DAVID B. COE LE PRINCE TAVIS La couronne des 7 royaumes ** 1 Kentigern, Eibithar Aindreas était venu si souvent le torturer que Tavis commençait à perdre toute notion du monde extérieur. Il ne savait ni le jour de la semaine, ni l’heure que sonnaient les cloches lorsqu’il lui arrivait de les entendre. À peine percevait-il la succession du soleil et des lunes. La lumière ou l’obscurité, le jour ou la nuit n’existaient plus. La souffrance, entrecoupée des périodes d’inconscience dans lesquelles il sombrait et qui ne portaient même plus le nom de sommeil, était son unique certitude. L’épée de Kentigern avait laissé sa signature sur son torse, son dos, ses bras et ses jambes, son visage. Aindreas s’en était même pris à ses parties intimes sans toutefois oser le mutiler. Mais ça viendrait ; le duc s’était fait une joie de le lui annoncer. À cette heure, c’était la seule partie de son corps encore intacte. Le prélat était revenu une fois ou deux exhorter le jeune homme à l’aveu et au repentir. Lors de sa dernière visite, Barret avait manifesté son inquiétude sur les nombreuses blessures du prisonnier. Apparemment, un certain nombre d’entre elles, profondes, suintaient de pus et de sang. Aindreas avait pris le souci du prélat à cœur et troqué l’épée contre la flamme. Tavis portait des brûlures sur le dos, les jambes, les bras. Ses doigts étaient presque tous brisés. Il n’avait pas avoué. Sa vie, ainsi qu’il en était venu à le comprendre enchaîné à la muraille, gémissant de souffrance, suppliant Bian de l’emporter avant la prochaine visite du père de Brienne, n’était rien. Il ne s’était jamais distingué au combat, n’avait été ni duc ni roi, n’avait jamais connu l’amour. Xaver était le seul être de son entourage qu’il pût qualifier d’ami et son ivrognerie, doublée de sa stupidité, avaient failli briser cette amitié. Lorsqu’il ne serait plus, pendu pour un meurtre qu’il n’avait pas commis, il ne laisserait aucun héritage, aucun fait, aucun exploit dont ses parents pourraient dire avec fierté : « Notre fils l’a accompli. » Avec une résolution qui l’avait lui-même surpris et qui aurait stupéfié son père, il avait pourtant décidé qu’il ne laisserait pas non plus de confession mensongère derrière lui. S’il ne pouvait ajouter à la gloire de la maison des Curgh, il ne la ternirait pas – pas davantage qu’il ne l’avait déjà fait. Ce legs était pitoyable, mais c’était le seul qu’il pût faire. La souffrance était parfois tellement intolérable qu’il était tenté de renoncer. Personne ne croyait en son innocence et ceux qui y croyaient – les seuls qui comptassent vraiment – comprendraient le sens de ses aveux. Une notion, un détail, pourtant le retenait encore : l’orgueil. L’orgueil des Curgh, que certains considéraient comme une malédiction, et que d’autres tenaient pour responsable de bien des guerres civiles qui avaient déchiré Eibithar. Aujourd’hui, le corps meurtri, la chair brûlée par les torches, cet orgueil était son unique planche de salut. Quand il avait entendu des voix, il avait d’abord cru au retour de son bourreau. Se préparant à la faible lueur du jour ou à celle maudite des torches, il avait lentement ouvert les yeux. Sa geôle était plongée dans la plus totale obscurité. Des cliquetis métalliques s’ajoutant aux bruits des voix, il avait songé aux gardes en faction de l’autre côté de la porte, mais il ne les avait jamais distingués aussi clairement. Alors il s’était dit qu’il avait perdu la raison. C’était fréquent, il le savait, surtout quand les prisonniers étaient soumis à la torture. Un nouveau choc métallique, plus fort que les autres, comme s’il provenait de l’intérieur même de son cachot, l’avait tiré de sa torpeur. Se pouvait-il qu’on ait enchaîné un autre prisonnier avec lui sans qu’il s’en fût aperçu ? N’était-ce pas Aindreas qui, après lui avoir brisé les os, cherchait à briser ses dernières résistances ? Il avait tendu l’oreille. Le tintement venait du soupirail à côté de l’étroite fenêtre de sa geôle. Puis, aussi brusquement qu’il avait commencé, il s’arrêta. Une voix cria sans qu’il parvienne à comprendre ce qu’elle disait. Le cœur battant, son pouls cognant furieusement à ses tempes, submergé par un espoir insensé, Tavis avait scruté le silence et l’obscurité. En bien ou en mal, un événement allait se produire. Quelqu’un, ou quelque chose, glissa dans le conduit et tomba sur le sol juste devant lui. — Xaver ? appela-t-il malgré ses lèvres craquelées. Le silence raviva sa peur. Quand un nouvel objet heurta le sol, une véritable terreur s’empara de lui. — Père, est-ce toi ? Un instant plus tard, une petite flamme éclairait le cachot. Deux Qirsi se tenaient devant lui. S’il pouvait concevoir, aussi absurde fût-elle, la présence de Fotir en ces lieux, celle du Glaneur du Festival, celui qui avait officié à sa Révélation, n’avait aucun sens. L’esprit vacillant, il tenta de repousser l’effroi qu’il lisait dans les yeux du Premier ministre. Ses larmes pourtant eurent raison de lui. — C’est trop tard ? demanda-t-il d’une voix incertaine. Suis-je mort ? — Non, murmura le Glaneur, surveillant brièvement la porte du cachot. Vous soigner exigera du temps. Nous n’en avons pas. Ses chaînes, fit-il à l’intention de Fotir. Le ministre acquiesça et avança vers le mur. — Vous me reconnaissez ? questionna le Glaneur tandis que cédait le premier bracelet. — Oui, mais j’ai oublié votre nom et je ne comprends pas ce que vous faites ici. — Je m’appelle Grinsa, je suis venu vous faire évader. — Pourquoi ? C’est vous qui m’avez montré ce cachot dans le Qiran. N’est-ce pas mon destin ? La seconde menotte s’ouvrit, puis la troisième. Fotir respirait péniblement. — Je vous ai montré votre avenir, pas votre destinée. — Je ne comprends pas. — Je sais. Je vous expliquerai plus tard. La dernière entrave tomba sur le sol. Fotir, le front couvert de sueur, recula. — Vous êtes libre, monseigneur. — Pouvez-vous marcher ? Tavis, adossé au mur de pierre, était assis. Les deux hommes l’aidèrent à se redresser. Prenant courageusement appui contre le mur, le jeune homme souleva son pied droit. Toutes les blessures que lui avait infligées Aindreas s’embrasèrent d’un seul coup. Transpercé de souffrance, incapable de supporter son propre poids, il s’effondra dans un cri. Le Glaneur, un regard hâtif et inquiet vers la porte, lâcha un juron. — Nous ne pourrons pas le sortir sans le soigner. Il s’éloigna, décrocha une des torches fixées aux murs, l’alluma à la flamme qui brûlait toujours dans sa paume et la déposa dans le coin le plus approprié de la cellule, là où les gardes auraient le moins de chance de la voir tout en leur apportant le plus de lumière possible. — Oui, approuva Fotir, mais par où commencer ? Grinsa revint s’agenouiller près de Tavis et lui posa la main sur l’épaule. — Parons au plus urgent. D’abord les blessures infectées, celles qui l’affaiblissent le plus. Ensuite, les mains. Le reste attendra que nous soyons à l’abri. Il n’avait pas fini de parler que Tavis sentait l’onde bienfaisante pénétrer, comme un torrent de montagne, la blessure de son épaule. Fotir, s’agenouillant à son tour, prit la tête du jeune homme sur ses genoux. Tavis ferma les yeux. Lorsqu’il reprit conscience, le Glaneur soignait une des plaies qui lui déchiraient les flancs. Sa souffrance n’avait pas disparu mais, loin du martyre qu’il endurait quelques instants plus tôt, elle était supportable. Les deux Qirsi étaient en pleine discussion. Renonçant à ouvrir les yeux, immobile et silencieux, il écouta. — … vous êtes le seul, avec ma sœur, à le savoir, disait le Glaneur à voix basse. Personne ne connaît nos liens. Nous avons tout fait pour les cacher. — Je suis stupéfait que vous ayez gardé ce secret aussi longtemps, observa Fotir. — Il m’arrive aussi de m’en étonner, répondit Grinsa avant de poursuivre après un court silence. Ne m’en veuillez pas de vous poser cette question, mais je dois le savoir, survivra-t-il à cette nuit ? — Que voulez-vous dire ? — Vous êtes un Qirsi au service du duc de Curgh qui sera bientôt roi. Nous savons tous les deux comment les Eandi des Terres du Devant considèrent les Tisserands. Dans votre position, certains verraient de leur devoir de me dénoncer. Tavis, qui avait entendu parler des Tisserands, ne se souvenait guère de ce qu’on lui avait dit. Si sa mémoire était bonne, ils étaient autrefois les chefs des armées qirsi. C’était sous leur commandement qu’avait été menée l’invasion des Terres du Devant, neuf siècles auparavant. À la fin de la guerre, ils avaient tous été exécutés. Il savait aussi ce que le Glaneur entendait en parlant de la façon dont les Tisserands étaient considérés aujourd’hui. Ils étaient craints, haïs même. Mais il n’était pas sûr de savoir pourquoi. — Vous avez évoqué une conspiration qirsi tout à l’heure, répondit Fotir en évitant la question de Grinsa, que vouliez-vous dire ? — J’ai simplement émis l’hypothèse que, si nous étions pris, Aindreas pourrait toujours mettre l’évasion de Tavis sur son compte. J’essayais aussi de convaincre le jeune MarCullet de rester en dehors de ça. — Je comprends, opina Fotir, il n’empêche que vous avez entendu la rumeur. Comme moi. — Oui, concéda Grinsa après une courte réflexion. — Est-elle fondée ? Une fois de plus, le Glaneur hésita. — Je le crains. Un assassin m’a suivi à Kentigern. J’ai de bonnes raisons de croire qu’il a été envoyé par un autre Qirsi peu désireux de me voir venir en aide à Lord Tavis. — Où est cet assassin ? s’alarma brusquement Fotir. — Il est mort. Je l’ai tué, après qu’il a tenté de s’en prendre à moi dans la forêt de Kentigern. — Que Qirsar nous vienne en aide ! — Le prélat de Curgh sait-il que vous invoquez encore le dieu qirsi ? — Il le soupçonne, répondit Fotir en riant de bon cœur avant de reprendre son sérieux. Que croyez-vous que veulent ces Qirsi ? — Je ne sais pas. Apparemment, ils ne souhaitent pas voir Tavis monter sur le trône, peut-être pas plus que son père d’ailleurs. Quant à la raison, je l’ignore. Quel rapport avec ma question ? — Tout dépend. Imaginez-vous pouvoir un jour rejoindre leur cause ? — Non, affirma le Glaneur d’une voix ferme. Ils ont tenté de m’assassiner. — Est-ce la seule raison ? — Non. Les préjugés qirsi envers les Eandi m’ont coûté plus que vous ne pouvez l’imaginer. Je vous repose ma question : quel rapport avec le fait que je suis Tisserand ? — Probablement aucun. Mais je suis sûr d’une chose : si cette conspiration existe et que je veuille, avec tous ceux qui pensent comme moi, la combattre, un Tisserand pourrait nous être très utile. — Si cette conspiration existe, Premier ministre, et si vous vous engagez à la combattre, je vous jure d’être des vôtres. Ils restèrent silencieux. Tavis sentait toujours le pouvoir de Grinsa apaiser ses souffrances. — Cette situation doit vous paraître étrange, reprit Fotir. Vous êtes probablement le seul Tisserand des Terres du Devant. J’ai du mal à imaginer l’effet que peut produire la certitude d’être le Qirsi le plus puissant de ce côté des montagnes. — J’ai bien peur de vous décevoir. Je suis certain de ne pas être le seul. Tavis sentit la stupeur de Fotir. — Comment est-ce possible ? — Croyez-vous que je sois le seul Qirsi capable de garder un secret ? Réfléchissez. Les Tisserands devaient être nombreux dans les Terres du Sud avant l’invasion des Terres du Devant. L’armée était dirigée par au moins huit d’entre eux et je doute qu’ils soient tous partis à la conquête du Nord, laissant le pays sans protection. Au cours du premier siècle suivant la défaite, tandis que les nôtres s’installaient dans les différents royaumes des Terres du Devant, un grand nombre fut découvert et exécuté. Ce n’est qu’après que les Tisserands sont devenus si rares. Croyez-vous que cette particularité se soit éteinte en nous ? Il me semble plus juste de penser que ceux dotés de ce pouvoir ont appris à le cacher. — Vous avez certainement raison, admit Fotir. Il y en a donc d’autres. Je ne suis pas certain de trouver ça réconfortant. — Ça ne l’est pas. Ils se turent. Quelques minutes plus tard, Grinsa se déplaça et prit une des mains mutilées de Tavis entre les siennes. — J’ai bientôt terminé, dit-il. Les autres blessures attendront que nous soyons sortis d’ici. — Dois-je le réveiller ? demanda Fotir. — Inutile, il l’est depuis un certain temps. Tavis, se sentant rougir, ouvrit les yeux. — Comment le savez-vous ? — Votre respiration a changé, comme votre pouls. Ces petits détails n’échappent pas à l’attention d’un guérisseur. — Comment vous sentez-vous ? demanda Fotir en l’examinant avec inquiétude. — Mieux, merci. — J’ai ôté la fièvre, expliqua Grinsa, c’est tout. Vous vous trouvez peut-être mieux, mais vous n’êtes pas en état de voyager. Vous avez besoin de soins et de repos. Il posa la main de Tavis sur le sol et lui prit l’autre. À son grand soulagement, Tavis constata, bien qu’ils fussent encore engourdis et douloureux, qu’il pouvait de nouveau articuler ses doigts. — Où l’amenons-nous ? — Nous ne l’amenons nulle part, sourit le Glaneur. Hors du cachot, vous retournez auprès de votre duc. Il vaut mieux que vous ne sachiez pas où je l’emmène. Fotir fit mine de protester mais se ravisa. Grinsa revint à Tavis. — Vous nous avez entendus discuter, Lord Tavis. — Oui. — Vous comprenez que vous ne pouvez répéter cette conversation à quiconque. — De toute manière, au point où j’en suis, qui m’écouterait ? Il tenta de sourire mais le Glaneur resta imperturbable. — Ce n’est pas une plaisanterie. Des vies sont en jeu. La mienne, celle du Premier ministre, celle de gens auxquels je tiens beaucoup. Vous ne devez parler à personne de ce que vous avez entendu ce soir. Les yeux jaunes, plongés dans les siens, maintenaient son regard aussi fermement que les chaînes qui l’avaient retenu prisonnier des jours durant. — Vous avez ma parole, dit-il enfin. Grinsa ne le lâcha pas pour autant. Dans son coin, la torche crépita avant de faiblir. — Nous devons partir, les pressa Fotir. Le Glaneur, détournant enfin les yeux, reposa la main de Tavis. Elle était soignée. — Aidez-moi à le mettre debout. Placés de chaque côté du jeune homme, ils l’attrapèrent doucement sous les bras et le hissèrent sur ses pieds. L’intervention de Grinsa avait soulagé les plus sérieuses de ses blessures mais, en tentant de se lever, Tavis mesura la gravité de celles qui n’avaient pas bénéficié de la magie du guérisseur. Refusant de crier, il se mordit la langue. Les deux Qirsi le transportèrent vers le mur opposé, sous le soupirail par lequel ils étaient entrés. Chaque pas ravivait les moindres coups portés par Aindreas, mais la fraîcheur de l’air glissant par le conduit lui apportait un réconfort qu’il avait cru ne jamais plus éprouver. Il aurait rampé sur des braises pour quitter sa prison. — Il n’y a pas d’autre issue, lui expliqua Grinsa. Nous allons vous hisser dans le passage. Fotir va passer en premier, il vous tirera. Je vous pousserai. Ça va être douloureux. — Je sais, répondit Tavis les dents serrées. Je préfère mourir en essayant de fuir que mourir enchaîné. La candeur de sa bravoure arracha un sourire à Grinsa. Utilisant son pouvoir pour creuser une entaille peu profonde dans la pierre, si petite que personne ne la verrait mais assez large pour offrir prise à leur pied, il posa la main contre le mur. Puis il en pratiqua une seconde, un ou deux empans plus haut. — Allez-y, dit-il à Fotir. Le ministre plaça le bout de ses doigts dans la plus haute des encoches et le bout de ses orteils dans la plus basse. En quelques secondes, il se hissa dans le conduit. — Quand vous y serez, monseigneur, dit-il à Tavis, attrapez mon pied. — Prêt ? lui demanda le Glaneur. — Oui. Grinsa le souleva comme s’il ne pesait rien. Même s’il avait considérablement maigri durant son emprisonnement, Tavis n’aurait jamais cru qu’un Qirsi eût autant de force. Devant l’ouverture, il s’efforça de se faufiler dans le conduit. Son dos, ses bras, ses jambes le faisaient atrocement souffrir. Sans Grinsa, il n’y serait jamais parvenu. Ce fut à peine s’il parvint à agripper la cheville de Fotir qui commença à ramper, tandis que Grinsa le poussait par les pieds. Chaque seconde était un supplice. Chaque fois que son dos, ses côtes, son ventre frottaient la paroi, il sentait l’épée d’Aindreas fouiller sa chair. La souffrance hurlait en lui comme un démon. Au bord de l’évanouissement, tant l’épreuve était insupportable, il ferma les yeux. Les dents serrées, à peine capable de se mouvoir, il fit de son mieux pour aider les deux Qirsi. Il n’était pas un nourrisson sans défense ; il était Lord Tavis de Curgh. S’accrochant à cette pensée et à son nom, ses seuls recours pour ne pas sombrer dans l’océan de douleur qui menaçait de l’emporter, il parvint au bout du tunnel. Tiré par Fotir, il déboucha brutalement à l’air libre. Brisé mais vivant, le visage enfoui dans l’herbe grasse de la cour du château, il huma le parfum froid et délicieux de la nuit tandis que ses souffrances s’apaisaient doucement. Quelques instants plus tard, la respiration haletante, Grinsa s’allongeait à côté de lui. — Et maintenant ? demanda le Premier ministre. Grinsa s’assit. — Tavis et moi devons sortir du château. — Et mon père ? interrogea le jeune homme en se forçant à s’asseoir. — Impossible de le voir, répondit Grinsa. Si le duc de Kentigern a la moindre raison de croire que votre père est impliqué dans votre invasion, il est capable de déclencher une guerre. Le Qirsi, naturellement, avait raison. Il était libre mais aux yeux de tous, il restait un meurtrier, et un meurtrier désormais en fuite. Ean seul savait combien de temps durerait sa liberté. Brusquement, Tavis s’interrogea s’il reverrait jamais son père. — Comment allez-vous quitter le château ? demanda Fotir. — Je ne sais pas encore, répondit le Glaneur en se levant. — Un trou dans le mur d’enceinte ? — Ce mur est aussi épais que vous êtes grand. — Celui de la tour d’angle l’est beaucoup moins, sourit le ministre. Le Glaneur lui rendit son sourire. La lueur des lunes ascendantes dansait dans ses yeux jaunes. — En avez-vous la force ? — En temps normal, non, affirma Fotir. Mais ce soir, j’ai un Tisserand pour m’aider. 2 Les cloches de minuit résonnaient sur la ville endormie, scandant le silence d’un accent funèbre. Il prit sa timbale et la vida une nouvelle fois d’un trait. Il était seul. Depuis la mort de Brienne, il passait ses nuits seul. Shurik, après des heures de présence consciencieuse auprès de lui, attendant patiemment l’autorisation de se retirer, venait de le quitter. Ioanna avait passé la majeure partie de la journée, comme les précédentes, au lit. Elle ne se levait que pour voir refroidir le nouveau repas qu’on lui servait avant de retrouver les volets clos de sa chambre à coucher. Chacun, se dit Aindreas en se servant une nouvelle rasade de vin, apaisait son chagrin à sa façon. Elle dormait, il buvait. Et torturait. Il s’était convaincu, la première fois, qu’il ne souhaitait que des aveux. Brienne les méritait. Il était incapable d’accorder le soulagement d’une mort rapide au démon qui l’avait assassinée avec une telle sauvagerie. Il devait, d’abord, reconnaître son crime. D’habitude, il ne supportait pas la torture ; il prenait rarement l’initiative de l’infliger de ses propres mains. Compte tenu des circonstances, il n’avait pas eu le choix. Tavis avait massacré sa fille, l’être qu’il chérissait plus que son titre, plus que son château, plus que toutes les richesses d’Eibithar, plus que tout au monde. Il l’avait lacérée avant de la laisser à demi nue, baignant dans une mare de sang. Quel père serait-il s’il refusait de faire souffrir son meurtrier autant qu’il l’avait fait souffrir ? Il ne voulait que des aveux. C’est ce qu’il avait affirmé au prélat, et à Shurik. C’est ce qu’il aurait répété à tous ceux qui lui eussent posé la question. Si le garçon s’était confessé le premier jour, l’aurait-il pour autant exécuté ? Il aurait voulu répondre par l’affirmative et y croire, tout comme, il n’en doutait pas, Barret et Shurik. Mais son exigence n’était qu’un prétexte. Les négations réitérées du garçon l’avaient réjoui. Elles justifiaient chaque blessure causée par son épée, chaque brûlure imposée par ses torches, chaque fracture des os des mains qui avaient odieusement tué. Tavis était le digne fils de Javan. Son entêtement était la seule source de joie, même sinistre, qui lui restait. Il avait pitié de son père. Éprouvant dans sa chair la souffrance causée par la perte d’un enfant, il comprenait le désir de Javan de rendre visite à son fils, et ses menaces de guerre lorsqu’il avait refusé. Mais il ne supportait pas de le voir, comme son fils, nier l’évidence. Tavis était l’unique coupable. En couvrant ses mensonges, le père se rendait complice de son crime. Aindreas vida une nouvelle fois son gobelet. Il se leva et le posa brutalement sur la table. Puis il arpenta la pièce, serrant et desserrant les poings comme un soldat impatient de partir au combat. Évoquer Brienne, Tavis et Javan, attisait sa douleur comme sa soif de vengeance et de sang. Il était tard, il aurait dû aller se coucher, mais le sommeil lui était aussi étranger que les habitants d’Aneira. Il se retrouva dans le couloir, en direction de la tour carcérale, avant même d’en avoir formulé la pensée. Ioanna, Shurik, Barret, tout le monde dormait. Les gardes, eux, seraient à leur poste. Et il se fichait bien de réveiller son prisonnier. Il surprit les deux soldats de faction dans la cour, devant la porte de la tour et non à l’intérieur, de chaque côté de la geôle, comme l’exigeait le règlement. Ils étaient en infraction. Aindreas le savait très bien, tout comme, à en juger par leurs mines effrayées, les soldats fautifs. Il éprouva pourtant une sorte d’indulgence. Malgré la porte fermée, la puanteur du cachot filtrait par l’imposte et envahissait la tour entière. À leur place, il en aurait fait autant. — Ouvrez et apportez-moi deux torches, ordonna-t-il sans prendre la peine de souligner leur manquement à la discipline. Après un « oui, monseigneur » rapide et plein d’humilité, les deux hommes se hâtèrent de lui obéir. Ses torches en main, la porte de la geôle où se trouvait Tavis ouverte, Aindreas descendit les marches. L’esprit vaguement embrumé par les vapeurs d’alcool, il était impatient de se mettre à l’ouvrage. Comme à chacune de ses visites. — Debout, Tavis ! hurla-t-il. Il est l’heure d’une autre… Un pied au-dessus de la dernière marche, il se figea, incapable de croire ce que lui montraient ou, plus exactement, ce que ne lui montraient pas ses yeux. Lors de ses dernières visites, il s’était préparé à découvrir son prisonnier mort. Il ne faisait preuve d’aucune tendresse avec sa lame ou la torche et, malgré tout le mal qui rampait en lui, Tavis, à peine sorti de l’adolescence, n’avait ni la robustesse ni la résistance d’un homme, mais il n’avait jamais imaginé qu’il pût disparaître. C’était impossible. Aucun prisonnier ne s’était jamais évadé des geôles de Kentigern. Les chaînes, vides, pendaient pourtant contre le mur ensanglanté. Le prisonnier n’était plus là. Coinçant une de ses torches dans l’anneau près de la porte, à hauteur de son visage, le duc tira son épée et descendit la dernière marche. — Gardes ! hurla-t-il. Des torches ! La poitrine oppressée, son épée tremblant de rage, ivre de fureur, il attendit. — Alors ! tonna-t-il à nouveau. Un des hommes dégringola les marches, la main sur la garde. — Oui, monseigneur ? — Où est l’autre ? — Il s’occupe des torches, monseigneur. — Où est le prisonnier ? parvint-il à prononcer à travers ses dents serrées. Malgré le peu de lumière, il vit le soldat blêmir puis tourner un regard craintif vers l’endroit de la muraille où, durant des jours, Tavis était resté enchaîné. — Je… ne sais pas, monseigneur, bredouilla l’homme, tremblant comme une feuille. De la pointe de son épée, Aindreas désigna le coin le plus éloigné de la cellule. — Les oubliettes, siffla-t-il, vérifiez. L’homme opina avant d’hésiter. Aindreas lui tendit sa seconde torche. Le garde s’éloigna lentement. Devant la bouche béante, il s’agenouilla et, plongeant sa torche dans l’ouverture, se pencha pour examiner les profondeurs de la cellule. Un moment plus tard, il se redressa et, livide, se tourna vers le duc qui l’observait. Il secoua négativement la tête. — Aucun signe, articula-t-il péniblement. Seulement le bandit que nous avons jeté le mois dernier et il est… Il ferma la bouche et hocha encore la tête. — Qui est venu ce soir ? — Personne ! s’exclama le garde. Je le jure ! Aindreas le transperça du regard. — Quelqu’un a pu entrer pendant que vous étiez dehors. — Je les ai toujours eues sur moi, se défendit le soldat en brandissant les clefs. Personne n’a pu entrer sans moi. — C’est pourtant ce qui s’est passé, répliqua Aindreas en lui arrachant le trousseau des mains. Il avança jusqu’à la muraille et se baissa pour examiner les fers abandonnés sur le sol. Les bracelets étaient coupés en deux. Le deuxième garde, une torche dans chaque main, déboucha dans la cellule. Constatant l’absence du prisonnier, il s’arrêta abasourdi et se tourna vers son camarade. — Où… ? Il s’interrompit, un regard plus effrayé qu’au moment où le duc les avait surpris dans la cour. Aindreas fondit sur lui, lui arracha une torche et, sans un mot, entreprit d’inspecter le cachot. Il ne savait pas ce qu’il cherchait mais il préférait agir plutôt que d’embrocher les deux imbéciles qui lui servaient de gardes. Rien ne traînait sur le sol. La grille qui bloquait le conduit d’aération était en place. Bien qu’il ne fît aucune confiance à ses hommes pour vérifier les oubliettes sans passer à côté de quelque chose, il n’avait pas l’intention d’y plonger la tête. L’odeur de putréfaction était assez immonde de l’endroit où il se trouvait. Tavis avait dû sortir par la porte. Il n’y avait pas d’autre issue. Cela signifiait qu’on l’avait aidé. Pas ces deux crétins. Aucun d’eux n’était assez futé pour être d’une quelconque utilité dans ce complot. Leur incompétence était bien plus utile à ses ennemis que leur complicité. Lâchant un juron, il pivota sur eux. — Sonnez l’alarme ! L’un des deux gardes s’élança. Du plat de l’épée, Aindreas l’arrêta. — Non, se ravisa-t-il en se dirigeant vers l’escalier, je m’en charge. Vous, vous restez là. — Mais, monseigneur… ! Il ne ralentit même pas. — Estimez-vous heureux d’être en vie, lâcha-t-il du haut des marches. Il franchit le seuil. La porte claqua. La clef tourna dans la serrure. Dans la cour, il appela la garde. Avec un peu de chance, Tavis était encore dans le château. Ou bien en ville. Où qu’il se trouve, Aindreas jura à tous les dieux que, dût-il poursuivre le fugitif jusqu’en Uulrann, le meurtrier de sa fille n’échapperait pas à la mort qu’il méritait. * Fotir regagna sa chambre en évitant les gardes de Kentigern. Xaver l’attendait. — Il est libre ? lui demanda le jeune homme dès qu’il eut ouvert la porte. Fotir, un doigt sur les lèvres, ferma le battant avant de lui répondre. — Oui, murmura-t-il. Il est libre. — Comment va-t-il ? Le Qirsi commença à se déshabiller. — Recouchez-vous, je vais vous dire tout ce que je peux. Xaver lui obéit et s’allongea. — Nous avons dû le soigner. Comme nous le supposions, il a été torturé. — Il va bien maintenant ? — Lorsque je l’ai quitté, il pouvait se déplacer mais il a besoin de soins. Certaines de ses blessures seront longues à guérir. Il gardera certainement de nombreuses cicatrices toute sa vie. — Qu’ils pourrissent tous au Royaume du Dessous ! s’enflamma Xaver indigné. Aindreas, ses gardes, tous. Fotir regagna son lit en hochant la tête. — J’avoue partager votre point de vue. — Où est Tavis ? — Avec Grinsa. Ils ont quitté le château. Le Glaneur ne m’a pas dit où ils allaient. Il juge préférable, et plus sûr, que je ne sache rien. — Lui faites-vous confiance ? Corps et âme, aurait voulu lui répondre Fotir mais cette réponse l’obligeait à quelques explications qu’il ne pouvait lui fournir. Même s’il révélait à Xaver que Grinsa était Tisserand, que cet aveu offrait à lui seul toutes les preuves de dévouement dont il avait besoin, le garçon ne pouvait pas comprendre. Xaver était un ami fidèle, loyal à son suzerain, il était bien plus courageux et intelligent que bien des garçons de son âge, mais il était eandi. Il ignorait probablement ce qu’était un Tisserand, mais si par hasard il le savait, il considérerait Grinsa comme une menace, un homme à abattre plutôt qu’un homme à qui l’on pût confier la vie de son seigneur. Un même lien – leur indestructible loyauté envers la maison des Curgh – les unissait ; le Qirsi reconnaissait en outre à Xaver des qualités qu’il avait autrefois lues en lui-même. Rien ne pouvait pourtant combler le fossé qui séparait les Qirsi des Eandi. — Oui, répondit-il alors, sachant que sa question méritait la réponse plus circonstanciée qu’il ne pouvait lui fournir. Je lui fais confiance. — Quand les rejoignons-nous ? — Je l’ignore. Xaver se redressa. — Comment ? Vous n’avez établi aucun plan avec Tavis ? — Xaver, le duc de Kentigern reste persuadé que Tavis est un assassin. Son évasion ne change rien. Ou, plus exactement – ce qui est pire – aux yeux de ceux qui en douteraient encore, elle va renforcer la culpabilité de Lord Tavis. Étant donné les conditions de son emprisonnement, nous n’avions pas d’autre choix. — Que voulez-vous dire ? — Que Tavis va très probablement être obligé de quitter le Royaume. S’il reste, il sera traqué et abattu ou pour le moins remis en prison. Fotir hésita. Ce qu’il devait dire était pénible, pour Xaver mais encore plus pour le duc et la duchesse. Il devait cependant être sincère. — Il se peut que nous ne le revoyions jamais. Le savoir en vie et en sécurité est notre seul réconfort. Xaver, une expression indéchiffrable sur le visage, l’observa, puis, sans un mot, se rallongea. Ils restèrent si longtemps silencieux que Fotir se demanda si le jeune homme ne s’était pas endormi. — Il n’a jamais été un ami facile, reprit soudainement Xaver d’une voix si basse que le ministre avait du mal à l’entendre. Il peut se montrer égoïste, parfois même cruel. Mais c’est le seul ami que j’aie jamais eu. Il ne voulait pas me faire mal, ajouta-t-il après une courte pose, je le sais aujourd’hui. J’aurais aimé pouvoir le lui dire. Tavis ne méritait pas ces regrets, même après ce qu’il avait enduré. Pourtant, après avoir risqué sa vie pour le faire évader, après s’être dévoué à son père qui, bien que noble et courageux, pouvait aussi se montrer froid et sans humour, Fotir ne put se résoudre à s’exprimer à voix haute. Que possédaient les hommes de Curgh pour inspirer une telle loyauté ? Certainement pas le charme ni l’enthousiasme. — Je suis sûr qu’il le sait, dit-il enfin. Lorsque nous sommes arrivés dans son cachot, avant même de savoir qui nous étions, c’est votre nom qu’il a prononcé en premier. Il allait poursuivre mais un cri d’alerte dans la cour intérieure l’interrompit. Un instant plus tard, au son des ordres et des cloches, le château s’éveillait dans la plus grande agitation. Des torches éclairaient les murs de la forteresse envoyant des ombres jusque sur les murs de leur chambre. Fotir et Xaver, bondissant hors de leurs lits, se précipitèrent à la fenêtre. Dans la cour, les soldats se rassemblaient. Au milieu d’eux, gesticulant vers les tours et les portes, Aindreas aboyait ses ordres. — Il ne peut pas savoir, lâcha le Premier ministre, l’estomac noué. — Savoir quoi ? demanda Xaver. L’évasion de Tavis ? Il sait ? — Apparemment oui. — Comment ? — Quelle importance ? Écartez-vous de la fenêtre, fit-il en regagnant son lit en invitant Xaver à le suivre. Xaver quitta son poste et se tourna vers le Qirsi, les yeux écarquillés comme un enfant effrayé. — Le duc ne doit rien savoir de ce qui s’est passé ce soir, prévint Fotir en lui désignant son lit d’un doigt ferme. Xaver se coucha. — Vous parlez de notre duc ? — Oui. Nous lui dirons plus tard ; il sera heureux d’apprendre que Lord Tavis est en sécurité. Mais pour l’instant, pas un mot, même si nous sommes seuls tous les trois. Si Aindreas a la moindre occasion de soupçonner Javan, c’est la guerre. — Mais Aindreas ne va-t-il pas forcément le soupçonner ? — Bien sûr. Mais laissons Javan s’en charger. Tant qu’il ne sait rien de l’évasion de son fils, il sera capable de se défendre sincèrement face aux accusations d’Aindreas. — Très bien. Des pas résonnèrent dans le couloir en même temps que des bruits d’épées que l’on tirait de leurs fourreaux. — Soyez courageux, Xaver MarCullet, l’encouragea Fotir. Souvenez-vous de ce que vous êtes et de tout ce que votre père vous a appris. On frappa à leur porte sans ménagement. — Sur ordre du duc de Kentigern, ouvrez ! Ou nous enfonçons la porte. Fotir quitta son lit et vint ouvrir. Une douzaine de gardes étaient entassés dans le couloir. Tous avaient leur épée à la main. Quelques-uns tenaient des torches. — Vous deux, suivez-moi, ordonna le lieutenant. — Pouvons-nous nous vêtir ? demanda innocemment Fotir. L’homme, après un regard soupçonneux, acquiesça. Fotir et Xaver s’habillèrent et sortirent. Les gardes avaient déjà convoqué Javan. Le duc, habillé à la hâte, semblait endormi et désorienté. Avant que les gardes ne les poussent dans le couloir, Aindreas avait fait son apparition. Sur ses talons, son Premier ministre se hâtait pour rester à hauteur de son suzerain. — Ah, parfait, s’exclama Aindreas en apercevant Javan et ses hommes. J’avais peur que vous ne soyez partis vous aussi. Javan, comme s’il sortait seulement de son sommeil, se raidit. — Qu’est-ce que signifie ce branle-bas, Aindreas ? — J’aurais dû m’en douter, répliqua Kentigern d’un air entendu. Il se tourna vers son lieutenant. — Rapport. — Le duc était endormi, monseigneur. Ou bien il faisait semblant. Il désigna Xaver et Fotir. — Ces deux-là étaient déjà réveillés. — Avec tout ce bruit, nous avons cru que le château était attaqué. — Bien sûr, railla le duc. — J’exige des explications ! s’emporta Javan au comble de l’incompréhension. Le garde qui était entré dans la chambre de Fotir et Xaver ressortit en secouant la tête. Quelques secondes plus tard, un autre quittait celle de Javan. — Rien, monseigneur, fit-il. — Très bien, Javan, commença Aindreas en se tournant vers le duc de Curgh. Si vous voulez jouer ce petit jeu avec moi, allons-y. Votre fils s’est évadé. Nous ignorons comment il s’y est pris et l’endroit où il se trouve, mais nous fouillons le château et la ville. J’ai même déployé des soldats dans la campagne. Nous le trouverons. Alors, à moins que vous ne souhaitiez le voir traqué comme un gibier, ou tué par mes archers et ramené au château derrière une monture, vous feriez mieux de me dire où il est. Le duc, qui avait pâli – manifestant une émotion qui n’avait certainement pas échappé à Aindreas –, porta une main tremblante à ses lèvres. — Tavis s’est évadé ? répéta-t-il d’une voix incertaine. Ean soit loué ! Quand ? Aindreas balaya sa question d’une main impatiente et se tourna vers Fotir. Le Qirsi remarqua pourtant que la réaction de Javan l’avait déstabilisé. — Et vous, que savez-vous ? Le ministre, surpris de son propre calme, haussa les épaules. — Rien, monseigneur. Comme je vous l’ai dit… — Oui, je sais. Vous avez cru à une invasion. Je ne doute pas que vous vous hâtiez à notre secours quand mes hommes ont ouvert votre porte. — En fait, non, répondit Fotir. Nous allions prendre des nouvelles de notre duc, comme on peut s’y attendre de la part de loyaux serviteurs. — Monseigneur, monseigneur ! Deux autres gardes, manquant de renverser ceux qui s’y tenaient déjà, débouchèrent en courant dans le couloir. — Monseigneur ! répéta l’un d’eux. Aindreas, poussant ses hommes, avança vers eux. — Vous l’avez trouvé ? — Non, monseigneur. Nous avons découvert une brèche dans le mur nord. — Une brèche, dans le mur ? — Oui, monseigneur. Aindreas, un sourire triomphant aux lèvres, pivota sur Fotir. — Je savais que la magie qirsi se cachait derrière tout ça ! Comment ses bracelets auraient été brisés autrement ? Comment aurait-il pu sortir de sa geôle sans être vu ? Comment aurait-il pu marcher après tout… Il s’interrompit. — Tout ce temps enchaîné. Fotir se retint au dernier moment. Il voulait tellement révéler les sévices que Kentigern avait fait subir à Lord Tavis, qu’il avait failli achever la phrase d’Aindreas et trahir sa complicité. — Je ne comprends pas, monseigneur, feignit-il imperturbable, m’accuseriez-vous d’avoir participé à la fuite de Lord Tavis ? — Qui pourrais-je accuser d’autre ? Shurik ? Fotir s’accorda un sourire. — Et vous croyez que j’ai utilisé ma magie pour percer le mur d’enceinte ? — Vous voulez peut-être me faire croire que vous vous êtes servi de vos mains ? Cette fois, le Qirsi éclata de rire. — L’un est aussi réaliste que l’autre, monseigneur. Même si j’avais le pouvoir de briser le mur d’enceinte, je serais à peine capable de vous parler à l’heure qu’il est, encore moins de me tenir debout. Un tel effort requiert une énergie considérable. Je ne vous demande pas de me croire, monseigneur, poursuivit Fotir devant la suspicion d’Aindreas. Interrogez votre Premier ministre. Le duc se tourna vers Shurik qui, embarrassé, s’éclaircit la gorge. — Je crains qu’il n’ait raison, monseigneur. Je ne possède pas le pouvoir de façonner la matière, mais j’en connais qui l’ont. D’après ce que j’ai cru comprendre, si le ministre était coupable de ce dont vous l’accusez, il serait incapable de tenir sur ses jambes pendant de longues heures. — Alors on vous a aidé, avança Aindreas sans se laisser démonter. Ce fut au tour de Javan de se mettre à rire. — On dirait un constable aneirien, Aindreas. Quels que soient les faits, vous vous obstinez à accuser le premier venu. Même les démentis les plus plausibles ne vous paraissent pas assez bons. Vous avez décidé que Tavis était coupable, malgré le sang que nous avons découvert sur le volet de sa chambre, vous n’en démordez pas. Et maintenant, en dépit des affirmations de votre propre ministre, vous vous en prenez à Fotir. Le visage de Kentigern s’empourpra. Fotir craignit que Javan ne soit allé trop loin. En temps normal, comparer un Kentigern à un Aneirien relevait de l’injure. Après la mort de Brienne et la fuite de Tavis, cela touchait à la cruauté. — Votre fils s’est évadé de ma prison, répliqua Aindreas mordant chacune de ses paroles. Qui accuser sinon quelqu’un de votre entourage ? — Je ne sais pas, répondit Javan sur un haussement d’épaules. Mais je ne vais pas vous mentir, Aindreas, cette nouvelle me réjouit. J’espère sincèrement que mon fils est à des lieues d’ici. J’irais même plus loin. Pourvu qu’il soit loin de vous et de votre maudit cachot, il peut même avoir trouvé refuge au royaume d’Aneira. Vos gardes viennent de vous le dire, il n’est pas plus dans la chambre de Fotir que dans la mienne. Alors, accuser l’un d’entre nous me paraît assez stupide. Il retourna vers sa chambre. — Je vais dormir. J’espère que vos recherches se révéleront aussi infructueuses que vos efforts pour le retenir sous les verrous. — Pas si vite, Javan ! La sommation de Kentigern résonna dans le couloir. Le duc fit volte-face. — Quoi encore ? Vous souhaitez fouiller deux fois ma chambre ? Vous croyez peut-être que j’ai creusé un trou avec mon épée dans la muraille de votre château. Vous voulez vérifier ma lame ? Aindreas se hérissa. — Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. L’assassin de ma fille s’est évadé. Jusqu’à ce qu’on le retrouve, vous et vos hommes ne bougerez pas d’ici. Il jeta un coup d’œil au capitaine de la Garde. — Qu’on les enferme. Et ne les quittez pas des yeux. C’est compris ? L’homme acquiesça. — Au cachot, monseigneur ? Le duc, légèrement hésitant, se tourna vers son Premier ministre. Shurik soutint son regard avant de hocher lentement la tête. — Non, pas au cachot, répondit Aindreas. Dans la tour carcérale. Qu’on veille à leurs besoins, qu’ils soient nourris et correctement installés, mais je refuse qu’on les laisse sortir. — Vous avez l’intention d’emprisonner votre futur roi ? demanda Javan. — S’il le faut. — Au risque de déclencher une guerre civile ? — N’en feriez-vous pas autant pour sauver votre fils ? Devant son silence, un sombre sourire étira les lèvres d’Aindreas. — Bien sûr que si. Comment escompter que j’agisse différemment en réclamant justice pour ma fille ? Javan resta silencieux. Il n’avait rien à dire. Les deux seigneurs, conscients de tirer l’épée pour un combat dont l’issue déterminerait l’avenir des douze maisons du royaume, se dévisagèrent. Aindreas finit par détourner les yeux, simplement pour faire signe à son capitaine de la Garde. Le soldat donna un ordre bref à ses hommes et Javan, Xaver et Fotir furent conduits dans la prison de Kentigern. * Après un demi-cycle ou presque d’emprisonnement, Tavis était trop faible pour marcher seul. Quant à Grinsa, après tout les efforts qu’il avait fournis ce soir-là – influencer des soldats en faction pour pénétrer dans le château, aider Fotir à briser les barreaux de fer, guérir les plus graves des blessures du jeune seigneur, percer le mur d’enceinte –, il était à peine capable de le porter. En d’autres circonstances, en n’importe quel autre lieu, ou presque, le Glaneur aurait goûté l’ironie de la situation. Mais en descendant péniblement le flanc du Pic de Kentigern, sous l’ombre menaçante de la forteresse d’Aindreas, soutenant et portant le jeune lord, il n’y voyait rien d’amusant. Depuis qu’ils avaient quitté le château, le garçon n’avait pas prononcé une parole. Plusieurs fois, il avait étouffé ses cris de douleur et sa respiration sifflait désormais péniblement. — Voulez-vous que nous nous arrêtions ? lui proposa le Glaneur. Il ne le souhaitait pas. Ils n’avaient parcouru que la moitié de la descente et Grinsa ne voyait même pas son cheval. Mais il n’avait pas envie de tuer le garçon. — Non, parvint à répondre Tavis, je vais bien. Le mensonge du jeune homme lui arracha un sourire imperceptible. Sa crainte de retrouver le cachot de Kentigern était plus forte que sa souffrance. Grinsa le prit au mot et continua de le guider. — Ma monture est en bas. Nous ne sommes plus très loin. — Je vous préviens, Glaneur, je ne serai pas meilleur cavalier que je suis bon marcheur. Il vous faudra me hisser comme un cadavre. — Si vous êtes capable de me donner aussi bien le change, nous devrions pouvoir passer un garde ou deux. Contre toute attente, Tavis se mit à rire. Le jeune homme n’était peut-être plus l’enfant gâté que Grinsa avait rencontré lors de sa Révélation. — Où allons-nous ? demanda-t-il quelques instants plus tard. — Dans un endroit où vous serez en sécurité, répondit-il. Pour l’instant, je ne peux vous en dire plus. Tavis n’avait pas besoin d’inquiétudes supplémentaires. Les protestations auxquelles il s’attendait pourtant ne vinrent pas. Sur une grimace de douleur, causée par un pas maladroit, Tavis se contenta d’acquiescer. Un voile de nuages masqua les lunes. Bien que leurs rayons l’eussent aidé à naviguer entre les amas de pierres et les touffes d’herbe, Grinsa accueillit l’obscurité avec soulagement. La lumineuse munificence de Panya n’était pas leur alliée ce soir. Les lunes émergèrent quand ils atteignirent le pied de la colline rocailleuse où le sol s’aplanissait. Les rayons de Panya caressèrent la cité endormie, révélant la monture de Grinsa dans le champ où il l’avait laissée. — Par ici, fit-il en conduisant Tavis vers le cheval. Un cri venant du château le fit sursauter. Il pivota si vite qu’il faillit jeter Tavis à terre. — Déjà ? — Quoi ? demanda Tavis. — J’ai peur que votre évasion ne soit découverte. — Les dieux ne sont peut-être pas avec nous. — Stupide, répliqua le Glaneur en le poussant vers son cheval. Il l’aida à monter et se hissa derrière lui pour le maintenir en selle. Le château s’animait. Des voix se répondaient. Très vite, des torches apparurent aux tours qui surplombaient la ville. Quelques secondes plus tard, d’autres dansaient aux portes de la cité. Si Grinsa avait eu l’intention de quitter la ville, il n’aurait eu aucune chance. L’endroit auquel il songeait était heureusement très proche. Et des plus sûrs. Il éperonna sa monture. Le mouvement arracha un cri étouffé à Tavis qui se raidit. Il avait besoin de soins et de repos. Grinsa aussi mais, avant, ils devaient rejoindre l’autre bout de la ville. La route qui passait devant le champ où il avait laissé son cheval conduisait du château à la porte la plus proche de la Tarbin, deux endroits qui seraient grouillants de gardes. Le Glaneur bifurqua donc vers une étroite bande de terre entre deux petites échoppes. Après avoir franchi un second champ, ils débouchèrent sur une sente minuscule. Grinsa arrêta son cheval et chercha à s’orienter. — Nous y sommes ? demanda Tavis d’une voix molle. — Presque, murmura le Glaneur. Ils repartirent. Au croisement suivant, ils empruntèrent une rue pavée qui, en un grand arc de cercle, rejoignait le sanctuaire de Bian. Devant les portes, Grinsa arrêta une nouvelle fois sa monture et mit pied à terre. Un homme de forte stature, vêtu d’une robe de bure grise, nouée à la taille par une corde, émergea de la petite maison de garde. Il regarda froidement son visiteur, puis observa brièvement Tavis, toujours à cheval et revint au Qirsi. Il était bien rasé. Ses longs cheveux argentés étaient noués sur sa nuque. Il ne portait pas d’arme ; les moines des anciens cultes en portaient rarement. — Je vous souhaite une bonne nuit, Frère gardien, salua le Qirsi. Fatigués par le voyage, ce garçon et moi-même venons chez vous chercher l’hospitalité. Les gardes à présent criaient dans toute la ville. Les cloches du château s’étaient mises à sonner, comme celles du mur d’enceinte. Grinsa essaya de capter le regard de son interlocuteur mais, les cris s’amplifiant, il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. — La Mère prieure aime connaître l’identité de ceux qui cherchent asile parmi nous, déclara le moine d’une voix rauque, le visage impénétrable. Il avait parlé d’asile, pas d’hospitalité, une précision qui n’avait pas échappé à Grinsa. — Qui dois-je annoncer ? — Meriel est-elle toujours la Mère prieure du sanctuaire ? Une lueur d’étonnement traversa brièvement les yeux du moine. — Oui. — Dites-lui que Grinsa jal Arriet souhaite son aide. — Et lui ? demanda l’homme en désignant Tavis. — C’est un ami, répondit Grinsa en fixant le regard du moine aussi longtemps qu’il put. Il a besoin d’être soigné et de dormir. L’homme fronça les sourcils avant de hocher lentement la tête. — Très bien. Attendez-moi ici, je ne serai pas long. — Merci, répondit le Glaneur tandis que l’homme s’éloignait vers la tour centrale du sanctuaire. Une fois de plus, il regarda par-dessus son épaule. La lumière des torches n’était pas loin. — Faites vite, mon frère, murmura-t-il en avançant sa monture près de l’entrée. — Où sommes-nous ? demanda Tavis, les yeux sur la porte et les bâtiments derrière elle. — Dans un sanctuaire. Je connais la Mère prieure. Elle va nous aider. — Sommes-nous toujours à Kentigern ? — Oui, affirma le Qirsi, espérant que le garçon était trop épuisé pour assembler les pièces du puzzle. Tavis se contenta d’acquiescer en silence. Soulagé, Grinsa lâcha un soupir. Quelques instants plus tard, l’homme corpulent revint, ouvrit la porte et les laissa entrer. — La Prieure va vous rejoindre au temple, leur dit-il en refermant derrière eux le lourd battant de bois. Je vais conduire votre cheval à l’écurie. — Merci, mon frère, répondit Grinsa en aidant Tavis à descendre. Comme dans tous les sanctuaires dédiés aux autres dieux, le temple de Bian était d’une simplicité presque austère. Sans aucun ornement extérieur, à l’exception de la flèche élancée qui se dressait au-dessus des autres bâtiments, le temple contenait plusieurs rangées de bancs de bois sombre ainsi qu’un autel taillé dans la pierre. Deux objets, sculptés dans la même pierre, un bol évasé et un couteau pour les offrandes de sang, étaient posés en son centre. De chaque côté, brûlaient de grands cierges effilés, soutenus par des chandeliers de bois recouverts de cire fondue. Derrière l’autel, un immense vitrail richement coloré offrait un contraste stupéfiant avec la sobriété du temple. À l’un des angles, en proie à la colère de flammes jaunes et orange, tourmentés par de noirs démons, les damnés se tordaient dans d’atroces souffrances. Leurs bouches ouvertes poussaient des hurlements silencieux. De l’autre côté, les bienheureux marchaient dans un jardin débordant de magnifiques fleurs rouges, bleues, violettes et or. Au centre, au-dessus des morts, trônait Bian, le Trompeur en personne. Revêtu d’une cape éclatant d’une multitude de nuances, les bras étendus, il dominait les flammes et la lumière argentée qui nimbait le jardin. Son visage sans âge reflétait une expression étrange qui, à la lueur des bougies, semblait se modifier sans cesse. Elle exprimait la colère, même la malice. Grinsa y lisait aussi une certaine bonté. Il se tourna vers le garçon. Tavis, trop épuisé pour prêter une quelconque attention à son entourage, dormait debout. Il apprendrait bien assez vite où il était. — Voulez-vous offrir votre sang ? interrogea une voix derrière eux. Grinsa, sachant déjà à qui elle appartenait, se tourna pour lui répondre. — Avec joie, Mère prieure, si tel est le prix de notre salut. Meriel avança vers l’autel. Elle était grande, se tenait droite malgré les ans dont son visage portait les marques. Ses cheveux roux étaient parsemés de mèches argent. — Nous sommes dans un sanctuaire. Ici, le refuge ne se marchande pas. Elle contourna l’autel pour avancer jusqu’à lui. — Je vous demandai simplement si vous souhaitiez faire don de votre sang au dieu. Le Qirsi hésita avant d’accepter. — Oui, je crois que je dois, fit-il dans un murmure. La nuit dernière, j’ai envoyé un homme au Royaume du Dessous. L’expression de son visage charmant ne changea pas, ses yeux le contemplaient tranquillement. — Alors avancez. Le couteau et le bol vous attendent. Grinsa fit asseoir Tavis avant de se diriger vers l’autel. Il tendit le bras et souleva sa manche, de façon à exposer le creux de son coude. La prieure plaça le bol en dessous et prit le couteau de pierre. Sa lame d’un blanc laiteux, parfaitement polie, brilla à la lueur des cierges. — Bian ! implora-t-elle les yeux fermés. Écoute ma prière. Sa voix claire tintait dans la pénombre. — Cet homme vient offrir le sang de sa vie pour celle qu’il a prise. Juge-le dignement et accepte son offrande. Accueille aussi celui qui est mort. Elle se tut. — Connaissez-vous le nom de cet homme ? — Il m’a donné celui de Honok. C’était un assassin envoyé pour me tuer. Les yeux de la prêtresse s’écarquillèrent un bref instant. — Et vous offrez votre sang pour lui ? — Je l’ai tué, répondit Grinsa. Acceptant cette réponse, elle ferma les yeux et leva le couteau. — Accueille celui qui est mort, répéta-t-elle. Juge-le comme tu le souhaites. Et souviens-toi de Grinsa jal Arriet qui t’offre son sang. Lorsque son heure viendra, n’oublie pas cette offrande. Bien qu’il se fût déjà prêté à ce sacrifice, Grinsa ne put s’empêcher d’anticiper la douleur. La lame du couteau de pierre, irrégulière et râpeuse, était si finement affûtée qu’il sentit à peine la coupure. Lorsque le sang cessa de couler, Meriel enveloppa son bras dans un morceau d’étoffe. Il aurait pu refermer sa blessure mais il choisit de laisser le temps faire son œuvre. La Mère prieure prit le bol, le tourna doucement de sorte que le sang couvre toute la paroi puis elle le déposa au milieu de l’autel. — Votre compagnon désire-t-il lui aussi faire une offrande ? À sa façon de formuler sa question, Grinsa comprit qu’elle savait qui il était et ce dont il était accusé. — Il n’a pas de sang sur les mains, répondit-il avec toute la conviction dont il était capable. Et on lui en a pris plus qu’il ne mérite. — Je ne suis que la servante du dieu, fit Meriel, et mes ducs se sont depuis longtemps tournés vers les cloîtres. Mais je suis une femme de Kentigern. Il me faut plus que la parole d’un homme, fût-ce la vôtre, pour croire en son innocence. — Je comprends, Mère prieure. Nous accordez-vous l’asile ? — Comment pourrais-je refuser ? Dans ma famille, d’autres que moi ont désapprouvé votre union avec Pheba, mais je sais combien elle vous aimait. Grinsa, à cause de la présence de Meriel, ou simplement parce qu’il s’ajoutait à la souffrance causée par la trahison de Cresenne, sentit croître son vieux chagrin, plus fort qu’il ne l’était depuis quelques années. — Sa mère aussi le savait, observa-t-il avec amertume. Ça n’a pas eu l’air de compter. — Ma sœur était étroite d’esprit et égoïste. À ses yeux, l’opinion des autres importait davantage que le bonheur de sa fille. Le bruit de pas qui résonna sur les voûtes du temple permit à Grinsa de masquer son émotion. Il se détourna. Un moine se tenait près d’une porte qu’il n’avait pas remarquée en arrivant. — Veuillez m’excuser, Mère prieure, fit-il. Des soldats sont à la porte. Ses yeux effleurèrent Grinsa. — Ils posent des questions sur nos hôtes. — Merci Osmyn, répondit Meriel. Dites-leur que je ne serai pas longue. L’homme acquiesça et se retira. — Qu’allez-vous leur raconter ? — Un mensonge, répliqua-t-elle sans ambages. Ne suis-je pas au service du Trompeur ? Grinsa vit son sourire se faner. — Je vais leur dire que je n’ai vu ni vous ni Lord Tavis. À l’évocation de ce nom, qu’ils n’avaient mentionné ni l’un ni l’autre, Grinsa frissonna. — Lorsqu’ils ne l’auront trouvé nulle part, ils reviendront, la prévint-il. Aindreas veut sa mort. — Le sanctuaire ne peut être violé, même par un duc poussé par la vengeance. — Il m’a torturé, au risque de déclencher une guerre avec mon père. Le croyez-vous capable de montrer plus d’égards envers la sainteté de votre temple ? Grinsa se tourna vers Tavis. Le jeune homme était plus éveillé et bien plus attentif qu’il n’avait cru. Aussi pâle qu’un Qirsi, il tremblait comme si le simple effort de rester assis éprouvait ses dernières limites. Son regard pourtant était vif. — La crainte qu’inspire le Trompeur est puissante, répliqua Meriel sans s’étonner de la question du garçon. C’est une chose de défier un duc, même le futur roi. C’en est une autre de défier un dieu. Vous n’allez pas tarder à le savoir. — Que voulez-vous dire ? demanda Tavis déconcerté. — Vous êtes dans le sanctuaire de Bian. Le cycle de cette lune s’achève dans deux nuits. Chaque Nuit de l’Apogée, tous ceux qui sont ici affrontent leurs morts. Lady Brienne nous dira si vous êtes innocent ou coupable. Quelle ironie, n’est-ce pas, de découvrir la vérité au cœur du temple du Trompeur ! Tavis pâlit davantage mais ne détourna pas les yeux. — Je vais voir les soldats, acheva Meriel, un mince sourire aux lèvres. Elle s’éloigna avant de revenir vers l’autel. — Votre offrande a été acceptée. J’espère que cela vous réconforte. Elle prit le bol et le leur montra. Il était aussi blanc que le couteau à leur arrivée. Son sang, comme absorbé par la pierre, s’était volatilisé. 3 Glyndwr, Eibithar Avant même de pénétrer dans la grande salle, Keziah avait décidé de quitter le banquet au plus tôt. Elle avait déjà rencontré le duc de Rouvin. Bien qu’il lui fût apparu sous les traits d’un homme charmant doublé d’un chef compétent, elle avait été frappée par ses caractéristiques, typiques d’un seigneur eandi : il était aussi insipide qu’un pain de Wethy, imbu de sa personne et bien moins intelligent qu’il ne le croyait. Qu’elle soit à l’origine de sa présence au château de Glyndwr était un comble dont Kearney ne manquerait pas de souligner l’ironie. — Il serait sage d’entretenir nos relations avec nos voisins de Caerisse, lui avait-elle soufflé. Nous sommes en paix, mais quand une menace survient, il est souvent trop tard pour nouer des alliances. Son duc, réagissant en seigneur avisé devant les conseils réfléchis de son ministre qirsi, avait approuvé. Qu’elle lui ait fait cette suggestion au lit, alors qu’elle lui massait le dos, n’était bien sûr pas étranger à sa réceptivité. En prenant cette initiative, elle s’exposait à un dîner officiel présidé par la duchesse et suivi, pour elle, d’une nuit solitaire. Mais Kearney avait besoin de ce conseil. Les tensions sur la frontière avec Aneira étaient fréquentes et leur sympathie pour Aneira ou Eibithar divisait les seigneurs de Caerisse. En cas de conflit, si le royaume ne pouvait compter sur le soutien ou la neutralité des suzerains du Nord de Caerisse, il n’avait aucune chance d’empêcher ses voisins du Sud de s’allier à Aneira. Les alliances étaient donc primordiales. Face à de tels enjeux, espérer tirer un bénéfice personnel de cette soirée était aussi égoïste que mesquin. La solitude ne lui était pas étrangère. Compte tenu de leurs positions respectives à la cour, elle avait l’habitude de côtoyer la femme de son amant. Une nuit de plus n’était pas un drame. Aussi forte que fût son aversion pour la duchesse Leilia, Keziah ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine compassion pour sa rivale. La duchesse connaissait la liaison de son mari. Elle savait même très probablement qu’il était épris de Keziah et que cet amour était réciproque. Elle ne disposait pourtant d’aucun moyen de s’y opposer. L’amour que partageaient le duc de Glyndwr et son Premier ministre, le péché des lunes, était interdit, puni même par la loi. Que Leilia le dénonçât, l’humiliation, sinon le châtiment, retomberait aussi sur elle. Toutefois, aussi pénible que fût sa situation, la duchesse était à l’abri d’une autre infamie à laquelle d’autres maîtresses que Keziah l’auraient sûrement exposée. Dans de nombreuses maisons d’Eibithar, les bâtards, que l’on disait plus nombreux que les héritiers légitimes, étaient considérés sans honte. À Glyndwr, ce n’était pas le cas. Or, si Keziah tombait enceinte, elle ne révélerait pas seulement son crime mais risquerait sa vie, car les femmes qirsi portant l’enfant d’un Eandi survivaient rarement à leurs couches. Ainsi, aux yeux de tous, Leilia restait la mère très respectée de tous les descendants de Kearney. Keziah et le duc se montraient par ailleurs si discrets que bien peu, même au château, connaissaient leur liaison. Dans le royaume, de nombreuses femmes de la noblesse enduraient publiquement des tourments bien pires que ceux de la duchesse. Sa peine était une blessure intime qu’elle vivait à l’abri des regards. Keziah n’aurait su dire ce qui était préférable. Publique ou privée, la souffrance était cruelle. Parfois, elle avait honte de ce que son amour imposait à la duchesse. Mais des soirs comme celui-là, lorsque Leilia pouvait revendiquer sa position d’épouse devant tout le royaume, Keziah l’enviait. Elle aurait même pu la haïr. Quittant la tour du cloître, la plus proche de ses appartements, elle franchit les jardins de la cour haute du château de Glyndwr pour rejoindre la tour ducale. Elined décroissait mais, dans les montagnes de Glyndwr, les nuits étaient fraîches. Elle serra son châle sur ses épaules et se hâta. Sa robe était très échancrée dans le dos, beaucoup trop pour la saison, mais Kearney l’adorait et s’il allait passer la nuit dans les bras de Leilia, il le ferait en pensant à elle. En arrivant devant la tour, elle salua les gardes. Dans la salle du banquet, un grand feu réchauffait agréablement l’atmosphère. La plupart des invités étaient arrivés. À la table d’honneur, dressée au fond de la pièce, les trois enfants du duc attendaient sagement. Des nobles et des ministres moins importants occupaient les tables adjacentes. Étant donné son rang, Keziah devait être à la table ducale, mais la duchesse s’était personnellement occupée de placer ses invités, et le Premier ministre ne doutait pas une seconde que Leilia l’ait installée le plus loin possible du duc et d’elle-même. La dernière fois, elle lui avait réservé la dernière place, à côté de Gershon Trasker, le maître d’armes de Kearney qui nourrissait pour les Qirsi une haine presque aussi farouche que celle qu’il éprouvait pour les Aneiriens. L’homme, préférant la conversation de Corinne, la fille de neuf ans de son duc, ne lui avait pas adressé un mot de la soirée. Il était déjà là, assis entre sa femme et le jeune Kearney, le fils aîné et héritier de Glyndwr. Sa compagnie lui serait épargnée. Ôtant son châle, la jeune femme approcha du banquet. Le clairon retentissant des trompettes l’arrêta. Quelques instants plus tard, Kearney, la duchesse à son bras, faisait son entrée dans la salle. Vêtu d’une simple chemise noire assortie à son pantalon, la taille ceinte du baudrier de cuir noir, argent et rouge des ducs de Glyndwr, il était vêtu sobrement, un choix judicieux pour un banquet en l’honneur d’un allié. La lueur des flammes rendait plus chaleureux encore son visage dynamique et bronzé. Il souriait largement. Dans sa chevelure, argentée malgré sa jeunesse, dansait l’éclat des flambeaux. Il n’était pas d’une stature particulièrement imposante mais, aux yeux de Keziah, il avait l’allure d’un roi. À ses côtés, la duchesse, le visage pâle, épais et lourd, un sourire contraint plaqué sur les lèvres, faisait beaucoup plus que son âge. Scrutant la pièce avec nervosité, elle repéra immédiatement Keziah. Son regard glissa sur elle sans s’arrêter une seule seconde. La ministre regretta d’être venue. Elle aurait préféré lui abandonner la soirée entière plutôt que de supporter cette mascarade. Le duc et la duchesse de Rouvin suivaient Kearney et Leilia. Le duc de Glyndwr entreprit de les présenter aux nobles et ministres de sa cour. Apercevant Keziah, son sourire s’élargit. Son regard, bref mais appréciateur, glissa sur sa robe. Après un mot à sa femme, il l’invita à les rejoindre. Keziah prit une profonde inspiration et obtempéra. — Mon cher duc, commença Kearney en posant une main légère sur l’épaule nue de Keziah, vous vous souvenez certainement de Keziah ja Dafydd. Premier ministre, le duc et la duchesse de Rouvin. — C’est un honneur de vous revoir, monseigneur, sourit la jeune femme, et un plaisir de faire votre connaissance, madame. Le duc de Rouvin lui rendit son sourire, lui prit la main et lui répondit d’une voix si rauque, avec un tel accent qu’elle ne comprit un traître mot. Absorbée par le contact des doigts de Kearney sur sa peau, elle acquiesça. Elle n’avait pas besoin de vérifier pour savoir que la duchesse les observait. Longtemps après que Kearney l’eut lâchée pour présenter ses invités à d’autres personnes, le souvenir de ce contact brûlait encore son épaule. — Vous êtes en bout de table, lui souffla une voix à l’oreille. À côté du Qirsi de Rouvin. Elle se tourna pour voir la duchesse s’éloigner, le même sourire emprunté sur les lèvres. Encore à l’écart, se dit-elle, et avec un Qirsi, rien de moins. Leilia espérait peut-être la marier. Amusée par cette idée saugrenue, elle rejoignit sa place. Comme tous les banquets servis à Glyndwr, celui-ci était excellent. Les ragoûts aux épices, les rôtis juteux et croustillants, les tendres racines des montagnes et les légumes verts se succédèrent au milieu des couronnes de pain fraîchement cuites et des fromages crémeux des meilleures fermes des environs. La bière brune et le vin grenat coulèrent à flots. Durant tout le repas, les musiciens alternèrent des airs de Caerisse et d’Eibithar. Le ministre du duc de Rouvin offrait une compagnie agréable mais, malgré tous ses efforts, Keziah n’était pas d’humeur à bavarder. Elle mangea peu – les appétits qirsi étaient loin d’égaler ceux des Eandi – et s’intéressa davantage à la musique qu’à la conversation de l’homme qui se tenait à ses côtés. Surtout, elle passa une grande partie de sa soirée à éviter de regarder le duc, même quand elle savait qu’il l’observait. Enfin, n’y tenant plus, elle s’excusa auprès du ministre de Caerisse et, jetant son châle sur ses épaules, quitta la salle pour rejoindre ses appartements. Le feu qu’elle avait généreusement nourri dans la petite cheminée de sa chambre était presque éteint. Un lit de braises orangées et fumantes, quelques morceaux de charbon tapissaient le fond de l’âtre. Gardant son châle, elle ajouta deux bûches et les regarda s’enflammer. Kearney serait déçu, et peut-être fâché, de son départ si rapide. Mais sa mauvaise humeur ne durait jamais. Elle s’en voulut de ne pas avoir tiré grand-chose de sa conversation avec le Premier ministre du duc de Caerisse, et de ne pas avoir cherché à consolider l’alliance souhaitée par Kearney. — Demain, se dit-elle. Je rencontrerai le ministre demain. Elle lui devait des excuses. Son peu d’empressement comme son départ hâtif manquaient de courtoisie. Elle ne s’était pas montrée plus correcte envers Kearney. Il méritait des efforts plus déterminés de sa part. « Demain », répéta-t-elle à voix haute. Le feu craqua. Keziah ôta sa robe et la rangea avec précaution avant d’enfiler sa chemise de nuit. Elle se glissa dans son lit. Elle se croyait fatiguée mais Kearney et Leilia envahissaient ses pensées. Elle se demandait ce que signifiait d’être mariée, de porter les enfants de l’homme que l’on aimait, de recevoir et d’être reçue à son bras. Le cœur serré, elle s’exhorta au sommeil. Elle garda pourtant les yeux sur les ombres sur plafond, écoutant le feu qui brûlait doucement dans la cheminée. Lorsqu’elle s’endormit enfin, son rêve débuta presque immédiatement. Elle se tenait sur une lande désertique. La lumière était celle d’un jour gris et froid. Un vent léger, charriant l’odeur marine, soufflait sur l’herbe jaune et les rochers épars. Elle reconnut la région où elle avait grandi. Elle ne se trouvait pas très loin de la maison de son enfance. Elle reconnut aussi son rêve, elle l’avait fait de nombreuses fois. Il signifiait toujours la même chose. — Grinsa ? appela-t-elle en scrutant la plaine. Es-tu là ? D’abord, elle ne vit personne et n’entendit rien à l’exception du bruissement des herbes agitées par la brise. Puis une silhouette solitaire se détacha sur l’horizon. L’homme était grand et large d’épaules. Ses longs cheveux blancs flottaient autour de son visage. Sa bouche était belle, ses lèvres pleines, ses pommettes hautes, comme ceux d’un roi qirsi. Ses yeux avaient la même nuance jaune que les siens. Elle reconnut immédiatement la démarche familière, la façon dont il inclinait très légèrement la tête en la voyant, le sourire qui s’étirait toujours sur ses lèvres et qu’elle aimait tant. — Tu es resplendissante, lui dit son frère. La cour te réussit. Elle aurait voulu lui rendre son compliment mais de grands cercles sombres soulignaient ses yeux, et sa peau, même pour un Qirsi, était d’une extrême pâleur. — Comment ton duc te traite-t-il ? interrogea-t-il. Elle se sentit rougir. — Très bien. Il écoute et suit mes conseils, me paie plus que je ne peux en dépenser… — Ce n’est pas ce que je te demande et tu le sais. — Oui. Il attendit mais elle se contenta de lui sourire. — D’accord, ne dis rien. De toute manière, je m’en moque, feignit-il en détournant les yeux. — Tu ne me racontes jamais rien sur toi, protesta-t-elle. Pourquoi devrais-je répondre à tes questions ? Grinsa ouvrit les bras. — Demande-moi ce que tu veux. Je te dirai tout. — Bon. Tu as une mine détestable. Que se passe-t-il ? — J’ai l’impression d’entendre notre mère. — Et moi, j’ai bien l’impression qu’un peu de maternage ne te ferait pas de mal. — Peut-être, admit-il en évitant une nouvelle fois son regard. — Où es-tu ? — À Kentigern, au sanctuaire. — Avec Meriel ? C’est pour ça que tu fais cette tête ? Tu penses à Pheba ? — Je pense à Pheba tous les jours. Mais ce n’est pas… Il hésita, hocha la tête. — Je n’ai pas l’habitude. — Que se passe-t-il ? Pourquoi es-tu venu à moi ? Peu de Qirsi auraient pu pénétrer ses rêves comme Grinsa le faisait. Elle n’en connaissait aucun mais il en existait certainement d’autres. La magie d’un Tisserand permettait à son détenteur, ou sa détentrice, d’unir les pouvoirs de plusieurs Qirsi et de s’en servir comme d’un seul outil, ou une seule arme. Puisque les Qirsi contrôlaient leurs pouvoirs mentalement, les Tisserands pouvaient aussi deviner les pensées des autres Qirsi et, dans certains cas, pénétrer même leurs rêves, un exercice auquel Grinsa se livrait souvent pour lui parler. — J’ai besoin de ton aide, lui répondit-il. Avez-vous entendu parler du meurtre qui s’est déroulé au château de Kentigern ? — Non. Il prit une profonde inspiration comme s’il s’apprêtait à accomplir une tâche difficile. Le contact qu’il établissait avec elle exigeait un effort considérable. Puis il entreprit de lui raconter son histoire. Lentement d’abord, comme s’il ne savait par où commencer, il lui décrivit la Révélation qu’il avait faite pour Tavis de Curgh et son aventure avec une femme de la Fête de Bohdan. Tandis qu’il poursuivait avec sa lutte dans la forêt contre l’assassin, l’évasion de Lord Tavis, leur fuite vers le sanctuaire de Bian, autant d’événements qui s’étaient déroulés au cours des vingt-quatre heures précédentes, son débit devenait de plus en plus vif, de plus en plus rapide, si bien qu’elle avait du mal à le suivre. Mais elle en saisit suffisamment pour comprendre l’épuisement et la souffrance qui se lisaient dans son regard. Une partie de son histoire l’effrayait bien plus que de savoir l’assassin de Brienne en liberté ou les soupçons de Grinsa concernant une conspiration qirsi. — Cet homme qui t’a aidé, le Premier ministre de Curgh, sait-il que tu es Tisserand ? — J’ai dû le lui dire. Je n’avais pas le choix. — Lui fais-tu confiance ? — Oui. Je l’ai vu risquer sa vie pour le garçon et il a compris que j’agissais dans le même sens. — Mais c’est un ministre, sa loyauté est pour les Eandi. — Une telle remarque est surprenante de ta part. — Peu importe, répliqua-t-elle. J’aurais préféré que tu te débrouilles autrement. — Personne ne saura jamais que tu es ma sœur, Keziah. Tu n’as rien à craindre. Elle se raidit. — Je ne m’inquiète pas pour moi ! Comment oses-tu penser une chose pareille ? Ce stratagème a toujours été le tien. Mais je ne veux pas te voir finir sur un bûcher comme les anciens Tisserands et tous ceux qui ont été découverts après eux. — Excuse-moi, répondit Grinsa en fermant les yeux. Je suis fatigué, je n’ai pas les idées claires. Ne te mets pas en colère. Elle acquiesça mais, lorsqu’il souleva les paupières, elle refusa de croiser son regard. Cette idée était la sienne. Ils le savaient tous les deux comme ils savaient combien elle était nécessaire. Les Eandi avaient une telle peur des Tisserands qu’ils ne se contentaient pas de les exécuter quand ils étaient découverts. Leurs parents, leur famille, leurs enfants subissaient le même sort. Il en était ainsi depuis près de neuf siècles, depuis l’échec de l’invasion qirsi et l’exécution des Tisserands qui commandaient l’armée des Terres du Sud. Grinsa et Keziah n’avaient pas d’autre famille, leurs parents étaient morts depuis des années. Quand il avait compris l’étendue de ses pouvoirs, il n’était encore qu’un novice, Grinsa avait insisté pour qu’ils cachent leur lien de parenté. Seule Nesta, la maîtresse qirsi qui les avait formés et la première à suggérer à Grinsa qu’il était sans doute Tisserand, avait su la vérité. Elle avait juré de garder le secret jusqu’à son dernier souffle, et elle avait tenu parole. Les garçons portant le nom de leur père et les filles celui de leur mère, leur supercherie fut facilitée par les coutumes qirsi. Elle s’appelait Keziah ja Dafydd et lui Grinsa jal Arriet. Qu’il ressemblât à leur père et elle à leur mère était un hasard dont ils avaient également profité. Physiquement, ils avaient si peu en commun que nul n’eût deviné qu’ils étaient frère et sœur. — Je t’en prie, Keziah, pardonne-moi. Je suis tellement fatigué. Je ne vais pas pouvoir rester longtemps et je dois t’expliquer pourquoi j’ai besoin de ton aide… À contrecœur, elle accepta de croiser son regard. — Je t’écoute. — D’après ce que m’a dit le Premier ministre de Curgh, Javan a menacé de déclencher une guerre s’il arrivait malheur à son fils. Kentigern, de son côté, en avait fait autant. Javan n’est pas encore roi mais Aylyn est sur le point de mourir. Tout le monde le sait. S’il meurt avant que cette histoire ne soit réglée, je crains qu’Aindreas ne fasse tout pour empêcher Javan de monter sur le trône. Eibithar tombera alors dans la guerre civile. — Même si Aylyn reste en vie, j’ai bien l’impression que rien n’empêchera ces deux maisons de partir en guerre. — C’est possible, en effet, admit Grinsa. — Qu’attends-tu de moi ? — Que tu pousses ton duc à intervenir. — Kearney ? — Il peut se rendre à Kentigern et jouer le rôle de médiateur, les aider à trouver une solution pacifique. Keziah secoua lentement la tête. Cette idée lui déplaisait. S’il se dressait entre les armées de Curgh et de Kentigern, Kearney avait toutes les chances de se faire tuer. — Pourquoi Javan et Aindreas écouteraient-ils le duc de Glyndwr ? La maison de Kearney est inférieure à celles de Curgh et de Kentigern. Parmi les grandes maisons du royaume, Glyndwr est à peine plus importante que les plus mineures. Grinsa lui adressa un regard de reproche. — Nous avons grandi dans une maison mineure, Keziah. Tu sais parfaitement la marge qui sépare Glyndwr des autres, même de Eardley. Grinsa et sa sœur avaient été élevés dans la maison d’Eardley, la plus riche et la plus influente des sept maisons mineures d’Eibithar. Leur père avait été ministre à la cour ducale. Grinsa avait raison. Glyndwr était beaucoup plus proche des maisons majeures que d’Eardley. Ce soir même, le duc de Glyndwr recevait un duc de Caerisse. Aucun suzerain d’une maison inférieure n’aurait pu le faire ; aucun n’offrait assez de puissance et d’attraits pour attirer ne serait-ce que l’attention des nobles des royaumes voisins. — Peut-être, finit-elle par reconnaître. Mais je doute que Curgh et Kentigern partagent ton point de vue. Pour eux, Glyndwr n’est qu’une forteresse isolée sur la steppe. Sans véritable menace des royaumes de l’Est, ils nous ignorent. — Peut-être, concéda-t-il en retour, mais je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. Aylyn est trop âgé pour faire le voyage. Les autres ducs ont toujours considéré Tobbar de Thorald comme le dauphin. Avec la mort de Filib, il n’en est même plus question. Les nouveaux seigneurs de Galdasten ont quatre générations devant eux avant de réintégrer leur rang dans l’Ordre des Successions. Les maisons mineures n’ont pas assez de puissance pour faire valoir la paix. Kearney est notre unique espoir. C’était l’évidence même mais elle aurait voulu le laisser en dehors, à l’abri, là où la seule menace qu’il eût à affronter était la neige et les cérémonies, ses seules occasions de sortir l’épée. Elle lâcha un profond soupir. — Quand faut-il que nous partions ? Le soulagement de son frère la fit sourire. — Merci, Keziah. Je n’ignore pas que je te demande beaucoup mais c’est le seul moyen d’éviter la guerre. J’en suis sûr. Sinon, je ne serais pas venu. Tu le sais. Il disait la vérité, elle avait toujours été capable de le déceler, ses attentes pourtant allaient au-delà de ce qu’il lui apprenait. Un événement allait se produire au cours de ce voyage à Kentigern, un événement considérable, qui changerait le cours de sa vie et celle de son duc. Elle soupçonnait son frère d’être au courant. — Dans combien de temps ? insista-t-elle en frémissant. — Bientôt. Les nouvelles de Kentigern ne vont pas tarder à arriver. Tu dois convaincre Kearney sans attendre. La situation évolue très vite, trop vite. L’évasion de Tavis ne fait qu’empirer la crise. Elle voulut parler mais se ravisa. — Je devais le sauver, répondit Grinsa, lisant dans ses pensées. Un jour de plus dans le cachot de Kentigern, il serait mort. — Est-ce qu’il en vaut la peine ? Mérite-t-il les risques que l’on prend pour lui ? Elle s’était attendue à un accès de colère mais il haussa à peine les épaules. — Je crois, répondit-il. Nos destins sont liés. Quel que soit le conflit qui s’annonce, je sais qu’il a un rôle. Il se tut avant de lâcher un profond soupir. — J’ai eu une vision du destin de Tavis, Keziah, avant même que le Festival n’arrive à Curgh. Je me suis vu voyageant avec lui dans les Terres du Devant, combattant côte à côte. Ce n’est qu’une supposition, mais je crois que nous nous battions contre les conspirateurs. Je ne pouvais lui montrer son véritable destin sans lui révéler une grande partie de mes pouvoirs. C’est pourquoi j’ai changé la vision du Qiran. Keziah comprit que son frère tentait de se justifier et qu’il n’y parvenait pas. — J’ai altéré sa Révélation pour me protéger, poursuivit-il en secouant la tête, mais j’ai aussi voulu le prévenir, pour que, d’une certaine manière, il se prépare à ce qui l’attendait. En fait, je n’ai fait que tout compliquer. Je n’aurais jamais cru qu’il s’en prenne à son homme lige. — Personne ne peut tout prévoir, Grinsa, protesta-t-elle gentiment. Pas même toi. — Je sais. Depuis sa Révélation, je me demande si je n’ai pas interprété trop de choses dans cette vision. Son rôle dans ce conflit sera peut-être moins important que je ne l’ai supposé. Il croisa son regard. — Mais je suis sûr que sa mort aurait provoqué une guerre. En le sauvant, j’ai empêché Curgh et Kentigern de se détruire, au moins pour un temps. Même enfant, Grinsa s’était toujours montré beaucoup plus sage que son âge. Les dieux l’avaient doté de la force de caractère nécessaire pour supporter les fardeaux liés au rang de Tisserand. Après toutes ces années, sa sœur pouvait difficilement mettre son jugement en doute. — Dès l’arrivée du courrier, j’irai parler à Kearney. Il risque de résister. Il n’est pas du genre à se mêler des affaires des autres maisons. Mais je ferai de mon mieux. — Merci. Il avança et la prit dans ses bras. Blottie contre son cœur, elle respira son odeur. Il sentait la maison. Gagnée par la force qui se dégageait de lui, elle s’apaisa. — Porte-toi bien, Keziah. J’espère te revoir bientôt. Son frère lui manquait terriblement mais, au fond, elle espérait que Kearney refuserait de se rendre à Kentigern. — Je t’aime, Grinsa, lui dit-elle simplement. Une seconde plus tard, elle s’éveillait dans l’obscurité de sa chambre à coucher. Dans le foyer, quelques flammes brûlaient encore. Elle se leva et, de la fenêtre ouverte, contempla les montagnes et le lac de Glyndwr. Le pâle et fin croissant de Panya frémissait sur les eaux sombres. L’aube était encore loin. Elle aurait voulu rejoindre Kearney sans attendre le lever du jour mais il était avec la duchesse. L’eût-elle retrouvé, elle ne pouvait lui parler de son rêve, ni évoquer la menace qui pesait sur le royaume avant que la nouvelle du meurtre de Brienne ne leur soit parvenue. Alors, incapable de dormir, elle resta à la fenêtre, regardant Panya monter dans le ciel, humant l’air du lac porté par le vent. Ilias, de la couleur d’une feuille de chêne pendant les moissons, virgule presque aussi fine qu’un cil, apparut à l’horizon. Les amants. Elle se détourna et rejoignit son lit. Le sommeil serait long à venir, trop de pensées la hantaient. S’allonger valait pourtant mieux que de rester à sa fenêtre et songer inutilement à Kearney. Elle dormit plus longtemps qu’elle ne l’aurait voulu. Quand elle ouvrit les yeux, réveillée par les cloches du milieu de matinée, le soleil baignait sa chambre. Elle était encore fatiguée. Sa conversation avec Grinsa l’avait épuisée et troublée. Son sommeil avait été agité. Elle se leva pourtant et se débarbouilla à l’eau froide avant de s’habiller et de quitter sa chambre pour les appartements de Kearney. Devant sa porte, elle entendit un rire. Il n’était donc pas seul. Elle passa une main dans les longues mèches de ses cheveux blancs et, regrettant de n’avoir pas pris le temps de se coiffer, frappa résolument. — Entrez ! Elle ouvrit. Le duc était à son bureau en compagnie de Gershon, le maître d’armes. Dès qu’il l’aperçut, son sourire s’évanouit sur ses lèvres. — Premier ministre ! s’exclama le duc en se levant pour l’accueillir. Il lui prit sa main. Troublée, elle baissa les yeux. — J’imagine que vous avez bien dormi, poursuivit Kearney. — À peu près, monseigneur, répondit-elle. Merci. Gershon s’éclaircit la gorge. — Si vous le permettez, je vais vous laisser, monseigneur, mes hommes m’attendent pour l’entraînement. Kearney lâcha la main de Keziah et sourit à son maître d’armes. — Bien sûr. Ne soyez pas trop dur avec eux, Gershon. Avec un grognement bourru, sans un regard pour Keziah, l’homme se dirigea vers la porte. — Je vais réfléchir à votre conseil, lui promit le duc. Nous en reparlerons. — À votre service, monseigneur. Gershon parti, Kearney revint vers elle, l’enlaça et l’embrassa profondément. — Tu m’as manqué, lui dit-il. — Vraiment ? Il me semblait que la duchesse occupait toutes tes pensées. À peine eut-elle prononcé ces paroles qu’elle les regretta. Kearney s’écarta d’elle et revint à son bureau. Maudissant sa propre stupidité, Keziah détourna les yeux. Ils s’étaient souvent disputés au sujet de Leilia. Ils en venaient toujours à la même conclusion : elle était sa femme, la mère de ses enfants et c’était incontournable. Revenir sur ce sujet n’avait pour résultat que de gâcher le peu de temps qu’ils parvenaient à passer ensemble. Les yeux traînant sur les parchemins épars qui encombraient son bureau, le duc triait ses documents. Elle se sentait désolée. — Vous êtes partie tôt, hier soir. Étiez-vous souffrante ? — Simplement fatiguée, monseigneur, répondit-elle heurtée par sa froideur. Le banquet s’est bien déroulé ? — Parfaitement. Farrar est un homme agréable. Il bénéficie même d’une certaine influence auprès du roi de Caerisse. Mais Gershon estime son éventuel soutien militaire moins important que nous ne l’avions supposé. — Évidemment, répliqua-t-elle sans pouvoir masquer le mordant de sa réponse. Base-t-il son commentaire sur des faits précis ou sur une impression ? Kearney leva les yeux. — D’abord ma duchesse puis mon capitaine. Dois-je ignorer mes autres ministres, le prélat, et la Mère prieure en ville ? Dois-je les ignorer tous et me contenter de vos seuls avis ? Keziah sentit son visage s’empourprer. — Non, monseigneur. Elle hésita, luttant pour soutenir son regard. — Allez-y, lui dit-il. Je vous écoute. — Nous ne cherchons pas le soutien du seigneur le plus puissant de Caerisse mais des alliés dans le cas d’une guerre avec Aneira. L’influence du duc de Rouvin auprès de son roi nous est bien plus utile que son armée. Peu de ducs de Caerisse sont aussi puissants que ceux de Eardley ou de Heneagh, encore moins le sont autant que les maisons majeures d’Eibithar. Je ne mets pas en doute l’avis de Gershon sur l’armée de Farrar mais, en l’occurrence, telle n’est pas notre considération principale. Le duc l’observa longuement avant d’acquiescer. — Vous marquez un point. Gershon est un excellent maître d’armes mais il voit le monde comme un guerrier. Il plissa légèrement le front. — Ce n’est pas une raison de le haïr, Keziah. — Je ne l’aime pas car il n’a que mépris pour les Qirsi. Ce qui n’a rien à voir avec l’affection étrange qu’il voue aux armes et aux chevaux. Il continua de l’observer tout en hochant la tête. Un léger sourire lui effleura les lèvres. — Vous êtes une femme difficile. — Merci, monseigneur. Je m’efforce de l’être. Il lâcha un rire léger. — Excusez-moi d’avoir parlé en ces termes de la duchesse, poursuivit-elle. Ce n’est pas correct de ma part. — J’accepte vos excuses, fit-il en balayant l’air d’un geste de la main. Mais ses yeux verts se détournèrent. Elle l’avait blessé plus qu’il ne voulait l’admettre. Trouvant le parchemin qu’il cherchait, il lui désigna un fauteuil. — Asseyez-vous. J’ai d’autres nouvelles dont je souhaite vous entretenir. Devinant de quoi il s’agissait, elle s’installa. Brièvement, elle se demanda si Grinsa savait que le message devait arriver ce matin ou s’il ne s’agissait que d’une coïncidence. Malgré le soleil qui inondait la pièce, elle frissonna. — Un messager est arrivé de Kentigern ce matin. Il semble que la fille du duc, Lady Brienne, ait été assassinée. On l’a trouvée dans le lit de Lord Tavis de Curgh. Tavis, précisa-t-il, était en visite à Kentigern avec son père, en vue d’un mariage. Il se tut et attendit sa réaction. Devant son silence, il poursuivit. — Tavis est en prison. Aindreas et Javan sont sur le point de déclencher une guerre. Aindreas m’annonce qu’à la mort d’Aylyn, il a la ferme intention de s’opposer à l’ascension de Javan sur le trône. Il se tut de nouveau, résolu cette fois à attendre sa réponse. — Qui a envoyé le message ? La missive, bien sûr, ne disait rien de l’évasion de Tavis mais elle voulait savoir si elle évoquait le moindre doute quant à la culpabilité du jeune seigneur. Le duc, surpris, se pencha sur le papier sourcils froncés. — Un ministre d’Aindreas. Je ne connais pas son nom. Pourquoi cette question ? Keziah haussa les épaules. — Qu’attentent-ils de nous ? — Une promesse de soutien au cas où Javan tenterait de monter sur le trône avant que l’affaire soit élucidée. — C’est donc qu’elle ne l’est pas. Ont-ils la preuve de la culpabilité du garçon ? Kearney, légèrement déconcerté, relut le message. — Cela semble assez clair. Je vous épargne les détails mais on l’a découvert, l’arme à la main. Doutant du sens de la visite de son frère, elle détourna les yeux. — Ne devriez-vous pas entendre la version du duc de Curgh avant d’épouser la cause d’Aindreas ? — Je suppose, admit-il. Mais vu les circonstances, je n’en vois pas l’intérêt. — Au contraire, si le garçon est innocent, ce témoignage peut faire toute la différence. Jetant le parchemin sur la table, il se leva et fit le tour de son bureau pour se planter devant elle. — Cela ne te ressemble pas, Keziah. Que se passe-t-il ? Est-ce à cause de la nuit dernière ? — Non, répondit-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Nous ne savons rien de la culpabilité du garçon. Prendre les déclarations d’Aindreas pour argent comptant et rallier sa cause contre Javan est plus qu’une décision importante, c’est une révolution. Les Règles de l’Ascension ont plus de huit cents ans d’existence. Nous ne pouvons les balayer sans y regarder à deux fois. — Je le sais. Mais si Tavis est coupable, pouvons-nous ignorer l’appel d’Aindreas et abandonner le trône à des meurtriers ? — Bien sûr que non. C’est la raison pour laquelle nous devons en savoir plus avant de prendre une quelconque décision. Le duc, avec un soupir, s’appuya sur un coin de son bureau. — Je n’ai jamais aimé Javan. Je ne lui fais pas confiance. — Tu préfères Aindreas ? Un sourire éclaira brièvement son visage. — Non, mais nos pères étaient amis. J’imagine que ça compte pour quelque chose. — Peut-être, mais pour une décision de cette importance, ce quelque chose est loin d’être suffisant. — Tu as sans doute raison. Il l’observa. — Tu penses donc que le plus sage est d’attendre. Elle aurait voulu pouvoir lui répondre par l’affirmative, lui dire de rester en dehors de cette affaire, de laisser les imbéciles se déchirer entre eux, mais elle avait fait une promesse à Grinsa et, comme lui, elle comprenait qu’ils n’avaient pas le choix. — Je ne suis pas sûre que tu puisses, répliqua-t-elle la gorge serrée. Javan et Aindreas sont au bord de l’affrontement. Tu devrais aller à Kentigern, pas en tant qu’allié de Kentigern mais comme… conciliateur. — Aller à Kentigern ? répéta-t-il stupéfait. Le propre ministre d’Aindreas ne le suggère même pas. — Je pense que tu devrais pourtant y réfléchir. — Qu’espères-tu, Keziah ? Que j’aille à Kentigern sans y être invité, mille soldats avec moi ? Ils sont peut-être au bord de la guerre mais elle n’est pas encore déclarée. En agissant ainsi, je risque de leur fournir le prétexte qu’ils attendent. — Ou bien tu peux les arrêter. D’un jour à l’autre, le royaume entier peut basculer dans leur conflit. Attendre, c’est prendre un risque dont nous sommes incapables d’imaginer les conséquences. Tu es peut-être la seule chance d’éviter une guerre civile. Elle s’interrompit, surprise de sa propre fougue. L’aide que lui demandait Grinsa l’avait peut-être affectée plus qu’elle ne le croyait. Kearney l’observait en silence. — Tu me surprends parfois, Keziah. Je ne t’ai jamais entendue argumenter avec autant de conviction une décision impliquant l’armée de Glyndwr. — Cela veut dire que tu iras ? demanda-t-elle en espérant presque un refus. — Je ne sais pas. Ça me semble imprudent. Je sais comment je réagirais si un duc envoyait son armée sur Glyndwr sans y être invité. — Je comprends. Discutes-en avec Gershon. — Gershon ? répéta le duc. Sa stupéfaction était telle que Keziah ne put s’empêcher de sourire. — Tu me conseilles de prendre l’avis de mon capitaine ? Je conçois à quel point tu t’inquiètes. — Tu as dit toi-même que Gershon voit le monde comme un guerrier. N’est-ce pas exactement le regard qu’il nous faut ? — Gershon, répéta Kearney pensivement. Oui, je vais en discuter avec lui. — Bien. Je crois qu’il sera d’accord avec moi. Ils restèrent silencieux. Keziah, consciente du regard de son duc posé sur elle, gardait résolument les yeux sur la fenêtre. Enfin, elle se leva. — Je devrais y aller. Il lui prit le bras. — Pourquoi ? — Tu dois parler avec Gershon, aurais-tu oublié ? Elle ne put retenir son sourire. Kearney se leva à son tour et l’attira contre lui. — Pour l’instant, il entraîne ses hommes. Il n’aura pas fini avant midi. Les rayons du soleil illuminaient sa chevelure argent, ses yeux verts brillaient comme des émeraudes. La petite cicatrice qu’il portait sur le menton, blanche et fine ressemblait au croissant de Panya qu’elle avait contemplé la veille. Elle suivit son contour d’un doigt léger. Un sourire naquit sur ses lèvres. — Comment te l’es-tu faite ? Il lui avait raconté cette histoire des centaines de fois. Il avait huit ans, il était à la cour de son père et montait ce jour-là son destrier. Le cheval était bien trop grand pour lui – ses pieds n’atteignaient même pas les étriers – mais quand des garçons plus âgés l’avaient défié à la course, il n’avait pas hésité une seconde. Il savait monter, il était même très bon cavalier pour son âge, mais l’animal était bien trop puissant pour lui. Lorsqu’il avait voulu l’arrêter, le cheval s’était cabré et l’avait éjecté. Dans sa chute, il s’était blessé au menton. Mais il avait gagné la course. — Ne me dis pas que tu veux encore l’écouter. Aujourd’hui, à cause de ses cheveux et de ses armoiries, un loup hurlant aux lunes pleines, on l’appelait le loup d’argent. Elle trouvait ce surnom étrange pour un homme aux mains si douces mais ils étaient rares ceux qui le connaissaient aussi bien qu’elle. Elle savait aussi qu’il était incapable, comme l’enfant d’autrefois, de renoncer à un défi. Ce n’était pas dans sa nature. Il partirait à Kentigern. Pas aujourd’hui, ni peut-être au cours de ce cycle, mais bientôt. Et, malgré ses bras qui l’entouraient, malgré ses lèvres qui caressaient les siennes, Keziah ne put s’empêcher de frissonner. 4 Kentigern, Eibithar L’orage grondait dans le lointain. L’air frais et doux sentait la pluie. La petite chambre, une cellule de moine, baignait dans une lumière grise. Sur le rebord de la fenêtre, un oiseau lançait son pépiement clair et insistant. Pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité, Tavis ne ressentait aucune douleur. Absolument aucune. Au cours des jours précédents, vaincu par l’épuisement, il ne s’était réveillé que pour voir Grinsa penché sur lui, occupé à guérir ses blessures ou adoucir la fièvre qui lui brûlait le front. Une fois, il avait ouvert les yeux sur la Mère prieure. La sévérité de son visage masquant à peine l’inquiétude de son regard, Meriel veillait à son chevet. Depuis son séjour au cachot, c’était la première fois qu’il ouvrait les yeux dans une pièce vide. Le soulagement qu’il aurait pu éprouver fut balayé par la panique. À tout instant, il redoutait de voir la porte s’écarter sur Kentigern. — Grinsa ? appela-t-il en repoussant sa couverture. D’un pas mal assuré, il avança jusqu’à la porte. — Mère prieure ? Il ouvrit. Au lieu du couloir ou d’une autre pièce auxquels il s’attendait, il découvrit un patio. En son milieu, une petite fontaine entourée d’un modeste parterre de fleurs gargouillait tranquillement. En face de lui, d’autres bâtiments semblables au sien masquaient la façade arrière du temple. Un vent léger plaquait une pluie fine contre son visage et la bure de toile légère dont il était vêtu. — Grinsa ? appela-t-il encore. Il y a quelqu’un ? Personne ne répondit. Le vent plus fort, accompagné d’un nouveau coup de tonnerre au-dessus du sanctuaire, le poussèrent à rentrer. À contrecœur, il ferma la porte et rejoignit son lit. Il était fatigué. Il aurait pu dormir mais il était trop agité. Alors il se releva et chercha ses vêtements avant de se souvenir qu’à son arrivée, ils étaient sales, ensanglantés et réduits en lambeaux par le père de Brienne. On avait dû les emporter et les brûler. Il n’y en avait pas d’autres. La tunique de coton blanche et simple qu’on lui avait passée était un costume indigne du fils d’un duc, encore moins de l’héritier du futur roi. C’était intolérable. Il ne découvrit pas davantage de nourriture. Grinsa et la Mère prieure l’avaient abandonné, seul dans sa cellule, sans se soucier des hommes d’Aindreas. On frappa à la porte. Avant même qu’il ne réponde, un jeune moine passa la tête par l’entrebâillement. — Vous ai-je entendu appeler, monseigneur ? — Évidemment. Où est Grinsa, où est la Mère prieure ? L’homme sourit et, sans y être invité, pénétra dans la pièce. Tavis songea à lui faire une réflexion mais il voulait des réponses et il n’avait aucune raison de le rejeter. — Votre ami a quitté le sanctuaire. J’ignore où il est allé. Il a dit qu’il serait de retour demain matin. — Il a quitté le sanctuaire ? répéta Tavis la gorge sèche. — Quelque temps, oui. La Mère prieure est au temple pour ses dévotions matinales. Elle sera disponible un peu plus tard. Je m’appelle Osmyn, poursuivit-il après une courte pause. Nous nous sommes rencontrés deux nuits plus tôt mais je doute que vous vous en souveniez. En quoi puis-je vous être utile ? Grinsa était parti. Avait-il seulement l’intention de revenir ? — Il me faut des vêtements, répondit-il enfin. Je n’ai que cette robe. — Celle d’un novice, approuva le moine. — Un novice ? — Oui. Grinsa et la Mère prieure ont estimé ce costume préférable. Les gardes du duc surveillent le sanctuaire de loin. Ainsi vêtu, vous ne risquez pas d’attirer leur attention. L’idée qu’il pût retourner dans les cachots de Kentigern le fit frissonner. — Très bien. Je resterai donc dans cette tenue. — Voulez-vous autre chose, monseigneur ? — Oui, à manger. Je n’ai rien avalé depuis des jours. — Pour dire vrai, je vous ai donné moi-même un peu de bouillon hier soir. Mais je serais ravi de vous apporter un peu de fromage et du pain. — Ce n’est pas ce que j’avais en tête. — Je crains que nous n’ayons rien d’autre, monseigneur. À moins que vous n’attendiez le repas du soir. Je crois que nous aurons de la volaille et des légumes. Il avait l’estomac aussi vide qu’une gourde pendant les moissons. Le pain et le fromage feraient l’affaire. — Parfait, fit-il en se détournant, apportez-moi ce que vous avez. — À votre service, monseigneur. Le moine, fermant doucement la porte derrière lui, se retira. Tavis, l’humeur sombre, rumina à la fenêtre. Ils l’avaient habillé comme un novice, le nourrissaient comme un valet. Il n’avait rien à faire ici. S’il avait eu un cheval, il serait parti. Mais avec les soldats d’Aindreas qui patrouillaient en ville et ses blessures à peine refermées, il aurait aussi vite fait de retourner directement dans sa geôle, au moins leur épargnerait-il l’effort de le chercher. Il n’avait d’autre choix que d’attendre le retour de Grinsa. Quand il serait là, s’il revenait jamais, ils partiraient ensemble. Alors pourraient-ils s’attaquer au moyen de retrouver sa place légitime dans le royaume. Le visage de son père se dessina devant ses yeux. Tavis secoua la tête comme pour s’en débarrasser. Javan savait-il seulement où était son fils ? Peut-être le croyait-il mort. Était-il lui-même toujours en vie ? Quelques coups frappés à la porte annoncèrent le retour d’Osmyn. — Voici votre collation, monseigneur, fit-il en se dépêchant dans la pièce pour déposer son plateau sur la petite table qui jouxtait le lit. Je vous apporte un peu d’eau fraîche tout de suite. C’en était trop. — N’avez-vous pas au moins du vin ? L’homme s’arrêta, interloqué. — Bien sûr, monseigneur. Mais nous n’en servons pas aujourd’hui. Ni cette nuit. Vous devrez attendre demain. Brusquement, l’endroit qui l’abritait, la signification de cette journée lui revinrent en mémoire. Il posa pourtant la question. — Quel jour est-on ? — Le dernier jour du déclin, monseigneur. Cette nuit est celle de l’Apogée. Leurs regards se croisèrent et Tavis détourna les yeux. — Je vous apporte votre eau, fit le moine en rejoignant la porte. Tavis, son appétit brusquement évanoui, se dirigea jusqu’à son lit. C’était le cycle d’Elined. Il réfléchit, essayant de se remémorer le contenu des légendes concernant la Nuit de l’Apogée lors du cycle lunaire de la déesse. C’était en rapport avec les plantations. Si les semences plantées pour la récolte n’avaient pas germé avant cette nuit, la moisson serait désastreuse. C’était ça. Mais ici, les moissons n’avaient aucune importance. Dans le sanctuaire du Trompeur, toutes les Nuits de l’Apogée étaient semblables. Cette nuit au temple, Tavis rencontrerait ses morts. Il reverrait Brienne. Il était sûr de ne pas l’avoir assassinée. Il avait goûté la saveur de ses lèvres et la douceur de sa peau. Il avait juré de protéger son honneur et décidé de l’épouser. Un meurtre était bien la dernière des choses à laquelle il eût pensé cette nuit-là. C’était ce qu’il avait dit à son père et au prélat, répété à Aindreas avec une sincérité que Kentigern lui avait fait chèrement payer. Il était sûr de lui. Sauf que la porte de sa chambre était fermée de l’intérieur et qu’il s’était réveillé pour découvrir son poignard planté dans la poitrine de la jeune fille. Ses souvenirs étaient obscurs et troubles. Il se rappelait qu’elle s’était endormie. Il pensait en avoir fait autant, très peu de temps après. Mais rien ne lui permettait d’en être sûr. Pas avec tout le vin qu’il avait bu. Pas après ce qu’il avait fait à Xaver. Cette nuit, il allait rencontrer Brienne. Il allait la rencontrer et, pour le pire ou le meilleur, il saurait. Cette pensée ne lui apporta aucun réconfort. Incapable de réprimer ses tremblements, il n’était même pas sûr d’avoir la force de se traîner jusqu’à l’autel. Avant qu’il n’atteigne son lit, la porte s’ouvrit encore. Il attendait Osmyn avec sa cruche mais, lorsqu’il se retourna et découvrit Meriel dans sa robe noire sur le seuil, il recula. — Mère prieure, fit-il en s’efforçant d’affermir sa voix. Elle l’étudia quelques secondes. — On m’a dit que vous étiez réveillé et que vous aviez demandé à manger. J’en conclus que vous vous sentez mieux. — Oui, merci. Meriel regard le plateau. — Notre nourriture n’est pas à votre goût ? — Non, c’est très bien. Mon… Je n’ai pas aussi faim que je l’avais cru. — Peut-être avez-vous davantage besoin de repos ? Il acquiesça en détournant le regard. — Grinsa m’a demandé de vous dire qu’il serait de retour demain matin. — Le moine me l’a dit. Savez-vous où il est allé ? — Non. Je ne crois pas que l’endroit ait grande importance. Il ne voulait pas être là ce soir. Il ne souhaite pas rencontrer ses morts. Tavis leva les yeux, croisant ceux, presque noirs, de son interlocutrice. Un léger sourire flottait sur ses lèvres. — Peut-être préféreriez-vous partir vous aussi. — Vous pensez que je l’ai tuée. — Je vous connais à peine. J’ignore ce que vous avez fait ou non. Je ne suis qu’au service de Bian. Lorsque votre heure viendra, c’est lui qui vous jugera. — Non, objecta Tavis de la tête. Je vois la façon dont vous me regardez. J’entends ce que vous dites. Votre opinion sur moi est déjà faite. Pour la première fois, il la vit hésiter. — Je vous crois capable d’un tel meurtre et je sens que cette nuit vous fait peur. C’est tout. Il frémit. Son opinion reflétait trop bien ses propres doutes. — Ne devrais-je pas avoir peur ? se défendit-il espérant qu’elle ne pût lire dans ses pensées. Grinsa a quitté le sanctuaire, vous ne lui en tenez pas rigueur. — Je comprends votre appréhension. Il n’est jamais facile de rencontrer ses morts, quelle que soit la cause de leur disparition. Je connais Grinsa depuis de nombreuses années et je comprends son chagrin. Il y a longtemps, il a perdu sa femme, ma nièce, dans des circonstances… difficiles. Je crois qu’il a peur de la revoir. Tavis, dérouté, ne sut que répondre. — Je suis désolé, fit-il enfin, conscient de sa maladresse. — Vous êtes un garçon curieux, répondit-elle avec un étrange sourire. Vous vous montrez insolent, grossier, comme envers Osmyn, il y a quelques minutes. Et l’instant d’après vous voilà, même si cela vous met mal à l’aise, plein d’égards envers autrui. Je crois qu’il est heureux que vous ne montiez jamais sur le trône. Tavis, sidéré, cligna les yeux. — Mais je vais y monter ! Après mon père. Comme le veut l’Ordre des Successions. Elle haussa les épaules. — Je dois faire erreur. Excusez-moi, monseigneur. Son ironie était patente. Prêt à exiger des excuses, il ouvrit la bouche mais quelque chose l’arrêta. Le fait, peut-être, qu’elle était une prêtresse de Bian et qu’ils se trouvaient dans son sanctuaire, ou bien parce qu’elle le connaissait déjà mieux que lui-même. Quelle qu’en soit la raison, Tavis resta muet. — Osmyn vous apporte votre eau, poursuivit-elle en se détournant vers la porte. Je vous attends au temple, dès le coucher du soleil. — Bien, Mère prieure, répondit-il docile comme un enfant. Elle s’arrêta. Le tonnerre n’était plus qu’un faible grondement emporté par le vent mais la pluie s’était accrue. — Si vous êtes innocent, comme vous l’affirmez, vous n’avez rien à craindre de l’esprit de Brienne. La voir vous sera sans doute pénible, mais elle ne peut vous faire aucun mal. Si vous êtes innocent. Il acquiesça. Il aurait voulu lui clamer son innocence, lui dire qu’il n’avait aucune crainte mais ses mots ne purent franchir sa bouche. De toute manière, elle ne l’aurait pas cru. Sa terreur était trop évidente. La journée s’étira avec une lenteur exaspérante. Tavis essaya de dormir mais après deux jours de repos, il en était incapable. Il resta donc allongé sur son lit, contemplant la pluie, écoutant l’orage croître et décroître, comme la marée d’Amon. Sans appétit, uniquement parce qu’il devait recouvrer ses forces, il mangea le pain et le fromage qu’Osmyn lui avait apportés. Il lui semblait que jamais il ne retrouverait le plaisir de manger. Lorsque les cloches du crépuscule sonnèrent enfin sur la ville, Tavis, à bout de patience, bondit hors de son lit et hors de sa cellule. Dans l’obscurité croissante, la pluie maintenant fine et régulière tombait doucement. Son cœur battait à tout rompre. Il tremblait comme une feuille. L’idée de fuir le sanctuaire et d’affronter les soldats d’Aindreas dans les rues de Kentigern l’effleura une seconde. Il la repoussa. S’il voulait prouver son innocence à Meriel et retrouver sa place dans l’Ordre des Successions, il avait d’abord une tâche à accomplir. Il refusait de croire qu’il était l’assassin mais, s’il n’affrontait pas Brienne, il n’en serait jamais certain. Les dieux finalement lui offraient un cadeau, la chance de trouver la paix. Innocent ou coupable, il allait enfin savoir ce qui s’était déroulé cette nuit-là. Il aurait été particulièrement lâche, et stupide, de refuser. Parti presque en courant, ce fut d’un pas hésitant qu’il franchit les derniers mètres qui le séparaient du temple. Devant les grandes portes de bois, son appréhension était à son comble. Contrairement à ce qu’il avait imaginé, aucun moine ne gardait l’entrée. Rassemblant son courage, il franchit le seuil et pénétra dans le bâtiment. Il était désert. Sur l’autel, des cierges brûlaient dans la pénombre. Lentement, Tavis avança jusqu’à l’immense vitrail représentant le portrait de Bian. L’écho de ses pieds nus contre les dalles résonnait sur les murs comme un léger clapotis de vague. — Je me demandais si tu viendrais, fit une voix éloignée. Je pensais que tu pourrais avoir peur. — J’ai peur, reconnut-il en remontant l’allée centrale. Mais je voulais vous prouver que je ne l’ai pas tuée. — Tu n’as rien à me prouver. Tavis se figea. Ce n’était pas la voix de Meriel. Celle-ci était plus douce, plus jeune. Et, bien qu’il approchât de l’autel, elle semblait toujours aussi lointaine. — Approchez, monseigneur, fit la voix. Vous n’avez rien à craindre de moi. Alors que les dernières lueurs du jour mouraient sur le vitrail coloré du Trompeur, Tavis, oppressé, le souffle court, la vit apparaître. Elle se tenait devant l’autel, inondée d’une pâle lueur, comme si elle avait tenu Panya entre ses mains. Ses cheveux blonds descendaient en cascade jusqu’à sa taille, dans ses yeux gris brillait le tendre scintillement que Tavis avait contemplé durant leur nuit. Elle portait la même robe couleur saphir, celle dans laquelle elle était morte. Aucune déchirure ni aucune tache ne la souillait. — Brienne, murmura-t-il en trébuchant à sa rencontre. Les larmes roulaient sur son visage. D’un geste tremblant, il les essuya. Devant l’autel, il tendit les bras. — Non, recula-t-elle. Ne me touche pas, tu en mourrais. — Quelle importance ? lâcha-t-il d’une voix brisée. Tu es encore plus belle que dans mon souvenir. Un sourire timide effleura les lèvres de la jeune fille. Il était si facile d’oublier qu’elle n’était qu’un esprit. — Tu sembles si las, mon amour. Tu as tant souffert depuis ma mort. Il se demanda si elle savait le traitement qu’Aindreas lui avait fait subir. Si elle l’ignorait, ce n’était pas à lui de le lui apprendre. — Tu m’as manqué, répondit-il. Je voulais tant que tu sois ma reine. — Tout comme moi, monseigneur. — Es-tu… Il hésita, ne sachant comment formuler sa question. — Au Royaume du Dessous ? Il lui sembla, était-ce possible pour un esprit, qu’elle reprenait son souffle. Puis, elle acquiesça. — Comment est-ce ? — Il nous interdit d’en parler avec les vivants. Il dit que seuls les morts doivent savoir. Il lui fallut quelques instants pour comprendre qu’elle faisait allusion à Bian, le Trompeur. — Tu l’as vu ? demanda-t-il dans un souffle. Elle acquiesça encore. — J’espère, fit-il dans un sanglot, qu’il est bon avec toi. — Je t’en prie… — Je suis tellement désolé, Brienne, lâcha-t-il tandis que ses larmes inondaient de nouveau son visage. L’esprit lui adressa un doux sourire. — Pourquoi, monseigneur ? — J’avais peur d’être… C’est mon poignard qui t’a tuée. Et dernièrement, j’ai fait des choses, des choses terribles, que je ne m’explique pas. Alors j’avais peur d’être… Il se tut, incapable de prononcer le mot. — Non, intervint-elle en hochant la tête, tu ne m’as pas fait ça. — Je ne t’ai pas sauvée non plus. J’étais juste à côté de toi. J’aurais dû. Je ne t’ai pas protégée. — L’aurais-tu fait qu’il t’aurait tué toi aussi. — J’aurais préféré. — Non, Tavis. Cela n’aurait servi à rien. Il nous aurait tués tous les deux. Tavis sursauta. — Tu sais qui es le coupable ? Tandis que des larmes brillantes perlaient à ses beaux yeux, Brienne acquiesça. — J’étais endormie quand il est arrivé mais, depuis ma mort, je l’ai vu. J’ai tout vu. Elle ferma les yeux. — Tellement de fois. — Son nom ! s’exclama Tavis. Dis-moi son nom. — Je l’ignore. C’est un des serviteurs, celui qui nous a donné la flasque de vin lorsque nous avons quitté le banquet. Le jeune homme fouilla sa mémoire en vain. — À quoi ressemble-t-il ? — Il est grand, mince. Il a de longs cheveux noirs et une barbe. Son visage est fin. Il a des yeux bleu pâle. Il est séduisant. Il m’a même souri. C’est un serviteur, mais il n’aurait pas été déplacé à la cour de mon père. Cette description ne lui évoquait rien. Il aurait pu s’agir de n’importe qui. Tandis qu’elle poursuivait, un nuage, comme une brume maritime agitée par le vent, apparut à côté d’elle. Le brouillard, lentement, prit forme et Tavis vit le visage d’un homme se dessiner en son centre. — Est-ce lui ? demanda-t-il dans un souffle. Brienne se tourna vers l’image qu’elle venait de conjurer. — Oui, c’est cet homme, fit-elle étonnée de ce qu’elle découvrait. Tavis, craignant que le moindre de ses gestes n’effaçât l’image, la fixa longuement. Puis elle s’estompa avant de disparaître tout à fait. — Je le connais, je l’ai déjà vu, réfléchit Tavis. — Oui, au banquet. — Non, ailleurs. Il ferma les yeux et, repoussant l’image de son chagrin comme le souvenir obsédant de son séjour dans le cachot de Kentigern, tenta de se remémorer l’endroit où il avait déjà vu cet homme. La réponse était là, toute proche, mais insaisissable. L’ombre dansait devant lui. Il s’en approchait doucement. — Monseigneur ? Il leva la main. Un air lui trottait dans la tête, un air familier mais fuyant et très faible. Encore un petit effort et il allait mettre un nom dessus. — C’est un chanteur ! s’exclama-t-il en ouvrant les yeux. Je l’ai entendu pendant le Festival. — Cette année ? — Oui. J’ai passé toute la durée du Festival à traîner dans les rues de Curgh. J’ai vu tous les danseurs, chanteurs, jongleurs, musiciens de la ville. J’ai aperçu cet homme une seule fois et très vite mais je me souviens parfaitement de lui. Il chantait si bien. Le Péan, ajouta-t-il après un court silence. Il chantait le Péan des Lunes. — Il t’aurait suivi depuis Curgh ? — Sans doute. — Mais pourquoi m’a-t-il tuée ? Tavis, déchiré par le chagrin, la contempla. Ils pleuraient. Il aurait donné sa couronne et son âme pour effacer leurs larmes. — Il t’a tuée, fit-il d’une voix empreinte d’une extraordinaire douceur, pour m’accuser de ce crime et que nos maisons entrent en guerre. La douleur qui lui broyait la poitrine était aussi violente que la torche qu’aurait pu lui appliquer Aindreas pour lui brûler le cœur. — Tu es morte parce que nous devions nous marier. — Nos maisons sont-elles en guerre ? Elle semblait aussi désemparée qu’une enfant. — Pas encore. Je me suis évadé de la prison de ton père. Ses gardes sont à ma poursuite. — Alors tu dois trouver cet homme, Tavis. Je t’en conjure. Ne permets pas que ma mort soit la cause d’une guerre civile. — Je le trouverai. Je le trouverai et je te vengerai. Je te le jure, en présence de Bian et devant tous les dieux qui m’entendent. Brienne secoua doucement la tête. — La vengeance est inutile, Tavis. Prouve ton innocence et sauve le royaume. Le reste n’a aucune importance. — Je le jure, répéta-t-il. Mais au fond de lui, il répéta le reste de son serment. Le musicien mourrait. Même s’il devait y laisser sa propre vie. * Ils n’étaient en prison que depuis deux jours et déjà Fotir sentait combien l’épreuve était dure pour eux tous. Dans les pièces exiguës, l’atmosphère était lourde et irrespirable. Les serviteurs étaient rassemblés dans deux pièces et les quarante gardes qui avaient accompagné Javan à Kentigern en occupaient cinq autres. Fotir et Xaver étaient ensemble. Seul le duc disposait d’une chambre individuelle. À son crédit, Javan avait demandé à Aindreas de le mettre avec son ministre et Xaver afin de libérer une pièce pour ses hommes. Kentigern avait refusé. Il n’avait donné aucune explication mais ses motifs, aux yeux de Fotir, étaient clairs. Confinés dans les étages inférieurs, les soldats ne pouvaient entrer en contact avec leur chef. Si Aindreas avait accédé à la requête de Javan, ses hommes auraient occupé la pièce adjacente, un risque qu’Aindreas, aussi borné qu’il fût, n’était pas assez bête pour courir. La proximité de Javan avec son Premier ministre le contrariait suffisamment. Mais l’architecture de la tour carcérale, dont les pièces plus petites étaient au même niveau, ne permettait – heureusement – pas qu’il en fût autrement. Au cours de leur seconde journée d’emprisonnement, Fotir avait entendu des cris monter des étages inférieurs. Les hommes de Curgh, inactifs, se battaient entre eux, à moins qu’ils ne s’en prissent à leurs geôliers. En découvrant la pluie, au matin du troisième jour, Fotir s’était réjoui. Si le soleil avait continué à chauffer la prison et ses cellules comme la veille, la situation aurait été bien pire. Ce répit pourtant ne serait que de courte durée. À moins qu’Aindreas ne les libère, leur état n’avait en effet aucune chance de s’améliorer. Au crépuscule, avec l’arrivée de leur nourriture, le calme était retombé. Le repas, bien que succinct, un peu de viande sèche, du fromage, du pain et quelques fruits, était suffisant. C’était plus que la ration d’un prisonnier des cachots mais ils mangeaient la même chose, matin, midi et soir depuis trois jours. Une monotonie qui ne faisait qu’accroître le ressentiment des hommes de Javan. Xaver avait passé la majeure partie de ses journées à regarder par l’étroite fenêtre de leur chambre. Il était encore moins bavard qu’à l’accoutumée et ne mangeait presque rien à moins d’y être poussé par Fotir. Le duc faisant preuve du même mutisme, le Qirsi avait eu tout le loisir d’arpenter sa cellule et de ruminer tranquillement les derniers événements. Aindreas n’était pas venu une seule fois. À part les gardes qui leur apportaient leurs repas, aucun de ses ministres ou de ses hommes ne s’était davantage présenté. Fotir n’avait aucune envie d’être interrogé, surtout après avoir vu ce que Kentigern avait fait subir à Tavis. Il aurait pourtant souhaité qu’Aindreas ou Shurik viennent leur poser des questions ou les menacer de torture. Au moins aurait-il su que Tavis et Grinsa étaient en sécurité. Dans l’ignorance, il ne pouvait qu’espérer que leur emprisonnement prolongé signifiait que les recherches n’avaient rien donné. — Fotir ! appela Javan de sa cellule. Le Qirsi et Xaver échangèrent un regard. Plus qu’un interrogatoire aux mains de Kentigern, le Premier ministre redoutait les questions de son duc concernant l’évasion de son fils. S’il se sentait capable de tromper Aindreas, même Shurik s’il le fallait, s’il doutait de l’aptitude du jeune MarCullet au mensonge, bien qu’il supposât qu’Aindreas, le considérant à peine mieux qu’un enfant, ne s’intéresserait pas à lui, tromper Javan était autrement plus difficile. Le duc aimait son fils. Il aurait donné sa vie pour sauver celle de Tavis. S’il apprenait quoi que ce soit sur son évasion, et l’état dans lequel Fotir l’avait trouvé, rien ne pourrait l’empêcher de parler. Il devait en outre songer au Tisserand. Avec l’âge, Javan se montrait plus tolérant envers les Qirsi, la duchesse d’ailleurs – grâce lui en soit rendue – était loin d’être étrangère à cette évolution. Son duc appréciait aujourd’hui à leur juste mesure les conseils de ses sous-ministres. Il les payait généreusement. Il avait même fini, en plus d’un conseiller avisé, par considérer son Premier ministre comme un ami. Mais de là à accueillir un Tisserand dans son entourage, il y avait un pas. Même en ces circonstances hors du commun, Fotir n’était pas sûr de la réaction de Javan s’il apprenait que son fils ne devait sa vie qu’à l’intervention proprement miraculeuse d’un Tisserand. — Oui, monseigneur, fit-il en approchant de la porte pour regarder par l’imposte. Des torches brûlaient dans le couloir entre leurs cellules. L’ombre du garde se profilait sur le mur. Javan à sa porte, l’air hâve, fixait l’homme d’Aindreas devant lui. — J’ai besoin de parler en privé avec mon Premier ministre, fit-il à son geôlier. L’homme les observa à tour de rôle. — Je suis désolé, monseigneur, fit-il d’une voix juvénile et incertaine. J’ai ordre de vous surveiller. — Ma porte est-elle fermée ? demanda Javan. — Oui, mon… — Celle de mon ministre l’est-elle aussi ? — Oui. Mais… — Alors vous n’avez rien à craindre. Descendez bavarder avec vos camarades. À votre retour, nous en aurons terminé. — J’ai des ordres, monseigneur, s’obstina le jeune garde visiblement mal à l’aise. — Savez-vous qui je suis ? — Bien sûr, monseigneur. Vous êtes le duc de Kentigern. — Et savez-vous qui je serai dans moins d’un an ? Le garde déglutit en acquiesçant. — Vous serez roi, monseigneur. — Exactement, répondit férocement Javan. Alors dites-moi, quel est votre devoir lorsque votre futur roi vous donne un ordre ? Devant le désarroi qui se peignit sur le visage du pauvre garçon, Fotir retint son sourire. Se balançant maladroitement d’un pied sur l’autre, mâchant ses lèvres, son regard hésitant allait d’une porte à l’autre. Puis, mû par une impulsion soudaine, il vérifia leurs verrous et, avec un dernier regard sur Javan, s’éloigna vers les escaliers. — Je suis juste en dessous, crut-il bon d’ajouter. Si vous tentez de vous évader, je le saurai. — Je comprends, lui répondit Javan d’un ton solennel. Je vous donne ma parole de futur roi d’être là à votre retour. Le jeune homme, rassuré, opina et disparut dans les escaliers. Javan attendit que le bruit de ses pas décroisse. Le silence revenu, il prit la parole : — Nous n’avons pas beaucoup de temps, commença-t-il en croisant le regard de Fotir. Je vais être bref. Je devine que vous ne me dites pas tout ce que vous savez. Je crois comprendre pourquoi. Mais je dois savoir si Tavis est en sécurité. Fotir se résigna. Il aurait préféré de rien dire mais son duc méritait quelques informations, aussi succinctes fussent-elles. — Pour autant que je sache, il l’est, monseigneur. — Est-il seul ? — Non. — Faites-vous confiance à ses compagnons ? — Entièrement, monseigneur. Le duc approuva. — Savez-vous où il se trouve ? Il leva immédiatement la main pour l’empêcher de répondre. — Ne dites rien. Il vaut mieux que je l’ignore. Brusquement, Fotir se sentit dans la position du garde quelques instants plus tôt. Il regretta son amusement devant sa déconfiture. Refuser quoi que ce soit à Javan était une entreprise ardue, même pour son Premier ministre. Il sentait Xaver dans son dos, attentif à leur conversation, et imaginait sans peine ce qu’il pensait. — Je ne sais pas où il est, monseigneur, fit-il enfin, ni quand nous le reverrons. Mais parmi tous les hommes et toutes les femmes du royaume, si j’avais eu le loisir de lui choisir un gardien, je n’en aurais pas trouvé de meilleur. Ce n’était pas grand-chose, Xaver lui en aurait probablement confié davantage, mais c’était bien plus que ce que Fotir avait eu l’intention de lui dire. Javan sembla le comprendre. — Merci, Fotir. Je ne vous demanderai rien de plus. — Je crois que c’est préférable, monseigneur. — Bien sûr, fit le duc en détournant les yeux. Des voix s’élevaient dans les escaliers, suivies par une bousculade. — Il se peut qu’ils vous torturent, lança rapidement Javan en se tournant une nouvelle fois vers lui. Et peut-être nous tous. Ean seul sait de quoi Aindreas est capable. — Oui, monseigneur, se contenta de répondre Fotir qui ne l’ignorait pas. Je mourrai plutôt que de leur dire quoi que ce soit. — Je vous remercie. Tous les deux. Votre père serait fier de vous, Xaver MarCullet. Le garçon n’eut pas l’occasion de répliquer. S’il s’attendait au retour de leur geôlier, Fotir avait redouté de voir surgir Aindreas, en aucun cas, il n’aurait songé à Shurik. C’était pourtant lui qui, encadré de deux nouveaux gardes, surgissait des escaliers. Le ministre qirsi s’arrêta entre les deux cellules. Il regarda d’abord Javan, puis Fotir. — J’espère que vous avez profité de votre petite conversation. Je ne crois pas que vous en ayez d’autres. Vous serez peut-être heureux d’apprendre que votre garde, en récompense de sa bêtise, a perdu sa solde. Aucun de ses camarades ne risque de commettre la même erreur. — Il n’a fait que suivre les ordres de son futur roi, protesta Javan. Cette punition est parfaitement injuste. — Il a désobéi à son duc. Il a de la chance d’être encore en vie. Tournant le dos à Javan, Shurik approcha de Fotir. — J’aimerais avoir une discussion avec vous, Premier ministre. Il fit un signe de tête à l’un des gardes qui avança et déverrouilla la porte. — Si vous avez l’intention d’en torturer un, prenez-moi, intervint Javan d’une voix forte. Shurik jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Soyez certain, monseigneur duc, que si Aindreas de Kentigern décide que la torture est nécessaire, il n’épargnera aucun d’entre vous. Il revint à Fotir. — Comme vous le constatez, poursuivit-il, je vais m’occuper personnellement de votre Premier ministre. Et je n’ai aucune intention de le torturer. Bien que sa porte fût ouverte, Fotir ne fit pas un geste pour en sortir. — Préférez-vous que je reste, monseigneur ? Shurik pouvait traiter Javan avec tout le mépris qu’il souhaitait, ce ne serait jamais son cas. — Non, Fotir. Suivez-le. Il en sortira peut-être quelque chose. — Très bien, monseigneur. Il se tourna vers Xaver et se força à lui sourire. — Je ne serai pas long. Veillez sur le duc. Le garçon opina. — Aucun mal ne leur sera fait, déclara Shurik en lui demandant d’avancer. Je vous en donne ma parole. Avec un dernier regard à Javan qui lui adressa un signe d’encouragement, Fotir avança dans le couloir et suivit Shurik dans les escaliers. Il entendit la porte de sa cellule se refermer puis les gardes les rejoignirent. Aucun d’entre eux ne reprit la parole avant d’arriver au rez-de-chaussée. — Restez ici, ordonna Shurik aux gardes. Je vous le ramène dès que j’en ai terminé avec lui. — Mais, ministre, c’est un prisonnier. Vous avez dit vous-même que si l’un d’entre nous… — Je sais ce que je vous ai dit. Et maintenant, je vous demande de nous laisser seuls. À moins que vous ne préfériez porter cette affaire devant le duc. — Non, ministre, répondit l’homme à la hâte. Bien sûr que non. — Parfait. Le Qirsi avança, invitant une fois de plus Fotir à le suivre. — Je pensais retourner à l’Ours d’Argent, c’est un endroit aussi bien qu’un autre pour bavarder. — Tous les prisonniers du duc bénéficient-ils d’un tel traitement ? Shurik lui jeta un regard lourd. — Mieux que quiconque, vous savez bien que non. Fotir fit de son mieux pour garder son calme. Ils n’étaient seuls que depuis quelques instants et déjà le Premier ministre le poussait dans ses retranchements. — Je ne suis pas certain de vous suivre, affirma-t-il parfaitement conscient du manque de conviction de sa réponse. Shurik se contenta de l’observer, une moue perplexe sur le visage. Ils marchèrent jusqu’à la taverne sans échanger un mot. À l’intérieur, ils se dirigèrent vers la pièce du fond où l’une des servantes leur apporta de la bière et deux bols de ragoût épicé, parfumé et fumant. — Une pipe de tabac ? lui proposa Shurik, brisant leur long silence. — Non, merci. Il aurait apprécié mais ne pouvait oublier Javan et Xaver, ni les repas insipides qu’on leur servait en prison. Il se sentait assez coupable de déguster le ragoût et la bière. Du tabac, en particulier d’Uulrann, était un luxe auquel, en ces circonstances, il aurait eu honte de s’abandonner. — Ne me dites pas que vous vous souciez de votre duc jusqu’ici, s’étonna le ministre non sans ironie. Ce n’était pas un sujet dont il souhaitait débattre, encore moins avec cet homme. — Que voulez-vous ? — Éviter une guerre, si je le peux. Je vous ai fait venir parce que je crois que vous êtes impliqué dans l’évasion du jeune Curgh et parce que j’espère que vous et moi pourrons trouver une issue rapide et pacifique à cette crise. — Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis impliqué dans l’évasion de Tavis ? — Allons, cousin, sourit Shurik. C’est une chose de mentir aux ducs, c’en est une autre de vouloir berner un Qirsi. Fotir soutint son regard mais resta silencieux. — Très bien, reprit le ministre. Si vous insistez pour jouer ce jeu, sachez que je suis allé examiner la brèche pratiquée dans le mur d’enceinte, celle par laquelle Lord Tavis a sans aucun doute pris la fuite. Ce trou a été réalisé grâce à la magie, Premier ministre. — En êtes-vous sûr ? — Ses contours sont bien trop propres. Aucun Eandi n’est capable de percer une telle ouverture. — Et vous croyez que moi, j’aurais pu ? Vous avez pourtant dit à votre duc que la tentative seule m’aurait laissé à moitié mort d’épuisement. — Je dis de nombreuses choses à mon duc, Premier ministre. Ce que j’ai négligé de préciser ce soir-là, c’est que vous auriez pu le faire. Avec l’aide d’autres Qirsi. Fotir éclata de rire. — Insinueriez-vous que je fais partie d’une armée de Façonneurs venue à la rescousse de Tavis ? — C’est peut-être exagéré mais c’est possible. — Alors pourquoi n’en avoir pas parlé au duc de Kentigern ? — Cela suffit, Fotir ! s’exclama Shurik en bondissant de son fauteuil pour arpenter la pièce. Avez-vous écouté ce que je vous ai dit lors de notre première rencontre ici même ? Je suis au service du duc de Kentigern mais je suis avant tout qirsi. Je suis désolé que le duc ait perdu sa fille, je suis même enclin à croire que Tavis est l’assassin. Toutes les preuves le désignent. Mais si vous me dites maintenant, de Qirsi à Qirsi, qu’il est innocent, je vous croirai. Fotir, s’efforçant de décrypter ce qu’il lisait dans le regard jaune pâle de Shurik, le dévisagea. — Il est innocent. Je vous le répète depuis des jours. Pourquoi me croiriez-vous à présent ? — Parce que nos ducs ne sont pas là. Parce que nous parlons librement. Nous sommes qirsi, Fotir. Ce lien est beaucoup plus fort et profond que les querelles ridicules qui divisent nos deux maisons. Voilà ce que j’essayais de vous dire la dernière fois. Pendant que vous vous occupiez de votre loyauté, cherchant à éviter toute indiscrétion, j’essayais de comprendre quel genre d’homme vous êtes. Je n’ai pas pu le savoir. Je ne le sais toujours pas. Alors je vous pose la question sans ambages : votre sang est-il qirsi ou eandi ? — Vous prétendez que les différends qui séparent nos maisons ont moins d’importance que la couleur de nos yeux, répondit Fotir éludant, pour l’instant, la question. Pourtant, lorsque je vous ai confié l’agression de Tavis contre le jeune MarCullet, vous n’avez rien eu de plus pressé que de trahir cette confidence en allant tout révéler au duc de Kentigern. Shurik interrompit ses va-et-vient. — C’est en effet ce que j’ai fait. Comme je vous le disais tout à l’heure, j’étais persuadé de la culpabilité de Tavis. J’ai agi pour Brienne plus que dans l’intérêt de la maison de Kentigern. Sur ce point, comme sur tous les autres sujets qu’il évoquait, Fotir doutait de sa sincérité. Cet homme l’embrouillait considérablement. C’était peut-être son but. Pour ce qu’il en savait, Aindreas pouvait très bien être à l’origine de cette rencontre. Il espérait peut-être, de cette façon, obtenir les aveux qu’il n’avait pu arracher à Tavis sous la torture. — Alors, reprit Shurik, allez-vous répondre à ma question ? — Je ne suis pas sûr de pouvoir. Vous semblez croire qu’un homme ne puisse être qirsi et fidèle sujet du royaume. Je ne suis pas d’accord. Ainsi que j’ai essayé de vous le dire lors de notre première rencontre, ma fierté d’être qirsi ne compromet en rien ma loyauté envers Javan et la maison de Curgh. — Dans ce cas, quand vous avez libéré Tavis de prison, agissiez-vous pour notre peuple ou pour le duc ? Les deux, faillit répondre Fotir. Il évita le piège mais il était coincé. Shurik, s’il en jugeait à son air satisfait, avait senti son hésitation. — Vous me faites beaucoup trop de crédit, cousin, répliqua-t-il parce que l’autre s’attendait à un déni. — Il y a une autre possibilité, poursuivit le ministre en reprenant ses va-et-vient. Elle n’est pas plus plausible que de vous imaginer à la tête d’une « armée de Façonneurs », pour reprendre votre expression, mais elle m’intéresse. Je pense que vous avez pu être aidé par un Tisserand. Il sentit le sang quitter son visage. Cette fois, Shurik sourit. — Ne vous inquiétez pas, cousin. J’ai essayé de vous le faire comprendre : en cas de conflit, entre ma loyauté envers Kentigern et mon attachement à notre peuple, ce dernier prévaudra toujours. Il retourna à son fauteuil et, posant les coudes sur la table, se pencha vers lui. — Connaissez-vous ce Tisserand depuis longtemps ou l’avez-vous rencontré ici ? — Je ne sais pas de quoi vous parlez. Il n’y a pas de Tisserand et je n’ai rien à voir dans l’évasion de Tavis. Sa voix était ferme mais quiconque eût assisté à l’entretien n’aurait pas été dupe. Cela n’avait plus d’importance. Shurik était peut-être loin de croire ses démentis mais Fotir devait lui montrer clairement qu’il n’avait aucune intention de lui révéler quoi que ce soit. Le ministre le dévisagea un certain temps. Son sourire s’effaça. Il se redressa. — Ce que j’ai dit à votre duc est vrai, Fotir. Lorsque Aindreas en viendra à la torture, et il y viendra sans aucun doute, aucun de vous ne sera épargné. Vous pas plus que Javan ou même le jeune MarCullet. Vous avez vu ce qu’il a fait à Tavis. Cette fois, il sera plus prudent. Vous n’aurez aucune chance de vous échapper. Travaillez avec moi et je peux tous vous sauver. Défiez-moi et je vous promets une mort lente et douloureuse. — Autant pour votre attachement à notre peuple. — Allez au diable, Fotir ! Ne comprenez-vous donc pas quels sont les enjeux dans cette affaire ? — Il semble que non. Peut-être voudriez-vous m’éclairer sur ce point. Pour la première fois de la soirée, Fotir vit Shurik vaciller comme s’il comprenait qu’il s’était montré trop bavard. Le ministre quitta la table. — Il est temps de vous ramener en prison. — Je n’ai pas fini ma bière. — Dommage. Levez-vous. Fotir s’exécuta et le ministre l’entraîna fermement vers la porte. La grande salle de la taverne était bondée, enfumée et bruyante. L’odeur de tabac dégagée par les pipes des fumeurs emplissait la pièce. Un groupe d’hommes et de femmes, dans le fond, riaient et chantaient à tue-tête. Une main sur son épaule, Shurik le poussa au milieu de la foule. Avant de franchir la porte, le tenancier les arrêta. — Vous partez déjà, ministre ? Fotir n’entendit pas la réponse. Il venait de découvrir le Tisserand attablé dans le coin le plus proche de la porte. Les yeux sur Fotir, il entreprit de se lever pour venir certainement à sa rencontre. Fotir, après un bref coup d’œil à Shurik pour s’assurer qu’il ne le regardait pas, adressa un léger signe de tête à Grinsa. Celui-ci acquiesça discrètement, acheva de se lever et quitta la taverne. — Allons-y, lui fit Shurik quelques secondes plus tard. Fotir, dans l’espoir de laisser à Grinsa le temps de se fondre dans la nuit, avança lentement mais Shurik l’attrapa par le bras et le tira vivement vers la porte. Poussé dehors sans ménagement, il constata avec soulagement que le Tisserand était invisible. — Pour la dernière fois, Fotir, insista le ministre tandis qu’ils remontaient vers le château, racontez-moi ce que vous savez et vous aurez la vie sauve. — Je n’ai rien à vous dire. — Vous êtes stupide. Il ne répondit pas. Il en avait déjà trop révélé et l’apparition du Tisserand l’avait sévèrement ébranlé. Au moins le jeune lord était-il en lieu sûr ; Grinsa autrement ne l’aurait jamais laissé seul. Mais Fotir avait espéré, trois jours après leur évasion, qu’ils seraient loin de Kentigern. Tant qu’ils restaient dans les parages, à portée de main d’Aindreas et de ses hommes, le royaume était toujours menacé. 5 Lune montante d’Adriel Il erra dans la ville, traversant les marchés déserts, longeant les rues endormies, jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Lorsqu’enfin l’horizon se teinta à l’est d’une nuance de bleu plus pâle, que les cloches, aux portes de la cité, eurent sonné la levée du jour, Grinsa se mit en route pour le sanctuaire de Bian. Le Qirsi avait tenté de se convaincre que c’était l’assassin qu’il avait voulu éviter de rencontrer cette Nuit de l’Apogée, qu’après toutes ces années où il avait vu Pheba chaque dernière nuit du cycle de Bian, dans la froideur des neiges, il ne craignait plus son esprit. Mais la supercherie était trop facile. L’assassin méritait sa mort. En offrant son sang pour lui, la nuit de son arrivée au sanctuaire, Grinsa avait fait plus que son devoir. Il devait être honnête. Après toutes ces années de chagrin, après avoir aimé Cresenne et souffert de sa trahison – surtout depuis cette trahison –, la simple pensée de voir sa femme disparue lui était si cruelle qu’il ne pouvait s’y résoudre. Il avait honte de sa lâcheté, moins vis-à-vis de Pheba que vis-à-vis de Meriel. La prêtresse qui vivait dans le sanctuaire rencontrait ses morts chaque cycle de l’année. Pas uniquement Pheba, ses parents et l’enfant qu’elle avait eu hors mariage, avant de venir au sanctuaire, qui était mort en bas âge. Si elle pouvait les affronter à chaque cycle, pourquoi ne pouvait-il se présenter devant Pheba juste cette fois ? Parce qu’il souffrait trop. Dans la lumière du jour naissant, Grinsa s’était attendu à trouver le sanctuaire endormi, mais dans la cour principale, quelqu’un se tenait à l’extérieur du temple. Il reconnut Meriel. Craignant qu’un malheur ne soit survenu à Tavis, il se hâta à sa rencontre. Lorsqu’elle le vit, la prieure posa un doigt sur ses lèvres et pénétra tranquillement à l’intérieur. Il lui emboîta le pas. Suivant son regard, Grinsa vit une silhouette étendue sur le sol juste devant l’autel. — Tavis ? demanda-t-il en avançant. Elle le retint. — Il va bien. Il dort. — Depuis quand est-il là ? — Depuis les cloches de minuit. — Brienne est-elle venue à lui ? L’avez-vous vue ? La prieure le dévisagea. — Je ne vois jamais les morts des autres. Aucun d’entre nous. Telle n’est pas la volonté du Trompeur. Mais elle est venue à lui. J’ai entendu ce qu’il lui a dit. — Et ? Elle se tourna vers le garçon. — Il est innocent. Il a pleuré, lui a parlé de son amour et de son chagrin. Ce n’est pas le meurtrier. Grinsa, submergé de soulagement, ferma les yeux. Depuis qu’il avait quitté le Festival pour Kentigern, il nourrissait ses propres doutes concernant le jeune lord. D’ordinaire, il faisait confiance à ses visions et aux images qu’il faisait naître du Qiran, mais dans ce cas tant de choses devaient être prises en considération qu’il craignait de se tromper. — Vous n’en étiez pas sûr, souligna Meriel. Il ouvrit les yeux sur son sourire. — À la façon dont vous m’avez parlé le soir de votre arrivée, je ne m’en serais pas doutée. Grinsa lui rendit son sourire. — Je suis heureux d’avoir été aussi convaincant. — Son innocence ne change rien au fait qu’il est insolent, égoïste et trop gâté. Vous occuper de lui ne va pas être facile, si telle est votre intention. — Je sais, répondit le Qirsi. Mais nos destins sont liés. J’ignore encore pourquoi mais je crois que c’est important. Je n’ai d’autre choix que de rester avec lui, au moins pour le moment. — Alors je dois vous dire quelque chose, poursuivit la prieure. D’après ce que j’ai suivi de leur conversation, il semble que Brienne ait été capable de lui montrer le visage de son assassin. — Comment est-ce possible ? — Je ne savais pas que ça l’était. Mais j’ignorais aussi qu’un disparu pouvait se manifester aussi vite après sa mort. Cela ne s’est jamais produit. En tout cas jamais dans mon sanctuaire. Elle haussa les épaules. — Je sers depuis tellement de temps le Trompeur que, je l’avoue, plus rien ne me surprend. — Extraordinaire, murmura Grinsa. Savez-vous à quoi il ressemble ? — Non mais le jeune homme l’a reconnu. Il semble qu’il soit chanteur au Festival. Le Qirsi, le regard perplexe, acquiesça lentement. — Vous le saviez ? — Disons que cela ne m’étonne pas. L’assassin que j’ai tué dans la forêt de Kentigern était aussi chanteur itinérant. Certainement des complices. — Alors vous devez le connaître lui aussi. — C’est possible. Il contempla Tavis un long moment. Après sa rencontre silencieuse avec Fotir dans la taverne la nuit précédente, Grinsa avait décidé de quitter Kentigern au plus vite. Il avait entendu les bavardages en ville. On disait que le duc de Curgh et tous ses hommes avaient été emprisonnés. En découvrant Fotir en compagnie du Premier ministre d’Aindreas, Grinsa avait d’abord douté du bien-fondé de ces propos. Mais lorsqu’il avait vu la façon dont le ministre de Kentigern poussait l’homme de Javan, il avait compris qu’ils n’étaient que trop vrais. Les hommes de Kentigern étaient toujours à la recherche du fuyard et s’ils le retrouvaient, au point où en étaient les choses, il était impossible de prévoir le sort qu’ils lui destinaient. Après l’Ours d’Argent, il s’était donc rendu chez un marchand qirsi de sa connaissance pour prendre quelques dispositions. L’homme acceptait de les transporter clandestinement jusqu’à Tremain. Ils pouvaient quitter la ville avant le coucher du soleil. Compte tenu de ce que venait de lui dire Meriel, il avait une dernière chose à régler. Il se tourna vers la Mère prieure. — Acceptez-vous de répéter au duc ce que vous venez de m’apprendre ? — Au sujet de l’assassin ? — Ça, répondit Grinsa, et votre opinion sur l’innocence de Tavis, ce que vous avez entendu de sa conversation avec Brienne. Tout ce qui s’est passé cette nuit. — En lui révélant cela, je reconnais avoir donné asile à celui qu’il tient pour le meurtrier de sa fille. Qui peut dire ce qu’il nous fera, à moi et au sanctuaire ? — À mon arrivée, vous m’avez assuré que le sanctuaire ne pouvait être violé, qu’Aindreas lui-même en avait conscience. — Oui, admit-elle. Et le jeune garçon m’a rappelé qu’Aindreas était prêt à risquer une guerre civile contre le futur roi à cause de cette affaire. Pour être honnête, je ne suis plus sûre des réactions du duc. Il existe peu de choses aussi dangereuses qu’un homme mû par la vengeance. — Tavis est innocent, Meriel. Vous le savez à présent. Aindreas doit absolument en être convaincu. Il retient Javan dans ses prisons et il s’est lancé à la poursuite de son fils comme s’il n’était qu’un gibier. Chaque jour qui passe rapproche Eibithar de la guerre civile. Plus j’y songe, plus je me dis que c’est exactement le but que poursuit l’assassin de Brienne. Il contempla le temple avant de revenir à Meriel. — Je ne veux pas exposer le sanctuaire et je ne veux certainement pas qu’il vous arrive le moindre mal. Mais vous ne pouvez pas garder le silence. Elle se détourna, les mâchoires serrées. — Même si je vais le voir, vous n’en tirerez rien de bon. Ma démarche est vouée à l’échec. Comme son père avant lui, Aindreas ne porte pas les sanctuaires dans son cœur. Il appartient aux cloîtres. En ce qui concerne la foi, il écoute Barret, son prélat. Et Barret lui dira que je suis une adoratrice du démon et une sorcière. Elle avait raison. Voyageur itinérant avec le Festival, Grinsa avait, en maintes occasions, vu en quelle estime les cours du royaume tenaient les sanctuaires. Le culte aux anciens dieux relevait de la foi qirsi et pour cette raison, comme de nombreuses choses liées à son peuple, il était méprisé. Aux yeux d’Aindreas, les paroles de Meriel n’auraient pas plus de crédit que les siennes. Une fois de plus, Grinsa songea au duc de Keziah. Il espérait qu’elle saurait le convaincre de se rendre à Kentigern. De tous les ducs des maisons majeures d’Eibithar, c’était celui qui nouait les liens les plus profonds avec l’Ancienne Foi. Son meilleur espoir, et peut-être l’unique, était de rencontrer Kearney de Glyndwr le plus vite et le plus loin possible de Kentigern. — Vous avez raison, reconnut-il. Ce n’est pas le moment d’approcher Aindreas. Mais lorsque l’heure viendra, puis-je compter sur vous ? Un faible sourire éclaira son visage. — Bien sûr. Bian a permis à Brienne de révéler le visage de son assassin à Lord Tavis. Il doit avoir une raison. Qui suis-je pour défier le Trompeur ? Il ne fit aucun effort pour masquer son soulagement. — Merci. En silence, ils contemplèrent le garçon endormi à même le sol. — Je suis désolé de ne pas avoir été là, cette nuit, reprit Grinsa. — Vous n’avez pas besoin de vous excuser auprès de moi. Ni auprès de Pheba. — Était-ce une nuit difficile ? — Pour le garçon, oui, je crois. — Et pour vous ? interrogea-t-il en l’observant de côté. — Cela fait plus de dix ans que je vis dans ce sanctuaire, répondit-elle avec un sourire vague. Je rencontre mes morts à la fin de chaque cycle et chaque nuit durant celui de la lune de Bian. Parfois, je me demande si je ne suis pas mieux avec eux qu’avec les vivants. — Avez-vous parlé à Pheba de ma présence ? — Je lui ai dit que je vous avais vu et que vous aviez l’air d’aller bien. Je ne lui ai pas révélé que vous étiez à Kentigern. Elle se pencha pour qu’il la voie. — Même si je l’avais fait, je ne crois pas qu’elle vous en aurait voulu d’avoir quitté le sanctuaire. Elle sait que vous l’aimez, Grinsa. Et elle connaît votre chagrin. La gorge nouée, il se contenta d’acquiescer. — Vous avez assez de soucis en ce moment. Oubliez vos remords. Ils ne servent à rien. Il prit une profonde inspiration. Encore une fois, Meriel avait raison. — Merci, parvint-il à bredouiller. — Vous n’êtes donc pas prêt à affronter Aindreas, reprit la prieure, rompant le silence qui s’installait de nouveau entre eux. Dois-je en conclure que vous restez quelque temps parmi nous ? — Non, répondit Grinsa les yeux sur Tavis. Je crois qu’il est temps de quitter Kentigern. — En êtes-vous certain ? Le sanctuaire est un lieu sûr. Vous êtes le bienvenu, aussi longtemps que vous le souhaitez. — Je vous remercie, mais les risques sont trop grands. Un de mes amis accepte de nous conduire à Tremain. Nous partirons ce soir. — Tremain ? répéta Meriel. Je connais la prieure. Elle s’appelle Janae. Son sanctuaire est dévoué à Adriel, ce cycle est donc délicat pour elle, mais elle sera heureuse de vous accueillir si vous mentionnez mon nom. — Combien de fois un homme peut-il dire merci sans se ridiculiser ? Peut-être devrais-je offrir mon sang ? — À votre place, j’attendrai un peu. Si mes souvenirs sont bons, le couteau de Janae est exigeant. * Sa première pensée, en se réveillant sur la dalle froide, fut qu’il était de retour au cachot de Kentigern. Il se redressa, la nuque et les épaules raides. — Tout va bien, lui dit une voix derrière lui. Vous êtes au sanctuaire. Il se tourna avec précaution. Le Glaneur était sur le banc de bois le plus proche. — Vous êtes revenu, constata-t-il. J’en conclus que la Nuit de l’Apogée est terminée. Le Qirsi se raidit. — Le jour est levé, en effet. La Mère prieure m’a dit que vous aviez vécu une nuit difficile. Tavis ferma les yeux et se passa la main sur le visage. — Oui. Saisissant brusquement le sens de la remarque de Grinsa, il ouvrit les yeux. — Elle a vu Brienne, elle aussi ? Elle sait ce qui a eu lieu ? — Elle sait que vous ne l’avez pas tuée et que vous savez qui l’a fait. — Ean soit loué ! murmura-t-il. — Il me semble que le nom de Bian est plus approprié. Vous ne croyez pas ? — Je suis prêt à remercier tous les dieux que vous voulez, sourit le jeune homme en se levant. Il exerça ses muscles avec précaution. — Alors, quand retournons-nous au château ? — Vous parlez de Kentigern ? demanda Grinsa en fronçant les sourcils. — Oui. Mon père et Xaver y sont encore. Ils doivent savoir. Et nous devons l’annoncer à Aindreas. — Je crains que cela ne soit pas aussi facile, Tavis. Aindreas n’a pas plus de respect pour l’Ancienne Foi que votre père. La seule chose que nous puissions lui dire est que la Mère prieure et moi croyons en votre innocence. Je ne pense malheureusement pas que cela ait beaucoup de valeur à ses yeux. — Mais Brienne sait que je suis innocent. Elle m’a montré son meurtrier. — C’est ce que vous affirmez. — Vous avez dit que la Mère prieure… — J’ai dit qu’elle sait que vous n’avez pas tué Brienne, c’est tout. Le Glaneur soupira profondément. — Je ne comprends pas les intentions des dieux aussi bien que Meriel. Mais d’après ce qu’elle m’a appris, il semble qu’elle n’ait entendu que vos paroles. Elle ne peut entendre ni voir l’esprit des morts qui ne sont pas les siens. Elle n’a donc pas vu ni entendu Brienne, comme elle n’a pas vu le visage de son assassin. Vos paroles ont suffi à la convaincre de votre innocence. C’est tout. C’est beaucoup, mais c’est trop peu pour Aindreas. Il ne la croira pas plus que vous. Tavis eut l’impression de recevoir un coup dans l’estomac. — Tout cela n’a donc servi à rien, fit-il avec amertume. Je ne suis pas plus avancé qu’avant de l’avoir vue. — Ce n’est pas vrai. Rencontrer l’esprit d’un mort n’est jamais facile. L’enseignement de cette nuit est que vous avez agi avec courage mais plus que cela… — Pardonnez-moi, Glaneur, l’interrompit Tavis, peu enclin à entendre ce genre de discours. Mais sur la façon d’affronter la mort, je n’ai de leçon de courage à recevoir de personne et surtout pas de vous. — Comment osez-vous ! bondit Grinsa. Depuis que j’ai quitté le Festival, je risque ma vie pour vous sauver et vous prétendez me juger pour une chose dont vous n’avez même pas idée. Il pivota et, d’un pas furieux, se dirigea vers la porte. — Débrouillez-vous tout seul pour retrouver votre place dans l’Ordre des Successions, lâcha-t-il sans prendre la peine de se retourner. J’en ai terminé avec vous ! Tavis, médusé par la véhémence du sorcier qirsi, resta interdit. Au moment où Grinsa allait quitter le temple, il l’appela par son nom. — Je suis désolé, avoua-t-il sincèrement. Je ne voulais pas… Je n’aurais pas dû dire cela. Grinsa, la main sur la porte, s’arrêta. — Je vous en prie. J’ai besoin de votre aide. Sans vous, je ne peux convaincre personne. — En effet, reconnut Grinsa en se tournant vers lui. Sans moi, vous êtes perdu. Il est temps que vous en preniez conscience et que vous cessiez de vous comporter comme un enfant gâté. Le plus vite sera le mieux. Tavis, qui n’avait pas l’habitude d’être traité de cette façon, ravala un commentaire désobligeant. Rien ne l’avait préparé à tout ce qu’il endurait mais, en comparaison de ce qu’il avait déjà subi, l’attitude de Grinsa était une broutille. — Je n’ai pas l’habitude de dépendre des autres. Ce n’est pas une situation particulièrement agréable. — C’est un point de vue que je partage, admit le Qirsi, un léger sourire aux lèvres. — Vous me parliez de ce que j’ai gagné de ma rencontre avec Brienne, poursuivit Tavis soucieux de faire la paix avec Grinsa, j’aimerais en savoir plus. Je crois que cela peut me faire du bien. — Fini les injures ? — Je vous le promets. Grinsa, pesant les conséquences de son geste, fixa quelques instants la poignée, puis la lâcha et revint à l’autel. — J’étais sur le point de vous dire que, si votre rencontre avec Brienne ne vous a pas apporté les preuves suffisantes pour infléchir Aindreas, elle est loin d’être vaine. Au moins suis-je convaincu de votre innocence, ainsi que la Mère prieure. Il hésita, les yeux attentivement posés sur Tavis. — Tout comme vous. Ce qui n’était pas le cas hier. N’est-ce pas ? Stupéfait de la perspicacité du Qirsi, le jeune homme sentit sa mâchoire se décrocher. — N’est-ce pas ? répéta Grinsa. Lentement, le garçon acquiesça. — Je m’en doutais. Nous ne sommes toujours pas en mesure d’aller au-devant d’Aindreas, poursuivit-il, mais nous sommes bien plus avancés. Il faut être patient, monseigneur. Aussi difficile que cela vous paraisse. — Mais si vous et la Mère prieure ne pouvez convaincre le duc, qui le fera ? — Bonne question, répondit le Qirsi, le regard soucieux. Tavis pourtant connaissait la réponse. Tout bien considéré, sa rencontre avec Brienne lui avait apporté ce dont il avait besoin. — Le meurtrier, fît-il. Tandis que ses paroles résonnaient contre les murs du temple, Grinsa le considéra avec un regain d’intérêt. — Si nous le trouvons, expliqua Tavis, Aindreas sera bien obligé de nous croire. — Ce n’est pas aussi facile, réfléchit Grinsa. D’abord, il faut lui amener un homme vivant, car un cadavre ne prouve rien. Ensuite, il faudra qu’il avoue. Comment comptez-vous vous y prendre ? — Mais je sais qu’il l’a tuée ! protesta Tavis sentant désespérément ses espoirs s’amenuiser. J’ai vu son visage ! Je l’ai reconnu ! Ça compte tout de même pour quelque chose. — Sans aucun doute, mais l’heure n’est pas encore venue. Patience, Tavis. C’est la patience qui nous permettra d’en sortir. — Non ! protesta énergiquement le jeune homme. Elle m’a montré son visage. Elle m’a dit de le trouver. « Prouve ton innocence et sauve le royaume. » Voilà ce qu’elle m’a dit. — Et c’est ce que nous ferons. Mais pour l’instant, nous ne savons même pas où il se cache. Il a certainement quitté Kentigern depuis des lustres. — Alors cherchons-le ! — Comment, Tavis ? Pour tout le monde, c’est un musicien. Personne ne lui prête la moindre attention. Quant à vous, vous êtes un fugitif. — Il a tout prévu, n’est-ce pas ? — Il n’a pas agi seul. Ce n’est pas une grande consolation mais c’est la vérité. Vous n’avez pas été piégé par un homme seul, Tavis mais par une vaste conspiration. La dénoncer prendra du temps. — Comment le savez-vous ? — C’est logique. Beaucoup plus que la théorie selon laquelle le meurtrier de Brienne aurait agi de son propre chef. Lorsque je vous ai fait évader, vous m’avez entendu dire au Premier ministre que j’ai tué un homme dans la forêt de Kentigern. Je suis absolument convaincu que cet homme était un complice du meurtrier de Brienne. Avant de mourir, il m’a avoué qu’il avait été engagé par une femme qirsi dont j’ai fait la connaissance pendant le Festival. Au ton de sa voix, Tavis comprit que Grinsa ne lui disait pas tout. — Est-elle également Tisserand ? L’homme le scruta attentivement mais sa réponse, lorsqu’elle vint, se révéla des plus laconiques. — Non, elle n’est pas Tisserand. Tavis songea à poursuivre mais se ravisa. — Nous en reparlerons, assura Grinsa. Pour l’instant, j’ai des dispositions à prendre. — Pourquoi ? — Notre départ. Nous quittons Kentigern dans la soirée. Je dois parler avec le marchand qui va nous aider. — Que dois-je faire ? — Manger, vous reposer, proposa le Qirsi avec un haussement d’épaules, ce que vous voulez. Soyez simplement prêt à partir quand vous entendrez les cloches du prieuré. Le jeune homme regarda le Glaneur s’éloigner et quitter le temple. Il n’avait jamais éprouvé une grande affection pour les sorciers. En cela, comme de bien d’autres manières, il ressemblait à son père. Jamais cependant, il n’avait rencontré un Qirsi de cette trempe et l’assurance d’avoir Grinsa à ses côtés était réconfortante. L’ami dont il lui avait parlé, comme il s’en aperçut un peu plus tard, était également qirsi. Ce marchand de tissus partait pour Tremain. Son chariot, chargé sur une hauteur de quatre empans de toile de drap fin et de bougran pliés, pénétra par l’entrée du sanctuaire réservée aux marchands et ouvriers. Deux imposants chevaux de ferme tiraient l’attelage. L’un était blanc, l’autre gris et noir. — Nous allons vous cacher sous les draps, lui expliqua inutilement Grinsa. Hewson pense que c’est plus sûr que sous le bougran, trop raide. Les gardes pourraient vous voir. Tavis, perplexe, considéra les piles de tissu. — Ne vous inquiétez pas, intervint le marchand depuis son siège, je l’ai déjà fait. Avec son accent de Wethy prononcé et sa pipe, solidement coincée entre ses dents, Tavis le comprenait à peine. — Tant que vous restez allongé et que vous ne bougez pas, poursuivit l’homme en descendant, vous demeurerez invisible. Quelques moines les aidèrent à enlever les piles de drap. Lorsqu’il n’en resta qu’une posée sur le fond du chariot, le marchand plia et reposa les autres de façon à pratiquer le creux destiné à accueillir Tavis. Le garçon, comprenant comment la ruse allait fonctionner, se détendit. De l’extérieur, les piles auraient le même aspect. Mais du côté du bougran, à l’abri des regards, une petite ouverture lui permettrait de respirer. — Alors, convaincu ? lui demanda le marchand avec un sourire espiègle. — Oui, répondit Tavis en riant de bon cœur. — Parfait, alors montez que nous placions le reste. Il n’y a aucune raison de traîner. Avant de s’exécuter, le jeune seigneur se tourna vers Meriel qui l’observait depuis un certain temps. — Je vous remercie. Mère prieure. Que je sois roi un jour ou non, je vous paierai ma dette. — Vous ne me devez rien, Lord Tavis. Si quelqu’un mérite vos remerciements, c’est Grinsa. Et peut-être Bian. Tavis, avant de saluer Meriel, jeta un rapide coup d’œil au Qirsi puis grimpa dans le chariot et s’allongea sur le côté, comme le marchand le lui avait indiqué. Aussitôt, les moines se mirent à empiler le reste des laizes sur lui. L’opération prit un certain temps. Malgré les lés qui, de chaque côté, supportaient le poids du tissu, il ne tarda pas à se sentir écrasé. Allongé dans l’obscurité, emmailloté, étouffant vite de chaleur, une vague de panique l’envahit. Le peu d’air frais qui parvenait jusqu’à lui l’empêcha d’y succomber tout à fait. C’était mieux que le cachot, se répétait-il comme une litanie. Aucun bruit ne lui parvenait de l’extérieur et, lorsque le chariot s’ébranla, son cœur s’emballa. — Vous auriez pu me prévenir ! hurla-t-il sachant que personne ne l’entendait. L’attelage cahota un certain temps. Au moment où Tavis, au fond de sa cachette, se demandait s’il allait résister au mal de mer, le chariot s’arrêta. Un instant plus tard, Grinsa l’appelait. — Oui, cria-t-il. Où sommes-nous ? — Près de la porte Est. Je voulais m’assurer que vous alliez bien avant de rencontrer les hommes d’Aindreas. — La porte Est, c’est tout ? — Oui, pourquoi ? Tavis ravala son juron. — Rien. Ça va. Allons-y. Quelques secondes plus tard, le véhicule reprenait son mouvement cahoteux. À la halte suivante, Tavis, parfaitement immobile, retint son souffle. Il tendit l’oreille, guettant les paroles des gardes. D’abord, il n’entendit rien puis il perçut plusieurs voix étouffées dont celle de Grinsa. Ils devaient se tenir à l’arrière du chariot, devant les piles. Il se mit à trembler si violemment qu’il craignit de faire bouger le tissu. Enfin, les voix s’écartèrent. Le chariot pour autant ne bougea pas. Tavis, paniqué à l’idée d’entendre les gardes arracher brusquement les laizes qui l’abritaient, jugulant le désir impérieux de les repousser lui-même afin de mettre un terme à son supplice, attendit, les muscles tendus à l’extrême. Après une éternité remplie d’angoisse, il put enfin fermer les yeux : le chariot se remettait en route. Il accueillit les soubresauts avec un soulagement et un bonheur dont il ne se serait jamais cru capable quelques minutes plus tôt. Peu après, il perdit la notion du temps. Dans l’obscurité et la chaleur de son étrange nid, bercé par les soubresauts, il plongea dans une torpeur dont il ne s’éveilla qu’en entendant son nom. Le chariot était arrêté. — Tavis ! C’était Grinsa. Le poids qui l’écrasait semblait s’alléger. — Oui, ça va ! cria-t-il en recouvrant ses esprits. Pourquoi sommes-nous arrêtés ? Brusquement, il se retrouva à l’air libre. Grinsa et le marchand soulevaient le dernier drap. — Allons, debout, mon garçon ! lança Hewson, les dents serrées sur sa pipe. C’est lourd. Tavis, les muscles engourdis et douloureux, roula sur le côté. Son corps entier le faisait souffrir à tel point qu’il se demanda si Aindreas ne l’avait pas affaibli plus gravement que Grinsa ne le prétendait. La nuit était tombée. Ils étaient dans la forêt de Kentigern. La petite lampe à huile qu’un des Qirsi avait allumée et déposée sur le sol diffusait une lumière tremblante, trop faible pour trouer l’obscurité qui les entourait. À l’ouest, le mince éclat rouge d’Ilias marquant le début de son ascension perçait à travers les arbres. Panya, cette nuit, ne se lèverait pas. — Où sommes-nous ? demanda Tavis tandis que les deux hommes reposaient le lé sur sa cachette. — À une lieue de Kentigern environ, répondit Grinsa. Nous sommes en sécurité pour la nuit. — Suis-je obligé de retourner là-dessous demain matin ? — Ce serait bien, confirma Hewson sur un haussement d’épaules. Grinsa dut surprendre l’expression de Tavis car il se mit à rire. — Je crois que tout dépend de l’endroit où on le met : sous les draps ou dessus. Tavis désigna les vêtements que lui avait fournis Meriel. Ils étaient simples, tachés, comme ceux d’un modeste ouvrier. — Personne ne risque de me reconnaître. J’ai l’air d’un apprenti. — Rien n’est moins sûr, gloussa le marchand. Vous avez l’air d’un prince. L’accoutrement n’y change rien. Le jeune homme tourna un regard implorant vers Grinsa. — Nous pouvons lui salir ses habits et le visage, proposa le Tisserand. Ça devrait faire l’affaire. — Ça m’étonnerait, si on les croise, que les soldats de Kentigern se laissent prendre. Tu n’es qu’un Glaneur, Grinsa. Si nous devons fuir, ce sera à moi de conjurer les brumes. Une fois de plus, Tavis coula un regard vers Grinsa qui, des yeux, le réduisit au silence. Hewson était peut-être un ami, mais apparemment, il ne savait rien des pouvoirs de Grinsa. — Je ne crois pas que nous rencontrerons ici les hommes d’Aindreas, trancha le Qirsi. Sur la route de Curgh, oui, mais ils n’ont aucune raison de chercher Tavis sur celle de Tremain. — Très bien, faites ce que vous voulez, abdiqua Hewson en agitant les mains. Seulement quand nous aurons des cordes autour du cou, ne venez pas vous plaindre. Il s’éloigna en marmonnant. Tavis comprit qu’il allait chercher du bois pour le feu. — Il ne sait pas ? demanda-t-il. Grinsa, grimpé sur le chariot, cherchait les sacs de provisions dans le petit coffre installé sous le siège. — Non. — Alors comment lui avez-vous expliqué tout ça ? Le Qirsi, cherchant la preuve de sa désobligeance, s’interrompit pour observer Tavis. — Je lui ai dit que d’autres vous avaient sorti de prison, répondit-il en reprenant sa tâche, et qu’on m’avait appelé au sanctuaire pour vous aider à quitter Kentigern et trouver refuge ailleurs. — Et ça lui a suffi ? — Hewson ne pose pas beaucoup de questions. Je ne lui en pose pas davantage. Un homme aussi habile à déjouer la surveillance des gardes n’est pas enclin aux bavardages inutiles. Tavis soupesa cette réponse avant de reprendre : — Bon. Merci. Je suis heureux d’avoir quitté Kentigern. — Je m’en doute. Le voyage jusqu’à Tremain devrait bien se passer. Vous devrez vous cacher pour entrer en ville mais cela ne durera pas. Il sauta du chariot, portant la nourriture qu’il avait trouvée. — Pour l’heure, Lord Tavis, vous êtes libre. Profitez-en. * L’heure du dîner était à peine passée, et il en restait plusieurs avant la fermeture des portes mais le château de Kentigern était plongé dans une telle tranquillité qu’il aurait pu être minuit. Aux barbacanes et dans les différents corps de garde les soldats parlaient à voix basse. Ioanna était au lit. Ses dames, suivant l’usage et les convenances, étaient confinées dans leurs chambres. Le duc, seul dans la salle des banquets, faisait de son mieux pour vider les celliers du château de leur vin rouge de Sanbira. Ses ministres, dont Shurik, congédiés pour la journée, dînaient dans leurs appartements. Ainsi se déroulaient les soirées depuis la mort de Brienne. Silencieuses comme au cloître et sombres comme une procession funéraire. Un jour, le château avait été un endroit animé. Presque chaque soir, la grande salle résonnait de musique et embaumait la bonne chère. Le duc buvait sa ration de vin mais en compagnie et au cours d’un repas copieux. Il n’était pas devenu si gros sans raison. Ces jours étaient révolus. Si bien que Shurik se demandait si Kentigern retrouverait jamais son éclat d’antan. Il espérait que non. Dans leur état actuel, les habitants du château auraient les plus grandes peines du monde à supporter un siège. Son repas achevé, il appela ses serviteurs pour débarrasser son couvert et prévenir le garçon d’écurie de préparer sa monture. Ils s’inclinèrent, murmurant des « Oui, Premier ministre » respectueux jusqu’au couloir avant de se dépêcher d’aller transmettre ses ordres. Aucun ne lui demanda pourquoi il avait besoin de son cheval à cette heure ni où il avait l’intention de se rendre. Ils ne le questionnèrent même pas sur la nécessité d’informer le duc de son départ. C’était si facile qu’il éclata de rire. Il descendit dans la cour où le jeune palefrenier lui expliqua qu’il venait justement de brosser son cheval. Lorsque Shurik vanta la belle allure de l’animal, le garçon rayonna de fierté. Aux portes des cours intérieure et extérieure, les gardes le saluèrent, lui souhaitant une agréable chevauchée et une bonne nuit. Devant la dernière porte de Kentigern, celle qui ouvrait sur la campagne, les sentinelles allèrent jusqu’à lui assurer, même s’il rentrait après la fermeture de la cité, qu’ils le laisseraient naturellement entrer en ville. Il était Shurik jal Marcine, Premier ministre du duc de Kentigern. Et ils n’étaient que de stupides Eandi. Comment auraient-ils pu se comporter autrement ? Quittant la ville, il se dirigea droit vers la Tarbin, laissant croire aux gardes qui auraient observé son départ qu’il se rendait au campement militaire chargé d’en surveiller la rive. Hors de vue des remparts, il bifurqua au sud, vers la lisière du marais de Harrier. La Tarbin y était moins profonde et facile à franchir. Panya invisible, Ilias, à peine plus large qu’une fine lame grenat flottant sur l’horizon oriental, la nuit promettait d’être obscure. Il ne craignait pas d’être vu. Il ne voyait pas grand-chose lui-même mais il faisait confiance à sa monture pour suivre la rivière et le conduire sans encombre à son lieu de rendez-vous. Ses pensées revinrent sur la conversation qu’il avait eue la veille avec le Premier ministre de Curgh. Depuis le début, il était persuadé que l’évasion de Tavis ne devait son succès qu’à l’intervention d’un ou de plusieurs Qirsi. Il en était tellement convaincu que l’aveuglement d’Aindreas l’avait stupéfié. De façon assez surprenante, il était également sûr qu’un Tisserand était impliqué. La terreur qu’il avait lue dans les yeux de Fotir lorsqu’il y avait fait allusion ne lui avait pas échappé. Shurik savait ce que signifiait travailler avec un Tisserand. Le simple fait d’être lié à l’un de ces Qirsi signait, pour celui qui en était accusé, son arrêt de mort. Il ne pouvait en vouloir à Fotir d’avoir pâli à l’évocation de cette possibilité, ni de maintenir ses dénégations, même après qu’il l’eut découvert. Restait à savoir si le Tisserand de Fotir et le sien était le même. Il n’en eût pas été surpris. Celui qui le payait avait montré à plusieurs reprises sa volonté de dresser ses mercenaires les uns contre les autres. Étant donné ses objectifs – la guerre civile dans le royaume, l’effondrement des grandes maisons d’Eibithar et même une guerre entre Aneira et Eibithar –, cette nouvelle ruse était parfaitement plausible. Que ce fût le cas ou non ne changeait rien à l’affaire ; Shurik devait suivre ses instructions. Son obéissance toutefois ne l’empêchait pas de se demander si l’évasion de Tavis faisait partie des plans du Tisserand ou si elle était un revers imprévu. Était-il possible que lui et Fotir fussent en fin de compte alliés ? Devait-il aider Aindreas à capturer Tavis ou subvertir les efforts de son duc ? Une brève lumière attira son regard. Il ralentit et scruta l’autre rive. Un instant plus tard, la petite flamme, pas plus grande que celle d’une bougie, apparut tout aussi spontanément avant de s’éteindre. Yaella. Shurik poussa son cheval vers la berge et dans le courant froid des eaux de la Tarbin. Ils le traiteraient de nouveau Carthach, se dit-il tandis que l’eau mouillait ses chausses et lui éclaboussait le visage. Ils ne verraient en lui qu’un nouveau traître qirsi. Il s’en moquait. Qu’avait-il à faire de l’avis d’Aindreas et des autres ? Et puis, rien n’était plus éloigné de la vérité. Carthach avait trahi son peuple pour sauver sa peau et se remplir les poches. Shurik trahissait un duc eandi, et il se faisait payer pour ça, mais au contraire de son ancêtre, il agissait pour la gloire du peuple qirsi. Cette pensée le comblait d’aise. Ce qu’il accomplissait ce soir contribuerait à corriger, après tous ces siècles, la terrible erreur commise par Carthach sur les rives de la Rassor. Son malaise pourtant persistait. Émergeant de la Tarbin du côté d’Aneira, il avança vers l’endroit où Yaella l’attendait en compagnie de son duc. « Le traître suit une route solitaire », disait un proverbe bien plus ancien que la trahison de Carthach. Shurik ne pouvait s’empêcher de penser combien il était juste. Quelques instants plus tard, il arrêta sa monture. Dans l’obscurité, les deux silhouettes sombres qui se détachaient sur le ciel étoilé et la pâle lueur rouge d’Ilias étaient à peine visibles. Comme Shurik, elles étaient à cheval. Sur le plus petit, Yaella, à côté du prince eandi, semblait minuscule. — Shurik jal Marcine, annonça-t-elle d’une voix à peine plus forte que le murmure de la rivière, Premier ministre de Kentigern, puis-je vous présenter Lord Rouel, duc de Mertesse ? — C’est un honneur, monseigneur duc, répondit Shurik le plus sincèrement possible. — Tout est prêt ? demanda l’homme non sans brusquerie. — Pas encore, mais l’heure venue, pourvu que j’aie mon or, ce sera le cas. — Payez-le, lâcha l’homme après un court silence. Une flamme, droite comme la lame d’un jongleur, surgit dans la paume de Yaella. De son autre main, elle sortit une bourse qui tinta agréablement aux oreilles du ministre de Kentigern. — Vous pouvez compter, ironisa le duc alors que Shurik s’emparait du petit sac, profitant de l’occasion pour caresser les doigts de Yaella. — Ce n’est pas nécessaire, monseigneur, répondit-il en le faisant disparaître dans une poche dissimulée sous sa cape. Je suis sûr que le compte y est. Une moue dédaigneuse accueillit son commentaire. À la lueur de la flamme, Shurik découvrait un homme de grande taille, large d’épaules mais moins impressionnant qu’Aindreas. Il était blond. Son regard, bleu et froid, perçait sous une arcade sourcilière proéminente. — J’expliquais au duc, reprit Yaella, que, compte tenu des événements survenus à Kentigern, nous serions bien avisés d’attendre les lunes pour débuter le siège. Leurs regards se croisèrent. Shurik, croyant déceler l’ombre d’un sourire sur ses lèvres, enchaîna : — En effet. Tout porte à croire que les maisons de Curgh et de Kentigern seront en guerre à ce moment-là, de quoi faciliter l’assaut de la forteresse. — C’est donc vrai ce qu’on raconte, traduisit le duc songeur, le fils de Curgh a assassiné la fille d’Aindreas. — Je vois que la rumeur a franchi la frontière. En effet, je crains que cela ne soit exact. — J’ai toujours dit que les Eibithariens étaient des brutes. Cela ne fait que le confirmer. — Je m’étonne que le sort de Brienne vous affecte tant, sourit Shurik. L’homme darda sur lui son regard clair. — Ma querelle concerne votre roi et votre duc, pas une enfant innocente. — Bien sûr, monseigneur. Derrière le duc de Mertesse, un cheval hennit brusquement. Shurik surpris ne put éviter l’écart de sa monture qui se cabra. Il fit tous ses efforts pour la contrôler. — Calmez-vous, Premier ministre, railla Rouel. Ce ne sont que mes hommes. Je ne me hasarde jamais aussi loin de mon château sans escorte. Shurik, faussement désinvolte, tapota l’encolure de son cheval. Il s’efforça de sourire, mais il se sentait vulnérable. Il aurait préféré que Yaella éteigne sa flamme. — Alors nous sommes tous d’accord, vint-elle à son secours. Nous attendons ? — Un décan, trancha le duc. Pas plus. Si les maisons entrent en guerre avant la Nuit des Deux Lunes, nous en profiterons. Mais je n’attendrai pas passé la troisième nuit du déclin. Nous avons besoin de la clarté des lunes pour franchir la rivière et je ne veux pas lancer l’attaque aux premières lueurs de l’aube. Il observa Shurik, un air ombrageux sur le visage. — Si la guerre est déclarée avant, je compte sur vous pour nous prévenir. — Si monseigneur me permet, intervint Yaella, il serait plus simple de prévoir notre attaque cette nuit-là, la troisième du déclin. Ces rencontres sont dangereuses pour nous tous. Je préfère ne pas prendre de risque superflu. — Cela vous convient-il ? demanda le duc à Shurik. Bien qu’il ne pût en deviner le motif, la proposition de Yaella ne lui semblait pas uniquement dictée par la sécurité. Un demi-cycle suffisait amplement à ses préparatifs, mais rien ne lui permettait de savoir si les deux maisons seraient alors en guerre. — Oui, monseigneur, répondit-il néanmoins. Je crois que cela convient. — Parfait. Saisissant ses rênes, Mertesse fit tourner son cheval. — Venez, Yaella, lança-t-il en s’éloignant de la rive sans prendre la peine de se retourner. — Tout de suite, monseigneur. Les yeux fixés sur Shurik, elle s’attarda. — Je ne peux te promettre qu’Aindreas et Javan seront en guerre à cette date, lui murmura-t-il. Elle sourit. Le regard qui flottait dans ses profonds yeux jaunes lui rappela les nuits qu’ils avaient partagées dans le passé. — Moi, si, répondit-elle en éteignant sa flamme. 6 Glyndwr, Eibithar Gershon, sa lecture achevée, reposa le parchemin sur le bureau de Kearney où il s’enroula comme une feuille sèche léchée par les flammes. — Je vois. À croire qu’Aindreas cherche la guerre. — J’ai du mal à le blâmer, répliqua le duc. Mais là n’est pas la question. Quand lui et Javan n’en étaient qu’aux menaces, je pouvais me contenter d’observer. Mais à présent… Il haussa les épaules. — Je n’ai aucune envie de marcher sur Kentigern, mais je ne peux pas les laisser détruire le royaume sans bouger. — Et vous dites que cette idée d’aller à Kentigern vous a été suggérée par le Premier ministre ? — Vous m’en voyez aussi étonné que vous, acquiesça Kearney, un sourire amusé aux lèvres. Elle s’est montrée très convaincante. C’est même elle qui m’a demandé d’en discuter avec vous. Le capitaine rumina cette information avec un hochement de tête circonspect. Les Qirsi étaient difficiles à cerner et il n’était pas disposé à abandonner aussi facilement la possibilité d’une ruse. Que la race des sorciers, ces hommes et ces femmes qui avaient autrefois pénétré les Terres du Devant en prétendus conquérants, fournisse aujourd’hui les ministres et conseillers de toutes les cours du royaume lui avait toujours paru absurde. Les nobles eandi ne tiraient donc aucune leçon de leur histoire ? Avaient-ils oublié ce que la magie qirsi avait infligé aux armées des Terres du Devant ? Avaient-ils oublié que les Qirsi eux-mêmes ne devaient leur défaite qu’à l’intervention d’un traître ? Ils étaient aussi dangereux que sournois, c’était d’une évidence telle que Gershon avait parfois l’impression d’être le seul à s’en rendre compte. Ainsi que le répétait souvent Kearney, il était militaire. Peut-être l’était-il trop. Bien que leur royaume et celui d’Eibithar fussent alliés depuis deux siècles et n’eussent pas livré un seul combat en quatre cents ans, il ne faisait pas davantage confiance aux habitants de Caerisse. « Ennemi d’un jour, ennemi toujours », disait un ancien proverbe que son père lui avait appris très jeune. Ce n’était pas faux mais il eût été ridicule de le prendre au pied de la lettre. D’abord parce qu’au cours de son histoire, Eibithar s’était battu contre tous les royaumes des Terres du Devant ou presque, ensuite parce qu’aucun royaume ne pouvait survivre seul. On avait toujours besoin d’alliés. Ce qui n’empêchait pas la plus élémentaire prudence. Il ne serait jamais venu à l’esprit d’aucun duc ou baron d’Eibithar de se tourner vers les peuples de Caerisse ou de Wethyrn pour chercher conseil. C’était pourtant exactement ce qu’ils faisaient avec les cheveux-blancs. Et sans y réfléchir à deux fois. Gershon vouait à son duc, un homme d’honneur particulièrement intelligent, un profond respect. Contrairement à d’autres, il était des plus réalistes. Commandant en chef des armées de Glyndwr, il appréciait la valeur de l’entraînement et connaissait l’importance d’un armement de qualité. À la tête de l’une des plus grandes maisons d’Eibithar, il savait, quand il le fallait, employer la force. En tant qu’ami enfin, il exprimait ses opinions avec franchise et en attendait de même de ses interlocuteurs, même si leur avis était contraire au sien. Un vassal – un soldat – ne pouvait en espérer plus de son duc. Kearney n’avait qu’un seul défaut : son attachement, incompréhensible, à son Premier ministre. Il supportait déjà difficilement de le voir, à tout instant, se tourner vers elle pour ses conseils. Que, en plus, il l’aimât lui paraissait toujours d’une surprenante stupidité. Gershon et sa femme, Sulwen, avaient depuis longtemps offert leur amitié à Kearney et la duchesse, bien avant qu’il devînt duc, à la mort de son père alors qu’il était encore très jeune. Le capitaine savait combien Leilia pouvait se montrer difficile, d’une extrême froideur parfois. Il admettait très bien, c’était naturel, qu’un noble entretînt une ou même plusieurs maîtresses. Une maîtresse était une chose ; une maîtresse qirsi, Premier ministre de surcroît, en était une autre. Que leur amour fût interdit, qu’ils risquassent la disgrâce – et celle de la maison de Glyndwr – chaque fois qu’ils se rencontraient en secret n’était pas le plus grave. Ce que Gershon n’arrivait pas à saisir, c’était comment son duc pouvait, en toute lucidité, juger le bien-fondé des recommandations qu’elle lui donnait. Les Qirsi avaient souvent prouvé à quel point on ne pouvait leur faire confiance et pourtant Kearney, cet homme par ailleurs si raisonnable, non content d’accueillir cette femme à la cour, l’accueillait avec la même légèreté dans son lit. C’était à n’y rien comprendre. Si bien qu’il était facile à Gershon de la haïr et plus encore de mettre en doute ses motivations et l’honnêteté de ses conseils. Tout cela rendait profondément troublantes les rares occasions où, contre toute attente, il partageait son point de vue. — Vous êtes bien calme, Gershon. Il leva les yeux. Kearney, le même sourire aux lèvres, l’observait attentivement. — J’en déduis que vous tenez cette suggestion pour une mauvaise idée. — Pour être honnête, répondit le maître d’armes après s’être éclairci la gorge, je ne sais quoi en penser. Il semble bien que Curgh et Kentigern soient sur le point de prendre les armes. Je n’hésiterais pas une seconde à lever nos troupes contre l’un d’entre eux, mais franchement je ne suis pas pressé de m’interposer. Le duc l’observa avec perplexité. — Vous me conseillez donc de rester en dehors de cette affaire. — Je crois malheureusement que c’est impossible. Sur ce point, elle a raison. Si nous avons ne serait-ce que la plus petite chance d’éviter une guerre civile, surtout si proche de la frontière d’Aneira, nous devons agir. — Nous vivons des temps remarquables ! s’exclama le duc riant. — Pardon ? — D’abord Keziah me suggère de m’entretenir avec vous et ensuite, vous m’annoncez partager son avis. Le roi de Caerisse arriverait chez moi pour m’apprendre qu’il vient de signer un traité avec Aneira, je ne serais pas plus étonné. — Ne plaise à Ean, grimaça Gershon. Un coup frappé à la porte le fit se raidir. — Êtes-vous sûr de vous ? insista le duc, son sérieux retrouvé. — Oui, monseigneur. Nous sommes vos conseillers les plus fiables, vous nous avez demandé conseil. Nous vous avons répondu. Le duc acquiesça puis se tourna vers la porte. — Entrez. Le Premier ministre pénétra dans la pièce. Ses cheveux blancs et sa peau blême lui donnaient une allure fantomatique. Kearney se leva et vint à sa rencontre. — Bonjour, Premier ministre. — Monseigneur, salua-t-elle en s’inclinant avec un respect certainement dû à la présence de Gershon. Vous m’avez fait appeler ? — Oui. Il désigna Gershon. — Nous étions en train d’examiner votre suggestion. Une expression indéchiffrable sur le visage, le ministre se tourna vers le militaire. — Bonjour, capitaine. L’homme opina. — Avez-vous pris une décision, monseigneur ? — Non, pas encore. J’ai reçu un nouveau message ce matin. Lord Tavis s’est évadé de Kentigern. Aindreas a emprisonné Javan, son Premier ministre et tous ses hommes. Il semble qu’il ait l’intention de les retenir jusqu’à la capture de Tavis. La jeune femme se frotta anxieusement les mains. — Qui est l’auteur de ce message, monseigneur ? — Je l’ignore, il n’est pas signé et le messager n’a rien su nous dire. — C’est peut-être une ruse pour vous obliger à partir pour Kentigern. — Je croyais que c’était ce que vous vouliez ! s’étonna Gershon. La voyant hésiter, le maître d’armes la soupçonna de leur cacher des informations. — Ce que je veux n’a aucune importance, fit-elle enfin. Si, en allant à Kentigern, le duc peut prévenir une guerre civile, il doit y aller. Sauf si les risques sont trop grands, précisa-t-elle avec un faible sourire. C’est pourquoi je lui ai demandé de vous consulter, capitaine. Vous êtes mieux placé que moi pour juger de sa sécurité, n’est-ce pas ? — Vous pensez que ce message est une ruse ? voulut savoir Kearney, les forçant à se tourner vers lui. — Qu’il ne soit pas signé est pour le moins surprenant, avança Gershon. Mais compte tenu de nos informations précédentes et de ce que nous connaissons d’Aindreas et de Javan, je suis enclin à le croire. La femme qirsi croisa les bras sur sa poitrine. — Moi aussi. Gershon éprouva une nouvelle fois le sentiment désagréable qu’elle leur dissimulait quelque chose. Le duc quant à lui parut ne rien remarquer. — Je le crois aussi, fit-il, bien que j’aie beaucoup de mal à l’admettre. Il se dirigea vers la cheminée et contempla le foyer éteint. — Livrés à eux-mêmes, Javan et Aindreas sont capables de s’entre-détruire et d’exposer le sud-ouest du royaume à la menace d’Aneira. Il se tourna vers eux. — Telles sont les conséquences, si je ne les arrête pas, que vous craignez tous les deux, n’est-ce pas ? — Personne d’autre ne peut intervenir, monseigneur, avança Gershon, choisissant ses mots avec soin. Le roi est invalide, Tobbar ne pèse pas lourd devant les autres maisons, tout comme les nouveaux dirigeants de Galdasten. Il jeta un coup d’œil au Premier ministre pour découvrir qu’elle l’observait avec une profonde attention, teintée toutefois d’une légère stupeur. Cet examen le mit mal à l’aise. — Ai-je dit une sottise ? demanda-t-il brusquement. — Non, répondit-elle. Au contraire. J’allais dire la même chose. Elle sourit. — Je n’ai pas l’habitude d’être si souvent d’accord avec vous. Gershon s’efforça de sourire, mais son malaise persistait. — Donc, reprit le duc, je n’ai pas d’autre choix que d’intervenir. — Je ne crois pas, si je puis me permettre, que c’est ce que suggérait le capitaine, monseigneur. Peut-être qu’aucune maison d’Eibithar ne devrait intervenir. Vous devriez les consulter avant d’agir. Mais si vous pensez qu’une action doit être engagée, c’est à vous qu’il revient de l’entreprendre. Aucune des autres maisons n’a l’envergure d’en prendre l’initiative. Elle l’avait parfaitement compris mais Gershon n’appréciait pas son intervention. Elle n’avait pas à parler en son nom. Le duc tourna vers lui un regard interrogatif. — Elle a raison, approuva-t-il néanmoins. — Je ne crois pas que nous ayons le temps de consulter quiconque, reprit Kearney préoccupé. Au point où nous en sommes, il se peut même que nous arrivions trop tard à Kentigern. Il retourna à son bureau, prit un morceau de parchemin et se mit à écrire. — Combien de temps vous faut-il pour préparer les hommes ? demanda-t-il sans relever les yeux. — Nous pouvons être prêts après-demain dès l’aube, monseigneur, répondit Gershon sans hésiter. Combien d’hommes voulez-vous ? — Autant que possible sans affaiblir Glyndwr. Gershon réfléchit quelques instants. Trois cents archers et deux cents spadassins suffisaient à garder la ville et le château. Il pourrait en laisser moins mais la prudence avait toujours été sa devise. « Veille à défendre tes arrières. Une victoire sur le champ de bataille ne vaut rien si ta maison est perdue. » Cette autre sentence de son père lui paraissait l’une des plus judicieuses. — Sept cents, monseigneur. Deux cents archers, le reste de spadassins. — Parfait, acquiesça le duc en abandonnant sa missive. Vous veillerez à leurs provisions ? — Bien sûr, monseigneur. — Alors vous êtes décidé ? fit le ministre. — Oui. Vos propos ne me laissent guère le choix. — Qu’écrivez-vous ? — Un message à Aindreas l’informant de mon intention de me rendre à Kentigern et le priant de ne rien entreprendre qui puisse compromettre la paix du royaume avant mon arrivée. — C’est un peu tard, remarqua tranquillement Gershon. Kearney le regarda en souriant. — Êtes-vous certain que cela soit sage, monseigneur ? demanda la Qirsi. — Non, répliqua-t-il toujours souriant. La ministre ne répondit pas et son sourire s’évanouit. — J’ai bien conscience des risques que cela comporte, Premier ministre, mais cette décision est la meilleure. Elle le dévisagea quelques secondes puis, renonçant à parler, pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte. — Je vous laisse organiser les détails de l’expédition. Je ne suis pas très douée avec les soldats et les vivres. — Keziah, attendez. Kearney, debout, quittait son bureau. — Vous me voyez aussi troublé que Gershon tout à l’heure. D’abord, vous m’engagez à partir pour Kentigern et puis, lorsque ma décision est prise, suivant vos conseils, vous vous comportez comme si je venais de vous décevoir terriblement. La Qirsi s’arrêta devant la porte sans se retourner. — Je suis désolée, monseigneur. Telle n’était pas mon intention. Vous avez pris la bonne décision. Je… m’inquiète simplement de votre sécurité. — Notre sécurité, Keziah, la corrigea le duc. Car vous m’accompagnez. Cette fois, elle fit volte-face. — Je ne suis pas militaire. Gershon se retint de vociférer son accord. Elle n’était pas soldat et n’avait aucune place dans la troupe qui allait rallier le Pic. — En effet, mais vous êtes mon Premier ministre, Keziah. Je pars prévenir une guerre, et j’ai besoin d’un soutien aussi doué pour la médiation que mon capitaine l’est pour la bataille. Ses yeux jaunes étincelèrent. — Très bien, monseigneur. Ni l’un ni l’autre n’avait bougé. La moitié de la pièce les séparait. Gershon pourtant, surprenant leur regard, dut s’écarter. Il n’approuvait pas l’amour qui les unissait mais il ne pouvait nier sa force. — Je vous laisse, monseigneur, murmura-t-elle d’une voix à peine audible. — Nous en reparlerons plus tard. Elle s’inclina puis quitta la pièce. Kearney fixa longtemps la porte, puis, comme s’il se souvenait tout à coup de la présence de son commandant en chef, il se tourna vers lui. — Autre chose, Gershon ? Rien qu’il puisse dire, rien qui ne brise à jamais leur amitié. — Non, monseigneur. Si vous le permettez, je vais m’occuper des hommes et voir le quartier-maître. — Oui, vous pouvez disposer. Merci, Gershon. Il regarda une dernière fois la porte avant de revenir à son bureau et au message qu’il destinait à Aindreas. Le capitaine sortit discrètement. Le Premier ministre, encore dans le couloir, se dirigeait vers la tour du palais et la galerie qui s’ouvrait sur la haute cour. Gershon se précipita à sa suite. Ses pas résonnaient sur la pierre de la voûte basse. Elle l’entendait forcément mais ne s’arrêta pas. Il aurait même juré qu’elle accélérait l’allure. — Premier ministre ! appela-t-il. Elle continua. — Allez-vous vous arrêter ? — Que voulez-vous ? demanda-t-elle en faisant volte-face. Elle avait les joues rouges. Sous sa peau pâle, son sang faisait des taches aussi sombres que des bleus. Sa jeunesse était frappante. — Vous nous cachez quelque chose. Je veux savoir ce que c’est. — Je ne sais pas de quoi vous parlez. Il désigna le bureau de Kearney. — Je vous ai observée pendant que nous discutions avec le duc. Vous ne lui avez pas tout dit. J’ignore si vous souhaitez qu’il entreprenne ce voyage ou non, mais quelle que soit votre position, votre raisonnement n’est pas clair. Elle se mordit la lèvre, le fixa quelques secondes avant de baisser les yeux. Son expression était tellement enfantine que Gershon ne put s’empêcher de se demander quel pouvait être son âge. Très peu de Qirsi dépassaient la quarantaine d’années. En cet instant, elle semblait en avoir moins de la moitié. — Croyez-vous que je l’aime ? Déconcerté par sa question, il cligna les yeux. — Comment ? — Je sais que vous me haïssez, comme vous haïssez mon peuple. Vous craignez nos pouvoirs, vous nous considérez comme une menace pour le royaume. Vous pensez qu’on ne peut nous faire confiance. Notre physique même vous rebute. Malgré son sourire, son regard était empreint d’une profonde tristesse. — Si j’en juge à votre expression, je suis dans le vrai. Cela mis à part, pensez-vous que mon amour pour le duc soit sincère ? — Quel rapport avec… — Répondez-moi. Quelle que soit sa répugnance à lui répondre, il devait être honnête. C’était lui qui avait cherché cette confrontation, lui qui voulait la vérité. Il était mal placé pour se dérober. — Oui, je crois que vous l’aimez. — Merci, sourit-elle. Je me doute que cet aveu n’est pas facile. — Que vous l’aimiez ou non n’a rien à voir avec ma question, se défendit le capitaine. — Au contraire. Avez-vous la moindre idée de ce que cela représente d’être à la fois son Premier ministre et sa maîtresse ? — Je ne risque pas, répondit-il en riant. — C’est bien la première fois que vous me faites rire, capitaine. Ses yeux pourtant étaient pleins de larmes. Gershon se sentit rougir. — Nous nous éloignons. Elle essuya ses joues d’un geste vif. — Chaque fois que je lui offre mes conseils, je suis déchirée entre ce que je pense juste pour le duc de Glyndwr et ce que je souhaite pour Kearney. Il doit aller à Kentigern. Nous le savons tous les deux. Mais je crains pour sa vie. Gershon était un soldat. Il était si souvent confronté à ce genre de frayeurs qu’il avait depuis longtemps appris à les gérer et même à les contrôler. Mais de les voir exprimées par un Qirsi changeait brutalement sa vision de la mort. Bian pointait tout à coup un doigt glacial sur son cœur. Il ne put s’empêcher de frissonner. — Avez-vous glané quelque chose ? La vie du duc est-elle menacée ? — Non. Mes craintes ne sont fondées sur rien d’autre qu’un sentiment que vous réprouvez, sourit-elle tristement. J’ai peur pour sa vie parce que je l’aime. Cela ne fait que rendre mon devoir de ministre plus… difficile. Gershon considérait depuis trop longtemps cette liaison comme une menace pour la maison de Glyndwr pour être certain de la croire. La droiture de son amour ne lui avait jamais effleuré l’esprit. — Il me semble que ça n’est pas tout, dit-il enfin. Le message que nous avons reçu ce matin ne vous a pas surprise. Ce n’était qu’une intuition mais il avait touché juste. — Vous avez raison, reconnut-elle. Ce n’est pas tout. Mais je vous assure que cela ne remet pas en cause ma loyauté envers le duc ni la sécurité de notre expédition à Kentigern. — Et vous croyez que je vais me contenter de ça ? — Je crains que vous n’ayez pas le choix. — Bien sûr que si ! Je peux… — Je ne vous dois rien, capitaine. J’aurais pu vous mentir, vous dire qu’il n’y avait rien de plus et notre conversation se serait arrêtée là. Mais si nous devons nous rendre ensemble à Kentigern et protéger la vie de Kearney, nous devons apprendre à nous faire confiance. — Et c’est ça votre idée de la confiance ? — Oui. Je vous fais confiance pour ne rien révéler à Kearney des paroles que nous venons d’échanger. Et, en retour, vous me faites confiance pour garder les intérêts du duc et de sa maison à l’esprit et au cœur. — Donnez-moi une seule raison de vous croire. — Ce n’est pas nécessaire, vous la connaissez déjà. Ce qui les ramenait à leur point de départ. Elle aimait le duc. Elle avait tout fait pour éviter cette confrontation, elle avait même pratiquement fui devant lui. Gershon ne pouvait pourtant s’empêcher de penser que leur échange s’était déroulé exactement comme elle le désirait. — Cette information que vous refusez de me donner, insista-t-il alors qu’elle se détournait, est-elle dangereuse pour vous ? — Est-ce d’une quelconque importance, capitaine ? — Si vous êtes en danger, je dois le savoir. Je peux peut-être vous aider, ajouta-t-il après une brève hésitation. Il la vit écarquiller légèrement les yeux, comme si, pour la première fois, il la prenait de court. — Je vous remercie, déclara-t-elle. J’aurais aimé pouvoir vous répondre mais je ne sais pas. * Ils se retrouvèrent le surlendemain dans la cour basse du château. Il était tôt. Kearney, sur son cheval bai, en tenue de combat avait l’allure aussi martiale que Gershon. Le ciel était sombre et un léger crachin ternissait les pierres pâles du château. Dans la lumière grise et sous la bruine, des larges escaliers jusqu’au mur de la deuxième enceinte, rang après rang, les soldats rassemblés attendaient les ordres. La veille, Gershon avait parlé de sept cents hommes. Aux yeux de Keziah, ils étaient des milliers. Tous étaient, bien sûr, eandi, et, contrairement aux plus anciennes armées de son peuple, celles des maisons d’Eibithar, grandes ou petites, ne comptaient que des hommes. Elle avait l’impression d’être une nonne du sanctuaire de Morna au milieu d’un cloître dédié à Ean. Elle n’était pas du même univers. Comme pour le prouver, Marwan, le prélat du cloître du château de Glyndwr, son crâne chauve luisant de pluie et sa robe de bure sombre parsemée de fines gouttelettes argentées, invoquait la protection d’Ean pour le duc et ses hommes, sans se soucier de mentionner Keziah, ni même la regarder. Gershon non plus ne la regardait pas. Elle avait espéré que leur conversation de l’avant-veille leur aurait permis sinon d’oublier, au moins de dépasser l’hostilité qui les séparait, mais il semblait que ses espoirs fussent vains. Quant à Kearney, il avait tenu, la veille au soir, à lui préciser ce qu’elle savait déjà : ils ne pourraient se voir durant le voyage. « L’intimité n’existe pas dans une armée, Keziah, lui avait-il dit. Tout le monde saurait. » Elle n’avait pas discuté. Elle s’était contentée d’acquiescer et s’était retirée afin qu’il dîne et passe la nuit avec la duchesse. Elle était sur le point de rejoindre Kentigern escortée par sept cents hommes et ce voyage promettait d’être le plus solitaire de toute son existence. Elle en aurait ri si ce n’était aussi triste. Le prélat acheva sa prière et retourna vers Leilia, venue assister au départ de son mari. Comme le reste de l’assemblée, la duchesse refusait de la regarder. Sa présence au sein de l’armée devait la ronger comme une vermine. C’était une maigre consolation mais une consolation tout de même. Après l’homélie du prêtre, le hennissement du cheval de Kearney perça le silence lourd comme le brouillard qui s’était abattu dans la cour. Un certain nombre de soldats, mal à l’aise, tournèrent leurs regards inquiets vers leur duc. — Nous rallions Kentigern, annonça Kearney d’une voix forte, non pour faire la guerre mais pour la prévenir. Deux maisons sont en conflit. Aucune querelle ne nous oppose à elles mais nous n’allons pas les laisser se déchirer et détruire le royaume sans agir. J’espère sauver Eibithar des ravages d’une guerre civile. Pour mener à bien cette mission, j’ai besoin de vous, de votre force et de votre courage. Vous êtes la lame que je brandis au nom de la paix. Soldats de Kentigern, êtes-vous avec moi ? Les hommes, dressant leurs épées, manifestèrent leur enthousiasme d’une seule voix. Leur rugissement se répercuta sur les murs du château avec une telle puissance que Keziah craignit qu’ils ne s’écroulent. — À Kentigern ! cria le duc. — À Kentigern ! répliquèrent les soldats. Un instant plus tard, entouré de deux jeunes sentinelles, l’une portant la bannière argent et noir de Glyndwr, l’autre les couleurs pourpre et or d’Eibithar, Kearney éperonnait sa monture et descendait lentement vers la grande porte du château. Gershon et Keziah le suivaient. Derrière eux, le cortège des hommes de Glyndwr, à pied, s’ébranla. Au sortir des remparts, ils découvrirent la foule venue les acclamer le long de la large route qui conduisait de la porte Nord vers ce qu’on appelait la porte des Highlands, sur le mur ouest de la cité. Les enfants contemplaient les chevaux, les soldats et les armes avec admiration. Les femmes saluaient leurs maris, leurs fils et leurs frères. — On croirait que nous partons combattre les Aneiriens, cria Gershon au-dessus du tumulte. Keziah, pensant qu’il parlait à Kearney, resta silencieuse. Lorsqu’elle se rendit compte que le duc les précédait et que c’était à elle que Gershon s’adressait, ne sachant que dire, elle acquiesça et se força à lui sourire. — Ces hommes rêvent d’un départ comme celui-ci depuis leur plus jeune âge, poursuivit le capitaine. Marcher avec leur duc est le plus grand honneur qu’ils puissent concevoir. Il désigna la foule. — Leurs familles le savent aussi bien qu’eux. — À vous entendre, on croirait qu’ils rêvent de faire la guerre, observa-t-elle, obligée de crier pour se faire entendre. Il fronça les sourcils. — Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Sous les bannières de Glyndwr et d’Eibithar, ils servent leur duc et leur roi. À leurs yeux, rien n’est plus important, rien n’est plus beau. Encore une fois, elle ne sut que répondre. — Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas ? Avec un hochement de tête consterné, il se détourna d’elle. Aux portes de la ville, laissant les acclamations derrière eux, ils s’engagèrent vers les montagnes. Malgré le ciel bas et la pluie fine, le vent soufflait sur l’herbe haute et les rochers. Hors de la protection des remparts, il leur frappait le visage et les yeux, glacial comme les démons de Bian. — Je comprends, répondit enfin Keziah, en s’attirant un regard surpris de Gershon. J’ai consacré ma vie au service de la maison de Glyndwr et je la risque pour sauver Eibithar. Ne me dites pas que je ne comprends pas, capitaine. Vous ne me connaissez pas suffisamment pour juger d’une telle chose. Elle éperonna son cheval et, le laissant méditer sa réplique, s’éloigna de lui. Ils passèrent le reste de la journée séparés, faisant de leur mieux pour s’ignorer mutuellement. En dépit du vent et du terrain accidenté, la compagnie parvint à couvrir presque trois lieues avant de dresser le camp pour la nuit, à proximité d’un des affluents de la Sussyn. Ils passèrent la rivière à gué le lendemain matin et poursuivirent vers l’ouest jusqu’au prochain cours d’eau qu’ils franchirent de la même manière. Cette nuit-là, ils s’arrêtèrent devant la troisième et dernière branche de la rivière qu’ils traversèrent le jour suivant avant de continuer jusqu’aux limites de la steppe. Franchir les courants n’était pas une mince affaire, surtout pour les hommes du quartier-maître et leurs chariots. Ces affluents les détournaient vers le nord, mais la rivière qu’ils grossissaient était trop puissante et bien plus dangereuse à traverser. Il valait mieux affronter des courants moins violents et perdre un peu de temps que braver la Sussyn et courir tous les risques que comportait l’entreprise. Malgré l’animation liée à ces passages délicats, Keziah trouvait le voyage fastidieux. Depuis leur échange du premier jour, Gershon l’évitait. La plupart des hommes, trop effrayés par les sorciers qirsi, ou trop méfiants, la fuyaient. Personne ne lui parlait. Certains ne la regardaient même pas. Kearney, dans les limites de sa fonction, se montrait prévenant. Il passait au moins une heure chaque jour en sa compagnie. Ils discutaient de ce qui les attendait à Kentigern mais la plupart du temps, ils restaient silencieux, goûtant le peu d’intimité qui leur restait depuis qu’ils avaient quitté Glyndwr. Les nuits n’étaient pas plus agréables. Elle n’avait, objectivement, aucune raison de se plaindre. Chaque soir, plusieurs hommes prenaient le temps de monter la petite tente qui lui était réservée et qui lui apportait le confort et la chaleur dont aucun homme, à l’exception de Kearney, ne bénéficiait. Leurs repas du soir étaient plus consistants que le morceau de fromage et la ration de viande sèche dévolue aux soldats. Elle dînait en compagnie de Kearney et de Gershon et partageait avec eux ce que le quartier-maître se débrouillait pour servir à son duc. Le premier soir, ils avaient mangé des lapins, tués pendant la journée. Le second et le troisième, ils avaient eu des lagopèdes grillés à la broche, parfumés à la sauge sauvage. Le quartier-maître leur avait même apporté un peu de vin que le duc avait insisté pour partager avec son capitaine et son ministre. Même si elle devait, chaque soir, affronter Gershon qui ruminait en silence en face d’elle à la petite table dressée dans la tente de Kearney, elle n’avait pas de quoi se plaindre. Comparé à ce qu’enduraient les soldats, son sort était enviable. Ses repas fins et la chaleur de sa couche n’allégeaient pourtant pas l’extrême solitude dans laquelle elle était enfermée. Elle et Kearney étaient hors du château, à des lieues de Leilia et des regards indiscrets et malveillants, toujours à l’affût, de ses dames de compagnie, mais ils n’étaient pas ensemble. Ils ne pouvaient même pas s’approcher sans craindre d’attirer l’attention. Eussent-ils trouvé le moyen de s’éloigner des soldats, Gershon les aurait vus. Elle aurait lu dans ses yeux le dégoût qu’elle lui inspirait. Alors elle chevauchait, seule et silencieuse. Quand les autres s’arrêtaient, elle s’arrêtait. Ses jours et ses nuits se succédaient aussi mornes que les précédents. Le troisième soir – elle aurait volontiers échangé le confort de sa tente et le goût de ses repas contre un sourire – elle acheva son dîner avec le duc et le capitaine, s’excusa rapidement et s’éloigna vers son refuge, dans les dernières lueurs du jour qui mourait sur la steppe tandis que les lunes, indifférentes à son sort, s’élevaient au-dessus d’elle. Elle n’avait pas envie de dormir – le voyage n’était pas fatigant au point de l’épuiser – alors elle s’allongea sur le matelas qu’avaient installé pour elle les soldats de Kearney et contempla le toit de tissu, attentive aux bruits du camp. Des voix et des éclats de rires, mêlés aux cris des alouettes et aux gémissements du vent, s’élevaient au milieu de la rocaille et des herbes de la steppe. Dans le lointain, quelqu’un chantait un air qu’elle ne connaissait pas. Le timbre, clair et doux, était celui d’un jeune garçon. Plus près de sa tente, les chevaux hennissaient doucement. Leurs sabots, qui frappaient parfois le sol, produisaient un son mat et sans écho. Longtemps après, alors que l’obscurité s’étendait comme une brume sur le bivouac, elle sentit ses yeux se fermer et s’abandonna au sommeil. Un instant plus tard, elle les ouvrit pour se découvrir au milieu de la lande. Le soleil, partiellement obscurci par de fins nuages d’altitude, était levé. Kearney et ses hommes n’étaient plus là. Elle rêvait. Elle entendit prononcer son nom et se tourna. Grinsa se dirigeait vers elle. — Tu ne peux pas me laisser dormir ? demanda-t-elle lorsqu’il fut assez proche. Ces conversations m’épuisent. Son frère sourit. — Autant que moi. Il semblait en meilleure forme que lors de sa précédente visite mais il avait toujours les traits tirés. — Tu as quitté le château, constata-t-il. — Oui, avec une armée de sept cents hommes. — Bravo, Keziah ! répliqua-t-il avec un large sourire. Où êtes-vous ? — Sur la steppe. Nous avons franchi la Sussyn. Nous devrions commencer la descente demain. Il considéra cette information, estimant la distance qu’il leur restait à parcourir. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Sont-ils déjà en guerre ? — Non, pas que je sache. J’ai quitté Kentigern avec Lord Tavis. Nous approchons de Tremain. J’ai besoin de toi ici. Tu dois nous rejoindre. Avec Kearney, naturellement. — Ce ne devrait pas être trop difficile. C’est une halte logique entre ici et Kentigern. Je crois que Kearney avait l’intention de s’y arrêter. Lui et Lathrop sont en bons termes. — Bien, acquiesça Grinsa. — Cela ne t’inquiète pas qu’on nous voie ensemble ? — Si, répondit-il soucieux, mais il faut que je parle à ton duc et c’est le seul endroit où je puisse le faire sans mettre Tavis en danger. — Pourquoi veux-tu parler à Kearney ? Il hésita. — Es-tu sûre de vouloir connaître la réponse ? Keziah eut l’impression que le vent se levait brusquement. Elle frissonna. Kearney souhaiterait probablement ses conseils. Elle préférait être préparée. — Dis-moi. — Je vais demander à Kearney d’accorder asile à Tavis dans la maison de Glyndwr. Elle n’était pas surprise. À la place de son frère, elle en aurait fait autant. Kearney n’était pas seulement le mieux placé des ducs pour s’interposer entre Javan et Aindreas et éviter une guerre civile, il était le meilleur recours possible – et le seul– pour Tavis. Les ducs de Glyndwr n’étant que très rarement montés sur le trône d’Eibithar, les maisons majeures ne considéraient les hommes de Glyndwr ni comme ambitieux ni comme une menace pour leurs ambitions. Compte tenu de l’éloignement et de la neutralité de Glyndwr vis-à-vis des autres duchés, Tavis y serait plus à l’abri que n’importe où ailleurs. C’était parfaitement sensé. — Très bien, fit-elle. Veux-tu que je suggère cette idée avant que nous arrivions, ou préfères-tu qu’elle vienne de toi ? — C’est tout ? s’étonna Grinsa. Pas de discussion ? Pas de protestations ? Juste ton acquiescement ? — C’est le seul choix, n’est-ce pas ? — Oui, mais… — Alors réponds à ma question, fit-elle avec un faible sourire, et laisse-moi dormir. Grinsa éclata de rire. — Un point pour toi. Non, ne lui dis rien. Ça pourrait m’aider mais je crains que ça n’éveille des suspicions. C’est une proposition plutôt audacieuse. Ils ne croiront jamais que l’idée vient de nous et de nous seuls. — Parfait. Je ne dirai rien. Mais je ferai tout ce que je peux pour que nous nous arrêtions à Tremain. — Dans combien de temps penses-tu y arriver ? — Nous sommes encore sur le plateau, réfléchit Keziah. Il nous reste au moins vingt lieues à parcourir. Disons sept jours. Au moins. — Ce qui nous laisse le temps, nous aussi, d’y arriver. J’espère être accueilli au sanctuaire. Mais ne t’inquiète pas, je te contacterai. Elle avait froid et se frotta les bras. — Est-ce que tu vas bien, Keziah ? — Très bien, se força-t-elle à répondre avec un sourire. Je suis seulement fatiguée. — Je m’en doute. Il la prit dans ses bras et lui déposa un baiser sur le front. — Je te laisse dormir. Prends soin de toi, Keziah. Nous nous verrons bientôt. Il la lâcha et s’éloigna. — Grinsa, attends ! s’écria-t-elle brusquement. Son frère se retourna. — Il va se produire un événement, n’est-ce pas ? Il plissa le front. — Je ne suis pas sûr de te comprendre. — La dernière fois que nous avons parlé, j’ai eu l’impression que tu me cachais quelque chose. Je crois que tu sais ce qui nous attend au bout de ce voyage et que tu ne me le dis pas. Il se contenta de l’observer, une expression indéchiffrable sur le visage. Dans ses yeux pâles flottait une lueur de tristesse. — Tu as raison, reconnut-il enfin. Je sais. Elle frissonna. — Vas-tu me le révéler à présent ? — Je ne peux pas, Keziah. Ce qui doit se produire se produira. Aucune des personnes impliquées ne doit savoir ce qui se prépare. Cela pourrait tout bouleverser et être extrêmement dangereux. — Toi, tu le sais. — Je suis Tisserand. Petite, elle lui avait envié ses pouvoirs. En grandissant, en prenant conscience du fardeau qui pesait sur ses épaules, sa jalousie s’était envolée. Que l’enfant, le garçon dont elle se souvenait dans sa jeunesse puisse posséder la sagesse et la force nécessaires pour prononcer ces mots avec autant de calme la laissait légèrement intimidée. « Je suis Tisserand. » Aucun Eandi des Terres du Devant, même aussi intelligent et subtil que Kearney, ne pouvait comprendre ce qu’ils signifiaient. — Ce futur que tu as vu, fit-elle, est-il effroyable ? Elle tremblait. Des larmes ruisselaient sur son visage. — Keziah, je ne peux pas… — Est-il effroyable ? Il soupira. — J’ignore s’il est bon ou mauvais. Je n’ai vu que des bribes, rien de plus. La seule chose dont je sois sûr, c’est que nous devons agir. Trop de choses sont en jeu. Elle ne répondit pas. Elle était épuisée, transie de froid et trop effrayée pour parler. Grinsa, son noble visage empreint de tendresse, s’approcha d’elle. Posant une main légère et douce sur son front, il l’embrassa et ne lui dit qu’un mot : — Dors. Elle ouvrit les yeux sur l’obscurité de sa tente. La nuit était fraîche et elle tremblait. Elle aurait voulu rejoindre Kearney pour le réconfort de sa présence, mais elle s’enveloppa dans sa couverture et, solitaire, sombra dans un sommeil sans rêve. 7 Cité des Rois, Eibithar Soucieux de protéger le sommeil de leur roi assoupi dans son lit à l’autre extrémité de la grande pièce, ils chuchotaient. Les valets, apportant et reprenant les repas et les boissons que le monarque ne touchait pas, allaient et venaient sans bruit. Au cas où Aylyn aurait besoin d’un philtre pour soulager ses souffrances ou l’aider à dormir, un herboriste se tenait en permanence à son chevet. Au pied du lit, les prêtres du cloître royal priaient. De temps à autre, des guérisseurs se présentaient. Ils avaient depuis longtemps abandonné leur veille, le monarque d’Eibithar se mourait et toute la magie du monde n’y pouvait rien. Natan se souvenait de la première fois qu’il l’avait rencontré, près de dix-sept ans auparavant. Le roi, déjà âgé, avait accompli plus de seize ans de règne. Ses cheveux, qui avaient commencé à blanchir, étaient clairsemés. Il n’avait plus l’allure ni la vigueur du fier bretteur qu’il avait été dans sa jeunesse, Natan pourtant avait été impressionné par sa force tranquille et la profonde sagesse qui dictait ses propos. À cette époque, Natan lui-même n’était plus très jeune. Il n’avait jamais vu de roi, encore moins songé à rejoindre la cité d’Audun, mais son duc, Filib de Thorald, le fils aîné d’Aylyn, avait insisté. Le Premier ministre venait juste de mourir et Aylyn cherchait un nouveau conseiller qirsi. — Cela me peine de me séparer de vous, lui avait dit le jeune duc, mais je crois que vous devez partir. Mon père a davantage besoin de vous, et votre place est à la cour, où vos talents seront d’une bien plus grande utilité. À ce jour, ce geste restait le plus bel acte de désintéressement qu’aucun Eandi ne lui eût jamais manifesté. Natan, bien moins convaincu que le duc de ses propres capacités, avait été anxieux à l’idée de rencontrer le roi. En dépit des années qui les séparaient, et de la profonde méfiance qu’Aylyn nourrissait envers les Qirsi, ils avaient presque immédiatement compris combien leur collaboration pouvait être fructueuse. Au cours des années qui avaient suivi, Natan s’était aperçu qu’Aylyn n’était pas un monarque exceptionnel. C’était un chef militaire compétent, et un gardien généreux soucieux de son royaume et de son peuple, mais c’était tout. Filib aurait été grand, s’il avait vécu. Et Natan avait vu en son fils, le petit-fils d’Aylyn, le germe de la grandeur de son père. Il s’en était rendu compte au cours des nombreuses visites du jeune homme au château d’Audun avant sa propre fin tragique, deux ans auparavant. Sans atteindre la grandeur, Aylyn avait toutefois réalisé tout ce que le royaume d’Eibithar était en droit d’attendre de son roi. Il avait tenté de maintenir la paix. Lorsque cela n’avait pas été possible, il avait employé ses armées avec sagesse et prudence, risquant le moins de vies possible. Il avait gouverné plus longtemps que n’importe quel autre monarque en deux cents ans et, au cours de son règne, Eibithar était resté l’une des trois premières puissances des Terres du Devant, avec Braedon et Sanbira. Ce qui était considérable. Il méritait mieux que dépérir au fond d’un lit sans héritier ni épouse pour le soutenir et le pleurer. Alors, bien que les guérisseurs eussent déserté son chevet depuis longtemps, Natan s’était assuré qu’il ne soit jamais seul. Lui et ses ministres le veillaient à tour de rôle. Il en serait ainsi jusqu’à ce que le Trompeur vienne le chercher. — Natan, est-ce que ça va ? Le Qirsi détourna les yeux du grand lit et s’aperçut que ses confrères l’observaient. — Parfaitement, répondit-il. Il regarda Wenda, qui venait de lui poser la question, et se força à lui sourire. — Que disiez-vous ? Elle se pencha et lui tapota amicalement le bras. Wenda était au service du château d’Audun et d’Aylyn depuis presque aussi longtemps que lui. Il se souvenait aussi très bien de leur première rencontre. Elle était très belle dans sa jeunesse – le passage des années et les douces rides que le temps avait creusées sur son visage pâle l’avaient rendue encore plus charmante – mais Natan serait tombé amoureux d’elle de toute manière. Elle était brillante et portait l’esprit de Bohdan en son cœur. Le roi lui-même était incapable de résister à son humour. Wenda et Natan étaient alors tous deux mariés. Il n’avait jamais rien laissé paraître de son affection, mais il aimait à penser qu’elle aussi l’avait chéri. Wenda avait été nommée ministre principal peu après Natan. Quatre ans plus tôt, lorsque le Premier ministre d’Aylyn était mort, le roi leur avait dit clairement qu’il les considérait tous deux comme successeurs potentiels. Le choix du roi s’était finalement porté sur Natan, en grande partie parce qu’il était à son service depuis plus longtemps. Si Natan avait la moindre chance de disparaître avant Aylyn, aucun doute que Wenda ne lui succédât. — Paegar demandait si nous pouvions agir au nom du roi, dit-elle. Natan observa ses ministres qui le dévisageaient, attendant sa réponse. Le roi étant incapable de présider cette réunion, ce rôle lui incombait. Il devait au moins écouter ce que les autres avaient à dire. Il s’éclaircit la gorge. — Dans quel but ? interrogea-t-il. — Pour envoyer la garde royale à Kentigern, avança Paegar. Pour empêcher Javan et Aindreas de se faire la guerre. Est-ce que vous vous sentez bien, Premier ministre ? demanda-t-il soucieux devant l’expression de Natan. — Oui, bien sûr. Je suis un peu distrait, voilà tout. Il sourit, mais ses absences l’inquiétaient. Son père et sa mère étaient morts avant leur trente-huitième année. Il en avait près de quarante. Il aurait dû remercier Qirsar de sa longévité, mais il ne pouvait s’empêcher de maudire les ans et ce qu’ils lui faisaient subir. Depuis quelque temps, son esprit vagabondait comme celui d’un enfant. Pendant les conseils des ministres, il avait beaucoup de mal à rester éveiller. Trois nuits plus tôt, il avait tenté de créer un vent dans sa chambre, juste pour savoir s’il en était encore capable. La brise qu’il avait conjurée – il aurait eu du mal à l’appeler un vent – avait à peine soulevé les rideaux de sa fenêtre. L’effort l’avait laissé essoufflé et en nage. — Alors, qu’en pensez-vous, Premier ministre ? insista Paegar, son sourire masquant mal son impatience. — Je crois que c’est une mauvaise idée. Devant la réaction des autres ministres, Natan retint son rire. Même Wenda et Paegar semblaient surpris. — Vraiment ? demanda Wenda. — Nous ne sommes que des ministres, observa Natan. C’est une chose de collecter la dîme auprès des ducs au nom du roi, ou même d’étendre des privilèges commerciaux aux marchands des autres royaumes, c’en est une autre d’envoyer la garde royale dans une maison ducale. — Mais en ces circonstances, cela est justifié, intervint Dyre. Il faisait partie des Qirsi les plus jeunes, les sous-ministres comme on les appelait, alors que n’importe quel Premier ministre de n’importe quelle maison d’Eibithar eût volontiers quitté sa place pour venir à la cour. — Aux yeux de qui ? demanda Natan. Les nôtres ? Peut-être. Mais aux yeux du capitaine de la Garde ou de ses hommes, nous sommes des sorciers. Ils n’ont aucune raison d’accepter nos ordres plus que ceux du roi de Caerisse. — Même pour éviter une guerre civile ? — Rien ne nous dit, rien ne nous prouve que cette affaire doive déboucher sur une guerre. À moins que l’un d’entre vous n’ait glané des informations que j’ignore. Dyre rougit. Quelques secondes plus tard, il hochait la tête. Il lui rappelait tellement lui-même à son âge, jeune et nouveau au château, pressé de manier son pouvoir au nom de son roi, qu’il éprouva une sorte d’affectueuse compassion pour le jeune homme. Natan avait eu la chance de servir jeune un roi expérimenté, tempéré par les années, qui connaissait l’exercice du pouvoir et ses limites. Comment aurait-il réagi, s’il était arrivé plein de fougue à la Cité des Rois, pour se trouver au service d’un monarque trop faible pour gouverner ? Le Premier ministre se demanda s’il n’avait pas écarté trop vite la suggestion du jeune homme. — Je vais en discuter avec le capitaine de la Garde, reprit-il après un bref silence. Il sera peut-être plus ouvert à cette idée que je ne l’imagine. — Merci, Premier ministre, approuva vigoureusement le jeune ministre. — Et si nous demandions à un autre duc d’agir au nom du roi ? suggéra un autre. — Cette idée me plaît encore moins, intervint Wenda avant que Natan ne puisse répondre. Faire appel à l’aide d’un duc au nom du roi peut se révéler très dangereux. Cela pourrait précipiter la guerre que nous cherchons à éviter. — Je suis d’accord, confirma Paegar. Si le Premier ministre ne peut convaincre le capitaine de lever ses hommes, nous ne pouvons pas grand-chose. Une porte s’ouvrit près de la couche du roi et Obed, le prélat, pénétra dans la pièce. Après un rapide coup d’œil vers les ministres, il se hâta de rejoindre sa place au chevet du roi pour reprendre ses prières à voix basse. Les fidèles d’Ean ne tenaient pas les Qirsi en grande estime, leurs prélats n’étaient pas différents. Un moment plus tard, l’homme leur lança pourtant un nouveau regard. Voyant que Natan l’observait, il le salua d’un discret mouvement de tête. Le prélat était arrivé à la Cité des Rois un cycle avant Natan. Il n’était alors que simple prêtre. Au cours des années, les deux hommes avaient appris à se comprendre. Ils n’étaient pas amis. Natan, qui méditait chaque jour dans l’un des quatre sanctuaires de la ville, avait entendu trop de serviteurs d’Ean fulminer contre les hérésies qirsi et les démons de l’Ancienne Foi pour donner son amitié à un prélat. Le plus souvent, les deux hommes offraient des conseils opposés à leur monarque et cherchaient à saper l’influence de l’autre auprès d’Aylyn. Mais si Natan s’était très souvent posé des questions sur le jugement d’Obed, il n’avait jamais mis en doute la loyauté du prélat. Et il était sûr qu’Obed en faisait de même. Il n’avait nul besoin d’imaginer ce que le prélat, priant son dieu, éprouvait à cette seconde. Il partageait ses sentiments. Encore une fois, il avait perdu le fil de la discussion. Il était fatigué. Il ne voulait qu’une chose : retourner dans sa chambre et se reposer. — Je regrette de poser cette question, reprit Paegar, un œil sur Natan, mais les guérisseurs nous ont-ils donné une idée du temps que le roi… du temps qu’il lui reste à vivre ? Les autres, Wenda, les sous-ministres, se tournèrent vers lui. En regardant le lit, Natan constata que même le prélat guettait sa réponse. — D’après ce qu’ils m’ont dit, finit-il par répondre d’une voix assez haute pour qu’Obed puisse l’entendre, ils ne peuvent faire que des suppositions. Mais il ne lui en reste plus beaucoup. Quelques jours. Peut-être un demi-cycle. Peut-être moins. Ils ont cru le perdre la nuit dernière. Paegar acquiesça, comme s’il s’y attendait. — Et que se passera-t-il s’il meurt avant que l’affaire de Kentigern ne soit réglée ? Javan sera roi. — J’y ai songé, observa Wenda soucieuse. Si Aindreas a vraiment l’intention d’empêcher Javan de monter sur le trône, la mort du roi peut provoquer une guerre civile. — Une raison de plus pour envoyer la garde, intervint Dyre, sans se résoudre à croiser le regard de Natan. — Une raison de plus pour ne pas le faire, le corrigea le Premier ministre fermement. — Comment ? — Réfléchissez un instant. Si le roi meurt et que la garde se trouve à Kentigern, ses soldats passeront automatiquement sous les ordres de Javan. Aujourd’hui, nous avons deux ducs de force à peu près égale qui menacent d’entrer en guerre. Une guerre dont ni l’un ni l’autre ne connaît l’issue. Si Curgh additionne les hommes de la garde royale à sa propre armée, ce sera un massacre. Natan considéra le cercle des conseillers. — Est-ce ce que nous voulons ? Dyre, qui dévisageait le Premier ministre comme s’il venait de lui présenter un nouveau tour de magie, une façon insoupçonnée d’utiliser ses pouvoirs qirsi, secoua pensivement la tête. Voilà, eut envie d’ajouter Natan. Tu vois ? Même un vieux renard comme moi, un pied dans le Royaume du Dessous, peut te montrer et te faire comprendre des subtilités que tu n’as jamais imaginées. Wenda esquissa un sourire perspicace. — Bien, je crois que nous avons terminé pour aujourd’hui, fit-elle en parcourant l’assemblée. Nous nous retrouverons demain matin. D’ici là, prions pour notre roi. Que son voyage vers le Royaume du Dessous soit le plus paisible possible. C’était à lui de clore leur conseil et de congédier les ministres, mais étant donné les circonstances, Natan ne prit aucun ombrage de cette initiative. Il avait dit ce qu’il avait à dire. La plupart des ministres se levèrent et quittèrent la chambre. Dyre, désireux peut-être d’avoir le dernier mot, s’attarda. — Vous allez parler au capitaine de la Garde ? demanda-t-il. Natan dut réfléchir un moment avant de se souvenir qu’il l’avait promis. — Bien sûr, fit-il. Il savait très bien où cette conversation les conduirait mais il avait donné sa parole. — Merci. Le jeune homme hésita. Puis, après avoir jeté un coup d’œil à Paegar et Wenda, fit demi-tour et finit par s’éloigner. — Cet homme est un nigaud, murmura Natan en le regardant partir. Wenda lui posa une nouvelle fois la main sur le bras, et lui sourit. — Il est jeune, Natan. À son âge, nous étions comme lui. — Il n’est pas seulement jeune, intervint Paegar, il est aussi terrifié. Il observa le prélat avant de poursuivre à voix basse : — Pour tout vous dire, moi aussi. Le Premier ministre songea qu’il aurait dû éprouver les mêmes appréhensions. Le royaume avait traversé plusieurs guerres civiles au cours de son histoire ; les maisons majeures d’Eibithar s’étaient mutuellement affrontées plus souvent qu’elles n’avaient eu à se défendre contre les Aneiriens. Natan ne doutait pas une seconde que Javan et Aindreas fussent capables d’entraîner le pays dans le chaos. Mais comme de nombreuses autres choses ces temps derniers, cette perspective ne parvenait à éveiller aucune émotion en lui. Il aurait pu être effrayé, éprouver de la colère devant l’imbécillité des deux seigneurs, ou au moins une certaine tristesse de voir que le royaume pouvait encore être menacé de l’intérieur. Mais il n’éprouvait rien. — Ce serait beaucoup plus simple si Javan acceptait tout bonnement d’abdiquer, constata Paegar. — Et céder le royaume à Aindreas ? souligna Wenda. Il ne s’y résoudra jamais. C’était un des quelques défauts des Règles d’Ascension à la couronne d’Eibithar. Ces règles, édictées huit siècles plus tôt par les chefs des douze maisons, constituaient, aux yeux de Natan, la méthode la plus sûre et la plus juste de choisir un roi. En n’autorisant que le fils aîné d’un roi à monter sur le trône, les ducs espéraient, lorsque l’enfant premier était une fille, empêcher que le pouvoir ne reste aux mains d’une seule maison. Mais en fondant l’Ordre des Successions, et avec lui une hiérarchie entre les différentes maisons, ils avaient également cherché à maintenir une logique de gouvernement. Au cours des siècles, il était arrivé que la suprématie des Thorald éveille le ressentiment des autres maisons. Une jalousie qui avait débouché sur bien des guerres civiles et conduit, plus d’une fois, à expérimenter de nouvelles formes de sélection d’un roi. Les douze maisons étaient pourtant toujours revenues aux Règles de l’Ascension. En un mot, elles fonctionnaient. Mais ces derniers temps étaient exceptionnels. La maison de Galdasten se remettait à peine de la terrible attaque de pestilence qui avait emporté le duc et décimé tout son lignage. Selon les règles, les nouveaux seigneurs de Galdasten devraient attendre quatre générations avant de pouvoir revendiquer la couronne. La maison de Thorald, tragiquement privée de son duc et de son brillant fils, n’aurait pas à attendre aussi longtemps que sa rivale du sud, mais elle ne serait pas en mesure de placer un héritier sur les rangs avant la prochaine génération. Les deux plus puissantes familles du royaume ainsi écartées de l’Ordre des Successions, la stabilité s’était évanouie mais pas les rivalités qui existaient entre les autres maisons majeures ni l’outrage engendré par la mort de Brienne et l’emprisonnement de Tavis. Sachant que, suivant les Règles d’Ascension, leurs maisons – les plus éminentes du royaume – recouvreraient leurs droits dans un proche avenir, un duc de Thorald, ou même de Galdasten, pouvait se laisser convaincre de renoncer à sa prétention à la couronne. Mais pour les ducs de Curgh et Kentigern, dont les maisons n’accédaient au titre suprême qu’une ou deux fois par siècle, l’abdication était hors de question. On devait s’attendre à ce que Javan fasse tout ce qui était en son pouvoir pour défendre et conserver le nouveau statut de la maison des Curgh. — Croyez-vous que Javan puisse renoncer au titre pour son fils si Aindreas accepte de ne pas prendre le trône lui-même ? De cette façon, Javan serait roi mais, à sa mort, la couronne reviendrait au fils d’Aindreas. Wenda hocha la tête. — Cette possibilité n’est envisageable que si Aindreas accepte de prêter serment à Javan et que Javan soit capable de reconnaître la culpabilité de son fils. Si ces éventualités étaient possibles, nous n’en serions pas où nous en sommes. Paegar lâcha un juron et se leva. — Nous avons les mains liées. C’était une constatation mais le regard qu’il posait sur Wenda et Natan espérait une contradiction. — Sans roi, nous ne pouvons rien faire, déclara Natan. En d’autres circonstances, j’aurais été tenté par l’idée d’envoyer un message à toutes les maisons du royaume, expliquant l’état d’Aylyn et leur demandant de ne pas attendre sa disparition pour autoriser son successeur à prendre le trône. Mais même cette initiative est impossible. Le carillon des cloches de midi résonna sur les murs du château et pénétra dans la chambre du roi avec la légèreté des esprits du Royaume du Dessous. Les prêtres agenouillés au chevet du monarque se levèrent et quittèrent sobrement la pièce. Obed resta immobile. — Je reviendrai un peu plus tard, annonça Paegar, les lèvres pincées. Il jeta un regard à son roi puis quitta les lieux par une autre porte que celle qu’utilisaient les fidèles d’Ean. Wenda contempla Natan en souriant. — Je pensais faire une petite promenade jusqu’à la place du marché. Tu m’accompagnes ? — Une autre fois, répondit le Premier ministre. J’aimerais passer un peu de temps auprès d’Aylyn. Après, je crois que j’irai me reposer. — Comme tu voudras. Elle lui prit la main et la serra doucement. Quelques secondes plus tard, elle partait à son tour. Natan se hissa hors de son fauteuil et traversa la pièce pour rejoindre Obed. Remarquant que le prélat priait, le Premier ministre, les yeux sur Aylyn, resta silencieux. Le roi était si pâle, ses cheveux si fins et si blancs qu’on aurait pu le prendre pour un Qirsi. Autrefois, même âgé, bel et grand homme, avec des yeux bleu glacier et des traits forts et anguleux, il avait eu l’allure d’un chef eandi. Aujourd’hui, échevelé, ses joues si creuses que la peau semblait capable de se déchirer comme un vieux parchemin, il avait simplement l’air chétif et malade. Ses lèvres étaient sèches et craquelées. Son souffle irrégulier et rauque. Eibithar avait besoin d’un miracle ; le royaume avait besoin d’un roi. Natan savait qu’Aylyn n’ouvrirait plus les yeux. Leur unique espoir était qu’il vive assez longtemps pour surmonter la crise qui, depuis le Pic de Kentigern. ébranlait le royaume. Le prélat se leva en époussetant sa robe. — Son état empire de jour en jour, constata-t-il. — Oui. — Vos guérisseurs ne peuvent rien ? Ce n’étaient pas les siens, bien sûr. Ils étaient au service du roi. Mais ils étaient qirsi et donc, aux yeux d’Obed, les siens. — C’est un vieil homme, répondit Natan. S’il n’était que malade, les guérisseurs pourraient y remédier. Mais son corps a donné tout ce qu’il pouvait. Obed acquiesça. — J’ai entendu une partie de votre conversation avec les ministres. Êtes-vous aussi inquiet que les autres ? Il aurait dû mais il n’éprouvait rien. — Le danger est réel. Reste à savoir si Javan et Aindreas vont mettre leurs menaces à exécution ou s’ils vont revenir à la raison. — Je les connais, poursuivit le prélat. Tous les deux. Aucun n’est raisonnable. Natan s’esclaffa et, quelques secondes plus tard, Obed l’imitait. Le Premier ministre avait connu nombre de prélats au long de sa vie, Obed était le seul pourvu de quelque humour. Leur rire pourtant ne dura pas. Silencieux, ils regardèrent le roi. — Je dois faire mes dévotions, annonça enfin Obed. Portez-vous bien, Premier ministre. — Vous aussi, Père prélat. Priez pour la longue vie de notre roi. * Il ne pouvait s’empêcher de croire qu’ils étaient observés, que quelqu’un suivait leur progression dans le jardin, se demandant ce qu’ils faisaient ensemble. C’était idiot. Personne ne risquait de prêter attention à un ministre qirsi en compagnie d’un guérisseur qirsi, surtout quand le roi était si mal. Aucun Eandi en tout cas n’y regarderait à deux fois. La plupart des gardes étaient incapables de le reconnaître et il vivait au château d’Audun depuis près de onze ans. À leurs yeux, il n’était qu’un conseiller qirsi comme les autres. Il pouvait compter sur les doigts d’une main ceux qui le connaissaient suffisamment pour savoir qu’il était ministre principal. Il n’avait rien à craindre d’eux. Il n’avait aucun souci à se faire pour ses collègues non plus. La veille encore, il avait vu le Premier ministre s’entretenir avec un guérisseur, exactement comme lui à présent. Il n’avait aucune raison d’être nerveux. Paegar pourtant gardait en marchant ses mains derrière son dos pour que le guérisseur ne les vit pas trembler. — Le maître guérisseur se montre extrêmement jaloux de son patient. En sa présence, aucun de nous n’a le droit de s’occuper du roi. Comme je le disais tout à l’heure, je ne peux rien faire. Étant donné l’insistance de Natan à voir les ministres monter la garde auprès d’Aylyn, vous êtes le mieux placé pour régler cette affaire. Paegar acquiesça mais ne dit rien. Ce qu’ils lui demandaient allait bien au-delà de tout ce qu’il avait jamais fait pour eux. Considérant ce qu’il avait entendu dire des tâches dévolues aux autres, il aurait dû s’y attendre. Naïvement, il avait cru qu’il en irait autrement pour lui. Aylyn était vieux et il était mourant. Le ministre voulait croire qu’ils attendraient un demi-cycle, le temps que Bian vienne le chercher. Mais après toutes les discussions en conseil des ministres au cours des derniers jours, il avait fini par comprendre que l’heure était à l’urgence. Un jour passé était un jour de trop. Il avait espéré que quelqu’un d’autre s’en chargerait. Depuis qu’il faisait partie des plus hauts membres du mouvement qirsi dans la cité d’Audun, il avait le pouvoir d’assigner cette tâche à un autre. Il l’avait cru. — Et le maître herboriste ? demanda-t-il en levant la main pour saluer un des jardiniers qui travaillait devant la tour de l’arsenal. — L’Eandi ? répliqua le guérisseur en haussant un sourcil. — Il profite de notre or. Il a administré du poison pour nous dans le passé. Pas pour tuer, mais il n’y a aucune raison pour qu’il ne puisse le faire aujourd’hui — Si, il y en a une. Paegar ravala un juron. — Lorsque le roi mourra, quelle qu’en soit la cause, expliqua l’homme, le maître guérisseur examinera le corps. Il saura si Aylyn a avalé quelque chose. Si le roi mangeait ses repas ou même buvait de l’eau, cela pourrait marcher. Mais ce n’est pas le cas. Le poison est hors de question. — Alors comment ? demanda le ministre à peine capable de poser la question. — Étouffement, poursuivit le guérisseur avec un calme insupportable. Je vous suggère d’utiliser un coussin. Il aurait voulu le frapper ou même lui plonger une dague en plein cœur. Ça n’aurait rien changé. Le Tisserand voulait la mort d’Aylyn et Paegar savait pertinemment que la mort du roi devait sembler naturelle. Ce n’était pas plus la faute du guérisseur que la sienne ou celle du roi. — Très bien, fit-il d’une voix égale. — Placez d’abord un mouchoir sur son visage, le coussin doit être parfaitement vierge, et détruisez-le après. La moindre trace nous trahirait. Ce soir, je suis de garde avec le maître guérisseur. Nous découvrirons le corps ensemble. S’il y a le moindre indice, je ferai de mon mieux pour le faire disparaître. Il s’exprimait avec un tel détachement qu’il aurait pu discuter des buissons en fleurs le long du chemin. Paegar se demanda s’il aurait fait preuve de la même aisance si c’était lui qu’on avait désigné pour le meurtre. Arrivés devant la tour du roi, d’où ils étaient partis, le guérisseur s’arrêta et lui fit face. — Le maître guérisseur m’attend. Y a-t-il autre chose, ministre ? Bien sûr qu’il y avait autre chose ! Il n’avait jamais tué. Il n’avait même jamais imaginé qu’il pût, un jour, être appelé à le faire. Le mouvement faisait des victimes. Paegar le savait très bien. Certains d’entre eux étaient chargés de tuer. Mais pas lui. Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’un jour on le lui demanderait. Où trouverait-il le courage de tuer le roi d’Eibithar ? Le courage avait-il seulement un rôle là-dedans ? — Ministre ? — Non, se résigna-t-il. Rien d’autre. — Parfait, alors je vous laisse. Il sembla hésiter mais se contenta de hocher brièvement la tête avant de disparaître dans la tour. Paegar ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Il eut brusquement envie de quitter la Cité des Rois, juste un moment, seulement jusqu’à la nuit. — Ministre ! Il ouvrit les yeux. Dyre, cheveux au vent, ses yeux jaunes presque blancs à la lumière du soleil, se dépêchait à sa rencontre. — Puis-je vous parler ? — Bien sûr, mentit Paegar agacé de cette irruption. Que puis-je pour vous ? — Je vous ai vu discuter avec le guérisseur, commença le jeune homme en s’arrêtant devant lui. Est-ce que tout va bien ? — Ma conversation avec le guérisseur ne vous regarde pas. Flanchant au son de sa propre voix, Paegar détourna les yeux, faisant de son mieux pour calmer les battements de son cœur. — Pardonnez-moi, fit-il en revenant à son interlocuteur. Les temps sont… difficiles. — Oh, oui, ministre Paegar. C’est la raison pour laquelle j’espérais pouvoir discuter avec vous. Il fit un geste pour l’inviter à marcher. Paegar faillit éclater de rire. Si ça continuait, il allait passer sa journée à tourner en rond dans le jardin. Tandis qu’ils s’engageaient le long du chemin qui longeait la pelouse intérieure, Dyre exprima son tracas au sujet de la répugnance du Premier ministre à envoyer la garde royale à Kentigern. Compte tenu de la conversation qu’ils avaient eue plus tôt dans la matinée, cela n’avait rien de surprenant. Mais Paegar s’inquiétait toujours de la violence de sa réaction quand Dyre avait fait allusion à sa conversation avec le guérisseur. Comment espérait-il tromper Wenda et Natan s’il n’était pas capable de se contrôler devant un sous-ministre ? S’il ne parvenait pas à se maîtriser, il serait pendu pour haute trahison avant même d’atteindre la chambre du roi. Le jeune homme, lui livrant le fond de sa pensée comme s’ils étaient intimes, poursuivit un long moment sur ses préoccupations. Paegar, rassuré, l’écoutait d’une oreille distraite. Il se fichait pas mal des états d’âme de ce jeune ministre mal dégrossi. Il en perçut néanmoins suffisamment pour savoir que lui répondre lorsque Dyre se tourna enfin vers lui pour lui demander : — Est-ce que vous pourrez lui en parler, ministre Paegar ? — Je peux essayer, Dyre. Mais vous devez comprendre qu’aucun de nous ne connaît le capitaine de la Garde aussi bien que Natan. C’est le plus ancien d’entre nous et, même si je suis d’accord avec le fait qu’il se comporte de façon étrange ces derniers temps, je crois qu’il a raison quand il dit que le capitaine n’agira pas sans ordre direct d’Aylyn. — Mais le capitaine sait-il l’état de santé du roi, comprend-il qu’Aylyn n’est plus en état de donner des ordres ? — Il s’est entretenu avec les guérisseurs. Je suis certain qu’il est au courant. — Le Premier ministre m’a promis de parler au capitaine de la Garde, soupira le jeune homme. Pouvez-vous vous assurer qu’il n’oublie pas ? Paegar, saisissant le moyen de mettre un terme à leur conversation, acquiesça. — Vous avez ma parole. Si Natan ne le fait pas, je m’en chargerai. — Merci, répondit Dyre, soulagé et très reconnaissant. — C’est un plaisir. Il leva les yeux vers le soleil. — S’il n’y a rien d’autre… — Non, c’est tout, répliqua rapidement le jeune homme. Je vous ai déjà pris trop de temps. Il recula en souriant. — Merci encore. Je me sens mieux d’avoir pu discuter avec vous. — Je suis heureux de l’entendre. Paegar se détourna et s’éloigna, espérant que ni Dyre, ni personne, n’allait le retenir. Il avait besoin d’être seul, de se préparer à ce qui l’attendait. Il n’était pas question de quitter la ville, il le savait. Le roi était mourant. Il décida donc de rejoindre ses appartements. Il pénétra dans le château par la tour des prisons et s’engagea dans les couloirs frais. Traverser le jardin eût été plus rapide mais étant donné la chaleur, s’il devait encore être accosté, il préférait que ce fût à l’ombre. Dans sa petite chambre, il ferma la porte à clef et avança jusqu’à l’étroite fenêtre. Une brise tiède, portant l’effluve des viandes que l’on faisait griller dans les cuisines, lui effleura le visage. Il n’avait rien avalé depuis le petit déjeuner. Les cloches du prieuré n’avaient pas encore sonné ; le soleil était loin d’être couché. Il avait le temps de manger mais, en dépit de sa faim, cette seule évocation lui révulsait l’estomac. Il resta donc près de la fenêtre, les yeux rivés sur le jardin extérieur et les grandes tours du mur d’enceinte. Le soleil, découpant des ombres profondes sur la barbacane nord et l’herbe vert foncé qui poussait à son pied, décrivait sa courbe lente dans un ciel sans nuage. Quand les gardes sonnèrent les cloches aux portes de la ville, Paegar resta immobile. Un vol de colombes, en cercles étroits, survola les remparts et les tours. Un banc de nuages sombres apparut à l’ouest, masquant l’éclat du soleil. Puis l’air se rafraîchit. Le ministre crut surprendre un grondement dans le lointain. L’orage éclata quelques minutes après. Une brusque rafale de vent poussa la pluie dans sa chambre. À contrecœur, le ministre ferma les volets de bois et alluma la chandelle à côté de son lit. Il songea s’allonger mais, craignant de ne pas se réveiller à temps, renonça à cette idée. Après être resté assis une ou deux minutes à lueur de sa bougie, il la souffla. Il était dans sa chambre depuis trop longtemps. Il ferait mieux de retourner auprès du roi et d’y demeurer le temps qu’il faudrait plutôt que d’apparaître quelques instants avant la mort d’Aylyn. Natan et Wenda étaient déjà là, ainsi que les éternels prêtres. Paegar avait espéré – en vain, il le savait – qu’Aylyn serait mort avant la tombée de la nuit. Le roi avait le même visage qu’au moment où il l’avait quitté ce matin. Il avança jusqu’au pied du lit, s’inclina devant son souverain et rejoignit ses aînés. — Il a réagi au bruit du tonnerre, lui souffla Natan sans quitter le roi des yeux. Nous avons espéré qu’il se réveille. Mais il n’a pas bougé. L’idée qu’il pouvait remuer ne serait-ce qu’un orteil fit frémir Paegar. Sentant ses mains trembler, il serra les poings. — Tout va bien ? s’enquit Wenda. — J’avais espéré que le roi irait mieux. — Hélas, soupira Natan, il est au-delà de ça. Wenda s’approcha de Paegar. — J’aimerais dormir un peu, murmura-t-elle, afin de poursuivre la veillée. Pouvez-vous rester avec le Premier ministre jusqu’à mon retour ? Je me fais du souci pour lui. — J’ai dormi dans la journée, répondit Paegar sur le même ton, pour vous relayer cette nuit. — Comme c’est gentil, sourit-elle, légèrement surprise. — Que se passe-t-il ? demanda Natan. — Paegar se propose de veiller le roi cette nuit pour nous permettre de nous reposer. — Je ne veux pas me reposer. — Natan, répondit fermement Wenda, ne m’oblige pas à faire venir l’herboriste pour te faire dormir. Le Premier ministre la dévisagea quelques secondes puis haussa les épaules avec lassitude. — Très bien, murmura-t-il. Mais pas tout de suite. Je reste encore un peu. Wenda lui prit la main. — Oui, fit-elle gentiment, restons encore un peu. Les prêtres partirent aux dernières cloches du jour. Ils passeraient la nuit au cloître pour ne revenir qu’à l’aube. C’était ce qu’ils faisaient d’habitude. Cette nuit pourtant serait différente. Wenda et le Premier ministre s’attardèrent plus longtemps que Paegar l’aurait souhaité. Au moment où ils se décidaient enfin, les guérisseurs arrivèrent. Natan insista pour assister à l’auscultation du roi. Une heure s’écoula avant que Wenda ne réussisse à le convaincre de partir. Paegar, enfin, se trouva seul. Seul avec le roi. À l’exception du faible feu qui brûlait dans l’âtre et de l’unique chandelier dont la flamme dansait à côté du lit d’Aylyn, la pièce était plongée dans l’obscurité. Le calme s’étendit sur le château. La plupart des habitants étaient couchés. Il attendit encore. Il avait toute la nuit, s’il tuait le roi trop tôt, il risquait d’éveiller des suspicions mais il n’était pas dupe. L’appréhension était la seule raison de son sursis. En plus des deux qui le soutenaient, plusieurs coussins entouraient la tête du roi. Il lui suffisait d’en prendre un. Son estomac se serra. Sa gorge était si sèche qu’il était incapable de déglutir. Le roi ne s’était jamais montré particulièrement aimable à son égard – certainement pas autant qu’envers Natan ou Wenda. Il n’avait jamais non plus fait preuve de méchanceté ou de mépris. Il n’avait rien fait pour mériter cette mort. Paegar ne pourrait jamais prétendre le contraire. Les responsables du mouvement lui avaient offert de l’or et promis un futur glorieux à son peuple. Après tant d’années au service de ce roi eandi à offrir des conseils qui étaient ignorés aussi souvent qu’ils étaient acceptés, cela avait suffi. C’était la raison pour laquelle Aylyn devait mourir. C’était la seule. Il avança et prit un des coussins. Le souffle rauque et les mains moites, ce ne fut qu’à la dernière seconde, juste au moment de couvrir le visage du roi, qu’il se souvint des paroles du guérisseur à propos du mouchoir. Sortant celui qu’il avait glissé dans la poche de sa robe, il le déposa avec précaution sur la bouche et le nez d’Aylyn sans provoquer la moindre réaction. Paegar ferma les yeux. Abaissant le coussin sur le visage du vieil homme, il appuya de plus en plus fort jusqu’à se trouver presque allongé sur lui. Aylyn, totalement inerte, n’offrit aucune résistance. Le ministre, se demandant s’il était mort, resta longtemps dans cette position. Quand il se décida enfin à relâcher son étreinte, il se redressa et, craintivement, ôta le coussin et le mouchoir. Le visage du roi était le même. Après une légère hésitation, le ministre colla son oreille contre la poitrine du roi. Aucun battement, aucun mouvement n’était perceptible. Soulagé, il s’écarta et jeta son mouchoir dans la cheminée. Le tissu s’enflamma brièvement avant de se racornir en une fine pellicule noire qu’il détruisit avec un tisonnier. Il contempla ses mains tremblantes. Il n’essaya même pas de se calmer. Cette réaction, se dit-il, était naturelle comme les larmes qui roulaient sur ses joues. — Gardes ! cria-t-il en retournant précipitamment au chevet du lit. Réveillez le château ! Le roi est mort ! 8 Tremain, Eibithar « Demandez à un noble la différence entre une maison majeure et une maison mineure, disait un vieux proverbe eibitharien, sa réponse vous apprendra à laquelle il appartient. » Comme de nombreux adages, celui-ci comportait plus qu’une once de vérité. Les seules différences que les ducs des maisons mineures d’Eibithar voyaient entre eux et les chefs des maisons majeures étaient quelques centaines d’hommes de plus dans leurs armées, quelques milliers de qinde de plus dans leurs coffres et, selon les Règles de l’Ascension, la chance de devenir roi. Aux yeux des ducs des grandes maisons, même à ceux de Kearney, dont la maison se classait dernière parmi les cinq premières, les distinctions étaient beaucoup plus significatives. Entre des armées dont les effectifs n’excédaient pas deux mille hommes et celles des maisons majeures, quelques centaines de plus faisaient une différence notable. D’autant plus que les hommes de Thorald, Galdasten, Curgh, Kentigern et Glyndwr étaient les mieux entraînés et les plus habiles du pays. Kentigern et Glyndwr protégeaient les frontières d’Eibithar ; Thorald, Galdasten et Curgh, ses rivages. Leurs armées devaient être les meilleures. Les ducs des cinq maisons étant par ailleurs en lice pour le trône, leurs cours devaient être capables de recevoir des nobles de tous les royaumes des Terres du Devant. Leurs châteaux étaient par conséquent plus grands et plus beaux, leurs villes plus prospères, leurs cours brillantes. « Celui qui a vécu dans une maison majeure ne pourra jamais confondre avec les sept autres, disait-on souvent. Et celui qui quitte une maison mineure pour une des cinq autres ne reviendra jamais en arrière. » Keziah, qui avait passé son enfance au sein de la maison d’Eardley, la plus prospère des mineures et qui, adulte, avait rejoint celle de Glyndwr, avait tendance à partager l’avis des nobles des cinq premières maisons. Les châteaux des grandes maisons étaient plus beaux à tous les titres. L’armée d’Eardley n’était que légèrement plus petite que celle de Glyndwr mais les soldats qui la composaient ne valaient pas ceux dirigés par Kearney. Le classement des maisons, établi sur la force de chacune d’elles au sortir des guerres claniques, remontait toutefois à plusieurs siècles. D’une certaine manière, leur hiérarchie ne correspondait plus toujours à la réalité. Ainsi, certains estimaient que Sussyn, la plus petite de toutes les maisons d’Eibithar, était aujourd’hui plus forte et plus prospère que celles de Domnall et Labruinn. Beaucoup jugeaient que les différences entre les armées de Galdasten, Curgh et Kentigern étaient infimes. Mais on ne pouvait remettre en cause le fait que seules cinq maisons parmi les douze que comptait le royaume méritaient le titre de majeures. Loin d’être une relique du passé, la distinction entre les maisons majeures et mineures constituait une base légitime pour déterminer qui parmi les nobles d’Eibithar pouvait accéder au titre de monarque. Telles étaient les réflexions de Keziah tandis qu’ils arrivaient en vue du château de Tremain, huit jours après sa conversation avec Grinsa. Parmi les sept maisons mineures d’Eibithar, Tremain était la quatrième. Le château, juché au bord du fleuve Heneagh, à l’est de la bordure orientale de la forêt de Kentigern, s’élevait au-dessus de la cité. Ses tours arboraient les bannières fauve, noir et or de son duc. En contrebas du mur d’enceinte bas et gris qui entourait la ville, s’étendaient les fameux vergers de Tremain. Indéniablement, c’était une des plus belles citadelles d’Eibithar mais elle n’était ni plus grande ni plus imposante que les châteaux des barons et des comtes installés dans les montagnes de Glyndwr. Comparé au château de Glyndwr lui-même, Tremain semblait petit et vulnérable. En compagnie de Kearney et Gershon, Keziah franchit le pont de Tremain en fin d’après-midi. Ils approchèrent de la cité par la porte nord. Devant les portes de sa ville, Lathrop de Tremain les attendait avec sa garde au grand complet. Deux jours plus tôt, Kearney avait envoyé des émissaires demander à Lathrop l’autorisation de stationner sur ses terres. Le duc lui avait naturellement accordé sa permission. Ainsi que Keziah l’avait dit à son frère, Kearney était en très bons termes avec le chef de Tremain. Les deux hommes se rendaient visite régulièrement pour chasser l’élan dans les montagnes de Glyndwr ou le sanglier dans la forêt de Tremain. Non content d’accorder la permission aux hommes de Glyndwr de monter le camp à l’ombre des murs de sa ville, il avait fait de Kearney, Gershon et Keziah, ses invités personnels. Lathrop était un ami proche de feu le duc de Kearney avant sa mort. Le visage encadré d’une barbe et d’une belle chevelure argentées, de profondes rides entouraient ses yeux bleu pâle toujours vifs. Il avait grossi avec l’âge et marchait en claudiquant, mais il avait le sourire facile et accueillit Kearney et Gershon avec enthousiasme. À peine furent-ils descendus de monture qu’il les étreignit chaleureusement. Sa jeune femme, Tabya, l’accompagnait. Kearney contempla avec surprise son ventre rond. — Un duc a besoin d’un héritier, déclara Lathrop d’une voix profonde et satisfaite, avant d’éclater de rire devant la rougeur qui envahissait les joues du duc de Glyndwr. Ma première femme, que Bian la protège, ne m’a donné que des filles. La jeune duchesse, indifférente aux attentions portées à son ventre, jouait distraitement avec ses boucles rousses. Un sourire aimable flottait sur son agréable visage. Keziah estima qu’elle ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Le Premier ministre du duc de Tremain était également là. Cette femme qirsi, d’un âge avancé, s’appelait Evetta. Elle accueillit Keziah avec plaisir. La jeune femme eût été heureuse de passer la soirée en sa compagnie, à discuter et savourer les riches liqueurs de poire élaborées dans les caves de Tremain, mais, à la recherche de son frère, elle scrutait déjà les visages de la foule amassée de l’autre côté de la grande porte. Les flèches du sanctuaire d’Adriel s’élevaient au-dessus des remparts. De l’endroit où elle se trouvait, elle entendait les chants des clercs. Grinsa n’était pas loin. Elle sentait sa présence. — Premier ministre ? appela Kearney. Elle se tourna vers les ducs, les joues rouges de confusion. — Oui, monseigneur. — Le duc de Tremain vous demandait comment s’était déroulé votre voyage en compagnie d’une telle armée. — Monseigneur duc, pardonnez ma distraction, fît-elle en s’inclinant profondément devant l’homme grisonnant. Je suis fatiguée par le voyage et j’avais oublié la beauté de votre cité. Elle sourit. Du coin de l’œil elle vit la mine renfrognée de Gershon qui l’observait. — Chevaucher en compagnie du duc et de sa garde est un honneur. J’avoue toutefois que je serais heureuse de trouver un lit confortable et de goûter la finesse de votre cuisine. Lathrop lui rendit son sourire. — Vous êtes très aimable, Premier ministre. Soyez la bienvenue. Je sais que mon Premier ministre était impatient de vous voir. — Moi de même, répondit Keziah l’estomac noué. Quitter le château pour retrouver Grinsa ne serait pas facile. Quelques instants plus tard, Gershon remontait en selle pour rejoindre ses hommes et organiser le campement. Dans le même temps, Lathrop, la duchesse et le Premier ministre conduisaient Kearney et Keziah vers le château. À ses côtés, Evetta lui relatait les derniers événements de Tremain. La crue qui avait eu lieu pendant les semailles – la nouvelle n’était pas parvenue jusqu’à Glyndwr – avait provoqué de nombreux dégâts et une vague de pestilence avait emporté des douzaines de personnes dans les baronnies les plus éloignées. L’épidémie, heureusement, ne s’était pas propagée. Keziah, faisant de son mieux pour écouter la ministre, ne pouvait s’empêcher de chercher Grinsa. Grand comme il était, il devait être facile à localiser. D’autant plus que les Qirsi, les châteaux plus petits leur offrant moins d’opportunités, étaient plus rares dans les cités des maisons mineures qu’à Glyndwr, Thorald ou dans les autres villes plus importantes. Ils passèrent devant le sanctuaire, franchirent la place du marché sans qu’elle le vît. Si bien qu’elle se demanda si ses plans n’avaient pas changé. — Il t’aurait prévenue, se dit-elle. — Pardon ? Se sentant brusquement pâlir, elle se tourna vers Evetta. — Ai-je parlé à voix haute ? — Vous avez dit quelque chose que je n’ai pas saisi. — Excusez-moi, Evetta. J’ai bien peur de ne pas être de très bonne compagnie. J’ai beaucoup de choses en tête. La femme repoussa la mèche de cheveux qui lui barrait le front. — Je m’en doute. Si c’était moi qui chevauchais vers Kentigern, je serais préoccupée. — Merci de votre compréhension. Une bonne nuit de sommeil me fera le plus grand bien. — Une bonne nuit de sommeil, répéta Evetta un étrange sourire aux lèvres, ou quelques instants de recueillement dans notre sanctuaire. Cela peut être très reposant. Keziah sentit son visage se décomposer. Avant qu’elle n’ait le temps de répondre, la ministre avait sorti de la poche de sa robe un petit morceau de parchemin plié qu’elle déposa dans sa main d’un geste si discret et si rapide que personne n’aurait pu s’en rendre compte. — C’est arrivé ce matin, lui glissa Evetta à voix basse. Un des clercs me l’a apporté. C’est pour vous. Il m’a fait comprendre que c’était urgent. Je ne l’ai pas ouvert, bien sûr, mais j’imagine que vous devez vous rendre au sanctuaire le plus vite possible. Je peux vous aider à quitter le château et vous accompagner jusqu’à la place du marché. J’imagine que vous préférerez poursuivre seule. — Merci, murmura Keziah au comble de la confusion. Les yeux fixés sur la route, elle déplia le parchemin et le parcourut le temps de voir qu’il venait de Grinsa. Le message ne comprenait que quatre mots : aux cloches du prieuré. — Tout va bien ? s’enquit Evetta. — Oui. Elle leva les yeux vers le soleil, jaugeant le temps dont elle disposait. — Depuis combien de temps les cloches de midi ont-elles sonné ? — Longtemps. Celles du prieuré devraient retentir d’ici une heure. Votre rendez-vous est-il à cette heure ? Keziah hésita. Bien qu’elle eût toujours apprécié la compagnie d’Evetta, elle n’était pas sûre, en ces circonstances, de pouvoir lui faire confiance. Grinsa avait fait appel à elle pour lui transmettre son message mais il était si court qu’il ne révélait presque rien. — Je vois, fit la ministre non sans une certaine raideur. — Pardonnez-moi, Evetta. Cette lettre m’a prise au dépourvu. — Vraiment ? Il me semble pourtant que vous cherchez quelqu’un depuis que vous avez franchi les portes de la ville. Keziah, alarmée, regretta son manque de discrétion. — Le choix vous appartient, Premier ministre, poursuivit Evetta. Je vous ai offert mon aide, à vous de décider si vous en avez besoin. — J’en ai besoin, répondit Keziah en même temps qu’elle prenait sa décision. Vous avez raison. Je dois me rendre au sanctuaire au moment où sonneront les cloches du prieuré. Je rencontre… — Non, l’interrompit son interlocutrice. Ne me dites rien. Je ne suis pas certaine de vouloir être au courant. Keziah, lui enviant sa liberté, répliqua néanmoins : — Sachez que je vous suis reconnaissante de toute l’aide que vous voudrez bien m’apporter. Peu de temps après, elles arrivaient au château. La première enceinte franchie, Lathrop leur présenta ses filles et son capitaine, un homme renfrogné qui les regarda à peine. Keziah ne doutait pas que lui et Gershon seraient bons amis. Le duc et la duchesse poussèrent la courtoisie jusqu’à les accompagner à leurs appartements. Sa chambre était dans le même couloir que celle de Kearney, mais plusieurs portes les séparaient. La sienne était une pièce de petite taille mais confortable, pourvue d’un vaste lit. Sur la table de toilette, à côté d’une cuvette, trônait un grand broc, rempli d’eau chaude, encore couronné de vapeur. L’unique fenêtre offrait une belle vue sur la rivière et les escarpements du plateau qu’ils avaient descendu pour venir. En les quittant, Lathrop leur avait annoncé que le banquet donné en leur honneur le soir même ne débuterait pas avant le coucher du soleil. Qu’il le sache ou non, Grinsa avait parfaitement planifié leur rencontre. Keziah n’était pas seule depuis longtemps qu’on frappait à sa porte. Elle ouvrit. Evetta se tenait sur le seuil. Devant son air réservé, Keziah se reprocha de ne pas lui faire confiance. Elle craignit d’avoir perdu une amie. — Si vous voulez atteindre le sanctuaire avant les cloches du prieuré, il faut partir. Songeant avec regret à l’eau chaude dont elle ne pourrait profiter, Keziah acquiesça lentement. — Si vous voulez toujours y aller, poursuivit la femme en l’observant avec curiosité. — Il le faut, soupira Keziah, je n’ai pas le choix. Ce commentaire lui attira un sourire d’Evetta. — Je suis désolée de ne pas m’être confiée à vous tout à l’heure, expliqua-t-elle alors qu’elles se dirigeaient vers la tour d’angle la plus proche pour emprunter les escaliers. Ce n’est pas une question de confiance. Mais il ne m’appartient pas de vous révéler le sens de cette rencontre. J’ai peur de vous en dire trop. — Je comprends, répondit Evetta sans cesser de sourire. Dans notre position, il est parfois difficile de concilier nos désirs personnels avec les affaires de nos ducs. Keziah, préférant lui laisser croire qu’elle agissait pour le compte de Kearney, ne se donna pas la peine de la corriger. Elles descendirent les escaliers en colimaçon et se hâtèrent de franchir les jardins du château jusqu’à la première enceinte. Bien que la foule fût moins dense qu’à leur arrivée, les rues de Tremain étaient encore pleines de monde. Les rayons obliques du soleil éclairaient les maisons basses, étirant des ombres étranges sur les ruelles étroites. Les cloches se mirent à sonner au moment où les deux ministres approchaient les grappes d’éventaires des marchands qui emplissaient la place du marché. Le bruit des conversations se noyait dans l’animation qui régnait encore à cette heure. — Suivez ce chemin vers la porte nord, lui expliqua Evetta en s’arrêtant à l’extrémité de la place. Vous verrez le sanctuaire. Vous êtes passée devant en pénétrant dans la ville. — Oui, je me souviens. Merci encore, Evetta. Nous nous verrons au banquet. Les flèches se dressaient devant elle et, le cœur battant, elle se hâta dans leur direction. En dépit de tous leurs tourments, elle avait hâte de revoir son frère. Leur dernière véritable rencontre remontait à six ou sept cycles, lorsqu’il était venu à Glyndwr avec le Festival. Même à cette occasion, ils ne s’étaient pas beaucoup vus de peur d’attirer l’attention. La porte du sanctuaire était ouverte. Elle traversa le jardin et se dirigea vers le temple surmonté de ses deux flèches étroites et hautes. C’était le cycle d’Adriel, plus tard dans la soirée, après le coucher du soleil, il serait empli de jeunes amoureux venus chercher la bénédiction de la déesse et offrir leur dévotion en prévision de la Nuit des Deux Lunes, dans trois jours. Cette nuit, peut-être la plus attendue parmi toutes celles de l’année par les habitants, hommes ou femmes, des Terres du Devant, ils consommeraient leur amour pour s’assurer un attachement éternel, selon la légende. Pour l’heure, la lumière dorée du soleil couchant pénétrait par les magnifiques vitraux enchâssés derrière l’autel et de chaque côté du bâtiment. Le temple était presque vide. Keziah, brusquement incertaine du lieu de son rendez-vous avec Grinsa, avança lentement vers l’autel. Peut-être l’attendait-il dans un autre endroit du sanctuaire. — Puis-je vous aider ? demanda quelqu’un dans son dos. Elle pivota si vite qu’elle faillit perdre l’équilibre. Une femme se tenait devant elle, une nonne, si elle en jugeait à la couleur de sa robe. — Vous semblez perdue, fit-elle gentiment. — Non. Je cherche simplement… quelqu’un. La religieuse regarda autour d’elle. À l’exception d’un couple tendrement enlacé sur un des bancs de bois qui longeaient le fond du bâtiment, et d’une vieille femme, qui pleurait sans bruit, agenouillée devant l’autel, personne n’était visible. — Cette personne vous attend peut-être à la nuit tombée, suggéra-t-elle. Il est un peu tôt. Keziah, sentant le rouge lui monter aux joues, sourit. Elle allait expliquer qu’elle n’était pas venue rencontrer son amoureux, lorsqu’elle comprit que cette précision ne ferait qu’éveiller la curiosité de la nonne. Il lui parut plus sage de ne pas la contredire. — Non, fit-elle, nous avions rendez-vous aux cloches du prieuré. J’en suis sûre. — Eh bien nous devrions peut-être chercher… — Ne vous inquiétez pas, ma sœur, fit une autre voix. Keziah pivota de nouveau pour découvrir une autre femme, dans une robe d’un rouge plus sombre, derrière l’autel. La Mère prieure. — Elle est venue pour moi. Les yeux de la nonne s’agrandirent légèrement mais elle se reprit vite, acquiesça et se retira sans un mot. — Voulez-vous offrir un peu de votre sang ? sollicita la prieure en faisant signe à Keziah de la rejoindre. — Volontiers, répondit-elle doutant d’avoir vraiment le choix. L’autel, taillé dans un bois sombre, était richement sculpté. L’effigie des nombreux dieux et déesses s’étirait sur un fond de motifs délicats d’une rare complexité. Un chandelier fleuri, portant quatre cierges effilés rouges et blancs, était posé en son centre. À côté, un bol et un couteau de pierre attendaient d’être utilisés. Keziah contourna la femme agenouillée et rejoignit la Mère prieure. Elle tendit le bras et, après une brève hésitation, détourna les yeux. — Je m’appelle Janae, lui dit la femme en levant le bol tout en passant adroitement la lame de son couteau sur le bras de la jeune femme. Je suppose que vous êtes Keziah. — Oui. Elle perçut à peine la coupure mais sentit son sang tiède s’écouler le long de son bras dans le bol. — Vous n’aimez pas voir le sang couler, Keziah ? — Non, surtout le mien quand rien ne m’y oblige. La Mère prieure se mit à rire. — Je vous conduis vers eux dans quelques instants. Grinsa était donc avec Tavis. Keziah avait tellement songé à son frère qu’elle en avait complètement oublié le jeune seigneur. Elle était aussi peu encline à le rencontrer qu’elle avait hâte de voir Grinsa. C’était à cause de lui qu’ils avaient quitté Glyndwr, à cause de lui que sa vie était bouleversée et que Kearney risquait sa vie. — Voilà, fit Janae en tamponnant le couteau avec un tissu fin. Je peux vous bander le bras avant que vous ne les retrouviez. À moins que vous ne préfériez vous soigner seule. — Je n’ai pas ce pouvoir. Enregistrant cette information, la Mère prieure sortit un autre linge des plis de sa robe et, d’une main sûre, entreprit d’envelopper le bras de la jeune femme. — Vous êtes très habile, remarqua Keziah. — C’est l’expérience. J’ai soulevé ce couteau un nombre incalculable de fois. Suivez-moi, fit-elle son pansement achevé. Empruntant une petite porte près de l’autel, elles débouchèrent sur un second jardin, plus modeste que celui qui s’étendait entre les portes du sanctuaire et le temple. Il était longé de plusieurs bâtiments étroits qui semblaient être les cellules destinées aux moines. La Mère prieure la conduisit vers la plus éloignée, poussa la porte et s’effaça pour la laisser entrer. Sur le seuil, la jeune femme hésita quelques secondes. Au fond de la petite pièce, Grinsa, le visage fatigué, bien que moins tendu que lors de son dernier rêve, était allongé sur un lit. Apercevant sa sœur, il se leva prestement, un large et chaleureux sourire aux lèvres. Les bras grands ouverts, il avança à sa rencontre. Il l’étreignit et l’embrassa sur le front. — C’est bon de te revoir, Keziah. Bouleversée – les rêves, aussi réalistes fussent-ils, ne remplaçaient pas la sensation qu’elle éprouvait à se sentir si proche de lui –, elle se blottit dans ses bras. Essuyant légèrement ses larmes sur sa chemise, elle recula pour lui rendre son sourire. Son regard était tourné vers la fenêtre, elle le suivit. Un jeune homme, assis sur une chaise, les observait, la mine indéchiffrable. Ses cheveux raides avaient la couleur des blés mûrs. Ses yeux étaient bleu sombre. Ses traits, juvéniles et délicats, n’avaient pas la mollesse qu’elle rencontrait parfois chez certains jeunes nobles eandi. S’il avait souri, si son visage n’avait pas porté toutes ces cicatrices – une à la tempe, une autre près de son œil droit, et une dernière en travers de la joue gauche – elle aurait pu le trouver séduisant. En dépit de ses blessures, en dépit même de la robe de novice en coton blanc dont il était vêtu, l’adolescent ne ressemblait en rien à l’image qu’elle s’était faite de lui. Il n’avait ni l’allure d’un meurtrier ni celle d’un enfant gâté. Elle devait reconnaître qu’il était fort et vigoureux, comme on pouvait s’y attendre d’un jeune roi. — Keziah ja Dafydd, Premier ministre de Glyndwr, annonça Grinsa les yeux posés sur le garçon, permettez-moi de vous présenter Lord Tavis de Curgh. Keziah, cherchant une réponse appropriée, s’inclina. — Lord Tavis, c’est un… honneur de vous rencontrer. J’eusse aimé que ce fût en d’autres circonstances. Le jeune seigneur, ses yeux sombres allant de Grinsa à Keziah et de Keziah à son frère, se contenta d’un infime hochement de tête. — Alors vous êtes frère et sœur, fit-il sans rien révéler de ses sentiments. Je ne l’aurais jamais deviné en vous voyant. Déconcertée par ce commentaire, la jeune femme jeta un rapide coup d’œil à son frère. — Ne t’inquiète pas, lui dit-il calmement. Keziah est le conseiller le plus écouté de Lord Glyndwr, fit-il à l’intention de Tavis. Je pensais qu’il était judicieux de vous rencontrer avant de demander la protection du duc. Tavis considéra cette réflexion. — Glyndwr ne m’a jamais semblé particulièrement audacieux, déclara-t-il enfin, les yeux sur Keziah. Croyez-vous qu’il acceptera ? Outrée, elle dut lutter contre son désir de faire demi-tour sans lui répondre. Tavis était sur le point de demander une immense faveur à Kearney, une faveur qui comportait de très grands risques pour l’ensemble de son duché et du royaume, et la première chose qu’il trouvait à faire était d’insulter son duc ! Il n’avait même pas eu la courtoisie de l’appeler par son titre. Il avait beau avoir l’air royal, elle n’avait aucun mal à le juger antipathique et surtout, elle ne voyait aucune raison de conseiller à Kearney d’accéder à sa requête. — Je l’ignore, monseigneur, répondit-elle froidement. Avez-vous l’intention de vous montrer aussi grossier avec lui qu’avec moi ? — Keziah ! Les yeux sur Tavis, elle ignora son frère. — Je n’ai pas conscience d’avoir été grossier, répliqua le jeune homme. Je vous prie de me pardonner de ne pas m’être levé pour vous baiser la main. Après le demi-cycle passé sous la torture dans les cachots de Kentigern et les deux jours de voyage enterré sous une montagne de draps dans un chariot de marchand, j’ai encore du mal à bouger mes jambes sans souffrir. Mais vous avez raison, ce n’est pas une raison pour être impoli. Vous aimeriez peut-être que je sois un peu plus enjoué. Après tout, pourquoi pas ? J’ai tellement envie de passer le reste de mes jours dans les montagnes de Glyndwr. C’est beaucoup mieux que le sinistre avenir que j’aurais enduré en tant que duc de Curgh et roi d’Eibithar. — Ça suffit, trancha Grinsa. Il adressa le même regard de reproche à Keziah. — Tous les deux. La pièce parut brusquement rétrécir. Sans la présence de son frère, elle serait partie. Elle éprouvait une telle colère envers le jeune seigneur qu’elle l’aurait volontiers giflé. D’un autre côté, elle avait tellement honte de sa conduite qu’elle n’osait les regarder ni l’un ni l’autre. Elle n’avait aucune idée des épreuves que Tavis endurait depuis la mort de Brienne. Elle ne pouvait même pas les imaginer. Ce qui la mortifiait le plus, c’est qu’elle n’avait même pas essayé, elle n’y avait même pas songé. Il méritait sa compassion, ses blessures l’auraient justifiée, mais ses manières brutales l’empêchaient d’éprouver cette sorte de sentiments à son égard. Un silence épais, lourd comme une première neige, s’installa dans la chambre. Keziah devait retourner au château se préparer pour le banquet. Ils n’avaient que peu de temps et de nombreuses choses à discuter mais elle ne pouvait se résoudre à les aborder. — Kearney a-t-il l’intention de lever le camp dès l’aube ? demanda enfin Grinsa. Keziah, les yeux sur les dalles de pierre, opina. — Alors tu dois le convaincre de me rencontrer ce soir. — Je vais essayer. — Ça ne suffit pas, Keziah. Elle releva les yeux et lut l’expression peinée de ses yeux jaunes. — Nous en avons déjà discuté, implora-t-il. Tu sais ce qui est en jeu. Ne m’oblige pas à te convaincre une nouvelle fois, Keziah. Nous n’avons pas le temps. Elle se passa la main dans les cheveux, les yeux sur Tavis. Il la regardait aussi, la même placidité sur le visage. S’il ressentait de la colère à son encontre ou s’il craignait qu’elle ne les aidât pas, il n’en montrait rien. Que pensait-il, était-il seulement capable d’éprouver encore le moindre sentiment ? Elle se tourna vers son frère. — Kearney ne voudra pas s’attarder. Il n’était pas très favorable à une halte ici. Nous aurions pu couvrir encore une lieue. Si Gershon n’avait insisté pour que ses hommes puissent se reposer, nous aurions continué. — Et si tu lui dis que je viens de Kentigern et que j’ai des informations sur le meurtrier de Brienne ? — Cela pourrait le décider, admit-elle. Si je pouvais lui dire que Lord Tavis est avec toi, il n’hésitera pas une seconde. — Non, c’est trop tôt, refusa Grinsa. À ses yeux, comme à ceux de Lord Tremain, Tavis est coupable et fugitif. Je ne veux pas qu’il soit mis aux arrêts au moment de pénétrer dans le château. — Kearney ne ferait jamais une chose pareille ! S’il accepte de vous rencontrer librement, il le fera sans briser son serment ! — Ce n’est pas Kearney qui m’inquiète, expliqua Grinsa. Mais Lathrop. Il sera présent. La courtoisie impose à Kearney de l’inviter à cette rencontre. Abriter l’homme que tout le royaume tient pour le meurtrier de Lady Brienne l’expose à la colère d’Aindreas. En tant que seigneur de moindre rang, c’est un risque qu’il ne peut pas courir. Il avait naturellement raison. Comme d’habitude. Il n’y avait rien de pire, se dit Keziah, que d’être prise entre Kearney et son frère quand ils avaient chacun une idée en tête. — Très bien, fit-elle. Quand veux-tu le voir ? — Demain midi. Nous serons au château quand les cloches sonneront. — Je demanderai à Evetta de glisser un mot aux gardes pour qu’ils vous laissent entrer. Comment Lord Tavis sera-t-il déguisé ? — En novice et moi en moine. Que les gardes guettent des visiteurs en provenance du sanctuaire. Elle acquiesça. — Je dois y aller, fit-elle en constatant par la fenêtre que le ciel s’assombrissait. On m’attend pour le banquet. — Bien sûr. Le sourire de Grinsa lui parut forcé. Elle aurait voulu se serrer contre lui mais elle n’en avait pas la force. Elle n’aurait jamais cru que dans une pièce si petite la faible distance qui les séparait pût être aussi grande. — Monseigneur, offrit-elle avec une infime révérence au jeune Tavis. — Votre seigneur a la réputation d’un homme juste, Premier ministre. Je suis sûr qu’il accédera à notre requête. Ce commentaire était déplacé, mais elle avait la nette impression que le jeune homme s’efforçait de lui montrer sa gratitude. — À demain, monseigneur, se contenta-t-elle de lui répondre. Elle se tourna vers la porte. Grinsa la rattrapa par la main. — Keziah, fit-il en l’obligeant à le regarder, lorsque tout sera terminé, nous aurons du temps pour nous deux, nous seuls. Je te le promets. C’était une façon de lui présenter ses excuses, de reconnaître l’ampleur des sacrifices qu’il lui demandait comme l’annonce des difficultés qui les attendaient encore. Elle s’efforça de lui sourire – il n’y était pour rien – mais elle échoua. — Je l’espère, fit-elle, mais quand ? * Ils allèrent au château par un chemin détourné. Les Qirsi au service des différents sanctuaires des Terres du Devant n’étaient pas nombreux mais ils étaient suffisants pour rendre convaincante la robe de bure sombre que portait Grinsa. Quant à Tavis, malgré sa tunique blanche, il n’avait rien d’un novice, surtout avec les cicatrices qui marquaient son visage. Grinsa avait donc décidé qu’il était plus sage d’éviter la foule qui emplissait la place du marché. Franchir la garde ducale serait assez délicat pour ne pas ajouter à leurs difficultés. Tavis resta silencieux une bonne partie du chemin et Grinsa lui en fut reconnaissant. Le garçon avait l’art de prononcer des mots qui le mettaient hors de lui. La veille au soir, juste après le départ de Keziah dont la tristesse lui avait déchiré le cœur, Tavis s’était tourné vers lui pour lui demander : « Alors, ça fait longtemps qu’elle partage le lit de son duc ? » Le jeune seigneur faisait peut-être preuve d’une perspicacité troublante, mais il n’aurait jamais dû poser cette question. Tavis savait parfaitement qu’une liaison comme celle-là était interdite par la loi. Tout le monde le savait. Le simple fait de l’évoquer faisait courir au Premier ministre, comme à son duc, un risque de disgrâce définitive qu’il n’aurait pas dû ignorer. Grinsa n’avait même pas pris la peine de répondre. Il s’était contenté de quitter la cellule pour n’y rentrer que bien après le repas du soir. Ils n’étaient pas revenus sur le sujet. Grinsa craignait que le jeune homme ne fît une bévue encore plus regrettable avant la fin du jour. — Personne ne doit savoir que Keziah est ma sœur, le prévint-il en se tournant vers Tavis sans cesser d’avancer. — Je sais. C’est la troisième fois que vous me le dites. — Personne ne doit savoir que je suis Tisserand. Le garçon lâcha un petit rire forcé. — Je le sais aussi. — Si l’on vous pose la question, dites que vous avez été soigné au sanctuaire de Kentigern par un autre Qirsi. — Autre chose ? interrogea Tavis d’une voix égale. — Oui. Débrouillez-vous pour traiter Lord Glyndwr avec un minimum de courtoisie. Vous nous rendrez les choses plus faciles. En nous accordant l’asile que nous lui demandons, Kearney fait courir un très grand risque à sa maison. Aindreas peut prendre ce geste comme une déclaration de guerre et l’attaquer. — Curgh volera à son secours. Kentigern ne peut vaincre sa maison et la mienne. D’un geste brusque, Grinsa força Tavis à s’arrêter. Le jeune homme libéra vivement son bras de la poigne du Qirsi et toisa le Glaneur d’un air farouche. — Vous n’êtes qu’un imbécile ! s’exclama Grinsa hors de lui. Nous essayons de prévenir une guerre, pas de créer les conditions favorables aux Curgh pour en déclencher une autre. Tant que vous serez sous la protection de Glyndwr, vous ne pourrez accéder au trône. J’espère que cela suffira à calmer Aindreas pour l’empêcher de se dresser contre votre père. — J’ai très bien compris, lâcha Tavis les dents serrées. Mais avant que vous ne disiez que Glyndwr met sa maison en danger, je voulais simplement vous assurer que mon père ne laissera jamais Glyndwr courir ce risque seul. Si Kearney m’accorde sa protection, mon père fera tout ce qui est en son pouvoir pour lui éviter le moindre mal. Grinsa détourna les yeux avec lassitude. Un moment après, il acquiesça. Il devait se souvenir que Tavis venait tout juste de passer sa Révélation et qu’il avait subi plus de revers au cours du dernier cycle que la plupart des jeunes nobles du royaume n’en subiraient jamais au cours de toute leur existence. — Allons-y, fit-il en reprenant la route. Les cloches ne vont pas tarder à sonner. Ils atteignirent les portes du château quelques minutes plus tard. Les gardes leur firent signe d’entrer. Tandis qu’ils se hâtaient de franchir les jardins de la cour basse pour rejoindre les appartements du duc, un soldat les interpella. — Qu’est-il arrivé au novice ? — Des voleurs, répondit Grinsa par-dessus son épaule, espérant que le garde ne lui demanderait pas pourquoi des voleurs prendraient la peine de s’attaquer à un jeune moine sans richesse. Keziah les attendait à l’extrémité de la seconde cour. Une autre Qirsi l’accompagnait, une femme plus âgée aux cheveux courts que Grinsa reconnut comme le Premier ministre de Tremain, celle à laquelle il avait demandé que lui soit transmis son message. Un regard à sa sœur lui permit de comprendre qu’elle ne savait comment faire les présentations. Aussi prit-il l’initiative. — J’imagine que vous n’êtes pas plus au service du sanctuaire que vous n’êtes religieux, constata Evetta. — En effet, reconnut Grinsa en souriant. — Votre visage me semble vaguement familier, enchaîna le ministre. Nous serions-nous déjà rencontrés ? — Pas formellement. Depuis quelques années, je voyage avec le Festival. Vous m’avez certainement vu à des banquets. — Oui, bien sûr, fit-elle en hochant aimablement la tête. Ça doit être ça. Elle se tourna vers Tavis. — Et qui est votre compagnon ? Grinsa et Keziah échangèrent un regard. Sa sœur acquiesça. — Lord Tavis de Curgh, annonça Grinsa. Evetta, stupéfaite, scruta son visage, à la recherche d’un signe quelconque qu’il plaisantait, puis ses yeux, remplis de crainte et d’aversion, revinrent sur Tavis. — Pourquoi l’amener ici ? interrogea-t-elle. Chercheriez-vous à faire plonger Tremain dans la guerre civile ? — Je m’efforce au contraire de l’éviter, répondit Grinsa. Nous sommes venus demander asile à Lord Kearney de Glyndwr. S’il accepte, nous quitterons Tremain avec son armée. S’il refuse, nous nous tournerons vers une des autres maisons majeures. Dans tous les cas, nous aurons quitté la ville avant la tombée du jour. Je vous en donne ma parole. — Qu’est-ce qui vous pousse à croire que Lord Kearney accédera à votre requête ? — L’inconscience, l’espoir aveugle, le désespoir, faites votre choix. Je pense que c’est une combinaison des trois. — C’est de cela que nous avons discuté hier, Grinsa et moi, ajouta Keziah. Je crois qu’il y a d’excellentes raisons pour que le duc accepte cette demande. Je vais en tout cas le conseiller dans ce sens. Evetta observait toujours le garçon. — Ses blessures semblent en très bonne voie de guérison, fit-elle enfin à la plus grande surprise de Grinsa. Les soigneurs ont fait un travail remarquable. Elle se tourna vers le Glaneur. — C’est vous ? — Non, des amis s’en sont chargés au sanctuaire de Kentigern. La femme acquiesça en revenant sur Tavis. — Tout le royaume veut savoir si vous l’avez tuée, mon garçon. — Sont-ils prêts à croire que je n’y suis pour rien ? répondit-il. — Est-ce la vérité ? — Oui, affirma Grinsa sans laisser le temps au jeune homme de répondre. Il est innocent. J’en suis certain, tout comme la Mère prieure du sanctuaire de Kentigern qui l’a entendu s’entretenir avec l’esprit de Lady Brienne au cours de la dernière Nuit de l’Apogée. Evetta considéra cette information. — Même au service de mon duc, je suis encore une fidèle de l’Ancienne Foi. La parole d’une Mère prieure est digne de respect. Je veux pourtant l’entendre de la bouche du prince. Grinsa vit Tavis se hérisser. Craignant que le jeune seigneur ne la traite comme il avait traité Keziah la veille, il retint son souffle. — Je ne l’ai pas tuée, fit-il après un court silence. Il semble que je sois incapable d’en convaincre personne mais j’avais commencé à l’aimer. Je voulais qu’elle soit ma reine. — Il semble que vous ayez convaincu Grinsa, lui répondit la femme. Et Keziah. C’est un bon début. — Et vous, intervint Keziah, l’êtes-vous ? La ministre esquissa un sourire. — Pas encore, mais je vais vous conduire jusqu’au duc et je ne vais pas appeler la garde. Grinsa n’en demandait pas plus. — Je vous en remercie, fit-il tandis qu’Evetta les menait à l’intérieur. Le chemin n’était pas long jusqu’au bureau de Tremain. Après avoir franchi quelques couloirs sombres, la ministre frappa à une porte. Répondant à l’invitation qui lui était faite, elle ouvrit, s’effaça devant les visiteurs et pénétra à leur suite dans la pièce. Lathrop, débordant de son fauteuil, était assis à sa table de travail. Kearney était à ses côtés, ses jambes négligemment croisées. Sa chevelure argentée et sa grâce décontractée lui donnaient une élégance que Grinsa avait rarement rencontrée, même parmi les représentants les plus nobles d’Eibithar. Un troisième homme se tenait près du fauteuil de Kearney. Il était chauve, ses traits irréguliers et son regard étaient durs. Il portait une épée à la ceinture et Grinsa crut voir sa main glisser sur sa garde au moment où ils pénétraient dans la pièce. Il n’avait jamais vu cet homme, même aux banquets de Glyndwr, mais d’après ce que Keziah lui en avait dit, il devait s’agir de Gershon Trasker, le commandant en chef des armées de Kearney. Il comprit du même coup qu’en sa présence, la conversation à laquelle il s’était préparé serait bien plus difficile à mener. Keziah regardait Evetta, attendant qu’elle fasse les présentations. Mais la ministre de Tremain hocha la tête. — Vous avez pris l’initiative de cette rencontre, fit-elle. Je vous laisse celle des présentations. — Qui sont ces hommes, Keziah ? interrogea Kearney en se levant. — Voici Grinsa jal Arriet, monseigneur. Il est Glaneur au Festival. Le duc, qui dévisageait ostensiblement Tavis, jeta un bref coup d’œil à Grinsa. D’un mouvement de tête, il le salua. — En effet, je me souviens de vous avoir vu aux banquets, fît-il. Je reconnais aussi ce jeune homme, mais je ne saurais dire qui il est ni d’où il vient. Il approcha de Tavis, intrigué par ses blessures. Tavis, parfaitement immobile, supporta l’examen les yeux baissés. — D’où vous viennent ces cicatrices, jeune homme ? demanda le duc. Tavis se tourna vers Grinsa. — Ne vous inquiétez pas, fit le Glaneur. C’est la raison de notre présence. Le garçon leva les yeux et croisa le regard du duc. — Elles m’ont été infligées dans les cachots de Kentigern, monseigneur, par le duc lui-même. Grinsa vit une lueur de compréhension traverser aussitôt le regard clair de Kearney. — Tavis, murmura-t-il en reculant avant de pivoter sur Keziah. Par tous les démons ! C’est vous qui l’avez amené ici ? Pour qui vous prenez-vous ? — C’est moi qui l’ai amené ici, intervint Grinsa. Keziah s’est contentée d’organiser notre rencontre. Elle ne l’a fait que pour me rendre service. — Dans quel but ? demanda le duc. — Dois-je comprendre qu’il s’agit de Lord Tavis de Curgh ? demanda Lathrop en se levant à son tour pour les rejoindre. Le garçon eut la présence d’esprit de s’incliner devant lui. — Monseigneur duc, fit-il, je sais que ma présence en vos murs fait courir un très grand risque à votre château ainsi qu’à votre maison et tous vos sujets. Si j’avais pu me tourner ailleurs, soyez certain que je l’aurais fait. — Vous tourner ailleurs et dans quel but ? interrogea Lathrop. Que voulez-vous ? — Nous sommes venus demander asile au duc de Glyndwr, avança Grinsa, solliciter sa protection jusqu’à ce que Lord Tavis puisse prouver son innocence. Le duc de Tremain, bouche bée, le dévisagea avec stupéfaction. Grinsa était plus inquiet de la réaction de Kearney. Immobile et silencieux, son expression ne trahissait rien de ses sentiments. Après quelques instants de réflexion, il se tourna vers Keziah. — Vous étiez au courant ? — J’ai rencontré Grinsa hier, monseigneur, au sanctuaire. Nous en avons parlé à ce moment-là. C’était bien joué. Keziah signifiait clairement à son frère qu’elle ne souhaitait pas mentir à son duc plus qu’il n’était nécessaire. Il croyait probablement qu’elle n’avait pas eu le choix en la matière, mais pour l’instant la vérité suffisait à l’induire en erreur et préserver leur secret. — Et d’où connaissez-vous cet homme ? demanda Kearney d’un ton qui, à cette seconde, ressemblait plus à celui de l’amant qu’à celui du seigneur. Keziah dut s’en rendre compte car un imperceptible sourire, bien que désabusé, flotta sur ses traits. — Grinsa et moi avons grandi ensemble, monseigneur. Je le connais depuis toujours et je lui voue une entière confiance. Le duc fronça les sourcils mais accepta cette réponse. — Et comment cette affaire est-elle parvenue jusqu’à vous, Glaneur ? demanda-t-il à Grinsa. Le Festival n’est pas plus proche de Kentigern qu’il ne l’est de Tremain. — En effet, monseigneur. Mais il se trouve que c’est moi qui officiais à Curgh lors du Glanage du jeune homme. J’ai vu ce qui l’attendait à Kentigern. — Est-il courant pour les Glaneurs de s’impliquer dans les vies de ceux qu’ils croisent sous la tente ? — Non, reconnut Grinsa. Mais il n’est pas plus courant pour un Glaneur d’être confronté à une telle injustice. Comment l’ignorer ? Quelle sorte d’homme serais-je si je refusais les responsabilités qui m’incombent ? Le duc le dévisagea froidement. S’il avait perçu la provocation de Grinsa, il l’ignora. — Vous croyez en son innocence. — Oui. Il était au sanctuaire de Bian au cours de la dernière Nuit de l’Apogée. La Mère prieure l’a entendu parler avec l’esprit de Brienne. Leurs paroles étaient pleines d’affection et de chagrin. Elle ne l’a pas accusé et il n’a montré aucune crainte. — Sorcellerie et foi de sorciers, marmonna le capitaine en hochant la tête. — Vous voulez dire quelque chose, Gershon ? demanda Kearney. — Vous avez lu le message de Kentigern, monseigneur, fit-il en désignant Tavis. Vous savez comment ils l’ont trouvé et comment ils ont découvert Brienne. Ce n’est pas parce que ce Qirsi dit qu’il est innocent que… — La Mère prieure n’est pas qirsi, l’interrompit Grinsa. Gershon lui lança un regard furieux avant de se retourner vers son duc. — Ce n’est pas parce que ce Qirsi clame son innocence qu’il l’est. — Pensez-vous que la Mère prieure puisse mentir ? interrogea Kearney. — Peut-être. Là n’est pas la question. Mais je suis sûr que ce Qirsi peut mentir sur ses propos. Grinsa vit Keziah ouvrir la bouche. Ses yeux pâles lançaient des éclairs. D’une main, il lui demanda de se taire. — Le Glaneur ne ment pas. D’un même geste, ils se tournèrent tous vers Tavis. — Je n’ai pas assassiné Brienne et j’ai parlé avec elle au sanctuaire. Oui, c’est ma dague qu’on a retrouvée dans son cœur. Et oui, j’avais son sang sur les mains, dans une chambre fermée de l’intérieur. Mais je jure sur sa mémoire et mon honneur que je ne suis pas son meurtrier. — Pourquoi devrais-je vous croire, Lord Tavis ? demanda Kearney d’un ton étonnamment doux. — Voyez les cicatrices que je porte sur le visage, monseigneur. Celles que j’ai sur le dos, la poitrine et les jambes sont pires encore. Aindreas n’a reculé devant rien, pas même la torture parce qu’il voulait que j’avoue un crime que je n’ai pas commis. Il n’a pas eu satisfaction. Sa bouche se tordit, comme s’il avait voulu sourire. — Mettez ça sur le compte de la fierté des Curgh, si vous le voulez. C’est ce qu’a fait Kentigern. Il m’eût été beaucoup plus facile d’avouer, et d’en finir. C’est vrai. Mais je ne l’ai pas tuée et je préfère mourir sous la torture que d’endosser le crime d’un autre. Aindreas a cru que mes cicatrices seraient la preuve de ma culpabilité alors qu’en vérité, elles sont la plus belle preuve de mon innocence. Un profond silence accueillit cette déclaration. Kearney se dirigea vers la fenêtre et contempla les jardins. Le ciel s’était assombri et l’air sentait la pluie. — Pourquoi chercher asile pour le garçon ? demanda-t-il. Vous l’avez sorti de Kentigern. Pourquoi ne pas quitter le royaume ? Il serait en sécurité. — C’est vrai, concéda Grinsa. Mais tant qu’il sera en fuite, Aindreas le poursuivra et les risques de guerre entre lui et Javan ne seront pas écartés. Kearney se retourna avec un sourire. — Et vous préférez qu’il s’en prenne à moi qu’à Javan ? Comprenant pourquoi sa sœur était attirée par cet homme, Grinsa lui rendit son sourire. — Tant que Tavis est sous la protection d’une autre maison, il ne peut prétendre au trône. J’espère qu’Aindreas s’en satisfera. — D’après ce que j’ai entendu, intervint Lathrop, il compte s’opposer au couronnement même de Javan. — En effet, je suis au courant, enchaîna Grinsa. Mais si Tavis est écarté de la succession, aucune des autres maisons n’épousera la cause d’Aindreas. Ce n’est pas tout. Si vous lui accordez asile, lorsque nous aurons trouvé le meurtrier de Brienne, l’honneur et la légitimité de Tavis seront rétablis. S’il quitte le pays, personne ne lui reconnaîtra ses titres, ni de roi, ni de duc. Il est innocent, monseigneur. Quelqu’un a tué Lady Brienne dans le but de lui retirer sa prétention au trône. Nous n’avons pas le droit de le laisser réussir. Kearney médita brièvement cette réflexion avant de se tourner vers son commandant. — Gershon ? — Je ne suis pas certain que cela suffise à écarter les menaces de guerre entre eux, répondit l’homme en haussant les épaules. — Cela seul, peut-être pas, admit Grinsa, mais ajouté à votre présence à Kentigern, oui. — Et où sera le garçon pendant que nous serons à Kentigern ? demanda Gershon. — Avec vous, bien sûr. — Comment ? s’étrangla le capitaine. C’est de la folie pure ! — Non, intervint Kearney avant Grinsa. À première vue, Lord Tavis semble coupable. Mais en retournant à Kentigern sous ma protection, il prouve sa propre foi en son innocence. — Cela signifie-t-il que vous acceptez notre requête ? interrogea Grinsa. Avant que le duc ne puisse répondre, les cloches se mirent à sonner. Leur battement remonta des portes de la ville jusqu’aux murs du château comme les chants des moines du sanctuaire pendant la Nuit des Deux Lunes. Kearney tourna un regard étonné vers Lathrop. — Je ne comprends pas, fit le duc de Tremain en le rejoignant près de la fenêtre. Il n’est pas encore midi. La sonnerie continua, accompagnée des cris éplorés de la foule, de plus en plus forts. Grinsa, sentant sa gorge se nouer, tendit l’oreille. — De quoi peut-il s’agir ? demanda Evetta. La guerre, la pestilence ? Personne ne répondit. Tous, certains les yeux fermés, s’efforçaient d’entendre ce que disait le peuple de Tremain. Tavis se mit à trembler, comme s’il craignait que ces cris n’annonçassent l’arrivée des hommes de Kentigern venus le chercher. Ce fut Gershon qui comprit en premier. Le visage livide, il se tourna vers les autres : — Qu’Ean vienne à notre secours, murmura-t-il les yeux sur Kearney. — Que voulez-vous dire, Gershon ? Des larmes roulaient sur les joues rugueuses du soldat. — Monseigneur, fit-il d’une voix tremblante, le roi est mort. 9 Curgh, Eibithar Avant même d’arriver dans la seconde cour, Shonah entendait la voix forte de Hagan résonner contre les remparts. Le capitaine lançait ses ordres aux hommes de Javan. Depuis un demi-cycle, il entraînait ses soldats avec une énergie inhabituelle. La duchesse n’avait pas besoin d’assister aux exercices pour le savoir. Elle avait surpris les conversations des gardes dans les couloirs et s’était rendu compte de la fatigue de Hagan. Si le maître d’armes était épuisé, ses hommes l’étaient plus encore. Elle avait d’abord cru que Hagan profitait de l’entraînement pour défouler sa frustration sur ses hommes. Lorsque le premier message leur était parvenu de Kentigern, leur expliquant les événements qui s’y étaient déroulés, elle-même s’était montrée très dure envers ses femmes de chambre et ses dames de compagnie. Elle savait combien il était difficile de maîtriser sa peur, de ne pas céder à la colère. Il n’était pas accusé de meurtre, mais Hagan avait un fils, comme elle, sur le Pic de Kentigern. Et s’il y avait un homme dans le royaume dont l’affection pour Javan rivalisait avec la sienne, c’était lui. Elle n’avait aucun droit de critiquer la rage qu’il éprouvait pour Aindreas. Ces derniers jours cependant, depuis l’arrivée du messager annonçant l’évasion de Tavis et la captivité de Javan, elle avait pris conscience de sa naïveté. Hagan ne se défoulait pas sur ses hommes. Il les entraînait avec autant d’ardeur parce qu’il se préparait au combat. Ils n’en avaient pas parlé. Depuis l’arrivée du dernier messager, ils n’avaient pas parlé du tout. Hagan avait toujours été mal à l’aise en présence des femmes et de la duchesse en particulier, même avant la mort de Daria, huit ans plus tôt. Les premières années suivant la disparition de son épouse, il l’avait même évitée. Que ce soit à cause de sa ressemblance avec Daria, ou parce que la souffrance de son chagrin était trop vive, ils ne se voyaient qu’aux banquets ou lorsque leurs chemins se croisaient dans les couloirs du château. Aujourd’hui, elle s’était résolue à le chercher. En l’absence de son mari et de son fils, le commandement du château lui revenait. Un entretien avec le capitaine de la Garde ducale s’imposait. Après avoir franchi la première enceinte, elle emprunta le chemin dallé qui conduisait à la cour dite de la ville, où se déroulait l’entraînement. Les soldats qui avaient troqué leurs épées de bois pour de vraies lames s’exerçaient deux par deux. Ils portaient même leurs armures et leurs cottes de mailles. Le tintement clair et métallique résonnait dans la cour. Malgré le soleil et la douceur du vent venu de l’océan d’Amon, Shonah frémit. — Attention à vos pieds, bande d’idiots ! hurlait Hagan au milieu d’eux. L’équilibre ! Tout est dans l’équilibre. Les soldats, cessant leur combat sur le passage de la duchesse, la contemplaient comme si elle était une prêtresse d’Ean franchissant les portes d’une maison louche. Hagan, furieux de la distraction de ses hommes, pivota dans sa direction. — Bande de fainéants ! Qui vous a dit de… Découvrant la duchesse, il s’interrompit aussi stupéfait qu’eux. — Bonjour, capitaine, fit-elle avec un coup d’œil d’ensemble sur les soldats. Il semble que l’entraînement se déroule parfaitement. — En effet, répondit-il perplexe. Vous me cherchez, madame ? — Oui, j’aimerais vous parler. — Un instant. Au travail, lourdauds ! cria-t-il à ses hommes. Et attention aux traînards. Avec un dernier regard menaçant, il rejoignit la duchesse. Ensemble, ils s’éloignèrent vers la porte sud. À l’ombre du grand porche, il se tourna vers elle. La brise jouait dans les boucles de ses cheveux. — Que puis-je pour vous, madame ? — Avez-vous reçu d’autres nouvelles ? — Non, grimaça-t-il. Et vous ? De façon assez surprenante, Aindreas ne mettait aucune limite au nombre de messages que Javan, ou Xaver, étaient autorisés à leur envoyer. Les missives arrivaient les unes après les autres, tous les trois ou quatre jours. Bien qu’elle reconnût l’écriture de son mari, la duchesse n’arrivait pourtant pas à savoir si leur contenu était de lui. Au mieux, elles étaient allusives. Chacune lui assurait qu’il se portait bien, qu’Aindreas ou ses hommes le traitaient correctement. Mais il ne mentionnait jamais Tavis et ne lui donnait aucune indication sur la manière dont elle pouvait lui venir en aide. Elle ne pouvait savoir s’il s’efforçait de la protéger ou s’il lui écrivait sous la dictée. À en juger par l’expression de Hagan, le capitaine partageait les mêmes doutes. — J’ignore combien de temps nous pouvons encore attendre avant d’entreprendre quoi que ce soit, mais Javan n’aurait jamais attendu aussi longtemps. Toujours imperturbable, Hagan finit par acquiescer. — Je suis d’accord. Je… ne voulais pas vous hâter. Il désigna les soldats. — En l’absence du duc, le commandement vous revient. Quelle que soit votre décision, ils sont prêts. — Que croyez-vous que je doive faire ? — Ce n’est pas à moi de vous le dire, madame, objecta-t-il en détournant les yeux. — Bêtises ! Si la question venait de Javan, vous lui donneriez votre avis sans hésiter une seule seconde. Je ne vous en demande pas plus. — En fait, si, madame, répondit-il sans se résoudre à affronter son regard. Le duc pour le guider dispose de deux conseillers, moi et son Premier ministre. Il peut, en outre, s’appuyer sur ses connaissances militaires. Ce qui n’est pas votre cas. Vous me demandez de prendre une décision à votre place, et ce n’est pas mon rôle. Si cette réponse n’était pas dénuée de fondement – Shonah s’appuierait, en effet, en grande partie sur ce qu’il lui dirait – le reste n’était que balivernes. Il était temps qu’il en sache un peu plus sur elle. — Écoutez-moi bien, capitaine, commença-t-elle sur un ton forçant son attention. Je suis peut-être une femme et je n’ai certainement jamais conduit quiconque au combat, mais cela ne signifie pas que je compte vous céder le commandement de ces hommes ! — Madame ! protesta-t-il pantois, ce n’est pas ce que… — Vous pouvez m’offrir tous les conseils que vous voulez, mais en ce qui concerne Kentigern et les accusations portées contre mon fils, c’est moi qui prendrai la décision de ce qui doit être entrepris. Même si cela exige de vous envoyer faire une guerre que vous désapprouveriez, j’attends que vous suiviez mes ordres. Si vous ne vous en estimez pas capable, dites-le-moi tout de suite afin que je vous relève de votre commandement jusqu’au retour de mon mari. Hagan l’observa longuement avant d’opiner. L’ombre d’un sourire flottait sur ses lèvres. — Je vous ai parfaitement compris, madame. Je vous présente toutes mes excuses. Elle fit de son mieux pour garder une expression sévère. — Elles ne sont pas nécessaires, Hagan. Maintenant, répondez à ma question : que pensez-vous que nous devions faire ? Il se tourna vers ses hommes comme pour juger des progrès de leur entraînement. — Très honnêtement, madame, je n’en suis pas certain. C’est une chose pour Kentigern d’accuser Lord Tavis et de le mettre au cachot, c’en est une autre de retenir votre mari prisonnier. C’est presque une déclaration de guerre. Une question lui brûlait les lèvres. Elle ne voulait pas la poser – elle ne craignait pas sa réponse, qui serait évasive et polie, mais la manière dont il la lui offrirait – car elle luttait seule depuis trop longtemps. — Croyez-vous que Tavis ait tué cette jeune fille ? Son regard vacilla juste un instant. — Je ne suis pas juge pour le dire, madame. — Mais vous savez ce qu’il a fait à votre fils, insista-t-elle. — Oui, je le sais. Je suis désolé, madame. — Ne vous inquiétez pas. Je sais ce que son geste signifie, Hagan. Son attaque contre Xaver est impardonnable ; je ne vous en voudrais pas de le haïr. Si Xaver avait agi de même envers Tavis, j’éprouverais les mêmes sentiments. Mais Tavis n’est pas un meurtrier. — Si Xaver avait commis ce geste, répliqua vivement le capitaine, il serait pendu à l’heure qu’il est. Elle le dévisagea, les joues en feu. Il était inutile de discuter sur ce point. Le capitaine avait raison. — Si cela peut vous aider, ajouta-t-il néanmoins, sachez, madame, que Xaver partage votre conviction. La seule fois où il a mentionné Lord Tavis dans une de ses lettres, c’était pour dire clairement qu’il croyait en son innocence. S’il en est persuadé, pourquoi devrais-je en douter ? Un bref sourire éclaira le visage de la duchesse. — Je vous remercie, Hagan. Elle se tourna vers les soldats. — Si nous… si je décide de partir en guerre, vos hommes sont-ils prêts ? Cette fois, il n’hésita pas une seconde. — Ils le sont, madame. Les hommes de Kentigern ne font pas le poids. Mais Javan est aux mains d’Aindreas et j’hésite à les envoyer au combat. On ne peut pas prévoir la réaction de Kentigern si la bataille tourne à son désavantage. Shonah, profondément soulagée, soupira. Elle avait pensé à cette éventualité, mais elle avait craint que Hagan ne mît sa réserve sur le compte d’une faiblesse. — Ce qui nous ramène au même point, fit-elle. — Je suppose, oui, admit-il en observant ses hommes. Alors, nous attendons ? Il avait parlé d’un ton égal mais la désapprobation se lisait dans son regard et la raideur de sa mâchoire. Ce qui convenait parfaitement à la duchesse. Elle éprouvait les mêmes sentiments. — Je suis fatiguée d’attendre, fit-elle en captant son attention. Le temps n’est peut-être pas au déclenchement d’une guerre hâtive mais une manifestation de notre détermination peut être utile. — Madame ? — Apprêtez les hommes, Hagan. Si nous n’avons aucune nouvelle d’ici trois jours, nous marcherons sur Kentigern. Ce délai devrait permettre au quartier-maître de préparer les provisions dont nous aurons besoin pour le voyage. — C’est plus qu’il n’en faut, madame. — Je le sais. Mais je préfère laisser quelques jours de réflexion à Aindreas. Javan se montrerait peut-être plus intrépide mais il n’est pas là et je dois conduire cette affaire à ma façon. — Vous auriez peut-être intérêt à rencontrer les autres conseillers du duc, madame, pour être sûre de prendre la bonne décision. Le Premier ministre est absent mais son second et tous les autres sont là. Elle avait parfaitement conscience des exigences du protocole, comme elle savait combien cette suggestion avait dû coûter à Hagan. Il partageait son point de vue alors que les ministres de son mari pouvaient très bien s’y opposer. Bien que Shonah ait appris à respecter Fotir, et même à l’apprécier, il n’en allait pas de même pour les sous-ministres de Javan. Ils étaient arrogants et pas loin de la mépriser. Elle n’avait aucune envie de leur demander leur avis. Elle sourit. Il semblait que la fierté des Curgh, qui avait fait la réputation de son mari et de ses ancêtres, avait déteint sur elle. — Je vais les informer de mes intentions, fît-elle. Au-delà de ça, je ne vois pas la nécessité de les déranger davantage. Hagan, le même petit sourire aux lèvres, dressa un sourcil. — En êtes-vous bien certaine, madame ? — Oui. S’il vous plaît, Hagan, ajouta-t-elle en s’éloignant, veillez à ce que le quartier-maître dispose de toute l’aide dont il a besoin. — Bien, madame. Elle retourna vers ses appartements, effrayée par la décision qu’elle venait de prendre mais réconfortée à l’idée qu’ils entreprenaient enfin quelque chose. Elle n’avait fait que quelques pas, lorsque le maître d’armes l’appela : — Madame ! Elle pivota. — Le duc serait enchanté. Shonah ne put retenir son sourire. Elle était sûre que Hagan avait raison. — Tenez-moi informée des préparatifs, fit-elle en reprenant sa route. — Bien sûr, madame. Le lendemain, tout le château semblait revivre, comme si ses habitants n’avaient attendu que ce signal pour se mettre à l’ouvrage. Peut-être avait-elle trop tardé – Javan sans doute aurait réagi plus vite – mais ses autres peurs l’avaient absorbée. Le courage et la volonté qui l’entouraient étaient réconfortants. Le duc lui avait parlé de la façon dont un groupe s’unissait dans la réalisation d’une tâche commune, comment une armée trouvait la force et le courage, la cohésion, dans le simple fait de se préparer ensemble au combat. Ce qui n’avait été que des mots prenait vie sous ses yeux. L’ardeur qui se développait autour d’elle nourrissait une force qu’elle n’avait jamais éprouvée. Le jour suivant, peu de temps après les sonnailles du prieuré, Hagan l’informa que le quartier-maître et ses hommes étaient prêts. — Tous les chariots sont chargés, madame, lui dit-il tandis qu’ils supervisaient les ultimes préparatifs dans la cour basse. Nous n’attendons que votre signal. Les soldats, derrière les derniers chariots, s’entraînaient encore. Il semblait à Shonah qu’ils faisaient preuve d’une précision qui n’existait pas la veille. La fièvre qui régnait sur le château depuis deux jours les avait gagnés eux aussi. — Félicitez le quartier-maître de ma part, fit la duchesse, et transmettez-lui mes remerciements. — Comptez sur moi, madame. Ils avancèrent. Hagan soupira. Ils avaient reçu un message ce jour-là, lui de Xaver, elle de Javan. Comme d’habitude, le maître d’armes ne pouvait se résoudre à lui demander ce que lui disait le duc, comme s’il avait craint que Javan, depuis la tour carcérale de Kentigern, ne lui écrivît des lettres d’amour. — Ne vous inquiétez pas, Hagan, fit-elle en réprimant un sourire, vous pouvez me poser la question. — Merci, madame. Le duc vous annonce-t-il du nouveau ? — Hélas non. Comme la plupart de toutes les autres, sa lettre était très courte. Lui et Fotir se portaient bien. Il n’avait pas vu le reste de ses hommes mais n’avait aucune raison de penser qu’ils étaient mal traités. Il faisait référence à Tavis seulement pour dire qu’il n’avait aucune nouvelle de l’endroit où il se trouvait. Cette précision mise à part, sa lettre ne disait rien de remarquable. — Et Xaver ? — Rien du tout. Malgré sa stature et la force qui se dégageait de sa silhouette, le capitaine semblait désemparé. — Patience, Hagan, fit-elle en lui posant la main sur le bras. Aindreas ne leur a fait aucun mal. Il n’a rien à gagner à changer de conduite. Il hocha silencieusement la tête. Ils poursuivirent leur inspection puis firent une dernière fois le tour des chariots. Revenus à leur point de départ, Hagan s’arrêta. La duchesse lui lâcha le bras. — S’il n’y a rien de plus, madame, je vais retourner à l’entraînement. — Allons, Hagan, ne me prenez pas pour une idiote. Vous voulez hurler sur quelqu’un et vous avez peur de le faire sur moi. — C’est vrai, reconnut-il en souriant. — Allez voir vos soldats. Mais ne soyez pas cruel. Un long voyage les attend. Le maître d’armes ouvrit la bouche mais, avant qu’il ne puisse lui répondre, les cloches s’étaient mises à sonner. Shonah, surprise, fronça les sourcils. — Que croyez-vous que… Hagan leva la main. D’autres cloches s’ajoutaient aux précédentes. Des cris montaient de la ville. Les soldats qui, au premier carillon s’étaient arrêtés, approchaient de Shonah et du capitaine, prêts à les défendre. — De quoi s’agit-il, Hagan ? murmura Shonah, oppressée. Sommes-nous attaqués ? Les cris redoublaient et les cloches sonnaient maintenant à toute volée. — Non, répondit le maître d’armes tandis qu’une larme unique coulait sur sa joue. Écoutez les cris et vous comprendrez. * Il ne l’avait vécu qu’une fois. Lorsque Ailell de Thorald était mort, Hagan était trop jeune pour comprendre. Mais il se souvenait de la mort d’Aylyn Premier aussi clairement que de la naissance de son fils ou de la mort de sa femme. Enfant à la cour de son père, baron dans les environs de Curgh, il avait huit ans. Né en second, le manoir familial, comme le titre, étaient revenus à son frère. Il s’y rendait plusieurs fois par an, souvent en compagnie de Xaver pour se recueillir sur la tombe de Daria, enterrée sur ses terres. À leurs yeux habitués aux splendeurs de Curgh, le manoir n’était guère plus qu’une grande résidence secondaire. Le château lui-même leur paraissait insignifiant et délabré. Il n’avait certainement rien d’une forteresse. Bien qu’il y eût ses racines, Hagan était heureux de l’avoir quitté. Mais trente-trois ans plus tôt, lorsque le vieil Aylyn était mort, le manoir lui semblait le plus vaste et le plus bel endroit du monde. Les serviteurs de son père et les gardes le traitaient comme un prince. Il avait passé des journées entières à prétendre en être un et plus encore. Jusqu’au jour où un homme, couvert de boue, épuisé, était arrivé à cheval. Il apportait la nouvelle de la mort du roi. Il n’était resté que le temps de laver son cheval, le nourrir et se nourrir lui-même avant de poursuivre vers le château de Curgh. En l’espace de quelques minutes, Hagan avait compris que derrière les murs du château des MarCullet s’étendait un univers bien plus vaste que le sien, un univers auquel il avait, de toutes ses forces, aussitôt voulu appartenir. Concrètement, la mort d’Aylyn Premier n’avait pas changé grand-chose à la vie du château. Hagan ne le voyait simplement plus avec les mêmes yeux. Brusquement, il lui avait paru trop petit, trop tranquille, trop loin de tout. Jusqu’au jour de sa Révélation, les années s’étaient écoulées avec une lenteur insupportable. En grandissant, il s’était rendu compte que la mort du roi avait eu le même impact sur beaucoup d’enfants de son âge. Tous se souvenaient de ce jour avec la même clarté que lui. Et certains le considéraient comme le plus important de leur vie. Il ne doutait pas que les enfants de Curgh seraient nombreux à se souvenir avec la même force des cloches annonçant la mort d’Aylyn le Second. Avant que le messager ne pénètre dans le château pour proclamer la triste nouvelle à la duchesse, les cris fusaient de toute part. « Le roi est mort ! Le roi est mort ! », « Qu’Ean épargne notre roi ! » Les yeux verts de Shonah ruisselaient de larmes qu’elle ne cherchait même pas à cacher. Son visage était d’une extrême pâleur. Elle ressemblait tellement à Daria que Hagan se sentit bouleversé. Les soldats, assemblés autour d’eux, attendaient l’arrivée de l’émissaire. La nouvelle était si émouvante que la plupart d’entre eux, les bras ballants, laissaient la pointe de leur épée reposer sur le sol. D’habitude – les règles de Hagan étaient très strictes – une telle négligence valait à son auteur l’escalade de tous les escaliers de toutes les tours du château au pas de course et sans halte. Pas aujourd’hui. La majorité de ses hommes n’avait jamais connu d’autre roi. Ils étaient probablement incapables d’en imaginer un autre. Le moment était mal choisi pour les envoyer au combat mais il n’avait pas le choix : la mort d’Aylyn ne faisait que précipiter les événements et rendre la guerre inévitable. Une brève agitation secoua la tour de garde. La foule avait suivi le cavalier depuis la porte des Landes jusqu’à celle du château où les gardes interdisaient le passage. Quelques secondes plus tard, l’émissaire franchissait l’entrée et s’engageait, seul et à pied, dans la cour de la ville. Hagan le regardait comme il avait, trente-trois ans plus tôt, observé celui venu annoncer la mort d’Aylyn à son père. Il devait être bien vieux à cette heure. L’homme qui se tenait devant lui aurait pu être son fils tant ils se ressemblaient. Il tenait à peine debout. Il avait probablement couvert les trente-cinq lieues qui les séparaient d’Audun sans aucune halte sinon pour changer de monture dans une des grandes villes des landes. Les messagers d’Audun le faisaient souvent et les marchands, trop heureux d’échanger leur meilleure monture contre une, même fatiguée, de la garde royale les accueillaient avec précipitation. Le pauvre homme n’avait probablement pas dormi depuis la veille. Ses vêtements étaient couverts de boue et son visage noir de terre, de saleté et de sueur. Derrière lui, un palefrenier tirait son cheval vers les écuries. L’animal, la robe luisante de sueur, marchait la tête basse. Il n’avait pas été épargné. Le messager s’arrêta devant la duchesse et trouva la force de faire une profonde révérence. — Madame, fit-il d’une voix rauque, je viens vers vous avec de tristes nouvelles. Notre souverain seigneur, le roi Aylyn le Second, est mort. — Quand ? — Il y a deux nuits, madame. Ses ministres nous ont dépêchés dès l’aube vers les douze maisons du royaume. Shonah croisa le regard de Hagan. — Ils n’apprendront la nouvelle que demain à Kentigern. Il était du même avis. — Vous a-t-on prié de parler au duc en personne ? — Non, monsieur, répondit le messager. On m’a dit de trouver la duchesse. Les ministres d’Audun, songea Hagan, savaient donc ce qui s’était passé à Kentigern. Ce n’était pas grand-chose mais c’était déjà ça. — Leur message dit-il autre chose ? demanda la duchesse. — Non, madame, juste que le roi est mort. Hagan et elle échangèrent un regard. Les ministres en savaient assez pour dire au messager de la trouver, mais ils n’avaient rien à lui offrir. Le dénouement qui aurait lieu à Kentigern se déroulerait sans l’intervention de la garde royale. — Très bien, fit la duchesse en souriant malgré tout au coursier, vous devez avoir faim. — Oui, madame. Elle fit signe à deux soldats. — Accompagnez cet homme aux cuisines. Veillez à ce que l’on s’occupe de lui et trouvez-lui une chambre pour se reposer. Les soldats s’inclinèrent respectueusement avant de s’éloigner avec le messager. — Renvoyez vos hommes, capitaine, nous devons discuter. Je serai dans le bureau du duc avec les ministres. Je vous attends là-bas. Elle se dirigeait vers la cour ducale avant qu’il ait pu lui répondre. Cette rapidité de réaction ressemblait tellement à Javan qu’il ne put s’empêcher de sourire. — Vous avez entendu, cria-t-il à ses hommes, rompez les rangs ! Mais restez en alerte. Notre départ pour Kentigern est imminent. Sans plus attendre, Hagan quitta le camp d’entraînement pour chercher le quartier-maître. Après une brève conversation, il rejoignit le bureau de Javan où la duchesse avait déjà fait part de la mort du roi à ses ministres. — Hagan, fit-elle en le voyant entrer. Très bien. Elle se tenait à la table du duc, l’air contrarié, les joues rouges. L’arrivée de Hagan parut aggraver le mécontentement, pourtant à son comble, affiché par le second ministre. — Y aurait-il un problème, madame ? demanda le capitaine en prenant sa place habituelle au bureau de Javan. — L’idée d’envoyer des troupes sur Kentigern nous perturbe, répondit le ministre à sa place. C’est imprudent. Le duc, certainement, n’aurait pas approuvé. Hagan n’avait jamais apprécié les Qirsi. Il les jugeait aussi arrogants que physiquement déroutants. Sa vision du monde était peut-être martiale, comme se plaisait à lui dire Javan, mais il ne pouvait se résoudre à se fier à leur magie. Elle était trop surnaturelle ; de tels pouvoirs relevaient des dieux, pas des hommes et des femmes de cette terre. S’il avait fini par accepter la confiance que le duc nourrissait envers Fotir, que Javan puisse trouver un quelconque intérêt aux conseils de Danior jal Dania, son ministre en second, dépassait son entendement. Entre l’action et la prudence, l’homme choisissait invariablement la seconde. Hagan ne l’avait jamais entendu se prononcer en faveur d’une intervention armée quelle qu’elle soit. Comme s’il avait voulu nier jusqu’à l’existence des épées et des arcs. — Vous pensez, mieux que la duchesse ou moi-même, savoir les décisions que pourrait prendre le duc ? — La duchesse, c’est très compréhensible, s’inquiète pour son mari et son fils. Je ne crois pas qu’elle puisse porter un regard clair sur la situation. Étant donné que vous avez aussi un fils à Kentigern, je suis forcé de me poser la même question à votre sujet. — Comment osez-vous ! s’exclama Hagan hors de lui. — Ne prenez pas cela comme une offense, capitaine, mais vous devez reconnaître que votre attitude n’est pas guidée par l’unique souci du sort de la maison des Curgh. — Par tous les démons, ministre ! N’est-ce pas notre cas à tous ? Le duc est l’héritier de la couronne. À partir de cette seconde, chaque heure perdue nous expose à un véritable danger : le royaume d’Eibithar se trouve sans souverain face aux Aneiriens et l’empereur de Braedon. Nous devons agir sans plus attendre, non pour l’avenir de cette maison mais pour le royaume tout entier ! Danior poussa un grognement. Il fallut quelques secondes à Hagan pour comprendre qu’il riait. — Voilà qui est parlé, capitaine. En véritable guerrier. Mieux vaut déclencher la guerre avant que nos ennemis ne la déclarent. — Je préfère être guerrier que lâche, espèce d’enflure qirsi ! — Ça suffit ! s’exclama la duchesse en quittant son siège pour aller à la fenêtre dans un mouvement d’humeur que Hagan avait vu faire à Javan des centaines de fois. Vous étiez sur le point de préciser quelque chose avant l’arrivée de Hagan, poursuivit-elle en se tournant vers Danior. Qu’aviez-vous en tête ? — Cela concerne le message, madame. Vous disiez que les ministres du roi n’annonçaient rien d’autre que la mort d’Aylyn. — C’est exact. — Cela appelle un commentaire. S’ils pensaient que Curgh doive marcher sur Kentigern, ils vous l’auraient conseillé. Ils auraient même pu offrir le soutien de la garde royale. — Ne soyez pas stupide, intervint Hagan. Ils ne peuvent pas plus conseiller le duc aujourd’hui qu’ils ne le feront quand il sera sur le trône. Javan emmènera ses propres ministres au château d’Audun. Il espérait que Danior ne serait pas du voyage mais l’heure n’était pas à cette polémique, aussi poursuivit-il : — Les ministres du défunt Aylyn ne le conseilleront pas davantage qu’ils ne conseilleront Aindreas. Et en ce qui concerne la garde royale, la mort du roi ne leur donne aucun pouvoir sur elle. La garde n’est pas sous leurs ordres. — Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce point, répondit Danior. Jusqu’au couronnement de son successeur, nous restons sous le règne d’Aylyn. Ses ministres sont habilités à parler en son nom. Hagan fronça les sourcils. — Si je vous comprends bien, il suffit que le roi meure pour que le pouvoir revienne aux mains des Qirsi. C’est ridicule. — Pensez-en ce que vous voulez, capitaine, il n’en reste pas moins que les ministres du roi auraient pu envoyer un mot d’encouragement pour faire le pas que vous conseillez à la duchesse de franchir. Mais ils ne l’ont pas fait. La conclusion me semble claire. Un silence, alourdi par le roucoulement d’une tourterelle perchée sur le rebord de la fenêtre, s’abattit sur la pièce. Les sous-ministres, faisant preuve de sagesse, se taisaient. Quels que fussent leurs conseils, ils offenseraient quelqu’un. Chacun des trois protagonistes réunis devant eux avait le pouvoir de les faire devenir autre chose que de simples subalternes. — Aylyn est mort, reprit la duchesse, Javan est son successeur. Comme dans la cour un peu plus tôt, la même frayeur flottait sur son visage, mais son regard était empreint de résolution. — J’ignore ce que le duc m’aurait conseillé en de telles circonstances mais je suis sûre d’une chose : il n’abdiquerait jamais, en tout cas pas sans combattre. Elle se tourna vers le ministre : — J’espère que vous me pardonnerez, Danior, mais je dois prendre cette décision. Oui, je crains pour mon fils et mon mari, mais la peur n’est pas mon guide. J’agis comme le ferait Javan. À la façon des Curgh. Vous en avez certainement conscience. — Je m’en rends compte, madame, bien que je ne sois pas certain que la façon des Curgh, comme vous le dites, soit la plus sage. Vous concevez, bien sûr, qu’en marchant sur Kentigern, vous mettez la vie de votre mari en danger. Le Qirsi jeta un regard vers Hagan. — Et celle de vos fils. La duchesse acquiesça. — Je le sais et j’ai bien l’intention de faire comprendre à Aindreas que, s’il exécute le duc, l’armée de Curgh réduira Kentigern en cendres. Je ne parle pas seulement de son château. Elle se tourna vers le capitaine. — Pouvons-nous partir immédiatement ? — Non, madame. Je viens de voir le quartier-maître. Il est probable que nous serons forcés de faire le siège de Kentigern. Il nous faut donc des hommes pour monter les chars d’assaut. Le quartier-maître a besoin de quelques heures supplémentaires afin de rassembler toutes les provisions nécessaires. Je crains que nous ne puissions partir avant l’aube. — Vous saviez donc que je prendrais cette décision ? Il sentait le regard du second ministre peser sur lui mais l’ignora. — J’étais sûr que vous prendriez la bonne décision. — Je vois, fit-elle non sans reconnaissance. Très bien, nous partirons à l’aube. — Si je peux me permettre d’ajouter un mot, madame, bien que je ne doute pas de la sagesse de votre choix, je pense qu’il n’est pas raisonnable que vous fassiez route avec nous. Le danger est… D’une main, elle le fit taire. — C’est mon combat, Hagan, et peut-être ma guerre. Conseilleriez-vous à Javan de rester ici tandis que son armée part à l’attaque ? — Je n’y manquerais pas, sourit-il. Mais il ne m’écouterait certainement pas. — Madame, intervint le ministre, je dois vous le dire une dernière fois, je crois que vous commettez une grave erreur. — Je comprends, Danior. Vous et vos ministres êtes libres de partir. J’apprécie vos conseils. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais c’est vrai. Je compte sur votre présence à mes côtés. Vous avez le pouvoir des brumes, n’est-ce pas ? — Oui, madame. — Très bien. Nous en aurons certainement besoin. Elle se tourna vers Hagan, comme pour lui signifier son congé. Danior, ne sachant trop comment réagir, regarda ses collègues. Les ministres se levèrent et, l’un après l’autre, quittèrent la pièce. Sur le seuil, le second ministre hésita, comme s’il voulait ajouter quelque chose mais il hocha la tête et ferma la porte. — Bien joué, madame, commenta Hagan en se levant à son tour. — Je vous remercie, capitaine. Vous pensez probablement que j’ai appris beaucoup par mon mari. — Vous ne seriez pas la première, madame. — Une femme ne pourrait-elle savoir tout cela que par l’homme dont elle partage l’existence ? Ne vous est-il jamais venu à l’esprit que je puisse posséder ma propre habileté politique ? Il ne put s’empêcher de sourire, c’était un commentaire qui ressemblait tellement à celui qu’aurait pu faire Daria. — Au contraire, madame. Javan ne vous aimerait pas tant si vous en étiez dépourvue. Elle lui rendit son sourire, bien qu’empreint de tristesse. — Peut-être pas. Hagan, les yeux sur la porte, s’éclaircit la gorge. — Je dois informer les hommes de votre décision. Ils n’ont pas beaucoup de temps pour faire leurs derniers préparatifs et leurs adieux. Shonah acquiesça. Il s’éloigna. — Hagan. Il s’arrêta. — Sommes-nous sur le point de déclencher une guerre civile ? Est-ce là où nous allons ? — Notre départ peut nous conduire à la guerre, commença-t-il d’un ton qui se durcissait à mesure qu’il poursuivait, mais nous ne déclenchons rien. Pas plus qu’Aindreas. L’unique responsable est le meurtrier de Brienne. Quoi qu’il en soit, Kentigern retient notre duc, et maintenant notre roi. Nous n’avons pas le droit de ne rien faire. 10 Kentigern, Eibithar, lune descendante d’Adriel Sans qu’aucune ombre s’en détache, la lumière du jour gris éclairait le parchemin étalé sur le bureau d’Aindreas. Les gouttes de pluie qui martelaient doucement les tuiles du château assombrissaient les volets de bois. Son déjeuner était posé devant lui, intact et encore tiède. À côté, la carafe de Sanbiri rouge était presque vide. Ioanna lui aurait dit qu’il était trop tôt pour boire, qu’un homme sur le point de conduire son armée au combat devait être sobre, avoir les idées claires et être capable de prendre des décisions rapides. Si elle avait su qu’il en était à sa deuxième carafe, elle aurait été extrêmement déçue. Elle en aurait peut-être même éprouvé de la honte. Mais elle l’ignorait, comme elle ignorait tout le reste. Le fils de Curgh ne lui avait pas seulement ravi sa fille, il lui avait aussi pris sa femme. Ean savait qu’Aindreas n’était pas le meilleur des maris. Il avait, plus qu’à son tour, tiré plaisir des nombreuses servantes du château sans faire aucun effort pour cacher ses frasques à Ioanna. Mais il n’avait jamais eu de maîtresse officielle ni aimé aucune autre femme en dehors de la duchesse. Il se souvenait de sa beauté le jour où, pour la première fois, il l’avait rencontrée au château de son père. Il se souvenait de la cascade de ses cheveux d’or ruisselant de ses épaules fines jusqu’à sa taille, de ses yeux noirs et brillants. Elle était aussi belle qu’un joyau, si exquise et si délicate qu’il avait à peine osé l’approcher. Brienne était aussi belle la nuit de sa mort. Lumineuse comme une pierre précieuse, plus chère à son cœur que n’importe lequel de ses autres trésors. Le garçon lui avait tout pris. Son chagrin était tel qu’il devait faire des efforts pour songer qu’il lui restait Affery et Ennis. De temps à autre, il se disait qu’ils souffraient peut-être plus que lui car ils avaient perdu une sœur, assassinée, et leurs parents, noyés dans leur chagrin. Il aurait dû être auprès d’eux. Avec la guerre qui s’annonçait, il aurait dû les soutenir, les rassurer, leur dire qu’il les aimait encore. Mais il était aussi incapable d’abandonner son vin que Ioanna de quitter son lit et briser la solitude dans laquelle elle s’enfonçait depuis la mort de sa fille. Il repoussa ses plats, vida son verre, s’en servit un autre puis ramassa les parchemins épars sur son bureau. Le premier datait de plusieurs jours. Il était arrivé en même temps que le messager d’Audun, annonçant la nouvelle de la mort du roi. Aindreas n’aurait jamais cru qu’aucune lettre puisse rivaliser avec de telles nouvelles. Ça avait pourtant été le cas de celle qu’il tenait entre ses mains. Elle venait de Kearney. Le duc de Glyndwr lui annonçait son intention de se rendre à Kentigern, en tant que conciliateur. Kearney était un honnête homme. Son père et celui d’Aindreas avaient été amis et alliés. Pour cette unique raison, Aindreas lui vouait une affection sincère. Mais que ce soit à cause de l’éloignement de son duché ou la faible position de sa maison, Kearney n’avait pas la maturité de son âge. Il s’accrochait à des idéaux qui n’avaient aucune place dans le monde réel. Il était enclin aux gestes nobles, stupides, dont sa lettre était le dernier et remarquable exemple. Son armée, bien qu’elle fût réputée pour son entraînement, était petite. Même s’il laissait une force symbolique pour défendre son château, il ne pouvait lever plus de sept ou huit cents hommes. Comment une armée de cette taille pouvait-elle espérer empêcher celles de Kentigern et de Curgh de s’affronter ? Aindreas avait toutes les raisons d’ignorer ce message. Glyndwr était impuissant à éviter la guerre et il n’avait aucune légitimité à le tenter. La lettre était pourtant sur son bureau. Bien qu’Aindreas ne lui reconnût aucun droit, il était incapable de balayer l’appel à la prudence de Kearney. Peut-être parce que sa lettre lui était parvenue en même temps que celle lui annonçant la mort d’Aylyn, comme si les dieux eux-mêmes le mettaient en garde. Peut-être parce que la folie du duc de Glyndwr était parvenue à l’émouvoir. Kearney et son célèbre capitaine savaient très bien qu’aucun accord n’était possible entre les deux armées, mais ils ne s’étaient pas laissé démonter pour autant. Aindreas n’aurait su dire pourquoi il attachait tant d’importance à cette missive, ni pourquoi il s’obstinait à la lire et la relire. Son contenu était des plus sobres. Lui et Leilia étaient profondément attristés par la mort de Brienne, il se dirigeait sans plus attendre vers Kentigern avec un contingent de soldats et espérait vivement qu’Aindreas ne tenterait rien pour approcher davantage le royaume de la guerre civile. C’était tout. Les termes eux-mêmes étaient des plus simples. À l’exception de la fin. La mort de Brienne est une tragédie pour l’ensemble du royaume. Le peuple louera sa beauté et sa force longtemps après que nous serons, vous et moi, disparus. Ne laissons pas ces chants devenir les hymnes funèbres des jeunes hommes de Kentigern et d’Eibithar. Ne laissons pas sa mémoire être assombrie par la menace et les conséquences d’une guerre civile. Le soir où il avait appris la mort d’Aylyn, Aindreas avait eu l’intention de se rendre à la tour carcérale dire une fois de plus à Javan qu’il ne le laisserait jamais monter sur le trône, qu’en dépit de l’Ordre des Successions, il passerait sa vie à s’assurer qu’aucun homme de Curgh ne s’empare jamais de la couronne d’Audun. Après avoir lu le message de Kearney, il s’était rendu au cloître et avait passé la soirée à chanter pour le roi. Depuis, il n’avait pas mis les pieds dans la prison. Javan avait sans aucun doute entendu le glas et compris les cris du peuple dans les cours du château et les rues de la ville. Curgh savait qu’Aylyn était mort, que le trône lui revenait et qu’il était retenu prisonnier. Cela suffisait à satisfaire Aindreas ; cela avait suffi jusqu’à ce matin. Il aurait dû s’attendre à ce troisième message, arrivé quelques heures plus tôt. La seule chose vraiment surprenante était qu’il ne l’eût pas reçu avant. Il l’avait pourtant pris de court et sa réaction le rendait furieux. Le sentimentalisme de Kearney lui avait brouillé le jugement et détourné de ce qu’il devait faire : préparer ses hommes et son château au combat. Selon ce parchemin, rédigé la veille du jour où il avait appris la mort du roi, et signé de la main d’un de ses agents dans le nord du royaume, l’armée de Javan avait quitté le château de Curgh quatre jours plus tôt, conduite par Hagan MarCullet et la duchesse. Aindreas avait toujours éprouvé beaucoup d’affection pour Shonah ; l’idée de l’affronter sur le champ de bataille ne le réjouissait pas mais elle ne lui laissait guère le choix. Il n’avait que cinq ou six jours pour se préparer et il pouvait difficilement s’octroyer le temps de s’inquiéter pour elle. Les hommes de Hagan seraient fin prêts – il ne doutait pas une seconde qu’il leur ait fait subir un entraînement féroce depuis qu’il avait appris le meurtre de Brienne et la culpabilité de Tavis. Aindreas ne pouvait qu’espérer que Villyd, son propre capitaine, en avait fait autant. Il aurait dû s’en assurer personnellement et depuis longtemps. Conscient de son erreur, il marmonna un juron. Quelqu’un frappa à la porte. — Entrez ! cria-t-il. Shurik avança. Dans la lumière blafarde, il avait l’air d’un cadavre. — Vous m’avez fait chercher, monseigneur ? — Je vous attends depuis le début de la matinée, répondit-il d’une voix acide. Où étiez-vous fourré ? — Je vous prie de m’excuser, monseigneur. Après être allé suivre l’entraînement des hommes, je suis allé rendre visite à nos invités de Curgh. Je suis arrivé là-bas au moment où l’on servait les repas et je me suis dit que vous préféreriez déjeuner seul. Aindreas balaya ses explications d’une main impatiente. — Peu m’importe. Vous êtes là maintenant. — Oui, monseigneur. — Où en est Villyd avec les hommes ? — Temsten fait du bon travail, monseigneur. Je ne m’y connais pas très bien mais ils me semblent très impressionnants. — Parfait. Ils ne devraient pas tarder à faire leurs preuves sur le terrain. — Que voulez-vous dire ? Aindreas lui tendit le parchemin. Le Qirsi le lut attentivement avant de le déposer sur le bureau. — Pensez-vous que les hommes de Curgh se battent aussi bien pour leur duchesse que pour leur duc ? — Hagan y veillera, répondit Aindreas. D’ailleurs, ils ne vont pas se battre pour leur duc ou leur duchesse mais pour le roi. Prendre l’armée de Curgh à la légère serait une grave erreur. — Bien sûr, monseigneur. Aindreas jeta un regard à son verre de vin. Il avait une furieuse envie de le vider et de commander une autre carafe mais il jugea plus sage d’attendre le départ de son ministre. — Je veux que vous retourniez auprès de Villyd. Dites-lui de veiller à nos défenses. Puis allez voir le quartier-maître et ordonnez-lui de faire tous les préparatifs qu’il jugera nécessaires en vue d’un siège. Je veux que le château soit prêt à affronter l’assaut de Curgh en quatre jours. Cela devrait nous laisser un peu de temps avant l’arrivée de Hagan et de ses hommes. — Pardonnez-moi, monseigneur, mais je ne crois pas que cela soit la plus sage des attitudes. Aindreas sursauta et, doutant d’avoir bien entendu, scruta son ministre. — Pourquoi ? — La dernière récolte remonte à près d’un an, monseigneur. La moisson s’annonce généreuse mais elle n’est pas encore prête et nos réserves sont basses. Il faut être réaliste, le château n’est pas en mesure de supporter un siège. — Ne soyez pas stupide ! C’est de la forteresse de Kentigern que vous parlez ! Cette maison a soutenu des sièges contre les plus puissantes armées des Terres du Devant. Elle ne va pas tomber devant Curgh ! — Sans aucun doute, monseigneur, mais le fait est que nos provisions sont au plus bas. À moins que vous n’envisagiez de chasser la population de la ville, ou de laisser Javan et ses hommes mourir de faim, nous avons beaucoup trop de bouches à nourrir. — Insinuez-vous que le château pourrait tomber ? demanda Aindreas, peu disposé à admettre cette éventualité. — Je dis que c’est une possibilité. — Impossible, trancha le duc. Sachant qu’il n’avait pas fait vérifier les réserves depuis plusieurs cycles, il se frotta le menton, plus désireux que jamais de boire une bonne rasade de vin. — Combien de temps pouvons-nous tenir ? — Je n’en suis pas certain, monseigneur, répondit le Qirsi avec un haussement d’épaules. Je peux me renseigner. Ça n’avait pas grande importance. Aindreas n’avait jamais soutenu de siège, mais il avait lu les nombreux récits de ses ancêtres et savait que la simple menace d’une famine pouvait suffire à briser le courage des assiégés. — Que me conseillez-vous ? demanda-t-il, l’estomac noué. — Le château n’est peut-être pas en mesure d’endurer un siège, commença Shurik tandis qu’un sourire s’étirait sur ses lèvres minces, mais l’armée est plus que prête pour partir au combat. Portez la bataille au-devant des Curgh, monseigneur. La duchesse et son capitaine imaginent que vous les attendrez en haut du Pic. Si vous les devancez à la lisière de la forêt de Kentigern, ils seront coincés sur leurs arrières par le fleuve Heneagh. Vous avez toutes les chances de les battre. C’était bien le dernier des conseils auxquels s’attendait Aindreas, un projet audacieux qui ne lui serait jamais venu à l’esprit. Il était peut-être temps d’oublier son vin et de reprendre l’épée. Il ferma les yeux et se concentra. La lisière nord de la forêt de Kentigern n’était qu’à douze lieues à peine du château. S’ils partaient aujourd’hui même, ils pouvaient profiter de la lumière des lunes et atteindre cet endroit en moins de trois jours. Mais si le mauvais temps persistait, ils auraient plus de mal. — Combien de temps faut-il au quartier-maître pour se préparer ? — Je dois lui poser la question, monseigneur. Mais le voyage n’est pas long, un demi-cycle de provision suffit amplement. En outre, il a déjà commencé certains préparatifs. Les menaces de guerre que vous faites peser sur Javan de Curgh ne sont un secret pour personne. Je pense que c’est l’affaire de moins d’une journée. — Et si nous n’atteignons pas la forêt avant qu’ils franchissent la rivière ? Si nous devons les combattre dans les bois ? — Nous connaissons le terrain beaucoup mieux qu’eux, monseigneur. Je crois que le maître d’armes y a souvent entraîné les hommes. Il n’y a pas de forêt, aussi petite soit-elle, à moins de vingt lieues de Curgh. Les hommes de Javan sont peut-être prêts à se battre dans la lande mais, dans les bois, nous avons l’avantage. N’oubliez pas que l’armée de Kentigern ne sera pas conduite par son duc mais par une femme. Aindreas acquiesça en silence. Il tourna son fauteuil vers la fenêtre. Même si le ciel, à l’horizon, semblait plus clair, la pluie tombait dru. Le regard de son ministre pesait sur ses épaules. En dépit des picotements désagréables qui lui chatouillaient la nuque, il était incapable de bouger, de souhaiter autre chose qu’un verre de vin et de se demander ce que son père aurait fait. La force de sa maison s’était toujours appuyée sur ce château, et le pic sur lequel il se dressait. C’était une folie de l’abandonner. Mais les réserves étaient basses et l’armée de Curgh conduite par la duchesse. Le conseil de Shurik était pertinent. — Pardonnez-moi, monseigneur, j’outrepasse peut-être mes fonctions, avança le Qirsi, semblant se tromper sur le silence d’Aindreas. Le château est robuste. Nous serons probablement obligés de limiter les rations mais toutes les chances de victoire restent de notre côté. Comme vous l’avez souligné, c’est le château de Kentigern. Marcher vers la rivière comporte des risques. Nous serions stupides de tenter une telle folie. Le duc l’observa longuement avant de revenir à la fenêtre et la pluie qui ne cessait de tomber. Il ne s’était jamais considéré comme un homme timoré. Javan l’était. Aylyn l’avait été. Pas lui. Si près de la Tarbin, les hommes de Kentigern devaient être hardis et courageux. Aucun duc d’Eibithar ne les comprenait parce qu’aucun ne vivait sous la menace perpétuelle d’une invasion. Les autres maisons le considéraient comme un fou, un imprudent sans cervelle. Ils n’étaient que des idiots ! L’armée de Curgh marchait sur Kentigern, conduite par une femme et il se contentait de rester dans son fauteuil à attendre le siège ? Aindreas se ressaisit. C’était peut-être comme ça qu’ils affrontaient la menace à Wethyrn ou Caerisse, mais pas à Eibithar et certainement pas sur le Pic. Que ce rappel vienne d’un Qirsi le remplissait de honte. — Vous sentez-vous bien, monseigneur ? — Parfaitement bien, rétorqua le duc en le dévisageant une nouvelle fois. Allez voir Villyd et le quartier-maître. Dites-leur que nous nous mettrons en marche avec les cloches du prieuré. Si le quartier-maître n’est pas prêt, tant pis. Ses chariots nous rattraperont au moment de dresser le camp. — Les cloches du prieuré ? s’étonna Shurik. Elles ne sonnent que dans quelques heures. Même en partant à l’aube, nous avons tout le temps d’atteindre la rivière avant l’armée de Curgh. — Peut-être, répondit Aindreas. Mais en partant aujourd’hui, nous en sommes certains. Il se leva, un large sourire aux lèvres. — Vous m’avez sorti de ma torpeur, Shurik. L’heure n’est plus à la timidité. — Non, monseigneur. — Alors au travail. Veillez à ce que les préparatifs se déroulent bien. Villyd n’aime pas être brusqué, même quand il en a besoin. Assurez-vous qu’il comprenne bien que je veux partir avec les cloches. Faites seller mon cheval. Qu’on me l’apporte au pied de la tour. Faites savoir aux hommes que j’ai l’intention d’être des leurs. — À vos ordres, monseigneur, fit le Qirsi en s’éloignant. — Shurik. Le ministre s’arrêta et attendit. — Naturellement, vous m’accompagnez. — Bien sûr, monseigneur. Je ne l’avais pas compris autrement. Le Qirsi s’inclina et quitta la pièce. Aindreas repoussa son siège et se leva. Apercevant son verre, il hésita. Sur un bref hochement de tête, il gagna le centre de la pièce d’un pas résolu. Là, il tira son épée de son fourreau orné de pierres précieuses et examina la lame. Même à la lumière blafarde de ce jour pluvieux, elle brillait comme Panya dans un ciel limpide. Son éclat lui arracha un sourire. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas manié l’épée. Il en avait besoin, plus que le vin, plus que de retrouver Tavis. Kearney avait envoyé son appel à la paix au mauvais destinataire. Curgh marchait contre lui. L’heure de la vengeance, trop longtemps repoussée, avait sonné. Ils voulaient la guerre, ils allaient l’avoir. Il renverserait les Curgh, pas de chez lui, mais de sa selle. Pas en défenseur assiégé, mais en combattant. Ce conseil était peut-être le plus sage que Shurik lui eût jamais donné. * Les vêtements de Xaver, rêches et lourds de crasse, empestaient la sueur. Ses cheveux étaient sales et sa tête le démangeait. De temps à autre, les gardes leur apportaient un peu d’eau chaude pour se laver, mais leurs draps n’avaient pas été changés depuis leur mise aux arrêts. Pour couronner le tout, l’étroite meurtrière qui tenait lieu de fenêtre à leur petite cellule ne suffisait pas à fournir le courant d’air nécessaire à balayer les odeurs aigres de leur captivité. La puanteur était telle que Fotir avait, la veille, conjuré un vent pour y remédier. Dans la foulée, il en avait conjuré un second qu’il avait guidé le long du couloir jusqu’à la cellule du duc. D’un ton sec, les deux gardes lui avaient immédiatement ordonné de cesser ses manigances. Le ministre, laissant glisser l’air par le guichet grillagé de la porte, les avait d’abord ignorés mais lorsqu’ils avaient menacé de leur couper les vivres à tous, même à Javan, il avait abandonné. Cela faisait presque un demi-cycle qu’ils étaient prisonniers, une éternité aux yeux de Xaver. N’ayant aucune nouvelle de Tavis, Xaver nourrissait l’espoir que son ami avait quitté la ville sain et sauf. Si Aindreas l’avait capturé, il n’aurait pas manqué de venir jubiler. Cela faisait des jours qu’ils n’avaient eu ni la visite de Kentigern ni celle de son ministre. Ils avaient compris la mort du roi au son des cloches et des lamentations qui avaient envahi le château. Peu de temps après, un garde était venu leur confirmer la nouvelle. Cette piètre manifestation de courtoisie jurait avec le traitement qu’ils subissaient et avaient subi depuis en prison. Javan, en dehors de son commentaire sur l’exemplarité du règne d’Aylyn, n’avait exprimé aucune réaction particulière à l’annonce de sa mort. Il était demeuré muet le reste de la journée et n’avait même pas pris la peine, le soir venu, d’aller jusqu’à sa porte chercher son repas. À la mort de leur souverain, lui avait expliqué Fotir à voix basse, plus tard dans la soirée, les ducs des maisons majeures d’Eibithar avaient l’habitude de se rendre à la Cité des Rois pour les funérailles et l’investiture de leur nouveau monarque. Il était clair que Javan n’irait pas, comme Aindreas d’ailleurs. — Les autres ducs ne vont pas tarder à découvrir qu’ils n’ont pas de roi, avait poursuivi le Qirsi, ses yeux jaunes reflétant la flamme de leur bougie. — Que vont-ils faire ? — C’est difficile à dire. J’imagine mal que l’un d’entre eux prenne l’initiative de s’interposer entre Curgh et Kentigern. Ensemble, peut-être, mais cette éventualité me paraît encore moins probable. — Vous voulez dire qu’ils vont nous laisser aller à la guerre ? — Je ne suis pas sûr qu’ils aient la capacité d’intervenir. Les deux jours suivants s’étaient écoulés comme ceux précédant l’annonce de la mort d’Aylyn. Les gardes allaient et venaient, leur apportant parfois de l’eau fraîche ou leurs repas. Ni Aindreas ni Shurik ne s’étaient montrés et personne n’avait reconnu ce qui semblait pourtant évident aux yeux de Xaver : que Javan était roi et qu’Aindreas, en le maintenant prisonnier, se rendait coupable de haute trahison. L’aube du troisième jour se leva grise et pluvieuse, leur apportant un heureux répit à la chaleur et au soleil des jours précédents et l’unique changement de leurs conditions de détention. Une heure ou deux après midi, Xaver entendit des voix dans l’escalier, suivies par un martèlement de pas sur les marches de pierre. Les gardes, bras le long du corps, se mirent immédiatement au garde-à-vous. Quelques secondes plus tard, Aindreas débouchait dans le couloir. Vêtu d’une cape argent et bleu arborant les armoiries de Kentigern, il portait des gants et des bottes de cavalier. Son épée pendait à sa ceinture, et dans un baudrier fixé en travers de son dos, il exhibait un lourd glaive de combat. Malgré son allure guerrière, il affichait une mine épouvantable. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient injectés de sang, et son visage affichait une rougeur inquiétante. Qu’un homme de la stature d’Aindreas pût avoir l’air aussi hagard et malade, stupéfia Xaver. Collé à la porte de sa cellule, le jeune homme se poussa pour laisser un peu de place à Fotir. Javan, le visage impassible, les lèvres serrées, était à sa porte. Les deux hommes s’affrontèrent du regard. — Venez-vous pour un duel, Aindreas, ironisa le duc, ou partez-vous en guerre contre les Aneiriens ? — Ni l’un, ni l’autre, Javan, répondit Kentigern avec un sourire qui fit frémir Xaver. Mais vous avez raison sur un point : je pars en guerre. Il attendit, regardant Javan puis Xaver et le Premier ministre. — Alors ? les questionna-t-il enfin. Vous ne me demandez pas contre qui ? Xaver, pas plus que Fotir, n’eut à poser la question. — Qui ? interrogea Javan d’une voix égale. — Votre armée, évidemment. Le message est arrivé ce matin. Ça fait quatre jours qu’elle a quitté Curgh. Quatre jours. Probablement le jour même où la nouvelle de la mort d’Aylyn était parvenue au château. Xaver aurait dû s’en douter, avant même l’arrivée d’Aindreas. Son père n’aurait jamais laissé Kentigern s’opposer à l’accession de Javan sur le trône. Hagan faisait preuve de la même fierté que bien des hommes de Curgh. Si l’on ajoutait son tempérament, il était même étonnant qu’il ne fût pas parti plus tôt. — Ce n’est pas ici que vous devriez être, Aindreas, remarqua le duc, mais au sanctuaire, pour implorer la pitié de Bian. Si vous avez l’intention de vous dresser contre Hagan, vous en aurez besoin. Kentigern s’approcha si près de la porte de Xaver que le jeune homme voyait les minuscules veines sombres qui injectaient ses yeux. — C’est ton avis, mon garçon ? Tu crois que papa va réussir à sauver son petit bonhomme ? — Laissez-le, Aindreas, il ne vous a rien fait ! Le duc éclata de rire, envoyant une bouffée d’air avinée autour de lui. Il s’écarta et revint lentement à la porte du duc de Curgh. — Pour tout vous dire, Javan, ce n’est pas Hagan qui commande votre armée. Il est avec elle, bien sûr, poursuivit-il en s’assurant que Xaver l’écoutait, mais sous les ordres de la duchesse. Javan pâlit. — Non, Hagan ne l’aurait jamais laissée. Xaver n’était pas de cet avis. Il était plus probable que son père n’avait pu s’y opposer. — On m’a dit qu’elle marchait à la tête de vos hommes, comme un vrai capitaine. D’après mes renseignements, elle porte même une épée, ce qui, si je ne m’abuse, me donne le droit de la tuer. — Espèce de salaud ! Comment osez-vous ? — Nous savons tous les deux ce que votre fils m’a infligé. Pourquoi devrais-je épargner quelqu’un qui vous est aussi cher qu’à lui ? — Que Bian vous emporte dans ses flammes ! — Allons, Javan, fit Aindreas avec un sourire faussement apaisant, je n’y suis pour rien. C’est elle qui a choisi de venir. Mériterais-je le titre de soldat si je refusais de croiser mon épée avec la sienne ? Il s’interrompit, un mauvais sourire aux lèvres. — Naturellement, si vous tenez à la sauver, vous pouvez le faire. Xaver vit son duc vaciller, comme sous l’effet d’un coup. — Comment ? — Livrez-moi Tavis, rétorqua aussitôt Aindreas en approchant de sa porte aussi près que de celle de Xaver quelques instants plus tôt. Dites-moi où je peux le trouver et je vous laisse partir avec vos hommes. Cette guerre sera terminée avant même qu’elle ait commencé et Shonah aura la vie sauve. — Que j’échange sa vie contre celle de mon fils ! s’exclama Javan horrifié. Mais vous êtes fou ! Jamais je ne ferai une chose pareille. Shonah ne me pardonnerait jamais. — Alors je vais vous la prendre, lui répondit Aindreas d’une voix glaciale, comme on m’a pris Brienne. — Je vous tuerai. — Je ne crois pas. Je me suis demandé quel effet aurait, sur les hommes de Curgh, la tête de leur duc piquée sur une lance brandie devant les couleurs de Kentigern. Le visage de Javan se tordit en un sourire carnassier. — Essayons, voulez-vous. Je crois que vous obtiendrez exactement l’effet inverse. Ils se battront comme des démons de Bian parce que vous n’aurez pas seulement tué leur duc mais leur roi. — Vous n’êtes le roi de personne ! s’écria Aindreas, la main volant à son épée. — Vraiment ? N’ai-je pas entendu sonner le glas de Kentigern, il y a trois jours ? N’ai-je pas entendu les lamentations de votre peuple pleurant Aylyn ? — Cela ne vous fait pas roi ! — Les Règles de l’Ascension le prétendent. — Je me fiche des Règles de l’Ascension ! Elles ne signifient rien sans le consentement des ducs d’Eibithar ! Et tant que je vivrai, je m’opposerai à l’accession d’un Curgh sur le trône. Jusqu’à mon dernier souffle ! Vous ne serez jamais roi, Javan ! Je le jure devant vous et tous les dieux. Je le jure sur la mémoire de Brienne. — Nous prouverons l’innocence de Tavis, répondit Javan. Et quand ce sera fait, toutes les maisons du royaume reconnaîtront ma légitimité. Opposez-vous, Aindreas, et vous serez jugé pour crime de lèse-majesté, exécuté et votre maison écartée de l’Ordre des Successions pour un siècle. Songez-y, Aindreas. Vous connaissez la loi. Aujourd’hui, votre fils peut espérer monter sur le trône. Poursuivez dans cette folie et la seule chose dont il héritera, c’est de la honte que vous allez porter sur votre maison. — Comment osez-vous me parler de honte ! Vous continuez à défendre votre fils, alors que tout le pays sait qu’il n’est qu’un soiffard, un meurtrier et un lâche ! Et vous livrez votre femme à une mort sanglante. Vous êtes la honte du royaume ! Il tourna les talons et s’éloigna vivement. — Aindreas ! cria Javan. Ne faites pas ça ! Vous pouvez encore éviter cette guerre. Le duc, sans même se tourner, ne s’arrêta qu’une seconde en haut des escaliers. — Aindreas ! clama encore Javan alors que l’imposante silhouette de Kentigern disparaissait dans les escaliers. Aindreas ! Le duc de Curgh, le front sur sa porte, ferma les yeux. — Qu’Ean me pardonne, murmura-t-il. Je viens de la tuer. — Non, monseigneur, intervint aussitôt Fotir. La duchesse a choisi de diriger l’armée et, je n’en doute pas une seule seconde, en dépit des objections de Lord MarCullet. Vos hommes donneront leur vie pour la protéger, comme elle a choisi de risquer la sienne pour vous libérer. Vous pouvez, vous devez être fier de son geste, monseigneur. C’est une femme hors du commun. Le duc de Kentigern va découvrir à ses dépens qu’elle est un ennemi bien plus redoutable qu’il ne l’imagine. — Peut-être, répondit le duc. C’est une femme remarquable mais ce n’est pas une guerrière. Conduire une armée au combat est une chose, livrer bataille en est une autre. — Mon père le sait, monseigneur, intervint Xaver. Il ne la laissera pas se battre. Le duc parvint à sourire. — Vous êtes encore jeune, Maître MarCullet, vous apprendrez que les femmes de la trempe de la duchesse, comme votre mère d’ailleurs, demandent rarement la permission de faire ce qu’elles ont envie. Si ma femme décide de mener la charge, votre père n’y pourra rien. J’espère seulement qu’elle aura la présence d’esprit de ne pas se mettre en première ligne. — Je trouve curieux que le duc se porte à sa rencontre, observa Fotir. Pourquoi s’éloigner de Kentigern alors que le château est réputé pour sa capacité à soutenir n’importe quel siège ? — Il doit penser que c’est à son avantage, répondit Xaver. Il a peut-être l’intention de se servir des bois. — Ou de la rivière, renchérit Fotir en hochant la tête. Si l’armée n’a quitté Curgh que depuis quatre jours, il a le temps d’atteindre l’Heneagh avant eux. — Peut-être, soupira Javan. Il se peut aussi qu’il ait tellement envie de délaisser son château qu’il en vienne à arrêter de mauvaises décisions. — Que voulez-vous dire ? interrogea Fotir surpris. — Que cela fait plus d’un cycle qu’il cherche Tavis sans le moindre succès. Il a beau répéter à qui veut l’entendre qu’il veut me tuer et m’empêcher de monter sur le trône, il ne peut s’en prendre à moi. Toute agression à mon égard sera interprétée comme une manœuvre personnelle pour conquérir le pouvoir. Il risque la guerre avec les autres maisons. Il n’aura pas de meilleure occasion que celle-ci pour porter un coup à la maison des Curgh sans être accusé de trahison ou de lèse-majesté. Son envie d’en découdre lui obscurcit le jugement. — Tant mieux ! s’exclama Xaver, cela joue en notre faveur. — Pas forcément, Maître MarCullet. Les hommes désespérés peuvent se révéler des ennemis bien plus dangereux. Je pensais que votre père vous l’aurait appris. Il l’avait fait, bien sûr, mais dans le contexte d’un combat singulier. Xaver n’avait pas songé à étendre la leçon à un conflit impliquant une armée entière. Il espérait que son père ne commettrait pas la même erreur. * Shurik était tellement certain de voir son duc suivre ses conseils qu’avant même sa rencontre avec Kentigern, il avait donné des ordres à Villyd et au quartier-maître pour préparer leur marche sur la rivière Heneagh. Lorsqu’il était à jeun, le duc se laissait manipuler sans aucun effort, ou presque. Lorsqu’il était ivre, c’était d’une facilité risible. Cette fois pourtant, la manœuvre du ministre avait dépassé ses objectifs. Il avait compté quitter le château aux premières lueurs de l’aube, le matin suivant, pas le jour même. Il avait une mission à remplir avant leur départ et cette mission était bien plus délicate à réaliser à la lumière du jour qu’en plein cœur de la nuit. Mais après avoir convaincu le duc qu’ils devaient défaire l’armée des Curgh devant la rivière, il pouvait difficilement justifier un délai jusqu’à l’aube. Le ministre se dirigea vers la cour intérieure pour vérifier l’avancement des préparatifs du quartier-maître. Deux de ses chariots avaient besoin de réparations, mais les charrons étaient déjà à l’ouvrage. Ils auraient vite terminé. D’un autre côté, le chef cuisinier avait quelques soucis avec ses provisions, il manquait en particulier de fromage et de viande séchée. Quelques domestiques avaient été envoyés au marché. Cela prendrait un certain temps. Apparemment, et bien qu’elles ne fussent pas aussi réduites que Shurik l’avait prétendu, les réserves du château étaient en baisse. Laissant le quartier-maître, le Qirsi partit rejoindre Villyd qui, d’une voix forte, dirigeait les soldats de Kentigern. Le voyant approcher, le capitaine leva une main pour attirer son attention. Il avait la mine soucieuse. Villyd était un homme compact à la silhouette ramassée. Il était un peu plus grand que Shurik mais son torse large et ses épaules musculeuses donnaient souvent l’impression qu’il était plus courtaud. Il avait un visage rond et de petits yeux bleus dont on ne savait jamais s’ils louchaient. Malgré cette apparence, c’était un capitaine compétent qui avait su gagner le respect et la plus fidèle loyauté de ses hommes. Pour un homme de combat, il se montrait même étonnamment tolérant envers les Qirsi qui servaient au château de Kentigern. Shurik l’appréciait. — Premier ministre, salua-t-il alors que Shurik s’arrêtait devant lui. Le duc vous a-t-il précisé combien d’hommes il souhaitait voir rester au château ? Il aurait pu mentir, lui dire de prendre plus d’hommes que nécessaire. Mais un tel mensonge, si évident, si facilement traçable, comportait de grands risques. — Non, capitaine. Il ne m’a rien signalé. Je crois qu’il laisse cette décision à votre discrétion. — Il le fait souvent, opina Villyd. Dans ce cas, j’aimerais garder sept cents hommes ici et prendre le reste. C’est-à-dire un millier. Il me semble très peu probable que Hagan en ait plus. Shurik fronça les sourcils. Sept cents hommes pour défendre le château et la ville. Il se demanda si Yaella et le duc de Mertesse en attendaient autant. — Vous pensez que je doive en enrôler davantage ? interrogea le capitaine soucieux. Je n’aime pas abandonner le château sans défense. Les Aneiriens vont savoir que nous sommes partis. Ils pourraient profiter de l’opportunité pour attaquer. — Oui, c’est possible, reconnut Shurik. Je suis sûr que sept cents hommes suffiront. Et si l’armée de Curgh se débrouille pour franchir nos lignes, ils seront bien reçus. — Vous estimez que je dois en prendre plus. — Je ne suis que ministre, capitaine. Je m’y connais si peu en matière de défense. — Mais vous connaissez le duc. Vous savez ce qu’il veut. Shurik lui sourit. — Il veut gagner cette guerre, capitaine. Il veut venger la mort de Lady Brienne, comme nous tous. — Oui, oui, bien sûr, opina vigoureusement la tête ronde de Villyd. Mûrissant la réflexion du ministre, il demeura quelques instants silencieux. — Je peux prendre deux cents hommes supplémentaires sans courir de grands risques. — Faites pour le mieux, répondit Shurik en réprimant un sourire. — Cinq cents devraient suffire, arrêta l’autre cherchant à se convaincre. Douze cents hommes auront vite fait d’écraser l’armée de Curgh et Kentigern ne restera pas exposé très longtemps. — Un raisonnement qui me semble des plus justes, approuva Shurik en regardant le soleil. Il ne subsistait pas beaucoup de temps avant les cloches du prieuré. — Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai d’autres choses à régler avant notre départ. — Comment ? Oh, oui, naturellement, je vous prie de m’excuser, Premier ministre. — N’y pensez plus, capitaine, lui dit Shurik en s’éloignant. — Et merci, fit l’homme dans son dos. Sans prendre le risque de se retourner, le capitaine pouvait l’entretenir jusqu’à l’aube, le Qirsi leva la main. Quittant la cour intérieure par la porte sud, il pénétra dans la tour d’angle la plus proche et remonta le couloir étroit et sombre jusqu’à la porte ouest, celle de la Tarbin. Elle donnait sur Aneira. Le château de Kentigern étant la citadelle d’Eibithar la plus proche de la frontière, la porte de la Tarbin était la première défense du royaume contre une invasion aneirienne. À la différence de la porte de la ville, ouverte pendant la journée, sauf en cas de guerre, celle de la Tarbin, comme son portillon, restaient toujours fermés. Devant la porte, Shurik ne put s’empêcher d’admirer sa robustesse. Chacune des quatre herses, taillées dans les chênes de la forêt de Kentigern, renforcées par le fer coulé dans les forges de la ville, était aussi épaisse que l’encolure d’un bœuf. Derrière les herses, une porte de la même épaisseur et du même bois, fermée par de gros verrous de fer, protégeait l’ultime accès au château. Derrière encore, un pont-levis permettait de contrôler le passage au-dessus des douves profondes qui séparaient les barbacanes de la route escarpée montant de la rivière. Des tourelles encadraient la porte. Grâce aux meurtrières pratiquées dans les murs et le plafond, les archers pouvaient attaquer les envahisseurs sans être exposés à leur riposte. Les défenses étaient si puissantes que les seuls gardes chargés de la surveillance se tenaient au-dessus du pont-levis, sur le mur extérieur, entre les tourelles, et dans le donjon surplombant les barbacanes. Du côté où il se trouvait, dans l’enceinte du château, Shurik était complètement seul. Pendant des années, il avait prétendu posséder trois pouvoirs : le glanage, le feu et le langage des animaux. C’est ce qu’il avait dit à Fotir, le soir où ils avaient bavardé à l’Ours d’Argent, c’est ce que croyait son duc. Ce n’était que partiellement vrai. Il possédait tous ces pouvoirs. Mais, au contraire de nombreux Qirsi, il en maîtrisait un quatrième : il était Façonneur. N’ayant nul besoin de révéler l’étendue de sa magie pour obtenir une position influente – trois pouvoirs suffisaient amplement pour accéder au titre de Premier ministre –, il avait décidé très tôt de le cacher. Mieux valait en savoir plus sur ses adversaires que l’inverse. Il n’avait donc que très rarement recours à ce talent et savait qu’il ne serait pas long à se fatiguer. Il n’avait nul besoin, heureusement, de détruire la porte ou les herses. Les affaiblir suffisait. Il commença par les charnières. Les yeux fermés, il chassa le pouvoir de son esprit comme un mauvais souvenir. Presque immédiatement, une douleur sourde et croissante lui comprima les globes oculaires. Conscient de l’état lamentable dans lequel il n’allait pas manquer de se trouver avant la fin de son travail, il se demanda s’il serait même capable de chevaucher avec le duc. Au premier craquement métallique, il s’interrompit. Les charnières ne devaient pas être endommagées de façon trop visible. Laissant le duc de Mertesse et ses hommes se charger des autres, il se contenta d’en affaiblir deux sur quatre. Il ne pouvait rien pour le pont-levis mais les Aneiriens se débrouilleraient pour le faire tomber. Les herses le préoccupaient davantage. Après la porte, il dirigea sa magie sur elles. Essuyant la sueur qui ruisselait sur son visage, luttant contre la nausée qui l’envahissait, il s’attaqua aux traverses des quatre immenses grilles, travaillant aussi vite que possible. Malgré son mal de tête grandissant, le flot de magie le traversait comme autrefois. Mais il était plus âgé et ne s’était pas exercé depuis des années. Un court instant, il craignit d’être vaincu par la puissance légendaire des défenses du château. Il n’avait pas le droit de faillir. Alors, préférant la ruse à la force, il se contenta d’affaiblir la structure de certaines traverses. Que les herses cédassent en même temps éveillerait les soupçons. Amincir leur épaisseur faciliterait le travail des béliers aneiriens sans révéler le sabotage. Sa mission terminée, il s’écroula contre le mur le plus proche, le souffle court, la tête prête à éclater. Ses cheveux et ses vêtements étaient trempés de sueur. Le monde vacillait autour de lui. Il s’était douté qu’il souffrirait, mais pas à ce point. Il n’avait aucun mal à imaginer la réaction d’Aindreas, et celle de ses hommes, en le voyant. Il se moquait bien de leurs railleries, en regard de ce qu’il avait accompli, c’était un prix ridicule à payer. D’un pas mal assuré, il s’écarta du mur et pénétra dans l’étroit couloir sombre pour rejoindre la cour intérieure. Le duc dressé sur sa monture, sa cape bleu et argent, lourde de pluie, pesant sur ses épaules, l’attendait. À côté, son cheval plus petit piaffait lui aussi d’impatience. — Nous vous cherchions, Premier ministre, lui lança Aindreas en le voyant. — Je… marchais, monseigneur. — Vous semblez mal en point. Êtes-vous malade ? Shurik, l’air embarrassé, jeta un coup d’œil prudent vers les soldats. — Il y a longtemps que je ne suis pas allé au combat, monseigneur, fit-il baissant la voix. Aindreas le contempla interloqué avant d’éclater d’un rire sonore. Quelques ricanements se joignirent à son hilarité. — Vous avez le mal des batailles, Premier ministre, lança le duc sans cesser de rire. Nous l’avons tous éprouvé. Il n’y a pas de quoi en avoir honte. J’ai vu de fiers bretteurs réduits à l’état de nourrissons au moment de passer à l’attaque. Il lui désigna sa monture. — Montez, vous vous sentirez beaucoup mieux en selle. — Oui, monseigneur, répondit le ministre en se hissant sur son cheval. Il avait encore le vertige mais son mal de tête commençait à faiblir. Dès qu’il fut installé, Aindreas lança le signal du départ et éperonna vigoureusement les flancs de son cheval. Les soldats de Kentigern poussèrent un hourra assourdissant et leur colonne s’ébranla. Le peuple, rassemblé le long de la route sinueuse qui descendait vers la cité, serait aussi bruyant, songea Shurik. Ils venaient saluer leurs héros, en route pour la guerre, sans savoir que la guerre serait sur eux, bien avant que ces hommes n’atteignent le champ de bataille. À la tête du cortège, le duc le regarda encore une fois et se remit à rire. — Le mal des batailles ! Je n’aurais jamais cru ça de vous, Shurik. Il pouvait rire, l’idiot, grâce à lui, la fameuse résistance de Kentigern ne serait bientôt plus qu’un souvenir. — Moi non plus, monseigneur, répondit humblement le Qirsi. Mais comme vous le disiez, je ne devrais pas tarder à me sentir beaucoup mieux. 11 Mertesse, Aneira Yaella venait à peine de s’endormir quand son rêve débuta. Les mains tremblantes, l’estomac noué, elle l’identifia immédiatement. Même dans son sommeil, tandis qu’elle trouvait peu à peu son chemin sur le terrain familier de cette vision, elle se demandait comment le Tisserand pouvait savoir quand elle était éveillée et quand elle dormait. Au milieu des rochers épars et des mottes d’herbe grasse, elle avançait prudemment vers le promontoire où elle était sûre de le découvrir. Au cours de ses premiers rêves, Yaella avait essayé, sans jamais y parvenir, de comprendre où elle se trouvait. Des plaines du sud d’Aneira, des landes orientales d’Eibithar, des steppes du nord de Caerisse, ou des montagnes de Glyndwr ou de Wethyrn, ce paysage était commun dans les Terres du Devant. Si elle avait pu voir au-delà des rochers les plus proches, elle aurait deviné au moins dans quel royaume elle se tenait. Mais le ciel de ces rêves était toujours sombre et sans étoiles. L’éclat des lunes semblait lui-même terni. Comme si le Tisserand, maîtrisant Elined et Morna, Qirsar et Amon, forçait la terre et le ciel à se plier à ses désirs. Dans ce royaume, il était plus puissant que les dieux. Yaella, sentant commencer l’ascension, comprit qu’elle arrivait au pied de la butte du Tisserand. Son cœur se mit à battre la chamade, pas seulement à cause de l’effort. Elle était ministre du duc de Mertesse depuis près de neuf ans. À deux reprises, elle avait rencontré le monarque d’Aneira. Lors de sa première année au service de Rouel, elle l’avait accompagné au cours d’un raid contre Kentigern. Depuis bientôt trois ans, elle faisait partie du mouvement qirsi pour le contrôle des Terres du Devant et sa vie n’était plus que mensonge et danger permanents. Rien pourtant ne la remplissait autant d’effroi que ces rencontres nocturnes. La voix seule du Tisserand suffisait à la faire trembler. Les jambes lourdes, la respiration laborieuse, elle poursuivit sa montée. Le sol enfin s’aplanit. Arrivée au sommet, elle s’arrêta et, scrutant l’obscurité dans une tentative qu’elle savait vaine d’apercevoir le visage du Tisserand, attendit. La lumière, aussi aveuglante que le soleil et aussi blanche que Panya, semblant jaillie de la terre comme les sources chaudes des Montagnes Grises de Wethyrn, explosa si brutalement qu’elle porta une main à ses yeux. Un instant plus tard, la silhouette noire et altière enveloppée d’une cape se découpait sur le flot lumineux. Auréolé de lumière, le visage invisible, le Tisserand avançait vers elle. Il était grand et marchait avec aisance. Elle ne voyait rien d’autre. Même ses cheveux, certainement aussi blancs que les siens, semblaient noirs et indomptables, comme la crinière de quelque bête échappée du Royaume du Dessous. Il s’arrêta devant elle et elle s’inclina comme devant un roi qirsi. — Sont-ils en guerre ? demanda-t-il d’une voix tranchante et calme. — Non, Tisserand, mais cela ne saurait tarder, répondit-elle avec le sentiment désagréable d’être minuscule et terrifiée face à lui. — Pourquoi ? Aylyn est mort. L’armée de Curgh est en route vers Kentigern. — Oui, mais… — Kentigern a-t-il au moins quitté son château avec ses hommes ? — Depuis plus d’un jour, Tisserand. Les éclaireurs de mon duc les ont vus sortir de la ville juste après les cloches du prieuré, le troisième jour du cycle. — Plus tard que ce dont nous étions convenus. Yaella hésita. Elle voulait protéger Shurik mais pas au prix d’attirer sur elle le courroux du Tisserand. — Alors ? — Je suis sûre qu’il y a une explication, Tisserand. Aindreas peut se montrer difficile, étant donné les circonstances… Elle eut la brusque impression, bien qu’aucun d’eux n’eût bougé, qu’une main ferme et glaciale se posait sur sa bouche. La peur l’envahit. — Les circonstances, les difficultés ou les excuses m’importent peu. Nous faisons partie d’un grand, d’un important mouvement, un mouvement capable de balayer les Eandi hors des Terres du Devant et de mettre enfin un roi qirsi au pouvoir. Notre peuple rêve de ce jour depuis celui où nous avons posé les pieds sur ce royaume. Il y a neuf siècles, la trahison d’un homme nous a condamnés à la persécution et à l’esclavage. Aujourd’hui encore, comme toi, les nôtres sont contraints de servir et divertir des hommes aux capacités limitées. Aujourd’hui encore, les Tisserands vivent dans la peur d’être découverts et exterminés. Tout cela à cause de Carthach, le traître. Depuis les Anciennes Guerres, nous n’avons jamais été aussi près de réaliser notre rêve. Et pourtant, aujourd’hui même, l’échec d’un seul d’entre nous, homme ou femme, peut tout remettre en cause. Je me fiche des circonstances. Les difficultés ne m’intéressent pas. Chacun d’entre nous a une mission. La destinée de notre mouvement, son succès reposent entre les mains de tous. Cela seul peut nous assurer la victoire. Toi et ton ami êtes grassement payés pour faire ce que je vous dis de faire, au moment où je le dis. Obéissez, vous serez puissants et riches pour le restant de vos jours. Trahissez-moi encore une fois et cette main que tu sens sur ta bouche descendra sur ta gorge. Est-ce clair ? Incapable de parler, Yaella acquiesça. — Parfait, fît-il. Je compte sur toi pour transmettre cet avertissement à Shurik. Aussi brutalement qu’elle s’était posée sur sa bouche, la main disparut. Yaella ferma brièvement les paupières et prit une profonde inspiration. — Oui, Tisserand. Je le lui dirai. — Quand Mertesse part-il pour Kentigern ? — Nous pouvons attaquer demain soir, Tisserand. Mon duc est prêt. Elle hésita, terrifiée à l’idée de l’irriter de nouveau. — Parle, je t’écoute. — Je crois qu’il serait sage d’attendre un jour de plus. Nous serons sûrs que Kentigern sera trop loin pour rebrousser chemin et voler à temps au secours de son château. Le siège peut durer. Je sais que vous êtes impatient de déclencher cette guerre mais si nous frappons trop tôt… — Je suis d’accord. Fais patienter ton duc un jour de plus. Elle acquiesça. Rouel était presque aussi pressé que le Tisserand de fondre sur Kentigern, mais elle était certaine de pouvoir le persuader d’attendre. — Autre chose ? Son hésitation, cette fois, ne fut que de courte durée. — La Forteresse de Kentigern a soutenu de très nombreux sièges. Depuis des siècles, elle n’a jamais cédé. Shurik a promis d’affaiblir ses défenses et je ne doute pas qu’il l’a fait mais j’ignore si son intervention sera suffisante. — Que le château résiste ou qu’il tombe m’importe peu. Je veux une guerre entre Aneira et Eibithar. Le reste n’a aucune importance. Si le siège est un succès, la guerre est assurée. S’il échoue, il suffit de le faire tenir assez longtemps pour qu’elle éclate. — Très bien, Tisserand. — Parfait, nous reparlerons bientôt. Leur conversation était terminée. Elle mourait d’envie de l’interroger sur ses intentions une fois la guerre ouverte, mais elle se tut. Ses plans étaient mystérieux. L’organisation, le fonctionnement même du mouvement lui étaient presque étrangers. Elle savait que le Tisserand avait des Chanceliers, des Qirsi qui parlaient en son nom, mais il était jaloux de son pouvoir et déléguait très peu même à ses plus proches collaborateurs. Elle n’entrevoyait même pas comment il se débrouillait pour la payer. Elle trouvait l’or qui lui était destiné dans ses appartements, sans deviner qui l’avait déposé. Un des serviteurs du château, probablement, acquis à sa cause. Mais elle n’avait jamais vu cet intermédiaire mystérieux ; elle n’avait même aucune idée de son identité. Elle savait aussi que le Tisserand comptait sur ses sous-fifres, très bien payés, pour enrôler de nouveaux Qirsi dans le mouvement. Shurik lui avait dit qu’il avait reçu deux cents qinde pour la convaincre de rallier la conspiration. Ses connaissances ne dépassaient pas cette limite. Elle voulait en connaître davantage mais elle avait appris depuis longtemps que le Tisserand n’aimait pas les questions et que la magie qu’il avait utilisée pour la faire taire pouvait aussi la faire souffrir. Les derniers mots du Tisserand résonnant à ses oreilles, elle émergea de son rêve comme des profondeurs glacées d’un lac sans fond. Le souffle court, elle s’assit sur son lit. Les premières lueurs du jour caressaient les murs de sa chambre. Elle était épuisée. Craignant qu’il ne perçoive les moindres de ses pensées, elle étouffa le juron qu’elle réservait au Tisserand, quitta son lit et se dirigea pieds nus jusqu’à la cuvette où elle faisait sa toilette. L’eau était froide. Elle s’aspergea le visage en frissonnant et, les yeux fermés, attrapa le linge pour s’essuyer. Le duc, soucieux des derniers préparatifs du siège, était certainement levé. Il disposait d’un quartier-maître et d’un capitaine mais il n’était pas du genre à déléguer à d’autres ce qu’il pouvait accomplir lui-même. Malgré la certitude dont elle avait fait preuve devant le Tisserand, Yaella n’était pas sûre de convaincre Rouel d’attendre un jour de plus. Cette rencontre l’inquiétait. Elle s’habilla en hâte et traversa le château jusqu’à la cour nord, où elle était sûre de le trouver. En tenue de combat, sa cape noir et or flottant derrière lui, il arpentait l’espace entre les chariots et ses hommes. Habituellement, un capitaine aneirien n’emportait pas tant de matériel au combat, mais si proche de l’ennemi – le château de Mertesse n’était qu’à une lieue de la rive sud de la Tarbin et Kentigern était encore plus proche de la rive nord –, Rouel avait estimé judicieux d’emporter tout l’armement dont ils auraient besoin pour le siège. Yaella devait reconnaître que c’était habile. Plutôt que de perdre un temps précieux à rassembler le bois pour construire les engins de guerre, ils seraient en mesure de lancer l’assaut presque immédiatement. Kentigern déserté, les portes affaiblies par Shurik, la vitesse était leur principal atout. Tout ce qui pouvait précipiter leur attaque ne pouvait qu’augmenter leurs chances de succès. D’immenses chariots chargés de longs madriers taillés dans le chêne longeaient le bord de la cour, attendant l’attelage qui leur permettrait de franchir la rivière avant d’atteindre le pic. En plus des soldats, Rouel avait prévu une centaine d’ouvriers et une douzaine de maîtres charpentiers. Pour cette raison, le quartier-maître et ses hommes avaient rempli leurs propres chariots de provisions supplémentaires. Cette équipée était la plus grande entreprise jamais tentée par l’armée de Mertesse depuis la guerre des Moissons, presque cent cinquante ans plus tôt. Rien d’étonnant à ce que Rouel fût aussi pressé d’en découdre. Yaella, en retrait de Rouel, se joignit à l’inspection des hommes. Rien ne justifiait le délai qu’elle s’apprêtait à lui demander. Comprenant qu’il ne s’était pas aperçu de sa présence, elle toussota. — Bonjour, monseigneur. Il pivota. — Premier ministre ! s’exclama-t-il surpris avant de la considérer avec perplexité. Êtes-vous là depuis longtemps ? — À peine quelques minutes, monseigneur. Il acquiesça et reprit sa marche, lui faisant signe de l’imiter. — Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il. — Il me semble que les préparatifs sont en excellente voie. — En effet. Depuis des siècles, les hommes de Kentigern se vantent d’avoir une forteresse imprenable. Ils vont avoir une belle surprise. Nous allons les écraser. Yaella ne prit pas la peine de souligner que, sans l’intervention de Shurik, une telle idée ne lui serait jamais venue à l’esprit. N’ayant aucune raison de le vexer, surtout maintenant, elle enchaîna : — J’aimerais attirer votre attention sur un point, monseigneur. — Hep, vous là-bas ! s’exclama Rouel en s’arrêtant brusquement devant deux hommes qui s’exerçaient à l’épée. Une erreur pareille devant un Kentigern et vous êtes morts. Levez votre garde et votre écu. Comme ça, fit-il en joignant le geste à la parole. Allez-y. Il les observa quelques minutes avant de hocher la tête. — C’est mieux. Continuez et faites attention. Il s’éloigna. — C’est tout de même incroyable de les reprendre sur des gestes aussi élémentaires, fit-il contrarié. Excusez-moi, vous me parliez ? — Oui, monseigneur. Optant pour la franchise, elle poursuivit sans ambages : — Je crois qu’il serait sage de repousser notre départ d’un jour. — Comment ! s’exclama-t-il stupéfait. Par tous les démons et les flammes ! Pour quelle raison ferions-nous une chose pareille ? — Pour nous assurer la victoire, monseigneur. — Stupide ! Il reprit son inspection en secouant la tête. — Nous partirons aujourd’hui même ! J’en ai assez d’attendre. Ma patience a des limites. — Si nous attaquons ce soir, monseigneur, notre assaut est voué à l’échec. J’en suis certaine. — Comment pouvez-vous le savoir ? Votre ami n’a pas fait ce qu’il fallait ? — Shurik n’a rien à voir dans cette affaire, monseigneur. Il est parti avec son duc depuis deux jours, ce qui veut dire qu’il s’est occupé des défenses de Kentigern. Il a rempli sa mission. — Alors pourquoi attendre ? Lors de notre dernière rencontre, nous étions convenus de lancer notre attaque la troisième nuit du zénith. J’ai insisté sur le fait que le clair de lune serait à notre avantage. Nous étions tous d’accord. Cette nuit est venue, passée et nous sommes toujours là ! — En effet, monseigneur, mais à cette époque, nous pensions que le duc quitterait Kentigern plus tôt. — Votre ami a donc échoué. Rouel marchait si vite qu’elle avait du mal à le suivre. Comme il ne semblait pas avoir de destination précise, elle finit par l’attraper par le bras pour l’arrêter. — Je vous en prie, monseigneur, écoutez-moi. Kentigern a perdu sa fille. Malgré sa hâte de partir en guerre contre les Curgh, nous ne pouvions qu’espérer le voir quitter Kentigern à la date que nous voulions. Personne n’est responsable de ce retard et certainement pas Shurik. — Au contraire ! J’ai grassement payé votre ami pour qu’il fasse partir son duc à la date prévue et je découvre qu’il a échoué. Yaella réprima son rire. Si elle avait eu l’audace de suggérer à Rouel qu’elle pouvait lui faire faire ce qu’elle voulait au moment où elle l’avait décidé, il se serait mis hors de lui ! Les Eandi étaient d’une inconséquence risible. Quand les choses ne se déroulaient pas selon leurs plans, la responsabilité retombait toujours sur autrui. Il leur fallait un coupable, n’importe qui, pourvu qu’il fût blâmable. Cette caractéristique faisait partie de celles qui rendaient le travail des Qirsi auprès d’eux particulièrement pénible. Le laisser accuser Shurik était une injustice à laquelle elle refusait de se résoudre. Elle connaissait le Premier ministre de Kentigern depuis plus de vingt ans. Ils s’étaient rencontrés pendant leur apprentissage auprès du même maître qirsi, à Caerisse, peu de temps après leur Aspiration. Ils avaient appris ensemble à maîtriser et développer leur magie. Elle était l’une des très rares personnes à connaître la véritable étendue de ses pouvoirs. Ils avaient même découvert l’amour dans les bras l’un de l’autre. Elle se souvenait si bien de leur première nuit qu’elle n’avait jamais oublié le goût de ses baisers. C’était la nuit de leur Révélation. Elle avait connu d’autres hommes par la suite mais elle revenait toujours au confort des bras de Shurik, même aujourd’hui, même aux dépens de leurs vies. Maintenant que Shurik avait trahi son duc, il avait une chance de trouver asile en Aneira. Si Rouel l’accusait d’être responsable du report de leur départ, il ne lui accorderait jamais sa protection. — Si vous devez en vouloir à quelqu’un, c’est à moi qu’il faut vous en prendre. C’est moi qui ai suggéré de lancer le siège la troisième nuit. Je n’aurais pas dû. Il ne répondit pas immédiatement. À l’expression qui se peignait sur son visage, elle comprit qu’il aurait préféré s’en tenir à Shurik. Il semblait aussi profondément déçu, comme un petit garçon auquel on refusait une friandise. Il ne voulait pas repousser leur départ mais il dépendait trop de ses conseils pour imposer son désir. — Pourquoi pensez-vous que nous devions attendre ? se résigna-t-il enfin d’une voix sourde, les yeux fixés sur le sol. — Kentigern n’est parti que depuis deux jours à peine, monseigneur. Avant même que nous lancions l’attaque, dès que ses gardes nous verront approcher de la rivière, ils enverront un messager. À cheval, il rejoindra Aindreas en moins d’un jour. L’armée de Kentigern sera de retour avant que nous fassions place nette dans son château. Si nous attendons, si nous laissons Aindreas poursuivre un jour de plus vers l’est, le messager aura une plus grande distance à franchir et l’armée une plus grande à parcourir avant de revenir. Le temps qu’ils arrivent, la forteresse sera à nous. Le pic et ses défenses seront alors nos alliés. Son argument était d’une logique imparable. Rouel était convaincu mais il n’était pas prêt à l’admettre aussi facilement. Pensif, il se frotta le menton. — Notre plan est infaillible, monseigneur. Les dommages causés par Shurik sur le corps de garde ne seront pas découverts de sitôt. Nous disposons de la plus belle occasion jamais créée pour un duc de votre maison de défaire Kentigern et de s’en emparer. Ne laissons pas l’impatience ruiner cette chance. Un jour n’est rien en regard de la victoire qui nous attend. Ils reprirent leur marche en silence. Après avoir ruminé, tous muscles tendus, le duc hocha la tête d’un mouvement si imperceptible qu’elle faillit ne pas le voir. — Très bien. Faites savoir ma décision. Le quartier-maître sera content. Je vais en profiter pour surveiller d’un peu plus près l’entraînement et montrer à mes hommes comment se battre sans se faire embrocher. — Excellente idée, sourit Yaella, profondément soulagée. La victoire est à nous, j’en suis sûre. Le duc acquiesça avant de s’éloigner. Il lui faudrait un certain temps pour digérer sa déception. C’était toujours le cas. Mais il s’était rangé à son opinion et cela seul comptait. Si le succès de leur attaque atteignait le Tisserand assez tôt, il n’aurait pas besoin de la convoquer en rêve avant longtemps. Le ministre partit informer le capitaine et le quartier-maître. Wyn Stridbar, le capitaine, se montra laconique au contraire du quartier-maître qui, comme l’avait deviné le duc, accueillit la nouvelle avec un soulagement évident. Yaella ensuite retourna dans sa chambre. Qu’elle fût une femme ou à cause de la tendance qu’avait Rouel à tout gérer lui-même, le duc fit peu appel à elle pour la suite des préparatifs de guerre. Elle passa donc le reste de la journée et le matin suivant à vaquer à ses occupations. Elle ne retourna dans la cour que le quatrième jour suivant le zénith, après les cloches de midi. Des hommes préparaient les attelages, d’autres chargeaient les dernières provisions. Les soldats, polissant leurs lames ou testant la résistance de leurs arcs, devisaient tranquillement. Quelques-uns, bien que l’heure ne fût plus à l’entraînement, pratiquaient encore. Comme la veille, Rouel était en tenue de combat. Remarquant le costume de cavalière et l’épée qu’elle avait à sa ceinture, le duc s’approcha d’elle, un large sourire aux lèvres. — Vous avez tout d’un soldat, Premier ministre. — Je crains que votre compliment ne soit exagéré, monseigneur, lui répondit-elle lui rendant son sourire. — J’ai pris la liberté de faire seller votre cheval. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. — Pas le moins du monde, monseigneur. Je vous en remercie. Avec un coup d’œil vers son capitaine, il s’éclaircit la gorge. — J’ai pensé qu’il serait sage de partir un peu plus tôt que prévu, fit-il en revenant à elle. Au cas où nous rencontrerions un imprévu. Je veux être sûr d’atteindre les rives de la Tarbin au coucher du soleil. La forêt nous dissimulera aux yeux des Eibithariens. La forêt de Mertesse étendait une bande boisée peu profonde entre le château et la rivière. Comparée à la Grande Forêt d’Aneira, elle n’était qu’une futaie. Elle ne rivalisait en rien avec la forêt de Kentigern, beaucoup plus sombre et touffue que la plupart des Aneiriens considéraient pourtant comme un bosquet insignifiant. Mais elle couvrirait leur avance. Comme un enfant fautif, le duc attendait sa réaction. — Excellente idée, monseigneur, concéda-t-elle sans prêter la moindre attention à la satisfaction qui se lisait sur son visage. Cela permettra à nos éclaireurs de nous signaler le nombre et la position des gardes en faction sur les remparts de Kentigern. — C’est vrai, répondit le duc, heureux de cette trouvaille. Je vais le dire au capitaine. Il s’éloigna en hâte et Yaella, tout en saluant les hommes sur son passage, se dirigea vers sa monture. En temps normal, la plupart des soldats ne prêtaient aucune attention aux ministres qirsi. Certains jours, elle pouvait traverser tous les couloirs du château, et ils étaient nombreux, sans s’attirer plus que de vagues regards. D’après ce que Shurik lui avait dit, il en allait de même à Kentigern. Mais aujourd’hui, les hommes de Mertesse l’accueillaient comme un des leurs. Parce que cette nuit, ils le savaient, elle exercerait sa magie à leur profit. Son brouillard les dissimulerait aux yeux des archers de Kentigern et les flammes qu’elle ferait naître réduiraient en cendres les portes qui défendaient l’accès au château de l’ennemi. Même si elle ne tirait jamais l’épée qu’elle portait à sa ceinture, elle serait, au moins cette fois, leur égale. Malgré toute son aversion pour les Eandi, cette considération la flattait. Son chemin était beaucoup plus facile que celui de Shurik ou de nombreux autres Qirsi. Elle avait eu l’occasion de s’en rendre compte mais jamais avec une telle acuité. Sa trahison était subtile. Elle pouvait se dévouer à la cause qirsi tout en restant au service de son duc, le conseillant au mieux de ses capacités. Si tout se passait bien, Rouel n’apprendrait sa trahison que bien après son départ de Mertesse, et peut-être jamais. Shurik quant à lui, serait vite découvert. Quelle que soit l’issue de ce combat, le qualificatif de traître serait gravé sur son front pour le restant de ses jours. C’était un sort cruel. Cette réflexion ne fit que renforcer sa détermination à le protéger au moment où il s’enfuirait de Kentigern. Elle caressa l’encolure de son cheval et déposa un baiser entre ses naseaux. Sa selle avait besoin de quelques ajustements mais les garçons d’écurie avaient fait du bon travail. Son cheval était parfaitement brossé et prêt pour le voyage. Elle enfila ses gants et vérifia la boucle de son fourreau. Bien que le siège ne débutât que dans plusieurs heures, l’impatience la gagnait. Surprise de sa réaction, elle mit d’abord son enthousiasme sur le compte de son rôle dans cette étape importante du complot devant mener les Qirsi au pouvoir. Elle n’était pourtant pas dupe, quelle que soit sa fierté personnelle, ou même la force de son ambition, le combat l’excitait. L’armée de Mertesse avait besoin de sa magie mais elle espérait presque avoir l’occasion de sortir son épée. Elle avait appris le maniement des armes et pratiquait régulièrement. Sans avoir la force des hommes de Mertesse ou des soldats de Kentigern, elle était rapide et douée. Rouel ne la laisserait jamais combattre, se calma-t-elle, pas seulement parce qu’elle était femme, mais parce que sa magie lui était trop précieuse. Cette constatation ne l’empêcha pas, tandis qu’elle attendait que le duc et ses hommes bouclassent leurs derniers préparatifs, de sortir sa lame et de l’examiner. Du bout de ses gants, elle essuya la petite tache et les quelques traces de doigts qui ternissaient son éclat. L’armée quitta le château quelques minutes plus tard. Rouel, escorté de deux hommes portant la bannière noir et or des Mertesse, ouvrait la marche. Yaella, en compagnie de Wyn, avançait juste derrière. Les rues de la cité étaient pleines de monde. Les gens acclamaient leur duc et son armée avec une telle vigueur que le ministre craignit que leurs cris n’alertent les Eibithariens. D’autant que la procession de soldats, d’ouvriers, de chariots et de matériel pour les engins de guerre était si longue qu’il leur fallut du temps pour quitter l’enceinte de la ville. Dans la forêt de Mertesse, ils accélérèrent l’allure. Plutôt que de s’orienter au nord, directement sur Kentigern, ils empruntèrent la route du marais de Harrier. À l’est, la rivière était moins profonde et ils s’éloignaient des campements des hommes de Kentigern, stationnés à l’ouest, plus près du château. Ils atteignirent la lisière de la forêt bien avant le soleil couchant. Rouel, suivant ses conseils, décida de rester sous le couvert des arbres jusqu’à la tombée de la nuit. Sous le ciel gris, les eaux noires de la Tarbin grondaient doucement. De l’autre côté, la silhouette massive et blanche du Pic de Kentigern, plus proche que jamais, se dressait au milieu de la plaine. À son sommet, les pierres grises des murs de la forteresse s’accordaient parfaitement à la couleur des nuages. Quand le jour commença à faiblir, des torches apparurent sur les remparts. L’heure était venue. Le duc poussa ses hommes hors de la forêt. Ils se déplaçaient vite et dans un silence surprenant compte tenu de la taille de leur armée. Yaella sentait l’odeur des marais mais le sol, loin de la vase impraticable du marécage lui-même, était ferme. Tandis que les hommes franchissaient la rivière plus vite que le ministre ne l’aurait cru, les chariots se révélèrent plus difficiles à manier. Chargés comme ils l’étaient, certains s’enfoncèrent dans le lit boueux. Une partie des soldats revinrent sur leurs pas pour prêter main-forte à leurs conducteurs. De l’eau jusqu’aux cuisses, poussant, tirant, ils eurent beau se montrer efficaces, avant que le dernier chariot ne soit sorti de l’eau, plusieurs chevaux s’étaient mis à hennir de détresse. Rouel, qui observait la manœuvre depuis la rive nord, lâcha un juron. Il pivota sur sa selle et examina le château. D’abord, aucune réaction ne se manifesta mais, très vite, des cris se firent entendre. Des flammes plus vives apparurent à chaque tour et des gardes, armés de torches, envahirent les remparts. — Sortez-moi ces chariots ! hurla le duc, retenant d’une main sûre son cheval effrayé par la brusque tournure des événements. Il se tourna vers les soldats qui se tenaient à ses côtés. — Vous, allumez des torches. Déchargez les chariots qui ont franchi la rivière et mettez les ouvriers au travail. Je veux d’abord les escargots, puis le bélier et les catapultes. Suivez les ordres de Lord Stridbar. Wyn sauta de sa monture et lança ses ordres autour de lui. Ils prenaient un risque, mais un risque mineur. Les hommes de Kentigern qui stationnaient hors du château n’étaient pas nombreux. Le campement de la rivière ne servait qu’à empêcher les razzias des Aneiriens sur les fermes et les villages les plus proches de la frontière. La compagnie n’était pas de taille à repousser une invasion. Il était d’ailleurs fort probable que les soldats fussent déjà en route vers le château pour rejoindre le petit nombre de ceux qui n’étaient pas partis avec leur duc affronter l’armée de Curgh. L’alerte, que Rouel avait espéré déjouer en attendant la nuit dans la forêt, avait été donnée. Mais ils étaient encore à l’abri des archers de Kentigern. La forteresse se préparait à l’assaut. Aux cris des hommes d’Eibithar qui se mobilisaient s’ajoutaient les flammes des torches. Leur fumée noirâtre montait en volutes épaisses vers le ciel. Sur sa monture, Yaella frissonna. L’épée qui pendait à sa ceinture lui fit prendre conscience de la naïveté de ses rêveries. Comment avait-elle pu une seule seconde imaginer combattre, arme au poing, aux côtés des soldats de Rouel ? Elle n’avait qu’une hâte, celle de lever un brouillard et de s’y réfugier. À la droite de son duc, elle attendit que les derniers chariots quittassent les eaux de la Tarbin. Puis ils mirent pied à terre et surveillèrent la construction des engins de guerre. L’escargot, qui consistait en un abri assez bas, monté sur quatre roues, permettait à l’attaquant d’approcher sa cible à l’abri. Surmonté d’une double épaisseur de bois suffisamment solide pour bloquer les flèches et même les traits des arbalètes, il était en outre couvert de peaux de bêtes mouillées contre les flammes. D’un maniement délicat, il avançait lentement, surtout quand le terrain était aussi escarpé que celui qui entourait Kentigern, mais protégeait efficacement les hommes dissimulés dessous. Le bélier, également surmonté d’un toit de bois et de peaux humides, suivrait de très près. Même si Shurik s’était occupé de la porte, il serait nécessaire. Les catapultes en revanche seraient peut-être superflues. Mais les hommes de Kentigern s’attendaient à ce que les assaillants les construisent – toutes les armées le faisaient lorsqu’elles préparaient un assaut. S’il s’y soustrayait, Rouel risquait d’attirer l’attention des soldats de Kentigern sur la faiblesse de leurs défenses. Bien que rapide, la construction du bélier et de l’escargot demanda un certain temps. Les deux engins achevés, Rouel, en compagnie de Yaella, conduisit la moitié de ses hommes vers la base du pic, laissant les autres monter les catapultes. La route sinueuse qui se dirigeait vers le château était déserte. Tous les hommes disponibles étaient à l’intérieur des murs, prêts à répondre à l’attaque. Yaella, les yeux vers le ciel, guettait les flèches des archers d’Aindreas. — Quand on les voit, lui dit Rouel qui avait suivi la direction de son regard, il est trop tard. — Ils y mettront le feu. — Non, pas tout de suite. Pas avant que nous soyons devant la porte. Jusque-là, leurs flèches sont bien plus mortelles quand elles sont invisibles. Yaella acquiesça sans renoncer à guetter les nuages. L’escargot abritait une bonne centaine d’hommes et plusieurs douzaines tenaient sous le bélier. Le reste monterait sans protection. — Dispersez-vous ! ordonna le duc. Agglutinés, vous êtes des cibles faciles. Il se tourna vers Yaella. — Nous avons besoin de votre brouillard, Premier ministre, sur toute la route, aussi longtemps que vous le pourrez. — Bien, monseigneur. Avant qu’elle ait le temps d’invoquer sa magie, un cri s’éleva du château. — Boucliers ! hurla le duc en plaçant son écu au-dessus de sa tête. Yaella tendit la main vers le sien. Défaisant en hâte la lanière qui le rattachait à sa selle, elle le laissa échapper et il tomba sur le sol. Déjà, les flèches sifflaient autour d’elle. Tétanisée, elle prit sa tête entre ses bras et s’inclina sur l’encolure de son cheval. Une pluie de flèches s’abattait sur eux. Beaucoup se fichaient dans les boucliers ou sur le sol, d’autres rebondissaient parfois sur les rochers avec une étincelle. Celles qui atteignaient leur but provoquaient d’atroces cris de souffrance. Un cheval poussa un hennissement strident dont l’écho vint mourir sur le mur du château. Mais elle fut épargnée. — Vos brumes, Premier ministre, tout de suite ! Yaella ferma les yeux et se concentra comme un chanteur avant « L’élégie pour Shanae ». Au lieu de la note d’ouverture, si haute et si pure, elle chercha dans ses veines, son cœur, la source vive de son pouvoir. Les discussions des Qirsi sur l’origine de leur magie étaient inépuisables. Certains prétendaient qu’elle se nourrissait de leur énergie vitale, que c’était pour cette raison que son emploi les épuisait et réduisait leur espérance de vie. D’autres, comme son père, pensaient qu’elle résidait dans leur esprit, comme la mémoire et les pensées, et que le coût exigé, bien qu’impalpable, n’en était pas moins élevé. Yaella, dans un moment comme celui-ci, était incapable de faire la moindre distinction entre le charnel et le spirituel. Réduits à sa magie, son corps et son esprit n’étaient que des vecteurs exprimant le pouvoir dont elle était porteuse. C’était magnifique. Elle avait l’impression d’être une flamme, une lumière. Voilà, avait-elle depuis longtemps décidé, ce que signifiait être qirsi. Les Eandi regardaient son peuple et ne voyaient que des yeux jaunes et des cheveux blancs, des peaux pâles et des corps frêles. Il n’en était rien. Le don de lire le futur, celui de créer une flamme dans le creux de sa main, l’art de faire sortir un brouillard de terre ou de façonner la matière, tel était le sens, profond et véritable, de la vie d’un Qirsi. Elle ouvrit les yeux sur les premières bandes de vapeur qui, sortant du sol, léchaient les pieds des hommes de Mertesse. Très vite, l’immense nuage ondulant qui continuait de s’épaissir les enveloppa. Elle conjura une légère brise pour étendre la brume sur l’ensemble des soldats et de la route jusqu’à la forteresse. Elle œuvra jusqu’à ce que la totalité du pic disparaisse derrière son épais brouillard. Les archers de Kentigern pouvaient toujours lancer leurs flèches en direction de la route, ils ne voyaient plus leurs cibles. Même les torches des soldats de Rouel étaient invisibles. Capable de ménager un espace entre la base de son nuage et le sol, le duc et ses hommes, eux, se voyaient correctement. — Vous pouvez approcher du château, monseigneur, fit-elle, la voix tendue par l’effort. — Combien de temps pouvez-vous nous protéger ? — Je l’ignore. Conjurer la brume est le plus difficile, la maintenir requiert beaucoup moins de magie. — Mais il en faut quand même. — Oui. Je ferai de mon mieux, monseigneur. Mais pour le bien de tous, faites vite. Sans plus attendre, le duc tourna son cheval en appelant ses hommes à l’assaut. Une nouvelle volée de flèches, sifflant comme les serpents de Kebb, tomba du ciel. Les hommes de Kentigern ne voyaient pas ceux de Rouel mais ils connaissaient les lacets de la route et la brume qui étouffait le bruit de leurs tirs donnait aux soldats de Mertesse l’impression trompeuse d’être en sécurité. Moins d’hommes cependant furent touchés et l’armée progressait. Yaella commençait à éprouver un mal de tête lancinant et la froideur du brouillard la faisait trembler. Elle n’aurait pas pu se tenir debout. Les yeux fermés, concentrée sur la brume, elle s’accrochait à sa monture comme à une planche de salut. Le duc dut crier son nom à deux reprises pour empêcher son cheval de piétiner les hommes qui marchaient devant elle. Ouvrant les yeux, elle s’aperçut que l’escargot avait atteint les douves. Sous leur abri, les hommes s’employaient à les combler. Tandis qu’ils installaient les madriers apportés par leurs camarades, les flèches frappaient l’escargot sans répit. Beaucoup étaient enflammées. Le bois avait pris feu. Mêlée à la brume et à la lumière des torches, la fumée diffusait une sinistre lueur orangée. Du haut des remparts, les soldats déversaient des pots de glu et de poix enflammée, éclaboussant les engins et les hommes qui hurlaient comme les âmes des damnés du Royaume du Dessous. Yaella, luttant contre la fumée et l’odeur du goudron, larmoyait. Une violente quinte de toux lui laissa la gorge sèche et râpeuse. Au milieu des morts et des premiers blessés, Rouel passait d’un côté à l’autre de l’escargot, vociférant ses ordres, exhortant ses hommes à se dépêcher. Les madriers installés, les soldats firent reculer l’escargot et venir le bélier. Yaella, éclaircissant la brume le temps de localiser la porte, enflamma le pont-levis. Tandis qu’il s’embrasait, les soldats prirent leur élan. Un premier coup ébranla la paroi. D’autres pots de glu et de goudron tombèrent du haut des remparts. Des hurlements effroyables s’élevèrent de leurs rangs. Malgré la brume, les soldats étaient des cibles faciles. Les hommes de Kentigern savaient où les trouver. L’envahisseur était à leur porte et les hommes d’Aindreas déchargeaient leurs arcs et leurs arbalètes à une vitesse désespérée. Au milieu de la confusion, des cris et du vacarme, le ministre perçut le grondement d’un nouvel engin sur la route. — Levez la brume ! lui ordonna Rouel. Wyn arrive avec les catapultes. Yaella, laissant le nuage se dissiper, conjura un vent pour balayer les dernières volutes, étrangement paresseuses dans le chaos qui l’entourait. Les hommes de Wyn avaient déjà placé de grosses pierres dans les cuillères de bois et relevé les bras des trois engins. Dès que le sommet des tours fut visible, le capitaine hurla un ordre. Le premier bras, immédiatement lâché, propulsa son fardeau vers la plus proche des tours. La pierre, passant trop haut, manqua son but. Les archers pourtant reculèrent. Le second jet fut trop bas et le projectile heurta la façade sans provoquer de gros dégâts. Mais le troisième tomba juste. La pierre s’écrasa au sommet de la tour sud, envoyant des corps voler dans toutes les directions. À partir de cet instant, les détails du combat échappèrent à Yaella. Sa brume dispersée, personne n’était en sécurité. Puisque les Qirsi étaient les premières cibles dans ce genre de batailles, Rouel lui ordonna de s’abriter sous l’escargot avec les blessés. À bride abattue, elle rejoignit l’engin stationné en contrebas. Sautant à bas de sa monture, elle courut se mettre à l’abri et regretta aussitôt son geste. L’endroit était exigu. La chaleur était insupportable et l’air chargé d’une écœurante odeur de sueur, de sang et de peur. Le nombre de blessés, gémissant de douleur, presque empilés les uns sur les autres, était impressionnant. Deux guérisseurs qirsi, s’efforçant de soulager leurs blessures, s’affairaient au milieu d’eux. — Premier ministre ! s’exclama le plus âgé en la voyant entrer. Vous êtes blessée ? — Non, le rassura Yaella. Le duc m’a envoyée ici. Il ne veut pas que je me fasse tuer. — Avez-vous le pouvoir de guérir ? — Non seulement celui des brumes, du feu et du glanage. Les deux Qirsi échangèrent un regard soucieux. A cette seconde, Yaella aurait donné n’importe quoi pour leur venir en aide. — Pouvez-vous nous aider avec les bandages ? — Bien sûr, se hâta-t-elle de répondre. Durant des heures interminables, sa vie se réduisit aux chiffons qu’elle déchirait et posait sur des blessures dont elle était à peine capable de supporter l’horreur. Certains hommes étaient brûlés aux mains et au visage. D’autres avaient des flèches enfoncées si profondément dans leur chair qu’on ne pouvait que briser la tige et comprimer le flot de sang qui s’écoulait de la plaie. Yaella, refusant de regarder les visages de ceux dont elle s’occupait, allait de blessure en blessure, de plaie en plaie, notant les progrès de l’assaut aux bribes des récits qu’elle distinguait ici et là entre les sanglots et les plaintes. Et puis un cri de triomphe secoua les rangs des hommes de Mertesse. Le pont-levis avait lâché. Peu après, elle entendit une autre clameur, puis une troisième. Les herses avaient cédé. Shurik n’avait pas volé son argent. Aux cris des combattants s’ajouta alors le bruit des épées. La bataille faisait rage. Des hommes se battaient non loin de l’escargot. Elle entendit la voix de Rouel couvrir celle de ses hommes : « Pour Mertesse ! » Une clameur enthousiaste lui répondit. Yaella déchira des tissus et banda des plaies pendant longtemps encore. Ses vêtements étaient couverts de sang. Peu à peu le vacarme de la bataille reflua vers le château. Brusquement, un jeune soldat passa la tête sous l’abri. — Ça y est ! s’exclama-t-il, son visage juvénile fendu d’un sourire plein de fierté. Les portes ont cédé ! Elle hocha rapidement la tête avant de reporter son attention sur l’homme allongé devant elle. Quelques instants plus tard, un autre soldat se présenta. Sa blessure ouverte à la tempe avait laissé une traînée de sang séché sur sa joue, son menton et sa cotte de mailles. — Venez, lui dit-elle pour le soigner. — Pas le temps, répondit-il. Le duc vous attend dans le château. Étonnée d’apprendre que Kentigern était tombé si vite, elle le suivit dans la nuit. Des corps sans vie étaient étendus autour de l’escargot. Comme de sinistres broches, les flèches qui les avaient tués se dressaient sur leurs cadavres. Les soldats d’Aindreas n’avaient épargné ni la glu ni la poix. Le sol était parsemé de taches sombres. En de nombreux endroits, les murs gris du château portaient les impacts des pierres lancées par les catapultes. Le pont-levis, brûlé par les flammes qu’elle avait conjurées, déchiqueté, était coupé en deux. Chaque moitié, retenue par les grosses chaînes métalliques, pendait des deux côtés de la grande porte. Les herses, tordues comme après le passage d’une tornade monstrueuse, gisaient sur le sol. À l’intérieur des murs, le château retentissait de cris. Au-dessus des tours, de lourdes volutes de fumée noire, reflétant la lueur des torches et des flammes de la bataille, s’élevaient dans la nuit. Partout retentissait le bruit métallique des épées. Des hommes se battaient encore sur les remparts. La bataille n’était pas encore gagnée. Elle retrouva Rouel, le visage maculé de sueur, de suie et de terre, juste après la grande porte. Il était blessé à l’épaule et la cuisse mais semblait ne pas en souffrir. — Vous me cherchez, monseigneur ? — Comment vont les blessés ? — Certains mieux que d’autres, répondit-elle. — Ils sont nombreux ? — Oui. Un éclat de voix détourna son regard vers la cour. — Comment se passe la bataille, monseigneur ? Il revint sur elle, avec une grimace qu’elle traduisit comme un pénible sourire. — Les hommes de Kentigern se défendent. Ils connaissent leur château mieux que nous. La victoire risque d’être difficile. Mais nous sommes entrés. Ils vont avoir du mal à nous jeter dehors. Je vous remercie, vous et votre ami. Je vous ai appelée parce que le vent souffle la fumée des combats vers le nord-est, en direction d’Aindreas. Elle leva les yeux pour constater qu’il avait raison. — Pouvez-vous conjurer un vent pour l’envoyer sur Mertesse, vers la mer, n’importe où pourvu qu’il change de direction ? Elle faillit éclater de rire. Même si elle n’avait pas été complètement épuisée, même si elle ne s’était pas autant investie dans le brouillard qu’elle avait levé pendant leur approche, elle aurait été incapable de créer un tel vent. Elle n’était qu’une Qirsi. pas Morna. — Non, monseigneur, lâcha-t-elle sombrement. Mes pouvoirs ne sont pas aussi puissants. Je suis désolée. Les lèvres pincées, il regarda le ciel. — Aindreas ne va pas manquer de voir la fumée. Il comprendra tout de suite ce qui s’est passé. — Oui, monseigneur. — Nous avons bien fait d’attendre un jour de plus. — En effet, répondit-elle mais son esprit était ailleurs. Les vents dominants de Kentigern, comme de Mertesse, venaient de l’océan d’Amon. Ils soufflaient vers l’intérieur des terres. La fumée aurait dû être poussée vers les marais et la steppe de Caerisse, pas vers Heneagh. Quelqu’un souhaitait qu’Aindreas soit au courant. Peut-être Morna. Ou le Tisserand. Il en était capable. Il en avait la puissance et personne ne désirait plus que lui faire éclater la guerre entre Eibithar et Aneira. 12 Lisière nord de la forêt de Kentigern, Eibithar À la seconde où Aindreas avait franchi les murs de son château, rien ne s’était déroulé comme il l’avait espéré. Juste après les cloches de midi, le jour du départ, alors que Villyd donnait ses derniers ordres à ses hommes, le ciel s’était éclairci. Le duc s’était convaincu que le temps se lèverait avant leur départ, ou dans l’après-midi. Il n’en avait rien été. Au moment où la colonne débouchait dans les rues de la cité, la pluie avait redoublé. Il avait exigé que tous les habitants de Kentigern viennent saluer les soldats. Personne, bien sûr, n’avait osé lui désobéir. Sous la pluie froide et battante, le peuple avait attendu que les troupes descendissent la longue route sinueuse du pic. Lorsque Aindreas et ses hommes avaient enfin pénétré dans la cité, la foule était trempée et ses acclamations contraintes. Aindreas n’avait pas été le seul à s’en rendre compte. Au lieu de puiser sa force dans l’enthousiasme des encouragements populaires, l’armée avait semblé s’assombrir, comme si, au fil de sa progression dans les rues noires de monde, elle saisissait l’injustice de partir au combat dans de telles conditions. Le départ avait été pitoyable. Hors de la ville, Aindreas avait accéléré l’allure. S’il voulait atteindre les rives de l’Heneagh avant Hagan et les troupes de Curgh, il n’avait pas le choix. Sur la plaine qui s’étirait entre le château et la forêt de Kentigern, il avait constaté l’uniforme et grise lourdeur du ciel. La route n’était plus qu’une bande de boue rougeâtre, par endroits si épaisse qu’elle était presque impraticable. Plutôt que de les voir s’épuiser dans la boue, il avait autorisé ses soldats à rompre les rangs pour marcher dans l’herbe haute. Les attelages n’avaient pas eu cette chance. Les chevaux, soufflant, peinant, muscles tendus, tiraient des chariots qui ne cessaient de s’embourber. Deux d’entre eux avaient perdu une roue. Il avait fallu les réparer à la lumière crépusculaire. Leur chargement, heureusement, ne s’était pas renversé. C’était bien la seule chose dont ils eurent l’occasion de se réjouir ce jour-là. La nuit était venue sans qu’ils fussent même à l’abri de la forêt. Si Aindreas avait nourri le moindre espoir d’une halte ce soir-là, il serait mort sur la route. Ils n’avaient presque pas avancé. Les lunes, derrière les nuages, étaient évidemment invisibles. Alors qu’il avait compté sur les astres nocturnes pour les accompagner, ils avaient dû marcher à la lueur des torches. Mais ils avaient marché et atteint la forêt. La pluie tombait toujours. Protégés par les arbres, ils étaient moins mouillés. L’air cependant était bien trop chargé d’humidité pour que leurs vêtements séchassent. Aindreas tenta de se rassurer en se disant que ses hommes, réchauffés par la marche, résistaient mieux que lui. Frigorifié, il se sentait tellement misérable qu’il finit par mettre pied à terre. Quelques instants après, Shurik l’imitait. Le duc jeta un coup d’œil à son Premier ministre et lui fit un sourire que le Qirsi lui rendit. Derrière, il regarda ses hommes. Il ne s’attendait certes pas à des mines réjouies – il n’était pas stupide – mais le spectacle était affligeant. Les visages n’exprimaient même pas de la colère ou du ressentiment, c’eût été quelque chose ; dénués de la moindre expression, les hommes semblaient aussi étrangers à leur sort qu’à la cause de leur duc. Personne ne parlait. Les seuls bruits étaient celui de leurs pas traînants, le hennissement occasionnel d’un cheval, et l’incessant ruissellement de la pluie sur les feuilles. — Connaissez-vous un chant de guerre, Shurik ? Le ministre contempla son duc comme s’il lui avait demandé de voler. — Non, monseigneur. Aucun. — Il nous en faut. Ces hommes donnent l’impression de marcher à la mort, pas au combat. Il fouilla sa mémoire ; son père en chantait tout le temps quand il était enfant. Il les détestait mais là n’était pas la question. Marchons, avec notre déesse, vers l’honneur et la gloire, Nos amours sont restés au pays, le voyage sera long, Mais nos lames scintillent, nos carquois sont légion. Nous partons nous battre et gagner la victoire. C’était la marche d’Orlagh, dédiée à la déesse de la guerre, une des chansons préférées de son père et l’une des rares qu’Aindreas eût jamais appréciées. Le duc se retourna. Certains soldats avaient levé les yeux. Parmi eux, quelques-uns souriaient. Lorsqu’il reprit son chant, sa voix n’était plus la seule à s’élever vers le ciel. Par monts et par vaux, longeant les rivières et les champs, Portés par le soleil ou l’amour d’une belle, Nous avons foi en notre déesse. Sur nous elle étend Son bouclier, son glaive, et pourfend les rebelles. Ni pour l’or ou l’argent, pour nos terres nous luttons. À notre roi béni, offrons notre bagage, Ni Bian ni ses démons n’ont autant de courage ! Orlagh est avec nous, à sa gloire nous chantons. Quand il entama le dernier couplet, la forêt retentissait. Leur chant s’acheva sur une telle acclamation qu’Aindreas, sûr qu’on les entendait depuis Braedon, sourit pour la première fois de la journée. — Bravo, monseigneur, salua Shurik à ses côtés. — Il fallait y penser, répondit le duc. C’est à cause de cette fichue pluie. — Oui, monseigneur. Le Qirsi hésita avant de poursuivre : — Allons-nous faire une halte ? Son ministre semblait tellement épuisé qu’Aindreas se demanda comment des corps si frêles et si peu résistants pouvaient receler une magie aussi extraordinaire. — Non. Pas tout de suite. La pluie nous a fait perdre beaucoup de temps. Si vous êtes fatigué, montez à cheval et laissez faire votre monture. Le ministre ébaucha un malheureux sourire. — Oui, monseigneur, je crois que je vais suivre votre conseil. Aindreas haussa les épaules. Shurik souffrait peut-être mais ses hommes avaient retrouvé leur combativité. La nuit s’écoula rapidement. La pluie n’avait pas cessé mais les soldats parlaient, plaisantaient et riaient. Tout rentrait enfin dans l’ordre. Deux heures avant l’aube, ils s’arrêtèrent, le temps d’une collation de viande sèche, de pain et de fromage, suivie d’une courte sieste sur l’herbe humide. Aux premières lueurs d’un jour gris, ils se remirent en marche. Au cours de la matinée, la pluie se calma enfin mais le ciel resta couvert. À la tombée du jour, Aindreas comprenant qu’ils devraient, encore une fois, se passer du clair des lunes, décida de faire appel à son Premier ministre. Shurik, bien qu’en meilleure forme que la veille, dodelinait sur sa selle. Aindreas aurait préféré le laisser tranquille mais le temps ne lui laissait guère le choix. Il ralentit sa monture pour permettre à son ministre de le rattraper. — Quand la nuit sera tombée, j’aurais besoin de vous pour éclairer les hommes. Nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller notre huile. Shurik leva les yeux. — Bien sûr, monseigneur. Je ferai de mon mieux. Durant une brève seconde, Aindreas crut percevoir une pointe de profond mépris et de malveillance dans son regard. Surpris, il mit cette impression sur le compte d’une illusion, un jeu de lumière créé par les ombres de la forêt. Il était lui-même épuisé, comme eux tous. Il ne put cependant s’empêcher d’observer le Qirsi, comme s’il craignait de voir renaître cette expression étrange. — Voulez-vous autre chose, monseigneur ? — Non, répondit le duc en secouant la tête. Faites de votre mieux. Quand vous serez fatigué, nous nous arrêterons pour la nuit. — Très bien, monseigneur. D’un claquement de langue, Aindreas poussa son cheval et s’éloigna du Qirsi sans que son malaise se soit envolé. À la nuit tombée, Shurik leva sa dague et créa une flamme, brillante comme la lumière d’un phare, au bout de sa lame. Les hommes en queue de colonne durent allumer des torches mais ils étaient peu nombreux. De longues heures s’écoulèrent avant que le visage du Premier ministre ne luise de sueur et que son bras se mette à trembler. Il avait souvent changé de main, comme un serviteur faisant passer son plateau d’un côté et de l’autre, mais sa fatigue était de plus en plus visible. Une fois encore, le duc ralentit. — Voulez-vous vous reposer ? — Non, monseigneur, pas tout de suite mais… bientôt. Son épuisement était palpable. Aindreas se dit que ce serait l’affaire de quelques minutes. Ils parcoururent pourtant plus d’une demi-lieue avant que Shurik, exténué, ne laisse mourir sa flamme. Le duc aurait volontiers continué, mais ses hommes avaient besoin de repos. S’il se montrait trop exigeant, ils seraient incapables de se battre, même s’ils atteignaient la rivière avant les Curgh. Ils n’avaient pas couvert autant de distance qu’il l’espérait cette nuit-là, mais au moins avaient-ils rattrapé une partie du temps perdu. L’aube suivante se leva, comme les précédentes, sur un jour gris et froid. Il ne pleuvait pas mais les nuages étaient aussi denses. Au milieu de la clairière où ils s’étaient arrêtés, les yeux levés vers le ciel plombé, Aindreas lâcha une bordée de jurons. Après toutes les épreuves qu’il avait traversées, il ne comprenait pas l’acharnement des dieux. Qu’avait-il fait pour mériter une telle adversité ? Refusant de céder au découragement, il rassembla ses hommes et lança le signal du départ. Malgré son infortune, le temps perdu, il était convaincu de pouvoir atteindre la lisière nord de la forêt de Kentigern avant le soir. Il avait donc convoqué Villyd pour lui demander de pousser les hommes et de les maintenir à une allure aussi rapide que possible. Shurik semblait en meilleure forme. Cette nuit de sommeil n’avait pas été superflue. Il serait en état de les éclairer plus longtemps, s’ils en avaient besoin. Ce ne fut pas le cas. S’ils atteignirent l’orée de la forêt à la nuit tombante, ce fut pour découvrir que, dans la plaine qui s’étendait devant eux, l’armée des Curgh dressait déjà son camp. L’ennemi avait franchi la rivière et mis assez de distance entre eux et ses rives pour avoir l’avantage du terrain. L’armée de Kentigern était trop près de la forêt pour espérer flanquer l’adversaire. Tromper les hommes de Javan et les attirer dans le sous-bois, où la bataille serait plus égale, ne serait pas facile. Hagan n’était pas naïf. Il attendrait patiemment qu’Aindreas se découvre. Leur seul espoir était le retrait. Quelques jours plus tôt, Shurik avait souligné que, au milieu des arbres, l’armée de Kentigern serait à son avantage. Devant l’armée de Curgh, composée d’un bon millier d’hommes robustes dont les épées et les heaumes luisaient aux dernières lueurs du jour, Aindreas n’en était pas si sûr. Mais au moins seraient-ils sur un pied d’égalité. Il ne pouvait pas en dire autant de la plaine occupée par l’ennemi. Faire reculer ses troupes lui permettrait d’attendre les hommes de Curgh dans les bois. Les espions de Hagan ne les avaient pas encore repérés ; s’il pouvait surprendre l’adversaire au moment où, reprenant sa route, il pénétrait dans la forêt, Kentigern aurait le dessus. Au moment où il allait donner ses ordres, cette possibilité, à son tour, s’évanouit. Deux éclaireurs surgissaient de la forêt au triple galop, l’un à l’ouest, l’autre à l’est. Il était inutile de vouloir les rattraper. L’alerte était déjà donnée. De son point d’observation, Aindreas vit les soldats de Curgh tourner la tête dans leur direction. — Archers ! cria Villyd presque instantanément. Plusieurs hommes, leur flèche déjà prête, se précipitèrent vers leur capitaine. — Non, intervint Aindreas. — Mais, monseigneur, protesta Villyd stupéfait. — C’est trop tard, laissez-les. Il les aurait tués de ses propres mains. Mais les hommes de Javan se battaient déjà pour leur duc – et même, à leurs yeux, pour le roi –, il eût été stupide de leur offrir deux raisons supplémentaires de se venger. À cette seconde, Aindreas aurait donné n’importe quoi pour une flasque de vin. — Ils savent que nous sommes là, expliqua-t-il à Villyd puis à Shurik. Que faisons-nous ? Le capitaine s’éclaircit la voix. — Ils sont en meilleure position que nous, monseigneur. — Par tous les démons, vous me prenez pour un imbécile ? Je sais bien qu’ils ont l’avantage du terrain ! Ce que je vous demande c’est ce que nous devons faire compte tenu de ça ! — Des pourparlers, avança Shurik. Pour tester leur confiance. Ils tiennent la plaine mais ils n’ont pas leur duc. Nous si. Nous détenons aussi le fils MarCullet. Ils ne cherchent peut-être pas l’affrontement. Dans ce cas, nous sommes en position de force. — Excellente idée, opina le duc. Allez-y. Le Qirsi prit la bannière argent et bleu d’un des soldats d’escorte et sortit à découvert. Ses longs cheveux blancs soulevés par le vent, il chevaucha sur une bonne distance puis mit pied à terre et planta son fanion. Sans un regard pour l’ennemi, il remonta en selle et fit demi-tour. Les couleurs de Kentigern flottaient dans la plaine. La réplique de Curgh ne tarda pas. Quelques minutes après le retour de Shurik, le temps de tenir conseil, un cavalier solitaire, portant la bannière brun et or des Curgh, quittait les rangs ennemis. C’était un Eandi aux cheveux châtain clair, peut-être Hagan en personne. Il s’arrêta non loin de la bannière de Kentigern et, sans poser pied à terre, planta la sienne. Les deux drapeaux, le lynx et l’ours, se faisaient face. Il n’y avait pas si longtemps, à peine plus d’un cycle, les deux maisons étaient sur le point de conclure une alliance. Elles s’apprêtaient aujourd’hui à des pourparlers de guerre. — Shurik, Villyd, je vous veux avec moi. Et quatre archers. Il se serait senti plus en sécurité avec davantage d’hommes mais la coutume n’en autorisait que quatre. — Très bien, monseigneur, approuva Villyd. Souhaitez-vous partir maintenant ? — Patientons jusqu’à ce qu’ils bougent. — Ils vont vous attendre, objecta Shurik. C’est vous qui avez demandé à parlementer. Mais c’étaient eux qui marchaient sur lui ! Ça ne comptait donc pas ? — Très bien, se contenta-t-il de répondre en ravalant sa colère. Finissons-en. La nuit allait bientôt tomber mais il faisait moins sombre sur la plaine que sous les arbres. Avant même qu’Aindreas ait atteint les deux bannières, le capitaine des Curgh se portait à leur rencontre. Il était accompagné de la duchesse, d’un Qirsi à la chevelure clairsemée qu’Aindreas ne connaissait pas et de quatre archers. — Votre armée est bien petite, Hagan, commença Aindreas tandis que le capitaine tirait sur ses rênes pour arrêter sa monture. Vous espérez faire céder mon château avec ça ? Hagan se hérissa mais ne dit rien. La duchesse prit la parole. — En l’absence de Javan, c’est mon armée et ma bannière, Aindreas. C’est moi votre interlocutrice. Elle portait une cotte de mailles. Une épée, glissée dans un fourreau de cuir très simple, était attachée à sa ceinture. Ses longs cheveux blonds étaient noués sur sa nuque et son visage, pris d’une légère rougeur, était dégagé. Elle semblait petite sur sa monture mais elle se tenait avec grâce et une véritable aisance. Si la bataille lui faisait peur, elle n’en montrait rien. Aindreas ne l’avait jamais vue aussi belle. — Comme vous voulez, ma chère, répondit-il mordant. Tout le plaisir est pour moi. Ce n’est pas si souvent qu’un duc a l’occasion de parlementer avec un ennemi aussi séduisant. — Doucement, Kentigern ! intervint Hagan avec vivacité. C’est à la reine que vous parlez. Shonah leva la main. — Ne vous inquiétez pas, Hagan. Ses yeux, deux émeraudes brillantes, étaient fixés sur Aindreas. — Vous avez demandé cette rencontre, poursuivit-elle. Que voulez-vous ? — J’ai peut-être déposé ma bannière en premier, mais c’est vous et votre armée qui marchez sur Kentigern. C’est donc à moi de vous poser cette question. La duchesse n’hésita pas une seconde. — Fort bien. Je veux que vous relâchiez immédiatement mon mari, mon Premier ministre, Xaver MarCullet et le reste de mes hommes injustement retenus dans vos prisons. Si vous refusez, nous balayerons votre armée et prendrons votre château. C’était si bien tourné qu’Aindreas se demanda s’il n’avait pas sous-estimé la duchesse. Gardant ses réflexions pour lui, il secoua la tête en riant. — C’est une menace ridicule, Shonah. Un guerrier plus expérimenté s’en rendrait compte. Kentigern n’a cédé à aucun assaut depuis des siècles. Ce n’est pas devant vous qu’il va tomber. — Vraiment ? Combien d’hommes avez-vous laissés à Kentigern, Aindreas, cinq cents ? Mon armée est aussi grande que la vôtre et nous occupons la plaine. Quand nous vous aurons battus, qui nous arrêtera devant vos murs ? Elle tenait ses informations de ses espions. Mais sa confiance, l’aisance avec laquelle elle s’exprimait avaient quelque chose d’inquiétant. — Tout cela est ridicule, Shonah, répéta-t-il en s’efforçant de se maîtriser. Votre hypothèse de départ est entièrement fausse. Javan et ses hommes ne sont pas prisonniers. Ils sont mes invités. Croyez-vous sérieusement qu’ils aient envie de quitter le château avant qu’on ait retrouvé votre fils et statué sur son sort ? Hagan pointa un doigt menaçant sur lui. — Vous n’êtes qu’un menteur ! — Mesurez vos paroles, capitaine, siffla Aindreas. Je suis le duc de Kentigern et j’attends que l’on me traite avec respect. — Vous êtes un traître, qui a emprisonné son roi ! — Ça suffit ! s’exclama Shonah en les dévisageant avec colère. Hagan, sans ôter la main de la garde de son épée, détourna les yeux. Aindreas ne cessa pas de le dévisager mais il sentait le regard de Shonah peser sur lui. — Vous dites que mon mari est votre invité, reprit-elle d’une voix égale. Ses lettres disent le contraire. Il est retenu dans la tour carcérale, ainsi que tous ceux qui l’accompagnaient. Il ne peut pas sortir, ne peut parler avec ses hommes. Est-ce ainsi que vous traitez tous vos invités, Aindreas ? — Non, madame, répliqua-t-il en tournant les yeux vers elle. Uniquement ceux dont les héritiers assassinent mes enfants. Il se moquait de savoir qui tenait la plaine ou possédait l’armée la plus forte, il voulait les broyer tous, la duchesse autant que son capitaine. — S’il était prisonnier, il serait au cachot, comme votre fils jusqu’à son évasion. J’aurais dû le pendre haut et court le jour où nous avons découvert Brienne. J’ai commis une grave erreur en l’épargnant ce jour-là, une erreur que j’ai bien l’intention de corriger dès que j’en aurais terminé avec vous. Il n’attendit pas de réponse, il ne regarda même pas Shurik ou Villyd. D’un coup de rêne et de talons, il fit demi-tour et s’élança au galop vers les bois. Le Qirsi et son capitaine le suivaient de près, mais son esprit était sur la bataille qui s’annonçait et à laquelle il n’avait pas l’intention de se dérober. La position de Shonah et de son armée était une difficulté, mais une difficulté qui n’était pas insurmontable. Tavis lui avait échappé et il avait épargné Javan. Avant l’aube, il aurait sa revanche. * La duchesse rejoignit son campement en silence. Hagan l’observait attentivement mais elle était aussi douée que son mari pour dissimuler ses réflexions. Son visage était impassible. — La discussion s’est déroulée comme on pouvait s’y attendre, madame, offrit le second ministre à ses côtés. Lord Kentigern ne cherche pas à éviter la guerre. Je crois qu’il voulait surtout juger votre détermination. Hagan n’appréciait pas le ministre mais il devait reconnaître qu’il avait raison. — Je partage l’analyse de Danior, madame, renchérit-il. Aucune de vos paroles ne saurait éviter le bain de sang qu’il veut déclencher. — Que dites-vous ? sursauta la duchesse en les regardant tour à tour. Puis elle balaya l’air d’une main impatiente. — Je sais tout ça. Arrêtez de me traiter comme une enfant. Aindreas voulait savoir si j’avais peur. C’est pour ça qu’il a déposé sa bannière. Une expression plus douce se dessina sur son visage. — Mais je l’ai trouvé très affecté. Il est si désespéré de venger sa fille qu’il se rend à peine compte de ce qu’il fait. Hagan et le ministre échangèrent un regard. — Madame, commença le capitaine, il retient le duc en prison. Il vient de nous dire qu’il a l’intention de le tuer. Cet homme ne mérite pas votre pitié. — Au contraire, Hagan. Vous me croyez faible parce que je fais preuve de sentiment, mais c’est vous qui vous montrez naïf, comme vous Danior, ajouta-t-elle avec un regard pour le Qirsi. Je n’ai aucune intention d’épargner cet homme ou son armée. Aindreas veut la guerre, il l’aura. À ses risques et périls, pas aux miens. Mais ne vous méprenez pas, il mérite notre pitié et plus encore. Il a perdu une enfant dans des circonstances atroces. Vous, plus que quiconque, capitaine, vous qui avez perdu votre femme et qui craignez aujourd’hui pour la vie de votre fils, vous devriez comprendre son chagrin. Vous devriez aussi savoir qu’avant de chercher à vaincre un ennemi, il faut d’abord chercher à le comprendre. Quelle femme formidable ! Elle méritait d’être la reine d’Eibithar. Hagan se demanda si Aindreas savait vraiment qui il s’apprêtait à combattre. — Que faut-il comprendre ? interrogea Danior. Que cet homme est fou ? — Non, répondit Hagan sans quitter la duchesse des yeux. Que c’est un homme poussé par la rage et le chagrin. Que la conquête de la maison des Curgh ne l’intéresse pas, qu’il veut simplement la détruire. Je suis prêt à parier qu’à cette seconde, il sacrifierait son armée entière pour pouvoir tuer la duchesse de ses propres mains. — J’imagine que c’est flatteur, fit Shonah avec un sourire désabusé. Hagan, frappé de tout ce qu’elle avait en commun avec son mari, ne put s’empêcher de rire. — Si c’est son objectif, intervint le ministre alarmé, nous devons vous garder à l’arrière, madame. Notre premier souci doit être votre sécurité. — Encore une fois, ajouta Hagan, je partage votre avis. — Et vous vous trompez tous les deux. Vous devriez le savoir, capitaine. Un homme poussé par la rage commet des erreurs. Tant qu’il me verra au milieu de mes hommes, il concentrera sa haine sur moi et il sera guidé par sa passion et non par la raison. — Un homme poussé par la rage commet des erreurs, je vous l’accorde, mais c’est aussi un adversaire beaucoup plus dangereux. Il est imprévisible. Il ne suit aucune règle. Nous ne pouvons jouer votre vie dans l’espoir de voir Aindreas commettre l’erreur qui lui sera fatale. — Cette décision ne vous appartient pas, capitaine ! — En effet, madame, admit Hagan en détournant les yeux. Lorsqu’ils furent arrivés au campement, elle mit pied à terre et donna ses rênes à son écuyer. — Dites à vos hommes de se préparer au combat, fit-elle en levant les yeux sur Hagan. Je veux que l’armée soit prête avant l’aube. Et doublez la garde, surtout sur nos flancs. Je ne veux pas qu’Aindreas s’imagine pouvoir nous surprendre. — À vos ordres, madame. Elle s’éloigna avant de revenir sur ses pas. — Pardonnez-moi, Hagan, soupira-t-elle. J’ai toute confiance en vous et en vos hommes, mais c’est mon premier combat. — Personne ne vous reprocherait de me laisser conduire la charge, madame. L’armée vous appartient, le duché aussi, ainsi, comme le diraient certains, que le royaume. Nous ne pouvons pas vous perdre. — Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de me faire tuer. Mais si je ne mène pas la charge, Aindreas croira qu’il a gagné, ce qui ne fera que l’enhardir. — Me permettez-vous au moins de vous assigner une garde rapprochée ? — Non, refusa-t-elle. Nous avons besoin de tous nos combattants pour affronter Kentigern. Et puis, ajouta-t-elle avec un sourire, je n’ai pas l’intention de m’éloigner de vous. Cette protection devrait me suffire. Le capitaine se sentit rougir. — Comme vous voudrez, madame, fit-il avant d’éperonner son cheval. Elle lui rappelait parfois tellement Daria, qu’il en était troublé. — Capitaine ! Il se retourna pour voir Danior à sa poursuite. — Oui, second ministre. — Pensez-vous avoir besoin de mes brumes ? — Je ne sais pas encore, rétorqua Hagan sur un haussement d’épaules. Nous verrons au lever du jour. — Je vois. — Quelque chose vous inquiète-t-il ? Avant que le ministre ne réponde, un homme appela le capitaine. Plusieurs soldats s’étaient rassemblés pour observer la lisère de la forêt. Suivant leurs regards, Hagan vit une longue file de torches s’étirer de chaque côté. — Que font-ils ? demanda Danior. Les torches n’avançaient pas vers eux mais l’armée de Kentigern se déployait. — Capitaine ! appela la duchesse. — Oui, madame, répondit-il les yeux sur les lumières. Je les vois. Quelques instants plus tard, la duchesse les rejoignait. — Passent-ils à l’attaque ? — Je ne crois pas. — Alors que font-ils ? Il secoua la tête et, durant plusieurs minutes, ils observèrent le manège de l’ennemi en silence. Sur la plaine, l’armée entière avait cessé de bouger. Tous les soldats avaient les yeux fixés au sud. Puis le dessein sembla émerger. Ils n’étaient que quelques-uns. Aindreas, divisant son armée en trois, positionnait un tiers de ses hommes à l’ouest, un autre à l’est, tandis que le dernier restait en place. — Ah, le félon ! s’exclama Hagan. — Que voulez-vous dire ? demanda la duchesse. — Il se comporte comme s’il savait que le ministre a le pouvoir des brumes. En séparant son armée de cette façon, il rend dangereuse pour nous la possibilité d’embrumer le champ de bataille. Nous ne pouvons pas surveiller trois fronts à la fois. — Ne pouvons-nous faire comme lui ? — Si, mais nous ignorons comment il a réparti ses hommes. Nous ne voyons que les torches. Il s’amuse peut-être à nous tromper. Le traître, répéta-t-il. Vous pourrez dire ce que vous voulez, il est intelligent. — Alors, demanda Danior, que faisons-nous ? Hagan, d’un œil songeur, contempla la plaine en se frottant le menton. — Pour l’instant, rien, déclara-t-il enfin. Surveillons-les et voyons ce qui se passe demain matin. S’il avait un allié, une autre armée pour le soutenir, je m’inquiéterais pour nos flancs. Mais je doute qu’il ait plus d’hommes que nous. Dans ce cas, nous sommes capables de défendre nos flancs ouest et est sans trop affaiblir le centre. — Parfait, fit la duchesse sans bouger. Elle contempla les mouvements du sous-bois avant d’ajouter : — Si quoi que ce soit se passe durant la nuit, réveillez-moi. — À vos ordres, madame. Laissant son capitaine et son ministre, elle s’éloigna. Danior toussota. — Si vous n’avez pas besoin de moi, capitaine, je crois que je vais aussi essayer de dormir. — Non, attendez. Hagan se mit face au Qirsi. Il ne l’appréciait pas davantage, il n’était même pas certain de pouvoir lui faire entièrement confiance, mais il n’avait pas le choix. — J’ai promis à la duchesse de rester à ses côtés quand la bataille commencera et j’ai bien l’intention de le faire. Je veux cependant que vous soyez là aussi. Si quelque chose devait m’arriver, ou si j’étais trop pris par le combat et que vous la jugiez en danger, je veux que vous leviez une brume et que vous la mettiez à l’abri. Le ministre le dévisagea avec un étonnement qu’il ne chercha même pas à dissimuler. Ses yeux jaunes luisaient à la lumière des torches de Curgh, son visage fin était presque spectral. — Quelque chose ne va pas ? interrogea Hagan vaguement mal à l’aise. — Non, pas du tout. Seulement, je n’aurais jamais cru que vous me confieriez aucune mission, surtout celle de protéger la vie de notre dame. Hagan, déstabilisé par sa franchise, hésita. — Je ne doute pas qu’elle soit en sûreté avec vous, Danior. — Je vous remercie, capitaine. C’est un honneur. Soyez sûr que je ferai de mon mieux pour mériter la confiance que vous placez en moi. Hagan le regarda s’éloigner avant de reporter son attention sur les hommes de Kentigern puis il donna ses consignes pour la nuit. Il ne pensait pas dormir beaucoup mais il doutait de sa vigilance pour surveiller l’ennemi toute la nuit. Cette tâche toutefois l’occuperait. Il ne l’aurait pour rien au monde avoué à la duchesse, surtout aujourd’hui, mais il n’avait jamais conduit aucune armée au combat. Il entraînait les hommes de Curgh depuis plus de dix ans, il avait dirigé quelques expéditions pour capturer des bandes de brigands dans les landes et sur la côte mais l’armée de Curgh n’avait livré aucune bataille depuis plus d’un siècle. Sa réputation de guerrier, qui s’était étendue sur toutes les Terres du Devant, était presque entièrement fondée sur les succès qu’il remportait dans les tournois des châteaux d’Eibithar, de Wethyrn et de Caerisse. Il avait étudié la tactique militaire pratiquement toute sa vie. Il savait diriger une armée mais au contraire d’Aindreas et de son capitaine, Villyd Temsten, qui avait repoussé ne serait-ce que les escarmouches des Aneiriens, Hagan n’avait aucune expérience des champs de bataille. Il s’efforça de se convaincre que ça n’avait aucune importance, qu’Aindreas et Villyd ne s’étaient pas battus depuis des années et que les soldats des deux armées étaient des novices. En vain. Il aurait renoncé à la moitié de ses hommes pour avoir Javan à ses côtés. Non que le duc ait combattu plus que lui, mais il se serait senti plus détendu s’il avait pu compter sur l’instinct de Javan en plus du sien. Après son tour de garde, un œil toujours vigilant sur la forêt de Kentigern, il inspecta le camp à cheval. Puis il s’étendit sur sa couche et tâcha de trouver le sommeil. L’armée de Kentigern n’avait plus bougé. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle le fît. Aussi peu enclin à dormir qu’il l’était, il ferma pourtant les yeux. Ses hommes avaient besoin d’un capitaine sur le pied de guerre. Il sombra presque immédiatement dans un sommeil profond pour ne se réveiller qu’au petit matin. Le camp était plongé dans l’obscurité, mais au loin, le manteau sombre de la nuit s’éclaircissait déjà. De nombreux hommes étaient debout, comme la duchesse qui, à cheval au milieu des soldats, distribuait des sourires et des encouragements. Cette tâche lui revenait. Éprouvant un brusque remords, teinté d’inquiétude, Hagan se dit qu’elle était bien plus douée que lui. Il se redressa et observa la forêt. Aux trois points cardinaux, les troupes d’Aindreas semblaient à l’œuvre depuis un moment. Le capitaine maudit sa paresse. — Hagan ! — Oui, madame, fît-il en quittant les torches de Kentigern des yeux. La duchesse avait les traits tirés. Malgré le sourire qu’elle offrait à ses hommes, elle semblait pâle et effrayée. — Avez-vous pensé à la façon de disposer nos hommes ? Il acquiesça, au moins l’avait-il fait. — Répartissons les archers comme il a réparti ses hommes, en nombre suffisant pour éviter de nous faire prendre en tenaille. Nous mènerons la charge avec le troisième groupe. Il faut diminuer le nombre des attaquants avant la mêlée. Aindreas n’a pas fait tout ce chemin pour attendre de passer à l’attaque. Il prendra l’initiative. Tant mieux. Il ne peut pas se permettre de nous laisser franchir ses lignes. Il sait que son château est en jeu. De notre côté, nous avons les moyens de tenir une position défensive. Tant que nos lignes résistent, le combat est à notre avantage. — Je dois vous faire confiance, Hagan, répondit-elle avec un faible sourire. Je m’y connais si peu. Le capitaine acquiesça, se demandant s’il méritait la confiance qu’elle plaçait en lui. La duchesse l’observa un long moment avant de l’interroger : — Faut-il préparer les hommes ? — Oui, bien sûr. Excusez-moi, madame. Je suis encore… endormi. — Est-ce que ça va ? s’inquiéta-t-elle, désarçonnée. — Oui, très bien, se hâta-t-il de répondre. Il se dirigea vers sa monture et l’enfourcha avec énergie avant de rejoindre la duchesse et de l’accompagner vers les hommes rassemblés pour recevoir ses ordres. Toute sa vivacité retrouvée, Hagan disposa ses troupes en larges formations, plaçant les archers comme il l’avait expliqué à la duchesse et les spadassins derrière eux. La plaine s’éclaircissait. Sous un ciel gris, le soleil était invisible et l’air brumeux. Dans la forêt de Kentigern, la Marche d’Orlagh, clamée par des centaines de voix, retentit comme un grondement formidable. Les hommes d’Aindreas, en formations serrées, sortirent des bois. Au centre, le duc, fièrement dressé sur son cheval, ouvrait la marche. De chaque côté Villyd et le Qirsi de Kentigern menaient les autres. Le chant s’amplifia. Ils n’avancèrent pourtant pas et Hagan se demanda pourquoi. Il se tourna vers ses hommes. Certains, beaucoup, semblaient si jeunes que le capitaine, songeant à son fils, sentit son cœur se serrer. Combien survivraient à la bataille ? Ils savaient se battre, il leur avait appris, mais devant la peur qu’il lisait dans leur regard, il doutait brusquement que ce fût suffisant. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’ils attendaient qu’il parle. Il se tourna vers la duchesse et Danior qui, le regard plus serein, n’en attendaient pas moins, eux aussi, qu’il s’exprime. Prenant tout à coup conscience de son rôle en même temps que de sa faiblesse – il n’avait jamais été doué pour les discours, inspirer une armée était le rôle d’un duc et, bien qu’il fût né noble, il était surtout guerrier – il inspira profondément et se lança : — Nous combattons pour Curgh. Une acclamation accueillit sa déclaration. Mais une acclamation incapable d’effrayer les hommes de Kentigern. — Nous combattons pour notre duc qui est aussi notre roi ! Encore une fois, les hommes exprimèrent leur accord. — Mais plus que tout, cria-t-il d’une voix forte en se tournant vers Shonah, nous combattons pour notre reine. D’un geste plein de noblesse, il tira son épée et posa le plat de sa lame sur son front avant de s’incliner très bas vers la duchesse. Cette fois, les hommes de Curgh poussèrent une ovation telle que la plaine en frémit de stupeur. À la puissance de leur cri répondit celui des Kentigern. Au même instant, une flèche décochée du côté d’Aindreas traça son arc solitaire dans le ciel froid et triste. Les échos des deux clameurs moururent ensemble. Tous les regards étaient fixés sur la pointe qui sembla s’immobiliser au sommet de sa course avant de redescendre, aussi impitoyable que rapide. À la seconde où elle se fichait dans le sol, les deux armées bondirent en rugissant. 13 C’était exactement l’idée qu’elle se faisait d’une tempête. Au milieu d’un vacarme redoutable où les cris des hommes se mêlaient au fracas des épées, cernée par l’étourdissant ballet des lames qui jaillissaient, plongeaient, frappaient, sectionnaient, faisant gicler des flots de sang, avant de disparaître et d’apparaître encore, Shonah perdait ses repères. Elle reconnaissait à peine ses hommes. La violence qui l’entourait possédait une dimension effroyablement arbitraire. Ce n’était pas la guerre, ce n’était pas ce qu’elle avait imaginé ou cru. Elle se trouvait au milieu d’un maelström de sang, de souffrance et de mort balayant tout sur son passage. Sans aucune tactique, aucun contrôle, les hommes s’estropiaient, mouraient au point que l’herbe était imbibée de leur sang. Frénésie, folie, aberration, chaos étaient les seuls mots qui lui venaient à l’esprit. Elle tenait son épée. Du sang maculait sa lame. Chevauchant aux côtés de Hagan quand la bataille avait commencé, attaquant ceux qui l’attrapaient et tentaient de la désarçonner, elle s’était battue comme Javan au milieu des hommes de Curgh. Elle était si proche d’Aindreas qu’elle voyait les postillons qu’il lançait en vociférant. Aussi impressionnant que sa monture, le duc se défendait, attaquait comme un démon de Bian. Il faisait tourbillonner son cheval avec une agilité stupéfiante et ses coups pleuvaient sur les soldats de Javan. Elle avait dit à Hagan, la veille de l’affrontement, que sa présence sur le champ de bataille pousserait Aindreas à l’erreur. Elle s’était trompée. Elle les enhardissait. Ils surgissaient sur elle comme si sa mort, à elle seule, devait leur donner la victoire. Après quelques minutes d’un combat d’une rare violence, la défense de Hagan sembla lâcher sous le poids de l’assaut. Le capitaine lui cria de battre en retraite. Faisant tournoyer son épée devant les hommes qui tentaient de l’approcher, elle voulut faire demi-tour vers l’arrière de leurs lignes mais il n’y avait aucune issue. Les flèches sifflaient de tous côtés et le nombre de ses assaillants ne cessait de croître. Sûre de mourir, elle sentit son cœur se figer. À cette seconde, une voix, si calme qu’elle eut encore plus peur, couvrit le tumulte. — Par ici, madame. Danior, un sourire rassurant sur ses lèvres pâles, lui faisait signe d’avancer vers une brèche au milieu des combattants. Au moment où elle s’exécutait, une brume, aussi froide que la neige, aussi impénétrable qu’une cotte de mailles, monta autour d’elle. Elle distinguait le ministre mais c’était tout. Même les cris des combats, le fracas des armes semblaient rebondir sur le nuage du Qirsi. — Suivez-moi, lui dit-il. Ne vous éloignez surtout pas. La duchesse, à la recherche de Hagan, hésita. Elle ne lui était d’aucune aide, sa présence même mettait sa vie en danger, mais elle ne pouvait se résoudre à l’abandonner. — Madame, je vous en prie. — Oui, j’arrive. Elle s’attardait pourtant. Elle imaginait Hagan en train de se battre, elle voyait son épée, un trait de sang et de métal, pourfendre l’ennemi. Il n’avait pas la corpulence ni la force d’Aindreas mais il était plus rapide et, se disait-elle, plus malin. En matière de combat, lui avait un jour confié Javan, la rapidité et l’intelligence valaient mieux que la force. — Madame, il faut y aller ! Cette fois, elle éperonna son cheval et suivit le Qirsi. Le ministre, aussi vite que possible, se frayait un chemin au milieu des combattants qui, en grappes enchevêtrées, se battaient au corps à corps. Sur leur passage, certains tentaient de quitter la mêlée pour se jeter sur elle, mais ses propres soldats les coupaient vite dans leur élan. Lorsqu’un homme de Kentigern s’accrocha à sa jambe, elle lui donna un coup d’épée si violent qu’il la lâcha en hurlant de douleur. Elle se lança au galop, trop heureuse d’échapper à son emprise pour se soucier de son sort. Lorsqu’elle fut en lieu sûr, derrière les derniers hommes de Curgh. Danior laissa sa brume s’effilocher. La bataille, une nouvelle fois, se dessina devant les yeux de la duchesse. Les cris des combattants parvenaient jusqu’à eux, comme les hurlements des blessés ou les plaintes des mourants, mais les soldats n’étaient plus que des silhouettes et l’issue de la bataille lui échappait. — Avons-nous le dessus ? demanda-t-elle au ministre sans pouvoir quitter le combat des yeux. — Je l’ignore, madame. Kentigern semble faire une percée au centre mais je crois que nos flancs sont solides. C’était plus que ce qu’elle aurait pu en dire. Elle aurait dû être avec eux. C’était son armée. Depuis qu’elle avait quitté le château de Curgh, elle l’avait dit et répété, à Aindreas, comme à Hagan. Et voilà qu’elle se réfugiait à l’arrière, attendant une victoire à laquelle elle n’aurait pas contribué, ou une défaite qu’elle n’aurait pas permis d’éviter. Elle aurait donné n’importe quoi pour avoir Javan à ses côtés. Mais s’il était là, il serait avec Hagan, là où était sa place. — Je dois y retourner. — Vous seriez tuée, madame. Et des douzaines d’hommes se feraient tuer pour voler à votre secours. Vaincue par la justesse de cette remarque, elle ravala un juron qui aurait choqué son mari. — Toutes mes excuses, madame. Fermant un instant les yeux, Shonah secoua doucement la tête. — Vous n’avez aucune raison de vous excuser, Danior. Vous ne faites que me dire une vérité que je n’ai aucun droit d’ignorer. Vous m’avez sauvé la vie, ajouta-t-elle avec un sourire, je vous remercie. — Le duc n’en attend pas moins de moi, madame. Il compte… Le Qirsi s’interrompit, les yeux écarquillés de stupeur. — Par tous les démons ! murmura-t-il, le visage plus pâle que jamais. Pivotant sur sa selle pour voir ce qui causait l’émoi de son ministre, Shonah sentit son estomac se nouer. Une longue colonne de soldats, suivant le lit de la rivière, approchait du champ de bataille par l’est. Ils portaient des bannières noir, argent, rouge et blanc. Le loup et les lunes. Glyndwr. Javan n’avait jamais eu de différent avec Kearney mais les deux hommes n’avaient jamais été très proches. Le père de Kearney en revanche avait longtemps été un des plus sûrs alliés de la maison de Kentigern. — Ça va être un massacre, souffla Shonah atterrée, Hagan n’a aucune chance. — Dois-je conjurer… Sans attendre la question du Qirsi, Shonah piqua des talons et, l’épée brandie, cheveux au vent, lança sa monture à la rencontre de l’armée de Glyndwr. Elle était peut-être une piètre guerrière, mais elle savait monter à cheval et elle pouvait rejoindre Kearney avant qu’il ne se lance dans la bataille. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle lui dirait lorsqu’elle serait face à lui mais ce n’était pas le plus important. Ce qui comptait, c’était de le rejoindre. Danior, dans son dos, tentait de la convaincre de faire demi-tour. Elle ne l’écoutait pas. Ce ne fut qu’en approchant de l’armée de Glyndwr qu’elle s’aperçut combien l’apparition de Kearney était décisive. Il n’était pas accompagné d’un, mais de deux Qirsi. Un autre homme était à ses côtés, un homme qui lui semblait vaguement familier. Elle arrêta brutalement sa monture. Ses mains tremblantes lâchèrent son épée. Tavis ! Kearney détenait Tavis. Le duc, escorté des deux Qirsi, de son fils et d’un autre homme qu’elle estima être son capitaine, avança à sa rencontre. Tavis la rejoignit en premier. Avant même d’immobiliser son cheval, il se jeta à bas de sa monture et s’élança vers elle. Shonah l’imita. Le corps secoué de sanglots, elle le prit entre ses bras et le serra contre elle. Puis elle s’écarta et le regarda à travers ses larmes. Son visage était couvert de cicatrices. Il vacilla légèrement sous son regard. Ses paupières clignèrent et des larmes roulèrent sur ses joues. Elle était incapable d’imaginer combien il avait souffert, mais ses souffrances étaient évidentes, leur seule évocation lui déchirait le cœur. — Comment vas-tu ? lui demanda-t-elle en cherchant son regard. — Aussi bien que je suis heureux de pouvoir l’être. Elle ouvrit la bouche, la ferma, ne sachant comment poser la question qui lui brûlait les lèvres. Son fils lui vint en aide. — Je ne l’ai pas tuée, maman. Je te donne ma parole. Elle le serra contre elle. — Je te crois, murmura-t-elle, comprenant brusquement combien elle avait douté de lui. Que fais-tu là ? lui demanda-t-elle en s’écartant légèrement. Pourquoi es-tu avec Glyndwr ? — Je ne peux pas tout t’expliquer maintenant. Disons que le duc m’accorde asile et protection. — Asile ? Elle leva les yeux sur Kearney qui, à quelques pas d’eux, attendait sur son cheval. — Vous lui donnez asile et l’amenez ici ? — Mère… D’une main, elle le fit taire. — Qu’est-ce que cela signifie, Kearney ? Jouez-vous avec la vie de mon fils ? — Certes pas, madame, répondit le duc. Ses cheveux poivre et sel soulignaient la jeunesse de son visage. La gravité de son expression n’enlevait rien à son charme. — Lord Tavis est là à sa propre demande et celle de son compagnon. — Son compagnon ? — Il doit s’agir de moi, madame, intervint l’un des Qirsi. Elle ne lui avait pas prêté grande attention mais comme elle l’examinait, elle fut surprise de voir à quel point il était différent des autres hommes ou femmes de la race des sorciers. Il était grand. Ses larges et puissantes épaules lui donnaient l’allure d’un soldat plutôt que celle d’un ministre. Comme tous ceux de sa race, il avait des yeux jaunes, une peau pâle mais au contraire de l’apparence maladive qu’elles donnaient à beaucoup d’autres, ces caractéristiques soulignaient une prestance, une force qui le rendaient presque inquiétant. Ses cheveux longs flottaient sur ses épaules. — Et qui êtes-vous ? lui demanda Shonah. — Je m’appelle Grinsa jal Arriet. Je suis Glaneur du Festival. — Et comment êtes-vous venu… Elle s’interrompit pour le dévisager plus attentivement. — Glaneur ? Est-ce vous qui avez dirigé sa Révélation ? — Oui, madame. Ses yeux avaient glissé au-delà d’elle et elle crut un instant qu’il évitait son regard. — Quel est votre rôle dans le destin de mon fils ? — Je serai heureux de vous répondre, madame, mais plus tard. Des hommes se battent et meurent sous nos yeux. Je crois qu’il est temps de mettre un terme à cette guerre. Shonah se tourna vers le champ de bataille. Elle avait du mal à rassembler ses pensées. Tavis, la guerre, Javan, Kearney… Bien sûr qu’ils devaient réagir. Ce n’aurait pas dû être à cet étrange Qirsi de le leur rappeler. Les combattants, trop occupés à s’occire, semblaient ne pas s’être aperçus de l’arrivée de Kearney. Shonah ramassa son épée et remonta à cheval. Tavis l’imita. Kearney avança vers elle et se tourna vers le combat. — Comment allons-nous les arrêter ? — Votre armée ? suggéra-t-elle. — Non, fit le Qirsi. Cela ne ferait qu’ajouter au carnage. Shonah, de plus en plus intriguée, posa sur lui un regard aigu. Quelque chose dans son attitude exigeait la considération. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était plus que ce qu’il prétendait. Il ne s’exprimait certainement pas comme un simple Glaneur. — Alors ? relança Kearney. — Un vent. Cette fois, ce fut l’autre Qirsi qui s’exprima. Elle était aussi séduisante que Grinsa était impressionnant. Deux nattes encadraient son visage fin aux traits réguliers. Sa cotte de mailles et son épée semblaient incongrues sur une personne aussi délicate. Elle aussi était grande. Elle devait avoir la même taille que Shonah. La duchesse, en costume de combat elle-même, se demanda si c’était ainsi qu’elle apparaissait aux yeux des hommes. — Mon Premier ministre, présenta Kearney avec un rapide regard à Shonah. Expliquez-vous, Keziah. Que faire d’un vent ? — Attirer leur attention, au moins quelques instants. Cela suffira peut-être. — Allez-y, acquiesça le duc de Glyndwr. La femme regarda brièvement le Glaneur avant de fermer les yeux et de prendre une longue inspiration. D’abord, il ne se passa rien. La plaine semblait figée dans une immobilité si parfaite que Shonah eut l’impression que le monde se réduisait au fracas des armes et aux cris des combattants. Puis l’air s’agita comme si Morna elle-même avait passé la main au-dessus des trois armées. Le frémissement crût à une allure étonnante jusqu’à ce qu’une violente bourrasque balaye l’herbe de la plaine. Shonah sentit ses cheveux voler autour de son visage et son cheval se raidir pour résister à la bourrasque. En quelques secondes, le vent atteignit le champ de bataille. Il s’abattit avec une telle force que les combattants furent contraints de s’arrêter. Effrayés, les soldats un à un se tournèrent dans leur direction. Apercevant la bannière de Glyndwr, les hommes de Kentigern poussèrent des hourras victorieux. Aindreas et Hagan, immobiles sur leurs montures se dévisageaient. — Ça a marché, Keziah, cria Kearney pour couvrir le bruit de la tempête. Vous pouvez arrêter. Presque immédiatement, le vent cessa. La femme ouvrit les yeux et regarda l’autre Qirsi qu’elle gratifia d’un léger sourire. Aindreas hurla un ordre à ses hommes. Bien que Shonah ne l’eût pas compris, le ton de sa voix était tel qu’elle crut que les combattants allaient reprendre la bataille. Mais les soldats des deux bords baissèrent leurs armes. Kentigern avança dans leur direction, bientôt suivi de son Premier ministre auquel Hagan emboîta le pas. Ils avaient tous rangé leurs armes mais, quand Aindreas reconnut Tavis, il dégaina son épée en éperonnant son cheval. Glyndwr, lame tendue, s’élança à sa rencontre. — Ôtez-vous de mon chemin, Kearney, l’avertit Aindreas de loin. Ce n’est pas après vous que j’en ai. Je veux le garçon. — Halte-là, Aindreas ! Lord Tavis est sous ma protection. — Quoi ? Le visage tordu de rage et d’incrédulité, Kentigern bloqua son cheval. — Je lui accorde asile. Jusqu’à ce que l’affaire soit résolue, si vous touchez un cheveu de sa tête, la vengeance de la maison de Glyndwr s’abattra sur vous. Aindreas, le visage rouge, le regarda fixement, puis il leva son arme et se raidit sur sa selle. — Ainsi soit-il. — Gershon ! appela Kearney. Six archers, arcs bandés, se déployèrent aussitôt autour du duc de Glyndwr. Six flèches étaient pointées sur Kentigern. Le capitaine n’avait eu qu’un geste à faire. — La maison de Kentigern a déjà trop perdu, Aindreas. Ne m’obligez pas à vous tuer. — Que Bian vous emporte dans ses flammes ! répliqua le duc. Pourquoi le protégez-vous ? Après ce qu’il a fait à ma fille… — Il clame son innocence. — Et il y a des filles de joie à Kentigern qui prétendent être vierges ! — Vous l’avez torturé, il ne s’est pas confessé. Cela ne vous suggère rien ? Shonah posa les yeux sur son fils. Comprenant d’où venaient ses cicatrices, elle vacilla. À son honneur, et son crédit, Tavis ne craignait pas le regard d’Aindreas. Droit sur sa selle, les joues pâles, l’attitude assurée, il observait la scène. Elle jugeait autrefois sa beauté juvénile, mais les marques laissées par Aindreas avaient tout changé. Il n’avait pas l’air plus âgé, sa peau était lisse sans rien qui ressemblât à de la barbe, mais son expression n’aurait jamais plus l’innocence de sa jeunesse. — Ce que je comprends, répondit Aindreas, c’est que vous êtes encore plus stupide que je ne l’aurais cru. Le capitaine de Kearney ouvrit la bouche mais son duc, d’un coup d’œil, le réduisit au silence. — Je suis peut-être stupide, mais je ne vous laisserai pas détruire le royaume. — Vous croyez faire le poids devant mon armée, Kearney ? Honnêtement, si je décide de vous prendre le garçon, croyez-vous vraiment pouvoir m’arrêter ? — Avec les hommes de Curgh à ses côtés, oui, intervint la duchesse, s’attirant un regard méprisant d’Aindreas. Si vous faites un geste contre Glyndwr, nous vous écrasons. — Lord Kentigern, commença Tavis. Aindreas, la pointe tendue sur le cœur du jeune homme, se raidit. — Silence, fit-il d’une voix frémissante. Pas un mot ou je jure que je t’abats sur ta selle. Je me fiche de périr. Je préfère mourir avec ton sang sur ma lame que vivre en te sachant libre. — Aindreas… — Comment pouvez-vous agir ainsi, Kearney ? Que faites-vous de l’alliance forgée par nos pères ? Elle ne signifie rien ? — Au contraire. Elle est très importante à mes yeux. Mais le garçon… — Ce garçon est un assassin ! Par tous les démons, êtes-vous donc incapable de le comprendre ? Il a tué ma fille. J’ai vu son sang sur ses mains et ses vêtements, j’ai vu sa dague dans sa… Sa voix se brisa. Le corps secoué de sanglots, il serra les paupières. Des larmes roulèrent de ses yeux à sa barbe rousse. Shonah vit sa mâchoire se contracter, ses muscles se tendre. De toutes ses forces, il luttait pour reprendre contenance. Personne ne prononça une parole. Kearney et le Glaneur regardaient le sol. Tavis lui-même eut le bon sens de détourner les yeux. Shonah, derrière le duc, aperçut Hagan lui adresser un léger signe de tête. Elle désirait haïr cet homme. Plus que tout, elle aurait voulu le haïr. Il avait torturé son fils, fait prisonnier son mari, l’avait contrainte à une guerre dont elle ne voulait pas. Mais elle avait perdu un bébé autrefois et se souvenait de son chagrin avec une telle clarté qu’elle comprenait la souffrance d’Aindreas. Ce qu’enduraient Aindreas et Ioanna depuis la mort de Brienne était indescriptible. Si son fils était coupable, elle le ferait prendre. — J’aurais dû te tuer quand j’en avais la possibilité, reprit Aindreas d’une voix rauque. — Vous auriez tué un innocent, fit le Glaneur. — Qui êtes-vous ? lui demanda Aindreas, méfiant. — Un ami de Lord Tavis, et l’un des vôtres, ajouta-t-il, bien que je doute que vous me croyiez. Une brusque lueur de compréhension illumina les yeux rougis d’Aindreas. — C’est vous qui l’avez libéré ! C’est vous l’enfoiré qui l’avez sorti du cachot ! — Je l’ai aidé à quitter Kentigern, c’est vrai. Un dangereux sourire étira les lèvres du duc. — Vous, je peux vous tuer. — Aindreas, ça suffit ! trancha Kearney. S’il faut, je le prends aussi sous ma protection. Ce besoin de vengeance n’a pas de fin. — Et maintenant, vous protégez un Qirsi ! s’étrangla Aindreas incrédule. C’est une conspiration, non ? J’ai entendu des rumeurs à ce sujet. Je n’aurais jamais cru que vous en faisiez partie, Kearney. — Les rumeurs dont vous parlez sont exactes, fit Grinsa. Un mouvement est en train de s’étendre parmi certains Qirsi des Terres du Devant. Son but est de prendre le contrôle de Braedon et des six autres royaumes. Je suis persuadé que votre fille a été victime de ce complot. Mais le duc de Glyndwr n’est pas plus conspirateur qu’il n’est sorcier. Il en va de même pour Tavis. Je pense qu’il est lui-même victime de cette machination. — Lui ! C’est ridicule ! — Vous êtes-sûr ? Quelle meilleure façon d’affaiblir les cours eandi d’Eibithar qu’en les plongeant dans la guerre civile ? Et quelle meilleure façon d’y parvenir qu’en poussant les deux plus importantes maisons du royaume dans une guerre fratricide ? — Vous croyez que c’est un Qirsi qui a tué Brienne ? demanda Shonah. Et qu’il s’est arrangé pour faire accuser Tavis ? — Je crois que l’assassin a été payé par de l’argent qirsi. Au-delà de ça, je ne peux rien affirmer. Tavis voulut intervenir mais le Glaneur, d’un signe de tête et d’un regard, le fit taire. Shonah aurait voulu savoir ce qu’en pensait son fils mais cet homme lui inspirait confiance. Puisqu’il jugeait préférable qu’il se taise, elle n’avait rien à dire. Si la conspiration était réelle – et cette simple évocation lui glaçait le sang – personne ne pouvait assurer qui, parmi eux, en faisait partie. — Qu’en dites-vous ? demanda Aindreas à son Premier ministre. — Nous avons tous entendu ces rumeurs, répondit Shurik sur un léger haussement d’épaules. Elles ne sont pas nouvelles. Mais je n’ai aucune preuve de l’existence d’un tel mouvement à Kentigern et j’ai beaucoup de mal à croire qu’une bande de Qirsi ait pu déjouer la vigilance de la garde de Kentigern, assassiner Lady Brienne au château et faire accuser le garçon. — Je suis d’accord avec vous, acquiesça le duc. — Évidemment, intervint Keziah. Il n’y a pas si longtemps, vous auriez dit la même chose si l’on vous avait interrogé sur l’infaillibilité de vos cachots. Or votre prisonnier s’est évadé. Aindreas rougit violemment. — Nos deux maisons ont terriblement souffert, Aindreas, enchaîna Shonah d’une voix si douce qu’elle aurait pu s’adresser à un enfant terrorisé, bien que je sache que celle de Kentigern a perdu beaucoup plus que la nôtre. Si cette conspiration a la moindre possibilité d’être réelle, ne devons-nous pas, nous entre tous, tâcher d’en apprendre plus avant de nous détruire ? — Vous espérez tous que je laisse partir le garçon, que j’oublie tout ce que j’ai vu ce matin-là ? Aindreas secoua la tête. — Vous êtes tous fous. — Vous n’avez pas le choix, Aindreas, remarqua Kearney. À moins que vous ne vouliez vous battre contre nos deux armées. — Les ducs de Kentigern n’oublieront jamais cette félonie. Glyndwr. Longtemps après ma mort, mon peuple maudira votre nom, comme celui de Curgh. — Cela m’attriste profondément, Aindreas. J’ai donné ma parole à ce garçon sans avoir l’intention de vous offenser ni d’offenser votre peuple. — Vous avez choisi Curgh sur Kentigern ! — J’ai choisi la paix sur la guerre. Et je recommencerais sans la moindre hésitation. Mais – il fit une pause et se tourna aussi vers Shonah – si je découvre que Tavis est coupable, je le ramènerai moi-même au cachot de Kentigern. Glyndwr ne protège pas les assassins. La duchesse jeta un regard à son fils qui acquiesça. — Je comprends parfaitement, monseigneur, fit-elle. Je vous remercie de l’attention que vous portez à mon fils et j’accepte ce marché. Agréant sa réponse, Kearney inclina légèrement le front avant de revenir à Aindreas. — Lord Kentigern ? — Comme vous l’avez souligné, Kearney, marmonna le duc en refusant de les regarder, mon seul choix est d’entrer en guerre contre vous deux. Il leva les yeux sur Tavis. — Si vous voulez emporter ce démon dans votre château, je vous le laisse. Si vous avez la moindre présence d’esprit, vous l’enfermerez jusqu’à ce qu’il pourrisse. — Dois-je comprendre que la guerre est terminée ? demanda Shonah. Allez-vous libérer mon mari ? Aindreas, le poing serré sur la garde de son épée, hésita. — Oui, finit-il par concéder, les phalanges de ses doigts aussi blanches que les cheveux d’un Qirsi. Je vais le libérer. Mais jamais, je vous en donne ma parole, je ne le laisserai monter sur le trône. Hagan tira sa lame. — Alors la guerre est déclarée. Le duc tourna son cheval vers le capitaine. — Je ne laisserai jamais une maison de menteurs et d’assassins diriger le pays. — Et moi, je ne laisserai jamais un homme assoiffé de vengeance renverser les Règles de l’Ascension. — Cette guerre est terminée ! intervint Kearney en poussant vivement son cheval pour s’interposer entre les deux hommes. S’il le faut, je dresserai mon armée entre les vôtres, mais je ne vous laisserai pas détruire le royaume ! Il désigna le Glaneur. — Vous ne l’avez pas entendu ? Ne comprenez-vous pas ce qui nous affaiblit ? Avant qu’aucun des deux ne puisse répondre, un cri s’éleva depuis le champ de bataille. Shonah, craignant de découvrir que les combats avaient repris, fit volte-face. Plusieurs soldats, de Curgh et de Kentigern, accouraient. À leur tête Villyd, le capitaine d’Aindreas, avançait à brides abattues. Tous désignaient la forêt de Kentigern. Suivant la direction de leurs mains tendues, Shonah comprit immédiatement ce qui les avait alertés. L’épaisse couche de nuages gris qui obscurcissait le ciel depuis des jours s’était éclaircie dans la matinée. Ceux qui persistaient bloquaient encore les rayons du soleil mais l’horizon, au-delà des arbres, était dégagé. Au loin, le ciel était pourtant noir et la brume légère et translucide qui flottait encore au-dessus des bois le matin même avait cédé la place à un étrange brouillard qu’on aurait dit de suie. Au-delà de la forêt, un incendie s’était déclaré. — Je le sens. La duchesse comprit qu’elle avait parlé à voix haute quand elle vit Hagan acquiescer. — C’est peut-être la forêt, avança Kearney. — Ou mon château, gronda Aindreas avant de s’en prendre à Hagan. Est-ce vous ? — Je jure que non, devant tous les dieux, protesta le capitaine. Toute l’armée de Curgh est ici ou chez nous. — Kearney ? interrogea encore Aindreas. — Je n’ai aucune raison de m’attaquer à votre château, Aindreas. Vous le savez parfaitement. Villyd venait de les rejoindre, essoufflé, les yeux hagards. — Ce sont les Aneiriens, monseigneur. Probablement Mertesse. Je suis prêt à parier ma solde. — Leurs espions ont dû vous voir quitter le pic, fit Hagan. — Ne faisons pas de conclusions hâtives, monseigneur, intervint contre toute attente le Premier ministre de Kentigern. Comme vient de le dire Lord Glyndwr, c’est peut-être la forêt ou un feu dans les plaines à l’est du château. — Après trois jours de pluie ? souligna Hagan. J’ai du mal à le croire. Le ciel s’assombrissait de plus en plus et l’odeur devenait plus âcre. — Il a raison, Shurik, fit Aindreas. Ce n’est pas un feu de brousse. Nous devons rentrer immédiatement. — Si vous me le permettez, Aindreas, proposa Kearney, je serais heureux de vous accompagner. Le chemin est long. Le temps que vous arriviez, les Aneiriens auront peut-être forcé vos défenses. Une armée supplémentaire vous donnera l’avantage dont vous pourriez avoir besoin. Aindreas, surpris, le remercia et lui donna son accord. — Nous aussi, fit Shonah, si vous nous acceptez. Je sais qu’au lever du jour, nous étions ennemis mais nous sommes dévoués au même royaume et nous serions honorés de combattre les Aneiriens à vos côtés. Une grimace tordit le visage d’Aindreas mais il finit par accepter. Il se tourna vers Tavis : — J’imagine que tu fais partie du voyage. Le jeune homme regarda sa mère puis Grinsa. Aucun ne réagit. — Oui, monseigneur, déclara-t-il enfin. J’offre mon épée et ma vie pour la défense de Kentigern. Aindreas se retourna avant de revenir à lui : — Libre à toi, mais ne t’approche pas de moi. Si tu te mets à distance de ma lame, je jure qu’elle te transpercera le cœur. Il fit pivoter sa monture et s’éloigna vers ses hommes au galop. Sans un mot, Shurik et Villyd le suivirent. La duchesse et les autres les regardèrent s’éloigner en silence. — Je ne l’ai pas tuée, répéta Tavis. Il regardait sa mère mais elle comprit qu’il s’adressait à eux tous. — Je te crois, Tavis. Je te l’ai déjà dit. Il acquiesça, les yeux fixés sur Aindreas. — Je sais. Mais il me semble parfois que je vais passer le reste de mes jours à protester de mon innocence. — Vous avez convaincu le duc ici présent, intervint Hagan en désignant Kearney, et ce Glaneur. Cela me suffit. Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient retrouvés, Shonah vit un sourire passer sur le visage de son fils. — Merci, Hagan, répondit-il. Vous et Xaver vous montrez des amis bien plus fidèles que je ne le mérite. — Il est temps que vous le compreniez, jeune homme, répliqua le capitaine, d’un ton adouci par un large sourire. Je vais préparer les hommes, ajouta-t-il à l’intention de la duchesse. Elle lui donna son accord et se tourna vers son fils. — Tu voyages avec moi ? — Je crains que cela ne soit déplacé, madame, intervint aussitôt Grinsa. Il est sous la protection de Lord Glyndwr, il doit voyager sous sa bannière. Il serait présomptueux de sa part de chevaucher à la tête de l’armée de Curgh et ce peut être très dangereux. Elle se sentit pâlir. Marcher côte à côte avec Kentigern pour défendre son château ne signifiait pas que la paix fût conclue. Elle devait se rendre à l’évidence : leurs épreuves n’étaient pas terminées. — Ne t’inquiète pas, Mère, fit Tavis, je serai très bien avec le duc de Glyndwr et le Glaneur. Malgré la déception qu’elle lisait dans son regard, elle lui sourit. — J’en suis certaine. Elle aurait voulu le prendre entre ses bras, comme lorsqu’il était petit, peut-être désirait-il la même chose, mais c’était impossible. — Vous êtes la bienvenue à mes côtés, Lady Shonah, lui offrit le duc. Si vous ne voyez aucune objection à chevaucher sous la bannière de Glyndwr. — Je n’en vois aucune, Lord Glyndwr, et je vous remercie. Mais je crois plus correct de quitter le champ de bataille avec mon armée. Au cours du voyage, je serai très honorée de vous rejoindre. — L’honneur sera pour moi, madame, lui répondit Kearney en souriant. Shonah le remercia d’un signe de tête puis elle se tourna vers son fils et, après un dernier regard, partit rejoindre Hagan et ses hommes. La fumée assombrissait le ciel. Le brouillard de suie qui flottait quelques minutes plus tôt au-dessus des arbres s’était étendu sur la plaine. L’armée d’Aindreas s’était rassemblée à l’orée de la forêt tandis que celle de Curgh s’était réunie à la lisière du champ de bataille ensanglanté. Derrière eux, les morts étaient dispersés, abandonnés, comme les jeux d’un enfant capricieux. Plusieurs corbeaux, décrivant des cercles prudents, attendaient qu’on leur cède la place pour commencer leur festin. Ces hommes méritaient mieux. Le feu qui brûlait au loin exigeait qu’ils hâtent leur départ. Javan, s’il n’était déjà mort, peut-être risquait sa vie. Ils ne pouvaient se permettre le moindre retard. — Ô Bian, reçois-les dans ta clémence, murmura Shonah, plus miséricordieuse que la nôtre. 14 Kentigern, Eibithar Xaver était endormi quand le premier cri d’alerte fut poussé des tours les plus occidentales des remparts de Kentigern. Il crut d’abord qu’il rêvait une fois de plus du matin où ils avaient découvert le corps de Brienne dans le lit de Tavis, ce jour où ils avaient été réveillés par les voix et les cognements des gardes de Kentigern à la porte du jeune seigneur, engourdi de sommeil. Comme les cris s’amplifiaient, il avait fini par ouvrir les yeux. Sa cellule rougeoyait des feux des torches brûlant sur les remparts. Il craignit un instant qu’Aindreas, ayant trouvé Tavis, ne fût déjà de retour. — Le château est assiégé. Il se tourna vers Fotir, croyant que c’était lui qui venait de parler. Mais le Qirsi regardait la porte. — Vous avez parlé, monseigneur ? demanda le Qirsi. — Oui, répondit le duc. Fotir quitta son lit et, en compagnie de Xaver, avança à la porte. Javan, debout, scrutait le couloir à travers les barreaux du petit châssis pratiqué dans le bois. — Je disais que le château est assiégé, répéta le duc, ses yeux brillant à la lueur des torches. — Vous n’en savez rien, protesta un garde d’une voix effrayée extraordinairement juvénile. — Écoutez donc les cris de vos camarades ! Regardez les feux dans la cour ! Qu’est-ce que c’est sinon une attaque ? — Le duc est parti couper la route des Curgh ! Il n’a pas pu échouer et, même si c’était le cas, l’armée n’aurait pas eu le temps d’arriver jusqu’ici. Javan, excédé, ferma les yeux. — Ce n’est pas mon armée qui vous attaque, imbécile, mais celle des Aneiriens ! Probablement Mertesse. — Impossible ! protesta le garde mais sa voix manquait de conviction. — Je devrais peut-être aller voir, proposa son camarade à voix basse. Le premier observa Javan avec méfiance mais finit par acquiescer. — Si vous avez vu juste, monseigneur, fit Fotir, et que Mertesse nous trouve ici, il va nous faire exécuter. Pour autant qu’ils le sachent, vous êtes le roi d’Eibithar. — Peut-être, répondit Javan avec un haussement d’épaules. Mais je vous rappelle que nous sommes dans le château de Kentigern, Premier ministre. Même sans son armée au complet, même sans son duc, le château n’est pas près de tomber. — Que pouvons-nous faire ? interrogea Xaver. — Pas grand-chose, Maître MarCullet. À moins que nos amis n’acceptent de nous libérer. Le garde fronça les sourcils et détourna les yeux. Le duc sourit. Quelques minutes plus tard, son camarade revenait, rouge et essoufflé. — Il a raison, fit-il en désignant Javan du menton. Ce sont les Aneiriens. Ils sont encore à la rivière à construire leurs engins, mais le siège est imminent. — Que devons-nous faire ? — Rester ici et les surveiller, en tout cas pour l’instant. Ils attendirent, guettant les bruits qui leur diraient ce qui se passait sur les murs d’enceinte. Xaver revint à la fenêtre pour observer la cour. Les soldats, essayant sans doute de préparer le château à l’assaut, couraient dans tous les sens. Xaver avait du mal à comprendre leur logique. Les Aneiriens, pour l’instant, restaient invisibles. Au bout de quelques minutes, il abandonna son poste d’observation et revint à la porte. — Le principal danger réside surtout dans l’absence d’Aindreas, déclara brusquement Javan comme s’il poursuivait une conversation. Il ne faut pas beaucoup d’hommes pour défendre un château tel que celui-ci. Trop de soldats peuvent au contraire ajouter à la confusion du siège. Mais sans un commandement expérimenté, même les meilleurs soldats ont tendance à commettre des erreurs. Si le château tombe, ce sera pour cette raison. Il jeta un coup d’œil aux gardes. — Qui commande aujourd’hui ? Les deux hommes, ne sachant pas s’ils devaient répondre, échangèrent un regard. — Le capitaine de garde, confia l’un d’eux. Javan secoua la tête avec consternation. — Non, je parle de l’homme en charge de la défense du château. Pas de celui chargé de la surveillance de nuit. Le garde, déglutissant péniblement, se tourna vers son camarade. — C’est un très bon soldat et une fine lame. Le duc allait répliquer quand un cri l’interrompit. Un deuxième, puis un troisième suivirent. — C’est le capitaine des archers, traduisit Javan. Mertesse doit approcher de la porte ouest. Xaver se frotta les mains, espérant que Fotir n’avait pas vu leur tremblement. Malgré la confiance de son duc envers la résistance du château de Kentigern, il n’avait aucune envie de se retrouver piégé dans sa cellule pendant l’attaque. — Tu es sûr qu’on doit rester là ? demanda l’autre garde. Son collègue acquiesça en silence. Les ordres brefs et rythmés du capitaine des archers avaient repris. Des cris, soudain, se firent entendre. Puis un coup, sourd et puissant. Xaver scruta le couloir, essayant de comprendre à l’expression de Javan s’il s’inquiétait. Le duc écoutait avec attention mais il semblait imperturbable. — C’est un bélier. Ils essaient de faire tomber le pont-levis. Quelques minutes plus tard, des coups plus brefs et plus clairs ébranlèrent les murs. Des hurlements de martyr suivirent. — Des catapultes ? interrogea Fotir. — Oui, on dirait bien. Mertesse n’épargne aucun effort. Ils se turent, attendant l’impact des prochaines pierres, le prochain coup de bélier. Une fumée épaisse et âcre pénétrait dans la cellule, charriant avec elle les cris et les gémissements des blessés. Des hommes étaient en train de mourir au pied de la tour et Xaver se demandait combien de temps tiendrait la défense. Ils comprirent immédiatement quand le pont céda. Après une terrible secousse dans les murs du château, une clameur victorieuse s’éleva du camp des Aneiriens. Xaver, serrant les poings, repoussa la nausée qui l’envahissait. — Courage, Maître MarCullet, lui lança le duc. Le pont n’est que la première barrière à franchir et de loin la plus facile. La porte de la Tarbin de la forteresse de Kentigern compte plusieurs herses et une porte capable d’arrêter Orlagh elle-même. — Oui, monseigneur, répondit-il. Excusez-moi. C’est mon premier siège. — Pas besoin de vous excuser, mon garçon, déclara Javan d’un ton bourru. J’ai vu des hommes bien plus aguerris que vous perdre tous leurs moyens en de telles circonstances. Il observa les gardes. — Pour dire vrai, vous ne devriez pas être le seul à vous faire du souci. Ces deux-là… Le château trembla une nouvelle fois, encore plus fort que la précédente. — C’est mauvais signe, commenta Javan, le front plissé. Un autre coup résonna, salué par de nouvelles acclamations des Aneiriens. — Non ! souffla le duc. C’est impossible. Quelque chose ne va pas. Cette porte aurait dû résister des heures, même plus ! Quelques instants plus tard, trois coups successifs firent trembler le château sur ses bases. Et, une fois encore, les hommes de Mertesse rugirent de joie. — Ça n’a aucun sens, protesta Javan. Les gardes avaient pâli. Au dernier hurlement de l’ennemi, le premier décida d’aller lui-même se rendre compte de la situation. L’assaut de la porte se poursuivait, le château grondait sous les coups du bélier. L’armée de Mertesse laissa éclater une nouvelle acclamation. Le garde revint quelques secondes plus tard, le visage empreint de désespoir. — Les portes cèdent. Toutes ! — Comment est-ce possible ! s’exclama Javan désarçonné. — Par magie. Tous les regards se tournèrent vers Fotir. — Mertesse doit avoir un Façonneur avec lui, expliqua le ministre. Un Qirsi n’aurait pas besoin de détruire les portes. Les affaiblir suffirait. — Mais les archers d’Aindreas sont assez intelligents, et assez habiles, pour tuer n’importe quel Qirsi approchant des portes, protesta vigoureusement Javan. Un Façonneur n’aurait pas le temps d’agir. — Il a peut-être agi avant, avança Fotir. C’est la seule explication. Je ne vois pas comment un bélier pourrait venir à bout de cette porte autrement. — Si vous avez raison, enchaîna Javan, les Aneiriens ne vont pas tarder à pénétrer dans le château. La forteresse vibra encore et une autre clameur fit trembler les murs. — Vous devez me libérer ainsi que tous les hommes de Curgh retenus en prison, avertit Javan en s’adressant aux gardes. Une fois les portes ouvertes, vous aurez besoin de tous les bras valides pour repousser l’ennemi. L’un des deux hommes secoua la tête. — Vous êtes prisonniers du duc. Nous n’avons pas le droit de vous libérer sans son accord. — Je peux vous assurer que votre duc approuverait toute décision de nature à sauver son château. Je n’en attendrais pas moins de mes hommes. Vous savez qui je suis. Vous savez que je vais être roi. Qui croyez-vous le plus capable de diriger la défense de ce château : moi ou votre capitaine de la Garde ? Les deux hommes le dévisagèrent. Ils étaient incapables de prendre une décision de cette envergure et ils semblaient s’en rendre compte. Le château trembla encore. — Un Qirsi de plus ne vous sera-t-il pas utile contre les Aneiriens ? Et quarante-trois hommes vigoureux ? — Vous voulez donner une arme à ce garçon ? — Ce garçon comme vous dites est le fils de Hagan MarCullet, dont je suis sûr que vous avez entendu parler. Il est peut-être jeune mais je parie cent qinde qu’il vaut mieux que beaucoup des soldats de Kentigern. En dépit de la peur qui lui nouait le ventre, Xaver ne put s’empêcher de sourire de l’éloge de Javan. Son duc essayait de convaincre ces hommes de les libérer mais il était rare d’entendre un duc, un roi, prononcer de telles paroles. Une fois de plus les murs furent secoués comme par un tremblement de terre. Cette fois, les cris qui suivirent furent empreints de précipitation. Au pied de leur tour, des voix s’élevaient. Xaver courut à sa fenêtre pour voir des soldats se précipiter à l’intérieur, beaucoup portaient la bannière noir et or de Mertesse. — Les dernières portes ont lâché, monseigneur ! s’écria-t-il. Les Aneiriens sont dans le château ! — Vous entendez ? fit le duc. Nous ne pouvons plus attendre. Relâchez-nous, avant qu’il ne soit trop tard ! Les hommes ne dirent toujours rien. Xaver, à la fenêtre, regardait les hommes de Mertesse envahir la cour. Depuis un cycle, il nourrissait une haine farouche pour le duc de Kentigern et son château. Mais en voyant les célèbres murs de Kentigern céder, il avait l’impression d’être un enfant comprenant pour la première fois que son père était mortel et imparfait. Si ce château pouvait tomber, aucune forteresse d’Eibithar n’était à l’abri. — Si vous ne nous libérez pas, entendit-il Fotir dire aux gardes, je vais détruire les verrous de nos cellules. Je suis Façonneur, c’est tout à fait en mon pouvoir. À ces mots, le jeune homme quitta la fenêtre pour rejoindre la porte. Les gardes dévisageaient le Qirsi comme s’il sortait du Royaume du Dessous. — Je ne vous crois pas, fit le plus hardi des deux. Si c’est vrai, pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? — Parce que je le lui ai interdit, répondit Javan. Rien de bon n’en serait sorti. S’il avait ouvert nos cellules et brisé vos épées. d’autres gardes seraient venus en renfort. Ils auraient pu tirer et nous serions tous morts. — Mais… — Ça suffit ! rugit le duc. Mertesse est dans votre château. L’assaut est porté à l’intérieur et vous n’avez même pas la moitié de votre armée pour vous défendre ! Libérez-nous ou poussez-vous que nous puissions le faire tout seuls. Les gardes échangèrent un coup d’œil, espérant que l’autre prendrait la décision à laquelle il ne pouvait se résoudre. — Alors ? — C’est bon, décida enfin celui qui avait les clefs. — Bravo, mon brave, fit Javan tandis que l’homme approchait. Votre duc vous remerciera. J’en suis certain. Xaver n’en était pas aussi sûr mais il se garda bien de le dire. Après avoir essayé une ou deux clefs, le garde ouvrit la porte de Javan, l’observant d’un œil inquiet comme s’il craignait qu’il ne s’en prenne aussitôt à lui. — Nos armes, ordonna le duc en sortant dans le couloir. Le garde ouvrit la cellule de Fotir et Xaver avant de lui répondre. — Je ne sais pas où elles sont, monseigneur. — N’importe lesquelles feront l’affaire. L’homme hésita. — Par tous les diables ! Pourquoi nous libérer si vous nous empêchez de nous battre ? — Il y a des lances et des épées dans la première pièce en bas. — Conduisez-nous, mon ami, répliqua le duc. Quoi que vous pensiez à mon sujet, je suis Eibithar avant d’être Curgh. Et je vais défendre votre château comme si c’était le mien, comme tous les hommes encore enfermés en dessous. — Merci, monseigneur, parvint à sourire le pauvre homme. Les deux gardes les conduisirent dans les escaliers et quelques instants plus tard, tous les Curgh étaient libres. Ils allèrent dans la salle d’armes où ils trouvèrent celles que Kentigern leur avait confisquées. L’épée de Javan n’était pas là, ni celles de Fotir et de Xaver. Aindreas avait dû les entreposer dans ses quartiers. Mais il y avait suffisamment de lames, d’écus et de cottes de mailles pour tous. Après s’être habillés, ils quittèrent la tour et débouchèrent dans la cour. Les soldats de Kentigern, quittant les murs et la cour d’enceinte, repoussés par les Aneiriens qui forçaient leur passage vers l’intérieur du château, se retranchaient vers la porte nord. — Trouvez-moi votre capitaine, ordonna Javan aux gardes en étudiant les positions de l’ennemi. Fotir, enchaîna-t-il, prenez les hommes avec vous, et aidez-les à défendre cette porte. Si nous n’arrivons pas à les déloger tout de suite, nous n’avons aucune chance. — À vos ordres, monseigneur. Le duc se tourna vers Xaver. — Maître MarCullet, commença-t-il en lui faisant face, vous restez avec moi. Il me faut un messager pour transmettre mes ordres à Fotir et au capitaine. Si les murs lâchent, j’aurais besoin de votre épée. Le jeune homme, l’estomac serré, acquiesça gravement. — Bien, monseigneur. Quelques instants plus tard, les gardes revinrent. Un homme plus âgé les accompagnait. Son crâne était parfaitement bien rasé comme celui d’un prélat de la cour mais les similitudes s’arrêtaient là. Il était grand, costaud. Son épaisse moustache et sa barbe lui donnaient un air encore plus terrible que sa carrure. Du sang coulait de son arcade sourcilière et il portait des brûlures sur les avant-bras. — Monseigneur, salua-t-il, une grimace sur le visage. Je vois que mes hommes vous ont libéré. Je ne l’aurais pas fait. — Peut-être, capitaine. Mais ils ont eu raison. J’ajoute plus de quarante hommes à votre armée et je vous apporte un Qirsi qui possède les brumes, les vents et qui, en outre, est Façonneur. Vous seriez stupide de nous renvoyer en prison. Le capitaine lui accorda ce point d’un hochement de tête. — J’imagine que vous allez prendre le commandement des opérations. — J’espérais le partager. J’ai plus d’expérience que vous pour commander les hommes mais vous connaissez le château et ses hommes mieux que moi. — C’est exact, approuva le capitaine après un bref silence de réflexion. Nous avons commencé la nuit avec une garnison de six cents hommes, dont ceux stationnés dans les campements au bord de la rivière, au château et en ville. — C’est tout ! s’exclama Javan. — Le duc est parti dans l’intention de défaire votre armée, répondit le capitaine sur un haussement d’épaules. Moins de la moitié était là quand les Aneiriens ont franchi la rivière, bien que nos troupes stationnées à l’extérieur soient revenues à temps pour l’assaut. Je ne dispose que de quatre cents hommes dans les murs. J’aimerais en avoir plus mais je crains qu’il ne soit trop tôt pour songer à affaiblir les défenses de la ville. — Vous avez raison. De combien de sorciers disposez-vous ? — Six. Deux Façonneurs et trois possédant le pouvoir des brumes et du vent. L’autre est Glaneur et tous, à l’exception d’un seul, sont guérisseurs. — Qu’est-il arrivé à la porte ? Le capitaine secoua la tête. — Je l’ignore. Elle a cédé. Je ne l’explique pas. — Mon Premier ministre pense que c’est l’œuvre d’un Qirsi. — Il n’y en avait aucun près de la porte au moment de l’assaut, protesta l’homme en élevant la voix. Je ne suis pas stupide. Nous ne l’aurions pas laissé faire. — C’est donc qu’il se trouve un traître au château. À moins que vous ne vouliez me convaincre que la réputation de Kentigern repose sur du vent. Le capitaine rougit. — Qu’attendez-vous de moi, monseigneur ? Javan observa son interlocuteur, l’ombre d’un sourire aux lèvres. — Assurez la porte nord, dit-il. Puis prenez vos archers sur les murs intérieurs. Mertesse a peut-être le dessus pour l’instant mais, tant que nous tenons la seconde enceinte, il ne peut rien. Sauf si ces portes aussi ont été sabotées. — Les archers sont déjà en place et la bataille de la porte nord est à notre avantage. — Parfait. Retournez auprès de vos hommes. Il posa une main sur l’épaule de Xaver. — Voici Xaver MarCullet. Il sera mon messager. Mes hommes sont à votre disposition. Employez-les comme bon vous semblera. Dites à mon Premier ministre de suivre vos instructions comme si c’étaient les miennes. — À vos ordres, monseigneur. Il s’écarta pour s’éloigner puis se reprit pour faire une révérence. — Oh, capitaine, j’ai oublié de vous poser la question : la famille du duc est-elle en sécurité ? L’homme hésita, l’ombre d’un soupçon dans les yeux. — Oui, répondit-il enfin. Dès que j’ai appris que les Aneiriens avaient franchi la rivière, j’ai fait conduire la duchesse et les enfants au sanctuaire. — Sage décision, approuva le duc. L’homme hocha la tête et s’éloigna. — Les gardes avaient raison, commenta Javan en le regardant s’en aller. C’est un bon soldat. Il se tourna vers Xaver. — Venez, Maître MarCullet. Nous devrions déjà être sur les remparts. Depuis la mort de Brienne, Javan, sous les yeux de Xaver, s’était transformé en vieillard. Chaque jour, son dos était plus voûté, ses joues plus creuses, son regard plus éteint. Mais en le voyant grimper prestement les marches de la tour la plus proche, l’épée en main, les années qui s’étaient abattues sur lui semblaient s’évanouir. Il revenait à la vie. Xaver, pour sa part, ne s’était jamais senti aussi mal. Il avait peur. Il n’avait aucune envie d’arpenter les remparts avec le duc, exposé aux flèches des Aneiriens. Il savait se battre. Son père le lui avait appris mais il n’avait jamais livré de véritable combat. Il ne s’était jamais battu pour sa vie contre celle d’un autre. Il n’avait jamais fait couler le sang. — Vous semblez bien sombre, MarCullet. — Oui, monseigneur. — Vous avez peur. — Je suis désolé, monseigneur. — Ne vous inquiétez pas. Seul un fou n’aurait pas peur. La grandeur d’un combattant se mesure à sa capacité à dominer sa frayeur. Ne l’oubliez jamais. — Oui, monseigneur. — Et puis j’ai l’intention de vous occuper tellement que vous en oublierez le reste, croyez-moi. En débouchant sur le mur d’enceinte, Javan lâcha un juron. L’ennemi escaladait déjà les remparts. Ils arrivaient les uns après les autres, comme si leur flot ne devait jamais cesser. Un rapide coup d’œil autour de lui permit à Xaver de comprendre que les hommes de Mertesse étaient partout. Les défenseurs, armés de fourches et même de lances, tentaient de décrocher les échelles mais, chaque fois qu’ils en détachaient une, deux se remettaient en place. Les archers décochaient leurs flèches sur les grimpeurs mais les envahisseurs étaient trop nombreux pour être repoussés. Les Aneiriens ne tarderaient pas à contrôler les remparts. Javan brandit son épée et avança. Bien que ses jambes fussent si faibles qu’il avait peur de s’effondrer, Xaver l’imita. — Non, lui dit le duc avec un bref coup d’œil par-dessus son épaule tandis qu’un Mertesse avançait sur lui, j’ai davantage besoin de vos jambes que de votre lame. Allez voir le capitaine. Dites-lui que nous avons besoin de Fotir et d’autres Façonneurs ici immédiatement. Si nous n’arrivons pas à enlever ces échelles, nous sommes morts. — Mais, monseigneur… — Filez tout de suite ou il sera trop tard. Xaver recula à contrecœur et, laissant le duc derrière lui, s’engouffra dans les escaliers. Dans son dos, les lames déjà s’entrechoquaient. Dans la cour, il se précipita vers la porte nord où il ne tarda pas à trouver le capitaine. — Oui ? lui demanda le soldat avant de revenir à la bataille qui se livrait devant ses yeux. Dites aux Qirsi de lever leurs flammes ! brailla-t-il sans lui laisser le temps de répondre. Nous devons les repousser et baisser les herses ! Il revint à Xaver. — Parlez, mon garçon ! Je n’ai pas le temps de m’occuper des enfants timides. — Les Aneiriens sont sur les remparts, monsieur. Ils ont des échelles et les hommes ne pourront pas les repousser très longtemps. Le duc demande son ministre et les autres Façonneurs pour briser leurs échelles. Il pense que c’est le seul moyen. — Par tous les démons ! jura le capitaine. Je peux vous en donner un en plus de son ministre. Mes autres Façonneurs possèdent aussi le feu et j’ai besoin d’eux. Xaver parlait au nom de son duc mais il était à Kentigern. Il ne pouvait pas discuter. — Très bien, monsieur. — Dites à votre duc que les Qirsi seront bientôt là-bas. J’y veillerai moi-même. — Merci, monsieur. Xaver repartit en courant et remonta les marches quatre à quatre. La cotte de mailles le ralentissait et la nuit lui paraissait beaucoup plus chaude qu’elle ne l’était, mais il avait gardé son rythme. Son père aurait été content, se dit-il, un léger sourire aux lèvres. L’ascension des escaliers des tours de Curgh l’avait parfaitement préparé à cette nuit. Débouchant sur le chemin de ronde, il sentit son sang se figer. Les hommes de Mertesse, en noir et or, étaient encore plus nombreux que tout à l’heure. Ceux de Kentigern se battaient comme de beaux diables mais ils étaient inférieurs en nombre et reculaient. Javan, toujours près de la tour, se battait contre deux Aneiriens. Le père de Xaver lui avait souvent parlé de la supériorité de Javan à l’épée mais c’était la première fois que Xaver le voyait se battre. Ses adversaires étaient beaucoup plus grands et beaucoup plus musclés que lui ; le duc semblait bien frêle et bien âgé devant eux, mais il paraissait né pour le combat. Il se servait de son bouclier comme si c’était un prolongement naturel de son bras. Il bloquait tous les coups avec une facilité stupéfiante tandis que, de l’autre bras, son épée volait comme animée d’une volonté propre. Elle jaillissait, telle la langue d’un serpent, et frappait avec la force d’un ours. Les deux ennemis, touchés au visage, aux bras et aux épaules, saignaient abondamment. Aucune de leurs blessures n’était mortelle mais, ajoutées les unes aux autres, elles étaient décisives. Le visage de Javan était en sueur, son sourire était carnassier. Un cadavre gisait déjà derrière les deux Aneiriens. Son épée portait encore la trace de son sang. Javan devait être fatigué. Non seulement il n’en montrait rien mais c’étaient les soldats qui semblaient peiner, chaque nouveau coup porté se révélait plus désespéré que le précédent. Face à deux hommes plus jeunes et plus forts que lui, le duc avait l’avantage du combat. C’était la raison pour laquelle Xaver était toujours en haut des marches lorsqu’un soldat aneirien franchit le mur depuis une échelle invisible pour atterrir devant lui. De la même taille que Xaver, il était plus large d’épaules. Son visage juvénile et imberbe montrait qu’il n’avait pas plus d’un an ou deux que lui. Les jeunes garçons, aussi surpris de se découvrir si semblables, se dévisagèrent. Mais l’aneirien, d’un coup de son épée, brisa l’illusion d’une complicité possible et Xaver se trouva pris dans un combat qu’il n’avait pas prévu. Aux coups de l’adversaire répondaient les siens. Lorsqu’il entendit un homme s’effondrer sur le chemin de ronde, il n’eut pas l’occasion de vérifier si c’était le duc qui s’était écroulé ou un de ses ennemis. Il vit en revanche un autre Aneirien surgir par le même chemin que celui qu’avait emprunté son adversaire. Il n’y pouvait rien. Le soldat l’avait acculé au rempart et il le poussait encore avec son arme. Xaver s’était débrouillé pour parer tous ses coups mais les muscles de son épaule le faisaient durement souffrir et son épée était ébréchée. L’homme souleva son bouclier au-dessus de lui et l’abattit sur la tête de Xaver. Le jeune garçon brandit son propre bouclier au dernier moment et encaissa le coup. Sous la puissance du choc, il sentit ses jambes se dérober. Au moment où il luttait pour se redresser et parer l’épée de son adversaire, il entendit la voix de son père : la première chose qu’oublie un soldat inexpérimenté au cœur de l’action, c’est qu’il a deux mains. Chaque fois que tu te sers de ton épée pour te défendre, tu perds une chance de frapper ton adversaire. Bien sûr. Lorsque l’Aneirien poussa une nouvelle fois sa lame, Xaver, en même temps qu’il dressait son bouclier pour la parer, projeta son arme sur le flanc de l’adversaire. Le soldat se protégea de son écu mais Xaver lançait déjà son attaque suivante, cette fois vers l’épaule. Encore une fois, l’ennemi parvint à se protéger. Mais il recula, comme s’il comprenait pour la première fois qu’il se trouvait dans un véritable combat. Xaver, ne lui laissant aucun répit, bondit sur lui. Il était fatigué, son bras armé était douloureux mais sa peur s’était envolée. Il était dans la cour du château de Curgh, son père lui criait ses instructions. Ne relâche pas ton attention ! Plus tu es sûr d’avoir l’avantage, plus tu dois te montrer prudent. Un homme qui se sent perdu est capable de tout. L’homme évita le coup de Xaver puis leva son arme comme pour le frapper à la tête. Xaver dressa son bouclier pour découvrir que ce n’était qu’une feinte : l’autre s’était brusquement fendu et, genou fléchi, cherchait à l’atteindre à la cuisse. Xaver fît ce qu’il put pour éviter le coup et tomba si lourdement sur le dos que le souffle lui manqua. L’autre, croyant l’achever, avança à découvert. Xaver, parant l’attaque avec son bouclier, lui décocha un coup au bras. L’Aneirien poussa un hurlement et recula. Xaver, le souffle court, se redressa. D’un geste, il essuya la sueur qui coulait de son front. L’autre saignait au poignet, juste en dessous de la manche de sa cotte de mailles. Leurs regards se croisèrent. Autour de Xaver, le monde sembla se figer. Ce soldat avait un nom, une vie, des gens qui l’aimaient. Xaver l’imaginait avec sa mère et son père, occupé à des tâches quotidiennes dans une petite ferme des environs de Mertesse. Il était peut-être déjà marié. Il avait peut-être des enfants. Souviens-toi toujours que tes armes ne se limitent pas à ton épée et ton bouclier. N’importe quelle partie de ton corps peut être une arme. Tes coudes, tes épaules, tes jambes, tes pieds, et même ta tête. La plupart des soldats l’oublient. Ils ne pensent qu’à leur lame. Celui qui emploie toutes ses armes possède un réel avantage. Ils se jetèrent l’un sur l’autre au même instant, épée tendue, bouclier prêt. Xaver, secoué par le choc avec un homme plus grand que lui, parvint néanmoins à garder son équilibre mais se retrouva, une fois encore, acculé au rempart. Le soldat, sans perdre une seconde, se jeta sur lui. Xaver brandit son arme. Au moment où l’Aneirien levait son propre bouclier, il lui décocha un coup de pied qui l’atteignit à la cuisse. Ce n’était pas suffisant pour le faire tomber mais ce geste le déséquilibra suffisamment pour que Xaver lui assène un coup d’épée dans les côtes. Sa cotte de mailles évita au sang de couler mais l’homme se plia en deux. Sans hésiter, sans même réfléchir, Xaver fondit sur lui, la pointe de son épée dirigée sur son dos. L’Aneirien se raidit, comme frappé par la foudre, et s’effondra sur les dalles. Il était mort. Xaver, immobile, à genoux, regarda le sang se répandre lentement sur son armure métallique. Il l’avait tué dans le dos. Ce n’était pas honnête. Quelqu’un cria pour l’avertir. Il se tourna à temps pour voir un nouvel Aneirien fondre sur lui, épée tendue. La rage se lisait dans son regard. Xaver ne leva même pas son écu. Il entendit un bruit musical, presque cristallin, comme le tintement d’une cloche, et vit l’épée de son adversaire se briser en deux. L’Aneirien contempla sidéré ce qui restait de son arme. Il pivota et Fotir le cueillit sur sa pointe. L’homme poussa un grognement et s’effondra presque doucement sur le sol. Il était désarmé. Cette mort non plus n’était pas juste. Le Premier ministre avança jusqu’à lui et essaya de le mettre sur pied. — Levez-vous avant de vous faire tuer, Xaver ! — Ces morts sont injustes, fit le garçon en secouant la tête. — De quoi parlez-vous ? — Je l’ai frappé dans le dos, répondit Xaver en regardant le Qirsi. Et vous avez tué un homme désarmé. Ce n’est pas comme ça qu’on fait. — Xaver…, soupira Fotir en fermant brièvement les yeux avant d’aider le jeune homme à se relever, nous ne sommes pas dans un tournoi. C’est la guerre. On tue comme on peut, et on fait ce qu’il faut pour rester en vie. — Mais ça n’est pas juste. Il sentit une larme rouler sur sa joue, puis une autre. Les bras ballants, il éclata en sanglots. Fotir affichait une expression tellement désolée que Xaver se demanda un instant s’il n’allait pas le prendre entre ses bras. Un bruit les alerta. Fotir pivota, l’épée tendue, et fondit sur un nouvel Aneirien qui enjambait le mur. Le soldat bloqua le coup de son écu et leva son arme que le Premier ministre brisa aussitôt. Fotir recula son bras, comme pour prendre l’élan nécessaire pour le poignarder mais dut changer d’avis car, au dernier moment, il baissa son arme pour le frapper au genou. L’Aneirien tomba et Fotir lui assena un coup de sa garde sur la nuque. Le soldat s’effondra, sans connaissance. Puis Fotir avança jusqu’au rempart et se pencha au-dessus. Xaver ne le vit pas bouger mais, un instant plus tard, il entendit un craquement, suivi de cris qui s’affaiblirent avant de cesser brusquement. Le ministre se tourna vers lui : — J’ai besoin de votre aide, Maître MarCullet, fit-il avant de désigner un Qirsi qui, le visage d’une extrême pâleur, attendait près de l’escalier. Le sous-ministre et moi devons nous occuper des échelles avant que d’autres Aneiriens ne montent. Nous aurons besoin de votre épée. Xaver essuya ses larmes en acquiesçant. Il retourna vers l’homme qu’il venait de tuer et, saisissant la garde de son épée, la sortit du dos où elle était plantée. Il aurait voulu l’essuyer mais ne trouva rien pour le faire. Alors il revint sur ses pas. Javan, la tempe assombrie par une large ecchymose, l’une de ses épaules ensanglantée, discutait avec Fotir à voix basse. Son duc le regarda avancer le visage grave. — Le Premier ministre vient de me parler de votre combat, Maître MarCullet et de vos doutes. Ils vous honorent et je vous en félicite. Xaver, sans savoir s’il devait en vouloir à Fotir ou lui être reconnaissant, se sentit rougir. — Merci, monseigneur, se contenta-t-il de répondre, espérant que Javan ne s’étende pas sur le sujet. L’urgence du combat, heureusement, le tira d’embarras. Javan prit la direction des opérations. Sous son commandement et avec son aide, suivis des deux Qirsi, ils remontèrent le mur, repoussant tous les hommes de Mertesse qui tentaient de les arrêter, laissant le champ libre aux sorciers pour détruire les échelles d’assaut accrochées aux remparts comme des tiges de lierre. Peu à peu des hommes de Kentigern les rejoignirent. Ils furent bientôt une vingtaine à combattre et le flot des assaillants cessa de croître. Au milieu du groupe, Xaver qui se battait sans retenir ses coups n’en porta pas de mortel. Les hommes qui l’entouraient étaient plus âgés et plus expérimentés. Le sang qui maculait sa lame, et lui avait causé tant de douleur quelques minutes plus tôt, brillait maintenant à la lumière des torches, telle une médaille, le désignant comme l’un des leurs. En peu de temps, ils prirent le contrôle de la totalité du mur ouest et une bonne partie du mur sud. L’armée de Mertesse pourtant se ralliait près des tours. Xaver voyait les soldats aneiriens grimper sur le mur, franchir le rempart et se déployer dans toutes les directions. Par petits groupes, les hommes d’Aindreas tentaient de les repousser, mais ils étaient moins nombreux et le nombre d’Aneiriens ne cessait, lui, de croître. Javan voyait la même chose. Criant aux Qirsi quand briser les lames ennemies, il combattait avec la rage de Binthar. Mais les sorciers s’épuisaient et les assaillants, de plus en plus nombreux, changeaient inexorablement le cours de la bataille. Très vite, Javan et les siens durent reculer. Un des hommes de Kentigern poussa un cri en désignant le pied des remparts. Xaver se pencha et sentit son sang se figer : les Aneiriens avaient réussi à faire pénétrer leur bélier à l’intérieur et ils s’attaquaient à la porte sud de la seconde enceinte. Le plus gros des troupes était concentré à la défense de la porte nord et Xaver craignit que le capitaine de la Garde ne leur soit d’aucun secours. Javan, visiblement, nourrissait les mêmes craintes. — Maître MarCullet, cria-t-il par-dessus son épaule sans cesser de se battre, allez voir le capitaine ! Expliquez-lui la situation. Vite ! Xaver fit demi-tour et s’immobilisa, comme frappé en plein cœur : les hommes de Mertesse avaient repris presque la totalité du mur ouest mais le pire était qu’ils avaient trouvé le moyen de réparer et remettre en place les échelles brisées par les Qirsi. Ils étaient partout ! Xaver comprit que, s’il voulait prévenir le capitaine, il avait à peine le temps de se frayer un chemin vers la tour la plus proche et ses escaliers. Une autre évidence lui sauta aux yeux : s’il laissait le duc et Fotir, il risquait de ne jamais les revoir. Ils étaient prisonniers des remparts. 15 Bien qu’elle eût déjà vécu une guerre, Yaella ignorait le déroulement des combats. La première fois qu’elle avait accompagné Rouel à la bataille, elle était jeune et, heureusement, la déroute des hommes de Mertesse avait été si rapide qu’ils avaient presque aussitôt traversé les rives de la Tarbin en sens inverse. La guerre n’avait été qu’une escarmouche sans conséquences. Que la réalité fût si loin de ce qu’elle avait imaginé n’aurait donc pas dû l’étonner. Mais en regardant les combats, il lui semblait voir les principes d’une vie entière s’écrouler sous ses yeux, les uns après les autres. La guerre, lui avait-on appris, était un effort discipliné. Les hommes suivaient les ordres donnés par leurs capitaines. Les plans de bataille se déroulaient selon des modèles précis. Les grandes armées écrasaient les plus faibles, et les trahisons inattendues conduisaient inexorablement à la défaite. Elle n’aurait jamais imaginé que le sort de la bataille puisse changer si vite et si souvent ni que le flux et le reflux des combattants puissent être aussi inconstants que les tempêtes de l’Anse de Scabbard. Quand la dernière herse de la porte ouest de Kentigern avait enfin cédé, et que les hommes de Rouel s’y furent précipités, armes au poing, avec une clameur victorieuse, elle n’avait pas douté une seconde que le château était à eux. Le duc, allant jusqu’à abandonner le bélier à côté des douves pour s’engouffrer dans la première cour avec ses hommes, semblait aussi confiant. Contre toute attente, la résistance de Kentigern ne tarda pas à s’organiser. Leurs échelles d’assaut permirent à quelques hommes de Rouel de se hisser sur le second rempart, mais plus nombreux furent ceux à mourir ou tomber sous les flèches des arcs et des arbalètes ennemis. Au nombre de ces morts et de ces blessés s’ajouta vite celui des victimes des Façonneurs de Kentigern chargés de détruire leurs échelles. Le duc fut contraint de revenir à son bélier. Cette fois, parce que Shurik n’avait pas saboté les portes de l’intérieur, les défenses de Kentigern se montrèrent plus solides. Au fil des minutes, le combat sur les remparts tourna à l’avantage de Mertesse, non parce que les soldats de Rouel étaient mieux entraînés ou leurs capitaines plus adroits. Les Aneiriens étaient simplement plus nombreux que les défenseurs. Voyant croître le nombre des soldats en noir et or sur les remparts, Yaella sentit renaître sa confiance. Mais, une fois de plus, les Eibithariens se débrouillèrent pour leur refuser une victoire rapide. Ils se battaient comme des forcenés et quand il fut clair qu’ils ne pouvaient résister aux hommes de Rouel, ils trouvèrent, de nouveau, le moyen de les confondre. Cédant les remparts aux hommes de Mertesse, les soldats de Kentigern se réfugièrent dans les tours, beaucoup plus faciles à défendre. Empêchés d’accéder aux escaliers, les Aneiriens devinrent des cibles faciles pour les archers d’Aindreas qui les visaient depuis les tourelles. Au bout de quelques heures d’un combat acharné, une partie de ceux qui tenaient les remparts organisèrent une retraite. Cherchant la relative sécurité de la première cour, ils redescendirent les murs qu’ils avaient difficilement franchis. Quelques-uns tentèrent de rester. Péniblement, ceux-là hissèrent leurs échelles sur le chemin de ronde afin, l’heure venue, de les accrocher de l’autre côté pour descendre dans la seconde cour. Yaella, comme son duc, doutaient que cette heure arrive jamais. Tandis qu’ils observaient les combats, Rouel et son ministre reçurent le message d’un de leurs capitaines : Javan de Curgh et son redoutable Qirsi, Fotir jal Salene, avaient pris le commandement des assiégés. Loin d’attaquer une armée privée de chef, le duc se retrouva brusquement en guerre contre un homme réputé plus puissant, plus assuré et plus intelligent qu’Aindreas. La nuit céda à une aube grise et froide. Les combats duraient toujours. Des feux brûlaient dans la cour de la première enceinte. Certains avaient été allumés par les hommes de Mertesse, d’autres résultaient des mixtures enflammées lancées par les hommes de Kentigern. Une fumée épaisse et noire montait dans le ciel, que les vents, pour une raison inconnue, poussaient vers le nord, en direction des bois et de la rivière Heneagh. Le martèlement du bélier de Rouel résonnait contre les murs du château comme les vagues qui s’écrasaient sur les rivages d’Aneira. La grande porte de la seconde cour avait lâché, peu de temps avant les premières lueurs de l’aube. Mais les herses tenaient toujours. Sur les remparts de la seconde enceinte, des hommes criaient et, bien que de l’endroit où elle se trouvait Yaella vît toujours la bannière noir et or flotter sur les créneaux, elle savait que le nombre de leurs soldats ne cessait de diminuer. Les avantages de Mertesse – la taille de l’armée de Rouel et la surprise de l’attaque – perdaient leurs effets au fil des heures. La frustration de Rouel ne cessait, elle, de croître. Yaella commençait à comprendre que tel était le dessein du Tisserand, mais elle ne pouvait s’empêcher de compatir pour son duc. Il attendait cette guerre depuis le jour où il avait pris la succession de son père. Il avait sincèrement cru défaire le château de Kentigern, vaincre, en dépit de leur réputation méritée, ses défenses jusqu’alors invaincues. Personne, en dehors de la famille royale, ne pouvait diriger le royaume d’Aneira. Cela n’empêchait pas les ducs des différentes maisons de lutter pour leur influence. Mertesse était l’une des familles les plus importantes du royaume mais elle n’était pas la première. Rouel comptait sur cette victoire pour accéder au premier rang. Il passait le plus clair de son temps dans la première enceinte, à contrôler l’attaque des deux herses restantes. Quand la première céda, tard dans la matinée, ce succès le laissa de marbre. Il alla même jusqu’à interdire à ses hommes de manifester leur joie. — Silence ! hurla-t-il en s’attirant les regards stupéfaits des soldats sous le toit du bélier. Nous devrions être à l’intérieur depuis des heures. Alors taisez-vous et travaillez ! Ils restèrent quelques secondes médusés mais obéirent. Yaella comprit que la fatigue des combats commençait à se faire sentir. Rouel n’était pas épargné. Ils avaient quitté Mertesse depuis presque un jour entier et cela faisait encore plus de temps qu’aucun d’entre eux n’avait dormi. Au cours de la matinée, les combats avaient pris une nouvelle et sombre tournure pour les Aneiriens. Les hommes de Kentigern connaissaient leur forteresse aussi bien que ceux de Rouel connaissaient la leur, ce qui n’avait rien d’étonnant. Mais le duc et ses hommes découvraient les surprises que le château de Kentigern leur réservait. Grâce à des portes et des couloirs secrets, les soldats d’Aindreas attaquaient de tous côtés. De brusques volées de flèches leur tombaient dessus sans crier gare et les archers disparaissaient aussi vite qu’ils étaient apparus. Ils avaient l’art, et la patience, d’user les nerfs de l’ennemi. Le temps qu’ils parviennent à faire céder la première herse, Rouel avait perdu beaucoup d’hommes et de confiance. Depuis les meurtrières pratiquées au-dessus de la porte, les assiégés, à un rythme soutenu, jetaient des barriques de glu et de poix sur le bélier. Le toit était presque entièrement détruit. Les soldats de Rouel, affaiblis par le tir nourri des archers, tentaient de riposter mais leurs flèches se brisaient sur les murs avant de retomber, inoffensives et inutilisables, sur le sol. Yaella ne pouvait pas plus incendier la seconde herse que la première ou l’épaisse porte de chêne avant elle. Les archers de Kentigern ne l’auraient pas laissée approcher. Elle aurait pu conjurer une brume pour la dissimuler mais l’étroitesse du passage rendait sa magie impuissante. Trop d’archers se cachaient dans les chambres secrètes des murs ; même lancées à l’aveuglette, leurs flèches l’auraient touchée. Désœuvrée, elle était presque un poids, une vie de plus à protéger alors que les hommes de Mertesse devaient d’abord songer à eux. Les autres Qirsi n’étaient pas plus utiles. Les soldats tombaient à un tel rythme que le duc avait donné l’ordre à ses guérisseurs de ne s’occuper que des blessés les plus légers afin qu’ils puissent, sans attendre, retourner au combat. Les autres étaient abandonnés à leur sort. Au moment où Yaella se disait que la guerre convenait bien mieux aux Eandi qu’à ceux de sa race, les sorciers qui défendaient le château lui prouvèrent le contraire. Pointant le nez hors de la voûte de la grande porte pour voir comment les hommes chargés du bélier se débrouillaient, elle aperçut un groupe d’archers de l’autre côté de la herse. Tous leurs arcs étaient bandés. Les hommes cachés sous le bélier poussèrent un cri d’alarme et reculèrent se mettre à l’abri. Les archers pourtant ne tirèrent pas. Un homme apparut au milieu d’eux. Un Qirsi. Il était grand, barbu, ses cheveux étaient attachés sur sa nuque. Ses yeux étaient aussi jaunes et perçants que ceux d’un chat. Captivée, Yaella le vit disparaître dans un épais tourbillon de brume, dont il était, sans aucun doute, à l’origine. Au cri de ses hommes, Rouel était venu la rejoindre. Il hurlait à ses archers de tirer sur les Eibithariens mais le Qirsi avait déjà levé un vent redoutable. Avec un sifflement sauvage et terrifiant, il s’engouffra par la porte, charriant avec lui la brume qui n’avait pas faibli. Yaella ne voyait ni le sorcier, ni le bélier mais au-dessus du gémissement de la tempête, elle entendit un fracas si terrible qu’elle crut que les hommes de Kentigern fondaient sur eux pour les massacrer. Un formidable craquement de bois succéda au vacarme. Immédiatement, elle comprit ce qui venait de se passer comme elle comprit qui était l’homme qu’elle avait vu disparaître dans la brume. Lorsque le vent faiblit, emportant avec lui les dernières traînées de brume, le Qirsi n’était plus là. Les soldats qui l’accompagnaient s’étaient envolés sans avoir tiré la moindre flèche. Aucun des hommes de Mertesse n’avait été blessé ou tué. Mais devant le saccage de son bélier, Rouel recula comme si son armée entière venait d’être décimée. Les grosses chaînes métalliques qui suspendaient le tronc d’arbre aux madriers du toit avaient volé en éclats, le toit lui-même n’était que débris. — C’était Fotir, murmura Yaella. Devant l’expression acerbe de Rouel, elle se sentit rougir. — Vous le connaissez ? Bien sûr. Quel Qirsi, parmi ceux de Kentigern et de Curgh, aurait été capable de créer une telle brume, une telle tempête tout en ayant la force de détruire un bélier ? Elle avait aussi entendu parler de son regard. — Oui. — Et alors ? — Rien, monseigneur, répondit-elle en baissant les yeux. Je vous prie de m’excuser. — Les hommes ne peuvent même pas récupérer le tronc, maugréa-t-il avec un juron. Les archers de Kentigern vont les massacrer. — Nous pouvons utiliser l’escargot, monseigneur. Les soldats seraient à l’abri et nous n’aurions pas besoin de construire un autre bélier. Son visage s’illumina. — L’escargot ! Excellente idée. Premier ministre. Merci. Il se tourna vers ses hommes pour leur demander d’apporter l’escargot avant de revenir sur elle. Tout se déroula si vite, qu’elle ne comprit ce qui s’était passé que lorsqu’il fut trop tard. Une seconde plus tôt, Mertesse, souriant, s’apprêtait à lui parler. L’instant d’après, il s’effondrait sur le sol, une flèche plantée presque jusqu’à la penne au milieu du front. Choquée, les yeux fixés sur le sang qui s’écoulait de sa blessure sur son visage, Yaella entendait autour d’elle les soldats hurler pour faire venir un guérisseur. Rouel n’en avait pas besoin. Il était déjà au royaume de Bian et toute la magie du monde n’y pouvait rien. Le cœur serré, elle s’aperçut, stupéfaite, qu’elle était en train de pleurer. Elle trahissait son duc depuis longtemps. Au nom du Tisserand, elle lui avait menti de toutes les façons possibles et parfois les pires. Elle savait que ses actions pouvaient le conduire à sa perte, qu’elles l’y conduiraient certainement un jour, et pourtant, le voir mort, étendu devant elle, lui inspirait un véritable chagrin. Il s’était lancé dans cette guerre parce que le Tisserand l’exigeait, parce que Shurik et elle l’avaient convaincu. Elle était responsable de sa mort aussi sûrement que celui qui avait tiré la flèche qui l’avait tué. Cela pourtant n’expliquait pas ses larmes. Si elle était responsable de la mort de Rouel, n’était-elle pas aussi responsable de la mort de tous les soldats fauchés sur le champ de bataille ? Se pouvait-il, malgré sa trahison, qu’elle éprouvât un sentiment sincère pour Rouel, qu’elle portât son deuil comme celui d’un ami ? — Premier ministre ? Le soldat qui se tenait devant elle était presque un enfant. — Que devons-nous faire ? — Que voulez-vous dire ? — Continuons-nous le combat ? — Je ne suis pas… Elle se tut. Elle n’avait aucune envie de diriger une armée, elle n’était pas capable de le faire correctement et encore moins d’espérer remporter un quelconque succès. Mais elle était Premier ministre, la plus haute responsable de Mertesse encore en vie à Kentigern. — Faites venir le capitaine, ordonna-t-elle. Informez-le de… des événements et dites-lui que je lui demande son aide pour diriger les opérations. — À vos ordres, Premier ministre. Le garçon s’éloigna en courant. Un autre soldat arriva. Il se mit au garde-à-vous et attendit ses instructions. Un guérisseur était agenouillé aux côtés du duc. Elle ne l’avait pas vu venir. Il leva les yeux vers elle et secoua sombrement la tête. Yaella détourna le regard. Elle vit les restes du bélier. — Le duc a réclamé l’escargot, fit-elle au soldat. — Oui, Premier ministre. Je crois qu’on l’apporte. — Allez vous en assurer. Et dites-leur de se dépêcher. L’homme acquiesça avant de filer vers la porte de la première enceinte. — Vous avez l’intention de poursuivre le combat ? lui demanda le guérisseur encore à genoux. — Oui, c’est ce que le duc aurait voulu. — Nous avons perdu des centaines d’hommes et maintenant le duc. Et si nous échouons ? Rouel n’était plus son duc depuis longtemps mais il l’avait payée et lui faisait confiance. Il avait, par-dessus tout, désiré conquérir ce château. Ses ambitions coïncidaient avec celles du Tisserand. Sans trahir sa cause, elle pouvait, une dernière fois, lui être fidèle. — Nous allons vaincre. Elle en était convaincue. Le capitaine saurait quoi faire. Malgré ses doutes, ils pouvaient y parvenir. Brusquement, elle n’eut plus d’autre désir que de venger la mort de Rouel. C’était peut-être sa seule façon de justifier sa trahison mais, quelles que soient ses raisons, elle n’avait aucune intention de faire sonner la retraite. Le guérisseur, peinant à masquer sa désapprobation, se redressa. — Que dois-je faire du duc ? Elle baissa les yeux sur le corps. — Que deux hommes le conduisent à l’extérieur. Nous lui rendrons les derniers hommages lorsque le château sera à nous. En attendant, poursuivit-elle en évitant le regard du Qirsi, continuez votre travail, allez soigner les blessés. Nous avons besoin de tous les soldats que vous parviendrez à guérir. * La rumeur de la mort de Rouel se répandit dans le château comme la fumée noire qui s’élevait des douzaines de feux disséminés dans les cours. Fotir et son duc l’entendirent aux alentours de midi mais ils n’en eurent la confirmation qu’au crépuscule. À cette heure, il était clair que la mort de son chef n’avait en rien découragé son armée. Les Aneiriens semblaient se battre avec une énergie renouvelée. Ce n’était plus un siège, c’était une vengeance. Encore une, songea Fotir en se frottant le menton. En détruisant le bélier de Mertesse, il avait cru obliger les Aneiriens à abandonner leur attaque de la porte sud. Mais comme la mort de Rouel, cela avait eu pour résultat, au contraire de ses espérances, de les galvaniser. En quelques heures, les attaquants, protégés par leur escargot, avaient ramassé les débris de leur engin. Au cours de la nuit, ils avaient trouvé les moyens de le réparer car, dès l’aube, ils reprenaient l’assaut de la herse. Javan l’avait envoyé avec des archers pour qu’il tente une nouvelle fois de le détruire. En arrivant, ils avaient découvert que les archers aneiriens les attendaient. Le Qirsi n’avait pas pu approcher suffisamment pour utiliser sa magie. Ils avaient même été contraints de reculer dans les tours. La dernière herse avait cédé peu de temps après. Sans aucun obstacle pour les empêcher de pénétrer dans la seconde enceinte, les hommes de Mertesse avaient essaimé dans la cour et dirigé leurs armes contre les tours de l’intérieur dans lesquelles les soldats de Kentigern et les quelques soldats de Curgh qui avaient survécu aux combats se trouvaient désormais coincés. Tant qu’ils tenaient la cour, Javan et ses hommes avaient pu circuler librement de l’une à l’autre. Mertesse, après le contrôle des remparts, disposait de l’enceinte. Le sort de la bataille avait à nouveau changé. Chaque bataillon, sans aucun espoir de renfort, ne pouvait compter que sur lui-même. Le capitaine de Kentigern se débrouillait pour faire parvenir des messages à Javan, sa connaissance du château était impressionnante, mais l’armée de Mertesse était supérieure en nombre et, avec la chute de la porte sud, son avantage s’était considérablement accru. L’affrontement virant au combat rapproché, parfois au corps à corps, Fotir et les autres Qirsi, comme tous les combattants, étaient redevenus de simples soldats. Lui et les autres Façonneurs pouvaient encore briser des lames et, s’ils avaient de la chance, des flèches, mais il n’y avait plus d’échelles ni d’engins de guerre à détruire. Leurs brumes et leurs vents ne leur étaient d’aucune utilité. Le Premier ministre resta près de son duc et du jeune MarCullet. Javan se battait avec la même énergie. Son épée ensanglantée, d’une seule volée, fauchait les Aneiriens qui osaient le défier. Xaver s’était remis de son premier mort et, bien qu’il n’eût pas la force des hommes plus âgés, il luttait avec adresse. Leur résistance néanmoins avait des limites. Ils se battaient sans répit depuis bientôt deux jours. Ils étaient épuisés. Tandis que la nuit étendait son ombre sur les tours, Fotir se demandait s’ils seraient encore en vie le lendemain. L’armée de Mertesse, heureusement, n’était guère plus vaillante. À la nuit tombée, le combat faiblit. Javan et ses hommes, harcelés durant la nuit, purent néanmoins récupérer à tour de rôle. Le répit ne fut que de courte durée, la véritable bataille reprit à l’aube. Fotir venait juste de se réveiller lorsque l’assaut débuta. S’il avait profité de son très court sommeil, il était loin d’être reposé. Tous les hommes semblaient à bout de forces, même le duc. Qu’ils n’aient pratiquement rien mangé depuis la chute de la porte, la veille au matin, et que leur réserve d’eau touche à sa fin, ne faisait qu’aggraver leur sort. Lorsque les Aneiriens entreprirent de briser la porte de la tour où ils se trouvaient, les archers de Kentigern prirent position devant les recoins disséminés à intervalles réguliers le long des escaliers en colimaçon. Au contraire des portes du château, celles des tours ne permettaient le passage que d’un homme à la fois. Le bélier, qui avait été si utile contre les herses, n’était contre les tours d’aucun secours. Il aurait fallu le porter trop haut. Les Aneiriens n’avaient que leurs mains, leurs pieds et leurs épaules. Bien que les portes ne fussent pas aussi robustes que celles des entrées principales, elles étaient suffisamment résistantes pour tenir quelque temps. — Les flèches à volonté, lança Javan aux archers. Mais attendez qu’ils soient assez proches pour les envoyer. — Il ne nous en reste qu’une centaine, monseigneur, lui répondit un des hommes. — Par toutes les flammes ! jura Javan entre ses dents, et les arbalètes ? demanda-t-il en fermant les yeux comme s’il craignait la réponse. — À peu près autant, monseigneur. Le ministre sentit une main glacée lui serrer la gorge. Les munitions des arbalètes dureraient davantage parce qu’elles étaient plus longues à recharger. Mais deux cents flèches ne retiendraient pas les Aneiriens bien longtemps. Le duc se tourna vers le jeune MarCullet. — Allez voir dans la salle d’armes s’il en reste. — Tout de suite, monseigneur. Tandis qu’il filait, Javan regarda Fotir : — Il ne risque pas d’en trouver plus que quelques douzaines. Auriez-vous une idée ? lui demanda-t-il en souriant. — Il y a encore de la glu et de la poix dans l’une des pièces du haut. Après, nous n’aurons que nos épées et… notre courage. — Si nous en arrivons là, nous sommes perdus. Ils sont trop nombreux. — Nous n’aurons pas à tenir très longtemps, monseigneur, intervint un homme de Curgh. Le duc de Kentigern finira bien par rentrer. Le ministre, croyant deviner ses pensées, vit Javan se raidir. — Le vent a poussé la fumée au nord, intervint le Qirsi à voix basse. Aindreas a peut-être fait demi-tour avant même que les armées se rencontrent. — Ou bien il aura attendu la mort de Shonah et de Hagan. Fotir n’eut pas le courage de chercher les paroles qui auraient éloigné la peur qui se lisait dans le regard sombre de Javan. Lorsque Xaver l’appela, il accueillit cette diversion avec soulagement. — Nous avons trouvé des flèches, monseigneur, annonça-t-il en arrivant, les bras chargés. Il y en a au moins deux cents. Je n’ai pas pu les apporter toutes. — Bien joué, Maître MarCullet, répondit Javan forçant son enthousiasme. Allez chercher le reste. Emmenez un homme avec vous. Je me charge de la distribution. — À vos ordres, monseigneur. C’était peu. Si les hommes les employaient avec parcimonie, ils avaient de quoi tenir une heure. — Prenez des hommes pour vous aider avec la glu et la poix, fit le duc en revenant au Qirsi. Surtout restez hors de vue. Je ne veux pas que vous soyez blessé. Nous aurons besoin de votre magie. Fotir acquiesça et, faisant signe à plusieurs soldats de l’accompagner, se dirigea vers l’escalier. La porte était prise d’assaut. Un coup plus fort que les autres provoqua un craquement qui fit hurler de joie les Aneiriens. — Vite, Fotir ! cria le duc vers les escaliers, ils ne vont pas tarder ! Débouchant dans la pièce du haut, Fotir lâcha un juron. La plupart des pots de glu et de poix avaient disparu. Trois archers d’Aindreas étaient positionnés dans la pièce. À tour de rôle, ils prenaient place devant l’étroite fenêtre tandis que le troisième préparait la flèche suivante. — Où sont les autres pots ? demanda le Qirsi. — Ils en ont eu besoin au-dessus, expliqua un des hommes, pour défendre la porte sur le rempart. Il pouvait difficilement leur en vouloir. Si les hommes de Mertesse ouvraient cette porte, la tour était perdue. — Devons-nous garder ceux-là ? — Non, le duc veut que nous les jetions sur les hommes en bas. — Le duc ? répéta un autre. Aindreas est de retour ? — Excusez-moi, fit Fotir brusquement mal à l’aise, je parlais de mon duc. L’homme se détourna sans lui répondre. Le Qirsi fit signe aux soldats qui l’accompagnaient. Deux d’entre eux se précipitèrent vers les pots, les deux autres suivirent Fotir jusqu’à la fenêtre. Des flèches, certaines encore enflammées, étaient fichées dans le volet de bois. Prenant garde à ne pas se montrer, Fotir risqua un œil en contrebas. Des grappes de soldats vêtus de leurs couleurs noir et or étaient amassées au pied de chacune des tours d’enceinte. Certaines des portes avaient déjà cédé et les combats qui s’y livraient étaient serrés. Deux des tours étaient embrasées, de la fumée noire s’élevait en épaisses volutes depuis les meurtrières. Si le sort de la bataille ne changeait pas rapidement, le château allait tomber aux mains des Aneiriens. Et Fotir n’avait aucune idée de la façon dont Javan et le capitaine de Kentigern allaient s’y prendre pour renverser la situation. — Nous sommes prêts. Premier ministre, lui annonça l’un des hommes de Curgh. On commence par la glu ou la poix ? Quelle importance ? se demanda-t-il. — Par la glu. Nous pouvons peut-être les mettre sur leurs gardes. L’homme hocha la tête et, avec son compagnon, souleva un pot qu’ils transportèrent jusqu’à la fenêtre. Ils déversèrent son contenu sur les soldats en contrebas. Presque immédiatement, des cris se firent entendre. — Arrêtez ! ordonna le ministre. Économisez les réserves. Une flèche pénétra dans la pièce. Manquant sa cible de justesse, elle tinta sur la pierre avant de tomber sur le sol. Une autre suivit, puis d’autres encore, jusqu’à les contraindre à fermer le volet. — Ils vont revenir, commenta un archer de Kentigern comme pour le narguer. Fotir le savait mais il ne put s’empêcher de lui décocher un regard noir. — Allumez la poix. À l’aide d’une étoupe et d’une pierre à briquet, un des Curgh alluma le pot. Fotir le lui prit des mains et s’accroupit devant la fenêtre. Avec une grande inspiration, il poussa le volet et vida le goudron avant de se baisser aussitôt. Presque immédiatement, quatre flèches volèrent dans la pièce. Deux d’entre elles étaient enflammées. Un des soldats de Kentigern en saisit une pour embraser les quatre derniers pots de goudron. — Autant les utiliser d’un coup, fit-il. Ils ne nous épargneront pas quand ils auront pris la tour. Le ministre ouvrit la bouche puis acquiesça. D’autres flèches franchirent les murs, beaucoup portaient les couleurs de Kentigern. Les plus nombreuses restaient celles de l’ennemi. Puisqu’ils contrôlaient les cours, les Aneiriens n’avaient pas besoin d’économiser leurs traits. Fotir et les soldats ne se donnèrent pas la peine de tirer le volet. Tant qu’ils restaient accroupis et près des murs, ils ne risquaient rien et, de cette façon, les Aneiriens ne pouvaient pas savoir quand ils lanceraient leurs pots enflammés. En quelques minutes, ils eurent jeté le reste de la glu. Les hommes de Mertesse continuaient à leur tirer dessus mais les assiégés étaient parvenus à bloquer l’assaut de la porte, au moins pour quelque temps. — Et maintenant, Premier ministre ? lui demanda un des hommes de Javan. Le Qirsi regarda les archers. — Comment se déroule la bataille en haut des escaliers ? — La porte tient encore, lui répondit celui qui avait allumé la poix, mais les archers n’ont plus assez de flèches. — Nous en avons trouvé dans la salle d’armes. On va leur en porter. — Suffisamment ? Encore une fois, Fotir eut l’impression que l’homme le provoquait. Après réflexion, il se contenta de hausser les épaules. — Non. L’homme observa la pièce à la recherche de ce qu’il pourrait jeter sur les Aneiriens. — Si le duc était là, nous les aurions battus. Ils n’auraient même pas essayé de nous prendre. Le ministre se raidit. — Javan a fait tout ce qu’il était possible de… — Je ne critique pas votre duc. Il a fait tout ce qu’il était possible de faire avec si peu d’hommes. Pour moi, son fils est responsable. C’est sa faute si nous sommes en guerre contre Curgh. Si mon duc n’avait pas quitté le château avec l’armée, il n’y aurait pas de siège et, ce matin, j’aurais dormi tranquillement. Fotir allait lui répondre que Tavis était innocent, qu’il était sûr qu’un autre était coupable du meurtre de Brienne, que personne ne s’était donné la peine de le chercher et que, au bout du compte, Aindreas seul avait décidé de lancer ses troupes à l’aventure, exposant son château au risque d’une invasion. Mais le soldat, à supposer qu’il l’écoute, ne l’aurait jamais cru, et puis l’heure n’était pas au débat. Il ne pouvait pourtant se taire sans, d’une certaine manière, capituler et trahir Javan et son fils. — Nos maisons ne devraient pas être en guerre, rétorqua-t-il. Je suis d’accord sur ce point, quant au reste… L’homme s’apprêtait à lui répondre quand des cris l’interrompirent. Ils venaient des escaliers. Tous les hommes se précipitèrent vers la porte. Au moment où ils l’atteignaient, la tour résonna d’un craquement sinistre. — La porte des remparts ! s’exclama le soldat de Kentigern. Jetant son arc, il s’empara de son épée glissée à sa ceinture. — Le goudron n’a servi à rien. Le Premier ministre ne partageait pas davantage cet avis, il valait mieux qu’une porte cède plutôt que deux. Cette fois encore, la dispute attendrait. Tirant sa lame, imité par les siens, il se jeta dehors et remonta les escaliers quatre à quatre. Ils rencontrèrent les Aneiriens en haut des marches. Avant que les hommes en noir et or puissent brandir leurs épées, Fotir les brisa et fonça sur eux. Il entendit la phrase de Xaver, « ça n’est pas juste », résonner à ses oreilles. Il hésita. Mais alors que la seconde vague d’Aneiriens se jetait sur eux, il fit encore appel à sa magie. Non, ça n’était pas juste. Était-ce juste de balancer des pots de glu et de poix brûlantes du haut d’une fenêtre ? Était-ce juste de décocher des flèches depuis des meurtrières ? Il ne s’était jamais considéré comme un guerrier ; très peu des siens se considéraient comme tels depuis l’époque de Carthach. Mais il servait un duc eandi et avait juré de se battre et de mourir pour lui. Sa lame transperça la cotte de mailles d’un autre soldat aneirien. Il sentait l’odeur de sang, de sueur et de fumée. C’était la guerre, avait-il répondu à Xaver mais il s’étonnait de sa propre violence. Toute la rage et toute la frustration accumulées au cours du dernier cycle remontaient en lui comme une vague balayant tout sur son passage. Elle guidait son bras, galvanisait sa magie. Sa fatigue s’était volatilisée. Chaque lame qu’il brisait, chaque vie qu’il prenait décuplaient ses forces. Que ce courroux ne fût pas dirigé contre Kentigern et ses hommes mais contre ceux de Mertesse n’avait aucune importance. Enfin il se battait. Le pouvoir de Fotir et l’adresse des soldats qui l’entouraient suffirent un moment à repousser les Aneiriens. Des fragments d’épée étaient répandus sur les marches. Des cadavres, la plupart vêtus de noir et or, gisaient au milieu d’eux. Leur sang se rejoignait comme les confluents au pied d’une montagne. Mais les hommes de Mertesse étaient trop nombreux et, quelle que fût la rage de Fotir, son manque de repos et de nourriture ne tarda pas à se faire sentir. Les Aneiriens parvinrent à les repousser dans les escaliers. Le ministre tenta de diriger son pouvoir contre leurs épées mais il était épuisé et chaque lame qu’il brisait diminuait les forces dont il avait besoin pour se battre. Les marches, moins larges en descendant, rendaient leurs pas malhabiles et la lutte difficile. Les muscles de son dos, de son épaule et du bras qui tenait son épée le brûlaient comme du charbon ardent. Il était blessé à l’épaule et à la mâchoire, juste en dessous de l’oreille. Il avait plusieurs fois appelé Javan, espérant qu’il lui envoie des hommes pour repousser l’assaut mais aucune aide ne venait. Il n’avait même pas entendu de réponse. Quelques minutes plus tard, il comprit pourquoi. L’écho d’un autre combat leur parvenait d’en bas. La porte avait cédé. Javan et ses hommes étaient repoussés vers le haut. — Est-ce que ça va, monseigneur ? lança Fotir sans cesser de se battre. — Je suis vivant, lui répondit le duc. — Maître MarCullet ? — Il est avec moi. Un certain nombre d’entre nous se battent dans la cour. Je crains qu’ils n’aient aucune chance. Et nous ? eut envie de riposter Fotir. Le combat se poursuivit. Les cris de Javan ne cessaient de se rapprocher. Ils ne tarderaient pas à se trouver dos à dos. Tandis que de nouvelles clameurs s’élevaient de la cour, Fotir sentit le désespoir le gagner. Les tours tombaient les unes après les autres. — Vous avez entendu ? C’était Xaver. Quelque chose dans son interrogation força l’attention du Qirsi. Il tendit l’oreille. Ce n’étaient pas les cris des soldats mourants de Kentigern ni les acclamations des Aneiriens victorieux. D’autres voix, des voix d’hommes s’élevaient de tous les côtés du château. Et toutes prononçaient les mêmes mots : « Le duc ! hurlaient-elles. Le duc est de retour ! » * Avec le consentement du duc de Glyndwr et celui de la mère de Tavis, Aindreas avait conduit les trois armées vers le Pic de Kentigern au pas de charge. Ils n’avaient pas dormi plus d’une heure ou deux depuis les rives de l’Heneagh. Ils avaient même mangé en marchant. Tavis était tellement épuisé qu’il était à peine capable de suivre une conversation, encore moins de brandir une arme et de livrer bataille. Et il avait la chance d’être à cheval. Il ne comprenait pas comment les soldats tenaient encore debout. Mais lorsqu’ils émergèrent de la forêt de Kentigern et découvrirent le château fumant comme une créature monstrueuse, le jeune seigneur sentit toute la fatigue de leur expédition s’évanouir. Il avait craint de revoir Kentigern. Depuis son évasion, de jour comme de nuit, l’image du cachot le hantait. Le siège changeait tout. Kentigern était peut-être le fief d’Aindreas mais c’était aussi la première défense d’Eibithar face aux Aneiriens. En dépit de tout ce qu’il y avait vécu, de ce que le duc lui avait fait subir, il pensait ce qu’il avait dit quelques jours plus tôt devant tous : il était prêt à mourir pour la défense de Kentigern. Il avait même hâte de se battre. Sa mère chevauchait avec lui et l’armée de Glyndwr depuis deux jours. En vue du château, elle tira sur les rênes de son cheval pour s’arrêter. Tavis l’imita. — Je dois rejoindre l’armée de Curgh, fit-elle. Ma place est avec eux. La mienne aussi, eut envie de lui répondre son fils. Mais elle le savait. Ils se regardèrent en silence puis Shonah se tourna vers Kearney. Avec un sourire empreint de tristesse, elle fit tourner son cheval et s’éloigna. — Que les dieux te protègent, Mère, s’exclama son fils. Nous nous reverrons au château. Elle se retourna. — Sois prudent, lui répondit-elle les yeux brillants. Qu’Orlagh guide ton épée. Elle lança son cheval au galop et Tavis la regarda s’éloigner. — Venez, Lord Tavis, lui dit Kearney. Hagan veillera à sa sécurité. Le garçon acquiesça et reprit sa route en compagnie du duc et de son capitaine renfrogné. Au milieu de la plaine qui s’étendait au pied de Kentigern, Aindreas rompit les rangs pour rejoindre Hagan et Shonah. Ils s’entretinrent quelques minutes avant que le duc ne se dirige cette fois vers eux. — J’ai dit à la duchesse et MarCullet de prendre la porte de la Tarbin, cria-t-il en approchant. Votre armée devrait rester avec la mienne. Nous passerons par la ville et entrerons dans le château par l’est. — Très bien, fit Kearney. Vous commandez, Lord Kentigern. Mes hommes et moi sommes à votre disposition. Aindreas fronça les sourcils, comme s’il s’était attendu à une objection. — Merci, fit-il d’un ton bourru. Ses yeux passèrent sur Tavis mais il n’ajouta rien. Après un bref et lourd silence, il lança son cheval au galop, laissant Tavis se demander s’il voulait l’armée de Glyndwr avec la sienne dans l’espoir de venger la mort de Brienne pendant le combat. — Personne ne vous en voudra de ne pas vous joindre à cette bataille, Tavis. Le jeune homme tourna les yeux. Grinsa l’observait attentivement et, durant quelques secondes, il se demanda si l’homme savait lire dans ses pensées. Les Qirsi le pouvaient-ils ? Un Tisserand en était-il capable ? — Étant donné ce que Kentigern vous a fait…, poursuivit le duc. — J’ai engagé mon épée pour la défense de ce château, répondit Tavis d’une voix plus dure qu’il ne l’aurait voulu. Un Curgh ne trahit pas sa parole. — Comme vous voulez, concéda le Qirsi imperturbable. — Avez-vous déjà combattu, Lord Tavis ? lui demanda le duc. Tavis sentit ses joues le brûler. — Non, monseigneur. Jamais. — Alors puis-je vous suggérer de rester près de Gershon et de moi ? Je n’ai pas livré beaucoup de batailles, en tout cas jamais de cette envergure, mais j’ai eu ma part de combats. Tavis dut se retenir pour ne pas l’envoyer promener. Il était Curgh, c’était exact, et il ressemblait à son père, ce n’était pas une raison pour laisser son orgueil lui dicter sa conduite. — Je vous en suis reconnaissant, monseigneur, fit-il avant de sourire, et ma mère le serait autant que moi. — Alors disons que c’est pour elle, lui répondit aimablement Kearney avant de se tourner vers son Premier ministre. Je vous veux aussi à mes côtés, Keziah. — Ne vous inquiétez pas, monseigneur, je veillerai sur vous. Pour la première fois depuis des jours, ils éclatèrent de rire, même le capitaine qui semblait pourtant faire peu de cas du ministre ou de son frère se joignit à eux. Très vite, ils furent aux portes de la ville. Tandis que Hagan et la duchesse contournaient les remparts vers la Tarbin, les armées de Kentigern et de Glyndwr pénétraient dans la cité. La plupart des gardes étant partis rejoindre les combattants, les portes étaient quasiment abandonnées et les rues presque désertes. Au bruit des chevaux, les habitants peu à peu sortirent de leurs maisons. Une foule compacte ne tarda pas à acclamer le retour des soldats. Tavis, droit sur sa selle, les yeux fixés devant lui, craignait à tout instant d’être reconnu et qu’un inconnu se jette sur lui pour venger la mort de Brienne. — Quel que soit le sort qu’ils vous réservent demain, lui dit Grinsa, aujourd’hui, vous êtes un héros, Lord Tavis. Comme nous tous. Profitez-en. Le garçon, la main posée sur la garde de son épée, lui jeta un regard de travers qui arracha un sourire au Glaneur. Les yeux sur les remparts, ils poursuivirent en silence. Au pied du pic, une volée de flèches les accueillit. Les deux armées étaient hors d’atteinte mais l’avertissement des Aneiriens était clair : l’ascension serait difficile. Aindreas, accompagné de son Premier ministre, revint vers eux. — J’espérais ne jamais avoir à reprendre mon château, dit-il, ne serait-ce que pour cette raison. — Mon ministre peut monter une brume, proposa Kearney. — Bonne idée, approuva Kentigern. — Des feux brûlent encore, intervint Grinsa, je ne crois pas que les Aneiriens contrôlent entièrement le château. Aindreas accueillit cette remarque avec une grimace. Les commentaires de Grinsa ne l’intéressaient pas. Une fois de plus, son regard passa sur Tavis. — Peut-être, reconnut-il enfin. Levez vos brumes, Premier ministre, fit-il à l’adresse de Keziah. Une bourrasque aussi pourrait nous être utile. — Je vais faire de mon mieux, répondit la jeune femme avec un salut. Kentigern s’éloigna. Son Premier ministre s’attarda, les yeux posés sur Grinsa. — Mon duc lui demande beaucoup, observa-t-il, peut-être pourriez-vous l’aider ? — Je ne possède pas le pouvoir des brumes, répliqua le Glaneur. — Bien sûr que non, vous n’êtes qu’un Glaneur, s’exclama Shurik, un mince sourire aux lèvres. Quel dommage ! D’un claquement de langue, il mit son cheval au trot et s’éloigna à son tour. — Qu’est-ce que ça veut dire ? interrogea Kearney intrigué. — Rien du tout, monseigneur, le rassura Grinsa. Certains Qirsi de la cour ont peu d’estime pour ceux d’entre nous qui œuvrent au Festival. Le duc haussa un sourcil et hocha la tête. Il semblait satisfait de cette réponse mais, au bref regard que Grinsa échangea avec sa sœur, Tavis comprit que la remarque de Shurik ne s’arrêtait pas là. Il n’eut pas le temps de s’interroger davantage. Keziah prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Une étrange quiétude s’abattit sur les armées. Un instant plus tard, des filaments de brume s’élevèrent de la route. Leurs volutes aussitôt enveloppèrent les soldats et les chevaux. En même temps, un vent se leva. Surpris de le voir souffler au nord – Tavis avait pensé que la Qirsi aurait poussé son vent vers le château, pour bloquer les flèches des hommes de Mertesse – il comprit que sa stratégie était bien plus subtile : avec la brume qui couvrait les armées de Glyndwr et Kentigern, les Aneiriens auraient du mal à les atteindre, avec un vent de travers, c’était impossible. Enveloppés par le brouillard de la sorcière, les soldats, l’épée en main, leurs écus au-dessus de leur tête, entreprirent l’ascension de la route. Quelques flèches touchaient parfois les boucliers, quelques hommes tombèrent mais, dans l’ensemble, ils étaient parfaitement protégés. Aux yeux de Tavis, leur progression semblait interminable. Luttant contre la peur croissante qui l’envahissait, il dut, à plusieurs reprises, essuyer la sueur qui coulait sur son front. Le brouillard était si épais que le jeune lord ne comprit qu’ils étaient devant le château qu’en découvrant la grande porte devant lui. Aindreas brailla un ordre ; Kearney poussa son cri de guerre : « Pour Glyndwr ! » et, aussitôt, un tourbillon d’hommes et de chevaux le précipita en avant. Dans son dos, il entendit Kearney demander à son ministre de cesser ses brumes. Presque immédiatement, l’air s’éclaircit, le brouillard disparut. L’ouragan, lui, était toujours là. Perdu au milieu des hurlements et de la confusion, emporté par le choc des armées, Tavis, poussé par le désir désespéré de sortir de la mêlée, éperonna sa monture. Sans qu’il s’en rendît compte, il franchit la grande porte et se retrouva dans la première enceinte. Derrière lui, Grinsa et le duc de Glyndwr l’appelaient mais il était trop loin. Cerné par des soldats aneiriens, assaillis par des hommes qui, de toute part, s’accrochaient à ses bras, ses jambes pour le désarçonner, Tavis, au comble de la terreur, répondait par de furieux coups de lame. Tentant de faire demi-tour pour rejoindre le Glaneur, il tira sur les rênes de son cheval. L’animal, surpris, se cabra. Serrant les jambes, le jeune homme parvint de justesse à rester sur sa monture. Son mouvement de panique, qui avait failli le mettre à terre et lui coûter la vie, eut pour effet de faire reculer les Aneiriens. Saisissant sa chance, Tavis s’élança vers la porte mais les soldats étaient déjà sur lui. Comprenant brusquement qu’un nouveau geste de panique le conduirait à sa perte, Tavis, comme un damné, ou un fou, ignorant l’odeur du sang et les cris de ceux qu’il blessait, affronta l’ennemi. Le duc et le Glaneur n’étaient pas loin. Les hommes de Kentigern et de Glyndwr, repoussant l’adversaire, gagnaient du terrain. Alors qu’il sentait sa confiance renaître, sans qu’il eût fait le moindre geste, son cheval, avec un hennissement tellement strident qu’il résonna sur les murs et força les combattants à suspendre un instant leur attaque, se cabra une nouvelle fois. Tandis qu’il se sentait tomber, Tavis vit la flèche plantée dans l’encolure de son cheval. Mû par l’instinct, il eut le réflexe de se jeter sur le côté pour ne pas être écrasé. Atterrissant lourdement sur l’épaule, il roula et finit sur le dos, étourdi et le souffle coupé. Avant même qu’il puisse tenter de se relever, un soldat, l’épée brandie, s’élançait sur lui. Tavis, parvenant in extremis à soulever son arme, bloqua le coup. Il se redressa au moment où l’Aneirien, visant sa gorge, revenait à l’attaque. Une fois de plus, le jeune homme para le coup mais la violence du choc lui causa une telle douleur au bras qu’il vacilla. Frottant son épaule, il recula. L’homme, sûr que Tavis était inoffensif, avança sur lui. Un sourire carnassier aux lèvres, il souleva son arme. Tavis parvint à détourner le coup sans l’arrêter complètement. La lame l’atteignit au ventre et l’envoya à terre. Sa cotte de mailles avait empêché la blessure de saigner mais ses côtes le faisaient atrocement souffrir. Quand il voulut ramper, il s’aperçut qu’il en était incapable. L’Aneirien, levant son épée pour le coup de grâce, marcha sur lui. Tavis, les joues baignées de larmes, ravala un sanglot. N’avait-il survécu aux tortures d’Aindreas que pour mourir à son premier combat ? Espérant, à l’heure de mourir, sauver au moins son honneur, le jeune seigneur brandit son arme. Au moment où l’homme se jetait sur lui, il trébucha subitement. Pris de court, le soldat écarta les bras, à la recherche d’une prise pour retenir sa chute, mais il n’y avait rien. Alors il s’effondra sur le jeune lord et, les yeux écarquillés, la bouche ouverte sur un cri qu’il ne poussa jamais, reçut la lame de Tavis en pleine gorge. Un flot bouillonnant de sang se déversa sur le jeune seigneur. Dans le combat qui faisait rage, n’importe quel Aneirien qui en eût pris la peine aurait pu le tuer d’un coup. La seule chose dont Tavis se montra capable fut de repousser le cadavre qui l’écrasait, de rouler sur ses genoux et de vomir comme un enfant. 16 Shurik, bondissant sur sa monture comme un écuyer du Festival, levant et abaissant son épée à un rythme dont il ne se serait jamais cru capable, se battait pour sa vie. Dans un recoin de son esprit, un de ceux que la peur ne pouvait atteindre, il goûta l’ironie de la situation. Quand tout serait terminé, Aindreas le louerait pour sa bravoure et la ferveur avec laquelle il se serait battu pour Kentigern, alors qu’il ne désirait qu’une chose : survivre au chaos dont il était lui-même à l’origine. Dans des combats de ce genre, les guerriers eandi étaient entraînés pour tuer coûte que coûte les ministres qirsi. Rien ne pouvait plus rapidement retourner le sort d’une bataille qu’un Façonneur ou un sorcier maîtrisant les brumes et les vents. Même une petite armée, pourvu qu’elle possédât le soutien d’un puissant Qirsi, pouvait vaincre. Comme il n’y avait aucun moyen de savoir au premier coup d’œil quel pouvoir détenait un homme ou une femme de sa race, les Eandi les considéraient tous comme également dangereux. Il ne pouvait en vouloir aux hommes de Mertesse de s’amasser autour de lui. Ils ignoraient qu’il ne possédait ni les brumes, ni le vent et qu’il ne pouvait se permettre de révéler qu’il était Façonneur. Ses cheveux blancs et ses yeux jaunes leur suffisaient pour se jeter sur lui. Il aurait voulu leur crier qui il était, leur révéler ce qu’il avait fait pour leur duc mais il se serait trahi devant Kentigern. Il était obligé de se battre. Après s’être débrouillé pour conjurer ses flammes et embraser quelques chemises et quelques chevelures, les autres reculèrent. Le répit fut de courte durée. Rassemblant leur courage, ils se jetèrent sur lui avec une détermination renouvelée. Luttant pour rester sur son cheval, Shurik était néanmoins conscient du déroulement de la bataille. L’armée de Mertesse était sur le point d’être vaincue. Les hommes de Curgh, conduits par Hagan MarCullet et la remarquable épouse de Javan, étaient parvenus à briser les lignes ennemies à la porte de la Tarbin et reprenaient peu à peu le contrôle de la partie ouest du château. L’armée d’Aindreas, combattant aux côtés de celle de Glyndwr, n’était pas loin d’obtenir la même victoire sur l’ensemble de la partie est. Les Aneiriens, pris en tenaille par les Eibithariens, n’avaient nul endroit où se réfugier. Le passage jusqu’à la rivière étant aux mains des Curgh, ils ne pouvaient reculer et, sur le front, ils se faisaient massacrer. Ils n’avaient d’autre choix que de se rendre ou mourir jusqu’au dernier. Quelle que fût leur décision, ils ne tiendraient pas la nuit. Ce qui, pour Shurik, signifiait que l’origine des soldats eandi qu’il combattait était le cadet de ses soucis. Le Tisserand voulait que le siège s’éternise. C’était du moins ce qu’il supposait. Car au cours de leurs conversations, le Tisserand n’avait pratiquement rien révélé de ses intentions. Il ne s’était pas davantage confié à Yaella. Du peu qu’il savait, Shurik avait déduit que le Tisserand souhaitait voir Kentigern tomber aux mains des Aneiriens dans le seul but d’enflammer le reste du royaume d’Eibithar. Affaiblis par la vendetta entre Javan et Aindreas et l’incapacité des maisons majeures à désigner un roi, les Eibithariens seraient alors contraints de se tourner vers leurs alliés du sud et de l’est, Caerisse et Wethyrn. Tandis que les Aneiriens, de leur côté, feraient appel à Braedon. En quelques cycles, la presque totalité des royaumes des Terres du Devant serait en guerre. Un tel conflit ne pouvait qu’affaiblir les cours eandi et offrir au Tisserand l’occasion dont il avait besoin pour lancer et faire vaincre le soulèvement qirsi. Quoi qu’il en soit, Shurik était certain d’une chose : le dernier souhait du Tisserand était une fin rapide du siège, surtout si la défaite de Mertesse se soldait par un accord entre les maisons de Curgh, de Kentigern et de Glyndwr. Shurik avait joué son rôle. Il avait mis deux jours à se remettre des efforts que lui avait coûtés son sabotage des herses et de la porte de la Tarbin et cela n’avait pas suffi. Yaella devrait lui expliquer comment les Aneiriens s’étaient fait battre, malgré son aide. Cette pensée provoqua une vague de panique. Que se passerait-il si Yaella était tuée ou faite prisonnière ? Aindreas épargnerait peut-être les soldats, mais il ferait certainement exécuter Rouel, ses conseillers et son capitaine. Mû par le désir de se lancer immédiatement à sa recherche pour la mettre en sécurité hors des murs de Kentigern, il refréna son élan. À supposer qu’il pût se dégager des soldats de Mertesse, Aindreas ne l’aurait pas laissé partir. Il était son Premier ministre et sa présence lui était indispensable. Passant un soldat aneirien au fil de l’épée, il se dressa sur ses étriers, scrutant la cour à l’affût du moindre signe de sa présence. Il ne vit d’abord que des soldats, certains portaient les couleurs noir et or de Mertesse, d’autres celles de Glyndwr, Kentigern ou Curgh. Apercevant enfin une chevelure blanche au pied de la tour carcérale, il faillit l’appeler. Heureusement qu’il n’en fit rien, car ce n’était pas Yaella mais le Premier ministre de Javan. Le duc de Curgh combattait à ses côtés. Le jeune MarCullet se trouvait avec eux ainsi qu’une poignée de leurs hommes, probablement les survivants de la compagnie que Javan avait emmenée avec lui pour venir à Kentigern au début du cycle précédent. — Que se passe-t-il, Shurik ? lui cria Aindreas. Que voyez-vous ? Le ministre regarda son duc avant de pointer son épée dans la direction de Javan et Fotir. Le visage d’Aindreas vira instantanément au pourpre. Maîtrisant pourtant sa fureur, il se contenta de hocher la tête. — Ils avaient besoin de lui et de ses hommes, reconnut-il la mâchoire serrée. Je ne peux pas leur en vouloir. — Bien sûr, monseigneur, répondit Shurik, anticipant avec effroi la réaction du Tisserand. Reprenant son observation, il vit Hagan et la duchesse franchir le second rempart. Si Yaella n’avait pas fui, elle était morte. Au même instant, une immense clameur se fit entendre de l’autre côté du château. Tournant les yeux dans cette direction, Shurik vit un homme qui brandissait la bannière de Mertesse à l’envers. En haut de la hampe, le grand chêne doré reposait sur sa couronne. Les Aneiriens, reconnaissant leur défaite, demandaient l’arrêt des combats. Au cœur de la bataille, les combattants ne virent pas immédiatement la bannière dressée de l’autre côté de la cour. Le mot passa pourtant et, les uns après les autres, les hommes s’immobilisèrent. Aindreas, entouré de Shurik et de Villyd Temsten, se dirigea vers le porte-drapeau. Kearney, son Premier ministre et son capitaine l’accompagnaient. Grinsa était également présent ainsi que Tavis qui, le visage et le torse couverts de sang, partageait la monture du Glaneur. Hagan et la duchesse les rejoignirent. Javan, Fotir et le jeune MarCullet ne tardèrent pas à compléter le groupe. Hagan et Shonah mirent pied à terre en même temps, lui pour embrasser fièrement son fils, elle pour se précipiter dans les bras de son mari. Un instant plus tard, Tavis les rejoignait. Le duc et la duchesse, passant chacun un bras autour de ses épaules, l’entourèrent. Aindreas contempla cette scène avec un profond dégoût avant de se tourner vers l’Aneirien. L’homme avait de longs cheveux noirs, attachés sur sa nuque. Ses yeux, presque aussi noirs, étaient immenses. Robuste, grand et musclé, il était bâti comme un guerrier. — Présentez-vous, lui ordonna Aindreas, où est votre duc ? — Je m’appelle Wyn Stridbar, répondit l’homme d’une voix ferme. Je suis le capitaine de Rouel de Mertesse. — Et votre duc, monsieur Stridbar ? — Monseigneur duc est mort. — Pourquoi devrais-je vous croire ? rétorqua Aindreas. Qui me dit qu’il n’est pas en train de prendre la fuite pendant que nous parlons, vous laissant mourir à sa place. — Rouel de Mertesse n’aurait pas cette bassesse, protesta le capitaine. Il avait plus de courage que tous les soi-disant nobles d’Eibithar réunis. Sa remarque, que Shurik jugea courageuse, souleva un grondement de protestation parmi les rangs d’Eibithar. Quelques archers sortaient déjà une flèche de leur carquois. Aindreas fit taire la riposte d’une main. — Aucune importance, dit-il les yeux sur l’assemblée. N’importe lequel d’entre vous en dirait autant de son duc. C’est ainsi et c’est bien. Il revint à l’Aneirien. — Alors vous êtes le seul survivant des conseillers de Rouel ? — Non, j’ai renvoyé notre Premier ministre à Mertesse avec le corps du duc et tous les hommes que nous avons pu sauver. — Vous vous sacrifiez pour eux ? Stridbar sourit. — Votre capitaine n’en aurait-il pas fait autant ? — Et eux, sont-ils prêts à mourir ? interrogea férocement Aindreas en désignant les soldats aneiriens, encerclés par les armées d’Eibithar. L’homme pâlit. — Seul un boucher exécuterait des soldats vaincus. Vous avez leur capitaine. Laissez-les partir. — Peut-être, fit Aindreas. Mais d’abord, vous allez répondre à mes questions. Stridbar toisa le duc, sans prononcer un mot. — Kentigern est la plus invincible des forteresses des Terres du Devant et pourtant, votre armée a failli la faire tomber en quelques jours. Comment avez-vous fait ? Shurik sentit son estomac se retourner. — Votre château n’est peut-être pas aussi imprenable qu’il y paraît, avança l’homme un léger sourire aux lèvres. Ou l’armée de Mertesse est plus puissante que vous ne l’imaginez. — Balivernes. On vous a aidé. — La porte ouest a été sabotée, intervint Javan en s’attirant le regard d’Aindreas. — Qu’en savez-vous ? — C’est la seule explication. L’affaire ne s’est pas jouée en quelques jours, Aindreas. Quelques heures ont suffi aux Aneiriens pour la franchir. D’une manière ou d’une autre, elle a été sabotée. Aindreas contempla Javan avant de revenir à l’Aneirien. — Qu’en dites-vous ? — J’ignore ce qu’il veut insinuer. Nous avons brisé votre porte avec notre bélier, comme n’importe quelle armée des Terres du Devant le ferait. Shurik commença à se détendre. L’homme était prêt à mourir pour Yaella et les soldats de Mertesse. Quelles que soient les menaces, Aindreas n’obtiendrait rien de lui. — Archers ! hurla le duc, les yeux fixés sur Stridbar. Préparez vos arcs et apportez-moi un soldat ennemi. Les yeux du capitaine s’écarquillèrent. — Que faites-vous ? — Je vais faire exécuter vos hommes un à un jusqu’à ce que vous me disiez la vérité. Vous ne me laissez pas le choix. Shurik, sentant renaître sa frayeur, s’accrocha à l’idée que l’homme ne savait rien, que Yaella et le duc avaient gardé leur secret pour eux. Lorsqu’il vit le regard du capitaine flotter dans sa direction, même une fraction de seconde, tous ses espoirs volèrent en éclats. — Exécuter des vaincus est indigne de votre rang, monseigneur, intercéda-t-il d’une voix posée. De la part des Aneiriens, oui mais pas d’un duc d’Eibithar. — Je suis obligé de le reconnaître, Lord Kentigern, renchérit Glyndwr de sa monture. Je n’aime pas la torture mais, dans ce cas, elle me semble plus correcte. Aindreas, abasourdi, contemplait son Premier ministre comme s’il venait de le trahir. — Parfait, fit-il d’une voix glaciale, conduisez-le au cachot. — Et mes hommes ? demanda Stridbar imperturbable. Ce dernier était un véritable chef. Shurik était admiratif mais surtout rassuré de constater qu’on pouvait lui faire confiance. Il espérait seulement que son intervention, qui avait sauvé la vie de ses soldats, lui assurerait son silence le temps qu’il trouve le moyen de se réfugier à Mertesse. — Désarmez-les et laissez-les partir, ordonna Aindreas. Il ne leur arrivera rien, vous avez ma parole. Stridbar se détendit. Aindreas leva la main et deux de ses hommes se dirigèrent vers le capitaine. Sans résistance, celui-ci se laissa conduire vers la prison. — Villyd, fit le duc à son capitaine. Débarrassez les Aneiriens de leurs épées et de leurs boucliers, chargez deux de vos lieutenants de les conduire à la rivière. Avec une escorte de cent hommes. Qu’on ne leur fasse aucun mal, sauf s’ils attaquent. Dans ce cas, pas de quartier. Il se tut et contempla la cour, le visage fermé. — Que le reste des troupes nettoie les cours et commence à réparer les portes. — À vos ordres, monseigneur. — Mes hommes seront heureux de les aider, proposa Javan en levant les yeux sur Aindreas. — Les miens aussi, renchérit Glyndwr. Aindreas raidit la mâchoire. Il ne voulait rien devoir à Javan et surtout pas son aide mais son château était en ruine. La simple tâche de retirer les cadavres demanderait la journée. — Je vous remercie, fit-il d’une voix sourde. Son capitaine, imité par les ducs de Glyndwr et de Curgh, lança aussitôt ses ordres. Très vite, la cour se trouva en pleine effervescence. — Vous insinuez que la porte a été sabotée, demanda Aindreas en se tournant vers Javan. Qu’entendez-vous par là ? — Je ne suis sûr de rien, répondit Curgh, mais mon Premier ministre suggère que la magie n’est pas étrangère à leur défaillance. Je partage cet avis. — Quelle sorte de magie ? poursuivit Aindreas en regardant Fotir. — Disposez-vous de Façonneurs au château ? Aindreas se tourna vers son Premier ministre. — En avons-nous ? — Oui, répondit Shurik, heureux de constater que sa voix était assurée. Deux des sous-ministres le sont. — C’est tout ? interrogea Grinsa. Shurik, à son intonation, se tourna vers le Glaneur qui l’observait attentivement. Presque certain que l’homme nourrissait des soupçons à son égard, il réprima un frisson. Depuis sa seconde conversation avec Fotir à l’Ours d’Argent, Shurik était persuadé que le ministre de Curgh, aidé par un Tisserand, était à l’origine de l’évasion de Tavis. Depuis qu’il avait rencontré Grinsa, il se demandait si le Glaneur n’était pas cet homme-là. Un Tisserand pouvait discerner les pouvoirs d’un autre Qirsi d’un simple coup d’œil. Il était donc possible que cet homme sache qu’il était aussi Façonneur, ce qui expliquait l’insinuation contenue dans sa question. Alors qu’ils s’observaient, comme deux guerriers jaugeant l’adversaire avant la bataille, Shurik comprit qu’ils étaient, l’un comme l’autre, réduits au silence. Le Glaneur ne pouvait soutenir que Shurik était Façonneur sans révéler l’étendue de ses pouvoirs. Et Shurik ne pouvait l’accuser d’être Tisserand sans trahir son propre secret. Le Glaneur sembla s’en rendre compte car, quelques instants plus tard, il détournait les yeux sans commentaire. — C’est tout, affirma Shurik en revenant sur Aindreas. Cela dit, on ne peut pas empêcher un Qirsi de mentir sur ses pouvoirs. N’importe quel Qirsi du château peut être Façonneur sans que nous le sachions. — Donc vous aussi. La remarque, cette fois, venait de Fotir. — Oui, Premier ministre, répondit Shurik en se forçant à sourire, moi aussi. Tout comme vous. — Je n’ai jamais caché le fait que je suis Façonneur. En outre, je vous rappelle que j’étais dans vos prisons quand les portes sont tombées. — Nous perdons notre temps, s’emporta Aindreas. Je veux voir les sous-ministres, s’ils sont encore en vie. Shurik, amenez-les-moi. — Tout de suite, monseigneur. Tirant sur la bride de son cheval, et prenant garde à ne pas montrer sa hâte, le ministre, trop heureux d’obéir à son duc, se dirigea vers la porte de la deuxième enceinte la plus proche. Il aurait voulu récupérer certains objets dans sa chambre : une bourse pleine d’or, plusieurs livres reliés, quelques vêtements, une dague ciselée que lui avait donnée son père dans sa jeunesse, mais ils n’avaient plus d’importance. Si le Glaneur ne le dénonçait pas, le capitaine aneirien s’en chargerait. Dans les deux cas, il était mort. Aindreas lui offrait sa seule chance de fuir. Il serait stupide de la gâcher. Pas un soldat ne songerait à l’arrêter, et il n’avait rien à craindre des gardes aneiriens qui longeaient la rivière, la plupart d’ailleurs avaient certainement rejoint Mertesse avec Yaella et ce qui restait de l’armée de Rouel. En franchissant la porte nord, il songea qu’il mettait un terme abrupt à ses années passées à Kentigern. Il avait toujours su que ce jour viendrait mais il s’étonnait d’avoir pris sa décision si vite. Il n’avait guère le choix. En apprenant le résultat du siège et la suite, prévisible des événements, le Tisserand risquait fort de le supprimer mais il préférait mourir de sa main que de celle d’Aindreas. Cet Eandi stupide ne méritait pas cette satisfaction. * C’était Shurik. Grinsa en était certain. Lorsque leurs regards s’étaient croisés, le Glaneur avait immédiatement senti la traîtrise du ministre. S’il ne pouvait rien dire devant les Eandi sans risquer d’être soupçonné, rien ne l’empêchait de suivre le ministre d’Aindreas et de le questionner en privé. Mais avant qu’il puisse prendre congé et s’élancer après Shurik, la conversation des ducs avait pris un tour sombre, l’obligeant à rester auprès d’eux. Aindreas avait mis pied à terre et se tenait devant Javan. S’ils étaient tous les deux couverts de blessures superficielles, le duc de Curgh semblait le plus meurtri des deux. — Il semble que mes prisons soient incapables de vous retenir, observa Aindreas la main sur la garde de son épée. Javan haussa les épaules sans détourner son regard clair du visage d’Aindreas. — On dit que les dieux ne permettent à aucune geôle de retenir un innocent, répondit Javan. Cette explication en vaut une autre. — À d’autres ! Si vous espérez me faire croire que votre fils est victime d’un complot qirsi, vous rêvez ! — Avez-vous vu Tavis se battre aujourd’hui, Lord Kentigern ? demanda Grinsa. Les deux hommes se tournèrent vers lui. — Non, répliqua le duc. Pourquoi ? — Si vous l’aviez fait, vous auriez vu un jeune homme – presque un enfant – lutter pour maîtriser sa peur. Vous auriez également vu sa réaction quand il a tué un soldat. Cet homme en voulait à sa vie, il l’aurait tué si une chute ne l’avait pas empalé sur l’épée de Tavis, mais sa mort l’a rendu malade. Vous auriez compris que ce garçon, qui n’était même pas encore un soldat, n’est pas un meurtrier. Il n’en a pas le courage. Pardonnez-moi, monseigneur, ajouta le Qirsi à l’adresse de Javan, mais je dis la vérité. Tavis, le visage et le cou recouverts du sang séché de l’Aneirien qu’il avait tué, regardait ses pieds. Grinsa ne cherchait pas à l’humilier. Il préférait le faire passer pour un couard qu’un assassin. — Vous prétendez que c’est une preuve ! s’étrangla Aindreas. Ça ne veut rien dire ! Bien sûr qu’il était terrifié ! Il y avait de quoi, cette fois, il n’était pas face à une jeune fille sans défense. Il dévisageait Tavis, les muscles de son bras prêts à brandir son arme. — J’aurais dû te tuer tout de suite, sans t’offrir la moindre chance de confession. Tavis leva lentement les yeux sur lui. — C’est comme ça que vous appelez ce que vous m’avez fait subir ? À Curgh, on appelle ça de la torture. Aindreas dégaina son arme avec un cri sauvage. Javan leva la sienne pour défendre son fils, comme Fotir et Hagan MarCullet. — Arrêtez ! cria Kearney de sa monture. Lord Tavis est sous ma protection, Aindreas. Touchez-le et vous déclarez la guerre à Glyndwr. — Et Curgh, ajouta Javan. — Non, le corrigea Kearney, cela ne vous concerne pas, Javan. Votre fils a demandé asile à la maison de Glyndwr. Si vous souhaitez le protéger, faites-le. Mais je serai libéré de mon serment. Puisqu’il ne peut se soustraire à la justice de Kentigern dans son propre château, je vous suggère de rester en dehors de cette affaire et de me laisser la mener seul. Une violente rougeur envahit le visage du duc de Curgh qui ouvrit la bouche mais la duchesse lui posa une main sur le bras. — Vous avez raison, Lord Glyndwr, fit-elle de sa voix calme, je vous prie d’accepter nos excuses. Kearney y consentit d’un signe de tête avant de se tourner vers Aindreas qui, après quelques instants d’hésitation, rengaina son arme. — Vous gagnez, Kearney. Mais je vous conseille de le faire sortir de mon château avant qu’un de mes hommes ne décide de régler cette affaire lui-même. — Ce qui serait aussi une déclaration de guerre, répliqua Kearney. — C’est pourquoi vous feriez mieux de l’emmener. Vous me menacez de guerre, Kearney, mais n’oubliez pas que votre armée n’est pas de taille devant la mienne. Le capitaine de Glyndwr éclata d’un rire sévère. — Je n’en suis pas si sûr. — Du calme, Gershon, exigea Kearney avant de revenir au duc. Nos menaces sont ridicules, Aindreas. Ce pays, ce château ont subi assez de luttes pour aujourd’hui. Nous devons honorer nos morts et reconstruire Kentigern. Après avoir combattu ensemble pour bouter l’ennemi hors de ces murs, ne pouvons-nous nous mettre d’accord au moins sur ce point ? Aindreas et Javan, face à face, pesant l’argument de Kearney, se jaugèrent longuement. Grinsa crut voir leurs visages se détendre. Le Glaneur espérait qu’ils soient capables de coopérer, au moins pour un temps. Parce que le sort du royaume en dépendait mais surtout parce qu’il avait hâte de les quitter. Si le ministre d’Aindreas était le traître qui avait saboté les portes de Kentigern au profit des Aneiriens, il ne risquait pas de revenir de la course que lui avait confiée son duc. Il devait se lancer à sa poursuite. Chaque jour écoulé, chaque événement nouveau renforçaient la conviction de Grinsa : la rumeur d’un complot qirsi dans les Terres du Devant n’était pas qu’un vain bavardage répandu par des nobles eandi désœuvrés. Il n’avait aucune preuve, il avançait à tâtons, cherchant la réponse à des questions qu’il parvenait à peine à formuler, mais Cresenne – le seul fait de l’évoquer le faisait encore souffrir – avait lancé un assassin à ses trousses pour l’empêcher de rejoindre Kentigern. Brienne avait été tuée, et Tavis accusé. Shurik trahissait son duc et son château. Tous ces événements étaient liés. Il en était certain comme il était sûr de ne jamais revoir Cresenne. Même s’ils trouvaient le meurtrier de Brienne, le Glaneur doutait d’en apprendre plus sur cette conspiration que ce qu’il en avait appris de Honok. Ce qui n’était pas le cas de Shurik. Premier ministre dans une maison majeure d’Eibithar, s’il était impliqué, il en savait beaucoup. Grinsa devait absolument le trouver et l’interroger, même s’il devait le battre pour le faire avouer. Les trois ducs n’avaient pas seulement à enterrer leurs morts et reconstruire les défenses du château. L’ombre de la guerre civile planait toujours sur le royaume et il semblait être le seul à s’en rendre compte. — Avec tout le respect qui vous est dû, Lord Glyndwr, commença-t-il en regardant un instant vers la porte nord comme s’il pouvait retarder Shurik, je crains que vous et les autres ducs n’ayez de plus grandes responsabilités que de vous occuper des soldats morts au combat. — Que voulez-vous dire ? demanda Glyndwr perplexe. — Votre roi est mort et le pays attend son successeur. — Javan de Curgh est l’héritier, intervint Hagan MarCullet. Les Règles de l’Ascension sont claires. — Au diable les Règles de l’Ascension, rugit Aindreas en pointant un doigt vengeur sur Javan. Je vous l’ai dit Javan, moi vivant, vous ne monterez pas sur le trône. Votre fils est hors d’atteinte mais pas vous. Jamais je ne prêterai allégeance à un Curgh. — Même au risque de déclencher une guerre civile ? interrogea Kearney. — Oui. Glyndwr se tourna vers Javan : — Javan ? — C’est lui qui menace de déclencher la guerre, pas moi. — Vous pouvez éviter cette guerre en renonçant au trône. — Et lui donner la couronne ? proféra Javan ahuri. Vous êtes fou ! — Il semble. Lord Glyndwr, intervint Grinsa, qu’il n’y ait qu’une solution : c’est à vous de prendre le trône. — Comment ? s’exclama Keziah, rompant la stupeur qui s’était abattue sur eux tous. Tu n’es pas sérieux. — Nous n’avons pas le choix, répéta le Glaneur. Thorald et Galdasten sont impuissantes. Elles sont non seulement dépourvues d’héritiers légitimes, mais elles n’ont pas le pouvoir de s’imposer. Si nous posons la question devant un conseil réunissant les maisons majeures du royaume, Curgh l’emportera, quel que soit le vote de Glyndwr. S’il existe une solution, c’est ici que nous devons la trouver. Kentigern refusant de se soumettre à Curgh et Curgh refusant de céder son rang à Kentigern, il ne reste que vous, Lord Glyndwr. Il comprenait combien sa proposition était cruelle pour Keziah. Sa vie et son amour s’écroulaient sous ses yeux. Un duc pouvait prendre une maîtresse qirsi, un roi, c’était impossible. Il aurait voulu lui dire combien il était désolé, lui répéter que c’était leur unique chance d’éviter le désastre, mais il se contenta de plonger ses yeux tristes dans le regard pâle de sa sœur, espérant qu’elle le pardonne. — Je n’ai aucune envie d’être roi, protesta Kearney. Je n’ai jamais voulu. Dans une autre bouche, cet aveu eût été hypocrite. Convaincu de sa sincérité, Grinsa lui offrit un pauvre sourire. — C’est pourquoi vous êtes le candidat idéal, monseigneur. Il se tourna vers Javan et Aindreas. — Messieurs ? — Ce ne sont pas les menaces de Kentigern qui vont empêcher Lord Curgh de monter sur le trône ! s’emporta Hagan. Les Règles de l’Ascension… Javan l’arrêta d’une main sur l’épaule. — Merci, Hagan. Les lèvres serrées, il dévisagea Grinsa puis Kearney. Son regard se posa enfin sur Kentigern. — Je vais y songer, Aindreas, si vous vous engagez à faire de même. Nous avons perdu beaucoup d’hommes aujourd’hui et nos maisons ont terriblement souffert. Je ne veux pas d’une autre guerre. Aindreas, à contrecœur, donna son assentiment. — Je vais y réfléchir. — Lord Glyndwr ? demanda Grinsa. Kearney, sentant ce que cette éventualité impliquait pour eux, regardait Keziah. — Si l’alternative est la guerre civile, commença-t-il, je n’ai pas le droit de refuser. Grinsa comprit qu’il ne répondait à aucun d’entre eux mais à la question, muette, de Keziah. Personne ne saisissait l’ampleur du drame qui se jouait sous leurs yeux, à l’exception de Tavis qui, le visage impénétrable, les observait. — Occupons-nous des morts, fit Javan désireux de rompre le malaise qui s’installait entre eux. La nuit ne va pas tarder. Les autres approuvèrent et chacun se dirigea de son côté. Grinsa, d’un regard, retint Fotir. — Puis-je vous parler ? demanda-t-il. Le ministre guetta la permission de son duc qui la lui accorda avant de s’en aller vers une des tours avec la duchesse. Tavis les regarda partir avant de rejoindre Kearney comme un enfant perdu. — Il faut trouver Shurik, fit le Glaneur à mi-voix. — Tout de suite ? — J’espère qu’il n’est pas trop tard. À sa place, je prendrais le plus court chemin vers la Tarbin. — Alors allons-y. Grinsa lui tendit la main et le Qirsi monta derrière lui. Ils franchirent la porte nord et débouchèrent à vive allure dans la seconde enceinte. Shurik était invisible. Le ministre était parti à cheval. Il avait dû hésiter à s’enfuir au triple galop. Ils avaient peut-être une chance de le rattraper sur la route. Laissant les herses tordues de la grande porte derrière eux, les deux Qirsi s’élancèrent sur la route sinueuse qui descendait vers la Tarbin. Au pied du pic, ils tournèrent au sud, suivant la courbe peu profonde de la rivière. Loin devant eux, le ministre qui avait déjà quitté la route descendait sur la berge. Ils n’avaient aucune chance d’arriver avant qu’il ne traverse. Refusant d’abandonner si près du but, Grinsa poussa son cheval au grand galop. — Ne pouvons-nous employer la magie ? — Pas à cette distance, sauf si vous pensez qu’un vent puisse l’arrêter. — C’est possible. — Pouvez-vous vous en occuper ? Fotir ne répondit pas. Un vent, d’abord léger, commençait à se lever. Grossissant à l’approche de la rivière, il enfla jusqu’à ce que les eaux se mettent à gronder. En un instant, elles furent aussi tumultueuses que la mer Occidentale pendant l’orage. Le cheval de Shurik luttait contre le vent et les eaux déchaînés mais le traître poursuivit sa traversée. Si les eaux avaient été plus profondes, peut-être eût-il renoncé. De leur côté, Grinsa et Fotir avaient autant de mal à atteindre la rivière que Shurik en avait à la franchir. — Pouvez-vous ajouter votre puissance à la mienne ? demanda Fotir d’une voix contrainte par l’effort. — Pas sans révéler à Shurik que l’un d’entre nous est Tisserand. Le temps d’arriver sur la rive, Shurik avait traversé. Hors d’atteinte, il les contemplait, un sourire narquois aux lèvres. Fotir laissa mourir la tempête et le sourire du félon s’élargit. Pour les narguer, il leva son épée et les salua profondément avant d’éperonner sa monture pour disparaître dans la forêt de Mertesse. — Nous pourrions le rattraper avant qu’il n’arrive au château, avança Fotir. — Et si nous croisons ce qui reste de l’armée de Rouel ? — Vous êtes Tisserand ! — Êtes-vous sérieux ? lui demanda Grinsa interloqué. — Je ne prétends pas les combattre mais vous êtes capable de conjurer une brume pour nous échapper s’il le faut. — Non, réfuta Grinsa. Laissons-le. Shurik remporte une victoire mais la guerre n’est pas terminée. Le regard sur l’alignement des arbres de l’autre côté du courant apaisé, il rumina sa frustration. Le traître méritait un châtiment, pour sa perfidie et le rôle qu’il avait joué dans les souffrances subies par Tavis mais surtout, même s’il n’avait pas amplifié la tempête levée par Fotir, Grinsa se demandait si l’homme avait compris qu’il était Tisserand. Il n’arrivait pas à oublier l’étrange commentaire de Shurik sur le chemin qui conduisait à Kentigern, ni la façon dont le ministre l’avait regardé durant leur bref échange silencieux dans la cour. Il se raisonna. Sa méfiance le rendait soupçonneux. Depuis son plus jeune âge, Grinsa vivait dans la crainte d’être découvert. Il avait appris à surmonter sa peur mais, aujourd’hui, le danger lui paraissait bien réel. Shurik s’était déjà montré un ennemi particulièrement retors. Armé de cette connaissance, il devenait une menace pour sa vie et celle de sa sœur. — Je te retrouverai, murmura-t-il. Et, si je ne me trompe, ça ne sera pas très difficile. Il était sûr que Shurik le chercherait lui aussi. 17 Xaver et son père étaient dans la seconde cour de Kentigern lorsque Fotir et le Glaneur revinrent au château. Le père de Xaver surveillait la levée des corps des soldats de Curgh. En temps normal, il aurait évité un tel spectacle à son fils mais depuis leurs retrouvailles Hagan ne lâchait pas son fils une seconde. À tel point qu’il semblait à Xaver que son père redoutait, s’il le perdait de vue, qu’ils ne fussent de nouveau séparés. Une appréhension que, pour être honnête, Xaver partageait. Il avait longuement parlé à son père des conditions de leur séjour à Kentigern et plus encore des derniers jours de combat contre les Aneiriens. Le capitaine avait hâte de remercier Fotir pour tout ce qu’il avait entrepris afin de garder son fils en vie. Mais avant de se diriger vers eux, les Qirsi rejoignirent Aindreas. Les deux sorciers, sautant à bas de leur monture, se mirent à parler en désignant la porte qu’ils venaient de franchir. — Impossible ! entendit Xaver. Le duc s’éloigna des Qirsi en rugissant de fureur. — Il est hors de question que j’écoute de pareilles sornettes ! Grinsa, parlant toujours mais d’une voix trop basse pour que Xaver pût entendre, lui emboîta le pas. Aindreas pivota sur lui, le doigt tendu et menaçant. Kearney les avait rejoints et, quelques secondes plus tard, le duc et la duchesse de Curgh en faisaient autant. — Viens, fit Hagan à son fils en se précipitant aux côtés de Javan. Xaver courut avec lui. — Est-ce que c’est encore une ruse de Curgh, Javan ? lui demandait Aindreas le visage cramoisi. — Quelle ruse ? rétorqua le duc interloqué. — Ce Glaneur et votre Premier ministre prétendent que mon Premier ministre est un traître, qu’il fait partie de ceux qui ont saboté la porte. — Est-ce vrai ? demanda Javan à Fotir. — Je le crois, monseigneur. — C’est faux ! Shurik n’est même pas Façonneur. — C’est ce qu’il vous a dit, Lord Kentigern, déclara Grinsa. Mais, comme il l’a lui-même souligné, il a pu vous mentir. — S’il ne vous a pas menti, concéda Fotir, il a œuvré avec un Façonneur. Quel que soit son rôle, il vous a trahi. Nous l’avons vu franchir la rivière et fuir vers Aneira. — Vous l’avez vu traverser la Tarbin ? s’exclama Javan. — Oui, monseigneur. Grinsa… il jeta un bref coup d’œil à son compagnon avant de se reprendre, nous avions des doutes à son sujet. Lorsque nous l’avons vu quitter la cour, nous l’avons suivi. Il a traversé la rivière avant que nous puissions le rattraper. — Il doit y avoir une autre explication, s’obstina Aindreas en faisant les cent pas. Je connais Shurik depuis près de dix ans. Il ne m’aurait jamais fait une chose pareille. — N’avez-vous pas noté un comportement ou un détail étrange ces derniers temps ? demanda Kearney. — C’est un Qirsi ! Bien sûr qu’il a un comportement étrange ! — Plus que d’habitude ? Peut-être avant que vous ne quittiez le château pour marcher sur Curgh ? Aindreas s’interrompit au milieu d’une enjambée. Son regard tomba sur son capitaine. — Par toutes les flammes ! lâcha-t-il dans un souffle. Le jour de notre départ. Quand il a prétendu qu’il était malade. « Le mal du combat », lui ai-je dit. Il était en nage, on aurait cru qu’il n’avait pas dormi depuis des jours. Comme sous l’impact d’un choc, le duc ferma les yeux. — Que Bian l’emporte dans ses flammes ! Soulevant les paupières, il observa Grinsa et le ministre avec méfiance. — Je jure de ne plus jamais faire la moindre confiance à aucun d’entre vous. — Nous ne sommes pas tous des traîtres, s’offusqua Fotir. — Peut-être pas, mais vous avez la traîtrise dans le sang. Fotir se contenta de lui lancer un regard noir. — Nous ne pouvons rien faire, intervint Grinsa. Il est dans la forêt de Mertesse à présent. — Alors retournons à nos tâches, trancha Javan. J’aimerais pouvoir monter le camp à la lumière du jour et nous avons encore beaucoup de travail. Comme des chevaliers rejoignant leur coin après la joute dans un tournoi, les ducs s’éloignèrent dans trois directions. Hagan suivit Javan, mais Xaver, voyant Tavis partir avec Kearney, hésita. Le jeune seigneur, sans doute à cause des blessures subies dans la matinée, se déplaçait avec peine. Il avait lavé son visage et marchait la tête baissée. Personne ne lui adressait la parole, personne ne l’accompagnait, comme s’il ne faisait plus partie de ce monde, comme s’il était invisible. Les deux garçons ne s’étaient plus parlé depuis la dernière visite de Xaver au cachot de Tavis. Lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans la cour après les combats, Tavis avait à peine regardé son ami. Xaver voulait le rejoindre. En dépit de tout ce qui s’était passé, il restait son homme lige. Quelque chose pourtant le retenait. La distance qui les séparait semblait plus grande que jamais. Il était incapable de concevoir les épreuves que son ami avait subies depuis la mort de Brienne, comme il était incapable d’imaginer ce qu’il éprouvait maintenant. L’expression qui se lisait dans ses yeux d’un bleu si profond lui donnait une maturité qui dépassait ses seize ans. Les cicatrices avaient changé son visage, lui conférant une dureté dont il était, autrefois, dépourvu. Si Xaver l’avait rencontré sur une terre étrangère, loin des murs de Kentigern ou de Curgh, il n’était pas sûr qu’il l’eût reconnu. Vivant maintenant sous la protection de Glyndwr, il n’était même pas certain qu’ils appartinssent à la même maison. — Xaver, appela son père, tu viens ? Xaver, hésitant, se tourna vers son père. — Je ne serais pas long, fit-il. Hagan regarda brièvement Tavis avant de donner son accord à son fils. Xaver s’élança en appelant Tavis. Le jeune seigneur s’arrêta sans se retourner. Peut-être doutait-il lui-même de son désir de revoir Xaver ou de s’enfuir. À quelques pas, Xaver s’immobilisa. — Si tu veux, je te laisse. — Non, répondit Tavis en pivotant. Je voulais te voir, je voulais te parler, seulement… Son haussement d’épaules crispa brusquement ses traits. Il se frotta les côtes. — Est-ce que ça va ? — Tu parles de ça ? demanda-t-il en montrant sa taille. Ça va. J’ai eu de la chance. Il m’aurait tué s’il n’avait pas trébuché. Xaver, au souvenir du premier soldat qu’il avait occis la nuit où le siège avait débuté, frissonna. — Comme dit mon père, mieux vaut un mauvais soldat chanceux qu’un bon soldat malchanceux. Tavis sourit mais son regard était éteint. — Un mauvais soldat chanceux, oui, c’est exactement ce que je suis. — Tu aurais dû me voir il y a trois jours, répondit Xaver. Je me battais comme quand on avait dix ans. Si mon père m’avait vu, guerre ou pas, il m’aurait fait grimper les tours, tu peux me croire ! Le sourire de Tavis traîna sur son visage avant de s’effacer comme les dernières lueurs du jour. — Comment va ton bras ? — Bien, déclara Xaver après un long silence. C’est presque oublié. — J’ai du mal à te croire. Xaver chercha que répliquer, sans succès. — J’ai vu Brienne, reprit le jeune seigneur, faisant frissonner son ami pour la seconde fois. J’étais dans le sanctuaire de Bian la Nuit de l’Apogée, elle est venue à moi. Xaver crut apercevoir une larme au coin de son œil. — Elle m’a dit que je ne l’ai pas tuée, Xaver. Elle m’a même montré le visage de celui qui l’a fait. — Ça ne m’étonne pas. Il y a longtemps que je sais ton innocence. — Je n’en étais pas sûr jusqu’à ce qu’elle me le dise. Je voulais le croire, mais je ne pouvais m’empêcher de penser à ce que je t’ai fait. Xaver ne voulait plus parler de ça. Il était sincère, il commençait à oublier. Évoquer l’agression dont Tavis s’était rendu coupable contre lui ne faisait que ranimer sa colère et son chagrin. Même sa cicatrice, endormie depuis quelque temps, semblait se rappeler à lui. — Que vas-tu faire maintenant, vivre à Glyndwr en attendant que le meurtrier soit découvert ? — Non. Si je vais à Glyndwr, je ne pourrai jamais en partir. Je vais me mettre à sa recherche, Xaver, je veux le trouver. — Tu plaisantes ? — Qui d’autre le fera ? À Kentigern, personne ne croit en son existence et je ne demanderai à aucun Curgh de s’en charger à ma place. Et puis je suis le seul à connaître son visage. — C’est un assassin, Tavis. Si tu le découvres, il te tuera. Et s’il ne le fait pas, un homme de Kentigern s’en chargera pour lui. Hors de Glyndwr, Kearney ne peut pas te protéger. — Je n’ai pas le choix, Xaver. Tu me vois vivre comme un exilé le restant de mes jours, au milieu de gens qui me prennent pour un meurtrier, loin de ma famille et du château de mes ancêtres ? Il secoua la tête. — Plutôt mourir. Et tant qu’à mourir, autant le faire pour prouver mon innocence et venger Brienne. Au moins ferai-je quelque chose. Cette fois, il ébaucha un véritable sourire, peut-être le premier depuis qu’ils avaient quitté Curgh. — Je suis un Curgh, la Pointe. Imaginerais-tu mon père vivre sous la protection d’un autre ? L’imaginerais-tu dans les montagnes, à quarante lieues de Curgh, jusqu’à la fin de ses jours ? Xaver fut obligé de sourire. La détermination de Tavis n’était pas surprenante. Il ne se représentait ni Javan ni son fils faisant autre chose que ce que son ami avait en tête. — Prends au moins quelqu’un pour t’accompagner. Tu ne pourras pas t’en sortir seul. — Je crois que Grinsa sera d’accord. — Le Glaneur ? — Oui. Je ne comprends pas tout ce qu’il me raconte mais il semble que nos destins soient liés. Il a eu une vision de tout ça. C’est pour ça qu’il est venu à Kentigern et qu’il m’a fait évader. — Alors tu lui fais confiance. — Oui. Il a risqué sa vie pour me sauver. Peu de gens en feraient autant, sourit-il faiblement. En dehors de mes parents, toi et ton père, Fotir et le Glaneur, je n’ai confiance en personne. Grinsa est le seul à pouvoir m’accompagner. — Fotir aussi lui fait confiance, remarqua Xaver. Il a dit à ton père qu’il n’aurait pas choisi lui-même de meilleur gardien pour toi. — C’est vrai. Xaver avait l’impression que Tavis ne lui disait pas tout. Deux cycles plus tôt, il aurait insisté mais quelque chose dans l’attitude de Tavis lui imposa le respect. Pour la première fois de sa vie, à cause, peut-être, des cicatrices qui couvraient son visage ou à cause de celles qu’il ne voyait pas, Xaver se sentait plus jeune que son ami. Tavis avait gagné le droit de garder certains secrets pour lui. — Je n’ai parlé à personne de mes intentions, poursuivit Tavis. Pas même à Grinsa, bien que je sois sûr qu’il s’en doute. — Je comprends, approuva Xaver. Je ne dirai rien avant que tu en parles à ton père et à ta mère. — Non, la Pointe, répondit le jeune seigneur avec gravité, tu ne comprends pas. Je n’ai pas l’intention d’en parler à mes parents. Du moins pas pour l’instant. Mon père me prendra pour un fou, sinon un imbécile, et ma mère se fera du souci pour moi. — Je crois que tu te trompes à leur sujet. Tu l’as dit toi-même : ton père ne resterait jamais dans le château d’un autre pendant que l’assassin qui a ruiné sa vie coule des jours tranquilles dans les Terres du Devant. Et si ta mère s’inquiète, elle comprendra. Elle ne veut pas plus que toi qu’on te regarde comme un assassin. Tavis, détournant les yeux, considéra cette réflexion. — Tu as peut-être raison, admit-il enfin. Je vais probablement leur en parler. Mais pas maintenant, pas avant d’en avoir discuté avec Grinsa. — Et Kearney, tu ne peux pas le laisser en dehors. — Je sais. Ils se turent. Un silence inconfortable s’installa entre eux. Xaver avait décidé de se retirer, au moins pour la nuit, quand Tavis le prit de court : — Tu vas me manquer, Xaver. Tu m’as déjà beaucoup manqué. Je ne te l’ai jamais dit quand… avant de quitter Curgh, mais tu as été un véritable ami. Bien meilleur que celui que je pourrais mériter. — Tavis… — Laisse-moi terminer. Tu as été bien plus qu’un homme lige et moi, je t’ai trop souvent traité comme un serviteur. Il prit une profonde inspiration. — L’heure est venue de te libérer de ton serment. — Nous en avons déjà discuté. — Oui, je sais. Mais tout a changé. Je ne suis plus dans l’Ordre des Successions, je ne serai même pas duc. Je ne suis même plus seigneur de Curgh. Un homme dans ma position n’a pas besoin d’un homme lige. Un homme de ton rang ne doit pas être lié à un homme déshonoré. Il avait raison, Xaver pouvait difficilement rester l’homme lige d’un seigneur déchu, exilé à Glyndwr ou d’un homme en rupture de ban condamné à parcourir les Terres du Devant à la recherche de l’assassin de Brienne. Mais si tant de choses avaient changé depuis la dernière fois que Tavis lui avait offert de le dégager de son serment, ses sentiments étaient les mêmes. Il se sentait encore moins enclin à accepter son offre que le lendemain de l’incident survenu à Curgh. Malgré l’humiliation et les souffrances que Tavis avaient subies depuis ou au contraire à cause d’elles, le jeune seigneur méritait plus que jamais son dévouement. Au milieu de la cour de Kentigern, Tavis n’avait plus rien de l’enfant gâté et capricieux d’autrefois, rien du jeune garçon imbu de sa personne qui s’était enivré jusqu’à plus soif avant de se jeter sur lui avec sa dague. Certes, Tavis possédait une part d’obscurité qui l’effrayait, mais Xaver voyait aussi en lui la maturité qu’il avait longtemps espérée sans toujours y croire. Tavis enfin était devenu l’homme au service duquel il souhaitait consacrer sa vie. — Je te l’ai déjà dit, Tavis, je ne veux pas être libéré de mon vœu. — Ne sois pas stupide, la Pointe. Tu ne peux plus rester à mon service. Laisse-moi te rendre ta liberté et tu en auras terminé avec moi. — As-tu l’intention de trouver l’assassin de Brienne ? — Bien sûr ! s’exclama Tavis déconcerté. — Une fois que tu l’auras découvert, tu reviendras à Curgh n’est-ce pas ? — Sans doute. — Alors tu auras besoin d’un homme lige. — Il se peut que ce soit dans longtemps, très longtemps. — Alors autorise-moi à servir la maison de Curgh en ton absence de la façon dont toi ou ton père le jugerez utile. Et à ton retour, je serai là pour tenir ma parole. — Oui, c’est possible, réfléchit Tavis. — Et c’est beaucoup plus facile. Comme ça, nous n’avons pas besoin de déranger nos pères. — Oui, c’est vrai, reconnut Tavis en souriant. Le duc, comme s’il avait attendu cet instant pour faire son apparition, s’approcha d’eux, une expression sévère sur le visage. Xaver, ayant souvent assisté aux conversations houleuses entre le père et le fils, aurait aimé partir, mais il ne voyait pas où aller sans se montrer grossier. — Kearney et moi sommes sur le départ, déclara le duc à son fils. Nous avons terminé pour aujourd’hui et nous devons discuter. Tavis, brusquement mal à l’aise, opina. — Que dois-je faire ? — Tu nous accompagnes, évidemment. Vous aussi Maître MarCullet, cela vous concerne autant que votre père. — Bien, monseigneur. Avons-nous terminé, Lord Tavis ? — On dirait, lui sourit son ami. Ils se dirigèrent vers la porte la plus proche où ils furent rapidement rejoints par la duchesse, le père de Xaver, Grinsa et le duc de Glyndwr, ainsi que ses conseillers. Après avoir emprunté la route sinueuse qui descendait le pic, et franchi les murs de la ville, ils débouchèrent dans la campagne. Les armées de Glyndwr et de Curgh avaient installé leur camp. Des odeurs de viande grillée s’élevaient au milieu des tentes. Xaver s’aperçut qu’il mourait de faim. Il ne se souvenait pas quand il avait pris son dernier repas. — Je commençais à me demander si je quitterais jamais cette fichue ville, remarqua Javan. La duchesse lui sourit. Par-dessus son épaule, Xaver regarda le château. La forteresse n’avait plus l’allure qu’elle avait le jour de leur arrivée. Le pic semblait moins inaccessible, ses murs plus vulnérables. Un frisson lui parcourut quand même le corps. Il n’était plus intimidé par Kentigern mais le château hanterait ses nuits jusqu’à la fin de ses jours. Il espérait ne plus jamais avoir à en franchir les portes. Le groupe se dirigea vers la tente de Kearney dressée au milieu du camp de Glyndwr. Xaver n’avait pas besoin d’explications pour comprendre qu’ils agissaient dans l’intérêt de Tavis. Parmi les Curgh, le garçon était sous la protection de son père, pas sous celle de Kearney. Mais en marchant sous les regards des soldats de Glyndwr, il se demandait si son ami était plus en sécurité ici qu’avec les siens. Les hommes de Kearney observaient le jeune seigneur avec une animosité et une répugnance telles qu’il sentit son cœur se serrer. Leur opinion était faite. Tavis avait raison : il ferait mieux de poursuivre l’assassin de Brienne plutôt que d’essayer de vivre, reclus et honni, au milieu des montagnes. Les cuisiniers préparaient le gibier et les volailles fournis par Aindreas. Kentigern n’était pas disposé à offrir la moindre hospitalité à aucun des ducs, Javan d’ailleurs l’eût refusée, mais après que les armées de Glyndwr et Curgh l’eurent aidé à libérer son château, le seigneur de Kentigern était tenu de leur témoigner un minimum de reconnaissance. Offrir de la viande, du pain et de la bière en quantité suffisante pour les deux armées était la moindre des courtoisies. Tavis, Xaver et les autres savourèrent leur repas en silence. Xaver était trop affamé pour discuter, tout comme, pensait-il, Fotir et le duc mais il savait aussi qu’ils redoutaient de lancer la discussion qui s’annonçait. — L’un d’entre vous a-t-il réfléchi à ma proposition ? demanda enfin Grinsa, les yeux sur Javan et Kearney. Xaver s’étonna, comme dans la cour du château, de voir le Qirsi prendre l’initiative de la discussion avec autant d’aisance. Il n’était qu’un Glaneur du Festival. Les ducs, les ministres et les capitaines non seulement n’en prenaient pas ombrage mais semblaient ravis de se décharger sur lui de cette responsabilité. Contrairement à beaucoup de Qirsi qu’il avait rencontrés dans son existence, cet homme, bâti comme un guerrier, se comportait avec la noblesse d’un roi. Sa voix était profonde et puissante. Alors que les sorciers de sa race semblaient amoindris par l’exercice de leur magie, celle-ci semblait le mettre en valeur. Ses cheveux étaient d’un blanc lumineux et ses yeux jaunes d’une pâleur surprenante. C’était sans aucun doute l’homme le plus impressionnant que Xaver eût jamais approché. — Moi, oui, avança le père de Xaver en avalant un morceau de pain. Il me semble que les Règles de l’Ascension exigent qu’un roi soit choisi par les douze maisons d’Eibithar. Le roi, bien sûr, doit venir d’une maison majeure mais les ducs des douze maisons ont leur mot à dire. Une maison à elle seule ne peut balayer la volonté des autres, surtout quand il est question d’ignorer les Règles de l’Ascension. Grinsa, les yeux fixés sur les flammes du feu de camp, acquiesça. — En temps normal, j’aurais été d’accord avec vous. Mais nous ne sommes pas en temps normal. Si les maisons respectent l’Ordre et accordent la couronne à Javan, nous risquons la guerre civile. — Et que se passera-t-il la prochaine fois que nous devrons choisir un roi ? Comment empêcher un autre duc de brandir la menace d’une guerre simplement parce que le nouveau roi ne lui plaît pas ? — Il n’a pas tort, souligna calmement Fotir. Les Règles reposent sur le consentement de l’ensemble des maisons. Si nous laissons une maison contester l’Ordre des Successions, nous affaiblissons les fondements mêmes du royaume. — Une guerre ne les affaiblit-elle pas davantage ? — Peut-être pas, intervint Hagan. Si les autres maisons s’unissent contre Aindreas, tout peut rentrer dans l’ordre. Dans le passé, la contestation des Règles a conduit à la guerre civile uniquement parce qu’elle était le fait de plusieurs maisons majeures. Aindreas est seul aujourd’hui. — En êtes-vous certain ? interrogea Grinsa. La nouvelle de la mort de Brienne s’est répandue dans tout le royaume. Et Tavis en est toujours accusé. Devant ce meurtre et l’évidence des preuves qui pèsent sur le fils de Javan, les autres ducs peuvent tout à fait épouser la cause d’Aindreas. — Ne risquent-ils pas de considérer l’avènement de Glyndwr avec la même suspicion ? demanda le Premier ministre de Kearney. Surtout lorsqu’ils apprendront qu’il a offert asile à Lord Tavis ? — Pas si Aindreas donne son accord. Dans ce cas, Curgh et Kentigern cèdent d’un commun accord leurs prérogatives en faveur de Glyndwr. La jeune femme qirsi contempla ses mains qu’elle frotta comme si elle avait froid. — Et que se passera-t-il si quelque chose lui arrive ? Thorald n’aura pas d’héritier avant la prochaine génération, Galdasten avant la suivante. Si Kearney disparaît, tout peut recommencer très vite. — Il ne m’arrivera rien. Ils se tournèrent vers Kearney jusque-là silencieux. — Je m’étonne que les plus concernés d’entre nous se fassent si peu entendre. — J’allais le dire, sourit Javan. — Contrairement à ce que beaucoup pourraient penser dans le royaume, poursuivit Kearney, j’étais sincère tout à l’heure, je n’ai aucune envie d’être roi. Cela signifie que je quitte les miens et mon château. Il baissa les yeux. — Que je renonce à ce que je chéris le plus au monde. Cela dit, enchaîna-t-il en dévisageant une fois de plus le duc de Curgh, mon sacrifice n’est rien en regard du vôtre. Cette décision ne m’appartient pas. Il se tut et observa brièvement Tavis. — Je dois cependant vous dire que, si vous décidez de prendre le trône, je ne serai pas votre allié contre Kentigern. Si je l’étais, je mettrais non seulement ma cour et mon peuple en danger mais aussi votre fils. J’ai juré de le protéger et je ne ferai rien qui puisse me conduire à porter atteinte à cette promesse. — C’est trop facile ! s’exclama Hagan avec mordant. Vous prétendez que vous ne voulez pas être roi et dans le même temps vous annoncez que, si le duc ne renonce pas à la couronne, vous ne ferez rien pour empêcher Kentigern de plonger le royaume dans la guerre civile. — Il n’a rien dit de pareil ! s’insurgea le capitaine de Glyndwr. Le père de Xaver voulut se lever mais Javan, d’une main ferme, le retint. — Calmez-vous Hagan. Kearney a raison. Sa promesse envers Tavis a la préséance sur le reste. Vous ne pensiez pas que j’eusse souhaité qu’il en fût autrement, n’est-ce pas ? Hagan, sans quitter Gershon Trasker des yeux, opina lentement. — Je ne vais pas vous mentir, continua Javan. Je veux être roi. Je l’ai toujours voulu. Cela fait près de soixante ans que Skeris IV est mort. Avant son avènement, cela faisait plus d’un siècle qu’un seigneur de Curgh n’était pas monté sur le trône d’Eibithar. Qui sait quand notre maison aura une occasion pareille ? Je regrette les tragédies qui ont touché les maisons de Thorald et Galdasten et placé la maison de Curgh dans cette position mais je serais stupide de ne pas en profiter. Enfin, je l’aurais été, en d’autres circonstances. Il se tourna vers la duchesse. Il lui prit la main et la leva à ses lèvres pour y déposer un baiser. — J’aurais tellement voulu que vous soyez ma reine. J’espère que vous me pardonnerez. Shonah, ses yeux vert pâle scintillant comme des gemmes à la lueur des flammes, lâcha un rire ému. — Je n’ai rien à vous pardonner, mon amour. Vous faites ce qui est juste, je n’en attendais pas moins de vous. — Êtes-vous sûr de ce que vous faites, monseigneur ? demanda Hagan. Vous venez de le dire, vous avez toute votre vie désiré monter sur trône. — Oui, je le sais. Mais mes ambitions personnelles ne sont rien face à la destinée du royaume. Il se leva devant Kearney qui l’imita. — Lord Kearney de Glyndwr, moi, Javan de Curgh, jure devant vous et tous les témoins ici rassemblés, que je renonce à ma prétention au titre de roi d’Eibithar en faveur de votre ascension, à condition qu’Aindreas de Kentigern en fasse de même. — Lord Javan de Curgh, répondit Kearney avec la même solennité, moi, Kearney de Glyndwr, reçois votre promesse et jure d’accepter mon ascension lorsqu’elle sera entérinée par les douze maisons d’Eibithar. Il s’inclina profondément avant de se relever pour croiser de nouveau le regard de Javan. — Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire, Javan. Je ne laisserai jamais le reste d’Eibithar l’oublier. Vous auriez été un monarque d’une grande noblesse et d’une valeur inestimable. J’espère mériter l’honneur que vous me faites aujourd’hui. — Vous le méritez, sourit Javan. C’est avec joie et fierté que je mets mon épée et ma maison à votre service. En contemplant les deux hommes s’étreindre fraternellement, Xaver sentit son cœur déborder de respect devant l’honneur et l’abnégation de son duc. L’ascension d’Audun, le premier roi d’Eibithar, n’avait certainement pas été aussi émouvante. Il regarda son père qui regardait Javan. — Quel roi il aurait fait, murmura Hagan avec ferveur. Aussi noble que Skeris lui-même. Les deux hommes se souhaitèrent bonne nuit et, quelques instants plus tard, la compagnie de Curgh, dont Xaver, se levait pour rejoindre son camp. Tavis les raccompagna une partie du chemin avant d’embrasser sa mère et son père. — Je suis désolé, Père, dit Tavis à Javan. Je nous ai fait perdre la couronne, l’entendit se plaindre Xaver. — Non, Tavis, tu n’es pas responsable. La faute en revient à celui qui a tué Brienne, répondit Javan le regard empreint de tristesse. Et je crains que le prix n’ait été bien plus élevé pour toi que pour moi. — Mais je… — N’y pense plus, mon fils. À ce jour, toi, ta mère et moi, avons survécu à deux batailles. Les dieux nous sont favorables. Je suis le duc de la plus grande maison d’Eibithar. Que pourrais-je désirer de plus ? Le garçon acquiesça, embrassa une nouvelle fois son père et s’éloigna vers la tente de Kearney. — Ses difficultés ne font que commencer, déplora Shonah en regardant son fils s’en aller le cœur serré. — Oui, répondit Javan en lui passant un bras autour des épaules. Mais c’est un Curgh. — Ce n’est qu’un enfant, lâcha-t-elle dans un souffle. * Keziah, les yeux sur le camp des Curgh, avait depuis longtemps perdu de vue Javan et la duchesse mais ne pouvait se résoudre à se tourner vers Kearney ou son frère. Tout s’était déroulé si vite qu’elle en avait le vertige. Son duc – l’homme qu’elle aimait – allait être roi. Il ne lui avait même pas demandé conseil. Il savait qu’elle aurait préféré qu’il refuse la couronne, comme il savait très bien qu’il était inutile de lui poser la question : elle lui aurait conseillé de faire exactement ce qu’il avait décidé. L’obliger à prononcer ces paroles n’aurait fait qu’aggraver sa souffrance. Sentant les yeux de Grinsa posés sur elle, elle se força à ne pas se retourner. Elle n’avait pas besoin de voir son visage pour ressentir le souci de son front plissé ou la tristesse de ses yeux pâles implorant son pardon alors qu’ils savaient tous les deux qu’elle n’avait rien à pardonner. En suggérant ce compromis, Grinsa n’avait fait que sauver le royaume de la guerre civile. Elle n’était pas encore prête à l’admettre. Ce fut ainsi, tournée vers l’ouest, qu’elle vit Tavis revenir vers eux. À l’exception des cicatrices que lui avait infligées Aindreas, il avait le visage aussi pâle que la lune blanche. Quelle que fut la douleur que lui causât l’ascension de Kearney, elle n’était rien en comparaison des épreuves que traversait ce garçon. Comme de nombreuses fois au cours de ces derniers jours, sa simple présence lui donna honte de son apitoiement sur elle-même. Plus que le garçon, les regards que les hommes de Kearney jetaient sur son passage retenaient son attention. Ils le suivaient comme les ombres découpées par les deux lunes. Dans la journée, elle avait surpris des commentaires entre les hommes de Kentigern et des soldats de Glyndwr. Le crime prétendu de Tavis s’était répandu dans l’armée de Kearney à une vitesse stupéfiante. Certains hommes étaient allés jusqu’à mettre en doute la légitimité de l’asile offert par leur duc à Tavis. Pour l’instant, le jeune homme n’avait qu’à supporter des regards hostiles et des murmures étouffés mais la tension ne tarderait pas à s’aggraver. — S’ils le pouvaient, entendit-elle Grinsa commenter dans son dos, ils le tueraient. Keziah se tourna. Son frère parlait à Kearney. — Je lui ai offert ma protection. Mes hommes savent parfaitement que la moindre tentative dirigée contre lui sera interprétée comme un acte de trahison. — Peut-être, monseigneur, intervint Gershon, mais nous ne pouvons nous permettre le moindre risque d’affaiblissement, surtout maintenant. — Je comprends, Gershon. J’y ai moi-même songé. — Très bien, monseigneur, approuva le capitaine. Tavis franchit le cercle des flammes et ils se turent. — Pardonnez-moi, fit Tavis en rougissant, je ne voulais pas vous interrompre. — Ce n’est pas le cas, Lord Tavis, le rassura Kearney en l’invitant à s’asseoir. Venez vous joindre à nous. Nous devons discuter. Tavis, mal assuré, s’assit sur le sol. — Votre père a pris une décision courageuse, ce soir. Ils sont rares ceux qui auraient agi avec autant de droiture et d’honneur. — Oui, monseigneur. — Lorsque je vous ai accordé mon droit d’asile, je l’ai fait en tant que duc de Glyndwr. Bien que mon ascension sur le trône ne remette pas ma parole en cause, elle change les termes de notre arrangement. — Monseigneur ? — Je vous offre toujours le refuge de mon château, mais je ne peux veiller personnellement à votre protection. Je vais m’installer dans la Cité des Rois et je ne crois pas décent de vous accueillir au château d’Audun. L’ombre d’un sourire parcourut les lèvres de Tavis avant de s’évanouir aussitôt. — Bien sûr, monseigneur, je comprends parfaitement. Kearney, visiblement soulagé, se permit de sourire à son tour. — Je suis heureux de vous l’entendre dire. Dans un jour ou deux, afin d’escorter ma femme et mes enfants jusqu’à la Cité des Rois, Gershon va repartir vers les montagnes avec une partie de l’armée. Vous pourrez l’accompagner. — Pour tout vous dire, monseigneur, avoua Tavis, j’avais autre chose en tête. Kearney sursauta. — Pardonnez-moi ? — Je vous suis infiniment reconnaissant de tout ce que vous faites et avez fait pour moi. Votre promesse de protection me touche particulièrement. Je sais être parfaitement reçu au château de Glyndwr. Mais l’homme qui a pris la vie de Brienne m’a aussi pris la mienne. Je suis encore vivant mais j’ai perdu mon titre, mon droit au duché de Curgh, jusqu’à celui de vivre avec les miens. Je veux trouver celui qui m’a, qui nous a fait ça. Je veux trouver le meurtrier de Brienne. C’est le seul moyen de prouver mon innocence, pas seulement à vos yeux ou à ceux d’Aindreas, mais aux yeux du peuple entier d’Eibithar. — Nous en avons discuté, Tavis, intervint Grinsa. — Non. La conclusion à laquelle nous sommes parvenus ne me convient pas. Vous m’avez dit que nos destins sont liés, vous m’avez dit que vous l’avez vu. Cela ne fait pas de vous mon maître. — Je n’ai jamais… — Je dois le faire, Glaneur. Avec tout le respect que j’éprouve pour son duc, aucune vie n’est possible pour moi à Glyndwr. J’y serais seul et malheureux. — Hors des murs de ma cité, je ne peux pas vous protéger, le prévint Kearney. Le garçon, les yeux brillants comme s’il allait pleurer, lui sourit. — J’ai vu la façon dont vos hommes me regardent, monseigneur. Je ne suis pas sûr que vous puissiez veiller sur moi, même à l’intérieur de votre château. Le duc l’observa mais ne dit rien. Tavis n’avait pas tort. — Si je dois partir seul, poursuivit le jeune seigneur à l’intention de Grinsa, je le ferai, mais je serais heureux que vous m’accompagniez. Si la conspiration que vous craignez est fondée, trouver l’assassin devrait vous permettre d’en apprendre plus sur ceux qui la dirigent. — Avez-vous informé votre père de vos intentions ? demanda Kearney à voix basse. — Pas encore, monseigneur. Je ne suis plus à sa charge. Je pensais devoir vous en parler d’abord, ainsi qu’à Grinsa. Kearney acquiesça silencieusement avant de se tourner vers le Glaneur. — Je ne peux pas empêcher Tavis d’agir comme il le souhaite. Il est sous ma protection mais pas sous ma garde. Je n’ai aucune influence sur vous, Grinsa, mais nous savons tous les deux qu’il sera plus en sécurité avec vous. Vous m’avez demandé tout à l’heure de prendre le trône d’Eibithar, je vous demande à présent de veiller sur lui. Keziah, supposant l’alternative qui s’offrait à son frère, le vit hésiter. — Tout a commencé avec la Révélation de Tavis, commença-t-il enfin. J’en ignorais les détails mais j’ai tout de suite compris qu’elle nous mènerait loin. Il se tourna vers Tavis et se débrouilla même pour lui sourire. — Je viens avec vous. La conspiration dont je vous parle est réelle et, dans toutes les Terres du Devant, je ne crois pas rencontrer un homme plus désireux que vous de la ruiner. Le jeune homme lui rendit son sourire, cette fois plus radieux. — Merci. Je vous remercie également, Lord Kearney, j’espère que vous ne me considérez pas comme un ingrat. — Pas le moins du monde, Lord Tavis. Pour être franc, je n’enviais pas votre vie à Glyndwr. Vous prenez un très grand risque mais à votre place, je crois que j’aurais agi de même. Votre courage vous honore. Et je salue en vous le digne fils de Javan de Curgh. Tavis, rougissant, lâcha un profond soupir. — La journée a été rude, fit-il, je crois que je vais aller dormir. Il regarda Keziah puis Gershon et se leva. Après avoir salué Grinsa et Kearney, il s’éloigna. Kearney et Gershon échangèrent un coup d’œil. — Je vais m’assurer qu’il ne risque rien, fit le capitaine en se levant à son tour. Un peu de sommeil ne me fera pas de mal. Quelques instants plus tard, Grinsa se redressa. Keziah croisa son regard. Elle avait tant de questions à lui poser, elle ignorait tant de choses, mais en présence de Kearney et des hommes de Glyndwr autour d’eux, elle comprit qu’il lui faudrait attendre. — Quand pars-tu avec Tavis ? demanda-t-elle craignant sa réponse. — Avec la permission du duc, j’aimerais vous accompagner à la Cité des Rois. J’aimerais assister à l’avènement du duc de Glyndwr. Tavis, ainsi, pourra passer un peu plus de temps avec son père et sa mère. — Vous êtes le bienvenu jusqu’à la fin de la cérémonie, lui assura le duc. Prolonger votre séjour au-delà des festivités serait déplacé. Je ne veux pas commencer mon règne sur un différend avec Aindreas. — Naturellement, monseigneur, fit son frère en s’inclinant. Merci. Il se tourna vers Keziah. — Il semble que tu vas devoir me supporter encore quelque temps. Un sourire flottant aux coins des lèvres, il s’inclina aussi devant elle. Elle sourit. Lorsqu’ils étaient enfants, singeant le sombre formalisme de la cour où servait leur père, ils s’amusaient à se faire la révérence pour se dire au revoir. Kearney, bien sûr, l’ignorait. Mais il n’y avait rien de surprenant à ce qu’un Glaneur du Festival saluât ainsi le Premier ministre d’une maison majeure. — Il y a si longtemps que je te supporte, qu’un cycle ou deux de plus ne devraient pas poser de problèmes. Bonne nuit, Grinsa. Souriant largement, le Qirsi s’inclina de nouveau devant le duc avant de les quitter. Pour la première fois depuis des jours, Keziah se trouva seule avec Kearney. — Tu m’en veux, fit-il en cherchant son regard. — Pourquoi devrais-je t’en vouloir ? Tu sauves le royaume. — Mais je ne t’ai pas demandé ton avis. Nous n’en avons même pas discuté. — Tu sais le conseil que je t’aurais donné, répondit-elle en détournant les yeux. — Oui. Ils restèrent silencieux. Des hommes riaient au loin, certains chantaient. Keziah se souvint brusquement qu’ils avaient remporté une guerre ce jour-là. À la dérobée, elle jeta un coup d’œil à Kearney. Il contemplait le feu les yeux grands ouverts, comme si les flammes lui révélaient l’ampleur du poids et des honneurs qu’il avait acceptés en consentant à monter sur le trône. — Je dois la faire venir, fit-il tout à coup. Tu le comprends. — Bien sûr, répondit-elle la gorge serrée. Elle est ta reine. — Il ne s’agit pas seulement de ça, Keziah. Je vais être roi, l’emblème vivant du royaume et de ses lois. Les défier – même pour toi, même pour nous – serait exposer l’ensemble d’Eibithar. Elle aurait pu lui dire qu’un roi, comme n’importe lequel de ses sujets, avait droit à l’amour. Elle aurait pu lui demander s’il croyait vraiment que les autres monarques des Terres du Devant abandonnaient leurs maîtresses en accédant à la couronne. Mais Kearney n’était pas comme les autres. Elle qui l’aimait plus que tout au monde, plus qu’elle ne se serait jamais crue capable d’aimer, le savait mieux que quiconque. Leurs regards se croisèrent. — Resteras-tu mon Premier ministre ? — Vous aurez le choix parmi tous les Qirsi du royaume, monseigneur, dont ceux actuellement au service d’Audun. Vous ne pouvez me faire cette proposition avant de les avoir rencontrés. — Qui d’autre pourrais-je vouloir, Keziah ? Elle aurait préféré détourner les yeux mais il attendait sa réponse. — Je ne sais pas si j’en serai capable, murmura-t-elle. Comment rester à ton service si je ne puis t’aimer ? — Je l’ignore, mais j’ai besoin de toi, Keziah. Personne ne me comprend mieux que toi et tu es la seule en qui j’ai une confiance absolue. Il se tut. Son regard était douloureux. — Me promets-tu au moins d’y songer ? Elle acquiesça. Après un silence déchirant, elle se leva. — Il est tard, monseigneur. Nous reparlerons de ça demain. — Keziah, attends, fit le duc en se levant promptement. Il hésita. Malgré ses cheveux grisonnants et les meurtrissures qui marquaient son visage, il avait l’air d’un jeune homme intimidé. — J’avais espéré que nous passerions la nuit ensemble. Nous ne pouvons pas rester seuls ce soir. Le cœur battant, elle se tourna vers lui. Sa gorge était sèche, son visage baigné de larmes. Plus que tout, elle aurait voulu lui prendre la main et l’accompagner dans sa tente mais après tout ce qu’ils venaient de se dire, elle en était incapable. — Je ne peux pas, lâcha-t-elle dans un souffle couvrant à peine les bruits du camp. Si je dois passer le reste de ma vie à te considérer comme mon roi et non comme mon amant, je dois commencer ce soir. — Mais Keziah… Elle secoua la tête. — Je t’en prie, supplia-t-elle en se détournant, ne dis rien. Le camp de Glyndwr s’étendait devant elle. Complètement désemparée, elle découvrit, croyant le fuir, qu’elle n’avait nul endroit où se réfugier : Kearney était partout. Ses hommes, sa tente, ses bannières, où qu’elle dirigeât ses regards, il était là. Espérant presque qu’il la retienne, elle n’aurait pas résisté une seconde fois à sa prière, elle se fondit dans l’obscurité. Le duc la laissa partir. Elle s’éloigna, se demandant où elle trouverait la force de ne plus l’aimer. 18 Mertesse, Aneira Yaella rejoignit le château de Mertesse, la dépouille de Rouel installée sur un des chariots qui, à l’aller, avait servi à transporter le bois pour leurs engins de guerre. Elle ne s’en éloigna jamais même quand la boue des rives de la Tarbin s’accrocha à ses roues, empêchant son propre cheval d’avancer. Mais pas une fois elle ne leva les yeux sur lui. En trois jours, elle avait vu trop de sang et de morts pour en supporter davantage. Concentrée sur les mots qu’il lui faudrait prononcer devant la duchesse pour lui annoncer la mort de son mari, les faibles cris qu’elle entendait encore derrière elle la faisaient frissonner. Elle se demandait si elle n’avait pas eu tort de laisser Wyn et une partie des soldats à Kentigern. D’un ton relevant plus de l’ordre que du conseil, alors qu’elle était le personnage le plus important de Mertesse après la famille ducale, le capitaine l’avait poussée à partir. Son engagement de servir Rouel et sa maison lui commandait de rester mais son allégeance au Tisserand exigeait son départ. Alors, même si c’était un choix qu’elle risquait de regretter jusqu’à la fin de ses jours, elle était partie. Le ministre et la troupe atteignirent les murs de la cité de Mertesse peu avant la tombée de la nuit. La nouvelle de leur retour s’était répandue dans la ville et de nombreux habitants étaient sortis de leur maison pour les accueillir. À la vue du corps sans vie étendu sur le chariot, des lamentations s’élevèrent parmi la foule. Avant même qu’ils eussent franchi les portes, les cloches des tours de garde et du sanctuaire d’Elined s’étaient mises à sonner. La procession, comme si les funérailles de Rouel avaient déjà commencé, avançait lentement. Les rues, de plus en plus encombrées, et de plus en plus silencieuses, donnaient à leur cortège une solennité aussi impressionnante que s’ils avaient pénétré le sanctuaire lui-même. Ils entrèrent dans le château par la porte nord, franchirent la seconde enceinte et, dans le plus profond des recueillements, arrivèrent devant la duchesse qui les attendait dans la cour intérieure. Elle sanglotait déjà. Apercevant son mari et la flèche toujours enfoncée dans son crâne, elle poussa un gémissement qui se répercuta sur les remparts. Le corps secoué de sanglots, elle se réfugia dans les bras de son fils. Rowan, le nouveau duc de Mertesse, la soutint. Le visage impavide, les yeux secs, il contemplait son père. À l’exception de la chevelure flamboyante dont il avait hérité de sa mère, il était le portrait de Rouel. Il n’avait passé sa Révélation que depuis deux ans mais il avait déjà sa carrure comme sa mâchoire solide et ses yeux bleu acier. — Où est Wyn ? questionna-t-il en regardant brièvement Yaella avant de revenir à la dépouille de son père. — Nous l’avons laissé à Kentigern, monseigneur. Lui et de nombreux hommes se battaient encore. Elle déglutit péniblement. — Il m’a demandé de raccompagner le duc et m’a donné une escorte. — Le siège se passe si bien ? — Non, monseigneur. C’est un désastre. Il revint sur elle. — Comment est-ce possible ? — Lord Kentigern est revenu, monseigneur, avec son armée. Celles de Glyndwr et de Curgh marchaient avec lui. Nous étions sur le point de vaincre le château, mais devant une telle force, il est vite devenu impossible de résister. — Alors Wyn est perdu lui aussi. — Je le crains, monseigneur. — Et combien d’hommes ? — Nous n’avons pas encore fait le décompte, monseigneur. Wyn a ordonné à plus de cent hommes de m’accompagner, peut-être deux cents. Kentigern épargnera sans doute les survivants du dernier assaut. Je vous ferai savoir le nombre exact de nos pertes dès que je l’aurais. — Faites-le. Je veux un rapport précis de cette opération le plus vite possible. — Bien sûr, monseigneur. Rowan regarda une dernière fois son père avant de raccompagner sa mère. — Occupez-vous de faire préparer le corps, Premier ministre. Nous discuterons de ses funérailles ensuite. Désemparée, elle fit un pas dans sa direction. Un Premier ministre ne s’occupait pas de ces choses-là, elle ne l’avait en tout cas jamais fait. Avant qu’elle ne puisse protester, il s’était déjà éloigné. — Bien, monseigneur, murmura-t-elle sans qu’il puisse l’entendre. Les soldats qui avaient conduit le chariot jusqu’à Mertesse attendaient ses instructions. — Conduisez-le dans ses appartements, fit-elle d’une voix sèche sans regarder Rouel. Faites venir ses chirurgiens. Ils sauront quoi faire. — À vos ordres, Premier ministre. Elle descendit de cheval, tendit ses rênes à un autre soldat et se dirigea vers ses propres quartiers. Elle n’avait qu’une hâte : quitter son écrasante cotte de mailles, ses vêtements sales et prendre un bain chaud. L’odeur du sang, de la fumée, de la sueur et celle de son cheval lui collaient à la peau comme un gant de cuir trempé. Mais dans sa chambre, elle se jeta sur son lit et ferma les yeux. Son corps entier, écrasé de fatigue, n’était que souffrances. Au moment où elle sombrait dans le sommeil, un coup retentit à sa porte. Elle l’ignora. Lorsque les coups reprirent plus fort, elle lâcha un juron et se redressa. — Qui est-ce ? interrogea-t-elle. — Un homme est à la porte du château, annonça la voix d’un garde. Il vous demande. D’un pas mal assuré, elle se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, elle attendit que son vertige se dissipe avant d’ouvrir. — Quel homme ? lança-t-elle au soldat qui se tenait sur le seuil. — Il n’a pas dit son nom. C’est un Qirsi, il prétend être le Premier ministre de Kentigern. Elle l’avait écarté avant même qu’il eût terminé sa phrase. — C’est le Premier ministre de Kentigern, fit-elle par-dessus son épaule. Ou plus exactement, c’était. J’espère que vous ne lui avez fait aucun mal. — Nous l’avons arrêté à la porte du château et désarmé, c’est tout, Premier ministre. — Très bien. Elle n’attendait pas Shurik aussi tôt. Le lendemain, peut-être, ou le jour suivant. Son arrivée signifiait que le siège était terminé. Elle avait eu de la chance de partir au moment où elle l’avait fait. Shurik l’accueillit en souriant mais son visage portait les marques de l’épuisement. Entre les gardes de Mertesse, il semblait aussi vulnérable qu’un enfant. — Écartez-vous, fit Yaella en congédiant les soldats d’une main. Rendez-lui son épée, occupez-vous de son cheval et laissez-nous. Les hommes lui obéirent sans discuter et, quelques instants plus tard, ils étaient seuls. — C’est fini ? demanda Yaella tandis qu’ils pénétraient dans la première cour. — Votre capitaine venait de se rendre quand je suis parti. — Alors Wyn était encore en vie. — Oui, mais Aindreas l’a fait jeter au cachot. Mon duc a la ferme intention de découvrir comment ses précieuses portes ont cédé si vite. — C’est la raison de ton départ ? Shurik haussa les épaules. Son habituel sourire, toujours plein d’ironie, flottait sur ses lèvres, mais Yaella n’était pas dupe : son ami paraissait troublé. — Je suis parti parce que je crois qu’un Qirsi m’a démasqué. Un de ceux qui accompagnaient Kearney de Glyndwr. — Mais c’est impossible ! — Pas tout à fait. Yaella ne fut pas longue à tirer les conséquences de cette remarque. — Tu crois que c’est un Tisserand ? s’informa-t-elle dans un murmure incrédule. — Je ne crois rien. Je dis que c’est possible. Ce que je me demande c’est s’il s’agit du nôtre. — Pourquoi notre Tisserand soutiendrait-il Glyndwr ? Pourquoi t’obligerait-il à fuir sous la menace ? — Pourquoi fait-il tout ça ? Je crois que ce Tisserand a aidé le jeune Curgh à s’évader de la prison d’Aindreas. Cette évasion était un pas de plus vers la guerre entre Kentigern et Curgh. D’un autre côté, il a uni les maisons d’Eibithar pour mettre un terme au siège de Kentigern. Il fit une moue perplexe. — Je ne sais plus que croire. Qu’est-ce qui te semble le plus probable : que deux Tisserands soient en lice pour les Terres du Devant ou qu’un seul, le nôtre, tire les ficelles des deux côtés ? Yaella prit le temps de réfléchir. Aucune de ces deux hypothèses ne tenait franchement debout, toutes les deux lui paraissaient vaguement possibles. — Que devons-nous faire ? — Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de courir le risque d’en parler au Tisserand mais, s’il a un concurrent, il devrait en être informé. — À toi l’honneur, fit-elle. — Lâche, répondit-il en souriant. Ils franchirent la seconde enceinte et empruntèrent un étroit sentier vers la tour la plus proche de ses appartements. En temps normal, Yaella aurait immédiatement conduit Shurik au duc. Le ministre venait demander asile à la maison de Mertesse et, bien que Rouel ait formellement accepté de le protéger, les usages devaient être respectés. Mais la mort de Rouel bouleversait les habitudes. Son fils était en deuil et n’avait pas encore pris ses nouvelles fonctions. Il lui semblait plus sage d’attendre. Elle lui expliqua la situation tandis qu’ils pénétraient dans la tour. Ils montèrent l’escalier à la lueur des torches. — Si tu ne le préviens pas, où vais-je dormir ? s’inquiéta-t-il. — Dans ma chambre. Je t’invite à dormir, Shurik, précisa-t-elle devant son sourire. C’est tout. Pour l’instant, ajouta-t-elle malicieuse. Le lendemain matin, elle accompagna Shurik dans les appartements seigneuriaux où ils furent arrêtés par les gardes : Rowan était avec sa mère et ne serait pas disponible avant la fin de la journée. Le lieutenant lui apprit aussi que deux cents soldats étaient rentrés de Kentigern tard dans la nuit, désarmés mais pour la plupart sains et saufs. Un rapide calcul lui permit de comprendre que l’armée de Mertesse avait perdu près de sept cents hommes, soit beaucoup plus de la moitié de ceux qui s’en étaient allés prendre Kentigern quelques jours plus tôt. De telles nouvelles n’allaient pas faciliter sa discussion avec le nouveau duc de Mertesse. Yaella consacra la plus grande partie de sa journée à s’occuper des funérailles de Rouel. Dans l’impossibilité de consulter Rowan ou la duchesse, elle dut prendre seule un certain nombre d’initiatives dont elle se débrouilla fort bien. Sa femme et son fils n’auraient pas à se plaindre de ses décisions : le duc recevrait tous les honneurs dus à son rang comme à l’exemplarité de son existence. Quand Rowan la lui avait confiée, elle avait craint cette tâche. Lorsqu’elle fut achevée, elle découvrit avec étonnement qu’elle n’avait pas vu le temps passer. Aussi pénibles fussent-elles, toutes ces démarches lui avaient permis d’oublier le chagrin que lui causait la mort de Rouel. Shurik, qui l’avait accompagnée une grande partie de la journée, était retourné dans ses appartements juste après les cloches du prieuré. Elle l’y retrouva pour l’accompagner une nouvelle fois devant Rowan. Cette fois, les gardes les laissèrent passer. Rowan, assis au bureau de son père, lisait à la lueur des chandeliers. En signe de deuil, tous les volets du château avaient été tirés. Il en serait ainsi un cycle entier. Cette perspective découragea Yaella. La pièce semblait rétrécie et l’air déjà vicié. Elle n’était pas sûre de supporter ces conditions très longtemps. — Qui est-ce ? demanda Rowan en posant sur Shurik un regard franchement dégoûté. — Je vous présente Shurik jal Marcine, monseigneur, fit Yaella après s’être éclairci la gorge. Hier encore le Premier ministre de Kentigern. Premier ministre, je vous présente Rowan, duc de Mertesse. — C’est un honneur pour moi, monseigneur, fit Shurik en s’inclinant profondément. Je suis désolé de la mort de votre père. C’était un homme sage et courageux. Rowan observa le ministre en silence. Puis il tourna les yeux vers Yaella. — Pourquoi me l’avez-vous amené ? Je n’ai aucune envie de parler à cet homme aujourd’hui. — Shurik a aidé votre père à préparer le siège de Kentigern, monseigneur. En retour, votre père lui a promis asile et protection. — Mon père a employé un traître qirsi ? demanda le duc, les yeux plissés. Un éclair de haine pure traversa le visage de Shurik avant de s’évanouir à la vitesse d’une flèche atteignant le cœur d’un ennemi. Rowan sembla ne pas s’en rendre compte. — Votre père avait compris que, sans mon aide, son assaut contre Kentigern était voué à l’échec, fit le Premier ministre avec un léger sourire. Sans ma magie, même votre redoutable armée n’aurait rien pu contre les portes du château. — Malgré toute votre magie, rétorqua Rowan, le siège a échoué et mon père est mort. On m’a dit que nous avions perdu plus de la moitié des hommes envoyés au combat, fit-il en se tournant vers Yaella. Est-ce vrai ? Elle n’avait aucun intérêt à le nier. — Oui, monseigneur. Selon mes estimations, nous avons perdu près de sept cents hommes. Rowan secoua la tête. Il ressemblait tellement à son père que Yaella aurait pu croire qu’un spectre de Bian avait pris la place de son fils. — Il semble, monsieur, que votre magie n’ait pas été très favorable à mon père ni à ses hommes. — Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur, ma magie leur a permis de pénétrer dans le château et, pratiquement, de le vaincre. Le siège a échoué uniquement parce que Kentigern est revenu trop tôt, accompagné par les armées de Curgh et Glyndwr. Un revers tout à fait regrettable mais contre lequel j’étais impuissant. Le jeune duc, la bouche tordue, baissa les yeux sur son bureau. — On a déjà dû vous payer. — Oui, monseigneur. — Bien que j’ignore encore ces choses, j’imagine que nous vous devons encore beaucoup d’or. Shurik tourna rapidement les yeux vers Yaella. — Tel était notre arrangement, monseigneur. Étant donné les circonstances, la faillite du siège et la mort de votre père, je ne veux pas être payé davantage. Mais je ne peux plus vivre à Kentigern, ni à Eibithar. Je vous demande humblement votre protection. — Oui, très bien, fit Rowan avec irritation. Je vous accorde l’asile. Et si mon père vous a promis de l’or, vous l’aurez. La parole d’un Mertesse est aussi vraie que le soleil, ajouta-t-il selon un proverbe aussi ancien que sa maison. — Vous êtes très généreux, monseigneur, souligna Shurik. Comme votre père. Rowan le considéra quelques instants avant de reprendre la parole. — Combien ? Shurik regarda Yaella encore une fois. — Il s’était engagé pour trois cents qinde, monseigneur, répondit-elle. Nous lui en devons la moitié. Le jeune duc écarquilla légèrement les yeux avant d’acquiescer. — Veillez à ce qu’il soit payé, Premier ministre, et à ce qu’il reste aussi loin de moi que possible. Yaella, avec un rapide coup d’œil à Shurik, vacilla. — Bien sûr, monseigneur. — Monseigneur est trop aimable, fit Shurik en même temps qu’une révérence. Le sarcasme n’échappa pas à Yaella mais le duc ne sembla, là encore, pas s’en apercevoir. Il avait repris la lecture des parchemins étalés sur son bureau. Les deux Qirsi échangèrent un regard. — Avec votre permission, nous allons vous laisser, émit Yaella. Vous devez être terriblement fatigué. — Pourquoi l’avez-vous fait ? — Pardon ? s’étonna Yaella. Mais lorsque Rowan releva les yeux, ce fut pour les poser sur Shurik. — Pourquoi avez-vous aidé mon père ? Pour l’or ? Yaella, prise de court, sentit son cœur s’emballer. Elle cherchait désespérément une réponse de nature à satisfaire Rowan sans révéler leurs véritables intentions, lorsqu’elle s’aperçut que son ami ne montrait aucun signe d’agitation. — Je suis resté près de dix ans au service d’Aindreas de Kentigern, commença-t-il d’une voix tranquille, et je n’ai jamais eu le sentiment qu’il appréciait mes conseils ou mes pouvoirs. Mais surtout, je n’ai jamais eu l’impression de servir un grand homme. Avez-vous la moindre idée, monseigneur, de ce que peut être une existence dévouée à un homme pour lequel vous n’éprouvez aucun respect ? Il disait la simple vérité. Yaella le savait non seulement parce qu’il s’en était ouvert à elle mais parce qu’elle s’était engagée auprès du Tisserand pour à peu près les mêmes raisons. — C’est vrai, reconnut le Qirsi après un bref silence, j’ai agi pour l’argent mais je voulais aussi avoir la chance d’être au service d’un seigneur que je pouvais honorer. Il faisait allusion au Tisserand mais Rowan, bien sûr, ne pouvait le comprendre. — Je vois, répondit-il gravement. J’apprécie votre sincérité. — Votre question n’en exigeait pas moins, monseigneur. Rowan, les traits brusquement pâles et tirés, acquiesça. — Laissez-moi maintenant, je veux être seul. — Bien, monseigneur, fit Yaella. Les deux Qirsi s’inclinèrent une dernière fois avant de quitter le bureau. Ils ne reprirent la parole que loin du duc et de ses gardes, dans le couloir sombre qui conduisait aux appartements de Yaella. — Tu t’en es bien sorti, fît-elle. Mieux que je ne l’aurais fait. — Je lui ai raconté ce qu’il voulait entendre et d’une façon si vague que je n’ai même pas eu à mentir, sourit Shurik. Cela dit, je ne te crois pas une seconde : à ma place, tu aurais fait aussi bien. Incapable de partager son hilarité, Yaella fît la moue. — Nous allons avoir beaucoup plus de mal à expliquer tout ça au Tisserand. Il comptait sur une victoire et une guerre prolongée entre Aneira et Eibithar. Nous ne lui apportons ni l’une, ni l’autre. — Je ne sais pas ce qu’il attendait. Comme je te l’ai déjà dit, je le suspecte de ne pas être complètement étranger à notre échec. Il l’arrêta sous une torche et lui prit les mains. — Nous avons fait tout notre possible. Nous avons fait ce qu’il nous a dit de faire. Comment pourrait-il nous en demander davantage ? Des pas se firent entendre à l’autre extrémité du couloir. Elle sursauta. Les deux Qirsi reprirent leur marche mais Shurik avait gardé une de ses mains dans la sienne. Ils croisèrent un garde qui les salua, les yeux fixés sur leurs mains enlacées. — Il a vu, murmura-t-elle lorsqu’elle n’entendit plus ses pas. — Et alors ? J’en ai assez de sauver les apparences pour ces stupides Eandi. Et puis maintenant, je vis ici. Je vais très probablement, et sous peu, être nommé parmi les ministres de la cour. N’est-il pas naturel que je cherche les faveurs du premier d’entre nous ? Sa question lui arracha un sourire. Lorsqu’ils furent arrivés devant sa porte, il se tourna vers elle. — Vais-je utiliser mon lit de camp ce soir encore ? lui demanda-t-il en s’approchant d’elle. Se sentant brusquement rougir, Yaella éclata d’un rire clair. Sa pudeur était ridicule, elle n’était plus la jeune fille s’apprêtant à partager pour la première fois son lit avec cet homme. Passant ses bras autour de son cou, elle déposa un baiser sur ses lèvres. — Le duc m’a chargée de veiller à ton confort. — Un brave homme, ce jeune duc. Yaella l’embrassa une nouvelle fois avant d’ouvrir sa porte et de l’attirer dans sa chambre. * Allongé dans l’obscurité, Yaella nue à ses côtés respirant paisiblement, Shurik s’efforçait de contrôler les battements de son cœur. En dépit des propos audacieux qu’il avait tenus dans le couloir, comme n’importe quel Qirsi sain d’esprit, il craignait le Tisserand. Shurik se considérait comme un homme brillant. Peu de Qirsi pouvaient prétendre maîtriser ne serait-ce que trois formes de magie. Ils étaient encore moins nombreux à en posséder quatre. Il avait servi à la cour d’un des seigneurs les plus puissants d’Eibithar et il avait réussi à dissimuler sa trahison. Il n’était pas le meilleur bretteur de l’armée d’Aindreas, mais le maniement de l’épée était un talent eandi. Sous bien des aspects, ceux qui comptaient vraiment aux yeux des siens, il était un homme digne de respect. Mais à côté du Tisserand, il n’était rien. L’homme était capable de lire dans les pensées et de maîtriser les pouvoirs des autres Qirsi comme s’ils étaient les siens. Il pouvait pénétrer les rêves de ceux qui étaient à son service et les contraindre à l’obéissance sans avoir à prononcer une seule parole ni même lever la main. Shurik avait rêvé de ce pouvoir pendant des années ; il n’avait jamais imaginé qu’un autre l’emploierait pour le plier à ses volontés. S’il avait pu deviner le but que poursuivait le Tisserand, il se serait senti plus à l’aise. Mais, là encore, l’homme lui échappait. Le Tisserand serait-il irrité d’apprendre l’échec du siège ou était-il responsable de cette défaite ? Quelle que soit la réponse, Shurik était sûr que l’homme l’attendait, prêt à envahir son sommeil pour l’emporter vers le mystérieux promontoire où il tenait toujours ses conférences. Alors le ministre, luttant contre la fatigue, cherchait dans l’obscurité les mots les plus adéquats pour expliquer les revers des jours précédents. Il aurait voulu se lever et aller à la fenêtre pour contempler les lunes et laisser l’air frais de la nuit lui caresser le visage mais, avec la mort de Rouel, le château était en deuil et cet innocent plaisir lui était refusé. Il se sentit glisser dans le sommeil. Bien qu’il tentât d’y résister, ses efforts restèrent vains. Avant de perdre totalement conscience, il eut le temps de se dire que le Tisserand, en plus de maîtriser son esprit, avait trouvé le moyen de contrôler aussi son corps. Il ferma les yeux, croyant les rouvrir immédiatement. Lorsqu’il le fit, il était dans la plaine familière, au milieu des hautes herbes et des amas rocheux. Le ciel était plus noir qu’en pleine nuit. Aucune lune, aucune étoile ne brillait au firmament. Sans même réfléchir, il se mit en marche vers la colline où l’attendait le Tisserand. L’ascension était rude, il arrivait toujours épuisé et en nage, mais cette fois, elle était particulièrement ardue, comme si le Tisserand le punissait déjà. Au lieu du monticule qu’il connaissait, Shurik avait l’impression de grimper le plus haut pic des monts. Ses jambes le faisaient atrocement souffrir. La pente était si raide qu’il dut s’aider de ses mains pour franchir les derniers mètres. Lorsqu’il atteignit enfin le sommet, il tenait à peine debout et l’air lui déchirait les poumons. Plié en deux, il lutta contre la nausée qui l’envahissait. Le vent violent qui l’avait accompagné durant toute son ascension, provoquant un vertige presque insupportable, cessa brusquement. Au moment où il se redressait, l’éclair transperça l’obscurité, perforant ses rétines avec la précision d’une aiguille. Quand il baissa la main qu’il avait levée devant ses yeux, le Tisserand marchait vers lui, ses cheveux et sa cape se découpant sur le rayonnement aveuglant comme un nuage devant le soleil. À quelques pas de lui, le Tisserand s’arrêta. Le visage dissimulé dans l’ombre, il semblait plus grand, plus puissant, plus effrayant qu’à leur dernière rencontre. — Le siège est terminé, constata le Tisserand d’une voix aussi dure que les rochers éparpillés dans le paysage. — Oui, Tisserand. — Et la guerre n’a pas éclaté. — Non. — Comment as-tu fait pour échouer aussi misérablement ? — Kentigern est revenu trop vite. Les armées de Curgh et de Glyndwr étaient avec lui. — Je l’ai appris. Tu n’as pas seulement échoué à provoquer la guerre que je voulais mais tu as permis que les plus grandes maisons d’Eibithar s’unissent. Il y a encore quelques jours, Curgh et Kentigern étaient sur le point de sombrer dans la guerre civile, entraînant la suite du royaume avec eux. Les voilà côte à côte, luttant contre leur plus farouche ennemi. Combien de cycles nous faudra-t-il pour les dresser encore l’un contre l’autre ? — Je ne pouvais pas faire grand-chose pour… Sa tête bascula en arrière. Sa joue le brûlait comme s’il venait d’être frappé. Le Tisserand n’avait pas bougé. — Tu es le Premier ministre de Kentigern ! fit-il d’une voix sourde et menaçante. Tu étais là ! Et tu veux me faire croire que tu n’as rien pu faire pour éviter ce désastre ? — D’autres forces se sont interposées, Tisserand. — Évidemment. Shurik perçut le sarcasme et dut se contrôler pour ne pas répliquer. — Le garçon est encore libre ? demanda-t-il. Toujours, sous la protection de Glyndwr ? — Oui. — En d’autres termes, le seul point qui a fonctionné selon tes espérances est ton asile chez Mertesse. Quelle chance pour toi. Un autre que moi eût pensé que sa générosité avait été exploitée, que son or n’avait servi à rien. — La présence du garçon à Glyndwr peut jouer en notre faveur, avança rapidement Shurik, craignant à tout instant de recevoir une autre gifle. Mon ancien duc a peut-être été aidé par Curgh et Glyndwr mais il reste convaincu que Tavis est l’assassin de sa fille. La querelle entre Javan et Aindreas ne peut que resurgir, plus violente que jamais. Avec le garçon chez Glyndwr, il ne devrait pas être trop difficile de faire plonger Kearney dans la dispute. — Intéressant. Tu as peut-être raison. Mais en attendant que cela se produise, qui perd son temps ? Qui va dépenser son or pour tourner Kentigern contre Glyndwr ? Avant qu’il puisse répondre, un nouveau coup l’atteignit, cette fois sur la tempe. — Moi ! rugit le Tisserand. Ne l’oublie jamais ! Chaque fois que tu échoues, c’est moi qui en supporte le coût. Je suis un homme patient. J’ai attendu des années avant d’arriver là où j’en suis. Mais ma patience s’amenuise, ma tolérance aussi. À partir d’aujourd’hui, tes échecs seront sanctionnés. Pas seulement les tiens, tous ceux des Qirsi à mon service, dont celle qui dort à tes côtés. Tu pourras le lui dire à son réveil. — Oui, Tisserand. Shurik pensait que leur conversation était terminée, mais il se trompait. — Tu as mentionné tout à l’heure d’autres forces. À quoi faisais-tu allusion ? Le ministre hésita. Vu le courroux du Tisserand, c’était un sujet qu’il aurait préféré éviter. — Tu sais de quoi tu parlais. — Oui, Tisserand. Je voulais dire que l’évasion de Tavis avait attiré Glyndwr dans le conflit et que la duchesse de Curgh s’était montrée d’une incroyable générosité en proposant à Aindreas de l’aider à défendre son château. — Je ne te crois pas. Je sens ta peur, ta répugnance à me livrer le fond de ta pensée. — Le reste n’est que conjectures. Rien de plus. — Alors divertis-moi avec tes théories, mais vite. Ces petits jeux commencent à me fatiguer. Je peux te forcer à parler mais je ne pense pas que cette possibilité t’enthousiasme. Shurik avait la gorge si serrée qu’il n’était même pas sûr de pouvoir articuler. L’étrange pression qui comprimait ses yeux tourna vite à l’agonie. Là encore, le Tisserand n’avait pas fait un geste mais le ministre n’avait aucun doute sur l’origine de ses souffrances. — D’accord ! s’écria-t-il. Je vais tout vous dire ! Mais je vous en prie, arrêtez. La pression disparut subitement. — Bien sûr, fit le Tisserand d’une voix douce. Je n’ai pas envie de te faire le moindre mal, seulement de t’entendre. Le ministre, regrettant de ne pas avoir tout bonnement endossé l’échec du siège, prit une profonde inspiration. — Alors ? demanda le Tisserand d’un ton plus ferme. — Comme je vous l’ai dit, commença Shurik, rien ne m’a permis de prévoir l’implication de Glyndwr, ni l’évasion du jeune Curgh. Je crois cependant qu’un même homme est à l’origine des deux. C’est un Qirsi, je ne connais pas son nom complet, mais j’ai entendu les autres l’appeler Grinsa. Je l’ai aussi entendu dire qu’il était Glaneur. J’en ai déduit qu’il voyage avec le Festival. — Alors d’après toi, tous nos ennuis sont dus à l’intervention d’un ingénieux Qirsi ? — Non, Tisserand. Je le soupçonne d’être bien plus que cela. Ceux qui ont aidé Tavis à quitter le château ont créé un trou dans le mur de pierre de la tour. Quand j’ai moi-même nié être Façonneur, j’ai eu la très nette impression qu’il n’en croyait pas un mot. — Où veux-tu en venir ? questionna le Tisserand. Mais au ton de sa voix, Shurik comprit qu’il avait saisi. Pour la première fois depuis qu’il était à son service, Shurik perçut sa peur. Si Grinsa était un Tisserand, ce n’était certainement pas le sien. — Qu’il y a peut-être un autre Tisserand dans les Terres du Devant, avança Shurik d’un ton qu’il espérait égal. S’il avait raison, son Tisserand avait plus que jamais besoin de lui. Qui d’autre savait où se trouvait Grinsa ou à quoi il ressemblait ? Qui d’autre connaissait assez bien les cours d’Eibithar pour prévoir quelle serait sa prochaine étape ? — Je ne vois pas d’autre explication. — Je sais qu’il y a d’autres Tisserands dans les Terres du Devant, imbécile. Crois-tu vraiment que je puisse être le seul ? Le danger ne réside pas dans son existence, mais dans l’intérêt qu’il porte au jeune Curgh et à tes activités. La plupart des Tisserands préfèrent se tenir à l’écart des intrigues de la cour pour une seule et unique raison : la crainte d’être découverts et supprimés. C’est probablement pour ça qu’il suit le Festival. Un événement important a dû se produire pour l’attirer hors de la tente cérémonielle. Un événement… Il s’interrompit brusquement. Aussi immobile que les rochers qui les entouraient, il contempla Shurik en silence. — Tisserand ? finit par hasarder Shurik déconcerté. — Restez à Mertesse, fit-il enfin. Toi et ton amie. Pour l’instant, contentez-vous d’être là. En attendant mes ordres, gagne la confiance du nouveau duc et apprends les usages des cours aneiriennes. Tu as compris ? — Oui, bien sûr, Tisserand. Mais pour l’autre ? — Ne parle plus jamais de lui. À personne. — Mais je sais qui il est. Je l’ai vu, je peux vous aider à le retrouver et le surveiller. — Tu es exilé, tu ne m’es d’aucune utilité. — Et si… Une main invisible, aussi puissante que démoniaque, lui serra la gorge. — Ça suffit ! tonna le Tisserand. Reste à Mertesse. Remets une seule fois mes instructions en cause et tu regretteras de ne pas être demeuré à Kentigern affronter les tortures de ton duc. Tiens-moi tête et je te tue. Ses poumons le brûlaient atrocement. La gorge broyée, Shurik s’évertua à implorer sa pitié, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il ouvrit les yeux sur la chambre de Yaella. Les premières lueurs de l’aube filtraient à travers les volets fermés. Assise à ses côtés, vêtue d’un peignoir, la jeune femme le contemplait les yeux remplis de larmes et d’effroi. — Je ne pouvais pas te réveiller, balbutiait-elle. J’ai essayé, essayé mais c’est comme si tu étais mort. Il resta allongé, immobile, silencieux, les yeux fermés, goûtant le bonheur de respirer librement. — Tu étais avec le Tisserand ? Il acquiesça du menton. — Il était en colère ? — Oui, fit-il d’une voix rauque. Mais surtout, je crois qu’il a eu peur. 19 Cité des Rois, Eibithar, lune montante de Shyssir De tous les coins du royaume, les nobles d’Eibithar étaient venus à la Cité des Rois assister à l’investiture de Kearney. Les ducs des douze maisons étaient naturellement présents, dont Kearney de Glyndwr, le fils aîné de Kearney, qui, grâce à l’ascension de son père, avait accédé au titre de chef de famille. Du baron le plus puissant de Thorald au marquis le plus obscur de Sussyn, les nobliaux de toutes les provinces avaient également fait le déplacement. La dernière ascension remontait à plus de trente ans. Étant donné la jeunesse de Kearney et la longévité légendaire des ducs de Glyndwr, personne ne pouvait savoir quand aurait lieu la prochaine. Des seigneurs de Wethyrn, Caerisse et du nord de Sanbira avaient aussi été conviés. La rumeur prétendait même, bien que personne ne fût encore arrivé, que l’empereur de Braedon avait envoyé un ambassadeur. Beaucoup de princes étaient venus en famille, et leur famille avait apporté leurs richesses. Grinsa ne s’étonnait donc pas du nombre de marchands et de colporteurs dont les chariots, grands ou petits, envahissaient les larges avenues de la ville. « Où coule l’or, vont les marchands », disait un ancien proverbe. Il n’avait jamais été aussi juste. Aucune des nobles familles des Terres du Devant ni aucun marchand ne l’intéressaient pourtant. Seul la Fête de Bohdan, arrivée la nuit précédente, peu de temps après qu’il eut rejoint sa chambre en compagnie de Tavis dans l’immense château, attirait ses regards. Le Festival venait de Eardley. Il s’y trouvait toujours lors du cycle de Morna. Il avait continué vers l’Ouest, jusqu’à Labruinn. C’était l’un des plus longs voyages de l’année, rendu plus long encore par cette étape à la Cité des Rois, à cause de la célébration exceptionnelle qui allait se dérouler au château d’Audun. Les musiciens, danseurs et glaneurs, avaient dû rallonger leur trajet de vingt lieues, traverser le fleuve Thorald et le gave de Binthar, aux eaux gonflées par les pluies de la saison des semailles. Ils étaient certainement arrivés affamés et épuisés, heureux de manger un repas chaud et de trouver un bon lit. Lorsque Grinsa et le jeune Tavis s’étaient réveillés, la tente réservée au Glanage était déjà dressée. Ses pavillons étaient visibles de leur chambre. Le Glaneur n’avait pas envie de quitter Tavis, surtout avec la foule qui envahissait la ville. Aindreas avait promis de soutenir l’ascension de Kearney. Bien qu’il n’eût manifesté aucune émotion devant les affirmations d’innocence de Tavis, il n’avait proféré aucune nouvelle menace contre le jeune homme. Mais les soldats de Kentigern et d’autres nobles moins importants de sa province étaient partout. Kearney avait prévenu qu’il tiendrait Aindreas personnellement responsable de tout ce qui pourrait arriver de fâcheux à Tavis mais, dans les faits, il ne pouvait rien pour empêcher un des subalternes de Kentigern d’attenter à la vie du jeune seigneur. Pourtant, dès qu’il avait aperçu la tente du Glanage, son cœur s’était emballé avec une telle violence qu’il avait compris qu’il devrait abandonner le jeune homme, au moins quelques instants. — Que se passe-t-il ? lui demanda Tavis qui l’observait attentivement. Vous êtes malade ? Grinsa ne put s’empêcher de sourire. — Malade, non. J’ai quelque chose à faire ce matin. Tuer la femme qu’il aimait. — Cette tente, poursuivit Tavis en suivant son regard, c’est celle du Glanage, n’est-ce pas ? — Oui. — Vous allez voir cette femme. Celle dont vous m’avez parlé dans le sanctuaire. Grinsa serra les mâchoires. Il n’avait aucune envie de discuter d’elle et surtout pas avec lui. — Pouvez-vous vous occuper dans le château jusqu’à mon retour ? Je ne devrais pas être long. — Bien sûr. J’irais peut-être voir les musiciens mais je serai rentré avant midi, si vous le souhaitez. Grinsa n’aimait pas le savoir hors du château mais il ne pouvait le retenir prisonnier. — C’est parfait, répondit-il après réflexion. Mais faites attention à vous. — Je ne suis pas idiot, sourit Tavis. Je vais chercher Xaver ou mon père. Je ne serai pas seul. Quelques minutes plus tard, le Glaneur quitta leur chambre. Empruntant la route la plus directe du château vers la ville, résistant à l’envie de courir, il marcha d’un pas vif. Aussi pressé qu’il fût de se confronter à Cresenne, il savait qu’il prenait un grand risque. Il n’était pas stupide au point de croire qu’il avait cessé de l’aimer, même après ce qui s’était passé. Il voulait la serrer contre lui, goûter encore la saveur de ses lèvres, sentir l’odeur de ses cheveux. Il avait du mal à se souvenir qu’elle l’avait trahi, qu’elle avait envoyé un assassin pour le tuer. Une longue file d’enfants s’étirait déjà devant la tente. Grinsa les dépassa, souleva le panneau de tissu et pénétra sous le chapiteau ombragé. Trin était là, assis devant la pierre. La fillette qui lui faisait face se tourna pour le regarder. Son visage était aussi pâle que celui du Qirsi. — Grinsa ! s’exclama Trin avec un sourire joyeux. Quel plaisir ! Mais je crains que le moment ne soit mal choisi. Nous étions sur le point de commencer l’Aspiration de cette jeune dame. Peut-être pourrons-nous bavarder plus… — Laisse-nous, fit Grinsa à la fillette en tâchant de garder le contrôle de sa voix. — Mais elle vient juste d’arriver. D’un regard, Grinsa le fit taire. — Elle reviendra plus tard. Il se tourna vers l’enfant : — Retourne au début de la file. Lorsque le Glanage reprendra, tu seras la première. Elle fila sans demander son reste. Les deux hommes se retrouvèrent seuls. — Tu m’étonnes beaucoup, Grinsa. Je ne te savais pas grossier au point de… Grinsa avança, se pencha au-dessus de la table et l’attrapa par le revers de la chemise. — Où est-elle ? demanda-t-il d’une voix sourde. — Qui ? Grinsa leva la main, comme pour le frapper. — Tu parles de Cresenne ? Sa main s’abattit sur la joue du Qirsi. — Évidemment, gros lard ! Maintenant, dis-moi où elle est. — Elle est partie ! Je le jure ! — Partie ? Où ? — Elle a quitté le Festival. Il se sentit soulevé de terre puis Grinsa le laissa choir et il s’effondra lourdement sur sa chaise. Le Glaneur n’avait pas lâché sa chemise. — A-t-elle dit où elle allait ? — Sur la Pointe de Wethy, voir sa famille. Elle a dit qu’une de ses sœurs était tombée malade. Un autre mensonge. Grinsa était certain qu’elle n’avait jamais vécu à Wethyrn, ni à Braedon d’ailleurs. — Je suis désolé que ça n’ait pas marché entre vous, avança Trin d’une voix prudente, comme s’il craignait d’éveiller la colère de Grinsa. J’aurais cru que ça pouvait durer des années. — Arrête, trancha Grinsa en resserrant sa poigne. Je veux connaître ton rôle dans cette affaire. — Mon rôle ? Mais de quoi est-ce que tu parles ? — Tu nous as pratiquement jetés dans les bras l’un de l’autre. Pourquoi ? Est-ce que ça fait partie de ton plan ? M’as-tu choisi dès le début ou seulement après la Révélation de Tavis ? — Tu délires, Grinsa ! Je n’ai aucune idée de… Une nouvelle gifle retentit, plus violente que la précédente. La marque rouge des doigts de Grinsa ne tarda pas à apparaître sur la joue rebondie du Glaneur. — Arrête de mentir, Trin ! J’ai entendu parler de la conspiration ! Je sais que tu es impliqué. — Moi aussi j’en ai entendu parler, répondit Trin. Mais je n’en fais pas partie. Et, jusqu’à aujourd’hui, je ne savais pas que Cresenne y était mêlée. Quelque chose dans son intonation força son attention. Malgré sa rage et son chagrin, il écouta. — Je te le jure, Grinsa, je n’ai rien à voir avec ça. Je suis désolé que Cresenne soit impliquée. Franchement. Grinsa, perturbé, secoua la tête. — Mais tu hais les Eandi. Tu parles de Carthach comme d’un démon. — Oui, je les hais. Et Carthach était un démon. Un sourire adipeux s’étira sur ses lèvres. — Je ne prétends pas que leur cause m’est étrangère. Ils me sont même sympathiques. Si j’étais plus jeune, plus courageux, je les aiderais probablement. Sans cesser de sourire, il se désigna tristement. — Regarde-moi, Grinsa. Je suis vieux. Pas aux yeux des Eandi, peut-être même pas à ceux des nôtres. Mais à mon âge et avec mon embonpoint, j’ai à peine la force de faire ma part de Glanages. J’imagine qu’il me reste cinq ans à vivre, un peu plus si j’ai de la chance. Changer le monde ne m’intéresse pas. Et même si je le voulais, pourquoi les chefs d’une telle conspiration seraient intéressés par un vieux gros Qirsi comme moi ? Grinsa l’observa longuement avant de relâcher son emprise. Il se redressa et détourna les yeux en soupirant. — Excuse-moi, Trin. — Tu l’aimais beaucoup ? Il acquiesça. — Elle a prétendu que tu avais quitté le Festival parce qu’elle aurait repoussé tes avances. Sa présence, m’a-t-elle dit, te serait devenue insupportable. C’était un drôle de mensonge. S’il n’avait pas la preuve du contraire, il aurait pu croire qu’elle était amoureuse de lui, qu’elle avait menti par fierté, pour dissimuler la souffrance qu’elle avait éprouvée à son départ. — Tu l’as crue ? — Je n’avais aucune raison d’en douter. Est-ce vrai ? Beaucoup de monde savait qu’il voyageait avec Tavis, ce n’était plus un secret. — Non. Je suis allé à Kentigern pour tenter de faire évader Lord Tavis. J’ai vu dans la pierre ce qui l’attendait là-bas et il m’a semblé que je devais agir. Trin dressa un sourcil. — Il semble que tu y sois parvenu. — Après mon départ, Cresenne a lancé un homme à mes trousses. Un chanteur du Festival et un assassin. Sais-tu de qui il s’agit ? Trin le contempla, médusé. Si le sujet n’avait été aussi grave, son expression aurait été comique. — Non, répondit-il enfin. Je me souviens d’avoir entendu dire qu’un chanteur avait quitté le Festival mais je ne sais pas qui et, pour être honnête, je ne m’en suis pas soucié. Il hocha la tête. — Elle l’a envoyé pour te tuer ? — Oui. — Comment lui as-tu échappé ? — Je ne lui ai pas échappé. Je l’ai éliminé. — Je vois, fit Trin d’une voix faible tandis que le peu de couleur qu’il avait quittait son visage. Dois-je en déduire que tu es de mèche avec ceux qui combattent la conspiration ? Grinsa hésita. Devait-il reconnaître la vérité, à savoir qu’il n’existait pas de véritable fronde contre le mouvement qirsi, qu’il ne comptait que sur le soutien de Keziah et de Fotir, ou était-il trop prompt à accepter la faiblesse de sa position dans la lutte à venir ? Tavis après tout était aussi un allié. Son soutien et celui de Fotir n’impliquaient-ils pas celui de Javan ? S’il comptait sur Keziah, il avait même une chance de voir le nouveau monarque d’Eibithar épouser sa cause. — Oui, décida-t-il enfin. J’en fais partie. Cela fait-il de nous des ennemis, Trin ? — Non, répondit le Qirsi. Je n’aime pas les Eandi et, comme je le disais, je comprends les sentiments qui sont à l’origine de ce soulèvement. Mais ma vie est agréable au sein du Festival. Je préfère ne pas la voir gâchée par une guerre entre les cours et les cheveux-blancs. Mon désir de voir des Qirsi accéder à la noblesse du royaume n’est pas puissant au point de me faire adhérer à leur cause. Grinsa, doutant de le comprendre correctement, l’observa attentivement. — Que veux-tu dire ? — Qu’il se peut que je sois de ton côté, Grinsa. Oh, dans une faible mesure, rassure-toi. Je n’ai pas l’intention de risquer ma vie et je veillerai bien à ce que personne, ni Qirsi, ni Eandi, n’apprenne jamais mes activités. Mais si tu as besoin d’informations, si tu veux faire passer un message d’une maison à l’autre, je peux te donner un coup de main. — Gratuitement ? lui demanda le Glaneur en souriant. — Allons, Grinsa, crois-tu vraiment qu’il serait sage de faire confiance à un homme qui travaille pour rien ? ironisa Trin, un air de parfaite innocence sur son épais visage. — Tu vieillis peut-être, rit Grinsa, mais je constate que tu es toujours aussi retors. C’est bon, admit-il après réflexion. Je te remercie. Si j’ai besoin de ton aide, je ferai appel à toi. — Puisque tu es là, proposa Trin en passant du coq à l’âne comme s’ils avaient discuté des dernières pluies, si tu faisais quelques glanages ? Qirsar sait qu’un peu d’aide ne nous ferait pas de mal. — Non, répondit le Glaneur. Mais j’essaierai de revenir avant mon départ. — J’en serais ravi. Grinsa redressa la table et remit le Qiran à sa place avant de s’éloigner. — Comment as-tu fait pour libérer le garçon ? demanda Trin alors qu’il soulevait le pan de tissu pour sortir. — Il est plus sage que tu l’ignores, rétorqua Grinsa en se retournant. Moins tu en sais, plus tu seras en sécurité. — Tu dois avoir raison, reconnut Trin, mais dis-moi quand même une chose : le garçon est-il l’assassin de Brienne ? — Non. — Tu as l’air bien sûr de toi. — Je le suis. — Comme tu le sais, nous arrivons de Eardley et avant, nous étions à Thorald. La plupart des habitants de ces deux villes tiennent Lord Tavis pour coupable. Nous avons quitté Thorald avant que l’ascension de Glyndwr ne soit annoncée mais, à Eardley, ils estiment que Kearney est un choix judicieux. Cela ne les a pas empêchés de prendre position dans le conflit qui oppose Aindreas et Javan. Même avec un nouveau monarque à la tête d’Eibithar, les événements de Kentigern peuvent encore diviser le royaume. Grinsa avait entendu les mêmes échos des autres villes. L’une après l’autre, les maisons se rangeaient derrière l’un ou l’autre des ducs. La plupart, dont Galdasten, une des maisons majeures, avaient pris fait et cause pour Aindreas parce que leurs chefs croyaient en la culpabilité de Tavis. Quelques-unes néanmoins soutenaient Javan. Parmi elles se trouvaient Heneagh et Labruinn en raison des liens très forts qui les unissaient à Curgh. Thorald et Glyndwr n’avaient pas encore pris parti. Suite à l’ascension de Kearney, Glyndwr avait toutes les chances de rester neutre. Tant que Thorald en faisait de même, les risques de guerre civile étaient contenus. Mais si les plus puissantes maisons du royaume finissaient par opter pour Curgh ou Kentigern, même un monarque aussi conciliant que Kearney serait incapable de maintenir la paix. — Merci de cette information, Trin, répéta Grinsa. Elle me sera utile. — Pas de quoi. Sois prudent, Grinsa. Cresenne a envoyé un assassin à tes trousses. Elle n’est certainement pas la seule à désirer ta mort. Grinsa, avec un sourire désabusé, quitta la tente pour retourner au château. Tavis, près des douves, déambulait au milieu des colporteurs dont les marchandises étaient étalées un peu partout sur l’herbe. Xaver MarCullet l’accompagnait. Le duc et la duchesse de Curgh n’étaient pas loin. Rassuré sur la sécurité de son protégé, Grinsa franchit la seconde enceinte à la recherche de sa sœur. Depuis que Kearney avait accepté de prendre la couronne, ils avaient passé du temps ensemble mais Keziah était restée distante. La cérémonie d’investiture débutait le lendemain. Tavis et Grinsa ayant prévu de quitter la Cité des Rois tout de suite après, il n’était pas sûr de trouver une autre occasion de discuter seul avec elle. Il la découvrit dans l’immense salle de réception du château où se dérouleraient les festivités. Elle surveillait l’accrochage des fanions de toutes les maisons d’Eibithar. Ils devaient être suspendus dans l’ordre de l’ascension, à l’exception de celui de Glyndwr, placé en premier tant que Kearney et son lignage dirigeraient le royaume. Les sièges réservés à la noblesse étaient déjà installés. Rang après rang, ils remplissaient la salle. Il devait y en avoir une centaine. Les murs étaient décorés des tapisseries de chaque maison dédiées à la gloire des exploits du plus grand héros de chaque famille. Au fond de la salle, sorti pour l’occasion de la chambre personnelle du roi où il se trouvait habituellement, se dressait le trône d’Audun. Sculpté dans le chêne, il était agrémenté de motifs complexes représentant les dieux et déesses du panthéon. Bien qu’ancien – il avait été taillé huit cents ans plus tôt –, le bois brillait avec son éclat d’antan. Un second trône, de toute évidence destiné à la reine, se tenait à côté. Plus petit, il était fait du même bois et aussi richement agrémenté. Grinsa ne put s’empêcher de se demander combien sa présence affectait sa sœur. — Ils sont encore trop bas, cria-t-elle à l’homme suspendu au plafond. La place est parfaite mais il faut les relever. L’homme cria une réponse que Grinsa ne put entendre. Keziah acquiesça. — Le hall est magnifique, fit le Glaneur. Elle se tourna. Découvrant son frère, son visage s’illumina. — Il est en tout cas plus beau qu’hier soir. Avec un peu de chance, nous serons prêts demain. — J’espérais que nous aurions pu discuter mais si tu es trop occupée… Sur un haussement d’épaules, il laissa sa phrase en suspens. — Depuis que j’ai mis les pieds ici, je suis toujours trop occupée, sourit-elle. Après avoir rapidement parcouru la salle des yeux, comme pour s’assurer qu’elle pouvait s’autoriser un moment de détente, elle le conduisit vers la porte la plus proche. Ils débouchèrent au soleil dans le jardin et empruntèrent l’une des étroites sentes dallées qui parcouraient les pelouses. Comme chaque fois qu’ils s’étaient retrouvés seuls depuis leur départ de Kentigern, un lourd silence s’abattit entre eux. — Je crois que je te dois des excuses, commença Grinsa. Sa sœur regardait les dalles. — Je ne sais pas pourquoi mais il me semble que tu les attends. — Savais-tu ce qui allait se produire ? lui demanda-t-elle. Savais-tu que Kearney deviendrait roi ? — J’en avais une idée, oui. C’est la solution évidente, Keziah. Nous aurions tous dû le comprendre dès le début. — Je ne l’ai pas compris, moi, fit-elle d’une voix légèrement tendue. — Parce que tu ne voulais pas. Comme Kearney. Et certainement comme Javan et Aindreas. C’est la raison pour laquelle c’est moi qui l’ai suggérée. — C’est ce que tu as vu, n’est-ce pas ? C’est le futur sur lequel je t’ai interrogé lorsque tu es venu me rencontrer dans mes rêves. — Oui. Tu m’as demandé si c’était effroyable et je t’ai répondu que j’ignorais si c’était bien ou mal. Tu t’en souviens ? — Bien sûr. — Maintenant que tu sais, comment répondrais-tu à cette question ? — Quoi ? — Est-ce si terrible de voir l’homme que tu aimes prendre la couronne du royaume ? Depuis un cycle, j’ai l’impression que tu vis un deuil. Est-ce que c’est aussi grave ? Honnêtement, penses-tu que ça le soit en comparaison de toutes les épreuves qu’a subies Tavis, ou le duc et la duchesse de Kentigern ? Ils s’arrêtèrent. Elle avait le visage rouge et son regard lançait des flammes. Mais elle se tut et, quelques instants plus tard, baissa les yeux. — Je l’aime, Grinsa. Et je l’ai perdu. Ce n’est peut-être pas une tragédie mais ça fait mal. — Je sais. Je suis désolé. S’il y avait eu une autre solution, je l’aurais trouvée. J’espère que tu me crois. Elle releva la tête, un pâle sourire aux lèvres. — Je te crois. Ils reprirent leur marche au milieu des bosquets et des fleurs. — J’ai cru comprendre que toi et Tavis n’alliez pas vous attarder ? — Nous partons après l’investiture de Kearney. Rester davantage serait une provocation. — Où allez-vous ? — Vers le sud. Shurik a fui en Aneira et j’imagine que l’assassin de Brienne en a fait autant. Je ne veux pas risquer de traverser la Tarbin. Nous passerons par la steppe, Caerisse et entrerons en Aneira par l’est. — Je n’aime pas ça du tout, répliqua Keziah le visage fermé. Courir après un assassin est assez risqué, le faire en Aneira, c’est de la folie pure. — Ça ne me plaît pas plus qu’à toi. Je préférerais m’en prendre à Shurik. Il en sait probablement plus que l’assassin sur les chefs du mouvement. J’espère encore convaincre Tavis que Shurik est la proie la plus sûre mais, dans tous les cas, nous devrons aller en Aneira. — Tu es certain de ne pas poursuivre quelqu’un d’autre là-bas ? Ce fut au tour de Grinsa de rougir. Il n’avait pas révélé grand-chose à sa sœur de ses relations avec Cresenne, mais elle le connaissait mieux que personne et elle était perspicace. — Comment le sais-tu ? Jusqu’à ce matin, je croyais qu’elle était avec le Festival. — J’étais sûre que tu irais à sa recherche aujourd’hui. Si tu l’avais trouvée, tu m’en aurais parlé. Je n’avais qu’à déduire le reste. — Elle est aussi en Aneira, reconnut-il. J’en suis convaincu. Si je la découvre, je ne sais pas ce que je ferai. Je crois qu’il vaut mieux que je me concentre sur Shurik et l’assassin. Cresenne est… dangereuse. Keziah lui prit la main et ils parlèrent de la cérémonie et des difficultés qui attendaient le nouveau roi. Lorsqu’ils rebroussèrent chemin, elle l’arrêta. Ne sachant comment formuler ce qu’elle avait à dire, elle hésita. — Je t’aime, Grinsa, se décida-t-elle enfin. Promets-moi de revenir. — Je te le promets. En attendant, ajouta-t-il en souriant, je sais où te trouver. Elle lui adressa un regard sévère. — Je vais être Premier ministre de sa majesté, j’ai besoin de mon sommeil. Il rit et la prit dans ses bras. Il l’étreignit longuement avant de l’embrasser sur le front. — Porte-toi bien, Keziah. Que les dieux te protègent et t’apportent la paix. — Toi aussi, murmura-t-elle. Elle s’éloigna rapidement vers la grande salle. Au moment où elle franchit la porte, Grinsa la vit essuyer une larme. * L’investiture du roi Kearney Premier de Glyndwr débuta le lendemain avec les cloches de midi. Avant de pénétrer dans le château d’Audun par la porte sud, la longue procession, conduite par la garde royale et renforcée par les escadrons des douze maisons d’Eibithar, défila dans les artères principales de la Cité des Rois. Le cortège de la petite noblesse, composé des marquis, des barons puis des comtes suivait celui des militaires. Ensuite, venaient les seigneurs des autres royaumes. Les ducs des douze maisons d’Eibithar, placés par ordre croissant d’ascension, à l’exception du fils de Kearney auquel revenait la place d’honneur en fin de cortège, fermaient la marche. Parce qu’il était sous la protection de Glyndwr, Tavis avançait avec les ecclésiastiques et les sous-ministres de la maison de Kearney, juste derrière les enfants du nouveau roi. Bien qu’il sût, en s’habillant, combien sa tenue risquait de le faire remarquer au milieu des Glyndwr, il avait choisi de porter les couleurs brun et or des Curgh. Il ne fut pas long à regretter son choix. Sur son passage, le peuple, amassé le long des rues pour acclamer les soldats et les nobles, se taisait brusquement. Les ovations laissaient la place à un silence lourd, ponctué de murmures agressifs, de sifflets et parfois d’injures. Un homme alla même jusqu’à sortir des rangs pour cracher à ses pieds avant de s’écarter, immédiatement applaudi par ses voisins. S’il n’avait pas senti la présence rassurante de Grinsa, quelques pas derrière lui, le jeune seigneur aurait craint pour sa vie. Sous les regards accusateurs et les insultes, réduit à l’impuissance, mortifié, Tavis vécut la traversée de la ville comme une véritable épreuve. Ce fut avec un profond soulagement qu’il franchit le pont-levis et la première enceinte du château. Les rues et les regards hostiles étaient enfin derrière lui. Sa rémission pourtant ne fut que de courte durée. Les soldats qui avaient ouvert le cortège se positionnaient de chaque côté de la première cour pour faire une haie d’honneur aux nobles qui pénétraient à leur suite dans le château. L’épée dressée, parfaitement immobiles et silencieux, ils accueillirent son passage avec la même aversion et le même mépris que ceux manifestés par le peuple à l’extérieur des remparts. Il dépassa le dernier soldat, le regard baissé, les joues en feu. Son calvaire pourtant n’était pas terminé. Après avoir franchi la cour d’honneur, au milieu de laquelle se dressait la célèbre statue de Binthar, les hommes et les femmes composant la noblesse d’Eibithar pénétrèrent dans la grande salle, annoncés par la voix forte du chambellan qui se tenait à l’entrée. Appréhendant son tour avec une terreur grandissante – après ce qu’il venait d’endurer, il n’avait pas la force de supporter le brouhaha qu’allait provoquer son nom ni les regards, rang après rang, qui suivraient sa progression jusqu’à son siège –, Tavis envisagea la fuite. — Ils savent que vous êtes là, murmura quelqu’un derrière lui. Il se tourna et découvrit Grinsa. — Comment devinez-vous à quoi je pense ? — Si vous partez maintenant, répondit le Glaneur, ignorant sa question, ils en déduiront que vous êtes coupable. Les yeux jaunes le contemplaient paisiblement. Tavis, la gorge nouée, acquiesça. — C’est une épreuve supplémentaire, Lord Tavis, une parmi toutes celles que vous réservent les années à venir. Si vous voulez vraiment laver votre honneur et retrouver votre rang, il faut vous battre. Ce combat commence avec ce parcours jusqu’à votre siège en haut de cette allée. Grinsa, bien sûr, avait raison. Mais devant ce qui l’attendait, le confort et la sécurité de l’exil lui paraissaient brusquement plus enviables que le sort auquel il se destinait. — Lord Tavis de Curgh ! cria la voix puissante du chambellan. Tout le monde se tourna vers lui. Tout le monde, même les ducs debout de chaque côté des deux trônes installés au fond de la salle, à une distance infranchissable. Dans les yeux gris d’Aindreas, à côté de Javan, dansait une lueur meurtrière. — Allez-y, lui souffla le Qirsi, la tête droite. Vous êtes innocent et vous faites encore partie de la noblesse de ce royaume. Tavis avança, les jambes molles, le visage cramoisi. Tous les regards étaient braqués sur lui. Comme de nombreuses fois depuis ce jour fatal, il aurait voulu avoir le courage de crier devant tous qu’il n’avait pas tué Brienne, mais il avait à peine la force de marcher et de retenir ses larmes. Xaver et Hagan étaient quelque part dans la salle, avec les nobliaux de Curgh, il ne tarderait pas aussi à dépasser sa mère et Fotir. Il n’osait pourtant les chercher. Ioanna, la mère de Brienne, était également présente, comme ses deux autres enfants. Alors il avança, la tête droite, les yeux fixés sur le trône d’Audun. Il atteignit le premier rang et se glissa sur le premier fauteuil disponible qui s’avéra voisin de celui de Corinne, la fille de Kearney. La petite lui jeta un regard à la dérobée, plein de frayeur. Elle n’était qu’une enfant. À sa place, il n’aurait pas été plus rassuré. Quelques secondes plus tard, Grinsa s’asseyait à ses côtés, un léger sourire sur ses traits pâles. — Félicitations, lui glissa-t-il à voix basse. Vous avez osé et remporté votre premier combat. — Je n’ai pas l’impression d’avoir gagné quoi que ce soit. — La victoire a de nombreux visages, Lord Tavis. Avant que tout soit terminé, vous en apprécierez plus d’un. Le jeune homme, doutant de comprendre le sens de ses propos, considéra le Glaneur d’un air perplexe. Mais Grinsa ne dit rien et, avant que Tavis puisse lui demander des explications, l’assemblée s’était levée. Le roi entrait. Tavis, comme tout le monde, se tourna vers la porte. Un prélat, vêtu d’une chasuble de cérémonie blanche, remontait l’allée centrale. Il portait un livre épais – le Livre d’Ean – ainsi qu’une longue crosse d’or. Plusieurs prêtres le suivaient. Contrairement à leur évêque, ils étaient tous habillés de leurs habituelles bures brunes. Deux tenaient des encensoirs dont la fumée répandait dans la salle l’odeur des encens que l’on brûlait dans les cloîtres. Tous chantaient un hymne à la gloire de leur dieu. Derrière les prêtres, le visage empreint de gravité, venaient Kearney et Leilia. Tavis n’avait jamais vu la reine mais il avait entendu parler de sa beauté. Ses yeux étaient aussi noirs que ses cheveux. L’immense traîne de sa longue robe bleue était portée par deux fillettes habillées comme elle. Des pierres précieuses ornaient son cou, ses oreilles, ses mains. Une tiare, dont les mille éclats semblaient vouloir rivaliser avec la couronne qui allait être posée sur la tête de son mari, rehaussait la splendeur de sa chevelure. Elle était élégante mais la tristesse de son visage éteignait ce qu’elle aurait pu avoir de grâce. Tavis imaginait sans peine combien elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Ce n’était plus le cas. Elle était grosse. Son visage était trop potelé pour ses traits fins, sa silhouette trop ronde pour sa robe moulante. Malgré ses cheveux d’un noir de jais, alors que ceux de Kearney étaient parcourus de fils blancs, elle semblait bien plus âgée que son mari. Kearney était en tenue de soldat. Ses bottes brillaient d’un éclat presque aussi vif que la garde de son épée. La simplicité de son accoutrement était rassurante. Elle montrait l’homme tel qu’il était, loyal et franc, annonçait le monarque qui dirigerait sans arrogance, de la façon dont il était monté sur le trône, sans autre ambition que celle de servir le royaume au mieux de ses capacités. Suivant l’usage, il portait les couleurs royales, pourpre et or, d’Eibithar. Mais une seconde épée était glissée dans un baudrier argent, rouge et noir, les couleurs des ducs de Glyndwr depuis des siècles. Ce qui aurait pu passer pour une faute de goût – les teintes juraient entre elles – accentuait l’impression de modestie qui se dégageait de sa personne. Le contraste qu’il offrait avec la reine était saisissant. Tavis ne doutait pas que toute l’assemblée s’en aperçût. Kearney et Leilia s’arrêtèrent devant le trône où le prélat les attendait. Face à eux, il ouvrit son livre et se plongea dans une lecture d’une voix forte mais monocorde, forçant au silence ceux qui murmuraient encore dans la salle. Au cloître, de telles lectures avaient toujours semblé fastidieuses à Tavis. Celle-ci n’était pas différente. Timidement, il laissa son regard errer sur l’assistance. Heureux de constater que tous les yeux étaient rivés sur le nouveau roi, il se détendit. Lorsqu’il revint sur la cérémonie, au lieu d’observer Kearney, il regarda son père. Aucune amertume ni aucune jalousie ne se lisait sur ses traits, mais elles devaient brûler dans sa poitrine, aussi ardemment que les braises d’un forgeron. Son père lui avait dit qu’il n’était responsable de rien et Tavis savait qu’il ne lui gardait aucune rancœur, mais de le voir assister à l’ascension d’un autre ne fit que renforcer son désir de traquer l’assassin de Brienne. Son père ne retrouverait pas sa place sur le trône, mais tous ceux qui assistaient au couronnement de Kearney sauraient que Tavis n’était pour rien dans l’abdication de Javan. Le prélat se tut. D’un geste solennel, il referma le Livre d’Ean et le tendit à l’un de ses prêtres avant de se diriger vers une petite table, à côté des trônes, dont Tavis n’avait pas remarqué la présence. Une boîte de bois très simple était posée dessus. Le prélat l’ouvrit et, avec beaucoup de précautions, en sortit une couronne d’or. À l’exception de l’étincelant et magnifique joyau violet serti en son centre, elle ne portait aucun ornement. Revenant vers Kearney, le prélat la leva au-dessus de la tête du roi. — Répétez après moi, ordonna-t-il. Moi, Kearney Premier de Glyndwr… — Moi, Kearney Premier de Glyndwr… — Souverain et Champion du royaume, jure de mettre ma vie et mon épée au service d’Eibithar… — Souverain et Champion du royaume, jure de mettre ma vie et mon épée au service d’Eibithar… — Pour conduire son peuple et appliquer ses lois selon les Règles de l’Ascension… — Pour conduire son peuple et appliquer ses lois selon les Règles de l’Ascension… — Avec le consentement et pour la gloire d’Ean… — Avec le consentement et pour la gloire d’Ean et celle de tous les dieux. Le prélat fronça les sourcils. Après quelques secondes d’hésitation, il posa la couronne sur la tête de Kearney. Le roi se retourna face à ses sujets qui, genou en terre, s’inclinèrent devant lui. — Je vous en prie, levez-vous, invita-t-il avec son premier sourire royal. L’assemblée lui obéit et d’une seule voix s’écria à plusieurs reprises : « Qu’Ean protège notre roi ! » Tandis que l’écho des ovations se répercutait sur les murs, du fond de la salle, des serviteurs apparurent, les bras chargés de plateaux de nourriture et de vin. Dans la cour, les musiciens du Festival se mirent à jouer comme s’ils n’avaient attendu que ce signal. Par la porte grande ouverte, Tavis aperçut des danseurs et des acrobates danser et bondir dans les jardins. — Nous en avons pour la journée et toute la nuit, fit Grinsa. Voulez-vous rester ? Tavis, doutant de son humour, l’observa. L’expression du Glaneur était tranquille, c’était à peine si brillait une lueur amusée au fond de ses yeux jaunes. — Bien sûr ! s’exclama-t-il. Pas vous ? Grinsa haussa les épaules mais ne dit rien. Kearney, la reine à son bras, se dirigeait lentement vers la sortie. Le couple saluait les nobles dont certains, à l’affût peut-être d’un manquement au protocole, épiaient le moindre de leur geste. Après s’être assuré qu’Aindreas n’était pas dans les parages, Tavis rejoignit son père. Ensemble, ils retrouvèrent Shonah, Fotir, Xaver et Hagan, avant de s’avancer vers le buffet. Du coin de l’œil, Tavis nota que Grinsa avait rejoint sa sœur. Tout à sa joie d’être parmi les siens, le jeune homme d’abord ne prêta aucune attention à ce qui l’entourait. Puis, tandis que les heures passaient, il commença à remarquer de nouveau les regards. Il aurait pu porter les couleurs d’Aneira, ou pire, le sang de Brienne. Lentement, il comprit le sens de la question que lui avait posée Grinsa. Lorsque le Qirsi revint vers lui, il l’accueillit presque avec soulagement. — Vous vous amusez ? demanda le Glaneur, parcourant la pièce des yeux en buvant une gorgée de vin. — Non. Vous le saviez parfaitement. Grinsa se tourna vers lui. — Je ne tire aucun plaisir de mon discernement, Tavis. J’espère que vous ne l’ignorez pas. Ils ne sont pas prêts à vous accepter et vous n’êtes pas encore capable de vous passer de leur approbation. — Sans doute. Je suis prêt à partir. — Moi aussi. — Et votre… Et le Premier ministre ? — Nous avons fait nos adieux. — Laissez-moi trouver mes parents. Quitter son père et sa mère se révéla moins pénible qu’il ne l’avait redouté. Comme il s’y attendait, sa mère pleura. Son père tenta une dernière fois de le convaincre d’aller à Glyndwr mais sa décision était prise. Résigné, Javan lui offrit une bourse pleine d’or. — Je ne sais pas combien de temps vont durer tes recherches. Cette somme devrait te permettre de te nourrir et de te loger au moins pour quelques cycles. Le jeune seigneur fut beaucoup plus surpris du mal qu’il eut à se séparer de Xaver. Lorsqu’ils s’étreignirent, les yeux de son ami étaient embués de larmes. S’il n’avait pas été aussi ému lui-même, il l’aurait taquiné. — Que les dieux te protègent, Tavis, murmura Xaver en affermissant son accolade. Quelle que soit l’issue de ton voyage, j’espère que tu trouveras la paix. Après lui avoir rendu son étreinte, Tavis recula et, retenant ses larmes, se força à sourire. — Que les dieux te soient cléments. Il aurait voulu ajouter quelque chose mais les mots lui semblaient bien pâles. Le regard qu’ils échangèrent lui permit d’être sûr que Xaver comprenait. Fotir lui serra vigoureusement l’épaule avec quelques paroles d’encouragement, tout comme Hagan. Puis ce fut tout. Rien ni personne ne le retenait au château. Ou presque. Car tandis qu’il se dirigeait vers la sortie, son oubli l’arrêta. — Attendez, fit-il en saisissant le Qirsi étonné par le bras. Tavis, sans lui donner d’explication, se dirigea vers le roi, qui discutait avec les ducs de Sussyn et Thorald. — Pardonnez-moi de vous interrompre, Majesté, commença Tavis en s’inclinant profondément devant Kearney. Avec votre permission, je crois qu’il est temps de commencer ma quête. Avant de partir, je voulais vous offrir ma gratitude et mes plus humbles remerciements. Le roi l’observa longuement avant de poser une main sur son épaule. Autour d’eux, toutes les conversations avaient cessé. Tous les regards étaient tournés vers eux. Cette fois, Tavis n’en avait cure. — Vous avez ma permission, Lord Tavis, répondit Kearney d’une voix claire. Mon amitié vous accompagne. J’espère que vous trouverez ce que vous cherchez et sachez que j’attends votre retour avec impatience. C’était bien plus que ce que Tavis aurait pu espérer et peut-être beaucoup plus que ce qu’un roi aussi nouvellement couronné aurait dû lui offrir. Le jeune homme, profondément ému, s’inclina encore une fois et s’éloigna. Grinsa le rejoignit sur le seuil. Ils sortirent. — C’était très courageux, commenta le Qirsi. Et c’est sans aucun doute la chose la plus sage que je vous aie jamais vu faire. Tavis le regarda en souriant. — Vous pourriez au moins essayer de ne pas vous montrer aussi surpris. Dans leur chambre, ils rassemblèrent les quelques affaires dont ils auraient besoin et les mirent dans des sacs de voyage. Puis ils sortirent, quittèrent le château et traversèrent la ville vers la porte sud, la porte de la Steppe. À l’extérieur des remparts, les falaises escarpées de la Steppe de Caerisse se dressaient dans le lointain. Vers le sud-ouest, Tavis distinguait les Chutes Pourpres de la Sussyn. S’ils remontaient le fleuve jusqu’à sa source, ils ne seraient qu’à quelques lieues de la frontière de Caerisse. — Êtes-vous sûr de faire le bon choix ? lui demanda le Qirsi une dernière fois. Il est encore temps d’aller à Glyndwr. — Je vous l’ai dit et répété : il est hors de question que j’aille là-bas. — Et vous ne voulez pas poursuivre Shurik ? Au moins savons-nous où il se trouve. — Shurik n’a pas tué Brienne, le capturer ne m’aidera pas à prouver mon innocence. Grinsa ouvrit la bouche mais se ravisa. Sa contrariété était évidente. Le Glaneur avait promis à Kearney de veiller sur Tavis. Une promesse, si le garçon ne se trompait pas, qu’il semblait regretter aujourd’hui. — Je veux le trouver, Grinsa, insista-t-il. Je sais que vous préféreriez vous lancer sur la trace de Shurik. Mais si nous arrêtons l’assassin, nous avons une chance de savoir qui l’a payé. N’est-ce pas important ? Le Glaneur, le visage empreint d’une tristesse inhabituelle, contempla les chutes. — Je crois savoir qui l’a payé, déclara-t-il tranquillement. Mais cherchons-le quand même. Il finira peut-être par nous conduire à Shurik. 20 Noltierre, Aneira Il préférait les villes du sud. Il les avait toujours préférées, se dit-il alors qu’il sirotait une bière dans la cour ombragée de l’auberge où il s’était arrêté. En partie parce qu’elles lui rappelaient Caerisse, son pays d’origine. Le château de Nistaad ne soutenait aucune comparaison avec la forteresse de Noltierre, mais il y avait des similitudes. Même s’il n’y en avait pas eu, Cadel préférait tout simplement l’architecture du sud. Les châteaux d’Eibithar et de Wethyrn, tout comme ceux du nord de Caerisse ou d’Aneira, étaient surtout bâtis pour la guerre. Ils étaient lourds et laids, comme si les architectes qui en étaient à l’origine avaient compté sur la force brute pour compenser leur manque d’élégance et de raffinement. Noltierre quant à elle combinait une formidable puissance avec une grâce et une beauté surprenantes. Le château et sa ville fortifiée étaient nichés sur les collines qui surplombaient la rive est de la rivière des Sables Noirs, et donnait sur la lisière orientale de la Grande Forêt d’Aneira. Ses remparts, taillés dans la roche qui avait donné son nom à la rivière, étaient d’un noir de jais et aussi hauts que les fortifications protégeant les cités de Kentigern et de Thorald. Les tours, si élancées qu’elles semblaient presque fragiles, dominaient la ville et offraient aux archers postés dans les tourelles une vue imprenable sur le fleuve, les collines et les routes conduisant aux portes de la cité. Mêmes les échoppes qui longeaient les rues étroites et sinueuses avaient été construites avec délicatesse. Les embrasures des portes et les fenêtres étaient cintrées. Les façades des bâtisses les plus vulgaires étaient sculptées, témoignant d’un luxe habituellement réservé, dans le nord, aux cours les plus prestigieuses. Les jardins communs étaient bordés de fleurs et même les marchands les plus modestes disposaient leur étalage avec goût. Cadel était installé depuis près d’un cycle et il cherchait déjà les moyens de prolonger son séjour après l’arrivée de Jedrek. Le Festival d’Aneira, sans rapport avec ceux de Sanbira ou d’Eibithar, était une possibilité, même s’il les conduisait vers Mertesse, au nord, et d’autres villes moins attirantes. Quelques troupes de chanteurs vivaient à Noltierre à demeure mais Jedrek et lui chantaient trop bien pour elles. Ils deviendraient très vite trop célèbres, gagnant une notoriété funeste aux assassins. Depuis quelques jours, pour la première fois de son existence, il envisageait sérieusement d’abandonner la vie qu’il menait depuis si longtemps. Il pouvait s’installer à Noltierre et, tout bêtement, ne rien faire. Ils n’étaient même pas obligés de chanter. Jedrek et lui avaient plus d’argent qu’ils ne pourraient en dépenser. Cette réflexion le fit sourire. Il était sûr d’en avoir assez, Jedrek lui, était capable de dépenser beaucoup. La naïveté de ses rêveries lui imposa un hochement de tête désabusé. Même s’il trouvait le moyen de s’installer dans cette ville, leurs employeurs qirsi ne leur permettraient pas de rester très longtemps au même endroit. Ils ne les laisseraient certainement pas abandonner leurs activités. Ils savaient qui était Cadel, d’où il venait, ce qu’il avait fait étant jeune et plus tard. Ils pouvaient faire de lui ce qu’ils voulaient. Pour l’instant, ils se montraient généreux, leurs gages dépassaient toutes ses espérances, mais le travail était de plus en plus rebutant. Sa dernière mission avait été la pire. Il voyait encore le visage de la jeune fille, le sourire dont elle l’avait gratifié dans la grande salle de Kentigern lorsqu’il avait tendu le vin à Tavis. Elle hantait ses nuits, un phénomène qui ne s’était jamais produit dans toute sa sinistre carrière. Chassant son image de son esprit, il vida sa bière et fit signe à la servante de lui en apporter une autre. Un demi-cycle pouvait encore s’écouler avant l’arrivée de Jedrek, peut-être un peu plus. Jusque-là, il n’avait qu’à profiter de Noltierre. Cadel n’aurait su dire ce qui, de si loin, avait retenu son regard. Dans toutes les villes du Sud d’Aneira, comme dans toutes les régions des Terres du Devant, les Qirsi étaient légion. Assis dans la cour de l’auberge, il en avait vu passer des douzaines sans leur prêter la moindre attention. Peut-être parce qu’elle avait un air qui lui était vaguement familier, ou bien parce qu’elle l’observait aussi. Ou encore parce qu’elle était la plus belle femme qirsi qu’il eût jamais rencontrée, une réflexion qu’il s’était déjà faite sur le rivage rocailleux près de Curgh. Quelle qu’en soit la raison, il la contempla qui venait, incapable de détacher son regard de la longue cascade de cheveux blancs qui ruisselaient sur ses épaules ou de ses yeux jaune pâle rendus plus clairs encore par la lumière du soleil. Sûr qu’elle venait pour une nouvelle mission, il sentit la tension s’emparer de lui. C’était trop tôt. Ça ne pouvait pas durer. Elle s’arrêta devant sa table et parcourut la cour d’un air nonchalant. — Puis-je me joindre à vous ? demanda-t-elle. Elle semblait plus jeune que le souvenir qu’il en avait gardé. La sévérité de son visage démentait toutefois la légèreté de sa voix. — Je suppose, répliqua-t-il avec le moins d’enthousiasme possible. — Je vous cherche depuis plusieurs jours, poursuivit-elle en s’asseyant tout en faisant signe à la servante. Je savais que vous étiez à Noltierre, mais… — Que voulez-vous ? Il n’est pas question que j’accepte une nouvelle mission aussi vite. C’est trop dangereux. Vous me payez peut-être grassement mais ça ne vous donne pas le droit de mettre nos vies en jeu. Voyant arriver la serveuse avec une nouvelle bière, il se tut. — Je ne suis pas venue pour ça, répondit-elle lorsqu’ils furent de nouveau seuls. — Pourquoi, alors ? Elle détourna les yeux. — Je dois parler à votre ami, fit-elle avec hésitation. — Mon ami ? — Jedrek. Je dois lui poser une question. — Il n’est pas là. Je ne l’attends pas avant le déclin de la lune. Elle pâlit. — Il devrait être arrivé depuis longtemps. — Non. Nous nous sommes mis d’accord pour… — Ses plans ont changé. Quand vous avez quitté le Festival, le Glaneur chargé de la Révélation de Tavis vous a suivi. Je suis allée voir Jedrek et je lui ai demandé d’intervenir pour l’empêcher d’arriver à Kentigern. Il devait vous rejoindre après l’avoir… Quand il aurait accompli sa mission. — De quel droit donnez-vous des ordres à mon homme ? — Vous m’avez dit vous-même qu’il était chargé de votre protection, de régler les imprévus, surtout lorsque votre vie est en jeu. Vous m’avez même donné son nom pour que je puisse le trouver en cas de besoin. C’était le cas. Il ne pouvait la contredire. C’était exactement le rôle de Jedrek. Il avait besoin de lui pour protéger ses arrières, une phrase qu’il lui avait répétée des centaines de fois. Se pouvait-il qu’il se soit fait tuer en accomplissant son travail ? — Pourquoi le Glaneur voulait-il aller à Kentigern ? demanda-t-il autant pour lui que pour elle. Et comment aurait-il pu se débarrasser de Jedrek ? — Pour une raison que j’ignore, poursuivit-elle les yeux sur son verre, le Glaneur se sent responsable du destin du garçon. Je crois qu’il a vu ce qui l’attendait à Kentigern et qu’il voulait s’interposer. Pour votre ami, ajouta-t-elle en relevant les yeux, il m’a dit qu’il n’avait jamais tué de Qirsi. La peur de notre magie l’aura peut-être emporté. Cadel se remémora les missions qu’ils avaient faites ensemble. Pour autant qu’il s’en souvienne, il s’était toujours chargé des cheveux-blancs qu’on leur avait demandé de supprimer. — Tout de même, fit-il refusant une conclusion hâtive, ce n’est qu’un Glaneur. Jedrek ne pouvait être mort. — Il se peut qu’il soit plus, répondit la jeune femme d’une voix si basse qu’il eut du mal à l’entendre. — Que voulez-vous dire ? Plus quoi ? — Je ne sais pas. Ça n’a pas d’importance. — Pas d’importance ! s’emporta Cadel exaspéré. Les clients des autres tables se tournèrent dans leur direction. — Vous vous fichez de moi ! reprit-il plus calmement. Il maîtrisait peut-être sa voix mais il était hors de lui. Il lui empoigna le bras et la serra comme le manche de son couteau. — Mon meilleur ami, mon partenaire depuis près de seize ans est peut-être mort et vous osez prétendre que ça n’a pas d’importance. Je veux savoir ! — Vous me faites mal ! protesta-t-elle les dents serrées en se dégageant. Elle se frotta le bras, un regard furieux dans sa direction. Cadel vit les marques rouges de ses doigts naître sur sa peau. — Il se peut qu’il détienne d’autres pouvoirs, admit-elle enfin. Vents et brouillards, peut-être autre chose. Honnêtement, je n’en sais rien. Mais si votre ami s’attendait à affronter un simple Glaneur, il se peut qu’il ait été surpris. Jedrek, mort. C’était inconcevable. — Quand ? demanda-t-il. — Deux cycles et demi. Je suis désolée. La mission Kentigern, comme Jedrek l’avait baptisée, rien de bon n’en était sorti. Cadel se fichait pas mal de ses gages, surtout s’ils portaient le sang de Jedrek. Brusquement, cette femme le dégoûtait. Il n’avait rien à faire avec elle ni avec aucun de sa race. Un jour ou l’autre, ils feraient encore appel à lui. Ils en savaient beaucoup sur lui, beaucoup trop pour qu’ils le lâchent, ou qu’il refuse. Mais d’ici là, il se tiendrait aussi loin d’eux que possible. Sauf un. — Quel est le nom de ce Glaneur ? Il vit ses pupilles se dilater légèrement. — Pourquoi ? Parce que Jedrek était son ami, presque son frère, et que c’était le seul moyen qu’il eût de lui rendre hommage. Autant de raisons qu’il n’avait pas à lui confier. — Parce que s’il en savait assez pour se rendre à Kentigern, commença-t-il, cet homme est une menace pour tout le monde. Et puis vous étiez assez pressée de le voir mort pour envoyer Jedrek à ses trousses. Je vais achever cette mission. Au moins pour Jedrek. Elle hésita puis, dans un souffle à peine audible, elle prononça : — Grinsa jal Arriet. Il se leva et plongea la main dans sa poche. — Voilà qui devrait suffire pour quelques bières de plus, lâcha-t-il en jetant la pièce sur la table. Amusez-vous et profitez de Noltierre. C’est ce que j’étais en train de faire avant votre arrivée. * Cresenne, incapable de détacher le regard de la pièce d’or, une de celles qu’elle avait données à l’assassin trois cycles plus tôt à Curgh, songeait à Grinsa. C’était le deuxième homme qu’elle envoyait pour le tuer. Ou se faire tuer par lui. « Ce n’est qu’un Glaneur », avait-elle affirmé à Jedrek. « Il se peut qu’il soit plus », venait-elle de dire à Cadel. Plus quoi ? Cette question la taraudait depuis que le Tisserand l’avait convoquée en rêve au cours du cycle d’Adriel, exigeant qu’elle lui dise tout ce qu’elle savait de Grinsa. Le Festival se trouvait alors à Thorald et Cresenne, sans nouvelle de Jedrek, en avait conclu que Grinsa était mort. Dès que le rêve avait commencé cette nuit-là, elle avait immédiatement compris que cette rencontre avec le Tisserand serait différente des autres. Elle n’avait pas eu à marcher dans la lande obscure balayée par les vents. Elle était arrivée directement en haut du promontoire. Elle n’avait même pas attendu que le Tisserand daigne se montrer. Il la guettait sous cet étrange ciel noir sans étoiles. Il l’avait aussitôt questionnée sur le Glaneur. Quel était son nom, depuis quand faisait-il partie du Festival, où vivait-il avant, avait-elle appris ce qu’il avait vu pendant le Glanage de Tavis, où était-il à présent ? Lorsqu’elle lui avait dit qu’elle avait chargé Jedrek de l’éliminer avant qu’il n’arrive à Kentigern, il s’était calmé mais le flot des questions ne s’était pas interrompu. — A-t-il jamais manifesté d’autres pouvoirs que le Glanage ? lui avait-il demandé. Sachant quels étaient les siens, elle n’avait pas eu le courage, la stupidité, de lui mentir. — Oui, avait-elle avoué. Il a reconnu posséder les vents et les brumes mais s’est défendu de les maîtriser. — Autre chose ? — Non. Puis, sans réfléchir, elle l’avait questionné : — Pourquoi est-ce important ? Je vous l’ai dit : il est mort. Il était resté silencieux si longtemps qu’elle avait craint de l’avoir offensé. Mais il ne lui avait fait aucun mal. — Tu l’aimes encore. C’était une constatation. Un Tisserand savait ces choses-là. — Oui. — Tu as pourtant envoyé un homme le tuer. — Oui. — Était-ce avant que tu saches, avant que tu aies pleinement conscience de la portée de ton geste ? La question la stupéfia au point qu’elle s’était mise à trembler. Une fois encore, elle avait compris qu’aucun secret n’échappait au Tisserand. — Oui, reconnut-elle. C’était avant. Ça aurait été plus difficile si j’avais su. — Bien sûr, fit-il. Mais ça me fait quand même plaisir. Qirsar était avec moi la nuit où je t’ai élue Chancelière. Si tous les autres étaient comme toi, le mouvement serait victorieux. Elle s’était réveillée dans une chambre encore obscurcie par la nuit. Cet entretien l’avait tellement secouée qu’elle avait failli en tomber malade. Quand sa peur s’était apaisée et qu’elle avait été capable de revenir sur leur conversation, elle s’était demandé pourquoi le Tisserand s’intéressait tant à Grinsa. Pour la première fois, elle avait envisagé l’échec de Jedrek. Contrairement à ce qu’elle avait cru, Grinsa n’était peut-être pas mort. Mais surtout, c’était la première fois qu’elle l’avait soupçonné de posséder des pouvoirs plus étendus que le simple Glanage ou la petite tornade qu’il avait conjurée pour elle dans le lit qu’ils avaient partagé. Tandis que les jours s’écoulaient, elle s’était efforcée d’oublier cette conversation. Il était risqué de chercher à s’immiscer dans les affaires du Tisserand. Tous les rebelles du mouvement le savaient. Des interrogations pourtant l’obsédaient. Si Grinsa n’était pas mort, si le Tisserand l’avait interrogée avec autant de précision parce qu’il voyait en lui un rival ? C’était ridicule. Qui donc pouvait rivaliser avec le Tisserand sinon un autre Tisserand ? Perturbée par cette question qu’elle devinait cruciale, elle avait quitté le Festival pour descendre dans le Sud. Elle avait pris un risque considérable. Le Tisserand ne l’avait pas envoyée en Aneira. Il pouvait la punir. Mais elle devait savoir si Grinsa était en vie. Le Tisserand lui-même pouvait comprendre ce besoin. Son entretien avec Cadel n’avait servi qu’à confirmer ce dont elle se doutait déjà : selon toute vraisemblance, Grinsa avait survécu à sa rencontre avec Jedrek. Une fois de plus, les yeux rivés sur la pièce d’or que lui avait jetée Cadel, elle se remémora leur nuit dans l’auberge de Curgh, quand Grinsa avait fait tournoyer une minuscule tornade dans sa main. Elle n’avait jamais vu un exploit pareil. Il avait prétendu qu’il ne pouvait conjurer qu’une toute petite tornade mais elle était persuadée que très peu de Qirsi possédaient la force nécessaire pour créer et contrôler aussi parfaitement une tornade de cette taille. Depuis le début, les mots étaient incapables de le décrire ; elle avait trouvé en lui beaucoup plus que ce qu’elle aurait jamais imaginé chez un simple Glaneur de Festival, bien plus même que ce qu’elle aurait jamais espéré découvrir chez un Qirsi. Pourquoi était-elle aussi éprise de lui ? C’était un Tisserand. Cette réponse expliquait tout. Elle changeait tout aussi. Grinsa était bien plus qu’un inconvénient. Il menaçait l’ensemble de la conspiration. Et si c’était le contraire ? Pour la première fois, dans cette cour d’auberge de Noltierre, Cresenne envisagea une possibilité séduisante. Elle avait toujours considéré le Tisserand qu’elle connaissait, celui qui assombrissait le ciel de ses nuits, comme le seul à même de porter les Qirsi au plus haut sommet du pouvoir dans les Terres du Devant. Il existait peut-être un autre moyen. Grinsa qui l’avait aimée et qui l’aimait peut-être encore, Grinsa dont elle portait l’enfant, pouvait peut-être se laisser convaincre et embrasser leur cause. Aujourd’hui, ils étaient ennemis mais la vie qui croissait en elle pouvait le faire changer de camp. Leur fils ou leur fille serait peut-être Tisserand lui aussi. Si c’était le cas – elle n’avait aucun moyen de le savoir – dans un monde dirigé par les Eandi, il ou elle grandirait dans la crainte et le mensonge, comme Grinsa et bien d’autres avant lui. Si la conspiration réussissait, si les Qirsi parvenaient à prendre le pouvoir et diriger les Terres du Devant, tout changerait. Les Tisserands ne seraient plus persécutés mais respectés. Plutôt que de cacher leurs pouvoirs, ils s’en réjouiraient. Ils ne seraient pas réduits au sort de simple Glaneur quand ils pouvaient espérer être reine ou roi. Quel père, quel Qirsi, quel Tisserand refuserait de créer un tel monde pour son enfant ? Le problème était l’assassin. Grinsa avait vaincu Jedrek. Cadel était beaucoup plus dangereux. Il suffisait de le regarder. Si elle avait pu lui mentir, elle l’aurait fait. Mais elle aurait mis sa vie, et celle de son enfant, en danger. Encore une fois, elle avait été obligée d’envoyer un assassin sur ses traces. « Ça aurait été plus difficile si j’avais su », avait-elle dit au Tisserand. C’était la vérité. Elle devait faire confiance à Grinsa pour se protéger. Elle devait croire que les dieux veilleraient sur le père de son enfant. Mais plus que tout, elle devait espérer que le Tisserand ne le trouverait pas avant elle. REMERCIEMENTS L’écriture semble une tâche solitaire. Il serait pourtant bien difficile à l’auteur de l’accomplir et d’y survivre seul. J’ai la chance d’être entouré de gens extraordinaires qui me permettent de réaliser les rêves de ma jeunesse. Merci à mon agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de publication, Tom Doherty ; au personnel formidable de Tor Books, en particulier à Jenifer Hunt et Peter Lutjen ; merci à Carol Russo et son équipe ; à mon remarquable éditeur et ami, Jim Frenkel ; ainsi qu’à son équipe dont Tracy Berg et Jesse Vogel. Je tiens aussi à remercier mes frères et sœurs Bill, Liz et Jim qui continuent de m’apporter leur soutien et leur amour, même s’ils se demandent comment quelqu’un qui a débuté si normalement peut finir en écrivant de l’héroïque fantaisie. Mes plus profonds remerciements vont à ma femme, Nancy Berner et à nos filles, Alex et Erin. Sans leur amour et leur soutien, je n’accomplirais jamais rien. Sans la musique de leurs rires s’élevant jusqu’à mon bureau l’après-midi, je ne saurais jamais quand interrompre ma journée de travail. Il y a plusieurs années, Nancy m’a confié qu’une fois, elle aimerait découvrir un de mes livres avec un regard neuf, comme n’importe quel lecteur, sans avoir parcouru de brouillon ni servi de cobaye à mes intrigues. Voilà qui est fait, mon amour. Bonne lecture. Table des matières 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 13 14 15 16 17 18 19 20