DAVID B. COE LE PACTE DES JUSTES La couronne des 7 royaumes ********** 1 La Lande, royaume d’Eibithar Contrairement à ce qu’ils avaient cru. ce n’était pas une armée qui se dirigeait sur eux, mais deux. Les Aneiriens étaient poursuivis, et le Glaneur n’avait pas besoin de distinguer les drapeaux de cette seconde force pour deviner son identité. Autour d’eux, le vent qu’il avait conjure avec l’aide des deux ministres poussait des hurlements déchaînés. — Ils sont bloqués, constata Keziah, soulagée. C’est Gershon, ajouta-t-elle devant le regard perplexe de Fotir. — Vous êtes sûre ? interrogea le ministre de Curgh, peu convaincu. — Je reconnaîtrais le capitaine entre mille, lui expliqua la jeune femme. Ils ont dû suivre les Solkariens depuis Kentigern. — Alors il nous reste un espoir. Grinsa, les yeux sur les capitaines aneiriens qui avançaient en tête de colonne, opina. — Pour le roi et ses hommes, oui, admit-il avec un coup d’œil rapide sur les lignes de Kearney avant de revenir aux capitaines. Mais notre situation ne s’est guère améliorée. Dans le but de protéger leur souverain d’une attaque à revers, tous trois avaient chevauché loin de leur camp. Ils étaient désormais seuls face à l’armée solkarienne. — Bien sûr que notre situation s’est améliorée, protesta Keziah. Ils seront non seulement obligés de repousser l’assaut de Gershon à leur trousse, mais aussi le nôtre. Comment Gershon pourrait-il ne pas nous aider ? — Nous sommes toujours trois contre des centaines, observa Grinsa sombrement. — Nous nous sommes portés au-devant d’eux en croyant être trois contre des milliers, l’auriez-vous oublié ? — À ce moment-là, je pensais que nous n’avions pas le choix ! — Alors, vous changez d’avis ? Fotir, sentant que leur échange ne prenait pas la tournure qu’exigeait la situation, intervint : Êtes-vous capable de les repousser, ou sont-ils trop nombreux ? demanda-t-il au Glaneur. — Nous pouvons les repousser. Keziah n’avait pas quitté son frère des yeux. Le vent, malgré sa rage, n’effleurait pas un seul de ses cheveux. — Alors, pourquoi dirait-on que le courage vous manque ? La réponse de Grinsa, piqué au vif, ne se fit pas attendre. — Avez-vous déjà utilisé vos pouvoirs pour tuer un millier d’hommes, Keziah ? Ou une centaine, ou même un seul ? Il la vit perdre pied. — Je ne crois pas. Alors ne présumez ni de moi, ni de mon courage ! Malgré la souffrance qu’il lisait maintenant dans le regard de sa sœur, il poursuivit, hors de lui : Si nous choisissons de combattre, ce sera mon Tissage qui tuera ces hommes, et l’art de façonner de Fotir ! Même maintenant, même à trois, vous ne payerez pas le prix de ce combat ! Alors taisez-vous, et faites ce que je dis ! Grinsa ne lui avait jamais parlé sur ce ton. Elle se détourna vers l’armée de Solkara. — Grinsa, elle ne voulait pas… — Ne vous inquiétez pas, Premier ministre, l’interrompit la jeune femme d’une voix égale. Il a raison. J’aurais dû me taire. D’un geste rapide, elle essuya la larme qui avait roulé sur sa joue et fit face au Glaneur. — Vous pensez que nous ferions mieux de nous retirer ? Il n’eut pas le temps de lui répondre. Un essaim de flèches s’élevait des rangs de l’armée aneirienne. Le vent qu’ils avaient conjuré les protégeait, aussi Grinsa en déduisit que les archers de Solkara testaient simplement leur force face à la tempête. — Il faut prendre une décision Grinsa, vite ! Elle avait raison, bien sûr. À propos de ce qu’ils devaient faire dans l’immédiat, comme du reste. Ils s’étaient élancés au-devant de cette menace afin d’empêcher une armée de milliers d’hommes de fondre sur celles de Kearney et de ses alliés. Les Aneiriens constituaient une menace moindre qu’ils n’avaient d’abord imaginé, mais ils devaient toujours protéger le roi. Et surtout, la première chose à faire était d’arrêter le massacre qui s’annonçait, et de montrer aux Eandi que la guerre qu’ils croyaient juste allait les priver de toutes leurs forces, et les livrer sans défense à leur véritable ennemi, la conspiration, dont le chef attendait tranquillement son heure pour les détruire. Lorsqu’ils seraient trop faibles pour résister à sa magie, Dusaan jal Kania n’aurait plus qu’à cueillir les fruits de la discorde qu’il avait si savamment semée. — Nous restons, décida le Glaneur. Les Solkariens lâchèrent une nouvelle volée de flèches. S’il ne réagissait pas, elles les atteindraient. Puisant toujours dans les dons de Fotir et Keziah, Grinsa changea la direction du vent. Avant que les archers ne tirent une troisième fois, des hurlements s’élevèrent à l’arrière de la colonne aneirienne : les hommes de Gershon avaient attaqué. Voyant ses pires craintes se réaliser – l’inutile et mortel affrontement des armées eandi – le Glaneur lâcha un juron. S’il avait pu briser chacune des armes de chacun des soldats en présence, il l’aurait fait, mais la force d’un Tisserand, aussi puissante soit-elle, n’était pas aussi précise. Sa magie leur briserait aussi les os. — Ce n’est rien, voulut le rassurer sa sœur, les hommes du roi peuvent les battre, même sans notre aide. — Vous ne comprenez donc rien Keziah ? s’emporta-t-il. Ce n’est pas ce que je veux ! Arrêtez de penser comme les Eibithariens ! Ces hommes ne sont pas nos ennemis ! Pas plus que les soldats de Braedon qui se battent contre votre roi au nord ! Il faut trouver le moyen de mettre un terme a ce combat avant que l’armée de Gershon ne les tue tous. — Comment ? demanda Fotir. Grinsa, au comble du désespoir, secoua la tête. Déjà, les deux armées s’affrontaient. — Je ne sais pas, avoua-t-il, vaincu. Un important contingent de soldats eibithariens, surgi de l’arrière-garde de l’armée conduite par Gershon, encadrait maintenant les Aneiriens à l’est. Ils se battaient sous un drapeau vert et blanc et semblaient menés par Lathrop de Tremain. Nul doute que cet ordre avait été lancé par le capitaine du roi – peu de soldats comprenaient mieux les tactiques militaires que Gershon Trasker. Le massacre allait être terrible. Keziah regardait la bataille, le front barré d’un pli soucieux. — Pourquoi ne pas lever une brume, suggéra-t-elle. S’ils ne voyaient pas, ils arrêteraient peut-être leur assaut. — Oui, mais les Aneiriens pourraient en profiter pour rejoindre les hommes de l’empereur et attaquer de nouveau. Une brume leur permettrait de s’échapper. Je veux simplement les empêcher de s’entre-tuer. — Un vent alors, avança-t-elle en se tournant vers lui. Comme à Heneagh. Un an auparavant, alors qu’ils devaient empêcher les armées de Curgh et de Kentigern de se détruire, près de la rivière Heneagh, ils avaient fait appel à cette tactique. Le vent puissant levé par Grinsa n’avait pas convaincu les hommes de ne pas se battre, mais il avait retenu leur attention assez longtemps pour permettre à Kearney de se positionner entre les deux armées. Le pire avait été évité. Cette tactique pouvait encore fonctionner. Mais pour la mettre en œuvre, Grinsa devait d’abord être assez près des combattants pour être vu et entendu. — Suivez-moi ! s’écria-t-il en éperonnant sa monture. Keziah et Fotir obéirent, et les trois Qirsi se trouvèrent rapidement au cœur de la bataille. Grinsa puisa dans la magie des deux sorciers pour augmenter encore la force du vent qu’il avait conjuré. Ce nouveau souffle fut si brusque que les soldats, pris de court, suspendirent un instant leur assaut. Comme Keziah l’avait espéré, beaucoup d’hommes s’arrêtèrent, y compris Gershon Trasker. Dressé sur son cheval, l’épée toujours brandie, le capitaine pointait un regard furieux dans leur direction. Déjà, de multiples guerriers étaient tombés. Pour la plupart des Solkariens, observa le Glaneur, mais vu leur nombre, et si la bataille reprenait, il n’y aurait pas de survivants. — Arrêtez l’assaut, capitaine ! cria-t-il. — Non ! rétorqua Gershon avec la même autorité. Ces hommes sont des envahisseurs. Ils se sont condamnés eux-mêmes en franchissant les rives de la Tarbin. Malgré l’arrêt des combats, les soldats ennemis se toisaient avec agressivité, et leurs armes restaient brandies. Peu importait le déchaînement du vent, le moindre mouvement déclencherait à nouveau les hostilités. — Nous avons un adversaire plus dangereux à repousser, capitaine, intervint Keziah en s’attirant le regard de Gershon. Vous le savez mieux que personne. Nous allons avoir besoin de tous ces hommes. Gershon resta silencieux. Son visage fermé, la dureté de ses yeux bleus disaient sa résolution. Il y avait peu d’espoir qu’il revienne sur sa décision. — Hommes d’Aneira ! lança alors Grinsa. Baissez vos armes ! Livrez-vous maintenant ou vous mourrez ! — Jamais ! s’exclama un soldat. Son cri, aussitôt repris par les siens, provoqua la colère du côté d’Eibithar. Plusieurs hommes s’élancèrent, appelant à la mort des Solkariens. Ils étaient à un cheveu de la catastrophe. — Fotir, leurs épées, souffla le Glaneur. Vite ! Le ministre hocha la tête. Aussitôt, une lame aneirienne volait en éclats, puis une autre. Grinsa en rompu plusieurs lui aussi. — Nous les briserons toutes s’il le faut ! reprit-il. Baissez immédiatement vos armes et peut-être aurez-vous la vie sauve ! À contrecœur, le plus proche capitaine aneirien lâcha son épée. Lentement, d’autres l’imitèrent. Gershon fit alors signe à ses capitaines qui, à leur tour, ordonnèrent à leurs hommes de baisser leurs armes. — J’obéis, Premier ministre, mais contre mon gré. Grinsa savait que sa sœur et le capitaine feignaient une vive opposition afin de maintenir aux yeux de tous l’illusion qu’elle avait trahi son roi. Mais pour l’heure, il ne sentait aucune tricherie dans la voix du soldat. Il était au contraire très grave. — Je comprends, lui répondit Keziah. J’ai moi-même eu du mal à l’admettre. Gershon jeta un coup d’oeil au Glaneur avant de revenir vers elle. — Vous venez d’évoquer un autre adversaire, Premier ministre. De qui parliez-vous ? Grinsa observa le nouvel intervenant. Il était trapu. Une barbe bien taillée et des cheveux blonds encadraient son visage. Légèrement penché sur sa selle, il considérait le Glaneur avec une méfiance évidente. Grinsa mit un moment avant de reconnaître le duc de Labruinn. Mais son regard fut attiré par une autre silhouette au-delà du jeune duc. Cet homme dressait une stature imposante sur le plus grand étalon qu’il avait jamais vu. Aindreas de Kentigern, se dit-il. Son visage déjà rouge avait viré au pourpre, et sa mâchoire était serrée comme un étau. — Avez-vous réellement besoin de poser la question, Lord Labruinn ? demanda Fotir. — La conspiration qirsi, répondit le jeune homme. — Oui, monseigneur. Beaucoup d’entre nous pensent que cette guerre… — Oui, je sais. Vous prétendez que les Qirsi, par traîtrise et par ruse, nous ont poussés dans ce conflit afin de nous affaiblir et mieux faire main basse sur nos royaumes. Labruinn se tourna de nouveau vers Grinsa. — Je me demande seulement si épargner les Aneiriens a pour but de nous renforcer ou de nous affaiblir. — Pourquoi voudrais-je nous affaiblir, Lord Labruinn ? — Ce ne sont pas vos intentions qu’il met en doute, Premier ministre, intervint Grinsa. Mais les miennes. — Je ne vous connais pas, monsieur, dit le duc. Si je n’ai pas de raison particulière de mettre en doute la loyauté du Premier ministre de Curgh, de nos jours tous les étrangers qirsi sont suspects. Et depuis de longs cycles, j’entends parler du comportement bien curieux du Premier ministre de Kearney. Gershon allait prendre la parole quand un regard appuyé de Keziah le fit taire. — Moi je connais cet homme, en profita Aindreas pour intervenir d’une voix meurtrière. Je les connais même tous les trois. — Celui-ci est Grinsa jal Arriet, Lord Labruinn, expliqua Fotir sans tenir compte de la remarque d’Aindreas, ni même lui adresser un regard. Et je peux vous dire qu’il ne m’est pas étranger. Sans lui, le jeune Tavis de Curgh croupirait toujours dans le donjon de Kentigern. Il a autant de raisons de haïr la conspiration que n’importe quel habitant des Terres du Devant. Il en est de même pour Keziah, Premier ministre d’Eibithar, et j’ai toutes les raisons de croire qu’elle sert loyalement notre roi comme elle l’a toujours fait. — J’aimerais vous croire, répondit Caius de Labruinn. Mais je crains que votre parole ne soit malheureusement pas suffisante. — Et elle ne l’est pas, persifla Aindreas. On ne peut pas se fier aux Qirsi. Grinsa croisa et soutint le regard menaçant de Kentigern. — Si ma mémoire est bonne, monseigneur duc, il n’y a pas si longtemps vous disiez à peu près la même chose de tous les hommes de Curgh et de Glyndwr. Et pourtant vous voici prêt à vous battre pour le roi. Ne serait-il pas possible que vous vous trompiez autant à mon sujet qu’hier au leur ? Aindreas dégaina son épée. — Espèce de sale cheveux-blancs ! — Il suffit, trancha brutalement Gershon avec un regard sévère à chacun d’entre eux. Cette querelle n’a aucune importance. Les Aneiriens se sont rendus. Il revint à son capitaine. — Rassemblez leurs armes, pansez leurs blessures, et disposez-les pour que le roi les passe en revue. Je ne veux pas qu’ils soient maltraités, mais je ne tolérerai aucune résistance de leur part. Il prononça ces derniers mots, les yeux sur Keziah, mais la jeune femme resta de marbre. Alors, tandis que ses soldats commençaient à rassembler les Solkariens, il se tourna vers Caius et Lathrop. — Rejoignez le roi avec vos hommes, leur dit-il. Je ne sais pas comment ses troupes s’en sortent, mais je suis sûr qu’il appréciera votre aide. — Ce n’est pas la peine, remarqua Fotir en désignant la ligne de front. Les hommes de l’empire ont cessé leur attaque. En tout cas pour l’instant. Ils se tournèrent tous vers le nord pour constater qu’en effet, les soldats de Braedon avaient sonné la retraite. — Alors laissons les nôtres s’occuper des Aneiriens, décida le capitaine, et rejoignons tous Sa Majesté ; il nous dira ce qu’il souhaite faire. Ils approuvèrent et, après avoir donné ordre à leurs capitaines respectifs de dresser le camp et surveiller les prisonniers, Gershon, les ducs d’Eibithar et les trois Qirsi partirent vers leur souverain. Kearney se trouvait avec Javan de Curgh, Marston de Shanstead, et Rab Avkar, le capitaine d’Heneagh. La reine de Sanbira était également présente, accompagnée de quatre de ses duchesses, dont la jeune femme aux cheveux sombres qui la veille avait dévisagé Grinsa et les autres Qirsi sans dissimuler la défiance qu’ils lui inspiraient. Devant le roi, Gershon sauta à bas de sa monture et mit un genou au sol. Tous les autres l’imitèrent, y compris Aindreas. Kearney, la démarche légèrement claudicante, se précipita vers son capitaine, lui ordonna de se relever, et lui donna une vigoureuse accolade. — Bienvenue, Gershon, bienvenue ! s’exclama-t-il. Pendant tout ce temps, j’ai cru combattre à une main. Il relâcha son capitaine pour l’inspecter de la tête aux pieds. — Je vois que vous allez bien. — Oui, Majesté, sourit Trasker. Je vous remercie. Et vous, comment allez-vous ? — Pas si mal. Mais déjà, il regardait les ducs au-delà de Gershon. — Lord Tremain, Lord Labruinn, les accueillit-il aimablement. Je vous suis profondément reconnaissant à tous les deux. Je ne doute pas que vos conseils et vos hommes ont été d’une aide précieuse au capitaine. Je crois qu’il est temps que le peuple de ce royaume cesse de qualifier vos maisons de mineures. Pour autant que je sache, cette distinction n’a pas lieu d’être. Caius et Lathrop s’inclinèrent. — Merci, Majesté, répondit Tremain. Nous avons fait ce que n’importe quel homme du royaume aurait fait pour son roi. Il n’avait pas achevé sa phrase qu’il jetait, brusquement pâle, un regard furtif en direction d’Aindreas. — Qu’en pensez-vous, Lord Kentigern ? interrogea Kearney à brûle-pourpoint. Aindreas, le visage plus congestionné que jamais, semblait sur le point d’éclater, mais il hocha la tête, comme maté par une main invisible. — Je suis sûr que monseigneur duc a raison, Majesté. — Est-ce le motif de votre présence ? Aucun n’avait esquissé le moindre geste, mais la menace était si forte que les deux hommes auraient aussi bien pu avoir tiré leurs épées. — Je suis là pour défendre le royaume d’Eibithar, répondit le duc, et repousser les hommes qui ont attaqué Kentigern. — Pas d’autre raison ? — Pas que je sache, Majesté. — Je vois. Le roi soutint le regard d’Aindreas un moment puis, comme s’il congédiait le duc, il se tourna vers Keziah. — Comment se fait-il que vous soyez avec Gershon, Premier ministre ? Je vous croyais à l’arrière de nos lignes, et quand je me suis avisé de votre absence, j’ai… Son visage se colora légèrement. — Je me suis inquiété. — Pardonnez-moi, Majesté. Grinsa nous a suggéré d’aller tous les trois au-devant des Aneiriens pour les arrêter. Nous ne savions pas que le capitaine était à leurs tousses. — Comment ? s’exclama Javan qui, jusque-là, n’avait pas lâché Aindreas des yeux. À trois, vous vous pensiez capables de tenir tête à un millier de Solkariens ? Il dévisageait maintenant Keziah, son maigre visage empreint de stupéfaction. — Êtes-vous vraiment aussi puissants, ou simplement aussi insensés ? — Nous possédons tous les trois le don des brumes et du vent, Lord Curgh, lui expliqua la jeune femme sans montrer la moindre émotion devant sa question. Nous avions peur que les archers d’Aneira attaquent l’armée du roi par l’arrière. Nous souhaitions simplement protéger Sa Majesté. — Chaque fois que je me retourne, il semble que vous soyez plus puissant, fit Javan cette fois à l’intention de Grinsa. Je me demande si votre magie a des limites. Aindreas dévisageait Grinsa du même œil. — Je croyais que vous n’étiez qu’un Glaneur. — Grinsa est un peu plus que ce dont il a l’air, monseigneur, dit Fotir à son duc. Mais son allégeance au royaume ne fait aucun doute. — Plus que ce dont vous avez l’air, hein ? répéta Aindreas, les yeux plissés. Est-ce ainsi que vous avez délivré le garçon ? — Quel garçon ? demanda Javan, bien qu’il le sache parfaitement. — Le vôtre, bien sûr ! Cet homme a fait un tel trou dans mon château que j’aurais pu le franchir de toute ma hauteur. Grinsa ouvrit la bouche pour protester, mais Fotir l’en empêcha : — Non, Lord Kentigern, c’était moi. — Vous avez affirmé ne pas en être capable. D’ailleurs, Shurik me l’a confirmé. — En temps normal, je n’aurais pas pu. Mais cette nuit nécessitait des mesures exceptionnelles, et Qirsar m’a donné le pouvoir de gagner la liberté de Lord Tavis. Ce n’était pas un mensonge au sens strict, et Grinsa apprécia la nuance du ministre. Fotir avait en effet utilisé son pouvoir de façonnage pour percer le mur des geôles de Kentigern. Mais sans l’aide de Grinsa qui avait tissé la magie du ministre avec la sienne, il n’aurait jamais réussi. Pour ce qui était de l’intervention de Qirsar dans sa présence, le Glaneur ne pouvait dire qu’il y croyait, mais rien ne lui permettait d’affirmer avec certitude que le dieu des Qirsi ne s’était pas mêlé de l’aventure. Quoi qu’il en soit, la confession de Fotir parut satisfaire le duc et mettre fin à la question. Du moins le pensait-il. Car ce fut au tour de Marston de Shanstead, dont la méfiance vis-à-vis de tous les Qirsi avait presque conduit le roi à bannir Cresenne et Keziah du château d’Audun, d’intervenir. — Il semble que nos amis Qirsi soient pleins de surprises. Grinsa surprit l’acquiescement discret mais satisfait de la duchesse brune qui accompagnait la reine de Sanbira. — Vous voulez ajouter quelque chose, Lord Shanstead ? interrogea Kearney d’un ton où perçait l’agacement. — Rien que je ne vous aie déjà dit, Majesté. — Tant mieux. Je l’ai entendu une fois, je n’ai pas besoin de l’entendre à nouveau. Le baron baissa les yeux. — Bien, Majesté. La reine de Sanbira qui avait suivi cet échange sans réagir s’éclaircit la gorge. — Majesté, peut-être pourrions-nous poursuivre cette conversation plus tard. Les hommes de Braedon se sont retirés, mais j’imagine qu’ils peuvent reprendre l’assaut à tout moment. Kearney acquiesça. — Vous avez raison, Altesse. Il avisa Gershon. — Que les soldats qui viennent d’arriver rejoignent nos lignes le plus vite possible. Capitaine, vous prendrez le commandement de la garde royale – à ceux qui sont déjà sous votre autorité ajoutez ceux que j’ai pris avec moi en partant de la Cité des Rois. — À vos ordres, Majesté. — Lord Tremain, j’aimerais que vos hommes rejoignent l’armée de Curgh. Lord Curgh, avec les hommes de Gershon ajoutés aux miens, la garde royale tiendra le centre. Je vous veux donc, avec Lathrop, sur le flanc est. — Entendu, Altesse. — Lord Labruinn, positionnez vos forces à l’ouest, avec l’armée de Thorald et ce qui reste de l’armée d’Heneagh. Il fit une pause, et considéra Aindreas. — Quant à vous, Lord Kentigern, vous irez avec vos hommes rejoindre ceux de Caius. Pour l’instant, vous êtes sous ses ordres. — Très bien. — Nous avons beaucoup de choses à discuter vous et moi. Mais je crains que cela ne doive attendre. Aindreas rougit de nouveau, mais se contenta d’acquiescer. — Comme vous voudrez, Majesté. — Altesse, fit enfin Kearney à l’intention de la reine de Sanbira, je vous demanderais de garder votre armée où elle était aujourd’hui, à moins que vous n’ayez une idée plus judicieuse. — Nous sommes ici à votre demande, lui répondit Olesya avec toute la courtoisie d’une reine. Utilisez-nous comme bon vous semblera. Le roi sourit et s’inclina. — Je vous remercie, Altesse. C’est tout, dit-il en avisant les autres. J’espère que les hommes de l’empire y penseront à deux fois avant de nous attaquer à nouveau. Ils ont vu comment leurs alliés aneiriens ont été facilement battus, et ils savent que nous avons ajouté plusieurs milliers d’hommes à notre défense. Cependant, je reconnais avec la reine que nous devons rester vigilants. Je veux que vos armées soient donc rapidement en position. Ils nous ont déjà surpris et pourraient bien recommencer. Après s’être inclinés devant le roi, les ducs d’Eibithar et leurs ministres s’éloignèrent. Grinsa suivit Fotir, afin de le remercier de l’avoir aidé à garder son secret un peu plus longtemps, mais il n’avait fait que quelques pas, lorsque Kearney l’appela. — Un mot, Glaneur, je vous prie. Keziah, restée auprès du roi, pâlit brutalement. Les lèvres aussi serrées que la gorge, elle regarda Grinsa revenir jusqu’à eux. — Oui, Majesté ? Kearney hésita. — Marchez donc un peu avec moi, tous les deux. Ils s’éloignèrent des hommes pour contourner la partie de la lande où s’était déroulée la bataille contre les Solkariens, et où les soldats d’Eibithar empilaient maintenant les morts. Un regard en arrière permit à Grinsa de remarquer que Marston de Shanstead et la duchesse brune de Sanbira les observaient. Ils étaient trop loin pour que le Glaneur puisse distinguer leurs visages, mais il n’avait aucun doute sur leur expression. — Ce n’est pas le Premier ministre de Javan qui a fait ce trou dans le château, n’est-ce pas ? lui demanda le roi. — Non, pas tout seul. Sans mon aide, il n’y serait pas parvenu. — C’est donc l’autre. — Majesté ? — Le jour où vous m’avez avoué être Tisserand, vous m’avez fait une liste de ceux qui le savaient ; Keziah, Tavis, Cresenne. Vous en avez cité un quatrième que vous n’avez pas jugé bon de nommer. C’était Fotir, n’est-ce pas ? — Oui. — Combien de temps pensez-vous que notre cercle d’initiés puisse rester aussi restreint ? — Pas longtemps, je le crains, Majesté, reconnut Grinsa avec une moue désabusée. — Aindreas réclamera votre tête. Ainsi que Shanstead. J’ignore comment réagiront les autres, mais j’ai du mal à imaginer qu’ils seront prêts à vous accepter comme allié. — Il le faudra bien ! s’insurgea Keziah. Qui d’autre parmi nous est de taille à combattre le Tisserand ? — Je suis d’accord avec vous, Kez. Vous le savez. Je ne fais que souligner ce que je sais être vrai. — La question est de savoir, Majesté, ce que nous allons faire. Si vous me soutenez, les autres pourraient vous suivre. Peut-être pas Kentigern, ni même Shanstead, mais les autres, oui. Certainement, Javan. Il sait ce que j’ai fait pour Tavis, et son fils lui parlera en ma faveur. Il me semble que la reine de Sanbira pourrait me soutenir elle aussi, bien que quelques-unes de ses duchesses puissent être contre. Mais en dernier ressort, c’est à vous qu’appartient la décision. Kearney contempla le champ de bataille, puis leva les yeux vers les corbeaux et les vautours qui tournoyaient au-dessus. — Mon père me disait qu’on trouve ses alliés plutôt qu’on ne les choisit. Le plus difficile, ajoutait-il, étant de les reconnaître à temps. Il croisa le regard de Grinsa. — Je vous soutiendrai, Glaneur, je n’ai pas beaucoup de choix en la matière, mais si je l’avais, vous avez prouvé votre loyauté à de nombreuses reprises. Je serais stupide de ne pas vous soutenir. Grinsa s’inclina. — Merci, Majesté. — Devons-nous leur parler maintenant ? — Pas encore. Il me reste une tâche à accomplir auparavant. Avec votre permission, j’attendrai jusqu’au matin. — Très bien. Puis-je vous demander ce que vous comptez faire ? — Je vais essayer de pénétrer les rêves du Tisserand. — Quoi ? murmura Keziah effarée. — Nous devons savoir où il est, et si possible, ce qu’il mijote. Et c’est le seul moyen que j’ai pour découvrir les deux. — Courrez-vous un danger quelconque ? s’enquit le roi. — Non. C’est moi qui vais entrer dans son esprit. Le pire qu’il puisse me faire est de m’en chasser. Mais il se peut que je lui fasse du mal. — Je l’espère, et j’ai hâte de savoir ce que vous aurez appris. — Merci, Majesté. — Bien, je dois rejoindre mes hommes, fit-il en s’arrêtant. — Puis-je rester un moment avec Grinsa, Majesté ? — Bien sûr. Kearney salua le Glaneur qui s’inclina en retour, puis il fit demi-tour et s’éloigna vers ses soldats. — Tu crois que j’ai tort, dit aussitôt Grinsa à sa sœur. — Je pense que les risques sont plus grands que tu ne viens de le dire. — Il ne peut pas me faire de mal, Kezi. — Peut-être pas, mais il peut sentir tes pensées, tes peurs. Je le sais, parce que j’ai senti les siennes. Pas suffisamment pour en apprendre grand-chose, mais je ne suis pas Tisserand. En provoquant cette rencontre, tu pourrais en révéler autant que ce que tu vas apprendre. Tu pourrais même révéler que je suis ta sœur. — Je ne le ferai pas. — Mais tu pourrais. — Au premier signe de danger, je romprai le contact. Je t’en donne ma parole. Elle faillit poursuivre, mais se ravisa et, sur un hochement de tête, le laissa parmi les herbes et les pierres de la lande. Resté seul, Grinsa réfléchit à sa décision. Pour être honnête, il n’avait pas besoin d’entrer dans les rêves du Tisserand. Il lui suffisait de le chercher à travers le pays. Lorsqu’il aurait localisé Dusaan, il saurait où se tenait son armée. Mais Grinsa voulait cette confrontation. Les deux hommes s’étaient croisés à deux reprises. La première lorsque Grinsa avait arraché Cresenne de son rêve, lui sauvant ainsi la vie, et la seconde quand le Tisserand était venu à lui et avait presque réussi à retourner la magie de Grinsa contre lui-même. Ils finiraient par s’affronter, dans un ultime combat, probablement sur cette même lande. Cette issue était aussi prévisible, et inéluctable, qu’un jour nouveau car ils étaient liés l’un à l’autre. Ce lien étrange, forgé sur leur haine réciproque et les pouvoirs qu’ils partageaient, était noué par l’ambition du Tisserand et le besoin qu’avait Grinsa de venger tout ce que Dusaan avait fait subir à Cresenne et Keziah. Mais durant leur précédente rencontre, quand le haut chancelier de Braedon avait pénétré ses rêves, Grinsa avait été écrasé et, avant leur confrontation finale, leur dernière bataille, Grinsa devait se prouver qu’il pouvait vaincre cet homme, que ses pouvoirs étaient aussi profonds que ceux du Tisserand renégat. Le soleil baissait sur l’horizon lorsque Grinsa se décida à retourner au camp de Curgh. Il avait l’intention de discuter avec Tavis, mais avant de rejoindre le jeune homme, il fut arrêté par Marston de Shanstead. Le baron était accompagné de deux soldats, comme s’il craignait d’approcher un Qirsi seul et sans garde. Il avançait, la main sur le pommeau de son épée glissée dans son fourreau, et ses yeux gris aux aguets lançaient des regards inquiets à droite et à gauche. — Je sais ce que vous comptez faire, lança-t-il à Grinsa sans préambule d’une voix basse et tendue. Et je vous le déconseille. Un court instant, Grinsa se demanda si l’homme avait découvert son secret, et s’il était au courant de son intention de se confronter au Tisserand. Il repoussa cette idée saugrenue. Cet homme haïssait tous les Qirsi, à l’exception de son propre ministre. Il avait sans aucun doute l’intention d’accuser Grinsa de quelque crime honteux à l’encontre du roi. — Que pensez-vous savoir, monseigneur ? — Je sais que le Premier ministre est une traîtresse, et je vous vois comploter tous les deux. Je sais aussi que vous avez menti sur vos pouvoirs. Même Aindreas et Javan, incapables de s’entendre sur le moindre sujet, sont d’accord. Il fit un pas de plus, la main crispée sur son arme. — Je vous surveille, Glaneur. Ainsi que votre amie. Si l’un de vous s’avise ne serait-ce que de regarder le roi de travers, je vous écraserai tous les deux. Vous comprenez ? À cette seconde, Grinsa prit conscience que Shanstead était précisément le genre d’Eandi qui poussaient les Qirsi dans les bras du Tisserand et de son mouvement. Ce type de soupçons aveugles, cette animosité fanfaronne avaient plus affaibli les Terres du Devant qu’un quelconque traître qirsi n’aurait pu imaginer. Grinsa aurait aimé briser la lame de cet imbécile, ou mettre le feu à ses cheveux, mais il le gratifia d’un aimable sourire. — Je vous assure, Seigneur Shanstead, que le roi n’a rien à craindre de son Premier ministre, ni de moi-même. Et de plus, il le sait. Il est regrettable que vous soyez trop stupide pour vous en rendre compte. — Comment osez-vous me parler sur ce ton ! — Je pourrais en dire autant de vous, monseigneur. Et, sans plus s’arrêter devant l’inopportun, Grinsa continua vers les lignes de Curgh. Il s’attendait à moitié à ce que l’homme le suive. Il l’aurait presque voulu, il aurait alors eu une raison d’utiliser ses dons contre lui. Mais le baron se contentait de le fixer tandis qu’il se frayait un chemin à travers le dédale des soldats et des blessés. Quand il trouva enfin Tavis, ses mains tremblaient encore de rage. — Vous voici, dit le jeune seigneur en voyant Grinsa venir à sa rencontre. J’ai entendu toutes sortes d’histoires à votre sujet. Il souriait, mais devant l’expression de Grinsa toute trace d’amusement quitta son visage. — Que s’est-il passé ? s’enquit-il avec inquiétude. Grinsa secoua la tête. — Rien. — Inutile de me mentir, Grinsa, je vous connais trop bien. — Rien d’important. Je vous assure. Sachant que cette réponse ne satisferait pas le garçon, il désigna la plaine d’un geste vague de la main. — Shanstead vient d’accuser Keziah et moi de comploter contre le roi. — Shanstead est un imbécile. — J’aurai tendance à être d’accord. — Vous voulez que je parle au roi ? Le Glaneur sourit. Tavis avait beaucoup mûri au cours de cette dernière année. — Non, merci, dit-il, baissant la voix jusqu’à un murmure. Tant que Keziah joue les traîtresses, les soupçons de Shanstead peuvent s’avérer utiles. — J’imagine. — Parlez-moi de ces histoires que vous avez entendues. — En fait, la plupart viennent de mon père. Il raconte qu’avec Fotir et le ministre de Kearney, vous avez tenu en respect toute l’armée aneirienne. Grinsa éclata d’un rire sonore. — Ce n’est pas tout à fait vrai ! — C’est pourtant ce qu’il affirme. Il m’a dit aussi qu’Aindreas vous a accusé d’avoir fait un trou dans le mur de son château pour que je puisse m’échapper. Il prétend également que Fotir se targue d’avoir percé ce trou lui-même, mais mon père ne le croit pas un instant. Il s’interrompit, un regard attentif et curieux sur le visage du Glaneur. — Vous voyez où je veux en venir. — Oui, répondit le Glaneur, en se frottant le menton d’une main lasse. Brusquement, la situation n’était plus aussi drôle. — Ce ne sont pas que des histoires, Grinsa. Il m’a pris à part, et a commencé à me poser des questions sur vous, vos pouvoirs, sur ce que je vous ai vu faire durant nos voyages ensemble. Mon père n’est pas idiot. Il n’en connaît peut-être pas autant sur la magie qirsi que moi, mais il ne va pas tarder à tirer les conclusions qui s’imposent. Il l’a peut-être déjà fait. — Que va-t-il faire quand il comprendra ? — Je ne sais pas. — J’ai besoin de son soutien, Tavis. Avec Shanstead qui raconte à qui veut l’entendre que je suis un traître, et Aindreas qui n’a toujours pas accepté votre évasion, j’aurai besoin de tous les amis… — Vous allez leur dire ? s’exclama le jeune homme au comble de la stupéfaction. — Je n’ai pas d’alternative. Le roi se prépare à livrer une autre bataille avec l’empire. Je ne peux pas laisser faire ce carnage. Si les armées eandi s’entre-détruisent, nous n’aurons aucun espoir de vaincre le Tisserand. Nous avons peut-être même déjà perdu trop d’hommes. J’ai l’intention d’annoncer aux nobles que je suis un Tisserand pour essayer de leur faire comprendre ce qui les attend. J’espère les convaincre de solliciter la paix avec l’armée de Braedon. — Ils ne le feront pas. — Ils n’auront pas le choix. Tavis haussa les épaules. — Ils ne le feront pas, répéta-t-il. Vous m’avez beaucoup appris sur votre peuple et vos dons magiques cette dernière année. C’est à mon tour de vous dire quelques petites choses à propos des cours eandi d’Eibithar. Elles ne tolèrent pas les invasions. Je suis d’ailleurs stupéfait que vous ayez pu les convaincre d’épargner les vies de ces Solkariens. Vous pourrez peut-être faire de même pour ce qui reste des forces de l’empire, mais vous ne les convaincrez jamais de demander la paix, encore moins de combattre à leurs côtés. Je sais ce qui est en jeu, et pourtant, je suis presque tenté de détruire moi aussi leur armée. — Je comprends, Tavis. Mais, il faut que j’essaie. — Je sais, soupira le jeune homme. Vous pouvez compter sur moi. Je ferais tout mon possible pour persuader mon père. Il a beau être têtu, je le suis plus que lui ! Un sourire effleura ses lèvres et disparut. — Après tout ce que vous avez fait pour moi, je vous garantis qu’il ne sera pas de ceux qui vont réclamer votre tête. — Je vous remercie, Tavis. — Avez-vous dit à Keziah ce que vous comptez faire ? Grinsa hésita, mais brièvement. Tavis devait être au courant de tout. Il l’avait mérité. — Oui. Je dois aussi vous apprendre que j’ai l’intention de pénétrer les rêves du Tisserand ce soir. Il s’attendait à la stupéfaction, ou aux reproches du jeune seigneur, mais Tavis hocha simplement la tête. — Soyez prudent, dit-il. — Je le serai. Un silence embarrassé s’installa entre eux. Grinsa avait le sentiment qu’ils arrivaient à une sorte de conclusion, comme si tout ce qu’ils avaient partagé depuis l’évasion de Tavis des geôles de Kentigern touchait à sa fin. Et, contre toute attente, le Glaneur en éprouva de la peine. — J’imagine que tout va changer quand les autres sauront, reprit le garçon. Un sourire un peu forcé naquit de nouveau sur ses lèvres, adoucissant les cicatrices qu’Aindreas lui avait infligées. Grinsa avait un jour pensé que ces cicatrices lui seyaient, qu’elles donnaient à son visage un air endurci qui allait de pair avec son caractère difficile. C’était au début de leur périple. Au cours de l’année qui s’était écoulée, tandis qu’ils cherchaient l’assassin de Brienne et se préparaient à cette guerre, leur relation avait changé. Tavis avait changé. Le gamin égoïste et indiscipliné avait cédé la place au jeune homme qui se tenait maintenant devant lui. Il avait toujours ses défauts, bien sûr, mais il avait mûri, et beaucoup plus que le Glaneur ne l’eût cru possible. Avec le temps, tandis que le visage de Tavis s’affirmerait, que l’âge ajouterait ses marques aux blessures anciennes, sa force et sa sagesse s’épanouiraient. Et ceci, lui semblait-il, n’était que justice. — Ce n’est plus moi qui vais être le point de mire, ajouta Tavis. C’est vous qu’ils vont regarder. — Je pensais que vous en seriez soulagé. — Je devrais l’être. — Mais ? Tavis haussa les épaules, et secoua la tête. — Mais rien. Le sourire s’attarda, plus chaleureux. — Quelle paire nous faisons ! Avant que Grinsa ne pût répondre, Tavis s’avança et le serra rudement entre ses bras. — Merci Grinsa, murmura-t-il. Puis il se dégagea, se détourna, et disparut rapidement. Le Glaneur s’éloigna à son tour. Il erra quelque temps dans le campement, et finit par s’asseoir sur une large pierre pour contempler le coucher du soleil. Alors que l’obscurité enveloppait doucement le paysage, les soldats allumèrent des feux et une légère odeur de volaille grillée ne tarda pas à l’atteindre. Il n’avait pas mangé depuis le matin, mais il n’avait pas faim. Alors il resta immobile et songeur, les yeux sur les étoiles qui envahissaient le ciel. Des fragments de conversation parvenaient jusqu’à lui, interrompus de temps à autre par un éclat de rire ou le son de voix rudes entonnant quelque chanson populaire d’Eibithar ou de Sanbiri. Il était à la même place depuis un moment lorsque Keziah le rejoignit. Elle s’assit sans un mot. Grinsa pensa d’abord qu’elle voulait reprendre leur discussion contre son projet, mais elle ne dit rien et, laissant reposer sa tête sur l’épaule de son frère, elle s’abandonna elle aussi à la contemplation du ciel. Il comprit qu’elle somnolait aux quelques sursauts qui l’agitaient alors qu’elle luttait contre le sommeil. Finalement, elle se leva, bâilla, l’observa quelques secondes avec un sourire empreint de tristesse, puis l’embrassa sur la joue, lui pressa la main doucement, et se retira. Resté seul avec le souffle léger du vent et le cri lointain et plaintif d’un hibou, Grinsa attendit encore. Les lunes amorçaient leur courbe lente à l’horizon. Lorsqu’il jugea qu’elles étaient assez hautes, il ferma les yeux, et partit à la recherche du Tisserand. Il savait qu’il devait se diriger vers le nord, il imaginait Dusaan en mer, dans la baie de Galdasten. Au lieu de cela, il le trouva en compagnie de près de deux cents Qirsi, sur les landes au sud du château, à quelques jours de chevauchée à peine du champ de bataille. La peur s’empara de lui et il faillit ouvrir les yeux pour avertir Kearney. Mais cela pouvait attendre – Dusaan et son armée n’étaient pas encore en route. Et surtout, Grinsa voulait se confronter à lui. Il voulait prouver, à lui-même comme au Tisserand, qu’il pouvait tenir tête au pouvoir du haut chancelier. Il n’en était pas fier – cette obstination était plus proche du caractère de Tavis, que du sien – mais il ne pouvait nier la force de cette impulsion. Du reste, il n’en avait pas envie. Alors, après une longue et profonde inspiration, il pénétra l’esprit de Dusaan. Il avait choisi les landes près d’Eardley pour leur rencontre – le même endroit qu’il conjurait pour parler avec Keziah quand il la visitait dans ses rêves. Il s’y sentait à l’aise, et il voulait concentrer toute son attention sur le Tisserand et ses propos, sans s’inquiéter de son environnement. Il s’assura néanmoins que le soleil était haut dans le ciel. Lors de telles rencontres, Dusaan aimait cacher son visage. Grinsa ne lui offrirait pas ce luxe. Un instant plus tard, Dusaan se tenait devant lui, en armure de guerrier, un rictus amusé sur son visage carre. — Je t’attendais, dit-il. Sans prendre la peine de répondre, Grinsa s’attaqua aux dons de l’homme – celui du façonnage d’abord, puis celui du feu, et enfin celui de la guérison. Dusaan le repoussa sans efforts. — Tu me déçois, Glaneur. Tu ne pensais tout de même pas me prendre au piège d’une attaque aussi prévisible. — Cela valait la peine d’essayer. Dusaan haussa les épaules avec indifférence. — Sans doute, mais tu ne fais pas honneur à notre relation. — Nous n’avons pas de relation. — Non ? Je pénètre tes rêves, et toi les miens. Il sourit. — Les gens vont jaser. Grinsa tenta à nouveau de s’emparer des dons de guérisseur du Tisserand, mais Dusaan tenait ses pouvoirs d’une main de fer, et le Glaneur ne percevait aucune peur en lui. Seulement de la confiance, une foi inébranlable dans ses propres forces, et la certitude de la victoire. — Sois honnête avec moi, Grinsa. Tu n’as jamais connu d’autre Tisserand, n’est-ce pas ? — Non, admit-il. — Moi non plus. Nous partageons quelque chose d’unique. Personne n’est jamais entré dans mes rêves comme tu viens de le faire. Et de la même manière, je suis le premier à être entré dans les tiens. Tu peux le nier autant que tu le veux, mais nous nous ressemblons, nous partageons la même affinité. Même si elle est basée sur notre désir de nous tuer mutuellement, elle nous réunit. — Nous sommes Tisserands, mais au-delà de cela, nous n’avons rien en commun. Je sais ce que tu vaux, ce dont tu es capable. Tu es cruel, arbitraire, ambitieux au-delà de tout. Le Tisserand secoua la tête avec déception. — Tout cela parce que je me suis attaqué à ta bien-aimée ? Tu me juges trop sévèrement. Grinsa retint sa réponse. Il devait être plus prudent. Keziah le lui avait appris, le Tisserand pouvait sentir ses émotions, et la dernière chose qu’il souhaitait était de trahir le secret de sa sœur. — Je sais ce que j’ai vu, dit-il finalement. — Cresenne m’a trahie. Peux-tu affirmer, en toute honnêteté, qu’un seigneur eandi agirait autrement envers un traître ? — C’est une façon bien étrange de justifier tes actes. Tu parles d’un nouvel avenir pour le peuple qirsi, et tu te réfères aux cours eandi que tu souhaites détruire pour justifier la torture. — N’essaie pas de me provoquer, Grinsa, cela ne marchera pas, et ce n’est pas nécessaire. Tu veux connaître mes plans, deviner les stratagèmes que je compte utiliser contre tes amis eandi. La vérité est qu’il n’y a pas de stratagèmes. J’ai l’intention de conduire mon armée sur la Lande et de vaincre celle des Terres du Devant. Tu m’as trouvé, tu sais donc où je suis et combien nous sommes. Cela m’est égal. Je suis sûr que tu considères comme une victoire le fait de voir mon visage mais, à ce stade, je me fiche bien d’être démasqué. Je n’ai rien à craindre de Kearney et de ses alliés, ni de toi, en l’occurrence. J’ai vaincu l’armée de l’empereur avec une poignée de Qirsi. J’ai pris Ayvencalde avec moins de la moitié des Qirsi qui sont maintenant avec moi. Mon armée est la force la plus puissante à traverser les Terres du Devant depuis neuf cents ans. Rien ni personne ne peut se mesurer à nous. — L’armée dont tu parles a été vaincue il y a neuf cents ans, la tienne le sera aussi. Un rictus brillant de colère traversa le visage du Tisserand. — Non, Grinsa, tu te trompes. L’ancienne armée qirsi a été trahie. Je connais ces Qirsi – mes Qirsi. Il n’y a pas de Carthach parmi eux. — Comment peux-tu en être si sûr ? Le sourire de Dusaan s’agrandit. — Parce que tu es le seul Carthach des Terres du Devant ! Tu as déjà trahi ton peuple, et nous allons vaincre, malgré toi. Qui provoquait l’autre à présent ? Grinsa n’aurait pas dû se sentir déstabilisé, mais la figure de Carthach – pourquoi avait-il mentionné le traître en premier lieu ? – était trop proche de ses doutes les plus intimes pour le laisser indifférent. L’homme qui lui faisait face n’était pas apte à diriger son peuple, et encore moins toutes les Terres du Devant, mais Grinsa savait aussi que son peuple méritait mieux que le traitement que lui réservait la noblesse eandi. Et il redoutait de rester dans l’histoire comme le Tisserand qui, à l’instar de Carthach, avait trahi les siens en combattant du côté des oppresseurs. — Ne dirait-on pas que je t’ai réduit au silence, s’amusa le Tisserand. Quel exploit ! Grinsa n’avait rien à dire. Sa seule possibilité, dans son désespoir et désormais sa peur, était de tenter une dernière fois de tuer l’homme. D’un bond de sa pensée, il se jeta sur les défenses de Dusaan, luttant de nouveau pour s’emparer de ses pouvoirs. Le feu, le façonnage, la guérison, n’importe lequel de ces dons lui permettrait de venger ce que le Tisserand avait infligé à Cresenne, ce que ses manigances avaient imposé à Tavis, ce que son besoin de le combattre avait conduit Keziah à risquer. Et de nouveau, il échoua. Dusaan lui rit au nez, comme si Grinsa n’avait été qu’un enfant s’efforçant d’atteindre des merveilles hors de sa portée. Puis, sans le moindre signe avant-coureur, le Tisserand fit un geste que Grinsa n’avait pas anticipé, qu’il n’aurait même pas imaginé. D’un bond rapide, Dusaan tendit la main et s’empara de la gorge du Glaneur. Grinsa ne pouvait plus respirer. Cette attaque était impossible ! Rien dans ses connaissances des dons qirsi ne pouvait l’expliquer. Pourtant, la pression sur son cou était réelle, aussi impitoyable que la mortelle brûlure dans ses poumons. — Tu croyais pénétrer mes rêves ? demanda le Tisserand, son haleine brûlante sur le visage de Grinsa. Tu te croyais aussi puissant pour être capable de retourner mes dons magiques contre moi ? Tu n’es rien, Glaneur. Il prononça ce mot avec mépris, comme s’il avait traité Grinsa de bâtard, ou de traître. Grinsa lutta pour se libérer, avant de comprendre que c’était exactement ce que le Tisserand attendait, une réaction de panique contre laquelle il avait lui-même mis Cresenne et Keziah en garde. Alors il s’immobilisa et, reprenant le contrôle de sa propre magie, se débarrassa de Dusaan. Aussitôt, il sentit avec soulagement sa respiration revenir. Dusaan était toujours devant lui, sa main sur sa gorge. Mais le Glaneur ne sentait plus sa poigne. Dusaan eut un sourire narquois. — Très bien, Glaneur. Tu t’en sors bien. Naturellement, un homme de ta trempe n’aurait pas dû me laisser un accès aussi facile à ses dons, mais je suis sûr, quand tu raconteras notre entrevue au roi, que tu omettras ce petit détail. Au même instant, sa vision s’assombrit. Pour se protéger, Grinsa rassembla ses dons magiques, comme sur un champ de bataille avant l’assaut, mais l’ennemi avait disparu. Il était réveillé et comprit que le Tisserand avait mis fin à l’entretien. Devant l’aisance de Dusaan à le congédier, il ne put s’empêcher de se souvenir du mal qu’il avait eu, lui, à le chasser de son esprit quand il avait envahi ses rêves. Il ouvrit les yeux. Au-dessus de lui, les étoiles tanguaient. Pour éviter de basculer, il prit appui sur ses deux mains, puis serra les paupières et les rouvrit doucement. Les étoiles avaient heureusement ralenti leur danse. Lorsqu’il fut en état de marcher, il se leva avec précaution et se dirigea vers la tente de Kearney. Dans le camp, la plupart des soldats étaient assoupis, mais une chandelle brûlait encore dans l’abri du roi. Le garde, après s’être assuré de l’accord de Kearney, le laissa entrer. Le roi était assis à une petite table, un repas frugal à moitié consommé devant lui. Il avait l’air las. Même à la lumière des bougies, Grinsa distinguait les lignes sombres qui ourlaient ses yeux pâles. — Oui, Glaneur. Qu’y a-t-il ? — Je suis allé à la rencontre du Tisserand, Majesté, comme je vous l’avais dit. Kearney se leva si vivement qu’il faillit renverser sa table. — J’avais oublié. Êtes-vous… ? Avez-vous pu le blesser ? — Non, Majesté. Mais j’ai découvert une partie de ses plans. Il est plus près que nous ne le pensions, à deux ou trois jours de chevauchée, au plus. Il a réuni une armée de quelque deux cents Qirsi. — Deux cents ? répéta le roi. — Ne vous fiez pas à ce chiffre, Majesté. Avec deux cents Qirsi, il peut anéantir toutes les armées présentes sur la plaine. — Mais vous êtes Tisserand, et vous avez aussi des Qirsi à vos côtés. Vous pouvez certainement nous aider à le battre. — Je ferai de mon mieux, Majesté, je vous assure. Il est… très puissant. — Vous l’êtes autant. — Oui, mais il a plus de Qirsi que moi. Et il se sert de ses pouvoirs comme une arme depuis beaucoup plus longtemps. — Tout de même, votre présence ici a un sens. — Je l’espère, Majesté, mais seul, je ne serai pas assez fort pour agir. Il est impératif que vous cessiez cette guerre avec Braedon. — J’ai l’intention d’essayer. J’ai essayé. — Non, Majesté, vous ne comprenez pas. Je ne parle pas d’une victoire. Je vous demande de solliciter la paix et de mettre un terme à ce conflit avant que d’autres ne meurent. — Vous n’êtes pas sérieux ! — Au contraire, Majesté. C’est le seul moyen de combattre l’armée des renégats. Nous n’avons pas les moyens de perdre davantage d’hommes. — L’empire a envahi cette terre ! s’exclama Kearney avec vivacité. Harel cherche à conquérir Eibithar ! Et vous voulez que je fasse la paix avec lui ? — Harel ne règne plus sur Braedon, Majesté ! Dusaan a battu les contingents que l’empereur a gardés à Curtell. Pour autant qu’on le sache, mais je ne vois aucune raison de penser le contraire, l’empereur lui-même est mort. C’est la conspiration qui est votre ennemi, comme elle l’est de tout souverain des Terres du Devant. Même si vous battiez les hommes de Braedon demain, cette guerre vous détruira. Je vous en supplie : cessez les combats tant que vous en avez les moyens, et préparez-vous ensemble à la véritable bataille. Kearney se rassit brutalement. — Il a battu Harel, répéta-t-il accablé. Vous en êtes certain ? — Oui. Il a également pris Ayvencalde, et bien qu’il ne l’ait pas dit, sa présence sur la Lande indique qu’il a aussi vaincu Galdasten. Le roi fixait la flamme de la chandelle. — Par les démons et toutes les flammes ! — Je vous en conjure, Majesté, faites la paix avec les hommes de l’empire. C’est notre seul espoir. — Je vais y réfléchir. Vraiment, ajouta-t-il devant le regard suppliant du Glaneur. — Merci, Majesté. Grinsa s’inclina, puis quitta la tente. Il n’était même pas sûr qu’une alliance entre Eibithar et ses ennemis serait suffisante pour repousser l’assaut du Tisserand, et il prenait douloureusement conscience que le roi comptait sur lui pour remporter cette guerre. De même que Keziah, Fotir et Tavis. Quand il révélerait ses véritables pouvoirs, les autres d’abord se récrieraient, et réclameraient sa mort, mais ils se rangeraient vite à l’évidence : il était leur unique espoir. Grinsa le savait, mais lui-même n’en nourrissait aucun. Et cette constatation, plus que tout, expliquait pourquoi il n’avait rien dit à Kearney de la facilité avec laquelle le Tisserand s’était joué de lui. Dusaan avait eu raison. 2 Tirée de son sommeil par les voix des soldats, l’éclat du fer des épées dégainées et rengainées après avoir vérifié si elles étaient ébréchées, les piaffements d’impatience des chevaux, et le remue-ménage du harnachement des selles. Diani s’éveilla avant l’aube. Elle se redressa en réprimant avec peine sa grimace de douleur. Tous les muscles de son corps hurlaient. Son dos et ses jambes étaient si raides qu’elle se demandait si elle pourrait jamais se mettre sur pied, encore moins combattre. La bataille de la veille était la première qu’elle avait jamais livrée. Bien qu’elle l’ait traversée indemne, mis à part les quelques petites coupures et les contusions qu’elle n’avait pas pu éviter, elle avait compris qu’elle n’était pas une guerrière. Sa capacité à parer les coups relevait plus de sa dextérité de cavalière que de ses prouesses d’épéiste. Elle n’avait pas infligé plus de blessures qu’elle n’en avait reçu. Tous ses efforts n’avaient eu pour but que de rester en vie et de ne pas gêner les véritables combattants de Sanbira. À sa grande surprise, Naditia en faisait partie. La duchesse de Macharzo, aussi timide durant les audiences de la reine qu’en privé, s’était révélée une guerrière habile et puissante. Sur le champ de bataille, elle manœuvrait sa lame avec une agressivité et une agilité peu communes. Cette femme, se dit Diani encore stupéfaite, était aussi brave au combat qu’elle était timorée à la cour. Elle semblait née pour la guerre. D’ailleurs, plus d’une fois au cours de la journée précédente, Naditia lui avait sauvé la vie. Pourtant, dès la fin des hostilités, elle était instantanément redevenue la jeune duchesse maladroite et muette qu’elle connaissait. À la fin des combats, en sueur et hors d’haleine, trop soulagée d’être épargnée pour s’inquiéter du sort de leur armée, Diani avait voulu remercier la jeune femme de l’avoir protégée. — Vous vous battez magnifiquement, lui avait-elle dit avec admiration. J’aimerais avoir votre adresse et manier l’épée comme vous le faites. Naditia avait souri avec embarras et, repoussant la mèche de cheveux qui collait à son front humide, avait modestement baissé la tête. — Mon père m’a appris. — Vous semblez presque y prendre plaisir. La jeune femme avait haussé les épaules. — Oui. Tant que je me bats, je ne suis pas obligée de parler. Se résignant à se lever par cette matinée fraîche et sombre, grimaçant de douleur à chaque mouvement, Diani se demandait si la duchesse de Macharzo anticipait vraiment avec bonheur une nouvelle journée de combat. Ean savait que ce n’était pas son cas. Debout, elle étira les muscles de son dos, puis se dirigea avec raideur vers l’endroit où la reine et son maître d’armes prenaient un petit déjeuner léger. Tous deux étaient déjà en tenue de combat. Abeni, premier ministre de la reine de Sanbira, rôdait dans les environs, pâle comme la mort dans la pénombre de l’aube. — Bonjour, Lady Curlinte, l’accueillit Olesya avec un sourire. Auriez-vous faim par hasard ? — Non, Altesse. Je vous remercie. — Vous devriez tout de même avaler quelque chose, Diani. Si les combats reprennent, qui sait quand vous aurez une chance de vous nourrir ? Avec réticence, Diani prit un peu de pain et un morceau de fromage en remerciant la reine ainsi, après réflexion, qu’Ohan son capitaine. — Vous prévoyez que les combats recommenceront bientôt ? demanda-t-elle, entre deux bouchées. — Je n’en ai pas la moindre idée, ma chère. Nous attendons la décision du roi d’Eibithar. — Si l’armée de Braedon choisit de ne pas attaquer, ajouta le maître d’armes, je ne crois pas que Kearney prendra l’initiative. Si Diani en jugeait au ton réprobateur de sa réflexion, Ohan semblait penser que le roi commettait une erreur. Diani était d’un autre avis. — Alors espérons que l’ennemi y réfléchira à deux fois, dit-elle. — En effet, approuva Olesya. Ils continuèrent leur repas, parlant peu, tandis que le ciel s’éclaircissait lentement. Au nord, Diani ne voyait aucun signe d’agitation dans les rangs de l’empire. Le campement de Braedon était animé, mais rien n’indiquait que les hommes se préparaient à l’assaut. Un par un, les autres nobles les rejoignirent, Naditia d’abord, les ducs de Norinde et de Brugaosa ensuite. Leurs Qirsi les suivaient, à peu de distance du Premier ministre, s’entretenant à voix basse. — Je reste convaincu que nous devons attaquer, reprit finalement Ohan, les yeux rivés sur les lignes ennemies. Alao le considéra avec intérêt. — Je suis du même avis, capitaine. Avec les renforts arrivés hier dans les rangs de Kearney, nous sommes suffisamment nombreux pour anéantir les forces de Braedon. Attaquons-les et finissons-en. — La décision ne nous appartient pas, Lord Norinde, souligna la reine. — Je ne veux pas vous manquer de respect, Altesse, mais je dois dire que cette allégeance me trouble aussi. Il est déjà assez pénible d’être mêlés au conflit d’Eibithar avec l’empire, mais nous soumettre en plus à l’autorité du roi d’Eibithar me parait téméraire et dangereux. — Je connais votre opinion, Lord Norinde, lui répondit Olesya d’un air las. Et j’ai parfaitement conscience que, si vous étiez notre souverain, les choses seraient très différentes. Mais vous ne l’êtes pas, et j’ai pris ma décision. Kearney nous a appelés à l’aide, nous avons choisi de la lui accorder. Vous n’étiez pas d’accord à l’époque, et vous avez clairement exprimé votre point de vue, c’est-à-dire notre manque de sagesse, sur la question. Le répéter ne vous apportera rien de plus que de m’irriter davantage. Le visage d’Alao vira au rouge. Malgré la rage qui se lisait dans son regard, il inclina la tête et répondit sobrement. — Oui, Altesse. — Je soulèverai la question de la bataille avec Kearney quand j’en aurais l’occasion. En vérité, l’idée d’attendre un nouvel assaut ne me plaît guère non plus. Un soldat eibitharien approchait, resplendissant de pourpre et d’or. Il fit une révérence devant la reine et lui annonça que le roi lui demandait un entretien, à sa convenance. — Il souhaite me voir seule ? interrogea Olesya légèrement surprise. — Non, Altesse. Il vous demande, ainsi que vos nobles et vos ministres. — Mes ministres ? — Oui, Altesse. Il l’a bien précisé. — Fort bien, répondit la reine de plus en plus perplexe. Dites-lui que nous arrivons. L’homme s’inclina de nouveau et les quitta. — Maintenant, il nous convoque. Comme si nous faisions partie de sa cour ! — Oh, Alao, taisez-vous donc ! Il n’a rien fait de tel. Elle se tourna vers Diani. — Il est tout de même curieux qu’il nous demande de le rencontrer avec nos Qirsi. C’était plus que curieux, songea Diani, c’était troublant. En l’occurrence, la duchesse était de l’avis du duc de Norinde. En priant la reine de venir avec les Qirsi de son royaume, Kearney outrepassait la bienséance et l’autorité qu’il avait sur le champ de bataille. Plus précisément, selon ce que Diani avait observé durant le peu de temps passé avec le roi d’Eibithar, ce monarque lui donnait l’impression d’avoir beaucoup trop confiance dans les cheveux-blancs. Il semblait presque n’avoir jamais entendu parler de la conspiration, comme si rien ne s’était passé au cours de cette année pour ébranler sa foi dans la loyauté de ses ministres. Elle serait volontiers intervenue contre la requête de Kearney mais, après avoir entendu Olesya réprimander le duc, elle jugea plus sage de s’abstenir. — En effet, Altesse, répondit-elle, c’est étrange. — Mais je suis sûre qu’il a ses raisons. La reine fit signe à Abeni, et la Qirsi conduisit ses collègues vers Olesya et ses nobles. — Le roi souhaite s’entretenir avec nous, Premier ministre. Il nous attend sous sa tente. — Très bien, Altesse, s’inclina le Premier ministre avec un sourire visiblement forcé. Nous vous attendrons ici. — En fait, Kearney voudrait que vous et vos collègues assistiez à cet entretien. Abeni ne fit aucun effort pour cacher sa surprise. — Vous en a-t-il fait savoir la raison ? — Non, et je ne l’ai pas demandée. J’imagine que vous n’y voyez pas d’objection. — Aucune, Altesse, répondit la jeune femme avec un regard gêné aux autres ministres. Nous sommes prêts, quand vous le désirez. Olesya opina et les conduisit au camp eibitharien. Kearney les attendait devant sa tente. Les nobles d’Eibithar étaient déjà présents, ainsi que plusieurs Qirsi, dont le sorcier grand et aux larges épaules que Diani avait remarqué deux nuits auparavant. Il était différent de tous les Qirsi qu’elle avait jamais rencontrés. Sa stature était celle d’un guerrier eandi et, bien que sa peau et ses yeux fussent aussi pâles que ceux de tous les cheveux-blancs, ils ne lui donnaient pas cette apparence fragile ou malade commune à leur lignée. Au contraire. Il était peut-être même l’individu le plus impressionnant qu’elle ait jamais vu, de l’une ou l’autre race. Un jeune Eandi se tenait près de lui, ses yeux bleus et sombres aux aguets. Il avait dû être beau, mais son visage était maintenant marqué par des cicatrices qui lui donnaient un air à la fois triste et menaçant. Diani reconnaissait quelques nobles eibithariens, elle était même capable de mettre un nom sur le visage de certains. Quand Marston de Shanstead croisa son regard, elle le salua et lui sourit. Il lui rendit son salut, mais son expression resta morose. — Altesse, dit Kearney en saluant la reine. Je vous remercie d’honorer mon invitation si rapidement. Il semble que l’armée de l’empire se satisfasse de son repos pour l’instant, mais nous devons rester vigilants. Je ne vous retiendrai donc pas très longtemps. — En fait, Majesté, si je peux me permettre de vous interrompre, il se trouve que quelques personnes de mon entourage suggèrent que nous menions la bataille à Braedon. Ils font remarquer que nous surpassons l’ennemi en nombre d’une marge confortable. Ne serait-il pas plus judicieux d’arrêter cette menace aussi vite que possible ? Les yeux du roi se posèrent brièvement sur le grand Qirsi. — En effet, nous pourrions, Altesse. J’y ai songé moi aussi, et j’ai entendu la même réflexion de plusieurs de mes ducs. Mais je sollicite votre indulgence avant de prendre cette décision. Il y a… d’autres facteurs à considérer. — Quels autres facteurs ? demanda Alao en s’attirant le regard désapprobateur de la reine. — J’ai de bonnes raisons de penser que cette invasion n’est pas le résultat de la seule convoitise d’Harel pour le pouvoir et nos terres. Je crains que nombre des événements qui se sont déroulés sur les Terres du Devant au cours de cette dernière année, et particulièrement ici en Eibithar, n’aient été manigancés par d’autres. Alao eut un rictus amer. — Vous parlez de la conspiration. — En effet. — Autant de raisons pour cesser ce conflit rapidement, et de manière décisive. — Pas nécessairement, intervint le Qirsi aux larges épaules. Tous les regards se tournèrent sur lui. — Et qui êtes-vous, monsieur ? interrogea la reine. Je vous ai vu avec le roi, hier, mais je n’ai pas entendu votre nom, ou votre titre. L’homme s’inclina. — Je m’appelle Grinsa jal Arriet, Altesse. J’exerce comme Glaneur dans le Festival d’Eibithar. — Un Glaneur ? En entendant les ducs parler de vous, il me semblait que vous étiez plus que cela. — Je suis Glaneur de profession. — Dois-je en déduire que vous avez eu une vision de ce qui allait arriver, et que c’est cette vision qui vous a convaincu que nous ne devions pas attaquer ? — Il ne s’agit pas d’une vision. Tandis que nous discutons, une armée qirsi arrive du Nord. Elle est dirigée par un homme appelé Dusaan jal Kania… — Le haut chancelier de Harel ? — Oui. Mais il est beaucoup plus que cela. Il est Tisserand. — Un Tisserand ? s’exclama Olesya en portant une main à sa bouche. — Oui, Altesse. Et puissant. C’est lui le chef de la conspiration. Avec ses guerriers, il a le pouvoir d’anéantir toutes les armées rassemblées sur cette plaine. Si nous continuons cette guerre – même en cas de victoire – nous ne ferons qu’assurer celle de Dusaan. Nous devons donc cesser ce conflit immédiatement. Le Tisserand est notre véritable ennemi, et nous ne pourrons le vaincre qu’en joignant nos forces à celle des hommes de Braedon, et en combattant ensemble. — Cette fois, c’en est trop ! s’emporta l’un des ducs de Kearney, un homme râblé aux cheveux jaunes et aux yeux sombres. Hier, vous nous avez demandé d’épargner les hommes de Numar, nous l’avons fait, contre notre gré, et maintenant, vous voulez que nous fassions la paix avec les envahisseurs de Harel ? Jamais ! Il se tourna vers le roi. — Je vous en supplie, Majesté, n’écoutez pas cet homme. Diani ne pouvait qu’approuver, et elle fut satisfaite d’entendre d’autres voix s’élever contre les propos absurdes du Qirsi. — Lord Labruinn a raison, Majesté, intervint Marston de Shanstead. Ce n’est pas un quelconque incident de frontière que nous combattons. Ce conflit n’est pas le résultat d’une querelle mineure de territoire. L’empire a envahi notre royaume, et il ne peut y avoir de pourparlers de paix tant qu’il n’est pas chassé d’Eibithar. Sans quitter son souverain des yeux, il pointa un doigt accusateur vers le grand Qirsi. — Cet homme parle de la conspiration comme s’il était le premier à attirer notre attention sur ses dangers. Il ne l’est pas bien sûr. Nous avons tous souffert de cette traîtrise, y compris nos amis de Sanbira. Et ici, en Eibithar, personne n’a dénoncé avec plus de force que moi les renégats qirsi. De mon vivant, je n’ai jamais connu une telle menace contre notre royaume. Mais que cette guerre nous affaiblisse contre le péril qirsi n’a aucun sens. Il fit face au Glaneur. — Je mets en question les intentions de cet homme. S’il tient vraiment à sauver notre royaume, pourquoi ne parle-t-il que de satisfaire nos ennemis, les envahisseurs de Braedon ? Le jeune homme aux cicatrices dévisagea le duc en secouant la tête. — Êtes-vous vraiment aussi stupide ? demanda-t-il avec consternation. — Tavis ! — Je suis désolé, Père, mais cette discussion est ridicule ! Grinsa n’est pas un traître, Lord Shanstead, ajouta-t-il en faisant face au baron. Le roi peut vous le dire, mon père et son Premier ministre aussi, tout comme moi. Sans son aide, je serais mort à l’heure actuelle, ou au mieux, encore prisonnier des geôles de Kentigern. Cet homme m’a sauvé la vie à de nombreuses reprises, et il a passé cette dernière année à combattre la conspiration de toutes les façons possibles. — J’ai déjà entendu tout cela, Lord Curgh. Mais une question demeure, comment savait-il que vous étiez à Kentigern et qu’il fallait vous sauver ? Autant que je le sache, il n’était qu’un simple Glaneur de Festival avant de « voler » à votre secours de si opportune façon. — Il le savait parce qu’il m’a cherché. — Il vous cherchait, voyez-vous ça ! Il me semble que cet homme a fomenté votre sauvetage, exactement comme les Qirsi ont fomenté les guerres et tous les meurtres de ces dernières années. — Vous avez tort, Marston. La réplique d’Aindreas de Kentigern surprit tout le monde. Diani connaissait cet homme, non seulement parce qu’elle avait entendu sa conversation avec le roi la veille, mais aussi de réputation. Le duc de Kentigern était imposant. Certains l’auraient qualifié de gros, mais il était d’une taille peu commune, large d’épaules, et dégageait une puissance telle qu’elle jugea qu’il méritait le surnom sous lequel il était connu à Sanbira – le Pic au-dessus du Pic. Il était une montagne, solide, indestructible, énorme, aussi invincible que son château. Tous avaient les yeux sur lui à présent, et à la rougeur de son visage, il semblait regretter d’être intervenu. — Vous êtes d’accord avec les Qirsi, Lord Kentigern ? demanda Marston, visiblement sidéré par cette intervention. — Ce n’est pas ce que je dis, baron. Je ne sais pas ce que nous devons faire à propos des envahisseurs. Mais je sais que la libération de Tavis n’a pas été fomentée par la conspiration. S’ils étaient responsables de la… de ce qui est arrivé à ma fille, leur dernier vœu serait la libération de Tavis pour établir son innocence. — Quel changement de votre part, Lord Kentigern. — Oui, Majesté. — Auriez-vous l’amabilité de nous expliquer comment vous en êtes venu là ? Le duc, son regard glissant de visage en visage, hésita. — Non, Majesté. Je ne peux pas. Pas pour l’instant en tout cas. Kearney plissa les yeux. — Très bien. — Pardonnez-moi, Majesté, intervint la reine de Sanbira, mais je suis curieuse d’en apprendre un peu plus de la bouche du Glaneur. Vous affirmez, monsieur, ajouta-t-elle en avisant Grinsa, qu’une armée de Qirsi approche, conduite par un Tisserand. Et pourtant vous nous dites que vous n’avez pas eu de vision. Alors comment le savez-vous ? Le Glaneur prit une profonde respiration, puis regarda le roi, qui acquiesça, comme pour l’encourager. — Je le sais, Altesse, commença-t-il, parce que je lui ai parlé la nuit dernière. — Quoi ? Il est donc si près ? — Non, Altesse. Lui et ses hommes sont encore à deux jours de cheval. — Je ne comprends pas… Un hoquet l’interrompit. Se tournant vers l’origine du son, Diani s’aperçut qu’Abeni dévisageait le Glaneur, la bouche béante, ses joues aussi pâles que Panya, la lune qirsi. Son regard était mêlé d’effroi et d’admiration. — Vous…, murmura-t-elle, vous en êtes un aussi ! — De quoi parlez-vous donc, Premier ministre ? s’emporta Olesya, excédée d’être interrompue sans cesse. Qu’est-il ? — Tisserand, Altesse, répondit le Glaneur. Je suis également Tisserand. Un silence de mort accueillit sa déclaration. Dans le lointain, des soldats riaient, quelques chevaux hennissaient, et un vent léger froissait les herbes sur la lande. Ces quelques bruits ne faisaient qu’alourdir le silence qui pesait dans leur cercle. Tous les regards étaient fixés sur cet homme. Certains le considéraient avec une curiosité évidente, d’autres avec dégoût, mais tous avec la même peur. — Vous vous rendez compte, dit enfin Marston, que cet aveu ne nous laisse d’autre choix que celui de vous exécuter. — J’admets, Lord Shanstead, si vous suivez les anciennes lois, que ma mise à mort est votre seul recours. Mais dire que vous n’avez pas le choix n’est tout simplement pas vrai. — La loi est claire. — La loi est idiote, rétorqua Tavis, comme le seraient ceux qui voudraient la suivre aveuglément ! Vous ne comprenez donc pas la chance que nous avons ? Nous sommes sur le point de partir en guerre contre un Tisserand, et nous avons parmi nous le seul homme capable de le battre. Il considérait le duc avec un profond mépris. — Et la seule chose qui vous vient à l’esprit est de réclamer sa tête. — Un Tisserand, marmonna Aindreas, avisant le Qirsi. Je ne devrais pas être surpris. — Vous venez de dire que vous avez parlé à cet autre Tisserand, reprit Marston d’un ton aussi provocant. Pour quelle raison ? Et à propos, comment ? — Je suis entré dans ses rêves. Un Tisserand peut communiquer de cette façon avec un autre Qirsi. J’ai essayé de le tuer en utilisant ses propres dons contre lui, mais j’ai échoué. Il regarda les autres. — Cet autre Tisserand arrive et il a beaucoup plus de Qirsi de son côté que moi. C’est pourquoi il est si important que nous ayons une armée eandi aussi nombreuse que possible. Maintenant, je vous demande à vous tous de mettre votre haine de côté et de faire la paix avec les hommes de l’empire avant qu’il ne soit trop tard. — Vous connaissez l’existence de ce Tisserand depuis un moment, non ? insinua Shanstead. Sinon, comment auriez-vous su où le trouver ? — Vous avez raison, Lord Shanstead. J’ai eu affaire à lui plusieurs fois. — Et vous n’avez rien dit à personne. Pourquoi ? Un fin sourire étira les lèvres du Glaneur. — Détrompez-vous, monseigneur, je l’ai dit. Mais pas à vous. — Je le sais depuis un moment, Lord Shanstead, déclara le roi. Je savais aussi que Grinsa est Tisserand. Il vous a caché ces informations avec mon consentement. Si vous voulez avoir un débat à ce sujet, adressez-vous à moi, non au Glaneur. — Dois-je comprendre, Majesté, que vous comptez suivre le conseil de cet homme ? — Il a placé sa vie entre nos mains, Marston. Il a offert de combattre le Tisserand en notre nom. Et si vous aviez vu ce que le Tisserand a infligé à la femme qu’il aime, alors vous sauriez, comme moi, qu’il a autant de raisons que quiconque de haïr cette conspiration. Il s’adressa de nouveau à tous. — Quel que soit mon désir de réduire à néant l’armée de l’empire, je suis enclin à faire ce que suggère le Glaneur. Mais je ne vous imposerai pas mon autorité. Je laisserai mes ducs voter la question, et bien sûr, vous-même et vos nobles, Altesse, en déciderez comme il vous sied. — Combien de Qirsi commande cet homme ? s’enquit Olesya. — Deux cents, Altesse, peut-être un peu plus. — Deux cents, répéta Aindreas, incrédule. — Vous souvenez-vous du vent que nous avons conjuré hier, Lord Kentigern ? demanda le Glaneur. J’ai levé cette tornade avec seulement deux autres Qirsi. Imaginez ce que je pourrais faire avec le pouvoir de façonnage d’une dizaine, ou la magie du feu de cinquante. Ils sont peu nombreux, mais leur pouvoir est bien plus grand que ne peut supporter et soutenir seule notre armée. — Cela soulève une autre question, reprit Shanstead toujours aussi déterminé. Si les Tisserands sont si puissants, pourquoi n’avez-vous pas utilisé vos dons pour faire gagner Sa Majesté contre l’empire ? Notre royaume était en péril, pourtant vous n’avez pas bougé le petit doigt pour le protéger. Vous auriez pu écraser cette menace depuis longtemps. Tavis secoua de nouveau la tête. — Il aurait alors révélé à tous qu’il est Tisserand, et anéanti l’armé de Braedon, ce qu’il cherche précisément à éviter. — C’est de la logique qirsi, Lord Curgh. Je crois que cet homme vous a ensorcelé, et il essaie de nous faire la même chose à tous. Avant que Tavis ne puisse répondre, Kearney se tourna vers le père du garçon. — Lord Curgh, qu’en pensez-vous ? Depuis qu’il parcourt les Terres du Devant avec votre fils, vous vous êtes certainement fait une opinion sur cet homme. — En effet, Majesté. Je lui fais confiance en ce qui concerne la vie de mon fils, et je lui fais confiance dans cette affaire aussi. Nous devrions faire la paix avec l’ennemi, et nous assurer de leur soutien contre les Qirsi. Shanstead secoua violemment la tête. — C’est de la folie ! — Je prends cela comme un vote contre la paix, Lord Shanstead, constata Kearney. — Je dois m’associer au baron, Majesté, avança le duc de Labruinn. Je ne mets pas en question la loyauté du Glaneur, mais je ne peux me résoudre à faire la paix avec les envahisseurs. — Je comprends, Caius. Et vous, Lord Tremain ? — Les Qirsi sont la véritable menace. Nous devrions cesser cette guerre. — Lord Kentigern ? Aindreas, les lèvres pincées, considéra d’abord le Glaneur, puis Tavis et son père. Les émotions se succédaient sur son large visage – la rage, la haine, une profonde tristesse, et un sentiment, peut-être le regret, que Diani ne put nommer. Finalement, il ferma les yeux. — Unissez-vous aux hommes de l’empire. L’essentiel est de battre les Qirsi. Le roi le scruta quelque temps, avant de lui répondre, d’une voix pleine de compassion. — Cette décision n’a pas dû être facile à prendre, Lord Kentigern. Je vous en remercie. Aindreas détourna les yeux sans mot dire. — Capitaine, dit le roi en s’adressant maintenant à un homme grand et chauve. Votre seigneur est mort, ainsi que son fils. Vous parlez donc au nom de la maison d’Heneagh. Quelle est votre position ? L’homme, visiblement mal à l’aise d’être ainsi pris à partie, considéra le sol en traînant les pieds. — Ne vous inquiétez pas, Rab, l’encouragea le roi. Votre duc voudrait que vous donniez votre avis. — Ils ont envahi nos terres, Majesté. Comment pourraient-ils jamais être nos alliés ? Le roi fronça les sourcils. — Bien sûr, capitaine. Je comprends. — Merci, Majesté. Kearney soupira, en se passant une main lourde sur le front. — Damnation, souffla-t-il. Caius haussa légèrement les épaules. — Votre vote est déterminant, Majesté. — J’espérais qu’on n’en viendrait pas là. — Mais nous y sommes, dit la reine. Je suis certaine que mes nobles seraient aussi divisés, mais je crois que nous devons faire la paix avec l’empire, et c’est ce que nous ferons. Je vous admire d’avoir sollicité l’avis de vos ducs, Majesté, mais c’est une décision qui relève du pouvoir royal, et je suggère que vous la traitiez comme telle. Kearney se redressa. Pendant un court instant, Diani crut qu’il allait se mettre en colère. Au lieu de cela, il eut un sourire. — J’ai souvent entendu dire que l’acier de Sanbira était le mieux trempé des Terres du Devant. Il semble que les reines de Sanbira soient du même métal que leurs épées. Diani, bien qu’elle ne sache que penser de tout cela, ne put s’empêcher de sourire. Son pays n’avait pas été envahi, sa haine n’égalait donc pas celle de Marston et des autres. Pourtant, elle n’avait aucun désir de s’allier à l’empereur, et elle ne pouvait pas se résoudre à faire entièrement confiance à ce Qirsi. Il avait pris un grand risque en se révélant Tisserand, mais cela pouvait très bien faire partie de son stratagème pour les tromper. Le roi, qui semblait avoir pris sa décision, s’était tourné vers son capitaine. — Gershon, préparez un drapeau blanc. Je chevaucherai au devant des lignes de Braedon avec Son Altesse, si elle me fait la grâce de m’accompagner, ajouta-t-il vers Olesya. La reine lui donna son assentiment. — Grinsa, je vous veux aussi avec moi. — Je suis à votre disposition, Majesté. — Souhaitez-vous d’autres émissaires, Majesté ? demanda Gershon. — Non, je pense qu’à trois nous devrions faire face. — Vous aurez besoin de gardes, Majesté, insista le capitaine. — Un Tisserand nous accompagne, Gershon, je suis sûr que nous serons en sécurité. Le maître d’armes ne parut pas satisfait, mais il ne fit aucune remarque. — C’est donc décidé, conclut Kearney. Que chacun d’entre vous prépare ses armées, au cas où nous échouerions. Diani chercha le regard de sa reine, qui lui adressa un bref sourire rassurant avant de s’en aller avec Kearney et le Glaneur. Restée seule, la duchesse, qui n’avait pas d’armée, se trouva désemparée. Alors qu’elle cherchait autour d’elle la meilleure façon de se rendre utile, elle aperçut Abeni et les autres ministres de Sanbira partir de leur côté. Elle hésitait à les suivre, mais avant qu’elle ne prenne sa décision, on l’appelait. Marston de Shanstead se dirigeait vers elle, la mine sombre. — Puis-je m’entretenir avec vous, madame ? Dissimulant son plaisir, elle se força à rester neutre. — Bien sûr, Lord Shanstead. Que puis-je faire pour vous ? Il jeta un rapide coup d’oeil alentour, pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. — Je sens, madame, que nous sommes du même avis concernant la confiance que méritent ces Qirsi. Ai-je tort ? Diani hésita. — Je reconnais que j’ai des raisons de haïr la conspiration, plus que beaucoup d’autres. Et je ne fais plus confiance qu’à très peu d’entre eux, dit-elle prudemment. — Et concernant ce Glaneur dans lequel le roi met tant d’espoir ? — Il a pris de gros risques en se révélant, monseigneur. Vous devez l’admettre. — Peut-être. Mais si ses pouvoirs sont aussi grands qu’il le prétend, il risque peut-être moins que vous ne le pensez. Même si nous souhaitions le mettre à mort, qui d’entre nous pourrait exécuter la sentence ? — Bonne question. Mais des Glaneurs ont été exécutés dans le passé, ainsi que leurs familles, si j’ai bonne mémoire. La mine du baron se rembrunit davantage. — Donc, vous lui faites confiance. — Même si ce n’était pas le cas, monseigneur, que pourrions-nous faire ? Je ne défierai pas ma reine et je vous suggère de ne pas tenir tête à Kearney. Selon les lois de Sanbira, une telle opposition en temps de guerre équivaut à une trahison. J’imagine que les lois de votre pays sont similaires. — Elles le sont, acquiesça le baron. Ne vous inquiétez pas, madame, je n’ai pas l’intention de retenir mes soldats ou de faire quoi que ce soit de la sorte. Mais si je peux prouver que ce Qirsi est un traître, je le ferai. — Et si vous le pouvez, monseigneur, vous aurez mon soutien. Cette remarque le dérida. — Merci, madame. Maintenant, si vous le permettez, je dois rejoindre mon armée. — Je vous en prie. Marston la salua et s’en alla à grandes enjambées vers ses hommes. Tandis qu’elle le suivait des yeux, Diani se surprit à espérer qu’il échoue. Elle avait beau se méfier des cheveux-blancs, elle voulait croire que ce Glaneur pouvait être leur allié. Elle sentait que, sans lui, leur espoir de battre les renégats était mince, pour ne pas dire inexistant. L’esprit préoccupé, elle s’en fut à la recherche d’Abeni et des autres Qirsi. — C’est un Tisserand ! — Ce pourrait-il qu’il soit le nôtre ? — Non. Notre Tisserand m’a mise en garde contre celui-là. Il m’a donné son nom, et m’a prévenue qu’il était plus que le simple Glaneur qu’il prétendait. — Vous ne m’en avez pas parlé ! — Non, Craeffe, je ne l’ai pas fait. Il y a beaucoup de choses que je ne vous dis pas. Vous semblez oublier fréquemment que je suis la chancelière du Tisserand, et que vous n’êtes qu’une de ses servantes. — Comment osez… Filtem l’interrompit d’une main sur son bras. — Le Tisserand vous a-t-il donné des instructions sur la façon dont nous devions agir avec lui, Premier ministre ? Abeni continua de toiser Craeffe avant de répondre. — Il a dit que nous ne devions rien faire. Il s’occupera lui-même du Glaneur. — Nous n’aurons peut-être pas ce luxe, remarqua Filtem. — Que voulez-vous dire ? — Je suis sûr que le Tisserand connaissait les pouvoirs de cet homme quand il vous en a parlé. Mais je suis également sûr qu’il s’attendait à ce que le Glaneur garde son secret, que sa crainte d’être découvert l’empêcherait de nuire a notre cause avant son arrivée. De toute évidence, ce n’est plus le cas. — Un point pertinent. Que suggérez-vous ? — J’aimerais le savoir, Premier ministre. — C’est vous la chancelière, rétorqua Craeffe, amère et blessée dans sa vanité. C’est à vous de nous donner la solution. — Craeffe… — Laissez, ministre. Elle a raison. Je vais y songer. Elle s’interrompit, les yeux sur l’armée de Brugaosa. Vanjad, le ministre d’Edamo, toujours loyal à son seigneur, approchait d’eux. — Nous reprendrons cette discussion plus tard. — Pardonnez-moi, Premier ministre, dit l’homme en les rejoignant. Mon duc voulait savoir ce que je pense de ce Tisserand. — Naturellement, ministre. Que lui avez-vous dit ? — Eh bien, je ne le connais pas, mais s’il est vraiment Tisserand, et si la menace dont il parle est aussi grave qu’il le dit, nous avons de la chance de l’avoir avec nous. Il regarda les autres, l’air nerveux et vulnérable, sans doute à cause de son grand âge. — Ce n’est pas votre avis ? Vous deviez parler de lui sans doute. — Bien sûr que nous sommes d’accord, cousin, répondit Craeffe en surveillant Abeni du regard. Un Tisserand. Qui aurait pu l’imaginer ? Le Premier ministre fronça le sourcil. — En effet. Elle devait mettre un terme à cette conversation avant que Craeffe ne prononce une imprudence. — Vous devriez tous retrouver vos ducs, décida-t-elle. Je vais aller voir le capitaine d’Olesya. La reine étant occupée, il peut avoir besoin de moi. — Oui, bien sûr, s’empressa Vanjad, toujours prêt à se montrer courtois. Merci, Premier ministre. Craeffe, sans doute vexée d’en rester là, fit mine de prendre la parole mais, après un bref regard à Abeni, elle se contenta de suivre Filtem sans un mot. Le Premier ministre, dans l’intention de rejoindre la reine, fit demi-tour et se figea. La duchesse de Curlinte se tenait tout près, les yeux fixés sur elle. Depuis combien de temps les observait-elle ou même dressait l’oreille à l’affût de leur discussion ? La Qirsi, irritée et inquiète de n’avoir pas remarqué sa présence, feignit l’indifférence, lui adressa un salut de la tête et poursuivit son chemin. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que la duchesse ne la quittait pas des yeux. En silence, elle maudit sa propre stupidité. Diani de Curlinte était le dernier de ses soucis. Filtem avait raison. Leur Tisserand pouvait connaître les pouvoirs de Grinsa jal Arriet, il n’aurait pas anticipé qu’il se révélerait si tôt, ni que les souverains d’Eibithar et de Sanbira seraient si pressés de le prendre comme allié. Ne t’approche pas d’elle à moins que ce ne soit absolument nécessaire, lui avait ordonné le Tisserand. Les risques sont trop grands. Mais désormais, se dit-elle, quel choix avait-elle ? Le temps était venu de nouer sa propre alliance, avec le Premier ministre de Kearney. — Il est temps, marmonna Kearney en voyant enfin les quatre capitaines de Braedon approcher d’eux. Le Glaneur jugeait qu’ils attendaient depuis presqu’une heure la réaction de l’empire à leur drapeau blanc. Tâchant de calmer leurs chevaux qui s’impatientaient, ils avaient entendu quelques sarcasmes, et remarqué que les archers de Braedon s’étaient positionnés à l’ouest, d’où le vent léger ce matin-là serait des plus propices s’ils devaient lancer une attaque. — Vous pouvez nous protéger, n’est-ce pas, Glaneur ? lui avait demandé Kearney avisant les archers. — Je l’espère bien, Majesté, avait répondu sèchement Grinsa. Kearney lui avait lancé un regard acéré, tandis qu’Olesya avait ri. Maintenant, devant l’approche des capitaines de Braedon, le roi secouait la tête. — Cela ne va pas marcher, bougonna-t-il. — Nous ne le savons pas encore, Majesté. — Bien sûr que si, Glaneur. Ces hommes sont des soldats, des chefs de guerre. Il n’y a aucun représentant de la cour. Ou bien ils sont morts, ou Harel n’a envoyé aucun seigneur. Ces capitaines n’ont pas l’autorité pour prendre la décision que nous leur demandons. Grinsa regarda le roi. — Alors, que faisons-nous ? — Nous allons parlementer. En tout cas, nous allons essayer. Nous avons hissé le drapeau blanc, revenir en arriére n’aurait aucun sens. Mais restez vigilants. Cela pourrait mal finir. Les capitaines firent halte à quelque distance, et il fallut un instant à Grinsa pour comprendre que cet espace n’était destiné qu’à assurer leur sécurité si leurs archers devaient lâcher leurs flèches. L’un des capitaines, un homme chauve, visiblement plus âgé que les trois autres, leva la main. — Majesté, Altesse, les salua-t-il. Que désirez-vous ? — Discuter des termes de la paix, capitaine. N’est-ce pas évident ? — Alors, vous êtes prêts à vous rendre ? Kearney, malgré l’éclat de ses yeux aussi dur que l’émeraude, éclata de rire. — Avec les renforts arrivés hier, nous vous surpassons en nombre, et de beaucoup. Pourquoi nous rendrions-nous ? — Je l’ignore, Majesté, répondit l’homme. Mais vous hissez le drapeau blanc, et vous nous faites venir pour discuter de paix. Vous ne comptez quand même pas que nous nous rendions. — Je ne cherche la reddition d’aucun côté, capitaine. Je souhaite la paix. Je souhaite même forger une alliance. L’homme dressa les sourcils. — Une alliance ? s’étonna-t-il avec un regard rapide et amusé aux hommes qui l’accompagnaient. Une alliance contre qui, Majesté ? — Est-ce que les méfaits de la conspiration qirsi sont arrivés jusqu’aux oreilles de Braedon ? — Bien sûr. Vous n’êtes pas en face d’un Uulrann, Majesté. Nous sommes l’empire de Braedon. — Vous comprenez donc le danger que représentent ces renégats. — Oui, mais je ne vois pas le rapport de tout ceci avec la guerre que nous menons. — Tandis que nous parlons, capitaine, une armée de Qirsi chevauche vers nous. Menée par un Tisserand, elle est composée d’assez de sorciers pour anéantir l’une ou l’autre, ou même les deux, de nos armées. Si nous nous unissons, si nous luttons ensemble contre les traîtres, nous avons une chance de les vaincre. Les yeux du capitaine se rétrécirent et il contempla le roi avec suspicion, puis Grinsa. — C’est une ruse. Je ne crois pas un mot de tout cela. — C’est pourtant la vérité, capitaine, dit le Glaneur. J’ai vu cette armée. Et le Tisserand qui la dirige n’est autre que votre haut chancelier. — Que dites-vous ? — Dusaan jal Kania n’est autre que le chef de la Conspiration, et c’est lui qui chevauche à la tête de l’armée dont parle Sa Majesté. — Je ne vous connais pas, cheveux-blancs. Pourquoi me fierais-je à vous ? Pourquoi aurais-je même confiance en un seul d’entre vous ? — Parce que, répondit le roi, nous n’avons rien à gagner en cessant cette guerre. Comme je l’ai dit : nous sommes en plus grand nombre. Nous pouvons vous chasser hors de nos terres, ou simplement vous écraser. Mais nous avons un ennemi commun, vous et moi. Et j’ai besoin de votre aide pour le vaincre. Grinsa grimaça. Il aurait été plus subtil, mais il n’osait pas intervenir pour tempérer les propos du roi. — Vous et moi savons très bien qu’il ne sera pas aussi facile de nous chasser, Eibithar. Mais je veux en entendre plus du cheveux-blancs. Vous dites que vous avez vu le haut chancelier mener cette armée qirsi. Comment l’avez-vous vu ? Par sorcellerie, non ? — On peut le dire de cette façon, c’est vrai. — Quel est votre nom ? Êtes-vous ministre ? — Je ne suis pas ministre. Mon nom est Grinsa jal Arriet. Il jeta un regard à Kearney qui lui donna son assentiment. — Je suis également Tisserand, poursuivit-il en revenant au capitaine. Et c’est grâce à mes dons que j’ai pu voir votre haut chancelier. — Vous êtes Tisserand. — Oui. — Bien, maintenant je sais que c’est une ruse. Combien voulez-vous me faire croire qu’il y a de Tisserands sur les Terres du Devant ? Grinsa avait déjà eu recours à ce stratagème, dans une petite auberge sur la lande de Durril, lorsqu’il avait voulu montrer à Tavis ce que signifiait d’être face à la puissance d’un Tisserand. Il rassembla son pouvoir des brumes et des vents, souleva une bourrasque qui fit claquer le drapeau blanc, et leva un brouillard qui, malgré la force du vent, les enveloppa de son épaisseur. Il brandit ensuite la main et conjura une éblouissante flamme dorée. Non content de maîtriser ces trois éléments, d’un murmure à l’oreille des chevaux des quatre capitaines, il les fit ruer et hennir. Dans le même temps, il conjura aussi son pouvoir de façonnage. Quand le vieux capitaine entendit le tintement de l’acier, ses yeux s’élargirent. D’un geste vif, il serra le pommeau de son épée et sortit l’arme de son fourreau. La moitié de la lame émergeait, brisée d’une cassure nette et presque parfaite. L’homme lui lança un regard furieux, où se lisaient autant la rage que la peur. — Maudit soyez-vous ! — Croyez ce que vous voulez, capitaine, dit Grinsa en laissant s’apaiser la bourrasque. Vous venez de me voir utiliser les dons de façonnage, des brumes et des vents, du feu, et du langage des animaux. Pour être capable de tenir cette flamme dans ma paume, je dois me servir aussi des dons de guérisseur. J’ai passé toutes ces années à Eibithar comme Glaneur. Qui d’autre qu’un Tisserand pourrait disposer de tant de pouvoirs magiques ? Je jure que tout ce que je vous ai dit est également vrai. Un Tisserand approche, j’ai l’intention de le combattre et de le vaincre. Mais j’ai besoin d’autant de guerriers que possible avec moi. — Je ne m’allierai jamais avec aucun d’entre vous ! Si l’empereur m’ordonne de me battre à vos côtés, je le ferai. Mais en attendant, vous êtes l’ennemi. — Votre empereur est mort, ou emprisonné dans son propre palais. Son armée est la première qu’a détruite le haut chancelier. Vous ne comprenez donc pas ? Votre empire est en guerre, mais pas avec nous, plus maintenant. — Mensonges ! On ne peut pas se fier aux Qirsi ! En cela au moins vous avez raison ! Majesté, Altesse, je sais que nous sommes ennemis, mais si vous avez un quelconque jugement, débarrassez-vous de ce cheveux-blancs et vous vous battrez comme les Eandi sont censés combattre. — Nous ne souhaitons pas combattre contre vous, capitaine, intervint la reine. Je crois que Grinsa dit la vérité. Nous devons interrompre cette guerre et unir nos forces. — Le roi peut avoir la paix qu’il demande. S’il renonce aux terres que nous avons conquises jusqu’à présent, les combats s’arrêteront. — Ce n’est pas une négociation, capitaine ! se hérissa Kearney. Je propose un armistice qui sauvera nos deux armées, et peut-être aussi toutes les Terres du Devant ! — Et je vous dis qu’il n’y aura pas de trêve ! rétorqua le capitaine en fixant Grinsa d’un œil noir. Vous vous êtes allié à un démon. Je ne commettrai pas la même erreur. — Capitaine ! — Assez ! Si c’est tout ce que vous avez à proposer, cet entretien est terminé. Retournez à vos armées, Eibithar. Il regarda ses archers. — Je ne peux pas garantir votre sécurité plus longtemps. Kearney ouvrit la bouche, puis serra les mâchoires, fit virevolter sa monture, et s’élança au galop vers son armée. Quelques secondes plus tard, Olesya l’imitait, laissant Grinsa seul avec les quatre soldats. — Quand les Qirsi attaqueront – et ils attaqueront, je vous le promets – que vos archers visent le haut chancelier. Si vous arrivez à le tuer, vous avez une chance contre les autres. Le capitaine le fixa sans un mot. Grinsa fit alors faire demi-tour à sa monture et suivit le roi et la reine. Arrivé à leur hauteur, il risqua un regard vers Kearney. — Pardonnez-moi, Majesté. J’ai cru qu’ils écouteraient. J’avais tort. — Ce n’est pas votre faute, Glaneur. Ni celle du capitaine. Il n’est qu’un soldat dans une guerre qui le dépasse. — Oui, Majesté. — Nous avons besoin d’un autre plan, Majesté, dit la reine. Malgré vos plus grands efforts, il semble que nous devions faire face au Tisserand et à son armée sans aucune aide de l’empire. Nous ferions mieux de nous préparer. Kearney opina. — Glaneur ? — Oui, Majesté. Je vais m’organiser immédiatement. Et j’aurai besoin de votre permission à tous deux pour former ma propre armée, avec vos Qirsi. 3 Keziah était déconcertée de voir Grinsa assumer tant de responsabilités en vue de la guerre qui les attendait. Certes, il avait toujours été le plus fort, le grand frère qui l’avait protégée et guidée dans les moments difficiles comme la mort de leur mère, celle de leur père, ou la fin de sa première histoire d’amour, tellement d’années auparavant. Et bien sûr, il était Tisserand, soumis à des fardeaux qu’elle ne pouvait qu’imaginer, sans les comprendre. Au cours de ces longues années, cependant, il avait toujours gardé cachées sa force et ses épreuves. Par nécessité, bien sûr, mais aussi, et elle l’avait toujours pensé, par choix. Sa vie était secrète. Le rôle de Glaneur de Festival lui allait bien. Il pouvait voyager, tout voir, et ses devoirs envers la pierre de glanage appelant une suite infinie de conversations intimes, tout savoir. Mais ne rien dire. Keziah, de son côté, avait toujours aimé la compagnie. Sa vie en était le reflet. Elle était ministre, elle se sentait à l’aise dans les fonctions et les jeux de la cour, elle s’entretenait avec aisance du temps ou des récoltes avec les ducs les plus puissants d’Eibithar et les nobles de tous royaumes. Seulement maintenant, depuis qu’il avait révélé être Tisserand, Grinsa se trouvait au centre de discussions décisives entre souverains, au cœur des pourparlers de guerre, et aujourd’hui, à la tête d’un rassemblement de Qirsi. Keziah n’aurait pas dû être étonnée de la facilité avec laquelle il avait investi son nouveau rôle, ou de l’adresse de son esprit face à n’importe quel noble ou ministre des Terres du Devant. Il lui était tout de même difficile d’accepter les changements qu’elle percevait chez son frère. Ils étaient la preuve indéniable des transformations si rapides, et si profondes, intervenues dans son univers. Peu de temps après son retour de pourparlers voués à l’échec, Grinsa lui avait envoyé un garde pour lui demander de le rejoindre au sud du campement. Elle avait pensé qu’il souhaitait s’entretenir seul à seule avec elle. Ce ne fut qu’en le voyant avec plusieurs autres ministres et un certain nombre des guérisseurs affectés aux armées de Kearney qu’elle comprit que son frère avait convoqué tous les Qirsi d’Eibithar et de Sanbira. — Premier ministre, dit-il vivement tandis qu’elle approchait. Merci d’être venue. Apparemment, certains secrets, dont celui de leur parenté, ne devaient pas être divulgués, même dans ces circonstances extraordinaires. — Je vous en prie…, commença-t-elle légèrement prise au dépourvu. Pardonnez-moi, mais je ne suis pas certaine de savoir comment m’adresser à vous désormais. Il sourit. — Glaneur sera parfait. J’en ai l’habitude. Ou bien appelez-moi par mon prénom. — Merci, Glaneur. Fotir les rejoignit, accompagné de Xivled jal Viste, le jeune ministre de Marston de Shanstead, qui avait accusé Keziah de traîtrise la première fois qu’ils s’étaient rencontrés. Quelques instants plus tard, les ministres de Sanbira arrivèrent à leur tour. — Bien, je crois que tout le monde est là, constata Grinsa, tandis que le silence s’installait. Leur petit cercle comptait dix-sept Qirsi, et il sembla à Keziah qu’un ou deux des guérisseurs de Kearney ne les avaient pas encore rejoints, à moins qu’ils aient choisi de ne pas venir du tout. — Je vous remercie d’être là. Je sais combien cette situation doit vous paraître étrange. On vous a raconté toute votre vie que les Tisserands n’étaient guère plus qu’une légende, que nous n’existions pas ou que nous étions des démons, la pire sorte de Qirsi, des hommes et des femmes à craindre et à fuir. Et pourtant, vous découvrez maintenant deux Tisserands dans votre univers, et que l’un des deux a l’intention de vous mener au combat contre l’autre. À votre place, je serais un peu interloqué. Keziah jugea cette entrée en matière des plus curieuses jusqu’au moment où elle vit son frère observer chaque visage un à un. Ses propos n’avaient pas d’importance, tout en parlant, il évaluait la réaction de chacun, essayant de déterminer quel Qirsi était loyal, et quel autre s’était donné au mouvement du Tisserand. Brusquement, Keziah se sentit sur le qui-vive, comme si elle avait pu aussi déchiffrer les pensées de ses compagnons pour savoir desquels se méfier, et desquels se protéger. — Comme la plupart d’entre vous le savent maintenant, poursuivit son frère, une armée qirsi chevauche vers nous, conduite par un Tisserand. Ce Tisserand est à la tête de deux cents hommes et femmes. Ce n’est pas un grand nombre – pas assez pour impressionner nos amis eandi – mais vous et moi savons quelle force peut déployer deux cents d’entre nous, particulièrement quand leurs pouvoirs sont rassemblés en un seul. J’ai convaincu le roi et la reine que nous ferions bien de former notre propre armée de Qirsi. Évidemment, nous ne serons pas de taille contre celle du Tisserand, mais peut-être qu’avec les guerriers eandi à nos côtés, nous réussirons. — Si je comprends bien, en déduisit sagement Fotir, la rencontre avec les hommes de Braedon s’est mal passée. — Oui. Ils n’étaient pas prêts à faire alliance avec Eibithar ou Sanbira, et encore moins avec un Tisserand. — Dois-je comprendre, demanda le Premier ministre de Sanbira, que les Eandi vous ont donné la permission de former une armée autonome de Qirsi, qui se battra aux côtés des guerriers eandi ? — Pour l’essentiel, c’est en effet cela, répondit Grinsa en la scrutant avec attention. Vous n’êtes pas d’accord ? — Je n’approuve ni ne désapprouve. Je suis simplement surprise. Je ne pensais pas qu’ils avaient suffisamment confiance en nous pour aller jusque-là. — Ils ont peur, trancha le Premier ministre de Labruinn. La confiance n’a rien à y voir. Plusieurs autres approuvèrent. — Comment dix-sept Qirsi peuvent-ils espérer tenir tête à une armée de deux cents hommes ? demanda l’un des guérisseurs, une femme plus âgée. Je ne veux pas vous manquer de respect, Glaneur, mais même le plus puissant Tisserand ne peut vaincre un tel nombre. — Ce ne sera pas facile, lui accorda Grinsa. Comme je l’ai dit, j’espère que les armées de Sanbira et d’Eibithar nous donneront un avantage, ou du moins qu’elles amoindriront ceux du Tisserand. Les renégats se battent seuls, sans archers ni épéistes. Ces milliers de guerriers combattant à nos côtés doivent bien compter pour quelque chose. Et nous sommes peut-être une petite force, mais nous avons avec nous certains des plus puissants Qirsi des Sept Royaumes. Cinq d’entre vous sont des façonneurs, huit possèdent le don des brumes et des vents, et neuf celui du feu. Tous sont des pouvoirs majeurs dans… — Comment pouvez-vous savoir quels sont nos dons ? demanda Xivled. Grinsa eut un léger haussement d’épaules. — Un Tisserand peut sentir les pouvoirs magiques possédés par d’autres Qirsi. — Je l’ignorais, avoua le jeune homme impressionné. — Certains d’entre vous possèdent en outre le langage des animaux. Étant donné que l’armée du Tisserand est à cheval, ce don pourrait nous être d’une grande utilité. — Ils ont les mêmes pouvoirs, souligna la guérisseuse. Et en bien plus grand nombre. — Peut-être. Mais c’est ce dont nous disposons. Concentrons-nous là-dessus. Malgré sa moue dubitative, la femme opina. — Alors c’est à vous que nous rendrons compte désormais ? Cette question était posée par un autre des ministres de Sanbira. Une femme menue, avec un visage étroit, pourvu de très grands yeux jaunes. Keziah nota le défi contenu dans sa voix, comme si elle cherchait plus à entrer en conflit avec Grinsa qu’à entendre sa réponse. Son Premier ministre lui décocha un regard assassin, mais resta silencieuse. — Vous rendrez compte à votre duc, comme toujours, ministre. — En fait, mon duc est une duchesse, mais je comprends. — Quoi qu’il en soit, quand les combats commenceront, vous serez directement sous mes ordres. Le roi et la reine m’ont enjoint à vous dire que tout ordre de ma part doit être considéré comme un ordre royal. — Vous devez vraiment les impressionner., reprit la même ministre sans que Keziah parvienne à déterminer si elle était ironique ou admirative. Grinsa lui adressa un sourire tout aussi impénétrable. — Ils comprennent simplement, ministre, que je représente leur meilleur espoir de vaincre la conspiration. Il se peut que vous considériez cette confiance comme une raison de me mépriser. Eux non. Le peu de couleurs que la femme portait sur son visage s’estompa subitement, la laissant aussi pâle qu’un spectre. — Je ne voulais pas insinuer… — Vous devez pardonner Craeffe, Tisserand., l’interrompit son Premier ministre, un sourire amène sur ses lèvres fines. Elle parle souvent sans réfléchir. Mais je vous assure, quand l’heure viendra, qu’elle sera prête à combattre. — Merci, Premier ministre. Je n’en doute pas. Le nouveau sourire de Grinsa, cette fois, semblait limpide. — Vous n’étiez sans doute pas là quand j’ai dit aux autres de m’appeler Glaneur ou Grinsa. Ce fut au tour du Premier ministre de blêmir. — Oh, bien sûr, dit-elle en retrouvant rapidement son aisance. Merci, Glaneur. Le regard de Grinsa n’effleura Keziah qu’une seconde. Elle aussi avait remarqué que « Tisserand » lui était venu naturellement aux lèvres. — Je n’ai pas grand-chose à ajouter, reprit Grinsa. Je veux néanmoins que vous sachiez que puiser dans vos pouvoirs comme je le ferai pendant la bataille est bien le dernier de mes désirs. — Pourquoi ? s’étonna Craeffe. — Offrir sa magie à un Tisserand peut-être déstabilisant, surtout la première fois. Mais je dois être certain que vous serez tous prêts lorsque le temps viendra de combattre, et je ne veux pas que l’usage de mon pouvoir sur les vôtres soit un choc. Il considéra brièvement la ministre. — Bien sûr, si vous refusez, je peux m’appuyer sur les autres sans vous déranger. — Je voulais simplement comprendre, se défendit-elle. — Parfait. Entre le feu et les brumes, je peux essayer avec chacun d’entre vous. Le mieux est de commencer avec un vent. Si vous avez ce don, ouvrez-moi vos esprits, et laissez-moi puiser dans votre magie. Keziah fit ce qu’il demandait et sentit aussitôt le toucher familier de Grinsa effleurer son esprit. En quelques secondes, une bourrasque se déchaînait sur la lande, couchant les herbes hautes et sifflant comme un démon sur les pierres affûtées. Lorsqu’il jugea l’exercice concluant, il laissa le vent mourir. Tous les Qirsi, les yeux écarquillés de stupeur, étaient sans voix. — Très bien, dit-il. Maintenant, le feu. Il conjura une boule de feu qui s’éleva d’abord vers le ciel comme un grand soleil jaune, avant de retomber sur l’herbe où elle s’écrasa dans un grondement formidable, laissant un immense cercle carbonisé dans la terre. À ce stade, tous les guérisseurs et beaucoup des ministres contemplaient Grinsa bouche bée, comme s’il était Qirsar, un dieu vivant au milieu des mortels. D’un bref regard vers leurs armées, Keziah vit que les Eandi les observaient, sans doute impressionnés eux-mêmes par ce qu’ils voyaient, et certainement effrayés. — Le Tisserand et son armée devraient arriver dans un jour ou deux, dit Grinsa. D’ici là, préparez-vous au mieux pour la bataille. J’essaierai de ne pas vous mettre à l’épreuve trop longtemps, mais nous sommes nettement moins nombreux, et nous serons tous obligés d’aller au-delà de ce que nous nous croyons capables d’endurer. Sur ces mots, il les salua et s’éloigna, conscient des dix paires d’yeux fixés sur lui. Keziah, impatiente de savoir ce qu’il avait découvert de cet échange et de son premier contact avec leurs esprits, allait lui emboîter le pas. Mais un pas léger dans son dos la retint. — Excusez-moi, Premier ministre. La jeune femme pivota et se trouva face à face avec son homologue, le Premier ministre du royaume de Sanbira. — Premier ministre, la salua-t-elle avec courtoisie malgré sa déception. Que puis-je faire pour vous ? — J’espérais que nous pourrions discuter en privé un moment. Il me semble que nous avons beaucoup en commun, et plus que vous ne l’imaginez peut-être. Je crois que nous avons beaucoup à nous dire. Interloquée, Keziah se força à sourire. — Bien sûr. Voulez-vous que nous marchions un peu ? — Avec plaisir. Elles s’éloignèrent des Qirsi, comme du campement des Eandi. Constatant le silence de sa compagne, jugeant que c’était à elle de le rompre puisqu’elle avait sollicité cet entretien, Keziah attendit, non sans lui jeter quelques regards à la dérobée. La jeune femme était particulièrement séduisante. Son visage était fin et ovale, ses yeux d’un beau jaune profond, et ses cheveux d’un blanc soyeux, qu’elle portait tirés en arrière, accentuaient encore la régularité de ses traits. Comme Keziah, elle était petite, même pour une Qirsi, mais en dépit de sa taille, elle dégageait une force peu commune. — Puis-je me permettre de vous appelez par votre prénom, se décida-t-elle enfin à lui demander, un sourire désarmant aux lèvres. — Oui, bien sûr. — Je vous remercie, mon nom est Abeni. Keziah, incertaine, opina d’un mouvement de tête. — Vous semblez bien connaître ce Glaneur. Elle sentit immédiatement sa gorge se nouer. — Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? — Vous avez levé un vent avec lui, hier, pour repousser les Aneiriens. Vous saviez déjà qu’il était Tisserand. À nouveau, Keziah ne sut que répondre. Son premier réflexe était de nier qu’elle savait quoi que ce soit à propos de Grinsa, mais une intuition l’arrêta. L’instinct peut-être, ou ses soupçons au sujet de la ministre. Quoi qu’il en soit, elle sentait qu’il serait dangereux de mentir à cette femme. — Nous nous sommes rencontrés à la Cité des Rois et nous sommes venus ensemble jusqu’ici. Dire que je le connais serait exagéré. Mais il savait que je possède le don des brumes et des vents, comme le Premier ministre de Curgh. Je suppose que c’est la raison pour laquelle il nous a choisis quand il a décidé de s’opposer aux Solkariens. — Je vois, répondit la femme d’une voix légèrement sceptique. Je crains de m’y être prise de façon maladroite. Je vous ai mise sur la défensive. Pardonnez-moi. Elle s’arrêta, et tendit la main pour obliger Keziah à l’imiter. — Je sais que vous appartenez à la conspiration. — Ne soyez pas… Abeni leva un doigt, lui intimant le silence. — Je le sais parce que le Tisserand me l’a dit. Notre Tisserand, souligna-t-elle avec un sourire entendu. Nous sommes alliées dans cette guerre, Keziah. Et il y en a d’autres, qui sont aussi avec nous. Trois des quatre ministres accompagnant la reine de Sanbira sont des fidèles du mouvement. Keziah, l’esprit en alerte, tentait de déduire toutes les implications de ces révélations et sa conduite. Elle soupçonnait Abeni d’être partisane du Tisserand, mais elle ne s’était pas préparée à être abordée de cette façon, et elle n’avait pas davantage imaginé qu’autant de traîtres puissent être présents dans l’armée de Grinsa. Trois sur les quatre venus de Sanbira… Son frère les avait-il découverts ? — Est-ce le Tisserand qui vous a demandé de m’approcher ? questionna-t-elle dans l’intention de gagner un peu de temps. — Non, il m’a dit que vous serviez notre cause, mais il ne m’a pas dit de vous contacter. Il m’en a même empêchée, à moins que ce ne soit indispensable. Or le Glaneur s’est révélé être un Tisserand, j’ai estimé que je n’avais pas le choix. — Je comprends, approuva la jeune femme avec réserve. — Vous ne me croyez pas. Keziah s’humecta les lèvres. — Je ne sais que croire. — Ce n’est pas une ruse. Je suis l’un de ses chanceliers. Ses autres serviteurs sont les Premiers ministres ce Norinde et de Macharzo. Alors que Keziah opinait prudemment, Abeni poursuivit. — Je vous repose donc ma question. Jusqu’à quel point connaissez-vous le Glaneur ? A-t-il confiance en vous ? — Il commence à me faire confiance, déclara Keziah tâchant de se souvenir des propos exacts qu’elle avait tenus au Tisserand la dernière fois qu’il avait pénétré ses rêves. Il y a une femme au château d’Audun. Elle était chancelière, comme vous, avant de devenir l’amante du Glaneur. Mais elle a trahi le mouvement. Je suis devenue son amie, et j’ai gagné ainsi un peu de la confiance du Glaneur. Mais il se méfie de tout le monde. Les yeux d’Abeni s’étaient légèrement agrandis. — Je ne savais rien de tout cela, murmura-t-elle. Mais je vous crois. Un homme comme le Glaneur, qui a si longtemps caché ses vrais pouvoirs, ne peut qu’être méfiant envers tous. Elle se tut, le regard sur l’horizon, perdue dans ses pensées. — Quelle est la mission que vous a confiée le Tisserand ? l’interrogea-t-elle subitement en revenant sur elle. Keziah hésita. Savoir que le Tisserand pouvait envahir ses rêves à tout moment, pour lui demander si elle avait enfin exécuté l’ordre qu’il lui avait donné – tuer Kearney – était assez pénible pour qu’elle n’ait pas envie de répondre devant cette femme de son échec. — Je ne suis pas certaine que le Tisserand apprécierait que je vous le dise, biaisa-t-elle, redoutant d’irriter la ministre. Si Abeni était chancelière du mouvement, comme elle le prétendait, Keziah ne pouvait se permettre de la traiter à la légère. La hiérarchie valable dans les royaumes eandi n’était pas celle des rebelles. — Vous avez probablement raison, décida la ministre après un instant de réflexion. Pouvez-vous au moins me dire si c’est en rapport avec le Glaneur ? — Il n’est pas concerné. — Je m’en doutais. Il ne m’a pas donné d’explications, mais le Tisserand m’a confié qu’il se chargerait lui-même du Glaneur. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il ne s’attendait pas à ce que cet homme se découvre si tôt, ni à ce que le roi et la reine soient si enclins à s’adjoindre un Tisserand pour allié. Elle soupira. — Il semble que nous devions prendre les choses en main. — Mais… il est Tisserand. Que pourrions-nous faire ? — Nous sommes quatre. Ensemble, nous pouvons peut-être le vaincre. — Ne serait-il pas plus prudent de lui laisser croire qu’il est à la tête d’une armée de seize personnes ? Laissons-le s’engager dans la bataille en pensant qu’il est entouré d’alliés. Quand il prendra conscience de son erreur, le Tisserand sera déjà en train de l’attaquer, et il sera trop tard. — Vous m’impressionnez, jugea Abeni étonnée. C’est une très bonne idée, Keziah. — Merci, chancelier. — Dommage que nous appartenions à des royaumes différents. Nous pourrions devenir de merveilleuses amies. Keziah sentit un frisson glacial la parcourir. — J’en suis sûre, dit-elle néanmoins. Dois-je garder mes distances avec le Glaneur ? — Pour quelle raison ? — Il me fait peur. Je crains qu’il n’arrive à lire dans mes pensées. — Je comprends, mais s’il ne l’a pas déjà fait, il ne le fera pas maintenant. Ne changez rien à votre attitude. Agissez normalement et continuez de gagner sa confiance. Je le ferais volontiers mais, si j’essayais, il pourrait en concevoir des soupçons. — Comme vous voudrez. — Retournons au camp, maintenant, il vaut mieux ne pas attirer l’attention, précisa-t-elle avec une grimace. Diani de Curlinte a tenté de m’accuser de trahison à plusieurs reprises. Et je l’ai vue parler avec votre baron. — Vous voulez dire Shanstead ? — Oui. Il ne semble pas nourrir plus d’affection pour notre peuple que Lady Curlinte. — En effet, approuva Keziah tandis qu’elles faisaient demi-tour. Il me croit une traîtresse, et il accuse aussi Grinsa. — Grinsa ? — Le Glaneur, se reprit-elle en sentant ses joues la brûler. — Attention, Keziah, sourit la chancelière. Si je n’en savais pas plus long, je pourrais croire que vous êtes éprise de cet homme. Non pas que je vous en blâmerais, mais je ne crois pas que notre Tisserand serait aussi compréhensif. — Bien sûr, chancelière, je suis désolée. — N’y pensez plus. Elles étaient maintenant près du camp de Sanbira, et la ministre ralentit. — Nous nous parlerons plus tard. Keziah opina et poursuivit vers les tentes de Kearney et ses ducs. Ses mains tremblaient si fort qu’elle dut croiser les bras sur sa poitrine. Au moins la ministre de Sanbira l’avait-elle encouragée à cultiver son amitié avec Grinsa. Et elle avait beaucoup à lui dire. — Non mais, regardez-les, s’emporta Marston de Shanstead un regard furieux sur les Qirsi rassemblés par petits groupes au sud des campements. N’importe lequel d’entre eux pourrait être un traître. Et nos souverains les laissent se rencontrer sans la présence d’aucun Eandi. Ils les encouragent même à former leur propre armée ! C’est de la folie ! — Ils ne sont quand même pas tous des traîtres, répondit Diani avec une conciliation qui la surprit elle-même. Et ceux qui le sont auront du mal à dissimuler leur trahison aux yeux de ceux qui restent fidèles aux cours. — Mais si ce Glaneur est l’un d’eux, nous lui donnons les moyens de nous détruire tous. La duchesse secoua la tête. — Honnêtement, Lord Shanstead, je ne crois pas qu’il nous trahisse. Le baron resta silencieux, les yeux fixés sur les cheveux-blancs, le front plissé d’inquiétude et de perplexité. Tandis qu’elle l’observait, la duchesse se fit la réflexion qu’ils devaient avoir le même âge, peut-être un an ou deux de plus qu’elle, bien qu’il ait l’air plus jeune dans des moments comme celui-ci. Elle le trouvait séduisant, dans un genre plutôt commun. Avec ses cheveux raides et bruns, ses yeux gris, son menton carré, il ressemblait à tant d’autres nobles des royaumes du Nord, mais elle admirait sa passion, la férocité avec laquelle il se battait pour ce en quoi il croyait, même quand elle le désapprouvait parfois. Il se tourna soudain vers elle, et elle vit un sourire s’épanouir sur son visage hâlé. — Que regardez-vous ? Elle détourna vivement les yeux, sentant ses joues rosir. — Rien. — C’est flatteur, bougonna-t-il faussement rembruni. Diani s’esclaffa. — Je vous présente mes excuses, monseigneur, dit-elle en le dévisageant de nouveau. Je me demandais comment se fait-il que vous commandiez l’armée de Thorald ? Vous n’êtes que baron. — Mon père est le duc de Thorald. Mais il est trop malade pour quitter notre château, et plus encore pour mener une armée à la guerre. — Je suis désolée. Il haussa les épaules, et se détourna vers le sud. — J’ai récemment perdu ma mère, ajouta Diani. Elle a été malade très longtemps. — Je vous présente mes condoléances, sincèrement. Ce fut au tour de Diani de détourner vivement la tête. Ses yeux brûlaient, soudain pleins de larmes. — Quelque chose m’intrigue, Lady Curlinte. Vous avez dit hier que vous aviez plus de raisons que personne de haïr les Qirsi. Pourriez-vous me l’expliquer ? — La conspiration a tué mon frère, j’en suis certaine. Et je suis tout aussi certaine qu’elle est responsable de l’attaque dont j’ai fait l’objet et qui a bien failli m’être fatale. — Par les démons et toutes les flammes ! jura le baron. Je n’en avais aucune idée. — Comme vous le voyez, je me suis remise. En prononçant ces mots, elle sentit une pulsation sourde battre les cicatrices qu’elle portait depuis ce jour terrible, où sur le promontoire près du château de Curlinte les flèches des assassins l’avaient frappée. — Je les hais à cause d’une seule femme qui a trahi la confiance de mon père. Vous avez enduré bien pire aux mains de ces démons, et pourtant vous trouvez encore dans votre cœur de quoi leur faire confiance. — Cela n’a pas toujours été le cas. Au souvenir de la rage et de la peur qui l’avaient poussée à emprisonner tous les cheveux-blancs du château de Curlinte, elle fut presque tentée de lui dire tout ce qu’elle avait fait durant les journées sombres qui avaient suivi la tentative d’assassinat à laquelle elle avait échappé, mais la honte l’en empêcha. Ils restèrent silencieux quelque temps, observant le Glaneur et sa petite armée qui continuaient à palabrer. Puis ils virent un vent puissant se lever, et une formidable boule de feu s’élancer à l’assaut du ciel avant de retomber brutalement sur le sol. — Qu’avons-nous fait ? murmura le baron effaré devant l’herbe noircie. — Le Glaneur sera un allié puissant. — S’il est loyal. Peu après cette démonstration de leur force, les Qirsi se dispersèrent pour retrouver leurs seigneurs. Diani, étrangement peu encline à clore leur échange, se tourna vers le baron. — Je devrais rejoindre ma reine, dit-elle. Il opina, toujours absorbé par les cheveux-blancs. — Et je devrais retourner vers mes hommes. — J’ai pris plaisir à notre discussion. Marston la regarda. — Moi de même, madame, dit-il avant de revenir aux Qirsi, comme aimanté par leur présence. J’espère que nous pourrons… Tout à coup, son visage se durcit. — Que font ces deux-là ? — Monseigneur ? Il pointa le doigt vers deux Premiers ministres. — Elles s’en vont ensemble. Il fit pivoter sur la duchesse ses yeux gris pleins d’anxiété. — Ne m’avez-vous pas dit que vous vous méfiiez du Premier ministre de la reine, depuis un moment ? — Oui, bien que je n’aie rien pu prouver. — Et j’ai le même problème avec le premier ministre de Kearney, grimaça-t-il. Je suis certain que c’est une traîtresse, mais je n’ai trouvé aucune preuve, et Kearney refuse de la renvoyer. Qu’elles partent ensemble, ajouta-t-il en fixant de nouveau les jeunes femmes, n’est pas une coïncidence. Il lui prit vivement la main. — Venez avec moi. Nous devons parler au roi. Il l’entraîna à sa suite sans ménagement. — Je veux que vous exposiez à Kearney vos soupçons. Faites-lui voir que son Premier ministre est en train de s’entretenir avec une femme dont vous êtes certaine qu’elle est un traître. — Nous devrions aussi aller voir ma reine. Elle se refuse à croire qu’Abeni pourrait la trahir. — Regardez, ils sont ensemble. Ils se précipitèrent vers leurs monarques, sans se soucier d’interrompre leur conversation. — Vos Majestés, dit Marston tandis qu’il s’arrêtait avec la duchesse en face d’eux. Nous devons vous parler. — Je m’entretiens avec la reine, Lord Shanstead. — Oui, Majesté. Pardonnez-moi, mais cela ne peut attendre. — Diani ? interrogea Olesya. Tout va bien ? — Nous n’en sommes pas certains, Altesse. Après que le Glaneur a rencontré tous les Qirsi, nous avons surpris Abeni et le Premier ministre du roi s’éloignant ensemble pour une conversation privée. — Et alors ? demanda le roi avec un regard furieux à son baron. — Majesté, dit Marston, la duchesse soupçonne depuis longtemps le Premier ministre de Sanbira de faire partie de la conspiration. Olesya opina. — Je crains que cela ne soit vrai. Bien que nous ne soyons certains de rien, j’en suis venue à me méfier d’elle. — Quel rapport avec mon Premier ministre ? — Majesté, je vous en conjure. Nous savons tous les deux que vous avez eu des doutes à son sujet. Vous étiez sur le point de la bannir du château d’Audun. — Ces événements sont anciens, Lord Shanstead. Depuis, j’ai compris à quel point j’aurais été stupide d’agir sur la seule foi de mes soupçons, et de suivre vos conseils. — Mais enfin, Majesté, vous n’étiez pas stupide ! En ce moment même, elle complote avec une femme qui pourrait bien être un traître à son royaume. Alors qu’il était sur le point de s’emporter contre l’insolence du baron, Kearney se contint, bien qu’avec peine. — Que me suggérez-vous à présent ? — Qu’elle soit mise sous bonne garde avec les prisonniers solkariens, Majesté. — Quoi ? s’étrangla le roi. — Ne croyez-vous pas que cette mesure ne soit un peu extrême, Lord Shanstead ? demanda la reine. Marston se tourna vers elle. — Pardonnez-moi de le dire aussi brutalement, Altesse, mais le même sort devrait être réservé à votre Premier ministre. — Pour avoir eu une simple conversation ? — Pour comploter contre leur royaume ! — Lady Curlinte, protesta Kearney, ses yeux verts et brillants rencontrant ceux de la duchesse. Ne me dites pas que vous êtes d’accord avec ce que propose le baron. Diani, prise à partie, se tourna vers sa reine. Olesya la dévisageait avec curiosité. Nul doute, songea Diani, que le souvenir de ce qu’elle avait fait à Curlinte était aussi frais dans la mémoire d’Olesya qu’il l’était dans la sienne. — Laissez-moi vous poser une question, poursuivit le roi d’une voix si basse qu’ils durent se pencher vers lui pour l’entendre. Avez-vous confiance dans le Glaneur ? Marston secoua la tête. — Pas spécialement. — Moi, oui, Majesté, dit Diani. Il a pris un grand risque en nous révélant à tous qu’il est Tisserand. Un homme capable de prendre ce risque doit être digne de confiance. Kearney eut un petit sourire. — Nous sommes d’accord. Maintenant, ce que je vais vous dire ne doit quitter ce cercle sous aucun prétexte. Ce secret n’est pas le mien, ce n’est donc pas à moi de vous le divulguer, mais vu les circonstances, et votre obstination, vous ne me laissez pas le choix. Il fit une pause, regarda Marston, puis la duchesse. — Me donnez-vous votre parole de garder le silence absolu ? — Oui, Majesté. — Bien sûr, s’empressa le baron. — Vous savez peut-être que, dans le passé, lorsque les Tisserands étaient démasqués, ils n’étaient pas les seuls à être exécutés. — Leur famille l’était aussi, dit Diani. — Oui. C’est la raison pour laquelle le Glaneur et mon Premier ministre n’ont dit à personne qu’ils sont frère et sœur. — C’est impossible ! — Et pourquoi donc, Marston ? demanda le roi. Parce que cela prouve l’allégeance de Keziah à ma couronne et à notre royaume ? — Mais elle et le Premier ministre de… — Je vous assure, quoi que fasse Keziah, qu’elle a les meilleurs intérêts du royaume à cœur. Vous devez me faire confiance, Marston, comme le fait votre père. Keziah a risqué plus dans son combat contre la conspiration que n’importe quel habitant d’Eibithar, à l’exception de son frère peut-être, et de Lord Curgh. — Risqué dans quel sens, Majesté ? — Je ne peux pas vous le dire. À nouveau, vous devez me faire confiance. — Bien, Majesté. Marston avait l’air mécontent, mais Diani sentit que les propos de son roi l’avaient ébranlé. En tout cas, elle, l’était. — Cela change-t-il votre opinion sur Abeni, Lady Curlinte ? — Non, Majesté, elle reste la même. — Je m’en doutais, dit Olesya avec un hochement de tête. Et je conserve aussi mes doutes quant à mon ministre. Continuez à la surveiller, Diani, les autres aussi. La duchesse comprit que la reine la congédiait. — Bien, Altesse. Elle s’inclina, ainsi que Marston, et ils s’éloignèrent ensemble. Le baron, les yeux rivés au sol, grommelait pour lui-même. — J’en étais si sûr, articula-t-il finalement. — Je sais ce que vous éprouvez. Diani ne fut pas longue à prendre sa décision. Elle était encore honteuse de son comportement, mais il pouvait peut-être leur servir de leçon, à tous les deux. Et si quelqu’un pouvait la comprendre, c’était cet homme — Après la tentative d’assassinat contre moi, commença-t-elle alors, j’ai fait emprisonner tous les Qirsi de mon château. Je ne savais plus en qui avoir confiance, alors plutôt que de prendre un risque, je leur ai refusé ma confiance à tous. Olesya m’a contrainte à les libérer, mais jusqu’à ce jour, mon premier réflexe, quand je croise un Qirsi étranger, est de chercher en lui tous les signes de sa félonie. — Vous pensez que c’est mon cas ? Diani haussa les épaules. — Agissez-vous autrement ? Il détourna les yeux. — Je ne sais pas. — Je ne prétends pas qu’il n’y a pas de traîtres parmi les Qirsi, il s’en trouve peut-être même plusieurs parmi nous, mais ils ne peuvent pas tous appartenir à la conspiration. — J’imagine que non. J’espère seulement que vous avez raison au sujet de ce Glaneur. — Si ce n’est pas le cas, et qu’il s’avère qu’il y a deux Glaneurs contre nous, peu importera de savoir qui sont les traîtres. — C’est vrai, reconnut Marston. Il se tut, ruminant sans doute ses erreurs, mais un instant plus tard, il secouait la tête avec un regain d’énergie. — Quelque chose me gêne encore à propos de tout ceci. Si le Premier ministre du roi est la… Elle lui posa un doigt prompt sur les lèvres et le fit taire. Trop de témoins les entouraient maintenant, et Kearney avait clairement signifié que tout ce qu’il leur avait dit ne devait pas franchir leur cercle. — Pas ici, souffla-t-elle avant de le prendre par la main pour le conduire en lieu sûr. Lorsqu’ils furent seuls sur la lande, loin des soldats et des oreilles indiscrètes, entourés des énormes rochers gris qui parsemaient la plaine, elle reprit : — Maintenant, que vouliez-vous dire ? — Rien, prononça-t-il sobrement. Vous avez raison à mon sujet. Je cherche des raisons pour me méfier d’eux, et je ne fais que débusquer des ennemis supposés alors que nous en avons assez de bien réels à affronter. Le soleil brillait dans ses yeux, et la brise légère soulevait ses cheveux. Il était vraiment séduisant, malgré sa jeunesse. — Alors, n’en parlons plus, approuva-t-elle, en se rapprochant de lui. J’en ai assez de m’inquiéter du Glaneur et de sa sœur, de savoir de quel côté ils sont, et de tout le reste. D’un geste gracieux, il leva la main et repoussa la mèche de cheveux bruns qui barrait le front de la duchesse — J’en déduis, dit-il d’une voix brusquement rauque, qu’il n’y a pas de duc de Curlinte. Elle sourit et glissa les bras autour de son cou. — En fait, il y en a un. Il parut si surpris qu’elle éclata de rire. — C’est vrai, reprit-elle. Il s’appelle Sertio. — Sertio, répéta le baron d’une voix éteinte. — Oui. C’est mon père. Marston ferma brièvement les yeux et fit une moue faussement contrite. — Cela vous amuse, n’est-ce pas ? — Oui, gloussa-t-elle. Leurs regards se croisèrent, et Diani eut la sensation très brusque et fugace d’être paralysée. Les battements de son cœur étaient si forts qu’elle pouvait à peine respirer. Marston lui passa alors les bras autour de la taille, l’attira doucement à lui, et le monde, la guerre cessèrent aussitôt d’exister, ne laissant que leur baiser, échangé sous le soleil et le vent, bercé par le bruissement des herbes sur la lande. Filtem trouva l’endroit, une petite étendue d’herbe fraîche et épaisse au cœur d’un amoncellement de grands rochers gris, protégée du vent et merveilleusement discrète. D’autres l’avaient découvert avant lui, il avait vu la veille un couple émerger d’entre les rochers, deux guerriers de Sanbiri. Bien que la reine autorisât les hommes et les femmes à combattre côte à côte, elle interdisait toute liaison amoureuse. Ceux qui défiaient cet ordre devaient se montrer prudents. Comme devaient l’être deux ministres au service de cours différentes. Après leur conversation avec le Glaneur, Craeffe avait pensé qu’Abeni voudrait leur parler. Mais elle était partie avec le Premier ministre d’Eibithar. Craeffe et Filtem en avaient profité pour s’éclipser vers cette cachette. Lorsqu’ils l’atteignirent, le cercle de pierre était désert. Ils se dévêtirent en hâte, avant de tomber dans les bras l’un de l’autre et de s’allonger sur l’herbe grasse. Le soleil était assez haut pour les éclairer de ses rayons et leurs corps ardents, livrés au rythme de leur passion, furent vite couverts d’une mince pellicule de sueur. Le dos arqué, ses seins dénudés fièrement dressés vers le ciel, Craeffe, surprise par la puissance de son plaisir, étouffa le cri qui montait comme une vague du tréfonds de son être. Vaincue, elle s’effondra sur Filtem et l’embrassa profondément. Son amant, lui mordit doucement la lèvre. Elle se mit à rire, mais un bruit de voix les figea au beau milieu de leurs ébats. Aussitôt en alerte, Craeffe tendit l’oreille. D’abord incapable de distinguer les propos échangés non loin d’eux, elle s’assit, posa un doigt sur les lèvres de Filtem afin de l’empêcher de parler et, pour mieux se concentrer, ferma les yeux. — Je cherche des raisons pour me méfier d’eux, et je ne fais que débusquer des ennemis supposés alors que nous en avons assez de bien réels à affronter, disait un homme. — Alors, n’en parlons plus, répondit une voix de femme que Craeffe identifia comme celle de Lady Curlinte. J’en ai assez de m’inquiéter du Glaneur et de sa sœur, de savoir de quel côté ils sont, et de tout le reste. Craeffe, les yeux écarquillés de stupeur, dévisagea Filtem. De toute évidence, il avait entendu la même chose car il la contemplait, bouche bée. La conversation continua un moment, sans qu’elle puisse comprendre ce dont ils discutaient. Mais elle n’avait pas besoin d’en savoir plus. Le Glaneur avait une sœur ! L’homme était Tisserand, ce secret était probablement bien gardé, donc précieux. N’entendant pas Lady Curlinte et son mystérieux compagnon s’éloigner, Craeffe revint à d’autres considérations, et se demanda paresseusement si la duchesse avait trouvé l’amour sur la lande. Mais l’heure n’était pas aux sentiments, aussi elle repoussa le corps de Filtem et commença à s’habiller le plus silencieusement possible. Son amant l’imita. Ils attendirent encore, son instinct lui disait que Diani était toujours là. Elle craignait vaguement que les amoureux viennent à leur tour se réfugier dans leur cachette, mais ils seraient probablement trop gênés d’être surpris eux-mêmes pour évoquer cette rencontre et les mettre en danger. Elle les entendit reprendre leur conversation, d’une voix si basse qu’elle ne put rien entendre. Puis le silence retomba. Elle attendit quelques minutes avant de sortir à pas de loup. Voyant que la voie était libre, elle fît signe à Filtem de la suivre. — Viens, lui souffla-t-elle. Nous devons trouver Abeni. Le Premier ministre les cherchait aussi. — Où étiez-vous passés ? leur demanda-t-elle avec impatience. — Peu importe, nous avons surpris une conversation. — Quelle conversation ? Craeffe sourit. Elle ne pouvait s’en empêcher. Elle savait qu’Abeni ne l’aimait pas, qu’elle détestait lui être redevable de quoi que ce soit. Elle aurait aimé savourer cet instant plus longtemps, faire attendre le Premier ministre pour mieux lui river son clou, mais l’information qu’elle avait apprise était trop importante. — Le Glaneur a une sœur, dit-elle avec fierté, et je crois qu’elle est ici. — Qu’est-ce que vous dites ? — Nous avons entendu Diani l’évoquer, juste en passant, mais ses propos ne font aucun doute. — Et quels étaient ces propos ? — “J’en ai assez de m’inquiéter du Glaneur et de sa sœur, de savoir de quel côté ils sont”, ou quelque chose d’approchant. — En quoi cela prouve-t-il la présence de sa sœur sur la lande ? — Pour quelle raison Diani s’en serait-elle inquiétée ? si l’homme a une sœur n’importe où, quelle importance pour les Eandi ? Mais si elle est ici, et qu’ils cherchent toujours à savoir s’ils peuvent se fier à lui, ou à eux deux, alors c’est une grande préoccupation. Abeni considéra cette remarque un moment puis se tourna vers Filtem. — Est-ce aussi votre avis ? — Oui. — Je suppose que cela a du sens. — Est-ce que vous voyez de qui il peut s’agir ? Abeni secoua la tête. — Non, et je ne sais pas où… Elle s’interrompit subitement, la bouche grande ouverte. — Par les démons et toutes les flammes ! murmura-t-elle. — Vous savez. — Peut-être. Elle les contempla tous deux. — Pas un mot de tout ceci, à personne, même entre vous. Je m’en charge. Elle pivota sur ses talons. — Mais… Abeni fit volte-face si rapidement que Craeffe sursauta. La ministre pointait un doigt sur son cœur. — Pas un mot ! dit-elle avant de s’en aller, cette fois sans se retourner. Craeffe la foudroya du regard. — Non, mais, pour qui se prend-elle ? Filtem n’avait pas besoin de lui répondre. Elle connaissait la réponse. Abeni était le chancelier du Tisserand. 4 Ils marchaient autour du camp, et Keziah avait l’impression d’avoir passé le plus clair de la journée à tourner autour des soldats eandi. D’abord avec le Premier ministre de Sanbira et maintenant avec son frère. D’habitude Grinsa était très habile à cacher ses émotions. Toute sa vie il avait dissimulé non seulement l’étendue réelle de ses pouvoirs, mais aussi sa peur d’être découvert, et son anxiété pour la sécurité de Keziah. Mais à présent, ruminant ce qu’elle venait de lui apprendre, il était confronté à son destin. Il secoua la tête en passant une main lasse sur son visage hagard. — Tu es certaine de ce que tu me dis ? demanda-t-il par pure formalité. Comme si elle pouvait se tromper sur un sujet pareil. — Oui, répondit-elle tout de même. Elle ne m’a laissé aucun doute. — Trois d’entre eux. — Elle m’a donné leurs noms, Grinsa. Il s’agit des Premiers ministres de Macharzo et Norinde, et bien sûr Abeni elle-même. — Savoir qui ils sont n’est pas suffisant. — Mais tu peux certainement vaincre trois Qirsi. — Oui, mais ce n’est pas la question. Je savais que l’un d’entre eux était un traître, peut-être même deux. Mais trois ? Cela ne me laisse qu’une armée de treize. Il secoua de nouveau la tête. — Même si l’armée impériale était avec nous, cela ne suffirait pas. — C’est tout ce dont tu disposes, commença-t-elle. Malgré la peur et le désespoir qu’elle sentait en lui, elle devait le lui dire. — Et il faudra que ça suffise. Il lui lança un regard perdu, mais acquiesça. — Abeni voulait s’en prendre à toi sans attendre, je l’ai convaincue de patienter en lui disant qu’il valait mieux te faire croire que tu commandais une armée loyale. J’espère que j’ai bien fait. — Je n’en suis pas certain, avoua-t-il. Je préférerais affronter le Tisserand avec une petite armée dont je suis sûr de la fidélité, plutôt que d’avoir à lutter contre lui en même temps que contre des traîtres. Keziah y avait songé, mais après sa conversation avec le Premier ministre. — Je suis désolée. Elle a envisagé de te tuer, et j’ai paniqué. — Ça ira. — Veux-tu que je retourne la voir et que j’essaie de la convaincre de s’attaquer à toi plus tôt ? — Non, tu risquerais d’éveiller ses soupçons. — Alors peut-être devrions-nous aller voir les nobles, et leur dire que nous avons appris qu’il y a des traîtres dans leurs cours. — C’est aussi trop dangereux. Abeni devinera que l’information vient de toi. — Ne peux-tu dire que tu as senti leur traîtrise en leur parlant ? Mais elle savait que cette option n’était pas plus envisageable. Car si Abeni et ses comparses étaient exécutés comme traîtres, laissant Keziah seule survivante parmi ceux qui clamaient leur soutien au mouvement, le Tisserand saurait que c’était elle qui les avait trahis. — Il n’y a plus rien à faire maintenant, Kezi. Elle va monter ses plans, et tu n’auras d’autre choix que de les suivre. — Que vas-tu faire ? Il sourit, d’un air si las qu’elle en eut mal au cœur. — Ce qu’il faudra. — Nous devrions rentrer, lui suggéra-t-elle avec un coup d’œil par-dessus son épaule dans l’intention d’entrevoir Kearney. — Tu dois être extrêmement prudente, Keziah. Elle revint vers lui, arborant son sourire le plus courageux. — Je le suis toujours. — Je ne plaisante pas. Le Premier ministre de Norinde n’est pas une grande menace, mais les deux femmes possèdent le don de façonnage. L’une ou l’autre peut te tuer d’une simple pensée, et je ne pourrais rien y faire. — Pourquoi me tueraient-elles ? Abeni est prête à devenir ma meilleure amie, et j’ai le sentiment qu’elle contrôle bien les autres. Il détourna son regard et elle vit les muscles de sa mâchoire se raidir comme ils le faisaient si souvent lorsqu’il voulait dire quelque chose mais qu’il craignait sa réaction. — Est-ce que ta ruse n’a pas assez duré ? demanda-t-il enfin. Tu as appris les noms des autres traîtres, tu as appris que le Tisserand a l’intention de faire mourir Kearney sur le champ de bataille. Nous connaissons les plans de Dusaan autant qu’il est possible et en grande partie grâce à toi. Mais cette guerre, la vraie guerre, va débuter dans un jour ou deux. Il tressaillit, comme frappé d’une vive douleur. — Elle a commencé. Dusaan a peaufiné ses plans. L’heure est venue de mettre un terme à ton infiltration. Il faut le faire, avant que tu ne te fasses tuer. — Comment veux-tu que j’arrête, Grinsa ? Est-ce que tu vois une issue ? Moi, non. Tant que le Tisserand est en vie, je suis menacée, quoi que tu tentes pour me protéger. Tu as vu ce qu’il a infligé à Cresenne quand elle l’a trahi. Il ne sera pas moins brutal avec moi. Et tu le sais. — Alors, que vas-tu faire ? Tuer Kearney ? Te battre contre moi ? Faire tout ce que Dusaan et ses serviteurs attendent de toi ? — Bien sûr que non ! — Alors quel choix avons-nous, Kezi ? Tu arrives, nous arrivons à un stade où tu ne peux plus prendre le risque de rester parmi eux. — C’est ton point de vue. Pas encore le mien ! Elle s’éloigna sans comprendre la raison de sa brusque colère contre son frère. Il avait raison, elle le savait. Elle avait à peine dormi ces dernières nuits, hantée par la crainte que le Tisserand ne vienne à elle pour lui demander pourquoi Kearney était toujours en vie, et elle était encore secouée par sa conversation avec sa chancelière, le Premier ministre de Sanbira. Combien de temps pourrait-elle continuer à tromper Abeni, et tous les autres ? Combien de fois encore pourrait-elle permettre au Tisserand de pénétrer ses rêves sans révéler ses véritables sentiments envers Kearney, et son amour pour son frère ? Malgré cela, elle ne pouvait se résoudre à admettre qu’il était temps de mettre un terme au stratagème qu’elle avait lancé. Elle voulait se persuader qu’il y avait autre chose à apprendre, que son accès à la conspiration pouvait encore aider Grinsa et le roi. Mais au fond, elle n’était plus vraiment certaine que cela soit vrai. Peut-être était-ce une question de fierté. Lorsqu’elle avait réussi à infiltrer la conspiration, elle avait assumé un rôle unique dans cette guerre. Elle ne s’était jamais sentie aussi importante. Peut-être avait-elle laissé la vanité obscurcir son jugement. Mais elle rejeta aussitôt cette réflexion, car son unique motif était la peur. Elle devait être honnête, elle était simplement terrorisée. Elle avait survécu tout ce temps grâce à la ruse et aux mensonges ; elle pourrait encore survivre de cette façon, au moins quelque temps. Mais si elle révélait au Tisserand qu’elle l’avait trahi… Son corps fut parcouru d’un frisson. Oui, c’était la seule et unique raison. — Keziah ! la rappela Grinsa. Elle s’arrêta, sans se retourner. — Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te garder saine et sauve. Tu le sais. Elle aurait probablement dû lui répondre, le remercier d’une façon ou d’une autre, ou au moins lui dire qu’elle n’était pas vraiment en colère contre lui. Elle se contenta d’un signe de tête, et s’en alla. Elle s’éloigna vers le nord, vers le champ de bataille, d’un pas de plus en plus rapide. Elle éprouvait brusquement le besoin d’être auprès de Kearney. Grinsa, avec ses mises en garde, l’avait détournée de ses intentions initiales. La guerre contre les rebelles qirsi était sur le point de commencer, et le Tisserand avait été clair avec elle : il voulait que le roi soit mort avant le début de l’affrontement final. Elle ne pouvait pas le tuer, évidemment, mais il lui semblait tout aussi évident que, sur une question aussi cruciale, le Tisserand ne prendrait pas le risque de se reposer uniquement sur elle. Lorsqu’elle trouva enfin le roi, il vérifiait la lame du glaive qu’il portait d’habitude dans le baudrier argent, rouge et noir de ses ancêtres. Une seconde épée pendait à sa ceinture, et il était devant son cheval, sellé et harnaché de l’armure de combat. — Que s’est-il passé ? demanda-t-elle avec une appréhension grandissante. Il leva la tête, leurs yeux se croisèrent un instant. Il remit l’épée dans son fourreau, et désigna le nord d’un mouvement du menton. — Les hommes de Braedon sont en mouvement. Je m’attends à ce qu’ils attaquent à tout moment. Ne restez pas là, c’est dangereux. Il se dirigea vers sa monture et serra les sangles de la selle. Keziah contempla les lignes ennemies. Les hommes semblaient s’agiter, mais le sens de cette animation ne lui semblait pas très clair. — Je vais chevaucher avec vous, décida-t-elle. Il interrompit son geste et la fixa. — Que dites-vous ? — Je sais manier l’épée. Je possède le don du langage des animaux, et celui des brumes et des vents. Je peux vous aider. — Vous pourriez vous faire tuer. Elle se passa une main dans les cheveux. Pourquoi les hommes de sa vie lui rappelaient-ils constamment les risques qu’elle était prête à prendre en connaissance de cause ? — Il veut votre mort ! souffla-t-elle dans un murmure. Je vous l’ai déjà dit. Je sais que vous devez vous battre, mais quelqu’un doit être auprès de vous, pour vous protéger. — Le Tisserand n’est pas encore là. — Non, mais il est tout près, et il voulait que je le fasse avant qu’il n’arrive. Il en a certainement donné l’ordre à d’autres que moi, et ceux-là vont essayer aujourd’hui. Elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle disait, bien sûr, mais de prononcer ces craintes à voix haute ne leur donnait que plus de poids. C’était vrai, et elle le savait. — Nous sommes en guerre, Kez. Quiconque n’est pas un allié va tenter de me tuer. Pensez-vous vraiment qu’un assassin qirsi de plus fera une telle différence ? — Je peux faire une différence. — Et qui vous protégera ? Elle allait répondre mais, ne sachant que dire, ferma la bouche. Kearney lui sourit avec une telle tendresse, qu’elle dut serrer les lèvres pour ne pas pleurer. — Vous voyez ? Vous me demandez d’échanger ma vie contre la vôtre, et ce n’est pas un marché que j’ai l’intention de conclure. Des voix s’élevaient des deux côtés du camp eibitharien, Kearney tourna vivement les yeux sur le front. — Braedon a dû faire avancer ses archers. Il la regarda de nouveau. — Je dois partir. Elle ne dit rien. Alors, la contemplant une dernière fois, le roi enfourcha son cheval. — Ils tenteront d’abord de s’en prendre à votre monture, lui dit-elle. Le Tisserand veut votre mort, mais il veut que cela ait l’air d’être la faute de l’empire, l’attaque sera donc subtile. Ils forceront votre cheval à se cabrer brutalement, ou ils lui briseront une jambe. — Je ferai de mon mieux pour être prêt. Leurs regards restèrent rivés l’un à l’autre, puis Kearney tourna sa monture et, d’un coup de talon dans les flancs, l’envoya vers le front. Des chants guerriers s’élevaient du côté de Braedon. Grinsa, tâchant de convaincre qui voulait l’entendre qu’ils auraient besoin de tous les soldats des deux côtés, n’avait rien épargné pour parvenir à un accord de paix, et une alliance. Mais elle ne pouvait s’empêcher de les haïr. Les soldats couraient dans toutes les directions. Les archers prenaient position sur les flancs, se préparant à riposter aux volées de flèches que Braedon envoyait déjà sur l’armée eibitharienne, et les épéistes se regroupaient au centre, d’où ils essuieraient l’inévitable charge de l’armée de l’empire. Comme toujours, Hagan MarCullet se tenait à côté du duc de Curgh, transmettant à ses hommes les ordres de Javan, et offrant son avis lorsque le duc le sollicitait. Et comme toujours, Xaver se trouvait à quelques pas de son père, attendant de savoir s’il aurait l’autorisation de se battre. Il avait combattu dans la bataille précédente, mais uniquement parce que le début de l’assaut avait détourné l’attention de son père et qu’il n’avait pas vu son fils charger avec les soldats. À la fin des combats, le jeune homme s’était fait tancé de si verte façon que Xaver n’était pas près de l’oublier. Tavis était à côté. Sur son visage pâle ses cicatrices ressortaient, plus sombres que jamais. Xaver et le jeune seigneur avaient le même âge, Tavis pourtant portait une épée en bandoulière et se préparait au combat, alors que Xaver, son homme lige, était contraint au rôle de spectateur. Cette injustice lui donnait envie de hurler. Xaver ne blâmait pas son ami. Tout ce qu’il avait enduré l’année précédente lui octroyait le droit de se battre pour son royaume. Mais n’était-ce pas le cas de Xaver aussi ? N’avait-il pas combattu bravement, quoique gauchement, pendant le siège de Kentigern l’année précédente ? Ne s’était-il pas comporté vaillamment dans la dernière bataille ? Ne maniait-il pas l’épée avec autant d’habileté que n’importe quel autre soldat sur le champ de bataille ? Bien sûr que si. Parce qu’il était le fils de Hagan MarCullet, et qu’il avait été entraîné par l’Épée en personne. Et c’est là qu’était le problème. Aussi longtemps que son père resterait aux commandes de l’armée de Curgh, Xaver risquait de ne jamais être autorisé à se battre de nouveau. Xaver pouvait le comprendre, dans un sens. Depuis la mort de Daria, sa mère, Hagan n’avait cessé de vouloir protéger son fils. Les choses s’étaient simplement gâtées depuis Kentigern. Xaver avait accompagné le duc et Tavis sur le Pic pour finir emprisonné et se faire prendre ensuite au sein du siège du château. Les morts récentes du duc d’Heneagh et de son fils avaient rendu Hagan encore plus prudent. Quand même, se dit Xaver, comprendre était une chose ; tolérer ce traitement en était tout à fait une autre. Sa Révélation remontait à l’année précédente. Des hommes beaucoup plus jeunes marchaient sur la Lande avec l’armée de Javan. Oui, quelques-uns étaient morts, mais d’autres s’étaient battus vaillamment, et même crânement. Xaver pourrait être l’un de ces jeunes héros, si seulement son père lui en donnait l’opportunité. Il s’imaginait dans dix ans, devenu père à son tour, obligé de se tenir encore derrière Hagan tandis que d’autres avançaient au combat. Cette image aurait pu l’amuser, si elle ne l’avait pas empli d’amertume. Il avait demandé à Tavis de parler au duc en sa faveur, mais il savait que son ami ne pouvait pas grand-chose. Le jeune seigneur pouvait être son homme lige, il n’avait pas de réelle autorité sur le champ de bataille. Si Javan était duc, Hagan était son capitaine. Et sur les sujets militaires, un duc s’en remettait presque toujours au jugement de son épéiste. Tandis qu’il vérifiait une dernière fois son arme, Tavis lui adressa un regard dans lequel le jeune homme lu une excuse. — Ce ne sera pas une bataille très glorieuse, lui offrit-il. Nous avons le double d’hommes qu’eux. — Raison de plus pour que mon père me laisse combattre. Tavis admit l’argument d’un haussement d’épaules, avant de rejoindre son cheval. — Tavis, attends ! Son ami se retourna. Xaver jeta un bref regard à son père, qui était absorbé par sa conversation avec le duc et la bataille qui se déroulait devant eux. — Je t’accompagne. Tavis secoua la tête. — Écoute, la Pointe… — Ne m’appelle pas comme ça. Même ce vieux surnom lui était intolérable. La Pointe était le nom que donnaient les soldats à l’arme de bois qui servait aux premiers entraînements des novices, comme aux jeux d’enfants, et comme Hagan était surnommé l’Épée depuis longtemps, tous jugeaient naturel d’appeler son fils la Pointe. Mais cela impliquait qu’il était encore considéré comme un enfant, pas aussi trempé que l’acier de son père, pas encore prêt à combattre parmi les hommes… — Excuse-moi, dit Tavis en fronçant le sourcil. Mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée. — Je suis ton homme lige. Si tu m’ordonnes de rester en arrière, j’obéirai. Mais tu sais que je ne mérite pas de demeurer ici. Je suis aussi bon à l’épée que n’importe lequel de ces hommes. Son ami eut l’air vraiment peiné. Xaver savait qu’il se montrait injuste en plaçant son ami dans une position impossible. « La dernière chose que je souhaite, c’est de m’interposer entre toi et ton père », lui avait d’ailleurs dit Tavis la dernière fois qu’ils avaient parlé de ce sujet. C’était pourtant exactement l’endroit où venait de le mettre Xaver. — Je dirai à mon père que c’était mon idée, dit-il. Et à ton père aussi. J’en supporterai tout le blâme. — Je ne m’inquiète pas des ennuis, Xaver. Le jeune homme sentit son visage s’empourprer. — Tu penses que je vais me faire tuer. Toi non plus, tu ne crois pas que je suis capable de me battre. — Non. Mais c’est une guerre. Tout peut arriver. N’importe qui d’entre nous peut être tué. Je ne sais pas si je survivrai. — Tu choisis quand même de te battre. Voyant Tavis hésiter, Xaver poussa son avantage. — Ne devrais-je pas avoir le droit de faire le même choix ? Tavis se mordillait la lèvre avec une expression qui rappela à Xaver le gamin qu’il était lorsqu’ils jouaient ensemble dans les jardins du château de Curgh. Finalement, il lâcha un profond soupir et opina. — Ton père va nous rosser, dit-il simplement. Et s’il ne le fait pas, le mien s’en chargera. Xaver lui rendit son sourire. — Ils ne le sauront jamais, conclut-il et il courut chercher sa monture. Lenvyd jal Qosten avait chevauché vers le nord, exactement comme le lui avait ordonné le Tisserand. Il avait quitté le château d’Audun et la Cité des Rois avant même de savoir si le poison qu’il avait administré avait tué la femme qu’il visait. Le Tisserand lui avait promis que son heure viendrait, qu’un jour les services appréciables qu’il avait rendus au mouvement seraient officiellement reconnus et récompensés. Cette heure était venue. D’abord, il avait été requis pour exécuter la traîtresse, Cresenne ja Terba, en paiement de sa trahison envers le Tisserand et sa cause. Aujourd’hui, il frapperait un second coup, usant de son autre don, celui dont personne ne connaissait l’existence. Personne, à l’exception du Tisserand. Les Eandi le croyaient inoffensif. Ils le prenaient pour un vieux guérisseur dont les seuls talents se limitaient à panser de bénignes blessures, et à concocter des toniques pour les dames écervelées de la cour du roi. Mais il avait toujours été intelligent – sinon comment aurait-il pu dissimuler aussi longtemps son allégeance au mouvement du Tisserand ? Le chef de la conspiration avait bien sûr reconnu son adresse. Il avait généreusement récompensé Lenvyd pour son rôle dans le meurtre du vieux roi Aylyn, et il lui avait promis autant s’il réussissait à tuer Cresenne. — Mais même ce paiement ne sera rien à côté de ce que je t’offrirai si tu réussis dans cette dernière entreprise, lui avait dit le Tisserand une nuit avant que Lenvyd ne quitte le château. Tu auras des biens au-delà de tes rêves les plus fous, et tu passeras tes derniers jours au service de ma cour. Il n’avait été que trop heureux d’obtempérer. Aucun des Eandi ne savait quels guérisseurs du château avait envoyé Minqar, le maître guérisseur de la Cité des Rois, sur la Lande, et lesquels avaient reçu l’ordre de rester en arrière. Même le roi ne se souciait pas de tels détails. Certains des Qirsi étaient au courant, Minqar avait dû en parler au Premier ministre, et bien sûr les autres guérisseurs devaient savoir lesquels d’entre eux avaient été affectés dans l’armée. Mais Lenvyd pourrait toujours prétendre que le maître guérisseur l’avait envoyé rejoindre les autres, dans la crainte que le roi n’ait pas assez de guérisseurs qirsi avec lui. De toute façon personne ne l’interrogerait. Et même si Minqar s’apercevait de son absence, et pensait à envoyer un messager vers le nord pour prévenir Kearney de sa trahison, Lenvyd aurait rejoint l’armée avant lui. Le temps que la missive arrive, ce serait trop tard. Il s’attendait, cependant, à ce que les mensonges ne soient pas nécessaires, et qu’aucun message n’arrive. Et il avait raison. Lenvyd était parvenu en vue du camp eibitharien depuis plusieurs jours. Il avait renvoyé son cheval et attendu la tombée de la nuit pour couvrir à pied la distance restante. Se glissant discrètement dans le campement, il s’était étendu pour dormir auprès des autres guérisseurs. À l’aube, personne n’avait fait aucune remarque. Un ou deux l’avaient regardé avec étonnement, mais la plupart avaient semblé tenir pour acquis sa présence parmi eux. N’était-il pas le vieux Lenvyd, le guérisseur discret que personne ne remarquait jamais ? Pendant quelques jours, il s’était occupé des blessés, parlant peu, essayant seulement de ne pas attirer l’attention. La nuit précédente, le Tisserand avait de nouveau pénétré ses rêves. — Tu es avec l’armée de Kearney, avait-il constaté tandis que Lenvyd se protégeait les yeux de la vive lumière que son chef conjurait toujours pour se dissimuler. — Oui, Tisserand. — Et le roi vit toujours ? — Il est en vie, Tisserand. Le Tisserand était resté silencieux quelque temps. Lenvyd avait senti sa fureur et baissé le regard, craignant d’être puni, bien qu’il n’eût rien à se reprocher. — J’aurais préféré qu’une autre s’acquitte de cette tâche, mais elle m’a fait défaut, elle t’incombe donc. Tu sais ce que je veux ? — Oui, Tisserand. — Bien. Mon armée et moi-même sommes à une journée de chevauchée de votre champ de bataille. Je veux que ce soit fait demain pour que, lorsque nous arriverons, les soldats d’Eibithar pleurent leur roi et blâment l’empire de sa mort. — Kearney ne permet pas à ses guérisseurs de s’aventurer si près des combats. Il me sera difficile d’agir en pleine bataille. Si j’étais plus jeune, que mes dons magiques soient encore vifs, je pourrais le faire de loin, mais maintenant… Il avait haussé les épaules, redoutant une nouvelle fois la colère du Tisserand. Mais l’homme avait repris simplement : — Je comprends. Malgré tout, il n’y a personne d’autre, et tu ne dois pas me décevoir. Rapproche-toi de lui autant que tu l’oses, mais pas trop pour ne pas éveiller les soupçons autour de toi. Je veux que ça ait l’air d’un accident, ou du fait des guerriers eandi. Nous sommes parfois contraints de dépasser nos propres limites, pour devenir plus que nous n’avons jamais été. Pour toi, ce moment est venu. — Oui, Tisserand. — Si tu accomplis cette mission, tu ne manqueras jamais de rien. Tes derniers jours sur la terre d’Elined seront glorieux et, quand tu mourras, Bian t’offrira une place privilégiée dans son royaume. — Merci, Tisserand. Lenvyd s’était réveillé sous un ciel étoilé, épuisé et émerveillé. Il n’avait jamais cru vivre le jour où un Tisserand marcherait sur les Terres du Devant. Et il n’avait jamais osé espérer attirer l’attention d’un être aussi puissant. Il avait de la chance, et il en était profondément heureux. Au cours de la journée, Lenvyd avait pourtant commencé à se demander si la bataille annoncée aurait lieu. Quand il avait entendu parler des tentatives de paix de Kearney, ses mains s’étaient mises à trembler si violemment qu’il avait dû abandonner les guérisseurs pour se reprendre. Plus tard, alors que les pourparlers avec Braedon avaient échoué, il avait vu avec soulagement les armées se préparer enfin au combat. Le soleil avait entamé sa lente descente vers l’horizon quand les premières flèches s’envolèrent. Au milieu des cris des guerriers, poussés de part et d’autre de la ligne de front, les soldats de Braedon lancèrent la charge. Ils furent reçus par les hommes de Kearney qui s’étaient avancés aussi vite au-devant d’eux. Rapidement, le champ de bataille sombra dans le tumulte, et les guérisseurs d’Eibithar furent appelés pour redresser les fractures et panser les chairs mutilées. Comme toujours, leur travail les menait dangereusement près du front, et pour une fois Lenvyd n’y voyait aucun inconvénient. De l’endroit où il se tenait, il apercevait le roi, mais la distance était encore trop grande. Voyant d’autres soldats tomber plus près du combat, Lenvyd se précipita vers eux, notant sans cesse la position du roi, et faisant de son mieux pour réduire la distance qui les séparait. — Lenvyd, lui cria l’un des guérisseurs. Vous êtes trop près ! Vous n’êtes pas en sûreté ! — Je n’ai pas le choix, répondit-il gardant le dos tourné. C’est là où sont les blessés ! — Vous allez vous faire tuer ! Il ignora le guérisseur pour s’agenouiller auprès d’un soldat blessé et placer sa main sur une profonde entaille ensanglantée que l’homme avait sur la poitrine, en dessous de l’épaule. — Merci, guérisseur, soupira l’homme. Lenvyd hocha la tête, mais il regardait Kearney, qui dirigeait son destrier avec adresse, d’un côté puis de l’autre, tout en abaissant son glaive avec une grâce et une puissance que le Qirsi ne put s’empêcher d’admirer. L’acier de la lame était maculé de pourpre. Il était presque assez près. Un autre homme tomba quelques empans plus avant. Lenvyd jeta un regard au soldat qu’il soignait. La plaie était presque fermée. — Cela devrait tenir le temps que vous rejoigniez l’arrière, dit-il rapidement. Frayez-vous un chemin vers les autres guérisseurs. Ils feront le reste. — Oui, guérisseur. Encore merci. Lenvyd se précipitait déjà au-devant de l’autre, tête baissée. Oui, se dit-il, celui-là le rapprocherait suffisamment. Luttant entre la peur et l’excitation, il sentait son cœur battre la chamade. Le vieux Lenvyd ! Demain, on l’appellerait autrement. Il avait espéré que ce soldat serait déjà mort, mais il ne l’était pas. Le soldat avait une entaille sanguinolente à la tempe, et sa jambe était brisée. Mais il était vivant, et pire, conscient. — Ean soit loué ! dit le guerrier, tandis que Lenvyd s’agenouillait près de lui. J’ai bien cru que j’allais mourir ici. Lenvyd ne répondit pas. Il regardait le roi, attendant le bon moment, rassemblant son pouvoir, non pas de guérisseur, mais son autre don magique. Le langage des bêtes. Keziah faisait un effort considérable pour ne pas perdre Kearney des yeux. Tant qu’elle pouvait le voir, se disait-elle, il était vivant. Donc elle le regardait, les poings serrés à lui faire mal, la gorge sèche, l’estomac noué. Pourtant, malgré sa peur, elle ne pouvait s’empêcher d’être fière du spectacle qu’il donnait. Elle n’avait jamais été femme à être impressionnée par les prouesses militaires, ou la force d’un homme. Kearney l’avait séduite par son esprit et son intelligence ; elle était tombée amoureuse de sa tendresse et de sa compassion. Mais en le voyant maintenant, son épée agile pourfendant le ciel ensoleillé, sa monture virevoltant sous ses rênes comme les chevaux de Sanbira qu’on voyait danser au Festival de Bohdan, elle eut l’impression de voir Binthar en personne. Il avait l’étoffe des mythes et des chansons. Elle savait qu’elle ne partagerait plus jamais sa couche, qu’ils ne vivraient plus l’intimité qui les avait si souvent rapprochés, mais elle savait aussi qu’elle l’aimerait toujours, et que sa mort la tuerait elle aussi. Perdue au milieu de ses pensées, elle vit les guérisseurs se frayer un chemin vers le front, et elle se demanda brusquement où était son frère, et qui était tombé. Où étaient Tavis et son père, Fotir et Evetta, les autres ministres ? Où était la reine de Sanbira ? Sous la menace du Tisserand et de son armée, ils ne pouvaient se permettre de perdre aucun d’entre eux. Une fois de plus, elle lutta contre son désir d’enfourcher son cheval et de se précipiter aux côtés de Kearney. Il se ferait tuer en essayant de te protéger, lui disait une voix intérieure. Tu le sers mieux en restant ici. Cette réalité était incapable de la rassurer ou d’apaiser sa frustration, mais elle l’empêchait d’agir inconsidérément. Observe-le, lui disait la voix, tandis que son regard était posé sur Kearney. Crois-tu vraiment qu’il a besoin de ta protection ? La confusion et la violence entouraient le roi. Où qu’elle pose les yeux, elle ne voyait que des hommes mourir. Les haches de combat, les piques et les épées luisaient au soleil, l’acier comme la chair étaient tachés de sang, et un fin nuage de poussière flottait sur la plaine. Un millier de voix semblaient crier toutes à la fois. Les cris de rage, d’effort, de peur et de douleur, se mêlaient sans distinction. L’ivresse de la bataille et la mort s’enchevêtraient dans un vacarme incompréhensible. C’est pourquoi, lorsqu’elle entendit prononcer le nom de « Lenvyd », elle crut d’abord l’avoir imaginé. Comment pourrait-elle discerner une voix, un mot intelligible, au milieu de cette clameur ? À moins que ce ne soit à cause du nom, se dit-elle. Parce qu’elle connaissait un homme appelé Lenvyd, un guérisseur qu’ils avaient laissé au château d’Audun, un vieil homme que le maître guérisseur avait jugé trop âgé pour faire le voyage vers le nord. Il lui semblait en outre que le nom avait été hurlé par un autre guérisseur, un homme qui aurait pu connaître aussi le vieux Qirsi. Cherchant des yeux, elle vit un second Qirsi devant lui, grand et mince, le dos courbé par l’âge. Et en voyant le visage de l’homme qui se tourna un instant, un nom – son nom complet – lui vînt immédiatement à l’esprit. Lenvyd jal Qosten. — Il ne devrait pas être là, murmura-t-elle en le fixant avec intensité. Et pourtant il était là. Les aurait-il accompagnés depuis leur départ de la Cité des Rois ? Elle n’avait pas prêté grande attention aux guérisseurs pendant le voyage. Le maître qirsi du château avait pu changer d’avis au dernier moment. Minqar devait savoir qu’on ne manquerait pas de blessés ; il pouvait avoir décidé qu’ajouter même un seul guérisseur expérimenté pourrait changer l’issue de cette guerre. Keziah n’avait jamais vu Lenvyd panser un patient, elle n’avait donc aucune idée de ses talents, mais elle ne pouvait nier son courage. Même maintenant, il s’aventurait plus près de la ligne de front, bravant le carnage pour rejoindre un autre soldat à terre. D’ailleurs, c’était pour cette raison que l’autre guérisseur l’avait appelé. Convaincue que le vieux Qirsi était avec eux depuis leur départ, elle reporta toute son attention sur Kearney. Ce fut alors qu’elle remarqua à quel point Lenvyd était près de lui. Il lui apparut même que, chaque fois que l’homme s’était précipité au côté d’un soldat, il avait du même coup réduit la distance qui le séparait de son monarque. Même alors, elle était prête à n’y voir qu’une simple coïncidence. Mais quand Lenvyd se redressa, bien qu’il lui tournât le dos, elle comprit qu’il fixait le roi. La terreur s’empara d’elle. Elle ouvrit la bouche pour hurler à Kearney de faire attention, redoutant qu’il ne soit déjà trop tard, mais avant qu’elle puisse proférer le moindre son, elle sentit quelqu’un derrière elle, bien trop près. — Premier ministre, dit une voix. Elle se tourna, et se trouva face à face avec Abeni ja Krenta. — Premier ministre, dit-elle en retour. Incapable de se retenir, elle regarda en arrière pour voir le cheval de Kearney se dresser dans une brusque ruade. Kearney se cramponnait à l’animal, mais il rua de nouveau, presque immédiatement. — On dirait que vous avez vu un fantôme, constata la femme en obligeant Keziah à se tourner vers elle sans savoir si Kearney résistait à cette seconde tentative de le désarçonner. — Un fantôme ? Non. Je… regardais juste la… bataille. Elle lâcha un rire sec. Avec son air hagard, sa voix saccadée, elle devait avoir l’air d’une folle, se dit-elle. — Je crains de n’être pas faite pour la bataille. Abeni dressa un sourcil. — Vraiment ? Et pour quoi êtes-vous faite ? Une acclamation s’éleva derrière elle et, se retournant encore une fois, elle chercha désespérément un signe de Kearney. Elle repéra sa monture, mais la selle était vide. — Il semble que le roi soit à terre, constata Abeni avec une froide satisfaction. Vous l’espériez, je n’en doute pas. Keziah lui fit de nouveau face, se sentant faible et étourdie. Que Kearney soit désarçonné ne signifiait pas qu’il soit mort. Il était un redoutable guerrier, et il était entouré d’autant d’hommes d’Eibithar que de soldats de l’empire. Elle devait se concentrer. La femme qui se tenait près d’elle était dangereuse ; elle n’était pas seulement chancelière dans le mouvement du Tisserand, elle possédait aussi le don de façonnage. Et elle avait prononcé sa dernière phrase sur une drôle d’intonation. — Que voulez-vous dire ? demanda Keziah dans l’espoir de gagner un peu de temps pour s’éclaircir l’esprit. Le Premier ministre sourit, une lueur de prédateur dans ses yeux jaunes. — Je dois vous poser la question que je vous ai posée tout à l’heure : quelle est la mission que vous a confiée le Tisserand ? — Et comme je vous l’ai dit, répliqua Keziah, je ne crois pas qu’il… — Oui, je sais : le Tisserand ne voudrait pas que vous le disiez. Il me semble que c’est surtout une excuse très commode. Ses jambes tremblaient tellement que Keziah pouvait à peine tenir debout. — Je ne comprends pas. — Je ne vous crois pas. Abeni la scruta attentivement, comme si elle cherchait un défaut dans une lame nouvellement forgée. — Saviez-vous que le Glaneur a une sœur ? Cette fois Keziah ouvrit la bouche puis la referma. Le ciel tournoyait. Le monde tout à coup s’effondrait sous ses pieds. Abeni s’approcha si près que, lorsqu’elle reprit la parole, Keziah sentait le souffle de la femme sur sa joue, tiède et doux, comme le murmure d’un amant. — J’ai le don de façonnage, dit-elle, si doucement que Keziah dut tendre l’oreille. Si vous appelez à l’aide, si vous criez, je vous brise la nuque. — Mais je… Une vive douleur dans la main lui arracha un hoquet. Abeni porta un doigt à ses lèvres. — Chut, ordonna-t-elle tandis que le même sourire étirait ses lèvres fines. Ce n’est que l’os de votre petit doigt. Je peux faire bien pire, mais j’espère ne pas y être obligée. — Que voulez-vous ? demanda Keziah, en étouffant un sanglot. — Suivez-moi. — Non. Vous me tuerez dès que vous en aurez l’opportunité. Cette fois, elle entendit l’os se briser, à la même main, celui de l’annulaire. Elle serra sa main meurtrie sur sa poitrine. Des larmes brûlantes s’écoulaient sur son visage. — Je ne vous tuerai pas à moins que vous ne m’y forciez. Vous avez plus de valeur vivante que morte, Keziah. Vous devez certainement le comprendre. Pensez donc, la sœur de Grinsa jal Arriet ! Le Tisserand sera si heureux. Son sourire s’effaça de son visage. — Maintenant suivez-moi, ou vous mourrez. Et quiconque vous appelleriez à l’aide mourra lui aussi. La vision obscurcie par la souffrance et le chagrin, Keziah se força à marcher. Ce n’était pas une reddition, se disait-elle. Tant qu’il lui resterait un souffle de vie, elle ne serait pas vaincue. Il lui suffisait de trouver une façon de fausser compagnie à la chancelière. Mais elle était ravagée par le chagrin. Alors qu’elle traversait le campement, croisait les soldats qui se remettaient des blessures reçues la veille, passant devant les vestiges sombres froids des feux de la nuit précédente, elle ne pouvait penser qu’à Kearney et son frère, et à la façon dont elle leur avait failli, à tous les deux. 5 Grinsa avait entendu dire qu’un guerrier qui partait en guerre sans passion – que ce soit la haine de l’ennemi, la peur de la mort, ou l’amour de la patrie – était condamné à marcher parmi les fantômes avant que les combats ne cessent. C’était un dicton eandi, bien sûr, car son peuple, il en restait persuadé, n’était pas fait pour les champs de bataille, et la journée prouvait qu’il était capable de survivre à une bataille pour laquelle il n’éprouvait aucun enthousiasme, grâce au recours à ses dons magiques. Le Tisserand était tout proche. Grinsa sentait sa présence comme un capitaine de navire pouvait prévoir l’arrivée d’une tempête. Cette bataille, née de l’entêtement, de la vanité, et de plusieurs siècles de haine, les affaiblissait au moment même où ils avaient le plus besoin de toutes leurs forces. Kearney le savait. Le capitaine de Braedon, malgré son refus d’entendre raison durant leur entrevue plus tôt dans la journée, le savait probablement aussi. Qu’ils soient néanmoins en train de se battre prouvait une fois de plus à Grinsa l’habileté de Dusaan ; il ne connaissait que trop bien les failles des Eandi. Le Glaneur n’avait aucune envie de tuer les hommes qui l’entouraient. Il ne haïssait pas l’empire, ni ne craignait ses guerriers qu’il combattait dans l’ivresse de la bataille. Il ne levait son arme que pour se protéger ou empêcher les soldats de commettre trop de dégâts. C’était une piètre façon de combattre – ses réactions étaient trop lentes – et bien vaine. Il le comprit vite. Car, chaque fois qu’il cherchait un moyen de neutraliser l’un de ses adversaires sans le tuer, il s’exposait à une nouvelle attaque. Plusieurs fois, il avait dû recourir à ses dons de façonnage pour briser des lames qui, sinon, lui auraient transpercé la chair. Et par deux fois, il n’eut d’autre choix que de briser les os d’hommes qui persistaient à l’attaquer même après qu’il eut rendu leurs armes inutilisables. Naturellement, son souci de sauver des vies n’avait aucun impact sur ceux qu’il s’efforçait d’épargner. Ils continuaient à massacrer et être massacrés avec une obstination terrible. Il aurait dû renoncer et se battre comme il y avait été entraîné dans sa jeunesse. Il ne pouvait s’y résoudre. Que la bataille penche clairement du côté des Eibithariens ne lui offrait qu’une maigre consolation. Tavis était toujours debout, ainsi que Xaver MarCullet, qui combattait à ses côtés. Mais, à l’image des soldats autour d’eux, ils se battaient comme des possédés. Et bien que Grinsa fût reconnaissant de tout ce qui pouvait garder les deux garçons en vie, il ne pouvait s’empêcher de désapprouver ces combats. Tavis, au moins, savait ce qui était en jeu. La manière de se battre de Grinsa n’était pas non plus facilitée par ce que Keziah lui avait dit des traîtres présents au milieu des guerriers qirsi de Sanbira. Il aurait dû s’en douter – les ministres sur ce champ de bataille étaient parmi les plus puissants et les plus influents des Terres du Devant, exactement ceux que cherchait Dusaan jal Kania pour renforcer son mouvement. Mais qu’autant d’entre eux se soient voués à la cause du Tisserand l’emplissait d’un abattement face auquel il avait le plus grand mal à garder ses convictions… Grinsa avait considéré le soutien et l’arrivée de la reine de Sanbira comme une source d’espoir, un signe que les dirigeants des cours eandi étaient capables de passer outre leurs anciennes rivalités et pratiques obsolètes afin de combattre ensemble ce nouvel ennemi. Cela pouvait être vrai mais, au cœur de la bataille qu’il avait vainement tenté d’éviter, il lui apparaissait tout aussi clairement que le Tisserand avait tout mis en œuvre pour voir Olesya et son armée atteindre la Lande. Grinsa n’avait aucune envie de s’appesantir sur l’impact de cette réflexion sur leurs perspectives dans la prochaine guerre, ni n’en avait le temps. La présence de tant de Qirsi ennemis l’obligeait à rester en alerte quant aux attaques dont il pouvait faire l’objet. En même temps qu’il parait les assauts eandi avec sa lame, il était sur le qui-vive, prêt à repousser les dons magiques des rebelles. Tisserand, il avait non seulement la capacité de percevoir les dons possédés par un Qirsi, mais aussi quand il les utilisait. À tout moment, il s’attendait à ce que son épée se brise, ou pire, les os de ses jambes ou de son cou. Craignant d’offrir, sur sa monture, une cible plus facile à ses ennemis, il avait choisi de combattre au sol, plutôt qu’à cheval. Ainsi donc, il perçut l’attaque, sachant immédiatement qu’elle ne lui était pas destinée. Jusque-là, il n’avait senti que des dons de guérisseur – en grande quantité. Lorsque l’autre pouvoir fit intrusion dans ses pensées, aussi discordant qu’une fausse note dans la partition d’un musicien accompli, il s’écarta d’un bond de son agresseur eandi, se retourna vivement, et repéra presque aussitôt la source du don magique. Le langage des bêtes. Il venait d’un vieux guérisseur qui se tenait près de Kearney, à quelques pas de l’endroit où lui-même se battait. Il dirigea ses pensées vers le sorcier pour s’emparer de son don avant qu’il ne pousse le cheval à se cabrer, ou s’emballer. Mais le soldat eandi qu’il avait abandonné s’en prenait de nouveau à lui, et le Glaneur dut le repousser, parant deux coups d’épée avant de se résoudre finalement à briser sa lame. Voyant le soldat revenir à la charge, cette fois en brandissant une dague, Grinsa lui rompit l’os de la jambe, maudissant sa stupidité. Il tournoya vers le guérisseur, mais le roi basculait de son cheval. À ce spectacle, plusieurs soldats de Braedon poussèrent des cris de triomphe et s’élancèrent sur Kearney, tombé à terre. Ils furent cependant rejoints par autant d’hommes d’Eibithar. Partagé entre son inquiétude pour le roi et la nécessité d’intervenir pour neutraliser le guérisseur, le Glaneur n’hésita qu’une seconde. Les soldats pouvaient protéger leur souverain. Il était, lui, le seul à savoir d’où venait la menace. Alors il avança à grandes enjambées vers le vieil homme, qui se tenait toujours debout, les yeux fixés sur le cheval du roi et le tumulte autour de la bête, comme s’il était incapable de mesurer ce qu’il avait fait. Arrivé près de lui, Grinsa le saisit par les bras et le força à se retourner, obligeant le guérisseur à le fixer dans les yeux. Il avait un visage mince et anguleux, avec un nez trop grand et de petits yeux écartés. Grinsa ne le reconnut pas. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Je suis… seulement un guérisseur ! — Menteur ! Vous avez utilisé le langage des bêtes contre la monture du roi ! Maintenant dites-moi qui vous êtes ! — Comment pouvez-vous le savoir ? — Je suis Tisserand, imbécile ! N’as-tu pas entendu tes amis parler de moi ? J’aurai cru qu’il n’avait que ce sujet à la bouche. — Je ne sais pas ce que… Grinsa le gifla si fort qu’une grande marque rouge ne tarda pas à faire son apparition haut sur ses pommettes saillantes. — Mens-moi encore une fois et tu recevras bien pire. La réplique du sorcier flotta un instant sur son visage, mais il dévisagea Grinsa sans un mot avant qu’un sourire mauvais ne s’étire sur ses lèvres, abandonnant tout faux-semblant. — Que pensez-vous pouvoir me faire ? Je suis un homme mort, quoi que je fasse, vos menaces ne peuvent pas m’intimider. — Il y a d’autres moyens. Le guérisseur éclata de rire. — Vous parlez de torture ? Je suis un vieil homme. Je mourrai avant que vous n’ayez appris quoi que ce soit. — Peut-être ne m’as-tu pas entendu tout à l’heure, guérisseur. Je suis Tisserand, j’ai le don d’influencer les esprits, et de lire tes pensées. Le visage de l’homme s’affaissa. — Tu me diras tout ce que je veux savoir simplement parce que je te le demande. D’une façon ou d’une autre, tu parleras. La question est de savoir combien de temps tu veux souffrir pour chacune des réponses que tu me donneras. J’ai entendu dire que le don d’influence peut faire très mal lorsqu’il est employé avec trop de rudesse. Bien sûr, je n’en suis pas sûr. Le dernier homme sur lequel je l’ai utilisé est mort avant que je ne puisse le lui demander. C’était au tour de Grinsa de sourire. — Je te donne une dernière chance. Qui es-tu ? D’abord, le guérisseur resta muet, la bouche serrée comme un étau, les yeux toujours fixés sur Grinsa, comme s’il se préparait à résister au pouvoir d’influence du Glaneur. Après quelque temps, cependant, il détourna son regard, et fit un petit signe de tête. — Mon nom est Lenvyd jal Qosten, lâcha-t-il finalement. Ce nom lui semblait familier sans qu’il puisse le situer. — Tu es venu ici comme guérisseur ? — Oui. — D’où viens-tu ? Je ne connais pas ton visage. Es-tu l’un des Qirsi de la reine, ou viens-tu d’une des maisons Eibithar ? L’homme eut un sourire suffisant. — Je viens de la Cité des Rois. Que vous ne m’ayez pas repéré ne signifie pas que je n’étais pas dans les rangs. Le Glaneur faillit le gifler de nouveau. — Tu crois que cela justifie tout, non ? Tu n’es pas assez remarqué, tu veux être félicité, et au lieu de cela, on t’ignore, et c’est une raison pour trahir ton roi et ton royaume. — Je me fiche bien de ce que vous pensez. Vos yeux sont peut-être jaunes, mais le sang qui coule dans vos veines est eandi. Grinsa avait été marié jadis à une femme eandi ; il avait essuyé ce mépris trop souvent pour qu’il le gêne. — Qu’as-tu fait d’autre pour la conspiration ? — Il faudra m’arracher ces aveux, Glaneur, use donc de tes pouvoirs, si tu le dois. Je ne te dirai rien de plus de mon plein gré. Grinsa plissa les yeux. — Glaneur ? répéta-t-il. Le guérisseur sourit de nouveau. — Oh oui, je sais qui tu es. Je ne savais pas que tu étais Tisserand, mais je te connais. Tu faisais partie du Festival itinérant – cela me semble encore plus pathétique maintenant que je connais l’étendue de tes pouvoirs. Et tu as ensuite léché les bottes de Tavis de Curgh. Je suppose que maintenant tu es son écuyer. — Qu’as-tu fait d’autre pour eux ? demanda Grinsa vibrant de rage. — En fait, il y a une chose qui devrait t’intéresser, reprit le guérisseur après réflexion. La femme dans le château d’Audun, celle qui a trahi notre mouvement, je l’ai tuée. Cette affirmation heurta Grinsa de plein fouet, comme un poing dans l’estomac. Il savait que Cresenne n’était pas morte – il était entré dans ses rêves trop récemment ; et depuis cette entrevue, le guérisseur ne pouvait pas l’avoir tuée et être arrivé si vite sur la Lande. Mais le nom tout à coup n’était plus celui d’un inconnu. Il aurait dû le reconnaître aussitôt prononcé. Lenvyd jal Qosten. Il entendait encore Cresenne lui faire le récit de l’empoisonnement qui faillit lui coûter la vie. Soudainement, il sentit son épée dans sa main, sans se souvenir de l’avoir dégainée. Les yeux de l’homme s’agrandirent à la vue de l’acier, mais Grinsa ne lui laissa même pas une chance de parler. D’une main, il attrapa Lenvyd par l’épaule, et de l’autre enfonça la pointe de son épée dans le cœur du guérisseur. Lenvyd ouvrit la bouche, comme pour crier, mais il n’émit qu’un gargouillement étranglé, tandis que ses yeux glissèrent brièvement sur le visage de Grinsa, avant de se révulser dans leur orbite. — Tu ne l’as pas tuée, dit le Glaneur en dégageant son épée. Tu as échoué. Tu as de la chance que je t’aie eu le premier. Ton Tisserand aurait été bien plus cruel dans son châtiment. Il aurait dû avoir honte. Lenvyd n’était qu’un vieux guérisseur, sans défense devant lui, doté d’à peine assez de pouvoir, une fois démasqué, pour représenter le moindre danger envers quiconque. Comme Grinsa l’avait dit lui-même, il n’avait réussi qu’à rendre Cresenne malade. Il n’était qu’un sous-fifre dans l’armée du Tisserand. Et pourtant, durant ce court instant, il avait incarné toutes les souffrances, toutes les tortures que Cresenne avait subies au nom du Tisserand. Cette exécution n’était même pas une vengeance, ou si peu, seulement l’exutoire à la rage, la frustration, et la peine qu’il éprouvait depuis de si longs cycles. Si Tavis avait agi de la sorte, s’abandonnant à son réflexe aveugle, stérile et meurtrier, Grinsa l’aurait tancé. Mais il n’avait cure de ces scrupules. C’était un meurtre, rien de plus, et certainement rien de moins. S’il avait l’opportunité de le recommencer, il le ferait sans hésitation. Il se pencha pour essuyer le sang de l’homme de son épée, ne jetant qu’un regard rapide au corps du guérisseur, puis il se tourna, et rejoignit en hâte les soldats qui se démenaient pour la vie de Kearney. Tavis et Xaver avaient choisi de se battre auprès du roi parce qu’ils n’osaient pas être trop près de leurs pères, qui luttaient à la tête de l’armée de Curgh, à l’ouest des forces de Kearney. Si Hagan avait vu Xaver, son épée à la main, du sang ruisselant d’une petite coupure à l’arcade sourcilière, il se serait emporté dans une nouvelle et tonitruante colère. Mais quant aux autres, puisqu’ils avaient vu Tavis batailler et marcher aussi bien dans l’armée du roi que celle de son père récemment, personne ne trouverait étrange de voir un jeune seigneur et son homme lige combattre côte à côte sous l’étendard de Kearney. Ils étaient d’abord restés à la lisière des combats, mettant tous les deux à profit ce que le père de Xaver leur avait appris dans les salles du château de Curgh pour tester leur habileté face aux guerriers musclés de l’empire. Tavis avait eu sa part de combats ces derniers jours, et il se sentait suffisamment sûr de lui pour s’enfoncer plus loin dans la mêlée. Il avait cependant senti que, si Xaver était heureux de se battre, il était encore peu sûr de lui. Tavis n’avait dont fait aucun effort pour les rapprocher du centre de la bataille, et son ami n’avait montré aucun signe d’impatience. Jusqu’à ce que Kearney tombe. Ils profitaient d’une brève accalmie lorsque le cheval du roi s’était cabré la première fois. Tavis, qui venait juste de réussir à blesser son ennemi, avait tourné sa lame vers le jeune soldat que combattait Xaver. Face à deux adversaires, l’homme s’était retiré, une entaille sur la cuisse et une autre en haut du bras qui tenait son épée. Xaver avait bien manœuvré. — Merci, lui avait dit le jeune homme en tâtant la blessure de son front avec une grimace hésitant entre la douleur et la surprise. Je commençais à me sentir fatigué. — Je ne l’aurais pas deviné. — C’est ça, avait raillé Xaver. — Non, je suis sérieux, Xaver. Tu t’es bien battu. Son ami l’avait considéré un moment, comme désarçonné par le compliment. — Merci, avait-il fini par répéter. Je dirai volontiers la même chose à ton sujet, mais j’avais trop peur de quitter mon adversaire des yeux. Il semblerait que tu t’en sors bien. Tavis était parti d’un grand éclat de rire qui s’était interrompu brusquement devant la pâleur qui avait envahi le visage de son ami. Suivant son regard, le jeune seigneur avait tourné les yeux à temps pour voir le roi culbuter de son cheval, et tomber dans une marée de guerriers. Xaver n’avait pas hésité un seul instant. Tavis tergiversait encore lorsqu’il l’avait vu se précipiter au secours du roi, son épée levée, un cri sur les lèvres. Le jeune seigneur lui avait alors emboîté le pas. Les deux garçons se trouvèrent vite entourés de douzaines d’hommes d’Eibithar tous pressés de voler au secours de leur roi. Pour une fois, leur constitution légère les favorisa. Se faufilant prestement, sans lâcher des yeux la monture de Kearney comme si la tête royale de l’animal était une balise, ils arrivèrent auprès du monarque. Toujours sur le dos, Kearney se battait contre les hommes de l’empire, repoussant les uns avec les pieds et parant le tranchant des lames des autres en agitant la sienne avec vigueur. Plusieurs de ses hommes étaient déjà là. Tandis que certains tenaient l’ennemi à distance, d’autres s’efforçaient de le remettre sur pied. Mais les hommes de Braedon, surgissant eux aussi de toute part, pressaient sans répit. Le roi et ses gardes disposaient de peu d’espace pour manœuvrer. Comme Xaver, d’un bond léger, rejoignait ceux qui combattaient les hommes de l’empire, Tavis se pencha vers le roi et, avec un autre soldat du royaume, prit Kearney par le bras, et le hissa sur ses pieds. — Mes remerciements à vous deux, eut à peine le temps de leur dire le roi, un peu secoué. Les guerriers de Braedon étaient partout. Des qu’ils avaient vu Kearney tomber, ils s’étaient précipités et avaient concentré leur assaut sur le centre de l’armée d’Eibithar. En quelques minutes, Tavis prit conscience que lui-même, Kearney, Xaver, et une poignée de gardes étaient encerclés, coupés du reste de l’armée. Personne ne parla. C’était inutile et tous le savaient. Sans un mot, ils formèrent un cercle serré, épaule contre épaule, leurs armes prêtes, miroitant au soleil. Les deux guerriers les plus massifs encadraient Kearney, comme il convenait. Tavis et Xaver occupaient l’autre côté du petit cercle. Un soldat se tenait à la gauche de Tavis, sans doute un de ces hommes qui le prenaient encore pour un boucher, celui qui avait assassiné Brienne et mérité toutes les cicatrices que lui avait infligées Aindreas de Kentigern. Tavis se demanda brièvement si l’homme verrait dans leur défense une occasion de tuer le jeune seigneur, et se venger des événements dont il le tenait sans doute pour unique responsable. — Ne rompez la formation sous aucun prétexte, leur intima le roi d’une voix basse et tendue. Si le soldat à vos côtés tombe – quel qu’il soit – ne vous baissez pas pour l’aider. Fermez la brèche aussi vite que possible, et continuez à vous battre. Xaver et Tavis échangèrent un bref regard. Un instant plus tard, ils bataillaient pour rester en vie, surpassés en nombre par les hommes de l’empire, et incapables de céder du terrain sans mettre en danger les vies de leurs camarades. Les guerriers de Braedon n’étaient pas stupides. Voyant les deux garçons côte à côte, et les croyant les plus faibles du cercle, ils concentrèrent leur attaque sur le jeune seigneur et son homme lige. Tavis se retrouva contraint de repousser plusieurs soldats à la fois. Leurs lames s’abattaient sur lui de tous côtés. Sans sa cotte de mailles, il serait mort dès les tout premiers assauts. Il avait déjà des entailles sur le cou, la figure, les deux mains, et certainement des contusions sur le reste de son corps. Il prit néanmoins conscience très tôt d’avoir l’épée la plus rapide – ses assaillants étaient plus massifs et plus forts, mais ils se battaient avec lourdeur, sans imagination. Une fois de plus, comme il l’avait fait à de si nombreuses reprises au cours de l’année, il remercia silencieusement le père de Xaver pour ses années d’entraînement et ses précieux conseils. Il pouvait avoir maudit Hagan un millier de fois à cause de son exigence, de ses exercices interminables, et des punitions extravagantes qu’il inventait pour sanctionner la paresse comme les fautes techniques, mais le capitaine de Curgh avait été un maître hors pair. Après un certain temps, il lui sembla que ses ennemis se fatiguaient. Leurs coups d’épée devenaient moins précis et moins puissants, leurs défenses se relâchaient. Tavis parait de mieux en mieux leurs coups et, à plusieurs occasions, il eut même celle de lancer ses propres attaques, surprenant les soldats de Braedon par sa vitesse. Il n’en tuait aucun, ni n’en mettait un seul à terre, mais il les tenait en respect. S’il sentait croître sa confiance, il n’osait pas détourner les yeux un seul instant. Il percevait la présence de Xaver à ses côtés, toujours sur pied, la lame virevoltant. Le soldat à sa gauche, dont l’épaule touchait presque la sienne, semblait se battre avec la même ferveur. Quoi qu’il pense de Tavis, il devait comprendre que, si l’un d’eux venait à tomber, c’était leur vie à tous qui était menacée. Pour autant que puisse en juger le jeune seigneur, ils étaient tous encore vivants, y compris le roi – heureusement – et ses gardes. Quand enfin, le père de Tavis et Hagan MarCullet les atteignirent, pourfendant la horde de soldats ennemis et forçant à la retraite ceux qu’ils laissaient en vie, chaque homme dans le cercle salua leur arrivée d’un cri rauque. Tandis que le combat, faute de combattants, s’apaisait Hagan et Javan approchèrent des deux garçons. Hagan avait l’air furieux, et l’expression sur le visage du duc indiquait clairement au jeune homme qu’il ne devait pas s’attendre à recevoir de l’aide de son père. — J’assume toute la responsabilité, murmura Tavis à son ami. Reste tranquille et laisse-moi me charger de cela. Xaver ne dit rien. Étonné de son silence, Tavis tourna la tête pour découvrir que l’attention du garçon était ailleurs. Avant qu’il ait le temps de lui demander ce qu’il fixait ainsi, ou qu’il puisse se tourner et constater de lui-même, il vit Xaver bondir, avec un cri d’alerte. Sans réfléchir, Tavis s’élança après lui, et aperçut ainsi trop tard ce que son ami avait remarqué. Un des soldats de Braedon, un homme dont l’épaule droite n’était qu’une plaie béante et affreusement ensanglantée, avait rampé jusqu’au roi pour le frapper. Son épée gisait, à côté de son bras mort, mais une dague étincelait dans sa main valide. Tavis entendit Hagan derrière lui appeler son fils, mais Xaver n’hésita pas une seconde. Kearney, qui semblait avoir enfin senti le danger, fit le geste de lever son épée pour se défendre, mais Xaver, déjà, s’écrasait sur le soldat de Braedon, le renversant au sol et retombant lourdement sur lui. Ils s’agrippèrent, luttèrent un moment. Malgré sa blessure, le soldat prit rapidement le dessus, et brandit sa dague. Au même instant, Kearney et plusieurs de ses hommes volaient au secours de Xaver. Ils empoignèrent l’homme, le hissèrent et les soldats le rouèrent de coups jusqu’à ce qu’il s’effondre, inconscient, sur le sol. Le roi tendit une main à Xaver, qui hésita un moment avant de la prendre, et de permettre à Kearney de le remettre debout. — Je suis votre débiteur, Maître MarCullet. — Heu… pas du tout, Majesté, bredouilla le jeune homme. Le roi lui sourit, puis jeta un regard à Tavis et Hagan, tous deux arrêtés, essoufflés, à courte distance. — C’est un sacré guerrier que vous avez là, capitaine. Vous pouvez être fier. Hagan, rougissant comme une jeune fille, baissa la tête. — Vous nous honorez, Majesté. — Je croyais que vous vous battiez dans l’armée de votre père, Lord Curgh. Ce fut au tour de Tavis de sentir le rouge lui monter aux joues. — Oui, Majesté. Xaver et moi… nous… — Je leur ai demandé de vous porter un message, Altesse, interrompit le père de Tavis. Les combats ont dû commencer avant qu’ils ne puissent remplir leur mission et revenir aux lignes de Curgh. — Vraiment, dit le roi un sourcil dressé. Et quel était ce message ? Javan se permit un petit sourire. — Je crains de l’avoir oublié, dans l’excitation du combat. — Je vois, opina Kearney. Eh bien, c’est heureux pour moi qu’ils aient été là, et peu importe la raison. — Heureux pour nous tous, Majesté. — Merci, Javan. Comment se déroule le reste de la bataille ? L’expression du duc s’assombrit immédiatement. — L’ennemi a été repoussé, Majesté. Ils ont perdu beaucoup d’hommes. Pour être honnête, je ne vois pas comment ils pourraient continuer cette guerre. — Nos pertes ? — Loin d’être aussi graves que celles de l’empire, mais plus que je ne le souhaitais. — Damnation ! Avant que l’un d’eux puisse ajouter quelque chose, Grinsa les rejoignit, l’air grave. — Majesté, dit le Glaneur, mettant brièvement genou en terre. Je suis heureux de vous voir sain et sauf. Je craignais le pire. — Merci, Glaneur. Kearney plissa les yeux, comme s’il comprenait enfin la pleine teneur de la présence du Glaneur sur le champ de bataille. — Est-ce la magie qirsi qui a fait cabrer mon cheval ? — Oui, Majesté. J’ai tenté d’arrêter le responsable, mais je n’ai pu agir suffisamment vite. — Qui est le responsable ? — L’un de vos guérisseurs, Majesté. Un homme nommé Lenvyd jal Qosten. Le roi fronça les sourcils, l’air de creuser sa mémoire. — Ce nom m’est familier. Il s’agit d’un homme âgé, n’est-ce pas ? — Oui. Il était resté à la Cité des Rois. Il vous a suivi plus tard. Après avoir attenté à la vie de Cresenne, ajouta-t-il. — Il semble que les dieux sont avec moi aujourd’hui. — En effet, Majesté. — Où est cet homme ? Je veux lui parler. Grinsa détourna son regard. — Il est mort. — Mort ? Vous l’avez tué ? La bouche du Glaneur trembla, et il répondit sans regarder le roi. — Oui, je l’ai tué. Kearney allait réagir, mais il consulta rapidement les autres, et se ravisa. — Nous en parlerons plus tard, Glaneur. Grinsa inclina la tête légèrement. — Comme vous voulez, Majesté. Tout étant dit, et voyant que la bataille était arrêtée, Kearney ramena ses hommes et les autres nobles vers le camp. Hagan passa un bras autour de l’épaule de son fils et le conduisit à la suite du roi, sa colère apparemment calmée, au moins pour le moment. — Toi et moi, nous en parlerons aussi un peu plus tard, glissa Javan à Tavis, l’air fâché et le regard glacial. — Oui, Père. Le duc se retourna et s’en alla, laissant Tavis seul avec Grinsa. — Nous voilà tous les deux sur la sellette, remarqua le jeune seigneur. — On dirait. — Pourquoi avez-vous tué cet homme, Grinsa ? — Je ne veux pas en parler. Il s’éloigna, mais Tavis le prit par le bras, l’obligea à s’arrêter et à lui faire face. — C’est vraiment dommage, parce que je veux une réponse. Grinsa repoussa sa main, exactement comme l’aurait fait Tavis si leurs rôles avaient été inversés. — Vous voulez, répéta le Glaneur incrédule. En quoi est-ce que cela vous regarde ? — Je suis votre ami, Grinsa. Cela me regarde autant que tout ce qui s’est passé cette dernière année. Et si ce n’est pas suffisant, cela me regarde parce que je dépends de vous, comme tous les hommes présents sur cette plaine, pour vaincre le Tisserand demain. Je dois savoir si vous êtes en mesure de l’affronter, ou si vos sentiments pour Cresenne vont vous gêner. — Comment osez-vous ! Le Glaneur s’écarta à nouveau. — Vous l’avez tué par vengeance, n’est-ce pas ? cria Tavis après lui. Vous m’avez accusé une fois de ne poursuivre Cadel que par vengeance, mais vous avez fait exactement la même chose. N’est-ce pas ? Le Glaneur s’arrêta, les poings serrés. Puis il se tourna, et revint vers Tavis à grands pas. Son expression était si courroucée que le garçon crut un moment que Grinsa allait le frapper. — Ce n’était pas la même chose, dit-il. L’homme était un Qirsi. Il avait le don du langage des bêtes. Il représentait encore une menace pour le roi et pour n’importe quel cavalier. — Cadel était toujours un assassin. N’était-il pas une menace ? — Le Tisserand aurait pu entrer en contact avec cet homme. Il aurait pu apprendre beaucoup de choses grâce à lui. — Qu’est-ce que le Tisserand a encore à apprendre, Grinsa ? Il sait où nous sommes, et avec combien d’hommes. Grinsa détourna les yeux, le visage hermétique. Tavis prit conscience que c’était la première fois qu’il voyait le Glaneur vraiment honteux d’un de ses actes. — Je ne vous blâme pas, dit-il alors aussi délicatement que possible. J’aurais fait la même chose. Grinsa lança un coup d’œil dans sa direction. — Même si je comprends que cela ne fait qu’ajouter à vos remords. Le Glaneur sourit, puis secoua la tête, et commença à rire doucement. — En effet, cette remarque n’est pas pour me soulager. Tavis rit en retour. — À la vérité, je ne sais pas pourquoi je l’ai tué, admit Grinsa redevenant sérieux. Je n’ai pas réfléchi. Il m’a dit qu’il avait empoisonné Cresenne, et je l’ai tué. Ce n’était pas par vengeance. C’était juste de la rage. — Je comprends, opina le jeune seigneur. Mais c’est une chose d’agir poussé par la rage avec un guérisseur, c’en est une autre de le faire avec le Tisserand. — Je n’ai pas besoin que vous me le rappeliez, Tavis. Vraiment pas. Tavis haussa les épaules. — Alors, je n’en parlerai plus. Ils s’en retournèrent au camp, où ils trouvèrent le roi en conversation avec la reine de Sanbira et le reste des nobles. Quelques ministres qirsi se tenaient là aussi, mais en petit nombre. — Glaneur, s’exclama Kearney en les voyant approcher. Avez-vous vu mon Premier ministre ? — Par les démons et toutes les flammes ! chancela Grinsa. Keziah ! — Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Tavis. — Je n’ai pas le temps de vous l’expliquer. Nous devons les trouver. — Qui ? — Les Premiers ministres. Elle avait encore des élancements dans la main, mais ses larmes avaient cessé. Elle refusait de continuer à avoir de la peine. Ou bien Kearney était mort, ou bien il ne l’était pas. Ou bien Grinsa trouverait un moyen de surmonter la trahison des Qirsi qui l’avaient capturée, ou bien il ne le pourrait pas. Elle ne pouvait pas aider son roi bien-aimé et elle ne pouvait pas davantage se battre à la place de son frère. Elle ne pouvait que se défendre, et elle avait la ferme intention de le faire. Abeni ne l’avait pas quittée, et le Premier ministre de Macharzo, dont le nom, semblait-il, était Craeffe, les avait rejointes. Un troisième traître, un homme, le Premier ministre de Norinde, était dans les parages, apparemment chargé de surveiller les environs et de les prévenir au moindre signe de danger. Keziah ne pouvait pas le voir. Elles étaient dans une sorte de grotte à ciel ouvert, au cœur d’un énorme amas de rochers gris, protégées du vent et de la lumière tombante du soleil couchant, et hors de vue. — Ils vont s’apercevoir de sa disparition, disait Craeffe. son mince visage apparaissant d’une teinte grisâtre dans l’ombre environnante. Nous devrions la tuer et en finir. Un air de profonde lassitude se peignit sur les traits d’Abeni. — Nous ne gagnerons rien à la tuer. Si on la trouve morte, les soupçons retomberont sur nous. Vivante, elle est un atout précieux, et un moyen de contrôler Grinsa. — Elle a trahi le Tisserand, insista néanmoins la ministre. Je suis sûre qu’il la voudrait morte. — En fait, je suis sûre qu’il préférera la tuer de ses propres mains. Elle regarda Keziah. — Vous n’êtes pas de mon avis, Premier ministre ? — Craeffe a raison, répondit Keziah, les dents serrées. Vous devriez me tuer et en finir. Je ne vous aiderai jamais, et… Le reste de sa pensée fut noyé dans un cri de douleur. Un nouveau doigt de sa main se brisait. Cela faisait maintenant quatre. Seul son pouce restait indemne. Et bien sûr, tous les doigts de son autre main. Plutôt mourir que d’endurer cela. — Ne soyez pas si certaine de ne pas nous aider, rétorqua Abeni. La torture fait faire d’étranges choses aux gens. — Nous ne pouvons pas la garder cachée éternellement. — Nous n’aurons pas à le faire, Craeffe. La nuit ne va pas tarder et le Tisserand ne doit plus être loin. Une fois l’obscurité tombée, nous nous dirigerons vers l’ouest. Lorsque nous serons assez loin des camps, nous bifurquerons alors vers le nord pour retrouver l’armée du Tisserand. — Ils vont nous chercher, la chercher. Nous serons tous tués avant d’arriver. — Qu’est-ce que le Tisserand vous a demandé de faire ? lui demanda de nouveau Abeni, approchant son visage menaçant de celui de Keziah. La jeune femme ferma les yeux et se détourna, prête à recevoir le coup qui s’annonçait. Malgré tout, quand son pouce se brisa, elle s’effondra sur le sol, pleurant de douleur, et serrant sa main pantelante contre son cœur. — Ma question est pourtant simple, Keziah, susurra la ministre penchée au-dessus d’elle. Elle ne mérite tout de même pas ces souffrances. D’ailleurs, je crois que je connais la réponse. Il vous a chargée de tuer le roi, n’est-ce pas ? C’est ce que faisait cet autre homme, et c’est pourquoi vous regardiez, l’air si horrifiée, que cela en était amusant. Elle donna un coup de pied dans la main de Keziah. La douleur irradia comme un vent aurait soufflé sur des braises, lui embrasant la chair. — N’ai-je pas raison ? Keziah, incapable de prononcer un mot, gémissait faiblement. — Ceci ne nous mène nulle part. Tuez-la tout de suite et qu’on en finisse. Nous pourrons arguer qu’elle était une traîtresse, que nous l’avons vue fuir quand le roi est tombé. — Son frère ne le croira pas. De toute manière, nous n’avons d’autre choix que de la garder en vie, car si je ne me trompe, elle a déjà dit à Grinsa que nous étions avec le mouvement. N’est-ce pas Keziah ? À ces mots, Keziah ouvrit les yeux et foudroya la femme du regard. — Oui, je le lui ai dit. Il est au courant pour vous trois, et jamais vous n’aurez l’occasion de lui échapper. Vous allez mourir sur cette plaine, Abeni. Vous pouvez aussi bien me tuer. C’est le mieux que vous puissiez espérer. Le front d’Abeni se creusa, et elle s’accroupit à côté d’elle. — Pourquoi êtes-vous si désireuse de mourir, Keziah ? Est-ce la peur du Tisserand, la certitude de ce qu’il vous fera lorsqu’il apprendra votre trahison ? Keziah détourna de nouveau les yeux. — Oui, conclut Abeni en se levant satisfaite. C’est bien ce que je pensais. Vous avez raison d’avoir peur. La douleur de votre main n’est rien en comparaison de son châtiment. Elle avisa Craeffe. — Bien. Le Glaneur sait que nous faisons partie du mouvement. Keziah est donc notre unique espoir de sortir d’ici vivants. Si nous la tuons, Grinsa n’hésitera pas à nous tuer. Mais aussi longtemps qu’elle vivra, il fera tout pour la sauver. N’est-ce pas Keziah ? Avant qu’elle ne puisse songer à une réponse, l’autre Qirsi pénétra dans leur abri. — Qu’y a-t-il Filtem ? — Quelqu’un arrive. Un Qirsi. Je n’ai pas pu reconnaître son visage. — Est-ce qu’il t’a vu ? — Je ne crois pas. — Bon. Restez silencieux tous les deux. Un instant plus tard, Abeni était de retour, elle revint à Keziah et lui attacha les mains avec précipitation avant de lui nouer un bâillon sur la bouche. — Pas un bruit, murmura-t-elle, sa bouche presque collée à l’oreille de Keziah. Elle dégaina sa dague et en tint la garde juste au-dessus de la main de Keziah, comme pour la frapper. — Tu souffriras énormément si tu fais le moindre bruit, et quel que soit celui qui s’approche, il mourra lui aussi. Keziah regarda la femme, maudissant Qirsar de ne lui avoir donné que des pouvoirs inutiles dans ce genre de circonstances. Mais elle finit par hocher la tête, provoquant un sourire sombre sur le visage du Premier ministre. Elle tendit l’oreille, désespérée d’entendre le moindre signe de quelqu’un venu à sa rescousse, mais elle n’entendit rien, à part la respiration des trois traîtres. À un moment, elle crut surprendre un léger bruit pas, juste devant les rochers qui les entouraient. La violence de son espoir lui fit presque oublier son angoisse. Mais personne n’entra dans la grotte, et comme aucun autre bruit ne se faisait entendre, elle sentit son découragement revenir, et avec lui la pulsation douloureuse dans sa main. Abeni fit un léger mouvement pour attirer l’attention de Filtem. Elle pointa son doigt vers lui, puis fit un geste vers l’étroite entrée du cercle et libéra sa dague. Filtem eut l’air de comprendre. Dégainant sa propre arme, il se dirigea à pas de loup vers l’entrée et sortit discrètement, aussi silencieux qu’un chat. Cette fois, Keziah entendit nettement quelque chose ou quelqu’un. Elle crut discerner une brève lutte, juste au-delà des pierres, puis une rapide et vive inspiration. Un moment plus tard, un brouillard épais s’infiltrait dans la grotte. Flottant au-dessus de l’herbe grasse, il s’épaissit rapidement, jusqu’à ce que Keziah ne puisse plus rien distinguer de ses geôliers ou des rochers environnant. Elle entendit des pas, non loin d’elle, des pas hésitants. L’une des femmes cria, puis il y eut un craquement sec suivi du bruit sourd d’un corps qui s’affaisse sur le sol. Un vent soudain courut entre les rochers qui dissipa le brouillard. Et là, au centre du cercle, elle découvrit Filtem étendu, une dague pointant hors de sa poitrine, les yeux ouverts mais aveugles, ses jambes curieusement repliées. — Filtem ! hurla Craeffe en se précipitant sur la dépouille pour prendre son visage inerte entre ses mains. — Damnation, murmura Abeni. — Espèce d’imbécile ! lança Craeffe au Premier ministre, le visage baigné de larmes. Regardez ce que vous avez fait ! — Taisez-vous et laissez-moi réfléchir. — Réfléchir à quoi ? Le Glaneur est là ! Nous sommes morts ! — Ne soyez pas stupide, Craeffe. Si c’était Grinsa, il ne jouerait pas à ce petit jeu. Il s’emparerait de nos pouvoirs et nous détruirait. Abeni secoua la tête. — Non, c’est quelqu’un d’autre, trancha-t-elle. Après un moment de réflexion, elle mit brutalement Keziah sur ses pieds et posa la pointe de sa dague sur sa gorge. — Montrez-vous, cria-t-elle à l’intention de l’intrus, ou le Premier ministre de Kearney est une femme morte ! Il n’y eut pas de réponse. De sa main libre, Abeni retira le bâillon de Keziah. — Dites-lui, ordonna-t-elle. — C’est une façonneuse ! cria immédiatement Keziah. Elle possède aussi le don des brumes et du… Une terrible douleur à la tempe la réduisit au silence. Pliée en deux, elle sentait du sang chaud couler le long de sa mâchoire et de son cou. Abeni pressa un peu plus la dague ensanglantée sur sa gorge. — Maudite sois-tu ! Je devrais te tuer. — Tu ne peux pas, et tu le sais, répliqua Keziah sur le même ton. Une douleur fulgurante explosa cette fois dans son autre main. — Debout, Craeffe. J’ai besoin de votre aide. L’autre femme contemplait Filtem, le visage toujours inondé de larmes, berçant doucement le corps sur ses genoux. — Il est mort, Craeffe. Vous ne pouvez plus rien pour lui. Mais nous pouvons encore nous sauver nous-mêmes. — Comment ? — Nous avons encore l’avantage. Il n’y a qu’un homme. S’ils étaient deux, ils nous auraient déjà attaquées. Craeffe se redressa en essuyant ses larmes. — Que suggérez-vous ? — Nous ne devons pas nous séparer. Je n’aurais jamais dû envoyer Filtem tout seul à l’extérieur. Je reconnais mon erreur, mais aussi longtemps que nous restons ensemble et que nous gardons la ministre de Kearney, il ne peut rien. Nous sommes toutes les deux façonneuses, ne l’oublions pas. Tandis qu’elle parlait, Abeni relâcha un peu sa prise sur Keziah. Pas beaucoup – elle ne l’avait probablement même pas remarqué – mais Keziah si. Et elle en profita pour faire la seule chose en son pouvoir. Se mouvant plus rapidement qu’elle ne l’avait jamais fait, elle écrasa son pied sur celui d’Abeni, tout en lui assenant un coup de coude qui frappa la femme en pleine poitrine. Abeni hoqueta puis jura, mais Keziah s’était déjà mise hors de portée. Tombée sur le sol, elle roula jusqu’à l’entrée de la grotte. La douleur dans sa main dépassait presque ce qu’elle pouvait endurer, mais elle parvint à hurler. — Je suis libre ! Immédiatement, le brouillard emplit de nouveau le cercle de roches, poussé par un vent fort. Il y eut des bruits de pas, le froissement soudain du tissu, et puis ce son horrible et familier d’un os qui se brise. Un moment plus tard, un second corps s’affaissait. Keziah eut l’impression de recevoir un coup dans l’estomac. Un vent cingla encore le cercle et, quand le brouillard se leva, Keziah cria presque de joie. Craeffe était étendue par terre, complètement immobile. Au-dessus d’elle se tenait Fotir jal Salene, ses yeux jaunes et brillants rivés sur Abeni. — Il semble que vous et moi partagions les mêmes pouvoirs, Premier ministre, lui dit-il. Il ne lança qu’un bref regard à Keziah. — Vous allez bien ? — Ça ira. Il hocha la tête et revint à la traîtresse. — Faites un seul pas, et je vous brise la nuque, le menaça Abeni. Si vous êtes façonneur, vous savez que j’en suis capable. — Et vous savez que je peux faire de même. — Nous sommes à égalité. Combien de fois Keziah s’était-elle trouvée dans la même posture : dans l’incapacité de se défendre, dépendante d’un autre – Grinsa, Kearney, Gershon Trasker, et maintenant Fotir – pour lui sauver la vie ? Elle était fatiguée de se sentir impuissante, fatiguée de vivre dans la peur du Tisserand et de ses serviteurs, fatiguée d’endurer les soupçons de tous comme prix de sa décision d’infiltrer la conspiration. Elle brûlait de pouvoir s’attaquer à l’un ou l’autre de ses nombreux ennemis. Et Abeni était là. Fotir et le Premier ministre de Sanbira étaient trop concentrés pour remarquer ce qu’elle faisait ou voir ses yeux levés vers l’ouverture pratiquées au sommet de la grotte. Au-dessus du cercle de pierres, noir comme la nuit contre le bleu profond du crépuscule, un faucon solitaire planait en cercles lents. Il était loin, et Keziah était épuisée par le chagrin et la douleur. Mais elle projeta son esprit, dans l’espoir d’atteindre celui de l’oiseau, et de le toucher de ses dons magiques. Elle possédait le langage des bêtes. Elle avait plusieurs fois utilisé ce don pour calmer un cheval craintif et, une fois, bien des années auparavant, il lui avait permis d’échapper saine et sauve d’une rencontre avec un chien sauvage dans les Landes de Glyndwr. Mais jamais elle ne l’avait employé pour communiquer quoi que ce soit à un oiseau sauvage, encore moins à un animal aussi féroce que ce faucon. Au début, elle eut peur que l’animal refuse de prêter attention à sa requête. Mais elle concentra tout son pouvoir sur l’esprit du faucon, lui transmit tout ce qu’Abeni lui avait fait subir et, quelques instants plus tard, sentit l’acquiescement de l’oiseau. Elle le vit rassembler ses ailes et entamer un abrupt plongeon vers le cercle de pierres. Revenant sur Fotir et Abeni, Keziah vit qu’ils s’affrontaient toujours. Fotir parlait, mais Keziah était si absorbée par les sensations étranges éprouvées par le faucon – des images vertigineuses de chasses sur le vent, de déchiquetage de chair chaude et sanglante d’un lagopède, de la descente étourdissante de l’oiseau vers la femme qirsi qui se tenait au-dessus d’elle, qu’elle était incapable de comprendre, ni même de distinguer les propos du sorcier. Tâchant de se libérer de l’oiseau maintenant qu’il fondait sur sa proie, elle secoua la tête. Au même instant, elle entendit Abeni hurler de peur et de douleur. L’animal avait planté ses serres sur sa nuque, le haut de ses épaules, et lui labourait la chair, poussant un cri perçant et répétitif qui résonnait encore au milieu des rochers alors que l’oiseau déjà était reparti vers le ciel. La vue aussi brouillée que ses pensées, Keziah relâcha son emprise sur l’esprit du faucon. Elle vit alors Abeni étendue sur l’herbe, à côté de Craeffe, leurs têtes inclinées dans des angles similaires. — Vous l’avez tuée, constata Keziah, sachant qu’elle paraissait idiote. — Vous ne vouliez pas ? — Si. C’est juste que… Tout à coup, le corps secoué de frissons, elle sanglota. — Merci, parvint-elle à bredouiller. Fotir franchit le cercle d’une enjambée, se pencha sur elle, et voulut lui délier les mains. À son brusque sursaut, avant même qu’il ne la touche, il s’arrêta, grimaçant comme s’il souffrait lui aussi. — Je suis désolé. Voulez-vous que je laisse vos liens ? Elle secoua la tête, et prit une profonde inspiration. — S’il vous plaît, défaites-les. Elle serra les dents et, ravalant les cris qui lui montaient aux lèvres, laissa le sorcier s’évertuer sur le nœud qu’avait serré Abeni. Quelques instants plus tard ses mains meurtries étaient libres. — Merci, murmura-t-elle à nouveau. — Je vous en prie. Allons voir un guérisseur. — Conduisez-moi à mon frère, s’il vous plaît. — Votre frère ? sursauta Fotir étonné. Entre tous les secrets, gardés ou révélés, pas seulement à cet homme mais à tant d’autres, elle ne savait plus ceux qui étaient avoués et ceux qui ne l’étaient pas. Mais quelle importance, maintenant, se dit-elle. — Grinsa. Grinsa est mon frère. Alors que Fotir la dévisageait, elle vit le pli qui barrait son front se détendre peu à peu. — Votre frère, murmura-t-il. Oui, bien sûr. Je vais vous mener à lui. Il la souleva entre ses bras comme si elle n’était qu’une enfant, et la porta hors de sa prison de pierre. — Est-ce que Kearney va bien ? demanda-t-elle alors que le souvenir des événements précédant sa rencontre avec Abeni lui revenait en mémoire. — Je l’ignore, répondit Fotir. Le Glaneur m’a demandé de vous surveiller. J’ai quitté la bataille avant la fin des combats. — Il vous a demandé de veiller sur moi ? Un large sourire illumina le visage de Fotir. Ses yeux étaient si dorés qu’ils paraissaient orange dans la lumière du soir. — Cela vous étonne ? 6 Conduits par Grinsa, Kearney et la reine de Sanbira, Qirsi et Eandi s’étaient lancés frénétiquement à la recherche de Keziah et du Premier ministre d’Olesya. Tavis entendit plusieurs soldats du roi en parler comme d’une chasse aux traîtres, mais il ne se souciait pas de les reprendre, ne sachant pas lui-même si Grinsa et Keziah désiraient précisément que cela paraisse être le cas. En fait, Tavis ne comprenait pas complètement pourquoi Grinsa était si désireux de retrouver les Premiers ministres jusqu’à ce que Fotir pénètre dans le campement, au milieu de la confusion des recherches, portant Keziah dans ses bras, livide à la lueur du crépuscule, les mains meurtries et gonflées. Grinsa fut auprès du couple presque immédiatement. Il prit Keziah des bras de Fotir, et la déposa délicatement à côté d’un feu. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il, le front creusé tandis qu’il examinait les mains de sa sœur. Fotir et Keziah échangèrent un regard, incertains quant a celui auquel s’adressait la question. D’autres nobles et ministres commençaient à se rassembler autour d’eux, ainsi que beaucoup de soldats des différentes maisons d’Eibithar et de Sanbira. — Trois d’entre eux l’ont faite prisonnière, et la retenaient captive, répondit finalement Fotir. Le Premier ministre de Sanbira et deux de ses ministres – Macharzo et Norinde – je crois. La reine le dévisagea, ébahie, et d’une pâleur de mort — Par les démons et toutes les flammes ! Trois d’entre eux, dites-vous ? — Je suis désolé, Altesse. — Où sont-ils ? interrogea Grinsa, un éclat meurtrier dans les yeux. — Ils sont morts, dans cet amas de rochers là-bas. Le Glaneur cligna les yeux. — Vous les avez tués tous les trois ? Tout seul ? L’étonnement du Glaneur fit naître un sourire sur les lèvres de Fotir. Avant de répondre, il échangea un autre regard avec la ministre de Kearney. — Pas tout à fait, non. Grinsa fit face à sa sœur. — Keziah ? Un cri suspendit sa réponse. — Où est-elle ? Est-elle vivante ? Kearney les rejoignait, visiblement soulagé. — Les dieux soient bénis ! Êtes-vous blessée ? Son regard tomba sur ses mains — Damnation ! jura-t-il entre ses dents. — J’étais justement en train de la soigner, Majesté. — Qui est le coupable ? demanda le roi. — Je crains que ce ne soit mon Premier ministre, Majesté, intervint Olesya. Et avec deux complices, tous deux ministres de maisons de mon royaume. Il semble que la conspiration a frappé dur à Sanbira, et j’ai conduit ses serviteurs parmi vous. — Ces renégats nous ont tous trompés, Altesse. Un guérisseur de mon propre château a failli me tuer aujourd’hui. Aucun d’entre nous n’est à l’abri. Il revint à Grinsa. — J’imagine qu’on a réglé leur compte aux traîtres ? — Oui, Majesté, grâce au Premier ministre de Curgh. Kearney se tourna vers Fotir et plaça une main sur l’épaule du Qirsi. — J’ai donc une dette envers vous, ministre — Vous m’honorez, Majesté. — Est-ce que ces ministres agissaient sous les ordres du Tisserand ? — Pardonnez-moi, avança Grinsa. Mais ces questions peuvent attendre encore un peu. J’aimerais guérir les blessures du Premier ministre. — Oui, bien sûr, Glaneur. Pardonnez-moi, s’empressa le roi en adressant ces derniers mots à Keziah. Il la contempla un moment, puis lui caressa sa joue avec le dos de sa main, sans tenir aucun compte de tous ceux qui les entouraient. — Je ne sais pas ce que j’aurais fait si je vous avais perdue. Keziah rougit. — Vous êtes trop bon, Majesté. Le roi s’éclaircit la gorge, puis s’adressa à Grinsa. — Si vous avez besoin de quelque chose, n’importe quoi… — Merci, Majesté. Kearney posa un dernier regard sur la jeune femme, puis fit un signe à tous ceux qui se tenaient autour d’elle. — Venez, laissons le Glaneur à son travail. Il s’éloigna, suivi des autres. — Racontez-moi ce qui s’est passé, ministre, demanda Kearney à Fotir. — Grinsa m’a demandé de veiller sur elle, Majesté. Il pensait qu’elle était menacée et s’attendait à un événement de cet ordre. Aussi, lorsque j’ai vu les ministres de Sanbira l’emmener au sud du camp, je les ai suivis, en prenant soin de garder mes distances Il haussa les épaules puis secoua la tête. — Vu la tournure des événements, malheureusement, je ne suis pas arrivé assez vite. J’aurai dû les empêcher de lui faire du mal. — Vous lui avez sauvé la vie, ministre. J’en suis certain. Vous n’avez aucun reproche à vous faire, bien au contraire. Kearney avisa Javan et son fils. — En vérité, c’est un grand jour pour la maison de Curgh. D’abord Maître MarCullet me sauve la vie, et voila son Premier ministre qui sauve celle du mien. Le peuple de Glyndwr se souviendra de vos hauts faits pendant longtemps. — C’est ma maison et mon peuple que vous honorez. Majesté, s’inclina modestement Javan. Xaver, à côté de son père, vira au rouge vif. Un sourire, mêlé de fierté et de timidité, flottait sur ses lèvres. Tavis était heureux pour son ami mais, à sa grande stupeur, il fut surpris par un sentiment inattendu de jalousie. Il le chassa, songeant avec amusement que ces puérilités n’étaient plus de son âge. — Je suis désolé de vous poser cette question, Altesse, dit Kearney à la reine de Sanbira, mais il le faut. Avez-vous de quelconques raisons de penser que d’autres Qirsi de votre entourage soient déloyaux ? Olesya secoua la tête, mais elle avait l’air incertain. — Je ne crois pas, Majesté, reconnut-elle. Mais soyez assuré que je vais avoir un entretien avec chacun d’eux avant la fin de cette nuit. — Je crois que nous serions tous avisés d’en faire autant, répliqua le roi. Que les nobles s’entretiennent avec leurs ministres sans attendre. Gershon, ajouta-t-il pour son capitaine, j’aimerais que vous parliez à nos guérisseurs. — Comment pouvons-nous être certains qu’ils ne nous mentiront pas, Majesté ? Les yeux de Marston de Shanstead passèrent nerveusement de visage en visage. — Après ce qui s’est produit aujourd’hui, on ne peut être sûr de rien. — En tout cas, j’espère qu’après ces événements, vous ne soupçonnez plus Keziah d’être une traîtresse, ou Grinsa ou encore Fotir d’être félons ? Marston baissa le regard. — Non, bien sûr, Majesté. — Même dans ces circonstances, Lord Shanstead, nous devons puiser en nous-mêmes la capacité de faire confiance et d’inspirer confiance. Sans Grinsa et les autres Qirsi ici présents, nous n’avons aucune chance contre le Tisserand et son armée. Parlez avec vos Qirsi, discernez ce que vous pouvez de ces conversations, et fiez-vous à votre instinct pour trouver la vérité. C’est tout ce que nous pouvons faire. — Bien, Majesté. — Nous reprendrons cette discussion plus tard, conclut le roi, en les congédiant. Nourrissez-vous, occupez-vous des blessés, et tâchez d’apprendre ce que vous pourrez. Comme ils se dispersaient, Tavis pensa retourner aux côtés de Grinsa, au cas où il aurait besoin d’aide. — Attends, Tavis, le retint son père avant qu’il ait fait un pas. J’aimerais te dire un mot. Tavis eut un instant d’appréhension, puis se tourna. Javan était avec Hagan et Xaver. Le capitaine et le duc le regardaient avec la même sévérité, sous le regard mortifié de son ami. — Suis-nous, lui ordonna Javan en se dirigeant vers le sud, à l’écart des soldats et des nobles. Tavis n’avait pas le choix, alignant son pas sur celui de son père il les suivit sur les herbes emmêlées dans l’obscurité grandissante. Aucun d’eux ne parla jusqu’à ce que Javan s’arrête, obligeant les autres à l’imiter. — Est-ce que l’un d’entre vous veut bien m’expliquer ce qui s’est passé aujourd’hui ? demanda-t-il en considérant tour à tour Xaver puis son fils. — Xaver a sauvé la vie du roi, répondit Tavis en prenant soin de donner à sa voix et son maintien la même neutralité. Du coin de l’œil, il vit Hagan réprimer un sourire. Mais de toute évidence, le duc ne semblait pas d’humeur plaisante. — Ce n’est pas ce que je veux entendre, et tu le sais ! Je n’ai pas donné à Xaver la permission de se battre, pas plus que je ne t’ai donné celle de le conduire avec toi au combat sous la bannière du roi ! Je ne me souviens même pas t’avoir donné l’autorisation de combattre toi-même aux côtés de la garde royale ! C’est la seconde fois, en deux batailles, que cela se produit, et je suis fatigué de… — Oh, père, s’il te plaît, arrête. Javan resta d’abord bouche bée. Il allait répondre, mais s’étrangla. Son fils en profita pour s’expliquer. — Xaver et moi avons passé notre Révélation il y a déjà une année pleine, et bien que je ne mettrai jamais en question ton autorité en ce qui concerne le commandement de l’armée de Curgh, je crois avoir mérité le droit, au cours de cette même année, de prendre de telles décisions moi-même. — Quand tu marches avec mon armée, tu te soumets à mon commandement ! — Oui, je sais. Mais selon la loi, je reste sous l’autorité du roi ou, plus précisément sous l’autorité de son fils, le duc de Glyndwr. — Kearney le jeune ? — Oui, mais là n’est pas la question. Je ne suis plus seulement ton fils. J’ai passé la dernière année à me battre pour ma liberté et mon honneur, et il me semble avoir fait du bon travail. — Tu restes tout de même encore un noble de la maison des Curgh. — Oui, je suppose. Mais je suis plus que cela aussi. Ou peut-être, moins. Quoi qu’il en soit, j’ai pris la décision de me battre comme je l’entendais, et je ne m’en excuse pas. J’ai aussi décidé d’emmener avec moi mon homme lige, et en cela, je me suis trompé. Il se tourna vers le capitaine — Je vous dois des excuses, Hagan. J’ai mis en danger la vie de votre fils, et je n’aurais pas dû, pas avant de vous en avoir parlé d’abord. Je suis désolé. — Ce n’est pas sa faute, père, glissa Xaver rapidement. Il hésita, puis salua Javan. — Pardonnez-moi, monseigneur. J’ai forcé Tavis à m’emmener avec lui. — Permettez-moi d’en douter, Maître MarCullet. Il semble que personne ne soit en mesure de forcer mon fils à faire quoi que ce soit. Xaver jeta un regard à Tavis, et sourit. — À l’exception de moi. En dépit de tous les événements de la journée, un sourire effleura les lèvres du duc. — Un jour, il faudra que vous m’expliquiez comment vous vous y prenez. — Je l’ai supplié de m’autoriser à me battre, dit Xaver, regardant son père à nouveau. Je savais que tu me tiendrais toujours à l’écart des combats, si je ne te prouvais pas que j’étais capable de me défendre. Et je n’ai pas fait tout ce chemin pour regarder comment vous autres mettez l’armée de l’empire en déroute. Hagan eut une grimace. — Vous êtes tous les deux des imbéciles, répliqua-t-il en s’adressant aux deux garçons. Qui veulent se battre. Il eut un mouvement de tête impuissant. — Ne vous ai-je donc rien enseigné ? — Apparemment si, Hagan. Votre garçon a sauvé le roi. Xaver regarda le duc. — Tavis aurait fait la même chose, monseigneur. — Non, objecta Tavis. C’est entièrement ton fait, la Pointe. Je n’ai même pas vu le soldat avant qu’il ne soit presque sur Kearney. — Bien, dit le duc. À partir d’aujourd’hui, vous vous battez tous les deux sous la bannière de Curgh, à moins que je ne vous donne l’autorisation de faire autrement. C’est compris ? Ils acquiescèrent. — Hagan, pouvez-vous vous occuper des blessés ? J’arrive mais j’aimerais avoir un mot avec mon fils, en privé. — Bien sûr, monseigneur. Le capitaine salua Tavis, puis plaça un bras autour de l’épaule de son fils, et le ramena vers le camp. Tavis s’attendait à ce que son père l’admoneste une fois de plus, mais le duc le surprit. — Que voulais-tu dire tout à l’heure quand tu as dit que tu pourrais être moins qu’un noble dans ta propre maison ? Tavis eut un mouvement d’épaules embarrassé. Il s’était toujours senti beaucoup plus à l’aise face aux colères de son père que face à sa sollicitude. — Je ne sais pas. Je ne suis pas… entièrement convaincu que le peuple de Curgh me reconnaîtra jamais comme son duc. En tout cas je ne crois pas que tes soldats accepteront jamais de servir sous mes ordres sans arrière-pensée. — Ils pourraient te surprendre, Tavis. Tu aurais dû les entendre raconter comment tu t’es battu aux côtés du roi. Pas seulement les hommes de Curgh, vois-tu, mais aussi ceux de Kearney. — Il ne s’agit pas seulement de cela. Nous avons presque perdu cette guerre parce que Galdasten a refusé de se battre avec nous. Tout comme Eardley, Rennach, ou la plupart des maisons mineures. Le royaume pourrait encore tomber parce qu’ils ne sont pas là. Tout cela est de ma faute. — De ta faute ? s’exclama son père. Après tout ce temps, tu en restes persuadé ? Contre toute attente, Javan sourit de nouveau, offrant à son fils le sourire le plus tendre qu’il lui eût donné depuis de nombreuses années. — Tu n’y es pour rien, Tavis. Ta mère et moi le savons tous deux depuis le début, tout comme n’importe qui doté d’un peu de jugeote. Tout est de la faute de la conspiration. Elle seule est responsable. Un homme de la noblesse n’honore pas son rang à cause de ce que les autres pensent de lui. Il y réussit avec du courage, de la sagesse, de la force et de la compassion. Tu es encore jeune, tu as beaucoup à apprendre. Mais je sais qu’un jour tu feras un bon duc. Tavis hocha la tête et sourit. — Merci, Père, dit-il aussi ému qu’embarrassé. Jamais son père n’était allé aussi loin pour exprimer la fierté qu’il lui portait. Mais au fond de lui, il se demandait s’il avait encore envie de tenir ce rang. Fotir déambula dans le camp aussi longtemps qu’il put le supporter, aidant les guérisseurs qui s’occupaient des blessés de la dernière bataille. Il ne possédait pas le don de guérisseur, mais il connaissait les herbes, stimulants, remèdes, cataplasmes et attelles dont on usait après l’intervention des Qirsi, ou lorsque celle-ci n’était pas nécessaire. Et surtout, il était avide de toute activité qui lui permettrait de ne pas penser aux événements de la journée. À cette heure, la plupart des ministres s’entretenaient avec leurs nobles afin que les Eandi puissent déterminer s’il y avait d’autres traîtres parmi leurs Qirsi. Fotir était depuis longtemps au-dessus de ces soupçons, ce dont il était reconnaissant, et tout ce qu’il avait fait ces dernières heures n’avait fait qu’accroître sa réputation. Partout où il allait, les soldats l’acclamaient, lui tapaient dans le dos, et l’invitaient à s’asseoir et partager leur maigre repas. Il déclinait toujours avec un sourire et un salut poli. Pourtant, on ne pouvait nier qu’il était un héros, et sa bravoure était établie au-delà du doute par les trois corps qu’il avait laissés parmi les rochers et les herbes. Il avait tué auparavant – pendant le siège de Kentigern, quand il se battait aux côtés de son duc pour repousser l’invasion de Mertesse, il avait occis plus de soldats qu’il ne pouvait s’en souvenir. Au cours de ce combat, il avait usé de son pouvoir plusieurs fois pour briser les lames de ses adversaires, afin qu’il puisse les expédier plus vite avec son épée. Durant toutes ces années au service de la maison de Curgh, pourtant, il n’avait jamais usé de ses pouvoirs pour prendre une vie. Et il venait de le faire, à deux reprises. Il n’était pas assez fou pour croire qu’il avait eu le choix. S’il n’avait employé son don de façonnage pour tuer les deux femmes, elles l’auraient tué, et auraient sûrement tué le Premier ministre avec lui. Et voilà ce qui le menait au cœur du problème. Car alors même qu’il se débattait pour justifier ces morts, il comprenait qu’il tuerait à nouveau et sans hésitation si c’était la seule façon de la sauver. Fotir avait consacré son existence à servir son duc et sa maison. Bien qu’il ait sacrifié beaucoup à ce service, il n’avait jamais regretté son choix. Il avait rompu avec ses deux parents, qui considéraient tous deux que servir un noble eandi était une trahison envers son peuple, et qui auraient probablement rejoint la cause du Tisserand s’ils avaient vécu assez longtemps pour en avoir l’occasion. Il ne s’était en outre jamais marié, et n’avait pas fondé de famille. Néanmoins, son service à la cour d’un noble, en particulier celle de Curgh, offrait ses propres gratifications – les voyages dans les grandes cités d’Eibithar, l’opportunité d’influencer le futur du royaume en donnant son avis à un duc puissant, comme à ses pairs, et une amitié toujours plus profonde avec Javan, que Fotir estimait comme un homme vraiment remarquable, malgré ses défauts. Peut-être parce qu’il était le ministre le plus puissant de tout le duché de Curgh, il n’avait pas manqué de femmes, qirsi ou eandi, pour lui offrir de réchauffer son lit. Et Fotir avait rarement repoussé leurs avances. Malgré tout, aucune de ces femmes n’avait réussi à toucher son cœur comme l’avait fait Keziah. Ce n’était pas seulement qu’elle était belle, brillante et aimable. Elle était tout cela, mais elle était aussi l’âme la plus courageuse, la plus noble, qu’il connaisse. Quiconque était capable de défier le pouvoir et la colère du Tisserand pour détruire son mouvement méritait d’être compté parmi les véritables héros des Terres du Devant. Cela rendait risible la célébrité dont il jouissait ce soir. Cela le rendait aussi modeste. De toute sa vie, personne ne l’avait touché ainsi – certainement pas une femme aux yeux couleur de sable, et aux cheveux aussi fins et lustrés que de la soie filée. Pendant des années, il avait entendu les rumeurs concernant l’amour interdit qui unissait Kearney de Glyndwr et son exquis Premier ministre. Il avait toujours refusé de leur accorder le moindre crédit, jugeant de tels ragots inconvenants. Mais depuis l’ascension de Kearney sur le trône d’Eibithar, il avait passé beaucoup de temps en compagnie de Kearney et de son Premier ministre, et il lui semblait clair qu’il y avait plus dans leur relation que ce qu’imposaient leurs rangs et leurs fonctions. Ce n’était qu’aujourd’hui pourtant, en voyant comment le roi la regardait, qu’il avait su avec certitude que ces rumeurs étaient fondées. Kearney avait été horrifié par ses blessures, et si soulagé de la retrouver en vie qu’il avait à peine pu parler. Et Fotir avait vu aussi comment elle regardait le roi, son souffle court à sa seule vue, sa peau enflammée par sa caresse. Comment un simple ministre pouvait-il rivaliser avec un roi, particulièrement un roi si noble et si puissant que Kearney ? Pourquoi même essaierait-il ? Ainsi Fotir déambulait dans le camp, aidant comme il pouvait, évitant Grinsa et le Premier ministre, jusqu’à ce que son besoin de la revoir ait raison de son bon sens. Lorsqu’il les rejoignit, le roi était présent, et Fotir tenta de se retourner sans être remarqué. Mais Kearney le vit et l’appela avant qu’il puisse s’esquiver. — Premier ministre ! Venez vous joindre à nous un moment. Comment en était-il arrivé là ? se demandait-il morose. Il se reconnaissait à peine. Il était connu dans tout le royaume pour son intelligence redoutable et la puissance de ses dons magiques. Et voilà qu’il souhaitait s’enfuir et se cacher, comme un écolier timide et éconduit. Ce serait risible si… En fait, c’était risible. — Oui, Majesté, dit-il tandis qu’il approchait. Grinsa était toujours attentif à la main blessée de Keziah, mais le roi lui souriait, toujours reconnaissant sans aucun doute, de la délivrance de Keziah. Pour sa part, la jeune femme le gratifia d’un sourire, mais ne dit rien. — Nous étions justement en train de discuter d’un sujet à propos duquel, d’après ce qu’on m’a dit, vous êtes parmi l’un des seuls sur toutes les Terres du Devant à pouvoir offrir une opinion avertie. Maintenant qu’il était plus près de lui, Fotir prit conscience que le sourire du roi qu’il avait jugé sincère un moment auparavant avait été forcé. Kearney n’avait pas l’air content du tout, et Grinsa semblait se concentrer sur la main de Keziah pour ne pas avoir à croiser le regard du roi. — En quoi puis-je vous être utile, Majesté ? demanda Fotir, oubliant toute autre considération pour le moment. À sa surprise, ce fut Keziah qui répondit. — Je crois, Premier ministre, que le roi et mon frère voudraient vous convaincre que je suis insensée. — Ce n’est pas juste, dit Grinsa, levant rapidement les yeux vers elle. Une fois de plus, Fotir constata qu’il avait eu tort. Il semblait que Grinsa n’était pas fâché contre le roi mais contre Keziah. — Le Glaneur a raison, Premier ministre. Aucun d’entre nous ne vous juge insensée, de même qu’aucun d’entre nous ne met votre courage en question. Mais ce que vous proposez est de la folie. — Alors maintenant vous me trouvez folle ? Son rire, Fotir dut l’admettre, semblait un peu hagard. — Ce n’est guère plus flatteur, Majesté. — Keziah, si tu voulais bien écouter juste un instant… — Non, le roi a demandé à Fotir de nous rejoindre pour qu’il puisse nous donner son opinion. Écoutons-le. — Je ne suis pas sûr de vouloir me mêler à tout ceci. Grinsa lui jeta un regard appuyé. — Je n’en doute pas. — Allons, Premier ministre. Vous étiez assez courageux pour me sauver une fois la vie. Vous n’hésiterez sûrement pas à le refaire. Fotir sentit son visage rougir. Cette réflexion était trop proche de ce qu’il pensait un peu plus tôt pour le laisser de marbre. — Je ne souhaite pas m’interposer entre vous et le roi, Premier ministre, dit-il regrettant immédiatement sa formulation. Keziah le considéra un moment, puis se tourna vers son frère. — Cela va beaucoup mieux, Grinsa. Je te remercie. Le Glaneur, toujours morose, hocha la tête. — Laissez-moi vous dire ce que je souhaite faire, reprit-elle pour le ministre de Curgh. Et si vous pensez réellement que c’est insensé, ou que je suis folle, alors – elle jeta un rapide regard à Kearney – je céderai. — Très bien. — Vous savez que j’ai rejoint le mouvement du Tisserand, ou du moins que j’ai feint de le faire pour gagner la confiance de son chef. Vous savez aussi ce qu’il a infligé à Cresenne quand elle l’a trahi. Vous avez donc quelque idée de ce qu’il me fera quand il apprendra que je l’ai trompé tout ce temps. Fotir hocha la tête, frissonnant au souvenir des cicatrices de Cresenne. — Maintenant que les autres, les vrais traîtres parmi nous, sont morts, je suis la seule de ses serviteurs encore en vie sur cette plaine. Il en sera soupçonneux, d’autant plus qu’il m’avait ordonné de tuer le roi, et que le roi vit toujours. — Vous pensez qu’il va pénétrer dans vos rêves cette nuit ? — Nous estimons que lui et son armée vont nous rejoindre demain. Je serais très surprise s’il ne venait pas à moi avant le matin. — C’est la raison pour laquelle, tu ne dois pas dormir du tout cette nuit, affirma Grinsa. À la même heure demain, tout sera terminé, pour le meilleur ou pour le pire. Pourquoi risquer une telle rencontre ? Fotir dut admettre que l’argument du Glaneur était fondé. — Vous êtes d’accord avec lui, avança Keziah une expression peinée sur le visage. — Je ne sais pas encore ce que vous proposez, Premier ministre. Je n’émettrai aucun jugement avant de le savoir. Elle eut l’air soulagée. — Merci. Bien. Je crois que nous devrions le laisser entrer dans mes rêves, et je crois que Grinsa devrait être présent lui aussi. — Est-ce possible ? s’enquit Fotir considérant le frère et la sœur tour à tour. — Elle veut que j’utilise son esprit pour le frapper, elle me demande de faire de ses rêves un champ de bataille. — Fotir a seulement demandé si c’était possible, Grinsa, et tu sais que ça l’est. Nous le savons tous deux. Fotir sentait que l’enjeu n’était pas limité au Tisserand, mais il ne voulait pas poser de questions. Ce que suggérait Keziah lui paraissait extraordinairement dangereux, mais aussi très astucieux. Si Grinsa réussissait à blesser le Tisserand de cette façon, ou – pouvait-il oser l’espérer ? – parvenait à le tuer, cela sauverait des milliers de vies. — Est-ce que vous pouvez le combattre comme elle le dit ? interrogea-t-il. Grinsa opina avec réticence. — Je crois que c’est possible, mais seulement en prenant des risques considérables pour elle. Fotir devinait, dans le regard et le ton du Glaneur qu’il cachait des considérations autres que sa seule inquiétude pour sa sœur. Grinsa avait peur du Tisserand. Il ne croyait pas dans ses capacités à vaincre cet homme, que ce soit dans l’esprit de Keziah ou sur le champ de bataille. — S’il s’avère que la bataille ne vous est pas favorable, pourrez-vous la réveiller à temps ? — Vous envisagez cela comme une possibilité, Premier ministre ? Fotir fit face au roi. — Je partage votre souci. Majesté. Je l’aime aussi, aurait-il ajouté pour mieux le convaincre. — Mais l’idée de Keziah est très séduisante. Si le Tisserand peut être vaincu de cette façon… — Nous ne savons pas si c’est le cas ! Keziah posa sa main guérie sur le bras du Glaneur. — Laisse-le finir, Grinsa. — Si c’est le cas, poursuivit Fotir, et que l’on peut empêcher cette guerre, cela pourrait valoir le risque. — Et si j’échoue ? Si je ne suis pas assez fort pour le vaincre ou même la protéger ? — Si tu ne peux pas le vaincre, dit Keziah, s’attirant une nouvelle fois le regard de son frère, il me tuera de toute façon. Peut-être pas cette nuit, mais bientôt. Grinsa la dévisageait avec une telle tendresse qu’elle sourit. — Tu ne peux pas me protéger éternellement, Grinsa. Elle jeta un regard à Kearney, cherchant presque son approbation. — Aucun de vous ne le peut. — Alors tu as l’intention d’aller jusqu’au bout. Avant que personne ne puisse parler, une voix appela le roi. — Quoi encore ? marmonna Kearney. Le baron de Shanstead les rejoignait au coin du feu, la jeune duchesse de Curlinte à ses côtés. — Pardonnez-moi de vous interrompre, Majesté. — Ce n’est vraiment pas le moment, Lord Shanstead. Cela ne peut-il attendre ? — En fait, Majesté, je souhaitais savoir comment va le Premier ministre, et je voulais lui dire un mot. Le roi se hérissa. — À quel sujet ? — Ne vous inquiétez pas, Majesté, intervint Keziah avant de s’adresser au baron. Je me sens beaucoup mieux, Lord Shanstead. Merci de votre sollicitude. — Je vous en prie, Premier ministre, dit-il hésitant à poursuivre. Je voulais… eh bien, je vous dois des excuses. À vous aussi, Glaneur. Il semble que je vous ai mal jugés tous les deux. Kearney échangea un regard avec son ministre. — Cela n’a pas dû être facile à dire, Lord Shanstead. — Non, Majesté. — Seuls les hommes d’honneur savent reconnaître leurs erreurs. Votre père serait très fier de vous. — Merci, Majesté. — Comment va votre reine, Lady Curlinte ? — La trahison d’Abeni a été un choc, Majesté, comme l’a été sa mort. Mais Son Altesse est surnommée la Lionne des Collines, à juste titre. Et elle sera prête au combat dès le matin. — Je n’en doute pas. Un silence gêné s’installa entre eux. Puis Marston salua son roi. — Je vous laisse reprendre votre conversation. Pardonnez mon interruption. — Vous êtes tout pardonné, Lord Shanstead, dit le roi. Nous nous parlerons plus tard. Le baron acquiesça, et s’en alla avec la duchesse. Kearney les contempla un moment. — Il semble que vous ayez fini par les convaincre. — Il aura suffi de deux mains brisées et de ma confrontation avec la mort, sourit tristement Keziah. — Les soupçons des Eandi ne s’évanouiront pas en une nuit, Premier ministre. — Non, Majesté. Je pense qu’ils nous survivront à tous, même si nous mettons en déroute l’armée des renégats. — Nous pourrons nous occuper de cela plus tard, coupa Grinsa. Pour le moment, ce qui compte, c’est le Tisserand. Keziah distinguait Shanstead et la duchesse qui se frayaient un chemin à travers le camp. — En tout cas, ils forment un beau couple. — Un couple ? s’étonna Kearney les sourcils froncés. Vous êtes certaine ? Keziah se tourna vers Fotir. — Vous ne pensez pas ? Le ministre haussa les épaules. — Je ne peux pas dire que j’ai remarqué. Elle leva les yeux au ciel. — Comment des hommes qui remarquent tant de choses sur le champ de bataille peuvent-ils être si aveugles quand il s’agit des affaires du cœur ? J’imagine que tu n’as pas remarqué non plus, ajouta-t-elle pour son frère. — Je préfère ne pas répondre. La prudence bougonne du Glaneur fit rire Kearney et Fotir. Keziah ne souleva qu’un sourcil. — Quand voulez-vous le faire ? se résigna à demander le roi de nouveau sombre. Quand allez-vous confronter le Tisserand ? Ce soir, évidemment. Mais quand ? — Il faut encore attendre quelques heures avant qu’il ne tente de me joindre, dit Keziah. Peut-être lorsque Panya sera levée. Grinsa secoua la tête. — J’ai perdu le compte des jours. Je ne sais même pas où nous en sommes dans le déclin, ou l’ascension des lunes. — Nous avons encore cinq jours avant la nouvelle, lui précisa Fotir. — Alors, oui, nous devrions attendre le lever de Panya. — Très bien, acquiesça le roi pesamment. — Nous avons votre permission, Majesté ? demanda Keziah. — Cela ferait-il une différence si vous ne l’aviez pas ? — Bien sûr que cela en ferait une, vous êtes mon roi. Si vous m’ordonnez de ne pas le faire, je ne le ferai pas. — En tant qu’ami, je vous donnerais volontiers cet ordre. Mais en tant que votre roi, je sais que je ne le peux pas. Il se tut sans la lâcher des yeux, puis se tourna vers Grinsa et reprit doucement. — Protégez-la, Glaneur. — Vous savez que je le ferai, Majesté. Kearney fit un signe de tête à Fotir, puis s’en alla à grands pas, comme s’il était désireux tout à coup d’être aussi loin que possible des trois Qirsi. — Il a peur pour toi, lâcha Grinsa. Keziah haussa les épaules. — Il est un roi eandi obligé de s’en remettre à des dons magiques qu’il ne comprend pas complètement. C’est cela qui lui fait peur. — C’est plus que cela et tu le sais. Keziah glissa un regard embarrassé à Fotir. — J’imagine, se contenta-t-elle de répondre. — Bien, je te laisse, décida Grinsa. Repose-toi. Mais ne dors pas. Elle sourit. — Je ne dormirai pas. Merci de m’avoir soignée, Grinsa. — De rien, dit-il en s’éloignant. — Attendez, Glaneur, l’appela Fotir. Je vous accompagne. Pouvez-vous rester seule ? demanda-t-il à la jeune femme. — Je n’ai pas l’air d’avoir le choix. Fotir ne sut que répondre, et Keziah le sentit. — Je plaisantais, Premier ministre. Ça ira parfaitement. Il fit un signe de tête, lui sourit, puis rejoignit le Glaneur et traversa le camp avec lui en direction de Javan et de l’armée de Curgh. — Vous avez peur de ce que vous allez faire, constata Fotir avec un regard en coin pour son compagnon. — Très. — Tout à l’heure, j’ai eu le sentiment que vous n’étiez pas sûr de pouvoir le battre. Grinsa lui décocha un regard acéré, puis fixa de nouveau les ombres devant lui. — Vous avez vu cela ? — Un ministre apprend à discerner beaucoup de choses à partir de l’expression d’une personne et du ton de sa voix. — Bon, vous avez raison. Ce que veut faire Keziah est terriblement dangereux. Nous pouvons peut-être atteindre le Tisserand, et le frapper, mais il aura aussi l’opportunité de nous détruire. Nous serons à armes égales, et j’aurai à protéger Keziah et moi-même. Il secoua la tête. — Je crois que c’est une grave erreur. — Je comprends votre réticence, vraiment, je la comprends. Mais l’idée de votre sœur est très bonne. Le Tisserand a toujours eu une foulée d’avance sur nous. Jusqu’à présent. Cette fois, je ne peux pas croire qu’il s’attende à ceci. Grinsa lui concéda l’argument. — Probablement. Je suppose que cela vaut quelque chose. Il dévisagea brièvement Fotir, un petit sourire sur les lèvres. — Vous êtes vraiment épris d’elle, n’est-ce pas ? Fotir trébucha. — Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? — Je suis peut-être lent à comprendre les affaires de cœur, comme le prétend ma sœur, mais pas quand il s’agit d’elle. Le Premier ministre resta longtemps silencieux. — Ne lui révélez rien s’il vous plaît, dit-il finalement, ça ne ferait qu’empirer les choses. D’ailleurs, son cœur appartient à un autre. — C’était vrai autrefois. Je ne suis pas sûr que cela soit encore le cas. Fotir secoua la tête. — Quand même, je préfère qu’elle n’en sache rien. — Votre secret est en sécurité avec moi. — Je vous remercie. Je devrais retourner auprès de mon duc. Il doit se demander où je suis. Si vous avez besoin de mon aide, vous savez où me trouver. Je peux vouloir maintenir secrets mes sentiments pour Keziah, mais je ferais n’importe quoi pour la garder en vie, ainsi que vous-même. — Vous avez déjà fait beaucoup aujourd’hui, Premier ministre. Mais je n’oublierai pas que vous êtes là. Fotir lui serra brièvement le bras, puis s’en alla vers son duc. Il était gêné de la facilité avec laquelle le Glaneur avait deviné ses pensées, mais il était certain que Grinsa garderait sa découverte pour lui. Qui mieux qu’un Glaneur pouvait conserver un secret ? Grinsa trouva Tavis à la lisière du campement de Curgh, assis tout seul, bien sûr, qui mangeait un repas léger de volaille rôtie et de pain. Le jeune seigneur leva la tête à son approche et le gratifia d’un petit sourire. — Pourquoi avez-vous l’air si content ? demanda-t-il le front plissé. Grinsa ne fit rien pour cacher sa surprise. — Content ? — Cela fait longtemps que je n’ai pas vu cet air sur votre visage, Glaneur. — Eh bien, je viens juste de voir Keziah et je…. Il s’interrompit net. Il pensait à sa sœur et Fotir. Keziah avait pleuré trop longtemps la fin de son histoire d’amour avec le roi. Peut-être qu’avec le temps, Fotir l’aiderait à l’oublier. Néanmoins, le Premier ministre servait à la cour du père de Tavis, et Grinsa avait donné sa parole qu’il ne dirait rien à personne. — Je suis content, reprit-il, de voir comme elle s’est bien remise de ses blessures. Ce n’était pas un mensonge. — Je suis heureux de l’apprendre. Vous devez être fatigué. Tavis fit un geste vers sa gamelle. — Vous en voulez ? — Vous n’allez pas terminer ? — J’en ai déjà englouti beaucoup. Grinsa s’assit, et prit le plat que le jeune homme lui tendait. — Merci, dit-il avant de mordre dans la volaille. C’est bon. Où l’avez-vous trouvé ? — C’est un soldat de mon père qui me l’a donné. Il sourit. — Il y a une chance que ce soit empoisonné ! — J’en doute. Des soldats affamés ne gâcheraient jamais de la bonne volaille pour empoisonner un noble. Attention au vin, pourtant. Tavis sourit. — Il semble que j’ai regagné un peu de leur respect. — Vous vous êtes bien battu aujourd’hui. Kearney me l’a dit lui-même. — Xaver a été le plus courageux. — C’est la raison pour laquelle vous êtes ici tout seul ? Le garçon se renfrogna. — Non ! Un instant plus tard, son expression s’adoucissait. — Peut-être. Je suis content pour Xaver. Je le suis vraiment. Ce qu’il a fait aujourd’hui est la preuve d’un vrai courage. Je n’ai aucun doute qu’il a sauvé la vie de Kearney. Et c’est mon meilleur ami. Il jeta un regard au Glaneur. — Ou du moins l’un d’eux. Je suis content qu’il reçoive autant d’honneurs. — Mais ? — Mais une fois, sourit brièvement Tavis, j’aimerais que quelqu’un pense à moi comme à un héros. — Ce n’est peut-être pas votre destin, Tavis. — Est-ce le Glaneur qui parle, ou l’ami ? — Les deux. Ce que j’ai vu vous concernant n’est pas forcément la vérité, Tavis. Comme je vous l’ai déjà dit, nos destins sont en perpétuelle construction, ils se modifient, changent, en fonction des actes que l’on pose. Mais je crains que votre avenir ne soit toujours voilé par les ombres de votre passé. Il hocha la tête, les yeux perdus sur le camp. Les feux et les torches brillaient dans ses prunelles. — Vous devez avoir raison. — Cela ne signifie pas que vous ne puissiez être heureux, ou que vous ne puissiez retrouver votre place au sein de la noblesse d’Eibithar. — Je comprends. Grinsa allait poursuivre, pour s’assurer que le jeune seigneur saisissait vraiment le sens de ses propos, mais il n’en avait pas besoin. Tavis n’était plus le jeune homme qu’il avait connu le jour de sa Révélation, dans une tente du festival d’Eibithar de passage dans la cité de Curgh. — Il y a quelque chose que je dois vous apprendre, dit-il à la place, quelque chose que Keziah et moi allons essayer de faire plus tard cette nuit. Vous n’êtes pas concerné, mais je tiens à ce que vous le sachiez. Il expliqua brièvement ce que sa sœur et lui avaient l’intention de tenter. — Cela me semble dangereux pour vous deux. — Ça l’est davantage pour elle que pour moi. — Vous connaissant tous les deux, je ne suis pas certain que l’on puisse faire de distinction. Grinsa n’y avait pas pensé en ces termes. — Peut-être pas. — Puis-je vous aider ? — Je crains que non. Mais si j’échoue, et que… je sois perdu, je veux que vous partiez vers le sud cette nuit même… — Comment ? — Je vous en prie, écoutez-moi. Grinsa dut s’interrompre, brusquement ému aux larmes. — Si je meurs, personne ne survivra à l’assaut du Tisserand. Il vous tuera tous. Une épée de plus ou de moins ne fera aucune différence. Je veux que vous chevauchiez vers la Cité des Rois aussi vite que vous le pourrez. Emmenez Cresenne et Bryntelle le plus loin possible. Je ne sais pas où. Je vous laisse décider, vous et Cresenne. — Grinsa… — Laissez-moi terminer. Je sais que vous ne pouvez pas les protéger avec les dons magiques. Mais vous pouvez veiller sur elles, les défendre avec votre lame, vous assurer que Cresenne n’est pas attaquée dans son sommeil. — Vous me faites confiance ? L’incrédulité de Tavis arracha un sourire au Glaneur, malgré les larmes qui roulaient encore sur ses joues. — Vers qui d’autre puis-me tourner, Tavis ? Mises à part Cresenne et Keziah, il n’y a personne au monde qui me connaisse mieux que vous, ou que je tienne pour un ami plus fidèle. Tavis, muet de stupeur devant les paroles de Grinsa, le contempla longtemps. — Je vous jure de les garder saines et sauves, dit-il. Aussi longtemps que je serai en vie. 7 Campement qirsi, nord du champ de bataille, Lande d’Eibithar Il n’avait plus qu’une nuit à attendre, la dernière. Dusaan avait conduit son armée à moins d’une lieue du champ de bataille où s’affrontaient les Eandi, s’affaiblissant mutuellement, versant le sang des uns et des autres, comme s’il leur en avait donné l’ordre. Demain, il traverserait la Lande avec ses guerriers, leurs cheveux blancs flottant dans le vent telles leurs bannières, leurs yeux pâles illuminés par l’aube d’un jour nouveau. Il tisserait leurs pouvoirs et, fort de cette magie, il détruirait ses ennemis. Son don de façonnage, multiplié par la présence des siens, faucherait invincible les rangs eandi, le feu qu’il conjurerait éradiquerait leur présence de la surface de la terre d’Elined. Il avait attendu ce moment toute sa vie, anticipé sa victoire et imaginé tout ce qui en découlerait. Un autre que lui aurait passé ces dernières heures brûlé par l’impatience, incapable de rester calme, l’esprit torturé par la fiabilité de ses plans. Pas lui. Il ne s’était jamais senti aussi serein. Les Eandi n’étaient rien. Cresenne ja Terba, dont la trahison l’avait tourmenté trop longtemps, serait bientôt morte – si elle ne l’était pas déjà. Grinsa jal Arriet lui-même ne pouvait l’empêcher d’étendre son règne sur les Terres du Devant. Le Glaneur l’ignorait encore, mais il était entouré de serviteurs du mouvement, et il allait affronter une force qui engloutirait sans mal les quelques-uns toujours fidèles aux cours. Ce soir, à la veille de la guerre, Dusaan éprouvait un sentiment de paix qu’il avait rarement connu, une ironie qu’il allait goûter jusqu’au milieu de la nuit. Tout cela ne signifiait pas qu’il était désœuvré. Jastanne et Uestem continueraient à travailler avec les commandants qirsi bien après le coucher du soleil. Lui-même les rejoindrait avant l’aube afin de s’assurer que ses guerriers étaient fin prêts. Mais avant cela, il lui restait quelques rencontres à mener avec ses autres chanceliers. Sachant qu’elle était proche, et qu’elle s’attendait à le voir pénétrer ses rêves cette nuit même, il partit d’abord à la recherche d’Abeni. Il ratissa deux fois la Lande, avec un agacement grandissant, à l’affût de sa présence. Lorsque, devant son échec, il fut contraint d’en conclure qu’elle était morte ou qu’elle avait quitté le champ de bataille pour une raison inconnue – impossible ! – il se résigna à chercher l’autre femme de Sanbira. Mais elle aussi était introuvable, tout comme son amant, le Premier ministre de Norinde. La peur alors le gagna, acide comme la bile. Depuis quand n’avait-il pas éprouvé, réellement, son amertume, depuis quand avait-il des doutes sur sa victoire ? Il chercha le guérisseur. Même lui s’était volatilisé. Son appréhension maintenant mêlée à une rage grandissante, il grinça des dents. Grinsa, songea-t-il. C’était certainement la faute du Glaneur. Parmi tous ses serviteurs censés se trouver sur la Lande, la seule dont il sentait la présence était Keziah ja Dafydd, Premier ministre d’Eibithar. Dusaan allait entrer en contact avec elle, puis se ravisa. Il nourrissait encore des doutes à son sujet. Elle s’était vouée à sa cause, mais qu’avait-elle réalisé en son nom ? Il lui avait ordonné de tuer Cresenne, elle avait échoué, au prétexte qu’elle n’en avait jamais eu l’occasion. Il l’avait alors chargée d’assassiner son roi, l’homme qui l’avait éconduite, celui qu’elle prétendait haïr. Et lors de leur dernière rencontre, il avait appris que Kearney était toujours en vie. Maintenant, tous ceux qui lui étaient dévoués, dont il était sûr et qui attendaient son arrivée sur la Lande, étaient morts, à l’exception de cette femme. L’avait-elle trompé ? Dusaan se souvint qu’elle n’avait pas été surprise la première fois qu’il était entré dans ses rêves. Son père, lui avait-elle dit alors, était Tisserand et elle avait souvent communiqué de cette façon avec lui. Le Tisserand l’avait crue ; et il avait été enthousiaste. Quel imbécile ! Elle avait pu rejoindre son mouvement par ruse, comme agent au service des cours. Peut-être le trompait-elle depuis le début. Sa peur s’était envolée. Il avait son armée, forte de plus de deux cents Qirsi. Personne ne pouvait lui résister, certainement pas Grinsa et sa piètre collection de Qirsi sans honneur. Il n’avait aucune raison de paniquer, mais toutes d’être hors de lui. Il se jeta dans l’esprit de Keziah, furieux et assoiffé de tirer toute la vengeance de sa trahison avant de la massacrer. Durant une brève et troublante seconde, Dusaan crut qu’il avait ouvert les yeux sur la lumière du jour, qu’il s’était endormi et avait tout rêvé – la mort d’Abeni, la, trahison de Keziah. Mais il prit alors conscience que deux soleils brillaient sur la plaine, le sien, intense, et un autre, doré, éblouissant, étrangement familier. Toutes ces réflexions l’habitaient, le temps qu’il franchisse l’esprit de Keziah, moins d’un battement de cils. Brutalement, il sentit qu’on l’envahissait pour prendre possession de ses pouvoirs. Ses défenses ne lui firent défaut qu’une seconde, mais elle suffit. Il était à terre, la tête transpercée de douleur, le sang coulant d’une blessure à la tempe. Le Glaneur. Il repoussa l’assaut de Grinsa en même temps que son sentiment de panique pour rassembler sa magie, arracher ses pouvoirs à l’emprise de Grinsa, mobilisant d’abord ceux qu’il pouvait employer contre lui. Feu, façonnage, persuasion… Un hurlement de douleur franchit sa gorge. Un os de son bras était brisé. Ce n’était pas le don de façonnage, mais plus insidieux, comme si l’os avait implosé. Guérison. — C’est de cette façon que tu t’en es pris à Cresenne, n’est-ce pas ? Le Glaneur avait commis sa première erreur, celle qui sauva probablement la vie de Dusaan. Car la distraction nécessaire pour prononcer ces quelques mots donna au Tisserand l’opportunité d’arracher ses autres pouvoirs au contrôle de cet homme. Son bras le faisait atrocement souffrir, et il était étourdi, mais il était en sécurité. En quelques secondes, il rétablit son os et referma la blessure de sa tempe. Il se remit sur pied, sentant la présence de Keziah. Elle avait peur. Elle était même terrorisée. Elle savait combien il était hors de lui, combien il voulait la faire souffrir. Mais celui auquel allait sa fidélité ne faisait aucun doute. Il n’aurait jamais dû en avoir. — Je vais prendre un très grand plaisir à vous voir mourir, Premier ministre. Quand votre tour viendra. Grinsa tenta de reprendre le contrôle de ses pouvoirs, mais Dusaan, cette fois, était prêt, en dépit de ses souffrances. — Non, Glaneur. Tu ne m’auras plus par surprise. Tu as tenté ta chance, et tu as réussi, je te l’accorde. Si tu avais été plus rapide, si tu avais été un peu plus précis dans le maniement de ta magie, tu aurais pu me tuer. Mais c’est trop tard. En même temps, Dusaan passa à l’attaque. Parce que si Grinsa était capable de contrôler ses dons, pourquoi ne pourrait-il lui en faire autant ? Grinsa s’y attendait. Il esquiva, un sourire de prédateur aux lèvres. Dusaan ne sentait pas la moindre peur en lui. — Tu m’as vaincu deux fois, Dusaan, mais pas cette nuit. — Cela reste à prouver, Glaneur. Il se tourna vers Keziah. — Je suis déçu, Premier ministre. J’espérais que vous survivriez à cette guerre, pour faire de vous une noble, vous permettre de comprendre ce qu’est diriger, plutôt que de s’humilier devant ceux qui détiennent le pouvoir. En parlant de ça, je suppose que votre roi est toujours en vie ? Elle ne répondit pas. Elle semblait à peine désireuse de soutenir son regard. — Tu ne feras un noble de personne, assura Grinsa d’un ton trop confiant au goût du Tisserand, pas plus que tu ne conduiras ton armée de traîtres au combat. — Tu as l’intention de me tuer ? ironisa Dusaan. Ne te berce pas d’illusions, Grinsa. Tu n’es pas assez puissant pour me tuer ici, sans faire mourir aussi le Premier ministre. — Vos vies ne sont pas liées. — Pas nécessairement, c’est vrai. Je ne dis pas que c’est impossible. Je te tuerai d’ailleurs avant elle. Mais tu n’as ni la puissance, ni l’adresse suffisante pour te débarrasser de moi sans la condamner. À moins que tu n’aies fait des progrès depuis notre dernière rencontre. Cette fois, l’assaut du Glaneur était prévisible. Dusaan ne courait pas le moindre risque. — Dis-moi plutôt ce que vous avez fait d’Abeni et des autres, demanda-t-il comme si rien ne s’était passé. — Ils sont morts. — Je le savais. Mais comment en saviez-vous assez pour les supprimer ? Pour la première fois, il sentit leur hésitation. Et il devina que là résidait leur faiblesse, quelle qu’elle fut. — Ils ont appris que j’étais Tisserand et ils s’en sont pris à moi. — Je ne te crois pas, réfuta Dusaan avant de se tourner vers Keziah et de presser sur son esprit. C’est après toi qu’ils en avaient, n’est-ce pas ? Ils ont découvert que tu me trompais. Grinsa tenta une nouvelle fois de s’emparer de ses pouvoirs. Guérison, façonnage, feu. Le Tisserand n’eut aucun mal à le repousser. — Je viens de te le dire, répéta Grinsa. Ils s’en sont pris à moi. Keziah a refusé de les aider, et ils se sont retournés contre elle. — Tes mains ont été soignées récemment, remarqua le Tisserand. Toutes les deux, je le sens. La douleur n’est pas totalement effacée. Est-ce qu’ils t’ont torturée ? Grinsa l’attaqua encore, allant même jusqu’à se précipiter au-devant de Dusaan pour lui envoyer son poing dans la figure. Ce coup n’eut pas davantage d’impact, comme si sa main avait traversé Dusaan. — Pourquoi te faire subir ce traitement ? demanda le Tisserand sans même regarder Grinsa. La jeune femme soutint son regard, non sans panache, se dit-il, mais resta silencieuse, le visage presque aussi blanc que ses cheveux. — S’ils n’avaient découvert que ta trahison, ou appris que tu représentais une menace quelconque pour le mouvement, ils t’auraient simplement tuée. Mais ce n’est pas ça, n’est-ce pas ? Grinsa se tourna vers elle. Ça ne marche pas. Réveille-toi, Kezi. Dusaan crut d’abord que Grinsa avait prononcé ces mots à voix haute. Non ! Nous devons continuer ! C’est trop dangereux ! Il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’ils partageaient ces pensées dont la formulation l’atteignait comme un souffle presque imperceptible. Et il profita de cette occasion pour s’en prendre à Grinsa. Son attention prise par autre chose, le Glaneur n’était pas prêt à cet assaut. Il s’accrocha néanmoins à ses pouvoirs, surtout les plus profonds. Mais le feu… Sa manche s’enflamma brusquement, et il poussa un cri en écrasant les flammes de son autre main. Par réflexe. Prenant conscience de son erreur, il reprit le contrôle de son don et éteignit la flamme de cette façon. C’était le temps, et l’opportunité dont Dusaan avait besoin. Grinsa ainsi distrait, il frappa Keziah. Eut-elle possédé le don de guérison, ou celui du façonnage, il l’aurait tuée immédiatement. Mais elle n’avait ni l’un, ni l’autre, ce qui ne rendait les possibilités de la blesser que plus subtiles. Usant de son don d’influencer les esprits, Dusaan la persuada qu’elle ne pouvait pas respirer. Il vit ses yeux s’écarquiller, tandis qu’elle portait une main à sa gorge. Respire, Kezi, comme d’habitude. Il ne peut rien contre toi, sauf si tu le laisses faire. Dusaan la sentait lutter contre sa terreur, repousser la certitude qu’il était réellement capable de l’étouffer. Elle eut un hoquet, et retrouva son souffle. Grinsa attaqua, mais Dusaan le repoussa comme s’il n’était qu’une mouche. — Tu l’appelles Kezi. Vous vous connaissez depuis longtemps. Devant l’expression de Grinsa, il éclata de rire. — Mais oui, pauvre imbécile, j’entends tes pensées ! Je suis dans son esprit autant que toi. Il regarda Keziah. — Kezi, opina-t-il. Cela te va bien. Étiez-vous amants ? Cette histoire entre toi et le roi est-elle aussi un mensonge ? Il n’avait pas besoin d’entendre sa réponse. Il sentait la force de son amour pour le roi, autant que sa souffrance de l’avoir perdu. De tels sentiments n’étaient pas faciles à feindre. Il ne sentait non plus aucun souvenir, aucune trace de passion entre elle et le Glaneur. — Non, dit-il sans leur laisser le temps de mentir. Vous n’avez pas été amants. Quoi, alors ? Il comprit subitement et un sourire étira ses lèvres. — Bien sûr ! s’exclama-t-il. Tu m’as menti la première fois. Tu m’as raconté que ton père était Tisserand, et que c’était pour ça que tu n’étais pas surprise de me découvrir dans tes rêves. Il ne s’agit pas de ton père, mais de ton frère ! Le Tisserand les dévisagea, goûtant leur désarroi. Il n’avait jamais trouvé qu’ils se ressemblaient, mais à présent, leur lien ne faisait aucun doute. Les similitudes étaient infimes – les mêmes pommettes hautes, la forme des yeux, même la façon dont leurs mâchoires étaient tendues de colère, ou de peur – mais attendues, elles étaient indubitables. — Le Premier ministre d’Eibithar est la sœur d’un Tisserand. Quelle merveille ! L’assaut survint si vite, avec une telle fureur, que Dusaan fut incapable de s’en protéger. Cette fois, Grinsa ne commit pas l’erreur de l’attaquer physiquement. Il n’avait pas bougé, mais il s’était emparé de la magie du Tisserand. Pas le don de façonnage, parce qu’il était le plus dangereux, donc celui sur lequel Dusaan veillait avec le plus d’attention, mais celui de guérison. Dusaan sentit la peau de son visage s’ouvrir, en larges entailles par lesquelles le sang jaillit aussi vif que les torrents du Mont des Pleurs grossis par les pluies. Il se ressaisit, pour reprendre le contrôle de ce pouvoir, mais s’aperçut que sa force était inutile. Grinsa avait abandonné le don de guérison pour s’emparer de celui du façonnage, et l’assener sur le Tisserand d’un coup qui se voulait mortel. Dusaan sentit la pression croître sur sa nuque. Jamais il n’avait connu une terreur pareille. Il lui semblait que Bian, penché sur lui, attendait de l’emporter dans son Royaume du Dessous. S’il avait cédé, ne serait-ce qu’une once, il serait mort. Mais dans ce moment de pur effroi, rassemblant ses ultimes forces, il parvint à garder l’esprit clair, et combattit. D’abord, il maîtrisa sa peur, puis le Glaneur. Cela ne lui prit qu’un instant, il crut pourtant affronter l’éternité. Et enfin, il recouvra sa magie. Le Glaneur était devant lui, à bout de souffle, le visage congestionné. Dusaan soigna les blessures de son visage d’une pensée. Son surcot restait taché, mais il n’y pouvait rien. — Je te l’ai dit, prononça-t-il d’une voix rauque, tu ne me tueras pas cette nuit. — Alors j’attendrai demain. — Tes mots sont courageux, sourit le Tisserand, mais ils sont vains. Et tu le sais. Tu es peut-être fort, Grinsa, et plus habile que je ne l’ai cru, mais tu ne peux pas vaincre mon armée. Et si tu crois que la mort d’Abeni te sauvera, tu te trompes. Elle n’était qu’une chancelière parmi d’autres. Tu as tué quatre de mes serviteurs aujourd’hui, j’en commande encore des centaines. Combien de recrues compte ton armée, Grinsa ? Dix, douze sorciers ? Il eut une moue faussement contrite. — J’aurais dû prévoir cette attaque. Je m’en rends compte maintenant. Car c’était ta seule chance de me défaire. Tu as échoué, et demain, je te détruirai. Il dévisagea la ministre, fit une ultime tentative pour tourner ses propres pouvoirs contre elle, mais Grinsa était prêt. Dusaan sourit. — Peu importe, concéda-t-il sans lâcher Keziah des yeux. Demain, tu paieras de ta vie. J’aurais plaisir à te faire mourir, et plus encore à faire mourir ton frère. Mais si j’étais toi, j’éviterais de me rendormir. Cela pourrait être risqué. Sur ces mots, il ouvrit les yeux sur le feu qui brûlait faiblement devant lui. Il était étourdi, tanguait comme un navire livré à la tempête sur le détroit de Scabbard. Alors il baissa les paupières, tentant d’oublier sa nausée. — Qu’ils soient maudits, siffla-t-il entre ses dents. Puis il rouvrit les yeux. Le vertige subsistait, plus léger. Son visage ni son bras ne le faisaient plus souffrir. Il s’était remis et ne gardait aucune trace de cette rencontre, à l’exception des taches de sang qui maculaient son vêtement, et de sa rage. Il se délecterait de les tuer tous les deux. Que Kearney soit encore en vie le perturbait, mais au cours de ses précédentes conversations avec la ministre, il avait senti sa réticence à obéir à ses ordres. D’une certaine manière, il s’y attendait. Et demain, cela n’aurait plus aucune importance. — Tisserand ? Il reconnut la voix immédiatement. Nitara. Heureusement qu’elle ne pouvait le voir dans cet état, secoué et ensanglanté. — Que veux-tu ? demanda-t-il sans même lever les yeux. — Nous vous avons entendu crier. Nous étions… Je voulais m’assurer que tout va bien. Dusaan n’avait pas conscience que ses cris pouvaient franchir l’esprit de Keziah. Il se tourna à peine, mais assez pour que la jeune femme puisse voir son visage. — Je vais parfaitement bien, lâcha-t-il avec impatience. Va dormir. Demain est une journée importante. — Il y a du sang sur votre visage ! s’exclama-t-elle effarée. Le Tisserand porta la main à sa joue, sentit le sang encore poisseux, et lui tourna le dos. — Ce n’est rien. Je t’ai dit que tout va bien. Maintenant, laisse-moi. — Mais vous êtes bless… — Va-t’en ! Il perçut son hésitation, puis l’entendit s’éloigner. Il glissa un doigt sur tous les endroits où Grinsa l’avait lacéré, nulle part le sang n’avait encore complètement séché. Il devait être effrayant à voir, en effet. Il se passa une main dans les cheveux, conscient d’avoir eu tort de s’emporter contre Nitara. Elle n’y était pour rien. C’était Grinsa qui lui avait causé ses blessures, qui avait provoqué sa rage, et l’humeur sombre de son esprit. Il devait se laver et changer de vêtements. Il devait aussi calmer le tremblement de ses mains. Et il devait dormir. Ce qu’il avait dit à Nitara était doublement vrai pour lui. Demain s’annonçait comme un jour glorieux, l’aboutissement d’années et d’années de manœuvres et de réflexion, l’accomplissement du rêve d’une vie entière. Cette nuit, le Glaneur avait gagné, mais sa victoire était sans lendemain. L’aube mettrait un terme au règne eandi sur les Terres du Devant, et verrait naître une nouvelle Suprématie qirsi. — Il veut que les façonneurs et ceux dotés des brumes et du vent soient sur les flancs, annonça Jastanne en considérant Uestem et les trois lieutenants assis avec lui. Ils sont notre meilleure défense contre les archers eandi. Tant que nous serons capables de nous protéger de leurs flèches, nous n’aurons rien à craindre. — Alors ceux avec le feu et le langage des bêtes seront au centre ? demanda l’un des lieutenants de Uestem. Il fallut un instant à Jastanne pour se souvenir du nom de la jeune femme : Rov. — Oui, aucune de ces magies n’est très utile en matière de défense. Et le langage des bêtes, au moins, est plus approprié au combat rapproché. — C’est très habile de nous avoir répartis de la sorte, constata Yedeg comme s’il entrevoyait le but du Tisserand pour la première fois. — Douteriez-vous de sa sagesse, lieutenant ? — Non, chancelière, rougit-il, bien sûr que non. C’est juste que… Il me faut un peu de temps pour comprendre la complexité de ses plans. — Il est aussi intelligent que puissant, lieutenant. C’est pour ça que nous vaincrons. — Oui, chancelière. — Vous ne devez pas utiliser votre magie de votre propre chef, poursuivit-elle à l’attention de tous, sauf si c’est le seul moyen de sauver votre vie ou celle d’un de vos camarades. Assurez-vous que vos troupes comprennent cet ordre à la lettre. Le Tisserand va tisser les pouvoirs de deux cents d’entre nous, et si nous les employons à autre chose, surtout ceux qui n’ont pas été requis, nous ne ferons que compliquer sa tâche. Notre victoire est basée sur la discipline et la précision. La seule exception concerne le langage des bêtes. Ceux qui possèdent ce don pourront en user individuellement. Cela tient à la nature de ce pouvoir, et je l’ai expliqué à Nitara. Au même instant, la jeune femme apparut et prit place devant le feu. Chanceliers et lieutenants avaient entendu les cris du Tisserand quelques instants plus tôt, et la ministre était allée voir s’il avait appelé l’un d’entre eux. Alors qu’elle s’asseyait, Jastanne vit la couleur cendre de ses joues et son regard plein de frayeur. Ce n’était pas inquiétant en soi, la ministre était jeune et restait très éprise du Tisserand, même si – autant que Jastanne pût en juger –, il n’avait rien fait pour encourager sa flamme. Quelque chose pourtant dans son attitude la troublait. — Lieutenant ? demanda-t-elle. Est-ce que tout va bien ? Nitara soutint son regard et observa nerveusement les autres. — Je ne sais pas. Jastanne consulta Uestem qui opina. — Venez avec moi, dit-elle en se levant pour la prendre doucement par le bras et l’inviter à la suivre. Elles s’éloignèrent loin des oreilles indiscrètes. — Bien, dit la chancelière. Racontez-moi ce qui s’est passé. — Je crois que le Tisserand est blessé. — Blessé ? sursauta Nitara. Par qui ? — Je ne sais pas. — Qu’est-ce qui vous fait penser que… — Il a du sang sur le visage, sur ses vêtements aussi, je crois, mais je n’ai pas bien vu. Il a refusé de me regarder. Jastanne la dévisageait avec stupeur. — Du sang, vous êtes sûre ? — Oui, au moins pour son visage. C’était du sang. Du sang ! Sur le Tisserand ! — Il doit y avoir une explication. — J’ai voulu l’aider, mais il m’a chassée. Évidemment, songea Nitara. — Comme je viens de le dire, tout cela a une explication, et il ne voulait sans doute pas nous inquiéter. Elle se tut, incertaine sur la conduite à tenir. — Quoi qu’il en soit, Nitara, nous ne pouvons pas ébruiter cela dans tout le camp. Ne parlez de rien à personne, pas même à vos amis les plus proches. Je ne dirai pas un mot non plus. D’accord ? La jeune femme opina. — Qu’allez-vous faire ? — Lui parler, répondit-elle en se forçant à sourire. Je suis sûre qu’il y a une explication. En temps normal, la perspective d’une discussion intime entre Jastanne et le Tisserand aurait fait réagir Nitara. Elle avait du mal à dépasser la jalousie que lui inspirait la chancelière, mais elle se contenta de hocher silencieusement la tête. Elles retournèrent devant le feu. Uestem interrogea Jastanne du regard qui lui répondit d’un geste signifiant que l’inquiétude de Nitara n’avait pas de quoi les alarmer. Comme ils avaient dit aux lieutenants ce qu’ils devaient savoir de leurs plans de bataille du lendemain, ils les congédièrent rapidement. Lorsqu’ils furent seuls, Uestem interrogea la chancelière. — Qu’avait-elle donc ? — Rien. — Je ne suis pas sûr de vous croire. — Très bien, sourit-elle. Je ne sais pas quoi en penser, mais j’ai l’intention de m’en occuper toute seule. Il écarta les mains avec un haussement d’épaules. — Il suffisait de le dire. Elle rit. Elle n’était toujours pas sûre de pouvoir faire complètement confiance au marchand, mais elle commençait à l’apprécier. — Bonne nuit, Uestem. — Vous aussi, répondit-il en s’éloignant. Elle prit une inspiration, et se dirigea vers la lisière sud du campement, l’endroit où le Tisserand avait l’habitude de prendre ses repas et de dormir seul. Il risquait fort de la renvoyer, comme Nitara. Mais s’il était vraiment blessé et que leur cause soit menacée, quelqu’un devait le savoir. Mieux valait que ce soit elle. Lorsqu’elle arriva devant son petit feu, et qu’il n’était pas là, elle sentit pour la première fois une réelle appréhension la gagner. — Tisserand ? appela-t-elle d’une voix suffisamment forte pour porter, mais pas trop pour ne pas être entendue des autres Qirsi. — Qui est-ce ? demanda-t-il dans l’ombre. — Votre chancelière, Jastanne. Il avança dans la lueur du feu et, à sa vue, Jastanne sentit le souffle lui manquer. Il était torse nu, ses épaules larges et sa poitrine luisaient comme du marbre poli. Son visage était vierge de toute blessure et ses yeux d’or étincelaient. — Pardonnez-moi, Tisserand. Je ne voulais pas vous déranger. J’étais… Je vous laisse. — Tu viens à cause de Nitara, de ce qu’elle a vu. — Elle m’a parlé de sang. — Il y en avait, mais tout va bien. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Il n’était pas en colère, mais elle éprouva le besoin de s’excuser une nouvelle fois de sa présence, des doutes qu’elle impliquait. — Je suis désolée. Elle allait ajouter un mot, mais s’abstint et fit demi-tour. — Attends. Elle pivota, les yeux attirés par son corps, ses cheveux, ses yeux, curieuse de le toucher, désireuse de sentir ses caresses. — Je n’en parlerai à personne, Tisserand. Comme Nitara. Je m’en suis assurée. — Bien, mais ce n’est pas pour ça que je t’ai retenue. Elle sentit son cœur s’emballer. — Nous partirons en guerre dès l’aube. Demain, nous allons fonder un monde nouveau. Je ne sais pas encore qui je choisirai pour être ma reine, mais de tous ceux qui me servent, tu es celle qui a le mieux servi la cause. Anticipant la caresse qui allait certainement accompagner ses paroles, elle sentit sa peau s’embraser, et malgré sa gorge nouée de désir, elle parvint à murmurer : — Vous m’honorez, Tisserand. — Cette nuit n’est pas faite pour que nous restions seuls. Il lui tendit la main et, lorsqu’elle y glissa la sienne, il l’attira à lui, la souleva de terre, et l’embrassa longuement. Après ce baiser, Jastanne perdit toute notion du temps. Elle se livra entièrement à ses caresses, au rythme de leurs mouvements sur l’herbe épaisse et à la faible lueur du feu. Le désir dont il faisait preuve était équivalent au sien, et leur passion les unit encore et encore, jusqu’au moment où ils s’étendirent sous le ciel étoilé, épuisés et comblés. Jastanne se sentait glisser dans le sommeil. Elle n’avait pas connu un tel bonheur depuis des années. Elle le percevait à ses côtés, éveille et en alerte. Elle comprit qu’il ne dormirait pas, mais elle était trop lasse. Elle allait céder à son engourdissement lorsqu’elle sentit qu’il se levait. Elle se força à ouvrir les yeux. — Pardonnez-moi, Tisserand, je suis si fatiguée. — Ne t’inquiète pas, dit-il le visage sombre. Tu dois dormir. Il s’interrompit, et lui sourit, mais légèrement contraint. — Merci pour cette nuit. Mon… besoin était grand. — Comme le mien. — J’ai encore une chose à te demander. — Bien sûr, Tisserand, tout ce que vous voudrez. — Demain, lorsque les combats vont commencer, je vais être confronté à un autre Tisserand. Je t’ai déjà parlé de lui, bien que les autres n’en sachent rien. — Grinsa jal Arriet, dit-elle. — Oui. Le défaire va requérir une bonne partie de mon attention. Mais une autre doit mourir, et je veux que tu t’en charges pour moi. Elle m’a trahi et elle cherche à détruire tout ce que nous avons péniblement élaboré pendant plusieurs années. — Qui est-ce ? — Elle s’appelle Keziah ja Dafydd. C’est le Premier ministre d’Eibithar. Ses pouvoirs sont considérables, et ils incluent le langage des bêtes. Mais elle ne possède ni le feu ni le façonnage. Tu ne devrais pas avoir de difficulté. — Elle ne survivra pas, lui assura-t-elle. Je vous en donne ma parole. Son sourire fut plus facile. — Tu me sers bien, dit-il en lui caressant la joue d’une main légère. Il se leva, dans toute la gloire de sa nudité, et s’habilla. Jastanne ferma alors les yeux, et s’autorisant à dormir, espéra rêver de lui et de ce qu’ils avaient partagé. Elle était seule devant son feu, les yeux perdus dans le noir, attendant le retour de Jastanne. Le silence régnait sur le campement, ses compagnons dormaient, les chevaux s’ébrouaient, et le vent doux qui caressait les herbes passait en sifflant sur les rochers. Et Jastanne ne revenait pas de sa conversation avec le Tisserand. Lorsque enfin elle prit conscience que la chancelière ne reviendrait pas du tout, en tout cas pas avant l’aube, elle eut l’impression que son cœur allait simplement s’arrêter. Elle avait prévu ce moment à l’instant où ses yeux s’étaient posés sur la jeune femme, sa silhouette souple, son visage exquis et ses yeux dorés si semblables à ceux de Dusaan qu’elle s’était dit, mortifiée, que Qirsar avait ainsi voulu les désigner l’un à l’autre. Elle aurait moins souffert si elle avait haï sa rivale comme au premier jour. Mais Nitara avait appris à la respecter et même à l’apprécier. Comment pourrait-elle lui en vouloir de désirer le Tisserand alors qu’elle-même avait imaginé des milliers de fois les sensations qu’elle éprouverait entre ses bras ? — Seul le mouvement compte, lui avait-il dit un jour, avant leur prise du palais de Harel, pour lui expliquer pourquoi il ne pouvait l’aimer. Ce que tu offres à notre cause, c’est à moi que tu t’offres ; donne-lui ta passion, et c’est à moi que tu la donnes. — Cela ne suffit pas, avait-elle plaidé malheureuse. Sa réponse avait été compréhensive. mais très claire : — Il le faudra. Pour autant qu’elle le sache, il n’avait eu aucune amante depuis. Depuis cette nuit. La victoire à portée de main, les Terres du Devant sur le point d’être siennes, se pouvait-il qu’il soit prêt à prendre femme ? Ou plusieurs. Dès son arrivée dans l’armée du Tisserand, Jastanne avait senti la jalousie de Nitara et avait évoqué la possibilité qu’il pourrait avoir autant d’épouses que l’empereur de Braedon. — Croyez-vous réellement qu’un homme tel que lui – roi qirsi – pourrait se satisfaire d’une seule ? lui avait demandé Jastanne ce jour-là. Elle avait même suggéré qu’il pourrait les aimer toutes les deux. Dans ce cas, songea Nitara, qu’il passe la nuit avec Jastanne ne signifiait-il pas qu’il l’appellerait bientôt pour partager son lit ? Elle aurait, et de loin, préféré avoir le Tisserand pour elle toute seule ; mais Jastanne avait raison. Un homme tel que lui ne pourrait jamais appartenir à une seule femme. Et elle préférait être une amante parmi de nombreuses autres que de ne pas connaître le plaisir de s’abandonner à lui. Alors, malgré sa réticence à relâcher sa veille, mais consciente de devoir se reposer avant la bataille du lendemain, elle s’allongea sur sa couche et ferma les yeux. Elle s’endormit vite, et rêva presque aussitôt. Elle se trouvait sur une plaine, face à un Qirsi dont les cheveux flottaient dans le vent. Elle avait entendu certains sorciers – les chanceliers et un ministre de Galdasten – parler des rêves au cours desquels le Tisserand leur avait rendu visite. Il pénétrait dans leurs esprits endormis pour leur donner ses ordres, et communiquait avec eux de cette façon. Pendant quelques instants, déstabilisants, elle crut que c’était son tour. Puis elle reconnut le sorcier et elle comprit. Ses yeux étaient plus brillants que ceux de Dusaan, son visage plus fin, plus jeune. Il n’était pas aussi grand, ni aussi large d’épaules que le Tisserand, mais il était aussi musclé. Et elle se souvenait de la force de leurs étreintes. — Je rêve, dit-elle, dans l’espoir de se réveiller. — Oui, lui répondit Kayiv jal Yivanne en marchant vers elle. Elle vit alors sa robe ministérielle tachée de sang et la dague plantée dans son cœur. Sa dague. — Que me veux-tu ? Il s’arrêta devant elle, si près que le manche de la dague lui touchait presque la poitrine. — Tu es partie à la guerre. La bataille sera rude, demain. — Et alors ? — Tu espères gagner. Tu penses que ta victoire justifiera ce que tu m’as fait, ce que ton Tisserand a infligé aux Eandi de Curtell, d’Ayvencalde et de Galdasten, tout ce que vous allez faire subir aux armées d’Eibithar et de Braedon. — Ça le justifie ! Nous allons changer le monde. Tu ne l’as jamais compris. — Je l’ai compris. J’ai simplement décidé de ne pas m’y associer. Un sourire noir, terrible, se dessina sur ses lèvres. — Et à cause de cela, je suis mort, de tes propres mains. — Je n’ai pas envie de t’écouter. — Alors chasse-moi, si tu le peux. Elle tenta de se réveiller, ou elle le crut, car il était si difficile de distinguer le rêve de la réalité. — Te souviens-tu de ce que je t’ai dit ? — Quand ? Mais elle le savait, elle ne le savait que trop. Jamais elle n’oublierait ces mots, murmurés dans son dernier souffle. Le sourire s’évanouit, chassé par une unique larme, qui était pire. — Je t’aimais tant. Nitara ferma les yeux, ou le crut. N’était-elle pas déjà endormie ? — Ce sont mes mots. “Je t’aimais tant.” — Je m’en souviens, murmura-t-elle. — Et aujourd’hui, ton Tisserand en aime une autre. — Non ! — Peut-être n’aurais-tu pas dû me tuer. — Je devais le faire ! — Pour lui. — Oui, pour lui. — Alors je dois le faire à mon tour pour tous les autres, tous ceux qui mourront si je ne le fais pas. Il arracha la dague plongée dans sa poitrine. La lame en sortit, immaculée, aussi brillante que le jour où elle l’avait achetée. Il la leva si haut qu’elle étincela dans le soleil de l’aube et la plongea dans la gorge de Nitara. Elle poussa un hurlement. Mais elle l’entendait encore prononcer cette phrase maudite, « je t’aimais tant », d’une voix si triste qu’elle en aurait pleuré. Elle ouvrit les yeux sur les étoiles et la pâle lueur des lunes. Son cœur battait si fort qu’elle en avait mal, et ses vêtements étaient humides de sueur. Elle se dressa sur un coude et regarda autour d’elle hébétée. Le camp était plongé dans l’obscurité tranquille de la nuit. Personne ne bougeait et Jastanne n’était nulle part. Elle lâcha un juron étouffé et passa une main maladroite dans ses cheveux mouillés. Puis elle se rallongea. Elle devait dormir, mais elle contempla les étoiles. Elle avait trop peur de fermer les yeux. — Nous allons changer le monde, murmura-t-elle dans l’obscurité comme si Kayiv pouvait l’entendre. C’est pour ça que je devais le faire. 8 La Lande, royaume d’Eibithar Keziah ouvrit les yeux au moment où le Tisserand quittait son esprit. Grinsa, penché sur elle, scrutait son réveil., le visage crispé d’inquiétude. — Tu vas bien ? lui demanda-t-il aussitôt. Elle hocha la tête en silence. À la façon dont se déroulaient d’habitude ses rencontres avec le Tisserand, celle-ci avait été relativement facile. — Et toi ? Il haussa les épaules, le regard posé sur un feu qui brûlait non loin d’eux. — Je le tenais. Deux fois, il était à ma portée. Et chaque fois, il a réussi à m’échapper. — Tu l’as atteint, Grinsa et surtout, tu lui as fait peur. Demain, il ne sera pas aussi sûr de lui. Ce n’est pas rien. — Peut-être. Mais il a raison. Quelles qu’aient été mes victoires sur lui, la situation reste la même. Il aurait fallu que je le tue, et je n’ai pas pu. Il se tourna vers elle. — Tu devras être extrêmement prudente, demain, Kezi. Il est plein de haine, nous le savions, mais a présent, il a toutes les raisons de vouloir te punir. Elle se redressa, moins chancelante qu’après ses dernières confrontations avec le Tisserand. Peut-être finissait-elle par s’habituer à ces visites. — Je ferai attention, le rassura-t-elle, mais c’est de toi qu’il voudra d’abord se venger. Tu lui as ravi deux des femmes qu’il pensait compter dans son mouvement. Je doute qu’il apprécie. — En effet, admit Grinsa avec un sourire. — Nous devrions aller voir Kearney. Il doit être impatient et inquiet, ajouta-t-elle après une courte hésitation. Grinsa se leva et aida sa sœur à se mettre debout. Ils traversèrent le campement. Le roi était devant sa tente, en compagnie de Gershon Trasker. La ministre et le capitaine n’avaient pas eu l’occasion de discuter depuis l’arrivée du soldat sur le champ de bataille. Conseillers intimes de Kearney, ils s’étaient longtemps disputé l’attention et la confiance de leur duc, puis de leur roi. Leur rivalité, doublée d’une méfiance réciproque, avait ainsi nourri entre eux un sourd et pénible ressentiment. Toutefois, lorsqu’elle avait décidé d’infiltrer la conspiration, Keziah avait été obligée de se tourner vers Gershon. Il était son seul allié possible. Ils en avaient conçu une sorte de compréhension mutuelle. Et lorsqu’elle avait quitté la Cité des Rois avec l’armée de Kearney en marche vers la Lande, seule au milieu d’une troupe qui la soupçonnait de trahison, Keziah s’était étonnée de constater à quel point la compagnie du capitaine lui manquait. Dès son arrivée, elle aurait voulu le rejoindre, échanger ses doutes et ses espoirs avec lui, mais le rôle qu’elle s’était imposé – celui d’une rebelle en passe de rejoindre la conspiration – le lui avait interdit. Les espions du Tisserand auraient jugé leur conciliabule étrange. Voyant approcher le Glaneur et la ministre, les deux hommes se levèrent précipitamment. — Comment allez-vous ? l’interrogea aussitôt le roi en l’examinant de la tête aux pieds, à la recherche d’éventuelles blessures. — Je vais bien, comme Grinsa. — Est-ce que ça a marché ? — Non, Majesté, répondit Grinsa. Hélas. Le roi étouffa un juron. — Que s’est-il passé ? — Grinsa a tenté tout son possible ! — Je m’en doute, répondit Kearney avec un regard sombre à Keziah. Je veux simplement savoir ce qui s’est passé. Grinsa posa une main apaisante sur l’épaule de sa sœur et décrivit brièvement leur rencontre avec le Tisserand. — Je suis sûr que vous avez fait de votre mieux, Glaneur, conclut le roi. Et je vous suis reconnaissant de vos efforts, comme des risques que vous avez encourus. Vous aussi, Premier ministre. J’ai conscience de ce que cette tentative vous a coûté. Vous auriez pu y laisser la vie. — Merci, Majesté, répondit sobrement la jeune femme. — Bon. Et que faisons-nous maintenant ? interrogea le capitaine en regardant Kearney et Grinsa tour à tour. — Nous nous préparons au combat, n’est-ce pas, Glaneur ? — Oui, Majesté. — Vous conduirez, bien sûr, les Qirsi. — Le peu qui me reste. — Que suggérez-vous pour la disposition des armées ? Grinsa se frotta le menton. — Pour être honnête, je ne suis pas très familier des tactiques militaires. Le capitaine est certainement mieux placé que moi pour vous répondre. — Ça m’étonnerait, répliqua Gershon bourru. Je n’ai jamais combattu une armée de Qirsi. — Je me fiche de savoir quel est celui qui en sait le moins ! Je veux simplement connaître les conseils que vous pouvez me donner pour affronter cette guerre. — Alors posons les choses autrement, Glaneur, suggéra le capitaine. Si vous étiez à la tête d’une armée de Qirsi pour nous détruire, que pourrais-je entreprendre qui vous nuirait le plus ? Grinsa considéra cette question un moment. — Tout repose sur les archers, dit-il enfin. Les fantassins ne pourront jamais approcher suffisamment pour représenter une quelconque menace. Mais les archers pourraient bien les atteindre. — Comment ? — Dispersez-les au maximum. Que leurs flèches visent les Qirsi du plus d’endroits possible. Forcez-les à conjurer des vents dans plusieurs directions à la fois. Le Tisserand devra relâcher un peu son emprise sur ceux dotés du pouvoir des brumes et des vents, ce qui rendra leurs souffles moins efficaces, ou bien il devra concentrer toute son attention sur eux, ce qui nous laisse plus de champ libre pour manœuvrer ailleurs. Dans les deux cas, cela nous aidera. — Bien, dit Kearney. Quoi d’autre ? Grinsa, hochant doucement la tête, considéra le sol en silence. — Les cavaliers de la reine devraient renoncer à leurs montures, reprit-il. Comme nous tous. — Mais les Qirsi seront à cheval, objecta le soldat. — Oui, mais l’armée du Tisserand est composée de sorciers dont beaucoup possèdent le langage des bêtes. Ni Gershon, ni Kearney ne semblèrent convaincus. — Ne les abordez pas comme vous aborderiez un ennemi eandi, Majesté, expliqua le Glaneur. Simples soldats, ils ne seraient pas de taille face à vos guerriers. C’est leur magie qui fait leur force. Aussi devons-nous faire tout ce qui peut minimiser leurs avantages, et réduire nos risques. Ils seront à cheval, je serais donc en mesure d’utiliser ma magie contre leurs chevaux. Ne nous exposons pas à la leur. Restons à pied. Le roi se rangea à ce conseil, bien qu’avec réticence. — Très bien, Glaneur. Voyez-vous autre chose ? — Non, Majesté. Mais s’il me vient une idée, je vous en ferai part. — Je compte sur vous. Vous devez être épuisé. Allez dormir, Glaneur. Et je vous remercie encore de votre aide. Grinsa s’inclina avant de se tourner vers Keziah. — Ça ira ? — Oui. — Si tu as du mal à rester éveillée, viens me voir et réveille-moi, je veillerai sur toi. — C’est gentil, mais ton repos est plus important que le mien, dit-elle en souriant. — Pourquoi ne doit-elle pas dormir ? s’enquit le capitaine circonspect. — Le Tisserand m’a menacée à la fin de notre rencontre, répondit la jeune femme. Je ne suis pas sûre qu’il tente une nouvelle incursion dans mes rêves à la veille du combat, mais il est plus prudent de ne pas courir le risque. — Alors, à demain, lui dit Grinsa en lui déposant un baiser sur la joue. Il salua Gershon et s’en alla vers les tentes de Curgh sous le regard des trois autres. — Bien, commença Gershon en rompant le silence d’un toussotement embarrassé. Je crois que je ferais mieux d’aller dormir, moi aussi. Mais il considéra Keziah. — Vous avez survécu à votre supercherie face au Tisserand, dit-il avec un mélange d’admiration et d’incrédulité. Quoi qu’il arrive demain, vous n’avez plus besoin de feindre. — En effet. Je vous remercie, capitaine. — Et de quoi ? sursauta-t-il le visage subitement cramoisi, un regard en coin vers le roi. — D’avoir gardé mon secret, de m’avoir protégée. — Je n’ai pas fait grand-chose, Premier ministre. — Vous avez fait bien plus que vous n’imaginez, lui répondit-elle en souriant. Et que cela vous plaise ou non, vous avez gagné une amie qirsi. Elle fit un pas, se dressa sur la pointe des pieds, et l’embrassa. — Et que me vaut ce baiser ? lâcha-t-il dans une grimace. — C’est le meilleur moyen d’aggraver votre cas. Et il y a longtemps que je voulais le faire. Kearney éclata de rire. — Vous excellez dans ce domaine, me semble-t-il d’un ton railleur mais forcé. Il sourit. — Vous nous avez rendu un fier service, Premier ministre. Et vous pouvez compter sur moi pour que tous mes hommes le sachent. J’ai parfaitement conscience de la façon dont ils vous traitent depuis plusieurs cycles, et j’ai la ferme intention d’y mettre un terme. — Ce n’est pas nécessaire. — Au contraire. Elle n’avait aucune envie de se disputer avec lui, alors elle céda. — Très bien. Merci encore. — Pas de quoi, répondit Gershon avant de s’incliner devant le roi. Majesté. — Bonne nuit, Gershon. Keziah avait passé ces derniers jours à éviter un tête-à-tête avec le roi. Mais elle ne pouvait plus s’y dérober. Kearney regardait le feu qui brûlait encore devant sa tente, non sans lui jeter quelques regards à la dérobée. — J’ai cru vous perdre à deux reprises aujourd’hui, dit-il en rompant le silence qui s’était installé entre eux. Je ne peux vous dire à quel point cela m’a affecté. — Vous êtes trop bon, Majesté. Il leva les yeux, croisa son regard. — Ce n’est pas le roi qui parle. Keziah frémit. Elle avait attendu si longtemps qu’il prononce ces mots qu’elle ne savait pas si elle était heureuse de les entendre. Son incertitude la surprenait, l’effrayait même un peu. Car d’aussi loin qu’il lui souvienne, elle avait toujours aimé cet homme. — Pardonnez-moi, Majesté, mais vous êtes mon roi, et toutes vos paroles sont celles d’un roi à son ministre. — Nous avons été tellement plus l’un pour l’autre, Kez. Sommes-nous obliges d’y mettre un terme ? Tu m’as manqué, et j’ai compris à quel point aujourd’hui tu me manques encore. Sa brusque familiarité avait fait surgir des larmes sur le visage de Keziah. Malgré son émotion, elle lui sourit. — Je t’ai toujours aimé, lui répondit-elle, et pas seulement en tant que roi. Mais il y a si longtemps… Elle ravala un sanglot. — Peut-être trop longtemps. Je ne sais pas si je suis capable de… revenir en arrière. — Alors c’est fini ? Nous ne pouvons plus partager ce qui nous a réunis, même à la veille de ce combat qui pourrait détruire tout ce que nous avons connu, tout ce pour quoi nous nous sommes battus ? Il lui adressa un sourire espiègle, plein de la complicité qui les avait rapprochés. — De toute manière, tu ne dois pas dormir. Elle rit, en dépit de sa douleur. Il avait toujours su trouver de l’humour, même dans les situations les plus dramatiques. C’était une des raisons pour lesquelles elle était tombée amoureuse de lui. Elle avança à sa rencontre, passa les bras autour de son cou, et se nicha contre son torse. — Pas même ce soir, murmura-t-elle. Je suis désolée. Ils restèrent longtemps enlacés, jusqu’au moment où elle trouva le courage de lever la tête et de l’embrasser, une dernière fois. Puis elle s’écarta, essuyant les larmes qui roulaient sur ses joues. L’année dernière, la nuit où il avait accepté de monter sur le trône d’Eibithar, sur la plaine qui s’étendait devant le château de Kentigern, elle s’était refusée à lui de la même manière. Elle avait alors cru mourir. Cette nuit était différente. Elle n’était pas la même. Et tandis qu’elle s’éloignait de l’homme qu’elle avait aimé le plus au monde, Keziah ja Dafydd se surprit encore, cette fois par la direction que prirent ses pas. Il les observait de loin, attendant que le roi soit seul pour l’approcher. Il fut étonné de voir Kearney et son Premier ministre tomber dans les bras l’un de l’autre, et encore plus stupéfait de les voir s’embrasser. Comme tout le monde, il avait entendu les rumeurs concernant la liaison de Kearney avec cette femme, mais il n’avait jamais tranché sur leur véracité. Encore peu de temps auparavant, Aindreas de Kentigern se serait emparé de cette scène pour détruire le roi, en faire une nouvelle raison de contester la légitimité de Glyndwr sur le trône. Mais cette époque, celle de la haine et de la vengeance, était révolue. — Tu as raison, Père. À la voix de sa fille Brienne, le duc sursauta et fit volte-face. Elle se tenait derrière lui. Ses longs cheveux d’or flottaient dans le vent léger, et ses yeux gris brillaient d’un vif éclat à la lueur des torches et des feux de camp. Il ne répondit pas ce qui était une évidence, qu’il ne faisait que l’unique chose possible, celle qu’il aurait dû faire depuis si longtemps qu’il était presque trop tard. Au lieu de cela, il lui sourit, regrettant douloureusement de ne pouvoir prendre son menton entre ses mains et lui déposer un baiser sur le front. Elle n’existait plus que dans son imagination, hors de sa portée, de son amour, de son chagrin. — Cela ne va pas être facile, Père. Elle avait raison. Se retournant vers Kearney, il avança vers sa tente, les mains tremblantes, les tempes humides d’une sueur froide et désagréable. — Pardonnez-moi, Majesté, pourriez-vous m’accorder un instant ? Le roi, surpris au son de cette voix, se tourna vivement, la main à la garde de son épée. Voyant le duc, il se détendit, sans toutefois relâcher sa vigilance. — Le moment est mal choisi. Lord Kentigern. Cela ne peut-il attendre demain ? — Non, je crains que non. Il sera peut-être trop tard. Kearney scruta son visage. — Que voulez-vous ? Aindreas soutint le regard de son roi, conscient qu’il n’avait pas lâché la garde de son épée. — Vous croyez que je suis venu vous tuer. — Est-ce le cas ? — Bien sûr que non ! — Vous réagissez comme si je devais en être convaincu. Mais de mon point de vue, cette éventualité n’a rien de farfelu. C’était exactement pour ça qu’il haïssait cet homme, autant qu’il haïssait Javan de Curgh. À cause de leur arrogance, de leur certitude d’être toujours justes, et dans leur droit. Il avait eu tort d’espérer discuter avec ce roi autoritaire. — Depuis que vous êtes sur le trône, vous ne voyez que le pire en moi, dit Aindreas avec sarcasme. Vous avez pris fait et cause pour Javan depuis le début, et vous le laissez pervertir votre jugement sur moi. Pas une fois vous n’avez songé à ce que j’ai enduré cette année ! — Ce n’est pas de ma faute, Aindreas ! Vous n’avez cessé de me défier, de fomenter la rébellion dans tout le royaume, et de nous affaiblir au moment où nous étions les plus vulnérables ! Je vous ai amplement donné l’occasion de vous racheter et de réintégrer votre maison dans le rang qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Vous avez refusé. — Je suis ici, devant vous. J’ai marché avec votre capitaine, j’ai uni mes forces aux vôtres pour repousser les Solkariens. J’ai combattu contre l’empire. Que voulez-vous de plus ? — Vous permettre de combattre avec nous était une décision de Gershon, et je ne remettrai pas en cause son jugement. Mais je ne suis pas prêt à vous pardonner au prétexte que vous remplissez enfin votre devoir envers le trône et le royaume. — Vous n’avez aucun droit de me juger, moi ou ma maison ! — J’ai tous les droits ! Je suis votre roi ! Et il est plus que temps que vous me considériez comme tel ! Aindreas faillit faire demi-tour. Il n’avait aucune chance de faire la paix avec cet homme. Comment pouvait-il lui avouer ses erreurs – ses fautes, l’aurait corrigé Brienne – quand Kearney le considérait déjà comme un traître ? Il se tourna en effet, mais Brienne se tenait sur son chemin, un regard sévère dans ses si beaux yeux clairs. Le duc s’arrêta, ferma les yeux et prit une longue inspiration. — Vous avez raison, admit-il en revenant face à Kearney. Majesté. Le roi le considéra dubitatif. — Tout à coup, j’ai raison ? — Non. Cela fait longtemps, et sur de nombreux sujets. — Et à propos de Javan, de ma façon de me laisser influencer, de mon manque de considération pour votre maison ? Aindreas se frotta les yeux du pouce et de l’index. — Je suis un imbécile, Majesté. Je ne crois pas que cela vous ait échappé. Un sourire ironique effleura les lèvres du roi. — J’ai ma petite idée sur la question, en effet. Mais je n’aurais jamais cru vous entendre l’admettre. — J’ai beaucoup de choses à admettre. — Je ne vous comprends pas. Aindreas sentit brusquement les yeux lui piquer, et il redouta un instant de se mettre à pleurer. Comment avait-il pu laisser les choses aller aussi loin ? Certes, les Qirsi profitant de son chagrin et de son besoin désespéré de venger le meurtre de Brienne, s’étaient servis de lui. Mais il se souvenait d’un temps où il se considérait comme un homme fort, et très intelligent. Cela faisait une éternité qu’il n’avait manifesté ni l’une, ni l’autre de ces qualités. Il releva les yeux sur le roi, aperçut Brienne derrière lui, qui le dévisageait. Elle n’était plus en colère, ni même scandalisée ou honteuse, simplement triste. Et cette tristesse déchira le cœur de son père. — Aindreas ? — J’ai trahi le royaume, dit-il. Et j’ai déshonoré ma maison. Alors qu’il prononçait cet aveu, il sentit un nœud lâcher dans sa poitrine. Il pleurait, mais il n’en avait cure. Kearney le regardait avec compassion, une expression peinée sur le visage. — Il n’est pas trop tard pour que vous redonniez à votre maison son rang au sein d’Eibithar. — Si. Vous ne savez pas ce que j’ai fait. — Peut-être pourriez-vous me le dire. Aindreas ouvrit la bouche, mais les mots ne vinrent pas. Il ravala la bile qui lui montait dans la gorge. — Cela a-t-il un lien avec l’émissaire que j’ai envoyé sur le Pic, il y a quelque temps ? Il faisait référence au soldat que Kearney avait dépêché à Kentigern, le soldat que la femme qirsi avait assassiné sous ses yeux. Aindreas voyait encore l’homme étendu sur le sol de son bureau, la plaie béante et son sang qui jaillissait de sa gorge tranchée. Jastanne avait tenu le couteau, mais Aindreas savait qu’il avait tué cet homme, aussi sûrement que s’il lui avait lui-même passé la lame en travers du corps. — Oui, et non, répondit-il enfin. — Cessez vos énigmes, Aindreas. Je n’ai pas le temps. — Je me suis allié avec les Qirsi. Kearney s’étrangla. — Quoi ? — J’ai même signé un document dans lequel je déclare mon adhésion à leur mouvement. Il aurait aussi bien pu avouer le meurtre de sa propre fille tant la stupeur de Kearney était violente. — Pourquoi ? — J’étais fou de chagrin. J’étais sûr que Tavis était coupable et que vous et Javan aviez contribué ensemble à ruiner ma maison. — Mais rejoindre les traîtres… — Il m’a semblé que c’était le seul moyen de vous abattre. Seul, j’étais faible. Et même avec le soutien des autres maisons, je ne pouvais rien faire d’autre que vous défier et attendre que vous m’écrasiez. — Quand ? interrogea Kearney hébété. Quand avez-vous signé ce papier ? — Il y a longtemps, pendant les neiges. — Qu’avez-vous fait pour eux ? — Vous savez presque tout. Je vous ai défié, j’ai cherché à monter les autres maisons contre vous, j’ai autorisé les Solkariens à franchir Kentigern pour venir jusqu’ici. Je n’ai rien fait non plus alors que l’une d’entre eux assassinait votre émissaire dans mon château. — Et qu’ont-ils fait pour vous en retour ? — Rien encore. Notre accord stipule que je les aide à vaincre les cours eandi et qu’en échange, l’heure venue, ils épargneront Kentigern. J’ignore s’ils ont l’intention d’honorer leur part du contrat. Seule votre destruction m’intéressait. — Vous me haïssiez à ce point. Aindreas hocha la tête. — Je haïssais tout à ce point. Vous et Javan par-dessus tout. Kearney, les yeux au sol, lâcha un profond soupir en secouant la tête. — Eh bien on peut dire que vous avez fait un beau gâchis, Aindreas. Je vous l’assure. Il planta son regard, visiblement écœuré, dans celui du duc. — Je ne peux pas croire que vous ayez signé un document vous liant à eux par écrit. — C’était le seul moyen, avança le duc comme si c’était une excuse. Quelle que soit son opinion, Kearney la garda pour lui. — Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? demanda-t-il à la place. — Je ne veux pas qu’Ennis hérite d’une maison déshonorée. — Il est un peu tard pour y songer. — Je le sais. Lorsque les Qirsi me verront combattre à vos côté demain, ils vont comprendre que je les ai trahis, et ils feront savoir ce que j’ai fait. — Vous pouvez partir cette nuit. Nous aurons besoin de vos hommes, bien sûr, mais ils peuvent se battre sous la bannière d’une autre maison. Cela soulèvera quelques questions, mais cela vous sauvera de l’humiliation d’être accusé de traîtrise. — Vous me laisseriez partir ? — Je n’ai aucune envie de voir votre fils disgracié, Aindreas. Vous semblez oublier trop souvent que je suis père, moi aussi. — J’apprécie, Majesté. Le duc était sincère, mais il ne pouvait pas, ni ne voulait partir. Cette alternative conduisait à une autre forme de honte. — Mais je reste. Je suis venu avec Gershon pour pouvoir défendre le royaume, comme se doit le chef d’une grande maison d’Eibithar. Je ne fuirai pas. — Dans ce cas, je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider. — Je ne vous demande pas votre aide, Majesté. Je voulais vous avouer mes fautes, parce que ce n’est… que justice. Il y a trop longtemps que je n’ai pas agi pour cet unique motif. Le roi sembla méditer cette remarque, puis il acquiesça. — Je crois que je comprends. Je crois aussi que les jugements de l’histoire portent sur l’ensemble de nos actions, plutôt que sur une seule, fut-elle glorieuse ou honteuse. Si nous gagnons demain, et que vous jouez un rôle dans cette victoire, votre bravoure retombera sur votre maison et votre fils. Aindreas ne méritait pas une telle générosité, elle ne faisait que confirmer à quel point il s’était égaré en s’opposant à ce roi. — Encore une fois, Majesté, je vous suis reconnaissant. Kearney se contenta de lui sourire. Aindreas comprit que le roi voulait maintenant être seul. — Je vous laisse, Majesté. J’espère que vous savez désormais que mon épée et mes hommes vous sont acquis. Peut-être que nous pourrons ensemble vaincre l’ennemi. — Peut-être. Bonne nuit, Aindreas. Le duc tourna les talons et rejoignit ses soldats endormis. Du coin de l’œil, il vit la silhouette de Brienne à ses côtés, plus apaisée qu’il ne l’avait jamais vue depuis sa disparition. — Je suis fière de toi, Père, dit-elle. Adieu. Et elle s’évanouit dans la nuit. Il venait juste de fermer les yeux, de s’autoriser enfin à sombrer dans le sommeil, lorsqu’il sentit une présence approcher de lui, puis s’agenouiller à ses côtés. Au prix d’un incroyable effort, Fotir souleva les paupières pour découvrir le regard de la ministre de Kearney plongé dans le sien. Sa première pensée fut qu’il s’était toujours trompé. Lorsqu’il avait fait la connaissance de Keziah, il avait cru que ses yeux étaient de la couleur du sable. Mais à présent, à la lueur des torches, il constatait qu’ils étaient plus lumineux et beaucoup plus ravissants. Sa seconde réflexion fut qu’il devait avoir l’air complètement ahuri. Il s’assit en hâte, et passa une main dans ses cheveux. — Je peux vous aider, Premier ministre ? — Non, je… — Votre rencontre avec le Tisserand a-t-elle déjà eu lieu ? l’interrompit-il brusquement conscient des événements de la soirée. Est-ce que tout va bien ? — Oui, je vous remercie. Tout va bien. Mais Grinsa n’a pas pu l’éliminer. — Mais il va bien ? Keziah acquiesça en silence. — Bien, tant mieux. Je suis navré qu’il n’ait pu faire davantage, mais le plus important est que vous soyez en vie tous les deux. — Oui, dit-elle avec un sourire malicieux. Je vois combien vous étiez inquiet pour nous. Vous avez presque réussi à rester éveillé. — Non, ce n’est pas… j’étais… Elle éclata de rire. — Je vous taquine, Premier ministre. Vous devez vous reposer. Dans votre position, j’en aurais fait autant. — Vous voulez dire allongée ? Elle le considéra avec étonnement. — C’est une plaisanterie ? Je ne crois pas vous avoir jamais entendu faire de l’humour. Fotir détourna les yeux. — Vous n’êtes pas charitable. Je ne suis pas si sérieux que ça. — Ah, bon ? Parfois, vous me faites penser à Grinsa. Vous semblez porter le poids du monde sur vos épaules. — Nous traversons une époque difficile. Est-ce tellement surprenant ? — Même au fond des heures les plus noires, nous devons rester capables de rire. Sinon, c’est que nous avons déjà perdu. — Vous avez raison, dit-il. Est-ce pour me dire cela que vous m’avez réveillé ? Pour provoquer mon sens de l’humour ? Elle haussa les épaules en souriant. — Je ne peux pas dormir. — Après la journée que vous avez passée, je n’en suis pas surpris. — Non, dit-elle en gloussant. Je veux dire que je ne peux pas risquer de dormir. Le Tisserand m’a menacée de me tuer si je me rendormais cette nuit. J’espérais que vous accepteriez de me tenir compagnie jusqu’à l’aube. Il était aussi flatté qu’étonné, mais surtout, pris au dépourvu. — Je suis honoré que vous ayez songé à moi, Premier ministre répondit-il enfin en maudissant son formalisme. Bien sûr, j’en suis ravi. Ils restèrent silencieux. Keziah considérait ses mains puis leva les yeux vers lui. — Je voudrais vous dire combien j’ai apprécié votre aide tout à l’heure, devant Grinsa et le roi. Sans vous, Kearney n’aurait certainement pas donné son accord pour cette ultime tentative. — Il n’y a pas de quoi. Mais cela n’a pas servi à grand-chose. — Est-ce que vous pensez maintenant que c’était une erreur ? demanda-t-elle inquiète. — Pas du tout. C’était une excellente idée. C’est juste que… Il se mordit les lèvres. — Peu importe. Ils retombèrent dans le silence. Alors qu’il s’efforçait de trouver un sujet pour relancer la conversation, Fotir devait s’empêcher de dévorer la jeune femme des yeux. — Vous êtes sûr que je ne vous dérange pas ? demanda-t-elle tout à coup. Je n’aurais peut-être pas dû vous réveiller. — Vous ne me dérangez pas. Seulement, je ne suis pas très doué pour ça. — Doué pour quoi ? Fotir sentit le sang affluer brusquement à ses joues. — Pour la conversation, dit-il. — Vous êtes Premier ministre d’une maison majeure. Vous avez certainement l’habitude de bavarder avec les nobles et les ministres. — Ce n’est pas la même chose. Elle lui offrit un aimable sourire. — Voulez-vous que nous marchions ? Même s’il avait eu envie de refuser, il n’était pas en son pouvoir de le faire. — Bien sûr, dit-il en se levant. Elle lui tendit la main. Il la prit et l’aida à se relever. Leurs regards se croisèrent un instant. — Quelque chose ne va pas ? Les joues toujours brûlantes, Fotir se détourna. — Au contraire. Ils s’éloignèrent du campement et furent bientôt au milieu des herbes et des rochers qui parsemaient la plaine. Panya, la lune blanche, brillait à l’horizon. Les extrémités de son croissant mince et incurvé étaient aussi acérées que des célèbres lames d’Uulrann. Keziah prit la main de Fotir. — Et le roi ? demanda-t-il sans réfléchir. Aussi vite qu’elle lui avait pris la main, elle la lâcha. — Que voulez-vous dire ? Il ferma les yeux, maudissant sa stupidité. — Pardonnez-moi, Premier ministre. Cela ne me regarde pas. Keziah resta silencieuse et, bien qu’ils continuassent de marcher, Fotir sentit le fossé qui s’était brusquement creusé entre eux. — Ce n’est pas un sujet dont je puisse vraiment discuter, dit-elle enfin d’une voix si basse qu’il dut tendre l’oreille. — Vous n’êtes pas obligée. Je n’aurais pas dû… — Si, vous étiez en droit. Je pensais seulement… Elle avait les yeux fixés devant elle, et Fotir eu l’impression qu’elle allait se mettre à pleurer. — J’ai eu tort, conclut-elle comme pour elle-même. Ils firent encore quelques pas, et puis elle s’arrêta. Elle lui souriait, mais de façon nettement contrainte. — Nous devrions faire demi-tour, dit-elle. — Je ne voulais pas vous offenser. — Vous ne m’avez pas offensée. Vous avez posé une question à laquelle je ne suis pas prête à répondre. Et je n’aurais pas dû venir vers vous avant d’être en mesure de le faire. Elle s’éloigna, mais Fotir resta sur place. S’apercevant de son absence, Keziah se retourna. — Je ne veux pas rentrer, décréta-t-il. Elle était si belle, si triste. — Moi non plus, dit-elle. Mais je crois que c’est préférable. Comme elle reprenait son chemin, Fotir n’eut d’autre choix que la suivre, maudissant ses paroles imprudentes. Ils retournaient vers le campement de Kearney, mais elle s’arrêta loin de la tente royale. Elle le regarda, le même sourire difficile aux lèvres. — Merci, dit-elle. — De quoi ? Elle allait répondre, mais se ravisa et secoua la tête. — C’est compliqué à expliquer. Mais je vous suis reconnaissante. Elle fit alors un pas, lui déposa un baiser rapide sur les lèvres et s’éloigna en hâte. Grinsa étendit son couchage à côté de Tavis en faisant le moins de bruit possible. Il n’avait jamais été aussi fatigué. La bataille, la disparition de Keziah, puis sa confrontation avec Dusaan le laissaient aussi épuisé que s’il avait réalisé une centaine de Révélations d’affilée. Il avait désespérément besoin de repos, mais il savait qu’une nuit entière n’aurait pas suffi a le remettre sur pied. Plus que l’épuisement, il se découvrait sans le moindre espoir de remporter la guerre qui les menaçait. Malgré le risque qu’elle avait fait courir à sa sœur, la tentative d’éliminer le Tisserand au cours de leur entrevue était leur dernière chance. Il le savait. Son échec n’avait pas seulement un goût amer, il était dramatique. Contrairement à ce qu’il avait longtemps redouté, il n’était plus persuadé d’être plus faible que le Tisserand. Ce dernier face-à-face lui avait redonné confiance dans ses pouvoirs. Mais cela ne changeait rien. Il aurait pu surpasser Dusaan en force, ses pouvoirs n’étaient rien devant le nombre de Qirsi qu’il avait sous ses ordres. Dusaan était à la tête d’une armée de deux cents sorciers. Celle de Grinsa, pour autant qu’il pût la qualifier de telle, ne comptait que treize combattants. Quelques guérisseurs les rejoindraient peut-être à la fin, mais ils n’étaient qu’une vingtaine. Ce qui était loin, très loin, de faire le compte. Certes, ils avaient les soldats eandi, et Grinsa avait parlé d’eux à ses troupes comme s’ils étaient capables de renverser le cours de la bataille, mais c’était impossible. Il était Tisserand, il savait mieux que personne ce qu’un vent conjuré par autant de sorciers pouvait faire à leurs flèches, même les mieux taillées. Il avait soigné des blessures, des brûlures, des fractures, il savait donc aussi les dégâts que pouvaient causer le don feu ou celui du façonnage. Cette guerre – à supposer là encore que le terme fût approprié – serait rapide et brutale. Ce serait un massacre. Il aurait dû dire au roi, à la reine de Sanbira et à leurs soldats de fuir tant qu’il en était encore temps. Il valait mieux que Dusaan les pourchasse. Peut-être qu’une guerre répartie sur le territoire des Terres du Devant, une guerre de maquis et de résistance, leur offrirait de meilleures chances de vaincre… Avec le temps, ils auraient l’occasion d’affaiblir l’armée du Tisserand. Mais les guerriers eandi ne pensaient pas en ces termes. Ils avaient entendu Grinsa parler d’une force de deux cents hommes et femmes. Ils avaient fait de leur mieux pour comprendre la puissance que cela signifiait. Mais au fond d’eux-mêmes, ils restaient convaincus d’être plus nombreux, et minimisaient la menace. Ils imaginaient une armée pitoyable, facilement écrasée par le fer, le muscle et le courage. Seulement, ils oubliaient une chose : ils ne pourraient jamais être assez proches de Dusaan et de ses rebelles pour tirer leurs épées, et encore moins combattre. Keziah, Fotir, les autres Qirsi bien sûr n’étaient pas dupes. Mais même s’ils avaient soutenu Grinsa dans l’éventualité d’une retraite, leurs nobles auraient refusé de les écouter. Plus maintenant, après tous les ravages qu’avaient causés le Tisserand et son mouvement. La guerre aurait lieu dès le lendemain. Et dès la nuit tombée, sinon avant, tous les soldats du campement, qirsi comme eandi, seraient probablement morts. Grinsa s’était allongé, mais il n’essayait même pas de dormir. Les yeux ouverts, il fixait les étoiles et les lunes, qui indifférentes à leur sort poursuivaient leur course lente. — Vous êtes en vie, dit Tavis d’une voix endormie. — Je ne voulais pas vous réveiller. — Aucune importance. Et comment va le Premier ministre ? — Bien. Elle n’est pas blessée. Le Tisserand non plus. — Je m’en doutais. Si vous l’aviez tué, vous m’auriez réveillé. — Oui, sans doute. — Qu’est-ce qui ne va pas ? Tout ! lui aurait répondu Grinsa s’il avait eu la moindre énergie, ou le moindre espoir. — Rien, déclara-t-il à la place. Je suis simplement fatigué. — Il n’y a pas que ça, répliqua le jeune seigneur en s’asseyant. Il s’est encore montré plus fort que vous ? — Non, affirma Grinsa d’une voix égale. En fait, je l’ai même eu, mais je n’ai pas pu le tuer, seulement le blesser. — Alors qu’avez-vous ? — Je vous en prie, Tavis, soupira Grinsa. Laissez-moi. Il ferma les yeux, dans l’espoir que le jeune homme s’allonge à son tour, mais sûr qu’il allait revenir à la charge. — Vous pensez à demain, n’est-ce pas ? À la bataille. — Puisque vous tenez tant à le savoir, eh bien oui. — J’y ai pensé, moi aussi. Le ton de sa voix força Grinsa à s’asseoir et à considérer son voisin avec curiosité. Un an plus tôt, il n’aurait accordé aucune attention aux réflexions de Tavis sur un sujet pareil. Mais le Glaneur avait appris à apprécier la perspicacité du jeune seigneur sur de nombreux sujets, même la magie qirsi. — À quoi pensiez-vous ? demanda-t-il alors. — Que ce n’est une question de nombre. Le Tisserand n’est pas plus malin que vous et, en dépit de vos doutes, il n’est pas plus puissant. La seule différence est qu’il a beaucoup plus de Qirsi de son côté. — C’est évident. — Ce qui me pousse à cette question. Elle est peut-être stupide, mais si elle ne l’est pas complètement, cela pourrait nous aider. — Où voulez-vous en venir ? interrogea Grinsa qui sentait un fol espoir renaître en lui. Tavis lui expliqua et, longtemps après qu’il eut terminé, Grinsa continua de le dévisager comme si le jeune homme avait conjuré des flammes éblouissantes ou fait disparaître ses cicatrices. — Grinsa ? risqua enfin Tavis. — C’est loin d’être une question idiote, Tavis. C’est brillant. Il se leva. — Nous devons trouver les autres. — Les autres ? — Kearney, la reine, les autres Qirsi. Il faut leur dire. Il souriait, incrédule de retrouver une lueur d’espérance au cœur de cette terrible nuit. — Il se peut que vous nous ayez sauvés. Tavis rayonnait. 9 Sud-est du champ de bataille, la Lande, royaume d’Eibithar Elle resterait probablement estropiée à vie. Elle n’avait pas eu le temps de laisser son épaule et sa jambe se ressouder tout à fait. Les fractures ne s’étaient pas rouvertes dans sa chevauchée vers le nord, mais les os ne s’étaient pas remis parfaitement. Evanthya ne pourrait plus marcher sans boiter, ni se servir de son bras aussi aisément. La trahison de Fetnalla, dont la blessure qu’elle avait infligée sur son cœur resterait invisible, laisserait toujours ses marques sur son corps. Sans ralentir son allure, elle avait poursuivi la femme qu’elle aimait et qui filait rejoindre son Tisserand et sa guerre. Rien d’autre ne comptait. Evanthya ne pouvait plus arracher Fetnalla de la voie qu’elle s’était choisie. Quels que soient les espoirs qu’elle avait nourris de lui faire entendre raison, de la convaincre qu’elle se trompait en nouant son sort avec celui Tisserand, ils s’étaient brisés avec le claquement sec de son épaule et celui, tout aussi net, de sa cuisse. Elle ne désirait plus qu’une chose : arrêter Fetnalla, même si pour y parvenir elle devait la tuer. Un jour, elles avaient attaqué ensemble la conspiration. Elles avaient payé un assassin pour tuer Shurik jal Marcine. Depuis lors, Evanthya n’avait eu de cesse de chercher une nouvelle occasion de s’en prendre aux renégats. Encouragée par leur premier succès, elle s’était imaginée en guerrière, capable d’influencer la bataille dans la guerre qui s’annonçait. Ce n’était plus le cas. Le sort des Terres du Devant serait noué par les puissants, plus puissants qu’elle. Son seul souci était désormais d’empêcher Fetnalla de rejoindre la horde du Tisserand. Elle ne pensait pas que la présence de sa bien-aimée sur le champ de bataille changerait l’issue du combat, ni même qu’elle était en mesure de priver le Tisserand d’autant de fidèles que possible. Non, elle savait simplement que l’histoire se souviendrait de ceux qui avaient trahi leurs royaumes pour combattre au nom de la sinistre cause du Tisserand, et elle ne voulait pas que le nom de Fetnalla apparaisse sur cette liste de la honte. D’une certaine manière, elle espérait sauver Fetnalla d’elle-même. Sa bien-aimée était déjà tristement célèbre. Elle avait assassiné son duc, Brall d’Orvinti, alors en marche pour briser le siège de Solkara contre Dantrielle. C’était assez. Evanthya ne pouvait laisser Fetnalla commettre d’autres crimes. Elle le lui devait. Fetnalla pouvait avoir changé, elle resterait toujours celle qui avait empli sa vie de lumière, de joie et de passion. Malgré son infamie, c’était ce souvenir qu’elle entendait garder. Indifférente à la chaleur, la faim, la soif et la douleur, elle poursuivit sa route. Chaque pas de sa monture provoquait de telles souffrances dans ses membres endoloris qu’elle finit, alors qu’elle progressait au galop sur la Lande d’Eibithar, par sombrer dans une sorte d’inconscience, et dut laisser à son cheval le soin de poursuivre dans la bonne direction. De temps à autre, elle apercevait la silhouette de Fetnalla qui chevauchait, loin devant elle. La nuit, elle distinguait parfois la petite lueur de son feu à l’horizon. Et le matin, lorsqu’elle reprenait sa course, qu’elle en découvrait les restes ou qu’elle voyait l’herbe aplatie à l’endroit où elle avait dormi, ces signes lui procuraient une énergie nouvelle alors même que son corps hurlait de souffrance. Fetnalla devait savoir qu’elle la poursuivait encore ; personne ne la connaissait aussi bien qu’elle. Mais elle ne faisait rien pour la semer. Son rythme restait le même. Et ce détail, plus que tout, lui donnait des raisons d’espérer. Elle imaginait Fetnalla guetter, de son côté, ses feux de camp, redoutant leurs prochaines retrouvailles, mais réconfortée elle aussi par cette proximité. Evanthya devait reconnaître qu’elle préférait qu’il en soit ainsi. Même si elle avait pu réduire la distance qui les séparait, elle n’était pas sûre qu’elle l’ait fait. Fetnalla l’avait sévèrement blessée lors de leur dernière rencontre. De quoi serait-elle capable ensuite, et à quelle extrémité forcerait-elle Evanthya ? Elle préférait ne pas y songer. Cette incertitude l’apaisait. Au moins pour l’instant, chacune avait conscience de la présence de l’autre, et qu’elle était en vie. Ces considérations furent balayées à la fin de cette journée, lorsque Evanthya aperçut les fines volutes de fumée qui s’élevaient à l’horizon. Une armée importante semblait camper devant elle. Le champ de bataille, se dit-elle, évidemment. Fetnalla avait bien sûr dû voir les mêmes feux, et elle avait dû bifurquer pour longer le bord de la plaine et rejoindre le Tisserand. Evanthya hésita sur la direction à suivre. Après une courte réflexion, elle opta pour l’est. Fetnalla ne risquerait pas de passer par l’ouest, où elle pourrait être vue des guerriers eibithariens, dont la masse sombre se détachait contre le couchant embrasé. Evanthya continua après le coucher du soleil, les yeux tendus vers le nord, à la recherche de sa bien-aimée. Lorsqu’elle vit les lueurs d’un feu isolé s’élever non loin d’elle, un sourire résolu étira ses lèvres desséchées, et elle éperonna sa monture pour la lancer vers la lumière comme s’il s’agissait d’un phare côtier et qu’elle avait été sur un navire perdu en mer. La nuit était tombée. Les étoiles scintillaient sur le velours obscur du ciel. Les lunes, à cette période tardive de leur cycle, n’étaient pas encore levées, et Evanthya distinguait à peine le sol sous les sabots de son cheval. Mais elle était maintenant si proche de son amie qu’elle la voyait, assise auprès de son feu, attisant les braises à l’aide d’un long bâton, son beau visage baigné par la lueur dansante des flammes. Evanthya descendit de cheval et parcourut la distance à pied. À quelques pas du feu, elle porta la main sur la garde de son épée, pour se souvenir que Fetnalla avait brisé son arme. Alors elle s’empara de son poignard et reprit sa marche, prudente et silencieuse. Du moins le croyait-elle. — Je t’attendais, lui dit sa bien-aimée avant même qu’elle ait franchi le cercle de lumière créé par les flammes. Evanthya hésita. — Avance, Evanthya. Montre-toi. Fetnalla s’était levée et scrutait l’obscurité à sa recherche. — Qui me dit que tu ne vas pas me tuer ? — Si j’avais voulu te tuer, tu serais déjà morte. Je t’ai guérie, tu l’as oublié ? Si l’une d’entre nous nourrit des pensées meurtrières, c’est plutôt toi. Je parie que tu as déjà ton poignard à la main. — Je ne suis pas façonneuse, répliqua Evanthya. Il faut bien que je me protège. — Il ne te sera d’aucune utilité, et tu le sais. Je peux le briser aussi facilement que j’ai brisé ton épée. — Aussi facilement que tu m’as brisé les os ? — Tu ne m’as pas laissé le choix, Evanthya ! Je t’avais prévenue ! — Oui, tu m’as prévenue. Et j’ai préféré croire que tu n’étais pas capable de me faire mal, que tu m’aimais trop. Je me suis trompée. — Ce n’est pas… Fetnalla s’interrompit avec un hochement de tête excédé. — C’est ridicule ! Approche et montre-toi. J’ai l’impression de parler avec un fantôme. Evanthya lâcha un profond soupir, et rengaina son arme, puis avança dans le cercle de lumière, les yeux fixés sur le visage de son amie. À sa vue, Fetnalla poussa un cri et une grimace de souffrance et de pitié lui tordit les traits. — Regarde-toi ! murmura-t-elle. Regarde ce que tu t’es fait ! — Ce que je me suis fait ? Fetnalla se précipita vers elle et la poussa près du feu. — Je t’ai dit de te reposer. Je t’ai dit qu’il faudrait du temps pour que tes os se rétablissent. Evanthya s’assit et Fetnalla s’agenouilla devant elle. Elle posa les mains d’abord sur l’épaule d’Evanthya, puis sur sa cuisse, gardant les yeux fermés, le front plissé de concentration. — Ils se sont ressoudés n’importe comment. Elle ouvrit les yeux et fit la moue. — Mais c’est fait maintenant. Je ne crois pas que je peux faire grand-chose. — Même si tu pouvais, je ne voudrais pas. Fetnalla s’assit sur ses talons ; son visage s’était durci, ses lèvres étaient pincées. Puis elle se redressa et alla s’installer de l’autre côté du feu. — Tu n’es qu’une imbécile obstinée. — Je préfère ça qu’être… — Tais-toi ! lui intima Fetnalla en se dressant sur ses pieds pour pointer un doigt accusateur vers le cœur d’Evanthya. — Pourquoi ? Tu ne veux pas entendre que tu es une traîtresse, une meurtrière ? — Arrête ! Evanthya, comprenant qu’il ne sortirait rien de bon des paroles qu’elle pouvait prononcer, les retint. Fetnalla venait de l’accuser d’être obstinée, mais c’était Fetnalla, et pas elle, qui avait toujours été la plus têtue des deux. Même dans les circonstances les plus insignifiantes, elle était presque incapable de reconnaître ses erreurs. Ce n’était pas aujourd’hui qu’elle allait changer. — On dirait que tu n’as pas dormi depuis longtemps, dit-elle à la place. Fetnalla, les bras croisés sur la poitrine, haussa les épaules. — Je dors très bien. — Pas moi, répondit Evanthya les yeux sur son amie. Chaque nuit, je rêve de toi, et chaque fois, quand je me réveille et que je me découvre seule, je suis incapable de me rendormir. Fetnalla se détourna, mais Evanthya eut le temps de voir naître un petit sourire sur ses lèvres. — Tu mens, mais je te remercie quand même. — Je ne mens pas. — Bien sûr que si. Lorsque nous étions ensemble, tu n’as jamais rêvé de moi. Pourquoi commencerais-tu maintenant ? C’était vrai. Evanthya n’avait pas l’habitude de rêver de Fetnalla, au contraire de son amie qui disait souvent rêver d’elle. Fetnalla l’avait d’ailleurs taquinée pendant des années à ce sujet. Mais elle rêvait bel et bien d’elle depuis leur dernière rencontre, des rêves terribles dans lesquels Fetnalla lui brisait les os un à un, tandis qu’une silhouette sombre – celle du Tisserand, sans aucun doute – les contemplait en riant aux éclats. — J’ai peur pour toi, dit Evanthya. J’ai peur de toi, aurait-elle pu ajouter. Le sourire de Fetnalla s’évanouit. — Moi aussi, répondit-elle sombrement. Pars, Evanthya. Pars ce soir. Si le Tisserand te trouve, il le tuera. Il sait que tu ne rejoindras jamais son mouvement, il te considère comme une menace, pas seulement pour moi, pour lui aussi, et pour tout ce que nous créons. — Tu ne peux pas me demander de fuir. Tu me connais. Je le hais, lui et tout ce qu’il a fait à ce pays. Je dois le combattre. — Alors tu dois me combattre aussi. À cette seule évocation Evanthya sentit son corps entier parcouru d’un horrible frisson. Fetnalla se leva pour aller à sa monture et fouiller dans la sacoche accrochée à la selle. Elle en sortit un petit sac de toile. — Tu dois avoir faim. Je n’ai pas grand-chose, un peu de pain sec et du fromage, mais je te l’offre avec plaisir. — Et toi ? — J’ai déjà mangé. Elle sourit tristement. — Et dans peu de temps, soit j’aurais toutes les nourritures dont je pourrais avoir besoin, soit le peu qui reste n’aura aucune importance. Evanthya était affamée. Alors elle se leva, contourna le feu et vint prendre le sac que lui tendait son amie. Elle retourna à sa place et, sortant le pain et le fromage, se mit à les engloutir avec voracité. — Tu vas te rendre malade, observa Fetnalla. Elle se força à se calmer et, fermant les yeux, s’appliqua à mâcher la bouchée qu’elle était prête à avaler. — Tiens, prends ça, lui dit Fetnalla en lui tendant une petite outre d’eau. — Merci. — Depuis quand n’as-tu pas mangé ? — Je ne sais pas. Un jour, deux… — Evanthya ! — Tu ne t’es pas arrêtée. Comment aurais-je pu ? — Tu es folle ! — Je croyais être une imbécile obstinée. — Tu l’es, et folle. Tu aurais dû abandonner, c’est tout. — C’est ce que tu aurais fait, si j’avais été à ta place ? Fetnalla se raidit. — Oui. — Je ne te crois pas, dit Evanthya dans un sourire. — Je ne me serais pas affamée, et je n’aurais certainement pas… Elle contempla Evanthya de la tête aux pieds, s’attardant sur son épaule crispée. — Tu as sacrifié beaucoup trop. — J’ai moins souffert que d’autres. Fetnalla se mordit les lèvres en secouant la tête. Evanthya prit quelques bouchées de pain, puis un peu d’eau et tendit la gourde et le sac à Fetnalla. Aussi affamée qu’elle ait été, son appétit avait vite été rassasié. — Tu n’en veux plus ? — Non. Merci. Fetnalla rangea le sac dans la sacoche. — Que vas-tu faire ? demanda-t-elle en se retournant vers Evanthya. Les flammes dansaient dans ses yeux pâles. — Je ne veux pas me battre contre toi, poursuivit-elle. Et je ne crois pas pouvoir te convaincre de rejoindre la cause du Tisserand. — Tu pourrais venir avec moi. — Ce n’est pas un jeu, Evanthya, lui reprocha-t-elle sourcils froncés. — Je sais. Viens avec moi, maintenant. — Impossible. Je suis une meurtrière, tu te rappelles ? Je suis la ministre félonne et renégate qui a assassiné son duc. C’est ce que diront les Eandi. Je ne pourrais jamais revenir en Aneira. — Alors nous irons ailleurs. Wethyrn, Caerisse, ou Sanbira. Nous pourrons rejoindre les prélats d’Aylsa, qu’importe, du moment que nous sommes loin du Tisserand et de son mouvement. Elle déglutit, pour ne pas pleurer. — Du moment que nous sommes ensemble. — Tu es sérieuse, n’est-ce pas ? — Oui. — Il y a un instant tu disais être obligée de combattre le Tisserand, que tu le haïssais trop pour fuir cette guerre. — Mon amour pour toi est plus fort que ma haine du Tisserand. — Tu quitterais Tebeo ? Tu abandonnerais ton service à Dantrielle ? — Oui. Si c’est pour être avec toi. Fetnalla lui adressa le sourire tendre, adorable, aimant, qu’elle se souvenait avoir vu si souvent sur ses lèvres, jadis, avant qu’elles n’entendent parler du Tisserand, et de sa conspiration. Des larmes roulèrent sur le visage de sa bien-aimée, qui les essuya d’un geste de la main. — J’aimerais beaucoup. — Alors viens avec moi. — Ce n’est pas aussi simple. — Si. — Non. Le Tisserand… — Oublie le Tisserand ! — Tu ne comprends pas ! s’exclama Fetnalla alors que d’autres larmes ruisselaient sur ses joues. Il croira que je l’ai trahi. Il viendra dans mes rêves, Evanthya. Il peut me trouver n’importe où. Un commentaire vint aussitôt à l’esprit de la jeune femme, sur la cruauté de cet homme, et l’obstination de Fetnalla à le suivre malgré cela. Mais elle se tut. — En es-tu si sûre ? lui demanda-t-elle à la place d’une voix pleine de douceur et de compassion. Es-tu si importante à ses yeux ? Ne penses-tu pas qu’après cette guerre, s’il survit, qu’il aura d’autres préoccupations que celle de te courir après ? Elle redouta la réaction de Fetnalla, mais sa bien-aimée la contemplait simplement. — Je ne sais pas, répondit-elle. Peut-être. — Quel autre choix avons-nous, Fetnalla ? Si nous restons ici, ou bien c’est toi qui devras me tuer ou c’est moi qui devrais te tuer. L’une d’entre nous ne survivra pas. Est-ce vraiment ce que tu veux ? Que l’une d’entre nous finisse seule le restant de ses jours ? Pourquoi ne pas tenter cette chance ? Au moins serions-nous ensemble, avec la possibilité d’une nouvelle vie. Si le Tisserand nous retrouve, qu’il le fasse. Nous aurons eu cet espoir. — C’est tellement simple, à t’écouter. — Je ne suis pas aussi naïve que tu le crois. Je ne prétends pas que cette fuite sera facile, mais le choix l’est. Elle sourit. — Enfin, si tu acceptes de vivre avec une estropiée. Elle voulait être drôle, mais sa remarque provoqua un nouvel accès de larmes. — Je suis désolée, parvint à dire Fetnalla au milieu de ses sanglots. Te blesser de cette façon… C’est la pire chose que j’aie jamais faite. Evanthya aurait dû la rejoindre, la prendre dans ses bras, lui dire qu’elle la pardonnait, que tout ce qui comptait était d’être avec elle. Elle voulait le faire, mais elle était incapable de se lever ou d’esquisser le moindre geste. Et, pour la première fois, elle prit brutalement conscience qu’elle pourrait ne plus aimer cette femme. Elle était toujours amoureuse de la Fetnalla qu’elle aimait jadis, de celle qu’elle avait connue avant que tout cela ne commence, mais elle n’était pas sûre de retrouver la confiance qu’elles avaient un jour partagée. Elle était amoureuse d’une idée, d’un souvenir. Il perdurerait jusqu’à la fin de ses jours, mais elle se souviendrait toujours aussi de ses os brisés, de la douleur qui l’avait transpercée comme une faux. Et elle se demanda si elle serait jamais capable d’aimer vraiment celle qui l’avait ainsi agressée. Bien sûr, Fetnalla avait soigné les fractures qu’elle avait causées, mais quels que soient ses talents, elle ne pourrait jamais guérir la déchirure qu’elle avait ouverte dans son cœur. — Tu étais en colère, avança Evanthya sentant qu’elle devait dire quelque chose. — Ce n’est pas une raison. — Non. Les sanglots de Fetnalla s’étaient apaisés. — Pourras-tu me pardonner ? — Je ne sais pas, reconnut Evanthya les yeux sur les flammes. Je veux essayer. — Tu veux que nous partions ensemble, comment le faire si tu ne peux pas me pardonner ? — Avec le temps, je suis sûre de pouvoir. — Mais… — Partons, c’est tout. C’est trop dur avec le Tisserand si proche, la guerre qui nous entoure. Partons ensemble, trouvons un endroit sûr. Tout ira mieux alors. Mais alors qu’elle prononçait ces mots, Evanthya sentait son espoir s’amenuiser, lui échapper, mourir. Elle avait cru un instant que la fuite, le bonheur, l’oubli étaient possibles, que Fetnalla s’en irait avec elle, qu’elles pourraient échapper à la noirceur qui s’était abattue sur les Terres du Devant. C’était fini. Ce moment était passé, et elle se retrouvait de nouveau face à une ennemie qu’elle aimait, une bien-aimée à laquelle elle ne pourrait jamais plus faire confiance. Les mêmes réflexions semblaient avoir traversé Fetnalla, car elle répondit, d’une voix douce : — C’est un beau rêve. Elles restèrent silencieuses. Un vent léger parcourait les herbes, dans le lointain, une chouette lançait son cri fantomatique et solitaire. — Te souviens-tu de la première nuit que nous avons partagée ? lui demanda Fetnalla. — Bien sûr. — Tu m’as dit que tu étais venue à Dantrielle dans l’espoir de rejoindre le Festival, que tu n’avais jamais pensé servir dans une cour eandi. — C’est vrai. Je n’y avais jamais songé. Mais j’ai eu la chance d’arriver dans le château de Tebeo. — C’est ce que tu penses, je le sais. Je n’ai jamais éprouvé ce sentiment à propos de ma vie chez Orvinti. — Je ne te crois pas. Tu m’as toujours dit que servir Brall… — Je sais ce que je t’ai dit. Et je te dis maintenant que ce n’était pas la vérité. Je voulais que ce soit vrai. J’ai toujours espéré qu’un jour je serais aussi heureuse de servir mon duc que tu l’étais de servir le tien. Ce jour n’est jamais venu, et il a commencé à se méfier de moi. Evanthya regardait Fetnalla, luttant contre des larmes qu’elle ne s’expliquait pas. — Pourquoi est-ce que tu me dis ça ? — Parce que je veux que tu comprennes. Elle leva la main pour faire taire Evanthya. — Cela n’explique pas ce que j’ai fait, je le sais. Seulement vois-tu, avant même que je rejoigne le mouvement du Tisserand, je n’étais pas heureuse. Tu devais le savoir. Evanthya secoua la tête. — Que veux-tu que je te dise ? — Rien. Je suis seulement… Elle se tut brusquement, le visage figé de stupeur. Ses yeux écarquillés contemplaient l’obscurité au-delà d’Evanthya. — Vous ! lâcha-t-elle dans un souffle. Avant qu’Evanthya n’ait eu le temps de se retourner pour voir ce qui stupéfiait ainsi son amie, elle entendit un bruit de pas, sûr et léger, bien trop près d’elle. Il ne s’attendait pas à recevoir la visite du Tisserand dans ses rêves cette nuit-là. Il était venu quelques jours plus tôt, et le Tisserand lui avait dit tout ce qu’il avait besoin de savoir. La guerre était imminente. Ils se retrouveraient sur le champ de bataille et le Tisserand ferait appel à sa magie – brumes et vents, façonnage – pour la tisser avec celle des autres. Il devrait s’y préparer, ouvrir son esprit au pouvoir du Tisserand, s’abandonner à son appel sans la moindre hésitation, ni la moindre résistance. L’heure ne serait plus aux atermoiements d’aucune sorte. Pronjed, qui avait entendu toutes ces recommandations et bien d’autres, cette nuit-là, avait parfaitement compris. Il avait peut-être commis des erreurs dans son service à la cause – il frémissait encore au souvenir des foudres, et de la mort, qu’il avait encourues en décidant de son propre chef d’assassiner le roi d’Aneira, qu’il servait – mais il était résolu à ne pas commettre d’impair le jour de la bataille. Par chance, et par la grâce du Tisserand, il était resté chancelier. Ce titre signifiait qu’il serait élevé au premier rang de la noblesse qirsi qui, une fois les Eandi écrasés, régnerait sur les Terres du Devant. Il n’avait aucune intention de compromettre cet avenir. Après une chevauchée ininterrompue ou presque, il se trouvait à moins d’un jour des armées eandi, et à moins de deux de la compagnie du Tisserand. Cette proximité ne rendait que plus étonnante sa présence sur la plaine familière, deux nuits seulement après sa dernière rencontre avec son chef. Cette fois, le Tisserand ne le força pas à grimper la pénible côte, ni à attendre son apparition. Pronjed se vit devant lui, sa silhouette imposante découpée comme d’habitude sur un halo de lumière aveuglante. — Tisserand… — Je t’ai parlé de cette femme d’Orvinti, le Premier ministre de Brall. — Oui, Tisserand. Je m’en souviens. — Elle te suit encore. Elle n’est qu’à un jour de cheval derrière toi. Je veux que tu la trouves. — À vos ordres, Tisserand. Est-elle en danger ? — Pas au sens où tu l’entends, mais oui. Je l’avais chargée d’une mission et elle a échoué, pour notre plus grand péril à tous. — En êtes-vous sûr ? demanda-t-il imprudemment. Il savait quelle était cette mission. Elle devait supprimer Evanthya ja Yispar, Premier ministre de Dantrielle, et par ailleurs son amante. La dernière fois que Pronjed avait vu Fetnalla, sur la Lande du Durril, elle attendait Evanthya, dans l’intention d’exécuter l’ordre que lui avait donné le Tisserand, malgré la souffrance évidente que cette tâche lui causait. Quoi qu’il en soit, Pronjed n’aurait pas dû poser cette question. À peine l’avait-il formulée qu’il se voûta, en prévision du châtiment. Fort heureusement, le Tisserand sembla comprendre sa réaction. — Je crois qu’elle voulait m’obéir, mais que son amour pour la ministre lui a brouillé l’esprit. Elle est partie vers le nord sans tuer cette femme, et surtout, elle s’est laissé prendre en chasse. Pronjed, encore une fois, faillit lui demander comment il pouvait être au courant. Il ne doutait pas que ce soit vrai, mais il était avide d’en apprendre davantage sur les pouvoirs de cet homme. Conscient du danger à interroger le Tisserand une seconde fois, il resta silencieux. — Lorsque je suis entré dans ses rêves, expliqua néanmoins le sorcier visiblement capable de lire ses pensées avec la plus grande facilité, j’ai senti la présence de l’autre. — Elles étaient ensemble ? — Non. Mais la ministre savait qu’elle était suivie. Pronjed ne pouvait qu’être impressionné par l’amour de Fetnalla pour cette femme. Il devait être puissant pour la pousser à désobéir au Tisserand de cette façon. — Ne se peut-il que la ministre de Dantrielle se rallie à notre cause ? Si elles s’aiment tant… — Si c’était possible, elles seraient ensemble. Non, la femme de Dantrielle est déterminée à l’arrêter, peut-être même à s’opposer au mouvement. Elle doit mourir. — Je comprends, Tisserand. — Tu devras peut-être faire face aux deux. Fetnalla ne peut pas la tuer. Elle sera peut-être soulagée de te voir chargé de cette mission à sa place. Mais il est également possible qu’elle tente de t’en empêcher. Comme toi, elle est façonneuse. Ses autres pouvoirs n’ont pas d’importance. L’autre femme possède le langage des bêtes et les brumes et les vents, aucun de ces pouvoirs n’est un danger pour toi. — Bien. Où voulez-vous que j’opère ? — Fetnalla sera en vue des lignes eandi demain. Lorsque la ministre de Dantrielle la verra si proche du champ de bataille, elle fera tout pour la rattraper. Tu n’auras pas beaucoup de chemin à faire avant de les trouver. — Vous pouvez compter sur moi, Tisserand. Je vous donne ma parole que le Premier ministre de Dantrielle ne verra pas notre victoire. — Bien, répondit le Tisserand. Pronjed s’attendait à voir finir son rêve sur cette parole, mais le Tisserand semblait hésiter. — Si tu le peux, je préfère que tu n’utilises pas ta magie, dit-il enfin. — Tisserand ? — Si on trouve le corps de la ministre, je veux que cela semble l’œuvre de soldats eandi. Il y aura assez de Qirsi tués par des Qirsi sur le champ de bataille. Fetnalla saura la vérité, mais les autres n’ont pas besoin de savoir que nous avons dû tuer cette femme. Est-ce clair ? — Oui, Tisserand. — Après ça, file vers le nord. Avec Fetnalla, si possible. Un instant plus tard, Pronjed se réveillait. Ce rêve avait eu lieu la veille. Comme le Tisserand l’avait annoncé, il aperçut Fetnalla à l’horizon le même jour, alors que le soleil entamait sa descente vers le couchant. Pronjed la suivit, en s’assurant de n’être pas remarqué. Lorsqu’elle s’arrêta pour monter le camp, il s’arrêta lui aussi. Peu de temps après la nuit tombée, il entendit l’arrivée d’un autre cavalier. À quelque distance, dissimulé dans l’ombre, il observa les jeunes femmes, frappé par la force d’attraction qui semblait les réunir. Puis il tendit l’oreille et fut capable de suivre l’essentiel de leur conversation. D’abord, il crut qu’elles allaient fuir ensemble et il hésita sur la conduite à tenir. Si elles avaient l’intention de débuter une nouvelle vie ailleurs sur les Terres du Devant, elles n’étaient plus une menace pour le Tisserand et son mouvement. Mais il n’était pas sûr que le Tisserand partage son point de vue. Il risquait bien de voir dans sa clémence une nouvelle faille, et une raison de lui refuser une place d’honneur dans le nouveau monde qu’il dessinait. Aussi accueillit-il avec un profond soulagement la nouvelle tournure de leur échange. Les deux femmes avaient abandonné leur plan de fuite, peut-être conscientes, comme lui, que le Tisserand les retrouverait quelle que soit leur cachette. Ou bien trop lucides sur la profondeur du fossé qui les séparait désormais. Quelle qu’en soit la raison, il jugea que l’heure était venue pour lui d’intervenir. Se déplaçant aussi discrètement que possible, il contourna leur feu de façon à se trouver juste derrière Evanthya. Il avait empoigné son épée, et se glissa vers elles, en la tirant de son fourreau lentement et sans bruit. Aucune des deux ne l’avaient vu. Il était assez près pour entendre le gémissement des braises de leur feu et voir les larmes qui roulaient sur le visage de Fetnalla. Il aurait pu tuer Evanthya avec sa magie, mais le Tisserand avait été très clair sur ses désirs. Alors Pronjed avança encore. Fetnalla le vit enfin. Interrompue au beau milieu de sa phrase, elle scrutait l’obscurité pour distinguer la silhouette qui menaçait sa bien-aimée. Il était assez proche. — Vous ! lâcha-t-elle en reconnaissant son visage et alertant du même coup Evanthya de sa présence. Il vit l’autre se retourner, mais il ne lui laissa pas une chance de se défendre. Le cœur battant – de peur, de griserie meurtrière ? – il prit son élan et lui plongea sa lame dans le dos. Fetnalla vit Pronjed reculer son bras, puis l’éclat de son épée à la lueur du feu avant qu’il ne frappe, et le coup porté dans le dos de son amante. Evanthya se cabra violemment, lâcha un cri très court, et la pointe de la lame émergea dans sa poitrine, toujours luisante, tachée de sang. Ils restèrent figés un instant. Elle, les yeux grands ouverts tournés vers le ciel de Morna, lui penché par-dessus elle, les lèvres étirées dans un rictus hideux, sa main sur la nuque de sa victime, semblable à un démon envoyé par Bian lui-même. Fetnalla aurait voulu hurler, s’élancer vers Evanthya, la libérer de la poigne meurtrière de Pronjed. Mais elle était incapable de faire un geste, ou d’émettre le moindre son. Le silence, l’obscurité pesaient autour d’eux, comme si le monde s’était arrêté. Pronjed libéra alors son arme, et Evanthya s’effondra sur le sol. Brusquement tirée de sa stupeur, Fetnalla se précipita vers le corps de sa bien-aimée. — Pourquoi ? hurla-t-elle à Pronjed la vue brouillée par les larmes, la douleur et la rage. Pourquoi l’avez-vous tuée ? — Le Tisserand me l’a ordonné. Je suis désolé. Bien sûr, se dit-elle envahie par un frisson glacé. Le Tisserand savait qu’elle avait échoué sur la lande de Durril. Il avait compris qu’elle ne serait jamais capable de tenir le serment qu’elle lui avait fait. — Fetnalla ? La voix de son amante était si faible. Une tache de sang s’étendait sur son manteau. Elle avait le regard vitreux, comme si elle se réveillait péniblement. — Je suis là, murmura Fetnalla. — Qui est-ce ? Qui m’a tuée ? Fetnalla leva brièvement les yeux sur Pronjed en plaçant un doigt léger sur les lèvres d’Evanthya. — Chut. Je vais te soigner, dit-elle doutant de pouvoir y parvenir. Pronjed avança dans la lumière. — Non, ministre, je vous le déconseille. Si vous le faites, je serai obligé de vous tuer vous aussi. — Je m’en moque. Elle posa la main sur la blessure ensanglantée de son amie, mais la jeune femme mit la main sur la sienne en secouant la tête, dans un effort qui lui arrachait ses dernières forces. — Non, Fetnalla. C’est trop tard. — Non ! sanglota Fetnalla. Ce n’est pas trop tard ! Je ne veux pas ! — Ministre, je vous en prie, répéta Pronjed. Ne m’obligez pas. — Vous voulez que je la laisse mourir ? — Comment voulez-vous que cela finisse ? Espériez-vous vraiment trouver à vous deux le moyen de mettre un terme à cette guerre ? Ou bien imaginiez-vous pouvoir fuir de votre côté, sans que le Tisserand se lance à votre poursuite ? Evanthya devait mourir. Vous ne pouviez pas la tuer, alors je l’ai fait. — Non, répéta-t-elle en secouant la tête. Elle reposa les yeux sur Evanthya. Son souffle était si faible que Fetnalla voyait à peine le mouvement de sa respiration, mais elle était encore en vie. Si elle se dépêchait, elle avait peut-être le temps de la sauver. N’était-ce pourtant pas plus facile de ne rien faire ? Elle n’aurait jamais trouvé la force d’assassiner son amie de ses propres mains, elle s’en rendait compte plus que jamais. L’intervention de Pronjed était une sorte de bénédiction, une chance, pour toutes les deux, la seule façon de mettre un terme au dilemme qui les déchirait. Alors, malgré ses larmes, malgré la voix qui lui criait le contraire, malgré sa propre révolte et sa souffrance, elle ne conjura pas son pouvoir de guérison. Elle resta près d’Evanthya, le corps secoué de sanglots, vaincue, comme si l’épée de Pronjed lui avait aussi traversé le cœur. — Fetnalla, répéta Evanthya dans un souffle presque inaudible. Fetnalla se rapprocha encore, laissant couler ses larmes sur le manteau ensanglanté de son amour. — Je suis là. — Ne le laisse pas gagner. Le Tisserand. Ne le laisse pas. — Oublie-le, oublie tout ça, murmura-t-elle. Nous allons fuir. Rien que toi et moi, comme tu le veux. — Regarde ce qu’il m’a fait, Fetnalla. Il ne peut pas vaincre. Il détruit tout. Fetnalla se pencha pour déposer un baiser sur les lèvres tant aimées. Elles étaient aussi froides qu’un torrent de montagne. — Chut, murmura-t-elle. Ne gaspille pas tes forces. — Mes forces… sont… pour toi… Combats-le. Malgré la vie qui la fuyait, Evanthya parvint à prendre la main de Fetnalla. La pression de ses doigts était si légère que Fetnalla la sentit à peine. Elle comprit pourtant qu’Evanthya, dans un ultime effort, la serrait aussi fort qu’elle pouvait. — Pour toi… — Mon amour, lâcha Fetnalla dans un souffle en l’embrassant sur le front. N’obtenant pas de réponse, elle s’écarta légèrement. — Evanthya ? Les yeux d’Evanthya étaient ouverts, mais sa poitrine était immobile, et Fetnalla sentait la main tout à l’heure frémissante, reposer, inerte, au creux de la sienne. Ravalant ses sanglots, elle la porta doucement à ses lèvres, et l’embrassa, sans quitter le visage de sa bien-aimée. Il était tel que le jour de leur première rencontre, sa peau translucide aussi douce que celle d’un enfant, ses lèvres prêtes à s’ouvrir sur un sourire radieux. La jeune femme contempla longtemps ce visage abandonné, puis baissa la main, et ferma les yeux de son amour. Elle essuya ses larmes, sans pouvoir les arrêter. Enfin, elle releva les yeux sur Pronjed. Il se tenait à quelques pas, l’épée toujours en main, l’œil circonspect. — Je suis désolé, dit-il, vraiment. Mais le Tisserand… — Oui, répondit-elle. Le Tisserand. — J’étais prêt à vous laisser fuir toutes les deux. — Le Tisserand n’aurait pas été aussi généreux. Il nous aurait trouvées, et ne vous aurait probablement pas épargné. — J’aimerais rengainer mon épée. — Je suis façonneuse, Pronjed. Si je voulais venger Evanthya, votre épée ne pourrait m’en empêcher. — Je suis également façonneur. Vous le savez certainement. Fetnalla se leva avec peine. — Nous n’allons pas nous battre, dit-elle. Si Pronjed avait assené le coup mortel, le sang d’Evanthya n’était pas plus, ou pas moins, sur les mains du ministre d’Aneira qu’il n’était sur les siennes. Elle avait délibérément choisi de ne pas sauver sa bien-aimée. Elle était donc aussi responsable de ce meurtre que Pronjed. Aucun d’entre eux n’avait eu le choix. Le Tisserand leur avait dit qu’il voulait la mort d’Evanthya. Elle et lui n’avaient fait qu’obéir à ses ordres. Ne le laisse pas gagner. Prise d’un brusque frisson, elle croisa les mains sur sa poitrine. — Vous l’avez dit vous-même : comment voulez-vous que cela finisse ? — Merci, dit-il en glissant sa lame dans son fourreau. J’espérais finir la route avec vous. Fetnalla s’aperçut qu’elle regardait encore son amie. Elle n’en avait pas l’intention, mais ses yeux, malgré elle, étaient attirés par le corps étendu sans vie. — Finir la route ? répéta-t-elle absente. — Oui. Pour rejoindre l’armée du Tisserand. Il nous attend. Nous serons en guerre demain, Premier ministre. L’auriez-vous oublié ? Oui, demain. Elle savait que l’issue était imminente. Autant qu’elle intervienne au plus vite, songea-t-elle. — Nous devrions partir, reprit Pronjed. Elle regardait toujours Evanthya, perdue dans ses pensées. N’auraient-ils pas dû lui construire un bûcher ? Elle méritait tout de même cette considération… — Premier ministre ? Fetnalla ? Ce fut son prénom qui la tira du brouillard de sa conscience. S’arrachant à la contemplation du corps de sa bien-aimée, elle se força à regarder le ministre. Il l’observait, visiblement inquiet. — Allez seller votre monture, lui dit-il, et rassemblez ce dont vous avez besoin. Je m’occupe… du reste. Un sentiment de révolte, tout au fond d’elle, la poussait à protester. Qui était cet homme pour lui donner des ordres, de quel droit prétendait-il lui offrir sa sympathie ? Mais elle n’eut pas la force de réagir. Elle se dirigea vers sa selle, la souleva de terre et la posa sur son destrier. Lentement, elle commença à nouer les sangles. Ce travail achevé, elle se tourna pour inspecter le campement. Prise du sentiment pénible d’oublier quelque chose, son regard erra avant de revenir encore sur Evanthya… Il n’y avait qu’elle, étendue sans vie, dans son manteau maintenant plein de sang. Les flammes de son feu dansaient sur ses joues pâles, leur donnant une tiédeur qu’elles n’avaient plus, mais dans la contemplation de laquelle elle s’absorba. — Possédez-vous le langage des bêtes ? lui demanda Pronjed. Elle sursauta. Il avait l’air soucieux. — Non, Evanthya l’avait. — Je n’arrive pas à faire venir son cheval. Pourriez-vous… — Non. Tant qu’elle restera ici, il ne bougera pas. — Quelqu’un pourrait le voir. Fetnalla sentit ses yeux de nouveau attirés par son amie. Elle s’empêcha de la regarder. — Tant pis, dit-elle. Il hésita. — Bon allons-y alors, se résigna-t-il. Êtes-vous prête ? Elle opina et monta en selle, refusant de jeter un dernier regard en arrière. — Nous œuvrons pour une grande cause, Premier ministre, lui offrit Pronjed comme s’il espérait la consoler par ces paroles. Nous allons changer le monde. Certains n’étaient malheureusement pas prêts à accepter, ou même à comprendre, l’ordre nouveau voulu par le Tisserand. Ces propos étaient tellement semblables à ceux qu’elle s’était tenus si souvent depuis son départ d’Aneira, et plus souvent encore depuis le meurtre de Brall, qu’elle en éprouva une douloureuse amertume. Evanthya ne voulait pas comprendre, n’aurait jamais compris ce que le Tisserand offrait à Evanthya, comme à tous ceux qui avaient embrassé sa cause. Sa vision du monde était trop étroite, elle était trop attachée à des notions dépassées telles que la loyauté, ou la légitimité des cours eandi. Chaque fois qu’elle s’était imaginée tuer Evanthya, elle avait eu recours a cet argument pour justifier son crime. Mes forces sont pour toi, lui avait murmuré Evanthya dans son dernier souffle. Alors pourquoi Fetnalla se sentait-elle aussi terriblement faible, aussi irrémédiablement vaincue ? 10 Cité des Rois, royaume d’Eibithar Cresenne tenait Bryntelle entre ses bras. L’aube se levait doucement sur les remparts du château d’Audun. Un vent léger, venu de la Steppe de Caerisse, agitait les fanions qui flottaient sur les tours. À l’est, le ciel se parait de teintes roses et orangées, semblables aux flammes conjurées la nuit par les sorciers venus au château. Le Festival, chassé des villes de la côte par l’invasion et la guerre, s’était installé à la Cité des Rois. En temps normal, après sa halte à Galdasten, il devrait être à Thorald à cette époque de l’année. Mais l’invasion de Braedon avait poussé les bateleurs à chercher refuge vers la Lande, et la puissante Cité des Rois. À l’abri de ses remparts depuis presque un cycle, ils attendaient le départ des envahisseurs pour reprendre leur voyage itinérant à travers le royaume. En ville, le peuple semblait s’être lassé de leurs représentations, et la veille au soir, acrobates, jongleurs et sorciers du feu avaient été invités dans l’enceinte du château, où ils avaient donné un spectacle devant la reine et les quelques soldats restés en garnison après le départ de Kearney pour la guerre. Cresenne, toujours prisonnière et contrainte de vivre la nuit dans la plus parfaite solitude, avait accueilli les artistes avec plaisir. Cette distraction la changeait des couloirs sombres et déserts qu’elle arpentait sans fin alors que tout le monde était endormi. Pour Bryntelle, le spectacle était réjouissant. Elle poussait des exclamations de joie devant chaque culbute, saut périlleux, ou contorsion opéré par les acrobates. Elle observait avec la plus grande concentration les flammes conjurées par les Qirsi dans le creux de leurs paumes, s’émerveillait de leurs couleurs chatoyantes passant de l’or au rouge, du bleu au violet, de l’orange au vert alors qu’elles remontaient le long de leur bras pour disparaître dans une main et renaître dans l’autre. Elle souriait de béatitude, les yeux écarquillés et ravis, aux chants des bardes, ou aux mélodies des joueurs de pipeau. La plupart des nuits, elle faisait une sieste ou deux. Cette nuit, elle n’avait pas fermé les yeux une minute. Longtemps après le départ des artistes, elle avait continué à rire et babiller. Le plaisir de Cresenne à voir son enfant si gaie avait été gâché par l’apparition d’un visage, tout droit sorti de son passé. Alors qu’elle soulevait Bryntelle pour qu’elle puisse voir un des bardes, elle avait aperçu un crâne chauve, celui d’un Qirsi corpulent, non loin des musiciens. Elle avait aussitôt reconnu l’homme. Altrin jal Casson, un des Glaneurs avec lesquels elle avait travaillé à Curgh, un an plus tôt, lorsqu’elle avait rencontré Grinsa et commencé à échafauder le complot qui devait conduire au meurtre de Brienne de Kentigern. Elle s’était rapidement écartée. Bryntelle, bien sûr, s’était mise à pleurer, attirant l’attention à laquelle sa mère avait espéré se soustraire. Lorsque Cresenne, pour calmer sa fille, s’était retournée vers les musiciens, Altrin avait disparu. Elle ne l’avait pas revu de la nuit. Mais elle avait compris qu’il l’avait vue, s’était souvenu d’elle, et elle avait redouté de le croiser et de devoir lui parler. Le temps qu’avait duré leur brève amitié, il s’était toujours montré aimable à son égard. Mais le Festival était une petite communauté, et elle ne doutait pas qu’il avait entendu parler de sa trahison. Le ciel s’éclaircissait sur les remparts et le château s’éveillait. Cresenne savait qu’elle devait retourner dans ses quartiers et dormir. Tant que le Tisserand serait en vie, elle serait obligée de dormir le jour. Mais comme Bryntelle, l’esprit plein du spectacle de la nuit, elle n’était pas du tout fatiguée. Alors elle resta où elle était, admirant le lever du soleil, goûtant la tiédeur croissante de la brise. Sa dernière conversation avec Grinsa remontait à plusieurs jours. Il avait bien sûr d’autres soucis en tête. Pour autant qu’elle le sache, la bataille avec le Tisserand avait commencé. Elle frissonna. Sa magie n’était pas plus puissante que celle d’un autre Qirsi, mais elle était convaincue que si Grinsa était mort, elle l’aurait su. Cette conviction apaisa l’inquiétude qu’elle sentait croître en elle. Elle voulait y croire et tant qu’aucune intuition ne lui dirait le contraire, elle y croirait. Son silence tenait sans doute au fait que Grinsa avait aussi compris combien il était désormais difficile à Cresenne de l’accueillir dans son esprit, d’accepter ses caresses et ses baisers ainsi donnés. Il était d’une intelligence et d’une finesse remarquables, et il la connaissait mieux qu’aucun autre. La réticence qu’elle lui témoignait, depuis la dernière agression du Tisserand, ne lui avait pas échappé. Elle en était certaine. Elle en souffrait autant que lui. Mais le Tisserand avait souillé son âme bien plus profondément qu’il n’avait violé son corps. Elle voulait croire que tout redeviendrait normal lorsqu’ils seraient de nouveau face à face. Lorsque Grinsa serait devant elle autrement que par l’entremise de sa magie. Elle sentirait alors sa force et sa tendresse, et se disait qu’avec elles sa passion renaîtrait. Mais d’ici là, tant qu’elle ne serait pas certaine de la mort du Tisserand, elle préférait que Grinsa ne franchisse pas ses rêves, même si cela signifiait un silence très dur à supporter. Le soleil à présent réchauffait son visage. Voyant les gardes de jour remplacer leurs collègues harassés, elle s’éloigna vers la tour d’angle et descendit les escaliers, sa fille entre ses bras. Dans le couloir bas, elle se dirigea vers les cuisines, dans l’intention de prendre un repas avant de réintégrer ses quartiers pour la journée. Elle approchait de la porte lorsqu’elle vit une silhouette familière se diriger vers elle, un sourire avenant sur son visage rebondi. — Cresenne ja Terba ! s’exclama Trin en ouvrant largement les bras. Je pensais bien t’avoir reconnue hier soir, mais je voulais m’en assurer auprès des soldats avant de t’approcher. Cresenne ne put s’empêcher de sourire et de se laisser embrasser. — Et qui est donc cette adorable jeune demoiselle ? s’enquit-il en considérant Bryntelle d’un œil attendri. — Elle s’appelle Bryntelle. Trin la contempla un moment, un éclat interrogatif au fond de ses prunelles jaunes. — Bryntelle ja… ? Cresenne fut obligée de rire. Trin avait toujours été d’une sincérité désarmante. — Bryntelle ja Grinsa, répondit-elle. — Ah ! Je m’en doutais, se félicita l’homme avec un large sourire. J’ai toujours pensé que vous étiez faits l’un pour l’autre. Je crois te l’avoir dit à l’époque. — En effet, au plus grand embarras de Grinsa, se souvint Cresenne avec amusement. — Le garçon avait besoin d’un petit encouragement, c’est tout. Il reposa les yeux sur le bébé. — Elle est très belle. Rien d’étonnant, ajouta-t-il avec un clin d’œil à la mère. — Merci. — Où allais-tu ? demanda-t-il. Je t’accompagne. — Nous étions en route pour la cuisine. — Formidable ! s’exclama-t-il ravi. J’ai déjà mangé, mais je n’ai jamais refusé un bon repas. Surtout gratuit, termina-t-il en se tapant la bedaine. Encore une fois, elle rit. Trin n’avait pas changé et alors qu’elle avait redouté cette rencontre, elle se réjouissait déjà de sa compagnie. Ils pénétrèrent dans la cuisine et s’installèrent pour un petit déjeuner. Durant tout le repas, Trin la régala avec ses anecdotes, lui décrivant par le menu toutes les histoires secrètes ou publiques de tous les Qirsi et Eandi du Festival. Certains des noms qu’il citait au hasard de ces récits ne lui étaient pas étrangers, elle se souvenait de gens qu’elle avait elle-même croisé dans ses pérégrinations, d’autres lui étaient inconnus, mais sa façon d’épingler les travers des uns et des autres était si désopilante et si précise qu’elle imaginait sans aucun mal tous les personnages qu’il évoquait pour elle. Bryntelle semblait prendre autant de plaisir que sa mère. Elle riait avec elle, et souriait sans relâche à cet étrange bonhomme chauve et abracadabrant. Cresenne prit conscience que sa fille ne l’avait jamais vue rire avec tant de cœur. C’était sans doute ce changement, plus que les histoires de Trin, qui réjouissait l’enfant. L’homme tout à coup mit fin à ce spectacle pour considérer la jeune femme. Son sourire fit place à un regard plein de tendresse. — Alors dis-moi, cousine, comment se fait-il que tu sois maintenant au château d’Audun ? C’était une question polie, mais de pure forme. Un homme aussi versé que Trin dans les commérages n’avait pas passé autant de temps à la Cité des Rois sans avoir entendu parler de la traîtresse qirsi qui vivait sous la protection du roi Kearney. — Je crois que tu le sais. Il lui concéda le fait d’un hochement de tête. — On en parle en ville, reconnut-il. Mais quel est le rapport de Grinsa avec tout ça ? La dernière fois que je l’ai vu, il te cherchait. Il m’a accusé d’être de mèche avec la conspiration et il m’a même frappé. — Je ne te crois pas ! s’exclama-t-elle les yeux écarquillés. C’était quand ? — Il y a longtemps, pendant l’investiture de Kearney. Je lui ai pardonné, bien sûr. Si j’avais été aussi amoureux de toi, et aussi désespéré de te trouver, j’aurais fait la même chose. Tout de même, moi qui me targue d’en savoir tant sur mes contemporains, j’avoue avoir été surpris. — J’imagine. Elle baissa les yeux sur Bryntelle et caressa les petites mèches de cheveux blancs qui couvraient son crâne comme un duvet. — C’est tellement long à raconter, Trin, tellement douloureux ou humiliant. Sache simplement que notre histoire a commencé par une ruse et un mensonge. — Tu l’as séduit pour la conspiration. — Oui. — C’est pour ça que tu t’es enfuie. Elle opina en silence. — Où Grinsa t’a-t-il retrouvée ? — C’est moi qui l’ai retrouvé, sourit-elle, juste avant la naissance de Bryntelle. — Je vois. Et comment se fait-il que notre ami Glaneur de Festival soit devenu le gardien d’un noble disgracié et conseiller des rois ? Une fois de plus, elle baissa les yeux sur son enfant. — C’est un homme sage, Trin. Il ne faut pas se fier aux apparences. Il est bien plus que ce qu’il semble être. — Tu es bien mystérieuse. — Je ne peux pas t’en dire davantage. Je suis désolée. — Tu n’as pas besoin de t’excuser, ma chère, dit-il en posant une main grassouillette sur celle de la jeune femme. Je ne t’en ai présenté aucune pour mon indiscrétion et tu n’as pas à m’en donner pour me dire que ce ne sont pas mes affaires. Un sourire effleura ses lèvres avant de s’évanouir. — Quand même, reprit-il, j’aimerais savoir ce que te réserve l’avenir. Cresenne, sentant sa gorge se nouer, haussa les épaules. — Qui peut le savoir ? Si le Tiss… Elle leva les yeux sur Trin qui l’observait avec curiosité. — Si la conspiration remporte cette guerre, je suis morte. Si elle est vaincue… Elle agita la main, en signe d’ignorance. — Alors j’imagine que j’ai un avenir. — Est-ce qu’ils te traitent au moins correctement, ces Eandi qui te qualifient de traîtresse derrière ton dos ? Elle le regarda, interloquée. — Je te l’ai dit : on parle en ville. Alors ? — Oui, ils me traitent correctement. — Leur fais-tu confiance pour ta sécurité ? — Je compte sur… Elle allait lui dire qu’elle comptait sur Grinsa pour veiller sur elle, mais cela aurait soulevé plus de questions que répondu à celle que Trin lui posait. Alors elle se reprit. — Je compte sur moi. — Je t’admire, sourit le Qirsi. J’aimerais avoir ta force, cousine. Il se pencha vers elle. — N’empêche. Je ne suis peut-être qu’un vieux et gros Qirsi, méfiant envers tous et d’abord envers moi-même, mais laisse-moi te donner un conseil. Sois prudente. Je sais, même si je n’ai pas tout compris de ce que j’ai entendu, qu’il y a eu des tentatives d’assassinat contre toi. Et d’après ce qu’on m’a dit, il pourrait y en avoir d’autres. Avec le Festival, la surveillance des gardes de Kearney s’est relâchée. Je suis arrivé jusqu’ici sans encombre. À la porte, les gardes m’ont à peine regardé. Qirsar sait pourtant que je les ai reluqués ! Un sourire malicieux étira ses lèvres charnues. — J’adore les hommes en armure. Son sourire s’évanouit aussi vite qu’il était apparu pour le laisser soucieux. — Bref, ce que je veux dire, c’est que si j’ai pu arriver jusqu’ici sans qu’on me pose la moindre question, n’importe quel Qirsi bien moins intentionné que moi pourra en faire autant. Alors fais attention, cousine. Je serais désolé que nos retrouvailles soient prématurément interrompues. Elle le dévisagea en silence. Malgré la bravoure dont elle venait de faire preuve, elle se sentait effrayée et terriblement seule. Elle serait bien allée voir les gardes, pour les rappeler à leur devoir, mais elle savait que cette démarche ne lui rendrait pas service. Une autre réflexion lui vint alors à l’esprit. Quelque temps plus tôt, elle avait par hasard croisé la reine dans les jardins du château. Leilia l’avait encouragée, si elle avait besoin de quoi que ce soit, à faire appel a elle. Cresenne, consciente que la reine aurait oublié depuis longtemps leur brève conversation, hésitait à se tourner vers elle. Mais la mise en garde de Trin, les dangers qu’elle et sa fille pouvaient encourir, méritaient sans doute qu’elle dépasse ses scrupules. — Je vais m’en occuper, dit-elle. Merci, Trin. — Tu vas t’en occuper ? s’étonna Trin. Maintenant, tu m’impressionnes. Je demande si Grinsa sait vraiment dans quel pétrin il s’est fichu avec toi ! Malgré les menaces et les inconnues qui l’entouraient de toute part, elle rit, amusée de la facilité avec laquelle Trin savait la détendre. — Pour l’heure, je suis bien sûre d’être le dernier de ses soucis ! — Je ne prétends pas le connaître mieux que toi, lui répondit Trin en lui tapotant gentiment la main. Mais sur ce point, je doute fort que tu aies raison. L’heure du coucher de Bryntelle était passée depuis longtemps, aussi Cresenne se leva-t-elle pour raccompagner Trin aux portes du château. Elle le salua, lui répétant de revenir la voir quand il aurait le temps. — Le temps n’est pas un problème, ma chère. Les autres Glaneurs me connaissent trop bien pour savoir que je ne suis pas un foudre de travail. Et je mets toujours un point d’honneur à ne pas les décevoir. Cresenne retourna vers sa chambre, souriant encore à la dernière remarque de Trin. Elle avait pris la décision de rencontrer la reine dès son réveil. Dans ses bras, Bryntelle somnolait déjà, bercée par la chanson que fredonnait sa mère. À cause de sa distraction, elle ne vit la femme qirsi qui rôdait devant sa porte qu’au dernier moment. Ses vêtements étaient usés et salis par la poussière du voyage. Ses cheveux coupés court encadraient un visage rond et avenant. Aux rides qui entouraient ses yeux et sa bouche, à la courbure de son dos et de ses épaules, Cresenne déduisit que l’étrangère devait avoir près de quarante ans, un âge avancé pour un Qirsi. Les bras croisés sur la poitrine, son expression était solennelle et fatiguée. Mais ce furent ses yeux qui retinrent l’attention de Cresenne. Ils étaient d’un jaune profond, dorés comme les pièces de marchands, et surtout presque identiques à ceux du Tisserand. — Cresenne ja Terba ? demanda l’inconnue. Cresenne, sentant le danger, s’arrêta. — Qui êtes-vous ? La femme ouvrit la bouche mais, au lieu de répondre, elle se précipita sur Cresenne, brandissant le poignard qu’elle tenait caché dans sa manche. Cresenne fit un bond, pour l’éviter. L’autre femme bondit elle aussi, avec une agilité et une vitesse surprenante pour son âge. Cresenne essaya bien de se protéger, mais elle aurait dû lâcher Bryntelle. Alors elle ne put que voir, impuissante, son assaillante lui plonger sa lame dans le cœur. Une douleur fulgurante la traversa, coupant son souffle et ses forces. Elle se sentit tomber sur le dos, luttant pour rester consciente. Bryntelle pleurait. La jeune femme comprit alors qu’elle n’avait plus son bébé dans les bras. Elle ne pouvait rien faire. La vie la quittait, au rythme du sang qu’elle sentait se répandre sur ses vêtements et le sol autour d’elle. Un froid terrible l’envahissait. Bryntelle. Grinsa, songea-t-elle glissant dans le brouillard épais qui noyait ses pensées. Comment avait-elle pu les trahir et les abandonner de cette façon ? Comment avait-elle pu laisser gagner le Tisserand ? Se reposant le jour, et avançant à couvert la nuit, elle avait voyagé vers l’est sans se faire remarquer. — Personne ne te reconnaîtra, lui avait dit le Tisserand dans ses rêves il y avait plus d’un cycle. Personne ne te posera aucune question ni ne songera à t’arrêter. Tu peux aller n’importe où, et tu iras là où je vais te dire, aussi invisible qu’un fantôme. C’était ce qu’elle avait fait. Jadis, elle avait été Premier ministre de Mertesse, l’une des plus puissantes maisons d’Aneira. Elle n’était plus qu’une ombre, invisible aux yeux du monde. Privée de sa monture, son fidèle Pon, elle avait été obligée de voyager – plus de soixante lieues – à pied. À plusieurs reprises, harassée de fatigue, elle avait failli abandonner. Elle était trop vieille et trop faible pour ce genre d’entreprises. Pour survivre, elle avait dû voler sa nourriture, ou fouiller la terre, comme une créature sauvage. Mais elle avait persévéré, puisant dans des ressources qu’elle ignorait posséder, et elle avait continué sa route, poussée à la fois par le chagrin que lui causait la mort de Shurik et qui perdurait si longtemps après, et la promesse que le Tisserand lui avait faite dans l’ombre des tours de Kentigern. Lorsque ces deux ressorts étaient venus eux aussi à lui manquer, quand ses forces s’étaient amenuisées rognées par la faim et ses limites physiques, elle en avait découvert un troisième, à sa plus grande stupeur : l’honneur. Elle n’avait peut-être jamais été l’une des servantes les plus importantes du Tisserand, ni la plus puissante, même quand sa magie coulait librement dans ses veines, mais c’était à elle, Yaella ja Banvel, qu’il avait fait confiance pour mener cette tâche à bien, et elle refusait de faillir. — J’ai une mission pour toi, lui avait-il dit cette nuit-là alors que le siège de Kentigern s’enlisait et qu’elle se remettait de ses blessures. Une mission dangereuse. Tu risques d’y perdre la vie, même si tu réussis. Mais tu rendras un service inestimable à la cause que nous partageons. Et tu trouveras la paix avant de mourir. Elle avait, bien sûr, été effrayée. Comment ne pas l’être par l’évocation de sa propre mort avec le Tisserand ? Elle avait aussi été enthousiasmée par l’opportunité de vivre la destinée qu’il avait entrevue pour elle. — Une femme a trahi notre cause, lui avait-il dit avant de prononcer son nom. Elle s’appelle Cresenne ja Terba. Elle est aussi chère à Grinsa al Arriet que Shurik l’était pour toi, peut-être plus, car elle lui a donné un enfant. Je veux que tu la tues. Yaella ne s’était jamais considérée sensible à la vengeance, mais la perspective de frapper cet autre Tisserand, l’homme qui lui avait arraché Shurik, l’avait fait frémir d’impatience. Avec le peu de magie et le peu de forces qui lui restaient, elle avait alors rejoint la Cite des Rois. Le Tisserand avait réussi à redonner un but à sa vie. Le chagrin l’avait consumée ; l’espoir de la vengeance l’avait ranimée, au moins le temps qu’il fallait. Elle avait longtemps imaginé que pénétrer dans le château d’Audun serait de loin le plus dur, un défi presque insurmontable à son ingéniosité. Lorsqu’elle avait aperçu la Cité des Rois, de sa cachette sur la descente de la Steppe de Caerisse, ses murailles épaisses éclairées par le soleil couchant, les grandes tours de la forteresse dressées à l’assaut du ciel, elle avait flanché, redoutant de ne pouvoir franchir l’enceinte du palais surveillée nuit et jour par les gardes de Kearney. Elle avait néanmoins repris sa route et couvert la distance au cours de la nuit. Au petit matin, elle avait profité de l’ouverture des portes de la ville pour se glisser dans la Cité. Ce n’avait été qu’en découvrant les grandes tentes du célèbre Festival d’Eibithar, qu’elle avait repris espoir. Les dieux, s’était-elle dit, veillaient sur sa mission, comme sur la cause du Tisserand. À la nuit tombée, elle s’était introduite sans difficulté dans le château lui-même. Elle avait suivi un groupe de jongleurs qirsi, offert aux gardes un sourire confiant de nature à les assurer de sa légitimité dans la troupe, et était passée sans encombre. Le Tisserand lui avait dit qu’elle trouverait la femme dans sa chambre. Sans s’interroger sur les moyens dont il avait disposé pour connaître ce détail, elle avait suivi ses instructions et attendu devant la porte le retour de la traîtresse qui devait revenir, l’avait-il assurée, aux premières lueurs de l’aube. — Elle a si peur de moi, lui avait-il dit, qu’elle dort le jour. Tu lui montreras qu’il ne sert à rien de vouloir échapper au Tisserand. Yaella était restée longtemps dans l’ombre du couloir, luttant contre la peur d’être surprise par un garde ou l’une des suivantes de la reine. La nuit s’achevait, les premiers rayons du soleil tombaient sur la cité royale, elle attendait encore. Elle avait commencé à craindre d’être arrivée trop tard. La femme était peut-être déjà couchée, endormie à l’abri d’une porte close. Alors elle avait posé une main tremblante sur la poignée. La porte s’était ouverte. Un bref regard à l’intérieur lui avait permis de s’assurer que la pièce était déserte. Le Tisserand avait-il pu se tromper sur l’emplacement de la chambre ? Avait-elle trop tardé pour arriver à la Cité des Rois ? La femme avait peut-être quitté le château ? Toutes ces questions l’avaient hantée au point que la ministre s’était demandé si elle ne devait pas faire demi-tour. Elle allait renoncer, sans savoir que faire ensuite, lorsqu’elle avait entendu des bruits de pas légers dans l’escalier de la tour d’angle. Un instant plus tard, la femme avait débouché dans le couloir. Le Tisserand lui avait parlé de la beauté de Cresenne, il était même allé jusqu’à lui confesser qu’il avait un jour songé à faire d’elle sa reine. Yaella était donc préparée au choc de cette rencontre. Ce à quoi elle ne s’attendait pas, en revanche, était sa jeunesse. La vieille femme était sortie de l’ombre. Prise au dépourvu, elle avait prononcé le nom donné par le Tisserand, tremblant de tous ses membres. Le Tisserand avait insisté pour qu’elle précise à Cresenne qu’il était bien le commanditaire de son meurtre. Avant d’assener le coup mortel, Yaella devait lui dire : « Voilà ce qui arrive à ceux qui trahissent le Tisserand et sa cause. » Craignant qu’elle ne l’oublie, le Tisserand lui avait fait répéter cette phrase plusieurs fois. Mais après avoir prononcé son nom, la ministre s’était découverte incapable de parler. Sentant sa résolution flancher, elle avait alors bondi, dans un élan plus souple et plus rapide qu’elle n’aurait cru possible. Et Cresenne s’était effondrée sur le sol. Yaella resta interdite. Les yeux rivés sur la mare de sang qui s’étendait autour du corps de la jeune femme, elle était incapable du moindre geste. Ce furent les cris du bébé qui la tirèrent de sa torpeur, lui rappelant l’autre instruction du Tisserand. — Je ne veux pas que l’enfant soit blessée, lui avait-il dit. Yaella en avait été profondément soulagée, car elle savait que jamais elle n’aurait pu tuer un enfant, fut-il celui du Glaneur. — Si tu le peux, emporte-la avec toi. Sinon, laisse-la. Le couloir était désert. Le Tisserand lui avait parlé d’une porte dérobée par laquelle elle pouvait quitter le château sans être remarquée. Elle se pencha rapidement, prit le bébé dans ses bras et, après un dernier regard à Cresenne, se dirigea vers l’ouest de la forteresse. Elle n’avait pas franchi l’angle du couloir qu’un homme apparaissait devant elle. C’était un Qirsi, le sorcier le plus gros qu’elle ait jamais vu. Il lui adressait un sourire aimable quand elle vit ses yeux tomber sur l’enfant. Il ralentit alors le pas et, scrutant le couloir au-delà de Yaella, il découvrit Cresenne. Son visage instantanément se figea. — Par les démons et toutes les flammes ! jura-t-il en lui bloquant le passage. Que lui avez-vous fait ? Yaella avait déjà tiré son poignard et le tenait devant elle. L’homme parut hésiter. — Donnez-moi cet enfant ! s’exclama-t-il d’une voix qui démentait sa première réaction. Tout de suite ! Yaella posa la pointe du couteau sur la gorge du bébé. — Si vous bougez, je la tue. L’homme regarda Cresenne en se mordant nerveusement les lèvres. Il suait comme un cheval après une cavalcade échevelée, ses mains tremblaient. Il finit par secouer la tête. — Je ne vous crois pas. Vos maîtres vous ont envoyée pour l’enfant. Ils seront contrariés si elle meurt. Je ne veux pas que l’enfant soit blessée. L’homme ne savait rien des intentions du Tisserand, mais sa perspicacité était désagréablement clairvoyante. Yaella vit son regard glisser sur le bébé qui hurlait. Une bosse sombre grossissait sur son front, sans doute causée par la chute de sa mère. — Ils m’attendent. Ils se moquent de ce qui peut arriver à l’enfant. — Vous mentez. — Pas sur mon intention de la tuer. Si vous me laissez partir, je vous promets qu’elle aura la vie sauve. Vous avez raison, j’ai été envoyée pour tuer la mère et emporter l’enfant. Le Tisserand trouvera quelqu’un pour veiller sur elle. — Un Tisserand ? répéta l’homme en la considérant avec un mélange d’étonnement et de suspicion accrue. Yaella n’avait pas le temps de discuter. D’un moment à l’autre, n’importe qui pouvait surgir dans le couloir, et particulièrement des gardes. — Oui, un Tisserand, répliqua-t-elle. Et il ne fait preuve d’aucune clémence envers ceux qui se mêlent de ses affaires. Maintenant, écartez-vous. — Un Tisserand, répéta encore l’homme. J’aurais dû m’en douter. Yaella ne pouvait plus attendre. S’assurant que la pointe de son couteau était toujours sur la gorge du bébé, elle se poussa contre le mur et voulu contourner l’homme. — Laissez-moi passer, dit-elle. — Jamais ! Il se poussa pour lui bloquer le passage, comme elle s’y attendait. D’un geste brusque, elle lui plongea son couteau dans le corps. Elle avait raté son cœur, mais il poussa un grognement et s’affaissa contre le mur, le poignard planté dans son épaule. Yaella lui échappa en courant. Mais à l’angle du couloir, elle s’arrêta. Des flammes puissantes avaient surgi devant elle, empêchant toute retraite. — Un pas de plus et vous êtes morte ! s’écria une voix dans son dos. Yaella fit demi-tour. Elle serrait l’enfant si fort qu’il se remit à pleurer. Elle n’avait plus son poignard. Les flammes lui léchaient le dos Face à l’apparition qui se dressait maintenant devant elle, bloquée de part et d’autre, elle sentit Bian le Trompeur penché sur son épaule, impatient de l’emporter au Royaume du Dessous. Non. La mort était un réconfort. Elle lui offrait la paix dans un monde livré à la guerre. Un refuge face à tout ce que lui avait fait subir le Tisserand. Un soulagement devant une vie si éloignée de celle dont elle avait rêvé étant enfant. Mais non. C’était Bryntelle qui l’avait arrachée au néant. Ses pleurs. Ou, plus exactement, le silence qui les avait suivis. Cresenne avait d’abord cru que c’était elle qui ne les entendait plus, que la vie la quittait avec les dernières gouttes de son sang. Le froid s’était refermé lentement sur elle, comme le manteau de neige qui recouvrait la Tête de Wethyrn après l’automne. Mais les cris de Bryntelle avaient repris. Des voix maintenant les accompagnaient, celles d’un homme et d’une femme. Une femme. Celle dont la lame l’avait tuée. Mais non. Elle n’avait pas le droit de mourir. Pas maintenant. La femme s’était emparée de sa fille, ou tentait de le faire. Cresenne se força à ouvrir les yeux, vit le plafond de pierre, puis essaya de soulever la tète pour apercevoir sa blessure. Elle n’en eut pas la force. De nouveau, la paix, le refuge et le soulagement l’appelaient à eux. Elle souleva pourtant la main, au prix d’un effort surhumain, et la posa sur sa plaie. Son sang, tiède, coulait encore. Ce n’était plus qu’un filet, rien comparé au flot qui s’était sans doute déjà écoulé d’elle. De ses doigts froids, pesant comme le plomb, elle tâta sa blessure. Elle la sentit, aussi fine que la lame qui l’avait transpercée, assez longue pour provoquer la mort, mais assez facile à soigner. Alors Cresenne puisa dans sa magie, à la recherche de son don de guérison. Il n’était plus qu’un filet, lui aussi, car ses pouvoirs l’avaient quittée au rythme de son sang, mais un filet dont elle pouvait se servir. L’effort lui arracha des larmes, mais au bout de quelques instants, elle sentit son pouvoir renaître, et la blessure commencer à se refermer. Sa magie s’infiltrait, réchauffant son corps, et réveillant la douleur que le froid mortel avait endormie. Elle serra les dents, plissa les paupières, mais refusa de renoncer. Les cris de Bryntelle résonnaient dans le couloir. Les voix aussi. Sa blessure était refermée. Elle sentait son cœur battre dans sa poitrine douloureuse. Un peu de temps, et de magie, lui aurait permis de soulager cette souffrance, mais elle devait agir. Alors, indifférente aux élancements qui la déchiraient, elle trouva la force de se tourner sur le côté. Prenant appui sur ses mains et ses genoux, elle rampa vers le mur, s’y appuya et se remit sur pieds. Ses jambes la portaient à peine, le vertige menaçait, mais elle distingua les deux silhouettes dans le couloir. La femme qui l’avait agressée et Trin. Elle vit un éclat briller entre eux, et Trin s’effondrer contre le mur. La femme s’élança. Bryntelle était dans ses bras. Cresenne, sans même réfléchir, conjura des flammes de toute la force de son âme. — Un pas de plus et vous êtes morte ! cria-t-elle en prenant appui sur le mur pour ne pas tomber. Elle vit la femme faire demi-tour. Son visage pâle était aussi terne que la cendre. Elle tenait Bryntelle devant elle, comme un bouclier. — Vous n’êtes pas morte ! lâcha-t-elle dans un souffle. — Donnez-moi mon bébé. La femme, acculée, chercha une issue autour d’elle. — S’il le faut, je la tuerai. Cresenne était à bout de forces, mais elle maintint le mur de flammes, déterminée à ne pas laisser la criminelle s’enfuir. — Le Tisserand ne veut pas qu’elle meure. Vous le savez très bien. — Vous êtes une traîtresse. Vous ne savez pas ce qu’il peut vouloir ou non. — Vous ne l’avez pas tuée quand vous pouviez le faire, poursuivit Cresenne. Vous l’avez emportée, car il vous en a donné l’ordre. Il la voulait déjà avant sa naissance. — Est-ce pour ça que vous l’avez trahi ? — Donnez-la-moi, répondit Cresenne qui sentait ses forces la quitter. Elle vit l’autre femme hésiter, elle vit ses yeux se poser sur le poignard dans l’épaule de Trin, comme si elle jugeait ses chances de pouvoir s’en emparer. — Je vous en prie, murmura Cresenne d’une voix déchirée, les yeux remplis de larmes. Je veux mon bébé. Posez-la et partez. Je ne vous ferai aucun mal. — Non, vous allez me tuer. — J’espère bien, grogna Trin en ôtant le poignard de son épaule avec une grimace. Vous le méritez. Il lança le couteau qui atterrit aux pieds de Cresenne. — Tiens, cousine. Et termines-en. Cresenne se baissa, avant de changer d’avis. — Non. Posez mon enfant sur le sol et partez. Avant que Yaella puisse répondre, Cresenne entendit des cris derrière les flammes. Les gardes de Kearney, se dit-elle. Elle relâcha son don du feu et laissa mourir les flammes. Elle espérait avoir vu juste car si ce n’était pas eux, elle savait qu’elle n’aurait jamais la force de conjurer de nouveau sa magie. Deux soldats surgirent, épée brandie. Cresenne reconnut l’un d’entre eux, c’était celui qui avait surveillé la porte de sa geôle lorsqu’elle était emprisonnée dans la tour carcérale. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il en considérant les trois Qirsi avec une méfiance évidente. — Cette femme a tenté de m’assassiner, répondit Cresenne toujours appuyée contre le mur. Elle a aussi attaqué mon ami, et elle essaie de s’évader avec ma fille. La femme souleva Bryntelle au-dessus de sa tête, comme si elle avait voulu la précipiter contre le sol. — N’avancez pas ! dit-elle aux gardes. Cresenne poussa un hurlement et, dans un ultime effort, s’arracha au mur de pierre pour voler au secours de son enfant. Mais c’était inutile. La femme déjà baissait les bras, le visage inondé de larmes. — Qu’est-ce que je fais ? murmura-t-elle hébétée. Elle tendit l’enfant aux gardes. — Je suis désolée. L’un des gardes prit l’enfant tandis que l’autre s’emparait de la femme pour la tourner vers Cresenne. Cresenne avança d’un pas chancelant vers celui qui tenait son bébé. Elle le lui prit des mains et, serrant Bryntelle contre elle, se mit à sangloter en l’embrassant tendrement. — Est-ce que ça va, m’dame ? lui demanda le garde. Il semblait désemparé. À cause du spectacle que lui offrait Cresenne, ensanglantée et vacillante, ou à cause des pleurs pitoyables de son enfant, le soldat semblait prendre conscience qu’il existait sur les Terres du Devant des Qirsi pires que celle que son roi protégeait. Quoi qu’il en soit, il faisait preuve d’une courtoisie qu’aucun guerrier eandi ne lui avait jamais témoignée. — J’ai besoin d’un guérisseur, répondit-elle avant de désigner Trin. Comme mon ami et mon enfant. L’homme opina en silence et disparut au pas de course. — Qu’est-ce qu’on fait d’elle ? s’enquit l’autre garde. D’une main, il tenait la femme par les cheveux, de l’autre il la menaçait de son arme. Cresenne le regarda, avant de regarder sa prisonnière. Après un moment de réflexion, elle avança, se retenant au mur. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle devant elle. La vieille femme la considéra sans répondre. Cresenne fut tout à coup frappée par son air fragile. — Il fut un temps, commença l’inconnue en baissant les yeux, j’étais Premier ministre de Mertesse. — Mertesse, répéta le soldat un éclat de haine au fond des yeux. Une traîtresse qirsi doublée d’une Aneirienne. Elle avait de la chance que l’homme ne la tue pas sur-le-champ. — Quel est votre nom ? — Yaella. Yaella ja Banvel. L’autre garde revenait, accompagné de Nurle jal Danteffe, le guérisseur qui avait sauvé la vie de Cresenne après qu’elle avait été empoisonnée par un autre serviteur du Tisserand. — Comment allez-vous ? lui demanda-t-il inquiet en se précipitant vers elle. — Je survivrai, sourit-elle. Occupez-vous de Trin. Avec un hochement de tête, il rejoignit le glaneur. — Elle mérite la mort, reprit le garde qui tenait la prisonnière. Après c’quelle vous a fait, et à l’enfant, dites oui, et j’m’occupe d’elle. Pas b’soin de chercher plus loin. — Laisse-les faire, lui lança Trin. Il a raison, elle ne mérite aucune pitié. Nurle lui jeta un regard, mais resta silencieux. — Certains m’auraient réservé le même sort à mon arrivée ici, dit Cresenne. Cette décision appartient à la reine. Je ne veux plus de sang sur mes mains. La vieille femme éclata de rire. — Vous vous croyez noble et compatissante. Laissez-les me tuer. C’est la seule pitié que je vous demande. — Ce serait en effet plus facile pour vous. — Facile ? Vous ne savez pas ce que vous dites. Je suis vieille. Rien n’est plus facile à mon âge. Il y a un an ou deux, cette brute serait déjà carbonisée, et ce couloir empli d’un brouillard si épais que je me serais déjà enfuie. Mais il ne me reste rien. Plus de magie, aucune force. Rien. — Vous aviez une dague et vous avez su vous en servir, lui jeta Cresenne en se détournant. — Vous ne voulez pas savoir pourquoi j’ai tenté de vous tuer ? — Je le sais. Vous êtes ici parce que le Tisserand a juré ma mort. — Moi aussi. Votre Grinsa jal Arriet est responsable de la mort de l’homme que j’aimais. Je suis venue le venger. — Quel homme ? — Shurik jal Marcine. — Oui, je connais ce nom, dit Cresenne. Le Premier ministre de Kentigern. — Encore un traître, gronda le garde. La femme lui décocha un regard noir. — La trahison a de nombreux visages, Eandi. Il s’est dévoué au service d’une grande cause, comme moi. Elle revint à Cresenne. — C’est pour lui que je suis venue ici. Et c’est à lui que j’ai manqué, bien plus qu’au Tisserand. Cresenne la dévisagea un instant, avant de lâcher un rire bref et cassant. — Vous n’êtes qu’une imbécile ! Vous appartenez au mouvement, rien d’autre ne compte. Il voulait ma mort. Il vous a donné l’ordre de me tuer, et vous avez obéi. Si vous croyez avoir d’autres motifs, vous vous trompez vous-même. Il règne sur ceux qui le servent comme un maître règne sur ses esclaves. Je me suis détournée de lui depuis six cycles et il contrôle encore mon existence, en m’obligeant à vivre comme une misérable créature nocturne. Elle montra le sang sur ses vêtements, les cicatrices sur son visage. — Regardez-moi. Je ne l’ai jamais vu face à face, je porte pourtant ses marques sur tout le corps. Non, votre soif de vengeance n’a rien à voir avec ce que vous avez fait aujourd’hui. Tout cela n’est que la volonté du Tisserand. La femme soutint son regard. — Il vous hait, vous le savez. Il essaiera encore de vous tuer. Vous avez peut-être survécu aujourd’hui, mais ce ne sera pas toujours le cas. Il vous tuera. — Cela reste à prouver, répliqua Cresenne. Je suis encore en vie et il n’a pas encore gagné. Sur ces mots, elle lui tourna le dos. Tandis qu’elle entendait les gardes l’emmener avec eux, elle sentit les larmes rouler de nouveau sur son visage. Elle les essuya de la manche et sourit à Bryntelle qui avait cessé de pleurer. — Il faut vous soigner, lui offrit Nurle plein de sollicitude. — Oui, et nous avons besoin de sommeil. La matinée est bien avancée. 11 La Lande, royaume d’Eibithar L’aube s’ouvrait sur un ciel clair et lumineux. Alors que l’est se parait des vives couleurs rouge et or du soleil levant, à l’ouest, le sombre indigo de la nuit reculait devant l’azur d’un jour nouveau. L’air était parfaitement immobile, pas un souffle de vent ne troublait l’herbe et, au-dessus de la plaine, les deux lunes flottaient encore, l’une blanche, l’autre rouge, comme suspendues en attente de la bataille qui allait commencer. Nitara s’était levée aux premières lueurs du matin, avec tous les guerriers du Tisserand. Jastanne était revenue dans leur partie du campement peu après le réveil de la ministre, mais elle refusait de croiser le regard de Nitara. Cette attitude ne faisait que confirmer ce qu’elle pensait : la chancelière avait passé la nuit dans les bras du Tisserand. Nitara s’était imaginée pleine de rage et de chagrin, rongée par la jalousie et la haine. Mais de tels sentiments n’étaient pas dignes de la journée qui s’annonçait, ni du rôle qu’elle entendait y tenir. Aujourd’hui, elle partait en guerre, soldat dans l’armée du Tisserand, serviteur de son mouvement, apôtre de sa vision. Demain, peut-être, elle se lamenterait qu’il ait choisi d’aimer Jastanne plutôt qu’elle. À moins que leur victoire ne la purge de son envie et de son ressentiment. Le rêve de Kayiv qui avait empoisonné sa nuit restait vivace à son esprit, mais ce souvenir lui-même ne parvenait pas à la distraire de ses objectifs. Jastanne l’avait nommée lieutenant, suivant une décision prise par le Tisserand. Et Nitara avait la ferme intention de ne pas décevoir la confiance qu’ils avaient mise en elle. L’armée du Tisserand pouvait être vaincue – elle n’imaginait pas comment ni par quel miracle – ce ne serait pas à cause d’elle. À bien des égards, son commandement était le plus dangereux de tous. Alors que les autres pouvoirs – le feu, le façonnage, les brumes et les vents – pouvaient être exercés de loin, le langage des bêtes était beaucoup plus efficace opéré de près. Les autres magies se prêtaient naturellement au pouvoir du Tisserand. Plus étaient nombreux ceux qui les possédaient, plus la magie qu’il tisserait serait dévastatrice. Le langage des bêtes exigeait au contraire d’être manié avec précision et s’avérait plus précis manipulé individuellement. Un Qirsi se chargeait d’un animal. C’était pour ces raisons que Nitara et les Qirsi sous ses ordres seraient positionnés près des combats, aussi loin que possible des archers eandi. Ceux-là n’allaient pas à cheval, et Nitara comme ses soldats n’étaient pas les mieux armés pour bloquer les flèches ennemies. Ils seraient donc au cœur de cette bataille, face aux cavaliers eandi, confrontés au métal des soldats d’Eibithar et de Sanbira, obligés d’éviter leurs coups du mieux possible. Cette position l’enchantait, et elle fut satisfaite de constater le même enthousiasme dans ses troupes lorsqu’elle les convoqua autour d’elle. Elle lut bien sûr aussi la peur dans leurs regards, mais il fallait s’y attendre. — Vous savez ce que le Tisserand attend de nous, leur dit-elle. Plusieurs opinèrent, mais la plupart attendirent qu’elle poursuive. — Notre rôle dans ce combat est essentiel, et notre position unique. Nous ne pouvons pas nous reposer sur le Tisserand pour galvaniser notre pouvoir. Nous ne pourrons pas non plus regarder la bataille se jouer de loin. Nous ne possédons peut-être pas la magie la plus puissante de l’armée du Tisserand, mais nous en serons le cœur pour tenir les cavaliers eandi en respect et les détruire. Des murmures d’approbation accueillirent ses propos. Quelques-uns affichaient le sourire fier des combattants courageux. — Notre position est stratégique. Elle est donc dangereuse, reprit-elle de plus en plus à l’aise dans son rôle de commandant. Certains d’entre nous pourraient ne pas survivre. Cette idée terrorise certainement plusieurs d’entre vous. Je partagerais ce sentiment si je n’en éprouvais pas un autre, plus fort : je préfère mourir au service de notre Tisserand, utiliser mes pouvoirs en son nom, plutôt que vivre le reste de mes jours dans un monde dirigé par les Eandi. Elle s’attendait à de nouveaux assentiments respectueux et muets. À la place, ses derniers mots furent accueillis par une acclamation si étourdissante qu’elle surprit son cheval qui se cabra en hennissant. Nitara jeta un coup d’oeil autour d’elle pour s’apercevoir que les autres lieutenants la regardaient. Comme Jastanne, qui affichait un sourire amusé sur son séduisant visage. — C’est tout, conclut-elle tout à coup intimidée. Préparez vos montures et attendez mon signal. Ses soldats s’éloignèrent, la mine grave, mais déterminée. L’appréhension qu’elle avait vue quelques instants plus tôt dans leurs regards s’était évanouie. — Par Qirsar, que leur avez-vous donc raconté ? Nitara se tourna. Jastanne venait vers elle, toujours souriante. — Je ne sais pas trop, répondit Nitara sur un haussement d’épaules. Que je préfère mourir pour le Tisserand que vivre dans un monde dirigé par les Eandi. — Félicitations, approuva la chancelière. Vous permettez que je vous emprunte cette formule ? — Bien sûr. Jastanne était arrivée devant la jeune femme. Elle s’arrêta et baissa les yeux sur le sol, brusquement incertaine. Pour la première fois depuis leur rencontre, Nitara sentait qu’elle avait le dessus. Elle avait décidé de ne pas se laisser aller à sa jalousie, mais elle ne put s’empêcher de savourer l’embarras de sa rivale. — Vous désirez quelque chose, chancelière ? Jastanne opina en silence, croisa son regard un instant. — Oui. Je vais conduire la moitié de notre armée sur le champ de bataille, comme prévu, mais une fois là, je vais être obligée de vous laisser quelque temps. — Comment ? ! — Le Tisserand m’a confié une mission. Elle nécessite que je quitte mon poste un moment. Très court. Je veux que vous assuriez le commandement en mon absence. Nitara la dévisageait avec stupéfaction. — Je… Je ne suis pas sûre de pouvoir. Conduire un détachement est une chose, mais tous les Qirsi sous vos ordres… — Cela ne change rien. La différence est minime. — L’autre chancelier ne pourrait pas… — Il a déjà ses propres soldats, Nitara, l’interrompit Jastanne. Et puis, aussi puissant soit-il, il ne possède pas les brumes et les vents et le langage des bêtes, comme vous. Un bref sourire glissa sur ses lèvres. — D’ailleurs, moi non plus. Ce rôle vous revient, en toute logique. Nitara hocha la tête en silence. — Bien, dit-elle. — Suivez le Tisserand, comme vous savez le faire, et fiez-vous à votre instinct. Une nouvelle acclamation se leva de l’autre côté du camp. Les deux femmes se tournèrent pour voir que plusieurs Qirsi enfourchaient leurs montures. — Tout ira bien, glissa Jastanne en la regardant. — Que vous a demandé le Tisserand ? La chancelière hésita. — Il veut que je supprime une femme qui a trahi le mouvement. Je ne devrais pas être absente très longtemps. — Bien, répéta Nitara. Que Qirsar vous protège, chancelière. — Vous aussi, Nitara. Jastanne s’éloignait. — Est-ce que vous et le Tisserand… Elle se tut, honteuse. La chancelière fit demi-tour, lentement, le front plissé. — Nitara… — Oubliez ce que je viens de dire. Je vous en prie. Je suis heureuse pour vous. Pour vous deux. — Ce n’était qu’une nuit, Nitara. C’est tout. Qui sait ce que demain nous réserve ? Elle se retourna, laissant Nitara seule, et terriblement désemparée. Sortant de sa rêverie, la ministre jeta un regard autour d’elle, inquiète d’avoir été vue ou entendue. Personne ne lui prêtait la moindre attention. Elle ceignit son épée, sella son cheval, et l’enfourcha. Observant le campement, elle vit le Tisserand sur son destrier. Les cheveux étincelant dans la lumière du matin, parfaitement immobile sur sa monture, il regardait l’horizon, en direction du sud. Il n’avait pas prononcé une parole, mais tous, mus par le même sentiment, se réunirent autour de lui. En quelques minutes un groupe serré de Qirsi l’entourait. Tous les regards étaient tournés vers son visage majestueux. Nitara aurait aimé être à ses côtés, mais elle ne fit aucun effort pour s’avancer. Comme tous ses compagnons, elle attendait qu’il prenne la parole. — Voici le jour que nous avons attendu et créé, dit-il enfin d’une voix posée mais assez puissante pour être entendue de tous. Le jour qui verra l’accomplissement de notre destin. Il y a neuf siècles, notre peuple est entré en conquérant sur les Terres du Devant. Comme vous, ils étaient prêts à mourir pour leur cause. Comme vous, ils ont offert leurs pouvoirs à un Tisserand. Ils constituaient la plus grande armée qui ait jamais marché sur ces landes, et ils ont écrasé toutes les armées eandi qui se dressaient sur le chemin de leur conquête. Ils allaient vaincre. Ils auraient vaincu sans la trahison de l’un d’entre eux. Il considéra chacun des visages tournés vers lui. — Carthach. Il prononça le nom du traître qui était dans tous les esprits. — Je ne cite pas ce nom pour rouvrir une plaie ancienne, mais pour vous rappeler combien nous étions proches de la victoire, et combien nous avons attendu la rédemption. Depuis neuf siècles, nous subissons sa trahison. Depuis neuf siècles, nous attendons d’accomplir la promesse tenue par cette première armée de Qirsi. Aujourd’hui, notre longue attente arrive à son terme. Aujourd’hui, nous allons laver notre histoire, effacer la tache que nous a imposée la trahison de Carthach. Aujourd’hui, nous reprenons le combat. À partir d’aujourd’hui, nous allons régner sur les Terres du Devant, comme nous aurions dû le faire depuis si longtemps. Ensemble, vous et moi, allons créer un nouveau monde. Il se dressa sur ses étriers. — Nous combattons pour la gloire de Qirsar ! cria-t-il en soulevant une formidable clameur chez ses guerriers. — Notre magie vous appartient, Tisserand, dit Jastanne lorsque le cri se fut éteint. Tissez-la pour notre victoire. Dusaan se contenta de hocher la tête. — À vos unités, dit-il. Il est temps de partir. Les Qirsi rejoignirent leurs brigades et s’élancèrent au galop à l’assaut de la Lande. Nitara et Yedeg, l’autre lieutenant de Jastanne, chevauchaient juste derrière la chancelière. Rov et Gorlan suivaient Uestem. Deux autres Qirsi les avaient rejoints pendant la nuit. Le premier était un homme grand, mince, au visage anguleux dont Nitara apprit qu’il était Premier ministre d’Aneira. L’autre était une femme dégingandée au regard égaré. Tous deux étaient façonneurs ; ils prirent donc place dans les rangs de Gorlan. Le Tisserand chevauchait en tête de leur armée. Ses cheveux blancs flottaient dans le vent, telle la toison magnifique d’un dieu. Si elle se fiait à tout ce qu’elle avait entendu sur la guerre et les combats, Nitara savait que les heures précédant la bataille étaient les plus difficiles. La mort entrait alors dans l’esprit du combattant, et la peur s’emparait de son cœur. Mais aucun des hommes ou des femmes qui l’entouraient ne semblait être inquiet. Conduits par le Tisserand, ils semblaient confiants, et à leur aise. Comme si leur chef employait déjà sa magie pour leur transmettre son courage. À les voir, Nitara était sûre que les guerriers eandi qui les attendaient sur la plaine n’étaient pas aussi rassurés. Sur leur route, ils rencontrèrent un escadron de soldats ennemis, tous vêtus du blanc, or et rouge de Braedon. L’un d’entre eux, sans aucun doute le capitaine, jugea Nitara, chevauchait en tête. Derrière lui, quelques-uns étaient à cheval, les autres à pied. Le premier leva la main, dans l’intention de parlementer. — Les restes de l’armée impériale ! s’exclama le Tisserand un sourire féroce aux lèvres. Façonneurs ! cria-t-il en se tournant vers Uestem. Le capitaine arrêta sa monture. — Haut chancelier ? interrogea-t-il si perplexe que Nitara faillit éclater de rire. Le Tisserand ignora sa question, et dans l’instant, l’Eandi s’écroulait sur le sol, le corps désarticulé comme un jouet brisé. Les Qirsi continuèrent, massacrant le reste des soldats qui maintenant tentaient de fuir. Plusieurs moururent sans avoir eu le temps de tirer leur épée. Le Tisserand et ses guerriers n’avaient même pas ralenti l’allure. Peu de temps après, l’armée qirsi arrivait en haut d’une petite colline. Nitara découvrit alors les forces ennemies. Aussi confiante qu’elle soit dans la victoire, la ministre ne put s’empêcher d’être impressionnée par leur nombre. Des milliers d’hommes dont les heaumes et les armures étincelaient dans le soleil s’étendaient en croissant sur toute la plaine, prêts à bloquer toute percée que les Qirsi tenteraient quelle que soit sa direction. Le Tisserand et ses fidèles avaient détruit des armées bien plus grandes que la leur, mais ils n’en avaient jamais affronté d’aussi impressionnante. Dusaan leva la main. Ses cavaliers aussitôt s’arrêtèrent. Il pivota sur sa selle, et invita Jastanne et Uestem à le rejoindre. — Lieutenants, appela Jastanne en éperonnant sa monture. Nitara suivit, avec les autres. — Que voyez-vous, chancelière ? interrogea le Tisserand. Jastanne considéra les armées eandi quelques secondes avant de répondre : — Aucun n’est à cheval. — Ce qui signifie ? — Nous devons incorporer les sorciers qui possèdent le langage des bêtes aux autres unités. — Oui, ceux qui ont d’autres pouvoirs capables de nous aider. Très bien. Quoi d’autre ? — Ils ont réparti les archers dans toutes leurs lignes, dit Uestem. — En effet. Pourquoi ? — Pour nous empêcher de déployer un seul vent. — Je m’y attendais. Jastanne, nous devrons maintenir des vents tournants, qu’ils n’aient pas le temps de s’adapter. — Bien, Tisserand. Dusaan se tourna vers Nitara. — Lieutenant, j’ai cru comprendre que vous aviez été nommée pour prendre la relève de la chancelière dans la conduite de son détachement. — Mais mon unité… — Votre unité va fusionner avec les autres, cela ne change rien au fait que vous êtes lieutenant, et que vous possédez le don des brumes et du vent. Vous devrez être prête à conduire les autres. Est-ce clair ? — Oui, Tisserand, dit-elle la gorge brusquement sèche. Dans l’urgence, Nitara et Jastanne répartirent les Qirsi placés sous la conduite de la ministre dans les autres brigades. Quelques-uns, ceux qui ne possédaient ni les brumes et les vents, ni le façonnage ou le feu, furent relégués à l’arrière, mais les autres prirent rapidement place derrière les différents lieutenants. Nitara resta avec Yedeg et Jastanne. — L’ennemi fait preuve d’intelligence, constata le Tisserand quand l’opération fut terminée. Ils ont certainement bénéficié de l’aides des Qirsi dans leurs rangs, tous traîtres à leur peuple. Mais ces ruses ne changent rien. Qu’ils soient à cheval ou à pied, dispersés ou ramassés comme un troupeau de moutons, les Eandi sont incapables de nous vaincre. Ce ne sont que les tentatives désespérées d’une proie qui ne peut pas nous échapper. Il tira son épée et la brandit au-dessus de lui. — À l’attaque ! Dans un cri tonitruant, les Qirsi éperonnèrent leurs montures et s’élancèrent à l’assaut, suivant Dusaan et tirant, comme lui, leurs épées. Nitara eut le temps de remarquer l’étrangeté de ce geste, car la seule arme dont ils avaient besoin était leur magie. Après cela, tout commença à tourner horriblement mal. Alors qu’ils franchissaient rapidement la distance qui les séparaient des armées eandi, et que Nitara surveillait les archers à sa droite – les plus proches des tireurs eandi – en prévision de leur première volée de flèches, elle sentit une brusque bouffée de chaleur venir de sa gauche. Elle tourna la tête pour voir plusieurs cavaliers de Rov tomber à terre, livrés aux flammes qui dévoraient leurs cheveux et leurs vêtements. Devant elle, Dusaan s’arrêta, incrédule et fou de rage. — Qu’est-ce que c’est ? hurla-t-il. — Nous sommes attaqués ! répondit une voix que la ministre ne sut identifier. Un instant plus tard, elle entendait une succession de craquements sourds et des cris de douleurs. Sur l’aile de leur armée, où Gorlan chevauchait en tête de son unité, une douzaine de sorciers au moins tombaient à leur tour. Beaucoup poussaient des hurlements déchirants, quelques-uns étaient déjà morts. Ils étaient en effet attaqués. Elle allait le dire à voix haute lorsque son cheval se braqua. Si elle identifiait maintenant la nature de cet assaut – le langage des bêtes – elle ne comprenait pas comment l’ennemi s’y était pris. Elle tomba de cheval, atterrissant brutalement sur le sol et évitant une pierre de justesse. Elle était désarçonnée ou, plus précisément, quelqu’un avait puisé dans sa magie pour obliger sa monture à l’éjecter. Quelqu’un qui n’était pas son Tisserand. Qu’il ne s’agisse que d’une question ne lui ôtait rien de son intelligence. Ce qu’elle suggérait n’avait jamais traversé l’esprit de Grinsa, alors même qu’il pensait à cette guerre depuis des cycles et des cycles. Mais Tavis avait l’esprit agile et une façon unique de regarder le monde. En l’occurrence, aussi mince soit-elle, il venait de leur donner une lueur d’espoir. — Est-il possible, avait demandé le jeune seigneur à Grinsa la nuit précédente, qu’un Tisserand puisse utiliser la magie d’un autre Qirsi même contre son gré ? La réponse, bien sûr, était oui. Ce n’était pas facile. Un Qirsi conscient qu’un Tisserand s’apprêtait à saisir ses pouvoirs pouvait fermer son esprit et résister à l’intrusion. Mais un Tisserand était généralement capable de forcer les défenses d’un sorcier moins puissant, et lorsque ce sorcier n’était pas averti, il – ou elle – ne pouvait plus faire grand-chose pour éviter l’assaut. Après cette discussion, Grinsa et Tavis s’étaient précipités vers Kearney, et le Glaneur avait passé une bonne partie de la nuit avec le roi et ses hommes à établir leur nouvelle stratégie. Elle était des plus simples, ils n’avaient pas une grande marge de manœuvre face à leur ennemi. Mais avec les archers disposés comme Grinsa l’avait suggéré dans la soirée, ils étaient désormais en mesure de créer une confusion suffisante dans l’armée du Tisserand pour permettre aux tireurs d’être plus efficaces. — Vous dites que c’est une idée de Tavis ? lui demanda le roi à la fin de leur échange. — Oui, Majesté. — Il a beaucoup mûri au cours de cette année. — Il portait ces qualités en germe, Majesté, mais vous avez raison, il a fait des progrès considérables depuis que vous lui avez offert asile et protection. Le roi sourit. — Vous êtes généreux, Glaneur, car vous savez aussi bien que moi que je n’ai rien à voir avec cette transformation. C’est avec vous qu’il a passé cette dernière année, et s’il faut féliciter quelqu’un d’autre que Tavis lui-même, c’est à vous que ces félicitations reviennent. — Peut-être, répondit Grinsa songeur. Mais j’ai appris autant de lui que lui de moi. — Quoi qu’il en soit, il nous donne un espoir enfin concret. Assurons-nous de ne pas le gaspiller. Aux premières lueurs de l’aube, devant le ralentissement puis l’arrêt de l’armée du Tisserand, voyant ses lignes s’effriter dans un tumulte de flammes et de cris, Grinsa songea qu’ils étaient peut-être sur le point d’y parvenir. Il avait déjà tué ou blessé près de trois douzaines de fidèles du Tisserand. Il agita alors une bannière d’Eibithar pour signaler à Kearney qu’il pouvait lancer son attaque. Le roi cria immédiatement ses ordres à ses premiers archers. L’un d’entre eux déploya sa propre bannière et aussitôt une première volée de flèches déferla sur l’armée qirsi de toutes les directions. Grinsa senti un vent se lever du nord. Il ne grossirait pas assez vite pour détourner les flèches et, pour s’en assurer, il conjura son pouvoir pour sentir où, parmi sa horde, le Tisserand avait placé les sorciers dotés des brumes et du vent. S’emparant du don du maximum de ceux qu’il pouvait arracher à l’emprise du Tisserand, une vingtaine au total, il priva leur souffle d’une grande partie de sa force. Les flèches d’Eibithar et de Sanbira s’abattirent sur les rebelles, provoquant de nouveaux hurlements de douleur parmi les Qirsi et la panique de leurs chevaux. Plusieurs tombèrent. Grinsa et les sorciers loyaux restaient nettement inférieurs en nombre, mais l’avantage du Tisserand se réduisait de plus en plus. Dusaan était toujours sur son cheval, qu’il faisait voltiger de tous côtés pour lancer ses ordres à ses troupes. Une autre volée de flèches s’élevait des rangs eandi, mais le Tisserand avait déjà tissé le don de ses sorciers pour conjurer un vent. Celui-ci enfla rapidement et se mit à tourbillonner, perturbant le vol des flèches lancées contre lui. Grinsa tenta de s’infiltrer dans l’esprit des conjurés, mais ils étaient prévenus. Grinsa ne sentait pas seulement les sorciers lui résister, il percevait la poigne de Dusaan sur la magie de ses soldats. Balayant le champ de bataille à la recherche de son ennemi, il le vit, tourné dans sa direction. Leurs regards se croisèrent, et Dusaan lui adressa un salut, un sourire féroce aux lèvres. Grinsa comprit qu’il ne prendrait plus le Tisserand au dépourvu. La plus grande partie de cette seconde volée de flèches tomba devant l’armée de Dusaan et celles qui atteignirent leur cible causèrent peu de dommage. Les archers de Kearney lançaient déjà un nouvel assaut, mais celui-ci fut facilement détourné. Grinsa s’en prit aux façonneurs de Dusaan. Il parvint à en blesser plusieurs, mais il entendait Dusaan prévenir ses combattants et lorsque le Glaneur tenta d’employer la magie du feu de ses ennemis contre eux-mêmes, il se heurta à trop de résistance. Il lâcha un juron. — Que se passe-t-il ? s’inquiéta Tavis. — Dusaan les a mis en garde. Cela va être beaucoup plus difficile de les tromper. — Vous pouvez toujours essayer. — Ça ne vaut pas le coup et si je ne tisse pas le pouvoir de nos Qirsi maintenant, Dusaan va employer la même tactique contre eux. Tavis, préoccupé, reporta les yeux sur le champ de bataille. Grinsa n’avait aucun mal à deviner ses pensées. Dès les premières minutes de la bataille, ils avaient réussi à détruire un tiers de l’armée ennemie. Ce n’était pas suffisant. Et il s’en fallait de beaucoup. — Nous avons bien commencé, Tavis, en grande partie grâce à vous. — Oui, mais maintenant ? Grinsa n’eut pas le temps de répondre. Dusaan s’en chargea. Le Glaneur sentit brusquement un élan de magie bondir sur eux. Il le sentait sur sa peau comme un autre aurait senti un coup brutal, il le goûta dans sa bouche comme un autre aurait senti le goût du sang. Vite, il chercha les façonneurs parmi les lignes eandi, Fotir et Xivled, Evetta ja Rudek, le Premier ministre de Tremain, et Dyre jal Frinval qui servait à la cour de Kearney avec Keziah. Au prix d’un incroyable effort, il envoya sa propre salve de magie à la rencontre de celle du Tisserand, en espérant la bloquer. Mais la magie du Tisserand ajoutée à celle de ses fidèles dépassait le maigre pouvoir que Grinsa pouvait tisser. Si le Glaneur n’avait rien tenté, près de la moitié des soldats eandi auraient péri. Son réflexe en sauva beaucoup, mais l’assaut de Dusaan s’écrasa sur les soldats avec la force d’une vague sur un rocher. Des centaines moururent dans des cris d’agonie, d’autres avant même de comprendre qu’ils étaient perdus. — Glaneur ! entendit-il crier Kearney. Grinsa n’avait pas le temps de lui répondre. Dusaan et son armée avançaient vers eux, et déjà Grinsa voyait croître la prochaine attaque. Une flamme éclatante s’élevait de la terre comme un spectre flamboyant et se précipitait vers eux à vitesse grandissante. Puisant tout le pouvoir de ses alliés – Evetta, encore, comme le Premier ministre de Labruinn, le vieux ministre de Brugaosa, dont la force était presque réduite à néant, et un certain nombre de guérisseurs qui possédaient aussi le don du feu – Grinsa contra avec un brasier de son cru. Il avait eu plus de temps pour se préparer, et son feu croisa celui de Dusaan à une bonne distance des lignes eandi. Il ne pouvait pourtant qu’espérer amoindrir la puissance du coup de Dusaan. Et quand la flamme des rebelles s’écrasa sur l’armée eandi, terriblement meurtrière, elle ne rasa pas les forces de Kearney, comme elle aurait pu le faire. C’était une maigre consolation, mais Grinsa s’en contenta. — À ce rythme, nous n’allons pas tenir longtemps. Grinsa décocha un regard cinglant à Tavis, mais ne dit rien. Le jeune homme avait raison. Il ne pouvait pas laisser le Tisserand poursuivre son offensive contre les soldats eandi, et il n’avait qu’un seul moyen de l’arrêter. Sollicitant de nouveau ses façonneurs, le Glaneur dirigea son attaque contre Dusaan lui-même. Le Tisserand devait s’y attendre – Grinsa avait peu d’espoir de le prendre au dépourvu – mais Grinsa serait obligé de se défendre et ne pourrait donc pas attaquer. Comme il l’avait prévu, Dusaan repoussa son assaut avec facilité. Grinsa crut même l’entendre rire, mais le Glaneur, sans faiblir, puisa dans le don du feu et envoya aussitôt une boule incandescente sur son ennemi. Encore une fois, Dusaan bloqua l’attaque, mais Grinsa tissait déjà le langage des bêtes de Keziah, et cette fois-ci, Dusaan fut pris par surprise. Car sa monture se cabra avec violence, en poussant un hennissement déchirant. Durant une brève seconde, Grinsa crut qu’il avait réussi à désarçonner le Tisserand. Mais Dusaan apaisa vite son destrier. Le Glaneur fit appel à son don de façonnage. Il sentait pourtant ses forces s’amenuiser, et comprit que là résidait la faiblesse de sa tactique. Basée sur le désespoir, elle exigeait des efforts considérables, sans lui laisser le temps de récupérer. Il n’allait pas tarder à être trop faible pour combattre. Tout serait alors perdu. Il avait toujours su que l’offensive serait son seul recours. Il n’avait seulement pas prévu que sa situation, et celle de ses alliés, seraient aussi vite aussi désespérée. — Que puis-je faire ? demanda Tavis. Grinsa, les dents serrées, l’esprit concentré sur le tissage et son épuisement grandissant, secoua d’abord la tête. — Secouez le drapeau, dit-il enfin en jetant la bannière d’Eibithar au jeune seigneur. Les archers pourront peut-être nous être utiles. — Ils ne sont plus très nombreux. La plupart ont succombé à la magie du Tisserand. — Alors ceux qui restent. Vite, Tavis ! Le jeune homme agita le drapeau au-dessus de lui et des flèches s’élevèrent vite dans le ciel matinal. Elles étaient si piteusement clairsemées que les Qirsi du Tisserand n’auraient eu aucun mal à se défendre avec leur vent et leur façonnage sans l’aide de leur chef. — Encore ! cria le Glaneur. Il vit Tavis secouer le drapeau, mais il ne sut jamais si les archers avaient tiré car au même instant, Dusaan riposta. Façonnage d’abord, puis feu, et de nouveau façonnage. Grinsa, agrippé à sa magie, résista sans peine. Au contraire de Dusaan, il n’était pas à cheval, le Tisserand avait donc peu d’autres pouvoirs sur lesquels tenter de faire main basse. Mais il n’avait oublié qu’un détail et il fut pris de court quand Dusaan s’empara brusquement de son don des brumes et des vents. Grinsa n’avait même pas pensé à surveiller cette magie. Devant la tempête qui se levait, Grinsa lutta pour reprendre le contrôle de son pouvoir. — Grinsa ? Il perçut la voix de Tavis étouffée, comme si le jeune homme s’était trouvé à une lieue, et non à ses côté. Il ne répondit pas. L’espace d’une seconde, dans l’espoir de s’emparer du don de façonnage et puis du feu du Glaneur, Dusaan relâcha son emprise sur son pouvoir des brumes et du vent. Grinsa luttait pour se protéger, anticiper les attaques du Tisserand, mais il était fatigué et il avait de plus en plus de mal à se défendre, et en particulier à conserver son don de façonnage, celui que Dusaan semblait vouloir plus que tout autre. Comment le Tisserand avait-il pu renverser le sort de la bataille aussi vite ? se demanda-t-il désespéré. Il n’y avait encore que quelques minutes, Dusaan chancelait sur sa monture, prêt à tomber et perdre le contrôle de ses pouvoirs. Et maintenant, alors que la victoire était à sa portée, c’était au tour de Grinsa de se démener pour rester en vie. Il entendait Tavis lui parler, sans comprendre un traître mot. Et tout à coup, sa lutte avec le Tisserand s’arrêta. Grinsa tituba, un regard stupéfait sur le jeune homme. — Que s’est-il passé ? — Les archers ont finalement réussi à menacer le Tisserand. Il a dû conjurer un vent pour se protéger. Grinsa poussa un profond soupir. Son répit ne serait pas long, mais il l’accueillit avec reconnaissance. — Comment nous en sortons-nous ? demanda-t-il. — Nos archers n’ont pas beaucoup d’impact, et nos épéistes ne feront pas tellement mieux, répondit Tavis. Mais tant que vous occupez le Tisserand, les rebelles ne sont pas en état de nous causer trop de dégâts. — Je le tiendrai en respect aussi longtemps que possible. Mais je ne fais que repousser l’inévitable, Tavis, et vous le savez : je ne pourrais pas tenir éternellement. La réponse du jeune homme ne se fit pas attendre. — Lui non plus. Assurez-vous seulement que ses forces lâchent avant les vôtres. — Vous ne comprenez pas, Tavis. Avec tant de Qirsi à ses côtés, les dommages qu’il a déjà causés lui facilitent la tâche et ne font qu’alourdir la mienne. Je suis déjà fatigué, plus fatigué que lui. Dans ces conditions, je ne peux pas gagner. Tavis le dévisagea en silence. Il n’avait pas besoin de parler. Son visage reflétait l’évidence : ils n’avaient pas le choix. Grinsa porta les yeux sur le champ de bataille. Dusaan rassemblait ses guerriers puis se tourna vers le Glaneur. Il n’avait pas une seconde à perdre. Encore une fois, il visa la magie du Tisserand. Langage des bêtes, feu, façonnage. Dusaan le repoussa. Et avant que Grinsa puisse conjurer une nouvelle tentative, le Tisserand s’appuya sur le vaste pouvoir de son armée. Façonnage. Grinsa voyait la magie frémir devant lui, faisant vibrer les herbes et les rochers comme une vague de chaleur au-dessus des moissons. Le Glaneur puisa à son tour dans les ressources de ses alliés, redoutant de les découvrir aussi épuisés que lui. Mais il sentit leur présence – Fotir, Xivled et les autres – et le flot de magie qu’il tissa pour contrer l’attaque du Tisserand, plus puissant que jamais. Comme si Fotir et le reste des sorciers avaient compris sa fatigue, et lui offraient tout ce qu’ils pouvaient, tout leur pouvoir pour combler sa défaillance. Lorsque le façonnage du Tisserand atteignit les lignes eandi, il était presque réduit à néant. Quelques soldats furent atteints, et s’écroulèrent sur le sol, mais pas autant que Grinsa l’avait craint. — Nous avons eu de la chance, dit-il. Tavis le regardait, enfin conscient du désastre auquel ils étaient confrontés. Il resta silencieux. Grinsa se tourna vers le Tisserand et tenta de nouveau de s’emparer de ses pouvoirs. Il avait peu d’espoir d’y parvenir mais, comme il l’avait lu dans les yeux de Tavis tout à l’heure, c’était son seul recours. Elle se sentait inutile, comme toujours pendant ces combats. Elle avait espéré que celui-ci serait différent, qu’en dépit de la douleur qui persistait dans ses mains, elle aurait l’occasion de prouver sa bravoure. Son frère conduisait la bataille. Elle avait cru avoir enfin une chance de frapper le Tisserand, de lui faire payer ce qu’il lui avait fait subir, ce qu’il avait infligé à Cresenne et à tous ceux qui avaient souffert aux mains de sa conspiration. Elle s’était même dit qu’elle pourrait venger le meurtre de Paegar jal Berget qui, malgré ses liens avec le mouvement des rebelles, avait un jour été son ami. Mais Keziah avait découvert qu’elle ne servait à rien. Même dans une guerre de magie, un combat entre Tisserands, elle n’était d’aucune utilité. Grinsa avait une fois puisé dans ses dons, quand il avait employé le langage des bêtes contre la monture de Dusaan. Cette tentative n’avait pas eu de résultat. Presque aussitôt, les deux Tisserands avaient fait appel à des dons plus menaçants : feu et façonnage. Si elle avait été du côté de la conspiration, s’était-elle dit avec une ironie désabusée, elle aurait participé aux vents conjurés par le Tisserand. Mais Grinsa n’avait pas jugé bon de riposter avec les siens. Alors elle n’avait pu que regarder, contrainte à attendre et espérer qu’avant la fin, elle aurait l’occasion de frapper l’ennemi. Après le premier assaut, quand les guerriers de Dusaan étaient revenus à la charge, cette inactivité lui avait paru tellement insupportable qu’elle s’était lancée à leur rencontre, sous les yeux ébahis des soldats eandi. Elle n’était pas stupide au point de s’imaginer imbattable à l’épée, mais elle possédait le langage des bêtes et elle voulait être à l’endroit où elle servirait mieux l’armée de Kearney. Elle n’aurait peut-être pas la force de porter un coup mortel, avec sa lame ou sa magie, mais elle pouvait obliger un cheval à ruer au moment opportun ou diriger un faucon, comme elle l’avait fait lorsque Fotir l’avait sauvée. De toute manière, quoi qu’elle tente était mieux que rester à l’arrière, protégée par les hommes de Kearney, rongée par l’angoisse et l’impuissance. Mais avant d’arriver face à l’ennemi, un détail avait forcé Keziah à s’arrêter. À l’est du champ de bataille, une femme qirsi contournait les lignes eandi. Si la cavalière avait été accompagnée, Keziah aurait donné l’alerte. Mais la femme avançait seule, et son comportement donnait à réfléchir. Keziah l’observa de loin. La cavalière, au pas de son cheval, scrutait les armées eandi, à la recherche de quelque chose, ou de quelqu’un. Keziah nota sa beauté et sa jeunesse. Ses yeux dorés étaient si semblables à ceux du Tisserand que la ministre se demanda un instant si elle n’était pas la fille de Dusaan. C’était impossible, elle le savait, mais elle sentait aussi que cette sorcière était puissante. Elle maîtrisait sa monture avec adresse et se tenait avec grâce, visiblement très sûre d’elle et de ses dons. — Sans doute une façonneuse, murmura Keziah pour elle-même. Cette éventualité la fit frissonner, d’autant plus qu’elle sentait que c’était elle que la cavalière cherchait. Le Tisserand avait juré de lui faire payer sa trahison, et Keziah n’avait aucun mal à imaginer qu’il avait choisi cette femme pour lui infliger le châtiment qu’il lui réservait. Son premier réflexe fut de s’enfuir. Elle avait encore le temps de trouver son cheval et de s’éloigner du champ de bataille. Abeni l’avait si sévèrement blessée qu’elle préférait mourir d’un coup d’épée que revivre une telle souffrance. Elle écarta pourtant cette idée aussi vite qu’elle lui était venue à l’esprit. Le Tisserand voulait sa mort. Où qu’elle aille, il trouverait le moyen de se venger. Mieux valait qu’elle affronte son destin tout de suite. Et puis Keziah sentait que l’inconnue n’hésiterait pas à anéantir tous les soldats de Kearney sur son passage si c’était sa seule façon de l’atteindre. Si elle devait mourir aujourd’hui, Keziah ne voulait pas affronter Bian le Trompeur avec plus de morts sur la conscience. Alors elle retourna vers l’arrière, se glissa derrière les derniers soldats eandi, et s’éloigna un peu du champ de bataille, sans lâcher la cavalière des yeux. La femme scruta les armées eandi jusqu’à apercevoir enfin Keziah. Au moment où ses yeux tombèrent enfin sur la ministre, elle éperonna son cheval et, ses cheveux blancs flottant dans le vent, se précipita vers elle au galop. Keziah immobile, prête à lâcher son pouvoir magique sur le cheval, ne quittait pas son assaillante des yeux. Mais le Tisserand avait dû la prévenir, car avant même d’arriver à distance suffisante pour que son pouvoir puisse agir, la ministre vit la cavalière arrêter net sa monture et sauter à terre pour continuer à pied. Deux soldats l’attaquèrent. Tous deux s’écroulèrent, fauchés dans leur élan par le don de façonnage. Keziah crut même entendre le craquement étouffé de leur crâne. La panique s’empara d’elle. Elle se tourna, dans l’intention de fuir, mais avant même de faire un pas, une de ses jambes la lâcha. Elle s’effondra sur l’herbe, le regard brouillé de douleur, l’estomac révulsé. — Pas si vite, Premier ministre, lui lança la jeune femme en tuant un autre soldat sans même le regarder. Le Tisserand m’a demandé de vous transmettre un message. Keziah, sachant ce qui l’attendait, se figea. Pourquoi devait-elle toujours être livrée à des façonneurs ? eut-elle le temps de se dire. Le second coup tomba. Il ne visait pas ses mains, ni son autre jambe. Elle entendit l’os se briser, et suffoqua, le corps entier traversé par une brûlure incandescente. Une côte. Puis une autre. Cette fois, elle ne put retenir la nausée qui l’envahissait et elle vomit, dans un haut-le-cœur qui ne fît qu’embraser ses souffrances. Plusieurs soldats eandi convergeaient vers la Qirsi. Ils avaient sorti leurs épées, mais ils s’écroulèrent sur le sol avant d’avoir l’occasion de s’en servir, fauchés à leur tour, comme si une créature invisible avait surgi du Royaume du Dessous pour les broyer sur son passage. La ministre crut d’abord que c’était l’œuvre de son assaillante. Mais la voyant se tourner pour regarder derrière elle, elle comprit que c’était l’œuvre du Tisserand. Il les regardait, attendant de la voir mourir. — Il veut que vous souffriez, reprit la femme en revenant sur Keziah un mince sourire aux lèvres. Mais j’ai bien peur de ne pas avoir le temps de lui offrir ce plaisir. Au moins, se dit Keziah, sa mort serait rapide. — Arrêtez, Jastanne ! cria une voix à côté de Keziah. Vous ne tuerez personne aujourd’hui ! Keziah leva les yeux et découvrit, stupéfaite, qu’Aindreas, le duc de Kentigern, la surplombait de toute son imposante silhouette. D’une main, il tenait son épée relâchée, et de l’autre, son bouclier. Elle allait lui crier de s’enfuir, lui dire que cette femme était façonneuse, qu’aucun guerrier eandi, quelle que soit sa force, ne pouvait la détruire, lorsque les mots qu’il avait prononcés la frappèrent brusquement. Jastanne. Il l’avait appelée par son prénom. La Qirsi éclata de rire. — Eh oui, Premier ministre. Il me connaît. N’est-ce pas curieux ? Si la plupart des combattants qui les environnaient ne les avaient pas remarqués, quelques hommes s’étaient rassemblés autour d’eux. Cette poignée d’hommes qui avaient suivi Aindreas portaient les couleurs d’Eibithar : des hommes de Kearney qui considéraient Keziah avec suspicion et mépris depuis de nombreux cycles, des soldats de la garde royale qui connaissaient la rébellion de Kentigern face à la couronne, des guerriers qui étaient venus se battre contre l’empire pour se découvrir confrontés à un autre ennemi, le Tisserand et son armée. La plupart d’entre eux n’avaient probablement pas la moindre idée du sens de la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Keziah elle-même n’était pas sûre de ce qu’elle devait en penser. — Comment connaissez-vous cette femme ? demanda-t-elle les dents serrées. Le sourire de la Qirsi s’élargit. — En effet, monseigneur duc, comment l’expliquez-vous ? Aindreas serra la garde de son épée. — Aucune importance, répondit-il en considérant d’abord la femme puis les soldats. Elle est façonneuse, leur dit-il, donc beaucoup plus dangereuse et puissante que n’importe lequel d’entre vous. Elle doit mourir. Le rire de Jastanne éclata de nouveau, clair et détendu. — Et aucun d’entre vous ne peut la tuer ! Pauvres imbéciles ! Alors qu’elle se moquait, la lame du duc se brisa dans un tintement métallique aussitôt suivi du déchirement du bois. Le bouclier d’Aindreas était coupé en deux. Trois soldats levèrent leur épée. Trois craquements sourds se firent entendre et les trois hommes s’écroulèrent, deux en hurlant, le troisième dans un silence de mort. Un léger voile de sueur était apparu sur le visage de Jastanne, et elle était essoufflée, mais son assurance ne l’avait pas quittée. — Cela fait un moment que je veux vous tuer, Kentigern, dit-elle, mais vous nous étiez trop précieux. Le Tisserand ne l’aurait pas permis. Mais maintenant… Elle haussa les épaules et sourit. — Le duc est un traître, déclara-t-elle d’une voix assez forte pour être entendue de tous. Il s’est voué à la cause qirsi parce qu’il tient votre roi pour responsable de la mort de sa fille. — Mensonge ! lui renvoya un des hommes. Aindreas ne niait pas. Les yeux dardés sur la Qirsi, il serrait si fort la garde de son épée inutile que ses jointures étaient blanches. — Un mensonge, répéta Jastanne amusée. Voyez le silence de l’intéressé. Vous ne croyez pas qu’il protesterait si c’était faux ? Le soldat pâlit, et posa les yeux sur le duc, comme ses camarades. Jastanne, silencieuse, contemplait Keziah. Elle n’avait pas besoin de parler. Keziah comprit qu’elle allait mourir. Aindreas le comprit peut-être lui aussi, car avec un hurlement qui aurait fait trembler le plus courageux des guerriers, il chargea la Qirsi, son poignard brandi, les yeux écarquillés sur un regard presque dément. Jastanne ne cilla même pas. Elle émit un petit grognement, sans doute dû à l’effort de concentration sur sa magie, et ne fit pas un geste. Aindreas trébucha avant d’être sur elle. Le cri de rage qui jaillissait toujours de sa gorge vibrait maintenant d’un autre sentiment, plus désespéré, qui le rendait plus effrayant encore. Keziah entendit ses os se briser en une rapide succession. Le poignard chuta. Mais Aindreas ne s’arrêta pas. Poussé par la force de son élan, ou celle de sa volonté, le visage congestionné, le pas mal assuré, il continua vers la femme. Jastanne recula, dégaina son épée et alors que le duc la heurtait en titubant, elle lui plongea sa lame dans la poitrine. Il vacilla, mais elle n’eut qu’à s’écarter et il s’effondra, enfonçant plus profondément l’épée dans sa blessure. Les autres soldats, croyant qu’elle était à leur portée, se jetèrent instantanément sur elle. Leurs épées de brisèrent, puis leurs nuques. Keziah était seule. Mais lorsqu’elle avisa Jastanne, elle vit une autre présence, que la Qirsi n’avait pas remarquée. — Comment l’avez-vous dévoyé ? demanda-t-elle en soutenant le regard de la sorcière car elle avait besoin d’un peu plus de temps. Jastanne avait pâli, et ses cheveux, maintenant humides, collaient à son front. Cette lutte lui avait coûté, mais Keziah n’avait aucun doute qu’elle avait la force d’achever la mission qui lui avait été confiée. — C’était facile. Il est venu nous chercher. — Je ne vous crois pas, rétorqua Keziah en ne l’écoutant qu’à moitié. — Je m’en moque. C’est la vérité. Il haïssait votre roi à ce point. Keziah ne répondit pas. Toute son attention était fixée sur le cheval de Jastanne, qui s’était approché, peut-être attiré par le son de la voix de sa maîtresse. En l’espace de ces quelques secondes, la ministre s’était arrangée pour le faire venir plus près encore. Au bruit de ses sabots, avisant brusquement le regard de Keziah, Jastanne pivota. Au même instant, Keziah s’infiltra comme une lame dans le cerveau du cheval, et conjura l’image d’un incendie. L’animal rua, agitant devant lui ses sabots dont l’un frappa violemment la Qirsi en pleine tête. Jastanne vacilla et s’affala devant Keziah. Elle lâcha un faible grognement et fit un geste, mais la ministre s’était emparée d’une pierre et, d’un second coup à la tête, la fit taire. Keziah ferma brièvement les yeux, et poussa un long soupir. Puis, au comble de la souffrance, elle se força à se redresser et rampa jusqu’au duc. Aindreas gisait sur le côté. Sa poitrine était inondée de sang, il respirait péniblement. Des gouttes écarlates ourlaient les commissures de ses lèvres. Il avait les yeux ouverts, mais ne semblait pas voir le visage de la ministre pourtant penchée sur lui. — Monseigneur ? — C’est terminé ? demanda-t-il d’une voix râpeuse. — Pas encore, monseigneur. — Jastanne ? — Elle est blessée, mais elle est vivante. — Tuez-la, maintenant, quand vous le pouvez. Elle est… Sa voix l’abandonna, et son corps immense fut secoué de terribles toussements. — Je vais appeler un guérisseur, monseigneur. — Je suis déjà mort. — Non, monsei… — Si. Pour la première fois, ses yeux gris semblèrent la distinguer. — Dites au roi… Dites-lui que je suis mort noblement. — Monseigneur… — C’était une erreur. Je le sais. Ma honte rejaillira sur ma maison pour des siècles. Mais peut-être que ma mort… Je suis désolé. Keziah entendit des bruits de sabots derrière elle, un cliquetis d’armures et d’épées. Se tournant avec effort, elle vit des soldats se précipiter vers elle. — Premier ministre ! s’exclama l’un d’eux horrifié. — Des guérisseurs ! Vite ! Un des hommes retourna en courant vers le camp, mais les autres avancèrent vers elle. — Il est mort ? demanda un des hommes les yeux fixés sur le duc. Keziah ne répondit pas. Aindreas toussait encore, plus faiblement. Sa respiration s’était ralentie, pour n’être plus que l’ombre d’un souffle et son visage avait pris la teinte pâle des nuages par un chaud matin de moissons. — Brienne, murmura-t-il. Pardonne-moi. Il ouvrit légèrement la bouche, mais sa poitrine ne bougeait plus et le peu d’éclat qui reposait encore dans ses yeux clairs s’évanouit. Keziah tendit la main pour baisser ses paupières. Ce geste lui arracha une grimace de douleur. Elle n’avait pas la force de pleurer la mort de cet homme, après tout ce qu’il avait fait, mais elle souffrait pour sa famille et sa maison. — Merci, dit-elle doucement, de m’avoir sauvé la vie. — Premier ministre ? — Il est mort en héros, affirma-t-elle. Il m’a sauvée d’une mort certaine au prix de sa vie. Elle leva les yeux sur le soldat. — Que tous vos camarades le sachent. — Vous pouvez compter sur moi, Premier ministre. Êtes-vous gravement blessée ? — J’ai une jambe et plusieurs côtes cassées. Tout ira bien lorsque les guérisseurs se seront occupés de moi. Le soldat opina avant de se tourner vers les soldats qui étaient intervenus avant leur arrivée. Certains vivaient encore. Son regard tomba enfin sur Jastanne qui respirait toujours malgré les taches sombres qui auréolaient son front. — Et elle ? — Attachez-lui les mains et les pieds, dit-elle en ignorant la mise en garde d’Aindreas. Avec des liens de soie, si vous en trouvez, sinon des cordes feront l’affaire et qu’elle soit gardée par quatre hommes, au moins. — Quatre ? — C’est une façonneuse. J’espère que quatre suffiront. 12 C’était une façon bien étrange de faire la guerre, se dit Fotir partagé entre les conseils qu’il devait à son duc et à son roi, et les sollicitations de Grinsa. Plusieurs fois au cours de la journée, le Glaneur était entré dans son esprit sans crier gare, pour s’emparer de son don de façonnage et contrer l’une ou l’autre des attaques du Tisserand. C’était déjà assez déconcertant de laisser un autre manier ses pouvoirs, mais qu’il le fasse en plus apparemment au hasard, sans lui laisser le temps de se préparer, le laissait étourdi, l’esprit confus et désorienté. Il pouvait à peine suivre le cours de la bataille qui se déroulait sous ses yeux. Mais il se rendait compte malheureusement d’une chose : elle se déroulait piteusement. La tentative de Grinsa de s’emparer de la magie de l’ennemi pour la tourner à son avantage – une idée semblait-il suggérée par Tavis de Curgh – avait d’abord donné de bons résultats. Elle avait perturbé le premier assaut du Tisserand et lui avait coûté un bon nombre de ses guerriers. Mais l’ennemi s’était vite repris. Il avait corrigé ses positions et employé la magie impressionnante à sa disposition pour un résultat dévastateur. Les archers eandi avaient cause des dommages à l’armée qirsi, mais leurs rangs avaient été décimes par le don de façonnage et de feu tissés par le Tisserand. Moins d’une centaine restaient en vie et valides. Grinsa avait jusqu’ici empêché l’ennemi d’en faire autant aux piétons eandi, mais Fotir sentait que les forces du Glaneur faiblissaient. Chaque nouvel assaut des rebelles qirsi lui coûtait un effort plus considérable que le précédent, et chaque fois que Grinsa puisait dans les pouvoirs de Fotir pour défendre les lignes eandi son application semblait plus désespérée. Grinsa n’était pas loin de l’endroit où Fotir et son duc observaient le déroulement de la bataille, mais il aurait aussi bien pu se trouver à quarante lieues. Débarrassés de la plupart des archers, le Tisserand et ses fidèles avaient réduit la distance entre les deux armées. Les Qirsi restaient assez loin pour que n’importe quel assaut des piétons de Kearney les expose au pouvoir mortel du Tisserand. Mais ils étaient assez près pour priver le Glaneur du temps nécessaire et précieux dont il aurait eu besoin pour récupérer entre deux attaques de magie. Toute l’attention de Grinsa était concentrée vers l’avant, son regard ne quittait jamais la silhouette de Dusaan sur son cheval. — Qu’ils soient maudits ! jura Hagan MarCullet debout à côté de Javan. Pourquoi est-ce qu’ils n’attaquent pas et qu’on en finisse ! Il entoura sa bouche de ses deux mains : — Espèces de lâches ! cria-t-il. Fotir jeta un coup d’œil à Javan qui s’était déjà tourné vers lui, une expression sinistre sur le visage. — Nous devrions peut-être donner l’assaut, dit le duc. Cette tactique ne semble pas nous avancer. Hagan approuva. — Vous ne pouvez pas lever une brume avec le Glaneur ? Bien orientée, elle pourrait nous couvrir. Le ministre allait exprimer son avis quand Grinsa pénétra de nouveau dans son esprit, puisant dans son don de façonnage. Fotir ne pouvait voir la magie du Tisserand, ni la sentir, au contraire visiblement de Grinsa. Mais la panique dans l’esprit du Glaneur ne faisait aucun doute. — À vos boucliers ! cria Fotir pour tous ceux qui pouvaient l’entendre. L’assaut risque d’être très dur. Il le fut. Malgré l’intervention de Grinsa pour tisser la magie de tous les Qirsi dans leurs rangs, Fotir sentit le choc puissant de la collision des pouvoirs du Glaneur avec ceux du Tisserand. Il vacilla, tendant les mains pour se raccrocher à ce qu’il pouvait, en l’occurrence l’épaule de son duc. Grinsa pénétra une seconde fois dans ses pensées, pour envoyer un nouvel assaut. En dépit de la vivacité de sa réaction, la magie du Tisserand s’écrasa sur les lignes eandi avec la force d’un orage balayant un château de sable. L’attaque qirsi brisa les corps de centaines de combattants, fracassant la garde royale, les soldats de Sanbira, et les forces de Kentigern, Thorald, Heneagh, Labruinn, Tremain, et même Curgh. Aucune armée n’était épargnée. Ceux qui avaient eu le temps de dresser leurs boucliers contemplaient des morceaux de bois et de métal pulvérisés. Mais ils étaient en vie. — Le Glaneur fatigue, n’est-ce pas ? demanda le duc. — Ils sont trop nombreux, répondit Fotir sentant devant le reproche voilé qu’il devait défendre son ami. — Je ne cherche pas à l’accuser, Premier ministre, je ne fais qu’une observation. — Il s’épuise, en effet, reconnut Fotir avec réticence. — Raison de plus pour attaquer, intervint Hagan. Attendre la mort ici n’est pas ma conception du combat. Javan considérait l’armée qirsi d’un œil meurtrier. — Nous devrions au moins le suggérer au Glaneur et au roi, dit-il, tant qu’il en est encore temps. Fotir opina en silence, et tous trois se dépêchèrent vers Grinsa et Kearney. Le visage de Grinsa était aussi pâle que Panya la Blanche, et ruisselait de sueur. — Pardonnez-nous cette intrusion, Majesté, dit le duc, mais nous pensons qu’il est peut-être temps de changer de tactique. Kearney affichait une expression douloureuse, comme si l’espoir l’avait depuis longtemps abandonné. — Dans quel but, Javan ? — Pour les attaquer. Le Glaneur peut conjurer une brume pour cacher notre assaut. — Quelle que soit la brume que je pourrais lever, le Tisserand la balaiera avec ses vents. Je n’ai pas assez de Qirsi pour maintenir une brume et lever en même temps un vent contraire. Ce serait un carnage. — C’en est déjà un, observa le duc. Fotir s’attendait à une réplique du Glaneur. Celui-ci se contenta de hausser les épaules. Kearney se tourna vers Grinsa. — Pouvez-vous occuper le Tisserand un moment, nous donner l’opportunité d’avancer sur lui sans être vus ? — Pas sans… Il s’interrompit, les yeux légèrement écarquillés, toujours fixés sur le Tisserand. — Il y a peut-être une possibilité, une dont je pourrais me servir aussi. Fotir, rassemblez les Qirsi aussi vite que possible, et amenez-les-moi. Nous n’avons pas beaucoup de temps avant la prochaine attaque du Tisserand. Le ministre se tourna vers son duc qui acquiesça immédiatement. Il partit en courant, d’abord vers l’est du camp, puis vers l’ouest avant de revenir au Glaneur. En cours de route, il avait dû s’arrêter pour que Grinsa puisse puiser une nouvelle fois dans ses dons et repousser un autre assaut. La magie de Grinsa s’avéra cette fois plus puissante que celle du Tisserand et l’offensive de l’ennemi n’eut presque aucun effet. Le ministre en déduisit avec satisfaction que l’idée qui avait germé dans l’esprit du Glaneur lui avait redonné confiance. À son retour, une douzaine de Qirsi entouraient le roi et le Glaneur. Grinsa l’accueillit pourtant avec inquiétude. — Où est Keziah ? demanda-t-il. Fotir sentit le souffle lui manquer. — Je ne sais pas, répondit-il. Je ne l’ai pas vue. — Vous ne l’avez pas vue ? sursauta Kearney gagné par l’inquiétude. Où peut-elle être ? — Tant pis ! Nous n’avons pas le temps ! s’exclama Grinsa avec une rage qui ne masquait pas l’anxiété de son regard. J’ai besoin de tous ceux qui possèdent le don des brumes et du vent pour lever une brume. Conjurez-la au cœur du champ de bataille et lorsque le Tisserand lèvera un vent pour la chasser… — Attendez, le coupa Evetta. Vous n’allez pas nous aider ? Contre toute attente, Grinsa sourit. — Non, pas cette fois. Le Tisserand pensera que je suis avec vous, et lorsqu’il lancera sa magie contre la vôtre, alors je le frapperai. Il se tourna vers le roi. — Vos guerriers n’auront pas beaucoup de temps, Majesté. Ils devront agir rapidement. — À cheval ? — Non, ce serait une erreur, surtout avec une brume. Seuls les Qirsi sont montés, vos guerriers n’auront pas de doute sur leurs ennemis. Et sur des piétons, le Tisserand continue d’avoir moins de prise que sur des cavaliers. — Très bien. — Maintenant, décida Grinsa. Kearney acquiesça. — Nous n’attendons que la brume. Grinsa avisa ses congénères. — Quand le Tisserand lèvera son vent, vous devrez œuvrer ensemble pour le repousser. Si nous voulons que ça marche, je ne pourrais pas vous aider. — Nous ferons ce qu’il faut, lui assura Fotir. Grinsa esquissa un sourire. — J’en suis sûr. Allez-y. Fotir se tourna vers le champ de bataille et commença à puiser dans son don des brumes et des vents. Sans la présence du Glaneur pour galvaniser son pouvoir, le tisser avec celui des autres, il se sentait faible et impuissant. Mais il perçut très vite la magie semblable de ses confrères se concrétiser et, en quelques secondes, un brouillard épais recouvrait le centre de la plaine. — Majesté ? dit Grinsa. Kearney leva son épée, comme Javan, Tavis, Hagan MarCullet et son fils et enfin Gershon Trasker. — Nos vies sont entre vos mains, Glaneur, déclara le roi. Que les dieux nous soient favorables à tous. — Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger, Majesté. Si je dois mourir pour vous sauver la vie, et celle de vos compagnons, qu’il en soit ainsi. — J’espère que nous n’en viendrons pas là, lâcha le roi avant de se tourner vers son capitaine. Gershon, lancez l’attaque. L’ordre du capitaine fut repris en écho de part et d’autre des lignes Eandi. Un frémissement parcourut l’ensemble des soldats, et tous s’élancèrent comme un seul homme, l’épée tendue, la gorge vibrant d’un formidable cri de guerre, impatients de se jeter enfin contre cet adversaire exaspérant et meurtrier. Le roi et le duc s’élancèrent du même élan. Tavis eut le temps de se tourner vers le Glaneur. — Quand tout sera fini, lui dit-il, je veux une nouvelle Révélation. — Que dites-vous ? s’exclama Grinsa interloqué. Le sourire qui illuminait le visage du jeune seigneur effaça un instant les cicatrices de son visage. Grinsa avait le front plissé, mais un sourire dansait aussi sur ses lèvres. — La mienne était faussée, vous le savez, et je crois que j’en mérite une vraie. — Vous l’aurez, lui assura Grinsa en riant. Maintenant, filez ! Le regard de Tavis s’attarda un instant sur le Glaneur puis il bondit en avant, rejoindre les autres. Déjà, les guerriers Eandi disparaissaient, avalés par la brume que maintenaient Fotir et les autres Qirsi. Leur cri parvenait encore à leurs oreilles, mais étrangement étouffé. — Pourquoi est-ce que le Tisserand ne réagit pas ? s’inquiéta Xivled jal Viste. Pourquoi n’a-t-il pas déjà levé son vent ? Grinsa, les yeux sur la brume, semblait soucieux. — Par Qirsar, murmura-t-il, ou est Kezi ? Comprenant brusquement que Xivled s’adressait à lui, il secoua la tête et revint aux préoccupations présentes. — Pardonnez-moi, dit-il. Vous disiez ? — Je me demande pourquoi le Tisserand n’a pas levé son vent. — Bonne question. Il doit être perturbé. Il se demande probablement s’il a affaire à une ruse ou à un acte désespéré. — Tant qu’il ne sait pas que c’est les deux. — En effet, sourit Grinsa finement. — Peut-il savoir que vous n’êtes pas avec nous ? interrogea Fotir. — Peut-être, mais ses défenses sont sur le point d’être attaquées par plus de deux mille hommes. Il est obligé de réagir. Toute la question est de savoir s’il va riposter en aveugle, ou tenter d’abord de chasser la brume. Pour la première fois depuis son départ du palais impérial de Braedon en compagnie du Tisserand, Nitara sentait la peur s’emparer d’elle. La brume en elle-même n’avait rien d’inquiétant. Le Tisserand n’aurait aucun mal à la balayer ; il avait bien plus de sorciers à son service que les Eandi. Mais elle s’aperçut vite qu’il ne faisait aucun effort en ce sens. Voulait-il qu’elle reste en place ? Dans ce cas, qu’attendait-il de ses troupes ? Et dans le cas contraire, pourquoi la laissait-il envahir le champ de bataille ? Était-il engagé dans un autre combat ? Ou pire, était-il blessé, ou même mort ? Assaillie par ses questions, Nitara tentait de se rassurer. Mais la veille, elle avait vu du sang sur le visage de leur chef, et ce matin même un autre Tisserand – un autre Tisserand ! – avait pris possession de sa magie et l’avait jetée à bas de sa monture. Elle avait essayé de se convaincre que sa chute avait une autre explication, mais elle n’en voyait pas d’autre pour décrire ce qui lui était arrivé et le désordre qui s’était abattu sur les lignes du Tisserand. La veille, une brume telle que celle qui maintenant lui faisait face ne l’aurait pas inquiétée une seconde. À présent, elle sentait un froid glacé s’emparer d’elle, comme si Bian lui-même avait conjuré ce brouillard du fond de son obscur royaume. Elle entendait le pas et le cri des soldats qui approchaient. Ils devaient être des centaines, peut-être plus. Un terrible sentiment de vulnérabilité brusquement s’empara d’elle. Elle était à cheval, et armée, mais elle n’avait plus rien de la guerrière qui, le matin même, s’était mise en route, le cœur gonflé de confiance et d’espérance. Sans le Tisserand, aucune de ses magies ne pouvait la protéger. Elle pouvait conjurer un vent pour écarter la brume, mais elle n’était pas sûre que le Tisserand l’ait voulu. Ses autres dons – glanage, langage des bêtes – ne lui étaient pas d’un grand secours. Elle avait toujours entendu dire que son peuple n’était pas fait pour la guerre, que leur magie n’était pas destinée à la conquête. Ces propos étaient attribués à Carthach, le traître dont la perfidie avait mis un terme à la première guerre qirsi, neuf siècles auparavant. Ce n’était qu’aujourd’hui, cruellement consciente de sa fragilité qu’elle comprenait ce qu’ils signifiaient. D’autres Qirsi l’entouraient, à demi dissimulés par la brume épaisse. Aucun d’entre eux ne parlait et, de nouveau, elle s’inquiéta de savoir ce que le Tisserand attendait d’eux. Elle envisageait la retraite lorsque enfin un vent se leva, de plus en plus rapide, de plus en plus puissant. La brume s’agita. Elle commençait à se dissiper lorsque d’autres vents arrivèrent, clairement dirigés contre celui du Tisserand. Et tout à coup, le souffle du Tisserand mourut, aussi brusquement qu’il était né. Nitara entendit alors des voix s’élever depuis leur front. Au début, elle ne parvint pas à en distinguer les propos, puis elle comprit qu’un message circulait dans leurs lignes. — Conjurez vos vents ! Détruisez la brume ! Elle répéta cet ordre à son tour, de toute la force de ses poumons, l’entendant croître autour d’elle, puis décroître et se perdre dans le nuage et les vents. Elle allait conjurer ses vents, lorsque des guerriers eandi surgirent devant elle. Nitara éperonna sa monture et s’élança vers eux, agitant son épée, taillant dans la masse. Ses attaques n’avaient aucune grâce et encore moins de méthode. Elle n’était poussée que par la peur, et la certitude, si elle ne tuait pas ces hommes en premier, qu’elle serait tuée elle-même. De tous côtés, elle était assaillie par les cris et le choc des épées. Les vents se levaient, tombaient, faisant tourbillonner la brume avec une telle violence qu’elle avait l’impression que le nuage n’était plus constitué que de spectres qui dansaient dans la bataille en se riant d’elle. Elle entendait le tintement clair des lames brisées, le craquement étouffé des os, et comprit que des façonneurs se trouvaient non loin d’elle. L’odeur de chair brûlée lui donnait des haut-le-cœur. De la fumée noire se mêlait à la brume et aux vents sorciers. D’autres Qirsi, se dit-elle, beaucoup mieux armés pour combattre ces hommes, se démenaient, usant du don du façonnage, ou de celui du feu pour se défendre. Ses coups d’épée tenaient en respect les hommes qui la menaçaient, mais ils ne touchaient pas leur cible. Alors elle fit faire volte-face à sa monture et lui donna un violent coup de talon dans les flancs pour s’échapper. — Où vas-tu ? lui demanda un homme. Elle scruta les tourbillons de brume, incapable de distinguer autre chose que la vague silhouette aux cheveux blancs d’un cavalier sur un cheval. — Ma magie est inutile au cœur de la bataille, répondit-elle. De loin, je pourrais conjurer un vent. Elle n’entendit aucune réponse, mais crut voir le cavalier opiner avant de s’évanouir. Dès qu’elle se sentit à l’abri du métal eandi, Nitara arrêta sa monture et ajouta son vent à la confusion des rafales qui s’affrontaient. La brume persistait, et donnait un timbre irréel au fracas de la bataille qui se déroulait en son sein. Le martèlement des sabots, le bruit des épées qui s’entrechoquaient, les cris des guerriers et les plaintes des blessés parvenaient à ses oreilles en mourant, comme asphyxiés. Nitara changea la direction du vent qu’elle conjurait mais, prise dans la magie de si nombreux Qirsi, rien de ce qu’elle tentait n’avait le moindre effet. Et la question qu’elle avait refoulée tout à l’heure la frappa soudainement, avec la brutalité d’une hache de combattant. Elle vacilla sur sa selle, le souffle court, les mains tremblantes. Qu’était-il arrivé au Tisserand ? Elle et ses compagnons luttaient seuls contre la brume et les soldats, sans l’aide de leur chef, sans sa magie pour galvaniser la leur, sans sa vision pour canaliser leurs efforts. Était-il mort, prisonnier d’un autre combat ? L’autre Tisserand ! se dit-elle au comble de la panique. Personne d’autre ne pouvait retenir Dusaan aussi longtemps. Sans réfléchir, Nitara s’élança le long des lignes qirsi à la recherche du Tisserand. Elle scrutait la brume, désespérée d’apercevoir enfin son fier visage et sa chevelure royale. Pourvu qu’il soit en vie, se répétait-elle malgré l’angoisse qui ne la lâchait plus. Pourvu qu’il soit en vie. Elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont elle pourrait l’aider – que pouvait-elle dans un combat entre Tisserands ? – elle n’écoutait que son besoin d’être près de lui. Rien d’autre ne comptait. Sans Dusaan, leur guerre était perdue. Même si elle parvenait avec ses fidèles à remporter la victoire – par quel miracle ? – que deviendrait leur mouvement privé de son chef ? Qui régnerait sur les Terres du Devant sinon lui ? Il était leur force et leur adresse. Il était leur avenir. Alors Nitara chevaucha, dressée sur ses étriers, sondant sans relâche l’insupportable brume opaque, les yeux larmoyants de l’effort à la percer. Elle sentait maintenant qu’il était proche et qu’il était en danger. Et surtout, il lui semblait être la seule à avoir pris conscience du drame qui les menaçait. Tout reposait sur elle. Elle pouvait le sauver et sauver le mouvement, ou échouer et laisser la ruine les engloutir. Dès qu’il sentit le vent enfler, Grinsa attaqua. Façonnage, feu, langage des bêtes, persuasion, façonnage encore, guérison, feu, langage des bêtes. Chaque fois que Dusaan défendait une magie, Grinsa fondait sur une autre. Il était épuisé, la peur lui enserrait le cœur, mais il refusait de céder au désespoir. Il combattait le Tisserand avec toute la fureur et la rage qu’il avait accumulées depuis un an. Dusaan pouvait être plus fort que lui. Grinsa désormais s’en moquait. Il le frappait encore et encore avec la force d’un guerrier déchaîné abattant sa masse sur le bouclier de l’ennemi. Seules la cruauté, la vengeance et la haine l’habitaient. Elles guidaient ses pensées, exaltaient ses forces, dirigeaient sa magie. Façonnage, guérison, persuasion, feu, langage des bêtes. La compassion était une faiblesse, la pitié fatale. Pour cet ultime combat, il s’abandonnait à la malveillance et la sauvagerie. Cet assaut serait le dernier. Il devait tout donner pour détruire cet homme et écraser son mouvement. Il le devait, pour Cresenne et Bryntelle, pour Keziah et Tavis, pour ce pays et son peuple qui, malgré toutes ses imperfections, ses faiblesses, son défaut d’humanité, méritait sa protection. Alors, au nom de tout ce à quoi il tenait du plus profond de son être, il puisa dans son amour, celui des êtres chers et de la vie, pour le muer, par une sombre et invincible alchimie, en la force la plus cruelle et la plus terrifiante qu’il ait jamais eue en son pouvoir. Feu, guérison, langage des bêtes, persuasion, façonnage. La magie glissait dans son corps, à travers ses veines, ses membres, ses pensées, brûlante et effroyable. Il se sentait irradier, comme si le soleil de Morna s’était levé en lui. Il n’avait jamais conjuré un pouvoir aussi puissant ; il n’avait même jamais essayé. Et il comprit que cela ne suffirait pas. Quelle que soit la vitesse avec laquelle il passait d’une magie à une autre, Dusaan répondait, alternant ses propres défenses pour contrer chacun des assauts du Glaneur. Grinsa l’empêchait de s’attaquer à lui et de tisser la magie de ses rebelles, mais en dehors de cela, ses coups n’avaient aucun effet. Il continua pourtant, à l’affût d’une faille, dans l’espoir de s’emparer d’un don que Dusaan n’aurait pas protégé assez vite. Il n’y parvint pas. Même un Tisserand ne pouvait supporter une telle offensive éternellement. Grinsa sentait déjà qu’il frôlait les limites de son endurance. Lorsque ses forces l’abandonneraient, il savait que Dusaan serait prêt pour lui assener le coup final. Une voix – peut-être celle de Cresenne – lui soufflait de cesser ce combat, de sauver un peu de ses forces pour affronter la suite. Il ne l’écouta pas. Sous couvert de cette brume, il avait envoyé Kearney, Tavis et le reste des Eandi au combat. S’il lâchait maintenant, s’il renonçait à s’emparer du pouvoir de Dusaan, rien n’empêcherait le Tisserand de les massacrer tous. Alors il continua de marteler les dons de Dusaan avec les siens. Feu, façonnage, persuasion, feu, langage des bêtes, façonnage. Il se sentait faiblir. Jusque-là, Dusaan avait lutté pour le tenir à distance. Maintenant, le Tisserand semblait jouer avec lui. Comme un escrimeur devant un enfant, il repoussait ses feintes avec une facilité et une confiance exaspérantes. Grinsa était sur le qui-vive, pourtant lorsque survint la riposte de Dusaan, elle le prit complètement au dépourvu. Il tentait de s’emparer du don de guérison du Tisserand, lorsqu’il se retrouva sur le dos, les os de ses deux jambes brisés comme du bois sec. Noyé dans un océan de douleur, Grinsa n’eut même pas le temps de crier. Il ne pouvait plus respirer. Un démon du Royaume du Dessous était assis sur sa poitrine. Cresenne ! pensa-t-il le visage ruisselant de larmes d’agonie. J’ai échoué ! Pardonne-moi ! Il entendit un rire résonner dans son crâne, puis une voix. — Non, Glaneur. Ta mort n’est pas encore venue, elle serait trop douce. Avant la fin, tu vas assister à ma victoire, à la destruction de tes amis eandi, à l’écartèlement du corps de ta chère sœur. Tu verras tout. Et tu vas connaître le tourment, le désespoir et l’humiliation. Dusaan éclata une nouvelle fois de rire avant, par pure méchanceté, ou simplement par plaisir, de briser l’os de l’épaule du Glaneur, celui cassé par le marchand que Grinsa avait vaincu sur la Couronne de Wethyrn. — C’est pour Tihod, lâcha justement Dusaan avant de l’abandonner à son désespoir et à sa souffrance. Oui, il avait connu des moments angoissants. Dans des années, lorsqu’il se souviendrait de cette journée, savourant encore la défaite du Glaneur et des armées eandi, il l’admettrait volontiers. L’attaque de Grinsa, bien qu’il l’ait prévue, s’était révélée beaucoup plus violente qu’il ne l’avait d’abord imaginée. Durant quelques minutes, Dusaan avait réellement eu peur pour sa vie. Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre que le Glaneur ne pouvait pas le blesser. Si cette offensive avait été la première, le Glaneur aurait pu réussir. Mais il était fatigué, et ses pouvoirs amoindris par les efforts précédents qu’il avait dû fournir. Le Tisserand s’était vite rendu compte qu’il lui suffisait de se protéger et d’attendre. Grinsa finirait par commettre une erreur, montrer une faille, et la victoire serait alors celle de Dusaan. Jusqu’à son dernier souffle, il se souviendrait du plaisir, de la jouissance qu’il avait éprouvée en s’emparant des pouvoirs de Grinsa pour les retourner contre lui. Aucune vengeance ne lui avait jamais paru si douce. Il entendait encore le craquement de ses os, il sentait l’espoir de Grinsa diminuer et puis mourir. Dusaan prenait un risque en le laissant en vie, mais faible. Le Glaneur était épuisé, brisé, vaincu. Et il mourrait bientôt. La brume qui enveloppait le champ de bataille avait empêché le Tisserand de distinguer le déroulement des combats. Il lui semblait que ses guerriers avaient réussi à faire face à la charge eandi, mais tant qu’il luttait contre Grinsa, il n’avait pu s’en assurer. Le Glaneur vaincu, Dusaan conjura une tempête qui balaya la brume, révélant la bataille rangée entre ses cavaliers qirsi et les soldats d’Eibithar et de Sanbira. Les blessés et les morts jonchaient la plaine. La plupart des cadavres, aux membres tordus par le façonnage, à la chair brûlée par le feu ou transpercée par le fer, étaient eandi. Quelques-uns étaient qirsi. Ceux-là gisaient dans une mare de sang dont l’écarlate accentuait la blancheur de leur peau et celle de leurs cheveux. Au moment où la brume s’envola, de part et d’autre de la ligne de front, les guerriers hésitèrent, comme incertains. Dusaan ne perdit pas une seconde. — Façonneurs ! cria-t-il. Aucune magie ne viendrait contrer la sienne, aucune intrusion dans ses pouvoirs ne viendrait s’opposer à son ordre. Il pouvait détruire les Eandi à sa guise. Grinsa fit une tentative pour reprendre le contrôle de ses dons. Dusaan sentit l’attaque se former, et se prépara, mais le geste du Glaneur mourut avant même de l’atteindre. Cette esquisse était si pitoyable, que le Tisserand faillit éclater de rire. Rien ni personne ne pouvait plus lui offrir la moindre résistance. Le Tisserand avait demandé l’assassinat de Kearney avant le début des combats. Cette mission n’avait pas été exécutée. Sa première pensée fut donc de tuer Kearney pour priver ainsi les Eandi de leur chef. Mais il se ravisa. En supprimant le roi, il donnait à ses soldats une raison supplémentaire de se battre et une autre de résister à son invasion du royaume dans les jours qui suivraient. Il était plus sage de détruire son armée d’abord et de le forcer à se rendre. Dusaan le mettrait en tête de son armée, pieds et poings liés, privé de son épée, tête basse. Ceux qui seraient tentés de résister à son armée y réfléchiraient à deux fois. Il se concentra sur ses troupes, puisant dans leur pouvoir pour frapper l’ennemi. Tous ses Qirsi avaient les yeux tournés vers lui. Ils étaient épuisés, mais pleins d’espoir. Ils sentaient eux aussi que la victoire était proche. Dusaan voyait leurs yeux pâles luire de fierté, du désir d’en finir, de l’impatience de voir enfin se réaliser le rêve dont il leur avait si souvent parlé. Les Eandi le regardaient eux aussi, leurs visages empreints d’effroi et de répugnance. Combien de temps avait-il attendu ce moment ? songea Dusaan. Il était tel qu’il l’avait imaginé, et plus parfait encore. Il se sentait puissant comme un dieu, aussi invincible que Qirsar. Le pouvoir, son pouvoir et celui de ses serviteurs, l’envahissait. Il n’avait plus qu’à choisir l’endroit où frapper. Il contempla le champ de bataille. Un sourire effleura ses lèvres et il lâcha sa magie. Il avait l’impression d’une bataille qui se déroulait dans un rêve. Il savait que les autres étaient proches – le roi, son père, Xaver – mais il ne les voyait pas, et il n’avait pas le temps de fouiller la brume pour le vérifier. Des cavaliers qirsi surgissaient devant lui et Tavis les combattait. À deux reprises, ses vêtements s’étaient enflammés. La première fois, il s’était jeté sur le sol pour éteindre les flammes, et s’était relevé précipitamment pour reprendre le combat. La seconde, il ne s’était pas soucié de sa chemise embrasée avant d’avoir jeté le Qirsi à bas de sa monture et de l’avoir tué. Il avait des brûlures sur la nuque et les bras. Il s’en moquait. Il avait de la chance d’être confronté à des Qirsi dotés du feu. Des façonneurs l’auraient tué sur place. Les soldats qui avaient vu son geste l’acclamèrent et vinrent se battre à ses côtés, le protégeant des assauts, le traitant comme un des leurs. Tavis avait enfin gagné la confiance des hommes d’armes de Kearney, peut-être même leur respect. Le jeune seigneur en aurait été heureux s’il n’avait eu conscience qu’aucun d’eux, ni lui-même, ne survivraient à cette journée. Avant même que la brume ne se lève, balayée par le vent sorcier, Tavis avait compris que la bataille ne se déroulait pas selon les espérances de Grinsa. C’était une intuition, rien d’autre qu’un sentiment obscur et froid qui lui serrait les entrailles, mais elle avait la force d’une prophétie. Il avait souvent entendu Grinsa exprimer sa frustration quant à son pouvoir de glanage, son incapacité à distinguer avec certitude le possible du probable. Et Tavis se demanda si les aperçus qu’il glanait étaient aussi insaisissables, évanescents que le sentiment qui l’habitait. Lorsque l’air s’éclaircit, il n’éprouva aucune surprise. La bataille ralentit, puis s’arrêta tout à fait. Des deux côtés, les guerriers dont certains tenaient encore leur arme en suspens, avaient les yeux sur le Tisserand, droit sur sa monture. Ils restèrent ainsi durant ce qui sembla une éternité à Tavis. Puis le jeune seigneur tourna la tête. À sa gauche, Xaver était parfaitement immobile, dans sa main droite, son épée pendait inutile, et ses yeux étaient déjà posés sur Tavis. Il ouvrit la bouche, prit une profonde inspiration, et le Tisserand frappa. Si Tavis avait été avec son ami, il serait mort lui aussi, fauché par un poing invisible. La magie du Tisserand, qui s’était arrêtée à quelques empans de lui, l’avait épargné. Sans se soucier du danger, Tavis se précipita au secours de son ami, mais il était trop tard. Xaver gisait sur le sol, inanimé, le corps brisé bien qu’il n’eût aucune blessure apparente. Ses yeux étaient clos et son visage si serein que, sans le filet de sang qui coulait de son nez, on l’aurait cru endormi. Tavis souleva Xaver par les épaules et le serra contre lui. Des larmes roulaient sur ses joues et venaient mourir sur le front de celui avec lequel il avait tant partagé. Puis il releva la tête, et se tourna vers le Tisserand : — Maudit sois-tu ! cria-t-il. Lâche d’entre les lâches ! Le Qirsi le contempla, impassible, avant de s’adresser à Kearney. — Capitulez maintenant, Majesté, et j’épargnerai le reste de vos hommes. Kearney n’était qu’à quelques pas de Tavis, toujours agenouillé. La main serrée sur la garde de son épée, le roi se redressa. Le vent léger faisait danser ses cheveux argentés. — Je ne capitulerai pas devant vous. Le Tisserand dressa un sourcil et eut un imperceptible haussement d’épaules. Un instant plus tard, un torrent de feu percutait l’autre flanc de l’armée eandi, embrasant les vêtements, les cheveux et la chair, éparpillant les corps calcinés comme un vent aurait dispersé des feuilles mortes. Le Tisserand allait parler, mais Hagan MarCullet surgit et s’écroula devant la dépouille de son fils, le corps secoué de sanglots. D’une voix cassée, le pauvre homme répétait le prénom de son enfant. Tavis déposa le fils entre les bras du père qui leva vers lui un regard tellement noyé que le jeune seigneur se sentit perdre pied. — Je suis désolé, Hagan, bredouilla-t-il. Si je ne vous avais pas demandé de le laisser combattre… — Ne dites rien, souffla le capitaine, ce n’est pas de votre faute, ou de la mienne. Ne vous accusez pas. Tavis opina en silence. Il était déterminé à tuer le Tisserand, même s’il devait en mourir. Il entendit des cris, mais n’y prêta aucune attention. Il ne pouvait détacher les yeux de Xaver et semblait incapable de s’arrêter de pleurer. — Lord Curgh, prononça une voix à ses côtés. Tavis ne répondit pas. C’était la fin. Qu’ils meurent ici, sur la Lande, ou qu’ils deviennent esclaves des Qirsi, ils avaient perdu. — Lord Curgh, répéta la voix avec plus d’insistance. Tavis refusa de lever la tête. Il voulait seulement qu’on le laisse. — Tavis. Ce fut son prénom qui le tira de sa souffrance. Marston de Shanstead se tenait au-dessus le lui, son visage juvénile crispé d’inquiétude. — Que voulez-vous ? — C’est votre père. Je crois que vous devriez venir. Tavis, sentant son sang se glacer, jeta un rapide regard à Hagan. — Restez là, lui dit-il. Il se leva et se précipita à la suite de Marston, avec une appréhension grandissante. Ses jambes tremblaient tellement qu’il était à peine capable d’avancer. Le duc passa devant des soldats valides puis devant les morts. Personne ne disait mot, ou Tavis n’entendait rien. Il se contentait de suivre le baron, vers l’endroit où gisait son père. Le duc était toujours en vie. Comme Xaver, il ne portait aucune blessure. Le façonnage. — Votre fils, monseigneur dit le soldat agenouillé auprès de Javan. Le duc souleva péniblement les paupières. — Tavis ? demanda-t-il dans un souffle. De nouvelles larmes surgirent dans les yeux du jeune homme. — Oui, père, répondit-il en s’agenouillant à son tour et prenant la main, terriblement froide, de son père. Je suis là. — Dis à ta mère… Dis-lui que je suis désolé de ne pas revenir auprès d’elle. — Père… — Non. Écoute. Tu diriges notre maison à présent. Quoi qu’il arrive. Curgh te revient. Même dans la défaite, tu restes ce que tu es. Ne capitule jamais. Tavis ne savait que répondre. L’eût-il su, il n’aurait pu parler. — Cette année, tu m’as rendu fier de toi. — Tu aurais dû être roi. Javan secoua la tête et ferma les yeux. — Non. Les dieux décident pour nous. C’était… mon… destin. Il allait poursuivre, mais sa bouche se ferma sans un son. Tavis aurait dû arracher l’épée de son père et se jeter sur le Tisserand. Il serait mort, bien sûr, mais peut-être aurait-il inspiré la révolte des autres, et renversé le sort de bataille. Mais, agenouillé auprès de son père, le duc de Curgh, accablé par le chagrin, il était incapable du moindre geste. — Lâchez votre épée ! entendit-il crier le Tisserand. Épargnez les survivants de votre armée ! — Nous ne craignons pas la mort, répliqua Kearney d’une voix aussi assurée. Et d’autant moins que vous nous demandez de capituler devant un tyran. Plutôt mourir que de nous rendre. Un bref silence accueillit cette déclaration. — Comme vous voudrez, reprit le Tisserand. Vous vous condamnez tous seuls, Eandi. S’arrachant à sa douleur, Tavis se força à regarder la scène. Si c’était la fin du royaume d’Eibithar, la fin de la maison des Curgh, il devait à son père et à Xaver d’y assister dignement. — Façonneurs, appela le Tisserand sans quitter Kearney des yeux. Elle se battait sans but, sans penser, sans haine ni passion. Le Tisserand puisait en elle la magie dont il avait besoin quand il en avait besoin. Elle la lui offrait sans résistance ni enthousiasme. Même quand la brume s’était levée, qu’elle n’avait plus senti l’emprise du Tisserand sur ses pouvoirs, elle n’avait pas éprouvé la peur. Les soldats surgissaient devant elle, leurs armes brandies, leurs regards pleins d’appréhension. Elle utilisait sa magie pour briser leurs épées, mais elle ne les tuait pas, laissant ce soin à d’autres Qirsi. Elle ne voulait pas être clémente, ni ne cherchait l’absolution. Elle savait parfaitement que le Tisserand se servait de ses pouvoirs pour détruire les guerriers eandi et si Bian décidait de la juger sévèrement lorsqu’enfin elle mourrait, il avait toutes les raisons de le faire. Elle était simplement trop indifférente à ce qui l’entourait pour se soucier d’arracher leur vie à ceux qu’elle avait déjà désarmés. Son comportement aurait pu laisser croire qu’elle s’était résignée à l’inévitabilité de sa mort. Ce n’était pas davantage le cas. Elle ne voulait pas mourir. Ou, plus précisément, elle ne voulait pas affronter sa mort dans le Royaume du Dessous. Pas de cette façon. Cela non plus n’expliquait pas son attitude. Il semblait plutôt qu’elle était déjà morte. Rien ne pouvait lui être arraché qu’elle n’avait déjà perdu. Rien ne pouvait l’atteindre. Ni le chagrin, bien qu’elle eût accueilli les larmes avec soulagement ; ni la rage, bien qu’elle lui eût apporté le courage et la résolution ; ni même le calcul froid de l’ambition, alors que tant d’autres autour d’elle se battaient pour la gloire promise par le Tisserand. Elle ne voyait que ce qui se présentait devant ses yeux, ce que lui Tisserand attendait d’elle, ce qu’elle devait faire pour survivre. Et elle n’entendait que la voix qui la poussait à agir. Pourquoi résistait-elle ? Avait-elle peur après tout ? Oui, elle avait peur, pas de la mort mais de l’échec, de la souffrance et de l’humiliation qu’il porterait avec lui. Elle ne pourrait pas les affronter. Elle le savait. La voix persistait, douce et tenace. Ne le laisse pas gagner. Elle ne sentait plus la pression du Tisserand depuis quelque temps et elle commença à penser qu’il avait peut-être été vaincu, qu’elle serait épargnée. Mais un vent la frôla, chassant la brume, l’obligeant à cligner les yeux devant le soleil. Un instant plus tard, le Tisserand s’empara de sa magie, plongeant au plus profond de son pouvoir pour causer le maximum de victimes. Il détruit tout. Combats-le. Que pouvait-elle faire contre une telle puissance ? Son geste serait insignifiant, un sacrifice dénué de sens. Le Tisserand revint à la charge, pour écraser les Eandi comme s’ils n’étaient que des fourmis. Ne le laisse pas gagner. Elle avait laissé mourir Evanthya. Sa lâcheté lui avait coûté le seul amour de sa vie. Elle la privait à nouveau de ses forces, de sa volonté. Je te donne ma force. — Lâchez votre épée ! Le roi d’Eibithar se tenait droit, fier et noble, ainsi que son rang l’exigeait. Mais Fetnalla n’agissait pas pour lui, ou pour n’importe quel autre Eandi. Elle n’éprouvait aucune pitié envers eux, aucun amour. Même ici, au cœur de la bataille, en cet ultime instant, elle était toujours incapable de pardonner Brall pour les soupçons qu’il avait nourris à son égard, ou l’amitié qu’il avait trahie. Tout ce qu’elle faisait, elle ne le faisait plus que pour Evanthya. — Comme vous voudrez. Vous vous condamnez tout seuls, Eandi. Le Tisserand cherchait déjà son pouvoir lorsqu’il appela les façonneurs. D’une certaine manière, songea Fetnalla, cette nouvelle intrusion lui rendait les choses plus faciles. Car le Tisserand la renforçait de lui-même. En mêlant la magie qu’elle possédait à celle des autres et en y ajoutant la sienne, il décuplait ses forces de simple sorcière. Il lui suffisait seulement d’orienter ce flot dans la bonne direction, de le diriger contre lui. Ce ne fut qu’en tentant de le faire que Fetnalla comprit son erreur. Le Tisserand hésita, puis ses yeux se posèrent sur elle, foudroyants. — Que fais-tu ? Elle lutta pour lui résister, pour déverser son façonnage contre lui. Mais son don ne lui appartenait plus. Il faisait partie désormais d’une force bien plus grande. Il n’était plus qu’un fil imbriqué dans la trame indestructible d’un pouvoir bien plus puissant. Un pouvoir colossal, une arme au-delà de sa portée qu’elle ne pouvait pas davantage manier que l’enfant le glaive d’un soldat. Le Tisserand la dévisageait, les yeux plissés. Tout à coup, elle ne pouvait plus respirer. — Pourquoi ? lui demanda-t-il. Pourquoi fais-tu une chose pareille ? Avant qu’elle puisse répondre, Fetnalla sentit l’intrusion d’un autre pénétrer dans son esprit, un autre qui possédait aussi de la magie. Cette magie n’était pas aussi puissante que celle du Tisserand, mais elle était considérable. Et celui qui la maniait s’emparait de l’arme redoutable, l’arme tissée avant lui par Dusaan. — Non ! rugit le Tisserand. Cette seconde présence parvint à briser l’emprise que le Tisserand avait sur elle. Fetnalla sentit cette autre force croître en elle, comme si elle se nourrissait, à travers elle, de la magie des autres Qirsi. Lorsque cette autre force égala la puissance du Tisserand, alors la magie se libéra. Dusaan lutta pour s’en emparer, la ravir à l’autre présence, et Fetnalla comprit qu’elle était devenue un champ de bataille, que le sort des Terres du Devant dépendait de l’issue du combat qui se livrait en elle, pour sa magie. Son hésitation ne dura que quelques secondes. Ne le laisse pas gagner. Ce qui se déroulait en elle avait une explication, une explication liée aux lois naturelles qui gouvernaient la magie qirsi. Fetnalla s’en moquait. C’était Evanthya qui combattait le Tisserand, c’était elle qui luttait pour garder le contrôle de sa magie, elle qui lui donnait la force de résister. Je te donne ma force, lui avait dit son amour. Et Fetnalla s’en empara. Combien de fois avait-il cédé au découragement, combien de fois avait-il cru cette guerre perdue avant de découvrir que tout espoir n’était pas mort ? Mais cette fois, Grinsa était vaincu. Les membres brisés, son pouvoir épuisé, il ne pouvait plus rien entreprendre pour combattre le Tisserand et son armée. Lorsqu’il avait entendu cette question : « Que fais-tu ? », il avait pourtant levé les yeux sur le visage du Tisserand. Devant le doute qu’il avait lu dans son regard, il avait osé reprendre espoir. Peut-être restait-il une chance de sauver tout ce à quoi il tenait. En pensée, il avait scruté le terrain et découvert la femme. Il restait de nombreux Qirsi dans l’armée du Tisserand, mais celle-ci ressortait comme une gemme sur un lit de pierres. Il l’avait sentie éclatante, provocante, affligée, fière. Sans se demander qui elle était, ou pourquoi elle agissait de la sorte, il avait plongé en elle à la recherche de sa magie, et s’en était emparé avec toute la force qui lui restait. À peine avait-il saisi le pouvoir de l’inconnue qu’il se découvrait face à une force considérable. Tous les serviteurs du Tisserand, au moins ceux qui possédaient le don de façonnage, s’étaient offerts sur son ordre à leur chef. Leur don, tissé par Dusaan pour frapper, ne faisait plus qu’un. Si Grinsa parvenait à s’en emparer, à l’arracher au contrôle de Dusaan, il était sien. Mais il était faible, blessé, désespéré et, sans cette femme, il aurait encore une fois échoué. Sa magie l’emplit comme une source bienfaisante, renouvelant ses forces, lui redonnant de l’énergie et le courage de se battre. Cela pourtant ne suffisait pas à vaincre le Tisserand. Il avait besoin d’aide. Et ce fut Tavis de Curgh qui vint à son secours. Malgré tout ce que le jeune homme avait été dans le passé, il était devenu un homme courageux et d’une rare perspicacité. Grinsa l’entendit crier, le vit lever son épée et charger seul les lignes des rebelles. C’était un acte insensé, un élan vers la mort, mais c’était aussi le dernier geste auquel le Tisserand s’attendait. L’attention de Dusaan vacilla un instant, une brève seconde, mais elle suffit. Se jetant sur la magie, l’arme puissante et effilée que la femme lui offrait, Grinsa l’arracha au Tisserand et, sachant que cette occasion serait la dernière, il le frappa de toute la force qui lui restait. Dusaan fut jeté à bas de sa monture comme balayé par la main d’un dieu. Un cri assourdissant mêlé d’incrédulité, d’angoisse et de fureur s’échappa de la gorge de l’homme qui tomba à terre, juste devant son armée. Il s’agita, conjura sa magie, hurlant de fureur. Et Grinsa le frappa une seconde fois, d’un coup écrasant, fatal, qui le réduisit au silence et débarrassa les Terres du Devant de sa malveillance et de sa terrifiante magie. Durant un court instant, tous les hommes et toutes les femmes présents sur le champ de bataille retinrent leur souffle. Qirsi, Eandi, personne ne fit un geste. Grinsa n’entendait que le souffle de la brise sur les herbes de la plaine. Et puis ce fut le tumulte. Elle entendit le roi appeler ses hommes au combat, et vit plusieurs de ses camarades tourner bride et fuir plutôt que d’affronter le fer eandi sans le secours et la tutelle du Tisserand. Nitara ne prêta attention à aucun d’entre eux. Dusaan était mort. Son cœur venait de se briser. Elle ne pouvait se résoudre à combattre ni à fuir, ni même à songer à sa survie. La vengeance était tout ce qui lui restait. Et elle la prit. La femme qui les avait trahis se tenait immobile, les yeux fixés sur le corps sans vie du Tisserand, inconsciente de ce qui se déroulait autour d’elle. Une larme roulait sur sa joue. Nitara ne s’y arrêta pas. Elle brandit son épée, éperonna les flancs de sa monture et s’élança sur elle. — Pour mon peuple ! cria-t-elle en faisant tournoyer son arme. La femme leva les yeux, vit le cheval et sa cavalière lancés sur elle, mais ne fit pas un geste. La lame l’atteignit sur le côté, et elle tomba sur le sol sans une plainte. Nitara tira sur les rênes de son cheval et sauta à terre pour se précipiter sur sa victime. Du sang jaillissait de la blessure, assombrissant l’herbe et la terre. Nitara n’y jeta pas un regard. Soulevant son épée à deux mains, le cœur débordant d’une haine aveugle, elle visa la gorge. — Pourquoi ? cria-t-elle dans un accès de larmes. Pourquoi l’as-tu trahi ? La femme regardait le ciel, un léger sourire aux lèvres. — Mon amour, murmura-t-elle. Et ce fut tout. — Dis-moi ! cria Nitara. Mais la mort lui avait ravi sa réponse. — Sois maudite ! Brusquement consciente de la bataille qui faisait rage autour d’elle, elle releva les yeux. Trois soldats eandi avançaient sur elle, l’épée tirée. Tout guerrier raisonnable aurait battu en retraite pour reprendre le combat un autre jour. Mais pour Nitara, la vie n’avait plus aucun sens. Le monde s’était vidé de sa substance. Alors, un sourire féroce aux lèvres, elle leva son arme et attendit ses assaillants. 13 Pronjed n’arrivait pas à croire que leur sort ait tourné aussi vite. D’un instant à l’autre, tout avait basculé. Alors que le Tisserand et son armée étaient sur le point de remporter la victoire, le Tisserand était mort, et son armée éparpillée sur le champ de bataille était en déroute. Certains continuaient de se battre, d’autres fuyaient. Avant la guerre, Pronjed avait envisagé plusieurs issues possibles. La principale tournait autour du fait que Dusaan jal Kania ne l’aimait guère et qu’il pouvait bien décider de le supprimer dès la fin des combats. Mais jamais le Premier ministre n’avait imaginé voir la défaite du Tisserand. Jamais il n’aurait cru le voir mort. Il n’avait pas grand intérêt à poursuivre la lutte. Quels que fussent ses sentiments envers les Eandi, il se savait bien incapable de tenir longtemps devant leur armée. Ses pouvoirs étaient considérables. Doté de la magie de la persuasion et du façonnage, il pouvait se frayer un passage grâce à eux au milieu des soldats. Et si ces pouvoirs ne marchaient pas, il maîtrisait aussi les brumes et les vents. Il préférait néanmoins s’éclipser discrètement et seul, de préférence. La question était de savoir où aller. Proclamé traître et condamné à mort en Aneira, ce royaume lui était désormais interdit. Il ne pouvait pas plus rester en Eibithar où son accent le désignait comme l’ennemi. Il n’avait aucune envie de vivre à Braedon ou Wethyrn. Les nobles de l’empire n’étaient pas près de faire confiance à un Qirsi et Wethyrn, malgré tous ses charmes, était simplement trop petit et trop faible pour assurer ses intérêts. Restaient Caerisse ou Sanbira, tous deux au sud-est. Son choix fut rapidement établi, et il tourna sa monture dans cette direction, prêt à s’élancer au grand galop. — Halte là, Qirsi ! C’était une voix de femme, jeune mais non dénuée de courage. Sans doute une noble, probablement une duchesse. De Sanbira, s’il en jugeait à son accent. Pronjed fit lentement demi-tour. Elle avait l’air encore plus jeune que sa voix le supposait, et elle était aussi belle qu’on pouvait s’y attendre de la part d’une noble de ce royaume du Sud. Ses cheveux et ses yeux étaient du même noir de jais. Ses longues jambes et sa silhouette élancée lui donnaient plus l’allure d’une danseuse du Festival que d’une guerrière, mais elle tenait son épée bien en garde, et Pronjed ne doutait pas qu’elle savait parfaitement s’en servir. Quatre hommes l’accompagnaient, tous armés d’arcs. À voir la façon dont ils tenaient leur engin, le ministre eut le sentiment qu’ils étaient épéistes et non archers, mais les arcs étaient bandés et ils le tenaient en joue, leurs flèches tendues. Ils n’étaient peut-être pas doués, se dit le ministre, mais l’un des quatre pouvait très bien toucher sa cible. Pronjed était façonneur, il avait la capacité de briser les arcs avant qu’ils ne tirent, il n’était pourtant pas sûr d’y réussir du premier coup. — Duchesse, fit-il dans l’intention de gagner du temps. Avant d’agir, il devait prendre la mesure de cette jeune femme audacieuse. — Jetez vos armes et mettez pied à terre. Il éclata de rire. Elle était peut-être courageuse, mais elle était trop jeune et trop stupide pour représenter un danger réel. — Mes armes ? Il dégaina son épée et la jeta sur le sol, devant elle. — Voilà. Vous sentez-vous réellement plus en sûreté ? — Bien sûr que non, ministre. Mais mon père m’a toujours dit que, pour désarmer un ennemi, il faut commencer par les armes les plus évidentes. Le titre qu’elle avait employé pour s’adresser à lui éveilla la curiosité du sorcier. — Nous serions-nous rencontrés, madame ? — Je ne crois pas. Vous m’avez prise pour une duchesse, je vous prends pour un ministre. Est-ce si étrange ? Elle n’était peut-être pas si bête. — Qui êtes-vous ? — Pied à terre, Qirsi ! répliqua-t-elle. Nous aurons tout le temps ensuite de faire connaissance. — Tout de même, reprit Pronjed en libérant sur elle son don de la persuasion, je serais heureux de le savoir. — Je m’appelle Diani. Je suis duchesse de Curlinte. Bien sûr. Il avait entendu parler d’elle et de la tentative d’assassinat dont elle avait été victime. — Enchanté, Lady Curlinte. Mais je vais rester sur mon cheval. Je ne pense pas, voyez-vous, que votre reine, ou le roi d’Eibithar, soit bien disposé à l’égard d’un homme tel que moi. Qu’en pensez-vous ? — Vous avez raison. Les soldats, le front soucieux, échangeaient des regards perplexes. — Madame, dit l’un d’entre eux. La duchesse sursauta et regarda Pronjed, les yeux brillants d’un regard à la fois horrifié et indigné. — Que m’avez-vous fait ? — Comme vous le constatez, madame. Cette épée est la moindre de mes armes. Avant qu’elle ait le temps de donner l’ordre à ses hommes de l’abattre, Pronjed brisa leurs arcs et, après réflexion, leurs épées. Comme la duchesse, les quatre hommes le considéraient avec stupéfaction et inquiétude. — Maintenant, je vous laisse, dit le ministre. À moins que vous n’ayez l’intention de me désarçonner à mains nues, ajouta-t-il avec un sourire ironique. Mais la duchesse n’était pas prête à céder. Tirant son poignard, elle avança vers lui. — Descendez de cheval, ordonna-t-elle. Après une courte hésitation, ses soldats l’avaient suivie. — Ne soyez pas stupide. Je vais vous piétiner. Si je ne vous brise pas la nuque d’abord. — Alors faites-le. Car je n’ai pas l’intention de vous laisser fuir. En temps normal, il se serait débarrassé de cette femme et ces quatre hommes sans y penser. Mais la matinée avait été longue et il avait beaucoup sollicité ses pouvoirs pour le compte du Tisserand. Il pouvait les tuer tous les cinq, mais il n’était pas sûr d’être ensuite assez vaillant pour affronter d’autres obstacles dans sa fuite. — Écartez-vous ! s’exclama-t-il en conjurant de nouveau son don persuasif de l’illusion. La duchesse fit un pas de côté, puis trébucha comme si elle résistait à son pouvoir. Elle porta une main à sa tempe en grimaçant. — Ne le laissez pas s’échapper ! cria-t-elle à ses hommes ses dents serrées. Les soldats qui avaient aussi tiré leurs poignards se tenaient épaule contre épaule devant Pronjed. Le sorcier lisait l’hésitation sur leur visage, mais rien ne lui disait qu’ils avaient l’intention de s’enfuir. Avec répugnance, il fit appel à son don de façonnage. Au premier contact sur son esprit, Pronjed crut d’abord que le Tisserand n’était pas mort et qu’il l’aidait dans ce combat. Mais au lieu de sentir sa magie galvanisée par cette présence, il la sentit domptée. L’autre Tisserand, comprit-il. Cet homme avait perçu son pouvoir et s’en était emparé. Tout à coup, sa magie du façonnage lui échappait. Il se tourna alors vers son don de la persuasion, mais il ne put davantage l’utiliser. Brumes et vents. Rien. — Non ! cria-t-il sans réfléchir. Le son de sa voix sembla réveiller la duchesse et ses hommes qui s’élancèrent sur lui. Des mains puissantes s’emparèrent de sa jambe et de son bras et le firent basculer. Le ministre tomba lourdement sur le sol, où il se débattit, sans cesser de lutter contre l’intrus qui avait pris possession de sa magie. Mais il était sans défense. Et, quand il sentit la pointe acérée d’une dague appuyer sur sa gorge, il se raidit et cessa de lutter. La duchesse l’attrapa par les cheveux, et le tira en arrière, le forçant à la regarder. — Le moindre geste et je vous tue. Comme il aurait aimé briser sa lame ou mieux, contraindre la duchesse à la retourner contre elle, comme il l’avait fait avec Carden. Mais l’autre Tisserand n’avait pas relâché son emprise. — Apportez des cordes, ordonna la duchesse à ses soldats. Le fer est inutile avec des façonneurs. — Tout de suite, madame. — Ou mieux… Pronjed comprit ce qui allait lui arriver avant même qu’elle écarte son arme. À sa place, eut-il le temps de se dire, il aurait fait la même chose. Puis il sentit la douleur à la base de son cou et perdit connaissance. Les guérisseurs avaient ressoudé les os de sa jambe et de son corps. Ils avaient fait de leur mieux. La douleur au moins s’était apaisée. Keziah avait déjà vécu cette expérience, bien trop récemment. Elle savait qu’il lui faudrait plusieurs jours avant de pouvoir se déplacer à sa guise et sans gêne. Elle savait aussi qu’elle avait beaucoup de chance d’être encore en vie. Sans l’intervention d’Aindreas de Kentigern, elle aussi aurait fait partie des victimes du Tisserand et de sa guerre. — Où voulez-vous que nous vous portions, Premier ministre ? lui demanda l’un des guérisseurs lorsqu’ils eurent terminé de s’occuper de sa jambe. Vers le nord, Keziah entendit les soldats pousser des acclamations tonitruantes. Le Tisserand devait avoir été écrasé. D’une façon ou d’une autre, Grinsa l’avait vaincu. Keziah eut l’impression de vivre un rêve merveilleux ; pendant une courte seconde, elle redouta de s’éveiller pour découvrir que rien de ce qu’elle vivait tout à coup n’était vrai, que la guerre n’avait pas été livrée, que sa survie et celle de Grinsa restaient incertaines. — Je veux voir mon… Elle s’interrompit, les joues rouges. — Le Glaneur, se reprit-elle en hâte. Je veux voir le Glaneur. Je peux me débrouiller toute seule. Elle fit mine de se lever. Le guérisseur posa une main douce, mais ferme, sur son épaule. — Non, dit-il. Vous ne pouvez pas. Vous marcherez toute seule bien assez tôt. Demain peut-être, ou après-demain. Mais aujourd’hui, c’est moi qui vous porte. Elle allait protester, mais respirer lui était encore pénible, alors marcher. — Très bien, céda-t-elle. Il la souleva sans effort et se mit en route vers le centre des lignes eandi. Dans les bras du guérisseur, Keziah se prit à penser à Fotir, Kearney et même Tavis de Curgh, se demandant s’ils étaient en vie, espérant désespérément que oui. Elle cherchait déjà le Premier ministre de Curgh lorsqu’il la vit et prononça son prénom. Il courait vers elle, le visage illuminé comme celui d’un enfant la Nuit de Bohan. — Vous êtes en vie ! s’exclama-t-il avec un profond soulagement. Tout à l’heure, Grinsa et moi avons craint le pire. Il s’adressa au guérisseur. — Merci. Je vais la porter. Le guérisseur, un sourire amusé aux lèvres, interrogea la ministre du regard. — Je suis d’accord, dit-elle en lui rendant son sourire. Vous pouvez compter sur lui pour que je ne mette pas un pied à terre. — Dans ce cas, approuva le guérisseur, je vous la cède ! Fotir prit Keziah entre ses bras. — Merci, dit-elle au guérisseur qui s’en allait. — De rien, Premier ministre. Faites attention à votre jambe. — Je n’y manquerai pas. — Que vous est-il arrivé ? lui demanda Fotir lorsqu’ils furent seuls. Elle croisa son regard avant de détourner les yeux, brusquement consciente de leur embarras lorsqu’ils s’étaient séparés la veille. — Le Tisserand a envoyé un façonneur pour me tuer. — Décidemment ! Qu’avez-vous donc avec les façonneurs ? — Attention, Premier ministre. Si mes souvenirs sont exacts, vous êtes façonneur. Ce fut au tour de Fotir de détourner le regard. — Exact. Quoi qu’il en soit, je suis heureux que vous ayez été plus forte que lui. — En fait, c’était une femme et c’est le duc de Kentigern qui m’a sauvé la vie. Fotir la dévisagea, ses yeux brillants écarquillés de stupeur. — Kentigern ? — Oui. Il est venu à mon secours. Il… Peu désireuse de s’étendre sur le sujet, elle hésita. — Il avait à cœur de restaurer l’honneur de sa maison. — Peut-être l’a-t-il fait en vous sauvant la vie. Elle se doutait que la rédemption ne serait pas aussi simple pour le peuple de Kentigern, mais elle hocha la tête et acquiesça. — Oui, peut-être. Leurs regards se croisèrent. — Où est Grinsa ? — Je vous conduis à lui. Fotir se mit en route et ils passèrent devant des groupes de soldats, certains blessés, d’autres souriant, partageant leur récit de la dernière bataille. — Il a été blessé, reprit Fotir. Le Tisserand lui a brisé les deux jambes et l’épaule. — Mais il est en vie, se rassura Keziah. — Oui. Et il va être très heureux de vous voir. Ils arrivèrent auprès de son frère quelques instants plus tard, et Fotir la déposa sur le sol à côté de lui. Trois guérisseurs étaient agenouillés auprès de Grinsa, les mains sur ses jambes et son épaule. Le Glaneur avait les yeux fermés et son visage luisait d’une fine couche de sueur. — Grinsa, dit-elle choquée de le voir dans cet état. Il souleva aussitôt les paupières. — Kezi ! Il lui serra la main si fort qu’elle fit la grimace. — J’ai eu si peur de t’avoir perdue. Est-ce que tu vas bien ? — Pas trop mal. Mieux que toi, on dirait. Elle vit son front se plisser. — Je vais bien. J’étais seulement en train d’aider les guérisseurs. — S’il vous plaît, parlez-lui, Premier ministre, dit l’une d’entre eux, une femme déjà âgée. Il doit se reposer. — Plus vite vous aurez terminé avec moi, plus vite vous pourrez en secourir d’autres. La guérisseuse, le regard suppliant, attendait la réponse de Keziah. — Je crois qu’il est préférable que tu écoutes tes médecins, conseilla-t-elle en levant les yeux sur Fotir. N’ai-je pas raison ? Mais le ministre, la mine préoccupée, regardait vers le nord. — Excusez-moi, dit-il en s’éloignant sans leur prêter attention. Keziah revint à son frère qui haussa les épaules. — Raconte-moi ce qui s’est passé, le pria-t-elle alors. Grinsa lui décrivit sa bataille avec le Tisserand et, pendant un long moment, elle fut si captivée par ce récit qu’elle oublia Fotir, Aindreas et la femme qui avait failli la tuer. — Sais-tu qui est cette femme qui nous a tous sauvés ? lui demanda-t-elle lorsqu’il eut terminé. — Non. Mais le Tisserand lui a parlé, d’autres rebelles doivent la connaître. Je crains pour sa vie. Keziah opina en silence. — Et toi ? Elle lui raconta son histoire, omettant une fois de plus l’échange entre la femme qirsi et Aindreas de Kentigern. Grinsa sembla comprendre qu’elle éludait. — Tu as eu de la chance que le duc survienne de cette façon. Elle détourna les yeux vers les guérisseurs. — Oui. Grinsa qui l’observait attentivement respecta sa réserve. — Sais-tu ce qui est arrivé à Tavis de Curgh ? — Non, répondit Grinsa sombrement. Je l’ai vu charger les lignes qirsi, mais après, j’ai perdu sa trace. — Je suis sûre qu’il va bien, lui offrit sa sœur. Elle savait combien ses mots sonnaient creux, mais elle voulait le réconforter. — Tu avais raison à son sujet. Il devait jouer un rôle dans cette guerre. Grinsa allait répondre lorsque les guérisseurs s’écartèrent de lui. — Nous ne pouvons rien de plus, Glaneur, lui dit la femme. Le temps fera son œuvre. Les os de vos jambes se sont bien redressés, vous devriez être capable de marcher dans quelques jours. Votre épaule… Elle hésita. — Elle avait déjà été cassée… Grinsa se dressa avec un sourire que Keziah jugea contraint. Elle eut de la peine pour lui. — Ce n’est pas votre faute, guérisseurs. Dites-moi franchement ce qu’il en est. — Vous serez capable de bouger votre bras, mais pas aussi bien qu’avant. Et votre épaule ne sera jamais parfaitement droite. Il opina, avec un nouveau sourire. — L’issue aurait pu être bien pire. Merci, à vous tous. Ils se levèrent, s’inclinèrent et s’en allèrent. — Je suis désolée, Grinsa. — Ce n’est rien. Il plongea le regard dans celui de sa sœur. — Vraiment, Kezi. Par rapport au reste, c’est une broutille. — Évidemment, dit-elle. Mais ses yeux étaient pleins de larmes. — Nous devons trouver quelqu’un pour nous aider, et chercher le roi et Tavis. — Tu as raison. — Quelle paire nous faisons ! s’exclama-t-il en riant. Incapables de marcher, à peine capables de nous asseoir. C’est un miracle que nous ayons survécu ! Mais Keziah n’était pas plus dupe que son frère. Elle était en vie parce qu’Aindreas s’était sacrifié pour elle. Grinsa avait vaincu parce qu’une femme de l’armée qirsi avait osé s’opposer au Tisserand, malgré la mort qu’elle encourait en agissant de la sorte. Leur survie n’avait rien de miraculeux. Elle avait été achetée au prix de beaucoup d’autres vies. Tavis était au milieu du champ de bataille. Dans sa main, son épée était prête. Il pivota, à la recherche d’un nouvel assaillant. Qu’il tue ou soit tué lui importait peu. Il voulait seulement se servir de son épée, sentir sa lame pourfendre la chair, accrocher le métal d’une armure, ou croiser une autre lame. Il avait passé deux Qirsi par le fil de son épée depuis la mort du Tisserand. Ce n’était pas assez. Loin de là. — Venez ! cria-t-il en voyant les soldats eandi pourchasser les quelques renégats qui restaient sur le champ de bataille, scrutant la plaine pour en trouver un lui-même. Bande de lâches ! — Tavis ! Il ignora la voix, bien qu’un instant il crût reconnaître celle de son père. — Tavis, baissez votre arme ! C’était peut-être Xaver, se dit-il les yeux brouillés par la rage et le chagrin. Peut-être était-il entouré de spectres, les ombres de tous ses morts. — Tavis, répéta la voix plus douce et plus proche. Il pivota sur ses talons, prêt à frapper le cheveux-blancs qui lui faisait face. — Si j’y suis contraint, je peux briser votre lame. Tavis, reconnaissant Fotir, cligna les yeux. — S’il vous plaît, monseigneur. Le jeune homme baissa la garde, brusquement écrasé de fatigue. — Premier ministre, murmura-t-il. — Je suis désolé, monseigneur. Perdre l’un d’eux aurait été terrible. Mais tous les deux… Tavis vit son regard empreint d’une profonde tristesse. — Notre maison n’a jamais connu de jour si sombre. Tavis aurait dû savoir que répondre, mais sa rage de combattre s’était évanouie, le laissant complètement épuisé. Il n’aurait même pas pu pleurer. Il hochait simplement la tête, les yeux fixés sur le sol à ses pieds. — Laissez-moi vous raccompagner au camp, monseigneur. Grinsa est impatient de vous voir. — Il a survécu, lâcha Tavis. — Oui, monseigneur. Il a été blessé, mais les guérisseurs l’ont soigné. Il se remettra. — Bien. Tant mieux. Fotir passa un bras autour de l’épaule de Tavis et le guida vers les lignes eandi. Ils n’avaient fait que quelques pas lorsque Tavis s’arrêta pour se tourner vers l’endroit où son père était tombé. — Je devrais… On ne peut pas la laisser là. — Il a déjà été porté dans votre camp, monseigneur. Maître MarCullet aussi. Ils se remirent en route. Tavis s’aperçut qu’il tenait toujours son épée, et la rengaina. — Ne devrions-nous pas envoyer un messager à ma mère ? demanda-t-il. — Franchement, monseigneur, je ne sais pas. Il serait plus facile pour elle d’apprendre ces nouvelles de votre bouche. Tavis releva les yeux sur le ministre. Il faillit lui donner l’ordre de préparer le message et le cavalier, tant il n’avait pas le cœur d’une telle conversation, mais quelque chose l’arrêta. Il se considérait comme un lâche depuis trop longtemps. Ses failles de combattant, la façon peu glorieuse dont il avait tué l’assassin à Wethyrn lui avaient fourni les preuves dont il avait besoin pour s’en convaincre. Malgré la honte que ses faiblesses lui inspiraient, il avait choisi de les accepter comme un trait immuable de son caractère. Aujourd’hui, alors qu’il s’était bien battu, il découvrait combien l’exploit sur le champ de bataille était une piètre mesure du courage. Et puis surtout, il était devenu duc de Curgh. Il ne voulait pas de ce titre, pas si tôt, pas dans ces conditions, mais il était désormais le sien. L’admission facile de ses propres limites était un luxe qu’il ne pouvait plus se permettre. — Vous avez raison, dit-il. C’est moi qui dois lui annoncer la mort de mon père. Il se redressa et parvint à sourire, même pauvrement. — Merci, Fotir. Je sais combien vous étiez proche de mon père et combien il appréciait votre présence au service de notre maison. Je ne suis pas à sa hauteur, mais j’espère sincèrement que vous resterez Premier ministre de Curgh. — Si vous le désirez, monseigneur, j’en serai honoré. — Merci, Fotir. — Lord Curgh ! Ils s’arrêtèrent et se retournèrent. Kearney avançait vers eux, suivi par Gershon Trasker et le baron de Shanstead. Tavis mit un genou à terre, comme Fotir. — Majesté. — Je vous en prie, levez-vous. Ils se redressèrent. — Je suis heureux de vous voir, Tavis. — Merci, Majesté. — La mort de votre père m’afflige profondément. Il était l’homme le plus admirable et le plus noble que j’aie connu. Le Royaume du Dessous va briller de sa présence. Je peux en dire autant de maître MarCullet. La maison de Curgh a payé un lourd tribut pour la liberté des Terres du Devant. Tous entendront parler de la valeur de ses fils. Tavis, les yeux brûlants, se détourna. — Merci, Majesté. — Vous alliez voir le Glaneur ? — Oui, Majesté. — Si vous le permettez, j’aimerais vous accompagner. Il mérite nos remerciements et plus encore. — Bien sûr, Majesté. Ils se remirent en route. Tavis s’essuya les yeux discrètement, dans l’espoir d’échapper au regard de Kearney. Tout à l’heure, il était incapable de la moindre larme. À présent, il ne pouvait les empêcher de couler. Ils trouvèrent Grinsa assis dans l’herbe avec sa sœur. Son visage avait la couleur de la cendre, et ses vêtements étaient tachés de sueur. Mais en voyant Tavis, un sourire éclaira ses traits fatigués et il leva la main pour l’accueillir. Kearney se précipita vers sa ministre, hésita brièvement puis s’agenouilla et lui déposa un baiser rapide sur la joue. — J’ai eu très peur pour vous, lui dit-il avec un sourire rayonnant. Les joues de Keziah se colorèrent légèrement. — Merci, Majesté. — Que vous est-il arrivé ? — Le Tisserand a envoyé un assassin pour me tuer. Sans l’intervention de Lord de Kentigern, je serais morte. — Aindreas ? s’exclama le roi, visiblement surpris. Où est-il ? — Il est mort, Majesté. Le sourire du roi s’évanouit. — Maudits soient les renégats ! Nos pertes sont nombreuses. — Tavis ? Grinsa surveillait le jeune homme avec appréhension, se préparant au pire. — Dites-moi. — Mon père, répondit Tavis d’une voix brisée. Et Xaver. Le Glaneur ferma les yeux et se mordit les lèvres. — Je suis désolé, Tavis. Ils le regardaient tous, les yeux pleins de pitié. Ils étaient compatissants, sincèrement affectés par ces disparitions, mais Tavis ne pouvait supporter leurs regards, ni leur sympathie. Il fît un brusque demi-tour et s’en alla rapidement. — Pardonnez-moi, Majesté, dit-il par-dessus son épaule. Tavis savait exactement où il allait ou, plus précisément, qui il cherchait : le seul homme de la Lande qui comprenait vraiment ce qu’il éprouvait, qui partageait son chagrin. Il mit un certain temps à trouver Hagan MarCullet, mais il finit par le découvrir, assis sur l’herbe, du côté sud du campement eandi. Il tournait le dos à l’armée, et Tavis ralentit, hésitant à briser sa solitude et sa souffrance. Il s’arrêta, décidé à faire demi-tour. Hagan se retourna. Des larmes roulaient sur le visage buriné du soldat, ses yeux étaient rouges et gonflés. — Je suis désolé, Hagan. Je… ne voulais pas vous déranger. L’homme l’accueillit la main ouverte. — Ce n’est rien, mon garçon. Viens. Il voudrait que nous soyons ensemble. Ils le voudraient tous les deux. Tavis, profondément ému de voir le capitaine retrouver la familiarité avec laquelle il le traitait étant enfant, approcha, et s’assit à côté de lui. Hagan avait une épée posée en travers de ses genoux. Celle de Xaver. — Tout ce que je lui ai appris, dit Hagan d’une voix posée malgré les larmes qui ruisselaient sur son visage. Je croyais que cela le préparerait à affronter n’importe quel ennemi, que cela le protégerait de… de tout ça. Il sanglota. — Ça n’aura servi à rien. — Non, Hagan, répondit Tavis en cédant à ses larmes. Vous ne pouviez rien faire pour nous préparer à cette guerre. Je n’échangerai contre rien toutes ces journées passées dans l’enceinte du château. Xaver non plus. Vos leçons étaient le plus important. Savez-vous combien il était fier d’être votre fils, de s’entraîner avec vous, d’entendre les gardes parler de vous avec autant de respect et d’admiration ? Même enfant, il aimait qu’on l’appelle la Pointe, parce que cela le désignait comme le fils de l’Épée, le fils de Hagan MarCullet. Votre enseignement était pour lui le meilleur, capitaine, comme pour moi. Hagan hocha la tête, sans cesser de pleurer. Tavis passa un bras autour de son épaule, et ne dit rien. Et ils restèrent ainsi, dos aux soldats, leurs visages réchauffés par le soleil et les cheveux caressés par la brise légère qui soufflait sur la plaine. Leurs larmes, partagées ainsi, étaient moins douloureuses. — Ces souffrances sont trop dures pour un garçon de cet âge, dit le roi avec un soupir en regardant Tavis s’éloigner. Grinsa partageait la souffrance du jeune seigneur, mais il pensait que les autres devaient commencer à le considérer avec ses yeux, surtout maintenant que le duché lui revenait. — Il n’est pas aussi jeune que vous le croyez, dit-il. Kearney tourna vers lui un front soucieux. — Il n’a passé sa Révélation que l’an dernier, Glaneur. Il a peut-être mûri, mais il reste un enfant. — Oui, c’est encore un enfant. Mais il est fort, et beaucoup plus sage que son âge ne le laisse supposer. Et il a beaucoup plus de courage qu’il ne le croit lui-même. Du regard Grinsa suivait la progression de Tavis entre les soldats. — Je ne l’aurais jamais dit quand je l’ai rencontré, mais je sais à présent qu’il fera un duc admirable. — Je suis d’accord avec vous, admit Kearney. Je me désole quand même qu’il doive faire ses preuves si jeune à la tête de son duché. Keziah posa une main apaisante sur le bras de son frère. Grinsa devait se taire. Elle avait bien sûr raison. Ils restèrent tous silencieux. Grinsa entendait les rires et les chants des soldats qui s’élevaient dans tout le campement. Cette joie était naturelle. Ils avaient remporté une grande victoire. Mais le cercle du roi, de ses nobles et de leurs ministres demeurait sombre. Trop de soldats étaient morts, trop de nobles avaient disparu. Et bien que le Tisserand fut mort lui aussi, le fossé entre Qirsi et Eandi restait ouvert, plus large qu’il ne l’avait été depuis des siècles. Un soldat de la garde royale approcha, son uniforme pourpre et or sale et taché de sang. — Pardonnez-moi, Majesté, dit-il en s’inclinant devant Kearney. Le Premier ministre m’a demandé de la prévenir quand la femme serait réveillée. — Quelle femme ? — Celle qui m’a agressée, répondit Keziah en s’attirant le regard du roi. C’est une façonneuse. Elle représente un danger pour nous tous. — Vous pouvez la contrôler, Glaneur, n’est-ce pas ? — Oui, Majesté, je le peux. — Tu as été blessé, Grinsa, objecta sa sœur. Il est trop tôt. — Ne t’inquiète pas Kezi, ça ira. Comme tu viens de le dire, elle est une menace pour tout le monde. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre. Kearney l’observait. — Vous êtes sûr ? — Oui. — Alors très bien. Qu’on l’amène ici, escortée par quatre soldats et autant d’archers. — Cela va être un problème pendant un certain temps, observa Marston sans s’adresser à quelqu’un en particulier. Beaucoup de renégats ont survécu à cette journée et nous ne connaissons pas leurs pouvoirs. Façonnage, feu, peut-être pire. Il va nous falloir des années pour les débusquer tous. Grinsa et Fotir échangèrent un regard, mais aucun d’eux ne prit la parole. — Le Glaneur sait, intervint Caius de Labruinn. N’est-ce pas ? D’un seul regard, un Tisserand est capable de deviner les pouvoirs d’un autre Qirsi. Ce n’est pas vrai ? — Ce n’est pas exactement ça, mais c’est vrai. Le silence, de nouveau, les enveloppa. Les propos de Shanstead et Labruinn troublaient Grinsa, mais il gardait ses doutes pour lui, au moins pour l’instant. Le garde ne fut pas long à revenir, en tête d’un petit escadron, dont tous les membres affichaient un regard inquiet. En leur centre, semblant presque une enfant à côté d’eux, avançait une jeune femme qirsi séduisante. Ses cheveux blancs flottaient librement sur ses épaules et ses yeux jaunes brillaient d’un vif éclat. Un sourire suffisant dansait sur ses lèvres pleines, mais son regard était attentif, son corps souple en alerte, comme si elle cherchait la première occasion de fuir. Une mauvaise tache sombre auréolait son front et une autre ourlée de sang marquait sa tempe. Dès qu’elle fut assez proche, Grinsa pénétra son esprit et s’empara de sa magie. La jeune femme, aussitôt, darda les yeux sur lui. — Alors c’est vous l’autre Tisserand, dit-elle lorsqu’elle fut devant eux. Elle prit le temps de l’examiner, comme si elle contemplait une lame que voulait lui vendre un marchand sur la place du marché. — Vous n’êtes guère impressionnant. — Qui êtes-vous ? lui demanda Kearney. La femme le dévisagea brièvement avant de revenir sur Grinsa. — Pourquoi préférez-vous ces imbéciles à votre propre peuple ? Le sang qui coule dans vos veines est-il si faible pour que vous vous considériez comme l’un d’entre eux ? — Je peux vous obliger à répondre aux questions du roi, répondit Grinsa impassible. Vous le savez. Elle pâlit, mais son sourire moqueur persista. — Ils vous tiennent bien en laisse, dirait-on. — Elle s’appelle Jastanne, avança Keziah. — C’est vrai. Dites-leur donc comment vous avez appris mon nom, Premier ministre. Keziah lui adressa un regard noir, en regrettant peut-être ses paroles. — Non ? Alors je vais m’en charger. Le duc de Kentigern le connaissait. Il a sauvé la vie de votre ministre uniquement parce qu’il en savait assez pour me chercher. Voyez-vous, c’était un traître. Il vous haïssait tellement, majesté, qu’il avait nouée une alliance avec notre mouvement dans l’unique but de sauver sa maison et de détruire votre royaume. Vous croyez qu’il est mort en héros, mais c’était un traître. Caius dégaina son épée. — Ce ne sont que mensonges, cheveux-blancs ! Mais ses yeux disaient ses doutes et l’indignation de sa voix ne masquait pas son désespoir. Marston de Shanstead était ébahi, comme les soldats qui entouraient la Qirsi. Grinsa la croyait. Il ne pensait pas seulement Aindreas capable d’un tel acte – il avait vu ce que le duc avait infligé à Tavis dans les geôles de Kentigern – il sentait la vérité dans les propos de cette femme. Le Tisserand n’avait que trop bien su les diviser. — Je peux vous prouver ce que j’avance. — Vous parlez du parchemin signé par le duc de Kentigern ? demanda le roi. La femme le dévisagea, tout sourire effacé, les yeux ouverts de stupeur. — Comment connaissez-vous l’existence de ce document ? — Croyez-vous réellement que le duc d’une maison majeure nouerait son sort avec votre conspiration ? — C’est ce qu’il a fait ! — Oui, avec mon assentiment. — C’est… Non ! Vous mentez ! Avec une rapidité stupéfiante, Gershon Trasker avait tiré son épée et posé sa pointe sur la gorge de la Qirsi. — Attention, cheveux-blancs, gronda-t-il. C’est au roi d’Eibithar que vous parlez ! Mais elle avait raison. Kearney mentait. Grinsa le sentait également. Pour une raison qu’il ignorait il avait choisi de protéger Aindreas et sa maison de la honte qui les menaçait. C’était une décision d’une générosité sans égale, une générosité que peu sauraient jamais. — Il s’est allié à notre mouvement ! Il vous a tous trahis ! — Non, dit le roi en souriant à son tour avec suffisance. C’est vous qu’il a trahie, et tous les vôtres. Et aujourd’hui, il a prouvé sa loyauté et sa bravoure. Maintenant, je vous pose à nouveau ma question : qui êtes-vous ? Elle ouvrit la bouche et la ferma, les mâchoires serrées. — Glaneur ? Grinsa l’effleura avec son don de persuasion. — Répondez-lui. — Je m’appelle Jastanne ja Triln. Je suis capitaine de navire marchand. — Quoi d’autre ? — Je suis chancelière dans le mouvement du Tisserand. — Quels sont ses pouvoirs ? demanda le roi. — En plus du façonnage, elle possède les brumes et le vent, et le glanage. Avant que le roi ne puisse poursuivre, une voix l’appelait de loin. Une voix de femme. La duchesse de Curlinte fit son apparition dans leur cercle, accompagnée de plusieurs soldats et d’un grand Qirsi qui marchait en titubant et qui saignait d’une blessure à la nuque. Comme Grinsa le savait déjà, cet homme était également façonneur, il possédait en outre le don de la persuasion, le glanage et les brumes et les vents. Il était sans aucun doute chancelier du Tisserand lui aussi. Grinsa s’empara de sa magie. — Vous ! s’exclama l’homme dans un souffle, les yeux écarquillés. C’est vous qui m’avez empêché de les tuer. — Oui. — C’est un ministre, Majesté, dit Diani. D’Aneira, si j’en juge à son accent. — Il est plus que cela, intervint Grinsa, au souvenir des descriptions qu’on leur avait faites lorsqu’il parcourait le sud du royaume avec Tavis. Si je ne me trompe, c’est le premier ministre d’Aneira. — Est-ce vrai ? interrogea le roi. Vous êtes Pronjed jal Drenthe ? Grinsa s’attendait à ce que l’homme nie, ou qu’il refuse de répondre, mais il opina en silence, non sans décocher un regard empli de haine au Glaneur. Diani, son épée en garde, n’avait pas lâché son prisonnier des yeux. — Il est façonneur, dit-elle. Il a utilisé une autre magie contre moi, une qui m’a forcée à faire des choses. Grinsa, comprenant où cela les menait soupira. — On l’appelle le don de la persuasion, de l’illusion, ou encore de l’influence. Marston s’était avancé pour venir aux côtés de la duchesse. Il regardait Pronjed d’un œil mauvais. — Quel que soit le nom de cette magie, cet homme est aussi dangereux que sa complice, peut-être plus. — Je suis d’accord, approuva le roi. Comment garder des Qirsi dotés de tels pouvoirs, Glaneur ? Vous ne pouvez pas les contrôler tout le temps, et nos armes sont inutiles. — Ils doivent être jetés en prison, déclara le baron sans ambages. Et être exécutés. Ce sont des traîtres et des meurtriers, ils ne méritent pas mieux. — Bien dit, jeta Gershon. Keziah regarda le capitaine, mais resta silencieuse. Caius serrait la garde de son épée, comme s’il n’attendait que d’assener le coup lui-même. Mais il se tenait en retrait des deux Qirsi. — Comment exécuter un façonneur ? Nos armes ne servent à rien. Marston désigna Grinsa du menton. — Le Glaneur peut les tuer. Il peut retourner leurs pouvoirs contre eux. — En effet, répondit Grinsa, mais je ne le ferai pas. — Que dites-vous ? s’étrangla le baron avec méfiance. — J’ai combattu pour les cours, et je suis heureux de l’avoir fait. Mais je n’exécuterai pas de prisonniers pour vous. — Même si le roi vous en donne l’ordre ? Grinsa soutint de regard de Shanstead sans ciller. — Même. — Vous savez ce qu’ils ont fait, ce qu’ils recommenceront si nous leur en donnons la chance. Et vous refusez ? Vous les cheveux-blancs, vous êtes tous les mêmes ! Xivled jal Viste avança sur Marston, le regard frémissant de colère. — Cheveux-blancs, répéta-t-il. Vous n’avez donc rien appris de cette épreuve, hein ? Le baron écarquilla les yeux. — Xiv, je… — Non, monseigneur. Vous devez m’écouter. Nous venons de traverser la guerre la plus terrifiante que nos pays ont connue depuis des siècles. Je n’aurais jamais imaginé voir autant de morts de toute ma vie, et encore moins en un seul jour. Et tous sont morts parce que nos peuples – le vôtre et le mien – préfèrent s’attacher à la couleur de nos yeux ou celle de nos cheveux respectifs plutôt que de s’attarder sur ce qui nous réunit. Cela doit cesser, monseigneur. Votre suspicion, vos préjugés, nous ne pouvons plus nous les permettre. Nous devons réussir à nous faire confiance, à oublier ces anciennes haines, une bonne fois pour toutes. Sinon, nous sommes condamnés à recommencer cette guerre. — Bien sûr, je sais tout ça, mais ce Glaneur… — Ce Glaneur vient de nous sauver tous, monseigneur. Il en a fait assez. Si vous n’êtes pas capable de le comprendre, alors je ne suis pas sûr de vouloir rester au service de votre maison. Sur ces mots, le ministre tourna les talons et s’éloigna, laissant son duc perplexe. — Il a raison, déclara Keziah en rompant le silence qui s’était installé entre eux. — C’est bon, Kez, ne dites rien, souffla le roi. — Non, Majesté ! Ne rien dire est ce que nous faisons depuis trop longtemps. Nous refusons de parler de ce sujet, dans l’espoir que le problème disparaîtra de lui-même et que fait-il ? Il nous détruit. Il faut en parler, cela ne peut plus attendre. — Tout cela peut être vrai, mais c’est une discussion que nous pourrons avoir après. — Après quoi ? Quand les morts seront enterrés ? Quand tous les renégats auront été pourchassés ? Quand les blessures de cette guerre se seront refermées ? Ou devrons-nous attendre plus longtemps ? Pourquoi ne pas le faire maintenant, avant que vos ducs ne rentrent dans leurs châteaux ? — Vous gaspillez votre salive, cousine, dit Jastanne un sourire insolent aux lèvres. Les Eandi ne changeront jamais. Ils nous haïssent et savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils ont peur de nous, peur de notre magie. Elle secoua la tête. — Non, vous ne pourrez pas les changer. Votre seul espoir était dans le Tisserand et son mouvement, et vous l’avez détruit. Kearney dévisageait la Qirsi comme s’il la voyait pour la première fois, puis son regard se tourna vers Keziah. — Nous n’attendrons pas longtemps. Discuter de ces sujets avant le départ des ducs me semble une excellente idée. Je vous donne ma parole d’organiser ce conseil. Mais pour l’heure, nous devons nous occuper de ces deux-là et de tous les renégats que nous trouverons. — Majesté… — Il suffit, Marston. Je n’ai aucune intention de forcer le Glaneur à faire une chose qu’il refuse de faire volontairement. — Merci, Majesté, dit Grinsa. — Néanmoins, Grinsa, poursuivit le roi, je suis d’accord avec le fait que cet homme et cette femme doivent être exécutés, et j’ai besoin de savoir si vous avez l’intention d’intervenir en leur faveur. Grinsa vit les regards se tourner vers lui, attentifs. Gershon n’avait pas lâché son arme, comme la duchesse, Caius et d’autres soldats. Le Glaneur les sentait prêts à se jeter sur lui s’ils l’estimaient nécessaire. — Non, Majesté. Je n’ai pas de telles intentions. Si vous jugez qu’il est nécessaire de les mettre à mort, faites-le. Kearney opina. Keziah considéra son frère avant de prendre la parole. — Vous devriez leur bander les yeux, Majesté. Qu’ils gardent les poings liés et attachez-leur les chevilles. Vous devriez aussi les faire garder par des archers en permanence. — Merci, Premier ministre. Vous avez entendu, ajouta-t-il à ses soldats. Occupez-vous de cela immédiatement, et faites les préparatifs pour leur exécution. Je veux qu’ils soient morts avant la nuit tombée. Sur ces mots, il salua le Glaneur et s’en alla d’un pas vif, suivi de près par Shanstead, Labruinn et les autres. — Je suis désolée, soupira Keziah lorsqu’ils furent seuls. — De quoi ? — D’avoir dit à Kearney comment les surveiller. Je veux qu’ils meurent. Je n’aurais jamais imaginé être un jour d’accord avec Marston, mais en dépit du reste, c’est le cas : ils méritent la mort. — Je partage aussi cet avis, Kezi. Elle le regarda avec suspicion. — C’est la vérité, assura-t-il en se sentant terriblement las. Seulement je ne voulais pas être mêlé à leur exécution. Est-ce si difficile à comprendre ? Sa sœur eut l’air peiné. — Non, pas du tout. J’aurais dû le comprendre. — La journée a été rude, pour tout le monde. D’un geste de la main, elle appela un soldat. — Je vais chercher de quoi manger. Tu m’accompagnes ? Tu dois être affamé. — Je mangerai plus tard, lui répondit son frère dans un sourire. Avant cela, je voudrais parler à Cresenne. — Bien sûr. Le soldat aida Keziah à se mettre debout. Ils s’éloignèrent, laissant Grinsa absorbé dans ses pensées. Il était tellement épuisé qu’il aurait pu dormir pendant des heures. Il ne savait même pas combien de temps il pourrait se maintenir dans les rêves de Cresenne, mais il se faisait tard. Elle n’allait pas tarder à se réveiller sur une nouvelle nuit solitaire, et il ne voulait pas attendre une journée de plus pour lui annoncer la mort du Tisserand. B ferma les yeux et dirigea son esprit vers le château d’Audun. Il ne fut pas long à la trouver et pénétra avec délicatesse dans les pensées endormies de la jeune femme. Immédiatement, il sentit la douleur qu’elle avait dans la poitrine, et redouta d’apprendre qu’elle avait été de nouveau attaquée. — Cresenne ! s’écria-t-il en la voyant. Elle tourna les yeux vers lui, fit un pas hésitant. Il s’aperçut tout à coup qu’il était assis dans son rêve, comme dans la réalité. — Tout va bien, lui dit-il. C’est moi. — Grinsa ? — Oui. J’ai été blessé, mais je vais bien. Elle courut vers lui et tomba sur les genoux à ses côtés. Malgré les cicatrices qui se voyaient toujours sur son visage, Grinsa ne l’avait jamais trouvée aussi belle. Elle l’embrassa légèrement sur les lèvres puis recula pour le voir, un mélange de peur et d’espoir au fond des yeux. Il lui posa la main sur la joue. — Il est mort. C’est terminé. Elle le dévisagea, muette, puis des larmes roulèrent sur son visage et elle se mit à sangloter. — Tu es sûr ? — Oui. Il ne peut plus te faire de mal. Il s’aperçut qu’il pleurait lui aussi, malgré son sourire. — Une femme m’a attaquée aujourd’hui. J’ai failli mourir, et elle a presque réussi à m’arracher Bryntelle. Je suis allée me coucher en pensant que cela n’aurait jamais de fin, que j’étais condamnée à repousser ses serviteurs et à vivre dans la hantise de ses rêves jusqu’au jour où il réussirait à me tuer. — J’ignore combien de ses fidèles sont encore en vie, dit Grinsa. Mais Dusaan ne viendra plus jamais hanter tes rêves. Elle passa les bras autour de lui et ils restèrent un long moment enlacés. — Comment les combats se sont-ils déroulés ? demanda-t-elle enfin. Elle s’écarta brusquement. — Et Keziah, comment va-t-elle ? — Bien. — Tavis ? — Il… C’est compliqué. Il a survécu à la bataille, mais son père et son meilleur ami ont été tués. — Oh, c’est terrible. Je suis désolée pour lui. — Tu m’as dit que Bryntelle t’a presque été arrachée. Est-elle… — Elle est juste à côté de moi. Trin l’a sauvée. Il nous a sauvées toutes les deux. — Trin ? s’exclama-t-il abasourdi. Elle opina. — Trin, répéta-t-il avant d’éclater de rire. Quelle journée ! — Raconte-moi ce qui s’est passé. — Pas maintenant. J’ai besoin de me reposer. Mais bientôt, tu sauras tout, je te le promets. — Très bien. Elle l’embrassa, plus longuement cette fois-ci. Puis elle lui offrit ce sourire radieux dont il se souvenait si bien et qu’il n’avait pas revu depuis leur rencontre. — Je t’aime. — Moi aussi. Il ouvrit les yeux sur le soleil déclinant, ébloui par sa lumière. Il resta immobile un moment puis se força à se lever, grimaçant de la douleur qu’il ressentait dans son épaule. Ses jambes tenaient bon. Les guérisseurs avaient bien travaillé. Et il se tourna vers le champ de bataille. Le corps de Dusaan gisait au même endroit parmi les herbes. Les autres dépouilles, qirsi comme eandi, avaient été ramassées. Mais le Tisserand avait été oublié, à moins que personne n’ait eu le courage de s’en approcher. Grinsa l’effleura de sa magie, cherchant un signe de vie, comme un guerrier aurait testé le corps de son ennemi du bout de son pied. Rien. Dusaan était bel et bien mort ; sa guerre était finie. Pendant des cycles, peut-être des années, tous les royaumes des Terres du Devant paieraient les conséquences des actes de cet homme et de son mouvement. À l’instant même, Grinsa entendait Gershon Trasker diriger d’une voix forte les archers qui ne tarderaient pas à exécuter Jastanne et Pronjed. Dans les prochains jours, des parents allaient pleurer la mort de leur enfant disparu au combat ; frères et sœurs allaient apprendre les premières et douloureuses leçons de la guerre ; les amants brutalement esseulés allaient voir leurs pires craintes réalisées. Mais le pays allait aussi commencer à panser ses blessures. Du moins Grinsa l’espérait. Sur toutes les Terres du Devant la suspicion était profonde, elle s’étendait dans toutes les directions, comme les fissures sur une terre desséchée. Il faudrait du temps, il le savait, avant que la confiance renaisse. Mais il percevait des signes avant-coureurs. Kearney avait menti pour protéger l’honneur de Kentigern. Les soldats de la garde royale traitaient aussi bien Keziah que Tavis avec la courtoisie et le respect qui leur étaient dus. Ce n’était presque rien, à peine la promesse d’un germe. Mais c’était un début, une espérance. Et à la fin de cette terrible journée, alors que tant de sang avait été versé, tant de vies fauchées, alors que le Tisserand avait été si près de les précipiter dans le chaos, Grinsa n’en demandait pas plus. 14 Curgh, royaume d’Eibithar, ascension de la lune de Morna Ils restèrent sur la Lande plusieurs jours, occupés à ramasser les morts, et à construire les bûchers avec les maigres buissons trouvés parmi les herbes de la plaine. Leur fumée noire s’élevait dans le ciel clair des semailles. Sous l’insistance de Kearney et de la reine de Sanbira, même les renégats avaient eu droit aux honneurs des funérailles. Un seul bûcher, qui avait fumé longtemps, avait rassemblé toutes leurs dépouilles. Seul le cadavre du Tisserand avait été abandonné au soleil, livré aux corbeaux et vautours qui s’étaient disputés ses restes. Le père de Tavis et Xaver MarCullet avaient été confiés aux flammes le soir même de la bataille. Les étoiles scintillaient dans le ciel, et les croissants de lunes luisaient faiblement à l’est. Tavis s’était tenu aux côté de Hagan, son bras autour des épaules affaissées du capitaine, le regard brouillé par les larmes. Le jeune seigneur n’avait pas pleuré aussi longtemps depuis sa tendre enfance. Plus tard le même soir, Aindreas de Kentigern avait été allongé sur son propre bûcher, et Tavis avait assisté à sa crémation, traversé par un flot d’émotions aussi violent qu’une rivière en crue. Le lendemain matin, le dernier jour du cycle lunaire d’Adriel, il avait écrit un message à sa mère, l’informant de son retour à Curgh au début du cycle suivant, accompagné du roi et de ses nobles. Il avait envisagé de lui annoncer la mort de son époux en arrivant au château, dans l’espoir peut-être d’amoindrir sa douleur, mais elle devait être prévenue de la visite de Kearney, et elle préférerait apprendre la dramatique nouvelle autrement que sous le regard du roi et de sa cour. Il lui suffisait de lui annoncer simplement son retour pour qu’elle comprenne. Si Javan avait été en vie, c’eût été lui, et non son fils, qui lui aurait envoyé cette missive. D’abord, Tavis avait accueilli avec réticence le désir du roi de le raccompagner chez lui. Il appréciait beaucoup Kearney, mais même sans avoir accepté l’asile qu’il lui offrait dans son château de Glyndwr, il vivait depuis trop longtemps sous la protection de son souverain. Mais Kearney avait affirmé qu’il avait besoin, maintenant plus que jamais, de son aide. — Vous dirigez votre maison désormais, Lord Curgh. Personne, ami comme ennemi, ne doit avoir le moindre doute sur ma conviction absolue de votre innocence et vos capacités à gouverner une maison majeure. Son innocence. Tavis savait que, dans le royaume, certains vivraient jusqu’à leur dernier jour persuadés qu’il était l’assassin de Brienne, et il avait renoncé à vouloir convaincre quiconque du contraire. Mais il était assez sage pour reconnaître la générosité de l’offre de Kearney, et sa bêtise à la refuser. D’ailleurs, s’il avait voulu s’en passer, Fotir, qui demeurait Premier ministre, l’aurait convaincu d’accepter. — Il se met en danger pour vous, monseigneur, lui avait tranquillement dit le Qirsi. Beaucoup, dont certains ministres de sa cour, seraient prêts à lui assurer que vous ne valez pas cette peine et les risques qu’il encourt. — Je sais, avait répondu le jeune duc. Je n’ai pas envie de décliner son offre, je voudrais simplement un peu de paix. À ces mots, Fotir avait souri. — Je n’en doute pas, monseigneur. Et vous l’aurez bien assez tôt. Lorsque enfin ils s’étaient mis en route pour Curgh, Tavis était accompagné d’une foule de soldats, de nobles et de ministres. Kearney ne chevauchait pas seulement avec lui. Lathrop de Tremain, Caius de Labruinn, Marston de Shanstead et leur compagnie suivaient. Naturellement Grinsa était aussi présent, bien que légèrement contrarié parce qu’il était pressé de rentrer à la Cité des Rois pour retrouver Cresenne et Bryntelle. Tavis nota aussi que la duchesse de Curlinte avait préféré suivre Marston de Shanstead, auprès duquel elle chevauchait, plutôt que de s’en aller vers Sanbira avec sa reine. Bien avant d’arriver au château de Curgh, Tavis éprouva le sentiment de revenir enfin chez lui. Il n’avait pas vu la demeure de ses ancêtres depuis plus d’une année, depuis qu’il était parti avec son père et Xaver pour Kentigern. Entre-temps, il avait franchi le Golfe de Kreanna pour Wethyrn et s’était battu contre Cadel l’assassin sur la côte rocheuse de la Pointe. Et ce n’était que maintenant, encore à plusieurs lieues au sud de son château, sentant les premiers embruns portés par le vent, qu’il songeait aux falaises de Curgh et aux vagues de l’Océan d’Amon qui venaient s’y écraser en écumant. Ils arrivèrent devant les grands murs de la cité de Curgh dans la soirée du quatrième jour suivant leur départ du champ de bataille. La garde royale et les armées de Thorald et de Tremain s’arrêtèrent au pied des remparts et montèrent le camp à l’ombre de la ville. Kearney et les autres nobles suivirent Tavis. Au-delà des portes, ils furent accueillis par les acclamations de la population massée au bord de la rue. Pour Tavis, ce retour avait un goût amer et doux. Depuis Kentigern, il était convaincu qu’il n’entendrait jamais son nom crié avec tant de ferveur par le peuple de Curgh. Mais il sentait aussi le choc de ceux qui, sur leur passage, constataient l’absence de leur duc dans le cortège du roi. Dès qu’il eut franchi les portes du château, il sauta à bas de sa monture et se précipita dans les bras tendus de sa mère. Ils restèrent dans les bras l’un de l’autre, sans se soucier du roi ni du protocole, partageant leurs larmes, où se mêlaient le chagrin causé par la mort de Javan, la joie d’être enfin réunis, et le soulagement de la rédemption de Tavis. — Si j’avais pu le sauver, je l’aurais fait. — Je le sais. Enfin Shonah le relâcha, essuya ses larmes et fit une révérence devant son roi. — Pardonnez-moi, Majesté. — Je n’ai rien à vous pardonner, madame. Je vous prie d’accepter mes condoléances pour la perte de votre mari. Il était un chef avisé, un guerrier courageux et un ami irremplaçable. Le royaume entier déplore sa disparition. — Vous nous honorez, Majesté. — L’honneur est pour moi, madame, d’être accueilli en de telles circonstances. La duchesse fit une nouvelle révérence puis se tourna vers Hagan, resté sur son cheval. Elle le salua d’un sourire avant de scruter les rangs de l’armée de Curgh. Chancelante, elle se tourna vers Tavis. — Xaver ? murmura-t-elle. Tavis, la gorge nouée, secoua la tête. — Oh ! Hagan. Elle avança vers le capitaine et lui prit la main, le visage inondé de nouvelles larmes. — Je suis tellement désolée. Le capitaine opina en silence. Il était resté sur son cheval et regardait droit devant lui, la mâchoire serrée, luttant contre les sanglots qui l’étouffaient. Shonah déposa un rapide baiser sur la main du soldat et revint vers le roi et sa cour. — Soyez les bienvenus. Mettez-vous à votre aise. Des chambres ont été préparées pour vous et vos ministres. Nous célébrerons votre victoire contre les ennemis du royaume au cours du banquet ce soir. Le roi descendit de sa monture, imité par ses hommes et ils suivirent Shonah à l’intérieur du château. Tavis, un œil sur Hagan, se demanda s’il devait rester avec lui. — Laissez-le, lui glissa le Glaneur. Il nous rejoindra lorsqu’il sera prêt. Le jeune duc regarda néanmoins le capitaine s’éloigner avant d’emboîter le pas à Grinsa. Les jours qui suivirent furent consacrés aux festivités et aux cérémonies. L’investiture de Tavis fut simple, à l’image de bien des ordinations ducales. Depuis des siècles, les ducs de Curgh ne portaient pas de couronne, et ils n’avaient jamais possédé de sceptre ou d’autre signe symbolisant leur titre. Tavis hérita simplement l’épée de son père et, après une brève cérémonie dans la cour basse du château où il prêta serment de fidélité à la couronne d’Eibithar, il présida un nouveau banquet, celui-ci ouvert au peuple de Curgh. Le lendemain matin, un messager d’Heneagh se présenta, porteur d’un message de sympathie à Shonah et de félicitations pour le nouveau duc. Dans la même journée, des missives similaires arrivèrent de Domnall et Sussyn, deux maisons qui avaient soutenu Aindreas de Kentigern dans sa querelle avec le roi. — Ces témoignages pousseront peut-être le reste des maisons dissidentes à réintégrer leur place au sein du royaume, Majesté, avança Tavis en montrant les lettres à Kearney. Ils étaient dans le bureau de son père. — Espérons-le, répondit le roi dubitatif. Mais il faudra du temps à Galdasten et Kentigern pour analyser, comprendre et dépasser tous les événements de l’année. Le fils d’Aindreas est encore loin de sa Révélation, et ceux de Renald ont été tués par les Qirsi. Ces deux maisons, de leur faute ou non, ont considérablement souffert. Je ne pense pas qu’elles soient prêtes à se réconcilier avec votre maison ou le trône avant longtemps. Un sourire fin traversa son visage. — Et Elam a toujours été un imbécile. Alors à votre place, je ne perdrais pas mon temps sur les remparts à attendre un message d’Eardley. — Entendu, Majesté, répondit Tavis en lui rendant son sourire. — Comment va Hagan ? Le jeune duc haussa les épaules. — Pas très bien, soupira-t-il. Le Hagan d’autrefois aurait parcouru le duché à la recherche de nouvelles recrues pour remplacer les hommes restés sur la Lande, et passé son temps à entraîner les autres soldats. À la place de quoi il erre dans les couloirs du château ou s’enferme chez lui. Il ne parle même pas avec ma mère. — Ce n’est pas surprenant. Le temps doit faire son œuvre. — Oui, j’imagine. Lorsqu’il a perdu Daria, au moins avait-il Xaver. Son fils était très jeune, s’en occuper lui a permis de dépasser son chagrin. Mais aujourd’hui… Il envisage de rentrer à MarCullet et de reprendre sa place dans la maison de son enfance. Il est encore comte, vous savez. — Je n’en avais pas la moindre idée. — Ce n’est pas le genre d’homme à aimer la vie de cour, mais c’est peut-être ce dont il a besoin, au moins pour un temps. C’est l’avis de ma mère. — Elle a probablement raison, observa le roi pensif. Les terres et la maison de ses ancêtres peuvent s’avérer le meilleur refuge pour un homme blessé. — Je l’espère pour lui, Majesté. Une question restait en suspens avant le départ de Kearney et de ses ducs du château de Curgh. Tavis l’ignorait jusqu’à une conversation qu’il eut avec Grinsa le lendemain matin. D’après le Glaneur, Kearney avait accepté d’organiser un conseil entre ses ducs et leurs Qirsi, une sorte de conclave au cours duquel femmes et hommes des deux races pourraient revenir sur les événements récents et parler de ce qu’ils avaient mis au jour. — Il a donné son accord juste après la bataille contre Dusaan, lui expliqua Grinsa alors qu’ils se promenaient dans les jardins du château. C’était une suggestion de Keziah, mais je pense que c’est l’arrogance d’un des renégats qui a finalement poussé Kearney à accepter. Je ne crois pas qu’il ait très envie d’entendre ce que Keziah et les autres ont à dire. — Je m’en doute. Je ne suis d’ailleurs pas sûr de vouloir l’entendre moi-même. Les nobles et leurs Qirsi se réunirent dans la grande salle du château de Curgh, là où le père de Tavis avait accueilli tant de ducs et de barons au cours de festins somptueux donnés en leur honneur. Fotir, qui s’était chargé de l’organisation de cette rencontre avec l’accord de la mère de Tavis, était naturellement présent. Assis avec lui se trouvaient Keziah, Xivled jal Viste et les ministres des ducs de Labruinn et de Tremain. Ils étaient rassemblés d’un côté de la grande table, en face de Marston, Caius, Lathrop, Diani de Curlinte et Gershon Trasker. Tavis et Grinsa entrèrent dans la pièce et, sans le moindre commentaire, prirent place du côté qui semblait leur être destiné. Tavis avait cédé la place d’honneur au roi. Kearney présidait, comme l’exigeait la nature de cette rencontre. Des serviteurs avaient installé du pain, du fromage, des fruits et des pichets de vin sur la table, mais personne n’avait fait plus que remplir les gobelets sans y toucher. Le silence était total. — J’ai bien peur de ne savoir par où commencer, dit finalement le roi avec un regard circulaire. — Votre Premier ministre pourrait peut-être nous dire pourquoi nous sommes là, avança Marston. Xivled frémit, et Tavis prit subitement conscience qu’il n’avait pas vu le baron et son ministre ensemble depuis leur arrivée à Curgh. — Nous sommes réunis à sa demande, poursuivit Marston après un rapide coup d’œil à son ministre. Je voudrais simplement savoir ce qu’elle espère obtenir avec cette discussion qu’elle était si pressée de provoquer. — Votre question est tout à fait légitime, monseigneur, répondit Keziah. Xivled considéra son baron avec un regard courroucé. — Vous êtes trop aimable, Premier ministre, dit-il froidement. La nécessité, et l’urgence de cette rencontre devraient être évidentes à chacun d’entre nous. — Ce qui est évident aux yeux des Qirsi rassemblés autour de cette table, intervint le roi, peut être un mystère pour nous autres. Je vous en prie, ministre, dites-nous les raisons pour lesquelles vous pensez que cette réunion est importante. — Pour mettre un terme à la suspicion, répondit Xivled sidéré d’être obligé de s’expliquer. Pour commencer à réparer les dégâts causés par cette guerre et la conspiration. — Vous n’espérez quand même pas le faire en un jour, mon ami, posa Lathrop avec amabilité. Ces conflits sont aussi vieux que le royaume. — Je le sais, monseigneur. Mais il faut bien commencer par quelque chose. — Et par quoi ? demanda Caius d’un ton beaucoup plus belliqueux que le duc de Tremain. Qu’est-ce que vous voulez que nous fassions ? — Vous devriez commencer, monseigneur, en ne traitant pas tous les Qirsi que vous croisez avec un tel mépris. — Je ne crois pas que ce soit le cas, ministre. Xivled allait répliquer mais Keziah le fit taire d’un regard aigu. — Ce que le ministre veut dire, monseigneur, c’est qu’alors que nous traitons nos ducs avec respect nous sommes souvent traités en retour avec moins de considération. — Par les démons et toutes les flammes, femme ! Nous sommes nobles ! Vous voulez que nous vous fassions la révérence ? — Nous n’avons pas besoin de nous incliner devant eux pour leur témoigner notre respect, Lord Labruinn, dit Tavis. Je vous rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, les nobles des cours eibithariennes collectionnaient les Qirsi comme d’autres les épées ouvragées ou les chevaux. Il se tourna vers la duchesse de Curlinte. — Cette pratique n’était d’ailleurs pas réservée à notre royaume. Il est temps que nous considérions les Qirsi autrement que comme des objets à notre disposition. — Cela n’est rien, dit Lathrop. D’après ce que j’ai compris, le Tisserand parlait de créer une nouvelle noblesse de seigneurs et ducs qirsi. Si c’est ce que veulent les Qirsi d’Eibithar, nous sommes perdus. — Ce n’est pas ce que nous voulons, déclara Xivled. Marston le dévisagea brièvement avant de baisser les yeux sur ses mains. — Peut-être pas vous. Mais certains oui. — Et voilà ! s’exclama le ministre en pointant le doigt sur son baron. C’est exactement ce à quoi je m’oppose. La suspicion. Vous présumez du pire à notre sujet, et sans aucune raison. — Sans raison ? Enfin Xiv, regardez ce qui vient de se passer sur toutes les Terres du Devant ! Comment pouvez-vous dire qu’il n’y a pas de raisons ? Tavis se tourna vers le Glaneur pour découvrir que Grinsa l’observait déjà. Le jeune seigneur lui adressa un imperceptible hochement de tête. Leur réunion se déroulait bien mal. — L’ambition et la trahison fleurissent partout, monseigneur, répondit Xivled. Qu’on soit qirsi ou eandi. Marston fit mine de répliquer, mais se ravisa avec une sagesse qui surprit Tavis. — Vous restez bien silencieux, Glaneur, observa Gershon Trasker après le silence qui s’était abattu autour de la table. Vous étiez beaucoup plus bavard avant la guerre. Quel est votre avis ? Grinsa haussa les épaules dans un geste que sa difformité rendait peu élégant et curieux. — Je n’ai pas grand-chose à dire, capitaine. Vous parlez de confiance entre vous, c’est-à-dire de faire les premiers pas sur un chemin long et difficile. Je suis Tisserand. Il n’y a pas de place pour moi dans votre société, en tout cas pour l’instant. D’une certaine façon, cette discussion ne me concerne pas. Fotir se tourna vers lui, une expression soucieuse sur le visage. — Vous pouvez certainement nous offrir un conseil. Comment dépasser ces divisions ? — Franchement, je l’ignore. Le seul conseil que je puisse vous donner est d’être patient. Comme Lord Tremain l’a souligné, cette question est aussi ancienne que le royaume. Vous ne trouverez pas la réponse en un jour, un an, ou même dix. Dans l’intervalle, vous devez veiller à ne pas retomber dans les anciens conflits, la peur et la méfiance. Patience et tolérance sont vos seuls recours. — Il semble que vous ayez un conseil à nous donner, finalement, Glaneur, remarqua le roi avec un sourire. Nous vous en remercions, une nouvelle fois, et je vous fais la promesse que nous tiendrons compte de vos paroles. Il prit une cruche de vin et remplit son gobelet du liquide clair. — Allons, mes amis. Buvons et profitons du dernier jour de l’hospitalité de Lord Curgh. Ces sujets sont importants, et cette réunion est le premier pas franchi ensemble sur le long et difficile chemin dont parle le Glaneur, mais vient un temps où il nous faut, tout simplement, continuer à vivre et le faire du mieux que nous pouvons. Lentement, les autres emplirent leurs gobelets. Lorsque tous furent servis, le roi leva le sien. — À Eibithar, dit-il solennel. Que la paix lui soit propice. — À Eibithar, répondirent-ils tous en chœur. Leur collation dura jusqu’à la fin de la matinée. Peu après les cloches de midi, nobles et ministres se firent leurs adieux et quittèrent la salle. La plupart envisageaient de quitter Curgh le matin suivant. Marston et Lady Curlinte furent parmi les derniers à partir et, bien que Tavis en eût douté, Xivled suivit son seigneur hors de la salle. Tavis, Grinsa et Kearney se retrouvèrent seuls. Ils s’assirent et restèrent longuement silencieux. Le roi enfin s’éclaircit la gorge. — Je crois qu’il est temps pour moi de rentrer à la Cité des Rois. Je vous remercie de votre courtoisie, Tavis, mais j’ai une famille moi aussi et je suis impatient de retrouver les miens. — Bien sûr, Majesté. — Si vous le souhaitez, je peux vous laisser un contingent de soldats, au moins le temps que vous reconstituiez votre armée. — Je vous remercie, Majesté, mais ce ne sera pas nécessaire. Curgh a protégé ses murs seule pendant des siècles, elle peut encore le faire aujourd’hui. — Très bien, opina le roi. Alors je partirai demain matin. Grinsa, qui contemplait son gobelet de vin, leva les yeux sur le roi. — Si je puis me permettre, Majesté, j’aimerais avoir la permission de chevaucher avec vous. — Vous partez ? demanda Tavis qui n’aurait pas dû être étonné. — Il y a longtemps que je n’ai pas vu ma fille, Tavis. Vous ne pensiez pas que je resterai éternellement, n’est-ce pas ? — Non, mais… Le jeune homme se mordit les lèvres. — Non, répéta-t-il. — Vous avez ma permission, Glaneur, évidemment, et je suis heureux de faire cette route avec vous. Mais dites-moi, que ferez-vous une fois à la Cité des Rois ? — Cela dépend en grande partie de vous, Majesté. Cresenne est toujours prisonnière du château d’Audun. Et il est désormais de notoriété publique que je suis Tisserand. Tavis avait voulu intervenir au cours de leur réunion, mais son intervention serait tombée mal à propos. Cette fois, il n’hésita pas une seconde : — Après tout ce que Grinsa a fait, j’espère qu’on ne va pas lui reprocher d’être Tisserand ! — Vous savez que cela va être le cas, Tavis, lui répondit le roi. Avant même de quitter la Lande, des nobles me demandaient de l’emprisonner ou même de le mettre à mort. Dans tout le royaume, la peur des Tisserands n’a jamais été aussi grande. Je ne peux pas ignorer les lois d’Eibithar. — Même si elles sont injustes ? — Nous essaierons de changer les lois, et peut-être qu’avec le temps nous y parviendrons. Grinsa l’a dit et je le répète, nous débutons un processus difficile. Le peuple n’est pas prêt à accueillir des Tisserands en son sein, pas si tôt après cette guerre. Kearney se tourna vers Grinsa. — Vous le savez, je n’ai aucune envie de voir votre exécution, et je ne veux aucun mal à Cresenne. Mais je ne sais pas quoi faire. — J’ai une idée, lui répondit Grinsa. Elle réclame seulement une certaine souplesse de votre part, Majesté. Kearney le dévisagea un instant. — Je vous écoute. Depuis qu’ils étaient arrivés à Curgh, Keziah avait réussi à les éviter tous les deux. À la moindre occasion, elle s’était échappée dans les rues de la ville, ou avait erré seule dans les cours ou les jardins du château. Elle avait assisté aux festins, bien sûr, comme à l’investiture de Tavis et à cette dernière réunion. Mais elle demeurait discrète, parlait peu et s’éclipsait aussi tôt qu’elle le pouvait sans froisser l’étiquette. Tout était bon pour ne pas risquer de rester seule en compagnie de Kearney ou de Fotir. Elle quitterait bientôt le château de Curgh. Ses soucis n’auraient plus d’importance. Mais d’ici là, elle n’avait aucune envie de discuter avec aucun des deux. Ses blessures avaient guéri. Ses côtes et sa jambe ne la faisaient plus souffrir quand elle marchait, et ses mains, brisées par le Premier ministre de Sanbira, ne la gênaient plus depuis plusieurs jours. Elle dormait bien, mieux qu’elle n’en avait eu le loisir depuis plus d’un an, et goûtait chaque soir le bonheur de s’allonger sans avoir à redouter ses rêves. Le danger écarté, elle s’apercevait qu’elle n’avait jamais entièrement cru à la défaite du Tisserand, ni qu’elle pourrait jamais échapper à sa vindicte. Ils avaient arraché la victoire à un prix très élevé. Malgré ce qu’elle avait pensé après le combat, elle tenait aujourd’hui cet exploit pour un miracle. Alors pourquoi restait-elle si triste ? Ce soir, le neuvième jour de l’ascension, elle marchait encore dans les jardins de Curgh, flânant devant les bourgeons colorés des roses et des violettes parfumées qui ornaient les parterres. Les grandes ombres, découpées par le soleil déclinant, rafraîchissaient l’atmosphère. Ses pensées étaient revenues sur Fotir, comme souvent depuis quelque temps. Ils avaient à peine échangé quelques mots depuis leur arrivée à Curgh. Le Premier ministre était occupé par le jeune duc et la duchesse en deuil. Cette femme avait plus besoin de lui que Keziah, et il était normal que le ministre soit plus soucieux d’elle et de son fils que de n’importe quoi, ou n’importe qui d’autre. Pourtant, elle ne pouvait oublier la façon dont leur conversation s’était terminée la nuit précédant la guerre contre le Tisserand. Elle sentait encore la tiédeur de la main qui avait pris la sienne. Et elle entendait sa question, si légitime, si difficile. Et le roi ? En effet. Des bruits de pas derrière elle la poussèrent à se retourner. Elle s’attendait presque à voir le ministre venir à sa rencontre. C’était Gershon Trasker. — Je vous dérange ? — Pas le moins du monde, capitaine. En quoi puis-je vous aider ? — Je voulais juste vous informer. Le roi a décidé de repartir demain matin pour la cité d’Audun. — Très bien, répondit-elle saisie pourtant d’une brusque appréhension. Merci. Elle pensait qu’il allait la laisser, mais le soldat contemplait les fleurs, visiblement absorbé par les bourgeons éclatants. Keziah ne pensait pas l’avoir jamais vu s’attarder dans les jardins du château d’Audun, ou même de Glyndwr. — Vos blessures sont-elles guéries ? demanda-t-il finalement. — Oui, merci. — Tant mieux. Et mes hommes, poursuivit-il, font-ils preuve d’un meilleur esprit ? Keziah fut obligée de sourire. — Oui. Je vous en remercie également. — C’est le moins qu’ils vous doivent, bougonna l’homme. Après tout ce que vous avez fait pour nous. — J’ai d’abord agi pour moi, capitaine, protesta Keziah. À vous entendre, on dirait que j’ai accordé une faveur aux Eandi. Ce n’est pas le cas. J’essayais de protéger mon roi, mon royaume et mon peuple. J’essayais de me sauver moi-même. Elle détourna les yeux. — Et puis, reprit-elle désireuse d’adoucir un peu la vivacité de ses propos, je ne suis pas sûre que mon intervention a joué un grand rôle. — Au contraire ! s’exclama le capitaine. — Le Tisserand a failli nous vaincre, malgré mes efforts. Et je n’ai pas grand-chose à voir dans notre victoire. Tout le mérite en revient à Grinsa, et à cette femme de l’armée du Tisserand qui s’est rebellée contre lui au dernier moment. Nous ne connaissons même pas son nom. — Vous avez fait preuve de courage et de loyauté. Vous nous avez aidés à tuer les trois traîtres de Sanbira. S’ils n’étaient pas morts, ils auraient pu faire basculer le sort de la bataille en faveur du Tisserand. Cette remarque était juste, songea Keziah. Gershon lui témoignait plus de sympathie que jamais. Elle n’avait aucune raison, en repoussant ses louanges, de le froisser. — Encore une fois, capitaine, je vous remercie. Mais sans vous, je n’aurais jamais supporté ces derniers cycles. Il haussa les épaules, d’un mouvement embarrassé, comme chaque fois qu’elle lui adressait des compliments. — Oui, eh bien, à l’avenir, tâchez de ne plus vous fourrer dans des pétrins pareils. Malgré la douleur qui lui étreignait le cœur, Keziah éclata de rire. Elle avança vivement vers lui, lui déposa un baiser sur la joue, et s’enfuit, brusquement sûre de ce qu’elle devait faire. En arrivant devant la chambre du roi, son cœur battait à tout rompre, et elle sentit sa résolution faiblir. Luttant contre le désir de faire demi-tour, elle frappa à la porte. — Entrez ! entendit-elle de l’intérieur. Elle ouvrit la porte et entra. À son grand soulagement, Kearney était seul, à l’exception de la présence d’un jeune page. Le roi était assis à un petit bureau mais, en la voyant, il se leva en hâte. — Kez… Il glissa un œil vers le page. — Premier ministre. — Pardonnez-moi de vous déranger, Majesté. Elle s’aperçut qu’elle se tordait les mains et se força à garder les bras le long du corps. — Vous ne me dérangez pas. Qu’avez-vous ? Elle hésita. — Laissez-nous, demanda le roi au jeune garçon. Le page se glissa hors de la pièce. Kearney avança alors vers la jeune femme et lui prit les mains. — Maintenant, dites-moi ce qui vous arrive. Elle ouvrit la bouche, mais au lieu de parler, se mit à pleurer. — Kez, que se passe-t-il ? Elle tremblait et ses jambes étaient si faibles, qu’elle s’accrocha aux mains qui la tenaient. — Kez ? répéta-t-il au comble de l’inquiétude. — Je ne peux pas repartir avec vous, lâcha-t-elle. — Que dites-vous ? — Je ne peux plus continuer comme ça. Il lui lâcha les mains et recula. — Comme quoi ? Mais il connaissait la réponse. Elle se lisait dans ses yeux gris. Curieusement, ce regard douloureux la convainquit qu’elle prenait la bonne décision et lui donna la force de poursuivre. Elle essuya ses larmes. — Je vous ai aimé plus que n’importe qui au monde, lui dit-elle. D’une certaine façon, je ne cesserai jamais de vous aimer. Mais nous ne pouvons plus être ensemble, partager ce que nous avons partagé et, tant que je resterai à la cour, je ne pourrai jamais aimer personne d’autre. — Autant de raison pour que je vous garde à mon service. Il sourit, mais détourna les yeux en secouant la tête. — C’était une plaisanterie. Elle n’est pas drôle. — Je vous demande de me libérer de ma charge, Majesté. C’est mieux pour nous deux. — Tu en aimes un autre, Kez ? — Je n’en suis pas sûre. — Tu n’en es pas sûre ? — C’est possible, oui, admit-elle, mais ce n’est pas pour cette raison que je veux quitter la cour, en tout cas pas seulement. Elle plongea les yeux dans son regard. — Je vois la façon dont tu me regardes. Bientôt, tout le monde s’en apercevra. — Je te regarde de cette façon parce que je t’aime. — Je le sais, Kearney. Et c’est pour ça qu’il faut que je m’en aille. — Où iras-tu ? — Je vais demander à Lord Curgh s’il accepte de m’engager dans son conseil. Un éclair de compréhension traversa les yeux du roi et Keziah se demanda un instant s’il n’allait pas s’emporter. Mais il sourit. — J’espère que tu seras heureuse ici. Si Tavis est aussi sage que je le crois, il va se découvrir servi par les deux ministres les plus remarquables d’Eibithar. — Merci. Il avança, la prit entre ses bras et déposa un long baiser sur son front. — Tu vas me manquer, Kez, murmura-t-il. — Toi aussi. Il la serra longtemps contre lui, puis s’écarta. — Je te libère de tes fonctions au service de la cour du château d’Audun, déclara-t-il. Puisses-tu rencontrer le bonheur sur le chemin que tu empruntes. Elle lui sourit à travers ses larmes. — Merci, Kearney. Et puis elle s’en alla. Elle se dépêcha dans les couloirs du château de Curgh jusqu’au bureau du jeune duc. Elle frappa et, à l’invitation de Tavis, pénétra dans la pièce. Fotir était avec lui. — Premier ministre, la salua Tavis. Que puis-je pour vous ? — Pardonnez-moi, monseigneur, mais je ne porte plus ce titre. Les deux hommes échangèrent un regard. — Que voulez-vous dire ? l’interrogea Tavis. — J’ai quitté la cour du roi. Je l’ai prié de me décharger de mes fonctions et il a aimablement accédé à ma requête. — Pourquoi ? s’enquit Fotir interloqué. Keziah, décidant d’ignorer – pour l’instant – cette question, poursuivit : — Je me demandais, monseigneur, si vous auriez l’usage d’un ministre supplémentaire dans votre cour. Tavis la considérait maintenant avec stupéfaction. — Dans ma cour ? — Oui. — Je… J’ai déjà un premier et un second ministre. La richesse de Curgh est conséquente, mais je ne peux pas me permettre de… — Je ne serais pas exigeante, monseigneur. Fotir, l’air ébahi, souriait maintenant. — Pourquoi ? répéta-t-il. Pourquoi faites-vous ça ? Tavis regarda son ministre, puis la jeune femme et revint à son ministre. La perplexité qui s’était dessinée sur son visage creusé par les cicatrices et les épreuves avait pris un air amusé. — Qu’en pensez-vous, Premier ministre ? demanda-t-il à Fotir en réprimant un sourire. Après ma remarque sur les Eandi qui collectionnent les Qirsi comme les épées de Sanbira, puis-je vraiment en ajouter une autre à ma cour dans me discréditer ? Le ministre qui n’avait pas lâché Keziah des yeux se mit à rire. — Je ne suis pas certain d’être objectif sur le sujet, monseigneur. — Alors ne le soyez pas. À ses mots, Fotir se tourna vers le jeune duc, les traits empreints de gratitude. Il était réellement charmant, constata Tavis étonné de s’en rendre compte. — Très bien, monseigneur. Alors je pense que vous le pouvez. — Parfait. Tavis revint à Keziah. — Bienvenue à la cour de Curgh, ministre. — Merci, monseigneur. — J’imagine que cela veut dire que vous ne partirez pas vers le sud avec votre frère ? — Mon frère ? — Oui. Il part avec le roi demain matin. Keziah savait que Grinsa était pressé de retrouver Cresenne et leur fille. Mais quelque chose dans la tonalité du duc éveilla son inquiétude. — Vous ne lui avez pas parlé, dit Tavis. — Non, monseigneur. — Vous devriez. Je crois qu’il est dans sa chambre et prépare son bagage. Keziah allait se retirer, mais elle fit demi-tour, et croisa le regard de Fotir. — Ne vous inquiétez pas, lui dit-il, nous parlerons plus tard. Elle opina et s’en alla à la recherche de son frère, l’estomac noué, sans savoir pourquoi. Devant sa chambre, elle trouva la porte entrebâillée. Elle frappa brièvement et entra. Grinsa était penché sur son sac de voyage posé sur son lit. Il se redressa. Il avait les traits tirés et le teint pâle. Réprimant un frisson, Keziah croisa les bras sur sa poitrine. — Tu pars, dit-elle. — Oui. Demain matin, avec le roi et ses hommes. — Pas moi. — Pas toi ? — Je ne suis plus Premier ministre de la couronne. — Que dis-tu ? — Je l’ai voulu. Je ne peux plus rester au service de Kearney. C’est trop dur. — Où iras-tu ? Il vit un léger sourire éclairer son visage. — Je reste à Curgh, dit-elle. — Oh, Kezi ! s’exclama-t-il en la prenant dans ses bras. C’est la meilleure nouvelle de la journée. Il baissa les yeux sur elle. — Fotir est un homme bien. — Qui a parlé de lui ? Il dressa un sourcil. — Ce n’est pas juste. Pourquoi est-ce que je n’arrive jamais à te surprendre ? — Tu me surprends sans cesse. Tu m’as surpris en risquant ta vie pour contrer le Tisserand, et quand tu m’as suggéré de l’attaquer dans tes propres rêves, la veille de la bataille. Et tu viens encore de me surprendre. Il y a un an, tu n’aurais pas pu faire un choix comme celui-ci. — Tu as raison. Il lui prit la main pour l’embrasser. — Tu vas me manquer. — Ce n’est pas parce que je ne suis plus Premier ministre que je n’irai plus au château d’Audun. — Je ne reste pas à la Cité des Rois. Keziah sentit son appréhension renaître. — Dis-moi, demanda-t-elle, sûre de ne pas vouloir entendre ce qui allait suivre. — Ce n’est rien que tu ne saches déjà. Cresenne est prisonnière du royaume, et je suis Tisserand. Nous n’avons aucun avenir ici, et Bryntelle encore moins. — Mais la guerre est terminée. Tu n’as plus rien à prouver à Kearney ni à personne. Et Cresenne a suffisamment souffert pour ce qu’elle a fait. — Beaucoup ne sont pas de cet avis. Je l’aime, mais si je ne l’aimais pas, je ne suis pas sûr que je voudrais sa liberté. Et en ce qui me concerne, la loi au sujet des Tisserands est très claire. — Kearney peut changer cette loi ! Je lui parlerai ! De nouveau, elle frissonna. Elle avait trouvé la force de vivre sans Kearney, mais où trouverait-elle celle de vivre sans Grinsa ? Son frère lui caressa la joue avec un regard débordant de tendresse. — Je ne veux pas que tu lui parles. — Alors que vas-tu faire ? — Une chose dont j’ai toujours rêvé. Nous allons partir pour les Terres du Sud. — Les Terres du Sud, murmura-t-elle dans un souffle. Comment ? — Je ne le sais pas encore. Je pense que nous trouverons un navire marchand. Quelques navires qirsi naviguent entre Sanbira et la Mer des Étoiles. Ou bien nous passerons par la Grande Frontière. Nous avons encore plusieurs cycles devant nous avant les neiges. — Cresenne le sait ? — Pas encore. Mais à part Bryntelle et moi, rien ne la retient ici. — Les Terres du Sud, murmura-t-elle encore. Keziah n’imaginait pas d’endroit plus lointain que celui-ci. Elle enfouit le visage au creux de l’épaule de son frère en étouffant ses sanglots. — Je ne te reverrai jamais. — Tu n’en sais rien. Et puis je suis Tisserand. Je peux toujours trouver mon chemin dans tes rêves. — Ce n’est pas la même chose. — Je sais. — Que vais-je devenir sans toi ? — Tu vivras longtemps et heureuse. Tu vas servir un jeune duc qui pourrait bien se révéler l’un des chefs les plus admirables qu’ait jamais connus ce pays. Tu vas aimer un homme remarquable qui te sera dévoué. Et tu vas découvrir que tu es plus forte que tu ne le penses. — Tu as glané tout ça ? lui demanda-t-elle en souriant à travers ses larmes. — Je n’ai pas besoin de le glaner. Je le sais au fond de moi. Il l’embrassa une nouvelle fois sur le front et Keziah se serra contre lui pour ne jamais oublier cet instant. 15 Cité des Rois, royaume d’Eibithar, décroissement de la lune de Morna Le voyage de Curgh vers le château d’Audun durait depuis presque la moitié du cycle. La moitié des soldats du roi avançaient à pied. Grinsa avait beau en avoir conscience, leur allure le rendait fou. Chaque jour, il désespérait de piquer les flancs de sa monture et de s’élancer au galop pour achever ce voyage de toute la vitesse de son cheval. Mais il restait un homme libre uniquement grâce à Kearney qui avait résolu d’ignorer la loi d’Eibithar concernant les Tisserands. Et il aurait été inconvenant d’arriver avant le monarque. La seule chose qui lui rendait supportable cet interminable voyage était la présence de Tavis. Grinsa avait pourtant tenté de décourager le jeune duc de l’accompagner à la Cité des Rois. — Vous venez juste d’être intronisé, lui avait-il dit le matin même de leur départ, lorsque Tavis était apparu dans la cour du château vêtu de son costume de cavalier. Vous devez rester auprès de votre mère et de votre peuple. Ils ont besoin de vous. Un argument auquel le jeune homme avait calmement répondu : — Je ne veux pas. Et puis, avait-il ajouté non sans malice, vous m’avez fait une promesse. Grinsa restait convaincu que Tavis aurait dû demeurer à Curgh, mais il était heureux d’avoir le jeune noble à ses côtés. Ils chevauchaient ensemble, parlant peu, profitant simplement de la compagnie l’un de l’autre. Un matin, alors qu’ils passaient près des rives de la Sussyn, Tavis l’avait brusquement interrogé. — Est-ce qu’un Tisserand peut pénétrer les rêves de n’importe qui, ou seulement ceux d’un autre Qirsi ? — Seulement d’un autre Qirsi, je crois. Lorsque j’entre en contact avec celui ou celle que je visite, je m’appuie sur sa magie, comme si je voulais tisser ses dons. Je ne sais pas comment je pourrais faire avec un Eandi. Il avait regardé le jeune homme, conscient de ne pas lui apporter la réponse attendue. — Mais je n’ai jamais essayé. Je suppose que cela doit être possible. Tavis, silencieux, s’était contenté de hocher la tête. C’était la seule fois qu’ils avaient évoqué le départ imminent de Grinsa. Lorsque enfin la troupe était arrivée en vue de la cité royale, juste avant le crépuscule de leur douzième jour de voyage, son impatience avait eu raison de Grinsa. — Majesté, puis-je avoir votre permission de chevaucher en avant ? Je suis très… pressé d’arriver au château. Kearney avait souri. — Moi aussi. Je vous accompagne. Il s’était tourné vers Gershon Trasker. — Capitaine, restez avec les hommes. Nous partons tous les trois en avant. — À vos ordres, Majesté. Le cycle était bien avancé. Pourtant, malgré la rapidité de leurs destriers lancés à vive allure, la nuit était tombée sans que les trois cavaliers aient atteint la ville. Grinsa avait conjuré une flamme puissante pour éclairer leur route et, bien avant d’arriver devant les remparts, ils avaient été rejoints par un important escadron qui, alerté par la lumière de leur flamme, avait quitté le château à leur rencontre. Reconnaissant leur roi, plusieurs hommes s’en étaient aussitôt retournés au château annoncer le retour de Kearney. Lorsque le roi, Tavis et Grinsa franchirent la porte sud, les cloches sonnaient à toute volée sur la cité et des milliers de personnes étaient massées le long des rues pour acclamer leur souverain. Ils considéraient Tavis et Grinsa avec circonspection, mais s’ils tenaient toujours le jeune seigneur pour l’assassin sanguinaire qui s’en était pris à Brienne, ils n’en laissaient rien paraître. Grinsa, Tavis et Kearney franchirent les portes du château. Dans la grande cour, tous les soldats restés en arrière alors que leur roi partait en guerre s’étaient rassemblés pour l’accueillir. Malgré l’heure tardive, les réjouissances promettaient d’être longues. — Majesté… — Allez-y, Glaneur, permit Kearney avec un sourire amusé et heureux. Tavis et moi vous rejoindrons plus tard. Grinsa avait déjà mis pied à terre. — Merci, Majesté, répondit-il sur une courte révérence. Un instant plus tard, il courait vers la chambre que Cresenne occupait depuis qu’elle avait quitté la tour carcérale. Il espérait qu’elle n’avait pas déménagé après le départ de Kearney et de ses nobles pour la Lande. Il n’avait pas besoin de s’inquiéter. Cresenne l’attendait à l’entrée du couloir, Bryntelle dans les bras. Ses yeux pâles et ses cheveux soyeux étincelaient à la lueur des torches. Il se précipita sur la jeune femme, la serra contre lui et l’embrassa longuement. — Tu es revenu, je ne peux pas y croire, murmura Cresenne à son oreille. Ils s’embrassèrent encore. Bryntelle poussa un cri de protestation. — Je crois que quelqu’un d’autre te réclame, dit sa mère en riant. Grinsa, le cœur débordant de bonheur, éclata de rire à son tour. — Regardez-moi cet amour ! s’exclama-t-il. N’est-elle pas magnifique ? — Elle s’assoit maintenant. Et elle gazouille comme un moineau ! L’enfant était aussi belle que Cresenne. Elle avait la bouche et le nez de sa mère. La forme de ses yeux ressemblait davantage à celle des yeux de son père, mais leur couleur était un parfait mélange de celles de Cresenne et de Grinsa. — Elle est adorable. — N’est-ce pas ? Grinsa leva les yeux sur Cresenne et l’embrassa. — Veux-tu la porter ? Grinsa opina et Cresenne lui déposa Bryntelle entre les bras. L’enfant, aussitôt, se mit à pleurer. — Elle n’a pas l’habitude. — Ça viendra, répondit tranquillement Grinsa. Nous avons tout le temps maintenant. Penché sur son enfant, un sourire flottant sur les lèvres, Grinsa lui caressait la joue tendrement en murmurant des mots apaisants. Les pleurs cessèrent, et Bryntelle attrapa un doigt de son père de sa petite main. — J’ai parlé à la reine plusieurs fois, ces derniers temps, lui dit Cresenne. — La reine ? Vraiment ? Toute son attention était accaparée par Bryntelle. — Elle s’est montrée très généreuse avec moi. Elle est prête à nous donner une chambre plus spacieuse, si Kearney est d’accord. Grinsa leva les yeux vers elle. — C’est gentil de sa part. Mais j’ai une autre idée, si tu es d’accord pour quitter le château d’Audun et la Cité des Rois. Cresenne le considéra avec un étonnement dubitatif. — Quitter le château d’Audun ? Je ne suis pas sûre que Kearney nous laisse partir. — Il est d’accord. Nous serons simplement obligés de ne pas rester en Eibithar. — C’est ce que tu veux ? — Je suis prêt à vivre n’importe où, du moment que je suis avec vous deux. Le visage de Cresenne s’illumina. — Alors où allons-nous ? — Sur les Terres du Sud. Grinsa avait prononcé ces mots d’une voix douce. Il n’était pas certain de la réaction de Cresenne. Elle pouvait craindre de partir aussi loin. — Oh, Grinsa ! C’est magnifique, répondit-elle radieuse. La préparation de leur voyage s’avéra étonnamment rapide. Cresenne n’avait pas beaucoup d’affaires personnelles, et tout ce que possédait Grinsa était déjà dans le baluchon qu’il transportait avec lui. Cresenne avait encore un peu d’or, comme Grinsa, et Tavis en avait offert une quantité supplémentaire au Glaneur avant leur départ de Curgh. Grinsa avait hésité à accepter cette somme importante, mais le jeune duc avait insisté, au prétexte que c’était bien le moins qu’il pouvait faire pour lui prouver sa reconnaissance. — Je dispose maintenant d’un trésor, lui avait-il dit pour couper court à ses protestations. Laissez-moi vous en offrir cette petite partie. — Je vis depuis trop longtemps sur votre or, avait répondu Grinsa. — Rassurez-vous, Glaneur, après ça, je ne vous donnerai plus un seul qinde. Grinsa avait éclaté de rire. — Très bien, avait-il cédé. Merci, Tavis. Je suis votre débiteur. — Tenez seulement votre promesse, Grinsa, et nous serons quittes. Deux jours après leurs retrouvailles, Cresenne et Grinsa étaient prêts à se mettre en route. Ils avaient décidé de trouver un bateau, et de ne passer par la Grande Frontière qu’en cas d’ultime nécessité. Grinsa n’avait jamais ressenti une telle impatience. Au cours d’une audience avec Kearney le matin même, le roi leur donna officiellement l’autorisation de quitter le château et le royaume. — Allez en paix, leur souhaita le roi. J’espère que vous vivrez heureux sur les Terres du Sud. Grinsa s’inclina. — Merci, Majesté. Eibithar a toujours été mon foyer. Vivre loin du royaume ne sera jamais facile. Mais le savoir sous l’autorité d’un homme aussi noble et aussi juste que vous me réconforte. — Le rôle de chacun d’entre vous dans notre victoire ne sera jamais oublié, répondit le roi, vous pouvez compter sur moi. J’espère qu’avec le temps, mon peuple sera capable d’accueillir un Tisserand sur ses terres, à la fois comme allié et comme voisin. — Je l’espère aussi, Majesté. Mais Grinsa doutait de voir un tel changement de son vivant. Grinsa, Cresenne et Bryntelle quittèrent le roi pour se rendre en ville, sur la place du marché, où Tavis les attendait. — Je suis stupéfaite qu’il t’ait convaincu, dit Cresenne avec un léger sourire. — Je lui ai donné ma parole, répondit Grinsa sur un haussement d’épaules. Et franchement, il le mérite. — Tu as de la chance que le Festival soit encore en ville. Sinon, nous aurions dû aller jusqu’à Eardley. Ils arrivaient près de la tente de Glanage. Tavis les attendait devant l’entrée, en compagnie de Trin. Le vieux glaneur n’avait pas changé depuis que Grinsa l’avait vu. Il était toujours aussi gros et aussi chauve, et sur ses joues roses et rebondies dansait un sourire malin. — C’est bon de te revoir, cousin, dit-il en prenant les deux mains de Grinsa entre les siennes. Et je suis très heureux de voir que mes efforts pour te rapprocher de cette délicieuse créature n’ont pas été vains. Il semblerait que je connaisse quelque chose à l’amour finalement. Cresenne éclata de rire, mais Grinsa resta sérieux. — Cresenne m’a appris que tu lui as sauvé la vie, et empêché Bryntelle de nous être arrachée. Elle m’a aussi dit ce que cela t’a coûté. — Mets cela sur le compte de ma bêtise, répliqua Trin. J’ai consacré une grande partie de mon existence à construire ma réputation de lâche. Je serais fâché que tu ruines mes efforts en répétant cette histoire. Grinsa fut obligé de sourire. — Ne t’inquiète pas, je ne dirai rien. Mais quand même, Trin, ma reconnaissance t’est acquise. — Et toi la mienne. — Pourquoi ? — J’ai entendu parler de tes exploits, mon cher. Je crois que nous te devons tous une fière chandelle, non ? Grinsa lui serra les épaules. — Tu es un homme de bien, Trin. — Oui, eh bien, ne répète pas cela davantage. Il désigna Tavis d’une main potelée. — J’expliquais à ton jeune ami, ici présent, qu’on n’autorise généralement personne – Eandi comme Qirsi, noble comme roturier – à passer une deuxième Révélation. Mais il semble croire que sa première rencontre avec le Qiran ne s’est pas déroulée dans les conditions normales. Et il prétend que tu es d’accord avec lui. — Il a raison, Trin. Je crois qu’il a gagné cette deuxième Révélation. Et je te serais extrêmement reconnaissant de nous accorder un moment seuls avec la pierre. — Comme tu voudras. Trin souleva le pan de la tente et s’écarta. — La pierre vous attend, déclara-t-il. Qu’elle vous soit favorable, monseigneur, ajouta-t-il avec un clin d’oeil à Tavis. Grinsa se tourna vers Cresenne. — Ce ne sera pas long. — Ne t’inquiète pas. Trin prit Cresenne par le bras et la conduisit vers la place du marché. — Oui, cousin, ne t’inquiète pas, je m’occupe d’elles, lança-t-il à l’adresse de Grinsa en s’éloignant. Grinsa pénétra dans la tente, suivi de Tavis. L’intérieur était tel que Grinsa s’en souvenait, une atmosphère confinée, et un espace chichement meublé. Le Qiran, irrégulier et rougeoyant, était posé sur une petite table, sa face polie tournée vers une chaise, du côté où Tavis était censé s’asseoir. Grinsa se dirigea vers l’autre chaise, plus près de l’entrée de la tente. La scène était étrange. Le Glaneur avait l’impression d’avoir quitté cette vie depuis une éternité et pourtant, la chaleur et l’éclat de la pierre lui semblaient familiers. — Êtes-vous certain de vouloir un nouveau glanage ? demanda-t-il à Tavis. Le jeune homme était déjà assis à sa place. — Pourquoi ne voudrais-je pas ? répondit-il. — Je veux simplement m’assurer de votre volonté. La plupart des jeunes gens redoutent leur Révélation. Et votre première était plutôt désagréable. — Je ne suis plus le même. Et quand bien même, elle ne pourrait être pire. Grinsa lui concéda ce point d’un hochement de tête. Les yeux sur la pierre, il resta longtemps silencieux. — Grinsa ? — Vous avez raison, Tavis, vous n’êtes plus le même que lors de votre premier passage sous la tente. Le jour où je vous ai rencontré, j’ai vu la promesse que vous portiez en vous, j’ai même aperçu l’homme que vous deviendriez. Cet homme m’a parfois semblé très loin, mais je ne l’ai jamais complètement perdu de vue. Mais voyez-vous, malgré ce potentiel, je n’aurais jamais imaginé que vous feriez de tels progrès en si peu de temps. — Je prends cela comme le témoignage de la misérable créature que j’étais alors. — Non, je… — Je plaisante, Grinsa. Merci. Je suis devenu celui que vous, Xaver et mon père espéraient parce que vous trois n’avez jamais cessé de croire en la promesse que vous évoquez. Sans vous, je serais encore l’imbécile prétentieux que vous avez accueilli sous cette même tente. — Je n’en suis pas sûr. — Moi si. Et je vous en suis reconnaissant. Grinsa sourit. — Quand vous serez prêt, monseigneur. Tavis prit une profonde inspiration et récita la formule consacrée. — En ce jour de ma Révélation, je t’implore, ô Qirsar, d’étendre les mains sur cette pierre. Permets à ma vie de se dévoiler sous mes yeux. Permets que ses mystères soient révélés à la lumière du Qiran. Montre-moi mon destin. Grinsa commença à mêler sa magie à celle de la pierre, les yeux sur Tavis. La lumière grandissante du Qiran jouait sur les cicatrices de son visage. Le Glaneur n’avait pas besoin de regarder la pierre pour savoir ce que le jeune seigneur y lisait. Le destin du jeune homme s’était révélé à lui en rêve la nuit précédente. En comparaison de ce qu’il avait vécu, sa vie s’annonçait bien ordinaire. Un long règne à la tête de la maison de Curgh, un mariage avec une jeune femme séduisante, aux longs cheveux noirs, que Grinsa n’avait pu identifier, plusieurs enfants, dont deux fils. Il n’avait rien vu qui pût lui faire penser que Tavis hériterait la couronne d’Eibithar, mais il savait que le jeune duc avait abandonné cette perspective depuis longtemps. Lorsque la vision s’acheva, que la pierre retrouvait son éclat plus doux, Tavis s’adossa à sa chaise, l’air profondément soulagé. — Vous avez vu ? demanda-t-il. — Oui, opina Grinsa. — Il n’y avait rien de mauvais, en tout cas rien que j’aie vu. — Je vous l’ai déjà dit, Tavis, la pierre ne montre qu’un aperçu de notre vie, à un moment donné. Que vous n’ayez vu aucune tragédie ne signifie pas que vous serez complètement épargné du malheur. — Je le sais. — Cela dit, je crois que vous avez gagné une bonne part de bonheur. — Je ne suis pas sûr que la vie fonctionne de cette façon. Regardez Hagan. — Sans doute, mais je reste convaincu que vous avez droit au bonheur. — Je veux bien vous croire, Glaneur, sourit le jeune homme. Ils se levèrent et quittèrent la tente. Une brise fraîche caressa le visage du Glaneur et agita les cheveux de Tavis. Trin et Cresenne n’étaient pas revenus. Grinsa suggéra qu’ils aillent sur la place du marché pour les trouver. — Allez-y, répondit Tavis. Il est temps que je rentre à Curgh. Grinsa, surpris par le nœud qui lui serrait la gorge, opina. — Tavis, je… Tavis ne lui laissa pas le loisir de poursuivre. Il se jeta sur lui et le serra dans ses bras. — Je vous aime, Grinsa, murmura-t-il. Puis il s’écarta rapidement du Glaneur et s’éloigna d’un pas vif vers le château d’Audun, avant de se mettre à courir. Il disparut dans la foule joyeuse que rassemblait le Festival. — Moi aussi, murmura Grinsa d’une voix émue en essuyant la larme qui roulait sur sa joue. Il se dirigea vers la place du marché. Très vite, il trouva Cresenne et Bryntelle, mais Trin s’était envolé. — Il marchande avec un colporteur pour un anneau de Caerisse, lui expliqua Cresenne. Il m’a dit de te dire de prendre soin de nous et de ne pas chercher les ennuis. Grinsa sourit et l’embrassa. — Sage conseil. — Où est Tavis ? — Il est reparti au château. Je crois qu’il est pressé de rentrer chez lui. — Alors nous sommes prêts à partir ? Grinsa balaya la place du marché du regard, puis se tourna vers les remparts du château d’Audun. — Si tu es prête, moi aussi. Il lui prit la main et la porta à ses lèvres. Ils se dirigèrent vers les montures que Kearney avait fait préparer pour eux à la porte Est de la ville, en direction du port de Rennach. Bryntelle, les yeux écarquillés, sa petite bouche ouverte sur un grand sourire, gazouillait avec animation quand son père la tendit à Cresenne installée sur son cheval. Grinsa enfourcha alors sa monture et ils s’en allèrent vers la Steppe de Caerisse et les Chutes du Corbeau. — Je crois qu’elle est encore plus heureuse que moi de quitter le château d’Audun, s’émerveilla Cresenne les yeux sur la fille. — Oui, on dirait. — Est-ce que ça va ? Grinsa lui rendit son sourire. — Oui. — La Révélation de Tavis s’est bien déroulée ? — Tu sais que je ne peux pas répondre à cette question. — Tu ne vas pas recommencer ! Grinsa se mit à rire. — Tu ne vas rien me dire, même cette fois ? s’exclama Cresenne. Il se pencha vers elle et lui déposa un court baiser sur les lèvres. — Non, rien du tout. — Très bien, répliqua-t-elle avec désinvolture. Je te rappelle que je suis glaneuse, moi aussi. Puisque c’est comme ça, je ne te dirai rien de ce que j’ai vu. Je n’en parlerai qu’à Bryntelle. Grinsa réprima son sourire. — D’accord. Ils se turent. — Pourquoi tu ne veux rien me dire ? reprit Cresenne après un moment. Qu’est-ce que ça peut faire maintenant ? Grinsa éclata de rire. — C’était une bonne Révélation, céda-t-il. Tavis sera heureux. Il la regarda. — C’est vrai. — Tant mieux, soupira Cresenne soulagée. Grinsa tendit la main pour lui prendre la sienne et la serra doucement. Il avait dit la vérité. Tavis serait heureux, tout comme Keziah. Même sans lui. Il avait longtemps porté le poids et le destin du monde sur ses épaules. Renoncer à sa vigilance n’avait pas été facile. Mais en chevauchant vers la mer et un avenir inconnu, il sentait enfin ce lourd fardeau s’envoler. Il leva les yeux vers le ciel, admirant la légèreté des martinets et des hirondelles qui s’ébattaient au-dessus d’eux. Leur liberté était à présent la sienne. Il lui suffisait de s’en emparer. — Grinsa ? Il tourna vers Cresenne un visage radieux. Elle était si belle, comme l’enfant qu’elle tenait contre son cœur. Elles étaient sa famille, une famille qu’il avait longtemps désespéré d’avoir le droit de fonder. — J’ai hâte d’arriver chez nous. — Chez nous ? Que veux-tu dire ? — Je ne sais pas. Mais nous reconnaîtrons notre foyer en le voyant, lui dit-il. De cela aussi il était sûr, car il était Tisserand. REMERCIEMENTS Une fois de plus, tous mes remerciements à mon merveilleux agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de la publication, Tom Doherty ; à l’équipe formidable de Tor Books, en particulier David Moench et Fiona Lee ; à Carol Russo et son équipe ; à Terry McGarry pour son amitié et son incroyable minutie de correctrice ; à mon remarquable éditeur et excellent ami Jim Frenkel ; à ses assistants, Liz Gorinsky et Stosh Jonjak, et ses stagiaires dont David Polsky et John Payne. Comme toujours, toute ma gratitude à Nancy, Alex, et Erin, que j’aime plus que je ne saurais dire. D.B.C. Table des matières Personnages 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 12 13 14 15