DAVID B. COE LE COMPLOT DES MAGICIENS La couronne des 7 royaumes * 1 Galdasten, Eibithar, année 872, cycle de Morna Ébloui par la clarté du chemin poussiéreux et les champs baignés de soleil, Pytor prit le temps de s’accoutumer à l’obscurité. Sur le seuil de la taverne, il attendit que les silhouettes familières se dessinent : le bar de bois sombre et taché, flanqué de ses hauts tabourets, les tables grossières avec leurs fauteuils bas, les piliers massifs qu’on aurait dit écrasés par le poids du plafond affaissé et, bien sûr, celle de Levan, chauve et corpulent, dressée derrière le comptoir. Les relents de bière et de viande grillée ne parvenait pas à masquer une odeur de tabac. Reconnaissant celui que Mart fumait dans sa pipe, Pytor comprit qu’il n’était pas le premier. — Tu commences tôt aujourd’hui, Pytor, lui lança Levan en remplissant une chope avant de la poser sur le comptoir à sa place habituelle. Pytor s’installa sur son tabouret et but une longue gorgée. — Épargne-moi tes commentaires, Levan, et contente-toi de me servir. La pièce d’argent tinta sur le bar. Le tavernier haussa les épaules. — Oh, moi, ce que j’en dis… Pytor vida son verre, le posa lourdement et le poussa vers Levan. D’une main, il lui fit signe de le resservir, de l’autre, il essuya sa moustache. — On dirait que tu as soif aujourd’hui, Pytor, remarqua une voix dans son dos. Il se tourna. Mart était assis à l’une des tables du fond. La fumée de sa pipe flottait au-dessus de sa tête tandis que des volutes plus légères auréolaient son visage émacié. — Depuis quand mon penchant pour la bière est-il un sujet de conversation ? — Ne t’énerve pas, Pytor, c’était seulement pour bavarder. Viens t’asseoir. Pytor but une nouvelle gorgée. Mart n’était pas un mauvais bougre. Autrefois, quand Kara était encore en vie, ils passaient beaucoup de temps ensemble. À la mort de Steffan, Mart et Triss, sa femme, les avaient soutenus. À dire vrai, bien plus que beaucoup d’autres. Pendant qu’il soignait Kara, ils s’étaient occupés de ses récoltes et de son bétail et avaient continué même après que la mort l’eut emportée à son tour. Depuis, malgré ses manières brusques et son tempérament ombrageux, Mart n’avait pas cessé d’être un ami. Il n’empêche que Pytor aurait préféré être le premier client ce jour-là. Depuis l’aube, il se sentait nerveux, mal à l’aise, comme il l’était parfois avant l’orage. Ça n’était peut-être que ça. Morna savait qu’ils avaient besoin d’eau. Mais il n’était pas dupe. Quelque chose se tramait, quelque chose de désagréable. Kara disait qu’il avait du sang qirsi dans les veines, qu’il avait le pouvoir de glaner, comme les sorciers qirsi qui suivaient la Fête de Bohdan. Pytor ne manquait pas de lui rappeler qu’il était bien trop gras pour être un des leurs et leur échange finissait généralement dans les rires. Cette légèreté pourtant ne les trompait pas : ils savaient tous les deux que ses intuitions étaient rarement fausses. Et cette fois-ci, il était sûr de ne pas se tromper. Il n’était donc pas d’humeur à bavarder. Mais ignorer Mart aurait été injuste. — Allez, viens t’asseoir, Pytor, ne sois pas stupide. Réprimant un geste d’agacement, Pytor quitta son tabouret, prit sa bière et rejoignit Mart. — Tout de même ! s’exclama son ami en vidant sa pipe contre le bord de la table. Il la bourra, alluma une brindille à la flamme de la chandelle qui brillait devant lui et, la tenant au-dessus du fourneau, aspira une longue bouffée. Les feuilles rougirent, craquèrent, libérant leur arôme suave autour d’eux. — Alors, quoi de neuf, Pytor ? s’enquit-il enfin, ses dents jaunes serrées sur le tuyau. Pytor haussa les épaules en évitant son regard. — Pas grand-chose, grommela-t-il. Le grain pousse, les bêtes engraissent. Il but une gorgée sur un nouveau haussement d’épaules. — Ça n’a pas l’air d’aller. Sous des sourcils gris acier, le regard bleu pâle de Mart le dévisageait avec attention. — Quelque chose te tracasse ? Pytor se força à sourire et leva sa bière. — Ça, déclara-t-il avec une fausse désinvolture. Mart se contenta de l’observer. — Rien de précis, finit-il par admettre en détournant les yeux. Juste une impression. Le vieil homme hocha tranquillement la tête mais Pytor vit sa mâchoire se raidir. — C’est mon imagination, poursuivit-il après une gorgée de bière. Quinze jours sans pluie, je m’inquiète pour la récolte. Ça joue sur mon humeur. Mart mâcha pensivement sa pipe. — Oui, certainement. Pytor comprit que son argument n’était pas plus convaincant que le précédent mais comme Mart ne semblait pas plus désireux que lui d’approfondir le sujet, il vida sa chope et fit signe à Levan de lui en apporter une autre. — Je t’en offre une ? demanda-t-il en remarquant pour la première fois que son ami ne buvait rien. — Non, merci, répondit Mart après quelques secondes d’hésitation. Si je sens la bière, Triss va me démolir. Elle surveille déjà mon emploi du temps, alors pas la peine de lui faire croire que je dépense tout notre argent à boire. Pytor le dévisagea avec étonnement. L’autorité n’était pas le genre de Triss, quiconque bavardait plus de cinq minutes avec elle s’en rendait tout de suite compte, et ils le savaient tous les deux. — C’est donc si difficile ? Ce fut au tour de Mart de hausser les épaules. — On a vu pire. Mais pas depuis longtemps, ajouta-t-il avec un faible sourire. Stupéfait de cette réponse, Pytor remarqua à peine la chope pleine que Levan déposait devant lui. Ils avaient besoin d’eau mais pas à ce point. La sécheresse n’était pas dramatique. Pas encore. La situation pouvait empirer. Les semailles avaient été bonnes et les réserves n’étaient pas épuisées. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il. Ton troupeau a de nouveau la fièvre ? Mart changea de position et, visiblement embarrassé, contempla ses mains. — Oui, reconnut-il enfin dans un murmure. Mais ça n’est pas « nouveau », comme tu dis. C’est toujours la même chose. Pytor plissa les yeux. — Je ne comprends pas. — Je suis désolé, Pytor, commença Mart en croisant brièvement son regard. J’aurais dû t’en parler avant. Pytor le dévisagea. Il savait ce qui allait suivre. Depuis le temps, il aurait dû s’habituer mais la douleur était toujours aussi vive. — Alors ? lâcha-t-il les dents serrées. — Nous avons perdu toutes nos bêtes sauf trois. La plupart sont mortes après les semailles, au moment où le grain se mettait à germer. Quatre autres sont mortes pendant le dernier croissant de lune. — Mais ta récolte est bonne, non ? Tu vas passer l’hiver. Mart acquiesça. — Tout juste. La récolte est bonne et Brice vient de me vendre une demi-douzaine de ses bêtes à bas prix. Ça a été très dur mais on va s’en sortir. — Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? demanda Pytor en luttant contre la colère qui l’envahissait. Il connaissait la réponse mais il voulait l’entendre de sa bouche. — Pourquoi n’es-tu pas venu me voir ? Je m’en sors bien ; j’aurais pu t’aider. Mart détourna les yeux en rougissant. — Nous l’aurions fait, Pytor, vraiment. Mais après tout ce que tu as enduré… Il s’interrompit sur un geste d’impuissance. Les mots n’étaient pas nécessaires. Pytor pouvait parfaitement achever sa phrase : Nous ne voulions pas te déranger. Ces mots, combien de fois, dans combien de bouches, les avait-il entendus ? La même rengaine depuis la mort de Kara. Ses amis s’étaient tellement souciés de ce qu’il éprouvait qu’ils avaient fini par faire de lui un paria. — Les autres sont au courant ? — Maintenant, oui. J’en ai d’abord parlé à Brice mais maintenant… Il haussa les épaules. Pytor acquiesça, les lèvres pincées. Il n’était pas sûr de sa colère. Mart n’avait rien fait de mal, les autres non plus d’ailleurs. Le troupeau de Mart ne le concernait pas. Il ne pouvait pas davantage lui en vouloir de s’être tourné vers Brice. Brice était un vantard mais c’était un type bien. Pytor et lui passaient leur temps à se chamailler mais il savait qu’en cas de coup dur, il pouvait compter sur lui. Il était aussi le plus prospère d’entre eux, ce qui n’était un secret pour personne. À la place de Mart et en dépit de leurs disputes passées, Pytor aussi se serait tourné vers lui. Alors pourquoi se sentait-il blessé ? — Je suis content que tu t’en sortes, finit-il par avouer après un long silence. — Merci, Pytor, lui répondit Mart visiblement soulagé. Malgré son amertume, Pytor lui rendit son sourire. Il but une gorgée de bière tandis que Mart envoyait un gros nuage de fumée vers le plafond. Ils demeurèrent silencieux. Mart bourra une seconde fois sa pipe et Pytor vida sa chope que Levan vint consciencieusement remplacer par une pleine. Il serait volontiers rentré mais il était tôt. Les autres n’étaient pas encore arrivés et chez lui, à l’exception des bêtes et de son lit aujourd’hui trop vaste, personne ne l’attendait. Alors ils restèrent là, muets, tâchant de ne pas croiser leurs regards. Lorsque Brice et les autres firent enfin leur apparition dans la taverne, les deux hommes bondirent presque à leur rencontre. Le soulagement de Pytor ne fut pourtant que de courte durée. — Ce n’est pas le meilleur moment, déclara Eddya en franchissant le seuil. Elle se dirigea jusqu’au bar, lança une pièce d’argent à Levan. — Mais ça n’est pas non plus le pire, acheva-t-elle en saisissant sa bière. — De toute manière, il n’y a pas de date idéale, commenta Jervis d’un ton maussade en prenant sa propre bière. Lorsqu’ils furent tous servis, ils se dirigèrent ensemble vers leur table. Aucun n’avait l’air joyeux mais Davor encore moins que les autres : le plus jeune, il était le plus enclin à se faire du souci. Brice aussi, malgré son argent, était facilement inquiet. S’ils avaient été les seuls de cette humeur, Pytor n’y aurait guère prêté attention. Mais les autres n’étaient pas mieux disposés et Pytor sentit croître son malaise. Eddya, qui avait enduré quatre maris, onze grossesses et plus de coups durs qu’il n’en pouvait compter, était coriace. Jervis et Segel étaient également solides. Jervis et Pytor étaient souvent pris pour des frères. Ils avaient les mêmes cheveux roux, la même peau claire, les mêmes yeux verts et bien que Jervis fût beaucoup plus grand que Pytor, et nettement plus mince, leur ressemblance était frappante. Ils avaient aussi les mêmes réactions. Prompts à l’emportement, ils savaient tous les deux surmonter bravement l’adversité. Quels que soient les problèmes, ils se débrouillaient toujours pour en sortir. Segel n’était pas originaire d’Eibithar, on s’en rendait compte au premier regard. Petit, robuste, il avait la peau, les yeux et les cheveux bruns. Il parlait même avec un léger accent dont aucun d’entre eux n’était parvenu à identifier l’origine. Certains le disaient d’Uulrann. D’autres, comme Eddya, étaient convaincus qu’il venait des Terres du Sud. Pytor, malgré sa curiosité, ne lui avait jamais posé la question. Ça n’avait pas grande importance. Pour l’essentiel, il s’était parfaitement intégré. Beaucoup plus réfléchi que les autres, il avait tendance à écouter plus qu’à prendre la parole et s’inquiétait rarement sans raison. Aussi, lorsque Pytor vit l’expression de son visage, celles d’Eddya et de Jervis, il comprit que quelque chose n’allait pas. Il sentit son estomac se serrer. — Finalement, ça n’était pas la peine de te faire du souci pour ton troupeau, lança Brice à Mart en s’asseyant. Mart jeta un coup d’œil gêné à Pytor. — Ce n’était pas du souci, Brice, fit-il gauchement. Ton prix était plus que raisonnable. — Le prix n’a rien à voir là-dedans, intervint Eddya avec un gloussement. Elle avait toujours l’air de rire, même quand elle n’en avait pas l’intention. Pytor fronça les sourcils. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Pour Bett et moi, le moment n’aurait pu être pire, annonça Davor sans s’adresser à personne en particulier. On vient juste de terminer la grange. — Le moment de quoi ? interrogea Pytor un ton plus haut. Qu’est-ce qui se passe ? Jervis le considéra quelques instants, se passa la langue sur les lèvres et hocha la tête. — Nous venons de voir le placard sur la porte de la halle de réunion, se décida enfin Segel d’une voix lasse. Le duc annonce un banquet la dixième nuit du cycle. C’était donc ça ! Pytor aurait dû s’en douter mais il avait certainement abusé de la bière. À moins qu’il n’ait refusé d’admettre ce qui résonnait trop comme la confirmation de ses prémonitions. Le visage de Kara, son sourire triste et entendu sur ses lèvres, flotta un instant devant ses yeux. Il serra les dents, repoussant la nausée qui l’envahissait. Davor poursuivait sur sa grange et le travail fourni pour la construire, mais Pytor ne l’écoutait pas. Le sang battait furieusement à ses tempes et un bruit de tempête lui frappait les oreilles. Il regretta sa dernière bière. Un banquet, le dixième jour. Le duc ne leur en laissait donc que quatre pour se préparer. De toute manière, qu’auraient-ils fait ? Avec la sécheresse qui menaçait, la fièvre qui décimait leur bétail, le duc qui leur prenait plus que sa part de ce qu’ils parvenaient péniblement à produire, leur résistance était stupéfiante. Mais un banquet, c’était trop. Pytor en avait vécu sept, dont celui décrété l’année de sa naissance, mais il était des pratiques auxquelles même les plus endurcis ne pouvaient se résigner. — Déjà six ans ? demanda Eddya. — Je crois, répondit Jervis. Pytor perçut le renoncement dans sa voix et lui en voulut. Sur certains points, Jervis et lui n’avaient rien de commun. — J’ai du mal à croire que six années se sont écoulées, murmura Mart. Il s’y rendrait aussi docilement. — Pas six, cinq ! s’emporta Pytor. La violence de sa remarque coupa court aux bavardages. Aucun n’osa relever. Ils savaient tous que Steffan était mort la veille du dernier banquet. Pour être exact, sa mort l’avait même précipité. — Cinq ans et non six, réfléchit Segel. Les Qirsi ont donc glané quelque chose. — Je me souviens d’une fois, gloussa Eddya, il y a quelques années, le banquet avait été avancé. Des gens étaient morts de la pestilence à Domnall. Segel approuva. — C’est peut-être le cas. — Ce n’est pas une excuse, rétorqua Pytor sans chercher à cacher son amertume. — Allons, Pytor, fit Brice conciliant. Nous savons combien le dernier banquet a été pénible pour toi. Mais ça n’est pas une raison pour abandonner la coutume. — Les banquets sont une véritable barbarie ! Ça a toujours été le cas et rien ne m’empêchera de le dire. — Ils sont nécessaires, objecta Brice en hochant la tête. Et se mettre dans tous ses états à cause d’eux ne rend service à personne. On n’y peut rien. — Tu dois reconnaître, renchérit Davor, que ça marche. — Davor a raison, souligna Eddya en souriant comme une folle. Galdasten n’a subi aucune épidémie de pestilence depuis ma naissance. Mon père non plus n’en a pas vécu. Tu peux dire ce que tu veux, mais ça marche. — Ça marche ! singea Pytor avec colère. Bien sûr que ça marche ! Mais à quel prix ? Ils pourraient tous nous passer au fil de l’épée, ça marcherait aussi bien ! « Pas de pestilence ici. Tuons-les tous, le résultat sera le même. » — Tu es ridicule, Pytor, fit Brice, on ne tue personne. Les banquets valent bien mieux. Pytor prit une profonde inspiration pour tenter de juguler sa colère et le vieux chagrin qui le hantait. — Et tous ceux que les banquets ne sauvent pas ? interrogea-t-il d’une voix sourde. Tous ceux-là, hein ? Les banquets empêchent peut-être l’épidémie mais ne tuent pas la pestilence. — Non, reconnut Brice, mais c’est bien pour ça que nous devons remercier le duc d’être vigilant. Il vaut mieux l’avancer d’une année que d’attendre et laisser quelqu’un d’autre perdre un enfant. Les risques de ne rien faire sont beaucoup plus grands. Et les banquets ne sont pas aussi monstrueux que la fièvre. Toi plus que quiconque sais ce qu’elle peut faire. Toi et Kara avez eu la chance de survivre la dernière fois. Nous tous, avons eu de la chance. Il regarda les autres acquiescer autour de la table. Tous à l’exception de Segel. — Oui, reconnut Pytor à contrecœur. Je sais ce que fait la pestilence. En dépit de sa rage, il frissonna. Il n’était pas stupide. La pestilence était un véritable fléau. Un imbécile au sens de l’humour tordu l’avait baptisée le Cadeau de Murnia, du nom de la déesse noire. Elle décimait des villages entiers en moins de trois jours. Deux siècles auparavant, une épidémie particulièrement sévère avait tué la moitié de la population du duché en un seul décroissement de lune. Elle avait emporté Steffan en moins d’un jour. Mais si elle travaillait vite, elle était loin d’être charitable. Elle débutait innocemment par une piqûre d’insecte. Peu importait l’endroit – Steffan avait été piqué à la cheville. Si la blessure enflait et décroissait, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Mais si une petite éruption rouge et ovale apparaissait autour, plutôt que d’attendre ce qui allait inévitablement se produire, la victime n’avait plus qu’à se plonger une dague dans le cœur. Moins d’une demi-journée après l’apparition de l’éruption, la fièvre débutait et avec elle le délire. Les plus chanceux perdaient conscience à ce stade et ne se réveillaient jamais. Steffan eut cette grâce. Mais ceux qui ne mouraient pas tout de suite – ceux que la déesse désignaient pour endurer toute l’horreur de l’épreuve – ceux-là subissaient l’une des deux seules issues : la diarrhée et les vomissements les affaiblissaient jusqu’à la mort ou bien ils vivaient leurs dernières heures à cracher du sang et des morceaux de leurs poumons. Dans tous les cas, la mort, une mort atroce, était au bout. Le même sort était réservé à ceux qui avaient eu la malchance de croiser les victimes le jour de leur piqûre. Étant donné leur refus d’abandonner Steffan, Pytor ne savait pas comment lui et Kara avaient survécu. — Moi aussi je connais la pestilence, intervint Segel, une lueur hagarde dans ses yeux sombres, mais je suis d’accord avec Pytor : il doit y avoir une autre solution. — Vous voyez ! s’exclama Pytor en le désignant farouchement. Au moins un qui réfléchit ! — Mais que pouvons-nous faire ? rétorqua Brice. Le duc a des guérisseurs, des penseurs, sans parler de ses Qirsi. S’il y avait une solution, tu ne crois pas qu’ils l’auraient trouvée depuis le temps ? — Pourquoi chercheraient-ils ? lui lança violemment Pytor. Leur solution ne leur coûte rien. Et tu l’as dit toi-même : la pestilence a épargné la ville depuis des siècles. Qu’un garçon meure ici ou là, qui s’en soucie ? Pour être à l’abri, il leur suffit de lancer leurs banquets suffisamment tôt. Ils n’ont aucune raison de songer à une autre solution. Brice secoua la tête. — D’autres maisons sont confrontées au même problème. Leurs tentatives ne valent pas mieux. Certaines se contentent même de laisser l’épidémie s’étendre. C’est ce que tu veux ? — Je préférerais, oui ! Brice lâcha un soupir exaspéré et se détourna. — Il est fou, fit-il aux autres avec un geste brusque en direction de Pytor. — Ils font comme ça depuis longtemps, plaida Jervis, les yeux posés sur Pytor. Aucun de nous n’était né. Je n’aime pas plus cette solution que toi, Pytor, mais grâce à elle notre peuple est vivant et en bonne santé. — Notre peuple ? hurla presque Pytor. Jervis flancha et Pytor comprit que Brice avait raison : il réagissait comme un dément. C’était plus fort que lui. Jervis, comme tous les autres, connaissait pourtant l’origine des banquets. Presque deux cents ans plus tôt, comme cela se produisait régulièrement depuis la nuit des temps, la pestilence avait frappé la maison de Galdasten. Kell XXIII, qui serait par la suite le quatrième Kell de Galdasten à monter sur le trône d’Eibithar, s’était réfugié avec sa famille à l’abri des épaisses murailles de pierre de son château, priant les dieux que l’épidémie ne franchisse pas les remparts de sa demeure. Mais alors que la forteresse avait repoussé d’innombrables invasions et tenu des sièges auxquels aucune autre maison n’aurait résisté, ses douves et ses fabuleuses murailles d’or se révélèrent impuissantes à contenir le virus. Le duc et la duchesse furent épargnés mais pas leur fils, Kell XXIV. Après la mort du garçon, Kell donna l’ordre de raser entièrement le pays. Cette décision, qualifiée depuis d’un acte irraisonné, enfanté par le dépit, la rage et le chagrin, porta cependant ses fruits. Parce que la pestilence était transmise par les souris vivant dans les champs et les maisons du royaume et propagée par la vermine qui infestait leur fourrure, les feux de Kell mirent fin à l’épidémie. Comprenant qu’il avait trouvé le moyen de contrôler la propagation de la maladie, Kell éleva ces razzias au rang de tradition. Pendant un certain temps, il fit appel à ses sorciers pour déterminer la date des épidémies, mais il fut vite évident qu’elles se produisaient à des intervalles remarquablement réguliers et c’est ainsi que les bûchers furent décrétés tous les six ans. Après la mort de son père, le plus jeune fils de Kell, Ansen, perpétua la pratique mais, soucieux d’adoucir le coup terrible porté à la population de Galdasten, y adjoignit les banquets qui, à leur tour, devinrent une tradition. Tous les habitants du duché étaient conviés au château pour participer à un festin au luxe inégalé. Tandis que ses cuisiniers se surpassaient pour réaliser des plats d’une extrême qualité, à cette occasion, le duc faisait spécialement venir quantité de fruits secs et de légumes verts de Sanbira et de Caerisse. Naturellement, le vin, tiré des plus fins tonneaux de Galdasten, coulait en abondance. Et pendant que le peuple, vivant le temps d’une nuit l’illusion de la noblesse, ripaillait, mangeant, buvant et dansant au son des meilleurs orchestres du château, les sorciers qirsi du duc, accompagnés d’une centaine de ses meilleurs soldats, marchaient dans la campagne et conjuraient les flammes. Rien n’était épargné. Chaque maison, ferme, grange et champ du pays, tout, jusqu’au bétail, était réduit en cendres. Au matin, lorsque les habitants, repus et fatigués, alourdis par les dernières vapeurs de l’alcool, quittaient le château, invariablement, ils découvraient leurs terres dévastées, noircies et encore fumantes. Pytor se souvenait du dernier banquet avec une vivacité poignante. Steffan était mort l’avant-veille, en fin d’après-midi. Kara et lui n’avaient pas eu le temps de le préparer pour son voyage vers Bian et le Royaume du Dessous. Lorsqu’ils rentrèrent chez eux, ils ne retrouvèrent ni leur maison, ni le corps de leur fils. Telle était la puissance des flammes des sorciers qirsi. La pestilence n’avait pas ravagé Galdasten depuis des générations. Oui, à la place, ils avaient les Festins. — Notre peuple, ironisa Pytor cependant plus calme, il s’en fiche bien. Le duc ne fait pas ça pour nous mais pour se protéger, lui et les siens, comme le vieux Kell et Ansen après lui. Si le Festin a lieu un ou deux jours après la mort de l’enfant d’un autre, quelle importance ? Il s’en moque. Ce Kell, le nôtre, est comme les autres. — Parfait ! s’exclama Brice, une lueur dans ses yeux verts aussi tranchante que la lame du duc. Il le fait pour lui, et alors ? Nous savons tous parfaitement que les Festins nous ont épargné plus de souffrances que tu ne peux imaginer ! Qu’est-ce que tu en dis ? Tu sais de quoi sont capables les flammes des Qirsi. Tu crois que nous avons les moyens de lutter ? Pytor, furieux, sentant le feu lui monter aux joues, le dévisagea sans rien dire. Brice, une grimace dangereusement crispée sur le visage, lui adressa un sourire féroce. — Je m’en doutais, articula-t-il enfin. Tu n’es qu’un vantard, Pytor. Comme toujours. Je croyais, maintenant que tu es seul au monde, que tu aurais assez de cran pour ravaler tout le fumier que tu nous jettes en permanence à la figure, mais je me suis trompé. — Ça suffit ! intervint Mart. Brice détourna les yeux sans rien ajouter. Mart, le front barré d’un pli soucieux, se tourna vers Pytor. — Brice ne pense pas ce qu’il dit, Pytor. Il ne réfléchit pas toujours avant de parler. Il jeta un regard de reproche vers le plus riche d’entre eux avant de revenir à son ami. — Steffan était un bon garçon, nous l’aimions tous. Tu le sais et nous n’ignorons pas combien tu souffres encore de sa disparition. Mais, poursuivit-il prudemment comme s’il craignait un geste de violence, Brice n’a pas complètement tort. Je déteste les Festins, nous les détestons tous, mais nous n’avons pas le choix. Pytor resta silencieux. Qu’est-ce que Mart savait de sa souffrance ? Qu’en savaient-ils, tous ? Il fixait Brice. Son malaise grandissant lui procurait une joie amère. En dépit du ton qu’il avait employé pour lui répondre, Brice le craignait. Ce n’était pas nouveau et ce n’était pas parce qu’il était plus fort ou plus grand. Non, Brice le craignait parce qu’il avait tout perdu, en tout cas tout ce qui avait de l’importance. Brice, qui avait sa famille, sa ferme et ses richesses, était vulnérable et il le savait. Pytor le contempla encore quelques instants puis le lâcha pour se tourner vers les autres. Davor, la mine effrayée et embarrassée, Eddya avec son sourire fou, Jervis, triste comme une vieille mule, tous le dévisageaient. Segel aussi, mais à la façon, prudente et soupçonneuse, dont un paysan contemplerait le lopin de terre qu’on lui offre à un prix dérisoire. Il l’évaluait, jaugeait ce dont il était capable. Pytor lui sourit mais Segel ne broncha pas. — Il y a toujours des alternatives, déclara-t-il enfin. C’est une question de volonté. Brice lâcha un rire haut et incrédule. — Et je suppose, naturellement, que toi, tu as cette volonté ! Pytor, encaissant la provocation sans ciller, comprit alors ce qu’il lui restait à faire. Aucun d’eux n’agirait. Ils n’en étaient pas capables. Mais lui, si. Cette brusque certitude lui procura un sentiment qu’il avait oublié depuis la mort de Kara : celui d’être en vie. Il se tourna lentement pour faire face à son adversaire. Un léger sourire flottait sur ses lèvres. — Nous verrons. — Oui, je vais te dire, moi, ce qu’on va voir, répliqua Brice. Il avait l’air terrorisé mais semblait incapable de s’arrêter. — On va te voir à Galdasten, faire la queue devant les portes avant même le coucher du soleil, pour être sûr de ne pas rater ta ration de vin et de mouton. Comme à tous les Festins avant le dernier. Cette fois sera comme les autres. Pytor, espérant que Brice prendrait ça pour un sourire, montra les dents comme un chien devenu sauvage. — Et tu seras juste derrière moi, n’est-ce pas, Brice ? — Exactement, répondit l’autre avec un rire nerveux. Exactement. Nous nous assoirons côte à côte et, nos timbales bien remplies, nous boirons le vin du duc à notre santé. Les autres, le regard inquiet, attendaient la réaction de Pytor. Lorsqu’il rit à son tour, leur soulagement se fit presque palpable. Ils s’esclaffèrent en chœur, sans percevoir la férocité du ton et de la grimace de Pytor. Sa décision était prise. Dans son coin, Segel qui n’avait pas bougé, l’observait avec la même attention. Une expression étrange flottait sur son visage sombre et ses traits fins. Comme s’il avait lu dans mes pensées, se dit Pytor, constatant avec étonnement qu’il ne s’en offusquait pas, qu’il semblait même soulagé. Si un seul d’entre eux pouvait le comprendre, c’était lui. Les autres, passé l’orage, avaient repris leurs conversations et, comme si rien ne s’était produit, les plaisanteries fusaient. Segel, son expression inchangée, tira sa chaise vers Pytor et fit signe au tavernier de lui apporter une seconde bière. — Je m’inquiète pour toi, glissa-t-il d’une voix que seul Pytor pouvait entendre. — Tu t’inquiètes ? répéta-t-il légèrement. — J’ai de l’affection pour toi, mon ami. Je crois que je te comprends. Je n’aimerais pas qu’il t’arrive du mal. Levan apporta la bière demandée et la déposa devant lui. Il désigna la chope vide de Pytor et l’interrogea du sourcil. Pytor refusa et, avant de répondre, regarda l’homme rejoindre le bar. — Je t’apprécie aussi, Segel, et je te respecte. Il lui fit face. — Je veux que toi et les tiens restiez à l’abri. Segel écarquilla imperceptiblement les yeux mais ne dit rien. Pytor le regarda prendre son verre d’une main tranquille. Il but et, quelques instants plus tard, tourna son attention vers les autres. Pytor, prétextant la fatigue, quitta la taverne peu de temps après. Il voulait voir ses bêtes avant la nuit, mais sur le chemin du retour, Segel et leur bref échange occupaient ses pensées. Il espérait s’être fait comprendre. Les jours suivants s’écoulèrent, comme au début de la germination : au rythme lent de la croissance des premières pousses. Pytor avait eu le temps d’y songer mais, en dépit de la peur grandissante qui n’avait cessé de le ronger – aussi tenace qu’une souris à l’assaut d’un coffre à grain –, sa résolution n’avait pas faibli. Conscient de ce qui l’attendait, il s’était résolument absorbé dans son travail. Son troupeau et ses champs ne l’avaient pas empêché de se demander pourquoi il s’inquiétait tant. De temps en temps, il s’arrêtait et, au-dessus du pré et du toit bas de sa ferme, contemplait les tours de Galdasten, dressées comme des flèches menaçantes au-dessus des maisons et des arbres noueux. Il n’était pas retourné à la taverne de Levan. Sa décision prise, il n’avait pu se résoudre à revoir les autres. Il aurait cependant dû se douter qu’ils ne le lâcheraient pas aussi facilement. La veille du banquet, Mart s’arrêta chez lui. — Je me faisais du souci pour toi, lui annonça l’homme mâchant sa pipe éteinte du haut de son chariot. Les autres aussi. — Je vais bien. Occupé à sortir du grain pour le bétail, il n’avait aucun mal à ne pas croiser le regard de Mart. — J’ai du travail, c’est tout. — Tu ne devrais pas faire attention à ce que raconte Brice, poursuivit Mart essayant d’être gentil. C’est un idiot. Je te le dis, même après tout ce qu’il a fait pour moi. Il n’avait pas à te parler comme ça. Pytor lui jeta un coup d’œil et se força à sourire. — Ne t’inquiète pas, Mart, c’est oublié. Je te l’ai expliqué, j’ai du travail, c’est tout. — Très bien, acquiesça le brave homme, je te laisse. On se voit au Festin, n’est-ce pas ? Triss m’a demandé de tes nouvelles. — Confirme-lui que j’y serais. Avec vous et tous les autres. Mart avait pris ses rênes et s’apprêtait à partir quand il s’arrêta. — Pas tous, fit-il. Pytor, le cœur battant comme les sabots d’un cheval de Sanbiri, se figea. — Que veux-tu dire ? — Hier, Segel nous a annoncé qu’il partait dans le Sud quelque temps. Il va voir sa sœur à Sussyn. Malgré son soulagement, Pytor se sentit pâlir. L’homme à la peau sombre avait donc deviné ses projets. — Alors je verrai les autres. — Bien, sourit Mart. Il siffla son bœuf et l’animal se mit en route. — Bonne nuit, Pytor, lança-t-il dans le grondement et la poussière soulevée par son chariot. Pytor leva la main mais ne put se résoudre à lui répondre. * Le jour du Festin se leva sur une aube chaude et radieuse. Debout dès les premiers rayons de soleil, Pytor s’élança dans les champs sans prendre la peine de manger. Sa peur s’était évanouie au profit d’une sinistre satisfaction. Au moins agissait-il. Il allait prouver à Brice qu’il se trompait. En fait, se corrigea-t-il avec un sourire, Brice allait se rendre compte qu’il se trompait sur pas mal de choses. Pytor ne fit pas la queue devant les portes du château avec le reste de la horde. Il passa la majeure partie de la journée dans les champs et, bien que ses mains et ses bras fussent couverts de piqûres de vermine à midi, il lui fallut encore plusieurs heures pour trouver ce qu’il cherchait. Alors qu’il approchait du château de Galdasten, les cloches du prieuré s’étaient mises à sonner. Le soleil était couché sur l’horizon. Ses bras le démangeaient affreusement. Il devait faire tous ses efforts pour ne pas céder au désir de se gratter. Il n’était pas sûr de savoir laquelle de ses piqûres était mortelle – il avait des éruptions autour de plusieurs d’entre elles – mais ça n’avait pas grande importance. Ce qui comptait était de franchir les portes avant que le délire s’installe. Les zébrures qui lui couvraient la peau étaient dissimulées par ses manches longues. Pour plus de précautions, il avait enfoncé ses mains dans ses poches. Mais la journée avait été incroyablement chaude et avec la fièvre qui commençait à le gagner, en approchant les hautes murailles d’or du château, il suait comme un bœuf. S’il n’avait été si enrobé et si les gardes ne l’avaient pas vu se précipiter sur le chemin, ils auraient pu soupçonner quelque chose et lui refuser l’entrée tant il vacillait sur ses jambes en passant devant eux. Il avait tout prévu et, s’étant même forcé à boire une bière sur le chemin, il endura avec un sourire benêt et un hochement de tête plein d’humilité les commentaires des gardes raillant son état d’ivresse avancée. Ce n’était pas cher payé. Ce barrage franchi, il n’avait plus rien à craindre. Il traversa tranquillement les premières pièces jusqu’à la vaste salle à manger. L’infection était maintenant bien installée. Il avait espéré que la pestilence attaquerait ses poumons, on disait que c’était la mort la plus rapide, mais ça n’était pas le cas. Serrant la gorge pour lutter contre la bile qui lui montait aux lèvres, il franchit le seuil en trébuchant et pénétra dans la pièce, tenant à peine sur ses jambes. C’est ce que Steffan a enduré, se dit-il, appuyé contre le battant de la porte ouverte. Et, une fois encore, il remercia les dieux d’avoir permis à son fils de sombrer dans l’inconscience avant le pire. Il secoua violemment la tête, comme si son geste pouvait le débarrasser de ces pensées. Il devait se concentrer. Parce qu’il était venu dans un but précis. Adossé à la porte, Pytor examina l’assemblée. Il était encore tôt mais toutes les tables étaient abondamment garnies et des carafes de vin étaient disposées un peu partout. Sa vision commençait à se troubler. Il reconnut pourtant le duc et la duchesse qui dansaient au milieu de la pièce. C’était tout ce qu’il voulait savoir. Il aurait aimé voir la tête de Brice mais il n’avait plus la force de le chercher parmi la foule. Se sentant faiblir, il fit un effort surhumain pour dégager la modeste bourse qu’il avait glissée dans sa ceinture. Vacillant, il en extirpa les trois souris qu’il avait trouvées dans les champs et les jeta devant lui. Le corps pris de convulsions, il s’écroula sur le sol. Presque immédiatement, la musique s’interrompit. Dans le silence incrédule qui suivit, il n’eut aucun mal à imaginer l’expression des visages, les yeux braqués sur les petites créatures qui apportaient la pestilence au milieu de leur Festin. Puis, au moment où une autre attaque l’emportait vers la mort, Pytor entendit leur cri d’horreur s’élever dans la salle. 2 Thorald, Eibithar, année 877, déclin d’Adriel Ils étaient dans la tour, aussi loin que possible de la place du marché, depuis midi. L’unique fenêtre de la chambre privée du duc donnait sur l’océan d’Amon et sa côte sombre et rocheuse. Le vacarme incessant des brisants qui déferlaient au pied de la falaise et les cris rauques des mouettes qui survolaient les remparts parvenaient jusqu’à Filib. La plainte du vent de mer, vif et glacial, venait mourir en gémissant contre les pierres comme les esprits de Bian. Malgré le ton monocorde de son oncle qui radotait sur la manière correcte de tenir les comptes de ses barons, Filib percevait aussi la musique qui venait de la ville. Jouant distraitement avec la chevalière en or qui ornait sa main droite, il se demandait où était Renelle à cette heure. En ville, sans aucun doute, participant aux joies du Festival, comme tout le monde. — Filib ! Le jeune seigneur leva les yeux. De l’autre côté de la grande table de chêne, son oncle, face à lui, lèvres serrées, le contemplait, un regard courroucé dans ses yeux gris. — Oui, mon oncle ? — Tu pourrais au moins m’offrir la courtoisie de faire semblant d’écouter. Ce n’est certainement pas aussi fascinant que tes rêveries mais je suis certain que c’est aussi important. Filib sourit. — Important, oui. Mais pas nécessaire. Le duc agacé désigna les rouleaux de parchemin étalés devant lui. — Cette méthode… — N’est pas la mienne, mon oncle, l’interrompit Filib. Je sais qu’elle te convient, que tu juges la mienne moins claire et moins logique, mais elle me convient. Si tu as vraiment l’intention de me confier le contrôle des impôts, tu devras te résigner et me laisser faire à ma façon. — Ce n’est pas seulement ma méthode, Filib, observa Tobbar d’une voix plus douce. C’était aussi celle de ton père. Et celle du roi avant lui. Les ducs de Thorald procèdent de cette façon depuis longtemps, avant même la Guerre de la Reine. Crois-tu vraiment que c’est à toi d’abandonner cette règle ? Filib ferma les yeux. Son père. Qu’était-il supposé répondre à cet argument ? — Très bien, concéda-t-il en rouvrant les yeux. Passant une main dans ses cheveux, en un geste que sa mère aurait reconnu entre mille, il poursuivit : — Mais ne pourrait-on voir ça plus tard ? S’il te plaît, le Festival… — Le Festival ? répéta Tobbar retrouvant sa colère. Il désigna vivement la porte comme si les musiciens, sorciers, acrobates et autres colporteurs qui voyageaient avec le Festival de Bohdan s’étaient trouvés dans le couloir. — Voilà presque deux ans que tu as passé ta Révélation, Filib. Tu devrais savoir que les ducs et les seigneurs n’ont pas de temps pour le Festival. Nous avons des choses bien plus importantes à régler. Le Festival dure encore cinq ou six jours. Tu auras tout le temps d’en profiter. Après. Il prit un rouleau et entreprit de l’étudier. — Le Festival, marmonna-t-il en hochant la tête. Tu crois que ton père aurait été plus intéressé par ce qui se passe en ville que par les comptes de ses barons ? — En fait, oui, répondit Filib qui avait prévu cette remarque. Tobbar releva les yeux. Filib le vit tenter de réprimer son sourire puis soupirer et se détendre. — Tu as probablement raison, admit-il. — De toute façon, je ne vois pas très bien l’intérêt de me confier les comptes, poursuivit Filib. Je ne serais pas roi avant longtemps et cette tâche te reviendra. Alors pourquoi s’en faire ? — Peut-être ai-je envie d’un répit, fit le duc. Comme tu le dis, cette tâche me reviendra et je devrai m’en charger jusqu’à la fin de mes jours. J’aimerais que quelqu’un d’autre s’en occupe même pour peu de temps. Et je ne veux pas que cette personne ruine mes parchemins avec un travail d’amateur. Et puis, reprit-il après une courte pause, comme je te l’ai déjà expliqué, les rois ont aussi des comptes à tenir. Où crois-tu que vont nos dîmes tous les quatre cycles ? — Un roi a des ministres pour s’en charger. Grand-père fait certainement comme ça. Tobbar hocha la tête. — Pas depuis longtemps. Plus jeune, il se chargeait de tout lui-même. Filib lâcha un soupir. — C’est bon, tu as gagné. Je te promets d’apprendre ta méthode mais pas aujourd’hui. Pas avant le départ du Festival pour Eardley. S’il te plaît. Le duc reposa son parchemin et, un sourire aux lèvres, semblable à celui que son père lui aurait probablement adressé, s’adossa à son siège. — Il est réussi cette année, n’est-ce pas ? — C’est le meilleur dont je me souvienne, renchérit Filib avec le même sourire. C’est dommage d’en rater une miette. Sentant l’hésitation de son oncle, il poursuivit son avantage. — Les comptes seront encore là après. — C’est vrai, reconnut Tobbar. J’imagine que la fille que tu as rencontrée y assiste aussi. Filib sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine. Il était sûr qu’elle lui gardait rancune de la veille, la Nuit des Deux Lunes, du cycle d’Adriel. La Nuit des Amoureux. Ils auraient dû la passer ensemble, elle en était convaincue. De toutes les nuits de l’année, celle-ci était la leur. Ce qu’elle ne manquerait pas de lui dire, les yeux brillants de colère ou pire, débordants de larmes. Comme s’il l’ignorait. Comme s’il avait le moindre choix. Elle savait les limites de ce qu’ils partageaient, il avait été franc. Elle savait qu’il était des domaines qu’il ne contrôlait pas et que celui de leurs amours en était un. Elle souffrait et lui en voulait. Qui aurait pu l’en blâmer ? — Oui, dit-il en s’efforçant d’être neutre, elle y est probablement. — Tu lui es très attaché, n’est-ce pas ? Filib haussa les épaules et détourna les yeux. — Je l’aime bien. J’ai tort ? — Bien sûr que non. Tant que tu n’oublies pas qui elle est et qui tu es. Filib, les yeux sur la fenêtre, se contenta d’acquiescer. — Tu parlais tout à l’heure d’être roi, Filib. Ça ne va pas tarder. Je m’attends à ce que ton grand-père abdique dans l’année. Il est temps de songer à te marier, à fonder une famille. Nous avons de la chance. La longue vie du roi a assuré la couronne à la maison des Thorald, en dépit de la mort de ton père. Il est temps maintenant que tu assumes ton rôle. — Mère a-t-elle quelque chose à voir là-dedans, mon oncle ? demanda Filib en croisant le regard de Tobbar. Le duc sourit faiblement. — Pas exactement, non. Mais elle m’a parlé du souci qu’elle se fait à ton sujet. Elle craint que tu ne sois trop épris de cette fille. — Elle s’appelle Renelle. Le visage de Tobbar se durcit. — Ce genre de commentaire m’inquiète autant. Son nom n’a aucune importance. Dans l’état actuel, et définitif, des choses, pas plus qu’elle. Si tu souhaites en faire ta maîtresse, cela peut s’arranger mais je ne veux pas que tu… Il s’interrompit brusquement, une expression de stupeur effarée sur son visage rubicond. — La nuit dernière ! s’exclama-t-il. Tu n’as pas… — Non, répondit Filib d’un ton voilé, le regard de nouveau tourné vers la fenêtre. Nous n’avons rien fait. — Tant mieux, soupira son oncle. C’eût été une terrible erreur, Filib. Tu dois nouer des liens avec une autre maison tout de suite. Un mariage me paraît tout indiqué. — Je le sais parfaitement, mon oncle ! s’exclama Filib, tu n’as pas besoin de me le répéter. Tobbar resta silencieux et son neveu, sachant que son oncle l’observait, détourna le regard. — Je ne suis même pas sûr que la légende s’applique dans mon cas, reprit le jeune seigneur après un long silence. Elle dit qu’un amour consommé la Nuit des Deux Lunes dans le cycle d’Adriel sera éternel. Mon… – il hésita – … aventure avec Renelle est consommée depuis longtemps. La nuit dernière n’y aurait probablement rien changé. — Peut-être, admit doucement Tobbar, mais tu as bien fait de ne pas courir le risque. Filib acquiesça. Une mouette solitaire passa devant la fenêtre. Son cri résonna contre la muraille du château. Ce soir, se promit-il, je passerai la nuit avec elle. Après ma chevauchée. Les deux hommes, l’un observant l’autre qui gardait les yeux fixés sur la fenêtre, restèrent immobiles et silencieux. Son oncle ne méritait pas ses accès de colère. Au cours des cinq années – cinq ans ! – qui s’étaient écoulées depuis la mort du père de Filib, Tobbar avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour préparer son neveu au trône. Un homme moins noble que lui aurait laissé la jalousie et le ressentiment le détourner de son devoir. Tobbar avait assuré le sien sans la moindre hésitation. Dans les royaumes d’Aneira, de Caerisse, comme dans toutes les autres maisons des Terres du Devant, Filib le savait, n’importe quel seigneur dans la position de Tobbar aurait revendiqué le trône, ses descendants héritant de la couronne après lui. Seul Eibithar, suivant les anciennes Règles d’Ascension, faisait passer la ligne de succession par-dessus le frère cadet en faveur du fils le plus âgé du roi défunt. Ces règles avaient été édictées par les chefs des douze maisons d’Eibithar après la mort du roi Ouray II, le dernier des premiers rois de Thorald. En instaurant un processus de partage pacifique du pouvoir royal parmi les cinq maisons majeures d’Eibithar, en refusant à toutes la possibilité de fonder une dynastie absolue, les ducs avaient voulu assurer la stabilité du royaume. Selon les Règles d’Ascension, seul le plus âgé des fils ou des petits-fils du roi, s’il était en âge, pouvait hériter du trône. Si le roi n’avait pas de descendance, le pouvoir passait au duc de la première maison après la sienne. Thorald avait toujours occupé le premier rang parce qu’elle était la maison de Binthar, le premier grand chef d’Eibithar. Après elle, venaient Galdasten, puis Curgh, Kentigern et Glyndwr. Si le grand-père de Filib, Aylyn le Second, était mort durant l’intérim entre la mort de son père et sa Révélation, le duc de Galdasten aurait hérité de la couronne. Ou plutôt, le duc de Curgh, découvrit Filib en se souvenant avec un frisson de l’épouvantable accident survenu à Galdasten qui avait tué le duc et sa famille quelques années auparavant. Parce que Thorald était la plus éminente maison d’Eibithar, et parce que le pouvoir revenait toujours à la première maison, celle de Filib avait été sur le trône beaucoup plus longtemps que toutes les autres. Le père de Filib aurait été heureux de savoir que sa mort n’avait pas anéanti les chances de son fils de prendre sa place parmi le panthéon des rois de Thorald. Un coup frappé à la porte rompit le silence. Tobbar et Filib échangèrent un regard ; puis le plus âgé invita le visiteur à pénétrer dans la pièce. La porte s’ouvrit et Enid ja Kovar, Premier ministre du duc, fit son entrée. — Sire, salua la femme qirsi, je voulais juste… Avisant la présence du jeune seigneur, elle s’interrompit. — Lord Filib, je ne savais pas que vous étiez là, excusez-moi de vous interrompre. — Aucun problème, Enid, intervint Tobbar. Nous avons terminé, fit-il en regardant son neveu. Filib se leva. — Merci, mon oncle. — Je n’oublie pas ta promesse. Dès le départ du Festival, je compte sur toi pour apprendre l’ancienne méthode. — Tu as ma parole, répondit Filib en souriant. — Vous allez au Festival, monseigneur ? s’enquit le Premier ministre. Ses yeux jaunes reflétaient la lumière extérieure. Comme tous les hommes et toutes les femmes de la race des sorciers, elle avait des cheveux blancs et la peau si pâle qu’elle semblait translucide. Ses cheveux, qu’elle portait noués en arrière, donnaient à son visage une apparence encore plus fragile. Filib avait parfois du mal à se souvenir qu’elle détenait une magie si puissante. Deux ans plus tôt, alors qu’un feu nocturne menaçait de ravager le centre de la ville fortifiée qui s’étendait sous le château, il avait vu ce brin de femme soulever un épais brouillard qui avait étouffé les flammes, et créer un vent froid contre celui qui soufflait violemment, risquant de propager le brasier à l’ensemble des habitations. Sans sa magie, les habitants n’auraient pu éteindre les flammes avant qu’elles ne détruisent la ville entière. — Oui, lui répondit Filib, je vais au Festival. Vous y êtes allée ? Elle lui adressa un sourire indulgent. — Je trouve le Festival… ennuyeux. Mais je viens au banquet ce soir. Vous y serez certainement ? Le banquet ! Il l’avait oublié. Sa présence était indispensable. Il en était l’hôte, avec son oncle et sa mère. Y assister faisait partie de ses obligations. Renelle y prendrait part, elle aussi, mais pas à sa table, naturellement, et elle comptait sur sa compagnie après. Il voulait également sortir. Il avait besoin de cette échappée nocturne. La nuit promettait d’être très longue. Son oncle, qui l’observait attentivement, attendait sa réponse. Il se força à sourire. — Oui, bien sûr. Tobbar, attentif, ne l’avait pas lâché des yeux. — Tu as ma parole, mon oncle, ajouta Filib. J’y serai. Il n’avait cependant toujours pas l’air satisfait. — Alors pourquoi te comportes-tu comme si c’était le dernier endroit au monde où tu voudrais mettre les pieds ? C’est à cause de cette… Il s’interrompit. — C’est encore à cause de Renelle ? — Non, pas du tout. Il soupira. — J’ai l’intention de prendre mon cheval, avoua-t-il enfin. C’est tout. Ce n’est pas très important, j’irai après le banquet. Tobbar pâlit. — Excuse-moi, Filib. Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. — J’ai peur d’être un peu perdue, intervint Enid en les regardant à tour de rôle. — Mon père a été tué au cours d’une chasse, la nuit de la pleine lune de Panya, expliqua Filib. Cette seule évocation le fit trembler. Il se souvenait encore d’avoir été réveillé par le glas du corps de garde et les sanglots de sa mère, pleurant dans la chambre voisine. — Pardonnez-moi, fit la femme qirsi. Je n’étais pas encore à Thorald. Mais je croyais que cela s’était passé au cours du cycle de Kebb. — C’est exact, acquiesça Filib en jouant avec son anneau. Mais j’honore la mémoire de mon père en allant, chaque nuit de pleine lune, me recueillir sur le lieu de sa mort. La Nuit de Kebb, après avoir mené la chasse comme il le fit, je reste jusqu’à l’aube. — C’est une belle façon de se souvenir de lui, monseigneur, offrit Enid. — Merci. — Je vais m’assurer que l’on serve le dernier plat assez tôt, Filib, ajouta son oncle. J’aurais dû y penser, pardonne-moi. — Tu n’as pas à t’excuser. Mère prétend que c’est ridicule. Il y a si longtemps. Il sourit. — En fait, elle affirme que c’est malsain. De toute façon, mon départ pour le château d’Audun mettra un terme à ces excursions. Mais jusque-là il me semble que je doive continuer. — Chacun d’entre nous honore la mémoire de ton père à sa façon, lui assura Tobbar. Ta mère aussi. Je ne vois rien de mal dans cet hommage. Je le lui dirai dès que j’en aurais l’occasion. — Merci. — Mais sois prudent, poursuivit-il. Le Festival attire plus que son lot de vagabonds et de bandits. Je me sentirais plus tranquille si tu partais avec ton homme lige. — Ne t’inquiète pas, mon oncle. J’y vais chaque cycle depuis cinq ans et j’y vais toujours seul. — Comme tu voudras, admit Tobbar en hochant doucement la tête. Filib regarda une dernière fois par la fenêtre. Le coucher du soleil éclairait d’une nuance dorée les murs du château. Il avait à peine le temps de trouver Renelle avant de rentrer pour le banquet. — Allez, file, lui lança son oncle. On te reverra vite. Il était à la porte avant même que Tobbar ait achevé sa phrase. Mais il prit le temps de s’incliner devant lui puis devant la femme qirsi. La porte refermée, il se précipita dans le couloir, dévala les escaliers de pierre en colimaçon de la tour et déboula dans la lumière du soir. Avec un peu de chance, il trouverait Renelle dans les marchés. Il espérait seulement que sa joie de le voir lui ferait oublier sa colère. * La chanteuse à ses côtés entamait la fin du premier mouvement. Sa voix montait doucement vers les notes finales de « La Dévotion de Panya », trouvant des subtilités que la plupart des chanteurs ignoraient. C’était un passage difficile. Aucune partie du « Péan des Lunes » ne pouvait être qualifiée de facile mais elle s’en tirait très bien. Ils se produisaient ensemble depuis le second jour du Festival. Cadel pourtant était incapable de se souvenir de son nom. Il n’était pas rare que des chanteurs itinérants des Terres du Devant se rencontrent, pratiquent leur art ensemble pour un temps plus ou moins bref puis, après un partage minutieux de leurs gages, se séparent pour poursuivre seuls leur voyage. C’était même très fréquent dans les villes qui accueillaient le Festival d’Eibithar. Cadel et Jedrek traversaient les Terres du Devant de cette manière depuis près de quatorze ans ; ils avaient chanté avec plus d’individus qu’il ne pouvait se le rappeler. Il n’avait jamais été doué pour les noms, une qualité pourtant très utile dans son autre, et véritable, profession. Mais cette fois, il aurait aimé s’en souvenir, au moins par courtoisie. Laissant traîner son regard sur son visage, même lorsqu’elle se faisait surprendre, se tenant lorsqu’ils chantaient plus proche de lui qu’il n’était nécessaire, elle n’avait pas caché l’intérêt qu’elle lui portait. Cadel aimait les femmes sûres d’elles. Si lui et Jedrek n’avaient pas eu cette affaire en cours, il y aurait répondu. Avec ses cheveux noirs et courts, ses yeux vert pâle, son visage rond et ses traits fins, elle était attirante. Même sa silhouette, très légèrement replète, n’était pas pour lui déplaire. Mais plus que tout, sa voix puissante et souple en faisait une chanteuse hors pair. Pour cette unique raison, il regretta d’être incapable de se remémorer son nom. Son interprétation de « La Dévotion de Panya » à elle seule méritait son respect. Jedrek et la sœur de la femme, dont il ne se souvenait pas davantage le nom, l’accompagnaient, leurs voix enlacées comme des amoureux. Ils avaient passé la nuit précédente ensemble, Cadel le savait, et cela s’entendait dans leur chant. Jedrek accordait peu de crédit aux légendes lunaires, bien qu’il fût du genre à utiliser la promesse d’un amour éternel pour attirer une femme dans son lit. Il se comportait de cette façon depuis des années mais son imprudence, en de telles circonstances, énervait toujours Cadel. Il n’avait pas eu l’occasion de lui parler depuis le début de la journée – Jedrek et sa compagne ne s’étaient présentés que quelques minutes avant le début de leur représentation – mais il le ferait dès la fin de leur tour de chant. La première femme achevait son morceau. Après le contrepoint, Cadel enchaînait. Il prit une longue et lente inspiration. L’ouverture de « La complainte d’Ilias » était de loin la partie la plus ardue du second mouvement du péan. Il commençait au plus haut de la tessiture de Cadel, un registre qu’il devait maintenir durant plusieurs vers avant de redescendre très légèrement au milieu du passage. Les notes remontaient à la fin mais alors, sa voix serait prête. Tout le défi résidait dans l’ouverture. Le contrepoint touchait à sa fin. Cadel ouvrit la bouche et, gardant sa gorge aussi détendue que possible, il chercha la note d’entrée. Et la trouva. Parfaitement. Sa voix s’éleva, comme un faucon dans un ciel limpide, et il s’abandonna à la musique, laissant la mélodie douce-amère et l’histoire tragique racontée par les paroles l’emporter dans le mouvement. Ceux qui le connaissaient – ou qui croyaient le connaître – uniquement à travers sa véritable profession auraient été étonnés d’apprendre l’effet que la musique produisait sur lui. Parfois, il en était lui-même surpris. Combien de fois avait-il fini un passage particulièrement émouvant les joues baignées de larmes ? La rigueur qu’il trouvait dans son art l’excitait, exactement comme celle exigée par son autre métier. Mais il y avait plus. La musique possédait le double pouvoir de l’apaiser et de l’exalter. Elle lui offrait une délivrance, une extase qui, sous bien des aspects, rejoignait celle de l’amour. Cela était particulièrement vrai avec le péan. D’habitude, on ne le chantait qu’une fois, la Nuit des Deux Lunes. Mais leur performance de la veille avait été telle que ceux qui n’avaient pu y assister avaient demandé qu’ils recommencent. Jedrek et l’autre femme s’étaient empressés. Cadel avait hésité. La performance de la veille avait été merveilleuse. Au cours du second mouvement, Cadel avait senti un bref instant qu’Ilias lui-même quittait le ciel de Morna pour unir sa voix à la sienne. Ses partenaires avaient été aussi brillants, surtout la femme qui chantait le rôle de Panya. L’état de grâce qu’ils avaient éprouvé et atteint la veille n’était pas garanti. Rien ne leur assurait d’être aussi bons. En outre, Jedrek et lui avaient d’autres occupations ce jour-là. Quand l’aubergiste local leur avait proposé le double de leurs gages, Cadel avait compris qu’il n’avait pas le choix. Jedrek ni lui n’avaient besoin d’argent mais ils étaient censés être des bardes itinérants et aucun barde ne pouvait refuser une telle offre sans attirer l’attention. Voilà pourquoi, pour la seconde fois en deux soirs, il chantait la complainte offrant, à sa plus grande surprise, une interprétation encore plus magnifique que la veille. Ils étaient tous subjugués. Il lui suffisait de lire les expressions sur les visages des spectateurs pour le comprendre. Pauvrement interprété, le péan était une pièce musicale d’une puissance extraordinaire, capable de tirer des larmes aux plus endurcis. Mais chanté par des maîtres, sa splendeur pouvait, inspirant la même passion, le même désir et le même chagrin que les personnages qu’il décrivait, envoûter l’auditoire. Il racontait l’amour de Panya et Ilias, une Qirsi et un Eandi. Les deux races étaient jeunes alors. Les dieux qui les avaient créées, Qirsar et Ean, se vouaient une haine éternelle et implacable ; aussi avaient-ils décrété que Qirsi et Eandi ne s’uniraient jamais. Mais ce que Panya et Ilias partageaient était plus fort que la crainte que leur inspiraient leurs créateurs. Lorsque Panya fut enceinte, la rage de Qirsar flamboya comme le feu magique que certains membres de son peuple possédaient. Car nul n’ignorait que les femmes qirsi étaient beaucoup trop fragiles pour porter un enfant conçu par un Eandi. Panya vécu jusqu’à sa délivrance. Mais, après avoir mis au monde une magnifique petite fille, elle mourut. Ilias, privé de son amour, incapable de trouver consolation auprès de son enfant, se donna alors la mort, espérant rejoindre celle qu’il aimait au royaume de Bian. Qirsar pourtant nourrissait d’autres projets. Il métamorphosa les deux amants en lunes, l’une blanche et l’autre rouge, et les plaça au ciel afin que chacun puisse voir le sort réservé à ceux, Qirsi et Eandi, qui osaient défier les dieux et s’aimer contre leur volonté. Pour toute l’éternité, déclara le tout-puissant, les amants maudits se poursuivraient au milieu des étoiles sans jamais se revoir ni se rejoindre. Car Panya la blanche se lèverait à l’horizon au moment où Ilias le rouge achèverait sa course et lui ne reviendrait au firmament qu’à la seconde où son aimée l’aurait quitté. Mais leur amour était si puissant que, même dans la mort, ils furent capables de défier les dieux. La première fois que Panya, radieuse et pleine, s’éleva dans le ciel nocturne, elle s’interrompit à son zénith et, au sommet de son arc, attendit qu’Ilias la rejoigne. Depuis, dans un cycle presque semblable, ils achèvent leur course ensemble. Cadel entama le second mouvement avec la délicatesse propre à insuffler à son public toute la gamme des émotions vécues par Ilias : son amour passionné pour une femme qirsi, sa crainte du courroux divin, puis sa joie de l’enfant attendu et enfin, alors que la mélodie s’envolait vers la déchirante lamentation finale, sa souffrance de perdre Panya, sa bien-aimée. Durant tout ce temps, Jedrek et la seconde femme l’accompagnaient de leur tempo, plus lent lorsqu’il s’attardait sur la passion d’Ilias, à l’unisson du sien lorsqu’il accélérait sur ses peurs, ralentissant encore afin d’extraire toute la mélancolie de leur mélodie lorsqu’il achevait enfin sur son chagrin. Le troisième et dernier mouvement, celui de « La Ronde des Amants », qui décrivait l’ultime défi que Panya et Ilias lançaient à Qirsar, était chanté en canon. La mélodie complexe débutait avec la première femme sur un registre élevé. Dès le second vers, Cadel la rejoignait, reprenant ses paroles mais sur un ton plus grave. Puis il était suivi par la seconde femme, elle-même suivie par Jedrek. Ainsi, la mélodie, d’abord haute, puis basse, puis haute à nouveau et basse encore, s’enroulait sur elle-même, chaque voix entraînée par la précédente. Comme Ilias suivait Panya dans les deux, cycle après cycle, leurs voix se suivaient, à treize reprises au cours du thème final, comme les treize cycles de l’année. Le morceau achevé, la salle explosa d’applaudissements nourris. Mais l’instant de recueillement qui accompagna l’effacement de la dernière note fut bien plus précieux aux yeux de Cadel que tous les vivats qui lui succédèrent. Ce silence, ces quelques secondes d’admiration profonde et de respect, de mélancolie et de joie, lui disaient plus clairement que tous les applaudissements du monde l’effet produit sur le public par leur interprétation. Il se tourna vers celle qui était à ses côtés et ils échangèrent un sourire. — Tu chantes merveilleusement, lui murmura-t-il irrité par la défaillance de sa mémoire. Son sourire s’élargit mais, contrairement à beaucoup d’autres femmes, elle ne rougit pas. — Toi aussi. Ils se saluèrent mutuellement puis tous quatre s’inclinèrent devant l’auditoire avant de quitter la scène. Longtemps après leur départ, la salle crépitait d’applaudissements. Ils revinrent saluer à quatre reprises. À la dernière, alors que le public les réclamait toujours, l’aubergiste vint leur demander s’ils ne voulaient pas chanter une troisième fois le péan, pour cinq qinde supplémentaires chacun. Jedrek et sa compagne étaient d’accord, mais cette fois, Cadel et la brune refusèrent. — Mais Anesse ! s’exclama l’autre femme en faisant face à sa sœur, il nous offre de l’or ! Anesse, bien sûr ! Anesse et Kalida. Anesse hocha négativement la tête. — Il pourrait me proposer cinquante qinde, je n’accepterais pas davantage. Deux fois suffisent. Son regard glissa un instant sur Cadel. — Nous avons eu la grâce de réaliser deux interprétations magistrales. Nous serions fous de tenter une troisième. La plus jeune ouvrit la bouche, mais Anesse l’interrompit d’un doigt. — Non, Kalida. C’est mon dernier mot. Cadel approuva et se tourna vers l’aubergiste. — Je crains que nous ne devions décliner. L’homme, visiblement déçu, sourit tout de même. — Je m’en doutais. Je vais chercher votre argent, fit-il en se dirigeant vers le bar, et vous pourrez partir, acheva-t-il par-dessus son épaule. Cadel regarda Jedrek qui lui fit un léger signe de tête. L’heure n’était plus au récital. Ils avaient à faire. — Tu nous rejoins au banquet, ce soir, Corbin ? C’était Anesse. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’il s’agissait du pseudonyme qu’il avait choisi pour le Festival. — Je ne crois pas, fit-il en croisant son regard. Et il le regrettait sincèrement, car il aurait volontiers passé une ou deux nuits entre ses bras. — Honok et moi avons rendez-vous avec de vieux amis. — C’est dommage, fit-elle déçue. J’aurais aimé que nous passions un peu de temps ensemble, loin de tout ça. Elle désigna la scène, lui offrant le même sourire complice que celui qu’ils avaient échangé quelques instants plus tôt. — J’aurais beaucoup aimé moi aussi. Demain nous chantons des chants folkloriques de Caerisse sur la place du marché. On peut se retrouver après ? Cadel connaissait sa réponse. Il avait entendu les deux femmes discuter de leurs projets quelques jours plus tôt. Mais il n’eut aucun mal à montrer sa déception lorsque Anesse lui expliqua ce qu’il savait déjà : qu’elles partaient pour Sanbira le matin suivant. — Alors on ne vous reverra plus ? se plaignit Kalida en se détournant de sa sœur pour regarder Jedrek. — On dirait bien que non, répondit Cadel. Du moins pas pour un certain temps. Adriel nous rapprochera peut-être, ajouta-t-il à l’intention d’Anesse. — Si elle a l’oreille musicale, rétorqua la jeune femme amusée. Une nouvelle pointe de regret le titilla. Un bruit de pièces entrechoquées les détourna de leur conversation. L’aubergiste, ses doigts gras fouillant dans une petite bourse, approchait. — Je crois que nous étions d’accord pour quatre qinde chacun, fit-il en s’arrêtant. Cadel lâcha un rire mais lorsqu’il prit la parole, sa voix était d’acier. — Je crois plutôt qu’il s’agissait de huit. L’homme leva les yeux. Gros, avec des cheveux blancs et fins, des dents jaunes, une démarche boiteuse, il n’était pas du genre à chercher la bagarre. Il se contenta d’acquiescer. — Oui, bien sûr, j’avais oublié. Huit, c’est ça. Et vous les méritez. Il leur tendit leurs pièces à chacun puis sourit. Son haleine empestait la bière et le tabac. — Si vous revenez par ici pour le prochain Festival, revenez chanter chez moi. Pour le même cachet, naturellement. — Si nous revenons, lui répondit Cadel, nous en serons ravis. Les quatre chanteurs quittèrent l’auberge par la porte du fond qui donnait sur une cour herbeuse, non loin de l’enceinte ouest de la cité de Thorald. Jedrek et Kalida s’éloignèrent aussitôt, laissant Cadel et Anesse derrière eux. La jeune femme regarda dans leur direction avant de se tourner vers Cadel, un sourire ironique aux lèvres. — Eh bien, fit-elle, s’il faut accorder quelque crédit aux légendes, nous nous reverrons au moins une fois, aux noces de Honok et Kalida. Devant son embarras, Anesse se mit à rire. — Ne t’inquiète pas, le rassura-t-elle avec un amusement évident. Kalida ne croit pas plus aux légendes que ton ami. Son sourire, changeant de registre, s’approfondit. — Mais ce n’est pas mon cas et je dois te dire que j’étais tentée de me glisser dans ta chambre, la nuit dernière. — J’aurais presque aimé que tu le fasses. Elle dressa un sourcil. — Presque ? — Moi aussi je prends les légendes au sérieux. Pourtant, si tu étais venue, je ne sais pas ce qui se serait passé. — C’est loyal, répondit-elle. Mais maintenant ? Quelques heures de liberté ne sont pas pour déplaire à nos amis. Et aujourd’hui, nous n’avons rien à craindre des légendes. Son offre était tentante. Or, il avait un rendez-vous avant le coucher du soleil et, ces jours-là, il ne s’autorisait aucune distraction. Excepté la musique, bien sûr. Mais elle lui permettait de s’aiguiser l’esprit. En outre, il devait discuter avec Jedrek. — J’aurais aimé. Cependant nous devons répéter. Nous allons chez des amis et, comme tous nos amis, ils comptent bien nous entendre chanter et nous n’avons rien préparé. — Si j’étais plus suspicieuse, Corbin. je penserais que tu me racontes des histoires. Il se sentit sur la défensive et s’efforça de contrôler son trouble. — Je suis désolé. J’étais sincère tout à l’heure : j’espère que la déesse nous réunira. Mais je crois que l’heure n’est pas encore venue. Anesse haussa légèrement les épaules et sourit. — Très bien, à la prochaine fois alors. Elle tourna le regard vers l’endroit où s’étaient éloignés sa sœur et Jedrek et, ne les voyant pas, revint à Cadel, une question dans ses yeux verts. — Où sont-ils ? — Ils ont dû se faufiler derrière l’auberge, supposa-t-il, certain que Jedrek avait déjà dû coincer la jeune femme contre le mur. — Kal ? appela Anesse, le front soucieux. Elle répéta son appel plus fermement. — J’arrive, répondit enfin la voix étouffée de sa sœur. Anesse, embarrassée, se tourna vers Cadel qui sentit la colère l’envahir. Jedrek dépassait les bornes ! Leur complicité était ancienne, mais depuis quelques cycles, son associé se comportait avec une légèreté insupportable. Que ce soit l’inévitable rançon du succès ou sa réaction naturelle après des années de précautions, il devait se reprendre avant que son imprudence ne leur coûte la vie. Lorsque enfin les amoureux firent leur apparition, aussi échevelés que débraillés, Cadel était prêt à l’étrangler. Kalida, les joues en feu, évita soigneusement le regard de sa sœur. Mais Jedrek affichait un air beaucoup trop content de lui. Il adressa un haussement d’épaules et un sourire à Cadel, certain que ces gestes ridicules suffiraient à excuser son comportement. Au moins eut-il la présence d’esprit de se taire. — Au revoir, Anesse, fit Cadel en s’éloignant avec son comparse, que les dieux te soient favorables. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’elle souriait. — Toi aussi, Corbin, répondit-elle. Ils marchèrent d’abord en silence. Lorsque Cadel se résolut enfin à reprendre la parole, il s’exprima sur un ton posé et bas, pour ne pas attirer l’attention des passants, mais aussi tranchant que son humeur. — Je m’interroge : n’ai-je pas intérêt à te descendre ici, à Thorald, et laisser ton cadavre aux soins de la garde ducale. Jedrek, tout sourire évanoui, trébucha. Retrouvant presque instantanément son équilibre, il déglutit péniblement avant de murmurer : — Pourquoi ? Cadel lui jeta un regard de travers. — Tu me demandes pourquoi ? Je ferais peut-être mieux de te tuer tout de suite, marmonna-t-il. Ils firent quelques pas en silence. — Tu comprends ton travail, non ? Tu sais ce que j’attends de toi. — Ça fait quatorze ans que je le sais, répondit Jedrek sur la défensive. Je devrais connaître mon rôle. — Oui, tu devrais ! s’exclama vivement Cadel avant de jeter un rapide coup d’œil autour de lui. Deux ou trois marchands ambulants les regardaient distraitement. — Tu devrais, en effet, répéta-t-il d’une voix plus mesurée. J’ai besoin de toi pour assurer mes arrières, Jed. J’ai besoin de toi pour empêcher l’imprévu de ruiner mes plans. Tu m’as sauvé la vie un nombre incalculable de fois, et j’ai besoin de savoir que je peux compter sur toi. Nous sommes à Thorald, au cœur d’Eibithar, sur le point d’achever la mission la plus lucrative que nous ayons jamais eue, et tu ne trouves rien de mieux à faire que de te comporter comme un cochon en rut. Jedrek resta silencieux. — Tu as raison, admit-il enfin apparemment contrit, ça n’arrivera plus. Je le jure. — J’espère bien, sinon, je te tue. Notre travail demande de la vivacité. Celle d’un homme jeune. Tu te fais vieux. Je serais désolé de constater que tu es déjà fini. Jedrek s’arrêta et attrapa Cadel par la manche, le forçant à lui faire face. Les deux hommes se dévisagèrent. — Je ne suis pas trop vieux ! souffla Jedrek, ses yeux noirs plongés dans ceux de Cadel. — Je suis heureux de l’entendre, sourit l’autre. Comme je suis heureux de voir que je peux encore te faire marcher. Jedrek le contempla quelques instants avant de se décider à sourire. — Espèce de salaud ! lâcha-t-il. Ils atteignirent l’auberge peu de temps après. Cadel s’était arrangé pour rencontrer leur employeur juste après la sonnerie des cloches du prieuré, qui se produirait dans l’heure. Il avait accepté de venir seul – ses employeurs l’exigeaient souvent – et il autorisa Jedrek à rejoindre le Festival le temps qu’il se change et qu’il honore son rendez-vous. Il grimpa les marches et remonta l’étroit couloir jusqu’à sa chambre. En approchant de la porte, il découvrit qu’elle était légèrement entrouverte. Il empoigna aussitôt sa dague. La froideur du manche de pierre usé contre sa paume, le pas aussi léger qu’un baiser, il avança discrètement. Posant sa main libre sur la poignée, il se prépara à fondre sur l’intrus. — Tout va bien, fit une voix de femme de l’intérieur, je ne croyais pas te surprendre. Il se redressa et poussa la porte. Il n’avait jamais rencontré la femme qirsi qu’il découvrit tranquillement allongée sur son lit, mais il connaissait son nom et son rang. C’était Enid ja Kovar, Premier ministre du duc de Thorald. Il savait aussi qu’elle avait raison : il aurait dû s’attendre à la découvrir dans sa chambre. 3 — Nous devions nous rencontrer à la porte haute du fleuve, fit-il en pénétrant dans la pièce avant de refermer la porte. Pourquoi ce changement ? La femme, toujours allongée sur le lit, sourit en apercevant sa dague. — Est-ce pour moi ? J’espère que non. Ce ne serait pas prudent d’assassiner le Premier ministre du duc. Il glissa son arme dans son étui sous sa chemise. — Pourquoi modifier nos plans ? répéta-t-il. Elle se redressa avec un imperceptible haussement d’épaules. — Tu as la réputation d’un homme dangereux, Cadel. Ces hommes-là, je préfère les rencontrer aux lieu et heure de mon choix. — Tu m’as engagé sur ma réputation. Ta soudaine frayeur me paraît surprenante. Un nouveau sourire étira ses lèvres fines tandis que ses pâles yeux jaunes restaient impassibles. — Je n’ai jamais dit que j’avais peur de toi. En travaillant avec les Qirsi, tu apprendras qu’il en faut beaucoup pour nous impressionner. Cette remarque le fit frissonner. Il n’avait aucune intention de poursuivre plus que nécessaire une quelconque collaboration avec les Qirsi. Ça n’était pas seulement parce qu’il trouvait leurs pouvoirs intimidants, bien que ce fut une des principales raisons. Leur allure même lui déplaisait. Leurs cheveux blancs et leur peau pâle leur donnaient des allures de spectres, comme s’ils étaient des émissaires du Royaume Souterrain, envoyés par Bian lui-même pour marcher parmi les Eandi. Ils étaient arrivés dans les Terres du Devant presque neuf cents ans auparavant, franchissant la frontière des Terres du Sud pour conquérir les tribus du Nord avec leur magie et leurs lames éclatantes. Mais ils furent défaits et les survivants dispersés dans l’ensemble des royaumes. Malgré tout, et sans nul doute grâce à leurs pouvoirs, ils s’étaient rapidement arrogé des positions puissantes dans chacune des cours des Terres du Devant. Aujourd’hui encore, conseillers des rois et reines, ducs et barons, ils exerçaient une influence considérable dans les sept royaumes. — Tu ne te réjouis guère de collaborer longtemps avec les Qirsi, constata Enid avec un rire léger. Tu as tort. Nous possédons la richesse, nous sommes présents dans chaque royaume des Terres du Devant et nous ne vivons pas vieux, une caractéristique qui devrait être particulièrement rassurante pour un homme de ton talent. — Je travaille pour l’or, répliqua Cadel d’un ton neutre. Pas pour un groupe en particulier. — Je le sais. J’espère simplement que tu réfléchiras à la possibilité de nous rendre service dans le futur, quand nous en aurons besoin. Tout le monde sait que Cadel Nistaad de Caerisse est le meilleur assassin que l’argent puisse acheter. À la mention de son nom complet, Cadel se raidit. Jedrek lui-même l’ignorait. Il avait tout fait pour le laisser derrière lui lorsqu’il avait quitté sa maison dans le sud de Caerisse, seize ans plus tôt, jusqu’à organiser sa propre mort et laisser croire à sa famille qu’il était parti pour le Royaume du Dessous. Un assassin ne pouvait se permettre d’avoir un passé ou un nom, surtout un dont on pouvait retrouver la trace. Il l’avait donc effacé. Jusqu’à ce jour, il avait été certain d’y être parvenu. — Comment… ? Il s’interrompit, peu désireux de lui montrer qu’elle l’avait désarçonné. — Comment ai-je eu connaissance de ton nom ? Elle ouvrit les mains. — Je sais beaucoup de choses sur toi. Ton père est un nobliau du sud de Caerisse, vicomte, je crois, qui s’intéresse plus à ses vignes et ses chevaux qu’à la politique. Ta mère est la fille d’un marquis du Nord qui aurait souhaité pour elle un mariage plus avantageux. Sa première grossesse – et d’ailleurs la seule – balaya tous ses espoirs et força le mariage. Tu as quitté ta maison à l’âge de seize ans, sans passer ta Révélation. Les raisons de ton départ ne sont pas très claires, bien qu’il semble qu’une fille y soit pour quelque chose tout comme la mort du rival qui la convoitait. Il se dirigea vers l’unique fenêtre de la chambre et contempla la ruelle au-dessous. — Comment peux-tu savoir tout ça ? — Je suis le Premier ministre du duc de Thorald et je suis une Qirsi. Je dispose de moyens dont tu n’as pas idée. Ne l’oublie jamais, Cadel. Comme pour renforcer sa mise en garde, elle sortit une bourse de cuir qui tinta autant que celle de l’aubergiste tout à l’heure et la lui tendit. Il la prit à contrecœur. Elle était lourde. Après un bref coup d’œil à la femme, il l’ouvrit et versa le contenu dans sa paume. Une bonne vingtaine de pièces d’or, deux cents qinde. — C’est plus que nous étions convenus, fit-il en remettant tranquillement les pièces dans la bourse. — Comme quoi un changement de plan peut jouer en ta faveur. Elle le dévisagea, attendant sa réaction. — Considère ça comme un encouragement, poursuivit-elle comme il ne disait rien. Comme je te le disais, il se peut que nous fassions encore appel à tes services. Les yeux sur la bourse, il en soupesait le poids mais la menace induite par ses réflexions sur sa jeunesse l’inquiétait. Un encouragement, avait-elle dit, mais si ça se passait mal, elle lui avait montré aussi la trique. — Et ce soir ? demanda-t-il sans lever les yeux. — Après le banquet, il part faire une chevauchée. Il sera dans la Forêt du Nord. — Dans la forêt ? — Il honore la mémoire de son père, mort il y a quelques années. Un accident de chasse, je crois. — Sais-tu où il sera dans la forêt ? — Son père est mort près du Sanctuaire de Kebb, à la lisière nord, à l’est de la rivière Thorald. Tu connais ? — Oui. — Il y sera. — Et tu veux que ça se passe là ? Son sourire dévoila des petites dents aussi blanches que ses cheveux. — C’est un endroit parfait. Il a convenu pour le père, il sera très bien pour le fils. Cadel ne répondit pas et, quelques instants plus tard, elle poursuivit : — Je veux qu’on croie à des voleurs. L’oncle du garçon a souligné aujourd’hui que le Festival attirait mécréants et hors-la-loi. Il sera persuadé que c’est l’œuvre de l’un d’entre eux. — Très bien. — Cela signifie qu’on ne doit pas te voir quitter la ville ; tu ne peux franchir aucune des portes. Ce fut au tour de Cadel de sourire. — Ce n’est pas un problème. — Tu devras te montrer aussi prudent en rentrant. On doit te voir ici demain. Ton absence pourrait éveiller les soupçons. Il souleva la bourse. — Tu m’as largement payé parce que tu sais que je suis le meilleur. Laisse-moi me charger des détails. On ne me verra ni entrer ni sortir de la ville et je n’ai aucune intention de disparaître. J’ai même l’intention de chanter « L’Hymne des rois défunts » aux funérailles du jeune seigneur. — J’y veillerai, Cadel. J’ai entendu dire que tu chantais très bien. Il s’inclina légèrement. — Y a-t-il autre chose dont nous devions discuter, Premier ministre ? — Non, répondit-elle, laisse-moi. — Mais c’est ma chambre, objecta-t-il après une brève hésitation. — Oui, mais personne ne doit me voir partir. Pas même toi. — Je dois me changer. — Je t’en prie, proposa-t-elle avec un sourire faussement timide, fais comme chez toi. Encore une fois, il frissonna, comme sous l’effet d’une brise glaciale. Le Premier ministre ne montrant aucune intention de bouger, il se résigna à se placer dans le coin le plus éloigné de la chambre et, le dos tourné, ôta la tunique et le pantalon qu’il portait pour la représentation et enfila des vêtements simples et sombres beaucoup plus appropriés à ses activités nocturnes. Puis il se dirigea vers la porte sans un mot. La main sur la poignée, il se tourna vers sa visiteuse. — Pourquoi veux-tu sa mort ? Il ne posait jamais ce genre de questions mais on ne lui avait jamais demandé de tuer un futur roi. Elle le jaugea un instant, soupesant les conséquences de sa réponse, et se décida : — Nous avons l’occasion, la chance de prendre le contrôle des Terres du Devant. Nous ne voulons pas la gâcher. — Avec tous les Qirsi dans les cours, je croyais que vous contrôliez déjà tout. Elle lui adressa un sourire indulgent. — Nous ne contrôlons pas tout. Parfois, les événements nous montrent la voie. Les morts à Galdasten, par exemple. Un accident de l’histoire, l’œuvre d’un fou. Comme l’accident qui a coûté la vie au père du garçon. Un autre accident ou peut-être l’œuvre des dieux. Mais ces événements ont créé l’occasion dont je te parlais. Et, avec ton aide, nous allons en faire notre avantage. Il acquiesça, profondément soulagé d’apprendre qu’au moins certaines des choses qui se produisaient dans les Terres du Devant échappaient aux pouvoirs des Qirsi. Mais il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’en tuant pour les cheveux-blancs, il leur rendait la tâche plus facile. Il ouvrit la porte mais avant qu’il ne s’échappe, la femme qirsi l’appela par son nom. Il se tourna vers elle et attendit. — Qu’est-ce qui te gêne tant chez les Qirsi ? Notre magie ? Notre physique ? — Les deux, répondit-il. Mais surtout que vous n’êtes pas d’ici. Votre place est dans les Terres du Sud. Les Terres du Devant nous appartiennent. — Je vois. — C’est tout ? — Oui, c’est tout. Remplis correctement ton contrat, Cadel, et l’or de cette bourse te paraîtra dérisoire. Sa mâchoire se raidit mais il inclina une nouvelle fois la tête puis quitta la pièce et la femme à la recherche de Jedrek. L’argent était une chose, se dit-il en marchant. Peu importe d’où il venait, lui aurait répondu Jed. Cadel le trouva sur la place du marché, marchandant avec un colporteur le prix d’une lame de Sanbiri. — Laisse tomber, Honok, lui dit-il en approchant de l’étal. De toute façon, tu ne peux pas te la payer. Jedrek lui jeta un regard aigre avant de se retourner vers le marchand. — Mais si, si ce bouc se montre raisonnable. — Douze qinde est aussi raisonnable que j’ai l’intention de l’être, répondit le colporteur d’une voix rauque. — Ça vaut peut-être douze qinde à Wethyrn, vieille canaille, mais pas plus de la moitié n’importe où ailleurs. — On vous en donne dix, intervint Cadel. À prendre ou à laisser. Le marchand le contempla d’un œil suspicieux quelques instants. — Tope là, finit-il par admettre. De la bourse soigneusement dissimulée que lui avait donnée la femme qirsi, Cadel sortit deux pièces de cinq qinde qu’il tendit au marchand. L’homme les prit et mit un point d’honneur à lui donner le couteau plutôt qu’à Jedrek. — Merci, mon bon monsieur, fit-il son visage ratatiné fendu d’un large sourire édenté. C’est toujours un plaisir de faire des affaires avec un gentilhomme. Cadel acquiesça brièvement avant de s’éloigner. Jedrek se dépêcha après lui, tendant la main pour récupérer son arme. Cadel prit le temps d’admirer la lame brillante et le manche de bois poli. C’était une belle pièce. Les couteaux de Sanbiri étaient les meilleurs des Terres du Devant, à l’exception peut-être de ceux que l’on fabriquait à Uulrann, qui étaient excessivement difficiles à trouver. Il la tendit enfin à Jedrek. — Merci, lâcha son acolyte en admirant à son tour son achat. Tu peux retirer les dix qinde de ma part. — Et comment ! C’est une belle arme. Il fit une pause. — Trop belle pour un musicien. Jedrek lui jeta un coup d’œil. — Alors pourquoi l’as-tu achetée à ma place ? — Le mal était fait. Il valait mieux faire vite et filer avant d’avoir des problèmes, ce qui n’aurait pas manqué de se produire si je t’avais laissé discuter jusqu’à l’aube avec ce type. Jedrek acquiesça l’air maussade. — Alors maintenant, je n’ai même plus le droit d’acheter un poignard ? C’est ça ? Enfin Ca… Il s’interrompit. — Corbin, je veux dire. Tu deviens fou. On a fait une performance incroyable et tout le monde sait qu’on a été grassement payés. J’ai tout de même le droit d’en profiter, non ? Il marquait un point. — Tu trouves que je cours des risques, poursuivit-il, luttant visiblement pour garder le contrôle de sa voix, c’est plutôt toi qui deviens maladivement prudent. C’est toi qui vieillis, pas moi. Cadel dut réprimer son envie de le gifler. Mais il devait reconnaître que Jedrek avait raison. C’était une chose d’être prudent ; c’en était une autre que de se laisser guider par la peur. C’était aussi dangereux que de ne prendre aucune précaution. Était-il possible d’attirer l’attention par un excès de discrétion ? Oui, la dague était une extravagance. Mais les musiciens ambulants avaient aussi le droit de se protéger des voleurs et, mis à flot par son concert, il était naturel que Jedrek ait envie de marquer le coup. Sa rencontre avec le Premier ministre l’avait ébranlé, il n’avait aucune raison de se venger sur son compagnon. — Tu as raison, reconnut-il. Fais-toi plaisir. C’est un magnifique couteau. Plus beau que le mien, pour être honnête. Jedrek le contempla quelques instants, incertain du sens de la remarque de son camarade. — Je sais, se décida-t-il enfin avec un sourire. C’est pour ça que je le voulais. Il glissa son arme dans sa ceinture. — Bon, où est notre rendez-vous ? demanda-t-il un moment plus tard. — Il a déjà eu lieu. — Quoi ? — Notre employeur m’attendait dans ma chambre. — Comment savait-il où nous trouver ? Comment est-il passé devant l’aubergiste ? — Je ne sais pas, répondit Cadel jugeant inutile de lui en dire plus. — Alors on le fait ce soir ? demanda-t-il en baissant la voix. — Oui, dans la forêt. Il sera à cheval. — Ce ne devrait pas être un problème. — Non. Nous devons aussi éviter les portes de la ville. — Facile. Il t’a déjà payé ? — Oui. Plus du double de ce qui était convenu. L’expression d’incrédulité qui se peignit sur le visage de Jedrek lui arracha un sourire. — Tu aurais dû exiger une plus grande lame. — J’aurais surtout dû en acheter deux ! Ils firent un tour dans la ville avant de revenir à leur auberge. — Monte te changer, fit Cadel, et rejoins-moi en bas. Nous allons dîner et retourner en ville. De là, quand l’heure sera venue, nous irons jusqu’au mur. Jedrek acquiesça et grimpa les escaliers tandis que Cadel prenait une table au fond de la salle et commandait deux assiettes de volaille aux haricots. Les deux comparses firent traîner leur dîner qui, bien que modeste, était bien meilleur que certains repas qu’ils avaient ingurgités dans de semblables tavernes au cours de leurs pérégrinations. Ils quittèrent la salle au moment où sonnaient les cloches du soir. Le ciel s’était assombri. Son bleu profond s’estompait à l’ouest pour laisser place au rougeoiement flamboyant des derniers rayons de soleil. À l’est, Panya, la lune blanche – celle de Qirsi – était juste au-dessus des murailles de la ville. Une poignée d’étoiles, aussi pâles que la peau des Qirsi, s’était allumée au-dessus d’elle. L’atmosphère était calme, ce qui rendrait plus difficile leur échappée nocturne devant les gardes mais plus audible l’approche de leur proie. Cadel et Jedrek rejoignirent tranquillement la place du marché envahie d’échoppes. La plupart avaient été démontées pour laisser plus de place aux artistes des rues du Festival. Des acrobates bondissaient, glissaient et roulaient dans les airs comme des hirondelles un jour d’été. Des flammes brillantes jaillissaient des bouches des cracheurs de feu et les balles d’or et d’argent des jongleurs éclairaient l’air chaud des ruelles. Une troupe de sorciers qirsi conjuraient des flammes de toutes les nuances possibles qui dansaient et tourbillonnaient comme si elles avaient été vivantes. À intervalles, des musiciens jouaient et leurs airs se mêlaient les uns aux autres dans une agréable confusion. Au centre de la cité de Thorald, devant une tente imposante, s’étirait la longue et sinueuse file des enfants et adolescents des deux sexes qui, selon leur âge, attendaient de passer leur cérémonie de l’Aspiration ou de la Révélation, impatients et craintifs de savoir ce que le Glaneur qirsi qui officiait à l’intérieur allait leur révéler de leur futur. De tous les spectacles du Festival de Bohdan, danseurs des rues, fauconniers exhibant les talents de leurs oiseaux, tournois de force, de rapidité et d’habileté aux armes disputés par les hommes en âge de les manier, le glanage était le plus important, comme dans toutes les foires itinérantes qui parcouraient les autres royaumes des Terres du Devant. Au cours des quelques cycles précédant l’arrivée du Festival dans leur région, les enfants de douze et seize ans ne pouvaient songer à autre chose. Le glanage était une des autres coutumes des Terres du Sud apportées dans le Nord par les envahisseurs qirsi. Un homme ou une femme qirsi doué du pouvoir de glaner, le don de deviner le futur, offrait à chaque enfant, à l’aide du Qiran, un grand cristal doté, disait-on, de sa propre magie, un aperçu de ce que serait son destin. Plusieurs années de voyage avec le Festival d’Eibithar, celui de Sanbira comme avec des fêtes plus modestes en Aneira, Wethyrn, Caerisse ou Braedon, avaient appris à Cadel beaucoup de détails sur le glanage et son fonctionnement. Il savait par exemple que le Qiran n’était pas grand-chose de plus qu’une pierre précieuse. Elle servait surtout de médium à travers lequel les sorciers qirsi pouvaient transmettre ce qu’ils voyaient aux enfants impressionnés. L’Aspiration, que les enfants passaient à l’âge de douze ans, n’était pas davantage ce qu’elle prétendait. Autrefois, peut-être, la cérémonie relevait de la magie. Mais au cours des siècles, elle était surtout devenue le moyen d’inciter les plus jeunes à suivre les apprentissages destinés à leur âge et leur condition. Pourtant, les petits, pleins de crainte et d’espoir, qui plongeaient les yeux dans le Qiran tandis que le Qirsi convoquait pour eux l’image de leur vie future, vivaient l’événement comme une merveille. Cadel gardait encore un souvenir très vif de sa propre Aspiration bien que ce qu’il vît n’eût rien de surprenant : il était adulte, présidant le manoir de Nistaad, tenant les vignes et les étables, collectant le tribut des villages environnants. À son âge, il avait vécu cela comme une véritable prophétie. Plus tard, longtemps après qu’il eut quitté le sud de Caerisse, il comprit que ça n’avait été qu’une conjecture bien informée. La Révélation en revanche était tout autre chose. Faite à l’âge de seize ans, elle reposait entièrement sur la magie des Qirsi. Les Révélations annonçaient les mariages heureux ou les échecs amoureux, la richesse ou l’infortune, une vie longue ou la mort. Ceux qui attendaient la confrontation avec le Qiran pouvaient être impatients ou terrorisés de peur mais aucun n’appréhendait l’épreuve avec indifférence. Même Jedrek, qui méprisait les légendes et se moquait des coutumes, avait une fois avoué à Cadel que sa Révélation, qui lui avait offert des aperçus de ce qu’était leur vie actuelle, l’avait perturbé durant de longs cycles. Cadel s’était souvent demandé ce que lui aurait révélé la sienne. Il avait quitté sa maison l’année de ses seize ans, avant l’arrivée du Festival dans le village le plus proche du manoir de Nistaad. Grand et fort pour son âge, l’ombre naissante d’une moustache et d’une barbe noires lui avait très tôt donné l’air plus âgé. Chercher à passer sa Révélation dans un autre village n’aurait fait qu’attirer l’attention sur lui. Aujourd’hui, il avait peu de doutes sur ce que le Qiran lui aurait montré. Il menait la vie pour laquelle il était fait. Il n’avait pas besoin d’un sorcier qirsi pour le rassurer sur ce point. Pourtant, encore aujourd’hui, en voyant les enfants de Thorald attendre leur tour de pénétrer dans la tente du Qirsi, il ne pouvait s’empêcher de ressentir l’appel de la pierre. — Corbin ! Honok ! Au son de la voix d’Anesse, Cadel, réprimant une grimace, se retourna. Jedrek et lui pouvaient difficilement se trouver pris au piège d’une longue conversation ou pire, accusés d’avoir menti. Il était presque temps de rejoindre l’enceinte de la ville. — Je croyais que vous aviez des projets pour ce soir, fit Anesse. Elle portait une longue robe bleue, parfaitement assortie à la couleur du ciel. Son profond décolleté était des plus tentants. Il se força à sourire. — C’est le cas. Nous y allons. — Vous êtes certains qu’on ne peut pas vous attirer au banquet ? — Hélas non. Vous êtes sûres qu’on ne peut pas vous convaincre de rester à Thorald un jour ou deux ? — Hélas. Cadel jeta un coup d’œil à Kalida qui, les joues aussi rouges que sa robe, évitait soigneusement son regard et celui de Jedrek. — Bon, fit Anesse avec embarras, on doit y aller. — Nous aussi. — Alors, au revoir, Corbin. Honok. — J’espère avoir le plaisir de chanter encore avec toi, fit-il. Les deux femmes firent demi-tour et empruntèrent la rue pavée qui montait au château. Après les avoir regardées s’éloigner, Cadel et Jedrek reprirent leur route et, coupant à travers le marché, se dirigèrent vers l’enceinte sud de la cité. Cadel aurait préféré franchir le mur quelque part entre les portes sud et est. Mais les terrains appartenaient au Sanctuaire d’Amon et Cadel voulait éviter toute rencontre avec les religieux. Ils marchèrent donc vers le mur sud-ouest, entre la porte sud et la porte de la rivière basse. Il n’y avait que quelques humbles maisons dans cet endroit de la ville, éparpillées le long d’un étroit chemin. Mais la plupart des habitants étaient au banquet ou au Festival. Les maisons étaient sombres et la rue déserte. Au moins six gardes étaient en faction à chaque porte et deux autres arpentaient le chemin de ronde entre la porte de la rivière basse et la porte sud. Deux petites tours de guet séparaient le mur en trois segments, chacune surmontée de deux torches flamboyantes. Leurs meilleures chances étaient de grimper le mur au centre du segment du milieu, aussi loin que possible des torches et des portes bien gardées. Cadel s’inquiétait surtout du minutage de leur ascension, qui dépendait de l’ardeur des gardes à remplir leur mission. S’ils faisaient leur ronde ensemble, ils pourraient facilement les éviter. Sinon, Jedrek et lui devraient affronter une tâche bien plus délicate. Traversant d’un pas aussi discret que possible la pelouse grasse qui s’étendait derrière les maisons, les deux hommes rejoignirent vite le mur. Il était fait de grosses pierres et atteignait une hauteur d’au moins quarante-huit empans. Faisant de son mieux pour rester dans l’ombre, Cadel leva les yeux vers la tour éclairée pour localiser les gardes. Il les entendit avant de les voir. Ils parlaient fort, riaient et se dirigeaient vers le nord du mur. Ils attendirent qu’ils passent puis commencèrent leur ascension. Au cours de leurs voyages dans les Terres du Devant, Cadel et Jedrek avaient grimpé sur les parois rocheuses des Highlands de Glyndwr, la montagne Grise de Wethyrn et les falaises de Sanbiri qui passaient pour infranchissables aux yeux de beaucoup. Un jour, plusieurs années auparavant, ils avaient dû escalader un pic de la chaîne de Basak, dans le sud d’Aneira pour retrouver et exécuter un noble qui raffolait de la chasse à l’ours dans les montagnes. Ce mur, aussi abrupt fût-il, offrait de nombreuses prises. Ils le franchirent avec l’agilité des lézards. À quelques empans du rebord, entendant les gardes approcher, Cadel leva la main pour signifier à Jedrek de s’arrêter. — … Trois fichues nuits d’un coup, disait l’un en arrivant près de l’endroit où Cadel et Jedrek étaient agrippés aux pierres. Pendant le Festival, rien que ça. Il n’y a pas de justice. — Le capitaine se fiche pas mal de la justice. Même si tu lui donnais ta solde, il ne te lâcherait pas. Moi, ça fait deux nuits que je suis de garde et, à mon avis, je suis bon pour demain. — C’est à cause du banquet. C’est là qu’il est, avec ses chouchous, ils se remplissent la panse de vin et de ragoût, tandis que… Leur voix moururent comme le claquement de leurs bottes sur le sol de pierre. Cadel hocha la tête et les deux hommes reprirent leur ascension. En tendant la main pour sa prise suivante, Cadel sentit la pierre céder sous son pied droit. Cherchant désespérément à quoi se raccrocher, il agrippa la première prise venue pour la voir céder immédiatement. Son pied droit glissa hors de son logement et, en même temps, son pied gauche le lâcha, le laissant suspendu par sa seule main gauche. Les petits morceaux de pierre qui s’étaient détachés rebondirent sur la paroi avant de tomber dans l’herbe. Cadel ne tarda pas à trouver de nouvelles prises mais le mal était fait. Les gardes s’étaient interrompus et revenaient vers eux. Cadel regarda Jedrek qui le dévisageait comme s’il venait de hurler son nom. Les gardes étaient presque à leur hauteur. Avec Panya, la lune blanche, qui montait pleine dans le ciel derrière eux, ils seraient faciles à repérer sur le mur sombre. Cadel fit alors la seule chose possible. Tenant toujours le morceau de pierre qui avait lâché dans sa main droite, il étira le bras et le lança aussi haut qu’il put de l’autre côté de l’enceinte. Quelques secondes plus tard, il l’entendit tomber sur le sol hors de la ville. Les gardes aussi. Ils s’arrêtèrent, juste à l’aplomb de Cadel et Jedrek mais se penchèrent de l’autre côté. — Tu vois quelque chose ? demanda l’un. — Rien. Panya est trop basse, il fait noir comme dans un puits. — Je suis sûr d’avoir entendu du bruit. — Moi aussi. Mais tu peux me croire, ça ne venait pas d’un homme. Je ne vois personne. — Tu crois que c’étaient des loups ? — Des loups ? rit l’autre. Plutôt des rats venant de la rivière ou un renard sorti du bois. Des loups, répéta-t-il en riant toujours. — On ne devrait pas prévenir le guet ? L’autre, qui s’éloignait déjà, haussa les épaules. — Oui, bien sûr, on peut prévenir le guet. On va lui dire que la ville est assiégée par une meute de hérissons ! La réplique du plus jeune se fondit dans la nuit. Cadel prit une profonde inspiration et regarda Jedrek. Son ami, ses yeux noirs et luisants au clair de lune, souriait de toutes ses dents. Cadel dut l’imiter. Lorsqu’ils n’entendirent plus les gardes, ils achevèrent leur progression, passèrent précautionneusement la tête par-dessus le rebord et, sûrs que la voie était libre, s’élancèrent, franchirent la distance qui les séparait de l’autre côté et amorcèrent leur descente. Sans plus d’encombre, ils arrivèrent en bas avant que Panya n’ait eu le temps d’éclairer la paroi externe du mur d’enceinte. — Et maintenant ? questionna Jedrek. — Le Sanctuaire de Kebb, vers la rivière. Son ami sourit. Cadel n’en fut pas surpris. Kebb était le dieu des animaux, le dieu de la chasse. — Comme ça tombe bien, se contenta de dire Jedrek. * La grande salle de réception du château de Thorald était illuminée de torches et de chandelles. Les odeurs de viande grillées, de pain chaud et de vins fins embaumaient l’air. Des douzaines de vastes tables de bois où s’entassaient volailles et moutons, ragoûts et pains noirs, haricots bouillis et fruits frais, avec d’impressionnantes carafes de vin sorties des celliers de Thorald, étaient alignées le long des murs de l’immense pièce. Toutes étaient assaillies de nombreux convives, hommes, femmes et enfants, dont les voix et les rires se mêlaient dans un brouhaha incompréhensible. Le centre de la pièce avait été libéré pour le bal qui s’ouvrirait après le banquet. Face à la table principale, installée sur une grande estrade, jouaient les musiciens. C’était une scène que Filib avait toujours aimée parce que, d’aussi loin qu’il se souvenait, avec son jour anniversaire et la Nuit des Deux Lunes, du cycle de Bohdan, elle était un événement culminant de l’année. Cette fois pourtant, c’était différent. Peut-être parce qu’il savait qu’il allait bientôt quitter Thorald. Peut-être tout simplement parce qu’il grandissait. Quelles que soient les raisons, Filib avait le sentiment, alors que les habitants de la ville faisaient encore la queue pour commencer leur repas, que la fête de cette année s’éternisait. La présence de Renelle, assise à l’autre extrémité de la pièce, vêtue de la robe noire qu’il lui avait offerte, sa belle chevelure répandue sur ses épaules comme il aimait, ne l’aidait pas. Leurs regards parfois se croisaient. Elle lui adressait alors ce petit sourire énigmatique qui faisait battre son cœur. Sa mère craignait qu’il ne lui fut trop attaché, lui avait dit son oncle. Filib n’était même pas sûr de savoir ce que cela signifiait. Trop attaché ? Comment était-ce possible ? Elle lui en avait voulu de la nuit dernière, comme il l’avait redouté. Mais ses fureurs s’apaisaient toujours. Ils s’étaient retrouvés sur la place du marché, avaient glissé hors de la ville par la porte des voleurs, avaient fait le tour du château, franchi ses doubles douves célèbres et emprunté leur chemin secret vers la rivière. Là, comme ils l’avaient si souvent fait au cours de l’année écoulée, à l’ombre des saules, ils avaient fait l’amour. Juste avant le coucher du soleil, alors que le soir et la fraîcheur tombaient sur la campagne, il l’avait quittée. Mais avant, il lui avait promis qu’ils se retrouveraient cette nuit et, imprudemment, toutes les nuits suivantes. C’était un serment insensé. Ils le savaient tous les deux. Mais il aurait avec bonheur échangé tout son royaume contre le sourire qu’il avait fait naître sur ses lèvres. Il sentait encore le goût de sa peau, la caresse de ses mains sur son dos. Pourtant, assis à la table d’honneur, entre sa mère et son oncle, il reconnaissait que la distance qui les séparait n’avait jamais été aussi grande. Il passerait la nuit avec elle, se dit-il. Après sa chevauchée dans la forêt. Une autre voix, se pouvait-il que ce soit celle de son père, lui répondit en écho : n’oublie pas que tu seras roi cette année. Il pouvait l’emmener avec lui dans la Cité des Rois. Pourquoi ? Vous ne pourrez jamais vous marier. Les enfants qu’elle portera seront des bâtards. Et ta femme ? Es-tu prêt à ruiner ton mariage avant même d’avoir rencontré celle qui sera ta reine ? Il aurait voulu pouvoir sauter sur son cheval, quitter le banquet, le château, la ville. — Est-ce que ça va, monseigneur ? Il se tourna et croisa le regard soucieux du Premier ministre, à la gauche de sa mère. — Oui, merci, Enid. — Tu as toujours l’intention de sortir ? lui demanda son oncle. Filib sentit sa mère se raidir. — Oui, dès que le banquet sera terminé. — C’est une bonne façon d’honorer la mémoire du duc. Qu’en penses-tu, Nerine ? demanda Tobbar avec un léger clin d’œil à son neveu qui lui sourit. — Je pense surtout que vous avez comploté dans mon dos, tous les deux, répondit-elle, une expression sévère sur le visage. Ses traits s’adoucirent et elle poursuivit avec un sourire : — J’imagine qu’il n’y a pas de mal à cela. — Ces chevauchées sont agréables, glissa Filib. Tu devrais m’accompagner, tu verrais. Sa mère lui adressa un regard dubitatif. — Je préfère le confort de ma chambre, merci. Je n’ai aucune envie de parcourir les bois sans autre lumière que la lune et les étoiles pour éclairer le chemin. — Une sage décision, madame, lui glissa Enid. Quelques secondes après, son oncle se leva pour l’hommage rituel. Comme l’exigeait la coutume, il honora tous les dieux par leurs noms, citant les bienfaits que leurs cycles respectifs avaient apportés au cours de l’année et acheva, naturellement, avec Bohdan, dieu du rire et patron du Festival, dont l’année qui s’achevait sur son cycle prenait le nom. Ensuite, il remercia Aurea Crenish et Yegor jal Sennah, la femme eandi et l’homme qirsi responsables du Festival, qui, en compagnie de Filib et des autres, étaient assis à la table d’honneur. La première année qu’ils avaient assuré la direction du Festival, le mariage d’Aurea et Yegor avait été l’objet de toutes les conversations. Pour certains, c’était un véritable affront. Les mariages entre un homme eandi et une femme qirsi, en raison des risques encourus par la femme en cas de grossesse, étaient interdits par la loi. Parce que Panya était morte en donnant naissance à l’enfant d’Ilias, on les appelait le péché des lunes. En revanche les unions entre une femme eandi et un homme qirsi n’étaient pas interdites. Mais ceux qui considéraient que les races devaient rester séparées – et ils étaient légion, pas seulement à Eibithar mais dans tous les royaumes des Terres du Devant – les tenaient pour une offense injurieuse. De nombreux ducs d’Eibithar refusaient la présence d’Aurea et Yegor aux banquets du Festival. Le père de Filib n’avait pas été de ceux-là. Yegor et Aurea, quant à eux, indifférents au sort qu’on leur réservait, avaient continué d’organiser le Festival dans toutes les villes fortifiées d’Eibithar. Avec le temps, leur mariage fut accepté et les autres ducs se laissèrent fléchir. Même à présent, Filib voyait que de nombreux invités, même ici à Thorald, tordaient le cou pour mieux voir le couple sulfureux. Et parmi eux, beaucoup ne masquaient pas leur dégoût. Tobbar acheva son discours en remerciant tous les invités de leur présence aux côtés de la famille Thorald pour cette célébration. Comme le duc reprenait sa place, Enid le félicita de son intervention. — Merci Enid. Il se tourna vers son neveu, un aimable sourire aux lèvres. — Si tu as mangé, tu peux quitter la table. — Si vite ? intervint aussitôt Enid. — Je suis d’accord avec le Premier ministre, fit la duchesse sans laisser à Tobbar le loisir de répondre. Il est encore trop tôt. Tu n’es pas obligé de rester jusqu’à la fin Filib, mais je crois qu’il serait impoli de partir maintenant. Tobbar, désolé pour son neveu de voir ses tentatives avortées, haussa les épaules. — Bien sûr, Mère. De toute manière, je n’avais pas l’intention de m’en aller tout de suite. J’aimerais danser une fois ou deux avec Renelle. — Tu n’es pas sérieux, pâlit sa mère. — Oh ! mais si. Ne vois-tu pas comme elle est belle, ce soir ? La duchesse contempla son fils, les lèvres pincées. Tobbar gloussa. — Très bien, concéda la duchesse à regret, pars quand tu veux. — Merci, Mère, sourit Filib. Malgré l’autorisation arrachée à sa mère, Filib s’attarda jusqu’au moment où les premiers danseurs s’élançaient sur la piste. Contrairement à ce qu’il lui avait dit, il n’avait aucune intention de danser avec Renelle. Bien que leur aventure ne fut pas un secret, l’afficher aussi clairement en public aurait été déplacé. Ils le savaient tous les deux. Mais en quittant la salle, leurs yeux se croisèrent et ils échangèrent un sourire. Dehors, Filib lâcha un profond soupir. Avant de sentir l’air frais sur son visage, il ne s’était pas rendu compte combien il faisait chaud à l’intérieur. Il inspira, goûtant la brise marine venue de l’océan d’Amon. De la ville montaient, étouffées et légères, les notes de musique du Festival. Bien que pressé d’enfourcher sa monture, il se dirigea d’un pas tranquille vers les écuries, savourant la quiétude et la douceur de l’air. Panya, haute à présent, étirait son ombre sur les dalles du chemin et la pelouse à côté de lui. Galdis, son cheval gris déjà sellé, l’attendait dans son box. — Il est tout prêt, monseigneur, lui dit le valet d’écurie tandis que Filib flattait les naseaux de l’animal. — Merci beaucoup, Doran, répondit-il en lui tendant une pièce. Il sortit son cheval et le conduisit jusqu’à la porte ouest avant de monter en selle. En d’autres circonstances, il aurait traversé la ville jusqu’à la porte sud, mais avec les rues pleines d’artistes et de marchands, il préféra quitter la ville par la porte haute de la rivière. À l’extérieur des murs, il suivit la rivière au sud avant de couper à l’est vers la forêt. Ce chemin était plus long mais c’était aussi le plus agréable. Les rayons de Panya se reflétaient sur l’eau. Il atteignit vite la Forêt du Nord et se dirigea sans hésiter vers le sanctuaire où son père avait trouvé la mort. Il avait commencé ces excursions presque cinq ans plus tôt, la nuit où Panya était pleine, dans le cycle de Bian, un cycle tout juste après la mort de son père. Il était alors dans sa treizième année, gauche et peu sûr de lui. Il vouait une véritable admiration à son père et, après l’accident qui lui avait coûté la vie, il avait cru que le monde entier s’écroulait autour de lui. Unique enfant du duc – Simm, son jeune frère ayant été emporté par la pestilence dans sa première année –, toutes les possessions du duc lui étaient revenues. Son épée et son armure, son poignard et son arc, sa selle et la cape en fourrure de lynx qui le couvrait lorsqu’il était tombé. Sa mère lui avait promis de les conserver jusqu’à ce qu’il soit en âge de se servir des armes et de porter ses vêtements. Mais Filib ne voulait pas attendre. Chacun de ces objets était un trésor à ses yeux, une petite part de la vie de son père. S’il s’en entourait, il était persuadé que sa douleur s’adoucirait. Avant que la chevalière d’or de son père ne tienne à son doigt, Filib l’avait longtemps mise, attachée à une chaîne, autour de son cou. Chacune des nuits de cette première année, allongé sur son lit, il avait contemplé le seau qui brillait à la lueur de sa chandelle, l’Étalon d’Or, les armoiries des Thorald, et lui parlant comme s’il avait eu son père en face de lui, il lui avait confié les événements de la journée et la façon dont sa mère se portait. Petit à petit, la douleur commença à s’estomper, comme sa mère, son oncle et tout le monde le lui avait dit. Mais le réconfort qu’il tirait des possessions de son père ne s’était, lui, jamais atténué. S’entraînant avec son épée, il avait le sentiment que son père lui apprenait à la manier. Chassant avec son arc, il avait l’impression que son père traquait avec lui le sanglier ou le cerf. Assis sur sa selle, il éprouvait le bonheur de sa présence. Sous le couvert des arbres, entrant et sortant des ombres que la lumière blafarde de Panya projetait à travers les branchages, il chevauchait tranquillement. Des grives nocturnes s’appelaient de loin en loin, leurs chants glissaient dans les ramures avec le parfum des fleurs et le murmure de la rivière. Une chouette poussa son cri. Une brise légère provoqua le bruissement léger des feuilles. À l’instant où Filib apercevait les feux du sanctuaire à travers les arbres, un autre son lui parvint, un son parfaitement inattendu en cet endroit désert. Quelque part dans la forêt, non loin, un homme chantait. Il se demanda brièvement si ce n’était pas un prêtre du sanctuaire mais le son s’approchait beaucoup trop vite. Le chanteur traversait les bois, tout comme lui, et dans sa direction. Quelques instants plus tard, il reconnut l’air. C’était un vieux chant folklorique de Caerisse qu’une de ses nurses lui avait appris lorsqu’il était petit. Filib n’aurait pas dû être étonné. Le Festival d’Eibithar attirait des artistes, dont des chanteurs, de toutes les régions des Terres du Devant. Les relations entre le royaume d’Eibithar et son voisin du Sud étaient cordiales et, parmi ceux qui voyageaient avec le Festival cette année, beaucoup venaient de Caerisse. Un instant plus tard, le chanteur fit son apparition. Il était à pied. Éclairé par les seuls rayons argentés de Panya qui traversaient irrégulièrement la voûte des arbres, son visage resta d’abord difficile à distinguer. Sa silhouette était élancée. L’homme était grand et mince, avait les épaules larges. Ses cheveux noirs étaient lâchés sur ses épaules. À la lueur de la lune, Filib découvrit un visage agréable et barbu. Tandis qu’il avançait toujours, Filib vit que ses yeux étaient pâles sans pouvoir dire s’ils étaient gris ou bleus. Filib remarqua surtout sa voix, à la fois douce et forte, comme le vin doré que l’on avait servi ce soir au banquet. Elle était plus haute qu’il n’aurait cru pour un homme de cette stature. Ses notes s’élevaient avec le même naturel, la même aisance, que celles des grives un peu plus tôt. Comme si elles avaient appartenu à la forêt au même titre que la rivière et le murmure du vent. Son chant était presque obsédant et, malgré le sourire qu’ils échangèrent en se dépassant, Filib ne put s’empêcher de frissonner. Il poursuivit sa route, sans se presser, écoutant la voix du chanteur décroître comme une légère vague déferlant doucement sur la berge de l’océan. Les feux du sanctuaire étaient plus vifs bien que les murs, baignés du clair de lune, fussent encore à bonne distance. La chouette poussa un nouvel hululement. Elle s’était rapprochée. Brusquement, Filib se rendit compte que le chant avait cessé. Il regarda derrière lui mais ne vit rien que les arbres et l’obscurité. Se retournant de nouveau, il découvrit devant lui un homme debout sur le chemin. Il était très légèrement plus petit que le chanteur. Ses cheveux étaient plus courts, foncés et en bataille. Dans l’ombre de la forêt il semblait avoir les yeux noirs. Filib sentit son cœur battre violemment dans sa poitrine. Il chercha la dague de son père, se maudissant de n’avoir pas pris son épée. — Il est tard pour se promener dans la forêt, même pour un prince, fit l’homme. L’accent était léger mais Filib le reconnut. Aneira. Son estomac se serra. Il battit les flancs de sa monture, espérant dépasser l’inconnu et rejoindre le sanctuaire. Au moment de s’élancer, il sentit des mains fortes lui agripper la jambe et le bras. Un instant plus tard, il tombait lourdement sur le sol, le souffle coupé. Sa dague lui échappa. Malgré son épaule et sa poitrine douloureuses, il lutta pour se redresser. Quelqu’un le bloqua et le tourna brusquement. Le chanteur pointait la lame d’une épée contre sa gorge. — J’ai de l’or ! parvint-il à articuler. Il est à vous. Tout ! — Toutes mes excuses, monseigneur, fit le chanteur bien qu’il n’y eût pas l’ombre d’un remords dans ses pupilles. Mais quelqu’un veut votre mort. Filib se débattit et cria à l’aide mais le chanteur et son acolyte le tenaient. Le second posa une main calleuse sur sa bouche. Le chanteur regarda Filib dans les yeux un moment puis, d’un geste si rapide que sa lame ne lança qu’un éclair à peine visible sous la lune, il lui trancha la gorge. * Il sembla au prieur qu’il venait juste de s’assoupir quand les cris le réveillèrent. Dans la forêt, en compagnie des créatures de Kebb, on percevait souvent des bruits étranges au cours de la nuit. Au moment de mourir, alors que les serres d’un grand duc se refermaient sur sa gorge, même un lièvre pouvait hurler comme un fantôme du Royaume du Dessous. Au cours des années, il s’était habitué. Il les entendait à peine. Mais ces cris-là étaient différents. Ils étaient poussés par un homme. Il alluma sa chandelle, s’habilla et sortit de sa chambre. Un des novices dormait dans l’antichambre. Apparemment, il n’avait rien éprouvé. À la lueur de Panya, il semblait si terriblement jeune que le prieur hésita à le réveiller. Mais si quelqu’un dehors avait besoin d’aide, ils ne seraient pas trop de deux. Il le secoua doucement. Le garçon se frotta les yeux et s’assit. — Oui, père Prieur, dit-il d’une voix endormie. Comment puis-je vous être utile ? — J’ai entendu du bruit dans la forêt, mon garçon. Allume deux torches et rejoins-moi à la porte. Le novice acquiesça d’abord sans réagir puis se leva et, la démarche incertaine, se dirigea vers la porte. Le prieur, sur un hochement de tête approbateur, retourna dans sa chambre prendre son sac à remèdes, une petite bourse de cuir qui sentait la bétoine. Il savait panser les blessures et redresser les fractures mais, craignant ce qu’il allait trouver dans les bois, il aurait donné cher pour avoir un compagnon qirsi avec lui. Il se hâta vers l’entrée du sanctuaire où l’attendait le novice, légèrement frissonnant mais bien réveillé, lui prit une torche des mains et ouvrit la porte. — Comment t’appelles-tu, mon garçon ? demanda-t-il en lui faisant signe de le suivre. — Arvid, père Prieur. — Tu es nouveau au sanctuaire, n’est-ce pas ? — Oui, père Prieur. Je suis arrivé au cours du cycle d’Osya. Cela faisait donc trois cycles, s’étonna le vieil homme songeant qu’il devait prêter davantage d’attention aux jeunes novices. — Où vit ta famille, Arvid ? questionna-t-il encore bien qu’il eût reconnu l’accent de la côte est d’Eibithar. — Près d’Eardley, ils ont une ferme. Le prieur acquiesça tout en scrutant les environs. Il marchait vite et, de temps à autre, le jeune homme devait courir pour rester à sa hauteur. Il n’aurait pas dû quitter le sanctuaire. Même avec la lune blanche à son zénith, il n’avait aucune chance de découvrir qui que ce soit dans l’obscurité. Il allait faire demi-tour lorsqu’il aperçut un étalon gris au milieu du chemin. En les voyant approcher, le cheval hennit et piaffa sans bouger de l’endroit où il se trouvait. Le prieur sentit l’appréhension le gagner. Même de loin, il voyait bien qu’il ne s’agissait pas d’un cheval de ferme. Il était bien soigné, bien dressé et sa selle était magnifique. S’il avait vu le corps étendu à côté du cheval, le prieur aurait prévenu son novice mais, lorsqu’il comprit, il était trop tard. Arvid poussa un cri étranglé et vomit sur le chemin. Le prieur se précipita et s’agenouilla à côté du corps. Le pauvre homme, la gorge tranchée, la tête au milieu des feuilles mortes, baignait dans une mare de sang. Il avait une blessure à la poitrine et une autre à l’estomac. Des coups de poignard. Du sale travail. Le prieur baissa les yeux sur le sac qu’il tenait inutilement à la main et, se retenant de le jeter, le rangea dans une des larges poches de sa bure. Puis il se pencha sur le visage de l’inconnu. Son cri lui échappa. Filib ! Le fils du duc, le futur roi. D’abord le père et maintenant le fils. Secouant la tête, il laissa couler ses larmes. — Maudits brigands ! jura-t-il la voix tremblante. Que Bian les emporte tous ! 4 — À toi, Tavis ! cria le père de Xaver. Attention à ton équilibre. Tiens ton épée correctement. Le jeune seigneur, avec un bref hochement de tête, se mit en garde, son épée de bois tendue devant lui. — Allez-y ! lança le maître d’armes. Immédiatement, trois autres élèves avancèrent. Leur taille et leur musculature prouvaient qu’ils étaient plus âgés que Tavis et Xaver. Mais la façon dont ils tenaient leur épée d’entraînement montrait que leur expérience des armes et du combat était plus limitée. Simples roturiers, ils faisaient partie des jeunes recrues enrôlées dans les baronnies environnantes pour constituer la garde du château de Curgh. Tavis, le fils du duc, se battait lui avec toute sorte d’armes depuis qu’il était en âge de marcher. Ils se jetèrent sur lui comme un seul homme – une attaque gauche et transparente –, l’épée haute et le corps à découvert. Tavis approcha le plus grand de ses adversaires. L’élève voulut l’atteindre à la tête mais le jeune lord le bloqua net. Le choc de leurs armes résonnait encore entre les murs de la cour que Tavis, déjà, s’était écarté. D’un geste si fluide qu’il arracha un sourire à Xaver, le jeune Curgh assena un coup sur les côtes du garçon qui l’envoya à terre. Les deux autres étaient sur lui. Tavis, dans la lancée de son élan, se mit en position parfaite et contra leur attaque. Son épée de bois, aussi légère que l’air matinal, bloqua leurs coups en succession rapide puis, pivotant comme un danseur du Festival, il se plaça entre eux. Il lacéra d’abord le dos du premier. Mais au moment où il se tournait vers le second, son pied glissa. Aussi, au lieu de le frapper en pleine poitrine, ne parvint-il à l’atteindre qu’à l’arrière du genou. Le jeune homme, avec un cri de douleur, tomba sur les genoux. — Très bien, Tav… Mais avant que le père de Xaver ne puisse finir, Tavis qui avait retrouvé son équilibre fondait sur son adversaire. D’un coup sur la nuque, il l’envoya à terre. L’élève, le nez dans l’herbe, resta immobile. — Par toutes les flammes ! hurla le père de Xaver en se précipitant vers le vaincu. Qu’est-ce qui te prend ? — Moi ? s’étonna Tavis, stupéfait. Il se tenait devant son ennemi, l’épée en main, le souffle court, légèrement en sueur, mais en parfaite santé. La bataille était inégale depuis le début. — Vous nous avez dit de nous battre comme sur le champ de bataille. Au combat, cet homme aurait encore été une menace. Je ne l’ai touché qu’à la jambe. Je devais l’achever. — Il était à terre, Tavis ! l’accusa Hagan sans même relever les yeux. Si tu avais eu une véritable épée, tu lui aurais coupé la jambe ! Il n’était plus une menace ! Il retourna son élève et colla son oreille à sa poitrine. — Il avait toujours son épée et deux bras valides pour s’en servir, répliqua le jeune seigneur avec désinvolture. Il examina sa lame comme s’il cherchait une fissure. — Nous autres, Curgh, au combat, ne laissons rien au hasard. Le gémissement du blessé empêcha Hagan de répondre. Tavis pointa son épée sur lui. — Vous voyez ? Il va très bien. — Parce que tu es encore trop faible pour porter un coup mortel. Le jeune homme s’empourpra. Xaver remarqua que sa main qui brandissait encore l’épée s’était mise à trembler. Mais il se débrouilla pour garder le contrôle de sa voix : — J’imagine que c’est terminé pour aujourd’hui ? — Quand je le dirai, morveux ! Les autres élèves échangèrent un regard et Xaver, plutôt que de regarder son ami ou son père, garda les yeux baissés. Personne, à l’exception du duc ou de la duchesse, n’aurait osé parler sur ce ton à Tavis. En sa qualité de capitaine de la Garde, Hagan lui-même ne s’y serait pas risqué. Mais ici, dans le quartier militaire du château de Curgh, à l’ombre de la tour, le père de Xaver était le maître d’armes et Tavis son élève. Hagan pouvait lui dire ce qu’il voulait, l’appeler comme bon lui semblait. Il pouvait mettre le jeune lord à genoux s’il le jugeait nécessaire. Un jour, Xaver et Tavis avaient alors neuf ans, Hagan avait même été jusque-là. Aussi adroit fut-il avec son épée, Tavis n’était qu’un élève. Et Hagan MarCullet, tout le monde le reconnaissait, était le meilleur maître d’armes du royaume. — Les tours, fit Hagan, après ce sera terminé. Xaver se rembrunit. — Les tours ? se plaignit Tavis. Mais j’ai seulement… Le regard méprisant du maître d’armes l’arrêta. — Les tours, répéta le père de Xaver. — Bien, monsieur. Tavis rapporta son épée dans l’armurerie avant de se diriger vers les escaliers des tours. Hagan jeta un regard à son fils : — Tu ferais mieux de l’accompagner. Xaver rendit son sourire à son père, acquiesça et s’élança à la suite de Tavis. Monter les tours en courant était peut-être le plus pénible de tous les exercices de son père, ce qui n’était pas peu dire. On commençait avec la plus proche. Il fallait gravir les escaliers au pas de charge jusqu’à la plus haute des tourelles avant de redescendre au même rythme puis de recommencer avec la suivante et ce jusqu’à ce que toutes les tours du mur d’enceinte aient été visitées. Le château de Curgh en possédait dix-huit. Certaines d’entre elles, les barbacanes des portes est et ouest par exemple, étaient relativement basses. Mais la plupart mesuraient au moins cinquante empans. Les flèches, qui gardaient la porte sud, totalisaient chacune deux cent seize marches. Xaver et Tavis les avaient comptées plus de fois que Xaver n’en conservait le souvenir. Il rejoignit son ami à la quarante-deuxième marche de la tour militaire. Sans ralentir, Tavis l’accueillit avec un sourire. — Toi aussi, hein ? Xaver haussa les épaules et ils continuèrent ensemble. — Je me demande pourquoi Hagan s’est énervé comme ça, poursuivit le jeune seigneur quelques instants plus tard, je n’ai fait que suivre ses instructions. — Tu as failli tuer cet homme, Tavis, répondit tranquillement Xaver, le regard fixé sur les marches. Tu l’avais vaincu. Tu n’avais pas besoin de le frapper. — Dans un vrai combat, il aurait été une menace, répliqua Tavis avec conviction. Sa voix résonna contre les murs de pierre. Les jeunes gens se turent et la tour, à l’exception du bruit rythmé de leurs pas, retomba dans le silence. — Comment va-t-il ? demanda Tavis. — Il s’en remettra, affirma Xaver soulagé d’entendre son ami poser enfin cette question. Je ne crois pas qu’il se propose de se battre contre toi avant longtemps, ajouta-t-il avec un sourire. — C’est vrai mais contre toi non plus. — Sais-tu quand le Festival arrive ? enchaîna Xaver, pressé d’abandonner ce sujet. Même quand Tavis offrait des compliments, il était généralement plus sage d’éviter les discussions concernant leur entraînement. Comme Tavis, Xaver avait été élevé une épée à la main et ils savaient tous les deux qu’en matière d’escrime Xaver était au moins l’égal du jeune duc. Tavis contempla son ami avec un regard malicieux. Puis, renonçant visiblement à poursuivre sur ce terrain, il répondit : — Père les attend aux alentours de midi. En haut de la tour, ils débouchèrent à la lumière du jour. Ils s’arrêtèrent le temps de reprendre leur souffle et de contempler les eaux saphir, calmes ce jour-là, de l’océan d’Amon. Comme d’habitude, deux soldats montaient la garde. Ils accueillirent les jeunes garçons avec amusement. — Le capitaine vous fait grimper les tours, hein ? Tavis lui jeta un regard furieux avant de redescendre. Xaver, après un faible sourire, lui emboîta le pas. — Les enfants de la ville doivent probablement déjà faire la queue pour leur glanage, fit Tavis lorsque Xaver l’eut rejoint. La plupart d’entre eux ne doivent pas dormir depuis le début du cycle. — Pas toi ? — Bien sûr que non. Je sais exactement ce que ma Révélation va me montrer. Je serais roi après mon père. Dès que le vieil Aylyn aura cédé la place. Skeris IV, le dernier roi issu de la maison des Curgh, était mort près de soixante ans plus tôt. Selon les Règles d’Ascension, les ducs de Curgh n’avaient pas beaucoup de chances de retrouver la couronne d’Audun mais les événements de ces dernières années à Thorald et Galdasten en avaient décidé autrement : Javan de Curgh était désigné pour monter sur le trône et Tavis, son fils, lui succéderait. — Et toi, la Pointe, tu t’inquiètes ? Xaver sourit. Ce terme, que les gardes employaient pour désigner l’arme factice réservée aux enfants pour leur entraînement, lui avait été attribué comme surnom, avec d’autant plus de justesse et de naturel que tout le monde appelait son père l’Épée. Plus personne ne l’utilisait, à l’exception parfois de Hagan, Tavis et quelques-uns des gardes les plus âgés, mais Xaver l’affectionnait toujours. — Oui, admit-il, un peu. Que vais-je devenir quand tu partiras pour la Cité des Rois et qu’il me faudra gagner péniblement ma vie ? Tavis éclata de rire. — Je crois surtout que tu as peur de découvrir ton mariage avec une vieille chouette bouseuse ! Xaver joignit son rire à celui de son ami et les jeunes gens qui venaient juste d’arriver dans la cour se lancèrent hilares à l’assaut de la tour suivante. — Vous trouvez ça drôle, leur cria Hagan. Vous voulez que je double la punition ? — Non, monsieur, répliqua Xaver, courant en marche arrière pour voir son père. — Alors moins de bavardages et arrêtez de traînasser ! — Oui, monsieur, répondirent-ils à l’unisson. Xaver se retourna et ils s’éloignèrent rapidement. Les cloches de midi avaient depuis longtemps sonné lorsqu’ils achevèrent leur course. Le père de Xaver étant introuvable – il devait probablement déjeuner avec le duc –, Xaver et Tavis retournèrent au donjon militaire. Franchissant la petite issue qui donnait accès à la bande de terrain entre les douves et le mur extérieur du château, ils ôtèrent leurs vêtements trempés de sueur et plongèrent dans les eaux froides. Dans quelques cycles, quand les pluies seraient moins abondantes et l’eau stagnante et fétide, une telle baignade serait impossible. Mais pour l’heure, les douves étaient raisonnablement propres, surtout à cet endroit du château, loin des écoulements privés, et c’était plus rapide que de demander aux serviteurs de leur préparer un bain dont il faudrait d’abord puiser l’eau. Leur baignade terminée, ils s’étendirent sur l’herbe, laissant à la brise et au soleil le soin de les sécher. — Tu te souviens de ton Aspiration ? demanda brusquement Tavis. — Et comment ! s’exclama Xaver en souriant à ce souvenir. J’étais terrorisé. — Qu’est-ce que tu as vu ? — Exactement ce à quoi je pouvais m’attendre. Je me suis vu en capitaine de la Garde et maître d’armes, comme mon père. — Moi, je me suis vu duc. — Bien sûr, qu’est-ce… — Duc, Xaver, pas roi. Xaver, s’abritant le visage d’une main contre les rayons du soleil, ouvrit les yeux et regarda son ami. Tavis était assis et contemplait les douves. — Depuis l’assassinat de Filib, je ne cesse de me poser des questions. Qu’est-ce que ça signifie ? — Pourquoi n’as-tu rien dit ? — Je ne sais pas. Mais Xaver, en même temps qu’il soulevait la question, avait compris la réponse. Une telle perspective avec tout ce qu’elle impliquait de tragique – mort prématurée, disgrâce personnelle ou familiale, renonciation du prétendant au trône avant lui – avait de quoi terrifier n’importe qui. Pour Tavis, l’éventualité du renoncement de son père aurait été particulièrement destructrice. C’était un Curgh, le fils de Javan. Que son accession au trône quasi certaine aujourd’hui ne dépendît que d’une combinaison de circonstances extraordinaires n’était admis que depuis peu. Depuis la mort de Filib, Tavis et son père se comportaient comme si leur ascension imminente sur le trône était déterminée depuis longtemps. À Curgh, d’autres considéraient leur bonne fortune du même œil. Hagan, le père de Tavis, en faisait partie. Depuis des siècles, le peuple de Curgh était réputé dans Eibithar pour sa fierté. Pas seulement la famille de Curgh mais tous les habitants du duché. Peu importe que leur maison vienne après celles de Galdasten et Thorald dans l’ordre des successions ou que presque la moitié des onze rois issus de Curgh soient morts dans les cinq années qui avaient suivi leur intronisation. C’était le passé. Et le passé ne comptait plus aujourd’hui. Ce qui comptait, c’est que le château de Curgh, à l’exception du château d’Audun, dans la Cité des Rois, était la plus glorieuse des forteresses d’Eibithar. Les soldats de Curgh étaient les mieux entraînés et les plus craints. « Ceux qui réveillent l’ours, disait-on en référence au formidable ours brun qui ornait les armoiries des Curgh, périront sous ses griffes. » Même le vin pâle de Curgh était considéré par ses habitants comme le plus fin du royaume. La fierté des Curgh… Le silence de Tavis n’avait rien de surprenant. — Notre destin peut changer, répondit Xaver cherchant des mots rassurants. Quand nous avions douze ans, Filib était encore en vie. Ean lui-même ne pouvait savoir qu’il serait assassiné. Ta Révélation sera différente, Tavis. J’en suis certain. Le jeune seigneur, les yeux bleu sombre toujours fixés sur l’étroite bande d’eau devant eux, acquiesça. — Je sais. Un moment plus tard, il se tourna vers Xaver, un sourire peu convaincant aux lèvres. — Je suis sûr qu’elle le sera. Il se leva et commença à s’habiller. Xaver l’imita. Leurs pantalons, chauffés par le soleil et raidis par la transpiration, étaient secs. Comme leurs chausses et leurs chemises qu’ils se contentèrent de ramasser sans les enfiler, car, avant d’aller explorer le Festival, ils devraient se changer. Ils rentrèrent au château et se dirigèrent vers les quartiers personnels du duc à l’extrémité nord de la forteresse. En franchissant le corps de garde intérieur, un des soldats en faction les arrêta. — Le duc vous attend, monseigneur, fit-il à Tavis. Dans ses appartements. — Dites-lui que je ne serais pas long, répliqua le jeune homme en s’éloignant. — Pardonnez-moi, monseigneur, mais on m’a expliqué qu’il vous attendait le plus vite possible. Tavis s’arrêta et contempla froidement le garde. — Qu’avez-vous dit ? — On m’a fait comprendre que le duc vous attend le plus vite possible. Tavis fondit sur le pauvre homme. — Savez-vous à qui vous parlez ? — Bien sûr, monseigneur, répondit le garde mal à l’aise. — Je suis Tavis de Curgh ! Pas un garçon d’écurie à qui l’on peut donner des ordres comme à un enfant. Je suis le fils du duc. Un jour, je serai roi. Un des autres soldats qui tenaient la porte murmura quelque chose à l’oreille de son voisin et les deux hommes ricanèrent. — Je le sais, monseigneur, affirma posément le garde. Je ne fais que transmettre un message. — Eh bien la prochaine fois… — Allons-y, Tavis, lui glissa Xaver à voix basse. Tavis pivota, prêt à le rembarrer de la même façon, mais se ravisa. — Tu as raison, fit-il en s’éloignant vivement, il ne vaut pas le coup. Xaver adressa un léger sourire au soldat. Il s’appelait Olin. Tavis l’ignorait, tout comme il ignorait qu’Olin avait perdu sa femme et sa fille lors de la dernière épidémie de pestilence qui s’était abattue dans les baronnies environnantes. Son père étant capitaine de la Garde, Xaver savait ce genre de choses mais il pensait que le fils du duc n’aurait pas dû les ignorer. — Merci, jeune maître, lui répondit Olin. — Ce n’est rien, lança Xaver en s’élançant à la suite de Tavis. — Je me demande ce que Père me veut, songea Tavis tandis que Xaver le rattrapait de nouveau. — Pourquoi as-tu fait ça ? — Fait quoi ? — Traiter le garde de cette façon. Ce seront tes hommes un jour, Tavis. Et si l’on en croit les rumeurs, plus tôt que tu ne le penses. — Je le sais, Xaver et c’est pourquoi je leur parle de cette façon. Je dois leur apprendre à me respecter, comme ils respectent mon père. Je ne peux pas les laisser me parler comme à un enfant, me dire où je dois aller et à quelle vitesse je dois le faire. Ce n’est pas comme ça qu’ils me respecteront. — Il y a certainement une façon de leur inculquer le respect sans les humilier. — Heureusement que tu n’es pas appelé à être roi, la Pointe, rit Tavis. Tu dorloterais tellement tes soldats qu’ils ne seraient plus capables de partir au combat. Xaver ravala sa réplique. S’il poussait Tavis dans ses retranchements, il s’en prendrait aussi à lui et il ne voulait pas gâcher le premier jour du Festival en se battant avec son ami. — Le duc veut certainement te parler en privé, observa-t-il sagement. Je vais aller me changer. On se retrouve au Festival. — Non, rétorqua Tavis un peu trop vite. Viens avec moi. Quoi qu’il me veuille, ça ne sera pas long. On partira ensemble. Xaver, qui avait souvent assisté aux scènes opposant le père et le fils, n’avait aucune envie d’en affronter une autre. — Je crois que ton père veut te voir seul à seul. — Ridicule. Ça n’est certainement rien du tout. Xaver montra son pantalon sale, sa poitrine et ses pieds nus. — Je ne peux pas me présenter devant le duc dans cette tenue. Pour toi, ça ne pose pas de problème mais je ne suis pas son fils. — Il sait qu’on vient de l’entraînement. Il a probablement parlé avec ton père et sait aussi que nous avons dû grimper les tours. Comme il en connaissait la raison. Tavis n’avait pas besoin de le préciser, Xaver avait très bien compris pourquoi le duc tenait absolument à voir son fils. Il savait tout aussi bien que Tavis ne le lâcherait pas avant de l’avoir fait céder. Il regarda son ami. Tavis avait la silhouette fine et la forte musculature de son père, les yeux aussi. Son visage, bien que très jeune, montrait déjà la détermination d’un chef. Lorsque Javan partirait pour le château d’Audun et que Tavis serait duc, il en aurait au moins la stature. Mais pour l’instant, habillé comme un garçon de ferme, ses cheveux couleur de blé mûr, sales et collés à son front, un étrange mélange d’espièglerie et de peur au fond des yeux, il avait l’air bien jeune pour affronter sa Révélation. — C’est bon, céda Xaver en soupirant comme le soufflet d’un forgeron. Il tendit le bras vers les appartements du duc. — Je te suis. — Merci, la Pointe, sourit Tavis. Il n’y en a pas pour longtemps. Après, on file en ville voir l’installation du Festival. Devant le silence de son ami, Tavis hocha la tête. Les deux jeunes gens se dirigèrent lentement vers les appartements de Javan. Xaver n’aurait su dire lequel d’entre eux redoutait le plus l’entrevue. Passer de la chaleur du dehors à la sombre fraîcheur qui régnait dans le château le fit frissonner. Leurs pieds nus claquant sur les dalles de pierre, ils franchirent sans un mot le couloir éclairé par les torches fumantes et s’arrêtèrent devant la grande porte de chêne sombre des appartements privés du duc. Tavis, s’efforçant de prendre bonne contenance, frappa. — Entrez, fit une voix de l’intérieur. Le jeune lord ouvrit la porte et pénétra dans la pièce, Xaver sur ses talons. Javan, près d’une des larges fenêtres, était assis devant une imposante table de bois recouverte de parchemins. Il en étudiait un à la lumière du soleil qui pénétrait à flots dans la pièce. Il était vêtu d’une simple chemise ivoire et d’un pourpoint noir orné des armoiries marron et or des Curgh. Le soleil qui tombait sur sa chevelure en accentuait le gris mais son visage, malgré les fils d’argent qui traversaient sa barbe noire, était encore celui d’un homme jeune. À ses côtés, non loin d’une autre fenêtre, se tenait Fotir jal Salene, son conseiller qirsi. Avec sa peau pâle et ses longs cheveux aussi blancs que sa chemise discrète et ses chausses légères, la seule couleur qui émanait de lui était le jaune, brillant, de ses yeux et l’or de l’anneau qu’il portait à la main gauche. — Bonjour, Lord Tavis, Maître MarCullet, fit le Qirsi en les saluant l’un après l’autre. — Premier ministre, répondit Tavis en s’inclinant très légèrement devant le sorcier. Veuillez excuser notre tenue, nous sortons juste de l’entraînement. Le duc accueillit son fils d’un regard froid et se replongea sans un mot dans sa lecture. — Oui, nous en avons entendu parler, poursuivit Fotir. Peut-être Maître MarCullet et moi-même ferions-nous mieux de vous laisser afin que vous puissiez discuter avec votre père. Xaver allait accepter mais Tavis fut plus rapide que lui. — Vous êtes libre de partir ou de rester comme bon vous semble, Fotir, mais Xaver reste. Nous avons des projets pour la suite de la journée. Javan jeta son parchemin sur la table en secouant la tête. — Quelle lâcheté, Tavis. Je croyais t’avoir élevé mieux que ça. Tavis pâlit mais se débrouilla pour sourire. — Je ne vois pas ce que tu veux dire, Père. Le duc leva les yeux sur son fils. — Si tu le souhaites, tu peux partir, Xaver. Ou rester. Ce choix t’appartient. Ce n’est en aucun cas celui de Tavis. Il aurait voulu s’enfuir mais il s’était engagé auprès du jeune duc. — Je reste, monseigneur. — Parfait. Javan adressa un signe à Fotir qui s’inclina et quitta la pièce. La porte fermée, le duc se leva. Après avoir fait le tour de la table, il vint se placer devant son fils. Il n’était plus beaucoup plus grand que Tavis, à peine plus d’un empan, mais à cette seconde le jeune homme était dominé par sa stature. — Hagan m’a dit que tu as failli tuer un homme aujourd’hui, sans aucune raison. — Hagan se trompe. — Le traites-tu de menteur ? Les yeux de Tavis passèrent sur Xaver un instant. — Bien sûr que non, Père. Mais dire que j’ai failli le tuer est exagéré. Quant à mes raisons… Il haussa les épaules. C’est une affaire d’opinion. — Hagan était maître d’armes que tu tétais encore le sein de ta mère. Pourquoi devrais-je accorder plus d’importance à ton jugement qu’au sien ? — Parce que c’est moi qui étais en train de me battre. Mais tu n’as pas besoin de me croire. Demande à Xaver. Le duc observa le jeune homme quelques instants avant de refuser. — Si ça ne te dérange pas, je lui épargnerai ça. — Alors la parole de Hagan est plus importante que la mienne ? — L’homme a une bosse de la taille d’une pomme sur la nuque, Tavis. Hagan dit qu’il était à genoux quand tu l’as frappé. Comment pouvait-il être une menace ? — Dans un vrai combat… — Dans un vrai combat ta conduite aurait été justifiée. Hagan est le premier à le reconnaître. Mais c’était un élève, portant une épée de bois, que tu avais déjà mis à terre. — Mais il va s’en tirer ? C’était une question et Tavis jeta un nouveau regard furtif vers Xaver. Mais le duc l’ignora. — Là n’est pas la question. Les guérisseurs vont s’occuper de lui mais leur magie ne suffira pas. Il va lui falloir un bon demi-cycle avant de reprendre son entraînement. — Ce n’est pas un très bon combattant, Père. Si tu veux mon avis, les nouvelles recrues des baronnies semblent encore plus inaptes… — Ça suffit ! s’écria Javan. Tavis, sous l’éclair qu’il lut dans les yeux de son père, sembla fléchir. — Quand tu seras duc, tu surveilleras l’entraînement des recrues toi-même ! Mais pour l’instant, ce sont mes hommes ! Et tu vas les traiter avec respect ! Maltraiter l’un d’entre eux, c’est faire injure à mon épée et je ne le tolérerai pas ! Est-ce que c’est compris ? Tavis déglutit péniblement mais affronta le regard de son père. — Parfaitement, monsieur. — Très bien. Le duc fit le tour de la table et regagna son fauteuil. — Le Festival est arrivé, annonça-t-il toute dureté envolée. Je me suis assuré auprès de Yegor et Aurea que la tente du glanage sera prête avant le carillon du prieur. J’imagine que vous avez hâte de passer votre Révélation, acheva-t-il avec un léger sourire. Il leur donnait l’autorisation de partir. — Oui, Père, merci, répondit Tavis. As-tu l’intention d’aller en ville ? — Ta mère et moi trouverons certainement le temps de nous rendre au Festival mais, pour l’instant, elle s’occupe du banquet. Dès que cela sera réglé, j’espère passer une ou deux soirées dans les rues. Aurea m’a dit qu’il y avait d’excellents chanteurs cette année. Il sourit de nouveau, comme pour rappeler à Tavis et Xaver que leur conversation était terminée. — Est-ce que c’est tout, Père ? demanda Tavis en souriant lui-même. Sous bien des aspects, le père et le fils se ressemblaient beaucoup. — Oui, allez vous habiller. Ils firent demi-tour. — Il me tarde de connaître ta Révélation, Tavis, ajouta le duc juste au moment où son fils ouvrait la porte. — Bien sûr, Sire, répondit Tavis sans se retourner. Fotir se tenait dans le couloir juste à côté de la porte. À la lueur des torches, ses yeux luisaient comme ceux d’un hibou. Tavis lui fit un signe de tête mais passa devant lui sans un mot. — Que la pierre s’illumine de la gloire de vos destinées, jeunes maîtres, fit le Qirsi. Xaver se retourna vers lui. — Merci. Quelques instants plus tard, ils traversaient la cour intérieure vers leurs appartements. Tavis, le regard baissé, marmonnait entre ses dents. Xaver sentait la colère, et l’humiliation, de son ami mais il était incapable de contenir sa propre fureur. — Tu m’aurais vraiment demandé de mentir pour toi, n’est-ce pas ? le questionna-t-il en s’arrêtant au milieu du chemin. Tavis s’arrêta aussi net mais resta silencieux. Lorsqu’il répondit enfin, il semblait perplexe. — Quoi ? — Devant ton père. Tu as essayé de m’entraîner dans la dispute, même au risque de m’opposer au mien. — Tu ne vas pas t’y mettre, soupira le jeune seigneur. — Je suis désolé, Tavis, mais tu ne peux pas traiter les gens de cette façon, surtout tes amis. — Je ne te priais pas de mentir mais de dire ce que tu as vu. L’homme n’était pas hors de combat et il était armé. — Arrête. Il ne s’agit pas de l’élève ni de l’entraînement et tu le sais très bien. Tavis, par-dessus l’épaule de son ami, regarda les appartements de son père. — Alors de quoi s’agit-il, Xaver ? Toi et moi ? Moi et mon père ? Toi et ton père ? — Il s’agit surtout de toi, Tavis – comme toujours, eut-il envie d’ajouter –, du genre de duc que tu as l’intention de devenir, du genre de roi que tu seras. — J’imagine qu’on va le savoir bientôt, répliqua-t-il. Le Glaneur qirsi va peut-être calmer toutes tes craintes. Et celles de mon père. C’était donc ça, se dit Xaver, sa Révélation. — Tout ira bien, Tavis, lui assura-t-il en s’efforçant vainement de sourire. — Bien sûr. Xaver, les yeux sur le sol, Tavis le regard rivé sur la fenêtre du bureau de son père, les deux jeunes gens restèrent un moment plongés dans leurs réflexions. — Nous devrions aller nous changer. — Oui, répondit Tavis en reprenant sa route. * Malgré les pans ouverts de chaque côté et la brise régulière qui soufflait de l’océan sur la ville de Curgh, la chaleur qui régnait dans la tente était étouffante. La plupart des artistes du Festival avaient une préférence pour les cycles de germination. Ils aimaient chanter, danser ou jongler dans les rues par les nuits chaudes, quand les éclairs zébraient le ciel et que les pluies rares apportaient un soulagement immédiat à la chaleur. Ils préféraient certainement tous voyager quand il faisait chaud et que le ciel était clair. Cependant pour Grinsa et les autres Glaneurs qirsi, la saison nouvelle ne signifiait pas des nuits chaudes et des brises fraîches, mais des jours étouffants passés dans l’air lourd de la tente. Aspirations et Révélations étaient des sujets extrêmement privés, on ne pouvait nier la nécessité de la tente. Et si certains Glaneurs, auxquels Grinsa n’appartenait pas, considéraient que son inconfort ajoutait au mystère et à la gravité de la cérémonie, tous s’en plaignaient – généralement les uns aux autres – parfois à Aurea et Yegor. Le garçon assis sur une simple chaise de bois devant la table qui les séparait n’avait pas encore prononcé la formule. Il s’appelait Malvin Thanpole. Il vivait dans la cité de Curgh avec sa mère, couturière au château, et son père, charron. Il était venu pour son Aspiration mais, à l’instar d’une majorité des plus jeunes, il avait perdu ses moyens en pénétrant dans la tente. Grinsa ne pouvait débuter avant que le garçon, selon les termes rituels, ait formulé sa requête : ainsi le voulait la coutume. Peu importait que Malvin n’ait rien à craindre de ce qu’il verrait dans le Qiran, en dépit même du réconfort que lui aurait procuré cette vision, ce n’était pas à Grinsa de commencer. L’Aspiration était censée être un acte de magie. Si Malvin avait vu la liste des noms et des futurs emplois que Grinsa tenait cachée sous son propre siège, il aurait été choqué et, selon toutes probabilités, profondément déçu. Les cités, les villes avaient des besoins. Si tous les garçons et les filles du pays réalisaient leurs rêves de combattre dans l’armée du roi ou de danser au Festival, qui s’occuperait des chevaux et des champs, qui construirait les roues pour les chariots ? Les apprentissages devaient commencer à l’âge de douze ans et, parfois, les enfants avaient besoin d’être discrètement, mais sûrement, guidés vers leurs talents et leur destinée. Il y avait assez de magie dans la Révélation. — Si nous restons assis trop longtemps, intervint gentiment Grinsa, ce sera de nouveau ton anniversaire et tu seras trop vieux pour lire dans la pierre. Malvin n’osait toujours pas le regarder dans les yeux mais parvint à sourire. — Te souviens-tu de ce que tu dois dire ? Certains, dans la peur et l’excitation, malgré les jours et les jours d’entraînement précédant l’arrivée du Festival, oubliaient la formule. Mais Malvin acquiesça. — Je me rappelle, fit-il dans un murmure à peine audible. — Bon. Pourquoi ne pas essayer ? Je crois qu’un garçon intelligent et fort comme tu l’es n’a aucune raison d’avoir peur. L’enfant sourit une nouvelle fois et leva furtivement les yeux avant de les reposer sur ses mains. Puis, la voix basse et tendue, il commença enfin. — En ce jour de mon Aspiration, je t’implore, ô Qirsar, d’étendre les mains sur cette pierre. Permets à ma vie de se dévoiler sous mes yeux. Permets aux mystères de se révéler à la lumière du Qiran. Montre-moi mon destin. Il aurait dû dire : « Permets aux mystères du temps de se révéler », mais Grinsa préféra ne pas le reprendre. — Très bien, Malvin, fit-il. Maintenant, regarde la pierre. Les yeux écarquillés, le garçon se pencha sur le Qiran. La pierre luisait comme à son habitude et le Glaneur mêla sa propre magie à celle du joyau. Le pouvoir qirsi, comme les lames d’Uulrann, était à double tranchant. Chaque acte de magie – toute flamme conjurée, toute image obtenue de la pierre – prenait un peu de la vitalité du sorcier. Le glanage était une magie simple ; le pouvoir qu’il requérait n’était rien en comparaison de l’effort nécessaire pour ourdir brouillards et vents ou briser une épée. Mais au contraire des autres Qirsi, qui n’utilisaient leurs pouvoirs que de façon occasionnelle, Glaneurs et Glaneuses étendaient leurs mains sur la pierre des douzaines de fois chaque jour. « Glaner, disait-on parmi les Qirsi du Festival, c’est laisser fuir sa vie par des milliers de minuscules blessures. » Et c’était peut-être vrai, car le peuple de Grinsa vivait beaucoup moins longtemps que les Eandi et, parmi eux, les Glaneurs du Festival avaient tendance à mourir plus jeunes que les autres. Grinsa pourtant, comme tous les Qirsi, aimait son travail. Le pouvoir qui consumait leur existence permettait aussi à ces créatures de magie des accomplissements auxquels les Eandi ne pouvaient que rêver. Une harpiste abandonnerait-elle la musique sous prétexte que son instrument lui « vole » sa vie ? Le risque de mourir empêchait-il les soldats de s’élancer sur le champ de bataille ? Aux yeux de Grinsa, les Qirsi n’étaient pas différents. La magie était leur art. Lorsqu’il sentait son pouvoir couler dans ses veines, vif et frais comme l’eau qui irriguait les steppes de Caerisse au moment de la plantation, le plus simple des actes de magie lui procurait une joie qu’il n’aurait refusé pour rien au monde. Usant de cette magie, il appela des profondeurs du Qiran l’image d’un homme grand, musclé, le front en sueur, pourvu des mêmes cheveux bruns et raides, des mêmes yeux gris que Malvin, occupé à monter la jante d’une énorme roue de chariot. L’homme travaillait avec l’aisance, l’efficacité, toute la concentration d’un artisan très habile. Ses gestes étaient si puissants et si sûrs qu’ils auraient pu être ceux d’un maître d’armes ou d’un cavalier hors pair. Grinsa avait appris depuis longtemps qu’il ne suffisait pas, lors d’une Aspiration, de montrer leur futur aux enfants. À la plus humble des professions, il devait donner des allures d’héroïsme. Bien que Malvin se vît en charron, et pas en soldat, il se voyait aussi bel homme, musclé et plein de talent. Cette image qu’il emporterait en quittant la tente lui permettrait d’effacer l’éventuelle déception qu’il pourrait éprouver en constatant qu’il ne serait pas enrôlé dans la Garde royale. Adulte, Malvin ne ressemblerait peut-être pas exactement à l’homme qu’il avait observé dans la pierre, mais Grinsa était certain qu’il se verrait ainsi jusqu’à la fin de ses jours. Ce qui était une bonne chose. Le Glaneur, souriant devant ce qu’il lisait sur le visage de l’enfant, maintint cette vision quelques instants. Puis il la laissa s’estomper doucement. Malvin, fasciné, la regarda s’effacer dans la douce lueur grise du Qiran, comme un navire quittant le port par une brume matinale. Lorsqu’elle fut complètement évanouie, il cligna les yeux et releva un regard encore ébloui vers Grinsa. — C’était moi ? demanda-t-il le souffle court. Le Qirsi sourit. — Qu’en penses-tu ? — Oh, oui ! Le garçon bondit sur ses pieds. — Je peux aller le dire à papa et maman ? — Bien sûr. Au revoir, Malvin. Que les dieux te protègent. — Merci, monsieur, fit-il en se précipitant vers la sortie. Vous aussi, cria-t-il par-dessus son épaule. Grinsa, un léger sourire aux lèvres, s’adossa et ferma les paupières. Malvin était sa huitième Aspiration de la journée. Il avait aussi réalisé deux Révélations. Ce qui, même pour lui, demandait beaucoup de magie. Son dos et ses jambes étaient raides. Une douleur sourde lui battait les tempes. — Par la grâce de Morna, quelle chaleur ! Il ouvrit les yeux et découvrit Cresenne, une des autres Glaneuses du Festival, qui avait pénétré dans la tente. — Je n’avais pas remarqué, fit-il. — Menteur. Il sourit. Elle était plus jeune que lui et nouvelle. Elle était également, avec ses longs cheveux blancs et fins, ses yeux aussi pâles que la lueur d’une bougie et son sourire charmant, excessivement séduisante. — Tu as l’air fatigué, constata-t-elle. Veux-tu que je te remplace ? — Il y a beaucoup de monde ? Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule comme si elle pouvait juger la longueur de la file depuis l’intérieur de la tente. — Une bonne cinquantaine. Surtout des Aspirations. Ce qui n’avait rien de surprenant. Les plus jeunes étaient toujours les plus pressés. Ceux qui étaient en âge de passer leur Révélation jouaient la désinvolture et laissaient passer deux ou trois jours avant de se présenter. Mais une fois devant lui, à ce que Grinsa pouvait en juger, ils n’étaient pas moins anxieux que les enfants de douze ans. — Cela dit, ajouta Cresenne, le fils du duc et son homme lige viennent juste d’arriver. Et je crois bien qu’ils sont en âge de passer leur Révélation. Tavis et Xaver, les deux garçons qu’il attendait. Grinsa s’efforça de rester neutre. — Pourquoi ne pas les prendre ? fît-il d’un ton léger. Eux plus quelques Aspirants et je serais quitte pour une bonne sieste. — Tu es sûr ? insista-t-elle. Tu as l’air épuisé. Il sourit. La mention de l’arrivée du fils de Javan avait effacé son mal de tête naissant. — Je me sens parfaitement bien. Laisse-moi une minute ou deux et fais entrer Lord Tavis. — Comme tu voudras. Elle fit demi-tour et, laissant Grinsa dans la chaleur et la faible lueur du Qiran, quitta la tente. 5 Tavis sentait les regards posés sur lui. Il savait ce qu’ils pensaient. Ils l’enviaient et, pour certains, cette envie se teintait même de ressentiment. Il comprenait. Sincèrement. Les uns derrière les autres, ils attendaient qu’on leur révèle une parcelle de leur lamentable destin, ou la chance d’apprendre la modeste profession à l’apprentissage de laquelle ils allaient consacrer les six prochaines années de leur vie, alors que son futur était aussi évident que la rondeur de la lune rouge qui se levait dans le bleu profond du ciel de Morna. Il serait roi et duc avant ça. Il ferait un bon mariage et sa femme lui donnerait autant d’enfants qu’il faudrait pour assurer la descendance des rois de Curgh sur le trône. Entre tous ceux qui attendaient devant la tente installée sur la place du marché de la cité de Curgh, il était bien le seul qui n’avait rien à craindre du Qiran. Son sort était tracé depuis longtemps. Xaver lui-même ne pouvait en dire autant. Tavis ne doutait pas que son ami s’en sorte très bien avec le Glaneur. Issu d’une famille noble, il avait très peu de droits au titre de la famille. Son père était le second fils d’un baron qui ne brillait pas par ses exploits. Tout le monde savait que le frère aîné de Hagan était un raté qui n’avait ni l’intelligence ni les talents de combattant de son cadet. Mais il était l’aîné et le titre lui revenait. Si le père de Tavis n’avait amené Hagan à Curgh pour en faire son maître d’armes et capitaine de la Garde, il serait resté un obscur nobliau de province. Un sort dont Xaver aurait hérité après lui. D’une certaine façon, l’éclat de la destinée de Tavis ne pouvait que rejaillir sur son ami. Tant que Xaver demeurerait à ses côtés, sa Révélation ne pouvait lui causer le moindre souci. Mais encore une fois, le futur de Xaver ne pouvait être aussi limpide que le sien. Personne n’avait de chemin aussi tracé que lui. Telles étaient du moins les réflexions que Tavis se répétait inlassablement. Son Aspiration pourtant l’avait montré duc et pas roi. Un détail, se disait-il. Oui, mais une bagatelle qui ébranlait toutes ses certitudes. Pourquoi ne s’était-il pas vu en roi, qu’est-ce que cela pouvait signifier ? — Nous devrions vraiment attendre avec les autres, fit Xaver tranquillement. Ils sont là depuis l’aube. Tavis balaya cette suggestion d’un geste de la main. — Ne dis pas de bêtises. Le fils du duc et son homme lige ne font pas la queue avec les roturiers. Ils ne le souhaitent pas plus que nous. — Je n’en suis pas si sûr. Tu ne vois pas comment ils nous regardent ? Tavis, stupéfait de la naïveté de son ami, le contempla avec incrédulité. — Tu crois que c’est pour ça… L’arrivée d’une Qirsi l’interrompit. — Lord Tavis ? demanda-t-elle. Le Glaneur vous attend. Tavis offrit un sourire satisfait à son ami. — Que la pierre te soit favorable, lui souffla Xaver. Légèrement décontenancé, Tavis se contenta de lui adresser un sourire forcé et suivit la femme sous la tente. Il vit d’abord la pierre, posée sur la table au centre du chapiteau, qui brillait comme si Panya elle-même avait tendu ses mains lumineuses au-dessus d’elle. Aussi grande qu’une pierre de construction et aussi brute que le sommet d’une montagne, à l’exception d’une de ses parois – celle qui lui faisait face – taillée et si finement polie qu’on aurait dit une fenêtre ouverte sur ses profondeurs, elle était semblable à celle qu’il avait découverte le jour de son Aspiration. Le jour où il s’était vu duc de Curgh et non pas roi. Derrière la pierre, assis sur un fauteuil, un Qirsi l’observait. Ses yeux n’étaient pas aussi pâles que ceux de la femme qui l’avait invité à entrer mais pas aussi brillants que ceux de Fotir. Ses cheveux longs et blancs étaient défaits. Alors que cette coiffure accentuait souvent l’aspect pâle et fragile des Qirsi, chez lui c’était le contraire. Il semblait formidable, comme si la magie qu’il détenait était renforcée par une force physique qui faisait généralement défaut aux gens de sa race. — Lord Tavis de Curgh, annonça la femme. Il vient pour sa Révélation. L’homme posa sur lui un regard appréciateur mais impénétrable. Après quelques instants, il hocha la tête. — Merci, Cresenne, fît-il. Elle sourit, jeta un regard dérobé à Tavis et s’en alla. L’homme se leva et, d’une main fine, lui indiqua la chaise qui lui était destinée. — Voulez-vous vous asseoir, monseigneur ? — Merci, répondit Tavis. En s’installant, il réalisa que ses mains tremblaient et tenta de les cacher. — Je m’appelle Grinsa jal Arriet, poursuivit le Glaneur en s’asseyant à son tour. Nous allons passer à votre Révélation dans quelques instants. Mais je souhaiterais d’abord vous poser quelques questions. — La dernière fois, ça n’était pas comme ça. L’homme sourit. — Vous avez déjà passé votre Révélation ? — Non, idiot, rétorqua Tavis avec impatience. Je parle de mon dernier glanage. De mon Aspiration. — Les Révélations sont assez différentes des Aspirations et je crains que votre première expérience dans cette tente ne vous soit d’aucun secours aujourd’hui. — Je n’ai jamais entendu dire que les Qirsi posaient des questions lors des glanages. L’homme le contempla longuement. — Chacun d’entre nous a ses propres façons de glaner, monseigneur. Si vous le souhaitez, je peux demander à un autre Glaneur de me remplacer mais il, ou elle, aura besoin de temps pour se préparer. Il se peut qu’on vous fasse attendre. Une grimace tordit la bouche de Tavis. — Non, fit-il en serrant les poings. Je ne veux pas attendre. Allons-y. — Très bien, monseigneur. Mais au lieu de l’interroger, le Qirsi se contenta de l’observer tranquillement. Si bien que Tavis se sentait prêt à hurler. — Alors ? parvint-il à articuler d’une voix étranglée. — Votre Révélation vous inquiète, monseigneur. C’était une constatation mais Tavis crut percevoir un certain trouble. — Pourquoi devrait-elle m’inquiéter ? — Je l’ignore. J’allais vous poser la question. — Je n’ai aucune raison d’avoir peur. Je suis le fils du duc. Un jour, je serai roi. — Alors pourquoi être si tendu ? Il aurait voulu répondre qu’il ne savait pas, lui demander pourquoi il ne s’était pas vu sur le trône quatre ans plus tôt, savoir si une Aspiration pouvait être erronée. Mais il détourna les yeux de la pierre et répliqua : — Je n’ai jamais dit que je l’étais. — Un incident s’est déroulé au château, aujourd’hui, poursuivit le Qirsi. Vous avez brutalisé un homme. Pourquoi ? Tavis le dévisagea fixement. — Comment en avez-vous entendu parler ? Qui vous l’a appris ? — Pourquoi l’avez-vous fait ? Tavis bondit si vivement qu’il faillit renverser la table et le Qiran. — Répondez-moi ! Comment le savez-vous ? — On entend des choses, insinua le Qirsi avec un calme exaspérant. Les gens parlent. — Qui ? — Je vous en prie, asseyez-vous, monseigneur. — Dites-moi qui vous l’a raconté ! — Non. — Je vais vous faire arrêter ! s’écria Tavis en pivotant vers l’entrée. J’appelle la garde du château. — Si vous quittez cette tente, le prévint l’homme d’une voix égale, vous ne serez pas autorisé à y revenir. Vous ne connaîtrez jamais votre Révélation. Tavis, coupé dans son élan, s’immobilisa. — Je vous en prie, monseigneur, asseyez-vous. Le jeune homme se retourna. Le cœur battant et les mains tremblantes, cette fois de rage plus que de peur, il attendit. — Avez-vous cru que l’homme que vous avez agressé aujourd’hui constituait une menace ? Quelque chose dans le ton de sa question retint son attention. Il n’avait rien d’accusateur. Au contraire. Tavis avait même le sentiment que l’homme cherchait une raison d’excuser sa conduite. — Rappelez-moi votre nom, demanda-t-il calmement. — Grinsa, monseigneur. Tavis, indécis, avança. — Croyiez-vous qu’il pouvait vous blesser ? Est-ce pour cela que vous l’avez frappé ? — Non, pas vraiment, reconnut Tavis en revenant lentement vers sa chaise pour s’asseoir. Je ne sais pas pourquoi j’ai agi de la sorte. Je m’entraînais, je suivais mon instinct. Je n’ai pas pensé. Je l’ai juste frappé. — Je vois, acquiesça Grinsa. Estimez-vous avoir eu tort ? Tavis, se demandant s’il n’avait pas rêvé l’indulgence de tout à l’heure, plissa les yeux. — Qu’est-ce que tout cela a à voir avec ma Révélation ? L’homme hésita. — Un Glaneur a besoin de connaître un peu ceux qui veulent découvrir leur destinée. — Je suis Tavis de Curgh, fils de Javan, duc de Curgh. Que vous faut-il de plus ? Grinsa sourit de façon énigmatique. — Vous avez peut-être raison. Avez-vous une quelconque question pour la pierre, monseigneur. Quelque chose que vous désiriez savoir ? Tavis faillit parler de son Aspiration, dire comment le Qiran avait échoué au moment de lui montrer un aspect vital de son futur mais il hocha la tête et prit une longue et profonde inspiration. — La formule, monseigneur, demanda Grinsa d’une voix douce. Lorsque vous serez prêt. Il ouvrit la bouche pour la prière rituelle à Qirsar et sa pierre mais les mots qui franchirent ses lèvres le prirent de court. — Les Aspirations sont-elles toujours vraies ? Il les regretta immédiatement. Son visage était en feu. — Aspirations et Révélations ne nous présentent que des aperçus de notre futur, expliqua Grinsa qui semblait choisir ses termes avec beaucoup de soin. Rien de plus. Sont-ils fidèles ? Oui. Nous disent-ils tout ce que nos vies seront ? Le Qirsi sourit en secouant la tête. — Bien sûr que non. Jusqu’à cette seconde, Tavis n’avait pas compris combien une réponse différente l’aurait anéanti. Il parvint à sourire. — Lorsque vous serez prêt, monseigneur, répéta Grinsa. — En ce jour de ma Révélation, commença Tavis, je t’implore, ô Qirsar, d’étendre les mains sur cette pierre. Permets à ma vie de se dévoiler sous mes yeux. Permets aux mystères du temps de se révéler à la lumière du Qiran. Montre-moi mon destin. La faible lueur de la pierre céda devant un éclat plus vif. Tavis se pencha pour plonger les yeux dans le cristal. Dans ses veines son sang coulait aussi tumultueux que les eaux du Heneagh en crue. Lentement, l’image se précisa. En même temps que Tavis sentait son univers basculer, comme si Elined elle-même l’avait balayé pour le redessiner dans une parodie grotesque de ce qu’il était censé devenir, il découvrit son destin. Il avait espéré une vision de gloire, le spectacle de lui-même au château d’Audun, installé sur le trône, conduisant Eibithar à la victoire contre les armées d’Aneira et peut-être même celles de Braedon. Il s’était imaginé marié à une femme d’une beauté et d’une force surpassant toutes les autres. Appelé à être roi, il s’était rêvé tel. Pour être honnête, il avait redouté aussi de voir sa mort, son corps livré aux mains d’assassins, de voleurs, ou pire, en proie aux atroces convulsions de la pestilence. Mais ses craintes les plus effrayantes ni ses espoirs les plus fous n’auraient pu le préparer à la vision qu’il découvrait dans les profondeurs du cristal. Dans un cachot qu’il ne connaissait pas, il se voyait poignets et chevilles enchaînés au mur. Ses vêtements étaient souillés, en lambeaux, ses cheveux sales et emmêlés. Son visage était couvert de contusions, ses lèvres étaient craquelées de sang séché. Malgré les blessures et la saleté, Tavis voyait qu’il était jeune, guère plus âgé qu’aujourd’hui même. Ce n’était pas la vision d’un futur lointain. Quels que fussent les événements qui le conduiraient à cette déchéance, ils ne tarderaient pas à se produire. La puanteur qui régnait dans la geôle était presque sensible, si évidente qu’il en eut un haut-le-cœur. Mais il était incapable de détourner le regard. La vision de son supplice le tenait aussi fermement que le métal noir des chaînes qui le rivaient au mur de sa prison. Avait-il été capturé au combat dans une guerre prochaine ? Des ennemis de la maison des Curgh l’avaient-ils enlevé dans le but de leur ravir le trône ? Tandis que ces questions se succédaient dans son esprit, le Tavis de la pierre, le prisonnier misérable, tourna la tête et plongea les yeux dans le regard de celui qui se tenait sous la tente. Et le garçon, endurant une Révélation qui dépassait ses pires angoisses, découvrit ce qu’il y avait dans les yeux bleu sombre posés sur lui avec un cri d’horreur et de désespoir. Les circonstances qui avaient conduit à cette incarcération ne devaient rien à l’héroïsme d’un champ de bataille pas plus qu’aux ennemis des Curgh. L’homme enfermé dans la pierre ne croyait pas en sa propre innocence. L’image commença à s’estomper, comme un château obscurci par les noires fumées d’un siège. Tavis baissa les paupières et s’effondra sur sa chaise. Il n’avait même pas la force d’essuyer les larmes qui ruisselaient sur ses joues. — Comment est-ce possible ? murmura-t-il. — Le Qiran explique rarement ce qu’il montre, répondit doucement Grinsa. Je vous l’ai dit : il n’offre qu’un aperçu du futur. — Mais ça… Il ébaucha à peine un geste vers la pierre et ravala la bile qu’il sentait dans la gorge. — Ça doit être une erreur. Il leva tout à coup un regard dur vers le Qirsi. — Ou une ruse. — Je vous assure que non, monseigneur, répondit Grinsa. Et bien que cela me coûte de le dire, le Qiran commet rarement des erreurs. Tavis aurait voulu s’en prendre au sorcier, l’accuser de tromperie, voir sa tête blanche empalée sur une pique avant le coucher du soleil mais il n’était pas stupide. L’image qu’il venait d’observer, le regard qu’il avait aperçu dans ses propres yeux étaient trop réels. — Que dois-je faire à présent ? demanda le jeune homme abattu. — Vivre votre vie, monseigneur. — Comment le pourrais-je ? Vous avez vu ce qui m’attend. Comment suis-je censé retourner à ma vie, sachant où elle me conduit ? — Telle est l’épreuve de la Révélation. Vous pouvez ne pas me croire maintenant mais c’est la partie la plus facile. Le véritable défi de la Révélation est de réussir à vivre avec la connaissance qu’elle nous apporte. — Vous avez raison, répondit Tavis, indifférent à son amertume, je ne vous crois pas. — Vous le ferez, lorsque le temps sera venu, monseigneur. — Non, je ne crois pas, rétorqua Tavis en se levant. Pas après ça. Si le défi qui m’est proposé est d’accepter l’idée de passer le reste de mes jours enchaîné, autant laisser Bian m’emporter tout de suite. Le visage imperturbable de Grinsa se décomposa aussitôt. Effrayé autant que choqué, le Qirsi se leva en hâte. — Monseigneur, fit-il. — Laissez-moi. Sans ajouter un mot, Tavis tourna les talons et se précipita hors de la tente. — Tavis ! s’exclama Xaver en le voyant sortir. Comment s’est… Devant l’expression de son ami, le jeune homme se tut. — Que s’est-il passé ? Tavis, sans s’arrêter, sourd aux appels de Xaver dans son dos, s’éloigna à grands pas. Au sanctuaire, les cloches du prieur s’étaient mises à sonner. Il ne restait que quelques heures avant la fin du jour. Il songea à faire seller son cheval. Devant la perspective de retourner au château où, sans aucun doute, son père avait donné l’ordre de le conduire dans ses appartements, il renonça. Javan, ainsi qu’il le lui avait dit plus tôt, avait hâte de connaître le résultat de la Révélation de son fils. Leurs relations n’étaient peut-être pas très chaleureuses mais le duc nourrissait des espérances pour son fils et Tavis ne doutait pas que son père fut sincèrement attentif à son sort. Il sentit les larmes ruisseler une nouvelle fois sur son visage. Comment aurait-il pu lui dire sa destinée ? Comment aurait-il pu en faire part à sa mère ? * — Tout bien considéré, constata Javan avec ce demi-sourire que Shonah avait depuis longtemps appris à connaître, c’est un message des plus agréables. J’ai du mal à croire qu’Aindreas l’a rédigé lui-même. Shonah rit, tout comme Hagan et leurs autres invités. — Alors ils acceptent le mariage ? demanda-t-elle ensuite. — On dirait, répondit le duc. Ils y mettent des conditions, naturellement. Ils veulent attendre quelques années « jusqu’à ce que toutes les incertitudes qui pèsent sur nos deux maisons soient résolues », comme il le dit. — Au nom de Bian, qu’est-ce que cela signifie ? intervint Hagan. — Tout simplement, répliqua Shonah, qu’avant de s’engager définitivement, ils veulent être absolument certains que Tavis sera roi. Une fois encore, tout le monde rit. Shonah se tourna vers son mari. — Et je peux vous assurer, monseigneur, que cette idée vient de Ioanna, pas de son mari. C’est une femme éminemment pratique. Javan sourit à la ronde. — Un compliment émis par une femme qui sait de quoi elle parle. — Monseigneur est trop bon, plaisanta Shonah en inclinant légèrement la tête. Elle prit son gobelet et but une gorgée de vin. En dépit des plaisanteries de son mari, elle était satisfaite. Lady Brienne de Kentigern serait une femme parfaite pour son fils et une bru idéale pour la maison des Curgh. Fille d’une maison importante, elle était aussi la seule qui fût presque de l’âge de Tavis. Javan étant appelé à monter sur le trône au cours de l’année, un rapprochement sérieux entre les maisons de Curgh et de Kentigern tombait à point nommé. Deux ans plus tôt, cette union aurait été impossible. On disait qu’Aindreas espérait marier sa fille avec Filib de Thorald. Javan n’aurait alors eu d’autre choix que de se tourner vers des maisons mineures pour son fils. Il avait d’ailleurs à cette époque reçu des propositions des ducs d’Eardley, Labruinn et Rennach. Mais avec la disparition de Filib et l’ascension imminente des Curgh à la couronne, Tavis était brusquement devenu le parti le plus en vue d’Eibithar. Presque immédiatement, le duc de Kentigern avait envoyé un message au château de Curgh disant son désir de voir cette union se réaliser. Javan, bien sûr, avait été enchanté. Shonah le comprenait. En tant que femme tirant sa fierté de sa connaissance approfondie du jeu politique – elle en savait bien plus que la plupart des autres duchesses d’Eibithar – la nécessité d’améliorer leurs relations avec Aindreas et les autres maisons de Kentigern ne lui échappait pas. Mais elle était aussi mère et cette union la satisfaisait autant pour son fils que pour son mari. Elle n’avait pas vu Brienne depuis des années mais, aux dires de tous, la future Lady de Kentigern, ayant hérité de la beauté de sa mère et de l’esprit de son père, était une jeune femme d’une séduction et d’une intelligence peu communes. Heureusement pour elle, songea Shonah avec un sourire. Aucune fille ne méritait de ressembler à son père, surtout quand celui-ci n’était autre qu’Aindreas de Kentigern. Brienne ferait une bonne épouse et, le jour venu, une reine parfaite. La perspective de ce mariage, même lointain, encouragerait peut-être son fils à prendre ses devoirs et son entraînement plus à cœur. — J’aimerais partager ces nouvelles avec mon fils, fit Javan, comme s’il lisait dans ses pensées. L’a-t-on vu ? Tavis aurait dû être avec eux au début du repas. Le carillon du soir avait sonné depuis longtemps et Shonah, qui ne s’inquiétait pas facilement, commençait à se poser des questions. — Je l’ai vu juste après sa Révélation, dit Xaver MarCullet assis à l’extrémité de la table. Qu’il fût là et pas son fils ne fit qu’accroître l’appréhension de la duchesse. — Il avait l’air troublé en quittant la tente, poursuivit le jeune homme. — Que veux-tu dire ? interrogea le duc en l’observant avec attention. — Il ne s’est pas arrêté pour me parler. Je l’ai appelé mais il ne m’a pas répondu. Shonah et Javan échangèrent un regard. Une mauvaise Révélation ? La duchesse refusait d’y croire, elle sentait pourtant les doigts glacés de Bian lui enserrer le cœur. — Une Révélation peut inspirer de nombreuses réactions, intervint Yegor jal Sennah, de sa place entre Xaver et le comte de Brintesh. Car nos désillusions peuvent prendre de multiples visages. Il avait peut-être des vues sur une jeune fille autre que Brienne, ou bien il espérait se voir plus grand, plus musclé que l’homme aperçu dans la pierre. Ces déceptions ne dureront pas. Shonah remercia le Qirsi d’un sourire. Lui et sa femme eandi avaient été placés aussi loin que possible de Javan, à la place même qu’ils occupaient depuis des années et qu’ils occuperaient jusqu’à la fin du Festival. Malgré toutes ses qualités, et elles étaient nombreuses, le duc avait aussi ses défauts à la tête desquels se tenaient ses préjugés. Préjugés contre tout et tous ceux qui venaient d’un autre royaume des Terres du Devant, contre tout et tous ceux qui venaient d’une autre maison d’Eibithar et, surtout, contre les Qirsi. Il les tolérait. Au cours des années, il avait développé une certaine affection et un certain respect envers Fotir, mais l’idée même d’un mariage entre Eandi et Qirsi le choquait toujours. Shonah avait appris à aimer Yegor et Aurea et, quelques années auparavant, elle avait fini par convaincre Javan de les inviter au banquet comme aux autres événements qui se déroulaient au château durant le séjour du Festival à Curgh. Mais là s’arrêtait son pouvoir. — Les causes de sa déception m’importent peu, déclara Javan d’un ton sec. Il aurait dû venir depuis longtemps. Shonah observait Xaver. Elle connaissait son fils beaucoup mieux que quiconque à cette table. Les paroles rassurantes de Yegor ne lui avaient fait aucun effet. Tavis avait peut-être été choqué par sa Révélation. Il avait peut-être vu la mort de son père, ou la sienne. Elle frissonna. L’incident de Galdasten et la mort de Filib lui revinrent en mémoire. Bian leur en voulait-il au point de vouer le royaume d’Eibithar à la malédiction ? Elle ne croyait pas vraiment à ces sornettes. Elle plaçait depuis longtemps sa foi dans les cloîtres plutôt que dans les sanctuaires. Elle vénérait Ean, comme son mari et son fils. Bien que Javan continuât de visiter le sanctuaire à l’autre bout de la cité de Curgh, prétendant agir par respect envers toutes les croyances de ses sujets, qu’ils vivent à la cour ou en dehors, elle soupçonnait ces visites d’être plus que simplement courtoises. Lorsqu’ils avaient perdu leur second enfant, un cycle à peine avant la naissance, Javan l’avait rejointe au cloître. Elle-même, dans la solitude de sa chambre et de sa douleur, avait maudit le nom de Bian. La foi pouvait être fragile et les vieilles croyances avaient la vie dure. — Allez-vous bien, madame ? Shonah sursauta et se tourna vers Fotir. — Pardonnez-moi, mais vous semblez bien pâle. Si je peux me permettre une telle remarque, sourit-il. Elle lui rendit son sourire bien qu’elle se sentît froide et l’estomac noué. — Je suis… inquiète, avoua-t-elle. Pour Tavis. — Comme le duc. Peu de personnes en dehors d’elle savait lire les humeurs de son mari. Javan avait de la chance d’avoir un homme tel que Fotir à son service. — Croyez-vous que nous avons des raisons de nous inquiéter ? Le Qirsi prit le temps de réfléchir. — Peut-être, reconnut-il enfin. Les paroles de Maître MarCullet sont troublantes. Elle allait lui répondre lorsque la porte s’ouvrit brutalement sur son fils titubant. Son soulagement fut de courte durée. Échevelé, les yeux rouges, il avait le visage bouffi. Vêtu d’une simple chemise et de ses chausses, il était loin d’être habillé comme le fils d’un duc attendu à un dîner. Au bout de son bras pendait une flasque de vin débouchée. Appuyé contre le chambranle de la porte, il porta la gourde à ses lèvres et but une longue rasade. Puis il avança d’un pas trébuchant et, manquant tout juste de s’écrouler sur le sol, fit la révérence à son père. — Mes excuses, Sire, fit-il d’une voix pâteuse. Il semble que je sois en retard. — Assieds-toi, Tavis, ordonna froidement Javan. — Bien sûr. Père. Tavis avança jusqu’à la table en souriant aux invités. La réception, heureusement, était informelle. Tous les convives étaient des amis de la maison de Curgh et l’on pouvait compter sur leur discrétion. Si le banquet avait été celui de la clôture du Festival… Shonah refusa d’y songer. — Salut, Mère, lui fit son fils en passant à côté d’elle. Son haleine empestait le vin. Elle ne répondit pas. Tavis prit place à la droite du duc et commença à empiler de la nourriture dans son assiette. Le silence était pesant mais la plupart des invités avaient la grâce de contempler la nappe ou le plafond. Après plusieurs bouchées, son fils leva les yeux et promena le regard sur l’assemblée. — Pourquoi personne ne parle ? — Contente-toi de manger, Tavis, et tais-toi, fit le duc. — Non, protesta le jeune homme. Je veux savoir pourquoi tout le monde est muet. C’est à cause de moi ? Parce que je suis en retard ? Un large sourire aux lèvres, il leva son vin. — C’est ça ? Javan lui arracha la flasque. — Ça suffit ! Maintenant, mange et tais-toi ! — Que se passe-t-il, Père ? Je te fais honte ? Je ternis le nom des Curgh ? Le duc ouvrit la bouche mais se ravisa. Avec un effort que perçut Shonah, il se contenta de sourire. — Ta mère et moi parlions justement à nos invités du message que j’ai reçu aujourd’hui du duc de Kentigern. Nous nous sommes mis d’accord pour un mariage entre toi et sa fille, Lady Brienne. — Brienne, répéta Tavis la bouche pleine. Je l’ai déjà rencontrée, non ? Le visage de Javan s’éclaira. — Oui, tu devais avoir dix ans. — Elle était grosse et sa voix grinçait comme une vieille porte rouillée. Le duc ferma très brièvement les yeux. Sa contenance vite retrouvée, le même sourire radieux ne tarda pas à renaître sur ses lèvres. — Nous partons à Kentigern après la Nuit de l’Apogée pour célébrer vos fiançailles. Le duc va certainement organiser quelque chose de grandiose. Tournois, festins, musiciens, je lui fais confiance pour nous offrir une réception digne du Festival. — Un foutu gâchis, observa Tavis en mordant dans un autre morceau de viande, si tu veux mon avis. — Qu’est-ce qui t’arrive ? s’entendit lui demander Shonah. Est-ce à cause de ta Révélation ? Tavis lâcha un rire sarcastique. — Ah, ma Révélation. Vas-y, Mère, pose-moi des questions sur ma Révélation. Réclame-moi le récit complet de ce que j’ai vu dans la pierre. Yegor s’éclaircit la voix. — Je disais justement à votre mère et votre père, monseigneur, que les Révélations peuvent souvent paraître décevantes au premier abord mais avec le temps… La voix du Qirsi mourut dans les éclats du rire d’abord calme puis de plus en plus violent de Tavis. — Pardonnez-moi, reprit le jeune homme en tâchant de retrouver son souffle, je ne voudrais pas vous paraître grossier, vraiment, mais vous ne savez absolument pas de quoi vous parlez. — Tavis ! le coupa Javan. Ça suffit ! — Mais, je vous en prie, poursuivit son fils comme s’il n’avait pas entendu sa remarque, parlons de ma Révélation. Fotir se leva pour rejoindre Tavis. — Nous ferions peut-être mieux de sortir, monseigneur, fit-il en lui posant une main sur l’épaule. Tavis se dégagea vivement. — Ne me touchez pas, espèce d’enflure qirsi ! Je vous ai assez vu, vous et les vôtres, pour aujourd’hui. Il dévisagea le reste de l’assemblée. — Vous voulez savoir ce qui m’a été révélé ? Personne ne répondit. — Vous le voulez ? — Uniquement si tu souhaites nous en parler, Tavis, intervint Xaver d’une voix aussi apaisante que possible. Tavis l’observa quelques secondes qui durèrent pour Shonah une éternité puis il baissa les yeux sur son assiette. — Non, je n’en ai pas envie, murmura-t-il. Il se leva brusquement et, les poings serrés, fusilla Fotir du regard. Le Premier ministre recula, les mains dressées. Sans le lâcher des yeux, Tavis prit sa gourde de vin mais, au lieu de boire, la jeta violemment sur le sol sur lequel une tache rouge sombre ne tarda pas à se répandre. Puis, sans ajouter un mot, il quitta les lieux. Les serviteurs se précipitèrent et, durant quelques instants, le bruit de leur nettoyage fut le seul à emplir la pièce. — Mes amis, je suis désolé, fit enfin le duc d’un ton las. Mon fils… n’est pas lui-même aujourd’hui. Les invités murmurèrent leur compréhension et, lentement, tandis que d’autres serviteurs apportaient de nouveaux plats, les conversations et le dîner reprirent. Shonah, qui contemplait ses mains, luttait pour contenir ses larmes. Sentant un regard posé sur elle, elle finit par relever la tête. Xaver MarCullet, une question au fond des yeux, l’observait. Si quelqu’un pouvait agir, c’était lui. Discrètement, elle lui donna son assentiment. Un instant plus tard, le jeune garçon quittait la table. * Xaver savait exactement où le trouver. Tavis, lorsqu’il était d’humeur sombre et souhaitait échapper au château et à ses parents, avait ses refuges. L’un d’entre eux était la place du marché toujours animée. Pleine de chanteurs, jongleurs, danseurs, prestidigitateurs en cette période de Festival, c’était aussi en son centre que se dressait la tente des Glaneurs. Xaver était certain que Tavis n’y retournerait ce soir pour rien au monde. L’autre était la partie des douves où ils s’étaient baignés le matin même après avoir grimpé les tours. Là encore, Xaver doutait que Tavis eût envie d’y retourner. Ce qui laissait la troisième possibilité : l’enceinte nord du château, entre la tour du cloître et celle de l’océan. À cet endroit, le mur surplombait de toute sa hauteur les falaises et le rivage rocheux du Détroit de Wantrae. Des gardes tenaient les deux tours – deux hommes arpentaient nuit et jour le rempart dont ils avaient la garde – mais lorsque Tavis et Xaver y montaient, ils les laissaient généralement seuls. Personne n’avait jamais attaqué le château de Curgh en grimpant les falaises depuis le détroit. L’à-pic était si vertigineux que c’était impossible. En haut de la tour de l’océan, dans la lueur des torches, Xaver se heurta à deux hommes, grands et de forte carrure. Bien qu’ignorant leur nom, il reconnut leur visage. Eux, bien sûr, l’identifièrent aussitôt. — Vous cherchez Lord Tavis, jeune maître ? demanda le premier. — Oui, est-il ici ? — Sur le mur, comme d’habitude. — Il est d’une humeur massacrante, ajouta le second. Pire que jamais. Il nous a menacés avec son couteau alors qu’on lui souhaitait juste bonsoir. Xaver, curieux de ce que Tavis avait pu voir dans le Qiran pour réagir ainsi, soupira. — Merci de l’avertissement, dit-il en s’éloignant. Il scruta les remparts. D’abord, il ne vit que les bannières de Curgh marron et or qui flottaient dans la brise, éclairées par la lueur des lunes, au-dessus de la tour du cloître. Il se demanda brièvement si Tavis n’avait pas traversé les remparts et descendu à l’insu des gardes l’escalier de la tour suivante. Puis, tourné vers le coin le plus sombre, il fut un instant saisi par la crainte de découvrir son ami écrasé au pied des rochers. Son regard s’habituant enfin à l’obscurité, il aperçut Tavis assis sur le muret, le dos contre la pierre, les genoux serrés contre sa poitrine. — Tavis ? Le jeune homme se tourna vers lui avant de replonger les yeux vers l’océan. — Laisse-moi. Je ne veux pas parler. — On n’est pas obligés de parler, répondit Xaver en avançant lentement. Je viens juste te tenir compagnie. — Je t’ai dit de me laisser, Xaver. Je veux être seul. — Tu répètes toujours la même chose, insista Xaver sans cesser d’avancer. Il y a longtemps que je ne te crois plus. — Arrête ! s’écria Tavis en dégringolant du parapet. La lame de son couteau, brandi d’une main tremblante, brilla dans l’obscurité. À quelques pas de son ami, Xaver s’appuya contre la rambarde au-dessus des flots. — Très bien, admit-il. — Tu ferais mieux de partir. — Je vais le faire. Il montra du doigt une faible lueur jaune qui se balançait au loin, juste devant la masse plus sombre de l’île de Wantrae. — Regarde le bateau là-bas. Tu te souviens quand on venait ici compter autant de navires qu’on pouvait ? Tavis, étrangement immobile dans la douce clarté d’ordinaire réservée aux amoureux, resta silencieux. — Que s’est-il passé, Tavis ? Qu’as-tu vu dans la pierre ? Son ami se tourna et s’adossa lourdement contre le mur. — Rien. — Rien ? s’étonna Xaver en riant. Tu es ivre, tu as humilié ton père et ta mère, tu as menacé deux gardes et tu veux me faire croire que tu n’as rien vu ? — Je me fiche de ce que tu crois, rétorqua amèrement Tavis. Je veux rester seul. Ne m’oblige pas à me répéter. — Dis-moi ce que tu as vu. — Non. — Quelque chose va arriver à ton père, ou à toi ? C’est ça ? Est-ce que tu as vu ta mort ? Tavis lâcha un rire glacial. — La mort serait une bénédiction comparée à ce que j’ai vu. — Est-ce pour ça que tu es venu jusqu’ici, pour mourir ? — J’y ai songé, reconnut Tavis, les yeux luisants à la lumière des torches. J’espérais qu’avec tout le vin que j’ai bu, j’aurais le courage de me jeter. Il ricana. — Même soûl, je reste un lâche. — Tu n’es pas un lâche, Tavis. — Ah, oui ? J’ai peur de la mort. Je la crains plus que la honte ou même le déshonneur de ma famille. — Comme nous tous. Nous sommes jeunes, Tavis, trop jeunes pour mourir. Tu as peur du Royaume du Dessous, et alors ? Où est le crime ? — Où, en effet ? demanda Tavis les yeux baissés sur son couteau. — Viens, rentrons, tenta Xaver en approchant doucement de lui. Allons dormir. Tavis recula. — Ne t’approche pas, Xaver. Je n’irai pas me coucher. Je ne vais nulle part. — Demain, tout ira mieux. Il tendit le bras. — Prends ma main et… Tout se déroula si vite que Xaver, d’abord, ne sentit rien. Il vit la lame de Tavis décrire un arc de cercle, une tache sombre apparaître sur les dalles, puis une autre avant de comprendre qu’il s’agissait de sang, de son sang. Il regarda son bras, incapable de croire ce qu’il voyait pourtant : sa manche était déchirée et une longue balafre s’étendait sur sa peau. — Tu m’as blessé, fit-il en fixant la plaie. Tavis lâcha son couteau avec un juron. — Excuse-moi, Xaver, je ne voulais pas. Vraiment, je ne voulais pas. Xaver le dévisagea puis, sans un mot, tourna les talons et s’éloigna vers la tour de l’océan et les gardes. Tavis, dont il sentait le regard sur ses épaules, ne fit rien pour le retenir. Le voyant revenir, un des deux gardes l’accueillit d’un geste de la main. — Il n’y a pas moyen de le raisonner quand il… Dieux des lunes ! c’est lui qui vous a fait ça ? s’exclama-t-il les yeux écarquillés. — Ce n’est rien, lui répondit Xaver alors que la douleur commençait à se faire sentir. Mais je vais tout de même à l’infirmerie. — Lord Tavis ? demanda le garde. Xaver jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La silhouette de Tavis se découpait à peine dans l’obscurité. Il n’avait pas bougé. — Laissez-le, fit-il d’une voix pleine d’amertume. C’est ce que j’aurais dû faire. 6 Leur dernier glanage s’acheva bien après le carillon signalant la fermeture des portes de la cité. Où qu’ils aillent, la première journée était toujours la plus éprouvante. Les enfants, après une attente interminable et parce que leur heure de sommeil était passée depuis longtemps, étaient souvent épuisés. Beaucoup seraient rentrés chez eux mais la plupart étaient accompagnés par leurs parents qui n’étaient pas prêts à abandonner une place aussi chèrement gagnée pour tout recommencer le lendemain matin. Après le glanage de Xaver et Tavis, Grinsa était parti se reposer, laissant Cresenne et puis Trin, le plus âgé des Glaneurs et le responsable de la tente, le remplacer. Il était revenu pour les derniers. À la fin de la journée, les trois Qirsi étaient presque aussi fatigués que les quelques enfants qui restaient encore pour leur Aspiration. Malgré l’heure tardive à laquelle ils quittèrent enfin la tente, la ville, pleine de musique et de rires, était encore très animée. Les danseurs tournoyaient dans les rues au rythme des tambours et au loin Grinsa entendait des chanteurs déclamer des chansons paillardes devant un auditoire d’amateurs. — Avant d’aller au lit, un copieux repas et une bonne bière me feraient le plus grand bien, fit Trin en levant les yeux vers la lune qirsi. Vous m’accompagnez ? En temps normal, Grinsa aurait décliné. Il avait surtout envie de retrouver son lit mais il appréciait la compagnie de Cresenne. D’un coup d’œil discret, il tenta de juger sa réaction. Elle le regardait, un sourire engageant aux lèvres. — Avec plaisir, répondit-elle. — Parfait, répliqua Trin. Je me souviens d’un endroit pas très loin d’ici. Le Goéland d’Argent, je crois. Un établissement qirsi qui sert le meilleur ragoût aux épices de Curgh. Grinsa accueillit cette information en riant. Sur toutes les auberges des cités d’Eibithar, Trin en connaissait plus que n’importe qui. Mais ça n’était pas tout. Non content d’être un fin gastronome, Altrin jal Casson était aussi le seul Qirsi bien en chair parmi ses relations. Alors que leurs congénères étaient d’une minceur qui frisait parfois la fragilité, Trin, avec son double menton et ses joues rondes, était gras comme un porcelet. Une apparence qui ne l’empêchait toutefois pas d’être aussi vulnérable, et peut-être plus, que n’importe quel Qirsi. Le moindre effort physique le laissait rouge, en sueur et essoufflé. À tel point que Grinsa se demandait souvent comment il faisait pour survivre aux rigueurs imposées par le Festival, sans parler de la chaleur étouffante de la tente. Quittant la place du marché, ils empruntèrent la grande rue qui, vers l’ouest, conduisait au Sanctuaire d’Elined. Juste avant le porche du temple, se situait l’auberge dont Trin leur avait parlé. Avec son épaisse porte de chêne usé, sa façade de pierres grises et ses fenêtres poussiéreuses faiblement éclairées par les chandelles qui brûlaient à l’intérieur, elle ressemblait à tous les établissements que l’on comptait plus près du château ou du centre. Seule l’enseigne suspendue au-dessus du seuil la distinguait du lot. Un goéland aux yeux jaunes, pâle, presque spectral étendait ses larges ailes sur l’entrée. Toutes les cités d’Eibithar, comme d’ailleurs presque toutes celles des Terres du Devant, possédaient au moins une de ces auberges. On trouvait la Chouette Blanche à Tremain, le Canasson d’Argent à Thorald, le Dragon Pâle à Jistingham, sur la côte Wethy, le Faucon Gris à Trescarri, dans le sud de Sanbira. Les Eandi y étaient bienvenus – l’argent n’avait pas d’odeur – mais elles étaient tenues par des Qirsi et la majorité des habitués étaient de cette race. À l’intérieur, rien non plus ne la distinguait des autres tavernes du royaume. Presque tous les clients que vit Grinsa en entrant avaient les cheveux blancs et les yeux jaunes. L’air, tiède, sentait la bière et l’épice. Une odeur alléchante qui lui ouvrit l’appétit. — Trin, espèce de gros troll ! les accueillit un homme élancé en quittant le bar bras grands ouverts. — Salut, cousin, répondit Trin en se laissant embrasser. Tu as l’air en forme. L’autre recula. — J’aimerais pouvoir en dire autant de toi ! Trin haussa les sourcils. — Très aimable de ta part, cousin. Ils n’étaient pas liés par le sang, bien sûr. Cette façon de s’appeler remontait à la vieille plaisanterie, assez cruelle, née dans les années qui avaient suivi la fin des Guerres Qirsi, de la bouche même de ceux qui avaient survécu. Après la défaite de leur invasion dans les Terres du Devant, les derniers combattants étaient si peu nombreux qu’on disait que leurs enfants étaient forcément cousins. Certains estimaient le nombre des rescapés à deux mille hommes et femmes des Terres du Sud. D’autres prétendaient qu’ils n’étaient que mille cinq cents. Les femmes qirsi n’ayant que peu d’enfants, la population ne s’était que très lentement accrue au cours des neuf siècles suivants. Même aujourd’hui, malgré le flot régulier de vagabonds qirsi qui franchissaient la frontière du Bord, pour chaque Qirsi des Terres du Devant, homme, femme et enfants, on comptait quinze à vingt Eandi. — Tu me présentes tes amis ? demanda l’homme qui, après avoir brièvement regardé Grinsa, souriait largement à Cresenne. — La pauvre enfant que tu lorgnes comme une bête en rut s’appelle Cresenne ja Terba. C’est son premier Festival. Et lui, poursuivit Trin en le désignant d’une main potelée, est Grinsa jal Arriet, un de nos Glaneurs. Il se tourna vers ses amis. — Permettez-moi de vous présenter Ziven jal Agasha, patron du Goéland d’Argent. — Jal Agasha, répéta Grinsa. Votre mère était Agasha ja Perton, de Rivière à Wethyrn ? — Oui, répondit Ziven surpris. Vous la connaissiez ? — Ma mère l’a rencontrée, il y a des années. Sa cuisine était célèbre dans tout le nord de la steppe. — Elle l’était, reconnut l’aubergiste. — La nouvelle de sa mort m’a attristé. J’espère que Bian s’est montré bon envers elle. — Je vous remercie. Il se tourna vers Trin. — J’avais l’intention de te faire attendre, histoire de te faire perdre un peu de toute cette graisse. Mais puisque ton ami est un amateur de bonne cuisine, je vais vous installer. — Splendide, cousin. Dans le fond, si possible. Je ne voudrais pas que des parents outragés viennent interrompre notre repas. Tu connais le proverbe : « Le Qiran porte la vision, mais les Qirsi en portent le blâme. » — Ne t’inquiète pas, sourit Ziven en appelant une serveuse, Ysanne va vous conduire. La jeune fille qui accourut vers eux était petite, svelte, avec des yeux pâles et la peau claire mais, au contraire des autres Qirsi, ses cheveux étaient noirs comme le jais. Elle devait avoir un an ou deux de plus que son Aspiration. — Tu embauches des bâtards maintenant, Ziven ? Je n’aurais jamais cru ça de toi, lança Trin. Grinsa réprima sa grimace. Un tel préjugé était courant parmi les siens et il avait déjà entendu des commentaires semblables dans la bouche de Trin, mais il avait du mal à les supporter. Bien qu’il fut Qirsi de souche, il avait épousé une Eandi. Si elle n’était pas morte de la pestilence si tôt après leur union, ils auraient sûrement eu des enfants, tous métis. — Attention, Trin, le prévint Ziven d’une voix tranchante, c’est la fille de mon frère, venue de Wethyrn pour travailler chez moi. Trin rougit. — Excuse-moi. Vous aussi, fit-il en se tournant vers la jeune fille. — Accompagne-les dans la pièce du fond, Ysanne, reprit Ziven, et n’accorde aucune attention aux remarques du gros. — Très bien, mon oncle, obéit la fillette en baissant les yeux pour masquer son sourire. Suivant un parcours sinueux à travers la foule des nombreux clients attablés, répondant au flot des demandes formulées sur son passage par un hochement de tête, elle les conduisit jusqu’au fond de la taverne où restaient trois tables libres. Des chandelles brûlaient sur chacune d’entre elles et plusieurs bougeoirs étaient accrochés aux murs. Les rayons de lune filtraient par l’unique fenêtre en face de la porte. — C’est parfait, déclara Trin avec un sourire pour Ysanne, merci beaucoup. — Je vous apporte vos plats dans quelques minutes, fit-elle sans croiser son regard. Trin la regarda s’éloigner. — Je suis un sinistre crétin, fit-il. Je n’aurais jamais dû dire ça devant elle. — C’est une métis, avança Cresenne avant que Grinsa ne puisse répondre, je suis sûre qu’elle en entend de pires. — Sans doute, concéda le gros homme, mais c’est une chose d’insulter l’aubergiste et c’en est une autre d’insulter les serveurs. Il sourit. — Nous aurons de la chance de survivre au repas. Cresenne éclata de rire et, bien qu’à contrecœur, Grinsa se joignit à eux. À peine étaient-ils installés qu’Ysanne revenait avec trois chopes de bière. — À une fatigante journée, proposa Trin lorsqu’elle fut partie. Il leva son verre à Cresenne d’abord puis à Grinsa. — La première d’une longue série à Curgh. Ils burent. Bien qu’il préférât les brassages plus amers de Wethyrn et de l’est d’Eibithar, Grinsa apprécia la finesse de son breuvage. — Est-ce que c’est tous les jours comme ça ? demanda Cresenne. La queue est toujours aussi étendue ? — Non, pas toujours, la rassura Trin. Les deux premiers jours sont les pires. Les plus jeunes viennent en premier pour leur Aspiration. Puis il y a un creux et l’affluence reprend avec les Révélations cette fois. Poussés par l’approche de notre départ, les plus âgés n’ont d’autre choix que d’affronter leurs peurs et ils arrivent tous, ou presque, au dernier moment. Il but une gorgée. — Qu’en penses-tu, Grinsa ? — Je suis d’accord. Mais même pendant le creux, on en fait au moins dix chaque jour. Ce sont, pour la plupart, des enfants des baronnies et des comtés environnants. — Et c’est comme ça dans toutes les villes ? Grinsa lui sourit. — Les grandes maisons sont les pires. Et cette portion de notre itinéraire est la plus dure. Tu as manqué une partie de notre séjour à Kentigern mais, après Curgh, nous enchaînons avec Galdasten puis Thorald. Après Thorald, nous passerons trois cycles dans des villes plus petites avant Glyndwr, qui est la plus facile des principales maisons. Donc on peut dire que le pire, c’est en effet maintenant. — Quel soulagement, ironisa Cresenne en levant son verre. — Moi, je préfère les grandes cités, intervint Trin. D’abord, Grinsa fait presque tout le travail et puis je dois dire que la nourriture et les soldats sont plus à mon goût. Cresenne, perplexe, l’observa puis elle comprit et baissa les yeux en rougissant. — Ah, tu ne connaissais pas mes penchants ? Toutes mes excuses, ma chère. Je croyais que c’était un lieu commun. Grinsa sirotait sa bière sans les regarder. Le malaise de Cresenne était palpable et les excuses de Trin parfaitement hypocrites. Il adorait la provocation. C’était un autre lieu commun. — Ça va, fit Cresenne, une expression embarrassée sur le visage. Ce n’est pas mon affaire. — En fait, cela devrait même te soulager. Imagine l’horreur de découvrir que je m’intéresse à toi autant que mon ami Grinsa. Ses yeux luisants glissèrent sur lui juste un instant. — Même moi, je sais que les jolies jeunes femmes détestent être poursuivies par les vieux gros. — Ça suffit, Trin, intervint Grinsa. — Je dois m’excuser une nouvelle fois, ma chère. Apparemment, Grinsa n’est pas prêt à te faire savoir les sentiments qu’il éprouve pour toi. Il tourna sa chaise vers lui. — Mais c’est vrai, n’est-ce pas ? Grinsa ne put s’empêcher de sourire. Cresenne, bien qu’encore rougissante, souriait aussi. — Peut-être, admit-il. — Peut-être ? répéta le vieux Glaneur, sourcils dressés. — C’est bon, Trin, reconnut Grinsa en riant franchement. Tu as gagné. Oui, j’apprécie Cresenne et les moments que nous avons passés ensemble. — J’apprécie, répéta Trin faussement songeur. À l’intention de Cresenne, il poussa un soupir exagéré. — Il refuserait de dire qu’il a chaud, même si sa chemise était en feu. Il prit la main fine de la jeune femme assise en face de lui. — Et toi, ma chère, es-tu aussi impressionnée par notre charmant compagnon ? — Trin ! — Du calme, Grinsa. Tu me remercieras plus tard. Vous me remercierez plus tard, tous les deux. — J’en doute. — Vous préférez vous tourner autour pendant dix cycles à vous demander qui va faire le premier pas ? Ne sois pas stupide. Nous sommes Qirsi. Nous ne vivons pas assez vieux pour nous comporter aussi niaisement. Ce n’est pas parce que je préfère les hommes que je ne suis pas romantique. Il revint à Cresenne et lui sourit. — Maintenant, cousine, réponds à ma question. Es-tu attirée par Grinsa comme il l’est par toi ? Elle ouvrit la bouche puis, les yeux sur l’entrée, dit légèrement : — Voilà nos repas ! Trin baissa brièvement les paupières. — Je vois. Il lui lâcha la main et s’adossa, laissant Ysanne déposer trois grands bols de ragoût sur la table. — Je te laisse poursuivre, Grinsa, bien que je ne nourrisse pas une très vive confiance dans tes aptitudes à gagner tout seul son cœur. Tu regretteras de ne pas m’avoir laissé parler en ton nom. Je suis très doué, tu sais. Grinsa rit mais le regard qu’il échangea avec Cresenne le laissa songeur sur l’efficacité de l’intervention de Trin. — Tu avais raison, Trin, reprit Cresenne après un court silence. Ce ragoût est excellent. — Je suis content que tu le trouves à ton goût. Ziven pratique des prix exorbitants mais sa cuisine est délicieuse. Il s’interrompit pour avaler une bouchée. — Parle-nous un peu de toi, Cresenne. Le Festival ne nous apporte pas souvent de nouveaux Glaneurs. Elle haussa les épaules avec embarras. — Que veux-tu savoir ? — D’où viens-tu ? — Je suis née à Braedon mais j’ai vécu à Wethyrn. Trin s’arrêta de mâcher un instant. — Braedon ? — Mon père était capitaine de navire marchand. C’est là qu’il a rencontré ma mère. Lorsque je suis née, ils ont quitté l’empire pour s’installer sous la couronne de Wethy. Je ne suis pas retournée à Braedon depuis ma naissance. — Tu peux compter sur moi pour ne rien dire de tes origines à nos hôtes d’Eibithar, fit Trin la bouche pleine. Ils risqueraient de ne pas apprécier. — Que faisais-tu avant de rejoindre le Festival ? — J’étais guérisseuse dans notre village, comme ma mère. Mais à la foire de Wethyrn, l’année de mon Aspiration, j’ai découvert que je possédais aussi le pouvoir de glaner. J’ai toujours voulu connaître les Terres du Devant, devenir Glaneuse m’offrait une opportunité parfaite. — Pourquoi le Festival ? Son nouveau haussement d’épaules fit joliment glisser une mèche de ses cheveux sur son front. — C’était ça ou celui de Sanbira, les autres ne sont rien en comparaison. Eibithar est plus proche de chez moi, ça m’a paru un bon choix. Pour l’instant, car je n’exclus pas de voyager un jour à Sanbira. Ils dégustèrent tranquillement leur repas puis, Cresenne ayant posé une question sur l’un des plus âgés sorciers qirsi, Trin et Grinsa s’amusèrent à lui raconter des anecdotes du Festival, la plupart agrémentées des connaissances particulières de Trin qui n’ignorait rien des plus infimes détails de romances, trahisons et querelles en tout genre. Le ragoût était si bon qu’ils se firent resservir. Après sa troisième portion, Grinsa renonça à compter celles qu’avalait encore Trin. Fatigué et légèrement ivre, il allait se résoudre à prendre congé lorsqu’on frappa à la porte entrouverte de l’arrière-salle. Grinsa et Trin échangèrent un regard. — Qui est-ce ? demanda le plus âgé. Pour toute réponse, ils virent la porte s’ouvrir sur la haute silhouette d’un Qirsi aux longs cheveux blancs, à la fine barbe de la même couleur et aux yeux aussi jaunes et brillants que ceux d’une chouette. Grinsa ne parvint à mettre un nom sur ce visage familier qu’après avoir entendu Trin. — Cousin, salua son ami sans le moindre enthousiasme, est-ce l’homme du duc ou le Qirsi qui nous rend visite ? Le Premier ministre, bien sûr. — J’ignorais qu’il me fallait choisir, cousin, répondit Fotir d’un ton aussi froid que celui de Trin. Mais je ne suis pas là sur la requête du duc, si c’est là ce que vous vouliez dire. — Ce n’est pas le cas. Que voulez-vous ? Le Premier ministre pénétra dans la pièce et ferma la porte derrière lui. — J’aimerais savoir lequel d’entre vous était présent à la Révélation de Lord Tavis aujourd’hui. Avant que Grinsa ne puisse répondre, Trin leva une main les réduisant, lui et Cresenne, au silence. — Pourquoi voulez-vous le savoir ? — Le garçon a réagi assez violemment. Le duc et la duchesse s’inquiètent. — C’est une réaction habituelle, cousin. Si l’on me donnait cinq qinde pour chaque fille ou garçon qui rentre chez lui en pleurant après un glanage – il haussa les épaules –, disons que je serais plus gros que je ne le suis. — Est-il aussi habituel pour un fils de duc d’arriver en retard et ivre à un dîner officiel, de poignarder son homme lige puis de s’évanouir dans la nuit ? — Que les dieux aient pitié ! s’exclama Grinsa. Fotir tourna vers lui un regard aigu. — Est-ce vous ? — Oui. Comment va le jeune MarCullet ? — Bien. Il a une blessure assez profonde à l’avant-bras mais ce n’est pas grave. Grinsa faillit proposer de l’accompagner au château pour lui offrir ses services mais il ne doutait pas que le duc eût ses propres guérisseurs. Et puis il ne pouvait se permettre de révéler cet autre pouvoir. — Bien, vous savez que c’est Grinsa, reprit Trin. S’il n’y a rien d’autre, je ne vous retiens pas plus longtemps. Sourd à ce commentaire désagréable, Fotir prit une chaise à la table voisine, la plaça à côté de Grinsa et s’installa tranquillement. — Que pouvez-vous me dire de la Révélation de Lord Tavis ? interrogea-t-il les yeux fixés sur ceux de Grinsa. — Rien du tout, intervint Trin. Vous le savez très bien, Fotir. Les glanages sont des affaires privées. Nous ne les partageons avec personne. — Je sais aussi, répliqua le Premier ministre en observant le vieux Glaneur, que les glanages ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent. Vous avez autant à voir dans les visions que propose le Qiran que le Qiran lui-même. Sinon plus. — C’est vrai pour les Aspirations, objecta Trin sur la défensive. Les Révélations, elles, sont données par la pierre. — Seulement parce que vous le voulez bien. Rien ne vous empêche de contrôler les Révélations de la même manière que les Aspirations. Je me trompe ? — Que voulez-vous savoir de sa Révélation ? — Ce qu’il a vu. — Je ne peux pas vous le dire. Trin l’a souligné : nous n’avons pas le droit de révéler les visions transmises par le Qiran. Tavis seul peut vous répondre. — Je ne vois pas comment, répliqua Fotir, la mâchoire serrée, personne ne sait où il se trouve. Sa mère elle-même craint qu’il ne se soit jeté du haut de la tour de l’océan. Si on ne le découvre pas avant l’aube, le capitaine de la Garde prépare une fouille des rochers en contrebas dès le lever du jour. — Je suis désolé, mais je ne vois pas en quoi savoir ce qu’il a vu dans le Qiran vous aidera à le repérer. Son trouble parle de lui-même. — Oui, je suppose, murmura le Premier ministre les yeux sur les dalles usées du sol. Un instant plus tard, son regard croisait celui de Grinsa. — Pouvez-vous au moins me dire si ce qu’il a vu était réel ? — Ça l’était. Il songea à en révéler plus mais se ravisa. Il avait dit la vérité et le Premier ministre, pour l’instant, devrait s’en contenter. — Vous savez ce qu’il a vu. Êtes-vous surpris par son comportement ? Grinsa détourna les yeux et soupira. — Non. — Je vois. Cela ne m’étonne pas. — Je lui ai parlé avant sa Révélation. Notre conversation a été difficile. — J’imagine. Où voulez-vous en venir ? — Nulle part. Je m’interroge sur les raisons de votre inquiétude pour le garçon. Lorsque j’ai parlé avec lui, il était arrogant, hostile, et semblait n’avoir que faire de moi ou ma magie. Il ne m’a pas paru d’une nature à inspirer autant de loyauté, particulièrement celle d’un Premier ministre qirsi. — Avez-vous rencontré son père, cousin ? — Non, reconnut Grinsa, mais je sais qu’il n’a pas accepté le mariage de Yegor et Aurea. — Vous le jugez un peu vite, trop vite à mes yeux. Il coula un regard rapide vers Trin. — Cela n’a rien de surprenant étant donné vos fréquentations. Les Qirsi devraient comprendre que la valeur d’un Eandi ne se mesure pas seulement à l’aune de ses sentiments à l’égard de notre peuple. Le duc est un homme réfléchi et intelligent, certainement bien plus que beaucoup de Qirsi de ma connaissance. Il a ses défauts, comme tout le monde, mais il fera un bon roi. Indépendamment de ce qu’est ou n’est pas son fils, Javan inspire et mérite le respect. — Voilà bien une réflexion digne d’un bon toutou eandi, remarqua Trin. Le Premier ministre se leva brusquement. — J’aurais dû me douter de l’inutilité de ma démarche. Vous n’êtes que des clowns. Vous nous croyez tellement différents. Où seriez-vous sans les Eandi ? Croyez-vous que le Festival survivrait longtemps sans eux ? Il y a des colonies qirsi dans tout Eibithar. Oui, elles sont petites mais elles existent. Et je n’ai jamais entendu dire que le Festival s’y arrête. Il préfère les cités, les grandes cités où siègent les cours des seigneurs eandi. Vous êtes tous exactement comme moi. À ceci près : je suis son Premier ministre quand vous n’êtes que ses bouffons. Il tourna les talons et, la tête haute, sans le moindre regard pour les Glaneurs, quitta prestement la pièce. Le silence fut rompu par le rire léger de Trin. — Que Bian l’emporte ! Ses yeux et ses cheveux sont qirsi mais le sang qui coule dans ses veines est eandi. Cette accusation remontait aux guerres et à la trahison de l’armée qirsi par Carthach. Contre de l’or et la promesse d’un asile sûr pour lui et ses soldats, cet officier qirsi avait livré aux habitants des Terres du Devant les clefs pour vaincre la magie qirsi. Que son peuple y eût encore recours, qu’elle puisse être prononcée avec un tel venin, attristait profondément Grinsa. — Peu m’importe son sang, déclara-t-il en se levant, ce qui compte, c’est Tavis. Quittant la pièce à son tour, il traversa la salle encore pleine de monde et sortit vivement dans la rue. La silhouette de Fotir, ses cheveux blancs illuminés par les rayons de lune, s’éloignait en direction du château. — Premier ministre ! appela Grinsa. L’homme s’arrêta et fit demi-tour. — Que voulez-vous ? demanda-t-il lorsque le Glaneur l’eut rejoint. — M’excuser. Trin ne parle pas en mon nom. Si vous dites que le duc mérite votre amitié, je vous crois. Fotir l’examina quelques secondes avec suspicion. — C’est tout ? prononça-t-il enfin. — J’aimerais vous aider, si je le peux. — Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourriez nous aider ? — Je suis Glaneur, répondit Grinsa simplement. Mes pouvoirs ne se limitent pas à lire dans la pierre. — Avez-vous d’autres pouvoirs, cousins ? Aussi désireux qu’il fut d’adoucir les conséquences de son glanage, Grinsa fut incapable de retenir son mensonge. Il cachait la vérité depuis trop longtemps. — Non. — Très bien, rétorqua Fotir, je suis moi-même Glaneur. Je sais commander le brouillard et les vents et je suis aussi Façonneur. Le château a ses propres guérisseurs ainsi qu’une femme qui connaît le langage des animaux. Un autre Qirsi, aux talents aussi limités, est bien la dernière chose dont nous ayons besoin pour nous aider dans nos recherches, acheva-t-il avec une pointe de mépris. Pour la seconde fois de la soirée, le Premier ministre tourna les talons et s’éloigna. Cette fois, Grinsa ne fit rien pour le retenir. — Les gens de sa race se fichent pas mal de gens comme nous, remarqua une voix dans son dos. Grinsa se tourna. Cresenne et Trin se tenaient légèrement en retrait. Il ne les avait pas entendus. — Nous sommes de la même race, dénonça Grinsa avec plus de ferveur qu’il n’aurait cru. Trin lui sourit gentiment. — Non, mon ami, c’est faux. Et je suis étonné que tu ne t’en sois pas encore rendu compte. L’effort de Grinsa pour sourire à son tour resta vain. — Disons que je suis long à comprendre. — Ou long à abandonner tout espoir. Ce n’est pas une honte. — Merci, répondit Grinsa, touché par la gentillesse inattendue de Trin. — Sur ce, je vais dans ma chambre, conclut ce dernier. J’ai une outre de vin que je serais heureux de partager. Il les regarda. Cresenne, un sourire espiègle flottant sur ses lèvres, observait Grinsa. — Je vois, lâcha Trin d’un air entendu. Bon, considérons que je n’ai rien dit. Je vous laisse. Essayez de dormir, nous avons une rude journée demain. — Marchons, proposa Cresenne lorsqu’il se fut éloigné. C’est ma première nuit à Curgh. Laissant le sanctuaire et le château derrière eux, ils rebroussèrent chemin vers l’est et la place du marché. Du centre ville, des échos de musique parvenaient jusqu’à eux. C’était la première nuit du Festival et Grinsa savait que la fête durerait jusqu’à l’aube. — Tu t’inquiètes pour le fils du duc, avança la jeune femme. C’était dit comme une constatation mais elle le regardait attentivement. — Oui. Ce que j’ai expliqué tout à l’heure est vrai : j’ai eu beaucoup de mal à discuter avec lui, il semblait d’une humeur de chien mais de là à poignarder son homme lige… — Ce devait être une sacrée Révélation. — Oui. À sa place, je ne suis pas certain que j’aurais mieux réagi. — À ce point ? demanda-t-elle surprise. Qu’a-t-il vu ? Il se tourna vers elle. — Tu sais que je ne peux pas te le dire. Elle baissa les yeux. — Bien sûr, excuse-moi, je n’ai pas réfléchi. — Ce n’est pas grave. Un léger souffle de vent souleva ses cheveux. D’un geste plein de grâce et de fragilité, elle repoussa les mèches qui balayaient son front. La lune et la lueur des torches jouaient sur sa peau lisse, si lisse qu’elle semblait lumineuse. Grinsa songea un instant à la serrer contre lui pour l’embrasser mais il détourna les yeux et continua d’avancer. — Tu étais bien silencieuse à l’auberge, fit-il. Nous avons été trop bavards. — Pas du tout ! rit-elle. Toutes vos histoires sur le Festival étaient passionnantes. Et puis cet homme est venu. — Fotir ? — Oui. J’ai jugé plus sage de ne pas intervenir dans cette conversation. — Tu as bien fait. Je me dis parfois que le fossé entre les Qirsi est plus infranchissable que celui entre les royaumes des Terres du Devant. — C’était la même chose à Wethyrn. — Ça n’a aucun sens. Nous avons trop de choses en commun pour nous faire la guerre. — Peut-être mais la vendetta qirsi est aussi vieille que les royaumes eux-mêmes. — La vendetta qirsi ? Elle rougit et détourna encore les yeux. — C’est comme ça qu’on l’appelle à Wethy. — J’imagine que c’est le terme. Y parle-t-on aussi et encore du choix de Carthach comme d’une traîtrise ? — Certains, oui. — Comme toi. Elle sourit mais avec une certaine froideur. — Mon père en parlait de cette façon. C’est plus une habitude qu’autre chose. Il n’était pas sûr de la croire mais n’avait pas l’intention de poursuivre. Discuter de la trahison de Carthach avec un Qirsi était aussi risqué que de demander à un Eandi s’il suivait l’Ancienne Foi ou le Chemin d’Ean. La majorité des Qirsi des Terres du Devant considéraient Carthach comme un traître, l’homme qui avait abandonné son peuple au moment de sa plus grande détresse, pour quelques lingots d’or. Quelques-uns, dont Grinsa, voyaient les choses différemment. Quel que fût le comportement de Carthach, les Guerres qirsi étaient vouées à une issue dramatique. La défaite, au moment où il avait conclu son marché avec les chefs des armées eandi, était inéluctable. L’avancée des Qirsi dans les Terres du Devant avait été stoppée. Les deux armées, face à face, se livraient un assaut aussi violent que meurtrier dont la victoire, en raison du nombre beaucoup plus élevé des soldats des Terres du Devant, ne pouvait qu’être la leur. En franchissant les lignes eandi et en leur montrant comment vaincre la magie qirsi, Carthach avait mis un terme à ces combats sanglants et probablement sauvé des dizaines de milliers de vies. Un vieux proverbe qirsi disait : « Le traître avance toujours en solitaire. » Comme il fallait s’y attendre, Carthach, haï par les siens, ne fut jamais véritablement accepté parmi les Eandi. Ils lui donnèrent or et asile, ainsi qu’ils s’y étaient engagés, mais il vécut le reste de sa vie en exilé, sans amis, sans amour et dans le mépris le plus total. Après sa mort, après même des siècles de paix en territoire eandi, Carthach restait pour les siens l’homme le plus vil de l’histoire qirsi. Alors que les Eandi l’avaient pratiquement oublié, la plupart des Qirsi évitaient d’évoquer son nom, surtout en compagnie d’Eandi. Mais sa trahison demeurait à la racine de presque tous les conflits qui, depuis, avaient divisé son peuple. Elle était certainement à la source de l’hostilité de Trin envers Fotir. Car bien souvent, ceux qui vouaient la haine la plus féroce à Carthach étaient les premiers à accuser les Qirsi au service des nobles des Terres du Devant de la même trahison. Cela ne signifiait pas pour autant que Fotir, ou n’importe quel autre Qirsi dans la même situation, avait pardonné à Carthach. Au contraire. Certains nourrissaient pour lui une aversion identique à celle de Trin. Mais ils considéraient leur influence comme un biais, le moyen d’améliorer la vie des Qirsi dans les Terres du Devant, le seul capable de permettre à leur peuple d’être plus qu’une race de vaincus. Grinsa, qui estimait que la décision de Carthach n’était pas dénuée d’une certaine sagesse, voire d’une sorte d’honneur, ne pouvait cependant s’aligner sur aucune de ces positions. La rage entretenue par ceux qui éprouvaient les mêmes sentiments que Trin était dangereuse et ses effets, effrayants, commençaient à se faire sentir dans les Terres du Devant. D’un autre côté, l’intégrité d’hommes et de femmes tels que Fotir n’était pas innocente : sa rigueur, aussi vertueuse fut-elle, attisait la haine. Près de neuf cents ans après la fin des Guerres qirsi, le peuple de Grinsa n’avait rien fait, ou très peu, pour atténuer la douleur causée par leur défaite. Les Glaneurs poursuivirent leur chemin en silence. Le malaise de Grinsa, accru par son sentiment d’impuissance, était aussi évident que celui de la jeune femme. — Il semble que ce sujet nous divise, finit-elle par constater sobrement. — Oui, on dirait. Elle s’arrêta et lui prit le bras pour le retenir. — Devons-nous pour autant nous interdire de… ? Elle s’interrompit. La lueur pâle de Panya et Ilias ne masquait pas sa rougeur. — Non, continua-t-il. Leurs regards se croisèrent. Puis Cresenne avança et, glissant la main dans ses cheveux blancs, l’attira contre elle et l’embrassa. — Tant mieux, murmura-t-elle en posant la tête au creux de son épaule. — C’est vrai, ajouta-t-il en souriant. Trin avait raison, c’est beaucoup mieux que d’attendre dix cycles. Ils rirent et s’embrassèrent une seconde fois. Un bâillement inopiné de Cresenne vint toutefois interrompre leur baiser. — Excuse-moi, fit-elle en riant. Je suis épuisée. — Bâiller pendant un baiser, remarqua Grinsa le front plissé, surtout le premier… — Le second, le corrigea la jeune femme en gloussant. — Si tu veux, mais c’est une terrible insulte pour un homme. — Tu as raison, reconnut-elle en essayant vainement de contrôler son rire, je suis affreusement désolée. Il lui tendit la main. — Viens, je te raccompagne à ta chambre. — Mais… notre balade, protesta-t-elle tout rire brusquement évanoui. — Nous restons à Curgh tout un demi-cycle, souligna-t-il en dégageant son front – ses cheveux étaient encore plus doux qu’une soie de Sanbiri – et si tu le veux, nous nous promènerons tous les soirs. — Avec plaisir, avoua-t-elle en réprimant un autre bâillement. Ils reprirent leur route, cette fois vers l’auberge et leurs chambres, en riant. * La représentation terminée, Cadel, prétextant la fatigue du voyage pour venir à Curgh, s’était excusé auprès des autres chanteurs avant de s’éclipser. Jedrek avait tenu à rester pour continuer le tour de chant. Ils n’avaient aucune raison d’attirer sur eux plus d’attention que nécessaire. Cadel, cependant, l’aurait volontiers imité. La soirée se déroulait très bien et ils avaient rencontré de très bons musiciens. Mais il avait rendez-vous. Silencieux et attentif, il avait traversé la ville et longé le mur d’enceinte du château jusqu’au promontoire rocheux qui surplombait le Détroit de Wantrae. Là, il avait attendu, attendu. Jusqu’à ce que sa patience se réduise à l’épaisseur d’un parchemin. Ils le payaient grassement mais leur générosité ne leur donnait pas le droit de le traiter de cette façon. Il regrettait presque d’avoir accepté autant d’or à Thorald, deux ans plus tôt. Depuis, agissant à leur guise, ils le traitaient comme leur larbin, ou leur chien. Aucun salaire ne justifiait ça. Lorsque Panya, après avoir atteint son zénith, commença à décliner lentement vers l’horizon, il décida de partir. — Qu’ils se débrouillent pour me trouver demain, lâcha-t-il à voix haute. Le ressac et le vent emportèrent sa rage. Mais au moment où il allait s’éloigner, il vit une silhouette approcher par les rochers. La lueur de Panya éclairait une peau blanche et des cheveux encore plus pâles. Tandis que son visiteur avançait, l’éclat de ses yeux blêmes le fit frissonner. Si ce n’avait été pour l’or… Le Qirsi, légèrement essoufflé, les cheveux flottant dans le vent, s’arrêta à quelques pas de lui. — Vous êtes en retard, remarqua Cadel rageusement. Il y a plus d’une heure que je suis là. — C’était nécessaire. Les circonstances ont changé. — Que voulez-vous dire ? — Le fils du duc a disparu. Il passait sa Révélation aujourd’hui et il en est sorti plutôt… troublé. — Savez-vous ce qu’il a vu ? — Pas encore, répondit le Qirsi avec aigreur. Ça risque de prendre du temps. — A-t-il pu découvrir ce que nous lui réservons ? Il s’est peut-être enfui. — Je ne crois pas. Il s’est soûlé et a agressé son homme lige. Ce ne sont pas les réactions d’un homme en fuite, plutôt celles d’un désespéré. Je n’écarte d’ailleurs pas la possibilité qu’il se soit supprimé. — Dans ce cas, mon travail ici serait fait. — Au contraire. Un suicide nous compliquerait la tâche à un point dont vous n’avez pas idée. Quoi qu’il en soit, nous devons attendre avant d’agir. Je dois savoir ce que Tavis a vu dans la pierre et à qui il en a parlé. — Interrogez vos amis qirsi. — Ce n’est pas aussi simple. Les Glaneurs ne sont pas censés discuter des visions transmises par le Qiran, qu’il s’agisse d’une Aspiration ou d’une Révélation. Et celui de Tavis ne fait pas partie de nos sympathisants. Pas plus que moi, songea Cadel. — Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-il d’une voix sourde. Poser cette question le mettait hors de lui. Si ce n’était pour leur argent, jamais il n’aurait accepté de recevoir leurs ordres. — Retrouvez-moi ici, deux nuits après celle des Deux Lunes. Nous devrions en savoir plus. Mais écoutez-moi bien : j’exige que rien ne soit tenté à Curgh pendant le Festival. C’était parfait pour Filib mais recommencer éveillerait les soupçons. Et c’est hors de question. Il devait reconnaître que le Qirsi avait raison. — Très bien. Alors quand ? Où ? — Disons que je serai en mesure de vous répondre à notre prochain rendez-vous. L’homme sourit sans modifier l’expression blafarde de ses yeux. — D’ici là, chantez et profitez du Festival. Pour ça, Cadel n’avait pas besoin de leur permission. — Et vous, qu’allez-vous faire ? demanda-t-il plutôt. Le Qirsi s’en retournait déjà. — Préparer un meurtre, découvrir ce que Lord Tavis a vu dans la pierre. Vous n’êtes pas le seul à vouloir gagner un peu d’or. 7 Des gardes le découvrirent le lendemain matin, tremblant dans son sommeil, dans un coin du cellier à vin. Ils le réveillèrent et le conduisirent dans les appartements du duc après s’être arrêtés deux fois pour laisser son fils, le futur roi d’Eibithar, vider son estomac dans les jardins. Les hommes en question n’entendirent rien de ce que dit le duc à Tavis – leur mission accomplie, on leur demanda de quitter la pièce et de retourner à leurs postes. Mais ils racontèrent plus tard que la voix du duc portait jusqu’aux barbacanes des tours sud, les plus éloignées du château. Au cours des journées qui suivirent, Xaver prit connaissance de ces rumeurs par bribes glanées auprès des serviteurs, soignants et gardes croisés au fil de ses visites. Il n’avait pas pris part aux recherches. Même si le chirurgien du château l’y avait autorisé, il aurait refusé d’y participer. Il était resté dans sa chambre, nuit et jour. Pour se reposer, avait-il dit à son père, et soigner sa blessure. Mais Hagan le connaissait trop bien pour être dupe. Ils savaient tous les deux pourquoi il s’était enfermé comme un novice en quête de sa première apparition des dieux. Alors qu’il aurait dû se réjouir qu’on l’ait retrouvé, Xaver se cachait de son meilleur ami. Son glanage lui avait apporté tout ce qu’il espérait et plus encore. Il s’était vu à la cour du roi, dans le château d’Audun, capitaine dans la Garde royale, servant sous les ordres de son père. Il avait aussi vu sa femme. Il ne connaissait ni son nom ni ses origines mais son visage ovale, encadré par de longs et magnifiques cheveux noirs, était des plus délicats. Il avait vu aussi combien ils s’aimaient. C’était une Révélation digne de ses plus beaux rêves, et de ceux de son père, qu’il aurait dû célébrer au Festival. Trois jours après l’incident qui s’était déroulé sur les fortifications du château, son père lui avait finalement ordonné de quitter sa chambre et de venir à l’entraînement. Il ne pouvait y participer, son bras pris dans un épais bandage le lui interdisait, mais Hagan avait exigé qu’il assiste aux exercices des soldats. Ce spectacle, avait-il décrété, valait mieux que de traînasser inutilement dans son lit. Xaver pourtant, redoutant la confrontation avec le fils du duc, s’était contenté de guetter l’arrivée de Tavis. S’il avait attaqué son seigneur comme celui-ci l’avait fait, il aurait été exécuté dans l’heure. Tavis ne subirait pas ce sort. Et, en dépit du sang versé quatre nuits plus tôt et de la douleur lancinante qu’il éprouvait encore sous son pansement, Xaver demeurait son homme lige. Il avait juré fidélité au fils de Javan de Curgh avant leur Aspiration, au cours d’une cérémonie dont ni l’un ni l’autre n’avait vraiment perçu toute la portée. Ils étaient encore des enfants, les meilleurs amis du monde. L’un étant le fils d’un duc et l’autre le fils de son homme lige, capitaine de la Garde, il leur avait paru tout naturel d’en faire autant. Leurs pères les avaient exhortés d’attendre, au moins l’année de leur Aspiration mais Tavis, déjà entêté, avait insisté et Xaver avait suivi. Il se souvenait encore de son serment. Les mots étaient gravés dans sa mémoire comme le blason des Curgh sur les bannières du château. « Moi, Xaver MarCullet, fils de Hagan et Daria, descendant libre et noble des barons de MarCullet, jure fidélité et allégeance à toi, Tavis de Curgh, unique héritier de la maison des Curgh, ainsi qu’à tes terres et privilèges. Aussi longtemps que nous vivrons, à moins que tu ne me libères de ma parole, je serai ton homme lige et je jure de te protéger, de t’honorer et de rester fidèlement à tes côtés. Mon épée, mon écu, ma vie t’appartiennent. » Il avait embrassé la main de Tavis – un détail qui les avait tous les deux beaucoup fait rire – puis Tavis avait posé les paumes sur la tête de Xaver et prononcé son propre serment. Ses termes, Xaver les avait oubliés depuis longtemps mais il se souvenait que le fils du duc avait juré de préserver l’honneur de leurs deux maisons et d’accepter le service de Xaver avec foi et confiance. Après, les deux garçons s’étaient précipités hors de la salle d’honneur et avaient dévalé les escaliers pour reprendre dans la cour leurs jeux d’épée un instant interrompus. À leurs yeux, la cérémonie était comme une récréation, un peu plus solennelle seulement que leurs aventures imaginaires et glorieuses. À ceci près qu’en grandissant, alors que toutes les autres s’étaient évanouies, celle-ci, dans le souvenir de Xaver, gardait tout son éclat. Ce moment dans la salle d’honneur du château, sous les regards attentifs de leurs pères, avait chaque année pris davantage d’importance, si bien qu’il lui semblait parfois que c’était tout ce qui restait de leur amitié d’enfance. Tavis ne le libérerait jamais de son serment et Xaver ne lui demanderait jamais de le faire. Ils étaient liés, comme des frères. Mais souvent, plus souvent qu’il ne l’aurait voulu, Xaver se surprenait à se demander s’il aurait pris le même engagement s’ils avaient suivi les conseils de leurs pères et attendu. Aujourd’hui, il était sûr de sa réponse et c’était non. — Il a lancé sa flasque de vin à la tête du duc, murmura un garde à son voisin. Au soleil, les deux hommes regardaient le père de Xaver mener une unité. — C’est pour en chercher une autre qu’il est allé directement à la cave. — C’est faux, s’entendit protester Xaver. Il n’avait pas élevé la voix pour que son père ne l’entende pas. — Comment le savez-vous ? lui demanda le garde. — J’étais là. Il l’a jetée à terre et pas en direction de son père. L’un des deux hocha la tête mais l’autre se contenta de l’observer. — Pourquoi prenez-vous sa défense ? — Je ne le défends pas. J’essaie simplement de couper court aux rumeurs. — Si c’était moi, après ce qu’il a fait, j’en lancerai d’autres. Que la vérité aille au diable et lui avec. Xaver, qui était adossé au mur de pierre, se redressa vivement. De sa main valide, il sortit son poignard et le pointa sur le cœur de l’homme. — Ravale tes mots ou défends-toi ! s’exclama-t-il de toutes ses forces. — Mais, jeune maître, je voulais juste… — Tes propos sont une insulte à Lord Tavis et à moi-même, son homme lige ! J’ai juré de protéger son nom et sa vie et si tu ne retires pas ce que tu viens de dire, je t’abats sur-le-champ. Le garde coula un regard déconcerté à son ami avant de revenir à Xaver. Il haussa les épaules. — Je m’excuse, monseigneur. Xaver, le souffle court, la main tremblante, ne bougea pas. — C’est bon, fit-il enfin en abaissant son arme. Derrière le garde, son père, ainsi que tous ses hommes, l’observaient. Intrigué plus qu’inquiet, Hagan avança. Xaver lui fit un signe de tête et son père s’arrêta. Il rengaina son arme et se tourna vers les deux gardes. — Je ferais mieux de regagner mes quartiers. Dites à mon père que… je ne me sens pas bien. — Bien sûr, monseigneur, s’empressa le premier garde. Toutes mes excuses pour cette offense. — C’est bon, répéta Xaver d’une voix lasse. Au moment où il se détournait, les deux hommes s’inclinèrent devant lui. Pris au dépourvu, le garçon murmura un rapide remerciement et s’éloigna à la hâte. Quelle mouche l’avait piqué ? Les gardes avaient raison. Tavis ne méritait pas d’être défendu, en tout cas pas par lui et certainement pas avec une telle véhémence. Il n’en restait pas moins qu’il avait menacé un homme pour une remarque qui ne méritait pas la moindre attention. Il traversa les quartiers communs les yeux au sol. De part et d’autre des portes ducales, les gardes ne lui posèrent aucune question. Il les franchit en silence, trop effrayé des paroles qu’il pourrait prononcer. Malgré les heures passées dans sa chambre, il avait très peu dormi. Peut-être avait-il seulement besoin de sommeil et surtout de ne pas rencontrer Tavis. Lorsqu’il le vit dans le couloir, devant la porte donnant accès à ses propres appartements, Xaver abandonna tout espoir de tranquillité et de repos. — Je t’attendais, annonça Tavis mal à l’aise. — C’est ce que je vois, répondit Xaver d’un ton parfaitement neutre. Il n’allait pas lui offrir l’espoir d’un pardon. Du moins pas encore. Tavis s’humecta les lèvres. Ses yeux noirs erraient dans le couloir étroit comme un insecte à la recherche d’un endroit où se poser. Ils s’arrêtèrent finalement sur le pansement de Xaver. — Comment va ton bras ? — Mal. — Je suis désolé, Xaver, fit-il avec une expression si douloureuse que Xaver se demanda s’il n’allait pas pleurer. Je ne voulais pas… J’étais soûl. Je ne sais pas… Il secoua la tête. — Je suis désolé. — Que veux-tu, Tavis ? Le jeune homme ferma brièvement les yeux. — Ne peut-on entrer ? S’il te plaît, ça ne sera pas long. Il aurait voulu refuser, l’envoyer promener, mais Tavis était son seigneur et lui, son homme lige. Sans un mot, il ouvrit la porte et, de la main, invita Tavis à franchir le seuil. Il le suivit et referma la porte derrière lui. — Bon, que désires-tu ? Tavis arpenta la chambre, s’interrompit quelques secondes devant la fenêtre avant de poursuivre ses déambulations. Il était pâle. Peut-être éprouvait-il encore les effets de la boisson. Malgré son bain récent et la légère odeur de savon qui se dégageait de lui, Xaver sentait les relents de vin accrochés à ses vêtements, comme la sueur d’un cheval colle à la peau du cavalier après une longue chevauchée. — Je ne sais pas comment m’y prendre, commença Tavis. — Tu t’es déjà excusé, ce n’est pas la peine de recommencer. Le jeune seigneur s’immobilisa et, pour la première fois de la journée, regarda Xaver dans les yeux. — Si. Mais mes excuses ne suffiront jamais. Il reprit ses va-et-vient. — Je ne suis pas venu pour ça. Il s’arrêta devant Xaver et puisa une profonde inspiration sans toutefois se résoudre à croiser de nouveau son regard. — Je viens te libérer de ton serment, fit-il d’une voix mal assurée. En fait, je ne le souhaite pas mais après ce que… il me semble que je doive… Il déglutit, incapable d’achever son offre. Xaver était stupéfait. Il s’était attendu à un plaidoyer, des prières de pardon, des excuses mais certainement pas à ça. — Tu me libères ? répéta-t-il conscient de son incrédulité. — Oui. Si c’est ce que tu veux, nous le ferons formellement ce soir devant nos pères et le reste de la cour. Une voix lui hurlait de saisir cette occasion inespérée de se dégager enfin du vœu qui l’unissait à ce jeune seigneur brutal et vaniteux. Pourtant, avec la même certitude, il savait qu’il ne le pouvait pas. Il avait prononcé son serment alors qu’il n’était qu’un enfant, et il avait souvent regretté sa sottise, mais son amitié avec Tavis était plus ancienne que le plus ancien de tous ses souvenirs et il s’était engagé à servir son seigneur sa vie entière. Plus que ça, aux pires épreuves de leur amitié, Xaver avait été soutenu par les promesses entr’aperçues en son ami. Derrière l’enfant gâté, égoïste, le jeune garçon emporté, se trouvait l’homme pourvu de la force de son père et de la sagesse de sa mère. Il le savait. Il pouvait s’écouler des cycles entiers sans que Xaver rencontrât cet homme-là. Il se décourageait souvent et craignait alors pour le royaume. Mais aux moments les plus critiques, quand Xaver était sur le point de perdre tout espoir, il réapparaissait tout à coup. Comme aujourd’hui, dans sa chambre, avec une proposition qui témoignait d’une humilité et d’une générosité dignes du trône d’Audun. L’offre de Tavis, attirante, brillait entre eux comme un joyau. Il en avait si souvent rêvé. Personne ne le blâmerait de s’en être emparé. Ni son père, ni le duc. Peut-être la duchesse. Mais là n’était pas la question. Lui s’en voudrait. Car aussi fort qu’il le désirât, ce joyau avait un prix, un prix beaucoup trop élevé : celui de son honneur. — Je ne veux pas être libéré, monseigneur, répondit-il solennellement. Je suis votre homme lige et je le resterai jusqu’à ce que Bian rappelle l’un de nous au Royaume du Dessous. Le soulagement qui traversa le visage de Tavis, plus que tout, l’émut profondément. — Merci, murmura Tavis. Je ne… Xaver l’interrompit de la main. — Je demeure ton homme lige, mais… je ne veux pas te voir pendant quelque temps. La couleur qui était revenue aux joues de Tavis disparut brusquement. — Combien de jours ? — Je ne sais pas. Pas trop. Jusqu’à la fin du cycle d’Amon. — Mais… Ça fait plus d’un demi-cycle ! protesta Tavis comme un enfant puni. — D’accord, concéda Xaver à contrecœur, disons jusqu’à la fin du Festival. Tavis ouvrit la bouche, sans doute pour se plaindre, mais il se ravisa, serra les lèvres et acquiesça. Les deux jeunes gens se firent face en silence. Xaver aurait aimé lui dire de le laisser mais il avait abandonné ce droit en refusant l’offre de Tavis. Alors il attendit, les yeux sur la fenêtre, que Tavis lui souhaite bonsoir. — Il paraît que je vais me marier, déclara Tavis d’un ton faussement enjoué. — Oui, je suis au courant. Le fils du duc eut l’air surpris. — Nous discutions de tes fiançailles l’autre soir au dîner. Tu ne t’en souviens plus ? Son visage s’empourpra. — Non, je ne me souviens de rien, répondit-il en baissant les yeux sur le bandage de Xaver. Si les gardes et mon père ne m’avaient pas raconté ce que je t’ai fait, je ne me serais même pas rappelé ça. — Alors tu vas épouser Brienne, reprit Xaver peu désireux de laisser le silence s’étendre sur cette dernière remarque. — Oui, mais pas tout de suite, m’a dit mon père. Apparemment, Kentigern veut être certain de marier sa fille à un roi. Il sourit faiblement. — Je ne peux pas lui en vouloir. — Je suis heureux pour toi. D’après ce qu’on raconte d’elle, Brienne fera une reine parfaite. — Nous partons à Kentigern au début du prochain cycle, poursuivit Tavis comme s’il n’avait pas entendu. Il hésita. — Tu viendras ? Quel autre choix aurait-il eu ? — Bien sûr, monseigneur. — Arrête de m’appeler comme ça. — Comment veux-tu que je t’appelle ? — Tavis, évidemment. Qu’est-ce que tu t’imagines ? — Entendu, soupira Xaver. C’est ainsi que je t’appellerai la prochaine fois que nous nous verrons, c’est-à-dire après le Festival. Il avait prononcé cette phrase en guise d’adieu et, s’il en jugeait au rouge qui montait une nouvelle fois aux joues de Tavis, celui-ci ne s’était pas trompé. Ils s’observèrent quelques secondes et Tavis acquiesça. — Très bien. Il traversa la pièce et ouvrit la porte. — Merci, fit-il en s’arrêtant sur le seuil. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si tu m’avais lâché. Un millier de répliques lui vinrent à l’esprit, mais, ne sachant que dire, Xaver se contenta de répondre : — Pas de quoi. La porte se referma. — C’était l’occasion, murmura-t-il tandis que les pas de Tavis s’éloignaient dans le couloir. C’était l’occasion et j’ai choisi de rester. Il n’aurait pu agir autrement et il le savait. Sa décision, il l’avait prise des années plus tôt, même s’il était trop jeune. Avec le sentiment d’avoir perdu quelque chose de précieux, il baissa les yeux sur son bras. Sa souffrance était telle qu’il ne put retenir ses larmes. * À l’exception des deux chandelles qui brûlaient à côté du lit, et des flammes jaune vif qui dansaient comme de petits spectres dans la paume de Cresenne, la chambre était plongée dans l’obscurité. — Ce n’est vraiment pas difficile, fit-elle ses yeux pâles fixés sur les flammes, un léger sourire au coin des lèvres. Elle avait enfilé sa chemise mais ses jambes, l’une sur le côté, l’autre pliée sous elle, étaient nues. Ses cheveux détachés chatoyaient. — Il suffit d’utiliser la magie guérisseuse en même temps que tu conjures la flamme. Tant que les deux forces marchent ensemble, tu ne sens rien. Elle fit doucement pivoter son bras et les flammes, ressemblant brusquement davantage à des araignées qu’à des fantômes, grimpèrent sur le dos de sa main. Grinsa, nu sous la couverture légère, sourit. Il avait déjà vu ce tour – il s’y était même essayé une fois ou deux, bien qu’il ne puisse le lui dire – mais jamais exécuté avec autant de grâce. Et certainement jamais par une aussi jolie sorcière. — Dans mon village, un homme faisait cette manipulation, dit-il en regardant sa main. Il l’appelait le gant de feu. Le sourire de Cresenne s’élargit. — Le gant de feu, répéta-t-elle sans quitter sa main des yeux. Ça me plaît. Nous on disait stabilisation des flammes. Elle tourna encore la main de sorte que les flammes, maintenant pourpre et or comme le sceau du roi, se réunirent en cercle au creux de sa paume. Elle les contempla avant de lâcher un léger soupir. Elles s’évanouirent si vite qu’on aurait pu croire qu’elle les avait soufflées. Malgré les chandelles, leur disparition parut plonger la chambre dans l’obscurité. Il fallut quelques secondes à Grinsa pour se rendre compte que Panya s’était levée. Ses pâles rayons s’infiltraient par les fins rideaux blancs. — J’aimerais pouvoir t’apprendre ce tour, observa Cresenne la tête joliment inclinée, les yeux brillants comme des étoiles. — Moi aussi, sourit-il. — As-tu jamais souhaité avoir accès à d’autres pouvoirs ? Grinsa hésita. Il ne pouvait lui dévoiler l’étendue de ceux qu’il possédait. Il le savait. Mais rien ne lui interdisait de révéler un peu de lui-même. C’était leur seconde nuit mais il sentait déjà qu’il pouvait tomber amoureux de cette femme. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas éprouvé ce sentiment. Après la mort de Pheba, il s’était longtemps demandé s’il aimerait jamais plus, et il avait fait vœu de ne jamais aimer une femme qirsi. Il était loin de chez lui, pour une raison qu’il avait depuis longtemps oubliée, quand la pestilence s’était abattue dans l’est d’Eibithar. S’il avait été près de Pheba, il aurait pu utiliser ses pouvoirs pour extraire la maladie de son corps. Comme les guérisseurs qirsi s’ils étaient venus quand elle les avait appelés. Mais comme de nombreux Qirsi – et autant d’Eandi, il devait le reconnaître – les guérisseurs n’approuvaient pas leur mariage. C’était un affront à Qirsar, une trahison, aussi abominable que celle de Carthach, si bien qu’ils avaient refusé de se rendre à son chevet, préférant la laisser mourir alors qu’il eût été si simple de la sauver. De retour au village, quelques jours plus tard, il avait trouvé leur maison entièrement brûlée, comme toutes celles visitées par la pestilence. Rien de tout ce qu’avait été leur vie n’avait été épargné sauf l’anneau qu’il lui avait donné le jour de leur union et qu’il avait dû enlever de son doigt calciné. Comment aurait-il pu retomber amoureux, comment aurait-il pu continuer à vivre parmi les Qirsi ? Il ne tenta ni l’un ni l’autre. Même après avoir rejoint le Festival l’année suivante, il avait évité Trin et les autres Qirsi, passant le peu de temps qui lui restait en dehors de ses glanages en compagnie de chanteurs et danseurs eandi. Lentement cependant son chagrin s’était adouci et, avec lui, sa haine de son propre peuple. Il n’oublierait jamais l’infamie dont les guérisseurs de son village s’étaient rendus responsables mais il ne pouvait nier qui il était. Son désir d’amour fut beaucoup plus long à renaître. Il avait eu de nombreuses aventures – ses déplacements avec le Festival les facilitaient et surtout lui évitaient de s’attacher. Depuis peu, il avait compris que ces liaisons sans lendemain ne lui suffisaient plus mais c’était seulement sa rencontre avec Cresenne qui lui avait permis d’admettre qu’il était prêt à s’ouvrir de nouveau à l’amour. Elle n’était pas seulement belle, bien qu’il ne pût le nier, elle n’était pas seulement Glaneuse au Festival, ce qui laissait supposer qu’ils pussent partager un avenir commun, c’était – ironiquement – son ressentiment pour Carthach qui lui avait ouvert les yeux. Le même ressentiment avait causé la mort de Pheba. Qu’il puisse, malgré cela, être attiré par elle, aussi irrésistiblement, lui disait plus clairement que sa beauté qu’il était guéri. Pheba ferait toujours partie de lui. Il n’avait jamais cessé de l’aimer et ne cesserait jamais. Mais la souffrance causée par sa perte s’était finalement estompée. Il était enfin prêt à offrir son cœur à une autre. Peut-être pouvait-il commencer par un geste de confiance, même si elle ne pouvait en comprendre l’ampleur. — En fait, se décida-t-il brusquement, je possède d’autres pouvoirs. Il se redressa. La couverture glissa sur son torse. — Que veux-tu dire ? Je croyais que tu… — Je suis un très bon Glaneur mais je ne suis pas très doué pour mon autre pouvoir. C’est pourquoi je n’en ai jamais parlé – il sourit – mais je peux réaliser quelques tours qui t’amuseront peut-être. Levant la main comme elle l’avait fait quelques instants plus tôt, Grinsa fit apparaître un petit nuage au-dessus de sa paume. Informe, léger, effiloché comme un premier cumulus naissant dans un ciel bleu, il se condensa lentement, s’épaissit, s’assombrit jusqu’à devenir une tornade miniature mais semblable à celles provoquées par Morna. C’était une prouesse facile. N’importe quel Qirsi doté du pouvoir des brumes et des vents en aurait fait de même. Mais il n’osait lui en révéler plus. Après l’avoir laissée tourbillonner quelques instants au-dessus de sa paume, il l’envoya dans les airs où elle resta suspendue entre eux. Utiliser son pouvoir à d’autres fins que les glanages lui procurait un tel bien-être qu’il ferma brièvement les paupières, savourant les sensations du flot de magie qui l’habitait. Un de ses amis eandi l’avait un jour interrogé sur ce qu’il éprouvait à manier son pouvoir, à puiser dans sa magie. « Demande à un soldat ce qu’il éprouve à manier son épée, ou à un musicien quand il joue de son instrument et tu auras la réponse », avait-il répliqué. La curiosité de son ami n’avait pas été satisfaite mais Grinsa n’avait pu lui en dire plus. À bien des égards, la magie que possédait son peuple ressemblait aux métiers eandi. Ils apprenaient à l’exercer dès leur plus jeune âge ; les Qirsi avaient leurs apprentissages, comme les Eandi les leurs. À l’image des métiers eandi, la magie qirsi devenait vite une seconde nature : ils la maîtrisaient avec une aisance aussi immédiate que la pensée. La seule différence résidait dans l’utilisation de son talent : chaque fois qu’il y avait recours, la magie lui prenait un peu de sa vie. En dehors des Qirsi, cette caractéristique n’était pas très connue. La majorité des Eandi savait que l’espérance de vie des Qirsi était plus courte que la leur, comme ils savaient qu’ils avaient tendance à être plus chétifs, mais bien peu d’entre eux savaient pourquoi. Une telle connaissance aurait pu pousser ceux qui comptaient sur la magie qirsi, comme le duc de Curgh se reposait sur celle de Fotir, à hésiter à y recourir. Entre les mains de ceux qui haïssaient les Qirsi, elle aurait pu devenir une arme. Quelles qu’en soient les raisons, c’était un fait que son peuple avait jugé bon de cacher aux Eandi. D’un autre côté, ce coût élevé donnait toute sa signification aux partages de magie entre deux Qirsi. Le gant de feu créé par Cresenne ou la petite tornade qu’il faisait tournoyer pour elle, bien que simples, étaient considérés comme des cadeaux d’une très grande générosité, parfois même comme des déclarations d’amour. — C’est magnifique, s’exclama Cresenne, les yeux rivés sur le minuscule typhon, un sourire radieux aux lèvres. Est-ce que je peux le prendre ? demanda-t-elle en tendant timidement la main pour l’attraper. — Bien sûr. Elle plaça sa main sous le tourbillon orageux. — C’est froid ! s’écria-t-elle lorsque la pointe eut touché sa paume. On croirait des flocons de neige. Il ne dit rien, sa joie presque enfantine le comblait de bonheur. Émerveillée, elle joua avec la tornade puis la lâcha. Grinsa la fit flotter quelques instants avant de créer un léger courant d’air qui dispersa le nuage, ne laissant que des traînées de vapeur qui s’effacèrent comme la fumée d’une bougie éteinte. — Merci. C’était très beau. — De rien. — Non, tu es très doué et je te trouve un peu trop modeste. Malgré les sentiments naissants qu’il éprouvait pour elle, Grinsa perçut le danger. — Pas du tout, se défendit-il avec détachement. Voilà toute l’étendue de mes pouvoirs. Je serais bien incapable de créer une véritable tornade. — Tu es sûr ? Je croyais que créer et contrôler une petite était bien plus difficile qu’une grande. Elle avait naturellement raison. Elle le poussait dans ses retranchements et il se laissait faire. En d’autres circonstances, avec n’importe qui d’autre dans les Terres du Devant, il se serait senti menacé. — Tu as peut-être raison, admit-il en repoussant cette réflexion. Un jour j’essaierai, tu pourras peut-être m’aider. — Avec plaisir, bien que je ne me croie pas d’une grande utilité. Il se contenta de sourire, espérant que leur conversation s’arrêterait là. — Tu as entendu parler du départ du duc et de son fils pour Kentigern ? reprit-elle quelques instants plus tard. Ce sujet ne l’attirait pas davantage que le précédent mais il n’avait pas le choix. — Oui. — On dirait que Tavis s’est remis de sa Révélation. Lady Brienne fera une duchesse, et une reine, parfaite. — Sans aucun doute, affirma-t-il. La mention du voyage de Tavis à Kentigern suffit à assombrir son humeur. Une grande partie de l’image qu’il avait invoquée du Qiran lors du glanage du jeune seigneur, dont les conditions de son emprisonnement, demeurait pour lui un mystère. Le Tavis qu’il avait vu dans la pierre était jeune, si semblable à l’autre qu’il en avait déduit que les événements ne tarderaient pas à se dévoiler. Étant certain qu’il ne pouvait s’agir d’une prison de Curgh, Grinsa en avait donc conclu qu’il avait le temps de se préparer. L’annonce du départ imminent du duc et de son fils pour Kentigern remettait tout en question. En dépit de ce mariage arrangé, les relations entre les deux maisons n’avaient jamais été bonnes et Grinsa craignait que le cachot aperçu dans la pierre ne soit situé à Kentigern. — Tu doutes de ce mariage ? demanda Cresenne, sourcils froncés. — Pas du tout. — Alors pourquoi t’inquiètes-tu ? Grinsa hésita. Elle lui évita de répondre. — C’est la Révélation, n’est-ce pas ? Ce que tu as vu va se passer à Kentigern, avança-t-elle, ses yeux pâles écarquillés. — Je n’en sais rien, fit-il sans trop de conviction. — Tu le crains. — Oui, avoua-t-il avec un soupir. — Que vas-tu faire ? — Que puis-je faire ? C’est son destin. Sa sincérité avait des limites, même en ce qui concernait Cresenne. — Tu as sans doute raison, admit-elle. Brusquement gênée, elle baissa le regard. — Est-ce que c’est terrible, ce qui l’attend ? — Cresenne… — Excuse-moi, l’interrompit-elle en agitant les mains. Oublie ma question. Tu m’en as déjà probablement dit plus que tu ne voulais. — J’ai bien peur que oui, sourit-il en lui prenant la main. Mais je n’y peux rien. Elle rougit et se pencha pour déposer un baiser sur ses lèvres. — Oui, murmura-t-elle, tu n’y peux rien du tout. Le visage aussi lumineux que Panya, elle recula légèrement et, avec la même grâce que celle dont elle avait fait preuve pour conjurer les flammes un peu plus tôt, elle ôta sa chemise. Ses beaux cheveux blancs se déployèrent sur ses épaules. Son sourire, aussi doux que séduisant, fit battre le cœur de Grinsa. Ses seins nus, petits, au galbe parfait, attiraient son regard. Ses mains, comme dotées d’une volonté propre, s’en emparèrent. Elle se pencha de nouveau et l’embrassa, cette fois profondément. Elle avait parfaitement raison : il n’y pouvait rien, mais à cette seconde, il s’en moquait éperdument. * Allongé, attendant le sommeil en regardant les rayons de Panya se déplacer lentement sur les murs de la chambre, le Qirsi ne pouvait s’empêcher de sourire. Quelques jours plus tôt, la Révélation de Tavis, qui aurait pu alerter le jeune seigneur et ruiner leur plan, semblait une dangereuse complication. Ça n’était plus le cas. Le garçon avait été vu en ville, flânant, profitant du Festival ou essayant. Parmi ceux qui l’avaient croisé, certains l’avaient trouvé morose, d’autres au bord des larmes mais au moins était-il sorti du château. Sa Révélation demeurait un mystère. Mais chaque jour écoulé, chaque signe montrant qu’il surmontait le choc de sa vision rendaient les détails de ce qu’il avait vu dans le Qiran moins importants. D’après ce que savait le Qirsi, hormis le Glaneur qui avait officié et Tavis lui-même, personne ne se doutait de quoi il retournait. Dans le château de Curgh comme dans la cité alentour, on disait simplement que le jeune seigneur avait été profondément bouleversé par son glanage. Et cela, le Qirsi s’en rendait agréablement compte, permettrait de détourner les soupçons. Son glanage lui eût-il révélé un avenir glorieux et une longue vie, le sort qui attendait Tavis à Kentigern aurait risqué de rappeler le souvenir de Filib de Thorald et de sa mort brutale. Telles que les choses se présentaient, d’ici un cycle, le peuple de Curgh parlerait de la façon tragique dont Tavis avait été frappé par les dieux et de la sinistre justesse de sa Révélation. Son contenu ne revêtait plus la moindre importance. Au contraire des plans de Javan concernant le déplacement de son fils à Kentigern. Le report du voyage avait été évoqué, même son annulation. Il n’en était, heureusement, plus question. Les dieux étaient, semblait-il, avec eux. Kentigern offrait aux assassins qu’il avait engagés l’occasion parfaite de s’acquitter de leur mission. Ça serait loin du Festival, une condition, après ce qui s’était passé à Thorald, absolument nécessaire. Mais, de plus, Kentigern était la maison rivale de Curgh et Eibithar la première ligne de défense le long de la Tarbin. C’était presque trop parfait. Le seul problème était le Glaneur mais le Qirsi était convaincu que Grinsa ne se mettrait pas en travers de leur chemin. L’homme était lié par le secret. Il ne dirait rien de la Révélation de Tavis. Une question cependant demeurait : combien de temps se tairait-il si le sort du jeune seigneur s’écartait trop des révélations communiquées par la pierre ? Le Qirsi décida que cela n’avait pas d’importance. Grinsa était un Glaneur du Festival, rien de plus. Même s’il essayait de poser des questions, personne n’y ferait attention. Parce que dans les jours qui avaient suivi l’attaque de Tavis contre Xaver, le Qirsi avait conçu un plan, un plan brillant. Il ressemblait un tout petit peu au meurtre de Filib à Thorald mais il promettait de bouleverser avec la même efficacité l’Ordre de l’Ascension. En fait, le Qirsi avait d’excellentes raisons d’espérer qu’il ferait davantage. Si l’assassin suivait les instructions qu’il lui avait données, rien de ce que pourrait dire ou faire Grinsa n’aurait d’importance. Pour couronner le tout, le Qirsi savait que son plan, contrairement à un simple meurtre, ou un vol qui aurait mal tourné, ne soulèverait aucun soupçon. Ce qu’il avait imaginé serait parfaitement convaincant. Tavis, par son récent comportement, l’avait lui-même rendu crédible. 8 Kentigern, Eibithar, cycle d’Elined Le château se dressait sur la colline rocailleuse de Kentigern, à quarante lieues au sud-ouest de Curgh. Un cavalier solitaire poussant sa monture, ou même une petite compagnie profitant de la clarté des lunes après le coucher du soleil, aurait pu franchir cette distance en quatre ou cinq jours. Mais le duc de Curgh ne voyageait jamais modestement et, comme ils devaient partir le premier jour du cycle, aucune lune n’accompagnerait leur progression avant plusieurs jours. Avant leur départ, le père de Xaver avait poussé Javan à s’entourer d’un important contingent de soldats. — Ce n’est pas seulement parce que je me méfie de Kentigern, avait avancé Hagan. Même si je reconnais que de vous savoir chez lui sans moi ne me rassure guère. — J’ai besoin de vous ici, avait répliqué le duc. Je veux être certain que la duchesse et le château seront sous bonne garde. — Je le sais. Mais vous serez proche de la Tarbin et de quelques milliers de soldats d’Aneira. Si je ne peux venir, prenez cent hommes avec vous, quatre-vingts au moins. — Il est hors de question que je débarque à Kentigern avec une telle armée ! avait ri Javan en lui posant une main sur l’épaule. Aindreas va croire que je viens pour un siège, pas pour des fiançailles. Et puis où va-t-il tous les loger ? Hagan s’était efforcé de sourire mais son visage s’était fermé, masquant une expression que Xaver connaissait bien. Ce voyage à Kentigern l’inquiétait sincèrement. Que son fils y participe n’arrangeait rien. Son bras était guéri mais il n’avait repris son entraînement que quelques jours avant leur départ. — Alors soixante, avait-il marchandé. — J’en prends quarante, Hagan. Tavis et Xaver sont doués, tout comme moi. Et puis nous aurons Fotir. Vous n’avez aucun souci à vous faire. Aussi entêté qu’il fût, le père de Xaver savait quand renoncer. — Bien, monseigneur. En dépit du petit nombre de soldats qui les accompagnaient l’équipage totalisait près de soixante-dix personnes. Comme d’habitude, le duc et Tavis avaient leurs domestiques, plusieurs cuisiniers et goûteurs ainsi que quelques garçons d’écurie. Au train où ils allaient, il leur avait fallu près de la moitié du cycle pour parvenir où ils étaient et, après leur onzième jour de marche, ils auraient de la chance d’atteindre Kentigern avant les cloches du prieuré. Pour Xaver, le voyage avait été pénible. Tant qu’ils avaient longé la côte du Détroit de Wantrae, le magnifique panorama sur l’île de Wantrae et les rivages lointains de Braedon l’avait absorbé mais, depuis qu’ils avaient franchi la rivière de Heneagh pour entrer dans la forêt de Kentigern, le paysage n’offrait rien qui fût de nature à le distraire de ses pensées. Tavis, qui avait tenu à chevaucher à ses côtés durant la majeure partie de leur trajet, s’était montré inhabituellement calme. Les discussions tranquilles du duc et de Fotir, qui la plupart du temps les précédaient, ne lui avaient pas offert davantage de distraction. Les nuits n’avaient pas été plus agréables. Après le repas, Tavis s’éclipsait avec une gourde de vin, abandonnant Xaver au duc et à son ministre. Le jeune seigneur se voulait peut-être discret, ou bien était-il simplement indifférent, mais le regard sombre que posait Javan sur son fils lorsqu’il disparaissait dans la nuit ne lui avait pas échappé. Le troisième soir, Xaver avait songé parler à Tavis, il renonça pourtant. Il s’était trop souvent trouvé coincé entre le père et le fils pour vouloir recommencer, surtout depuis les derniers événements. Sa colère contre le fils du duc s’était estompée mais elle n’était pas morte. Depuis leur conversation dans sa chambre, Xaver se reprochait de n’avoir pas saisi la liberté que lui avait offerte Tavis. Il n’aurait pu agir autrement, il le savait, mais cela ne l’empêchait pas de s’en vouloir. — Et si je ne l’aime pas ? demanda brusquement Tavis. Leurs montures au pas, ils chevauchaient côte à côte dans l’épaisseur ombragée des bois de Kentigern. Le feuillage adoucissait la chaleur de la journée mais le visage de Tavis, comme le sien, était en sueur. — Qui ? — Brienne, évidemment. Si elle est laide, stupide, détestable ? — C’est un bon mariage, Tavis. — Ce n’est pas… Xaver l’interrompit d’un hochement de tête. — L’amour n’est pas la question, fit-il sans pouvoir retenir son sourire. Tu ne seras pas le premier duc ou roi d’Eibithar à prendre une maîtresse. Il avait parlé à voix basse mais ses mots avaient visiblement atteint les oreilles du duc, car il se retourna sur sa monture avec un sourire désabusé. — Ton ami est plein de sagesse, Tavis. Tu as bien fait de le garder à tes côtés. — Merci, monseigneur, répondit Xaver accueillant le compliment d’un hochement de tête. Javan et Fotir ralentirent leurs montures pour laisser Tavis et Xaver les rejoindre. Le Qirsi salua les deux garçons en silence. — Ta rencontre avec Brienne t’inquiète ? demanda le duc. — Pas vraiment, c’est que… — C’est normal, l’interrompit Javan. J’étais tellement angoissé à l’idée de rencontrer ta mère que j’ai été incapable d’avaler quoi que ce soit le soir du banquet. Sa propre mère s’en est tellement offusquée qu’elle a voulu annuler le mariage. Tavis eut un pâle sourire. — Je suis sûr que Brienne fera une épouse parfaite, Père. — Je n’en doute pas… Si elle ne ressemble pas trop à son père. Javan et Fotir échangèrent un sourire. — Le fait est que Xaver a raison. Nous avons besoin des Kentigern. Ce mariage va renforcer notre maison et donc le royaume. Brienne fera une bonne reine. Si tu as de la chance, elle sera aussi une bonne épouse. Sinon, tu trouveras quelqu’un d’autre pour réchauffer ton lit, comme tous ceux dans notre position. Enfin, je ne parle pas pour moi, ajouta-t-il en rougissant brusquement. J’ai toujours aimé ta mère. — Bien sûr, Père, acquiesça Tavis en réprimant un sourire plus vif. — C’est la vérité ! — Avançons, proposa Fotir avec un clin d’œil à Xaver. Javan s’éclaircit la voix. — C’est vrai. Êtes-vous déjà allé à Kentigern, MarCullet ? — Non, monseigneur. — Attendez-vous à quelque chose alors. Personne n’est plus fier du château de Curgh que moi, ni plus admiratif des compagnons qui l’ont bâti d’ailleurs. Au cours des siècles, la forteresse de Curgh a soutenu des assauts qui en auraient laissé d’autres à genoux. Cela dit, j’ai rarement vu de châteaux aussi impressionnants ou de cités aussi bien fortifiées que ceux de Kentigern. — Mon père m’en a dit la même chose, monseigneur. — Il n’est pas aussi vaste ni beau que Curgh. À bien des égards, c’est plus une forteresse qu’un château. Aussi près de la Tarbin, il vaut mieux. Mais en tant que premier bastion d’Eibithar contre Aneira, en mille ans, il nous a très rarement fait défaut. Un millénaire. Le château était plus ancien que le royaume lui-même, aussi ancien que l’hostilité entre Eibithar et son voisin du Sud. D’après la légende, les guerres pour obtenir le contrôle de la rivière Tarbin remontaient à Binthar et aux anciennes guerres claniques, quand la seule chose que partageaient les tribus du Nord était leur haine pour celles du Sud. — Kentigern est-il jamais tombé ? demanda Tavis. — Une fois, pendant la guerre de Durril. Les Aneiriens ont réussi à l’envahir. L’inviolabilité de ses remparts a joué alors contre l’armée d’Eibithar. Mais Grig, le duc de Kentigern, connaissait mieux sa forteresse que les Aneiriens. Une nuit, alors que Durril avait envoyé le gros de ses troupes au nord pour prendre Curgh et Heneagh, il s’est introduit avec quelques hommes par une porte secrète. Ils ont repris le château et Grig a tué Durril. Javan regarda son fils puis Xaver, sourcils froncés. — Vous devriez savoir tout ça. Avec tout l’or et l’argent que je dépense pour votre éducation, on pourrait paver les rues de Curgh. — On le sait, Père. Mais les précepteurs laissent les matières militaires à Hagan et pour lui notre entraînement compte plus que tout. Le reste, dit-il, attendra que nous soyons capables de nous défendre. — C’est vrai, confirma Xaver. Père n’a jamais eu beaucoup de goût pour l’histoire, même quand il est question de guerre. — Je discuterai de ça avec lui à notre retour, fit Javan mécontent. Fotir, prenez note. Le Qirsi sortit un petit rouleau de parchemin et une plume de sa grande cape. — Tu nous parlais de la guerre de Durril, Père, s’empressa Tavis. — Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Après la mort de Durril, l’armée aneirienne a été mise en déroute. Les forces du roi n’eurent aucun mal à la bouter hors du royaume, derrière les rives de la Tarbin. — C’est la seule fois où Kentigern est tombé ? demanda Xaver. — Pour autant que je le sache, oui. Lors de la guerre du Bâtard et pendant celle des Moissons, il a résisté à tous les sièges des Aneiriens. Il a également repoussé les assauts d’autres maisons d’Eibithar pendant la Première Guerre Civile et contre l’Alliance de Curgh-Thorald. — Nous avons assiégé Kentigern ? s’exclama Tavis. — Skeris III, oui. Mais il y a plus de trois cents ans. — Et nous ne l’avons pas pris ? — Non. Pour être honnête, je ne m’y risquerai pas, même avec Aindreas à leur tête. Ne le dis pas à ton père, ajouta-t-il avec un clin d’œil à Xaver. Ils rirent. Tavis posa d’autres questions à son père sur l’une des guerres civiles qui avaient déchiré le royaume et ils poursuivirent leur chemin, profitant des leçons de Javan sur l’histoire d’Eibithar. Pour la première fois depuis leur départ, Xaver était heureux de voyager avec le duc et son fils et, bien qu’impatient d’arriver à Kentigern, il savoura cette dernière étape. Ils sortirent des bois de Kentigern au moment où le soleil amorçait sa descente sur le Détroit de Wantrae. L’air était lourd et de gros nuages sombres s’amoncelaient à l’est, au-dessus des marécages de Harrier. Devant eux, comme un aigle perché sur la masse blanche et escarpée de la rocaille de Kentigern, se dressait le château. Sa silhouette était rudimentaire. Ainsi que l’avait souligné Javan, l’élégance n’était pas sa principale caractéristique. À l’image de la plupart des forteresses, dont le château d’Audun dans la Cité des Rois, Kentigern se résumait à un mur d’enceinte entourant un vaste et haut donjon, sans fioritures et de la même pierre grise et épaisse. Le rempart se hérissait de tours, certaines plus imposantes que d’autres, mais toutes élevées pour offrir aux soldats qui en avaient la garde une vue imprenable sur les rives de la Tarbin et les terres alentour. Sur chacune d’elles, des bannières ondulaient paresseusement dans le vent. Toutes arboraient les armoiries de Kentigern, un lynx d’argent dressé sur une montagne blanche, à l’exception de deux, sur chacune des tours qui encadraient l’entrée de la forteresse. À droite, flottaient l’or et le pourpre du royaume d’Eibithar, à gauche, le brun et l’or de Curgh. Même à cette heure, baigné dans le rougeoiement du soleil couchant, le château de Kentigern était loin d’atteindre la magnificence de Galdasten ou de Rennach. Mais il semblait aussi formidable et imprenable que la montagne sur laquelle il se dressait, et aussi ancien que les pierres qui le composaient comme s’il avait surgi de la rocaille au temps où Elined avait pour la première fois étendu ses mains sur les Terres du Devant. Xaver se dit que la déesse elle-même n’aurait pas eu la force de le renverser. Les yeux sur les tours et les murs, il se demandait comment on pouvait s’imaginer le prendre d’assaut. Un sentiment qu’avaient, sans aucun doute, voulu inspirer ceux qui l’avaient construit. Sur les versants de la colline et aux abords de la vaste plaine qui s’étirait à son pied, les maisons basses et les boutiques de la cité de Kentigern semblaient agenouillées, comme les prêtres et prêtresses d’Ean en adoration devant leur dieu. Ces habitations plus petites étaient entourées d’un mur imposant ponctué d’autres tours à intervalles réguliers. De la lisière de la forêt, Xaver voyait au moins deux portes fortifiées. Il voyait aussi les flèches d’un sanctuaire dressées au-dessus du mur à l’extrémité sud-est de la cité. Il ne se souvenait pas d’avoir vu un sanctuaire avec d’aussi hautes flèches et se demanda lequel des quatre dieux les habitants de Kentigern honoraient. — Tu regardes le sanctuaire ? interrogea Fotir à voix basse. Surpris, Xaver se tourna vers lui. — Oui. Savez-vous à quel dieu ils vouent un culte ? — De telles flèches ! songea le Qirsi à voix haute, ses yeux jaunes fixés sur le sanctuaire. Le peuple de Kentigern doit beaucoup aimer son dieu. Ou beaucoup le craindre. Xaver, attendant qu’il réponde, resta silencieux. — C’est un sanctuaire dédié à Bian. Ils vénèrent le Trompeur. Fotir se tourna dans sa direction. Son sourire le fit frissonner. — Ne soyez pas aussi atterré, Maître MarCullet. Les habitants de Kentigern vivent dans la menace permanente d’une invasion. Alors que certaines maisons d’Eibithar sont en paix depuis des siècles, en cinq cents ans, Kentigern a dû faire face à des douzaines d’escarmouches avec les Aneiriens. Est-il si surprenant qu’ils vouent un culte au dieu du Royaume du Dessous ? — Il nous reste encore une lieue à parcourir, intervint Javan. J’aimerais que l’on atteigne la porte la plus proche avant le carillon du prieuré. Il éperonna sa monture sans attendre de réponse et la troupe suivit. Xaver cependant ruminait la réflexion de Fotir. Le Premier ministre avait naturellement raison. C’était logique mais il était incapable d’imaginer ce qu’un tel culte pouvait être. On l’appelait le Trompeur parce qu’on disait qu’il avait séduit Elined, la déesse de la terre, en prenant les traits d’Amon, son époux, pour engendrer les sœurs noires : Orlagh, la déesse de la guerre, Zillah, la déesse de la famine et Murnia, la déesse de la pestilence. La simple vue du sanctuaire força Xaver à considérer une nouvelle fois les craintes dont son père avait fait part à Javan avant leur départ. Le duc les avait balayées avec une plaisanterie et Xaver les avait oubliées en franchissant les portes de Curgh. Mais il comprenait à présent qu’ils se dirigeaient droit vers la Tarbin. Si la guerre éclatait avec Aneira, ce qui était toujours d’actualité malgré les siècles écoulés, ils seraient en première ligne. Il ne ralentit pas sa monture mais sentit avec acuité la présence de sa dague à sa ceinture et, sans réfléchir, s’assura que son épée, emballée dans son étoffe cirée, était toujours attachée à sa selle. La route qui conduisait vers la cité et au château serpentait doucement entre des champs et les fermes éparses. Ils croisèrent un petit garçon qui, pressant son troupeau de moutons, les regarda passer, bouche bée, les yeux écarquillés. À peine l’eurent-ils dépassé qu’il détala vers la ferme en contrebas, criant à sa mère que le château était attaqué. Lorsqu’ils eurent couvert la moitié de la distance qui les séparait de Kentigern, Javan commanda une halte. Appelant deux de ses gardes, il s’en entoura et demanda qu’on leur apporte les couleurs d’Eibithar et la bannière de Curgh. — Tavis, tu fais la fin du chemin avec moi. Il se tourna vers Fotir. — Vous et Xaver, derrière nous, le reste de la troupe ensuite et les serviteurs en dernier. — Bien, monseigneur, obéit le Qirsi. Je m’en occupe immédiatement. Il éperonna sa monture et remonta le cortège en criant des ordres. Javan s’adressa à Tavis et Xaver. — N’ouvrez pas la bouche à moins qu’on vous interroge directement. Tenez-vous dignement mais n’oubliez pas de sourire. Vous êtes des invités. Tout ce que nous ferons rejaillira sur la maison des Curgh. — Oui, Père. — Bien sûr, monseigneur. Ils avaient parlé à l’unisson et échangèrent un sourire en même temps qu’un regard. Xaver, le cœur battant, comprenait qu’il était beaucoup plus excité d’arriver à Kentigern qu’il ne l’avait cru. À en juger par l’expression qui se lisait sur les traits de Tavis, le jeune homme partageait son enthousiasme. Quelques instants plus tard, Fotir les rejoignait. — Tout est prêt, monseigneur, fit-il. — Bien, allons-y. Le cortège s’ébranla et poursuivit sa route. Xaver voyait clairement la porte et les deux soldats qui la gardaient. Tandis qu’ils approchaient, deux autres hommes les rejoignirent, portant deux cornes d’or brillant au soleil. Levant leurs instruments à leurs bouches, ils entonnèrent « Les Faits de Binthar », le chant de guerre d’Eibithar. Les notes, aussi vives et claires que des tranchants d’épées, s’élevèrent sur la plaine. Ils enchaînèrent avec « La Flotte de Roldan », une ballade à la gloire de Roldan le Second, de la maison de Curgh, qui avait assuré la victoire à Eibithar contre Wethyrn en remportant une légendaire bataille navale, dans les premiers jours du royaume. Xaver et toute la compagnie approchèrent des portes de la cité au son des trompettes. Tandis qu’ils ralentissaient leurs montures pour les derniers mètres, les musiciens entamèrent un troisième morceau. Xaver ne connaissait pas son nom mais il savait qu’il honorait Grig, le héros de Kentigern dont le duc leur avait parlé un peu plus tôt. Alors que les premières notes de la ballade s’élevaient dans les airs, avec une synchronisation si parfaite que Xaver ne put s’empêcher d’être ému, Aindreas, le duc de Kentigern, franchit les portes de sa ville pour se porter à la rencontre de ses invités. Xaver n’avait jamais vu le duc mais il avait entendu nombre d’histoires à son sujet. Dans certaines, on l’appelait la Montagne sur la montagne. Il comprenait pourquoi. Sur son cheval, sa silhouette, haute et large, était impressionnante. Ses cheveux et sa barbe étaient de la couleur du fer rouillé, sans le moindre fil blanc bien qu’il fût aussi âgé que Javan. Ses yeux gris pâle s’accordaient parfaitement avec la couleur des pierres du château de Kentigern. Sa peau était rouge comme s’il venait d’affronter un vent glacial. Son nez était épaté et ses yeux légèrement trop rapprochés, mais son visage restait agréable. Derrière lui, également à cheval, suivait une femme séduisante, aussi fine et délicate qu’Aindreas était large. Elle avait de longs cheveux blonds et de profonds yeux bruns. Elle devait être Ioanna, la duchesse de Kentigern. Xaver jeta un rapide coup d’œil à Tavis qui la dévisageait. Si Brienne ressemblait à sa mère, le jeune seigneur était chanceux. Un Qirsi accompagnait le duc, ainsi qu’une légion de soldats resplendissants dans leur tenue bleu et argent. Kentigern et Curgh avaient peut-être été rivales par le passé, mais Xaver avait le sentiment qu’Aindreas n’avait rien épargné pour honorer Javan et les siens. Le duc de Kentigern, impassible sur son magnifique destrier noir, observa ses invités tandis que jouait la musique. Lorsque les cornes se turent, il leva sa main gantée en signe d’accueil. — Soyez le bienvenu à Kentigern, Lord Curgh, déclara-t-il. Nous sommes très heureux de vous recevoir. — Seigneur Kentigern, répliqua Javan, nous vous remercions de cette splendide réception. Vos paroles aimables comme votre accueil nous honorent. Les deux hommes descendirent ensemble de leurs montures et, avançant au-devant l’un de l’autre, s’embrassèrent fraternellement. Des cris de joie s’élevèrent des deux cortèges. Javan se tourna vers ses cavaliers et fit un petit geste dont Xaver ne comprit pas la signification. Mais un instant plus tard, Tavis et Fotir descendirent de cheval et il les imita. — Aindreas, duc de Kentigern, reprit Javan, permettez-moi de vous présenter mon fils, Lord Tavis de Curgh. Tavis avança et s’inclina. — Monseigneur, fit-il, c’est un grand honneur. — Je suis heureux de vous revoir, Lord Tavis. À notre dernière rencontre, vous n’étiez qu’un enfant. J’ai entendu dire que vous étiez une fine lame. — Vous me flattez. — Peut-être aurez-vous l’occasion de nous montrer ce que vous a appris le vieil Hagan lors de notre tournoi dans deux jours. — Avec plaisir, monseigneur, sourit Tavis. Javan approuva de la tête avant de désigner Fotir d’une main franche. — Peut-être vous souvenez-vous de mon Premier ministre, Fotir jal Salene. — Lord Kentigern, s’inclina Fotir à son tour. Aindreas lui adressa un léger sourire avec un signe de tête mais ne dit rien. — Et voici Xaver MarCullet, enchaîna Javan, l’homme lige de mon fils. — Le fils de Hagan ! s’exclama le duc de Kentigern avec un œil critique. Xaver s’inclina tout en sachant qu’il le faisait avec moins de grâce que Fotir ou même Tavis. — Monseigneur. — Maniez-vous aussi bien l’épée que votre père, mon garçon ? Est-ce dans le sang ? — Mon père est un bon professeur, monseigneur, fit-il. Je ne sais pas si j’ai hérité de son talent. — C’est le cas, intervint Tavis à sa plus grande surprise. Il est aussi doué que moi, peut-être plus. — Quel compliment, s’étonna Aindreas. Il ne nous reste qu’à faire de la place pour deux au tournoi. Le duc de Kentigern passa un bras robuste autour des épaules de Javan, un geste auquel Xaver n’avait jamais vu personne se risquer, pas même la duchesse, et les deux hommes s’éloignèrent ensemble. — Venez, Javan, Ioanna est impatiente de vous accueillir. Quel dommage que Shonah n’ait pu vous accompagner. Mais je la comprends. Les routes étant ce qu’elles sont, avec tous ces voleurs et ces coupe-jarrets à chaque tournant, à moins d’y être obligé, je ne me risquerais pas à emmener Ioanna, ou Brienne, loin de chez moi. Sur un signe de Fotir, Tavis et Xaver suivirent les ducs pour se plier à une nouvelle cérémonie de présentations. Bien qu’elle sourît très gentiment à Tavis lorsqu’il s’inclina devant elle, la duchesse de Kentigern leur témoigna un accueil réservé. Devant le Premier ministre qirsi de Kentigern, un dénommé Shurik, Javan ne manifesta pas plus d’enthousiasme qu’Aindreas devant Fotir. Quant aux deux hommes, ils n’échangèrent qu’un hochement de tête. Les présentations enfin terminées, les ducs pénétrèrent dans la ville de Kentigern, le reste de la compagnie à leur suite. Sur leur passage, les rues bordées d’une innombrable foule aux regards admiratifs rugissaient d’acclamations. — Ils veulent voir le duc et Lord Tavis. Xaver se tourna vers Fotir qui, à ses côtés, l’étudiait attentivement, l’ombre d’un sourire flottant sur ses lèvres minces. — Les rois ne viennent pas souvent à Kentigern. Et voilà deux hommes qui sont appelés à monter sur le trône. Pour le peuple que vous voyez ici, cette visite est un événement considérable. Ils en parleront jusqu’à leur mort. Le Qirsi s’exprimait d’une voix tranquille avec un regard si curieux dans ses yeux pâles que Xaver se demanda si ses paroles ne cachaient pas une signification qui lui aurait échappé. — Je n’y avais pas pensé, hasarda-t-il ne sachant trop quelle réponse le ministre attendait de lui. — Je sais. Nous oublions tous de temps à autre de quoi il est question. Nous devons faire attention à ça. Ils comptent sur nous. Xaver réfléchit quelques instants avant d’acquiescer. Fotir sourit et regarda devant lui. Ioanna expliquait que Brienne était dans ses appartements et se préparait pour le banquet qui débuterait avec les sonnailles du crépuscule. Elle serait alors officiellement présentée à Javan et à son fiancé. — C’est de cette façon que j’ai rencontré Aindreas, poursuivit-elle. C’est une coutume que j’ai jugé important de transmettre à ma fille. — Vous avez raison, l’approuva Javan. N’est-ce pas, Tavis ? — Bien sûr, Père, répondit le jeune homme. Dame Ioanna est d’une grande sagesse. Une fois de plus, Javan opina du chef avant de reprendre sa conversation avec le duc et la duchesse de Kentigern. Xaver profita de ces quelques instants de répit pour observer la ville. À bien des égards, Kentigern était semblable à Curgh. Les deux cités possédaient les mêmes places de marché vastes, encombrées de chariots, de colporteurs, pleines d’échoppes, de forges et de tavernes. D’après ce qu’il en voyait, les rues périphériques, comme celles de Curgh, servaient au passage des troupeaux et des marchandises venues des campagnes environnantes pour être vendues aux marchés. La seule différence notable entre cette cité et celle de Curgh tenait dans la position du château. La demeure de Javan était, et de très loin, la structure la plus importante de la ville mais elle y était parfaitement intégrée. Maisons et boutiques se nichaient jusqu’au pied de son enceinte. Tandis que le château de Kentigern, dressé sur sa rocaille, dominait la cité fortifiée comme s’il en était coupé. La ville s’arrêtait au pied de la montée, cédant devant les énormes blocs de roche, les arpents d’herbe rase, les arbres chétifs, les escarpements déchiquetés que traversait une unique route sinueuse qui tournait plusieurs fois sur elle-même avant de rejoindre enfin les portes du château. Xaver songea que ceux qui avaient construit une telle forteresse n’avait pas seulement cherché à se protéger des Aneiriens stationnés de l’autre côté de la rivière, mais aussi de leur propre peuple. — Est-ce que cela correspond à ce que vous attendiez ? lui demanda Fotir en cherchant de nouveau son regard. Le Premier ministre ne lui avait jamais témoigné autant d’intérêt. — Je n’attendais rien de précis, répondit-il à voix basse. C’est un bâtiment splendide. Fotir approuva et contempla le château. Une seconde plus tard, il revenait à Xaver. — Lord Tavis semble s’être remis de sa Révélation. — On dirait, acquiesça le jeune homme brusquement sur ses gardes. — Savez-vous ce qu’il a vu ? — Non et quand bien même le saurais-je, je ne vous dirais rien. — Après ce qu’il vous a fait, vous continuez à le protéger. Le duc a raison, Lord Tavis a beaucoup de chance de vous avoir. Xaver, les yeux sur le chemin, ne dit rien. Mais Fotir devait avoir le don de lire ses pensées, car il enchaîna : — Ou bien s’agit-il de tout autre chose. Peut-être n’avez-vous simplement pas confiance en moi. Xaver l’observa rapidement mais resta silencieux. — Bien, Maître MarCullet, fit le Qirsi. Très bien. Vous vous trompez à mon sujet. Je vous suis aussi dévoué qu’à votre seigneur. Mais il en est d’autres parmi nous auxquels vous devriez songer. Ne faites confiance à personne. Il vaut mieux se tromper et prendre un ami pour un ennemi, qu’un ennemi pour un allié. Une fois de plus, le Premier ministre laissa Xaver méditer ses conseils. Ses propos contenaient une proposition amicale autant qu’un avertissement mais Xaver était incapable de savoir auquel il devait se fier. * Quitter le Festival n’avait pas été facile. Cadel avait passé une bonne partie de la journée à convaincre Jedrek et heureusement son ami était resté. S’ils étaient partis tous les deux, leur absence aurait éveillé les soupçons pas seulement de la part des autres chanteurs, mais très probablement ceux de Yegor et Aurea. Un risque qu’il ne pouvait courir. Il n’avait pas la moindre intention d’être l’objet de la plus petite suspicion quant à son départ ni de donner une quelconque indication sur sa véritable destination. Le Festival avait quitté Curgh sept jours avant la Nuit de l’Apogée pour se diriger vers le nord, à travers les Landes, et rejoindre Galdasten. La troisième nuit, à cinq bonnes lieues de Curgh, Cadel et Jedrek avaient simulé une rivalité pour une femme et s’étaient battus dans une taverne. C’était une ruse qu’ils avaient déjà employée. Plusieurs des chanteurs qui avaient assisté à la bagarre les accompagnaient depuis assez longtemps pour ne pas s’étonner de les voir en venir aux poings. Ainsi, lorsque Cadel quitta le Festival, le nez ensanglanté et la joue déchirée, personne n’y prêta plus d’attention. Il prit un cheval et s’en alla vers Sussyn, ne bifurquant vers Kentigern que le lendemain midi, lorsqu’il fut certain que personne de sa connaissance ne pouvait le voir. Il s’arrêta dans un petit village, près des murs de Heneagh, pour une seule et brève visite à l’apothicaire local. De là, il chevaucha à bride abattue jusqu’au Rocher de Kentigern. Il savait que le duc de Curgh ne quitterait pas la ville avant le début du cycle suivant. Rares étaient ceux à voyager pendant la Nuit de l’Apogée, même durant le cycle d’Amon, quand les sombres légendes ne posaient pas de dangers immédiats. Cadel disposait donc de plusieurs jours pour franchir la distance qu’il avait parcourue avec le Festival. Voyager seul lui permettait en outre d’atteindre Kentigern trois jours complets avant l’arrivée de Javan. Il ne pénétra pourtant pas dans la cité avant d’avoir vu les cavaliers de Curgh sortir des bois de Kentigern et, lorsqu’il s’y risqua, il le fit par la porte nord, à pied, en compagnie de colporteurs et d’un chevrier venu, avec son troupeau, d’un village de la côte. Il appréciait Jedrek, autant pour sa compagnie que pour la finesse de sa lame, mais Cadel était obligé de reconnaître qu’il aimait voyager seul. Il pouvait avancer à son rythme, arrêter ses décisions sans avoir à les expliquer. Il se sentait libre. Prenant plus de risques, il en savourait pleinement tous les dangers. Le Qirsi lui avait proposé de lui donner une liste de certains de leurs alliés à Kentigern, en cas de difficultés, mais Cadel avait refusé. Il avait prétendu qu’il avait son propre réseau d’amis dispersés dans Eibithar, ce qui était exact bien qu’il n’en eût aucun dans la région. Il avait aussi expliqué qu’il préférait travailler seul, bien qu’alors il n’eût pas mesuré à quel point c’était vrai. Quels que soient ses arguments, il s’était bien gardé de révéler sa principale raison : son désir de limiter au strict minimum ses contacts avec les cheveux-blancs. En cas de pépin, il n’avait aucune envie de se tourner vers eux. C’était assez pénible de savoir qu’il devrait compter sur eux quand tout serait fait et qu’il devrait franchir la Tarbin pour aller en Aneira. Le Qirsi pouvait garder ses amis. Il n’avait aucune intention de laisser les événements tourner à son désavantage. De la porte nord, il emprunta la route sinueuse qui remontait vers le château, où le peuple de Kentigern assemblé acclamait son duc et ses invités. Il se mêla à la foule de ceux qui suivaient le cortège jusqu’aux portes de la forteresse. La plupart s’arrêtèrent avant la garde mais Cadel poursuivit, s’apprêtant à franchir le barrage comme s’il y était autorisé. — Hé, toi ! s’écria un des soldats en brandissant sa lance. Où vas-tu ? Tu crois que c’est la Nuit de Bohdan ? Il rit, comme les gardes qui l’entouraient. — Non, monsieur, balbutia volontairement Cadel en baissant la tête. Je suis un homme du duc, monsieur. Un de ses serviteurs. — Je ne t’ai jamais vu. — Excusez-moi, monsieur. Je parle du duc de Curgh. Le garde hésita puis se tourna vers ses camarades, tout aussi indécis. Pénétrer dans un château n’était jamais facile surtout quand il était aussi bien gardé que celui de Kentigern et qu’un autre noble y était invité. Mais il y avait des soldats et des serviteurs partout. Aucun ne savait à qui ils appartenaient et tous craignaient de commettre une bévue. Ces idiots n’étaient pas différents. — Laisse-le entrer, conseilla un des gardes à voix basse. Si le duc de Curgh fait un esclandre et que tu sois responsable, le capitaine aura ta tête. L’homme en question observa Cadel avant d’opiner. — Vas-y, se résigna-t-il. La prochaine fois, reste avec les autres. — Oui, monsieur, fit Cadel en s’inclinant une nouvelle fois avant de se précipiter. Merci, monsieur. C’était aussi simple que ça. Cadel, qui était venu plusieurs fois chanter à Kentigern, savait où aller. Dans la première enceinte, il tourna à droite et se dirigea vers le corps de garde, juste avant les cuisines. Les gardes l’observèrent avec méfiance mais le laissèrent passer, supposant puisqu’il avait franchi le précédent barrage sans encombre qu’ils n’avaient pas à se soucier de lui. Dès qu’il pénétra dans la seconde enceinte, les odeurs de viande grillée et de pain chaud le guidèrent où il souhaitait aller. Comme il le répétait souvent à Jedrek, la meilleure cachette pour un assassin étaient les cuisines ; et cette nuit, celles de Kentigern ne faisaient pas exception. Un des sous-ministres du duc aboyait des ordres aux serviteurs qui couraient dans tous les sens pour les derniers préparatifs du banquet qui serait servi dans moins d’une heure. Les cuisiniers criaient sur les responsables du garde-manger pour avoir plus de viande ou de farine, pendant que le chef hurlait aux cuisiniers de se dépêcher. Un véritable capharnaüm. Ce qui était parfait. Un homme corpulent émergea du cellier, luttant avec trois grandes carafes remplies de vin sombre. Cadel se précipita vers lui pour en prendre deux. — Merci, sourit-il. Le garçon qui m’a aidé à les remplir s’est envolé au moment de les monter. — De rien, répondit Cadel. Où faut-il les emmener ? L’homme désigna l’escalier. — Il y a une table dans la salle. C’est là que nous devons mettre toutes les carafes. Je vais devoir faire l’aller-retour une bonne douzaine de fois avant d’y arriver. À moins d’avoir de l’aide, acheva-t-il en haussant un sourcil dans sa direction. Pourquoi pas ? Plus il serait occupé, moins il risquait d’attirer l’attention. Et avoir accès au vin lui servirait plus tard. — Ça marche, fit-il. — Tu dois venir de Curgh, dit l’homme tandis qu’ils montaient les premières marches. Je ne t’ai jamais vu. — Oui. Je m’appelle Crebin. — Enchanté, Crebin. Ils déposèrent les récipients sur une longue table de chêne et l’homme lui tendit une main impressionnante. — Je m’appelle Vanyk, maître de cellier de Kentigern. — Mon père m’a toujours dit que j’avais le don de tomber sur les bonnes personnes, plaisanta Cadel. Vanyk éclata de rire avant de retourner vers les cuisines. — Il a raison. Donne-moi un bon coup de main et je te promets de ne pas mourir de soif ici. Bien qu’ils fussent deux, la tâche leur demanda neuf voyages. À leur dernier, essoufflés, couverts de sueur et de poussière, ils découvrirent que les invités du duc commençaient à s’installer aux longues tables disposées en fer à cheval dans la grande pièce. Cadel, scrutant les visages, ne vit ni Curgh ni Tavis. — Je dois me changer, annonça Vanyk en époussetant le plastron de sa chemise. Le maître du cellier ne peut servir dans cette tenue. — En effet. Peut-être à plus tard. Il s’éloigna tranquillement mais Vanyk le rattrapa. — Ce sont tes vêtements de voyage, n’est-ce pas ? — Oui. — Tu en as d’autres ? Cadel éclata de rire. — Mon seigneur est généreux mais pas à ce point. Je n’ai que ceux-là. Vanyk l’étudia d’un œil critique avant de se prononcer. — Tu es grand, hein ? Mais je crois que j’ai quelque chose pour toi. — Pourquoi ? demanda Cadel feignant la surprise. — Je ne peux pas servir tout ce vin tout seul et si le petit morveux qui vient de m’abandonner croit qu’il va remplir les verres du duc et de la duchesse, il se trompe. Les dieux étaient avec lui, se dit Cadel. Masquant soigneusement sa joie, il hésita. — Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Chez moi, j’aide aux cuisines mais pas au service. Je risque de tout renverser. — Balivernes ! s’exclama Vanyk. Tu t’en sortiras très bien. Et je te promets cinq qinde pour la soirée plus une flasque de mon meilleur vin doré d’Aneira. C’était une offre des plus tentantes, même s’il n’en avait pas besoin pour faire son choix. — D’accord, concéda-t-il. Mais je préfère un rouge de Sanbiri. — Tope là ! rit Vanyk. Ils se frappèrent la main puis, d’une bonne claque sur l’épaule, Vanyk invita son nouvel aide à le suivre dans les cuisines. D’un geste discret, Cadel vérifia dans la poche de ses chausses la présence de la petite fiole qu’il avait achetée chez l’apothicaire de Heneagh. 9 Le souvenir de sa Révélation poursuivait Tavis comme un spectre de Bian dépourvu de la moindre pitié. De temps à autre, il parvenait à s’en débarrasser mais ces instants étaient très brefs. Chaque fois, l’image de lui-même emprisonné dans le donjon s’imposait à son esprit avec la clarté et la violence d’un éclair un soir d’orage, le laissant saisi d’horreur, d’effroi et de souffrance. De son voyage à Kentigern, il avait espéré un peu de réconfort, au moins de répit. Mais il lui suffisait d’apercevoir Xaver, ou simplement de sentir sa présence, et tout lui revenait en mémoire. Pas son geste lui-même dont il ne gardait aucun souvenir mais ses conséquences sur leur amitié et, avec elles, la cruelle certitude que la vision dévoilée par le Qiran en était l’unique responsable. Au cours de leur voyage, ses cauchemars ne lui avaient laissé aucun repos. Il avait très peu dormi et presque rien mangé. Son besoin de vin et de bière n’avait cessé de croître et, bien qu’il ne se fût plus noyé dans l’alcool et la rage comme il l’avait fait la nuit suivant sa Révélation, il s’était enivré presque chaque soir depuis. Si Xaver s’en était aperçu, il n’en avait rien laissé paraître. Son père en revanche, Tavis en était certain, ne s’était rendu compte de rien. Leur arrivée à Kentigern adoucit légèrement son état d’esprit. Le château l’avait beaucoup impressionné et l’accueil chaleureux de Ioanna et Aindreas l’avait profondément ému. Mais Kentigern le confrontait à un autre problème : il n’était pas du tout certain de vouloir épouser Brienne. Il ne l’avait pas vue depuis des années et le souvenir de leur rencontre s’était affaibli et troublé. Il se souvenait d’une fille dodue pourvue de longs cheveux blonds et filasse qui pendaient sur ses épaules. Son comportement n’avait pas été plus engageant que sa physionomie et ils avaient passé la journée à se bagarrer. Lorsque son père avait annoncé leur retour à Curgh, il l’avait laissée derrière lui avec soulagement. Tout le monde lui assurait cependant qu’elle ferait une excellente épouse et une reine parfaite. Reconnaissant que Kentigern n’était pas le château lugubre et froid dont il avait gardé le souvenir, il espérait que Lady Brienne elle aussi lui ferait une tout autre impression. Il était presque adulte. Son regard n’était plus le même. Si elle ressemblait un tant soit peu à sa mère, il serait ravi de revoir entièrement son opinion sur elle. — Tu seras assis à côté de Brienne au banquet, lui souffla son père. Ils franchissaient un long corridor de pierre. Après leur arrivée au château, Javan, Tavis et leur suite avaient été conduits dans leurs appartements, dans la partie est du grand donjon. On leur avait laissé le temps d’enlever leurs habits de voyage, de se baigner et de passer des vêtements plus appropriés à la célébration qui allait suivre. Quatre des gardes d’Aindreas, en tenue d’apparat, les escortaient à présent vers la vaste salle du château, celle où était organisé le banquet en l’honneur des promis. Fotir et Xaver suivaient le duc et son fils, ainsi que deux serviteurs de Javan dont – comme le remarqua Tavis – son goûteur personnel. Quelles que fussent les manifestations de joie et d’amitié du peuple de Kentigern à l’égard de son père, il n’était pas encore prêt à lui accorder toute sa confiance. — Je serai juste à côté de toi avec le duc et la duchesse, poursuivit Javan les yeux braqués devant lui, un aimable sourire aux lèvres. — Et Xaver ? — Je ne sais pas. Certainement pas très loin. Mais tu dois te concentrer sur Brienne. Je veux que tu lui fasses bonne impression. — C’est plutôt à elle de faire attention. C’est la maison de Curgh qui accède au trône, pas la sienne. À ces mots, son père se tourna vers lui. — Nous avons besoin de cette alliance, Tavis, fît-il d’une voix égale mais teintée de colère. Ne t’avise pas de la compromettre. Tavis faillit protester. Il connaissait les usages. Il avait dîné avec des ducs, des barons, des comtes. Il s’était même trouvé à la droite du roi lors d’un festin à Audun. N’avait-il pas fait ses preuves, ne s’était-il pas correctement acquitté de sa tâche et des obligations liées à son rang aux portes de Kentigern aujourd’hui même ? Son comportement lui revint en pleine figure, sapant sa protestation et sa confiance comme une gifle ou un coup imprévu dans un combat d’épée. Sa Révélation, ce qu’il avait fait à Xaver, son attitude au banquet du même soir dont il ne gardait que quelques bribes de souvenir, son père avait toutes les raisons de le mettre en garde. — Oui, père, fit-il d’une voix éteinte, vous pouvez compter sur moi. — Très bien, fit Javan sans le regarder. Ils descendirent un étroit escalier en colimaçon, franchirent un autre couloir et s’arrêtèrent devant le porche qui conduisait à la grande salle de réception. À l’exception de l’impressionnante bannière bleue, arborant les armoiries de Kentigern, le lynx d’argent au-dessus du Rocher de Kentigern, tendue au fond, aucune séparation ne coupait l’immense hall du château. Il aurait pu accueillir encore une douzaine des énormes tables de bois sur lesquelles les serviteurs déposaient d’innombrables rôts, ragoûts, volailles, fromages, racines et légumes cuits, coupes de fruits et superbes carafes de vins. Le plafond, très haut, était supporté par de larges arches de pierre reposant elles-mêmes sur de puissants piliers. Des torches étaient fixées aux murs et, sur toutes les tables, des chandeliers diffusaient une lumière chaleureuse et gaie. Sous la bannière de Kentigern, une dernière grande table était dressée sur une estrade. Réservée aux ducs et à leurs familles, elle était encore vide. Aindreas, pour faire son entrée, attendait certainement que Javan et les siens soient installés. Si le banquet avait eu lieu à Curgh, Tavis savait que son père en aurait fait autant mais il le vit se raidir. — Viens, l’invita Javan sans masquer sa contrariété. Il semble que nous devions nous asseoir avant la venue d’Aindreas. — Javan, duc de Curgh ! annonça le majordome d’une voix de stentor tandis que Javan franchissait le seuil. Lord Tavis de Curgh ! Fotir jal Salene, Premier ministre du duc de Curgh ! Maître Xaver MarCullet de Curgh ! Les convives déjà installés autour des autres tables levèrent les yeux et se mirent à applaudir. Javan se força à sourire, comme Tavis, et ils se dirigèrent vers l’estrade en saluant gracieusement les invités d’Aindreas sur leur passage. Devant le marchepied, Javan hésita. — Sais-tu quelles sont nos places ? demanda Tavis. — Non, fit son père de nouveau contrarié. Asseyons-nous où nous voulons. Et laissons Aindreas se débrouiller quand il arrivera. Il gravit les marches. — Laisse seulement une place pour Brienne à tes côtés. — D’accord, répondit Tavis en suivant son père. Fotir et Xaver leur emboîtèrent le pas et s’installèrent à la droite de Tavis, légèrement à l’écart du centre de la table. Plusieurs serviteurs arrivèrent les bras chargés de vin et de nourriture. Tavis se retint de ne pas vider sa timbale d’une traite. — Ne touchez à rien, leur enjoignit Javan. Nous asseoir est une chose, manger ou boire sans nos hôtes en est une autre. Fort heureusement, le délai escompté par Aindreas pour faire son entrée n’incluait pas l’insulte de les faire attendre. Le duc et son fils venaient à peine de s’asseoir qu’un murmure s’éleva de l’assemblée. Le valet qui les avait annoncés quelques instants plus tôt avançait au milieu de la salle, réclamant l’attention. — Aindreas, duc de Kentigern ! déclara-t-il solennel. Ioanna, duchesse de Kentigern ! Lady Brienne de Kentigern ! Lady Affery de Kentigern ! Lord Ennis de Kentigern ! Le duc pénétra dans la salle, suivi de sa femme, ses filles et son fils, les dominant de son impressionnante stature. Les invités applaudirent à tout rompre. — Son Excellence Barret Crasthem, prélat de Kentigern, disciple d’Ean ! Shurik jal Marcine, Premier ministre de Kentigern ! Tavis ne prêta aucune attention aux nouveaux venus. À la mention du nom de Brienne, son pouls s’était mis à battre avec une telle force qu’il n’entendait que son sang pulser à ses oreilles. Sa vue ne l’apaisa en rien. Elle était aussi belle que sa mère, peut-être plus. Comme la duchesse, elle avait de longs cheveux dorés qui descendaient en légères boucles jusqu’à ses reins. Son visage ovale, ses joues, son menton rayonnaient de jeunesse mais ses traits réguliers promettaient la délicatesse et l’éclatante beauté de ceux de sa mère. Son nez était fin, ses lèvres pleines et ses grands yeux étaient gris comme ceux de son père. Sa robe, couleur saphir, par son décolleté laissait apercevoir la grâce de son cou et la rondeur naissante de sa poitrine. — Pas exactement celle de ton souvenir, hein ? Il fallut un moment à Tavis pour comprendre que ce commentaire lui était adressé. Détournant à regret les yeux de Brienne, il découvrit Xaver qui le contemplait avec un sourire amusé. — Tu l’as dit, articula-t-il difficilement. — Levez-vous ! les secoua Javan déjà debout comme son Premier ministre. Ils bondirent sur leurs pieds au moment où Aindreas gravissait les marches de l’estrade. — Monseigneur Curgh, s’exclama-t-il d’une voix forte. Nous sommes ravis de vous accueillir ce soir. Il tendit une large main vers ceux qui l’accompagnaient. — Permettez-moi de vous présenter Lady Brienne, ma fille. Elle s’inclina avec grâce. — C’est un plaisir et un honneur, madame, fit Javan. Je vois que vous avez la beauté de votre mère. — Je vous remercie, monseigneur duc. C’est un honneur de vous revoir. Soyez bienvenu chez nous. Javan posa la main sur l’épaule de son fils. Tavis ne se souvenait pas de la dernière fois que son père l’avait touché. — Voici mon fils, Lord Tavis. Brienne et lui se firent face ; Tavis s’inclina, craignant de trébucher, de la heurter ou n’importe quelle bourde qui l’aurait humilié devant elle. Il se demanda une seconde si l’on pouvait jeter un homme en prison pour avoir offensé une lady. Il chassa cette pensée et se redressa. — Madame, fit-il incapable de prononcer autre chose. Elle s’inclina une nouvelle fois, un sourire faussement timide aux lèvres. — Monseigneur Tavis. À notre dernière rencontre, nous nous sommes chamaillés et battus comme des chiffonniers. J’espère que nous nous entendrons mieux cette fois. Les autres rirent joyeusement mais Tavis lui sourit à peine, cherchant désespérément une réponse intelligente. — Nos maisons sont en meilleurs termes aujourd’hui, ma chérie, intervint Aindreas en le devançant. Si Javan et moi sommes capables de nous entendre, j’espère que vous en ferez autant. Les autres rirent de nouveau et, cette fois, Tavis se joignit à eux. Mais ses yeux ne lâchèrent pas ceux de Brienne tandis qu’il se demandait comment la fillette insignifiante dont il avait gardé le souvenir de sa dernière visite à Kentigern avait pu devenir la jeune femme qui se tenait devant lui. Le duc leur présentait sa seconde fille, Affery, et les jeunes gens durent détourner leurs regards. Elle ne devait pas être plus âgée que son Aspiration mais elle était déjà très jolie. Puis ce fut le tour d’Ennis qui, bien qu’il n’eût pas plus que huit ou neuf ans, offrait déjà la constitution robuste de son père et les mêmes cheveux roux flamboyant. Aindreas leur signala enfin le prélat du cloître de Kentigern, un homme grand et mince du nom de Barret qui, comme tous les prélats d’Ean, avait le crâne rasé, ce qui donnait à son visage étroit et osseux l’air d’une buse. Il sourit à Javan, Tavis et Xaver mais ses yeux restaient froids. Il ne regarda ni Fotir, ni d’ailleurs Shurik, le Premier ministre qirsi d’Aindreas. Nevyl, le prélat de Curgh, avait la même attitude. Il était peut-être plus amical avec les étrangers eandi mais il se souciait peu des hommes et des femmes de la race des sorciers. — Je vous en prie, asseyez-vous, invita Ioanna d’une voix suffisamment forte pour que la salle puisse entendre. Nos cuisiniers sont à l’œuvre depuis des jours. Mangez avec appétit et soyez les bienvenus chez nous. Tavis faillit s’asseoir mais se souvint au dernier moment de présenter d’abord sa chaise à Brienne. Lorsqu’il s’installa, leurs bras se frôlèrent. — Excusez-moi, murmura-t-il en rougissant. — Vous semblez nerveux, monseigneur, répondit-elle. Souhaitez-vous une autre place ? — Non ! s’exclama-t-il un peu trop vite. Elle gloussa. — Tant mieux. — Avez-vous l’intention de vous moquer de moi jusqu’à la fin de la soirée ? lui demanda-t-il avec un léger sourire. — Devrais-je arrêter lorsque la soirée sera terminée ? demanda-t-elle innocemment. Il ne put retenir son rire. — Et qu’ai-je fait pour mériter un tel traitement ? — Vous avez oublié ? — C’est à cause de ma dernière visite ? — Vous avez été odieux, fit-elle sans cesser de sourire. Je ne l’ai jamais oublié. — J’avais dix ans et vous n’étiez pas plus charitable envers moi. — Je me défendais. J’étais obligée. Vous étiez sans pitié. — Alors j’étais stupide, madame. Je ne connaissais de toute évidence rien à la grâce, la beauté ou l’intelligence. Si tel avait été le cas, je vous aurais couverte de cadeaux et d’éloges, plutôt que de vous taquiner aussi cruellement. Elle rougit et laissa ses yeux dans les siens. Son regard avait la couleur des nuages au-dessus de l’océan ou celle des embruns. — C’est très joliment dit, monseigneur. Ma mère m’a appris à me méfier des hommes qui savent aussi bien parler aux femmes. — Même de celui destiné à être votre époux ? — Vous voulez parler de l’homme qui le sera peut-être. Il la regarda avec incrédulité, ouvrit la bouche pour répondre puis la ferma. Quelques secondes plus tard, Brienne se mit à rire. — Vous êtes susceptible, n’est-ce pas ? Il détourna les yeux. — C’est vrai, reconnut-il. — Si vous avez l’intention de m’épouser, il faudra vous corriger. J’ai peur de n’avoir pas toujours la retenue attendue chez une dame de la cour. Une fois de plus, il se sentait perplexe. Il était habitué à la morne dignité de Curgh qui laissait peu de place aux rires ou même à la gaieté. Son père et sa mère étaient capables de plaisanter quand leur position l’exigeait mais ils se livraient rarement à de telles manifestations dans l’intimité des conversations familiales. Avec Xaver, il s’amusait souvent et riait de tout ; Tavis considérait même que son ami avait le sens de l’humour. Rire avec lui était une chose. Badiner avec la jolie femme qui lui tenait compagnie en était une autre. Aussi curieuse qu’elle lui paraisse, cette idée pourtant le séduisait. Peut-être parce qu’elle était à l’opposé de l’éducation qu’il avait reçue. — Je crois pouvoir m’y faire, fit-il. Pour la première fois de la soirée, elle lui adressa un sourire dénué d’ironie. — J’en suis très heureuse. Il tendit la main vers la carafe posée entre leurs couverts. Elle était remplie d’un liquide rouge sombre, du vin de Sanbiri, sans aucun doute. Aussi fiers de leurs cépages que fussent les vignerons d’Eibithar, la plupart reconnaissaient que le meilleur vin des Terres du Devant était celui de Sanbiri. Il l’approcha de la timbale de Brienne. — Puis-je vous servir ? demanda-t-il. * On ne pouvait nier que les jeunes gens formaient un couple parfait. La jeune fille de la noblesse avec ses splendides cheveux blonds, sa magnifique robe saphir, et le jeune homme à ses côtés, plein de séduction, élégant dans son pourpoint et sa chemise de soie, dont les yeux sombres s’accordaient si parfaitement à la couleur de la robe de sa promise, correspondaient exactement à l’image que l’on pouvait se faire d’un couple royal. En eux, la beauté et l’esprit s’alliaient de la plus resplendissante façon. Nul doute que d’aussi beaux époux fussent capables d’inspirer l’amour et la dévotion de tout un peuple. Les Qirsi pour lesquels travaillait Cadel en avaient certainement conscience. Telle était la raison de sa présence. Ils en étaient à leur deuxième carafe de vin et Cadel n’avait pas encore ajouté sa potion. D’abord, leurs voisins de table buvaient au même récipient et il ne pouvait prendre le risque de les affecter eux aussi. Mais surtout, le ferment qu’il réservait aux tourtereaux, ajouté au vin, agissait vite. Ses proies ne devaient en aucun cas succomber à ses effets en plein milieu du banquet. À forte dose, il pouvait tuer mais Cadel l’avait choisi pour ses vertus soporifiques. Les circonstances exigeaient quelque chose de plus subtil qu’un vulgaire empoisonnement. L’herbe dont la saveur pouvait être masquée par celle du vin et les effets mis sur son compte offrait en outre l’immense qualité d’être d’un usage très courant et disponible très facilement. Presque tous les apothicaire d’Eibithar en délivraient et aucun n’y songeait à deux fois avant d’en vendre. Cadel n’avait pas eu besoin d’en acheter une grande quantité ; la petite fiole qu’il avait apportée contenait largement ce qu’il fallait à Lord Tavis et Lady Brienne. Il lui suffisait simplement d’attendre le moment propice pour glisser sans être vu son contenu dans leur boisson. Pour un mariage arrangé, les fiancés semblaient s’entendre à ravir. Avant de quitter la cour de son père à Caerisse, Cadel avait assisté à plusieurs de ces cérémonies. Entre promis, les romances étaient rares ou ne naissaient en tout cas jamais aussi vite. Tavis et Brienne avaient passé la plus grande partie du repas à se murmurer des confidences, rire et se dévisager mutuellement avec curiosité, timidité et bonheur. Le vin bien sûr n’était pas étranger à leur enthousiasme. Ici, dans les régions Nord des Terres du Devant, on disait que le vin convoyait l’esprit de Bohdan, le dieu du rire et des festivités. Mais au Sud, à Caerisse, Sanbira et même Aneira, où les gens savaient vraiment faire et boire le vin, on l’appelait le nectar d’Adriel, la déesse de l’amour. Pourtant, quels que soient les effets du sombre breuvage, Cadel voyait que les jeunes gens auraient pu tomber amoureux l’un de l’autre. Si on leur en avait laissé le temps. Les friandises qui achevaient le banquet avaient été servies et certains invités, bâillant et s’étirant discrètement, commençaient à partir. Les ducs, indifférents aux convives installés à leur table comme aux autres, étaient plongés dans les brouillards d’une discussion qui n’avait plus rien de vif sur la menace aneirienne et les meilleurs moyens de s’en prévenir. Les duchesses et le Premier ministre d’Aindreas, parlant plus bas, étaient absorbés dans leurs propos. Les autres héritiers de Kentigern avaient depuis longtemps été envoyés au lit. S’il avait été en compagnie d’une jeune et jolie fille et pressé de s’enfuir discrètement avec elle, Cadel aurait choisi cet instant. Apparemment, il devait avoir ce point en commun avec Tavis, ou Brienne, car il ne put savoir lequel des deux entraîna l’autre à quitter sa chaise et glisser prudemment au bas de l’estrade, un œil inquiet sur leurs pères. Il craignit une seconde de s’être laissé distancé. Mais en atteignant le seuil de la salle, il vit les amoureux hésiter. Une seconde plus tard, Tavis regarda dans sa direction et leva un doigt. Cadel sourit et s’inclina avant de se tourner vers la desserte où il avait placé les barils de vin avec le maître de chai. Il sortit en même temps la fiole de sa poche, ôta le bouchon de liège d’une pression du pouce et la tint ouverte au creux de sa paume. Dos à Tavis, il vérifia qu’on ne l’observait pas et d’un même geste tourna le robinet de la bonbonne de Sanbiri et versa le contenu de sa fiole dans un carafon d’étain. L’opération ne lui demanda pas plus de quelques secondes. D’un pas vif, il rejoignit Tavis et Brienne. — Voilà, monseigneur, fit-il avec empressement. Souhaitez-vous des timbales ? Tavis tourna rapidement les yeux vers l’estrade. — Non, répondit-il à voix basse. Ce sera tout. Prenant Brienne par la main, il s’éloigna. — Merci, lui glissa la jeune fille par-dessus son épaule. — C’est un honneur, affirma Cadel en souriant. Cela faisait des années qu’il n’avait pas éprouvé le moindre remords sur sa façon de gagner sa vie. Mais en croisant le regard de la jeune fille, il sentit son cœur se serrer. Sa contrariété s’évanouit aussi vite qu’elle était née. La suite des opérations requérait toute son attention. Tavis et Brienne se rendaient dans les appartements réservés aux invités, dans l’aile sud-est du château, là où était la chambre du jeune homme. Cela ne faisait aucun doute. Tavis était bien né et il avait passé sa vie à étudier les cours des Terres du Devant. Il savait que les appartements de Brienne étaient trop proches de ceux de sa mère et de son père et beaucoup trop surveillés par ses servantes. Les appartements de Tavis leur offraient l’intimité suffisante. D’habitude, le fils d’un duc en visite dormait avec la suite de son père mais Tavis n’était pas un seigneur ordinaire. Après son père, il serait roi. Pour ne pas offenser ses hôtes prestigieux, Kentigern leur avait réservé leur propre chambre. Les autres invités seraient plus serrés mais ce manque de confort n’était rien en regard du respect dû aux futurs monarques. Une fois de plus, Cadel n’avait qu’à attendre. Les jeunes gens avaient besoin de temps pour se rendre dans la chambre de Tavis et boire leur vin. Il retourna donc à la desserte. Vanyk comptait sur lui pour nettoyer les carafes et descendre les tonneaux fermés à la cave. C’était parfait. Son somnifère agissait vite mais ses effets étaient très longs. Il disposait de plusieurs heures. Moins il se précipiterait plus Panya serait basse et plus les gardes auraient du mal à le voir grimper la façade comme une araignée. * Contrairement à ce que son fils pensait, Javan n’était pas plus stupide qu’aveugle. Il était simplement soulagé qu’Aindreas n’ait rien surpris du stratagème de leurs enfants. En dépit de leurs fiançailles, si le duc les avait vus s’enfuir avec une carafe de vin, il aurait tiré l’épée rien que pour se venger de l’offense faite à sa fille. Dieu merci, Aindreas avait lui-même beaucoup bu. Et il était trop occupé à fulminer contre les Aneiriens et leurs alliés de Braedon pour s’apercevoir de sa voix pâteuse ou des coups qu’il assenait sur la table pour appuyer sa colère. Il n’était certainement pas en état de voir que sa fille s’était éclipsée en compagnie du fils de Javan. Pour autant qu’il pût en juger, la duchesse ou son Premier ministre ne s’étaient rendu compte de rien. Si Shonah avait été là, elle aurait été furieuse. Javan ne pouvait complètement blâmer son fils. Brienne était très belle et sa robe… Il secoua la tête. Shonah et lui n’étaient pas âgés mais il lui arrivait souvent de regretter qu’ils ne soient plus aussi jeunes. Au moins Tavis n’avait rien dit ou fait pour offenser Brienne. Étant donné son comportement récent – son ébriété avancée lors du banquet, son agression envers Xaver –, il avait craint le pire. Considérant ce qui aurait pu se passer ce soir, voir Tavis et Brienne s’éclipser ensemble dans la nuit n’était pas si mal. Tant que Tavis ne se comportait pas en imbécile, évitait de mettre sa fiancée enceinte par exemple, tout irait bien. À l’idée d’une telle catastrophe, le duc ferma les yeux. Si cela se produisait, Aindreas tuerait Tavis et probablement Javan aussi. Il se demanda brièvement si Shonah avait mis son fils en garde. Sans doute que non. Elle devait probablement juger que ce genre d’explications lui revenait, et Javan ne pouvait pas lui en vouloir. Son père lui avait parlé de la sexualité lors d’une partie de chasse alors qu’il avait dix ans. Il savait presque toutes les choses que son père lui avaient dites, les ayant entendues de la bouche des gardes, des servantes et de quelques garçons plus âgés de son entourage, et leur expédition lui parut durer des heures. Encore aujourd’hui, ce souvenir le faisait grimacer. C’était peut-être la raison pour laquelle il avait soigneusement évité ce genre de conversations avec son fils. Il ne lui restait plus qu’à espérer que Tavis savait tout ce qu’il avait besoin de savoir. Et plus. — Tu l’feras, hein, Javan ? l’interpella Aindreas d’une voix lourde. Javan cligna les yeux. Le visage de Kentigern était encore plus rouge qu’à l’accoutumée et ses yeux pâles, injectés de sang, à peine ouverts. — Excuse-moi Aindreas, j’étais ailleurs. Le vin. Que disais-tu ? — Je disais que j’ai demandé à Aylyn d’envoyer quelques soldats de la Garde royale sur la Tarbin et il n’a rien fait. Mais tu l’feras, toi, hein ? Je n’ai pas assez d’hommes. Je ne peux pas protéger le château, la ville et la rivière et les payer tous. Bientôt, je serai à sec. Il se pencha vers lui et Javan sentit son haleine chargée. — J’en ai pas besoin de beaucoup. Mille. Juste pour surveiller cette fichue rivière. Tu peux faire ça, hein ? Voilà ce qui l’attendait quand il serait sur le trône. Deux cycles plus tôt, lors de sa dernière visite au château d’Audun, Aylyn lui-même l’avait prévenu. — Il y a toujours quelqu’un pour réclamer quelque chose, lui avait confié le vieux roi. Et, le plus souvent, un autre pour te demander exactement le contraire. Quelle que soit la gloire, être roi devient plus pesant chaque année. Javan ne s’était pas préparé à ce que cela débute si vite. — Je ne suis même pas sur le trône, Aindreas, répondit-il comme un adulte repoussant un enfant trop exigeant. Je ne peux faire aucune promesse sans connaître les affectations des soldats. — S’il te faut plus d’hommes, tu peux les recruter. Si leurs affectations ne te plaisent pas, tu peux les changer, bougonna Aindreas. — Excusez-moi, Lord Kentigern, mais je n’ai pu m’empêcher d’entendre votre requête. Javan se tourna et découvrit que Fotir et Xaver s’étaient rapprochés, utilisant les sièges occupés par Tavis et Brienne quelques instants plus tôt. Fotir, qui avait pris la parole, souriait. — Quoi ? demanda Aindreas avec un regard suspicieux pour le Qirsi. — Aussi raisonnable que soit votre requête, monseigneur, je n’ai pas besoin d’expliquer à un homme de votre perspicacité que monseigneur duc ne peut déplacer des hommes sur la Tarbin aussitôt son accession sur le trône. Un tel mouvement de la part d’un nouveau monarque pourrait facilement être interprété comme une provocation. Javan adressa un sourire reconnaissant à son Premier ministre avant de se tourner vers Aindreas. — Il a raison. À supposer que je sois roi, je ne pourrai rien dans l’immédiat. Mais le moment venu, je serai heureux de considérer votre requête, Aindreas. Kentigern secoua la tête et lâcha un rire brusque. — Tu es exactement comme lui, hein ? Pas encore sur le trône que tu parles déjà comme le vieux timoré que tu vas remplacer. Pas besoin de te cacher derrière les mensonges de tes Qirsi. Tandis que tu gardes tes hommes, à nous de surveiller tes frontières et de livrer tes batailles. Il vida sa timbale et la jeta sur le sol. — Je savais qu’on ne pouvait pas faire confiance à un Curgh. — Aindreas, ça suffit ! Ioanna, les joues rouges comme si l’offense lui était adressée, dardait sur son mari un regard courroucé. Toutes les conversations avaient cessé et ceux qui restaient, même aux tables les plus éloignées, observaient les deux ducs. Kentigern, qui s’était crispé à la voix de sa femme, la dévisageait. — Regarde-toi, fit-elle avant de jeter un coup d’œil sur les autres tables. Regarde-toi, répéta-t-elle d’un ton plus bas mais aussi sévère. Tu es soûl comme un soldat et tu insultes nos hôtes. Notre futur roi ! — Ce n’est qu’une discussion, ma chère. C’est tout. Javan le sait. — Veuillez nous excuser, monseigneur duc, poursuivit Ioanna sans regarder son mari. Mon époux oublie parfois qu’il ne supporte plus aussi bien l’alcool. L’esprit est le premier à vieillir mais le dernier à mûrir. L’adage, aussi ancien que le château qui les accueillait, fit sourire Javan. — Ne vous inquiétez pas, madame. Comme le disait Aindreas, c’était une simple conversation. Je n’y vois aucune offense. Le mensonge était gracieux. — Vous êtes trop bon, monseigneur, assura-t-elle avec un ultime regard foudroyant pour son mari. Kentigern ne réagit pas. Son attention, bien qu’un peu tard, était ailleurs. — Où est Brienne ? Il se redressa et toisa Javan. — Où ton espèce de rejeton l’a-t-il emmenée ? L’amabilité avait ses limites. Javan pointa le doigt sur Aindreas et s’apprêta à répondre. Heureusement, Fotir intervint. — Ils sont partis depuis quelques instants, monseigneur. Se promener dans les jardins, je crois. Javan n’en croyait pas un mot. Personne n’emportait du vin pour une balade au clair de lune ! Mais une fois encore, il remerciait la présence d’esprit de son ministre. — Une promenade, hein ? souligna Aindreas sans plus de conviction. — Ne t’inquiète pas, Aindreas, fit Ioanna. Nous les avons présentés pour les marier. Un peu de romantisme ne leur fera aucun mal. — Mais ils ne sont que des enfants ! — Elle a six cycles de plus que moi lorsque je t’ai rencontré, sourit la duchesse. Aurais-tu oublié notre promenade ? Le visage d’Aindreas vira au cramoisi. — Si tu essaies de m’apaiser, c’est raté. — Ai-je jamais tenté une telle chose ? demanda-t-elle, un œil malicieux pour Javan. Les convives rirent et Aindreas, bien que contraint, se joignit à eux. — Tu as de la chance de n’avoir qu’un garçon, glissa-t-il à Javan. Un père se fait toujours du souci pour ses filles. — Tu ne t’en fais pas pour Ennis ? interrogea Ioanna surprise. — Ce n’est pas la même chose. Mes filles… Il s’interrompit et hocha la tête. — Disons les choses comme ça : dans quelque pétrin qu’il se mette, un garçon peut toujours s’en sortir. N’est-ce pas, Javan ? Javan sourit faiblement mais acquiesça. Sans qu’il s’en aperçoive, son regard s’était tourné vers Xaver. Sa manche dissimulait la sombre cicatrice de son bras mais, dans ses yeux, il lisait la réponse à la question d’Aindreas. Un garçon pouvait s’en sortir, oui, mais à quel prix ? * Si Brienne ne lui avait pas montré le chemin, il se serait déjà perdu. C’était peut-être à cause du vin qu’il avait bu au dîner, mais Tavis avait du mal à suivre le dédale des couloirs et des escaliers du château de Kentigern. Il avait l’impression de marcher depuis une éternité sans que rien lui soit familier. Elle lui tenait la main. Sa peau était douce et chaude. Il s’arrêta, la forçant à l’imiter. Ses joues étaient roses et elle était essoufflée. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme rapide de sa respiration. — Où m’emmènes-tu ? demanda-t-il respirant difficilement lui-même. Elle baissa les yeux puis les releva. — Dans ta chambre. Il sentit son cœur s’emballer. Ses mains tremblaient. — Mais ça n’est pas le chemin que j’ai pris pour aller au banquet. — Non, c’est vrai, admit-elle avec un sourire de conspiratrice. Celui-là nous permet d’éviter les gardes de mon père. — Tu veux seulement t’assurer que je retrouve mon lit ou tu as autre chose en tête ? La roseur de ses joues s’accentua mais elle ne détourna pas les yeux. Ils s’observèrent quelque temps en silence. Puis, comme s’ils effectuaient un pas de danse depuis longtemps appris, ils avancèrent l’un vers l’autre et s’enlacèrent. Leurs lèvres se joignirent. Son haleine avait le goût du vin et ses cheveux sentaient le miel et les fleurs sauvages. Il lui semblait que son corps se fondait avec le sien. Le cœur battant à tout rompre, Tavis pressa sa main libre sur son dos, couvert de la soie de ses cheveux dorés. De l’autre, il tenait toujours la carafe et faillit la lâcher pour défaire les petits boutons d’or qui fermaient son corsage. Mais il recula. — Ma chambre ? murmura-t-il d’une voix entrecoupée à peine audible. — Oui, répondit-elle en l’embrassant une nouvelle fois. Elle s’écarta. — Mais n’oubliez pas une chose, monseigneur. Bien que je sois vôtre, promise par mon père, et liée maintenant par mon cœur, vous me respecterez ce soir. Nous n’irons pas plus loin que des baisers. Elle hésita. Un sourire désarmant de timidité flotta sur ses lèvres. — Peut-être plus. Mais pour le reste… Il faudra attendre notre nuit de noces. Il aurait pu se mettre en colère, peut-être l’était-il, mais il comprenait ses scrupules. Elle n’était pas une servante ni une domestique. Elle était noble ; elle allait devenir sa reine. Il était impatient de s’étendre avec elle. Il en rêverait probablement cette nuit. Mais, s’il voulait que cette alliance fonctionne – et il le désirait plus que tout au monde –, il savait qu’il devait se plier à sa volonté. — Bien sûr, gente dame. Si tel est votre désir, c’est aussi le mien. Brienne sourit. — Vraiment ? Il ne put s’empêcher de rire. — Peut-être pas, admit-il. Mais je respecte votre volonté. Avec moi, votre honneur sera sauf. Je vous en donne ma parole. — Merci, murmura-t-elle avec un sourire éblouissant. Ils s’embrassèrent une nouvelle fois et Tavis se demanda s’il aurait la force de tenir la promesse qu’il venait de lui faire. — Ma chambre est encore loin ? interrogea-t-il le visage enfoui dans ses cheveux. — Non, mais avant, buvons un peu. — Vous avez l’art de rendre les choses difficiles pour un homme, madame. — En effet, monseigneur, fit-elle en lui prenant le carafon. Elle but largement et le lui tendit. Il l’imita. Puis elle lui reprit la main et le conduisit à travers les couloirs. La distance n’était pas longue mais ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour s’embrasser, boire et rire tout en s’enjoignant à plus de discrétion pour ne pas éveiller l’attention des gardes. Lorsqu’ils arrivèrent enfin devant la porte de sa chambre, ils la poussèrent et trébuchèrent jusqu’au lit, manquant de renverser le vin qui leur restait. Aucune chandelle n’était allumée mais la lune répandait ses rayons dans la pièce et sur les dalles. — La porte, fit-elle allongée sur le dos, les paupières closes. Ferme la porte. Tavis se leva avec effort et se dirigea en titubant vers la porte. Il avait le vertige. Son envie de dormir était si brusque qu’il regarda la carafe qu’il avait toujours à la main. Elle était à moitié pleine. Il avait dû boire plus qu’il ne pensait à table. Ou bien le voyage et les festivités avaient eu raison de sa résistance. Il ferma la porte à clef et retourna vers le lit, déposant le flacon sur le sol avant de s’allonger à côté de Brienne. Ses yeux étaient fermés et sa respiration avait ralenti. — Ce n’est pas juste de t’endormir, fit-il en déposant un baiser sur ses lèvres. Elle lui rendit son baiser. Ses paupières ne battirent que quelques secondes. Tavis glissa les lèvres sur son cou, sa gorge et son décolleté. En même temps, il entreprit de lui déboutonner sa robe. Il lui fallut plusieurs minutes pour faire céder le premier bouton. Ils étaient petits et ses doigts ne semblaient pas fonctionner. Brienne lâcha un menu soupir. Elle s’étira légèrement, lui facilitant la tâche. Comme elle ne lui offrait aucune résistance, il poursuivit. Après ce qui lui parut être une éternité, il parvint à défaire son corsage jusqu’à la taille. Il l’ouvrit et posa les lèvres sur son sein. Ses paupières battirent imperceptiblement. Il lui fallut quelques instants pour comprendre qu’elle s’était endormie. — Brienne, murmura-t-il. Elle ne bougea pas. — Brienne, répéta-t-il un peu plus fort. Elle resta immobile. Il l’embrassa sur la bouche mais elle ne réagit pas. Il s’écarta pour la regarder. Ses cheveux répandus comme une rivière d’or sur l’oreiller, sa peau illuminée par les rayons de Panya et Ilias, ses seins, ronds et doux, lui étaient offerts. Il en caressa un puis l’autre. S’il le voulait, elle était sienne. Endormie, ivre, presque nue. Il ferma les yeux et s’allongea. Il ne ferait jamais une chose pareille. Et puis il était aussi fatigué, peut-être plus. Il avait passé la journée à cheval. Il avait besoin de dormir. Juste un peu. Jusqu’à l’aube. Puis il la réveillerait et la conduirait à sa chambre. Il avait juré de préserver son honneur, ce qui ne signifiait pas seulement contrôler sa passion mais aussi protéger sa réputation. C’était une promesse qu’il avait la ferme intention de tenir. Elle serait sa reine, elle méritait d’être respectée. Plus tard, après qu’il eut dormi. 10 Généralement, Fotir n’avait aucun mal à raccompagner le duc de Curgh à ses appartements à une heure raisonnable. Javan n’appréciait pas les conversations interminables. Les réceptions, comme toutes les mondanités liées à son rang, lui pesaient plus qu’elles ne le réjouissaient. Fotir partageait ce point de vue. Mais surtout, parce que Javan était duc, rares étaient ceux à vouloir prolonger leur discussion dès lors qu’il avait manifesté son désir d’être seul. Ce jour-là cependant, la soirée s’était étirée beaucoup plus longtemps que Fotir ne le jugeait nécessaire. Ils avaient chevauché une grande partie de la journée et leur voyage avait été long. Ils avaient besoin de repos. S’il en jugeait à la ride qui creusait le front de son duc depuis une heure, Javan était dans le même état d’esprit. Mais autant le duc de Curgh avait l’habitude de voir les gens le laisser quand il était fatigué, autant le duc de Kentigern avait celle de voir les gens l’écouter aussi longtemps qu’il le souhaitait. Si l’on ajoutait à cela le fait qu’il était parfaitement ivre, Fotir ne pouvait pas grand-chose pour écourter la soirée. Depuis l’échange houleux entre Javan et Aindreas concernant l’affectation des gardes de l’armée royale sur les rives de la Tarbin, la duchesse de Kentigern et Shurik, le Premier ministre d’Aindreas, n’avaient cessé d’engager le duc à retourner dans ses appartements pour se coucher. Refusant de les écouter. Kentigern avait réclamé plus de vin et donné un autre tour à leur conversation. Son élocution était si pâteuse que Fotir se demandait si Javan savait de quoi ils parlaient. Ce qui, au demeurant, ne semblait pas avoir la moindre importance. — Aindreas, plaida la duchesse, nous devons laisser nos invités se reposer. — Si tu es fatiguée, femme, vas te coucher. Moi, je reste. Il revint à Javan. — Heureusement que Shonah n’est pas v’nue avec toi, Javan. Deux comme elle, ça aurait été trop. — Ce n’est pas de moi que je me soucie, balourd ! À l’exception de quelques serviteurs et des convives à leur table, la salle était vide. Apparemment, Ioanna se moquait de rabrouer son mari devant eux. — Javan et sa suite ont fait un long voyage. Ils ont besoin de dormir. — N’importe quoi ! Javan est en pleine forme. Demande-lui. — En fait, mon ami, répondit le duc en saisissant cette occasion pour se lever et s’étirer, un peu de sommeil me ferait le plus grand bien. La journée a été épuisante. Et nous aurons tous le temps de reprendre nos discussions demain et les jours suivants. Aindreas hocha la tête et éclata de rire. — Mon vieux, tu t’ramollis. Javan serra les dents. Son visage s’empourpra. — Du calme, monseigneur, lui souffla Fotir. Depuis la moitié de la soirée, il ne sait pas ce qu’il dit. Javan se détendit. Deux valets d’Aindreas vinrent soulever leur duc. D’un pas chancelant tant il était lourd, ils l’accompagnèrent au bas de l’estrade et hors de la pièce. Ioanna regarda son mari s’éloigner avant de se tourner vers Javan. — Je vous présente mes excuses, monseigneur. Elle était pâle et fatiguée et lui adressa un sourire las. — Il a du mal à voir Brienne grandir et, bien que son mariage ne sera célébré que dans quelques années, la perspective de la voir partir le chagrine terriblement. Je crois qu’il se sent vieillir. Javan lui offrit un sourire qui paraissait sincère. — Ne vous excusez pas, madame. Votre mari a peut-être raison. Il est sûrement plus difficile d’avoir des filles que des garçons. Je ne me permettrais pas de le juger. — Monseigneur est indulgent, répondit la duchesse en inclinant légèrement la tête. Il fera un roi des plus gracieux. Enfin, s’il prend la peine d’aller se reposer, ajouta-t-elle avec un sourire. — Vous avez raison, reconnut Javan en riant. — Par ici, monseigneur, l’invita la duchesse, un valet va vous raccompagner. — Excusez-moi, madame. — Oui, Shurik. Le Qirsi désigna Fotir. — J’avais l’intention de proposer à mon collègue un tour en ville, si aucun de vous n’y voit d’objection, naturellement. — En ce qui me concerne, vous pouvez disposer, répondit la duchesse. Monseigneur ? — Aucun problème. — Qu’en dites-vous, cousin ? demanda Shurik à Fotir. Fotir hésita. Il était fatigué et avait quelques affaires à régler avant de se retirer pour la nuit mais il ne voulait pas se montrer grossier et il n’était pas sûr de pouvoir refuser l’occasion de parler avec le Premier ministre de Kentigern. — D’accord. — Parfait, conclut Shurik avec un sourire. Ioanna, Javan et les autres commencèrent à partir. — Maître MarCullet ! appela Fotir. Puis-je vous dire un mot ? Cette fois, Ioanna et Javan ne s’arrêtèrent pas. Xaver, une expression indécise sur le visage, attendit que le Premier ministre le rejoigne. — Oui ? Fotir ne dit rien avant d’être en face du garçon. — J’aurais voulu discuter avec Lord Tavis avant de dormir, commença-t-il à voix basse. Je vais en avoir probablement pour une heure ou deux avec le ministre d’Aindreas. Puis-je vous demander de voir si tout va bien ? — J’en avais l’intention. — À vrai dire, je m’en doutais, répondit le Qirsi. De toute évidence, et en dépit des assurances qu’il lui avait données en entrant dans la cité ce jour-là, le garçon ne lui faisait pas confiance. Xaver, silencieux, fixa le visage de Fotir, comme s’il espérait lire dans ses pensées. — Je vous l’ai dit, Maître MarCullet, vous n’avez rien à craindre de moi. Mais cela ne signifie pas que vous n’ayez aucune crainte à avoir. Nous sommes proches d’Aneira. Maintenant que le duc et votre ami sont en ligne pour le trône, nous ne saurions nous montrer trop prudents. Ce n’est pas le moment d’imaginer des ennemis au sein de votre cour. — Vous vous contredisez, Premier ministre. Vous me mettez en garde en même temps que vous me demandez de laisser de côté ma suspicion à votre égard. Où voulez-vous en venir ? Le garçon était perspicace mais Fotir n’avait pas le temps de discuter plus longtemps. — Faites attention, répéta-t-il d’une voix ferme. Xaver l’observa un certain temps avant de lâcher un soupir. — Que voulez-vous que je lui dise ? — Rien de particulier. Trouvez simplement où il est et vérifiez qu’il va bien. Il hésita quelques secondes avant de poursuivre : Et qu’il ne s’est pas mis en mauvaise posture. — Comptez sur moi. Bonne nuit, Premier ministre. — Bonne nuit, Maître MarCullet et merci. Le garçon quitta la pièce d’un pas vif. Fotir et Shurik se retrouvèrent seuls sur l’estrade. — Tout va bien ? demanda l’homme de Kentigern. — Très bien. Shurik descendit les quelques marches en invitant Fotir à le suivre vers une autre porte. — Votre compagnie me réjouit, déclara-t-il tandis que Fotir avançait à ses côtés. Il semble que nos seigneurs soient décidés à renforcer leur alliance entre leurs deux maisons. Nous les servirons d’autant mieux que nous saurons travailler ensemble. — C’est exact. Shurik l’observa de biais. — Parfait ! J’ai entendu dire que vous n’étiez pas un homme facile, Fotir. De nombreux amis qirsi m’ont raconté que vous préfériez la compagnie des Eandi à celle des vôtres. — Je ne crois pas que cela soit vrai. Certains de mes amis ont les yeux jaunes, d’autres non. Je n’ai rien contre les Qirsi. Mais j’ai remarqué que beaucoup semblent m’en vouloir. Parce que je refuse de haïr les enfants d’Ean. — Je comprends. Vous découvrirez la même chose à Kentigern. Ils traversèrent en silence les jardins jusqu’à la porte la plus proche de la ville. Fotir jeta un coup d’œil discret à Shurik, se demandant s’il attendait qu’il prenne la parole. Mais le Premier ministre semblait satisfait. Ses cheveux, qu’il portait détachés, lui donnaient, au premier regard, une allure juvénile démentie cependant par son visage, étroit et long, ses pommettes saillantes, ses yeux pâles enfoncés dans leurs orbites et son aspect maladif, commun à ceux de sa race. — Où allons-nous ? demanda enfin Fotir. — Dans une taverne en ville, L’Ours d’Argent. Les deux hommes échangèrent un sourire. — Un endroit qui me semble parfaitement approprié pour le Premier ministre qirsi de Curgh. L’Ours d’Argent n’était pas différent de tous les établissements qirsi que Fotir avait visités. Il sentait la bière et le tabac à pipe. Malgré l’heure avancée, l’endroit était bondé et bruyant, tout comme l’était Le Goéland d’Argent à Curgh, un soir de Festival. Leur visite n’était certainement pas étrangère à cette ébullition nocturne. Kentigern n’avait pas l’habitude de recevoir des hôtes des autres maisons du royaume, en tout cas rarement de l’importance de Javan. Naturellement, presque tous les clients étaient qirsi. Fotir aperçut néanmoins quelques Eandi dispersés dans la foule. Le tavernier, un grand Qirsi curieusement brun, salua Shurik de la main et, après avoir observé Fotir, lui fit un léger signe de tête auquel il répondit de la même manière. — J’ai une table dans une des salles du fond, l’informa Shurik en élevant la voix pour se faire entendre. Nous serons tranquilles. Les deux hommes se dirigèrent vers une petite pièce dans le coin le plus éloigné de la pièce comble. Fermant la porte derrière lui, Shurik invita Fotir à s’asseoir dans l’un des fauteuils autour de l’une des deux tables rondes qui meublaient l’endroit. — Mettez-vous à l’aise. On ne va pas tarder à nous apporter des bières et des pipes. — Je ne fume pas. — Quel dommage ! s’exclama le ministre. Nous avons un tabac très fin, en provenance d’Uulrann. Fotir dressa un sourcil. Les producteurs d’Uulrann avaient la réputation de fournir le meilleur tabac des Terres du Devant, on en trouvait pourtant très peu dans les autres royaumes. Il en était de même pour les lames forgées par les artisans d’Uulrann, l’hydromel produit par ses brasseurs et les épices cultivées par ses fermiers. Toutes ces denrées, extrêmement rares, étaient très convoitées par les marchands. Parfois, des productions de moindre qualité, élaborées dans les autres royaumes, vendues sous couvert d’un label usurpé, faisaient leur apparition sur les marchés. Mais, tout comme il tenait sa cour et ses armées à l’écart des alliances et rivalités que nouaient les autres royaumes, le suzerain d’Uulrann rechignait à voir ses marchands participer aux échanges qui avaient lieu dans les Terres du Devant. Bien que Fotir n’eût jamais entendu d’explication convaincante à ce sujet, c’était une particularité qui remontait à plusieurs siècles. En vérité, le royaume d’Uulrann était cerné par les montagnes, l’océan et deux de ses plus farouches ennemis : Aneira et Braedon. Le commerce pourtant se développait entre rivaux les plus opposés. Eibithar négociait avec Aneira, comme Caerisse. Et tous commerçaient avec Braedon. « Les rois livrent leurs guerres, disait un ancien proverbe, et les marchands leurs marchandises. » Une sagesse qui, de toute évidence et comme tout le reste, s’arrêtait au pied des montagnes de Basak. — Du tabac d’Uulrann ? répéta Fotir. Comment arrive-t-il ici ? — Un marchand audacieux, probablement, sourit Shurik. Capable de payer très cher l’espoir de gagner encore plus. Pour être honnête, je n’ai jamais posé la question. Une serveuse, qirsi naturellement, fit son apparition, chargée de deux chopes de bière brune et deux blagues à tabac. Tandis qu’elle les déposait sur la table, Shurik sortit une pipe de la poche de son pourpoint. — Vous êtes sûr ? insista-t-il auprès de Fotir. Devant son air hésitant, Shurik sourit. — Pouvez-vous apporter une pipe pour mon ami ? demanda-t-il à la jeune fille. Dites à Tranda que c’est pour le Premier ministre. — Tout de suite, monseigneur, répondit la serveuse en s’inclinant devant les deux hommes avant de partir. — Vous n’allez pas le regretter, déclara Shurik. Il bourra sa pipe, alluma une brindille à la flamme de la bougie posée sur la table et l’approcha du foyer. Après un crépitement clair, la fumée s’éleva vers le plafond, répandant une odeur dans la pièce dont Fotir dut reconnaître la remarquable suavité. — J’imagine que je dois m’excuser pour le comportement de Lord Kentigern, avança Shurik sans le moindre préambule. — Je crois que la duchesse s’y est employée de la plus élégante façon, répondit prudemment Fotir. Le commentaire de son confrère était pour le moins curieux. D’ordinaire, ce genre de remarques ne relevait pas des compétences ministérielles, à moins d’en être expressément chargé. Aindreas n’avait pas été en condition de donner un tel ordre à Shurik. Peut-être la duchesse l’avait-elle fait. La servante revint avec une pipe. Fotir, heureux de cette diversion, la bourra et l’alluma avec habileté. Il n’avait pas fumé depuis des années et comprit à quel point cela lui avait manqué. Le tabac était aussi parfumé que léger. Il baissa les paupières pour mieux en savourer la saveur. — Vous devez trouver que le duc est bien grossier, poursuivit Shurik lorsqu’ils furent seuls. À votre place, c’est ce que je me dirais. Il le pensait, naturellement, mais n’avait aucune envie de l’avouer. Shurik le mettait dans une position d’autant plus désagréable que Fotir n’arrivait pas à savoir si c’était volontaire. — Je crois que votre duc est un chef passionné ainsi qu’un père et un mari dévoué, répondit-il en ouvrant les yeux. Il sera un allié précieux pour Javan et un conseiller fiable lorsqu’il deviendra roi. D’après ce qu’il en savait, l’homme était un imbécile et un ivrogne. Lorsqu’il n’était pas occupé à poursuivre une des cuisinières du château, il envoyait ses soldats faire des exercices dangereux près de la Tarbin. Certains disaient qu’il voulait provoquer une guerre avec Aneira, pour asseoir son statut dans le royaume, d’autres qu’il prenait de tels risques simplement pour se distraire. Quoi qu’il en fût, Shurik accueillit sa déclaration avec un sourire. — Et je ne doute pas une seule seconde que Javan sera un excellent monarque. Si j’en crois la rumeur, il est aussi déterminé que bienveillant, aussi brave que raisonnable. Que demander de plus à un roi ? Fotir était certain que le ministre ne lui livrait pas son opinion personnelle mais, après avoir été plus courtois qu’honnête lui-même, il ne pouvait guère lui en vouloir. Devant son expression, Shurik éclata de rire. — Je crois que nous avons parfaitement rempli nos devoirs, qu’en dites-vous, cousin ? — Je ne suis pas sûr de vous comprendre. — Au contraire, rétorqua Shurik en grimaçant légèrement. Nos ducs comptent sur notre diplomatie pour jeter les bases de leurs meilleures relations. — N’est-ce pas ce que nous faisons ? — Je suppose. J’espérais que nous irions plus loin. Lord Tavis et Lady Brienne vont se marier. Nos maisons n’ont pas besoin de nous pour renforcer leurs liens. Il tira sur sa pipe. — Je veux saisir l’occasion de cette soirée pour développer notre propre amitié, de Qirsi à Qirsi. Fotir, ne sachant pas très bien où il voulait en venir, acquiesça lentement. — C’est une bonne idée, cousin. Une telle amitié s’inscrit dans la lignée des intérêts de nos ducs. — Sans doute, admit Shurik, un léger sourire aux lèvres. Mais je ne songeais pas à ça. Je cherchais simplement un ami. Avez-vous des amis, Fotir ? — Bien sûr, rit-il. — Des amis qirsi ? Fotir hésita. — Quelques-uns. Il y a d’autres ministres qirsi au château de Curgh. Je les considère comme mes amis. — Je suis heureux de l’entendre. Comme je le mentionnais tout à l’heure, on m’a raconté que vous étiez un homme difficile. Il s’adossa, ôta sa pipe de ses lèvres et but une gorgée de bière. — Dites-moi, Fotir, de quels pouvoirs disposez-vous ? Une fois de plus, Shurik le prenait au dépourvu. C’était une question qu’il n’aurait quant à lui posée qu’à un ami très proche. — Excusez-moi, recula Shurik. Ma question vous dérange. Peut-être cela vous aidera-t-il si je vous dis qu’en plus d’être un Glaneur, j’ai aussi le pouvoir du feu et je parle le langage des animaux. C’était une information utile. Le ministre de Kentigern avait plusieurs capacités, autant que Fotir, seulement le langage des bêtes était considéré par les Qirsi comme un des dons les plus précieux. La grande majorité des hommes et des femmes de la race des sorciers ne possédaient qu’une force, peut-être deux. Ceux qui en maîtrisaient trois, comme Fotir et Shurik, étaient les plus chanceux et les plus recherchés parmi la noblesse eandi de tout le royaume. Depuis des siècles, les Qirsi servaient les cours des différentes maisons. Ministres, ils n’offraient pas seulement leurs conseils mais aussi leurs dons de guérison, de divination, de créer et contrôler le feu, le vent, les brumes, de façonner la matière, autant d’atouts très utiles au combat. Les nobles les plus modestes n’avaient à leur service qu’un ou deux ministres, les ducs, une bonne demi-douzaine. Les rois en employaient souvent dix, ou plus. On disait même que l’empereur de Braedon était entouré de vingt Qirsi. — Et vous ? le poussa Shurik. — Comme vous, je suis Glaneur, commença Fotir, et Façonneur. Je possède également le pouvoir de la brume et du vent. — Très impressionnant, remarqua Shurik. Je comprends pourquoi votre duc vous apprécie tant. — Vous croyez ? demanda Fotir toujours curieux de savoir où son confrère voulait en venir. — Ne me dites pas que vous l’ignorez. — Je présume que le duc me respecte et qu’il apprécie mon service. — Et c’est important à vos yeux. — Ne faudrait-il pas ? — Si, je suppose, lâcha Shurik avec un hochement d’épaules presque dédaigneux. J’estime aussi que l’opinion d’un duc peut parfois prendre trop de place. Sa rencontre désagréable avec le Qirsi du Festival au Goéland d’Argent lui revint en mémoire. Trin lui avait dit quelque chose de vaguement similaire. — Dites-moi, cousin, reprit-il, êtes-vous de ces Qirsi qui jugent les Eandi ennuyeux et limités ? — Pas du tout. Vous aurais-je donné cette impression ? — Non. Pardonnez ma question. Votre remarque m’a rappelé un homme de ma connaissance. Shurik dressa un sourcil. — Et c’est ce qu’il pense ? — Oui. — Un homme de votre position devrait être plus prudent dans le choix de ses amis. Votre duc pourrait se troubler de vous savoir en telle compagnie. Fotir sourit et tira une bouffée du tabac d’Uulrann. — Ce n’est pas un ami. Et je n’offre à mon duc aucune raison de douter de ma loyauté. — Voilà qui est fort sage. Je suis comme vous. Il soupira. — Il n’empêche qu’il m’arrive de rêver d’un royaume qirsi où je servirais un seigneur qirsi. L’expression de Fotir lui arracha un sourire. — Ma franchise, ou ma candeur, vous perturbe, cousin ? — Disons que je la trouve rafraîchissante, répondit Fotir avec la même légèreté. Mais après de si longues années à la cour d’Eibithar, je ne suis pas certain de savoir que répondre. Shurik rit mais retrouva vite son sérieux. — Je ne veux pas paraître ingrat envers mon duc. Il peut se montrer grossier et stupide, parfois même puéril. Mais en dépit de tous ses défauts, il se révèle un chef avisé et compétent, en particulier quand il est sobre. Il dirige son armée avec poigne, audace et imagination. Au cours des années, il a appris quand être ferme avec son peuple et quand il devait se montrer indulgent. Sa clémence et son intelligence parviennent même parfois à me surprendre. Son visage s’assombrit. — Ce qui n’a pas été le cas ce soir. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le pire des ducs eandi et, en fin de compte, je m’estime chanceux. — J’en suis heureux pour vous, cousin. Et votre honnêteté me touche. — Pourtant, vous me refusez votre confiance. Fotir se raidit. — Que voulez-vous dire ? — Je vous ouvre mes sentiments sur mon duc mais rien ne sort de votre bouche sinon des lieux communs sur le respect du vôtre et sa reconnaissance. — C’est la vérité. — Alors Javan de Curgh est sans défaut et Fotir jal Salene le sert avec un dévouement aveugle. — Je n’ai jamais prétendu qu’il n’avait aucun défaut. Il peut se montrer froid, parfois manquer d’humour. Il est têtu et souvent implacable, même dans des situations requérant une certaine souplesse. Le ministre ralluma sa pipe, envoyant un nuage de fumée bleutée vers le plafond. — Nous avançons. — Je n’ai pas grand-chose à ajouter, cousin. Je suis désolé de vous décevoir mais j’admire le duc. Je suis persuadé qu’il fera un très bon roi et je suis très heureux d’être à son service. Shurik masqua vite son désappointement. — Eh bien, j’en suis ravi pour vous, cousin. Peu d’entre nous ont votre chance. — Je le reconnais volontiers, admit Fotir. Sa discussion avec Trin au Goéland d’Argent lui trottait pourtant à l’esprit. Que Shurik ait entendu dire qu’on le jugeait difficile le perturbait. La dernière chose dont un homme dans sa position avait besoin était d’une réputation discutable. Ils restèrent silencieux quelques minutes. La serveuse revint avec de nouvelles chopes. Lorsqu’elle ouvrit la porte, Fotir constata que le bruit dans la grande salle avait diminué. — Nous devrions peut-être retourner au château, proposa-t-il. — Comment ? Oh, oui, bientôt. — Vous voulez discuter d’autre chose, cousin ? Le ministre parut hésiter. — À dire vrai, oui. Peut-être avez-vous entendu parler de l’agitation grandissante de notre peuple, de sa grogne concernant la place et le rôle prédominants des Eandi dans les Terres du Devant. Fotir sentit son malaise renaître. L’évocation d’une conspiration qirsi avait atteint les murs de Curgh. Que les habitants de Kentigern en aient eu vent à leur tour n’aurait pas dû l’étonner. — Oui, j’en ai entendu parler. Il paraît que les royaumes du Sud, Sanbira, Caerisse et Aneira, sont les plus exposés. Mais si l’on en croit la rumeur, nous ne serons pas longtemps à l’abri. — J’ai ouï-dire la même chose. C’est pour le moins alarmant. — Bien sûr. Nous sommes tous inquiets. Avez-vous relevé ici des preuves quelconques de cette conspiration ? — Pas encore. Mais comme vous, je crains fort que cela ne tarde pas. Il se tut, comme à regret mais hésitant à se dévoiler davantage. Fotir resta silencieux et attendit. — Si proche de la Tarbin, poursuivit le ministre, j’ai l’habitude de réfléchir à toutes les menaces qui peuvent peser sur Aindreas. Mais celle-ci, je l’avoue, me trouble bien plus que toutes les autres. — Parce qu’elle vient des nôtres ? — Oui, en partie. Mais aussi parce que quelque chose en elle me séduit. Il semblait gêné, et légèrement inquiet, mais il ne quitta pas Fotir des yeux. — N’avez-vous jamais éprouvé ce genre de sentiments ? Fotir était au comble de l’embarras. Shurik venait de lui faire un aveu extraordinaire auquel peu de Qirsi et encore moins de ministres se seraient hasardés. Il espérait peut-être qu’une telle confidence lierait leur amitié, ou bien il lui tendait un piège, une façon de savoir si Fotir faisait partie de la conspiration. Quelle qu’en soit la raison, le ministre l’avait une nouvelle fois placé dans une situation des plus embarrassantes. S’il déclarait qu’il n’avait aucune sympathie pour la conspiration, il pouvait passer pour particulièrement vertueux, ou pire, il pouvait passer pour le joujou eandi pour lequel Trin le tenait. D’un autre côté, s’il disait qu’il était du même avis que Shurik sur le sujet, il pouvait éveiller ses soupçons. — Je sais que beaucoup d’entre nous partagent vos sentiments, se résolut-il à déclarer en choisissant ses mots avec soin. — Mais pas vous. — Ce n’est pas ce que j’ai dit. L’histoire de notre peuple dans les Terres du Devant est une histoire… difficile. Certaines blessures ont besoin de beaucoup plus de temps que d’autres pour cicatriser. — Dois-je comprendre que vous pensez que le temps soignera celle-ci ? — Ce n’est pas votre avis ? — Je l’espère. Mais l’espoir est une chose. Croire que c’est possible en est une autre. Le silence les enveloppa. Fotir étudiait soigneusement Shurik, essayant de jauger cette réponse, mais son visage trahissait peu de chose. — Et le garçon ? interrogea brusquement Shurik. — Pardon ? — Vous admirez le duc mais son fils ? — J’apprécie beaucoup Tavis. Il avait prononcé ces mots avec conviction mais il n’avait pu s’empêcher de ciller brièvement. Son mensonge, il n’en doutait pas, n’échapperait pas à la perspicacité de Shurik. — J’ai entendu dire que le jeune homme déçoit son père, avança le ministre. — Le jeune lord est ce qu’il est, répondit Fotir, c’est-à-dire jeune. Avec l’âge, ses défauts s’estomperont. — Vraiment ? En êtes-vous certain ? demanda Shurik le visage grave. — Il est d’une excellente famille et j’ai toute confiance dans l’éducation qu’il a reçue de ses parents. Il manie l’épée avec une très grande adresse et c’est un cavalier hors pair, comme son père. Je suis sûr qu’avec le temps, il saura conduire son peuple et diriger le royaume. — Mais ça n’est pas encore le cas. — Non, admit Fotir. Ça n’est pas le cas. Il aurait dû s’arrêter là mais la franchise de Shurik, le vin et la bière avaient relâché sa prudence. — Il n’a aucune discipline. Il est égoïste et ne comprend pas que son comportement rejaillit sur son père et leur maison. J’ai dit que j’espérais qu’il se corrige de ses fautes mais elles ne font qu’empirer. Au cours du dernier cycle, il est arrivé avec plus d’une heure de retard au banquet, aussi soûl que le duc de Kentigern ce soir. Il n’est pas resté longtemps mais assez pour humilier ses parents. Et lorsque son homme lige l’a suivi pour s’assurer qu’il ne courait aucun danger, Tavis l’a attaqué au couteau. Le bras de Maître MarCullet en porte encore la blessure. — Par tous les démons ! s’exclama Shurik avec une intonation d’incrédulité totale. Si j’avais su, je n’aurais jamais posé la question. Fotir balaya ses excuses d’un geste de la main. — Vous ne pouviez pas savoir. Si ça n’était pas moi qui vous l’avais raconté, vous n’auriez jamais eu foi dans une telle histoire. J’ai été témoin de la scène et j’ai vu la blessure, pourtant, j’ai encore du mal à y croire. — J’avoue qu’un tel comportement de la part du fils de Javan est difficile à accepter. — Et personne n’est plus troublé que le duc, à part la duchesse elle-même. — Je comprends qu’ils soient déçus. — Très, acquiesça Fotir. Je suppose qu’ils espèrent que Brienne aura une influence bénéfique sur lui. — C’est une jeune fille extraordinaire. Si quelqu’un peut l’aider, c’est elle. Shurik prit sa bière et Fotir mâcha sa pipe éteinte depuis longtemps, pensivement. Il avait probablement tort d’en avoir autant révélé sur Tavis – Javan serait furieux s’il l’apprenait – mais la rumeur qui s’était déjà répandue à travers le royaume ne tarderait pas à atteindre Kentigern. Et puis peut-être était-il temps pour lui de nouer quelques amitiés solides parmi les siens. — Vous devez être fatigué, cousin, remarqua le ministre quelques minutes plus tard. Voulez-vous que nous rentrions ? — Avec plaisir. Je ne serai d’aucune utilité au duc si je ne dors pas bientôt. Ils se levèrent ensemble, quittèrent la pièce et traversèrent la taverne. Shurik lança trois pièces d’argent sur le bar et souhaita bonne nuit à Tranda. Fotir proposa de payer lui aussi, mais le ministre déclina son offre. — Vous êtes invité au château de Kentigern, fit-il alors qu’ils sortaient dans la rue. Le duc refuserait, alors moi aussi. La nuit était froide, une légère brume enveloppait la ville. Les rayons de Panya, déjà basse dans le ciel, étiraient les ombres sur le sol. Au-dessus d’elle, brillait Ilias. Sa lueur nimbait la nuit d’un voile rouge pâle. Ils ne parlèrent pas beaucoup. Alors qu’il allait se coucher, Fotir sentit à quel point il était épuisé. Grimper la route tortueuse qui conduisait au château lui coûta de douloureux efforts. Shurik ne semblait guère plus alerte et, lorsqu’ils atteignirent les portes, il était essoufflé. Son visage, en sueur, brillait doucement. — Je ne m’habituerai jamais à cette montée, déclara-t-il en tâchant de reprendre son souffle. Si ça n’était pour le tabac d’Uulrann, je ne mettrais jamais les pieds en ville. Ils allèrent ensemble jusqu’à la tour la plus proche des appartements des invités. Là, Shurik lui souhaita bonne nuit et traversa le jardin pour rejoindre sa chambre. En montant l’escalier en colimaçon, Fotir se demanda brièvement si Xaver avait trouvé Tavis. Non qu’il éprouvât quelque inquiétude, la tour était plongée dans le calme et les gardes postés au sommet des escaliers l’arrêtèrent pour lui réclamer son nom avant de le laisser passer. Aindreas avait visiblement pris toutes les précautions. Le duc de Kentigern était le successeur de Javan et Tavis sur le trône mais, en dépit de toute sa grossièreté, il n’était pas assez hardi ni stupide pour tenter un tel affront, surtout en présence des hommes de Curgh sous son propre toit. Fotir eut quelques difficultés à trouver la chambre qu’il partageait avec Xaver. Toutes les portes se ressemblaient et il ne voulait pas risquer d’ouvrir celle de Javan par erreur. La première qu’il essaya était fermée à clef. Supposant qu’il s’agissait de celle de Tavis, il déduisit que la sienne était la suivante. Xaver avait eu l’amabilité de laisser une chandelle allumée devant la petite fenêtre. Fotir se dévêtit, souffla la mèche et se glissa dans son lit sans réveiller son compagnon. Dans l’obscurité, il revint sur sa conversation avec Shurik. Le ministre lui avait offert son amitié mais il sentait confusément que ses intentions ne s’arrêtaient pas là. S’il n’avait pas été aussi fatigué, et s’il avait moins bu, il aurait pu tenter de comprendre le véritable motif de leur petit aparté. Mais ses pensées étaient confuses et il ne tarda pas à plonger dans le sommeil. Il se réveilla tandis que les premières lueurs argentées de l’aube illuminaient le ciel. Persuadé d’avoir entendu un bruit, il se redressa légèrement. La chambre était paisible. Dans l’autre lit pourtant, Xaver le regardait, le front plissé, l’air soucieux. Il n’avait donc pas rêvé. — Avez-vous discuté avec Lord Tavis ? demanda-t-il. Avant que Xaver ne réponde, le même bruit se fit entendre. Quelqu’un frappait à la porte voisine. Celle de Tavis. Xaver et Fotir bondirent du même élan hors de leur lit et s’habillèrent à la hâte. Un nouveau bruit, beaucoup plus inquiétant les arrêta. Un fracas fit frémir les pierres de la tour puis un second. On démolissait la porte ! Au troisième coup, Fotir comprit que le panneau de bois venait de céder. Un hurlement de femme déchira l’air. Aussitôt, des bruits de pas précipités, des ordres brefs et le son métallique des épées qu’on sortait de leur fourreau envahirent le couloir. Fotir, pieds nus, sa chemise débraillée, courut à la porte, Xaver sur ses talons. Il ouvrit précipitamment, entendant à peine la prière à Ean, le dieu des Eandi, que le garçon formulait dans son dos. Il aurait peut-être dû se joindre à son invocation mais les Qirsi avaient leur propre dieu et Fotir se souciait peu des croyants eandi et de leur nouvelle foi. Et il était bien certain qu’aucun dieu et aucune prière n’étaient à la hauteur de ce qui les attendait dans le couloir. 11 Clarisse n’avait pratiquement pas dormi. Comment aurait-elle pu ? Avec tout le respect qu’elle éprouvait pour le duc et la duchesse de Kentigern, Lady Brienne était sous sa responsabilité et ce depuis que la petite avait cessé de téter le sein de sa mère. Elle avait habillé la fillette le matin et l’avait bercée le soir, l’avait aidée pour ses leçons après le départ des répétiteurs et joué avec elle. Lorsque Brienne avait grandi, elle lui avait parlé du mariage, des enfants et de l’amour et elle avait écouté la jeune fille lui raconter ses rêves et ses craintes. C’était elle qui était là et qui l’avait rassurée lorsque ses premières gouttes de sang avaient marqué une étape vers la féminité. Depuis quelques années, Brienne n’avait plus besoin d’une nourrice mais Clarisse était restée la confidente et l’amie de la jeune fille. De bien des façons, c’était elle qui lui avait enseigné l’art d’être une lady. Personne ne connaissait Brienne mieux qu’elle. Personne ne l’aimait autant, pas même le duc ou la duchesse, bien qu’elle ne l’eût avoué à quiconque pour rien au monde. Ioanna semblait comprendre la profondeur de son attachement pour sa fille, car la duchesse la consultait souvent pour des initiatives la concernant : les choix de ses leçons et de ses professeurs, celui de ses compagnons lorsqu’elle s’aventurait hors du château. Il n’y avait que pour cette dernière décision, la plus importante dans la vie de Brienne, que Clarisse n’avait pas été sollicitée. Elle en voulait au duc. C’était un choix guidé par la politique et l’ambition plus que par le souci du bonheur de la jeune fille. Comment expliquer autrement le désir d’Aindreas de marier sa fille à cet enfant gâté de Curgh ? Clarisse se moquait bien que le père du garçon soit le futur roi ou qu’il le soit lui-même un jour. Elle n’aimait ni son allure ni sa réputation. Et elle n’appréciait certainement pas la façon dont il regardait bêtement sa protégée. On ne pouvait pas lui faire confiance. C’était évident. Seule Brienne ne le voyait pas. Malgré toutes les mises en garde de Clarisse, la jeune fille restait naïve. Un ou deux verres de vin, quelques paroles habiles et Brienne était prête à suivre le garçon au clair de lune, où elle serait exposée à la magie néfaste d’Adriel. C’était exactement ce qui s’était passé puisque Brienne n’était pas rentrée de la nuit. Clarisse avait tenté de dormir, d’oublier son inquiétude. Elle s’était répété que l’enfant d’hier était devenue une femme, qu’elle était fiancée, qu’elle n’avait plus besoin de nourrice, qu’elle était libre d’aimer et d’être aimée si tel était son choix. Tout cela était vrai, elle en était convaincue, mais elle n’avait pu fermer l’œil. Étendue dans son lit, regardant la chandelle se consumer, guettant le bruit des pas de Brienne dans la chambre d’à côté, son inquiétude n’avait fait que croître au fil des heures. Elle avait dû finalement somnoler, car elle avait ouvert les yeux sur les lueurs de l’aube saluées par les premières cloches de la ville. Elle avait alors décidé que son attente était terminée. Ils étaient peut-être fiancés mais ils n’étaient pas mariés. Elle craignait pour l’honneur de Brienne mais elle ne pouvait plus grand-chose pour le préserver. Ce qui n’était pas le cas de sa réputation qu’elle pouvait encore défendre. Glissant hors de son lit, elle s’était habillée et s’était dirigée vers les appartements du duc. Une paire de gardes l’avait arrêtée dans le couloir. — Je dois parler à la duchesse, avait-elle annoncé. Les hommes avaient échangé un regard. — Le duc et la duchesse dorment encore, avait répondu l’un d’entre eux. Vous devez… — C’est très important. C’est au sujet de Lady Brienne. Ils s’étaient encore consultés puis celui qui avait parlé avait acquiescé et l’avait laissée entrer. Quelques instants plus tard, Ioanna était apparue sur le seuil, enveloppée dans une robe de velours, le visage gonflé de sommeil et les cheveux défaits. — Oui, Clarisse, avait-elle dit d’une voix éteinte. Que se passe-t-il ? Clarisse avait fait une brève révérence. — C’est au sujet de Lady Brienne, madame. Elle n’est pas venue se coucher. Je ne l’ai pas vue depuis qu’elle a quitté le banquet avec Lord Tavis. — En êtes-vous sûre ? Avez-vous été dans sa chambre ? lui avait demandé la duchesse le front soucieux. — Oui, madame. Un mensonge innocent mais elle était sûre de son fait. Elle l’aurait entendue. La duchesse avait jeté un regard hésitant vers la porte de sa chambre. — Je ne veux pas réveiller Aindreas, avait-elle décidé comme songeant à voix haute. Il est encore très tôt. Prenez des gardes avec vous, allez dans les appartements de Lord Tavis et ramenez-la ici. Soyez discrète, Clarisse. Essayez de ne pas réveiller le duc de Curgh ou ses hommes. La situation est suffisamment fâcheuse, tâchons de ne pas l’ébruiter. — Oui, madame. — Et, Clarisse, l’avait arrêtée la duchesse alors qu’elle s’éloignait, soyez correcte avec Lord Tavis. Vous ne l’aimez peut-être pas mais ça n’est pas le cas de Brienne. Ce qui est une bonne chose. Vous me comprenez ? La nourrice acquiesça sans masquer cependant sa désapprobation. — Bien, madame. Accompagnée des deux gardes du couloir, Clarisse s’était précipitée dans l’autre aile du château. Elle s’immobilisa devant les deux autres gardes en faction près des quartiers réservés au duc de Curgh et à ses hommes. — Quelle est la chambre de Lord Tavis ? avait-elle interrogé. L’un des deux soldats les avait accompagnés le long du couloir jusqu’à une des grandes portes de bois. — C’est là. Refusant de lui demander s’il était sûr de lui, elle posa la main sur la poignée qui résista. Elle frappa sans obtenir de réponse. Elle recommença avec plus de force et, n’obtenant pas plus de résultat, se tourna vers le garde qui les accompagnait. — Réveillez-les ! — Les ? — Lui. Réveillez-le ! L’homme s’était avancé et avait frappé son poing ganté contre le battant. Devant le silence qui leur avait répondu, Clarisse avait senti son estomac se nouer. L’homme avait cogné une nouvelle fois. — Quelque chose ne va pas ! s’était exclamée la nourrice. Ouvrez cette porte ! L’homme l’avait dévisagée. — Mais elle est fermée. — C’est bien ce que je dis : ouvrez-la ! — Mais je n’ai pas les clefs, Dame Clarisse. Seul le Maître des serrures les a. — Et où est-il ? — Je ne suis pas sûr qu’il soit réveillé. Elle avait senti sa patience la quitter. Il était arrivé quelque chose à Lady Brienne et ces hommes étaient trop stupides pour s’en rendre compte. — Alors, enfoncez cette porte ! Les gardes échangèrent un regard dubitatif. — Mais, Dame Clarisse, avait finalement répondu l’un d’entre eux d’un ton qui s’était voulu apaisant, nous ne pouvons pas faire irruption de cette façon dans la chambre d’un seigneur en visite. Le duc… — La fille de votre duc est à l’intérieur ! s’était-elle efforcée de prononcer sans hurler. Ses mains tremblaient et sa voix était mal assurée. — Ouvrez cette porte ! Une nouvelle fois, les gardes se consultèrent du regard et celui qui avait parlé acquiesça. — À vos ordres, madame. Reculez, s’il vous plaît. * Le cognement lui parvint de très loin. Il savait que le bruit venait de la porte de sa chambre, qu’il devait s’éveiller et répondre mais il en était incapable. Il flottait sur des eaux sombres, profondes, douces. Le tapage reprit mais son envie de sommeil était tellement irrépressible qu’il ne pouvait même pas entrebâiller la bouche pour renvoyer l’intrus. Un instant plus tard, les coups laissant la place à un son plus fort, plus insistant, Tavis lutta pour ouvrir les yeux. Ses paupières battirent quelques secondes, suffisamment de temps pour qu’il comprenne qu’il était à Kentigern, dans le quartier des invités. L’aube était à peine levée. Le bruit reprit et, brusquement, il se souvint. Brienne était endormie à ses côtés. Son père… Il ouvrit grand les yeux. — Brienne ! Tu dois absolument… Ce devait être un rêve, une vision sadique et démente plantée dans son esprit par Shyssir, Bian, ou peut-être les deux, mais ce qu’il voyait ne pouvait être la réalité ! Il se retrouva à genoux au pied du lit, comme jeté hors de sa couche par le spectacle qui s’offrait à lui. De l’autre côté de la porte, une voix de femme monta dans les aigus puis un sinistre craquement se fit entendre. Mais Tavis ne pouvait détourner le regard. Une violente nausée l’envahit. Il vomit sans lâcher des yeux le corps de Brienne étendu sur son lit. Son beau visage, encadré par sa magnifique chevelure d’or, posé sur l’oreiller, était semblable au souvenir qu’il en avait gardé en s’endormant. Son expression était si sereine qu’à sa vue, comme à celle de la petite goutte de sang qui tachait sa joue, il se sentit trembler. Sa robe était défaite jusqu’à la taille. Il se souvenait l’avoir dégrafée comme il se souvenait du goût de ses lèvres et de la douceur de ses seins. Mais c’était sa dague qui était plantée dans sa poitrine et son sang qui, en ruisseaux séchés, maculait son torse, sa poitrine et ses draps. Les blessures étaient nombreuses et quel sang ! Tant de sang. Il en avait même sur le manche de son arme. La serrure, ou peut-être la porte, céda au troisième coup de boutoir. Les gardes se précipitèrent ainsi qu’une vieille femme, qui hurla comme une damnée avant de s’effondrer sans connaissance sur le pavé. — Regardez ses mains ! cria un homme. Il a son sang sur les mains ! Tavis baissa les yeux. L’homme avait raison. Ses mains étaient si pleines de sang séché qu’il pouvait à peine plier les doigts. Il les contempla avec étonnement. Deux des gardes l’empoignèrent et pointèrent leurs armes sur lui. L’un d’entre eux lui envoya un coup de genou dans l’estomac. Un troisième homme, celui qui accompagnait la femme, cria qu’on réveille le duc. Une voix lointaine lui répondit. Tavis, plié en deux, le souffle coupé, fut incapable de comprendre la réponse. — Que signifie ceci ? demanda quelqu’un. Quel… Tavis leva les yeux. Fotir et Xaver se tenaient dans le couloir, juste devant le seuil de sa chambre. Le ministre qirsi, ses grands yeux jaunes écarquillés, la bouche ouverte, le visage si pâle qu’il semblait aussi mort que Brienne, regardait le lit. Xaver aussi mais il tremblait. — Pourquoi l’arrêtez-vous ? demanda le Premier ministre d’une voix rauque et contrainte. — C’est un assassin, déclara un des gardes qui le tenait. — Vous n’en savez rien, protesta Fotir sans conviction. — Il a du sang partout et la porte était verrouillée de l’intérieur. — Tavis ? murmura Xaver. Il avait l’air désespéré d’un homme craignant tant la vérité qu’il aurait accueilli n’importe quel mensonge avec soulagement. — Je ne crois pas l’avoir tuée, déclara Tavis. — Vous ne croyez pas ? répéta Fotir. Mais Tavis fixait Xaver. Si quelqu’un pouvait le comprendre, c’était lui. — Nous avons bu. Tous les deux. Le vin du banquet. Il avait tellement de mal à garder les idées claires. Xaver sembla saisir. — Tu ne te souviens pas, n’est-ce pas ? — J’ai quelques bribes, c’est tout. Son regard revint à Brienne, son sang, son arme. — Je ne me souviens pas de ça. — C’est lui, fit le garde. Regardez ses mains ! Avant qu’aucun ne puisse répondre, le père de Tavis apparut dans l’encadrement. Il dévisagea Fotir et Xaver et pénétra dans la chambre. Il contempla Brienne, absorbant le spectacle comme un homme habitué aux champs de bataille, au sang et à la mort, comme un roi. Quelques instants après ses yeux se posèrent sur Tavis. — Que s’est-il passé ? — Je ne sais pas, répondit son fils. Je ne peux pas m’en souvenir. Son père hocha la tête et se tourna vers le lit. — Je ne l’ai pas tuée, Père. Je n’aurais pas pu. Nous… Je l’aimais. Je l’aimais beaucoup. Sans le regarder, Javan acquiesça encore. Des pas et de nombreuses voix résonnèrent dans le couloir. Anticipant l’arrivée d’Aindreas ou celle de la duchesse, Tavis sentit son estomac se révulser. Il se rendit compte brusquement qu’il ne pleurait pas. Il aurait pourtant voulu verser des larmes, sur elle et lui, mais ses yeux restaient désespérément secs. Aindreas et Ioanna s’arrêtèrent ensemble sur le seuil de la chambre. Apercevant le corps de sa fille, Ioanna fléchit et tomba à genoux. Son hurlement glaça Tavis au plus profond de lui-même. Aindreas bouscula Fotir et Xaver et dépassa Javan sans le voir. Le regard aussi dur et impénétrable que les murs de sa forteresse, il resta quelques secondes près du lit à fixer Brienne. Puis il tendit la main et ôta la dague fichée dans sa poitrine. Ioanna lâcha un sanglot. Le duc leva la tête et se tourna vers Tavis. Les gardes serrèrent leur emprise sur ses bras. — Est-ce la tienne ? demanda Kentigern d’une voix étranglée. — Oui, monseigneur, reconnut-il. Le duc fondit sur lui. Ses yeux, injectés de sang, étaient d’une froideur insupportable. — Pourquoi as-tu fait ça ? Tu as voulu la forcer et elle t’a repoussé, c’est ça ? — Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé, monseigneur, répondit Tavis d’une voix tremblante. Mais je ne crois pas avoir tué votre fille. — C’est ton arme ! hurla Aindreas. Il pointa l’arme si près du visage de Tavis que le garçon recula. D’un geste brusque, Kentigern lui saisit le poignet et lui brandit la main. — Son sang est sur tes mains. Et tu oses nier l’avoir tuée ? Il le lâcha aussi brutalement qu’il l’avait pris. — Je n’ai pas pu la tuer, se défendit Tavis, je l’aimais. Aindreas leva la main pour le frapper. — Non, Kentigern ! Le duc, ivre de rage, vira sur le père de Tavis. — Taisez-vous, siffla-t-il, un doigt pointé comme une épée sur le cœur de Javan. Votre fils vient d’assassiner ma fille et il a l’affront de mentir comme un Aneirien. — Il clame son innocence. Et je le crois. — Alors vous êtes un imbécile ou aussi menteur que lui. Javan recula comme sous l’effet d’une gifle. — Comment osez-vous me parler sur ce ton ! Je suis votre futur roi. Aindreas, l’arme de Tavis brandie à bout de bras, avança. À cet instant, un bruit de verre brisé retentit dans la pièce et la lame de métal ensanglanté se désagrégea en mille morceaux minuscules qui tombèrent sur le sol comme des flocons de neige. Aindreas, les yeux écarquillés, s’arrêta en plein élan. — Toutes mes excuses, monseigneur, fit Fotir sans la moindre contrition. Mais nul n’est besoin d’ajouter la violence à la violence. Escomptant son soutien, il se tourna vers le Premier ministre de Kentigern mais le Qirsi refusait de le regarder. — L’heure est au chagrin et à la dignité. Après une légère pause, il ajouta : — Avant de chercher les coupables. — Fotir a raison, renchérit Javan. Nous vous aiderons à tout mettre en œuvre pour cela et toute enquête… — Nous n’avons pas besoin de votre aide, trancha Aindreas, son poing toujours serré sur le manche de la dague détruite. Et aucune enquête n’est nécessaire en dehors de cette pièce. Il se tourna vers les gardes qui tenaient Tavis. — Enfermez-le dans le donjon. Si n’importe lequel de nos invité tente de vous en empêcher, n’importe lequel, répéta-t-il à l’intention de Javan, enfermez-le lui aussi. Il fit volte-face et s’éloigna vers la porte mais, voyant sa femme, toujours à genoux, le corps secoué de sanglots, il s’arrêta, ôta son manteau et le lui posa sur les épaules avant de se pencher pour l’aider à se relever. Son visage, resté impassible, fut brusquement baigné de larmes. Ioanna, s’accrochant des deux mains au bras de son mari, se leva péniblement mais, avant de franchir le seuil, elle s’arrêta et tandis que son mari gardait les yeux baissés, leva la tête pour affronter le regard de Tavis. Le visage ravagé, les yeux rouges et gonflés, elle ne prononça pas une parole, son expression elle-même ne changea pas. Elle n’avait besoin ni de parler ni de hurler. Son accusation, ses cris, l’imploration qu’elle adressait à Bian pour qu’il le tourmente le reste de sa vie, Tavis les lisait dans ses yeux. Lorsqu’elle quitta enfin la pièce, Tavis s’affaissa. Si les gardes ne l’avaient pas tenu, il se serait effondré sur le sol. — Debout, fit l’un des deux en le secouant sans le moindre ménagement. Les deux hommes avancèrent, obligeant Tavis à les imiter. — N’oubliez pas son rang, leur rappela Javan quand ils passèrent devant lui. Il sera bientôt duc et un jour roi. Souvenez-vous aussi qu’il clame son innocence et que, jusqu’à preuve du contraire, il mérite d’être correctement traité. Les gardes ralentirent à peine. En passant devant son père, Tavis sentit son cœur se serrer. Pâle et abattu, pour la première fois de sa vie, il semblait vieux. — Nous trouverons le coupable ! lui lança Xaver tandis que, poussé par les gardes, il franchissait le seuil. Je t’en donne ma parole. Le jeune homme acquiesça, cependant, la dernière image qu’il emporta dans son cachot ne fut pas celle de son ami mais celle du corps ensanglanté de sa reine. * Lentement, la pièce encore pleine de monde tomba dans le silence. Les nombreux gardes du duc, la femme de chambre de Brienne, le Premier ministre de Kentigern, Javan, Fotir ou Xaver, étaient incapables de bouger. Aucun ne voulait être le premier à toucher le corps de la jeune fille. Horrifié, Xaver constatait qu’il ne pouvait lâcher son cadavre des yeux. Enfin, l’un des gardes prit l’initiative de recouvrir Brienne d’une couverture. — Non ! cria la femme de chambre en se précipitant pour l’en empêcher. Le garde qui l’accompagnait depuis leur arrivée fracassante la retint. — Votre fils va mourir pour ce qu’il a fait ! hurla-t-elle à l’adresse de Javan. Il va payer. Le duc va s’en occuper ! Et s’il ne le fait pas, c’est moi qui le tuerai. Je le jure, au nom d’Ean. Il mourra ! Elle éclata en sanglots, le corps secoué de spasmes. — Conduisez-la dans sa chambre, ordonna calmement le Premier ministre de Kentigern, et faites mander les guérisseurs. L’homme obéit immédiatement et ils quittèrent la pièce. — Quand pourrais-je voir mon fils ? demanda Javan en se plantant devant le Qirsi. Le ministre haussa les épaules. — Il faudra poser cette question au duc, monseigneur. — Peut-être pourriez-vous le faire pour moi. — À votre service, répondit-il en s’inclinant à peine. — Dites-lui aussi que je souhaite lui parler le plus vite possible. — Je le lui dirai mais je ne crois pas qu’il vous accorde une audience très rapidement. Javan serra les dents. — Ce n’est pas à vous d’en décider mais à votre duc. — Oui, monseigneur, répliqua le Qirsi sur un nouveau haussement d’épaules. Puis, ignorant sa présence, il se tourna vers les gardes avec lesquels il s’entretint à voix basse. — Monseigneur…, commença Fotir. Javan le fit taire d’un geste. — Dans mes appartements. Fotir approuva. — Je suggère que Maître MarCullet se joigne à nous. Je crois qu’il connaît Tavis mieux que quiconque. Javan, qui semblait avoir oublié sa présence, après un bref moment d’hésitation, accepta. Au moment de quitter la chambre, les gardes postés à la porte démolie s’interposèrent. Appelé, le Premier ministre d’Aindreas interrompit sa conversation. — Ils sont libres, dit-il, tant qu’ils ne se risquent pas à rendre visite à Lord Tavis sans autorisation écrite du duc. — Il a été parfaitement clair sur ce point, rétorqua Javan. L’homme sourit. — Tant mieux. Puis, comme si Javan et ses hommes n’avaient pas plus d’importance que des valets d’écurie, il leur tourna le dos. Le duc de Curgh, furieux, sortit de la pièce en serrant les poings. Xaver et Fotir retournèrent dans leur chambre pour s’habiller avant de rejoindre Javan. — Croyez-vous qu’il soit coupable ? leur demanda le duc aussitôt qu’ils eurent fermé la porte. Cette question, Xaver se la posait depuis qu’ils avaient découvert le corps de Brienne. Il aurait donné cher pour y répondre avec certitude mais son bras était à peine soigné et la blessure qu’il portait en son cœur le faisait encore souffrir. Un cycle plus tôt, il aurait juré que Tavis était incapable de tuer. Avec la même véhémence, il aurait repoussé l’idée que Tavis puisse l’agresser. Tant de choses avaient changé. Les mêmes pensées devaient traverser le duc et son Premier ministre, car ils l’observaient en silence. — En toute honnêteté, je l’ignore, monseigneur, répondit-il enfin en soutenant le regard de Javan. Tavis se comporte de façon… déconcertante. Le visage de Javan se ferma et il détourna les yeux. — Je crains que vous ne soyez trop aimable, Maître MarCullet. Mon fils est un imbécile. Il se dirigea vers la fenêtre et contempla le soleil levant avec lassitude. — Mais être un imbécile est une chose, poursuivit-il sans les regarder, assassiner cette jeune fille aussi… sauvagement en est une autre. J’aimerais croire que Tavis est incapable de ça. — Il l’est, lui assura Xaver, lorsqu’il est sobre. À ces mots, Javan se retourna. — Oui, vous avez raison. La boisson le transforme. Un regard que Xaver ne lui connaissait pas flottait dans ses yeux, comme si, de toutes ses forces, il voulait croire aux paroles qu’il venait de prononcer. Xaver eut l’impression qu’il mendiait son accord. Pour la première fois de sa vie, il lui sembla que le duc lui parlait non pas comme son seigneur mais comme le père de Tavis. — Même ivre, intervint Fotir, les yeux sur Xaver, le croyez-vous capable de commettre un meurtre aussi atroce ? Il hésita, se demandant ce que le Qirsi attendait de lui. Il avait été honnête avec Javan, au risque de l’offenser et de paraître déloyal à Tavis. — Il était ivre quand il m’a agressé, répondit-il sans savoir qu’ajouter. — Je sais, approuva Fotir d’une voix douce. Que s’est-il passé exactement ? — Je vous l’ai déjà dit. Je ne suis pas sûr que le duc ait envie de l’entendre une nouvelle fois. — Au contraire. Je crois même que nous en avons tous besoin. Interloqué, Xaver dévisagea le ministre avec attention. — Il était sur le mur d’enceinte, commença-t-il lentement. Assis sur le parapet. Il m’a dit de partir, qu’il voulait être seul. J’ai essayé de lui parler, de l’encourager à me raconter sa Révélation. Mais il ne voulait rien savoir. Et quand j’ai essayé de lui prendre le bras pour le ramener chez lui, il m’a frappé avec son arme. — A-t-il recommencé ? — Non, il… Il comprit brusquement. Quoi qu’il pensât du Premier ministre, il ne pouvait nier qu’il fût d’une intelligence remarquable. — Non, répéta-t-il. Le duc l’observait mais Xaver n’avait pas lâché Fotir des yeux. — Dès qu’il a vu ce qu’il avait fait, il a jeté son poignard. Il a tenté de s’excuser mais j’étais trop en colère pour l’écouter. — Ce qui est parfaitement compréhensible, intervint le Qirsi. Mais ce n’est pas le comportement d’un tueur, même ivre. Il se tourna vers le duc. — L’assassin de Lady Brienne n’a montré aucune pitié et l’a frappée à plusieurs reprises. Même dans le pire état, je n’imagine pas Lord Tavis capable d’une telle sauvagerie. Pour être tout à fait franc, monseigneur, je ne crois pas qu’il en ait le courage. Javan sourit faiblement. — Je n’aurais jamais cru pouvoir éprouver du soulagement à entendre parler de la couardise de mon fils. Merci, Fotir et vous aussi, Maître MarCullet. Je vous répète ce que je vous ai dit hier : mon fils a beaucoup de chance d’avoir un ami tel que vous. — Merci, monseigneur. Le duc prit une profonde inspiration qui sembla le rasséréner. — Bon, vous m’avez convaincu mais comment convaincre Aindreas ? Xaver resta silencieux. Les doutes qu’il nourrissait encore à l’égard de Tavis le rongeaient terriblement. — Je ne suis pas certain que nous puissions, monseigneur, avança Fotir. D’après les gardes, la porte de Lord Tavis était fermée de l’intérieur. C’est son arme qui a servi à commettre le crime et vous avez vu le sang sur ses mains. Nous, qui souhaitons plus que quiconque admettre son innocence, avons douté de lui. Le duc de Kentigern n’a aucune raison de nous croire et certainement aucune envie de voir innocenter Lord Tavis. — Au moins ignore-t-il ce qu’il a fait à Xaver. Plus que le sang sur ses mains, le poignard et la porte fermée, c’est ça qui nous a fait douter de lui. Si nous pouvons garder… — Que Qirsar ait pitié ! exhala le ministre, le visage aussi blanc que lorsqu’il avait vu Brienne. Il chancela. — Que se passe-t-il ? demanda le duc. — Shurik est au courant, monseigneur. — Shurik ? — Le Premier ministre du duc de Kentigern. — Vous le lui avez dit ? demanda encore Javan. — Oui, avoua Fotir en baissant les yeux. J’ignorais tout du meurtre de Brienne, bien sûr. C’était une conversation intime. Mais il sait et, les circonstances étant ce qu’elles sont, je suis certain qu’il transmettra cette information à son duc. — Vous le lui avez dit, répéta Javan incrédule et accusateur. Comment est-ce possible ? Vous avez condamné mon fils ! Aindreas ne nous écoutera jamais. Tavis aura de la chance s’il survit au coucher du soleil. Fotir allait répondre mais Javan, d’un geste violent, le fit taire. — Taisez-vous ! Ce n’était pas un sujet de discussion, surtout avec le Premier ministre d’une maison rivale. À quoi avez-vous pensé ? Il désigna Xaver. — Même lui sait cacher sa blessure et tenir sa langue. Et vous, vous allez tout raconter au Qirsi d’Aindreas ? Serrant les dents, il étouffa un juron. — C’est pour ça que vous lui avez rapporté ? demanda-t-il quelques instants plus tard. Parce qu’il est Qirsi ? Est-ce plus important que le vœu qui vous lie à moi et à ma maison ? — Non, monseigneur. — Alors pourquoi ? Expliquez-moi ! — Shurik et moi bavardions comme des amis, partageant nos expériences de la cour. Il déglutit. — Au fil de la conversation, j’ai exprimé mon inquiétude concernant le comportement récent de Tavis. Il soupira et secoua la tête comme l’avait fait le duc avant lui. — Je vous l’ai dit, notre conversation avait pris un tour assez intime. Je n’avais aucune idée du mal que je pouvais causer. Une fois de plus, il hésita. — Je souhaite rester à votre service mais si vous voulez me renvoyer, je comprendrai. Le duc rejeta l’offre du Qirsi d’un balayage de la main et d’un sourcil contrarié. — Et comment vous remplacerais-je ? Par un Qirsi de Kentigern ? Non, Fotir, soupira-t-il. Non, répéta-t-il plus calme. Je ne vous relève pas de votre vœu. Je me suis emporté. Ce n’est pas votre faute. Même si Aindreas ignorait tout de l’agression de Tavis, il serait pressé de le faire exécuter. Comme je le serais si c’était ma fille qui était étendue dans la chambre voisine. — Excusez-moi de vous poser cette question, Premier ministre, intervint Xaver, mais cela peut-il être l’œuvre d’un Qirsi ? Cela n’expliquerait-il pas la porte fermée ? — Je ne vois pas comment. Peu de nos pouvoirs sont physiques, les vents, les brumes, le feu. Façonner la matière est le plus physique de tous. Je suis Façonneur, je peux donc briser une lame comme je viens de le faire dans la chambre de Lord Tavis, je peux aussi la reconstituer, ou altérer sa forme, courber une lame droite, ou redresser une courbe. Je peux faire la même chose avec le bois et le verre mais je ne peux pas ouvrir de serrure sans clef et certainement pas passer au travers du bois. — Mais vous avez brisé la lame du poignard de Tavis et vous venez de dire que vous pouviez faire la même chose avec le bois. Un autre Façonneur n’aurait-il pas pu rompre la porte, entrer dans la chambre, assassiner Brienne et la reconstituer ? — Pas sans ameuter tout le couloir. Vous avez entendu le bruit de la lame lorsqu’elle a volé en éclats ? Xaver acquiesça. — Briser une porte de cette épaisseur ferait un vacarme bien plus épouvantable et la reconstruire demanderait des heures. Nous cherchons peut-être un Qirsi mais le coupable aura eu une clef de la chambre. — Ou il aura grimpé, avança le duc. Xaver et Fotir le dévisagèrent. — La fenêtre était ouverte, n’est-ce pas ? — Oui, monseigneur, réfléchit Fotir, mais la nuit était chaude. — C’est vrai. Cependant si nous croyons en l’innocence de Tavis, nous devons considérer toutes les entrées que le meurtrier a pu emprunter pour pénétrer dans la pièce. — Mais, monseigneur, il doit y avoir quarante empans de haut jusqu’à la fenêtre et les murs sont surveillés nuit et jour. — J’ai conduit des soldats qui pouvaient grimper des murs bien plus élevés et bien mieux gardés que celui-là. Pour un homme seul, c’est peut-être difficile mais loin d’être impossible. Malgré toute la conviction du duc, Xaver avait du mal à imaginer un homme à l’assaut des remparts de ce château. Le duc avait pourtant raison sur un point : aucune possibilité ne devait être écartée. — Même si nous élucidons le comment, restent encore le qui et le pourquoi, ajouta Fotir, et les réponses risquent d’être bien moins évidentes. — Ne brûlons pas les étapes, leur conseilla Javan. Ces questions sont sans intérêt tant que nous n’aurons pas trouvé la preuve de l’innocence de Tavis. C’est à quoi nous devons nous attacher avant qu’Aindreas le fasse exécuter. — Qu’attendez-vous de nous, monseigneur ? Javan, les yeux sur la fenêtre, se caressa la barbe. Pâle et fatigué, même dans cette situation, il gardait la dignité et la force d’un roi. — Je vais aller voir Aindreas, décida-t-il. Il ne voudra probablement pas me recevoir mais j’aurais essayé. Allez trouver votre ami Shurik. Demandez-lui de vous ouvrir la chambre de Tavis. Mentez, s’il le faut. Dites-lui que Tavis a emporté des objets de valeur et que vous souhaitez vous assurer qu’ils sont en sécurité. La voix de Javan ne portait pas l’ombre d’un reproche mais, à la mention du nom du Premier ministre d’Aindreas, Xaver vit le visage de Fotir s’empourprer. — Et moi, monseigneur ? demanda-t-il. Javan se tourna vers lui. — Allez voir Tavis. Si les gardes tentent de vous arrêter, dites la vérité : que vous êtes son homme lige. Ils devraient vous laisser passer. — Mais n’est-ce pas vous qui devriez avoir une entrevue avec lui, monseigneur ? — J’irai. Après avoir rencontré Aindreas. En attendant, je suis sûr d’une chose : il sera beaucoup plus heureux de vous voir que n’importe lequel d’entre nous. Xaver acquiesça mais doutait du désir de Tavis de voir quiconque ou, plus exactement, d’être vu par quiconque. — Retrouvons-nous ici après, acheva le duc. La détermination se lisait sur son visage et, dans ses yeux bleu sombre, la lumière du jour dansait comme sur le tranchant d’une épée. — Faites attention à vous, tous les deux. Vous m’avez convaincu de l’innocence de mon fils mais cela signifie qu’un meurtrier rôde dans le château, assez cruel pour assassiner Brienne comme il l’a fait et assez intelligent pour en faire accuser Tavis. Aucune de nos deux maisons n’est épargnée. Nous sommes donc tous en danger. 12 En temps normal, Cadel aurait quitté le château sans attendre. Son travail effectué, il n’avait rien à gagner à s’attarder et beaucoup à perdre. Cette mission pourtant n’était pas comme les autres. La nuit précédente, au moment où il quittait la salle du banquet pour se rendre à la chambre de Tavis, le maître du cellier lui avait demandé d’être son assistant jusqu’à la fin du séjour des Curgh. Pour un serviteur, c’était une offre intéressante, une place en or dont le refus aurait immanquablement éveillé les soupçons de Vanyk. L’accepter ne lui coûtait de toute manière pas grand-chose car, et bien que Vanyk l’ignorât encore, toutes les festivités n’allaient pas tarder à être annulées. Après la mort de Brienne et l’emprisonnement de Tavis, plus personne à Kentigern ne voudrait voir les visiteurs originaires de Curgh. Il lui suffisait de se montrer ce matin et laisser Vanyk le renvoyer. Après quoi, il serait libre. Il passa la nuit caché dans l’écurie et rejoignit les cuisines juste après les sonnailles de onze heures, emportant la flasque, à présent vide, que le maître de cellier lui avait offerte en récompense de ses services. Du vin rouge de Sanbiri. Une conjecture bien informée. Le meilleur vin des Terres du Devant venait des vignes de Sanbira ; toutes les grandes maisons d’Eibithar en possédaient dans leur cave. En l’honneur du futur roi, il était normal que Vanyk le choisisse pour le banquet. Et d’après ce que ses contacts qirsi lui avaient dit concernant le penchant de Tavis pour la boisson, il était facile de supposer que le jeune seigneur en boirait. Personne n’aurait remarqué le ferment dans le carafon d’étain que Tavis et Brienne avaient emporté avec eux. Aindreas avait son meurtrier ; la présence du récipient elle-même, sa proximité du lit répondaient à toutes les questions éventuellement en suspens. Et surtout, l’ascension de Cadel depuis la chambre vide sur la façade est du château jusqu’à celle de Tavis, sur la façade sud, était assez difficile sans s’encombrer d’une carafe vide. N’importe qui d’autre que lui ne se serait pas soucié d’un tel détail. Mais Cadel n’avait pas survécu aussi longtemps à sa profession, ni construit sa réputation sur de telles négligences. Il avait donc transporté son carafon jusqu’à la chambre de Tavis, et après avoir tué Brienne, avait échangé les bouteilles, emportant celle contenant le poison. Il avait vidé la sienne, la leur n’était pas terminée mais Tavis, victime des effets puissants de la drogue, ne risquait pas de s’en souvenir et personne ne s’interrogerait sur un carafon de vin vide. Il trouva Vanyk à la cave, occupé à ranger ses bonbonnes sur les étagères. Il avait les yeux rouges comme la plupart des serviteurs que Cadel avait croisés en venant. Apparemment, Brienne était aimée des domestiques. — Bonjour, fit-il joyeusement en approchant de l’homme pour lui rendre son carafon vide. Vanyk lui jeta un bref coup d’œil avant de retourner à ses occupations. — Pose-le, lui dit-il d’un geste vague de la main, et puis va-t’en. — M’en aller ? Et le travail ? Le maître de chai se retourna, l’œil soupçonneux. — Tu te crois drôle ? Comment peux-tu être aussi cruel ? Cadel le dévisagea avec stupéfaction. — Mais je pensais que… — Tu n’as donc parlé à aucun de tes amis de Curgh, ce matin ? — Non, sourit Cadel, j’ai dormi dans l’écurie. Tu n’imagines tout de même pas que j’allais partager mon vin de Sanbiri avec eux ? Si j’avais pu trouver une femme, j’aurais… — Tu ne sais donc pas ce qui s’est passé. Cadel, sans cesser de sourire, secoua benoîtement la tête. Devant le silence de Vanyk et la détresse qui, lentement, se peignait sur son visage, il s’autorisa cependant à prendre une mine plus grave. — Quoi, Vanyk, que s’est-il passé ? — Lady Brienne, prononça le maître de chai d’une voix étranglée avant de se mettre à pleurer, Lady Brienne est morte. — Que Bian ait pitié ! souffla Cadel. Comment… — Lord Tavis l’a assassinée. Il est enfermé dans le donjon. Cadel recula, la plus profonde stupéfaction sur le visage. — Non ! protesta-t-il avec toute la colère et la véhémence qu’aurait manifestées n’importe quel homme de Curgh. Tu mens ! Lord Tavis ne ferait jamais une chose pareille. — La porte était verrouillée de l’intérieur, rétorqua Vanyk d’un ton aussi dur, il avait son sang sur ses mains et sur son couteau. Il est coupable, ça ne fait aucun doute. — Je ne te crois pas et je ne vais pas rester pour écouter tes sales mensonges ! Garde ton or et ton vin ! Tavis n’est pas un assassin. Il tourna sur ses talons et monta les escaliers. — Parfait, lui cria Vanyk dans le dos. Fiche le camp ! Et que je ne te revoie plus par ici, chien de Curgh. Que Bian vous emporte et vous laisse pourrir au Royaume du Dessous. En haut des marches, des regards noirs l’accueillirent. Leur échange n’avait pas échappé aux serviteurs de la cuisine. Cadel les dévisagea avec la même animosité, défiant quiconque de lui adresser la parole puis se précipita dehors d’un pas furieux. À la porte nord de la première enceinte, deux gardes l’interceptèrent, lance brandie et l’œil menaçant. — Où vas-tu, Curgh ? — En ville. Mon duc a besoin d’herbes calmantes et il ne fait pas confiance aux apothicaires du château. — Il a raison, répliqua l’autre garde. Si c’était moi, il aurait droit à une bonne dose de ciguë. Ça le calmerait pour de bon. Cadel se raidit. Avec une seule paire de poignards sanbiri, il pouvait se débarrasser d’eux mais cela n’aurait fait qu’empirer la situation ; les serviteurs n’étaient pas connus pour leur habileté au couteau. Non, si les gardes avaient décidé de déverser sur lui leur haine des Curgh, il n’avait d’autre choix que de s’y soumettre. Heureusement, leur crainte de déplaire au duc de Kentigern était plus forte que leur désir de vengeance. — Vas-y, reprit le premier, j’espère que l’apothicaire aura la main lourde. Cadel, empruntant le chemin qu’il avait parcouru la veille, franchit à la hâte l’enceinte vers la porte est. Comme les gardes de la seconde enceinte, ceux de la première le laissèrent sortir sans lui poser plus de questions. Sur la route sinueuse qui descendait de la forteresse vers la ville, il se détendit. Il passerait le reste de la journée sur la place du marché de Kentigern avant de quitter la cité en compagnie d’un groupe de marchands, au cas où. Les gardes feraient moins attention à lui. Hors de la ville, tout ne serait pas encore gagné. Il lui faudrait traverser la Tarbin pour aller en Aneira jusqu’à la ville de Noltierre, au sud. Comparé à ce qu’il venait de faire, trouver son chemin ne serait qu’un jeu d’enfant. À bien des égards, il avait – encore une fois – remarquablement rempli sa mission. Il aurait dû se sentir heureux. Cette tâche s’était révélée assez complexe, bien plus que d’autres, et beaucoup plus dangereuse. Il allait en outre recevoir plus d’or qu’il n’en avait jamais eu. Pourquoi éprouvait-il alors cette pointe de contrariété ? Il s’était plusieurs fois posé la question sans parvenir à y répondre. Il n’avait rien oublié derrière lui ni commis d’erreur. Tout s’était déroulé exactement selon ses plans. Il avait même eu de la chance. Comment expliquer autrement sa rencontre avec Vanyk et la facilité avec laquelle il avait glissé dans les mains de Tavis le carafon fatal. Aussi étrange que cela fût, les dieux l’avaient accompagné. Une sensation curieuse, infime et tenace, pourtant ne le quittait pas. Malgré sa bonne fortune et celle sonnante et trébuchante qui l’attendait de l’autre côté de la frontière, brusquement inquiet, il se retourna, s’attendant presque à découvrir toute la garde de Kentigern à ses trousses. La route était déserte. Maudissant sa stupidité – il avait assez souvent mis Jedrek en garde contre ce genre de réaction en de telles circonstances – il se hâta, les yeux fixés sur le chemin. — Idiot ! jura-t-il entre les dents. Calme-toi. La route s’aplanit et se fondit dans les rues de la cité de Kentigern. Cadel accéléra le pas, comptant sur l’animation de la place du marché pour le distraire de la peur qui s’était brusquement emparée de lui. Il sentait confusément que la peur n’était pas seule en jeu. Quelque chose n’allait pas. * Considérant la façon dont sa Révélation le hantait depuis un cycle, la familiarité du cachot de Kentigern n’aurait pas dû surprendre Tavis. L’horreur et la confusion de son réveil en avaient chassé l’image de son esprit mais elle lui revint, plus réelle que jamais après que les gardes l’eurent poussé dans la tour, fait descendre les escaliers, et ouvert la porte de sa prison. L’odeur le frappa en premier : excréments et urine, vomissures et maladie. Il suffoqua, eut un haut-le-cœur, mais son estomac était vide. Il entendit alors les cris. Pas des cris de souffrance ou d’angoisse, pire : des cris de démence. Ceux d’un homme rendu fou par son emprisonnement. Il recula et tenta de s’enfuir mais les gardes d’Aindreas le maintinrent fermement, riant tout en le tirant le long des quelques marches inégales qui conduisaient vers l’obscurité. Bien avant que ses yeux ne s’adaptent à la noirceur, il avait compris qu’il se trouvait dans le cachot qu’il avait vu sous la tente du Festival. Immédiatement, il reconnut la petite et haute meurtrière aux épaisses barres de fer dont la position lui indiqua où il allait être enchaîné. Il attendit le coup du garde qui allait lui meurtrir la joue droite sans pour autant pouvoir s’en prévenir lorsque son poing l’atteignit de plein fouet. — Pour Lady Brienne, enfoiré ! cracha l’homme. Ses mots lui parurent étrangement familiers bien qu’il n’eût vu aucun garde dans sa vision. L’homme le contempla quelques instants, comme s’il hésitait à recommencer puis le poussa rudement contre la paroi à laquelle il l’enchaîna. Vérifiant la bonne fermeture de ses fers, il s’éloigna, poussant son compagnon en haut des quelques marches devant la porte de sa geôle. La porte claqua. L’écho résonna avec la fureur des vagues s’écrasant sur les rochers un soir de tempête. Les cris, qui avaient cessé quand Tavis, poussé par ses gardes, avait dégringolé les marches, reprirent dès la porte claquée, comme si le prisonnier fou n’attendait que ce signe pour recommencer. Tavis ne voyait pas son compagnon d’infortune ; le bruit venait d’une autre cellule, éloignée. Probablement une oubliette. La tour de Curgh possédait de telles cellules, des endroits où l’on envoyait les prisonniers mourir de faim et de soif, sans même un rayon de lumière pour éclairer leur supplice. Le jeune lord hurla à l’homme de se taire mais le prisonnier était sourd, s’en moquait ou ne comprenait plus. Ses cris emplissaient le donjon. Il ferma les yeux. La prison entière se mit à tournoyer comme s’il était dans un navire pris dans la furie de l’océan d’Amon. Ses jambes ne le supportaient plus, son estomac, plein d’une bile amère, le brûlait. Il essaya de s’asseoir et découvrit que ses chaînes étaient trop courtes pour le lui permettre avec un minimum de confort. Il pouvait s’asseoir sur le sol et s’adosser à la muraille mais ne pouvait baisser les mains en dessous des épaules ni étendre ses jambes. Trop épuisé pour se relever, il resta écroulé sur les dalles crasseuses comme un jouet abandonné. Les jours qui avaient suivi sa Révélation, pour surmonter son désespoir, Tavis s’était efforcé de se convaincre que la vision transmise par la pierre n’était qu’une sinistre farce, une prophétie vide de sens conjurée par le Qirsi officiant. Mais il n’était pas dupe. La tradition du glanage avait des siècles d’existence, si elle n’était qu’une manipulation, elle aurait été abandonnée depuis longtemps. N’ayant aucune autre arme pour combattre ses peurs, il s’était pourtant accroché à cet espoir, comme un mourant à la vie. Enchaîné, recroquevillé, Tavis mesurait la vanité de son espoir. Son futur était ici, brut, indéniable. S’il fallait en croire le Qiran, sa vie entière n’avait eu qu’un seul but : le conduire dans ce cachot, le dos contre la paroi rêche et humide, ses chevilles et ses poignets mordus par le métal, ses yeux abîmés par l’obscurité, et la puanteur envahissant ses narines. Réduit à l’emprisonnement, la disgrâce et bientôt, il le savait, la mort. Une fois de plus, comme dans sa chambre devant le corps de Brienne, il aurait voulu pleurer. Enchaîné et misérable, harcelé par les hurlements de l’autre prisonnier, il ne pouvait verser une larme. Il respirait son parfum, mêlé à l’odeur du sang et de la sueur, sur ses vêtements. Il ferma les yeux et vit son visage, son sourire, se dessiner devant lui. Détournant son esprit des cris envahissants, il fut même capable d’entendre son rire. Il aurait presque pu sentir le goût de ses lèvres. Les quelques heures passées avec elle lui avaient suffi à l’aimer, comme si Adriel l’avait guidé vers elle. — Je suis désolé, murmura-t-il espérant qu’elle l’entende. J’ignore ce qui s’est passé, mais je suis désolé. Elle méritait ses larmes. Si seulement il avait pu lui en offrir. Il resta assis pendant ce qui lui sembla une éternité. Il n’avait aucun moyen de juger de l’écoulement des heures. Il crut un moment entendre sonner les cloches de la ville. Le son était faible et, avec les hurlements du malheureux enfermé non loin de lui, dont l’écho se répercutait contre les murs, il lui était difficile d’en être sûr mais il avait cru reconnaître leur cadence. Il n’avait pu compter les coups. Quelle heure était-il ? Onze heures, midi, l’heure de la prière ? Quelle importance ! Au fond de son cachot, le passage du temps avait perdu toute signification. Il se réveilla en sursaut, les poignets meurtris par les chaînes et les chevilles insensibles. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui l’avait alerté. Les hurlements avaient cessé. La porte de sa cellule s’ouvrit avec un grincement lourd. Des voix lui parvinrent, l’une basse, l’autre dure et plus forte. Quelqu’un descendit les marches avec précaution. — Tavis ? — Xaver ? Tavis tenta de se lever mais ses jambes ne portaient pas. Les chaînes de ses poignets étaient si courtes qu’il ne pouvait s’y agripper. — Comment vas-tu ? lui demanda son ami hésitant sur les marches. Tavis le voyait scruter l’obscurité dans sa direction. Il semblait terriblement jeune et effrayé. — Peux-tu m’aider à me relever, les chaînes m’en empêchent. — Bien sûr, se précipita Xaver. Il le prit par le bras et le hissa. Une douleur à l’épaule et aux jambes lui arracha un cri étouffé. S’adossant à la muraille, il ferma les yeux. Son visage était en sueur. — Je suis désolé, fit Xaver, je ne voulais pas te faire mal. — Je sais. J’ai simplement besoin de souffler un peu. J’ignore depuis combien de temps je suis assis là. Il ouvrit les yeux. — Quelle heure est-il ? — Quelques heures après midi. Les cloches du prieuré ne vont pas tarder à sonner. Je serais venu plus tôt si les gardes ne m’avaient pas fait attendre aussi longtemps. Il haussa les épaules. — Et je ne sais même pas pourquoi. Tavis avait donc entendu les cloches de midi. Moins de temps qu’il ne pensait s’était écoulé. Il leva les yeux vers les escaliers vides. Xaver était seul. — J’imagine que mon père n’a pu se résoudre à venir. — Non, tu te trompes, protesta son ami en secouant vigoureusement la tête. Il est allé parler avec Aindreas, il m’a prié de te dire qu’il viendra tout de suite après. — Il croit probablement que je l’ai tuée. — Non, Tavis. Nous croyons tous en ton innocence. Tu n’es pas un assassin. Tavis lâcha un rire bref et aigu, chargé, même à ses propres oreilles, de désespoir. — J’aimerais en être aussi sûr. — Tu ne l’es pas ? — Après ce que je t’ai fait, comment le pourrais-je ? Regarde. Il lui présenta ses mains. Ses chaînes cliquetèrent. — Regarde-les. Elles sont pleines de sang. — Tu as dit qu’elle comptait pour toi, que tu l’aimais. — Oui, j’étais amoureux d’elle. C’était si facile, Xaver. Je ne crois pas l’avoir tuée. Vraiment, je ne le crois pas. Mais je ne me souviens de rien. Il détourna les yeux. — Tu connais mes réactions quand j’ai bu. — Nous en avons discuté ton père, Fotir et moi. Et nous avons tous admis qu’il y avait une grande différence entre ce que tu m’as fait et ce qu’on a fait à Brienne. — Mon père le pense vraiment ? — Oui, c’est la raison pour laquelle il est allé voir Aindreas : pour le convaincre de lancer les recherches sur le véritable meurtrier. Il sentit son espoir renaître comme une graine nourrie par les pluies chaudes du cycle d’Amon, et le repoussa de toutes ses forces avant qu’il ne prenne racine. L’espoir n’avait aucune place dans ce cachot. Car tel était son sort, il l’avait contemplé de ses propres yeux. — Il ne devrait pas se donner autant de mal. — Comment ? — Il ne parviendra jamais à convaincre Aindreas et je vivrai mes dernières heures dans cette prison. — Ne dis pas des choses pareilles, Tavis. Ton père… — Mon père ne peut rien pour moi, ni personne. — C’est faux ! Il aurait voulu tourner le dos à cette conversation mais ses chaînes le tenaient. — Tu ne comprends pas, Xaver, reprit-il d’une voix lasse. C’est ce que j’ai vu le jour de ma Révélation. La stupeur se lut dans le regard de son ami. — Tu as vu la mort de Brienne ? — Non, mais ce cachot, ces chaînes. C’est ma place. Voilà ce que les dieux ont décidé pour moi. Xaver resta interdit un long moment puis il croisa le regard de Tavis et secoua lentement la tête. — Je m’en moque, fit-il. C’est ce que t’as révélé le Qiran, et alors ? Aucune règle ne dit que cette vision est l’ultime. Tu ne l’as pas tuée. J’en suis sûr. Cela signifie que ta place n’est pas ici, quoi qu’en ait révélé la pierre. Tavis aurait voulu le croire mais il n’osait s’y risquer. Xaver lut certainement ses doutes, car il lui répondit aussitôt : — N’abandonne pas, Tavis, pas maintenant. Tavis, après une courte hésitation, se résigna. — N’en parle pas à mon père, s’il te plaît. — De ta Révélation ? — Oui. — Je ne dirai pas un mot. Un silence inconfortable s’abattit entre eux. Tavis sentait le malaise de son ami. Il était bien incapable de l’en blâmer. — Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? questionna-t-il enfin. — À part m’aider à m’évader ? Le sourire de Xaver se mua vite en grimace. — Tu sais ce que je veux dire. — Non, tu ne peux rien… à part demander qu’on me rallonge mes chaînes. — Compte sur moi, s’empressa-t-il, le visage illuminé de l’aide, même infime, qu’il pouvait lui apporter. — Merci. Xaver, les yeux sur la porte, s’éclaircit la gorge. — C’est bon, Xaver, fit Tavis en essayant de sourire. Ça va aller, tu peux partir. — Je ne suis pas pressé. Je peux rester aussi longtemps que tu veux. — Je le sais, mais tu me seras plus utile à l’extérieur. Aide Fotir et mon père à trouver le meurtrier. — Tu es sûr ? — Oui. Non, il était terrifié à l’idée de demeurer seul. — Je reviendrai demain, je te le promets. Tavis leva les mains dans un cliquetis métallique. — Je ne bouge pas. Xaver, un sourire contraint aux lèvres, serra brièvement l’épaule de son ami puis se tourna pour monter les marches de sa prison. En le voyant s’éloigner, une panique glaciale s’empara de Tavis. — Xaver ! cria-t-il brusquement. — Oui ? Il s’était arrêté et redescendait les marches. — Que t’a révélé le Qiran ? Je ne t’ai jamais posé la question. Xaver, mal à l’aise, haussa les épaules. — Pas grand-chose. — S’il te plaît, pria Tavis, raconte-moi. C’était bien ? Son ami hésita. — Oui, finit-il par avouer comme s’il confessait un crime. C’était bien. — Dis-moi. — Tavis… — Étais-tu marié ? — Oui. — Est-elle belle ? — Très. — Quoi d’autre ? — Je serai capitaine de la Garde royale. Si on en croit la pierre, ajouta-t-il à la hâte. — C’est merveilleux, Xaver, lui répondit sincèrement Tavis. Je suis heureux pour toi. L’un d’entre nous au moins a eu une bonne Révélation. — Tu vas sortir d’ici, Tavis, rétorqua résolument le jeune homme. Nous te libérerons. — Pars, maintenant et reviens vite. — Je te le promets. Il grimpa les marches et frappa à deux reprises contre la lourde porte de chêne. Quelques instants plus tard, elle s’ouvrit. Il disparut et le battant se remit en place avec un bruit sourd. Le verrou glissa dans ses gonds. Tavis ferma les yeux et s’adossa à la muraille humide. Dans l’autre cachot, les cris reprirent aussitôt. * La dernière personne à l’avoir fait attendre aussi longtemps était Aylyn lorsqu’il était allé lui rendre hommage plusieurs années auparavant dans la Cité des Rois. La patience n’avait jamais été une des plus grandes qualités de Javan mais, à cette occasion, il s’était débrouillé pour museler son humeur. Aylyn était son roi et choisir de prendre son temps faisait partie de ses prérogatives. Qu’il appartienne à la maison des Thorald, et possède l’arrogance de tous les héritiers de cette maison, ne rendait que moins surprenante sa volonté de mettre ses visiteurs mal à l’aise. Javan avait donc attendu et, lorsqu’il fut enfin admis dans les appartements royaux, il s’était adressé à Aylyn avec toute la grâce et l’humilité requises. Quelle que soit son opinion sur le monarque lui-même, il était dans le château d’Audun, devant l’Illustre Trône. Et il devait respecter les règles de celui qui l’occupait. Mais la situation actuelle n’avait rien de commun avec une visite à Audun. Javan attendait d’être reçu par un Kentigern, non par un roi et il y avait bien plus que son honneur en jeu. Depuis des heures il faisait les cent pas dans l’antichambre d’Aindreas. Il avait entendu les cloches de onze heures puis le carillon de midi et le duc refusait toujours de le recevoir. Les deux gardes qui l’avaient accueilli en le priant d’attendre avaient été relevés depuis longtemps par une paire de gaillards plus grands et plus musclés que les premiers. Ces hommes ne tarderaient pas à être remplacés et lui, il attendait toujours. Aindreas avait dû entrer et sortir de son bureau, qui comportait pas moins de trois accès différents, des dizaines de fois, un détail qui ne rendait sa position que plus humiliante. Sa fille est morte, lui souffla une voix qu’il identifia comme celle de Shonah, peux-tu le blâmer de ne pas vouloir te rencontrer ? — Et Tavis, murmura-t-il, un œil noir sur les gardes. N’est-il pas victime lui aussi ? Cette question, l’insupportable doute qu’elle insinuait ravivèrent ses craintes les plus profondes. Si son fils était coupable, si toutes les preuves – la porte fermée de l’intérieur, sa dague plongée dans la poitrine de Brienne, ses mains ensanglantées – prouvaient simplement ce qu’elles disaient ? Et si le récent comportement de Tavis, plutôt qu’une aberration, n’avait été que le prélude à cette atrocité ? Il avait dit à Fotir et Xaver qu’il croyait en l’innocence de son fils. Il voulait y croire mais, au fond de lui, il devait reconnaître qu’il doutait encore. Ce qui rendait plus délicate encore son entrevue avec Aindreas. Rencontrer le père de Brienne si peu de temps après la mort de la jeune fille s’annonçait une tâche pénible et douloureuse. Accusations, menaces, désir de vengeance allaient se succéder mais s’il pénétrait dans cette pièce en doutant de la parole de son fils… Conscient de son impuissance comme de sa peur, il se voûta. Lorsque la porte du bureau d’Aindreas s’ouvrit enfin, que les gardes s’écartèrent devant la silhouette frêle du Premier ministre de Kentigern, Javan fit la seule chose dont il était capable. Repoussant les démons de Bian qui tentaient de l’assaillir, il ne songea qu’à Shonah. La mort de leur fils signerait celle de sa femme. Cette certitude balayait à elle seule la question de la culpabilité ou de l’innocence de Tavis. Il devait sauver son fils, quelles que soient ses interrogations et les preuves relevées contre lui. Pour Shonah et, s’il était parfaitement honnête, pour lui-même. — Le duc est prêt à vous recevoir, Lord Curgh, annonça Shurik d’une voix froide et solennelle. Javan avança mais, devant la porte, le Qirsi l’arrêta d’une main ferme. — Il faut laisser votre épée ici. Javan crut tout d’abord avoir mal compris. Un duc d’Eibithar ne se séparait jamais de son arme, surtout lorsqu’il rencontrait un autre seigneur, qu’il soit duc ou de moins noble extraction. Il l’avait même gardée devant Aylyn. — Vous n’êtes pas sérieux, fit-il. — Au contraire. Nous avons vu de quoi la violence des Curgh est capable. Nous ne voulons pas risquer la vie de notre duc aussi. — C’est absurde ! rétorqua Javan d’une voix tremblante de rage. Mon fils est innocent et je ne suis pas un assassin. — Je crains de devoir insister. — Insistez autant que vous voudrez, je conserve mon épée. Je suis le futur roi du pays et je n’obéis pas à des gens tels que vous. Il fit un pas mais les deux gardes lui bloquèrent l’accès à la porte en sortant leurs armes. — Vous n’avez pas le choix, monseigneur, fit le Qirsi avec un calme insupportable. Si vous ne laissez pas votre épée, vous ne verrez pas le duc. C’était un détail, une défaite insignifiante, mais une défaite tout de même et douloureuse. En quittant sa ceinture et son fourreau, Javan sentait la satisfaction du Qirsi et, une fois de plus, il voulut le frapper. Mais il se contenta de lui tendre son épée et le suivit dans le bureau d’Aindreas, comme un prisonnier. Le duc était à sa fenêtre. Son imposante silhouette masquait presque entièrement la lumière du jour. — Laissez-nous, dit-il sans se retourner. Le Premier ministre s’inclina puis quitta la pièce. La porte fermée, Aindreas fit demi-tour. Ses yeux étaient rouges, son visage, à l’exception de deux taches rouges qui marbraient ses joues, d’une extrême pâleur. Javan ne l’avait jamais vu aussi misérable. — Vous vouliez me voir. — Oui. — Pourquoi ? Javan ouvrit la bouche puis, déconcerté, la ferma. Les événements de la matinée n’exigeaient-ils pas une rencontre ? — Pour que nous puissions discuter de ce qui s’est… passé. — Votre fils a assassiné ma fille. Cela ne vous suffit-il pas ? — Je ne le pense pas coupable. — Je sais. Vous me l’avez dit ce matin. Je crois que je vous ai traité d’imbécile et de menteur. Le Qirsi avait peut-être agi sagement en lui réclamant son épée. — C’est une terrible tragédie, Aindreas, répondit Javan luttant contre la colère qui l’envahissait. Je suis profondément désolé pour vous et Ioanna. Brienne était une jeune fille charmante. Les Terres du Dessous vont resplendir de sa lumière. C’était une épitaphe traditionnelle mais, pour une fois, elle semblait vraiment appropriée. Jusqu’à son dernier souffle, Javan conserverait l’image radieuse de la jeune fille dans la robe qu’elle portait au banquet. Reine, son peuple entier l’eût adorée. À l’évocation de ce futur odieusement détruit, son cœur se serra douloureusement dans sa poitrine. — Comprenez-vous que c’est la première fois que vous manifestez un quelconque chagrin depuis sa mort ? remarqua Aindreas. Sa voix s’était brisée sur le dernier mot mais il se reprit vite. — Jusqu’à présent, vous n’avez montré aucun regret. Vous n’avez rien fait d’autre que défendre votre fils. Javan ne doutait pas un instant que ce fut vrai et il se sentit envahi par la honte. — Vous avez raison, Aindreas, j’aurais dû vous exprimer ma peine plus tôt. Je vous présente mes plus profondes excuses. Aucun parent ne devrait subir ce que vous et Ioanna avez subi aujourd’hui. — Ni aucun père vivre avec la certitude que son fils est un monstre. Javan ferma brièvement les yeux. Protester, crier n’aurait servi à rien. — Je crois sincèrement que Tavis est innocent de ce crime, formula-t-il le plus calmement possible. Je comprends que tout ce que vous avez vu dans sa chambre vous pousse à croire en sa culpabilité. À votre place, j’en ferais autant. Mais vous ne connaissez pas mon fils. — Je sais qu’il a agressé son homme lige. Fotir l’avait averti, il aurait dû s’attendre à cette attaque, mais les mots l’atteignirent de plein fouet. Devant sa réaction, Aindreas sourit faiblement. — Vous n’y êtes pour rien, Javan, poursuivit-il tandis que son sourire s’effaçait devant une tristesse plus grande encore. Pas plus que Shonah. Toute l’éducation et la sagesse du monde ne peuvent parfois rien pour sauver un enfant. Il y a une noirceur en votre fils que Morna elle-même ne pourrait éclairer. Javan comprenait que Kentigern essayait de se montrer compatissant, que dans de telles circonstances son attitude était d’une charité et d’une élégance rares, il savait aussi qu’Aindreas n’avait pas complètement tort. Une part de la personnalité de Tavis était obscure, bien qu’il ne sût à quoi l’attribuer. Mais il n’avait que faire de sa pitié. — Vous vous trompez. Quoi que ce soit que vous pensiez savoir à son sujet, je vous assure que Tavis n’est pas capable d’une telle sauvagerie. — A-t-il attaqué son homme lige, comme votre Qirsi l’a dit au mien ? — Oui, mais il avait bu. — On a trouvé un carafon entièrement vide à côté du lit. — Cela ne veut pas dire… — Ça suffit ! trancha Aindreas, les poings serrés. Ma fille est morte, tuée par le poignard de votre fils, dans son lit ! C’est un assassin et il sera traité comme tel. — Aindreas, je vous demande de duc à duc, au nom des fonctions qui seront bientôt les miennes dans le royaume, de m’autoriser à suivre cette affaire avant que vous ne commettiez l’irréparable. Tavis est dans vos geôles. Il ne peut quitter Kentigern ni faire de mal à quiconque. Laissez-le aussi longtemps que nécessaire. Mais n’aggravez pas cette tragédie en faisant exécuter un innocent. — Vous allez découvrir, Javan, que la justice de Kentigern est rapide et souveraine. Aucun homme sain d’esprit n’a besoin de plus de preuves pour conclure à la culpabilité de Tavis. Vous ne cherchez qu’à repousser l’inévitable et je ne le permettrai pas. Javan avait essayé de conserver son calme mais, cette fois, c’en était trop. — Et vous allez découvrir, Lord Kentigern, répliqua-t-il, que la réponse des Curgh à l’injustice est tout aussi rapide. Je tiendrai n’importe quelle tentative de punir mon fils avant que toute la clarté soit faite sur cette affaire comme une déclaration de guerre entre nos deux maisons. Aindreas avança. — Vous osez me menacer dans mon propre château ? — Si c’est ce qu’il faut pour vous faire entendre raison, oui. Réfléchissez bien, Aindreas. Voulez-vous vraiment entrer en guerre contre le futur roi d’Eibithar ? Vous allez vite vous retrouver bien seul dans le royaume. — Tant que j’aurai un souffle de vie, vous ne serez pas roi ! Je me fiche de l’Ordre des Successions. Votre maison n’abrite que des sauvages et des menteurs. Vous ne méritez pas la couronne ! Gardes ! hurla-t-il avant que Javan ne puisse répondre. Deux hommes armés pénétrèrent aussitôt dans la pièce. — Ramenez le duc à ses appartements. Il n’est plus autorisé à venir jusqu’ici. — Bien, monseigneur. Javan, les dents serrées, lâcha un juron. — Ne nous séparons pas de cette façon, Aindreas. Je suis sûr que nous pouvons trouver un accord satisfaisant pour tous. — Laissez-moi, répliqua sèchement le duc. Il était retourné à la fenêtre, ne lui offrant que son dos, aussi implacable que la muraille de sa forteresse. Javan l’observa avant de sortir, les gardes sur ses talons. Il avait menacé de déclencher une guerre si Tavis était exécuté et il le ferait. Il doutait, hélas, que ce fût suffisant pour lui sauver la vie. 13 Galdasten, Eibithar Il se réveilla en sursaut et ouvrit les yeux sur une petite chambre illuminée par les éclairs d’un orage lointain. Il fallut quelques secondes à Grinsa pour se souvenir qu’il se trouvait à Galdasten, la dernière halte du Festival. Cresenne s’étira, prononça quelques mots incompréhensibles avant de replonger dans le sommeil, son bras toujours sur sa poitrine. Étendu, il laissa son pouls se calmer avant de la repousser doucement pour se lever sans bruit. Il se dirigea vers la fenêtre, enfilant ses chausses en passant devant la chaise près du lit. Après cette sorte de rêve, Grinsa avait souvent besoin d’un laps de temps pour interpréter le sens de sa vision. Dans ce cas cependant, ce qu’il avait vu était parfaitement limpide. Revivre un glanage cependant ne lui était jamais arrivé. Il est vrai que celui-là n’était pas banal. Peut-être n’aurait-il pas dû s’étonner de revoir l’image troublante de Lord Tavis de Curgh enchaîné au mur d’un cachot. Ainsi qu’il l’avait craint, le garçon était à Kentigern. Ce n’était pas son rêve qui le lui avait appris mais le calendrier. Tavis et son père s’y trouvaient et Grinsa était certain que la récurrence de l’image signifiait simplement que le glanage s’était réalisé. Ses pouvoirs étaient immenses et il avait depuis longtemps appris à leur faire confiance. — Pourquoi si tôt ? s’interrogea-t-il à voix basse en regardant le lit où Cresenne était endormie. Pourquoi ne pas nous laisser davantage de temps ? Le grondement de l’orage au-dessus de la cité de Galdasten lui répondit. Le glanage se dressait déjà entre eux, ébranlant la confiance qu’ils essayaient de bâtir, comme les vagues de l’océan d’Amon rongeaient la falaise des côtes de Wethy. Elle savait qu’il ne pouvait rien lui dire de ce qu’avait révélé le Qiran, elle était elle-même Glaneuse, et pourtant, peut-être parce que cette Révélation l’avait tellement troublé au début de leur liaison, elle ne cessait d’y faire allusion. Il ne pouvait lui en vouloir complètement. La vision occupait ses pensées depuis l’agression du jeune homme envers son homme lige. Il lui avait présenté cette image comme un avertissement, afin que Tavis se prépare à ce qui l’attendait. Ce qu’il lui avait montré était affreux, il le comprenait, et même choquant. Mais la première image proposée par le Qiran aurait soulevé beaucoup plus de questions qu’elle n’en aurait résolu. Certaines auraient pu conduire Tavis à faire des choix qui auraient changé le cours même de sa propre vie et, par conséquent, celle des Terres du Devant. D’autres auraient obligé Grinsa à révéler sur lui bien plus qu’il ne pouvait se le permettre. Il avait agi, certain de faire au mieux, non seulement pour lui, mais aussi pour le jeune homme et le royaume. À la lumière des événements qui avaient suivi, sa confiance s’était évanouie, le laissant effrayé et envahi de remords. Tavis avait peut-être l’âge de passer sa Révélation mais il était encore très jeune. Rien n’aurait pu le préparer à ce qu’il devait découvrir dans la pierre, et surtout pas l’idée qu’il s’était certainement faite de son destin. Grinsa comprenait son affolement. Tavis avait eu trop honte pour se confier à son ami ou ses parents et il était trop jeune et trop choqué pour affronter son futur avec courage. Il valait mieux l’avoir trompé qu’exposé à pire. Revenir sur le passé n’était d’aucune utilité. Il n’avait plus qu’à quitter le Festival et rejoindre Kentigern aussi vite qu’il le pouvait. En offrant cette vision à Tavis plutôt que celle que le Qiran lui avait destinée, Grinsa s’était irrémédiablement lié au jeune seigneur. Ses pensées glissèrent sur la femme qui était dans son lit et la séparation qui les attendait. Cherchant le motif qu’il allait invoquer, Grinsa se répéta que tel était le prix à payer pour avoir défié le Qiran, et le fardeau à porter pour préserver son secret. Malgré ce qu’ils avaient partagé, en dépit de la passion qui enflammait leurs nuits et de l’amour qu’il sentait naître en lui, il ne s’était pratiquement pas confié à elle. Il aurait voulu tout lui dire – il avait failli s’y résoudre à plusieurs reprises mais, chaque fois, quelque chose l’avait retenu, au point qu’il en était venu à douter de son aptitude à l’amour et à la confiance. Chaque fois, cependant, il s’était rassuré, se répétant qu’ils se connaissaient à peine et qu’ils auraient tout le temps de se découvrir. Ce en quoi il s’était trompé. Les rideaux de la fenêtre, sous l’effet d’une rafale de vent froid, se soulevèrent. Un éclair illumina la chambre. Un coup de tonnerre suivit, plus fort et plus proche de l’éclair que le précédent. — Tu n’arrives pas à dormir ? Il se tourna. Cresenne était assise, genoux sous le menton. — Non. — C’est à cause de l’orage ? — Un rêve. Il crut voir ses oreilles se dresser, comme un loup en alerte. Toute son attitude se modifia. — Un rêve ou une vision ? Immédiatement, il se sentit sur la défensive, une méfiance qu’il mit sur le compte du contenu de son rêve : la Révélation de Tavis. Une fois de plus, elle s’interposait entre eux. Elle est Glaneuse, se dit-il pour se détendre. Elle connaît la puissance que peuvent avoir les visions. — Une vision. — Lord Tavis, n’est-ce pas ? — Qu’est-ce qui te le fait croire ? Il n’était pas surpris, elle le connaissait déjà si bien. — C’est ça ? insista-t-elle sans lui répondre. Grinsa soupira et acquiesça. — Je ne sais pas pourquoi mais je me sens lié à lui, peut-être parce que je suis son Glaneur. — Ça n’a aucun sens. Tu as fait des milliers de Révélations. Pourquoi devrais-tu te sentir lié à ce garçon plutôt qu’à un autre ? Il n’avait d’autre choix que le mensonge. — Je ne sais pas. Peut-être à cause de l’image si troublante de la pierre. Peut-être à cause de sa réaction. Je ne sais pas, répéta-t-il impuissant, mais cette nuit, j’ai encore rêvé de sa Révélation. Je crois que ce que nous avons vu s’est déjà produit. — Si vite ? s’étonna-t-elle. Les Révélations sont d’habitude lointaines. Une fois de plus, comme toujours lorsque la Révélation de Tavis était évoquée, il eut l’impression qu’elle cherchait à lui faire dire ce qu’il avait vu. Qu’elle se soit produite aussi vite n’était peut-être pas plus mal. Ainsi, lorsqu’ils se retrouveraient, le sujet serait évacué. — Certaines oui, répondit-il. Pas celle-là. — Eh bien, si tu as raison, sourit-elle, et qu’elle s’est produite, tout est fini alors ? Nous pouvons oublier Tavis et ne songer qu’à nous. Il se tourna vers la fenêtre. La pluie s’était mise à tomber et le vent soufflait rageusement, envoyant de grosses gouttes sur les rideaux et dans la pièce. Il aurait dû fermer les volets mais il ne bougea pas, laissant l’eau le mouiller. — Ce n’est pas si facile. Je dois l’aider, Cresenne. Je dois aller à Kentigern. — Quoi ? Il entendit le lit craquer et se retourna pour découvrir qu’elle s’était levée et enfilait une chemise légère. — Tu quittes le Festival ? Tu me quittes ? Grinsa ferma les yeux. — Je ne voudrais pas mais… — Alors reste ! — Je dois partir ! répondit-il en élevant la voix. Le voisin frappa sur la cloison. — Il le faut, reprit-il plus bas. Quelqu’un doit lui venir en aide. — Son père est le duc de Curgh ! D’ici un an, il sera roi. Si lui ne peut rien pour son fils, comment peux-tu croire que tu feras mieux que lui. Tu es un Glaneur, Grinsa. Nous le sommes tous les deux. Nous voyons le futur et nous l’offrons aux autres pour qu’ils en fassent ce qu’ils veulent. Mais une fois qu’on le leur a révélé, notre travail est terminé. Elle approcha, l’enlaça et posa sa tête contre sa poitrine. — Je sais combien c’est parfois difficile mais telle est la nature de notre pouvoir. Après une légère réticence, il l’enlaça lui aussi. Il n’avait aucune envie de partir. Il inspira profondément, humant le parfum de ses cheveux, de sa peau. Elle l’embrassa sur le torse puis, levant la tête, s’empara de ses lèvres. — Viens te recoucher, laisse-moi de convaincre de rester avec moi. Ils s’embrassèrent encore mais Grinsa se détacha. — Ce ne te serait pas difficile, fit-il le cœur serré. Ce baiser à lui seul aurait pu suffire. Il est plus sage que je prenne mes affaires. Une profonde stupeur se peignit sur le visage de la jeune femme. — Tu as vraiment l’intention de partir ? réagit-elle d’une voix dure. — Il le faut. — Pourquoi ? Il ne pouvait tout lui avouer mais il lui devait au moins une part de la vérité, aussi minime fut-elle. — Je te l’ai dit : je me sens lié à lui. Je crois que mon destin et le sien sont liés. Cette déclaration retint son attention. Elle s’écarta et l’observa avec attention. — Comment est-ce possible ? — Je l’ignore mais c’est probablement à cause de sa Révélation. — Un glanage certainement extraordinaire, fit-elle non sans amertume. — Oui. Ce mot à peine prononcé, il le regretta, car sa réaction ne se fit pas attendre : — Qu’as-tu vu, Grinsa, de si incroyable pour me quitter ? Il faillit lui répondre, pour en terminer, mais se retint. Malgré la part qu’il y avait prise, il s’agissait du destin de Tavis et il était lié au secret. — Nous en avons déjà parlé, Cresenne, tu sais que je ne peux rien dire. — Même maintenant ? demanda-t-elle. Tu me quittes pour te précipiter à Kentigern au secours d’un garçon que tu connais à peine et n’apprécies pas particulièrement et tu ne peux rien me dire ? — Non, je suis désolé. Elle se détourna. Ils restèrent silencieux dans l’obscurité. Il sentait la colère de Cresenne et se demandait s’il n’aurait pas dû éprouver la même, mais sa tristesse était plus forte que sa propre irritation. Un éclair zébra la nuit presque aussitôt suivi d’un coup de tonnerre qui fit vibrer les murs de la chambre. — Je ne pars pas pour toujours, Cresenne, reprit-il enfin. Je vais faire ce que je peux pour aider Tavis et puis je rejoindrai le Festival, où qu’il se trouve. Elle hocha la tête sans le regarder. — Oui, bien sûr, répondit-elle sans la moindre conviction. Il approcha et lui prit le menton, la forçant à lui faire face. Le faible sourire qu’elle lui offrit ne dura pas. — C’est notre dernière nuit ensemble avant quelque temps, dit-il doucement. Ne la gaspillons pas, viens te coucher. — Je ne peux pas, murmura-t-elle les yeux brillants. Je préfère partir. — Partir ? répéta-t-il estomaqué. Où ? Il fait nuit et c’est l’orage. — Trin est à côté. Trin. S’il devait la pousser dans la chambre d’un autre, autant que ce fût lui. Il se sentit vaciller comme une armée mise en déroute par un ennemi plus puissant. — Si c’est ce que tu veux… — Ce que je veux ? s’exclama-t-elle furieuse. Ce que je veux, c’est que tu me dises ce qui te prend ! Tu te réveilles au beau milieu de la nuit à cause d’un rêve qui ne signifie rien du tout et tu m’annonces que tu pars séance tenante à Kentigern au secours d’un garçon arrogant et gâté qui se fiche de toi comme du reste du monde et tu as le culot de me parler de ce que je veux ! — Cresenne… — Non, le coupa-t-elle en secouant la tête. Tu n’es pas honnête. C’est une chose de respecter ta fonction et de garder un glanage pour toi. Mais prétendre que ton sort est lié à celui de ce garçon en est une autre. Je pensais que notre histoire comptait, que tu commençais même à tomber amoureux de moi. — C’est vrai. — Je ne te crois pas. Tu ne peux pas aimer quelqu’un et avoir des secrets. Les siens ne l’avaient pas empêché de l’aimer. Une nouvelle fois, il eût préféré tout lui avouer, cesser les mensonges le concernant, mais il ne pouvait s’y résoudre. Qu’il cachât la vérité depuis si longtemps qu’il fût incapable de la dévoiler à quiconque ou qu’il soit trop blessé par sa réaction pour vouloir se confier à elle, il répondit : — Crois ce que tu veux mais je t’aime. Elle lui tourna le dos, ôta sa chemise et prit ses vêtements pour s’habiller. Un nouvel éclair illumina la peau douce et pâle de son dos. — Tu n’as pas besoin de partir, fit-il à voix basse. Je prends mes affaires et je m’en vais. Le grondement de tonnerre roula sur la ville. Elle enfila sa tunique. — Non, j’ai besoin de prendre l’air. Grinsa soupira. Tout s’était déroulé si vite et pourtant, il lui semblait que, depuis le début, leur histoire devait en arriver là. — Je reviendrai, dit-il sachant que ça ne changerait rien. Elle s’interrompit, le regarda par-dessus son épaule puis acquiesça. Elle le savait aussi bien que lui. En quelques minutes, elle fut prête. Grinsa avait allumé une chandelle et rassemblait distraitement ses affaires sur le lit pour les mettre dans sa besace. Il observait Cresenne. Malgré ses yeux rouges, bien qu’il ne l’eût pas vue pleurer, et ses cheveux en désordre, elle était la plus belle femme qu’il eût jamais rencontrée, plus belle que Pheba. Il ne l’aimait pas autant qu’il avait aimé sa femme, du moins pas encore, mais le peu de temps qu’ils avaient partagé ensemble lui avait suffi pour comprendre que c’était possible et cette chance s’était évanouie, étouffée par une vision et le destin de Tavis de Curgh. Il se reprit. Tavis n’était pas responsable de la vision qu’il lui avait offerte ni de ce qu’il était. Son chemin, il l’avait emprunté bien avant de faire la connaissance de Tavis ou de Cresenne. — À quoi songes-tu ? demanda Cresenne. Il leva les yeux et découvrit qu’elle l’observait attentivement. — Que je suis désolé, que je ne veux pas te perdre. — Rien ne t’y oblige. Si tu m’expliques simplement pourquoi… — Je t’en prie. Te répondre non chaque fois est une véritable souffrance. Peut-être pourrai-je t’en parler lorsque tout sera terminé. Sincèrement, je l’espère. — Oui. Elle vérifia rapidement dans la chambre qu’elle n’oubliait rien puis, avant de se diriger vers la porte, vint lui déposer un baiser sur la joue. Grinsa ferma les yeux, humant son parfum pour la dernière fois. Puis elle s’écarta. Il comprit qu’elle s’arrêtait sur le seuil mais ne se tourna pas. — Que dois-je raconter à Trin ? De prendre soin de toi, de te rappeler chaque jour combien je t’aime. — Ce que tu veux mais, je t’en prie, ne dis à personne où je suis allé ni pourquoi. — Très bien. — Cresenne… — Oui ? Cette fois, il la regarda. — Surtout, précise-lui bien que je reviendrai. — Entendu. Elle soutint son regard quelques instants puis s’en alla. Il resta debout au milieu de la pièce, fixant la porte, espérant qu’elle s’ouvre. Un éclair troua la nuit. Le tonnerre se fit attendre. L’orage passait mais la pluie froide, poussée dans la chambre par le vent, tombait toujours. Grinsa se secoua, rangea le reste de ses affaires dans son sac, puis souffla la bougie et se recoucha. Il avait plus de soixante lieues à parcourir jusqu’à Kentigern. S’il voulait y arriver à temps pour sauver Tavis, il devait dormir quelques heures. * Elle aurait dû rejoindre Trin comme elle l’avait dit à Grinsa. Elle prenait un énorme risque mais ce qu’elle devait faire ne pouvait attendre le matin et puis elle craignait que le sommeil ne réduise sa résolution à néant. Elle devait agir vite, maintenant, tant que sa souffrance – et sa détermination – étaient vives. Depuis le début de leur relation, elle sentait que Grinsa lui dissimulait quelque chose de plus que le simple contenu de la Révélation de Tavis. Elle avait cru comprendre la nuit où il lui avait montré qu’il possédait un second pouvoir magique. Elle s’était trompée mais, à présent, elle en savait la cause. Leurs destins étaient liés, lui avait-il dit. Brusquement, la Révélation du jeune Curgh reprenait toute son importance. Elle aurait donné beaucoup pour savoir ce que Grinsa avait vu mais insister davantage aurait été dangereux. Elle devait faire ce qu’elle faisait, se dit-elle, quels que soient ses sentiments pour lui. Il n’aurait pas dû lui résister aussi longtemps. Ses réticences la troublaient. Il n’était qu’un Glaneur. Mais il avait quelque chose de mystérieux, quelque chose qui l’aurait attirée vers lui même si elle n’avait pas eu besoin de gagner sa confiance, quelque chose qui faisait que leurs nuits n’avaient pas seulement été un mensonge. Certains parmi son peuple possédaient le pouvoir de manipulation, un don puissant qui leur permettait de pénétrer les esprits et de pousser les gens, sans qu’ils s’en aperçoivent, à agir selon leurs désirs. Cresenne n’en faisait pas partie. Elle n’avait jamais eu besoin d’un tel pouvoir. Les hommes ne lui résistaient pas, surtout lorsqu’elle les flattait ou qu’elle leur laissait croire qu’elle les trouvait attirants. Elle avait depuis longtemps appris qu’il ne lui en fallait pas beaucoup plus pour les forcer à gober ses mensonges. Lors de leur première soirée au Goéland d’Argent, quelques minutes lui avaient suffi pour convaincre Trin – même lui n’était pas immunisé – de son attirance pour Grinsa. En convaincre le Glaneur n’avait pas été plus difficile. Le lendemain, lorsqu’ils avaient dîné tous les deux, elle avait poursuivi son jeu. Depuis cette soirée pourtant, les choses avaient changé. Elle savait qu’elle avait réussi à gagner sa confiance et son affection, elle le soupçonnait même d’être tombé amoureux, mais elle avait senti aussi que ce qui avait débuté comme un leurre risquait, si elle n’y prenait garde, de ne plus en être un. Cette évolution, elle n’avait pu l’empêcher. Le déchirement qu’elle éprouvait depuis leur séparation lui disait ce qu’elle avait jusqu’alors refusé d’écouter : elle l’aimait. Ce qui ne rendait sa démarche que plus urgente. Elle devait agir vite, avant de changer d’avis, avant d’avoir le courage de retourner vers lui. Elle franchit donc le couloir à pas feutrés, passa devant la chambre de Trin et descendit les escaliers. Devant l’auberge, elle s’arrêta au bord de la route pour réfléchir. La pluie était régulière, les rues de Galdasten étaient sombres. Elle savait que la plupart des artistes eandi du Festival logeaient dans deux auberges au nord de la place du marché, non loin de l’endroit où elle se trouvait, mais il lui fallut quelques minutes pour se repérer. Le temps qu’elle se mette en marche, ses cheveux et ses vêtements étaient trempés. D’habitude, elle aimait la pluie des cycles chauds, surtout après des journées aussi rudes que celle-ci. Mais ce soir, elle lui semblait terriblement froide. Serrant son manteau sur sa poitrine, elle se hâta de traverser la place. Elle s’était assurée de savoir dans quelle hôtellerie et dans quelle chambre logeait l’homme dont elle avait besoin. Cadel lui avait donné son nom avant de quitter le Festival et elle n’avait eu aucun mal à le trouver. Une précaution qu’elle avait espérée superflue. Jamais elle n’aurait imaginé envoyer cet homme sur Grinsa. — Que Bian l’emporte au fond de son royaume ! maugréa-t-elle le visage inondé de pluie. Elle s’était engagée sur cette mission sans aucune crainte. De prime abord, Grinsa n’avait rien d’exceptionnel. Il était aimable, intelligent et sous bien des aspects charmant mais il n’était qu’un Glaneur. Elle n’avait qu’à le séduire, apprendre ce qu’elle pouvait de la Révélation, et le quitter. Quelle meilleure façon de montrer au Tisserand que la confiance qu’il avait placée en elle était justifiée que d’assurer la réussite de leur complot contre Curgh et son fils ? Mais la séduction, comme elle s’en était vite aperçue, ne s’était pas arrêtée à attirer l’homme dans son lit. De même que Grinsa était bien plus que son apparence laissait supposer. — Maudit soit-il ! s’exclama-t-elle en se hâtant. Elle ne savait pas quand elle avait pour la première fois perçu son désir de mettre fin à la domination des Eandi sur les Terres du Devant. Il lui semblait que toute sa vie s’était construite dans ce but. Elle se souvenait de sa honte, étant enfant, lorsqu’elle avait appris avec les autres, Eandi et Qirsi, la trahison de Carthach et ce qu’elle avait coûté à son peuple. Elle n’oublierait jamais comment son père avait été traité quand, après ses années en mer, il était devenu ministre secondaire à la cour d’un duc Wethy. Non seulement le seigneur eandi lui parlait avec dédain, écartant ses conseils d’un geste de la main et incapable de retenir son nom, mais voir ses supérieurs, des Qirsi, se comporter avec le même mépris avait alimenté une rage qui ne s’était jamais éteinte. Son père ne s’était jamais rebellé. Si les ministres étaient capables de le traiter de cette façon tout en rampant devant l’Eandi, ils ne valaient pas mieux que Carthach. Et si son père était prêt à sacrifier son honneur pour rester à la cour, pas elle. Après la mort de son père, le duc avait donné vingt qinde à sa mère avant de les renvoyer. — Je ne peux pas m’occuper de toutes les familles des Qirsi morts à mon service, avait-il dit. Ils ne vivent pas assez longtemps. Cresenne avait dix ans. Sa mère ne lui avait raconté cette histoire qu’avant de mourir cinq ans plus tard. Elles avaient rejoint la Foire de la Couronne, un des festivals itinérants de Wethyrn, Cresenne en manipuleuse de feu et sa mère comme Glaneuse. C’était la fin d’une longue journée de voyage et sa mère avait montré les premiers signes de la fièvre qui allait l’emporter. Il faisait sombre dans leur chambre et Cresenne l’avait crue endormie. — Ton père était un homme bon, avait-elle brusquement murmuré. Fort, courageux, doux. J’aurais aimé que tu le connaisses quand il était marin, avant Wethyrn. Cresenne n’avait su que répondre, aussi était-elle restée allongée dans l’ombre, silencieuse, espérant que sa mère en dise plus. — Les seigneurs des Terres du Devant se moquent bien des Qirsi. Ils se contentent de les sélectionner comme les chevaux de combat ou les armes. C’est ce qu’a fait le duc. Ton père voulait que nous ayons une vie agréable, autrement, il n’aurait jamais travaillé pour cet homme. Ses mots s’étaient gravés dans son esprit. Avec le temps, s’ils lui avaient permis de pardonner à son père et même de l’aimer à nouveau, ils n’avaient fait qu’approfondir sa haine des Eandi et des Qirsi qui les servaient. Elle se demandait souvent si telle n’avait pas été l’intention de sa mère. La première fois que le Tisserand était venu à elle, pénétrant ses rêves comme un dieu aux cheveux blancs, Cresenne avait compris qu’elle était destinée à rejoindre sa cause. Peut-être s’en était-il lui-même aperçu, car il n’avait pas tardé à faire d’elle une de ses plus fidèles servantes. Qu’elle connaisse les festivals et veuille parcourir les Terres du Devant avec eux avait été utile. Le Tisserand avait recruté de nombreux ministres depuis, mais il avait aussi besoin de Qirsi détachés de la cour et libres de voyager sans attirer l’attention. Ils y en avaient d’autres comme elle – le Tisserand les nommait ses chanceliers – qui suivaient le Festival de Sanbira, la Foire impériale de Braedon, et un ou deux des carnavals plus petits d’Aneira et Caerisse. Mais Cresenne était la plus jeune ; le Tisserand le lui avait dit. Beaucoup des ministres plus âgés n’appréciaient pas d’être sous ses ordres, mais elle les payait et elle agissait au nom du Tisserand si bien qu’aucun n’avait jamais osé la défier. Le Tisserand l’avait chargée d’éliminer Lord Tavis mais il lui avait laissé entière liberté quant à la façon d’y parvenir. Elle était sûre que ses plans lui conviendraient. Si Grinsa ne les ruinait pas. « Nos destins sont liés », avait-il dit. Qu’entendait-il par là ? Cresenne atteignit l’auberge, franchit la porte et se précipita dans les escaliers qui conduisaient aux chambres. — Qui est-ce ? demanda une voix d’homme depuis le bar. Une seconde plus tard, il allumait une bougie qui éclaira la pièce. Cresenne se serra contre le mur dans la pénombre. — Un… client m’a invitée dans sa chambre, monsieur, bredouilla-t-elle docile. L’homme quitta son bar en levant sa chandelle sans que la lumière l’atteigne. — Tu es seule ? — Oui, monsieur, il semble correct. — Tu parles, grommela le tavernier. Foutu festival ! Il fit demi-tour pour rejoindre sa chambre. — Alors, vas-y et ne fais pas de bruit, lança-t-il avant de claquer sa porte. Cresenne monta les quelques marches qui restaient, avança doucement jusqu’à la porte et frappa discrètement. Au moment où elle levait la main pour recommencer, la porte s’ouvrit. Il faisait sombre dans le couloir et l’homme semblait tendu. Ce n’était pas le genre d’homme qu’elle souhaitait prendre au dépourvu, encore moins effrayer, aussi ouvrit-elle la paume et conjura-t-elle une petite flamme. Il était plus grand qu’elle ne pensait. Ses yeux noirs et ses cheveux en bataille lui donnaient l’air sauvage. Il était en caleçon, torse nu. Cresenne aperçut la fine cicatrice sur son épaule et celle, plus grande, sur sa poitrine. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il suspicieux. — Vous êtes Honok ? — Oui, fit-il en surveillant le couloir. — Je suis une amie de Corbin. Il avança et ferma la porte derrière lui. — Non, pas ici. Dans la chambre. Jedrek obéit à contrecœur. — Qui est-ce ? fit une voix de femme depuis le lit. Cresenne augmenta sa flamme, éclairant une femme brune assise sur la couche. Elle était nue et plutôt séduisante pour une Eandi. — Au nom de Bian, qui êtes-vous ? s’exclama-t-elle en détaillant Cresenne de la tête au pied. — Sa femme. — Sa femme ? Mais vous… Le rire de Jedrek l’interrompit. Elle les dévisagea l’un et l’autre avant de s’emporter. — Espèce de salaud ! Tu n’es qu’un pauvre type ! Elle se jeta hors du lit, ramassa ses vêtements et se précipita vers la porte qu’elle ouvrit sans se soucier de sa tenue. Riant toujours, Jedrek la suivit et ferma derrière elle. — Il m’a fallu trois jours pour l’amener dans mon lit, fit-il en se tournant vers Cresenne. J’espère que ça vaut le coup. — Donnez-moi une bougie, répondit-elle. Je n’ai pas l’intention de nourrir cette flamme toute la nuit. Il alla chercher celle qui était près du lit et la lui tendit. Cresenne l’alluma avant de laisser mourir celle qu’elle avait conjurée. — Que voulez-vous ? demanda-t-il face à elle, les mains sur les hanches. Elle s’assit sur le lit sans le quitter des yeux. — Savez-vous où se trouve Cadel ? — À Kentigern. — Savez-vous pourquoi ? — J’en sais assez. Il ne me dit pas toujours tout. Il prétend que c’est plus sûr. — Il n’a pas tort. Elle s’essuya le visage d’un revers de main puis repoussa la masse de ses cheveux humides. Malgré tout ce qui venait de se passer, elle ne pouvait se résoudre à lancer la mission pour laquelle elle était venue jusqu’ici. Elle se répéta qu’elle n’avait pas le choix, que Grinsa était une menace pour ses plans et devait être arrêté, mais elle n’en était plus si sûre. Pouvait-elle prendre le risque de le laisser en vie ? — Non. — Non quoi ? demanda l’homme. — Rien, répondit Cresenne qui n’avait pas senti qu’elle avait parlé à voix haute. Je suis ici parce que l’un des Qirsi du Festival, l’homme qui a assisté la Révélation de Lord Tavis, a décidé de partir à Kentigern. — Pourquoi ? — Il a eu une vision. Il sait que le garçon a des problèmes. Il a même peut-être vu ce que Cadel lui réserve. Il se peut même que ce soit ce qu’ait vu Tavis dans la pierre. Jedrek siffla entre ses dents. — En êtes-vous sûre ? Elle détourna les yeux vers la fenêtre. La pluie s’était calmée. — Non, je ne suis sûre de rien. Mais je sais que le Glaneur part à Kentigern. Le reste n’a pas d’importance. — Très bien. Que dois-je faire ? — Suivez-le. Et lorsque vous aurez mis assez de distance entre vous et le Festival, tuez-le. Il pâlit et s’affala dans le large fauteuil près de la fenêtre. — Mais il… Vous venez de dire que c’est un Glaneur. Il est… comme vous. Cresenne ne put s’empêcher de sourire. — C’est un Qirsi en effet, si c’est ce que vous voulez dire. Elle se pencha vers lui. — Cela vous pose un problème ? — Je n’ai jamais tué de Qirsi, fit-il en évitant son regard. En général, Cadel s’en occupe. Il ne lui facilitait pas la tâche. — Ce n’est qu’un Glaneur. Je ne vois pas en quoi il serait différent de vos précédentes victimes. Jedrek acquiesça avec la même inquiétude. — Quand devez-vous retrouver Cadel ? — Dans deux cycles, dans le sud d’Aneira. — Deux cycles. Votre mission accomplie, rejoindre le Festival n’aura pas grand intérêt. — Aucun problème, lui assura-t-il. — Peut-être pas pour vous. Mais deux personnes quittant le Festival le même jour peuvent attirer l’attention. Elle se mordit la lèvre en réfléchissant. — Êtes-vous capable de retrouver sa trace si vous partez quelques jours après lui ? Son sourire ne portait aucune marque des doutes qu’il avait exprimés un peu plus tôt. — S’il est dans les Terres du Devant, je peux le rejoindre. Il me suffit de son nom et de sa description. — Il s’appelle Grinsa jal Arriet, fit-elle le cœur battant à tout rompre. Il est grand, une carrure plus forte que la majorité des Qirsi. Ses cheveux sont longs, il les porte détachés. Il a une large bouche et des pommettes hautes. — C’est un pur sang, cheveux blancs, yeux jaunes ? Elle acquiesça en silence, devinant ses pensées : comme tous les Eandi, il n’était pas capable au premier coup d’œil de faire la différence entre deux Qirsi. — Combien de jours dois-je attendre ? — Trois ou quatre, c’est possible ? — Pour moi, aucune différence. Où qu’il aille, je le trouverai. — Alors quatre jours. Cela devrait suffire. Les gens remarqueront votre départ à tous les deux mais ils penseront à une coïncidence, rien de plus. — Autre chose ? — Je n’ai pas d’or. Tout ce que j’avais pour ce genre de mission, je l’ai donné à Cadel avant son départ. — Ça ira, fit Jedrek. De toute manière, c’est lui qui s’occupe de ça. Il s’assurera que je sois payé. — Avez-vous de quoi acheter un cheval ? — Oui. Cresenne hésita puis se leva. Elle n’avait rien à ajouter mais partir lui était difficile. Percevant son flottement, Jedrek se voulut rassurant. — Vous pouvez me faire confiance, il n’arrivera jamais à Kentigern. Elle se dirigea lentement vers la porte mais se retourna une dernière fois. — Quand l’heure sera venue, fit-elle, ne le faites pas souffrir, soyez rapide. L’inquiétude se peignit aussitôt sur ses traits. — Ne vous tourmentez pas. Avec un Qirsi, c’est bien comme ça que j’ai l’intention d’agir. Avec un peu de chance, il ne me verra même pas. 14 Kentigern, Eibithar, cycle d’Elined Fotir éprouvait de la reconnaissance. Ce matin cauchemardesque, tandis que le corps de Brienne gisait couvert de sang dans le lit de Tavis, il s’était demandé si l’un d’entre eux survivrait à la journée. Il avait même redouté que Tavis ne soit exécuté sur-le-champ. Plus tard, après son entrevue avec le duc de Kentigern, lorsque Javan était revenu dans les appartements réservés aux invités, lui-même semblait avoir perdu tout espoir de sauver son fils. — J’ai fait tout ce que j’ai pu, avait-il dit, profondément abattu. Mais je crains qu’il ne soit mis à mort avant l’aube. Mis à part ses menaces de guerre si Tavis était exécuté sans autre forme de procès et le vœu d’Aindreas de bloquer son ascension sur le trône, le duc lui avait peu parlé de leur rencontre. De son côté, Fotir, avec Shurik, n’avait pas fait mieux. L’amitié partagée au cours de leur soirée à L’Ours d’Argent n’avait pas survécu au poids des événements qui avaient suivi. Lorsqu’il avait souhaité en discuter le lendemain de la mort de Brienne, Shurik avait refusé de le recevoir. Aussi désireux qu’il fut de rassurer son duc, Fotir n’avait rien à lui offrir. Il sembla cependant que les menaces de guerre de Javan avaient porté plus de fruit qu’ils ne l’avaient d’abord espéré. Cinq jours s’étaient écoulés depuis la mort tragique de Brienne et l’emprisonnement de Tavis, et le jeune seigneur était toujours en vie. Dans sa geôle, il endurait des conditions que Fotir ne pouvait qualifier, au mieux, que d’abominables. Mais il était vivant. La veille, quatre jours après sa mort, comme l’exigeait la coutume, le peuple de Kentigern avait honoré Brienne. Malgré sa loyauté envers la maison des Curgh et sa conviction de l’innocence de Tavis, alors que le peuple se pressait vers le cloître pour saluer sa dépouille, Fotir ne put s’empêcher d’être ému par les commentaires entendus dans la cour du château. Au milieu de leurs lamentations, hommes et femmes, profondément choqués du sort subi par la jeune fille, réclamaient l’exécution de Tavis. Au crépuscule, quand le corps de Brienne fut porté au bûcher funéraire, les milliers de personnes qui étaient restées entonnèrent spontanément la lamentation du « Péan des Lunes ». Une initiative qui ne devait rien à la coutume – l’embrasement du corps aurait dû se faire dans le silence – mais qui eut pour effet de renforcer la détresse de leur hommage. Alors qu’il se dirigeait vers la prison, en compagnie de Javan et Xaver, Fotir comprit ce que cette dévotion avait de dramatique : qu’ils prouvassent l’innocence de Tavis n’avait aucune importance. Aindreas voulait sa mort avec autant d’acharnement que son peuple. Bien qu’il n’eût pas une seule seconde songé à les éviter, le Qirsi appréhendait leurs visites au cachot. L’endroit n’était pas seulement infect, puant et lugubre, mais les conversations entre Javan et Tavis étaient de plus en plus gauches et pénibles. Le duc venait chaque jour. Fotir, qui, en de telles circonstances, ne l’aurait pas cru capable d’une telle sollicitude, avait été surpris par sa ténacité. Il n’avait pas pris la mesure de l’affection de Javan pour son fils, ou bien le duc lui-même n’avait pas senti jusqu’alors combien il tenait à son fils. Lors de sa seconde visite, Tavis avait semblé partager son étonnement mais il eut le bon sens de n’exprimer que sa reconnaissance de le revoir. Ils le découvrirent ce matin-là dans un état pire que la veille. La seule amélioration que Javan avait obtenue des geôliers était qu’ils relâchassent les fers de ses bras. Ses jambes, toujours enchaînées, pouvaient à peine bouger. Ses repas, principalement composés de pain rassis et de viande à demi avariée, étaient aussi maigres qu’exécrables ; sa ration d’eau si minime que ses lèvres étaient sèches et gercées. Il était souillé, crasseux, avait les cheveux emmêlés. Durant la nuit, les plaies de ses chevilles et de ses poignets causées par les chaînes s’étaient assombries et enflammées. Ses bras et ses jambes portaient de nouvelles morsures dues à la vermine qui infestait sa geôle. Le pire, jugea Fotir, restait pourtant le désespoir et le renoncement qui se lisaient dans son regard. Il tressaillait au moindre bruit et le tremblement permanent qui secouait son corps ne devait rien à la température, tout à fait supportable, qui régnait dans la prison. La puanteur, l’obscurité et l’oppression des murs de pierre avaient fini par avoir raison de sa résistance. Le duc et ses hommes n’avaient pas besoin de le pendre, leur prison le tuait à petit feu. Il fallut quelque temps au jeune seigneur pour sentir qu’ils étaient là. Même alors, il sembla douter de ses sens. — Père ? demanda-t-il d’une voix si faible qu’elle s’élevait à peine au-dessus du cliquetis de ses chaînes tandis qu’il se redressait. Javan, une expression douloureuse au fond des yeux, contempla son fils. — Oui, c’est moi. Fotir et Xaver aussi sont là. — Bonjour, monseigneur, fit Fotir en se forçant à l’enthousiasme. Xaver était incapable de prononcer un mot. Les yeux rivés sur son ami, il semblait aussi bien prêt à pleurer, qu’à hurler ou tuer. — Quel jour sommes-nous ? — Le premier du décroissement de lune, répondit Javan. Hier, c’était la Nuit des Deux Lunes. — Quel cycle ? Excusez-moi, mais je ne m’en souviens plus. — Celui d’Elined. Celui des plantations, songea brusquement Fotir. Dans tout le royaume, la veille au cours de la nuit, fermiers et paysans avaient semé leurs dernières graines à la lueur de Panya et Ilias. La plupart des autres semailles avaient lieu plus tôt dans l’année, à la saison des pluies et des nuits plus chaudes, une partie des semences était cependant réservée pour la Nuit des Deux Lunes du cycle d’Elined. La légende disait que toute récolte ensemencée cette nuit-là apportait la prospérité. Elle disait aussi que, si elle ne germait pas avant la Nuit de l’Apogée, toutes les récoltes seraient mauvaises. S’ils avaient été à Curgh, le duc, chevauchant sans relâche, aurait passé la nuit à visiter le plus de villes et de villages possibles pour partager avec son peuple cet important rituel. Mais ils se trouvaient dans les geôles de Kentigern et la beauté simple et champêtre de la campagne de Curgh semblait terriblement loin. — Quand dois-je être exécuté ? À cette évocation formulée sans détour, Fotir se sentit faiblir. — Ils ne vont pas te tuer, protesta Xaver. Nous t’avons dit que nous ne les laisserons pas faire. Le jeune seigneur ferma les yeux. Un petit, très faible sourire étira ses lèvres craquelées. — On n’y peut rien, Xaver. Vous n’avez toujours rien trouvé, n’est-ce pas ? Aucun d’entre eux ne répondit. — Non, admit finalement le duc. Nous ne sommes toujours pas autorisés à pénétrer dans la chambre. Un des gardes nous a dit que nous pourrions y aller aujourd’hui. Aindreas est peut-être revenu sur sa position. — Mère est-elle au courant ? — J’ai envoyé un messager le premier jour. Je n’ai aucune nouvelle. — Tu devrais la rejoindre, Père. Tu peux plus pour elle que pour moi. — Ta mère est une femme forte. Elle se débrouillera. Et elle ne me pardonnerait jamais de t’avoir laissé sans avoir fait tout ce qui était possible pour te libérer. Tavis lui concéda ce point d’un hochement de tête. — Monseigneur, intervint Fotir, d’autres souvenirs de votre nuit avec Brienne vous sont-ils revenus en mémoire ? Y a-t-il quelque chose que nous devions chercher dans la chambre ? Il secoua la tête comme chaque fois que Fotir lui posait cette question. — J’étais ivre. Mes souvenirs sont très flous. Nous étions ensemble. Je me souviens de l’avoir embrassée et d’avoir fermé la porte à sa demande. Quelques minutes plus tard, elle était endormie ; très peu de temps après, moi aussi. Trop de vin. Je ne me rappelle ensuite que des coups sur la porte, des gardes et de Brienne, morte. Il déglutit comme pour s’empêcher de vomir. — J’aimerais tellement vous en dire plus. — Ne t’inquiète pas, le rassura Xaver. Nous trouverons peut-être quelque chose dans la chambre. — Vous ne trouverez rien. Cela fait des jours. Ils ont probablement tout nettoyé depuis longtemps. — Avez-vous vu quelqu’un dans les couloirs ? poursuivit Fotir. Aurait-on pu vous suivre ? — Non. Nous avons fait des tours et des détours jusqu’à ma chambre. C’est elle qui m’a guidé. Elle voulait être sûre qu’aucun des gardes de son père ne nous surprenne. Nous étions seuls. Javan lâcha un profond soupir. — Une personne au moins savait où vous alliez. — Ou bien l’ai-je vraiment tuée. Son père le regarda. Dans ses yeux bleu sombre brillait un éclat acéré. — Est-ce vraiment ce que tu crois ? Tavis hésita. — Non. Lorsque je m’endors, c’est d’elle que je rêve et quand je suis éveillé, je ne pense qu’à elle. J’aurais pu l’aimer plus que quiconque. Si seulement je pouvais me souvenir de ce qui s’est passé. En l’entendant, Fotir songea à ce qu’il avait dit de lui à Shurik. Ce soir-là, il considérait sincèrement le garçon comme un enfant indiscipliné et irréfléchi, indifférent à la réputation de la maison des Curgh comme à celle de son père. Devant lui, devant les peurs et les doutes qui l’assaillaient et contre lesquels il s’efforçait bravement de lutter, il avait du mal à garder une telle opinion. S’il était innocent – une innocence en laquelle Fotir voulait croire – les dieux se montraient particulièrement cruels envers lui. Personne ne méritait un tel sort. — Partons, lança brusquement Javan. Il tendit la main vers son fils, hésita puis lui étreignit l’épaule. Les chaînes cliquetèrent. — Si Ean le veut, nous trouverons un indice. — Merci, père. Le duc s’écarta puis remonta les marches du cachot. Fotir approuva d’un signe de tête avant de le suivre tandis que Xaver, comme s’il voulait ajouter un mot, s’attarda. — Nous trouverons, fit-il enfin. J’en suis sûr. Tavis baissa les yeux mais s’efforça de sourire. Le visage de Xaver s’assombrit. Au fil des jours, l’assurance qu’il témoignait semblait plus contrainte. Il serra cependant le bras de son ami et se dépêcha de rejoindre les autres. Le garde leur ouvrit la porte. Fotir accueillit le courant d’air qui lui caressait le visage, aussi frais que la main de Morna, avec soulagement. La puanteur du cachot restait attachée à ses vêtements et il n’avait qu’une hâte, s’en défaire et se plonger dans un bain. Que Tavis perdît espoir n’était guère surprenant. Ils rejoignirent leurs quartiers en silence. Javan marchait si vite que ses compagnons avaient du mal à le suivre. Le duc, sans prendre le temps de s’arrêter dans sa chambre, se dirigea droit vers celle de Tavis. La nouvelle porte, installée le lendemain de la mort de Brienne, était restée fermée depuis. Ce matin, elle était légèrement entrouverte. Javan, après un regard surpris à son Premier ministre, la poussa. Shurik se tenait au milieu de la pièce, les yeux sur l’espace vide qu’avait occupé le lit de Tavis. Deux gardes étaient près de la porte, un autre à côté du ministre. Au grincement des gonds, il s’était retourné. — Monseigneur, fit-il au duc de Curgh en s’inclinant à peine. Il détourna les yeux et, avec la même froideur, salua Fotir. Le duc pénétra dans la pièce. — Un de vos gardes nous a dit que nous serions autorisés à examiner la chambre de Tavis aujourd’hui. — En effet, répondit Shurik. Je suis là pour superviser vos recherches. Fotir avança également et ce faisant comprit combien le peu d’espoir qui lui restait était vain. Le lit n’avait pas seulement été enlevé mais, avec lui, toutes les affaires de Tavis et le carafon de vin. Du sol, entièrement lavé, montait une légère odeur de savon. Tavis avait raison, ils ne découvriraient rien ici. — Tous les indices que nous aurions pu trouver ont été détruits, dénonça-t-il à Shurik. C’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? — Pas le moins du monde, répondit le Qirsi. Qu’aurions-nous dû faire ? Laisser le lit en l’état, les couvertures et le sol ensanglantés ? Notre premier devoir était de songer au duc et à la duchesse ainsi qu’à la mémoire de leur fille. Son expression changea et Fotir eut l’impression qu’il se réjouissait de la situation. — De toute manière, la seule pièce à conviction n’était-elle pas l’arme de Tavis ? Et, si je ne m’abuse, il me semble bien que vous l’ayez détruite. — Espèce de salaud ! s’exclama Fotir hors de lui. — Du calme, Fotir, intervint le duc. Ce qui est fait est fait. Les servants ont peut-être oublié quelque chose. Cherchons. Le Premier ministre de Curgh, dans un regard plein de haine et de mépris pour Shurik, acquiesça. Xaver et Javan, se déplaçant en cercles lents autour de la pièce, étudiant le sol, les meubles qui restaient, les tapisseries qui recouvraient les murs et les pierres qu’elles cachaient, avaient déjà commencé leur investigation. Fotir se dirigea vers la fenêtre. Les volets de bois étaient ouverts et la lumière du jour emplissait la chambre. Il était difficile de croire que Brienne était morte en ces lieux. Il baissa les yeux sur le jardin en contrebas et les blocs de pierre soigneusement joints qui constituaient la muraille. Quelques jours plus tôt, le duc avait avancé l’idée que le meurtrier avait pu pénétrer dans la pièce par cette fenêtre. Mais devant les difficultés d’une telle ascension, il en doutait plus que jamais. En supposant qu’un homme en fût capable, il ne voyait pas comment il aurait plus le faire à l’insu des gardes. — À quoi songez-vous ? lui demanda Javan dans son dos. A-t-il pu venir d’ici ? — Je ne crois pas, monseigneur, fit-il sans se retourner. C’est extrêmement périlleux. — Périlleux mais pas impossible, insista le duc. — C’est vrai. — Il n’a peut-être pas grimpé sur la façade mais s’est introduit ici d’une pièce voisine. Fotir n’y avait pas songé. Si c’était le cas, l’intrus cependant n’avait pu le faire que du côté est, car à l’ouest les fenêtres les plus proches étaient celle de sa chambre puis celle de Javan. La chambre de Tavis était la plus à l’est de cette façade, le mur sud du château, et bien qu’il eût un petit rebord sous les fenêtres de ce mur, comme sur le mur est, le renflement de la tour d’angle les séparait. D’après ce qu’il voyait, contourner la tour était délicat mais loin d’être impossible et beaucoup moins risqué que de grimper depuis le sol. — Oui, monseigneur, il semble que… La minuscule tache le frappa comme un éclat de rubis ornant le décolleté d’une dame de la cour. Elle n’était pas plus grande que l’ongle du petit doigt mais évidente. Au coin le plus éloigné du volet droit, comme Ilias stoppé au milieu de sa course, se trouvait un minuscule croissant de sang séché. — Il semble que quoi ? demanda Javan surpris. — Monseigneur ! s’exclama Fotir à voix basse comme s’il craignait de voir disparaître la tache, regardez ! Il s’écarta pour permettre au duc de voir ce qu’il lui montrait du doigt. — Qu’Ean soit loué ! s’exclama Javan à son tour. — Auriez-vous découvert quelque chose ? interrogea Shurik d’un ton plus que dubitatif. — Et comment ! répondit le duc avec son premier véritable sourire depuis longtemps à son Premier ministre. Merci. Shurik, comme Xaver, les rejoignit. Javan tira le volet à lui et désigna la tache. — C’est du sang, annonça-t-il triomphant. Celui qui est entré par cette fenêtre est celui qui a tué Brienne. Il a fait en sorte qu’on en accuse Tavis puis il est reparti par le même chemin. Shurik, le front légèrement plissé, examina la tache quelques instants puis il se redressa. — Je reconnais qu’il semble s’agir de sang, admit-il en se tournant vers Javan. Mais je ne vois pas en quoi une simple tache de cette taille peut constituer une preuve aussi flagrante. — Comment l’expliquez-vous ? demanda Fotir. — Lord Tavis a très bien pu se rendre à la fenêtre après l’avoir assassinée. — Vous avez vu tout le sang que le meurtrier lui a mis sur les mains, observa Xaver. S’il était venu à la fenêtre, il en aurait mis partout sur le cadre. — Il y en avait peut-être. Les servants l’auront nettoyé. Ou bien encore, ce sont eux qui, les mains salies par leur travail, en ont mis jusqu’ici. — C’est absurde ! tonna le duc. — Pas plus que la version d’un assassin venu par la fenêtre, monseigneur. — Vous ne cherchez qu’à mettre ce meurtre sur le dos de mon fils ! Comme votre duc. — Et vous, sire, semblez bien désespéré de le sauver, au risque d’inventer des fables ridicules. — Attention à ce que vous dites, Qirsi ! rugit le duc en levant un doigt menaçant. N’oubliez pas à qui vous parlez. — Seriez-vous déjà roi, monseigneur, répondit Shurik en soutenant son regard, votre fils n’en serait pas moins dans nos prisons et je n’en serais pas plus enclin à croire vos histoires. À Kentigern, la justice est loyale quel que soit le statut des accusés. Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte. — Vous avez trouvé ce que vous étiez venus chercher. Je vous suggère de retourner dans vos appartements. — J’exige que vous informiez votre duc de notre découverte ! fit la voix tonitruante de Javan à travers la pièce. Le ministre s’arrêta sur le seuil et se tourna. — Telle est bien mon intention, monseigneur, répondit-il posément. Je vais lui transmettre les conclusions où elle vous conduit tout comme je vais lui donner mon opinion sur le sujet. À savoir que votre petite trouvaille ne change rien à toutes les preuves qui désignent votre fils comme le coupable. Sur ce, il quitta la pièce accompagné des gardes. Ils restèrent silencieux puis Xaver retourna à la fenêtre examiner le petit croissant de sang. — Il signifie forcément quelque chose, dit-il. Fotir voulut le réconforter. Mais avant même que Javan ne la formule, il connaissait la véritable réponse. — Il ne signifie quelque chose, répondit le duc, que dans la mesure où Aindreas accepte de le reconnaître. * Les hurlements de l’autre prisonnier étaient devenus rauques et irréguliers. Ils étaient aussi plus faibles comme si la vigueur de celui qui les poussait s’amenuisait. Depuis son premier jour dans le cachot, Tavis avait tout fait pour les ignorer. Dans une certaine mesure, il y était presque parvenu. Il pouvait dormir, ce qui était une amélioration. À certains moments, les cris semblaient même se fondre dans les derniers recoins de sa conscience, comme le déferlement des vagues au pied des falaises du château de Curgh. Mais il remarquait toujours quand ils cessaient. Parce que le silence était toujours un soulagement mais aussi parce qu’il signifiait une visite. Si bien que lorsqu’ils cessèrent cette fois, mourant sur une toux inhabituelle, il supposa que son père ou Xaver revenaient le voir. Son père était venu une seconde fois lui parler de la tache de sang qu’ils avaient trouvée sur le volet. Cette nouvelle l’aurait réconforté s’il s’était laissé aller à éprouver un peu d’espoir. Cette troisième visite apportait peut-être d’autres nouvelles. Pourtant, même après la fin de la toux de son compagnon d’infortune, la porte de son cachot demeura fermée. Tavis, guettant le grincement des verrous ou le bruit des voix derrière la porte, attendit. Au bout de quelques minutes, il se mit à attendre les cris de l’autre prisonnier. La prison cependant restait calme. L’autre avait-il perdu connaissance ? Était-il mort ? Cette possibilité ne lui était jamais venue à l’esprit. L’homme se trouvait dans les oubliettes. Ean savait depuis combien de temps il survivait sans eau ni nourriture. Sa résistance était stupéfiante. Tavis pourtant ne pouvait se résoudre à croire que ses hurlements pouvaient ne pas reprendre. Il aurait dû se sentir soulagé. Combien d’heures avait-il prié pour le silence ? Combien de fois avait-il voulu hurler à l’homme de se taire ? Il avait enfin la paix. Mais à quel prix ? Aussi insupportables que ses cris aient été, la pensée d’être seul dans le donjon était bien pire. Aussi ridicule que cela paraisse, la simple présence d’un autre homme à ses côtés l’avait soutenu. Mais ça n’était pas tout. Il s’apercevait, avec stupeur et compassion, que cette autre misère lui avait fait comprendre combien son propre sort, même lamentable, était enviable, comparé à celui du pauvre fou abandonné de tous au fond des oubliettes. Brusquement son cachot lui sembla plus sombre, plus petit, plus froid. La terreur contre laquelle il luttait depuis des jours l’étreignit comme un démon surgi des plus noires ténèbres du Royaume du Dessous. Il songea à appeler l’homme, à lui demander comment il allait. Mais la peur de sa réponse, et celle, plus terrifiante encore, de son silence, l’en empêcha. Il ferma les yeux, luttant désespérément contre l’envie de se mettre à hurler lui-même, quand enfin la porte de son cachot grinça. Espérant que cette visite soit la raison du silence, aussi insupportable que les cris de son compagnon, il ouvrit les yeux. Il s’était péniblement levé pour accueillir son père ou Xaver mais la silhouette qui se dressait sur les marches le fit vaciller. Le père de Brienne était là, accompagné de deux gardes et du prélat du cloître d’Ean de Kentigern. — Ils viennent enfin m’exécuter, soupira-t-il. Loué soit Ean. — Je suis heureux de vous entendre invoquer le nom d’Ean, mon fils, fit le prélat un léger sourire sur son visage osseux. Votre âme n’est peut-être pas entièrement perdue. — Êtes-vous venus me pendre ? demanda Tavis d’une voix aussi tremblante que celle d’un enfant. Il observa brièvement le prélat avant de tourner son regard vers Aindreas. Son expression était aussi fermée que les murs de sa prison, ses yeux, pleins de répugnance. Le duc voulait sa mort et il la lui aurait bien donnée de ses propres mains. Ce fut le prélat qui répondit. — Non, mon fils. Il n’y aura pas de pendaison aujourd’hui. Mais l’heure approche et le Royaume du Dessous attend. Avez-vous fait la paix avec Ean ? — Je… ne sais pas. — Le château de Curgh possède un cloître, n’est-ce pas ? — Bien sûr, père Prélat. — Qui officie là-bas ? — Il se nomme Nevyl. Je ne me souviens pas du nom de sa famille. — Nevyl, répéta le religieux tandis que son sourire s’élargissait. Bien sûr, frère Ortishen. Tavis acquiesça. Ortishen, c’était bien ça. Le prélat était proche de sa mère, moins de son père qui résistait toujours au mouvement qui s’éloignait de l’ancien culte d’Ean. Une fois par cycle, le duc quittait le château pour rendre visite au prieur du Sanctuaire d’Elined de Curgh. En tant que futur roi d’Eibithar, Javan disait souvent qu’il se devait d’écouter les chefs des deux croyances, tout comme Tavis. La duchesse n’était pas d’accord. Régulièrement, elle lui rappelait que les autres maisons d’Eibithar avaient rejoint le cloître et qu’il était temps que Curgh en fasse de même. Tavis quant à lui préférait l’ancien rituel et la méditation du sanctuaire aux sombres liturgies des fidèles d’Ean. Sa mère cependant s’assurait qu’il passe au moins quelques minutes chaque jour au cloître. — Je ne doute pas que Nevyl vous ait appris l’enseignement d’Ean. — Oui, père Prélat. — Vous savez donc qu’Ean place la vérité au-dessus de toutes les autres vertus. « Ta parole est précieuse et tes actions sont le reflet de ton cœur. » Tavis reconnut le Quatrième Commandement d’Ean. Si son père avait été présent, il aurait souligné que, si Ean plaçait la vérité au-dessus de tout, il en aurait fait l’objet de son Premier Commandement. Il ne dit rien. — Mon enfant, vous ne voulez pas vous présenter devant Ean avec un aussi lourd mensonge sur le cœur. Le Royaume du Dessous est cruel pour ceux qui cachent la vérité. — Oui, père Prélat, je le sais. Il savait aussi où il voulait le conduire, ce qu’ils voulaient lui faire dire. Aussi se tourna-t-il vers Aindreas, affrontant son regard du mieux qu’il pouvait. — Vous voulez que je me confesse du meurtre de Brienne. — Nous voulons que vous trouviez la paix, insista le prélat. Vous avez pris une vie et vous devrez en répondre au dieu. Ne vous présentez pas à lui comme un menteur en plus d’un meurtrier. Confessez-vous maintenant, votre chemin vers le Royaume du Dessous n’en sera que plus facile. — Je ne peux pas, répondit Tavis, regardant toujours le duc. Je ne l’ai pas tuée. — Tu mens ! répliqua le duc en se précipitant sur lui pour le frapper du dos de la main. Sous la violence du coup, Tavis sentit son oreille bourdonner et sa joue brûler. Il retint sa respiration en même temps que les larmes qui lui montaient aux yeux. Mais il se garda de regarder Aindreas. — Ne faites pas ça, mon fils, l’enjoignit le prélat d’une voix aussi douce qu’un baume. Je vous en prie. Votre vie a été détruite par la sauvagerie et les mensonges. Ne commettez pas la même erreur au moment de rencontrer le dieu. — Je ne l’ai pas tuée, répéta-t-il en sachant comment le duc allait répondre. Ce coup envoya sa tête heurter violemment le mur. Ses genoux fléchirent mais il parvint à conserver son équilibre. Il sentit le sang couler de sa joue, là où le duc venait de le frapper et de sa tempe, là où sa tête avait heurté la pierre. Plus que tout, il voulait être courageux, endurer cette épreuve avec une bravoure dont Brienne aurait été fière, mais il fut incapable de retenir ses larmes. — Confesse-toi, espèce de lâche ! siffla Aindreas. Tavis ravala un sanglot mais ne dit rien. — Confesse-toi ! répéta-t-il en lui cognant la tête contre le mur. Sans le lâcher, écrasant des deux mains son crâne contre la muraille, Aindreas approcha son visage de celui de Tavis. Le jeune homme sentit son haleine chargée d’alcool. — Confesse-toi, je te dis ! — Monseigneur duc, intervint le prélat en s’éclaircissant la gorge, je ne suis pas sûr que ces… — Partez ! ordonna le duc sans même le regarder. Votre travail est terminé. Durant l’interminable silence qui suivit, Tavis ne sentait qu’une chose : le souffle d’Aindreas sur son visage. — Très bien, fit enfin le prélat. Qu’Ean ait pitié de votre âme, mon fils. Il sembla qu’il lui fallut une éternité pour remonter les marches et quitter le cachot. Une éternité durant laquelle Aindreas ne fît pas un geste, ne serait-ce que pour desserrer son étreinte. Tavis, se demandant brièvement si telle n’était pas son intention, avait l’impression que sa tête, comme un cristal, allait exploser dans l’étau de ses mains. Mais lorsque la porte s’ouvrit enfin puis se referma, signifiant le départ du prélat, Aindreas recula. — Je suis content que tu refuses ses services. Le visage rouge, son regard était celui d’un sauvage. — Je préfère l’idée que tu endures les tortures du Royaume du Dessous pour l’éternité. J’ai été déchiré un certain temps, parce que je voulais entendre ta confession. Le prélat cependant m’a assuré qu’une confession obtenue sous la torture ne t’éviterait pas celles de la mort. C’est pour ça qu’il a insisté pour te donner la chance d’avouer librement. Maintenant que tu l’as refusée, je suis libre d’agir moi comme bon me semble. — Je vous jure, monseigneur, que je ne l’ai pas tuée. Tavis n’aurait jamais cru qu’un homme de sa corpulence pût agir avec autant de vivacité. En un éclair, le duc avait tiré son épée et lui avait lacéré l’épaule. La souffrance lui arracha un cri et le sang se répandit sur les lambeaux qui avaient un jour été ses vêtements d’apparat. Le duc leva sa lame et fit voltiger sa pointe devant les yeux de Tavis comme une abeille. — Chaque dénégation fera couler ton sang, l’avertit-il. Chaque mensonge vaudra un coup. — Mais c’est la vérité ! La lame vola et lui fendit cette fois la joue. Tavis haleta. Il lui semblait que son visage entier brûlait, que le sang qui coulait sur sa mâchoire et son cou était aussi brûlant qu’une coulée de lave. — Mens encore une fois et tu perds un œil. — Quand mon père apprendra… — Ah, oui, ton père. J’imagine qu’il va se passer un certain temps avant que ton père ou ses hommes soient autorisés à venir ici. Ils ne te reverront très probablement que le jour de ta pendaison. Tavis, sentant ses larmes, ferma les yeux. — Tu croyais que le sang qu’ils ont trouvé aujourd’hui t’aurait valu la liberté ? Il ne dit rien, craignant que sa réponse ne lui attire un nouveau coup d’épée. — Réponds ! hurla le duc en appuyant la pointe de son épée au bord de son œil. — Oui, souffla-t-il, je le croyais. Aindreas écarta sa lame. — C’est aussi ce que pensait ton père. Il sourit et hocha la tête. — Ce sang ne signifie rien en comparaison de celui qu’il y avait sur ton poignard et tes mains. Il avança et empoigna Tavis par sa chemise. — Regarde ! s’exclama-t-il d’un ton qui résonna contre les murs du cachot. Regarde ! Son sang est encore sur toi ! Et tu voudrais que je croie en ton innocence uniquement parce que tes amis ont découvert une goutte de sang sur les volets de ta chambre ? Tavis tremblait. Il détourna les yeux, fixa le sol pour éviter le regard d’Aindreas. — C’est ça ? Il acquiesça et c’est probablement ce qui sauva son œil. La lame glissa sur lui mais du coin de son œil au sommet de son oreille. Malgré le sang, il voyait encore. Ses larmes étaient aussi douloureuses que les essences des chirurgiens mais il n’osait proférer un son. Il serra à peine les dents, attendant la prochaine entaille, se demandant quelle offense il avait commise pour que les dieux le punissent de cette façon. — Tu me juges cruel, reprit Aindreas. Tavis nota le ton affirmatif de la déclaration avec soulagement. — Tu me juges inhumain parce que je prends du plaisir à te faire souffrir. Si tu avais vécu assez pour être père, tu comprendrais peut-être. Je ne suis pas mort, faillit-il répondre. Le duc leva une nouvelle fois son arme mais fronça les sourcils et l’abaissa. — Si je ne fais pas attention, tu vas saigner à mort. Je préfère trouver un autre mode de persuasion. À moins que tu ne veuilles te confesser maintenant. Tavis resta silencieux. Aindreas avança, lui attrapa la main gauche et lui tendit le petit doigt. — Réponds ! Vas-tu te confesser ? — Non, fit Tavis aussi bravement qu’il le pouvait. Il n’y a rien à… Il s’interrompit, hurlant son agonie tandis que le duc lui tranchait l’os. Aindreas prit le doigt suivant. — Il en reste neuf. Combien devrais-je t’en couper avant que tu n’avoues ? — Voulez-vous que je mente ? La douleur lui traversa l’esprit comme un éclair fulgurant. Gémissant comme un nourrisson, il s’effondra sur le sol. Le duc ne lui avait pas lâché la main. Il sentait les yeux d’Aindreas posés sur lui mais était incapable de lever la tête. Le duc le repoussa enfin et s’accroupit devant lui. — Pourquoi nies-tu ? demanda-t-il d’une voix presque douce. Tu devrais avoir compris que ça ne te sauvera pas, que ça ne te vaudra que de plus longues souffrances. À ces mots Tavis, rassemblant un courage qu’il ignorait être en sa possession, leva la tête. — Oui, je le sais. Et je persiste. Ça ne vous fait pas réfléchir un peu ? En réponse à son courage, Aindreas le frappa encore, l’atteignant à la tempe, au même endroit que lorsqu’il lui avait jeté la tête contre le mur. Tavis retint son souffle, attendant que cette nouvelle souffrance s’estompe. — Je constate surtout que tu es le fils de ton père. Tu es aussi têtu et téméraire que lui. Il le regarda quelques secondes avant de se relever. — Je reviendrai demain. Je crois que je commencerai avec les pouces. On m’a dit que c’était particulièrement douloureux. Il s’éloigna. — Est-ce que je peux vous poser une question ? — Bien sûr. — Sans craindre d’être frappé ou mutilé ? Le visage d’Aindreas s’empourpra violemment et, durant une seconde, Tavis craignit qu’il ne lui lance un coup de pied. Après une brève hésitation, il acquiesça. Le jeune homme ferma les yeux. Sa souffrance était lancinante. Il aurait été plus facile de se confesser mais il refusait de renoncer. À cet égard, oui, il était digne de son père. — Alors ? fit le duc avec impatience. — Si je l’avais tuée, commença Tavis en croisant son regard, pourquoi serais-je resté dans la chambre ? Pourquoi ne me serais-je pas enfui de Kentigern ? Aindreas haussa les épaules. — Tu étais ivre, tu t’es endormi. Je ne crois pas que tu avais prémédité ton crime. Tu as agi aveuglé par ton emportement, comme contre le fils de Hagan. Tavis recula. — Oui, reprit le duc, je suis au courant. Le vin ne te réussit pas. — Ce qui s’est passé avec Xaver n’a rien à voir ! s’empressa-t-il. C’est à cause de ma Révélation, j’étais désespéré. — Bien sûr, répliqua Aindreas sans la moindre conviction. Et que cette Révélation t’a-t-elle appris ? Tavis faiblit et détourna les yeux. — Aucune importance. — Non, je ne crois pas. Il se tourna et grimpa les marches, suivi par les deux gardes qui étaient restés. Tavis entendit la porte s’ouvrir et le duc prévenir ses geôliers : « Aucune visite n’est autorisée. Pas même son père. S’il proteste, envoyez-le-moi. » La porte se ferma et les voix s’éteignirent. Tavis, épuisé, fondit en larmes comme un enfant. La douleur qu’il éprouvait à la main le martelait à chaque pulsation de son cœur. Sur son épaule et son visage, il sentait le sang sécher sur sa peau, les profondes estafilades infligées par Aindreas le brûlaient comme des braises. Sur son visage, les meurtrissures enflaient. Toutes ces souffrances pourtant n’étaient pas l’unique cause de ses larmes. Il s’était montré écervelé en certaines occasions, il avait parfois été idiot, peut-être même cruel. Et il ne se pardonnerait jamais ce qu’il avait infligé à Xaver mais, cette fois, il était innocent. Il en était presque certain. La goutte de sang trouvée par son père et Xaver signifiait forcément quelque chose. Le plus ironique était qu’il doive souffrir pour une faute qu’il n’avait pas commise. Il entendit les cloches de la ville. Probablement celles du prieuré. Dans le silence qui suivit, il se souvint de l’autre prisonnier dont les cris l’avaient si longtemps tourmenté. Il tendit l’oreille, à l’affût d’un bruit, de n’importe quel signe lui prouvant que l’homme était encore en vie. Il savait pourtant qu’il n’en entendrait aucun. L’homme était mort, mort dans les oubliettes. Jamais Tavis ne s’était senti aussi seul. 15 Bordure sud-ouest de la forêt de Kentigern, Eibithar Né et élevé en Aneira, Jedrek avait passé le plus clair de sa jeunesse à chasser dans la partie sud de la Grande Forêt, près de l’endroit où la rivière de Noir-Sable rencontrait la Rassor. Son père, le forgeron le plus riche de Crieste, seconde ville du duché de Dantrielle, considérait la chasse comme indigne de la condition de son fils et avait fait de son mieux pour le convaincre d’apprendre à forger. — La chasse est une activité pour les princes oisifs et les brutes sans talents, disait-il très souvent. Pour réussir, rien de tel qu’un vrai et solide métier. Dès son plus jeune âge, Jedrek avait su où étaient ses talents. Avec la même certitude, il savait que sur son avenir, son père se trompait. La chasse était un art pour ceux qui la considéraient et la pratiquaient comme tel. N’importe quel idiot, prince ou brute, n’avait qu’à arpenter suffisamment longtemps la forêt pour finir par tomber sur un ours ou un tigre et le massacrer. Mais traquer, débusquer et tuer une proie précise exigeait discernement, finesse, astuce, habileté et surtout la connaissance des habitudes et des besoins de l’animal. Avant même l’âge de son Aspiration, Jedrek était capable de suivre la trace d’un loup sur des pierres et celle d’un élan dans un ruisseau. Peu de temps après sa Révélation, il avait appris que les hommes étaient des proies aussi faciles que les animaux et que les récompenses étaient bien plus grandes. Les talents requis cependant étaient les mêmes : patience, ruse et intelligence de la proie. Aujourd’hui, la proie de Jedrek était un Qirsi, ce qui la rendait bien plus dangereuse que le plus accompli des meilleurs épéistes eandi. Mais le fait que cet homme, Grinsa jal Arriet, soit un cheveux-blanc lui en disait aussi beaucoup sur ce qu’il devait faire pour le poursuivre dans Eibithar. Jedrek savait quelles auberges chercher et vers qui se tourner pour demander des renseignements. D’autres Qirsi ne répondraient pas à ses questions avec empressement mais, du même coup, tous les Eandi avec lesquels Grinsa aurait affaire au cours de son voyage seraient en mesure de se souvenir de lui. Les voyageurs qirsi solitaires étaient suffisamment rares dans les Terres du Devant, surtout au Nord, pour laisser quelques souvenirs. Comme traquer un chat sauvage une fois qu’on avait repéré sa tanière, savoir où allait le Glaneur rendait sa tâche plus facile. Suivant les instructions de la femme qirsi, Jedrek avait attendu quatre jours avant de se lancer sur ses traces. Entre Galdasten et Curgh, la piste était déjà froide. Il ne se fatigua donc pas à la chercher et se contenta de pousser sa monture à travers les Landes. Quelle que fut l’étendue des pouvoirs magiques du Glaneur, ils ne rivalisaient ni avec la force ni avec la résistance de Jedrek. Aucun Qirsi n’en avait. Il lui suffisait de chevaucher assez vite, ou assez longtemps, pour le rattraper. En approchant de Heneagh, au coucher du soleil du troisième jour, il avait commencé à faire des haltes pour poser des questions. Il était fatigué, ses jambes et son dos le faisaient souffrir, il n’avait pas chevauché autant depuis longtemps, mais quand le forgeron eandi d’un bourg au nord de Heneagh lui avait dit qu’il avait ferré le cheval d’un grand Qirsi, deux soirs auparavant, toutes ses souffrances s’étaient évanouies. L’homme aux cheveux grisonnants croyait que l’étranger avait passé la nuit au village. Il y avait une taverne de son genre, avait-il précisé, au bout du village. Jedrek n’en espérait pas tant. Il avait rattrapé deux jours sur le Glaneur et pouvait le rejoindre dans la forêt de Kentigern. À l’abri des arbres, le Qirsi aurait moins de chance de remarquer sa présence. Il songea brièvement à vérifier à l’auberge les dires du forgeron mais se ravisa. La ville était petite, l’homme savait certainement ce qu’il disait. Il valait mieux se fonder sur des suppositions bien informées que courir le risque de poser trop de questions. Remerciant le forgeron d’une pièce, il quitta le village par le sud, franchit la rivière de l’Heneagh à la lueur des lunes et continua jusqu’à la lisière de la forêt avant de s’arrêter pour la nuit. Jedrek, se sentant l’âme d’un général conduisant ses soldats au combat, reprit sa poursuite aux premières lueurs de l’aube. Dans la forêt, il était capable de traquer tout ce qui bougeait. Ayant grandi dans la Grande Forêt d’Aneira, il savait chevaucher dans les bois à vive allure. Malgré ses deux jours de retard, les traces du Qirsi étaient encore fraîches. Les empreintes des sabots sur le chemin, les brindilles cassées et les feuilles piétinées là où son cheval s’était arrêté pour manger puis, plus tard dans la journée, les traces du feu auprès duquel le Qirsi s’était réchauffé pour dormir lui disaient qu’il faisait bonne route. Ses derniers doutes, s’il en avait eu, auraient été balayés par les quelques cheveux blancs qu’il trouva près du foyer. Longs et fins, ils appartenaient de toute évidence à un Qirsi. Le Glaneur ne craignait pas d’être suivi ou il manquait de la plus élémentaire prudence. Quoi qu’il en soit, les traces de son passage étaient évidentes. À la fin de la journée, elles lui révélaient aussi combien il était désormais proche. Le Qirsi n’avait pas plus d’une demi-journée d’avance. Jedrek pouvait couvrir cette distance rapidement dans la journée. Au lever des lunes le lendemain, le Glaneur serait mort. Cette pensée lui serra l’estomac. Il tenta de se convaincre qu’il éprouvait toujours ce tiraillement avant de tuer, mais il n’était pas dupe. Jetant le reste de viande fumée qu’il avait mangée à la lumière de son petit feu, Jedrek s’adossa au tronc d’un gros chêne et sortit le poignard qu’il avait acheté à Thorald près de deux ans auparavant. Il l’avait souvent utilisé depuis mais, à la lueur des flammes, l’acier poli de Sanbiri luisait comme s’il n’avait jamais servi. Il n’avait jamais tué de Qirsi, c’était exact, mais il se demandait encore pourquoi il l’avait dit à la femme qui l’avait envoyé sur Grinsa. Cadel lui-même l’ignorait. Cadel se chargeait toujours des missions concernant les Qirsi pour la simple raison qu’il était plus fine lame que lui mais aussi parce qu’il se réservait les boulots plus durs. Cela faisait partie de leur accord et Jedrek ne l’avait jamais contesté. Mais Cadel aurait été surpris d’apprendre la vérité. D’un autre côté, il pouvait le comprendre. Traquer un Qirsi était une chose. Tuer un de ces sorciers cheveux-blancs en était une autre. Jedrek n’aimait pas prendre un homme de dos, sans se montrer, c’était lâche. Mais dans ces circonstances, se disait-il en testant prudemment la pointe de sa lame du bout de son pouce, il n’avait pas d’autre choix. « Ce n’est qu’un Glaneur, avait-elle dit, il n’est pas différent des autres. » Vrai, sauf s’il savait que Jedrek était à ses trousses. Il avait très bien pu le voir, le rêver ou Bian savait quoi d’autre. — Et alors ? se rassura Jedrek à voix haute, ce n’est qu’un homme. Il aura peut-être un couteau, ou une épée, mais ce n’est qu’un homme, faible en plus. Ses doutes pourtant persistaient. En dépit des assurances de la femme et des encouragements qu’il se prodiguait au coin du feu, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’un Qirsi, quelle que soit la faiblesse de ses pouvoirs, représentait toujours une insondable menace. Il devait le tuer vite et de dos. Mieux valait être un lâche qu’un cadavre. Sur cette réflexion, aussi bonne qu’une autre pour plonger dans le sommeil, il replaça son arme dans son étui, la déposa sur le sol près de lui et ferma les yeux. Le sommeil pourtant se fit attendre et, lorsqu’il y sombra enfin, ses rêves furent peuplés de Qirsi étranges et de leur magie. Il se réveilla avant l’aube, tiré de sa torpeur par son dernier rêve. Les premières lueurs du jour s’infiltraient sous les arbres. Une brume fine et grise ondoyait entre les troncs. L’écho du chant lointain d’un geai vibra sinistrement dans le feuillage paisible au-dessus de lui. La plupart des images qui avaient rempli sa nuit ne lui avaient laissé que de vagues et troublantes impressions. La dernière, très claire, était inquiétante. Il se trouvait dans la forêt, au milieu des arbres plongés dans l’obscurité. La femme qirsi était là, une flamme au creux de la main comme lorsqu’elle était venue le rejoindre dans sa chambre. Tandis qu’il la regardait incapable de bouger ou même de proférer le moindre son, prisonnier, comprenait-il tout à coup, de sa magie, elle s’était avancée en souriant. Le feu qu’elle tenait se reflétait dans ses yeux pâles. Puis elle avait levé la main bien au-dessus de sa tête et, à cet instant, la flamme s’était transformée en un poignard flamboyant qu’elle lui avait aussitôt plongé dans le cœur. Il se redressa, s’étira et tapa des pieds. Ses vêtements et ses cheveux étaient humides. L’air semblait bien froid pour le cycle d’Elined. Il savait qu’il aurait dû manger mais son estomac était noué. Alors, il se baissa pour prendre son arme, la glissa dans sa ceinture et enfourcha sa monture. Il songea une seconde à abandonner sa poursuite. Il n’était pas Glaneur et ses rêves ne dévoilaient pas l’avenir mais il craignait qu’il n’y eût un présage dans celui qui l’avait si brusquement tiré de son sommeil. Il se moquait bien d’être dans la forêt ou d’avoir si vite rattrapé le Qirsi. Sa passion de la chasse s’était envolée. La veille, il s’était comparé à un général conduisant ses troupes au combat, il se sentait aujourd’hui comme le pauvre troupier avançant vers la fatalité de son sort. Mais Cadel, qui ne savait rien de l’arrivée du Qirsi, avait besoin de lui. Si le Glaneur parvenait à sauver le fils de Curgh, leur plan serait ruiné et leur or perdu. C’était la raison pour laquelle Jedrek était resté au Festival : s’assurer que Cadel n’était pas suivi. C’était ce que Cadel attendait de lui, toujours : protéger ses arrières, le garder de l’imprévu. Avec un peu de chance, Cadel se trouvait déjà en Aneira, attendant quelque part que Jedrek le rejoigne. Le chemin vers Aneira passait par Kentigern. Repoussant ses doutes, Jedrek éperonna sa monture et poursuivit sa mission. Il découvrit la trace du Qirsi presque immédiatement. Juste avant midi – plus tôt qu’il ne l’avait imaginé – il arriva au campement où l’homme avait fait son feu la veille. Le reste de la journée, Jedrek dut se forcer à ralentir le pas pour ne pas le rejoindre avant d’être prêt. Les traces que Grinsa laissait sur le sol étaient malgré tout de plus en plus fraîches, à tel point qu’il ne franchissait plus un seul virage sans craindre de le voir surgir devant lui. En fin de journée, lorsqu’il leva brusquement une compagnie de cailles d’un fourré, il faillit se mettre à hurler. Alors il s’arrêta et descendit de monture pour reprendre son souffle et son calme. Il sentait la présence du Glaneur. Il ne devait pas être loin mais il n’était pas très sûr du degré de confiance qu’il pouvait, en cet instant, accorder à son instinct. Il décida néanmoins de s’y fier. Il valait mieux se tromper que trahir sa présence en atteignant le Qirsi trop tôt. Lorsque le crépuscule assombrit le sous-bois, Jedrek décida de poursuivre à pied et attacha son cheval à un arbre avant de se remettre en route. Jusqu’à présent, Grinsa avait suivi le chemin sauf pour ses haltes et ses campements. À la nuit tombée, alors que les indices étaient de moins en moins visibles, il estima que l’homme n’avait aucune raison de changer et poursuivit sur le chemin, certain qu’il allait le conduire au Qirsi. Au bout de quelque temps, il s’aperçut qu’il avait son poignard en main. Cadel se serait moqué de le voir s’armer contre des fantômes en pleine forêt, mais la sensation du manche de bois poli dans sa paume le réconfortait, et il le tenait prêt à l’attaque. Panya enfin se leva. Tandis que sa lumière douce éclairait les feuillages, Jedrek aperçut la tache orangée du feu du Glaneur. Il s’immobilisa, le cœur battant. Il ne t’a pas vu. Reste calme, silencieux et l’homme est à toi, lui murmura la voix rassurante de Cadel. Il avança très doucement, ne quittant le chemin qu’au dernier moment pour se fondre dans les ombres. Le Qirsi était de l’autre côté du feu et Jedrek devait décrire un large arc de cercle pour arriver derrière lui sans se faire entendre. La légère brise faisait vibrer la futaie et couvrait le bruit de son approche ; il prit néanmoins son temps, faisant des pas lents et posés, évitant soigneusement les feuilles sèches et les brindilles. Le temps qu’il soit assez proche pour son attaque, le Glaneur s’installait à côté du feu. Jedrek se tapit dans l’ombre. Son approche furtive l’avait calmé mais sa main droite était moite et il dut mettre son couteau dans la gauche le temps de l’essuyer. Ce n’était pas le moment de rater son coup. Reprenant son arme en main, il puisa une longue inspiration et se ramassa sur lui-même. Fais vite, lui avait dit la femme d’une intonation qui lui paraissait tout à coup plus une prière qu’un avertissement. Il acquiesça, comme si elle avait pu le voir, et s’élança sur sa proie avec l’intention de lui plonger sa lame dans le dos en arrivant sur lui. Ce ne fut que lorsque ses pieds quittèrent le sol qu’il s’aperçut combien son calcul était faux, à cet instant, bien sûr, il était trop tard. Le Qirsi, allongé sur le sol à côté du feu, roula non vers les flammes, qui l’auraient brûlé, mais dans la direction de Jedrek ; si bien que celui-ci lui passa par-dessus et s’effondra sur le sol, loupant lui-même le feu de peu. L’homme avait agi comme s’il attendait l’attaque de Jedrek, comme s’il savait depuis longtemps qu’il était traqué. Jedrek se releva précipitamment et pivota vers le Glaneur, son arme en main, mais l’homme était déjà debout et tenait lui-même un poignard. La femme le lui avait décrit plus grand et plus carré que la plupart des Qirsi. Jedrek s’était tout de même imaginé un cheveux-blancs type, peut-être élancé mais frêle et étroit d’épaules. Il ne s’était certainement pas attendu à celui, puissamment charpenté, qui lui faisait face, ses yeux jaunes flamboyants, ses longs cheveux blancs flottant au vent. — Au nom de Bian, qui es-tu ? le questionna-t-il. Jedrek, se gardant bien de répondre, plongea une nouvelle fois sur sa cible, arme tendue. Le Qirsi bondit en arrière et évita le coup, tentant de lui en infliger un au passage mais sans succès. Jedrek sourit. L’homme était peut-être bâti comme un colosse mais il ne savait pas se servir d’une arme. Grinsa sembla en avoir conscience parce qu’il se mit à reculer doucement. Le feu les séparait. — Que me veux-tu ? interrogea-t-il, ses yeux sur le poignard de Jedrek. Jedrek tendit le bras mais le Qirsi esquiva. — Je pense que tu le sais, répliqua-t-il. Le Glaneur acquiesça et s’humecta les lèvres, le regard allant et venant sur le feu comme s’il cherchait le moyen de s’en servir contre lui. — Pourquoi ? demanda-t-il. Tu peux au moins me le dire. — Ce n’est pas mon choix, rétorqua Jedrek, on m’a envoyé sur toi. — Envoyé, répéta Grinsa les yeux plissés. Tu es l’un des chanteurs, n’est-ce pas ? Au Festival. Le Glaneur s’était tu mais, plutôt que de répondre, Jedrek se jeta sur lui, lame en avant. Il était cette fois assez proche, il le savait, tout comme Grinsa, qui, les yeux écarquillés, contemplait son destin. Le Qirsi était un homme mort. Mais à la seconde où il allait plonger son couteau dans le cœur du Glaneur, un son qui lui rappela curieusement celui du marteau de son père sur son enclume lui frappa les oreilles. Au même instant la lame de son poignard vola en éclats. Poussé par son élan, le manche de son couteau vint s’écraser sur la poitrine du Qirsi qui recula sans la moindre égratignure. Jedrek, muet de stupeur, contempla ce qui restait de son arme. Lorsqu’il releva les yeux, le Qirsi, son propre couteau braqué sur lui, le regardait durement. — Comment avez-vous… ? Mais sa voix s’étrangla. La réponse était évidente. Il aurait dû s’enfuir en courant mais il était complètement paralysé. De nouveau, ses yeux se posèrent sur l’inutilisable morceau de bois poli qu’il tenait en main. — Mais elle a dit que vous n’étiez qu’un simple Glaneur. * Grinsa allait ordonner à son agresseur de se mettre à genoux quand la portée de sa réflexion le frappa de toute sa force. Il lui sembla tout à coup que le vent chaud qui courait à travers les bois s’était brusquement mis à geler. — Qui t’a dit que je n’étais qu’un Glaneur ? Le son de sa voix parut mettre l’homme en action. Il pivota pour s’enfuir mais Grinsa l’attrapa. Us tombèrent sur le sol. L’homme était fort – plus que Grinsa – et il faillit se libérer. Mais lorsque Grinsa pressa la pointe de sa lame contre sa gorge, il cessa brusquement de lutter. Le cheval de Grinsa, attaché un peu plus loin, s’ébroua et piaffa nerveusement. — Qui ? insista le Glaneur. Il tremblait, se demandant comment la température avait pu si rapidement chuter. — Une femme à Galdasten, répondit l’homme. Une cheveux-blancs, comme vous. Il ne voulait pas poser la question, Qirsar le savait, mais il n’avait pas le choix. — Quel est son nom ? — Elle ne me l’a pas dit. — À quoi ressemble-t-elle ? — À une Qirsi. Vous êtes tous pareils. Il mentait. Elle était belle. Même une brute eandi comme lui pouvait s’en rendre compte. Il resserra sa poigne et poussa sa lame jusqu’à ce qu’une goutte de sang perle sur l’acier. — À quoi ressemble-t-elle ? — Jeune, répondit l’homme d’une voix serrée, jolie, des yeux pâles, cheveux longs. Je le jure, je ne sais pas comment décrire les gens comme vous ! Il aurait dû le savoir. Il était capable de sentir qu’on le suivait dans les bois mais il avait été incapable de lire à travers les subterfuges de la femme qui partageait son lit. Il avait sans doute relâcher l’homme, parce qu’avant qu’il puisse lui demander pourquoi elle voulait sa mort, il attrapa la main armée de Grinsa en même temps qu’il lui assenait un violent coup de coude dans les côtes. Grinsa suffoqua. Il essaya de retenir l’homme mais c’était trop tard. Il était déjà debout et bondissait dans les bois. Grinsa l’imita mais plutôt que de lui donner la chasse, il forma une image qu’il propulsa vers l’avant. L’effort lui coupa encore le souffle et le laissa étourdi un instant mais il fut couronné de succès. Une grosse branche de chêne craqua et s’écrasa juste devant l’Eandi. — La prochaine sera pour toi ! l’avertit Grinsa d’une voix beaucoup plus assurée qu’il ne l’était lui-même. Il n’était pas sûr en effet d’en avoir la force. L’homme, préférant heureusement ne pas courir le risque, se tourna vers lui. Il avait l’air effrayé d’un enfant. — Avance, lui intima le Qirsi. Lentement, presque timidement, l’homme se rapprocha du feu. Grinsa se félicita qu’elle lui ait envoyé un Eandi. Un autre Qirsi aurait vite compris les limites de ses pouvoirs. Les Eandi avaient trop peur de la magie pour en apprendre les procédés. L’homme, surveillant soigneusement Grinsa, revint dans le cercle de lumière créé par les flammes. Les seules traces de combat étaient, à l’endroit où le couteau du Qirsi l’avait coupé, la coulée de sang qui s’étirait sur son cou et la poussière qui maculait ses cheveux et ses vêtements. — Assieds-toi, ordonna Grinsa en désignant le sol de son couteau. L’homme se baissa sans le quitter des yeux. — Quel est ton nom ? Il hésita. — Honok. Un pseudonyme, conclut Grinsa. L’homme était un assassin, donner sa véritable identité ne faisait certainement pas partie de ses intentions. Cela n’avait aucune importance, il lui suffisait de savoir comment l’appeler. — Je vais te poser quelques questions, Honok. Je saurais si tu mens, alors tu as intérêt à me dire la vérité. Tu ne voudrais pas me mettre en colère, n’est-ce pas ? — Je croyais que vous saviez lire dans les pensées ? demanda l’homme. Pourquoi se fatiguer avec des questions ? — Je peux lire tes pensées, en effet, mais c’est une opération des plus désagréables pour celui qui la subit. Je voulais te l’épargner. Ce n’était pas entièrement faux. Il possédait le pouvoir de divination mais ce pouvoir ne lui livrait guère plus que la perception indistincte des émotions d’autrui et pouvait s’avérer très déplaisant, même douloureux pour Honok. Mais ça n’était pas la raison pour laquelle il préférait l’éviter. Il commençait à se fatiguer. Il avait brisé la lame de l’homme, fait tomber la branche de chêne. La magie qirsi, même la sienne, avait des limites. L’effort nécessaire pour lire dans les pensées risquait de le laisser si faible qu’il serait obligé de dormir. Une fois de plus, cependant, l’ignorance de Honok lui était profitable. Devant la menace, il avait pâli puis acquiescé. — La femme – il serra les dents – qui t’a envoyé, t’a-t-elle dit pourquoi elle souhaitait ma mort. — Elle ne voulait pas que vous arriviez à Kentigern, répondit Honok. — Pourquoi ? — Elle ne veut pas que vous aidiez le garçon. — Le garçon, répéta Grinsa. — Le fils du duc de Curgh. Grinsa n’était pas surpris. Sachant ce qu’il savait du destin de Tavis et se souvenant de toutes les questions qu’elle lui avait posées sur sa Révélation, il ne pouvait s’attendre à autre chose. Sa souffrance n’en était pas moins réelle. Il lui semblait finalement que la dague de Honok avait atteint son but. — Pourquoi t’a-t-elle envoyé ? demanda-t-il tout de même. Honok détourna les yeux sans répondre. — Tu es un assassin ? Il acquiesça sans davantage le regarder. Grinsa l’observa un certain temps, essayant de se rappeler quand il l’avait vu au Festival. Plus il l’observait, plus son visage lui semblait familier. Jusqu’à ce qu’il se souvienne. — Tu as un complice, n’est-ce pas ? Honok à son tour le scruta. — C’est pour ça qu’elle t’a envoyé, parce que ton complice est déjà à Kentigern. C’est lui qu’on a envoyé en premier après Tavis. — Je travaille seul ! s’exclama l’homme si vite que Grinsa ne fut pas dupe. Il se souvenait de l’autre à présent. Il les voyait chanter ensemble. — Je vois, fit-il. Il est grand et mince, comme moi, mais brun et barbu. — Non ! s’écria Honok. D’un geste si vif que Grinsa fut pris au dépourvu, il bondit sur lui. Il tenait un couteau – Grinsa s’aperçut trop tard qu’il ne l’avait pas fouillé – et le brandissait vers lui, visant une nouvelle fois son cœur. Grinsa tendit une main désespérée et détourna le coup au dernier moment. La lame cependant s’enfonça dans la chair de son épaule au moment où les deux hommes tombaient à terre, Grinsa sur le dos, Honok sur lui. L’homme retira son arme et la plongea encore, essayant cette fois de l’atteindre à la gorge. Grinsa formula sa pensée et la propulsa hors de lui avec une telle énergie désespérée qu’il la contrôlait à peine. Au lieu du bris de métal fracassé, il perçut un son plus étouffé, sec comme celui d’une branche brisée. Honok hurla de douleur et, lâchant son arme, roula sur le côté. Son bras serré contre sa poitrine, il se tordit de souffrance. Son épaule lancinante comme si la lame y était encore, Grinsa posa la main sur sa blessure. Il l’explora délicatement tandis que son sang tiède coulait sur ses doigts. La coupure avait atteint l’os. Il se redressa en grimaçant. Honok, la même douleur crispant son visage, le regardait sans rien dire. Sa blessure n’était rien. Honok savait qu’il était Glaneur. Il l’avait vu briser sa lame, la branche et maintenant ses os. Grinsa devait se soigner, tout comme Honok, s’il avait l’intention de lui laisser la vie. Que pouvait-il se permettre de révéler et qu’allait-il faire de son assassin ? Il ne pouvait le laisser en vie sans courir lui-même des risques énormes. Il ne pouvait pas davantage le conduire en ville pour être emprisonné. Si Honok et son complice étaient aussi doués qu’il le supposait pour mener à bien leur sinistre dessein, aucune prison hors des villes ducales ne pouvait les retenir. Le relâcher, bien sûr, était hors de question. Pas uniquement parce qu’il était un assassin et à cause de ce qu’il pouvait faire à Tavis et aux autres, mais aussi à cause de ce qu’il savait. Que Cresenne apprenne qu’il ait d’autres pouvoirs éveillerait aussitôt ses soupçons et sachant ce qu’il savait d’elle à présent, c’était le plus grand risque à ce stade. Autrement dit, Honok devait mourir. Grinsa frissonna. Au cours de son existence, il avait été loin pour préserver son secret mais il n’avait jamais tué. Il se dit que cet homme était un assassin, qu’il l’aurait abattu s’il ne l’en avait pas empêché. Combien d’hommes avait-il ainsi fait passer de vie à trépas, combien d’autres en tuerait-il s’il le laissait en vie ? Tout cela était vrai mais ce n’étaient que des excuses. À la vérité, il ne cherchait à protéger personne d’autre que lui-même. Il échangeait la vie de l’homme devant lui contre la sienne. Honok commença à se relever et ce faisant aperçut le couteau abandonné entre eux sur le sol. Grinsa n’avait pas le choix. Alors que Honok tentait de ramasser son arme, Grinsa, grognant contre son épaule douloureuse, se jeta en avant. Il lui sembla qu’ils se rencontrèrent au milieu des airs, comme des faucons s’affrontant au-dessus des Landes, avant de s’écraser au sol. Le bras valide de Grinsa, son propre couteau toujours en main, était coincé contre sa poitrine sous le poids de Honok. Heureusement que la lame n’était pas sur le tranchant, sinon, il était mort. Mais il ne pouvait pas se libérer pour tuer son assassin. Honok lui assena un violent coup de poing dans les côtes et tendit le bras vers son couteau resté sur le sol. Un geste suffisant pour que Grinsa puisse se dégager. Arquant le dos de toutes ses forces, repoussant l’éclair de souffrance qui l’aveuglait, il rejeta l’homme qui l’écrasait. Sans hésitation, en un mouvement convulsif, il se précipita en avant et, en même temps qu’il tombait sur Honok, plongea son arme dans sa poitrine. L’assassin, le dos cambré comme celui de Grinsa quelques secondes plus tôt, poussa un hurlement avant de s’effondrer sans vie. Durant un long moment, Grinsa ne put ouvrir les yeux ni se redresser. Son épaule le faisait cruellement souffrir, ses doigts commençaient à s’engourdir et à l’endroit où Honok l’avait frappé du coude d’abord puis du poing ensuite, la douleur irradiait. Ce n’était pas la souffrance qui l’empêchait de bouger mais la peur. Il venait de tuer. Il avait dû s’y résoudre, pour lui mais aussi pour Tavis. — Tu devais le faire, prononça-t-il à voix haute. Lentement, il ouvrit les yeux et, prenant appui sur son bras valide, se redressa. Honok, le visage figé par la mort, avait les yeux et la bouche ouverts. Grinsa ôta son arme et l’essuya sur sa manche, mêlant au sien le sang de l’assassin. Il tenta de se mettre debout. Pris de vertige et de nausée, il dut renoncer. Il devait soigner sa blessure mais n’était pas sûr d’en avoir la force. Il avait trop sollicité ses pouvoirs. Il se reposa un peu avant de ramper jusqu’à sa monture. Se forçant cette fois à se lever, il sortit sa gourde et un peu de nourriture enfermées dans la sacoche attachée à la selle. Il revint près du feu et s’effondra sur le sol. Il but une longue gorgée et mangea, bien qu’il n’en eût aucune envie, un peu de viande fumée et de fromage. Puis il posa sa main sur son épaule et, les yeux fermés, chercha en lui le peu de pouvoir qui lui restait. D’abord, il n’éprouva rien. La peur l’étreignit jusqu’à ce qu’il sente, comme une petite source bouillonnant sous terre, naître la force qui allait le soigner. Elle s’écoula de sa poitrine à son bras valide jusqu’à la main posée sur sa blessure. L’engourdissement glacial recula devant une douleur fulgurante sous laquelle il vacilla. Mais il n’ôta sa main qu’au moment où, longtemps après tant la blessure était profonde, la brûlure commença à s’estomper. Lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, la forêt autour de lui tourbillonnait. Il pressa ses mains sur ses paupières et s’allongea. Il s’endormit presque instantanément. Il se réveilla le jour suivant. Malgré le restant de brume qui flottait entre les arbres, la forêt était déjà chaude. Le soleil illuminait les feuilles au-dessus de lui, les pinsons et les fauvettes animaient le faîte de leurs pépiements joyeux. Il devait être midi, peut-être plus. Il se releva doucement, heureux de constater que son étourdissement était passé. Il regarda son épaule, souleva le bras. La cicatrice, sombre et en forme de croissant qu’il garderait probablement jusqu’à sa mort, était encore douloureuse mais il pouvait se mouvoir sans trop de souffrance. Non sans répugnance, il tourna les yeux vers le cadavre de son assassin. Les mouches l’avaient trouvé. Des hordes bourdonnantes voletaient autour de sa blessure, de ses yeux et de sa bouche ouverte. Grinsa savait qu’il aurait dû s’occuper de lui mais il n’avait ni les outils ni la force de l’enterrer. Même s’il avait pu construire un bûcher, il n’était qu’à une journée de Kentigern et craignait que la fumée ne puisse se voir du château. Il détourna le regard. — Que Qirsar me pardonne, murmura-t-il. Il se leva, ramassa ses affaires et, très légèrement étourdi, se dirigea vers sa monture. Après avoir mangé quelques morceaux de viande et presque vidé sa gourde, il jeta la selle sur le dos de son cheval et l’attacha. Avant d’enfourcher sa monture, il regarda Honok une dernière fois. Il lâcha un juron étouffé et retourna près du corps. Il se pencha, le tira sous le couvert des arbres où il creusa les feuilles avant de le déposer puis de le recouvrir grossièrement de terre et de poussière. Il n’avait pas grand-chose à offrir comme prière aux dieux pour le salut de son âme, aussi se contenta-t-il de dire : « Accompagne-le, Bian. Qu’il trouve sa place dans ton royaume. » Il revint à son cheval mais, apercevant le second couteau de l’assassin, il s’arrêta encore. Après quelques instants d’hésitation, il le ramassa et le glissa dans sa ceinture. Une arme supplémentaire pouvait lui être utile. Il était plus proche de Kentigern qu’il ne l’avait cru et émergea de la forêt sur la grande plaine qui s’étendait devant la ville à la tombée du crépuscule. Sa dernière visite à Kentigern, pour le Festival, remontait à deux cycles mais il ne put s’empêcher de faire une pause pour admirer l’austère majesté du château et des enceintes de la cité. C’était de loin le château le plus imposant d’Eibithar, peut-être même de toutes les Terres du Devant et, en le contemplant, Grinsa se demandait s’il n’avait pas été stupide de croire au succès de son plan. Depuis des siècles, ses murailles comme le socle rocheux sur lequel il se dressait, arrêtaient les armées d’Aneira et les assauts des plus puissantes maisons d’Eibithar. En dépit de ses pouvoirs et du secret qu’il détenait, qui était-il pour tenter seul ce que tous ces hommes n’avaient pu accomplir ? Il s’étira, grimaçant légèrement sous la douleur sourde qui persistait. La réponse, il le savait, résidait dans l’agression de Honok. Et la trahison de Cresenne. Il s’était débrouillé pour ne pas penser à elle de la journée mais l’évocation de son rôle lui serra cruellement le cœur. Repoussant sa souffrance, il se concentra sur Tavis et les raisons de sa présence en ces lieux. Le fils du duc avait besoin de lui. Le garçon se trouvait dans une situation que personne d’autre ne pouvait comprendre ; une situation que Grinsa avait entrevue presque jusqu’à son dénouement. Il était le seul espoir de Tavis et il lui suffisait de songer à Cresenne et à ce qu’elle était prête à accomplir pour l’arrêter, pour qu’il sente combien la survie du garçon était capitale. Aussi formidables que fussent les murailles de Kentigern, il devait essayer. Et puis, bien que très peu de personnes le sussent, il disposait de certaines ressources elles-mêmes redoutables. Après une brève halte, il poursuivit sa route et franchit la porte est de la ville au moment où les cloches annonçaient la fermeture de la cité. À l’intérieur, il descendit de cheval et, sans manifester la moindre hâte, conduisit sa monture vers la place du marché proche du château. Au pied du monticule rocheux, il attacha son cheval dans une petite cour commune où d’autres animaux, chevaux et bœufs, étaient encordés. Il n’avait pas l’intention de rester longtemps mais ne pouvait prendre le risque de laisser son cheval dans un endroit plus visible. Avec un rapide coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que personne ne l’observait, Grinsa s’engagea sur la route qui montait vers le château. Il se fatigua vite. Sa chevauchée, bien que courte, l’avait éreinté et il ressentait encore les effets de sa lutte avec Honok. La magie requise pour passer devant les gardes ne demandait pas autant d’efforts que la guérison ou la manipulation de la matière mais elle promettait d’être aussi difficile, surtout que le château de Kentigern possédait deux enceintes. Le mensonge devait être simple. Une ruse complexe exigerait plus de puissance qu’il n’était capable d’en fournir. Ainsi, lorsque le premier garde posté à la porte qui séparait le château de la ville lui demanda la raison de sa visite, il offrit la réponse la plus banale qui lui vint à l’esprit. — Le duc m’a fait demander. Il a besoin de mes conseils. Aussi banale que fut sa réponse, en d’autres circonstances, le plus stupide des gardes du royaume se serait montré soupçonneux. Mais en prononçant ces mots, Grinsa avait fait appel à son pouvoir pour influencer la vigilance du soldat. — Très bien, répondit-il en reculant pour lui permettre de franchir le portillon. Il est certainement couché à cette heure mais on va vous trouver un endroit pour passer la nuit. Grinsa sourit et le remercia avant de s’engager sous l’arche qui conduisait au château. — Hey ! s’exclama un autre garde depuis la salle de garde. Qui est-ce ? Grinsa, réprimant un juron, s’arrêta et se retourna. — Il vient voir le duc, répliqua le premier. — Bien sûr, rétorqua son collègue, mais qui nous dit que le duc veut le voir ? Le garde s’approcha de lui. — Tu as dit qu’il t’avait envoyé chercher. — Oui, répondit le Qirsi le suggestionnant pour la seconde fois. C’est dans le message que je viens de vous montrer. — C’est bon, Trent, acquiesça l’homme en regardant son collègue par-dessus son épaule. J’ai vu le message. Grinsa retint son souffle. — D’accord, fit le second garde en retournant à son poste, laisse-le passer. Une fois de plus, Grinsa sourit puis se dépêcha de franchir le porche qui donnait sur la première cour. Au poste suivant, du côté sud, il employa le même procédé. Il lui suffit d’utiliser son pouvoir sur le premier garde pour qu’il convainque les autres mais ce simple effort le laissa étourdi. À ce stade, il n’avait plus le choix. Cerné par les hautes murailles et les gardes de Kentigern, le plus dur restait à accomplir. 16 Kentigern, Eibithar Fotir ne dormait pas. Les cloches signalant la fermeture des portes de la ville avaient sonné depuis longtemps et le château était plongé dans une immobilité sinistre. Allongé sur son lit, il regardait les étoiles par la petite fenêtre de sa chambre. À en juger aux bruits qu’il faisait en se retournant, Xaver ne dormait pas davantage. Ils ne se fatiguaient pas beaucoup. Le duc de Kentigern leur ayant interdit toute visite à Tavis, ils étaient réduits à passer la journée dans leur chambre, à traîner dans les jardins du château, où ils ruminaient leur inquiétude sans relâche. Depuis que Fotir était à son service, Javan avait semblé inaccessible aux marques du temps. En quelques jours, il avait pris dix ans. Son visage s’était brusquement ridé et son dos voûté comme celui d’un vieillard. — Il est en train de mourir, avait-il dit ce jour-là en regardant par la fenêtre comme il ne cessait plus de le faire. Mon fils se meurt et je ne peux rien pour lui. Fotir aurait voulu l’encourager mais son seigneur méritait plus que des mots vides et de vains espoirs. En vérité, il croyait même que le garçon était mort. Alors, bouillonnant de rage et d’impuissance, il s’était tu. Quelques jours plus tôt, il avait entendu les gardes évoquer les tortures qu’endurait Tavis livré aux mains du père de Brienne et son refus obstiné d’avouer sa culpabilité. Leurs propos étaient peut-être destinés à son seul bénéfice mais ils portaient l’accent de la vérité. Tavis venait juste de passer sa Révélation. Il était fort et résistant pour son âge, mais personne ne pouvait survivre à de telles tortures aussi longtemps. Il n’en parlait pas à Javan, naturellement, mais il était sûr que le duc, tout comme le jeune MarCullet, partageaient ses craintes. Au cours des deux derniers jours, tous trois avaient abandonné l’espoir de voir le garçon libéré et ils avaient commencé leur deuil. Le coup frappé à la porte fut d’abord presque inaudible, comme si le visiteur craignait de les réveiller. Ce n’est qu’en entendant ses pas feutrés dans le couloir que le Premier ministre comprit qu’ils avaient été donnés à la porte de Tavis. Lorsque le bruit reprit, à la porte de leur chambre, cette fois, il n’eut plus de doute. Xaver se redressa en même temps que lui. Ils se dévisagèrent. — Allumez la chandelle, souffla le ministre. Pendant que le garçon luttait avec la pierre à briquet avant de parvenir à ses fins, Fotir se vêtit et se dirigea vers la porte. — Qui est là ? demanda-t-il. — Un allié, répondit-on. Et un ami de Lord Tavis. Le ministre se tourna vers Xaver, qui souleva un sourcil ignorant tout en sortant son épée de son fourreau. Fotir l’approuva d’un signe de tête avant d’ouvrir. Un Qirsi grand et robuste, au visage vaguement familier, se tenait devant lui. — Premier Ministre, le salua l’homme en s’inclinant légèrement. Fotir le scruta avec attention. — Est-ce que je vous connais ? — Le Glaneur du Festival ! s’exclama Xaver. — En effet, reconnut Fotir. Nous nous sommes rencontrés au Goéland d’Argent. — Oui, répondit le Glaneur en surveillant sur les côtés. Il semblait pressé d’entrer mais Fotir ne l’entendait pas de cette oreille. Leurs regards se croisèrent. — Que voulez-vous, Glaneur ? — Vous aider, prononça l’homme à la hâte. — Vous saviez tout ! l’accusa Xaver. Vous l’avez vu dans la pierre pendant la Révélation de Tavis et vous l’avez laissé venir ici ! Sans lâcher le visiteur des yeux, Fotir leva une main pour faire taire le garçon. — Le Festival est à Galdasten, n’est-ce pas ? — Oui. — Et vous êtes venu jusqu’ici simplement pour aider Lord Tavis ? — Maître MarCullet a raison. J’ai vu une partie du destin de Lord Tavis. Ou plus précisément, une partie de son futur. — Une nuance intéressante, releva Fotir. Je n’étais peut-être pas aussi loin de la vérité que vous et vos amis sembliez le croire en vous demandant si vous l’aviez trompé. Des voix approchaient. Le Glaneur se tourna vivement dans leur direction avant de revenir à lui. Il semblait brusquement effrayé. Fotir ne se laissa pas pour autant impressionner. — Vous m’avez demandé si ce que j’avais vu était vrai, se défendit le Qirsi dans un souffle. De toute évidence, ce l’était. J’ai mes raisons de ne pas lui avoir révélé son véritable destin. Je ne lui veux aucun mal. Vous devez me croire. Je lui ai présenté ma vision comme un avertissement. — Un avertissement qui a presque coûté la vie à son homme lige. — Je le sais, fit le Glaneur en regardant Xaver, j’en suis désolé. Les voix étaient maintenant très proches. Des gardes, sans aucun doute. D’un moment à l’autre ils allaient déboucher dans le couloir. — Pourquoi êtes-vous venu ? s’enquit Fotir. — Pour vous aider ! s’exclama le Qirsi désespéré. — Vous l’avez dit. Comment ? — En faisant évader Lord Tavis ! Mais je ne peux m’y prendre seul ! Une évasion ! C’était bien la dernière chose à laquelle Fotir s’attendait. Le ministre était tellement surpris qu’il faillit laisser l’homme trop longtemps dans le couloir. Voyant les lueurs des torches danser à l’angle du couloir, il recula vivement et tira le Glaneur avec lui dans la chambre avant de refermer la porte. Ils restèrent silencieux. Les gardes passèrent devant la pièce. Leurs voix résonnèrent le long des murs puis décrurent et s’effacèrent. — Quel est votre nom. Glaneur ? demanda alors Fotir. — Grinsa jal Arriet. — D’où êtes-vous ? — J’ai toujours vécu à Eibithar, répondit-il aussi fièrement qu’un Eandi et que Fotir lui-même de temps à autre. Le duc est appelé à devenir mon roi, poursuivit-il. Je ne lui veux aucun mal pas plus qu’à sa famille. Le soir de notre rencontre au Goéland d’Argent, je vous ai proposé mon aide pour retrouver le garçon. Je vous l’offre à nouveau pour le libérer. — Je me souviens de votre offre, rétorqua le ministre. Je me souviens aussi que vous m’avez dit être un Glaneur, sans autres pouvoirs. Pourquoi pensez-vous réussir à libérer Tavis ? L’homme, les yeux sur Xaver, hésita. — Je préfère ne rien vous dire. Vous devez me croire. — Nous devrions en parler au duc, suggéra Xaver. — Non, il vaut mieux le laisser à l’écart. Comme vous, Maître MarCullet. Impliquer le Premier ministre est risqué mais j’ai besoin d’un autre Qirsi, en qui je puisse avoir confiance. Une profonde tristesse traversa son regard avant de s’évanouir. — Si nous échouons, poursuivit-il, il vaut mieux que nous soyons seuls. Le duc de Kentigern pourra s’en prendre à nous, invoquer une conspiration qirsi ou ce qu’il voudra. Si vous ou le duc êtes impliqués, ce peut être un motif de guerre. Fotir éprouvait un vague malaise à l’admettre mais le Glaneur avait raison. Tout aussi troublante lui semblait sa référence à un complot qirsi mais il se tut. — Il a raison, Xaver, reconnut-il. Nous devons laisser le duc en dehors de ça, du moins pour l’instant. — Vous aurez besoin d’aide, avança le garçon, pour faire le guet pendant que vous sortirez Tavis. — Non, lui dit Fotir. Le Glaneur a également raison à votre sujet. Vous devez demeurer à l’écart. Si nous pouvons faire évader Tavis, nous le ferons seuls. Si nous échouons, il nous sera plus facile de fuir à deux. — Vous ne croyez tout de même pas que je vais rester là, les bras croisés ! protesta Xaver. — Un bel avenir vous attend, Maître MarCullet, sourit Grinsa, je ne veux, pas plus que le Premier ministre, prendre le risque de le compromettre. Xaver fronça les sourcils puis finit par céder. — Essayez de dormir, l’encouragea Fotir en avançant vers la porte. Et quoi qu’il arrive, ne racontez rien à personne. Si on vous pose des questions, dites que je suis parti dans une taverne. Le garçon acquiesça, cette fois avec plus de conviction. — D’accord. Que les dieux soient avec vous. Le ministre lui sourit. Les deux hommes sortirent. Dans le couloir, Fotir conduisit le Glaneur vers les escaliers de la tour la plus proche. À leur pied toutefois, il s’arrêta. — Avant d’aller plus loin, commença-t-il en le regardant dans les yeux, je veux une meilleure explication de notre entreprise. — Je vous l’ai dit, se défendit Grinsa, nous allons libérer Lord Tavis… — Oui, je le sais. Mais comment ? Nous sommes seuls. Je veux la vérité. De Qirsi à Qirsi. L’homme hésita sans pour autant détourner le regard. — Je ne peux pas tout vous révéler. Sachez simplement qu’en plus d’être Glaneur, je suis Façonneur. — Pourquoi ne m’avez-vous rien dit la première fois ? — Je n’étais pas sûr de pouvoir vous faire confiance. — La confiance est une chose, rétorqua Fotir, pourquoi mentir sur vos pouvoirs, surtout quand vous venez proposer votre aide ? Grinsa soupira et, une nouvelle fois, Fotir surprit sur son visage l’expression d’un profond chagrin. — Il existe des dissensions dans notre peuple. Je comprends qu’elles sont beaucoup plus profondes et beaucoup plus sérieuses que je ne l’aurais jamais imaginé. La plus simple marque de confiance peut être dangereuse. Nous ne connaissons rien l’un de l’autre sinon que nous souhaitons tous deux sauver Tavis. Et encore, même ce vœu est une question de confiance. J’ai rejoint le Festival en tant que Glaneur et je n’ai parlé à personne de mes autres pouvoirs. J’ai mes raisons. Si je vous en avais dit plus que ce que savent Trin et les autres, j’aurais dû m’expliquer aussi devant eux. C’était la seconde fois depuis son arrivée à Kentigern qu’on parlait à Fotir de la scission qui séparait les Qirsi. Ces divisions remontaient aux Guerres qirsi et à la trahison de Carthach sur laquelle elles s’étaient achevées. Ses parents, et en particulier son père, lui avaient parlé de l’officier qui avait aidé les Terriens du Devant à défaire l’armée qirsi comme d’un « démon envoyé par Bian du fond du Royaume du Dessous ». Carthach le traître. Jusqu’à l’âge de son Aspiration, Fotir ne l’avait jamais entendu mentionné sous un autre nom. Voyageant avec le Festival parce que ses deux parents étaient Glaneurs, il avait toujours rencontré des hommes comme son père, ou comme Trin, leurs langues déliées par le vin, fulminer contre Carthach et les Eandi. Et, comme Trin, le père de Fotir et ses amis réservaient leurs pires injures pour ceux des Qirsi qui servaient dans les cours eandi. Une situation qui ne manquait pas d’ironie. Au moins jusqu’à sa Révélation. Sa mère s’en était chargée. Fotir avait seize ans. Depuis longtemps, il défiait l’étroite vision du monde de son père. Ils ne se parlaient presque plus. Ce qui était heureux, car, si son père avait appelé la vision que lui réservait le Qiran, Fotir aurait pu ne jamais en connaître la teneur. Sa mère, devant ce qu’elle découvrait, s’était mise à pleurer. Un Eandi assistant à la scène aurait cru que la pauvre femme venait de voir la mort de son fils ou une disgrâce épouvantable. Alors qu’il ne s’agissait que de son fils au service d’un duc d’Eibithar. Fotir avait quitté le Festival ce soir-là. Bien qu’il eût échangé des courriers avec sa mère jusqu’à sa mort, il n’avait jamais revu ses parents. Les troubles auxquels Shurik puis Grinsa faisaient référence étaient peut-être nouveaux, mais le sentiment qui les inspirait – le ressentiment irrationnel et le préjugé qui en découlait – était aussi ancien que le souvenir de Carthach, aussi ancien que les royaumes des Terres du Devant. Une haine qui n’intéressait pas Fotir. — Vous ne répondez toujours pas à ma question, fit-il refusant de se laisser impressionner par la simple évocation des rancunes et des conspirations qirsi. — Non, en effet. Mais je vous jure, sur la mémoire de ma femme, morte de la pestilence il y a six ans, que je ne vous veux ni au duc aucun mal. Je suis venu aider Tavis et je le ferai, avec ou sans vous. Mais nous savons tous les deux que j’aurai beaucoup plus de chance de réussir si vous m’aidez. Fotir considéra sa réponse quelques instants. Quelle que soit la raison de la présence de Grinsa à Kentigern, il était leur dernier espoir de sauver le garçon. S’il pouvait encore l’être. Le Premier ministre poussa un profond soupir et s’autorisa un faible sourire. — Vous savez être très persuasif, Glaneur. Le saviez-vous ? — Pour être honnête, oui, sourit Grinsa. Aurais-je oublié de vous dire que cette particularité faisait aussi partie de mes pouvoirs ? C’est grâce à elle que je me suis introduit au château. Ils descendirent les escaliers à pas feutrés, prenant garde aux soldats. Fotir, préoccupé, songeait aux dernières paroles de Grinsa. Le pouvoir de persuasion était un don puissant, qui fonctionnait mieux sur les Eandi, car ils n’avaient aucune possibilité de s’en protéger. Mais plus que ça, avec le Glanage, le Façonnage, la Guérison et la Persuasion, l’homme possédait quatre types de pouvoirs, un nombre singulièrement rare même pour le plus puissant des Qirsi. Cette idée souleva une possibilité stupéfiante à laquelle Fotir n’avait pas songé depuis des années. Il comprit brusquement la réticence de Grinsa à lui dire la vérité. Au pied des escaliers, le Glaneur les conduisit vers un couloir plutôt que l’extérieur. — Ne devrions-nous pas sortir ? lui demanda Fotir. — Non, sauf si nous voulons être vus par les gardes. Le ministre hésita tout de même, doutant brusquement de sa sagesse à suivre cet homme. — Je connais une autre sortie, lui expliqua Grinsa. Vous ne croyez tout de même pas que nous pouvons nous présenter devant son cachot et demander aux gardes de nous ouvrir la porte ? — Bien sûr que non, répondit Fotir en se sentant rougir. — Faites-moi confiance. Voyager avec le Festival permet d’explorer les châteaux de tous les ducs d’Eibithar. Je connais très bien Kentigern. — Curgh aussi ? demanda Fotir tandis qu’ils reprenaient leur route. Grinsa lui jeta un coup d’œil en souriant. — Naturellement. Les Qirsi franchirent la petite porte que leur ouvrit Grinsa. Ils contournèrent le mur arrondi de la prison. Près du sol se trouvait un conduit fermé par une grille de fer. — C’est là, souffla Grinsa. Il y en a une autre de l’autre côté du passage. Si vous pouvez briser ces barreaux, je me chargerai des autres. — D’accord, répondit Fotir en s’agenouillant dans l’herbe. Il se prépara à utiliser son pouvoir sur le fer mais Grinsa l’arrêta d’une main sur l’épaule. — Faites attention, lui dit le Glaneur. Si nous avons le temps, nous remettrons la grille en place avant de partir. — Cela demandera beaucoup de magie. — Je sais. Je m’en charge. Fotir haussa les épaules et se mit au travail. Il y avait quatre barreaux dans un sens et trois dans l’autre. Quatorze points à briser aussi près que possible de la pierre pour avoir la place de se glisser dans l’ouverture. Il aurait été plus facile de casser la grille d’une seule impulsion de magie mais Grinsa avait raison : s’ils ne la remettaient pas en place, l’évasion de Tavis risquait d’être découverte beaucoup trop vite. Premier ministre du duc de Curgh, Fotir était apprécié autant pour sa sagesse et sa connaissance d’Eibithar et des autres royaumes des Terres du Devant que pour ses dons qirsi. Parfois, il faisait des rêves prémonitoires dont il s’ouvrait à Javan. Sa capacité à convoquer brumes et vents serait d’un grand secours dans la défense du château de Curgh s’il était assiégé. Restait qu’au quotidien, les occasions d’utiliser sa magie au service du duc étaient très rares. Puiser dans ses ressources était agréable et, quand la première barre lâcha avec un tintement métallique, il ne put s’empêcher de sourire. Mais au nœud suivant, son plaisir céda devant la réalité : ses dons s’étaient considérablement amoindris. Il se sentait comme un soldat envoyé au combat après des années d’inaction. Il avait bien du mal à contrôler son flot de magie et s’épuisait très vite. Au cinquième barreau, il suait comme un laboureur. Ses mains tremblaient et son cœur battait à tout rompre. Honteux de sa faiblesse, il aurait préféré la cacher à Grinsa mais le Glaneur l’observait attentivement. — Reposez-vous. — Nous n’avons pas le temps, refusa Fotir. Ça ira. Je n’ai plus l’habitude, c’est tout. — Voulez-vous que je vous aide ? — Non, je… Il s’interrompit. Sa fatigue venait subitement de s’envoler ! Un flot de magie s’écoulait en lui, comme des rayons de lune par une fenêtre ouverte. Il reconnaissait une partie de son propre pouvoir, pulsant comme le sang à ses tempes, mais le surplus d’énergie qui soutenait la sienne, la dirigeait, lui apportant le contrôle qu’il avait perdu, venait sans conteste de Grinsa. Il n’y avait qu’une seule explication. Une explication stupéfiante. — Vous êtes Tisserand ! s’exclama-t-il confondu. — Plus tard, lui répondit tranquillement Grinsa. Quand nous aurons terminé. Le ministre acquiesça et, bien qu’ébahi de sa découverte, se concentra sur les barreaux de métal. Un Tisserand. En lui révélant ses pouvoirs, Grinsa venait de déposer sa vie entre ses mains. Cet acte témoignait d’une confiance inimaginable. Le ministre l’accueillit avec humilité. Il regrettait profondément sa méfiance et les paroles qu’il avait dites à Grinsa lors de leur rencontre au Goéland d’Argent à Curgh. — Quelqu’un est au courant ? — Plus tard, répéta Grinsa. Je vous dirai ce que je peux, mais nous devons d’abord terminer. Il ne restait qu’une barre à desceller. Ce fut fait en quelques secondes. Le plus discrètement possible, ils ôtèrent alors la grille. Grinsa se pencha vers l’ouverture. Fotir l’arrêta. — Laissez-moi m’occuper de l’autre grille. — Je ne veux pas que vous entriez dans le cachot. Je ne veux pas vous impliquer plus que le strict nécessaire. — C’est un peu tard, releva le ministre. Vous aurez besoin de moi pour le sortir. Je n’ai pas le pouvoir de guérison, vous devrez le soigner, mais laissez-moi faire ça. Après ce que vous m’avez offert, c’est vraiment la moindre des choses. Grinsa, un regard indécis dans ses yeux pâles, hésita. — Très bien, céda-t-il. Merci. Fotir lui sourit brièvement avant de pénétrer, tête la première, dans le conduit. Il était très étroit. Grinsa, plus large d’épaules, aurait du mal à avancer. À son autre extrémité, le boyau était heureusement plus large et la grille n’avait que quatre barreaux. Mais un air chaud, nauséabond, remontait du cachot. Les odeurs de déjection et de pourriture le faisaient larmoyer. Fotir travailla aussi vite que possible et, la magie de Grinsa accroissant la sienne, il parvint à ôter la grille en quelques minutes. Il la retint pour qu’elle ne tombe pas sur le sol de la prison et appela Grinsa pour qu’il le tire en arrière. Il sentit qu’on lui agrippait les chevilles. La pierre lui érafla douloureusement les coudes et les genoux mais, quelques secondes plus tard, il respirait l’air frais de la nuit. — Bien joué, lui dit le Glaneur. L’ouverture est loin du sol, préparez-vous à une chute en arrivant. — Et vous, préparez-vous à la puanteur. Grinsa fronça du nez. — Forte ? — Infecte. — Celle d’un corps en décomposition ? Fotir retint son souffle. Pas une seconde il n’avait envisagé cette possibilité. — Un peu, oui, reconnut-il, entre autres relents. Il lut le soulagement dans les yeux de Grinsa. — Ces autres odeurs sont bon signe. Si Tavis était mort, son odeur couvrirait toutes les autres. Il désigna le soupirail. Fotir, inspirant un grand bol d’air pur, se glissa dans l’ouverture les pieds devant. Lorsque ses chaussures touchèrent l’autre extrémité du conduit, il se laissa glisser le plus lentement possible. Sans rien pour retenir ses jambes, il n’avait aucune chance de contrôler sa chute. Son buste franchit rapidement la bouche et il croisa les bras sur sa tête pour ne pas heurter les bords. Incapable de garder son équilibre, il s’effondra sur le sol humide et recouvert de pourritures. — Xaver ? appela une voix rauque. Le ministre, soulagé de savoir Tavis en vie, se redressa et scruta l’obscurité. Grinsa atterrit à ses côtés, vacillant mais sur ses deux jambes. — Père ? C’est toi ? — Non, Lord Tavis, répondit Fotir. Ce n’est ni votre père, ni Maître MarCullet. — Qui alors ? demanda le jeune homme le timbre faible et pâteux. Une flamme naquit et crût dans la paume de Grinsa. — Fotir ! s’exclama Tavis. Le Glaneur ? La lumière de la flamme repoussant les ténèbres de la geôle, le ministre, figé, incapable de prononcer une parole, sentit son estomac se révulser. Ravalant la bile qui lui montait aux lèvres, il contemplait la malheureuse silhouette enchaînée au mur. — Monseigneur ! s’exclama-t-il enfin la voix brisée. Que vous ont-ils fait ? REMERCIEMENTS L’écriture semble une tâche solitaire. Il serait pourtant bien difficile à l’auteur de l’accomplir et d’y survivre seul. J’ai la chance d’être entouré de gens extraordinaires qui me permettent de réaliser les rêves de ma jeunesse. Merci à mon agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de publication, Tom Doherty ; au personnel formidable de Tor Books, en particulier à Jenifer Hunt et Peter Lutjen ; merci à Carol Russo et son équipe ; à mon remarquable éditeur et ami, Jim Frenkel ; ainsi qu’à son équipe dont Tracy Berg et Jesse Vogel. Je tiens aussi à remercier mes frères et sœurs Bill, Liz et Jim qui continuent de m’apporter leur soutien et leur amour, même s’ils se demandent comment quelqu’un qui a débuté si normalement peut finir en écrivant de l’héroïque fantaisie. Mes plus profonds remerciements vont à ma femme, Nancy Berner et à nos filles, Alex et Erin. Sans leur amour et leur soutien, je n’accomplirais jamais rien. Sans la musique de leurs rires s’élevant jusqu’à mon bureau l’après-midi, je ne saurais jamais quand interrompre ma journée de travail. Il y a plusieurs années, Nancy m’a confié qu’une fois, elle aimerait découvrir un de mes livres avec un regard neuf, comme n’importe quel lecteur, sans avoir parcouru de brouillon ni servi de cobaye à mes intrigues. Voilà qui est fait, mon amour. Bonne lecture.