier ministre, reprit Brall en s’asseyant en face d’elle. Il m’a dit aussi que vous redoutiez cette guerre contre Eibithar. — C’est exact, monseigneur. — La perspective d’une guerre civile vous effraie donc moins ? — Nous vivons des temps difficiles, monseigneur. Chaque chemin ouvre des risques spécifiques, mais aussi des opportunités particulières. Le duc fronça les sourcils, l’air perplexe. — Des opportunités, répéta-t-il. Un terme intéressant. Des opportunités pour qui, Premier ministre ? L’allusion ne lui échappa pas. Elle regarda Fetnalla qui, debout devant le feu, se comportait comme si elle ignorait leur conversation. — Je pense, intervint Tebeo, qu’Evanthya voit dans cette ligne de conduite des opportunités pour tous ceux qui éprouvent le même sentiment que nous, à savoir que l’alliance de Numar avec l’empire conduira Aneira à sa perte. Brall, comme si cette intervention le contrariait, considéra le duc d’un air sévère. Il ouvrit la bouche, sans doute pour la questionner davantage, mais fut interrompu par le retour du serviteur. Le temps que celui-ci fasse le service, ce qui prit plus d’une minute, le visage de Brall avait viré à l’écarlate. Sa tâche achevée, le garçon se tourna vers son duc : — Monseigneur désire-t-il autre… — Non ! Laissez-nous ! Le serviteur s’inclina et s’enfuit sans demander son reste. Le duc d’Orvinti soupira bruyamment et revint à Tebeo. — Où en étions-nous ? demanda-t-il. Evanthya prit sa tasse, heureuse de constater que ses mains ne tremblaient pas. — Vous m’interrogiez sur mes conseils à Lord Dantrielle, monseigneur. Je pense que vous cherchiez à savoir où va ma loyauté. — Evanthya ! s’exclama Tebeo avec un regard noir. Fetnalla, une expression indéchiffrable sur le visage, le regardait aussi. — Pardonnez-moi, monseigneur, fit Evanthya en se tournant ostensiblement vers son duc de façon à ce que tous saisissent à qui ses excuses étaient destinées. Les insinuations de Lord Orvinti étaient assez claires pour vous obliger à intervenir en ma faveur. Je me suis donc sentie contrainte de répondre. — Vous vous offensez facilement, Premier ministre, observa Brall. — Pas du tout, monseigneur, assura-t-elle en revenant à lui. Mais vous me tenez pour une traîtresse, ainsi que tous les Qirsi. Je souhaite juste vous affirmer que je sers mon duc et ma maison avec loyauté, et que j’ai offert ce conseil à Lord Dantrielle, car je suis convaincue que c’est la ligne de conduite la plus juste. Si vous choisissez de rejeter mon conseil, vous ne devez pas l’ignorer. Elle jeta un bref regard à Tebeo. Toujours contrarié, son duc gardait le visage fermé, mais il opina du chef, comme pour lui signifier qu’il comprenait. Fetnalla restait muette. — Je ne crois pas que tous les Qirsi soient des traîtres, fit Brall renfrogné. — Mais vous traitez ceux qui sont à votre service comme tels. Le duc pointa un doigt menaçant dans sa direction. — Ce n’est pas à vous de me dire comment je dois traiter mes ministres ! Je me moque de savoir avec qui vous couchez ! Fetnalla, toute couleur fuyant son visage, se raidit. Tebeo ferma un instant les yeux et hocha la tête d’un air fatigué. — Ça suffit, intervint-il en regardant tour à tour Brall et Evanthya. Je suis désolé, Premier ministre, poursuivit-il en s’adressant à Fetnalla. J’ai mis votre duc au courant, hier soir. Je voulais lui assurer qu’il n’y avait aucun mal à vous laisser seules toutes les deux. J’espère que vous me pardonnerez ma conduite. Elle acquiesça. — Ces chamailleries doivent cesser, reprit-il en jetant le même regard sévère d’abord à Brall puis à Fetnalla. Nous avons assez d’ennemis dans le royaume pour ne pas en imaginer d’autres dans cette pièce. Bon. Evanthya suggère que nous nous opposions à l’appel de Solkara aux armes lorsque l’heure viendra, et je suis convaincu qu’elle le fait parce qu’elle a les intérêts de ma maison à cœur. Je lui ai répondu que Dantrielle ne défiera pas le régent, sauf si Orvinti en fait de même. Alors, maintenant, nous pouvons en discuter aussi longtemps qu’il le faudra, Brall, mais avant que je quitte Orvinti, j’ai besoin de savoir quelles sont tes intentions. Le duc n’avait pas détaché le regard d’Evanthya, et même à présent, alors qu’il lâchait un petit rire forcé, il continuait de la dévisager. — Alors voilà où nous en sommes, hein ? Tout retombe sur moi. C’est elle qui nous engage dans la fronde et la guerre civile, mais c’est moi qui serai qualifié de traître. Evanthya frémit devant la lueur qui brillait dans les yeux bleu clair de cet homme. Malgré la mise en garde de son duc contre les ennemis fictifs, elle savait qu’il ne s’agissait pas d’un tour de son imagination. Elle venait de se faire un ennemi. Un de plus parmi tant d’autres, se dit-elle, découragée. — Comme je te l’ai expliqué hier, intervint Tebeo, les choses n’iront peut-être pas jusque-là. Brall acquiesça et la lâcha enfin des yeux. — Oui, je me souviens. Si nous pouvons convaincre les autres maisons de rejoindre notre rébellion, nous serons en mesure d’empêcher Numar de nous détruire. Mais qui vous dit qu’aucun des autres ducs, dans l’espoir de gagner les faveurs du régent, n’ira révéler notre trahison à Numar et nous condamner à la potence ? Il se leva soudain et passa devant Evanthya pour rejoindre son bureau. — Je n’aime pas ça. Les mensonges et la trahison ne font pas partie de nos méthodes. Ce n’est pas ainsi que les nobles Eandi se conduisent. Au contraire des Qirsi. Il n’avait pas besoin de le préciser. Chacun savait exactement ce qu’il pensait. Tebeo hocha la tête. — Pardonne-moi, Brall, c’est peut-être le commentaire le plus stupide que je t’ai jamais entendu proférer. Les nobles Eandi se mentent depuis des siècles. Et d’après tout ce que l’on sait des guerres claniques avant l’invasion Qirsi, je n’ai aucun mal à affirmer que sur ce point nous n’avons rien appris de nos ministres. Evanthya, si elle s’attendait à une explosion de colère de la part de Brall, fut déçue. — Tu as raison, reconnut-il. Mais je n’aime pas ça. — Personne n’apprécie, monseigneur, fit Evanthya en prenant soin de garder un ton des plus respectueux. Je n’ai pas donné ce conseil à la légère, ni sans regret. Mais il est temps pour Aneira et les autres royaumes de s’unir et de combattre ensemble la conspiration. J’ai grandi dans la haine des Eibithariens. En d’autres circonstances, je soutiendrais cette guerre de toute mon âme. Mais pas aujourd’hui, pas quand des traîtres se cachent parmi nous. Brall la considéra quelques instants avant de s’éclaircir la gorge et de se tourner vers Fetnalla. — Qu’en pensez-vous, Premier ministre ? Elle plissa les yeux, comme convaincue qu’il plaisantait. — Je désire vraiment entendre votre opinion sur ce sujet, Fetnalla. Je sais que depuis quelque temps je ne me tourne plus vers vos conseils pour des choses importantes, mais je le fais aujourd’hui. La ministre, visiblement mal à l’aise, haussa les épaules. — Je redoute cette guerre, tout comme Evanthya, répondit-elle enfin. La perspective d’une guerre civile ne me rassure pas davantage. Numar essaiera d’écraser ceux qui se hasarderont à le défier, quel que soit le nombre de maisons engagées contre lui. — Vous pensez donc que nous ne devons pas nous opposer à lui ? Elle hésita, comme l’innocent pris en tenaille entre deux armées ennemies. Evanthya avait le sentiment que Fetnalla refusait de prendre position, de crainte de donner à son duc encore plus de raisons de douter d’elle. — Je pense que dans les deux cas, nous devons nous préparer à combattre. Cette alliance avec Braedon est une terrible erreur, mais Orvinti et Dantrielle ne sont pas assez puissantes pour arrêter Solkara. Nous ne pouvons envisager d’affronter le régent sans le soutien des maisons du sud, peut-être même celui de Bistari et de Kett. — C’est à peu près ce que j’ai dit hier soir, lui apprit Tebeo. Je crois les autres susceptibles de se joindre à nous. Fetnalla dressa un sourcil. — S’ils le font, cela pourrait fonctionner. — Dois-je comprendre que vous me conseillez de défier le régent ? La ministre poussa un long soupir. — Oui, monseigneur. Je suppose que oui. — Nous pouvons rédiger immédiatement des messages aux autres maisons, avança Tebeo. Même Bertin recevra le sien avant la fin du cycle. — Non, refusa Brall d’un mouvement de tête. C’est trop dangereux d’envoyer des messagers. Toi et moi devons faire le voyage en personne. Tebeo sourit. — Alors tu es avec moi ? — Je dois être fou, mais oui, je suis avec toi. — Tu n’es pas fou, mon ami. La folie, ça serait une guerre contre Eibithar. Ta décision est un acte de courage. Elle ne fut pas surprise de ressentir une telle urgence à quitter le bureau de Brall et la compagnie des ducs. Brall, avec ses espions et les accusations silencieuses qu’elle lisait dans chacun de ses regards, chacune de ses questions sur ses activités, avait depuis longtemps empoisonné leur relation. Quelle que soit la gentillesse que Tebeo avait témoignée à Evanthya au cours des années, elle ne changeait rien au fait qu’il était Eandi, noble de surcroît, et donc semblable à son propre duc. Tandis qu’elle se hâtait dans le couloir après la fin de leur discussion, désespérant de tourner au premier coin avant qu’Evanthya ne sorte à son tour, elle se reconnaissait à peine. — Fetnalla ! Elle envisagea un instant de faire la sourde oreille. Mais Evanthya n’abandonnerait pas aussi facilement. Alors elle s’arrêta et fit demi-tour, sans prendre la peine de dissimuler sa contrariété. — Tu partais sans moi ? — J’ai cru que ton duc voudrait discuter avec toi. Je pensais te retrouver plus tard. Evanthya, hésitante et livide, approcha. — Alors pourquoi te comportes-tu comme si tu avais hâte de t’éloigner de moi ? — Tu es ridicule. — Vraiment ? Où étais-tu ce matin ? — Dans les jardins. — Je ne te crois pas. — Tu crois que je te mens ? Elle avait mis toute sa conviction dans sa réplique, mais ses mains s’étaient remises à trembler, et elle sentait un muscle de sa joue tressaillir, comme si tout son corps se révoltait contre elle. — Je ne sais plus que penser, Fetnalla. Tu ne me parles pas, tu t’enfuis presque devant moi, tu prétends être dans les jardins alors que tu aurais dû être dans le bureau de ton duc. Elle s’interrompit, la gorge serrée. — Et je sais quand tu me mens. Je le sens. Je l’ai toujours senti. — Quand t’ai-je jamais menti ? interrogea Fetnalla en frissonnant. Evanthya jeta un regard autour d’elles, puis prit son amie par le bras et la conduisit hors du château, sous les rayons lumineux du soleil. — Pendant les dernières plantations, répondit-elle une fois qu’elles furent loin des gardes de Brall, quand tu m’as dit que tu avais eu une vision de Shurik, que tu étais certaine qu’il appartenait à la conspiration. C’était faux, n’est-ce pas ? Fetnalla ouvrit la bouche, puis la ferma. C’était une telle broutille à l’époque. Bien qu’elle ne connût pas son nom, elle était sûre de la traîtrise de Shurik. C’était logique. Pourquoi sinon aurait-il trahi Kentigern comme il l’avait fait, si vite après l’assassinat de Lady Brienne, alors qu’Eibithar était au bord de la guerre civile ? Même si elle avait compris la logique du raisonnement, Evanthya n’aurait pas accepté de le faire exécuter, du moins pas à ce moment-là. L’Evanthya qui se tenait aujourd’hui devant elle – enhardie par leur succès, assez confiante pour tenir tête au duc d’Orvinti – n’aurait pas eu d’état d’âme. Mais, l’année dernière, Evanthya était encore timide, pas prête à sacrifier sa morale au nom de la guerre secrète qu’elles avaient déclenchée. Alors, oui, Fetnalla lui avait menti. Elle avait prétexté une vision qu’elle n’avait pas vraiment eue, et parmi tous les mensonges qu’elle avait proférés à cette époque, elle avait oublié celui-ci. — Depuis quand le sais-tu ? demanda-t-elle enfin. — Depuis le début, sans doute. Je voulais tellement te croire que j’ai accepté ce que tu m’as dit. Ce n’est qu’après le message de l’assassin m’annonçant la mort de Shurik que j’ai compris que tu m’avais menti. Son faible sourire s’évanouit aussi vite qu’il était né. — D’une certaine façon, je suis heureuse aujourd’hui que tu l’aies fait. Autrement, je n’aurais jamais accepté de te suivre. — Je le savais, c’est pour ça que je t’ai menti. — Et, aujourd’hui, pourquoi recommencer ? Prise au piège, elle vacilla. — L’habitude, je suppose. Je mens en permanence à Brall parce que la plus insignifiante des vérités le rend suspicieux. Je suis allée en ville ce matin. Elle sortit de sous sa robe le collier qu’elle avait acheté. C’était une chaîne d’argent finement ciselée, assortie d’un pendentif ovale dans lequel s’enchâssait un saphir étincelant. Evanthya l’examina d’un coup d’œil sans toutefois le prendre entre ses mains. — Il est magnifique. — C’est pour toi. Evanthya rougit et, croisant le regard de son amie, sourit. — Merci. Fetnalla passa derrière elle, et lui glissa le bijou autour du cou avant de bloquer le fermoir. Evanthya souleva le pendentif et fit jouer le joyau à la lumière du soleil. Il brillait de mille feux, comme le lac Orvinti un matin d’été. — Pose-le, demanda Fetnalla en revenant devant elle. Laisse-moi voir comme il te va. Evanthya, rougissant de plus belle, laissa choir la pierre sur sa gorge — C’est parfait. Le sourire d’Evanthya flotta sur ses lèvres avant de céder à une expression soucieuse. — Comment l’as-tu acheté ? demanda-t-elle. Tu as dépensé tout ton or pour payer… l’homme que nous avons engagé. — Brall m’a versé mes gages depuis. — Quand même, ça ne suffit pas. Fetnalla souleva les mains. — Voilà que tu parles comme lui, maintenant ! Voilà pourquoi je n’ai pas voulu lui dire que je suis allée en ville. S’il apprend que j’ai acheté un collier, il commencera à se demander où j’ai trouvé l’or, et ce que j’ai fait pour l’obtenir. Evanthya, qui allait parler, se ravisa. — Je l’ai acheté à un marchand de Caerisse, Evanthya. Le prix était avantageux. Ce n’est pas de l’argent de Wethyrn. Si tu insistes, je peux te dire combien je l’ai payé, mais je ne préfère pas. — Non, se défendit la jeune femme. Je suis désolée. Elle sourit, faussement radieuse. — Je te l’ai dit, il est magnifique. Je l’adore. Elle prit la main de Fetnalla et la serra rapidement, tout en regardant si des gardes les observaient. — Je t’aime. — Je t’aime aussi. — Est-ce que cela veut dire que nous passerons la nuit ensemble ? Fetnalla détourna les yeux. — Tu sais que c’est impossible. — Pourquoi ? Nos ducs sont au courant maintenant. Tebeo m’a dit que Brall avait même accepté l’idée que cela ne le concernait pas. — Peu m’importe ce que raconte Tebeo. Nous ne pouvons pas, pas avec les espions de Brall qui mettent leur nez partout. — Mais… Fetnalla s’éloigna. — Je ne peux pas en parler maintenant. Elle fit plusieurs pas avant de se retourner. Evanthya semblait abasourdie. Elle avait les joues rouges, comme si Fetnalla l’avait giflée. Elle semblait sur le point de fondre en larmes. Fetnalla revint sur ses pas et lui déposa un bref baiser sur les lèvres. — Je suis désolée. Qu’il sache est une chose ; que tous les gardes d’Orvinti en fassent leurs choux gras, une autre. Evanthya hocha la tête en silence. — Nous nous reverrons plus tard. Elle se força à sourire et s’éloigna, s’obligeant à ne pas se retourner. Elles se revirent au dîner. Fetnalla, sûre qu’Evanthya l’avait cherchée toute la journée, était restée cachée, d’abord dans sa chambre, puis dans les petits jardins de la cour basse. Elle désespérait de trouver du réconfort et un abri dans la chaleur du lit d’Evanthya. Les nuits ne leur appartenaient plus, mais elles auraient facilement pu trouver l’occasion de passer du temps ensemble dans la journée. Pourtant Fetnalla ne pouvait se résoudre à accepter même cette maigre consolation. Elles étaient assises côte à côte dans la grande salle – une petite grâce de son duc, sans doute – mais ne parlaient guère. Fetnalla s’était aperçue qu’Evanthya portait le collier qu’elle lui avait offert. Bien qu’elle l’ait glissé sous sa robe, afin que personne ne le voie, Fetnalla avait vu la chaîne d’argent briller à son cou. Elle en éprouva du plaisir. À la fin du repas, elles se souhaitèrent une bonne nuit. Fetnalla s’efforça de sourire, mais elle lut le regard de reproche dans les yeux d’or d’Evanthya, comme si son amie connaissait la véritable raison de la séparation qu’elle lui imposait. Fetnalla n’avait pas fait grand-chose dans la journée ; elle regagna pourtant sa chambre épuisée et pressée de s’endormir. Elle se coucha et sombra dans le sommeil. Le rêve commença presque aussitôt. Elle reconnut immédiatement la plaine, le ciel noir, les herbes caressées par la brise, et elle se mit en marche. Elle atteignit rapidement la pente et, sans hésitation, commença l’ascension. C’était le rêve qu’elle attendait. Alors qu’elle sentait son cœur s’emballer, et la peur lui comprimer les entrailles, une pensée dessina un sourire sur ses lèvres : le lendemain, elle pourrait enfin partager la couche de sa bien-aimée. La lumière apparut au sommet de la crête. Elle brillait encore plus fort que dans son souvenir, au point qu’elle dut se protéger les yeux. Lorsqu’elle souleva les paupières, le Tisserand était là. — Tu as reçu l’or ? Sa voix était comme le marteau du forgeron sur du métal chauffé au rouge : claire et puissante. — Oui, Tisserand. — Bien. Dantrielle est arrivé ? — Hier. — Qu’ont-ils décidé avec ton duc ? — Ils s’opposeront à la guerre, Tisserand. Ils ont l’intention de parler avec plusieurs autres ducs – Tounstrel, Noltierre, Bistari, Kett. S’ils parviennent à les convaincre de défier le régent, ils pensent empêcher l’alliance d’Aneira avec l’empire et éviter aussi la guerre civile. — Nous verrons. Elle sentait qu’il souriait, et elle comprit que le plan des ducs allait échouer. Il lui apparut que son duc pouvait mourir dans le conflit qui s’annonçait. Elle ne savait pas si cette perspective l’effrayait ou la réjouissait. — Tu as bien fait, fit-il. — Merci, Tisserand. En fait, c’est le Premier ministre de Dantrielle qui les a convaincus. Je n’ai guère fait plus que l’approuver. — Je vois. Penses-tu qu’elle puisse épouser la cause, elle aussi ? La peur lui étreignit le cœur. Evanthya mourrait plutôt que trahir son pays. — Non, Tisserand. Je ne crois pas. — Tu t’inquiètes pour elle. Vous êtes amantes, fit-il après une courte pause. Elle n’aurait pas dû s’en étonner. Il avait pénétré son esprit, il marchait dans ses rêves. L’aisance avec laquelle il devinait ses pensées la troublait néanmoins. Il lui semblait brusquement que tous ses secrets gisaient nus devant lui. Quand elle ne pouvait pas se le permettre. — Oui, Tiss… Une main, invisible, puissante comme le fer, s’était refermée sur sa gorge, comme si un sombre démon du Royaume du Dessous s’était soudain jeté sur elle. — Tu persistes à me fermer ton esprit, dit le Tisserand d’une voix posée. Tu ne devrais pas. Je te paie bien et je t’ai promis de te libérer de ton duc. Il se tut, juste un instant. — Tu as peur pour cet autre ministre. Tu crois que je vais la blesser. Elle acquiesça, griffant inutilement la peau de son cou. — Pourquoi le ferais-je ? Il la tenait toujours. Elle ne pouvait pas répondre, et elle sentit qu’il fouillait son esprit. La main relâcha enfin son étreinte, et elle s’effondra sur le sol, la respiration haletante, le souffle coupé. — Pourquoi le ferais-je ? répéta-t-il. — Parce qu’elle refusera si vous tentez de l’approcher. Elle continue de servir son duc – tout autre choix serait pour elle une trahison. J’ai peur que si vous vous révélez à elle, vous ne soyez obligé de la tuer. Et s’il découvrait ce qu’elles avaient fait à Shurik. — Je vois. Tu comprends que si elle ne change pas avant la fin, je la tuerai de toute façon. — Oui, Tisserand. L’heure venue, je serai peut-être capable de la convaincre de nous rejoindre, mais elle n’est pas encore prête. — Très bien. Fais ce que tu peux. — Oui, Tisserand. Elle se réveilla alors que les mots franchissaient à peine ses lèvres. À l’exception du rougeoiement des braises, la chambre était plongée dans l’obscurité. Elle n’avait aucune idée de l’heure. Elle ferma les yeux et s’étendit sur son oreiller humide de sueur, essayant de calmer son pouls. Il n’y avait pas si longtemps, avant d’apprendre qu’un Tisserand était à la tête du mouvement, elle n’aurait jamais imaginé pouvoir être attirée par ce qu’Evanthya continuait d’appeler la conspiration. Même après que Brall eut commencé à la faire espionner, malgré la souffrance que lui causait sa méfiance croissante, elle était restée fidèle à la maison d’Orvinti. Cette décision de la faire surveiller n’avait été que le début. Elle n’avait pas parlé du reste à Evanthya, car elle en ressentait encore une telle humiliation qu’elle n’avait pas trouvé la force d’en parler. Peu de temps après qu’elle eut entendu les soldats dans le couloir devant sa porte, et remarqué les serviteurs rôder autour de sa chambre, elle avait été convoquée dans le bureau du duc pour une conversation. Ils avaient discuté de l’entraînement des soldats et des intentions du duc concernant une visite chez ses barons, dès le dégel, autant de futilités qui ne justifiaient pas cette audience. Il l’avait pourtant retenue assez longtemps, allant même jusqu’à lui demander de partager son repas, une courtoisie dont il n’avait pas fait preuve depuis près d’un an. Lorsque Fetnalla était enfin retournée dans sa chambre, elle avait trouvé plusieurs de ses affaires dérangées. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que sa chambre avait été fouillée, que son audience avec le duc n’avait été qu’un prétexte pour la retenir pendant que les soldats passaient ses possessions au peigne fin, sans aucun doute dans l’espoir de trouver les preuves de sa trahison. Elle avait été furieuse. Là encore, elle n’avait pas envisagé l’idée de rejoindre les renégats. Elle avait simplement souhaité quitter le château, mettre entre elle et Brall le plus de distance possible. Elle ne pensait pas partir pour toujours, simplement enfourcher sa monture – sa superbe Zetya – et rejoindre la Grande Forêt, au-delà du Lac Orvinti. C’était une journée grise et froide. Le temps ne l’avait pas découragée. Elle voulait simplement chevaucher. Lorsqu’elle s’était présentée aux écuries, on lui avait fait savoir qu’elle ne pouvait pas s’en aller. Son cheval était en parfaite santé. Le maître palefrenier en prenait le plus grand soin. Non, sur ordre du duc, la ministre n’était pas autorisée à quitter les murs du château. Fetnalla s’était éloignée. Elle était trop stupéfaite pour parler, trop enragée pour pleurer. Je suis prisonnière, s’était-elle répété avec une douloureuse lucidité, comme si Brall l’avait transpercée de son épée. Elle n’avait pas de chaînes, pas de verrou à sa porte, ni de grille à sa fenêtre, mais son duc lui avait volé son intimité, sa liberté, sa joie, dans l’unique but de prévenir sa trahison. Il l’avait jetée dans les bras de la conspiration. La première fois que le Tisserand était entré dans ses rêves, elle avait su qu’elle le suivrait vers l’avenir radieux qu’il lui avait décrit, qu’elle ferait pour y arriver tout ce qu’il lui demanderait. Rien ne lui avait annoncé cette première visite – l’or n’était arrivé que plus tard. Fetnalla ne savait même pas comment le Tisserand était parvenu jusqu’à elle. De toute évidence, un membre de la conspiration avait entendu parler des soupçons de son duc à son encontre, et avait estimé avec une précision remarquable son ressentiment croissant devant tant de méfiance. Parce qu’elle avait été attirée vers le mouvement par autre chose que la peur que lui inspirait le Tisserand, et la certitude qu’il la tuerait si elle se refusait à lui. Malgré le danger, elle avait découvert qu’elle voulait en faire partie, afin de frapper Brall. Il la considérait comme une traîtresse, s’était-elle dit en s’éveillant après ce premier rêve. Il avait mérité sa trahison. Depuis lors, elle n’avait pas fait grand-chose pour le mouvement. Le Tisserand était venu deux autres fois avant cette dernière nuit. Elle lui avait dit tout ce qu’elle savait des intentions de Brall au sujet de la guerre à venir contre Eibithar. Bientôt, il lui en demanderait davantage. D’autres avaient tué pour le mouvement, elle le savait. Peut-être le ferait-elle aussi. Elle savait aussi que, tôt ou tard, le Tisserand découvrirait le rôle qu’elle avait joué dans la mort de Shurik. D’ici là, elle espérait lui prouver sa valeur de sorte qu’il l’épargne. Jusqu’à cette nuit, elle n’avait jamais imaginé devoir le conduire à Evanthya. Et Fetnalla comprenait, à moins qu’elle ne parvienne à convaincre son aimée de rejoindre la cause avant, qu’il les tuerait alors toutes les deux. 11 Yserne, Sanbira On disait dans tout Sanbira et dans les autres royaumes que le château d’Yserne, siège du matriarcat sanbirien, était la plus belle forteresse de toutes les Terres du Devant. Au pied des monts de Sanbiri, construite des pierres brun roux extraites de leurs profondeurs, les flèches arrondies de ses tours, les détails minutieux de ses remparts, et ses murs incurvés lui donnaient des allures d’œuvre d’art plus que de château. Et par des journées comme celle-ci, lorsque le soleil brillait et qu’aucun souffle de vent ne troublait la surface du lac d’Yserne, quand les eaux bleues reflétaient parfaitement l’image du château, aussi bien intégré au paysage que les montagnes environnantes ou la Forêt de Shyssir à l’ouest, il semblait l’œuvre des dieux. Pourtant, ainsi que l’histoire l’avait plusieurs fois prouvé, ponctuée par l’échec des sièges lancés par les Brugaosiens, les Trescariens, et même des siècles auparavant par Curlinte, ses créneaux et les remparts rouges qui entouraient la cité d’Yserne n’avaient rien sacrifié de leur sécurité au nom de la grâce. Olesya de Sanbira, la quatrième reine de ce nom à diriger Sanbira depuis le château d’Yserne, la Lionne des Montagnes ainsi que l’appelaient les habitants des Terres du Devant, y vivait depuis sa naissance, près d’un demi-siècle plus tôt. Jusqu’à ce jour, elle n’avait pas trouvé de construction plus belle, pas même à Curtell, où elle s’était rendue des années auparavant pour visiter le célèbre palais impérial de Braedon. Malgré ses fenêtres vitrées et ses fontaines intérieures, ou peut-être à cause d’elles, le palais de Harel avait quelque chose d’outrancier. Ceux qui avaient construit le château d’Yserne avaient eu le bon sens, et le bon goût, de pécher par excès de simplicité plutôt que d’abondance. Depuis quelques cycles, la reine considérait son château sous un autre œil. Ce qu’elle avait autrefois estimé comme acquis, acceptant la beauté et la puissance d’Yserne sans guère songer à ses créateurs, lui semblait aujourd’hui remarquable. Elle ne pouvait se déplacer dans son domaine sans admirer l’art qui avait donné naissance à un endroit si magnifique. Tanqel Ier, le deuxième homme d’Yserne à diriger Sanbira, avait supervisé la construction du château plus de cinq cent cinquante ans auparavant. Bien que son règne ait été marqué par son tempérament violent et son goût du sang, Olesya avait depuis peu décidé qu’un homme capable d’ériger un château tel que celui-ci ne pouvait se réduire à sa cruauté. Ce qui, elle était assez sage pour le comprendre, la menait au cœur de la question. Comment se souviendrait-on d’elle ? Jouissant du plus long règne dans l’histoire de Sanbiri, tous rois et reines confondus, elle dirigeait le royaume d’une main experte depuis vingt-neuf ans. Sa sagesse et son sens de la justice faisaient l’unanimité, et elle tolérait davantage de ses ducs du Nord qu’aucune femme raisonnable l’aurait fait, s’évertuant à maintenir des relations pacifiques avec Wethyrn, au nord, et Caerisse, à l’ouest. Sous son règne, Sanbira avait survécu aux sécheresses et aux inondations, aux épidémies de pestilence et une fois, dans les premiers jours de son intronisation, à un tremblement de terre qui avait dévasté les villes de Trescarri, Listaal et Kinsarta. L’un dans l’autre, son règne avait été celui de la prospérité et de la tranquillité. — Voilà donc l’image que l’on gardera de moi ? se demanda-t-elle à voix haute devant la fenêtre ouverte de sa chambre. Celle d’une reine sans histoire. Elle sourit tristement. Un bel héritage pour la Lionne des Montagnes. Elle n’avait jamais raisonné en ces termes avant la maladie de Dalvia. Ayant suivi de loin le dépérissement de sa meilleure amie, comme une bête sauvage enfermée contre son gré, Olesya avait été contrainte d’admettre que même les reines n’étaient pas immortelles. Elle était encore jeune – à peine dans sa quarante-neuvième année – mais sa mère était morte à cinquante et un ans et son père à cinquante-trois. Elle se sentait en parfaite santé, tout comme Dalvia un cycle ou deux avant que la maladie ne la frappe. Elle frissonna et se détourna de la fenêtre sans la fermer. C’était le message de Diani qui la plongeait dans ces réflexions. Elle s’était efforcée de ne pas songer à Dalvia depuis les funérailles. Elle n’avait, bien évidemment, aucune intention de briser les liens qui unissaient Yserne à la Maison de Curlinte. L’alliance entre les deux familles était presque aussi ancienne que la Dynastie d’Yserne, et l’armée de la maison de Curlinte s’était souvent battue pour protéger le matriarcat. Olesya appréciait beaucoup Sertio et aimait Diani presque autant que ses propres enfants. Elle aurait juste aimé avoir le temps de faire le deuil de son amie, panser la blessure que la mort de Dalvia avait laissée sur son cœur. Mais il semblait que Diani avait besoin d’elle, et Olesya n’était pas de nature à refuser à la jeune femme le réconfort ou les conseils qu’elle cherchait. Le message de Curlinte était resté assez vague, et bref au point de friser l’inconvenance. Il se contentait de dire qu’elle avait déjà quitté Curlinte et pensait atteindre la cité royale le douzième jour du croissement de lune – aujourd’hui. Aucune mention de ce dont elle voulait s’entretenir, aucune requête d’audience avec la reine, une familiarité que Dalvia elle-même n’aurait pas osée. Olesya aurait peut-être dû s’y attendre. Diani était encore jeune, et elle s’était toujours montrée une enfant impétueuse, tout comme ses propres filles. Les garçons, avait décidé la reine depuis longtemps, étaient beaucoup plus faciles à élever que les filles. Elle rit et se demanda si sa réflexion valait pour les patriarcats. Malgré son manque d’enthousiasme pour le moindre contact avec la Maison de Curlinte, et en dépit de l’audace contenue dans le message de Diani, Olesya n’épargna pas ses efforts en vue de préparer le château à l’arrivée de la jeune fille. C’était la première visite de Diani à la cité royale en tant que duchesse officielle de Curlinte. Les usages exigeaient qu’on la reçoive avec tous les honneurs dus à son rang. Elle serait accueillie aux portes de la ville par une centaine de soldats d’Yserne, dont certains arborant les couleurs des deux maisons. Des hérauts salueraient son entrée par l’hymne de Sanbira et, bien sûr, la reine en personne l’assurerait de son amitié devant tout le peuple d’Yserne. Un festin était organisé pour le soir même. Il débuterait après le tournoi qui opposerait les soldats de l’armée royale et ceux que Diani avait jugé bon d’emmener avec elle. Des musiciens accompagneraient le repas, sans oublier ceux qui égayeraient les rues de la ville, aidés en cela par les jongleurs et les Qirsi conjurateurs de feu. Les habitants de la ville croiraient presque à l’arrivée du Festival. Diani, elle, se souviendrait de cette visite pour le restant de ses jours. À peine Olesya avait-elle formulé cette réflexion que les cloches de la porte est se mirent à sonner. La compagnie de Diani approchait de la cité. La reine s’enveloppa dans son manteau royal – bleu et rouge, les couleurs d’Yserne – et posa sur son front la couronne d’argent que portaient les reines d’Yserne depuis plus de cinq siècles. Après un bref regard à son reflet dans le grand miroir fixé au mur de sa chambre, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit pour découvrir Abeni ja Krenta, son Premier ministre, dans le couloir, la main également posée sur la poignée. La femme Qirsi souleva un sourcil étonné et sourit. — Certains diraient que vous avez le don du Glanage, Votre Altesse. Vous avez anticipé mon arrivée avant de l’entendre. Olesya la gratifia d’un sourire amical : — Je n’ai fait qu’entendre les mêmes cloches que vous, Abeni. Les sourcils de la ministre se dressèrent avec une innocence feinte. — Les cloches ? Je ne les ai pas entendues. — Suivez-moi, fit la reine en s’éloignant dans le couloir sans cesser de sourire. Abeni lui emboîta rapidement le pas, lissant sa robe ministérielle de sa main blanche. — J’imagine que tout est prêt pour l’arrivée de Diani. — Oui, Votre Altesse. Le maître queux se plaint du choix du maître de chais en matière de vin pour le festin, mais j’ai été très claire avec eux : le sujet doit être réglé avant que la duchesse ne mette un pied au château. — À l’heure qu’il est, s’amusa la reine, ils doivent en être aux mains. Abeni rit doucement. — Sans aucun doute. Votre Altesse. Elles sortirent du château par la tour de la reine, et franchirent le vaste entrelacs de portes, de cours et de jardins qui protégeait la forteresse d’éventuels envahisseurs. À la dernière porte, elles furent rejointes par huit soldats qui se disposèrent eux-mêmes autour de la reine. Le pommeau d’argent de leur épée rutilait au soleil. Depuis la porte du château, la reine et son escorte suivirent le chemin tortueux qui descendait vers la ville, longé de part et d’autre par une foule de gens qui avaient quitté leurs tâches et leurs occupations pour accueillir la duchesse de Curlinte et voir leur reine. Ils acclamèrent cette dernière avec chaleur. Avant d’arriver à l’entrée de la ville, Olesya entendit l’écho des premières notes de l’hymne de Sanbira se répercuter sur les murs du château. La compagnie de Diani avait atteint les portes de la cité et la reine en ferait autant dès la fin de l’hymne. Olesya regarda Abeni et lui adressa un nouveau sourire. — Parfaite organisation, Premier ministre. Je vous félicite. — Merci, Votre Altesse. Ce n’était rien. Aux dernières notes de l’hymne, ainsi qu’elle l’avait prévu, Olesya franchit la porte de la ville, Abeni sur ses talons. Les soldats d’Yserne se tenaient de chaque côté de la route, épées dressées, leur uniforme bleu et rouge aussi éclatant que des pétales tout juste éclos. Mais Olesya ne pouvait détacher les yeux de la duchesse. Diani chevauchait son grand cheval bai, le visage livide et couvert de sueur, alors que l’air était frais. Sertio, son père, à ses côtés sur son étalon gris, tenait les rênes de la monture de sa fille. Derrière eux, une compagnie de soldats, tous à cheval, attendait en silence. Ils étaient vingt, un détachement de gardes d’importance pour un voyage de cette nature. La reine sentit une vague d’appréhension l’envahir. — Nous nous dispenserons des formalités, glissa-t-elle à son ministre. — Bien, Votre Altesse, répondit Abeni. La reine avança en ouvrant largement les bras. — Diani, duchesse de Curlinte, nous vous accueillons à Yserne. Je vous déclare amie de cette maison de sorte que tous sachent que vous êtes sous ma protection. Aussi longtemps que vous séjournerez dans cette ville, les soldats d’Yserne veilleront sur votre vie, comme ils le font sur la mienne. Diani mit pied à terre avec raideur, et s’agenouilla devant elle. Un instant plus tard, Sertio et les soldats de Curlinte l’imitaient. — Je vous remercie, Votre Altesse, répondit la duchesse d’une voix tendue de fatigue. Votre accueil généreux nous fait grand honneur. — Levez-vous, mon enfant. Laissez-moi vous regarder. Diani et ses hommes se levèrent et la duchesse se tint parfaitement immobile, mortifiée sous le regard de la reine. — Que s’est-il passé ? demanda Olesya. Elle tourna les yeux vers Sertio, dont l’inquiétude était aussi évidente que l’épuisement de Diani. — Est-elle malade ? — Je vous dirai tout lorsque nous serons en sécurité dans le château, répondit la duchesse. Tout en prononçant ces mots, son regard n’observait pas les gardes ou la foule, visible derrière les portes de la cité, mais il s’était posé sur Abeni. Ce ne fut qu’à cet instant que la reine s’aperçut de l’absence du Premier ministre de Diani. — Bien sûr, fit-elle avant de se tourner vers la femme Qirsi. Précédez-nous au château, Premier ministre. Assurez-vous que les quartiers de nos hôtes sont prêts. — À vos ordres. Votre Altesse, répondit Abeni. Le visage impénétrable mais les joues plus pâles qu’à l’accoutumée, elle s’inclina devant Diani. — Bienvenue à Yserne, madame. Diani acquiesça d’un mouvement de tête silencieux. La duchesse, visiblement souffrante, remonta à pied avec la reine jusqu’au château. Elle parvint même à sourire et lever la main devant les hommes et les femmes qui l’acclamaient. Elle était bien la fille de sa mère. Au château, Diani et son père suivirent la reine jusqu’à ses appartements. Tous gardaient le silence. Ce ne fut qu’une fois la porte du bureau d’Olesya fermée sur eux que la reine se tourna vers Diani : — Bien. Maintenant, racontez-moi. Que s’est-il passé ? Diani s’effondra dans un fauteuil et ferma les yeux. Elle aurait dû attendre la permission de la reine, mais Olesya n’était pas en état de remarquer ce manquement aux usages. — On a tenté de m’assassiner. — Deux fois, précisa son père. — Au cours du voyage ? La jeune femme réfuta d’un mouvement de tête. — À la fin du déclin de la lune précédente. C’est la raison de ma visite. — Vous avez été blessée ? — Oui, mais mes blessures ont été guéries. — C’est-à-dire qu’elles ne saignent plus, précisa une nouvelle fois Sertio. Cela ne signifie pas que tu sois guérie. Trois flèches, ajouta-t-il à l’intention de la reine. Une dans la jambe, une dans la poitrine, la troisième dans le dos. Le Guérisseur lui a ordonné le repos. Cette dernière remarque sonnait comme une prière, comme s’il espérait voir Olesya demander à Diani d’aller se mettre au lit. — Je me suis reposée, père. — Pas assez, beaucoup s’en faut. Nous n’aurions pas dû venir si vite. — Son Altesse devait être informée, et nous étions d’accord sur le fait que dépêcher un messager comportait trop de risques. — Qui ? demanda la reine. Diani ouvrit les yeux. — C’était organisé de manière à accuser Edamo. Les archers avaient le crâne rasé, et leurs flèches portaient ses couleurs bleu et jaune. — Mais vous ne le croyez pas. — Edamo n’est pas aussi hardi. — Avez-vous capturé les assassins ? Les avez-vous interrogés ? — Ils ont été eux-mêmes trucidés, répondit Sertio, par l’homme qui a tenté, le lendemain, pour la seconde fois, d’assassiner Diani. Il est mort lui aussi. Ils ne croyaient pas les Brugaosiens responsables, ce qui ne laissait qu’une seule autre possibilité. Une lionne ne manifestait pas la peur, mais lorsqu’elle répondit, Olesya eut du mal à parler d’une voix ferme. — Votre Premier ministre n’est pas avec vous. Est-il impliqué ? — C’est possible, acquiesça Diani. — Nous ne sommes sûrs de rien. La colère de Sertio ne faisait aucun doute. Ils ne lui avaient pas tout raconté. — Mais vous soupçonnez la conspiration. — Oui, admit Sertio, quoique avec réticence. — Ce ne peut être que la conspiration, affirma Diani à l’intention de son père plus que pour la reine. — Avez-vous la moindre preuve de l’implication des Qirsi ? demanda Olesya. Diani, comme une enfant prise en faute, grimaça. — Non, Votre Altesse. Pas encore. La reine hocha la tête. — Je reconnais que les Brugaosiens n’ont pas grand intérêt à faire une chose pareille, reprit la jeune fille. Ils n’ont pas grand-chose à y gagner et, aussi vantard soit-il, Edamo n’est pas prêt à tester son armée contre la mienne. Elle faillit parler du meurtre de Cyro, mais se ravisa vite. Puisque ni la duchesse, ni son père, n’avait soulevé la question, ce n’était pas à elle de le faire. — Cela dit, reprit-elle, je ne peux pas faire grand-chose si je ne peux pas prouver la présence de la conspiration à Sanbira. Elle joignit les mains par le bout des doigts, craignant la réponse qu’ils allaient donner à la question suivante. — Où se trouve votre Premier ministre maintenant ? Olesya sentit que Sertio voulait répondre. Il se contint. Il semblait considérer que la responsabilité du récit incombait à Diani. — Dans la tour carcérale du château de Curlinte, Votre Altesse. Même sans la preuve dont vous parlez, je ne doute pas de sa complicité dans cette affaire. J’ai estimé d’une grande prudence de l’enfermer dans la tour. De là, il ne pourra rien contre moi. La reine n’en croyait pas ses oreilles. Les nobles des autres royaumes n’hésitaient pas à emprisonner les gens de façon purement arbitraire. Les ducs de Brugaosa et de Nordinde, peut-être, agissaient de même. Mais les duchesses de Sanbira ne s’abaissaient jamais à un tel comportement. Ce n’était pas dans leur culture. — Et s’il est innocent ? demanda-t-elle. Kreazur a servi votre mère avec loyauté pendant des années. S’il avait trahi la Maison de Curlinte, elle l’aurait su. — Elle était malade depuis longtemps, Votre Altesse. Elle n’était plus la même, à la fin. Elle a pu ne pas s’en rendre compte. — Tout de même, mon enfant. Traiter un conseiller fiable de cette façon… Elle hocha la tête. — Si le traître est un autre de vos Qirsi, ne croyez-vous pas que Kreazur pourrait vous aider à le démasquer ? Diani, mal à l’aise, changea de posture sur son fauteuil, en cherchant le regard de Sertio. — Je t’en prie, lui dit-il, raconte le reste. La duchesse prit une inspiration et rassembla son courage. — J’ai emprisonné tous les Qirsi au service de notre maison. — Comment ? s’exclama Olesya frappée de stupeur. Diani, comment avez-vous pu faire une chose pareille ? — Jusqu’à ce que je découvre lequel d’entre eux m’a trahie, je préfère les savoir tous en prison. — Vous l’avez laissée faire ? demanda la reine à Sertio. — Ce n’est pas à mon père de me donner ou de me refuser la permission, Votre Altesse. Vous le savez mieux que quiconque. La reine hocha encore la tête. — C’est une erreur, commenta-t-elle en s’éloignant vers la fenêtre. Depuis quand sont-ils enfermés ? — Un peu plus d’un demi-cycle lunaire, répondit Sertio qui, de toute évidence, n’approuvait pas cette autre décision. Diani avait agi de son propre chef. — Vous devez les relâcher dans les plus brefs délais, décréta Olesya en se retournant pour les dévisager tous les deux. Cette situation est intolérable. — Mais, Votre Altesse… — Relâchez-les, Diani. Envoyez un message à Curlinte ordonnant leur libération. La jeune femme se leva. — Vous dictez à l’une de vos nobles la façon dont elle doit gouverner son duché ? — Lorsqu’elle se comporte comme une idiote, oui. Devant les joues empourprées de Diani, Olesya dut se souvenir qu’en dépit de sa robe ducale, elle n’avait qu’une enfant devant elle, novice dans ses fonctions, encore affectée par la mort de sa mère, et à peine remise d’une tentative d’assassinat sur sa personne. Une fragilité qu’il était facile d’oublier parce que Diani s’était toujours montrée beaucoup plus mûre que son âge, et tellement semblable à sa mère. Elle semblait née pour gouverner. Dalvia et Olesya avaient souvent discuté de ses qualités naturelles. Elles n’avaient rien d’acquis, pas même chez une reine. L’art de gouverner ne venait pas avec les premières dents. Il s’enseignait, et Diani avait perdu son professeur à un âge encore trop tendre. La reine comprit trop tard qu’elle aurait dû aborder le sujet sous un autre angle. — Vous voyez certainement le danger que comporte votre décision, reprit-elle alors d’un ton beaucoup plus doux. Emprisonner des gens juste parce qu’ils sont Qirsi, c’est agir comme ceux de la conspiration qui assassinent des nobles parce qu’ils sont Eandi. Ce n’est pas ainsi que nous nous comportons, Diani. — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Altesse, j’ignore comment nous devons agir. Sanbira n’a jamais eu à affronter une menace comme celle de la conspiration. Aucun royaume des Terres du Devant ne s’est jamais trouvé dans cette situation. Nous avançons tous en terre inconnue. Je ne sais pas comment réagissent ailleurs les autres nobles, mais de toute évidence, ça ne marche pas. — Et l’emprisonnement arbitraire est votre réponse ? — C’est une solution imparfaite, Votre Altesse. Je m’en rends compte. Mais elle n’est pas sans mérite. Ce traître, quel qu’il soit, ne pourra plus comploter contre nous en prison, comme il ne pourra pas fuir avant que nous ne l’ayons identifié. Elle hésita une courte seconde. — Et il ne pourra pas non plus engager d’autres assassins. Vous pensez que j’ai eu tort. Mais vous ne savez pas ce que c’est que de se sentir en danger dans son propre château. — Rien ne vous permet de penser qu’il existe un traître, répondit Olesya en s’efforçant de conserver son calme. Si vous aviez le début d’une preuve, je pourrais comprendre… — Il y a un traître. J’en suis certaine. Ces hommes savaient précisément où me trouver, dans un endroit que seule ma mère, mon père et quelques autres connaissent. Olesya ne put retenir son sourire. Le promontoire de Dalvia. Elles s’y étaient souvent rendues ensemble. Il suffisait d’y aller une fois, d’entendre le grondement des brisants sur les rochers et de regarder le mouvement de la marée, pour comprendre l’attraction de cet endroit. — Je fais partie de ces quelques chanceux, murmura-t-elle. — Alors vous savez combien il est difficile à trouver quand on ne connaît pas la lande qui entoure le château. Les assassins ont été engagés par un de mes proches et on leur a dit de se déguiser en archers Brugaosiens. Qui d’autre qu’un Qirsi pourrait faire une chose pareille ? Malgré elle, Olesya se sentit quelque peu remuée par la logique de la jeune fille. Il était facile de comprendre comment Diani en était venue à cette décision. Cela ne rendait ce choix que plus périlleux. — Vos Qirsi ont-ils été maltraités ? demanda la reine. Sertio se hérissa. — Vous voulez dire en dehors du fait d’avoir été jetés en prison sans motif valable ? Olesya le considéra un instant avant de revenir à la duchesse. — Répondez-moi. — Non, Votre Altesse. Ils sont dans la tour, pas dans les cachots. Ils reçoivent trois repas par jour et autant de couvertures qu’ils le désirent. Ils ne sont pas plus de quatre par cellule. Elle acquiesça. Aussi intolérable qu’elle fut, la situation aurait pu être pire. — Est-ce pour cela que vous êtes venue ? demanda la reine en allant s’asseoir sur le fauteuil à côté de Diani. Pour m’informer de cette tentative d’assassinat ? — Attendez un peu ! s’exclama Sertio. C’est tout ce que vous avez à dire sur les Qirsi ? C’est une erreur, mais s’ils ne sont pas maltraités, vous êtes d’accord ? — Cette décision ne me plaît pas davantage qu’à vous, Sertio. Mais on ne peut nier le raisonnement qui a conduit votre fille à la prendre. — Le raisonnement ? La raison n’a rien à y voir ! La peur et l’injustice, oui, et pas grand-chose de plus. Diani est jeune, elle est encore sous le coup de ce qu’elle a vécu. Vous, non. Le regard d’Olesya brilla de colère. — Dans mon château, je vous prie de vous adresser à moi par mon titre, Votre Altesse, ou reine Olesya, et de me parler avec respect. Est-ce compris, Lord Curlinte ? Sertio détourna les yeux et acquiesça, le visage empourpré. — Pardonnez-moi, Votre Altesse. Elle le considéra longuement avant de se tourner vers Diani. — Pourquoi êtes-vous venue, Diani ? — Pour vous parler des assassins. Pour vous dire que la conspiration était arrivée à Sanbira. — Nous savions que cela se produirait. Nous ne pouvions pas rester à l’abri alors que les autres royaumes sont atteints. — Non, Votre Altesse. — Que nous proposez-vous de faire ? — Je… ne suis pas sûre, Votre Altesse, bredouilla-t-elle. — Eh bien, vous avez mis vos Qirsi en prison. Devons-nous en faire de même dans toutes les cours ? Devons-nous arrêter le Festival jusqu’à la fin de la menace ? Si on ne peut faire confiance à aucun Qirsi, n’est-il pas judicieux de placer tous les Qirsi de Sanbira sous surveillance ? La duchesse pesa ces propositions. — Vous voulez que je les relâche, n’est-ce pas ? demanda-t-elle enfin. — Vous constatez où vos actions conduisent, reprit Olesya en choisissant d’ignorer la question de la jeune fille pour le moment. Si ce que vous avez décidé est la réponse valable pour Curlinte, alors elle doit être celle de tous les duchés. Si nous devons tous raisonner comme vous, alors un seul Qirsi en liberté représente une menace pour nous tous. Très vite, tous les Qirsi des Terres du Devant seront emprisonnés. Une injustice qui, certainement, ne vous échappe pas. Diani, une expression terriblement jeune et effrayée sur le visage, fixa la reine des yeux. — Ils ont presque réussi, murmura-t-elle. Le guérisseur a dit que je m’en suis sortie de justesse. Et l’autre homme… Elle s’arrêta. La reine s’obligea à sourire. — Il semble que les dieux aient été avec vous. — Ou que j’ai eu de la chance. — Peut-être, mais désormais, vous allez être plus prudente. Ils ne pourront plus vous surprendre. C’est un avantage sur eux. — Oui, Votre Altesse, admit la duchesse. Je vais faire envoyer un messager tout de suite. Elle voulut se lever. La reine la retint. — Restez assise, mon enfant. Vous enverrez votre message un peu plus tard. D’abord, j’aimerais que vous répondiez à la question que je vous ai posée tout à l’heure. Que pensez-vous que nous devions faire ? Je reconnais que la conspiration peut être derrière ces attaques, mais comment combattre un ennemi qui nous sourit, même lorsqu’il nous plonge son arme entre les côtes ? Emprisonner tous les Qirsi n’est pas une solution, il doit en exister d’autres. — Je n’en vois aucune, Votre Altesse. Comme je vous l’ai dit, d’autres royaumes sont confrontés depuis plus longtemps que nous aux attaques des Qirsi, et ils n’ont rien trouvé. — Que veulent les Qirsi ? demanda Sertio en s’attirant le regard des deux femmes. À supposer que la conspiration ait tenté d’assassiner Diani, qu’est-ce que sa mort pourrait leur apporter ? — Mon courroux, répliqua la reine du tac au tac. — Vous oubliez la couleur de leurs flèches, souligna Diani. Ils voulaient que votre colère se dirige contre les Brugaosiens. — Donc ils cherchent la guerre civile, affirma Sertio en regardant les deux femmes tour à tour. — Cela correspondrait à ce que nous savons de leurs activités dans les autres royaumes. — Je suis d’accord, approuva la reine. Il me semble cependant que plus ils s’appuient sur cette tactique, moins elle a de chances de réussir. Les cours Eandi finiront bien par arrêter de s’en prendre les unes aux autres pour se tourner vers les Qirsi. — Alors c’est peut-être ce que nous devons faire, suggéra Diani avec un regain d’enthousiasme. Vous devriez convoquer les autres nobles, Votre Altesse. Leur dire ce qui s’est produit à Curlinte et voir si nous pouvons nous mettre d’accord pour nous unir tous contre la conspiration. — Vous parlez d’un traité, dans le royaume ? Elle opina, souriante. — Dans un sens, oui, c’est ce que je veux dire. La conspiration cherche à nous affaiblir. Cherchons le moyen de l’éviter, d’utiliser leur attaque contre moi à notre avantage. Olesya regarda Sertio qui rayonnait de fierté. — C’est une idée brillante, Lady Curlinte. Diani, un léger sourire aux lèvres, rosissait de plaisir. — Je vous remercie, Votre Altesse. — Mais ce n’est pas tout, réfléchit la reine, nous pourrions faire un pas de plus. Pourquoi limiter nos ouvertures aux autres maisons de Sanbira ? Pourquoi ne pas les élargir à l’ensemble des royaumes des Terres du Devant ? — Les autres royaumes résisteront, Votre Altesse, intervint Sertio. Vous parviendrez peut-être à convaincre les Caerissiens, et j’ai entendu dire que Kearney, le nouveau roi d’Eibithar, est un homme sage. Mais l’empereur ne vous écoutera pas, pas plus que les Aneiriens. Et Wethyrn, naturellement, n’a que peu d’intérêt pour tout ce qui vient du matriarcat. — Je sais que cela ne sera pas facile, Sertio, pas plus, pour être honnête, que trouver un accord entre nos propres nobles. Edamo risque de profiter du trouble causé par la conspiration pour mettre à mal la Dynastie d’Yserne, et si Brugaosa s’oppose à nous, Norinde le suivra. Nous devons tout de même essayer. Nous ne savons ni où, ni quand les Qirsi frapperont une nouvelle fois, et il me semble que Diani a formulé notre seule chance de les défaire. On frappa à la porte. — Entrez, lança la reine en quittant son siège. La porte s’ouvrit sur Abeni. — Oui, Premier ministre. De quoi s’agit-il ? — Un repas attend nos invités dans la grande salle, Votre Altesse. Je pensais qu’ils auraient faim après leur chevauchée. — Vous avez raison, bien sûr. J’aurais dû y songer. Elle désigna la porte d’une main ouverte, regardant d’abord Diani, puis Sertio : — Mangez puis reposez-vous. Nous reparlerons plus tard. — Je vais dépêcher un messager, Votre Altesse. — Après le repas, Diani. Je vais charger mon Premier ministre de tenir un cavalier prêt à partir dès que vous aurez rédigé votre message. Abeni tourna vers elle un regard interrogateur. La reine lui adressa un rapide hochement de tête. Elle s’expliquerait plus tard. — Mes gardes vont vous accompagner dans la grande salle. Je vous rejoins bientôt. — Bien, Votre Altesse. Sertio et Diani s’inclinèrent avant de s’éloigner vers la porte. Sertio, un ou deux pas plus loin, se retourna : — Je vous prie d’excuser mon comportement, Votre Altesse. Je n’avais pas compris. — N’y songez plus, Sertio. Vous êtes un homme sage et honorable ; vous désiriez simplement orienter votre enfant en ces temps difficiles. Je ne m’étonne pas que Dalvia vous ait tant aimé. — Merci, Votre Altesse, répondit-il ému. Il s’inclina une seconde fois et quitta la pièce. Le bruit de ses pas mourut dans le couloir. — Un messager, Votre Altesse ? — Oui, répondit la reine en retournant à son bureau. Il nous en faudra même plusieurs avant la fin de la journée. — Iront-ils loin ? — Certains d’entre eux, oui. J’ai l’intention de convoquer les chefs de toutes les maisons de Sanbira à Yserne afin de discuter de la conspiration. Je souhaite également évoquer ce sujet avec les dirigeants des autres royaumes. Ce ne sera pas facile, mais je vais m’en occuper. Comme Abeni restait silencieuse, la reine finit par lâcher les papiers qui l’occupaient et leva les yeux. — Vous ne dites rien, Premier ministre ? Vous aurais-je enfin réduite au silence ? La Qirsi sourit, mais un instant seulement. — Je suis simplement étonnée, Votre Altesse. Que s’est-il passé pour entreprendre une telle démarche ? La reine lui raconta en quelques mots sa conversation avec la duchesse et son père, et la double tentative d’assassinat dont Diani avait été victime. — Il semble, conclut Olesya, que la conspiration ait fini par atteindre Sanbira. — Je vois, constata la ministre. Je vais immédiatement chercher des cavaliers, Votre Altesse. — Et employez nos marchands habituels pour convoyer nos messages dans les autres royaumes. — Bien sûr, Votre Altesse. Elle hésita. — Sept cavaliers, Votre Altesse ? Un pour chacune des maisons, à l’exception d’Yserne et Curlinte ? — Non, huit. Lady Curlinte a besoin d’envoyer un message en son château. — Ah, oui, c’est ce que vous avez dit. Olesya sourit. Abeni n’avait rien oublié, elle voulait simplement une explication. — À la suite de la tentative d’assassinat, la duchesse a fait emprisonner tous les Qirsi qui vivent et travaillent au château de Curlinte. — Tous ? Même son Premier ministre ? s’étonna la femme. — Oui, je lui ai demandé de les libérer au plus tôt. — Pourquoi ? La reine la dévisagea, doutant de l’avoir bien entendue. — Comment cela ? — Pourquoi avez-vous demandé à la duchesse de les libérer ? Cela me semble une sage précaution. Tant qu’elle ignore l’identité du traître, aucun d’eux ne devrait être autorisé à circuler librement au château ou en ville. Faire moins, c’est aller au-devant de dommages supplémentaires. — Vous n’êtes pas sérieuse. Abeni haussa les épaules. — Je reconnais que c’est un peu extrême… — Extrême ? C’est disproportionné ! Vous, plus que quiconque, devriez le comprendre ! La ministre eut un sourire triste. — Je suis une Qirsi qui sert loyalement la maison royale de Sanbira, Votre Altesse. J’ai autant de raisons que n’importe quel noble Eandi de haïr la conspiration. Et sous certains aspects, même plus. Je comprends votre souci, mais je n’en approuve pas moins la décision de la duchesse. En toute humilité, je pense que vous devriez reconsidérer votre demande de libération, au moins jusqu’à ce que nous apprenions l’identité du traître de Curlinte. La reine soupira. — Bien, Premier ministre, je ne peux pas dire que je m’attendais à cela. Je vais y réfléchir. En attendant, trouvez huit cavaliers. Abeni s’inclina. — Bien, Votre Altesse. Est-ce tout ? Olesya resta silencieuse. Elle observait sa ministre, aux prises avec un écrasant sentiment de tristesse, et une totale confusion. Lorsqu’elle était enfant, sa mère lui avait appris à voir au-delà des races, des royaumes, des professions et des statuts. Il existe autant de noblesse chez ceux qui travaillent la terre ou le fer pour gagner leur vie qu’il y en a chez n’importe quel homme ou femme de la cour, lui disait-elle souvent. Il existe autant de bonté que de méchanceté à Sanbira qu’à Wethyrn ou Aneira, et les Eandi et les Qirsi ont les mêmes aptitudes à la fidélité qu’à la trahison. Une reine doit voir son peuple tel qu’il est, non tel qu’elle le voudrait. Olesya s’était efforcée de régir sa vie en respectant ces principes, de répondre aux attentes de sa mère, même après sa mort. Et pourtant, son Premier ministre se tenait aujourd’hui devant elle, prête à traiter les hommes et les femmes de sa propre race en criminels parce que leurs cheveux étaient blancs et leurs yeux jaunes. Et ce qui l’effrayait par-dessus tout, c’était de constater que son royaume était devenu un lieu où ce genre de conseils semblait parfaitement raisonnable. — Vous comprenez, Abeni, que si j’appliquais la logique de Diani à ma propre cour, je devrais vous mettre en prison, comme tous les autres ? Le même sourire triste flottait sur les lèvres de son Premier ministre. — Bien sûr, Votre Altesse. Ne pas le faire n’aurait aucun sens. — Et vous me conseillez pourtant de ne pas intervenir. — Je le fais le cœur lourd, Votre Altesse, mais oui, c’est ce que je vous conseille. La conspiration nous menace tous. D’après ce que j’ai compris, ses chefs ont autant de mépris pour les Qirsi des cours que pour les nobles que nous servons. S’ils remportent ce combat, j’imagine que je serai torturée et exécutée. À côté de ça, vos prisons sont plutôt accueillantes. — Je vois, acquiesça la reine avec un sourire ironique. Merci, Premier ministre. Ce sera tout. Abeni s’inclina une nouvelle fois et quitta la pièce. La reine baissa les yeux sur ses parchemins, prit sa plume et se concentra sur le message qu’elle enverrait à ses duchesses et ses ducs. Edamo chercherait le moindre signe de peur et de faiblesse afin de s’en servir à l’avantage de Brugaosa. Elle ne lui en offrirait donc aucun. Ce qui était un défi à ses talents d’écriture, car elle avait peur et se sentait impuissante à contrer l’avance de la conspiration sur les Terres du Devant. 12 Ailwyck, Wethyrn Poussé par la peur d’être capturé et emprisonné pour le meurtre de Dario Henfuerta, son dernier partenaire, et par son désir de commencer une nouvelle vie, loin des Qirsi et de leurs insatiables exigences à exploiter ses talents meurtriers, il ne s’était pas ménagé depuis son départ de Mertesse. Si tout se déroulait comme il l’espérait, Cadel Nistaad, l’assassin, allait disparaître à tout jamais au profit de Corbin, un simple chanteur itinérant, à la voix remarquable. Pour de nombreuses raisons, Wethyrn était un endroit risqué pour débuter sa nouvelle existence. Même si le plus grand des festivals du royaume n’égalait pas ceux de Sanbira, d’Eibithar ou encore d’Aneira, un musicien aussi talentueux que lui passerait difficilement inaperçu, surtout s’il perdait trop de temps à trouver la troupe avec laquelle il voulait se produire. Seul, il soulèverait une curiosité prompte à déclencher des questions embarrassantes. D’où venait-il ? Pourquoi un chanteur aussi doué se passait-il de partenaires ? Qu’étaient devenus ceux avec lesquels il avait travaillé ? La meilleure attitude, décida Cadel tandis qu’il franchissait la Steppe de Caerisse, pour contourner par le sud le pied des montagnes de Glyndwr avant de rejoindre la frontière de Wethyrn, était de visiter plusieurs des grandes villes de Wethyrn jusqu’à trouver un groupe à la recherche d’un chanteur. Mieux valait ne répondre qu’une seule fois aux questions redoutées. Il atteignit la frontière au début du nouveau cycle lunaire, et franchit l’enceinte fortifiée de la cité de Grinnyd le matin du troisième jour. Il prit une chambre dans une petite auberge et passa plusieurs soirées dans les rues de la ville, poursuivant taverne après taverne sa quête d’une troupe de musiciens. À la fin de la quatrième, son moral commença à faiblir. Il avait envisagé les risques, pas le mal qu’il se donnait pour trouver ne serait-ce qu’un seul artiste. Il y avait certainement des musiciens à Wethyrn. Mais, en tout cas, pas à Grinnyd. Alors il quitta la ville le lendemain matin pour rejoindre Ailwyck. Sur les bords de la rivière du même nom, au centre du pays, juste au nord des Monts Gris, la cité d’Ailwyck était la troisième ville du royaume. Seules la cité royale de Duvenry et Jistingham, sur la côte est, la surpassaient. Ensemble, ces trois villes formaient ce que le peuple de Wethyrn appelait le Triangle de Granité. Cadel, lui, estimait que cette distinction douteuse revenait à son Caerisse natal, Wethyrn était généralement considéré comme le plus faible des sept royaumes des Terres du Devant. L’armée de Wethyrn était plus petite que celles de ses rivaux, et son arsenal de piètre qualité, mais les hommes qui la constituaient étaient bien entraînés et la flotte de Wethyrn renommée pour ses navires et le talent de ses équipages. Sa flotte et son armée ne rivalisaient pas avec celles de Braedon, d’Aneira, de Sanbira ou d’Eibithar, mais Wethyrn pouvait devenir un allié de poids dans n’importe quel conflit. Celui qui en doutait n’avait qu’à regarder les remparts d’Ailwyck pour comprendre l’indéniable force du peuple de Wethyrn. Les villes du Triangle de Granité n’avaient jamais été occupées par l’ennemi. Aucun autre royaume des Terres du Devant ne pouvait en dire autant de ses trois plus grandes cités. Là, le sort de Cadel changea rapidement. Dès sa première soirée en ville, il trouva un groupe de musiciens talentueux à la recherche d’un chanteur. Il traînait dans les ruelles étroites à l’ouest de la place du marché lorsqu’il entendit de la musique. Elle venait d’une petite taverne. Il reconnut immédiatement le morceau, la dévotion de Panya, du Péan des Lunes. Depuis toujours, le Péan, à chanter ou écouter, était une de ses pièces favorites. C’était aussi l’une des plus difficiles à jouer et interpréter correctement. Même de loin, il constatait que les musiciens s’en sortaient avec beaucoup de talent. Il entra dans la taverne, surtout mû par la curiosité. Des musiciens aussi accomplis n’étaient sans doute pas à la recherche d’un partenaire supplémentaire. La taverne, quoique située dans une rue étroite et éloignée du centre, était pleine à craquer. Ne trouvant aucune place, Cadel resta donc près de la porte. Ils étaient quatre. Deux hommes, dont l’un jouait du luth et l’autre de la cornemuse, et deux femmes, dont l’une chantait en ce moment même, tandis que l’autre à ses côtés restait immobile. Comme elle n’avait pas d’instrument, Cadel déduisit qu’elle était aussi chanteuse. Les hommes jouaient de leurs instruments avec beaucoup d’adresse. L’accompagnement était un art qui exigeait une subtilité que peu de joueurs possédaient. Ces deux-là la maîtrisaient. Leur musique conférait une texture à la partition et complétait la voix de la chanteuse sans l’écraser. Ils jouaient le contrepoint qui, dans le Péan, était d’ordinaire assuré par d’autres chanteurs, et ils s’en acquittaient fort bien. C’était la femme qui attirait l’œil et l’oreille de Cadel. Elle chantait la « Dévotion » d’exquise façon, et son visage lui semblait familier. Il lui fallut quelques minutes avant de comprendre pourquoi. Elle s’appelait Anesse, et sa voisine était sa sœur, Kalida. Elles avaient interprété le même morceau avec lui et Jedrek quelques années plus tôt. Ils étaient alors à Thorald, en compagnie du Festival itinérant de Bohdan. Jedrek et lui s’y trouvaient pour assassiner Filib le Jeune, héritier du trône d’Eibithar. Alors qu’ils préparaient leur meurtre, ils avaient eu la chance de rencontrer ces deux femmes, toutes deux chanteuses accomplies, et de gagner un peu de célébrité pour leurs splendides interprétations du Péan des Lunes. Jedrek et Kalida avaient passé au moins une nuit dans les bras l’un de l’autre. Sans aller jusque-là, Cadel et Anesse s’étaient avoué leur attirance réciproque. Adriel nous réunira peut-être une autre fois, avait-il dit en parlant de la déesse de l’amour. Ce à quoi Anesse avait répondu : Oui, si elle a l’oreille musicale. Elle n’avait pas changé. Ses cheveux noirs, toujours coupés court, encadraient l’ovale de son visage. Ses yeux étaient verts, et bien qu’elle lui paraisse plus mince, sa silhouette était toujours aussi voluptueuse, ce qu’il trouvait particulièrement attirant. Cadel envisageait ces retrouvailles comme un coup de chance extraordinaire quand la « Dévotion » s’acheva, la musique glissant vers l’introduction de la « Plainte d’Ilias ». Elle avait été écrite pour une voix masculine et il avait toujours interprété ce rôle. Kalida s’en chargea, une octave au-dessus de ce qu’il aurait fallu, mais avec brio. Mêlant sa voix avec le contrepoint du luth et de la cornemuse, elle parvint à faire de ce qui aurait pu être un désastre une performance satisfaisante. Lorsque les musiciens eurent achevé leur représentation et que la taverne commença à désemplir, Cadel savait qu’il avait trouvé une place. Il patienta. Après le départ de la plupart des clients, il s’approcha d’Anesse et de ses compagnons. Devant le bar, les artistes attendaient que le patron leur verse leur salaire. Il s’était demandé si la jeune femme allait le reconnaître. Il n’aurait pas dû s’inquiéter. — C’était une belle performance, déclara-t-il en s’attirant leurs regards. Bien plus que belle, en vérité, mais il devait les convaincre qu’ils avaient besoin d’un autre chanteur. Trop de compliments auraient compromis ses efforts pour se faire engager. — Je n’ai jamais entendu le Péan interprété ainsi. — Merci, l’ami, répondit le luthiste en souriant. Mais Cadel regardait Anesse. — Corbin ? s’enquit-elle les yeux écarquillés. — Tu te souviens. Elle rougit un peu, tandis que son regard glissait vers le joueur de luth. — Bien sûr. Ta voix ne s’oublie pas. — Vous vous connaissez ? demanda le luthiste en approchant. Aux côtés de la jeune femme, il lui passa un bras autour des épaules. — Oui. Kalida et moi avons chanté avec Corbin et un de ses amis, il y a quelques années. À Thorald. C’est bien ça ? Cadel opina. — Oui, c’est ça. — Comment s’appelle ton ami, déjà ? — Honok, répondit sa sœur en approchant elle aussi. Il est avec toi ? — Non, répondit-il en se forçant à sourire. Nous nous sommes séparés il y a à peu près un an. — C’est dommage, répondit Kalida avec un regret sincère. Cadel ne se souvenait pas qu’elle ressemblait autant à sa sœur. Ses yeux étaient bleus plutôt que verts et elle avait les cheveux longs, mais leurs traits étaient similaires et leur teint identique. — Tu devrais peut-être nous présenter, suggéra le luthiste à Anesse. — Oui, bien sûr. Corbin, commença-t-elle avant de s’interrompre. Je m’aperçois que tu ne m’as jamais dit ton nom de famille. — Ortan, fit-il en tendant la main à l’homme. C’était celui de Jedrek, mais compte tenu des circonstances, il ne lui aurait jamais reproché cet emprunt. Le luthiste lui serra vigoureusement la main tandis qu’Anesse le présentait : — Jaan Pelsor. Jaan est mon mari, et mon accompagnateur. Cadel l’avait compris depuis un moment, et il adressa à Jaan un sourire plein de chaleur. Il était aussi grand et aussi solide que Cadel. Il avait les cheveux noirs, parsemés de nombreux fils argentés, et des yeux gris pâle. Il devait avoir dix ans de plus qu’Anesse, peut-être davantage. — Je suis très heureux pour vous deux. L’homme hocha la tête et désigna le joueur de cornemuse : — Voici Dunstan MarClen. Nous avons grandi ensemble. Cadel lui serra également la main. — Tu joues très bien. Dunstan se contenta de sourire. — Comme vous tous, poursuivit Cadel. Il est rare de trouver des musiciens aussi talentueux. — Merci, répéta Jaan. D’après ce qu’a dit Anesse, tu es bon chanteur toi-même. — Je crois, répondit Cadel conscient de paraître prétentieux. Aussi vais-je aller droit au but. Il n’était pas certain que Jaan soit leur chef, mais il semblait se méfier de son amitié passée avec Anesse, peut-être même jaloux. S’il pouvait dépasser les objections de Jaan, les autres ne poseraient pas de problème. — J’ai apprécié votre interprétation, mais il vous manque une voix masculine. Anesse et Kalida savent que j’ai quelque talent de chanteur. Si elles se souviennent de notre rencontre à Thorald, elles savent aussi que je prends mon art très au sérieux et qu’en matière d’argent, on peut me faire confiance. Le luthiste l’observait avec perplexité. Il regarda brièvement les deux sœurs, puis Dunstan, qui posait sur Cadel un regard de méfiance pure. — Je reconnais que nous pourrions avoir un chanteur de plus, répondit enfin Jaan. Mais je ne suis pas certain que nous puissions nous le permettre. Dans un cycle ou deux, quand les vents auront changé et que le commerce le long des côtes aura repris, nous serons peut-être en mesure de demander une augmentation de nos gages ; mais pour l’instant, on s’en sort à peine à quatre. Alors ajouter un cinquième… Il haussa les épaules avec un léger hochement de tête. — Cette taverne était pleine, ce soir, répondit Cadel. Le patron devrait vous payer grassement. Kalida approuva. — Cela fait plus d’un cycle que je répète la même chose. Nous attirons suffisamment de clients pour mériter deux fois plus d’or qu’il ne nous donne. — Peut-être, mais je ne veux pas risquer une place stable en demandant plus. Cadel le considéra un instant. — Pouvons-nous discuter tous les deux ? — D’accord. Ils s’éloignèrent dans le fond de la salle. — Laisse-moi te faire une proposition, commença Cadel. Il me reste un peu d’or de mes précédents engagements. Il en possédait assez pour le faire vivre confortablement pendant des années, mais presque tous les musiciens s’inquiétaient de leurs gages. Il aurait eu tort de se montrer indifférent à l’argent. — Laisse-moi chanter avec vous une quinzaine de jours. Si, passé ce délai, la compagnie ne gagne pas plus qu’aujourd’hui, je pars. Tu ne me devras rien. Mais si vos gages augmentent assez pour me payer ce que gagne chacun d’entre vous aujourd’hui, alors je resterai. L’homme hésitait encore. Cadel s’y attendait. — Écoute encore ceci, poursuivit-il alors. Si j’étais jeune marié d’une femme aussi belle qu’Anesse, je ne verrais pas ses anciens amis d’un bon œil, comme toi. Je t’assure, Jaan, je le jure même sur la mémoire de mon ami le plus cher, que je n’ai aucune vue sur ta femme. J’ai besoin de travailler. Je veux chanter avec des musiciens qui sont aussi bons que moi. Je ne ferai rien de stupide. Jaan sourit à contrecœur. — Tu ne manques pas de culot, hein, Corbin ? — Laisse-moi chanter avec vous demain. Tu comprendras pourquoi. — Attends, que je comprenne bien. Tu chantes quinze jours avec nous, et si nous n’avons pas gagné assez d’argent, tu nous quittes sans rien demander ? — C’est ça. Disons que c’est une sorte d’apprentissage. — Même les apprentis sont payés. — Je le serai. Jaan éclata de rire. — Tu m’as l’air bien sûr de toi, hein ! — Je t’ai entendu jouer, j’ai entrevu ce que nous pourrons faire ensemble. L’homme lui tendit la main, Cadel la serra. — Très bien. Ça vaut le coup d’essayer. Il regarda les autres. — Laisse-moi leur expliquer. Dunstan va râler jusqu’à ce qu’il comprenne que ça ne va rien lui coûter. — D’accord. Dis-moi où vous répétez, je vous y rejoindrai. — Nous avons trois chambres au-dessus. On répète généralement là-haut. Je te conseille d’en prendre une, toi aussi. La nourriture n’est pas mauvaise et le patron ne nous fait payer ni le gîte, ni le couvert. Je pense qu’il peut t’accorder au moins ça. — D’accord. S’il refuse, je pourrai payer quelques jours. Jaan partit rejoindre les autres et il discuta quelque temps. Cadel vit Dunstan secouer vigoureusement la tête, mais leur discussion se poursuivit calmement. Ils finirent par venir vers lui. Ils souriaient tous, sauf le joueur de cornemuse. — Marché conclu, fit Jaan. Nous ferons une première répétition demain. Chacun lui serra la main, Dunstan en dernier. — Ne t’inquiète pas, lui dit tranquillement Cadel. Je vais te faire gagner plus d’argent que tu n’en auras jamais. Ils regagnèrent leurs chambres tandis que Cadel partait à la recherche du patron pour discuter. Le tavernier n’était pas disposé à lui offrir une chambre ; alors Cadel le paya en lui arrachant la promesse que la chambre serait gratuite si Cadel restait avec la troupe au moins un cycle. Pour la première fois depuis la mort de Jedrek, Cadel se coucha avec le sentiment d’être enfin où il le désirait. Leur première répétition, le lendemain matin, se déroula exactement telle que Cadel l’avait espérée. Ils débutèrent avec le Péan, et Cadel chanta la Plainte d’Ilias. Il ne l’avait pas interprétée depuis longtemps. Elle lui revint pourtant comme s’il l’avait chantée la veille. Ils enchaînèrent avec le troisième mouvement, « La Ronde des Amants », un canon à quatre voix, interprété par Anesse et Kalida dans les rôles féminins, la voix de Cadel dans le premier rôle masculin, et la cornemuse de Dunstan pour le second. Lorsque mourut la dernière note, un silence stupéfait s’abattit sur la pièce. Ils le regardaient tous, comme s’il avait conjuré des flammes Qirsi sous leurs yeux. — Je vous ai dit qu’il était doué, fit enfin Anesse. Jaan était encore abasourdi. — Je n’ai jamais entendu la Lamentation aussi bien chantée. Et je n’ai jamais accompagné de chanteur comme toi. — Merci, sourit Cadel. C’était bien, mais j’ai une ou deux suggestions pour que ce soit encore plus beau. À ce stade, il aurait pu leur demander de reprendre L’élégie de Shanae depuis le début, ils auraient été heureux de le faire. Mais il n’avait rien d’aussi extrême en tête. Il souhaitait juste que Kalida et Dunstan changent légèrement le rythme de leur contrepoint, tandis qu’Anesse ralentirait un peu la Dévotion. Des modifications subtiles auxquelles ses nouveaux partenaires s’adaptèrent sans peine. En travaillant toute la matinée avec eux, il découvrit qu’ils étaient bien meilleurs musiciens qu’il ne l’avait cru la veille. Jaan en particulier faisait preuve d’un talent rare. Il n’avait pas recours aux motifs compliqués que Dario avait affectionnés, même si Cadel savait qu’il aurait pu aisément les jouer. Ses rythmes étaient aussi réguliers que la marée, chacune de ses notes aussi pure que les étoiles de Morna par une nuit froide. Avec Dario, Cadel avait lutté pour s’accorder à la cadence de son instrument. Il n’éprouvait pas cette difficulté avec Jaan, dont le jeu enveloppait chaque voix comme un duvet, chaud et réconfortant, épousant sans effort les contours des paroles et des notes chantées. Anesse avait bien choisi son partenaire musical. Au cours des journées suivantes, Cadel s’aperçut qu’elle avait aussi bien choisi son mari. Il l’aimait, et ne manquait pas une seule occasion de le lui manifester. Il n’était pas seulement un homme déjà âgé en extase devant sa jeune épouse. Il faisait preuve d’un sens de l’humour fin et avait celui des affaires. Il approuvait la plupart des suggestions de Cadel sur les modifications de leur jeu, mais lorsqu’il n’était pas d’accord, il tenait bon et la plupart du temps, conscient du bien-fondé de ses arguments, Cadel renonçait. Kalida et Anesse pouvaient se montrer fermes elles aussi, et leur sens de la musique était aussi développé que celui de Cadel et Jaan. Même Dunstan, qui ne disait rien le plus souvent, suggéra de ralentir leur interprétation du « Thrène de Tanith », ce qui améliora considérablement leur performance. Après avoir entendu Cadel chanter, le joueur de cornemuse commença à se montrer plus chaleureux envers lui. C’était un homme aimable, assez facile, sinon simple ; son talent pour la musique était incontestable. Tout comme ses sentiments pour Kalida. Lorsqu’il ne jouait pas, il la regardait, d’un air mal assuré, comme s’il espérait qu’elle lui déclare son amour et lui épargne l’épreuve d’avoir à s’exprimer le premier. De son côté, Kalida semblait indifférente. Il avait un visage affable et souriant, mais à côté de Jaan, pour qui il ne cachait pas son admiration, il semblait quelconque et dépourvu de caractère. Une allure que soulignaient encore sa silhouette ronde et ses épaules légèrement affaissées. Comme il se montrait en outre d’une timidité excessive envers elle, Cadel comprenait pourquoi elle ne lui rendait pas son affection. Cette femme, après tout, avait été attirée par Jedrek, son corps mince et robuste, ses cheveux noirs en bataille, sa hardiesse. Trois jours après leur première répétition, les cinq musiciens donnèrent leur première représentation. La taverne était bondée, comme chaque soir depuis l’arrivée de Cadel à Ailwyck. Bien qu’il eût chanté devant des ducs et des barons, et qu’il se fût trouvé en position bien plus périlleuse pour gagner les gages de son autre profession, il ne se souvenait pas d’avoir été aussi nerveux. Il n’avait aucune raison de l’être. Ils chantèrent et jouèrent à la perfection. Leur interprétation du Péan leur valut des applaudissements et des acclamations si vives que Cadel redouta un instant de voir le plafond s’effondrer sur eux. Le tavernier lui-même, un homme renfrogné qui n’avait montré que peu d’intérêt pour leur musique jusque-là, siffla en souriant. Le lendemain soir, la taverne commença à se remplir avant les cloches du prieur, longtemps avant le début de leur entrée en scène. Lorsque les musiciens se présentèrent sur la petite estrade de bois, le passage devant l’entrée de la taverne était comble et la plupart des clients, dedans ou dehors, étaient déjà bien éméchés. Le tavernier, pour éviter une révolte, dut promettre un second tour de chant à ceux restés à l’extérieur. Cadel et ses compagnons n’y virent aucune objection, car ils étaient payés le double de leurs gages habituels, et les autres avaient accepté sans discussion que Cadel reçoive sa part de ce supplément. La soirée de Cadel avait été longue, et la nuit s’annonça courte quand Kalida fit irruption dans sa chambre. Il était couché, mais n’avait pas fermé les yeux. Il se redressa, alluma la bougie sur sa table de nuit avec la pierre à briquet et l’observa. Après avoir fermé la porte derrière elle, elle se tint au milieu de la pièce, vêtue d’une simple combinaison, ses cheveux descendant en cascade sur ses reins, attendant son invitation. — Tu ne sembles pas étonné de me voir, dit-elle devant son silence. — Je le suis. Dunstan ne va pas être déçu ? Un sourire sur les lèvres, elle haussa les épaules. Elle était très séduisante, et cela faisait longtemps qu’il n’avait partagé de nuit avec une femme. — Ils le seront tous. — Tous ? — Dunstan est le plus vieil ami de Jaan, raconta-t-elle en faisant le tour de la petite pièce. Ils sont comme des frères. Quand Jaan a épousé Anesse, ils ont tous supposé que je serais une gentille fille et que je me marierai avec lui. — Une femme pourrait trouver pire. Elle s’arrêta près de l’armoire, et le considéra, un sourcil légèrement haussé. — Elle peut aussi trouver mieux. — Je ne suis pas sûr d’être de ceux-là, répondit Cadel. — Je ne veux pas t’épouser, Corbin, rit-elle. Pour être franche, je ne crois pas que ce soit davantage mon genre. Si c’était le cas, je serais toujours avec ton ami, Honok. Je me souviens, quand nous étions à Thorald, avoir passé la Nuit des Amants dans son lit. De là où nous venons, Anesse et moi, c’est la même chose que des fiançailles. — Autrement dit, tu souhaites partager mon lit afin de montrer aux autres que tu n’as aucune intention d’épouser Dunstan. Elle vint jusqu’au lit et s’assit à côté de lui. D’un doigt léger, elle lui caressa le torse. — Ce n’est pas la seule raison. Il sentit son corps répondre à cette sollicitation et baissa, en même temps que Kalida, le regard jusqu’au drap qui le couvrait. Il sourit. Alors elle fit passer sa combinaison au-dessus de sa tête, se glissa sous le drap et lui embrassa la nuque. — Ta sœur pourrait protester, objecta-t-il encore en fermant les yeux tandis que ses lèvres lui parcouraient le corps. — Protester ? Elle est mariée avec Jaan. Comme ils vivaient tous sous le même toit, il ne fallut qu’un jour ou deux pour que les autres apprennent leur liaison. En dépit de ses craintes, Cadel ne nota aucun signe de ressentiment de la part de Dunstan. Le joueur de cornemuse se montra abattu quelque temps. Cadel comprit que sa tristesse, quoique profonde, était tempérée par un égal sentiment de soulagement. En fait, la seule des trois à manifester sa désapprobation fut Anesse qui, après avoir vu sa sœur sortir de la chambre de Cadel, ne leur adressa pas un mot de la journée. Jaan, quant à lui, semblait éprouver une authentique satisfaction, peut-être parce que leur liaison prouvait qu’il n’avait plus besoin d’être jaloux du chanteur. Six soirées après leur première représentation, le tavernier avait plus que doublé les gages des musiciens, parce qu’ils donnaient deux récitals chaque soir, et parce qu’il ne voulait pas risquer de perdre Cadel. Il offrit également sa chambre au chanteur, bien qu’elle soit vite devenue superflue. Cadel et Kalida passaient presque chaque nuit ensemble, dans la sienne ou dans celle de la jeune femme. C’était une maîtresse adroite, bien plus que lui, et le chanteur se découvrit bientôt plus pressé de la retrouver que de chanter avec les autres. Seul le projet des musiciens de voyager au-delà d’Ailwyck pour donner d’autres récitals lui posait problème. Autant de déplacements qui risquaient d’attirer sur lui l’attention de la conspiration Qirsi, ou celle de Tavis de Curgh. À Mertesse, la célébrité qu’il avait acquise avec Dario l’avait conduit à la négligence. À tel point que Tavis l’avait surpris dans les escaliers de leur auberge et était presque parvenu à se venger du meurtre de Lady Brienne. Et depuis de nombreuses années, quel que soit l’endroit où il allait, la conspiration se débrouillait pour le trouver, lui donner l’or qu’il ne pouvait refuser et lui commander un nouveau meurtre. En quittant Mertesse, Cadel avait mis fin à sa carrière d’assassin. Après avoir trouvé une troupe avec laquelle chanter, une ville où leur musique était appréciée, et une amante pour partager ses nuits, il était plus que jamais résolu à embrasser cette nouvelle vie. Et à ne pas voyager. Au milieu du cycle d’Elhir pourtant, il constata que leur renommée avait dépassé les remparts de la ville. Tard dans la matinée, alors qu’ils répétaient une composition de Jaan, un messager arriva en provenance du marquisat de Fanshyre, dans les environs d’Ailwyck. Le marquis, semblait-il, avait entendu parler de leurs remarquables talents et demandait un concert privé. Il offrait à ses hôtes un festin en leur honneur d’ici deux jours et un salaire de dix qinde chacun pour une seule représentation. En tant qu’assassin, Cadel n’avait passé que très peu de temps à Wethyrn ; il craignait donc peu d’être reconnu. Le marquis avait cependant au moins un ministre Qirsi à son service. Le risque que cette personne soit un traître ayant entendu parler de l’assassin chanteur n’était pas à exclure. Mais surtout, une telle représentation ne ferait qu’accroître leur renommée, en augmentant du même coup ses risques d’être identifié et localisé. Malheureusement, aucun de ses compagnons ne partageait ses inquiétudes. Et il ne pouvait les exprimer. Des invitations comme celle-ci étaient rarissimes pour des artistes même aussi talentueux qu’eux. N’importe quel musicien des Terres du Devant aurait été enchanté d’en obtenir une, voire jaloux des chanceux qui la recevaient. Cadel ne pouvait pas plus refuser de faire le voyage qu’admettre ouvertement son ancienne profession. Alors, ils l’acceptèrent avec plaisir et renvoyèrent le messager à Fanshyre en précisant au marquis qu’ils arriveraient chez lui le jour prévu. Ils étaient tous bien trop excités pour poursuivre leur répétition, et Cadel fit de son mieux pour leur faire croire qu’il partageait leur enthousiasme. Pourtant, la nuit venue, alors qu’ils étaient enlacés, Kalida lui prouva qu’il avait échoué. — Pourquoi montres-tu si peu d’enthousiasme à aller à Fanshyre ? lui demanda-t-elle en levant les yeux sur lui. Il se força à lui sourire. — Ce n’est pas vrai. — Ne me mens pas, Corbin. Tu as essayé d’avoir l’air aussi heureux que nous, mais ce n’était pas naturel. Je l’ai bien vu. Il soupira, quitta la chaleur de son étreinte et s’assit au bord du lit. À partir de quel nombre les mensonges entre amants devenaient-ils un obstacle ? — Cela n’a rien à voir avec Fanshyre. Je n’y suis jamais allé. Je n’aime pas les cours, c’est tout. — Pourquoi ? — Mon père servait dans l’une d’entre elles quand j’étais jeune. Je haïssais la façon dont il était traité. Le mensonge lui était venu sans effort et le frappa par la distorsion étrange qu’il offrait avec la réalité de son enfance. Il avait grandi à la cour de son père, vicomte dans le sud de Caerisse, et ce qu’il avait haï par-dessus tout, c’était le vicomte lui-même. Kalida, qui jouait distraitement avec ses cheveux, sembla soupeser ses paroles. Puis elle haussa les épaules et dit : — Alors réjouis-toi de lui prendre son argent. Ce n’est pas comme si nous devions nous installer là-bas. Il ne s’agit que d’un jour, et de presque autant d’argent que nous en gagnerions ici jusqu’à la fin du cycle. — Tu as raison. Je devrais me réjouir. Je vais m’y efforcer. — Ne te moque pas de moi, il s’agit d’autre chose. Cadel détourna les yeux en souriant. — Oui, c’est vrai. Mais n’insiste pas, Kalida, je t’en prie. — C’est à propos d’Honok ? Il la regarda. Elle n’avait pas mentionné Jed depuis leur première nuit. — Pourquoi me poses-tu cette question ? — Je ne sais pas. Il m’a dit un jour que son père n’aimait pas les cours non plus. Et je sais que vous étiez bons amis avant que vos chemins se séparent. Il repoussa une mèche tombée sur son front. — Nous sommes toujours bons amis, lui et moi. Et, non, cela n’a rien à voir avec lui. — Excuse-moi. Je ne te poserai plus de question. — Merci. Je te promets que je vais chanter de mon mieux. Quels que soient mes sentiments sur les cours, ils n’altéreront pas notre représentation. — J’espère bien ! fit-elle en l’attirant contre elle. Tu n’aimes peut-être pas l’or, mais moi, si. Deux jours plus tard, ils se mettaient en route vers le sud, en direction du marquisat. C’était une matinée douce et lumineuse, idéale pour un voyage. Il semblait que la saison des semailles s’installait enfin à Wethyrn. Si le tavernier leur avait donné la permission de manquer leur premier tour de chant, il leur avait clairement fait comprendre qu’il les attendait pour le second, plus tard dans la soirée. D’après ses descriptions, le voyage était facile. Le château de Fanshyre était à deux lieues de la cité, niché sur les contreforts nord des Monts Gris, près de la source de la rivière Ailwyck. — Si vous partez assez tôt, vous arriverez avant midi, leur avait-il annoncé. Et si vous quittez Fanshyre avant les cloches du prieur, vous aurez largement le temps d’arriver, de vous changer, et de gagner votre pension. La subtilité n’était pas son fort, mais l’homme connaissait les environs. La troupe atteignit Fanshyre au moment où les cloches se mettaient à sonner sur les portes du petit village. Ils furent accueillis par le marquis en personne, un homme replet, au visage rubicond et souriant. Sa femme aurait pu être sa sœur tant elle lui ressemblait. Elle les salua avec chaleur avant de les conduire vers la grande salle du château où, fidèle à sa parole, le marquis leur fit l’honneur d’un banquet simple mais généreux, préparé pour eux. Puis ils chantèrent pour lui, interprétant toutes les chansons de leur répertoire, allant même, à la requête de la marquise, jusqu’à en recommencer plusieurs dont le Péan ainsi que, au plus grand plaisir de Jaan, le morceau qu’il avait lui-même composé. Cadel n’aimait pas chanter un même morceau plus d’une fois devant le même public. Mais Fanshyre s’était montré assez aimable pour les nourrir et, comme Kalida le lui avait rappelé sur la route, assez généreux pour les payer très correctement. Ils quittèrent Fanshyre juste après les cloches du prieur, les poches tintant de pièces d’or et l’humeur joyeuse. Il n’y avait qu’un seul Qirsi au château, l’unique ministre du marquis, une vieille femme chétive qui s’était mise à dodeliner du chef pendant leur représentation. Comme Cadel doutait de son appartenance à la conspiration, ses craintes sur ce déplacement s’étaient envolées. Sur le chemin du retour, il se prit à plaisanter avec les autres et à entonner avec Jaan les chansons paillardes de Mettai que le luthiste jouait sur son instrument. Il ne remarqua qu’au dernier moment les trois hommes qui se tenaient devant eux sur la route. Il était déjà trop tard. Ils n’étaient qu’à cent pas d’un terrain plus dégagé, mais ils étaient encore dans les montagnes. Et là, entre les murailles de pierre, la route se rétrécissait. La troupe s’arrêta. Cadel jeta un regard derrière eux. Deux autres hommes les lorgnaient d’un air méchant. — On entendait vos poches tinter d’en haut, commença un des voleurs en désignant le sommet de la petite falaise. Jaan se mit devant Anesse, et Cadel en fit de même devant Kalida. Il portait un poignard à la ceinture – comme Jaan et Dunstan – et un second dissimulé dans sa botte. Les voleurs avaient des armes, et celui qui avait parlé, leur chef, sans aucun doute, portait aussi une épée courte, volée à un noble, de toute évidence. Il fit un signe à ses comparses et tous avancèrent dans leur direction. Jaan porta la main à sa ceinture. Cadel l’arrêta. — Non, Jaan, ils nous tueraient. Le chanteur était sûr, avec un minimum d’aide de ses compagnons, de pouvoir venir à bout de leurs assaillants, mais il était musicien désormais, plus un tueur, et il était prêt à échanger beaucoup d’or pour leur éviter la bagarre et conserver son secret. — On ne peut quand même pas les laisser nous dépouiller, répondit le joueur de luth. — Il vaut mieux leur donner notre or que notre vie. Nous en gagnerons d’autre. Le chef de la bande s’arrêta devant Jaan, un sourire suffisant sur son visage lugubre. Il était à peu près de la taille de Cadel, et sa démarche arrogante était celle d’un homme qui avait déjà tué, et qui n’hésiterait pas à recommencer. Un des autres semblait beaucoup plus jeune, un peu moins assuré. Les trois autres faisaient montre de la même assurance que leur chef. Deux se plantèrent devant Cadel, lames tirées, et un autre devant Dunstan. — Hé ! toi, le vieux, fit le chef à Jaan. Ton or. Et celui de tes amis. — On ne devrait pas prendre leurs armes ? suggéra celui qui tenait Cadel en respect. — Sûr, prends-les, répondit le chef sur un haussement d’épaules. On pourra toujours en tirer quelque chose. Celui qui avait posé la question appuya sa lame sur la gorge de Cadel et, de l’autre main, prit le poignard glissé dans la ceinture du chanteur. En quelques secondes, Dunstan et Jaan furent à leur tour désarmés. — Maintenant, votre or. Cadel, Dunstan et les deux femmes sortirent leurs bourses. Jaan ouvrit la sienne et jeta les pièces dans les broussailles le long du chemin. — Tu veux mon or, bâtard ? Eh bien, va le chercher ! Le chef poussa un rire cruel et, sans faire le moindre geste, prit ses complices à témoin : — Vous avez vu ça, les gars ? On dirait que le vieux a de l’audace. Il revint à Jaan. — Mais pas de cervelle. Et, d’un geste vif, le voleur abattit la garde de son épée sur le visage de Jaan. Le joueur de luth s’effondra sur le sol, le nez et la bouche ensanglantés. Anesse cria son nom et se précipita. Avant qu’elle puisse le rejoindre, l’homme le frappa du pied à l’estomac. Cadel voulut réagir. Les deux brigands qui l’entouraient levèrent leurs armes. Voyant cela, leur chef avança sur Cadel, le même sourire cruel aux lèvres. — Tu veux essayer ? demanda-t-il, provocant. Tu veux finir comme ton ami ? — Prenez notre or et disparaissez, répondit Cadel sans lâcher l’homme des yeux. — Ouais, c’est ce que je voulais, mais maintenant, j’ai une autre idée en tête. Il regarda les deux femmes et, après un rapide coup d’œil à Cadel, avança vers Anesse, agenouillée près de son mari. Elle pleurait, la tête de Jaan serrée sur son giron, essayant avec un mouchoir d’étancher le sang qui coulait de ses plaies. Le voleur rengaina son arme, poussa Jaan d’un coup de botte, et obligea Anesse à se lever. L’agrippant d’une main par les cheveux, l’autre plaquée sur sa poitrine, il la fit pivoter contre lui et apostropha ses comparses : — Hein, les gars, ça vous dirait une belle jeunesse ? Un de ceux qui tenaient Cadel en joue se dirigea vers Kalida, l’attrapa par le bras, la fit tournoyer à son tour, et lui arracha le devant de sa robe. Celui qui était resté près de Cadel regardait ses amis, un sourire ravi sur les lèvres. Cadel lança son poing si vite, avec une telle violence, que l’homme n’eut même pas le temps de le voir venir. Il s’effondra sur le sol, le larynx brisé par le coup. Celui qui se tenait devant Dunstan poussa un cri et bondit sur Cadel. Le chanteur avait déjà son arme de secours en main. S’accroupissant devant l’assaut, alors que l’homme, bras tendu, ne songeait même pas à se protéger, il lui enfonça sa dague dans le cœur. Dégageant sa lame d’un geste vif, Cadel pivota vers ceux qui tenaient Anesse et Kalida. Celui qui menaçait Kalida la jeta au sol et brandit son arme, tout en adoptant une posture de combat. Cadel n’hésita pas une seconde. Fonçant sur le voleur, il leva son arme pour attaquer. Le voleur se précipita, exactement comme Cadel l’avait prévu. Son poignard l’atteignit sous le menton. L’homme tomba, roula, tenta de se relever. Cadel était déjà sur lui, et lui trancha la gorge. — Corbin ! Il eut à peine le temps d’éviter la lame du chef qui siffla au-dessus de sa tête. Il roula comme l’autre avait fait et se releva sur ses talons, dague en main. Le chef avança sur lui avec méfiance. Son sourire s’était effacé, mais il montrait toujours les dents. — Derrière ! s’exclama Dunstan. Le plus jeune s’était finalement débarrassé de sa peur pour se jeter dans la mêlée. Il approchait lentement, arme tirée. Le plus dangereux restait le chef. Cadel vit Dunstan récupérer une épée abandonnée. — Reste où tu es, Dunstan ! Laisse-les-moi ! — Tu te crois le plus fort, hein ? répliqua le chef. Tout en parlant, il lança son attaque, sa dague tendue et son épée tout aussi prête. Ne voyant pas le moyen de riposter, Cadel esquiva. — Bats-toi, espèce de lâche ! rugit le brigand à son comparse. Quand je serai mort, ce sera ton tour. Ce geste serait maladroit, guidé par la peur et le désespoir. En d’autres circonstances, Cadel n’aurait pas réfléchi pour se défendre. Mais il n’osait tourner le dos au chef de la bande. Alors il changea légèrement de position, de façon à surveiller aussi bien ses arrières que ses devants, et il tint son poignard prêt. Il entendit un pas derrière lui, très proche, et le cri d’alerte de Dunstan. Un rapide coup d’œil dans son dos lui permit de constater que le plus jeune avait déjà levé son arme. L’autre aussi avait raccourci leur écart ; d’un bond il s’était approché, abattant son épée. L’esquive, là encore, était vouée à l’échec. Alors il recula et, tout en s’accroupissant, dirigea son bras armé contre la jambe du plus jeune. Il sentit son couteau entailler la chair, entendit l’homme crier. Au lieu de rouler comme il en avait eu l’intention, il atterrit brutalement sur le sol. Son poignet accusa le choc. La douleur fulgurante le frappa comme un éclair. Le chef, qui avait raté son premier coup, bondit une seconde fois. Cadel lança un coup de pied en aveugle – sa seule chance – et sa botte détourna le bras de son agresseur suffisamment pour le sauver. Pour le moment. L’homme revenait déjà sur lui. D’une roulade, Cadel se leva précipitamment. L’homme levait son arme, pas pour l’abattre mais pour le décapiter. Encore une fois, Cadel évita le coup. La main serrée sur son poignard, il tenta d’atteindre le dos du voleur. Il dut mal évaluer la distance, car sa lame se contenta de déchirer sa chemise à l’épaule, causant une entaille sans réelle gravité. Le souffle court, les adversaires reculèrent une seconde. Cadel jeta un bref regard à l’autre voleur. Il était encore au sol, les mains serrées sur sa cuisse qui saignait abondamment juste au-dessous de l’entrejambe. Le chef porta la main à son épaule, regarda le sang sur ses doigts, et releva un visage féroce vers Cadel. — Toi, tu n’es pas musicien, fit-il. Cadel n’eut pas besoin de chercher la réponse, l’homme se jetait déjà – maladroitement – sur lui. Trop maladroitement ! Au dernier moment, Cadel aperçut non pas l’épée qu’il brandissait comme une feinte, mais la dague, qu’il avait presque oubliée, que l’homme tenait dans l’autre main. Plutôt que de faire un écart, ou même de s’accroupir, Cadel avança. Tandis que son poignet blessé déviait le coup violent qui le visait à la gorge, son autre bras, du même élan, fonçait vers l’estomac du brigand où sa lame s’enfonça profondément. Le chef des voleurs, les yeux écarquillés, gémit. Il lâcha son couteau qui tomba sur le sol et, des deux mains, attrapa la garde de son épée. Il tremblait, ses jambes se dérobaient sous lui. Cadel arracha son arme de la blessure et la lui replongea dans le cœur. Le voleur, la bouche emplie d’un flot de sang, s’affaissa sur les genoux, puis s’écroula dans la poussière. Cadel récupéra son arme et avança sur le dernier qui, toujours au sol, pleurait comme un bébé. — Corbin, non ! s’exclama la voix de Kalida. Ça suffit ! Il suspendit son geste, la regarda, et acquiesça. — Tu es capable de marcher ? demanda-t-il au jeune homme. — Je… ne sais pas. — Eh bien, tu as intérêt. Il va bientôt faire nuit, et elles sont fraîches par ici, même en été. Dunstan avait entrepris de récupérer leur argent, y compris les pièces jetées par Jaan. Cadel voulait lui dire d’oublier, mais il se tut et se dirigea vers Kalida et Anesse qui s’occupaient de Jaan dont la bouche et le nez ne saignaient plus. Son visage était sérieusement abîmé. Il respirait avec peine. — Je crois qu’il a une côte cassée, avança Anesse tendue. — Est-ce qu’on peut le ramener à Ailwyck ? — Je crois que nous ferions mieux de retourner à Fanshyre. — La distance est presque la même et la route est plus facile vers le nord. — Ailwyck, trancha Jaan d’une voix faible. Je ne veux pas retourner à Fanshyre dans cet état. Dunstan les rejoignit. — Je les ai toutes trouvées, ou presque. — Ça ne fait rien, répondit Cadel. Nous devons raccompagner Jaan à la taverne. Tu peux m’aider à le porter ? — Bien sûr. — Est-ce que ça va ? lui demanda Kalida en approchant pour examiner son visage. — Oui. — Tu as l’air… — Ça va, coupa-t-il d’une voix dure. La jeune femme rougit et détourna les yeux. — Aide-moi à le mettre debout, demanda-t-il au joueur de cornemuse. Dunstan acquiesça avant de désigner l’autre blessé du menton. — Et lui ? — Laisse-le. Il n’est plus une menace et il ne mérite pas notre aide. Récupère nos armes, ajouta-t-il à l’intention d’Anesse. Ramasse aussi les leurs. — L’épée aussi ? Cadel se tourna vers le corps du chef des brigands. — Oui, l’épée aussi. Son poignet le faisait cruellement souffrir, peut-être était-il brisé. Cela ne le ralentirait pas. Il avait subi d’autres blessures, pires que celle-ci, quand il était assassin. Tu seras toujours un assassin. L’écho de la voix de son père faillit le faire éclater de rire. Il aurait bien maudit son nom à voix haute. Le chemin vers Ailwyck fut long et douloureux. La nuit et le froid étaient tombés bien avant qu’ils n’arrivent. La taverne était déjà pleine – ils entendaient les rires, les cris et les chants tapageurs depuis la ruelle. Lorsqu’ils ouvrirent la porte, que le patron vit le sang qui maculait le visage de Jaan, le silence s’abattit sur la grande pièce comme la pestilence. — Que s’est-il passé ? demanda l’aubergiste en fendant la foule pour se précipiter à leur rencontre. — Des voleurs, dans les Monts Gris. — Qu’on appelle un guérisseur ! cria-t-il aux hommes les plus près de la porte. Et vous, comment ça va ? demanda-t-il aux autres. — Je me suis blessé au poignet. L’os est peut-être brisé. Sinon, nous sommes entiers. — Combien avez-vous perdu ? — Quelques qinde, sourit Dunstan. — Vous avez eu de la chance, s’exclama le patron étonné. — Oui, répondit le joueur de cornemuse. Vous auriez dû voir Corbin ! Il… — Vous avez raison, coupa Cadel. De la chance. Jaan a besoin d’être soigné, et de s’allonger. Dunstan leva un regard interloqué vers son camarade, mais resta silencieux. Le tavernier les conduisit chez lui, au fond de la salle, et permit à Jaan de s’allonger sur son lit. — Je vous apporte de quoi manger et du thé, dit-il en se précipitant vers la cuisine. Tandis que Dunstan et Anesse restaient auprès du joueur de luth, Kalida attira Cadel dans l’autre pièce. Elle avait les lèvres pincées et le visage pâle. Une fois de plus, il fut frappé par sa beauté. Elle allait lui manquer. — Tu as dit qu’on avait eu de la chance, commença-t-elle. Je crois que la chance n’a rien à voir avec notre salut. — Bien sûr que si, rétorqua-t-il en baissant les yeux sur son poignet pour faire jouer l’articulation. Il pouvait le bouger sans trop souffrir. Il n’était peut-être pas cassé, en fin de compte. — Quand on rencontre des voleurs et qu’on s’en sort la vie sauve et la bourse pleine, on a de la chance, reprit-il. — Ce n’est pas ce que je veux dire. La façon dont tu t’es battu… Je t’ai vu faire, ajouta-t-elle en hochant la tête. Tu n’as jamais douté de l’issue, n’est-ce pas ? — Bien sûr que si. Il ne savait pas très bien pourquoi il se fatiguait à mentir. Dunstan était déjà prêt à écrire des chansons sur ses prouesses au combat ; quant à Kalida… Le premier choc de la surprise passé, ils se poseraient tous les mêmes questions. Ils ne le considéreraient plus jamais de la même façon. Mais ses rêves d’une existence nouvelle étaient longs à rendre l’âme. — J’ai toujours eu des doutes, répondit-il. Quand je suis tombé, quand je me suis blessé au poignet. Il a été plus d’une fois à deux doigts de me tuer. — Mais tu t’es battu… — Honok et moi avons beaucoup voyagé. Nous avons croisé pas mal de voleurs. Au fil des ans, nous avons appris à nous défendre. C’est pour ça que je me suis si bien défendu. — Ce n’est pas ce que j’allais dire. Tu t’es battu seulement quand Anesse et moi… Elle déglutit péniblement. — Quand il a été clair qu’ils ne voulaient pas seulement notre or. Tu aurais pu le faire n’importe quand, et tu as attendu ce moment-là. Comme si tu ne voulais pas qu’on te voie te battre, comme si tu avais peur de nous montrer combien tu es adroit avec un couteau. Il se dirigea vers la porte, dans l’intention de rassembler ses quelques affaires. — Je dois y aller. — Qui es-tu, Corbin ? — Un chanteur. — Quoi d’autre, un mercenaire, un voleur toi-même ? Il revint sur ses pas. Elle n’avait pas peur de lui, et quand il se pencha pour l’embrasser, elle lui rendit son baiser. — Peu importe ce que je suis d’autre ou pas. Je suis venu ici, dans l’espoir d’être un chanteur, et je suis devenu ton amant parce que je t’ai trouvée belle, aimable et attirante. N’en doute jamais. Il s’éloigna vers la porte et l’ouvrit. — Où vas-tu ? — Il vaut mieux que tu l’ignores. — Et ton poignet ? — Je trouverai un guérisseur. — Et nous ? Il se tourna et lui sourit. — Je me souviendrai de… nous pour le restant de mes jours. Dis ce que tu veux à Anesse et aux autres. Porte-toi bien, Kalida. Que les dieux soient avec toi. Elle le contemplait d’un air triste, mais elle ne pleurait pas, ce n’était pas son genre. Avec du temps, il serait tombé amoureux d’elle. — Toi aussi, Corbin. Il passa devant les autres musiciens, s’arrêta un instant dans sa chambre et quitta la taverne, sachant que beaucoup de ceux qui étaient restés dans la grande salle remarqueraient son départ. Il savait aussi que le peuple d’Ailwyck parlerait pendant des années du chanteur qui était venu dans sa ville. Doté d’une voix rare et magnifique, il avait disparu juste après avoir défait à lui seul cinq brigands de grand chemin dans les Monts Gris. Il n’y pouvait rien, comme il serait impuissant à faire taire le bruit de ses exploits qui se répandrait dans tout le royaume et bien au-delà, jusqu’aux oreilles des Qirsi, ou même celles de Tavis de Curgh. Il ne pouvait que reprendre la route. Il était un assassin, il l’était depuis si longtemps, et il mourrait en assassin. Tel était son destin. 13 Solkara, Aneira, ascension de la lune d’Osya — Tu perds ton temps, décréta Henthas, boudeur sur sa chaise. Numar ne put retenir un sourire. — Peut-être, mais c’est mon temps, comme tu le dis, pas le tien. Il n’était pas mécontent de voir son frère si agité. Ces discussions devenaient fatigantes, mais elles avaient aussi un intérêt. Celui de rappeler à Henthas qu’il avait beau être duc de Solkara, c’était désormais son frère, Numar, dans ses fonctions de régent, qui dirigeait leur maison. — Plus tu restes régent de la fille de Carden, plus tu t’affaiblis. Elle a dix ans et chaque année de plus… — C’est exact, Henthas : elle a dix ans. Elle n’a aucune prétention au trône avant six autres longues années. Il serait stupide de précipiter les choses. Et comme nous le savons toi et moi, je ne suis pas un idiot. Le duc rougit, et Numar se retint à peine de rire. Il n’était pas plus l’idiot qu’Henthas n’était un chacal. Les chacals étaient malins, et dangereux. Son frère ne possédait aucune de ces deux qualités. Numar l’avait réduit à un chiot édenté, et entièrement dépendant de la bonne volonté de son frère. — Les ducs ne vont pas suivre un régent dans la guerre. Tu as dit toi-même que Dantrielle montrait déjà des signes de rébellion. Et s’il réussit à convaincre les autres de le suivre ? — Alors je les écraserai, comme j’ai l’intention d’écraser Tebeo. Je n’ai pas besoin d’être roi pour détenir le pouvoir. Et tu te trompes à bien des égards. En tant que régent, j’ai autant d’emprise sur les ducs qu’un roi, et je bénéficie de bien plus de bienveillance. Avec la couronne, je deviens un nouveau tyran de Solkara, un homme redouté dont il faut se méfier, exactement comme Carden. Régent, je suis le plus jeune frère du roi défunt, un homme dévoué qui sert le royaume avec humilité dans ces temps difficiles. — Tu crois vraiment que c’est ainsi qu’ils te considèrent ? grommela Henthas — Certains d’entre eux, oui. Ils sont assez nombreux. Et je suis persuadé que la fin précoce de Kalyi signerait ma chute, et celle de Solkara. Assassiner un noble ou deux, c’est une chose. Assassiner la future reine, une autre. Il vit un bref sourire traverser le visage de son frère et s’effacer. La lueur qui avait éclairé son regard ne faisait aucun doute. Henthas était assez mal intentionné pour entrevoir l’avantage que représenterait pour lui une telle fin du règne de Numar. Il ne serait jamais roi, et il resterait duc de Solkara, quelle que soit la place de la maison dans le royaume. En effet, s’il échappait à l’accusation, Henthas était la seule personne de la maison royale à qui bénéficierait la mort de la princesse. Kalyi disparue, sa mère Chofya, l’ancienne reine, n’aurait plus aucune prétention au statut qu’elle avait eu du vivant de son mari. Numar, s’il n’était pas pendu pour le meurtre de la fille, serait relégué au marquisat de Renbrere, laissant le duché de Solkara aux mains de Henthas. Les richesses de Solkara lui appartiendraient, et tous les espoirs de voir la maison accéder au trône reviendraient à Henthas et à ses héritiers. Compte tenu du peu de pouvoir dont il jouissait aujourd’hui, Henthas aurait été stupide de ne pas considérer un tel recours. Heureusement, Numar l’avait lui-même envisagé. — Je sais très bien ce que tu as en tête, mon frère, glissa-t-il d’une voix mielleuse. S’il arrive le moindre mal à la fille, je t’en donne ma parole, c’est toi qui seras accusé, pas moi. — Comment peux-tu en être si sûr ? Il sourit et écarta les mains. — Lequel d’entre nous est le Chacal, lequel est l’Idiot ? Les ducs ne me font peut-être pas entièrement confiance, mais ils ont vraiment peur de toi, Henthas. À leurs yeux, tu es comme Grigor. Un certain nombre d’entre eux sont toujours persuadés que tu es aussi responsable de l’empoisonnement de la reine et du Conseil des ducs que ton cher frère défunt. — Grâce à toi, bien sûr. Numar se contenta de hausser les épaules. — Qu’est-ce que tu attends de moi ? Tu m’as convoqué. C’est que tu as quelque chose derrière la tête. — Je ne requiers rien d’autre que votre patience, monseigneur duc. Quand l’heure sera venue, je m’occuperai de la fille. Personne ne souhaite sa mort plus que moi. Mais j’ai aussi une guerre à mener. Et si j’en crois les missives de Curtell, elle ne saurait tarder. Si tout se déroule comme le dit l’empereur, nous avons tout à gagner d’une alliance avec Braedon. La seule chose que tu doives faire, c’est attendre, me soutenir, et m’aider à tenir les ducs. — Et comment ma patience sera-t-elle récompensée ? — Notre victoire et le maintien de la Suprématie Solkarienne devraient te suffire. Si tu souhaites autre chose, je peux t’offrir le duché de Dantrielle. — Dantrielle ? répéta Henthas en avançant sur le bord de son siège. — Si Tebeo s’oppose à moi, ainsi que je le soupçonne fort, je n’aurai d’autre possibilité que lever un siège contre son château, et lui confisquer ses terres. Le duché lui-même continuera d’exister, bien sûr – mon autorité ne va pas aussi loin –, mais comme le stipulent les Livres de Pernandis, toutes ses possessions lui seront enlevées. Et je ferai en sorte qu’elles te reviennent. — Tu le peux ? — S’il se rend coupable de trahison, oui. — Je crois que tu oublies un peu vite les autres ducs, répliqua Henthas, perplexe. Comme tu viens de le dire, ils t’ont élu pour être régent, pas tyran. Ils ne vont pas rester les bras croisés pendant que tu dépouilles une des principales maisons du royaume. Ils n’auraient peut-être pas réagi face à notre père, mais devant toi, c’est autre chose. — La trahison, c’est la trahison, Henthas, et les livres sont très clairs sur ce point. Les autres ducs ne pourront que s’incliner devant ma décision. — Tu considères la victoire acquise, répondit Henthas avec une grimace que son frère prit pour un sourire. Grigor était comme toi, sûr de son fait. Regarde où ça l’a mené. — Tu n’oublies qu’une chose, c’est moi qui l’ai amené jusque-là, c’est moi qui l’ai détruit. Grigor aurait gagné. Il m’a pris à la légère. Tu serais bien avisé de ne pas commettre la même erreur, mon frère. — Tu es loin d’être aussi rusé que tu le crois, Numar. Très loin. — Peut-être, mais je le suis plus que toi. Henthas se contenta de dévisager son frère avec un calme que le régent n’avait jamais vu sur son visage. Son expression, cette détermination tranquille, l’effraya bien plus qu’aucune de ses paroles. Je te connais mieux que tu ne l’imagines, semblait-il dire. Et je connais des choses que tu ignores. Henthas, plus faible que Grigor et Carden, moins intelligent qu’eux, avait toujours été le moins redoutable, le moins impressionnant des frères Renbrere. Il restait néanmoins le fils de Tomaz IX, et donc un adversaire bien plus dangereux que n’importe quel autre homme d’Aneira. Était-il parvenu à maîtriser l’art de la stratégie ? Avait-il découvert une route vers le pouvoir que Numar aurait manquée ? Le régent se força à sourire. — Ne soyons pas idiots, mon frère, répliqua le régent avec une désinvolture feinte. Père serait heureux de nous voir travailler main dans la main. Cette fois, Henthas éclata de rire. — Parce qu’il aurait été heureux de voir Grigor exécuté pour que tu puisses accéder à la régence ! Il secoua la tête avec vigueur. — Je trouve bien surprenant que tu invoques aujourd’hui ce qu’aurait aimé ou non notre père. — Très bien. Je ne te veux pas comme ennemi. Le duc, sans cesser de sourire, se leva. — C’est peut-être un peu tard pour t’en préoccuper. — Je viens de t’offrir les terres de Dantrielle. Que veux-tu de plus ? — Je ne suis pas convaincu que tu sois en mesure de me les offrir. Pour être tout à fait franc, je ne suis pas convaincu que tu puisses m’offrir quoi que ce soit. — Tu te trompes, répondit Numar. Longtemps après la chute de ceux qui se seront opposés à moi, je dirigerai toujours le royaume, en tant que régent ou que roi. — Tu n’as pas la moindre idée de ceux qui s’opposent à toi, et encore moins de plan sur la façon de les combattre. Mais j’attends l’affrontement avec impatience, et je serai ravi de voir jusqu’où ira ta chute. On frappa à la porte. Ils continuèrent de s’observer sans bouger. Comme on frappait encore, le regard d’Henthas se chargea d’ironie. — Le devoir t’appelle, mon frère. — Qui est-ce ? demanda Numar. — Le Premier ministre, répondit-on. La reine Kalyi est avec moi. Elle souhaite s’entretenir avec vous. Henthas était hilare. — Tu devrais voir ta tête, Numar. Je suis sûr que jouer les nounous va conforter ton image auprès des ducs. Tu devrais te regarder dans un miroir. Il s’éloigna vers la porte. — Quand tu auras le temps. Le duc ouvrit sur Pronjed et la jeune reine. En voyant Henthas, Kalyi eut un mouvement de recul et se cacha vivement derrière le ministre. Depuis le début de la régence, dans ses conversations avec l’enfant, Numar avait pris soin de lui décrire son frère comme une menace, un homme capable de l’assassiner, malgré leurs liens de sang, pour assouvir ses ambitions. Chofya, poussée par la conviction que ses avertissements étaient justifiés, en avait fait autant, il le savait. Visiblement, la fillette avait pris ces mises en garde très au sérieux. Le ministre, intimant à Kalyi de le suivre, pénétra dans la pièce. — Lord Renbrere, le salua-t-il d’un mouvement de tête avant de se tourner vers Henthas et d’ajouter, d’une voix glaciale : Monseigneur. — Premier ministre, répondit Numar en se forçant une fois de plus à sourire. Son frère n’avait peut-être pas tort. Cette pénible réflexion en tête, il s’inclina devant Kalyi, à peine capable de quitter Henthas des yeux. — Votre Altesse. — Il est temps de vous laisser, déclara Henthas avec une remarquable aisance. Votre Altesse, ajouta-t-il en s’inclinant à son tour devant Kalyi non sans l’avoir longuement dévisagée. Kalyi tressaillit puis rassembla son courage pour quitter l’ombre du ministre. — Mon oncle, fit-elle d’une petite voix. Son sourire s’élargissant, Henthas quitta la pièce et claqua la porte sur lui. — Pardonnez-moi de vous interrompre, monseigneur, fit Pronjed. Comme je vous le disais, la reine souhaite vous parler. Numar qui contemplait la porte depuis le départ de son frère se tourna vers le Qirsi. Voilà, se dit-il, un autre ennemi. Pronjed n’avait rien de bien impressionnant avec ses yeux fantomatiques et son visage aussi osseux qu’étroit. Numar sentait pourtant que le ministre ne l’aimait pas, ou plus exactement qu’il considérait le régent – ou la régence elle-même – comme un obstacle à ses propres ambitions. Il s’était souvent dit que l’homme lui cachait quelque chose ; il s’était même demandé s’il n’appartenait pas à la conspiration, bien qu’il n’eût aucune preuve pour étayer ses soupçons. Quel que soit l’endroit où résidait sa loyauté, envers Chofya ou la conspiration, Numar savait qu’il ne pouvait pas lui faire confiance. Du moins pas autant qu’il le souhaiterait. Leurs ambitions avaient beau être contradictoires, Numar et Pronjed avaient néanmoins besoin tous les deux de la puissance de Solkara pour les réaliser. Ils avaient donc besoin l’un de l’autre, du moins pour l’instant. De cela, le régent était sûr. — Inutile de vous excuser, Premier ministre. Je me félicite toujours de ce qui peut mettre fin à mes conversations avec mon frère. Il se tourna vers Kalyi et lui fit un clin d’œil. L’enfant lui répondit par un sourire. — Naturellement, monseigneur, répondit le ministre. Je suis sûr que nous n’allons pas vous déranger longtemps. — Allons, ne dites pas de bêtises ! Je suis toujours enchanté de bavarder avec ma nièce. Elle sourit de nouveau. — Vous pouvez nous laisser, Premier ministre, poursuivit le régent en lui jetant un rapide coup d’œil. Pronjed, peu désireux de les laisser seuls, hésita. — Vous êtes sûr, monseigneur ? Je serais heureux de rester. — Ce n’est pas nécessaire. Kalyi se tourna vers l’homme aux cheveux blancs. — À tout à l’heure, Pronjed. C’était en toute innocence – Numar était convaincu qu’elle ne réalisait pas le sens de ses propos – qu’elle le congédiait. Visiblement déçu, le Qirsi s’inclina devant eux. — Monseigneur, Votre Altesse. Lorsqu’ils furent seuls, Numar prit un siège près de la cheminée et invita Kalyi à l’imiter. — Il semble que vous soyez en forme, Votre Altesse. — Oui, mon oncle, répondit-elle en s’asseyant à côté de lui. Merci. — Bien. Vos précepteurs me disent que vos études se déroulent à merveille. Je n’en suis pas surpris, vous êtes une jeune fille très intelligente, mais j’en suis heureux. Les précepteurs lui parlaient peu, et il posait encore moins de questions, mais il devait bien trouver un sujet de discussion. L’enfant rougit et lui adressa un sourire timide. — Merci, mon oncle. — Il est très important que vous continuiez d’apprendre l’histoire d’Aneira et de ses voisins. Afin de diriger avec sagesse, une reine doit être bien informée sur ses alliés et ses ennemis. — Oui, mon oncle. Je travaille très dur. Je ne savais pas qu’il fallait étudier autant pour devenir reine. — C’est ainsi. Tous les nobles travaillent beaucoup, les rois et les reines encore plus. Elle acquiesça et ils se turent un moment. — Vous vouliez me parler ? l’encouragea Numar. — Oui. Elle se mordilla les lèvres comme si elle ne savait par où commencer. — Mon père et vous, étiez-vous très proches ? demanda-t-elle enfin. Sa question le prit au dépourvu. — Nous étions frères, répondit-il en espérant qu’elle s’en contenterait. Aucun des frères Renbrere n’avait jamais partagé le moindre semblant d’affection. Carden et Grigor se suivaient d’assez près pour être rivaux en tout ; Henthas avait toujours été trop empli de malveillance et d’envie pour être proche de quiconque – leur mère elle-même le craignait –, et pour finir, les trois aînés avaient été tellement méfiants les uns envers les autres qu’ils avaient à peine tenu compte de l’existence de Numar. Elle fronça les sourcils. — Je sais que vous étiez frères. Henthas et mon père étaient frères aussi. Et je ne crois pas que mon père l’aimait beaucoup. Une remarque intelligente. — Votre père et moi étions plus proches l’un de l’autre que nous ne l’étions de Henthas. — Avez-vous été étonné quand vous avez appris qu’il s’était lui-même donné la mort ? Son regard se rétrécit. Où voulait-elle en venir ? — Oui, je l’ai été. — Moi aussi, approuva Kalyi. Il m’a toujours dit de ne jamais avoir peur, qu’un soldat ou un roi devait apprendre à dominer sa peur. Je crois que mon père n’avait peur de rien. — Votre père était un homme très courageux. — Je sais. C’est pour ça que je ne crois pas qu’il se soit donné la mort. Numar cligna les yeux de stupéfaction. — Comment ? Elle baissa le regard sur ses mains, qu’elle triturait nerveusement. — Il me semble qu’une personne doit avoir très, très peur de quelque chose pour se tuer. Et vous venez de dire que mon père était très courageux. — Votre père se mourait, Kalyi. Le chirurgien le lui avait dit. C’est pour ça… Qu’il a fait garrotter le médecin, allait-il dire. Il se tut. Il aurait pu dire beaucoup de choses pour mettre un terme aux questions de sa nièce, mais elle marquait un point. Numar et ses frères ne s’étaient pas beaucoup interrogés sur la mort de Carden quand elle était survenue. Ils y avaient vu une chance à saisir, une opportunité à exploiter, pas un mystère méritant d’être élucidé. Les questions de Kalyi révélaient en effet l’étrangeté des circonstances qui entouraient la disparition de Carden. — Alors vous pensez que mon père avait peur de mourir ? — Je ne sais pas, reconnut-il. Ce n’est visiblement pas votre avis. Elle opina. — De quoi s’agit-il, Kalyi ? Pourquoi parlons-nous de la mort de votre père ? — Parce que je veux savoir pourquoi il est mort. Elle leva la tête et croisa son regard. — J’aimerais avoir votre permission de le découvrir. Il ne put retenir son sourire. — Vous n’en avez pas besoin. Vous êtes la reine. C’est votre château. Son visage s’illumina. Elle ressemblait tellement à sa mère avec ses cheveux et ses yeux noirs. Jusqu’à la couronne d’or qui lui ceignait le front qui avait appartenu à Chofya. Ce n’était pas la couronne traditionnelle des monarques d’Aneira, mais elle lui allait beaucoup mieux que le lourd cercle de métal précieux autrefois porté par son père. Elle lui donnait l’air plus âgé et soulignait sa beauté. Elle deviendrait une très belle femme et une reine remarquable, si elle vivait jusque-là. — Vraiment ? demanda-t-elle. — Bien sûr. Il n’y avait sans doute pas l’ombre d’un mystère. Numar n’avait jamais pensé que Carden soit candidat au suicide, mais qui pouvait savoir de quoi un homme était capable confronté à la perspective de sa propre mort ? Carden était courageux. Il était l’orgueil fait homme. À choisir entre une mort rapide et une fin lente, prisonnier cycle après cycle des volets clos de sa chambre, il avait probablement opté pour la première solution. Mais si la fille avait raison ? S’il s’agissait d’autre chose ? Le chirurgien était mort. Ils ne sauraient sans doute jamais la vérité. Il n’y avait aucun mal à laisser l’enfant poser quelques questions. Cela l’occuperait pendant qu’il se consacrait à des sujets plus importants. — Dites à ceux qui vous refuseraient leur aide que vous agissez avec mon soutien. Elle bondit hors de son siège. — Merci, mon oncle. — Il n’y a pas de quoi, mon enfant. Pressée de commencer, elle courut vers la porte. Avant de l’ouvrir, elle s’arrêta pourtant et se tourna vers lui. — Puis-je vous poser une autre question ? — Bien sûr. — Sur la mort de mon père. — Allez-y, se résigna-t-il. — On ne m’a pas laissée voir son… le voir. Après, je veux dire. Vous l’avez vu ? — Non. Lorsque je suis arrivé à Solkara, il avait déjà été transporté au cloître. — Tout le monde semble si sûr qu’il se soit tué lui-même. Si personne ne l’a vu, je me demande bien comment ils le savent. Numar regretta sa décision. La fillette était peut-être plus intelligente que son âge, mais elle n’avait que dix ans. Il l’avait peut-être encouragée trop vite. Si Chofya apprenait qu’il avait donné l’autorisation à sa fille d’enquêter sur la mort de Carden, elle risquait bien de lui arracher les yeux. — Ce n’est pas à moi de vous le dire. D’après ce qu’on m’a confié, sachez que c’était un spectacle horrible, mais pas de nature à soulever le moindre doute. Votre père s’est donné la mort de ses propres mains, Kalyi. J’aimerais pouvoir vous dire qu’il y a un doute là-dessus, mais ce serait vous mentir. Je pense que vous gagneriez du temps en limitant vous-même vos questions aux pourquoi plutôt qu’aux comment. Il sourit gentiment. — Vous comprenez ? La fillette, le regard brusquement assombri, opina. — Oui, mon oncle. Merci. Elle quitta la pièce, laissant Numar se demander s’il n’avait pas commis une regrettable erreur. La fillette à peine partie, on frappa de nouveau à sa porte : Pronjed. — Que voulez-vous ? demanda le régent tandis que le Qirsi pénétrait dans la pièce. — Votre matinée a été très occupée, monseigneur. D’abord le duc, puis la reine. Numar dressa un sourcil. — M’espionneriez-vous, Premier ministre ? Le Qirsi rit légèrement. — Bien sûr que non, monseigneur ! Je suis là pour vous servir, vous et votre maison. Je dois être informé au mieux des sujets qui vous préoccupent. — Soyez sûr, Premier ministre, si je juge qu’une de mes conversations privées vous concerne d’une quelconque manière, que je serais le premier à vous avertir. — Douteriez-vous de moi, monseigneur ? Numar s’autorisa un sourire narquois. — Disons que ma confiance envers vous est à la hauteur de la vôtre à mon égard. — Et pourtant, nous avons beaucoup à gagner à travailler ensemble. — La réflexion même que je me faisais un peu plus tôt. — Je suis heureux de l’entendre, monseigneur, sourit Pronjed. Peut-être pourrions-nous mettre nos différends de côté. Pour le bien de la reine, naturellement. — Naturellement. Le Qirsi le jaugea du regard. — Autre chose, Premier ministre ? — Eh bien, oui, monseigneur. J’ai été chargé par la reine mère de veiller sur les études de sa fille. — C’est pourquoi vous voulez savoir de quoi nous avons discuté. Pronjed haussa les épaules. — Si je puis me permettre l’audace d’une telle question. — Ce n’était rien, Premier ministre. Elle est venue m’interroger sur son père. — Son père, monseigneur ? Le changement subtil d’expression du ministre intrigua le régent. — Oui. Elle voulait savoir si, enfants, nous étions proches. Si je me souvenais de Carden quand il était jeune, avant de devenir duc, puis roi. Il sourit. — C’est bien naturel. Elle l’a perdu à un âge si tendre qu’elle cherche désespérément à apprendre tout ce qu’elle peut sur lui. C’est un peu triste, mais je trouve cette attitude touchante. — En effet, répondit le ministre en pressant le bout de ses doigts les uns contre les autres. Et votre conversation avec le duc ? De quoi avez-vous parlé ? Il aurait aimé lui répondre de se mêler de ses affaires, qu’un régent ne répondait pas aux questions d’un vulgaire ministre. Non seulement ces mots ne vinrent pas, mais ce fut la vérité qui franchit ses lèvres. — Il pense que je perds du temps, que je devrais planifier tout de suite le meurtre de la fille. — Pourquoi pense-t-il une chose pareille ? — Selon lui, les ducs sont plus à même de suivre un roi qu’un régent. — Il ne voit aucun danger à tuer la fille si vite ? — Il prétend que non, mais je pense qu’il serait heureux de me voir échouer. — Même en sachant que votre ruine peut mettre un terme à la Suprématie Solkarienne ? — Oui. — Que lui avez-vous répondu quand il vous a poussé à assassiner la fille ? — Je lui ai dit d’être patient, que je finirais par être roi et diriger Aneira, et qu’alors il serait récompensé de son soutien. — Vous a-t-il juré son aide ? — Non. Il est convaincu que je vais échouer. D’après lui, j’ai des ennemis très proches, pressés de causer ma perte. — Vous a-t-il dit qui ils sont ? — Non. Le ministre poursuivit sans que Numar parvienne à comprendre précisément ce qu’il disait. Quelques instants plus tard, il se découvrit incapable de se souvenir de leur conversation. — Monseigneur ? Il posa sur le ministre un regard désorienté. — Oui ? — Vous me disiez que vous attendiez des nouvelles de l’empereur concernant sa demande de soldats. — Vraiment ? — Oui. Et que vous ne saviez pas quel quota demander à chacune des maisons d’Aneira. — C’est exact, je l’ignore. J’imagine qu’il faudra lever au moins cinq cents hommes par duché. — Certains ducs vont peut-être s’y opposer. Dantrielle, par exemple. — Oui. Dantrielle, Bistari, Tounstrel. J’ai conscience du problème. Il fronça les sourcils. Cet homme fouinait dans ses affaires, comme s’il se considérait lui-même comme le régent. — Les ducs sont mon problème, Premier ministre. Laissez-les-moi. Le Qirsi inclina légèrement la tête et se leva. — Bien sûr, monseigneur. Pardonnez-moi. Je vous laisse. — Merci. Numar regarda le ministre s’éloigner. La porte fermée, il sentit sa colère s’apaiser. À l’avenir, il devrait se montrer plus prudent avec Pronjed. Cet homme était sans doute aussi dangereux que Henthas. Sur ces considérations, Numar rejoignit sa table de travail et fouilla son bureau à la recherche des plus récents messages de l’empereur de Braedon. Au bout de quelques instants, il releva les yeux sur la porte. Quelque chose dans leur conversation le troublait. Mais il était incapable de savoir quoi. Pronjed arpenta les couloirs du château avec une rage à peine contenue. C’était assez pénible de s’humilier devant le Tisserand, de devoir mendier sa clémence là où ses actions méritaient louanges. Mais tolérer un tel traitement de la part du régent était inadmissible. Numar était peut-être intelligent pour un Eandi, sans doute même le plus rusé des frères Renbrere, il n’en restait pas moins un esprit faible, lourd et grossier. Manipuler sa volonté et ses pensées était d’une facilité presque écœurante. Ce qu’il avait appris de cette dernière rencontre, cependant, le contrariait au plus haut point. Numar n’était qu’un imbécile parmi tant d’autres. Arrivé devant la porte qu’il cherchait, il frappa de grands coups sur le panneau de bois et ouvrit en réponse à l’invitation qui suivit. Il attendit de refermer la porte avant de prononcer un seul mot. Il se tourna alors vers la silhouette debout devant la fenêtre ouverte et pointa un doigt menaçant dans sa direction. — Espèce d’idiot ! Henthas, malgré l’éclair de colère qui traversa ses prunelles, sourit. — Vous vous trompez, Premier ministre. Je suis le Chacal. J’imagine que vous venez de quitter l’Idiot. — Je ne plaisante pas ! — Je ne plaisante pas, monseigneur. C’est ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ? — Vous lui avez raconté qu’il avait des ennemis au château ? demanda Pronjed, ignorant le commentaire. Vous lui avez dit que ses ambitions étaient voués à l’échec ? Henthas, un peu surpris, le considéra avec attention. — Comment le savez-vous ? — J’ai mes sources. Je vis dans ce château depuis bien plus longtemps que vous. — Vous nous faites espionner ? — Pourquoi lui avoir raconté tout ça ? Êtes-vous puéril au point d’avoir besoin de pavaner, ou s’agit-il d’autre chose ? Il avança dans sa direction. — Vous songez sans doute à me trahir à son profit, à moins que vous ne jouiez sur les deux tableaux. Il savait, bien sûr, que Henthas protégeait ses arrières, mais il devait donner au duc l’occasion de protester. Ce qu’il fit, de façon assez convaincante. — Calmez-vous, Premier ministre. Je n’ai aucune intention de vous trahir, et j’ai été beaucoup moins imprudent que vous semblez le croire. Numar ne vous a jamais accordé sa confiance. Vous êtes l’allié de Chofya depuis le début ; c’est en tout cas ce qu’il pense, comme Grigor avant lui. Il vous considère comme son ennemi depuis si longtemps que je n’ai aucun mal à affirmer qu’il soupçonnera tout le monde avant de se demander si c’est à vous que je faisais allusion. Je n’ai fait que le déstabiliser. Pronjed soupira entre ses dents et se redressa. Les arguments du duc – sans doute valables – n’étaient pas de nature à soulager la colère qu’il éprouvait à son encontre. Il ne fallait pas parler au régent de ses ennemis, et encore moins le pousser à tuer la jeune reine. Mais il ne pouvait s’ouvrir au duc de cette partie de leur discussion sans éveiller d’autres soupçons sur la nature de ses sources d’information. Apparemment, les réflexions de Henthas avaient suivi le même cours. — Que savez-vous d’autre sur notre discussion ? — Très peu de chose. Peut-être voulez-vous m’en parler ? — Non, répondit Henthas. — Pensez-vous toujours qu’il puisse s’en prendre à la reine ? — Je crois que c’est possible. Numar veut être roi. La fille de Carden se dresse sur son chemin. — Vous aussi vous voulez être roi. Henthas rougit. — Oui. Mais les ducs ne me le permettront jamais. Ils préféreront renverser la Suprématie que m’accepter sur le trône. C’est pour ça que Numar est si dangereux pour la fille. S’il lui arrive quoi que ce soit, ils le tiendront tous pour innocent. Je doute que Chofya le croie jamais, mais je suis beaucoup mieux placé que mon frère pour assurer la régence. — Parce que votre réputation est si lamentable que vous ne survivriez pas au meurtre de la reine. — Précisément. Pronjed sourit. — Un raisonnement qui n’est pas très flatteur pour vous, monseigneur. — Sans doute, répondit l’homme, mais il est tout à fait logique. Le ministre avait du mal à savoir où les manigances du duc conduisaient. Il aurait pu faire appel à sa magie pour deviner ses pensées, comme il l’avait fait avec Numar. Mais il jugeait plus prudent de n’employer cette tactique que sur un seul d’entre eux. En outre, bien que le régent ait commis l’erreur de prendre son frère trop à la légère, Pronjed considérait encore Numar comme le plus intelligent des deux, et donc le plus dangereux. En conséquence, il devrait se contenter de glaner ce qu’il pouvait des intentions de Henthas d’après leurs conversations et ses propres manipulations sur l’esprit de Numar. Il semblait que le duc, en prétendant agir par souci pour la reine et en allié secret de Chofya, cherchait à renforcer la défiance de Pronjed à l’égard de Numar. Dans le même temps, il complotait avec le régent et le poussait à assassiner la fillette. Le duc espérait sans doute que toute atteinte à la vie de Kalyi viendrait confirmer ce qu’il avait dit à Pronjed des sombres desseins de Numar. Ainsi mis en cause, si l’enfant survivait, la disgrâce de Numar lui apporterait la régence. Si elle mourait, Numar serait exécuté. Seul héritier de Solkara, il n’aurait plus alors qu’à réclamer le trône. Le rôle qu’il réservait à Pronjed était encore moins évident. Pour asseoir son innocence – et sa légitimité – le duc avait besoin qu’un tiers clame la culpabilité de Numar. Au-delà, il avait probablement deviné que Numar tenterait de lui faire endosser le meurtre de leur nièce. Il avait donc besoin de Pronjed pour le protéger aussi de son frère. — Alors, reprit Henthas après un long silence, avez-vous l’intention de parler à Chofya de tout ceci ? — Elle devrait se douter que la vie de la reine est en danger, répondit Pronjed. Si vous préférez lui en parler vous-même… — Ce n’est pas indispensable. Je… ne pense pas qu’elle accorde le moindre crédit à mes paroles. Kalyi resterait en danger. Vous devriez lui parler. — Et si je ne vous crois pas ? Henthas fronça les sourcils. — Pourquoi douteriez-vous de moi ? — Pour un certain nombre de raisons. Votre réputation, tout ce que vous avez à gagner à la mort de votre frère, votre intérêt à faire assassiner la reine vous-même et en accuser le régent. Vous êtes venu me voir il y a quelque temps pour me dire que vous vouliez m’aider à protéger l’enfant et m’expliquer que Numar était mon ennemi. En dehors de votre parole, je n’ai aucune preuve de ce que vous avancez. Il écarta les mains. — Et je crains que cela ne suffise pas. Henthas lui adressa un sourire pincé. — Que voulez-vous ? Le Tisserand souhaitait que Solkara soit affaibli au moment d’entrer en guerre contre Eibithar, mais Henthas s’opposerait à toute action trop évidente. De plus, compte tenu de la détérioration des relations entre les deux frères, rien ne lui garantissait que Numar l’écouterait, de toute manière. Pronjed devait donc agir avec prudence. — Que pensez-vous de la guerre que votre frère prépare avec l’empereur ? — S’ils la gagnent, la puissance du royaume et celle de notre maison seront renforcées pour des générations. S’ils perdent, cela signera sans doute la fin de la Suprématie. — Pensez-vous qu’ils puissent échouer ? Henthas l’étudia avec attention. — Je vous retourne la question, Premier ministre. — Je ne suis pas certain de vous suivre. — Alors permettez-moi d’être plus clair. Depuis un certain temps, je me demande quand cette conspiration dont on nous rabâche les oreilles finira par frapper la Maison de Solkara. Après tout, elle est la plus puissante du royaume, et si l’on en croit les rumeurs qui arrivent en Aneira de tous les coins des Terres du Devant, les Qirsi ont frappé toutes les autres maisons royales. Je ne peux pas croire que la conspiration nous aurait épargnés. Ce qui nous conduit à la question suivante : qui est le traître parmi nous ? Pronjed, luttant contre la brusque accélération de son pouls, resta parfaitement immobile. Il s’était préparé à cette question de la part de Numar, non parce qu’il imaginait que le régent nourrisse des doutes à ce sujet, mais parce qu’il savait que lever cette suspicion – mettre en cause la loyauté de Pronjed – était une arme capable de servir ses objectifs. Quant à Henthas, qu’il soit parvenu lui-même à ces conclusions… C’était bien la dernière des éventualités à laquelle il s’était préparé. — Êtes-vous en train de me demander si je suis ce traître ? — En seriez-vous surpris ? — Oui, monseigneur. Cela fait des années que je sers la Maison de Solkara, et personne n’a jamais douté de ma loyauté. — Je vous pose néanmoins la question. Êtes-vous un traître ? — Comment suis-je censé vous répondre ? biaisa le ministre avec un petit rire. Me croirez-vous si je vous dis que non ? — Sans doute pas. Mais, dans l’affirmative, je ne vous ferai pas pendre si vous le reconnaissiez. Du moins, pas dans l’immédiat. — Je ne comprends pas. — Nous sommes deux traîtres, Premier ministre. — Je n’ai jamais dit… — Appartenir à la conspiration ? Bien sûr que non. C’est inutile. Avec ou sans votre aveu, vous êtes coupable de trahison, comme moi. Nous sommes en train de parler ouvertement de notre opposition au régent, de la façon dont nous pourrions miner son pouvoir. Et même si c’est dans le but de sauver la reine, cela n’en reste pas moins une trahison. Peu importe que vous doubliez cette trahison d’une allégeance à la conspiration. Si l’un d’entre nous décide de trahir l’autre, nous mourons tous les deux. Pronjed ne savait que répondre. Les accusations du duc l’avaient ébranlé ; et ses paroles conciliantes le troublaient davantage encore. — Ne soyez pas si inquiet, Pronjed. Je n’ai aucune intention de parler de cela à quiconque, du moins pour l’instant. Quels que soient vos engagements, aujourd’hui nos intérêts sont semblables. Nous avons tous les deux besoin de la force et de la stabilité de la Maison de Solkara, et d’empêcher Numar d’acquérir un pouvoir trop grand. Autrement dit, nous partageons le désir de garder la reine en vie. Un jour, nos intérêts divergeront. Je ne vous fais aucune promesse sur ce que je déciderai alors. Mais, aujourd’hui, vous n’avez rien à craindre de moi. — Vous parlez de trahison avec une aisance troublante, monseigneur. Je vous assure que je ne suis pas un traître. Je prends peut-être position contre le régent, mais c’est uniquement parce que vous me dites qu’il représente une menace pour la reine, à laquelle je dois allégeance. C’est tout. Le ministre n’était pas dupe de ses propres dénégations. Aussi creuses soient-elles, il devait les formuler. Le duc n’en attendait pas moins. — Bien sûr, Premier ministre, répondit un Henthas plus que sceptique. Vous comprenez néanmoins que j’aie dû vous poser la question. — Naturellement, monseigneur. Peut-être devrais-je vous laisser, ajouta-t-il après un silence. — Peut-être. Il se dirigea vers la porte, mais le duc le rappela. Le ministre s’arrêta et lui fit face. — Monseigneur ? Henthas, comme s’il avait remporté une immense victoire, affichait un sourire féroce, un vrai rictus de chacal. — Ne me traitez plus jamais d’idiot, ministre, et ne vous avisez pas, à l’avenir, de mettre mes actions en doute. Pronjed réprima sa riposte. — Oui, monseigneur. — Bien. Maintenant, sortez. Le Premier ministre, sa fureur à peine contenue, quitta la pièce, les dents serrées. Quel plaisir ce serait de tuer cet homme. De les tuer tous les deux. Les frères Renbrere. L’heure viendrait. Et ce jour-là… 14 Elle refusait de croire que son père s’était donné la mort. Ce geste allait à l’encontre de la doctrine d’Ean, et il trahissait une tristesse qu’elle ne souhaitait pas à son pire ennemi, même son oncle, le duc. Numar lui avait pourtant dit que les circonstances de la mort de son père ne laissaient guère de doute, et elle se souvenait que sa mère avait fait à peu près le même commentaire lors des funérailles. Kalyi avait espéré, en allant voir le régent, découvrir la preuve d’un assassinat, que tous les adultes du château s’étaient trompés. À la fin de leur conversation, elle avait perdu tout enthousiasme pour son « enquête », comme Numar l’avait qualifiée. Comment pouvait-elle savoir à quoi pensait son père juste avant sa mort ? S’il existait un seul moyen de le savoir, sa mère ne l’aurait-elle pas trouvé ? Tandis que les heures passaient et qu’elle rêvassait sur ses devoirs, songeant plus à son père qu’à l’histoire d’Aneira et aux stratégies employées par la reine Amnalla II, sa détermination lui revint. Dans les jours qui avaient suivi le drame, elle avait décidé d’apprendre tout ce qu’elle pouvait sur les raisons qui avaient poussé son père à la mort. Ces jours avaient été les plus terrifiants de son existence. Son oncle Grigor avait empoisonné sa mère et le Conseil des ducs ; un espion Eibitharien avait été aperçu dans les rues de la ville, et il avait semblé que le pays tout entier était prêt à entrer en guerre pour savoir si oui ou non elle devait être reine. Elle était trop jeune pour se défendre ou pour défendre son château, trop ignorante des affaires de la cour pour diriger une armée, et même trop petite pour ceindre la lourde couronne d’or que son père lui avait léguée. Mais elle avait l’esprit vif – tous ses répétiteurs le lui disaient – et elle était toujours parvenue à démêler les problèmes par la raison. Aussi s’était-elle attribuée cette tâche. Il était trop tard pour épargner à son père ce qui lui avait causé un si grand chagrin. Pas pour comprendre. Entre-temps, elle avait essayé de se convaincre que son père avait été assassiné, qu’il n’avait pas pu mourir de ses propres mains. Elle savait à présent qu’elle s’était trompée. Rien d’autre n’avait changé. Elle était toujours assez intelligente pour poser les bonnes questions et découvrir ce qu’elle pouvait à partir des indices laissés par son père. Et cela, avait-elle décidé pendant sa leçon, elle le découvrirait. Il lui semblait logique de s’adresser d’abord à sa mère. Aussi, lorsque son professeur mit un terme à la leçon – non sans lui avoir aimablement demandé d’être plus attentive la prochaine fois –, elle courut de la salle d’étude aux appartements privés de sa mère, juste à côté de sa chambre. Elle la trouva devant la fenêtre, les yeux plongés dans le ciel bleu clair. Sa mère quittait de plus en plus rarement sa chambre. Elle y prenait la plupart de ses repas et n’en sortait que pour des dîners officiels servis dans la grande salle de réception et des promenades occasionnelles dans les jardins du château. Elle était restée très belle – la plus belle femme du royaume, de l’avis de Kalyi –, mais des fils d’argent parsemaient ses cheveux et elle gardait un teint plus pâle qu’avant la mort de son mari. — Bonjour, mon amour, lui dit sa mère depuis son fauteuil, le visage illuminé de sa présence. — Bonjour, maman. Elle accourut près de sa mère et lui déposa un baiser sur la joue. — Comment se sont passées tes leçons aujourd’hui ? — Bien, je crois, répondit la fillette avec un léger haussement d’épaules. — Quelque chose ne va pas ? demanda aussitôt sa mère, inquiète. — Non, je pensais à autre chose. Chofya posa sur elle un regard grave. — Une reine doit apprendre à discipliner ses pensées pour que ces « autres choses » ne la perturbent pas. Tu comprends ? — Oui, mère. — Bien, sourit Chofya. Maintenant, dis-moi à quoi tu pensais plutôt que d’écouter tes professeurs. — Je pensais à papa. Le visage de sa mère se ferma soudain, comme chaque fois, semblait-il, que Kalyi évoquait son père. — À quoi pensais-tu ? — À la façon dont il est mort. — Kalyi, tu ne dois pas… — Tu me dis toujours que je ne suis plus une enfant, qu’une reine doit se montrer plus mûre que les autres filles de son âge. C’est ce que je m’efforce de faire. Il était mon père, un jour je m’assiérai sur son trône. Ne devrais-je pas connaître les circonstances de sa mort ? Sa mère détourna les yeux vers la fenêtre et poussa un profond soupir. — Pourquoi veux-tu le savoir ? — Parce que je veux comprendre les raisons qui l’ont poussé à le faire. — Il était mourant, Kalyi. Voilà pourquoi. — Je ne le crois pas. Sa mère s’approcha d’elle. — Et pourquoi donc ? — Parce que père n’avait pas peur de mourir. Il me l’a dit. Seul un homme qui craint la mort est capable de se tuer quand il apprend qu’il est malade. Chofya, luttant contre des réflexions contradictoires, l’observa un moment. Elle hocha enfin la tête, et serra sa fille contre elle. — Je suis heureuse que tu aies une aussi haute opinion de ton père, que tu te souviennes de lui avec autant d’amour. Cette réflexion résonna étrangement aux oreilles de Kalyi. Pourquoi n’aurait-elle pas aimé son père ? — Alors tu vas me répondre ? Sa mère relâcha son étreinte pour mieux la regarder. Son sourire s’était de nouveau évanoui. — Que veux-tu savoir ? demanda-t-elle d’une voix chargée de lassitude. — Eh bien, commença lentement la fillette en doutant tout à coup de sa résolution, tout le monde affirme qu’il s’est suicidé. Comment peuvent-ils en être si sûrs ? Devant le froncement de sourcils maternel, Kalyi craignit un instant un refus. Chofya la surprit. — Il était attablé dans la grande salle et s’est plongé la lame d’un couteau dans le cœur. Il y avait beaucoup de sang sur ses mains, sur la table. Si quelqu’un l’avait tué… eh bien, cela aurait été différent. Kalyi déglutit. Elle aurait dû être terrifiée, elle le savait, et répugnée. Elle l’était d’ailleurs peut-être, mais elle éprouvait une telle reconnaissance pour ce petit bout de vérité, même infime, qu’elle s’en moquait. Sa mère l’observait avec attention. — Est-ce que tu regrettes d’avoir posé la question ? — Non. Qui l’a trouvé ? — Comment ? — Qui l’a trouvé ? — Un des serviteurs, je crois. — Quand ? — Kalyi… — Quand ? — Je ne me souviens pas. Le lendemain matin, je crois. — Était-il resté seul toute la soirée ? — Non. Le duc d’Orvinti était de passage, ils ont discuté très tard. Ton père s’est tué peu après que le duc se fut retiré pour la nuit. — Tu es sûre que le duc était parti ? — Oui, Kalyi. J’en suis certaine. Un des serviteurs lui a porté du vin après le départ du duc. — Sais-tu de quoi le duc et mon père ont parlé ? — Non, je l’ignore, répondit Chofya en se levant. Et je ne vois pas l’intérêt de cette discussion. Ton père est mort de ses propres mains, Kalyi. Je suis désolée que cela te perturbe, mais c’est la vérité. Le chirurgien lui avait dit qu’il souffrait d’un mal incurable, et plutôt que d’affronter une mort longue, il a choisi de mettre fin à ses jours cette nuit-là. Qu’y a-t-il de si difficile à admettre ? — Cela veut dire qu’il avait peur, et je sais que père ne craignait rien. — Chacun d’entre nous a peur de quelque chose, Kalyi. Celui qui prétend le contraire est un idiot ou un menteur. Ton père n’était pas différent des autres. Il n’avait peut-être pas peur de mourir, mais de paraître faible. Plutôt que de passer ses derniers jours affaibli par une maladie que les médecins ne pouvaient guérir, il a choisi de mourir en pleine possession de ses forces et encore capable de faire ce choix. Est-ce si difficile à comprendre ? — Oui. Ce que tu dis est peut-être vrai des autres hommes, mais pas de père. Il était roi, et il était courageux. Kalyi se sentait prête à pleurer ; elle ne voulait pas. Elle portait la couronne désormais, et elle voulait montrer à sa mère qu’elle était assez grande pour parler de ce sujet. Sa mère semblait s’en moquer. Alors qu’elle aurait dû soutenir sa fille, être aussi désireuse qu’elle de connaître la vérité, elle semblait simplement pressée de l’oublier sans poser la moindre question. — Est-ce que tu l’aimais ? Sa mère détourna le regard en pâlissant. — Quelle question ! J’étais sa reine. — Parfois, les rois et les reines ne s’aiment pas : — Qui t’a raconté ça ? — J’apprends l’histoire, mère. Je sais qu’il y a eu des bâtards en Aneira ; je sais ce que cela veut dire. — Je pense que nous avons assez discuté de ça pour aujourd’hui, répliqua sa mère. — C’est pour ça que tu t’en moques. Tu ne l’aimais pas. — Tu dis des bêtises ! Mais Kalyi la voyait trembler. — Tu n’es pas obligée d’en parler avec moi si tu ne veux pas. Je vais découvrir les raisons de sa mort, peu importe le temps qu’il me faudra. Et j’irai même parler au chirurgien. Elle se dirigea vers la porte, puis elle pivota pour regarder encore sa mère. — Père n’était pas un lâche, et il n’aurait jamais violé les préceptes d’Ean sans raison. Il n’était pas ce genre d’homme. Puis elle tourna les talons. — Tu veux savoir quel genre d’homme il était ? lui demanda sa mère. Tu veux savoir pourquoi je suis tellement certaine qu’il s’est tué de ses propres mains ? Kalyi ne répondit pas. Elle avait brusquement peur. — Tu peux aller voir le chirurgien, mon enfant. Tu n’apprendras rien, parce que ce n’est pas lui qui a annoncé à ton père qu’il se mourait. Cet homme est mort, lui aussi. Ton père l’a fait garrotter avant de se suicider. Voilà le genre d’homme qu’était ton père. Il était fier, vindicatif, et il se moquait bien des préceptes d’Ean. Les larmes sur le visage de sa mère répondaient à celles qui s’étaient mises à couler sur ses propres joues. Elles se dévisagèrent longtemps, parfaitement immobiles. Puis sa mère se leva, avança d’un pas vers elle. Bras ouverts, elle murmura son nom. Mais Kalyi, un sanglot en travers de la gorge, s’enfuit hors de la pièce. Dans le couloir, elle faillit renverser sa nourrice. Kalyi ne se retourna même pas à son appel. Elle se précipita vers la tour la plus proche, et grimpa jusqu’au sommet des remparts. À son grand soulagement, il n’y avait pas de soldats. Alors elle s’assit sur le chemin de ronde, dos au mur, et pleura toutes les larmes de son corps. Voilà le genre d’homme qu’était ton père… Il n’y avait pas d’amour dans la voix de sa mère, pas de chagrin, aucun signe que son mari lui manquait. Kalyi lui avait demandé si elle l’aimait. Elle avait cru, en lui posant la question, attendre la vérité. Mais ce qu’elle espérait surtout, c’était du réconfort, l’assurance que, oui, bien sûr, sa mère l’avait aimé. L’inverse ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Il était fier, vindicatif… — Non, murmura Kalyi dans le vent et le claquement des bannières. Il n’était pas ainsi. Il était Carden de Solkara, fils de Tomaz IX, héritier de la Suprématie Solkarienne. Il était roi. Il était son père. Ton père l’a fait garrotter… Le garrot. C’était comme ça que les Solkariens traitaient leurs ennemis. Ses tuteurs ne le lui avaient jamais appris – peut-être le leur avait-on interdit – mais elle en avait entendu parler dans le château, surtout par les autres enfants, les garçons qui trouvaient le procédé excitant. Elle n’y avait jamais vraiment songé. Sa maison, la maison royale d’Aneira, avait ses propres méthodes d’assassinat. C’était donc tellement commun ? Les nobles Eandi tuaient-ils si souvent que chaque maison avait sa méthode favorite ? Combien de fois son père avait-il ordonné la mort ? Avait-il tendu lui-même le fil métallique ? Il avait envoyé des hommes au combat, pour tuer et être tués. Elle le savait, comme elle savait que la doctrine d’Ean disait que tuer était un péché. Alors, tous les rois violaient les principes d’Ean. Un jour, lorsqu’elle serait reine, elle en ferait peut-être autant. Sa mère en avait sans doute elle aussi conscience. Pourtant, elle condamnait son père ; elle utilisait ce paradoxe pour le qualifier de mauvais homme. Kalyi secoua la tête. Cela n’avait aucun sens. Sa mère l’avait-elle tellement haï ? Cette idée fit surgir de nouvelles larmes à ses yeux. Elle ne sut pas combien de temps elle resta ainsi à pleurer, ni quand le sommeil la prit. Une main douce sur son épaule la réveilla. Quelqu’un murmurait son prénom. Kalyi ouvrit les yeux. Il faisait nuit. Une torche éclairait le visage de sa nourrice, le front plissé d’inquiétude. Ses yeux pâles scrutaient le visage de l’enfant. Deux soldats l’accompagnaient. — Que s’est-il passé ? demanda Kalyi. Sa nourrice sourit, soulagée. — Vous vous êtes endormie, Votre Altesse. — Quelle heure est-il ? — Les cloches du soir viennent de sonner. Vous nous avez donné beaucoup de souci. Votre mère était très inquiète. Tout lui revint soudain en mémoire. — C’est à cause de ma mère si je suis là. — Votre mère s’en veut beaucoup, Votre Altesse. Elle ne voulait pas vous faire de peine, et certainement pas vous chasser en haut des tours. — Alors elle n’avait qu’à se taire. Elle sentit ses joues la brûler. — Elle ne t’a pas raconté, hein ? — Elle ne m’a rien dit, Votre Altesse. Juste que vous l’avez quittée bouleversée, ce dont je me suis rendue compte quand je vous ai croisée dans le couloir. Quand je lui ai dit que personne ne vous avait vue depuis, elle s’est effrayée. Sa nourrice lui tendit la main. — Laissez-moi vous raccompagner dans ses appartements. — Non, répondit vivement Kalyi. — Mais, Votre Altesse, il fait froid et voici des heures que vous n’avez rien mangé. Kalyi s’aperçut qu’elle tremblait et, à la mention d’un repas, que son estomac était vide. — Je viens avec toi, décida-t-elle en se levant, mais je ne veux pas aller voir mère. — Mais, Votre Altesse… — Je ne veux pas en discuter, Nounou. Je vais dîner dans ma chambre. Si mère te pose des questions, dis-lui que j’étais trop fatiguée pour descendre dans la salle à manger. La nourrice, repoussant une mèche de cheveux gris balayée par le vent, se renfrogna. — Comme vous voudrez, céda-t-elle avant de se tourner vers l’escalier de la tour. Après vous, Votre Altesse. Kalyi descendit les marches, heureuse de s’être montrée aussi déterminée, bien qu’effrayée par la réaction de sa mère. Elle ne lui avait encore jamais tenu tête. Elle se demanda si elle irait demander à Numar d’obliger sa fille à lui parler. À cette idée, elle faillit changer d’avis. Mais elle décida, si les choses en venaient là, qu’elle le défierait lui aussi. Après tout, elle était reine, et si elle voulait manger seule, personne ne pouvait l’en empêcher. Ce fut en tout cas ce qu’elle se dit en descendant les escaliers, tout en se préparant à la confrontation qu’elle savait inévitable. Quand sa nourrice l’eut laissée dans sa chambre pour aller lui chercher à manger, sa mère ne vint pas. En fait, Kalyi ne vit pas Chofya pendant plusieurs jours. Elle croyait éviter sa mère. Elle ne fut pas longue à comprendre que c’était sa mère qui l’évitait. Elle aurait dû en éprouver de l’étonnement, ou du chagrin, mais ce n’était pas le cas. La souffrance causée par les paroles de sa mère avait commencé à s’estomper. Comme la vague en se retirant dépose des coquillages et des morceaux de bois flottant sur le rivage, leur conversation avait laissé des traces dans l’esprit de l’enfant. Son père, se disait-elle à présent, avait eu ses défauts. Carden n’était pas sans peurs ni faiblesses ; voilà sans doute ce que sa mère avait voulu lui faire comprendre. Du même coup, elle comprenait aussi que sa mère n’était pas exempte d’imperfection. Elle pouvait avoir peur, se mettre en colère, éprouver des sentiments et agir malgré elle. Comme le jour de leur conversation. C’était pourquoi elle évitait Kalyi depuis. Non parce qu’elle ne l’aimait pas, mais parce qu’elle regrettait ses paroles malheureuses. Kalyi décida donc d’aller voir sa mère ce jour-là, une fois ses leçons terminées. Ou, plus précisément, dès la fin de la petite mission qu’elle s’était donnée après ses leçons. Malgré l’abattement qu’elle avait ressenti après leur conversation, elle n’avait pas abandonné l’idée de poursuivre son enquête. Elle avait déjà rendu visite au nouveau chirurgien. Ainsi que sa mère le lui avait affirmé, il n’avait rien pu lui dire de l’état de santé de son père. Elle avait également parlé avec plusieurs serviteurs, dont le pauvre garçon qui avait découvert le corps. Il était à peine plus âgé qu’elle, et avait été tellement bouleversé par ses questions qu’il lui avait répondu en pleurant, comme s’il craignait d’être pendu pour ses paroles. Le page ne lui avait pas appris grand-chose. Elle en retira néanmoins une vision plus précise des circonstances de la mort épouvantable de son père. — On s’y est mis à quatre, presque tout le jour, pour nettoyer tout ce sang. On a même été obligés de remplacer la table du banquet. Le bois était imbibé comme un chiffon. Il n’en restait pas moins qu’elle ignorait toujours les raisons qui avaient poussé son père à commettre un tel acte contre lui-même. Elle avait donc décidé de rendre visite ce jour-là au prélat du cloître du château de Solkara. Elle n’était pas sûre que le religieux soit à même de lui parler de l’état d’esprit de son père le jour de sa mort – elle-même avait remarqué combien son père manquait de patience devant les litanies –, mais il serait au moins en mesure de lui expliquer pourquoi un homme – n’importe quel homme – pouvait défier le dieu de telle façon. Peut-être pourrait-il aussi lui assurer que Bian ne jugerait pas son père sur ce seul acte, qu’il y avait une place d’honneur au royaume du Trompeur même pour celui qui décidait de se donner la mort. Son tuteur, visiblement plus irrité que d’habitude devant son manque d’attention, la renvoya encore une fois un peu plus tôt. — Vous devez prendre vos études au sérieux, Votre Altesse, plaida-t-il d’un ton quelque peu désespéré. Votre oncle sera mécontent si cela continue. Contre nous deux. Kalyi acquiesça en se dépêchant vers la porte. — Je vais le faire, je vous le promets. Coupant court à toutes ses réponses, elle s’engagea dans le couloir et courut vers les escaliers les plus proches. Durant les cycles froids, elle aurait pris les couloirs, qui lui faisaient faire un détour avant de rejoindre la tour du cloître. Avec le retour des vents plus chauds, elle pouvait traverser la cour intérieure. Arrivée au pied de la tour, elle entreprit l’ascension des marches. Elle n’en avait gravi que quelques-unes lorsque l’écho de voix masculines lui parvint d’au-dessus. Elle crut d’abord que les hommes descendaient. Elle comprit vite qu’ils restaient immobiles. Elle aurait pu poursuivre son ascension – après tout, leur discussion ne la regardait pas – mais un détail retint son attention : — … plus de soldats à la fin du cycle. Elle ralentit le pas, elle n’aurait su dire pourquoi, avant de s’arrêter tout à fait. — Combien de temps faudra-t-il aux autres maisons pour atteindre leur nouveau quota ? — Je l’ignore. Peut-être six cycles, mais alors, nous aurons plus que doublé nos effectifs. — Et la fronde de Dantrielle ? — Je ne pense pas que le régent doive s’en inquiéter. Dantrielle n’est qu’une maison parmi beaucoup d’autres, pas même la plus puissante. — Elle peut trouver des alliés. Les deux voix lui semblaient familières, mais Kalyi avait du mal à les identifier. — Le régent semble penser qu’elle sera seule. — Le régent se trompe. Je viens d’apprendre que Tebeo avait rencontré Orvinti. S’il est capable de convaincre Brall de le soutenir, cela pourrait faire basculer Tounstrel, Bistari, et Noltierre. L’homme siffla doucement entre ses dents. — C’est vrai qu’ensemble elles représentent un adversaire de taille. — Plus que l’armée royale ne pourrait vaincre ? — Peut-être, Premier ministre, peut-être. Pronjed, évidemment. Et l’autre voix était celle de Tradden Grontalle, le capitaine de l’armée de Solkara. — Si elles s’unissent, que conseillerez-vous au régent ? demanda le Premier ministre. — Je dois y réfléchir. Comme vous le savez, le roi a longtemps cherché une véritable alliance militaire avec l’empire. Le seul espoir d’Aneira, à ses yeux, de remporter une guerre contre Eibithar. Nous sommes si proches de réaliser son rêve, que j’hésiterai beaucoup avant de laisser passer cette chance. — Mais ? — Mais si l’opposition à une telle alliance compte les maisons que vous avez évoquées, nous risquons de n’avoir guère le choix. Contre une telle force, la Suprématie elle-même serait en danger. L’alliance ne vaut sans doute pas de prendre ce risque. — Ce n’est pas la réponse que je veux entendre, Tradden. — Pardonnez-moi, Premier ministre. Je suis aussi honnête que je le peux. D’ailleurs, s’il l’apprenait, je ne suis pas certain que le régent approuverait cette conversation. — C’est mon affaire. — Premier ministre… — Laissez-moi réfléchir. Un long silence suivit. Kalyi, craignant d’être punie pour avoir écouté une discussion entre deux adultes qui ne la concernait pas, n’osait bouger. Elle avait posé les pieds sur deux marches différentes, et sa jambe arrière commençait à lui faire mal. Et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait le droit d’entendre ce qu’ils disaient, quoi qu’ils en disent. Elle était reine. C’était son royaume, son château, son armée. La guerre dont ils parlaient serait livrée en son nom ; peu importe celui qui conduirait les hommes au combat. — Vous disiez que si toutes les maisons fournissaient leur quota, cela ferait plus que doubler la taille de l’armée de Solkara, c’est exact ? — Oui, Premier ministre. — Si nous ne comptons que les hommes de Rassor, Mertesse et Kett, plus l’armée dont nous disposons aujourd’hui, cette force suffirait-elle à mater les autres maisons ? — Ce serait juste, Premier ministre, trop juste. Mertesse ne s’est pas remise de l’échec de son siège contre Kentigern. Et si les autres maisons s’unissent, Kett pourrait bien les rejoindre. — Mais notre armée serait plus importante que la leur, même sans Kett. — Plus importante, oui. Mais vous oubliez une chose, Premier ministre : la question n’est pas de remporter une guerre civile, plutôt de l’éviter. Si les maisons renégates pensent qu’elles peuvent engager Solkara dans une guerre sans se faire écraser, elles le feront et atteindront ainsi leur but, qui est d’empêcher l’alliance avec l’empire de Braedon. Nous devons trouver le moyen d’apaiser leurs craintes sur cette guerre. Nous devrions même… — Ça suffit, trancha le ministre. Il avait à peine élevé la voix, mais Tradden se tut dans l’instant. — Le régent vous écoute, n’est-ce pas ? — Oui, répondit le maître d’armes d’une voix soudain étrange. — Si vous lui dites que vous pouvez mater les maisons rebelles, même si Kett en fait partie, il vous croira, n’est-ce pas ? — Oui. — Bien. C’est donc ce que vous allez faire. Maintenant, vous croyez… Elle s’était dit qu’il ne l’entendrait pas, puisqu’il parlait, mais lorsqu’elle essaya de déplacer sa jambe, son pied frotta la marche de pierre. Pas longtemps, pas fort, mais assez pour attirer l’attention du Premier ministre. — Qui est là ? demanda-t-il doucement. Kalyi resta silencieuse. Lorsqu’elle l’entendit dire : « Restez ici » au capitaine, elle descendit une ou deux marches. Retenant sa respiration, et fermant les yeux comme si elle pouvait se fondre dans l’ombre, elle se colla contre le mur. Elle ne voulait pas fuir. Elle voulait entendre la fin de cette conversation. Alors, elle se glissa sans un bruit le long du mur et, à la base de l’escalier, se nicha dans le recoin sous les marches et se tint aussi immobile que possible. Le Premier ministre descendit une marche, puis une autre. Après ce qui parut une éternité à la fillette, il remonta l’escalier. — Maintenant, reprit-il, vous êtes convaincu que nous pouvons l’emporter sur Dantrielle et ses alliés. Kalyi avait plus de mal à l’entendre en raison de la distance et des battements de son cœur prêt à exploser, mais elle tendit l’oreille et se concentra de toutes ses forces pour saisir chacune de ses paroles. — Il faudra tous les hommes des autres maisons, poursuivit le Qirsi, et l’armée royale au grand complet, mais Solkara peut les défaire. Répétez. — Nous pouvons les défaire, répéta le capitaine d’une voix sourde. — Bien. C’est ce que vous allez dire au régent. Vous devez lui faire comprendre que des traîtres comme Tebeo ne peuvent être tolérés. L’autre acquiesça — L’alliance avec Braedon fera d’Aneira la plus grande puissance des six. Après l’empire, nous serons le royaume le plus puissant des Terres du Devant. Nous ne pouvons laisser des maisons rebelles ruiner cette opportunité. Vous vous en souviendrez ? — Oui. — Et vous le direz au régent ? — Oui. — Quand doit avoir lieu votre prochain entretien avec lui ? — Dans la matinée. — Bien. Dans quelques instants, je vais vous parler d’autre chose, et vous allez répondre comme vous le feriez en temps normal. Vous aurez tout oublié de ce que je viens de vous dire. Dans le silence qui suivit, Kalyi entendit des pieds glisser sur les marches. Elle craignit que le ministre ne la découvre, mais sa voix s’éleva de nouveau, sur un ton plus naturel. — Tradden ? Est-ce que ça va ? — Je… Excusez-moi, Premier ministre. Je crois que j’ai perdu le fil de notre conversation. — Vous me disiez que si les maisons remplissent leurs quotas, nous ferions plus que doubler nos effectifs. — Oui, oui, c’est exact. Nous devrions voir arriver les premiers hommes à Solkara à la fin du cycle. — Parfait, commandant. Je sais que le régent sera heureux de l’apprendre. — Merci, Premier ministre. Bonne journée. Elle entendit un nouveau bruit de pas. — À vous aussi, répondit Pronjed de plus loin. Il montait sans doute à l’étage supérieur. Quelques instants plus tard, quelqu’un descendit les escaliers et quitta la tour. Glissant un regard hors de sa cachette, Kalyi vit le capitaine traverser la cour. Elle attendit longtemps avant de bouger, au cas où Pronjed ou n’importe qui d’autre l’espionnerait. Elle éprouvait un léger malaise. Elle était presque certaine que Pronjed avait ordonné au capitaine de mentir à son oncle Numar. Au lieu de refuser de se plier aux exigences du ministre, le capitaine avait eu l’air d’accepter. Ou, plus exactement, il avait semblé contraint d’accepter. Elle secoua la tête. Non, ce n’était pas tout à fait ça. Cette conversation la troublait. Comment le ministre pouvait-il s’attendre à ce que le soldat oublie tout de leur échange ? Elle ne comprenait rien, sinon que c’était étrange. Elle devait en parler à quelqu’un. Mais à qui ? Lorsqu’elle se sentit hors de danger, elle quitta son abri pour rejoindre les appartements de sa mère. Chofya fut très heureuse de la voir. Elle la serra longtemps contre son cœur avant de l’embrasser sur le front. — Je suis désolée de t’avoir blessée, Kalyi, déclara-t-elle enfin d’une voix désolée. Kalyi regarda la pointe de ses chaussures. — Excuse-moi de t’avoir inquiétée en me cachant. — C’est oublié, ta nourrice m’a dit que tu t’étais endormie. — C’est vrai, répondit Kalyi en riant. En haut de la tour ! Chofya prit le menton de sa fille au creux de sa main en souriant et la contempla longuement. — Si tu veux parler de ton père, je suis d’accord. J’ai eu des mots durs pour lui, mais il avait aussi des qualités. — Peut-être plus tard, répondit Kalyi, embarrassée. Elle voulait vraiment parler à sa mère de ce qu’elle avait entendu dans la tour, mais elle avait peur de la mettre une nouvelle fois en colère. — Très bien, répondit Chofya. Alors dis-moi comment se sont passées tes leçons. Elles parlèrent, plus qu’elles ne l’avaient fait depuis longtemps. Elles descendirent même dîner ensemble dans la grande salle à manger, avant de remonter dans la chambre de Chofya poursuivre leur conversation. Lorsque sa nourrice vint enfin la chercher pour la coucher, la nuit était tombée depuis un long moment. — Je suis heureuse de vous voir rire ensemble, lui dit sa nourrice alors que Kalyi grimpait dans son lit. Votre mère a besoin de vous, Votre Altesse. Vous êtes tout ce qui lui reste maintenant que… Enfin, vous savez, acheva-t-elle embarrassée. Kalyi opina. Sa nourrice lui déposa un baiser sur la joue. — Bonne nuit, Votre Altesse. — Bonne nuit. La femme souffla la bougie sur sa table de nuit et en laissa une autre allumée, comme d’habitude. Puis elle se dirigea vers la porte. — Attends, lui dit Kalyi encore assise sur son lit. — Oui, Votre Altesse ? Elle hésita, effrayée tout à coup de parler de ce qu’elle avait entendu. Son désir de s’en libérer l’emporta sur ses craintes et la décida : — J’ai surpris une conversation aujourd’hui. — Surpris ? répéta sa nourrice en dressant un sourcil. — Je suis entrée dans une tour, et j’ai entendu deux hommes parler dans les escaliers. Elle détourna les yeux. — Je les ai écoutés. — Kalyi ! — Ils parlaient de soldats, répondit l’enfant en hâte. Et puisque ce sont les miens, j’ai estimé que j’en avais le droit. — Ce n’est jamais bien d’espionner les conversations des autres, surtout pour une reine. — Je sais, répondit Kalyi les yeux sur la flamme de la bougie. Je regrette. — Qui parlait, mon enfant ? — Le Premier ministre et le capitaine. — Et qu’avez-vous entendu ? — Eh bien, justement, je ne comprends pas. — Ne vous inquiétez pas, ils discutaient probablement d’alliances, de quota et d’autres choses du même ordre. Je n’y aurais rien entendu moi-même. Kalyi secoua la tête de dénégation. — Ce n’est pas seulement ça. Le Premier ministre lui a dit… Elle s’interrompit, incapable de trouver les mots correspondant à ce qu’elle avait entendu. — Je ne sais pas comment dire. — Était-il en colère ? — Non. Il parlait comme… Comme un sorcier, se dit-elle brusquement. Elle avait entendu des histoires sur les Qirsi qui contrôlaient les pensées ; des contes rocambolesques auxquels elle n’avait jamais prêté beaucoup de crédit. Elle comprenait tout à coup que c’était la seule explication possible à la scène qu’elle avait surprise ce jour-là. Ce qui lui ramena à l’esprit d’autres histoires qu’elle avait entendues, celles sur la conspiration de sorciers qui essayait de détruire les royaumes des Terres du Devant. Pronjed était-il un traître ? Au moins maintenant savait-elle à qui raconter la conversation qu’elle avait entendue. — Votre Altesse ? demanda sa nourrice inquiète. Kalyi repoussa ses couvertures et bondit hors de son lit. — Où allez-vous ? — Je dois m’entretenir avec oncle Numar. — Vous le verrez demain. C’est très… — Cela ne peut pas attendre. Nounou. — Il le faudra quand même. Kalyi prit son air le plus sévère. — Je suis la reine d’Aneira et je veux m’entretenir avec mon régent tout de suite. Tu peux m’accompagner à ses appartements ou rester ici. Moi, j’y vais. Sa nourrice s’autorisa un sourire. — Bien, Votre Altesse. Je vous y conduis sur-le-champ. Numar venait d’achever la comptabilité des derniers impôts versés par les ducs, une tâche qu’il jugeait fastidieuse mais qu’il refusait de déléguer à quiconque, particulièrement au Premier ministre ou à l’un de ses acolytes Qirsi. Il n’avait pas encore dîné, et avait reçu un peu plus tôt une lettre parfumée d’une des dames de compagnie de Chofya. Il avait l’intention de la remercier en personne de la gentillesse de ses propos. Il accueillit donc de fort mauvaise grâce le coup frappé à sa porte alors qu’il enfilait son gilet. Il l’ouvrit sans ménagement. Découvrir la reine, en compagnie de sa nourrice, ne calma en rien son humeur. — Votre Altesse, salua-t-il néanmoins avec un sourire on ne pouvait plus forcé. Ne devriez-vous pas dormir à cette heure ? Il garda les yeux posés sur la nourrice, qui se contenta de hausser les épaules et de détourner le regard. — Je dois m’entretenir avec vous, mon oncle. — Je suis sûr que cela peut attendre demain matin. C’est la première chose à laquelle je songerai en me levant, vous avez ma parole. — Non, répondit-elle malgré l’incertitude qu’il lut dans ses yeux sombres. Cela ne peut pas attendre. — J’ai peur que… — Cela concerne le Premier ministre. Numar, paupières plissées, la considéra avec attention. — Qu’a-t-il fait ? Elle jeta un coup d’œil à sa nourrice qui l’encouragea d’un hochement de tête. — Je l’ai surpris en train de parler avec le capitaine aujourd’hui. En soi, cela n’était pas surprenant. Numar savait que le Premier ministre ne lui faisait pas confiance et que, s’il voulait des informations sur les intentions du régent concernant l’armée de Solkara, il serait mieux avisé d’interroger Tradden. Connaître la teneur de leur conversation lui permettrait néanmoins de deviner les desseins de Pronjed. — Vous souhaitez me raconter ce qu’ils se sont dit ? — Oui, mais il ne s’agit pas seulement de ça. Je crois que le Premier ministre… Je crois qu’il a utilisé sa magie sur le capitaine. Numar, ne comprenant pas exactement ce qu’elle entendait par « magie », la dévisagea quelques instants. — Je pense qu’il a utilisé sa magie pour obliger le capitaine à dire des choses, peut-être même en faire. Un étau glacé se referma soudain sur sa gorge. Il avait entendu parler de certains Qirsi capables d’influencer les esprits, mais il n’aurait jamais cru en avoir un dans son entourage. — Laissez-nous, dit-il à la nourrice avant d’ajouter, devant son hésitation : Ne vous inquiétez pas, je veillerai à ce qu’on la raccompagne dans sa chambre. La femme s’inclina et, son regard passant tour à tour sur les deux interlocuteurs, se retira à contrecœur. — Je vous en prie, Votre Altesse, asseyez-vous, invita le régent lorsqu’ils furent seuls. Kalyi prit un siège près de la cheminée, celui qu’elle préférait lorsqu’elle rendait visite à son oncle. Numar s’installa à côté d’elle. — Bien, maintenant, dites-moi tout ce que vous avez entendu. Numar jugea son récit un peu confus, mais il en saisit suffisamment pour sentir croître son inquiétude. Que Pronjed s’informe des intentions militaires du régent et du nombre des soldats qu’il attendait de ses ducs était une chose. Discuter des possibilités d’une guerre civile et des alliances possibles entre les différentes maisons, une autre. Il n’était pas loin de croire que le Premier ministre cherchait des faiblesses à exploiter. Mais Kalyi lui avait parlé d’autre chose, et elle n’y avait pas encore fait allusion. — Pardonnez-moi, Votre Altesse, la coupa-t-il avec impatience, mais je ne vois pas en quoi la magie du Premier ministre est concernée. L’enfant se tordit nerveusement les mains et, pendant quelques instants, Numar se demanda si elle n’avait pas tout imaginé. — Eh bien, à un moment, le capitaine disait que la maison de Solkara ne pouvait pas risquer une guerre civile si trop de maisons s’élevaient contre nous, et la seconde suivante, il disait qu’elle pouvait, et que nous avions besoin de cette alliance avec Braedon à n’importe quel prix. — N’est-il pas possible que le Premier ministre l’ait tout simplement convaincu ? Un homme peut changer d’avis, vous savez. — Ce n’est pas ce qui s’est passé, protesta la fillette. Pronjed lui a dit… ce qu’il devait penser. Enfin, c’est ce que j’ai compris. Il a dit : « Maintenant, vous êtes convaincu que nous pouvons l’emporter sur Dantrielle et ses alliés. » Et il l’a fait répéter au capitaine. Il lui a dit exactement ce qu’il devait vous dire. — Vous souvenez-vous de ce que Tradden doit encore me dire ? Il avait un moyen facile d’avoir la confirmation de ce qu’elle lui racontait. — Un peu. « L’alliance avec Braedon fera d’Aneira la plus grande puissance des six », par exemple. Et : « Nous ne pouvons pas laisser des maisons rebelles ruiner cette opportunité. » Elle fronça les sourcils. — Il a dit autre chose, mais je ne me souviens pas. — Aucune importance. Merci, Kalyi. Cela m’est très utile. — Ce n’est pas tout. Il reste le plus bizarre. — Dites-moi. — Quand ils ont eu fini de parler de la guerre et des autres maisons, le Premier ministre lui a dit qu’il ne se souviendrait pas de leur conversation. — Comment ? — Il a dit : « Dans quelques instants, je vais vous parler d’autre chose, et vous allez répondre comme vous le feriez en temps normal. Vous aurez tout oublié de ce que je viens de vous dire. » Et puis ils ont parlé d’autre chose, et c’est exactement ce qui s’est passé. Le capitaine avait l’air un peu perdu, comme s’il venait de se réveiller, et il avait l’air de ne se souvenir de rien. Numar la contempla, hébété. Elle ne pouvait pas mentir sur une chose pareille. Mentir n’était d’ailleurs pas dans ses habitudes. Mais si elle disait vrai… Il sauta soudain hors de son siège et fit les cent pas devant la cheminée. Cette révélation expliquait beaucoup de choses. Quelques jours plus tôt, il avait discuté avec le Premier ministre, une conversation dont il avait oublié le sujet, dont il était sorti confus, embrouillé, comme s’il s’était endormi tandis qu’ils parlaient. Ce bâtard de Qirsi avait-il employé sa magie contre lui ? — J’ai bien fait de vous en parler ? — Comment ? Oh, oui, bien sûr. Ce n’est pas seulement bien, Votre Altesse. Vous me rendez, ainsi qu’à notre maison, un immense service. Il était sincère. Quels que soient les plans qu’il nourrissait pour elle dans l’avenir, elle venait de se montrer la plus fidèle des alliées. — Pensez-vous que Pronjed est un traître ? Croyez-vous qu’il appartient à la conspiration ? — Je l’ignore, Kalyi. Mais cela semble possible, vous ne croyez pas ? Elle hocha la tête d’un air effrayé. — Que devons-nous faire ? — Je m’interroge. Il ne voulait pas le confronter, du moins pas dans l’immédiat, pas avant d’avoir une idée plus précise de l’étendue des pouvoirs du Premier ministre. Un sorcier capable de contrôler l’esprit des gens, leurs mots, leurs actes, était capable de tout. Un sorcier doté d’un tel pouvoir pouvait inciter un homme à se tuer. Ce constat le frappa avec la force d’un tremblement de terre. Son univers vacillait. Il se garda d’en parler à l’enfant. Elle n’était pas prête à l’entendre. Un jour, peut-être. Un jour prochain, lorsqu’il aurait besoin de la retourner complètement contre le Premier ministre. Pas ce soir. — Je ne suis pas sûr, reprit-il. La peur qu’il lisait dans son regard reflétait celle que lui-même éprouvait. Il se força à sourire. — Ne vous inquiétez pas, Kalyi. Nous ne savons pas encore si c’est un traître. Et même si c’en est un, je veillerai sur vous. Je suis votre régent. C’est précisément mon rôle. 15 Yserne, Sanbira La maison d’Yserne portait la couronne depuis près de quatre siècles. Elle avait pris le pouvoir après la troisième guerre contre Wethyrn, et une période de guerre civile si sanglante qu’elle était restée dans l’histoire de Sanbira sous le nom de Seconde Barbarie. Même après que Meleanna, la première reine de Sanbiri, eut arraché la couronne à Ticho IV de Trescarri dans les derniers jours de la Barbarie – les plus terribles –, de nombreuses maisons avaient continué de se battre contre la Dynastie d’Yserne. Elles craignaient que l’établissement d’un matriarcat n’affaiblisse les relations de Sanbira avec les autres royaumes. Ainsi que le démontra le temps, leurs craintes n’étaient pas fondées. Sous les règnes successifs des reines d’Yserne, Sanbira devint un des royaumes les plus puissants des Terres du Devant. Bien que les ducs de Brugaosa et de Norinde aient, de temps à autre, continué de défier l’autorité d’Yserne, le royaume ne s’était jamais retrouvé en position de redouter une nouvelle invasion. Cette force résidait en partie dans la position géographique de la maison royale. Située au cœur du royaume, elle était protégée de tous côtés par ses duchés, dont aucun ne se trouvait à plus de quarante lieues de la cité royale. En temps de crise, lorsque la reine désirait rencontrer ses duchesses et ses ducs, elle pouvait les convoquer, sachant que même la maison la plus lointaine, celle de Kinsarta, n’était qu’à dix jours de cheval. En conséquence, lorsqu’Olesya envoya des messagers aux autres maisons, demandant à leurs dirigeants de rejoindre Yserne pour débattre de l’attentat dont Diani avait été victime, elle et la duchesse n’eurent pas à attendre plus d’un demi-cycle pour les voir arriver. Naturellement, Edamo de Brugaosa et Alao de Norinde furent les derniers à rejoindre la cité royale. Pour être honnête, bien que Kinsarta soit plus éloigné d’Yserne que les duchés du Nord, la chevauchée d’Ajy sur la Plaine de Morna était beaucoup plus facile que les routes empruntées par les ducs. Ajy les avait rejoints depuis deux jours lorsque les ducs entrèrent enfin en ville. À les voir avancer côte à côte, il était évident qu’ils avaient pris le temps de se voir pour discuter ensemble de cette affaire avant de poursuivre vers la cité royale. En les accueillant devant les portes du château avec ses duchesses et leurs ministres, Olesya ne fit aucun effort pour dissimuler son mécontentement. — J’ignorais que la route depuis Brugaosa passait si près de Norinde, Lord Brugaosa, lança-t-elle à Edamo, un sourire narquois aux lèvres. Le duc lui rendit son sourire. Il semblait bien plus âgé que dans le souvenir de Diani. Ses traits fins et sa belle chevelure blonde le rendaient charmant, autrefois. Ses cheveux étaient désormais blancs, clairsemés, et ses joues semblaient creuses, sa peau cireuse. Son visage comptait trop d’angles, comme le bord irrégulier et râpeux d’un vieux plat. Au contraire de son père, elle croyait toujours que son frère, Cyro, avait été victime de la conspiration et non des Brugaosans. Elle ne pouvait cependant s’empêcher de détester cet homme. Elle se souvenait même d’une époque, pas si lointaine, où elle avait souhaité sa mort. — Nous nous sommes rencontrés sur la rive nord-est du lac Yserne, Votre Altesse, répondit-il. Espériez-vous que je traverse le lac à la nage ? Norinde, seul, éclata de rire. La reine considéra Alao un moment, assez long pour réduire le jeune duc au silence, avant de revenir à Edamo. — Diriger une monture sur une aussi courte étendue d’eau est bien peu de chose pour un homme doté d’aussi nombreux talents. — Je vous assure, Votre Altesse, répondit Brugaosa en choisissant d’ignorer la raillerie, que notre rencontre est des plus fortuites. Elle n’a fait que rendre la dernière partie de notre voyage moins fastidieuse. La reine lui adressa un sourire identique à celui qu’il lui offrait. — Vous m’en voyez ravie. Soyez les bienvenus, ajouta-t-elle avec froideur en se détournant. Changez-vous, et rejoignez-nous dans la salle du conseil. Ne nous faites pas attendre plus que nécessaire. Diani, qui avait cru que les ducs saisiraient là l’opportunité d’une nouvelle insolence, constata qu’ils jaugeaient l’humeur de la reine avec précaution. Ils arrivèrent en effet dans la chambre du conseil beaucoup plus tôt que la reine ne l’avait espéré, s’inclinèrent et s’installèrent côte à côte à l’autre bout de la grande table, à l’opposé d’Olesya. Une fois de plus, Diani remarqua qu’elle était la seule noble à ne pas être accompagnée de son ministre Qirsi. Aucun d’entre eux ne savait pourquoi la reine les avait convoqués ; selon toute vraisemblance, une fois qu’ils auraient appris la tentative d’assassinat dont elle avait été victime, leur méfiance envers leurs Qirsi s’en trouverait accrue. Elle découvrit néanmoins, et avec un léger dépit, qu’elle aurait préféré savoir Kreazur à ses côtés, ou plus exactement, qu’elle regrettait de ne pas lui avoir demandé de la rejoindre. Le message qu’elle avait envoyé à Curlinte disait juste à son capitaine de libérer le Premier ministre ainsi que tous les autres Qirsi à son service. Il n’invitait pas Kreazur à la retrouver à Yserne. Assise au milieu des autres duchesses et ducs du royaume, tous plus âgés et beaucoup plus expérimentés qu’elle, Diani blâmait son manque de clairvoyance. — Je vous remercie tous de votre présence, commença la reine. Elle se tenait debout devant son siège. Le soleil qui baignait la pièce par la fenêtre illuminait ses cheveux noir et argent. — Vous avez fait un long voyage, répondu au pied levé à un message inopiné, et je sais qu’aucun d’entre vous n’aime être loin de ses terres à cette époque précoce de l’année. Mais l’heure est grave, et ces temps troublés vont exiger beaucoup plus de nous avant que nous en voyions la fin. — Que s’est-il passé, Votre Altesse ? demanda Vasyonne, duchesse de Listaal. Assise à côté de Diani, elle était la plus jeune des duchesses, ce qui n’avait jamais empêché Dalvia de parler d’elle avec beaucoup d’admiration. Ses cheveux noirs coupés court, comme ceux de la reine, encadraient un visage carré et expressif. — Pourquoi nous avoir convoqués ? — L’une des nôtres a été victime d’un attentat, et je pense que ce crime en annonce d’autres. — Quel genre d’attentat ? demanda Edamo. — Une tentative d’assassinat. Deux, en fait, perpétrées sur la duchesse de Curlinte. — Par qui ? La reine regarda Diani et lui fit un petit signe de tête avant de s’asseoir. — D’abord par des archers, expliqua la duchesse. Elle avait apporté une des flèches avec elle et la jeta sur la table. — Ils avaient la tête rasée et portaient les manteaux brun-gris des cavaliers du nord. Vasyonne se pencha pour examiner la flèche. — Bleue et jaune, dit-elle en relevant les yeux vers Edamo. Il s’agit de vos couleurs, n’est-ce pas, Lord Brugaosa ? — Comment ? s’exclama le duc en se levant pour saisir la flèche et l’examiner. Brugaosa n’a rien à voir là-dedans ! Nous n’avons rien à y gagner ! Vasyonne, un éclat dur dans ses prunelles noisette, sourit. — « Je ne souhaite pas le moindre mal à mes amis de Curlinte », j’imagine que c’est ce que vous vouliez dire. — Je vous remercie, Lady Listaal, mais je sais mieux que vous ou que quiconque ce que je veux dire. — Des agents de Brugaosa ont déjà frappé la maison de Curlinte par le passé, en tuant le frère de la duchesse. Peut-être pensiez-vous… — Brugaosa n’a rien à voir avec la mort de Cyro ! — C’est ce que vous prétendiez déjà à l’époque. Edamo pointa la flèche sur Vasyonne comme s’il s’agissait d’une épée. — Vous osez me traiter de menteur ? — Ça suffit ! exigea la reine. Nous sommes réunis pour discuter de l’attaque dont Diani a été victime. Rashel de Trescarri se tourna vers la reine : — Vous avez parlé de deux tentatives, Votre Altesse. — Oui. — La seconde a été perpétrée par un homme vêtu comme un soldat de Kretsaal, fit Diani. Nous pensons qu’il a tué les archers. Il s’est défendu jusqu’à ce que nous n’ayons d’autre choix que le tuer. Nous n’avons pu l’interroger. Vasyonne observait toujours Edamo, comme si elle s’attendait à le voir fuir d’un instant à l’autre. — Pensez-vous que c’était un Brugaosan, lui aussi ? — Non, répondit Diani. Il avait l’accent de Wethyrn. Elle jeta un coup d’œil à la reine qui acquiesça à nouveau. — Nous ne pensons pas non plus que les archers étaient Brugaosans. — Vraiment ? s’étonna Vasyonne, les sourcils froncés. Edamo l’observait avec attention. — Vous pensez que c’est une machination pour accuser Brugaosa de votre meurtre ? — Oui. — La conspiration ? Il était peut-être hostile à la reine et à la maison de Curlinte, et un homme dont il fallait se méfier, mais il ne manquait pas d’intelligence. — C’est ce que nous croyons, oui. — Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? demanda Alao. La reine secoua la tête. — Malheureusement pas. — Alors ce ne sont que des suppositions. — Vous ne croyez tout de même pas, Lord Norinde, que la Maison de Brugaosa est derrière cela ? — Bien sûr que non, Votre Altesse, rétorqua-t-il d’un ton qui frisait l’insolence. Sous bien des aspects, il était l’opposé d’Edamo. Alors que ce dernier était élégant et posé, cet homme dépourvu de grâce était aussi grossier de traits que rustre dans ses manières. Si l’on pouvait comparer Edamo à une lame de Sanbiri, encore que crantée, celui-là s’apparentait à un marteau. Jouant les apprentis auprès de Lord Brugaosa, il avait toutefois appris l’art de la diplomatie, qu’il maîtrisait avec adresse. Au fond, il était bien plus dangereux qu’Edamo car il resterait au pouvoir dans le Nord longtemps après la mort de la reine et de la plupart de ses alliés. — Mais il se peut, poursuivit-il, qu’on ait affaire à des agents de Wethyrn, ou encore d’autres maisons de Sanbira désireuses de ternir la réputation de Lord Brugaosa. Vasyonne s’autorisa un léger sourire. — Il la ternit très bien tout seul, observa-t-elle. Norinde darda un regard noir sur la duchesse. — Vous pourriez commencer vos recherches des coupables à Listaal. Ce sont souvent ceux qui manquent de force pour une attaque à découvert qui ont recours aux plus viles perfidies. — Il suffit, répéta la reine d’un ton plus las que courroucé. Quels que soient nos ennemis, soyez bien sûr d’une chose, c’est exactement ce qu’ils cherchent : nous diviser, profiter de nos suspicions. Ils veulent affaiblir le royaume ; chaque trait de venin que nous nous envoyons les uns aux autres sert leur cause. — Malgré sa parade et sa botte contre Lady Listaal, intervint Edamo, Lord Norinde a raison sur un point. Bien que je vous assure que Brugaosa n’ait rien à voir dans les événements survenus à Curlinte, cela ne suffit pas à accuser la conspiration. — C’est vous qui avez émis le premier cette hypothèse, intervint Rashel, et maintenant vous vous rétractez ? — Je l’ai émise dans l’espoir de voir Lady Curlinte nous apporter une autre preuve que cette flèche. En l’absence de celle-ci, je crains que nous ne sachions rien. — Nous avons tous entendu parler de la conspiration, Lord Brugaosa, fit la reine. Ne pensez-vous pas plausible l’implication des Qirsi ? — Plausible, Votre Altesse ? Oui, je suppose qu’elle l’est. Est-ce une raison suffisante pour prendre des mesures ? — Oui, je pense que c’est suffisant, affirma Diani en regardant les autres. — Je ne doute pas que vous en soyez convaincue, Lady Curlinte. À votre place, j’éprouverais les mêmes sentiments. Vous réclamez vengeance. Vous voulez vous en prendre à quelqu’un. Nous comprenons tous votre point de vue. Edamo hocha la tête. — Mais, en l’occurrence, il se peut que ce ne soit pas la meilleure des attitudes à adopter. La duchesse se sentit rougir. Elle aurait voulu répliquer, protester de son honnêteté, assurer que son unique souci était le bien du royaume, mais après avoir jeté Kreazur et tous ses autres Qirsi en prison, elle était incapable de répondre. Les paroles d’Edamo s’approchaient trop de la vérité. — Que pensez-vous que nous devions faire. Lord Brugaosa ? demanda la reine. — Je ne sais pas. Si les assassins étaient encore en vie, j’aurais attendu qu’on les interroge, bien sûr. J’aurais même eu recours à la torture pour obtenir les informations qui nous font cruellement défaut. Mais sans eux, sans preuve concrète de l’implication des Qirsi dans cet attentat, j’estime plus prudent d’attendre et de voir quelle sera la suite. Il s’exprimait comme s’il n’utilisait pas d’ordinaire la torture. D’après ce que Diani savait, à Brugaosa, les prisonniers étaient couramment soumis à la question. Mais encore sous le coup de la remarque du duc, elle n’osa pas exprimer ses critiques à voix haute. — Et vous ? demanda la reine au reste de l’assemblée. Partagez-vous le point de vue d’Edamo ? — Moi, oui, répliqua Alao. — Quelle surprise ! s’exclama Vasyonne avec un petit rire. — Parce que vous êtes prête à déclarer la guerre à tous les Qirsi des Terres du Devant, nous ne sommes pas obligés de vous suivre ! rétorqua Norinde en la foudroyant du regard. Diani, les joues brûlantes, baissa les yeux sur la table. Vasyonne l’observait avec placidité. — Détrompez-vous. Si nous réfléchissons bien, il semble clair que nos ennemis, dans ce cas, ne peuvent être que les Qirsi. Pardonnez-moi, fit-elle en se tournant vers le Premier ministre d’Yserne, assise à côté de la reine. La femme Qirsi inclina légèrement la tête, une expression indéchiffrable sur le visage. — Je suis d’accord, fit Rashel. J’ai tendance à croire, comme le reste d’entre nous, que les Brugaosans sont innocents dans cette affaire. Et je ne pense pas l’archiduc assez stupide pour imaginer Wethyrn capable de remporter une guerre contre nous. Ce qui nous laisse la conspiration. — En êtes-vous certaine ? demanda Edamo. — Voyez-vous quelqu’un d’autre ? Le vieux duc haussa les épaules. — Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas convaincu. C’est pourquoi j’estime que nous serions imprudents d’agir avec trop de promptitude. — Alors nous ne faisons rien ? protesta Vasyonne. Et si les assassins parviennent à leurs fins la prochaine fois ? Si l’un d’entre nous est assassiné ? S’ils s’en prennent à la reine ? Le véritable risque est d’attendre. Edamo allait répondre quand la reine se leva, les réduisant au silence d’un regard. — Cette décision ne sera pas arrêtée aujourd’hui, annonça Olesya. Elle ne le sera d’ailleurs peut-être jamais. Poursuivre ce débat, c’est courir le risque de voir nos résolutions se durcir, et je préfère que nous restions ouverts au compromis. Nous reprendrons donc cette discussion demain. Ce soir, vous êtes conviés à un nouveau banquet. Pour l’instant, je souhaite que vous profitiez de tout le confort et de toute l’hospitalité que ce château et cette ville peuvent vous offrir. — Mais, Votre Altesse… — La discussion est close, Lord Brugaosa. Au moins pour le moment. — Très bien, Votre Altesse, répondit le duc avec un regard sombre. Les duchesses et les ducs se levèrent dans l’incertitude de ce que la reine attendait d’eux. Diani vit Edamo et Alao échanger un regard avant que le plus jeune ne quitte la pièce. — C’était votre premier conseil en tant que duchesse de Curlinte, n’est-ce pas ? Diani se tourna vers la voix. Tamyra de Prentarlo lui souriait aimablement. — Oui, Lady Prentarlo, le premier. Tamyra opina. Diani, à cause de sa grande bouche comme une entaille sombre sur son visage très pâle, lui avait toujours trouvé une apparence sévère. Mais lorsqu’elle souriait, elle semblait presque gentille. Ses yeux verts brillaient d’un éclat chaleureux que Diani n’avait jamais remarqué. — C’est ce que je pensais. Vous vous en êtes très bien sortie, Lady Curlinte. — Je vous remercie. — Je vous félicite moi aussi, intervint la reine. Votre mère aurait été heureuse. — Merci, Votre Altesse. Elle s’inclina devant les deux femmes et s’éloigna vers la porte dans l’intention de trouver son père. Avant d’arriver sur le seuil, elle vit Edamo se diriger vers elle. Elle songea une seconde à l’éviter, mais il fut plus rapide. — Lady Curlinte ! appela-t-il. Puis-je vous dire un mot, s’il vous plaît ? Elle s’arrêta et se tourna vers lui. — Bien sûr. Lord Brugaosa. Il s’arrêta devant elle puis jeta un bref regard vers Olesya qui s’attardait. — Peut-être pourrions-nous aller dans un endroit plus tranquille ? Elle aurait aimé lui refuser, mais elle était duchesse. Elle n’avait pas le choix. Elle pouvait le détester et se méfier de lui, mais elle n’avait aucun intérêt à ce que les relations entre leurs deux maisons se détériorent davantage. — Voulez-vous que nous marchions ? proposa-t-elle en lui désignant la porte de la main. — Excellente idée ! Que diriez-vous des jardins ? Diani acquiesça et ils quittèrent la salle. Elle sentait les yeux de la reine posés sur elle mais ne se retourna pas. — Notre discussion a négligé une question essentielle, fit le duc alors qu’ils empruntaient le couloir menant à la première cour. Avez-vous été blessée, et êtes-vous rétablie ? — Je vais bien, merci. Elle faillit s’en tenir là, mais comme il prenait la menace Qirsi à la légère, elle ajouta : — Mais j’ai été blessée. — Je suis navré de l’apprendre. Pas trop gravement, j’espère ? — Trois flèches. Il s’arrêta brusquement. Le peu de couleur qu’il avait abandonna son visage. — Trois ? — Oui. Une à la cuisse, l’autre à la poitrine et la troisième dans le dos, en dessous de l’épaule. — Et vous êtes quand même parvenue à vous échapper. Elle ne perçut rien dans sa voix qui pût révéler l’implication de Brugaosa, rien que de la stupéfaction et une note marquée d’admiration. — J’ai eu la chance qu’aucune de leurs flèches ne blesse ma monture, sinon j’aurais rendu l’âme. L’homme qui m’a soigné prétend que j’ai frôlé la mort. — Pardonnez-moi, madame, fit le duc, je n’en avais aucune idée. — Nous n’avons pas jugé utile d’en parler. Ils sortirent dans la lumière du soleil et traversèrent la cour vers les jardins. — C’est la raison pour laquelle, poursuivit-elle après quelque temps, je pense que nous devons agir vite. Nous devons relever le défi Qirsi. — À votre place, je penserais sans doute la même chose, approuva-t-il avec sympathie. Il semblait s’être remis de la surprise que lui avaient causée ses révélations. — Laissez-moi vous expliquer pourquoi je suis peu enclin à la précipitation. Jusqu’à présent, il avait gardé les yeux sur les bourgeons. Il s’arrêta et se tourna vers elle. — Je ne veux surtout pas, Lady Curlinte, que vous croyiez un seul instant que je veuille minimiser la portée de l’attentat odieux commis contre vous et votre maison. Ajouté à la mort de votre frère, je comprends très bien votre désir de rendre un coup à quelqu’un, et je vous suis reconnaissant de ne pas laisser cette tentative d’accuser Brugaosa obscurcir votre jugement. Il va sans dire que si vous aviez une preuve de l’implication de la conspiration, je soutiendrais toutes vos propositions. Et si les assassins n’étaient pas morts, ma voix serait la première et la plus forte à réclamer leur exécution immédiate. Un attentat contre l’une de nos maisons n’en exige pas moins. — La différence entre nous, Lord Brugaosa, c’est que là où vous voyez une attaque contre Curlinte et sa duchesse, je vois, moi, une attaque contre le royaume de Sanbira. — Mais rien ne vous permet d’affirmer qu’il s’agisse d’autre chose que ce que montrent les apparences : une tentative d’assassinat contre un seul noble. — Ne serions-nous pas plus sages d’envisager le pire et de prendre les mesures appropriées pour défendre l’ensemble du royaume ? — Non, je ne crois pas. Vous craignez la conspiration, et vous avez raison. Je me méfie tout autant de la tyrannie. — La tyrannie ? — À votre avis, quelles mesures va prendre la reine si les autres maisons lui donnent entière liberté d’agir ? — J’imagine qu’elle va lever une importante armée, engager Sanbira dans une alliance avec les autres royaumes, et donner aux maisons l’autorisation d’emprisonner les Qirsi soupçonnés d’appartenir ou de venir en aide à la conspiration. — Bien. Ajoutez à cela qu’elle ne manquera pas d’augmenter nos impôts, mais dans l’ensemble, vous voyez juste. Et des trois mesures que vous avez évoquées, deux vont accroître le pouvoir d’Yserne sur les autres maisons. Diani le contempla avec stupéfaction. — Vous n’êtes pas sérieux ! — Oh que si ! — Olesya est notre reine ! En temps de guerre, elle doit avoir le pouvoir de nous diriger et de nous protéger ! Vous le lui contestez ? — En l’absence d’ennemis ? Bien sûr que oui, comme le ferait n’importe quel duc ou duchesse pourvu d’une expérience significative de la cour. Elle se sentit rougir. — Je connais assez notre reine pour savoir que vous la méjugez, Lord Brugaosa. — Vous êtes une femme, et son alliée, aussi ne m’attendais-je pas à ce que vous compreniez. Mais Alao et moi n’avons pas la moindre intention de la laisser utiliser les accidents regrettables de Curlinte pour resserrer son emprise sur nos maisons. — En d’autres termes, vous êtes prêt à mettre tout le royaume en danger dans le but de refuser à Olesya les pouvoirs dont elle a besoin pour combattre nos ennemis. — Comme je vous l’ai dit, je ne crois pas que nous sachions qui sont nos ennemis. Donnez-moi la preuve que la conspiration est derrière la tentative d’assassinat qui a failli vous coûter la vie, et je vous jure de tout faire pour la détruire, même s’il faut renforcer les pouvoirs d’Olesya. Mais, en l’absence d’une telle preuve, je n’affaiblirai pas la Maison de Brugaosa. — Vous êtes stupide. Il lui sourit, un éclat malveillant dans ses yeux bleu sombre. — Et vous êtes une enfant. Je pensais trouver en vous une dirigeante à la hauteur de la maison de Curlinte, une femme comme votre mère. De toute évidence, je me suis trompé. Il tourna les talons et rejoignit la porte de la tour à grandes enjambées. Diani le regarda disparaître, avalé par l’ombre des escaliers, puis observa les jardins alentour pour voir si leur entrevue avait eu des témoins. Constatant qu’elle était seule, elle rebroussa chemin à son tour puis, suivant la direction qu’avait prise Edamo, rentra au château avant de rejoindre sa chambre. Alors qu’elle grimpait les escaliers de l’aile qui abritait ses appartements, la duchesse entendit deux voix familières. Lorsqu’elle déboucha dans le couloir, elle vit son père en conversation avec un homme aux cheveux blancs. Durant quelques secondes, elle crut, désorientée, qu’il s’agissait d’Edamo. — La voilà, fit Sertio en levant les yeux par-dessus l’épaule de son interlocuteur tout en tendant une main accueillante vers elle. L’homme aux cheveux blancs se retourna et Diani s’immobilisa. Sa stupeur, très vite, fit place à la rage. Kreazur. Peu de temps auparavant, dans la salle du conseil, au milieu des autres nobles du royaume, elle avait regretté l’absence de son ministre, mais jamais elle n’aurait imaginé qu’il se permettrait de faire le voyage sans son autorisation. Elle avança sur lui, les poings serrés. — Qu’est-ce que vous faites ici, Premier ministre ? Sans lui laisser le loisir de répondre, elle se tourna vers son père. — C’est toi qui lui as dit de venir ? — Votre père n’y est pour rien, madame. — Alors, pourquoi êtes-vous là ? — Je pensais vous être utile, madame. J’ai longtemps été au service de votre mère, et j’ai passé beaucoup de temps avec elle à Yserne. — Et si vous étiez toujours au service de ma mère, oseriez-vous venir ici sans sa permission ? Il croisa son regard, une lueur dure et blessée au fond des yeux. — Votre mère n’aurait jamais fait le voyage sans moi. — J’ai bien envie de vous renvoyer et de demander au capitaine de la garde de vous remettre en prison lorsque vous franchirez les portes du château. — C’est votre droit, madame. Si vous m’ordonnez de retourner à Curlinte, malgré cette menace, je me mettrais en route dans l’heure. — Diani, non, intervint Sertio. Tu as besoin de lui. Je ne l’ai pas fait venir, mais j’aurais dû et je suis heureux qu’il soit là. Un jour, tu seras une duchesse accomplie, comme ta mère. Mais tu es encore jeune et tu ignores beaucoup de choses sur les autres maisons, l’art de forger des alliances et protéger la réputation et les frontières de Curlinte. Diani aurait voulu protester mais les paroles cruelles d’Edamo résonnaient encore à ses oreilles. Vous êtes une enfant… — Tu sais tout ça, toi, fit-elle d’une voix qui lui sembla terriblement jeune. Sertio sourit. — Oui, je le sais. Mais réfléchis, Diani, veux-tu vraiment t’asseoir dans la salle du conseil, au milieu des duchesses et des ducs du royaume avec ton père à tes côtés ? Bien sûr que non. Diani le savait aussi bien que lui. Même si elle était encline à se tourner vers son père pour ses conseils, elle ne lui ferait jamais assez confiance pour s’asseoir à la même table qu’Edamo. Il avait promis à sa mère de ne jamais chercher à se venger du meurtre de Cyro, mais Diani se demandait s’il aurait la force d’honorer cette promesse face à la possibilité de frapper le duc de Brugaosa. Sertio lui posa la main sur l’épaule, l’obligeant à le regarder dans les yeux. — Je comprends ta colère. Pour tout te dire, j’ai mis Kreazur en garde, tu as raison de lui en vouloir. Mais en regard de tout ce qui vient de se passer, c’est une broutille. Tu l’as blâmé, il n’y a aucune raison de revenir sur le sujet. Ne laisse pas cet incident t’affaiblir, ni toi, ni notre maison. Ce n’est pas une réaction digne d’un chef avisé. — Je vous présente mes excuses, madame, intervint le Qirsi. Je n’aurais pas dû venir. Mais maintenant que je suis là, j’espère que vous me permettrez de vous aider, comme votre mère me l’a permis. Votre mère. Prononcés par la reine et son père, par Edamo et Kreazur, par tellement de duchesses aussi, combien de fois depuis un cycle avait-elle entendu cette référence à sa mère ? La plupart d’entre eux étaient bien intentionnés, elle le savait, mais elle était fatiguée de les entendre. — Très bien, fit-elle avec aigreur. Vous pouvez rester, Premier ministre. Et je vous serais… reconnaissante des conseils que vous m’offrirez. Il s’inclina devant elle. — À votre service, madame. — Il y a un autre banquet ce soir, poursuivit-elle. J’espère vous y voir tous les deux. Maintenant, laissez-moi, je veux me reposer. Sertio hocha la tête. — C’est une bonne idée. Il sembla sur le point d’ajouter quelque chose. Diani s’attendait à une remarque sur sa mère ; mais, à son plus grand soulagement, il se ravisa. Elle les laissa. Sa colère, couvant comme un feu après les moissons, persistait. Il ne s’agissait pas seulement de l’audace de Kreazur, comprit-elle en entrant dans sa chambre. Mais aussi et surtout parce qu’en dépit de ce que son père et la reine lui avaient dit pour sa défense, elle ne lui faisait toujours pas confiance. Kreazur avait anticipé la colère de la duchesse à son égard. Si sa venue à Yserne n’avait été d’une importance capitale, il n’aurait jamais entrepris ce voyage sans sa permission. Car, malgré ses prévisions, il avait redouté de voir les autres ministres. Si l’un d’entre eux avait appris son emprisonnement, l’humiliation l’aurait terrassé. En franchissant le seuil de la salle des banquets, le ministre constata avec un profond soulagement que la plupart des Qirsi ne faisaient même pas attention à lui, comme s’ils supposaient qu’il était arrivé avec la duchesse. Seul le Premier ministre de la reine semblait au courant. Elle s’approcha de lui d’un pas tranquille, passa son bras sous le sien et l’entraîna dans un coin de la pièce. — Comment allez-vous, cousin ? s’enquit-elle à voix basse, en saluant de la tête un autre Qirsi qui passait non loin d’eux. — Bien, répondit-il. — Je vous admire d’être venu, après tout ce que vous avez subi. Il haussa les épaules. — Je suppose que vous êtes la seule à savoir. — Pour l’instant, je crois. Un tel événement est voué aux commérages. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Si ma duchesse avait agi avec moi de la sorte, j’aurais quitté son service aussitôt libérée. Une femme comme elle ne mérite pas un aussi noble ministre. Ils s’arrêtèrent et Kreazur l’observa. Mais Abeni regardait par-dessus son épaule, en direction de sa reine. — Je suis né à Curlinte, cousine, comme mes parents. Je sers la maison, pas la femme. Elle sourit et posa les yeux sur lui un instant. — Bien sûr, cousin. Je disais juste que je ne serais pas aussi généreuse ou indulgente. Mais chacun d’entre nous doit trouver son propre moyen de traverser ces temps difficiles. Elle le regarda de nouveau, son sourire toujours figé sur ses lèvres. — Quoi qu’il en soit, je suis heureuse de voir que vous allez bien. J’espère que nous trouverons l’occasion de discuter avant que vous ne quittiez Yserne. — J’en serai ravi, acquiesça-t-il. Elle s’éloigna, mais il la retint par la main. — Parlez-moi des discussions officielles. — La première n’a eu lieu qu’aujourd’hui. Devant son étonnement, elle expliqua : — Norinde et Brugaosa n’étaient pas pressés de rejoindre Yserne. Ils ne sont arrivés que ce matin. — Je vois. Et que s’est-il dit au cours de leur réunion ? — Très peu de chose, vraiment. La reine et votre duchesse ont convaincu de nombreuses duchesses que la conspiration avait commandité la tentative d’assassinat contre Lady Curlinte, mais les ducs se sont montrés hostiles à toute mesure. Je pense qu’ils craignent un renforcement du Matriarcat. Il médita ces informations quelques instants. Rien de tout cela ne le surprenait, mais il avait cru les discussions plus avancées. — Merci, Premier ministre. Elle acquiesça et s’éloigna. Il la suivit peu après et s’approcha de la table où la reine et Diani étaient assises. La duchesse lui adressa à peine un signe de reconnaissance lorsqu’il prit place à côté de son père et, durant tout le dîner, ne lui adressa pas un mot, laissant même à Sertio le soin de l’informer de la réunion prévue le lendemain matin dans la salle du conseil de la reine. Il retourna dans sa chambre après le repas, n’y restant que le temps de convaincre Diani et Sertio qu’il s’était retiré pour la nuit. Après avoir attendu, il s’aventura hors de la pièce, suivant l’entrelacs des couloirs du château jusqu’à la tour la plus reculée de la cour. Là, il attendit, l’œil aux aguets. Il ne vit rien cette première nuit et réintégra sa chambre juste avant l’aube, en prenant soin de rester invisible. La réunion se déroula comme celle que lui avait décrite Abeni la veille. La reine désirait nouer des alliances entre Sanbira et ses voisins de l’Ouest et du Nord, mais les ducs lui résistaient et Olesya semblait peu disposée à pousser le sujet trop loin. Diani n’adressa presque pas la parole à Kreazur bien qu’en deux occasions, lorsqu’une duchesse fit référence à un événement survenu avant la mort de sa mère, elle se soit tournée vers lui pour une explication. Les nobles et leurs ministres prirent un dîner plus modeste dans la salle à manger royale avant de retourner dans leurs quartiers pour la nuit. Une fois de plus, Kreazur se glissa sans bruit hors de sa chambre et, une fois encore, ne vit rien. Comme la veille, il réintégra sa chambre à l’aube. Il décida pourtant de maintenir sa vigilance jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait. Sa duchesse avait commis une terrible erreur en jetant son ministre et ses autres Qirsi en prison, mais Kreazur avait la certitude qu’elle ne se trompait pas en supposant que l’or de la conspiration avait payé ses assassins. Au début, il avait pensé, comme elle, que le château de Curlinte abritait un traître. Dans la tour carcérale cependant, alors qu’il attendait sa libération, écoutant les protestations des autres Qirsi, une pensée avait germé dans son esprit. Cette pensée, bien plus que son sens du devoir envers la duchesse, était à l’origine de son voyage à Yserne. Et, la troisième nuit, ses soupçons furent confirmés. Il entendit la porte de sa chambre s’ouvrir et se fermer, la regarda descendre furtivement les marches de la tour et la suivit lorsqu’il n’entendit plus ses pas effleurer le sol de pierre. Elle quitta le château par une petite porte près de l’entrée nord, si bien cachée qu’il faillit ne pas la voir dans le couloir obscur. Aucun garde ne les avait vus sortir. Il la suivit à une distance respectable dans les ruelles sombres de la cité d’Yserne jusqu’à une petite taverne, dans le quartier nord-ouest, non loin du sanctuaire d’Elined. Elle n’entra pas dans l’établissement, mais attendit à côté de la porte. Alors que sonnaient les cloches de minuit, un homme sortit et ils s’éloignèrent tous les deux dans l’allée étroite. Kreazur les suivit avec précaution, s’approchant juste assez pour entendre leur conversation. — C’est votre or, disait l’homme. Mais c’est une perte de cent cinquante qinde, si vous voulez mon avis. — D’abord, répondit le Premier ministre d’Yserne, ce n’est pas mon or, mais celui du mouvement. Ensuite, ce n’est pas une perte. Lady Curlinte se révèle beaucoup plus utile en tant que victime d’une tentative d’assassinat ratée qu’elle ne l’aurait jamais été en cadavre. Et, enfin, ça ne sera pas cent cinquante. — Mais on était d’accord… — Je vous ai versé soixante-quinze qinde, avec l’accord que vous auriez le solde lorsque la duchesse serait morte. — Oui, mais maintenant… — Maintenant, je vous dis de ne plus la tuer. Estimez-vous heureux que je ne vous demande pas de me rendre le premier versement. L’homme poussa un juron. — J’imagine que ça me servira de leçon de vouloir travailler avec vous autres Cheveux-blancs. — Nous autres Cheveux-blancs seront bientôt les seuls employeurs que vous et votre race trouverez sur les Terres du Devant. Elle se tut avant d’ajouter : — N’êtes-vous pas d’accord, Premier ministre ? Ces derniers mots avaient été prononcés à voix haute. Kreazur sentit son pouls battre ses tempes. S’adressait-elle à un complice, ou bien à lui ? — Allons, montrez-vous, Kreazur. Vous ne pensiez tout de même pas me suivre dans mon château et ma ville sans vous faire remarquer, n’est-ce pas ? Soufflant un de ses propres jurons entre ses dents, le ministre sortit de l’ombre dans laquelle il avait cru se dissimuler. En le voyant, Abeni sourit. — Êtes-vous heureux d’apprendre que j’épargne la vie de votre duchesse ? — Je suis profondément déçu de constater que j’avais raison à votre sujet. — Même maintenant ? Elle inclina la tête sur le côté, son sourire flottant toujours sur son charmant visage. — Savez-vous ce que la duchesse lui a fait subir ? demanda-t-elle à l’assassin. Après la première tentative d’assassinat, elle l’a jeté en prison. Son propre Premier ministre. Non seulement lui, mais aussi tous les autres Qirsi du château de Curlinte. Et il s’accroche obstinément à des notions aussi obsolètes que la loyauté et l’étiquette. L’assassin, un homme grand, aux cheveux noirs, le lorgna en silence. — Elle a causé un si grand tort à ses Qirsi que le mouvement a décidé de la laisser en vie. Cela ne vous évoque rien ? — Cela prouve que votre mouvement est aux abois. La seule raison pour laquelle vous avez rappelé votre couteau, c’est que les attaques de la conspiration deviennent trop grossières et évidentes. La tentative d’assassinat de la duchesse n’a trompé personne. Elle n’a fait que convaincre la reine d’engager toutes les forces du royaume pour contrer les Qirsi. Alors même que nous discutons, votre mouvement est en train d’échouer. — Ne soyez pas stupide ! Nous sommes l’avenir des Terres du Devant, et notre victoire est beaucoup plus proche que vous ne l’imaginez. Lorsqu’elle reprit la parole, son ton était beaucoup plus doux. — Mais vous pouvez en faire partie, Kreazur. — Si votre mouvement est si puissant, pourquoi aurait-il besoin de moi ? — Nous n’avons pas besoin de vous. Disons que je vous offre une dernière chance de rédemption. Vous pouvez nous rejoindre maintenant, cette nuit même, ou mourir. L’assassin la regarda mais elle ne détachait pas les yeux de Kreazur. — Vous aimeriez gagner le reste de cet or, n’est-ce pas ? demanda-t-elle sans se soucier d’attendre la réponse. Ne m’obligez pas à vous faire tuer, Kreazur. Votre duchesse ne vous fait plus confiance. Elle ne vous croira jamais plus. Ne vaut-il pas mieux nous rejoindre, lier votre destin à celui de votre propre peuple ? — Je ne suis pas un traître. À ces mots, son regard se rétrécit et son sourire s’évanouit. — Certains ne sont pas de cet avis. Vous servez une noble Eandi qui traite les Qirsi de son château comme des animaux. Je suis sûre de parler au nom de beaucoup d’entre nous en disant que vous appartenez à la pire espèce des traîtres. Vous dissimulez votre trahison derrière une allégeance et un honneur vides de sens. — Exactement comme vous à présent, Premier ministre. — Cet homme va vous tuer. Il n’attend que mon ordre. — Alors donnez-le. Je cours le risque de me battre avec votre assassin, et je vous jure de l’emporter. Kreazur n’était pas aussi sûr de lui qu’il le paraissait. Il pouvait créer des brumes et s’échapper et, compte tenu de la taille de l’homme, il pensait pouvoir le distancer. Mais ses autres pouvoirs – le glanage et le langage des animaux – ne lui seraient d’aucun secours. Il ignorait en outre s’il était capable de retourner au château en courant tout en maintenant ses brumes. Plus jeune, il aurait pu, mais il avait presque trente-sept ans aujourd’hui, un âge avancé pour un Qirsi. Elle fit un pas dans sa direction. — Je ne veux pas lui donner un tel ordre, Kreazur. Vous ne comprenez pas ? Je veux votre aide. — Non. Vous voulez m’empêcher de vous dénoncer à la reine. C’est la seule chose qui compte maintenant pour vous. Et vous n’y pouvez pas grand-chose. — Vous croyez qu’ils choisiront votre parole contre la mienne ? Elle éclata de rire. — Votre propre duchesse ne vous croit même plus ! Comment pouvez-vous espérer convaincre les autres ? C’était exact. Son seul espoir était de lui échapper. Il recula lentement, se préparant à lever ses brumes. L’assassin sortit un large couteau de sa ceinture. — Non ! intervint vivement la ministre. Pas ici. J’ai une autre idée. Kreazur se retourna pour s’élancer, mais avant qu’il ait fait un pas, une douleur aiguë explosa dans sa jambe, comme si l’assassin lui avait traversé l’os avec une épée. Il s’effondra sur le sol, serrant sa cuisse. Ni Abeni ni l’homme n’avaient fait le moindre geste. Ce ne fut qu’alors que Kreazur comprit qu’il avait entendu un bruit étrange, comme le craquement d’une branche morte. — Vous ignoriez que j’étais Façonneuse, n’est-ce pas ? fit la ministre en avançant vers lui. Une seconde plus tard, il était en proie à une nouvelle et fulgurante agonie. Son bras, et cette fois, le bruit ne faisait aucun doute, celui d’un os brisé. Il poussa un hurlement, serrant son bras blessé contre sa poitrine. Abeni s’agenouilla à ses côtés. — Je vous ai donné une chance mais vous l’avez refusée. Maintenant, vous allez mourir, tout comme je vous l’ai promis. — Ils découvriront ce que vous avez fait, lâcha-t-il entre ses dents serrées. — Non. Ils vont vous trouver non loin d’ici, mort dans une allée, le cou ainsi qu’une jambe et un bras brisés. Il y aura une bourse vide à côté de vous et deux pièces d’or sous votre corps, là où ceux qui vous auront tués n’auront pas pensé à regarder. Il leur faudra un peu de temps pour comprendre, mais le Premier ministre de la reine leur sera d’un grand secours dans la résolution de cette énigme. Un bref sourire étira ses lèvres. — Voyez-vous, cette partie de la ville est connue pour attirer les brigands et les assassins. Exactement le genre d’endroits que fréquenterait un traître désireux de trouver un tueur chargé d’assassiner sa duchesse. Exactement le genre d’endroits où un traître pourrait mourir, parce qu’il offrait trop peu d’or au mauvais homme. Elle se tourna vers l’assassin. — Vous l’emporterez ailleurs, un coin que l’on ne songera pas à fouiller avant un jour ou deux. Et que ce soit convaincant. — Est-ce qu’il est…, bredouilla l’homme. Tant qu’il est en vie, il a toujours sa magie, non ? Abeni se pencha de nouveau sur lui. — Oh, mais cela n’est pas un problème. Il entendit un dernier craquement puis l’obscurité l’emporta. 16 Kentigern, Eibithar — Que dit-il ? La tempête qui faisait rage dans son esprit empêchait Aindreas de l’entendre. Sa main s’était mise à trembler, aussi posa-t-il la seconde sur le parchemin. Mais même ainsi, celui-ci menaçait de lui échapper. — Aindreas, que dit-il ? Le duc leva les yeux. De l’autre côté de la table, sa femme l’observait, le front barré d’un pli soucieux. Son visage était plus plein qu’il ne l’avait été depuis longtemps, son regard noisette plus clair, moins noyé. Ses joues encore pâles se teintaient d’un rose léger, plus seyant que le teint blafard, jaunâtre, maladif qui avait pris possession de sa peau depuis la mort de Brienne. Il avait attendu presque un an, mais enfin sa femme lui revenait. Plus tôt dans la journée, il l’avait même entendue chanter avec Affery, leur fille survivante. Il n’avait pas l’intention de la rejeter dans la solitude et le chagrin pathologique qui lui avaient si longtemps consumé l’esprit. — Eh bien ? demanda encore Ioanna. — Rien. Une lettre de Kearney, du bon parchemin gaspillé pour rien. Un cycle plus tôt, elle aurait abandonné. Son insistance était pour Aindreas un signe supplémentaire de son rétablissement. — Que dit-il ? Son visage s’était durci à l’évocation du roi. — Rien d’important. — Un message du roi, destiné au seul homme de tout Eibithar qui a le plus de raisons de le haïr et tu voudrais me faire croire qu’il ne dit rien d’important ? — De grâce, femme, silence ! Cela ne te concerne pas. Il soupira, sachant que son éclat ne risquait pas d’apaiser sa curiosité. Avant le meurtre de Brienne, sa femme s’intéressait à la conduite du duché et, pour être honnête, il devait reconnaître qu’elle lui donnait des conseils aussi avisés que tous les Qirsi qui avaient jamais arpenté les couloirs du château de Kentigern. — Il cherche à parlementer, ajouta-t-il enfin. — À parlementer, répéta-t-elle. C’est la simple perspective de rencontrer ton roi qui fait trembler aussi fort tes mains ? — Mes mains tremblent de rage, madame. Mais j’ignore si la faute en incombe au roi ou à ma femme qui se mêle de tout. Ioanna sourit. — De quoi veut-il discuter ? Aindreas reposa les yeux sur le parchemin. Les lettres bien tracées lui donnaient la nausée. Qu’avait-il fait ? Kearney ne cherchait pas à parlementer, il le convoquait au Château d’Audun, dans la Cité des Rois. Mais c’était la raison invoquée par le roi pour cet appel qui avait provoqué l’orage dans son cœur et son esprit. — Il souhaite discuter des griefs de Kentigern contre la couronne. Il avait prononcé ces derniers mots sur un ton monocorde, comme s’il lisait un message officiel. — Et combien de temps propose-t-il que dure cette rencontre ? Un cycle entier ne suffirait pas à la tâche. Elle secoua la tête et ses boucles d’or frémirent sur ses épaules. — Le temps des discussions est passé depuis longtemps. Tu devrais lui répondre que s’il souhaite répondre à nos griefs, il lui suffit d’abdiquer et l’affaire sera close. Il sourit. Elle était vraiment une femme remarquable, le mérite et l’honneur de leur maison. Cette réflexion pourtant ne l’empêcha pas de sentir son cœur se serrer, comme si le Trompeur refermait la main sur lui. Derrière sa femme, il vit Brienne sur le seuil qui secouait doucement la tête, un sourire empreint de tristesse sur son adorable visage. Il ferma les yeux une seconde. Lorsqu’il les rouvrit, elle était partie. — J’imagine que Javan sera là, lui aussi, poursuivit Ioanna. Curgh tient le roi en laisse. Elle était enfermée dans son deuil depuis si longtemps, coupée des autres et du monde, ignorant tout des agissements du roi et de Javan, que ces paroles ne pouvaient être siennes. Non, lui les avait prononcées et elles revenaient le hanter. Ces mots, il les avait répétés dans l’obscurité de leur chambre à coucher alors qu’elle gisait dans une sorte de stupeur, trop accablée, avait-il cru, pour l’entendre. — Sans doute, murmura-il. — Que vas-tu lui répondre ? — Rien, évidemment. Quel autre choix avait-il ? — Se soustraire à un roi n’est pas une petite affaire. Es-tu prêt à affronter l’armée royale ? Non, mais il ne pouvait rien faire d’autre. Il avait conduit Kentigern sur une voie sans retour. — Je ne crois pas que ça ira jusque-là. Il détestait lui mentir, mais la vérité était trop abjecte, trop humiliante. — Je sais toujours quand tu me caches la vérité, Aindreas. Tu le sais et pourtant tu persistes dans tes mensonges. — J’ai passé toute la saison des moissons et des neiges à te protéger, répondit-il soulagé de pouvoir parler. C’est devenu une habitude qu’il n’est pas facile de rompre. Elle hocha la tête et lui adressa même un sourire. — Ce message ne s’arrête donc pas à ce que tu m’as dit. — Non. Il s’attendait à ce qu’elle lui demande des précisions, mais elle se leva et l’embrassa sur la joue. — J’espère que tu ne tarderas pas à trouver dans ton cœur la force de me parler de toutes ces choses comme tu le faisais autrefois. Je ne veux pas te presser. Faites ce que vous devez, monseigneur duc, et défendez la fierté de notre maison. Elle se dirigea vers la porte de la grande salle avant de s’arrêter pour le regarder une dernière fois. L’éclat de ses yeux sombres était presque timide. — Cela fait longtemps que nous n’avons dormi comme mari et femme. Si vous me désirez toujours de cette façon… Elle haussa les épaules, un sourire flottant légèrement sur ses lèvres. — Toujours, répondit-il d’une voix devenue rauque. Il n’avait jamais cru partager de nouveau son lit avec elle, car elle s’était beaucoup éloignée depuis la mort de Brienne. Et voilà que ses mots allumaient en lui un feu qu’il avait cru depuis longtemps éteint. Le sourire de Ioanna s’élargit. — Alors je t’attendrai dans ma chambre à coucher, conclut-elle avant de le quitter. Une fois seul, le duc ferma les yeux et froissa le parchemin entre ses poings serrés comme s’il s’était agi du cou de Tavis de Curgh. Mais le garçon n’avait rien fait. Le message du roi n’allait pas jusque-là. Il ne soulignait pas non plus qu’Aindreas avait poussé le royaume au bord de la guerre civile sans aucune raison. Ce n’était pas nécessaire. Les mots choisis par le roi exprimaient tout ceci et plus encore, mais de manière allusive. Le message était court, direct, et sa formulation simple, presque caustique : Nous détenons dans la tour carcérale du Château d’Audun une femme qui a reconnu sa complicité dans le meurtre de votre fille. Elle est membre de la conspiration Qirsi, et affirme que le meurtre de Brienne a été perpétré dans le but de fomenter la guerre civile entre les maisons d’Eibithar. J’attends que vous partiez pour la Cité des Rois dès que vous recevrez ce message. Vous interrogerez cette femme vous-même et discuterez ses révélations avec les autres seigneurs du royaume et moi-même. Votre refus d’obtempérer sera considéré comme un acte de trahison qui recevra la réponse appropriée. Suivi de la signature de Kearney et du sceau royal. Il aurait voulu prétendre que c’était une ruse, un piège de Glyndwr et Curgh afin de l’attirer dans la Cité des Rois pour l’emprisonner, peut-être même l’exécuter. Mais il n’était pas stupide. S’ils voulaient l’attirer au Château d’Audun, ils lui auraient proposé une réconciliation, fait des promesses de justice tardive pour Kentigern. Ils n’auraient pas eu recours à la menace ni à une affirmation aussi audacieuse. Non, cette femme existait. Elle mentait peut-être, mais Aindreas était incapable d’imaginer pourquoi quelqu’un, même une Qirsi, irait inventer pareille fable. Il sentit quelque chose lui effleurer l’épaule et leva les yeux. Brienne se tenait à ses côtés. Aindreas lui prit la main et lui sourit. Ses doigts étaient si fins et si délicats, comme ceux d’un enfant. — Ta mère semble aller mieux, n’est-ce pas ? fit-il. La jeune fille acquiesça, un sourire radieux aux lèvres. — Après ta mort, j’ai cru l’avoir perdue. Mais on dirait qu’elle me revient. — Tu dois lui dire. — Ça la tuerait. — Elle doit savoir la vérité. Il fronça les sourcils. — La vérité ? Pourquoi ce message en serait-il le reflet ? Glyndwr et Curgh nous ont déjà menti. Rien ne les empêche de recommencer. — Ne sois pas têtu. — Tu le sais, toi, fit-il les yeux écarquillés. Tu es la seule à savoir ce qui s’est vraiment passé. Il se tourna sur son siège et lui prit l’autre main. — C’était le garçon, n’est-ce pas ? Ils mentent au sujet de cette femme. Brienne secoua la tête, le visage fermé. Elle était encore plus belle que dans son souvenir. — Tu te trompes à son sujet, Père. Depuis le début. — Non ! Elle hocha doucement la tête. Aindreas lui lâcha les mains et se leva. S’écartant de la table, il se mit à arpenter la pièce. — Je refuse de croire un mot de tout ça ! Ce message, cette femme, même toi. Ce n’est qu’une illusion. Kearney ne cherche qu’à me tromper. Tout ce qu’il veut, c’est diriger le royaume. Il se moque bien de l’honneur, comme de la vérité ! Il se tourna vers elle mais l’image, fine et distordue comme la fumée d’une bougie mourante, avait déjà commencé à s’estomper. — Brienne ! s’écria-t-il. Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je sais que tu ne cherches pas à me tromper. Je t’en prie, reste ! Mais il était trop tard. Un serviteur se tenait à côté de la table, la bouche béante devant le duc, les yeux écarquillés de frayeur. — Va voir Kearney, Père ! La voix semblait venir de très loin, comme le dernier souffle d’un orage lointain. — Sauve-toi, sauve Kentigern. Aindreas sentit des larmes brûlantes lui couler le long des joues. — Brienne, murmura-t-il. Il aurait dû depuis longtemps aller à la rencontre de l’esprit de Brienne au sanctuaire de Bian. Il lui aurait demandé qui l’avait assassinée. Elle lui aurait répondu et apaisé ses doutes. Mais il avait été tellement sûr de connaître la vérité qu’il n’avait pas éprouvé le besoin d’aller la chercher. Lorsque sa certitude avait commencé à faiblir, que ses doutes avaient crû, il avait craint les réponses qu’elle aurait pu lui donner. Alors il n’en avait rien fait. Désormais, il était trop tard. Il vida sa timbale de vin et la jeta contre le mur où elle s’écrasa, envoyant des éclats de terre cuite partout sur le sol. Le serviteur se mit à nettoyer, rejoint quelques instants plus tard par un second domestique. Aindreas ne leur prêtait aucune attention. Il ne répondrait pas à la demande – l’ordre – de Kearney. Après tout ce qui s’était passé entre eux au cours des derniers cycles, c’était impossible. Même si le garçon de Javan était innocent – inconcevable ! –, Glyndwr et Curgh avaient prouvé qu’on ne pouvait pas leur faire confiance, que le mépris qu’ils éprouvaient pour lui et pour l’ensemble de Kentigern dépassait leur sens de la justice. Mais il pouvait rencontrer quelqu’un d’autre, quelqu’un capable de lui dire ce qui s’était passé cette nuit-là dans la chambre de sa fille. Un des serviteurs se redressa et, rassemblant tout son courage, se tourna vers le duc. C’était un jeune garçon aux cheveux blonds. Ses yeux passaient du duc à son camarade, guère plus âgé que lui, qui ramassait les derniers éclats de terre sur le sol. — Est-ce que… ça va, monseigneur ? bredouilla-t-il. — Très bien, répondit Aindreas. Il jeta le parchemin sur la table avant de se diriger vers la porte. — Va aux écuries, mon garçon. Dis au maître palefrenier de préparer et seller mon cheval. Je pars dans l’heure. — À vos ordres, monseigneur. Aindreas s’était engagé dans le couloir avant même la fin de sa phrase. D’un pas vif, il se dirigea d’abord vers ses appartements où il prit sa dague et son épée qu’il glissa à sa ceinture. Songeant un instant à Ioanna, il éprouva une pointe de regret. Elle l’attendait. Mais il n’était pas d’humeur à partager son lit cette nuit, et s’il s’arrêtait pour le lui dire, elle lui demanderait des explications, ce qu’il n’était pas en mesure de lui apporter. Après une courte réflexion, il prit aussi une bourse d’or dans un des tiroirs de son bureau. Trouver la femme ne serait pas facile. Autant qu’il ait quelques pièces avec lui. Il quitta sa chambre et se dirigea vers la première cour. La nuit était claire mais froide. Il envisagea un instant d’aller chercher sa pelisse, mais renonça. Sa résolution prise, il n’avait pas envie de perdre la moindre seconde. Aux écuries, il constata que le maître palefrenier, conformément à ses ordres, s’était occupé de son cheval en personne. — Monseigneur, salua le palefrenier avec une révérence. Votre monture est prête. — Bien. Il prit les rênes que l’homme lui tendait et hésita. Le palefrenier était presque aussi grand qu’Aindreas, bien que moins large. — Avez-vous un manteau ? L’homme paru déconcerté. — Oui, monseigneur, j’en ai un. — Apportez-le. L’homme ouvrit la bouche, puis la ferma. — Ce n’est qu’une simple pelisse, monseigneur. Elle n’est pas… — Je me fiche bien de savoir à quoi elle ressemble ! Apportez-la-moi. Je vous la rendrai avant la fin de la nuit. Il était bien préférable qu’elle ne ressemble pas au manteau d’un noble. Cela ne l’empêcherait cependant pas d’être reconnu en ville. Peu d’hommes dans le royaume étaient aussi bien découplés qu’Aindreas ; encore moins possédaient un cheval aussi impressionnant que le sien. Mais hors des murs de la cité, cette simple pelisse en tromperait plus d’un et lui permettrait de passer inaperçu. L’homme s’inclina, s’éloigna rapidement, attrapa le manteau suspendu à un crochet à l’entrée des écuries et revint le lui donner. — Vous pouvez le garder, monseigneur, dit-il avec une nouvelle révérence. J’en serais honoré. Ils avaient tous peur de lui. Avait-il donc été si dur avec ses hommes ? — Comme je vous l’ai dit, je vous le rendrai avant l’aube. Merci, maître palefrenier. Il passa le manteau sur ses épaules et sauta en selle. D’un coup d’éperon, son puissant cheval noir s’élança. Aux portes du château, les gardes le saluèrent. Aindreas les dépassa sans un mot. Sur le chemin escarpé qui descendait en ville, Aindreas se souvint que le Festival avait atteint Kentigern. Même à cette heure tardive, outre les danseurs, musiciens et colporteurs qu’il drainait avec lui, les rues seraient pleines de monde. Il faillit faire demi-tour, dans l’idée de traverser le château et emprunter la porte de la Tarbin, toujours en réparation. Mais il opta pour la route la plus courte et franchit les portes de la ville, tête baissée. Un des gardes au moins sembla le reconnaître. Mais Aindreas, préoccupé par l’endroit où il dénicherait cette femme, ne ralentit pas sa monture. Elle s’appelait Jastanne ja Triln. Elle était Qirsi, marchande et capitaine d’un navire, l’Erne Blanc. La seule fois où ils s’étaient rencontrés, elle lui avait dit qu’elle séjournait d’ordinaire sur son bateau. « Si vous avez besoin de me trouver, lui avait-elle dit cette nuit-là dans ses appartements, cherchez l’Erne. » Elle lui avait aussi précisé qu’elle comptait sur lui pour ne communiquer que par messages écrits. Elle n’allait pas apprécier sa visite. S’il la trouvait. En s’éloignant des murs de la ville, Aindreas s’aperçut qu’elle pouvait être n’importe où sur les Terres du Devant, de la baie de Rawsyn au détroit de Bronze, ainsi qu’elle le lui avait dit. Ses chances de la trouver sur les quais de la Tarbin étaient si maigres qu’il faillit arrêter sa monture. Mais il avait déjà quitté Kentigern. La rivière ne se trouvait plus très loin. S’il ne trouvait pas son bateau, il rentrerait au château. Il ne serait peut-être pas trop tard pour rejoindre la duchesse. Il chevaucha vers l’ouest durant près d’une lieue puis bifurqua vers le sud en direction de la rivière. La Tarbin marquait la frontière entre les royaumes d’Aneira et d’Eibithar. Les armées de Mertesse et de Kentigern l’avaient franchie de nombreuses fois. Mais, à cet endroit, à l’ouest des deux villes et de leurs soldats, elle devenait un lieu d’échange et de commerce, pas de guerre. Les commerçants des deux royaumes faisaient affaire avec les capitaines qui remontaient le fleuve depuis la Anse de la Scabbard. Aneiriens comme Eibithariens chicanaient davantage sur les prix que sur les frontières et comptaient leur succès en or plutôt qu’en dépouilles. « Les rois livrent leurs guerres, disait un dicton, les marchands leurs marchandises. » Cet adage se vérifiait souvent sur les rives de la Tarbin. Bien avant d’atteindre la rivière, Aindreas vit les torches qui brûlaient avec ardeur sur les quais. La musique et les rires lui parvenaient à mesure qu’il approchait. Il n’avait aucune idée de l’heure, mais les portes devaient être depuis longtemps fermées à Kentigern. Au port, la nuit ne faisait que commencer. Les navires Qirsi avaient tendance à jeter l’ancre à l’extrémité du quai, mais pas par choix. Les premières places d’accostages étaient les plus prisées, car elles offraient un meilleur accès aux routes menant à Kentigern et aux villages avoisinants. Le capitaine du port les réservait aux navires Eandi. Aindreas arrêta sa monture non loin du quai le plus proche, l’attacha à un arbre et couvrit la distance qui restait à pied. Le duc marchait les yeux baissés, son manteau serré sur ses épaules et sa capuche sur sa tête. On aurait pu le reconnaître sans peine. Mais l’audace de sa démarche le protégeait. Personne n’aurait imaginé le voir ici et donc personne ne lui prêtait la moindre attention. Devant le premier quai, des hommes déchargeaient des barriques de bière. — Je cherche l’Erne Blanc, demanda-t-il sans s’arrêter ni les regarder. — Au bout du troisième ponton, répondit l’un d’entre eux. Je crois qu’il a mouillé hier. Aindreas, stupéfait, se félicita de sa bonne fortune. Après un rapide merci, il poursuivit sa route. Il s’engagea sur le troisième ponton, le bois craquant légèrement sous son poids. Trois navires étaient amarrés près du rivage, dirigés par des capitaines Eandi, sans aucun doute. Un dernier occupait seul l’extrémité du plateau. L’Erne. Personne ne fit attention à lui lorsqu’il dépassa les navires Eandi, mais bien avant d’arriver à l’Erne, trois marins Qirsi lui bloquèrent le passage. — Que veux-tu, Eandi ? demanda l’un d’entre eux. C’était un homme dégingandé, au visage étroit dont les cheveux blancs pendaient sur les épaules. Ses yeux jaunes et brillants luisaient comme des pièces d’or à la lueur des torches. — Aller sur ce navire, l’Erne Blanc. Le Qirsi sourit sans que l’expression de son regard ne change. — Je me doute que tu allais sur l’Erne. À moins que tu ne sois un poisson… Son sourire s’élargit. — Ou peut-être une baleine ? Les deux autres se fendirent d’un ricanement menaçant. Aindreas remarqua qu’ils avaient sorti leur couteau. — Je vois que tu portes une épée, Eandi, reprit l’homme en avançant. Aindreas avait la nette impression que ces hommes l’attendaient, qu’ils savaient très bien qui il était et qu’ils n’avaient pas le moins du monde peur de lui. — Aurais-tu l’intention de t’en servir contre nous ? Aindreas aurait aimé tirer sa lame de son fourreau et la passer au travers du corps de cet insolent Cheveux-blancs, mais il écarta les mains sans pour autant quitter son interlocuteur des yeux. — Pas du tout, mon ami. Je souhaite seulement m’entretenir avec le capitaine de l’Erne. — C’est une femme très occupée, répondit l’homme en jetant un regard à ses compagnons. Et elle n’éprouve pas beaucoup d’affection pour les baleines Eandi qui viennent interrompre ses repas. Aindreas, désormais indifférent aux pouvoirs magiques que pouvait posséder cet homme, comme à la discrétion qu’il souhaitait donner à sa visite à l’Erne, posa la main sur sa garde. — Et moi, je n’éprouve pas beaucoup d’affection pour ceux qui m’insultent dans mon royaume. Maintenant, va lui dire qu’Aindreas, duc de Kentigern, est venu lui parler, ou je t’embroche au bout de mon épée. L’homme ne broncha pas. La menace du duc n’éteignit même pas le sourire narquois qui dansait sur ses lèvres. Mais il finit par acquiescer et tourna les talons vers le navire. Les deux autres restèrent plantés là, leur arme toujours à la main. Aindreas avait cru qu’elle le ferait attendre, mais une minute ou deux après son départ, l’homme revint et, d’un un geste bref, invita le duc à rejoindre le vaisseau Qirsi. Il était plus grand que le bateau auquel il s’attendait. Son mât principal, haut et large, devait atteindre les quatre-vingts empans et sa robuste coque semblait bâtie pour affronter les pires tempêtes de l’hiver et des semailles. Douze hommes au moins se trouvaient sur le pont, et Aindreas était sûr qu’il ne voyait que le tiers de l’équipage. Tout cela, hommes et bateau, sous le commandement d’un capitaine dont il gardait le souvenir d’une silhouette frêle comme un roseau et aussi jeune qu’Affery. Les Qirsi le conduisirent à bord et dans la cale, vaste et propre, qui embaumait la pipe et les embruns. Alors qu’ils approchaient de la proue, ils s’arrêtèrent devant une petite porte de chêne. Le Qirsi frappa et, en réponse à la voix qui leur parvint de l’intérieur, fit signe à Aindreas qu’il pouvait entrer. Baissant la tête pour franchir le seuil, le duc pénétra dans une petite cabine, bien éclairée par plusieurs lampes à huile. Elle était de toute évidence conçue pour un Qirsi – le duc avait l’impression que son corps emplissait tout l’espace – mais elle offrait tout le confort qu’un capitaine au long cours pouvait en attendre. Les parois et le sol étaient faits d’un bois sombre et poli, et une étroite couchette occupait l’extrémité opposée. Jastanne, un sourire narquois aux lèvres, était assise à une table de travail de petite dimension faite d’un bois plus clair. Elle portait ses cheveux tirés en arrière et ses yeux brillaient d’un or encore plus sombre que ceux de l’homme qui l’avait accueilli. Elle était plus jolie que le souvenir qu’en avait gardé Aindreas, mais d’une allure toujours aussi juvénile. — Lord Kentigern, fit-elle sans prendre la peine de se lever. Je ne pensais pas vous revoir, en tout cas pas aussi vite. — Vraiment ? Il me semble pourtant que vos hommes m’attendaient. Elle dressa un sourcil. — Vous êtes perspicace. J’ai rêvé, il y a trois nuits, de votre visite. Mes hommes étaient prévenus. Elle posa sur la table la carte qu’elle avait tenue sur ses genoux ; le parchemin s’enroula aussitôt. Elle lui désigna le lit. — Je vous en prie, asseyez-vous. Je vous offrirais bien un fauteuil… Elle s’interrompit avec un haussement d’épaules. Aindreas comprit. Aucun des fauteuils de la cabine n’était assez large pour lui. Il s’assit sur la couchette avec un léger sourire. — Quand je disais que je ne pensais pas vous revoir, poursuivit-elle, je faisais référence à notre conversation, trois cycles plus tôt, lorsque je vous ai dit que je voulais que nous ne communiquions que par écrit. — Je m’en souviens, fit-il. — Alors pourquoi êtes-vous venu ? — Parce que je l’ai estimé nécessaire. Vous dirigez peut-être l’ordre des Qirsi de votre mouvement, capitaine. Mais je suis duc. Je n’obéis à personne, sauf par choix. — Pas même à votre roi. — Pas même à mon roi. — Je vois. Elle le considéra quelques instants, une expression indéchiffrable sur le visage. — Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, Lord Kentigern, observa-t-elle. Il n’y avait aucune inquiétude dans le ton de sa voix, ni aucune sympathie. Elle aurait aussi bien pu parler des vents. — Je vais très bien. — Alors peut-être pourriez-vous me dire la raison de votre présence. Je suis sûre que vous n’êtes, pas plus que moi, désireux de prolonger cette rencontre. Il hésita, ne sachant par où commencer. Pour le pire ou le meilleur, il avait lié son sort à celui de la conspiration. Il avait même été assez stupide pour signer un serment en ce sens – une preuve de sa bonne foi, comme les Qirsi l’avaient alors appelée – aujourd’hui, une corde à son cou. Leur échec provoquerait sa chute et la disgrâce de sa maison. Mais s’il n’avait d’autre choix que d’être leur complice, il avait besoin de savoir la vérité. Si leur duplicité était aussi profonde qu’il le redoutait, il trouverait le moyen de défaire tout ce qu’il avait provoqué avec sa propre trahison. — Très bien, commença-t-il. J’ai reçu un message de Kearney. Il prétend avoir la preuve du rôle de la conspiration dans le meurtre de ma fille. La femme haussa les épaules. — Ce n’est pas nouveau. Glyndwr et Curgh répètent la même chose depuis la mort de Lady Brienne, non ? — En effet. — Alors pourquoi ce message vous a-t-il conduit jusqu’ici ? — Cette fois, le roi déclare avoir capturé un membre de votre conspiration, une femme qui a reconnu son implication dans le meurtre. Jastanne, soudain blême, se pencha vivement vers lui. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, elle semblait vraiment effrayée. — Vous a-t-il donné son nom ? Aindreas secoua la tête. — Avez-vous ce message avec vous ? Il le sortit de son manteau et le lui tendit. Tandis qu’il la regardait lire la note à la lueur de la lampe allumée sur son bureau, qu’il constatait combien cette nouvelle l’affectait, le duc se remémora leur précédente rencontre. À aucun moment elle n’avait affirmé que les Qirsi n’avaient pas ordonné le meurtre de Brienne, parce qu’il n’avait pas posé la question. Quelle que fût la vérité, cette femme ne lui avait pas menti. À l’exception de Shurik, dont la trahison était à l’origine de tout ce qui s’était déroulé depuis, personne ne lui avait menti. Ni Javan, ni Kearney, ni les Cheveux-blancs. Il était le seul et l’unique responsable. — Peut-il s’agir d’une ruse ? demanda-t-elle enfin en lui rendant le parchemin. — C’est à vous de me le dire. — Qu’insinuez-vous ? — La conspiration est-elle coupable du meurtre de ma fille ? Elle hésita. Une brève seconde, mais assez pour qu’Aindreas s’en rende compte. — C’est un moment étrange pour poser cette question, Lord Kentigern. Vous êtes des nôtres à présent. — Je veux une réponse ! — Je n’en ai aucune à vous offrir. J’ignore qui a tué votre fille. — Vous mentez ! La première fois que nous nous sommes rencontrés, vous avez prétendu être un des dirigeants de votre mouvement. — Je le suis. Mais il s’agit d’un vaste mouvement, Lord Kentigern, et son succès repose en partie sur le silence. Les chefs eux-mêmes ne savent pas tout. De cette façon, si l’un d’entre nous est capturé puis torturé, il ou elle ne pourra pas en avouer assez pour mettre la cause en danger. Vous êtes capable de comprendre ça. Cette explication n’était pas dénuée de logique, mais il doutait de sa sincérité. — Pensez-vous que le roi puisse vous mentir ? demanda-t-elle encore. — Non. Il en est capable, bien sûr, mais il ne s’y prendrait pas de cette façon. Celle femme existe, et je suis bien obligé de croire qu’elle est impliquée dans le meurtre de ma fille. Jastanne se contenta de le dévisager, comme si elle jaugeait le capitaine d’un navire adverse. — Ce qui vous place dans une position délicate, n’est-ce pas ? Vous avez cherché une alliance avec le mouvement parce que vous pensiez que Tavis de Curgh était le meurtrier de votre fille et que Kearney, en lui offrant asile et en montant sur le trône avec l’accord de Javan, était un ennemi de Kentigern. J’imagine qu’à présent, ce sont les Qirsi que vous considérez comme vos ennemis. Qu’avez-vous l’intention de faire ? Aindreas détourna les yeux. — Que puis-je faire ? — Très peu de chose. Toute la question est là. Il revint à elle, plus désireux que jamais de sortir son épée. — Que voulez-vous dire ? — Vous vous êtes engagé dans ce mouvement, Lord Kentigern. Vous avez écrit un serment, signé le parchemin et apposé votre sceau. Si vous vous retournez contre nous maintenant, si vous cherchez à vous venger de ce que vous croyez notre complicité dans le meurtre de Lady Brienne, nous vous détruirons, vous et votre famille. Non seulement vous n’y gagnerez rien, mais vous perdrez tout. Comprenez-vous ? Bien sûr, qu’il comprenait. Au fond, il avait tout compris dès cette première nuit, peu de temps après avoir signé le papier et regardé le Qirsi qu’il avait torturé l’emporter hors de son bureau. Ils l’avaient vaincu, ils avaient fait de lui leur esclave, et il avait lui-même forgé ses menottes. — Oui, fit-il d’une voix sourde, je comprends. — Très bien. Je ne sais pas qui est cette femme, et malgré vos affirmations, je pense que le roi a pu rédiger ce message pour vous tendre un piège, pour vous attirer dans la Cité des Rois. Elle se tut sans le quitter du regard. — Avez-vous l’intention de vous y rendre ? — Non. Il n’y avait pas réellement songé, mais sachant qu’il les avait trahis, conscient de son ignominie, il savait maintenant qu’il était incapable de se présenter devant le roi et ses pairs. — Êtes-vous sûr qu’il soit très sage de le défier si tôt ? — Il s’y attend. Je suis un rebelle, ne l’oubliez pas. Je ne le reconnais pas comme mon roi, et je considère tous ses efforts de réconciliation comme une tentative à peine voilée d’obtenir ma capitulation. Si je réponds à son message maintenant, je perds le soutien des autres maisons qui s’opposent aussi à lui. J’imagine que ce n’est pas ce que vous voulez. — En effet. — Je vais envoyer un message à Kearney dans lequel je l’informerai que je reste convaincu de la culpabilité de Tavis et que la ruse de Curgh n’a pas réussi à m’attirer dans la Cité des Rois. Il tenta de sourire sans succès. — Comme vous le dites, ce n’est probablement pas autre chose. — Je suis heureuse de vous l’entendre dire, Lord Kentigern. Vous commenciez à m’inquiéter. Il se leva. La cabine et son mobilier semblèrent tanguer. — Je ferais mieux de retourner à Kentigern avant qu’on ne s’aperçoive de mon absence. — Naturellement. Si vous recevez d’autres nouvelles concernant cette femme, faites-le-moi savoir. Je ferai bien sûr la même chose de mon côté. — Bien sûr. Elle le regardait, attendant qu’il parte, mais le duc resta immobile. — Je suis étonné de vous avoir trouvée ici, dit-il, le regard fixé sur le plancher, la main de nouveau sur la garde de son épée. Vous m’aviez dit que vos voyages vous conduisaient d’un bout à l’autre des Terres du Devant et pourtant, la nuit où je viens vous chercher sur la Tarbin, je suis assez chanceux pour vous trouver. — Je vous l’ai dit, Lord Kentigern. J’ai rêvé il y a trois nuits de votre visite. J’étais dans la Anse de la Scabbard, alors j’ai navigué jusqu’au port de la Tarbin. Je vous assure qu’il ne s’agit pas d’autre chose. Aindreas acquiesça et quitta la cabine. À sa plus grande surprise, aucun homme ne l’attendait devant la porte. Ils ne le considéraient apparemment pas comme une menace sérieuse pour leur capitaine, même armé. Une fois de plus, il se souvint de leur première rencontre, lorsqu’il lui avait offert un gobelet de vin. Elle avait eu recours à son pouvoir pour le briser, en guise de démonstration, simplement pour lui montrer que le mouvement Qirsi n’avait aucun besoin des armes de Kentigern. Elle n’avait pas besoin de gardes. Jastanne était Façonneuse. Une simple pensée lui suffisait pour briser la lame de l’épée du duc. Elle pouvait faire la même chose avec son crâne. Il quitta le navire aussi vite qu’il le put, remonta le ponton puis le quai et rejoignit le bosquet auquel il avait attaché son cheval. En approchant de sa monture, il vit quelque chose sur la selle. L’objet brillait à la lueur de la lune filtrée par les branches dénudées. Il regarda autour de lui. La nuit était calme. Lentement, il approcha et vit de quoi il s’agissait. C’était un poignard dont la lame était brisée en deux. Il porta instinctivement la main à sa ceinture, mais son poignard était en place. Celui-là devait appartenir aux Qirsi. C’était un message. La journée avait été pleine de messages. Mais il était incapable de savoir ce que celui-ci signifiait. Il ne savait qu’une chose : il voulait retourner dans son château où, au moins pour cette nuit, il serait en sécurité. Lorsque le duc fut parti, que ses pas lourds ne résonnèrent plus sur le pont de bois de son bateau, Jastanne s’autorisa à s’adosser à son siège et à fermer les yeux. — Par tous les démons et toutes les flammes ! jura-t-elle en se frottant les tempes avec les pouces. Le message de Kearney était sincère, cela ne faisait aucun doute. Elle avait dit la vérité à Aindreas en lui expliquant que dans le mouvement même les Chanceliers ne savaient pas tout ce qui se faisait en son nom, mais elle était sûre que le Tisserand était à l’origine de la mort de Lady Brienne. Il ne lui avait pas dit, elle lui avait encore moins posé la question. Elle le comprenait, voilà tout, comme elle comprenait la mer. Elle pouvait lire ses pensées comme elle lisait les courants, sentir ses humeurs comme elle sentait le ciel. Et elle savait qu’à sa façon le Tisserand était aussi puissant que l’Océan d’Amon. Elle ne se risquerait pas plus à le défier qu’elle ne risquait son navire à contrarier la tempête. Dans les profondeurs de la magie dont il était le détenteur, elle apercevait des lueurs de son propre avenir et il était radieux. Sa sagesse et sa force la soutiendraient et la conduiraient à la gloire. S’il le lui demandait, elle abandonnerait tout pour lui. Pour l’heure, le servir signifiait apprendre tout ce qu’elle pouvait sur la traîtresse qui se déshonorait dans les prisons du Château d’Audun. Quel genre de femme pouvait trahir son peuple de la sorte ? À quels moyens avaient-ils eu recours pour obtenir ses aveux ? La torture n’était pas suffisante. C’était pourtant elle qui était venue a bout de la résistance de Qerle, le marchand de tissu qu’Aindreas avait utilisé pour trouver Jastanne. Mais Qerle n’était qu’un messager. Il n’était rien. Cette femme, en revanche, si le message du roi se révélait fondé, avait joué un rôle dans le meurtre de Lady Brienne. Elle devait donc avoir un rang élevé, peut-être s’agissait-il d’un Chancelier dans le mouvement. Auquel cas, elle aurait choisi la mort plutôt que révéler quoi que ce soit. Elle aurait dû être capable de supporter n’importe quelle forme de torture ou de coercition. Si Jastanne s’était trouvée avec elle, elle lui aurait brisé le crâne. Les traîtres à la cause ne méritaient pas mieux. Elle se leva et entreprit de se déshabiller. Il était tard, et il était possible que le Tisserand, pénétrant tel un dieu dans ses rêves, vienne lui rendre visite. Jastanne dormait nue dans cette attente. Elle concevait ce geste comme une offrande, une façon de lui montrer combien elle lui était dévouée, à lui comme à son mouvement, une façon de lui dire que son corps, comme son esprit, lui appartenait. Il avait répondu à son abnégation en la nommant Chancelière et plus encore. Parce que le Tisserand avait des projets pour elle, des projets importants. Un demi-cycle plus tôt, il lui avait ordonné de faire voile vers les mers occidentales. Encore une fois, il y avait du vrai dans ce qu’elle avait dit au duc. Elle avait glané sa visite en rêve. Mais son retour vers la Scabbard n’avait pas été uniquement dicté par son glanage. — Tout se met en place, lui avait dit le Tisserand cette nuit en caressant son corps de son esprit. Bientôt, très bientôt, débutera la bataille finale avec les Eandi. Et tu seras près de moi lorsque je me révélerai. Tu seras là pour partager ma victoire. Ses caresses s’étaient faites plus pressantes, plus puissantes, jusqu’à ce qu’elle crie dans son sommeil de plaisir et d’impatience. Elle serait sa reine. Il ne l’avait pas dit, pas encore. Mais à la façon dont il l’avait touchée, elle avait compris. Elle le connaissait comme elle connaissait la mer. Il reviendrait bientôt vers elle, lui dire comment elle pouvait le servir, et la caresser de nouveau. Le pouvoir du Tisserand, la force du mouvement qu’il dirigeait, pouvaient encore permettre à Jastanne de tirer vengeance de la traîtresse sans quitter le port. Elle se coucha, anticipant les caresses du Tisserand. Cette nuit, peut-être, ou bien demain, pas plus tard. Il apparaîtrait devant elle, sa silhouette se découpant contre le soleil lumineux, et il lui parlerait de ses plans, du futur qu’il façonnait pour chacun d’entre eux. Alors elle lui parlerait du message de Kearney, heureuse et sûre de pouvoir compter sur lui pour détruire cette femme en son nom, au nom de tous les Qirsi. Il saurait qui était cette traîtresse. Il saurait comment l’atteindre. Et il saurait lui faire payer sa trahison. REMERCIEMENTS Tous mes remerciements, comme toujours, à mon excellent agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de la publication, Tom Doherty ; au personnel de Tor Book, en particulier à Scott Gould et Peter Lutjen ; à Carol Russo et son équipe ; à mon formidable éditeur et ami, Jim Frenkel ; à son assistante à New York, Liz Gorinsky ; à son assistant du Wisconsin, Derek Tiefenthaler ; ainsi qu’à ses stagiaires, en particulier Michael Manteuffel et Kellen O’Brien. Comme pour tous mes livres, et tout ce que je fais d’autre, je suis infiniment reconnaissant à Nancy, Alex et Erin. Leur amour, leur soutien et leurs rires font de mon univers un endroit merveilleux et magique. D.B.C. 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