DAVID B. COE LE SANG DES TRAÎTRES La couronne des 7 royaumes ****** 1 Galdasten, Eibithar Le même rêve revenait sans cesse. Il se tenait debout devant le Trône de Chêne, dans la magnifique grande salle de la forteresse, au Château d’Audun, dans la Cité des Rois. Tous les ducs, comtes et barons d’Eibithar lui faisaient face, ainsi que la reine de Sanbira, le roi de Caerisse, l’archi-duc de Wethyrn, et de nombreux autres nobles qu’il ne connaissait pas. Ils étaient tous venus, il le savait, pour son investiture. Renald de Galdasten, le premier roi d’Eibithar issu de la maison des Aigles depuis près d’un siècle. Au-dessus de l’assemblée, derrière la bannière bronze, noir et jaune de Galdasten, flottaient celles de toutes les autres maisons du royaume. À ses côtés, assise dans une version réduite de son superbe trône, Elspeth, sa femme, resplendissait dans sa robe de velours rouge. Leurs trois garçons, habillés en jeunes soldats aux couleurs de leur maison, l’entouraient fièrement. La garde d’or de leur épée brillait à leur ceinture. Un prélat qu’il n’avait jamais vu se tenait devant lui. Entre ses mains étincelait la couronne d’or sertie de pierres précieuses destinée à son front. Mais avant que l’homme ne la lui ceigne, un vacarme étourdissant à l’entrée de la grande salle interrompait la cérémonie. Tout le monde se levait. Renald, loin du bruit, ne voyait rien. Une femme poussait un cri, puis d’autres l’imitaient, et tout à coup la salle entière basculait dans le chaos. Le presque roi se démenait pour apercevoir la cause d’une telle panique. Le bruit semblait approcher. Il ne voyait toujours rien. À sa droite, parfaitement sereine, Elspeth se dressait, lui faisait une révérence et s’éloignait, poussant leurs trois enfants hors de la salle, par une petite porte que Renald apercevait pour la première fois. Il l’appelait, s’avançait d’un pas vers elle, peut-être dans l’intention de la suivre, mais avant qu’il n’y parvienne, la foule se divisait brusquement devant lui, révélant une horreur dépassant toute imagination. Un homme avançait résolument vers lui. Un Qirsi, le visage congestionné, humide de sueur, les membres couverts de zébrures rouges et gonflées. Les morsures de la vermine ! Le plastron de sa chemise était maculé de vomissures et de sang et, dans chaque main, il tenait une souris. Renald voulait fuir à tout prix, rejoindre sa femme dans le passage, mais ses jambes de plomb l’en empêchaient. L’homme s’arrêtait devant lui. Il riait si fort que son souffle fétide et chaud lui inondait le visage. Brandissant ses rongeurs, broyant leur fourrure entre ses doigts, il les écrasait contre ses joues. Il se réveillait toujours à ce moment-là, oppressé, secoué de tremblements, sa couche humide de sa propre transpiration. Il n’avait parlé de ce rêve à personne. C’était inutile. Quiconque connaissait l’histoire récente de la maison de Galdasten aurait immédiatement compris l’origine d’un tel cauchemar. Seulement huit ans s’étaient écoulés depuis que le fou avait apporté la pestilence au Festin de Kell, que la fièvre infectieuse avait emporté le vieux duc, sa famille, et tant d’autres hommes et femmes du duché que leur nombre dépassait l’entendement. Jusqu’à cette saison des cultures, celles de l’année 872, et son terrible drame, Renald s’était lamenté sur la cruauté de son sort. Il était beaucoup plus fin que son cousin. Il se considérait d’ailleurs comme le plus intelligent et le plus compétent des petits-fils de Wistel XI. Pourtant, alors que Kell, l’aîné des fils de Wistel XII, revendiquait la maison et son éminente position dans l’Ordre des Successions, Renald, l’aîné des fils du second frère, se voyait relégué au château de Lynde, une baronnie sans avenir. Une injustice que la tragédie, si on pouvait l’appeler ainsi, était venue réparer. Il en était venu à se dire que les dieux, au fond, nourrissaient pour lui et sa lignée des ambitions bien plus grandes qu’il l’avait jamais imaginé. Cela avait presque suffi à le détourner du chemin d’Ean pour retrouver l’Ancienne Foi. Depuis, cette vision, comme pour le punir du bonheur trop vif que lui inspirait sa bonne fortune, ne cessait de le hanter. Dans la seule lune croissante d’Osya, c’était la quatrième nuit que ce cauchemar venait le tourmenter. Il commençait à souffrir du manque de sommeil. Durant les premières années, il avait supporté ce rêve comme un des fardeaux imposés par ses nouvelles responsabilités, le coût de son duché en quelque sorte. Il n’avait pas cherché plus loin. Par la suite, alors que la rumeur de la conspiration Qirsi se répandait sur les Terres du Devant, et particulièrement depuis le meurtre de Lady Brienne de Kentigern, et la trahison du Premier ministre d’Aindreas, Renald avait été conduit à considérer son rêve sous un autre angle. Le roturier qui avait apporté la pestilence à Galdasten était un Eandi, pas un Qirsi. Personne en Eibithar n’avait jamais émis l’hypothèse que l’incident pût être autre chose que l’acte d’un fou poussé par le chagrin – l’homme en question avait, semblait-il, perdu son fils de la pestilence cinq ans plus tôt, et sa femme d’une autre maladie, quelques années après. Ce n’était pas un complot. Contrairement à l’interprétation qu’on aurait pu faire du meurtre de Lady Brienne, ce n’était pas une tentative pour renverser les Règles de l’Ascension. Ce geste ne révélait rien de plus que ce qu’il était : l’acte désespéré d’un fou. Alors pourquoi l’homme de son rêve était-il un Cheveux-blancs ? Était-ce une distorsion étrange inspirée par sa peur de la conspiration, une peur que partageaient, il en était certain, tous les nobles Eandi du royaume ? Il aurait aimé s’en convaincre, mais le rêve n’avait pas varié d’un pouce depuis la première nuit, pendant les moissons de l’année 872. Et il n’avait pas entendu parler de la conspiration avant ses premières années à la tête du duché. Elle n’existait peut-être même pas à cette époque. Une fois de plus, il se demanda s’il s’agissait d’un avertissement. Un avertissement de quoi ? Il avait l’ambition de monter sur le trône. Les dieux l’enjoignaient-ils à abandonner ce dessein ? Ou l’avertissaient-ils que seule la conspiration se dressait sur sa route vers le Château d’Audun, que la véritable menace ne venait pas de Javan, ou de Kearney, mais des Qirsi eux-mêmes ? Depuis quelques cycles, il s’était arrêté à cette interprétation. Le rêve n’en avait été que plus fréquent. Et il passait ses nuits, éveillé, à la recherche d’une signification qui ne venait pas. Il avait un instant envisagé de se rendre au sanctuaire d’Amon, à l’est de la ville, pour demander son avis à la prêtresse. Mais un duc d’Eibithar ne révélait pas les terreurs qui le rongeaient. Il ne se tournait pas davantage vers les sanctuaires. Si les prélats ne pouvaient lui venir en aide – l’univers des rêves étant loin d’être leur domaine –, aucun serviteur des dieux, homme ou femme, ne pouvait le secourir. Alors Renald endurait son cauchemar dans la solitude de ses nuits. Se laisser perturber par de simples rêves ! Elspeth l’aurait accusé de faiblesse, et il n’y avait personne au château en qui il eût suffisamment confiance pour avouer de telles préoccupations. Cette nuit, comme de nombreuses autres avant elle, le duc quitta son lit et s’habilla. À l’est, le ciel était encore noir. Il savait, après le rêve, que le sommeil ne revenait pas. Il préférait vaquer à d’autres tâches que rester dans son lit, soumis aux apparitions erratiques du visage Qirsi. Deux soldats se tenaient à la porte de sa chambre, ceux qui le plus souvent s’y trouvaient lorsque le duc sortait de la pièce au cœur de la nuit. Ils avaient l’intelligence de ne faire aucun commentaire sur ses insomnies. Après un salut silencieux, ils lui emboîtèrent le pas vers son bureau. Il pénétra dans une pièce froide. Un des gardes se précipita vers la cheminée. — Laissez, fit le duc. — Mais, monseigneur… — Apportez-moi du thé. Cela suffira à me réchauffer. — Bien, monseigneur, répondit l’homme en abandonnant le foyer éteint avec une courte révérence. Il se trouva seul. Les gardes avaient laissé une de leurs torches. Sa flamme découpait de grandes ombres mouvantes sur les murs. Renald alluma une bougie sur sa table de travail, une autre sur le manteau de la cheminée. Puis il prit la missive que Kearney avait envoyée deux jours plus tôt, et s’assit à son bureau. Le message était typique du roi de Glyndwr – direct, mais courtois, rédigé avec intelligence quoique sans prétention. Il semblait détenir la preuve de l’innocence de Lord Tavis dans le meurtre de la fille d’Aindreas et, plus important encore, celle de l’implication des Qirsi dans ce qu’il appelait désormais un assassinat. Renald ignorait comment ces nouvelles seraient accueillies à Kentigern. Le roi poursuivait en requérant la présence de Renald à la Cité des Rois, dès que le temps permettrait le voyage. Les neiges ayant cédé aux journées et aux vents plus doux des semailles, la date était déjà arrivée. Le duc n’avait pourtant lancé aucun préparatif de départ vers le sud, et n’avait aucune intention de le faire. Au fond, il aimait bien Kearney. Son père l’avait beaucoup impressionné la seule fois où il l’avait rencontré. Galdasten et Glyndwr avaient longtemps été en très bons termes. Il n’y avait aucune raison qu’il en allât autrement. La maison de Renald arrivait en second parmi les cinq maisons majeures dans l’Ordre des Successions ; Glyndwr était cinquième. Elles n’avaient jamais été vraiment rivales. L’une située sur les côtes nord, balayée par les vents de l’Océan d’Amon, l’autre perchée sur les montagnes, elles n’avaient jamais connu de conflits de territoire. Renald pensait même que Kearney, à supposer qu’il eût la chance de régner encore quelques années, pourrait faire un bon roi. Son opposition au monarque n’avait rien de personnel, mais tout avec l’avenir de sa propre maison. Car, selon les règles du trône d’Eibithar, la mort de Kell et de tout son lignage, en 872, avait déchu Galdasten de l’Ordre des Successions pour quatre générations. Renald avait hérité du duché, mais sa maison ne pouvait prétendre au trône avant la Révélation du petit-fils de son petit-fils. Même alors, rien ne garantissait que la couronne revînt à Galdasten. Si le lignage de Kearney continuait à produire des héritiers mâles, Glyndwr conserverait le pouvoir. Si tel n’était pas le cas, la couronne reviendrait d’abord à Thorald. En fait, le temps qu’un duc de Galdasten puisse de nouveau monter sur le trône, n’importe laquelle des quatre maisons majeures pouvait accéder au titre suprême. Renald avait envoyé des lettres à Aindreas dans lesquelles il regrettait les injustices endurées par Kentigern livré aux mains de Javan de Curgh et du roi. Il avait envoyé des messages identiques à Kearney, avertissant le roi que Galdasten et ses alliés ne permettraient pas que le meurtrier de Brienne et ceux qui lui avaient donné asile restent impunis. Il considérait Tavis coupable de crime. L’eût-il cru innocent, il n’aurait pas agi autrement. La rébellion entretenue par Aindreas ne risquait pas seulement de renverser le trône de Glyndwr. Elle pouvait mettre un terme aux règles de l’Ascension elles-mêmes. Or, c’était exactement ce que le duc souhaitait. Les règles avaient été défiées dans le passé. Les maisons s’en étaient détournées un certain nombre de fois, seulement pour voir le royaume sombrer dans le chaos et la violence. Chaque fois, les chefs d’Eibithar avaient fini par en revenir aux règles. La stabilité apportée par la suprématie de Thorald était jugée imparfaite, mais elle était préférable à la guerre civile. Aujourd’hui, Renald pensait convaincre les maisons d’Eibithar que les règles seules étaient à l’origine de leurs troubles. Aindreas, à qui voulait l’entendre, n’avait cessé de répéter que Javan et Kearney avaient conspiré contre lui pour lui voler le trône. Renald savait que Kentigern avait donné son consentement à l’arrangement. Certes, cette décision avait été prise dans des heures difficiles, après le siège qui avait failli coûter son château à Aindreas, mais le duc avait tout de même donné son accord. Un accord que Renald, depuis, n’avait cessé de rappeler aux ducs des autres maisons. Le problème ne venait donc pas d’une éventuelle supercherie organisée par le roi, mais des règles de l’Ascension elles-mêmes, trop malléables. La détermination d’un duc ou deux suffisait à les détourner à leur avantage. Elles étaient archaïques et injustes. Pourquoi le geste d’un fou et l’assassinat d’un jeune prince devraient-ils suffire à écarter les deux premières maisons du royaume du trône d’Eibithar ? Sans les règles, Tobbar de Thorald serait roi, ou peut-être Renald, si le duc de Thorald était trop faible pour régner. Dans les deux cas, il ne serait question ni de guerre civile, ni de rébellion. Et Eibithar, uni et fort, serait en mesure de faire face à la menace Qirsi. Tels étaient en tout cas les arguments que le duc de Galdasten avançait à ses pairs. Et ils l’avaient écouté. Eardley, Sussyn, Domnall et Rennach, toutes des maisons mineures. À l’exception d’Eardley, elles n’étaient pas les plus puissantes. Mais, ensemble, leurs armées réunissaient près de quatre mille hommes. Ajoutées à celles de Galdasten et de Kentigern, elles formaient un contingent d’une puissance formidable. Mais même avec elles, le duc de Galdasten n’était peut-être pas assez fort pour vaincre l’armée royale, surtout si elle était soutenue par les armées de Glyndwr, Curgh, Labruinn et Tremain – comme il semblait que ce fut le cas –, mais il n’en avait cure. Renald, au contraire d’Aindreas, ne voulait pas la guerre. Le duc de Kentigern était tellement rongé par le chagrin et son désir de vengeance qu’il aurait volontiers mis le royaume à sac, pourvu qu’il écrasât Curgh et Glyndwr dans l’opération. Tout le monde en Eibithar le savait. Au moins les autres ducs. Pour cette raison, bien qu’il fulminât contre l’injustice du règne de Kearney, Renald n’avait jamais évoqué l’idée de renverser la couronne par la force. Il était la voix de l’apaisement, à l’opposé des appels au sang d’Aindreas. Non, il n’avait pas besoin d’une force capable de prendre d’assaut le Château d’Audun. Il lui suffisait de réunir une armée crédible. Assez importante, elle serait en mesure de convaincre une majorité des ducs que le danger de guerre était réel, et que n’importe quel règlement pacifique serait préférable au carnage qu’un tel conflit ne manquerait pas de provoquer. Ce processus, il le savait, demanderait du temps. Même ses alliés, au nom de l’injustice subie par Aindreas, parlaient encore de guerre. Beaucoup d’entre eux pensaient que Thorald pouvait épouser leur cause, que lorsque Tobbar les rejoindrait, Kearney serait contraint d’abdiquer. Renald ne nourrissait pas de telles illusions. Tobbar ne serait jamais roi, pas plus que Marston, son fils. Mais si Kearney le Jeune, le fils du roi, n’avait pas d’héritier masculin, le fils ou le petit-fils de Marston pourrait prétendre au trône. Thorald demeurait la première maison du royaume et, à ce titre, ses chefs avaient toutes les raisons de défendre les règles de l’Ascension. Le seul espoir de Renald était qu’Aindreas les conduise au bord de la guerre civile, juste avant que Kearney, dans le but de préserver l’unité du royaume, ne soit obligé d’abdiquer. En temps normal, ses chances de succès auraient été minces. Avec le message de Kearney, dont il était certain que chaque duc avait reçu sa version, elles étaient encore plus faibles. Si le roi parvenait à convaincre les autres nobles qu’Aindreas s’était trompé sur le compte de Tavis, que l’asile offert par Glyndwr avait permis de sauver un innocent, et non de protéger un coupable, alors leur soutien à la rébellion s’effondrait. Les gardes revinrent dans le bureau de Renald avec du thé et un petit déjeuner. Après leur départ, et jusqu’aux deuxièmes cloches de la matinée, le duc resta seul avec ses pensées et la fichue missive du roi. Tandis que l’écho du carillon mourait dans les couloirs du château, on frappa à sa porte. Ewan Traylee et Pillad jal Krenaar, son capitaine et son Premier ministre, venaient chaque jour à cette heure s’entretenir avec lui ; aussi fut-il étonné de découvrir Elspeth à la place des deux hommes. Il se leva. — Bonjour, madame, fit-il en contournant son bureau pour lui prendre les mains et l’embrasser sur le front. Elle lui sourit, sans lui rendre son baiser. — Les gardes m’ont dit que tu t’es encore levé avant l’aube. Il lui lâcha les mains. — Les gardes n’ont pas à discuter des agissements de leur duc sans sa permission. — Même avec sa femme ? — Oui. Il revint à son bureau et s’assit. — Qu’est-ce qui t’a réveillé ? Renald détourna les yeux. — C’est une autre femme ? Je sais que tu as eu des maîtresses dans le passé. — Non, Elspeth. Il n’y a pas d’autre femme. Une vérité qui ne s’appliquait néanmoins qu’à la nuit passée. — Alors, de quoi s’agit-il ? — Rien dont je veuille te parler. J’ai passé le reste de la nuit ici, à travailler. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus. La duchesse, ses yeux noirs rivés à ceux de son mari, le dévisagea longuement. Elle restait belle, même après de si longues années, même après trois naissances. D’une beauté austère, elle était aussi inaccessible que les plus hauts sommets de la Chaîne de la Marche, ou l’océan juste avant l’orage. Ses cheveux bruns remontés en arrière accentuaient ses pommettes hautes et la taille de sa bouche. Elle ressemblait plus à une mère prieure qu’à une duchesse. Et encore plus à une reine. — De quoi avez-vous rêvé, monseigneur ? Il sentit une grimace lui tordre le visage, vit le sourire triomphant de sa femme. — De la mort de Kell, reconnut-il. — Et c’est cela qui vous a réveillé. — Oui. — Cela m’empêcherait de dormir, moi aussi. Elle faisait preuve de gentillesse, mais il ne voulait parler de son rêve à personne, et surtout pas à elle. — Le capitaine et le Premier ministre vont arriver d’un moment à l’autre, fit-il. Nous avons beaucoup de travail. — Ils sont dans le couloir, répondit-elle avec douceur. Ils m’ont dit qu’ils attendraient que nous ayons terminé. — Que veux-tu ? demanda-t-il en réprimant un juron. — Quel message as-tu envoyé aux autres maisons ? — Aucun. Il est encore trop tôt. Celui de Kearney n’est arrivé que depuis deux jours. — Trois, maintenant. — Oui, trois. Mais cela ne suffit pas pour rédiger une réponse. — Ils l’attendent. Et de toi. Aindreas ne peut rien dire. Je doute qu’il accepte même les déclarations de Kearney. Il est allé trop loin pour reculer. Ce qui te laisse à la tête des autres. Pour aller où ? se demanda-t-il. — Je sais. C’est la raison pour laquelle ma réponse doit être rédigée avec soin. — Avec soin, oui. Mais rapidement. Il faudra du temps pour que ton message parvienne aux autres ducs. Si tu attends trop longtemps, ils penseront que le message de Kearney a réglé la question, et l’occasion sera perdue. Elle avança, s’agenouilla devant lui et posa une main sur son genou. — Ne veux-tu pas être roi ? Ne veux-tu pas retrouver la gloire qui fut un jour celle de Galdasten ? Sa main remonta le long de sa cuisse. Une vague de désir, inattendue, l’envahit. Maudissant sa faiblesse, il se leva et s’éloigna. Elle voulait qu’il prenne le trône parce qu’elle souhaitait désespérément être reine, et parce qu’elle nourrissait depuis longtemps cette ambition pour leur fils. — Je veux le trône presque autant que toi, Elspeth. Et j’ai l’intention de faire tout ce que je pourrai pour l’obtenir… — Mais tu ignores comment t’y prendre. Il lui lança un regard furieux. — Laisse-moi. Elle eut un petit sourire, puis se leva et se dirigea vers la porte. Elle était presque aussi grande que lui et se déplaçait avec la grâce d’un danseur de Festival. — Tu es sûr que tu ne préfères pas que je reste ? Je doute qu’Ewan ou Pillad te soient d’un grand secours. Leur intelligence n’est pas plus vive que la tienne. Comme il restait silencieux, elle posa la main sur la poignée. — Que ferais-tu ? capitula-t-il. Elle se tourna. Si elle savourait sa victoire, elle n’en montrait rien. — C’est pour ça que je me suis mariée avec toi, Renald. Un homme de moindre valeur aurait laissé son orgueil lui coudre la bouche. Il regrettait déjà de l’avoir retenue. — Je ne contesterais certainement pas la vérité des propos de Kearney, poursuivit-elle après un instant de réflexion. Il suffit qu’un duc assez curieux fasse le voyage pour que tes espoirs soient réduits à néant. J’affirmerais plutôt que les nouvelles du Château d’Audun n’ont rien à voir avec ta dispute avec la couronne. Au contraire, elles confirment qu’Eibithar doit au plus vite trouver un autre moyen de choisir ses rois, moins ésotérique. Peu importe qui a tué Lady Brienne, le fait est que le roi qui nous dirige est sur le trône parce que deux hommes ont décidé qu’il en serait ainsi. Les règles se plient trop facilement à la volonté de quelques-uns. Elle se tut, comme pour peser ses propres paroles. — Voilà ce que je dirais. Renald opina. La force des arguments de son épouse. Elspeth était une femme brillante. S’il l’avait aimée, il aurait été fier d’en avoir fait sa duchesse. — Autre chose, Renald, fit-elle en baissant la voix avec un regard vers la porte. Si j’étais à ta place, je ne discuterais pas de cela avec Pillad. — Pourquoi ? demanda-t-il avec un froncement de sourcils. — Parce que c’est un Qirsi, imbécile ! Le message de Kearney ne t’a donc rien appris ? Brienne est morte parce que les Qirsi voulaient sa mort. Eibithar est au bord du chaos par la volonté des Qirsi. Un noble qui continue à faire confiance à ses Cheveux-blancs est voué au même sort. — Mais Pillad… Elle porta un doigt à ses lèvres et le fit taire. Après un nouveau regard vers la porte, elle revint vers lui. — Je t’en prie, Renald, reprit-elle à voix basse. Ne me dis pas que tu le connais bien, qu’il sert notre maison depuis si longtemps qu’il ne peut pas te trahir. Le duc, comme un enfant pris en faute, la regarda en silence. — C’est un Qirsi, répéta-t-elle, c’est précisément ce qui les rend dangereux. Tu as peut-être raison à son sujet, il est peut-être aussi fidèle qu’un chien, mais tu ne peux pas prendre le risque de te tromper. Il acquiesça de nouveau, conscient de sa lucidité autant que de l’humiliation qu’elle lui causait. — Nous en reparlerons, reprit-elle, quand tu auras discuté avec les autres. Elle se détourna dans un froissement de robe et quitta la pièce. Laissant la porte ouverte, elle gratifia d’un aimable sourire les deux hommes dans le couloir. — Bonjour, monseigneur, fit Ewan en entrant. Pillad qui le suivait s’inclina devant Renald. — Monseigneur. — Fermez la porte, ordonna le duc avec aigreur. Le Qirsi obéit tranquillement, et les deux hommes s’assirent devant la cheminée. Renald les contempla un moment. Il ne savait comment s’y prendre pour renvoyer le Qirsi. Seigneur dans un royaume où les nobles, conformément à leur statut et leur rang, s’entouraient de ministres Qirsi, Renald aurait dû être en mesure d’attirer à sa cour un sorcier sage et puissant. Les chefs Eandi des Terres du Devant collectionnaient les Qirsi depuis des siècles, pour leur magie, évidemment – leur capacité à glaner l’avenir, à créer des brumes capables de dissimuler une armée entière, à briser les épées ou faire agir à leur guise les chevaux ennemis –, mais aussi parce qu’un ministre puissant rehaussait le prestige de l’homme qu’il servait. Javan de Curgh était un homme redoutable. Fotir jal Salene, son Premier ministre, le rendait encore plus impressionnant. S’il avait été en lice pour le trône, Renald aurait pu attirer un tel Qirsi à sa cour. À la place, il avait Pillad. C’était un ministre compétent, dont les visions s’étaient avérées utiles une ou deux fois par le passé. Mais Pillad aurait été le premier à reconnaître que ses pouvoirs – le Glanage, le feu et la guérison – ne faisaient pas partie des dons Qirsi les plus précieux. Il aurait moins facilement admis les raisons qui l’avaient amené à Galdasten, bien que Renald les connût. D’ordinaire, un Qirsi de si petite envergure ne pouvait espérer servir le duc d’une maison majeure dans l’un des royaumes les plus puissants des Terres du Devant. Lorsque Renald avait hérité du duché, il était conseillé par une femme âgée dont les pouvoirs n’excédaient pas ceux de Pillad. À sa mort, Pillad, en dépit de ses dons limités, avait saisi l’occasion de servir un duc. Galdasten écarté de l’Ordre des Succession, les Qirsi ne s’étaient pas précipités vers le château. Parmi ceux qui s’étaient présentés, un ou deux avaient un peu plus à offrir que cet homme. En fin de compte, quelque chose dans l’attitude et les manières de Pillad avait retenu l’attention du duc. Il aurait juré que son ministre restait fidèle à sa maison. Malgré le bon sens, et la justesse, des réflexions d’Elspeth, Renald n’était pas disposé à l’exclure de cette discussion. En était-il pour autant certain ? — Comment se déroule l’entraînement des hommes ? demanda-t-il à Ewan plutôt que d’affronter cette question. — Bien, monseigneur, répondit le capitaine perplexe. Comme d’habitude. — Les pensez-vous capables de remporter une bataille ? — Contre qui, monseigneur ? — L’armée d’une maison majeure. — Pardonnez-moi, monseigneur, intervint Pillad, mais prévoyez-vous d’entrer en guerre ? — Non, Ministre. Mais avec la menace de rébellion entretenue par Kentigern, j’estime que nous devons nous préparer au pire. N’êtes-vous pas de cet avis ? — Bien sûr que si, monseigneur. — Nos hommes sont capables de combattre n’importe quelle armée du pays, monseigneur, répondit Ewan d’une voix si vibrante de fierté qu’elle fit frémir sa barbe noire. — Bien sûr, Ewan, s’empressa le duc, pardonnez ma question. À sa façon, le capitaine avait des capacités aussi limitées que celles du ministre. Il était habile bretteur, presque aussi doué que Hagan MarCullet de Curgh. Mais, là aussi, Renald constatait que comparer les hommes qui le servaient à ceux qui servaient Javan ne parlait pas en sa faveur. Ewan n’était pas aussi habile à l’épée que Hagan. Dans un tournoi, il n’aurait pas remporté la victoire contre le capitaine de Curgh. Ses hommes l’aimaient, ils l’auraient suivi au combat contre une horde de démons et de spectres, mais le capitaine des armées de Kell avait succombé à la pestilence en même temps que le vieux duc. Le remplacer par un aussi bon soldat s’était avéré difficile. La voix railleuse de sa femme résonna une nouvelle fois à ses oreilles : « Je doute qu’Ewan ou Pillad te soient d’un grand secours. Leur intelligence n’est pas plus vive que la tienne. » Malgré l’humiliation, il devait reconnaître qu’elle avait raison, même sur ce dernier point. Pillad pressa le bout de ses doigts les uns contre les autres. — Avez-vous réfléchi au message du roi, monseigneur ? — Oui, je n’ai encore pris aucune décision. — Vous le soupçonnez toujours de mentir. — C’est une possibilité, répondit le duc en plissant les yeux. Est-ce votre opinion ? — Eh bien, oui. J’ai beaucoup songé à cette affaire, et j’ai le plus grand mal à imaginer un membre de la conspiration en avouer autant à un noble Eandi. Je vous conseille de ne pas accorder trop de crédit à cette lettre. Renald, malgré le frisson glacial qui s’empara soudain de lui, opina. La duchesse avait peut-être raison à son sujet. La seule chose sur laquelle le duc et sa femme étaient d’accord était la sincérité de Kearney. Le roi n’aurait jamais menti. Or son ministre affirmait exactement le contraire. — Votre remarque est pertinente, ministre. J’y réfléchirai. Pour l’heure, j’aimerais parler en privé avec le capitaine. Renald, conscient de sa maladresse – Elspeth se serait bien mieux débrouillée –, pouvait à peine contrôler le tremblement de ses mains. Il ne voulait qu’une chose : voir cet homme débarrasser le plancher. Pillad, une expression indéchiffrable sur le visage, ses yeux jaunes grands ouverts comme ceux d’une chouette, se contentait de le regarder. — Monseigneur ? — Je souhaite m’entretenir avec Ewan des hommes et de l’entraînement. Je ne vois pas l’intérêt de vous retenir pour une discussion qui peut durer une bonne partie de la matinée. Je vous ferai appeler plus tard. Le ministre jeta un coup d’oeil à Ewan, puis se leva avec une courte révérence. — À votre service, monseigneur. Il resta pourtant immobile. Confus, il ouvrit la bouche, se ravisa et, après quelques secondes d’hésitation, se dirigea vers la porte. Le duc, les yeux clos, murmura un juron. — Vous n’avez plus confiance en lui, avança le capitaine lorsque la porte fut fermée. — C’est si évident ? — Je crains que oui. Voulez-vous me dire pourquoi ? — Une réflexion de la duchesse concernant le danger qu’il y a à faire confiance aux Qirsi par les temps qui courent. Et puis sa suggestion de considérer la lettre de Kearney comme une imposture. Ewan dressa un sourcil. — En l’occurrence, je suis plutôt de son avis. Renald, maudissant sa femme, sentit son estomac se nouer. — Vraiment ? demanda-t-il. — D’après ce que nous savons des traîtres Qirsi, ils préfèrent mourir que trahir leur cause. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé à Thorald ? Il n’avait pas oublié. La nouvelle, récente, l’avait profondément secoué. Confrontée à une accusation de traîtrise, la Première ministre de Tobbar avait avoué, puis s’était donné la mort avant que le duc et ses hommes puissent l’interroger. — Le roi mentirait-il, sachant combien il nous est facile de savoir la vérité ? — Ce n’est peut-être pas aussi simple, répondit Ewan sur un haussement d’épaules. Il a pu convaincre une Qirsi fidèle à sa maison de jouer le rôle du traître. — Bien sûr ! s’exclama Renald en avançant au bord de son siège. Il n’avait pas envisagé cette possibilité. Elspeth elle-même n’avait pas dû y songer. Au fond, il ne soupçonnait pas Kearney capable d’une telle sournoiserie, mais la question n’était pas là. C’était le prétexte dont il avait besoin pour continuer de soutenir Aindreas. — Vous pensez que c’est ce qu’il a fait ? interrogea Ewan. — Dites-moi, capitaine, combien d’hommes nous faudrait-il pour que le roi se sente menacé ? — Beaucoup plus que ceux dont nous disposons, monseigneur. — Même avec le soutien des maisons mineures ? Même avec Kentigern ? — Kentigern se remet encore du siège lancé par Mertesse, et les armées des quatre maisons mineures ne sont pas très importantes. De son côté, Kearney dispose de celles de Glyndwr et de Curgh, ainsi que de celles de Tremain et d’Heneagh, sans compter l’armée royale. Même si Thorald nous rejoignait, ce ne serait pas suffisant. — Je ne vous demande pas de combien d’hommes nous avons besoin pour renverser le roi. Seulement combien il nous en faut pour le convaincre qu’une guerre civile serait trop destructrice pour être envisagée. — Dans quel but, monseigneur ? Renald éprouva brièvement le désir de lui confier son espoir de voir Kearney abdiquer, mais il se ravisa. À la lumière du jour, cette espérance lui semblait trop farfelue pour être formulée à voix haute. Au moins dans l’immédiat. — Je crains que le roi ne veuille mater Kentigern avant qu’Aindreas s’en prenne vraiment à lui. Tant que nous ne sommes pas sûrs qu’il dise la vérité au sujet de cette Qirsi, je veux tout faire pour éviter cela. Ewan, la bouche de travers, ressemblait, en dépit de sa barbe et de sa carrure, à un écolier aux prises avec la question ardue d’un de ses précepteurs. — Je ne suis pas sûr que nous soyons aussi forts pour aller jusque-là. Si le roi est décidé à écraser cette menace, je crains que nous soyons impuissants à l’en empêcher. — Mais il ne peut pas le faire sans conséquence, insista le duc désespéré d’obtenir une réponse encourageante. — En effet, monseigneur. Cela lui coûtera très cher. Nous ne pourrons pas le vaincre, mais nous pouvons lui infliger de lourdes pertes. — Il n’en doute pas, n’est-ce pas ? — Il ne doit pas l’ignorer, monseigneur. Si tel était le cas, Gershon Trasker le lui dirait. Renald pianota sur la table puis se leva. Il ouvrit grand les volets, et contempla le ciel gris qui pesait sur Galdasten. — C’est ce que je voulais entendre. Merci, capitaine. — Toutefois, monseigneur, vous devez comprendre que, quelles que soient les pertes subies par le roi, elles ne seront rien en comparaison des nôtres. — Je le sais, Ewan. Soyez tranquille, je n’ai aucune intention de conduire nos hommes au massacre. Il me faut simplement du temps. Tant que Kearney sait qu’il ne peut nous mater sans provoquer un véritable carnage, je l’ai. — Du temps pour quoi, monseigneur ? Une question pertinente. Une question à laquelle Renald n’avait pas de réponse. Il avait besoin qu’un événement survienne. N’importe lequel – il saurait s’en saisir – mais il en avait besoin. Et il savait qu’il ne tarderait pas. Sur les Terres du Devant, les circonstances étaient devenues aussi instables que le temps au moment des semailles sur les rives de l’Océan d’Amon. D’une heure à l’autre, personne ne pouvait prévoir la direction des vents, mais l’approche de la tempête ne faisait aucun doute. Il avait seulement besoin de temps. Pillad était à peine installé lorsqu’il vit Uestem pénétrer dans la taverne. Réprimant un geste d’humeur, il baissa vivement les yeux. Une réaction stupide. Le marchand était venu là parce qu’il avait vu Pillad entrer dans l’établissement. Il le cherchait. Malgré son appréhension, le ministre s’étonna du frisson d’impatience qu’il sentit croître en lui. — Premier ministre ! À cette heure matinale, quelle surprise de vous trouver ici ! Pillad quitta sa bière des yeux, fronça les sourcils et détourna le regard. — Je voudrais rester seul, merci. — Alors pourquoi venir dans une taverne ? L’homme prit place en face de Pillad et posa les mains sur la table. — Pourquoi cette taverne en particulier ? Combien de fois nous sommes-nous rencontrés ici même, trois… quatre ? — Trois. Le ministre, craignant à tout instant de voir entrer un résident du château, fixait la porte avec angoisse. Il n’avait pourtant aucune raison de s’inquiéter. Seuls des Qirsi fréquentaient cet établissement, et des sorciers au service de son duc, très peu sortaient avant les cloches de midi. D’ailleurs, à l’exception du tavernier et de deux servantes, ils étaient seuls dans la salle. En outre, Uestem était connu dans tout Galdasten et ses environs pour être un marchand prospère et d’excellente réputation. Personne n’aurait trouvé étrange qu’un homme aussi riche entretînt des relations avec le Premier ministre. Très peu l’auraient soupçonné d’être également un chef de la conspiration. Pillad surveillait tout de même la porte. Tout, plutôt que regarder cet homme dans les yeux. — Trois, si vous voulez. Mais peu importe, vous saviez que je vous trouverais ici. Je pense même que c’est dans ce but que vous êtes venu. — Comment ? Ne soyez pas stupide ! Je suis venu pour… — Oui, vous l’avez dit : pour être seul. Il sourit. — Dites-moi, ministre, comment se fait-il que vous ne m’ayez pas fait jeter en prison ? — Quoi ? — Vous savez que j’appartiens à la conspiration. J’essaie de vous convaincre de nous rejoindre depuis plus d’un cycle. Et durant tout ce temps, alors même que vous refusez mes avances, que vous me qualifiez de traître, vous n’avez jamais appelé les gardes du château. Pourquoi ? Pillad sentait son cœur battre à tout rompre. Il connaissait la réponse aussi bien que Uestem. Il y avait trop de choses qu’il refoulait depuis longtemps, trop de choses qu’il redoutait de s’avouer, même à lui-même. Devant cet homme, il lui semblait que ses barrières volaient en éclats. — Peu importe, poursuivit le marchand devant son embarras. Répondez simplement à cette question : qu’est-ce qui vous a poussé hors des murs du château aujourd’hui ? Pillad tourna de nouveau les yeux vers la porte. — Cela n’a aucune importance. — Je pense que si. Je crois que c’est votre duc qui vous a conduit jusqu’ici. Le ministre croisa le regard de son interlocuteur. — Si je n’étais pas sûr du contraire, Uestem, je dirais que vous avez un espion au château. — Qui vous dit que je n’en ai pas ? s’amusa le marchand. Allons, racontez-moi ce qui s’est passé, poursuivit-il en se penchant vers lui. — C’est vous qui avez des espions. Je vous écoute. — Très bien. L’homme médita quelques secondes. — J’imagine que vous êtes allé dans le bureau de votre duc, comme chaque matin, discuter avec lui de Kentigern, du roi et de tout ce qui concerne ceux qui, comme vous, vivent dans les cours. Les Eandi ne savent pas toujours que faire de l’autorité qu’ils détiennent, mais ils semblent prendre beaucoup de plaisir à en discuter. Quoi qu’il en soit, ce matin, les choses ne se sont pas déroulées comme d’habitude. Votre duc s’est montré plus distant, plus méfiant à votre égard. Et, avant même que vous vous soyez confortablement installé dans son bureau spacieux, il vous a demandé de partir. Il ne vous a donné aucune explication, il ne vous a évidemment pas dit qu’il n’avait plus confiance en vous, mais vous l’avez compris. Alors vous êtes venu ici. Il s’adossa. — Ai-je raison ? Peut-être avait-il en effet des espions. — C’est assez proche de la vérité, admit le ministre. Baissant les yeux, il but une gorgée de bière. Même si Uestem se contentait de l’observer, et même avec une évidente sympathie, il se sentait humilié. — Le même phénomène se déroule sur toutes les Terres du Devant, ministre. Les Eandi parlent de la déloyauté des Qirsi, mais ce sont eux qui récompensent des années de fidélité par la suspicion et le mépris. — Peut-être, mais c’est à cause de votre mouvement. Ils ont peur et ils ont raison. L’homme sourit encore. — De toutes nos conversations, c’est la première fois que vous faites référence à notre… association en terme de mouvement, et non de conspiration. Pillad se sentit rougir. — N’en tirez pas de conclusion. — Ministre, pourquoi continuez-vous de nous résister ? Votre duc n’a plus confiance en vous. Combien de temps lui faudra-t-il, croyez-vous, avant qu’il vous bannisse complètement du château ? — Cela n’ira pas jusque-là. — En êtes-vous si certain ? Je suis sûr que vous n’aviez jamais imaginé qu’il en viendrait là où il en est aujourd’hui. Il se tut et, les yeux fixés sur le visage du ministre, poursuivit : — Vous avez sans doute raison, les choses n’iront peut-être pas jusque-là, mais pas pour les raisons que vous croyez. Il ne vous renverra pas du château parce qu’il n’en aura pas le temps. Renald n’est pas un homme audacieux. Il lui faudra plusieurs cycles, peut-être un an, avant qu’il trouve la force de vous mettre à la porte. À cette date, mes alliés et moi-même aurons déjà frappé. Renald sera mort avant la fin de la saison nouvelle, comme tous les Qirsi qui le servent. À ces mots, Pillad leva les yeux. — Cet homme vaut-il que l’on meure pour lui, ministre ? Après l’affront qu’il vous a fait subir aujourd’hui, pouvez-vous honnêtement affirmer que vous êtes encore prêt à donner votre vie pour lui et sa maison ? Était-il venu à la taverne pour que Uestem le trouve ? Nourrissait-il, depuis le début, le désir inavoué de rejoindre le mouvement ? Les réflexions du marchand, la question qu’il venait de lui poser, avaient dû le troubler, car la réponse lui parut soudain trop facile. — Non, je ne le peux pas. Uestem, son visage lisse dépourvu de la moindre trace d’ironie, sourit. — Vous êtes sincère ? Vous êtes prêt à nous rejoindre ? — Que devrai-je faire ? — Je ne le sais pas encore. Franchement, vous m’avez si bien fait douter de mes capacités de conviction que je n’ai même pas posé la question. Je vais me renseigner. — Oui, faites-le. Il vida sa chope et la reposa, un peu brutalement, sur la table. Le choc le fit sursauter. — Que va-t-il se passer maintenant ? — On va vous contacter dans les prochains jours. Vous… — Qui ? Ce n’est donc pas vous ? L’homme posa sa main sur celle de Pillad. Sa paume était chaude et douce. — Ne vous inquiétez pas. La plupart des choses que vous ferez au nom du mouvement passeront par moi. Mais pas toutes. Le ministre opina. — On vous donnera un peu d’or – j’ignore combien – et on vous demandera d’exécuter une première mission. Lorsque ce sera fait, on vous contactera de nouveau. Ce qui se passera ensuite dépend de nombreux facteurs, aussi je ne peux vous en dire plus. Le ministre retira sa main et se leva. — Je vais rentrer au château. Je ne veux pas qu’on m’attende. — C’est ici que vous êtes attendu. Pillad sentit son visage s’empourprer une nouvelle fois, mais il sourit. Il s’éloigna, avant de se retourner : — Qu’auriez-vous fait si j’avais encore refusé ? demanda-t-il alors. — J’aurais continué à tenter de vous convaincre, au moins quelque temps. Au bout du compte, j’aurais été obligé de vous supprimer. Aussi vite qu’il était né sur ses lèvres, le sourire de Pillad s’évanouit. — Vous plaisantez, fit-il d’une voix aussi blanche que ses traits. — Non. Je vous apprécie beaucoup, ministre, croyez-le. Mais je suis au service d’une cause supérieure. Je serais heureux de mourir pour mon peuple, et si je le dois, de tuer aussi pour lui. Je suis content que vous ayez rendu cette possibilité caduque. Pillad, la gorge nouée, opina. Il sentait encore le contact de cet homme sur sa main. À l’endroit où il l’avait touchée, sa peau le brûlait, aussi vive, lui semblait-il, qu’une plaie ouverte. 2 Cité des Rois, Eibithar, lune décroissante d’Osya Le premier des ducs d’Eibithar était attendu au Château d’Audun avant la tombée de la nuit. Cette arrivée signait le dernier jour de liberté de Cresenne. Keziah le lui avait expliqué la veille, mais Cresenne savait que le roi viendrait l’en informer en personne. C’était sa façon de faire ; elle s’en était rendue compte. Si elle n’était pas prête à admettre qu’elle s’était trompée sur les nobles Eandi, et les Qirsi qui les servaient, elle devait reconnaître que Kearney de Glyndwr et Keziah étaient différents. Lord Tavis lui-même n’était pas tel qu’elle se l’était représenté. Après sa discussion initiale avec le Premier ministre, Cresenne avait répondu à toutes les questions de Grinsa, du moins à toutes celles dont elle connaissait la réponse. Elle leur avait même parlé du Tisserand. Elle avait supplié le roi de n’en parler à personne d’autre qu’à ses nobles. À sa surprise, il avait accédé à sa requête. Elle avait cru que le jeune Curgh exulterait de se voir disculper. Or, si elle avait senti son soulagement lorsqu’elle avait parlé de son rôle dans le meurtre de Lady Brienne, Tavis, figé dans le silence, n’avait offert aucun commentaire. Depuis ce jour, elle avait souvent discuté avec Keziah. Aussi surprenant que cela parût, elle avait l’impression qu’elles devenaient amies. Elles se ressemblaient bien plus que Cresenne ne l’aurait jamais imaginé. Passé sa première gêne avec Bryntelle, Keziah s’était prise d’affection pour l’enfant. Le comble était le trouble de Grinsa devant leur amitié naissante. Il semblait sincèrement perturbé. Si elle avait été sûre d’irriter le Glaneur, Cresenne aurait donné son amitié à l’empereur de Braedon. Après leur première discussion, lorsque Keziah avait convaincu Cresenne de parler ouvertement à Kearney de son implication dans le mouvement, les deux femmes n’avaient plus évoqué le Tisserand. Elles avaient à peine mentionné le mouvement, la menace de guerre civile, ou même les messages que Kearney avait envoyés pour convoquer les autres ducs à la Cité des Rois. Elles avaient discuté de leur enfance, de leurs familles, de leurs amours. Cresenne avait toujours le sentiment que la ministre lui cachait des choses, surtout quand le sujet concernait Grinsa ou le roi, aussi pensait-elle que l’un d’entre eux, ou même les deux, avait eu une liaison avec elle. Elle ne cherchait pas à en savoir plus. Pour la première fois de sa vie, elle avait une amie. Elle était simplement heureuse de cette amitié, et acceptait de bonne grâce les limites qu’y posait la ministre. C’était la raison pour laquelle leur discussion de la veille lui avait causé un tel choc. Elles se promenaient dans les jardins, profitant du premier jour de clarté depuis ce qui lui semblait une éternité. Keziah portait Bryntelle, gazouillant et jouant avec elle jusqu’à ce que l’enfant commence à réclamer sa mère. Après la lui avoir rendue, elle s’était plongée dans le silence, les yeux obstinément fixés sur le chemin. Au début, Cresenne n’y avait pas prêté attention. Puis, alors que le silence s’étirait, elle avait senti l’inquiétude la gagner. En dépit des rires et des bavardages qu’elle avait partagés avec Keziah, Cresenne n’avait jamais oublié qu’elle restait prisonnière du roi, et une traîtresse aux yeux de tous ceux qui l’entouraient. L’enfant s’était endormie. Cresenne la tenait au creux de son bras, veillant à protéger son visage des rayons du soleil. — Si tu as quelque chose à dire, vas-y, avait-elle encouragé la ministre. Bryntelle ne va pas tarder à se réveiller, elle voudra se nourrir. — D’accord, avait répondu Keziah sans poursuivre pour autant. Chaque seconde qui s’était écoulée n’avait fait qu’accroître l’appréhension de Cresenne. — Le roi m’a demandé de te parler, avait enfin repris la ministre sans quitter le chemin des yeux. Je parle en tant que Premier ministre, plus qu’en amie, avait-elle prévenu ensuite avec un regard furtif. Et je suis ton amie, Cresenne. Je veux que tu le saches. — Je comprends, avait répondu la jeune femme. Mais elle ne comprenait pas. Elle avait l’estomac noué, sans bien savoir pourquoi. — Javan de Curgh arrive demain, et sans doute Lathrop de Tremain. — Oui, j’en ai entendu parler. — Dans les prochains jours, le roi attend aussi Marston de Shanstead en provenance de Thorald, et le duc d’Heneagh. Il espère la venue d’un certain nombre de ceux qui se sont attachés à la cause d’Aindreas. Domnall peut-être, et Eardley. — Où veux-tu en venir, Keziah ? — Le roi te fait confiance, Cresenne. À la suite de tes aveux, il ne souhaite pas te mettre en prison. Mais les ducs ne sont pas aussi généreux. Javan en particulier voudra savoir pourquoi Kearney accorde autant de liberté à une femme responsable des souffrances de son fils. Elle aurait dû s’en douter. Ils la considéraient comme une traîtresse, elle avait avoué sa complicité dans un assassinat. Elle aurait dû éprouver de la reconnaissance pour la liberté qu’on lui avait accordée jusque-là, elle n’avait pu cependant se défendre d’un sentiment de trahison. Keziah se définissait elle-même comme son amie. Kearney lui avait juré qu’elle n’avait rien à craindre de lui. Et ils voulaient l’enfermer, dans le seul but d’éviter d’offenser quelques ducs. — Il faut que tu comprennes, avait poursuivi la ministre. Sous la menace de rébellion entretenue par Aindreas, le roi ne peut considérer aucun soutien comme acquis. Thorald et Curgh, les maisons majeures, sont particulièrement importantes. Si Galdasten… — Alors il veut me mettre au cachot ? — Non ! s’était exclamée Keziah horrifiée. Il ne ferait jamais une chose pareille. — Alors quoi ? — Dans la tour carcérale. Avec le retour des beaux jours, ce devrait être moins dur, et bien sûr Bryntelle restera avec toi. Les ducs vont rester quelque temps, mais après leur départ, tu recouvreras ta liberté. C’était plus qu’elle n’aurait mérité. La perspective d’être enfermée la faisait pourtant frémir. Était-ce dans ces conditions, prisonnière au château du roi, qu’elle finirait ses jours ? Certes, ils ne l’exécuteraient pas, mais ils ne la relâcheraient jamais. Bryntelle grandirait avec des barreaux à ses fenêtres et des gardes devant sa porte. Ou bien elle serait confiée à quelqu’un d’autre, élevée dans un autre foyer, sachant que le monde entier considérait sa mère comme une traîtresse et une meurtrière. — Et si je refuse ? Keziah s’était arrêtée, une expression douloureuse sur le visage. — Je t’en prie, ne le fais pas. Cresenne avait pris une profonde inspiration et acquiescé. — Alors il vaut mieux que je retourne dans ma chambre. Je n’ai pas grand-chose, mais je ferais bien de rassembler les quelques affaires que j’ai apportées d’Aneira. — Puis-je t’aider ? — Non. Elle n’avait pu s’empêcher de se sentir émue par le regard blessé de Keziah. Cette conversation lui coûtait visiblement beaucoup. — Je vais me débrouiller, lui avait-elle assuré en essayant de sourire. — Puis-je passer te voir un peu plus tard ? — Pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas à la tour carcérale demain, je t’en serais reconnaissante ? La ministre, soulagée, lui avait rendu son sourire. — Bien sûr. Cresenne et Bryntelle avaient passé le reste de la journée dans leur chambre. Quelques minutes avaient suffi à Cresenne pour réunir ses maigres possessions. Après sa discussion avec la ministre, elle n’avait eu aucune envie de compagnie. Elle ne manquerait pas de solitude à l’avenir, mais l’intimité, c’était autre chose. Il n’y avait pas de verrou à sa porte et, malgré les gardes postés en permanence dans le couloir, elle n’était pas obligée de les voir, d’entendre leurs commentaires, ou d’endurer leur regard. Pour la dernière fois, elle goûtait le confort élémentaire de sa chambre comme s’il était aussi fastueux que les appartements d’une reine. Elle dormit par intermittence et se réveilla tôt, le lendemain, incapable de retrouver le sommeil après les premières cloches du jour. Keziah ne lui avait pas précisé à quelle heure elle serait transférée dans la tour, mais elle préférait être prête lorsque la ministre et les gardes de Kearney viendraient la chercher. Elle s’assit, Bryntelle endormie sur ses genoux, et attendit. Elle avait écarté la tapisserie qui fermait l’étroite et unique fenêtre de sa chambre, et regardait le ciel s’éclaircir lentement. Depuis la cour en contrebas lui parvenaient le bruit des épées de bois entrechoquées et les ordres du capitaine des armées qui entraînait ses hommes. Le coup frappé à sa porte la fit sursauter. Bryntelle, ainsi brutalement réveillée, se mit à pleurer. — Entrez ! dit-elle en berçant son enfant. La porte s’ouvrit sur le roi en personne. Cresenne se leva et s’inclina aussi bien qu’elle put avec son enfant dans les bras. — Votre Majesté. — Bonjour, fit-il d’une voix mal assurée. — Je vous en prie, entrez, Votre Majesté. Il hésita, sans quitter l’enfant des yeux. — Je ferais peut-être mieux de revenir. — C’est inutile. Elle vient juste de se réveiller. Elle va se calmer. Le roi opina et, d’un pas aussi hésitant que sa voix, pénétra dans la pièce. — Le Premier ministre vous a informée ? — Oui, Votre Majesté, répondit-elle le cœur serré. Il avait commencé à faire le tour de la pièce, mais s’arrêta et lui fit face. — Je suis désolé. Je veux que vous en soyez convaincue. — Bien sûr, Votre Majesté. Elle avait essayé de conserver un ton neutre, sans succès. — Vous ne me croyez pas. Avant qu’elle puisse répondre, il hocha la tête. — Je ne vous en veux pas. J’agis de la sorte parce que c’est le minimum que les ducs sont en droit d’attendre de moi. Je vais en outre devoir répondre à ceux qui voudront savoir pourquoi je ne vous ai pas fait exécuter. — Je vous suis reconnaissante de votre mansuétude, Votre Majesté. — Et je vous sais gré de tout ce que vous nous avez appris. Lorsque les ducs quitteront la Cité des Rois, ce qu’ils finiront par faire, vous retrouverez votre liberté. — Ma liberté de circuler dans l’enceinte du château, Votre Majesté, ou la liberté de partir avec mon enfant, et de vivre ailleurs sur les Terres du Devant ? Devant son malaise, elle comprit. — Nous pouvons vous offrir une existence agréable ici, Cresenne. Votre fille grandira avec les enfants des personnes à mon service. Elle aura les mêmes maîtres, et jouira de la même liberté et des mêmes privilèges qu’eux. — Mais je resterai prisonnière, peut-être pas dans la tour, mais au château. — Oui. — Et dès que les ducs viendront vous rendre visite, quand un noble viendra d’un autre royaume, je retournerai dans la tour. — Oui. — Pardonnez-moi, Votre Majesté, mais ce n’est pas cela, la liberté. — Non, reconnut-il. Vous avez raison. Malgré toute l’aide que vous nous avez apportée, vous restez coupable de crimes contre le royaume. Vous avez pris des décisions bien mal avisées par le passé, vous devez désormais vivre avec les conséquences de vos choix. Elle avait décidé de se battre pour son peuple ! Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Elle se tut néanmoins. Elle n’était même pas sûre de sa propre sincérité. Elle avait pourtant le plus grand mal à contenir sa colère. Une fois de plus, malgré la menace de Kearney et Grinsa de lui retirer Bryntelle, elle se demanda si elle n’avait pas eu tort de se tourner contre le Tisserand. — Il existe une autre possibilité, reprit cependant le roi après un long silence. Je peux vous offrir asile à Glyndwr, comme je l’ai proposé à Tavis, après son évasion de Kentigern. Vous seriez confinée dans l’enceinte du château, comme ici, et il y a moins d’enfants qu’au palais royal, votre fille sera plus isolée. Mais Glyndwr reçoit peu de visiteurs, aussi passerez-vous moins de temps dans la tour carcérale. Il lui proposait l’exil, en des termes engageants, du moins par rapport à la vie qui l’attendait à Audun, mais il n’y avait pas d’autre nom pour décrire l’existence qui l’attendait là-bas. Le roi d’Eibithar lui demandait de choisir entre le bannissement et l’emprisonnement. — Vous n’êtes pas obligée de me répondre aujourd’hui. — Si je vous donne mon accord, quand devrai-je partir ? — Dès le départ des ducs. Une escorte vous accompagnera, vous et votre fille serez en sécurité. Les neiges n’auront pas entièrement fondu dans les montagnes, mais à cette époque, le voyage ne devrait pas être pénible. Elle baissa les yeux sur Bryntelle. Au moins n’aurait-elle pas à voir sa mère en prison trop souvent. — Je vais y réfléchir. — Bien. Personnellement, je pense que c’est un meilleur choix que le château d’Audun. Ce qui ne signifie pas que vous n’êtes pas la bienvenue ici. Mais je crois que Glyndwr serait plus facile. Pour toutes les deux. Pour lui aussi, se dit-elle. — Merci, Votre Majesté, répondit-elle néanmoins. Il soupira et baissa les yeux sur le bébé. — Elle semble en parfaite santé. — Oui, merci. — J’en suis heureux. Il se tut un moment, puis se dirigea vers la porte. — Je vous laisse. Keziah ne devrait pas tarder à venir vous chercher pour vous conduire là où… vous allez. — Oui, Votre Majesté. Merci. Il s’éloigna et ferma doucement la porte derrière lui. Une fois de plus, Cresenne se dit que cet homme valait mieux qu’elle ne l’avait cru. Il l’avait mise en colère – qui était ce roi Eandi pour critiquer ses choix ? – mais son emprisonnement, malgré ce qu’elle avait fait, malgré la consternation que sa mansuétude n’allait pas manquer de provoquer chez ses ducs, le mettait mal à l’aise. Le Tisserand, face à un Eandi de tel rang, n’aurait pas la même clémence, elle s’en rendait parfaitement compte. Dans le mouvement, tout le monde prendrait la compassion de Kearney pour un signe de faiblesse. Cresenne ne voyait pas les choses du même œil. Si tous les Eandi avaient été à l’image de Kearney de Glyndwr, il n’y aurait jamais eu de conspiration. Keziah se présenta peu de temps après le départ du roi. Les deux soldats qui l’accompagnaient restèrent dans le couloir. — J’ai la clef d’une cellule de la tour, fit-elle. Le roi et moi jugeons préférable qu’aussi peu de gens que possible soient impliqués dans ton transfert. Devant ce nouveau signe de courtoisie de la part du roi et de son ministre, une réflexion frappa Cresenne : que pensait Tavis de Curgh de tout ce que Kearney entreprenait pour elle ? Il aurait eu toutes les raisons, et tous les droits, de se sentir offensé, et même écœuré. Cresenne cependant imaginait difficilement qu’il le fut. Contrainte de réviser son jugement sur le roi et son Premier ministre, elle en venait à mettre en doute son appréciation de tous les Eandi, comme des Qirsi qui les servaient. La ministre considéra les gardes. — Attendez-nous ici, leur dit-elle. Nous vous rejoignons dans un instant. Sans attendre leur réponse, elle entra dans la chambre et ferma la porte. Cresenne lui jeta un regard perplexe. — Avant de te conduire dans la tour, je dois examiner tes affaires. Kearney me l’a fait promettre, sous l’injonction de Gershon, sans aucun doute, sourit-elle comme s’il s’agissait d’une plaisanterie. Je pense que tu ne préfères pas que je le fasse sous le regard des gardes. Cresenne, la gorge nouée, s’obligea à sourire. Chaque fois qu’elle se reprochait d’avoir méjugé les Eandi, un événement nouveau la faisait douter de cette remise en question. — Tu possèdes une arme, n’est-ce pas ? — Oui, opina Cresenne. Une dague. — Je dois te la prendre. — Bien sûr. — As-tu de l’or ? La ministre prétendait servir le mouvement. Elle devait avoir été payée par le Tisserand, comme Cresenne. — Tu sais que j’en ai, répondit la jeune femme d’une voix égale. Tu dois aussi me le confisquer ? — Aucun des hommes du roi n’est à l’abri de la cupidité. Un prisonnier fortuné est à moitié libre. C’était un vieil adage, il n’en restait pas moins cruel. — Je le garderai pour toi, ajouta Keziah en se méprenant sur son silence. La dague aussi. Ils te seront rendus. Elle sortit l’arme et la bourse de cuir du sac de Cresenne. — Tu m’as dit que mon emprisonnement servait seulement à sauver les apparences, que je recouvrerais ma liberté après le départ des ducs. — Oui, c’est exact. — Alors pourquoi fais-tu tout cela ? Keziah se redressa et croisa le regard de Cresenne. — Je t’ai dit aussi que les ducs resteraient quelque temps. L’emprisonnement conduit parfois à d’étranges réactions. Malgré ta certitude d’être libérée, le désespoir peut te conduire à vouloir gagner ta liberté avant que nous puissions te l’offrir. En baissant les yeux sur Bryntelle, Cresenne comprit que la ministre avait raison. Endurer ne serait-ce que quelques jours dans la tour carcérale allait lui coûter des efforts considérables. Si les ducs restaient un demi-cycle, ou plus, rien ne lui permettait de prévoir ses réactions. — C’est ta vie maintenant, Cresenne. La liberté que tu as connue ne t’appartient plus désormais. Cela me fait mal de te le dire, mais c’est la vérité. Cresenne sentit une larme rouler sur sa joue. Elle ne l’essuya pas. Elle avait reconnu à peu près la même chose devant Kearney tout à l’heure. Pourquoi ces mots, prononcés par cette femme, l’affectaient-ils tant ? — Tu l’as compris toi-même, poursuivit Keziah d’une voix aussi malheureuse que l’était Cresenne. — Oui, fit-elle à travers ses larmes. Le roi m’a parlé d’aller à Glyndwr, d’accepter l’asile qu’il m’offrait là-bas plutôt que de rester confinée dans son château. — Je crois que tu devrais accepter, répondit Keziah après réflexion. La jeune femme opina. Elle venait de comprendre qu’elle et Bryntelle feraient le voyage vers les montagnes dès le départ du dernier duc. Mais, pour l’instant, elle voulait garder cette décision pour elle. — Je lui ai répondu que j’allais réfléchir. Keziah acquiesça une seconde fois. — Tu as bien fait. La dague de Cresenne dans une main et sa bourse de cuir dans l’autre, elle observa son amie quelques secondes. — Nous devrions y aller, dit-elle enfin. Javan arrive dans moins d’une heure. Les préparatifs ont déjà commencé. Bryntelle serrée contre sa poitrine, Cresenne suivit la ministre hors de la pièce et le long des couloirs de pierre. Les gardes les talonnaient. Le chemin eût été beaucoup plus court par la cour intérieure, mais la ministre, pour lui épargner l’humiliation de passer devant les soldats de Gershon Trasker – une prévenance parmi tant d’autres –, avait choisi de rester à l’abri des dédales sombres. En dépit de leurs détours, elles arrivèrent beaucoup trop vite à la tour carcérale. Cresenne, qui avait espéré que sa crainte de la captivité serait pire que la réalité, constata qu’elle s’était trompée. En pénétrant dans la cellule, elle se mit à trembler si violemment qu’elle dut se tenir pour ne pas s’effondrer. Un lit de paille était poussé contre le mur face à la porte. Elle s’y assit, serrant toujours son bébé contre son cœur. Un berceau de bois rudimentaire avait été placé à côté du lit, avec une couverture de laine toute neuve. — Est-ce que ça va ? lui demanda la ministre. — Ça ira, lui répondit-elle d’une voix tremblante. — Veux-tu que je reste ? — Non. Ça va. Keziah hésita. — Très bien. Mes prochains jours risquent d’être très occupés, mais je ferai de mon mieux pour venir te voir. — Merci. La ministre quitta la cellule et l’un des gardes ferma la porte. Le choc du métal contre le métal fit sursauter Cresenne. Elle entendit l’homme verrouiller la porte, les yeux brillants comme des pièces d’or, sans relever la tête. Elle refusait de lui montrer les larmes qui roulaient sur ses joues. — J’exige qu’elle soit correctement traitée, entendit-elle la ministre ordonner d’une voix à peine audible par le judas de la porte. Si elle a besoin de quoi que ce soit, si son enfant a le moindre problème, je veux être prévenue dans l’instant, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Est-ce clair ? — Oui, Premier ministre. Alors que les pas de Keziah mouraient dans le couloir, Bryntelle se réveilla et se mit à pleurer. — Tu as faim, mon trésor ? murmura la jeune femme en essuyant ses larmes avant de déboutonner sa chemise. Le bébé contre son sein, elle leva les yeux vers la porte. Un garde la lorgnait à travers les barreaux. N’avait-il pas entendu les ordres de sa ministre ? Elle aurait voulu se mettre à hurler. Elle lui jeta un regard noir, mais il ne broncha pas. Alors elle s’assit sur le lit, dos à la porte, et nourrit son enfant. Elle entendit enfin ses bottes traîner sur les dalles de pierre. Il s’éloignait. — Chienne de Qirsi, murmura-t-il dans son dos. Après la tétée, Bryntelle resta éveillée et gazouilla, en jetant des regards avides sur son nouvel environnement. Cresenne se redressa et reboutonna sa chemise. Les gardes l’ignoraient. Des trompettes et des acclamations lui parvinrent de la ville. Javan de Curgh arrivait. Elle se leva et porta son enfant jusqu’à l’unique fenêtre. À l’exception des spirales du sanctuaire de Morna, et de la crête de la Steppe de Caerisse qui se dressait derrière les murs de la cité, elle ne vit rien. Elle resta pourtant devant la fenêtre, à écouter enfler et puis s’éteindre les cris de la foule. Javan était dans le château. Quelques instants plus tard, elle entendait des voix dans le couloir, puis des pas juste devant sa cellule. Elle savait que le duc de Curgh viendrait la voir, mais elle ne l’attendait pas si vite, elle n’avait pas imaginé non plus qu’il viendrait avec sa femme et son fils, Grinsa et un second Qirsi qui devait être le Premier ministre de Javan. — C’est elle ? demanda le duc en s’arrêtant devant sa porte. Son visage mince et barbu était encadré dans la petite ouverture. — Oui, monseigneur, répondit Grinsa. Javan, cherchant son regard, planta ses yeux dans ceux de la jeune femme. Bryntelle poussa un petit cri. Ses yeux glissèrent un instant sur l’enfant avant de revenir sur Cresenne. Mal à l’aise sous l’examen de cet homme, Cresenne déplaça son enfant sur l’autre bras. — Je pensais que vous aviez aidé le roi pour éviter la potence, fit Javan en regardant de nouveau le bébé. Je vois que vous aviez d’autres raisons. Cresenne ne sut que répondre. — Si j’avais été à sa place, je vous aurais fait pendre. Vous le savez. Il l’observait, comme s’il attendait sa réponse. Elle n’en fit aucune. Au fond d’elle-même, elle espérait que Grinsa prendrait sa défense, mais elle savait pourtant qu’il se tairait. Et ils avaient l’audace de la qualifier de lâche. — Vous n’avez rien à me dire ? demanda le duc. — Non, monseigneur. Rien. Elle vit ses lèvres se retrousser. — Kearney a tort de vous témoigner de la pitié. Vous êtes un monstre, et je plains votre enfant. Elle aurait dû se moquer de l’opinion de ce noble. Elle aurait dû rester muette. Mais ses mots l’avaient blessée et elle ne pouvait le laisser partir sans réagir. — Je vous ai fait perdre le trône, monseigneur, pas grand-chose de plus. Si votre ambition avait été l’unique victime de mes actes, je n’éprouverais aujourd’hui strictement aucun regret. Je ne dois des excuses qu’à votre fils, et à la famille de Lady Brienne. — Maintenant, je suis sincèrement désolé pour l’enfant que vous tenez entre vos bras. Parce que si vous croyez que l’emprisonnement de mon fils et les tortures qu’il a subies ne me coûtent rien, alors vous ignorez tout du fait d’être parent. Une gifle ne l’aurait pas moins humiliée. Elle sentit des larmes couler sur son visage, et un pincement au cœur lui couper le souffle. Avant qu’elle pût lui répondre, Javan s’était écarté. Un autre visage remplaça le sien, celui de la duchesse. Elle avait des cheveux blonds, et des yeux verts et brillants. Son regard offrait un mélange de répulsion et de sympathie, comme si elle ne pouvait s’empêcher de haïr la femme qu’elle voyait, tout en se disant qu’elle avait tort. — Je suis désolée, murmura Cresenne, le visage maintenant baigné de larmes. La duchesse resta silencieuse puis disparut. Tavis la remplaça. Son visage, qui offrait une ressemblance parfaite tant avec celui de sa mère qu’avec celui de son père, était marqué pour toujours par la haine et le chagrin du duc de Kentigern. Étrangement, c’était lui qui semblait la détester moins que les autres. Il resta lui aussi silencieux. Venant juste de s’excuser devant sa mère, Cresenne ne pouvait trouver la force de prononcer les mêmes mots une seconde fois. Ils se dévisagèrent simplement, jusqu’à ce que le jeune homme s’éloigne à son tour. Une discussion s’éleva dans le couloir sans qu’elle en distinguât un mot. Elle crut qu’ils étaient tous partis lorsqu’un autre visage apparut dans l’encadrement du guichet. Celui de Grinsa. — Ils sont partis. — Tu aurais dû les suivre. — J’étais inquiet pour toi. — Évidemment ! s’exclama-t-elle avec un rire cruel. — J’aurais dû me douter que tu ne me croirais pas. — Oui, tu aurais dû. Tu aurais dû le savoir et c’est pour cela que tu aurais dû suivre tes amis Eandi. Il se détourna si vivement qu’elle crut qu’il s’en allait. Mais il appela le garde. Presque immédiatement, Cresenne entendit le bruit de bottes familier. — Ouvrez la porte, ordonna Grinsa. Le garde obéit. — Maintenant, laissez-nous. L’homme le dévisagea brièvement. — Je ne reçois pas d’ordre de vous. Et je ne vais pas laisser deux Cheveux-blancs tout seuls, surtout quand l’un d’entre eux est un traître. — Je suis le père de l’enfant. — Raison de plus. — Je suis aussi un ami du roi. — C’est vous qui le dites. Grinsa, les dents serrées, se tourna vers une des torches. Au même instant, elle explosait comme du verre, envoyant des braises et des fragments de bois dans toutes les directions. — Je peux faire la même chose avec cette porte. Je peux aussi le faire avec votre épée, ou votre crâne. Si je voulais la faire évader, je pourrais le faire n’importe quand, et vous ne pourriez rien, vous et vos amis, pour m’en empêcher. Mais ce n’est pas mon intention. Maintenant, laissez-nous. Le garde, l’air effrayé, hésitait encore. — Partez ! L’homme se précipita vers l’escalier et, après un dernier regard en arrière, descendit vers l’étage inférieur. Le Glaneur pénétra dans la cellule. — Je ne veux pas te voir, déclara Cresenne. Je n’ai rien à te dire. — Que crois-tu que je t’aie fait, Cresenne ? C’est à moi que tu as fais du tort, pas le contraire. Tu m’as menti. Tu t’es servie de moi pour obtenir des informations sur Tavis et son glanage. Deux fois, tu as envoyé un assassin pour me tuer. Je n’ai fait que t’aimer. — Ce n’est pas vrai, et tu le sais. Nous avons menti tous les deux. Je ne t’ai pas dit que j’appartenais au mouvement, et tu ne m’as pas dit que tu étais Tisserand. Il jeta un rapide coup d’œil vers la porte, comme s’il craignait d’être espionné. Le couloir était vide. — Ce sont deux choses différentes. Je cache mes pouvoirs pour me protéger et protéger… les autres. Je voulais aussi te protéger. Voilà combien tu comptes pour moi. Je pensais que nous resterions ensemble. Tu sais aussi bien que moi ce que font les Eandi aux femmes des Tisserands. — Tu continues pourtant de les servir. — Je ne sers personne, Cresenne. J’essaie seulement d’éviter une guerre. Elle éclata de rire. — Tu crois vraiment ce que tu dis, hein ? Dans une même phrase, tu prétends te protéger et protéger ceux que tu aimes des bourreaux Eandi et tu affirmes être ton propre maître. Tu es stupide, Grinsa. Il sembla vouloir répondre, mais soupira. — Oui, fit-il, j’imagine que je le suis. Sans attendre de réponse, il fit demi-tour, sortit de la cellule et ferma la porte. Le bruit réveilla Bryntelle qui se mit à pleurer. — Grinsa, attends. Elle avança vers la porte, craignant qu’il eût déjà quitté le couloir. Il se tenait devant les escaliers, tourné vers elle. Son visage était pâle à la lumière des torches qui restaient. Elle ignorait ce qu’elle voulait lui dire, sinon qu’elle ne voulait pas qu’il parte, du moins pas dans ces termes. — Lorsque je t’ai dit que je ne t’aimais pas, que je ne t’avais jamais aimé… Elle détourna les yeux. — C’était faux. — Je le sais. Et il disparut. Le reste de la journée s’étira lentement. Heureusement, elle ne reçut aucune visite. Sa solitude ne fut interrompue qu’au moment du repas, servi à la tombée de la nuit. Trop secouée par sa rencontre avec Javan et le Glaneur pour manger, elle resta sur son lit, nourrissant Bryntelle lorsqu’elle avait faim, et attendant la nuit pour dormir. Lorsque le sommeil enfin l’emporta, elle fut totalement prise de court. Elle était allongée à côté de Bryntelle et, la seconde suivante, elle se trouvait sur la vaste plaine qu’elle avait si bien appris à connaître. Le Tisserand se dressait devant elle, sa silhouette découpée contre l’éclat aveuglant qu’il conjurait toujours pour ces rêves, ses cheveux aussi noirs que les cieux et plus ébouriffés que jamais. Cresenne n’eut pas le temps d’éprouver de la frayeur ou de la surprise, ni de penser que ce rêve serait celui de sa mort, celui qu’elle redoutait depuis si longtemps. Elle ouvrit les yeux sur le ciel insondable, la lumière blanche, le Tisserand, et vacilla sous le choc reçu à la tempe. — Chienne ! rugit le Tisserand en la frappant de nouveau. Elle fut projetée sur le sol. Elle allait mourir. Le Tisserand, d’une façon ou d’une autre, avait appris sa trahison. La seule réflexion qu’elle se fit, alors que des larmes roulaient sur son visage, c’était qu’elle ne méritait pas cette insulte. — Tu croyais que je ne saurais pas ? Tu croyais pouvoir me le cacher ? Elle se sentit hissée sur ses pieds. Le Tisserand n’avait pas fait un geste. Une seconde plus tard, il la frappait une troisième fois. Le poing invisible s’écrasa sur sa joue. Elle s’écroula sur l’herbe, la vision troublée. Un bruit, comme des vagues rugissantes martelant les rochers, lui comprimait le cerveau. — C’est le Glaneur, n’est-ce pas ? Immobile, les yeux fermés, elle attendait que la douleur s’apaise. — Réponds-moi ! Cette fois, il ne prit pas la peine de la relever. Il lui sembla que c’était la pointe de sa botte qui s’enfonçait brutalement dans son flanc. Elle hoqueta, et vomit. — Est-il là, avec toi, est-il au Château d’Audun, dans ton lit ? Il la frappa encore. À l’estomac. Ou l’avait-elle imaginé ? Il n’avait pas bougé. Il lui était si difficile de garder sa lucidité. Comme un pantin, elle fut tout à coup remise debout. — Il est là, n’est-ce pas ? Elle devait lui répondre. Elle allait mourir de toute manière. Pourquoi ne pas lui dire ce qu’il voulait entendre et qu’elle en finisse ? C’était Grinsa qu’il voulait, seulement lui. Grinsa qu’elle haïssait. Mais elle ne pouvait pas. Tout comme elle ne pouvait mépriser le Glaneur, maudire son nom, et se débarrasser de lui à tout jamais, elle était incapable de se résoudre à dire au Tisserand ce qu’il semblait déjà savoir. Sa résistance était aussi vaine qu’inutile, elle était stupide. Il la ferait souffrir jusqu’à ce qu’elle avoue, même s’il savait. Il voulait la faire souffrir avant de l’achever, et son refus lui servirait tout simplement d’excuse. Mais surtout il lui semblait entendre Bryntelle pleurer. Que ce fût un tour de son imagination ou la réalité n’avait aucune importance. Elle entendait son enfant hurler dans la prison du Château d’Audun. Le son franchissait les frontières de son rêve. La seule chose qui comptait était qu’elle allait mourir et laisser Bryntelle seule au monde. Elle ne pouvait trahir Grinsa sans faire de sa fille une orpheline. Et elle s’y refusait. Une étrange caresse lui effleura la joue. Il fallut un moment pour que la douleur l’atteigne. Elle vécut alors une agonie. Elle porta la main à son visage et regarda ses doigts, horrifiée. Du sang, tellement de sang ! Il la taillada une seconde fois, sur la mâchoire. — Tu le protèges ? Tu oses le préférer à moi ? Une nouvelle entaille lui ouvrit le front. Le sang coula dans ses yeux, l’aveugla, brûlant comme du vinaigre. Dans un sanglot, victime de la souffrance qu’il lui infligeait, elle retomba sur le sol. — Ce n’est que le début, éructa-t-il avec délectation. Cette nuit va être la plus longue de ta vie, et la dernière. Tu m’as trahi. Tu me trahis encore en protégeant le Glaneur. Je vais te faire céder avant de mourir. Tu vas souffrir. Et je ferai de toi un exemple afin que tous ceux qui seraient tentés de t’imiter sachent combien tu as souffert. Les cris de Bryntelle s’étaient intensifiés. Cresenne devait absolument les cacher aux oreilles du Tisserand. Elle ignorait si, de l’endroit où il se trouvait, il pouvait atteindre son enfant. Bryntelle, bien sûr, n’avait pas encore pris possession de ses pouvoirs, et sa mère ne savait pas si un enfant de cet âge pouvait rêver de façon lucide, mais elle ne voulait prendre aucun risque. Une brusque pensée lui vint à l’esprit : les pleurs de son bébé étaient un message. Ils lui disaient quelque chose ! Si seulement elle pouvait savoir quoi. Avant qu’elle puisse comprendre, quelque chose lui écrasa la main. Le talon du Tisserand. Un marteau. Une pierre. Elle sentit les os se briser et hurla de douleur. Une main lui effleura les cheveux. Elle tressaillit. — C’est moi, murmura la voix de Grinsa. Tu dois te réveiller, Cresenne. Ouvre les yeux et mets fin à tout ceci. — Je ne peux pas. — À qui parles-tu ? demanda le Tisserand. — Réveille-toi, Cresenne. Maintenant ! Bryntelle a besoin de toi. — Je te vois ! s’exclama le Tisserand, un mélange de peur et de triomphe dans la voix. Je te vois, Grinsa jal Arriet. Cresenne leva les yeux vers le Glaneur. Son visage baignait dans la lumière du Tisserand. Il avait les lèvres pincées, son regard était dur et dangereux. Il ne la regardait pas, mais contemplait la silhouette échevelée qui se dressait devant eux. — Réveille-toi, Cresenne, répéta-t-il sans quitter le Tisserand des yeux. Cresenne savait qu’elle devait obéir, mais pas comment. Elle ne pouvait pas plus détacher le regard de Grinsa que se fermer aux menaces du Tisserand. — Je te vois, répéta le Tisserand. Je te connais. Je peux t’atteindre à présent. Un sourire féroce étira les lèvres de Grinsa. — Je t’attendrai. Mais pour que notre rencontre soit plus juste… Il leva la main. Une flamme brillante s’échappa de sa paume, aussi vive que les premiers rayons du soleil, aussi lumineuse que l’éclat aveuglant du Tisserand. Cresenne entendit le cri du Tisserand et Grinsa qui poursuivait : — Maintenant, nous connaissons nous aussi ton visage. Cresenne se tourna pour découvrir l’homme qui pénétrait ses rêves depuis si longtemps, et durant une seconde, l’aperçut. Il était grand, mince, musclé. Il avait la mâchoire carrée, les yeux couleur d’or et des cheveux comme la crinière d’un superbe lion blanc. Elle eut tout juste le temps de se dire qu’il correspondait à l’image d’un roi Qirsi avant qu’il ne disparaisse. Elle se retrouva dans sa cellule de la tour carcérale du château de Kearney. Keziah était là. Les yeux grands ouverts, le visage baigné de larmes, elle tenait Bryntelle entre ses bras. Kearney se trouvait là aussi, tout comme Gershon Trasker. Cresenne pensait qu’elle aurait dû prendre Bryntelle. Son bébé pleurait. Mais elle gisait sur sa paillasse, stupéfiée d’être encore en vie. Grinsa lui prit le visage d’une main tendre – ses mains étaient les plus douces qu’elle eût jamais connues – et l’obligea à croiser son regard. — Où t’a-t-il blessée ? demanda-t-il, les yeux brillants d’émotion. — Le visage… La main. Elle déplaça sa main blessée, montra l’endroit où le Tisserand l’avait frappée. — Ici. — Je vais te guérir, fit-il. Tout ira bien. Elle voulait prendre Bryntelle. Et dormir. Elle avait besoin de dormir. Elle était si fatiguée. Elle regarda le Glaneur et hocha faiblement la tête. — Me guérir ne changera rien. Il va me tuer, Grinsa. Il a échoué ce soir, mais ce n’est qu’une question de temps. Il peut m’atteindre n’importe où. — Je trouverai le moyen de te protéger. Malgré sa souffrance, elle hocha encore la tête. — Il n’en existe pas. Prends Bryntelle et pars. Maintenant. Cette nuit. Tu l’as entendu. Il connaît ton visage. Il te trouvera. Il la trouvera. — Bryntelle n’ira nulle part sans toi. Et le Tisserand me trouvera quand je l’aurai décidé. Elle voulut protester, mais il étendit une main sur son front ensanglanté et ne prononça qu’un mot : — Dors. Impuissante, souffrante, craignant pour sa vie et son enfant, elle sombra dans l’inconscience. 3 Contrairement aux blessures de Tavis qui, tout au long de son séjour dans les geôles de Kentigern, avaient eu le temps de s’infecter, les balafres de Cresenne, tout de suite pansées, furent facilement guéries. Des traces sombres resteraient plusieurs cycles sur son visage, mais les cicatrices finiraient par s’effacer, comme les contusions sur son corps. Sa main en revanche s’avéra plus difficile à soigner. Il fallut du temps à Grinsa pour calmer la douleur, et une bonne partie de la nuit pour redresser les os brisés avant de pouvoir entamer le processus de guérison proprement dit. Cresenne se réveilla une fois durant l’opération. Le visage baigné de larmes, elle sanglotait comme une enfant. Désireux d’économiser ses forces, Grinsa avait appelé le maître herboriste qui avait préparé un puissant hypnotique. Quand elle fut rendormie, Grinsa reprit sa tâche. Aux premières lueurs de l’aube, s’adossant à son fauteuil, il laissa enfin les guérisseurs du château panser sa main avec des linges humides et une pâte de racines de borraginacées. — Vous êtes doué, constata le maître herboriste en observant la main et le visage de Cresenne. C’est votre profession ? — Non, répondit Grinsa en se frottant les yeux d’une main fatiguée. Mais je pratique beaucoup depuis quelques cycles. — Eh bien, si vous en avez assez de vos occupations actuelles, venez me voir. J’ai toujours du travail pour un homme de talent. — Merci, monsieur. — Un mot, Glaneur, s’il vous plaît. Grinsa souleva les paupières. Kearney et Keziah, qui l’avaient secondé quand il en avait besoin, ou simplement regardé exercer sa magie, l’avaient accompagné toute la nuit. Le roi le fixait maintenant d’un regard glacial. — Votre Majesté ? — Dans mon bureau. Il se tourna vers Keziah. — Vous aussi, Premier ministre. Keziah et Grinsa échangèrent un bref regard. Keziah, après l’approbation de son frère, confia Bryntelle à l’une des servantes plus âgée qui, lui souriant aussitôt, se mit à gazouiller avec elle. Rassurés, les deux Qirsi quittèrent la chambre et suivirent le roi dans les couloirs sombres du château jusqu’à son bureau. — Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il quand Keziah eut fermé la porte. Elle s’est fait attaquer dans mon château ! Je veux savoir qui est responsable. — Elle s’est fait attaquer, reprit le Glaneur, mais pas comme vous l’entendez. — Par tous les démons, Glaneur ! Ne jouez pas aux devinettes. Répondez-moi : qui a fait ça ? — Quand Cresenne a avoué ses crimes, elle vous a parlé d’un Tisserand à la tête de la conspiration Qirsi. — C’est lui ? Il est ici ? — Non, il n’est pas là. Mais c’est lui qui a blessé Cresenne. — Comment est-ce possible ? Grinsa, conscient du terrain aventureux où il mettait les pieds, prit une profonde inspiration. Le roi s’était montré très généreux dans sa réaction face à Cresenne, tout comme envers Tavis et lui-même. Il méritait les plus honnêtes réponses. — Connaissez-vous les pouvoirs d’un Tisserand, Votre Majesté ? — Un Tisserand a la capacité de fédérer les pouvoirs de nombreux Qirsi, d’unir leurs magies et de les manier comme une seule arme. Grinsa acquiesça. C’était plus que ce que la plupart des Eandi comprenaient. — Oui. Pour y parvenir, un Tisserand utilise un autre de ses dons, celui de lire les pensées de ses semblables, de… pénétrer leur esprit, et de communiquer avec eux sans l’aide de la parole. Nous, Qirsi, contrôlons notre magie par la pensée. Un Tisserand a accès aux pensées de ceux dont il convoite les pouvoirs. Avec de l’entraînement, il peut y parvenir de loin, même de très loin. Cela est beaucoup plus facile à réaliser quand le Qirsi est endormi. — Il entre dans ses rêves, médita le roi. — Précisément. — Vous voulez dire, poursuivit Kearney qui commençait à saisir les conséquences de cette capacité, que durant tout ce temps, le Tisserand communiquait avec elle. — Pas nécessairement. Mais il a la capacité de le faire. — Par les démons et toutes les flammes ! s’exclama le roi médusé. Comment combattre un ennemi pareil ? Il revint à Grinsa. — Pénétrer les rêves est une chose. Cela n’explique pas les blessures. — Je vous assure que si, Votre Majesté. Toutefois, pour être franc, j’ignore de quelle façon il a procédé. Étant donné qu’il communique avec Cresenne de loin, je l’aurais cru capable de ne lui faire de mal qu’en se servant des pouvoirs qu’elle possède, en la pliant à sa volonté pour qu’elle utilise sa magie contre elle-même. Mais Cresenne ne possède que le glanage, le feu, et la guérison. Elle aurait dû avoir le don de façonnage pour se causer de pareilles lésions. — Peut-être pas, intervint Keziah, le don de guérison peut suffire. — Le don de guérison ? répéta Grinsa perplexe. — Un guérisseur se sert du don de façonner la chair et les os pour réparer l’intégrité du corps. Le Tisserand a peut-être trouvé le moyen de corrompre ce pouvoir, de le rendre maléfique au lieu du contraire. — Je n’y avais jamais songé, réfléchit Grinsa en se frottant le menton. — Naturellement, sourit sa sœur. Tu n’as pas sa perversité. — Vous semblez bien connaître les Tisserands, Glaneur, intervint le roi en s’attirant leurs regards. Comment l’expliquez-vous ? — Votre Majesté, intervint Keziah après un rapide coup d’œil à son frère. Kearney, le doigt levé, la réduisit au silence. — Je vous ai observé dans la tour carcérale. Vous avez parlé à Cresenne une ou deux fois avant qu’elle ne se réveille, mais vous êtes resté silencieux la plupart du temps. Je n’y ai pas prêté beaucoup d’attention. Je m’aperçois tout à coup que vous étiez peut-être en communication avec elle, que vous partagiez ses pensées. Il arpentait son bureau depuis le début de la conversation et s’arrêta devant Grinsa. — J’ai aussi remarqué que vous l’aviez endormie d’un seul mot, ou plus exactement d’une pensée. — Oui, Votre Majesté. — Alors, je vous pose une nouvelle fois la question. Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur les Tisserands ? Ceux qui connaissaient l’étendue de ses pouvoirs se comptaient sur les doigts d’une main. Il y avait Keziah, Tavis, Fotir jal Salene, le Premier ministre de Curgh qui l’avait aidé à libérer Tavis des geôles de Kentigern ; et aujourd’hui Cresenne. Shurik jal Marcine l’avait apprise, ou devinée, mais Grinsa avait veillé à ce que le traître meure à Mertesse, malgré ce que cette mort avait coûté à Tavis. D’autres avaient connu, autrefois, la nature de ses dons – sa femme, et le maître Qirsi qui l’avait initié à sa magie. Eux aussi étaient morts. Ses parents n’avaient jamais été au courant. Il avait été très loin pour cacher son secret, pour éviter de mettre sa vie et celle de sa sœur en danger. Et il se découvrait contraint de révéler la vérité au roi d’Eibithar, le seul homme de tout le royaume en mesure de décréter son exécution, selon le sort réservé à tous les Tisserands découverts sur les Terres du Devant depuis neuf siècles. — Pour les raisons exactes que vous soupçonnez, Votre Majesté, répondit-il en soutenant le regard du roi. Je connais parfaitement les Tisserands, parce que j’en suis un moi-même. — Grinsa ! souffla Keziah d’une voix blanche. — Vous le saviez, fit le roi en se tournant vers elle. Vous l’avez toujours su. — Oui, Votre Majesté. Keziah est ma sœur. — Votre sœur ? répéta Kearney stupéfait. — Elle ne vous a jamais parlé de mes pouvoirs, ni de nos liens, parce que je lui ai demandé de se taire, et parce que, selon les lois Eandi, ce ne sont pas seulement les Tisserands qui sont mis à mort, mais aussi leur famille. — Eh bien, murmura le roi qui n’avait pas quitté Keziah des yeux. — Vous voilà devant un choix, Votre Majesté. Soit vous appliquez les lois Eandi, et vous devez me faire exécuter avec votre Premier ministre, Cresenne et notre enfant. Soit vous écoutez votre cœur, et comprenez combien vos lois sur ce sujet sont cruelles et arbitraires. — Mon cœur n’a rien à voir là-dedans ! Vous venez de me parler d’un homme capable d’envahir les rêves des autres, capable de franchir tout le pays dans ce but, et d’employer le don de guérison pour provoquer ces lésions sur le visage d’une femme, d’un homme capable de faire d’une armée Qirsi une arme si puissante que je suis à peine capable de la concevoir. Il secoua la tête et rejoignit son bureau, comme s’il préférait placer quelque chose de concret entre lui et le Glaneur. — Si vous voulez me convaincre que les Tisserands sont inoffensifs, vous avez échoué. Pour tout vous dire, j’éprouve plus de sympathie que jamais pour les pratiques mises en place par nos ancêtres. — Vous ne pouvez pas penser une chose pareille, fit Keziah écœurée. — Si. — Grinsa n’a rien à voir avec le Tisserand qui a molesté Cresenne ! Ce Tisserand est poussé par la malice, l’envie et la haine. Il méprise les Eandi avec une passion qui frise le délire. Grinsa ne sera jamais ainsi. Le roi l’observa avec un regain d’attention. — Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur cet autre Tisserand ? Grinsa attendit de savoir si sa sœur allait révéler à Kearney tous les efforts qu’elle entreprenait pour infiltrer la conspiration, les visites du Tisserand dans ses rêves. La journée était placée sous le signe des révélations pénibles. Elle ne portait pas son secret depuis aussi longtemps que Grinsa supportait le sien, mais il n’en était pas moins pesant. Elle parut hésiter une seconde, puis il vit son regard se durcir. Elle affronta le roi. — Il suffit de regarder ce que cet homme a fait subir non seulement à Cresenne, mais aussi à Tavis, Lady Brienne et tous les autres, pour comprendre que mon frère n’a rien à voir avec lui. Si vous n’êtes pas capable de faire la différence, Votre Majesté, alors je pleure sur Eibithar. Kearney s’empourpra. Grinsa redouta que sa sœur ne soit allée trop loin. Un silence, long et pénible, s’étira entre eux. — Je vous l’accorde, Premier ministre, finit par concéder le roi, mais vous devez également comprendre que je suis lié par les lois des Terres du Devant. Je ne peux pas plus m’allier à un Tisserand que me décréter roi d’Aneira. — Et vous devez comprendre, Votre Majesté, intervint Grinsa, que dans le but de défaire la conspiration vous risquez d’être amené à faire les deux. Les royaumes des Terres du Devant ne peuvent affronter cet ennemi sans union, et vous feriez bien de considérer l’avantage d’avoir un Tisserand à vos côtés lorsque le conflit éclatera. — Allons, Grinsa. Le peuple des Terres du Devant a défait l’armée Qirsi dirigée par plusieurs Tisserand, il y a neuf siècles. Ce nouveau Tisserand est peut-être intelligent, mais il est seul. — Il est seul, mais il possède des partisans dans tous les coins du pays, Votre Majesté. Il a déjà réussi à diviser des royaumes entre eux, à pousser des duchés au bord de la guerre civile. Kearney, son inquiétude lisible sur le visage, vacilla. — Avez-vous la moindre idée de l’identité de cet homme ? — Non. Mais je sais désormais à quoi il ressemble. Keziah l’attrapa par le bras. — Tu l’as vu ? Tu ne me l’as pas dit ! — C’était fugitif, juste le temps de saisir l’impression générale de sa physionomie. Rien de plus. Quant à savoir son nom ou bien l’endroit où il se trouve, je ne suis pas plus avancé qu’avant. Mais il sait que je l’ai vu et, de toute évidence, cela le perturbe considérablement. — Qui d’autre sait que vous êtes Tisserand ? interrogea le roi. — Keziah, Tavis, Cresenne, et un autre homme que je ne nommerai pas. Toutefois, je vous assure que cette personne est digne de confiance. — Je vois, admit Kearney. Il s’assit, s’adossa et passa la main dans ses cheveux argentés. — Je n’ai aucune envie de vous voir exécuté, Grinsa. J’espère que vous le savez. — Oui, Votre Majesté. — Pour être franc, je serais beaucoup plus rassuré de partir en guerre contre un Tisserand avec vous à mes côtés. — Mon épée et ma magie vous appartiennent. Faites-en l’usage qu’il vous plaira. — Je vous en remercie. Mais vous imaginez bien que les autres nobles ne seront pas aussi ouverts. Dans les cours, la peur des Qirsi n’a jamais été aussi forte. La situation est pire qu’elle ne l’a jamais été au cours des siècles passés. Si les ducs apprennent ce que vous êtes, ils me demanderont votre tête. Ma position sur le trône est suffisamment précaire. Je n’aurai d’autre choix que de les satisfaire. — Aucun de nous ne souhaite en arriver là. Votre Majesté. Je ne veux pas de vous comme ennemi, et je vous assure que vous auriez tort de vouloir en être un pour moi. Kearney le jaugea comme un chevalier estimant la force de son prochain adversaire sur un champ de tournoi. — Me menaceriez-vous, Glaneur ? — Pas le moins du monde, Votre Majesté. Je crains seulement que vous ne mesuriez pas l’étendue des pouvoirs d’un Tisserand. Nous ne sommes pas seulement capables de disposer de la magie des autres Qirsi comme si elle nous appartenait. Seuls, nous sommes beaucoup plus puissants que n’importe quel autre Qirsi. Les murs de votre donjon ne pourraient me retenir, et votre bourreau ne survivrait pas à sa tentative d’exécuter votre sentence. Il ne s’agit pas d’une menace, ou d’une vantardise, mais plus simplement d’un fait. — Où cela nous conduit-il ? — Cela dépend en grande partie de vous, Votre Majesté. Vous m’avez demandé pourquoi je comprenais si bien ce Tisserand. Je vous ai répondu honnêtement. J’ai vécu jusqu’ici parce que je n’ai jamais révélé l’étendue de mes pouvoirs. C’est à mon tour de vous poser une question : mon secret est-il en sécurité avec vous, ou dois-je partir d’ici, avec Keziah, Cresenne et mon enfant ? — Je n’ai aucune intention de trahir votre confiance, Glaneur. Comme je viens de vous le dire, cela compliquerait grandement ma position. Il se tourna vers Keziah, son expression s’adoucissant juste un instant. — Cela me priverait aussi des services d’un ministre que j’apprécie plus que je ne saurais dire. Devant la rougeur de sa sœur, Grinsa s’autorisa un léger sourire. — Alors le sujet est clos. — Pas tout à fait. Si les autres apprennent, un jour ou l’autre, ce que vous êtes, nous devrons revoir la question. Les lois sont très claires. — Je comprends. — Parfait, conclut le roi en se levant. J’attends l’arrivée d’un certain nombre de ducs dans la journée. Javan n’était que le premier. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai beaucoup à faire. Grinsa s’inclina. — Naturellement, Votre Majesté, dit-il en se levant à son tour. — Glaneur, l’arrêta le roi. Grinsa se retourna. — Votre fille, sera-t-elle… Tisserande, elle aussi ? — Il est beaucoup trop tôt pour le dire, Votre Majesté. Mais ses chances sont plus grandes que celles de la plupart des enfants Qirsi. — Parce que vous êtes Tisserand. — Oui, et parce que sa mère est puissante, elle aussi. — Et vous continuez à vous battre pour défendre nos cours, alors qu’elles vous condamnent, tous les trois, à une vie de peur et de dissimulation. Pourquoi ? — Parce qu’Eibithar est ma maison. Et parce que l’alternative est un royaume dirigé par ce Tisserand. J’ai vu ce dont il est capable. Sur ces mots, il quitta la pièce. Cresenne ne se réveillerait pas avant plusieurs heures. Il avait tort de s’inquiéter, il savait que le Tisserand ne pouvait pas les atteindre dans le Château d’Audun, du moins pas dans l’immédiat, mais il ne voulait pas s’éloigner de Bryntelle trop longtemps. Après le départ de Grinsa, Kearney resta un moment immobile et songeur. Keziah savait qu’il s’était montré sincère avec son frère. Compte tenu de l’arrivée des nobles d’Eibithar à la Cité des Rois, il était très occupé. Il contemplait pourtant la porte, en proie à ses craintes et ses réflexions. — Vous auriez dû me le dire, se décida-t-il enfin. Je sais que nous ne parlons plus beaucoup, mais il fut un temps où nous nous disions tout. Il la regarda. — Du moins le croyais-je. — Ce n’était pas à moi de vous l’apprendre. — Non, j’imagine. Me cachiez-vous beaucoup d’autres choses ? demanda-t-il après un court silence. — Non, simplement ça. — Et maintenant ? Elle frissonna, et croisa les bras sur sa poitrine. — Votre Majesté ? — Que me cachez-vous aujourd’hui ? Pour la seconde fois de la matinée, Keziah avait l’occasion de lui révéler ses efforts pour gagner la confiance du Tisserand. Elle languissait de le faire depuis de longs cycles, depuis la nuit où elle avait conçu son plan. En essayant de convaincre les autres que leur rupture l’avait rendue amère, susceptible de rejoindre la cause du Tisserand, elle avait causé de grands dommages à ce qui restait de leur affection. Elle était presque parvenue à se faire bannir du château. Maintenant, elle pouvait lui révéler la raison de son comportement, lui prouver qu’elle n’avait pas voulu le blesser, qu’elle avait agi pour lui et son royaume. Une fois de plus, elle ne trouva pas la force de prononcer ces aveux. Devant les souffrances endurées par Cresenne pendant son sommeil, en entendant ses cris, en voyant son visage tailladé comme si elle était la proie d’un invisible démon du Royaume du Dessous, Keziah avait senti l’effroi la saisir, la peur que lui inspirait le Tisserand, mais aussi la rage. Le Tisserand prétendait aimer son peuple ; il brandissait le futur glorieux de tous les Qirsi et de leurs enfants comme son but ultime. Il avait pourtant torturé cette femme, alors que son bébé hurlait à ses côtés. Keziah voulait le détruire. Si elle avouait à Kearney ce qu’elle tentait de faire pour y parvenir, malgré le danger que cela représenterait pour elle et le royaume, il ferait tout pour l’arrêter. Alors, elle décida de lui mentir. — Je ne vous cache rien, Votre Majesté, je vous le jure, fit-elle le cœur serré. Ce fut en prononçant ces mots que les conséquences de ce qu’elle avait vu pendant la nuit s’abattirent brusquement sur elle. Elle sentit son estomac se nouer. Elle avança vers la table de Kearney et s’y appuya pour ne pas tomber. Kearney se précipita vers elle. Aussitôt, il l’entoura de ses bras. Ses yeux verts brillaient d’inquiétude. — Est-ce que ça va ? Elle lutta contre la nausée. — Oui, murmura-t-elle. Je suis simplement fatiguée. Je crois que la nuit a été rude. — Vous devriez dormir. — Non, les ducs arrivent. — Seuls Shanstead et Tremain seront là aujourd’hui. Peut-être Domnall. Wenda peut vous remplacer, ou Dyre. — Ça ira. J’ai seulement besoin de prendre l’air, peut-être de manger un peu. Ça ira, répéta-t-elle. — Vous en êtes sûre ? Elle acquiesça et se força à se redresser. Elle avait le vertige, mais elle sourit. Le roi s’écarta. — Quand Marston doit-il arriver ? demanda-t-elle. — Dans l’après-midi. Tu es sûre que ça ira ? Son souci et sa familiarité étaient réconfortants. Elle ne devait pourtant pas les encourager. — Oui, je vous remercie, Votre Majesté. Elle se dirigea lentement vers la porte, les yeux clos pour chasser le vertige. L’air plus frais du couloir lui fit du bien. Elle sourit aux gardes et se mit immédiatement à la recherche de Grinsa. Il se trouvait dans le couloir qui séparait la tour carcérale des écuries. Il marchait doucement, Bryntelle entre ses bras, et fredonnait une berceuse. Il l’accueillit en souriant. — J’ai presque réussi à l’endormir, murmura-t-il. — Il faut que nous parlions. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il soudain inquiet. Elle surveilla le couloir avant de reprendre à voix basse : — T’es-tu demandé ce que fera le Tisserand quand il comprendra que vous êtes tous les deux ici, avec moi ? Il ne s’était visiblement pas posé la question. Bryntelle, percevant sans doute l’inquiétude de son père, se mit à pleurer. — Il m’ordonnera de vous supprimer tous les deux. — Non, objecta Grinsa. Il a mieux à faire que de t’envoyer sur moi. Il te demandera sans doute de tuer Cresenne, peut-être Bryntelle aussi, bien que cela complique un peu les choses. Un rictus féroce lui tordait la bouche. Ses yeux scrutateurs semblaient voir le Tisserand tapi dans l’ombre. — Il va te dire de rechercher mon amitié, reprit-il. Il va te demander de gagner ma confiance de sorte que tu lui rapportes mes intentions. Il ne peut pas nous faire tuer tous les deux au même endroit. Étant donné tout ce qu’elle sait sur lui et le mouvement, c’est elle qu’il choisira d’éliminer en premier. Maintenant Keziah tremblait. — Alors qu’est-ce que je fais ? Si je ne tue pas Cresenne, il saura que je lui ai menti. Et s’il me demande de préparer ton meurtre, je ne serai pas capable de lui cacher que tu es mon frère. — Il faudra que tu le sois, Kezi. — À t’écouter, tout a l’air si facile. — Je sais que ce ne l’est pas. Mais tu dois te débrouiller. Le plus difficile va être de conserver sa confiance sans tuer Cresenne. Cela dit, elle va être surveillée, bien sûr, et encore plus depuis qu’il a tenté de l’assassiner. Trouver l’occasion de l’approcher va devenir très difficile. Cela devrait nous laisser quelques jours de répit. Peut-être plus. Un temps que nous devons mettre à profit pour trouver le moyen de vous garder toutes les deux en vie. — Et toi ? — Je te l’ai dit, il ne va pas chercher à me tuer. Il sait désormais que je suis Tisserand. Si je ne me trompe pas, et qu’il te demande de gagner mon amitié, tu feras exactement ce qu’il veut. Le temps venu, tu lui diras précisément où je serai. Tu n’auras pas besoin de mentir. Keziah aurait tant voulu le croire. Elle ne pouvait pourtant oublier l’image de Cresenne à l’agonie. Comme elle gardait en mémoire la découverte du corps de Paegar, le ministre félon de Kearney, gisant dans sa chambre, la tête ouverte au milieu d’une mare de sang. Cette mort était l’œuvre du Tisserand. Elle en était certaine. Tout comme elle était sûre, quelle que fût la cause de sa mort, qu’elle n’était rien en regard de sa propre trahison. Et elle ne pouvait s’empêcher de spéculer sur la façon dont le Tisserand se vengerait d’elle. Lorsqu’il se réveilla, au milieu de la matinée, Tavis constata que Grinsa n’était pas revenu dans la chambre qu’ils partageaient. Le jeune homme avait compris qu’il s’agissait de Cresenne. Les gardes qui étaient venus chercher le Glaneur leur avaient parlé d’un accident. Il ne savait rien de plus. Pour l’instant, il s’en moquait. Par respect pour le Glaneur, il avait épargné à cette femme les paroles acides de son père, et l’indifférence glaciale que lui avait témoignée sa mère. Mais il n’était pas prêt, compte tenu de ce qu’elle lui avait fait subir, à se précipiter pour la réconforter. Et puis il voulait voir quelqu’un d’autre. Ses parents étaient arrivés à Audun la veille, accompagnés d’un détachement de soldats de Curgh, conduits par Hagan MarCullet, le capitaine de son père. Le roi souhaitait discuter de la conspiration Qirsi et des moyens de la défaire ; or, le père de Tavis ne se serait pas lancé dans une telle discussion sans la présence de son capitaine. Sachant que Tavis se trouvait au château d’Audun, Hagan quant à lui n’aurait jamais fait le voyage vers la côte nord sans Xaver, son fils, incidemment l’homme lige de Tavis. La veille, les deux amis s’étaient brièvement entrevus. Presque aussitôt après leur arrivée dans la Cité des Rois, Javan avait demandé à voir Cresenne. Tavis, qui n’était pas encore prêt à rencontrer Xaver, ni affronter les questions qu’il ne manquerait pas de lui poser, l’avait suivi docilement. Après, il y avait eu le banquet. Le premier d’une longue série alors que les ducs d’Eibithar convergeaient vers le château d’Audun. Là encore, Tavis avait évité son ami. Assis entre son père et sa mère, il avait, de son mieux, enduré leurs questions. Avait-il trouvé l’assassin ? Oui, mais il s’était échappé. Le Glaneur avait-il été aimable avec lui ? Très. Il avait prouvé son innocence. Était-il prêt à rentrer avec eux ? Non, pas encore. C’était facile avec ses parents. Craignant d’être trop rudes, ils avaient accepté ses réponses simples. Xaver serait plus exigeant, ses questions plus difficiles, et sa capacité à lire derrière les paroles de Tavis plus aiguisée. Personne ne le connaissait mieux que Xaver, même si le Glaneur n’était pas loin derrière. Il aurait aimé repousser cette rencontre de plusieurs jours, mais c’était impossible. Il ne désirait pas seulement faire honneur à son ami. Même s’il redoutait ses questions, sa compagnie lui manquait. Malgré toutes les épreuves qu’ils avaient traversées, malgré les blessures que lui avait infligées Tavis, Xaver restait son ami le plus cher. Alors il fouilla le château à sa recherche. Il le trouva dans la cour intérieure, occupé à observer Gershon Trasker qui entraînait la garde royale. Il n’était pas sûr que Xaver l’ait vu approcher – le jeune homme n’avait pas quitté les soldats des yeux –, alors il s’arrêta à quelques pas, embarrassé. — Je croyais que tu ne voulais pas me voir, fit Xaver en notant sa présence d’un coup d’œil. — Au contraire. L’ombre d’un sourire effleura les lèvres du jeune homme. Un vent léger soulevait ses boucles. Il était tel que Tavis l’avait laissé. Un peu plus large d’épaules, sans doute, les traits plus carrés, mais il restait le même. Jeune, beau garçon, le visage empreint d’une indicible tristesse, cette expression familière qui ne le quittait plus depuis la mort de sa mère, survenue près de neuf ans plus tôt. — Alors pourquoi m’as-tu évité ? Tavis détourna le regard. Ses yeux, à la recherche d’un endroit où se poser, se fixèrent finalement sur Gershon. — Qui dit que je t’évite ? demanda-t-il sans pouvoir s’empêcher de sourire. — Tu as l’air… bien, Tavis. — Détrompe-toi, répondit le jeune homme avec un rire fébrile. Je n’aurai plus jamais l’air bien. Aindreas s’en est chargé. — Je ne parle pas de tes cicatrices. Tu sembles plus mûr, comme si tu avais trouvé ta voie, comme si tu étais apaisé. — Ce n’est pas le cas. L’assassin était à ma portée, Xaver. Mon couteau appuyait sur sa gorge. Et je l’ai laissé fuir. — Mais pourquoi ? s’exclama Xaver stupéfait. — Grinsa m’y a obligé. L’assassin avait été engagé pour tuer un membre de la conspiration – l’ancien Premier ministre d’Aindreas. S’il ne l’avait pas tué, Grinsa aurait dû s’en charger. Ce qui nous aurait mis en danger tous les deux. — Je ne suis pas sûr de comprendre. — Peu importe. Je l’avais au bout de ma lame, et je l’ai laissé fuir. Le reste n’a aucune importance. Ils observèrent les soldats en silence. Les ordres de Gershon se répercutaient sur les murs du château. — Tu as réussi à prouver ton innocence au roi, reprit Xaver dans l’espoir de se montrer positif. C’est tout de même un réconfort. — Kearney était déjà convaincu de mon innocence. Il faudrait convaincre les autres ducs, au moins quelques-uns. Alors, je serai content. — Seulement content ? Tavis détourna une nouvelle fois les yeux. — Je n’en espère pas plus désormais. Xaver resta silencieux. — Tu crois que je m’apitoie sur mon sort. — Tu as vécu une terrible épreuve, hésita Xaver. — Elle n’est pas terminée. — Tu peux y mettre un terme. — Tu veux que j’abandonne ? Tu m’imagines sérieusement retourner à Curgh ? Tu me vois reprendre ma vie comme si de rien n’était, sachant que le meurtrier de Brienne court toujours ? — C’est la conspiration qui l’a tuée, Tavis. Tu le sais. L’homme que tu poursuis n’est qu’un sous-fifre, un exécuteur, rien de plus. Tu viens de dire qu’il avait assassiné le ministre d’Aindreas. Il se moque de la conspiration, ou des cours. Il n’y a que l’or qui l’intéresse. — J’ai l’impression d’entendre Grinsa. — Alors tu devrais peut-être écouter ce qu’on te dit. — C’est lui qui a tué Brienne. J’ai juré de la venger. — Juré à qui ? demanda Xaver légèrement excédé. — À moi-même. Xaver renonça à poursuivre sur ce terrain. — Alors où vas-tu aller ? interrogea-t-il, plus calme. — Je ne sais pas. Il est arrivé quelque chose à Cresenne cette nuit. Grinsa va peut-être vouloir rester. — Qui est Cresenne ? Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas discuté, trop longtemps. Tavis expliqua à Xaver ce qu’il savait des liens qui unissaient Grinsa et la jeune femme, et son rôle dans la mort de Brienne. — Je ne sais pas s’il l’aime encore, termina-t-il. Je pense que oui. Quoi qu’il en soit, je suis sûr qu’il ne partira pas avant de les savoir en sécurité toutes les deux. Un nouveau silence s’étira entre eux, brisé par une proposition que Tavis n’aurait jamais imaginée. — Si le Glaneur ne vient pas, j’irai avec toi. Tavis ne lui aurait jamais demandé un tel sacrifice, il ne pouvait d’ailleurs l’accepter. Mais cette offre le touchait au plus profond. Ses yeux se posèrent sur la marque sombre qui s’étirait sur le bras droit de Xaver. C’était Tavis, ivre de rage et de vin, qui la lui avait faite. — Ton père m’arracherait les yeux, la Pointe. — Les miens aussi, mais il comprendrait. — Je te remercie. Sincèrement, mais je ne peux pas accepter. — Je suis ton homme lige, Tavis, j’ai juré de te défendre envers et contre tous. Les coutumes de mon honneur ne te laissent pas le choix. — Si, sourit Tavis. Tu as dit, la première fois que je t’ai parlé de ma vengeance, que j’étais fou de vouloir poursuivre cet homme. Crois-tu qu’à deux nous aurions plus de chance contre lui que moi seul ? — Bien sûr. Je suis aussi bon épéiste que le Glaneur, rétorqua Xaver d’une voix terriblement juvénile. — J’en suis sûr, mais Grinsa n’est pas seulement Glaneur. — Ah ! Il a d’autres pouvoirs ? — Oui, les brumes et les vents, le façonnage, la guérison. Il n’osa pas aller plus loin. Il en avait probablement dit plus que Grinsa aurait approuvé, même s’il se contentait de révéler à Xaver les dons que le Glaneur lui-même lui avait montrés lors de leur fuite de Solkara, plusieurs cycles auparavant, et au moment du difficile accouchement de Cresenne à Glyndwr. Xaver, les yeux baissés, selon une habitude que Tavis n’avait pas oubliée, se mordilla les lèvres. Puis il acquiesça, comme s’il était convaincu de la supériorité du Glaneur. — Comment va ton bras, la Pointe ? Xaver posa la main sur sa cicatrice, et la frotta doucement. — Ça va. Je n’y pense pratiquement plus. Tavis en doutait, mais il préféra ne pas insister. — Et mon père, j’imagine qu’il te traite bien ? — Très. Tavis voulait poser d’autres questions. Elles ne furent pas nécessaires. Son ami semblait toujours le connaître mieux que personne. — Tu lui manques, Tavis, avança-t-il. Il n’en parle pas, mais je le vois. Quand il appelle mon père pour une chevauchée ou un repas, il m’invite aussi. Comme si ma présence lui permettait de compenser ton absence. Le jeune homme voulait le croire, mais son père et lui étaient en conflit depuis trop longtemps. — Il doit se dire que ton père préfère venir avec toi. Depuis Kentigern, Hagan ne te quitte pas des yeux ! Ce souvenir arracha un sourire à Xaver. Hagan MarCullet se trouvait à Curgh au moment de la mort de Lady Brienne. Il était parti affronter l’armée d’Aindreas avec la duchesse tout en sachant que s’ils perdaient la bataille, Xaver, Javan et Fotir risquaient d’être exécutés. — C’est vrai, admit-il. Mais le duc ne m’invite pas pour mon père. Il me demande souvent si j’ai des nouvelles de toi, ou si j’ai la moindre idée de l’endroit où tu te trouves. Tavis voyait un millier de raisons à cet intérêt, une façon d’entretenir la conversation, un moyen d’obtenir des informations afin d’apaiser l’inquiétude de sa mère, qui devait elle-même lui poser ces questions, une simple curiosité. — Parle-t-il beaucoup de la couronne ? demanda-t-il pressé de changer de sujet. — Tavis… — C’est bon, la Pointe. Je pose juste la question. Je me doute qu’il regrette tous les jours de ne pas être roi. — Il n’en a jamais parlé devant moi, il ne le ferait pas. Tu te trompes à son sujet, Tavis. Il parle toujours en excellents termes de Kearney, il est soucieux de défendre la position de Glyndwr sur le trône. Je crois qu’il a accepté ce qui s’est passé à Kentigern, et qu’il a fait la paix avec lui-même. — Tu n’as pas vu comment il a regardé Cresenne, hier. — Et alors ? interrogea Xaver sur un haussement d’épaules. Il la condamne et il condamne la conspiration, cela ne veut pas dire qu’il t’en veut. Tu es victime de ses agissements, comme lui. Et même plus. Je suis stupéfait que tu ne la haïsses pas. — Qui te dit que ce n’est pas le cas ? — Tu ne parles presque pas d’elle, seulement pour me dire ce qu’elle a fait, et que Grinsa était amoureux d’elle. — C’est tout ce qui compte aujourd’hui, répondit Tavis surpris du calme qu’il ressentait. Je pourrais la haïr, vouloir me venger d’elle, ça ne changerait rien. Et puis Grinsa m’en empêcherait. Il tapa du pied, ébloui par le soleil matinal. — Pour être honnête, je n’arrive pas à la détester complètement. C’est elle qui a engagé l’homme qui a tué Brienne, mais elle a avoué ses crimes devant le roi. Sans elle, Kearney aurait toujours des doutes sur mon innocence. Mon père aussi. Xaver allait protester. Tavis leva la main. — Oublie ce que j’ai dit. Le fait est qu’elle essaie de réparer certains des torts qu’elle a causés. Je lui en suis reconnaissant. — Tu es beaucoup plus clément que je ne le serais à ta place. — Si les Qirsi et les Eandi ne peuvent se pardonner, nous sommes perdus, s’entendit-il répondre. Cette phrase, le Glaneur aurait pu la prononcer. Xaver, un léger sourire aux lèvres, le considéra un moment. — Tu as changé, Tavis. Tu seras un très bon duc. Le jeune seigneur se contenta de hocher la tête. Depuis un certain temps, il savait que sa vie qu’il croyait tracée n’avait plus rien de défini. Ce chemin, ni lui, ni même le Glaneur n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il le conduirait. Il était néanmoins sûr d’une chose : jamais il ne serait duc de Curgh. Au loin, les cloches se mirent à sonner, d’abord à la porte Nord, celle de la Lande, comme on l’appelait à la Cité des Rois. Très vite, celles de la ville leur firent écho, à toute volée, comme si elles annonçaient le début d’un siège. Au centre de la cour, Gershon Trasker cria un ordre, et les soldats du roi s’alignèrent aussitôt devant l’entrée. Tavis regarda Xaver qui l’observait d’un œil attentif. — Ce doit être Shanstead, fit-il. Ton père l’a pronostiqué premier. — Combien de nobles sont attendus aujourd’hui ? — En plus des barons ? Un ou deux seulement. Lathrop, peut-être Shamus. Deux de plus. C’était amplement suffisant. Tavis n’avait pas oublié les regards des ducs lors de l’investiture de Kearney. Aindreas les avait tous convaincus qu’il était un boucher, un démon méritant la torture et la mort, plutôt que la clémence de l’exil. — Tu peux prouver ton innocence aujourd’hui, Tavis. Tu attends ce jour depuis si longtemps. — Rien ne dit qu’ils vont la croire, la Pointe. C’est une traîtresse Qirsi. Aindreas va prétendre qu’elle est prête à avouer n’importe quoi pour sauver sa vie et celle de son enfant. Il va dire que Kearney est tellement désespéré de justifier sa position vis-à-vis de moi qu’il est trop heureux d’avaler ses mensonges. Et beaucoup seront du même avis. Galdasten, Sussyn, Rennach. Avant la fin du cycle, une majorité des ducs réclamera ma pendaison et celle de Cresenne. — Tu leur accordes trop peu de crédit. — J’espère, répondit Tavis. Je n’ai jamais autant voulu me tromper. — Allons à la porte. Ton père s’attend à ce que nous y soyons. D’après ce que j’ai compris, Marston est déjà convaincu que la Qirsi a tué Brienne. C’est un allié. Tavis s’efforça de sourire. Sans succès. — Vas-y. Je l’attendrai au château. Xaver hésita puis, après avoir serré un instant le bras de son ami, s’éloigna. Tavis le regarda partir, regrettant de ne pouvoir partager sa foi dans le jugement des ducs d’Eibithar. Il aurait dû être content. Si Shanstead était vraiment de leur côté, s’il parvenait à convaincre son père, le duc de Thorald, de l’innocence de Tavis, il avait une bonne raison d’espérer. Pourtant, dans le carillon des cloches qui sonnaient sur la ville, Tavis n’entendait pas la promesse du salut, ou le message de paix, mais la sinistre mélopée d’un chant lugubre, l’appel borné et insistant aux armes. 4 Le père de Gershon, lui-même un soldat de premier ordre, disait souvent qu’un homme pouvait vieillir et mourir en regardant les nobles se saluer. Dans l’ombre du Château d’Audun, alors que Kearney accueillait Marston de Shanstead, le capitaine devait se rendre à l’évidence : la cérémonie d’accueil du baron à la Cité des Rois s’étirait en longueur. À tel point que, n’en pouvant plus, il grogna un peu trop fort : — Heureusement qu’il ne s’agit pas du duc en personne. Un de ses hommes ricana. Le roi leur jeta un regard glacial. Il était presque l’heure des cloches du prieuré quand le baron et le roi furent en mesure de discuter, une fois le détachement de Marston installé au château. Gershon sentait que le jeune homme hésitait à parler librement, comme s’il craignait que des ennemis du royaume n’entendent leur conversation, alors que les seuls présents dans le bureau du roi, en dehors d’eux, étaient le Premier ministre d’Audun, le ministre de Marston, Gershon, et deux serviteurs. Marston et Kearney échangèrent quelques banalités, telles que la sévérité des neiges qui venaient juste de fondre, et leurs espoirs d’une saison clémente pour les semailles. Lorsque le roi demanda des nouvelles de son père à Marston, le capitaine eut enfin le sentiment qu’ils en venaient aux sujets qui préoccupaient vraiment le baron. — Mon père vous envoie ses respects, Majesté, répondit le jeune homme, le visage grave. Il aurait aimé venir lui-même, et il m’a expressément demandé de vous remercier de votre invitation et de l’excuser pour son absence. Il eut un faible sourire. — Il semble que mon père me juge un piètre remplaçant. — J’en doute, répondit Kearney avec sympathie. Mais dites-lui que sa présence nous a manqué, et que nous serons heureux de le recevoir au Château d’Audun lorsqu’il sera en mesure de faire le voyage. — Soyez-en sûr, Majesté. Quelque chose dans la voix de Marston, une infime hésitation, fit comprendre à Gershon que Tobbar de Thorald ne mettrait plus jamais les pieds à Cité des Rois. Kearney dut le comprendre lui aussi. — Son état ne s’améliore pas ? Marston se raidit, comme pour combattre la souffrance que lui causait le dépérissement de son père. Gershon n’avait rencontré Tobbar qu’une fois ou deux, la dernière lors de l’investiture de Kearney. Il avait alors beaucoup maigri. La maladie qui l’empêchait de venir aujourd’hui l’avait déjà affaibli. Le visage de son fils lui rappelait beaucoup celui du père. Le même regard gris et pénétrant, le nez noble et fin, la bonté qui persistait dans le plus triste des sourires. À part les ans, peu de choses différenciaient le fils du père. — Pardonnez ma brutalité, Majesté, mais mon père se meurt. Les guérisseurs nous ont dit depuis longtemps que sa maladie est trop profonde pour leur magie et leurs herbes. Ils soulagent ses souffrances autant qu’ils le peuvent, mais il y a longtemps qu’ils ont abandonné l’idée de le guérir. — Je suis désolé, Lord Shanstead, l’assura Kearney d’un air peiné. Votre père est un homme remarquable qui a dirigé sa maison avec sagesse et compassion dans les circonstances les plus difficiles. Bian a, dit-on, le cœur jaloux et il s’empresse de voler les plus beaux de nos joyaux afin d’en parer son royaume. Notre monde sera bien terne après sa disparition. Marston, la mâchoire serrée, détourna les yeux. — Oui, Majesté. Je vous remercie. — Vous avez envoyé un message pendant la saison des neiges. Vous nous informiez de la trahison du Premier ministre de votre père. Le baron, non sans un regard méfiant sur Keziah, se tourna vers Kearney. — Oui, Majesté. — Ne vous inquiétez pas, Lord Shanstead. J’ai parlé de votre missive avec tous mes ministres, comme avec Gershon. Marston n’eut pas l’air de s’en réjouir, mais opina. — Bien sûr, Majesté. — Voudriez-vous nous donner plus de détails sur ce qui s’est passé ? Malgré son malaise persistant, Shanstead leur raconta comment sa défiance envers Enid ja Kovar avait crû au cours de l’année précédente, et comment son propre ministre avait accepté de jouer le rôle d’un serviteur aigri désireux de rejoindre la conspiration. Après l’avoir entendu critiquer le baron, Enid lui avait offert de rejoindre sa cause. Leur conversation s’était arrêtée là. Le ministre de Marston était allé trouver le baron et lui avait raconté tout ce qui s’était dit. Ensemble, ils s’étaient rendus dans la chambre de Tobbar, où il avait répété son récit. — Naturellement, acheva Marston, mon père a tout d’abord refusé de le croire. Enid servait la maison de Thorald depuis plus de six ans, et le duc n’avait jamais eu l’occasion de mettre sa loyauté en doute. Lorsqu’il l’a convoquée dans sa chambre, elle a nié, accusant Xivled d’avoir monté cette histoire de toutes pièces. Gershon regarda le ministre de Shanstead. Assis dans un coin de la pièce, il gardait les yeux fixés sur son seigneur. Contrairement à la plupart des Qirsi, il avait les cheveux courts, si bien qu’au premier coup d’œil il paraissait chauve. — Sachant que la conspiration paie généreusement ses membres, j’ai suggéré que nous fouillions sa chambre à la recherche d’or. Elle a refusé, bien sûr. C’est alors que mon père a compris qu’elle mentait. Lorsqu’il l’a dit à Enid, elle a tout avoué, le traitant des pires noms, prouvant par sa vindicte que ses charmes et son intelligence n’avaient servi qu’à dissimuler sa noirceur. — Avez-vous appris quoi que ce soit d’elle ? — Non, Majesté. Elle s’est donnée la mort avant que nous puissions l’interroger. Elle est restée fidèle à sa cause jusqu’au bout. — Cela a dû être un choc pour votre père. — Oui, Majesté, et plus profond que vous n’imaginez. Enid est arrivée à Thorald peu après la mort de Filib l’Ancien. Durant des années, nous avons cru que le meurtre de Filib le Jeune était le fait de brigands venus à Thorald avec le Festival. Mon père et moi sommes persuadés aujourd’hui que sa mort doit être imputée à des assassins payés par le Premier ministre. — Par les démons et toutes les flammes ! s’exclama Gershon. Avez-vous des preuves ? — Non, pas encore. — C’est tout à fait plausible, Votre Majesté, remarqua Keziah. Galdasten écarté de l’Ordre des Successions, la mort de Filib écartait Thorald, faisant ainsi de Curgh et Kentigern les deux maisons majeures du royaume. Kearney semblait incrédule. — Insinuez-vous que la conspiration préparait la mort de Lady Brienne au moment de la disparition de Filib ? — Pas exactement, répondit la jeune femme. Je doute qu’ils aient pu prévoir toutes les circonstances qui ont conduit à la mort de Lady Brienne. Mais s’ils avaient l’intention d’utiliser les Règles de l’Ascension pour pousser le royaume au bord de la guerre civile, ils ont vu tout le parti qu’il y avait à tirer d’éliminer autant de maisons majeures que possible de l’Ordre des Successions. Il leur est beaucoup plus facile de manœuvrer s’ils n’ont que deux ou trois maisons en ligne, au lieu de quatre ou cinq. — Pardonnez-moi, Majesté, intervint Marston en regardant Kearney et Keziah tour à tour, mais vous mettez le meurtre de Lady Brienne sur le compte de la conspiration avec certitude. Êtes-vous absolument convaincu de la sincérité de cette femme que vous tenez dans vos geôles ? — Je le suis, Lord Shanstead. Vous devez d’ailleurs savoir qu’elle n’est pas enfermée dans une geôle, mais dans une cellule de la tour carcérale. — Mais… pourquoi, Majesté ? — Elle a un bébé et, malgré ce qu’elle a fait dans le passé, elle collabore avec nous aujourd’hui. J’ai jugé opportun de lui témoigner une certaine clémence. Marston avait l’air contrarié, mais il ne fit aucun commentaire. — Peut-elle prouver que la conspiration a commandité le meurtre de Lady Brienne ? — Elle prétend être celle qui a préparé le meurtre et payé l’assassin. Marston dressa les sourcils. — Alors vous êtes en mesure de prouver l’innocence de Tavis. — Oui. — Lord Kentigern est-il informé de ce nouveau développement ? Vient-il à la Cité des Rois ? Kearney jeta un coup d’oeil à Gershon. — Il n’a toujours pas répondu à ma sommation, répondit enfin le roi. Je n’ai pas grand espoir qu’il le fasse. — Mais, sûrement, les autres… Le jeune homme, une supplique au fond des yeux, s’interrompit. — Nous n’avons aucune réponse de Galdasten, Sussyn et Eardley. Marston étouffa un juron. — Javan est arrivé hier, offrit le roi comme une consolation, et nous attendons l’arrivée de Lathrop avant la tombée de la nuit. — Oui, mais ils sont déjà alliés. Nous avons besoin des autres maisons. — Je le sais, sourit faiblement Kearney. — Pardonnez-moi, Majesté, je ne voulais pas suggérer que… — Vos excuses ne sont pas nécessaires, Marston, je partage votre frustration. Marston regarda son ministre, qui lui répondit par un hochement de tête entendu. — Premier ministre, fit alors le Qirsi, pourrais-je vous parler ? Keziah, hésitante, se tourna vers son roi. — Allez-y, lui dit-il. Elle sourit gracieusement, et conduisit le ministre hors de la pièce, laissant le roi avec Gershon et Shanstead. — La présence des ministres vous dérange ? demanda le capitaine avec curiosité. À la faible lueur de la pièce, le baron semblait jeune et fatigué. Même s’il regardait le capitaine, ses propos s’adressaient au roi. — Je vous demande, une nouvelle fois, de pardonner mon audace, Majesté. J’ai découvert, en discutant de ces questions avec mon père, qu’il est plus facile de parler lorsque aucun Qirsi n’écoute notre conversation. — Douteriez-vous de votre ministre, Lord Shanstead ? — Non, Majesté, répondit Marston légèrement pris de court. — C’est donc la loyauté de mon Premier ministre que vous mettez en doute. Devant la grimace du baron, même s’il éprouvait de la sympathie pour le jeune homme, Gershon ne put retenir son sourire. C’était une chose de parler sur ce ton à son père, même s’il était duc d’une maison majeure, c’en était une autre de soulever cette question devant le roi. — J’ai peur de m’être mal débrouillé, Majesté. — Ne vous inquiétez pas, Marston. Parlez, mais vous devez comprendre que je connais Keziah depuis longtemps. Je la connais mieux que n’importe quel homme du royaume. Elle n’est pas une traîtresse. — Bien sûr, Majesté. Aussi n’irai-je pas plus loin que vous demander si vous n’avez rien remarqué d’inhabituel dans son comportement ? Ce fut au tour de Kearney de chanceler. Il n’y eut brusquement plus rien d’amusant dans leur conversation. Le roi se tourna vers Gershon qui n’eut d’autre choix que de répondre : — Elle n’est plus la même depuis la mort de Paegar. — Paegar ? interrogea le baron. — Un de mes sous-ministres. Il a fait une chute dans sa chambre. Sa tête a heurté la pierre de la cheminée. Lui et le Premier ministre étaient proches. Après sa mort, elle a… changé. Elle est devenue provocatrice et amère. J’ai dû la menacer de la bannir du château. Depuis, elle semble revenue à de meilleurs sentiments. — Si je puis me permettre. Majesté, étaient-ils amants ? — Non, répondit Kearney un peu trop vite. — Je vois. Vous disiez qu’il était tombé dans sa chambre. — Je sais à quoi cela ressemble. Lord Shanstead, mais la porte était fermée de l’intérieur. C’était un accident, étrange, je le reconnais, mais un accident tout de même. Gershon aurait voulu en rester là, mais il ne pouvait pas, le Premier ministre elle-même aurait été prompte à le lui rappeler. Le capitaine avait longtemps douté de la sagesse de son entreprise, et il craignait pour sa vie, mais il avait juré de l’aider. Garder le silence, après tous les efforts qu’elle avait déployés pour gagner l’attention du Tisserand de la conspiration, n’avait aucun sens. Il s’éclaircit la gorge et remua sur son siège. — Gershon ? — Ce n’est probablement rien du tout, Votre Altesse. Simplement un mot que le chirurgien a prononcé le jour où nous avons découvert le corps de Paegar. Je n’y avais pas prêté attention jusque-là. Vous venez de le dire, la porte était fermée de l’intérieur. Après ce qui est arrivé à cette femme, la nuit dernière… Il haussa les épaules. — Poursuivez. À présent, les deux hommes le dévisageaient. — Il a dit qu’il n’avait jamais vu une simple chute provoquer de tels dégâts. Il a poursuivi en disant qu’il était néanmoins formel : c’est cette chute qui a tué le ministre. La façon dont le sang était répandu sur le sol lui permettait de l’affirmer. Aujourd’hui, après avoir vu ce que peut subir une personne dans son sommeil, je me demande si le Tisserand n’a pas trouvé le moyen de le faire tomber. — Le Tisserand ? répéta Marston franchement effrayé. — C’est une des choses que nous a apprises cette femme Qirsi, répondit le roi. Il semble que la conspiration soit dirigée par un Tisserand qui communique avec ses partisans dans leurs rêves. — Que Dieu nous vienne en aide ! — En effet, répondit Kearney. La nuit dernière, nous avons appris que ce Tisserand n’est pas seulement capable de communiquer avec ses subalternes depuis de très longues distances, il peut les attaquer. Il a découvert que cette femme nous aide, et il a cherché à la supprimer. Elle a eu de la chance de survivre à cette rencontre. Il se tourna vers Gershon. — Vous croyez qu’il s’en est pris à Paegar de la même manière ? — C’est possible, Votre Majesté. — Avez-vous une raison de croire que Paegar appartenait à la conspiration ? Gershon en avait une. Keziah avait trouvé une grande quantité d’or dans sa chambre, bien plus qu’il n’aurait pu en gagner avec ses simples gages. Mais le capitaine avait promis à la jeune femme de ne parler à personne de cette découverte, pas seulement parce qu’elle craignait pour sa vie, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas déshonorer son ami. Conscient des questions que soulevaient ses propos, il regrettait déjà ce qu’il venait de dire au roi et au baron, mais il ne pouvait revenir en arrière. — Non, Votre Majesté, je n’ai pas de preuve. Mais aucune cour des Sept Royaumes ne semble complètement à l’abri de la perfidie Qirsi. Et je me demande si Paegar n’était pas le traître ici. Kearney se dirigea jusqu’à la fenêtre et contempla les jardins. — Je n’aime pas incriminer un homme incapable de se défendre. Paegar m’a bien servi. Avant mon arrivée, il était au service d’Aylyn depuis onze ans. Il mérite mieux que d’être accusé de traîtrise sans raison. Gershon baissa les yeux. — Oui, Votre Majesté. Les trois hommes se turent. — Parlez-moi de votre Premier ministre, Majesté, reprit enfin le baron. Vous disiez qu’elle se comportait de façon curieuse. Le roi décocha un regard sombre à Marston, mais opina. — Oui, elle l’a fait. Elle est devenue insolente, mettait mon jugement en question, elle a même insulté un de nos hôtes, un noble de Wethyrn, au cours d’un banquet. — Donnait-elle toujours des conseils avisés ? — Non, répondit Kearney. Ses conseils ont également souffert de son comportement. À tel point que j’en suis venu à me tourner davantage vers mes autres ministres. Le baron, étonné, considéra Gershon. — Cela doit nous donner à réfléchir, Votre Majesté, intervint le capitaine. Nous avons longtemps pensé que le Premier ministre souffrait simplement de la disparition d’un ami. Il s’agit peut-être d’autre chose. Ils étaient peut-être en cheville tous les deux avec le Tisserand. — Non ! s’exclama le roi en s’écartant de la fenêtre. Keziah ne me trahirait pas. — Mon père affirmait la même chose d’Enid, Majesté. — Ce n’est pas la même chose ! Elle est différente ! Marston en doutait visiblement, mais le jeune noble savait quand reculer. — Bien sûr, Majesté. — À présent, laissez-moi, demanda le roi sans les regarder. Tous les deux. Je veux être seul. Gershon se leva et se dirigea vers la porte, invitant le baron à le suivre. — Dois-je vous prévenir de l’arrivée de Lathrop, Votre Majesté ? — Oui. Je vous remercie. Le capitaine conduisit Marston hors de la pièce et ferma doucement la porte derrière eux. Dans le couloir, le baron s’adossa au mur et ferma les yeux. — Les choses ne se sont pas déroulées comme je l’espérais. — Je m’en doute. — J’ignorais qu’il tenait encore autant à elle. — Que voulez-vous dire ? interrogea Gershon méfiant. — Allons, capitaine, répondit Marston en ouvrant les yeux. Shanstead n’est peut-être pas le centre du royaume, mais ce n’est pas un village, et puis nous sommes au cœur de Thorald. Nous entendons ce qui se raconte ailleurs. — Et qu’est-ce qu’on raconte ? — Que le roi et son Premier ministre étaient amants. C’était une ironie amère que l’ébruitement des amours de Kearney et Keziah se soit répandu dans le royaume seulement après qu’il fut devenu roi et leur histoire achevée. Sur toutes les Terres du Devant, la loi était la même : un homme Eandi n’avait pas le droit de coucher avec une femme Qirsi. De telles unions, condamnées par les Qirsi comme par les Eandi, étaient nommées le péché des lunes, d’après l’histoire de Panya et Ilias, une Qirsi et un Eandi qui avaient défié la loi des hommes et le commandement de leurs dieux, et dont l’amour s’était achevé en tragédie. Au cours des derniers cycles, ces rumeurs étaient devenues une flèche de plus dans le carquois de ceux qui refusaient de reconnaître la légitimité de Kearney sur le trône. Gershon ne comprit qu’il avait la main sur son arme qu’en se voyant la sortir à demi de son fourreau. — Calmez-vous, capitaine, lança Marston à la hâte. Ses mains tremblaient, mais sa voix était posée. Deux gardes, à quelques pas, avaient cessé leur conversation pour les observer. — Je ne voulais pas vous offenser, ni votre roi, reprit Marston en baissant la voix. Vous savez désormais que je suis fidèle à la couronne. Si je pouvais m’exprimer au nom de Thorald, j’apporterais tout le poids de ma maison derrière le roi pour mettre un terme à ce conflit avant qu’il n’éclate. Le capitaine rengaina lentement son épée. — Les rumeurs sont donc vraies, fit le baron. — Ce n’est pas moi qui les confirme. — Comme vous voulez. Croyez-vous que cette femme a pu être soudoyée ? Son amertume est-elle si profonde ? — Je n’ai rien à vous dire à ce sujet. — Fichtre, monsieur ! Nous parlons de l’avenir d’Eibithar ! Si le Premier ministre a trahi le roi, le reste n’a aucune importance ! Ni les confessions de cette femme Qirsi, ni l’acquittement de Lord Tavis, ni même votre capacité à mater la rébellion de Kentigern. Elle peut tout détruire ! Gershon ne savait que répondre. Il ne pouvait défendre Keziah sans soulever d’autres soupçons. Il ne pouvait pas davantage se résoudre à l’impliquer encore plus. Elle était déjà en très grand danger. Il ne l’avait jamais vraiment appréciée, mais au cours des derniers cycles, il en était venu à admirer son courage et admettre qu’à sa façon elle servait Kearney aussi loyalement, sinon plus, que n’importe quel sujet du royaume, lui compris. — Vous avez entendu le roi, répondit-il alors. Il est convaincu de sa loyauté, et il la connaît mieux que personne. Cela me suffit. — C’est un tort. Il est aveuglé par sa passion. Ne me dites pas que vous aussi. Cette fois, Gershon tira l’épée. Pointe baissée, il la laissa devant lui. — Vous êtes un homme raisonnable, Lord Shanstead. Encore jeune, mais sage pour votre âge, et courageux. Trop, diraient certains. Quoi qu’il en soit, si vous persistez à parler ainsi de mon seigneur et roi, je serai obligé de vous passer au fil de mon épée. Marston, armé lui aussi, le considéra longuement. Les gardes les observaient de nouveau. Le silence qui régnait dans le couloir était aussi épais que la fumée d’un feu de bois humide. Lorsque le baron reprit enfin la parole, sa voix était tendue par la colère et par la peur. — Surveillez-la, dit-il. Croyez ce que vous voulez, menacez-moi si ça vous chante, mais surveillez-la de près. Gershon finit par rengainer son arme. Ils se dévisagèrent. Avant que l’un puisse s’exprimer, les cloches de la ville retentirent pour la seconde fois de la journée. — C’est Tremain, avança Marston en tournant les yeux vers la meurtrière au bout du couloir. Que savez-vous de son Qirsi ? Keziah et Xivled, le ministre de Shanstead, marchèrent en silence jusqu’à la tour la plus proche, descendirent les escaliers, sortirent dans la cour intérieure et se dirigèrent vers les jardins qui commençaient tout juste à bourgeonner après la froidure des neiges. Alors qu’ils étaient loin des gardes de faction, ils restèrent silencieux. Le ministre était séduisant. Il avait les cheveux aussi courts que la barbe du duc de Curgh. Keziah, bien qu’elle préférât les Qirsi aux cheveux longs, comme les portaient Grinsa et la plupart des ministres, ne pouvait s’empêcher de tomber sous le charme. Les yeux pâles et les traits anguleux de cet homme lui rappelaient un garçon qu’elle avait connu des années auparavant, lorsqu’elle et Grinsa vivaient encore à Eardley. Le ministre de Shanstead était un peu plus grand qu’elle, mais large d’épaules, et musclé pour un sorcier. Au soleil, elle remarqua l’éclat de l’anneau d’or qui ceignait son doigt. Pourquoi était-elle toujours séduite par les hommes mariés ? Ne pouvait-elle, une fois dans sa vie, rencontrer un célibataire ? Un sourire triste lui effleura les lèvres. Elle savait pourquoi ils avaient quitté le bureau de Kearney. Le baron souhaitait s’entretenir avec le roi de la conspiration, et il voulait le faire en dehors de tout Qirsi. Il avait d’ailleurs certainement demandé à son ministre de tout faire pour découvrir si Keziah avait trahi le roi. — N’est-ce pas le moment où vous me demandez si je peux vous aider à rejoindre le mouvement Qirsi ? L’homme la dévisagea, un léger et délicieux sourire aux lèvres. — À Shanstead nous l’appelons la conspiration. — Xivled, n’est-ce pas ? esquiva Keziah en lui rendant son sourire. — Mes amis m’appellent Xiv. — Cela signifie-t-il que je peux ? — Oui, répondit-il en riant franchement. — Merci. Dites-moi, Xiv, votre baron me considère-t-il comme une traîtresse ? — Mon baron en sait à peine plus à votre sujet que moi-même, Premier ministre. Il ne juge pas votre loyauté envers le roi, ou son absence. — Mais il s’interroge. — Ne devrait-il pas ? Ne devrions-nous pas tous nous interroger ? — Pas nécessairement, répondit Keziah en secouant la tête. Vous pensez servir le royaume en questionnant la loyauté de tous les Qirsi de toutes les cours. Or, vous ne faites qu’accroître les doutes de votre seigneur, et élargir le fossé qui sépare déjà les Eandi des Qirsi. Croyant bien faire, vous empirez la situation, et vous n’apprenez rien. Je vous félicite d’avoir démasqué le traître dans la cour de Tobbar, mais je crains que ce succès ne vous ait rendus trop audacieux. — Vous vous trompez. Il s’arrêta et se planta devant elle. Il avait l’air fervent et bien jeune. — Ce n’est pas nous qui avons créé ce fossé, comme nous ne sommes pas responsables de la méfiance croissante entre les races. La conspiration, elle, est bien réelle. Il y a des traîtres dans presque toutes les cours des Terres du Devant. C’est la raison pour laquelle la conspiration est si puissante et si dangereuse. Autrefois, j’étais confiant, comme Lord Shanstead. J’aurais aimé pouvoir le rester. Je n’aime pas mettre en doute les motivations de tous les Qirsi que je rencontre, ni supposer le pire d’une personne jusqu’à ce qu’elle me prouve qu’elle mérite ma confiance. Tel est pourtant le monde dans lequel nous vivons. C’est la conspiration qui en est responsable, et tant que nous continuons à faire confiance aveuglément, nous augmentons sa puissance. — Je ne suis pas d’accord. Laisser la traîtrise de quelques-uns détruire notre capacité à faire confiance aux autres, voilà ce qui la sert. Ils cherchent à nous diviser, et votre comportement leur facilite la tâche. — Je n’arriverai pas à vous convaincre, fit-il. Nous pourrions discuter toute la journée, nous resterions sur nos positions. — Sans doute. Keziah reprit leur marche. Elle avait rencontré de très nombreux ministres Qirsi au cours de sa carrière, surtout depuis qu’elle résidait au Château d’Audun. La plupart d’entre eux l’avaient frappée par leur bonne volonté, leur fidélité au seigneur qu’ils servaient. C’était une des raisons pour lesquelles les doutes de Xivled l’offensaient. Mais Xiv était aussi le premier dont elle ne doutait pas une seconde de la loyauté. Peut-être parce qu’il mettait en cause son allégeance au roi, comme il doutait de celle de tous les ministres. Peut-être avait-il trouvé le moyen idéal de dissimuler sa propre traîtrise… Cette idée lui arracha un sourire. Cet homme n’était pas un traître. En fait, elle s’imaginait même lui raconter sa tentative de gagner la confiance du Tisserand. Si quelqu’un pouvait comprendre le mérite de ses plans, c’était lui. Elle se retint, évidemment. Cet écart était à mettre sur le compte des charmes du ministre. — Alors, avez-vous décidé si je suis digne de confiance ? demanda-t-elle à la place. — Pas encore. — Beaucoup au château vous diront que j’ai provoqué le roi, que je me suis comportée de bien étrange façon. Certains d’entre eux, j’en suis sûre, me considèrent comme une traîtresse. — L’êtes-vous ? Keziah sourit de nouveau. — Je ne peux vous faire qu’une seule réponse, vous le savez. — Ce n’est pas vrai. Vous pouvez avouer et en finir. — Êtes-vous obligé de contester tout ce que je dis ? Il baissa les yeux en souriant, mais son embarras était visible. — Pardonnez-moi, Premier ministre. — Laissez-moi vous poser une question, dit-elle profitant de son avantage. — Je vous en prie. — Maintenant que nous sommes en mesure de prouver l’innocence de Tavis, pensez-vous que Tobbar s’allie avec le roi et Javan ? Le front du ministre se creusa et il inclina la tête. — Je ne saurais dire. L’innocence ou la culpabilité de Lord Tavis n’a toujours été qu’une des considérations parmi celles que le duc a prises en compte pour refuser son soutien à l’une ou l’autre des parties en conflit. Il craint qu’ajouter la puissance de Thorald à l’une ou l’autre ne fasse sérieusement pencher la balance en faveur de ce duc et ne l’oblige, du même coup, à entrer en conflit avec l’autre. Rien n’est intervenu pour soulager cette inquiétude. — Votre seigneur partage cet état d’esprit ? — Lord Shanstead ne se permettra jamais de contester son père sur un sujet d’une telle importance. — En tout cas, pas ouvertement. — Que voulez-vous insinuer, Premier ministre ? — Que Marston semble être un homme judicieux, mais passionné. J’ai du mal à croire qu’il fera quoi que ce soit pour affaiblir les règles de l’Ascension, surtout avec ses fils sur les rangs. Du même coup, je l’imagine difficilement se contenter de la neutralité de Thorald alors que les autres duchés se dressent les uns contre les autres. Il semble comprendre que le royaume a besoin de s’unir s’il veut faire face à la gageure Qirsi. Tavis innocenté du meurtre de Brienne, il sera impatient d’apporter le soutien de Thorald à Javan, et de mettre un terme à la menace entretenue par Kentigern. — Vous avez déduit tout cela de la discussion que nous avons entendue ce matin ? interrogea Xivled, impressionné. — Et de ce que j’ai entendu de lui. Il opina, le front de nouveau soucieux. — Je ne peux pas vous en dire plus, vous le comprenez, sachez toutefois que s’il était duc… les choses seraient légèrement différentes. — Merci, Ministre, répondit Keziah sans chercher à masquer sa surprise, j’apprécie votre franchise. — Je vous demande de ne répéter cela à personne, Premier ministre. Pas même au roi, du moins pas pour l’instant. — Bien sûr. Je lui dirai simplement quelles sont mes impressions sur le baron, rien de plus. — Merci. Elle songea à demander au ministre combien de temps il pensait qu’il restait à vivre au duc de Thorald, mais certaines questions ne se posaient pas, même pour le Qirsi le plus haut placé du royaume. Elle sentait par ailleurs qu’il était pressé de retrouver son seigneur, afin qu’ils puissent partager ce qu’ils avaient appris sur le roi et sur elle. — Vouliez-vous me poser d’autres questions, Ministre ? demanda-t-elle alors. Ou suis-je libre de rejoindre le roi ? Les cloches qui se mirent à sonner sur la ville l’empêchèrent de répondre. Keziah leva les yeux vers le soleil. Il était trop tôt pour les cloches du prieuré. — Il semble que le duc de Tremain soit arrivé, fit-elle. Je dois me rendre aux portes pour l’accueillir. Merci pour cette agréable conversation, ajouta-t-elle en souriant. Elle s’éloigna, mais Xivled la rappela. Elle se tourna. — Je vous ai demandé si vous étiez une traîtresse, fit-il. Vous ne m’avez pas répondu. Il souriait, mais elle voyait qu’il attendait vivement sa réponse ou, plus exactement, la façon dont elle allait la formuler. — En effet, répondit-elle en lui tournant le dos. Je ne l’ai pas fait. Avec l’arrivée des deux seigneurs, les cérémonies d’accueil et le grand banquet prévu le soir même, le Château d’Audun fourmillait d’activité. La garde royale, escortant les nobles et leurs ministres, allait et venait des portes de la ville à celles du château. Depuis la tour carcérale, pourtant située à l’autre extrémité de la cour intérieure, Grinsa entendait les ordres du maître cuisinier et sentait les arômes alléchants des viandes rôties et du pain chaud. En dépit de l’agitation environnante, Cresenne dormait. Elle semblait fragile sur les draps ternes de sa couche. Elle s’agitait parfois, poussant un cri et levant les mains comme pour parer un coup, mais elle ne s’éveillait pas. Sur son visage de cendre, les blessures, sombres et laides à la faible lueur de la cellule, semblaient accuser le Glaneur. Comment avait-il pu permettre cela ? Il avait dit qu’il la protégerait. Il lui suffisait de dire tout ce qu’elle savait ; il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour les protéger, elle et leur bébé. Il avait eu des paroles pleines de courage pour lui promettre qu’il empêcherait le Tisserand de s’en prendre à elle une nouvelle fois. Mais si l’homme était décidé à lui faire du mal, à la tuer, il ne pourrait pas faire grand-chose pour s’y opposer. Le Glaneur aurait aimé rencontrer Marston de Shanstead et Lathrop de Tremain en personne, entendre lui-même comment le roi et Keziah présentaient ce qu’ils avaient appris de Cresenne. Mais il refusait de la quitter, ou de confier Bryntelle à quiconque. Un cycle plus tôt, dans l’espoir d’obliger Cresenne à avouer tout ce qu’elle savait du meurtre de Brienne, il avait menacé de lui enlever son enfant, de la confier à une nourrice en ville. Aujourd’hui, il avait été contraint de le faire, non pour punir Cresenne, mais pour lui permettre de se reposer. La nourrice, répondant aux appels de Grinsa, venait, allaitait l’enfant et disparaissait dans l’attente du prochain repas. Il aurait été plus simple de l’installer dans la cellule – elle était Qirsi, jeune, tranquille et douce –, mais Grinsa voulait rester seul avec sa famille, tant qu’il le pouvait encore. Après son dernier repas, il avait gardé Bryntelle entre ses bras et arpenté la cellule en la berçant de l’histoire de ses parents, celle de son enfance, jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Depuis quelques jours, elle s’était souvent endormie entre ses bras. Ému, il continuait de la bercer en marchant dans la clarté déclinante du jour. Il avait perdu la notion du temps. Quand les premières étoiles apparurent au-dessus du Château d’Audun, à peine visibles par l’étroite meurtrière, le bébé se réveilla et se mit à pleurer. Grinsa approcha de la porte et appela doucement un des gardes. — Allez chercher la nourrice, murmura-t-il. — Ça ira, Grinsa, fit Cresenne derrière lui d’une voix à peine audible. Aussitôt, Bryntelle cessa de pleurer. Grinsa se détourna de la porte et alluma une torche par sa simple volonté. La jeune femme s’était assise. Elle plissa les paupières devant la lumière puis, d’une main lente, passa la main dans ses cheveux défaits pour dégager son visage. Grinsa vint s’asseoir à côté d’elle et lui donna Bryntelle. Cresenne commença à écarter sa chemise avant d’hésiter avec un regard gêné. — Excuse-moi, fit-il en se levant. Il alla jusqu’à la porte. Près des escaliers, les gardes discutaient à voix basse. — Comment te sens-tu ? demanda-t-il. — Endolorie. — Où ? — Partout. Surtout ma main et le visage. — Ça devrait aller mieux dans quelque temps. — Ai-je l’air affreuse ? demanda-t-elle après un long silence. — Tu aurais du mal. — Tu sais ce que je veux dire, répondit-elle avec une douceur qu’il n’avait pas entendue depuis longtemps. — Non, tu n’es pas affreuse. Les cicatrices sont encore sombres, tu seras sans doute saisie quand tu verras ton image dans un miroir, mais elles finiront par s’estomper. Elle produisit un bruit étrange, une sorte de hoquet. — Merci. Il se retourna et vit ses larmes. — De quoi ? — De m’avoir sauvée. Il m’aurait tuée, Grinsa. Il m’aurait torturée le plus longtemps possible, mais à la fin, il m’aurait tuée. Il me l’a dit. Il revint vers le lit et s’assit. — Ce sont les gardes qu’il faut remercier. Et Keziah. Ils l’ont appelée et elle m’a envoyé chercher. Sans eux, je ne serais jamais arrivé à temps. Elle acquiesça en essuyant ses larmes. Grinsa resta près d’elle, puis se leva pour retourner près de la porte. — Tu peux rester, lui dit-elle. Tu es son père. Le Glaneur sourit sans toutefois les regarder. — Tu as trouvé une nourrice. Craignant sa colère, ses yeux revinrent en hâte se poser sur elle. — Oui. Je suis désolé. J’ai pensé que… — Je comprends, Grinsa. J’allais te remercier de m’avoir laissée dormir. Il soupira, et ils rirent tous les deux. — Nous nous disputons depuis si longtemps que nous avons oublié ce qu’est la courtoisie. — C’est à elle que nous devons de nous le rappeler, fit la jeune femme en baissant les yeux sur Bryntelle. Et peut-être aussi nous le devons-nous l’un à l’autre… Avant qu’il ne soit trop tard. Elle n’avait pas besoin de le préciser. Les mots flottaient dans la pièce comme un nuage orageux, chargé de violence et d’incertitude. — Je crois que nous pouvons te protéger, Cresenne. Ce ne sera pas facile, mais nous pouvons y arriver. Les yeux sur le bébé serré contre son cœur, ses larmes se remirent à couler. — Comment ? Tu as vu ce qu’il m’a fait cette nuit. Elle releva le visage vers lui. — Es-tu si puissant ? Peux-tu lui faire ça ? — Je suis puissant, sourit-il, mais pour faire « ça » au Tisserand, je dois d’abord savoir qui il est, et où il se trouve. L’heure de le combattre arrivera ; pour l’instant, je veux te protéger. Quant à savoir comment, tu as bien avancé aujourd’hui. Elle plissa le front. — Tu vas changer tes habitudes de sommeil. Tu ne peux plus dormir la nuit, c’est à ce moment-là qu’il te cherchera. À partir de maintenant, et jusqu’à la mort du Tisserand, tu dormiras le jour et resteras éveillée la nuit. — Et Bryntelle ? — Elle aussi, bien sûr. Tu dois changer les horaires de ses repas. Cela prendra quelque temps et tu ne dormiras pas autant qu’avant… — Attends, fit-elle, son étonnement cédant à la frayeur. C’est ton plan pour me garder en vie ? Dormir le jour, veiller la nuit ? C’est ça que tu me proposes ? — Pour l’instant, oui. Cresenne lâcha un rire tremblant. — Ça va marcher un jour, et puis il va comprendre et il me tuera. Non, la seule façon de me garder en vie est que tu sois à côté de moi dès que je dors ; comme ça, tu peux entrer dans mes rêves et le chasser avant qu’il me fasse mal. Il ne put s’empêcher de sourire. — Suggères-tu que nous partagions de nouveau le même lit ? — Ce n’est pas drôle, Grinsa. — Non. Je comprends ta peur, mais dormir le jour l’arrêtera plus efficacement que tu ne le penses. Il coupa court à ses objections d’une main ferme. — Nous ne savons pas encore qui est le Tisserand, mais j’ai une idée de ce qu’il est. — Que veux-tu dire ? — Il est ambitieux, et il a l’habitude qu’on lui obéisse. Il va aussi très loin pour dissimuler son identité. Même ceux qui le servent ne connaissent pas son visage, ni l’endroit qu’il conjure pour ses visites, n’est-ce pas ? Elle acquiesça. — Il redoute plus que tout d’être identifié, c’est donc un homme influent. — À sa place, ne craindrais-tu pas d’être reconnu, même comme Glaneur de Festival ? — Peut-être, mais je n’irai pas jusqu’à dissimuler l’endroit où je me trouve. Il semble persuadé que le lieu dévoilerait l’identité. Ce qui me porte à croire qu’il est ministre quelque part, peut-être important, à la cour d’un duc, peut-être d’un souverain. — Je suppose que c’est possible, admit Cresenne. Quel rapport avec mes heures de sommeil ? — Un homme aussi important n’est pas maître de son temps, il a des devoirs, un seigneur auquel répondre. Comme la plupart des ministres, ses nuits lui appartiennent, mais ses journées sont dévolues à la cour. Tu as raison, il risque de comprendre très vite comment tu parviens à l’éviter, mais il n’y pourra rien, du moins dans l’immédiat. Elle n’avait pas l’air convaincue. — Entrer en communication avec les autres demande des efforts considérables, ajouta Grinsa en coulant un regard vers la porte. Je le sais, poursuivit-il à voix basse, parce que c’est de cette façon que je communique avec Keziah. Je ne peux qu’imaginer ce que c’est de blesser quelqu’un en usant de la même magie. Toucher Keziah, ou simplement l’embrasser sur la joue, exige un pouvoir énorme, beaucoup plus que de parler. — Qui est-elle pour toi ? demanda Cresenne à brûle-pourpoint. Étiez-vous amants ? C’est pour ça qu’elle te connaît si bien ? — Non, répondit Grinsa en souriant. Nous sommes proches, c’est tout. Je connais Keziah depuis toujours. — C’est presque exactement ce qu’elle m’a dit lorsque je lui ai posé la question, répondit la jeune femme. — Et pourtant tu insistes. Accepte-le comme une vérité, Cresenne, et arrête de poser des questions. — Excuse-moi. Je t’ai interrompu. — Voilà où je voulais en venir : il faut beaucoup d’énergie pour entrer en contact par le rêve. Le Tisserand ne peut le faire au pied levé, en attendant que son duc ait terminé son repas. Il a besoin de temps pour se préparer et de temps pour se reposer. Dormir le jour ne te mettra pas toujours à l’abri, mais cela te protégera quelque temps. Et cela suffira peut-être. — Je ne veux pas que Bryntelle soit élevée comme une chouette. — Moi non plus, dit Grinsa avec un sourire. Mais cela ne durera pas des années. J’ai l’intention de démasquer le Tisserand bien avant son premier anniversaire. C’est l’affaire de quelques cycles. — Très bien. Je vais essayer. — Bon. Il se tourna vers la porte. — Je vais devoir te laisser. Tavis et moi sommes invités au banquet. Avant de partir, y a-t-il quelque chose que tu puisses me dire à propos du Tisserand, un détail que tu aurais oublié, parce que tu le jugeais peut-être sans importance ? Elle réfléchit puis secoua la tête. — Comment l’appelais-tu ? — Quoi ? — Quand tu lui parlais dans tes rêves, comment t’adressais-tu à lui ? — Tisserand, répondit-elle en haussant les épaules. J’ai commis une fois l’erreur de l’appeler monseigneur, il y a des années, il s’est mis en colère. Il ne voulait pas que je m’adresse à lui comme à un noble Eandi. — Et lui, comment t’appelait-il ? — Par mon prénom la plupart du temps. — La plupart du temps ? — Quand j’ai acquis plus d’importance dans le mouvement, il m’a donné un titre. Il ne l’employait pas beaucoup, mais les autres si. — Quel titre ? interrogea Grinsa le cœur battant. — Celui de chancelière. — Chancelière, répéta Grinsa se pénétrant du mot. — Cela t’évoque quelque chose ? — Peut-être. La plupart des rois et des reines des Terres du Devant donnent des titres à leurs ministres. Le suzerain d’Uulrann, par exemple, appelle tous les Qirsi des enchanteurs, mais il ne donne aucun titre officiel à ceux qui le servent. L’empereur de Braedon, au contraire, a des chanceliers aussi bien que des ministres. Sont chanceliers ceux qui le servent depuis longtemps, ceux qui détiennent le plus d’autorité parmi tous ses conseillers. — C’est ce que nous sommes, répliqua Cresenne. Des chanceliers. Nous sommes peu nombreux, les autres nous rendent compte plutôt qu’à lui directement. — Braedon, murmura Grinsa. La veille, il avait aperçu le visage du Tisserand, mais il n’avait pas vu grand-chose de la lande qui l’entourait. Elle pouvait se trouver n’importe où sur les Terres du Devant. Il se leva et se dirigea vers la porte où il appela un garde. — Tu vas au banquet ? — Oui, répondit-il alors que le garde ouvrait la porte. Je veux demander au roi ce qu’il sait du haut chancelier de Braedon. 5 Curtell, Braedon Il ne dormit plus de la nuit, et ne quitta pas sa chambre le lendemain matin. Lorsque les cloches de midi se mirent à sonner sur la ville, leur écho s’étirant dans les couloirs du palais comme le souffle de spectres gémissant, il demeura dans le fauteuil près de la cheminée, devant le feu depuis longtemps éteint, les yeux fixés sur les braises refroidies, ses mains raides serrées sur les accoudoirs. On frappa. Une voix timide l’informa que l’empereur le demandait. Il renvoya le serviteur sans même ouvrir la porte. — Je ne me sens pas bien. Présentez mes excuses à l’empereur, cria-t-il sans bouger de son fauteuil. Ce qui était la stricte vérité. Il savait que ce jour viendrait. Aucun homme à la tête d’un mouvement d’une si grande ampleur ne pouvait espérer rester éternellement dans l’ombre. Il n’avait pourtant pas prévu qu’il arriverait si vite. Et il n’avait jamais imaginé que Grinsa jal Arriet serait le premier homme des Terres du Devant à découvrir son visage, et à rester en vie pour en parler. Quelques cycles plus tôt, il avait tué un de ses serviteurs, un ministre au Château d’Audun, dans le seul but de préserver son secret. Paegar jal Berget n’était ni le Qirsi le plus puissant dévoué à sa cause, ni le plus intelligent. Mais il le servait fidèlement depuis plus de deux ans. Son sort avait été bien plus cruel qu’il ne l’aurait mérité. Contrairement à Cresenne qui, par sa trahison, méritait plus que la mort douloureuse qu’il lui réservait. Grinsa l’avait sauvée. La flamme lumineuse qu’il avait conjurée dans sa paume était une déclaration de guerre, l’avertissement qu’il comptait s’opposer à lui. Dusaan ne pouvait savoir ce que le Glaneur avait vu exactement – il avait coupé le contact avec Cresenne dans l’espoir d’empêcher Grinsa d’en voir trop. Leurs regards pourtant s’étaient croisés. Grinsa avait donc vu le visage du Tisserand. Avait-il aussi distingué la lande d’Ayvencalde, l’avait-il reconnue ? — Maudite femme ! grogna-t-il les dents serrées. Il reviendrait vers elle la nuit même. Il la tuerait, dans d’atroces souffrances, mais si vite que le Glaneur ne pourrait intervenir. Cette mort ne servait à rien si Grinsa l’avait vu. La lumière de sa flamme n’avait éclairé son visage qu’une infime seconde. Il n’avait rien pu voir, ou pas assez. Dusaan étouffa un juron. Il dirigeait ce mouvement depuis trop longtemps pour être dupe. Il devait considérer que Grinsa avait tout vu, que le Glaneur savait déjà où le trouver. La question qui se posait était donc de savoir quel serait son prochain mouvement. S’il voulait garder Cresenne en vie, il ne pouvait la laisser seule. Aucun autre Qirsi n’était capable de la protéger. Il était le père de son enfant et il l’aimait. Il ne prendrait pas le risque de la laisser mourir. Il ne bougerait donc pas. Le haut chancelier sentit ses mains relâcher les accoudoirs. Grinsa ne pouvait pas davantage envoyer quelqu’un à Braedon. Il ne pouvait même pas dire à ses alliés Eandi ce qu’il avait découvert. Sinon, il serait obligé de révéler sa propre nature. Même si Grinsa connaissait son nom et son titre, il ne pouvait rien faire. Dusaan aurait dû être soulagé. Il avait vu le visage de Grinsa aussi bien que Grinsa avait vu le sien, et bien plus longtemps. Il n’avait plus besoin de Cresenne. Il n’avait pas seulement découvert le nom et le visage du Glaneur, il savait même où le trouver : au Château d’Audun. Au contraire de Grinsa, il pouvait envoyer des assassins. Il pouvait aussi pénétrer ses rêves et évaluer sa force contre lui. Il pouvait gagner une telle bataille, et ne risquait rien de pire que de se faire chasser de l’esprit de Grinsa, si les choses tournaient mal. Au fond, Dusaan n’avait rien perdu dans la nuit. C’était du moins ce qu’il se répétait pour ne pas hurler de rage. Car, en vérité, il avait perdu son premier combat. Il pouvait vaincre Grinsa lors de leur prochaine rencontre mais, cette nuit, le Glaneur l’avait battu. Et le haut chancelier ne pouvait s’en prendre à personne d’autre que lui. Alors qu’il aurait dû le prévoir, pas une seconde il n’avait envisagé que le Glaneur pût être aux côtés de Cresenne. Qui d’autre pouvait l’avoir convaincue de se retourner contre lui, l’avoir poussée à risquer une mort certaine en trahissant le mouvement ? Elle cherchait Grinsa depuis les dernières cultures. Était-il tellement surprenant qu’elle le trouvât au Château d’Audun ? Le Tisserand aurait dû s’en douter, et s’assurer qu’elle meure. Elle le devait, c’était impératif, sans quoi elle ne manquerait pas de causer davantage de tort. Au lieu de quoi, il avait laissé sa soif de vengeance, et le désir qu’elle lui inspirait, obscurcir son jugement. Il s’était montré stupide. Un aveu pénible pour un homme qui ne supportait pas les imbéciles. Il resta dans sa chambre longtemps cet après-midi-là. Des serviteurs vinrent lui apporter son repas, ou lui transmettre les interrogations de l’empereur concernant sa santé. Il ne quitta pas son fauteuil, et n’autorisa personne à pénétrer dans sa chambre. Tard dans la journée, lorsqu’un autre page de l’empereur se présenta, il sortit enfin de son humeur maussade et vint ouvrir la porte. Le garçon fut pris de court. Durant plusieurs secondes, il contempla le haut chancelier, ses yeux noirs grands ouverts et la bouche bée. — Que veux-tu ? — L’empereur, monsieur ! lâcha-t-il. Il vous demande. Il… a l’air en colère. — Dis-lui que j’arrive. Le garçon s’inclina, bredouilla un « Oui, Haut Chancelier » tremblant, et s’éloigna en courant. Dusaan n’était pas sûr de pouvoir s’adresser poliment à l’empereur, mais on ne lui laissait pas le choix. S’il restait dans sa chambre, l’empereur finirait par se déplacer lui-même. Il valait mieux affronter le gros imbécile dans la salle d’audience impériale, où il pourrait s’excuser après un certain temps. Il sortit. Il ouvrit brusquement la porte de la salle d’audience et franchit le seuil d’un pas résolu. Seule la voix du chambellan qui annonçait son nom et son titre lui rappela de s’arrêter. Harel était assis sur son trône de marbre, le visage lourd et rubicond, les lèvres pincées. — Haut Chancelier, fit-il d’un ton de réprimande où pointait la malice. Dusaan posa un genou en terre et baissa les yeux. L’heure venue, il savourerait avec plaisir la mort de cet homme. — Votre Éminence. — Je vous ai convoqué à plusieurs reprises. Il y a des sujets dont je souhaite vous entretenir. — Oui, Votre Éminence, répondit le chancelier toujours agenouillé. Je vous ai fait prévenir que je n’étais pas bien. — Vous semblez parfaitement rétabli. — Le repos que vous m’avez accordé m’a fait le plus grand bien, Votre Éminence. Je vous en suis profondément reconnaissant. Harel fronça le sourcil avant de faire un geste vague d’une main grassouillette. Les pierres de ses bagues étincelèrent. — Levez-vous. Dusaan se leva. — Merci, Votre Éminence. — Que vous arrive-t-il ? demanda l’empereur avec un geste de recul aussi instinctif que ridicule. Ce n’est pas contagieux, j’espère ? — Non, Votre Éminence. J’ai passé une mauvaise nuit, j’ai craint d’avoir la fièvre. Tout va bien à présent. Il est inutile de vous inquiéter. Le lâche se moquait bien de sa santé. D’ailleurs, il prit une position plus assurée sur son trône. — Bien, tant mieux. Comme je viens de vous le dire, il y a des sujets dont j’attendais avec impatience de vous parler. C’était presque comique. À l’entendre, on aurait cru le haut chancelier alité depuis des cycles. — Je suis là, Votre Éminence. En quoi puis-je vous servir ? — Je ne sais par où commencer, fit l’empereur en jouant avec le sceptre posé sur ses genoux. Cette affaire dans le sud n’a fait qu’empirer. — La dispute territoriale à Grensyn, Votre Éminence ? — Oui. Le seigneur a été passablement troublé par le message que nous lui avons envoyé le cycle dernier. Il refuse de respecter ma décision. Dusaan ne s’attendait pas à une telle contestation. Manyus de Grensyn ne l’avait jamais frappé par son audace, il n’avait en outre jamais manifesté la moindre opposition aux décrets venus de Curtell. Lui et son peuple étaient depuis longtemps en conflit avec la seigneurie de Muelry, à laquelle l’empereur imposait de partager les terres fertiles à l’ouest de la rivière de Grensyn. Mais défier l’empereur de cette façon exigeait une réponse sévère. — Avez-vous reçu un message de Lord Muelry, Votre Éminence ? Harel balaya la question de la main. — Patrin de Muelry m’a envoyé une lettre m’informant de la réaction de Manyus. Vous savez aussi bien que moi qu’il est trop timoré pour agir de lui-même. Il me supplie d’intervenir, certainement dans l’espoir que j’envoie la garde impériale s’installer sur une partie de la plaine pour défendre ses fermiers. Dusaan partageait le point de vue de Harel sur Patrin de Muelry et ses attentes. — Vous n’avez rien reçu de Manyus directement ? — Non, pas encore. — Il serait peut-être plus sage d’attendre de ses nouvelles avant d’entamer une action, Votre Éminence. Grensyn a peut-être l’intention d’obéir, mais seulement après avoir fait patienter Muelry. — Nous sommes presque dans le cycle lunaire d’Amon, répondit l’empereur. S’il tarde trop, les récoltes en souffriront. — Peut-être serait-il avisé d’envoyer un second message précisant très clairement le mécontentement de Votre Éminence si les récoltes de Muelry devaient être affectées. — Oui, approuva l’empereur. C’est une excellente idée. Vous pouvez vous en charger, n’est-ce pas, Haut Chancelier ? — Bien sûr, Votre Éminence. Il attendit patiemment la suite. — Y a-t-il autre chose, Votre Éminence ? — Oui, il y a autre chose ! répliqua Harel comme un enfant capricieux. Nous avons également reçu un message de Lachmas. Ils n’ont toujours aucune preuve que la mort du seigneur soit autre chose qu’un accident. Ce message était arrivé la veille. Dusaan l’avait apporté à l’empereur, et avait attendu qu’il le lise. Harel souhaitait de toute évidence faire comprendre à Dusaan qu’il n’avait pas à quitter l’empereur une seconde. Les sujets dont il prétendait vouloir discuter avec lui n’étaient qu’un prétexte. — Oui, Votre Éminence, répondit-il. C’était hier, je m’en souviens. — Bon, qu’en pensez-vous ? Il devait se montrer prudent. La mort de Lachmas avait effrayé l’empereur. Si Dusaan, à terme, comptait utiliser la peur de Harel à son avantage, il ne pouvait prendre le risque de voir la méfiance que lui inspirait le mouvement se transformer en une terreur telle qu’il perdrait toute confiance en ses Qirsi. — Il ne s’agit probablement pas d’autre chose, Votre Éminence. Les accidents de chasse sont très communs. Selon toute vraisemblance, la mort de Lachmas n’est rien de plus qu’un tragique accident. — J’aimerais le croire. — Moi aussi, Votre Éminence. Nous devons néanmoins rester prudents. Les chefs de cette conspiration ont fait montre de leur habileté, ils sont dangereux. Ce n’est pas parce que les soldats de Lachmas n’ont trouvé aucune preuve que nous devons en déduire qu’il ne s’agit pas d’un meurtre. — Si vous essayez de me rassurer, vous vous y prenez affreusement mal. — Pardonnez-moi, Votre Éminence, répondit le chancelier d’une voix faussement contrite. Peut-être devrais-je vous laisser. — Non. Parlez-moi de la flotte. Dusaan fit la moue. — D’après mes informations, les navires sont en place devant Wantrae et l’île de Mistborne. Ils n’attendent que votre ordre pour passer à l’attaque. La flotte d’Eibithar s’est montrée active elle aussi, peut-être en réponse à nos manœuvres, mais cela était inévitable. — Nous devrions peut-être avancer l’invasion. — Si Votre Éminence le souhaite. Mais je crois qu’il serait bien plus sage d’attendre que les seigneurs d’Aneira aient rassemblé leurs armées. La flotte d’Eibithar n’est pas à hauteur de la nôtre. Ils peuvent prendre toutes les positions qu’ils veulent sur la côte nord, ils ne résisteront pas à notre assaut. Il se tut et observa le visage de l’empereur. Harel ne semblait pas satisfait. — Voulez-vous modifier nos plans, Votre Éminence ? — Non. J’aimerais les mettre à exécution. — Bien sûr, Votre Éminence. Je pense toutefois que votre patience sera récompensée. L’intelligence de la stratégie que vous avez mise en œuvre est indiscutable. Dusaan et le capitaine avaient conçu la majeure partie du plan de guerre, mais il savait que Harel goûterait le plaisir d’en avoir tout le mérite. — Très bien, concéda l’empereur. Il perçut son abattement et, une fois de plus, songea à s’excuser. — Je vais vous laisser, Votre Éminence. Veuillez pardonner mon impuissance à répondre à vos convocations aujourd’hui. — Le capitaine ne devrait pas tarder, répondit Harel comme s’il n’avait pas entendu. Il vient me faire le rapport de la journée d’entraînement. Je pense que vous devriez rester et l’entendre. Après, vous vous joindrez à nous pour le dîner. Autrement dit, l’empereur le punissait pour son absence. Alors que le Tisserand ne désirait qu’une chose : retourner dans sa chambre et attendre la nuit pour en finir avec Cresenne et s’occuper enfin du Glaneur. — Parlez-moi du trésor. — Que voulez-vous savoir ? demanda Dusaan en s’efforçant de garder un ton dégagé. — Nous sommes sur le point de mener une guerre. Mon père disait toujours qu’aucune arme n’est plus essentielle à la victoire que l’or. — C’est exact, Votre Éminence. Votre père était un grand homme. — J’imagine que nous en avons assez pour combattre et gagner. C’était imprudent, mais il ne put s’empêcher de donner voix à la première réponse qui lui vint à l’esprit : — Il se trouve assez d’or dans votre trésor pour financer deux guerres, Votre Éminence. — Qu’Ean nous préserve d’en arriver là. Dusaan réprima un sourire. — Qu’Ean nous en préserve, approuva-t-il. Le capitaine arriva quelques instants plus tard. Il discuta avec l’empereur de l’entraînement des soldats et des piètres performances techniques des dernières recrues, tandis que Dusaan, rongeant son frein, écoutait. À l’heure du dîner, les trois hommes finirent par rejoindre la grande salle à manger où ils retrouvèrent les femmes de Harel. L’empereur, persistant dans sa punition, ne s’adressa guère à son chancelier. Le Tisserand aurait dû être en mesure de supporter la soirée sans effort, mais conscient que Harel cherchait à lui donner une leçon, il souffrit le martyre. Chaque affirmation péremptoire de l’empereur, toutes ses tentatives pour se montrer pertinent soulignaient la vanité, le ridicule et la grossièreté de son discours. Les compliments serviles du capitaine ne firent qu’aggraver son irritation. La mâchoire serrée au point de se briser les dents, alors que l’empereur faisait durer le service dans le seul but de prolonger son calvaire, Dusaan endura ses souffrances jusqu’au bout. Lorsque le dîner s’acheva enfin, que l’empereur se leva pour rejoindre ses appartements en compagnie de la plus jeune de ses femmes, Dusaan bondit presque hors de la pièce. Dans sa chambre, un feu nourri l’attendait, ainsi qu’une bassine d’eau encore fumante. Il s’aspergea longuement le visage, comme pour en effacer toute trace d’humiliation, et s’installa dans le grand fauteuil devant l’âtre. Les cloches annonçant la fermeture de la ville avaient depuis longtemps sonné. Cresenne était sans doute endormie. Pourtant, lorsqu’il dirigea son esprit vers l’est, en direction du Château d’Audun, il sentit sa présence, mais échoua à entrer en contact avec elle. Elle était donc éveillée, peut-être occupée par son enfant, ou dans les bras du Glaneur. Cette image l’obligea à ouvrir les yeux. Luttant contre la répulsion qu’elle lui inspirait, il serra les dents. — Une traîtresse et une putain ! lâcha-t-il à voix haute. Voilà tout ce qu’elle est. Mais il n’était pas dupe. Même s’il avait déjà essayé de la tuer, et recommencerait cette nuit, il ne pouvait ignorer son désir. Il la voulait, pour lui seul. Aucune autre femme ne lui avait jamais inspiré ce qu’il éprouvait, pas même Jastanne ja Triln, la négociante qui s’offrait à lui nue chaque fois qu’il pénétrait ses rêves. Cresenne était belle, mais pas plus que tant d’autres. Il s’agissait d’autre chose. De son enfant, de tout ce qu’elle avait donné au mouvement en dépit de son amour pour le Glaneur. Il avait pensé en faire sa reine le jour venu. Ce rêve s’avérait plus difficile à oublier que tuer la femme qui le lui avait inspiré. Il s’autorisa un moment de sommeil. Alors que minuit sonnait sur la ville, il ouvrit les yeux, ranima le feu et ajouta une bûche avant de partir une nouvelle fois à la recherche de Cresenne. Là encore, il découvrit qu’elle ne dormait pas. De nouveau, il fut envahi par l’image du couple enlacé, des ombres terribles qui, à la lueur d’une bougie, se dessinaient sur le mur derrière eux. Il chassa cette vision, conscient qu’elle n’était que le produit de son imagination jalouse et du désir que lui inspirait cette femme. Elle n’était pas avec Grinsa, et elle ne s’occupait pas de son enfant. Elle était tout bêtement éveillée, pour l’éviter. Elle n’avait aucune intention de dormir. Le Glaneur avait dû s’en assurer, car il était Tisserand lui aussi, et il n’ignorait rien des efforts que devait fournir Dusaan pour traverser les Terres du Devant, et rejoindre l’esprit de Cresenne. — Par les démons et toutes les flammes ! jura le haut chancelier en ouvrant les paupières. Au lieu de s’en douter, il avait passé la journée à ruminer sa peur du Glaneur, et ses regrets d’avoir échoué à tuer Cresenne. Il trouverait le temps de s’occuper d’elle – elle finirait bien par dormir –, mais après l’irritation que son absence avait causée à l’empereur, il serait obligé d’attendre plusieurs jours avant de s’y risquer. Alors qu’il maudissait sa stupidité, il lui vint à l’esprit qu’il n’aurait peut-être pas besoin d’attendre. Il ferma de nouveau les yeux et, pour la troisième fois cette nuit-là, se dirigea vers la cité royale d’Eibithar. Cette fois, il ne cherchait pas Cresenne, mais le Premier ministre du roi. Il ne prit pas la peine de lui faire gravir la colline, mais s’assura de renforcer la lumière aveuglante qu’il créait derrière lui, comme s’il craignait de voir surgir Grinsa à tout instant sur la plaine. — Tisserand, fit-elle. Je vous attendais. Elle avait dit quelque chose de semblable la nuit où elle lui avait offert son esprit et s’était complètement liée au mouvement. Il en avait alors éprouvé du plaisir. Pas cette fois. Il venait à peine de songer à la contacter. Cette prescience ne fit que renforcer son sentiment d’humiliation. Tout cela était de la faute de Cresenne. Même la mort de Paegar. Plus vite elle mourrait, mieux cela vaudrait. — Alors tu sais pourquoi je suis venu, fit-il d’une voix épaisse. — Je crois le savoir. C’est à cause de la femme, n’est-ce pas ? Celle qui vous a trahi ? — Oui. Depuis combien de temps est-elle là ? — Plus d’un cycle, Tisserand. Plus d’un cycle ! Il faillit frapper la ministre bien qu’elle n’y fût pour rien. Il aurait dû la contacter plus tôt. L’invasion était sur le point de débuter, Dusaan allait sérieusement entamer sa conquête des Terres du Devant. Alors que l’heure était à la plus grande vigilance, il se montrait par trop négligent. — A-t-elle révélé beaucoup de notre mouvement à ton roi ? — Oui, Tisserand. Pardonnez-moi de ne pas l’en avoir empêchée, mais je ne savais comment faire. J’ignorais même si tel était votre souhait. C’était peut-être une ruse de votre part. Je n’ai pas compris avant la nuit dernière. — Tu n’as pas besoin de t’excuser. Qu’a dit ton roi des événements de la nuit ? — Il a eu très peur, Tisserand. La femme lui a dit que le mouvement est dirigé par un Tisserand, mais avant de voir ce dont vous êtes… capable, je ne crois pas qu’il avait compris ce que veut dire affronter un Tisserand. — J’imagine que c’est toujours ça, approuva Dusaan. — Oui, Tisserand. — Elle dort le jour maintenant ? — C’est son intention, oui. — Et c’est le père de son enfant, le Glaneur, qui le lui a conseillé ? Il sentit son hésitation, comme si elle répugnait à parler du Glaneur. Elle avait aussi peur, mais il n’en était pas certain. — Oui, Tisserand. — Tu ne veux pas parler de cet homme, pourquoi ? — Il me fait peur, Tisserand. Il prétend n’être qu’un simple Glaneur de Festival. Il a pourtant trouvé le moyen de sauver la femme, et il a soigné ses blessures. — Fais confiance à ton instinct. En ce qui le concerne, il est fiable. Cet homme est bien plus qu’il ne le prétend. C’est tout ce que tu as besoin de savoir pour le moment. — Bien, Tisserand. Il eut de nouveau l’impression qu’elle lui cachait quelque chose, comme si ses sentiments pour le Glaneur n’étaient pas uniquement nourris par la peur. Il lui vint à l’esprit qu’elle pouvait être attirée par lui. Cresenne en était bien tombée amoureuse ; la ministre pouvait l’être également. Quoi qu’il en fut, il ne voulait pas le savoir. Le Glaneur lui avait causé bien assez de problèmes. — Peux-tu te rapprocher de cette femme ? — Je lui ai offert mon amitié, Tisserand. Quand j’ai appris qu’elle appartenait au mouvement et qu’elle avait l’intention de le trahir, j’ai jugé utile de la convaincre de mon amitié. Depuis la nuit dernière, elle est gardée en permanence, et le Glaneur n’est jamais très loin. Mais je crois que je peux toujours la voir. Pourquoi ? — Parce que je veux que tu la tues. Keziah pâlit et ses mains se mirent à trembler. — Je ne sais pas si je pourrai, Tisserand. — Veux-tu dire que les gardes et le Glaneur t’en empêcheront, ou que tu n’es pas capable de la tuer ? — Les deux, répondit-elle en baissant la tête. — Tu devrais par ailleurs chercher l’amitié du Glaneur. Gagne sa confiance, fais en sorte qu’il te laisse seule avec cette femme et tu auras l’occasion d’agir. Si tu doutes de toi, rappelle-toi que d’autres fidèles du mouvement ont eu à faire les mêmes sacrifices au nom de notre cause. Lorsque ton tour viendra, je suis sûr que tu trouveras la force de m’obéir. Si tu échoues, tu souffriras comme cette femme. — Oui, Tisserand. — Je veux que sa mort me soit imputée. — À vous ? — Oui. Donne-lui un narcotique et étouffe-la. Le Glaneur m’accusera. C’est exactement ce que je veux : que sa mort serve d’avertissement à tous les Qirsi qui pourraient se retourner contre notre mouvement. Et je veux que nos ennemis sachent que je peux les atteindre quel que soit l’endroit des Terres du Devant où ils pourraient être tentés de fuir. — Bien, Tisserand. À vos ordres. De nouveau, il sentit sa peur, son aversion… — Et son enfant, Tisserand ? C’était donc cela. Là encore, c’était risqué. L’enfant pouvait se révéler Tisserande ; elle aurait des raisons de le haïr, de vouloir sa mort, et de s’opposer à tout ce qu’il aurait construit. Toutefois, même les Tisserands ne vivaient pas éternellement. Lorsque la fille de Cresenne serait en âge de maîtriser ses pouvoirs, Dusaan serait mort depuis longtemps. Ce n’était pourtant pas à cause de ça qu’il la laisserait en vie. Depuis qu’il avait appris la grossesse de Cresenne, il avait vu en ce bébé l’incarnation du futur Qirsi. Elle était l’héritière de tout ce qu’il cherchait à construire sur les Terres du Devant, peut-être pas de naissance, mais dans l’esprit. Il avait voulu faire de sa mère sa reine, parce qu’elle était belle, mais parce qu’elle semblait aussi porter en elle le destin de leur peuple. Cresenne avait abandonné le mouvement, elle le paierait de sa vie, mais Dusaan ne pouvait se résoudre à tuer aussi l’enfant. — L’enfant peut vivre, décréta-t-il. Le soulagement de Keziah fut palpable. — Ce sera plus facile. — Bien. As-tu compris ce que j’attends de toi ? — Oui, Tisserand. — La prochaine fois que je viendrai, je veux entendre qu’elle est morte. — Il me faudra du temps, Tisserand. Si je n’arrive pas à m’attirer les bonnes grâces du Glaneur… — Tu as déjà celles de la femme, et le Glaneur lui fait confiance. Cela devrait te faciliter la tâche. Je t’accorde un délai, mais plus longtemps elle vivra, plus le mouvement s’affaiblira, mettant nos vies et la cause que nous défendons en danger. Je ne tolérerai pas de retard. — Je comprends, Tisserand. — Ne me déçois pas. Dusaan ouvrit les yeux sur la faible lumière rougeoyante de sa chambre. Le feu couvait. Sans prendre la peine de rajouter une autre bûche, il se leva, s’étira et se dirigea vers son lit. L’aube se lèverait dans quelques heures. Après tous les événements de la veille, il avait besoin de sommeil. Mais avant qu’il se couche, on frappa à sa porte. D’instinct, alors que ses pouvoirs lui garantissaient toute la protection dont il avait besoin, il chercha sa dague. Le bruit recommença. — Qui est-ce ? demanda-t-il. — Nitara. La ministre. Pourquoi venait-elle dans sa chambre à cette heure-ci ? Il ouvrit la porte. Elle se tenait devant lui, en chemise de nuit, ses cheveux relâchés sur les épaules. La lumière des torches se reflétait dans ses yeux pâles. — Que voulez-vous ? demanda-t-il. La femme, ne sachant pas si elle devait entrer, hésita. — Je voudrais… vous parler. — À cette heure ? — Je sais qui vous êtes, ce que vous êtes, fit-elle d’une voix étranglée. Il aurait dû savoir réagir. Mais il la dévisageait, ignorant s’il devait être inquiet ou soulagé. Plus d’un cycle s’était écoulé depuis que Nitara et Kayiv avaient discuté du mouvement Qirsi avec le haut chancelier. Quelques jours plus tard, comme il le leur avait promis, ils avaient tous les deux reçu de l’or : cent qinde impériaux chacun, posés sur leur lit, dans une petite bourse de cuir. Le lendemain, les deux ministres s’étaient de nouveau entretenus avec le haut chancelier. Leur conversation n’avait duré que le temps nécessaire pour Dusaan de s’assurer qu’ils avaient été payés, et leur promettre qu’ils seraient vite contactés pour une mission de moindre importance. Depuis, aucun des ministres n’avait eu de nouvelles. Kayiv semblait soulagé de ce silence. Ses doutes sur la conspiration et le haut chancelier s’étaient accrus avec le temps, si bien que Nitara en était venue à se demander s’il était l’homme qu’elle avait cru. Il parlait désormais de la nécessité de trouver le chemin vers la paix, des dangers que représentait la conspiration pour tous les Qirsi des Terres du Devant. Il ne soulevait jamais ses inquiétudes en présence du haut chancelier. Il n’était pas stupide. Ses appréhensions et sa lâcheté avaient pourtant fini par exaspérer Nitara. De son côté, la jeune femme avait hâte de passer à l’action. Elle se moquait presque de la tâche qu’on lui demanderait d’accomplir, pourvu qu’elle eût l’occasion d’agir. À côté de Kayiv qui s’inquiétait comme un vieillard, elle sentait croître sa propre ferveur pour le mouvement. À tel point que chaque parole qu’il prononçait contre la conspiration, le moindre de ses doutes, venait nourrir sa propre haine des Eandi et de leurs alliés parmi son peuple. Elle continuait de l’apprécier, et de le juger bon amant, mais le palais impérial eût-il hébergé d’autres hommes attirants, elle l’aurait déjà chassé de son lit. C’était du moins ce qu’elle se disait. Car il y avait un homme qui la fascinait depuis un cycle. Le haut chancelier lui-même. Elle n’avait jamais rencontré de Qirsi comme lui : grand comme un roi, bâti comme un guerrier Eandi, une chevelure blanche et sauvage comme une crinière, des yeux aussi étincelants que les pièces d’or qu’elle avait cachées sous son lit. Elle était stupéfaite de se découvrir attirée par un homme en partie parce qu’il possédait une force physique plus caractéristique des Eandi que des Qirsi. Mais elle voyait dans sa présence redoutable et ses traits régaliens l’avenir de son peuple, la promesse de la victoire dans la guerre qui s’annonçait. Elle ne pouvait pas davantage s’empêcher d’imaginer son visage lorsqu’elle était allongée avec Kayiv qu’elle ne pouvait résister au désir de compter son trésor. Chaque soir, avant de s’endormir, elle glissait ses doigts sur les pièces d’or comme si c’étaient les lèvres d’un amant. Avant même qu’il leur révèle son implication dans le mouvement, elle l’avait trouvé séduisant. Elle ne s’était pas permis d’aller au-delà. Il était haut chancelier. Il n’avait pas de temps à lui consacrer, ni aucune raison de voir en elle autre chose qu’une de ses subalternes. Et jusque-là, elle avait toujours été ravie de passer ses nuits entre les bras de Kayiv. Alors que le désir qu’il lui inspirait croissait jusqu’à la consumer, d’autres réflexions s’étaient mises à germer dans son esprit. Le haut chancelier avait fini par hanter ses rêves la nuit, et toutes ses pensées le jour. Des pensées plus dangereuses que la passion, et beaucoup plus intrigantes. Le mouvement était dirigé par un Tisserand, leur avait-il dit, un homme capable de pénétrer les rêves de ceux qui le servaient. Tous dépendaient de lui, et c’était cet homme, pas le haut chancelier, qui les conduirait à l’avenir glorieux dont il avait la vision. Sauf que Nitara ne pouvait pas imaginer le haut chancelier prendre ses ordres de quiconque, pas même d’un Tisserand. Plus elle réfléchissait, plus elle se demandait si Dusaan n’était pas lui-même le chef du mouvement. Il était le Qirsi le plus élevé dans le plus puissant de tous les royaumes des Terres du Devant. Qui était mieux placé pour conduire un mouvement capable de détruire les cours Eandi ? Plus précisément, combien de Qirsi, indépendamment de leurs pouvoirs, avaient les ressources et les connaissances nécessaires pour créer un tel mouvement, pour payer ceux qui le rejoignaient, et pour leur ordonner de frapper les autres royaumes dans leurs faiblesses ? Cet homme ne pouvait être que Dusaan. Il avait accès au trésor de l’empereur, et il en savait bien plus sur les rivaux de Braedon que n’importe quel homme de l’empire, y compris Harel lui-même. Un homme tel que lui n’aurait jamais joué le sous-fifre d’un Qirsi de Festival, fut-il un Tisserand. Il ne se serait jamais non plus laissé dicter sa conduite par un Qirsi d’une cour inférieure. Il était trop fier, trop sûr de sa propre supériorité. Ce n’était pas un défaut. Il était remarquablement intelligent, puissant, et il avait l’allure d’un roi. Nitara en était arrivée à ces déductions depuis un certain temps. Elle ne doutait plus que Dusaan, malgré ce qu’il leur avait dit, fût le chef du mouvement. Il lui restait à savoir s’il avait inventé pour eux le Tisserand dont il parlait. Il aurait eu de bonnes raisons de le faire. Leur dire que le mouvement était dirigé par un Tisserand ne lui permettait pas seulement de les convaincre qu’il n’était qu’un simple soldat au service d’une cause beaucoup plus grande, il nourrissait leur certitude que le mouvement pouvait remporter la victoire contre les armées des cours. Mais en réfléchissant sur tout ce que le haut chancelier leur avait révélé ce jour-là, Nitara avait du mal à le croire. Tout au long de leur conversation, elle avait senti que Dusaan ne leur disait pas tout. Kayiv avait eu la même impression : il restait convaincu que Dusaan leur avait menti, dans l’espoir de les dénoncer comme traîtres. Elle n’était pas d’accord. Ce ne fut qu’en se remémorant ses mots exacts lorsqu’il avait parlé du Tisserand qu’elle avait commencé à comprendre toute l’étendue de son erreur. « Aucun de ceux qui le servent ne connaît son nom ni l’endroit où il se trouve », avait dit Dusaan. Aucun de ceux, pas aucun de nous. C’était un détail. Mais le haut chancelier n’était pas homme à choisir ses mots au hasard, surtout sur un sujet d’une telle importance. Elle savait peu de chose sur les Tisserands sinon ce qu’elle avait appris par les légendes. Ils étaient les plus puissants de tous les Qirsi, des sorciers capables de manier les pouvoirs de tous comme une seule arme. C’était pour cela qu’ils avaient été choisis pour diriger l’invasion neuf siècles plus tôt, et pour cette raison que les Eandi, après avoir défait l’armée Qirsi, avaient juré de tuer tous les Tisserands des Terres du Devant, une extermination qui avait encore cours aujourd’hui. Elle n’en savait pas plus. On pouvait supposer que des Qirsi qui exerçaient une telle magie possédaient d’autres pouvoirs. Il n’était pas impossible qu’en qualifiant Dusaan de roi, elle voulût dire Tisserand. Elle avait commis l’erreur la nuit précédente de formuler ses réflexions à voix haute, alors qu’elle était étendue contre Kayiv, dans leurs draps emmêlés, le souffle encore court de leurs ébats. — Tu ne t’es pas demandé si Dusaan était le Tisserand ? avait-elle demandé en regardant le feu tandis que son pouls s’apaisait. — Le haut chancelier ? Nitara s’était crispée. Elle employait rarement le prénom du haut chancelier lorsqu’elle parlait de lui, surtout avec Kayiv. — Oui. Kayiv avait lâché un petit rire, l’avait roulée sur le côté, et s’était étiré sur le lit. Les rayons pâles de Panya, la lune blanche, éclairaient sa peau. — Il n’est pas Tisserand, avait déclaré le ministre. Il avait ri encore, de façon plus artificielle. — Il y a deux cycles à peine, tu le prenais pour le pantin de l’empereur. Tu as même dis que son allégeance était encore plus condamnable que celle des autres chanceliers et ministres parce qu’il est plus intelligent. Et maintenant tu le prends pour un Tisserand ? Les yeux sur les flammes, elle avait hoché la tête et soupiré. — Oublie ma question. Ils étaient restés silencieux et immobiles. Nitara avait fini par croire que Kayiv s’était endormi. Elle avait voulu le réveiller et lui demander de partir. Elle ne voulait pas vraiment être seule, mais elle ne voulait pas finir la nuit avec lui. — Tu ne trouves pas curieux que rien ne se soit passé depuis que nous avons reçu cet or ? avait-il soudain demandé. Tu ne crois pas que nous aurions dû être contactés ? — Peut-être. Il n’avait rien dit. Comme elle était restée silencieuse, il s’était redressé puis assis. — Peut-être. C’est tout ? Nitara s’était tournée pour le regarder. — Qu’attends-tu que je te dise, Kayiv ? Que je pense que le haut chancelier nous a menti ? Que je m’attends, à chaque instant, à voir la garde impériale défoncer ma porte et nous jeter en prison ? Elle haussa les épaules. — Eh bien, non. — Alors pourquoi ne nous a-t-on rien demandé ? Il a dit qu’on nous contacterait. — Je ne sais pas. Le Tisserand n’a peut-être pas encore trouvé quelle mission nous confier. Il a peut-être des choses plus importantes à régler que s’occuper de deux ministres de second rang à Curtell. Je ne sais pas. Mais si Du… Elle détourna les yeux. — Si le haut chancelier avait voulu nous dénoncer, il aurait pu le faire sans nous payer. Je crois au contraire que cet or prouve qu’il dit la vérité. — As-tu parlé avec lui depuis notre dernière rencontre ? — Tu veux dire seule ? Il opina. — Non. Je ne pense pas qu’il parlerait à l’un sans convoquer l’autre. Elle n’avait pas besoin de lui poser la question, mais elle savait qu’il l’attendait : — Et toi ? — Non. Mais ce n’est pas moi qui l’appelle tout le temps par son prénom. — Que veux-tu dire ? — Rien. Il s’était allongé et avait contemplé le plafond. Sa jalousie était palpable, elle suintait par tous les pores de sa peau. Ils étaient de nouveau restés silencieux, et ce fut encore Kayiv qui avait rompu le silence, au moment où elle s’était résolue à lui demander de partir. — Pourquoi penses-tu que c’est lui le Tisserand ? Elle avait haussé les épaules. Elle ne voulait plus discuter de cela. — Pour rien, je pensais à voix haute. J’aurais dû me taire. — Tu ne l’as pas fait. — C’est le plus puissant des Qirsi dans le plus grand, le plus fort des royaumes des Terres du Devant. Qui d’autre pourrait diriger le mouvement ? — Un Tisserand ; n’importe quel Tisserand, quelle que soit sa position dans les cours Eandi. Regarde-le, avait-elle eu envie de lui dire. Comment pourrait-il ne pas être Tisserand ? Elle s’était contentée de hausser les épaules. — Tu as raison. Je suis bête. Elle était prête à tout pour couper court à cette conversation, à cette nuit qui n’en finissait pas, à sa présence agaçante. — Je suis fatiguée, Kayiv, avait-elle dit. Nous devrions dormir. Il s’était penché pour l’embrasser, mais elle avait détourné le visage ; les lèvres lui avaient à peine effleuré la joue. Elle n’avait pas eu besoin de le regarder pour sentir sa colère et sa déception. Elle l’avait blessé. — Je ferais peut-être mieux de te laisser… Il espérait l’entendre protester, le prier de rester. — Oui. Nous nous verrons demain matin, lors du conseil avec le haut chancelier. D’abord, il n’avait pas bougé, puis il s’était levé, habillé avec raideur, avant de quitter la chambre en claquant la porte derrière lui. La pointe de regret qu’elle avait éprouvée n’avait pas duré. Très vite, elle s’était endormie. Nitara s’était réveillée au bruit de l’entraînement des soldats de Harel dans la cour du palais. Elle s’était habillée à gestes lents, savourant sa solitude, s’apercevant avec une légère surprise que Kayiv ne lui manquait pas un instant. Aux secondes cloches de la matinée, elle avait quitté sa chambre pour rejoindre le bureau du haut chancelier où se déroulait le conseil quotidien des chanceliers et des ministres. Elle n’avait pas fait plus de quelques pas, lorsqu’elle avait croisé Kayiv dans le couloir. Il avait hésité une seconde, puis était passé devant elle, les yeux baissés et la mâchoire serrée. — Où vas-tu ? lui avait-elle demandé. Il s’était arrêté sans se retourner. — Il semble que le haut chancelier soit alité. Nous sommes conviés dans le bureau de Stavel. Il s’était éloigné. — Il est malade ? — Je ne sais pas. Elle n’avait pas eu le loisir de poser d’autres questions. Plusieurs Qirsi de l’empereur arrivaient dans le couloir à la suite de Kayiv. Nitara n’avait pu que les suivre. Sans le haut chancelier pour les guider, leur conversation avait tangué comme un navire dans la tempête. Ils avaient roulé de sujet en sujet, rejouant les vieilles querelles, répétant les arguments inutiles, sans arriver nulle part. Stavel avait d’abord essayé de conserver une certaine tenue au débat, mais il avait vite fini par se prendre le bec avec les autres. Kayiv, boudant dans le coin de la pièce le plus éloigné de Nitara, ses yeux glissant de temps à autre dans sa direction, n’avait pas ouvert la bouche. Elle aussi s’était tue. Lorsque la discussion s’était enfin achevée, elle avait glissé hors de la pièce pour retourner dans sa chambre, réfléchissant au moyen d’apprendre ce dont souffrait le haut chancelier. Trop agitée pour rester inactive, peu désireuse de croiser Kayiv ou de rester prisonnière dans sa chambre, elle avait quitté le palais pour la place du marché de la cité de Curtell, où elle passa une grande partie de la journée à errer entre les charrettes des colporteurs et les étals des marchands de quatre-saisons. Le temps était agréable, le ciel d’un bleu parfait et une brise légère soufflait depuis les Monts des Pleurs, mais seul Dusaan occupait ses pensées. S’il était Tisserand, il ne pouvait être gravement malade. Un Tisserand ne succombait pas aux fièvres comme un vulgaire Eandi ou un Qirsi parmi d’autres. Il pouvait se guérir. Elle désirait s’en convaincre, mais où que la conduisent ses pas, il lui semblait qu’une ombre la poursuivait. S’il mourait, que deviendrait le mouvement ? Qu’adviendrait-il d’elle ? La ministre n’était revenue au palais qu’à la nuit tombée. Apercevant deux gardes dans le couloir près de sa chambre, elle s’était approchée. — Comment se porte le haut chancelier ? avait-elle demandé. Les deux hommes l’avaient dévisagée avec perplexité. — Bien, je crois, avait répondu l’un d’entre eux. Il est avec l’empereur en ce moment. Une vague de soulagement l’avait transportée. Elle avait rougi. Rendant grâces à la faible lueur qui régnait dans le couloir, elle avait remercié les deux hommes et s’était hâtée jusqu’à sa chambre. Elle irait le voir cette nuit-là, avait-elle décidé. Après avoir craint de le perdre, elle ne pouvait plus lui cacher ses sentiments. Mais alors que la nuit s’étirait, le passage des heures marqué par les cloches du crépuscule, puis celles de la fermeture des portes, sa résolution avait vacillé. Elle voulait lui rendre visite, mais elle craignait qu’il ne la repousse, la traite d’imbécile, ou pire, ne l’accuse de faiblesse. Et puis elle avait peur de lui. Il était Tisserand. C’était le plus puissant des Qirsi qu’elle avait jamais rencontrés. Frémissante de frayeur et du mépris que sa lâcheté lui inspirait, elle avait fini par se déshabiller, enfiler sa chemise de nuit et glisser dans son lit. Incapable de trouver le sommeil, elle avait contemplé le feu, comme la nuit précédente. Lorsque minuit avait sonné, elle était toujours éveillée. Elle mourait d’envie de lui demander s’il était Tisserand, s’il pensait pouvoir l’aimer, et l’idée de le faire la mortifiait. Il était peut-être marié. Elle ne l’avait jamais vu accompagné, mais le palais était vaste, et elle le connaissait si peu. Regarde-toi, avait sifflé une petite voix railleuse à ses oreilles. On dirait une gamine enamourée. Il va te prendre en pitié, ou même éclater de rire en te voyant. Mais tomber amoureux de toi ? Jamais ! Elle avait aussitôt bondi hors de son lit. Ce n’était pas une faiblesse de vouloir cet homme. La véritable faiblesse, c’était de se laisser paralyser par ses peurs. Décidée à lui parler, elle avait cherché ses vêtements. Mais de peur que sa résolution la trahisse de nouveau, elle avait quitté sa chambre en chemise de nuit et s’était dirigée vers la chambre de Dusaan. Devant la porte, pour éviter de s’enfuir, elle avait frappé rapidement. Comme elle n’obtenait pas de réponse, qu’elle était sur le point de faire demi-tour, elle avait insisté. — Qui est-ce ? Le ton de sa voix l’avait fait frémir. — Nitara. La porte s’était ouverte. Il était encore habillé. Il ne dormait pas. — Que voulez-vous ? — Je voudrais… vous parler. Son regard s’était rétréci sur elle. — À cette heure ? Elle s’était brusquement aperçue qu’elle ne savait quoi lui dire ; aussi avait-elle prononcé les premiers mots qui lui étaient venus à l’esprit : — Je sais qui vous êtes, ce que vous êtes. Il avait jeté un regard furtif des deux côtés du couloir, elle aussi, avec un temps de retard. Le couloir était désert. — Je ne comprends pas. Vous feriez mieux de retourner dans votre chambre. — Je crois que si, répliqua-t-elle sans tenir compte de sa remarque. Elle s’était avancée, et avait planté ses yeux dans les siens. — Je n’ai aucune intention de l’ébruiter. Je veux simplement être avec vous. Il l’avait dévisagée un moment puis l’avait tirée dans sa chambre et fermé la porte. — Que croyez-vous savoir ? demanda-t-il en se tournant face à elle, une expression terriblement solennelle sur le visage. — Je crois que vous êtes l’homme qui dirige le mouvement, répondit-elle étonnée de sa propre assurance. Je crois que vous êtes le Tisserand, ajouta-t-elle dans un souffle. Il resta longtemps silencieux, le visage impénétrable. — Vous êtes venue en chemise de nuit pour me le dire ? Elle se sentit rougir et détourna les yeux. — Oui. — Et Kayiv ? — Nous ne sommes plus… Je ne l’aime pas. Je ne crois pas l’avoir jamais fait. — Je voulais savoir s’il pense la même chose que vous. Elle revint à lui et découvrit qu’il souriait, aimablement, sans la moindre trace de l’ironie qu’elle avait redouté de lire dans ses yeux dorés. — Non, Haut Chancelier, il me prend pour une idiote. — C’est la raison pour laquelle vous n’êtes pas avec lui cette nuit ? — Non, je vous l’ai dit, je ne l’aime pas. Il acquiesça et se dirigea vers son bureau. — La première fois que vous avez songé à venir ici me dire ce que vous vouliez, comment pensiez-vous que je réagirais ? — Je ne sais pas. J’espérais… Elle s’interrompit en secouant la tête. — Je ne sais pas, répéta-t-elle le cœur serré. — Je ne peux pas vous aimer, ministre. Du moins pour l’instant. Cela serait dangereux pour nous deux. L’empereur exige toutes mes journées à son service, et mes nuits appartiennent au mouvement. Un jour, peut-être. Mais, pour l’instant, vous devez rejoindre Kayiv. Elle lutta pour refouler ses larmes. Elle se sentait punie, elle entendait le rire de Kayiv. — C’est impossible. Il se tourna vers elle. Il était grand, royal, puissant. Comment aurait-elle pu se tourner vers quelqu’un d’autre ? — Bien. Mais vous comprenez, quel que soit mon désir, pourquoi je dois vous repousser. — Oui, Haut Chancelier. — Appelle-moi Tisserand. — Alors, c’est vrai, murmura-t-elle le souffle coupé. Dusaan s’approcha et l’attrapa fermement par les épaules. — Tu ne dois en parler à personne. Tu comprends ? Si Kayiv soulève la question, dis-lui que tu t’es trompée, que tu es ridicule d’avoir même envisagé cette possibilité. Tu dois le convaincre. Ma vie en dépend, par conséquent la tienne aussi. — Oui, Tisserand. Le même sourire lui effleura les lèvres. — Je suis… heureux que tu le saches. Cela m’étonne, mais c’est le cas. — Merci, Tisserand. — Pars, maintenant. Demain, tu te comporteras comme si rien ne s’était passé. Si tu n’en es pas capable, je serai obligé de te tuer. Elle aurait dû avoir peur, mais elle était sereine. — Bonne nuit, Tisserand, fit-elle en se dirigeant vers la porte. — Comment l’as-tu compris ? Nitara le regarda par-dessus son épaule. — Vous avez l’allure d’un roi, fit-elle avant de le quitter. 6 Cité des Rois, Eibithar Avec l’arrivée du baron de Shanstead et du duc de Tremain dans la Cité des Rois, Kearney semblait pressé de donner le coup d’envoi des discussions au sujet de la menace Qirsi et tout ce qu’il avait appris de la femme retenue dans ses prisons. Aussi, Javan de Curgh et les autres nobles furent-ils invités à se rendre dès le lendemain matin dans la salle du conseil. Fotir jal Salene et les autres ministres furent très surpris d’apprendre qu’à la demande du roi tous les Qirsi étaient exclus de ces conversations. Bien sûr, le garde qui vint prévenir Javan ne formula pas la requête du roi en ces termes. Le ministre reçut une convocation distincte l’invitant à retrouver ailleurs le Premier ministre du roi et les autres Qirsi. Si les apparences étaient sauves, les intentions de Kearney n’en étaient pas moins claires. — Vous êtes en colère, remarqua Javan après le départ du garde. Fotir ne souhaitait pas mentir à Javan, mais il n’estimait pas de son ressort de critiquer les décisions du roi. Aussi haussa-t-il les épaules d’un geste vague, les yeux baissés sur les dalles. Une année plus tôt, son duc n’aurait même pas songé à souligner ce détail. Le séjour qu’ils avaient passé ensemble à Kentigern, luttant pour obtenir la libération de Tavis, puis combattant côte à côte les envahisseurs de Mertesse, avait renforcé leur amitié. Dans le passé, Javan avait pu douter de la loyauté de Fotir. À la lumière de tout ce qu’ils avaient vécu et partagé, ses doutes s’étaient depuis longtemps évanouis. — À votre place, je le serais, poursuivit-il. Mais c’est une précaution qu’il prend vis-à-vis de tous les ministres. N’y voyez rien de personnel. — Naturellement, monseigneur. — Pourtant, cela ne change rien. Fotir le regarda. Le duc l’observait attentivement. Ses yeux bleus semblaient perplexes. — Puis-je parler franchement, monseigneur ? — Je vous en prie. — Chaque fois que nous nous divisons, nous nous affaiblissons. Que ces fossés existent entre royaumes, entre maisons, ou entre un seigneur et ses ministres, importe peu. Le roi est sans doute persuadé de suivre la plus élémentaire prudence, mais dans quel but ? Si ce que nous avons entendu de l’attaque dont a été victime cette femme est vrai, les chefs de la conspiration savent déjà qu’elle nous aide. Par ailleurs, en admettant qu’aucun duc n’est venu à la Cité des Rois avec un ministre en qui il n’a pas confiance, nous allons tous finir par savoir ce qui se sera dit entre vous, malgré notre absence. Enfin, si l’un des Qirsi présents au château hésite à trahir son duc, cette décision est de nature à le ou la jeter dans les bras de la conspiration. Nous isoler ne sert à rien, sinon à empirer une situation déjà délicate. — Vous avez peut-être raison, Premier ministre, admit gravement le duc, mais à la lumière des récents événements, le roi estime que nous ne pouvons pas risquer de nouvelles trahisons. Il est convaincu de la réalité de la conspiration, qu’elle est responsable de la mort de Lady Brienne. Le temps est venu pour les cours de préparer leur riposte à cette menace. Et il nous appartient de garder secrète la nature de cette riposte, même au risque d’offenser nos ministres. Il écarta les mains. — Je suis désolé. — Bien sûr, monseigneur. Merci. Il avait fait de son mieux pour cacher sa déception, sans succès, hélas. Ils sortirent et se dirigèrent en silence vers la salle du conseil. Devant la porte, Fotir s’inclina devant son duc avant de poursuivre vers la grande salle, où les ministres devaient se réunir. — Premier ministre, fit le duc en l’obligeant à se retourner. Je vous rapporterai tout ce que je peux de notre réunion, vous le savez. Fotir ne put s’empêcher de sourire. De nouveau, le duc manifestait une courtoisie qu’il ne lui aurait jamais témoignée l’année précédente. — Oui, monseigneur. Merci. Javan pénétra dans la salle du conseil et Fotir reprit sa route. Il s’autorisa cependant un détour. Les ducs occupés entre eux, les ministres profitaient d’une certaine liberté. Si les Qirsi de la cour étaient appelés à développer leur propre stratégie pour combattre la conspiration, ils seraient bien avisés de consulter tous ceux capables de les aider sans les luttes à venir. Aussi, empruntant les escaliers les plus proches vers la cour intérieure du château, le ministre se dirigea jusqu’à la tour carcérale, où il savait trouver le Glaneur, Grinsa jal Arriet. Fotir avait beaucoup de questions à lui poser – sur son voyage avec Lord Tavis, sur la mort de Shurik, et les curieuses réflexions que Tavis avait faites à son père à propos des événements survenus à Mertesse, et de cette femme qui avait avoué avoir organisé le meurtre de Lady Brienne, et de laquelle Grinsa avait, semblait-il, été un jour épris. Toutefois, sachant ce qu’il savait des pouvoirs du Glaneur, Fotir comprenait que ces questions devraient attendre. Il avait aidé le Glaneur à faire évader Tavis des geôles du château de Kentigern, il connaissait donc la nature de ses pouvoirs. Sur toutes les Terres du Devant, il n’y avait personne qu’il désirât autant avoir à ses côtés dans la guerre qui s’annonçait. Comme il s’y attendait, Fotir trouva Grinsa dans la tour carcérale, marchant doucement devant la porte de la cellule, son enfant dans les bras. — Bonjour, lui dit le ministre en débouchant en haut des marches. Grinsa posa un doigt sur ses lèvres et murmura : — Bonjour. Fotir avança. — Elle dort ? demanda-t-il en regardant le bébé. — Elles dorment toutes les deux, répondit le Glaneur en tournant le menton vers la porte. Jetant un regard par le guichet, Fotir vit la jeune femme endormie sur la paillasse installée contre le mur au fond de la cellule. Les cicatrices pâles qui zébraient son visage ressemblaient à celles de Lord Tavis. — Elles finiront par disparaître, fit Grinsa à côté de lui, en grande partie. Fotir, incapable de détacher son regard, opina. Même défigurée, elle était très belle. — Vous l’avez soignée ? — Oui. Le ministre contempla les gardes, assez proches pour entendre leur conversation s’ils n’avaient parlé à voix basse. — Il semble, reprit-il d’une voix encore moins audible, que vous ayez abattu pas mal de cartes ces derniers temps. Grinsa sourit. — Oui, et cela n’a pas échappé au roi. Fotir dressa un sourcil. Qu’il sût que Grinsa était Tisserand n’avait pas grande importance. Il était également Qirsi et, bien qu’il fût fidèle aux cours, il n’avait aucune intention de trahir la confiance du Glaneur. Pas après ce que Grinsa avait fait pour Tavis, pas après s’être chargé de faire payer sa trahison à Shurik jal Marcine. Mais qu’un autre le sût, un noble Eandi, le roi de surcroît… — Vous croyez qu’il sait ? — J’en suis sûr. C’est moi qui le lui ai dit. — Comment ! — Je n’avais pas le choix, et j’avais d’autres contraintes, d’autres secrets à protéger. Kearney est bien le cadet de mes soucis, vous pouvez me croire. — Je n’ai aucun mal, c’est d’ailleurs la raison de ma visite. — Que voulez-vous dire ? demanda le Glaneur en le regardant de travers. — Shanstead, Tremain et mon duc sont actuellement en discussion avec le roi. Les ministres se rencontrent de leur côté dans la grande salle. Nous sommes tous censés discuter de la conspiration et de ce que nous a appris… Il désigna la cellule de la main. — Elle s’appelle Cresenne, souffla Grinsa. Vous voulez que je me joigne à vous. — Oui, je pense que votre présence est importante. Le Glaneur eut un petit sourire. — Je ne suis pas certain que les autres accepteront ne serait-ce que de s’asseoir dans la même pièce que moi. Vous savez qui je suis. Les autres ne verront qu’un Glaneur de Festival, lié à Cresenne et à Tavis. Je peux difficilement prétendre à l’objectivité dans cette affaire. — Certains y verraient une faiblesse. Pas moi. Et je les crois assez raisonnables pour comprendre que votre opinion n’est pas dénuée d’intérêt. — Je préférerais ne pas la laisser seule. — Vous pouvez la prendre avec vous. — Je parlais de Cresenne. J’ai peur que le Tisserand ne cherche de nouveau à la tuer. Et je ne vois personne d’autre capable de la protéger. — Je comprends, répondit Fotir. Je ne veux certainement pas vous obliger à la mettre en danger. Il s’éloigna. — Nous discuterons plus tard. Je vous informerai de la teneur de nos conversations. — Attendez. Grinsa appela un garde à la porte et lui demanda d’ouvrir. Il pénétra dans la cellule, approcha du lit et déposa Bryntelle à côté de sa mère. Cresenne s’étira et ouvrit les paupières. — Tout va bien ? demanda-t-elle en voyant la porte ouverte et Fotir dans l’encadrement. — Oui, tout va bien. Seulement, j’ai besoin de m’absenter un moment. Je ne serai pas long, mais j’aimerais mieux que tu restes éveillée jusqu’à mon retour. Elle se redressa et passa une main dans ses cheveux défaits. Elle posa les yeux sur le bébé et les releva vers Grinsa en souriant : — Tu l’as endormie. Le Glaneur, légèrement embarrassé, lui rendit son sourire. — Je t’avais dit que tu y arriverais. — Je ne serai pas long, répéta-t-il sans un regard pour Fotir. La jeune femme serra les bras sur sa poitrine. Toute joie effacée, elle semblait maintenant effrayée, et terriblement jeune. — Ne t’inquiète pas, répondit-elle en rassemblant son courage. Ça ira. — Je le sais. Il se pencha pour l’embrasser sur la joue puis s’écarta. — S’il se passe quoi que ce soit, dit-il au garde, venez immédiatement me chercher. Je suis dans la grande salle. C’est compris ? — Oui, répondit l’homme. Grinsa regarda une dernière fois Cresenne avant d’inviter Fotir à le suivre. Lorsqu’ils furent dans les escaliers, le Glaneur demanda : — Qui a souhaité que les ministres et les nobles tiennent des réunions séparées ? — Je l’ignore. Le message venait du roi, mais quelqu’un d’autre a pu le lui suggérer. — Cela ne me plaît pas. — Moi non plus. Je l’ai dit à mon duc. Il semble trouver la prudence du roi justifiée. — Javan estime donc qu’il y a un traître parmi les ministres ? — C’est une possibilité à ses yeux. — Vous le pensez également ? Le ministre médita cette question le temps qu’ils traversent la cour et empruntent les escaliers de la tour la plus proche de la grande salle. — C’est le ministre de Shanstead qui a poussé le Premier ministre de Thorald à avouer son implication dans la conspiration. Je lui fais confiance. Je n’ai jamais rencontré la ministre de Tremain, mais je n’ai aucune raison de douter de sa loyauté. Le seul ministre à avoir montré un quelconque signe de faiblesse est la Première ministre du roi. Je l’ai brièvement rencontrée avant l’investiture de Kearney ; d’après le peu que j’ai pu observer, elle me semble honnête. L’évocation de Keziah sembla troubler Grinsa, mais il se tut. — Vous êtes au château depuis plusieurs jours, poursuivit Fotir. La soupçonnez-vous ? — Non, répondit hâtivement le Glaneur. Mais je ne soupçonnais pas davantage Cresenne. Or nous étions amants. Ils arrivèrent devant la grande salle. Lorsque Fotir et Grinsa franchirent le seuil, les autres ministres étaient déjà installés. Plusieurs regards méfiants se tournèrent sur le Glaneur. — Que fait-il ici ? demanda Dyre jal Frinval, un des ministres du roi. — Il s’agit de Grinsa jal Arriet, annonça Fotir. Il connaît la femme emprisonnée dans votre tour et Lord Tavis de Curgh. C’est lui qui protège le jeune homme depuis son départ. Je lui ai demandé de venir. — Nous ne sommes pas à Curgh, cousin. Peu importe qui il est ou ce qu’il a fait, vous n’aviez aucun droit de l’inviter, ni personne d’autre d’ailleurs. — Inutile de vous inquiéter, ministre, intervint Keziah. Je ne vois aucune raison de l’empêcher de se joindre à nous. — Vous plaisantez ! répliqua Dyre. Le Premier ministre vient lui-même de le souligner. Cet homme est lié à Tavis, qui est peut-être un meurtrier, et il est le père de l’enfant de cette femme qui a reconnu être une traîtresse. Cela ne vous suffit pas ? — Vous pensez encore que Tavis est un assassin ? s’exclama Fotir stupéfait. Même après les aveux de cette femme ! — Comment voulez-vous que je le sache ! C’est votre ami qui a amené cette femme ici, en espérant peut-être que le roi aurait pitié d’elle à cause de son enfant. Tout cela pourrait être une ruse de Curgh dans le but d’innocenter Tavis. Tous les ministres regardaient Dyre. Ils étaient mal à l’aise, mais aucun d’entre eux n’émit la moindre protestation. Fotir, sûr de le voir aussi enragé que lui, coula un regard vers le Glaneur. Grinsa affichait un léger sourire, comme si la situation l’amusait. — Et que pensez-vous de l’attaque dont la femme a été victime il y a deux nuits ? demanda le Premier ministre du roi. C’était aussi une ruse ? — J’ignore ce que c’était, répondit Dyre en s’agitant sur son fauteuil. — Alors laissez-moi vous l’expliquer, avança Grinsa. C’était une tentative du chef de la conspiration pour la réduire au silence. Mais il voulait la faire souffrir avant de la tuer, alors il est entré dans ses rêves et puis, utilisant sa propre magie, il lui a brisé la main et lui a lacéré le visage. — Comment le savez-vous ? demanda Dyre. — Cresenne me l’a dit, répondit Grinsa. Et c’est la seule explication possible. Les gardes ont vu les entailles se dessiner sur son visage. Or elle n’avait pas d’arme, et elle se trouvait seule. Seule avec ses rêves. — Alors le mouvement est dirigé par un Tisserand. Ils se tournèrent tous vers le Premier ministre de Tremain. Evetta ja Rudek avait pâli. La peur se lisait sur ses traits doux. — Oui, affirma Keziah. C’est également Cresenne qui nous l’a appris. — Savons-nous comment il s’appelle ? demanda Xivled. Ou l’endroit où il se trouve ? — Pas encore. — Elle ne vous l’a pas dit ? — Elle l’ignore, répondit Grinsa. — Ou c’est ce qu’elle prétend, ajouta Dyre sceptique. Le Glaneur lui décocha un regard furieux. — Ne soyez pas stupide. La croyez-vous honnêtement capable de protéger cet homme après ce qu’il lui a infligé ? Elle dort le jour maintenant, de peur que le Tisserand ne revienne et la tue. Et comme elle doit s’occuper de son enfant, elle est obligée de la faire dormir le jour, elle aussi. Elle veut que nous le trouvions, et que nous réglions la question une fois pour toutes. Si un ministre du roi d’Eibithar, trop aveuglé par ses propres soupçons, est incapable de le comprendre, alors je crains pour le royaume. — Comment osez-vous me parler sur ce ton ! Vous, un Glaneur de Festival… — Ça suffit, intervint Keziah d’une voix lourde de fatigue et d’amertume. Tous les deux. Elle adressa un regard de reproche à Grinsa avant de se tourner vers le ministre. — Je ne pense pas qu’elle nous mente, Dyre. Grinsa a raison. Elle a peur. Si elle savait quoi que ce soit de plus pour nous aider à détruire le Tisserand, elle nous le dirait. Le ministre n’avait pas l’air convaincu, mais il opina. Keziah s’adressa alors à Xivled. — Ministre, c’est à cause de vous que nous sommes réunis. Peut-être voudriez-vous conduire notre discussion. — Est-ce vous qui avez suggéré que nous nous rencontrions sans nos seigneurs ? demanda Fotir. — Il se trouve que c’est une suggestion de Lord Shanstead. Dyre, un sinistre sourire aux lèvres, se pencha en avant. — Il ne vous fait pas confiance, cousin ? — Comme beaucoup d’entre nous aujourd’hui, Ministre, mon seigneur ne sait plus en qui avoir confiance. Les événements survenus à Thorald l’ont… troublé. Il estime plus sage de transmettre le moins d’information possible à la conspiration. Il revint à Keziah. — Pour ce qui est de diriger notre discussion, Premier ministre, j’aimerais d’abord savoir tout ce que vous pouvez me dire sur cette femme que vous retenez en prison et ce qu’elle vous a appris sur la conspiration. Keziah opina, prit une profonde inspiration et se lança. Sous le regard silencieux des ministres, elle raconta le rôle de Cresenne dans le meurtre de Lady Brienne, sa description du mouvement Qirsi, son réseau de messagers chargés de livrer l’or, et le Tisserand qui en était à la tête. Après qu’elle eut terminé, les Qirsi, méditant ce qu’elle venait de leur dire, restèrent longtemps muets. — Pardonnez-moi de vous poser cette question, demanda enfin Evetta les yeux sur Grinsa, mais croyez-vous tout ce qu’elle a raconté ? N’aurait-elle pas inventé certains détails dans l’espoir de donner au roi toutes les raisons de la laisser en vie ? — Je la crois, répondit Grinsa. Si j’avais douté d’elle, l’attaque dont elle a été victime m’aurait convaincu. Le Tisserand veut sa mort. Il a donc peur qu’elle nous en apprenne davantage. Evetta, satisfaite de cette réponse, opina. Xivled, le bout des doigts joint, s’adossa à son fauteuil. — Lorsque la Première ministre de Thorald est morte, elle possédait plus de deux cents qinde cachés dans sa chambre. Nous en avons conclu, Lord Shanstead et moi-même, que si nous réussissions à remonter jusqu’à la source de l’or Qirsi, nous serions en mesure de découvrir ceux qui dirigent le mouvement. Ce que vous venez de nous dire sur le réseau de coursiers ne fait que confirmer cette certitude. — J’ai suivi la même logique, assura Keziah. Wenda ja Baul, une autre des ministres de Kearney, les regarda tour à tour. — Comment nous y prendre ? — En infiltrant la conspiration nous-mêmes, avança Xivled. Il échangea un bref coup d’œil avec Fotir. Ils en avaient parlé ensemble, lors du cycle lunaire de Qirsar, lorsque Fotir et son duc s’étaient rendus à Thorald pour rencontrer Tobbar et Marston. Ils avaient alors reconnu que si l’un d’entre eux parvenait à rejoindre le mouvement, ils pourraient en apprendre beaucoup sur ses chefs et ses faiblesses. Xivled avait suggéré cette possibilité au baron qui l’avait repoussée parce que trop dangereuse. — Vous plaisantez, s’exclama Evetta. — Cela me paraît très judicieux, au contraire, fit Grinsa. Les risques sont importants, bien sûr, mais songez à tout ce que nous pourrions apprendre. — Pas un seul noble des Terres du Devant ne le permettra. — Parfois, fit Keziah en regardant ses mains, il faut savoir défier l’autorité de nos seigneurs pour mieux les servir. — Que voulez-vous dire ? s’étonna Evetta. Vous pensez vraiment que c’est une bonne idée ? — Je crois qu’elle mérite au moins réflexion. Mais Fotir ne doutait pas qu’elle fût plus déterminée. Il lui vint soudain à l’esprit qu’elle avait déjà pris sa décision, qu’elle avait peut-être même déjà pris contact avec la conspiration. Sa première réaction fut la stupeur. S’il avait été question de Xivled, il n’aurait pas éprouvé la même inquiétude. En cas d’échec, Xivled ne faisait courir un danger qu’à la cour de Shanstead. Si Keziah échouait, c’était la cour royale d’Eibithar qui était compromise. Il condamnait cette imprudence, mais il ne pouvait se défaire d’un sentiment d’admiration. Elle était fine et délicate, si jeune qu’il avait du mal à l’imaginer conseillère à la cour d’un roi, encore moins Première ministre. Et pourtant, elle semblait avoir pris sur elle la décision de défier seule un Tisserand. Evetta les considéra tous avec un regard implorant. — Je vous en prie, dites-moi que je ne suis pas la seule à penser que c’est pure folie. — Nos seigneurs ont choisi de se réunir sans nous, s’entendit souligner Fotir. Nous pouvons en déduire qu’ils ne nous font plus confiance, qu’ils cherchent tout bonnement à nous occuper pendant qu’ils étudient leur riposte à la conspiration. Ou bien penser qu’ils comptent sur nous pour établir notre propre stratégie d’écrasement du Tisserand et de son mouvement. Pour ma part, je préfère cette alternative. C’est une approche aussi prometteuse qu’une autre. — Croyez-vous que Javan approuverait un tel plan ? — Peut-être pas, répondit Fotir. Mais, ainsi que l’a dit le Premier ministre, le temps est peut-être venu d’agir dans l’intérêt de nos seigneurs sans leur approbation. Keziah le contemplait comme si elle le voyait pour la première fois. — Le prix peut être extrêmement élevé, souligna Grinsa. Il suffit de voir Cresenne. — Est-ce à dire que vous n’êtes pas d’accord ? demanda Keziah. — Pas du tout. Je souligne simplement que l’entreprise est périlleuse. Keziah le dévisagea avant de se tourner vers les autres. — Qu’en pensez-vous ? — Je suis d’accord avec le Premier ministre de Tremain, fit Wenda. Les risques sont trop importants. — Je suis du même avis, fit Dyre. Deux des autres ministres du roi manifestèrent la même désapprobation. — Nous sommes en minorité, constata Keziah avec un léger haussement d’épaules. Avant la fin de ce conflit, nous serons conduits à prendre des risques inimaginables aujourd’hui, mais pour l’heure nous suivrons les souhaits de ceux qui préconisent la prudence. Fotir, de nouveau, eut l’impression qu’elle ne disait pas tout. Malgré ses propos, elle semblait soulagée d’être en minorité, ce qui n’avait de sens que si elle dissimulait quelque chose. Peut-être était-elle une traîtresse. Mais il ne le pensait pas. Dyre semblait satisfait. Quant à Xivled, il continuait à observer Keziah, comme s’il s’efforçait, lui aussi, de jauger sa position. — Ne peut-on envisager, Premier ministre, demanda-t-il, qu’avec l’arrivée d’autres nobles à la Cité des Rois, et donc d’autres ministres, la même discussion prendrait une tournure différente ? — C’est possible, Ministre, admit-elle. Mais le roi n’attend pas beaucoup d’autres nobles. Kentigern ne viendra pas. Pas plus, semble-t-il, que Galdasten. Compte tenu de ce refus, Eardley, Sussyn et Domnall ont fait savoir qu’ils ne viendraient pas. Rennach n’a envoyé aucune réponse. Nous attendons les ducs de Labruinn et Heneagh. Mais, même avec le soutien de leurs ministres, nous sommes à égalité des voix. Elle se tourna vers le Glaneur. — Pardonnez-moi, Grinsa. Mais en ce qui concerne les décisions de la cour, je ne peux compter officiellement la vôtre. Il inclina la tête. — Naturellement, Premier ministre. Je le comprends. — Mais avec le même nombre de voix… — Non, Ministre. Il ne serait pas sage de prendre une décision aussi importante sans un soutien plus large. Je vous l’ai dit, le temps venu, nous serons très certainement obligés de revoir notre position. Mais, pour le moment, nous devons trouver un autre moyen de lutter contre la conspiration. Le ministre de Shanstead, les lèvres pincées, continua de la dévisager en silence. À son expression, Fotir se dit qu’il la prenait pour une renégate. — Je ne suis pas certain qu’il nous revienne même de combattre la conspiration, remarqua Dyre. Nous servons les cours. Quand nos seigneurs seront prêts à s’attaquer aux traîtres, ils le feront pour de bon. Mon opposition à la proposition du ministre, poursuivit-il en désignant Xivled, n’est pas seulement liée au danger qu’elle représente, bien que cela soit très risqué. Non, je m’y oppose parce que le roi s’y opposerait, tout comme les ducs, je suppose. — Alors on ne fait rien du tout ? demanda Evetta. Même moi, je n’y crois pas. — Je ne suggère pas de ne rien faire. Mais nous ne pouvons pas faire grand-chose. Nous pouvons, bien sûr, rester loyaux à nos ducs, et vigilants envers ceux qui pourraient les trahir. Nous pouvons toujours leur suggérer une ligne de conduite, qu’ils pourront d’ailleurs ignorer, mais c’est à eux qu’il appartient de suivre ou non nos conseils. — Vous avez une perception bien étroite de votre rôle, cousin, critiqua Fotir. — Comme il convient. Si les ducs de Thorald et de Kentigern avaient mieux tenu la bride à leurs ministres, le royaume ne vivrait pas les souffrances qu’il subit depuis près d’un an. Fotir vit Xivled se raidir, mais avant que le jeune homme ne puisse répondre, Keziah s’était levée. — Non, dit-elle d’un ton résolu. Je refuse de tomber dans ce piège. Nous n’allons pas nous reprocher les actions de quelques traîtres et d’un Tisserand dont nous ignorons jusqu’à l’identité. Cette conspiration a des ramifications dans tous les royaumes des Terres du Devant. Elle supprime des vies dans les cours depuis bien plus de temps que nous n’avons, jusqu’à présent, voulu l’admettre. Alors, ou nous sommes tous responsables de son succès, ou bien aucun d’entre nous ne peut en être accusé. Nous pouvons diverger sur la conduite à tenir, mais je ne laisserai pas cette discussion dégénérer en un pugilat pour savoir quelle maison est coupable de la faillite du royaume. Elle regarda chacun des Qirsi, les mettant au défi de contester ses paroles. — Maintenant, reprit-elle, comme nous avons décidé de ne pas suivre la suggestion du ministre, en tout cas pour l’instant, quelles autres options pouvons-nous proposer au roi et à ses ducs ? Lorsque la discussion reprit, après un long silence, les ministres étudièrent la question. Aux cloches de midi, bien qu’ils ne soient parvenus à aucun résultat, Keziah dut mettre fin à leur débat. Les ministres du roi quittèrent immédiatement la grande salle en poursuivant leur discussion. Les autres s’attardèrent jusqu’au moment où Grinsa se leva et, expliquant qu’il devait retourner auprès de Cresenne, s’excusa. Fotir lui emboîta le pas. — J’espérais plus de cette rencontre, avoua ce dernier lorsqu’ils furent dans le couloir. Grinsa lui sourit. — Comme chacun d’entre nous. Je suis déçu, mais je ne suis pas étonné. — Vous pensez que nous aurions dû autoriser Xivled à rejoindre le mouvement ? Grinsa le regarda sans lui répondre. — Il m’a semblé, en écoutant la ministre, qu’elle avait elle-même envisagé de le faire. Je me suis même demandé si elle n’était pas allée plus loin. Grinsa garda le silence. Ils traversèrent la cour et rejoignirent la tour carcérale, plongés dans leurs réflexions. Cresenne marchait dans sa cellule, sa fille entre ses bras. En les voyant, Fotir s’avisa que le Glaneur ne souhaitait peut-être pas sa présence, que son silence n’était pas à mettre sur le compte de ses propos, mais davantage sur sa présomption à vouloir l’accompagner. — Excusez-moi, Glaneur, fit-il, conscient de sa balourdise. Je ferais mieux de vous laisser tous les deux, heu, tous les trois, se corrigea-t-il avec un sourire embarrassé. — Pas du tout, ministre. Cresenne doit dormir, votre compagnie me fera plaisir. Un des gardes ouvrit la porte de la cellule, et les deux hommes entrèrent. Il faisait chaud à l’intérieur. La pièce manquait d’aération. — Pardon pour mon retard, fit Grinsa en prenant l’enfant. — Ce n’est pas grave, répondit Cresenne. Elle était allée s’asseoir sur le lit, et après avoir observé le ministre, revint à Grinsa. Elle semblait fatiguée. — Avez-vous pris une décision ? — Non, répondit Grinsa. Un des ministres a parlé d’infiltrer la conspiration. Cresenne, les yeux écarquillés, revint brièvement sur Fotir. — Avez-vous… — Non, la rassura Grinsa. La majorité des ministres a estimé que c’était trop dangereux, et le Premier ministre de Kearney a exclu cette possibilité pour l’instant. Elle acquiesça, sans se montrer plus apaisée. Pour la troisième fois, Fotir eut le sentiment qu’on lui cachait quelque chose. Avant qu’il puisse s’exprimer, des pas résonnèrent dans l’escalier. Il se tourna vers la porte, imité par Cresenne et le Glaneur. Quelques instants plus tard, le visage de Keziah apparaissait dans le cadre du guichet. — Ouvrez, ordonna-t-elle aux gardes. Et laissez-nous. Je vous appellerai quand j’aurai terminé. — À vos ordres, Premier ministre. La porte s’ouvrit et Keziah pénétra dans la cellule. Voyant Fotir, elle eut un mouvement de surprise. Elle attendit néanmoins que les gardes fussent partis. — J’espérais te parler en privé, fît-elle à Grinsa. — Je vous laisse, proposa immédiatement Fotir en se dirigeant vers la porte restée ouverte. — Non, répliqua Grinsa. Il est au courant pour moi, Keziah. Je te l’ai dit. — Oui, mais… — Il tient ma vie entre ses mains. Tu peux lui confier aussi la tienne. Un drôle de regard naquit dans les prunelles de la ministre. Beaucoup de choses échappaient à Fotir, mais une au moins ne faisait plus aucun doute : elle servait fidèlement le roi. Keziah le jaugea un long moment avant de parler. — Avant même notre rencontre à Kentigern, j’avais beaucoup entendu parler de vous, Fotir jal Salene. Je me demande si vous êtes prêt à répondre à votre réputation. — Et quelle est-elle, Premier ministre ? Certains le jugeaient arrogant, dédaigneux de son propre peuple, plus attaché à son duc qu’à n’importe quel Qirsi du pays. Mais il sentait qu’elle parlait d’autre chose. — On dit que vous êtes le ministre le plus brillant du pays, un des moins susceptibles de se laisser influencer par la conspiration. On dit que c’est la raison pour laquelle votre duc place une telle confiance en vous. — Je suis flatté. — Pensez-vous ce que vous avez dit devant les autres ministres tout à l’heure ? Êtes-vous prêt à accepter que, le temps venu, dans le but de servir les cours, nous soyons obligés de dissimuler la vérité aux nobles qui nous font le plus confiance ? — Vous connaissez déjà la réponse, Premier ministre. Comme le dit Grinsa, je sais qui et ce qu’il est, et je sais ce qu’il a fait pour Lord Tavis. Keziah acquiesça sans modifier son expression, ni le lâcher des yeux. Puis elle prit une profonde inspiration. — Très bien. Vous avez évidemment compris que je soutiens l’idée d’infiltrer la conspiration. Or il se trouve que j’ai fait plus qu’y songer. Je l’ai fait. J’ai parlé avec le Tisserand, et j’ai commencé à gagner sa confiance. — Je m’en doutais, Premier ministre. Keziah perdit subitement toute couleur. — Quoi ! — Ne soyez pas inquiète. Je ne crois pas que d’autres en sont venus aux mêmes conclusions. Pour tout dire, je pense même que Xivled vous prend pour une traîtresse. Le sourire que cette réflexion fit naître sur ses lèvres n’occulta pas sa frayeur. — Cela ne m’étonne pas. C’est à peu près ce qu’il m’a dit la dernière fois que nous avons discuté. — Vous n’avez rien à craindre de moi, Premier ministre. Je ne dirai rien à personne de ce que j’entendrai ici, et je ferai tout mon possible pour vous aider. Je vous en donne ma parole. — Je vous en remercie, Fotir. — Tu voulais nous parler, Kezi. Que s’est-il passé ? — Il m’a ordonné de tuer Cresenne. Comme la ministre quelques instants plus tôt, ce fut au tour de Cresenne de pâlir. — Et Bryntelle ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. — Il m’a dit d’épargner l’enfant. — Grâce aux dieux. — Et moi ? interrogea Grinsa. — Comme tu l’as deviné hier, je dois gagner ta confiance, de façon à pouvoir approcher Cresenne et la tuer, avant d’aider le Tisserand à te trouver quand il aura décidé que ton tour sera venu. Pour la première fois de la journée, Fotir prit peur. — Il sait pour vous ? — Oui. J’ai dû pénétrer les rêves de Cresenne pour la sauver. Il a vu mon visage. Et j’ai vu le sien. Fotir, craignant de céder au fol espoir qui l’envahissait, le dévisagea bouche béé. — Vous le connaissez ? — Non. J’espérais m’entretenir avec le roi hier soir, mais je n’en ai pas eu la possibilité. Une idée sembla le frapper soudain. Il regarda Fotir, puis Keziah. — Je peux sans doute vous poser la question. Que savez-vous du Haut Chancelier de Braedon ? — Presque rien, répondit Keziah. Je ne l’ai jamais rencontré, et avec les inquiétudes du roi concernant Kentigern et ses alliés, je n’ai guère eu le temps de regarder au-delà des frontières d’Eibithar. — Moi non plus, ajouta Fotir. En dehors de sa réputation, je ne sais rien. — C’est toujours plus que moi, répondit Grinsa. — Il s’appelle Dusaan jal Kania. D’après ce qu’on raconte, il est intelligent, puissant et ambitieux, ce qui n’a rien d’étonnant pour le plus influent des Qirsi de l’empire. — Savez-vous à quoi il ressemble ? — Non. Il paraît qu’il est grand, qu’il ressemble davantage à un guerrier qu’à un ministre. Comme vous. — Précisément. — Vous pensez que c’est le Tisserand ? — Lorsque j’étais dans le mouvement, répondit Cresenne à la place du Glaneur, je comptais parmi ses lieutenants les plus haut placés. Il nous appelait ses chanceliers. — Cela ne prouve rien, tempéra Grinsa, mais c’est un indice qu’il faut considérer. Fotir partageait cet avis. — Depuis la mort d’Aylyn II et celle de Filib de Thorald l’Ancien, je ne connais personne en Eibithar qui a rencontré l’empereur ou son haut chancelier. — Et ailleurs ? — Peut-être la reine de Sanbira. En tout cas l’archi-duc de Wethyrn. — Je vais demander au roi de leur envoyer un message à chacun, fit Keziah. L’un d’entre eux pourra peut-être nous fournir une meilleure description du chancelier. — Formidable, reconnut Cresenne, toujours aussi pâle, mais en attendant, Keziah est censée me tuer. Si elle ne le fait pas, le Tisserand ne s’en prendra pas seulement à moi, il va douter de sa loyauté envers le mouvement. Grinsa lui prit la main. — Nous avons un peu de temps, Cresenne. Tu as entendu Keziah. Elle doit d’abord gagner ma confiance. Il doit se douter que ce ne sera pas facile. Et tant qu’il compte sur elle pour te tuer, il te laissera tranquille. — Cela veut dire que je peux dormir la nuit ? — Je n’irai pas jusque-là. Mais au moins tu sais qu’il n’est pas décidé à te tuer lui-même, aussi peux-tu dormir tranquille. — Ce n’est guère réconfortant, grimaça la jeune femme. Fotir devait admettre qu’elle avait raison. L’audience avec le roi d’Eibithar dura jusqu’à la fin de la matinée. Kearney transmit aux ducs ce que lui et ses conseillers avaient appris de la traîtresse, et Marston expliqua, avec force détails, la trahison d’Enid et ce que lui et son père étaient parvenus à obtenir de cette femme avant qu’elle ne se donnât la mort. Une rencontre édifiante qui troubla profondément Lathrop de Tremain. Les autres nobles – le roi, Javan, Marston lui-même – étaient au courant de ces nouvelles. Lathrop les découvrait. — Filib le Jeune, fit le duc toujours assis alors que les autres s’apprêtaient déjà à partir, Lady Brienne. Votre fils semble être aussi une de leurs victimes, ajouta-t-il en regardant Javan, bien qu’il soit encore en vie. Ils frappent notre jeunesse, nos enfants, parce qu’ils savent que c’est là que nous sommes le plus vulnérables. — Raison de plus pour rester sur nos gardes, assura Marston. Nous ne pouvons plus faire confiance à nos Qirsi comme autrefois. Nous devons tous les voir, même ceux que nous considérons comme nos amis, avec des yeux critiques, chercher des indices de traîtrise là où nous n’aurions jamais regardé avant. Il parlait au duc, mais ses propos s’adressaient au roi. Il était convaincu que Kearney était incapable de regarder sa ministre avec ces yeux-là. Il l’aimait peut-être encore, ou bien elle le servait depuis si longtemps qu’il considérait sa fidélité acquise. Quelle qu’en fût la raison, Marston jugeait cette femme comme la plus grande faiblesse d’Eibithar. Il n’était pas certain de sa félonie – il comptait sur Xivled pour découvrir rapidement la vérité – mais il ne serait pas étonné d’apprendre qu’elle avait lié son sort à celui des renégats. Tout ce que Gershon lui avait dit de son récent comportement l’avait effrayé au plus haut point. — En êtes-vous venu à douter de la loyauté de votre ministre, Lord Shanstead ? demanda le roi d’un ton qui indiquait sans équivoque qu’il avait compris les insinuations de Marston. — Non, Altesse. Je connais Xivled depuis l’enfance. Il ne m’a jamais donné la moindre raison de douter de ma confiance. — Comme mon Premier ministre. Marston hésita, puis opina. — Oui, Altesse. — Alors, que voulez-vous que je fasse ? L’emprisonner sur la simple base de vos soupçons ? La torturer jusqu’à ce qu’elle avoue des crimes qu’elle n’a pas commis ? — Non, Altesse, répondit le baron avec autant de rudesse qu’il osa. Malgré ce que vous pensez, je ne hais pas les Qirsi. Et je ne trouve pas juste d’emprisonner ou torturer les gens sans raison. Je crains simplement que votre Premier ministre ne constitue une menace pour vous et ce royaume. Et je crois qu’elle devrait être bannie du château. — Ne comptez pas sur moi, répliqua sèchement Kearney. — Avec tout le respect que je vous dois, Altesse, je pense que vous témoignez plus de fidélité à cette femme qu’elle n’en mérite. — Je ne suis pas d’accord avec vous. Marston allait poursuivre, mais Javan capta son regard et hocha très légèrement la tête. — Très bien, Altesse, capitula-t-il alors. Il s’inclina devant le roi et quitta le bureau, la mâchoire si serrée qu’il en avait mal aux tempes. Xiv l’attendait dans le couloir, appuyé contre le mur de pierre. Voyant déboucher Marston, il se redressa et lui emboîta le pas. — Que s’est-il passé ? demanda le ministre alors qu’ils se dirigeaient vers les escaliers. On dirait que le roi vous a accusé de traîtrise. — Cela n’a pas été aussi loin, mais si la position de Thorald dans le royaume dépend de mon amitié avec le roi, nous sommes donc en mauvaise posture. Il attendit d’être dans la cour pour poursuivre : — Le roi est convaincu de pouvoir faire confiance à sa ministre, déclara-t-il en plissant les yeux sous le soleil. Alors que depuis un moment elle se comporte étrangement. As-tu appris quelque chose de ta conversation avec elle ? — Pas grand-chose. Si c’est une traîtresse, elle est beaucoup plus rusée qu’Enid pour le cacher. Elle ne nie rien, mais elle ne dit rien non plus qui puisse laisser penser qu’elle est avec la conspiration. En tout cas pas quand on lui demande directement. — Que veux-tu dire ? Xiv passa une main dans ses cheveux courts. — Il y a eu quelque chose d’étrange dans notre conversation aujourd’hui. Nous parlions de la nécessité de découvrir la source de l’or de la conspiration. Quand j’ai insinué qu’un Qirsi fidèle devrait infiltrer le mouvement, j’ai eu l’impression qu’elle était d’accord avec moi. Mais quand les autres ministres du roi s’y sont opposés, il m’a semblé qu’elle cédait facilement à leur point de vue. Elle a presque été soulagée de voir le vote pencher pour eux. — Comme si elle craignait que ton plan ne dévoile sa trahison ? — Peut-être, songea le ministre, ou alors… — Ou alors quoi ? Xiv marcha quelques secondes pensif et en silence. Puis il hocha la tête. — Je ne sais pas. C’est sans doute sans importance. — Il me semble à moi qu’elle cache quelque chose. Ce qui confirme simplement ce que je sais depuis mon arrivée. Cette femme est dangereuse, j’en suis sûr. Et le roi est trop aveuglé par l’amour qu’ils ont partagé autrefois pour s’en rendre compte. Tout dépend de nous, Xiv. Nous devons tout faire pour obliger Kearney à ouvrir les yeux. Nous devons le convaincre de la bannir du château. Xiv, en dépit du regard gêné – et inexplicable – que Marston vit dans ses yeux jaunes, acquiesça. 7 Il les voyait se battre, deux hommes face à face, ramassés sur eux-mêmes, prêts à bondir, leurs armes pointées l’un vers l’autre. Il lui semblait que Tavis saignait d’une blessure à l’avant-bras, et d’une autre au cou, mais Grinsa n’en était pas certain. Il était trop loin. Le terrain accidenté le ralentissait. Il trébuchait sur les blocs de rochers, un œil sur les combattants, l’autre sur l’endroit où il posait le pied. Il avait déjà failli tomber à deux reprises. Le sol inégal était glissant. Il sentait les embruns sur son visage, l’eau de la mer, et l’orage qui approchait. Au-dessus de lui les goélands criaient. Une fois au bord de l’océan, il s’arrêtait, regardait autour de lui, brusquement plus conscient de l’environnement que de la bataille qui se déroulait devant lui. Au loin, il distinguait la masse de l’île d’Enwyl et à l’ouest les montagnes des côtes orientales d’Eibithar. C’était la Pointe de Wethyrn. Un rire le détourna du paysage. Devant lui, les deux silhouettes tournoyaient toujours. L’adversaire de Tavis avait les cheveux noirs, il était grand, identique au souvenir que le Glaneur avait gardé de lui, à Mertesse. Sa dague passait d’une main à l’autre, d’un geste si fluide qu’il ressemblait plus à un danseur qu’à un musicien. Il souriait à présent. Sa confiance se lisait sur ses traits, dans sa cadence, l’éclat de ses yeux bleu pâle. Le chanteur fit une feinte. Tavis recula. L’homme rit de nouveau. Le Glaneur était assez proche désormais, mais dans quel but, pour quelle raison, il l’ignorait. Il voulait avertir Tavis, lui dire de s’éloigner de cet homme, de fuir ce combat, mais il restait silencieux, car il craignait, s’il distrayait le jeune homme ne serait-ce qu’une seconde, de lui porter préjudice. Il était censé agir, il le sentait. Il en était pourtant incapable. Encore une fois, le chanteur fit mine de se jeter en avant, et quand Tavis bougea pour se protéger – dans un geste désespéré, maladroit –, le chanteur se lança pour de bon. Ils luttèrent brièvement, un enchevêtrement de bras, de jambes et d’éclats de métal, puis ils tombèrent et roulèrent sur le côté. Tavis cria le nom du Glaneur, puis une phrase incompréhensible. Les silhouettes roulèrent encore, jusqu’au bord de la crête où ils se battaient, et disparurent. Grinsa se précipita, appelant le jeune seigneur, trébuchant. À sa gauche, une vague s’écrasa et envoya une gerbe d’écume par-dessus l’escarpement. Un éclair plongea à travers le ciel pourpre dans les eaux du Golfe de Kreanna avec la vivacité d’une lame. La foudre claqua, d’un coup si brusque et si violent que Grinsa chancela. La pluie se mit aussitôt à tomber. Ce n’était pas l’ondée qui précédait l’orage pendant les moissons, croissant à mesure que ciel se couvrait. C’était un déluge, aussi dru, aussi implacable qu’une volée de flèches lors d’un siège, si abondant qu’il voyait à peine un pas devant lui. Il cria le nom de Tavis, mais la cataracte couvrait sa voix et avalait toute lumière. La foudre claqua une seconde fois. La voix qui résonna à côté de lui le fit sursauter : — Il pleut. Grinsa ouvrit les yeux. Par l’étroite fenêtre près de son lit, un éclair zébra le ciel. La pluie frappait les remparts du Château d’Audun. Tavis, assis sur son lit, regardait par la fenêtre. Grinsa se passa la main sur le visage. Ils se trouvaient au cœur de la cité royale d’Eibithar, pas sur la Pointe de Wethyrn. L’arrivée de Marston de Shanstead et la discussion entre Qirsi à laquelle il avait pris part remontaient à plusieurs jours. Hormis la venue des ducs d’Heneagh et de Labruinn, la veille, peu de choses s’étaient passées. — Vous avez prononcé mon nom, observa Tavis. Vous rêviez ? Grinsa opina. — De quoi ? Il ne voulait pas en parler. Ce n’était pas un simple rêve. Il se sentait épuisé, affaibli, comme s’il avait passé la journée à soigner une blessure, comme après chaque vision. Le Glaneur savait, quoi qu’il lui en coûtât, que ce qu’il avait vu se déroulerait un jour, sans doute bientôt. Tavis et le chanteur se rencontreraient sur la Pointe de Wethyrn. Ils livreraient leur prochain combat – peut-être le dernier – sous cet orage. Et, comme il l’avait vu, Grinsa serait incapable de les arrêter, ou même de faire autre chose que les regarder, impuissant et inutile. Comment en parler à Tavis ? — Difficile à dire, répondit-il. Il me faut toujours un certain temps pour comprendre. — C’était donc une vision. Le garçon était bien trop intelligent. — Oui, reconnut-il, c’était une vision. — De moi ? — Laissez-moi un peu de temps, Tavis. Le jeune seigneur l’observa quelques secondes avant de revenir à la fenêtre, puis acquiesça. — Il est tôt pour un orage comme celui-ci, observa-t-il tranquillement alors qu’un nouvel éclair zébrait le ciel. — Le cycle lunaire d’Osya s’achève dans deux jours. Il n’est pas si tôt. — À Curgh, ce serait tôt. Peut-être pas ici. Je n’ai pas l’habitude d’être loin de la côte nord à l’heure des plantations. — Vous pourriez sans doute rentrer chez vous si vous le désiriez. Le roi est convaincu de votre innocence. Les autres ne le sont peut-être pas, mais vous n’avez plus besoin de la protection de Glyndwr. — Je ne suis pas prêt à rentrer chez moi. Il devait tuer le chanteur. Il n’avait pas besoin de le dire. Si, par hasard, Grinsa avait imaginé que les aveux de Cresenne pussent affaiblir la détermination de Tavis à venger Brienne, sa vision aurait suffi à dissiper son erreur. — Vous devriez peut-être y songer quand même, avança Grinsa, sa voix couverte par le grondement du tonnerre. — Qu’avez-vous vu, Glaneur ? Le regard de Tavis le força à détourner les yeux. — Rien, fit-il en s’allongeant. Dormez. Tavis resta immobile un moment, puis se recoucha et tira sa couverture sous son menton. Grinsa dut s’endormir instantanément, car lorsqu’il souleva les paupières, la chambre baignait dans la lumière argentée du jour. Tavis avait quitté son lit. Plusieurs cycles plus tôt, même loin d’Aindreas de Kentigern et de ses soldats, il aurait été inquiet pour la sécurité du jeune homme. Mais, au cours de leur voyage, il avait appris que Tavis savait se défendre seul. D’habitude, se corrigea-t-il au souvenir de sa vision. Il s’habilla et prit la direction de la tour carcérale. Cresenne serait certainement fatiguée et prête à dormir. Mais, en traversant la cour, il vit deux hommes se battre en duel sur la pelouse. Leurs armes étaient des épées d’entraînement, pas de métal. Le claquement du bois résonnait sur les murs du château. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître Tavis. Hagan MarCullet se tenait près d’eux et Grinsa ne tarda pas à comprendre que le deuxième combattant était le fils du capitaine, Xaver. Il hésita, les yeux vers la tour où l’attendait Cresenne, puis se dirigea vers Hagan qui criait ses encouragements au jeune seigneur et à son homme lige. — Entraînez-vous aussi les soldats du roi, capitaine ? Hagan lui jeta un bref regard et éclata de rire. — Trasker ne le permettrait jamais, et vous le savez ! Il désigna les deux garçons du menton. — C’est l’idée du jeune homme. — Tavis ? Il acquiesça. — Votre épée, Tavis ! Vous ne pouvez pas vous défendre en baissant la garde ! Son jeu de jambes laisse un peu à désirer, ajouta-t-il à l’intention de Grinsa en baissant la voix. Et ses attaques sont moins précises, mais il reste doué. Il est presque au niveau de son père. Il se tourna vers le Glaneur. — L’avez-vous entraîné ? — Pas du tout. Je ne connais pas grand-chose au maniement des armes. — Certains ont ça dans le sang. Mais c’est vous qui l’avez soigné, n’est-ce pas ? Après Kentigern ? Grinsa, refusant de révéler ses dons de guérisseur pour ne pas attirer l’attention sur ses autres talents, l’avait longtemps nié. La plupart des habitants du château savaient désormais qu’il avait soigné Cresenne. Bien qu’il fut certain que le roi ne trahirait pas son secret, il sentait que les autres ne tarderaient pas à apprendre qu’il était Tisserand. — Oui, fit-il, c’est moi. — Beau travail. Xaver m’a dit que le garçon était en mauvais état la dernière fois qu’il l’a vu au cachot. — Merci. Grinsa et Hagan observèrent les combattants jusqu’à ce que le capitaine les rappelle. — Ça ira, les garçons ! Les jeunes hommes s’écartèrent, s’inclinèrent d’abord l’un devant l’autre, puis devant Hagan. Leurs visages étaient aussi rouges que du vin de Sanbira, et leurs cheveux collés par la sueur. Ils souriaient tous les deux. Tavis semblait plus heureux que jamais. Quelle que fut la raison pour laquelle il avait demandé cet entraînement, il lui avait fait le plus grand bien. Devant le Glaneur, son sourire pourtant s’évanouit. — Il s’est passé quelque chose ? demanda-t-il en essuyant son visage de la manche. — Non, je me rendais à la tour carcérale quand je vous ai vu. Je me suis arrêté pour vous regarder. Il hésita. Après tout ce temps, il avait encore du mal à le complimenter. — Vous êtes très doué, se força-t-il à dire. Tavis haussa les épaules en détournant les yeux. — Je l’étais, fit-il. — Tu l’es encore, protesta Xaver. — Tout comme vous, maître MarCullet. Un silence gêné s’abattit sur eux. Grinsa toussota et sourit. — Bon, je vais y aller. Je ne voulais pas vous interrompre. — Mais pas du tout, s’empressa le capitaine. Je ne devrais pas le pousser, surtout s’il ne s’est pas entraîné. Tavis, sans doute pressé de voir partir Grinsa, demeura silencieux. — Si vous me cherchez, je suis avec Cresenne, lui dit le Glaneur. Tavis, les lèvres pincées, se contenta d’acquiescer. Grinsa salua Hagan et Xaver d’un léger mouvement de tête et s’éloigna. Il se demandait s’il devait insister pour renvoyer Tavis dans ses foyers. Javan et la duchesse le soutiendraient. Ils ne souhaitaient que la sécurité de leur fils. Ni l’un ni l’autre ne s’intéressaient à sa vengeance. Grinsa lui-même n’était pas sûr qu’il faille encourager la soif de Tavis du sang de l’assassin. Si sa vision s’avérait exacte, elle pouvait conduire le jeune homme à sa perte. Pour sa part, Grinsa aurait été heureux d’achever leur périple à la Cité des Rois. Il avait fini par apprécier Tavis en dépit de ses nombreux défauts, mais Cresenne et Bryntelle avaient besoin de lui. S’il avait d’abord lutté contre cette idée, il les considérait désormais comme sa famille. Il aimait toujours Cresenne, malgré ce qu’elle avait fait. Il n’était pas sûr qu’elle ne pût jamais lui rendre son amour ; cela au fond importait moins qu’il aurait pu le croire. C’était lui qui l’avait poussée aux aveux. À cause de lui, le Tisserand voulait qu’elle meure. Comment aurait-il pu l’abandonner, sachant les risques qu’elle prenait chaque fois qu’elle fermait les yeux ? Comment aurait-il pu abandonner Bryntelle ? Et puis il avait une guerre à mener. Bien que peu d’Eandi s’en rendissent compte aujourd’hui, il reviendrait à Grinsa de les conduire à la victoire ou la défaite. Il devait rester à la Cité des Rois de sorte que, le jour venu, il serait prêt à affronter le Tisserand. Voilà ce que Keziah lui aurait dit, et Cresenne, comme peut-être le roi lui-même. Alors pourquoi Qirsar lui avait-il inspiré cette vision ? Il s’arrêta au beau milieu du chemin. Sa vision. C’était un avertissement ! Forcément. Tavis devait rester loin de la Pointe de Wethyrn. Il devait mettre un terme à sa poursuite vaine et périlleuse de l’assassin. Telle devait être la signification de ce rêve. Sauf que les visions ne fonctionnaient pas toujours de cette façon. Il y avait longtemps, avant qu’il ne quitte Cresenne pour aller à Kentigern, avant même qu’il ne rencontre Tavis dans la tente du Glanage dans la cité de Curgh, il s’était vu voyager avec le jeune homme, lutter à ses côtés contre la conspiration. Ce que lui avait révélé cette première vision semblait en partie s’être réalisé, mais rien ne lui prouvait que le chemin du jeune seigneur était arrivé à son terme. Il lui restait encore à vivre cet instant de reconnaissance, qui pouvait survenir un cycle, un an ou dix ans après le rêve, et qui lui disait avec certitude que la prophétie était achevée. Il ignorait ce qu’il en serait. Parfois cet instant ne venait jamais. Cela ne voulait pas dire que la vision était fausse ; dans la plupart des cas, cela ne signifiait rien du tout. Mais son rêve de la veille changeait tout. Si la vision qu’il avait eue à Curgh n’était pas encore réalisée, alors Tavis n’avait peut-être rien à craindre du chanteur. Dans le cas contraire… Sauf que les rêves prémonitoires ne fonctionnaient pas tous de la même manière. Grinsa étouffa un juron. De tous ses pouvoirs, le Glanage était celui qu’il appréciait le moins. Les aperçus de l’avenir que ce don permettait d’entrevoir comportaient des responsabilités très lourdes et des incertitudes aussi frustrantes que pénibles. Il se serait volontiers épargné les deux. Même son dernier rêve, dont la signification avait au premier abord paru évidente, était devenu obscur au fil des heures. Rester avec Cresenne et Bryntelle aurait-il des conséquences ? Tavis pouvait poursuivre sa quête de l’assassin sans lui. Le jeune homme était suffisamment obstiné pour le faire. Bien que le Glaneur eût assisté à la scène comme s’il était présent sur la Pointe de Wethyrn, Tavis et l’assassin ne lui avaient prêté aucune attention. Même quand il avait crié son nom, le jeune seigneur n’avait manifesté aucune réaction. Sa voix était-elle couverte par le bruit de l’orage, ou était-il tout simplement absent ? Qirsar, le dieu des Qirsi, lui avait-il seulement offert un aperçu de ce qui attendait le jeune homme si Grinsa ne l’accompagnait pas dans son prochain voyage vers l’est ? Le dieu avait agi ainsi par le passé, à de nombreuses reprises. Oui, c’était un avertissement. Mais lequel ? S’il l’accompagnait sur la Pointe de Wethyrn, vers cette rencontre avec l’assassin, Tavis risquait de mourir. S’il ne l’accompagnait pas, il courait le même danger. Quel que fût son choix, le jeune homme était menacé. Le garder en Eibithar semblait le meilleur moyen d’assurer sa sécurité. Et cela, tant que le jeune seigneur ignorait que l’assassin se trouvait à l’est, Grinsa pouvait au moins s’en charger. Il atteignit le pied de la tour carcérale plongé dans ses réflexions et en grimpa l’escalier à vive allure. En haut des marches, il entendit Bryntelle pleurer. Il se précipita vers la porte. Cresenne, assise sur son lit, tenait son bébé sur les genoux. — Elle va bien ? demanda le Glaneur. Cresenne leva un visage lumineux vers lui. — Elle rit ! — Vraiment ? — Oui, viens voir. Un des gardes ouvrait déjà la porte. Il entra rapidement et vint s’asseoir sur le lit. — Regarde. Cresenne se pencha sur l’enfant et l’embrassa bruyamment sur le ventre en secouant la tête. Bryntelle, la bouche ouverte dans un large sourire édenté, lâcha un cri de ravissement. Cresenne recommença et obtint la même réaction. — Tu vois ? fit-elle rayonnante. Tu veux essayer ? — Je ne suis pas sûr que ça marche avec moi, refusa Grinsa en souriant. — Essaie et tu verras. Les yeux fixés sur Bryntelle, car il craignait, en cette seconde, de les lever sur la femme qui se tenait à ses côtés, il haussa les épaules. — Prends-la, au moins, elle est d’excellente humeur. — Si tu veux. Il laissa Cresenne lui déposer Bryntelle dans les bras, et sourit en constatant que l’enfant continuait de babiller gaiement. Cresenne avait posé sa main sur son bras et se penchait vers lui pour regarder l’enfant. Ce contact sur sa peau, irradiant de chaleur, lui faisait battre le cœur. — Tu vois ? fit-elle en levant les yeux sur lui. Il acquiesça. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle sentant qu’il évitait son regard. — Rien, je suis content, c’est tout. — Quelque chose te trouble, je le sens. Sa sensation de bonheur, terriblement fugitive, s’était évanouie. Durant quelques secondes, ils avaient formé une famille. Mais ils étaient en prison, et tandis qu’ils partageaient, côte à côte, le bonheur de contempler leur enfant, le pays glissait inexorablement vers la guerre. — Ce n’est rien. J’ai eu une vision, c’est tout. — De quoi ? La peur lui nouait la gorge. Il regretta ses paroles. — Ça n’a pas d’importance. — Bien sûr que si ! Qu’est-ce que tu as vu, Grinsa ? — J’ai vu Tavis se battre avec l’assassin. — As-tu vu l’issue du combat ? — Non. Elle ôta sa main et s’écarta de lui. — Où ? — Sur la Pointe de Wethyrn. — C’est ta prochaine destination ? — Je n’ai pas l’intention de partir, Cresenne. Il se força à croiser son regard. — J’ignore encore le sens de cette vision. Je ne suis même pas sûr que je doive être avec eux. — Bien sûr que tu dois y être ! Ta vie est liée à celle de Tavis, Grinsa. Il y a longtemps que tu me l’as dit. Nous étions à Galdasten. Le Glaneur n’avait pas oublié. Un orage avait éclaté cette nuit-là, comme celui qui l’avait sorti de son dernier rêve. Était-ce un signe, là aussi ? — Tu dois être fatiguée, répondit-il. Dors, je m’occupe de Bryntelle. Cresenne se pencha, déposa un baiser sur le front de l’enfant. Puis elle s’allongea et ferma les yeux. — Si cela peut te réconforter, fit-elle d’une voix déjà assoupie, je sais que tu ne veux pas nous quitter, que tu souffriras de partir. — Je ne vais nulle part. — Je pense que si. Je pense que tu finiras par décider que tu n’as pas le choix. Tu as juré de nous protéger, Tavis et moi, mais tu ne peux pas être auprès de nous deux à la fois. Et tu te sens responsable du destin de Tavis. — Tu ne crois pas que j’éprouve la même chose pour toi et Bryntelle ? — Bryntelle n’est pas en danger. Keziah nous l’a dit. Et quel que soit celui qui me menace, j’en suis responsable. C’est ce que tu vas décider. Elle ouvrit les yeux une seconde. — Et tu auras raison. Elle baissa les paupières et se tourna de l’autre côté. Quelques instants plus tard, Grinsa se leva et se mit à arpenter la cellule, Bryntelle entre ses bras. La berçant doucement, il fredonna une chanson populaire d’Eibithar. Sa voix n’était pas plus forte qu’un murmure et, très vite, la mère et l’enfant s’endormirent. Les heures s’écoulèrent lentement. Grinsa ne pouvait oublier sa vision, ni s’empêcher de penser qu’à terme les paroles de Cresenne se révéleraient aussi prémonitoires que n’importe quel glanage. Bryntelle semblait s’être habituée au rythme que ses parents lui avaient imposé. Elle dormit toute la matinée et ne se réveilla que bien après midi, affamée et ses langes salis. Grinsa la changea puis réveilla Cresenne pour nourrir l’enfant. Pendant la tétée, les cloches de la cité se mirent à sonner. Il était beaucoup trop tôt pour celles du prieuré. Cresenne tourna vers Grinsa un visage inquiet. — Un autre duc ? — Aucun n’est attendu depuis l’arrivée de Labruinn et Heneagh. Les autres ont refusé de venir. — Qu’est-ce que c’est, alors ? Elle était inquiète. Grinsa maudit encore une fois le Tisserand. Cresenne l’avait trompé alors qu’ils étaient amants. Le Glaneur ne pouvait prétendre la connaître aussi bien qu’il l’avait cru, mais elle ne lui avait pas semblé quelqu’un de facilement impressionnable. Ce n’était que maintenant, le corps marqué par la violence du Tisserand, que son visage prenait la couleur de la cendre à la moindre alerte. — Sans doute un messager, fit-il. Envoyé par un autre duc. Il se força à sourire. — Il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Son pouls battait pourtant la chamade à ses tempes. Il avait beau s’astreindre au calme, il se surprenait à regarder souvent l’imposte grillagée, comme s’il s’attendait à tout instant à voir apparaître le visage de Keziah, ou bien celui du roi. Le carillon cessa. Dans la cour, des voix s’élevaient jusqu’à la meurtrière de la cellule, et l’on n’y décelait rien d’inquiétant. Lorsqu’un bruit de bottes se fit entendre dans le couloir et qu’une voix basse s’adressa au garde, il n’éprouva aucune surprise. Presque aussitôt, un visage s’encadra derrière la grille de la porte. Ce n’était pas celui du roi, ni même celui de Keziah, mais Tavis. — Pardonnez-moi, fit le jeune homme alors que ses yeux noirs tournaient rapidement vers Cresenne qui se couvrit d’un morceau de drap. — Que se passe-t-il, Tavis ? — Un messager. Je pense que vous devriez l’entendre. — Ça ne peut pas attendre ? — Vas-y, fit Cresenne d’une voix basse et tendue. De toute manière, je ne pourrai pas dormir. — Je suis désolé, dit-il en se tournant vers elle. — Tu n’y es pour rien. Elle essuya une larme apparue sur sa joue. — Je savais que cela arriverait. En fait, je l’ai rêvé. Seulement, je ne pensais pas si tôt. Si Grinsa et Lord Tavis pénétrèrent ensemble dans le bureau de Kearney, ils se séparèrent très vite, car Tavis rejoignit son père près de la fenêtre, et le Glaneur s’assit sur l’accoudoir du fauteuil où était installée sa sœur. Les autres ducs étaient là, comme le baron de Shanstead et Gershon Trasker. Tous les nobles avaient convoqué leurs ministres. La pièce était pleine, l’air presque étouffant. À l’arrivée de Tavis et Grinsa, le roi venait juste de demander aux ducs les plus âgés – Javan, Lathrop et Welfyl, duc d’Heneagh – ce qu’il en était des relations passées avec le matriarcat de Sanbira. Welfyl, courbé et bien frêle dans son fauteuil devant le feu qui couvait dans la cheminée, se lança dans une réponse décousue, relatant son unique visite dans le royaume de Sanbira, au cours de l’année 853, lorsque la reine, à cette époque Meleanna IX, l’avait honoré d’une invitation à séjourner au château d’Yserne. — Que s’est-il passé ? demanda Grinsa à sa sœur dans un chuchotement si bas qu’elle l’entendit à peine. — Tavis ne t’a rien dit ? Welfyl se tut, le temps de leur lancer un regard de reproche, avant de continuer son récit. — Seulement qu’un messager était arrivé, reprit Grinsa en baissant encore le ton. J’imagine qu’il vient de la reine. — Oui. — Excusez-moi, Lord Heneagh, interrompit Marston avant que Keziah puisse en dire plus à son frère, mais j’aimerais savoir si la reine vous a jamais parlé d’une alliance entre nos deux royaumes. — J’allais y venir, bougonna Welfyl. Meleanna m’a dit au dîner ce soir-là que le Matriarcat souhaitait éviter de nouer des alliances avec les royaumes du nord. Elle m’a dit que les Sanbiriens appréciaient leur amitié avec Eibithar, mais qu’ils ne voulaient pas prendre le risque d’offenser les seigneurs d’Aneira et de Braedon. « Nous n’avons aucune envie de prendre part à vos querelles. » Ce sont ses mots. Enfin, l’idée, se corrigea-t-il en plissant le front. — Il semble qu’Olesya soit plus désireuse que sa grand-mère et sa mère de prendre de tels risques, constata le baron en se tournant vers le roi. J’estime que c’est une excellente opportunité, Altesse. Nous serions bien avisés d’accepter son offre au plus vite. Grinsa observait le roi lui aussi. — Pardonnez-moi, Votre Altesse, dois-je comprendre que la reine de Sanbira vous propose une alliance ? — Oui. Je pensais que Lord Tavis vous aurait mis au courant. — Non, Votre Altesse, il m’a simplement dit qu’un messager était arrivé. Je pense, le message vous étant adressé, qu’il a jugé plus convenable de vous laisser la parole. Keziah n’était pas dupe. La tension qui régnait entre le jeune seigneur et son frère était aussi palpable qu’une brume océanique. Ils avaient dû traverser les couloirs sans échanger un mot. Grinsa avait naturellement jugé que l’état de leur amitié n’avait pas à entrer en ligne de compte. Le roi et les ducs avaient bien d’autres soucis en tête. Dont le contenu de ce message. — Je viens de le lire, répondit le roi, aussi ne vais-je pas perdre de temps à recommencer. En deux mots, la reine de Sanbira relate la tentative d’assassinat perpétrée contre une de ses duchesses, Diani de Curlinte. Diani est jeune – sa mère a rejoint le royaume de Bian il y a peu – et elle a survécu. Mais la maison de Curlinte est très proche de la maison royale, et il semble que le Premier ministre de Diani ait été derrière cet attentat. La reine redoute que la conspiration ne les frappe de nouveau, et elle nous propose une alliance pour combattre la menace Qirsi. Le regard de Grinsa glissa vers le garçon, qui le soutint, le visage si pâle que ses cicatrices paraissaient encore plus sombres. Keziah n’aurait su dire ce qui se passa alors entre eux, mais en l’espace d’une seconde, Grinsa sembla aussi troublé que le jeune homme. — Je ne peux être d’accord avec le baron, Votre Altesse, fit Fotir de l’endroit où il se trouvait près de son duc et du jeune seigneur. — Pourquoi, Premier ministre ? — Je ne crois pas que ce message signifie que Sanbira ait changé de position sur les alliances, Votre Altesse. La reine ne suggère pas que nous unissions nos forces aux siennes contre un autre royaume, mais contre la conspiration. Je ne peux en être sûr, naturellement, mais j’imagine sans peine qu’elle a envoyé des messages similaires à chacun des souverains des Terres du Devant. — Je partage cet avis, renchérit Grinsa les lèvres pincées. — Cela ne signifie pas que nous ne devions pas rechercher cette alliance, reprit Fotir. Mais qu’il convient de la prendre pour ce qu’elle est. — Le message de la reine confirme en outre, et sans aucun doute, ce que nous savons depuis quelque temps déjà, ajouta Javan. Que la conspiration est une menace pour tous les royaumes et toutes les cours. À partir de ce jour, chaque fois que nous apprendrons la mort d’un noble, nous devrons nous interroger sur les circonstances qui entourent cette disparition. Nous ne pouvons plus considérer les événements comme acquis. Et ce, jusqu’à la fin de cette menace et la défaite des Qirsi. — Je suis d’accord avec Lord Curgh, approuva Marston. Et j’ajouterai, bien que cela me coûte, que nous ne pouvons plus suivre les conseils de nos Qirsi sans nous poser de question. Il semble qu’il y ait plus de traîtres sur les Terres du Devant que nous le craignions. La confiance aveugle ne peut nous conduire qu’au désastre. — Alors nous devons faire comme s’ils nous avaient tous trahis ? s’exclama Lathrop en secouant la tête. C’est absurde ! Keziah avait l’impression qu’une flèche lui traversait le cœur. Plusieurs des autres ministres paraissaient en colère. On aurait dit qu’Evetta allait se mettre à pleurer. Même Xivled, qui s’était montré indifférent à la décision du roi d’exclure les Qirsi de sa discussion avec les ducs quelques jours auparavant, manifestait un certain trouble devant les propos de son seigneur. Mais la douleur qu’éprouvait Keziah devait moins à la déclaration de Shanstead qu’au regard que Kearney posait sur elle. Elle avait été très loin pour le faire douter d’elle. Depuis quelque temps, depuis que le Tisserand lui avait ordonné de retrouver sa confiance, elle avait fait de son mieux pour y parvenir. Ses efforts avaient été comme une lumière dans les ombres tissées autour d’elle. Elle avait su que ces lueurs ne dureraient pas. Mais elle avait espéré, tout en continuant à tromper le Tisserand, réparer certains des torts qu’elle avait causés à ce qui restait de l’amour qu’ils avaient un jour partagé. Le regard qu’il posait sur elle lui disait qu’il était trop tard. Elle lisait la peur dans ses yeux gris, et tant de défiance. L’amour qu’ils auraient encore pu receler, les vestiges de la passion dont elle se souvenait de leurs années à Glyndwr, avaient été détruits par tout ce qui s’était passé depuis. Marston allait peut-être avoir du mal à convaincre les autres nobles de ne plus croire les Qirsi qui les servaient, il avait déjà converti le roi. Caius de Labruinn regarda son Premier ministre, le plus âgé des Qirsi présents dans la pièce. — Pardonnez-moi, Ottah, dit-il, mais je ne suis pas prêt à écarter la suggestion du baron si vite. La duchesse de Curlinte accordait très certainement toute sa confiance à son ministre, tout comme le père de Lord Shanstead à la sienne. Caius était jeune en comparaison des autres ducs. Pas aussi jeune que Marston, mais presque. Ceux-là, semblait-il, allaient mener le combat. Peut-être, ne dirigeant leurs maisons que depuis quelques années, n’étaient-ils pas aussi proches de leurs ministres. Ayant acquis leur titre et leur fonction au moment où la conspiration étendait déjà ses rets sur le pays, peut-être leur était-il plus facile de mettre en doute la loyauté de ceux qui les servaient. Quelle qu’en fût la raison, Keziah découvrait qu’elle haïssait ces hommes. Caius qui s’était levé arpentait la pièce. — Il doit y avoir quelque chose dans le cœur des Qirsi qui nourrit la perfidie. Cela court comme une rivière dans l’histoire de notre peuple. Fotir se hérissa. — Avec tout le respect que je vous dois, Lord Labruinn, vos propos sont une offense. — Je suis d’accord. Tous les regards se tournèrent vers Tavis. — Sans les Qirsi, je ne me serais jamais échappé des geôles de Kentigern. Sans eux, je serais mort à l’heure qu’il est. Marston éclata de rire. — Monseigneur Curgh, fit-il comme s’il s’adressait à un enfant, sans les Qirsi, vous n’auriez, pour commencer, jamais connu les geôles de Kentigern ! Lady Brienne serait encore en vie, et vous seriez l’héritier du trône sur lequel serait assis votre père. — C’est exact, Lord Shanstead. Tous les Qirsi ne sont pas dignes de confiance. Mais ils ne sont pas tous des traîtres. Même moi, je suis capable de le comprendre, alors que j’ai bien plus de raison que n’importe lequel d’entre vous de les haïr. — Le garçon n’a pas tort, intervint Gershon du coin le plus éloigné de la pièce avant de rougir violemment. Je voulais dire Lord Curgh, ajouta-t-il à la hâte. Pardonnez-moi, monseigneur. — J’accepte vos excuses, capitaine, sourit Tavis. Le roi, obligeant tous les autres à l’imiter, se leva. — Je vais réfléchir à la réponse que nous donnerons au message de la reine de Sanbira, fit-il. Pour le reste… Il hésita, son regard ne s’arrêtant qu’un instant sur Keziah. — Nous en reparlerons demain. Les nobles et leurs ministres s’inclinèrent et commencèrent à partir. Keziah s’attarda, comme Grinsa. Elle espérait que le roi la retiendrait. Si elle pouvait lui parler, peut-être parviendrait-elle à atténuer la peur que Marston avait fait germer en lui. Kearney demeura silencieux, et elle finit par sortir en compagnie de Grinsa. Tavis les attendait dans le couloir. Elle était étonnée que ce jeune seigneur – qu’elle considérait encore comme un enfant gâté et indiscipliné – eût été, parmi tous les nobles présents, le plus ardent défenseur des Qirsi. Plus étrange encore, Gershon avait été le seul à manifester son accord avec lui. — Vous pensez que c’est lui, fit Grinsa au jeune homme sans préambule. — Je crois qu’il est derrière, oui. Selon le message, les assassins sont tous morts. Mais j’ai du mal à croire que le chanteur se soit laissé tuer. — Vous y êtes presque parvenu à Mertesse. Le regard de Tavis se rétrécit, comme s’il pensait que Grinsa se moquait. — J’ai eu de la chance, et vous le savez. Grinsa, le visage crispé, détourna les yeux. Keziah sentait que quelque chose lui échappait. — Donc vous pensez que nous devrions aller à Sanbira. — Si nous voulons le trouver, c’est par là qu’il faut commencer. Si nous voulons le trouver… Les mots de Tavis flottèrent entre eux comme une flèche lancée entre deux armées. Comme un défi. — Tu ne peux pas partir, fit Keziah en cherchant le regard de Grinsa. Vous savez qu’il ne peut pas, dit-elle en se tournant vers Tavis. Sans lui, Cresenne mourra. Soudain consciente des gardes en faction dans le couloir, elle s’éloigna. Tavis et Grinsa, comme mus par sa seule volonté, lui emboîtèrent le pas. Ils ne s’arrêtèrent que devant sa chambre. Elle ouvrit la porte, renvoya sa servante et referma derrière elle. — Cresenne a besoin de Grinsa ici, recommença-t-elle d’une voix aussi basse que son émotion le lui permettait. Le Tisserand va revenir, ce n’est qu’une question de temps. Nous le savons tous, comme nous savons que Grinsa est le seul à pouvoir la protéger, le seul qui puisse la faire sortir de ses rêves. — Keziah… — Je sais que vous voulez la vengeance, fit-elle à Tavis en ignorant son frère. Je comprends même pourquoi vous en avez besoin. Mais il est plus important qu’il reste ici. — Alors, je partirai seul. — Non, trancha Grinsa. — Je n’ai pas de compte à vous rendre, Glaneur. — Je le sais bien. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Le jeune homme resta silencieux, plus stupéfait que soulagé. Keziah, complètement désemparée, ne savait que dire. Grinsa ne pouvait pas quitter le château ; c’était pour elle aussi évident que les cicatrices sur le visage de Cresenne, aussi clair que les pleurs de Bryntelle. Quoi qu’il dût à ce jeune seigneur, quoi qu’ils eussent partagé pendant leur périple en Aneira, rien ne pouvait être plus important aux yeux de Grinsa que sa famille. Il ne pouvait l’ignorer. — Tu ne vas tout de même pas partir avec lui, fit-elle d’une voix tremblante. — Si. — Mais… — Cela dépasse largement ce que je pourrais vouloir ou non, dit-il en levant la main pour l’interrompre, et même ce que nous pourrions comprendre. — Votre rêve. Elle regarda Tavis, puis Grinsa. — Quel rêve ? Il étudiait le jeune homme. — J’ai eu une vision la nuit dernière. J’ai vu Tavis combattre l’assassin sur la côte de Wethyrn. Je ne connais pas l’issue du combat ; je ne suis pas entièrement sûr de ce que ce rêve signifie. Mais il semble que les dieux m’ordonnent d’y aller. — Tu ne peux pas en être certain. Enfin, il croisa son regard. — Cresenne a rêvé que je partais. Keziah ouvrit la bouche pour protester, mais se tut. Elle ignorait ce que cela signifiait. Elle aurait voulu crier que cela n’avait aucun sens, mais elle possédait le Glanage, elle aussi. — Alors qui va la protéger ? demanda-t-elle les larmes aux yeux. Qui va me protéger ? Grinsa passa devant Tavis et la prit entre ses bras. — Tu es la réponse aux deux questions, Kezi, murmura-t-il. — Je ne peux pas la protéger d’un Tisserand. — Il attend que tu la tues. Il ne tentera rien tant qu’il est persuadé qu’il peut compter sur toi. Tu m’as dit toi-même que c’est une épreuve pour tester ton implication dans le mouvement. Il te donnera toutes les chances d’y arriver, parce qu’il a d’excellentes raisons de vouloir te garder. Elle se serra contre lui. — Je ne pourrai pas le retenir trop longtemps. Il finira par perdre patience, et nous tuera toutes les deux. — Tavis et moi serons revenus depuis longtemps. — Vous allez à la Pointe, Grinsa, et vous devrez trouver cet homme. Cela peut vous prendre la moitié de l’année. — Ce ne sera pas le cas. Peux-tu convaincre Kearney de nous donner deux montures ? Le pincement familier de son cœur lui arracha une grimace. — Je ne crois pas que je puisse le convaincre de quoi que ce soit, désormais. — Je peux m’en occuper, proposa Tavis. Enfin, mon père. — Le fera-t-il ? demanda Grinsa. Il ne voudra pas vous laisser partir. Certainement pas pour cette raison. — Il ne voudra pas, mais il le fera. — Très bien, céda Grinsa avant de baisser les yeux sur Keziah. Nous allons chevaucher jusqu’à Rennach, ce qui, si nous poussons les chevaux, ne devrait pas nous demander plus de cinq ou six jours. Là, nous trouverons un navire pour nous transporter jusqu’à la Pointe. — Un navire ? s’étonna Tavis. — Oui, bien sûr. À cheval, nous devrions faire le tour du golfe et remonter la péninsule. C’est beaucoup trop long. Cela vous pose un problème ? — Je n’aime pas les bateaux, répondit Tavis d’un air piteux. Je ne les ai jamais aimés. Je m’y sens mal. — Si le temps est raisonnablement clément, la traversée ne devrait pas durer plus d’un jour. Ce n’est pas comme franchir le détroit de la Scabbard pendant les neiges. À cette époque, le Golfe de Kreanna est même plutôt agréable. Tavis acquiesça sans conviction, et Grinsa revint à Keziah. — Nous pouvons être à Helke dans sept ou huit jours. — Vous devrez encore trouver l’assassin. — J’ai rêvé de lui, Keziah, je sais où le chercher. Elle aurait voulu le convaincre de renoncer, mais il ne céderait pas. Il savait aussi bien qu’elle ce qu’il risquait, comme il savait très bien que leur voyage serait loin d’être aussi facile qu’il l’annonçait. Ils se dévisagèrent jusqu’à ce que Grinsa, les yeux plongés dans ceux de sa sœur, reprenne la parole : — Tavis, vous devriez dire à vos parents que nous prévoyons de partir. Voyez si vous pouvez obtenir des chevaux. — Quand partons-nous ? — Demain, à l’aube. — Bien. Il disparut, laissant Grinsa et Keziah en tête-à-tête. — Il va survivre au combat que tu as vu ? — Je l’ignore, mais il a plus de chances si je l’accompagne. Un jour, alors que Grinsa avait tant risqué pour le sortir des geôles de Kentigern, Keziah lui avait demandé si le jeune noble méritait les dangers que l’on prenait pour lui. Elle faillit lui poser la même question. — Je ne sais pas comment tu fais pour les quitter, fit-elle. À ta place, j’en mourrais. — Je ne sais pas comment l’expliquer, répondit-il en fermant les yeux avec un long soupir. Il ne s’agit pas de tuer l’assassin. Pour être honnête, je ne sais pas de quoi il s’agit, mais si Tavis n’évacue pas son désir de vengeance, je sens qu’il ne pourra accomplir le reste. Et s’il meurt, que son destin reste inachevé, nous aurons tous à en souffrir. — Et Cresenne, n’a-t-elle pas un rôle, elle aussi ? — Si, bien sûr. Mais j’ai peur de… l’aimer trop pour le comprendre clairement. Ce que je peux dire, fit-il plus désemparé que sa sœur ne l’avait jamais vu, c’est qu’elle a joué sa part en tuant Brienne et en me trahissant. — Je ne pense pas que son rôle s’arrête là, observa sa sœur en hochant vigoureusement la tête. Elle n’est plus la même qu’alors. — Je le sais. Elle sentit sa lassitude. Quel que fût son désir de l’aider, ce n’était pas en cherchant à le convaincre d’abandonner qu’elle y parviendrait. — Si le Tisserand revient s’en prendre à elle, tu dois trouver le moyen de la réveiller. Il ne peut pas l’obliger à rester endormie, même s’il en donne l’impression. Il y a autre chose que tu dois apprendre, fit-il en plongeant son regard dans le sien comme s’il pouvait mieux lui transmettre ce qu’il disait. Quand il te blesse, quand il serre une main autour de ta gorge, ce n’est qu’une illusion. Sa magie lui permet seulement de pénétrer tes rêves. Une fois qu’il y est, il se sert de tes pouvoirs, de tes pensées et de tes peurs pour te faire du mal. Tu dois t’entraîner à lui résister. Tu ne dois pas paniquer, tu ne dois pas céder à la peur de ce qu’il semble te faire. Il ne peut pas te tuer sans ta complicité. Si tu gardes l’esprit clair, tu devrais pouvoir te réveiller avant que les choses ne tournent mal. Explique-le à Cresenne, efforcez-vous ensemble d’y parvenir. — Nous essaierons, fit Keziah en sentant les larmes couler sur son visage. Essayer ne suffirait pas. Il le lui avait dit dans d’autres circonstances. Il l’embrassa et essuya ses larmes d’une caresse. — Je le sais, murmura-t-il simplement. Et il partit. La lumière de sa cellule, douce et dorée, était exactement telle qu’elle l’avait vue. L’orange sombre du soleil couchant qui s’infiltrait par la meurtrière se mêlait au jaune plus vif dispensé par les torches. Oubliant ses larmes et sa peur, Cresenne s’était baignée dans la journée. Elle avait aussi lavé Bryntelle. Elles s’étaient faites belles pour leur dernière nuit avec lui. Il était entré dans la cellule avec un repas des cuisines ainsi qu’un carafon de vin. Quand les gardes avaient fermé la porte, il leur avait demandé de libérer le couloir pour leur laisser un peu d’intimité. Jusqu’au pied de l’escalier, avait-il supplié. Face au refus des gardes, il avait sorti deux dagues de sa ceinture, les avait plantées dans le bois de part et d’autre de la petite ouverture, et y avait accroché son surplis. Ce geste aussi, elle l’avait vu. Ils avaient dîné, puis il avait chanté et bercé Bryntelle jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Alors que la nuit s’étendait sur le château, froide et sans lune, Grinsa avait pris Cresenne entre ses bras et, doucement, en silence, avait commencé à la déshabiller. Elle n’avait pas connu d’autre homme depuis leur séparation. Le souvenir de ses caresses réveilla une passion trop longtemps endormie. Ses lèvres sur son cou, sa poitrine, ses mains qui exploraient son corps, adroites et sûres, tout lui avait semblé familier en même temps que nouveau. Au-dessus de lui, le dos cambré, ses cheveux relâchés, elle avait découvert en elle la force de reconnaître ce qu’elle savait depuis longtemps. Elle aimait cet homme. Et, par-dessus tout, comme un cadeau des dieux, comme une possibilité de pardon qu’elle n’aurait jamais cru possible, elle avait compris qu’il l’aimait. Elle l’avait senti dans le rythme de leurs corps enlacés, elle l’avait lu dans son regard. Au fond, elle ressentait encore de la haine pour tout ce qu’elle lui avait fait subir, pour le monde dans lequel leur fille était appelée à vivre, mais ses caresses avaient été plus fortes. S’il pouvait lui pardonner, avaient semblé lui dire ses mains, ses baisers, ses regards, s’il pouvait l’aimer, alors elle pouvait se pardonner et pardonner aussi. Étouffant un ultime cri de plaisir, elle avait compris qu’elle devait s’ouvrir au pardon, pour lui, pour elle, pour Bryntelle. Plus tard, en sueur, épuisée, plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis des cycles, plus effrayée aussi que jamais, elle l’avait regardé dormir en caressant ses cheveux, contemplé son visage à la faible lueur que la fenêtre laissait encore entrer dans sa cellule. Lorsque le ciel avait commencé à blanchir, il s’était réveillé, s’était rapidement vêtu et s’était penché pour l’embrasser. — Je te reviendrai, lui avait-il murmuré. Je vous reviendrai. Je te le jure. Il avait embrassé Bryntelle, lui avait caressé la joue de sa main douce, puis s’était redressé et avait quitté la pièce, les joues mouillées de larmes. Tout s’était déroulé exactement comme elle l’avait rêvé. Elle avait vu d’autres choses aussi, des choses effrayantes pour elle et son enfant, mais elle n’en avait pas vu assez pour savoir si Grinsa serait en mesure de tenir la promesse qu’il leur avait faite. 8 Curtell, Braedon, lune ascendante d’Amon Le haut chancelier n’avait pas besoin de regarder Nitara pour savoir que ses yeux pâles suivaient le moindre de ses gestes. Son regard l’effleurait comme le souffle d’une amante aurait soulevé ses cheveux, caressé sa nuque, avant de se poser sur ses lèvres. Bien qu’il sût s’être montré raisonnable, depuis sa visite, il regrettait chaque nuit de l’avoir éconduite. Durant des années, il avait rêvé de trouver la femme avec laquelle il dirigerait les Terres du Devant lorsque ses plans auraient enfin porté leurs fruits. Il avait d’abord élu Cresenne. Lorsqu’il avait compris qu’elle l’avait trahi, il avait tourné ses pensées vers Jastanne. Jamais il n’aurait songé à chercher sa reine parmi les ministres de la cour de Harel. Nitara, c’était un fait, était aussi belle qu’intelligente. Lorsqu’il avait cherché à convertir les jeunes ministres à sa cause, il avait d’abord vu en Kayiv le plus prometteur des deux. Ce n’avait été qu’au moment de leur expliquer le mouvement et ses attentes qu’il avait compris son erreur. Elle s’était montrée brillante, alors que Kayiv s’était révélé beaucoup plus limité qu’il ne l’aurait soupçonné. Qu’elle eût deviné qui il était, ce qu’il était, n’avait fait qu’accroître la fascination qu’elle exerçait sur lui. Toucher Jastanne de son esprit alors qu’elle se tenait nue devant lui, ses cheveux flottant dans le vent sur la plaine qu’il conjurait pour ses visites, n’était rien à côté de la perspective de s’étendre à côté d’une femme qui connaissait son nom, son visage, et l’étendue de ses pouvoirs. Mais cela comportait des risques. Alors il avait laissé sa prudence étouffer ses désirs et sa concupiscence. Le plus grand risque d’ailleurs ne venait pas de Nitara, mais de Kayiv, son amant jusqu’alors. Dusaan ignorait ce qu’elle lui avait dit, ou comment elle avait justifié la décision de rompre leur liaison. Le Tisserand lui avait fait jurer de ne dire à personne ce qu’elle savait de lui ; il l’avait même encouragée à retourner auprès de Kayiv afin de renouer leur relation. Malgré sa promesse de garder le secret, elle lui avait affirmé qu’elle ne pourrait plus jamais aimer le ministre. S’il en jugeait au regard dont Kayiv le gratifiait à présent, alors que les autres Qirsi rassemblés dans la salle du conseil discutaient un point obscur de la loi de Braedon, il devinait que l’homme avait saisi qui désormais retenait les attentions de Nitara. Kayiv imaginait peut-être que cette dernière partageait déjà la couche du chancelier. Dusaan n’avait pas peur de cet homme. Il avait d’autres préoccupations en tête, bien plus urgentes, que l’orgueil blessé d’un amoureux éconduit. Mais lorsqu’elle avait envisagé qu’il pût être le Tisserand, Nitara lui avait dit qu’elle avait fait part de ses soupçons à Kayiv. Au pire, il pouvait en parler aux autres ministres, et même à l’empereur. Il se croyait capable d’apaiser la colère de Kayiv, et d’atténuer le danger de le voir agir contre lui. Il suffirait de lui parler en privé. Toutefois, la perspective de cette conversation soulevait une question plus ardue. Kayiv avait des raisons de le haïr, donc des raisons de répandre la rumeur qu’il avait trahi l’empereur, qu’il pouvait être autre chose, et bien plus, que ce qu’il prétendait. Nitara, qui connaissait sa nature de Tisserand et son rôle dans le mouvement Qirsi, était amoureuse de lui. Bien qu’elle parût, pour l’instant, se satisfaire de la distance qu’il lui imposait, elle pourrait devenir impatiente, se montrer exigeante, et lui en vouloir de la repousser. Cresenne l’avait trahi. Grinsa avait vu son visage. Yaella ja Banvel, Premier ministre du duc de Mertesse, lui faisait porter la responsabilité de la mort de Shurik jal Marcine, son compagnon. Au cours des six derniers cycles, outre Shurik, le mouvement avait perdu Enid ja Kovar, Premier ministre de Thorald, Paegar jal Berget, ministre du roi d’Eibithar, et Peshkal jal Bœrd, Premier ministre du duc de Bistari. Leurs morts n’avaient aucun rapport – l’un avait été tué par un musicien ivre, l’autre avait succombé à l’empoisonnement provoqué par un noble Eandi, dévoré d’ambition, et le troisième, Paegar, était mort des mains du Tisserand lui-même, obligé de le supprimer pour préserver le secret de son identité. Seule Enid avait été une victime directe de son implication dans le mouvement, quand son duc avait appris qu’elle était au service du Tisserand. Dusaan avait pourtant, et pour la première fois, le sentiment que son mouvement, trop exposé à l’attention, courait un danger. D’après le rapport de sa chancelière à Yserne, la dernière tentative d’assassinat organisée à Curlinte n’avait trompé personne. Le mouvement n’avait heureusement pas souffert de cet échec. Un ministre loyal aux cours avait été assassiné de telle façon que la duchesse et la reine de Sanbira étaient convaincues qu’il était le traître responsable de l’attentat. Ils avaient eu de la chance. N’importe où ailleurs, un échec identique aurait pu avoir des conséquences désastreuses. Ce qui l’amenait au cœur du problème. Il n’était pas prêt à révéler son identité et affronter ouvertement les cours. Les Eandi n’étaient pas assez affaiblis. Pourtant, l’heure était peut-être venue de pousser l’empereur dans sa guerre contre Eibithar. Un tel conflit, s’il parvenait à engager Aneira, Caerisse et Wethyrn dans la bataille, pouvait atteindre des résultats que des machinations plus subtiles n’étaient plus en mesure d’obtenir. Si l’empereur donnait dès aujourd’hui l’ordre de lancer les préparatifs de l’invasion, les véritables affrontements ne commenceraient pas avant un cycle ou deux. Un délai, estimait Dusaan, largement suffisant pour poser les dernières pièces de son plan. Oui, l’heure avait enfin sonné. Un peu plus tôt qu’il n’avait prévu, mais un chef intelligent savait quand maintenir ses desseins initiaux et quand les adapter aux exigences imposées par les circonstances. — N’êtes-vous pas d’accord, Haut Chancelier ? Il dévisagea Stavel d’un air déconcerté. Il avait complètement perdu le fil de leur discussion. — Pardonnez-moi, Chancelier. J’avais l’esprit ailleurs. Le vieil homme fit la grimace. — Je disais que nous pourrions satisfaire les deux parties, Muelry et Grensyn, en précisant que notre décision, quelle qu’elle soit, sera temporaire. Dusaan, sidéré de constater qu’ils discutaient encore de cette querelle stupide qui opposait les maisons du sud, secoua la tête. Le sujet aurait dû être clos depuis longtemps. — Je ne m’étonne pas d’avoir été distrait, marmonna-t-il. Quelques ministres rirent, Nitara un peu trop fort. Kayiv ne sourit même pas, pas plus que Stavel. Dusaan, non sans maudire sa négligence, joignit son rire aux leurs. Il n’était pas dans ses habitudes de s’abandonner à une telle distraction. Oui, l’heure était bel et bien venue de passer à la suite de ses plans. — Oui, Chancelier, dit-il, cela me semble une solution équitable. J’en ferai part à l’empereur, sans omettre de lui préciser qu’elle vient de vous. Stavel, visiblement soucieux de masquer un trop vif contentement, acquiesça. Dusaan se leva. — La séance est suspendue pour la journée. Les autres se levèrent à leur tour. Nitara s’attardait, comme si elle voulait lui parler en privé. Mais le Tisserand observait Kayiv qui passait prestement devant les plus vieux chanceliers pour atteindre la porte. — Ministre, l’appela Dusaan. L’homme s’arrêta, un regard sombre dans sa direction. — Un mot, s’il vous plaît. Kayiv, la bouche pincée, les mains serrées, regarda la porte comme s’il envisageait de la franchir malgré tout, mais il se résigna et, immobile, regarda les autres ministres passer devant lui. Nitara, les yeux sur le haut chancelier, attendait. Dusaan comprit brusquement qu’elle attendait une invitation à rester elle aussi. — Vous vouliez me parler, Ministre ? demanda-t-il. Elle plissa le front. — Non, je pensais… je pensais simplement… — Je ne vais pas garder le ministre très longtemps, fît-il en désignant Kayiv d’une main ouverte. Vous pouvez l’attendre dans le couloir. Elle rougit ; ses yeux glissèrent sur Kayiv puis, brusquement pressée de partir, elle quitta la salle du conseil à la hâte. Dusaan ferma la porte. — J’espère que vous ne pensez pas me tromper avec cette petite supercherie. Le Tisserand plissa légèrement les yeux. — J’ai peur de ne pas vous suivre. — Je vous en prie, ne jouez pas ce jeu avec moi. Haut Chancelier. Nous savons tous les deux que ce n’est pas avec moi que Nitara souhaitait discuter. C’est vous qu’elle veut. Il détourna les yeux. Son regard erra dans la pièce. — D’ailleurs, elle vous a déjà. — C’est faux. Leurs regards se croisèrent, celui de Kayiv tâchant de jauger la sincérité de Dusaan. — Je vous en prie, reprit le chancelier en désignant deux fauteuils au milieu de la pièce. Kayiv, cédant à l’invitation, s’installa dans l’un d’entre eux. Dusaan prit l’autre. — Vous avez raison. Ce n’est pas vous qu’elle attend. Je n’ai prononcé ces mots que pour la faire partir. Il se tut. S’il voulait empêcher Kayiv de se tourner contre lui, il devait d’abord soulager sa jalousie. Autrement dit, en ce qui concernait la jeune femme, il devait se montrer parfaitement honnête envers lui. — Je vous accorde aussi ce que vous pensez de Nitara. Elle m’a avoué qu’elle nourrissait quelque… affection à mon égard. Mais cela n’a rien changé, et ne changera rien, à nos relations. J’ai des sujets plus importants auxquels me consacrer. — Je ne suis pas sûr de vous croire. — Vous vous laissez emporter par vos sentiments. Réfléchissez un peu. Étant donné ce que je vous ai dit, à tous les deux, de mon rôle dans le mouvement, prendrais-je le risque d’une aventure avec elle, sachant que vous en prendriez ombrage, et que, si cela devait mal se terminer, elle m’en voudrait elle aussi ? C’est une femme séduisante. En d’autres circonstances, je ne m’inquiéterais pas de froisser votre sensibilité. Mais je n’ai aucune envie de risquer ma vie, et l’avenir du mouvement, pour le simple plaisir de coucher avec elle. — C’est pour cela que vous m’avez demandé de rester ? Pour me dire qu’elle n’est pas votre maîtresse ? — Pas seulement. Disons que j’ai senti votre jalousie, et je suis navré de constater avec quelle piètre maladresse vous dissimulez vos sentiments. Certains dans le mouvement, dont moi, comptent sur vous pour plus de subtilité. — Vous n’avez pas à vous inquiéter. Supposant que le haut chancelier allait lui donner congé, il agrippa les accoudoirs de son siège pour se lever. — J’aimerais vous croire, répondit Dusaan en l’immobilisant d’un regard avant de poursuivre. Nitara m’a dit qu’elle croyait que j’étais le Tisserand. — Oui. Son regard s’aiguisa. — Est-ce vrai ? — Qu’en pensez-vous ? répliqua le Tisserand avec un rire décontracté. — Qu’elle est tellement folle de vous qu’elle est prête à croire n’importe quoi. Dusaan veilla à ce que son sourire demeure sur ses lèvres, mais il permit qu’une touche de colère altère le ton de sa voix. — Attention, Ministre. Je ne suis peut-être pas Tisserand, mais je suis encore Haut Chancelier, et j’ai quelque influence auprès des chefs du mouvement. — Pardonnez-moi, Haut Chancelier. Je me suis oublié. — N’y pensons plus. Dusaan, les yeux vers la fenêtre, observa un corbeau qui décrivait des cercles au-dessus des remparts du palais. — Dites-moi, Kayiv, êtes-vous heureux d’avoir rejoint le mouvement ? Même sans le voir, le Tisserand sentit son malaise. — Bien sûr, Haut Chancelier. En doutez-vous ? — Je ne saurais dire. La première fois que je vous ai parlé de vous unir à notre cause, vous vous êtes montré réticent. Si mes souvenirs sont exacts, vous avez même dit ne pas me faire confiance. J’ai alors supposé que Nitara serait capable de vous convaincre quand je ne l’étais pas, et que l’or qu’on vous donnerait ferait le reste. C’est ce que j’ai continué à espérer par la suite. Aujourd’hui… Il écarta les mains et haussa les épaules. — Je crains que votre ressentiment envers Nitara n’affecte vos relations avec nous. — Je haïssais les Eandi avant de connaître Nitara, et je continuerai de les haïr sans elle. Les deux n’ont aucun rapport. — Bien. Je suis heureux de vous l’entendre dire, mais vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. Haïr les Eandi est une chose, s’engager dans le mouvement pour mettre un terme à leur domination sur les Terres du Devant en est une autre. — Je le sais, opina Kayiv. Je suis de votre côté, Haut Chancelier. Vous avez ma parole. — Merci, Ministre. C’est ce que je voulais entendre. Ils restèrent silencieux. — Vous pouvez y aller, décida enfin Dusaan. Le ministre hésita, mais se leva. — Il se peut que je sois amené à vous parler à tous les deux. J’espère que cela ne posera pas de problème. — Aucun, Haut Chancelier. Il se dirigea vers la porte, puis s’arrêta avant de se retourner vers Dusaan. — Qu’y a-t-il, ministre ? Le jeune homme ouvrit la bouche, la ferma, et secoua la tête. Il finit par sourire sans enthousiasme. — Ce n’est rien. Merci, Haut Chancelier. Après le départ du ministre, Dusaan se leva. Harel devait l’attendre. Il allait le rejoindre dans la grande salle lorsqu’un coup frappé à sa porte le retint. Il n’avait pas besoin d’ouvrir pour savoir qui le cherchait. La main sur la poignée, il émit un grognement d’impatience. Il ouvrit. Nitara se tenait devant lui, un curieux mélange de peur et de dépit dans ses yeux couleur de sable clair. Deux gardes se tenaient dans le couloir. — Vous ai-je mécontenté ? demanda-t-elle. Il la prit par le bras, la tira à l’intérieur et ferma la porte avant de tournoyer sur elle. — Êtes-vous folle ? s’exclama-t-il en dominant sa fureur. Me poser une question pareille devant les gardes de l’empereur ? Je devrais vous tuer sur place ! — Je… je suis désolée. Mais après que vous m’avez renvoyée comme ça… — Je voulais discuter en privé avec Kayiv. Il pensait que nous étions amants, je devais le détromper avant que sa jalousie ne lui trouble le jugement. — Vous a-t-il cru quand vous lui avez dit que nous n’étions pas… qu’il n’y a rien entre nous ? — Je crois, mais je n’en suis pas certain. Il lui lança un regard furieux. — Votre irruption n’est pas faite pour arranger les choses. Elle baissa les yeux. — Pardonnez-moi, Tiss… Il la fit taire. — Pas ici, murmura-t-il. Il y a des gardes derrière la porte. Elle acquiesça, les yeux écarquillés. — Vous devez vous souvenir, Ministre, que nous ne sommes pas amants. Aux yeux de tous, la seule chose que nous partageons, c’est notre dévouement à l’empereur. Chaque fois que vous venez ici, vous attirez l’attention sur nous deux. Quand j’aurai besoin de parler avec vous des affaires du mouvement, je vous le ferai savoir. En dehors de cela, nos seuls contacts se limitent aux conseils des ministres quotidiens. Est-ce clair ? — Oui, Haut Chancelier. — Alors partez. L’empereur doit se demander ce que je fais. Elle sortit de la pièce en lui jetant un dernier regard. Elle était jeune, adorable, dangereuse. Il la suivit dans le couloir, soulagé de constater qu’elle avait l’intelligence de prendre la direction opposée à celle qu’il devait emprunter pour rejoindre la salle de l’empereur. Les gardes les regardèrent passer. Il avait eu hâte de rallier certains ministres de Harel à sa cause, se souvint-il en pressant le pas dans les couloirs du palais, mais il avait oublié pourquoi. Entre les soupçons, la jalousie de Kayiv et l’engouement de Nitara, ce n’était qu’une question de temps avant que l’un d’entre eux, ou les deux, le trahissent ou, plus précisément, ne le prennent eux-mêmes à la gorge. Autant de raisons pour pousser l’empereur à la guerre au plus vite. Harel était à table, la bouche pleine et une coupe de vin au miel à la main, lorsque Dusaan arriva dans la grande salle impériale. Il fit signe au haut chancelier d’avancer et, une fois sa bouchée avalée, l’invita à se joindre à lui. — Merci, Votre Éminence. Je mangerai plus tard. — Sottises, Haut Chancelier ! Asseyez-vous. Il se tourna dans son fauteuil et appela les serviteurs. — Apportez du vin pour le haut chancelier. Revenant à Dusaan, il croqua sa volaille et poussa une assiette vers le chancelier. — Goûtez ce faisan, fit-il en mâchant. Il est succulent. — Votre Éminence est trop aimable, dit-il en s’asseyant. Il dut reconnaître, en réponse au regard interrogateur de Harel, que la nourriture était en effet délicieuse. — Vous sortez du conseil des ministres ? demanda l’empereur après qu’ils eurent mangé quelque temps en silence. — Oui, Votre Éminence. — Avez-vous étudié cette querelle dans le sud ? — Oui. Nous sommes convenus que vous deviez apaiser les inquiétudes de Lord Grensyn en précisant que la nature de votre décision, quelle qu’elle soit, est temporaire. Harel opina d’un air entendu. — Une excellente idée, Haut Chancelier. C’est exactement ce que je vais faire. — C’est celle de Stavel, Votre Éminence. Il sera heureux d’apprendre que vous avez pris son conseil à cœur. — Stavel, répéta l’empereur le front plissé. C’est un des plus vieux, n’est-ce pas ? — Oui, Votre Éminence. L’empereur sourit, comme un enfant félicité par ses tuteurs. — De quoi d’autre avez-vous parlé ? Harel semblait déjà se désintéresser de la réponse. Si Dusaan ne soulevait pas le sujet maintenant, l’empereur allait revenir à la nourriture et le haut chancelier devrait attendre encore un jour avant de pouvoir discuter avec lui de l’invasion. — Certains ont suggéré, Votre Éminence, que nous devrions commencer l’invasion plus tôt que prévu. Mentir sur un sujet pareil était risqué, mais d’un risque mesuré. Harel ne s’entretenait presque jamais avec ses autres ministres et dans ce cas il ne verrait pas la nécessité de le faire. Depuis que Dusaan lui en avait suggéré l’idée, il avait hâte de lancer cette invasion. Chaque retard l’avait contrarié. Le haut chancelier et son capitaine lui en eussent-ils laissé le loisir, il aurait sans doute été heureux de lancer sa flotte au combat sans la moindre stratégie. Harel, qui était sur le point de mordre à belles dents dans sa volaille, s’interrompit, ses petits yeux gris fixés sur Dusaan. — Plus tôt, dites-vous ? — Oui, Votre Éminence. Jusqu’à présent, nous pensions que le temps consacré à nos préparatifs augmentait nos chances de succès. Or certains commencent à penser que ce délai risque bien de donner à nos ennemis le temps de renforcer leurs armées dans le nord. L’empereur posa son faisan dans son assiette et se redressa. Une expression curieuse flottait sur son visage, comme s’il s’efforçait de ne pas sourire. — Êtes-vous de ceux qui préconisent l’action, Haut Chancelier ? — Oui, Votre Éminence, j’en fais partie. — Et les Aneiriens ? Depuis la mort de Carden, vous me conseillez la patience. Vous avez dit que le nouveau régent avait besoin de temps pour asseoir son autorité auprès des ducs et de l’armée avant de s’engager dans une alliance avec l’empire. — J’ai également revu cette position au cours des derniers jours. Si le pouvoir en Aneira avait échu à une autre maison, un tel délai aurait été nécessaire. Mais la maison de Solkara détient toujours le trône. Les autres ducs ne connaissent peut-être pas très bien le régent, mais ils ne s’opposeront pas à lui sur un sujet aussi grave. Surtout si cela implique une guerre contre leur ennemi juré, les Eibithariens. Par ailleurs, même si nous envoyons un message aux commandants de la flotte aujourd’hui pour leur ordonner de lancer l’assaut sur Eibithar, il faudra bien un demi-cycle avant que l’invasion ne commence pour de bon. Il faudra aux messagers le temps d’arriver et aux commandants celui de parachever leurs derniers préparatifs. Vous pouvez informer le régent de votre intention de passer à l’attaque, il aura le temps d’en parler à ses ducs. — Votre raisonnement est sensé, Haut Chancelier. Pour être honnête, je commençais à me dire que vous faisiez preuve d’un peu trop de prudence. Je suis heureux de voir que vous vous rangez à mon point de vue. Dusaan grinça des dents. — Oui. Merci, Votre Éminence. — Cela dit, je crois qu’il serait plus sage de m’entretenir avec Uriad avant de prendre ma décision. Qu’en pensez-vous ? — Je suis sûr, Votre Éminence, répondit Dusaan sans rien montrer de sa crispation, que le capitaine aura son mot à dire. Uriad Ganjer, le capitaine des armées de l’empereur, était un des Eandi les plus intelligents et les plus remarquables que le Tisserand ait jamais rencontrés. Dusaan l’appréciait. Pourtant, quand viendrait l’heure d’arracher le contrôle de l’empire aux mains de Harel, Uriad serait le premier à mourir. Le capitaine des armées était aussi un stratège de talent qui savait peser les risques au plus juste, et se montrait soucieux des hommes qu’il dirigeait. Dusaan s’attendait à voir Uriad s’opposer à toute tentative de hâter l’invasion. Mais il était également sûr que face aux avis contradictoires de son haut chancelier et de son capitaine, l’empereur pencherait du côté de Dusaan. Non parce par préférence, mais parce qu’il avait hâte de lancer l’invasion. L’empereur appela un de ses gardes et le chargea de convoquer Uriad dans la grande salle immédiatement. — Avez-vous des preuves indiquant que les Eibithariens déploient leurs forces ? demanda l’empereur en reprenant son repas. — Rien de certain, non. Mais ils auront vu nos navires dans la Scabbard et le détroit de Wantrae. Ils seraient stupides de ne pas considérer cela comme une menace sur leurs côtes. Nous avons en outre quelques rapports sur des rencontres entre le nouveau roi d’Eibithar et les ducs de Wethyrn et de Caerisse. Kearney espère sans doute nouer des alliances en vue d’un éventuel conflit. Harel hocha la tête sans pour autant cesser sa vigoureuse mastication. — Bien sûr. Nous ne devons pas lui en laisser l’occasion. — En effet, Votre Éminence. Uriad arriva, le visage congestionné et en sueur. Il était grand et dégingandé. Ses cheveux et ses yeux noirs disaient que s’il servait l’empire, il était né ailleurs. D’après ce que Dusaan savait de sa famille, son père exerçait la profession de marchand à Tounstrel, dans le Sud d’Aneira, et il avait quitté son royaume avec les siens lorsque les droits de quai imposés par le roi de Solkara étaient devenus trop élevés. Uriad n’était alors qu’un enfant. Il s’exprimait sans la moindre trace d’accent aneirien. Il s’inclina sur un genou dès le seuil franchi et baissa la tête devant l’empereur. — Levez-vous, Uriad, fit l’empereur en l’invitant à sa table. Venez vous joindre à nous. — Merci, Votre Éminence, répondit le capitaine en marchant jusqu’à eux. Il salua Dusaan d’un signe de tête. — Haut Chancelier. — Bonjour, capitaine. — Pardonnez ma tenue, Votre Éminence. J’entraînais les hommes quand vous m’avez convoqué. — Bien sûr. Je vous en prie, asseyez-vous. Je vous ai appelé pour discuter de l’invasion. Le haut chancelier vient de m’informer que lui et les autres Qirsi se sont prononcés en faveur d’un déclenchement anticipé des hostilités contre Eibithar. De nouveau, le chancelier grimaça. Harel n’avait peut-être aucun désir d’en parler avec les autres ministres et chanceliers, mais si le capitaine était assez contrarié, il le ferait certainement. Uriad se tourna vers Dusaan le front plissé. — Pourquoi ferions-nous une chose pareille ? Harel répondit en premier. — Nous craignons, en retardant les opérations, de donner la chance aux Eibithariens de se préparer. — Je n’ai eu vent d’aucun mouvement de troupes le long de la côte nord. La plus grande partie de l’armée de Kearney surveille encore la frontière aneirienne. Il revint à Dusaan. — Nous n’avons nul besoin de nous hâter. — Kearney a rencontré les ducs de Wethyrn et de Caerisse. — Oui, Votre Éminence, cela ne m’étonne pas. Encore une fois, je crois qu’il l’a fait parce qu’il redoute une guerre contre les Aneiriens, pas contre nous. Nos plans d’invasion sont solides, mais ils nécessitent de plus amples préparatifs. Si nous nous précipitons, tous nos efforts pourraient être réduits à néant. Il revint à Dusaan, comme s’il cherchait son soutien. Harel, visiblement mécontent, jouait avec sa coupe de vin. — Je croyais que notre flotte était prête. — Elle l’est, Votre Éminence, mais pas l’armée d’Aneira. Le siège de Kentigern a affaibli l’armée de Mertesse. Bien que le nouveau duc ait commencé à regarnir ses rangs, son armée n’est pas encore au complet, et beaucoup de ses hommes manquent d’entraînement. — Aneira a d’autres ducs, capitaine. — Bien sûr, Votre Éminence. Mais les hommes de Mertesse se trouveront en première ligne sur la Tarbin. Et même si ce n’est pas le cas, il n’y a pas de nouveau duc qu’à Mertesse, mais aussi à Bistari, Tounstrel et Noltierre, sans parler du nouveau régent. Il est simplement trop tôt pour demander aux Aneiriens de nous rejoindre dans cette guerre. Dans six cycles peut-être, ou mieux, dans dix, ils seront prêts, mais… — Dix cycles ! s’exclama Harel horrifié. Vous voulez maintenant que je patiente presque une année ! J’ai déjà trop attendu. — Nous pourrions n’attendre que six cycles, Votre Éminence. Je disais simplement que dix… — Même six, c’est trop ! Je suis las. Vous avez eu amplement le temps de préparer l’armée et la flotte, capitaine. Il est temps de lancer l’invasion. Envoyez un message à vos commandants pour leur dire de préparer l’offensive sur Eibithar le plus vite possible. Uriad, la mâchoire serrée, demeura parfaitement immobile. Durant une seconde, Dusaan crut qu’il allait protester, ou même refuser de transmettre l’ordre de l’empereur, mais il choisit la voix de la sagesse. Harel était peut-être stupide, mais il manifestait peu de tolérance à l’égard des dissidents et traitait souvent avec brutalité ceux qui montraient la moindre opposition. Uriad s’inclina une seconde fois, murmura un « Bien sûr, Votre Éminence », et tourna les talons. Il quitta la pièce non sans un regard noir à l’attention de Dusaan. Après l’avoir regardé partir, le chancelier but une dernière gorgée de vin et se leva. — Peut-être devrais-je vous laisser moi aussi, Votre Éminence. — Oui, très bien, répondit Harel irrité. Envoyez-moi un mot dès que mes ordres seront transmis à ma flotte. — Oui, Votre Éminence, s’inclina Dusaan. Comme il s’y attendait, le capitaine patientait dans le couloir. — Comment pouvez-vous le laisser faire ça ? s’exclama aussitôt le soldat sans se soucier des gardes. Comment vous et les autres Qirsi avez-vous pu lui suggérer une idée pareille ? — C’est mon idée, capitaine. Je crains sincèrement que retarder encore ce projet nous coûte la victoire. — C’est de la folie. Vous n’êtes pas aussi imprudent, Haut Chancelier. Je vous connais trop bien. Dusaan sourit. — Est-ce de la folie simplement parce que vous le dites ? — Quand il est question de guerre, oui. Je suis plus qualifié que n’importe qui dans ce palais pour juger ce qui concerne notre flotte et notre armée. — Plus que l’empereur lui-même ? Uriad, les yeux glissant sur les gardes, faiblit. — En des périodes comme celle-ci, l’empereur dépend de mes conseils, et je compte à mon tour sur les autres pour s’en remettre à mes compétences militaires. — En ce cas, ne comptez pas sur moi. Je suis désolé, Uriad. Franchement. Mais je crois avoir fait ce qu’il fallait. — Vous condamnez notre invasion à l’échec, voilà ce que vous faites. — Précisément. — J’espère que vous vous trompez, pour votre bien et pour le mien. L’homme le dévisagea un instant en secouant la tête, puis il s’éloigna, laissant Dusaan espérer qu’il ne jugerait pas utile de discuter de cette question avec les autres Qirsi. Stavel, revenant avec satisfaction sur le déroulement du conseil des ministres de la matinée, prit son déjeuner seul dans la cuisine, comme il le faisait chaque jour. Il savait que le haut chancelier ne l’appréciait pas particulièrement, et que les ministres plus jeunes le jugeaient trop prudent. Mais il savait aussi que la voix de la raison devait exister dans une cour comme celle-ci, qu’il était parfois plus important d’être respecté qu’aimé. Cette affaire dans le sud en constituait un parfait exemple. Il aurait été trop facile de conseiller à l’empereur de céder aux demandes de Lord Muelry. Personne ne voulait voir le peuple de Muelry mourir de faim, Stavel moins que les autres. Il était né dans la cité de Muelry. Même après l’installation de ses parents à Hanyck, pour que son père puisse y devenir ministre, sa mère avait toujours considéré Muelry comme leur foyer. Au palais, très peu connaissaient ces détails de sa vie. Il en avait parlé à l’empereur une fois, des années auparavant. Harel avait sans aucun doute oublié. Aucun des autres Qirsi ne lui avait jamais posé de questions. Quoi qu’il en soit, son attachement à Muelry n’était pas la question. Il ne voulait pas voir le peuple souffrir, mais il ne pensait pas davantage que les coutumes devaient être abandonnées à la légère. Les gens de Grensyn possédaient les terres qui faisaient l’objet du litige depuis longtemps, aussi méritaient-ils le respect. Voilà pourquoi le compromis dont il avait parlé ce matin le réjouissait autant, et l’aval du haut chancelier encore plus. Si servir à la cour de l’empereur était un grand honneur, il arrivait parfois que sa tâche le démoralise. Harel possédait tant de conseillers Qirsi qu’un homme comme Stavel, qui n’avait pas l’ambition des autres, était plus souvent ignoré que le contraire. Ce qui ne rendait son intervention matinale que plus gratifiante. Autrefois, Stavel avait cru pouvoir devenir haut chancelier. Il était au palais depuis plus longtemps que les autres, et quand le précédent haut chancelier était mort, beaucoup avaient cru que l’empereur le choisirait en remplacement. Mais, à cette époque, Dusaan avait rejoint la cour. Malgré son jeune âge, Stavel s’était rendu compte qu’il n’était pas comme les autres Qirsi. Il affichait la confiance d’un guerrier, et ne cachait pas sa maîtrise de quatre magies, plus que la grande majorité des sorciers. Harel, depuis longtemps très fier du nombre de Qirsi puissants qu’il attirait à sa cour, avait vu en lui un trophée, et lui avait aussitôt offert le poste de haut chancelier. Dusaan avait accepté, comme n’importe quel Qirsi à sa place. Les partisans de Stavel avaient été outrés, mais craignant le courroux de l’empereur, ils avaient, bien sûr, gardé leur colère pour eux. Pour sa part, Stavel avait accepté la décision de l’empereur avec équanimité. Il se considérait comme un homme remarquable – intelligent, passionné quand il le fallait, puissant puisque maîtrisant le Glanage, le feu et le façonnage –, mais il ne pouvait rivaliser avec un homme qui en détenait quatre. Aussi ne songea-t-il même pas à essayer. S’il avait éprouvé la moindre déception, elle avait été compensée par la conscience des difficultés qui allaient avec la fonction de haut chancelier. Il ne l’enviait pas, tout du moins pas trop. Au début, il avait espéré nouer une amitié avec le nouveau haut chancelier, comme il l’avait fait avec son prédécesseur, mais il était vite apparu que Dusaan et l’empereur avaient l’intention de modifier les responsabilités qui incombaient jusqu’alors au premier des Qirsi de l’empire. Les contacts, déjà restreints, que Stavel et les autres Qirsi entretenaient avec l’empereur diminuèrent encore plus. Dusaan, qui rencontrait d’abord l’empereur puis les autres ministres et chanceliers, transmettant les ordres de l’un et les conseils des autres, devint une sorte d’intermédiaire. Stavel voyait en quoi ces nouvelles dispositions pouvaient agréer Harel – ses audiences en étaient raccourcies et simplifiées d’autant – mais elles donnaient à de nombreux Qirsi le sentiment d’être inutiles, et certains en éprouvaient de la rancœur. Stavel quant à lui, comprenant qu’il n’y pouvait pas grand-chose, avait accepté ce nouvel état de fait. « Ce qui compte, se répétait-il en son for intérieur comme à ceux qui voulaient l’entendre, c’est de bien conseiller l’empereur. » À ses yeux, des jours comme celui-ci lui justifiaient sa patience. Après son repas, il avait rejoint sa chambre, comme il le faisait chaque jour, pour rédiger le compte rendu du conseil quotidien. Personne ne lui avait jamais demandé de le faire ; lui seul avait pris cette initiative. Dusaan, un jour, lui avait dit qu’il trouvait ces documents utiles. Stavel avait donc continué. Son travail terminé, il s’était rendu dans les jardins profiter des dernières lueurs du jour et de la brise légère qui soufflait des montagnes. Il se promenait au milieu des rosiers en bourgeons, des prunelliers et des chèvrefeuilles, lorsqu’il rencontra l’empereur. Harel se trouvait en compagnie de la plus jeune de ses épouses. Une escorte de plusieurs gardes marchait devant et derrière eux. Stavel s’écarta et s’inclina bien bas sur le passage du couple impérial. L’empereur lui fit un signe de tête, et hésita. — Vous êtes Stavel, n’est-ce pas ? — Oui, Votre Éminence, répondit le chancelier sans pouvoir masquer sa joie, c’est moi. — Le haut chancelier m’a dit que c’était votre idée de décréter provisoire notre décision dans le sud, pour tranquilliser Lord Grensyn. — Oui, Votre Éminence. — Une excellente idée, Chancelier. Je vous félicite. Stavel, le cœur battant, s’inclina encore plus bas. — Merci, Votre Éminence. — J’étais également heureux d’apprendre que le reste d’entre vous estime sage de lancer l’invasion plus tôt que prévu. Je suis content de voir que l’or que je vous donne est employé à bon escient. Sur ces mots, Harel se remit en marche. — Oui, Votre Éminence, approuva le chancelier brusquement troublé. Merci. Ils n’avaient pas évoqué l’invasion. Pas une fois. Ils n’en avaient même pas parlé depuis des jours. Les ministres et les chanceliers n’avaient pris aucune décision collective concernant le calendrier de l’attaque contre Eibithar. Stavel doutait qu’ils statuent sur une telle question sans écouter d’abord la position du capitaine. Et même dans ce cas, il ne voyait pas en quoi précipiter l’invasion pourrait profiter à l’empire. Il envisagea un instant l’idée de poursuivre l’empereur pour lui demander précisément ce que Dusaan lui avait dit. Mais il renonça vite. Harel l’avait honoré en lui adressant la parole. Il eût été tout à fait inconvenant de lui en demander plus, d’oser, en particulier, l’interroger sur la conversation qu’il avait eue en privé avec son haut chancelier. L’empereur pouvait très mal le prendre. II jugea plus prudent de se mettre en quête de Dusaan. Le haut chancelier serait en mesure de lui expliquer le commentaire impérial. Mais avant d’arriver devant la porte du haut chancelier, il se souvint que Dusaan avait retenu Kayiv. Les deux hommes avaient peut-être parlé de l’invasion et l’empereur l’avait simplement confondu avec Kayiv. Il s’arrêta donc à la porte du ministre et frappa. N’obtenant aucune réponse, il allait partir à la recherche de Dusaan lorsque la porte s’ouvrit. Le jeune ministre, échevelé, avait les yeux brillants de sommeil. — Excusez-moi, ministre. Je ne voulais pas vous déranger. Kayiv se pencha dans le couloir comme pour s’assurer que Stavel était seul. — Que puis-je pour vous, Chancelier ? Devant lui, Stavel ne savait trop comment poser sa question. Les deux hommes ne s’étaient jamais vraiment entendus, d’abord parce que dans toutes les discussions ils n’étaient jamais du même côté, ensuite parce que Stavel considérait Kayiv mal élevé, tandis que ce dernier jugeait sans doute son aîné faible et étroit d’esprit. — Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que le haut chancelier vous a retenu après le conseil. — C’est exact, répondit le jeune homme méfiant. Et alors ? — Avez-vous discuté la possibilité de lancer l’invasion plus tôt que nous l’avons prévue ? L’homme plissa le front. — L’invasion ? — Oui. Je reviens des jardins où j’ai croisé l’empereur. Il m’a complimenté au sujet de mon compromis dans la querelle de Grensyn, et puis il m’a dit qu’il avait été heureux d’apprendre que nous étions favorables au déclenchement rapide de l’invasion. Je pensais que vous sauriez ce qu’il entend par là. Kayiv resta longtemps silencieux, se mâchonnant les lèvres, le regard perdu au-delà du vieux chancelier. — En avez-vous discuté avec le haut chancelier ? demanda enfin Stavel gêné par son mutisme. Je pensais que vous et lui, peut-être, aviez parlé de l’invasion après le départ des autres, et que l’empereur vous avait confondu avec moi. — L’empereur a-t-il dit autre chose ? — Non. Juste qu’il était content que le reste d’entre nous approuve cette idée. Par « le reste », j’ai compris qu’il voulait dire les autres ministres et chanceliers, à l’exception de Dusaan. Puis il a dit qu’il était content de voir que l’or qu’il nous donne est employé à bon escient, ou quelque chose dans ce sens. Et puis c’est tout. Il dévisagea Kayiv. — Savez-vous ce qu’il voulait dire ? Après un long silence, un sourire désarmant étira les lèvres du jeune homme. — Oui, Chancelier, répondit-il. Je crois que je le sais. Tout cela n’est qu’un malentendu, comme vous l’avez compris. — Bien, je suppose que je suis soulagé. Mais je dois tout de même dire que si le haut chancelier souhaite donner des conseils à l’empereur sur des sujets d’une telle importance, il devrait nous en parler à tous, pas seulement à quelques-uns d’entre nous. — Oui. Peut-être pourriez-vous évoquer la question lors de notre prochaine réunion. Stavel se sentit pâlir. Il n’avait pas plus envie de contrarier le haut chancelier que l’empereur, surtout devant les autres Qirsi. — Il avait certainement une bonne raison d’agir comme il l’a fait, se rétracta-t-il. Ce n’est pas à moi de mettre ses décisions en cause. — Naturellement, Chancelier. Je comprends. Stavel ignorait si le ministre était sincère ou ironique, mais il se moquait de le savoir. — Merci, Ministre, fit-il en se détournant. Il s’éloigna. Quelques instants plus tard, il entendit la porte du jeune homme se fermer doucement derrière lui. Il retourna dans sa chambre, se demandant s’il avait eu raison d’évoquer cette question avec Kayiv au lieu de la garder pour lui. Les intrigues du palais pouvaient s’avérer un jeu périlleux. Il en avait connu les règles autrefois, il avait même appris à en maîtriser toutes les subtilités. Mais cette époque était révolue. Tout ce qu’il avait su s’était effacé au cours des ans, et il était trop tard pour un nouvel apprentissage. Il attendit que la porte de Stavel s’ouvre et se ferme avant de quitter sa chambre à pas de loup pour une autre. Il frappa une seule fois, juste assez fort pour qu’elle l’entende. Il se souvint tardivement que ses cheveux étaient en désordre et ses vêtements froissés. Peu importait : elle en aimait un autre à présent. Son attente fut de courte durée. Elle ouvrit. La clarté vive d’un grand feu de cheminée illuminait sa chambre. Elle avait les cheveux détachés, ses yeux brillaient comme deux étoiles. Kayiv sentit sa gorge se nouer et se maudit de sa faiblesse. — Que veux-tu ? demanda-t-elle en croisant les bras sur la poitrine. — Parler. Ce ne sera pas long. Elle hésita, puis recula en laissant la porte ouverte. Répondant à son invitation, il entra et la ferma. Elle se mit à arpenter la pièce. — Ça n’a pas l’air d’aller, fit-elle. Tu dormais ? — Ça va, répondit-il. Elle haussa les épaules et ne dit rien. — Tu avais raison à son sujet, n’est-ce pas ? Nitara s’arrêta et le dévisagea. — De qui parles-tu ? fit-elle faussement étonnée. — De Dusaan. C’est le Tisserand, non ? — Je croyais que j’étais stupide de l’avoir seulement imaginé. — C’est ce que j’ai dit, reconnu Kayiv. Je me suis trompé. — Non. Tu avais raison. Ce n’est qu’un Qirsi comme les autres, rien de plus. — Je ne te crois pas, Nitara. Il dirige le mouvement, et il vient juste de convaincre l’empereur de lancer l’invasion d’Eibithar. — Qu’est-ce que tu racontes ? Comment le sais-tu ? — Stavel me l’a dit. Apparemment, Dusaan l’a présenté à l’empereur comme un conseil résultant de notre réflexion commune. — Alors ça commence, murmura-t-elle. — On dirait. Nous sommes sur le point d’entrer en guerre, et Dusaan est prêt à régner sur toutes les Terres du Devant. — Je viens de te le dire, il n’est pas… — Oui, je sais. Il souriait, mais il avait le cœur serré. Sa loyauté envers le haut chancelier était entière et définitive. — Il est comme tous les Qirsi, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte avant de l’ouvrir. Excuse-moi de t’avoir dérangée. Alors qu’il se dirigeait vers sa chambre, un besoin soudain de quitter le palais l’étreignit. Une promenade sur la place du marché lui ferait le plus grand bien. Mais il n’était pas dupe de son malaise. Dusaan était le Tisserand, l’homme qui dirigerait les Terres du Devant si le mouvement Qirsi triomphait. Bien qu’il n’eût plus aucun doute sur la véracité des paroles du haut chancelier, il demeurait incapable de lui accorder la moindre confiance. Au contraire. Cet homme lui inspirait une peur plus redoutable que jamais. 9 Yserne, Sanbira Une bonne partie du cycle lunaire, toutes les discussions au Château d’Yserne, résidence de la reine Olesya de Sanbira, furent consacrées à la mort de Kreazur jal Sylbe, Premier ministre de Diani. Après la confusion du début, l’affaire ne fit plus aucun doute. Son corps avait été découvert dans une partie de la ville fréquentée par les assassins et les voleurs. Une bourse vide avait été retrouvée à ses côtés, et deux pièces d’or oubliées découvertes sous son cadavre aux membres brisés. Malgré la réticence de la plupart des nobles rassemblés au Château d’Yserne à évoquer le sujet, la majorité d’entre eux était désormais convaincue qu’il s’était rendu à l’extrême nord-ouest de la ville dans le but d’engager une nouvelle lame avec son or Qirsi. Peut-être dans l’intention d’assassiner Diani et d’accomplir ce qu’il avait raté une première fois. À moins qu’il n’eût une autre victime en tête, une autre duchesse ou, à Ean ne plût, la reine elle-même. Quel qu’ait été son objectif, les dieux avaient choisi de rendre leur propre justice. Certains supposaient qu’il avait offert trop peu d’or aux hommes qu’il voulait engager, d’autres que les conditions qu’il avait voulu leur imposer n’étaient pas à leur goût. Les assassins en avaient pris ombrage et, selon toute vraisemblance, l’avaient précipité du haut du toit d’une des nombreuses bâtisses délabrées qui longeaient l’allée où on l’avait découvert. La signification de son meurtre ne laissait aucun doute : c’était un traître. La plupart des duchesses avaient exprimé leur sympathie à Diani, comme si elle avait perdu un ami cher. Les condoléances des ducs de Brugaosa et de Norinde avaient elles-mêmes semblé sincères. Diani quant à elle n’éprouvait pas le moindre chagrin. Sa mère, elle le savait, aurait été affectée, à l’instar de son père. Kreazur, ne cessait de rappeler Sertio à sa fille, avait servi la maison de Curlinte pendant neuf ans et, quoi qu’il fût devenu par la suite, il avait jadis été un serviteur loyal de la duchesse mère. Pour sa part, Diani estimait que la trahison de son Premier ministre effaçait tout le bien qu’il avait pu faire pour sa mère. Sa mort ne lui inspirait aucune tristesse. Pas la moindre trace d’affliction, mais au contraire le sentiment victorieux d’avoir eu raison. Car elle avait bien fait, les événements le prouvaient. Son père l’avait critiquée d’avoir jeté son Premier ministre en prison et tous les autres Qirsi avec lui. Elle avait, disait-il, laissé la peur obscurcir son jugement. Comme si elle n’était encore qu’une enfant ! La reine, insinuant qu’elle s’était laissé guider par son désir de vengeance et son inexpérience de la cour, avait eu la même attitude. Kreazur lui-même avait joué de son sentiment de culpabilité et du chagrin causé par la mort de sa mère pour gagner sa libération. Il avait tenté de la persuader qu’après avoir servi la duchesse mère si longtemps, il ne méritait pas un tel traitement. Diani avait fini par leur céder. Maintenant elle savait – ils savaient tous – qu’elle ne s’était pas trompée. On ne pouvait pas faire confiance aux Cheveux-blancs. Si Kreazur était un traître, combien d’autres l’avaient suivi ? Olesya avait instauré des réunions restreintes à ses seuls duchesses et ducs. Aucun Qirsi n’était plus admis. Même Abeni ja Krenta, le propre Premier ministre de la reine, était exclue de ces discussions. Parce qu’à la lumière de la mort de Kreazur, même les ministres les plus en vue devenaient suspects aux yeux des nobles Eandi de Sanbira. Elle n’avait pas seulement gagné sur ce plan-là. Beaucoup d’autres choses avaient aussi changé. Lors de leur arrivée à Yserne, Edamo de Brugaosa et Alao de Norinde refusaient d’admettre que la conspiration avait commandité la tentative d’assassinat dont Diani avait été victime sur ses terres. Les deux hommes étaient peu disposés à céder plus d’autorité au Matriarcat. À cette date, Diani ne disposait d’aucune preuve pour étayer l’implication des Qirsi. Aussi les ducs avaient-ils convaincu les autres nobles qu’il était trop tôt pour donner les pleins pouvoirs à la reine. La mort de Kreazur, la révélation de sa trahison, ne laissaient plus aucun doute. La conspiration avait frappé le royaume. Diani voyait bien que les ducs auraient préféré un autre moyen de lutter contre la menace Qirsi, mais les autres maisons étaient solidement unies derrière la reine. Alors ils s’étaient pliés. Moins d’un jour ou deux après la mort du Premier ministre, les nobles avaient accordé à Olesya l’entière liberté de recruter davantage d’hommes, de lever les impôts nécessaires pour mener une guerre, et de nouer des alliances avec tous les royaumes susceptibles de rejoindre Sanbira dans son combat contre la conspiration. Diani, qui restait la plus jeune duchesse de toutes les maisons de Sanbira, et la moins expérimentée, avait vu son statut dans le royaume évoluer lui aussi. Alors qu’on lui avait reproché la décision d’avoir emprisonné tous les Qirsi du château de Curlinte, aujourd’hui on la félicitait. Un cycle plus tôt, Edamo avait tourné en dérision la ferveur avec laquelle elle avait exigé que Sanbira se prépare à une guerre contre les sorciers renégats. Aujourd’hui, tous les nobles du royaume reprenaient en chœur ses exhortations. Sa maison était la première de Sanbira à avoir abrité un traître. Alors qu’elle aurait pu éprouver une certaine honte à en être la duchesse, elle se retrouvait à la tête désormais de ceux qui réclamaient la tête de la conspiration, même en butte à l’opposition de certains autres nobles. De la disgrâce qui s’était abattue sur Curlinte, elle avait fait un triomphe. La tentative d’assassinat dont elle avait été victime conférait elle-même à sa position une aura nouvelle. Alors que se répandait le récit de ce qui s’était déroulé ce jour-là sur la côte de Curlinte – les blessures dont elle avait souffert, les trois flèches qui avaient transpercé sa chair, son retour désespéré au château –, elle devenait une sorte d’héroïne. Lorsqu’ils la voyaient, les soldats des autres maisons l’acclamaient. Au cours des audiences avec Olesya, alors qu’elle ne dirigeait Curlinte que depuis quelques cycles, des duchesses beaucoup plus âgées s’en remettaient à ses jugements. La reine elle-même ne s’en privait pas. La veille encore, elle se serait tournée vers Rashel de Trescarri ou Ary de Kinsarta. Aujourd’hui, c’était à elle qu’elle demandait conseil. La stature de Curlinte n’avait pas connu une telle envergure depuis la fin de la Dynastie de Curlinte, plus de cinq siècles auparavant, et Diani était bien décidée à tirer le maximum de profit de son influence. Elle ne convoitait pas le pouvoir ; elle restait fidèle à la reine et n’avait aucun désir de diriger le royaume. Mais elle était résolue à ce qu’aucune maison de Sanbira ne souffre comme elle avait souffert aux mains des traîtres Cheveux-blancs. Elle ne s’attendait pas à ce qu’Olesya ordonne l’emprisonnement de tous les Qirsi du royaume, ni même celui de tous les ministres présents au Château d’Yserne. La reine manquait de volonté pour aller aussi loin. L’eût-elle possédée, la duchesse comprenait désormais qu’une telle approche comportait aussi des risques. Diani souhaitait plutôt que les Qirsi restent libres de leurs mouvements. Soumis à une surveillance discrète mais constante, lorsque le prochain traître tenterait de s’attaquer au royaume, les nobles seraient ainsi prêts à la riposte. Sous les exhortations de Diani, Olesya avait envoyé des espions en ville surveiller les tavernes Qirsi et la place du marché. Ils avaient ordre de s’intéresser non seulement aux Qirsi sortant du château à des heures indues, mais à tous les Cheveux-blancs, y compris les ministres et les guérisseurs de la reine, passant un temps considérable devant les étals du marché ou aux bars des tavernes. De tous les nobles rassemblés au Château d’Yserne, seul son père continuait de protester contre les nouvelles mesures et, ce qui n’était pas une coïncidence, seul lui continuait de soutenir que Kreazur n’était pas un traître. Diani savait ce que cachait cette intransigeance. Reconnaître la trahison de Kreazur, c’était admettre que Dalvia sa bien-aimée s’était trompée, des années plus tôt, en le choisissant pour servir la maison de Curlinte. Bien que la duchesse eût du mal à blâmer Sertio de sa dévotion à sa mère, elle jugeait les protestations insistantes de son père embarrassantes. Plus tôt dans la journée, la seconde de la nouvelle lune, elle avait commis l’erreur de le lui dire. Sur la place du marché, flânant entre les étals des colporteurs, ils profitaient du premier jour agréable depuis le milieu du cycle lunaire précédent. Une brise légère agitait les tissus épais dont de nombreux marchands paraient leurs charrettes. L’air doux était parfumé des senteurs des quelques fleurs qui commençaient à s’épanouir sur les collines entourant le château et la ville. Malgré les gardes qui les précédaient et les suivaient, il aurait été facile d’oublier les Qirsi et leur conspiration, mais Sertio, parcourant les marchandises étalées par chaque vendeur d’un œil maussade, ne l’entendait pas de cette oreille. — Tu devrais acheter quelque chose, père, avait avancé Diani dans l’espoir de le tirer de sa morosité. Une nouvelle dague, ou au moins un nouveau fourreau pour l’ancienne. — Je n’ai besoin ni de l’une, ni de l’autre. Elle avait posé les yeux sur l’étui attaché à sa ceinture. — As-tu vu le tien dernièrement ? — C’est celui que m’a offert ta mère. — Sous quelle dynastie ? Son sourire n’avait pas duré. — Il a seulement besoin d’un peu de cirage. Je m’en occuperai en rentrant. — Alors une nouvelle dague. — Je te l’ai dit, je n’en ai pas besoin. Celle-ci aussi m’a été offerte par ta mère. — Oh, père ! s’était-elle exclamée en levant les mains au ciel. Qu’est-ce que ça peut faire ? Crois-tu vraiment qu’elle voudrait que tu gardes tous ses cadeaux jusqu’à la nuit des temps, même inutilisables ? — Moi, oui, avait-il répondu d’un ton sec. Et j’aimerais que tu en fasses autant. Diani, regrettant son imprudence, avait un instant fermé les yeux. — Je ne jetterai jamais rien qui lui ait appartenu, avait-elle dit doucement. Tu le sais. Mais je ne continuerai pas à employer une de ses armes si elle est défectueuse. Je la mettrai de côté, pour que mes enfants puissent la voir, et leurs enfants à leur tour, mais je n’hésiterai pas à la remplacer par une meilleure, le temps venu. — Eh bien, nous ne sommes pas pareils, avait répliqué son père, les yeux sur les murs du château. — Tu ne peux pas continuer ainsi, père. Elle est partie. Nous l’aimions, et elle nous manque, mais elle n’est plus. Les yeux toujours fixés sur la forteresse royale, son visage avait semblé se figer. — Tu crois que je ne le sais pas ? — Tu le sais, mais tu ne fais rien pour apaiser ton chagrin. Combien de temps vas-tu porter son deuil, père ? Combien de temps vas-tu te laisser souffrir ? — Je porterai son deuil toute ma vie. — Elle ne le souhaiterait pas. Elle voudrait que tu retrouves le bonheur, même si cela veut dire un nouvel amour. Son regard l’avait harponnée. — Je n’aimerai personne d’autre ! Que tu puisses suggérer une chose pareille est choquant. Tu veux que je l’oublie, que j’oublie les années que nous avons vécues ensemble ? — Je ne veux pas que tu oublies quoi que ce soit, père. Mais tu ne peux pas finir ta vie parmi les fantômes, tu ne peux pas t’accrocher à tout ce qui te la rappelle. Certaines choses doivent être abandonnées, quels que soient les sentiments que tu leur portes. Elle avait vu sa mâchoire se serrer avant qu’il ne fasse demi-tour. — Je refuse de t’écouter. — Il le faut ! s’était-elle exclamée en se précipitant à sa suite. Elle l’avait attrapé par le bras pour le forcer à se retourner. — Je l’aimais, moi aussi. Tu sais que je l’aimais. Mais je sais aussi qu’elle n’était pas parfaite. Elle était sage, belle et forte, mais elle a fait des erreurs, comme nous tous. — Peut-être, avait-il rétorqué. Mais lorsqu’elle s’égarait, c’était du côté de la bonté, de la confiance et de la justice. Le flamboiement de son visage lui donnait un air plus austère que d’habitude. Diani avait senti ses joues s’enflammer à leur tour. Sans qu’elle s’en rende compte, leur dispute était passée d’une vieille dague à Kreazur et aux Qirsi. — Le monde dans lequel elle vivait était plus simple, avait-elle répondu. Mère n’aurait même pas imaginé les dangers auxquels je suis confrontée. Sertio avait tristement secoué la tête. — Te rends-tu compte à quel point tu es ridicule, Diani ? Tu n’es pas la première duchesse à être trahie, ni même la première à être victime d’une tentative d’assassinat. Un chef ne cède pas aux soupçons et à la peur à la première des trahisons. Ta mère l’avait compris. J’espère qu’un jour tu le comprendras toi aussi. — Comment oses-tu m’accuser de ridicule ? C’est toi qui l’es à clamer l’innocence de Kreazur sur tous les tons alors que nous savons tous que c’était un traître. Tu te comportes comme un vieillard gâteux. Ta naïveté fait honte à notre maison. Il l’avait dévisagée en silence. Il semblait triste et fatigué. À cet instant, elle avait regretté ses paroles. Quels que fussent ses sentiments pour le Premier ministre, elle n’aurait jamais dû parler à son père sur ce ton. Mais elle ne pouvait se résoudre à s’excuser, ou retirer ce qu’elle avait dit. Une seconde après, c’était trop tard. Sertio regagnait le château, et les soldats qui les accompagnaient les avaient regardés tour à tour, sans savoir lesquels d’entre eux devaient suivre le père de la duchesse et lesquels rester auprès d’elle. Elle était revenue au château bien plus tard, cherchant son père et redoutant de le trouver. Elle avait fini par renoncer. Elle verrait Sertio lorsqu’il aurait décidé de se montrer. Elle retournait dans sa chambre lorsqu’elle croisa les ducs de Brugaosa et de Norinde. Elle n’avait aucune envie de leur parler. Bien qu’ils se fussent prononcés en faveur de Diani et des autres duchesses sur la meilleure façon d’affronter la conspiration, Diani ne les considérait, ni l’un ni l’autre, comme ses amis. Mais avant de plonger dans un autre couloir, Edamo l’avait aperçue et lui avait fait signe de la main. — Un mot, s’il vous plaît, Lady Curlinte. Elle attendit. Ce geste, son père l’aurait encore interprété comme une infidélité à sa mère et à leur maison. Diani était plus que jamais convaincue que les Qirsi étaient responsables du meurtre de Cyro. D’une certaine façon, les maisons de Curlinte et de Brugaosa, toutes deux victimes de la traîtrise Qirsi, étaient liées par la tragédie. Sertio pourtant continuait d’accuser les Brugaosiens de la mort de son fils, exactement comme les Cheveux-blancs l’escomptaient. Il lui semblait presque que le duc voulait se laisser prendre au piège de leurs tromperies, comme s’il trouvait un réconfort pervers à croire ce que les Cheveux-blancs voulaient qu’il crût. Edamo et Alao étaient devant elle. Le plus âgé souriait, le plus jeune se contentait de la regarder. Il n’affichait pas son rictus habituel, légèrement méprisant, mais il restait froid et distant. — Que voulez-vous, Lord Brugaosa ? — Lord Norinde et moi-même allions rencontrer la reine, nous pensions qu’il serait utile que vous vous joigniez à nous. — De quoi avez-vous l’intention de discuter avec elle ? — À la lumière des dangers auxquels sont confrontées toutes les maisons de Sanbira, et à celle de tous les préparatifs nécessaires… — Nous souhaiterions regagner nos châteaux, intervint Alao avec un coup d’œil impatient sur son aîné. Si nous partons en guerre contre les Qirsi, nous voulons être à la tête de nos armées. Nous ne pourrons les diriger d’ici. — Je présume, répondit Diani, que la reine veut que nous restions ici jusqu’à ce que nous ayons des nouvelles des souverains des autres royaumes. — C’est évident, rétorqua le plus jeune duc avec la brusquerie dont il avait fait preuve envers Edamo. Mais l’intérêt de nous retenir m’échappe. Elle peut envoyer des messages à chacun d’entre nous quand elle aura des nouvelles des autres royaumes. Si nous partons maintenant, nous serons prêts à partir en guerre dès son appel, et nous serons sûrs de mener nos propres hommes au combat. — Et si certains monarques refusent de nous suivre ? demanda-t-elle. Si Eibithar et Caerisse choisissent de s’allier avec nous, mais que Wethyrn et Aneira refusent ? Edamo dressa un sourcil. — Vous n’envisagez tout de même pas une chose pareille. — C’est une possibilité. Certains sont moins enclins que d’autres à croire en la menace Qirsi. Si les deux hommes comprenaient qu’elle parlait de son père, ils eurent de bon goût de n’en rien dire. — La reine peut avoir besoin de nous ici, poursuivit-elle, de sorte que nous puissions décider rapidement de la réponse à donner à ceux qui se déclareront nos alliés. — Alors vous ne nous soutiendrez pas, constata platement Alao. — Non, Lord Norinde. Essayez de comprendre, je… Il s’éloigna. — Bonne journée, Lady Curlinte. Edamo la dévisagea avant de suivre le jeune homme. — Pourquoi êtes-vous tellement pressés de partir en guerre ? leur demanda-t-elle. Alao se retourna. — C’est vous qui posez cette question ? — C’est moi, oui. Nous ne savons pas encore où ni comment cette guerre sera menée. Il n’existe pas d’armée Qirsi, en tout cas pas à notre connaissance. Vous parlez de partir au combat, mais je ne vois aucun champ de bataille. Que voulez-vous vraiment ? — Inutile de poursuivre. — Vous vous inquiétez toujours du renforcement des pouvoirs de la reine, c’est cela ? Norinde resta silencieux, tandis qu’Edamo lâchait un rire dur. — Aurions-nous tort ? — Oui. Sanbira est confronté à un ennemi beaucoup plus dangereux que ceux que nous avons combattus en neuf siècles. Avant de songer à vos intérêts personnels, votre inquiétude devrait se limiter à la nécessité de protéger le royaume, et à écraser ceux qui veulent nous détruire. — Je ne m’attends pas à ce que vous compreniez, duchesse. Vous dirigez une maison alliée à la couronne depuis des siècles. Vous n’avez rien à craindre du pouvoir qu’Olesya accumule entre ses mains. Nous, si. — Mais les Qirsi… Le duc écarta les bras. — Où sont les Qirsi, duchesse ? Vous venez de le dire, il n’y a pas d’armée Qirsi, aucun champ de bataille. — Il y en aura. Il laissa retomber ses bras. — Oui. Je ne doute pas que vous ayez raison. Et en attendant que l’ennemi veuille bien se montrer, nous cédons tous pouvoirs à la reine. Disons qu’il y a des limites à ce qu’Alao et moi-même sommes disposés à lui donner. Nous paierons les impôts et nous enverrons nos hommes grossir l’armée royale, mais nous ne laisserons pas Olesya diriger nos armées, ni en disposer comme si elles lui appartenaient. Sans sa propre armée, Brugaosa aurait été détruite par le Matriarcat depuis longtemps. À vos yeux, les Qirsi seuls constituent une menace. J’en vois une autre. Même avec une armée de Cheveux-blancs massée à nos frontières, je ne confierais pas toutes mes forces à Yserne. Sur ces mots, ils tournèrent les talons. Leurs pas décrurent dans le couloir. Diani voulait toujours trouver son père, mais après cette rencontre, elle jugeait plus pressé d’aller d’abord voir la reine. Devant la porte de la grande salle, les voix qui s’élevaient de l’intérieur lui apprirent que la reine n’était pas seule. Elle frappa et attendit. Lorsque la reine l’invita à entrer, elle pénétra dans la pièce. Olesya était sur son trône, les yeux tournés vers l’entrée. Près d’une fenêtre, sa silhouette fine se découpant contre la lumière, se tenait le père de Diani. La duchesse parvint tout juste à s’incliner devant la reine avant de se précipiter vers son père. — Que fais-tu là ? demanda-t-elle, sa conversation avec les ducs oubliée. — Nous parlons des Qirsi, répondit Olesya. Sertio s’inquiète de notre promptitude à écarter tous nos ministres de nos réunions. Selon lui, certains d’entre eux pourraient nous êtres utiles dans ce combat. Il craint aussi que nous nous trompions en considérant Kreazur comme un traître. — Pardonnez-moi de vous le rappeler, Votre Altesse, mon père ne parle pas au nom de la maison de Curlinte. Moi, si. — Il ne prétend pas s’exprimer au nom de votre maison, Lady Curlinte. Il est venu me voir en ami, et c’est dans cet esprit que j’ai écouté ce qu’il avait à me dire. Diani, sans prendre la peine de dissimuler son courroux, jeta un coup d’œil furieux à son père. — Oui, Votre Altesse, acquiesça-t-elle néanmoins. Olesya observait le duc elle aussi. — Peut-être aimeriez-vous lui répéter ce que vous m’avez dit. Le duc, mal à l’aise, demeura silencieux. — Elle a le droit de savoir, Sertio. — Savoir quoi ? demanda Diani en portant un regard soupçonneux sur son père. De quoi s’agit-il ? Il toussota avant de se tourner brièvement vers la reine. — Tu sais que j’ai toujours eu des doutes sur la culpabilité de Kreazur, fit-il au sujet de sa fille. Après sa mort, j’ai envoyé un messager à Curlinte afin qu’on fouille sa chambre. — Tu as fait quoi ? — S’il appartenait à la conspiration, j’ai pensé qu’on découvrirait de l’or caché dans sa chambre. On sait que les dirigeants du mouvement possèdent beaucoup d’or et qu’ils paient grassement ceux qui les servent. — Comment as-tu osé prendre une telle décision ! s’emporta Diani, la voix vibrante de rage. C’est moi qui dirige notre maison, pas toi ! Tu aurais dû m’en parler avant ! Tu aurais dû me demander la permission ! — Me l’aurais-tu donnée ? Elle allait répondre, mais elle ferma la bouche en détournant le regard. — C’est pour cela que je ne t’ai rien dit. Diani sentit son visage s’empourprer. Elle ne voulait pas avoir cette discussion devant la reine. — Tu n’avais pas le droit, marmonna-t-elle. — Le messager est revenu de Curlinte aujourd’hui. Veux-tu savoir ce qu’on a découvert ? Elle se tourna vers lui. — Rien, répondit-il devant son mutisme. Rien du tout. Kreazur possédait vingt qinde, ce qui correspond à ses gages de ministre. — Cela ne signifie rien. Il a très bien pu tout dépenser. — Pour acheter quoi ? Il n’avait pas de bijoux, aucun objet de valeur. En dehors de ses robes ministérielles, il s’habillait simplement. Même son couteau a un manche en bois. — Il a pu donner son or à quelqu’un d’autre. Il avait peut-être une femme à Curlinte, ou bien il a emporté toute sa fortune à Yserne, et il s’est fait voler par les brigands qui l’ont tué. Cela ne signifie absolument rien. — J’ai peur de ne pouvoir être d’accord, Diani, répondit la reine. Cela ne prouve peut-être pas son innocence, mais cela jette un doute sur sa culpabilité. — Qui a fouillé sa chambre ? interrogea la duchesse en portant le même regard noir sur Sertio. Un autre Cheveux-blancs ? — Ton capitaine. Elle sentit sa bouche se tordre. — Ne se peut-il que nous nous soyons trompés, Diani ? Sa mort ne pourrait-elle avoir une autre explication ? — Quelle explication ? Si ce n’était pas un traître, que faisait-il en ville ? Pourquoi même est-il venu à Yserne ? Toute autre explication est déraisonnable. Sertio, soudain embarrassé, se tourna vers la reine. — Peut-être a-t-on voulu nous faire croire que c’était un traître. — Dans quel but ? demanda la reine. Sa mort est loin de rendre service aux Qirsi. Elle ne fait qu’accroître notre suspicion. — Le coupable n’avait peut-être pas le choix. Kreazur a peut-être découvert que c’était lui, le traître, mais il est mort avant de pouvoir le dire à personne. — Je n’en crois pas un mot, affirma Diani dans un hochement de tête vigoureux. C’est Kreazur que nous avons retrouvé en ville, pas quelqu’un d’autre. C’était son corps qui recouvrait ces pièces d’or, allongé à côté d’une bourse vide. Ce que tu as appris du capitaine ne change rien. Malgré son assurance, Diani sentait le doute l’envahir. La privauté de son père était intolérable – il n’aurait jamais pris sur lui d’envoyer des ordres au château de Curlinte du temps de sa mère – mais elle ne pouvait ignorer ce qu’il avait appris. Il aurait dû y avoir de l’or dans la chambre de Kreazur ou, dans le cas contraire, un signe quelconque des richesses qu’il aurait accumulées au service de la conspiration. Si elle s’était trompée à son sujet ? Si ses dénégations avaient été sincères, son dévouement à Curlinte loyal ? N’était-ce pas le moment de reconnaître ses erreurs ? — Dans un certain sens, elle a raison, disait Sertio à la reine. Le message de Curlinte ne change rien. En fait, il ne rend que plus vraisemblable la traîtrise d’un autre ministre. — Êtes-vous certain qu’il s’agisse d’un ministre ? — Si l’on considère que Kreazur est innocent, c’est presque obligatoire. Depuis son arrivée, il n’a eu de contacts qu’avec eux. Admettons qu’il soit allé en ville parce qu’il avait découvert quelque chose… — Il suivait peut-être quelqu’un, intervint Diani spontanément. Sertio et la reine la dévisagèrent. — Maintenant, tu es d’accord avec nous ? demanda son père. — Je veux penser que c’est possible. Devant le sourire qui illuminait le visage de son père, et son soulagement, elle sentit une grande partie de sa colère contre lui s’évanouir. — Tu peux en douter, père, mais je n’ai jamais voulu croire que c’était un traître. Je sais combien mère l’appréciait. Légèrement interloqué, Sertio la regarda un moment avant de revenir à la reine. — Comme je le disais, qu’il ait surpris une conversation entre des traîtres, ou suivi quelqu’un en ville, tout a commencé au château. Auquel cas, le traître s’y trouve toujours, et nous devons le démasquer. — Il peut y en avoir plus d’un, ajouta Diani. C’est pour cette raison que nous devons tenir tous les ministres à l’écart. — Pour un temps peut-être, la modéra Sertio. Jusqu’à ce que nous identifiions ceux qui nous ont trahis. Mais nous devrons finir par restaurer la confiance. Même dans les royaumes qui ont le plus souffert des trahisons de leurs Qirsi, seuls quelques ministres sont impliqués. Ce serait une absurdité de décréter que tous nos Qirsi ont abandonné Sanbira au profit de la conspiration. — Mais comment savoir en qui avoir confiance et de qui nous méfier ? demanda Diani en observant son père et la reine tour à tour. Il suffit d’un traître pour mettre en danger la vie de la reine, ou… Elle se tut. L’évidence lui apparaissait avec une telle brusquerie qu’elle en avait le souffle coupé. — Diani ? fit son père en avançant vers elle plein d’inquiétude. — Votre Altesse, commença-t-elle d’une voix encore mal assurée, vous avez bien, si je ne me trompe, interrogé les gardes de faction, la nuit de la mort de Kreazur ? — Oui. Ils ont tous fait la même déclaration : ils n’ont vu personne quitter le château, pas même votre Premier ministre. La duchesse, les lèvres brusquement sèches, opina. — Alors j’ai le regret de vous dire qu’il faut commencer les recherches parmi les Qirsi qui servent au château de Curlinte. Olesya plissa le front. — Pourquoi ferions-nous… Elle leva une main fine jusqu’à sa bouche en pâlissant brusquement. — Qu’Ean vienne à notre secours ! Vous avez raison, bien sûr. — Je ne comprends pas, fit Sertio déconcerté. — Kreazur ne connaissait pas assez bien le château pour emprunter de lui-même le chemin qui lui permettrait d’éviter la surveillance des gardes. Personne ne l’a vu sortir. C’est donc qu’il accompagnait ou qu’il suivait quelqu’un. Cette personne fait obligatoirement partie des Qirsi d’Yserne. — Combien de Qirsi vivent au château, Votre Altesse ? interrogea le duc. — J’ai six ministres, et de nombreux guérisseurs, je ne suis pas certaine de leur nombre. — Nous devrions les interroger. Diani passa une main impatiente devant son visage. — Non. Nous devons d’abord recueillir plus d’informations. Si nous faisons savoir que nos soupçons se concentrent sur les Qirsi de la reine, nous donnons aux traîtres l’occasion de fuir, ou de préparer leurs mensonges. Il est préférable de ne rien dire pour l’instant. — Vous avez raison, approuva la reine. Je crois qu’il serait même imprudent d’informer les autres ducs. Un léger sourire étira ses lèvres. — Il semble que vous ayez tous les deux du pain sur la planche. — Votre Altesse ? interrogea Diani. — Vous venez de le dire, Lady Curlinte, nous avons besoin d’informations supplémentaires. Et je ne peux me reposer que sur vous pour les obtenir. Elle se leva. L’audience s’achevait. — Mettez-vous immédiatement au travail, et ne perdez pas de temps. Je reconnais que les Qirsi fidèles nous seront précieux dans le conflit à venir. Plus vite nous regagnerons leur confiance et pourrons leur offrir la nôtre, mieux ce sera. — Mais, Votre Altesse, commença Diani, comment… — Vous pouvez commencer par fouiller les quartiers de tous les Qirsi qui vivent au Château d’Yserne, répondit la reine. Ce qui a fonctionné à Curlinte fonctionnera peut-être ici. — À vos ordres, Votre Altesse. Diani croisa le regard de son père et le soutint. Ils se dirigèrent ensemble vers la porte. — Lady Curlinte, fit la reine, vous étiez venue me dire quelque chose. Voulez-vous m’en parler ? — Oui, Votre Altesse, répondit Diani. Je viens d’avoir une conversation avec Lord Brugaosa et Lord Norinde. Ils sont pressés de retourner dans leurs duchés. Ils craignent qu’en restant ici, vous preniez le contrôle de leurs armées. Ils ont l’intention de vous prier de les laisser partir, et ils ont essayé de me convaincre de les soutenir dans cette démarche. J’ai refusé, mais j’ai pensé que vous deviez être informée. Il se peut qu’ils aillent quêter l’aide d’autres duchesses. — Je n’en doute pas, répondit la reine songeuse. Merci, Diani. Je me charge des ducs. Trouvez les traîtres qui se cachent dans mon château. — Oui, Votre Altesse, fit la jeune femme en ouvrant la porte. Vous pouvez compter sur moi. Abeni savait que faire passer Kreazur pour un traître était risqué. Cela confirmerait les pires soupçons de Diani de Curlinte sur la traîtrise Qirsi et la conspiration, et lui ôterait du même coup le seul atout qui la rendait précieuse au Tisserand : son intimité avec la reine de Sanbira. Avec le temps, elle saurait retrouver la confiance d’Olesya, mais d’ici là, elle vivait dans la peur constante de sa prochaine rencontre avec le chef du mouvement. Si elle était convaincue que la méfiance de la reine aurait des conséquences positives, l’expliquer au Tisserand s’avérait délicat. Parmi les Qirsi venus à Yserne avec leurs duchesses et leurs ducs, deux faisaient déjà partie du mouvement – les premiers ministres de Macharzo et de Norinde. Le reste restait fidèle aux cours. Pour l’instant. Car le comportement de la reine et de ses nobles facilitait la tâche d’Abeni, également chargée du recrutement pour la cause du Tisserand. Elle sentait croître le ressentiment des plus fidèles. Olesya et Diani pouvaient bien croire qu’elles se prémunissaient d’autres trahisons, mais en écartant les ministres de leurs discussions, elles ne faisaient qu’augmenter le nombre de ceux capables de se détourner d’elles. Dans le même temps, elles permettaient à Abeni de gagner la confiance des autres ministres. Au cours du cycle écoulé, elle avait commencé à instaurer ses propres réunions. Elle prétendait que ces audiences, à l’instar de celles de la reine, avaient pour but de trouver le moyen de combattre le mouvement. « Si nous pouvons aider nos duchesses et nos ducs, avait-elle dit lors de la première séance, peut-être serons-nous en mesure de leur prouver que nous méritons leur confiance. » En fait, elle espérait identifier les ministres les plus irrités par le traitement qu’on leur imposait, et forger avec eux de solides amitiés. Elle voulait aussi leur rappeler le plus souvent possible qu’elle n’était pas mieux considérée qu’eux tous, qu’elle avait été écartée par la reine comme ils l’avaient été par leurs duchesses et leurs ducs. Elle était comme eux, victime de la suspicion et des préjugés Eandi. Ainsi, lorsque le Tisserand révélerait son identité, quand viendrait l’heure pour ses partisans de frapper les cours, elle serait en mesure de lui apporter non pas un ou deux ministres, mais beaucoup plus. Elle ne pouvait pour autant laisser ses liens avec Olesya se distendre tout à fait. Alors, deux ou trois fois par semaine, elle demandait une audience à la reine. Ce jour-là, Olesya ne la reçut qu’après les cloches du prieuré, alors que le soleil amorçait sa descente sur l’horizon, ses rayons dorés se reflétant sur les eaux tranquilles du lac d’Yserne. — Bonsoir, Votre Altesse, fit le Premier ministre en passant devant les gardes pour entrer dans la grande salle avant de s’incliner devant le trône. — Premier ministre. — Comment allez-vous ? — Bien, merci. Et vous ? demanda la reine après une brève hésitation. Olesya semblait particulièrement distante. Abeni se demanda si un événement nouveau s’était produit, peut-être la nouvelle d’une autre trahison découverte dans un autre royaume. — J’aimerais pouvoir dire que ça va, Votre Altesse. La reine lui présenta un visage impénétrable. — Seriez-vous souffrante ? — Bien sûr. Je souffre du mal dont sont atteints tous les ministres du château. Je suis inquiète, pas seulement pour moi et les autres ministres, mais aussi pour vous et les nobles de Sanbira. Les Qirsi de ce royaume désirent simplement servir les cours, et vous savez que nos conseils vous rendent plus puissants. Ce fossé qui nous sépare doit être comblé. — Je partage votre avis, Premier ministre. Mais jusqu’à ce que je sache qui parmi vous est digne de confiance et qui ne l’est pas, je crains que votre service ne soit plus dangereux que précieux. L’attitude de la reine était étrange, à tel point qu’Abeni se demanda si elle n’était pas avertie de ses liens avec le mouvement. — Peut-être pouvons-nous vous aider à cet égard, Votre Altesse, proposa-t-elle en scrutant le visage de la reine. Un sourire étira ses lèvres, mais son regard restait impénétrable. — Êtes-vous capable de sonder le cœur des autres, Abeni ? Ce don fait-il partie de vos pouvoirs ? — Non, Votre Altesse. Je crois que vous le savez. — Alors comment pourriez-vous m’aider ? Comment pouvez-vous même me demander l’autorisation d’essayer, alors que vous ne pouvez me prouver sans le moindre doute votre fidélité à la Maison d’Yserne. — Ne vous ai-je pas fidèlement servie toutes ces années, Votre Altesse ? N’est-ce pas une preuve suffisante ? — Oui, vous m’avez fidèlement servie, et non, cela ne suffit pas. Elle hésita, songeuse, et poursuivit : — Depuis la mort de Kreazur, je ne sais pas si je serai jamais capable de faire de nouveau confiance à un Qirsi. L’ironie était cruelle. Abeni avait tué cet homme. Elle l’avait fait passer pour un traître afin de dissimuler sa propre traîtrise et, ce faisant, elle s’était elle-même rendue suspecte aux yeux de la reine. Au Royaume du Dessous, le Premier ministre devait se rire d’elle. Elles se dévisagèrent. Olesya lui opposait un visage sévère, mais calme. Abeni finit par détourner les yeux, inquiète de ce qu’elle dirait au Tisserand s’il venait cette nuit. — Je crois qu’il n’y a rien d’autre à ajouter. — En effet, dit la reine. Elle ne cessait de l’observer, comme si elle craignait d’être attaquée à tout instant. Quelque chose clochait. — Merci, Votre Altesse, fit Abeni en s’inclinant avant de rejoindre la porte. — Si vous deviez m’aider, intervint la reine, que feriez-vous ? — Votre Altesse ? — Vous venez de me proposer votre aide pour nous aider à distinguer les Qirsi loyaux des autres. Existe-t-il un moyen d’y parvenir ? Elle songea d’abord à lui mentir, à lui répondre qu’il en existait un. Mais elle savait qu’Olesya finirait par apprendre la vérité. Et, ce jour-là, elle ne donnait pas cher de sa vie. — Pas que je sache, Votre Altesse. Sauf la torture. C’est ce qui rend ce mouvement tellement… insidieux. — C’est bien ce que je pensais. Merci, Premier ministre. Abeni s’inclina une seconde fois et quitta la grande salle pour ses appartements. Se pouvait-il qu’Olesya eût appris quelque chose ? La mort de Kreazur remontait à plus d’un cycle. Si elle avait soulevé les soupçons de la reine, Abeni l’aurait su. Depuis, rien ne s’était passé pour qu’Olesya s’interroge particulièrement sur la loyauté d’Abeni. Pourtant, son changement d’attitude était évident. Le Premier ministre était tellement préoccupé par la reine qu’elle était presque arrivée à ses appartements lorsqu’elle s’aperçut d’une présence dans le couloir. Craeffe, Premier ministre de Macharzo, s’appuyait contre le mur de pierre à côté de sa porte. Abeni, craignant que des gardes les surprennent, lui jeta un regard irrité. Elle n’était pas d’humeur à discuter, même avec un autre membre du mouvement. — Premier ministre, salua la femme en se redressant avec une courte révérence. Je vous croyais avec la reine. Elle adaptait son discours aux oreilles susceptibles de les entendre. — J’espère que vous avez pu la convaincre qu’elle et ses nobles avaient tort de se méfier de nous. — Pas encore, répondit Abeni. — Pourrais-je m’entretenir avec vous, Premier ministre ? En privé. Abeni surveilla encore le couloir avant de soupirer : — Vite alors, fit-elle enfin. Elle ouvrit sa porte et invita la femme à entrer. — Est-ce que tout va bien, cousine ? demanda Craeffe lorsque la porte fut refermée sur elles. — Je ne sais pas. Je viens d’avoir une drôle de conversation avec la reine. Elle semble plus réservée que d’habitude. — Cela n’a rien de surprenant, répondit la ministre avec un haussement d’épaules. Vous êtes à son service depuis longtemps, mais tous les nobles ont peur de leurs Qirsi. Je ne vois pas pourquoi elle devrait être épargnée. — Vous avez sans doute raison, concéda Abeni. — C’est votre proximité avec la reine qui vous a attiré l’attention du Tisserand, n’est-ce pas ? Je doute qu’il soit heureux d’apprendre qu’elle se méfie de vous. Abeni l’observa un moment, un fin sourire aux lèvres. Craeffe s’était toujours montrée un peu trop ambitieuse à son goût. Bien qu’elles fussent liées depuis longtemps par leur service respectif auprès du Tisserand, Abeni s’était toujours plus ou moins méfiée de cette femme. Elle n’avait rien d’exceptionnel. Comme beaucoup d’entre eux, elle était mince, presque fragile. Son visage étroit et long encadrait de grands yeux jaunes qui donnaient à sa physionomie l’allure étrange d’une chouette blanche des régions du Nord. Le Premier ministre savait néanmoins qu’elle était intelligente et, d’après les autres membres recrutés par le Tisserand, qu’elle était aussi une sorcière assez puissante. — Je ne pense pas que le Tisserand soit informé, cousine, répliqua Abeni. Je n’ai aucune intention de le lui dire. Pas plus que vous, j’en suis sûre. — Bien sûr, se défendit Craeffe avec une belle innocence. — Vous êtes venue me voir, reprit le Premier ministre déjà lasse de sa compagnie, pourquoi ? — Je viens moi-même d’avoir une conversation des plus intéressantes, je pensais que vous aimeriez être au courant. — Avec qui ? interrogea Abeni feignant l’indifférence. — Le Premier ministre de Prentarlo. Je crois qu’elle est prête à nous rejoindre. — Que lui avez-vous dit ? s’emporta brusquement la ministre. Vous savez que je suis la seule autorisée à établir de nouveaux contacts. Craeffe sourit, révélant de petites dents blanches et acérées, semblables à celles d’un démon du royaume de Bian. — Ne vous inquiétez pas, cousine. Je me suis contentée de l’écouter. Compte tenu de ce que j’ai entendu, je la crois assez dépitée, et suffisamment en colère pour se retourner contre sa duchesse. Abeni, irritée, opina. Elle aurait dû se réjouir. Ces réactions, qu’elle espérait, devaient lui permettre, le jour venu, de prouver au Tisserand que la défiance de la reine n’avait pas affaibli sa valeur dans le mouvement. Mais elle était contrariée. Elle n’aimait pas se sentir redevable à Craeffe, même d’un soutien aussi infime que celui-ci. — C’est une bonne nouvelle, se résigna-t-elle à admettre. Je lui parlerai à la première occasion. — Je peux m’en charger, avança Craeffe. — Je viens de vous dire… — Je sais que le Tisserand vous a confié ce genre de mission. Mais il n’en saura rien. J’ai déjà gagné sa confiance. N’est-il pas plus simple que je me charge du reste ? Plus simple, en effet. Ou plus facile. Car, à la première occasion, Craeffe ne manquerait pas de vanter son génie auprès du Tisserand, tout en accusant Abeni de n’être plus qu’un poids mort. — Merci, cousine. Vous désirez servir au mieux le mouvement, et je vous en félicite, mais le Tisserand s’est montré très clair sur le sujet. — Bien sûr, cousine. Je comprends. Peut-être devrais-je vous laisser ? ajouta-t-elle devant le silence d’Abeni. Elle se dirigea vers la porte. — Si vite, cousine ? La ministre ne se retourna même pas. — J’espère que le fossé entre vous et la reine ne se creusera pas davantage. Aujourd’hui plus que jamais, le Tisserand a besoin de Qirsi proches du pouvoir. La porte se referma en silence, laissant Abeni se demander qui, de la reine ou du ministre de Macharzo, menaçait le plus sa position dans le mouvement. 10 Kentigern, Eibithar Aindreas contemplait les mots inscrits à l’extérieur du parchemin, sans se résoudre à dénouer le ruban pour lire son contenu. Le ruban, bien sûr, était blanc. Il aurait deviné l’origine du message sans cette couleur, ni même le nom, l’Erne blanc, écrit au vu de tous, lui aussi d’une main nette et assurée. L’heure était venue de tenir la promesse qu’il avait faite à la conspiration. Ils n’avaient aucune autre raison de le contacter. Ils voulaient qu’il agisse en leur nom. Et il avait trop peur de dérouler le parchemin pour découvrir ce qu’ils attendaient de lui. — Père. Il leva les yeux. Brienne se tenait sur le seuil, ses cheveux d’or flamboyant à la lueur des torches. — Pas maintenant, mon amour, fit-il d’une voix lasse. — Mais mère te demande. Des cavaliers arrivent aux portes du château. Aindreas entendit brusquement les cloches qui sonnaient sur la ville. Elles résonnaient depuis un certain temps. Il plissa le front. — Dis-lui que je ne serai pas long. — Elle a dit que tu devais venir tout de suite. — Très bien, soupira le duc, j’arrive dans une seconde. — Mais… — Je viens de te dire que j’arrive, Brienne ! Le visage de la fillette se contracta, comme si elle allait se mettre à pleurer. — Je ne suis pas Brienne. Aindreas, la vision brouillée, la dévisagea un moment, puis il ferma les paupières et se frotta les yeux d’une main lourde. En les ouvrant, il constata qu’Affery, sa fille cadette, aussi jolie et les cheveux aussi blonds que son aînée au même âge, se tenait devant lui. — Affery, lâcha-t-il dans ce qui n’était qu’un murmure étranglé. Il se leva, fit le tour de sa table de travail, et avança vers elle. Elle semblait effrayée. Il s’agenouilla et la prit entre ses bras. — Excuse-moi, mon amour. Bien sûr que c’est toi. Il sentit sa tête opiner, mais lorsqu’il s’écarta, des larmes roulaient sur ses joues. — Elle te manque, père ? — Elle me manque tellement, répondit-il d’une voix sourde. — Moi aussi. Et à maman aussi. — Elle nous manque à tous, ma chérie. Mais ta mère va beaucoup mieux et… moi aussi. La fillette hocha la tête. — Tu disais que des cavaliers arrivent ? — Oui. — Et où se trouve ta mère ? — En haut du donjon. Elle observe les portes. — Très bien. Dis-lui que j’arrive très vite. Qu’elle ordonne aux hommes de ne laisser entrer personne avant mon arrivée. — D’accord. Elle demeura immobile. — Viennent-ils encore nous attaquer ? Il ne sut d’abord que répondre. Ayant ignoré la convocation de Kearney à la Cité des Rois, Aindreas s’était rendu coupable d’insubordination envers le monarque. Glyndwr aurait eu toutes les raisons d’envoyer la garde royale à Kentigern. Aindreas toutefois connaissait Kearney depuis longtemps. L’homme ne voulait pas la guerre, il irait loin pour l’éviter. Il n’enverrait pas son armée, en tout cas pas si vite. — Personne ne vient nous attaquer, répondit-il en forçant un sourire. Ils veulent sans doute me parler. Affery, soulagée, lui rendit son sourire. — Pars, maintenant. J’arrive tout de suite. Elle l’embrassa sur la joue et disparut. Aindreas retourna à son bureau, s’assit dans son fauteuil et ramassa le parchemin d’une main qui se mit de nouveau à trembler. Il fut tenté de le jeter aux flammes qui dansaient dans la cheminée, comme si brûler leur message pouvait le débarrasser des Qirsi, mais il défit le ruban, et déroula la feuille. Lord Kentigern, Les événements évoluent plus rapidement que nous l’avions prévu. Nous ne pouvons plus attendre que vous convainquiez d’autres maisons de s’opposer au roi. Vous devez rompre avec Kearney aujourd’hui même, et espérer que d’autres vous suivent. Nous attendons que vous respectiez vos engagements. Ne nous décevez pas. Jastanne ja TrilnCapitaine de l’Erne blanc Il aurait pu être surpris, il aurait certainement dû se mettre en colère. Il n’éprouvait rien. Les Qirsi lui donnaient des ordres, le traitaient comme il se serait lui-même adressé à un serviteur, ou un vulgaire fantassin de son armée. Cette simple comparaison l’écœurait, il en était pourtant l’unique responsable. — Que vas-tu faire ? Il leva les yeux. Brienne, aussi belle et plus jeune que jamais, se tenait devant lui. Il ne s’étonnait pas d’avoir confondu Affery avec elle. — Je ne sais pas. — Tu devrais aller voir le roi. Tu devrais lui dire ce que tu as fait, et implorer sa clémence. — Il me fera pendre. — Peut-être. Mais si tu fais preuve d’honneur et de courage, la disgrâce sera épargnée à notre maison. Affery et Ennis ne le méritent-ils pas ? Mère aussi ? Les cloches de la ville continuaient de sonner. Aindreas tourna les yeux vers la fenêtre. — Des cavaliers arrivent. Je dois… Lorsqu’il revint à Brienne, elle avait disparu. Il lâcha un profond soupir et se leva. D’un pas lourd, il quitta son bureau, rejoignit la tour la plus proche et monta jusqu’aux créneaux du donjon. Là, il trouva Ioanna, enveloppée dans un épais manteau de laine, bien qu’il ne fît pas froid. Un vent tenace soulevait ses cheveux blonds. Elle regardait vers l’est, les yeux plissés sous le soleil malgré ses mains qui lui protégeaient le visage. Ennis et Affery l’accompagnaient. Voyant Aindreas, elle tendit le doigt sur la route, un ruban de terre sombre qui serpentait entre les champs couleur fauve et de petites fermes disséminées jusqu’aux portes les plus à l’est de la ville. Ils étaient encore loin mais, suivant le regard de sa femme, Aindreas vit que la compagnie qui approchait du Pic portait les bannières pourpre et or d’Eibithar. Les hommes du roi. — J’ai envoyé Villyd aux portes de la ville, lui apprit la duchesse sans quitter les cavaliers des yeux. J’espère avoir bien fait. — Oui. J’aurais fait la même chose. Elle se tourna vers lui. — Tu vas les accueillir ? Il n’avait rien décidé. Sans le message des Qirsi, il serait probablement descendu. Après la dernière missive de Kearney, lui apprenant qu’une femme Qirsi était emprisonnée dans la tour carcérale du Château d’Audun, le duc avait cherché le moyen de se réconcilier avec la couronne. L’heure était venue de mettre un terme au conflit qui l’opposait à Glyndwr et Curgh, d’accepter ses erreurs, et d’unir le royaume afin de lutter ensemble contre la conspiration. Mais son alliance avec les Qirsi l’en empêchait. Il avait lié son sort à celui des Cheveux-blancs et devait tenir sa promesse. Agir autrement, c’était s’attirer la disgrâce, non seulement aux yeux de tous les nobles d’Eibithar, mais à ceux de sa femme et de ses enfants. S’il n’y avait eu que sa vie en jeu, il se serait prosterné devant le roi plutôt que d’aider les Cheveux-blancs. Mais humilier Ioanna, condamner Ennis à diriger une maison honnie, était au-dessus de ses forces. — Aindreas ? — J’y vais, fit-il, ne serait-ce que pour les envoyer au diable moi-même. — Sais-tu pourquoi ils viennent ? — J’ai refusé de me rendre aux pourparlers du roi, et je n’ai pas payé la dîme des trois derniers cycles. Il eut un faible sourire. — J’imagine que c’est lié. Elle acquiesça, les lèvres serrées. Aindreas s’éloigna. — Je peux venir, père ? demanda Ennis. — Pas cette fois, mon fils. Le duc ébouriffa les cheveux roux de son fils, un geste qui arracha un sourire à l’enfant, et les quitta. Il s’arrêta dans son bureau pour prendre son épée qu’il glissa à sa ceinture. Les cavaliers arriveraient à la porte avant lui, il prit néanmoins son temps. Qu’ils patientent, se dit-il avec un battement de cœur qui démentait sa bravade. Sheftame, son cheval, l’attendait à la porte du château. Il n’avait pas demandé qu’on le selle. Villyd, sachant qu’il le conduirait plus vite aux portes de la ville, avait dû y veiller. L’animal accentuerait son allure redoutable. Le Pic sur le Pic, comme on le surnommait. Ils n’avaient pas tort. Avant même que le vin de Sanbiri et la bonne chère de ses cuisines n’aient engraissé sa silhouette, Aindreas, grand et puissant, possédait une carrure impressionnante. Les messagers du roi ne seraient pas les derniers à trembler devant lui. Il flatta les naseaux de son cheval avant de monter en selle et sortit du château par la porte est. Les ruelles de la cité de Kentigern fourmillaient de monde. Sur son passage, les gens abandonnaient leurs occupations pour le regarder. Ils ne l’acclamaient pas. Ils le regardaient simplement, leur appréhension visible dans leurs yeux grands ouverts et sur leurs visages blêmes. Ses mains restaient calmes. Il était soulagé de sentir la masse imposante, lourde et grise, de son château, qui se dressait dans son dos telle une formidable créature convoquée par les clercs du sanctuaire de Bian. Lorsqu’il atteignit enfin les remparts de sa ville, il poussa sa monture sous l’épaisse voûte de pierre. De l’autre côté, Villyd Temsten, son capitaine, l’attendait. À la tête de près de la moitié des soldats de Kentigern, les bras croisés sur son large torse, ses jambes musculeuses solidement ancrées sur le sol, il paraissait aussi imprenable que le château. Devant lui, encore à cheval, leurs bannières flottant dans le vent, se tenaient neuf hommes vêtus de cottes de mailles. Ils portaient tous une épée courte à la ceinture et dans le dos, un glaive était glissé dans son baudrier. Le plus âgé portait un surcot dont les couleurs – argent, noir et rouge – étaient assorties à celle des baudriers. Les couleurs de Glyndwr, des hommes que Kearney avait fait venir au Château d’Audun lorsqu’il avait été intronisé. Les cloches cessèrent de sonner. Les derniers coups résonnèrent sur les remparts avant de mourir tout à fait. Le plus âgé des cavaliers, la main levée en signe de paix, avança de quelques mètres. Lorsqu’il arrêta sa monture, son cheval hennit et fit un écart nerveux. — Monseigneur duc, commença l’homme d’une voix claire au-dessus des rafales de vent, je vous transmets les salutations du roi Kearney Premier, qui m’a ordonné de vous demander asile et hospitalité. Un sourire sombre étira les lèvres du duc. — Et pourquoi votre roi vous ordonne-t-il une telle requête, Glyndwr ? Craindrait-il pour votre sécurité ? — Oui, monseigneur, je crois. Le sourire quitta le visage d’Aindreas qui s’empourpra. — Votre message a-t-il une suite ? Le regard du soldat glissa sur Villyd et les soldats. — Oui, monseigneur. La suite devrait peut-être attendre que nous soyons seuls. Le duc envisagea d’abord de pousser le messager à vider son sac en public, mais il se ravisa. Ses hommes savaient que leur duc et le roi étaient en conflit, mais peu d’entre eux comprenaient à quel point. À la Cité des Rois, on le tenait pour un renégat. Le duc ne voulait pas que ses soldats l’apprennent de cette façon. Il ne pouvait pas davantage recevoir les messagers dans son château. Si des espions Qirsi traînaient dans les parages, il ne pouvait leur montrer qu’il accueillait les hommes du roi sur le Pic. S’il avait l’intention de maintenir son défi à la couronne, héberger ces hommes était impossible. — Très bien, décida-t-il. Montez le camp à l’ombre de ces murs. L’homme tressaillit. — Monseigneur… — Assurez-vous qu’ils soient correctement approvisionnés, ajouta Aindreas à l’intention de Villyd en ignorant les protestations du soldat de Kearney. — À vos ordres, monseigneur. Aindreas se retourna vers le soldat. — Je vous assure qu’aucun mal ne vous sera fait. Mes soldats montent la garde nuit et jour, et je suis sûr, sourit-il, que des hommes entraînés par Gershon Trasker peuvent se défendre des brigands et des loups, si d’aventure ils approchaient du château. — Oui, monseigneur, répondit le soldat de mauvaise grâce. — Je vous ferai quérir lorsque je serai disposé à entendre la suite du message de Kearney. Il fit volter sa monture, et s’engagea sous la voûte. — Ne me faites pas attendre, lança-t-il par-dessus son épaule. De l’autre côté du mur d’enceinte, Aindreas crut entendre une voix qui l’appelait. Il se tourna. Brienne, au milieu des marchands et de leurs chalands, le regardait d’un air triste. Elle secoua la tête lentement et sa bouche articula les mots : — Arrête, père. Aindreas, voulant savoir si elle lui demandait de retourner auprès des soldats pour les inviter au château, tira les rênes de sa monture. — Brienne ! cria-t-il. Elle s’éloigna. Sa silhouette réapparut un peu plus loin, au milieu de la foule. Autour de lui, les gens le regardaient, apeurés et surpris. Aindreas était trop absorbé par sa fille pour leur prêter attention. Elle le regarda une dernière fois, puis s’enfonça dans la foule et disparut. Il l’appela encore, mais elle restait invisible. Les charrettes et les colporteurs qui encombraient le chemin l’empêchaient de se lancer à sa poursuite. Il se dressa sur ses étriers, en vain. — Est-ce que ça va, monseigneur ? Il pivota vers la voix, manquant perdre l’équilibre. Villyd, à côté de lui, l’observait avec inquiétude. — Très bien, répondit le duc en se remettant en selle. Il chercha une dernière fois sa fille des yeux, puis revint à son capitaine. — Ne deviez-vous pas vous occuper des provisions ? — Un des hommes s’en charge, monseigneur. Je voulais m’assurer que vous alliez bien. — Je viens de vous le dire : ça va. — Oui, monseigneur, mais je vous ai entendu… Il déglutit péniblement. — … appeler Lady Brienne. — Oui. J’étais… Le duc leva la main dans la direction où elle avait disparu, avant de la laisser retomber sur sa selle. Brienne était morte. Il le savait. Alors qu’avait-il vu ? — Je pense souvent à elle, Villyd, acheva-t-il doucement. Le capitaine baissa les yeux. — Je sais, monseigneur. — Je rentre au château. Ioanna voudra savoir ce que veulent ces cavaliers. — Ne devrions-nous pas les accueillir, monseigneur ? Un geste amical de notre part pourrait soulager les tensions avec la couronne. — Je n’ai nul désir de soulager les tensions, capitaine. S’il s’avère que les hommes du roi sont venus nous transmettre la volonté de Kearney d’examiner nos griefs, je pourrai toujours les accueillir sur le Pic après. Tant que je n’ai pas la preuve qu’ils sont venus chercher la paix, je ne montrerai aucun signe de faiblesse, ni le moindre désir de capituler. — Oui, monseigneur. Aindreas ignora la désapprobation sensible dans la voix de Villyd. Il donna un coup de rênes, et son cheval reprit sa route. — Monseigneur ! l’appela le capitaine. — Dites à l’homme de Kearney que je lui parlerai demain, répondit Aindreas sans même se retourner. D’ici là, qu’ils se mettent à l’aise. Ne voulant pas paraître déstabilisé, ou trop pressé de regagner son château, il remonta vers le Pic sans lancer son cheval au galop, mais aussi vite que possible. Il tremblait, en proie au désir dévorant de chercher le visage de Brienne parmi ceux qu’il croisait. Au pied du chemin tortueux qui remontait jusqu’aux portes de la forteresse, il vit Ioanna qui l’observait depuis le sommet du donjon où il l’avait laissée. Elle disparut de sa vue avant qu’il atteigne la tour barbacane. Elle allait l’attendre dans son bureau, impatiente d’entendre ce que lui avaient dit les hommes de Kearney. Il aurait volontiers remis cette conversation, mais n’envisagea même pas d’essayer. Villyd et ses hommes le craignaient, il pouvait les écarter facilement ; pas sa femme. Il laissa son cheval aux écuries, et rejoignit son bureau. Ioanna l’attendait dans le couloir, juste devant la porte. — Que veulent-ils ? demanda-t-elle alors qu’il ouvrait et l’invitait à entrer. Il ferma la porte avant de se tourner vers elle. — Je ne le sais pas encore. Leur lieutenant veut me parler en privé. Je lui ai accordé une audience demain. J’écouterai ce qu’il a à me dire. — Pourquoi ne sont-ils pas venus avec toi ? Il détourna les yeux, passa devant elle et s’installa à sa table de travail. — Je ne leur ai pas proposé le gîte. Si elle jugeait cette décision stupide, elle n’en montra rien. — Penses-tu que ce soit sage ? demanda-t-elle d’une voix égale. Évidemment, voulait-il lui répondre, pourquoi l’aurais-je fait sinon ? Il haussa les épaules. — Je ne sais pas. Je n’ai pas pu me résoudre à les accueillir entre ces murs. J’ai donné l’ordre à Villyd de leur faire porter toutes les provisions qu’ils demanderont. Il regarda par la fenêtre un vol de colombes se poser sur une des tours. — Si le temps se maintient, ils n’auront aucune raison de se plaindre. — Après ce que nous ont fait subir Glyndwr et Curgh, ils n’ont de toute manière aucune raison de se plaindre, précisa-t-elle. Aindreas ferma les yeux et se passa une main sur le visage. Il lui avait caché tant de choses qu’elle méritait de savoir. Il avait peur de les lui révéler parce qu’il redoutait de lire la honte dans son regard. — Tu dois lui parler. Ouvrant les yeux, il vit sa fille debout derrière sa mère. Leurs cheveux étaient de la même teinte dorée, leurs visages si semblables qu’il faillit éclater en sanglots. — Qu’y a-t-il, Aindreas ? lui demanda sa femme brusquement inquiète. — Dis-lui, père. — Il y a quelque chose que tu devrais savoir, fit-il en espérant que Brienne les laisserait seuls. Il se tut. Il y a quelque chose que tu devrais savoir. Le choix de ses mots était risible. Il avait tant de choses à lui dire qu’il ne savait par où commencer. J’ai passé presque toutes les moissons à torturer des Qirsi dans les cachots du donjon pour trouver celui qui me conduirait aux chefs de la conspiration des Cheveux-blancs. L’ayant enfin trouvé, dans le but de frapper Kearney, Javan et tous ceux que je tenais alors pour nos ennemis, j’ai allié notre maison avec les traîtres Qirsi. Depuis, j’ai acquis la certitude que ce sont les Qirsi et non Tavis qui sont à blâmer de la mort de Brienne. J’ai torturé, trahi notre terre, apporté la honte sur notre maison pour des générations, pour rien. Je suis désolé. Voilà ce qu’il aurait dû lui dire. Il le savait. Les mots pourtant ne franchirent pas ses lèvres. Il regardait Brienne, par-dessus l’épaule de Ioanna, avec l’espoir qu’elle lirait ses regrets dans son regard. Le visage baigné de larmes, la jeune fille secoua la tête, et son image commença à s’effacer, comme avalée par une brume sorcière. — Aindreas ? — Oui, fit-il en revenant à sa femme. Tu te souviens du message de Kearney, il y a un cycle ? — Bien sûr. — Dans celui-ci, se lança-t-il, le roi prétend avoir emprisonné une femme Qirsi ayant avoué appartenir à la conspiration. Cette femme, selon Kearney, reconnaissait être l’instigatrice du meurtre de Brienne. — C’est impossible, protesta Ioanna. Tavis de Curgh a tué Brienne. Nous le savons. — Nous savons ce que nous avons vu, Ioanna. Mais cette femme… — Non ! s’écria-t-elle en secouant la tête. Il y avait du sang sur ses mains ! Son sang ! Sa dague… Elle s’étrangla sur ce mot, secouée par un sanglot muet. Aindreas, croyant qu’elle allait se sentir mal, se précipita vers elle, mais elle le repoussa. Le corps agité de frissons, elle leva ses mains tremblantes sur son visage. Ses yeux s’écarquillaient sur un regard aussi terrifiant que celui d’un chat des montagnes pris au piège et terrorisé. — Tu les crois ! murmura-t-elle. Tu crois que cette femme peut dire la vérité ! — Je ne sais pas ce que je… — Tais-toi ! fit-elle en pointant un doigt frémissant dans sa direction. Ne prononce plus un mot ! Il l’a tuée ! Nous savons que c’est lui ! Ils mentent pour se protéger parce qu’ils ont peur ! Ils savent ce qu’ils lui ont fait, tous ! Et ils ont peur ! — Ioanna… — Si tu leur cèdes, dit-elle d’une voix à peine audible sans cesser de pointer son doigt – comme une arme – vers son cœur, si tu capitules, et que tu les laisses faire, je te haïrai jusqu’à la fin de mes jours. Je te le jure, sur la mémoire de Brienne. Nous savons ce qui s’est passé. Ils essaient de changer les choses, de nous troubler, et de tromper tout le monde, mais nous, nous savons. Ne les laisse pas faire, Aindreas. Tu comprends ? Ne les laisse pas faire. Que pouvait-il répondre ? À force de lui répéter ce qu’il croyait être la vérité, de s’acharner sans relâche et depuis si longtemps à la convaincre, il n’avait fait que répandre son propre venin dans son esprit. Qu’elle le lui recrachât avec autant de fureur n’était qu’une ironie amère parmi tant d’autres. Il avança. Cette fois, elle le laissa venir. Enfouissant le visage au creux de son épaule, elle s’agrippa des deux mains à sa chemise. — Ne les laisse pas faire, ne les laisse pas faire, répétait-elle en sanglotant comme une enfant contre sa poitrine. Il la serra contre lui. — Ne t’inquiète pas, murmura-t-il en lui caressant les cheveux. Je les empêcherai, je te le jure. Lorsque ses larmes commencèrent enfin à s’apaiser, Aindreas appela un garde. — Prévenez les dames de la duchesse, demanda-t-il. Dites-leur que la duchesse a besoin de se reposer. — À vos ordres, monseigneur. Aindreas garda sa femme contre lui jusqu’à l’arrivée de deux servantes. Alors il la relâcha et lui déposa un baiser sur le front. Elle semblait assommée, à peine consciente de ce qui l’entourait, à l’image de ce qu’elle avait été dans les cycles qui avaient suivi le meurtre de Brienne. — Mettez-la au lit, dit-il aux deux femmes. Je viendrai la voir un peu plus tard. Si les enfants ont besoin de quelque chose, envoyez-les-moi. Les deux femmes s’inclinèrent. — À vos ordres, murmura l’une d’entre elles avant d’emporter Ioanna hors de la pièce. Le duc, regrettant d’avoir parlé à sa femme, maudissant les Qirsi de leur félonie et de la facilité avec laquelle ils l’avaient piégé, resta un moment immobile. — Du vin ! hurla-t-il en retournant à sa table de travail. Il prit le message de Jastanne. Vous devez rompre avec Kearney aujourd’hui même, et espérer que d’autres vous suivent. Ils lui demandaient de nouer sa propre corde et de se la passer autour du cou. Ils auraient aussi bien pu lui ordonner de conduire l’armée de Kentigern à la Cité des Rois, et de lancer le siège contre le Château d’Audun, aucun duc ne le suivrait plus. Ceux qui penchaient en faveur du roi auraient été convaincus par l’annonce des aveux de cette femme Qirsi. Et ceux qui jusqu’ici soutenaient Aindreas n’étaient pas prêts à défier aussi ouvertement la couronne. Ils y viendraient peut-être, lorsqu’ils seraient certains de pouvoir affronter ensemble l’armée royale et les alliés de Kearney, mais ce n’était pas encore le cas. — Ils veulent me faire passer pour un traître, marmonna-t-il. Il en était déjà un, et de sa propre initiative, lui rappela une petite voix. — Où est mon vin ? tonna-t-il. Quelques secondes plus tard, un jeune garçon à la mine effrayée apparaissait à la porte. — Tu as mon vin ? interrogea le duc. Le garçon, entrant d’un pas prudent, opina. Il portait un gobelet et une cruche. — Vite ! pressa le duc d’un geste vif de la main. Le garçon posa le gobelet sur le bureau et entreprit de le remplir. Aindreas lui arracha le pichet des mains. Une flaque de Sanbiri se répandit sur la table et le sol. — Va en chercher d’autre, fit le duc, j’ai soif aujourd’hui. Le garçon, pressé d’obéir, quitta la pièce en hâte. Le duc passa le reste de la journée, et toute la nuit, dans un brouillard aviné de rage et de chagrin. Ce ne fut qu’au matin, réveillé par une pluie battante et un vent sifflant, qu’il se souvint de l’arrivée des émissaires du roi qui campaient depuis la veille devant les remparts de sa ville. Il s’habilla rapidement, quitta sa chambre à la recherche de Villyd pour le découvrir enfin, au garde-à-vous, devant la porte de son bureau. — Monseigneur, salua l’homme avec une révérence. — Capitaine, fit-il en entrant. Maintenant qu’il l’avait trouvé, il n’avait pas envie de lui avouer son inquiétude concernant les soldats du roi. S’il avait écouté Villyd, ces hommes auraient passé la nuit à l’abri. — Je vous cherchais, finit-il par dire. Quand j’ai vu qu’il s’était mis à pleuvoir… Il s’interrompit, les yeux sur son bureau dans l’espoir d’y trouver encore un peu de vin. À cet instant, il aurait cédé son glaive contre un gobelet. — Je leur ai fait porter une bâche et des pieux, hier soir, monseigneur, quand l’orage s’est annoncé. Je savais que vous voudriez les abriter, même si ce sont les émissaires du roi. Aindreas se garda bien de manifester son soulagement. — Merci, capitaine. Comme vous le dites, nous n’avons aucun grief contre ces hommes, seulement contre ceux qui les envoient. — En effet, monseigneur. Villyd contempla le duc avec hésitation : — Dois-je faire appeler leur lieutenant, monseigneur ? Il attend de vos nouvelles. — Pas encore, Villyd. Plus tard, lorsque j’aurai décidé du message que je veux voir transmettre au roi. L’homme pinça les lèvres. — Comme vous voudrez, monseigneur. Il s’attarda pourtant, comme s’il cherchait le courage d’aller plus loin. — Vouliez-vous me dire autre chose, capitaine ? — Pardonnez-moi cette question, monseigneur, mais avez-vous songé aux conséquences d’une plus grande opposition au roi ? Aindreas, piqué au vif, darda sur lui un regard menaçant. S’il était légitime de questionner son propre jugement, il était inacceptable que ses subalternes, même un homme aussi sûr et intelligent que Villyd, en fassent de même. — Pour être honnête avec vous, capitaine, je n’y ai pas songé une seule seconde. Je me fiche pas mal d’irriter ou non le roi, comme je me moque bien de voir pourrir ses hommes dans leur petit camp minable au pied de mes murs. Kearney a offert asile et protection à Tavis de Curgh quand j’étais sûr qu’il avait assassiné ma fille, et il a embrassé la cause de Javan alors que Curgh et Kentigern étaient au bord de l’affrontement. Il n’a montré aucune considération pour la Maison de Kentigern. Pourquoi devrais-je me soucier de sa réaction ? Villyd, les yeux sur le sol, rougit. — Bien sûr, monseigneur, pardonnez mon audace. — Maintenant, laissez-moi. Villyd, en s’éloignant, se retourna une fois, mais il hocha la tête et disparut. Aindreas ne revit pas son capitaine de la journée. À deux reprises, des gardes vinrent lui demander s’il était prêt à recevoir l’émissaire de Kearney. Deux fois, le duc les renvoya, leur répétant qu’il convoquerait l’homme lorsqu’il l’aurait décidé. En fait, il redoutait cette entrevue. Le duc ignorait le message qu’on lui avait confié, mais il était sûr qu’en retour le lieutenant attendait qu’Aindreas confirmât son allégeance au royaume, ou déclarât son intention de s’élever contre la couronne. Le duc n’était prêt ni à l’un, ni à l’autre. Il avait besoin de temps. Un temps que, visiblement, ni la conspiration, ni le roi, n’étaient disposés à lui accorder. Une heure après les cloches du prieuré, alors qu’il vidait un nouveau gobelet de vin, on frappa à sa porte. Fermant les yeux, et les frottant du pouce et de l’index jusqu’à en avoir mal, il appela le visiteur. La porte s’ouvrit sur un soldat qui entra dans la pièce. — Monseigneur… — Non, répondit Aindreas en colère, je ne suis pas prêt à le recevoir. — Excusez-moi, monseigneur, mais ce n’est pas pour cela que je vous dérange. Il plissa le front. — Alors que voulez-vous ? — Une femme Qirsi est à la porte, monseigneur. Elle demande à vous parler. Aindreas bondit sur ses pieds. — Quelle porte ? — Monseigneur ? — Par quelle porte est-elle entrée ? — Elle est à la porte est du château, monseigneur, répondit l’homme, une expression interloquée sur son visage épais. — Non, par quelle porte est-elle entrée en ville ? — Par la porte nord, je crois, monseigneur. La plus proche du port, bien sûr. De leur campement, les hommes du roi n’avaient pu la voir. Il lâcha un soupir et se retint d’une main sur son bureau. — Dois-je la faire venir, monseigneur ? Cette conversation ne lui faisait pas plus envie que l’autre, mais il n’avait pas le choix. Qu’il pût redouter cette navigatrice Cheveux-blancs plus que son propre roi lui apparut comme une composante supplémentaire, et non des moindres, de la menace Qirsi. — Oui, faites-la venir. L’homme s’inclina et se retira. Aindreas vida un autre gobelet de vin. Mais quand son page se précipita pour le remplir, il refusa. — Laisse-moi. Et je ne veux pas être dérangé. Le jeune garçon s’enfuit sans demander son reste. Aindreas s’écarta de son bureau et arpenta la pièce. Il regrettait sa rasade de vin supplémentaire lorsqu’on frappa de nouveau. — Entrez ! s’écria-t-il d’une voix nerveuse. La porte s’ouvrit sur Jastanne, aussi frêle et pâle que la flamme d’une bougie, encadrée par deux gardes bien plus grands qu’elle. Aindreas l’observa avant de faire signe à ses hommes. — Laissez-nous, dit-il. Jastanne, un sourire ironique aux lèvres, avança d’un pas nonchalant, laissant aux gardes le soin de refermer la porte. — Je croyais que vous ne vouliez pas risquer d’autres rencontres, lança Aindreas d’une voix qu’il espérait railleuse. Seulement des messages écrits, ce sont vos propres termes. — Je m’en souviens, concéda-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil. Mais j’ai pensé qu’une petite visite s’imposait. Les chefs du mouvement m’ont demandé de m’assurer que vous aviez pleinement saisi l’importance de notre dernier message. Elle ouvrit les mains. — Quelle meilleure façon de m’en rendre compte ? — Je ne l’ai reçu qu’hier. Un temps très court pour lui consacrer toute la considération qu’il mérite. — Je m’en rends compte. Mais j’ai appris que des hommes du roi sont arrivés hier également. Elle inclina la tête. — Quelle drôle de coïncidence. Elle l’observa, en quête de sa réaction. N’en voyant aucune, elle haussa légèrement les épaules. — Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas que l’arrivée des hommes de Kearney vous distraie de vos obligations. Il n’était pas surpris qu’elle soit au courant – à cette heure, les Qirsi devaient avoir des espions dans toutes les grandes cités d’Eibithar –, c’était néanmoins inquiétant. Même s’il avait voulu faire la paix avec le roi, trouver le moyen de se défaire de l’alliance qu’il avait nouée avec les Cheveux-blancs, même si Ioanna l’avait permis, Jastanne et ses acolytes ne l’auraient pas laissé faire. — Elle ne m’a pas distrait, répondit-il avec aigreur, et elle ne me distraira pas. Si vous savez qu’ils sont là, vous savez aussi que je ne les ai pas accueillis. — Je l’ai remarqué. Le traitement que vous leur avez accordé est intéressant, Lord Kentigern. Vous avez refusé de les héberger au château, mais vous leur avez donné des provisions et, quand l’orage est arrivé, vous leur avez fait porter de quoi se construire un abri. On pourrait avoir l’impression que vous ne savez comment réagir face à ce roi que vous prétendez haïr. — Rien ne saurait être aussi loin de la vérité. Mais je ne pouvais pas les renvoyer sans provoquer le roi. Elle dressa un sourcil, un sourire froid sur les lèvres. — Vous semblez ne pas très bien comprendre, Lord Kentigern. Cette provocation est précisément ce que nous attendons de vous. J’aurais pourtant cru notre message parfaitement clair. L’estomac noué, le duc la dévisagea avec stupéfaction. — Vous saviez qu’ils venaient, comprit-il d’une voix rauque. Votre message n’est pas arrivé par hasard juste avant eux. Vous me chargiez de les renvoyer. — Je préfère penser que nous vous donnions l’occasion d’honorer spontanément votre promesse, faite il y a plusieurs cycles. J’avoue être déçue de constater que vous avez choisi de ne pas le faire. — Vous ne m’en avez pas laissé le temps. — Balivernes ! Depuis le cycle de Qirsar, vous avez eu tout le temps que vous vouliez. — Ce n’est pas ce que je voulais dire, protesta Aindreas. — Je le sais. Vous avez conclu notre accord, pensant que vous pourriez nous utiliser comme une arme dans votre guerre contre le roi. Vous n’avez pas réfléchi à ce que nous vous demandions parce que vous étiez persuadé de pouvoir manipuler notre mouvement à votre convenance. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec mon message, et l’arrivée des hommes du roi, que vous commencez à saisir votre erreur. Je ne doute pas que cela soit difficile pour vous, mais pour être franche, je m’en moque éperdument. Vous vous êtes engagé à servir notre cause. Nous attendons que vous honoriez cet engagement. Vous vouliez frapper votre roi, c’est le moment. Le duc se sentait anéanti, aussi stupide et dépouillé qu’un homme dévalisé par un de ces filous qui suivaient le Festival de cité en cité. Il n’avait rien à dire, aucun argument pour contester ces affirmations parce que toutes étaient vraies. Il avait cru se servir d’eux, et il se découvrait un jouet entre leurs mains. — Je n’ai pas encore parlé au lieutenant du roi, finit-il par concéder. Dois-je les renvoyer sans même le recevoir ? — Je ne suis pas certaine que cela suffise maintenant. — Que voulez-vous dire ? Avant qu’elle puisse répondre, des coups furent donnés à sa porte, lourds et insistants. Aindreas pivota sur ses talons. — Un instant ! cria-t-il le cœur battant avant de revenir vers la femme Qirsi. Personne ne doit vous voir ici, murmura-t-il. Elle le toisa d’abord du regard, le mettant au défi de la faire bouger. Puis, alors que les coups redoublaient, elle se leva et se dirigea vers une autre porte, celle qui conduisait à l’antichambre ouvrant sur les appartements privés d’Aindreas. Lorsqu’elle l’eut refermée sur elle sans un mot, Aindreas retourna sur ses pas et ouvrit. Comme il s’y attendait, le lieutenant de Kearney était là, encadré par deux de ses soldats. — Excusez-moi, monseigneur, fit l’un d’entre eux. Nous avons essayé de l’arrêter, mais… C’est un homme du roi, semblait dire son haussement embarrassé des épaules. Aindreas lutta contre l’envie de le rabrouer. Deux de ses hommes devaient être en mesure d’en arrêter un troisième, quelles que soient ses couleurs. Se contentant de lui décocher un regard furieux, il fit entrer le lieutenant. — Retournez à votre poste, ordonna-t-il aux soldats du château. Et assurez-vous qu’aucun autre homme du roi ne trouve son chemin jusqu’ici. — À vos ordres, répondirent les deux hommes piteusement. Aindreas leur claqua la porte au nez, et se tourna vers le soldat de Kearney. — Vous n’avez aucun droit de pénétrer dans mon château sans y être invité. — Au contraire, monseigneur. J’ai tous les droits, répliqua le lieutenant. Je suis envoyé par le roi en personne, le souverain de toutes les terres d’Eibithar. J’ai attendu aussi longtemps que la courtoisie l’exige, mais je refuse de vous laisser m’écarter un jour de plus. Sans Jastanne dans la pièce contiguë, Aindreas l’aurait envoyé à tous les diables. Autant en finir et apprendre ce que cet homme avait à lui dire. — Vous avez un message, l’encouragea-t-il. — Un avertissement, monseigneur. Vous avez du retard dans le paiement de vos impôts à la Couronne, vous n’avez toujours pas répondu à la convocation du roi vous demandant de vous rendre à la Cité des Rois, et le roi sait que vous encouragez ouvertement la rébellion. Conscient du chagrin dont vous et votre famille souffrez depuis un an, le roi a toléré ces écarts jusqu’à présent. Mais sa patience s’amenuise. Il n’aura bientôt d’autre choix que d’envoyer beaucoup plus d’hommes qu’aujourd’hui à Kentigern. Quelle arrogance ! Aindreas aurait voulu le gifler. Avec quel plaisir aurait-il vu la trace de ses doigts rougir la joue pâle du lieutenant. Mais l’homme ne faisait que transmettre les paroles de Kearney. Alors il sentit toute sa haine pour le roi se ranimer. C’était à cause d’elle qu’il ne pouvait reconnaître Glyndwr comme son suzerain, à cause d’elle qu’il s’était tourné vers les Qirsi. — C’est tout ? Votre lige ne parle que de menace et de guerre ? demanda le duc d’une voix tranchante. Il ne présente aucune excuse pour les injustices accumulées sur ma maison ? A-t-il jamais envisagé d’écouter nos plaintes ? — Il écoutera avec plaisir ce que vous avez à lui dire, Lord Kentigern, comme il écoute tous ses loyaux sujets. Mais vous devez d’abord prouver votre bonne foi en vous soumettant à son autorité, et en faisant vœu de fidélité à la Couronne. Aindreas entendit un léger bruit dans son dos. Son sang se figea. — Remarquable ! s’exclama Jastanne avec des applaudissements de comédie alors qu’elle avançait dans la pièce. Avez-vous entendu comment il vous parle, Lord Kentigern ? Il exige la soumission et des vœux de fidélité, mais ne nous offre que des menaces en retour. C’est typique de vous autres Eandi. La main du lieutenant glissa sur la garde de son épée. — Qui est cette femme, monseigneur ? — Vous ne comprenez donc pas, Lord Kentigern ? poursuivit Jastanne sans se soucier de lui. Votre fidélité est gâchée avec un souverain pareil. Vous ne devez rien à Kearney, parce qu’il ne vous offre rien. — Qu’est-ce que c’est ? demanda le soldat une expression presque comique sur le visage. De quoi parle-t-elle, monseigneur ? — Je crois que vous devriez partir, répondit Aindreas sans savoir vraiment auquel des deux il s’adressait. Jastanne sourit. — Maintenant ? Alors que les choses deviennent si intéressantes ? — Monseigneur… — C’est mon nouveau Premier ministre, lieutenant. Comme vous pouvez le constater, elle a peu d’égards pour les discours de votre roi. Pas plus que moi. — Votre nouveau Premier ministre ! s’exclama Jastanne dans un éclat de rire. — Je crois que vous devriez partir, répéta Aindreas cette fois à l’intention du soldat. L’homme les regarda à tour de rôle. — Très bien, fit-il sur un hochement de tête avant de se diriger vers la porte. — Non, intervint Jastanne. Tout cela n’a que trop duré. — Comment ? hoqueta le duc. Mais elle dévisageait le soldat. Tout se déroula si vite qu’Aindreas fut incapable d’intervenir. Le craquement étouffé, semblable à un bris de bois, fut immédiatement suivi d’un cri de douleur étranglé. Le lieutenant, le visage congestionné de douleur, s’effondra sur le sol, les deux mains sur sa jambe. Elle était Façonneuse ! Jastanne avança sur l’homme à terre. L’éclat d’une flamme joua sur l’objet qu’elle tenait à la main. Une dague ! Aindreas ne l’avait pas vue la tirer de sa ceinture. D’un geste sûr, la Qirsi attrapa l’homme par les cheveux, lui tira la tête vers l’arrière, et lui passa son arme en travers de la gorge. Le sang jaillit aussitôt de la blessure, se répandant en une mare écarlate sur le sol, comme une flamme consumant une feuille de parchemin. Aindreas, le visage décomposé, contemplait la Qirsi. — Êtes-vous folle ? Il tomba à genoux, mais déjà la vie quittait les yeux sombres du soldat. Il n’aurait même pas eu le temps d’appeler un guérisseur. — Non, Lord Kentigern. Je me contente de faire ce qui est nécessaire, ce que vous ne pouviez vous résoudre à accomplir vous-même. — Vous n’espériez tout de même pas que je le fasse ! — J’espérais que vous tiendriez vos engagements. Maintenant, vous n’avez plus le choix. — Vous êtes folle. Elle essuya sa lame sur son pantalon, et la glissa dans l’étui à sa ceinture. — Vous feriez mieux de renvoyer le reste des hommes de Kearney à la Cité des Rois, Lord Kentigern. Je vous engage ensuite à vous préparer à la guerre. Après un dernier regard sur le mort, elle quitta la pièce. Aindreas aurait dû se lancer à sa poursuite. Il aurait dû la tuer pour ce qu’elle venait de faire, même s’il ignorait comment s’y prendre avec une Façonneuse, mais il resta à genoux, anéanti, devant le soldat du roi dont les yeux sans vie étaient fixés sur le plafond. 11 Duvenry, Wethyrn, déclin de la lune d’Amon De la Cité des Rois jusqu’à Rennach, leur chevauchée leur demanda deux jours de plus que le temps annoncé par Grinsa à sa sœur. Deux jours. Sur le port, bien que le Glaneur et Tavis aient rapidement trouvé un capitaine marchand qui accepte de leur faire traverser le Golfe de Kreanna, ils durent attendre un jour entier avant de voir l’équipage mettre les voiles. Le prix demandé par le capitaine était raisonnable, mais son navire allait à Duvenry, pas à Helke. Malgré ce délai supplémentaire, qui rallongeait encore leur voyage, Grinsa et Tavis n’étaient pas en mesure de discuter. Alors ils étaient montés à bord. La traversée elle-même s’annonçait d’une lenteur désespérante. Le ciel était clair, les vents calmes, comme il l’avait espéré pour le soulagement de Tavis, mais le temps était si clément que les premières heures de navigation furent un calvaire. Le navire était presque encalminé. Un peu plus tôt, le capitaine, un Eandi renfrogné aux cheveux noirs, les bras puissants et le torse large tannés par les embruns et marqués de fines cicatrices, avait fait baisser la grand-voile, et envoyé ses hommes sur le pont inférieur prendre les rames. Grinsa avait songé à lui proposer de lever un vent, mais à la façon dont le capitaine le dévisageait, il s’était ravisé. Tavis et lui avaient de la chance d’avoir été pris à bord. Ce capitaine Eandi, selon toute vraisemblance, ne tenait pas les Qirsi en grande estime. Leur vitesse cependant était d’une allure désespérante et, en dépit de la tranquillité des eaux du golfe – aussi plates qu’une mer d’huile –, Tavis, le visage gris, était penché par-dessus le bastingage. N’ayant rien à perdre, Grinsa s’accouda à côté du jeune homme et employa sa magie pour soulever une brise légère. Il le fit si graduellement, et de façon tellement discrète, que le capitaine ni son équipage ne s’aperçurent de rien. Pour ne pas faire éclore les soupçons que n’aurait pas manqué d’attirer un vent trop favorable, il alla même jusqu’à créer un souffle orienté sud-ouest. Sentant le vent fraîchir, l’équipage hissa la grand-voile et le petit navire incurva sa course sur les flots. Au bout d’un certain temps, Tavis leva les yeux sur le Glaneur. — C’est vous ? demanda-t-il à voix basse. — Oui. Je suis désolé, Tavis, mais nous perdons trop de temps. Le jeune homme, que ce simple geste semblait accabler, hocha la tête. — Ne vous inquiétez pas. Plus vite je quitterai ce navire, mieux ça vaudra. Ils contournèrent par le nord l’île des Brigands, une petite bande de terre recouverte de végétation dont les criques étroites et les abords escarpés avaient longtemps protégé les corsaires, puis virèrent au sud, loin du promontoire de la Pointe, en direction du port de Duvenry. Le rivage semblait très proche, comme s’il leur avait suffi de virer à l’ouest pour l’atteindre, mais la traversée durerait encore une bonne partie de la journée. Tavis, qui semblait s’être adapté au rythme du bateau depuis qu’il s’était soulagé l’estomac en début de matinée, parlait peu. Les marins les ignoraient, comme s’ils en avaient reçu l’ordre. Grinsa était donc seul avec ses pensées et l’attention subtile, mais constante, qu’il devait porter au vent qu’il conjurait. Au cours de l’après-midi, une brise naturelle finit par se lever. Le Glaneur fut d’autant plus heureux d’abandonner son subterfuge qu’en approchant de Wethyrn, ils risquaient de croiser d’autres navires. Il eût été curieux qu’ils fussent les seuls à naviguer à la voile. Les yeux perdus sur les mouettes qui tournoyaient au-dessus d’eux ou sur les guillemots qui flottaient paresseusement sur la houle, Grinsa ne cessait de songer à Cresenne et Bryntelle. La dernière nuit passée au Château d’Audun, unis par l’amour et le sentiment réciproque qu’ils avaient un avenir à partager s’ils survivaient à la guerre qui s’annonçait, ils avaient formé une véritable famille. Il rêvait depuis longtemps de connaître une telle passion, et autant de… bonheur. Autrefois, trop jeune pour apprécier toute la profondeur de ce lien, il avait cru partager sa vie entière avec Pheba, sa femme Eandi, morte de la pestilence peu après leur mariage. Aujourd’hui, il y avait Cresenne. Leur dernière nuit portait la promesse d’un bonheur authentique. Elle était aussi teintée d’une tristesse douloureuse, comme s’ils comprenaient tous les deux que leurs espoirs n’étaient qu’un rêve. Tant d’obstacles se dressaient devant eux, tant de chemins débouchaient sur la souffrance, le chagrin et la séparation, que Grinsa avait le sentiment d’être à l’entrée d’un gigantesque labyrinthe. De l’autre côté, Cresenne et Bryntelle l’attendaient, mais entre les détours, les coudes, les impasses et les pièges, il était incapable de discerner le chemin qui le conduirait sain et sauf jusqu’à elles. — C’est Duvenry ? Le Glaneur quitta les eaux sombres des yeux. Tavis lui désignait la cité fortifiée qui se dressait sur le rivage, baignée dans la lueur dorée de la fin du jour. Au-dessus de la côte rocheuse et des remparts impressionnants de la ville, s’élevait une puissante forteresse, massive et implacable, grise comme la fumée, à l’exception des bannières jaunes et noires qui ondulaient au sommet des tours dans le vent léger. L’unique visite de Grinsa dans la cité royale de Wethyrn remontait à des années. Mais le château de Duvenry était inoubliable. Aucune cité du royaume ne se comparait à celle-ci. — Oui, c’est Duvenry. Le Glaneur se redressa et regarda le bateau. Le capitaine ordonnait déjà à ses hommes d’affaler la grand-voile et de retourner à leurs rames. Ils ne tarderaient pas à accoster. — Combien de temps nous faudra-t-il pour arriver à Helke ? La voix tendue de Tavis attira l’attention de Grinsa qui l’observa longtemps avant de répondre. Le jeune homme avait retrouvé ses couleurs. Grinsa en déduisit que leur traversée en sens inverse lui serait moins pénible, mais il semblait anxieux. — Nous pouvons encore faire demi-tour, Tavis. Malgré tout ce que vous pensez, ce n’est pas une honte. Je ne douterai jamais de la sagesse d’une telle décision, pas plus que vos parents. — Je ne veux pas faire demi-tour, protesta le jeune homme. Je vous demande simplement combien de temps va durer notre voyage vers le nord. Grinsa, les yeux sur le château de Duvenry, haussa les épaules. — Cinq ou six jours, peut-être quatre, si nous trouvons des montures. Le père de Tavis, sans pour autant dissimuler sa désapprobation, leur avait donné plus d’or que nécessaire. Ils avaient de quoi acheter des chevaux et, l’eussent-ils désiré, assez pour s’arrêter dans toutes les auberges avant d’arriver sur la Pointe. Ce soir pourtant, ils seraient obligés de rester à Duvenry. Il était tard. Grinsa ne s’était résigné à ce nouveau délai qu’à regret. Chaque jour hors de la Cité des Rois mettait Cresenne, Bryntelle et Keziah davantage en danger. Chaque heure passée accroissait la probabilité de voir le Tisserand s’impatienter de l’échec de Keziah à supprimer Cresenne, et augmentait le risque de le voir s’en prendre lui-même, une fois de plus, à la jeune femme. Le Glaneur aurait échangé tout leur or pour un retour rapide au Château d’Audun. — Et vous êtes sûr qu’il est à Helke ? — Pas tout à fait, non. Dans ma vision, je vous ai vu vous battre tous les deux sur la Pointe de la Couronne, mais je ne sais pas à quelle époque de l’année. Nous finirons par le trouver aux alentours de Helke, mais j’ignore quand. Je ne peux qu’espérer que ce soit bientôt. Tavis se tint coi, et ils contemplèrent la cité et son port tandis que le navire approchait de la côte, sous les ordres rythmés du maître rameur et les éclaboussures des vagues qui soulignaient leur avance. En dépit de son opinion sur le capitaine, Grinsa ne put qu’admirer l’adresse avec laquelle l’homme et son équipage accostaient sur le large ponton de bois. En quelques manœuvres, le navire fut amarré et le pont abaissé. Grinsa et Tavis rejoignirent le capitaine. Tavis compta les pièces d’or pour lui donner le solde de ce qu’ils lui devaient. — Bonne brise, fit l’homme avec un accent si terrible que Tavis, doutant de le comprendre, lui tendit son argent sans un mot. — Oui, répondit Grinsa. Merci, capitaine. — Je n’y croyais pas quand on est partis, reprit le marin en jetant un regard rusé au Qirsi. Avantageux de vous avoir à bord, non ? — Que voulez-vous dire ? — Vous le savez bien ! rétorqua-t-il en s’éloignant. Si vous voulez un voyage de retour, vous l’avez. Mais donnez-nous un vent plus direct, cette fois. La traversée sera toujours bien assez longue. Le Glaneur ne put s’empêcher de sourire. D’une tape légère sur l’épaule de Tavis, il poussa le jeune homme vers le débarcadère. Les quais n’étaient pas loin des portes de la ville, et ils ne furent pas longs à trouver une auberge. Depuis des siècles, les relations entre Eibithar et Wethyrn étaient bonnes, aussi pouvaient-ils abandonner la plupart des précautions auxquelles ils avaient eu recours pendant leur traversée d’Aneira. Toutefois, à cause du meurtre de Brienne, le nom de Tavis était connu dans toutes les Terres du Devant. Les deux compagnons se mirent donc d’accord pour que le jeune seigneur utilise celui de Xaver, comme il l’avait fait pendant leur long périple dans le royaume du sud. Suivant la suggestion de Tavis, ils passèrent la soirée dans les rues de la ville, à la recherche des musiciens qui se produisaient dans ses tavernes. Au prétexte qu’ils étaient amis et avaient convenu de se retrouver dans la cité royale de Duvenry, ils interrogèrent nombre d’aubergistes et de musiciens sur la présence de Cadel. Après une brève description, aucun ne fut en mesure de leur répondre. Personne ne semblait le connaître. Après la cinquième ou sixième taverne – Grinsa avait perdu le compte –, le Glaneur s’éclaircit la gorge dans l’intention de suggérer à Tavis qu’il était temps de retourner à leur auberge et de se coucher. Un long voyage les attendait, et il avait la ferme intention de se mettre en route dès les premières lueurs de l’aube. Avant de pouvoir prononcer un mot, il entendit des pas derrière lui. Tavis dut les percevoir lui aussi, car ils se retournèrent au même moment, la main sur la garde de leurs épées. Une femme, le visage éclairé par une torche fixée sur un mur non loin d’eux, les regardait. Elle avait des cheveux longs, de pâles yeux bleus, et des traits séduisants. À la faible lueur de la torche, Grinsa n’aurait su dire son âge, elle ne devait pourtant pas avoir plus de vingt-cinq ans. Elle considéra rapidement leurs armes. — Pour des hommes qui prétendent chercher un ami, vous êtes prompts à dégainer. Elle jeta un coup d’œil à l’épée accrochée à la ceinture de Tavis. — Vous êtes aussi très bien armés. L’épée était l’idée de Tavis. Grinsa ne l’avait pas approuvée. D’abord, il craignait que cette arme n’attirât l’attention sur eux. En dehors des nobles, peu de gens voyageaient avec un tel arsenal. Ensuite, il était préoccupé par le fait qu’il n’avait pas vu d’épée dans sa vision. Toutefois, l’insistance de Tavis à l’emporter avait quelque chose de rassurant. Sa présence pouvait suggérer que sa vision, après tout, n’était pas une prophétie. Quelle que soit sa signification, et son opinion sur ce sujet, Grinsa ne pouvait ignorer pourquoi le jeune homme tenait à cette arme. Il avait vu Tavis s’entraîner avec Xaver MarCullet dans la cour du Château d’Audun. Si le jeune homme n’était pas doué avec une dague, son adresse avec une lame plus longue était indubitable. Et puis il avait appris que cette arme était celle de Xaver ; Tavis, sans nul doute, trouvait du réconfort à l’avoir avec lui. — Pardonnez-nous, madame, répondit Grinsa en rengainant la sienne avec grâce – du coin de l’œil, il vit Tavis l’imiter. Nous venons d’arriver à Wethyrn et nos précédents voyages nous ont conduits dans des endroits beaucoup moins hospitaliers. — Je vois, fit-elle sans conviction. — Pouvons-nous vous être utiles ? Elle sembla considérer sa question, puis ses yeux, papillonnant de l’un à l’autre, finirent par se poser sur Tavis. — Non, je ne crois pas. Excusez-moi de vous avoir dérangés. Elle fit demi-tour. — Vous nous avez entendu poser des questions sur ce chanteur, lança Grinsa. La jeune femme s’arrêta sans se retourner. — Vous le connaissez ? Bien sûr, se reprit-il, pourquoi nous avoir suivis sinon ? — Laissez-moi partir, fit-elle d’une voix devenue soudain craintive. Je ne veux pas avoir de problèmes. C’était bien la dernière remarque à laquelle Grinsa s’attendait. Elle n’avait pourtant rien de surprenant. Ils traquaient un assassin. — Je vous assure, madame, que nous n’avons aucune intention de vous faire de mal. Mais, vous le connaissez, n’est-ce pas ? insista-t-il après un court silence. Elle acquiesça en se tournant lentement vers eux. — Je vous ai entendu dire que vous étiez ses amis et que vous le cherchiez. Comme je le cherche moi aussi, je pensais que nous pourrions nous épauler. — Peut-être. Leurs regards se croisèrent et Grinsa comprit aussitôt : elle et le chanteur avaient été amants. — Je ne le crois plus, fit-elle en désignant Tavis du menton. Ses cicatrices, la façon dont vous sortez vos armes à la moindre alerte, vous n’êtes pas ses amis. Le Glaneur envisagea de mentir, mais renonça. Elle ne l’aurait pas cru. — Il est important que nous le trouvions, madame. — Est-ce lui qui a fait ces cicatrices ? — Il ne tenait pas l’arme qui les a causées, mais il en est responsable, oui. Cela vous surprend-il ? Elle haussa les épaules et détourna les yeux. — Pas vraiment. Mais elles me disent que le garçon a dû lui causer tort. — Je ne lui ai rien fait, affirma Tavis avec une détermination sourde. Je ne lui ai causé aucun tort. Il a tué celle qui… Grinsa leva la main. — Ça ira, murmura-t-il. — Qui a-t-il tué ? demanda la jeune femme partagée entre l’inquiétude, la curiosité et la peur. — Madame… — Racontez-moi. — Il a tué une personne très chère à mon ami, trancha Grinsa, c’est tout ce que vous devez savoir. — Il devait avoir une raison. Il ne tue pas pour tuer. Je le connais. — Vous avez raison, intervint sauvagement Tavis. Il ne tue pas pour tuer. Il tue pour de l’argent. — Dieux ! s’exclama-t-elle en portant une main à sa bouche tandis qu’un éclat de compréhension traversait ses yeux pâles. Je pensais qu’il pouvait être mercenaire, ou voleur, mais je n’ai jamais cru qu’il était… C’est un assassin. — Que pouvez-vous nous dire de lui ? demanda Grinsa. — Je ne suis pas sûre d’avoir envie de vous répondre. Tavis lui lança un regard terrible. — Il tue pour de l’argent, et vous le protégez ! — Pour moi, c’est un musicien et un… un ami. Grinsa désigna la porte de la taverne qu’ils venaient à peine de quitter. — Asseyons-nous et discutons-en, madame. Mon ami est un peu trop direct, mais il a raison. Vous vous souciez de cet homme, peut-être même l’aimez-vous, cela ne change rien à ce qu’il est, ni à ce qu’il a fait. Vous dites que vous le connaissez comme chanteur, il s’est certainement montré aimable et… inoffensif. Mais vous pouvez me croire, il tuera encore. — Je l’ai vu se battre, fit-elle sans un geste pour avancer vers la taverne. Nous revenions de Fanshyre. Sur la route d’Ailwyck, nous avons été surpris par des voleurs. Il était prêt à les laisser partir avec notre or – elle lâcha un rire bref –, s’il est un assassin, l’or ne compte pas pour lui. Mais quand les voleurs ont voulu s’en prendre à ma sœur et à moi, il les a empêchés. Elle poursuivit, la gorge serrée : — Ils étaient cinq. Il les a vaincus à lui seul. Je n’avais jamais vu ça. Il semblait presque devenu… fou. Comme si, une fois qu’il avait commencé, il ne pouvait plus s’arrêter de tuer. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il n’était pas qu’un chanteur. Grinsa et Tavis échangèrent un regard. Le jeune seigneur, très pâle, semblait terriblement démuni. — Quel nom vous a-t-il donné ? demanda le Glaneur. — Corbin. Elle le dévisagea avec attention. — Ce n’est pas son véritable nom ? — Ce n’est pas celui sous lequel nous le connaissons. — Nous ne parlons peut-être pas du même homme, avança-t-elle avec espoir. — Si, c’est le même. Elle frémit, et croisa les bras. — Êtes-vous sûre de ne pas vouloir entrer, madame ? — Quel nom vous a-t-il donné ? Le Glaneur, sans bien savoir pourquoi, hésita. — Cadel, lui dit-il enfin. — Cadel, répéta-t-elle avec un léger hochement de tête. — Comment l’avez-vous rencontré ? Était-ce à Ailwyck ? — Non. Nous les avons connus il y a longtemps, à Thorald. — Les ? Grinsa comprit qu’elle faisait référence à l’autre assassin, celui que Cresenne avait envoyé contre lui, l’homme qu’il avait tué dans la Forêt de Kentigern. — Oui. Ils étaient deux. Corbin et son ami, Honok. Elle avait détourné le regard, mais revint vivement sur lui. — Honok a menti sur son nom, lui aussi ? Le Glaneur en était sûr, mais l’homme lui avait donné la même identité, et il sentait qu’elle avait besoin de le savoir. — Je le connais sous ce nom-là, dit-il. — Honok n’était plus avec lui lorsqu’il est venu à Ailwyck. Corbin m’a dit qu’ils s’étaient séparés quelque temps plus tôt, mais qu’ils étaient toujours amis. Il n’avait aucune raison de lui apprendre les circonstances et la mort d’Honok. — C’est le hasard qui vous a conduits tous les deux à Ailwyck, ou… Il s’interrompit, soudain frappé par un détail. — Vous l’avez connu à Thorald ? — Oui. Ma sœur et moi voyagions avec le Festival, et… — Quand ? — Je vous l’ai dit, il y a plusieurs années. — Combien exactement ? — Cela doit faire trois ans, répondit-elle le front plissé. Oui, c’est ça, il y a trois ans. Grinsa se tourna vers Tavis. — Filib, lâcha le jeune homme. — Oui, renchérit la femme. C’est l’année où Filib le Jeune… Toute trace de couleur quitta brusquement ses joues, et elle recula pour s’appuyer contre le mur de la taverne. — Par les démons et toutes les flammes ! Il a tué Filib, n’est-ce pas ? — Nous l’ignorons, répondit Grinsa qui n’avait pourtant pas grand doute. Marston de Shanstead avait raison. La conspiration attaquait les cours Eandi depuis longtemps. Les nobles et leurs alliés Qirsi avaient simplement, et pour leur plus grand malheur, été très longs à s’en rendre compte. — Mais vous en êtes convaincus. — Vous comprenez maintenant pourquoi nous devons absolument le trouver, répondit Tavis d’une voix étonnamment douce. Quoi qu’il ait représenté pour vous, cet homme est aussi un tueur. J’ai perdu la femme que je devais épouser. Thorald a perdu son duc, et Eibithar celui qui devait être son roi. Nous devons le trouver avant qu’il ne tue de nouveau. — Vous avez l’intention de le supprimer. Grinsa, craignant qu’elle ne refuse de les aider, ferma les yeux. La femme le surprit par sa réaction. — Il vous faudra plus que les vents et les brumes, Qirsi, fit-elle en regardant le Glaneur. Parce que, à armes égales, vous n’avez tous les deux aucune chance contre lui. — Vous l’avez suivi jusqu’ici depuis Ailwyck, répondit Grinsa. Pensez-vous qu’il soit allé plus au nord ? — Je ne sais pas où il est allé. Je suis montée vers le nord parce que les cités du sud de Wethyrn n’ont pas grand-chose à proposer aux musiciens. Krasthem est une ville mineure, avec peu de bonnes tavernes, et Olfan n’offre guère plus. Ailwyck, Duvenry, Jistingham, voilà où j’irais si je cherchais une taverne où me produire. — Et Strempfar, ou Helke ? — Helke, peut-être. Elle est plus petite que certaines autres, mais son port est toujours animé, et les marins ont la réputation d’apprécier la musique quand ils y font escale. — Merci, madame. Vous nous en avez appris plus que nous l’espérions. Devant son silence, Tavis et Grinsa échangèrent un regard et firent demi-tour. — Vous aviez raison, fit-elle dans leur dos. Il peut être doux quand il ne tue pas. Et quand il chante… Sa voix est un don reçu d’Ariel elle-même. — Les brigands vous ont-ils blessée ? demanda Tavis. — Non, pas plus que ma sœur. Mais son mari n’est pas encore remis des coups qu’il a reçus. — Je suis désolé. J’espère qu’il se remettra vite. — Si j’en juge à votre visage, vous avez cruellement souffert de ce que Corbin vous a fait subir. Vous devez le haïr. — Plus que je ne saurais dire. Grinsa, sentant qu’ils glissaient vers un terrain dangereux, mit un terme à leur conversation. — Encore une fois, madame, tous nos remerciements. — Allez-vous continuer à le chercher ? demanda pourtant Tavis. — Il y a trop longtemps que je suis loin de ma sœur, et je commence à être à court d’argent. Même s’il est à Helke, je n’ai pas les moyens de m’y rendre. Et je ne suis pas sûre de vouloir être là quand vous allez vous croiser. — Vous avez raison, répondit Tavis. Elle jeta un regard hermétique à Grinsa, le visage encore pâle, puis elle les quitta, descendant rapidement la ruelle étroite qui rejoignait la place du marché. — Vous aviez raison, souffla Tavis alors qu’ils la regardaient s’éloigner. Nous devons aller à Helke. Grinsa n’en était pas aussi convaincu. Certes, ils trouveraient l’assassin. Il y était. Si la vision qu’il avait eue à la Cité des Rois n’avait pas été assez claire, la conversation qu’ils venaient d’avoir avec cette femme aurait levé tous ses doutes. Mais après la description du combat que l’assassin avait mené contre les brigands, Grinsa était plus que jamais convaincu que Tavis avait eu de la chance de survivre à leur première rencontre. Et, selon toute vraisemblance, il risquait fort de ne pas s’en sortir aussi bien cette fois-ci. — Vous avez entendu ce qu’elle a dit à propos des brigands. Le jeune homme, les yeux toujours sur l’allée, opina. — Et vous restez persuadé de vouloir continuer ? — Vous avez dit vous-même qu’il tuera encore si personne ne l’arrête. — Peut-être. Mais son dernier crime était dirigé contre la conspiration. — Je dois y aller, Grinsa. Je dois laver mon nom du déshonneur. — Arrêtez avec l’honneur ou le déshonneur, répliqua Grinsa en obligeant le jeune seigneur à lui faire face. Votre nom a été lavé de toute ignominie, en tout cas autant qu’il pourra jamais l’être. Cresenne s’est chargée de prouver votre innocence en avouant son rôle au roi d’Eibithar. Aindreas pourra refuser de se rendre à l’évidence, les ducs de Galdasten aussi, mais pour toute personne sensée, sa confession est une preuve suffisante. Vous êtes innocent, Tavis ! — Alors vous pensez que je devrais abandonner, laisser courir le meurtrier de Brienne ? — Je crois que vous devriez reconnaître qu’il ne s’agit que de vengeance, Tavis, et rien d’autre. Le chanteur a assassiné votre fiancée. Le chagrin, le choc, la violence aveugle de son père, vous ont causé une terrible souffrance. Plus que quiconque, je sais ce que vous avez enduré. Je vous ai guéri, et j’ai voyagé avec vous pendant près d’une année. Je n’éprouve aucune sympathie pour Cadel, et je comprends pourquoi vous voulez sa mort. Tout cela ne change rien au fait que, votre innocence établie, vous ne le poursuivez que pour assouvir votre soif de vengeance. Sa mort, si toutefois vous parvenez à le tuer, ne vous apportera rien. Et vous avez toutes les chances de mourir dans cette tentative. Vous pouvez me dire ce que vous voulez, laver votre nom, retrouver votre place dans l’Ordre des Successions, mais au fond, ce qui vous anime, c’est le désir de revanche, rien d’autre. Vous êtes exactement comme Aindreas ! À peine avait-il prononcé cette phrase qu’il sut qu’il était allé trop loin. Le jeune seigneur, au lieu de s’emporter, resta figé. Les lèvres pincées, le visage pâle et fermé, il sembla endurer l’affront, puis il passa devant le Glaneur, et se précipita dans la taverne. Grinsa regretta sa stupidité. Tavis aurait besoin de temps avant d’accepter, ou même d’entendre, ses excuses. Le Glaneur serait volontiers rentré à l’auberge où ils avaient leur chambre, mais c’était leur première nuit à Duvenry, et il n’était pas sûr que le jeune homme fût capable de retrouver son chemin tout seul. Alors il attendit. Après de longues minutes, sachant qu’elles ne suffiraient pas à apaiser la fureur que ses paroles avaient provoquée, il se décida à pénétrer dans l’auberge. Il le vit immédiatement. Dos à l’entrée, Tavis était installé à une table isolée sur le côté de la pièce, devant une chope de bière. Grinsa avança jusqu’à lui et s’assit. — Je suis désolé, fit-il. Le jeune homme contemplait le breuvage sombre. — Je ne suis pas comme Aindreas. — Tavis… — Je ne suis pas comme lui ! Aindreas a décrété que j’étais l’assassin de Brienne, alors il m’a torturé. Il a pris plaisir à me voir souffrir, et il ne s’est jamais demandé s’il se trompait. Il leva les yeux. — Nous savons que c’est le chanteur qui l’a assassinée. Et je n’ai aucune envie de le torturer. Je veux le tuer, et en finir. C’est peut-être un désir de vengeance, mais au moins il est justifié. — Vous avez raison, Tavis. J’ai eu tort de parler comme je l’ai fait. Tavis le considéra brièvement, comme il le faisait toujours lorsque le Glaneur était de son avis, ou lui adressait un compliment. Dans ces cas-là, il semblait presque étonné de l’acquiescement de Grinsa, surpris de découvrir qu’il approuvait ses paroles. — Qu’avez-vous vu dans votre vision, Glaneur ? — Je vous l’ai dit, répondit Grinsa embarrassé. Je vous ai vu vous battre avec le chanteur sur la Pointe nord de la côte de Wethyrn. — L’avez-vous vu me tuer ? — Non. Je n’ai rien vu de l’issue du combat. — Mais vous en avez vu assez pour être sûr que je n’y survivrais pas. — Je vous jure que non. — Alors pourquoi, depuis ce rêve, essayez-vous de me détourner de cette poursuite ? — Précisément parce que j’en ignore l’issue. Si je savais qu’il vous tue, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous empêcher d’aller sur la Pointe. À l’inverse, si j’étais sûr que vous l’emportiez, je ne serais pas aussi inquiet. Mais je n’ai pas la moindre idée de ce qui va se passer, Tavis. C’est une situation extrêmement pénible pour un Glaneur. — Nous autres, Eandi, vivons avec de telles incertitudes tous les jours, répliqua le jeune homme en souriant. — Oui, et parfois je me demande comment vous faites. Ils se turent. Grinsa regardait Tavis qui regardait sa bière. — Il y aura un orage, reprit-il enfin. Tavis leva la tête. — Et le chanteur vous blessera au moins deux fois, mais aucune de ces blessures ne sera très grave. Vous serez à l’extrémité de la côte, sur des roches rendues glissantes par les embruns et la pluie. Cela peut jouer en votre faveur. Sur un terrain stable, vous ne seriez pas à sa hauteur. Vous le savez. Tout peut arriver sur un terrain aussi accidenté. Essayez de vous en servir. — Où me blessera-t-il ? — Au cou et à l’avant-bras droit. Mais je vous l’ai dit, aucune de ces blessures n’est profonde. — Et moi, est-ce que je le blesse ? Grinsa hésita. — Bien sûr que non, reprit le jeune homme avec amertume. — Vous pouvez le vaincre, Tavis. Vous devez le croire, ou bien vous courez à l’échec. — Je croyais que vous n’étiez pas d’accord, que vous ne vouliez pas que je l’affronte. — Je ne le suis pas. — Alors pourquoi ces conseils ? Une servante approcha de leur table. Grinsa la renvoya d’un geste de la main. Il n’était pas d’humeur à boire. — Si j’exigeais que vous quittiez Wethyrn sans l’avoir affronté, m’obéiriez-vous ? — Vous savez bien que non. — Alors vous avez votre réponse. Quoi que je dise ou fasse, vous irez. Même si je vous proposais de le tuer pour vous, vous refuseriez. C’est votre combat, pour le meilleur ou pour le pire. Je pense que vous avez un rôle à tenir dans la guerre qui s’annonce, un rôle important, bien que j’en ignore tout. Or, je vous connais suffisamment pour savoir que vous ne serez pas capable de tenir ce rôle si vous n’avez pas une dernière fois affronté l’assassin. Il écarta les mains. — Vos chances de survivre à ce combat sont plus grandes si vous savez à quoi vous en tenir. — Merci, lâcha Tavis. Le Glaneur se leva. — Venez. Une longue journée nous attend. Plus vite nous serons à Helke, mieux cela vaudra. Il faut dormir. Tavis jeta deux pièces d’argent sur la table et ils sortirent. — Avez-vous remarqué quelque chose d’autre dans votre vision ? demanda-il alors qu’ils marchaient dans les ruelles sombres. Grinsa n’eut qu’un instant d’hésitation. Il devait tout lui dire, le bon comme le mauvais. — Le chanteur semblait assez sûr de lui. Il n’a pas peur de vous, même après ce qui s’est passé à Mertesse. Cela aussi peut jouer en votre faveur, s’empressa-t-il d’ajouter afin de limiter la portée de ses propos. Trop de confiance en soi peut s’avérer fatal. — Alors je n’ai rien à craindre, ironisa le jeune seigneur. De sa table au fond de la taverne, Tihod jal Brossa les regarda partir du coin de l’œil. Dans l’ombre, affaissé sur sa chaise, le nez sur sa chope, il avait tout d’un pauvre hère, uniquement préoccupé par sa bière et ses soucis. Presque certain qu’ils retournaient à leur auberge, il ne fit aucun effort pour les rattraper. Il savait où ils passaient la nuit, et il avait la ferme intention de les suivre dès le matin. Pour l’heure, il lui semblait plus prudent de laisser le Glaneur Qirsi et son compagnon Eandi mettre assez de distance entre eux et la taverne. Alors, il retournerait à son navire. C’était une chance de les avoir trouvés. Dusaan l’avait envoyé à Duvenry sur la trace d’un autre gibier, un assassin qui avait beaucoup travaillé pour le mouvement, et auquel Tihod avait versé de généreuses quantités d’or par le passé. En fin de journée, alors qu’il quittait son navire, la Flamme d’argent, dans l’intention de glaner des informations sur la place du marché, il avait aperçu un étrange couple descendre d’un navire Eandi proche du sien. Ils auraient attiré son attention dans n’importe quelles circonstances, mais au cours de leur dernière conversation, Dusaan lui avait parlé d’un autre Tisserand sur les Terres du Devant, un homme nommé Grinsa jal Arriet. Dusaan le lui avait brièvement décrit. C’était le compagnon du Qirsi qui l’avait rendu si facile à identifier. Il n’avait jamais vu Tavis de Curgh, mais il n’imaginait pas d’autre jeune noble Eandi couvert de cicatrices semblables sur le visage. En règle générale, Dusaan ne lui demandait pas grand-chose. Il savait que Tihod aurait été heureux de s’investir davantage dans le mouvement, mais depuis le début, des années auparavant, il s’était montré très clair sur le sujet : il n’aurait pas l’imprudence de risquer la vie de Tihod sur des missions qui pouvaient être assurées par d’autres. — J’ai besoin de toi pour distribuer mon or, lui avait-il confié un jour. En ne laissant aucune trace. Personne d’autre ne peut le faire pour moi. Il avait raison, et Tihod n’en doutait pas. Opérer les versements qu’il transmettait aux partisans de Dusaan n’avait rien de bien compliqué. N’importe quel marchand doué d’un peu d’intelligence aurait pu organiser un réseau de coursiers identique. Mais tous ne réussissaient pas en affaires au point de pouvoir absorber tous les qinde impériaux que Dusaan lui envoyait, ou les échanger contre de la monnaie courante. Encore moins possédaient une connaissance aussi approfondie de tous les ports principaux des Terres du Devant. Parmi cette poignée, seul Tihod connaissait Dusaan depuis l’enfance. Il était le seul à qui l’on pût confier qu’il était un Tisserand à la tête d’une grande cause. Il n’était pas exagéré de dire qu’après le Tisserand lui-même, Tihod était l’homme le plus important du mouvement. C’était pour cette raison que Dusaan cherchait à le protéger. Et pourquoi Tihod savait combien le Tisserand désirait la mort de Grinsa jal Arriet. Car, en effet, lorsque Dusaan lui avait parlé de ce second Tisserand, au cours d’un rêve survenu moins d’un cycle plus tôt, malgré toutes ses réticences, il n’avait pas hésité à lui demander de le tuer, s’il en avait l’occasion. — N’oublie pas qu’il est Tisserand, lui avait dit Dusaan cette nuit-là. Sois extrêmement prudent en approchant de lui. Il a vu mon visage, aussi doit-il mourir. Quel que soit mon plaisir à le tuer moi-même, je ne peux pas risquer d’attendre si longtemps. Tihod n’était pas Tisserand, mais il était lui-même doté de pouvoirs considérables. Il était Glaneur et Façonneur, il possédait aussi le don des brumes et des vents, un atout précieux pour un capitaine de navire. Il savait également manier la dague et l’épée, et on ne bravait pas les tempêtes de la Scabbard, ou les courants et les vents imprévisibles des détroits, sans acquérir force et agilité. En regardant Grinsa et le jeune homme quitter les quais pour la place du marché de Duvenry, il avait résolu de les suivre et de les supprimer la nuit même. Dusaan lui avait toutefois demandé de trouver aussi l’assassin. Cet homme n’avait pas exercé son art au bénéfice du mouvement depuis un certain temps. Alors que les lieutenants de Dusaan le cherchaient depuis plusieurs cycles pour une nouvelle mission, très peu savaient même où enquêter. Alors, quand la nouvelle d’un homme correspondant à la description de l’assassin avait atteint Tihod, disant qu’il avait été aperçu deux cycles plus tôt dans le sud de Wethyrn, le capitaine avait dirigé son bateau dans cette direction et descendu la Pointe jusqu’à Grinnyd. Il n’avait pas tardé à apprendre que le chanteur était parti depuis moins d’un cycle. La rumeur le situait alors à Ailwyck, une ville trop loin dans les terres pour qu’un capitaine de marine marchande s’y aventure sans s’attirer l’attention, mais assez proche pour envoyer un émissaire. Une fois de plus, il avait appris que l’assassin avait poursuivi son périple avant que le messager puisse lui remettre l’or du mouvement, et lui confier sa mission. Durant la presque totalité du cycle lunaire d’Amon, Tihod, resté sans nouvelles, n’avait su où diriger ses recherches. Quelques nuits avant celle des Deux Lunes, on lui avait parlé d’une autre chanteuse, une femme nommée Kalida Betzel qui avait chanté avec l’assassin à Ailwyck, et qui aurait été sa maîtresse. Cette femme avait quitté Ailwyck peu après l’assassin et s’était dirigée vers le nord, vers Duvenry. N’ayant d’autre piste, Tihod avait à son tour rejoint la cité royale, où il n’avait pas tardé à retrouver Kalida. Peu désireux de soulever l’attention, il avait gardé ses distances, mais vite découvert qu’elle aussi cherchait le chanteur. Le marchand en avait déduit qu’il lui suffisait d’être patient. Elle le conduirait jusqu’à lui. Ce n’était pas, se disait Tihod, une simple coïncidence, ou la chance, qui avait conduit Grinsa et cette femme dans la même ville au même moment, et cette nuit, dans la même taverne. Ce n’avait pourtant été qu’en entendant le Glaneur poser au tenancier des questions sur le chanteur qu’elle cherchait qu’il avait fini par comprendre. Il s’était souvenu que l’assassin avait été payé pour tuer Lady Brienne de Kentigern, et que Tavis avait été accusé du meurtre. Aussi n’avait-il pas été surpris de voir Kalida suivre Grinsa et le jeune homme dans la rue, ni étonné – quand il s’était glissé jusqu’au seuil – de les voir en grande conversation juste devant la porte. Bien qu’il eût payé cher pour les entendre, il n’était pas sorti. Il s’était contenté de les observer, remarquant le choc de Kalida devant ce qu’on lui disait – ignorait-elle la véritable profession du chanteur ? – et de tendre l’oreille, quand le jeune Curgh s’était mis en colère. Il n’avait rien saisi. Mais, de ses observations, il avait déduit que le Qirsi et le noble avaient l’intention de continuer leur quête de l’assassin. Il semblait donc qu’il ne tuerait pas Grinsa jal Arriet à Duvenry. Le Glaneur mourrait – Dusaan n’avait émis aucun doute à ce sujet et Tihod était plus qu’heureux de porter le coup fatal –, mais avant, Grinsa et son compagnon le conduiraient à l’assassin, Cadel Nistaad. 12 Helke, Wethyrn — Ouais, ’crément doué, ce chanteur au Phoque Gris. Le meilleur depuis une paie. Pouvez m’croire ! Le colporteur but une nouvelle et longue rasade de bière avant d’essuyer d’un revers de manche la mousse restée sur ses lèvres. Au fil des bières, offertes avec l’or des Curgh, et des histoires de toutes les tavernes de Helke dont il les régalait, cela faisait près d’une heure que Tavis et Grinsa l’écoutaient — Si c’est d’la musique qu’vous cherchez – d’la bonne, j’veux dire –, à vot’place, c’est par là que j’commencerais. C’était l’idée de Grinsa. Tavis devait reconnaître qu’elle n’était pas mauvaise. — Plus nous approchons de Helke, lui avait dit le Glaneur quelques jours auparavant, plus nous risquons de croiser des gens qui connaissent Cadel. Plutôt que de poser des questions sur lui en particulier, et attirer l’attention, il vaudrait mieux se renseigner sur les musiciens de la ville. D’après ce qu’on sait, cet homme a du talent. S’il est là, on nous parlera forcément de lui. Cette stratégie n’avait alors pas convaincu Tavis, mais depuis le colporteur leur avait donné toutes les informations dont ils auraient besoin pour trouver le chanteur, et d’autres. — Maint’nant, si c’est du bon tabac, poursuivit l’homme en vidant sa chope tout en faisant signe à la servante de sa main libre, alors c’est au Grand Mât qu’faut aller, au sud de la ville. Vrai, c’est mal fréquenté. Le sourire qu’il adressa à Tavis révéla largement ses dents jaunes et cassées. — Ouais, p’t-être que vous avez eu vot’compte de c’genre d’endroits, pas vrai ? Dans c’cas, vaut p’t-être mieux rester au Phoque Gris. — Bien, l’ami, intervint Grinsa en cherchant au fond de sa poche de quoi payer toutes les bières que l’homme avait ingurgitées, nous vous remercions de vos conseils. Quand nous serons à Helke, au son de l’agréable musique dont vous venez de nous parler, nous lèverons nos chopes à votre santé. Tavis et le Glaneur poussèrent leurs chaises. — Hé, attendez ! s’exclama le marchand en écarquillant les yeux devant la perspective de perdre une bonne occasion de boire sans frais. J’vous ai même pas causé des tavernes de Strempfar. Les musiciens sont aussi bons qu’à Helke, mais quek’z’uns méritent qu’on en parle. Grinsa se leva, et fit signe à Tavis de l’imiter. — Une autre fois, mon ami. Le colporteur fit la grimace. — Comme vous voulez. Merci pour les bières, pas vrai ? Le laissant à son breuvage, les yeux à l’affût de ses prochains payeurs, Tavis et Grinsa franchirent la salle comble en silence. Dehors, Grinsa sourit, visiblement satisfait. — Je vous avais dit que ça marcherait. — Si vous étiez aussi malin que vous semblez le croire, vous auriez fait la même chose en Aneira. Cela nous aurait évité de perdre notre salive à questionner des patrons mutiques. — Cette méthode n’aurait pas eu les mêmes résultats en Aneira. Nous ne savions pas dans quelle ville il était, et puis subir toutes les histoires de tous les chanteurs itinérants du royaume, je ne suis pas sûr d’apprécier. Tavis lui concéda ce point d’un hochement de tête. La nuit était douce, l’air chargé d’un vent léger et d’une faible odeur de mer. Ils se trouvaient dans le duché de Helke, deux lieues les séparaient encore de la ville. Un éclair traversa le ciel. Aucun coup de tonnerre ne répondit à la brève illumination des nuages. L’orage était loin. Depuis plusieurs jours, le ciel gris et lourd retenait la pluie. — Maintenant, nous savons où le trouver, observa le jeune seigneur. — Oui, je suppose. Le ton de sa voix désarçonna Tavis. Comme si le Glaneur, au fond, doutait des propos du colporteur, à moins qu’il n’espérât ne jamais retrouver le chanteur, de peur – ou sachant – que Tavis ne survivrait pas à cette rencontre. Il regretta d’avoir ouvert la bouche. Ils n’avaient presque pas parlé depuis leur départ de Duvenry. Rien ne les opposait, mais Tavis n’était pas d’humeur à bavarder et Grinsa semblait le comprendre. Le jeune homme ne pensait qu’à sa future confrontation avec l’assassin, et à ce que Grinsa lui avait dit de leur combat. Il avait battu l’homme une fois, à Mertesse, juste avant que Grinsa ne l’oblige à le relâcher. Alors que ce souvenir aurait dû lui inspirer une certaine confiance en ses capacités, il ne faisait que renforcer son appréhension. Tavis ne se faisait aucune illusion sur son adresse au combat. Il avait emporté l’épée de Xaver, dans l’espoir qu’elle augmenterait ses chances de vaincre. Grâce à son entraînement, sous le regard constant et les conseils vigilants de Hagan MarCullet, il avait fait la preuve de ses dons à l’épée. Il était adroit, bien meilleur qu’avec une dague. Pourtant, même aussi bien armé, contre un homme comme Cadel, Tavis savait qu’il n’avait qu’une chance sur cent. Et cette victoire, même volée, il l’avait remportée à Mertesse. Il ne faisait aucun doute qu’à leur prochain combat, l’assassin aurait le dessus. Il n’était pas trop tard pour renoncer. Grinsa le lui avait répété si souvent que Tavis l’entendait désormais dans ses rêves. Parfois, tard dans la nuit, lorsque Grinsa dormait, alors que Tavis aurait dû en faire autant, il caressait l’idée de rentrer en Eibithar sans affronter l’assassin de Brienne. Il désirait la venger – Ean savait combien il le voulait –, mais il voulait vivre aussi, retrouver sa place à la cour de ses ancêtres, devenir duc, vivre l’existence noble qu’il avait toujours envisagée. Grinsa aurait sauté sur l’occasion de quitter Wethyrn. Malgré son silence, Tavis savait combien il souffrait d’être loin de Cresenne et de leur fille. Il savait aussi parfaitement que s’il rentrait à Curgh sans avoir affronté l’assassin, ses parents l’accueilleraient sans lui poser la moindre question, tout comme Xaver et Hagan MarCullet, ou quiconque dont l’opinion eût de l’importance à ses yeux. Quelques jours auparavant, Grinsa lui avait affirmé qu’il ne poursuivait l’assassin que par désir de vengeance. Depuis, le jeune seigneur avait compris que sa motivation n’était pas seulement la revanche, la fierté, ou même l’amour de sa reine morte. Il agissait pour lui, parce qu’il savait, s’il faisait demi-tour, et n’affrontait jamais l’assassin, qu’il se considérerait comme un lâche jusqu’à la fin de ses jours. Valait-il mieux risquer une mort stupide, ou vivre dans l’éternel dégoût de soi ? Cette question le hantait depuis quatre nuits. Elle le hanterait sans doute encore la suivante. — Le Phoque Gris ne devrait pas être très difficile à trouver, reprit Grinsa. Cadel y sera certainement, les musiciens obtiennent souvent le gîte et le couvert en complément de leurs gages. Nous trouverons peut-être le moyen de nous introduire dans sa chambre… — Vous savez que ce n’est pas ainsi que ça va se passer, objecta Tavis d’une voix sourde. Nous nous battons sur le littoral. Vous l’avez vu. — Je vous l’ai déjà dit, Tavis. Lorsque j’ai la vision d’un destin, que ce soit en rêve ou au cours d’un Glanage, ce que je vois n’est qu’une possibilité parmi d’autres. — Alors pourquoi m’avez-vous raconté tout ce que vous m’avez dit sur mon combat avec le chanteur ? Grinsa eut un léger haussement d’épaules. — Parce que si ce que j’ai vu s’avère exact, je voulais que vous sachiez à quoi vous attendre. Il allait poursuivre, mais se ravisa. — Vous préféreriez que cette vision soit fausse, n’est-ce pas ? Vous n’avez cessé de me dire que vous n’aviez pas vu l’issue de notre combat, mais ce que vous avez vu ne vous a pas plu. Je me trompe ? — C’est l’idée même de ce combat qui me déplaît, Tavis. Mais oui, si j’avais le choix, je préférerais que vous vous battiez ailleurs, sur un terrain un peu moins… Il se tut brusquement. — Avez-vous entendu ? murmura-t-il en tournant légèrement la tête. — Entendu quoi ? — Des pas. Tavis se retourna. Ils se trouvaient près de l’auberge où ils avaient pris une chambre. La ruelle semblait vide. En fait, toute la ville, dont il avait déjà oublié le nom, lui semblait déserte. — Je n’ai rien entendu. — Ce n’est pas la première fois que j’ai cette impression. — Quelle impression ? — Celle que nous sommes suivis, surveillés. Dans la taverne, tout à l’heure, alors que nous étions avec le colporteur, j’avais l’impression qu’on écoutait notre conversation. Venant d’un autre, Tavis aurait balayé la remarque sans y songer. Même dans la bouche du Glaneur, ces mots semblaient empreints d’une peur irrationnelle. Elle pouvait être mise sur le compte de leurs préoccupations constantes, ils ne parlaient que d’assassins et de conspiration, mais il n’avait jamais entendu Grinsa s’inquiéter sans raison et, bien qu’il ignorât si les sens d’un Tisserand étaient plus puissants que ceux d’un quelconque Qirsi, ils étaient en tout cas mieux aiguisés que les siens. — Que devons-nous faire ? interrogea Tavis. Grinsa observait toujours la ruelle. — Je ne crois pas que nous puissions faire grand-chose, répondit-il avec un hochement de tête résigné. Si nous sommes suivis, notre espion nous a vus nous arrêter. Il va se montrer plus prudent. Il se remit en marche, d’un pas légèrement plus vif, et le jeune homme s’empressa de le suivre. — J’aurais dû être plus attentif, murmura-t-il mécontent. La prochaine fois, je ne me retournerai que quand je serai sûr de le surprendre. À l’ombre de la ruelle, dissimulé entre une forge et l’atelier d’un charron, Tihod les observait. Redoutant de voir à tout instant le Glaneur revenir sur ses pas et le débusquer, il maudit son imprudence. Heureusement, il avait déjà compris que Grinsa et le jeune Curgh rentraient à leur auberge. Après leur conversation avec le colporteur assoiffé, il était sûr qu’ils n’auraient qu’une hâte : dormir au plus vite, afin de terminer leur voyage dès les premières lueurs de l’aube. Après avoir vu la direction qu’ils avaient prise en sortant de la taverne, il aurait dû cesser de les suivre et retourner dans sa chambre. Au lieu de ça, au mépris du danger, il leur avait emboîté le pas. Il avait suffi d’un frôlement de ses semelles sur le chemin sale et poussiéreux pour attirer l’attention de Grinsa, un faux pas que n’importe qui d’autre n’aurait pas remarqué. Tavis d’ailleurs n’avait rien entendu. Dusaan l’aurait discerné, mais le Tisserand n’était pas un homme ordinaire. Lui et Grinsa ne partageaient pas seulement l’étendue de leurs pouvoirs. Outre la menace constante d’être découverts et exécutés par les Eandi, tant de magie rendait des hommes tels que Dusaan et Grinsa particulièrement prudents, et donc beaucoup plus sensibles à leur environnement. Ou bien peut-être posséder tant de dons liés à la nature et aux éléments – le feu, les brumes et les vents, le langage des bêtes – apportait-il à un Tisserand une perception plus fine du monde qui l’entourait. Quelle qu’en fût la raison, Tihod constata qu’il devait se montrer plus prudent s’il voulait supprimer Grinsa sans se faire tuer. Il n’entendait pas ce que le Glaneur et Tavis se disaient, mais il les vit finir par s’éloigner. Sans quitter sa cachette, Tihod les regarda entrer dans leur auberge. Au cas où Grinsa aurait jeté un coup d’œil au-dehors, il attendit quelques minutes avant de rebrousser chemin vers sa propre auberge, et la petite chambre miteuse qu’il avait louée pour la nuit. Son bateau lui manquait. Pour un homme habitué à la cabine confortable de son navire, accoutumé chaque nuit à glisser dans le sommeil au lent et doux bercement des flots, une vulgaire paillasse d’hôtel était un endroit terrible. Il dormait mal depuis son départ de Duvenry, il ne mangeait guère mieux et n’avait pas d’appétit. Beaucoup jugeaient la mer méchante à l’estomac, ce n’était bien sûr pas son cas. Il n’arrivait pas à comprendre comment l’on pouvait vivre, dormir et manger sur cette rocaille sans vie qu’on appelait la terre. Sur l’océan, épousant son rythme, vivant au gré de ses largesses, Tihod avait l’impression de chevaucher sur le dos d’une grande bête. Le tangage et le roulis de son navire sur les vagues, le goût des embruns sur ses lèvres, l’odeur du sel à ses narines lui apportaient plus que son gagne-pain, ils lui donnaient la vie. Ils comblaient son appétit et sa soif, lui disaient quand dormir et quand se lever, ils animaient ses rêves. Ils fouettaient même ses performances amoureuses. Une seule fois, il avait partagé le lit d’une femme à terre. C’était dans la chambre d’une taverne en Aneira. L’expérience n’avait fait que confirmer ce qu’il savait déjà : les femmes, comme le vin et la nourriture, comme les orages et les couchers de soleil, ne se goûtaient nulle part aussi bien que sur la mer. Dusaan, qui ne s’était lui-même jamais senti parfaitement à l’aise sur l’eau, n’en était pas moins venu à apprécier la passion de Tihod pour l’océan. Aussi avait-il été particulièrement surpris lorsqu’il était entré dans les rêves du capitaine marchand, trois nuits plus tôt. — Tu n’es pas sur ton bateau, lui avait aussitôt dit le Tisserand, un éclair d’inquiétude dans ses yeux d’or. Pourquoi ? Ils foulaient tous deux la lande d’Ayvencalde, comme toujours pendant ces rencontres. Le soleil baignait l’herbe et les rochers, et un vent léger agitait la crinière blanche et sauvage de Dusaan. Tihod lui avait raconté qu’il avait trouvé Grinsa et Tavis à Duvenry, et il lui avait fait part de sa décision de les suivre vers Helke, où il espérait les voir le conduire à l’assassin. Il avait cru que ces nouvelles réjouiraient Dusaan, il s’était même attendu à être félicité de son intention de suivre le Glaneur dans les terres. Au lieu de cela, le Tisserand l’avait mis en garde, et lui avait fait jurer d’attendre qu’ils se parlent une dernière fois avant que le marchand et sa proie n’atteignent Helke. Alors qu’il glissait dans le sommeil, Tihod savait donc que Dusaan pénétrerait dans ses rêves cette nuit-là. Il apparut que le Tisserand l’attendait. Car à peine eut-il fermé les yeux qu’il se retrouva sur la lande, avançant péniblement au milieu des hautes herbes. La silhouette de Dusaan se découpait à quelque distance contre les eaux tranquilles de la Scabbard. — Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il alors que Tihod s’arrêtait devant lui. — Je suis à Krilde, à moins d’un jour de marche de Helke. — Grinsa et le garçon y sont aussi ? — Oui. Ils ont bavardé avec un colporteur ce soir, un homme qui a entendu Cadel chanter à Helke, il y a quelques jours. Il leur a donné le nom d’une taverne. Si tout se passe comme prévu, cette affaire sera réglée demain soir. — Il ne faut pas agir dans la précipitation, l’avertit Dusaan le visage fermé. — Je le sais. Je disais simplement que… — Je veux que tu trouves l’assassin avant eux. Arrive en premier à Helke, pars cette nuit s’il le faut. Paie-le et demande-lui de les tuer tous les deux. Je ne veux pas que tu te battes avec Grinsa. — Tu as l’intention d’envoyer un assassin Eandi tuer un Tisserand ? — Il a déjà tué des Qirsi. — Jamais un Qirsi comme celui-ci. — Et toi, tu l’as fait ? — Ce n’est pas la question, tu le sais, répondit Tihod. Je suis sûr que Cadel est très bon… — C’est le meilleur des Terres du Devant. — Mais, dans ce cas, l’adresse au couteau ou au garrot ne suffit pas. Quels que soient ses talents avec une arme, sans aucun recours à la magie, il n’a aucune chance contre Grinsa. — Crois-moi quand je te dis que toi non plus. — Alors aucun de nous ne devrait essayer. Dusaan, essayant de juger si Tihod cherchait délibérément à l’irriter, plissa les paupières. — C’est une mission pour un assassin, articula-t-il lentement. Et si Cadel devait mourir dans l’entreprise, j’en trouverai un autre. Une douzaine s’il le faut. Les assassins peuvent être remplacés. Pas toi. — C’est exact, sourit Tihod. Mais je n’ai pas quitté mon navire et parcouru tout ce chemin pour rien. Je refuse que mes efforts soient vains. Je ne suis peut-être pas Tisserand, mais j’ai des pouvoirs, et je sais les utiliser. — N’importe lequel de tes pouvoirs, Grinsa peut s’en servir contre toi. Parce que tu peux façonner la matière, ou soulever une brume, tu crois être assez puissant pour te mesurer à lui ? Il lâcha un rire sec. — Tu ne l’es pas. — Je te l’accorde, mais il s’attend à être attaqué par Cadel. L’assassin n’a aucune chance de le surprendre. Lui et le gamin savent à quoi il ressemble. Ils savent qu’il est à Helke. Mais ils ignorent tout de moi. Si je suis assez rapide, Grinsa n’aura même pas le temps de retourner mes pouvoirs contre moi. Dusaan, le visage aussi dur que la glace, le dévisagea longuement, la prunelle flamboyante. Tihod l’avait poussé très loin, peut-être trop. Dusaan n’était pas un homme habitué à la contestation, ni dans ses fonctions de haut chancelier impérial, ni dans son rôle de chef du mouvement. Sur toutes les Terres du Devant, personne n’aurait osé lui parler de cette façon. Si Tihod était convaincu d’être à l’abri de son courroux, il devait néanmoins comprendre que leur conversation avait atteint ses limites. — Tu travailleras avec Cadel, décida-t-il enfin. Ils sont deux, vous pouvez être autant. Je veux tout de même que tu arrives à Helke avant le Glaneur. Trouve Cadel et mets-le au courant. J’ai entendu dire qu’il n’apprécie pas particulièrement notre or – apparemment, il n’a pas plus d’égards pour notre peuple que pour les nobles qu’il assassine –, dans ce cas précis, j’espère qu’il verra l’intérêt qu’il a à travailler avec toi. — Et si ce n’est pas le cas ? — Offre-lui plus. Cela paie toujours avec les Eandi. — Et si, après la mort de Grinsa, il refuse toujours d’accepter cette nouvelle mission ? — Nous avons d’autres arguments pour le convaincre. Ils ont toujours fonctionné jusqu’ici. — Très bien, opina le marchand. — Je n’aime toujours pas ça, Tihod. Je n’ai jamais caché mon désir de voir cet homme mourir, mais ta vie est trop cher payée contre la sienne. Si cette rencontre devait mal tourner, éloigne-toi de lui aussi vite que possible. Je ne t’en voudrai pas. — Ne t’inquiète pas, répondit Tihod. Je ne veux pas plus que toi me voir mourir dans l’entreprise. — Je m’en doute. Tihod ouvrit les yeux en sursautant sur une chambre plongée dans l’obscurité. Il n’avait aucune idée de l’heure, mais il ne devait pas être plus de minuit. Il ne ressentait aucune fatigue. Bien qu’il ne fût pas un des vulgaires affidés de Dusaan contraints de suivre, toutes affaires cessantes, les ordres du Tisserand, il savait reconnaître un conseil avisé. Il valait mieux rejoindre Helke au plus vite, et trouver Cadel avant Grinsa et le garçon. S’il avait été dans une cité plus grande – Duvenry ou Strempfar, par exemple – il aurait dû affronter une porte fermée et la suspicion des gardes qui voyaient dans n’importe quel Qirsi une menace contre leur royaume. Krilde était trop petite pour avoir des remparts et des gardes. Il était libre d’aller et venir. Le tavernier jugerait peut-être étrange un départ à une heure pareille, mais cinq qinde de plus achèteraient son silence. En quelques minutes, il fut habillé et au pied de l’escalier. À l’extérieur, la nuit était douce. Il n’aimait pas être dehors à cette heure. Les lunes étaient levées, leurs cercles perçaient faiblement les nuages, déversant une lumière blafarde sur le village et la campagne alentour. S’il avait assez confiance en ses pouvoirs pour envisager sereinement une confrontation avec un Tisserand, ce n’étaient pas les brigands qu’il pouvait croiser en chemin qui allaient l’inquiéter. Tihod quitta rapidement le village. Le chemin de terre, sinueux et inégal, avançait sur la lande de la Pointe. À la lueur rouge et blanche des lunes, les blocs de roches épars et les hautes herbes agitées par le vent prenaient des allures fantomatiques. Derrière chaque pierre, tapi dans l’ombre de la nuit, un spectre semblait dissimulé. Au nord, le ciel était parcouru d’éclairs, mais à l’exception du bruit du vent et du cri intermittent d’une chouette, la nuit restait silencieuse. Il ne fit halte qu’à l’aube pour sortir un morceau de viande sèche de sa sacoche, et se désaltérer à une source sauvage. Aux premières lueurs du jour, il vit le château de Helke se détacher sur le ciel. La forteresse, couleur de cendre, élevait sa silhouette austère au-dessus de la cité. À l’ouest, il distinguait les eaux du Golfe de Kreanna, sombres comme une cicatrice et parsemées de moutons blancs. Le vent avait fraîchi. Tihod sentait l’orage. Il pleuvrait dans la journée. Un marin comprenait ces choses. Lorsqu’il atteignit les remparts de la ville, les portes étaient ouvertes. À l’entrée sud, les gardes le dévisagèrent avec la suspicion et le mépris qu’ils réservaient aux voyageurs Qirsi, mais le laissèrent passer sans lui poser de question. Il se dirigea d’abord vers la place du marché. À un colporteur Qirsi, il demanda l’adresse du Phoque Gris. — Une bonne taverne à ce qu’on raconte, répondit l’homme. Il étalait ses marchandises sur le sol, s’interrompant parfois pour juger sa présentation d’un regard critique. — Bonne chère, bière excellente, et dernièrement, à ce qu’il paraît, musique agréable. Pas donnée, mais ça n’a pas l’air de décourager ceux qui vont y faire bombance. Il leva la tête et croisa le regard de Tihod. — Mais ça n’est pas une des nôtres, cousin, malgré le nom. Les auberges et les tavernes Qirsi portaient souvent des noms tels que le Dragon Blanc, le Faucon Gris, afin de faire savoir aux clients Qirsi qu’ils y seraient les bienvenus. Ils étaient libres, bien sûr, de dépenser leur or dans n’importe quel établissement, qu’il soit dirigé par un Qirsi ou un Eandi, mais la plupart des sorciers se limitaient à ceux tenus par un patron de leur race. — Oui, c’est ce qu’on m’a dit, répondit Tihod. J’ai rendez-vous avec quelqu’un là-bas. Y a-t-il une auberge en ville où je puisse trouver une chambre pour la nuit ? demanda-t-il après réflexion. — Sûr qu’il y en a. La Baleine d’argent, dans le quartier ouest. Pas très loin du Phoque. Vous prenez vers l’ouest, vous suivez le chemin du prieuré, vers le sanctuaire. Vous verrez trois petites ruelles sur la droite. La première, c’est celle du Phoque, et la deuxième, celle de la Baleine. — Merci, cousin. Il plongea la main dans sa poche, à la recherche d’une pièce à lui donner, mais le colporteur secoua la tête. — Comme disait mon père, ça porte malheur d’accepter de l’argent pour rien avant la première vente. Maintenant, sourit-il, si vous voulez acheter quelque chose… Tihod en riant prit une dague de Sanbiri qui devait coûter la moitié de ce que le marchand lui en demandait et lui paya cinq qinde de plus. — Un achat des plus sages, cousin. — Merci, répondit Tihod. Avec ce qu’il m’a coûté, j’espère que vous ne parlerez à personne de notre conversation. Le colporteur avait déjà repris son assemblage. — Quelle conversation ? demanda-t-il d’un air absent. Tihod sourit, et reprit son chemin vers le Phoque Gris. L’auberge ressemblait à ce qu’il avait imaginé : bien tenue, des tables de bois poli, et un beau comptoir de chêne et de cuivre. L’aubergiste était un vieil homme corpulent qui malgré ses cheveux gris avait des bras robustes, et une barbe bien fournie. Il regarda avec méfiance Tihod scruter la salle depuis le seuil. Ne voyant pas l’assassin, le capitaine avança jusqu’au bar et posa une pièce de cinq qinde sur le bois bien ciré. L’aubergiste jeta un coup d’œil sur la pièce, mais resta immobile. — Vous n’êtes peut-être pas au bon endroit, l’ami, fit-il sans le moindre accent de chaleur sur le dernier mot. La Baleine d’argent, c’est la ruelle d’à côté. Vous y serez plus à l’aise. — Merci, l’ami, répondit Tihod sur le même ton. J’ai l’intention de prendre une chambre à la Baleine, mais on m’a dit que la bière est bonne ici. On m’a dit aussi que vous avez un chanteur qui vaut le détour. J’espérais discuter avec lui. — Je ne l’ai pas vu aujourd’hui. — Aucun problème. Personne ne m’attend, pourquoi ne pas commencer par la bière ? Affichant clairement son intention de rester, il s’installa et posa son sac sur le tabouret d’à côté. — Un peu tôt pour une bière, non ? — La nuit a été longue. L’aubergiste le considéra un moment avant de ramasser la pièce d’or et de remplir une chope. Il s’appliqua ensuite à chercher la monnaie. Tihod l’arrêta. — Je ne sais pas combien de temps je vais rester. Disons que cela fera l’affaire pour les quelques-unes qui vont suivre. L’homme fit la grimace avant de lui tourner le dos. Tihod buvait sa première bière – qui n’usurpait pas sa réputation – quand il entendit des voix en haut de l’escalier. Il tourna la tête et vit trois hommes. Deux d’entre eux étaient de toute évidence des frères. Ils avaient les mêmes cheveux blonds, la même peau claire, et leurs silhouettes maigres la même allure. Le troisième, grand et sombre, large d’épaule, n’avait rien à voir. Il avait de longs cheveux noirs, des yeux pâles au regard vif, et portait la barbe. À l’examen, le capitaine vit la cicatrice sur le côté de son visage. Aux descriptions qu’il avait entendues, il comprit que cet homme était celui qu’il cherchait. Il se tourna de façon à leur faire face. Aucun ne lui prêta attention avant d’arriver au bas des escaliers. Même alors, les deux frères ne lui accordèrent pas plus d’un regard. Cadel en revanche hésita. Son sourire s’évanouit devant une expression aussi meurtrière que l’arme qu’il aurait pu brandir. Comme lui, les deux frères s’arrêtèrent. — Ça va, Corbin ? lui demanda l’un d’eux en regardant tour à tour le chanteur et le capitaine. — Très bien, répondit le chanteur sans quitter Tihod des yeux. Installez-vous sans moi. Je ne serai pas long. Comme les deux autres hésitaient, Cadel quitta le capitaine des yeux, et leur sourit. — Tout va bien, répéta-t-il. Les deux hommes se dirigèrent vers le fond de la salle, et Cadel avança vers Tihod, la main sur le manche de sa dague. — Que voulez-vous ? — Parler. Peut-être devrions-nous aller dans un endroit plus tranquille ? — Non. Ce sera très bien ici. — Je ne crois pas, Corbin. Il mit juste ce qu’il fallait d’insistance sur son nom. Le chanteur jeta un bref regard à ses camarades. — Où ? demanda-t-il la voix sourde. — Dites-le-moi. Le chanteur soupira avant de rejoindre ses amis avec lesquels il échangea de brèves paroles. Puis il fit demi-tour, et se dirigea vers les escaliers, non sans lancer un regard sombre à Tihod. — En haut, dit-il simplement. Tihod le suivit jusqu’à une petite chambre pourvue d’un lit simple et d’un grand fauteuil. La porte fermée, Cadel se retourna si vivement que le marchand prit peur. — Maintenant, qui êtes-vous ? demanda l’assassin. Et que me voulez-vous ? — Vous en doutez peut-être, Cadel, mais je viens en ami. En ce qui concerne mon identité, je ne vous donnerai pas mon nom, mais vous savez déjà que j’appartiens au mouvement. — Je ne compte pas d’amis parmi vous. — Je suis désolé de l’entendre. Dire que je suis venu jusqu’ici vous avertir que Lord Tavis de Curgh fait route sur Helke, dans le but de vous tuer, et qu’il est accompagné d’un Qirsi autrement plus redoutable que lui. À la mention de Tavis, les yeux de Cadel s’écarquillèrent quelque peu. — Ils sont loin ? — Ils ont passé la nuit à Krilde. — Je ne connais pas suffisamment Wethyrn pour savoir où ça se trouve. — C’est un petit village, à deux lieues au sud. Ils devraient arriver à Helke dans la journée. — Par les démons ! — Il se trouve que je suis ici pour tuer le Qirsi. Alors, si vous pouvez vous occuper du garçon, nous devrions être capables d’éliminer cette menace sans trop de difficultés. Cadel le regarda avec une évidente défiance. — Et après ? — J’ai une petite mission qui se prête très bien à vos talents particuliers. — Non, répondit l’assassin. Je ne travaille pas pour vous ou votre mouvement. — Vous avez accepté notre or, par le passé. — Cela ne change rien. — À nos yeux, cela change tout. — Je suis un assassin sur gages. Beaucoup de gens m’ont payé, cela ne veut pas dire que je travaille pour eux. — Nous sommes prêts à vous payer beaucoup pour cette mission, Cadel. Bien plus que pour n’importe laquelle des missions que vous avez accomplies pour nous. — Ce n’est pas… — Trois cents qinde. L’assassin fut stupéfait. — Mais qui voulez-vous tuer cette fois ? — Le roi d’Eibithar. — Vous n’êtes pas sérieux ! s’esclaffa Cadel avec nervosité. Je serais stupide de vouloir attenter à la vie du roi. Le Château d’Audun… — Il ne sera pas au château. Il sera en campagne au cours du prochain cycle. Nous ne sommes pas encore sûrs de l’endroit exact du champ de bataille, mais j’imagine qu’il prendra place sur la côte nord d’Eibithar, non loin de Galdasten. — Il se trouvera au milieu de son armée, encore mieux protégé qu’au château. — Nous n’avons jamais considéré que ce serait facile, Cadel. C’est la raison pour laquelle nous sommes prêts à vous payer autant. — Non, je refuse. Tihod resta silencieux. Il sentait la détermination de Cadel ; son refus n’était pas une ruse dans l’espoir d’obtenir plus. — Très bien, finit-il par dire. Il passa devant lui pour rejoindre la porte. — Je me demande comment vont réagir vos amis quand ils apprendront que vous n’êtes pas seulement un musicien, mais un assassin qui tue des nobles sur toutes les Terres du Devant depuis près de dix-huit ans. — Si vous les approchez, je vous tue. — Non, je ne crois pas. Avez-vous jamais vu ce qu’un Façonneur peut faire d’une arme, ou d’un squelette, le vôtre en l’occurrence ? Ils restèrent un long moment silencieux. Tihod lui tournait le dos, mais il sentit la rage, l’impuissance, puis la résignation s’emparer de l’homme qu’il voulait soudoyer. — Très bien. Je vais vous aider à tuer le garçon et son compagnon. Tihod lâcha la poignée et se retourna. — C’est un bon début. — Et ça s’arrêtera là. Nous les tuons, et nous nous séparons. Façonneur ou non, si vous tentez de m’approcher, je vous tue. — Inutile d’en discuter pour l’instant. Commençons par nous occuper de Grinsa et du garçon. Cadel, peu désireux de lui concéder ne serait-ce qu’un doute sur son futur engagement, le dévisagea longuement. Il finit par acquiescer. — Savent-ils eux aussi où me trouver ? — Oui. — Comment est-ce possible ? Ai-je été si imprudent ? — Ils ont appris que vous êtes au Phoque Gris de la bouche d’un colporteur à Krilde qui a fait le plus grand éloge de vos talents de chanteur. — Mais comment ont-ils retrouvé ma trace jusqu’à Helke ? — D’une femme que vous avez connue à Ailwyck. Elle vous cherche également. — Kalida, fit-il d’une voix aussi douce que la brise. Elle m’a trahi ? — Je ne crois pas qu’elle ait parlé en connaissance de cause. — Sait-elle… ce que je fais ? — Maintenant, je crois que oui. Il ferma brièvement les yeux. — Je suis stupide. Il me retrouvera partout, n’est-ce pas ? — Vous parlez du mouvement ? — Peu importe. Nous allons nous occuper de cette affaire. Et après… Je prendrai peut-être votre or après tout. Il semble que je n’aie pas vraiment le choix. — Magnifique ! s’exclama Tihod radieux. Les cloches se mirent à sonner sur la ville. — Midi, fit l’assassin. — Oui. Ils ne vont pas tarder. Préparons-nous à les accueillir. Tavis et Grinsa franchirent les murs de Helke une heure ou deux après les cloches du prieuré. Durant leur journée de marche, Grinsa s’était assuré que personne ne les suivait. Mais avant d’arriver à Helke, il avait compris que ses précautions étaient inutiles. Le sentiment d’être observé qui le hantait depuis plusieurs jours s’était entièrement évanoui. Au lieu d’en éprouver du soulagement, son inquiétude s’était accrue pour devenir aussi sombre que le ciel, et aussi menaçante que les grondements lointains du tonnerre que le vent charriait désormais avec lui. Tavis était encore plus réservé qu’à l’accoutumée, et son silence avait quelque chose de sinistre, comme le refroidissement du vent, et l’odeur de la pluie. Sur la place du marché, un marchand de Sanbiri leur indiqua où se trouvait le Phoque Gris. Tavis avait accéléré le pas. Alors qu’ils approchaient de la ruelle, Grinsa lui mit la main sur l’épaule. — Doucement, fit-il en veillant à garder la voix basse. Cela me semble curieux. — Parce que nous ne sommes pas sur le rivage ? Grinsa fit non de la tête en scrutant les environs. Il cherchait un signe – n’importe quoi – qui puisse expliquer la sensation de danger qui s’était soudain emparée de lui. — Vous pensez que nous sommes suivis ? Tout à coup, il comprit. — Observés, oui. Tavis sortit sa dague de l’étui à sa ceinture. — Par Cadel, depuis le début ? — Peut-être. — Que devons-nous faire ? — Je ne sais pas. Trouvons d’abord l’auberge. Mais soyez prudent, Tavis. Nous ne sommes peut-être pas sur le littoral, mais je crois que le jour est le bon, celui de ma vision. Comme pour lui donner raison, un éclair troua le ciel, suivi, quelques secondes plus tard, d’un coup de tonnerre qui résonna sur la ville, plus terrible que Grinsa l’avait anticipé. Les deux compagnons échangèrent un regard et reprirent leur route. Ils trouvèrent la ruelle dont leur avait parlé le marchand et s’y engagèrent avec précaution. Grinsa avait aussi son arme en main et il avait sollicité sa magie, de sorte qu’il pût la déployer à n’importe quel moment. Ils n’avaient fait que quelques pas lorsque le Glaneur sentit un brusque et bref coup de vent le frôler, comme un spectre. Il s’arrêta, frappé par une étrange sensation. De la magie ! Avant qu’il puisse réagir, il vit une forme sombre émerger du renfoncement d’une porte, et fuir devant eux. — C’est lui ! s’exclama Tavis comme s’il n’en croyait pas sa chance. Il se précipita. Grinsa tendit la main, trop tard. — Tavis, attendez ! Le garçon se retourna. — Non, cria-t-il. Vous n’allez pas m’en empêcher cette fois ! — C’est un piège ! — Vous n’en savez rien. — Avez-vous senti ce coup de vent à l’instant ? Mais le jeune garçon tournait la tête, vers l’endroit où l’ombre avait fui. — Il s’en va ! Vous venez ou pas ? Maudissant son compagnon, se maudissant lui-même d’avoir laissé les choses aller aussi loin, Grinsa lui emboîta le pas. Tavis courait maintenant, sans se soucier du danger qui les attendait certainement dans la ruelle. Le Glaneur n’avait pas le choix. À tout instant, il s’attendait à voir débouler l’assassin, ou même le Tisserand en personne. Il ne savait plus maintenant qui était le chasseur et qui la proie. Il s’avéra qu’il n’y avait pas d’embuscade, tout au moins pas dans la ruelle. Ils coururent, suivant les coudes de l’étroite venelle, jusqu’au moment où elle s’ouvrit brusquement sur un passage plus large, non loin des portes ouest de la ville. Au milieu de la voie, Tavis s’arrêta, tourna sur lui-même, un regard désespéré au fond des yeux. — Où est-il ? cria-t-il. Où est-il ? Grinsa scruta la rue lui aussi, mais il ne cherchait pas l’assassin. Il était sûr maintenant qu’on les suivait alors même qu’ils poursuivaient Cadel. — Là ! Tavis pointait son arme vers les portes. Grinsa aperçut lui aussi l’homme aux cheveux noirs et longs, vêtu de noir, et qui s’éloignait des remparts en courant. Il allait vers le rivage. Évidemment. Immédiatement, le jeune homme s’élança. Et, une fois de plus, comme entraîné irrésistiblement dans son sillage, le Glaneur se précipita à sa suite. Un nouvel éclair troua le ciel. Presque immédiatement un formidable coup de tonnerre lui répondit. Ils atteignirent les portes en quelques secondes. Trébuchant sur les épaisses touffes d’herbe et les grosses pierres dissimulées par la végétation, ils s’écartèrent de la ville. Plus loin, les eaux sombres du golfe se soulevaient en vagues coléreuses. En s’écrasant sur les rochers, elles envoyaient des gerbes d’écume se disperser haut dans les airs. Sa vision ! Tout allait se dérouler comme Grinsa l’avait glané. Sauf que rien ne l’avait préparé aux instants terribles qu’il allait vivre. Il voyait l’assassin avancer toujours vers le rivage rocailleux, il voyait Tavis courir après lui, sans perdre de terrain mais sans le rattraper non plus, mais il sentait aussi une présence dans son dos. Et elle était beaucoup plus proche que jamais. Il s’arrêta, commença à se retourner, aperçut l’éclat d’une barbe blanche et celui de prunelles pâles. Lorsqu’il comprit la nature de la menace, il était trop tard. Il sentit la pulsation de magie comme seul un Tisserand pouvait la percevoir ; aussi disposa-t-il d’une fraction de seconde, non pour se protéger, mais pour éviter le pire. Il n’eut pas le temps de s’emparer de la magie de son assaillant. Il fut seulement capable de reconnaître le don – le Façonnage – et de le détourner avec son propre don de Tissage. S’il avait échoué, l’homme lui aurait brisé le crâne avant même que Grinsa puisse apercevoir son visage. Lancée comme une flèche, la magie manqua sa cible de justesse. La douleur, fulgurante, explosa dans l’épaule du Glaneur. Ses os éclatèrent. Fauché par la souffrance, Grinsa tomba à terre. La seconde attaque serait immédiate, il le savait ; aussi se força-t-il à rouler sur son épaule valide, serrant les dents pour ne pas succomber à l’agonie. Alors qu’il se remettait sur pied, cherchant une nouvelle fois à atteindre le pouvoir de son agresseur pour s’en emparer, l’os de sa jambe se brisa, et il s’écroula de nouveau sur le sol. Une souffrance aveugle, écrasant toute réflexion, lui lamina l’esprit. La magie pouvait le sauver, il le savait. Il pouvait guérir ses membres brisés, il pouvait utiliser le pouvoir de son assaillant et le retourner contre lui, il pouvait briser des os et brûler la chair. Il était Tisserand, tous ces dons lui appartenaient. Mais la douleur refermait ses impitoyables mâchoires de fer sur ses pensées, détruisant toute force et toute volonté. — J’ai vaincu un Tisserand ! triompha une voix qui lui paraissait lointaine. Alors que ces mots résonnaient comme un carillon étouffé, Grinsa sentit l’homme rassembler sa puissance pour lui assener le coup fatal. 13 Une voix lui criait – celle de Brienne, ou peut-être celle de sa mère – que c’était pure folie, qu’il se précipitait tête baissée vers la mort. Tavis pourtant courait toujours, les yeux fixés sur l’assassin. Il était vaguement conscient que Grinsa ne se trouvait plus derrière lui. Il sentait que c’était important, mais il ne ralentit pas pour y penser. Le chanteur fuyait, et il le poursuivait. Les nuages amoncelés au-dessus du Golfe de Kreanna continuaient de s’assombrir. Les vagues martelaient les rochers. Les éclairs qui déchiraient le ciel s’abattaient sur les eaux avec le tranchant d’une lame. Le vent s’agrippait à ses vêtements, et le tonnerre grondait comme une créature issue du royaume de Bian. Aucune goutte ne tombait. Cadel approchait du rivage et du surplomb rocheux qui résistait à l’assaut des vagues. Il se retourna, comme pour jauger l’avance de Tavis. Ce qu’il vit dut le satisfaire, car il s’arrêta brusquement et, un léger sourire aux lèvres, fit face au jeune seigneur. Tavis nota qu’il tenait une dague à la main. Le jeune homme s’arrêta lui aussi. Il libéra son arme, et regarda rapidement les environs. Grinsa était invisible. Était-ce cela qu’espérait le chanteur, séparer Tavis du Glaneur ? Si tel était le cas, alors cette fuite n’était qu’un piège, exactement comme Grinsa l’avait craint. Tavis s’élança de nouveau, plus lentement. — Allons, venez, Lord Tavis, l’encouragea le chanteur, sa voix presque couverte par le vent et le battement des vagues. Vous m’avez suivi jusqu’ici, ne me dites pas que vous abandonnez si près du but. Tavis, sans répondre, poursuivit sans ralentir. Le sourire du chanteur s’élargit. — Bien. Vous êtes courageux. Je vous l’accorde. Sans s’arrêter, Tavis tira son épée. Le terrain n’était pas favorable pour une longue lame, mais il pensait que Cadel s’était préparé à un combat au couteau. Tout ce qu’il pourrait utiliser pour déstabiliser les plans et l’assurance de l’assassin jouerait en sa faveur. Devant l’épée, le sourire de Cadel en effet s’évanouit et l’homme, semblant chercher un meilleur endroit, commença à reculer. Ils ne tardèrent pas à quitter l’herbe pour les rochers glissants qui bordaient le rivage. Tavis réduisit rapidement la distance qui les séparait et, dans le même élan, braqua son arme vers la tête de son adversaire. Cadel esquiva facilement, leva la sienne sur le jeune seigneur, sans l’atteindre. Tavis recommença. Obtenant un résultat similaire, il contra en visant cette fois l’assassin à l’épaule. Plutôt que reculer, Cadel pivota et, d’un geste leste, fit passer son arme dans la main gauche ; il atteignit Tavis au bras. Le garçon comprit immédiatement qu’il avait été touché. Il recula pour jeter un regard à sa blessure. Du sang coulait sur sa manche, mais sa main bougeait librement. Cadel, attentif, ramassé sur ses genoux, son couteau prêt à bondir, et son sourire de nouveau sur ses lèvres, l’observait. Tavis raffermit son épée et plongea, à la recherche d’une ouverture. Son épée était une feinte, il espérait frapper l’homme avec la dague qu’il tenait dans la main gauche, mais l’assassin ne lui laissait aucune chance. Ils tournèrent l’un devant l’autre, les cheveux et les vêtements battus par le vent, aspergés par l’écume des vagues qui s’écrasaient rageusement contre les rochers. Tavis lança un trait, manqua son but, vit Cadel prendre son élan et lancer son pied en avant. Le jeune homme essaya de s’écarter, mais fut trop lent. La pointe de la botte de l’assassin l’atteignit violemment dans les côtes. Le souffle coupé, il trébucha. La lame de Cadel décrivit un arc de cercle étincelant en direction de son visage. Tavis parvint à esquiver le coup mais trébucha une seconde fois, en arrière – par chance – mais hors de portée. Ce fut du moins ce qu’il crut, car le voyant perdre l’équilibre, Cadel se précipita sur lui. De son bras gauche, Tavis essaya de parer le coup tout en cherchant à le toucher avec l’épée. L’assassin devait s’y attendre, car d’un mouvement si rapide que Tavis fut incapable de réagir, Cadel changea une seconde fois son arme de main. De sa main libre, il frappa le bras qui tenait l’épée tandis que l’autre, armée du couteau, visait Tavis à la gorge. Le jeune homme essaya de se dégager, mais la pointe s’enfonça dans sa chair. Il recula vivement, porta la main à sa blessure et vit le sang sur ses doigts. « Le chanteur vous blessera deux fois, l’avait averti Grinsa à Duvenry. Au cou et au bras droit… Ces blessures seront superficielles. » Il savait à quoi s’attendre. Alors pourquoi tremblait-il si violemment ? Cadel tournait autour de lui maintenant. Il se rapprochait de plus en plus, comme s’il savait qu’il n’avait plus rien à craindre du garçon, en dépit de son épée et de sa soif de vengeance. Tavis fit mine de reculer, puis il plongea. À l’instar de toutes ses autres tentatives, Cadel répondit comme s’il savait exactement ce que le jeune seigneur avait en tête. Les pieds bien assurés, l’assassin assena un coup de poing terrible sur le poignet de Tavis. Le coup l’atteignit avec une telle force que le jeune homme lâcha son arme. L’épée s’écrasa sur les rochers avant de disparaître, avalée par les eaux. Sûr que Cadel allait pousser son avantage, Tavis fit passer sa dague dans sa main droite. Mais l’assassin ne plongea pas. Il semblait tout simplement heureux d’avoir privé son adversaire du secours d’une longue lame. — Maintenant, nous sommes un peu plus à égalité, n’est-ce pas, monseigneur ? Ils en étaient loin, songea Tavis les dents serrées. Devant son mutisme, l’assassin éclata de rire. Le combat reprit. Cadel, un sourire confiant sur le visage, faisait passer son arme d’une main à l’autre. Tout à coup, il bondit. Tavis rompit, le bras levé pour se défendre, mais l’attaque ne vint pas. Cadel éclata encore de rire. — Vous auriez dû rester en Eibithar ! Je vous aurais laissé tranquille et nous aurions tous les deux vécu en paix. Une nouvelle feinte à laquelle Tavis, pour la seconde fois, se laissa prendre. Plutôt que de se moquer, l’assassin profita de l’ouverture pour une nouvelle attaque. Alors qu’il se jetait sur le jeune homme, son arme changea brusquement de main. Tavis, à la dernière seconde, réussit à bloquer le poignet de son adversaire et lutta de toutes ses forces pour empêcher la lame de lui transpercer le cœur. Cela ne suffit pas. Le goût de sa propre mort dans la bouche, désespéré de parvenir à éviter le coup fatal, Tavis sentit ses genoux se dérober. Il tomba sur les rochers. Cadel, entraîné dans sa chute, s’effondra sur lui. Ils étaient à terre, mais au moins la lame de l’assassin n’était plus pointée sur sa poitrine. Luttant pour se dégager et frapper, ils roulèrent d’un côté, puis de l’autre. Du coin de l’œil, Tavis vit une silhouette courir vers eux. Grinsa. Il fallait que ce soit lui. — Grinsa ! cria-t-il. Brisez sa lame ! Vite ! Rien ne se produisit. Ils roulèrent encore, cette fois vers les vagues démontées. Tavis sentait les pierres lui meurtrir le dos et les jambes. Il sentait le souffle de l’assassin sur son visage, l’odeur de transpiration qui se dégageait de ses vêtements. Ils roulèrent encore. Un instant, Tavis se trouva au-dessus de Cadel. Il tenta de se libérer, mais avant de pouvoir lever son arme, l’assassin le repoussa d’un coup de pied, et ils pivotèrent. De nouveau renversé, Tavis comprit qu’ils atteignaient l’extrémité du surplomb. Avec un cri de panique, il s’évertua à bloquer leur élan. Cadel sembla se rendre compte du danger, lui aussi, car il étouffa un juron. Ils chancelèrent sur le bord. La seconde suivante, lâchant prise pour tenter d’amortir leur chute, ils basculaient tous les deux de l’autre côté. Tavis atterrit lourdement sur l’épaule. Sa tête heurta la pierre humide. Le choc passé, il sentait Cadel étendu à portée de main, mais il était trop étourdi pour le frapper ou se mettre à l’abri. Un éclair déchira le ciel. Presque aussitôt, la foudre claquait, assourdissante. Un instant plus tard, un véritable déluge se déversa sur eux. La pluie était si dense qu’elle lui emplissait la bouche et les narines, comme si les eaux du golfe elles-mêmes l’engloutissaient. Il se leva, s’aperçut qu’il tenait toujours sa dague. Repoussant la pluie qui l’aveuglait, il chercha l’assassin. Il perçut le mouvement – la pluie était trop abondante pour voir davantage – et leva son arme. Un coup le heurta à la tempe. Une douleur, blanche, fulgurante, irradia dans son crâne. Il n’eut pas le temps de se remettre. Un poing s’écrasait sur sa pommette. Il s’écroula sur les rochers. L’assassin, immédiatement sur lui, le frappa une troisième fois. Ce dernier coup à la mâchoire eut raison de lui. Il se sentit soulevé, incapable de réagir. Lorsque Cadel le lâcha, sa poitrine heurta durement la pierre, mais sa tête tomba dans l’eau. Le sel mordit la meurtrissure qu’il avait à la joue et la blessure de son cou. Il essaya de reculer, mais l’assassin, un genou sur son dos, une main comme un étau serrée sur sa nuque, l’autre sur son crâne, lui plaquait fermement le visage dans l’eau. La peur, aussi atroce que l’eau glacée, s’empara de lui comme un démon. Il se débattit, bâtonnant sauvagement des bras et des jambes, mais Cadel le maintenait d’une poigne implacable. Tavis arrivait à le frapper, mais il n’était pas assez fort. Comme il tournait la tête à droite et à gauche, il parvint à sortir une seconde la bouche hors de l’eau. Il aspira l’air précieux, en même temps qu’une goulée d’eau saumâtre. Avant qu’il puisse respirer, ou tousser pour cracher l’eau de ses poumons, Cadel, lui serrant toujours la nuque, attrapa ses cheveux à pleine poignée et l’enfonça de nouveau. Avec l’énergie du désespoir, Tavis battit frénétiquement des bras et des jambes. Sa poitrine commençait à le brûler, la tête lui tournait. Sous l’eau, un éclat de lumière attira son regard. Il essaya de l’attraper, mais l’objet était trop loin. Il tâtonna dans le bassin, à la recherche d’une pierre, n’importe quel objet qu’il pût utiliser comme une arme. Rien. Ses poumons se déchiraient, sa conscience commençait à l’abandonner. Il essaya une dernière fois d’atteindre Cadel. Sans succès. Il crut entendre un rire. Celui de l’assassin ou celui de Bian… — J’ai vaincu un Tisserand ! Grinsa, au même instant, sentit l’amoncellement de magie destiné à l’achever. Alors, sans même ouvrir les yeux, malgré l’emprise de la douleur, il sut exactement où diriger ses pouvoirs. Il n’aurait qu’une seule chance. S’il échouait, il mourrait. Il n’avait pas besoin d’être Glaneur pour le savoir. En dépit de la peur et de la souffrance, repoussant toute pensée pour Tavis et Keziah, Cresenne et Bryntelle, il focalisa son esprit, toutes ses ressources dans cette direction. À son premier contact, l’homme essaya de lui résister. Parce que Grinsa était affaibli, son adversaire faillit réussir. Mais le Glaneur s’agrippa à la magie qu’il trouvait comme à une planche de salut. Façonnage, Glanage, brumes et vents. Le Façonnage était la première menace, aussi Grinsa contrôla-t-il ce don sans attendre. Le sorcier ne pouvait plus lui faire de mal. Mais il avait oublié combien l’homme était proche. Alors qu’il ouvrait les yeux pour voir le visage de son assaillant, un formidable coup de pied l’atteignit à l’épaule. Celle qui était brisée. Le souffle coupé, luttant contre la nausée, il s’accrocha à la magie de l’autre avec la rage du désespoir. Avant que l’homme puisse le frapper encore, d’un trait de son pouvoir, Grinsa lui écrasa la jambe. Il entendit le craquement d’os étouffé, le gémissement de douleur, et le bruit d’un corps qui s’effondrait sur le sol. En tombant, son adversaire tenta bien de l’atteindre. Sa botte manqua l’épaule du Glaneur, mais l’atteignit à la tempe. Grinsa lui brisa l’autre jambe. Le hurlement de souffrance lui arracha un sourire féroce. Il aurait volontiers réduit en poussière tous les os de son adversaire, mais il avait besoin de réponses. Alors, se forçant à ouvrir les yeux, ignorant sa souffrance et repoussant son désir de meurtre, il se mit à genoux, et se déplaça jusqu’à l’endroit où gisait l’autre. L’homme était bien découplé. Mince, mais large d’épaules pour un Qirsi, il avait aussi les bras musclés. Son visage était rubicond. Il avait la peau tannée, au moins en comparaison avec celle de ses semblables. Sa barbe était nourrie et ses cheveux longs attachés en arrière. Devant l’approche de Grinsa, l’homme s’appuya sur les bras, tenta de reculer. Ses pupilles dilatées fixaient le visage du Glaneur. D’une seule pensée, Grinsa lui brisa le poignet. L’homme s’effondra en gémissant. — Qui êtes-vous ? demanda le Glaneur d’une voix rauque. Vous travaillez avec Cadel ? L’homme chercha la dague glissée à sa ceinture. Utilisant sa propre magie, Grinsa conjura une flamme qu’il dirigea vers le bras du marchand. — Allez au diable, Tisserand ! Tuez-moi et qu’on en finisse. — Pas avant… Grinsa, stupéfait, s’interrompit. — Tisserand, répéta-t-il. Vous savez que je suis Tisserand ! Il se souvint qu’il n’avait pas senti la moindre surprise quand il avait sondé sa magie. — Vous le saviez. Vous vous protégiez. Qui vous l’a dit ? Vous faites partie de la conspiration, n’est-ce pas ? C’est l’autre Tisserand qui vous a envoyé. Il sentit l’homme lutter pour reprendre le contrôle de sa magie, non pour se défendre, comprit Grinsa, mais pour s’en servir contre lui-même. — Vous préférez mourir que me répondre ? — Vous ne pouvez pas comprendre. — Alors expliquez-moi. Grinsa prononça ces mots en exerçant une pression sur l’esprit de son adversaire. Habituellement, les Qirsi dotés du pouvoir de persuasion ne s’en servaient que contre les Eandi. Ce don offrait de meilleurs résultats quand la personne concernée ignorait l’intervention de la magie, et les Qirsi sentaient immédiatement quand le pouvoir d’un autre les effleurait. Mais l’usage de ce pouvoir répondait à deux nécessités. La première était que le Qirsi qui l’employait ne voulait pas que sa victime perçoive l’influence dont elle faisait l’objet ; la seconde, qu’il ne souhaitait infliger aucune lésion durable à l’esprit qu’il soumettait, car cette magie était redoutable. Dans ce cas, aucune de ces précautions n’était de mise. L’homme, prenant sa tête dans sa main valide, poussa un cri de douleur. — C’est l’autre Tisserand qui vous a envoyé, répéta Grinsa. C’est exact ? — Oui, lâcha l’autre dans un hoquet. — Qui êtes-vous ? — Tihod ja Brossa, navigateur marchand. — Depuis combien de temps appartenez-vous à la conspiration ? — Depuis le début. Le Glaneur ferma un instant les yeux, puis les rouvrit pour observer l’homme attentivement. — Depuis le début, répéta-t-il. Alors à quand remonte le début ? — Il y a longtemps. La première fois que le Tisserand m’a parlé de prendre le contrôle des Terres du Devant aux Eandi, c’était avant Galdasten. — Vous voulez dire avant que le fou apporte la pestilence au château de Galdasten ? — Oui. — La conspiration est-elle responsable de cet acte ? — Non. Il n’a été que l’occasion que nous attendions. — Alors ce sont les Qirsi qui ont tué Filib de Thorald. — Filib le Jeune, oui. Grinsa lâcha un grognement de frustration. Huit ans que le Tisserand semait les graines de la discorde. Depuis Galdasten, tous les nobles qui avaient disparu pouvaient avoir péri victimes de ce mouvement. — Je suppose que vous êtes un des chanceliers du Tisserand ? L’homme le regarda. — Comment connaissez-vous l’existence des chanceliers ? Grinsa cingla l’esprit du marchand jusqu’à l’entendre crier de souffrance. — En êtes-vous un ? — Non. Je suis plus qu’un chancelier. Je me charge de son or, et paie ses messagers. — Quoi ? s’étrangla le Glaneur. — Il ne peut pas les payer directement. Il a besoin de moi pour que personne ne puisse remonter jusqu’à lui. — Alors vous savez d’où vient l’or ! Le marchand ferma la bouche. Grinsa le sentit lutter de nouveau pour reprendre le contrôle de sa magie. Alors il resserra son emprise et pénétra plus avant dans son esprit. — Dites-moi d’où il vient ! De Braedon ? C’est là que se trouve le Tisserand ? Le marchand, sa tête ballottée de gauche à droite, hurla de nouveau. Un claquement de foudre non loin d’eux fit trembler le sol. Aussitôt, une pluie battante se mit à tomber. Tavis ! Le Glaneur avait oublié que le jeune homme se battait avec l’assassin. Il était peut-être déjà mort. — Répondez-moi ! cria-t-il à l’homme en pressant davantage son pouvoir de persuasion, indifférent à sa souffrance. Répondez-moi, et vous mettrez un terme à tout ceci. Tihod, la bouche ouverte sur une plainte silencieuse, resta muet. Un filet de sang coula de sa narine, immédiatement lavé par la pluie. — C’est Braedon ? demanda Grinsa en déduisant lui-même la réponse. C’est pour ça qu’il a besoin d’un marchand, pour convertir les qinde impériaux en monnaie courante. De sa main valide, il attrapa l’homme par le collet et le secoua violemment. — Répondez ! Un étrange sourire étira les lèvres du capitaine de marine, alors qu’un flot de sang jaillissait brusquement de ses narines. — Jamais, souffla-t-il. Grinsa desserra son étreinte ; les paupières du marchand s’ouvrirent d’elles-mêmes. Le blanc de ses yeux était injecté de sang. Une des pupilles était plus dilatée que l’autre, mais aucune ne bougea. — Par toutes les flammes ! rugit le Glaneur. Dis-moi où il se trouve ! Sa rage était inutile, l’homme s’éteignait. Sa poitrine se soulevait encore, lentement et avec beaucoup d’effort, mais le Glaneur, qui tenait son esprit et sa magie, sentait sa vie lui échapper. — Que les démons t’emportent, murmura-t-il. Il le lâcha tout à fait, et s’assit. Ce simple mouvement réveilla ses souffrances. Il devait rejoindre Tavis et le chanteur, mais d’abord, il devait soigner ses blessures. Son épaule le faisait plus cruellement souffrir que sa jambe brisée, mais elle ne l’empêcherait pas de marcher. Alors il plaça sa main sur sa jambe et, les yeux fermés, sonda la chair et les os. La blessure n’était pas belle. Malgré son épuisement, qui allait bien au-delà des mots, il conjura ce qui lui restait d’énergie pour ressouder et rétablir l’os. Les dents serrées, sourd à la douleur, il parvint à réunir les fragments, et son supplice enfin s’allégea. Il put se lever. Sa jambe restait douloureuse, et la souffrance irradiait son épaule, mais il pouvait marcher. Il avança. Sur le rivage, les vagues s’écrasaient avec rage et fracas. Les yeux plissés, il s’efforça de percer le déluge. D’abord il ne vit rien. Puis il parvint à distinguer des silhouettes sur les rochers. Il en comptait deux. Malgré la distance, et l’orage qui lui bouchait la vue, il vit qu’aucune ne bougeait. Se pouvait-il qu’ils fussent encore en vie ? Levant la main pour abriter ses yeux, il accéléra le pas. Ce ne fut qu’en découvrant une troisième silhouette, surgie des rochers comme un démon sorti des profondeurs de l’Océan d’Amon, qu’il s’élança en boitillant. Il lui tenait fermement la tête, le visage enfoncé dans les eaux sombres, tout en essayant d’immobiliser le reste du corps. Tavis était plus fort qu’il ne semblait, mais il n’était plus une menace. Il pouvait remuer tant qu’il voudrait, il ne ferait que gaspiller son souffle. Quelques secondes, et tout serait terminé. — Corbin. Il sursauta. Il connaissait cette voix. Elle n’avait rien d’étonnant. — Va-t’en, fit-il en couvrant le bruit de la pluie et du vent. Tu n’as rien à faire ici. Tavis tourna brusquement la tête. Il parvint à aspirer une goulée d’air avant que Cadel ne l’immobilise de nouveau. Il ne devait pas se laisser distraire. — Lâche-le. — Je ne peux pas. Il veut ma mort autant que je veux la sienne. — Pourquoi ? Parce que tu as tué Lady Brienne ? À ces mots, sans lâcher Tavis qui se débattait maintenant avec frénésie, il se tourna. Kalida, les cheveux et les vêtements trempés, la pluie ruisselant sur son visage, se tenait à l’écart, mais ses yeux bleus plongèrent dans les siens. — Oui, répondit-il. Parce que j’ai tué Lady Brienne. — Tu es un assassin. Il lui tourna le dos. — Va-t’en. — Je t’ai suivi depuis Ailwyck, parce que je voulais vivre avec toi. Malgré ce que tu es, je le veux toujours. Mais tu dois le lâcher. — Il ne s’agit pas d’un innocent que je tue sans raison, Kalida. Il est venu jusqu’ici pour me tuer. Il y est presque parvenu, il y a quelques cycles. Si je le laisse partir, il essaiera encore. Les mouvements de Tavis s’affaiblissaient. Dans quelques secondes, il perdrait connaissance. Après, la mort ne serait pas longue. — En Ailwyck, quand nous étions ensemble, tu essayais de changer. Je l’ai compris depuis que tu es parti. Tu ne voulais plus de cette vie. — Et tu as vu comment ça s’est terminé. — Il suffit que tu décides d’arrêter. Tu peux toujours trouver des excuses, l’or, la vengeance, ou la nécessité de te défendre, mais alors c’est sans fin. Veux-tu passer le reste de ta vie à tuer ? Il ne dit rien. — Je t’en supplie, Corbin… Cadel, reprit-elle après une pause. Ce fut son véritable nom qui l’atteignit, qui parvint à le convaincre de lâcher prise. Il le fit, sachant précisément ce qui allait se passer, la façon dont les choses allaient se dérouler, et s’achever. Il n’agit pas pour autant par amour. Il n’agissait même pas pour Kalida, bien qu’il ne fut pas stupide au point de croire qu’il aurait relâché le garçon si elle n’avait pas été là. Il le fit parce qu’il avait compris qu’il n’y avait pas d’issue. Il avait déjà dit à Tihod qu’il accepterait sa prochaine mission. Ils voulaient qu’il tue le roi d’Eibithar, sur un champ de bataille, entouré des milliers d’hommes de son armée, et il avait dit oui. Il le fit à cause des brigands qu’il avait été obligé de tuer sur la route de Fanshyre à Ailwyck, et à cause des questions qui avaient suivi. Il le fit à cause du fantôme de Brienne, qu’il avait affronté dans le sanctuaire de Bian, à Solkara. — Dans un an, vous serez mort, lui avait-elle dit lors de la nuit du Trompeur. Ses paroles portaient la conviction d’une prophétie. Après Mertesse, et sa fuite in extremis dans le couloir de la taverne, il s’était abandonné à croire que le fantôme de la fille s’était trompé. C’était lui qui avait eu tort. Il le fit à cause de tous ses fantômes. Combien d’esprits un homme pouvait-il affronter la Nuit des Morts ? À partir de combien les meurtres étaient-ils trop nombreux ? Il n’éprouvait aucune sympathie pour le jeune homme, mais il ne voulait pas affronter Tavis et Brienne réunis, pas après ce qu’il avait enduré la dernière fois. Lentement, il relâcha sa prise sur le jeune seigneur. Il recula jusqu’à s’agenouiller sur les rochers. Comme le garçon ne faisait pas un geste, Cadel l’attrapa par le col et le tira hors de l’eau. Immédiatement, Tavis se mit à tousser, cracher, et ses paupières battirent brièvement avant de se refermer. — Merci, fit Kalida. Cadel leva les yeux. Peut-être s’était-il trompé quelques instants plus tôt. Peut-être avait-il agi pour elle. Le temps qu’ils avaient vécu ensemble avait été bref, mais c’était sa plus longue histoire d’amour. Ainsi était la vie d’un assassin, cette vie qu’il avait sincèrement essayé d’abandonner, une vie qui lui collait à la peau, comme les cheveux mouillés de Kalida collaient son front humide. — Je regrette de t’avoir menti, fit-il. Sur mon nom, ce que je suis. Tu viens de le dire, j’essayais de changer. — Je comprends. Son sourire lui transperça le cœur. — J’ai de l’or, fit-il en se levant. J’en ai gagné beaucoup, depuis le temps. J’en ai un peu sur moi, mais la plus grande partie est cachée. Il jeta un coup d’œil sur Tavis. Le garçon toussait moins. Il était toujours assommé, mais il avait ouvert les yeux. — Je me moque de ton or, Cor… Elle se tut, embarrassée. — Je ne sais pas comment t’appeler. — Peu importe, Kalida. Écoute-moi. L’or est dans les monts Cestaar, près de Noltierre. — Très bien, nous irons ensemble. — Non, écoute-moi, répéta-t-il. Au nord de la ville, il y a un défilé qui remonte jusqu’à une petite vallée. Elle est étroite et herbeuse. Une rivière la traverse. Il n’y a pas beaucoup d’arbres, seulement quelques bosquets. Au sud de la ravine, tu verras deux chênes. Ils sont faciles à repérer parce qu’ils sont beaucoup plus hauts que tous les autres. L’or est enterré là, entre les deux. — Pourquoi me le racontes-tu ? — Est-ce que tu as compris ce que je viens de te dire ? — Oui, mais… — Répète. Du coin de l’œil, il voyait Tavis l’observer. Le jeune homme avait repris des couleurs, et semblait récupérer ses esprits. Il ne tarderait pas à se souvenir de ce qu’il avait vu sous l’eau, un détail qui n’avait pas échappé à Cadel, mais qu’il avait choisi d’ignorer. — Un… défilé au nord de Noltierre, répéta la jeune femme le front plissé. Une vallée étroite avec deux grands chênes au fond. L’or est enterré entre eux. — Oui, c’est ça. — Mais tu le veux aussi. Il est pour nous deux. Seule une personne qui n’avait jamais assassiné pour de l’argent pouvait avoir une réaction semblable. Kalida était forte, animée d’une passion, d’une flamme, dont sa sœur était dépourvue, mais elle était beaucoup plus naïve qu’elle ne l’aurait admis. C’était la seule explication à l’espérance qu’il entendait dans sa voix. Elle croyait encore qu’ils pouvaient vivre ensemble, qu’ils avaient un avenir à partager. Si elle avait, comme lui, passé les derniers cycles à tenter d’échapper à tout ce qu’il avait fait pendant les dix-huit dernières années, elle n’aurait jamais fait preuve d’une telle candeur. — Je suis désolé, répéta-t-il en voyant Tavis plonger le bras dans les eaux glacées. Kalida resta silencieuse. Elle aussi avait vu le geste du jeune seigneur, mais elle semblait incapable de réagir. Pétrifiée, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, elle regarda Tavis sortir son épée de l’eau. Cadel avait prévu cette attaque. Il l’attendait, résigné à sa propre mort. Il fut néanmoins surpris de la vitesse du garçon, de la grâce avec laquelle Tavis se releva, pivota, et le frappa. Déconcerté par le calme qu’il éprouvait, conscient de la façon dont l’eau glissait, si naturelle, sur la lame de métal, il ne fit pas un geste. Il vit la rage, la haine et le goût du sang qui animaient le regard de Tavis. Il vit la férocité sauvage de son sourire. Et il regarda, sans un geste, la lame se précipiter jusqu’à ne devenir qu’un arc lumineux, un éclair d’argent aussi vif qu’un démon filant sous la pluie. Alors seulement, sûr de la trajectoire de l’épée du jeune seigneur, sûr de l’endroit où la pointe allait percer sa chair, Cadel Nistaad ferma les yeux. Ses dernières sensations furent l’orage qui les couvrait et le cri d’angoisse de Kalida. Le premier coup, le décapitant presque, trancha la gorge de l’assassin. Le sang jaillit de la blessure, inondant la chemise de Cadel et l’épée de Tavis. L’homme bascula sur les rochers, atterrit sur le côté et roula, inanimé, sur le dos. Cadel n’émit aucune plainte, il ne fit pas un geste. Mais Tavis, sans la moindre hésitation, leva une seconde fois son arme et, d’un geste aussi sûr que le premier, la plongea dans le cœur de l’assassin. Alors qu’il levait une troisième fois sa lame, il entendit la femme hurler, la vit se jeter sur lui, poings brandis, le visage tordu de souffrance et de chagrin. — Arrêtez ! Arrêtez ! Espèce de monstre ! Au lieu de la frapper, il laissa tomber son épée. Comme elle le martelait de coups, il lui prit les poignets. — Lâchez-moi ! hurla-t-elle en se dégageant. Elle tomba à genoux sur la pierre. Il crut un instant qu’elle allait s’emparer de son arme, mais elle rampa jusqu’à l’assassin qui gisait, étendu au milieu de son sang baigné par l’écume blanche de la mer. Elle porta une main à sa bouche et, le corps secoué de sanglots, posa l’autre sur la joue de Cadel. — Pourquoi ? demanda-t-elle. Pourquoi ? D’abord, Tavis ne sut si sa question s’adressait à lui ou à l’assassin. Mais elle leva les yeux sur lui et répéta : — Pourquoi ? — Pour Brienne, et tous ceux qu’il a tués. Parce qu’il a détruit ma vie. — Il ne voulait plus tuer. — Je n’en crois rien, répliqua Tavis. Au souvenir de la mort qui l’avait frôlé de si près, à cause du froid, ou peut-être de la compréhension de l’acte qu’il venait de commettre, il se mit à trembler. — Vous savez ce qu’il était, un assassin. Vous pouvez ne pas nous croire, mais vous l’avez entendu de sa bouche. — Il vous a laissé en vie. Il n’était pas obligé, vous étiez presque mort. Mais il vous a épargné. Et vous l’avez attaqué, alors qu’il n’essayait même pas de se défendre. Le jeune homme détourna les yeux, et se frotta les mains. Il avait tellement froid. — C’était son choix. Elle ne répondit pas. Tavis sentait son regard obstinément posé sur lui. Il se pencha pour ramasser son épée, l’épée de Xaver. Après l’avoir glissée dans son fourreau, il chercha sa dague autour de lui. La voyant à côté du cadavre, il hésita, puis la prit elle aussi. — Vous êtes un lâche, fît-elle. Vous avez exécuté un homme qui vous a épargné, et qui ne s’est pas défendu. Vous avez peut-être vengé Brienne, et débarrassé le pays d’un tueur à gages, mais cela ne change rien à votre lâcheté. Il se força à la regarder. — Je sais. Elle scruta son visage, brusquement incertaine. Après un dernier regard à l’assassin, Tavis s’éloigna vers la lande. Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il aperçut Grinsa qui se précipitait à sa rencontre. Sa course était étrange, appuyée sur une jambe, et il serrait son bras gauche contre sa poitrine, comme s’il était blessé. — Tavis ! s’écria le Glaneur avec ce qui semblait un profond soulagement. Son visage avait la couleur de la cendre. — Vous êtes blessé ! Que s’est-il passé ? — J’ai été attaqué par un Qirsi, un homme de mèche avec Cadel. Je vais bien. — Mon œil, répliqua Tavis en arrivant enfin devant lui. Il passa immédiatement le bras valide du Glaneur par-dessus son épaule, et le soutint. — Vous avez besoin d’un guérisseur. Allons au château. — Cadel ? demanda Grinsa en se laissant guider. — Il est mort. — Comment… comment vous êtes-vous débrouillé ? Tavis secoua la tête. — Pas maintenant. Je vous raconterai, mais il me faut un peu de temps. — Bien sûr, répondit Grinsa le front barré d’inquiétude. J’ai vu une troisième personne avec vous, ajouta-t-il après un court silence. — Oui, la femme de Duvenry. — L’avez-vous… — Bien sûr que non, répliqua vivement Tavis. Elle est restée. Visiblement, elle l’aimait plus qu’elle ne nous l’a dit. Le Glaneur opina, et ils marchèrent en silence. La pluie n’avait pas faibli. Le vent froid plaquait leurs cheveux et leurs vêtements trempés. — Alors vous y êtes parvenu, reprit le Glaneur. Vous avez eu votre revanche. Tavis, s’efforçant de garder la tête droite, sentit sa gorge se nouer. — Oui, parvint-il à articuler. — Comment vous sentez-vous ? Il haussa les épaules. Depuis quand avait-il soif du sang de l’assassin ? Combien de nuits était-il resté étendu, tourmenté par le souvenir de son réveil à côté de sa reine allongée sans vie, mutilée ? Il suffisait de regarder son visage, et son corps, pour savoir combien il avait souffert du crime de Cadel. Il aurait dû être heureux. Le poids du fardeau qu’il portait sur ses épaules depuis plus d’un an était levé. Il aurait dû l’être. Mais il sentait toujours le monde peser sur lui. Il aurait dû songer à son apaisement lorsqu’il rencontrerait de nouveau l’esprit de Brienne, au réconfort qu’il aurait à lui dire que son assassin était mort, tué de sa main. Il aurait dû attendre avec impatience le jour où il raconterait à sa mère et à son père comment il avait frappé la conspiration, comment il avait repris aux Qirsi – même dans une faible mesure – ce qu’ils avaient volé à la Maison des Curgh. Il n’était capable que de songer à un incident insignifiant qui s’était déroulé dans la cour du château de Curgh, bien des cycles auparavant. C’était par une chaude et belle journée – celle de sa Révélation. Le jour où tout avait commencé. Il s’entraînait dans la cour du château, avec une arme en bois, contre un trio de jeunes recrues. Au milieu de leur combat factice, il avait levé son arme contre un homme sans défense, et il avait failli le tuer. « Vous êtes un lâche », lui avait dit cette femme, agenouillée auprès de l’homme qu’il venait de tuer. Et il l’avait admis. Quel genre d’homme, en effet, levait son épée contre un adversaire sans défense ? Quel genre de noble laissait l’orgueil et la vengeance guider ses actes ? Il avait toujours été lâche. Il le serait toujours. — Tavis ? Est-ce que ça va ? — Je ne sens rien, Grinsa. Je n’éprouve rien. Et je ne sais pas pourquoi. Il leva vers le Glaneur un visage baigné de larmes. Il espérait seulement que son ami les confondrait avec la pluie. — Je devrais être heureux, non ? Qu’est-ce qui cloche avec moi ? — Vous venez de tuer un homme, Tavis. Si vous étiez heureux, je m’inquiéterais pour vous. Il savait que Grinsa avait raison, mais il ne put s’empêcher de sangloter comme un enfant. — Au moins, c’est terminé, murmura-t-il. — Non, ce n’est pas fini, répondit le Glaneur d’une voix grave. Ce n’est que le début, Tavis. Nous avons une guerre à mener, et vous venez de faire couler le premier sang. Je crains, hélas, que nous n’ayons besoin de votre épée avant longtemps. 14 Glyndwr, Eibithar Les Guérisseurs du château de Helke avaient remis son épaule, et soulagé le reliquat de douleur dans sa jambe. Ils avaient aussi guéri les plaies de Tavis sur son bras, son cou et son visage. Quant aux blessures plus profondes dont il semblait souffrir, elles n’étaient du ressort ni de leur savoir ni de leurs dons. Le duc de Helke n’avait manifesté aucun enthousiasme à la perspective d’accueillir Tavis de Curgh en son château. Toutefois, en l’honneur de la longue amitié qui unissait Wethyrn et Eibithar, il leur avait offert de rester aussi longtemps qu’ils le désireraient. Leur séjour n’avait pas excédé la soirée et la nuit. Grinsa désespérait de rentrer à la Cité des Rois. Il voulait voir sa fille, tenir Cresenne entre ses bras, et les protéger du Tisserand. Il sentait Tavis aussi pressé que lui, mais il devinait que l’impatience du jeune seigneur n’avait pas grand-chose à voir avec son désir de rentrer en Eibithar. Il avait simplement hâte de s’éloigner le plus possible de la Pointe de Wethyrn. Le matin suivant leur rencontre avec Cadel et le Qirsi qui avait attaqué Grinsa, ils s’assurèrent d’un passage à bord d’un navire marchand appareillant pour Rennach. À la tombée de la nuit, ils furent en Eibithar. Ils dormirent à l’extérieur de la ville, sachant que le duc de Rennach, allié avec Aindreas de Kentigern, ne manquerait pas d’emprisonner Tavis à la moindre occasion. Un demi-cycle plus tôt, avant de partir pour Wethyrn, ils avaient laissé leurs montures à un maréchal-ferrant dans un petit village, au nord de la cité ducale. Ils vinrent les chercher le lendemain matin, payèrent généreusement l’homme qui s’était occupé de leurs bêtes, et commencèrent leur long voyage de retour vers la Cité des Rois. Tavis n’avait toujours rien dit à Grinsa de son combat contre l’assassin, et le Glaneur ne se sentait pas en droit de l’interroger. Cette mort avait laissé des traces sur le jeune homme. Il était à la fois plus apaisé que Grinsa ne l’avait jamais senti, et plus taciturne. Durant leur bref séjour au château de Helke, il s’était comporté avec l’assurance et l’efficience d’un noble. C’était lui qui avait demandé les Guérisseurs dès leur arrivée, et insisté pour qu’ils s’occupent des blessures de Grinsa, avant de les autoriser à regarder les siennes. Lorsque le duc leur avait demandé la raison de leur présence sur la Pointe et l’origine de leurs blessures, Tavis lui avait expliqué qu’ils venaient de supprimer deux hommes appartenant à la conspiration Qirsi. Il avait même été jusqu’à engager son aîné à la plus grande prudence, à moins qu’il n’estime, compte tenu de l’éloignement de Wethyrn, que son royaume était à l’abri des renégats et de leur mouvement. Il semblait à Grinsa que la mort de Cadel avait au moins débarrassé Tavis du souvenir obsédant de sa captivité à Kentigern, et de toute la culpabilité qu’il avait éprouvée à la mort de Lady Brienne. Il ne tressaillait plus quand les gens observaient ses cicatrices et, à l’exception des quelques heures passées dans le voisinage de Rennach, il ne faisait rien pour cacher son identité. Toutefois, alors qu’il semblait avoir mûri de cinq ans en l’espace de quelques jours, il restait sombre et distant. Paradoxalement, tuer l’assassin semblait avoir encore assombri l’humeur ténébreuse qui l’habitait depuis si longtemps. La seconde nuit suivant leur départ de Rennach, alors qu’ils campaient autour d’un faible feu près des Chutes d’Argent, à l’endroit où le fleuve Thorald amorçait sa descente sur la Plaine de Caerisse, Grinsa demanda au jeune seigneur s’il avait l’intention de l’accompagner jusqu’à la Cité des Rois. — Si vous préférez rentrer à Curgh, je comprendrais, fit-il en observant le jeune homme par-dessus les flammes. Vous avez certainement envie d’annoncer à vos parents la mort de l’assassin. — Si je leur dis, répondit Tavis d’une voix sourde, ils me demanderont de leur raconter comment je l’ai tué. Au moins mon père. Et je n’ai pas le courage de cette conversation, en tout cas pour l’instant. Grinsa faillit l’interroger, mais devant l’expression douloureuse qui se lisait dans les yeux de Tavis, il renonça. C’était l’évocation la plus précise que Tavis lui avait jamais faite des événements qui s’étaient déroulés sur la côte de Wethyrn. Il doutait que Tavis lui en raconte davantage. Trois jours après cette conversation près des chutes, les deux cavaliers atteignirent le château de Glyndwr. Ils avaient l’intention de reposer leurs montures et, pour une nuit, de profiter du confort de véritables lits. Pourtant, à peine eurent-ils franchi les remparts que Grinsa perçut le malaise qui régnait sur la ville. La place du marché était presque vide. Les quelques marchands et colporteurs, les rares chalands, les considéraient avec un regard si méfiant qu’ils se sentaient accueillis comme l’avant-garde d’une armée d’envahisseurs. Par ailleurs, la cité grouillait d’hommes en armes. — Cela ne vous semble pas curieux ? demanda-t-il à Tavis alors qu’ils dirigeaient leurs chevaux vers les portes du château. — Vous parlez des soldats ? — Les soldats, le fait que la place du marché soit quasiment déserte. Comme si… — Comme si la guerre était imminente, compléta le jeune seigneur. Grinsa, entendant Tavis traduire exactement ses propres appréhensions, sentit son cœur se glacer. Le jeune duc de Glyndwr, le fils de Kearney, les attendait devant les portes de son château. Il semblait seul et désemparé, comme un enfant abandonné par ses camarades en plein jeu. Tavis sauta à bas de sa monture et s’inclina devant lui, imité par le Glaneur. — Levez-vous, Lord Curgh, et soyez le bienvenu. — Merci, monseigneur duc, répondit Tavis en se redressant. — Vous apportez des nouvelles de la Cité des Rois ? — Non, monseigneur. Nous étions… ailleurs. Vous attendez un messager du roi ? — Oui, j’ai reçu une lettre, il y a peu, m’indiquant que je devais préparer les hommes à marcher au combat. Nous rassemblons des armes et des provisions pour plusieurs jours. — Nous sommes donc en guerre ? — Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Nous attendons simplement de savoir où envoyer les hommes. Sa formulation, comme sa physionomie un peu plus tôt, attira l’attention du Glaneur. Le jeune duc ne s’incluait pas dans l’équipée. Il semblait donc qu’il ne chevaucherait pas avec ses hommes. Le jeune Kearney, à deux ans de sa Révélation, était moins âgé que n’importe lequel des soldats de son armée. Son extrême jeunesse le privait de l’honneur de se battre aux côtés de son père. Elle n’enlevait rien à la frustration qu’il devait éprouver de voir ses hommes se préparer sans lui à la guerre. — Ils n’iront pas au nord ? interrogea Tavis. — Difficile à dire. La flotte de l’empire nous menace au nord, mais les Aneiriens se massent sur la Tarbin. La distance est moins longue. Mon père choisira peut-être d’envoyer les hommes de Glyndwr là-bas. — Et savez-vous où le roi lui-même a l’intention d’aller ? demanda Grinsa. — Je n’ai aucune certitude, mais j’imagine qu’il ira aux frontières nord. Tavis, le visage sombre, jeta un regard aigu au Glaneur. — C’est là qu’iront aussi les hommes de Curgh. Grinsa acquiesça. C’était évident. L’empire représentait la menace la plus sérieuse. Keziah marcherait probablement avec Kearney, ce qui signifiait que Cresenne et Bryntelle seraient seules à la Cité des Rois, sans personne pour les protéger de la prochaine attaque du Tisserand. Une inquiétude sourde lui serra la gorge. — Aneira au sud, et Braedon au nord, fit Tavis en secouant la tête, ils ont réussi à nous diviser. — Plus que vous ne le croyez, Lord Curgh, renchérit le duc. Mon père s’attend à ce que plusieurs maisons refusent de se joindre à la bataille. — Que dites-vous ? — Oui, Galdasten, Rennach, Eardley, Domnall et Sussyn. Sans compter, bien sûr, Kentigern. — Ils ne vont quand même pas regarder le royaume s’effondrer sous les attaques d’Aneira et de Braedon sans réagir ? — C’est pourtant exactement ce qu’il craint. — Que Bian les emporte ! ragea le jeune seigneur. Ils sont stupides. Tout semblait se mettre en place, comme les fragments épars d’un effroyable cauchemar. Même le peu que Grinsa avait appris du Qirsi qu’il avait tué à Helke l’avait conforté dans la certitude que le Tisserand était à Braedon. Sinon, pourquoi aurait-il eu besoin d’envoyer de l’or à ses subalternes par l’entremise d’un marchand ? « Il ne peut pas les payer directement », lui avait dit l’homme. Parce que lui seul avait accès aux qinde impériaux. À présent, la flotte de l’empire était sur le point d’attaquer les côtes nord d’Eibithar, et tout le royaume vacillait vers la guerre. — Nous sommes face à ce qu’attendait la conspiration, fit Grinsa en s’attirant le regard surpris des deux nobles. Le Tisserand va attendre que les tueries commencent, que les armées s’affaiblissent, alors il frappera. — Où devons-nous aller, Grinsa ? — Nous devons, si c’est encore possible, être avec le roi quand il se mettra en route. Il vit le visage du jeune Kearney se crisper, comme si la seule évocation de ce compagnonnage le peinait. — Nous ferions mieux de rejoindre le Château d’Audun au plus vite. Il voulait absolument revoir Cresenne, tenir sa fille entre ses bras. Tavis opina et se tourna vers le duc. — Nous espérions passer la nuit dans votre château, Lord Glyndwr, et faire honneur à votre hospitalité comme à votre compagnie. Il semble, malheureusement, que l’heure de tels plaisirs soit écoulée. Si vous nous permettez d’abuser de votre courtoisie, vous nous feriez une grande faveur en demandant qu’on nous prépare de quoi manger pour le voyage, et qu’on nous donne de quoi nourrir et abreuver nos chevaux avant la route. Une fois de plus, le Glaneur fut frappé des changements survenus dans le comportement de Tavis. Un cycle plus tôt, dépourvu de l’assurance nécessaire pour s’en charger, il aurait laissé Grinsa parler en leur nom, et présenter de telles requêtes. — Naturellement, Lord Curgh, s’empressa le jeune duc. Suivez-moi, je m’en charge sur-le-champ. Les deux hommes s’éloignèrent, mais Grinsa resta dans la cour. — Quelque chose ne va pas ? lui demanda Tavis. — Non, je… Ses yeux glissèrent un instant sur le duc. J’ai besoin d’être un peu seul. Tavis sembla immédiatement comprendre. — Très bien, nous nous retrouverons plus tard, fit-il avant de suivre Kearney. Grinsa alla s’abriter dans un recoin, à l’abri des regards. Il ferma aussitôt les yeux, et envoya son esprit en direction du nord-ouest, vers le Château d’Audun. Il trouva rapidement Cresenne, endormie naturellement, bien qu’il fut près de midi. Dès qu’elle apparut devant lui – ses yeux clairs pleins de frayeur alors qu’elle essayait de comprendre l’origine de son rêve – il l’appela. — Ne t’inquiète pas, fit-il, ce n’est que moi. Aussitôt, elle se précipita vers lui et se jeta dans ses bras. Il l’embrassa sur le front, puis, lorsqu’elle leva le visage, il s’empara de ses lèvres pour un baiser plein de passion. — Où es-tu ? murmura-t-elle. — À Glyndwr. — Est-ce que tu reviens ? — Oui, répondit-il en souriant. Nous devrions arriver dans quelques jours. — Que les dieux soient loués, soupira-t-elle en appuyant son front contre sa poitrine. La guerre est imminente, ajouta-t-elle en relevant la tête. — Je sais. Tavis et moi ne resterons pas longtemps. Lorsque Kearney partira, nous le suivrons. — Bien sûr, fit-elle en baissant les yeux. Il se pencha un peu, souleva une mèche tombée sur son front. Ses cicatrices s’effaçaient. Elle semblait moins épuisée que lorsqu’il l’avait quittée pour Wethyrn. — Parle-moi de Bryntelle. Son visage aussitôt s’illumina. — Elle est merveilleuse. Elle grandit, et elle sourit tout le temps. Elle lui caressa la joue. — Mais je crois que son père lui manque. — Ça m’étonnerait, fit-il en détournant les yeux avec un rire timide. Une nouvelle caresse l’obligea à croiser son regard. Elle se dressa sur la pointe des pieds, et lui déposa un baiser sur les lèvres. — Son père me manque. — Tu me manques aussi. Il aurait dû être heureux. Il allait les revoir dans peu de temps. L’idée pourtant d’avoir à les quitter encore lui serrait le cœur, comme si le Tisserand lui-même s’ingéniait à le faire souffrir. — Tu sais combien je voudrais rester près de toi, si tout… Elle lui posa un doigt sur les lèvres et, malgré les larmes qui s’étaient mises à couler sur son visage, elle lui sourit. — Je sais. — C’est ce qu’il attendait, n’est-ce pas ? Cette guerre, c’est lui qui l’a provoquée. — Je crois. Je n’en suis pas certaine, mais elle semble l’aboutissement de tout ce qui précède. — Je suis de cet avis. — Si nous voyons juste, il se sent assez puissant pour gagner. Il ne la laisserait pas se déclencher s’il avait le moindre doute. Il lisait tant de peur et tant de tristesse dans ses yeux clairs qu’il se demanda si, dans les dernières étapes ayant la guerre, elle n’avait pas eu le présage de sa propre mort. — Peut-être, répondit Grinsa. Peut-être aussi, maintenant qu’il me connaît, maintenant qu’il sait tout ce que nous avons appris grâce à toi, qu’il redoute de perdre du temps. Il ne peut pas avoir prévu tout ça, Cresenne. Il a échappé à notre attention pendant longtemps – trop longtemps – et il a causé de grandes pertes à de nombreuses cours, mais nous l’avons affaibli, nous aussi. Il n’a pas encore gagné. Tu interprètes son désir de guerre comme l’assurance d’un homme sûr de la victoire. J’y vois moi la précipitation d’un homme qui voit ses succès lui glisser entre les mains. — Je voudrais te croire. — Eh bien, fais-le. Elle poussa un profond soupir et se força à sourire. — Je vais essayer. — Comment va Keziah ? — Je ne la vois pas beaucoup. Les préparatifs de guerre l’occupent énormément. Mais je crois qu’elle va bien. — Tant mieux. Il effleura sa peau soyeuse. — Va dormir, murmura-t-il. J’ai également des préparatifs à faire. Nous partons bientôt. Il l’embrassa de nouveau. Il allait interrompre son rêve, lorsqu’elle le retint. — L’assassin ? demanda-t-elle. — Tavis l’a tué. — Tavis ? — Oui. Elle sembla soulagée. — Je t’aime, Cresenne. Embrasse Bryntelle. — Je le ferai. Je t’aime aussi. Le Glaneur ouvrit les yeux sous la vive lumière du jour. Leur conversation l’avait fatigué, mais il se précipita à la recherche de Tavis et du duc de Glyndwr sans perdre une seconde. Moins d’une heure plus tard, Tavis et le Glaneur franchissaient les portes de la cité de Glyndwr. Le jeune duc leur avait fait préparer deux grandes besaces de cuir, remplies de fromage, de pain, de fruits secs et de plusieurs flasques de vin. Le soleil était déjà bas sur l’horizon. Ils n’iraient pas loin avant d’être obligés de s’arrêter pour la nuit, mais Grinsa était heureux de chevaucher, et de réduire la distance qui le séparait de sa famille. — Je crois qu’il voulait nous accompagner, avança Tavis. — Qui ? — Kearney. Il s’inquiète pour son père, et il aimerait jouer un rôle dans cette guerre. — C’est ce qu’il vous a dit ? — Ce n’est pas difficile à comprendre. Lui et moi ne sommes pas si différents. Grinsa, au souvenir de l’air terriblement vulnérable du jeune homme lorsqu’il les avait accueillis aux portes de son château, ne put s’empêcher de songer à quelle vitesse il se ferait tuer sur un champ de bataille. — Vous donnez l’impression d’être pressé de vous battre, répliqua-t-il. Tavis, croyant peut-être que le Glaneur ironisait, lui jeta un regard perplexe. Ne voyant aucun signe d’humour, il revint à la route. — Peut-être, admit-il. Grinsa ne dit rien, et ils continuèrent en silence. — L’assassin me tenait à sa merci, reprit le jeune seigneur brutalement. Il était sur le point de me tuer. Il m’avait débarrassé de mon épée, et me tenait la tête sous l’eau. J’ai essayé de me libérer, mais il était trop fort. S’il ne m’avait pas relâché, je serais mort. Grinsa, ne sachant que dire, le dévisagea simplement. — Je ne sais pas comment elle s’y est prise, poursuivit Tavis, mais c’est la femme qui a réussi à le convaincre de me lâcher. Pendant qu’ils parlaient, j’ai sorti mon épée de l’eau, et je l’ai tué. À sa grimace, Grinsa aurait pu croire qu’il allait pleurer, mais le jeune homme soupira et poursuivit : — Il n’a même pas essayé de se défendre. Il m’a laissé faire sans bouger. — Vous ne pouviez pas savoir qu’il ne réagirait pas. — Je le savais. Je l’ai compris à ce qu’il lui disait. Et je l’ai tué quand même. — Tavis… — Si c’était à refaire, je recommencerais. Je voulais sa mort, il méritait de mourir, ajouta-t-il en se tournant vers le Glaneur. Mais cela n’a rien d’héroïque. Je tenais à ce que vous le sachiez. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. Vous venez de dire que j’avais l’air pressé de me battre. Je voulais que vous compreniez peut-être pourquoi. — Les guerres et les batailles n’ont pas grand-chose à voir avec l’héroïsme, Tavis. Si c’est ce que vous espérez trouver… — Ce n’est pas ça non plus. Je veux simplement me prouver que je ne suis pas un lâche. Je croyais le faire en vengeant Brienne, je me trompais. Grinsa sourit, une réaction qui, à en juger par l’expression de Tavis, le déconcerta. — Vous n’êtes pas un lâche, Tavis. J’en suis convaincu depuis Kentigern. Vous ne devriez pas avoir besoin d’une guerre pour vous en convaincre. — Peut-être, mais c’est le cas. — Enfin, Tavis, ne soyez pas ridicule ! s’exclama le Glaneur surpris de sa propre véhémence. Vous devez voir ce conflit pour ce qu’il est ! L’heure venue, nous n’irons pas vers Galdasten simplement pour tuer les soldats de l’empereur, ou repousser son invasion. Certes, nous le ferons, mais cette guerre est un subterfuge, une ruse. Vous devez vous en souvenir. Harel n’est pas le véritable ennemi, ni même les Aneiriens. Je sais que vous les haïssez, et je ne vais pas m’amuser à vous convaincre qu’ils puissent un jour être les alliés de votre royaume. Mais pour le bien de toutes les Terres du Devant, vous devez mettre cette haine de côté. Notre ennemi est le Tisserand et sa conspiration. Chaque flèche décochée contre les soldats de Braedon, chaque coup d’épée porté contre les hommes d’Aneira renforcent les Qirsi. Si je pouvais empêcher cette guerre, croyez-moi, je le ferais. Malheureusement, c’est impossible. Aussi devons-nous l’achever le plus vite possible. Le Tisserand veut la guerre, alors nous devons vouloir la paix. Il veut diviser les cours Eandi, alors nous devons trouver le moyen d’unir les armées des Sept Royaumes contre lui. C’est notre meilleur espoir de le vaincre. Et c’est le seul. — Je croyais que c’était vous notre meilleur espoir. Grinsa opina. Il se souvenait avoir dit une chose semblable au jeune seigneur pendant les neiges, alors qu’ils quittaient Mertesse pour Eibithar. — Mon heure viendra, fit-il. Il songeait à Bryntelle ; il revit le visage de Cresenne marqué par les cicatrices que lui avait infligées le Tisserand. — Je détruirai le Tisserand. Je vous le promets. Mais il possède une armée, et c’est à vous, au reste d’entre vous, qu’il reviendra de la défaire. — Vous attendez beaucoup des cours, vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ? Aucun de ces conflits n’est nouveau. La plupart d’entre eux remontent à mille ans, au temps des clans. — Je le sais. Mais les clans ont réussi à dépasser leurs différences une fois, lors de la guerre contre les Qirsi. Il frissonna. — La première. Tavis le considéra un moment, mais ne dit rien. Ils chevauchèrent en silence, et atteignirent le bord de la steppe alors que le soleil se couchait. Durant tout ce trajet, Grinsa ne cessa pas de réfléchir à ce qu’il avait dit au jeune seigneur. Les royaumes des Terres du Devant pouvaient s’unir. Il en était convaincu. Ils n’avaient pas d’autre choix. Mais un autre sujet occupait ses pensées. Sans le vouloir, il avait comparé la guerre qui s’annonçait aux guerres Qirsi menées sur les Terres du Devant, neuf cents ans auparavant. Cette comparaison l’obligeait à s’interroger sur son rôle à venir. Des centaines d’années plus tôt, quand les clans avaient affronté les envahisseurs du Sud, aucun Qirsi ne combattait aux côtés des Eandi, parce qu’aucun Qirsi ne vivait sur les Terres du Devant. Les enfants d’Ean avaient combattu les enfants de Qirsar ; la couleur des yeux distinguait l’ami de l’ennemi. Jusqu’à ce que Carthach trahisse son peuple et aide les clans à écraser l’armée Qirsi. Cette guerre, la guerre de Grinsa, était dépourvue d’une telle clarté. Ou, au contraire, n’était-elle pas terriblement limpide ? Il avait dit au jeune noble que le Tisserand et son mouvement étaient les véritables ennemis. En s’opposant au Tisserand, Grinsa s’alliait avec les Eandi. Était-il un nouveau Carthach ? Était-il celui qui trahissait son peuple, le Cheveux-blancs dont le cœur était plus Eandi que Qirsi ? Il voulait se persuader que ce nouveau conflit n’avait aucun précédent dans l’histoire des Terres du Devant. Jamais des Tisserands ne s’étaient combattus. Jamais les nobles des Sept Royaumes, ou les Qirsi, n’avaient eu autant de mal à discerner leurs ennemis. Pourtant, malgré tous ses efforts, il ne pouvait se défendre du sentiment que l’histoire se répétait, que les Terres du Devant s’écroulaient sous le poids de conflits aussi anciens que les terres elles-mêmes. Bien qu’il fut, depuis longtemps, résolu à vaincre le Tisserand et son mouvement, ou à mourir dans cette tentative, il se demandait si son peuple le jugerait aussi cruellement qu’il avait jugé Carthach. — Tout va bien à la Cité des Rois ? — Comment ? sursauta le Glaneur. — Cresenne, et votre fille ? Il acquiesça, essayant sans grand succès de chasser Carthach de ses pensées. — Elles vont bien, merci. — Vous êtes content de les revoir. — Bien sûr. Il souriait, mais il avait le cœur brisé. Comment trouverait-il la force de les quitter si vite après leurs retrouvailles ? — Alors pourquoi avez-vous l’air si abattu ? — C’est difficile à expliquer. Tavis le considéra un moment. — Vous n’êtes pas obligé. Nous vous devons beaucoup, ajouta le jeune seigneur après un court silence. Peu s’en rendent compte aujourd’hui, mais avant même que tout soit terminé, tout le monde saura la dette que l’on vous doit. Vous pouvez compter sur moi. — Ce n’est pas nécessaire. — Au contraire. Vous pourriez décider de rester avec Cresenne, personne ne vous en tiendrait rigueur. Mais vous risquez votre vie et votre famille, pour défendre les Terres du Devant. Je connais peu d’hommes capables d’un tel choix. — Beaucoup de gens, parmi mon peuple, ne verront pas les choses sous cet angle, je peux vous l’assurer. — Qui ? Le Tisserand ? L’homme que vous avez tué à Helke ? — Pas seulement. Je suis un Tisserand qui se bat pour préserver l’ordre et l’autorité des cours Eandi. Certains appelleront cela une trahison. Le jeune homme tira brusquement sur ses rênes, obligeant Grinsa à l’imiter. — Je ne sais ce qui est le plus ridicule, dit-il en regardant le Glaneur droit dans les yeux, suggérer que vous ne faites ça que pour protéger les cours Eandi, ou l’idée que l’opinion de ces gens puisse vous intéresser. Grinsa détourna le regard. — Vous ne pouvez pas comprendre. — Qu’est-ce que je ne peux pas comprendre, Grinsa ? La souffrance d’être injustement condamné par ses pairs ? La honte d’être haï par son propre peuple ? Qui pourrait comprendre cela mieux que moi ? Grinsa ouvrit la bouche, sans trouver la force d’exprimer les doutes qu’il ressassait depuis une grande partie de la journée. Tavis avait raison : si lui ne pouvait pas comprendre, personne ne le pourrait. Toute la question était peut-être là. Tavis le traiterait d’idiot de se comparer à Carthach, et il aurait peut-être raison, une fois de plus. — Vous ne vous battez pas pour les cours, Grinsa, et moi non plus, reprit le jeune homme avec une conviction nouvelle. Nous nous battons pour empêcher le Tisserand de prendre le contrôle des Terres du Devant. Nous nous battons parce que, aussi imparfaits que soient les nobles Eandi, cet homme est pire. Il est arbitraire et cruel. Si on lui en laisse l’occasion, il se révélera le plus monstrueux des tyrans qu’aient jamais connus les Terres du Devant. — Vous et moi, nous le savons. Mais les autres… Le Glaneur s’interrompit sur un soupir abattu. — Vous souvenez-vous de l’investiture de Kearney ? Vous m’avez dit que je devais apprendre à vivre sans la reconnaissance des autres nobles, que la certitude de ma propre innocence, quelle que soit l’opinion des autres, devait me suffire. — Je m’en souviens. — C’est la même chose aujourd’hui. Vous n’avez trahi personne, Grinsa. Le Tisserand prétend se battre pour tous les Qirsi, il frappe pourtant votre sœur quand elle le défie, et il la menace de mort si elle échoue dans la mission qu’il attend d’elle. Il a torturé Cresenne, et il l’aurait tuée si vous n’étiez pas intervenu. C’est de la traîtrise, de la lâcheté, la pire qui soit. Même si personne ne l’admet, vous savez où est la vérité. C’est pour ça que vous le combattez, et c’est pour ça que vous devez le vaincre. Le jeune seigneur tourna le regard vers le nord, comme s’il avait pu voir l’armée de Braedon se masser sur la lande. — Vous êtes l’homme le plus honorable et le plus sage que j’ai jamais rencontré, Grinsa. Depuis près d’un an, vous me répétez que rien n’a plus d’importance que la défaite de la conspiration. Je vous ai cru. D’abord parce que je n’avais rien à vous opposer, plus récemment parce que j’ai vu la cruauté de ce Tisserand. J’ai vu comment il traite ceux qui le servent, et j’ai compris jusqu’où il est prêt à aller pour satisfaire son ambition. Il revint au Glaneur. — Mais je n’ai pas besoin de vous le rappeler. Vous avez vu mes blessures à Kentigern, vous les avez soignées, et vous avez soigné Cresenne au Château d’Audun. Vous n’avez pas besoin de moi pour vous dire combien votre combat est juste. Grinsa considéra longuement le jeune noble, cherchant dans l’homme qui se tenait à ses côtés les traces de l’enfant capricieux et gâté qu’il avait rencontré pour la première fois sous la tente de Glanage, à la cité de Curgh, un an auparavant. — Merci, Tavis, fit-il enfin. J’avais besoin d’entendre ça. Une expression étonnée s’afficha sur les traits du jeune seigneur. — Vraiment ? J’aurais cru que vous vous mettriez en colère. Le Glaneur sourit. — Non. Si vous n’avez pas gagné le droit de me parler sur ce ton, je me demande qui l’a ! Il se tourna vers l’ouest. Le soleil, maintenant couché sur l’horizon, baignait le paysage d’une lueur dorée. — Allons-y. Il ne fera plus jour très longtemps. Ils reprirent leur route vers le nord. Leurs ombres s’étiraient sur l’herbe de la lande. Ses doutes persistaient, mais ils étaient moins étouffants. Seul un idiot marchait vers la guerre sans éprouver la moindre appréhension. Il devait mener ce combat, affronter le Tisserand, quelle que fut l’image que l’histoire conserverait de lui. Et puis, pour le meilleur ou pour le pire, n’était-ce pas le destin de Tavis de se battre à ses côtés ? REMERCIEMENTS Tous mes remerciements, comme toujours, à mon excellent agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de la publication, Tom Doherty ; au personnel de Tor Books, en particulier à Scott Gould et Peter Lutjen ; à Carol Russo et son équipe ; à mon formidable éditeur et ami, Jim Frenkel ; à son assistante à New York, Liz Gorinsky ; à son assistant du Wisconsin, Derek Tiefenthaler ; ainsi qu’à ses stagiaires, en particulier Michael Manteuffel et Kellen O’Brien. Comme pour tous mes livres, et tout ce que je fais d’autre, je suis infiniment reconnaissant à Nancy, Alex et Erin. Leur amour, leur soutien et leurs rires font de mon univers un endroit merveilleux et magique. D.B.C. Table des matières 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14