DAVID B. COE LE COMBAT DES INNOCENTS La couronne des 7 royaumes **** 1 Solkara, Aneira Tebeo, tel un fougueux destrier de Sanbiri trop longtemps captif, arpentait nerveusement la pièce. Le simple fait qu’il soit debout prouvait l’amélioration de son état. Depuis l’empoisonnement, il n’avait jamais été aussi vif. Son visage pourtant restait pâle et amaigri. Et s’il avait repris des forces, il n’avait pas encore retrouvé l’appétit. Evanthya le regardait, attendant les questions qu’il posait invariablement depuis cette nuit terrible dans les appartements de la reine. Comment se portait Chofya, Brall, Fetnalla, les autres ? Chaque jour, c’était devenu une sorte de rituel, une façon pour le duc de s’assurer qu’il n’était pas qu’une simple victime des ambitions perverses de Grigor. Parmi les ducs, il était celui qui s’en était le mieux sorti. Bien qu’il se réjouît de sa chance, Evanthya devinait qu’il se sentait coupable. La rafale des questions commença. La ministre transmit à son duc ce qu’elle savait des malheureux qui avaient bu le vin pollué. Il semblait sûr à présent que ceux qui avaient survécu à la première nuit suivant l’empoisonnement n’en garderaient aucune séquelle. Brall avait quitté le lit ce matin, et fait une courte promenade dans les couloirs du château. Fetnalla bien qu’encore faible, comme tous les Qirsi atteints, se remettait rapidement. La reine qui était restée si longtemps entre la vie et la mort avait enfin ouvert les yeux la veille, au grand soulagement des médecins qui avaient craint qu’elle ne sortît jamais de l’inconscience. Depuis, chaque heure la voyait plus vigoureuse. Ils avaient eu de la chance, si un mot pareil pouvait être employé en de telles circonstances, de ne perdre que deux ducs, Bertin de Noltierre et Vidor de Tounstrel, ainsi que les Premiers ministres de Kett, Rassor et Bistari, tous décédés le soir même. C’était beaucoup, c’était trop, mais le bilan eût pu être bien plus lourd. — Avons-nous des nouvelles de Numar ? interrogea le duc lorsque Evanthya lui eut confié ce qu’elle savait des victimes de Grigor. — Non, monseigneur, aucune. À mon avis, il attendra que le sort de son frère soit décidé avant de se proposer officiellement pour la régence. — Le sort de Grigor est décidé depuis la nuit où il a versé le poison. — Bien sûr, monseigneur. Mais il est toujours en vie et, tant que c’est le cas, la maison reste sous son autorité. Tebeo grimaça, mais fut contraint de l’admettre. — Que pensez-vous qu’il va faire ? — Je crois qu’il va attendre l’exécution de Grigor, alors il répondra à notre requête. S’il avait eu l’intention de refuser, il l’aurait déjà fait. Il attend parce qu’il a l’intention de dire oui. Le visage de Tebeo s’éclaircit légèrement. — Vous devez avoir raison, reconnut-il. La reine a-t-elle annoncé la date de la mise à mort de Grigor ? — Pas que je sache, monseigneur. Elle ne devrait pas tarder à nous le faire savoir. — Je veux qu’on me le dise. Je veux être là. Je veux le voir mourir ! Il prit une profonde inspiration. — Pouvez-vous poser la question au Premier ministre ? reprit-il d’un ton plus posé. Evanthya n’hésita qu’une très brève seconde. — Bien sûr, monseigneur. — Vous semblez peu enthousiaste. Pronjed la haïssait et elle avait peur de lui. — Non, monseigneur, répondit-elle néanmoins. Je vais aller le voir. Je vous tiendrai au courant. Elle quitta son fauteuil. — Y a-t-il autre chose que je puisse faire, monseigneur ? — Non, Evanthya, merci. Elle se dirigea vers la porte. Elle allait ouvrir lorsque le duc la rappela. Elle se tourna. Tebeo avait cessé ses allées et venues. Il l’observait. — Doutez-vous du Premier ministre parce qu’il est sorti indemne de cette atrocité ? Malgré le frémissement qui la parcourait, la ministre sourit. — Moi aussi, monseigneur. Je suis mal placée pour reprocher sa bonne fortune à Pronjed. — Je sens pourtant que vous le faites. Elle voulait d’abord en parler avec Fetnalla. Elle l’aurait déjà fait si la gêne qui s’était installée entre elles avant l’empoisonnement n’avait pas persisté. Elles s’étaient vues ces derniers jours. Evanthya avait passé beaucoup de temps au chevet de Fetnalla à lui parler, à l’aider à se nourrir alors que la ministre d’Orvinti était trop faible pour y parvenir seule. Mais leurs conversations restaient difficiles. Elles n’avaient pas été capables de discuter de Pronjed, de Grigor ni des sujets qui avaient provoqué leur dispute. Tebeo, en dépit de toutes ses qualités, demeurait un noble Eandi : fier, mais aisément terrorisé à l’évocation de la conspiration. Il avait toutefois fait preuve d’amitié à son égard. Elle lui devait une réponse honnête. — Je trouve curieux qu’il n’ait pas porté sa timbale à ses lèvres, reconnut-elle alors. Je n’ai pas bu… Elle s’interrompit, les joues rouges. — Parce que Fetnalla et moi levons toujours un toast personnel dans ces occasions. Elle a oublié ce soir-là, pas moi. J’attendais de croiser son regard avant de boire. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi Pronjed a hésité. — Vous le soupçonnez de faire partie de la conspiration ? — Je n’ai aucune preuve. — Mais vous le soupçonnez. Elle se tut avant d’acquiescer. Tebeo fit un pas vers elle. — Evanthya, j’ai besoin de savoir tout ce que vous savez sur ce mouvement qirsi. Même si, aujourd’hui, il n’est pas coupable, le simple fait que vous vous posiez des questions sur le Premier ministre de Chofya me dit que l’heure est venue d’évoquer le sujet devant le Conseil des Ducs et la reine. Il avait raison. L’heure avait même depuis longtemps sonné. Pourtant, que pouvait-elle lui dire ? Qu’elle avait engagé un homme pour assassiner le seul Qirsi dont elle savait qu’il appartenait au mouvement ? Qu’elle et Fetnalla avaient pris sur elles de combattre les traîtres qui se cachaient parmi leur peuple ? Un cycle plus tôt, elle jugeait que c’était un pas nécessaire, une façon contestable mais justifiée pour les Qirsi, qui considéraient les Terres du Devant comme leur patrie et les Eandi comme leurs amis, de porter un coup à leurs ennemis. À la lumière des derniers événements, ses doutes étaient devenus trop lourds. Elle pouvait à peine se résoudre à s’en ouvrir à Fetnalla, encore moins à son duc. Trop de gens étaient morts. Elle avait engagé un tueur comme elle aurait acheté un vêtement au marché de Dantrielle. Cette initiative lui paraissait aussi cruelle et arbitraire que l’empoisonnement dont ils venaient d’être victimes. Il lui semblait être un archer qui, après avoir lancé inconsidérément son trait, le regardait impuissant et effrayé fondre sur sa cible. — J’en sais tellement peu sur la conspiration, monseigneur. Je vous ai déjà dit tout ce que je pouvais. — Je sais, répondit Tebeo ravalant sa déception, mais je devais vous poser la question. Elle aurait voulu lui venir en aide. Témoin de la façon dont Brall, surtout ces derniers temps, traitait Fetnalla, Evanthya appréciait son duc plus que jamais. Ce fut sans doute la raison pour laquelle elle poursuivit. — Ce que je peux vous assurer, monseigneur, c’est que ceux qui dirigent la conspiration ne sont pas à court de moyens. Ils possèdent beaucoup d’or. J’ai entendu dire que ceux qui travaillent pour eux sont grassement récompensés. Elle n’avait pas oublié l’expression de l’assassin quand elle l’avait payé. Quatre-vingt-dix qinde, tout l’or qu’elle et Fetnalla avaient pu rassembler. Il s’était, très clairement, attendu à plus. — Savez-vous d’où vient cet or ? — Non, monseigneur. — Nous devons le découvrir. Une fois que nous le saurons, nous en saurons bien plus sur les chefs du mouvement. — Oui, monseigneur. Ils restèrent silencieux. Tebeo était plongé dans ses réflexions. Evanthya attendait qu’il lui donnât la permission de partir. Il leva enfin les yeux vers elle. — Je vous remercie, Premier ministre. Allez voir Pronjed, et tenez-moi au courant. Je compte sur vous. Elle fit une courte révérence. — À votre service, monseigneur. La porte fermée, elle suivit le dédale des couloirs jusqu’à la chambre de Fetnalla. Elle ne frappa qu’une fois avant d’entrer. Comme toutes les chambres de cette aile du château, celle-ci était petite et sombre, pourvue d’une unique et étroite fenêtre et d’une cheminée dont le feu qui brûlait dans l’âtre ne parvenait pas à réchauffer les murs. Fetnalla était assise sur son lit. Une chandelle brûlait sur sa table de chevet. Son regard lointain était perdu sur la fenêtre. Voyant Evanthya, elle sourit et, d’un léger mouvement de tête, secoua sa torpeur. — Je te dérange ? — Non, je réfléchissais. — À quoi ? Elle haussa les épaules. — Un peu plus tôt dans la matinée, Brall a discuté de l’empoisonnement avec le chirurgien du château. Il est venu me dire ce qu’il avait appris. Evanthya s’assit sur le bord du lit. — Le chirurgien lui a appris quelque chose d’intéressant ? — Pas vraiment. Rien de plus que ce qu’on savait déjà. Il y avait du laurier-rose dans le vin, pas beaucoup, mais assez pour tuer certains d’entre nous. — C’est curieux. Pourquoi Grigor a-t-il eu la main si légère ? — C’est peut-être la seule dose qu’il a pu trouver, ou alors il n’a pas l’habitude des poisons et se sera trompé. Les deux éventualités étaient plausibles. Evanthya avait pourtant du mal à oublier la véhémence des dénégations de Grigor dans la salle du conseil. Même à cet instant, elle avait senti autre chose que les mensonges désespérés d’un coupable pris sur le fait. Cette nouvelle information ne faisait qu’accroître ses doutes. — Tu as encore ce regard, Evanthya. Elle dévisagea la jeune femme, heureuse de l’entendre employer son prénom. — Quel regard ? sourit-elle. — Celui que tu as quand tu t’apprêtes à semer le trouble. Au fond, tu ne crois pas en la culpabilité de Grigor, n’est-ce pas ? — Pourras-tu me pardonner ? demanda-t-elle brusquement en écartant, pour l’instant, la question de son amie. Pourras-tu… m’aimer encore ? Fetnalla posa la main sur celle d’Evanthya. — Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Tu devrais le savoir. Quant au reste, je pense que c’est à moi de te demander pardon. Evanthya se pencha et déposa un baiser sur les lèvres de son amie. Elle aurait voulu la prendre dans ses bras, la serrer contre elle, l’embrasser plus profondément, mais pas ici. Pas dans la chambre où elle avait failli mourir. — Tu m’as manqué, murmura-t-elle. — Je sais. Tu m’as manqué, toi aussi. Elles s’embrassèrent de nouveau. — Maintenant, réponds-moi, reprit Fetnalla en inclinant comme à son habitude son visage souriant. Que penses-tu de Grigor ? — Je ne sais pas, avoua Evanthya en reprenant la main de la jeune femme. Tebeo vient de me demander si Pronjed fait partie de la conspiration. J’ai bien été obligée de reconnaître que c’est possible. — Brall m’a posé la même question, comme il l’a fait à la mort de Carden. Je pense comme toi que c’est, en effet, une possibilité. — Alors Grigor ne ment peut-être pas en clamant son innocence. — C’est vrai, reconnut Fetnalla. Mais souviens-toi, Grigor ne prétend pas seulement être innocent. Il accuse Numar, pas Pronjed. Et personne ne le croit. — Je ne sais pas quoi penser, répéta Evanthya en secouant la tête. Tu crois toujours que Grigor est coupable ? — Je crois, commença Fetnalla comme si elle pesait soigneusement ses mots, qu’avec tout ce qui se passe dans les Terres du Devant depuis un certain temps, il est facile d’oublier que, parfois, ceux qui apparaissent coupables le sont vraiment. — Et Pronjed ? — Comme tu l’as toi-même un jour souligné, on ne peut faire confiance à aucun des deux. Serais-tu étonnée d’apprendre que l’un est un meurtrier et l’autre un traître ? Evanthya se sentit rougir. Fetnalla faisait référence au soir de leur dispute, quand elle avait contredit Fetnalla devant leurs ducs respectifs. — Non, je ne pense pas. — Mais ce serait bien d’en être sûre, poursuivit Fetnalla sur le même ton léger. Ayant soulevé leur différend, elle semblait pressée de le dépasser. — Il est temps que nous découvrions le moyen de savoir en quel Qirsi nous pouvons avoir confiance et desquels nous méfier. C’était évident. Evanthya s’était répété la même chose des douzaines de fois. Mais aujourd’hui, la réponse lui parut si claire qu’elle se dressa sur ses pieds. — Que se passe-t-il ? interrogea Fetnalla inquiète. Elle savait même où s’informer. Avec un tout petit peu de chance, l’homme la cherchait déjà. — Il y a peut-être un moyen, fit-elle avec empressement. Elle se baissa, déposa un baiser sur le front de Fetnalla et se précipita vers la porte. — Je vais revenir. — Où vas-tu ? lui demanda son amie tandis qu’elle franchissait déjà le seuil. — En ville, reprendre une conversation commencée il y a quelques jours. Pour autant qu’on lui demandât son avis, Tavis jugeait qu’ils étaient restés trop longtemps à Solkara. L’assassin n’était pas là. Il était peut-être venu, mais ils n’en avaient aucune preuve. Personne, parmi tous ceux qu’ils avaient interrogés, n’avait entendu parler de l’assassin. Personne sauf la ministre qirsi qu’ils avaient rencontrée le premier jour de leur arrivée dans la Cité royale. Et elle avait nié le connaître. Le Glaneur semblait pourtant convaincu qu’elle mentait, il la soupçonnait même de lui avoir parlé chez elle, dans la ville de Dantrielle. Voilà où ils en étaient : coincés à Solkara à cause du vague instinct d’un Tisserand, contraints de dépenser l’or des Curgh pour une chambre dans une auberge qirsi où le père de Tavis n’aurait jamais daigné s’asseoir, encore moins dormir, dans le seul espoir de revoir et questionner de nouveau la ministre de Dantrielle. Leur rencontre remontait à plusieurs jours. Le même soir, la reine, plusieurs ducs d’Aneira et leurs ministres qirsi avaient été empoisonnés. Pour ce que Tavis et Grinsa en savaient, le Premier ministre de Dantrielle pouvait très bien être morte, victime de l’ambition de Grigor. Tavis avait évoqué cette éventualité devant Grinsa après qu’ils eurent entendu la nouvelle se répandre dans les rues de la ville. Mais le Glaneur, les yeux levés sur la muraille du château comme s’il pouvait la voir à travers les pierres, avait écarté cette suggestion d’un hochement de tête. — D’après ce que les gens racontent, les victimes, Eandi comme Qirsi, sont plus âgées. Evanthya est une femme jeune. Même si elle a été touchée, je suis sûr qu’elle survivra. En outre, ajouta-t-il avec un regard pour Tavis, le moment est mal choisi pour un noble eibitharien de se faire prendre au moment de glisser en douce hors de la Cité royale d’Aneira. Il ne pouvait rien dire. Alors ils restaient en ville, traînaient sur les places de marché le jour et dans les tavernes la nuit, nouant des contacts avec les habitués dont ils espéraient, au bout du compte, gagner la confiance. Ils ne posèrent plus de questions sur l’assassin, du moins pas pendant quelques jours, mais Grinsa suggéra à Tavis de ne plus chercher à cacher ses cicatrices. — Qu’on les voie, dit-il au jeune seigneur. Que les gens s’interrogent sur les blessures et la lame qui les a causées. Tavis trouva d’abord les regards et les questions presque impossibles à supporter. Chaque sourcil que soulevait la découverte de son visage, chaque sifflement émis entre les dents serrées qui accueillait son arrivée dans une auberge, chaque remarque stupide – « On dirait que ce gosse a fait la guerre » ; « Je ne savais pas que les brigands avaient la main si lourde » ; « Quelle pitié ! Il devait être beau avant » – ravivaient sa douleur d’avoir perdu Brienne et le souvenir pénible des horreurs qu’il avait endurées dans le cachot de Kentigern. Il comprenait pourtant le raisonnement de Grinsa. Pousser les hommes et les femmes qu’ils croisaient dans les tavernes à parler de l’assassin était difficile. S’ils gagnaient leur confiance, les laissant croire que le chanteur était responsable des blessures de Tavis, ils pourraient peut-être apprendre quelque chose sur l’homme et l’endroit où il se cachait. Le dernier jour du cycle, et de l’année, était venu et ils n’avaient rien glané. Après une nouvelle nuit inconfortable dans la minuscule chambre qu’ils louaient, Tavis, fatigué, sentait sa patience à bout. — L’argent de mon père ne va pas durer éternellement, ragea-t-il sans se soucier de masquer sa contrariété. Ils avançaient entre les chariots des marchands. — Tous les qinde distribués à droite et à gauche ne nous ont rien apporté. Grinsa scrutait la place du marché, trop absorbé par sa vaine recherche de la ministre pour le regarder. — Qu’on les dépense ici ou ailleurs ne change rien, fit-il. À moins que vous ne soyez disposé à coucher dans les bois. — Les neiges arrivent, grogna Tavis. Elles ont certainement commencé à tomber au nord, et vous parlez de dormir dans les bois ? Le Glaneur, sans pour autant se tourner vers lui, sourit. — Comme vous le soulignez, l’or de votre père n’est pas éternel. Il vous faudra bientôt choisir entre les bois ou un travail rémunéré. Tavis étouffa un juron. Aucune de ces deux possibilités, pourtant inévitables, n’avait de quoi le réjouir. — Trouvons l’assassin et finissons-en. Si je dois supporter les neiges, autant que ce soit dans mon château. Son retour à Curgh, si jamais il y revenait un jour, n’aurait pas lieu cette année. Ils le savaient tous les deux. Grinsa eut la délicatesse de ne rien dire. Ils arpentèrent les marchés une bonne partie de la matinée, saluant les passants qu’ils avaient rencontrés dans les tavernes et s’arrêtant pour bavarder quelques instants avec les marchands qu’ils avaient déjà croisés. Ni Grinsa ni Tavis ne firent référence à l’assassin. Ni l’un ni l’autre ne posa de question. Malgré son souci pour leur argent, Tavis sentait que Grinsa n’avait pas la moindre intention de quitter Solkara. Il le voyait aussi scruter les rues sans relâche, même quand il riait avec les colporteurs. À midi, ils avaient traversé une bonne partie de la ville. Quand les cloches se mirent à sonner, ils s’arrêtèrent, hésitant entre un repli vers leur auberge ou acheter de quoi manger à l’une des boutiques ambulantes. Tavis, qui avait mal aux pieds, s’en ouvrit à Grinsa dans l’espoir qu’ils retournassent à l’auberge. — Cela nous coûtera moins cher de manger dehors, affirma le Qirsi. Si vous êtes vraiment inquiet quant à l’or de votre père… Il ne termina pas sa phrase. Avant que Tavis ne puisse répondre, un bruit de pas léger se fit entendre derrière eux. — Je pensais que vous seriez plus difficiles à trouver. Des hommes comme vous traversent d’habitude les villes avec plus de discrétion. Ils firent volte-face. Le Premier ministre de Dantrielle se tenait devant eux. Elle tenait une dague à la main, mais si proche de son corps qu’en dehors d’eux, personne ne pouvait la voir. Ses yeux brillants et dorés étaient fixés sur Grinsa. Elle avait l’air sévère. — Je suis heureux de voir que vous allez bien, déclara aimablement Grinsa. La nouvelle de l’empoisonnement m’a beaucoup inquiété. La femme, sans que changeât le regard de ses yeux, éclata de rire. — Vraiment ? — Oui. J’espère que votre duc est hors de danger. — Il l’est, répondit-elle après une brève hésitation. Merci. Les yeux de Grinsa glissèrent jusqu’à son arme. — Est-ce à notre intention ? Elle pâlit. — C’est pour me protéger. — De nous ? — Oui. — Me croiriez-vous si je vous dis que vous n’en avez nul besoin, que nous ne vous voulons aucun mal ? — Non. Le Glaneur haussa les épaules, mais Tavis comprit qu’il était troublé. — Très bien, fit-il. Cette rencontre est-elle due au hasard ou étiez-vous à notre recherche ? — Je vous cherchais. Je veux vous poser quelques questions. — Pouvez-vous me donner une seule raison de vous répondre ? Vous ne faites preuve d’aucune confiance à notre égard, vous ne me croyez pas quand je vous dis que je m’inquiétais pour votre santé, et vous me menacez d’une arme. M’offrez-vous quelque chose en échange, ministre ? — Je vous offre la liberté de poursuivre votre route. Je pourrais très facilement vous faire arrêter comme membres de la conspiration qirsi. Je suis sûre que les gardes des cachots de Solkara n’auront aucun mal à vous arracher les réponses aux questions que je veux vous poser. Mais leurs méthodes seront beaucoup moins douces, je le crains, que les miennes. Une heure entre leurs mains et cette lame vous semblera aussi douce qu’une plume. La simple évocation des cachots fit frémir Tavis. Il ne croyait pas à sa menace, mais le souvenir de son séjour dans les prisons de Kentigern était trop frais à sa mémoire pour y rester indifférent. Grinsa, les yeux sur la ministre, posa une main rassurante sur l’épaule du jeune homme. — Je ne pense pas que vous vouliez nous faire arrêter. Vous n’avez aucune preuve pour nous accuser de conspiration, à moins que vous ne fassiez allusion à notre enquête sur le chanteur eandi. Auquel cas, vous serez vous-même obligée de vous expliquer sur vos liens avec lui. Et je doute fort que vous soyez prête à le faire. La femme ouvrit la bouche puis la ferma. La main qui tenait le couteau se baissa. — En fait, ministre, nous serions heureux de répondre à vos questions, si vous acceptez de répondre aux nôtres. — C’est impossible. — Alors, appelez les gardes de Solkara, ou préparez-vous à utiliser votre arme. Parce que vous ne disposez d’aucun autre moyen pour nous contraindre à vous confier quoi que ce soit. La ministre le dévisagea, jaugeant ses possibilités. Tavis, sûr qu’elle allait donner l’alerte, la vit serrer les doigts sur la garde de son couteau. Mais après ce qui lui sembla une éternité, son visage s’adoucit. Elle baissa les yeux sur son couteau et le rengaina. — Je ne peux pas tout vous dire, murmura-t-elle. Mais je répondrai à certaines de vos questions. — Cela me semble équitable, se résolut à admettre Grinsa. Où allons-nous ? Elle jeta autour d’elle un regard incertain. — Vous ne voulez pas être vue en notre compagnie, mais vous ne nous faites pas assez confiance pour aller dans un endroit privé. La ministre croisa son regard. — Vous êtes perspicace, n’est-ce pas ? — Je sais ce que j’éprouverais à votre place. Pourquoi ne pas aller à l’auberge où nous nous sommes parlé la première fois ? Nous serons tranquilles et l’aubergiste garantira votre sécurité. — D’accord. Elle désigna l’autre côté de la place. — Après vous. Ils marchèrent en silence. La ministre les suivait, comme si elle s’attendait à les voir disparaître d’une seconde à l’autre. Tavis n’était pas sûr de lui témoigner plus de confiance qu’elle en montrait à leur égard. Elle n’avait pas seulement une arme, elle était qirsi. Qui savait les pouvoirs qu’elle possédait ? Grinsa semblait parfaitement détendu de lui offrir son dos. Une fois de plus, le jeune homme se félicita de voyager en compagnie d’un Tisserand. L’auberge s’appelait la Colombe Grise, comme de nombreux établissements qirsi, à cause de la pâleur des sorciers qui venaient boire et manger en compagnie des leurs. Les cloches de midi venaient de sonner. La salle était bien plus pleine qu’à leur précédente visite. On les verrait ensemble, mais l’affluence étoufferait le bruit de leur conversation. Ils franchirent la foule des cheveux-blancs jusqu’à une table encore vide, dans le fond de la grande salle. La ministre semblait mal à l’aise. Elle regardait sans cesse autour d’elle, comme si elle craignait à tout instant d’être reconnue. — Voulez-vous que nous allions ailleurs ? lui proposa Grinsa d’une voix juste assez forte pour couvrir le brouhaha. La ministre refusa de la tête. Elle s’assit, à l’instar de Grinsa et Tavis. Ils restèrent silencieux. Une servante finit par arriver, les mains chargées de bols de ragoût fumant et d’une miche de pain noir. Quelques instants plus tard, une autre approcha et déposa trois gobelets de vin rouge devant eux. Tavis se mit immédiatement à manger. Les deux Qirsi ne bougeaient pas. La ministre contemplait son assiette tandis que Grinsa la dévisageait. — Vous croyez que nous faisons partie de la conspiration, déclara enfin le Glaneur en attirant son attention. — Ce n’est pas le cas ? demanda-t-elle en buvant une gorgée de vin. — Vous le croyez parce que nous posons des questions sur le chanteur eandi. Celui qui est aussi un assassin. La ministre replaça son godet sur la table d’une main tremblante. Quelques gouttes se répandirent sur le bois. Elle chercha sa serviette pour les essuyer, mais Grinsa la devança. — J’ai compris, le jour où nous nous sommes vus, que vous le connaissiez aussi, poursuivit-il. Cela signifie-t-il que vous fassiez partie de la conspiration ? — Non ! s’écria-t-elle en levant les yeux. Je n’ai rien à voir avec eux. — Pourquoi devrais-je vous croire ? — Je suis Premier ministre du duc de Dantrielle. Je le sers fidèlement depuis plus de cinq ans. Grinsa haussa les épaules en souriant. — Vous ne seriez pas la première ministre qirsi à trahir son duc. — Mais je n’ai pas… Elle s’interrompit pour l’observer attentivement. — Vous ne pensez pas que je fais partie de la conspiration, n’est-ce pas ? — Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? — Répondez-moi. Au bout d’un certain temps, Grinsa hocha la tête. Un sourire dansait sur ses lèvres. — Non, je ne le crois pas, admit-il. Mais vous supposez, depuis notre rencontre, que c’est notre cas. C’était le meilleur moyen pour moi de répondre à vos soupçons. — Vous maintenez toujours que vous n’avez rien à voir avec le mouvement ? — C’est la vérité, soutint Grinsa. J’irai même jusqu’à affirmer que nous sommes les ennemis des Qirsi qui le dirigent. La femme regarda Tavis, sans chercher à dissimuler la curiosité que lui inspiraient ses cicatrices. Luttant contre le désir de se détourner, le jeune homme endura l’examen aussi dignement qu’il put. — Vous avez prétendu ce matin-là que c’est le chanteur qui lui a fait ça. Est-ce également vrai ? Grinsa hésita. — D’une certaine manière, oui. Il me semble avoir expliqué que le chanteur était responsable de ses cicatrices. Posé en ces termes, c’est plus près de la vérité. — Voilà que vous entourez vos propos de brume. — Peut-être, concéda Grinsa. Mais je ne peux vous en révéler plus sans mettre la vie de mon compagnon, et la mienne, en danger. — Je vois. Alors nous n’avons plus rien à nous dire. — Vous ne me croyez toujours pas. — Détrompez-vous. Je ne sais pas pourquoi ; disons que je fais confiance à mon instinct. Il me souffle que vous n’êtes pas un traître. — Alors pourquoi décidez-vous que notre conversation est terminée ? Si vous prétendez être du côté de ceux qui s’opposent à la conspiration… — Bien sûr que je le suis ! Mais je cherche des informations sur le mouvement, sur ceux qui en font partie et vous n’avez, de toute évidence, rien à m’apporter. — C’est exact, reconnut Grinsa. Mais je peux quand même vous aider. Je ne suis pas plus que vous proche des renégats qirsi. Nous sommes alliés dans ce combat, et j’ai besoin d’informations que vous possédez. Le chanteur, l’assassin, a tué pour les conspirateurs. Mon ami et moi devons le retrouver. La jeune femme se détourna. — Je ne peux rien pour vous. — Vous pouvez me dire où vous l’avez rencontré, où il allait. Tout ce que vous pourrez nous apprendre nous sera utile. — Vous ne comprenez pas, se défendit-elle faiblement. Je ne veux pas que vous le trouviez. — Comment ? Pris de court, il recula. — Pourquoi ? demanda-t-il, stupéfait. Vous êtes amants, c’est ça ! La ministre éclata d’un rire si fort que les conversations s’arrêtèrent et que tous les regards se tournèrent dans leur direction. Le Glaneur rougit, mais elle n’y prêta aucune attention. — Non, fit-elle lorsqu’elle se fut calmée. C’est loin, très loin d’être le cas. — Alors pourquoi ? Elle se tut et détourna les yeux. Tavis, convaincu qu’elle ne dirait rien, dut se rendre compte de son erreur. — Je vais vous répondre, fit-elle après un long silence et d’une voix si basse que les deux compagnons durent se pencher pour l’entendre. Mais je ne vous donnerai aucun détail, aucun nom, aucun lieu. Il faudra vous contenter de ça, et de savoir que je dis la vérité et que j’ai l’intérêt du royaume à cœur. Grinsa acquiesça. Tavis ne voyait pas ce qu’il aurait pu faire d’autre. — Je l’ai engagé. Je l’ai envoyé assassiner quelqu’un que nous soupçonnons de faire partie de la conspiration. — Quoi ? s’exclama Tavis incapable de se contenir. Mais vous êtes folle ? Il vit une fois de plus le regard de la jeune femme se rétrécir sur lui. — Vous êtes d’Eibithar ! Je reconnais votre accent. Tavis se sentit rougir violemment. — C’est exact, soupira Grinsa. Notre quête à la poursuite de cet homme nous a conduits bien loin. Mais pour l’instant, cela n’a aucune importance. Nous voulons… — Aucune importance ? répéta la ministre en élevant le ton. Il y a une minute, vous prétendez que nous sommes alliés et celle d’après je découvre que vous avez fait entrer un ennemi de mon royaume dans la Cité royale ! — Ce n’est pas un ennemi de votre royaume ! — Bien sûr que si, protesta Tavis. Grinsa fit la grimace et secoua la tête. — Je suis heureuse de voir qu’au moins l’un d’entre vous est honnête, constata la ministre. — L’homme que nous cherchons est un ennemi des Qirsi et des Eandi, poursuivit le jeune homme en cherchant et soutenant le regard de la jeune femme. C’est un ennemi d’Eibithar, mais il est fort probable que ce soit lui l’assassin de votre duc de Bistari. Ce qui fait également de lui un ennemi d’Aneira. N’est-il pas concevable, ministre, qu’en ces circonstances les intérêts de nos deux royaumes, l’intérêt même des Sept Couronnes, soient les mêmes ? Elle l’observa attentivement, comme si elle cherchait au-delà de ses cicatrices à percer son identité. — Qui êtes-vous ? Tavis faillit lui répondre. Durant une brève seconde, pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité, il se sentit comme le noble qu’il était, un homme dont la vie était centrée sur les cours et les exigences politiques. Avant Kentigern, il n’avait jamais beaucoup songé à ce que signifiait son rang. Ce n’était que maintenant, dépossédé de son titre et de son avenir, qu’il comprenait qu’il avait perdu bien plus que le confort, la richesse et le pouvoir. Il avait grandi dans la perspective d’être duc, peut-être roi. C’était sa destinée, une position dans laquelle il eût excellé. — Son nom n’a aucune importance, intervint Grinsa en posant une main douce sur le bras du jeune homme. Mais ce qu’il dit est particulièrement sensé. La ministre les dévisagea à tour de rôle avant d’acquiescer. — D’accord. Il n’y a malheureusement rien que je puisse faire pour arrêter le chanteur. Je l’ai payé et je lui ai demandé de tuer. Je n’ai aucun moyen de le contacter et, même si j’en avais, je ne suis pas certaine que je le ferais. Nous sommes en guerre contre la conspiration et je ne vais pas chicaner sur le sang qui tache les mains de cet homme. — Vous pouvez au moins nous renseigner sur la direction qu’il a prise de sorte qu’après qu’il aura rempli votre mission nous puissions le retrouver. — Comment saurais-je si vous n’allez pas le découvrir trop tôt ? Avez-vous l’intention d’engager la conversation avant de vous venger ? Le Glaneur plissa le front mais ne dit rien. — Je ne le crois pas, reprit-elle. Je l’ai envoyé vers une des maisons d’Aneira, c’est tout ce que je vous révélerai. — Autant dire rien, rétorqua Tavis. — Au contraire. Vous savez qu’il est toujours en Aneira. Cela devrait vous être utile. Tavis allait poursuivre, mais Grinsa en resserrant ses doigts sur son bras le contraignit au silence. — Pouvez-vous nous apprendre quoi que ce soit sur la personne qu’il est chargé de tuer ? La ministre vacilla. — Comme quoi ? — Vous avez dit tout à l’heure que vous soupçonniez cette personne d’appartenir à la conspiration. Mais vous n’en êtes pas sûre, n’est-ce pas ? — Je le suis suffisamment. À la raideur de sa réponse, et à la façon dont ses mains s’étaient remises à trembler, Tavis comprit qu’elle nourrissait des doutes. — Si vous me donnez le nom de cette personne, je serais peut-être en mesure d’apaiser vos craintes, ou de vous proposer de traquer l’assassin pour l’arrêter avant de commettre l’irréparable : assassiner un innocent. La ministre pâlit mais refusa. — Non. Je viens de vous le dire, je suis suffisamment sûre de moi. — Très bien, soupira Grinsa en s’adossant avec un soupir. — Je dois partir, fit la ministre, on a besoin de moi au château. — Bien sûr. Elle se leva, mais ne quitta pas la table. Les yeux sur son gobelet de vin, elle semblait chercher quelque chose. — Nous n’avons pas beaucoup avancé et j’en suis désolée. Je veux néanmoins vous assurer que je reconnais la sorte d’alliance qui nous unit et que j’espère que vous finirez par trouver votre chanteur. — Merci, ministre. Que les dieux vous gardent, vous et votre duc. Elle ne s’éloigna toujours pas. — Ce premier matin, quand vous m’avez suivie jusqu’à cette taverne, vous avez tout fait pour que j’entende les questions que vous posiez au patron. Pourquoi ? Grinsa, un léger sourire aux lèvres, haussa les épaules. — Je n’ai pas besoin de vous expliquer ce que signifie être Glaneur. Je vous ai vue marcher dans les rues de Solkara avec votre robe de ministre. Je vous ai vue entrer dans cet endroit à cette heure matinale alors que vous auriez dû profiter de l’hospitalité de la reine. Il m’a paru évident que vous étiez quelqu’un qu’il fallait que je rencontre. Elle pesa cette réponse puis, après un certain temps, acquiesça. Son regard s’attarda sur Tavis. Renonçant à dire ce qu’elle avait sur le cœur, elle leur offrit un faible sourire et s’en alla. Tavis et le Glaneur la regardèrent s’éloigner en silence. Bien après son départ, ils restèrent muets, préférant leur repas à des commentaires pour l’instant inutiles. Ce ne fut que dehors, lorsqu’ils eurent déposé les quelques pièces de leur déjeuner et franchi la porte, que Grinsa prit la parole. — Il semble que rien ne nous retienne plus à Solkara. — Vous êtes sérieux ? Le Qirsi se tourna vers lui. — Je croyais que vous seriez content. — Je le suis, simplement je m’étonne. — Le chanteur n’est pas là, expliqua Grinsa, et même si la personne qu’Evanthya lui a désignée est ici, aucun assassin ne se risquerait à commettre un meurtre dans la Cité royale après tout ce qui vient de s’y dérouler. Nous n’avons qu’à rentrer à l’auberge, prendre nos affaires, réunir quelques provisions et partir. Il contemplait la place du marché à la recherche du marchand auquel acheter leurs provisions quand, les yeux brusquement écarquillés, il lâcha un juron. — Qu’y a-t-il ? demanda Tavis. Grinsa s’élança d’un pas si rapide que le jeune homme dut courir pour rester à sa hauteur. — Qu’y a-t-il ? répéta-t-il d’une voix plus forte. — C’est Shurik. — Shurik, ici ? Vous êtes sûr ? Grinsa ne lui répondit pas. Un hennissement détourna le regard de Tavis. Au milieu de la foule, un cheval ruait et, dressé sur ses pattes arrière, se cabrait. Un Qirsi de petite taille s’efforçait de le calmer. Son regard effrayé n’arrêtait pas de revenir sur le Glaneur et son compagnon. Il lui fallut un certain temps, mais Tavis finit par reconnaître le Premier ministre de Kentigern, l’homme qui avait trahi Aindreas au profit du duc de Mertesse. La terreur se lisait dans ses yeux pâles, et il scrutait la place du marché comme s’il cherchait désespérément de l’aide ou un abri, mais ce qu’il fit stupéfia le jeune seigneur. — Gardes ! hurla-t-il le doigt frénétiquement tendu sur Tavis et le Glaneur. Soldats de Solkara ! Cet homme est un seigneur eibitharien venu tuer notre reine ! Arrêtez-le ! Grinsa se figea instantanément. — Par ici ! s’exclama-t-il en poussant Tavis sur la gauche. Ils franchirent un amoncellement de badauds, de chariots et de marchands. Il n’y avait pas de gardes. Bien que Tavis entendît les cris de Shurik, il ne voyait aucun uniforme. — Où allons-nous ? demanda-t-il en s’efforçant de suivre le Glaneur. — Nous n’avons pas le temps de rejoindre le sanctuaire, mais nous ne sommes pas loin de la porte sud. J’espère atteindre la forêt avant que l’alerte n’arrive jusqu’aux remparts. À l’extrémité de la place du marché, ils franchirent une ruelle, coupèrent un terrain communal où paissaient, serrés les uns contre les autres, des chèvres et des moutons. Tavis entendait toujours des cris. Une cloche se mit à sonner. La porte, une arche ouverte dans le mur d’enceinte, était devant eux. Le bruit de la cloche avait attiré plusieurs soldats qui, épée en main, s’étaient rassemblés devant. Presque aussitôt, la cloche de cette porte se mit elle aussi à sonner. Grinsa lâcha un juron et s’arrêta pour examiner les environs. Les gardes ne pouvaient pas savoir pourquoi l’alerte avait été donnée, ni qui ils devaient arrêter, mais ils ne laisseraient sortir personne. — Restez près de moi, fit le Glaneur. Accrochez-vous à mon manteau. Il n’avait pas achevé ses ordres que, tourbillonnant comme des spectres envoyés du Royaume de Bian, des filaments de brume s’élevaient du sol. Très vite, Tavis ne distingua plus le mur, ni les soldats. Fermement accroché à la pelisse du Glaneur, il avança. Il entendit croître les voix des gardes. Supposant qu’ils se dirigeaient vers la porte, il se tut et se laissa guider. Grinsa sortit son couteau. Tavis l’imita. Voyant cela, le Glaneur s’arrêta, et lui souffla : — Ne l’utilisez qu’en dernier recours, je préfère passer sans qu’ils le sachent. Tavis acquiesça et ils reprirent leur progression. Quelques secondes plus tard, Tavis sentit un frôlement sur sa joue. La brume frissonna et s’éclaircit légèrement. Ils étaient devant la porte. Quatre soldats bloquaient la sortie, épée tendue. Les yeux écarquillés, ils tentaient de percer le brouillard. — Ici ! cria l’un d’entre eux en dirigeant sa lame vers les fuyards. Le vent mourut et la brume devint à nouveau impénétrable. Grinsa murmura une imprécation. Tavis entendit un bruit étrange ou, plus exactement, une succession rapide de quatre bruits identiques. Un fracassement de métal. — Frappez bas, dit Grinsa d’une voix tendue. Aussitôt, il se précipita en avant et Tavis, arrondissant le dos en fit autant. Brusquement, un garde, grand et musclé, apparut devant lui. Il était bien plus vigoureux que Tavis. Dans un combat loyal, Tavis n’aurait pas eu la moindre chance. Mais l’homme brandissait la garde tronquée de son épée. Il ne vit Tavis qu’au dernier moment. Le jeune homme le percuta en pleine poitrine et le soldat, pris de court, s’effondra sur le sol. Tavis chancela, mais poursuivit sa course. Grinsa était à ses côtés. Conjurant toujours plus de brume, il avait aussi créé un vent. Tavis l’entendait rugir sans qu’il les empêchât d’avancer. Le Glaneur avait soulevé une tempête en prenant soin de les maintenir à l’abri de son cœur. — Voilà qui devrait les ralentir, hurla-t-il pour couvrir les mugissements de la tempête. Suivez-moi vers la forêt ! — Où allons-nous ? — Loin de Solkara. — Évidemment, s’exclama Tavis, mais où ? Grinsa n’hésita pas une seule seconde. — Vers le nord, à Mertesse. Je veux y être avant l’arrivée de Shurik. 2 Thorald, Eibithar Marston avait espéré rejoindre le château de son père à Thorald bien avant la fin du cycle lunaire. Il avait même promis à sa femme et à ses enfants d’être de retour à Shanstead pour la Nuit de l’Apogée. La distance qui séparait Kentigern de Thorald atteignait presque cent lieues. Aucune compagnie ne pouvait la couvrir en moins d’un demi-cycle, même lorsque le temps était clément. Les premières chutes de neige les avaient surpris et ralentis dans la Lande d’Eibithar ainsi qu’un vent du nord, froid et violent, alors qu’ils franchissaient à gué le Gave de Lothar. Tandis que les jours passaient, Marston avait redouté qu’ils n’atteignissent pas la rivière de Thorald avant le début du cycle de Qirsar et la nouvelle année. En pénétrant dans la Forêt du Nord, il avait découvert des routes boueuses mais heureusement praticables. Ils purent augmenter l’allure. Les quatre jours suivants, il avait donc poussé ses hommes et leurs montures. Ne leur autorisant que le repos minimum, ils avaient avancé de nuit, éclairés par la pâle lumière des deux lunes. Tant et si bien qu’ils étaient arrivés en vue des célèbres remparts de Thorald et de ses doubles douves, la veille de la Nuit de l’Apogée. La plupart des festivités étaient passées. Marston avait depuis longtemps manqué la Nuit de Bohdan, la Nuit des Deux Lunes du cycle des dieux, au cours de laquelle familles et amis échangeaient des cadeaux et festoyaient ensemble au cours de formidables banquets. Mais lui et ses hommes seraient avec les leurs pour la dernière nuit du cycle et de l’année. Selon les légendes associées aux Nuits de l’Apogée, la nouvelle lune du cycle de Bohdan n’offrait rien de redoutable. Après les festivités du cycle, la nuit où disparaissait au firmament l’astre dédié à ce dieu était une nuit de contemplation tranquille, de recueillement et de repos. Lorsque aucun astre ne brillait dans les deux, les hommes les plus braves n’en préféraient pas moins être à l’abri de leur foyer. Après avoir confié leurs montures au maître d’écuries, et s’être assuré que ses hommes seraient correctement logés dans l’aile est, la partie du château réservée aux invités, Marston franchit la seconde cour vers les appartements de son père. Une neige légère couvrait les jardins, et un vent froid, charriant les embruns de l’océan d’Amon ainsi que le cri d’une mouette solitaire, balayait les remparts. En temps normal, Marston aurait convié Xivled, son ministre qirsi, à cette rencontre. Il le faisait d’habitude. Mais à Kentigern, Aindreas avait insisté pour qu’il n’assistât pas à leur conversation. Le duc s’était montré intransigeant dans sa condamnation du roi, et déraisonnable dans les demandes qu’il formulait à Thorald. Marston n’en estimait pas moins qu’il devait respecter, même ici, son souci de discrétion. Il n’avait, en outre, pas vu son père depuis longtemps. Compte tenu de la vitesse à laquelle la maladie s’emparait de son corps, il redoutait de le trouver plus affaibli que jamais. Autant qu’il le fît seul. Étant donné qu’il avait par ailleurs confié à Xiv, le temps de leur séjour à Thorald, une mission qui requérait la plus grande discrétion, il avait pu l’écarter sans le heurter. Pénétrant dans la tour nord à l’angle du château, Marston hésita entre deux directions, la chambre de son père ou son bureau. — Il est dans sa chambre, monseigneur, lui annonça un des gardes à voix basse. — Il est donc si mal ? demanda Marston en se tournant vers l’homme. Le soldat le dévisagea avant de baisser la tête et d’acquiescer. Marston, l’estomac noué, resta silencieux. Il n’était pas prêt pour être duc, et encore moins préparé à perdre son père. — Merci, murmura-t-il. Il grimpa les marches jusqu’au premier couloir et se dirigea en hâte vers les appartements du duc. Son frère et lui avaient grandi à Shanstead ; leur père n’était venu à Thorald que sept ans et demi plus tôt, lorsque Filib l’Aîné, duc de Thorald et successeur d’Aylyn sur le trône d’Eibithar, avait trouvé la mort dans un accident de chasse. Marston et Chalton n’avaient passé leur Révélation ni l’un ni l’autre mais le fils du duc, Filib le Jeune, avait besoin d’un régent. Puisqu’il était l’héritier de la couronne, ses besoins dépassaient ceux des fils de Tobbar. Tobbar était souvent revenu à Shanstead au cours des années qui avaient suivi son installation à Thorald. Marston avait toutefois souffert de cette séparation. Le ressentiment qu’il nourrissait envers Filib, ce cousin qui lui avait volé son père, l’avait longtemps tenu éveillé, comme une vilaine blessure, pendant la nuit. Souvent, il avait souhaité sa mort. Lorsque Filib avait été tué, de longues années après – tout le monde était alors convaincu qu’il avait été victime des bandits de grand chemin. Marston avait depuis longtemps dépassé sa jalousie puérile. Il avait alors dix-sept ans. Après sa Révélation, il avait assumé la baronnie de Shanstead et compris les rouages des cours eandi, comme les exigences dictées par les Règles de l’Ascension placées sur toutes les maisons majeures, particulièrement celle de Thorald. Les nuits pourtant où il avait maudit le nom de Filib le hantaient encore. Il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine culpabilité. Aujourd’hui encore, il était incapable d’arpenter sereinement les couloirs du château de Thorald. Malgré le sang des Thorald qui courait dans ses veines, malgré toutes les années que son père avait passées ici, cette forteresse n’avait jamais été sa maison. Il serait bientôt duc. Chalton hériterait la baronnie et lui s’installerait à Thorald. Mais il doutait de s’y sentir jamais à l’aise. Son cœur appartenait à Shanstead. Devant la porte de la chambre de son père, Marston prit une longue inspiration et, après une courte prière à Ean, frappa le panneau de bois. — Entrez ! fit la voix de Tobbar d’un ton qui redonna espoir à son fils. Il poussa la porte et pénétra dans la pièce. Un feu particulièrement vif et bien nourri brûlait dans la cheminée. Les volets étant fermés, il régnait une chaleur étouffante au goût de Marston. Tobbar n’était pas dans son lit. Assis à une petite table de travail, il tenait un parchemin entre ses mains. Son visage, trop maigre et trop pâle, était loin de la vigueur dont son père, Marston s’en souvenait très bien, témoignait moins d’une année auparavant. Mais ses yeux gris brillaient à la lueur des flammes et un sourire illuminait ses traits. Il parvint même à se lever tandis que Marston s’avançait pour l’embrasser. — Je t’attends depuis des jours, fit le duc en relâchant son fils. D’une main osseuse, il lui désigna un fauteuil. Marston l’approcha du bureau et s’installa. — Je sais. Si les neiges n’étaient pas tombées si tôt, nous serions arrivés depuis longtemps. Nous avons eu de la chance de ne pas mettre plus de temps. Il regarda la chambre et constata avec soulagement qu’à l’exception de deux serviteurs, le duc était seul. D’habitude, son Premier ministre était là. Enid ja Kovar servait Tobbar depuis plusieurs années maintenant. Bien que son père lui fit encore confiance, malgré les rumeurs qui couraient dans toutes les Terres du Devant concernant la conspiration qirsi, Marston se méfiait d’elle. Tandis que grandissaient ses doutes sur les causes réelles de la mort de Filib, il en était venu à s’interroger sur la responsabilité de la ministre dans le meurtre de son cousin, sa responsabilité et son implication. Tobbar n’avait jamais voulu l’écouter. La dernière fois que Marston avait soulevé le sujet, il s’était emporté. Quoi qu’en pensât son père, le baron préférait se méfier d’elle. Il se méfiait d’ailleurs de tous les Qirsi ou presque. Xiv était le fils du premier conseiller de son père à Shanstead. Ils avaient grandi ensemble. S’il avait refusé d’être le ministre de Marston, le baron n’en aurait eu aucun. Le jour où il deviendrait duc, et contrairement à eux, il n’avait aucune intention d’élargir le nombre de ses conseillers. Si la rumeur de la conspiration continuait de s’étendre, il ne doutait pas que de plus en plus d’Eandi suivraient son exemple. — Parle-moi de ta visite à Kentigern. Marston sourit d’un air désabusé. — Je ne sais pas si on peut parler d’une visite. Je n’étais pas chez lui depuis une nuit qu’il m’a quasiment jeté hors de son château. Tobbar écarquilla les yeux. — Que lui as-tu dit ? — Rien que tu n’aurais toi-même souligné, père. Je t’assure. Le duc, troublé, détourna les yeux. — Je te crois. Raconte-moi ce qui s’est passé. Marston décrivit sa conversation avec Aindreas sans omettre le moindre détail, pas même ceux capables d’irriter le vieil homme. — Tu n’aurais pas dû parler du meurtrier de Brienne, avança Tobbar lorsqu’il eut terminé. Les yeux sur les flammes, il secouait la tête. — Je ne l’ai pas fait, Père. C’est Aindreas qui s’en est chargé. Comment l’aurait-il évité ? C’est lui qui est à l’origine de tout. Tobbar tourna vers lui des yeux brillants de colère. — Mais le lier à la conspiration. Par les démons et toutes les flammes, Marston ! Que pensais-tu obtenir ? — Son Premier ministre l’a trahi moins d’un cycle après le meurtre de sa fille, Père ! Tu refuses peut-être de voir le lien entre les deux, moi pas. La conspiration est réelle, et elle œuvre depuis bien plus longtemps que nous… — Nous n’allons pas parler de ça maintenant ! — Depuis bien plus longtemps qu’aucun d’entre nous ne veut le reconnaître ! — Il est hors de question que je t’écoute ! — À Bian ton obstination, Père ! Tu dois m’écouter ! Le duc, les joues enflammées, le souffle court, le regardait avec colère. — Des nobles ne cessent pas de mourir, Père, poursuivit le jeune homme d’un ton plus calme. Des nobles eandi. Pas seulement en Eibithar, dans tous les royaumes des Terres du Devant. Je sais que le Qirsi d’Aindreas l’a trahi pour un Aneirien, mais même après que le ministre a affaibli les défenses de Kentigern, un assaut du Pic n’avait de chance de réussir que si le duc était loin, occupé par exemple à combattre l’armée de Curgh. — Le Qirsi était peut-être de mèche avec les Aneiriens depuis longtemps. Rien ne dit qu’il n’a pas saisi l’occasion du meurtre de Brienne pour comploter le siège. — Tu sais aussi bien que moi qu’un siège de cette importance nécessite une organisation très lourde. Le ministre d’Aindreas n’a pas saisi une occasion, il l’a créée. — Les Qirsi ont-ils fait quelque chose de semblable dans les autres royaumes ? demanda Tobbar. C’est une chose d’assassiner un noble, mais ont-ils tué d’autres jeunes filles et impliqué leurs promis ? — Pas que je sache, reconnut Marston. Mais, ajouta-t-il vivement, ils ont tué des nobles et fait passer ces meurtres pour des rivalités de cour ou un travail de brigands. Je suis certain qu’ils se débrouillent pour maquiller leurs crimes en simples accidents. Tobbar plissa les yeux. — Tu crois que c’est ce qui s’est passé ici, à Thorald ? — Je ne sais plus. Tout ce que je peux dire, c’est qu’Eibithar est au bord de la guerre civile depuis longtemps, bien plus longtemps que nous ne voulons l’admettre. Tout a commencé avec cet accident à Galdasten, il y a des années, au Festin, quand un fou a paraît-il apporté la pestilence au château. La maison de Galdasten réduite à néant, après la mort d’oncle Filib, puis celle de Filib le Jeune, la mort de grand-père faisait de Javan de Curgh l’héritier de la couronne. Et la mort de Brienne n’a fait que rendre l’accession de Javan sur le trône synonyme de guerre civile. — Et tu crois que tout cela est l’œuvre de la conspiration ? L’accident de Galdasten, la mort de mon frère, celle de ton cousin ? — C’est possible. — Ce qui s’est passé à Galdasten n’est que la conséquence d’un acte dicté par la folie, celle d’un villageois qui avait perdu sa femme malade et son fils atteint de pestilence. C’est tout. — Peut-être, mais le reste… — Filib l’Aîné, mon frère, a été désarçonné par sa monture. S’il était tombé ailleurs que sur cette pierre, il aurait survécu. Tu crois que les Qirsi sont responsables ? — Ils possèdent le pouvoir de parler aux animaux, une magie qu’on appelle le langage des bêtes. — Son capitaine était avec lui ! s’exclama Tobbar. Il a vu son cheval se braquer ! Il n’y avait pas un seul cheveux-blancs à moins d’une lieue ! Le baron n’avait aucun intérêt à poursuivre ce débat. Chaque fois qu’il parlait de la conspiration avec son père, ils se disputaient. Tobbar refusait d’admettre que sa Qirsi pouvait être impliquée, et Marston était aussi inflexible dans son refus de croire que tous les événements des dernières années n’avaient aucun lien entre eux. Son père était malade et âgé, le jeune homme aurait dû abandonner le sujet, mais ses craintes et peut-être sa fierté l’en empêchaient. — Personne n’a assisté à la mort de Filib le Jeune, répondit-il. Ne peux-tu au moins reconnaître que son meurtre est peut-être moins accidentel qu’il n’y paraît ? Il s’attendait à ce que son père s’emporte contre lui, mais le duc le surprit. — Je ne sais que penser, Marston. Le Festival était à Thorald à cette époque, et je lui ai dit que la ville, les bois étaient infestés de voleurs. — Il y avait aussi des Qirsi. Tobbar l’observa brièvement avant de revenir aux flammes. — Oui, admit-il soucieux. Cela ne signifie pas que la conspiration l’a tué. Quel qu’il soit, son meurtrier lui a coupé le doigt pour prendre la chevalière des Thorald. Je crois toujours qu’il s’agit probablement d’un voleur. — Mais ? Son père se tourna une nouvelle fois vers lui, les lèvres tordues dans une grimace douloureuse. — Mais avec tout ce qui s’est passé depuis, je me demande si quelqu’un n’a pas cherché à écarter la maison de Thorald de l’Ordre des Successions. Marston allait approuver, quand son père l’arrêta de la main. — Cela ne signifie pas que je sois prêt à renvoyer tous mes ministres. Comme tu l’as dit, le Festival était là, avec son cortège de Glaneurs et de conjurateurs de feu. Si c’est un Qirsi qui est à l’origine de la mort de ton cousin, c’est l’un d’entre eux, j’en suis certain. Marston faillit argumenter, mais il se ravisa. Son père venait d’admettre que le meurtre de Filib pouvait être une exécution plutôt que le crime d’un voleur. Il n’aurait jamais cru qu’il puisse aller aussi loin. Poursuivre la discussion ne ferait qu’accroître sa colère. — Tu as peut-être raison. Le duc dressa un sourcil. — Tu cherches à me faire plaisir, mon garçon ? — Je crois qu’il est temps que je m’en aille, sourit Marston, tu as l’air fatigué. — Je le suis. Mais nous n’avons pas terminé. Il tendit la main vers la table, prit un parchemin et le lui tendit. Il était attaché par deux rubans de satin, l’un fauve, l’autre noir. Les couleurs de Tremain. Marston observa son père avant de le dérouler. — Il est arrivé à Shanstead il y a quelques jours. Ton frère me l’a apporté, pensant que c’était peut-être trop urgent pour attendre ton retour. Pardonne-moi, mais je l’ai lu bien qu’il te soit adressé. — Tu as bien fait, répondit Marston les yeux déjà sur le message. Il venait de Lathrop, duc de Tremain. Il désirait savoir quelle était la position de Marston dans le conflit qui opposait Curgh et Kentigern, et proposait de venir à Shanstead discuter de cette affaire. Le message était court et assez vague, mais la dernière ligne retint l’attention du baron. Le royaume au bord de la guerre civile, il appartient à tous ceux d’entre nous qui honorent les Règles de l’Ascension et chérissent la paix qu’elles ont apportée à notre pays de soutenir le roi. J’espère que vous en conviendrez. — Il semble qu’Aindreas ne soit pas le seul à vouloir nouer alliance avec toi, observa Tobbar tandis que Marston relisait le message. J’ai l’impression qu’ils se préparent à ma disparition. Marston leva les yeux. — Père, non. Je ne crois pas qu’ils… — Ne t’inquiète pas, sourit le vieil homme. Si j’étais à leur place, j’en ferais autant. Tu es l’avenir de cette maison, toi et ton frère. — Chalton aussi l’a lu ? — Non. Il me l’a apporté, est resté pour la nuit, et puis il est rentré sur ses terres. Marston, un œil toujours sur le parchemin, acquiesça. — Pourquoi m’envoie-t-il ce message ? Il n’a pas encore pris parti dans cette affaire, et c’est exactement ce qu’il me demande de faire. — J’imagine que Kearney le lui a demandé. — Mais pourquoi ? Si, sur un sujet aussi important, le roi veut savoir quelle est la position d’un de ses barons, il lui suffit d’expédier lui-même un messager. — Réfléchis, Marston. Tu ne vas pas tarder à être duc. Il est temps que tu commences à observer le monde avec les yeux d’un noble. Kearney m’a fait parvenir plusieurs messages depuis son ascension. J’ai déjà parlé au nom de notre maison. Je lui ai dit très clairement que je n’impliquerai Thorald ni d’un côté, ni de l’autre Mais il a besoin de savoir ce qui va se passer après mon départ. T’envoyer un message directement, c’est reconnaître qu’il ne me considère plus comme le chef de Thorald, ce serait un affront. — Le message de Tremain n’est-il pas aussi offensant ? — Il est duc d’une maison mineure et, tu viens de le souligner, il n’a pas encore pris position pour Javan ou Aindreas. Étant donné les circonstances, c’est un choix judicieux. Strictement parlant, je pourrais me sentir humilié, mais dans les faits, Kearney a absolument besoin de te contacter. Passer par l’entremise de Lathrop est le meilleur, le plus rapide, et le plus sûr moyen de le faire. Il observa son fils, un sourire flottant sur son visage fatigué. — La question est : que vas-tu répondre ? Le baron haussa les épaules. — Comme toi, et exactement ce que j’ai dit à Aindreas : Thorald refuse de prendre part à cette querelle. — En es-tu certain ? — Ce n’est pas à moi de te convaincre, Père. Quel que soit celui au côté duquel nous plaçons notre armée, nous ne ferons qu’envenimer la situation. Fort de notre présence, la guerre sera inévitable. Tu me l’as répété des douzaines de fois. — C’est vrai, reconnut Tobbar en acquiesçant. Mais je suis trop vieux pour la guerre. Pas toi. Et la guerre est peut-être justifiée. — Comment ?Tu ne parles pas sérieusement ! — Veux-tu que Davin monte sur le trône ? La question le réduisit au silence. Quel homme de Thorald ne rêvait pas de voir son fils accéder au titre le plus illustre du royaume ? Les Règles de l’Ascension ne permettaient pas à Marston, ni à Chalton de ceindre la couronne mais, le lignage de Filib étant éteint, leurs fils pouvaient régner. Seulement dans le cas où Glyndwr abandonnait le titre. — Bien sûr que oui, répondit-il enfin. Mais je ne détruirai pas le royaume pour l’y mettre à sa tête. — Est-il nécessaire d’aller jusque-là ? insinua son père d’une voix douce. — Oui. Kearney a un fils. Et le jeune Kearney en aura probablement un lui aussi, le jour venu. Glyndwr n’abdiquera jamais. Il faudra lui prendre la couronne. Ce qui veut dire la guerre. Ce qui revient aussi à défier les Règles de l’Ascension. Si nous abandonnons les Règles alors, même quand le lignage de Glyndwr sera éteint, Thorald devra lutter pour affirmer sa suprématie. Il secoua la tête. — Quelle que soit la puissance de mon désir de voir Davin couronné, le prix est trop élevé. Je ne choisirai pas entre Javan et Aindreas. Et si l’un d’entre eux défie le roi, ils devront défaire notre armée en plus de la garde royale. Je la conduirai moi-même au combat. Tobbar, le même sourire sur les lèvres, hocha la tête. — Très bien, Marston. Très, très bien. La maison sera entre de bonnes mains quand je ne serai plus. — Ne t’amuse pas à me faire marcher. Tu es trop têtu pour mourir. — Hélas, grogna son père en se tournant de nouveau vers les flammes. Je suis fatigué, mon garçon. Les guérisseurs ont renoncé et je n’ai ni la force ni la volonté de lutter seul. Marston sentit un douloureux pincement au fond de sa gorge. Il dut cligner les yeux pour retenir ses larmes. Vaguement, il se demandait si son père avait tenu le même discours à Chalton. — Ne sois pas triste, mon enfant, reprit le duc le regard réchauffé par les flammes. Ma vie a été heureuse. J’ai aimé, j’ai vu mes fils devenir des hommes, et j’ai dirigé la première maison du royaume. Peu d’hommes peuvent en dire autant. J’aurais aimé passer plus de temps avec ta mère, mais Bian l’a trouvée si belle qu’il l’a prise pour lui. Il contempla son fils et un nouveau sourire traversa son visage. — J’ai hâte de la retrouver, même s’il me faut aller au Royaume du Dessous pour cela. Marston s’efforça de sourire, sans succès. — Cela ne te suffit pas de la voir lors de la Nuit des Morts ? Tobbar détourna les yeux. — Je veux lui tenir la main. Je veux l’embrasser. On ne peut pas toucher les esprits. — Je devrais peut-être te laisser, Père, répondit le jeune baron désemparé. Nous parlerons plus tard, quand tu te seras reposé. Le duc acquiesça. Marston se pencha pour embrasser son père sur la joue, un geste qu’il n’avait pas fait depuis l’enfance, puis se leva. Au moment où il s’éloignait, Tobbar lui prit la main et la serra avant de la lâcher. Dans le couloir d’autant plus froid que la chaleur qui régnait dans la chambre de son père était étouffante, Marston s’arrêta Il avait faim. Il était fatigué et pressé de s’allonger dans un lit confortable. Mais il voulait d’abord discuter avec le chirurgien du château. Il n’était pas prêt à devenir duc. Il voulait savoir de combien de temps il disposait pour se préparer. Xivled resta dans sa chambre le temps de laisser à son baron celui d’arriver dans les appartements de Tobbar. Lorsqu’il sortit, il emprunta les escaliers de la tour et traversa la cour vers l’aile nord du château, celle qui abritait les quartiers des ministres. — Renseignez-vous auprès de sa ministre sur les messages que mon père a échangés avec le roi, lui avait demandé Marston. Il pourrait me le dire lui-même mais, étant donné son état, je préfère l’épargner. Voyez ça avec elle. Je suis sûr qu’elle comprendra. C’était une mission des plus simples, une de celles dont se chargeaient régulièrement les ministres. Mais dans ce cas, Xivled espérait qu’elle serait aussi le prétexte pour une conversation différente. Le ministre ne s’attendait pas à la trouver dans sa chambre. Elle quittait rarement le duc, et il avait supposé qu’aujourd’hui aussi, elle aurait été avec lui. Il semblait que les dieux, pourtant, fussent avec lui. Car après avoir frappé, il entendit un bruit de parchemin et des pas approcher de la porte. Un instant plus tard, elle s’ouvrait. Enid ja Kovar se tenait devant lui, sa robe ministérielle recouvrant une silhouette qui semblait plus composée d’os que de chair. Elle avait été belle autrefois. Xivled se souvenait de l’avoir constaté lors de ses premières visites au château de Thorald en tant que ministre de Marston. Quoi qu’il en fût, la jeunesse et la beauté étaient souvent éphémères parmi son peuple, et Enid avait vieilli plus rapidement que d’autres. Ses cheveux blancs, retenus en chignon sur la nuque, découvraient son visage. Dans ses yeux pâles brillait toujours la vive lueur d’intelligence teintée d’un léger amusement qu’il avait découverte à leur première rencontre, mais son visage était plus décharné et cireux que jamais. Elle ressemblait davantage à un fantôme qu’à un être vivant. — Cousin ! s’exclama-t-elle, surprise de le découvrir. J’ignorais que vous étiez rentrés. Sinon j’aurais été auprès du duc. — Nous venons d’arriver. Attendant qu’il poursuive, elle resta silencieuse. Devant le mutisme du jeune homme, un sourire contraint se dessina sur ses lèvres. — Bien, êtes-vous venu me chercher pour rejoindre les appartements du duc ? — Non. Je crois que le baron souhaite passer un peu de temps avec son père. Il m’a demandé de venir vous voir afin que vous m’informiez de la correspondance que le duc a échangée avec le roi. — Il ne peut pas poser la question à son père ? s’étonna la ministre. — Le duc étant bien mal, monseigneur a pensé plus sage de ne pas importuner Lord Thorald avec de tels sujets. Mais si vous préférez, je peux me tourner vers un autre ministre. Cette fois, elle le gratifia d’un sourire franc et naturel. — Non, cela ne sera pas nécessaire. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai accueilli un aussi charmant jeune homme dans ma chambre. Xiv, espérant dissimuler son malaise, lâcha un rire gêné. — Je vous en prie, cousin, entrez, enchaîna la ministre en s’écartant pour le laisser passer. Il s’installa dans l’unique fauteuil devant la cheminée. La ministre rejoignit son bureau et, contemplant le ministre de Shanstead avec une évidente curiosité, s’assit à son tour. — Alors, vous souhaitez discuter de la correspondance de Tobbar avec le roi. — Monseigneur le veut, oui. — Je crains qu’il n’y ait pas grand-chose à en dire, fit-elle avec un léger froncement de sourcils. Régulièrement, le roi envoie un message très court dans lequel il exprime sa crainte de voir le royaume déchiré par le conflit qui oppose les seigneurs de Curgh et Kentigern et où il demande au duc de n’impliquer son armée ni d’un côté ni de l’autre. — Informe-t-il le duc des derniers événements à Curgh ou Kentigern ? — Non. En fait, je crois que Lord Shanstead en sait plus que son père sur Kentigern. J’imagine que vous en savez plus que moi. Peut-être pourriez-vous me parler de votre visite sur le Pic ? — Avec plaisir, Premier ministre, bien que nous y soyons restés moins d’un jour. Elle étouffa son rire. — Moins d’un jour ? — Lorsque le baron a annoncé très clairement à Aindreas qu’il approuvait la décision de son père, et qu’il n’engagerait pas l’armée de Thorald dans la cause de Kentigern, le duc nous a demandé de partir. — Je vois. — Vous m’avez parlé des messages du roi. Comment Lord Thorald y a-t-il répondu ? — Comme le ferait n’importe quel noble eandi consciencieux. Par l’assurance de sa fidélité à la couronne, et la promesse qu’il agirait comme son roi le souhaite. Xiv, conscient de l’ouverture qu’elle lui offrait, sourit intérieurement. — Vous n’approuvez pas, Premier ministre ? Elle répliqua par un sourire qui découvrit de petites dents pointues, aussi jaunes que l’éclat des flammes dans ses yeux. — Mon rôle n’est pas d’approuver ou de désapprouver les décisions de mon duc. Je me contente d’offrir mes conseils. — Mais vous évoquez le sens du devoir de Lord Thorald comme s’il s’agissait d’une faute. Elle l’observa en silence, comme si elle jaugeait l’ampleur de ce qu’elle pouvait lui confier. — De Qirsi à Qirsi, décida-t-elle enfin, je trouve la dévotion aveugle avec laquelle les nobles eandi suivent leur roi quelque peu… inquiétante. — Vous préféreriez que votre duc rejoigne Aindreas de Kentigern dans son défi à l’autorité royale ? — Bien sûr que non. Ne soyez pas stupide. Je pense simplement que les Eandi sont tellement occupés à honorer les nobles au-dessus d’eux qu’ils font du tort à leurs chefs. Le roi serait beaucoup mieux servi si ses ducs pouvaient s’exprimer librement, sans craindre d’être accusés de traîtrise. — Pensez-vous que Lord Thorald souhaiterait répondre différemment aux messages du roi ? Elle secoua la tête. — Je ne crois pas. Monseigneur est un homme honorable, mais sa façon de penser manque d’audace. Xiv acquiesça. — Il semble que le fils avance sur les pas de son père. — Vraiment ? J’ai toujours cru que le baron était un homme intelligent. — Il l’est, pour un Eandi, ajouta Xiv en croisant le regard de la ministre. Car c’est de cela que nous parlons, n’est-ce pas ? De la différence entre les Qirsi et les Eandi. — Je ne suis pas sûre de vous suivre, répondit-elle en souriant d’une manière qui affirmait le contraire. Xiv haussa les épaules et se leva. — Pardonnez-moi. Je croyais que nous discutions de la même chose. Il se dirigea vers la porte mais, avant qu’il n’ait franchi la moitié de la distance qui l’en séparait, elle l’arrêta. — Peut-être, fit-elle. Asseyez-vous, cousin. Je vous en prie, ajouta-t-elle après une brève hésitation. Xiv se donna un instant de réflexion avant de reprendre sa place. D’abord, elle l’observa longuement, comme si elle tâchait de lire ses pensées sur son visage, puis elle se leva et se dirigea vers la cheminée. Elle plaça une nouvelle bûche dans le feu. — Vous connaissez le baron depuis longtemps, n’est-ce pas ? — Depuis que nous sommes enfants. — Je pensais qu’après toutes ces années, vous lui seriez fidèle. Peu d’entre nous ont des amitiés qui durent aussi longtemps. — C’est parce que je le connais depuis longtemps que je n’éprouve aucune raison de lui être fidèle. — Que voulez-vous dire ? Xiv détourna les yeux. — Notre amitié remonte à nos premiers souvenirs, cela ne l’empêche pas de me traiter comme un serviteur. Il ne connaît le capitaine de Shanstead que depuis trois ou quatre ans mais ils chassent ensemble, leurs enfants jouent ensemble, leurs femmes se comportent comme des sœurs. Tout ça parce qu’ils sont Eandi. J’aimerais qu’il me considère comme… Il lâcha un profond soupir. — Toutes les années que nous avons passées ensemble ne signifient rien à ses yeux, reprit-il d’une voix sourde. Pourquoi devraient-elles signifier quelque chose pour moi ? — Vous avez raison, approuva-t-elle. Il n’y a aucune raison. Elle arrangeait le feu avec un tisonnier. — Vous a-t-on déjà contacté ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint. Avez-vous reçu de l’or ? — Non, rien. Elle lui jeta un coup d’œil. — Alors pourquoi vous adressez-vous à moi ? — Pour en être, fit-il. Avec tout le respect que je vous dois, Premier ministre, ni vous ni le duc ne vivrez très longtemps Avec l’accession du baron au titre de duc, je suis sûr d’être une recrue intéressante. Un sourire fin étira les lèvres d’Enid. — Je suis heureuse d’entendre que la fragilité de ma santé soit une opportunité aussi formidable à vos yeux. — J’aurais souhaité qu’il en fût autrement, Premier ministre, mais vous avez eu une vie bien remplie, vous n’êtes pas éternelle, et je serais stupide de laisser passer ma chance. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il y a beaucoup d’argent en jeu. — L’argent n’est pas l’essentiel, répliqua-t-elle d’une voix plus dure. Il s’agit d’amener les Qirsi au pouvoir, de faire d’eux les dirigeants des Terres du Devant. Il s’agit de permettre à nos enfants de nourrir d’autres rêves que celui de devenir bouffon dans les cours ou les festivals eandi. Vous feriez bien de vous en souvenir si vous voulez rejoindre la cause. — Bien sûr, pardonnez-moi, je voulais simplement dire que… — Je sais ce que vous vouliez dire. Il y a quelques années, l’or signifiait beaucoup pour moi aussi. Mais en vieillissant, mon aptitude à profiter de la richesse a diminué. J’en suis venue à comprendre que l’argent ne signifie rien en regard de l’avenir du peuple qirsi. Le T… Elle s’interrompit brusquement en rougissant. — Avec le temps, vous le comprendrez vous aussi. — Vous alliez dire autre chose. — Ce n’est rien. Cependant, vous faites erreur sur un point. Je n’ai pas eu une vie bien remplie. Vous serez peut-être surpris de l’apprendre, mais je n’ai que trente-sept ans. Xiv ne put, en effet, masquer sa stupeur. Il lui aurait donné au moins cinq ans de plus. — Oui, je sais, observa-t-elle avec ironie. J’ai l’air beaucoup plus âgée. Ma mère est morte jeune, même pour une Qirsi. Il semble que j’aie hérité d’elle. — Je suis désolé, répondit-il désemparé. — Ne le soyez pas. Mon seul regret, c’est de ne pas être là le jour où le mouvement parviendra à ses fins. Elle se leva et retourna à sa table de travail. — Rentrez à Shanstead avec le baron. Vous recevrez votre premier paiement au cours de ce cycle ou du prochain. Peu de temps après, on vous contactera. — Qui ? — Ce n’est pas à moi de vous le révéler. On vous donnera une mission ou bien l’on vous dira d’attendre. Il n’y a pas si longtemps, le mouvement était très actif en Eibithar. Depuis la mort d’Aylyn et les événements à Kentigern, il a tourné ses efforts vers les royaumes du sud. Xiv frissonna comme sous l’effet d’une brusque bourrasque. — Le mouvement est-il… responsable de la mort d’Aylyn ? — Encore une fois, ce n’est pas à moi de vous le dire. — Et de ce qui s’est passé à Kentigern, la mort de Brienne, le siège ? — Si vous voulez faire partie du mouvement, cousin, arrêtez de poser des questions. Chacun d’entre nous ignore tout ou presque de ce que font les autres. Telle est la volonté de ceux qui nous dirigent. Vous saurez ce qu’on attend de vous en temps et en heure. Pour l’instant, ça suffit. — Je comprends. Mais j’en sais si peu sur le mouvement, je voudrais être prêt quand on me confiera ma première mission. Je ne veux pas échouer. — Vous n’échouerez pas. Elle prit un parchemin et entreprit de le lire. — Maintenant, laissez-moi. Je vous le répète : on vous contactera. Il hésita puis se leva. Sur le seuil, la main sur la poignée, il se tourna vers elle. — Que vous ont-ils demandé à vous ? Elle ne leva même pas les yeux. — Fermez la porte derrière vous, cousin. Les couloirs sont terriblement froids à cette époque de l’année. Xiv ne put que sourire. — Au revoir, Premier ministre. Merci. Elle leva la main. La porte fermée, Xiv se précipita dans les escaliers de la tour la plus proche, franchit la cour en sens inverse et retourna vers le quartier des visiteurs. Devant la porte de Marston, il ne frappa qu’une fois. — Entrez ! Le duc était encore en tenue de cheval. Allongé sur son lit il avait les yeux fermés. — Pardonnez-moi, monseigneur, je ne voulais pas vous déranger. — Vous ne me dérangez pas, Xiv, répondit le jeune homme en se dressant. J’ai dû somnoler. Quelle heure est-il ? — Je n’en suis pas sûr, monseigneur, je n’ai pas entendu les cloches depuis un certain temps. Marston se frotta le menton en opinant. — Vous avez pu discuter avec le Premier ministre ? — Oui. — Alors ? Xiv sourit. — Vous aviez raison. — Elle a avoué ? demanda le jeune homme brûlant d’impatience. — Pas exactement, mais une fois qu’elle a été convaincue que je vous haïssais et que je désirais rejoindre la cause, elle m’a appris qu’on me contacterait. — Que vous a-t-elle dit d’autre ? — Pas grand-chose. Pas autant que nous l’espérions. Je n’ai pas pu la convaincre de me révéler quoi que ce soit, ni lui faire avouer ce que le mouvement a à voir dans les événements de Kentigern. Marston se renfrogna. — J’espérais qu’elle parle du meurtre de Filib et de celui de Brienne. — D’après ce qu’elle m’a dit, elle sait très peu de chose des activités du mouvement en dehors de Thorald. Et elle m’a averti de ne pas poser trop de questions. Je suis désolé. — Ne vous excusez pas, Xiv, vous en avez fait beaucoup et bien. — Je pourrais en savoir plus si vous me laissiez rejoindre le mouvement. C’est notre seule chance d’en apprendre davantage sur la conspiration. — Non. Je ne veux surtout pas lui laisser le temps de parler de vous à ses chefs. Il est plus important que nous prouvions à mon père qu’il se trompe et que c’est une traîtresse. Si nous sommes capables de le convaincre, il sera peut-être en mesure de convaincre Aindreas que les Qirsi sont derrière le meurtre de Brienne. Il sourit. — Et puis pensez-vous vraiment que Tamah me pardonne s’il vous arrivait quoi que ce soit ? — Je ne prendrais pas de grands risques, répondit Xivled. Enid m’a dit que les chefs qirsi ont tourné leur attention sur les royaumes du sud. Il ne se passe pas grand-chose en Eibithar. Les risques me concernant sont minimes. — Vous n’en savez rien. Il n’hésita qu’une brève seconde. — Je ne suis sûr de rien, en effet, mais c’est une déduction qui semble raisonnable. — Peut-être, mais je ne suis pas disposé à courir le risque. Aindreas a montré qu’il était sourd à mes arguments, mais il ne peut balayer ceux de mon père aussi facilement. Nous devons informer le duc de ce que nous savons, et nous devons le faire immédiatement, tant qu’il est assez fort pour parler à Kentigern. Malgré les larmes que Xiv voyait briller dans ses yeux, il parvint à sourire. — Nous ne pouvons pas arrêter la conspiration tous seuls, Xiv mais nous devrions pouvoir écarter la menace de guerre civile. Seulement, il nous faut agir vite. Avant que mon père ne meure. 3 Tobbar, le regard fixe, brûlait de rage, d’humiliation et de chagrin. Si son fils et le jeune Qirsi disaient vrai, sa stupidité depuis tant d’années était consternante. Pire, sa négligence et son aveuglement pouvaient bien être à l’origine de la mort de Filib le Jeune. — Je ne vous crois pas, prononça-t-il d’une voix sourde. Il ne pouvait s’y résoudre. — Sur un sujet pareil, tu penses que Xiv est capable de mentir ? — C’est un Qirsi. Qui nous dit que ce n’est pas lui le traître, rétorqua-t-il avec une agressivité surprenante. — Père ! Le duc leva les yeux sur le jeune Qirsi qui, en retrait près de la cheminée, gardait la tête baissée. Tobbar savait qu’il devait s’excuser. Il en était incapable. — D’abord, qui vous a donné le droit de parler à mon ministre ? demanda-t-il à peine plus calme. Je suis encore dans mon château, il me semble. — C’est moi, Père, intervint Marston en obligeant son père à le regarder. Si tu veux t’en prendre à quelqu’un, c’est à moi. Xiv n’a fait que suivre mes instructions. — Alors, réponds-moi. Qui t’a donné le droit ? Marston se raidit et prit sa respiration. — Personne. J’estime que ce que nous avons découvert justifie la façon dont nous nous y sommes pris, mais tu as raison. Je n’avais pas à envoyer Xiv auprès de ton Premier ministre sans ton approbation. Pardonne-moi. Tobbar étouffa un juron. Son fils était plus fin diplomate qu’il ne l’imaginait. Ses excuses l’obligeaient, au-delà de la faute, à considérer le fond de la question. Enid était une traîtresse. Elle appartenait à la conspiration qui semblait s’être infiltrée partout. Ean seul savait depuis combien de temps elle lui mentait, et ce qu’elle avait manigancé pour nuire à la maison de Thorald. — Le moment est mal choisi pour de telles révélations, fit-il d’une voix dont il percevait la mesquinerie. La Nuit de l’Apogée du cycle de Bohdan est une nuit consacrée à la méditation et à la prière, pas à… ça. — Crois-tu qu’il y ait un bon moment ? Auras-tu plus envie de lui parler demain ? Tobbar détourna une nouvelle fois le regard. — Répétez-moi ce qu’elle vous a dit. Xivled s’éclaircit la gorge. — Elle m’a affirmé qu’on me contacterait, qu’on me donnerait probablement d’abord de l’or et qu’on me confierait une mission ensuite. — Elle n’a pas précisé qui ? — Non, elle m’a prévenu qu’il était dangereux de poser trop de questions. — Vous a-t-elle fourni le moindre indice concernant l’identité de ses chefs ? — Absolument aucun. À un certain moment, elle a failli ajouter quelque chose mais elle s’est tue. Quand je l’ai interrogée, elle n’a rien voulu me dire. Tobbar, sans les regarder, opina lentement. Enid l’avait trahi. Il avait beau chercher, il ne voyait rien qui pût pousser Xivled au mensonge. S’il voulait être Premier ministre de Thorald, il lui suffisait d’attendre. S’il appartenait lui-même à la conspiration, il ne gagnait rien à dénoncer un autre de ses membres. Il avait l’air sincère. Tobbar, évidemment, ne pouvait en être sûr – aucun Eandi n’avait ce pouvoir, c’était précisément ce qui causait la mort de nombreux nobles. Il ne se fondait que sur son intuition. Sa confiance en elle était sérieusement ébranlée, mais il n’était pas prêt à y renoncer. — Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il enfin en s’obligeant à croiser le regard de Marston. — Simplement que tu parles avec elle. Père. Je ne te demande pas de me croire sur parole. — Bien sûr que si. Tu veux que je la convoque dans ce bureau afin de l’accuser de trahison. Marston serra les dents mais ne dit rien. — C’est bien ce que tu attends de moi, n’est-ce pas ? Que je la confronte aux révélations de ton ministre et que je la somme de s’expliquer. — Oui, répondit Marston. C’est ce que je veux. — Et si Xivled se trompe ? Enid me sert, elle sert cette maison depuis près de sept ans. Comment réparer les dommages que je suis sur le point de causer à mon amitié envers cette femme ? Comment pourrais-je me justifier d’une telle accusation ? — Si elle est vraiment ton amie, Père, elle comprendra. Elle a certainement entendu parler de la conspiration elle aussi. Elle pourra difficilement t’en vouloir de lui demander où se situe sa loyauté. — Seriez-vous aussi compréhensif ? demanda le duc en dévisageant le Qirsi. — Là n’est pas la question, répliqua Marston avant son ministre. Xiv ne se trompe pas, et froisser la fierté d’Enid devrait être le cadet de tes soucis. Il avança jusqu’au fauteuil de son père et s’agenouilla devant lui, l’obligeant à le regarder dans les yeux. — Elle nous a trahis, Père. Elle nous trahit tous. Je suis sûr qu’elle a fait assassiner Filib. Nous devons savoir ce qu’elle a fait d’autre. Nous devons savoir si elle a des complices au château, puis nous devons l’emprisonner et la faire exécuter. Le duc observait son fils. À cet instant, il aurait aimé pouvoir abdiquer. Que Marston ait tort ou raison, il n’avait aucune envie de faire face à cette situation. Il était mourant. Il regrettait que les dieux ne se soient pas déjà emparés de lui, que tout cela ne soit pas arrivé un an plus tard, après sa mort, ou quand il serait trop malade pour s’en préoccuper. Ses regrets pourtant étaient vains. C’était lui qui avait choisi Enid, lui qui l’avait amenée à Thorald. Il était responsable de sa trahison. Il ne pouvait échapper au blâme. Fermant les yeux contre la douleur qui lui comprimait le front, il acquiesça. — Faites-la venir. Il se frotta les tempes tandis que son fils allait à la porte et demandait aux gardes d’aller chercher Enid. Quelques instants plus tard, il était de retour à ses côtés. — Je suis désolé de t’imposer ça, Père. Est-ce que ça va ? s’enquit-il soucieux. — Non, ça ne va pas. Je suis vieux, mourant et je ne sais plus à qui me fier. Marston vacilla comme si son père l’avait giflé. — Je ne parle pas de toi, ajouta vivement le vieil homme. Tu le sais bien. Son fils hocha la tête, mais son regard restait peiné. Il se releva et, sans un mot, se mit à arpenter la pièce. Xivled, immobile, se tenait toujours à côté de la cheminée. Le duc contempla ses mains, se demandant comment elles étaient devenues aussi décharnées. Levant les yeux vers le ministre de son fils, Tobbar se résigna à rompre le silence. — Je vous dois des excuses, Xivled. Je regrette ce que j’ai dit tout à l’heure. Votre père m’a servi plus de dix ans sans me donner la moindre raison de mettre en doute sa loyauté ou son courage. Les liens qui unissent nos familles depuis si longtemps sont profonds. Vous méritez mieux que ma méfiance. — Merci, monseigneur. Mon père m’a toujours parlé de vous comme d’un ami, et votre fils ne m’a jamais traité différemment. Ils attendirent Enid dans le silence qui, de nouveau, s’était abattu dans la pièce. Lorsqu’elle frappa à la porte après ce qui leur sembla une éternité, Marston, brusquement moins sûr de lui, revint à côté de son père. — Entrez, fit le duc. La porte s’ouvrit. La ministre pénétra dans la pièce. Sa silhouette plus fragile que jamais raviva les doutes du duc. Ils perdaient leur temps. Elle et lui seraient morts avant longtemps. Pourquoi se donner tant de mal ? Le duc pourtant se ressaisit. Alors qu’il admettait que peut-être sa ministre l’avait trahi, il sentit la colère l’envahir. Malgré tout ce qu’il avait dit à Marston un peu plus tôt, il voulait savoir la vérité. Si elle avait tué son neveu, ou payé d’autres pour le faire, son sort était scellé : elle mourrait. — Vous m’avez appelée, monseigneur, fit-elle en regardant les trois hommes à tour de rôle. — Fermez la porte, Enid. Sentant peut-être que le ton de sa voix n’annonçait pas une conversation ordinaire, la ministre hésita. Elle ferma néanmoins la porte et se dirigea vers son siège habituel, devant la table de travail. — Comment puis-je vous servir, monseigneur ? demanda-t-elle un sourire figé sur les lèvres. — Le ministre du baron vient de me faire part d’une conversation qu’il a eue dans votre chambre avec vous. — Oui. Il m’a demandé de lui faire part de votre correspondance avec le roi. J’ai trouvé cette requête plutôt étrange, puisque votre fils pouvait vous en parler directement, mais je n’ai vu aucune raison de ne pas le satisfaire. Auriez-vous préféré que je ne lui dise rien ? — Je ne parle pas de cela. — Alors j’ai peur de ne pouvoir vous aider, monseigneur. C’est la seule conversation que nous avons eue. Elle semblait parfaitement calme. Tobbar, qui l’observait attentivement, ne décelait aucun signe de mensonge. — D’après Xivled, vous lui avez proposé de le mettre en contact avec les chefs de la conspiration qirsi. Vous lui avez même promis de l’or. La ministre éclata de rire. — Lui aurais-je également offert le trône de l’empereur de Braedon ? Elle tourna les yeux vers Marston, comme si elle s’attendait à le voir partager son hilarité. Lorsqu’elle vit qu’il ne le faisait pas, que personne ne le faisait, elle s’arrêta et revint sur le duc. — Vous n’êtes pas sérieux, monseigneur ? — Vous niez ? Elle pâlit. — Évidemment ! Je n’en sais pas plus que vous sur la conspiration, monseigneur. Je n’ai strictement aucun contact avec ceux qui en font partie. Et je n’ai pas d’or pour faire des promesses. — Vous mentez ! s’exclama Marston en marchant sur elle. — Du calme, Marston ! Tobbar la dévisagea longuement avant de se décider à poursuivre. — Vous prétendez donc que vous n’avez discuté que des messages que j’ai échangés avec le roi. Vous n’avez parlé de rien d’autre ? Enid, mal à l’aise, regarda Xivled. — Pas tout à fait. Je n’aime pas porter atteinte à la réputation d’un autre Qirsi, mais je vois que je n’ai pas le choix. Le ministre de votre fils a parlé du baron en des termes que l’on peut qualifier d’insultants. Il a mis en doute le jugement et l’intelligence de Lord Shanstead et m’a fait part, avec une grande amertume, de la façon dont il est traité. Elle se tourna pour faire face à Marston. — Si j’étais à votre place, monseigneur, je ne placerais pas une grande confiance dans cet homme. Il finira par vous trahir. — Comme vous avez trahi mon père ? — Je n’ai rien fait de tel, Lord Shanstead. Si votre ministre vous a dit le contraire, il ment. — Je le connais trop pour vous croire, répondit Marston. — Il semble que les années que vous avez passées ensemble ne comptent pas beaucoup à ses yeux, monseigneur. Il n’a pas encore nié avoir dit de telles insanités. Marston lui décocha un sourire féroce. — Je ne m’attends pas à ce qu’il le fasse. C’est moi qui lui ai demandé de vous parler comme il l’a fait, car je savais très bien que vous lui répondriez en lui proposant de rejoindre la conspiration. Enid le dévisagea avec colère avant de revenir au duc. — Vous étiez au courant ? — Non, affirma le duc. Ils ont agi de leur propre initiative, et je les ai déjà réprimandés. Mais ce que Xivled m’a dit de votre conversation me trouble grandement. J’espérais que vous pourriez vous expliquer. — Vous croyez donc que je vous ai trahi. Vous préférez la parole de cet homme à la mienne alors même que je vous sers depuis si longtemps. — Cet homme, comme vous dites, est le fils de mon ancien Premier ministre, le Qirsi que vous avez remplacé. Je le connais depuis plus longtemps que vous. Il lâcha un profond soupir. — Je ne sais pourtant que croire. L’un d’entre vous est un menteur. L’un d’entre vous est donc un traître. Alors, Premier ministre, quel est votre conseil ? Comment puis-je me décider ? Pour la première fois, il la vit chanceler comme si, brusquement, elle pensait que sa question était un piège. Tobbar, qui ne l’avait pas posée dans ce sens, comprit pourtant qu’elle la mettait dans une situation embarrassante. Si elle l’avait trahi, elle ne pouvait que nier et accuser davantage. — La question est difficile, monseigneur, commença-t-elle prudemment. Vous devez considérer ce que vous savez de nous deux. Vous avez peut-être connu son père, mais que savez-vous exactement du fils ? Savez-vous tout des sentiments qu’il nourrit envers votre propre fils ? Alors qu’il peut vous tenir en estime, ce qu’il pense du baron peut être bien plus difficile à cerner. — Pour être franc, Enid, je ne peux prétendre en savoir plus à votre sujet. Certains Qirsi possèdent le pouvoir de sonder le cœur et l’âme des autres, je ne suis qu’un noble eandi. — La ministre nous laissera peut-être fouiller sa chambre, suggéra Marston. — Dans quel but ? demanda Tobbar en regardant son fils. Qu’y chercherions-nous ? — De l’or, répondit Xivled. Ils se tournèrent tous vers la ministre. — Si elle est complice des conspirateurs, ils l’auront payée. D’après ce qu’elle m’a dit, les chefs du mouvement ont beaucoup d’or, et ils se montrent généreux envers leurs lieutenants. — D’où provient cette richesse ? s’enquit le duc. — Je l’ignore, monseigneur, répondit Xivled impuissant. Tobbar observa Enid un moment. — Qu’en pensez-vous, Premier ministre ? Pouvons-nous fouiller votre chambre ? — Et qui fouillera la sienne ? demanda-t-elle en pointant le doigt sur le ministre de Marston. — Moi, rétorqua le baron. Dès notre retour à Shanstead. Vous avez ma parole. — Alors, Enid ? — C’est stupide, répliqua-t-elle en refusant de regarder le duc. Je vous l’ai dit, je n’ai rien à voir avec la conspiration. Si j’avais eu la moindre pièce d’or, je l’aurais dépensée depuis longtemps. Marston écarta les mains. — Alors vous n’avez rien à craindre de notre perquisition. Parfaitement immobile dans son fauteuil, les yeux farouches et grands ouverts, Enid fixait le sol devant elle. À cet instant, Tobbar comprit. Marston avait vu juste. Enid le trahissait au profit de la conspiration qirsi. Quelque part dans sa chambre, une bourse d’or prouvait ce qu’elle était : une traîtresse, l’ennemie de chaque Eandi des Terres du Devant. Déchiré entre l’envie de la frapper et un chagrin qu’il n’avait pas éprouvé depuis la mort de Liene, il resta silencieux. Il comprenait tout à coup combien il avait compté sur l’amitié d’Enid ou, plus exactement, sur l’illusion d’une amitié qu’elle prétendait lui offrir depuis si longtemps. Pourtant, parce qu’il ne pouvait complètement se résoudre à sa félonie, il lui laissa une chance de se racheter. — Si vous me dites tout, fit-il d’une voix si douce qu’il aurait pu s’adresser à sa propre sœur, je vous épargnerai. Vous finirez vos jours en prison, mais je vous promets le confort, de la nourriture en suffisance, la chaleur pendant l’hiver… Enid se mit à rire, un rire si glacial que le duc en frissonna. — Vous m’offrez le confort d’une prison eandi ? demanda-t-elle bravache. Et sachant ce que vous savez à présent, vous espérez que j’accepte ? Elle secoua la tête, un sourire féroce et figé sur ses lèvres fines. — Vous êtes encore plus stupide que je le croyais. Je préfère endurer les tortures de votre misérable donjon plutôt que de vous avouer quoi que ce soit ! Autant que vous me tuiez tout de suite, Tobbar. — Dites-moi au moins pourquoi, répondit le vieil homme abattu. Je n’ai rien fait d’autre que vous offrir ma confiance, mon amitié et l’occasion de servir cette maison. — L’occasion ? répéta-t-elle en éclatant une nouvelle fois de rire. Ce peut-il que vous soyez un tel crétin ? La seule occasion que vous ne m’ayez jamais offerte est celle de porter un coup fatal aux cours eandi de ce royaume. J’étais déjà dans la conspiration quand vous m’avez engagée, idiot. Je suis fidèle à moi-même depuis le jour où j’ai mis le pied dans ce château. Je vous suis reconnaissante de votre confiance et de votre amitié parce que c’est elles qui m’ont permis de servir si bien et si longtemps mon peuple. Tobbar, dans un mutisme figé, assistait à la transformation qui s’opérait sous ses yeux. Cette femme n’était plus son ministre. Il ne la connaissait même pas. On aurait dit qu’un démon du royaume de Bian avait remplacé celle qu’il connaissait, ou qu’il croyait connaître, puisque ses aveux lui révélaient à quel point il s’était trompé. Enid se détourna de lui pour décocher un regard foudroyant à Xivled. Ses yeux jaunes flamboyaient de rage et de mépris. — Vous pensez avoir porté un coup terrible au mouvement, cousin. Vous n’avez rien fait. Je suis une vieille femme, une relique du temps où la conspiration cherchait à paralyser Eibithar. C’est fait. Vous arrivez trop tard. Nous sommes en guerre, et les batailles décisives vont avoir lieu ailleurs. Vous m’avez touchée, mais vous ne tirerez rien de cette victoire. — Vous allez nous révéler ce que vous savez, fit Marston en avançant sur elle. Nous allons au moins apprendre ce que vous avez fait et qui sont ceux que vous servez. Commençons par Filib et votre rôle dans son meurtre. Ensuite vous nous expliquerez ce qui s’est réellement passé à Kentigern cette année. Elle croisa les bras sur sa poitrine et regarda fièrement devant elle. — Je ne vous avouerai rien. — Durant toutes vos années de service, êtes-vous jamais allée dans les cachots du château de Thorald ? Avez-vous jamais vu les tortures que l’on inflige aux prisonniers ? Enid condescendit à le gratifier d’un sourire hautain. — Comme je viens de le dire, Lord Shanstead, je suis une vieille femme. Mon corps faillira bien avant ma volonté. Si je dois mourir pour mon peuple, qu’il en soit ainsi. C’est une mort bien plus glorieuse que je ne le mérite. Marston ouvrit la bouche, mais Tobbar l’arrêta d’une main. — J’en ai assez entendu, fit-il d’une voix plate. Gardes ! appela-t-il. La porte s’ouvrit et deux des soldats du château pénétrèrent dans la pièce. — Monseigneur ? demanda l’un d’entre eux. — Conduisez le Premier ministre au cachot. Les deux hommes échangèrent un regard interloqué. — Vous m’avez parfaitement entendu. Qu’on la mette au cachot et qu’on l’enchaîne. Je ne veux pas qu’on la blesse – en tout cas pas encore – mais faites attention. C’est une Qirsi, elle est dangereuse. Il fouilla sa mémoire pour se souvenir de quels pouvoirs elle était dotée, mais en dehors du Glanage, il ne lui en connaissait aucun autre. L’air aussi effrayé que des novices face à leur premier combat, les deux hommes approchèrent du siège d’Enid. Elle les contempla, sourire aux lèvres, avant de revenir au duc. — Ce geste vain et malveillant ne vous ressemble guère, Tobbar — Peut-être bien Enid, mais vous ne me laissez pas le choix. Vous ne voulez pas être emprisonnée. Acceptez-vous de parler si je vous promets une mort rapide et sans douleur ? Elle sembla soupeser sa proposition. — Non, répondit-elle assez vite. Bien que vous puissiez en douter, l’honneur est une chose très importante à mes yeux. J’ai juré de servir mon peuple et de ne pas le trahir, j’emporterai ce vœu au Royaume du Dessous. — Que vous soyez jetée dans les flammes en pâture aux démons ! s’exclama Marston en refusant de la regarder. Que le Trompeur vous tourmente jusqu’à la fin des temps. La ministre se leva devant les gardes. — Vous avez entendu votre duc, fit-elle. Conduisez-moi en prison. Je suis fatiguée de les écouter. Les gardes incertains attendirent l’approbation de Tobbar pour l’encadrer. Entre leurs silhouettes imposantes, elle avait l’air d’une enfant perdue. Une autre de ses tromperies, se dit Tobbar en la regardant s’éloigner. Elle aurait aimé les frapper, user de ses pouvoirs pour détruire la cité et le château de Thorald. Même si elle l’avait trahi, elle n’avait jamais haï Tobbar. Il ne méritait pas l’intensité d’un tel sentiment. Mais, à la lumière de ce qui venait de se passer – avoir été prise au piège du minable ministre de Marston et humiliée par le duc devant ses gardes –, le mépris qu’il lui inspirait s’était brusquement enflammé. La guerre était déclarée, elle le leur avait dit, et pour la première fois depuis des années, presque depuis qu’elle avait organisé le meurtre de Filib le Jeune dans la forêt non loin du sanctuaire où le père du jeune homme était mort plusieurs années avant, elle se sentait l’âme d’un soldat au service du Tisserand. Elle avait honte – pas d’avoir trahi, mais d’avoir été assez stupide pour se laisser mettre au jour par Tobbar – et elle savait qu’elle serait vite écrasée. Mais au moins pouvait-elle encore se battre. Chaque coup porté aux Eandi était un bien pour son peuple. Elle avait dit la vérité au jeune Qirsi un peu plus tôt dans la journée : il y avait bien plus que de l’or à gagner en servant le mouvement. La richesse attirait les plus jeunes, ce qui avait été le cas pour elle, mais bien qu’elle fût trop vieille pour profiter pleinement de l’or que lui avaient versé les chanceliers du Tisserand, elle tirait de bien plus grandes satisfactions qu’avant à servir la cause. Si seulement elle avait eu le loisir d’en faire plus. Ses pouvoirs n’avaient jamais été très étendus. Elle était Glaneuse, elle possédait aussi la magie du feu et le langage des animaux. Peu de Qirsi maîtrisaient trois dons, mais le troisième d’entre eux, le langage des animaux, était considéré par les siens comme le plus profond des pouvoirs. Aucun ne lui permettait de briser les murs du château ou de tuer ses habitants. Même si elle avait été Façonneuse, elle était trop âgée pour causer de véritables dégâts avant qu’on la tue. Elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle avait fait appel à sa magie. Elle faisait des rêves prémonitoires de temps à autre, des visions qui la réveillaient avec une telle clarté et une telle certitude qu’elle savait qu’il s’agissait de prophéties, mais il y avait une grande différence entre un Glanage fait en rêve et manier sa magie pour en faire une arme. Les deux gardes la conduisirent de la tour d’angle la plus proche à l’air froid des cours nord du château. Les nuages, comme de grosses montures grises à l’assaut de la lande, roulaient dans le ciel. Quelques étoiles brillaient sur le tissu noir de la nuit. C’était la Nuit de l’Apogée, la dernière de l’année. Aucune lune ne brillait au firmament. Les torches accrochées aux remparts diffusaient une lumière faible sur les jardins et la neige qui crissait sous leurs pas luisait comme un lac. Un vent vif et froid balayait la cour. Enid frissonna. Les gardes durent croire qu’elle tentait de leur échapper car ils resserrèrent leurs poignes sur ses épaules avec une telle force qu’elle flancha. — Le duc vous a dit de ne pas me blesser, fit-elle. — Il nous a prévenus aussi que vous étiez dangereuse, ministre, répondit l’un d’entre eux. Quelques instants plus tard, ils relâchèrent pourtant leur emprise. Ils passèrent devant la porte de la grande salle, franchirent la cour centrale. La tour carcérale, semblable à une monstrueuse créature du Royaume du Dessous, dressait devant eux sa silhouette sombre et inquiétante. Frissonnant de froid, ou de peur, Enid se sentit vaciller. Elle avait affirmé que son corps céderait avant son âme. Son assurance ne lui semblait plus qu’une vaine fanfaronnade. Elle était prête à offrir sa vie pour protéger le mouvement et son Tisserand, mais devant la tour, elle n’était plus certaine de supporter les bourreaux du duc. Devant la porte, un soldat les arrêta. Dans la faible lueur des torches, il lui fallut quelques instants pour reconnaître le capitaine de la garde. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il au plus âgé des gardes après un bref regard à Enid. — Le duc nous a ordonné de la jeter au cachot. — Au cachot ? s’étonna le capitaine. Vous êtes sûrs qu’il n’a pas dit en prison ? — Il a dit au cachot. Il veut qu’on l’enchaîne. Elle a trahi et le duc veut lui faire avouer le nom de ses complices. L’homme émit un petit sifflement. — Il veut donc qu’on la torture. — On peut torturer un Qirsi ? demanda l’autre garde. Les deux hommes dévisageaient leur capitaine qui, le front soucieux, regardait la ministre. — En tout cas, je n’en ai jamais entendu parler, poursuivit l’homme sur la défensive. Je croyais qu’un sorcier était capable de se protéger, ou de se défendre. — Ils ne sont pas immunisés, répondit le capitaine en revenant sur eux. N’est-ce pas, ministre ? Elle l’observa quelques secondes avant de détourner les yeux. Son pouls battait à ses tempes et ses mains tremblaient. Bien sûr qu’on pouvait torturer les Qirsi. Ils ressentaient la douleur, comme les Eandi ; ils saignaient, leurs os se brisaient et leur peau brûlait. Même un Guérisseur ne pouvait écarter indéfiniment la souffrance. Un Façonneur pouvait briser les menottes qui entravaient ses poignets, ses chevilles ou même son cou, mais aucun Qirsi, surtout aussi âgé et aussi faible qu’elle, ne pouvait lutter contre les Eandi. Sauf peut-être le Tisserand, mais il possédait des pouvoirs bien plus puissants que ceux dont elle avait été dotée dans sa jeunesse. C’était pour ça qu’ils le suivaient, pour ça qu’elle était prête et heureuse de mourir pour lui. En silence, elle pria Qirsar pour qu’il lui donne la force de garder le silence, le courage d’affronter leurs lames et leurs torches sans faiblir. Le capitaine conduisit les hommes et leur prisonnière à l’intérieur de la tour. Après avoir trouvé la clef du cachot sur son trousseau, il ouvrit la porte. Le relent de pourriture qui s’élevait de l’escalier frappa Enid de plein fouet. Avec un hoquet de dégoût, elle tenta de reculer mais les deux hommes la maintinrent fermement. — Il n’est pas trop tard pour nous dire ce que vous savez, Enid, fit une voix derrière eux. Rien ne vous oblige à entrer là. Les gardes se tournèrent en même temps qu’Enid. Marston se tenait dans le couloir, le visage et ses yeux gris éclairés par la lueur orangée d’une torche. — Mon père m’a envoyé pour tenter de vous raisonner une dernière fois. Il vous offre le choix : la vie sauve dans une prison décente, une mort douce et honorable, ou la torture. Il vous suffit de nous dire ce que vous savez. Répondez à nos questions sur la conspiration, Enid, et vous ne mettrez pas un pied dans ce cachot. Il lui vint à l’esprit de leur mentir. Elle mentait depuis si longtemps qu’un mensonge de plus ou de moins n’était rien. Elle pouvait leur donner des réponses plausibles et tout serait terminé. À peine formulée, elle chassa aussitôt cette pensée. Son silence n’était pas seulement lié à son dévouement au Tisserand et à sa cause. Alors que tous ses pas la conduisaient vers le Trompeur, elle se découvrait une force qu’elle n’avait jamais imaginée : la fierté. Feindre des aveux, offrir à ces stupides Eandi la moindre information, qu’elle fut vraie ou fausse, revenait à renoncer. Enid était incapable de s’y résoudre. Lui eussent-ils offert la liberté, au lieu d’un emprisonnement même confortable, le prix était encore trop élevé. Elle préférait endurer une année de supplice plutôt que de se rendre. Comme un soldat fidèle malgré la supériorité de l’ennemi, elle choisit de se battre. C’était son combat. Il lui fallait seulement un peu de temps. Juste un peu. — Votre père me croit capable de trahir mon peuple juste pour me sauver d’une puanteur infecte ? — Mon père est un homme généreux. Trop d’ailleurs. Sa bonté est sa faiblesse. Il refuse d’admettre que les autres ne soient pas aussi nobles que lui, même après qu’ils ont prouvé encore et encore leur félonie et leur lâcheté. — Je vois, fit-elle en l’écoutant à peine car elle se concentrait sur ses pouvoirs. D’abord inquiète de constater combien l’âge et des années de négligence avaient affaibli sa magie, elle faillit se résigner au cachot. Puis, alors que Marston poursuivait sur ses devoirs envers la maison de Thorald et son père, elle sentit un frémissement parcourir l’onde peu profonde et assoupie de ses pouvoirs. En regrettant la cruauté du temps et le flétrissement de son corps, elle se souvint de l’époque où le flot de sa magie s’écoulait dans ses veines avec la vigueur d’un torrent des montagnes gonflé par la pluie. Mais elle plongea dans ces eaux peu profondes et, comme un enfant portant le nectar des fruits de Bohdan au creux de ses paumes réunies, elle recueillit tout ce qui pouvait l’être. Elle n’aurait qu’une seule chance, elle le savait. Si elle échouait, ils la tueraient avant sa seconde tentative. Elle se concentra sur sa tâche avec l’attention d’un jeune Qirsi utilisant ses pouvoirs pour la première fois. Elle ferma les yeux. — Que fait-elle ? entendit-elle Marston demander d’une voix inquiète. Elle aurait aimé s’en prendre en même temps au baron, mais elle était si faible que ses deux gardes lui semblaient une cible suffisante. D’un mouvement de sa volonté brutal et soudain, elle jeta ses flammes sur eux. Enid les entendit hurler, sentit qu’ils la lâchaient. Elle ouvrit les yeux. Le sol vibrait comme sous l’effet d’un tremblement de terre, elle vit leurs vêtements et leurs cheveux enflammés. Elle était plus forte qu’elle ne l’imaginait. Elle songea à employer sa magie contre Marston, mais il dégainait déjà son épée. Elle n’avait pas le temps. Plutôt que se défendre, elle se jeta sur un des gardes et lui arracha la dague qu’il portait à la ceinture. D’autres gardes arrivaient sur elle. Marston avait levé son épée. La mort, comme une brume de mer, la cernait de toutes parts. Mais elle avait encore, tout juste, le temps de choisir. Elle pivota, fit un pas vers l’escalier de la tour, puis un deuxième et un troisième. Un boulet de pierre, comme un poing invisible, lui frappa la nuque. Elle se sentit glisser dans l’obscurité, consciente de mourir lorsque sa tête heurterait les dalles. Mais elle voulait en être sûre. Alors, comme si elle disposait de l’éternité, elle plaça la pointe de la dague du soldat contre son cœur. — Pour mon peuple ! s’écria-t-elle. Et elle frappa. 4 Solkara, Aneira, année 880, lune ascendante de Qirsar — Debout, traître ! Au cliquetis trop familier des chaînes, Grigor sursauta. Il ouvrit les yeux et poussa un faible gémissement. Après une nuit supplémentaire sur le sol froid de sa prison, ses jambes et son dos le faisaient cruellement souffrir. À moins qu’il ne s’agisse des menottes qui lui enserraient les poignets et les chevilles, et l’empêchaient de dormir. Il ne le savait plus et, pour être honnête, il n’en avait cure. Il dégageait une odeur aussi forte que celle des rues de Solkara par une chaude journée d’été. Il s’était sali plus souvent qu’il ne s’en souvenait. Ses cheveux et ses vêtements étaient répugnants, sa peau le démangeait comme s’il était couvert de morsures et de vermine. On lui avait épargné le cachot – une grâce due à son rang dans la maison royale – mais Grigor avait du mal à imaginer que le cachot pouvait être pire. Sa prison possédait deux fenêtres. Bien qu’à peine plus larges que la lame d’un glaive, elles offraient un peu d’air et de lumière. Et il n’avait pas été torturé. Cette pièce pourtant était son cachot, l’oubliette dans laquelle il croupissait depuis cette nuit fatale. — Debout ! répéta la voix. Celle du garde aux cheveux jaunes. Grigor avait appris à la reconnaître. En dehors de Numar et Henthas, les seuls à lui parler depuis la nuit de l’empoisonnement étaient le garde de nuit et cet homme, celui qui prenait la relève au matin. Ils lui apportaient de l’eau et de la nourriture, et lui ordonnaient de se taire quand ils étaient fatigués de ses plaintes ou de ses protestations d’innocence. — J’ai dit debout ! L’écho résonna sur les murs de pierre. Grigor tourna les yeux dans sa direction, et découvrit que l’homme n’était pas seul. — Pourquoi ? demanda-t-il. Ses lèvres et sa gorge étaient si sèches qu’un souffle à peine audible franchit sa bouche. — Parce que c’est un ordre, traître ! — Je pense qu’il veut que vous vous leviez à cause de moi, fit l’autre homme en avançant. Grigor vit son visage derrière l’imposte grillagée. Pronjed jal Drenthe, le Premier ministre de Chofya. Un sourire fin étirait son visage osseux. Dans ses yeux pâles et fantomatiques brillait un éclat moqueur. Si Grigor avait été armé et libre de ses gestes, il se serait jeté sur la porte, l’arme au poing. Il aurait aimé pouvoir se lever. Une douleur lancinante lui mordait les genoux. Il avait besoin d’étirer ses muscles douloureux, mais il refusait de donner cette satisfaction au Qirsi. — Que voulez-vous ? Le ministre, élargissant son sourire, haussa les épaules. — J’allais descendre en ville… — Et vous vouliez savoir si je voulais vous accompagner ? Il secoua ses chaînes qui tintèrent comme des clochettes. — Très aimable à vous, ministre. Mais, comme vous pouvez le constater, d’autres choses me retiennent ici. Pronjed l’observa quelques secondes, son sourire de plus en plus figé et incertain. — Vous faites preuve d’un humour singulier, monsieur. J’imagine que certains y verraient du courage. Non, je disais que j’allais en ville pour annoncer le jour de votre exécution, qui est prévue demain. Je pensais plus correct que vous soyez le premier à l’apprendre. Grigor s’efforça de maintenir son propre sourire, mais il échoua. Il avait besoin d’eau. — Quel jour sommes-nous ? — Le troisième de la lune montante. Grigor fronça les sourcils. Il avait cru le second. Le Trompeur l’attendait ; dans moins d’un jour, il voyagerait vers le Royaume du Dessous, vers le destin que Bian avait choisi pour lui pour l’éternité et il se tracassait d’avoir perdu le compte des jours. Était-ce pure vanité de se soucier maintenant de sa santé mentale ? — C’est tout ? demanda le Qirsi. Une simple question sur la date ? Une seconde plus tôt, vous plaisantiez bravement, et voilà que vous avez perdu votre langue. La perspective de votre mort vous réduirait-elle au silence ? Grigor, muet, détourna les yeux. — Ne me dites pas que vous êtes surpris. — Comme je vous l’ai dit cette nuit-là, ministre, je n’ai empoisonné personne. Je pense que je comptais sur Ean pour me sauver d’une mort injuste. Il semble que ma confiance ait été mal placée. — C’est terrible d’affronter la mort sans la confiance de personne. Grigor, tournant les yeux vers la porte, scruta le visage blanc à la recherche d’un signe de moquerie. N’en voyant aucun, il se leva. — Je suis innocent, ministre. Vous devez me croire. Je n’ai jamais hésité à lever mon épée contre mes ennemis et je n’ai jamais caché mes intentions. C’est pour cette raison que je suis depuis longtemps haï et craint dans tout le royaume. Vous le savez. Et je vous le dis maintenant, je vous le répète, je ne suis pas coupable. J’ai été trahi par mon propre frère, c’est lui qui a empoisonné la reine et ses invités avant de m’accuser. Il est venu me l’avouer le soir même de mon emprisonnement. — Ah, oui, fit Pronjed, visiblement sceptique. J’ai entendu dire que vous accusiez Lord Renbrere. Je trouve intéressant que vous ayez choisi l’Idiot. Henthas m’aurait semblé un choix beaucoup plus judicieux. — Ce n’est pas une ruse, espèce d’imbécile ! s’emporta Grigor en tirant sur ses chaînes. Numar a empoisonné le vin ! Il veut la régence et, quand l’heure sera venue, il tuera la fille ! — Je vois. Et il a jugé utile de vous en avertir. Grigor, le corps tremblant de rage et d’impuissance, ferma les yeux. L’Idiot. C’en était presque drôle. Sa seule consolation résidait dans le triomphe de la maison de Solkara. Il ne vivrait pas pour le voir, mais tout le royaume, tout Aneira allait souffrir d’avoir pris Numar à la légère. Comme lui. — Oui, il me l’a dit. Il savait qu’il ne risquait rien. Il ouvrit les yeux. — Alors, je vais être pendu ? — Pendu, écartelé et démembré. Votre tête sera mise sur une pique et exposée sur le rempart est du château. Les parties de votre corps seront dispersées aux quatre coins du royaume et laissées en pâture aux corbeaux, aux chiens et aux vautours. De cette façon, la reine Chofya pense montrer à tous les Aneiriens le sort qui est réservé aux traîtres. Il avait parlé d’une voix posée, comme une litanie longuement récitée au cloître. — Parce que vous avez été duc de cette maison et parce que vous étiez le frère du roi, la reine dans sa grande mansuétude vous offre le choix de votre dernier repas. Vous pouvez exprimer votre demande maintenant, ou plus tard à l’un des gardes. Mais ne tardez pas, les cuisiniers auront besoin de temps. L’estomac rempli d’une bile amère et froide, Grigor se demanda s’il aurait plus jamais faim. Comprenant aussitôt, avec la certitude du condamné, l’ironie de cette question, il faillit éclater de rire. Mais des larmes brûlantes perlèrent à ses paupières. Ravalant la cruauté tranchante de sa lucidité, il serra les dents. C’était ça braver la mort. — Je me moque de votre repas, fit-il rudement, je veux des vêtements propres et une baignoire. Ma mort sera peut-être un spectacle pour le peuple de Solkara, mais il est hors de question que je monte sur la potence sale et puant comme un vulgaire brigand. Vous l’avez souligné, j’ai été duc de Solkara et marquis avant ça. Pronjed réfléchit quelques instants avant d’opiner. — Je dois en référer à la reine, naturellement, mais cela me semble une requête raisonnable. Je vais lui conseiller de vous l’accorder. Ce n’était pas grand-chose, presque rien en vérité, mais alors que sa vie n’était plus qu’une question d’heures, cette infime marque de courtoisie prenait une plus grande ampleur. — Merci, ministre, fit Grigor. Le Qirsi se détourna. — Ministre, attendez ! l’appela le prisonnier. Il n’était pas certain de la formulation à donner à la question qui lui brûlait les lèvres, il n’était pas plus sûr que Pronjed, qui le regardait de nouveau, y répondît mais sa curiosité se révéla plus forte que toutes ses incertitudes. — Combien sont morts cette nuit-là ? Il vit le visage du ministre se raidir. Pendant quelques secondes, il crut que le Qirsi allait l’insulter. — Je pense qu’il n’y a aucun mal à vous le dire, se résigna-t-il enfin d’une voix glaciale. Vous allez peut-être même être déçu. Vous en avez tué cinq, deux Eandi, trois Qirsi. — Les deux Eandi, ce sont des ducs ? Pronjed acquiesça. — Ceux de Tounstrel et Noltierre. Vidor et Bertin. Avec Chago de Bistari, dont la rumeur disait qu’il avait péri entre les mains d’assassins envoyés par Solkara, c’étaient les deux ennemis les plus acharnés de Carden. S’ils avaient vécu, aucun doute qu’ils eussent causé les pires ennuis au nouveau régent de Solkara. Numar avait obtenu beaucoup en une seule nuit, probablement plus qu’il n’était même capable d’imaginer. — Je n’arrive pas à savoir si vous êtes déçu ou satisfait, constata Pronjed. — Ni l’un ni l’autre, répondit sombrement Grigor. Je vous l’ai expliqué : je n’ai empoisonné personne, je me moque bien de savoir qui est mort et qui est vivant. Le Qirsi sourit. — Un assassin n’aurait pas mieux dit. Vous prétendez n’avoir empoisonné personne et vous vous moquez éperdument des vies perdues comme des nombreuses qui ont été sauvées. Il aurait dû se défendre. Il y avait peut-être une chance, fût-elle infime, qu’un signe de compassion le sauvât de son exécution. Il était au-delà de ça. L’Idiot avait gagné. Les ducs et la reine le considéraient depuis longtemps comme un homme cruel et sans pitié. Numar n’avait fait que leur fournir plus de raisons de le haïr. Comme un épéiste de talent, son frère avait utilisé la plus grande force de Grigor – sa redoutable réputation – et l’avait retournée contre lui, à son propre avantage. — Vous avez raison, ministre. Je me moque des vies prises ou sauvées. Je vais être exécuté moi-même demain matin. Je n’ai posé cette question que par simple curiosité. Il tourna le visage. S’il avait pu tourner le dos, il l’aurait fait. — Laissez-moi, maintenant. Je suis fatigué de votre compagnie et de votre jugement. Il s’attendait à une réplique, une dernière joute verbale, mais il n’entendit que le raclement des bottes sur la pierre et les pas du ministre qui s’éloignait. Le garde aux cheveux blonds pénétra dans sa cellule et déposa une assiette de nourriture et un gobelet d’eau aux pieds du prisonnier. Grigor ne leva pas les yeux ni ne se baissa pour manger. Il aurait aimé lui demander l’autorisation de passer quelques minutes à la fenêtre. Il se moquait du froid mais le ciel, les nuages, la sensation du vent propre et frais lui manquaient terriblement. Malgré son désir, il ne put se résoudre à l’exprimer. Rien ne lui disait que l’homme accéderait à sa requête, alors il resta silencieux, retenu par ses chaînes, fixant le sol de pierre, les yeux sur les joints qui séparaient les dalles. Bien que la proximité de sa fin ne fut jamais loin de ses pensées, il ne songeait pas à la mort. Il pensait à son père et à sa mère, à son enfance passée à courir après Carden et ses amis, ou à être tyrannisé par eux jusqu’à ce qu’il pleure, puis reproduise quelque temps plus tard les mêmes cruautés sur Henthas et Numar. Il pensa à sa femme et à ses nombreuses maîtresses, à ses fils, qui se battaient entre eux comme lui et ses frères l’avaient fait. Il avait envoyé un message à Renbrere pour que ses fils ne viennent pas, même pas pour sa mort. Et il s’apercevait qu’il avait secrètement espéré qu’ils vinssent quand même afin qu’il pût, une dernière fois, les voir. Personne ne croyait en son innocence, peut-être eux l’auraient-ils cru. Mais la plupart du temps, il ne songeait à rien. Il écoutait les bruits du château. Le craquement des épées de bois des soldats qui s’entraînaient dans la cour au pied de la tour ; le sifflement du vent sur les remparts au-dessus de sa cellule ; l’écho lointain des cloches qui sonnaient sur la ville, marquant la lente, l’inexorable fuite du temps jusqu’à sa pendaison. Bien qu’il les eût entendues, il n’avait aucune idée de l’heure quand un bruit de bottes approcha de sa porte. Aux voix qui les accompagnaient, il comprit avant même de voir leurs visages que ses frères arrivaient. — Voulez-vous que je les fasse entrer ? questionna le garde. Grigor acquiesça. — Est-ce que vous pouvez aussi me débarrasser de ça ? demanda-t-il en désignant sa nourriture. Le soldat ne répondit pas mais, après avoir ouvert la porte à Henthas et Numar, il prit l’assiette en laissant toutefois le gobelet. Ses frères enlevèrent leurs épées et leurs dagues et les tendirent au garde lorsqu’il passa devant eux pour quitter la pièce. — Descendez au pied de l’escalier, lui ordonna Numar. Nous souhaitons parler une dernière fois en privé à notre frère. — Non ! s’exclama Grigor. Restez où vous êtes. Tout ce que nous pouvons dire peut l’être devant témoins. Grigor, voyant le garde hésiter, crut qu’il allait rester. Numar dut aussi s’en apercevoir, car il désigna Henthas. — Cet homme est votre duc, et je suis le futur régent de la nouvelle reine. De qui prenez-vous vos ordres, de nous ou de ce traître ? Vous m’avez compris ? — Parfaitement, monseigneur. Il lança un bref regard à Grigor avant de fermer la porte et de s’enfuir vers les escaliers comme un enfant fautif. C’était peut-être dû à la lumière, la vive clarté des rayons du soleil jouant avec la lueur des torches qui éclairaient le corridor, mais Grigor crut saisir une lueur d’excuse dans les yeux du jeune homme. — Tu ne croyais tout de même pas que je le laisserais entendre ma confession ? demanda Numar lorsque les bruits de pas se furent tout à fait tus. Grigor regarda brièvement Henthas pour juger sa réaction. — Il sait, commenta Numar avec un sourire. Henthas coula vers le plus jeune un regard mêlé de crainte et de haine, un vrai regard de chacal. — Il a d’abord été horrifié et puis, quand je lui ai offert le duché, il a vite retrouvé la raison. Numar contemplait son frère d’un œil amusé. — Je pense qu’il prévoit de s’en prendre à moi, à un moment ou un autre, dans l’espoir sans doute d’hériter la régence. Il me faudra alors le tuer. Mais pour l’heure, nous sommes tous les deux ravis d’assister à ta pendaison. — Tu vas vraiment le laisser faire ? demanda Grigor en ignorant le cadet. — Pourquoi pas ? répondit Henthas avec un haussement d’épaules. La régence ne m’aurait jamais été proposée. Avec ta mort, je peux au moins être à la tête de Solkara. — Tant qu’il te le permet. S’il a été capable de me faire ça, qu’est-ce qui l’empêchera de te tuer toi aussi quand il voudra le duché ? — Tu oublies, mon frère, intervint Numar, que Henthas est aussi responsable que moi de ton sort. Il n’a peut-être pas conçu le plan, mais il est aussi impliqué que s’il en avait eu l’idée. — Carden et toi n’avez jamais compris combien je vous haïssais tous les deux, fit Henthas. Peut-être que tu t’en rends compte à présent. Grigor les regarda à tour de rôle. Il ne savait que répondre. Henthas, avec ses traits fins, ses yeux bleu sombre, était celui des deux qui ressemblait le plus à leur père. Comme Carden et comme lui-même. Tandis que Numar, s’il était plus proche du physique de leur mère – grand, mince, ses cheveux de la couleur des blés, ses yeux d’un brun riche et profond –, il avait le tempérament et l’intelligence de Tomaz. Enfant, quand ses aînés, avec leurs épées, disputaient des combats dans des jeux de guerriers, Numar, sur les genoux de leur père apprenait ce qu’était la noblesse, le commandement des armées, et les ruses de la cour. Dans le monde de l’enfance, où la force physique était tout, il était le plus faible. Mais au fil des ans, il avait aiguisé son esprit pour en faire une arme redoutable, une de celles contre lesquelles aucun de ses trois frères ne pouvait rivaliser. Grigor, enchaîné au mur, découvrait son benjamin sous un jour nouveau. — Regarde-le, Henthas, ironisa Numar, le même sourire sur son visage encore juvénile. Il est muet. Tu as réussi ce que je n’ai jamais obtenu : réduire le Chacal au silence. Grigor le dévisagea jusqu’à ce que son sourire s’efface devant une expression de vague malaise. — Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Numar d’une voix tendue. — Un homme que je croyais connaître. Un frère qui s’est débrouillé pour devenir plus que je n’ai jamais été, mais surtout, je regarde le futur roi d’Aneira. À ces mots, Numar retrouva son sourire. — En effet. La porte de la prison du château de Solkara s’ouvrit au moment où les premières cloches de la journée retentissaient sur la ville. L’aube était à peine levée. Deux gardes franchirent l’arche de pierre, suivis par le traître et une seconde paire de soldats. Chofya se tenait devant l’entrée, sa fille, la future reine, à ses côtés. Les frères du traître étaient derrière elle. Brall, avec le reste des ducs et leurs ministres formaient une ligne derrière eux. Plus d’un millier de soldats, la plupart de Solkara mais aussi beaucoup venus des autres duchés du royaume, étaient là, épées tirées, leurs jeunes visages empreints de gravité. C’était un matin froid. Le ciel avait la couleur terne d’une armure et quelques flocons de neige tombaient sans bruit sur le château et ses remparts. Grigor, en tenue de soldat – une chemise brun-gris, des pantalons assortis, des bottes de cuir et un étui vide à sa ceinture – se tenait parfaitement droit. La tête levée, son regard était plein de défiance. Lorsqu’il s’arrêta devant la reine, entouré de ses gardes, il la dominait de toute sa stature, de sorte qu’on aurait dit, par une étrange inversion des rôles, que c’était lui l’inquisiteur et elle la prisonnière. Chofya de son côté semblait s’être remise de l’atteinte portée à sa vie. Son visage était aussi pâle que celui d’un Qirsi, et elle était si mince qu’elle paraissait fragile, mais elle tenait debout sans aide et, lorsqu’elle prit la parole, ce fut d’une voix claire et forte. — Grigor, duc de Solkara, marquis de Renbrere, vous êtes accusé de meurtre par empoisonnement, trahison contre la reine d’Aneira, et violences envers le Conseil des Ducs. Souhaitez-vous parler avant que la sentence ne soit rendue ? — Seulement pour répéter ce que j’ai déjà dit. Je suis innocent des crimes dont on m’accuse. Je suis victime d’une machination orchestrée par ceux qui ont le plus à gagner à mon exécution. Je parle de mes frères, bien que cela me soit pénible. Je suis leur victime autant que vous, Votre Altesse. Et même bien plus, étant donné que vous survivrez à cette journée à laquelle je ne survivrai pas. Un murmure de colère parcourut les rangs des soldats. — Qu’on le pende ! hurla un homme. Plusieurs autres manifestèrent bruyamment leur approbation. Chofya s’autorisa un sourire sévère. — Comme vous le constatez, vos protestations n’ont pas beaucoup de valeur pour les hommes d’Aneira. Vous n’êtes pas fait pour être roi et vous n’êtes pas digne de marcher parmi les forces vives de ce grand royaume. C’est pourquoi, avec le consentement du Conseil des Ducs et le soutien de mon peuple, ainsi que sous le regard d’Ean et de ses serviteurs ici présents, j’ordonne que vous soyez pendu pour haute trahison, puis écartelé et démembré comme tous ceux qui trahissent le royaume et la couronne. Que Bian vous montre sa pitié. L’expression de Grigor ne changea pas, mais son visage pâlit et ses genoux fléchirent. Les deux gardes le soutinrent. Chofya fit un signe de tête puis se tourna et, prenant sa fille par la main, se mit en marche vers la porte de la ville. Numar et Henthas la suivirent ainsi que les gardes qui escortaient Grigor, les ducs et les ministres et enfin les soldats. — Avez-vous déjà assisté à une exécution, ministre ? demanda Brall à Fetnalla qui marchait à ses côtés. — Non, monseigneur. — C’est assez… perturbant. Même en des circonstances comme celles-ci, je ne pense pas qu’on puisse y trouver une quelconque satisfaction. — Oui, monseigneur. Alors que les ducs franchissaient la porte, la procession ralentit. — Je n’ai pas pu m’empêcher de vous entendre, Brall, reprit Tebeo derrière eux. Penseriez-vous que Grigor ne devrait pas mourir ? Le duc, sans se tourner vers Dantrielle, secoua la tête. — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Mais je ne vois pas l’intérêt de faire d’une exécution un événement public. C’est une mise à mort, pas un festival. Tebeo acquiesça silencieusement. Quelques instants plus tard, ils débouchaient dans la ville de Solkara. La foule compacte rassemblée dans les rues, jusque sur la pente raide qui entourait le château, criait des obscénités à Grigor et applaudissait la reine, sa fille et les ducs sur leur passage. Brall, alors que le peuple l’acclamait lui aussi, cherchant même à toucher ses vêtements comme s’il était un héros, ne put s’empêcher un mouvement de recul. Il comprenait la nécessité de punir un traître, surtout s’il était aussi dangereux que Grigor, mes les débordements fiévreux de la foule le perturbaient. — Et vous, avez-vous assisté à beaucoup d’exécutions, monseigneur ? lui demanda Fetnalla. — Beaucoup non, quelques-unes. — Est-ce que les condamnés clament toujours leur innocence jusqu’à la fin ? Il lui jeta un coup d’œil. Elle attendait sa réponse, une expression presque enfantine dans le regard. — Certains oui, la plupart. Mais pas tous. Pourquoi ? La jeune femme haussa les épaules. — Le duc, commença-t-elle en regardant devant elle, accuse ses frères alors qu’il n’a plus rien à y gagner. — Vous pensez qu’il est innocent ? — Jusqu’à ce matin, non. Mais je m’attendais à ce qu’il avoue. Face à… ce qui l’attend, je pensais qu’il se confesserait et ferait la paix avec les dieux. — Vous ne pouvez pas attendre d’un homme tel que lui qu’il se comporte comme vous ou moi, ministre. C’est un assassin et un traître. Vous avez entendu parler de cet espion eibitharien repéré à Solkara il y a quelques jours. — En effet, monseigneur. — Depuis le début, nous nous demandons si l’empoisonnement de la reine et des ducs ne cachait pas autre chose. Je crois que nous avons la réponse. Grigor n’était pas de mèche avec la conspiration qirsi mais plutôt avec nos ennemis du Nord. — Grigor l’a reconnu ? Brall se tourna de nouveau vers elle. Encore une fois, elle attendait sa réponse, les yeux écarquillés. — Non, dit-il, il ne l’a pas fait. — Est-ce que les soldats ont trouvé les… espions ? Brall secoua la tête. — Pas encore, mais je suis sûr qu’ils ne vont pas tarder. — Bien sûr, monseigneur. Il lui semblait que sa ministre était déçue, qu’elle tenait à ce que Grigor soit de mèche avec la conspiration plutôt qu’avec les Eibithariens, comme si c’était préférable. Il ne comprenait pas sa logique, mais il y avait longtemps qu’il avait cessé de chercher à comprendre les cheveux-blancs, même ceux qui étaient à son service, même elle. Depuis quelques jours, bien qu’il restât méfiant, il recommençait à croire que Fetnalla lui était fidèle. Au-delà de cette confiance fragile, les Qirsi lui semblaient insondables. À ses yeux, ils étaient une nécessité regrettable dans un pays dont les cours avaient pris l’habitude de s’appuyer trop lourdement sur leur magie et leurs visions douteuses de l’avenir. — Le fait est, Fetnalla, reprit-il en revenant à elle, que nous ne pouvons espérer comprendre un homme tel que Grigor. Il se peut qu’il s’accroche à l’espoir d’une grâce. Il croit peut-être, dans une logique perverse, que ses actes sont justifiés et que les dieux le récompenseront de son défi. Quel que soit son raisonnement, je suis sur que le royaume sera plus sûr après sa mort. — Oui, monseigneur. Ils poursuivirent en silence jusqu’à la place du marché. Bien avant d’arriver aux premières échoppes, Brall vit la potence. Dressée sur une haute estrade de bois, elle dominait les ruelles noires de monde et les étals. Son aspect rudimentaire lui conférait une solidité brutale, la chaude clarté des poutres de bois nouvellement coupées offrait sur le ciel gris et froid un contraste saisissant. Une foule vociférante, réclamant la mort de Grigor et saluant à grands cris l’arrivée de la reine et de sa fille, accueillit leur venue. Les soldats se précipitèrent en avant pour ouvrir un chemin à Chofya, Kalyi et les ducs. Ils durent aussi repousser le peuple qui, à la vue de Grigor, tenta de l’arracher à son escorte. Il leur fallut un certain temps mais Pronjed, le prélat du château et les quatre gardes qui protégeaient Grigor finirent par arriver au pied de l’escalier de bois qui conduisait au gibet. Ils montèrent. Sous les cris de la foule, le prélat offrit au traître une dernière chance de repentir. Lorsqu’il refusa, muet et le visage livide, la foule le conspua à pleins poumons et réclama sa mort. Le bourreau, un homme grand et de forte carrure, vêtu d’une longue robe brune à capuchon, monta lentement sur l’estrade. Les soldats lièrent les mains de Grigor derrière son dos et glissèrent le nœud coulant autour de son cou. Les acclamations redoublèrent. Fetnalla détourna les yeux. — C’est une vision difficile à soutenir, reconnut Brall, surtout la première fois. Mais aucun de ceux qui y assistent ne risque de l’oublier. Ceux qui seraient tentés de s’en prendre à la couronne réfléchiront à deux fois, quant à ceux qui espéraient vengeance de l’acte commis contre la reine et le Conseil des Ducs, ils s’en iront, contents de voir que justice a été rendue. La Qirsi ne répondit rien. Au pied de la potence, le bourreau attrapa la corde et, après un bref regard à Pronjed qui acquiesça, tira fermement. Sous les approbations rugissantes de la foule, Grigor fut soulevé. Le traître battit plusieurs fois des pieds, son corps se balança d’avant en arrière, puis ses paupières s’affaissèrent sur ses yeux révulsés tandis que le rictus de la mort, découvrant ses dents, s’emparait de son visage. Le bourreau le maintint en l’air, le temps que ses traits commencent à se relâcher, puis il le fit descendre, défit le nœud coulant et coupa les liens qui attachaient ses poignets. L’homme allongé sur la plate-forme de bois était brisé, mais il était vivant. On apporta les couteaux. À ce moment, même Brall fut obligé de détourner les yeux. Il n’avait pas besoin de regarder. Les quelques cris poussés dans l’assemblée lui apprirent qu’on éventrait et qu’on démembrait le pendu. Les paroles rituelles du bourreau : « Voici le cœur d’un traître » s’élevèrent au-dessus de la foule, fascinée d’horreur. C’était presque terminé. Quelques minutes plus tard, les gardes descendaient les marches. Chacun portait une partie du corps de Grigor. Le bourreau suivait, la tête de Grigor sur une pique. Les cavaliers chargés de disperser le corps du traître aux quatre coins du royaume attendaient devant le peuple. Certains quittaient déjà la place du marché pour le château afin d’assister à l’exposition de la tête sur les remparts. La justice, disait un proverbe, est à la fois prompte et patiente, aussi bienfaitrice que cruelle, aussi équitable que tyrannique. Jamais ces mots n’avaient paru plus justes à Brall. En compagnie de Fetnalla, il suivit Chofya vers le château. L’exécution était terminée. À midi, pour la première fois depuis l’empoisonnement, le Conseil des Ducs se réunit dans le bureau de la reine. Celle-ci était présente, bien sûr, ainsi que sa fille et les deux frères survivants de Grigor. Henthas, comme Brall le constata avec déplaisir, affichait les couleurs rouge, noir et or de Solkara et s’installa au milieu des autres ducs. Numar, en bout de table, occupait une place d’honneur, avec la reine, Pronjed et Kalyi. Lorsque tous les ducs et leurs ministres furent arrivés et installés, Chofya se leva. — Après les drames de ces jours derniers, commença-t-elle, je suis heureuse de vous annoncer des nouvelles d’un autre ordre. Numar, marquis de Renbrere, le plus jeune frère de mon mari le roi, a accepté d’être le régent de ma fille Kalyi dès son investiture sur le trône d’Aneira. Brall coula un regard vers Tebeo. Son visage rond affichait un profond soulagement. — Il a également accepté que le Premier ministre de Carden, Pronjed jal Drenthe, soit confirmé dans ses fonctions. Des émissaires ont été mandatés sur les terres de Renbrere afin que ses affaires lui soient envoyées à la Cité royale, où il vivra désormais. Elle s’écarta légèrement pour laisser la parole à Numar qui se leva en souriant. — Je suis honoré de la confiance que m’a accordée la reine Chofya en me demandant d’être le régent de sa fille jusqu’à ce que notre nouvelle reine soit en âge de diriger Aneira. Au vu des événements qui se sont déroulés depuis les funérailles de mon frère, il eût été compréhensible, même au risque d’une guerre civile, que le Conseil des Ducs se détournât de la maison de Solkara. Je vous suis profondément reconnaissant. Votre patience et votre attachement à la paix ont garanti la stabilité du royaume. J’espère être digne de la confiance que vous placez en moi. — Pardonnez-moi, Lord Renbrere, intervint le duc de Rassor, mais je dois vous demander pourquoi votre frère est ici. Nous n’avons rien contre vous, mais Henthas a toujours été à la botte de Grigor. Il n’a aucune place dans ce conseil. Plusieurs ducs hochèrent la tête en signe d’approbation. Ansis et Tebeo en faisaient partie. — Je vous assure, mes seigneurs ducs, que Henthas n’a rien à voir dans le crime de Grigor. Il m’a donné sa parole de frère et de noble de Solkara. Je le crois. J’ai l’intention de me consacrer entièrement à mon devoir de régent. Je n’aurais donc que peu de temps pour m’occuper des affaires de Solkara. Ni moi, ni aucun de mes frères, n’a de fils en âge de succéder à Grigor, le titre de duc échoit donc à Henthas. Rassor ne semblait toujours pas satisfait. Brall n’éprouvait pas beaucoup d’affection pour Numar mais, en l’occurrence, il devait reconnaître qu’il avait raison. Celui-ci dut sentir l’appréhension des autres, car il poursuivit : — Messeigneurs, je vous en prie. Vous m’avez confié le destin de notre royaume et celui, jusqu’à sa majorité, de notre jeune reine. Le nom du chef de Solkara n’est qu’un détail en comparaison. Mon frère et moi allons vivre ensemble ici même. Je vous donne ma parole de veiller personnellement à ce qu’il dirige Solkara d’une main ferme. Henthas se hérissa. — Je ne suis pas un cheval à dompter, protesta-t-il d’une voix dure et pleine d’amertume. Et puisque vous semblez pressés de l’oublier, je vous rappelle que je suis le plus âgé des derniers fils de Tomaz. À ce titre, le royaume d’Aneira m’était destiné de plein droit. Que j’aie abandonné ce titre et la régence ne vous suffit donc pas, voulez-vous aussi m’arracher mon épée ? Numar se tourna vers son frère, un sourire visiblement forcé sur les lèvres. — Encore une fois, mon frère, tu te fais parfaitement comprendre. — Je n’aime pas le savoir au château avec Kalyi, poursuivit Rassor avant de s’adresser à la reine. Pardonnez-moi, Votre Altesse, mais je crains pour sa vie. — Comme nous tous, Lord Rassor, répondit Chofya. Mais nos craintes n’ont rien à voir avec Henthas. Elle n’est qu’une enfant et le royaume compte de nombreux ennemis. C’est la raison pour laquelle je suis si heureuse que Numar ait accepté de prendre la régence et de garder Pronjed. Sur ce sujet, ainsi que sur tous les autres, je fais entière confiance au frère de mon mari. Je suis sûre que Henthas sera un excellent duc et que la maison de Solkara va prospérer sous sa conduite. Cette déclaration mettait un terme à la discussion. Brall pourtant était loin d’être satisfait et encore moins rassuré, et il était sûr de ne pas être le seul, mais Chofya avait parlé. Poursuivre sur ce sujet eût été remettre son jugement en cause, et aucun des ducs n’en éprouvait la moindre envie. — L’investiture de Kalyi aura lieu demain matin, poursuivit la reine. Vous êtes tous conviés, naturellement, comme le peuple entier de Solkara. Mais j’imagine, après la cérémonie, que beaucoup d’entre vous souhaiteront rentrer chez eux. Presque un cycle s’est écoulé depuis la mort de Carden. Il est temps que notre deuil s’achève. Elle considéra l’assemblée d’un œil grave. — Comme je l’ai dit tout à l’heure, reprit-elle, Aneira compte de nombreux ennemis. Ils vont nous observer, chercher des signes de faiblesse. Il est absolument impératif que nous n’en montrions aucun. Retournez sur vos terres, auprès des vôtres et faites savoir autour de vous que nous avons une nouvelle reine, guidée par un régent fort et compétent. Les ducs restèrent quelque temps silencieux. Puis Brall se leva. Les autres l’imitèrent. Même Henthas. — À vos ordres. Votre Altesse, fit Brall. Ils s’inclinèrent devant elle puis devant sa fille. Avisant le sourire de l’enfant, embarrassé et terriblement juvénile, Brall sentit son cœur se figer. Certains des ducs et leurs ministres commençaient à se retirer. Brall et Fetnalla leur emboîtèrent le pas. Dans le couloir, ils, attendirent Tebeo et Evanthya. Ils sortirent du château en silence. Dans la cour, où ils se sentaient libres de parler, Dantrielle se tourna vers Brall : — Qu’en penses-tu ? demanda-t-il. Avons-nous raison de nous méfier de Henthas ? Dans l’air froid, son souffle produisait des nuages de vapeur. Brall lâcha un profond soupir. — Henthas est bien le dernier de nos soucis, remarqua-t-il sombrement. Nous venons de placer le royaume entre les mains d’une enfant et d’un homme qui jusqu’à peu était considéré comme l’Idiot de la famille. — Détrompe-toi, Brall, Numar n’est pas un imbécile. J’en suis sûr. — Je le sais bien. Mais il est plus jeune qu’Ansis et il est à peine plus âgé que le nouveau duc de Mertesse. Il ne sait rien de la façon dont diriger un royaume. — Tu oublies que c’est le fils de Tomaz et qu’il a le soutien de Chofya et Pronjed, ils l’aideront. De toute manière, même s’il était stupide et seul, ajouta-t-il, je le préférerais à n’importe qui d’autre, ou presque. Brall, à contrecœur, dut admettre que son ami n’avait pas tort. Depuis quelques jours, il entendait les mêmes propos dans la bouche de nombreux ducs. Mieux valait l’Idiot que le Chacal. C’était devenu une sorte d’aphorisme. Bien qu’il n’eût rien de concret à leur opposer, cette réflexion ne lui apportait aucun soulagement. Comment aurait-il pu en être autrement avec la conspiration qui s’étendait sur les Terres du Devant et la présence d’espions d’Eibithar dans le royaume ? Tout avait commencé avec sa dague, la lame de cristal qu’il avait offerte au roi, le soir de son arrivée à Solkara. Ce dîner fatal lui semblait si lointain. Il n’avait pas guidé la main du roi, bien sûr, Carden avait agi seul contre lui-même et le royaume, mais il se souvenait des soupçons de Fetnalla envers le Premier ministre. Des doutes auxquels même la ministre de Tebeo avait fait écho quelques jours plus tard. Et voilà qu’ils se reposaient sur Pronjed pour aider Numar à diriger le pays, et ils espéraient, en plus, que ce jeune noble fut capable de réagir si le ministre s’avérait perfide. Quelle ironie ! Jamais le sort d’Aneira ne lui avait semblé aussi incertain. Et, ce qui le troublait encore plus, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était en partie responsable, que quelque chose d’essentiel lui avait échappé. 5 Evanthya n’avait jamais assisté à aucune investiture. Elle avait entendu les récits de la grande célébration qui avait suivi le sacre de Tomaz IX. Comparé à ce qu’elle voyait, si elle en jugeait d’après ce que Brall et Tebeo racontaient, il lui semblait que le couronnement de Kalyi était des plus modestes. Vêtus de leurs plus beaux atours, les nobles d’Aneira étaient rassemblés dans le grand hall du château de Solkara, comme lors des funérailles du père de la fillette. Les cuisiniers avaient préparé les mets les plus fins, le maître de chais sorti ses meilleurs crus de Sanbiri qui s’écoulaient, carafe après carafe, entre les tables, mais aux yeux de Fetnalla, le faste était assombri, comme si ceux qui étaient venus souhaiter long règne à leur nouvelle reine avaient cruellement conscience des difficultés qui s’étendaient devant la jeune souveraine et des dangers qui la menaçaient. Dès les premières lueurs de l’aube, les nobles eandi se mettraient en route vers leurs châteaux, conscients, pour la première fois depuis deux siècles et demi, que le royaume n’avait pas de roi à sa tête. Un fait qui semblait peser très lourd sur leurs épaules. La plupart des nobles de rang inférieur, après leurs ultimes vœux et dernières révérences devant Chofya, la nouvelle reine et Numar, se retirèrent très tôt. Assis à la table d’honneur, Brall et Tebeo n’avaient pas d’autre alternative que de rester jusqu’à la fin du banquet. Tandis que le bruit des conversations diminuait et que le grand salon se vidait, Fetnalla se tourna vers Evanthya, un air discrètement interrogateur dans le regard. Evanthya acquiesça tout aussi discrètement, s’excusa modestement auprès de ses voisins et quitta la salle à son tour. Elle traversa lentement les couloirs et sortit dans l’air froid de la cour. Les nuages s’étaient amincis. Les deux lunes, au milieu de leur arc nocturne, brillaient sur le ciel sombre. Panya, juste au-dessus du rempart ouest de la forteresse, blanche et lumineuse, n’était pas plus épaisse qu’une lame incurvée tandis qu’Ilias, presque à son zénith, baignait le château d’une lueur rougeâtre. C’était le cycle de Qirsar, le dieu de la magie qirsi. De toutes les légendes lunaires, aucune n’était plus importante aux yeux des sorciers. Dans quelques nuits, celle des Deux Lunes, leurs pouvoirs seraient plus grands que tous les autres jours de l’année. Et lors de la Nuit de l’Apogée, la dernière du cycle, lorsque aucune des deux lunes ne brillerait au firmament, ils seraient inexistants. Aucun Qirsi n’était épargné par cette épreuve. Elle ne durait pas plus que la nuit, Evanthya pourtant, ne put s’empêcher de frissonner. L’air était aussi tranquille qu’au début de la soirée. L’odeur des feux qui brûlaient à grand renfort de bois dans toutes les cheminées du château de Solkara parvenait jusqu’à la jeune femme. Frileusement, elle serra son manteau sur ses épaules. Quelques instants plus tard, des bruits de pas résonnèrent derrière elle. Elle se tourna. Fetnalla émergeait de l’arche de pierre. Son amie approcha. Elles se dévisagèrent et échangèrent un baiser rapide et inquiet. — Viens, dit Fetnalla en indiquant les jardins d’une main légère. Elles marchèrent, suivant leurs ombres pâles sur le chemin dallé. Elles restèrent d’abord silencieuses. Toutes les épreuves qu’elles avaient traversées depuis leur arrivée à Solkara troublaient encore Evanthya. Elle ne savait que dire ou qu’attendre de Fetnalla. La dispute qui les avait déchirées avant l’empoisonnement semblait ridicule aujourd’hui, et si lointaine qu’elle était presque oubliée. Elles avaient pourtant du mal à en parler, et elles ne s’étaient pas retrouvées seules depuis l’arrivée de Tebeo. — Je ne sais pas quand nous nous reverrons, fit enfin Fetnalla. Un léger sourire éclaira le visage d’Evanthya. — Attention, la dernière fois qu’on a dit quelque chose de semblable, le roi est mort moins d’un cycle après. Fetnalla acquiesça. — Nous avons perdu beaucoup de temps, fit-elle sans se départir de sa gravité. Enfin moi. Je suis désolée. — Nous en avons déjà parlé, Fetnalla. Tout est pardonné, des deux côtés. — Je sais. Mais il y a tant de choses dont nous aurions dû discuter. Et nous n’avons plus le temps. — Nous en avons maintenant. Fetnalla s’arrêta pour la regarder. La lueur d’Ilias se reflétait dans ses yeux jaunes. — D’accord. Cet homme avec lequel tu as parlé en ville, es-tu sûre qu’il ne fait pas partie de la conspiration, ou qu’il n’a pas été envoyé par les seigneurs d’Eibithar ? Evanthya s’attendait à cette question. Elle avait parlé à Fetnalla de sa conversation avec le Glaneur au cours de la Nuit de l’Apogée du cycle lunaire de Bohdan, quelques heures après avoir laissé le Qirsi et son jeune compagnon dans la taverne. Elles avaient dû parler à voix basse et choisir leurs mots avec soin. Après la nouvelle de l’évasion sensationnelle de l’espion eibitharien par la porte sud, tous les gardes étaient en alerte. Même dans la chambre d’Evanthya, sans les serviteurs et la porte close, elles avaient eu peur d’être entendues. Étant donné le sujet de leur conversation, un mot de trop aurait pu convaincre un soldat qu’elles étaient des traîtres. Elle avait fait de son mieux pour rassurer Fetnalla, mais tous ses apaisements n’avaient fait qu’alimenter les craintes de son amie. — Aussi sûre que possible, répondit-elle. — Ce n’est pas très rassurant. — Je ne crois pas que ce sont des espions, Fetnalla. Quand le plus jeune a parlé, et que j’ai reconnu son accent, le Glaneur n’a pas nié qu’il venait d’Eibithar. Et leur intérêt pour l’assassin semblait sincère. Contrairement à ce qu’auraient fait des membres de la conspiration, ils ne m’ont rien demandé d’autre. Ils savaient que je suis ministre de Dantrielle, mais ils n’ont pas cherché à apprendre quoi que ce soit sur le duc ou la reine, en dehors de s’enquérir de leur santé. — Quand même, fit Fetnalla, il t’a dit qu’il était Glaneur. Mais si c’est eux qui se sont enfuis, il est bien plus que ça. — Même les Glaneurs ont d’autres pouvoirs. — Vents et brumes, Façonnage ? Tu as entendu ce que les gardes ont dit. C’était plus qu’un Glaneur, Evanthya. Cet homme est au moins aussi puissant que nous. Evanthya pouvait difficilement protester. Elle pensait la même chose. Quel que fut leur engagement, ces hommes, le jeune garçon comme le Qirsi, étaient bien plus que ce qu’ils prétendaient. — Crois-tu que l’assassin a tenté de tuer le plus jeune ? Tu as dit qu’il avait des cicatrices. — Sur le visage, précisa Evanthya, et elles ne semblaient pas le résultat d’une tentative d’assassinat. Et puis d’après ce que l’on sait du chanteur, il n’est pas du genre à échouer. Elle repoussa une mèche de son front et croisa les bras sur sa poitrine. — Le Glaneur est resté évasif sur la question. Il n’a pas déclaré que l’assassin lui a causé ces blessures, il a affirmé qu’il en était responsable. Il l’a répété deux fois. — Une distinction étrange, commenta Fetnalla. — C’est ce que je me suis dit. Mais en prononçant ces mots, une idée saugrenue lui vint à l’esprit. Quand elles avaient appris les événements qui avaient secoué Eibithar pendant la saison chaude, aucune d’elles n’avait émis l’hypothèse du rôle de la conspiration. Les propos du Glaneur, et l’accent de son compagnon, donnaient un tout autre éclairage à la question. À cette lumière, elle était obligée de considérer une éventualité stupéfiante, mais logique. — À quoi penses-tu ? lui demanda Fetnalla. — Et si cette précision n’était pas si étrange ? répondit-elle. Plus elle songeait à cette conversation avec le Glaneur et l’Eandi, plus elle en était convaincue. Le garçon avait retenu son attention, il exprimait ce mélange de force et de fragilité, de maturité et de puérilité dont seuls les nobles étaient capables. — Que veux-tu dire ? demanda Fetnalla. — L’espion eibitharien, expliqua la jeune femme en croisant le regard de son amie, je pense qu’il s’agit de Tavis de Curgh. — Celui qui a tué la fille de Kentigern ? — Celui qui a été accusé du meurtre. Celui qui a été torturé par son père dans les cachots de Kentigern. — Tu crois sincèrement qu’il aurait pu venir ici ? — Peut-être. S’il est assez désespéré pour trouver l’auteur du crime dont on l’accuse. Le Glaneur m’a dit qu’il ne pouvait pas m’en révéler plus sur le rôle de l’assassin sans mettre la vie de son compagnon en danger. Sur le coup, je n’ai pas très bien compris où il voulait en venir. Mais s’il s’agit de Tavis, c’est parfaitement logique. — Tu penses qu’il est innocent, qu’il est libre de se promener dans les Terres du Devant ? Aux dernières nouvelles, il était en exil à Glyndwr, sans soutien, haï de tous. — J’ai entendu dire qu’il n’est jamais allé à Glyndwr, et pour ce qui est de sa culpabilité… Elle resta songeuse quelques secondes. — Conspiration ou non, reprit-elle, bien décidée à aller au bout de son raisonnement, nous avons vu notre propre royaume glisser au bord de la guerre civile. Eibithar a vécu la même situation. C’est plutôt curieux, tu ne trouves pas ? Et si la conspiration était derrière tout ça ? N’est-ce pas cette réflexion qui nous a poussées à engager le chanteur ? Fetnalla considéra cette suggestion, les yeux sur la lune rouge. — Oui, on peut voir les choses sous cet angle, admit-elle en revenant à son amie. Répète-moi ce que tu as dit de l’assassin au Glaneur. — Très peu de choses. Que nous l’avions engagé pour tuer un homme dont nous sommes sûres qu’il appartient à la conspiration. — Est-ce que tu lui as dit où était cet homme ? — Non. Il m’a posé la question, mais j’ai refusé de lui répondre. Fetnalla approcha d’elle. — Tu en es absolument certaine ? — Oui. Pourquoi ? — Parce que, s’il s’agit de Lord Tavis, et que le Glaneur vient lui aussi d’Eibithar, ils doivent savoir que le traître s’est réfugié à Mertesse, et ils sauront exactement où aller pour trouver l’assassin. Cette perspective aurait dû l’effrayer, elle terrorisait visiblement Fetnalla, mais Evanthya, certaine de ne pas se tromper sur l’identité du jeune homme, se contenta de hausser les épaules. — Tu as raison, ils sauront. Mais ils devraient être aussi contents que nous de le voir mort. Il était très tard lorsque Kalyi et sa mère retournèrent dans leurs appartements. Bien qu’elle fût trop grande et trop lourde pour son jeune front, Kalyi portait toujours la couronne de son père. Elle était reine désormais et cette situation lui semblait bien étrange. Depuis qu’elle était née, sa mère était reine. Elle ne comprenait pas pourquoi la mort de son père devait changer cet état de fait. D’habitude, sa mère laissait sa nourrice lui mettre ses vêtements de nuit et la coucher. Mais ce soir, elle faisait tout elle-même. Sa mère avait l’air triste et fatigué, comme son père avant sa mort. Lorsque Kalyi fut couchée, sa mère s’assit à son chevet et lui caressa longuement les cheveux à la lumière des bougies. Elle avait toujours l’air aussi fatiguée, mais au moins souriait-elle. Kalyi tourna le regard vers la couronne posée sur la table à côté de son armoire. — Est-ce que je vais être obligée de porter la couronne de Père tous les jours ? demanda-t-elle. — Tu es reine maintenant. Tu diriges Aneira. La couronne montre au peuple que tu es à sa tête pour le guider. — Je ne peux pas mettre la tienne à la place ? Je suis reine, comme tu l’étais, et je suis sûre qu’elle m’irait mieux. Sa mère lâcha un rire léger. — Tous les rois d’Aneira ont porté la couronne de ton père, depuis des siècles, et elle est bien plus belle que la mienne. — Non. — Nous en parlerons demain. Nous demanderons au Premier ministre et à ton oncle Numar ce qu’ils en pensent. Peut-être seront-ils d’accord pour que tu portes la mienne jusqu’à ce que tu grandisses. Elle se pencha et déposa un baiser sur le front de sa fille, puis se leva pour la laisser. — Attends, lui dit Kalyi en la retenant par le bras. S’il te plaît. — Je suis fatiguée, Kalyi et il est tard. — Je sais. Juste un peu. Sa mère s’assit et caressa la chevelure de sa fille en souriant. — Est-ce que nous devons faire la guerre maintenant ? demanda Kalyi. — J’espère bien que non, lui répondit sa mère légèrement étonnée. — Père disait toujours qu’un roi doit conduire ses armées au combat. — Les rois font bien d’autres choses que de combattre, mon enfant. Ton père avait tendance à l’oublier parfois. — Mais si nous devons aller en guerre… — Si nous devons aller en guerre, l’interrompit sa mère, ton oncle Numar conduira l’armée, pas toi. Il est ton régent. Cela signifie qu’au cours des prochaines années, c’est lui qui t’aidera à diriger le royaume et à apprendre comment être reine. Comme ça, lorsque la régence s’achèvera, tu sauras que faire. — Et quand va-t-elle s’achever ? — Le jour de ta Révélation. — Ma Révélation ? s’exclama l’enfant les yeux écarquillés, mais c’est dans mille ans ! — Pas autant ! répondit sa mère en riant. — Est-ce qu’oncle Numar va me protéger aussi ? Le sourire de sa mère s’évanouit. — Pourquoi penses-tu avoir besoin de protection ? — À cause de ce que cet homme a déclaré aujourd’hui au Conseil des Ducs, il avait peur pour ma vie. — Cet homme est le duc de Rassor, fit sa mère d’une voix où pointait la contrariété, et il aurait mieux fait de se taire. — Tu as dit que tu étais d’accord avec lui. Tu as dit que vous étiez tous inquiets pour moi. — J’ai dit ça ? Kalyi acquiesça. — Pourquoi t’inquiètes-tu ? À cause d’oncle Henthas, de ce qu’a raconté le duc ? Sa mère sourit, bien qu’aux yeux de Kalyi, elle n’eût pas l’air joyeux. — Je ne crois pas que Henthas te fasse le moindre mal. Mais tu es à la tête du royaume maintenant, et nous avons beaucoup d’ennemis sur les Terres du Devant. — Comme Eibithar ? — Oui, les Eibithariens sont nos ennemis. Ils ne sont pas les seuls. Ils peuvent penser, à cause de ta jeunesse, que le royaume est affaibli. C’est la raison pour laquelle Numar est à tes côtés. Aneira n’est pas dirigé par une enfant démunie. Nous devons le leur montrer. C’est pourquoi nous avons tous besoin que tu sois très forte et très courageuse. Penses-tu pouvoir y parvenir ? Kalyi acquiesça une nouvelle fois, et le sourire de sa mère sembla sincère. — Tu crois qu’oncle Grigor m’aurait fait du mal ? — Je t’en prie, ma chérie. Il est l’heure de dormir, pas de poser des questions. — Excuse-moi, Maman. Bonne nuit. Mais sa mère resta assise, les yeux sur la flamme du chandelier. — Grigor était un homme amer et cruel, fit-elle. Il voulait être roi et se moquait bien de ceux qu’il devait blesser ou tuer pour atteindre le trône. — Je suis contente qu’il soit mort, déclara l’enfant. Elle savait que ce n’était pas un sentiment très noble, mais c’était la vérité et son père comme sa mère lui avaient toujours appris qu’il fallait dire la vérité. Sa mère l’observa attentivement avant de détourner les yeux. — Moi aussi, murmura-t-elle. Puis elle se pencha et déposa un nouveau baiser sur le front de sa fille avant de souffler la bougie. — Bonne nuit, mon amour. — Bonne nuit, Maman. Elle regarda sa mère s’en aller avant de s’enrouler dans ses couvertures de sorte que ses bras et ses jambes ne pussent plus bouger. Avec les volets fermés, la seule lumière provenait du feu qui brûlait dans la cheminée. Elle donnait une lueur mouvante et orangée à tout ce qu’elle voyait et créait des ombres étranges qui dansaient sur les murs et le plafond. « Nous avons tous besoin que tu sois très forte et très courageuse », lui avait dit sa mère. Elle ne se sentait pas forte. Elle se sentait petite, terriblement petite. La couronne de son père était trop grande pour elle ; le trône dans lequel elle était assise pendant la cérémonie de la journée était immense. Elle avait eu l’impression d’être un bébé sur la monture d’un soldat. Lors de son investiture, elle était la seule enfant de l’assistance. Elle le savait parce qu’elle en avait cherché d’autres, même quand le prélat récitait des paroles qu’elle aurait dû écouter. D’autres enfants vivaient au château, certains qirsi, d’autres eandi. La plupart étaient ses amis. Parce qu’elle était la fille du roi, tous les enfants voulaient jouer avec elle et voir où le roi vivait, dormait et préparait ses batailles. Mais aucun d’entre eux n’avait été invité à la cérémonie. Ou aucun d’entre eux n’avait voulu venir. Kalyi n’avait pas vu un seul de ses amis depuis la mort de son père. Elle passait la plupart de ses journées avec sa mère, ou bien avec sa nourrice, ou avec le prélat, qui la faisait prier dans le cloître dès qu’il la voyait. Avant, elle en avait assez de ses leçons. Depuis quelques jours, elle était impatiente de revoir ses professeurs. Elle se demandait, maintenant qu’elle était reine, si elle en aurait encore. Mais surtout, elle se demandait si les autres enfants voudraient toujours être ses amis. Ils n’aimeraient peut-être pas devoir lui faire la révérence et l’appeler « Votre Altesse ». Elle aurait été heureuse de leur dire de ne pas le faire, mais elle n’était pas sûre d’avoir le droit. Elle ne savait pas ce qu’être reine voulait dire. C’était pour ça qu’elle avait besoin d’oncle Numar. La seule chose dont elle était sûre, c’était qu’elle pouvait être courageuse. Elle ne serait peut-être jamais aussi forte que son père ou que les soldats de son armée, mais elle n’aurait pas peur. Elle avait pleuré le matin où sa mère lui avait annoncé la mort de son père, mais elle n’avait pas pleuré depuis, et elle n’avait aucune intention de le faire. Comme elle n’avait aucune intention de se laisser impressionner par les Eibithariens. Il y a quelques jours, on avait découvert un espion d’Eibithar à Solkara. Kalyi avait entendu des gardes en parler. Bien que tout le monde eût l’air effrayé, même sa mère, Kalyi n’avait pas eu peur. Son père lui avait souvent répété qu’un soldat devait apprendre à maîtriser sa peur. La première fois, elle n’avait pas compris, mais il lui avait expliqué : — On a toujours peur un jour ou l’autre, lui avait-il dit par une belle après-midi ensoleillée alors qu’ils marchaient sur les remparts qui surplombent la rivière. Mais un bon soldat doit être capable de voir au-delà de sa peur, de vaincre son esprit comme il vainc l’ennemi sur un champ de bataille. Si la peur est dominée, tu peux faire des plans pour la victoire. Quand tu découvres que tu as peur de la mort, mais que tu ne te laisses pas dominer par elle, tu réfléchis à la meilleure façon de te battre pour l’éviter. Un soldat qui va au combat en pensant qu’il va mourir va certainement mourir ; un roi qui conduit son armée en imaginant la défaite court à la défaite. Kalyi savait qu’elle n’était pas un soldat, ni un roi, mais elle comprenait que le conseil de son père marchait aussi bien pour les reines et les princesses. Les ducs d’Aneira avaient peur que Henthas la tue et que les espions d’Eibithar détruisent le royaume. Mais elle était reine à présent et elle refusait de laisser ces choses se produire. Elle avait encore besoin d’apprendre comment être reine, comment se protéger et protéger le pays de ses ennemis, mais Numar, Pronjed et sa mère l’aideraient. Quant à Henthas, elle se méfierait de lui. Si elle devait le voir, elle s’assurerait qu’il y ait quelqu’un d’autre avec elle. De toute manière, elle n’aurait pas peur de lui, parce que sinon, il lui ferait du mal. C’était ce que son père avait dit. La seule chose qu’elle ne comprenait pas, c’était la mort de son père. Son père, elle en était sûre et certaine, n’avait peur de rien ni de personne. Mais il était mort, il s’était tué – avait-elle entendu dire – de ses propres mains. Kalyi savait ce que cela signifiait, comme elle savait que se donner la mort était une violation d’un des préceptes d’Ean, même si elle n’arrivait pas à se souvenir duquel. Mais à ses yeux, une personne ne pouvait se tuer que si elle avait terriblement peur de quelque chose. Sa mère lui avait dit qu’il l’avait fait parce que le chirurgien du château lui avait annoncé qu’il était mourant, mais Kalyi savait que son père n’avait pas peur de la mort. Il le lui avait affirmé. Puisque celle-ci n’était pas la bonne, il y avait donc une autre raison. Elle la découvrirait. Elle n’était pas encore vraiment reine, parce qu’elle était trop jeune, mais elle pouvait être forte et brave, comme sa mère le lui avait dit, et puis surtout, elle pouvait trouver pourquoi son père, qui n’avait peur de rien, était mort. * Yaella, depuis son fauteuil près de la cheminée, observait son duc attentivement, tâchant de jauger sa colère. Il se tenait devant le feu, les yeux sur les flammes, le dos tourné et les mains croisées derrière lui. Une de ses mains était si crispée que ses jointures étaient blanches ; l’autre entourait le poing, comme pour le retenir. — Je lui ai dit de ne pas venir, prononça Rowan d’une voix dure. Il se tourna pour la regarder brièvement avant de revenir aux flammes. — Je m’en souviens parfaitement. — Je m’en souviens aussi, monseigneur. Elle s’efforçait de garder un ton neutre. Comme toujours depuis l’arrivée de Shurik à Mertesse, elle se trouvait prise entre son désir de le défendre et la nécessité du respect qu’elle devait à son duc. — Mais beaucoup de choses ont changé depuis. — Pas ma position sur ce sujet. Cet homme reste un traître. Je lui ai donné asile parce qu’il a aidé mon père et que je me dois d’honorer la parole des Mertesse, mais je ne l’ai pas fait ministre. Il me semble trop pressé de l’oublier, ce qu’il ne cesse de faire depuis son arrivée dans mon château. Cela non plus n’a pas changé. Il était bien le fils de son père. Il ne s’agissait pas seulement de ses yeux bleus et de son front proéminent. Il avait hérité la fierté et l’entêtement, l’emportement et la rancune. Et sa jeunesse le rendait bien plus difficile à manipuler que Rouel ne l’avait été. Au cours de ses dernières années, le duc avait commencé à reconnaître ses défauts, et même appris à en rire. Rowan n’avait pour l’heure aucun sens de l’humour. — Pardonnez-moi, monseigneur, mais je suis plus coupable que Shurik. Depuis qu’il est arrivé au château, nous sommes devenus… intimes. Lorsqu’il a appris la nouvelle de notre empoisonnement par Grigor, je pense que son inquiétude à mon sujet a été plus forte que le sens de son devoir envers vous. Je veillerai à ce que cela ne se reproduise plus. Je vous présente toutes mes excuses. Elle prenait un risque en avouant sa liaison, mais il n’était pas très grand. Elle et Shurik ne s’étaient pas montrés aussi discrets qu’ils auraient dû. Elle était sûre que Rowan n’ignorait pas qu’ils fussent amants. Si ça n’était pas le cas, ce n’était qu’une question de jours avant qu’il ne l’apprenne. Mieux valait que ce fût de sa bouche. Le duc lui tournait toujours le dos, comme si son aveu l’embarrassait. — Cela ne l’excuse pas, fit-il d’un ton buté. Yaella perçut néanmoins qu’elle avait émoussé sa colère. — Bien sûr que non, monseigneur. Je suis sûre que Shurik comprend son erreur et qu’il s’excusera lui-même. Il a toujours besoin de votre protection. Je serais désolée de savoir que son affection pour moi pourrait vous pousser à lui refuser l’asile que vous lui avez généreusement accordé. À ces mots, Rowan se retourna. — Il n’est pas question de ça, Premier ministre. Je ne vais pas le chasser. La parole de mon père, c’est la parole des Mertesse. Elle a été donnée, je la respecterai. Son visage se crispa. — Quoi qu’il m’en coûte. Qu’il reste aussi loin de moi que possible, reprit-il néanmoins. Vous me pardonnerez ma franchise, mais je n’aime pas cet homme, pas du tout. — Je comprends, monseigneur. Si vous le souhaitez, Shurik et moi rentrerons à Mertesse en queue de cortège. Il acquiesça. — Qu’il nous rejoigne aux portes de la ville. Yaella se sentit pâlir. — Aux portes de la ville ? — Évidemment. Il est hors de question qu’un habitant de Solkara me voie en sa compagnie. Son regard se fit plus aigu. — Y a-t-il un problème, Premier ministre ? — Oui, monseigneur. Je lui ai dit de nous rejoindre devant les portes du château, pas celle de la ville. Je ne sais pas si j’aurais le temps de lui faire parvenir un nouveau message. Rowan pinça les lèvres. — Vous auriez dû vous montrer plus avisée, Yaella. J’ai toujours été parfaitement clair concernant les sentiments qu’il m’inspire. Il semble qu’il ne soit pas le seul à laisser ses affections obscurcir son jugement. Yaella baissa les yeux, comme il s’y attendait. — Oui, monseigneur. Il hocha la tête. Ses yeux parcoururent la pièce, mais l’évitèrent. — Très bien, déclara-t-il enfin. J’imagine qu’il n’y a pas grand-chose à faire. Débrouillez vous pour que je ne le voie pas et veillez à ne pas vous faire remarquer. Nous partirons après la plupart des nobles. On ne l’apercevra peut-être pas. — Oui, monseigneur. Encore une fois, je vous présente mes excuses. — J’aimerais que nous soyons hors de la ville aux cloches de midi. Occupez-vous de prévenir les hommes et de faire seller les chevaux. Qu’ils soient prêts à temps. Elle se leva, pressée de le quitter. — Bien sûr, monseigneur. Vous pouvez compter sur moi, tout sera prêt. Il acquiesça une dernière fois et se tourna sans un mot vers les flammes. C’était une réaction qu’aurait pu avoir son père. Mais Rouel se serait montré plus énergique, moins proche du mutisme buté d’un enfant grognon. Yaella s’inclina et quitta la pièce, soulagée de le laisser à ses bouderies d’enfant gâté. Elle comprenait enfin pourquoi Shurik s’était montré si empressé de servir le Tisserand, et pourquoi il s’était révélé si acharné à la convaincre d’en faire de même. Elle trahissait la maison de Mertesse depuis plusieurs années. À cette époque – Rouel était encore en vie –, cela la perturbait. Bien que prévenue des défauts du vieux duc, elle nourrissait une certaine affection à son égard. Elle se souvenait de sa mort, lors du siège de Kentigern. L’image était si vive qu’elle en frissonnait encore. Le chagrin qu’elle avait éprouvé s’était adouci, mais il ne s’était pas entièrement éteint. Elle n’était pas sûre qu’il ne s’effaçât jamais. Au fond, elle avait décidé de rejoindre le mouvement en dépit de Rouel, pas à cause de lui. Si elle avait été au service de Rowan, son choix eût été beaucoup plus facile. Elle trouva les soldats de Mertesse dans la cour du château. Ils suivaient l’entraînement des hommes de Solkara, parlaient et riaient tranquillement entre eux. À son approche les conversations et les rires se turent. Les hommes eandi agissaient toujours de la sorte. Yaella se demandait pourtant si c’était parce qu’elle était Qirsi, ministre ou bien femme. Qu’elle fût les trois n’était sans doute pas étranger à cette réaction. — Le duc souhaite que nous partions avant les cloches de midi, annonça-t-elle en s’arrêtant devant eux. Sa voix n’était pas très chaleureuse, mais après tant d’années en compagnie des Eandi, elle ne se sentait pas plus à l’aise avec eux, qu’eux avec elle. — Assurez-vous d’être prêts et que les chevaux le soient aussi. — Bien, ministre, répondit le plus gradé d’entre eux. Elle hésita puis opina avant de s’éloigner. — Est-ce que ça va, ministre ? lui demanda l’homme dans son dos. Yaella se retourna, stupéfaite. L’homme était large d’épaules, épais de cou, grand, comme tous les soldats de Mertesse, comme tous les combattants eandi qu’elle n’avait jamais rencontrés. Ils se ressemblaient tant qu’elle les croyait parfois sortis d’un même moule, un moule dans lequel les ducs et les rois auraient puisé sans relâche les recrues dont ils avaient besoin pour leurs batailles. Et voilà que l’un d’entre eux, identiques aux autres, s’enquérait de sa santé comme un vieil ami. — Pardonnez-moi, fit-il en se méprenant sur la stupéfaction qui se peignait sans doute sur son visage. Mais nous avons entendu dire que certains Qirsi avaient plus de mal à se remettre que d’autres. — Cela m’a pris du temps, mais je me sens beaucoup mieux, merci. Elle se disait qu’elle aurait dû se montrer plus diserte, mais elle était incapable de trouver les mots adéquats. — C’est très aimable à vous de vous en soucier, fit-elle néanmoins. La stupidité de sa réponse la mortifia. — Pas du tout, répondit l’homme aimablement. Nous serons prêts avant les cloches. — Merci, fit-elle avant de détaler. Elle avait toujours considéré que trahir la maison de Mertesse était trahir son duc. En s’éloignant des soldats, Yaella comprenait que sa trahison allait beaucoup plus loin. Elle avait combattu avec l’armée de Mertesse. Pour autant qu’elle le sût, les hommes avec lesquels elle venait de parler étaient avec elle à Kentigern, ils s’étaient abrités sous les brumes qu’elle avait conjurées pour eux, ils l’avaient protégée avec leurs armes et leurs boucliers. Ne les trahissait-elle pas, eux aussi ? Shurik se serait moqué d’elle. Ils étaient tous des Eandi, comme Rowan. Ils s’inquiétaient de sa santé parce qu’ils craignaient d’avoir besoin de ses pouvoirs au cours de leur voyage de retour. Les routes de la Grande Forêt étaient pleines de brigands, certains allaient en bandes. Les soldats voulaient simplement savoir si elle serait capable de conjurer sa magie pour eux. L’homme pourtant avait paru sincère et désintéressé. Elle aurait préféré qu’il ne le fût pas. Elle retourna dans sa chambre et rassembla les quelques effets qu’elle avait emportés à Solkara avant de les ranger dans sa sacoche. Puis elle descendit dans la cour et se dirigea vers les écuries du château. Son cheval, blanc et superbe dans le soleil du matin, était déjà sellé. Rowan n’était pas là mais, dans le froid, le reste du détachement attendait son chef. Il arriva en compagnie de Chofya, Kalyi, le Premier ministre et les frères Renbrere. Les Solkariens firent brièvement leurs adieux. Rowan répondit maladroitement. Yaella avait du mal à croire, tant la différence entre son duc et l’homme distingué qui allait diriger le royaume était immense, que Rowan était à peine plus jeune que Numar. En quelques secondes, le jeune duc fut en selle et dirigeait sa troupe hors des remparts du château de Solkara. Comme elle s’y était engagée, Yaella resta à l’arrière, guettant Shurik. Le Qirsi semblait connaître le duc mieux qu’elle. Car plutôt que les attendre à découvert, là où Rowan et ceux qui étaient venus assister à son départ auraient plus le voir, il resta caché jusqu’à l’arrivée de Yaella, et il attendit que la troupe parvienne à la place du marché pour venir à ses côtés sans se faire remarquer. — Je me doutais que tu serais à l’arrière pour que ton duc n’ait pas à me supporter, souffla-t-il à voix basse en souriant. Elle aurait aimé protester, adoucir l’offense, mais elle ne l’aurait pas trompé. Shurik était lucide. Et puis il était sans doute aussi heureux qu’elle de voyager derrière les autres. — Bien vu. — Il m’en veut d’être venu à Solkara ? — Beaucoup. Mais je lui ai dit que ta passion pour moi avait aveuglé ton jugement. Il la dévisagea, un sourire large et surpris sur le visage. — C’est vrai ? — J’ai peut-être dit sentiment, ou affection, à la place de passion, sinon, oui, à peu de chose près, ce sont mes mots. — Qu’a-t-il répondu ? Elle sourit. — Pas grand-chose. — Eh bien, c’est une bonne nouvelle. Le rire clair de Yaella leur attira les regards renfrognés des soldats devant eux. La compagnie arrivait devant les portes nord de la ville. Elles furent franchies sous les épées des gardes, dressées en l’honneur du duc. Sur la route qui longeait la rivière, Shurik reprit leur conversation. — Alors, il veut que je quitte le château ? — Non. Si c’était lui qui t’avait donné asile, il t’aurait peut-être mis dehors. Mais c’est son père qui t’a accordé protection. Il se sent obligé d’honorer cette parole. Son regard, attiré par le vol d’un corbeau qui planait au-dessus d’eux, se détourna de lui. — S’il t’avait demandé de partir, qu’est-ce que ça aurait changé ? poursuivit-elle. Je crois me souvenir que tu m’as dit, le jour de ton arrivée à Solkara, que notre… ami t’avait envoyé sur une mission. — Notre ami m’a dit de découvrir Grinsa, répondit Shurik dans un murmure. Or il s’avère que c’est Grinsa qui m’a trouvé. Yaella revint sur lui. Il regardait droit devant lui, le visage fermé, la mâchoire tendue. Il lui avait brièvement parlé de sa rencontre avec le Glaneur, mais ses visites au château étaient si brèves et si discrètes, qu’ils ne s’étaient pas étendus sur la question. Elle savait que Lord Tavis de Curgh était avec le Glaneur, et qu’ils s’étaient enfuis par les portes sud de la ville, c’était tout. — Tu n’as pas besoin de le raconter à notre ami, fit-elle en surveillant les soldats qui chevauchaient devant eux. Dis-lui simplement que tu as repéré Grinsa, comme il te l’a demandé. — Ce n’est pas aussi facile. Il a fui, et je n’ai aucune idée de l’endroit où il s’est réfugié. L’avoir trouvé ne sert à rien, si je ne sais pas où il est. — Il ne pensait tout de même pas que tu pouvais arrêter Grinsa contre son gré ! s’exclama la ministre. Pas si cet homme est ce que nous soupçonnons. Shurik la regarda. — Ce ne sont plus des soupçons, Yaella, il l’est. Il a conjuré des vents et des brumes pour échapper aux gardes, et il a fracassé leurs armes. Il se peut même qu’il ait parlé à mon cheval pour l’obliger à me désarçonner. Tout ça de la part d’un homme qui prétend n’être que Glaneur, ça fait beaucoup. Je suis sûr que c’est un Tisserand. — Autant de raisons pour que notre ami te pardonne. Tu ne pouvais pas espérer l’arrêter seul. — Je n’aurais pas dû me laisser surprendre, et encore moins me faire voir. Voilà ce qu’il va me dire. Grinsa s’est échappé parce que j’ai eu peur, c’est pour ça que j’ai appelé la garde de Solkara. Notre… ami m’a confié une mission et j’ai échoué. Il secoua la tête, ses yeux pâles hantés d’une sombre lueur. — J’ai échoué, répéta-t-il. C’est la deuxième fois. La dernière, il m’a presque tué, cette fois, il n’hésitera pas. Yaella se sentit prise d’un tremblement. Juste après l’échec du siège de Kentigern, lorsque Shurik était venu se réfugier à Mertesse, le Tisserand l’avait convoqué en rêve. Elle et Shurik dormaient ensemble. Elle s’était réveillée pour le découvrir tordu de souffrances, en nage, en proie à la plus horrible des agonies. Incapable de le réveiller, elle avait dû attendre à ses côtés, impuissante et horrifiée, tandis qu’il endurait le courroux du Tisserand. — Tu as dit toi-même qu’il avait besoin de toi, avança-t-elle en s’accrochant au seul espoir qui leur restait. Tu m’as expliqué qu’il avait fini par comprendre combien tu lui étais utile. Tu es toujours le seul d’entre les…, d’entre nous capable de l’identifier. — Je n’en suis plus si sûr, Yaella. Je sais que notre ami s’est tourné vers moi, mais je ne peux pas imaginer être le seul à connaître le visage de Grinsa. S’il veut me tuer, rien ne l’arrêtera. — Et si tu retrouvais Grinsa ? Je veux que tu reviennes à Mertesse avec moi, tu le sais, mais tu ferais sans doute mieux de te mettre à la recherche du Glaneur. Si tu le découvres avant qu’il ne te rende visite, notre ami n’aura nul besoin de savoir ce qui s’est passé à Solkara. Shurik réfléchit quelques instants. — Je sais où va Grinsa. À Mertesse. Il n’a pas le choix. Je l’ai reconnu, et je sais ce qu’il a fait pour s’échapper. Je sais qu’il est Tisserand et il sait que je le sais. Il n’a pas d’autre choix que de me tuer. — Alors ne reviens pas avec moi. — Ça ne changera rien ! s’exclama-t-il brusquement. Les soldats qui les devançaient se tournèrent une fois de plus vers eux. — Ça ne changera rien, répéta Shurik plus calmement. Tu ne comprends pas, Yaella ? Si ce n’est pas l’un qui me tue, c’est l’autre. Ou notre ami me punit d’avoir échoué, ou Grinsa me tue pour protéger son secret. Peu importe la main qui le fera, je suis mort. Il n’y a que deux Tisserands sur les Terres du Devant, ajouta-t-il plus sombre que jamais, et je me suis débrouillé pour me les mettre à dos. Elle resta muette. Si Shurik avait raison, il n’avait nul endroit où se cacher. Même les murs de Mertesse ne pouvaient le protéger d’hommes capables de pénétrer ses rêves. — En fait, je ne devrais pas retourner à Mertesse, fit-il d’une voix si basse qu’elle dut se pencher sur sa selle pour l’entendre. Je devrais partir aussi loin de toi que possible. Ce n’est pas parce que je suis condamné que tu dois mourir aussi. — Non, protesta Yaella en secouant la tête. Tu te trompes. Tu ne sais pas si notre ami a l’intention de te tuer et, malgré tout, rien ne te permet d’affirmer avec certitude que Grinsa est un Tisserand. Tu es plus en sécurité au château. Il sera moins facile à Grinsa de t’atteindre. Notre ami peut te trouver n’importe où, mais pas le Glaneur. — Et toi ? — Grinsa ne sait rien de moi, et l’autre ne peut se permettre de se débarrasser de nous deux. Ne t’inquiète pas pour moi. Il est plus important de songer à ta sécurité qu’à la mienne, et ce sera plus facile à Mertesse. Elle lui adressa un sourire empreint de tristesse. — Je suis Qirsi, comme toi, Shurik. Nous ne sommes peut-être pas Tisserands, mais ensemble, nous pouvons peut-être nous protéger. Elle lui tendit la main. Il la prit et la serra en lui rendant son sourire. Pourtant, quelques instants plus tard, il la lâchait, le visage de nouveau sombre. — Je ne sais pas comment tout cela est arrivé, Yaella. Ces hommes nous dirigent tous, Qirsi comme Eandi, vers une guerre terrible, différente de toutes celles qui se sont jamais déroulées sur les Terres du Devant. Une guerre entre Tisserands. Et je ne sais pas comment je m’y suis pris, mais je me suis mis entre les deux. 6 Curtell, Braedon Lorsqu’il eut pris connaissance du message, toute trace de couleur déserta le visage de l’empereur. D’une main tremblante, il se couvrit la bouche, comme s’il craignait que les nouvelles en provenance d’Aneira ne le fissent hurler. — Qu’Ean vienne à notre secours ! lâcha-t-il dans un souffle. Il leva une seconde ses petits yeux verts remplis d’horreur sur Dusaan. — Ce sont des animaux, haut chancelier ! Nous nous sommes alliés à des brutes démoniaques ! Dusaan aurait aimé arracher le parchemin des doigts dodus qui le tenaient en tremblant, et prendre connaissance de son contenu, mais il fut obligé d’attendre que l’empereur le parcourût une seconde fois, gémissant comme un enfant gâté. — Si Votre Éminence me permettait de lire…, suggéra-t-il à bout de patience. — Quoi ? sursauta Harel en levant les yeux. Oh, oui, bien sûr. Il tendit le parchemin à Dusaan. Quand son ministre l’eut pris, le monarque s’enfonça dans son fauteuil et ferma les yeux. Il semblait terrassé. Dusaan apprit l’empoisonnement et l’exécution de Grigor sans la moindre réaction. La mort des deux ducs ne le troublait pas davantage que la perte de trois ministres qirsi. En servant des nobles eandi, ils trahissaient leur peuple. Ils ne méritaient pas sa pitié Leurs vies n’avaient pas plus de valeur que la vie des Eandi. Il resta imperturbable jusqu’à ce qu’il comprenne qu’un des Qirsi en question était le Premier ministre de Bistari, un des sorciers à son service. Il avait subi beaucoup de pertes ces derniers temps, il pouvait difficilement se permettre une nouvelle disparition. — Par les démons et toutes les flammes ! s’exclama-t-il les dents serrées. — Je sais bien, répliqua Harel. La reine avait survécu, sa fille aussi. Si Grigor avait réussi à couper toutes les têtes de la maison de Solkara, la Suprématie aurait été tellement affaiblie que la guerre civile serait devenue inévitable. Le choix de la fille comme successeur de Carden et celui de Numar de Renbrere comme régent promettaient au moins d’assurer un minimum de stabilité au royaume. Il ignorait le rôle qu’avait joué Pronjed dans cette affaire mais, que ce fût le résultat d’une réflexion talentueuse ou d’une chance inouïe, le Premier ministre s’était débrouillé pour éviter que le chaos, en s’abattant sur le royaume d’Aneira, ne remette ses plans en cause. Une bonne chose, Dusaan n’aurait pas aimé devoir tuer un autre de ses lieutenants. Il rendit le parchemin à l’empereur en prenant soin de conserver une mine contrariée. — Est-ce que nous voulons vraiment nous allier avec des gens pareils, haut chancelier ? — Ces nouvelles sont inquiétantes, Votre Éminence, reconnut le ministre songeur. Mais elles ne font que confirmer, une fois de plus, le destin de Braedon à diriger toutes les Terres du Devant. Une telle corruption, de tels crimes de la part d’un des six royaumes ne peuvent conduire qu’à leur déclin et à notre gloire. — En effet, approuva l’empereur, joyeusement. Bien parlé, haut chancelier. — Aussi affreux que soient ces événements, poursuivit Dusaan, leur répercussion sur nos plans ne devrait pas être considérable. — Non ? — La maison de Solkara est toujours à la tête du royaume. Bien que Lord Renbrere puisse avoir besoin d’un peu de temps pour gagner la confiance de ses ducs et celle de l’armée, surtout après le crime de son frère, je ne doute pas qu’il accueille favorablement une ouverture de l’empire. Harel se redressa, visiblement intéressé par les propos de Dusaan. — Et cette fille, et la femme de Carden ? — Elles ne sont rien, Votre Éminence. C’est Numar qui dirige Aneira, sinon officiellement, du moins dans les faits. Il nous suffit de gagner sa confiance pour assurer notre succès. — Alors l’invasion peut se dérouler comme nous l’avons prévu. — Le temps venu, oui. Numar ne sera pas prêt avant plusieurs cycles. Nous pensions devoir attendre une demi-année avec la mort de Carden, cela me semble un délai toujours valable. Six ou sept cycles, peut-être un peu plus, mais nous n’aurons aucun besoin d’attendre plus longtemps. L’empereur opina et, ce faisant, son regard tomba sur le parchemin. — L’empoisonnement est une chose terrible, souffla-t-il à voix basse. C’est une technique de lâche, une arme de… Il allait poursuivre mais se ravisa, embarrassé. Dusaan savait exactement ce qu’il pensait. « Le poison est une arme qirsi. » Cette remarque, aussi courante qu’un dicton, remontait au début de l’empire, quand les souvenirs des Guerres qirsi et de la trahison de Carthach étaient encore vivaces dans les esprits. Même ceux qui convoitaient la magie qirsi pour la sécurité et la prééminence de leur cour parlaient de la race des sorciers avec mépris. — Dusaan, reprit l’empereur d’une voix empreinte de timidité, comme s’il craignait ce qu’il avait à dire, avez-vous entendu les rumeurs concernant cette… conspiration qirsi ? Le haut chancelier attendait cette question depuis longtemps, aussi n’eût-il aucun mal à garder sa contenance. Il s’étonnait même que le gros imbécile ne l’eût pas soulevée plus tôt. Il s’était souvent demandé si y répondre le mettrait mal à l’aise. Il découvrait au contraire qu’il devait lutter pour ne pas éclater de rire. — Oui, Votre Éminence, je les ai entendues. — Y accordez-vous quelque crédit ? — J’estime qu’il serait imprudent de les négliger, Votre Éminence. N’est-ce pas votre avis ? — Êtes-vous inquiet ? Une telle confiance, un tel aveuglement le stupéfiaient. L’empereur se comportait comme s’il n’avait jamais considéré la possibilité d’une éventuelle implication de Dusaan, encore moins l’idée qu’il en fût le chef. — Inquiet ? Le chancelier hocha la tête. — Non. Mais je prête une oreille attentive à ce qui se raconte. On ne sait jamais, un jour, les rumeurs peuvent devenir réalité. — Oui, bien sûr, répondit l’empereur en opinant si vivement de la tête que les chairs sous son menton se mirent à trembler. C’est très sage. Le regard de Dusaan se rétrécit. — Soupçonneriez-vous la conspiration qirsi d’être à l’origine de cet empoisonnement ? — Cela m’a traversé l’esprit. Après tout, il s’agit de poison, et… Et Ean préservait les Eandi d’être assez lâches pour glisser du laurier-rose dans le vin de la reine. Dusaan n’avait aucun mal à achever la phrase restée en suspend. — En effet. Votre Éminence. — Je n’insinue pas que tous les Qirsi soient capables de faire une chose pareille, ajouta vivement l’empereur. En tout cas, pas vous. Mais cela donne à réfléchir. — Évidemment. Si vous le souhaitez, je peux interroger les autres ministres sur ce qu’ils savent de la conspiration et ce qu’ils pensent de la responsabilité de ses chefs dans les récents événements survenus en Aneira. — Oui, Dusaan, je crois que c’est souhaitable. Le Tisserand, espérant que cet accord mettait fin à leur conversation, se détourna vers la porte, mais l’empereur ne lui donna pas congé. — Avez-vous remarqué, haut chancelier, que la plupart des meurtres attribués à la conspiration se sont déroulés hors de nos frontières ? L’empire a été largement épargné. Comme si la faiblesse des six autres royaumes appelait de telles tragédies, alors que notre force nous en préserverait. Encore une fois, le ministre dut se retenir pour ne pas éclater de rire. Braedon était épargné parce que Dusaan avait choisi de l’épargner. Il ne souhaitait surtout pas que l’empereur nourrisse la moindre suspicion envers ses Qirsi. Pas avant qu’il ait eu le temps d’engager l’armée et la flotte dans les opérations qu’il souhaitait mener. À cette heure, il commanderait peut-être assez de combattants qirsi pour ne plus avoir besoin des soldats de l’empereur, mais ce n’était pas encore le cas. — Je n’avais pas remarqué, Votre Éminence. Mais maintenant que vous le dites, il me semble évident que vous avez raison. Ces Qirsi doivent penser qu’ils peuvent affaiblir les autres royaumes, mais ils n’osent pas s’en prendre à vous. Harel, sourit, le visage bien trop béat. — Parfaitement, haut chancelier. Il n’empêche que l’heure est venue de prendre quelques précautions. — Quel genre de précautions ? s’enquit Dusaan, l’estomac noué. — Eh bien, commença l’empereur brusquement moins sûr de lui, je pense que nous ne devrions plus accueillir de nouveaux conseillers qirsi au palais. J’ai assez de ministres. Le Tisserand se détendit. — Cela me semble très sage, Votre Éminence. — Je crois aussi que nous devrions surveiller d’un peu plus près ceux qui me servent déjà. Il s’en trouve peut-être parmi eux qui souhaitent trahir l’empire. — Encore une fois, approuva Dusaan, cela me semble très prudent. — Et enfin, je pense que je dois prendre plus de décisions sans consulter aucun de mes Qirsi. Il jeta un coup d’œil rapide à son chancelier, avant de baisser les yeux sur son sceptre qu’il triturait négligemment. — Même vous, Dusaan. Je me rends compte que je me suis énormément appuyé sur vous. Peut-être trop. Dusaan aurait aimé le gifler, laisser l’empreinte brûlante de ses doigts sur la joue flasque de l’empereur. C’était assez dur d’être obligé de servir un homme pareil, de s’incliner devant lui, de lui prodiguer des honneurs qu’il ne méritait pas, mais de s’entendre dire combien son sort et celui du mouvement dépendaient des craintes capricieuses et futiles de Harel, c’était presque plus qu’il ne pouvait supporter. — À vos ordres, Votre Éminence, parvint-il à prononcer d’une voix qui lui semblait épaisse. Si vous le souhaitez, je vous laisse le soin de planifier l’invasion. Il imaginait mal l’empereur se saisir de l’occasion – la seule idée de conduire cette guerre le terrifiait – mais Dusaan se moquait qu’il le fît. Le chancelier voulait que Braedon entre en guerre contre Eibithar. Que l’empereur fût incompétent n’avait pas la moindre importance. Plus les armées eandi seraient faibles, plus il serait facile à ses Qirsi de les conquérir. Il valait mieux que Harel prenne le contrôle de l’invasion plutôt que celui du Trésor. Pour continuer de payer ses lieutenants, Dusaan avait besoin d’un accès libre aux richesses de Braedon. — L’invasion ? demanda l’empereur en se déplaçant inconfortablement sur son trône. Vous avez déjà tellement travaillé sur ce projet. J’aurais des remords à vous… ôter le plaisir d’aller jusqu’au bout. — Ne vous inquiétez pas pour moi, Votre Éminence. Cette invasion promet d’être l’achèvement de votre règne. Le plaisir d’aller jusqu’au bout vous revient, comme vous reviendra la gloire qu’elle ne manquera pas de vous apporter. — L’invasion, répéta Harel pensivement. Il s’humecta les lèvres. — J’avais en tête certaines affaires plus mondaines que je laisse quotidiennement à votre discrétion. — Oui, bien sûr, Votre Éminence, si vous souhaitez vous occuper de ces broutilles. L’empire vous appartient, je ne fais que vous servir. Mais il me semble qu’un homme sur le point de défier la moitié nord des Terres du Devant a mieux à faire que de se soucier de la collecte des dîmes, du contrôle des quotas de l’armée ou de la médiation des disputes ridicules entre ses seigneurs. À ses mots, le visage de l’empereur s’éclaira. — C’est ça ! Intervenir dans les disputes de mes seigneurs. C’est exactement le genre de choses auxquelles je pensais. Cela, me semble-t-il, relève de la responsabilité d’un empereur, plutôt que de celle de son chancelier. Vous comprenez, n’est-ce pas, Dusaan ? Le Qirsi haussa les épaules et recouvra son calme. — Je suppose, Votre Éminence, admit-il faussement contrarié. Si vous jugez nécessaire de prendre ces affaires en charge, je suis ravi de vous les abandonner. Pour être honnête, je suis heureux d’en être déchargé. Avec tout le respect que je dois aux seigneurs qui vous servent, on dirait qu’ils prennent un malin plaisir à se houspiller les uns les autres. Ils se vexent aussi facilement que des enfants et sont, au moindre prétexte, prêts à se battre pour la plus petite, la plus isolée de vos parcelles de terre. — Oui, je n’ai aucun mal à vous croire, approuva l’empereur en hochant la tête avec sagacité. Mais vous ne devez pas oublier une chose, Dusaan : ils ne savent pas ce qu’est diriger un empire. Leurs royaumes sont petits, si petits que la moindre des menaces envers leurs pouvoirs leur semble insupportable. Ces conflits doivent être résolus avec diplomatie, sinon ils risquent de dégénérer en guerre civile. Je suis sûr que vous comprenez. Il acquiesça de nouveau, comme pour se convaincre. — Je pense qu’il est préférable, à l’avenir, que je me charge moi-même de toutes les querelles susceptibles de diviser mes suzerains. — À vos ordres. Votre Éminence est très sage. Il hésita, en l’observant attentivement. Il avait hâte de quitter Harel, mais il devait être certain que le contrôle du Trésor lui était acquis. — Songez-vous à autre chose, Votre Éminence ? — Non, Dusaan, vous pouvez partir. Le chancelier s’inclina et se dirigea vers la porte. — Vous n’oublierez pas de parler avec les autres, lui rappela l’empereur au moment où le Qirsi posait la main sur la poignée. Dusaan s’arrêta, mais ne se retourna pas. — Les autres, Votre Éminence ? demanda-t-il en s’efforçant de masquer son impatience. — Les autres Qirsi. Vous m’avez dit que vous les interrogeriez sur la conspiration. Il se tourna vers Harel. — Oui, bien sûr, pardonnez-moi, Votre Éminence. J’avais oublié. Je vais les convoquer dans mon bureau immédiatement. L’empereur fronça les sourcils. — Est-ce que ça va, Dusaan ? — Parfaitement, Votre Éminence. — Cela ne vous ressemble guère d’oublier des choses pareilles. — J’ai beaucoup de soucis en tête, Votre Éminence. L’idée de cette conspiration doit me sembler tellement troublante que j’aurais oublié cette tâche en particulier. Il se força à sourire. — Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe immédiatement. — Très bien, Dusaan, merci. Le Qirsi s’inclina de nouveau, sortit de la pièce et se dirigea à grands pas vers ses appartements. Parler de la conspiration avec les autres comportait des risques. Aussi doué qu’il fût dans l’art de dissimuler ses sentiments, il allait avoir du mal à supporter les récriminations indignées auxquelles les sous-chanceliers et les ministres serviles de Harel n’allaient pas manquer de se livrer. Pourtant, loin de craindre cette discussion, il l’attendait avec impatience. Un jour ou l’autre, il devrait bien finir par trouver des alliés au sein même de la cour impériale, parmi le cercle des conseillers de l’empereur. L’heure de la révolte approchait. Son besoin de rester dans l’ombre devait céder devant la nécessité de réunir une armée de sorciers. Si la plupart des ministres de Harel ne lui inspiraient que du mépris, certains se révélaient prometteurs et d’autres détenaient des pouvoirs qui lui seraient utiles le temps venu. Il n’avait aucune intention de commencer sa campagne. Il espérait plutôt, dans les réponses qu’ils allaient lui fournir, découvrir ceux susceptibles d’accueillir favorablement ses ouvertures lorsqu’il les ferait. Il était sûr que la majorité d’entre eux avaient entendu parler de la conspiration, et il était tout aussi convaincu qu’au moins quelques-uns – peut-être plus – éprouvaient de la sympathie pour sa cause. Il n’avait qu’à ouvrir les yeux et les oreilles. Dans les couloirs du palais, il croisa un des pages de l’empereur, un jeune Qirsi, probablement le fils de l’un ou l’autre des conseillers impériaux. Il arrêta l’enfant d’une main tendue. — Oui, haut chancelier ? bredouilla l’enfant les yeux écarquillés de frayeur. Dusaan plongea la main dans sa poche et en tira une pièce d’argent. Ce n’était qu’un qinde, un qinde impérial certes, mais aux yeux de l’enfant c’était un véritable trésor. — Convoque tous les chanceliers et tous les ministres dans mon bureau, mon garçon. Dis-leur que je les attends aux cloches du prie viré. L’enfant considéra la pièce en acquiesçant vigoureusement. — Oui, haut chancelier, tout de suite, à vos ordres ! Dusaan lui tendit la pièce d’argent et s’éloigna. En temps normal, il n’aurait confié cette tâche qu’à un garde, mais il n’avait aucun doute d’être obéi. Il inspirait une telle crainte que ses ordres étaient toujours exécutés. Et puis, en le payant, Dusaan s’était fait de l’enfant un allié, un de ceux dont il aurait besoin plus tard. « Un sou bien placé, disait-on dans les cours de Braedon, rapporte au centuple. » Au nombre des Qirsi qu’il était parvenu à convaincre dans toutes les Terres du Devant, le Tisserand pouvait difficilement contester ce proverbe. De retour dans ses appartements, Dusaan ferma sa porte à clef et sortit le grand livre des comptes. Il porta le volume à sa table de travail et alluma sa bougie d’un simple mouvement de volonté. Les derniers cycles avaient été difficiles, les pires qu’il avait eu à subir depuis qu’il avait engagé ses tout premiers lieutenants. D’abord, il y avait eu l’échec du siège de Kentigern pendant les cultures. Tout l’argent et les efforts qu’il avait déployés n’avaient pas seulement échoué à provoquer la guerre en Eibithar, ils avaient débouché sur une alliance entre les maisons de Curgh et de Glyndwr. Ensuite, en Aneira, la décision stupide, vraiment stupide, de Pronjed de tuer le roi de Solkara avait conduit à cet empoisonnement et à la mort du Premier ministre de Bistari. Les Qirsi qui servaient dans les cours eandi lui étaient indispensables. S’il voulait prendre le contrôle des Terres du Devant, il devait défaire les nobles eandi, et personne ne pouvait mieux l’aider que leurs plus fiables conseillers. Son talent à persuader ces hommes et ces femmes à épouser sa cause était sa plus grande force. C’était aussi, comme le prouvaient les derniers événements, sa plus grande et sa plus dangereuse faiblesse. Lorsqu’il était arrivé à Curtell, il savait qu’il était Tisserand et déjà il était déterminé à employer toute son influence et ses pouvoirs pour arracher le contrôle de la cour des mains des Eandi. La plupart de ceux qui avaient rejoint son mouvement aspiraient au contraire aux postes qu’ils occupaient. Ils étaient passés sous ses ordres, mais ils avaient d’abord choisi de servir leurs nobles eandi. Ils n’étaient, au fond, rien d’autre que des misérables traîtres à leur peuple, cette sorte de lâches qu’il méprisait le plus. Il avait besoin d’eux mais, comme Shurik l’avait laissé supposer à Kentigern, et Pronjed prouvé de la plus éclatante façon à Solkara, il découvrait que leur soutien ne garantissait pas la victoire, loin de là. Il eût toutefois été injuste de leur faire endosser toute la responsabilité de ses difficultés. Sa propre imprudence l’avait conduit à tuer un de ses lieutenants, un ministre de la Cité des Rois. Il ne comprenait toujours pas comment il avait pu s’oublier au point de laisser entrevoir son visage à Paegar. Il lâcha un juron. Bien sûr qu’il le savait. C’était à cause de cette femme, Cresenne. Il s’était laissé aller à imaginer qu’elle deviendrait sa reine alors qu’il aurait dû comprendre qu’elle aimait toujours l’autre, celui dont elle portait l’enfant. Lorsque Paegar lui avait confié son amour malheureux pour la Première ministre de Kearney, Dusaan s’était souvenu de sa propre déconfiture, de sa souffrance et de sa rage lorsqu’il avait découvert que Cresenne aimait toujours le Glaneur. Sans qu’il s’en rendît compte, il avait laissé faiblir le halo de lumière qui le protégeait, et Paegar avait vu son visage, la plaine où il se trouvait, les landes d’Ayvencalde. Il aurait vite compris. Dusaan avait été obligé de le tuer. Ce qui signifiait qu’il avait besoin d’un remplaçant dans la Cité royale d’Eibithar. Avant de mourir, Paegar lui avait donné un nom. Keziah ja Dafydd. Une autre ministre, une autre Qirsi qui s’était livrée au service des Eandi. Le Tisserand avait pourtant la prémonition que celle-ci serait différente, qu’elle était peut-être plus. D’abord, c’était une femme. Au cours des années, il avait découvert que, parmi les ministres, les femmes le servaient beaucoup mieux que les hommes. Il pouvait compter sur Enid à Thorald, Yaella à Mertesse, Abeni à la cour de la reine de Sanbira, dans la cité d’Yserne ; elles avaient toutes prouvé leur valeur. Même Cresenne, qui lui avait depuis causé un tel supplice, lui avait été bien plus utile que les hommes les plus puissants qu’il s’était attachés. Keziah, il voulait le croire, le servirait aussi bien que les autres. Elle n’était pas seulement une femme. Elle était aussi, selon les dires de Paegar, la maîtresse du roi, enfin l’était-elle jusqu’à son ascension sur le trône. Ils avaient partagé un amour interdit, autrement dit très profond puisqu’ils n’avaient pas craint de braver les dieux. Même pour un duc et son Premier ministre, les risques d’une liaison entre une Qirsi et un Eandi étaient trop élevés pour qu’ils ne se soient pas aimés passionnément. Y renoncer avait dû être une terrible souffrance pour elle, une de ces souffrances capables de produire une intense amertume et un puissant désir de vengeance. Tel en tout cas avait été l’espoir dont Paegar lui avait fait part. Dusaan avait envie de le croire, ne serait-ce que pour honorer la mémoire de celui qu’il avait été obligé de supprimer. Cette pensée lui arracha un sourire. Ce n’était pas le genre de sensibleries auxquelles il se laissait aller mais, en l’occurrence, elles lui semblaient justifiées. Bien que Keziah dût haïr le roi, peut-être assez pour le trahir sans autre compensation, le Tisserand devait pourtant être prêt à la payer. Il avait remarqué que la plupart des femmes qu’il engageait n’avaient pas la cupidité qu’il observait si souvent chez les hommes. Elles n’en acceptaient pas moins l’or qu’il leur offrait. Détourner l’or du Trésor de Braedon n’avait jamais représenté la moindre difficulté. Tout l’art consistait à le faire sans attirer l’attention de l’empereur ou de ses ministres. Fort heureusement, un empire de la taille de Braedon n’était pas à court de dépenses. Ajouter quelques qinde supplémentaires à l’allocation destinée à la garnison de l’île d’Enwyl, dans le golfe de Kreanna, par exemple, ou gonfler légèrement l’indemnité de bouche des marins cantonnés au large de l’île de Mistborne, au nord de la Scabbard ; il décidait d’un montant raisonnable, et créait une réserve dans laquelle il pouvait puiser sans craindre d’attirer l’attention sur ses activités. Il ne réduisait jamais la somme dont les garnisons ou les forces navales avaient besoin, aussi personne ne se plaignait. Et puisque les demandes d’argent supplémentaire lui parvenaient directement, il était le seul à pouvoir remarquer des écarts de comptes qu’il s’employait soigneusement à dissimuler. Dusaan envoyait ces fonds à un capitaine de la marine marchande qui fréquentait les ports d’Ayvencalde, Bishenhurst et Finkirk. Durant des siècles, l’empire avait utilisé ces marchands pour espionner les six autres royaumes des Terres du Devant. Aucun des messagers de l’empereur n’aurait réfléchi à deux fois avant de confier de l’or à cet homme. Qu’il fut Qirsi leur eût semblé une curiosité, tout au plus. Ce marchand s’appelait Tihod jal Brossa, et il était le seul homme au monde que Dusaan considérât comme un ami. Ils avaient grandi ensemble dans la vallée de Rimerock, près de Muelry. Leurs pères, contrairement à la majorité des Qirsi de Braedon, avaient refusé de travailler dans les cours eandi ou pour le Carnaval de Braedon. Le père de Tihod était fermier, et celui de Dusaan vivait de ses talents de guérisseur dans les villages alentour. Aucun d’entre eux ne s’était enrichi. Dusaan se souvenait des fréquentes plaintes de sa mère, suppliant son mari de trouver un emploi dans une des baronnies de Muelry. Mais toute leur vie, les deux hommes s’étaient entêtés, accrochés à la fierté de leurs origines et de leurs pouvoirs, aussi limités fussent-ils. Ils transmirent cette fierté à leurs fils au travers de contes relatant les faits d’anciens guerriers qirsi, qu’ils leur racontaient avant d’aller au lit, et prirent même la responsabilité de les entraîner à la maîtrise de leurs dons magiques bien avant leur Aspiration. Tandis que de nombreux enfants qirsi grandissaient dans la honte de leurs cheveux blancs, de leurs yeux jaunes et de leur faible constitution, Dusaan et Tihod les avaient toujours considérés comme les preuves de leur dignité. Le reste des enfants, Qirsi comme Eandi, les jugeaient arrogants, ils s’en fichaient. Ils étaient inséparables, comme des frères, et n’avaient nul besoin d’amis. Lorsque leur entraînement officiel débuta, et que Dusaan apprit de la bouche de son maître qu’il était Tisserand, il confia cette nouvelle à Tihod, mais à personne d’autre, pas même à son père. Jusqu’à ce jour, son ami était le seul à connaître son secret. Généralement, il envoyait à Tihod entre mille et deux mille qinde à la fois. Ces sommes, dont le marchand avait la responsabilité, constituaient une réserve en cas d’urgence. Les pièces étaient des qinde impériaux. Elles étaient acceptées dans toutes les Terres du Devant, mais avaient moins de valeur que les qinde utilisés dans les six autres royaumes. Mille pièces impériales valaient sept cents qinde ailleurs. Tihod échangeait les pièces d’or à un taux plus avantageux pour lui. Ainsi, pour mille pièces que lui confiait le Tisserand, donnait-il cinq cents qinde à ceux qui servaient Dusaan. C’était un taux très élevé mais, puisqu’il s’agissait de l’or de l’empereur, Dusaan ne s’en formalisait pas. En échange de cet argent, Tihod délivrait les paiements dans tous les ports des Terres du Devant et s’assurait qu’ils atterrissent entre les bonnes mains. Il avait même créé un réseau de coursiers qui transportaient l’or des ports dans les villes de l’intérieur, et le déposaient dans des endroits que seuls les plus fidèles serviteurs de Dusaan – ses chanceliers, comme il aimait à les appeler – étaient capables de localiser. Dusaan ne connaissait aucun de ces messagers par son nom, tout comme Tihod ne connaissait le nom d’aucun conjuré. Le Tisserand disait à Tihod combien d’or envoyer, et où ses coursiers devaient le cacher. Il informait ensuite ses lieutenants de l’endroit où ils pouvaient le trouver. En dehors de ces arrangements précis, le réseau de Tihod et celui de Dusaan restaient complètement étrangers l’un à l’autre. De cette façon, le Tisserand pouvait payer ses fidèles en monnaie courante plutôt qu’en pièces impériales. Cela brouillait aussi les pistes, quiconque voudrait remonter celle-là aurait le plus grand mal à arriver jusqu’à Braedon et lui-même. Du même coup, ces transactions enrichissaient suffisamment son ami pour qu’il ne se mît pas en travers de ses plans. Le Tisserand avait beau faire confiance à Tihod, il jugeait rassurant de savoir que le marchand avait d’autres raisons que leur amitié pour garder son secret. Un bon Tisserand n’était jamais trop prudent. Ventiler la somme nécessaire pour réunir le paiement de la Première ministre d’Eibithar ne lui prit pas longtemps. Il avait décidé de lui donner cent qinde, que Tihod puiserait dans sa réserve. Dusaan voulait agir vite. Il espérait que cette somme suffirait à l’inciter à rejoindre le mouvement, sans lui donner l’impression qu’il achetait sa trahison. Il voulait lui faire comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un engagement lucratif. Le mouvement lui offrait la chance de travailler à la gloire de son peuple, de racheter – au nom de tous les Qirsi – la trahison dont Carthach s’était jadis rendu coupable. Et peut-être, si Paegar avait vu juste, le Tisserand pouvait la convaincre qu’en épousant sa cause, elle aurait l’occasion de se venger du misérable monarque eandi qui l’avait éconduite lorsqu’il avait passé la couronne de joyaux sur sa tête. Il remit le livre des comptes sur son étagère et revint à son fauteuil. Il se frotta les yeux. Il n’avait pas dormi correctement depuis la mort de Paegar. Parce qu’il passait ses nuits à pénétrer les rêves des autres, il était constamment fatigué. Ce soir, il devrait parler à Tihod, mais ce serait le seul. Il entendit les cloches sonner sur la ville et il lui fallut quelques instants pour se souvenir qu’elles signifiaient l’arrivée des conseillers de Harel, convoqués au grand complet dans son bureau. Il n’était pas d’humeur à supporter une telle rencontre. Le premier coup frappé à la porte survint quelques secondes plus tard, et les minutes qui suivirent virent le défilé des Qirsi de l’empereur se déverser dans la pièce, comme un flot continu. Ils s’inclinaient devant le haut chancelier et prenaient place autour de la vaste cheminée. Comme toujours, empressés de le servir et craignant d’arriver en retard, ce furent les plus jeunes qui entrèrent en premier. En les regardant se succéder, jeunes et vieux, femmes et hommes, ministres et chanceliers, Dusaan ne pouvait s’empêcher de constater que sa recherche d’alliés risquait fort de n’être qu’une perte de temps. Certes, quelques-uns montraient des signes encourageants, surtout parmi les plus jeunes, mais il était frappé par le ridicule, la faiblesse, de tous les autres, bien trop vieux par ailleurs pour lui être d’une quelconque utilité dans le mouvement. Lorsque le dernier se présenta enfin, Dusaan lui demanda de fermer la porte. — Il paraît qu’il y a eu un empoisonnement, commença un jeune ministre nommé Kayiv. Est-ce vrai ? De tous les Qirsi du palais, c’était celui que Dusaan jugeait le plus susceptible d’être séduit par la cause. Il possédait trois types de pouvoir, le Glanage, le Façonnage et le langage des animaux. Aussi était-il un des plus puissants conseillers de Harel. — Oui, répondit Dusaan. Mais pas ici, à Solkara, à la fin du dernier cycle. — Combien de victimes ? s’enquit un des vieux imbéciles. Dusaan relata brièvement les événements avant de rapporter l’exécution de Grigor. Kayiv, l’air légèrement moqueur, l’observait. — Est-ce la raison de ce conseil ? demanda-t-il. Cet événement aurait-il par hasard persuadé l’empereur de repousser son invasion ? Dusaan hocha la tête. — Nous ne jugeons pas que cela soit nécessaire. À la mort de Carden, nous estimions qu’il nous faudrait attendre six ou sept cycles. Le temps, pensions-nous, que le nouveau monarque d’Aneira ait celui de se préparer, à condition qu’il n’y ait pas de guerre civile. Le simple fait d’évoquer cette situation ranima la colère de Dusaan envers Pronjed. L’homme avait eu de la chance que l’évolution des événements ait joué en sa faveur. Le Tisserand ne l’en aurait pas moins tué pour sa stupidité. — Avec la nomination de Numar de Renbrere à la régence, poursuivit-il, la guerre civile semble écartée. Six cycles me semblent toujours un délai raisonnable. — Est-ce vraiment notre intérêt de nous allier avec ces gens-là ? avança un autre chancelier en hochant la tête d’un air dubitatif. — L’empereur s’est posé la même question. — Ce qu’ils se font les uns aux autres n’a aucune importance, intervint Kayiv. Nous avons besoin de leurs épées et de leurs navires. Rien ne nous oblige à dîner avec eux. Quelques-uns rirent et Dusaan avec eux. Décidément, cet homme lui plaisait. Il était sûr de pouvoir en faire quelque chose. — Bien dit. Le vieux chancelier hocha la tête. — Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. L’empire s’est gardé de toute alliance officielle pendant des siècles. Abandonner cette politique aujourd’hui me semble dangereux, surtout quand cela implique une association avec les Aneiriens. — Ce n’est pas le sentiment de l’empereur. En dépit de leurs récentes épreuves, les Eibithariens sont plus puissants que jamais. Dusaan sentit une nouvelle vague de colère l’envahir. Trop de ses subalternes le décevaient. — Nous pourrions les vaincre seuls, mais une alliance avec le royaume d’Aneira nous apporte une garantie qui, à elle seule, l’emporte sur toute autre considération. Le vieux Qirsi, peu désireux de s’obstiner dans son opposition à Dusaan, opina lentement du chef. Ils ne savaient pas qu’il était Tisserand, mais les conseillers du palais s’en remettaient encore à son jugement. Il était l’éminence grise de Harel et il était aussi, en tant que haut chancelier, l’homme – après l’empereur – le plus puissant et le plus craint de Braedon. Kayiv se pencha comme pour se lever. — Y a-t-il autre chose, haut chancelier ? — Eh bien oui. L’empereur veut que je vous interroge à propos de cette prétendue conspiration qirsi, et ce que vous en savez. Le jeune ministre, une brusque lueur d’intérêt dans le regard, recula dans son siège. Les autres se contentèrent d’observer Dusaan, visiblement trop effrayés pour parler. — Que lui avez-vous répondu ? demanda enfin une femme. C’était une esquive intelligente, Dusaan fut contraint de sourire. Elle s’appelait Nitara et faisait partie de ces jeunes ministres qui lui faisaient bonne impression. Il l’avait souvent vue en compagnie de Kayiv – ils étaient assis côte à côte – et il n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’ils fussent amants. — Je lui ai dit que j’avais entendu parler de la rumeur, et que je trouvais prudent de la prendre au sérieux, de crainte qu’elle ne se révèle fondée. — C’est tout ? — Il ne m’a rien demandé de plus, je n’ai pas jugé utile de l’inquiéter davantage. En l’état actuel des choses, l’empereur a décidé de n’accueillir aucun nouveau Qirsi dans le palais. — Il pense que des Qirsi sont derrière l’empoisonnement, déclara Kayiv. Il semblait aussi en colère que Dusaan lorsqu’il discutait avec l’empereur. Cet homme était définitivement mûr pour la cause du Tisserand. Dusaan avait l’impression qu’il ne cherchait plus que le prétexte pour trahir le monarque. — Il estime que c’est possible, reconnut Dusaan. Comme beaucoup, il considère que le poison est une arme qirsi. Le jeune homme ouvrit la bouche, puis la ferma et détourna les yeux. Sa fureur était palpable. — Pensez-vous que la conspiration soit responsable ? demanda Nitara. — Non. Grigor a été pendu pour ce crime. Je fais confiance à la reine d’Aneira pour savoir ce qu’elle faisait lorsqu’elle a ordonné son exécution. — L’avez-vous dit à l’empereur ? Il considéra la question puis hocha la tête. — J’aurais peut-être dû. Qirsar sait que j’en avais envie. Mais il nous faut parfois tolérer les préjugés des Eandi, aussi stupides fussent-ils. L’empereur a peur de la conspiration. Il a peut-être même peur de nous, en tout cas plus que d’habitude. Discuter de ce point n’aurait eu pour conséquence que de l’inquiéter davantage. Je n’ai aucune envie de lui donner des raisons de mettre ma loyauté, ou celle de ses autres Qirsi, en doute. Un bon chancelier doit savoir reconnaître, et admettre, les qualités et les défauts de ceux qu’il sert et adapter ses remarques en conséquence. Il est difficile de dissuader notre empereur une fois qu’il s’est mis une idée en tête, quel que soit son aveuglement. Tenter de lui faire entendre raison peut se révéler plus nocif que positif. Il n’avait jamais parlé de Harel en ces termes devant ses conseillers, et il ne s’était jamais hasardé à émettre l’idée qu’il fût moins que naïf lors des conversations qu’il avait avec l’empereur. Certains des plus âgés accueillirent sa déclaration avec réticence, mais la plupart des Qirsi ne bronchèrent pas. Il les avait peut-être mésestimés. Quelle ironie s’il devait découvrir que, durant toutes ces années, c’étaient eux qui le considéraient comme un lâche, comme un Qirsi que son dévouement aveugle à l’Eandi avait déshonoré. Kayiv le dévisageait. — Vous venez de dire que l’empereur avait interdit l’arrivée de nouveaux Qirsi au palais. Devons-nous en conclure qu’il ne nous fait plus confiance ? Vous a-t-il demandé de nous convoquer afin de tester notre loyauté ? — C’est un Eandi, ministre. Je pense qu’il ne nous a jamais fait entièrement confiance. Mais je suis convaincu qu’il m’a prié de vous réunir dans le but que je vous ai annoncé. Il veut savoir ce que vous avez entendu sur la conspiration. C’est tout. Harel n’était pas assez intelligent pour voir au-delà. Mais c’était une remarque qu’il ne pouvait se permettre de faire à voix haute, même si, conscient qu’ils le tenaient peut-être pour un chancelier servile, il était tenté de leur dire ce qu’il pensait réellement de Harel. Le silence pesant qui s’établit dans la pièce fut rompu par Nitara. — Eh bien, je n’ai pas entendu grand-chose sur la conspiration, mis à part qu’elle semble bien réelle. Certains des colporteurs avec lesquels j’ai pu discuter sur la place du marché sont convaincus qu’elle est derrière les meurtres qui se sont déroulés à Kentigern et Bistari, mais ils n’ont aucune preuve. Un des autres tint à peu près le même langage que l’empereur lui-même, à savoir que la conspiration semblait bien plus active dans les six autres royaumes qu’à Braedon. Dusaan écouta les rumeurs se succéder les unes aux autres. Certaines étaient franchement risibles. Un des ministres avait entendu dire que la conspiration n’était rien d’autre que la continuation de la première invasion qirsi qui avait débuté près de neuf siècles auparavant. Elle était restée inactive pendant des centaines d’années, mais elle était à l’origine des premières guerres civiles en Eibithar, de la Rébellion d’Amnalla en Aneira, de celle de Valde en Caerisse, autant d’événements qui remontaient à plus de six cents ans. D’autres rumeurs en revanche se révélaient dangereusement proches de la vérité. Selon les dires de plusieurs chanceliers, on racontait parmi les marchands que Filib de Thorald n’avait pas été assassiné par des voleurs, mais qu’il était mort victime de la conspiration. Kayiv enfin émit l’opinion, qui n’engageait que lui, que le roi d’Aneira avait été tué des mains d’un Qirsi. — Bien, fit Dusaan lorsque les conversations commencèrent à s’éparpiller. Je ne suis pas certain de ce qu’il faut retenir de toutes ces histoires, mais je laisse l’empereur en juger. Je suis sûr qu’il vous saura gré de vos conseils en la matière. — J’ai du mal à vous croire, rétorqua Kayiv. À mon avis, il va s’alarmer davantage et se méfier encore plus de nous. Le jeune Qirsi semblait blessé, en colère, amer. S’il n’était pas prêt à répondre favorablement aux ouvertures du Tisserand au début de leur conversation, cette fois, il n’aurait aucune hésitation. Dusaan pensait la même chose de Nitara et d’un certain nombre des autres. Harel avait peut-être cru se protéger en suggérant cette réunion, il s’était trompé. Il n’avait fait que faciliter la tâche de Dusaan. Gagner le soutien des Qirsi du palais n’était plus désormais qu’une question d’opportunité. — Pour être honnête, ministre, reprit le haut chancelier, j’ignore quelle sera la réaction de l’empereur. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, c’est un Eandi. Il se peut qu’il ne nous accorde plus jamais la moindre confiance. Pour l’heure, tout ce que nous pouvons faire, c’est servir l’empire, comme nous nous y sommes engagés. Un jour viendra où nos choix seront plus clairs, où nous aurons l’occasion de prouver notre valeur. La seule chose que je puisse espérer, c’est que ce jour-là l’empereur ouvre les yeux. Kayiv sourit, le regard traversé d’une flamme discrète mais plus brillante qu’à l’accoutumée. Le Tisserand aurait juré que l’homme avait parfaitement compris le sens de ses propos. 7 Mertesse, Aneira S’ils avaient été pressés de rejoindre la cité fortifiée de Mertesse, ils auraient pu couvrir plus rapidement la distance qui les séparait de Dantrielle, un chemin de cinquante lieues. Malgré le temps qui empirait chaque jour et rendait leur progression difficile, même sur les routes fréquentées de la Grande Forêt d’Aneira, Cadel et Dario auraient pu atteindre Mertesse bien avant le début de la nouvelle année. Telle pourtant n’était pas leur intention. Plutôt que se hâter, ils s’étaient arrêtés fréquemment dans les auberges où, pour payer leur gîte et leur couvert, ils jouaient de la musique pour les autres clients. Ils n’étaient jamais restés très longtemps au même endroit, mais ils n’avaient pas non plus hésité à s’arrêter, même s’ils n’avaient marché qu’une heure ou deux depuis leur précédente halte. Les musiciens qui parcouraient les Terres du Devant rataient rarement une occasion de se produire, surtout quand elle leur permettait de payer leurs repas ou mieux, de gagner un peu d’or. Agir différemment aurait attiré les soupçons des patrons des établissements qu’ils auraient évités. Et puis Cadel estimait qu’ils avaient besoin de pratiquer. Aussi avaient-ils avancé lentement vers le nord. Dario jouait magnifiquement du luth. Cadel préférait le pipeau, il trouvait le timbre plus riche et plus suave, mais il devait reconnaître que Dario obtenait de son instrument des notes que peu des luthiers qu’il avait rencontrés auraient été capables d’émettre. Pourtant, malgré son talent et la propre adresse de Cadel au chant, leurs approches de la musique n’étaient pas compatibles, au moins au début. Dario se produisait seul depuis si longtemps qu’il ne savait pas adapter son rythme à celui du chanteur. Chaque fois que Dario prenait son instrument, Cadel avait l’impression qu’il aurait préféré jouer une de ses compositions plutôt que de l’accompagner. Il connaissait les notes de morceaux tels que le Péan des Lunes, ou l’Élégie de Shanae, mais il ne les jouait jamais de la même façon. Cadel ne pouvait qu’espérer qu’il fut un assassin plus discipliné. Le chanteur reconnaissait volontiers qu’en matière de musique, il était intransigeant. Il avait chanté avec Jed pendant près de dix-sept ans. Ils savaient exactement ce qu’attendre l’un de l’autre. Ils avaient interprété la plupart de leurs morceaux si souvent que leurs représentations étaient devenues aussi familières, aussi constantes que l’ascension et le décroissement des lunes. Jedrek, lorsqu’il était question de musique ou d’assassinat, avait vite compris que Cadel exigeait la perfection. Ses difficultés avec Dario lui étaient apparues dès le début de leur collaboration mais, c’était prévisible, elles perturbaient bien moins le joueur de luth que le chanteur. — Ils nous paieront quand même, avait dit le plus jeune, un soir, après leur troisième ou leur quatrième tentative infructueuse d’interpréter correctement le Chant funèbre de Tanith. Ils étaient alors dans un petit village, près de l’embouchure de la rivière Orvinti, à quelques jours de marche de Solkara. Le roi était mort depuis presque un demi-cycle, et ils pensaient faire halte à Solkara pour les funérailles de Carden et l’investiture du nouveau monarque. La plupart des musiciens de la région seraient là, Cadel n’en doutait pas, et il y avait les plus grandes chances que le Qirsi qu’ils étaient chargés d’assassiner s’y trouvât aussi. — Là n’est pas la question, avait rétorqué Cadel sans prendre la peine de masquer son exaspération. La musique n’est pas qu’un moyen de gagner de l’argent, nous ne la pratiquons pas seulement pour le plaisir. C’est notre couverture. C’est elle qui nous permet de circuler librement sans attirer l’attention. Aux oreilles de ceux qui nous écoutent, elle doit sonner comme notre passion autant que notre moyen de subsistance. Sinon, on risque de se faire repérer. Tu comprends ? — Oui, avait répondu Dario. Mais je ne vois pas pourquoi on devrait cacher le fait que nous commençons tout juste à travailler ensemble. Où est le mal ? Avec tous les festivals et les foires des Terres du Devant, les musiciens changent constamment de partenaires. Nous sommes aussi médiocres que des chanteurs ambulants dans un village de Caerisse, songeait Cadel. Jedrek aurait saisi. C’était peut-être tout le problème. Cadel n’avait chanté avec personne depuis la mort de Jedrek ; il n’avait d’ailleurs quasiment pas chanté. Au fond, il comprenait qu’il ne cherchait pas de nouveau partenaire. Il souhaitait remplacer Jedrek, ce qui était injuste pour Dario. Le jeune homme avait raison. Les musiciens des Terres du Devant changeaient de partenaires au gré des représentations et des rencontres, et elles étaient nombreuses. Bien que Cadel et Jedrek chantassent ensemble depuis des années, ils se produisaient avec des douzaines de chanteurs et de musiciens différents. Ils étaient d’ailleurs ensemble depuis si longtemps que leur longévité même aurait pu finir par paraître suspecte. Cadel n’était pas seulement contrarié à cause du travail bâclé qu’il accomplissait avec son nouveau compagnon. Il s’inquiétait qu’un homme aussi jeune et insouciant pût, au moment de passer de la musique à leur autre activité, provoquer sa mort. — Oui, tu dois avoir raison, avait-il pourtant admis. Nous ne sommes pas obligés d’être parfaits, en tout cas pas tout de suite, mais nous devons encore travailler. Le jeune homme, pinçant une de ses cordes, avait haussé les épaules. — Comme tu voudras. De toute manière, on n’a rien d’autre à faire. Au cours de leur voyage, au rythme des représentations qu’ils avaient données dans les tavernes, et de leur entraînement qui se poursuivait tard dans la nuit, ils avaient progressé. Ce fut quelques jours après cette conversation dans les environs d’Orvinti, alors qu’ils arrivaient en vue de la Cité royale, qu’ils avaient entendu parler de l’empoisonnement. Après une brève discussion, ils décidèrent de poursuivre vers Mertesse. Un événement pareil avait toutes les chances de renforcer la vigilance de la garde de Solkara. Même si le Qirsi qu’ils cherchaient était là-bas, et à supposer qu’il eût survécu à l’empoisonnement, ils ne risquaient pas de pouvoir l’approcher d’assez près pour gagner leur or. Il était plus sage d’avancer directement sur Mertesse, où ils pourraient, par ailleurs, apprendre avec certitude le sort du Qirsi. Ils chercheraient un engagement stable dans une des tavernes de la ville, et attendraient tranquillement le moment de tenir leur engagement. Cadel désirait tellement améliorer leur performance qu’ils ne parlèrent guère d’autre chose durant tout le voyage. Ce ne fut que lorsqu’ils arrivèrent sur la plaine étroite qui s’étendait entre la Grande Forêt et Mertesse, qu’il commença à s’interroger sur les événements qui avaient conduit Dario à se tourner vers son autre et plus sincère vocation. Il attendit pourtant de lui poser la question. Leurs discussions avaient tendance à prendre la même tournure que leur pratique, même quand ils ne parlaient pas de musique. Qu’il mît cette difficulté sur le compte de leur différence d’âge, ou sur la manière dont il avait testé les aptitudes au combat de Dario, lors de leur première rencontre, rien de ce qu’ils faisaient ensemble ne venait facilement et, bien qu’aucun d’entre eux n’eût manifesté le moindre désir de mettre un terme à leur association, il n’y avait toujours aucune amitié entre eux. Ils progressaient depuis trois jours sur la plaine quand il se mit à neiger. De gros flocons blancs tourbillonnaient dans le vent froid qui soufflait de l’ouest. Une épaisse couche de neige ne tarda pas à recouvrir le sol. Le monde ne semblait plus contenir que du blanc et du gris. La route elle-même, une longue bande de terre brun terne tout le reste de l’année, n’était plus qu’une étendue grisâtre de glace et de neige mélangées sous les pas. Lorsqu’il comprit que la neige allait persister, Dario vérifia la protection de son luth. Aux chiffons doux qui l’enveloppaient toujours quand ils se déplaçaient, il ajouta une épaisse peau de mouton. — Déjà que le froid ne lui réussit pas, marmonna-t-il tandis qu’il emmitouflait soigneusement son instrument. Mais la neige risque d’abîmer le bois. — Nous allons nous arrêter, proposa Cadel conciliant. Encore une ou deux lieues. Le luthiste leva les yeux. — Mais si on continue à cette allure, on peut arriver aux portes de la ville avant la nuit. Cadel hésita. Il ne voulait pas entrer trop vite dans Mertesse. Lui et le jeune homme devaient d’abord discuter. — Peut-être, mais je ne veux pas rester dans ce froid trop longtemps, prétendit-il. Ma gorge commence à me faire mal. Il grimaça. — Si je ne peux pas chanter, nous devrons payer la chambre. Dario l’observa, puis haussa légèrement les épaules, sa façon de faire chaque fois qu’il n’était pas du même avis que son compagnon. Les quelques auberges disséminées sur la route qui séparait la Grande Forêt de la cité de Mertesse étaient plus rares à l’approche de la ville. Les deux assassins marchèrent plus longtemps que Cadel ne l’avait prévu. Ils s’arrêtèrent enfin devant une modeste bâtisse qui, à l’écart du chemin, n’avait d’une auberge que son enseigne balancée par le vent. Ils n’étaient qu’à deux ou trois lieues de Mertesse. Dans le lointain, Cadel imaginait la silhouette abrupte du château se découpant sur la forêt. Pour l’heure, elle était masquée par le tourbillon de neige qui les enveloppait. L’aubergiste, une vieille femme, une veuve aux yeux chassieux et aux dents jaunes, n’avait qu’une seule chambre à leur proposer. Leurs chances de l’obtenir contre un récital étaient donc maigres, mais Cadel était bien décidé à s’arrêter avant la ville. Après un bref marchandage, elle accepta les six qinde que lui proposa le chanteur en échange du gîte et du couvert, s’ils acceptaient en retour de chanter pour elle et la famille de sa fille, après le dîner. C’était honnête. Cadel la paya et elle les conduisit par un escalier branlant à leur chambre. Elle était petite, comme ses deux lits de paille, mais elle n’était pas pire que celles qu’ils avaient louées depuis Dantrielle. La femme les quitta en leur annonçant que le dîner serait vite prêt. Dario s’assit sur un des lits et entreprit, avec des gestes pleins de délicatesse, de déballer son luth. — Que fais-tu ? lui demanda Cadel. Le jeune homme ne leva même pas les yeux. Ses cheveux jaunes penchés sur son instrument dissimulaient son regard, mais Cadel n’avait aucune peine à imaginer l’expression qui se peignait sur son visage. — Je suppose que tu veux t’exercer, répondit le jeune homme d’un ton maussade. Nous devons jouer ce soir, et tu ne sembles toujours pas satisfait. Cadel fronça les sourcils. Aussi difficile qu’il jugeât son jeune compagnon, il devait reconnaître que lui-même, depuis le début de leur voyage, ne s’était pas montré très facile. — Ça ira, fit-il en s’attirant un regard perplexe de Dario, je préfère que nous discutions un peu. Maintenant qu’il faisait face à la conversation qu’il souhaitait, Cadel découvrit qu’il ne savait par où commencer. Il ouvrit la bouche, mais se tut. Les mots ne venaient pas. Après plusieurs tentatives, il se passa la main sur le menton et lâcha un soupir. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Dario intrigué par son manège. J’ai encore fait quelque chose de travers ? Il secoua aussitôt la tête. — Non, tu me l’aurais déjà dit. Ce ne sont pas les reproches qui t’arrêtent. — Tu n’as rien fait de mal, répondit Cadel en ignorant le sarcasme. Avant d’aller en ville, je… Il me semble que nous devrions mieux nous connaître. Nous devons convaincre les gens que… — Nous sommes amis ? — Oui. — Nous en avons déjà parlé. — Non. — Si. Ce n’est pas très différent de ce que je t’ai dit sur le fait que nos performances ne soient pas parfaites, ou sur le fait que les musiciens comme nous changent souvent de partenaires. Franchement, les gens se fichent pas mal de savoir que nous soyons amis ou pas. Encore une fois, le luthiste n’avait pas tort, mais Cadel s’en moquait. Il en avait assez des provocations perpétuelles de Dario. C’était lui, Cadel, qui l’heure venue se chargerait de l’assassinat. C’était sa réputation qui leur avait valu cet engagement, elle qui leur vaudrait tous les autres. Dario ferait ce qu’il lui dirait, de la façon dont il le lui dirait, ou bien il se trouverait un autre partenaire. Il allait lui exprimer sa façon de penser quand, de nouveau, il se ravisa. Il serait sans doute soulagé de remettre Dario à sa place, mais cela n’arrangerait pas les choses. Il s’apprêtait à tuer un Qirsi, et il avait besoin d’un partenaire. Bien sûr, il aurait préféré s’en remettre à Jedrek, mais Jedrek était mort, et que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, il avait choisi cet homme pour le remplacer. L’envoyer promener n’était pas la chose la plus intelligente à faire. Il devait tout de même lui faire comprendre qui était le chef. — Peut-être que tout le monde s’en fiche, répondit-il en s’efforçant de garder une voix posée. Il n’empêche que nous devons discuter. Nous sommes sur le point d’entrer à Mertesse. Nous ne sommes pas seulement des musiciens qui essayons de jouer ensemble, nous sommes des assassins et nous cherchons un sorcier. Je compte sur toi pour veiller sur mes arrières, pour m’éviter de me faire tuer ou capturer pendant que je trouve cet homme et gagne notre argent. Il sourit. — Je crois que je me sentirais plus à l’aise si je suis sûr que tu veux que je m’en sorte vivant. Dario resta impassible. — Alors tu te charges de l’assassinat. C’est toujours comme ça ? — La plupart du temps, surtout quand il s’agit de tuer un Qirsi. C’est comme ça que j’ai toujours travaillé. Quand je trouverai un partenaire aussi doué que moi, je changerai peut-être d’avis, mais ça n’est pas encore arrivé. Dario opina et détourna les yeux. — Sur une mission différente, j’agirai peut-être différemment, ajouta Cadel après un silence court et embarrassé. Mais pas celle-ci. C’est la première fois que nous travaillons ensemble et, comme je viens de le dire, il s’agit d’un Qirsi. Il dévisagea le luthiste quelques instants. — As-tu déjà tué un cheveux-blancs ? Dario releva les yeux sur lui, scrutant son visage à la recherche d’une ombre d’ironie. — Non, reconnut-il. Et toi ? — Sept. — C’est bon, fit Dario en détournant encore une fois les yeux. J’imagine que celui-là t’appartient. — Ils m’appartiennent tous, remarqua Cadel froidement, sauf si je le décide autrement. Un silence accueillit sa déclaration. — Raconte-moi comment tu es devenu tueur. Dario haussa les épaules. — Comme ça. J’avais besoin d’argent et je ne pouvais pas attendre la fin de mon apprentissage. — Pourquoi avais-tu besoin d’argent ? Le musicien lâcha un rire bref et regarda Cadel. — C’est bon, fit-il. Si tu veux tout savoir, j’avais besoin d’argent pour m’occuper de mon frère et de ma sœur. J’ai grandi sur la Plaine des Étalons, au sud de Tounstrel. Les gens de la Grande Forêt d’Aneira pensent qu’ils ont des problèmes avec les voleurs et les brigands de grands chemins, mais ce n’est rien en comparaison de ce que nous vivions. Là-bas, les voleurs vont en bandes, des bandes organisées, généralement à cheval, des chevaux volés, bien sûr. On les appelle les cavaliers volants. Ils sont redoutables, tu peux me croire. Il prit son luth et pinça quelques cordes. — Un jour, ils ont attaqué notre village. Il était tôt, le soleil n’était pas encore levé. Ils nous ont surpris dans nos maisons, dans nos lits. Ils ont volé tout ce qu’ils pouvaient, tué ceux qui essayaient de se défendre, brûlé nos maisons, nos granges. Ma famille n’était pas riche, un peu d’or, un anneau d’argent que mon père avait offert à ma mère, et le luth de mon père. Quand les voleurs ont essayé de prendre l’anneau de ma mère, mon père s’est élancé. Ils l’ont tué, comme ma mère. Un d’entre eux a essayé de couper le doigt de ma mère pour prendre sa bague, l’autre a attrapé le luth. Sans réfléchir, j’ai pris un couteau de cuisine et je les ai tués tous les deux. Ils n’ont même pas eu le temps de réagir. Il joua encore quelques notes puis reposa l’instrument, sans le quitter les yeux. — Mes parents étant morts, c’était à moi de m’occuper de mon frère et de ma sœur. Nous n’avions pas d’argent, les voleurs avaient aussi tué le forgeron chez qui je travaillais. Après le raid, j’ai compris que je pouvais manier une arme, tuer les voleurs ne m’avait rien fait. Il leva les yeux, croisa le regard de Cadel. — Voilà. — Quel âge avais-tu ? — Quatorze ans. — Où sont ton frère et ta sœur à présent ? — Toujours sur la plaine, dans un village au nord de Tounstrel. Quand j’ai eu assez d’or, je les ai envoyés vivre chez la sœur de mon père. Je vais les voir de temps en temps, mais ça fait quelques années que je n’y suis pas allé. Il soupira. Un sourire contraint se dessina sur ses lèvres. — C’est comme un tournoi de chanteurs ? Maintenant que j’ai chanté ma chanson, c’est ton tour. Cadel évoquait rarement son passé. Il s’en était un peu ouvert à Jedrek. Une femme qirsi, à Thorald, la première personne de la conspiration qui l’avait engagé, en savait aussi beaucoup sur son compte, mais c’était tout. Après le récit de Dario, il pouvait difficilement rester silencieux. — Je viens d’une maison de la noblesse, commença-t-il tranquillement, de la petite noblesse. Quand j’étais encore jeune, je suis tombé amoureux. Elle en aimait un autre et, de rage, je l’ai tuée. Plutôt que d’apporter la disgrâce sur ma maison et mon père, j’ai feint ma propre mort, et je me suis enfui. Comme toi, j’ai découvert que tuer me laissait de marbre, et que je n’étais pas mauvais au couteau. — Quel âge avais-tu ? — J’étais à l’aube de ma Révélation. Dario dressa un sourcil surpris. — Alors, nous avons ça en commun aussi. — Quoi ? — Si tu t’es enfui de ton village avant ta Révélation et que tu voulais que ta famille te croie mort, j’imagine que tu n’es pas allé la passer ailleurs. — En effet. — Moi non plus. Je me demande si ça a un sens. Aucun de nous n’a affronté le Qiran une deuxième fois. Nous sommes des hommes sans destin, Cadel. Cadel hocha la tête. — Si le Qiran est vraiment capable de révéler le destin d’un homme, je suis sûr de ce qu’il m’aurait montré. J’étais fait pour cette vie bien avant de tuer ce garçon. Je pense que c’est pareil pour toi. — Peut-être. Cadel entendit des bruits de pas devant leur porte, il leva la main pour faire taire Dario. — Votre dîner est prêt, fit la voix de la vieille femme. C’est meilleur chaud, alors ne traînassez pas. — Nous arrivons, répondit Cadel. Merci. La femme marmonna avant de s’éloigner. Le chanteur aurait aimé poursuivre leur conversation mais, dès que la vieille avait parlé du repas, le jeune homme s’était levé. Ils en avaient peut-être terminé, au moins pour l’instant. Cadel se sentait rassuré sur leur partenariat. Il n’était pas sûr qu’ils devinssent jamais amis, certainement pas comme il l’avait été avec Jedrek, mais il pouvait travailler avec Dario, compter sur lui pour surveiller ses arrières. C’était toujours ça, et il devrait s’en contenter. Il y avait pourtant un sujet qui ne pouvait attendre. Dario était déjà devant la porte. Cadel le rejoignit et l’arrêta. — À partir de maintenant, tu m’appelles Corbin, même quand nous sommes seuls. Dario acquiesça. — J’avais oublié. Excuse-moi. — Et toi ? Tu as déjà utilisé un autre nom ? — Jamais. — Je t’ai appelé Dagon au Sanglier Rouge. L’homme sourit. — Je sais et je n’aime pas. Cadel eut un claquement de langue contrarié. Il aurait préféré un nom d’emprunt, mais si Dario n’en avait jamais employé, surtout s’il avait joué sous son véritable nom, en changer maintenant comportait des risques. — Très bien. Dario fera l’affaire. Mais tu ne donnes pas ton nom de famille au moins ? — Jamais. — Tant mieux, conclut Cadel. L’aubergiste, déjà à table, mangeait le ragoût qu’elle avait préparé. — C’est déjà à moitié froid, grommela-t-elle tandis qu’ils s’asseyaient. Cadel lança un coup d’œil à Dario qui lui sourit. — Je suis sûr que c’est encore délicieux, madame, répondit Cadel. La femme interrompit son geste. La cuillère devant la bouche, elle lui lança un regard aigu sous ses mèches de cheveux blancs. — Je n’ai jamais dit que ça ne l’était pas. Il se retint de rire et tous deux commencèrent à manger. Le ragoût n’était pas mauvais, tout comme le pain qu’elle avait cuit et qui accompagnait leur repas. Ils trouveraient très certainement meilleure cuisine en ville, mais celle-ci méritait d’être goûtée. Elle ne leur avait pas servi de vin mais, pour six qinde, il eût été malvenu de se plaindre. Ils restèrent silencieux. La femme semblait contente de manger en silence et Cadel ne voyait aucune raison de soulever des questions indésirables en animant la conversation. L’aubergiste termina pourtant son repas et, pendant que les deux hommes continuaient de manger, resta à les regarder. — Comme ça, vous êtes musiciens, fît-elle enfin. Vous êtes bons ou ai-je perdu deux qinde pour rien ? Les deux hommes échangèrent un autre regard. — Nous sommes bons, répondit Dario. Avec un peu de pratique, nous le serons même vite assez pour jouer devant le duc en personne. La femme fit la grimace. — Le duc se fiche bien de la musique, fit-elle. Ce n’est pas comme l’ancien, son père. Mais lui… Elle acheva sa phrase sur un soupir. — De toute manière, reprit-elle bientôt, il n’est pas au château. Je crois qu’il est toujours à Solkara, ou sur le chemin du retour. Il paraît qu’il a échappé à l’empoisonnement. — Je suis content de l’apprendre, répondit Cadel. — Un messager de la reine est passé par ici il n’y a pas longtemps, poursuivit l’aubergiste comme si elle n’avait pas entendu. Un des ministres du duc aussi. Cadel coula un bref regard à Dario. Qu’il en ait eu l’intention ou non, sa fanfaronnade de jouer devant le duc était un trait de génie. — Un ministre ? répéta-t-il avec une indifférence feinte. Le duc était donc là, lui aussi ? Le visage de la vieille femme se renfrogna. — Non. C’était après que le duc et son Premier ministre sont partis vers le sud. Mais ça ne m’étonnerait pas que Rowan s’arrête ici en rentrant. Cadel sentit croître son intérêt. — Si le duc était déjà passé, pourquoi un de ses ministres le suivait-il ? — Si vous croyez que je le sais ! Mais quand le messager est arrivé et qu’il nous a dit pour l’empoisonnement, cet homme s’est beaucoup intéressé au duc, et encore plus à son ministre, une femme. Je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’ils ont une histoire, si vous voyez ce que je veux dire. — Alors il avait déjà quitté le château quand il a appris l’empoisonnement ? demanda Dario en posant sa cuillère. — Oh, oui. Si vous voulez tout savoir, il semblait assez tracassé. Surtout à cause de la ministre. Il est parti à toute allure le lendemain matin. D’abord, je ne l’ai pas beaucoup aimé. Je n’apprécie pas tellement les cheveux-blancs, vous voyez, mais il était assez gentil dans le genre. — À quoi ressemble-t-il ? demanda Cadel. Lorsqu’elle tourna vers lui un regard plein de méfiance, il se hâta d’ajouter : — J’ai chanté dans beaucoup de tavernes à Mertesse, dont celles des Qirsi. Je serais peut-être capable de mettre un nom sur son visage, et vous saurez quel ministre est venu chez vous. Elle ne semblait pas convaincue, mais elle finit par hausser les épaules. — Il est comme tous les Qirsi. Il est maigre, un visage fin. J’ai eu l’impression qu’il était assez vieux pour un des leurs, mais à part ça, je ne vois pas quoi vous dire. Ils se ressemblent tous. — Peut-être sur son accent ? Elle écarquilla des yeux étonnés, puis se concentra comme si sa question éveillait un soupçon qu’elle aurait oublié. — Maintenant que vous le dites, il parlait d’une façon un peu bizarre. Je n’ai pas pu identifier son accent, mais il m’a semblé qu’il faisait bien des efforts pour paraître aneirien. Elle pâlit. — Vous ne croyez pas que c’était un espion ? Non, mais c’était certainement le traître qu’ils cherchaient. Cadel en était sûr. Il ne pouvait qu’espérer que le Qirsi avait l’intention de rentrer à Mertesse avec le Premier ministre du duc. — Non, fit-il en souriant. Ce n’est pas un espion. Un des ministres de Mertesse est originaire d’Eibithar, mais il sert Aneira aujourd’hui. Je suis sûr que c’est lui qui était chez vous. — Tant mieux, recevoir un Qirsi n’est déjà pas un plaisir, alors un espion en plus… Elle secoua vigoureusement la tête. — Et je n’ai aucune envie de voir des brutes ou des hors-la-loi chez moi. Cadel et Dario l’approuvèrent vigoureusement et ils achevèrent leur repas. Le chanteur était pressé de rejoindre leur chambre pour parler de ce qu’ils venaient d’apprendre, mais ils n’avaient pas avalé leur dernière bouchée que l’aubergiste leur rappela leur promesse de chanter pour elle et sa famille. Dario alla prendre son luth tandis que la vieille femme sortait chercher sa fille, laissant Cadel se demander pourquoi le Qirsi avait quitté le château puisqu’il n’était pas au courant de l’empoisonnement. Peut-être avait-il glané ce qui devait se passer a Solkara et avait-il feint la surprise devant les nouvelles qu’apportait le messager. À moins qu’il n’ait quitté Mertesse pour d’autres raisons qui n’avaient rien à voir avec une visite à Solkara. Si c’était le cas, leur voyage était inutile et leurs recherches pour retrouver sa trace risquaient d’être longues. Dario, un regard rapide sur la pièce pour vérifier qu’ils étaient seuls, descendait les escaliers. — Tu penses que c’est celui qu’on cherche ? demanda-t-il. — Oui. Bien joué ton allusion au duc. Le luthiste sourit. — Je m’en suis douté. Je n’étais pas sûr que ça nous serve, mais je me suis dit que ça ne pouvait pas faire de mal de tenter. Cadel acquiesça. Dario avait certainement des défauts, mais il n’était pas bête. Et pour être honnête, Cadel devait reconnaître que Jedrek n’aurait jamais pensé à cette ruse. L’aubergiste qui revenait, suivie d’un homme, d’une jeune femme et d’un enfant, ne leur laissa pas le loisir de poursuivre leur conversation. Ils s’assirent autour de la table. La vieille femme les contemplait d’un regard plein d’impatience. — Je leur ai dit que vous vouliez jouer pour le duc, fit-elle. Nous allons vous dire si vous êtes assez bons. — Mère ! s’exclama la jeune femme choquée. — Eh bien, quoi, c’est vrai, rétorqua la vieille femme en souriant. Cadel ne put s’empêcher de rire. Bien qu’il eût préféré discuter de leur mission avec son partenaire, ses regrets s’évanouirent dès les premières mesures. Ils se débrouillaient bien. Sa voix était bien placée et Dario contrôlait son jeu mieux que jamais. Ils parcoururent une bonne partie de leur répertoire, l’Élégie de Shanae, la Plainte d’Ilias, du Péan des Lunes, puis des chansons populaires de Caerisse et d’Aneira. Ils connaissaient quelques morceaux d’Eibithar, mais la campagne de Mertesse n’était pas le lieu idéal pour les chanter. Alors qu’ils arrivaient à la fin, la vieille aubergiste, son visage ridé épanoui de bonheur, chantait avec eux d’une voix étonnamment douce et juste. À la dernière note, leur modeste public les applaudit chaleureusement. L’aubergiste disparut dans la cuisine pour en ressortir quelques secondes plus tard, les bras chargés de petits gâteaux sucrés, d’un pot de miel et d’un pichet de vin léger. — Une voix pareille mérite récompense, fit-elle avec un sourire à Cadel. — J’en déduis, fit-il, que nos deux qinde ne sont pas volés. Son visage s’empourpra légèrement mais elle leva à peine les yeux. — En effet, fit-elle. Les deux musiciens ne pouvaient pas fausser compagnie à leurs hôtes sans passer pour des rustres, alors ils restèrent, mangèrent les gâteaux et burent le vin qu’on leur servit généreusement. Lorsque le pichet fut presque vide, ils se levèrent et, prétextant la fatigue, montèrent se coucher. — S’il n’est pas à Mertesse…, commença Dario. Cadel leva une main et le fit taire d’un regard. Il avait remarqué que la chambre de l’aubergiste était presque sous la leur. Ils devraient attendre d’être sur la route pour parler du ministre. Le jour se leva sur une aube étonnamment claire et chaude. Avant qu’ils aient achevé leur petit déjeuner, ils entendaient la neige fondre du toit en gouttes régulières. L’aubergiste, qui prenait leur repas avec eux, fredonnait une des chansons qu’ils avaient chantées la veille. Leur collation achevée, et comme ils avaient déjà rassemblé leurs affaires, descendu leurs sacs et payé leur dû, ils se dirigèrent vers la porte en remerciant la vieille femme. Mais avant qu’ils ne s’en aillent, elle les pria d’attendre avant de disparaître dans sa cuisine. Elle en ressortit munie d’un sac qu’elle leur tendit. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Cadel surpris. Elle rougit. — Vous m’avez demandé hier si votre musique valait les deux qinde de réduction sur votre chambre et vos repas. Elle en vaut bien plus. Elle tendit le menton vers le sac que Cadel avait pris. — Ce n’est pas grand-chose, un peu de viande séchée, un morceau de fromage, du pain. Mais ça devrait vous suffire jusqu’à Mertesse. — Merci, lui dit Cadel. Il lui prit la main et s’inclina pour y déposer un baiser. Son visage s’empourpra de plus belle. Elle détourna les yeux mais lui laissa sa main. — Allez, fit-elle sans parvenir à se montrer contrariée, vous feriez mieux de vous dépêcher avant que le temps ne change. — Je vous remercie, madame. Si l’on nous pose des questions, nous n’aurons que des compliments à faire de vous et de votre auberge. Elle balaya l’éloge d’une main. — Eh, j’aurais trop de travail ! Puis elle sourit. — Mais si vous revenez jamais par ici, je serais heureuse que vous chantiez pour moi. Les deux hommes passèrent leurs sacoches sur leurs épaules, franchirent le seuil et reprirent leur route dans la douceur de l’air ensoleillé. Le chemin boueux rendait leur progression difficile mais le temps dégagé leur permettait de voir les murs de la cité se découper dans le lointain. La distance qui les séparait de Mertesse était moins longue que Cadel n’avait imaginé. Ils marchèrent quelque temps en silence. Ils croisaient peu de voyageurs, mais un groupe de soldats vêtus des uniformes noir et or de Mertesse, leurs armes luisant au soleil, les arrêta. Le capitaine du détachement leur demanda où ils allaient et ce qui les conduisait à Mertesse. Lorsque Cadel lui expliqua qu’ils étaient de simples musiciens et que Dario sortit son luth, il les laissa passer. — Cela risque de se reproduire, observa Dario lorsqu’ils se furent éloignés. Avec la nouvelle reine à Solkara et les nobles craignant du poison dans leurs timbales, on aura de la chance si on nous laisse entrer au château. — J’y ai pensé, répondit Cadel. — Tu as un plan ? — Pas encore. Dario pinça les lèvres mais ne dit rien. Il ne fut pourtant pas long à reprendre la parole. — As-tu songé à ce que nous allons faire si la vieille a raison et que le Qirsi n’est plus à Mertesse ? — Je suis sûr qu’elle a raison, déclara Cadel. La question n’est pas de savoir où il est parti, mais s’il va revenir. Ce qui m’inquiète le plus, c’est de savoir qu’il avait quitté le château avant même d’apprendre l’empoisonnement. Autrement dit, que son départ n’a rien à voir avec le duc. Ce qu’il gardait pour lui, c’est que s’il ne servait pas Mertesse en quittant la ville, c’est qu’il servait la conspiration. — Si c’est le cas, enchaîna Dario, nous n’avons aucune idée de l’endroit où il est. — C’est vrai. Mais j’espère que l’empoisonnement aura changé ses plans. Il désigna l’auberge derrière son dos. — Notre amie semble convaincue qu’il y a une histoire d’amour entre lui et la ministre du duc. Si elle a raison, il a toutes les chances de revenir avec Rowan. À supposer que la ministre ne soit pas morte à Solkara. Dario l’observa quelques instants avant de hocher une tête dubitative. — Tu accordes une grande confiance dans les élucubrations d’une vieille femme qui ne sait probablement pas de quoi elle parle. — Détrompe-toi, répondit Cadel avec un sourire. Bien que je sois certain qu’elle en sache sur les gens plus que tu ne t’imagines, je ne fais que reconnaître les faits. Nous allons rester ici quelque temps. Si le Qirsi ne revient pas, je n’ai aucune idée de l’endroit où le chercher. Notre seule chance est donc d’attendre le retour du duc en priant que les deux ministres sont avec lui. — Et si celui que nous voulons n’y est pas ? Cadel haussa les épaules. — Nous retournerons à Solkara en espérant qu’il est vraiment allé là-bas après son séjour chez notre aubergiste et nous nous mettrons à sa recherche. — Est-ce que toutes tes missions sont comme celle-là ? — Comment ? — Si incertaines, si dépendantes de la chance ou du hasard ? Cadel, les yeux sur la cité de Mertesse, secoua la tête. Le château semblait plus grand, plus impressionnant que dans son souvenir. — Non, répondit-il enfin. Cette mission n’a rien à voir avec les autres. J’accepte rarement de tuer sans savoir le nom de celui que je cherche et sans être sûr de l’endroit où le trouver. Il hésita, l’esprit brusquement hanté par le souvenir de Brienne de Kentigern. — Lui, ou elle, murmura-t-il en frissonnant malgré le soleil qui lui chauffait les épaules. — Tu tues rarement pour aussi peu d’argent, observa encore Dario. Tu as vraiment envie de te venger de la conspiration, n’est-ce pas ? Cadel le dévisagea sans répondre. — Tu regrettes ? — Pas le moins du monde. Dario acquiesça, mais il eut la présence d’esprit de ne rien dire. Cadel n’avait aucun scrupule à s’attaquer à la conspiration, il aurait pourtant voulu s’y prendre autrement. Il aimait planifier ses missions longtemps à l’avance ou, au moins, avoir quelques alternatives en tête. Cette fois, il ignorait non seulement tout de la façon dont il allait tuer cet homme, mais il n’avait même aucune idée de la façon dont il allait pouvoir l’approcher. Il entendait Jedrek railler l’imprudence avec laquelle il avait accepté le peu d’or que cette femme lui proposait pour une mission si incertaine. « N’accepte jamais de tuer quelqu’un pour qui tu éprouves le moindre sentiment, fût-ce de l’amour, de la haine, de la colère ou de la pitié. » C’était une des premières règles, une règle primordiale, que Cadel avait apprises à Jedrek et voilà qu’il la violait. Il n’avait donc rien appris à Kentigern. — Qu’est-ce qu’on va faire en arrivant à Mertesse ? Cadel leva les yeux en soupirant. Ils arriveraient bien avant la nuit. — Trouver du travail. Une aussi grande ville ne manque pas de tavernes. Il y en a bien une qui accueillera des musiciens. — Et puis ? — Et puis nous espérerons que les dieux soient avec nous. Mais il entendait la voix railleuse de Jedrek lui susurrer une question : les dieux sont-ils jamais du côté des assassins ? Il n’avait pas de réponse. 8 Cité des Rois, Eibithar Keziah devinait toujours lorsque Kearney lui en voulait. Les signes étaient infimes, aussi subtils que l’odeur de la neige dans la montagne avant la tempête – le roi avait trop longtemps fréquenté les cours des nobles d’Eibithar pour être moins discret, beaucoup d’ailleurs, n’auraient rien remarqué, à part peut-être Gershon Trasker – mais aux yeux de Keziah, qui l’aimait depuis si longtemps, les indices de sa colère étaient aussi clairs qu’un lumineux matin d’hiver. La façon, par exemple, dont il évitait de croiser son regard ; l’expression de son visage, un mélange presque enfantin de souffrance et de ressentiment ; son pas nerveux dans la pièce alors qu’il écoutait les conseils de ses ministres. Elle avait déjà vécu tout cela, généralement après lui avoir lancé une remarque cinglante sur la reine, ou que ses taquineries sur les coutumes de Glyndwr eurent dépassé les bornes. Mais jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais cherché à le mettre en colère. Les autres ministres ne semblaient pas remarquer son manège. Eût-ce été le cas, ils n’auraient pas réagi. Ils étaient persuadés qu’elle en voulait au roi, et elle ne pouvait que supposer qu’ils seraient ravis de constater combien son influence auprès de lui avait décru. Plus précisément, elle se demandait si l’un d’entre eux verrait dans cet affaiblissement une opportunité à saisir. Contrairement aux ministres, Gershon observait tout ce qu’elle faisait avec intelligence et même – si elle ne se trompait pas – plus qu’une once d’admiration. Ils ne s’étaient pas revus depuis la nuit qui avait suivi la mort de Paegar, lorsqu’elle était allée chez lui pour lui parler de l’or qu’elle avait découvert dans la chambre du ministre. Tous les habitants du château d’Audun connaissaient l’inimitié qui opposait le Premier ministre et le capitaine de la garde. Ils auraient été stupéfaits de les découvrir en tête à tête. Mais Keziah avait aussi appris à déchiffrer les expressions de Gershon. Il avait longtemps été son principal rival auprès de Kearney. Bien qu’elle aimât l’homme qu’elle servait, elle n’avait jamais été complètement au-dessus de la politique de la cour. Gershon la surveillait, jaugeant ses progrès dans les efforts qu’elle faisait pour s’aliéner le roi, et soulignant son approbation par des sourcils dressés et des sourires à peine masqués. Tandis qu’elle suivait les va-et-vient du roi devant sa table de travail, elle sentait le regard du maître d’armes posé sur elle autant le souci qu’elle lui inspirait. Jusqu’alors, elle ne s’était opposée à Kearney que sur des sujets mineurs, de véritables broutilles, capables d’ennuyer le roi sans compromettre la sécurité du royaume. Au cours de ce conseil des ministres, les choses étaient brusquement devenues plus dangereuses. — Êtes-vous certain de ces nouvelles, Votre Majesté ? demanda Dyre, ses yeux jaunes et intenses fixés sur le roi. Ne peut-il y avoir d’erreur ? Kearney hocha la tête. — Aucun doute possible, ministre. Cette information vient de nos hommes. Nous ne la cherchions pas, et elle n’a pas été transmise par nos ennemis. — D’abord, il va à Kentigern, et maintenant il envoie un messager à Curgh, enchaîna Wenda. Se peut-il que Marston essaie de marchander la paix ? Kearney s’arrêta, regarda Keziah puis Gershon. — Capitaine ? Tous les ministres s’en aperçurent. Kearney ne posait presque jamais ce genre de questions à Gershon. Le capitaine était le conseiller du roi le plus précieux en matière de tactique, d’armes et de guerre, mais quand il s’agissait de politique et de médiation, il ne faisait jamais appel à lui. Jusqu’à peu, il se serait tourné vers Keziah avant n’importe qui. Elle avait réussi. Sentant son cœur se serrer et les larmes lui monter aux yeux, elle se raidit. Gershon se redressa sur son siège en s’éclaircissant la voix. — C’est possible. Votre Majesté. Nous avons demandé a Tremain d’envoyer un message à Marston par lequel nous lui réclamions son aide. Dyre fit la grimace. — Nous demandions seulement de quel côté du conflit il se tenait. Nous ne l’avons certainement pas prié d’intervenir. Il se tourna vers Keziah. — N’est-ce pas le sens de notre message, Premier ministre ? Après tout, c’est vous qui avez rédigé cette lettre à Lathrop. — Comme vous venez de le souligner, ministre, répondit-elle froidement, nous lui demandions seulement de quel côté il était. — Il a peut-être décidé de prendre l’initiative, suggéra Gershon. C’était un signal. Keziah se tourna vers lui, sourcil dressé. — Il a peut-être décidé de vendre sa loyauté au plus offrant, rétorqua-t-elle avec toute l’agressivité dont elle était capable. Ce ne serait pas le premier noble à se comporter de la sorte. Le soldat écarquilla les yeux, comme si elle l’avait giflé. — La vente ou l’achat des loyautés est une coutume qirsi, Premier ministre. Depuis des siècles. — Ça suffit ! coupa Kearney d’une voix tranchante. Il les dévisagea tour à tour avant de s’arrêter sur Keziah. — Marston n’est pas un traître, et sa maison est la plus puissante du royaume. Qu’est-ce que Curgh ou Kentigern pourraient lui offrir ? Elle le contempla comme s’il était stupide. — Le trône, évidemment ! Il est probablement en train de se demander lequel d’entre eux sera son plus puissant allié, et quelle alliance lui coûtera le moins. — Alors, que nous conseillez-vous de faire, Premier ministre ? s’enquit Gershon en lui donnant le signal suivant. Sa voix était lourde de sarcasme, mais ses yeux bleus étaient pleins d’inquiétude. Si Kearney la prenait au mot, cet échange pouvait déboucher sur la guerre civile. Mais elle doutait que son roi fût désormais capable d’accorder une quelconque confiance à ses conseils. Enfin, si son plan fonctionnait. — Je ne suis pas sûre que vous puissiez faire quoi que ce soit, fit-elle en employant délibérément le vous au lieu du « nous ». Personne n’y prendrait garde, sauf Kearney. Sa colère à son encontre serait bientôt aussi évidente pour les autres qu’elle l’était pour elle. — Vous pensiez, en faisant monter la maison de Glyndwr sur le trône, éviter la guerre civile. Vous vous trompiez. Curgh et Kentigern se haïssent toujours autant, sinon plus, et les autres maisons prennent parti. Tout ce que vous avez obtenu, c’est de mettre Glyndwr au centre du conflit. Vous n’auriez jamais dû venir ici, et maintenant que vous y êtes, vous êtes encore moins capable de garantir la paix. Glyndwr ne peut plus servir de médiateur. Les moindres tentatives du roi seront interprétées comme une ruse pour garder la couronne. Plus personne ne croit en lui. Elle sentit la stupeur de Kearney, mais refusa de croiser son regard. — Maintenant qu’il est roi, fit-elle en baissant la voix, tout a changé. Pendant longtemps, personne ne prit la parole. Keziah savait que tous les regards étaient braqués sur elle, comme s’ils s’attendaient tous à ce qu’elle fonde en larmes, s’enfuie ou s’en prenne au roi. Mais elle resta immobile, les yeux obstinément posés sur ses mains, le visage en feu et le cœur transpercé d’une flèche. — C’est complètement stupide, s’exclama enfin Gershon avec la colère que tout le monde attendait. Il était étrange, maintenant que Paegar n’était plus, que le maître d’armes – qui avait haï les Qirsi toute sa vie, et elle en particulier parce qu’elle avait partagé la couche du roi – soit devenu son plus intime confident au château. Plus ironique encore, il servait leur amitié nouvelle en continuant à la traiter avec le mépris et l’hostilité qu’il lui avait toujours témoignés. — Nous avons sauvé le royaume. Le roi a sauvé le royaume. Tout le monde le sait en Eibithar, sauf Aindreas et vous. Que vous souhaitiez retourner à Glyndwr ne signifie pas que nous partagions votre point de vue. — J’ai dit que ça suffisait ! rugit une nouvelle fois Kearney. La façon dont nous aurions aimé que les choses se passent n’a plus aucune importance. Je suis le roi, et je ferai tout ce que je jugerai nécessaire pour maintenir l’imité du royaume. Donc, si l’on suppose que Marston n’est pas en train de s’évertuer à trouver un arrangement entre Aindreas et Javan, mais qu’un dessein plus noir se cache derrière sa visite à Kentigern, que devons-nous faire ? — Tobbar est toujours en vie, observa Wenda. Il est peut-être malade, mais il est toujours le chef de la maison des Thorald. Nous devrions peut-être lui envoyer un message. Il est possible qu’il ne soit même pas au courant de la démarche de son fils. Dans ce cas, il pourrait intervenir et l’arrêter. — Et s’il est au courant ? demanda le roi. La ministre hésita, mais brièvement. — Dans ce cas, je crains que le Premier ministre n’ait raison. Nous ne pouvons rien faire. Si Thorald a l’intention de s’opposer à nous, nous ne pouvons qu’espérer que les armées de Curgh et de Glyndwr, combinées à celle du roi, suffiront à décourager les autres maisons majeures. Kearney poussa un soupir. — Je n’accepterai pas ça. Il doit y avoir une alternative. Je ne permettrai pas que la trahison de Marston – à supposer qu’il s’agisse bien de ça – détruise le royaume. — Votre détermination est admirable, Votre Majesté, avança Dyre prudemment, mais il serait… dangereux de ne pas nous préparer au pire. Nous ne cherchons pas la guerre, mais nous pourrions la remporter, à supposer toutefois que l’on prépare l’armée. — Très bien, répliqua le roi avec impatience. Gershon, poursuivez l’entraînement, même sous la neige. Faites tout ce qui vous semblera nécessaire pour que les hommes soient prêts à combattre. — À vos ordres, Majesté. — Wenda, poursuivit Kearney en se tournant vers elle, je veux que vous fassiez parvenir un message à Tobbar, dans lequel vous l’informerez que nous sommes au courant des agissements de Marston, et où vous lui demanderez si Shanstead fait ces ouvertures au nom de sa maison ou de sa propre initiative. La ministre jeta un coup d’œil embarrassé à Keziah. D’ordinaire, c’était à elle que Kearney confiait ce genre de tâches. — À vos ordres, Majesté, fit-elle. Si elle prenait plaisir à la déconfiture de Keziah, elle n’en montrait strictement rien. Elle semblait au contraire très mal à l’aise. Kearney pourtant n’en avait pas fini avec elle. — Lorsque vous l’aurez rédigé, poursuivit-il, apportez-moi votre message. Puis réunissez les ministres, et cherchez une meilleure réponse à la question que je viens de vous poser. Il doit y avoir d’autres moyens de combattre une éventuelle trahison de Thorald qu’en envoyant nos armées dans le Nord. Je veux qu’on les trouve. Maintenant, laissez-moi. Wenda se leva et s’inclina devant le roi. — À vos ordres, Majesté. Les autres ministres se levèrent à leur tour. Keziah, au milieu d’eux, se dirigeait vers la porte. — Ne perdez pas de temps, Wenda, fit Kearney, il se peut que nous n’en ayons pas beaucoup. Premier ministre, ajouta-t-il, j’aimerais que vous restiez un moment. Keziah s’arrêta, le visage rouge. Les autres Qirsi la dévisagèrent brièvement avant de s’en aller. — Je n’ai pas besoin de vous, Gershon, termina le roi. Keziah ne s’était tournée ni vers le roi, ni vers le capitaine, mais elle imaginait sans peine l’expression grave de son visage tandis qu’il acquiesçait. Il passa devant elle mais, évidemment, ne lui adressa pas un seul regard. — Asseyez-vous, fit Kearney avec une froideur qu’il n’avait jamais employée lorsqu’ils étaient seuls. Elle aurait donné n’importe quoi pour éviter cette conversation, mais le roi, en lui demandant de rester, l’aidait bien plus qu’il ne pouvait l’imaginer. Ce n’était pas le moment de flancher. Elle fit demi-tour, et se dirigea lentement vers le fauteuil qu’elle venait de quitter, tout en s’efforçant de contempler le roi d’un air insolent. — Oui, Majesté ? fit-elle d’une voix plate en se laissant tomber sur son siège. — Peut-être allez-vous m’expliquer de quoi il retourne. Elle souleva un sourcil. — Je ne vois pas de quoi vous parlez. — Par les démons et toutes les flammes, Kez ! Tu ne m’as jamais parlé comme tu viens de le faire ! Tu n’as jamais porté d’accusation injustifiée contre personne, et c’est exactement ce que tu viens de faire à l’encontre de Marston. Et jamais, au grand jamais, tu n’as parlé des nobles eandi avec un tel mépris. Elle détourna les yeux. Elle était anéantie. Elle aurait voulu lui expliquer, lui dire qu’elle cherchait simplement à convaincre les conspirateurs de sa possible trahison, qu’il l’avait tellement blessée que sa fidélité n’était plus sûre, et qu’elle faisait tout ça pour lui. Elle se ressaisit et tourna vers lui un regard sec, dépourvu de chaleur, et lui mentit : — Ce n’est pas parce que je ne l’ai jamais fait que je ne l’ai jamais pensé. — Alors tu crois que les nobles eandi sont prompts à trahir leurs alliés ? — Oui. — Est-ce que cela me concerne aussi ? Elle devait le blesser, elle n’avait pas le choix. Même s’ils n’étaient que tous les deux, elle ne pouvait s’éloigner de son but. Les paroles qu’elle aurait dû prononcer furent pourtant incapables de franchir ses lèvres. Elle se contenta de hausser les épaules, laissant la question en suspens, et au roi le loisir de lui donner la réponse qu’il souhaitait. — Je vois, fit Kearney d’une voix étranglée. Il fit le tour de sa table de travail, et s’assit dans son fauteuil. Il le faisait souvent lorsqu’elle l’irritait ou l’attristait. C’était tellement systématique, qu’il lui semblait presque, qu’à ces moments-là, il avait besoin de mettre quelque chose de solide entre eux. — Cela fait longtemps que tu éprouves ce genre de sentiments ? — Je ne les éprouvais pas à Glyndwr, si c’est ce que tu veux dire. — Alors tu penses que je t’ai trahie. — Ce que j’ai dit concerne Marston, pas toi. Pourquoi les Eandi ramènent-ils tout en permanence à eux ? Il la dévisagea les yeux écarquillés, comme si elle l’avait accusé d’être un espion à la solde d’Aneira. Quelques secondes plus tard, son regard se rétrécit. — Tout a commencé avec la mort de Paegar, c’est ça ? — Vraiment ? Elle ne voulait pas que leur discussion emprunte cette voie, mais elle était impuissante à l’empêcher. — Penses-tu que je lui ai porté tort, ou offense ? Ses funérailles étaient-elles trop modestes ? Votre amitié était peut-être plus que ce que tu m’en as dit. Était-il ton amant ? C’est ça ? Le perdre t’a rappelé l’amour que nous avons perdu ? — Nous n’étions pas amants. Comment pourrait-elle aimer quelqu’un d’autre que lui ? — Cela n’a rien à voir avec Paegar. — Alors pourquoi, Kez ? Que t’arrive-t-il ? — Rien, Majesté. Je n’ai fait qu’exprimer une opinion. Je crois que Marston projette de vous trahir. — Parce que c’est comme ça qu’agissent les nobles eandi ? — Parce que ce noble eandi a toutes les raisons de le faire, et parce que votre position sur le trône peut sembler très précaire aux autres maisons d’Eibithar. Kearney secoua encore la tête. — Il y a autre chose. Tu m’en veux. J’ai toujours été capable de le sentir. — Eh bien, Majesté, disons que vous ne me connaissez peut-être pas aussi bien que vous le croyez. Elle le vit serrer les mâchoires, comme chaque fois qu’il s’efforçait de contenir sa colère. — Très bien, fit-il d’une voix épaisse, comme tu voudras. Toute la question, Premier ministre, est de savoir si je peux encore vous faire confiance au poste que vous occupez. Keziah suffoqua. C’était une chose de convaincre les autres qu’elle et le roi n’étaient plus que des étrangers l’un pour l’autre, c’en était une autre de perdre sa position et son influence. La conspiration n’aurait aucun intérêt à la recruter si elle ne servait plus le roi d’Eibithar. Perdre de cette façon le peu qui lui restait de lui était suffisamment pénible, si ce devait être en vain, elle en mourrait. Et pourtant, le seul moyen de l’empêcher de se débarrasser d’elle était de le provoquer plus encore. — Je n’ai fait qu’exprimer une opinion, Majesté. Dois-je comprendre que vous ne voulez être servi que par ceux qui sont de votre avis et ne vous offrent que les conseils qui vous agréent ? — Absolument pas, rétorqua-t-il d’une voix dure. Je n’ai jamais exigé que la plus grande honnêteté de mes ministres ! Ainsi que leur respect et leur courtoisie ! Si vous vous sentez capable de servir d’une manière qui corresponde à ma position et à la vôtre, alors vous resterez au château. Sinon, j’attends que vous fassiez vos bagages et que vous retourniez à Glyndwr. Est-ce clair, Premier ministre ? Son désir de lui demander pardon, de se jeter à ses pieds s’il le fallait, lui brûlait les lèvres, les yeux et la poitrine, mais elle ne versa pas une larme. Une force inconnue lui permettait de garder bonne figure. Seuls la rougeur qui envahit son visage et le tremblement de ses mains la trahissaient, mais c’étaient des réactions auxquelles le roi s’attendait. — Oui, Majesté, fit-elle d’une voix aussi imperceptible qu’un flocon tombant sur le sol. Est-ce tout ? — Non, ce n’est pas tout. Je suis fatigué de cette querelle stupide entre vous et Gershon. Je veux que vous parliez avec lui, et mettiez un terme à cette absurdité. Quelles que soient les intentions de Marston, je ne tolérerai pas davantage votre discorde. Trop de choses sont en jeu. C’était plus qu’elle n’aurait osé l’espérer. Depuis des jours, elle attendait de discuter avec le capitaine, le roi lui fournissait l’excuse dont elle avait besoin. Il s’attendait pourtant à des protestations. — Mais, Majesté… — Je sais qu’il est aussi responsable que vous dans cette affaire. Mais compte tenu de votre comportement récent, c’est à vous qu’incombe le premier pas. Débrouillez-vous pour être capable de travailler avec le capitaine, ou bien partez. Il préférait Gershon. Elle l’avait donc tellement blessé ? Cette constatation acheva de la détruire. — Bien, Majesté. — C’est tout. Vous pouvez partir. Il prit un des parchemins qui encombraient son bureau et se plongea dans sa lecture, comme si le congé qu’il venait de lui donner ne suffisait pas. — Très bien, Majesté. Merci. Elle se leva et quitta la pièce sans se retourner. Elle n’aurait pas eu la force de croiser son regard. Dans le couloir, elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Deux gardes se tenaient de part et d’autre de la porte. Bien qu’ils n’eussent pu entendre la discussion qu’elle venait d’avoir avec le roi, la colère du monarque n’avait pu leur échapper. Ils l’observaient avec un tel mépris qu’elle se sentit obligée de fuir. Elle envisagea brièvement l’idée de retourner dans ses appartements. Elle désirait plus que tout s’asperger le visage d’eau tiède et se coucher, dans l’espoir de dormir profondément. Mais avant, elle devait voir le capitaine. Elle se dirigea donc vers les quartiers de Gershon. Devant sa porte, elle hésita, comme si elle doutait brusquement du bien-fondé de sa visite. Depuis la mort de Paegar, et maintenant qu’elle s’était aliénée le roi, Gershon était peut-être son seul allié au château, mais la méfiance qui les avait longtemps opposés n’était pas entièrement dissipée. Leur union pour combattre les conspirateurs n’effaçait pas, pas encore, les années d’hostilité. Elle faillit faire demi-tour, puis se souvint de l’ordre que lui avait donné Kearney. Elle devait se réconcilier avec le capitaine, ou quitter le château. Elle n’avait pas le choix. Autant agir avant que le courage lui manque. Elle frappa deux fois, l’écho se répercuta dans le couloir. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Gershon se tenait devant elle. En la découvrant, ses yeux s’écarquillèrent de surprise, puis il jeta un rapide coup d’œil de part et d’autre du couloir. — Êtes-vous folle ? lâcha-t-il dans un souffle. On vous a vue venir ? — Le roi m’a demandé de parler avec vous, capitaine, répondit-elle d’une voix forte. Il craint que notre mésentente n’affaiblisse le trône et il espère, il compte sur moi, pour que nous réglions au plus vite les différends qui nous opposent. Gershon la dévisagea comme s’il doutait de sa sincérité. — Très bien, admit-il enfin. Ici, ou préférez-vous que nous marchions ? — Je préfère que nous parlions chez vous, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, répondit-elle posément. Même avec la bénédiction du roi, il est plus sage que l’on ne nous voie pas ensemble. Il acquiesça et s’écarta pour la laisser entrer. Keziah constata que la femme du capitaine et leurs quatre enfants étaient là. — Premier ministre, la salua Sulwen Trasker d’une voix ni hostile ni particulièrement amicale. — Bonjour, madame, lui répondit Keziah avant de se tourner vers Gershon. Dois-je revenir plus tard ? — Non. Il regarda sa femme. — Je pense que c’est l’heure de la prière, fit-il en désignant les enfants. Je vous rejoindrai au cloître. Le regard de Sulwen s’attarda sur la ministre, mais elle acquiesça et demanda aux enfants de cesser leurs jeux. Il leur fallut plusieurs minutes pour se préparer, mais Keziah et le capitaine finirent par se retrouver seuls. — Vos enfants sont charmants, remarqua la jeune femme en prenant place dans un siège près de la cheminée avant d’étendre ses mains vers les flammes. Gershon bougonna, comme s’il lui était difficile d’accepter un compliment de sa part. — Merci, finit-il par lui répondre en s’asseyant en face d’elle. Je ne pensais pas que vous aimiez les enfants. — Pourquoi ? Son froncement de sourcils s’accentua, il détourna les yeux et Keziah comprit qu’il regrettait d’avoir évoqué ce sujet. — Toutes ces années avec Kearney, aimer un homme duquel vous ne pouviez avoir d’enfant… Ce ne sont que des suppositions, excusez-moi, bredouilla-t-il. — J’aime beaucoup les enfants, capitaine. Il se trouve simplement que j’aimais davantage Kearney. Elle avait désiré plus que tout au monde avoir des enfants avec lui, son duc, son roi. Mais le fruit de leur amour aurait révélé leur liaison interdite, et la mise au monde l’aurait probablement tuée. Les femmes de sa race n’étaient pas constituées pour porter des enfants métis. — Le roi veut réellement que nous parlions ? demanda Gershon, rompant le court silence qui s’était installé entre eux. Keziah se reprit. — Oui, il dit qu’il est fatigué de nos querelles. — C’est pour ça qu’il vous a ordonné de rester ? — Pas vraiment, répondit-elle en souriant pauvrement. Il voulait me parler de mon comportement récent. — Alors, ça marche. — Oui, on peut voir les choses sous cet angle. Il chercha son regard. — Vous n’avez pas l’air contente. N’est-ce pas ce que vous vouliez ? — Si, capitaine, c’est exactement ce que je veux. — Alors, quel est le problème ? Elle tourna les yeux vers les flammes. — Je ne savais pas à quel point ce serait difficile. Je l’aime encore, et de voir la façon dont il me regarde, de l’entendre me menacer de me renvoyer à Glyndwr… — C’est ce qu’il a fait ? Elle acquiesça sans quitter les flammes des yeux. — Il m’a aussi avertie qu’il me tiendrait personnellement responsable de l’échec de notre réconciliation. Il m’a dit de trouver le moyen de passer outre nos différences ou de partir. Son sourire, cette fois, était plus franc. — Vous devriez être heureux. Notre roi vous préfère à moi. Si vous voulez vous débarrasser de moi, profitez-en, c’est le moment. Je sais que c’est ce que vous voulez depuis longtemps. Elle dévisagea Gershon qui détourna le regard. Il semblait de nouveau mal à l’aise, mais elle était incapable de savoir si c’était dû à son désir de la voir rester ou à celui de la voir partir. — Je ne crois pas qu’il vous chassera du château, fit-il d’une voix grave. — Vous ne l’avez pas entendu tout à l’heure, et vous n’avez pas entendu tout ce que j’ai dit non plus. — Est-il possible que vous soyez si dure ? — C’est ce que vous croyez ? Il haussa les épaules. — Peut-être. Ce que vous avez raconté concernant Marston tout à l’heure me semble excessif. Ce n’est pas un traître. En suggérant qu’il l’est, vous poussez Kearney à douter de lui, ça peut être dangereux. — J’essayais de montrer que ma colère envers le roi m’avait dégoûtée de tous les Eandi. — Eh bien vous y êtes parvenue. — Ne vous inquiétez pas, capitaine. À compter d’aujourd’hui, le roi n’accordera plus aucune confiance à mes propos. Notre alliance avec la maison de Thorald est solide. Une larme roula sur sa joue, elle l’essuya avec impatience, en espérant que Gershon ne l’avait pas vue. — Vous rendez un service inestimable au roi, fit-il d’une voix plus douce qu’elle ne l’aurait jamais imaginé. Il ne s’en rend peut-être pas compte aujourd’hui mais, lorsque tout sera terminé, je le lui dirai, vous pouvez compter sur moi. Elle acquiesça, car les larmes qui ruisselaient maintenant sur ses joues l’empêchaient de parler. Après avoir maîtrisé si longtemps ses émotions, elle ne pouvait rien faire que hocher la tête en sanglotant. Sa souffrance l’envahissait, la submergeait comme une vague irrépressible. La seule chose qui la retint, et finit par endiguer le flot de ses larmes, fut l’air de panique qu’elle lut sur le visage du pauvre soldat. Il avait trouvé un mouchoir et, visiblement incapable de faire autre chose, le lui tendait sous le nez. — Pardonnez-moi, capitaine, parvint-elle à bredouiller en prenant le tissu pour essuyer son visage. Je viens de vous le dire, je ne savais pas que ce serait aussi dur. Auriez-vous un peu d’eau ? Il bondit presque sur ses pieds, trop heureux de fuir une situation qu’il ne maîtrisait pas. Il prit une cruche posée sur le rebord de la fenêtre et remplit une timbale avant de la lui présenter avec la déférence timide et empressée d’un jeune serviteur à un banquet. — Est-ce que je peux faire autre chose ? — Merci, lui sourit-elle, ça va aller. Excusez-moi encore. Dites-moi plutôt ce que vous avez surpris des conversations des ministres après le conseil. — Oui, répondit-il, soulagé de revenir à son affaire. J’ai fait exprès de les accompagner un peu vers leurs appartements. Ils étaient très soucieux de votre changement d’attitude, un changement qu’ils mettent sur le compte de la mort de Paegar. Elle grimaça. — J’ai été trop claire. — Pas du tout. Un certain nombre d’entre eux… Il s’arrêta tandis qu’une vive rougeur envahissait son visage. Keziah sourit. — Ils pensent que Paegar et moi étions amants. — Oui. — Kearney soupçonnait la même chose. Je lui ai dit que ce n’était pas le cas. — Pourquoi ? Quel mal y aurait-il ? Ça ne ferait que rendre votre attitude plus cohérente. — D’abord, ce n’est pas vrai et ensuite, je ne veux pas qu’il le pense, quel que soit le service que cela pourrait nous rendre. Il la dévisagea quelques instants et approuva. — Très bien. — Mais les ministres en sont convaincus, fit-elle en l’incitant à reprendre ce qu’il disait. — Certains. Et au moins l’un d’entre eux a remarqué la dissension croissante qui vous oppose au roi. Si votre but est de pousser les ministres du château à mettre votre fidélité à la couronne en doute, vous y êtes parvenue. Elle se força à sourire malgré le frisson glacial qui la parcourut brusquement. — Bien, j’imagine que je dois être contente. Gershon la dévisageait toujours, un air de profond souci dans ses yeux bleus. — Êtes-vous bien sûre de ce que vous faites ? Il n’est pas trop tard pour arrêter. Vous pouvez mettre tout ça sur le compte de la mort de Paegar, présenter vos excuses au roi, et retrouver la sagesse de votre position. En dehors de moi, personne n’en saura jamais rien. Je comprendrais très bien que vous renonciez. — Attention, Gershon, continuez à me traiter avec autant d’amitié, et je vais finir par vous prendre pour un ami. Il fronça une nouvelle fois les sourcils. C’était le seul homme qu’elle avait jamais rencontré chez qui cette mimique semblait plus spontanée qu’un sourire. — J’en conclus que vous n’avez pas l’intention de renoncer. — Oui, à moins que vous n’ayez une meilleure solution pour apprendre ce qu’il nous faut savoir sur la conspiration. Il n’en avait pas. Elle le savait. C’était leur seule chance. S’il y avait un autre moyen, elle aurait été trop heureuse de l’exploiter. Elle se leva. — Votre famille vous attend au cloître, capitaine. Vous devriez les rejoindre. Il fit la grimace. — Je crois que je vais plutôt aller voir mes hommes. Elle rit. — Peut-être devriez-vous m’accompagner un jour au sanctuaire. Les prières ne sont pas aussi austères que le prélat le prétend. Gershon sourit. — Bonne journée. Il ouvrit la porte. — J’espère que c’est le début d’une meilleure compréhension entre nous, Premier ministre, fit-il d’une voix assez forte pour être entendue. Je vous assure que je ferai de mon mieux pour qu’il en soit ainsi. Elle sortit dans le couloir, et se retourna pour s’incliner légèrement devant lui. — Moi de même, capitaine, fit-elle. Merci. Il acquiesça, la dévisagea comme s’il voulait ajouter quelque chose, mais referma simplement la porte, et elle se retrouva seule dans le couloir. Si elle ne se trompait pas, c’était presque une imploration à la prudence qu’elle avait lue dans ses yeux clairs. Elle retourna rapidement dans ses appartements, faisant de son mieux pour ne pas prêter attention aux regards des gardes qu’elle sentait peser sur elle. Elle croisa aussi Wenda, à quelques pas de la porte de sa chambre. En la voyant, la ministre s’arrêta et s’éclaircit la gorge avec embarras. — Oui, Wenda ? demanda la jeune femme sans prendre la peine de masquer son impatience. La femme plus âgée hésita, puis hocha la tête. — Non, ce n’est rien, Premier ministre. Bonne journée. Keziah reprit sa route. — Vous aussi, ministre. Dans sa chambre, elle secoua la tête, se maudissant de n’avoir pas été plus courtoise. Wenda aurait pu lui apprendre quelque chose. Elle songea à la rejoindre, mais se ravisa. Un tel revirement n’était pas en accord avec son nouveau comportement, et elle était bien trop fatiguée. Elle se dirigea vers son lit pour s’allonger, mais une forme sombre sur la couverture interrompit son geste. Elle resta d’abord parfaitement immobile, les yeux fixés sur cette apparition étrange, trop effrayée pour bouger, comme si la chose allait s’enfuir à son approche. Puis elle comprit de quoi il s’agissait, et la panique lui enserra le cœur avec la force d’une des sinistres créatures qui hantaient le Royaume du Dessous. Il aurait dû aller au cloître, Sulwen l’attendait. Même si elle connaissait ses réticences envers la prière, elle lui en voudrait d’avoir manqué à sa promesse faite aux enfants. Mais après sa discussion avec le Premier ministre, Gershon ne put même pas se résoudre à traverser le jardin pour rejoindre les soldats. Il resta assis devant le feu, les yeux fixés sur les flammes, se demandant comment il avait pu laisser cette femme qirsi l’entraîner dans cette histoire. Il avait immédiatement compris les risques que comprenait une telle entreprise, il les avait soigneusement pesés. Mais ce qu’il avait négligé, c’était la prise en compte des coûts annexes, la souffrance de la ministre, comme celle de son roi. La liaison de Kearney avec son ministre était une erreur monumentale. Lorsqu’ils vivaient à Glyndwr, Gershon avait tenté des milliers de fois de mettre Kearney en garde. Malgré les doutes qu’il nourrissait sur l’accession de son duc sur le trône d’Eibithar en plein conflit entre Curgh et Kentigern, il avait été soulagé de savoir que ce couronnement, au moins, mettrait un terme définitif à cette histoire stupide. Mais ce qu’il découvrait, alors que le roi et la Qirsi ne partageaient plus leur lit, c’était que leur amour continuait de conditionner toute la vie du château d’Audun. Parce que l’éloignement de Keziah était plausible, il rendait plausible le subterfuge du Premier ministre. Il accroissait aussi les risques qu’elle prenait. En s’opposant à Kearney, en ajoutant à la souffrance qu’il avait déjà subie de la perdre, Keziah ne risquait pas seulement sa vie, mais la sécurité du royaume. Le capitaine avait fini par lui faire confiance. Tous les doutes qu’il avait nourris à l’égard de sa loyauté envers Kearney et le royaume s’étaient évanouis avec son souhait de démasquer la conspiration. Mais elle était terriblement jeune, et il l’avait vue trop souvent mettre Kearney en difficulté. Il se souvenait, avec une acuité qui le faisait trembler de rage, de la façon dont elle avait agi pour permettre à son ami, le Glaneur, de conduire Tavis de Curgh à Tremain, là où les armées de Glyndwr avaient fait halte, près des rives de l’Heneagh. Le garçon était alors un fuyard, il s’était évadé des geôles d’Aindreas, et Kentigern et Curgh étaient au bord de la guerre. Cette initiative s’était bien terminée, Kearney avait accédé à la requête du Glaneur qui souhaitait voir le duc prendre Tavis sous sa protection. Il n’en restait pas moins que Keziah avait fait courir un risque énorme à la maison de Glyndwr, comme à celle de Tremain. Malgré toute la confiance qu’il pouvait lui accorder, malgré tout l’amour qu’elle éprouvait pour le roi, et celui que le roi éprouvait encore pour elle, Gershon ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle demeurait la plus grande menace sur ce qu’il avait de plus cher. Qu’elle fut aussi leur plus grand espoir de découvrir le moyen de réduire la conspiration à néant ne faisait qu’accroître ses craintes. Il se leva et chercha son épée, dans l’intention de rejoindre ses hommes à l’entraînement. Avant qu’il ait eu le temps d’attacher son ceinturon, on frappa à sa porte. Il l’ouvrit, pour découvrir Keziah de nouveau devant lui. Son visage était mortellement pâle, ses yeux écarquillés, comme ceux d’un de ses enfants réveillé par un affreux cauchemar. Elle lui tendait son mouchoir. — J’ai oublié de vous le rendre, fit-elle d’une voix brisée. Il le prit sans la quitter des yeux. Ce n’était de toute évidence pas le but de sa visite. — Voulez-vous entrer ? Elle acquiesça et se précipita à l’intérieur. Gershon ferma la porte et se tourna vers elle. — Que… Ce qu’elle tenait entre les mains l’interrompit. C’était une petite bourse toute simple de cuir brun, fermée d’un cordon noir, mais il comprit immédiatement ce qu’elle signifiait. Il avança précipitamment à sa rencontre et la lui prit des mains. Elle était lourde. — Vous avez déjà compté ? — Cent qinde. Il la lui rendit aussitôt. — Vous n’auriez jamais dû venir. Ils vous surveillent peut-être. — Je sais. J’étais paniquée. Je pensais qu’en venant vous rendre votre mouchoir… — C’est ce que vous vouliez, ministre. Vous avez fait tout ce qu’il était possible de faire pour attirer leur attention, maintenant que vous l’avez, il faut garder votre sang-froid. Si vous leur donnez la moindre raison de douter de vous, ils vous tueront. Autrefois, une éternité lui semblait-il, cette réflexion lui aurait attiré une réponse mordante sur le fait qu’il ne s’était jamais soucié de sa sécurité. C’eût été une plaisanterie, bien sûr, mais chargée d’ironie. Elle comprenait brusquement que, désormais, même cet humour leur était interdit. La situation n’avait strictement rien de drôle. — Vous avez raison, je suis désolée. Elle se dirigea vers la porte. — Je vous laisse. — Combien avait Paegar ? demanda Gershon en l’arrêtant devant la porte. Je ne m’en souviens plus. — Cent quatre-vingt-dix qinde. Il siffla entre ses dents. — S’il n’a rien dépensé, ça fait presque trois cents qinde investis ici même. C’est beaucoup. — Oui. — Je connais beaucoup de nobles en Eibithar qui seraient incapables de débourser une telle somme. Et je ne parle pas seulement de barons, mais de comtes ou de marquis. L’or est peut-être la piste qui nous permettra de remonter jusqu’à eux, Premier ministre. Si nous pouvons la suivre jusqu’à la source, elle pourrait bien nous conduire aux dirigeants du mouvement. Keziah acquiesça. — Je ferai ce que je peux. — Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il ne vous arrive rien. Vous ne me verrez pas, vous croirez peut-être que je ne suis pas là, mais je ne vais pas vous lâcher des yeux, je vous en donne ma parole. La jeune femme le dévisagea avec intensité, puis elle approcha de lui et lui déposa un baiser sur la joue. — Merci, murmura-t-elle. La seconde suivante, elle avait disparu, laissant Gershon se demander s’il ne l’avait pas jugée trop sévèrement quelques minutes auparavant. Ce n’aurait pas été la première fois. Sa témérité n’était peut-être due qu’à sa jeunesse, mais seul dans sa chambre, considérant l’ampleur de la mission qu’elle était sur le point d’entreprendre, le capitaine comprenait surtout qu’elle était la personne la plus courageuse qu’il eût jamais rencontrée. 9 Thorald, Eibithar, lune descendante de Qirsar Malgré la mort d’Enid, et ce qu’elle impliquait pour le royaume, le père de Marston restait rétif à l’idée de rencontrer les autres ducs d’Eibithar pour les informer de ce qu’ils avaient appris et discuter des décisions qui s’imposaient. Le père et le fils tentaient de se convaincre depuis deux jours. Marston, persuadé de l’urgence, n’avait cessé de répéter à son père que les autres maisons devaient être informées de la trahison d’Enid. — Cela change tout, Père, lui avait-il dit. Ce que nous avons toujours cru sur la mort de Filib est entièrement remis en cause. Le meurtre de Lady Brienne menace toujours de faire plonger le royaume dans la guerre civile. Nous devons parler aux autres ducs. Ce à quoi son père avait invariablement répondu : — C’est une humiliation pour notre maison. Je ne vais pas empirer les choses en allant raconter cette histoire à tous nos rivaux. Bien qu’en colère, et désespéré de convaincre son père qu’il était impossible, et dangereux, de taire cette affaire, Marston n’était pas stupide. — Ce n’est pas une humiliation, Père, ni pour Thorald ni certainement pour toi. Tobbar leva les yeux, des yeux gris qui luisaient comme du métal à la lueur des flammes. — C’est moi qui l’ai introduite dans ce château, fit-il dans ce qui n’était presque qu’un murmure. Si mon frère n’était pas mort, elle ne serait jamais devenue Premier ministre de Thorald. Si ce que tu dis est vrai, je suis responsable de la mort de Filib. Marston secoua la tête avec énergie. — Non ! C’est la conspiration qui l’a tué, pas toi. Enid ne serait peut-être jamais devenue Premier ministre sans la mort de mon oncle, mais pas pour les raisons que tu avances. Je suis convaincu que les Qirsi cherchaient à faire tomber le royaume dans le chaos, à tourner les Règles de l’Ascension à leur avantage. Que la conspiration soit ou non derrière l’accident de chasse qui a coûté la vie à Filib l’Ancien n’est pas la question. C’est sa mort qui a fait de mon cousin une cible. Si le duc avait vécu, les Qirsi n’auraient eu aucune raison de tuer son fils. Tobbar, visiblement sensible à la logique de l’argument de son fils, hocha la tête. — Il n’empêche, reprit-il obstinément. Je lui ai fait confiance. Je lui ai permis, j’ai permis à toute la conspiration de manipuler cette maison à leur guise. — Kentigern a fait pareil. Lui aussi a été trahi. — Mais il s’agit de Thorald ! s’exclama Tobbar en élevant la voix. La maison de Binthar, la maison de l’Étalon d’or. Nous sommes la première maison d’Eibithar ; là où les autres faiblissent, nous restons invincibles. La honte subie par Kentigern n’excuse pas celle qui nous frappe. — Peut-être, mais en tant que première maison du royaume, n’est-ce pas notre devoir d’éviter aux autres de subir le même sort ? La trahison du Premier ministre de Kentigern a presque permis à Mertesse de s’emparer du Pic et, d’après ce que nous savons, elle a coûté la vie de Lady Brienne. Si d’autres traîtres sont infiltrés dans les autres maisons, quel sera le prix, y as-tu songé ? Nous devons leur dire. Père. Nous devons les avertir. Comment la maison de Binthar pourrait-elle se soustraire à ses responsabilités ? Son père détourna les yeux sans répondre. Il mettait fin à leur conversation. Après un long silence, tandis que Tobbar regardait mourir les flammes dans sa cheminée, Marston se leva et quitta la chambre. Il retourna dans ses appartements, abattu et fatigué. Le lendemain matin, il fut réveillé par un des pages de son père. Le jeune garçon lui annonçait que le duc souhaitait s’entretenir avec lui le plus vite possible. Craignant pour la santé du vieil homme, Marston se vêtit en hâte, et rejoignit sans attendre la chambre de son père. Il frappa. La voix claire et forte qui l’invita à entrer le rassura. — Que dirions-nous aux autres maisons ? demanda Tobbar avant même que son fils ait refermé la porte. — Je n’ai pas poussé ma réflexion aussi loin, avoua le baron en s’asseyant au chevet de son père. Le duc, alité, était adossé à une pile d’oreillers. Il n’avait pas l’air en meilleure forme que le jour de l’arrivée de Marston à Thorald, mais il ne semblait pas aller moins bien. Son visage était toujours pâle, ses joues creuses, comme si la peau seule s’accrochait à son squelette. — Tu as certainement songé à ce que tu mettrais dans un tel message. Marston sourit. — Je ne pensais pas que tu changerais d’avis. Composer un message me paraissait inutile. Son père ne lui rendit pas son sourire. — Je ne suis pas sûr d’avoir changé d’avis. Mais je pense que nous devons en effet mettre les autres en garde. Si le message est correctement tourné, j’aurais peut-être le cœur de leur dire ce qui s’est passé. — Pourquoi ne pas les faire venir, suggéra Marston. — Comment ? — Bien que je sois persuadé que nous devions les alerter, je partage ton inquiétude quant aux révélations concernant la trahison d’Enid. Ce ne sont pas tant les ducs qui m’inquiètent que la crainte que ce message tombe dans les mauvaises mains, celles des conspirateurs. Cela pourrait nuire grandement non seulement à la maison de Thorald, mais à l’ensemble d’Eibithar. Si nous invitons les ducs à venir nous rendre visite, nous pourrions discuter du conflit avec eux et accomplir plus qu’un simple message ne nous le permettrait. Tobbar l’observa avec attention. — Continue. — Pour l’heure, les unes après les autres, toutes les maisons, se rangent du côté de Javan ou d’Aindreas. Elles choisissent leur camp, en prévision de la guerre civile. Même si nous restons neutres, n’importe lequel d’entre eux peut décider à tout moment qu’il a l’avantage, que la guerre est préférable à la paix. Je veux les isoler. Si nous parvenons à convaincre les autres maisons que la conspiration est derrière tout ça, que ni Javan ni Kentigern n’en sont responsables, peut-être pourrons-nous les empêcher de prendre position. Cela n’empêchera pas Curgh et Kentigern de partir en guerre, mais ils le feront seuls. Tobbar considéra longuement son fils en silence, si bien que Marston se demanda s’il n’avait pas été trop loin. — Tu as réfléchi à ça tout seul ? interrogea enfin le vieillard. — Oui. Son père lâcha un rire en secouant la tête. — Ton grand-père serait très fier de toi. Beaucoup de nobles passent leur vie entière sans parvenir à maîtriser toutes les subtilités de la vie politique et te voilà, plus jeune que moi lorsque je suis devenu baron, et bien meilleur duc que je ne l’ai jamais été. — Ce n’est pas vrai, Père. J’ai simplement… — Ce n’est rien. Je suis content. Il se frotta les mains, comme s’il avait froid. — Envoie tes messages. Invite les ducs à Thorald. Avec la neige, je ne suis pas certain qu’ils seront nombreux à faire le voyage, mais nous aborderons cette question quand elle se posera. Marston se leva, incapable de masquer sa joie. — Très bien, Père. — Nous ne pouvons espérer que le roi fasse le déplacement, nous ne pouvons même pas nous permettre de lui demander de venir. Alors envoie-lui un message particulier, contente-toi de lui exposer clairement la situation. Confie ce message à notre meilleur cavalier et donne-lui une escorte de huit hommes les mieux entraînés. — À vos ordres, monseigneur, répondit Marston en s’inclinant profondément. Tobbar fonça les sourcils. — Ne m’appelle pas comme ça. De retour dans ses appartements, Marston s’installa à son secrétaire devant la cheminée et entreprit de rédiger ses missives. Confronté à la tâche, il s’aperçut que les mots n’étaient pas aussi faciles à trouver qu’il l’avait cru. Il voulait en dire assez pour que les ducs comprissent l’importance, l’urgence même, de sa requête, mais pas trop, afin de ne pas risquer la réputation de son père et celle de leur maison. Après de longues hésitations, il décida qu’il valait mieux être trop vague que trop précis. « Mes chers ducs, Je vous écris à la requête du duc de Thorald. Des informations nous sont parvenues, qui jettent un éclairage nouveau sur les tragédies qui se sont déroulées à Kentigern durant la saison des plantations. Alors que le conflit qui oppose les ducs de Curgh et de Kentigern menace toujours de briser le royaume, nous souhaiterions discuter de ces nouveaux développements avec vous le plus tôt possible. À cette fin, Tobbar, duc de Thorald, vous convie au château de Thorald à votre plus rapide convenance. Qu’Ean vous protège et vous guide en toute sécurité jusqu’à nos portes. Marston, baron de Shanstead. » Marston distribua ses messages en fin de journée et passa la fin du cycle à attendre la réponse des ducs. Il était sur des charbons ardents. Il aurait dû se montrer plus serein. Même le château d’Eardley, le plus proche de Thorald, se trouvait à vingt-cinq lieues vers l’est. En poussant sa monture, le messager envoyé vers la côte du Détroit mettrait au moins trois jours pour y parvenir, et autant pour revenir. Quelques matinées après sa conversation avec son père, il arpentait pourtant les remparts de Thorald, en quête des émissaires. Ce ne fut que le neuvième jour du déclin, juste avant les cloches du crépuscule, que le premier cavalier revint. La première réponse ne venait pas d’Eardley, mais de Galdasten, la plus proche des maisons majeures. En apercevant le messager, Marston dégringola les marches de la tour la plus proche et traversa les trois cours du château pour le rencontrer à la porte ouest. Le messager avait l’air hagard. Soumis au vent et au froid, son visage affichait une teinte violacée. Lorsqu’il sauta à bas de sa monture, il tenait à peine sur ses jambes. Deux gardes vinrent à son secours. Marston aurait dû le laisser se reposer, manger et se réchauffer, mais son impatience dépassait toute autre considération. — Eh bien ? demanda-t-il en approchant. Le cavalier hocha la tête. — Le duc de Galdasten m’a chargé de vous dire qu’il n’avait cure d’être l’invité du duc de Thorald. Il a ajouté qu’il doutait que Thorald dispose de quelque information de plus que Galdasten, et qu’il n’avait rien entendu qui puisse le faire changer d’avis sur la culpabilité de Lord Tavis. Marston, se maudissant de n’avoir pas été plus clair dans son message, ferma brièvement les yeux. — C’est tout ? demanda-t-il en les ouvrant sur l’homme. Il n’a rédigé aucune réponse. Le cavalier sourit faiblement. — Il ne m’a même pas laissé entrer dans son château, monseigneur. Il m’a laissé attendre devant les portes. C’est son Qirsi qui m’a donné sa réponse. Le baron passa une main sur son visage. — Très bien, fit-il avant de s’adresser aux gardes qui soutenaient le voyageur. Portez-le à l’intérieur, veillez à ce qu’on lui donne à manger et du thé chaud et à ce qu’on l’installe confortablement. — Bien, monseigneur. Le cavalier s’inclina devant lui. — Merci, monseigneur. Les trois hommes s’éloignèrent lentement vers les cuisines, laissant Marston aux prises avec sa rage et sa frustration. La réponse de Domnall arriva le lendemain matin. Shamus, le duc, avait fait preuve d’une bien plus grande courtoisie à l’égard du messager de Thorald que le duc de Galdasten, mais sa réponse était la même : « Les nobles de Domnall éprouvent le plus grand respect pour le duc de Thorald, disait le message, mais nous n’avons aucun doute quant au fait que Lord Tavis de Curgh soit l’assassin de Lady Brienne de Kentigern, et si la guerre doit éclater entre ces deux maisons, nous ne pouvons, en toute conscience, qu’offrir notre soutien le plus complet à Aindreas de Kentigern. » Aux côtés de son père peu après l’arrivée du second messager, Marston était incapable de masquer son amertume. — On dirait qu’ils veulent la guerre, fit-il. Ne comprennent-ils donc pas le désastre que ça sera pour le royaume ? — Shamus n’a peut-être pas beaucoup réfléchi à la question, lui répondit son père, mais je suis sûr que Renald sait parfaitement ce qu’il fait et où cela peut conduire. — Tu crois que Galdasten veut la guerre ? — Je crois qu’il veut détrôner Kearney, et si la guerre sape les Règles de l’Ascension, tant mieux. — Tu veux dire qu’il convoite la couronne ? Tobbar lui adressa un sourire abattu. — Cela t’étonne ? Il y a huit ans maintenant que les seigneurs de Galdasten ont été écartés de l’Ordre des Successions, et cette mise à l’écart durera encore quatre générations, tout ça à cause de l’acte d’un fou qui a apporté la pestilence au château. De notre côté, nous n’avons aucune prétention à la couronne jusqu’à ce que ton fils atteigne l’âge de sa Révélation. Kearney est un homme jeune, et il a un fils. Mais la lignée de Glyndwr finira par faire défaut et, à ce moment-là, la couronne reviendra à Thorald. Galdasten devra attendre encore des décennies et, au terme même de cette attente, rien ne garantit à Renald que le petit-fils de son petit-fils dirigera le royaume. Les autres maisons n’ont jamais accepté la suprématie de Thorald dans l’Ordre des Successions, et Galdasten moins que les autres, peut-être parce qu’elle est seconde après nous. De tels ressentiments sont à l’origine de presque toutes les guerres civiles qui ont endeuillé l’histoire d’Eibithar. Bien que l’hostilité aux Règles de l’Ascension ne soit pas à l’origine de celle qui nous menace aujourd’hui, si on en arrive là, elle avivera sa fureur. Il ne fait aucun doute que Renald voit dans ce conflit l’opportunité de saper notre suprématie, et Aindreas éprouve très certainement les mêmes sentiments. — Oui, tu dois avoir raison, admit Marston. Mais cela ne signifie-t-il pas que nous devrions prendre position du côté de Kearney et Javan ? Tant que nous défendons les Règles de l’Ascension, nous préservons la prédominance de notre maison dans le royaume. — Peut-être. Mais aucun de nous ne tirera profit d’une guerre civile. Tant que notre neutralité maintient la paix, nous ne devons pas prendre parti. Plus tard dans la même journée, les messagers envoyés à Eardley et Labruinn revinrent avec les premières paroles d’espoir. Ni Elam, le duc d’Eardley, ni Caius, celui de Labruinn, n’avaient rédigé de réponse formelle, mais tous les deux avaient dit aux messagers qu’ils se mettraient en route vers Thorald au cours des prochains jours. Plus surprenant encore, deux jours après ces nouvelles des maisons mineures, Marston reçut une lettre de Javan de Curgh. Il quittait immédiatement son château pour se rendre à Thorald, en compagnie de son Premier ministre et d’un petit détachement de soldats. À moins d’une tempête, il pensait arriver avant la Nuit des Deux Lunes. — Ne t’imagine pas que tu as sauvé le royaume, l’avertit Tobbar, conscient du plaisir que la réponse de Curgh apportait à son fils. — Il doit parcourir plus de cinquante lieues pour arriver ici, Père. Ce n’est pas rien. — Cela signifie simplement que Javan est désespéré de trouver des alliés contre Aindreas. Et n’oublie pas une chose : Curgh a toutes les raisons du monde de mettre tous les malheurs d’Eibithar sur le dos des Qirsi. Il sera peut-être d’accord avec tout ce que tu lui diras, ça n’en fait pas pour autant un ami. Marston savait que son père avait raison. Il s’accrochait pourtant à l’idée que, si d’autres ducs décidaient de venir, les discussions qui s’ensuivraient ne pourraient qu’apporter l’espoir qui leur faisait si cruellement défaut. Malheureusement, la réponse de Javan fut la seule qu’il reçut pendant plusieurs jours. Lorsque les derniers cavaliers revinrent de mission, ils apportaient des nouvelles décourageantes. Lathrop de Tremain ne pouvait se résoudre à affronter la neige pour un si long voyage, pas plus que les ducs de Sussyn et de Rennach. C’était du moins ce qu’ils prétendaient. Marston se demandait si cette excuse ne dissimulait pas d’autres raisons. Aindreas, le baron s’en doutait, avait tout bonnement refusé d’écouter son messager. Quant au roi, une missive lui assurait qu’il recevrait Tobbar de Thorald ou son fils, dès qu’ils décideraient de se rendre à la Cité des Rois, mais il ne viendrait pas. Là encore, le jeune homme n’était pas surpris ; on pouvait difficilement s’attendre à ce que le roi d’Eibithar se déplace à la requête d’un de ses vassaux, fût-il Tobbar de Thorald en personne. Il aurait dû se réjouir de la venue des autres – son père était visiblement satisfait – mais en attendant l’arrivée de Caius et Elam, Marston sentit renaître son amertume. Eardley et Labruinn atteignirent les portes de Thorald au cours de la même matinée, à moins d’une heure d’écart. Peu de temps après, un cavalier solitaire approcha du château par l’est. Il portait la bannière brun et or de Curgh. C’était un des soldats de Javan. Il traversa la cour du château à la rencontre de Marston. Le baron craignait d’apprendre que Javan était revenu sur sa décision, mais l’homme, après avoir mis pied à terre, lui annonça que le duc de Curgh et sa compagnie étaient à deux jours de marche de Thorald et qu’ils arriveraient le premier jour du déclin de la lune. — Vous avez invité Curgh ? demanda Elam après avoir appris la nouvelle dans le grand hall du château de Curgh. — Nous avons invité tous les ducs du royaume, répondit Tobbar, le roi aussi. La plupart d’entre eux ont décliné notre invitation, mais nous les aurions tous accueillis avec la même chaleur. — Si nous sommes réunis dans le but de parler du conflit qui oppose Curgh et Kentigern, la présence de Javan et celle d’Aindreas ne me semble pas indispensable. Bien au contraire. Je ne doute pas que c’est précisément ce qu’aura compris le duc de Kentigern. Je regrette que Javan n’ait pas fait preuve du même discernement. Et j’avoue que cela me surprend de votre part, Tobbar. Le duc d’Eardley, un léger sourire aux lèvres, considéra brièvement Marston. — Peut-être avez-vous placé une trop grande confiance dans le jugement de votre jeune fils. Elam était l’un des ducs les plus âgés d’Eibithar. Il était grand, avait une belle chevelure argentée, des traits carrés et de profonds yeux gris. Il avait grossi en vieillissant, mais son allure était plus celle d’un roi que d’un seigneur d’une maison mineure. Lui et Filib l’Ancien étaient amis autrefois mais, après la mort du duc de Thorald et le meurtre de Filib le Jeune, Elam n’avait rien fait pour cultiver les liens qui unissaient sa maison à celle que dirigeait depuis Tobbar. Marston pensait que c’était dû à l’affaiblissement de la maison de Thorald dans le royaume. Son père, plus généreux, attribuait la distance d’Elam au chagrin causé par la mort de Filib. Quoi qu’il en fût, Marston n’avait aucune peine à trouver l’homme désobligeant. Tobbar, bien qu’il eût l’air contraint, sourit aimablement. — Je crois, Lord Eardley, que toute tentative pour régler la crise que nous traversons ne peut se faire sans la présence de Javan et d’Aindreas. C’est la raison pour laquelle je considère que la réponse de Curgh est des plus appropriées. Tant que Lord Kentigern se place à l’écart du reste d’entre nous, il met le royaume en danger. — Je croirais que Thorald avait choisi la neutralité, monseigneur duc. — Et vous avez raison, souligna Tobbar. Nous n’en restons pas moins soucieux d’impartialité. La présence de Javan ayant été annoncée pour le surlendemain, Tobbar préférait remettre cette discussion à son arrivée. Il ordonna donc à ses gardes et à ses serviteurs d’offrir tout le confort du château à ses hôtes et résista obstinément aux tentatives d’Eardley de l’entraîner sur le sujet évoqué dans la missive de Marston. Comme prévu, Javan et sa compagnie arrivèrent aux portes du château juste après les cloches de midi, le premier jour du déclin de la lune. Sali et épuisé par un voyage mené à bride abattue, le duc déclina néanmoins le repos et le repas que lui offrit Marston. — J’ai fait un long chemin, Lord Shanstead, fit-il en suivant le jeune homme dans les couloirs jusqu’à la chambre de Tobbar, et avec tout ce qui vient de se produire en Eibithar, je ne veux pas laisser mon château sans surveillance trop longtemps. Marston se souvenait d’un homme dur, assez direct, mais remarquable. Les années ne l’avaient pas beaucoup changé. Il était resté mince, ses cheveux étaient plus blancs que bruns et son visage était creusé de rides, mais il se tenait droit, avec l’élégance – et la grâce – d’un bretteur accompli. — Je comprends, Lord Curgh. Mon père vous attend. — D’autres sont venus ? — Seulement les ducs d’Eardley et de Labruinn. Javan dressa un sourcil. — Je pensais que Renald et Shamus auraient fait le déplacement. — Je l’espérais, monseigneur, répondit Marston, les yeux fixés devant lui. — Ils restent du côté d’Aindreas. — Oui, monseigneur. Le duc acquiesça. Son Qirsi marchait derrière eux. Javan lui adressa un rapide coup d’œil. — Il semble que Hagan avait raison. — Il semblait sûr de lui, monseigneur, acquiesça le Qirsi. — Comme d’habitude. Le ministre sourit. Il était plus grand que le duc et d’une constitution plus fragile, comme la plupart des sorciers. Ses cheveux blancs, tirés en arrière, accentuaient l’étroitesse et la longueur de son visage. Contrairement à la majorité des siens, et bien qu’elles fussent si pâles qu’elles se voyaient à peine, il portait une barbe et de la moustache. Ses yeux, quant à eux, brillaient dans le soleil, aussi jaunes que l’or d’Uulrann. Ils arrivèrent dans les appartements de Tobbar. La porte du bureau était ouverte et les ducs de Labruinn et d’Eardley étaient déjà assis devant la cheminée. Le père de Marston était en face d’eux. Loin de son lit, vêtu de son costume de soldat, il avait l’air en bien meilleure santé que tous ces derniers jours. Marston imaginait pourtant la surprise de Javan, qui ne l’avait pas vu depuis plusieurs cycles. — Monseigneur duc, fit Tobbar en se redressant difficilement pour l’accueillir. Soyez le bienvenu dans ma demeure. Marston remarqua que les deux autres s’étaient levés eux aussi, Elam toutefois faisait la grimace. Javan approcha de Tobbar et le serra doucement contre lui. — Lord Thorald, votre hospitalité m’honore. — J’aurais aimé vous accueillir devant les portes, répondit Tobbar en s’écartant pour s’asseoir. Mais je ne descends plus les escaliers aussi facilement qu’autrefois. — Votre fils était là, il s’est acquitté très noblement de sa tâche. Marston s’inclina. — Monseigneur est trop aimable. Javan se tourna vers Caius et Elam. — Messeigneurs ducs, fit-il, je suis heureux de vous voir. — Et moi de vous saluer, Lord Curgh, affirma Labruinn en avançant pour lui donner l’accolade. Elam resta où il était. — Curgh, fit-il simplement avant d’ajouter, après réflexion, un léger salut de la tête. Javan lui sourit, sans relever l’offense. Après un bref regard, il se tourna vers Tobbar. — Pardonnez ma précipitation, monseigneur duc, mais comme je viens de le dire à votre fils, je voudrais ne pas rester trop longtemps loin de mon château. J’espérais que nous pourrions parler sans attendre des nouvelles qu’annonçait votre missive. — Cela me convient parfaitement, Tobbar, avança Eardley aussitôt. Caius et moi-même avons assez patienté. Javan est là. Finissons-en. Tobbar acquiesça. — Parfait. Il s’adressa à son fils. — Comment souhaites-tu procéder ? C’est ton idée. Le baron prit une profonde inspiration. Il se sentait tout à coup beaucoup moins sûr qu’au moment où il avait rédigé ces lettres. — Xiv ? interrogea-t-il en se tournant vers son ministre. — Bien sûr, monseigneur. Le Qirsi avança au milieu d’eux et leur sourit. — Si les autres ministres veulent bien me suivre, nous pourrons discuter de ces sujets entre nous pendant que nos ducs en font de même. — Est-ce vraiment nécessaire ? demanda le Premier ministre de Labruinn. — Ne vous inquiétez pas, Ottah, répondit Elam. Allez avec les autres. Tout ira bien. — Entendu, monseigneur. Il n’avait pas l’air très heureux, mais quitta la pièce à la suite de ses confrères, avant de fermer la porte derrière lui. Elam regarda brièvement Tobbar avant de se tourner vers Marston. — Allez-vous enfin nous dire ce qui se passe, Shanstead ? — Je vous en prie, asseyez-vous, répondit le baron en s’adressant à tous les ducs. Mettez-vous à l’aise. Elam et Caius regagnèrent leurs sièges tandis que Javan s’asseyait à côté de Tobbar. — Je m’aperçois tout à coup que je n’ai pas encore vu votre Premier ministre, monseigneur duc, observa Curgh. S’agirait-il d’elle ? Une violente rougeur s’empara du visage d’Elam. Il était à Thorald depuis plusieurs jours, et n’avait rien remarqué. — Oui, répondit Tobbar d’une voix égale alors que son visage se teintait d’une légère couleur. Enid est morte. Elle s’est donné la mort, précisa-t-il. Après avoir avoué sa trahison et son appartenance à la conspiration dont nous entendons tellement parler. — Vous avez toute ma sympathie, offrit Javan sans manifester la moindre stupéfaction. Je suis sûr de m’exprimer au nom de tous en disant que chacun d’entre nous craint d’être le suivant à découvrir la trahison d’un de ses Qirsi. — En effet, approuva Caius en passant une main sur son front. Aucun d’entre nous n’est à l’abri. Il semblait plus affecté par la nouvelle que Javan. — Auriez-vous détecté un de vos ministres, Labruinn ? demanda Elam. — Pas encore, enfin pas que je sache, mais j’avoue que je me repose beaucoup moins sur eux que par le passé. Depuis que Kentigern… Il s’interrompit brutalement, un court regard sur Javan. — Allez-y, Caius, répondit le duc en trouvant même la force de rire. Vous pouvez encore prononcer son nom devant moi ! — Eh bien j’allais dire que lorsque nous avons appris le rôle de son ministre dans le siège du Pic, nous nous sommes tous inquiétés. Elam se pencha en avant. — Je ne doute pas que la découverte de cette trahison ait été très dure pour vous, Tobbar, mais je ne vois pas en quoi cette nouvelle vous a poussé à nous convoquer. — C’est moi qui le lui ai suggéré, intervint Marston. La trahison d’Enid a coûté bien plus à mon père qu’un conseiller avisé et une amie. Elle nous a contraints à nous interroger sur un bon nombre de nos suppositions concernant les événements qui se sont déroulés à Thorald depuis quelques années. Caius lâcha un cri étranglé. — Filib ! s’exclama-t-il. Vous pensez qu’elle a quelque chose à voir dans sa mort. — Je crois que c’est en effet possible. — Quel Filib ? interrogea Javan. — Le Jeune, précisa Tobbar. Enid n’était pas encore à Thorald quand mon frère est mort. Je l’ai nommée Premier ministre quelques années plus tard. Une décision, qu’aujourd’hui, je regrette amèrement. C’est la plus consternante que j’aie jamais prise. — N’importe lequel d’entre nous aurait pu commettre la même erreur, observa Eardley à la plus grande surprise de Marston. — Merci, Elam, répondit Tobbar comme s’il était lui aussi pris au dépourvu par la gentillesse de son invité. Caius hocha la tête. — J’ai peur de ne toujours pas saisir, fit-il. Même si Filib est mort à cause des agissements d’Enid, et pas aux mains de brigands comme nous l’avons toujours cru, pourquoi nous faire venir ? — À cause du Premier ministre de Kentigern, répondit Javan sans laisser à Marston le temps de répondre. Il se tourna vers Tobbar : — La trahison d’Enid vous aurait-elle convaincu de l’innocence de Tavis ? Elam se hérissa. — Il n’y a aucun rapport ! — En êtes-vous aussi certain ? demanda Marston. Nous supposons depuis des années que ce sont des accidents de l’histoire, ou de la vie, qui ont hissé la maison de Curgh au rang d’héritière de la couronne. L’acte d’un fou à Galdasten, la mort de mon oncle dans un accident de chasse, le meurtre de Filib par des voleurs, autant d’événements distincts qui, mis bout à bout, ont conduit à l’élimination des deux plus grandes maisons d’Eibithar de l’Ordre des Successions. Lorsque Tavis a été accusé du meurtre de Brienne, la maison de Javan a perdu à son tour sa propre prétention à diriger le royaume. Or, il semble aujourd’hui que des forces plus obscures soient à l’origine de cette succession de tragédies. Je m’explique. Supposons un instant que Filib ait été assassiné par les conspirateurs qirsi, ou leurs hommes de main. Considérons également que la trahison du Premier ministre de Kentigern n’est intervenue que quelques jours après la mort de Lady Brienne. Alors les événements dont je parlais à l’instant prennent brusquement une tout autre tournure que de simples accidents et le but du complot qirsi acquiert tout son sens : pousser le royaume dans la guerre civile. — Vous parlez plus comme un Curgh que comme un Thorald, Lord Shanstead, gronda Elam sourcils froncés. S’agit-il de vos propres déductions, ou vous ont-elles été soufflées par Curgh et ses alliés ? — Je vous assure. Lord Eardley, répondit calmement Marston, que c’est la première fois que j’évoque ces événements avec le duc. — Je vois. Avez-vous une preuve qui vous permette d’affirmer que la Qirsi de votre père a trempé dans le meurtre de Filib ? Marston sentit ses joues le brûler. — Non. — Bien. Avez-vous appris quoi que ce soit concernant la mort de Lady Brienne qui puisse soutenir vos élucubrations ? — Rien en dehors de ce que je viens de vous dire. — Bon, tout cela n’est donc que des suppositions. Vous découvrez que le Premier ministre de votre père est une traîtresse, et vous en déduisez que la conspiration qirsi est responsable de tous les troubles qui agitent le pays. C’est bien cela ? — Non, intervint Javan. Nous avons toutes les raisons de croire que Tavis est innocent du crime dont on l’accuse, mais Aindreas refuse de les entendre. Mon ministre et moi-même songeons depuis longtemps que les Qirsi sont derrière le meurtre de Lady Brienne et les souffrances de mon fils. Le duc d’Eardley le foudroya du regard. — Ne me parlez pas des souffrances de votre fils, Javan. Aindreas et Ioanna ont souffert et souffrent encore. Je veux bien admettre que vous et Shonah ne soyez pas épargnés, mais pas votre fils, pas après ce qu’il a fait. Et pour ce qui est des raisons que vous avancez, je ne veux pas les entendre. Je ne suis pas près d’accorder le moindre crédit à ce que vous pourriez dire concernant Lady Brienne ou votre fils. — C’est votre choix, Elam, remarqua ostensiblement Caius. En ce qui me concerne, j’aimerais bien entendre ce que le duc a à nous dire. — Évidemment, Caius ! Vous êtes déjà du côté de Curgh et Glyndwr. Je suis sûr que vous allez prêter une oreille bienveillante à tout ce qui pourra justifier votre position, et laver votre maison du sang de Lady Brienne. Labruinn bondit hors de son siège, la main sur la garde de son épée. — Comment osez-vous ! — Messeigneurs ducs, je vous en prie, intervint Tobbar en se levant péniblement à son tour. Nous sommes tous hommes d’Eibithar, et nous désirons tous le bien de notre royaume. Cette considération est plus importante que toutes nos divisions. Elam, qui n’avait pas quitté son siège, dardait sur les autres ducs un regard plein de défi. — Je vous en prie, Caius, invita Tobbar aimablement, asseyez-vous. Le duc de Labruinn finit par acquiescer et retrouver son siège. Il ne quittait pourtant pas Elam des yeux, et son regard avait la même hostilité. — Vous avez vu mon fils à l’investiture de Kearney, reprit Javan à l’intention d’Elam. Vous avez vu les cicatrices sur son visage. Elles ne sont rien comparées aux marques que les tortures d’Aindreas ont infligées à son corps. Et il n’a jamais rien avoué. Que vous ne soyez pas convaincu, je veux bien l’admettre, mais cela ne vous suggère-t-il pas un doute, même infime ? — Je constate surtout que l’obstination de votre fils confine à la stupidité, observa Eardley avec un sourire glacial. Ce qui n’a rien de surprenant étant donné que c’est un Curgh. — Vous pensez que la volonté seule suffit à endurer les pires tortures ? — Il savait peut-être qu’on allait l’aider à s’évader, qu’il n’avait que quelques jours à tenir pour être libre. Un tel espoir a parfaitement pu lui permettre de résister. Il haussa les épaules. — Pour être tout à fait franc, je ne sais pas ce qui lui a permis de tenir le coup. Mais devant toutes les preuves accumulées contre lui, supposer qu’une absence de confession soit le témoignage de son innocence me semble le plus lamentable des sophismes. Marston avait la plus grande peine à contenir son irritation. — Alors vous refusez, non pas d’admettre, mais d’envisager la moindre éventualité d’une relation entre le meurtre de Lady Brienne et la trahison du Qirsi de Kentigern ? — En l’absence d’une quelconque preuve pour étayer ce lien, oui, je le refuse. — Ne comprenez-vous pas qu’en prenant parti pour Kentigern, vous nous affaiblissez tous ? C’est exactement ce que cherche la conspiration : un royaume en guerre contre lui-même, et un roi dépourvu du soutien de son peuple. Vous êtes aussi néfaste qu’Enid et tous les traîtres qui… — Marston ! tonna Tobbar d’une voix dure. Ça suffit ! Elam embrassa la pièce du regard en hochant lentement la tête. Un sourire sombre étirait ses lèvres. — J’aurais dû m’en douter en venant ici. Ce n’est pas une discussion que vous vouliez, Shanstead. Vous m’avez fait venir pour me détourner de mon soutien à Kentigern. — Non, c’est faux ! — Alors, comment se fait-il, dans un royaume qui penche lourdement en faveur de Kentigern, que je sois son seul défenseur dans votre château ? Avez-vous envoyé votre satané message à tous les autres, ou étais-je votre unique cible, cette fois ? — Notre message a été envoyé à toutes les maisons du royaume, répondit Tobbar, dont Kentigern. La neige a rebuté certains, leur étroitesse d’esprit a retenu les autres. Aindreas quant à lui n’a pas autorisé notre messager à lui délivrer sa lettre. — Pouvez-vous lui en vouloir ? Par tous les démons et toutes les flammes, Tobbar ! Vous avez des enfants, êtes-vous incapable de comprendre son chagrin ? — Bien sûr que non. Je comprends même la haine qu’il éprouve pour Curgh. Il jeta un regard à Javan. — Pardonnez-moi, mais les circonstances exigent une franchise complète, dût-elle vous sembler dure. S’il s’était agi de mon enfant et de la lame de votre fils, moi aussi je haïrais votre maison. Il revint à Elam. — Cela dit, le passage de mon Premier ministre au camp adverse m’aurait donné à réfléchir, comme le refus de confession du jeune homme, même après les plus sévères tortures. Aindreas s’est enfermé dans une obstination que l’on peut comprendre, mais que l’on devrait chercher, me semble-t-il, à combattre. Eardley hocha encore la tête. — De tels non-sens ne m’auraient pas surpris de la part de Javan, ou même du baron, mais de vous, Tobbar… Votre neutralité est une farce ! Vous prétendez vous soucier de l’unité du royaume, mais votre position seule vous intéresse. Vous choisissez de vous allier à un boucher et à un roi de comédie uniquement pour défendre votre suprématie. Il se leva et se dirigea vers la porte. — Si Ean est épris de justice, le garçon sera pendu, et les Règles de l’Ascension cesseront de gouverner le pays. — Elam, le rappela Tobbar. Je vous supplie de ne pas partir. Mon fils n’avait aucun droit de dire ce qu’il a dit, mais ses craintes sont justifiées. Peu importe ce que vous pensez des Règles ou de Javan, vous devez comprendre qu’une guerre ne servira qu’à nous affaiblir tous et que les seuls bénéficiaires en seront les conspirateurs. Eardley, qui avait ouvert la porte, s’arrêta sur le seuil et se tourna vers le duc. — Kearney nous affaiblit, des démons comme Tavis de Curgh nous affaiblissent. Qu’est-ce qu’un royaume sans justice ? S’il faut une guerre pour retrouver l’unité d’Eibithar, eh bien nous la ferons. Mais je ne laisserai jamais l’ambition de Glyndwr, les mensonges de Curgh, ni la soif de pouvoir de Thorald diriger ma maison. Sur ces mots, il disparut sans prendre la peine de fermer la porte, si bien que, dans un silence figé, les autres entendirent le bruit de ses pas décroître dans le couloir. — Comment peut-il être aussi aveugle ? interrogea Marston consterné. Comment peut-il ne pas comprendre que les Qirsi n’attendent qu’une chose, que nous nous sautions à la gorge ? — Depuis des siècles, lui répondit Javan sans se troubler, les Règles de l’Ascension ne masquent qu’à peine ce qui est une réalité. Le royaume d’Eibithar reste une confédération de clans dépourvus de liens solides. Depuis les origines, nous montrons le même acharnement à nous battre qu’à combattre les Aneiriens. Il regarda Marston. — Les Qirsi cherchent à nous vaincre en s’attaquant à notre plus grande faiblesse. Qu’ils y parviennent aussi facilement ne devrait pas nous surprendre. Le Premier ministre d’Eardley s’affala dans un large fauteuil placé à côté de la mince fente d’une fenêtre et leva les yeux sur Xivled, le ministre de Marston. — Alors, dites-nous, cousin, commença-t-elle. Pourquoi Thorald était si pressé de faire venir nos ducs en son château ? — Oui, cousin, renchérit le Premier ministre de Labruinn, depuis notre arrivée, vous et votre baron avez été très mystérieux, et je commence à me lasser. Qu’est-ce de si important pour nous pousser à braver la neige ? Ottah était plus âgé que les autres. Son visage pâle était creusé de rides profondes, et ses cheveux blancs commençaient à être clairsemés. Bien que son voyage eût été beaucoup plus court que celui de Curgh, et son chemin dans la Forêt du Nord plus abrité que celui de Fotir dans la lande, le ministre de Curgh était sûr que le vieil homme était éprouvé. — Monseigneur Shanstead et le duc de Thorald souhaitaient parler avec les autres ducs d’Eibithar de la conspiration qirsi, répondit Xivled sans ambages. C’est la raison pour laquelle ils nous ont demandé de les laisser seuls. — Mais pourquoi maintenant ? demanda Cerri en jouant avec sa natte. Pourquoi attendre les neiges ou, au contraire, ne pas attendre la saison des pluies ? — Parce que ce n’est que la Nuit de l’Apogée que nous avons appris la trahison d’Enid, le Premier ministre du duc de Thorald. Comme son duc, Fotir s’attendait à ce genre de révélations. Javan avait remarqué, presque aussitôt après leur arrivée, l’absence d’Enid ja Kovar. Ou bien elle était morte, ou bien elle avait quitté le château. Si elle était décédée sans problème, Tobbar l’aurait remplacée par un de ses sous-ministres. Tout indiquait donc une trahison. — Monseigneur pense qu’Enid a pu jouer un rôle dans le meurtre de Filib le Jeune, poursuivit le jeune ministre de Shanstead. Peut-être même dans la mort de son père. — Où se trouve Enid à l’heure qu’il est ? demanda Fotir. — Elle est morte. Nous avons voulu la mettre en prison, dans l’espoir d’obtenir des aveux, des informations concernant ses alliés dans le mouvement, mais elle s’est suicidée avant que nous ne puissions entreprendre quoi que ce soit. — Le mouvement ? répéta Cerri, avec un léger étonnement. C’est comme ça que vous l’appelez quand vous en parlez avec Shanstead ? Xivled fit la grimace. — La conspiration, si vous préférez. — Je suis sérieuse, cousin, poursuivit la ministre d’Eardley. Elle prit les autres à témoin. — Quand vous parlez avec vos ducs de ces Qirsi, que dites-vous à leur sujet ? — Je ne suis pas sûr de vous suivre, fit Fotir. — Bien sûr que non, cousin ! s’exclama Ottah en riant. Le grand Fotir jal Salene n’est pas exposé à ce genre de broutilles. Personne ne doutera jamais du sens ni des destinataires de sa loyauté. Mais le reste d’entre nous n’a pas les moyens d’un tel luxe. Quand il est question de la conspiration, nous devons surveiller la moindre de nos paroles. Il se tourna vers Cerri. — C’est en tout cas mon avis. — Alors comment faites-vous ? demanda-t-elle. L’homme haussa les épaules. — Je fais très attention, comment pourrais-je agir autrement. J’utilise toujours le « nous » quand je parle de Labruinn, de la cour, ou de tout ce qui de près ou de loin a trait aux Eandi. Et bien sûr je n’évoque jamais le mouvement qu’en termes de « ils ». Dernièrement, je me suis rendu compte que j’évitais au maximum de recourir à ma magie. Il y a un demi-cycle, j’ai fait un rêve dont je suis certain qu’il s’agissait d’une vision. Ce n’était pas très important – aucune vie n’était en jeu. Mais j’ai vu quelque chose qui pourrait affecter les prochaines moissons dans le duché de Labruinn. Eh bien, le fait est que je n’ai rien dit à mon duc. J’ai peur que la simple mention de mes pouvoirs ne me rende encore plus suspect à ses yeux. Fotir contempla le ministre avec stupéfaction. Il n’en croyait pas ses oreilles ! — Mais cela n’a aucun sens, s’exclama-t-il. Nous sommes Qirsi. Les nobles d’Eibithar – les nobles de toutes les Terres du Devant – se reposent sur notre magie depuis des siècles. C’est pour ça que votre duc vous a fait venir à Labruinn, pour conjurer vos pouvoirs pour lui. — Comme je viens de le dire, cousin, je ne m’attends pas à ce que vous compreniez. — Et pourquoi pas ? Suis-je moins Qirsi que vous ? Mes yeux sont-ils moins jaunes, mes cheveux moins blancs ? — Il n’est pas question de vos yeux ou de vos cheveux, Fotir, répondit Cerri, mais de votre sang. D’après ce que j’ai entendu dire, il est plus eandi que qirsi. Je ne suis pas étonnée que vous ne vous soyez jamais inquiété des soupçons de votre duc. Fotir se sentit rougir violemment et il lutta pour ne pas quitter immédiatement la pièce. De telles réflexions sur le sang des sorciers remontaient à la trahison de Carthach, au temps des premières guerres. Tout Qirsi qui en faisait l’objet se sentait irrémédiablement offensé. Mais surtout, aux oreilles de Fotir, les propos insultants de Cerri faisaient écho à ceux que lui avait lancés Shurik jal Marcine, pendant leur conversation à Kentigern, après le siège, ainsi qu’aux remarques d’un certain Qirsi de festival, nommé Trin, la nuit de la Révélation de Tavis. Au cours de ses années au service de la maison de Curgh, Fotir avait acquis la réputation d’un homme plus dévoué à son seigneur qu’à son peuple. Tout ce qu’il avait fait était de servir loyalement Javan et sa maison pendant neuf ans. Était-ce un crime ? Son père aurait répondu oui. Son père qui, toute sa vie, avait maudit le nom de Carthach et avait cessé de parler à son fils le soir même de sa Révélation, lorsque la pierre avait révélé qu’il entrerait au service d’un noble eandi. — Je ne crains pas la suspicion de mon duc, répondit-il en pesant ses mots avec soin, parce qu’il n’en éprouve aucune. Et lorsqu’il en a, il m’en fait part. Je ne fais pas secret de mon amitié pour Javan. Nous nous parlons avec franchise. Si vous et vos ducs en faisiez de même, vous pourriez rester vous-mêmes et fidèles à votre héritage. Il s’attendait à ce qu’Ottah lui répondît avec animosité, mais le ministre se contenta de rire. — Vous croyez sincèrement que votre duc ne nourrit aucune suspicion à votre égard ? Il jeta un rapide coup d’œil à Cerri, qui souriait aussi, avant de revenir à Fotir. — Vous êtes peut-être plus naïf que je ne le croyais, cousin. Xivled toussa. — En fait, Ottah, intervint-il, je pense que Marston n’a aucune défiance à mon égard. — Vous vous connaissez depuis l’enfance, objecta Cerri. C’est loin d’être la même chose. — Vraiment ? Je suis Qirsi, il est Eandi. À la façon dont vous et Ottah en parlez, on dirait pourtant que c’est bien là tout ce qui compte. Je suis obligé de me demander si ce n’est pas vous les naïfs de croire que tous les ministres qirsi éprouvent les mêmes sentiments que vous envers leurs ducs. Cerri pinça les lèvres et regarda le feu. Ottah aussi resta silencieux. — Comment avez-vous appris la trahison d’Enid ? interrogea Fotir après un silence pesant. — Marston et moi nous sommes débrouillés pour que je lui parle en privé. Alors que nous étions dans ses appartements, je l’ai incitée à croire que je haïssais le duc, et que j’espérais rejoindre la conspiration. Elle ne m’a pas cru tout de suite, mais il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour la convaincre. D’après ce qu’elle m’a laissé entendre, j’ai compris que Thorald avait longtemps été au centre des préoccupations et des activités des rebelles, mais que cette époque était révolue. Je pense qu’elle espérait que mon entrée dans le mouvement redonnerait quelque éclat à sa propre position dans la hiérarchie. — Alors, vous aviez la possibilité de pénétrer la conspiration ? demanda Fotir médusé. Les deux autres ministres observaient Xivled avec le même étonnement, comme s’il s’était transformé en Tisserand sous leurs yeux. — Oui. — Que s’est-il passé ? Le jeune homme détourna les yeux. — Moi et le baron avons révélé sa trahison au duc le soir même. Mais elle s’est donné la mort au moment où les gardes la conduisaient en prison. — Quel dommage, lâcha Fotir. — Je sais. C’est ce que j’ai dit à Marston, mais il ne voulait pas que je sois exposé. Il craint pour ma vie. Il releva les yeux sur Ottah et Cerri. — Quelle ironie, n’est-ce pas, de la part d’un Eandi, qu’en dites-vous ? Aucun ne répondit, et le silence, de nouveau, s’abattit sur eux. — Alors Enid était une traîtresse, commenta enfin Ottah en hochant la tête. Cela ne va faire qu’empirer les choses pour le reste d’entre nous. Mon duc va me faire encore moins confiance. Il sourit à Fotir. — Qui sait, cousin ? Javan lui-même pourrait vous considérer d’un autre œil. Fotir se contenta de dévisager le ministre. — Allons, Cerri, fit Ottah en quittant son siège. Je ne sais pas ce qu’en pensent nos amis, mais je boirais bien un verre de vin. — Je vous en prie, s’empressa Xivled alors que Cerri se levait. Visitez nos celliers. Dites au maître de chais que c’est moi qui vous envoie. Ottah ouvrit la porte et laissa passer sa consœur. — Merci cousin, nous le lui dirons. Il inclina la tête devant Fotir. — Premier ministre. Puis ils partirent. Fotir ferma les yeux et exhala un profond soupir. Xivled s’assit à côté de lui. — Il me semble devoir m’excuser pour eux, Premier ministre. Ils n’ont aucune raison de vous parler ainsi. — Ne vous inquiétez pas, ministre. Vous n’y êtes pour rien, et puis ce n’est pas la première fois que j’ai droit à ce genre de remarques. Il considéra brièvement le jeune homme. — Mais vous devez avoir conscience qu’il ne se passera pas beaucoup de temps avant que d’autres Qirsi parlent de vous dans les mêmes termes. Vous êtes en passe de devenir le Premier ministre de la plus puissante des maisons d’Eibithar et vous n’avez aucun doute quant à vos engagements et votre loyauté. Beaucoup de ministres vont vous envier. Certains, comme Ottah et Cerri, vous compareront à Carthach, peut-être pas en face, mais dans votre dos. Xivled contemplait les flammes. Il avait l’air songeur et très jeune. — Oui, sans doute, fit-il. Mais vous savez aussi bien que moi que les jalousies des Qirsi loyaux sont bien le moindre de nos soucis. — En d’autres circonstances, je vous aurais approuvé, cousin, répondit le plus âgé. Mais nous vivons une époque bien étrange. Chaque conflit, aussi futile soit-il, nous affaiblit. Les maisons de la noblesse menacent d’entrer en guerre, pas seulement ici, en Eibithar, mais aussi en Aneira et dans le royaume de Sanbira. Les Aneiriens continuent de nous menacer au sud, tandis que la flotte militaire de Braedon fait preuve, nous l’avons remarqué, d’une activité croissante. Les nobles eandi sont devenus méfiants à l’égard de leurs ministres et voilà maintenant que les Qirsi en sont réduits à cacher leurs pouvoirs pour ne pas éveiller cette peur. La jalousie d’Ottah peut ne paraître qu’une broutille, mais c’est une fissure de plus dans un royaume qui tombe en ruine. J’ai peur pour nous, cousin. Nous en savons si peu sur nos ennemis que nous nous retournons les uns contre les autres. Il se tut, doutant de l’intérêt qu’il y avait à formuler ses pensées à voix haute. — Ce n’est peut-être pas à moi de dire ceci, se décida-t-il enfin, mais je regrette que votre baron ne vous ait pas permis de rejoindre la conspiration. Le jeune ministre tourna brièvement les yeux vers lui. Fotir pourtant eut le temps de voir l’expression douloureuse qui se lisait dans les yeux pâles de Xivled. — J’aurais pu découvrir tant de choses. 10 Kentigern, Eibithar Il disposait peut-être d’autres moyens de parvenir à ses fins, eût-il seulement pris la peine d’y réfléchir. Aindreas essayait de se convaincre que ses choix étaient limités, qu’un duc soumis à des circonstances aussi extraordinaires ne pouvait pas faire grand-chose, que ses marges de manœuvre étaient réduites. Ce n’était, en effet, pas si éloigné de la vérité. Il ne pouvait dire à Villyd ce qu’il avait en tête, parce que son capitaine ne l’aurait jamais approuvé. Il aurait peut-être même brisé son vœu d’allégeance et quitté Kentigern pour de bon, ou pire, informé Ioanna des agissements de son mari dans l’espoir que son dégoût et sa colère le décourageassent. Aindreas ne pouvait pas davantage s’ouvrir à Barret, son prélat, et le seul autre homme du château en qui il avait encore confiance. Et il pouvait difficilement enquêter lui-même en ville. Il aurait soulevé une armée de questions auxquelles il ne voulait, pour rien au monde, être confronté. Quoi qu’il en fût, il était heureux de venir torturer dans les cachots. Il en avait aussi soif que du vin rouge de Sanbiri. Même la puanteur des lieux ne le rebutait plus. Les cris, l’odeur des torches, la sensation de son épée tranchant la chair d’un autre homme, tout cela lui procurait du réconfort. S’il fermait les yeux, il pouvait presque imaginer qu’il torturait Tavis, qu’il extorquait à ce démon la revanche de ce qu’il avait fait subir à sa fille. Ce n’était qu’en les rouvrant sur le visage d’un autre Qirsi tordu de souffrance qu’il reprenait conscience. Il n’autorisait aucun de ses gardes à l’accompagner. Personne ne pouvait savoir ce qu’il cherchait dans les réponses qu’il arrachait aux cheveux-blancs. Il avait commencé avec ses sous-ministres, les Qirsi qui le servaient lorsque Shurik était encore au château. Il lui semblait logique que le Premier ministre n’avait pas travaillé seul, et où chercher les complices du traître sinon dans le cercle de ses conseillers ? Ce ne fut qu’après s’être occupé du premier – un jeune Qirsi répondant au nom de Goel – qu’Aindreas avait constaté combien torturer un sorcier était différent de faire souffrir un Eandi. Il possédait des dossiers sur tous les Qirsi entrés à son service, il savait donc que cet homme était Façonneur. Il avait donc élaboré tout un système pour se protéger et rendre le Qirsi impuissant. Il avait invité l’homme au château, avait glissé une herbe somnifère dans son vin et, quand le ministre avait sombré dans l’inconscience, l’avait transporté au cachot. Là, Aindreas avait ligoté les mains et les chevilles de son prisonnier avec des liens de satin, que les Façonneurs ne pouvaient pas briser comme des menottes de fer, puis il l’avait pendu par les mains et les pieds comme un veau mené à l’abattoir, et suspendu au-dessus d’un feu. Lorsque le Qirsi s’était réveillé, il était aussi démuni qu’un bébé. S’il cassait les chaînes qui le soutenaient, il tombait dans les flammes en dessous. Le duc découvrit pourtant que les Qirsi avaient des ressources qu’il ne connaissait pas. Aindreas avait commencé à lui poser des questions sur la conspiration et, tandis que l’homme niait avoir des liens avec les renégats ou des connaissances sur leurs activités, le duc avait employé le treuil pour baisser l’homme vers les flammes. Lorsque la poignée s’était rompue entre ses mains, avec un craquement dont le bruit s’était répercuté sur la voûte, Aindreas avait failli hurler comme un enfant apeuré. — La prochaine fois, je vous brise le crâne, avait menacé l’homme. Je le jure. Maintenant, détachez-moi. Tremblant et craignant de poser d’autres questions, Aindreas avait quitté la prison en courant, et envoyé huit archers tuer le prisonnier. — Plus de Façonneurs, s’était-il juré. Les autres ne me font pas peur, mais plus de Façonneurs. Il ne fut pourtant pas long à découvrir que les Guérisseurs pouvaient se montrer tout aussi difficiles. Une femme s’était guérie pendant plus d’une heure de torture sous sa lame avant de flancher tout d’un coup et de mourir instantanément. Elle n’avait répondu à aucune de ses questions. Une autre femme avait employé ses pouvoirs pour embraser sa chemise, avant de le menacer d’embraser ses cheveux et sa barbe. Avant qu’elle ne mette sa menace à exécution, il l’avait passée au fil de l’épée. Il n’avait pas plus appris d’elle que des autres. Après plusieurs tentatives infructueuses, il commença pourtant à savourer un début de succès. Il n’avait pas trouvé de conspirateurs, mais avait découvert que les Qirsi pouvaient être torturés, pourvu que l’on se montrât patient et imaginatif. Il eut l’idée d’aveugler ses victimes. Incapables d’anticiper ses attaques comme d’orienter leur magie, elles apparaissaient beaucoup plus dociles. Il eut aussi davantage recours aux torches et aux masses pour rompre les os, en particulier sur les Guérisseurs qui semblaient bien plus habiles à refermer les plaies qu’à guérir toute autre blessure. Il apprit aussi à modérer la violence de ses coups. Sa main, très lourde au début, se fit ainsi plus légère. Car une fois que leurs défenses magiques étaient brisées, les sorciers se révélaient bien plus délicats que Tavis ou les autres Eandi. Pourtant, il avait beau faire des progrès et perfectionner ses talents, Aindreas n’obtenait rien, ou presque, de ceux qu’il conduisait en prison. Après qu’il les eut bien malmenés, certains avaient avoué appartenir à la conspiration. Mais quand il les questionnait plus avant, il découvrait invariablement qu’ils lui avaient menti, dans l’espoir de mettre un terme à leurs souffrances. Au bout du compte, il avait vite tué tous les Qirsi qui avaient un jour servi au château, à l’exception des ministres Façonneurs, et commencé à écumer la ville à la recherche d’autres Qirsi auxquels faire subir la question. Il s’était d’abord tourné vers les tavernes : l’Ours d’Argent, le Sanglier Gris et tous les établissements qui accueillaient des cheveux-blancs. Il se faisait des ennemis de tous les Qirsi de la cité, mais il n’en avait cure. Il désespérait d’en trouver un appartenant à leur fichu mouvement et il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour y parvenir. Mais tandis que les échecs succédaient aux échecs, il commença à perdre espoir et goût pour la torture. Shurik après tout travaillait peut-être seul à Kentigern. La conspiration était peut-être moins réelle que ce que croyaient les nobles d’Eibithar. Aussi avide qu’il fut de trouver un Qirsi capable de lui parler de la conspiration, la possibilité qu’il n’y en eût aucun comportait un attrait à ses yeux, car elle réduisait à néant l’argument de Javan et de ses alliés qui prétendaient que la conspiration n’était pas seulement derrière l’affaiblissement des célèbres défenses de Kentigern, mais aussi à l’origine du meurtre de Brienne. Il soupesait ces tenants et aboutissants tout en usant de ses torches contre un homme fragile, pourvu d’un visage rond et de cheveux blancs crépus, une caractéristique peu commune chez les sorciers. Il était tard – il avait déjà tué un Qirsi dans la matinée – et cet homme ne cessait de nier tout rapport avec la conspiration. À force de crier, sa voix était devenue rauque et erratique. Aindreas sentait qu’il n’allait pas durer très longtemps, ce qui lui convenait parfaitement. Il était temps qu’il revoie ses méthodes. — Si tu me parles de la conspiration, répéta le duc d’une voix lasse, je te jure que tes souffrances prendront fin. Ces mots commençaient à perdre leur sens, tout comme – pensait-il – une litanie longuement répétée finissait par perdre toute signification aux oreilles des moines du cloître. Il approcha une nouvelle fois sa torche du dos de l’homme. — Veux-tu arrêter la douleur ? Le Qirsi gémit, des larmes ruisselaient sur son visage. — Oui, répondit-il d’une voix hachée. Aindreas écarta sa torche. — Oui, j’appartiens à la conspiration. Posez vos questions, mais ne me faites plus mal. Aindreas avait entendu cet aveu trop souvent pour se permettre la moindre excitation. Un homme soumis à la torture avouerait presque n’importe quoi une fois franchies les dernières limites de sa résistance. Il en aurait presque admiré Tavis de Curgh, qui n’avait pas avoué le meurtre de Brienne, alors qu’Aindreas lui avait infligé des souffrances bien plus terribles que celles qu’il imposait à ces fragiles sorciers. — Que fais-tu pour la conspiration ? demanda-t-il d’une voix égale. — Je rassemble surtout des informations, répondit l’homme d’une voix rauque et irritée. Mais il m’arrive aussi de délivrer de l’or et des messages. Aindreas, bouche bée, n’en croyait pas ses oreilles. — Qu’as-tu dit ? — Que je rassemble des informations, transporte des messages et de l’or. Le duc, trop ébahi pour parler, le considéra quelques instants en silence. L’homme commença à tressaillir, comme s’il craignait que la torture reprenne. — Vous avez dit que vous ne me feriez plus de mal. Aindreas ramassa le parchemin posé à ses pieds. Cet homme s’appelait Qerle jal Brishta. C’était un marchand de tissus et de vêtements qui fréquentait une des tavernes sur la place du marché. Il prétendait n’être que Glaneur mais, au cours de ses séances, Aindreas avait appris qu’un nombre impressionnant de Qirsi mentaient sur leurs dons. Beaucoup, semblait-il, possédaient plus qu’une sorte de magie. — Tu te fais appeler Qerle ? demanda le duc. — Oui. — As-tu apporté de l’or au château, Qerle ? — Oui, à votre Premier ministre. — Et des messages ? — Seulement ceux qui étaient dans la bourse contenant l’or. Nos chefs n’aiment pas envoyer des messagers transmettre leurs ordres de vive voix. — Connais-tu tes chefs ? Les as-tu rencontrés ? — Jamais. Aindreas approcha la torche. — Je le jure ! hurla-t-il. Je ne les ai jamais vus. Je ne connais personne qui sache qui ils sont, en tout cas personne qui ait pu voir de qui il s’agit. Le duc approcha du prisonnier. — Que veux-tu dire par « personne qui ait pu voir de qui il s’agit » ? Le Qirsi hésita et Aindreas agita sa torche, la flamme vrombit comme un fanion secoué par le vent. Il ne l’approcha pas de Qerle, mais ce simple bruit suffit à lui rendre la parole. — Ce sont des rumeurs, dit-il, rien d’autre. Mais certains prétendent que le mouvement est dirigé par un Tisserand et qu’il pénètre les rêves de ses lieutenants les plus proches. Un Tisserand. Aindreas aurait peut-être dû s’émouvoir mais, après tout ce qui lui était arrivé au cours de la dernière année – la mort de Brienne, la trahison de Shurik, le siège par Mertesse qui avait failli lui coûter son château –, la révélation de l’existence d’un Tisserand à la tête de la conspiration ne parvenait pas à l’ébranler. — Ce Tisserand est-il entré dans tes rêves ? Qerle nia de la tête avec une grimace qu’Aindreas mit un certain temps à interpréter comme un sourire. — Le Tisserand dirige des ministres dans toutes les Terres du Devant. À côté d’eux, je ne suis rien. Vous n’avez attrapé qu’un moineau, Eandi. Rien de plus. — C’est ce qu’on verra, répondit le duc. Pour punir l’homme de son impertinence, il lui brûla le bras. — D’où vient l’or ? demanda-t-il quand il lui sembla que Qerle avait digéré cette nouvelle souffrance. — Je ne sais pas. — Bon, alors quand tu devais payer Shurik, où allais-tu le chercher ? — Auprès d’un autre courrier. — Comment s’appelle-t-il ? — Je ne vous le dirai pas. Vous pouvez me torturer jusqu’à la mort, je ne vous donnerai aucun nom. Je le jure sur tout ce qui me reste au monde. Aindreas considéra un instant l’idée de recourir une nouvelle fois à la torche, histoire de vérifier si l’homme était aussi courageux que ses propos, mais il se ravisa. Ce Qirsi pouvait lui rendre de nombreux services avant de mourir et il aurait été stupide de le perdre pour se mettre en quête d’un autre « moineau », comme disait Qerle. Et puis il y avait quelque chose de presque respectable dans sa façon de vouloir protéger ses camarades. — Sais-tu où cet homme va prendre cet argent ? insista-t-il. — D’un marchand, je crois, mais je n’en sais pas plus. Le duc hocha la tête. L’homme disait certainement la vérité. L’or était la faiblesse du mouvement, l’unique piste qu’un ennemi acharné pouvait remonter pour arriver jusqu’aux chefs. Cette piste était vraisemblablement aussi tortueuse que les contorsions d’un danseur de Festival. Aucun intermédiaire n’en connaissait ni les tenants ni les aboutissants. Aindreas aurait d’ailleurs parié cent qinde que même un homme aussi important que Shurik n’en savait guère plus que Qerle. — As-tu convoyé un message de Shurik vers vos chefs, ou ceux susceptibles de pouvoir les contacter ? — Non, jamais. — Saurais-tu comment t’y prendre ? — Même si je le savais, je refuserais. Je vous l’ai déjà dit : je ne trahirai aucun des autres. — Ce n’est pas ce que je te demande. — Que me demandez-vous alors ? Aindreas se mit brusquement à trembler. Depuis plus d’un cycle, depuis cette conversation difficile avec le baron de Shanstead, il traquait les Qirsi, les arrêtait, les torturait, tout en mentant à Villyd et aux autres sur les motifs de cet acharnement. Il avait enfin trouvé l’homme qu’il cherchait, celui qui pouvait le conduire à la conspiration et faire fructifier ses plans. Et tout à coup, il se sentait flancher. Une fois qu’il se serait engagé dans la voie qui l’attendait, il ne pourrait pas reculer. Il ne pourrait pas revenir au point où il en était maintenant. Sa maison, son royaume ne seraient plus jamais les mêmes. Le visage d’Ennis, son fils, son héritier, se dessina dans ses pensées. Cette image le fit frissonner et il faillit sortir son épée pour en finir avec le Qirsi. Mais une autre image, un autre visage, se superposa à celui de son fils. Brienne. Elle n’était pas ce corps ensanglanté et sans vie étendu sur le lit de Tavis, mais telle qu’il l’avait vue la veille de sa mort, resplendissante, pétillante de vie et d’esprit, et si belle que son cœur se déchira. Son meurtrier était en liberté, et l’homme qui l’avait protégé quand Aindreas avait crié vengeance était aujourd’hui sur le trône de chêne. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. C’était suffisant pour affermir sa résolution. Il avança, étendit la main vers la tête de Qerle. Au bruit de son approche, le Qirsi se raidit, tenta de reculer, détourna un visage grimaçant de crainte et d’horreur devant l’annonce d’une nouvelle torture. Aindreas attendit qu’il se détende. Puis il ôta le bandeau qui aveuglait son prisonnier. Le cheveux-blancs cligna plusieurs fois les yeux, comme si la pâle lueur des torches était encore trop forte. — Que faites-vous ? demanda-t-il avec inquiétude. — Je veux que tu m’aides à entrer en contact avec les chefs de ta conspiration. — Pourquoi ? — Je veux qu’ils m’aident. Et je crois que le concours que je peux leur offrir ne leur sera pas indifférent. — Vous n’êtes pas sérieux. Le duc éclata de rire. — Tu en doutes, toi que je viens de soumettre presque une journée entière à la torture ? — Vous êtes fou. — Peut-être, mais mon royaume est dirigé par un roi que je hais, un roi qui a offert asile et protection au monstre qui a tué ma fille. Tes chefs haïssent les cours eandi, mais peuvent-ils nier l’intérêt de s’allier à une maison aussi puissante que celle de Kentigern ? Je leur offre la possibilité de renverser le roi d’Eibithar. La seule chose que je demande en échange, c’est que ma maison soit épargnée, voire même qu’on lui réserve une place influente dans l’ordre nouveau que la rébellion mettra en place. Penses-tu vraiment qu’ils puissent refuser ? Le Qirsi, ses yeux pâles écarquillés d’une crainte peut-être encore plus grande que celle que le duc lui inspirait sous la torture, secoua la tête. — Je ne sais pas ce qu’ils vont dire, fit-il d’une voix basse, mais je suis sûr d’une chose : ils ne vont pas y croire. — Alors tu devras les convaincre. À toi de leur expliquer que je veux et que je peux les aider. — Vous allez me relâcher ? — J’ai besoin de parler aux chefs qirsi, tu vois quelqu’un d’autre ? Si tu réussis, je suis prêt à te payer très cher. Il agita sa torche. — Mais je veux que tu te souviennes de ce jour et de ce que je t’ai fait subir. Si tu échoues, si tu me trompes, ton actuel séjour au cachot te semblera bien doux en comparaison du prochain. L’homme acquiesça. Aindreas voyait la haine brûler dans ses prunelles. — Tu aimerais me tuer, fit le duc. Je comprends. J’éprouverais les mêmes sentiments à ta place. Mais il va falloir ravaler ta haine. Si tu me trahis, si tu tentes de fuir Kentigern, je te trouverai. Mes hommes vont te surveiller nuit et jour, toi, mais aussi ta femme et tes enfants. D’après mes renseignements, tu as une famille adorable. Tu ne voudrais pas voir un de ses membres échouer ici, n’est-ce pas ? — Vous n’oserez pas, lâcha le Qirsi dans un souffle. — Je te l’ai dit, je veux allier ma maison avec la conspiration qirsi. Crois-tu sincèrement que j’hésiterai à torturer un ou deux cheveux-blancs de plus ? — Les chefs du mouvement vont croire que je les attire dans un piège. Il se peut même qu’ils me tuent quand ils m’auront entendu. Ils préféreront me tuer plutôt que prendre le risque de se faire capturer. — Alors je te l’ai dit, répéta Aindreas, à toi de les convaincre de ma sincérité. — Comment ? — Je ne sais pas, Qerle, et franchement, ça m’est égal. C’est ton peuple, pas le mien. Parle-leur. Dis-leur ce qu’il faudra, mais sois persuasif. Ta vie et celle de ceux que tu aimes sont dans la balance. À toi de la faire pencher du bon côté. Il hésita avant de reprendre : — Je peux te donner un gage qui prouvera aux autres que ton message vient vraiment de moi, un anneau d’or, ou le sceau de ma maison sur un morceau de parchemin. Qerle regarda les brûlures qui marquaient sa poitrine et ses bras. — Je crois que vous m’avez donné toutes les preuves dont j’ai besoin, Lord Kentigern. — Tu as peut-être raison, fit le duc songeur. Tu garderas les cicatrices, mais on peut alléger tes souffrances maintenant. Il se tourna vers la porte. — Gardes ! cria-t-il d’une voix forte. Il entendit ses hommes se précipiter dans les escaliers puis, un moment plus tard, la porte s’ouvrit. — Oui, monseigneur ? demanda un soldat en haut des quelques marches qui conduisaient à l’intérieur. — Il semble que cet homme ne soit coupable d’aucun crime. Enlevez ses liens et amenez-le dans la tour. Trouvez un Guérisseur qirsi en ville et faites-le venir. Je veux qu’on soigne ce prisonnier puis qu’on le libère. — Un guérisseur qirsi, monseigneur ? s’étonna le garde. Depuis la trahison de Shurik, il n’y avait pas de Qirsi qui fût entré au château, sauf pour être enfermé dans les geôles et ne pas en ressortir vivant. Le duc acquiesça. — Je veux qu’on soigne ses blessures le plus vite possible. Deux autres gardes descendirent les marches et entreprirent de dénouer les liens qui attachaient Qerle au plafond de la prison. — J’attends de tes nouvelles, Qerle, fit le duc en s’éloignant. Ne joue pas avec ma patience. — Bien, monseigneur. Quelque chose dans le ton de sa réponse retint le duc en haut des marches. Il se retourna. Mais Qerle avait fermé les yeux, et sa tête reposait contre la pierre. Le duc quitta la prison sans un mot. Son imagination devait lui jouer des tours. Aindreas attendit plusieurs jours le retour de Qerle. Depuis le premier, sa patience était à rude épreuve. Malgré l’avertissement fait au Qirsi, il n’avait pas envoyé d’hommes à ses trousses. Les chefs de la conspiration n’avaient pas obtenu tant de succès en se laissant surveiller par les soldats des nobles eandi. Si ses gardes suivaient tous les déplacements de Qerle, les Qirsi n’entreraient jamais en contact avec lui. Il s’était donc limité à une surveillance étroite de sa maison et avait même recommandé à ses hommes de montrer ostensiblement leur présence. Tant que Qerle saurait sa femme et ses enfants en danger, il ne prendrait pas le risque de trahir le duc. C’était en tout cas ce que se répétait Aindreas. Après cinq interminables jours d’attente, le duc commença à craindre qu’il se fut trompé. L’homme s’était peut-être échappé ou, pire, avait été tué par les siens. Enfin, au crépuscule du sixième jour, un coup frappé à sa porte interrompit son dîner. Il s’était remis à la boisson, comme il l’avait fait dans les jours et les semaines qui avaient suivi la mort de Brienne, et il en était à son troisième gobelet de vin sans avoir pris une seule bouchée de nourriture. — Qui est-ce ? interrogea-t-il. Un garde ouvrit la porte et glissa timidement la tête à l’intérieur. — Quelqu’un demande à vous voir, monseigneur. Un Qirsi. Il prétend que… Aindreas se précipitait déjà vers la porte. — Où est-il ? questionna-t-il en poussant l’homme pour avancer dans le couloir. — Sachant comment vous considérez ceux de sa race, nous l’avons arrêté à la porte de la ville. Nous allions le renvoyer, mais il… — S’il est parti, je vous fais embrocher en haut d’une pique, gronda le duc. L’homme déglutit péniblement. — Oui, monseigneur. Aindreas se dirigea d’un pas rapide vers la porte nord du château, traversa la cour, puis arriva devant celle de la ville bien avant le garde qui le suivait péniblement. Qerle, à côté du guichet, flanqué de deux soldats qui le dépassaient d’une bonne tête, avait l’air d’un gamin. Le duc approcha de quelques pas et observa le Qirsi avec méfiance. — Est-il seul ? demanda-t-il à ses hommes. — Oui, monseigneur. Aindreas se renfrogna. Il avait espéré que le Qirsi serait accompagné au moins par un des siens. Cet espoir lui apparaissait tout à coup ridicule. Pourquoi se découvriraient-ils plus que nécessaire ? Qerle était un messager entre la conspiration et Kentigern, rien de plus. C’était parfaitement logique, le duc pouvait néanmoins sentir qu’il était en position de faiblesse. Il s’était mis à découvert devant eux, pour s’apercevoir qu’ils lui refusaient un geste similaire. — Très bien, fit-il enfin. Suivez-moi, Qerle. Il fit demi-tour et rejoignit au pas de charge ses appartements, le Qirsi derrière lui. — Je vous accompagne, monseigneur ? offrit un garde dans son dos. Aindreas ne se retourna même pas. — Si j’ai besoin de vous, je vous ferai sonner. Le duc et le Qirsi franchirent l’enceinte du château en silence. Le duc entra dans la première tour pour se soustraire au froid. — J’étais en train de dîner, fit-il, vous avez faim ? — Non. Le duc le regarda. Qerle se tenait droit, une expression sévère sur le visage, les lèvres pincées. Aindreas ne décelait aucun signe de provocation, mais il sentait que les derniers jours avaient laissé leurs marques sur le Qirsi. C’étaient peut-être elles qui le poussaient à ne plus le tutoyer. Dans ses appartements, Aindreas ordonna à ses serviteurs de les laisser, puis il reprit place devant son dîner intact, et vida d’un trait son gobelet de vin. — Vous êtes sûr ? finit-il par demander en se servant une nouvelle rasade avant de couper un morceau de pain. — Je n’ai aucune envie de rester plus longtemps que nécessaire, répondit le Qirsi. — Très bien, alors dites-moi ce qui s’est passé. Qu’ont-ils dit ? Un sourire amer étira brièvement les lèvres de l’homme. — D’abord, ils ne m’ont pas cru. Ils ont menacé de m’exécuter pour trahison. Mais j’ai insisté, leur jurant que je disais la vérité, alors ils m’ont laissé partir. La nuit suivante, après la fermeture des portes, deux d’entre eux sont venus chez moi. Le duc, qui avait tendu le bras vers son gobelet, interrompit son geste. Sa main flottait au-dessus de la table. — Chez vous ? Mes hommes ne m’ont rien dit. Qerle éclata d’un rire sans joie. — Vos hommes n’ont rien vu. Le mouvement échappe à l’attention de tous les nobles eandi depuis des années. Qu’ils puissent échapper à la surveillance de quelques-uns de vos soldats ne devrait pas vous surprendre. Aindreas, le visage fermé, passa une main sur son menton, mais il finit par acquiescer et fit signe à l’homme de poursuivre. — Un des Qirsi était Façonneur, il a menacé de briser les os des mains de ma fille si je ne leur disais pas ce qui s’était exactement passé. Ce n’est que là, quand ils ont vu que je ne changeais pas un mot de mon histoire, qu’ils ont fini par me croire. Le duc chercha une réponse appropriée. — Je suis désolé, finit-il par dire en désespoir de cause. — Pourquoi ? Vous avez fait la même chose. Mes enfants sont impliqués malgré eux dans une situation qui les dépasse. Je peux difficilement blâmer le mouvement de ces menaces alors que vos soldats montent la garde devant chez moi. Il aurait voulu frapper l’homme, lui faire ravaler son impertinence, mais il prit son gobelet et but une longue gorgée de vin. — Qu’ont dit vos chefs quand ils ont compris que vous leur disiez la vérité ? Sont-ils prêts à travailler avec moi ? — Pas encore. Ils veulent en savoir plus sur l’alliance que vous proposez. Comment avez-vous l’intention de nous aider ? Offrez-vous de l’or, des armes ? Si la guerre éclate, engagerez-vous votre armée aux côtés des Qirsi, ou voudrez-vous maintenir votre tromperie jusqu’à ce que vous soyez certain de notre victoire ? — Je peux vous donner de l’or si vous en avez besoin. — Ce n’est pas le cas. Mais nous avons besoin de quelque chose de plus que votre parole. C’est une chose de dire que vous haïssez le roi et que vous souhaitez sa destruction. C’en est une autre de nous demander de vous faire confiance en tant qu’allié. Pour être franc, ceux que je sers n’ont pas confiance en vous. À leurs yeux, vous n’êtes qu’un noble eandi semblable aux autres. Vous êtes peut-être un peu plus lucide que les autres, vous êtes assez intelligent pour comprendre que, si vous ne nous rejoignez pas maintenant, nous vous tuerons lorsque nous aurons gagné le contrôle des Terres du Devant. Mais en dehors de ça, il n’y a pas grande différence entre vous et Kearney, ou les seigneurs de Thorald et de Galdasten. Il sourit. — Ni même Curgh. Aindreas sentait que cette réflexion conduisait quelque part. Une fois de plus, il lutta pour garder le contrôle de sa colère. — Qu’attendent-ils de moi ? — Rien pour l’instant. Ou presque. On m’a chargé d’obtenir votre engagement, celui de votre soutien à notre mouvement, par écrit. Il doit être rédigé de votre main, et porter le sceau officiel de votre maison. Donnez-le-moi ce soir et, demain, je reviendrai avec votre réponse. — C’est une perte de temps ! — Ceux que je sers ne partagent pas ce point de vue. Vous voulez agir en secret, autrement dit vous ne nous faites que des promesses. Mes chefs sont convaincus de ma sincérité, mais ils craignent que ce soit vous qui me mentiez, que vous cherchiez donc à les tromper. Votre serment, écrit de votre main, certifié par votre sceau, vous liera à nous. Si vous nous trahissez, il trouvera son chemin jusqu’à la cour de votre roi. Là, il sera la preuve de votre trahison, et signera votre exécution immédiate. — Vous m’en demandez trop ! protesta le duc. Qu’est-ce qui me prouve que vous n’allez pas le transmettre directement au roi pour me faire pendre ? — Le mouvement ne le veut pas, et vous le savez. Vous vivant et à la tête des ducs qui contestent son autorité, Kearney est plus faible. Que vous soyez découvert et accusé de traîtrise, les autres maisons s’uniront et la couronne sera renforcée. Qerle secoua la tête. — Non, ce n’est qu’un dernier recours, rien de plus, une façon de nous assurer de votre bonne volonté. Aindreas pouvait difficilement contester la logique de son argumentation. Il comprenait brutalement que, sans en avoir conscience, il soutenait déjà la conspiration. À la lumière de ce qu’il envisageait, cela n’aurait peut-être pas dû le troubler. Pour un certain nombre de raisons, certaines évidentes et une beaucoup plus obscure, cette idée pourtant le perturbait profondément. — Je serais stupide d’accepter ça, fit-il en regardant le Qirsi. Qerle haussa légèrement les épaules et se leva. — Très bien. Si vous changez d’avis, vous savez où me trouver. Il aurait aimé laisser partir ce bâtard. Au fond de lui, une voix – celle de Ioanna, ou peut-être celle de Brienne – le suppliait de le faire. « C’est une erreur », lui disait-elle. « Arrête avant qu’il ne soit trop tard. » Mais tout lui revint brusquement en mémoire, comme le cauchemar qui ne cessait de le hanter, nuit après nuit. Le sang de Brienne, la lame de Tavis, Kearney tirant son épée sur le champ de bataille près de l’Heneagh pour prendre la défense du garçon. Comment aurait-il pu promettre allégeance à ce roi ? Qerle était presque à la porte quand le duc le rappela. Il se tourna, un sourire suffisant aux lèvres. — Monseigneur ? fit-il. Cette fois, son ironie ne faisait aucun doute. Ravalant un juron, le duc sortit un rouleau de parchemin d’un tiroir et prit sa plume. — Que dois-je écrire ? — Que vous prêtez allégeance à notre cause et rejoignez le mouvement comme un allié. Rien d’élaboré. Nous voulons que vous soyez extrêmement clair. Le duc considéra quelque temps le parchemin encore vierge, à la recherche d’une formulation qui le protégerait. Il ne fut pourtant pas long à abandonner cet espoir. Quel que fût le soin qu’il mettrait dans le choix de ses mots, n’importe quel document acceptable aux yeux des Qirsi scellerait sa trahison. Sa signature, son sceau en seraient la preuve. La façon dont le texte serait rédigé n’y changerait rien. « Moi, Aindreas de Kentigern, finit-il par écrire, je m’engage à supporter le mouvement qirsi, et prête allégeance à ses dirigeants. » Il signa le parchemin, et apposa son sceau, l’emblème de ses ancêtres, sur la cire bleu argent qu’il avait fait fondre sous la bougie. Avec un message aussi bref, se dit-il, peut-être pourrait-il plaider qu’il avait été signé sous la contrainte. Sa naïveté le fit presque rire. Une fois qu’il aurait donné ce parchemin à Qerle, il leur appartiendrait. — Avant de vous le remettre, il me faut quelque chose en retour, dit-il néanmoins en serrant la main sur la feuille. — Nous n’avons rien à vous offrir, répondit le Qirsi. C’est vous qui êtes venu au mouvement, Kentigern. Vous m’avez torturé, moi et de très nombreux autres, dans l’espoir de trouver celui qui obtiendrait cette alliance pour vous. Vous l’avez à présent. Mais votre cruauté envers les nôtres nous rend méfiants à votre égard, et cette méfiance exige quelques mesures de protection. — Et ma protection ? — Je vous ai déjà dit… — Oui, j’ai entendu ! s’exclama le duc rageur. Il se leva et se mit à arpenter la pièce. — Je suis plus utile en vie qu’en disgrâce. Ça ne me suffit pas. Il me faut quelque chose de plus. — Quoi ? — Un nom. Il prononça sa demande aussi vite qu’elle lui était venue à l’esprit. Mais il comprit aussitôt qu’il avait trouvé ce qu’il voulait, l’assurance dont il avait besoin. — Donnez-moi le nom d’un de vos chefs. — Très bien. — Très bien ? répéta le duc méfiant. Vous ne protestez pas, vous n’avez pas besoin d’en référer à vos supérieurs ? — Ils s’attendaient à cette requête. Aindreas contempla le Qirsi, brusquement conscient de sa balourdise. Qerle attendait depuis le début qu’il lui fasse cette proposition et il lui avait fallu toute cette conversation pour y arriver. — Vous avez un nom ? — Oui. Enid ja Kovar, Premier ministre du duc de Thorald. Le Premier ministre de Tobbar ! Sa surprise pourtant ne fut que passagère. Il avait renvoyé un messager venu de Thorald au milieu du cycle. Cette nouvelle – la découverte de son appartenance au mouvement qirsi – était certainement celle que portait le cavalier qu’il avait refusé de laisser entrer dans son château. — Non, fit-il en hochant vigoureusement la tête. Tobbar connaît sa trahison. Elle doit être morte à l’heure qu’il est. Les yeux de Qerle ne s’écarquillèrent qu’un bref instant. — C’est le seul nom qu’ils m’ont donné. Aindreas, heureux d’avoir tout à coup l’avantage, remit son parchemin dans le tiroir avec un sourire féroce. — Eh bien, dites-leur qu’ils vous en fournissent un autre. Revenez demain. Si vous l’avez, vous aurez le serment que je viens de signer. Le peu de couleur qu’il y avait sur le visage du Qirsi s’évanouit. Ses supérieurs n’allaient pas être contents. Il acquiesça pourtant et se tourna vers la porte. — Qerle ! le retint encore le duc. Dites à vos chefs que, s’ils essaient encore une fois de me prendre pour un imbécile, il n’y aura pas d’alliance et je mettrai tout le poids de ma maison contre eux. Je vous ai trouvé en torturant tous les Qirsi que j’ai dénichés dans vos tavernes. Si je dois le faire, je détruirai le mouvement en tuant un à un tous les cheveux-blancs de mon royaume. Soyez-en sûr, et débrouillez-vous pour le faire comprendre à vos chefs. — Oui, monseigneur, répondit le Qirsi d’une voix cette fois dépourvue d’ironie. Lorsqu’il fut parti, Aindreas ferma les yeux et se passa une main froide sur le visage. — Tu n’as pas besoin de faire ça, Père. Il ouvrit les yeux et découvrit Brienne devant lui. Encore. Elle portait sa robe saphir, la cascade soyeuse de ses cheveux d’or retombait sur ses épaules et sa taille fine comme les eaux des Chutes de Panya au crépuscule. — Je le fais pour toi. Je le fais pour punir ceux qui t’ont tuée. — En es-tu certain, Père ? — Pour qui le ferais-je sinon ? Elle était si belle. Il désirait plus que tout tendre la main et toucher son visage, caresser ses cheveux. — Je crains que ce ne soit pour toi, Père. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Ma question était : es-tu certain que ce sont eux qui m’ont tuée ? — Ne dis pas ça ! supplia-t-il en fermant les yeux. — Pauvre Père. Il refusa longtemps de la regarder. Lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, elle avait disparu. Qerle revint le lendemain, juste après le coucher du soleil. Aindreas avait donné l’ordre à ses gardes de laisser entrer le Qirsi au château. Lorsqu’on frappa à sa porte, il sut que c’était lui. Mais, à sa plus grande surprise, l’homme n’était pas seul. Une jeune femme qirsi l’accompagnait. Ils entrèrent dans son bureau. Elle était mince et presque aussi grande qu’Affery, la dernière fille d’Aindreas. Son regard doré était brillant, et ses cheveux blancs tombaient librement sur ses épaules. — Qui est-ce ? demanda le duc, en se levant derrière son bureau, mais sans venir à leur rencontre. — Je m’appelle Jastanne ja Triln, répondit la jeune femme d’une voix pleine d’assurance. Qerle m’a dit que vous vouliez me rencontrer. Aindreas plissa le front. — C’est faux. Je lui ai dit que je voulais le nom d’un des dirigeants de votre mouvement, afin de m’assurer que vous ne me trahiriez pas. — Je viens de vous donner mon nom. — Vous êtes un chef de la conspiration ? s’exclama-t-il sans faire l’effort de masquer ses doutes. On dirait que vous n’avez même pas l’âge de passer votre Révélation. — J’ai vingt-quatre ans, monseigneur duc. Ce n’est peut-être pas vieux pour un Eandi, mais j’en suis déjà à la moitié de ma vie. Cela fait quatre ans que je suis au service du mouvement qirsi et, depuis les deux dernières années, je suis un de ses chefs. — Je ne suis pas sûr de vous croire. Les Qirsi m’ont si souvent menti. Elle sourit faiblement. — C’était une erreur de demander à Qerle de vous donner le nom d’Enid. Mon erreur. Je vous présente mes excuses. J’ai couru ce risque dans l’espoir que vous ignoriez sa mort. Mon but était de vous en dire le moins possible pour gagner votre soutien. Je ne prendrai plus de tels risques. — Habitez-vous Kentigern, Jastanne ? — Non. Je viens fréquemment ici, mais mon foyer est ailleurs. — Où ? — Je préfère ne pas vous le dire. Je suis marchande, monseigneur. Je ne passe que très peu de temps chez moi. Je possède un navire, l’Erne Blanc, qui cingle les côtes des Terres du Devant, de la Baie de Rawsyn au Détroit de Bronze. Si vous avez besoin de me trouver, cherchez simplement l’Erne. — Vous avez un bateau, répéta Aindreas dubitatif. J’ai du mal à imaginer une femme aussi frêle que vous bravant les vents du Septentrion ou les tempêtes de la Scabbard. — Et j’ai du mal à imaginer un homme de votre corpulence sur un cheval. Je sais néanmoins que vous le faites. Il lui concéda ce point d’un hochement de tête. — En venant ici. Lord Kentigern, j’ai pris des risques considérables pour moi et pour la cause au service de laquelle je me suis engagée. Je ne vais pas rester longtemps. Vous avez dit à Qerle que vous souhaitiez vous allier à notre mouvement. Je crois que vous avez expliqué que vous vouliez nous aider à renverser Kearney de Glyndwr du trône d’Eibithar. Est-ce encore votre désir ? « Ne le fais pas ! Dis-lui de partir, renonce à ce projet ! » Le duc commença à arpenter l’espace derrière son bureau. — Il a donné asile au meurtrier de Brienne ! fit-il comme s’il répondait à la voix qui l’exhortait à changer d’avis. Comment pourrais-je ne rien faire ? Jastanne sourit. — J’imagine que cela signifie oui. Il regarda la femme en clignant les yeux. — Pouvez-vous m’apporter la preuve que vous êtes bien un des chefs de la conspiration ? — Aucune qui soit de nature à vous satisfaire. Nous nous donnons beaucoup de mal pour ne laisser aucune trace de nos activités. Nous nous efforçons généralement de tout faire pour prouver que nous n’appartenons pas au mouvement. Vous avez ma parole et celle de Qerle. Je n’ai rien de plus à vous offrir. Aindreas soupesa cette réponse puis prit sa décision. Retournant à son bureau, il ouvrit le tiroir et sortit le parchemin qu’il y avait glissé après le départ de Qerle la veille au soir. — Voilà. Le serment de mon allégeance à votre cause. Comme je l’ai dit hier à Qerle, si vous me trahissez, je vous détruirai, vous et vos amis, jusqu’à mon dernier souffle. Je le jure, sur le nom de ma fille défunte. Elle prit le parchemin et le déroula. Quand elle l’eut lu, elle acquiesça et le tendit à Qerle. — Ne vous inquiétez pas, Lord Kentigern. Nous n’avons pas la moindre intention de vous trahir. Nous ne vous apprécions peut-être pas davantage que vous nous appréciez, mais nous comprenons l’importance de cette alliance. Elle se tourna vers Qerle. — Pars, maintenant. Tu sais où apporter ça ? — Oui, Ch… Il s’interrompit en rougissant et ses yeux papillonnèrent vers le duc. — Oui, madame. — Bien. Nous parlerons plus tard. Qerle fit demi-tour et, serrant le parchemin comme si sa vie en dépendait, quitta la pièce en hâte. La bienséance exigeait qu’il attendît l’autorisation d’Aindreas pour partir, mais le duc ne fit rien pour l’arrêter. — Puis-je m’asseoir ? demanda Jastanne lorsqu’il fut sorti. — Bien sûr. Elle prit place dans un fauteuil et regarda son vin. — Vous en voulez ? lui proposa le duc, luttant contre son propre désir de boire. — Oui, s’il vous plaît. Il traversa la pièce, saisit un second gobelet, le lui remplit et retourna à son siège. — Aux alliés, fit-elle en levant son vin. Il hésita puis l’imita. — Qerle m’a dit que vous vouliez que votre maison soit épargnée lorsque le mouvement prendra les Terres du Devant. Est-ce exact ? — C’est une demande raisonnable, non ? Maintenant que nous sommes alliés. La femme sourit légèrement. — Tout dépend de ce que vous apportez dans cette alliance. Vous ne nous avez offert que de l’or et, ainsi que Qerle vous l’a dit, nous n’en avons pas besoin. — Je peux vous offrir des armes. Elle vida son gobelet, puis le posa sur sa paume et le tint devant elle. Une seconde plus tard, il volait en éclats. Les morceaux d’argile se dispersèrent sur le sol comme de la vermine effrayée. — Que ferions-nous de vos armes ? Le duc frissonna. Bien sûr qu’ils lui enverraient un Façonneur ! — Alors qu’attendez-vous de moi ? — Rien que vous n’ayez déjà envisagé, Lord Kentigern. Tout le monde sait que vous haïssez votre roi et que vous avez convaincu d’autres ducs de rejoindre votre opposition à son autorité. Poursuivez sur cette voie. Nous vous demandons simplement de fomenter la rébellion. Aindreas commença à éprouver un léger malaise, le même trouble que la veille, lorsque Qerle avait évoqué son opposition au roi. Il prit son gobelet, mais le reposa sur son bureau sans y avoir touché. — Nous ne pouvons pas remporter une guerre civile. Même avec le soutien des autres maisons, mon armée n’est pas assez forte pour vaincre celle de Kearney et de ses alliés. — Laissez-nous nous charger de ça, fit-elle. Ceux que je sers veulent une guerre civile en Eibithar. Une fois cette guerre déclarée, nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour empêcher que Kearney vous écrase. Aindreas s’agrippa à sa table comme s’il craignait de tomber. — Mais comment pourrais-je convaincre les autres de se lancer dans une guerre perdue d’avance ? demanda-t-il d’une voix étouffée et l’estomac serré. — C’est votre affaire. Elle sourit et se leva en secouant légèrement les petits morceaux de glaise argentée tombés sur son manteau et sa robe. — Nous sommes alliés, monseigneur. Nous devons apprendre à nous faire confiance. Elle esquissa une petite révérence et se tourna vers la porte. — Désormais, nous ne communiquerons plus que par messages, ajouta-t-elle par-dessus son épaule. Envoyez-les à mon navire et apposez votre sceau. Je saurai qu’ils sont pour moi. Elle glissa hors de la pièce et ferma doucement la porte derrière elle. Seul, Aindreas tendit une nouvelle fois la main vers son gobelet, mais là encore, se ravisa et s’enfonça dans son fauteuil. Il se frotta les yeux d’une main mal assurée. Il n’avait aucun scrupule ni aucune appréhension à s’opposer à Kearney, ni même à déclencher une guerre civile tant qu’il avait des raisons de croire qu’il pouvait l’emporter. Jusqu’à sa rencontre avec Jastanne, il était impatient de passer à l’action, pressé de faire tout ce qu’il pouvait pour renverser Glyndwr du trône d’Eibithar. Mais brusquement, ses certitudes s’étaient évanouies. « Ceux que je sers veulent la guerre civile en Eibithar. » Les paroles qu’elle avait prononcées résonnaient à ses oreilles comme la chansonnette exaspérante d’un enfant obstiné. Sa surprise l’étonnait. Il aurait dû s’en douter, Ean savait qu’il aurait dû s’en douter. Parce qu’il avait entendu les mêmes mots ou presque dans la bouche de Javan, celle de Kearney et celle de l’étrange Qirsi qui avait fait évader Tavis de Curgh de ses geôles. Jusqu’à ce soir, il avait repoussé cette affirmation parce qu’elle n’était que l’excuse désespérée d’hommes qui avaient embrassé la cause du meurtrier et tourné le dos à l’honneur et à la vérité. De l’entendre dans la bouche d’un des chefs de la conspiration lui donnait un tout autre accent. Depuis le début, le duc avait toutes les raisons de croire que Tavis avait assassiné Brienne. La dague, le sang, la porte fermée. Pas une fois, il n’avait songé à mettre en doute ses propres convictions. Il n’avait jamais envisagé de questionner Brienne sur l’identité de son meurtrier. À plusieurs reprises, poussé par le désir de la revoir, il avait voulu se rendre au sanctuaire du Trompeur, dans la ville de Kentigern, la Nuit de l’Apogée. Ean savait combien il avait envie de s’y rendre et combien il craignait cette rencontre. Il n’y était jamais allé. Il était encore trop tôt, se répétait-il à chaque nouveau cycle. Il n’était pas prêt à lui faire face. Même la Nuit des Deux Lunes, au cours du cycle de Bian, lorsque le spectre de sa fille était venu à lui, Aindreas n’avait été capable que de pleurer, pleurer encore. Pourtant, même s’il avait trouvé la force de lui parler, il ne lui aurait posé aucune question sur cette terrible nuit. Tavis l’avait tuée. Il en était conscient. Du moins le croyait-il. « En es-tu certain ? » lui avait-elle demandé la nuit dernière. Ce n’était pas la vraie Brienne, il le savait, bien sûr. Il n’avait pas complètement perdu l’esprit. Mais les doutes formulés par cette apparition qui le hantait faisaient écho à ceux qui l’habitaient, surtout maintenant, depuis ce que lui avait dit cette femme qirsi. « Ceux que je sers veulent une guerre civile en Eibithar. » Il était lié aux Qirsi désormais, retenu par une chaîne qu’il avait lui-même forgée. Il avait cru se servir d’eux, exploiter la force de leur conspiration pour débarrasser Eibithar des démons installés au château d’Audun. Et il était entouré de démons, incapable de les distinguer les uns des autres. 11 Grande Forêt d’Aneira Tous les événements survenus en Aneira au cours des derniers cycles auraient dû convaincre Grinsa qu’une brume épaisse et un vent violent ne suffiraient pas à décourager les soldats de Solkara lancés à leur pour suite. « Cet homme est un seigneur eibitharien venu assassiner votre reine ! » avait hurlé Shurik en pointant sur Tavis un doigt accusateur avant d’appeler la garde royale. En temps normal, une telle accusation aurait attiré l’attention des soldats et des habitants de la ville mais, avec la mort du roi et la pendaison de Grigor encore fraîche dans les esprits de tous les hommes et de toutes les femmes du royaume, les mots de Shurik avaient réveillé jusqu’à la campagne de Solkara. Une heure après leur évasion de la cité de Solkara par la porte sud, Grinsa et le garçon, tapis dans les ombres de la Grande Forêt, regardaient les gardes se déverser hors du château et se disperser dans toutes les directions. — Tout ça pour nous ? murmura Tavis le visage tendu et les yeux grands ouverts. — J’ai peur que oui. À l’heure qu’il est, Shurik a dû leur dire qui il a vu. Tavis de Curgh, le meurtrier de Lady Brienne, venu à Solkara pour faire subir le même sort à la nouvelle reine. Il leur a peut-être même appris que je suis Tisserand. — Ils vont nous tuer tous les deux. — Si on leur en laisse la chance, je pense que c’est ce qu’ils feront, approuva le Glaneur non sans humour. Allons, venez. Quelques secondes plus tard, ils avaient repris la route, traversant les bois comme des élans traqués. Grinsa voulait désespérément aller vers le nord, vers Mertesse, là où il supposait que Shurik se rendrait en quittant Solkara. Mais, poursuivi par les soldats, il ne voulait pas prendre le risque de leur révéler trop vite le véritable but de leur voyage. Il conduisit donc Tavis vers le sud puis l’est, en direction des rives de la Rassor et le rivage de l’Anse de la Scabbard, dans l’espoir que leurs poursuivants pensassent qu’un navire les attendait, caché dans l’une des nombreuses criques dissimulées le long des côtes. Ils marchèrent plusieurs jours, dormant dans les abris naturels qu’ils trouvaient dans la forêt, mangeant des racines d’Osya et ce qui restait des baies sauvages disséminées le long des chemins. Ils ne faisaient pas de feu et ne perdaient pas de temps à chasser une nourriture plus consistante. La plupart des soldats lancés sur leurs traces étaient à pied. Ni Grinsa ni Tavis ne les voyaient, mais le Glaneur sentait leur présence. À deux reprises, des petites compagnies à cheval faillirent les trouver. La première, c’était deux jours après leur fuite de Solkara ; ils échappèrent à leurs poursuivants en se cachant dans un épais et très inconfortable bosquet de houx. La seconde, ils étaient presque à découvert, dans une partie peu boisée de la forêt. Grinsa n’avait eu d’autre choix que de conjurer une brume. Aussi naturellement que possible, il avait fait naître des voiles de vapeur de la terre, dans l’espoir que les soldats les prennent pour un brouillard naturel plutôt qu’un acte de magie. Mais à la façon dont les hommes avaient tiré leurs épées, avant de s’enfoncer dans le nuage fin qui nimbait les arbres, il avait compris qu’il ne les avait pas trompés. Alors il avait eu recours à un autre de ses pouvoirs et brisé la grosse branche d’un chêne qui s’était écrasée lourdement sur le sol. Plusieurs chevaux affolés avaient rué avec des hennissements désespérés, mais les cavaliers ne s’étaient pas enfuis. Ils avaient pourtant fini par renoncer, laissant Grinsa et Tavis s’éloigner précipitamment de cette partie de la forêt. Le lendemain, les deux fugitifs avaient pris vers le nord-ouest, à l’opposé de la Rassor, vers le cœur de la forêt. Presque aussitôt, ils avaient croisé une importante compagnie de soldats à pied et n’avaient échappé à leur attention que de justesse. De nouveau, ils avaient été contraints de s’orienter vers le sud, jusqu’au moment où Grinsa avait été sûr d’avoir mis une distance suffisante entre eux et les hommes de Solkara. Deux nuits plus tard, alors qu’ils progressaient péniblement au milieu des arbres accompagnés par la pâle lueur des lunes, ils avaient aperçu un feu dans le lointain. Il était trop petit pour réchauffer plus d’un homme, alors Grinsa et Tavis, certains de ne pas se mettre en danger, s’étaient approchés. Non loin du feu, Grinsa avait entendu le reniflement d’un cheval et repéré la charrette d’un marchand. Quelques secondes plus tard, il avait vu le marchand lui-même, un minuscule Eandi aux cheveux blancs, pourvu d’un long nez et d’un visage renfrogné. — Un colporteur, avait-il soufflé à Tavis. Si nous avons de la chance, nous allons pouvoir nous payer un repas chaud et une nuit au coin du feu. Le Glaneur s’était mis à fredonner une vieille chanson de Sanbiri que son père lui avait apprise quand il était petit. Sa voix n’était pas des plus fameuses, mais il espérait avertir le marchand de leur présence dans les bois afin de ne pas l’effrayer en apparaissant brusquement devant lui. Il s’avéra que le son de sa voix eut l’effet inverse de celui qu’il escomptait. L’homme bondit instantanément sur ses pieds. Sa dague en main, il scrutait l’obscurité d’un air menaçant. — Qui va là ? cria-t-il. — Des amis, répondit Grinsa tout en sortant des bois. Tavis et lui avancèrent vers le feu en souriant. Le vieil homme recula, les yeux agrandis par la peur. — Tu n’es pas de mes amis, Qirsi. Je sais qui vous êtes. Il pointa sa lame vers Tavis. — C’est l’Eibitharien qui a tenté d’assassiner notre reine. — C’est faux ! s’exclama Tavis. Grinsa darda sur lui un regard furieux. — Silence ! — Vous préférez qu’il pense que j’ai voulu la tuer ? Le Glaneur secoua la tête et se tourna vers l’homme. — Qui vous a dit ça ? demanda-t-il. — C’est pas vos oignons, Qirsi ! Maintenant, laissez-moi ou je serai obligé d’utiliser mon arme ! Sa main tremblait avec une telle violence que Grinsa s’attendait à ce qu’elle tombe sur le sol. Le pauvre homme en était presque drôle. Il avait beau dire, il ne représentait aucune menace pour le Glaneur ou le jeune homme. Grinsa craignait surtout qu’il se mît à hurler, au risque d’alerter des soldats, s’il y en avait encore dans les parages. Le Qirsi étendit donc les mains pour lui montrer qu’il n’était pas armé et fit un pas de plus vers le feu. — Allons, mon brave. Nous savons tous les deux que vous n’allez pas vous servir de cette arme. Nous ne vous voulons aucun mal. Mon compagnon ne sait pas toujours tenir sa langue, mais il dit vrai quand il affirme que nous n’avons porté aucune atteinte à la vie de votre reine, nous n’en avons d’ailleurs pas la moindre intention. — Je ne vous crois pas. Ses yeux allaient de l’un à l’autre. — Vous voyez les cicatrices sur son visage ? demanda Grinsa en commençant à faire doucement le tour du feu. Nous cherchons l’homme qui en est responsable. Notre recherche nous a conduits à Solkara. Il vient d’Eibithar, c’est vrai, mais nous ne sommes pas des assassins et nous ne sommes pas vos ennemis. — Restez où vous êtes ! fit l’homme d’une voix tremblante. Mais Grinsa était assez près maintenant. — Dites-moi où vous avez entendu que nous avions tenté d’assassiner la reine, ordonna-t-il. Cette fois, il avait prononcé ces mots en puisant dans sa magie pour effleurer doucement l’esprit du vieil homme. Il n’aimait pas avoir recours à la magie de la persuasion. C’était, et de loin, le pouvoir qirsi le plus intrusif et, de bien des façons, le plus dangereux. S’il l’employait avec trop de force, il pouvait détériorer le cerveau de l’homme pour toujours. Mais en l’occurrence, il n’avait guère le choix. Le marchand baissa aussitôt son arme. — Tout le monde en parle dans la forêt, répondit-il d’une voix très calme. — Vous voulez dire les soldats ? — Les soldats, les voyageurs, dans les villages, tout le monde. Des cavaliers sont venus du château pour nous avertir. Vous ne trouverez pas un endroit entre ici et Kett qui vous accueillera. — On donne une prime ? — Non, en tout cas je n’en ai pas entendu parler. Grinsa jeta un coup d’œil à Tavis. — Ils pensent probablement qu’il n’y en a pas besoin. Leur haine d’Eibithar est suffisante. — Nous devons quitter la forêt, répondit Tavis. Nous ne sommes pas à l’abri ici. — Nous ne serons à l’abri nulle part dans le royaume. — Et Bistari ? Grinsa soupesa rapidement cette éventualité. Il se pouvait que les habitants de Bistari haïssent plus les Solkariens que le voisin du nord d’Aneira, mais il n’en était pas assez sûr pour courir le risque de retourner vers l’ouest. Il revint au marchand. Il contrôlait toujours son esprit, mais il se fatiguait vite. Une magie aussi précise demandait des efforts considérables. — Qu’allons-nous faire de lui ? — Aucun mal, répondit Grinsa à la hâte. — Je le sais bien, rétorqua Tavis vexé. Vous croyez vraiment que c’est ce que je demandais ? — Non, pardonnez-moi, soupira le Glaneur. Il se frotta le menton. — Je ne sais pas ce que nous devons faire, mais il faut décider vite. Je suis fatigué. — Votre magie ne peut pas lui faire oublier tout ça ? — Pas tout, non. Il se souviendra d’avoir rencontré quelqu’un. Je peux altérer son souvenir, mais si je m’éloigne trop de la vérité, je risque de le blesser. Tavis sembla reculer, comme si cette idée lui faisait horreur. — Que vendez-vous ? demanda Grinsa. — Beaucoup de choses. À cette époque de l’année, surtout du tabac à pipe et des épices. — Nous allons vous acheter un peu de tabac et toute la nourriture que vous pouvez partager. — J’en ai besoin. Grinsa influença son esprit, avec réticence, mais un peu plus durement. — Je peux vous en vendre un peu, admit le marchand. De la viande séchée, peut-être un peu de fromage. — Ce sera parfait. Ce n’était pas très honnête, et Grinsa n’était pas vraiment à l’aise, mais, s’ils voulaient échapper aux soldats de Solkara, ils avaient besoin d’une alimentation plus consistante que des racines et des baies. Le marchand sortit plusieurs sacoches de viande séchée de sa charrette ainsi qu’un petit sac de tabac à pipe de Caerisse, et deux grosses têtes de fromage dur. — Une seule suffira, fit Grinsa. Tavis allait protester, mais le Qirsi lui adressa un regard glacial qui le réduisit au silence. Il donna dix qinde au marchand, bien plus que le prix de la nourriture et du tabac, mais pas assez pour apaiser ses remords. — Les soldats vous ont-ils dit où ils pensaient que nous allions ? osa-t-il demander. — Ils ont expliqué que vous alliez vers le sud, mais qu’ils s’attendaient à ce que vous fassiez demi-tour pour rejoindre Eibithar. — Merci, fit-il en approchant pour plonger son regard au fond de celui du marchand. Je vais vous faire dormir maintenant. À votre réveil, vous ne vous souviendrez pas du garçon qui m’accompagne. Vous avez vendu de la nourriture et un peu de tabac à un couple de Qirsi. Ils vous ont payé cinq qinde. Vous comprenez ? Le vieil homme acquiesça. Grinsa l’accompagna vers la couverture étendue sur la terre à côté du feu. — Allongez-vous. L’homme se coucha, et Grinsa saisit une seconde couverture pour le couvrir. — Dormez maintenant, ordonna-t-il d’une voix ferme mais posée. L’homme ferma aussitôt les paupières tandis que sa respiration prenait un rythme régulier et profond. — On dirait que les nouveaux dirigeants d’Aneira sont pressés de nous trouver, commenta Tavis en regardant dormir le marchand. — Oui. Nous ferions mieux de nous dépêcher vers l’est et rejoindre la steppe. — La steppe ? C’est un détour de plus de cent lieues. Nous n’arriverons jamais à Mertesse avant un cycle ! Il avait raison. Grinsa ne souhaitait pas davantage quitter Aneira. Maintenant que Tavis avait accepté de poursuivre Shurik, le Qirsi avait hâte de rejoindre Mertesse et de questionner le traître. Il ne savait pas ce qu’il ferait de Shurik ensuite. Le tuer ou le renvoyer à Aindreas, en signe de bonne foi, la question restait entière. Mais cette décision pouvait attendre. Pour l’heure, son seul objectif, son unique obsession, était de retrouver le ministre. Malgré sa bonne volonté, Tavis n’avait pas entièrement renoncé à leur première intention : découvrir l’assassin, pour venger le meurtre de Brienne et clamer son innocence. Il ne tarderait pas à repousser la perspective de rejoindre Mertesse. Grinsa voulait y arriver le plus vite possible. Le plus petit délai risquait de ranimer une querelle dont il ne voulait pas faire les frais. Par ailleurs, il avait parfaitement conscience que rester en Aneira les exposait à des risques encore plus grands. Tavis devait le comprendre. — À Caerisse, nous pourrons au moins voyager sans craindre pour nos vies, fit-il en observant attentivement le garçon. Nous ne pourrons pas éternellement déjouer les soldats de Solkara. Nous avons déjà eu beaucoup de chance. — Il vaut mieux tenter le coup que de courir vers la steppe. Ils s’attendent à ce que nous y allions. C’est beaucoup plus près que la Tarbin ; les Solkariens surveillent probablement déjà les versants. Il croisa le regard du Glaneur. — Chaque jour qui passe est un jour d’exil supplémentaire. Je veux rentrer chez moi, Grinsa. Je veux retourner à Curgh. Et au point où j’en suis, je préfère affronter tous les soldats de Solkara que perdre encore un cycle à chercher refuge dans la steppe. — Pour dire la vérité, et au risque de vous surprendre, je suis d’accord avec vous, mais je voulais vous laisser le choix. Ils se dirigèrent immédiatement vers le nord. Lorsqu’ils furent certains d’avoir mis assez de distance entre eux et le marchand, ils s’arrêtèrent pour la nuit. Dès l’aube, ils poursuivirent leur voyage. Fuyant les chemins forestiers et prenant soin de ne pas quitter l’épaisseur des bois, leur progression était lente, mais ils évitaient la plupart des patrouilles et pouvaient s’esquiver facilement lorsqu’ils en surprenaient une. Ce chemin tortueux, qui accroissait la fureur de leurs poursuivants, leur permit d’atteindre la rive sud de la Kett quelques jours après leur rencontre avec le colporteur. Les eaux étaient calmes, mais Grinsa avait du mal à juger leur profondeur. Cela ne changeait rien, car la température était si basse qu’ils auraient été fous de tenter de traverser la rivière à la nage, d’autant plus que, sur l’autre rive, il n’était pas question d’allumer un feu. Les soldats les auraient immédiatement repérés. Mais ils surveillaient certainement tous les ponts. Alors ils décidèrent de confectionner un radeau. Rassembler quelques bûches et les attacher avec des branches de saule leur prit le reste de la journée, mais ils parvinrent à franchir la rivière sans encombre. De l’autre côté, Grinsa eut recours à sa magie pour détruire leur embarcation. Mieux valait ne laisser aucune trace de leur passage. La rivière derrière eux, les deux hommes poursuivirent vers le nord, en obliquant tout de même vers l’ouest. À un moment ou à un autre, ils seraient obligés de traverser la plaine qui s’étendait entre la Grande Forêt et Mertesse, mais Grinsa souhaitait qu’ils le fissent à l’endroit où elle était la plus étroite. Pour un jeune homme qui avait passé toute son enfance dans le confort de la cour, et désirait encore celui de la noblesse, Tavis se révélait un compagnon de voyage étonnamment agréable. Il se plaignait rarement de la fatigue, et n’avait aucun mal à suivre le rythme que Grinsa leur imposait. Lorsque le Glaneur le complimenta, quelques jours après qu’ils eurent franchi la Kett, le garçon lui sourit. — Gardez vos compliments pour Hagan MarCullet. — Le père de Xaver ? — Oui. Le maître d’armes de mon père. Il m’a si souvent obligé à grimper toutes les tours du château de Curgh, que j’ai l’endurance d’un cheval de trait d’Uulrann. Ils marchèrent en silence puis Tavis lui jeta un coup d’œil à son tour. — Et vous ? — Quoi, moi ? demanda le Glaneur. — J’ai toujours entendu dire que les Qirsi étaient plus faibles que les Eandi, et vous ne montrez aucun signe de fatigue. Quand on s’arrête, c’est généralement pour moi, pas pour vous. Grinsa haussa les épaules. — Je suis Tisserand. — Les Tisserands sont donc plus forts que les autres Qirsi, physiquement, je veux dire. — Généralement, oui. — Est-ce pour ça que les miens vous craignent tant ? Le Glaneur hésita. Depuis la nuit où il avait sorti Tavis des geôles de Kentigern, avec l’aide de Fotir jal Salene, le Premier ministre de Curgh, ils n’avaient que brièvement parlé du secret de Grinsa Quand le garçon lui posait des questions à ce sujet, il ne donnait que des réponses très vagues, une façon de lui faire comprendre que c’était un sujet qu’il préférait ne pas aborder. Le temps était peut-être venu de lui en dire davantage. Ils voyageaient ensemble depuis près de six cycles, et si les visions que Grinsa avaient eues du garçon avant sa Révélation se révélaient exactes, leur périple n’était pas terminé. — Que savez-vous des Tisserands, Tavis ? — Pas grand-chose, avoua le jeune homme. Je sais que ce sont des Tisserands qui étaient à la tête de l’invasion qirsi des Terres du Devant, et qu’après la défaite des armées des Terres du Sud, ils ont tous été exécutés. — Mais vous ne savez pas pourquoi. — J’imagine que c’est parce qu’ils étaient plus forts que les autres, pas seulement physiquement, mais aussi en termes de magie. — C’est vrai, nous le sommes. Mais ce n’est pas pour ça qu’on nous craint. Ce n’est pas la raison pour laquelle les Eandi exécutent tous les Tisserands depuis neuf siècles. — Alors pourquoi ? — Avez-vous remarqué le nombre de magies que je possède ? — Maintenant que vous me posez la question, je dois dire qu’il y en a beaucoup ! Vous m’avez guéri dans le cachot de Kentigern, vous avez brisé les épées des gardes à Solkara et soulevé une brume. Je vous ai vu conjurer le feu, et vous avez contraint le marchand à répondre à vos questions quand il s’y refusait. — Cela fait cinq. J’ai aussi provoqué la ruade du cheval de Shurik à Solkara. — Le langage des bêtes. — Oui, et vous oubliez que je suis Glaneur. — Sept, compta Tavis. Est-ce là tous les pouvoirs des Qirsi ? — Il en existe un autre. Mon peuple l’appelle tissage et divination. Il nous permet de lire dans les pensées d’un autre Qirsi, parfois nous pouvons même pénétrer leurs esprits. Seuls les Tisserands en sont capables. — Les Tisserands possèdent donc toutes les magies qirsi. — Oui, mais leurs pouvoirs ne s’arrêtent pas là. Parce que nous possédons toutes ces magies, et parce que nous sommes capables de pénétrer l’esprit d’un autre Qirsi, nous avons la capacité de combiner sa ou ses magies avec les nôtres, nous sommes même capables de combiner celle de tous les Qirsi à la nôtre. Tavis s’arrêta. — Je ne suis pas sûr de comprendre, fit-il, bien qu’au son de sa voix, Grinsa était certain du contraire. — Les Tisserands font exactement ce que leur nom suppose. Nous tissons la magie des autres Qirsi. Un Tisserand qui dirige une armée de Façonneurs, par exemple, maîtrise le pouvoir de tous ses soldats comme s’il lui appartenait. Fotir et moi avons percé un trou dans la muraille de Kentigern la nuit où vous avez quitté le donjon d’Aindreas. Avec une armée de Façonneurs et un peu plus de temps, j’aurais pu réduire le château en poussière. Avec une armée de maîtres des flammes, je réduirais cette forêt en cendres en quelques jours. Tavis, avec une expression où se mêlaient l’admiration et la peur, regardait Grinsa médusé. — Mais comment les Eandi ont-ils pu vous vaincre ? murmura-t-il. — La réponse la plus simple est qu’un des commandants de l’armée qirsi, un homme nommé Carthach, a trahi les siens. Il a révélé aux Eandi comment fonctionnait le pouvoir des Tisserands. — Pourquoi dites-vous que c’est une réponse facile ? Le Glaneur, songeant brusquement à Cresenne dont la haine de Carthach – et avec elle, celle de tous les Qirsi vivant en paix avec les Eandi – l’avait conduit à la conspiration, détourna les yeux. La querelle qui divisait encore son peuple et menaçait aujourd’hui de faire tomber les Terres du Devant dans le maelström d’une guerre sanglante et meurtrière remontait à la trahison de Carthach. Si parler de cet homme avec d’autres Qirsi était difficile, évoquer le traître devant un Eandi était humiliant, même à présent, même pour Grinsa. Il aurait dû prévoir qu’une discussion sur ses pouvoirs le mènerait jusque-là. — C’est une réponse facile parce qu’elle ne dit pas toute la vérité. Si on les lit avec attention, tous les récits nous apprennent qu’avant même la trahison de Carthach, les Eandi étaient déjà en train de remporter la victoire. — Mais comment était-ce possible ? — Parce que nos pouvoirs ne sont pas vraiment faits pour la guerre. Tissés dans ce but, ils peuvent nous permettre de détruire un château ou brûler une forêt, mais lorsqu’ils prennent de l’ampleur, ils deviennent difficiles à contrôler, même pour le plus accompli des Tisserands. La magie du Façonnage qui permet de détruire les remparts d’un château est presque impuissante à bloquer une volée de flèches. Votre peuple avait commencé à le comprendre et à changer de tactique. Il reprit leur marche et Tavis l’imita. — De toute manière nous aurions fini par être vaincus. Je crois que Carthach le savait et que, contrairement à ce que certains veulent croire, il a agi de la sorte pour sauver son peuple. Il jeta un regard au jeune seigneur. — Je dis cela alors que je suis Tisserand et alors même que, depuis la trahison de Carthach, les miens n’ont pas cessé d’être persécutés et assassinés par les Eandi. — Existe-t-il d’autres Tisserands dans les Terres du Devant ? — Je n’en serais pas surpris, répondit Grinsa. Je ne pense pas qu’ils aient jamais été nombreux, mais je doute qu’ils soient aussi rares qu’ils semblent l’être aujourd’hui. Il y a neuf siècles, il en existait assez dans les Terres du Sud pour que huit d’entre eux soient envoyés avec l’armée des envahisseurs. Les responsables qirsi n’auraient jamais pris cette décision s’il n’y en avait pas au moins autant dans l’armée chargée de protéger le pays. En outre, je doute que tous les Tisserands aient eu le grade de général. — Alors, que leur est-il arrivé ? — Qu’en pensez-vous ? — Ont-ils tous été tués ? — La plupart l’ont été dans le siècle qui a suivi l’échec de l’invasion. Mais on entend rarement parler de l’exécution d’un Tisserand aujourd’hui. — Alors où sont-ils ? Grinsa eut un faible sourire. — Exactement à l’endroit où je serais si je n’étais pas venu à votre secours. Tavis écarquilla les yeux. — Dans le Festival ? — Dans le Festival d’Eibithar, dans ceux de Sanbira, Caerisse et Aneira, dans les cours eandi, petites ou grandes. Ils peuvent être n’importe où, Tavis. Ils cachent leurs pouvoirs, craignant pour leur vie et celle de leur fam… Il s’interrompit brusquement au milieu de sa phrase. La vague de nausée qui l’envahissait était si violente qu’elle lui coupait presque les jambes. Comment avait-il pu se montrer aussi stupide ? Comment avait-il pu oublier ? — Que se passe-t-il ? s’empressa Tavis avec inquiétude. Vous êtes malade ? — Depuis quand avons-nous quitté Solkara ? demanda Grinsa en cherchant désespérément la réponse. — Comment ? — Le jour ! Quel jour sommes-nous ? — Je ne suis pas sûr. Depuis que nous marchons, j’ai perdu le compte des jours. Grinsa ferma les yeux et se concentra. — Nous avons quitté la ville le dernier jour du déclin de lune, réfléchit-il plus pour lui-même que pour son compagnon. Je n’ai pas fait attention aux lunes ces dernières nuits, quel idiot ! — Le ciel était couvert, répondit Tavis. Les lunes étaient cachées par les nuages, mais je crois que nous ne sommes pas loin de la Nuit des Deux Lunes. Nous sommes peut-être déjà dans le nouveau décroissement. Grinsa se mordit les lèvres. — C’est bien ce qu’il me semble. Par toutes les flammes ! — Mais que se passe-t-il, Grinsa ? Pourquoi la date vous inquiète tant brusquement ? — Je pense que Shurik sait que je suis Tisserand. Après tout ce que j’ai fait pour franchir les portes de Solkara, j’en suis même convaincu. Pendant des années, j’ai prétendu n’être qu’un Glaneur, rien de plus, et en quelques minutes, j’ai brisé des épées, soulevé des brumes et des vents. Shurik s’en sera évidemment aperçu. — Évidemment, mais ce n’est quand même pas la première fois que vous y pensez. — Bien sûr que non. Seulement, je viens de me rendre compte que j’ai oublié Keziah. J’aurais dû la prévenir immédiatement. Tavis semblait toujours déconcerté. — Dans le passé, expliqua le Qirsi, ce ne sont pas que les Tisserands qui ont été exécutés, mais aussi toute leur famille. Femmes, enfants, parents, même les frères et sœurs. Les types de magie se retrouvent dans une même famille. Vous avez les yeux de votre père et le visage de votre mère. Mes enfants, ou ceux de Keziah, auront peut-être mes pouvoirs. — Mais vous n’avez rien dit de Keziah à Shurik. Comment pourrait-il deviner qu’elle est votre sœur ? — Il n’y a pas tant de Qirsi que ça dans les Terres du Devant, Tavis. Pour un Qirsi en Eibithar, on compte au moins dix Eandi. Personne ne sait que Keziah est ma sœur parce que je n’ai jamais donné à personne l’occasion de se demander si j’avais une famille. Mais notre père était ministre à Eardley. Il n’était pas Premier ministre, mais il occupait un rang assez important. Si Shurik me soupçonne d’être Tisserand, il cherchera mes antécédents, fouillera mon passé, et il ne sera pas long à tout savoir sur moi. Le garçon considéra cette éventualité. — Alors, il vous faut envoyer un messager à la Cité des Rois, conclut-il rapidement. Le Glaneur sourit une seconde fois. Il avait caché ce secret à Tavis, comme tous les autres, depuis leur départ de Kentigern pendant la saison chaude, mais avec tout ce qu’il venait de lui révéler, il lui semblait ridicule de ne pas aller au bout. — Non, fit-il. Il me suffit d’attendre la tombée de la nuit, alors je pourrais parler avec elle. — Comment ? interrogea Tavis comme s’il craignait d’entendre la réponse. — Je serais incapable de vous répondre précisément. Disons qu’il s’agit du même pouvoir que celui que j’utilise pour contrôler sa magie. Il me permet de pénétrer ses rêves. Le garçon pâlit. — Je vous en prie, dites-moi que ça ne fonctionne qu’avec les Qirsi. Grinsa se remit en route sur un éclat de rire. — Je vous le dis ! Ils marchèrent longtemps en silence. Le Glaneur sentait que Tavis songeait à tout ce qu’il venait d’apprendre sur les Tisserands et la magie du peuple des sorciers. D’autres questions finiraient par surgir, mais pour l’instant, Grinsa était heureux de son silence. Il pouvait réfléchir. Ses craintes n’étaient peut-être pas fondées. Ce qu’il avait dit à Tavis était exact : s’il venait à l’idée de Shurik de faire des recherches sur sa famille, il tomberait vite sur Keziah. Mais cela ne lui semblait pas probable, au moins pour l’instant. Le traître avait été tellement effrayé de découvrir Grinsa à Solkara qu’il avait appelé la garde à sa rescousse. Ce n’était pas le genre d’homme à prendre le risque de s’attirer le courroux du Glaneur. Mais il devait tout de même avertir sa sœur, et il aurait dû le faire depuis longtemps. Tard dans la soirée, alors que le soleil se couchait à l’horizon, caressant la forêt de ses derniers rayons aussi doux et dorés que les doigts de la déesse, Grinsa entendit des voix venant du nord. Lorsqu’il se retourna vers Tavis, le jeune homme, ramassé sur ses jambes, avait déjà sorti sa dague et ralenti le pas. Scrutant rapidement les bois, le Glaneur repéra l’épaisseur d’un bosquet non loin sur leur gauche. Tirant son arme, il l’indiqua à Tavis qui acquiesça. Sans faire de bruit, les deux hommes s’en approchèrent et s’y enfouirent aussi vite et aussi discrètement qu’ils purent. Quelques instants plus tard, des soldats débouchaient devant eux. Ils portaient tous les couleurs rouge et or de Solkara. Au bruit de leurs conversations et à leur allure décontractée le Glaneur déduisit qu’ils n’étaient pas loin d’une route forestière fréquentée. Lorsque les hommes les eurent dépassés, ils reprirent leur route en infléchissant légèrement vers l’est. De toute évidence, ils ne devaient pas relâcher leur attention dans la forêt – ils ne feraient pas de feu cette nuit encore – mais le fait que ces hommes se dirigeaient vers le sud, vers la cité de Solkara, donna à Grinsa quelques raisons d’espérer que le plus dur était derrière eux. Cela faisait presque un demi-cycle qu’ils s’étaient échappés de la Cité royale. Les soldats solkariens commençaient à se désintéresser d’eux. Ils s’arrêtèrent pour la nuit quand l’obscurité eut enveloppé les arbres. Après avoir étendu leurs couvertures sur le sol, ils dînèrent. Ce qui restait des marchandises achetées au colporteur suffit à leur procurer un bon repas, mais le lendemain, ils seraient de nouveau contraints de manger des baies et des racines, à moins de trouver un autre marchand ou de risquer un feu pour cuire du gibier. Tavis n’avait pas dit grand-chose depuis leur précédente conversation. Après le dîner, il s’éclaircit maladroitement la voix. Mais sa question, lorsqu’il la formula, prit le Glaneur au dépourvu. — Pourquoi m’avez-vous sauvé des prisons de Kentigern ? Grinsa hésita. — Je vous l’ai dit, finit-il par se décider. J’ai vu dans votre Glanage que vous étiez emprisonné injustement. Je devais agir. — Je me souviens de ce que vous m’avez raconté, et je vous ai cru à ce moment-là. Mais c’était avant que je sache tout ce que vous avez risqué pour y parvenir. Si vous n’étiez pas venu me libérer, vous seriez encore un Glaneur du Festival. Personne ne saurait rien sur vous, et votre sœur ne serait pas en danger. — Si je n’avais rien fait, Mertesse tiendrait le château de Kentigern, et votre père et Aindreas seraient en guerre. — C’est ce que vous avez vu aussi dans mon Glanage ? Grinsa allait répondre, mais il s’interrompit. Avec la nature de ses pouvoirs, la Révélation de Tavis faisait partie des sujets de conversation qu’il s’était débrouillé pour éviter. Même maintenant, il n’était pas sûr que le jeune seigneur fût prêt à entendre la vérité. Pourtant, il semblait au Glaneur que Tavis avait acquis le droit de faire ce choix lui-même. Depuis quelque temps, plusieurs cycles avant que le Festival de Bohdan n’atteignît Curgh cette année, Grinsa avait compris que son destin et celui du jeune homme étaient liés. À présent, ils étaient unis par les circonstances et le besoin. Seuls les dieux savaient combien de temps encore ils resteraient ensemble. Mais le temps des secrets, lui, était révolu. — J’ai eu une vision de votre destin bien avant votre Révélation, Tavis. Je nous ai vus tous les deux voyageant ensemble dans le pays, et combattant la conspiration côte à côte. Il se tut, tâchant de discerner l’expression du jeune homme dans l’obscurité. Les lunes n’étaient pas encore levées, il ne pouvait que deviner la réaction de Tavis. Quelques instants plus tard, il poursuivit : — Ce que je vous ai montré dans la pierre était votre futur, pas votre destin. — Vous me l’avez déjà dit, dans le cachot. — Je me souviens. — Bien que je vous aie posé la question, vous ne m’avez pas expliqué ce que vous entendiez par là. Êtes-vous prêt à le faire ? — C’est pourtant très simple, ce devrait être clair. Vous n’étiez pas destiné à mourir dans ce cachot, ni même à y passer trop de temps, bien que pour vous je comprenne que cela ait été une éternité. C’était votre futur, mais vous étiez destiné à gagner votre liberté, à rejoindre la lutte contre la conspiration, et à fouiller le pays à la recherche du meurtrier de Brienne. — Peut-être, songea le jeune homme. Mais il n’empêche : rien de cela n’aurait pu arriver si vous ne m’aviez pas sorti de prison. N’est-il pas possible que ce que vous m’avez montré dans la pierre fut mon destin et que vous l’ayez altéré en venant à Kentigern ? Grinsa sourit. Là résidait le fardeau de la pierre, pas seulement pour le Glaneur, mais aussi pour l’enfant qui plongeait le regard dans ses profondeurs, espérant y lire gloire ou bonheur. Il avait aussi tenté d’expliquer cela à Tavis, juste après que le jeune seigneur s’était vu dans cette geôle infecte, mais Tavis n’était plus accessible à ce moment-là. Il avait déjà plongé dans le désespoir qui le conduirait à lever son arme contre Xaver MarCullet. — Notre sort ne cesse de changer, Tavis. Chaque choix que nous faisons, chaque chemin que nous décidons de suivre, nous oriente vers un futur différent. La pierre, quelle que soit la sagesse que nous lui attribuons, ne peut que nous révéler notre destin à un moment donné. Tout au plus sert-elle d’indicateur, un panneau désignant à cet instant la direction que notre vie peut prendre. Si nous tirons espoir ou réconfort de l’image qu’elle nous offre, nous ferons les choix qui nous mèneront dans cette direction. Sinon, alors peut-être nous prévient-elle de nous éloigner des décisions qui conduisent au malheur. C’est ce que j’espérais pour vous lorsque je vous ai montré ce que je vous ai montré. J’ai dirigé votre Révélation comme un avertissement, en espérant que cela vous sauverait du malheur que l’image nous révélait à tous les deux. À ce moment, je n’avais aucune idée des raisons qui vous conduiraient dans cette prison. Je savais seulement que vous étiez innocent, bien que vous en doutiez vous-même. Si j’avais su combien vous seriez impuissant à éviter ce qui s’est passé, je n’aurais jamais fait ce que j’ai fait. Je ne pensais certainement pas vous causer, à vous ni à Xaver, une si grande souffrance. Il avait souvent songé à cette conversation avec Tavis. Il s’était toujours imaginé que ses révélations provoqueraient l’indignation du jeune homme. Encore une fois, le jeune seigneur l’étonna. — Vous avez altéré ma Révélation pour garder votre secret, fit-il à voix basse. Si je nous avais vus combattre la conspiration ensemble, j’aurais su que vous étiez plus qu’un Glaneur. — Oui. — Alors vous avez tout risqué pour me sauver. — Après ce que j’avais fait, je me sentais responsable. — Un homme moins noble s’en serait moqué. — Un homme plus courageux vous aurait montré la Révélation que la pierre vous réservait. Malgré l’obscurité, Grinsa vit le garçon hausser les épaules. — Peut-être, je ne sais pas grand-chose du courage. Mais je vous suis quand même reconnaissant. Ils restèrent quelques instants silencieux. Tavis s’allongea et s’enveloppa dans sa couverture. — Dans combien de temps pourrez-vous… rendre visite à votre sœur ? Grinsa regarda vers l’est. Panya la blanche se levait juste au-dessus des arbres. Sa lueur pâle nimbait la forêt d’un brouillard de sorcier. S’il en jugeait à son apparition tardive, il estimait que la Nuit des Lunes était passée depuis trois nuits, peut-être quatre. Une fois de plus, il se maudit de son insouciance. — Encore un moment, fit-il, quand Ilias aura fait son apparition. Tavis hocha la tête et étouffa un bâillement. — Dormez, Tavis, fit le Glaneur en s’allongeant à son tour. C’est en tout cas ce que je vais faire. Je me réveillerai plus tard pour lui parler. Le garçon hocha une nouvelle fois la tête. — Bonne nuit, Glaneur. Grinsa n’avait pas l’intention de dormir, mais la journée avait dû le fatiguer car il s’endormit aussitôt. Le hululement d’une chouette au-dessus d’eux le tira de son sommeil. Il n’avait pas dormi longtemps – Panya brillait au firmament et, à l’est, la lueur rouge d’Ilias s’élevait à l’horizon – mais il se sentait embrumé, comme s’il avait bu trop de vin. Il s’assit, prit la gourde laissée sur le sol et but une longue gorgée d’eau. Puis il se frotta le visage et cligna plusieurs fois les yeux pour retrouver ses esprits. Tavis remua, se retourna, mais il ne se réveilla pas. Grinsa resta quelques minutes immobile, à écouter la chouette et une de ses semblables lui répondre quelque part dans les arbres. Lorsqu’il se sentit prêt, il referma les paupières et, faisant appel à sa magie, orienta ses pensées vers le nord-est, passa au-dessus de la Lande de Durril, longea le bord de la Steppe de Caerisse, couvert de neige à présent, et remonta jusqu’à la Cité des Rois d’Eibithar. Il ne lui fallut que quelques secondes pour la trouver et s’introduire, tout doucement, dans son esprit. Il comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas. La plaine était identique à ce qu’elle était lorsqu’il la contactait de cette façon, une habitude qui remontait à leur enfance sur les terres d’Eardley. Mais à l’ouest, le ciel était encore plus noir que pendant l’orage et, en leur centre, un éclat lumineux transperçait les ténèbres. Grinsa crut distinguer quelqu’un au bord de l’obscurité ou, plus exactement à la jointure entre la lumière qu’il avait apportée dans son rêve et l’orage menaçant qu’il y découvrait. Ce devait être Keziah. Ce ne pouvait être qu’elle. Il avança. La distance qui le séparait d’elle se révélait beaucoup plus importante qu’il n’avait d’abord cru, mais il finit par distinguer ses cheveux blancs agités par le vent, et reconnut la chemise de nuit qu’elle portait. Grinsa l’appela plusieurs fois, mais elle ne répondit pas. Elle ne se tourna même pas vers lui. Avec une inquiétude croissante, il accéléra jusqu’à courir vers elle. Alors qu’il approchait, il entendit des voix. Comme si Keziah parlait à quelqu’un d’autre. Il ralentit, essayant de comprendre ce qu’elle disait. Était-il arrivé au milieu d’un de ses rêves ? Cela ne s’était encore jamais produit, mais rien ne lui permettait de penser que c’était impossible. Ou était-ce lui qui rêvait ? Il s’était réveillé tout embrumé de sommeil, peut-être ne s’était-il pas réveillé du tout et cette scène n’était que le produit de son imagination. Le Glaneur secoua la tête. Il sentait la magie circuler dans ses veines. Il ne rêvait pas. Et, percevant les pensées de Keziah maintenant qu’il était plus proche, il comprit, bien qu’elle dormît, que la vision qu’elle avait devant elle était aussi réelle que celles qu’il lui avait offertes par le passé. Elle était terrifiée, pas seulement par le spectacle qu’elle voyait dans l’obscurité, mais aussi par la présence de Grinsa. Il pouvait presque l’entendre lui hurler de s’en aller. Il ne pouvait pourtant s’empêcher d’approcher. Il avançait lentement, comme dans un jeu de cache-cache, et tendait désespérément l’oreille vers la discussion engagée devant lui. — D’autres que toi ont tenté de me résister, disait une voix dure. Une voix d’homme, profonde et impérieuse. — Ils ont regretté leur défi. Est-ce là ce que tu veux ? — Non, répondit Keziah d’un ton désespéré. Je ne veux pas vous défier. Mais personne ne m’a jamais demandé une chose pareille. Je ne sais pas comment faire. — Contente-toi de t’ouvrir à moi. — J’ai peur. Il faut me laisser un peu de temps. Quelque chose dans son intonation suggéra à Grinsa qu’elle ne s’adressait pas à l’homme qui était en face d’elle, mais à lui. — Kezi ? murmura-t-il. — Je n’ai pas de temps. Tu as reçu ton or, n’est-ce pas ? — Oui, monseigneur. — Appelle-moi Tisserand. Je ne suis pas un de ces stupides nobles eandi et je ne veux pas qu’on s’adresse à moi de cette façon. — Oui, Tisserand, pardonnez-moi. Un Tisserand ! Grinsa comprit brutalement. Pas seulement à cause de l’étrange couleur du ciel et de la plaine, mais aussi grâce à la mention de l’or que l’homme venait de faire. Il s’était longtemps demandé qui se trouvait à la tête de la conspiration. Un ministre puissant, probablement, ou un riche marchand qirsi. Que cette personne fût également Tisserand n’aurait pas dû le surprendre. Qui d’autre pouvait avoir assez de pouvoir pour espérer renverser les cours des Terres du Devant ? Qui pouvait diriger un mouvement qui s’étendait dans autant de royaumes ? Mais ce qui le stupéfiait le plus, c’était la présence de cet homme dans l’esprit de Keziah. Pourquoi le chef de la conspiration qirsi parlait-il d’or à sa sœur ? — Tu as été payée, disait l’homme. Il est temps de t’abandonner à moi et à ma cause. — Mais… — Ça suffit ! rugit le Tisserand. Dans la même seconde, Keziah poussa un cri de douleur en portant ses mains à son visage. Grinsa, aussi étrange que cela paraisse, éprouva la même souffrance. Une extraordinaire pression lui comprimait les yeux, comme si l’homme lui enfonçait ses pouces dans les orbites. — Abandonne-toi à moi ! Elle gémit et tomba à genoux. — Kezi ! — Qu’est-ce que c’est ? demanda le Tisserand tandis que la pression sur les yeux de Grinsa cessait aussi brusquement qu’elle avait commencé. Il aurait voulu rester là, en apprendre plus sur cet homme, et lui rendre la souffrance qu’il avait causée à sa sœur. Il aurait voulu crier, la réveiller. La conspiration devait être contrée, mais elle prenait trop de risques en affrontant seule son dirigeant. Mais il n’avait pas le choix. Il devait la laisser. Plus il restait, plus il la mettait en danger. Il les entendit reprendre leur conversation, mais il ne s’arrêta pas pour écouter. « Je t’aime », lui glissa-t-il d’une voix aussi légère qu’une caresse. Puis, le cœur serré d’angoisse, il se força à s’en aller. Il ouvrit les yeux en proie au vertige. La terre tanguait. Même assis, il se sentait incapable de garder son équilibre. — Est-ce que ça va ? Il ferma brièvement les yeux puis les rouvrit sur Tavis. — Ça va, répondit-il d’une voix râpeuse. — Je vous ai entendu appeler votre sœur. Vous aviez l’air terrorisé. Grinsa, sentant une larme rouler sur sa joue, acquiesça. — Je le suis. Le garçon le regarda, attendant qu’il poursuive. — Elle était avec un autre Tisserand. — Quoi ? — Je pense que c’est le chef de la conspiration. — Que ferait-elle avec un homme pareil ? Grinsa haussa les épaules, mais il connaissait parfaitement la réponse. Keziah avait toujours été trop courageuse. C’était lui le Tisserand, celui qui possédait des pouvoirs insondables. Mais sa sœur avait toujours été la combattante, assez hardie pour aller au-devant de batailles que d’autres auraient fuies. — Elle pense qu’elle peut apprendre quelque chose de lui, répondit-il enfin. Elle pense qu’en rejoignant le mouvement elle trouvera le moyen de le détruire. Tavis resta longtemps silencieux. Il finit par lever les yeux sur la lune rouge. — C’est la chose la plus courageuse que j’aie jamais entendue, fit-il, ou la plus imprudente. Grinsa ne put que hocher la tête. Le jeune homme était coutumier de ce genre de déclarations. Dénuées de sensibilité et si justes qu’elles ne laissaient pas la moindre place à l’argumentation. 12 Cité des Rois, Eibithar Personne ne doutait de l’imminence d’une nouvelle guerre avec Aneira. La menace planait sur Eibithar comme un nuage sombre et pesant. Et, à l’instar de tous les ministres du roi, Wenda avait entendu parler des rumeurs concernant l’activité de la flotte de Braedon, au nord de l’Anse de Scabbard. Kearney eût été bien insouciant de ne pas prendre ces menaces au sérieux. Mais sa décision d’organiser dans les plus brefs délais, et malgré la neige, une rencontre entre les ducs de Rouvin de Caerisse et Grinnyd de Wethyrn la frappait comme le signe d’une inquiétude profonde de son monarque. Aylyn Second, le vieux roi, qu’elle avait servi quatorze années durant, n’aurait lancé ces invitations à ces deux hommes qu’après de longues discussions et mûre réflexion. Une constatation qui ne signifiait pas qu’elle désapprouvât la décision de Kearney. Au contraire, elle admirait sa force de caractère. Mais une fois de plus, elle ne pouvait s’empêcher de constater les différences entre les deux monarques. Certaines étaient à mettre sur le compte de la jeunesse de Kearney, les autres sur le contraste de leurs tempéraments. Quelle qu’en fût la raison cependant, Wenda se demandait si elle était faite pour servir ce nouveau roi. Dans les circonstances les plus favorables, une rencontre entre ces deux ducs présenterait de grands risques pour leur hôte. Caerisse et Wethyrn étaient ennemis de longue date. Tout au long de leur histoire, les deux pays s’étaient livré plusieurs guerres destructrices, et des douzaines d’escarmouches moins importantes. Leur plus récent conflit, resté dans les mémoires sous le nom de la guerre des Reines, s’était achevé un siècle auparavant et avait donné lieu à une paix précaire de chaque côté de la rivière d’Orlagh, la frontière entre les deux royaumes. Bien que chacun d’entre eux eût des liens très étroits avec Eibithar, ils n’avaient jamais suffi à dépasser leur hostilité mutuelle. Une animosité qui prenait racine dans une ancienne dispute concernant une mince bande de territoire aujourd’hui en possession de Caerisse. Si une guerre se déclenchait contre Braedon et Aneira, Kearney avait besoin de cette double alliance. Ni Wethyrn, ni Caerisse n’était considéré comme très puissant dans les Terres du Devant. Caerisse avait, autrefois, joui d’un important statut, mais le royaume était depuis longtemps supplanté par Eibithar, Sanbira, Aneira et, bien sûr, l’empire de Braedon. L’armée de Caerisse n’en serait pas moins un précieux soutien dans le cas d’une bataille sur la Tarbin. Quant à la flotte de Wethyrn, bien que petite, elle jouissait toujours de la réputation, tout à fait méritée, de compter parmi les six meilleures armadas des Terres du Devant. Seule celle de Braedon lui était supérieure. Les ducs de Rouvin et de Grinnyd, bien qu’ils n’appartinssent pas à la famille royale de leurs royaumes respectifs, étaient très influents auprès de leurs dirigeants. Si Kearney était capable de les convaincre qu’il était dans l’intérêt de Caerisse et de Wethyrn de mettre leur différent de côté pour nouer une alliance avec Eibithar, ils seraient à leur tour en mesure de convaincre leurs monarques. Malheureusement, la tâche déjà malaisée de Kearney se trouvait grandement compliquée par les récents événements survenus au château d’Audun. Il suffisait de se pencher sur l’attribution des sièges et le plan de table du festin prévu ce soir-là dans la grande salle de réception du château pour comprendre l’ampleur des problèmes du roi. Wenda, qui aurait dû dîner à une table moins importante en compagnie des sous-ministres, était placée à la table d’honneur, juste à côté du Premier ministre. Cela n’avait rien d’étonnant. Comme les autres ministres, Wenda avait vu croître le ressentiment et la méfiance entre Keziah et le roi. Elle pensait même qu’elle comprenait. Dès leur arrivée à la Cité des Rois, ou presque, des rumeurs avaient couru sur leur compte. Ils avaient été amants à Glyndwr, racontait-on dans les couloirs, unis par une passion si forte qu’ils avaient, au nom de cet amour interdit, défié la loi du pays et risqué l’honneur de la maison des Kearney. Bien que Wenda désapprouvât de telles rumeurs scandaleuses, surtout lorsqu’elles concernaient le monarque, elle ne pouvait s’empêcher de leur accorder quelque crédit. Elles expliquaient tellement de choses, pas seulement l’amertume de leur séparation, mais aussi la gêne qui avait précédé. Connaître l’origine du fossé qui séparait Keziah et le roi ne la rassurait pourtant pas sur ses conséquences concernant Eibithar. Depuis quelques jours, Wenda remarquait des défaillances dans la plupart des conseils que Keziah offrait au roi. Elle en venait presque à penser que le Premier ministre cherchait à le fourvoyer dans de mauvaises décisions. Les rares occasions où ses conseils étaient avisés, Kearney l’ignorait, comme s’il avait totalement cessé de lui faire confiance. Il eût été préférable, à tous points de vue, qu’il lui ordonnât de quitter le château. Dans les faits, Keziah n’était plus à son service. La garder n’avait aucun sens et ne profitait certainement à personne. Wenda sentait pourtant que Kearney était incapable de la renvoyer. Peut-être l’aimait-il toujours, ou bien sa reconnaissance envers les longues années de bons et loyaux services rendus à Glyndwr prévalait sur le reste. Quelles que fussent les raisons de son comportement, une chose était certaine : sa présence au château mettait le roi, et tous ceux qui le servaient fidèlement, en danger. La ministre n’avait jamais aimé Keziah. Elle et tous les autres ministres d’Aylyn n’avaient jamais apprécié la décision de Kearney d’en faire la première de ses conseillers, au mépris de Dyre, Paegar et Wenda elle-même qui tous servaient au château d’Audun depuis des années. D’une certaine manière, leur sourde hostilité envers elle avait dû contribuer à son malheur. Toutefois, bien que Wenda n’éprouvât aucune sympathie pour cette jeune femme, elle n’avait jamais mis en doute sa loyauté, au moins jusqu’à présent. Alors que la rumeur d’une conspiration qirsi s’étendait sur les Terres du Devant comme la fumée d’une brassée de feuillages encore frais, il était aussi stupide que dangereux de laisser cette femme travailler quotidiennement auprès du roi d’Eibithar. Si les chefs de la conspiration ne l’avaient pas encore enrôlée dans le mouvement, ils ne tarderaient pas. Tout le monde aurait dû s’en rendre compte. À commencer par Gershon Trasker. En tant que maître d’armes et capitaine de la garde royale, il était responsable de la sécurité du roi. Et il ne faisait rien. Face à cette situation, la réponse de Kearney consistait à traiter Wenda comme Premier ministre en second. Il se tournait vers elle comme il le faisait autrefois vers Keziah. Il lui demandait ses conseils avant les autres, la chargeait de rédiger ses messages pour les ducs et les autres nobles du royaume. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il irait jusqu’à la prier de s’asseoir à la table d’honneur, mais elle aurait dû s’y attendre. Il ne pouvait se séparer de Keziah, mais il ne pouvait plus lui faire confiance. — Cela fait des années que je ne suis pas venu dans votre château, fit le duc de Grinnyd en souriant rapidement à Wenda avant de se tourner vers la première des ministres. Je dois avouer que j’avais presque oublié combien il était splendide. Un bref sourire traversa les lèvres de Keziah avant de s’évanouir. — Oui, fit-elle, vous devez avoir raison. L’homme s’éclaircit la gorge et caressa sa barbe noire avant de revenir à la charge. — Pouvez-vous me dire ce que signifient ces bannières ? Je sais qu’elles représentent les douze maisons d’Eibithar, mais laquelle appartient à qui ? Il regardait encore Keziah, qui était plus jeune que Wenda, et beaucoup plus séduisante, mais la jeune femme se contenta de lui offrir un visage plein d’indifférence. Avant que la situation ne devienne franchement embarrassante, Wenda répondit. Avec amabilité, elle lui raconta l’histoire de chaque oriflamme et nomma, les uns après les autres, tous les ducs actuels des différentes maisons du royaume. — Curgh, répéta le duc en l’interrompant alors qu’elle allait parler de l’ours redoutable, l’emblème des Curgh depuis des générations. C’est de là que vient le garçon, n’est-ce pas ? Celui dont on dit qu’il a assassiné la fille de Kentigern. — C’est exact, répondit Wenda. Mais Sa Majesté le tient pour innocent, et lui a offert asile et protection après son évasion des geôles de Kentigern. — Oui, j’ai aussi entendu parler de ça. C’est très courageux. Votre roi a-t-il pris cette décision de lui-même, ou est-ce vous qui lui avez conseillé de donner asile au garçon ? Wenda hésita. — Pour être exacte, il était encore duc de Glyndwr au moment des événements, et j’étais moi-même au service d’Aylyn le Second, bien qu’il fut très malade à cette époque. — C’est moi qui l’ai conseillé, intervint Keziah. Elle but une gorgée de vin avant de se tourner vers le duc. — C’est sans doute le dernier de mes conseils auquel il ait prêté la moindre attention. Grinnyd souleva un sourcil. — Si un de mes Qirsi parlait de moi comme vous le faites de votre roi, Premier ministre, je ne serais pas long à mettre sa loyauté en doute. — Cela ne m’étonne pas, Lord Grinnyd. Je sais d’expérience que les nobles eandi n’ont pas beaucoup de scrupules sur ce sujet. — Ça suffît, Premier ministre ! s’emporta Wenda. Elle se tourna vers le duc non sans avoir jeté un rapide regard au capitaine. — Pardonnez notre Premier ministre, monseigneur Grinnyd. Il lui arrive d’être un peu trop spontanée. Je vous assure qu’elle ne voulait pas vous offenser. Wenda pensait que Keziah allait la remettre à sa place pour être intervenue de la sorte, mais la jeune femme se contenta de soulever sa timbale et de boire, comme si de rien n’était. Le duc la dévisagea, les mâchoires serrées. Quelques secondes plus tard, Gershon les rejoignait, un regard inquiet au fond de ses yeux bleus. — J’espère que vous appréciez votre repas, monseigneur duc. Nous avons un vieux proverbe en Eibithar : « Bonne chère fait bonne diplomatie. » Grinnyd eut la politesse de sourire. — La nourriture est excellente, je vous remercie, capitaine. — J’espère que les ministres sont de bonne compagnie. — « Intéressante » me semble plus approprié. — Je vois, fit Gershon avec un froncement de sourcils à l’intention de Keziah. La ministre le regarda, avec la même indifférence. — Ne vous inquiétez pas, capitaine. Wenda s’est déjà excusée pour moi. — Le fait que vous ayez eu à vous excuser me trouble. Je ne devrais pas avoir à vous rappeler que le duc est l’invité de notre roi. — Bien sûr que non, capitaine, fit-elle d’un ton désagréablement obséquieux. Je m’en souviendrai. — J’espère. — Je vous présente mes excuses, monseigneur duc, fit-elle en levant son verre. Comme vous l’a dit le ministre, je n’avais nulle intention de vous offenser. — Merci, Premier ministre. Le duc retrouvait le sourire. — Tant que vous êtes là, capitaine, peut-être pourriez-vous, avec votre Premier ministre, me parler de votre roi. Je ne l’ai jamais rencontré, même lorsqu’il était duc de Glyndwr, mais j’ai connu son père. Si je dois suggérer à mon archiduc de renforcer notre alliance avec Eibithar, il me faut en savoir un peu plus sur celui qui est à sa tête. — Alors je vous suggère de l’entretenir directement, monseigneur duc. Mais en attendant, je serais naturellement heureux de répondre à vos questions. Vous découvrirez vite que Kearney de Glyndwr est un homme sans prétention. Il est même franc comme l’or ! — Comble de louange pour un noble eandi, remarqua Keziah. Qu’en pensez-vous, Lord Grinnyd ? — Je pense que c’est un compliment pour n’importe qui, Premier ministre. Qirsi comme Eandi. Surtout en ces époques troublées, où nous cherchons tous des hommes et des femmes de confiance, quelle que soit la couleur de leurs yeux. — Bien dit, monseigneur, approuva Gershon avec un regard insistant sur la ministre. Avant que Keziah ne puisse répondre, le roi s’était levé, portant sa timbale à bout de bras pour un toast. Ses cheveux argentés brillaient à la lumière des torches et des chandeliers. — Une fois de plus, Leilia et moi souhaiterions lever nos verres à nos invités et les remercier chaleureusement d’avoir entrepris ce long voyage jusqu’à nous, particulièrement en cette saison. Depuis des siècles, Eibithar accorde une grande importance aux liens qui nous unissent à Caerisse et Wethyrn. J’espère que, dans les prochains jours, nous pourrons resserrer ces liens pour tisser la base d’une alliance plus forte entre nos trois royaumes. Je ne parle pas d’une alliance de guerre – bien qu’il nous faille être capables de nous porter secours dans le cas où l’un d’entre nous serait attaqué – mais d’une union qui nous donnera la force de maintenir la paix sur toutes les Terres du Devant, quels que soient nos assaillants. Il y a neuf siècles, lorsque des envahisseurs sont venus sur les Terres du Devant, les anciens clans ont oublié leurs différences et uni leurs forces pour se protéger et sauver leur souveraineté. De leur triomphe sont nés les Sept Royaumes des Terres du Devant et tout ce que nous avons accompli depuis. Il parlait des Guerres qirsi, bien sûr, et bien que Wenda considérât qu’Aneira et Braedon constituassent de bien plus grandes menaces pour Eibithar que la conspiration qirsi, elle ne pouvait reprocher au roi d’attirer l’attention de l’assemblée sur ce chapitre de l’histoire des Sept Royaumes. Elle coula un regard à Keziah, curieuse de savoir si les propos du roi l’énervaient. La Première ministre semblait bien pâle et bien jeune en regardant le roi, mais son expression ne révélait strictement rien de ses pensées. — Nous avons supporté des guerres depuis, poursuivait Kearney, et traversé des époques sombres. Mais nous avons toujours vaincu et, au cours des siècles, une vérité s’est hissée au-dessus des autres : nous ne sommes jamais plus forts qu’unis dans la paix. Il leva son verre bien haut, se tourna vers Rouvin puis vers Grinnyd. — Messeigneurs ducs, je bois aux amitiés, anciennes et nouvelles. — À l’amitié ! répondit la salle à l’unisson. — Nous avons de la nourriture et du vin, ajouta le roi en reposant son verre après avoir bu. Et nous avons des musiciens. Dansons ! Il adressa un signe de tête aux artistes installés sur l’estrade où se trouvait sa table, et ils se mirent à jouer. Puis il prit la main de Leilia, l’aida à descendre le petit escabeau de bois et la conduisit sur la piste. Le couple royal dansa d’abord seul, comme le voulait l’usage, puis peu à peu d’autres couples les rejoignirent. — Il semble faire un très bon roi, capitaine, remarqua le duc de Grinnyd en reposant sa timbale avec un sourire détendu. Je le trouve même impressionnant, ajouta-t-il les yeux sur le monarque. — C’est ce que j’éprouve depuis le jour où je suis entré à son service, monseigneur duc, et cela remonte à loin. Il n’était pas encore duc de Glyndwr à cette époque. Grinnyd acquiesça. — Vous espérez qu’il survive au défi de Kentigern ? Wenda sentit Gershon se raidir. — J’en suis certain, répondit le capitaine d’une voix glaciale. Le duc se tourna vers lui. — Pardonnez ma question, capitaine. Mais avant de demander à mon archiduc de nouer une alliance avec cet homme, je voudrais être sûr qu’il portera toujours la couronne dans un an. Wethyrn, voyez-vous, accorde une grande importance à ses liens avec Eibithar. Je dirais même que nous comptons sur l’amitié d’Eibithar plus que vous sur la nôtre, même aujourd’hui. Si nous donnons notre parole à votre roi pour découvrir, dans quelques cycles, que sa place sur le trône a été prise par un homme qui le méprise, que restera-t-il à Wethyrn ? Ses yeux glissèrent rapidement sur Keziah. — Aussi puissant que soit Kearney, je vois de nombreux périls sur son chemin, certains sont éloignés, d’autres plus proches. Nous allons porter une grande attention à la façon dont il navigue entre eux. Le duc sourit et se tourna vers Wenda. — Ministre, cette musique m’enchante. Me feriez-vous l’honneur de danser avec moi ? Wenda lui rendit son sourire. Elle n’aimait pas danser, mais elle pouvait difficilement repousser l’invitation d’un invité royal. — Avec plaisir, Lord Grinnyd. Tout l’honneur est pour moi. Le duc se leva, écarta la chaise de la ministre et lui prit la main quand elle s’avança. Elle ne se retourna pas sur Keziah et Gershon, mais elle sentait leurs regards posés sur elle en s’éloignant. Elle aurait donné tout l’or que lui versait Kearney pour être une petite souris et pouvoir se faufiler sous leur table pendant la conversation qu’ils allaient avoir ensemble. Qirsar savait combien elle aurait voulu pouvoir le faire, mais elle était incapable de les quitter des yeux. Tout le monde, dans le hall brillant de lumières, semblait avoir les yeux rivés sur le roi et la reine. Mais Keziah savait que personne n’éprouvait ce qu’elle ressentait à les voir danser ensemble. Kearney, comme à l’accoutumée, portait son costume de soldat. Le baudrier de Glyndwr, argent, rouge et noir, était ceint sur son dos. Sa belle chevelure argentée et la jeunesse de ses traits lui donnaient une allure majestueuse, celle d’un véritable monarque. Leilia, à ses côtés, semblait encore plus âgée et plus triste que jamais. Keziah avait imaginé que la fin de leur histoire d’amour donnerait un nouvel entrain, une seconde jeunesse, à la reine, mais il n’en était rien. Peut-être comprenait-elle maintenant que ce n’était pas Keziah qui avait brisé leur mariage, ou empêché son mari de l’aimer, qu’elle s’en était chargée toute seule. — Qu’avez-vous dit au duc ? lui demanda Gershon à voix basse en regardant aussi le roi. — Pas grand-chose. Je me suis plainte de voir que Kearney ne suivait plus mes conseils et j’ai souligné le fait que les nobles eandi étaient prompts à douter de la loyauté de leur Qirsi. En dehors de ça, je n’ai rien dit d’insultant, mais je suis sûre de m’être montrée de bien piètre compagnie. — Vous ne croyez pas que vous en faites trop ? — Ils m’ont donné de l’or, capitaine, mais depuis, je n’ai aucune nouvelle. Ce n’est pas le moment de tempérer mon comportement. — Ce n’est pas non plus celui d’être bannie de la cour. Vous avez entendu Grinnyd. Il pense que vous êtes une menace pour le roi, et il n’hésitera pas à le dire à Kearney. — Je sais. Pour être franche, j’ignore si je pourrais m’arrêter. Les mots viennent d’eux-mêmes. Je ne réfléchis pas avant de parler, c’est comme si je commençais à croire ce que je dis. Elle savait que Gershon la dévisageait avec ahurissement, mais elle ne pouvait quitter Kearney des yeux. — Seriez-vous une menace pour le roi ? Elle parvint à sourire. — Non, ce n’est pas aussi grave. — Pas encore. Elle se tourna vers lui. — Je ne ferai rien contre le roi ou le royaume. Vous avez ma parole. Ses yeux revinrent sur Kearney. — Si je représente un quelconque danger, c’est surtout pour moi-même. — Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d’une voix où perçait une vive inquiétude. — Je ne sais pas. Rien. Elle ferma les yeux. — Ne suis-je pas restée assez longtemps ? J’ignore combien de temps encore je pourrai supporter ça. — Oui, vous pouvez partir. À la façon dont vous vous comportez dernièrement, vous risqueriez d’attirer l’attention en demeurant plus longtemps. — Faut-il que nous ayons une scène avant de nous séparer ? — Vous en avez assez fait pour ce soir. Il me semble qu’un bonsoir assez froid devrait suffire. Mais soyez convaincante. — Ça ne devrait pas poser de problème. Portez-vous bien, Gershon. Nous reparlerons bientôt. Keziah se leva brusquement en vidant sa timbale avant de la reposer vivement sur la table. — Bonne nuit, capitaine, fit-elle d’un ton plein de sarcasme. Elle lui tourna le dos et quitta la grande salle, sûre d’être suivie par un grand nombre de regards. Elle se rendit directement dans sa chambre. Ce ne fut qu’après avoir fermé la porte sur elle qu’elle s’autorisa à abandonner l’air de contrariété qui crispait son visage. Elle s’étendit sur son lit et, comme elle le faisait toutes les nuits depuis le dernier croissant de lune, le visage enfoui dans son oreiller pour ne pas être entendue, elle éclata en sanglots. Elle avait cru que son manège, sa feinte seraient plus faciles avec le temps. Elle découvrait combien elle s’était trompée. C’était exactement l’inverse. Chaque jour l’éloignait un peu plus de Kearney et accroissait ses souffrances. Au point qu’elle commençait à craindre pour sa raison. Sans la trahison de Paegar, jamais elle ne se serait trouvée dans cette situation. Le ministre pourtant lui manquait terriblement, presque autant que son frère. Lorsque ses larmes séchèrent enfin, lorsqu’elle fut trop fatiguée pour pleurer, elle s’obligea à se lever, s’aspergea le visage d’eau et s’habilla pour la nuit. Dans la cheminée, le feu était presque éteint. Elle ajouta deux bûches et retourna se coucher. Elle dut tomber aussitôt dans un profond sommeil car, à peine allongée, elle rêvait déjà. Elle se tenait sur une vaste plaine. Un vent froid traversait sa chemise de nuit et agitait ses cheveux. Autour d’elle, les grandes herbes ployaient comme des novices devant les dieux d’un sanctuaire, et les gros rochers gris disséminés ici et là semblaient aussi menaçants que d’horribles bêtes tapies dans l’ombre. Cette scène lui semblait à la fois familière et étrange, si bien qu’elle se demanda un instant si son frère n’était pas venu lui rendre visite. Mais elle n’était pas sur la lande d’Eardley et, dans tous les paysages que Grinsa créait pour elle, il faisait toujours clair. Ici, il faisait nuit. Du moins, le pensait-elle. Car, lorsqu’elle leva les yeux vers le ciel pour scruter les ténèbres, elle découvrit qu’il n’y avait rien. Ni étoiles, ni lunes, ni nuages. L’obscurité la plus profonde, un noir aussi absolu que la mort, régnait en maître. Alors qu’elle commençait à frissonner, un mot, un seul, parvint à ses oreilles. — Viens. Il l’avait caressée comme le duvet d’une graine emportée par le vent pendant les moissons. Avant qu’elle ne comprenne ce qu’elle faisait, elle s’était tournée et avançait vers la voix. Perturbée autant qu’effrayée, les bras croisés sur sa poitrine pour se protéger du vent presque glacial, elle ouvrit la bouche pour appeler Grinsa. Mais à la dernière minute, sans bien savoir pourquoi, elle resta silencieuse. Elle grimpait une pente légère. Elle n’avait rien entendu de plus, mais elle savait qu’elle était dans la bonne direction et même lorsque la pente devint plus raide, plus difficile, elle ne ralentit pas. Quelques minutes plus tard, le sol s’aplanissait de nouveau et, le souffle court, elle s’arrêta. La lumière qui surgit brutalement devant elle lui poignarda les prunelles. Elle poussa un cri et se recroquevilla, comme si Bian le Trompeur venait lui-même de se révéler à elle. Elle ne comprit qu’elle était à genoux que lorsque la voix s’éleva de nouveau. — Lève-toi. C’était une voix profonde, impérieuse, identique à celle d’un dieu. Elle se leva lentement et, une main devant les yeux pour se protéger de la lumière qui n’avait pas faibli, essaya de distinguer le visage de celui qui lui parlait. Une silhouette grande et imposante, aussi noire que le ciel troué par l’éclair aveuglant, se tenait devant elle. Sa tête était couronnée par une masse de cheveux flottant dans le vent. Sa longue cape frémissait comme les branches d’un pin. — Tu crois que c’est un rêve, fit-il. — Ce n’est pas ça ? — Les gens croient souvent qu’ils rêvent la première fois qu’ils rencontrent un Tisserand de cette façon. Tu es endormie, mais ce n’est pas un rêve à proprement parler. Précisément parce que ce n’était pas sa première rencontre de ce type avec un Tisserand, Keziah comprit immédiatement qu’il disait la vérité. Il était tellement évident que la conspiration fut dirigée par un Tisserand – peut-être même plusieurs – qu’elle se trouva stupide de ne pas y avoir songé plus tôt. — Est-ce que tu me crois ? — Oui. — Je ne sens aucune surprise en toi. Tu t’y attendais ? — Non, je… — Alors quoi ? — Ce n’est pas la première fois qu’un Tisserand pénètre mes rêves. Mon père était Tisserand. Il m’a souvent rendu visite et parlé de cette façon. Le mensonge lui venait sans effort. Elle mentait sur beaucoup de choses depuis si longtemps – Grinsa, son amour pour Kearney, et dernièrement, son ressentiment feint pour le roi et tous les Eandi – qu’elle se sentait aussi à l’aise avec le mensonge qu’avec la vérité. — Ton père était sous-ministre dans la maison d’Eardley. Elle déglutit péniblement. Que savait-il exactement sur elle ? — Oui. Il n’a jamais révélé l’étendue de ses pouvoirs sauf à ma mère et à moi. Elle retint son souffle, terrifiée à l’idée qu’il lui parle de son frère. — Je comprends. C’est une bonne nouvelle. Tu portes le sang d’un Tisserand dans tes veines, tes enfants le seront peut-être. Elle y avait souvent songé. Bien qu’aucun de ses parents ne fût Tisserand, les pouvoirs de Grinsa prouvaient qu’elle aussi portait le don dans son sang. — Oui, peut-être. — Tu dois aussi savoir, si c’est le cas, qu’ils seront tués et toi avec s’ils sont découverts. Elle acquiesça. — Sais-tu pourquoi je suis venu à toi ? Au début, elle crut que ça venait du Tisserand, et elle tenta de se protéger. Mais lorsqu’elle entendit une autre voix prononcer son nom, lointaine et aussi légère qu’un murmure, mais insistante et de plus en plus proche, elle comprit. C’était Grinsa. — Le mouvement, parvint-elle à répondre. Vous dirigez le mouvement. — C’est exact. Elle sentit une lumière derrière elle, elle n’osa pas se retourner, mais devina que Grinsa avait ajouté son propre paysage à son rêve. Le Tisserand semblait n’avoir rien remarqué. Elle ne comprenait pas comment un tel phénomène pouvait être possible, mais elle remercia les dieux de sa chance. — Sais-tu comment je t’ai trouvée ? demanda le Tisserand. — Paegar. Il vous a parlé de moi. — Oui, il l’a fait. Il m’a raconté que tu avais été la maîtresse de ton roi. Est-ce vrai ? Elle envisagea de mentir. À cette seconde, elle aurait dit presque n’importe quoi pour abréger ce rêve avant que le Tisserand ne s’aperçoive de la présence de Grinsa, et comprenne tout ce qu’elle avait fait pour convaincre le mouvement qu’elle pouvait être tournée contre Kearney. Mais elle avait sacrifié trop de choses pour parvenir jusqu’ici. Ce n’était pas le moment de reculer. — Oui, c’est vrai. Je l’aimais et il m’a jetée hors de son lit dès qu’ils lui ont donné la couronne. — Tu le hais. Elle hésita. Même devant cet homme, elle ne pouvait se résoudre à un tel mensonge. — Ne t’inquiète pas, fit gentiment le Tisserand. Il est peut-être encore trop tôt pour te demander de le haïr. Mais tu veux te venger. Elle entendit Grinsa approcher de ses pensées et lui cria de la laisser, de revenir une autre nuit. Mais il ne pouvait pas davantage l’entendre que l’homme qui se tenait devant elle. — Oui. — Je peux t’aider, fit le Tisserand. Je peux t’intégrer au grand mouvement qui débarrassera les Terres du Devant de ton roi stupide et de tous les autres. Déjà, à travers les Sept Royaumes, des Qirsi comme toi se dressent contre les Eandi. Tu peux nous rejoindre. Tu pourras punir le roi Glyndwr de l’affront qu’il t’a fait, et assurer à tes enfants un avenir glorieux. Il fit un pas vers elle. — Il te suffit de me jurer allégeance et de m’ouvrir ton esprit, pleinement, sans aucune réserve. Elle flancha. Comment pouvait-elle obéir à une telle injonction sans s’exposer ? — Tu résistes, constata-t-il d’une voix dure. Pourquoi ? Elle sentait que Grinsa était proche et dut s’empêcher de faire volte-face pour lui crier de partir. — Je ne peux pas. Pas si vite. — Je me suis révélé à toi parce que tu as, par tes actions et tes paroles, prouvé que tu ne veux plus t’avilir au service des Eandi. Tu as été choisie et tu dois me rejoindre. Maintenant. Elle sentit sa magie pulser contre son esprit et, craignant que ses défenses ne lâchent, elle lutta pour la repousser. — D’autres avant toi ont voulu me résister, fit-il. Ils ont regretté leur défi. Est-ce là ce que tu veux ? — Non, répondit Keziah d’une voix tremblante. Je ne veux pas vous défier. Mais personne ne m’a jamais demandé une chose pareille. Je ne sais pas comment faire. — Contente-toi de t’ouvrir à moi. — J’ai peur. Il faut me laisser un peu de temps. Cette fois, elle s’adressait aussi à Grinsa. Il entendait certainement le Tisserand à présent. Ne comprenait-il pas qu’il devait s’en aller ? — Kezi ? murmura Grinsa, comme s’il était juste derrière elle. Va-t’en, je t’en supplie, je ne pourrai pas le retenir indéfiniment. — Je n’ai pas de temps. Tu as reçu ton or, n’est-ce pas ? — Oui, monseigneur. — Appelle-moi Tisserand. Je ne suis pas un de ces stupides nobles eandi, et je ne veux pas qu’on s’adresse à moi de cette façon. — Oui, Tisserand, pardonnez-moi. — Tu as été payée, reprit-il. Il est temps de t’abandonner à moi et à ma cause. — Mais… — Ça suffit ! La douleur explosa dans sa tête, aveuglante, impitoyable. Elle ne l’avait pas vu faire un geste, mais il lui comprimait les yeux. Elle leva les mains, dans l’espoir de se protéger. Elle essaya de concentrer sa magie, mais aucun des pouvoirs qu’elle possédait ne pouvait la protéger d’un Tisserand. — Abandonne-toi à moi ! Désespérée, perdue, elle s’effondra sur le sol, gémissant de souffrance. Elle entendit Grinsa prononcer son nom et, aussi brusquement qu’elle avait débuté, la douleur s’envola. — Qu’est-ce que c’est ? Keziah parvint à ouvrir les yeux. Pendant plusieurs secondes, elle ne vit rien. — Quoi, Tisserand ? — J’ai entendu crier une voix. Je crois que quelqu’un a prononcé ton nom. Il scrutait l’obscurité. — C’est moi qui ai crié, Tisserand. — Non, on aurait dit… Il s’interrompit et secoua la tête. Keziah sentait toujours la présence de Grinsa. — Je t’aime, l’entendit-elle murmurer d’une voix qui s’éloignait. Elle comprit qu’il était parti. Un sanglot lui étrangla la gorge. Le Tisserand était devant elle, le visage toujours dans l’ombre. — Lève-toi. La ministre se mit péniblement debout. Ses jambes tremblaient tellement qu’elle n’était pas sûre de garder son équilibre. Grinsa parti, elle comprenait qu’elle ne pouvait pas s’ouvrir au Tisserand comme il l’exigeait. Elle avait trop de choses à lui cacher, ses véritables raisons de rejoindre le mouvement, ses véritables sentiments pour Kearney, les pouvoirs de Grinsa. Sur cette plaine obscure, pour la première fois face à un homme qui pouvait se révéler bien plus puissant que Grinsa, il lui semblait brusquement que sa vie entière n’était faite que de secrets qui devaient être protégés. Elle n’avait jamais songé à ce qu’un Tisserand pouvait lui faire subir à travers ses rêves. Pendant certaines des visites que Grinsa lui faisait de cette façon, il lui arrivait de la prendre dans ses bras, ou de l’embrasser sur le front, et elle avait ressenti ses gestes comme s’ils étaient vrais. Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’il aurait pu aussi la faire souffrir. Pourquoi y aurait-elle songé ? Mais après avoir éprouvé la colère du Tisserand, elle n’avait aucun doute sur le fait qu’il pouvait réellement lui faire mal, et même la tuer. Elle pensa brusquement à Paegar et frissonna. Avait-il irrité le Tisserand, était-ce à cause de ça qu’il était mort ? — Es-tu prête à t’ouvrir à moi maintenant ? lui demanda-t-il. — Je ne peux pas, murmura-t-elle en faiblissant à l’idée qu’il pouvait encore lui faire du mal. — Tu sais ce que je peux te faire. — Oui, Tisserand. — Et pourtant tu résistes. Dis-moi pourquoi. — Je n’ai pas confiance en vous. Même en lui résistant, elle sentait que lui mentir pouvait être dangereux. Alors, elle se réfugiait dans les seules vérités qu’elle pouvait lui donner. — Je suis Premier ministre du roi d’Eibithar. Vous souhaitez peut-être que je rejoigne votre cause, mais il se peut aussi que vous ne cherchiez qu’à m’utiliser, à apprendre de moi tout ce que vous pouvez, avant de me tuer. J’ai encore plus peur de vous qu’avant. — Je pourrais te tuer sur-le-champ, dit-il d’une voix aussi tranchante que l’épée. Et je ne le fais pas. Cela ne prouve-t-il rien ? — La seule chose que ça prouve, c’est que vous avez besoin de moi. Et je ne sais pas pourquoi. Ils restèrent quelques instants silencieux. Keziah avait les yeux fixés sur l’endroit où devait se trouver le visage du Tisserand. Elle sentait son regard posé sur elle, mais elle n’avait aucune idée de ce qu’il pensait. Alors, elle se préparait au pire, en espérant qu’il ne se produirait pas. Lorsqu’il reprit la parole, elle sursauta, aussi surprise par ses paroles que par la brusque douceur de sa voix. — Je comprends pourquoi Paegar était amoureux de toi. Elle rougit. — Tu savais qu’il l’était. — Oui, Tisserand. — Mais tu aimais toujours ton roi. Elle acquiesça, tandis que la peur lui comprimait la gorge. Était-il donc capable de lire ses pensées sans son consentement ? — Ceux que j’ai blessés comme toi cèdent généralement avant que j’aie recours une seconde fois à la douleur. Que tu résistes encore montre ton courage sinon ton intelligence. — Merci, Tisserand. — Bien que je n’aille pas jusqu’à dire que j’aie besoin de toi, je reconnais que gagner la loyauté du Premier ministre d’Eibithar serait un grand atout pour le mouvement. C’est la raison pour laquelle je vais te laisser le temps de reconsidérer ton refus de m’obéir. Je reviendrai te voir dans quelques nuits. Cette fois, tu t’ouvriras à moi, ou tu mourras. Je crains que tu n’aies pas d’autre choix. Je t’ai donné de l’or et je me suis révélé devant toi. Cette grâce, même infime, est un grand risque pour moi. Mais j’espère que ma clémence t’inspirera confiance. Il la menaçait de mort, et elle était censée lui faire confiance ! Keziah faillit éclater de rire. Elle baissa néanmoins les yeux et répondit humblement : — Merci, Tisserand. — Nous nous reverrons bientôt. Elle ouvrit les yeux. Elle était dans la chambre, dans son lit, en chemise de nuit. Ses draps et ses cheveux étaient humides de sueur. Elle se leva. La pièce se mit à tourbillonner. Alors elle resta de longues secondes immobile, agrippée au montant de son lit, les dents serrées contre la nausée qui l’envahissait. Lorsqu’elle se sentit capable de marcher sans tomber, elle se précipita vers son pot, et vomit une bile amère qui lui irrita la gorge. Elle se lava le visage à l’eau claire et froide de sa bassine, puis s’effondra sur le sol de pierre en pleurant. Elle était déchirée par le désir d’aller voir Kearney, de tout lui raconter, et de trouver refuge dans la chaleur de ses bras. Le roi bien sûr ne pouvait pas la protéger. Pas de cet ennemi. Pas plus que Gershon, bien qu’elle sût qu’elle devait aller voir le capitaine et lui parler de sa confrontation avec le Tisserand. Elle avait senti le pouvoir terrifiant de la magie de cet homme. Sur toutes les Terres du Devant, pas un seul noble eandi ne pouvait lui faire face. Peu de Qirsi le pouvaient. Elle-même était incapable de se défendre. Elle avait été stupide et d’une arrogance folle de se croire capable de s’opposer toute seule à la conspiration. Elle se sentait comme un général qui aurait, plein de vigueur et d’entrain, conduit son armée au combat pour se découvrir sur le champ de bataille écrasé par la force d’un ennemi surpuissant. Il n’y avait pas des centaines de vies en jeu, seulement la sienne, et celle de Grinsa. Tous les soldats des Sept Royaumes auraient pu être là, ça n’aurait rien changé. Car elle était certaine d’une chose : il n’y avait qu’une seule personne qui pût vaincre ce Tisserand, cette personne, c’était son frère. Et dans la solitude de sa chambre, en proie à la frayeur qu’elle avait éprouvée, ce qu’elle redoutait, c’était qu’avant longtemps, le Tisserand le sût aussi bien qu’elle. 13 Mertesse, Aneira Les premiers jours suivant leur arrivée à Mertesse ne furent pas plus agréables que leur voyage conflictuel depuis Dantrielle. En dépit de la compréhension que Dario avait cru sentir après leur conversation tardive à l’auberge où ils s’étaient arrêtés à quelques lieues au nord de la ville, Cadel restait un partenaire difficile. Il critiquait tout, ou presque tout ce qu’entreprenait ou disait Dario. Il ne trouvait pas seulement des défauts dans sa musique, mais aussi dans son attitude – son manque de respect – envers leur autre profession. Le luthiste pensait comprendre les causes de l’humeur sombre de Cadel. Ils n’avaient toujours pas découvert le nom du Qirsi qu’ils étaient censés assassiner, ils ne connaissaient pas l’étendue de ses pouvoirs, et ils n’étaient même pas sûrs qu’il avait l’intention de revenir à Mertesse avec le duc. Dario lui-même était sur les dents, et ce n’était pas lui qui serait chargé de tuer le sorcier quand l’occasion se présenterait. Alors ce devait être pire pour Cadel. Vraiment, il comprenait. Ce n’était pourtant pas une raison de le traiter de cette façon. Il était peut-être encore jeune, mais il n’était plus un enfant. Il n’y avait pas un luthiste au nord de Noltierre capable de rivaliser avec lui. Et s’il n’avait pas autant d’expérience que Cadel en matière de meurtre, et certes pas les mêmes gages, il savait se servir de son couteau et se défendre dans un combat. Devant les critiques incessantes du chanteur, car il ne se privait pas de les faire en public, les gens devaient le prendre pour un apprenti. Ils s’étaient débrouillés pour trouver un engagement dans le quartier ouest de la ville, tout à côté de la place du marché. La taverne, qui s’appelait le Nid d’Hirondelle, bien qu’accueillant une clientèle un peu plus respectable, offrait une ressemblance troublante avec l’Ours Rouge de Dantrielle. Ils gagnaient six qinde pour chaque représentation, en plus de leur chambre et du couvert. Ils devaient payer leurs bières, mais ils ne buvaient beaucoup ni l’un ni l’autre. L’un dans l’autre, l’arrangement était correct. C’était un travail, et Cadel aurait dû être content. En fait, c’était encore pire qu’avant. Depuis qu’ils étaient obligés de se produire ensemble, soir après soir, le chanteur critiquait plus sévèrement le jeu de Dario. Il en était arrivé à un point tel que le jeune homme commençait à se dire qu’aucun salaire, aussi élevé fût-il, ne justifiait un tel traitement. Si les choses ne s’arrangeaient pas, il finirait par partir. L’humeur de Cadel s’améliora enfin, sans que Dario parvînt à comprendre pourquoi, la Nuit des Deux Lunes. Le duc et son escorte n’étaient pas rentrés et, bien que leur performance du Péan des Lunes eût été meilleure ce soir-là, la foule venue les écouter n’était pas plus nombreuse que d’habitude. Lorsqu’ils rejoignirent leur chambre, tard dans la nuit, Dario demanda à Cadel pourquoi il semblait de si heureuse humeur. — La sagesse des lunes, mon garçon. Il arrive de temps en temps que les légendes soient plus utiles à des hommes comme nous que les meilleures lames d’Uulrann. Dario aurait dû chercher à comprendre ce que le chanteur entendait par là, mais il avait été si énervé de s’entendre appeler « mon garçon » que c’était à peine s’il avait écouté la suite. Quatre jours plus tard, le duc revint enfin à Mertesse. Peu d’habitants le virent entrer en ville. Venant du nord de Solkara, il avait pénétré l’enceinte du château par la porte sud, sans passer par la place du marché. La nouvelle de son retour se répandit néanmoins rapidement et, avec elle, la rumeur de l’état de santé inquiétant de son Premier ministre. Le lendemain matin, Cadel et Dario se promenèrent dans les rues de la ville et choisirent un endroit bien en vue parmi les colporteurs et les marchands avant de commencer à jouer. Dario n’aimait pas sortir son luth en plein air, surtout quand celui-ci était froid, mais Cadel avait de bonnes raisons de lui imposer cette entrave à ses principes. Ils avaient dit à l’aubergiste qu’ils pensaient attirer plus de clients au Nid d’Hirondelle en donnant aux citadins un aperçu de leurs talents. En réalité, Cadel espérait nouer conversation avec quelques gardes du château entre deux airs. Il y parvint. Le Premier ministre, leur apprit un soldat venu seul, n’était pas aussi malade qu’on le disait. Elle avait beaucoup souffert de l’empoisonnement, et avait retardé le retour de Mertesse au château, mais elle était vivante et continuerait de servir le duc. — J’ai entendu qu’il avait un nouveau ministre à son service, remarqua Cadel avec désinvolture tandis que Dario faisait semblant d’accorder son instrument. Le garde fit la moue. — Vous parlez du traître ? Non. Le duc ne s’abaisserait jamais à le nommer ministre, même le dernier de son conseil. Le traître ! Dario s’obligea à garder les yeux sur l’instrument qu’il tenait entre les mains. — Pourquoi est-ce que vous l’appelez le traître ? — Vous n’êtes pas au courant ? s’étonna le garde visiblement ravi d’être l’annonciateur d’une aussi fascinante nouvelle. Vous n’êtes certainement pas du coin. Caerissiens, peut-être ? Cadel sourit, mais Dario devina qu’il n’était pas content. — Oui, je viens de Caerisse. — Je m’en doutais. Je sais reconnaître tous les accents des Terres du Devant. Pas seulement les royaumes, les villes aussi. Je parie que vous êtes de Jetaya. — Impressionnant. Vous n’êtes pas tombé très loin. Cadel avait dit un jour à Dario qu’il était originaire du duché d’Adlana. C’était à plus de cinquante lieues de Jetaya, mais il n’allait pas le contredire. En tout cas, Dario resta silencieux. — Le traître ? relança Cadel après un court silence. — Oh, oui. C’était le Premier ministre de Kentigern. Il paraît qu’il a trahi son duc pendant le siège et que le père de Rowan lui avait promis asile. — Il vit au château ? — Et même dans les quartiers du Premier ministre, répondit le garde avec un clin d’œil. Si vous voyez ce que je veux dire. Le chanteur lui rendit son clin d’œil et acquiesça. — J’ai rencontré une fois un ministre à Kentigern. Il y a trois ans. Je donnais un récital. C’est peut-être le même. Je crois qu’il s’appelait Bekthad jal Pors. Le garde fronça les sourcils. — Non, celui-là s’appelle… Attendez, oui ! Shurik jal quelque chose. Je n’arrive jamais à retenir les noms de ces cheveux-blancs. — Aucune importance, répondit le chanteur en se tournant vers Dario. Alors, tu es prêt ? Le luthiste commença un nouvel air, et le garde s’éloigna. Peu de temps après, Dario et Cadel rentrèrent à la taverne. Pour la première fois depuis leur rencontre à Dantrielle, l’aîné des deux semblait sincèrement heureux. — Je suis impressionné, remarqua Dario au milieu de leur déjeuner. Si tu l’avais laissé parler, ce garde t’en aurait raconté bien plus. — Probablement, reconnut Cadel. C’est un sacré bavard, mais je ne suis pas certain que ce qu’il avait à dire nous intéresse. — Bon, alors maintenant qu’on sait où trouver ce Qirsi, comment va-t-on s’y prendre pour le tuer ? Cadel lui adressa le même sourire mystérieux que celui auquel il avait eu droit la Nuit des Deux Lunes. — Nous attendons. — Nous attendons quoi ? — Tu ne connais pas les légendes des lunes ? Dario haussa les épaules. — J’en connais quelques-unes. Mais si tu veux tout savoir, la plupart du temps, je ne sais même pas dans quel cycle on est. — Eh bien tu devrais. Le luthiste se maudit de sa franchise. Cadel n’allait pas manquer de lui faire, une fois de plus, la morale. — Un assassin doit savoir utiliser toutes les armes à sa portée, fit le chanteur, la moindre des informations. Dans quel cycle sommes-nous ? Dario réfléchit. — Celui de Qirsar. — Et que disent les légendes sur la lune de Qirsar ? — Quelque chose sur les Qirsi, j’imagine, avança Dario sans la moindre conviction. — Quelque chose sur les Qirsi, répéta Cadel en secouant la tête. Oui, elles disent quelque chose sur les Qirsi. La Nuit des Deux Lunes, la magie qirsi est plus puissante que jamais. Et la Nuit de l’Apogée ? La réponse lui vint immédiatement à l’esprit. De toutes les critiques de Cadel, celle-ci était la moins contestable. Dario aurait dû s’en souvenir et faire attention. C’était génial. — La Nuit de l’Apogée pendant le cycle lunaire de Qirsar, répondit-il avec tellement d’excitation qu’il était presque incapable de parler à voix basse, un Qirsi n’a plus aucun pouvoir. — Exactement, fit Cadel en hochant la tête de satisfaction avant de reculer dans son siège. Très bien, très, très bien. — Il faut attendre plus de la moitié du cycle, remarqua Dario. — Exact. De toute manière, nous devons faire nos plans. Je doute que notre ami se hasardera beaucoup en dehors du château, surtout cette nuit-là. Nous allons passer nos soirées à chanter et nos journées à préparer la Nuit de l’Apogée. Le luthiste acquiesça. C’était raisonnable. Ce soir-là, le Nid d’Hirondelle était tellement bondé que les deux musiciens avaient à peine assez de place pour leur tour de chant. Le tavernier leur avoua qu’il n’avait jamais eu autant de monde dans son établissement et mit ce succès sur le compte de leur représentation matinale dans les rues de la ville. Il offrit d’augmenter leurs gages à sept qinde, s’ils acceptaient de retourner en ville chaque matin. Leur couverture de musiciens ambulants les empêchait de refuser. Le jour suivant sa tentative malheureuse de parler avec Keziah fut certainement le plus long de la vie de Grinsa. Il avait naturellement prévu de la contacter de nouveau le soir venu, et l’écoulement paisible des heures faillit le rendre fou d’exaspération. Poussé par la peur et la frustration, il marcha tout le jour d’un pas soutenu que Tavis se débrouilla pour suivre. Ils ne rencontrèrent aucun soldat de Solkara et parcoururent plusieurs lieues avant de s’arrêter en fin de journée près d’un village que Grinsa connaissait pour n’être qu’à un jour de marche de la lisière nord de la Grande Forêt. S’ils continuaient d’échapper à la surveillance de la garde royale, ils atteindraient Mertesse dans quatre ou cinq jours. Leur repas se borna aux racines et aux baies dont ils finissaient par avoir l’habitude. Tavis grommela bien son mécontentement, mais Grinsa n’y prêta guère attention. Il n’avait pas faim et n’avait pas grand-chose à dire à son compagnon. Les yeux fixés vers le couchant, il attendit le lever des lunes. Tavis finit par s’allonger et, après un bref bonsoir, ferma les yeux. Grinsa suivit la lente progression de Panya avec anxiété. Il attendait Ilias. Dès qu’il vit la lune rouge caresser le faîte des arbres, il baissa les paupières et partit à la rencontre de Keziah. Avant d’entrer dans ses rêves, il survola la plaine à la recherche du moindre signe de l’obscurité qui régnait la veille. N’en voyant aucun, il se sentit soulagé. — Kezi ? appela-t-il. Quelques secondes plus tard, elle se précipitait vers lui, le visage blanc comme la neige, et les yeux soulignés de grands cernes sombres. Elle se jeta dans ses bras où elle fondit en larmes, le corps secoué de sanglots. Grinsa la serra contre lui, et lui caressa doucement les cheveux. Après de longues minutes, elle s’écarta et essuya les larmes qui ruisselaient encore sur ses joues. — Raconte, lui dit-il. Elle détourna les yeux, comme si prononcer un mot était au-dessus de ses forces. Une fois de plus, Grinsa songea à la petite fille qu’elle avait été. Enfin, elle se mit à parler. Elle évoqua d’abord sa rencontre avec Paegar, leur amitié, sa mort et puis l’or qu’elle avait découvert dans sa chambre. Quand elle en vint à son idée d’attirer sur elle l’attention de la conspiration, Grinsa comprit tout ce qu’il devait savoir. Du moins le pensait-il. — Je n’arrive pas à concevoir comment Kearney a pu te laisser prendre ce risque, fit-il sans dissimuler sa colère. — Il ne sait rien. Ce ne fut qu’avec cet aveu qu’il saisit toute l’étendue de ce qu’elle avait enduré. — Oh, Kezi, lâcha-t-il, je suis tellement désolé. Tu n’as personne à qui parler ? Pas même un autre ministre ? — Non. Gershon est le seul. Je lui ai tout raconté. — Gershon ? répéta-t-il. Son expression devait être comique, car un sourire éclaira les larmes de sa sœur. — Oui. Il est même très gentil avec moi. — Il n’aurait pas dû te laisser faire. Il sait combien ça peut être dangereux. Quelques cycles plus tôt, cette constatation lui aurait attiré les foudres de sa sœur. Ce soir, elle ne provoqua qu’un simple haussement d’épaules. — Nous ne savions pas que nous aurions affaire à un Tisserand. Grinsa lui-même n’y avait pas songé. Il était mal placé pour reprocher leur imprudence à Keziah ou au capitaine. — J’ai senti ce qu’il t’a fait, dit-il. Est-ce que ça va ? — Oui. C’est la seule fois qu’il m’a fait mal. — As-tu fait ce qu’il voulait ? De nouvelles larmes roulèrent sur son visage. — Bien sûr que non. Comment l’aurais-je pu ? À la seconde où je lui ouvrirai mon esprit, il me tuera. Il saura tout sur toi, il comprendra que je le trompe. Elle secoua la tête. — Si j’avais su que je serais contactée par un Tisserand, je n’aurais jamais pris le risque. — Alors, arrête. Mais à la seconde où il l’exhortait à renoncer, Grinsa comprit qu’il était trop tard. — Arrêter ne changerait rien, Grinsa. Tu le sais mieux que personne. Il sait qui je suis et il sait comment me trouver. Il m’a dit qu’il reviendrait dans quelques nuits et qu’à ce moment-là, je devrais lui ouvrir mes pensées ou bien mourir. Elle vacilla et détourna brièvement le regard. — Est-ce qu’il peut vraiment le faire ? Est-ce qu’un Tisserand peut tuer quelqu’un à travers ses rêves ? Il aurait aimé lui mentir, la rassurer. C’était impossible. L’heure était trop grave, et elle aurait senti qu’il lui cachait la vérité. — Oui, avoua-t-il alors. Il peut te tuer, aussi facilement qu’il t’a fait souffrir hier. — Que puis-je faire ? Comment pourrais-je tromper un Tisserand ? — Je ne sais pas, répondit-il doucement. Je n’ai jamais essayé. J’imagine que tu dois trouver le moyen de lui dissimuler certaines de tes pensées tout en lui faisant croire que ton esprit entier lui est ouvert. — Mais comment ? Toutes mes pensées ne te sont-elles pas ouvertes en ce moment ? — Non. Mais je ne l’ai jamais voulu ainsi. Je suis heureux de parler avec toi, d’apprendre de ta bouche ce que tu as seulement envie de me dire. Elle passa une main nerveuse dans ses cheveux. — Il va me tuer, murmura-t-elle la gorge serrée. Je suis morte. — Non. Tu es plus forte que tu ne penses. Il faut que tu trouves cette force. Keziah hocha la tête sans le regarder. — As-tu appris des choses sur lui ? Son nom, l’endroit où il habite ? — Rien. Entouré d’un halo de lumière aveuglante, on ne peut pas le voir. Je ne sais même pas à quoi il ressemble. — J’ai vu qu’il avait assombri le ciel, et j’ai cru distinguer quelque chose de brillant au centre. — Comment est-ce possible ? demanda-t-elle le front plissé. Le Tisserand n’a rien vu du ciel que tu as créé. Moi, oui, mais pas lui. — Tu es sûre ? Elle acquiesça en frissonnant. — Il aurait réagi. — Intéressant, fit-il en s’autorisant un léger sourire. — Pourquoi souris-tu ? — La nuit dernière, alors que je marchais vers toi, j’ai presque cru t’entendre me dire de partir. — Je l’ai fait, mais tu n’écoutais pas. — Je sais. J’aurais dû. Excuse-moi. Il plissa les yeux. — Le Tisserand a-t-il perçu ces pensées ? Savait-il que j’étais là ? — Bien sûr que non. — Alors, tu as ta réponse. Elle s’étonna. — Je ne comprends pas. — Tu sais déjà comment dissimuler tes pensées au Tisserand. Tu m’as permis de voir ce que tu voyais, d’entendre et de sentir ce que tu entendais et sentais en rêve, et cela sans révéler ma présence au Tisserand. — Mais mon esprit lui était fermé. — Pas entièrement, pas assez pour l’empêcher d’entrer dans tes rêves. Les mots « ouvrir son esprit » ne sont qu’une image, rien d’autre. Il n’y a pas de portes dans ta tête pour séparer tes pensées les unes des autres. Ouvrir ton esprit signifie simplement l’autoriser à lire toutes tes pensées plutôt que certaines d’entre elles. Le secret réside dans l’art de lui dévoiler ce que tu veux, tout en lui faisant croire que tu ne lui caches rien. — Je ne sais pas si je pourrais y arriver. — Mais tu y es arrivée hier. — Peut-être, mais je ne sais pas comment. Il tendit la main pour repousser une mèche de cheveux tombée sur son front. — Quelque part au fond de toi, tu le sais. Tu dois trouver cette connaissance, Kezi, et tu dois avoir confiance en ton propre pouvoir. Si je pouvais le faire à ta place, je le ferai, tu le sais. Mais ce fardeau t’appartient. Tu as choisi de le porter, et maintenant, tu dois aller jusqu’au bout. Ou mourir. Mais cette précision était inutile. Keziah acquiesça, une lueur sombre au fond des yeux. — Il faut que je te laisse dormir. — Où es-tu ? demanda-t-elle comme si elle n’avait pas entendu. Grinsa fit la grimace. Il avait encore failli oublier. — Nous sommes près de Mertesse. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu te contacter hier. Je voulais te mettre en garde. Quand nous étions à Solkara, nous avons rencontré Shurik jal Marcine, le ministre qui a trahi Kentigern pendant le siège. Nous lui avons échappé, mais je suis sûr qu’il sait que je suis Tisserand. J’ai dû révéler trop de mes pouvoirs pour fuir. Je ne crois pas qu’il sache que tu es ma sœur, mais s’il décide d’enquêter sur notre famille, il ne lui faudra pas longtemps pour découvrir ton existence. — Tu crois qu’il est revenu à Mertesse ? — Je suppose. — Et que feras-tu de lui quand tu l’auras trouvé ? Grinsa hésita. — J’ai l’intention de l’interroger sur la conspiration. En dehors de ça… je n’ai rien décidé. — Mais tu as envisagé de le supprimer. Cette idée continuait de le troubler, mais il ne pouvait nier qu’il y songeait. — Oui. — C’est ce que tu dois faire, Grinsa. Si le Tisserand entre en contact avec lui, nous sommes perdus. Shurik va lui dire, et le Tisserand apprendra que nous sommes liés. Ne perds pas de temps à le questionner, je découvrirai ce que nous avons besoin de savoir sur le mouvement. Tue-le et quitte aussitôt Mertesse. Elle avait raison, il le savait, mais il avait du mal à admettre qu’elle pût aussi facilement parler de meurtre, même s’il s’agissait de celui d’un homme tel que Shurik. — Tu es surpris de m’entendre m’exprimer de cette façon. — Oui. Elle haussa de nouveau les épaules. — C’est la réalité du monde qui nous entoure, Grinsa. Si Shurik avait l’opportunité de te tuer, il le ferait sans hésiter une seule seconde. Tu dois être plus rapide et le tuer avant qu’il ne te tue. — Je sais, tu n’as pas besoin de me convaincre. Je suis seulement inquiet de te voir changer aussi vite, Kezi. L’année dernière, tu aurais eu beaucoup de mal à parler de cette façon. — Ce n’est pas moi qui change, Grinsa. Eibithar a changé, tous les royaumes des Terres du Devant ont changé. Il y a un an, tu voyageais avec le Festival, Kearney et moi étions ensemble à Glyndwr, Lady Brienne était encore en vie et Javan de Curgh était sur le point d’être roi. Elle détourna les yeux. — Je suis Premier ministre du roi d’Eibithar. Je n’ai plus le luxe de finasser. Nous savons tous les deux que Shurik doit mourir. Je suis simplement la première à l’avoir dit à voix haute. Elle se serra contre lui. — J’ai peur, murmura-t-elle. De tout. — Je m’inquiète pour toi, mais je sais combien tu es forte. Fais-toi confiance, et tu t’en sortiras. Il l’embrassa sur le front et scruta longuement son regard. — Je t’aime, Kezi. Nous nous reverrons bientôt. Il la relâcha et, quelques secondes plus tard, rompit la connexion qui unissait leurs esprits. Il ouvrit les yeux sur l’obscurité des bois d’Aneira, s’étendit à côté de Tavis qui dormait et presque immédiatement plongea dans un sommeil lourd et sans rêve. Grinsa et Tavis atteignirent la lisière nord de la Grande Forêt dans la soirée du lendemain. Ils attendirent la nuit pour poursuivre sur la plaine étroite qui s’étendait entre Mertesse et les bois. Grinsa était convaincu que la plupart des soldats de Solkara étaient rentrés à la Cité royale, mais il ne prit pas le risque d’être détrompé. Les jours suivants, lui et son compagnon marcheraient de nuit et se reposeraient dans la journée, dans le recoin d’une grange ou d’une cabane abandonnées. Le second jour, laissant brièvement Tavis, Grinsa s’aventura dans un village où il acheta la nourriture nécessaire à la fin de leur voyage. Au cours de leur quatrième nuit hors de la forêt, ils arrivèrent en vue de Mertesse. Bien qu’à plus d’une lieue de la ville, ils voyaient les torches brûler sur les grands murs de pierre et les tours du château. Tavis voulait essayer d’atteindre l’entrée la plus proche avant les cloches annonçant la fermeture des portes. Grinsa reconnut qu’ils avaient le temps d’y parvenir, mais refusa de courir le risque. — Très peu de gens entrent en ville à cette heure, nous allons être bien plus voyants que le matin. Il vaut mieux attendre les bergers et les marchands, comme à Solkara. Tavis se renfrogna mais, contrairement à ce qu’il aurait fait il n’y avait pas si longtemps, ne protesta pas. Ils poursuivirent leur route et s’arrêtèrent à une demi-lieue du château pour le reste de la nuit. Aucune construction ne pouvait les abriter, mais le voile de nuage qui recouvrait le ciel les protégerait du froid. Ils dormirent à la belle étoile et se levèrent aux premières lueurs de l’aube. Lorsque les portes s’ouvrirent, ils furent parmi les premiers à franchir l’enceinte de la cité. Ils passèrent au milieu d’un groupe de marchands, leurs capuchons rabattus sur leurs têtes et les yeux fixés sur le sol. Aucun des gardes ne leur prêta la moindre attention. La nouvelle de leur fuite de Solkara n’avait sans doute pas franchi l’épaisseur de la Grande Forêt. En ville, ils se dirigèrent vers la place du marché, déjà pleine de colporteurs et de chalands. — Et maintenant ? s’enquit Tavis à voix basse. — Je dois aller jusqu’au château et voir ce que je peux apprendre sur Shurik. Le duc et son escorte sont certainement rentrés depuis longtemps. Je dois savoir si Shurik était avec eux. — Et si ce n’est pas le cas ? — Je préfère ne pas y penser et espérer qu’il est ici. Dans ce cas, nous n’aurons plus qu’à attendre qu’il sorte du château. — S’il croit que nous l’avons suivi, il n’est pas près de mettre son nez dehors. — Je sais, acquiesça le Glaneur. Découvrons d’abord s’il est à Mertesse. Après nous nous occuperons du reste. — Que voulez-vous que je fasse ? — Restez sur la place du marché. Nous trouverons une auberge plus tard. — D’accord. — Et ne vous faites pas remarquer, Tavis, ajouta-t-il. Nous sommes trop près du but pour tout ruiner. Le jeune seigneur ouvrit les bras. — Pourquoi êtes-vous toujours en train de croire que je vais tout fiche en l’air ? Grinsa fronça les sourcils et s’éloigna sans un mot. La réponse était aussi évidente que les cicatrices sur le visage du jeune homme. Son retour de Solkara l’avait épuisée et affaiblie. Après cinq jours de repos dans sa chambre du château de Mertesse, Yaella découvrait qu’elle ne désirait que dormir encore, ou rester blottie dans le grand et confortable fauteuil installé devant la cheminée. Elle mangeait très peu, l’idée d’une quelconque nourriture, ou pire, d’un verre de vin, lui donnait la nausée, et elle n’avait quitté sa chambre que deux fois. La première pour un entretien avec le duc, la seconde pour satisfaire aux exigences du chirurgien du château, qui lui avait ordonné de prendre un peu d’exercice dans les couloirs. Elle ne put s’empêcher de remarquer que Rowan, qui avait également été empoisonné, semblait être complètement remis. Shurik lui assura que c’était à cause de sa constitution d’Eandi. — Ils sont physiquement bien plus forts que nous, lui avait-il dit peu après leur retour à Mertesse, et tu le sais. Surtout le duc. C’est un benêt, mais il est bâti comme son père. Rien d’étonnant à ce qu’il soit déjà guéri. Yaella craignait pourtant qu’il s’agît d’autre chose. À l’exception de la Nuit des Deux Lunes, célébrée neuf jours plus tôt, quand le dieu de la magie qirsi galvanisait leurs pouvoirs, elle n’avait pas retrouvé l’énergie qu’elle avait en quittant Mertesse, près d’un cycle plus tôt. Elle n’était plus une jeune femme – à trente et un ans, la ministre n’avait que quatre ans de moins que sa mère lorsque celle-ci était morte. Son père avait vécu jusqu’à quarante ans. Même si elle suivait son exemple, elle entamait les dernières années de son existence. Elle redoutait les séquelles de l’empoisonnement. Peut-être ne retrouverait-elle jamais toutes ses forces. Sa rencontre évitée de justesse avec le Trompeur marquait peut-être le début de son lent déclin vers la mort. En dépit des paroles rassurantes de Shurik, elle ne se sentait plus malade. Seulement vieille et fatiguée. Shurik passait la plupart de son temps avec elle, il l’encourageait à se nourrir, se proposait de lui faire du thé, d’aller dans les cuisines lui chercher ce qu’elle pourrait désirer. Elle lui était reconnaissante de ces marques d’attention mais, de plus en plus souvent, elle aurait aimé pouvoir lui dire de la laisser. Elle comprenait pourtant le besoin qu’il avait de s’occuper d’elle, c’était une manière d’oublier ses propres soucis. Il dormait mal, remuait sans cesse et gémissait contre les démons qui hantaient ses nuits. Son visage, toujours fin et pâle, avait les traits tirés et avait pris une expression sombre et douloureuse qui lui serrait le cœur. Parce qu’elle avait éprouvé le pouvoir du Tisserand, parce qu’elle avait fait face à son courroux, parce qu’elle s’était elle-même réveillée le cœur battant, le visage ruisselant de larmes, Yaella pouvait difficilement reprocher à Shurik sa peur de rencontrer encore cet homme. D’un autre côté, elle ne savait que faire de ses inquiétudes concernant cet autre homme, celui qu’il soupçonnait d’être Tisserand. Elle ne pouvait nier le fait qu’il était étrange qu’un Glaneur de Festival dissimulât ses autres pouvoirs. Cela seul ne suffisait pourtant pas à le croire Tisserand. Le don de tisser les magies n’était pas éradiqué parmi son peuple, contrairement à ce que croyaient certains Eandi, mais les Tisserands restaient rares. Elle doutait que Shurik ait eu la malchance de s’en être mis deux à dos. Jeune homme, Shurik n’avait jamais laissé ses peurs l’emporter sur sa raison. Mais comme elle, il vieillissait. Si elle ajoutait à cela son récent exil de Kentigern et le traitement que le Tisserand lui avait fait subir, elle comprenait qu’il pût se sentir en danger à tous les coins de rue. Elle ne lui disait rien, bien sûr, de ses doutes. Elle l’écoutait fulminer contre l’inclémence des dieux à son égard, la mauvaise fortune qu’ils lui imposaient, et elle faisait de son mieux pour apaiser ses peurs. Ce matin, à sa plus grande surprise et son heureux soulagement, il semblait avoir oublié les deux Tisserands, au moins pour un temps. Il ne la poussa même pas à manger, bien que ses exhortations ne tarderaient pas si elle ne se résignait pas à quitter son fauteuil pour faire honneur au petit déjeuner qu’il lui avait apporté et qui attendait, intact, à côté de son lit. Assis devant la cheminée, il contemplait d’un air absent les motifs de la tapisserie suspendue sur le mur. Pourtant, lorsqu’il prit la parole, elle comprit que les Tisserands étaient loin d’être oubliés. — Il se peut qu’ils l’aient attrapé, fit-il comme s’ils n’avaient pas cessé d’en parler. — Qui ? demanda-t-elle néanmoins. — Grinsa, évidemment ! Les Solkariens l’ont peut-être déjà capturé, et le garçon avec. C’est peut-être pour ça que la nouvelle de leur fuite n’est pas parvenue jusqu’à Mertesse. — Je te l’ai déjà dit, Shurik. Qu’ils les aient capturés ou non, les soldats de Solkara n’auront pas poussé leurs recherches au-delà de la lisière nord de la Grande Forêt. C’est là où s’arrête le duché de Solkara et où commence celui de Mertesse. — Mais les soldats de la maison royale peuvent aller où ils veulent, il me semble. — Oui, mais Numar vient juste d’être nommé régent et, avec toutes les menaces qui planent sur Aneira, il ne va pas risquer d’envoyer ses gardes aux quatre coins du royaume, dans l’espoir de retrouver deux fuyards. Elle baissa brièvement les paupières, excédée de s’être laissée aller à discuter la question. Il eût été plus avisé de lui faire croire que Grinsa n’était plus une menace. — Il a peut-être été capturé, avança-t-elle alors. En tout cas, je l’espère. Mais ce n’est pas la seule explication. Ils ont aussi bien pu décider que le Glaneur et le jeune Curgh ne valaient pas tant d’efforts. Il perçut sans doute quelque chose de plus dans ses propos, car il l’observa quelques instants en silence, un regard blessé au fond des yeux. — Est-ce vraiment ce que tu penses ? demanda-t-il en détournant les yeux. — Non. Cette fois encore, son hésitation parut ne pas lui échapper. Son visage se colora d’une légère rougeur. — C’est un Tisserand, Yaella. J’en suis certain. Je sais qu’il est difficile de croire que je m’en suis mis deux à dos, mais c’est le cas. Il grimaça un sourire. Son regard était toujours peiné. — On dirait bien que je suis plus important qu’on ne l’a jamais cru. — Je n’ai jamais douté que tu étais quelqu’un d’important, Shurik. Tu devrais le savoir. Mais je sais aussi que ma propre peur du Tisserand me rend méfiante à l’égard de tout nouveau Qirsi. Tu as rencontré cet homme juste après le sabotage des portes de Kentigern, et tu as aussitôt pensé, sans la moindre preuve, qu’il avait deviné que c’était toi qui avais trahi Aindreas. Ne t’es-tu jamais demandé si ta peur d’être découvert n’avait pas déteint sur l’impression qu’il te faisait ? Shurik se leva, les lèvres pincées, les joues plus rouges. — Non, fit-il d’une voix glacée de colère. Ce n’est pas le cas. Tu me déçois beaucoup. Il se dirigea résolument vers la porte. — Shurik, je t’en prie. Je suis… La porte claqua sur ses regrets. En partie soulagée de le voir partir, elle se demanda si elle n’avait pas fait exprès de l’irriter. Elle aurait dû se lever, le rattraper et lui présenter ses excuses. S’il avait raison, si Grinsa était Tisserand, les soldats solkariens avaient peu de chances de le trouver, et encore moins d’empêcher sa fuite. Elle était peut-être fatiguée des inquiétudes de Shurik, mais elle savait qu’il était plus en sécurité auprès d’elle que seul. Elle resta pourtant au coin du feu à regarder les flammes et savourer sa solitude. Au bout de quelque temps, elle se leva, marcha lentement jusqu’à son lit et se força à manger. Puis elle quitta sa chambre à la recherche de Shurik. La porte de sa chambre, celle que le duc lui avait allouée et qu’il n’utilisait que rarement, était ouverte et la pièce vide. Elle alla ensuite dans les cuisines, puis dans la salle de réception. Aucun des serviteurs ne l’avait vu. Un malaise commença à l’envahir et ce fut d’un pas plus rapide qu’elle traversa les couloirs pour aller dans la cour. Rien. Presque en courant, elle poussa jusqu’à la seconde enceinte dont elle fit deux fois le tour. Là encore, il était introuvable. Alors qu’elle passait pour la seconde fois devant la porte de la ville, elle crut apercevoir une masse de cheveux blancs. Elle scruta le chemin qui conduisait aux premières maisons sans voir aucun signe de lui. — À qui parliez-vous ? lança-t-elle au garde. L’homme la dévisagea avec étonnement. — Mais, à personne, Premier ministre. — J’ai cru voir un Qirsi. Je me demandais si c’était le… Elle s’interrompit. Depuis que Shurik était arrivé à Mertesse, un traître de Kentigern venu chercher asile en Aneira, elle ne savait pas comment le qualifier quand elle parlait de lui. Il n’était plus ministre et, au contraire de la plupart des gardes, elle refusait de le qualifier de traître. — Je croyais que c’était mon ami Shurik. Le Qirsi de Kentigern. — Je vous assure, Premier ministre, je n’ai vu personne. Elle se tourna vers l’autre garde, qui se tenait légèrement en retrait. — L’avez-vous vu ? — Non, Premier ministre, répondit-il en désignant son collègue. Il vous l’a dit, on n’a vu personne par ici. Nous n’aurions pas loupé un che… Il s’étrangla en rougissant violemment. — On l’aurait certainement remarqué, bredouilla-t-il. Yaella se tourna une nouvelle fois vers le chemin, toujours désert. Elle était sûre d’avoir vu la chevelure blanche d’un Qirsi. Peut-être était-ce un tour de son imagination. Elle n’était pas très bien depuis quelque temps. — Excusez-moi, murmura-t-elle en retournant vers la première enceinte. J’ai dû me tromper. Elle finit par le trouver, seul au sommet de la tour où était entreposé le blé, à l’autre bout du château. Le vent était fort. Elle approcha, et regarda la Grande Forêt en tremblant de froid. — Je suis désolée, fit-elle doucement en tâchant de déchiffrer son expression. Tu ne m’as jamais donné la moindre occasion de douter de ton jugement ou de ta parole. Je n’aurais pas dû commencer aujourd’hui. — Mais tu l’as fait. Tu penses que je me trompe au sujet de Grinsa. — Je ne sais pas quoi penser. Je ne l’ai jamais vu, comment pourrais-je t’accuser de te tromper ? Elle haussa les épaules. — L’idée d’avoir à affronter deux Tisserands me semble tellement effrayante, que je préfère peut-être ne pas l’admettre. Il sourit. — Je veux bien te croire. — J’ai cru que tu avais quitté le château. Tu m’as fait très peur. Elle songea un instant à lui raconter ce qu’elle avait cru voir à la porte de la ville, mais elle se ravisa. Cet aveu n’aurait fait que raviver ses craintes et sans aucune raison. Les gardes ne lui avaient pas menti. Elle avait dû rêver. — Je n’ai aucune intention de quitter le château, Yaella. C’est bien le seul endroit où je sois en sécurité. Le Tisserand va peut-être finir par m’ordonner de rechercher encore Grinsa, mais jusque-là, je reste ici. Elle glissa les bras sous les siens et posa sa tête contre son épaule. — Tant mieux. Shurik lui déposa un baiser sur le front. Puis il la regarda, comme s’il la découvrait pour la première fois. — Tu n’es pas dans ta chambre, sourit-il. Tu es même sortie du château. J’ai du mal à y croire. — Je te l’ai dit, j’étais inquiète. — Comment te sens-tu ? — Fatiguée, un peu frigorifiée. — Souhaitez-vous que je vous raccompagne à vos appartements, Premier ministre ? Elle sourit. — Attendons un peu. Je suis bien ici. Ils regardèrent un moment les nuages gris et fins dériver au-dessus des fermes et des arbres nus de la forêt. De temps à autre, le soleil faisait son apparition, et découpait de larges ombres sur les champs marron avant de disparaître à nouveau. Quand les nuages s’épaissirent et que le vent devint plus fort, ils se retirèrent vers la tour la plus proche et descendirent les marches vers les appartements de Yaella. — Je dois te poser une question, fit Shurik alors qu’ils approchaient de la porte. Ne me traite pas d’idiot. Deux gardes franchirent le coin du couloir et passèrent devant eux. Ils se turent jusqu’à ce qu’ils eurent disparu. — Je ne te prends pas pour un idiot, Shurik, et quoi que je puisse penser de Grinsa, je ne doute pas qu’il soit une menace pour toi. Je t’écoute. — Très bien. Je sais que les Solkariens sont à ses trousses. Pour autant que je le sache, lui et le garçon sont à des lieues d’ici. Mais j’aimerais que tu demandes à ton duc d’alerter la garde. Je voudrais qu’ils soient prévenus, au cas où Grinsa arriverait au château. Yaella sentit un pincement lui serrer le cœur. Une fois de plus, elle songea à la chevelure blanche qu’elle avait aperçue à la porte de la ville. Elle se répéta que son imagination lui jouait des tours, qu’elle était aussi énervée que Shurik. — Bien sûr, répondit-elle néanmoins. Je dois me reposer maintenant, mais je lui en parle dès demain. Devant sa porte, Shurik se tourna vers elle, l’air anxieux. — Crois-tu qu’il t’écoutera ? Nous savons tous les deux ce qu’il pense de moi. — Indépendamment des sentiments que tu lui inspires, Rowan est assez intelligent pour reconnaître quand son château est menacé. Si je lui dis que des agents d’Eibithar sont dans le royaume et qu’ils en ont après toi, il doublera la garde à toutes les portes. Je te l’assure. Il acquiesça et parvint même à sourire. — Merci, fit-il en lui déposant un baiser sur la joue. Je te laisse, maintenant. Repose-toi bien. Elle hocha la tête et le regarda s’éloigner sans pouvoir s’empêcher de se dire que l’homme qu’elle avait aperçu à la porte était bien plus grand que Shurik. 14 Tavis avait fait une première fois le tour de la place du marché. Devant les charrettes des quelques colporteurs, il s’était arrêté pour regarder des poignards ou des sacs de voyage – le sien était en piteux état – avant de se remettre en route. La saison des neiges était bien avancée et dans un royaume tel que celui d’Aneira, qui s’étendait au sud jusqu’au pied de la Chaîne de la Marche, les cités du nord avaient plus de mal à attirer les marchands pendant les cycles froids, mais il ne pouvait s’empêcher de comparer ce marché avec celui de Curgh. Il constata, non sans fierté, qu’il était bien maigre en comparaison. Ne voyant aucun signe de Grinsa, il se résigna à entamer un second tour lorsqu’il aperçut un attroupement qui se formait non loin. Curieux, il se dirigea dans cette direction. Il n’avait fait que quelques pas quand il entendit le Glaneur l’appeler par son nom, ou plus exactement celui de Xaver. Il fit demi-tour. Grinsa se dirigeait vers lui. — Où allez-vous ? lui demanda le Qirsi lorsqu’il fut proche. Tavis désigna la petite foule du menton, mais ne dit rien. Il y avait trop de monde autour d’eux et, bien qu’il eût soigneusement travaillé son accent aneirien, il était moins que convaincant. En arrivant à ses côtés, Grinsa jeta un bref coup d’œil sur l’attroupement. — Qu’est-ce que c’est ? — Je ne sais pas, répondit tranquillement Tavis. J’allais voir. — Une autre fois. Nous devons trouver une chambre et discuter. Grinsa se tourna de nouveau vers lui, une flamme inhabituelle brûlait dans ses yeux jaunes. — Il est au château. — D’accord, je vous suis. Mais avant, je voudrais savoir ce qui se passe là-bas. Grinsa se renfrogna. — Excusez-moi ! héla-t-il un homme qui passait en toute hâte devant eux. Où vous précipitez-vous comme ça ? Ralentissant à peine, l’homme lui répondit par-dessus l’épaule : — Écouter les musiciens, quelle question ! — Les musiciens ? L’homme poussa un soupir et s’arrêta sans masquer son impatience. — Ceux du Nid d’Hirondelle. Devant l’incompréhension persistante de Tavis et Grinsa, il poursuivit d’un ton de moins en moins conciliant : — Cela fait plusieurs jours qu’ils jouent sur le marché. Dans l’espoir d’attirer des clients à la taverne, j’imagine. Il s’éloigna. — En tout cas, ils sont bien meilleurs que tous les joueurs du Festival que j’aie jamais entendus. — Merci, lui lança Grinsa. Bon, fit-il en revenant à Tavis. Ce sont des musiciens. Si cela vous chante, vous pourrez les écouter demain puisqu’ils viennent tous les jours. Maintenant, il faut que nous parlions. À contrecœur, Tavis suivit le Glaneur dans une des ruelles qui s’écartaient de la place du marché. Il leur fallut quelque temps pour trouver une auberge capable de leur louer une chambre et encore plus pour négocier le prix. Lorsqu’ils grimpèrent enfin les escaliers d’une nouvelle auberge qirsi, il était plus de midi. Une fois seuls, Grinsa expliqua à Tavis tout ce qu’il avait appris des gardes du château de Mertesse. Shurik était revenu avec le duc et n’avait pas quitté l’enceinte fortifiée depuis. Il passait le plus clair de son temps à s’occuper de la santé du Premier ministre qui souffrait toujours de l’empoisonnement perpétré à Solkara. Le nouveau duc, bien qu’il honorât la promesse de protection de son père, ne l’aimait pas et n’avait aucune intention de l’intégrer à son équipe ministérielle. — Comment avez-vous fait pour qu’un soldat vous dise tout ça ? s’étonna le jeune homme lorsque Grinsa eut terminé. — Vous vous souvenez du marchand que nous avons rencontré dans la Grande Forêt ? Tavis se sentit pâlir. — Malgré tout ce qu’il m’a dit, poursuivit le Qirsi, je n’ai aucune idée de la façon de m’y prendre pour approcher suffisamment de Shurik et… Il se tut avec un regard embarrassé. — Et quoi ? Tavis le vit tordre la bouche. — Le tuer, fit-il en détournant les yeux. — Je croyais que vous vouliez simplement l’interroger sur la conspiration. — Je vais l’interroger mais, avec la tentative d’infiltration de Keziah, il représente une trop grande menace. Pour elle autant que pour moi. Au stade où nous en sommes, je n’ai plus le choix. Tavis réfléchit avant d’acquiescer sombrement. — Très bien. Que voulez-vous que je fasse ? Grinsa sourit avec soulagement. — Pour l’instant, rien. Reposez-vous. Promenez-vous en ville, profitez des musiciens. Il me reste encore beaucoup de choses à apprendre. Ma dernière visite à Mertesse remonte à des années. Je ne me souviens pas très bien du château. — Vous pensez que nous devrons y pénétrer ? — Je doute sérieusement que Shurik nous donne l’occasion de le croiser ailleurs. Ils poursuivirent leur conversation. Grinsa fit part à Tavis des détails dont il se souvenait sur le château et lui demanda même des précisions sur le plan de Curgh qui, de toute évidence, avait été construit à la même époque. Puis ils descendirent dans la grande salle de l’auberge et déjeunèrent sans abandonner le sujet de leurs préoccupations. Tavis était heureux de voir l’intérêt que le Glaneur portait à ce qu’il lui disait du château de ses ancêtres. Au cours de leur périple – et particulièrement depuis qu’ils avaient parlé des pouvoirs de Grinsa – Tavis avait si souvent eu l’impression d’être un élève ignorant en face du maître, qu’il goûtait le plaisir de parler, pour une fois, d’égal à égal avec le Qirsi. Leur repas achevé, Grinsa retourna au château. Il était resté assez vague sur ses intentions, mais Tavis ne s’en offusqua pas. L’âme légère, il reprit le chemin de la place du marché, dans l’espoir d’entendre les musiciens. Ils étaient convenus de se retrouver à la taverne au coucher du soleil. Lorsque le jeune seigneur arriva sur la place du marché, la foule et les musiciens avaient disparu. Des jongleurs qui se lançaient des couteaux avec une vitesse stupéfiante retinrent son attention. Il les regarda un moment avant de reprendre sa déambulation au milieu des échoppes. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas écouté de bon récital. Il songea se mettre à la recherche de la taverne où ils étaient engagés, le Nid d’Hirondelle. Mais il se dit que Grinsa ne l’approuverait pas. Maintenant qu’ils étaient si proches de Shurik, le jeune homme sentait que Grinsa aurait aimé l’enfermer dans leur chambre, afin d’éviter le moindre risque. Il ne l’aurait jamais avoué, bien sûr, mais il avait été très clair : Tavis devait se limiter à l’auberge où ils étaient descendus et à la place du marché. Dans n’importe quelle autre cité, Tavis n’aurait jamais supporté une telle contrainte. Mais Mertesse, située à une lieue de la Tarbin et de la frontière avec Eibithar, n’était pas comme les autres villes. Dans son royaume, on disait qu’aucun Aneirien ne haïssait plus son peuple que les habitants de Mertesse. Si on reconnaissait son accent, il pouvait se faire tuer sur place. Il décida d’attendre le lendemain. Il pourrait écouter les musiciens sans courir le moindre risque. Lorsque Tavis et Grinsa se retrouvèrent à la tombée du jour, le Glaneur semblait épuisé et découragé. Il expliqua qu’il avait parlé à six ou sept autres gardes, employant son pouvoir de persuasion sur plusieurs d’entre eux, mais qu’il n’avait rien appris de plus sur le château, ni l’endroit où se situaient les quartiers de Shurik. Ils dînèrent en silence puis montèrent se coucher, guère plus avancés que le matin. Le lendemain, Tavis s’habilla en hâte. Il était prêt à descendre alors que Grinsa était encore au lit. — Ces musiciens ont du succès, je veux arriver en premier pour avoir une bonne place, fit-il en ouvrant la porte. — Très bien. Seulement, soyez prudent. Je serai au château presque toute la matinée, j’essaierai de vous retrouver au marché vers midi. Si vous ne me voyez pas, revenez ici. Tavis acquiesça et partit. Il était si pressé d’aller au marché qu’il ne s’arrêta même pas pour manger. Il acheta un morceau de pain chez un boulanger et se précipita vers l’endroit où les musiciens avaient joué la veille. Il découvrit qu’il n’était pas le seul à avoir eu cette idée et, une heure après son arrivée, il était entouré d’une foule immense. Il espéra que les artistes étaient aussi bons que ces Aneiriens semblaient le penser. — On dirait que toute la ville est là. Tavis se tourna vers la voix. Une jeune et jolie jeune fille, le visage auréolé d’une chevelure roux flamboyant le dévisageait tranquillement. Une légère inquiétude traversa ses yeux verts lorsqu’elle vit les cicatrices qu’il portait sur le visage, mais elle croisa son regard et lui sourit. Il lui rendit son sourire, mais se contenta d’un léger hochement de tête. Il ne voulait pas prendre le risque d’une conversation. — Vous les avez entendus hier ? demanda-t-elle. Il hocha la tête. — Moi, oui. Ils étaient merveilleux. Quand est-ce que vous les avez vus pour la première fois ? — Je ne les ai jamais vus, répondit-il en s’efforçant d’avoir l’air le plus Aneirien possible. S’il en jugeait à la stupéfaction qui se dessina sur son visage, il comprit qu’il avait échoué. — Vous n’êtes pas de Mertesse, n’est-ce pas ? — Non. Je suis né à Tounstrel, mais j’ai… beaucoup voyagé. La jeune femme sembla le croire. — Eh bien vous n’allez pas être déçu. Ils sont les meilleurs musiciens qu’on ait entendus depuis longtemps par ici. — C’est ce qu’on raconte. — Je m’appelle Rissa. Elle se tourna pour regarder la foule, le front barré d’un pli soucieux. — Mon frère est quelque part dans les parages, mais je ne le vois plus. — Je m’appelle Xaver. — Vous êtes venu avec quelqu’un, Xaver ? Avant qu’il puisse répondre, une ovation s’éleva loin derrière eux. Les musiciens arrivaient. Tavis et Rissa se tournèrent en se hissant sur les talons afin de les voir. La foule s’écartait lentement sur le passage des artistes salués par les acclamations. Il vit d’abord le luthiste, un jeune homme aux cheveux dorés, aux yeux bruns et chaleureux, au visage carré. En regardant l’homme qui le suivait, Tavis sentit son corps entier se refroidir, comme si l’esprit de Brienne, mû par un souffle du Royaume du Dessous, l’avait subitement traversé. Il ne pouvait pas se tromper sur ce visage, même si c’était le fantôme de Brienne qui le lui avait rappelé. Il l’avait vu à Curgh pendant le Festival. C’était la première fois qu’il avait entendu cet homme chanter. Il l’avait revu ensuite dans la grande salle de Kentigern, quand l’homme, se faisant passer pour un serviteur du château, lui avait tendu une carafe de vin rouge de Sanbiri. Il l’avait vu enfin une troisième fois, dans le Sanctuaire de Bian, lorsque Brienne avait convoqué pour lui une image vaporeuse mais précise. Depuis, il n’avait cessé de le revoir. Des centaines et des centaines de fois, ce visage, un sourire malveillant au coin des lèvres, tel un démon du Trompeur, avait hanté son sommeil. Son sourire semblait aimable aujourd’hui, comme le visage fin et barbu. Mais ses yeux, des yeux bleu pâle et aussi froids que le vent du nord sur l’océan d’Amon, ses yeux ne pouvaient qu’être ceux d’un tueur. Ceux de l’assassin de Brienne. Le premier réflexe de Tavis fut de porter la main à sa garde, pour en finir sur-le-champ. Mais c’était impossible. Il le comprit en même temps que son geste. Il pouvait sauter sur le chanteur, la foule ne l’aurait pas laissé faire. Cet homme brillait comme un astre à Mertesse. Et Tavis n’était qu’un noble d’Eibithar, un exilé, un ennemi. Il jeta autour de lui un regard désespéré à la recherche de Grinsa, d’un garde, n’importe qui qui put comprendre la vérité sur l’identité de cet homme. C’est un assassin ! voulait-il hurler. C’est un tueur à gages ! Il a tué celle qui devait être ma reine ! Il a tué le duc de Bistari et c’est peut-être même lui qui a tué votre roi ! Personne sur le marché n’avait aucune raison de le croire. Et devant son accent, c’est lui qu’ils auraient pris pour cible, pas l’assassin. Le chanteur était presque à leur hauteur. Dans une seconde, il apercevrait Tavis, et les marques qu’il portait sur le visage, les vêtements salis par le voyage lui révéleraient immédiatement qui il était. Tavis n’avait pas d’autre choix. Il fit demi-tour et, poussant les gens qui l’entouraient, se fraya un chemin parmi la foule et s’enfuit. — Xaver ! entendit-il dans son dos. Où allez-vous ? C’était la voix de Rissa. Il l’ignora. Les Aneiriens se serraient contre lui, aussi pressés d’approcher des musiciens qu’il avait hâte de s’en éloigner. Pendant quelques secondes, il sentit la panique l’envahir. Il n’arrivait pas à avancer, faire demi-tour était impossible. La peur montait comme les eaux tumultueuses de la Tarbin au printemps. Il faillit sortir son couteau pour se tailler un chemin dans la masse des corps qui se collaient à lui. Enfin, il parvint à se libérer et il déboucha à l’air libre, titubant comme un naufragé rejeté sur la grève après l’orage. Plié en deux, les mains sur les genoux, il tâcha de reprendre son souffle et calmer ses esprits. La nausée s’éloigna. Il se redressa faible et épuisé. D’un pas d’abord mal assuré, luttant pour ne pas s’effondrer en larmes comme un bébé, il se dirigea vers l’auberge. Le chanteur s’était trouvé à sa merci. S’il avait sorti son couteau, s’il avait attendu une minute ou deux, il aurait pu l’abattre. La foule se serait jetée sur lui, ils l’auraient peut-être tué, mais le chanteur serait mort. Brienne serait vengée. La nuit où elle lui était apparue, il avait juré devant son image qu’il frapperait son meurtrier à mort. Bien qu’il n’eût pas formulé sa promesse à voix haute, il s’était engagé à ne pas laisser la peur l’emporter. C’était exactement ce qui venait de se produire. — Je suis un lâche, murmura-t-il tandis que les larmes lui piquaient les yeux. Comme d’habitude. La seule fois où il s’était montré véritablement courageux avait été dans les cachots de Kentigern. Soumis aux tortures que lui avait infligées le père de Brienne, il aurait préféré mourir que d’avouer un crime qu’il n’avait pas commis. Et que lui restait-il de ces brefs moments de valeur ? Les cicatrices qu’il portait sur le corps et le visage. Tout allait s’achever ici, dans les ruelles presque gelées et couvertes de boue de la ville. Il accéléra le pas. L’assassin ne l’avait pas vu ; il en était certain. Ce qui signifiait qu’à leur prochaine rencontre, l’homme ne serait pas plus préparé à l’assaut de Tavis qu’il ne l’avait été un peu plus tôt. Il avait perdu une occasion, rien de plus. Il allait trouver le Nid d’Hirondelle et là, il tuerait le chanteur. Que les Aneiriens l’attrapent, il s’en moquait. Il préférait être exécuté pour le meurtre d’un assassin et vilipendé au nom de ses origines véritables – un noble d’Eibithar – que gâcher sa vie en exil, alors que toutes les Terres du Devant le prenaient pour l’ignoble boucher qui avait massacré sa reine. Lorsqu’il arriva dans l’étroit chemin où se trouvait l’auberge dans laquelle Grinsa et lui avaient loué une chambre, galvanisé par sa résolution, il courait presque. Il poussa la porte, grimpa l’escalier quatre à quatre, et s’engouffra dans le couloir. Dans leur chambre, il découvrit que le Glaneur était déjà parti. Étouffant un juron, il fouilla la chambre à la recherche d’une plume et d’un morceau de parchemin. N’en voyant pas, il se précipita en bas. Le tavernier fumait tranquillement sa pipe. — Savez-vous où mon ami est parti ? demanda-t-il sans se soucier de son accent. Le Qirsi le considéra froidement avant de secouer la tête. — Je l’ai vu partir juste après vous, mais il ne m’a rien dit. Il était certainement au château. Il lui avait expliqué qu’il espérait apprendre plus de détails sur son architecture et les activités de Shurik. — Auriez-vous une plume et quelque chose sur quoi je puisse écrire ? L’aubergiste lui jeta un regard revêche mais il se leva, se dirigea vers sa chambre d’un pas lent et en sortit, quelques secondes plus tard, avec une plume, un flacon d’encre bouché et un parchemin. Tavis les lui arracha presque des mains et se précipita vers les escaliers en jetant un remerciement par-dessus son épaule. Il s’assit sur son lit, ouvrit le flacon avant de s’arrêter, la plume au-dessus de la fiole. S’il en disait trop sur ses intentions, le Glaneur risquait de lui barrer la route. Grinsa ne voyait que le danger. Tavis n’avait pas peur d’échanger sa vie contre celle de l’assassin, il en avait même hâte, mais le Qirsi refuserait un troc pareil. Après une longue réflexion, Tavis pourtant décida de tout lui dire. Grinsa n’aurait probablement pas le temps de réagir et quelqu’un devait savoir ce qu’il avait fait, ne fut-ce que pour expliquer à ses parents qu’il n’était pas mort en lâche, qu’il n’avait pas emporté sa honte au Royaume du Dessous. Il rédigea un message court auquel il ajouta ses remerciements pour tout ce que Grinsa avait fait pour lui. « Sans votre compagnie, j’aurais passé ces derniers cycles seul et sans ami », écrivit le jeune homme. « De cette amitié, je vous serai éternellement reconnaissant. Portez-vous bien, Grinsa. Que les dieux vous gardent en paix. » Il déposa son parchemin au pied du lit du Glaneur, vérifia que son arme était bien attachée à sa ceinture, et quitta la chambre. Son estomac lui faisait mal, mais il n’avait aucune envie de manger. Sa décision de venger Brienne à Mertesse était prise, la seule chose dont il eût besoin était de trouver le moyen de tuer le chanteur sans se faire tuer d’abord, et sans laisser au Glaneur le temps de l’arrêter. Leur récital sur la place du marché s’était bien déroulé ; mieux que Cadel n’était prêt à le reconnaître, et mieux que les jours précédents, même si le peuple de la ville n’était pas capable de faire la différence d’un jour à l’autre. Dario aurait pu oublier d’accorder son luth ou Cadel inverser les strophes du Péan, leur réputation était désormais telle que les habitants de Mertesse auraient applaudi à tout rompre. Le chanteur aurait pu accepter comme une évidence ce que Dario lui avait dit : les gens se moquaient bien de savoir s’ils étaient parfaits. Il suffisait qu’ils soient bons et qu’ils plaisent au public. Quelque chose dans leur représentation le troublait cependant. Une chose qui, plus exactement, concernait la place du marché, ou la foule qui les avait acclamés, Cadel n’aurait su trancher. Il savait simplement qu’il s’était senti dans l’état qu’il éprouvait avant un meurtre difficile, en alerte et légèrement excité. Comme si son corps se préparait à l’attaque. La Nuit de l’Apogée était pourtant encore loin. Il ne voyait aucune explication logique, mais il avait appris depuis longtemps à se fier à ses instincts. Il ne pouvait pas les ignorer. Pour l’heure, en tout cas, il ne pouvait rien faire sinon attendre que ses impressions se confirment. En retournant vers le Nid d’Hirondelle, Cadel se surprit à scruter les ruelles, à l’affût du moindre détail qui lui aurait semblé inhabituel. De temps à autre, sa main glissait sur la poignée de son arme. Dario semblait ne rien saisir. — On a été bons, qu’en penses-tu ? demanda-t-il un large sourire sur son visage juvénile. Je suis sûr qu’on a entendu les applaudissements jusqu’à Kentigern. — Tu n’es toujours pas dans le rythme du thrène, et tu joues les refrains des chansons populaires de Caerisse de façon complètement décousue. Cadel grimaça au ton de sa propre voix et le sourire de son compagnon s’effaça au profit d’une expression dure et pleine d’amertume. — Nous ne sommes pas loin d’y arriver, reprit le chanteur. Il nous manque juste un peu d’exercice. Dario acquiesça, mais ne dit rien. Cadel ne savait pas pourquoi il le traitait de cette façon. Beaucoup de détails contrariaient encore le chanteur quant à leurs performances et, bien qu’ils eussent répété chacune de leur chanson plus qu’il ne saurait compter, le jeu de Dario n’avait pas beaucoup évolué. Presque tous les compromis venaient de Cadel, que ce fut une modification notable de sa façon de chanter, ou un renoncement à critiquer une des tristes habitudes de Dario. Tout cela exaspérait Cadel. Pourtant, leurs désaccords musicaux étaient loin de justifier ces accès de colère qui, bien souvent, le prenaient de court. Il finissait par croire qu’il se vengeait sur Dario de tout le ressentiment que provoquait encore en lui la perte de Jedrek. — Nous n’allons pas nous entraîner beaucoup, reprit-il en essayant une fois de plus d’apaiser la colère de son partenaire. Juste pour que le thrène et les chansons populaires soient au point. Il en avait besoin, pensa-t-il. Il avait besoin de chanter pour oublier tout le reste. Dario demeura silencieux, et ils rejoignirent leur auberge sans prononcer un mot. Ils jouèrent vite et parfaitement, mais sans l’émotion qui habituellement caractérisait leurs tours de chant. Le luthiste, comme s’il en voulait au chanteur, ne quitta pas une seule fois ses mains des yeux. S’il continuait sur cette voie, songea Cadel, il allait détruire leur association avant même l’exécution de leur première mission. — C’était bien, fit-il alors que la dernière note mourait sur les cordes du luth. Très bien. — Alors, c’est ça que tu veux ? répliqua Dario d’une voix aussi neutre que son jeu. — C’est le bon rythme. Pour le reste, nous venons juste de terminer l’exercice. Nous sommes tous les deux fatigués. — Alors, c’est fini ? Cadel acquiesça. — Je crois, oui. Dario se leva, enveloppa son luth dans son chiffon et se dirigea vers la porte. — Où vas-tu ? Le luthiste haussa les épaules sans se retourner. — Je sors d’ici. C’est tout ce qui compte. — Nous avons encore beaucoup de choses à voir pour préparer la Nuit de l’Apogée. À ces mots, Dario se retourna. — Tu fais les plans. Dis-moi ce que je dois faire, et je le ferai. C’est ce que tu veux, non ? Sans attendre la réponse, il ouvrit la porte, sortit de la pièce, et la referma fermement derrière lui. S’il n’avait pas laissé son luth sur son lit, Cadel aurait douté qu’il revînt jamais. Pendant de longues minutes, le chanteur resta assis, essayant de savoir s’il était en colère contre son partenaire ou simplement lassé de sa compagnie. Il avait besoin de quelqu’un pour protéger ses arrières. C’était ce qu’il se répétait depuis des années. Mais en vérité, il avait toujours préféré travailler seul. Même lorsque Jedrek était encore en vie, il aimait les meurtres qu’il accomplissait seul. En quelques occasions, Jedrek s’était débrouillé pour le prévenir d’un danger. Il lui avait peut-être même permis d’éviter de se faire prendre ou assassiner. Et bien que Jedrek fut mort en essayant de le protéger tandis qu’il se dirigeait vers Kentigern, le chanteur ne pouvait ignorer la possibilité que Jed avait suffisamment retardé le Qirsi pour lui sauver une dernière fois la vie. Cadel devait pourtant reconnaître qu’il n’était pas resté avec Jedrek dans le souci de se protéger, mais pour la compagnie qu’il lui apportait pendant les nombreux cycles durant lesquels ils n’avaient pas de mission et qu’ils n’avaient pour seule occupation que de parcourir le pays et de chanter. S’il le voulait, il pouvait parfaitement se débrouiller tout seul. Travailler sans partenaire comportait un certain nombre de risques, mais il était tueur à gages et les risques faisaient partie intégrante de sa profession. Quoi qu’il en fut, les difficultés supplémentaires ne masquaient pas le fait qu’il préférait travailler seul que de supporter ça. Il était fatigué de se battre en permanence contre le joueur de luth, de faire autant d’efforts pour s’adapter à un musicien dont le jeu était aussi indiscipliné et dont l’adresse au couteau restait à démontrer. Curieusement, alors qu’il s’était enrichi en supprimant la vie d’hommes et de femmes qui ne lui avaient jamais rien fait, ce qui l’avait empêché jusque-là d’arrêter leur association était sa réticence à supprimer celle du joueur de luth. Dario en savait trop sur Cadel et son travail pour que le chanteur le laissât en vie. S’il voulait reprendre son indépendance, il lui faudrait tuer son associé. En dépit de toutes ses difficultés à travailler et chanter avec lui, Cadel n’était pas sûr de pouvoir s’y résoudre. Il hocha la tête, comme pour s’éclaircir les idées, puis se leva et s’étira. Les cloches du prieuré sonnaient aux portes de la ville. Surpris d’avoir perdu autant de temps, il étouffa un juron. Plus de la moitié de la journée s’était écoulée – le soleil allait se coucher dans moins de deux heures – et il n’était pas encore allé au château. Les premiers jours, jouer dans les rues de la ville lui avait semblé une excellente idée. C’était devenu une contrainte, un obstacle de plus à la préparation du meurtre de Shurik. Il s’était lié d’amitié avec quelques gardes du château. Ils lui avaient appris une bonne partie de ce qu’il voulait sur le Qirsi et la forteresse, mais s’il n’avait pas le temps de bavarder avec eux, cela ne servait à rien. Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit et sortit dans le couloir. L’instinct. Il n’y avait pas d’autre terme pour expliquer comment il eut le réflexe de tirer son couteau aussi vite, comme s’il avait senti l’attaque avant de voir l’ombre tapie dans l’angle du couloir sauter sur lui. Bien que sa lame fût prête, il fut presque impuissant à se défendre. L’assaillant, bondissant de côté, le déséquilibra et il s’écroula sur le sol. Cadel essaya de se relever, mais l’ombre, instantanément, se jeta sur lui, coinçant sa main armée sous son corps. Il essaya de se libérer tout en tâchant de repousser l’adversaire. Celui-ci était fort, mais pas très lourd et, tandis qu’il luttait pour prendre le dessus, Cadel se rendit compte qu’il n’avait pas une grande expérience de tels combats. Il ne fallut pas très longtemps à l’assassin pour libérer son bras et lancer son arme contre le corps qui l’écrasait dans l’espoir de l’atteindre dans le dos. Au moment où il allait y parvenir, le poing gauche de l’inconnu s’écrasa sur son poignet, forçant Cadel à lâcher son couteau qui atterrit brutalement contre le mur. L’assassin s’efforça de l’attraper. Il n’en eut pas le temps. La pointe froide d’une lame s’enfonçait dans son cou. — Ne bougez pas ! La voix était celle d’un homme, jeune et mal assurée. — Que voulez-vous ? demanda Cadel tandis que sa main gauche rampait vers le second couteau qu’il gardait toujours caché, attaché à son mollet. — Vengeance. Tu as pris ma reine, mon titre, ma vie. Tu vas mourir à cause de ça. Un seul geste. Il suffisait de ça. Une simple cambrure du dos pour se débarrasser de l’homme qui le plaquait puis, dans l’élan de ce premier mouvement, le plaquer à son tour, son autre couteau en main, prêt à lui assener le coup de grâce. Le dernier mot franchissait à peine les lèvres de son assaillant que Cadel avait déjà pris appui d’un pied contre le sol. À cet instant, une lumière blanche et aveuglante illumina le couloir. — Tavis, non ! s’exclama une voix depuis l’escalier. Cadel se figea et, pour la première fois, leva les yeux vers le visage couvert de cicatrices au-dessus du sien. Il n’aurait pas reconnu le garçon, mais les yeux, les traits nobles de la bouche et du nez parlaient d’eux-mêmes. C’était Tavis de Curgh, sur le point de venger le meurtre de Brienne. Comme l’esprit de la fille le lui avait prédit, la Nuit de Bian, dans le sanctuaire de Solkara. Grinsa était revenu à l’auberge peu de temps après les cloches du prieuré, fatigué mais satisfait. Il avait eu la chance de trouver un garde solitaire dont il avait pu influencer l’esprit sans attirer l’attention de quiconque. Il avait appris beaucoup de choses sur le château et l’endroit où il aurait le plus de chances de trouver Shurik pendant la nuit. Avec un petit peu plus de chance, lui et Tavis pourraient quitter Mertesse dans moins d’un jour. En franchissant le seuil de l’auberge, d’un signe de tête, il avait salué le tenancier qui fumait sa pipe au milieu de la grande salle presque déserte. — Votre ami vous cherchait, lui lança l’homme alors que Grinsa se dirigeait vers les escaliers. Le Qirsi s’était arrêté. — Il y a longtemps ? — Il n’est pas d’ici ? D’Aneira, je veux dire… Étouffant un juron, Grinsa avait rejoint l’homme et s’était assis à sa table. — Il vient d’Eibithar. — Oui, avait reconnu Grinsa d’une voix basse bien qu’ils eussent été seuls. — Vous aussi. — Oui. Il aurait pu mentir, mais sachant la vérité sur Tavis, l’homme ne l’aurait pas cru. Il valait mieux combattre les soupçons de l’aubergiste par la sincérité. — Mais nous ne sommes pas des ennemis d’Aneira. Nous cherchons un homme, et lorsque nous aurons réglé notre affaire avec lui, nous partirons. Le tenancier avait mâchouillé sa pipe, ses yeux jaunes et brillants posés sur Grinsa. — Deux nuits, avait-il dit, je vous laisse encore deux nuits et vous disparaissez. Et je veux cinq qinde de plus par nuit supplémentaire. La chambre était déjà très chère mais, s’ils devaient rester deux jours de plus, ils n’avaient pas le temps de trouver une autre auberge. — Très bien, avait répondu Grinsa. Il y a combien de temps qu’il me cherchait ? — Pas longtemps, autour de midi. Grinsa s’était levé et éloigné sans regarder l’homme. — Deux nuits, lui avait-il répété alors que le Glaneur empruntait l’escalier. « Grinsa J’ai trouvé le meurtrier de Brienne et je suis parti la venger. Si je suis tué ou emprisonné, dites à mes parents que je suis mort en restaurant mon honneur et celui de la maison des Curgh. Sans votre compagnie, j’aurais passé ces derniers cycles seul et sans ami. De cette amitié, je vous serai éternellement reconnaissant. Portez-vous bien, Grinsa. Que les dieux vous protègent. Tavis » — Par les démons et toutes les flammes ! gronda-t-il en jetant le parchemin avant de se précipiter vers la porte. Il eut l’impression qu’une lumière éclairait brusquement les zones d’ombre dans lesquelles la vérité se cachait. Évidemment que l’assassin était à Mertesse ! Le Premier ministre de Dantrielle l’avait missionné. La trahison de Shurik s’était répandue dans tout le royaume d’Aneira et, tandis que la majorité des gens la considéraient comme une humiliation pour Eibithar, Grinsa n’aurait pas dû être étonné que quelques-uns eussent considéré les agissements du traître pour ce qu’ils étaient : une tentative malheureuse de la conspiration de jeter les germes de la guerre. « Je l’ai envoyé tuer quelqu’un que nous croyons appartenir à la conspiration », lui avait dit ce jour-là la ministre de Dantrielle à Solkara. Mais sa voix était empreinte d’une once de doute, parce qu’elle n’en était pas sûre – elle avait décidé d’envoyer l’assassin vers le nord sur la base d’une simple supposition. Il s’avérait qu’elle avait raison, mais Grinsa aurait dû prendre son incertitude pour ce qu’elle était : un indice révélant l’identité de l’homme dont Evanthya souhaitait la mort. Et cet homme n’était autre que Shurik. « Nous sommes en guerre contre la conspiration », avait-elle ajouté. C’était pour tuer cet homme qu’elle avait engagé la plus fine lame des Terres du Devant. Grinsa avait été stupide de ne pas le comprendre plus tôt. Dévalant les escaliers, il appela le tavernier. — L’auberge où jouent les musiciens ! Où est-elle ? — Le Nid d’Hirondelle ? — Oui ! Où ? — Dans le quartier ouest, une petite cour au bout du Chemin du Pêcheur. Grinsa franchit le seuil en trombe, manquant tout juste de renverser une vieille femme qirsi. Il l’écarta de son chemin et s’élança dans la rue, en direction de l’ouest de la ville. Le message de Tavis remontait à plusieurs heures. L’un des deux, ou les deux, étaient peut-être morts. Il lui fallut quelque temps, un temps qui lui parut s’éterniser, pour localiser l’auberge. Lorsqu’il la vit, il se précipita à l’intérieur, monta les marches quatre à quatre, sourd aux cris de l’aubergiste. Il les entendit lutter avant même de les voir. Alors qu’il franchissait les dernières marches, il brandit la main surmontée d’une flamme blanche éblouissante. — Tavis, non ! s’écria-t-il en voyant briller le couteau du jeune homme. Tavis leva les yeux vers lui, la pointe de son arme toujours posée contre le cou de son adversaire. Au fond de lui, Grinsa se demanda comment le jeune homme était parvenu à dominer un tueur expérimenté. Aussi surprenante fut-elle, là n’était pas la question. — Laissez-nous, Glaneur ! répondit le garçon haletant. Je n’ai pas besoin de votre aide. — Je ne suis pas là pour vous aider, Tavis, mais pour vous arrêter. Profitant de la stupéfaction du garçon, l’assassin roula sur le côté et, le dominant à son tour, sortit une arme que le Glaneur n’avait pas vue l’instant d’avant. D’une seule pensée, Grinsa concentra son pouvoir contre cette arme. Elle vola en éclats. L’assassin le dévisagea, le visage pris d’une brusque pâleur. — Je peux en faire autant avec vos os, l’avertit Grinsa. Et je n’hésiterai pas une seconde. Lentement, le chanteur acquiesça. Tavis bondit sur ses pieds, couteau brandi. — Arrêtez, lui lança Grinsa. Le garçon se tourna vers lui. — Pourquoi ? — Parce qu’il est là pour tuer Shurik et que nous devons le laisser faire. — Comment ? — Rappelez-vous ce que nous a dit la ministre de Dantrielle. Elle a engagé le chanteur pour assassiner un membre de la conspiration. C’est Shurik. N’est-ce pas ? ajouta-t-il en tournant les yeux vers l’autre homme. Le regard du chanteur devint perçant. — Qui êtes-vous ? Grinsa le considéra brièvement, notant son regard pâle et froid, son allure fine et musclée. Même après l’avoir décrit à un nombre incalculable de taverniers et de marchands au cours de leur périple en Aneira, Grinsa s’apercevait qu’il n’avait pas imaginé à quoi il ressemblait vraiment. Il avait l’allure d’un tueur, c’était sûr. Le Glaneur n’aurait pas voulu avoir affaire à lui sans ses pouvoirs magiques. — Je suis un ami de ce jeune homme et un ennemi de l’homme pour l’assassinat duquel vous avez été engagé. — Dites-moi votre nom. Alors Grinsa comprit. L’assassin qu’il avait tué dans la Forêt de Kentigern, celui envoyé par Cresenne, était le partenaire de cet homme. Que de chemins convergeaient vers cette ville. Comme si les dieux les avaient conduits ici dans un but qu’eux seuls connaissaient. Qui était Grinsa pour défier leur volonté, quelle qu’elle fut ? — Grinsa jal Arriet. Les yeux de l’homme s’agrandirent. — Oui, fit le Glaneur, c’est moi. — Elle m’a dit que vous étiez plus qu’un simple Glaneur, fit-il. Cresenne. Elle avait envoyé deux assassins à ses trousses. Il hocha la tête, ignorant la douleur qui lui transperçait la poitrine. — Elle avait raison. — Et maintenant, vous me sauvez la vie ? — On dirait. — Non ! s’exclama Tavis en tournant vers eux un visage contracté par la rage et la souffrance. Il a tué Brienne ! poursuivit-il en arrêtant son regard sauvage sur Grinsa. C’est à cause de lui que j’ai été emprisonné, battu, torturé ! C’est à cause de cet homme que mon père a dû renoncer au trône ! — Non, pas à cause de cet homme. Oui, il a tué Brienne. Il tourna les yeux vers le chanteur. — N’est-ce pas ? L’assassin hésita puis acquiesça, comme s’il comprenait lui aussi que trop de choses étaient en jeu pour mentir. — Mais rien de tout ça n’est arrivé à cause de lui. C’est un tueur à gages, un couteau. Il n’est qu’un moyen, rien de plus. La conspiration s’est servie de lui pour tuer Brienne et vous faire souffrir. Si ce n’avait pas été lui, ils auraient engagé quelqu’un d’autre, mais ils y seraient parvenus. — Je lui ai promis, Grinsa. Je lui ai juré que je vengerais sa mort. — Je sais. Mais Shurik doit mourir et je ne suis pas sûr que nous puissions le tuer. Cet homme, si. Tout en parlant, il vit l’assassin convoiter le poignard qui traînait sur le sol non loin de l’endroit où il était agenouillé. — N’y songez même pas, le prévint-il. Je préfère que vous surviviez à cette journée, mais si je dois le faire, je vous tue. — Non, pas vous, fit Tavis. Je m’en charge. Je ne peux pas le laisser en vie, Glaneur. — Vous n’avez pas le choix. Nous avons besoin de lui, au moins pour l’instant. Le garçon leva son arme. — Non, répéta-t-il. Grinsa fit un pas. — Je suis fatigué, Tavis. J’ai détruit cette arme et cela fait un moment que j’alimente cette flamme. Je peux briser votre lame – je le ferai si vous m’y obligez – mais je peux faire une erreur et vous briser le poignet. Je vous en prie, ne me forcez pas à le faire. Le jeune seigneur le contempla avec une consternation stupéfaite. — Comment pouvez-vous me faire ça ? murmura-t-il le visage baigné de larmes. — Je suis désolé, profondément désolé, Tavis, mais votre désir de vengeance n’est pas aussi important que la nécessité d’arrêter le mouvement. Tavis secoua la tête. — Non ! cria-t-il avec sauvagerie. Vous mentez ! Vous ne cherchez qu’à vous protéger, vous et votre sœur. C’est ça la vérité ! Garder votre précieux secret ! Vous ne voulez pas qu’on puisse savoir que vous êtes un… — Taisez-vous ! Le garçon rougit violemment et détourna les yeux. Ses larmes n’avaient pas cessé de couler. Grinsa se tourna vers l’assassin. — Donnez-moi votre nom. Pas votre pseudonyme, le vrai. Une fois de plus, l’homme hésita. — Cadel, répondit-il enfin. — Partez, Cadel, fit le Glaneur. Tant que vous le pouvez. Je vous ai payé ma dette. La prochaine fois que nous vous verrons, je ne ferai rien pour l’arrêter. Suis-je clair ? — Parfaitement, répliqua l’assassin en se mettant debout. Mais vous devez comprendre une chose. En dépit de notre dette, je dois me protéger. Je sais que vous êtes ici maintenant. Je sais que le garçon veut ma mort. Si je dois vous tuer tous les deux pour sauver ma peau, je le ferai. Et si vous êtes à Mertesse, la Nuit de l’Apogée, je me mettrai à votre recherche. — Nous n’y serons pas. C’est le soir que vous avez choisi pour tuer Shurik ? demanda-t-il après un bref silence. — Je suis Eandi, c’est un sorcier. Si vous étiez à ma place, quand préféreriez-vous le tuer ? La Glaneur acquiesça. — Venez, Tavis. Le jeune homme posa sur le chanteur un regard plein de haine. Pendant quelques secondes, malgré tout ce qu’il venait de lui dire, Grinsa craignit qu’il ne le frappe. Tavis se contenta de pointer sa lame sur son cœur. — La prochaine fois que je vous vois… Sans achever, il baissa le bras et s’éloigna. L’assassin ouvrit la bouche mais resta silencieux. Au moment où Tavis passait devant lui, Grinsa lui mit la main sur l’épaule. Le garçon s’en débarrassa violemment avant de s’engouffrer dans les escaliers. Grinsa revint au chanteur. Leurs regards se croisèrent brièvement. — N’échouez pas, fit le Qirsi. — Je n’échoue jamais. Ils se turent puis, dans un brusque tintement de métal qui fit sursauter l’assassin, Grinsa brisa le couteau resté sur le sol. Il sourit et laissa mourir sa flamme avant de se hâter à la suite de Tavis. 15 Il était assis dans le coin, au fond de la grande salle du Nid d’Hirondelle, et sirotait sa quatrième chope de bière d’Eardley quand Dario réapparut. Cadel vit le joueur de luth franchir le seuil de la taverne, mais le regarda à peine grimper l’escalier vers le premier étage. Il redescendrait bien assez tôt et Cadel avait envie de prolonger ces quelques moments de solitude. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas autant bu. Il ne s’y était en tout cas jamais risqué avant un tour de chant. Mais son partenaire se fichait bien de la qualité de leur représentation, alors pourquoi s’en ferait-il ? De toute manière, la bière n’altérerait pas beaucoup son chant. Tandis que le vin lui embrumait l’esprit, comme l’alcool plus fort, la bière lui clarifiait les idées. Ce qui avait été le cas, ce soir. À aucun moment de sa lutte contre Tavis de Curgh, Cadel n’avait vraiment craint pour sa vie. Il avait suivi ses instincts, comme il le faisait souvent dans de telles circonstances, et évalué les dangers et les opportunités quand ils s’étaient présentés. Ce ne fut qu’après le départ du Glaneur, lorsqu’il s’était retrouvé seul dans le couloir plongé dans l’obscurité, écoutant décroître les pas du sorcier, qu’il avait commencé à comprendre combien il avait été près de la mort. Plus tôt dans la journée, il avait eu un pressentiment. Il avait senti qu’une menace, imperceptible mais tenace, planait autour de lui. Et pourtant, lorsqu’il avait quitté sa chambre, il n’avait pas songé à la prudence. Il était sorti dans un long couloir sombre, ses couteaux dans leurs étuis et l’esprit en vadrouille, comme celui d’un enfant. S’il avait pris le temps de jeter un coup d’œil dans le coin – une précaution si infime que même les débutants y songeaient –, il aurait vu le jeune Curgh et se serait débarrassé de lui sans aucune peine. Mais il s’était retrouvé sur le sol, la pointe d’une lame appuyée sur sa gorge. Il aurait mérité son sort. Vu le déroulement des événements, il était bien obligé de conclure qu’il avait eu de la chance. Sans l’intervention du Qirsi, au moment où il était arrivé, Cadel aurait peut-être pu repousser son agresseur, mais rien ne le prouvait. Sa tentative aurait aussi bien pu provoquer sa mort. Il frémit, comme si la pointe du couteau de Tavis s’était toujours trouvée sur sa gorge. Les assassins parlent souvent, et sans s’y arrêter, de tuer et de se faire tuer. Ils le font même avec insouciance. Ceux qui ont choisi cette profession ne peuvent ignorer les risques inhérents à ce genre de vie. Aucun d’entre eux, aussi habile fût-il au maniement des armes, n’était pourtant invulnérable au passage du temps. Cadel exerçait ce commerce depuis plus de dix-huit ans. Ce qui, pour un fermier ou pour un forgeron, n’était pas beaucoup était pour un assassin une éternité. Il avait toujours su qu’un jour, il lui faudrait s’arrêter, ou se faire tuer. Mais jusqu’à ce jour, cela ne lui était apparu que comme une lointaine et vague certitude, comme la promesse des germinations futures en plein cœur de l’hiver. Aujourd’hui, son instinct l’avait à peine sauvé. Combien de temps encore pourrait-il compter sur lui ? La prochaine fois qu’ils se rencontreraient, Tavis de Curgh aurait vieilli, pris de l’assurance et de la force, il saurait se servir de son arme. Tandis que lui, Cadel, serait plus lent, plus susceptible de faiblir et de mourir. Autant de réflexions qui l’amenaient, comprenait-il avec une clarté aussi nette que son breuvage, au cœur de la question. Il voulait vivre. Il avait plus d’or qu’il ne pourrait jamais en dépenser. S’il en gardait une partie sur lui, dans une bourse, le reste était caché dans les Monts Cestaar, juste à l’extérieur de Noltierre. Avant de mourir, il voulait profiter de sa richesse, parcourir les Terres du Devant sans avoir à planifier son prochain meurtre ou sa fuite. Quelques cycles plus tôt, après avoir affronté l’esprit de Brienne, il s’était convaincu qu’il avait besoin d’un nouveau complice. Quelques heures auparavant, il en était venu à la conviction qu’il préférait travailler seul. Ce qu’il comprenait à présent, c’est qu’il voulait surtout en finir avec son activité. Il y avait assez de sang sur son couteau, trop de fantômes – et de récriminations – l’attendaient la Nuit de Bian. Brienne lui avait dit qu’il ne survivrait pas à l’année. La Mère prieure, dans le Sanctuaire du Trompeur, lui avait suggéré de trouver un autre travail. Il lui avait fallu du temps, conclut-il en portant sa chope à ses lèvres, mais il avait fini par tirer les leçons de cette nuit d’horreur. Il n’était pas naïf au point de croire que les Qirsi le laisseraient longtemps en paix, mais il découvrirait le moyen d’échapper aux sorciers et à leur mouvement. Il pouvait aller vers l’est, à Wethyrn. La Pointe de Wethy ne l’avait jamais beaucoup attiré, mais il avait entendu dire que la conspiration y était beaucoup moins active, sans doute parce que le royaume oriental était le plus faible des sept. Où qu’il choisît d’aller, sa décision était prise. L’heure était venue de mettre un terme à sa vie d’assassin. Il lui restait une mission. Celle-ci achevée, il serait libre. Il vit Dario descendre l’escalier et scruter la salle à sa recherche. Il ne fut pas long à le repérer et approcha de sa table. Devant la chope de Cadel, il fronça les sourcils. — Tu bois ? — Oui. Tu m’accompagnes ? — Nous jouons ce soir. — Je le sais. Tu as peur que je chante mal ? — Non. C’est que… Il s’interrompit avec un hochement de tête. — Est-ce que ça a quelque chose à voir avec les débris de couteaux que j’ai vus dans le couloir ? Cadel dévisagea son partenaire un moment puis détourna les yeux. — Oui. Il s’aperçut qu’il n’avait plus d’arme. La dernière fois qu’il s’était trouvé dans cette situation était si ancienne qu’il en avait oublié le souvenir. Il transportait d’autres poignards dans son sac de voyage, au cas où il perdrait ou casserait ceux qu’il gardait d’habitude toujours sur lui – un musicien ne pouvait en acheter trop souvent sans attirer les soupçons. Mais il devrait se souvenir de les sortir pour remplir ses gaines vides. Le luthiste approcha. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il les yeux écarquillés d’étonnement et de curiosité. C’était le cheveux-blancs ? — C’est un Qirsi qui a détruit mes couteaux, mais pas celui auquel tu penses. Il vida sa chope et se força à sourire. — Ce n’est rien. Une vieille dette. C’est réglé, maintenant. Dario le dévisagea, comme s’il attendait qu’il poursuive. Lorsqu’il resta silencieux, le jeune homme haussa les épaules. Il semblait en colère, ou peut-être vexé. — Très bien. Si c’est terminé, je ne te poserai plus de question. — Parfait. — As-tu l’intention de te soûler, ou est-ce réglé, ça aussi ? Cadel considéra brièvement sa chope vide. — Je crois que j’ai terminé. — Bon, alors je voudrais te parler de quelque chose. Le chanteur eut un pâle sourire. Il n’était pas surpris, mais ne dit rien. — J’ai pas mal réfléchi, commença le musicien en baissant la voix, alors j’espère que tu vas m’écouter jusqu’au bout avant de me contredire. J’ai compris que tu tiens à te charger personnellement et tout seul des missions concernant les Qirsi. J’ai aussi compris que ton ancien partenaire était d’accord, que c’était une sorte de pacte, votre manière de fonctionner. Je peux même comprendre pourquoi nous devrions agir comme ça aujourd’hui. Après tout, je ne t’ai pas encore prouvé que je suis parfaitement capable de commettre moi-même un assassinat. Il se tut, comme s’il se préparait à combattre. — Mais cette mission est différente. Nous allons pénétrer dans le château de Mertesse, et nous allons le faire la Nuit de l’Apogée pendant le cycle de Qirsar. — Où veux-tu en venir ? — Tuer le Qirsi sera le plus facile. N’importe quel autre jour de l’année, ce n’aurait pas été le cas. Mais cette nuit-là, il n’aura pas de magie. Il ne sera pas plus dangereux qu’un Eandi. En fait, je m’attends même à ce qu’il soit beaucoup plus faible que tous les hommes que tu poursuis habituellement. Cadel devait le reconnaître. — Intéressant. Continue. Dario sourit, mais sa joie ne dura qu’un instant. — Le vrai danger, ce sont les gardes du château. Alors il me semble beaucoup plus judicieux que ce soit toi qui surveilles mes arrières pendant que je m’occupe du cheveux-blancs. Ce n’était pas la méthode que Cadel avait envisagée pour son dernier meurtre, mais il n’avait pas survécu dix-huit ans dans cette profession en se montrant bêtement obstiné. Cette proposition lui facilitait grandement les choses, ce qui la rendait particulièrement attrayante. — D’accord, fit-il. Nous allons faire comme tu le dis. Tu t’occupes du Qirsi et je me charge de défendre tes arrières. Dario le contempla bouche bée. Cadel lui aurait offert tout son or, il ne l’aurait pas regardé autrement. — Vraiment ? Le chanteur haussa les épaules. — Tu viens de l’expliquer, tuer le cheveux-blancs sera le plus facile. Pour l’ensemble des Qirsi, la Nuit de l’Apogée du cycle lunaire de Qirsar, le dieu de ce peuple, était une nuit remplie d’incertitude et d’angoisse. N’importe quel sorcier doté d’un minimum de bon sens savait combien les Eandi haïssaient ceux de sa race. La majorité d’entre eux étaient persuadés que seule leur magie les protégeait d’une persécution permanente. Une nuit par an, peut-être pour tester leur force et leur courage, à moins que ce ne fut le résultat d’une farce cruelle, Qirsar les dépossédait de leurs pouvoirs, leur bouclier, et les contraignait à affronter les enfants d’Ean sans protection. La plupart des Qirsi passaient cette nuit à l’abri des sanctuaires. Il existait peu de temples dédiés à Qirsar dans les Terres du Devant, mais comme les derniers bastions de l’Ancienne Foi, les sanctuaires des autres dieux anciens offraient un peu de soulagement et de réconfort. Ils étaient considérés comme des lieux saints, inviolables, même par les nobles dont les cours avaient depuis longtemps choisi le Chemin d’Ean. Les Qirsi savaient qu’ils y étaient en sécurité. Shurik lui-même, lorsqu’il était au service de la cour d’Aindreas, alors qu’il ne fréquentait les sanctuaires que très rarement, avait passé toutes les Nuits de l’Apogée du cycle de Qirsar dans le Sanctuaire de Bian de Kentigern. Cette armée, il n’avait pas la moindre intention de quitter le château. Poursuivi par deux Tisserands, il était hors de question qu’il se hasarde à l’extérieur. Yaella avait tenté de le convaincre de l’accompagner au Sanctuaire d’Elined, dans le quartier nord de la ville, où elle-même avait choisi de se rendre, mais il n’avait rien voulu entendre. L’approche de la Nuit de l’Apogée avait encore accru ses craintes. Ce matin-là, le dernier du cycle, il eut à peine le courage de quitter sa chambre pour prendre son petit déjeuner. Il était incapable de dire ce qu’il redoutait précisément. Il avait dormi comme une masse, sans une pensée pour le Tisserand et encore moins de rêve. Les gardes de Mertesse ne risquaient pas de laisser entrer au château un Qirsi étranger et le seigneur eibitharien qui l’accompagnait. Mais il était Glaneur : il ne pouvait ignorer le pressentiment qui planait sur lui comme une ombre démoniaque. Il prit son repas dans les cuisines du château, mangea rapidement et se retira presque aussitôt dans ses appartements. Dès qu’il eut retrouvé l’obscurité confinée de sa chambre, il regretta d’avoir mangé. Il avait mal au ventre et se sentait malade. Il avait souvent entendu dire que des Qirsi jeûnaient cette nuit-là, et il se demanda si ce n’était pas pour éviter ce genre de désagréments. Un coup frappé à sa porte le fit sursauter. — Entrez, fit-il avec irritation. Yaella pénétra dans la pièce. En le voyant, son visage se crispa. — Tu n’as pas l’air très bien. — Je ne suis pas bien, rétorqua-t-il amer. Je serai heureux quand cette nuit sera passée. — Tu devrais sortir de ta chambre, et même du château, cela te ferait le plus grand bien. Le soleil brille et il ne fait pas froid. Tu ne veux pas te promener dans les jardins ? Il sourit. — Une promenade dans les jardins, en plein cycle de Qirsar ? — Pourquoi pas ? Il n’y a sans doute pas beaucoup de fleurs, mais au moins feras-tu quelque chose. Shurik considéra sa proposition avant de secouer la tête. — Non. Merci. Je préfère rester ici. Elle lui adressa un sourire plein de coquetterie. — Tu veux un peu de compagnie ? — C’est très gentil, mais je crois que je serai mieux seul. Un pli soucieux barra son front. — Maintenant, tu m’inquiètes vraiment. C’est la première fois que tu repousses mes avances. — Comme c’est la première fois que deux Tisserands souhaitent ma mort. Pardonne-moi, Yaella. Je ne suis pas moi-même, aujourd’hui. Ça ira mieux demain, je te promets. — Tu ne veux toujours pas m’accompagner au sanctuaire ? Il haussa légèrement les épaules. — Je suis désolé. La ministre s’efforça de sourire, sans succès. — Tant pis. Essaie de… Elle secoua la tête, comme si elle ne trouvait pas ses mots. — Je reviendrai plus tard, avant d’aller en ville. Il acquiesça. — Merci. Lorsqu’il fut seul, Shurik s’assit sur son lit et prit un tome des fables qu’il avait commencé à relire la veille. Il avait acheté ces livres à un marchand peu après que Rowan lui eut versé sa récompense pour la trahison de Kentigern. C’était un luxe, mais une extravagance qu’il pouvait se permettre et qui, au cours des cycles précédents, l’avait souvent sorti de l’ennui où le plongeait son exil. Aujourd’hui, ces contes ne lui apporteraient que peu de réconfort, mais les heures, au moins, passeraient plus vite. De temps à autre, il se levait pour ajouter une bûche dans l’âtre avant de se rasseoir pour reprendre sa lecture. Toutes les quelques heures, il entendait sonner les cloches de la ville. Son estomac s’apaisa en fin de journée, mais il préféra rester le ventre vide. Plus tôt qu’il ne l’avait imaginé, un autre coup frappé à sa porte rompit le silence de sa chambre. — Entre. Yaella poussa la porte et glissa la tête par l’entrebâillement. — Tu as l’air d’aller mieux, fit-elle un léger sourire aux lèvres. — Je t’ai dit que ça irait. J’ai simplement besoin de rester seul. Viens demain matin, tu ne me reconnaîtras pas ! — Tu es sûr, pour le sanctuaire ? — Tout à fait. — Alors à demain matin. Elle ferma la porte. L’écho de ses pas s’éloigna lentement dans le couloir. Shurik envisagea une brève seconde de courir à sa poursuite. Le sanctuaire était un lieu sûr, et il redoutait de passer la nuit entière seul dans sa chambre. Sa peur d’affronter les rues de la ville l’emporta pourtant sur son désir d’être avec elle. Bientôt, le bruit de ses pas s’éteignit. Il n’avait pas bougé. Il poursuivit sa lecture sans qu’aucun des mots qu’il déchiffrait pénétrât sa conscience. Alors il reposa son livre, se leva et vint à sa fenêtre. L’air froid qui s’infiltrait par la mince ouverture pratiquée dans le mur de pierre le fit frissonner. À l’ouest, dans un éclat orange si profond qu’il en était presque rouge, mouraient les dernières lueurs du jour. Au-dessus du château, dans l’obscurité naissante, les lueurs pâles des premières étoiles commençaient à briller. Shurik, puisant dans son pouvoir comme un homme assoiffé à une fontaine, essaya de conjurer une flamme. Il ne sentit strictement rien. Il était incapable de créer quoi que ce fut. Pour le reste de la nuit, sa magie s’était envolée. Il quitta la fenêtre et commença à arpenter sa chambre. Devant la cheminée, il se baissa pour ajouter une bûche et attiser le feu. Une fois encore, il pensa rejoindre le sanctuaire. Mais il aurait dû faire le chemin tout seul, dans le noir. Il n’osait même pas y songer. Alors il s’allongea sur son lit et ferma les yeux, dans l’espoir de calmer ses nerfs. Une voix forte dans le couloir, celle d’un homme, le tira de son sommeil. Il chantait faux, comme s’il était ivre. Quelques secondes plus tard, des coups retentissaient à la porte voisine de la sienne. — Shara ! criait l’homme en redoublant ses coups. Shara ! Shurik se redressa en se frottant les yeux. Il n’avait aucune idée de l’heure. Sa propre porte vibra brusquement sous les assauts de l’homme. Le Qirsi se souvint tout à coup – trop tard – qu’il avait oublié de la fermer à clef. — Shara ! recommença la voix. La poignée tourna et Shurik vit, avec horreur, le battant s’ouvrir sur un Eandi qui tenait un luth d’une main et une cruche de vin de l’autre. Il était jeune, son visage était bien rasé, il avait les cheveux blonds. Il resta un moment dans le couloir, vacillant à la lueur des torches puis il avança, deux pas incertains, dans la chambre de Shurik. — Est-ce que Shara est là ? demanda-t-il d’une voix pâteuse. Shurik, la main tremblante, chercha son poignard. — Sortez d’ici ! — Je cherche Shara. — Elle n’est pas là, et maintenant, sortez ! L’homme leva sa cruche à sa bouche et but une longue rasade. — Savez-vous où elle est ? demanda-t-il quelques secondes plus tard. J’ai écrit une chanson pour elle. Vous voulez l’écouter ? Il se pencha et, avec beaucoup de précaution, déposa sa cruche sur le sol. Manquant de s’écrouler en arrière, il se raidit, parvint à se redresser, et entreprit de pincer les cordes de son instrument. Shurik, le poing serré sur son arme, se leva. — Écoutez, fit-il en s’efforçant d’avoir l’air énergique. Je ne sais pas qui est cette femme ni où vous pouvez la trouver, et je ne veux pas écouter votre chanson. Alors ou vous quittez ma chambre, ou j’appelle les gardes. L’homme haussa les épaules. — Si c’est comme ça, fit-il conciliant. Il se baissa pour récupérer son vin, mais au lieu de ramasser sa cruche, il déposa son luth et, plus vite que le Qirsi ne l’aurait cru possible, il se redressa et d’une main vigoureuse arracha l’arme que tenait Shurik tandis que son autre poing s’abattait sur la gorge du Qirsi. Shurik, la main sur sa gorge, le souffle coupé, trébucha jusqu’à son lit. D’un coup de pied, l’Eandi ferma la porte et, son propre poignard brandi, avança lentement vers lui. Tremblant de peur, désespéré, Shurik essaya d’appeler à l’aide. Seul un croassement pathétique parvint à franchir ses lèvres. * Ils avaient fini par opter pour le plan le plus simple. Au début, Cadel avait bien envisagé d’escalader les murs du château, comme à Kentigern, ou de tuer un des gardes, comme dans une des villes de Sanbira, mais au château de Mertesse, aucune de ces approches ne semblait justifiée. Les deux hommes étaient connus dans toute la cité et ils avaient sympathisé avec un certain nombre de gardes. Pas un soldat ne douterait que les musiciens eussent gagné les faveurs de deux dames de la cour. Toutes les tavernes de la ville étant fermées durant la Nuit de l’Apogée, ils imaginaient bien que les artistes auraient profité de l’occasion pour se livrer à des représentations plus privées. Aussi, lorsque Dario et Cadel se présentèrent aux portes du château avec du vin et le luth du musicien, les soldats les laissèrent entrer sans leur poser la moindre question. Cette étape franchie, trouver la chambre du Qirsi n’avait pas été très compliqué. Une fois qu’il eut réduit l’homme à l’impuissance, Dario ne perdit pas de temps. C’était peut-être la Nuit de l’Apogée du cycle de Qirsar, il s’était peut-être vanté auprès de Cadel de ne faire qu’une bouchée de ce Qirsi, mais le luthiste n’était pas fou. Il avança donc vers le lit et, la main serrée sur la gorge de sa victime, lui plongea sa dague dans le cœur. Le Qirsi se raidit, un faible gémissement franchit ses lèvres, puis il s’affaissa, les yeux révulsés. Dario le laissa tomber sur le lit. Au moment où il lâchait un profond soupir de soulagement, il entendit de légers bruits de pas dans son dos. Il pivota sur ses talons, prêt à bondir. En découvrant Cadel qui fermait doucement la porte derrière lui, il se détendit. — Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne devais pas t’occuper des gardes ? — Il ne risque plus de faire du bruit, non ? Dario sourit. — Aucun risque. Cadel approcha de l’endroit où se tenait le luthiste, prit le temps de récupérer le poignard du Qirsi et s’arrêta près de Dario. Il baissa les yeux sur le corps du cheveux-blancs. — Je voulais voir comment tu t’étais débrouillé. — Parfaitement bien, comme je te l’ai dit. — Oui, on dirait que tu t’en es bien sorti. Des problèmes ? — Aucun. Mais je ne prendrais pas ce risque un autre jour de l’année. Aucun signe des gardes ? — Non. Cadel dévisagea Dario, un léger sourire aux lèvres. — Qui est Shara ? demanda-t-il. C’est le nom de ta sœur ? — Non, ça m’est venu comme ça. Le chanteur, en reposant les yeux sur le Qirsi, fit une moue perplexe. — J’étais sûr que tu m’avais dit que ta sœur s’appelait Shara. — Non. Elle s’appelle Lettalle. — Lettalle, répéta Cadel. Et quel est ton nom de famille ? — Hunfeurta, répondit Dario en le dévisageant avec une curiosité croissante. Pourquoi ? Avant même que le jeune homme prît conscience du danger, Cadel avait déjà bougé. Attrapant Dario par les cheveux, le chanteur se glissa derrière lui. Dario tenta de lui échapper, mais la brusque et violente douleur qui lui traversa la poitrine brisa toute résistance. Il baissa les yeux et, avec un cri étranglé, vit le poignard du Qirsi plongé dans son cœur. D’une secousse convulsive, dans un ultime sursaut, il chercha à se libérer de la poigne puissante du chanteur. Il ne parvint à rien. Déjà, il sentait la vie le quitter. — Je suis désolé, murmura Cadel en le déposant doucement sur le lit, à côté du Qirsi. Vraiment. Ce n’est pas ce que j’avais prévu en t’engageant à Dantrielle. Mais les circonstances ont changé. Je dois mettre une fin à tout ceci, et je ne peux pas te laisser courir le royaume sachant tout ce que tu sais de moi, de mon passé et de mes relations avec la conspiration. Dario avait l’impression que Cadel le quittait, que sa voix s’éloignait comme une vague se retirant sur la grève. L’obscurité de la chambre l’engloutissait. — Ils te retrouveront, parvint-il à prononcer. Il tremblait. Ses jambes et ses mains s’engourdissaient. Jamais il n’aurait pensé que l’hiver pût être si froid. — Ils te trouveront et ils te tueront. Tu ne vas pas tarder à me rejoindre. Le visage de Cadel, lugubre et fantomatique, planait au-dessus de lui. — Je sais, déclara le chanteur. Dario aurait voulu répondre, refermer ses doigts sur la gorge de son assassin et serrer, serrer, pour se venger de ce qu’il lui avait fait. Mais le froid maintenant le paralysait. Le visage de Cadel s’éloigna, le laissant dans le noir. Il n’avait éprouvé ce sentiment qu’une seule fois pour un meurtre : à Kentigern, après avoir assassiné Lady Brienne. À l’idée des souffrances qui l’attendaient la Nuit de l’Apogée du cycle de Bian, Cadel frissonna. Affronter Brienne avait été assez dur. Il devrait désormais faire également face à Dario. Il souleva le corps du luthiste et le posa sur celui du Qirsi, puis tacha la main droite du sorcier avec le sang de Dario. Il renversa ensuite le fauteuil du cheveux-blancs et ramassa le cruchon de terre que Dario avait déposé sur le sol, seulement pour le jeter afin qu’il se fracassât et répandît son contenu sur les dalles. Après avoir examiné la pièce, il hocha la tête d’un air satisfait, prit le luth qu’il essuya du revers de son manteau et ouvrit doucement la porte. Il vérifia que la voie était libre et s’engagea dans le couloir pour rejoindre l’escalier de la tour la plus proche. Il descendit les marches jusqu’à la première des deux cours du château et se dirigea d’un pas pressé vers la porte. Les gardes l’accueillirent en souriant. En voyant le luth entre ses mains, leurs sourires s’évanouirent. — Où est ton camarade ? demanda l’un d’entre eux. — Il a disparu avec une des suivantes de la duchesse. La dernière fois que je l’ai vu, il transportait une cruche de vin et m’a demandé de prendre soin de ça. Les gardes éclatèrent de rire. — J’imagine qu’il a de quoi s’occuper les mains ! rétorqua celui qui l’avait interrogé. Cadel sourit et passa le guichet. — C’est bien ma veine, voilà ce que c’est que de voyager avec un homme plus jeune ! Ils riaient encore quand il franchit l’enceinte du château vers la ville. Les cloches sonnèrent aux murs de la cité. C’était la fermeture des portes. Cela n’avait aucune importance : il n’avait jamais eu l’intention de quitter Mertesse par ses portes. La ville était tranquille, comme une grosse bête au repos. Il ne croisa personne en retournant au Nid d’Hirondelle, pas plus qu’il ne vit l’aubergiste en grimpant les escaliers de la taverne. Dans leur chambre, il prit son sac de voyage et celui de Dario, s’arrêta le temps de rédiger un court message, puis quitta l’auberge aussi discrètement qu’il y était entré. C’était la nouvelle lune. Aucun des astres ne traversait le ciel. Il n’eut donc pas le moindre mal à escalader les remparts sans être vu. Il eut vite rejoint la lisière de la forêt de Mertesse, qu’il longea vers l’ouest et les rives rocailleuses de l’Anse de la Scabbard. Au bout d’un certain temps, il lui faudrait rebrousser chemin, aller en direction de la Lande de Durril et de la Steppe de Caerisse, avant de rejoindre la relative sécurité de la Pointe de Wethy. Mais d’abord, il devait trouver un marchand et, dans les environs de Mertesse, le plus simple était d’aller chercher dans les villages le long de la côte. Il marcha toute la nuit d’un pas leste et égal afin de mettre le plus de distance possible entre lui et la ville. Aux premières lueurs du jour, il se glissa dans les ombres de la forêt et poursuivit sa route vers l’ouest. Ils ne tarderaient pas à découvrir les corps et Cadel savait que les gardes du château seraient curieux de l’interroger. Mieux valait qu’ils n’en aient pas l’occasion. Aux alentours de midi, plus tôt qu’il ne l’avait espéré, Cadel aperçut le chariot d’un colporteur qui, sur un des sentiers maritimes qui rejoignait la ville, se dirigeait vers Mertesse. Il sortit des sous-bois et leva la main. En le voyant, l’homme tira sur les rênes de sa monture. Il était presque chauve, avait les cheveux grisonnants, et son visage rond était rougi par le vent et le froid. Alors qu’il approchait, Cadel le vit saisir son poignard. — Vous allez à Mertesse ? demanda le chanteur. — Oui. Vous voulez peut-être que je vous conduise ? — Non. Je me demandais si nous ne voudriez pas aller à Solkara sans vous arrêter à Mertesse. Le marchand fronça les sourcils. — Et pourquoi est-ce que je ferais ça ? — Parce que je vous offre cinquante qinde. — Vous avez cinquante qinde ! s’étrangla l’homme. Cadel sortit sa bourse et compta les pièces d’or, scintillantes au soleil. Le marchand, les yeux rivés sur les pièces, se frottait le menton. — Qu’est-ce que je dois faire ? Cadel fît basculer les sacs de voyage et le luth qu’il portait sur les épaules, les posa sur le sol et, après avoir rangé sa bourse, s’agenouilla à côté d’eux. Il fouilla dans le sac de Dario, trouva la bourse du musicien et compta son contenu. Lorsqu’il eut terminé, il ajouta quelques-unes de ses propres pièces. — Ce luth et ce sac de voyage appartiennent à un de mes amis. Il veut qu’ils arrivent à sa sœur, dans le royaume de Tounstrel. — Tounstrel ! Vous avez dit Solkara. Il me faut presque un cycle pour aller là-bas. Cadel haussa un sourcil. — À quand remonte le dernier cycle où vous avez gagné cinquante qinde ? L’homme claqua plusieurs fois la langue. — Le nom de la fille ? — Lettalle Hunfeurta. Elle habite dans un village sur la Plaine de l’Étalon, au nord de la cité de Tounstrel. Il sortit de sa poche le message qu’il avait rédigé au Nid d’Hirondelle. — En allant à Tounstrel, je veux que vous apportiez ce message au château de Dantrielle. Donnez-le au Premier ministre. — Vous en demandez beaucoup. Cadel avança vers le chariot et tira l’homme hors de son siège. Le colporteur essaya de brandir son arme, mais le chanteur l’en débarrassa d’une claque, — Comment vous appelez-vous ? — Traver, bredouilla l’homme. Traver MarSint. — Eh bien, Traver, vous avez raison. J’en demande beaucoup. Et j’en attends encore plus. Il y a quarante qinde dans ce sac de voyage. Si j’apprends par Lettalle qu’elle n’a pas eu le luth, ou qu’un seul qinde manque dans cette bourse de cuir, je vous retrouverai et je vous trancherai la gorge. Est-ce clair ? Le marchand, les yeux pleins d’effroi et le menton tremblant, acquiesça. Cadel le lâcha et lissa sa chemise, puis il sortit sa bourse et paya le marchand. Traver empocha l’argent, sans prendre la peine de compter. — Vous feriez mieux de partir, fit Cadel. Vous avez un long voyage devant vous. L’homme le dévisagea brièvement avant d’opiner et de remonter sur son chariot. — Pourquoi ne voulez-vous pas que j’aille à Mertesse ? demanda-t-il en prenant les rênes. Cadel s’éloignait. — Ce n’est pas sûr, fit-il par-dessus son épaule. J’ai entendu dire que deux personnes ont été assassinées, hier. Elle était assise sur le sol, à côté de la cheminée de Shurik, les yeux sur le lit maculé de sang. Les larmes ruisselaient sur son visage comme les torrents de la steppe après la fonte des neiges. Le corps de son amant et celui de l’autre homme avaient été emportés depuis longtemps, mais Yaella ne pouvait se résoudre à partir, malgré les soldats et les serviteurs qui s’agitaient autour d’elle. Les gardes du château avaient dit que l’autre était un musicien, un joueur de luth renommé, qui était venu au château passer la nuit avec une des dames de compagnie de la duchesse. Malgré leur assurance, les éclats de terre cuite et les éclaboussures de vin qui jonchaient encore le sol, elle était sûre que c’était un tueur à gages. Elle s’étonnait seulement que Shurik, la Nuit de l’Apogée, ait pu le tuer. À l’idée des doutes injustes qu’elle avait nourris contre lui, son cœur se serrait douloureusement. Depuis près d’un cycle, il lui parlait de ses peurs, de sa mort, souhaitée par deux Tisserands. Et, elle, durant tout ce temps, elle avait tout fait pour se convaincre, le convaincre, que le danger n’était pas aussi grand qu’il le croyait. Elle n’aurait jamais dû le laisser seul. Elle aurait dû rester près de lui, ou mieux, insister pour qu’il l’accompagne au sanctuaire. — Je t’ai abandonné de si nombreuses façons, Shurik, murmura-t-elle. Je suis désolée. Un des Tisserands était à l’origine de ce meurtre. Elle en était sûre. Accroupie dans la chambre, Yaella décida de découvrir lequel. S’il s’agissait du sien, le chef du mouvement, elle n’était pas sûre de ce qu’elle ferait. L’homme était capable de lire ses pensées. Il sentirait sa rage, son besoin de vengeance, et il la tuerait elle aussi. Mais si c’était l’autre, ce Grinsa jal Arriet, elle s’emploierait de toutes ses forces à le détruire. Elle le devait à Shurik. Elle entendit un bruit de bottes dans le couloir. Elle tourna les yeux vers la porte et vit le duc pénétrer dans la pièce. Elle se leva à contrecœur et s’inclina devant lui. — Premier ministre, fit-il en croisant son regard avant de se diriger vers le lit. Il contempla le sang en hochant gravement la tête. — C’est une terrible affaire. Je ne comprends pas comment une chose pareille a pu se produire dans mon château. Voilà ce qui l’inquiétait, son château ! — Oui, monseigneur. — Vous devez être profondément bouleversée. Je suis désolé pour vous. Ses larmes recommencèrent à couler, et elle se mordit les lèvres. Ce stupide jeune duc haïssait Shurik, et elle réagissait à cette infime marque de bienveillance comme s’il l’avait prise dans ses bras. — Oui, monseigneur. Merci. — Je sais que vous préférez que les funérailles se déroulent au sanctuaire, mais vous pouvez compter sur l’aide de tous les serviteurs du château. — C’est très généreux de votre part, monseigneur. Il hésita. — Reste la question de cette chambre. Je ne veux pas vous presser, bien sûr, mais à un moment ou à un autre, il faudra bien la… vider. Voulez-vous vous en charger vous-même ou préférez-vous qu’un serviteur s’en occupe ? Shurik avait abandonné presque tous ses biens à Kentigern lorsqu’il avait fui Aindreas après le siège, mais il y avait peut-être de l’or dans sa chambre. L’or du Tisserand. — Je m’en occupe, monseigneur. — Très bien. Comme je vous l’ai dit, vous avez tout le temps qu’il vous faudra. Il considéra la chambre en hochant la tête. — J’ai la ferme intention de découvrir ce qui s’est passé, Premier ministre. Croyez-moi. Aucun homme, quelle que soit sa race ou la raison de sa présence ici, ne devrait craindre pour sa vie entre les murs de Mertesse. Rowan se retourna pour partir. Sa cape flotta autour de lui. — Merci, monseigneur, répéta-t-elle en le méprisant. Yaella resta dans la chambre quelques minutes de plus avant de regagner la sienne. Roulée en boule sur son lit, elle sanglota comme elle ne l’avait pas fait depuis son enfance. Elle eut beau se pelotonner dans ses couvertures, elle ne pouvait s’empêcher de frissonner. Mais ses pensées étaient claires et elle songeait aux Tisserands. Si c’était le sien qui avait voulu tuer Shurik, il n’aurait pas eu besoin de faire appel à des tueurs. Il s’en serait chargé lui-même au cours d’un rêve. Ce devait être Grinsa, auquel Shurik n’avait jamais ouvert son esprit. Yaella pourtant ne pouvait s’empêcher de les accuser tous les deux. Si le Tisserand qui hantait leurs rêves n’avait pas envoyé Shurik sur les traces de Grinsa, tout cela ne se serait jamais produit. Elle était plus qu’heureuse de travailler pour le compte de la conspiration tant que ses ennemis étaient des Eandi et que Shurik combattait à ses côtés. Mais si un des Tisserands s’opposait à l’autre, leur guerre lui ayant déjà coûté la vie de Shurik, comment pourrait-elle choisir entre eux ? Son Tisserand lui avait dépeint un avenir glorieux, dans lequel les Qirsi dirigeaient les Terres du Devant et avaient une vie plus riche que celle à laquelle ils étaient réduits en tant qu’artistes de Festivals ou serviteurs des nobles eandi. Bien qu’une telle vision l’attirât, elle se découvrait de plus en plus méfiante devant l’idée que le Tisserand qu’elle connaissait, celui qui avait acheté sa loyauté avec de l’or et qui les maintenait par la cruauté dans la menace constante d’une mort douloureuse, ne visait que le trône pour lui-même. Elle ne pourrait jamais envisager le second Tisserand comme une alternative, pas avec le sang de Shurik qui maculait ses mains. Mais ce ne serait peut-être pas nécessaire. Shurik était mort. Elle ne pouvait pas le faire revenir du Royaume du Dessous, mais elle pouvait le venger, porter pour lui un coup qui atteindrait les deux Tisserands. 16 Curtell, Braedon, Lune ascendante d’Eilidh La nuit s’annonçait longue et difficile. Il avait besoin de parler à plusieurs des Qirsi qui le servaient et avec une dont il espérait qu’elle rejoindrait sa cause avant l’aube. Dusaan, par bonheur, avait bien dormi la veille. Il avait beau être Tisserand, il ne pouvait dépasser les limites posées sur la magie de son peuple par les légendes des lunes. La Nuit de l’Apogée du cycle de Qirsar l’affectait comme tous les sorciers de sa race. Incapable de pénétrer les rêves des autres, il s’était accordé une nuit entière de repos. Il s’en félicitait. L’empereur, parti se coucher avec une des femmes qui partageaient son lit, l’avait depuis longtemps congédié. À l’exception des gardes de veille, le Tisserand était sûr que le palais était endormi. Il attendit pourtant, plongé dans les comptes du Trésor, jusqu’à ce qu’il fût absolument certain que ceux qu’il souhaitait contacter fussent profondément endormis. Alors que les cloches de minuit sonnaient sur les remparts de Curtell, il repoussa les livres de comptes, ajouta quelques bûches au feu qui brûlait dans sa cheminée, et s’installa dans le grand et confortable fauteuil à côté de l’âtre. Il ferma les yeux et envoya son esprit vers l’est, à la recherche d’un de ses chanceliers, un marchand qui la dernière fois qu’il lui avait parlé se trouvait près de Kentigern. Celle-ci promettait d’être la conversation la plus rapide et la plus facile de la soirée. En général, il obligeait ses serviteurs à venir à sa rencontre. Il les forçait à grimper la pente sur la lande d’Ayvencalde avant qu’ils pussent s’entretenir avec lui. Mais cette nuit, il n’avait pas le temps de s’adonner à de tels jeux. Dusaan s’autorisa un sourire. Il espérait tout de même avoir celui de forcer le prochain à cette ascension. Mais pas les autres, pas ce soir. Il trouva le navire de Jastanne à l’embouchure de la Scabbard, à quelques jours de voyage de Kentigern. En effleurant l’esprit de la jeune femme, il créa l’image de la plaine et son grand soleil blanc. Il la vit apparaître devant lui, nue comme toujours lorsqu’elle dormait. Il avança vers elle, découpant sa silhouette plus noire que la nuit contre la lumière aveuglante qu’il créait pour se protéger. Si elle avait honte de sa nudité, elle n’en laissait rien paraître. De toute manière, et il devait bien le reconnaître, elle n’avait aucune raison de se sentir mal à l’aise. Elle était très belle. — Je suis là, Tisserand, fit-elle d’une voix pleine d’assurance. Comment puis-je vous servir ? — As-tu appris des nouvelles de Kentigern avant de lever l’ancre ? — Non, Tisserand, mais je n’en attendais pas. — Tu crois qu’il a l’intention d’honorer notre accord ? — Je crois, Tisserand, qu’avant de me rencontrer, le duc de Kentigern n’avait pas saisi le pouvoir et l’étendue de votre mouvement. Il pensait l’utiliser comme une arme contre son roi, qu’il hait autant que nous haïssons les Eandi. Je lui ai fait comprendre que nous n’étions pas une vulgaire épée dans son armurerie, que nous étions, réellement, plus redoutable que n’importe quelle cour eandi. Il lui faudra un peu de temps pour s’y faire, pour rabaisser ses ambitions à la réalité de ce que nous voulons. Mais ses attentes n’ont pas changé. Sa haine de Kearney est plus vive que jamais. Il vous servira, Tisserand. J’en suis convaincue. — Très bien, répondit Dusaan. — Autre chose, Tisserand ? Il contempla ses cheveux blancs et ses yeux d’or ; sa peau, aussi blanche et parfaite que les étoiles. Sans lever la main, il lui caressa la joue et le cou. Il avait profondément désiré faire de Cresenne sa reine – sans les sentiments persistants qu’elle nourrissait pour le Glaneur, dont elle était enceinte, il l’aurait élue depuis longtemps. Mais cette femme qui se tenait nue sur la steppe devant lui – elle avait fermé les yeux, un sourire léger flottait sur ses lèvres charnues – était, à sa façon, encore plus parfaite pour lui. Il suffisait de l’entendre parler du domptage de Lord Kentigern pour s’en convaincre. Il laissa sa caresse glisser sur son épaule puis effleurer ses seins. Ses lèvres s’entrouvrirent tandis que sa poitrine se gonflait, mais elle ne tressaillit pas comme d’autres femmes l’auraient fait. Oui, elle ferait une reine idéale. — Tu me sers bien, fit-il d’une voix rauque. Il s’obligea à ne pas la toucher. La nuit s’annonçait longue. Lentement, tandis que son sourire s’approfondissait, elle ouvrit les yeux. — Oui, Tisserand. — Nous nous reverrons bientôt. Une seconde plus tard, il quittait ses rêves pour ouvrir les yeux sur la lueur orangée des flammes qui baignait sa chambre. Il resta quelques instants immobiles, savourant le souvenir de la douceur de sa peau fraîche, avant de refermer les yeux et de se diriger vers Mertesse, où il comptait trouver Shurik jal Martine. Cette conversation serait brève elle aussi, parce qu’il n’avait pas beaucoup de questions à lui poser, mais surtout parce qu’il ne souhaitait pas prolonger cet entretien plus que nécessaire. La compagnie de Shurik lui déplaisait. Lorsqu’il ne le repéra pas au château de Mertesse, il partit en direction de Solkara, puis de Dantrielle. Incapable de le dénicher dans ces deux villes, Dusaan sentit l’accélération familière de son pouls. Moins d’un cycle plus tôt, il avait essayé de joindre Enid ja Kovar au château de Thorald pour découvrir qu’il était impuissant à percevoir sa conscience là, comme n’importe où en Eibithar. Quelques jours plus tard, il avait appris ce qu’il suspectait déjà : la femme était morte et sa trahison découverte par son duc. Elle était restée fidèle au mouvement jusqu’à la fin, elle avait préféré se donner la mort plutôt que de succomber aux tortures de son duc, mais sa mort avait tout de même contrarié le Tisserand. Elle ne lui était plus d’aucune utilité, mais après qu’il eut tué Paegar et perdu le Premier ministre de Bistari, mort dans l’empoisonnement de Solkara, Dusaan pouvait difficilement se permettre de remplacer un autre ministre. Il semblait maintenant que quelque chose fut arrivé à Shurik. S’il avait été moins optimiste, il en aurait conclu que même les dieux se détournaient de lui. Mais cette fois, il n’était pas obligé d’attendre pour savoir de quoi il s’agissait. Tournant son esprit en direction de Mertesse, il chercha la maîtresse de Shurik, Yaella ja Banvel. Dès qu’il la vit, il comprit. Ses yeux étaient rouges et gonflés, son visage d’une pâleur anormale. S’il en jugeait à sa mine, Dusaan s’estima heureux de l’avoir trouvée endormie. Surprise dans son rêve, la femme se tourna vers lui, mais ses yeux restaient obstinément fixés sur le sol. — Dis-moi ce qui s’est passé, demanda-t-il aussi doucement qu’il put. Il n’aimait pas Shurik, mais il appréciait cette femme, et si le traître était effectivement mort, il avait plus que jamais besoin d’elle. Elle déglutit péniblement, sans le regarder. — Je l’ai trouvé mort dans sa chambre ce matin. Il y avait un autre homme, mort lui aussi. Les gardes disent que c’était un musicien, mais je pense qu’il gagnait davantage d’argent comme tueur à gages. Dusaan sentit son estomac se serrer. Le mouvement avait souvent eu recours aux services d’un prétendu chanteur. Était-il possible qu’il s’agît du même homme ? — À quoi ressemblait-il ? Dès que Yaella commença sa description, le Tisserand comprit que ce n’était pas lui. Pourtant, la simple idée qu’on pût envoyer un assassin aux trousses de Shurik l’inquiétait. En d’autres circonstances, il aurait été tenté de mettre ce meurtre sur le compte des agissements du duc de Kentigern. Shurik, après tout, l’avait trahi. Mais Aindreas s’était approché du mouvement de Dusaan. — Tu es sûre que c’était un assassin ? Il n’y a pas d’autre explication possible ? Elle hésita. — On a trouvé un pichet de vin dans la chambre. — Il appartenait à Shurik ? — Non, à l’autre homme. Dusaan réprima un sourire. Son soulagement était presque palpable. — Il était donc ivre. — C’est possible. Il n’avait pas envie de se montrer cruel envers elle, mais il ne pouvait pas la laisser imaginer des menaces qui n’existaient pas. — Excuse-moi de te dire ça, commença-t-il en veillant à mesurer ses propos, mais si Shurik s’est débrouillé pour tuer cet homme la Nuit de l’Apogée, il me semble qu’il s’agissait certainement plus d’un soudard que d’un coupe-jarret. À ces mots, elle releva sur lui un regard plein d’amertume. Mais elle se tut, comme si elle craignait de regretter ses paroles. — Ne t’inquiète pas, l’encouragea-t-il. Parle librement. — Je ne suis pas d’accord avec vous, Tisserand. Je pense au contraire qu’il s’agit d’un assassin. J’en suis persuadée. — Pourquoi es-tu si sûre de toi ? — Shurik était à la recherche de Grinsa, comme vous l’avez ordonné. Il l’a trouvé à Solkara et lui a échappé de justesse. Après leur rencontre, Shurik est rentré convaincu que cet homme est Tisserand et il craignait pour sa vie. Pas seulement parce que Grinsa ferait tout pour garder secrète l’étendue de ses véritables pouvoirs, mais aussi parce qu’il savait qu’il vous avait déçu en fuyant devant lui. C’était bien le dernier des aveux auxquels Dusaan s’attendait. — Alors tu crois que c’est moi qui ai envoyé cet homme pour le tuer ? Elle détourna les yeux. — Je me suis posé la question, reconnut-elle avec plus de courage qu’il ne l’aurait supposé. En temps normal, il n’aurait rien fait pour écarter ses soupçons. De tels doutes et une telle peur étaient plus efficaces que l’or pour s’assurer la fidélité de ses lieutenants. Mais étant donné les événements, il ne voulait pas prendre le risque de voir Yaella se détourner du mouvement. — Je n’y suis pour rien, dit-il. Tu as ma parole. Elle lui jeta un bref coup d’œil avant de détourner une nouvelle fois les yeux. — Bien, Tisserand, admit-elle néanmoins. — Tu ne me crois pas. Elle était assez sage pour ne pas nier. — Pardonnez-moi, Tisserand. Cette journée a été très éprouvante. Je… ne sais plus quoi penser. Il voulait bien se montrer généreux, mais sa tolérance avait des limites. — Je comprends, c’est bien naturel. J’imagine quelle épreuve cette découverte a dû être. Mais, poursuivit-il d’une voix légèrement plus dure, j’espère que lors de notre prochaine rencontre tu auras oublié tes doutes. Il reste beaucoup de choses à accomplir et je dois avoir une absolue confiance en ceux qui me servent. Je n’aimerais pas perdre quelqu’un d’autre si vite après la mort de Shurik. La femme déglutit péniblement. — Bien sûr, Tisserand. Merci. Dusaan savait qu’elle aurait voulu mettre un terme à leur conversation, mais il la retint, le temps de mesurer tout ce qu’elle venait de lui raconter. — Il y a plusieurs cycles, Shurik m’avait dit qu’il suspectait Grinsa d’être Tisserand, reprit-il enfin. Quelque chose s’est passé à Solkara pour confirmer ses soupçons ? — Grinsa s’est échappé de la cité en brisant les épées de plusieurs soldats solkariens et en se protégeant d’une brume. Alors que, quand Shurik l’a rencontré à Kentigern, il prétendait n’être que simple Glaneur. Dusaan acquiesça. Cela ne prouvait pas que l’homme fût Tisserand, mais cela donnait à réfléchir. — Tu étais à Solkara à ce moment-là. As-tu rencontré cet homme ? — Non, Tisserand. J’étais retenue au lit, à cause de l’empoisonnement. — Ah, oui. Excuse-moi, j’avais oublié. Tu me sembles remise. — Je suis guérie, oui. — Tant mieux, fit-il en acquiesçant de nouveau. Bien que son esprit fût ouvert, il avait le sentiment qu’elle lui cachait quelque chose. Il ne s’agissait pas seulement de son chagrin. Il aurait aimé la questionner davantage, mais il sentait qu’il se fatiguait et il avait encore à faire cette nuit, d’autant plus que Shurik était mort. — Je te laisse, finit-il par décider. Repose-toi et sois prête à me servir lors de notre prochaine rencontre. — Oui, Tisserand. Il libéra son esprit et ouvrit une nouvelle fois les yeux sur sa chambre dans le palais impérial. Il se leva, se versa un gobelet d’eau qu’il vida d’un trait. En remplit un second qu’il avala moins vite avant de rejoindre son fauteuil. Le traître mort, il ne lui restait qu’une seule personne capable de l’aider à trouver le Glaneur. Il répugnait à se tourner vers elle, parce qu’elle aimait cet homme et qu’elle portait son enfant, mais aussi parce qu’elle devait accoucher au cours du prochain cycle et que n’importe quel voyage entrepris à cette période lui serait pénible. Mais il n’avait pas le choix. Si Grinsa était Tisserand, et s’il en savait assez sur le mouvement pour envoyer un assassin supprimer Shurik, il représentait une véritable menace. Il pouvait même être un danger pour Dusaan lui-même. Il fallait le trouver et le tuer. Le Tisserand expliqua la situation à Cresenne dès qu’il pénétra ses rêves. Tout en parlant, il était incapable de détacher ses yeux du ventre magnifique de la jeune femme. Il avait du mal à croire qu’une silhouette aussi fine neuf cycles plus tôt pût se transformer si complètement. Sous la simple chemise de coton qui la couvrait, il devinait sans peine à quoi son corps ressemblait, blanc et rond comme Panya la Nuit des Deux Lunes. Son visage pourtant était identique à celui qu’il avait découvert la première fois qu’il avait fait irruption dans son sommeil. Un peu plus charnu, peut-être, les joues moins creuses, mais toujours aussi radieux. — Tu comprends que je suis obligé de t’envoyer vers le nord, prononça-t-il difficilement. — Oui, Tisserand. Quelques minutes plus tôt, il était prêt à faire de Jastanne sa reine. Il l’avait caressée, regrettant de ne pouvoir aller plus loin. Mais devant Cresenne à présent, il était incapable de se souvenir de son image. — Tu es pressée de le trouver, poursuivit-il sans pouvoir masquer sa rage. Cresenne pâlit. — Non, Tisserand. Je… Avant qu’il ne comprenne son geste, elle flanchait comme sous l’effet d’une gifle. Une seconde plus tard, l’empreinte rouge de ses doigts assombrissait sa joue. Il n’avait pas bougé. — Tu as tort d’essayer de me mentir. Maintenant, réponds. Es-tu pressée de le voir ? Elle baissa les yeux en acquiesçant. — Tu l’aimes. — Je ne sais pas. Il aurait aimé la gifler encore, mais cette fois, elle était sincère. — Peux-tu continuer de me servir ? Dusaan savait ce qu’elle allait répondre. Toutes les réponses sauf une appelleraient sa mort. D’ailleurs, son sort ne serait pas fixé par les mots qu’elle allait employer, mais par la façon dont elle allait les prononcer. Pourtant, en attendant qu’elle se décide, il n’était pas certain de sa réaction si elle s’avisait de lui mentir. Il n’avait aucune envie de la tuer ; il n’était même pas sûr de pouvoir s’y résoudre. — Je ferais tout pour le mouvement, fit-elle. Je veux que mon enfant grandisse dans le monde dont vous rêvez, Tisserand. C’était une réponse intelligente mais qui ne correspondait pas exactement à la question posée. Il envisagea de la pousser sur ce terrain, mais décida qu’il serait plus sage de ne pas s’y aventurer. Il venait de la frapper. Il n’avait pas besoin de ses pouvoirs pour comprendre qu’elle le haïssait d’avoir porté la main sur elle. La forcer à mentir et, par voie de conséquence, se contraindre lui-même à la tuer, n’avait aucun sens. — Très bien. Tu trouveras un moyen d’aller vers le nord ? — Le cycle qui débute va amener beaucoup de marchands à Kett. Si j’offre assez d’or, il y en aura bien un pour me prendre avec lui. Je vais être obligée de passer par la steppe, franchir la Tarbin pendant les neiges serait trop difficile. Mais Grinsa fera la même chose. Tant qu’il est avec le jeune Curgh, il ne peut pas courir le risque de la Tarbin. Dusaan sentit sa rage renaître. De toute évidence, elle y réfléchissait depuis longtemps. Il se demanda brièvement si elle avait imaginé entreprendre ce voyage sans sa permission. — Te sens-tu capable de faire le voyage ? s’enquit-il en gardant ses réflexions pour lui. Elle sembla hésiter, mais un léger sourire traversa son visage. — Oui. — Tu allais dire quelque chose. — Ce n’est rien. — Tu te demandais, dans le cas où tu m’aurais répondu le contraire, si ça aurait changé quelque chose. Cresenne, craignant une nouvelle gifle, réprima une grimace et acquiesça. Le Tisserand se contenta de hocher la tête. — Probablement pas. Tu veux servir le mouvement, assurer à ton enfant une place dans un monde meilleur. C’est le coût que tu dois payer pour ce futur glorieux. Crois-moi, il est bien moins élevé que celui payé par d’autres au cours du dernier cycle. — Oui, Tisserand. — Seras-tu capable, s’il le faut, de tuer cet homme ? — Je ne sais pas, répondit-elle. Par deux fois, j’ai envoyé un assassin à ses trousses. Mais le tuer moi-même… Elle haussa les épaules. Elle semblait jeune, effrayée, sans que le Tisserand sût si c’était à cause de lui, ou à l’idée de tuer Grinsa de ses propres mains. — Il suffira peut-être que tu me dises l’endroit où il se cache. Si c’est un Tisserand, tu n’auras pas plus de chance contre lui que les assassins que tu as envoyés. Je suis peut-être le seul capable de le détruire. — Je vais faire de mon mieux pour le trouver, Tisserand. Je vous en donne ma parole. — Je possède bien plus que ta parole. J’ai accès à tes rêves. Quel que soit l’endroit des Terres du Devant où tu te tiennes, je peux t’atteindre. Ne l’oublie jamais, Cresenne. Cet homme t’aime peut-être autant que tu l’aimes. Il possède peut-être autant de pouvoirs que moi. Mais si je décide de te tuer, il ne pourra rien faire pour m’en empêcher. Elle posa une de ses mains sur son ventre, comme pour protéger son bébé des menaces qu’il proférait, mais son regard resta impassible. — Je comprends, Tisserand. — J’en suis heureux, car j’ai vu de grandes choses pour toi et ton enfant. Je n’aimerais pas avoir à briser vos destinées. Sur ces propos, il la relâcha afin qu’elle rejoigne le monde éveillé, la peur pour l’avenir de son enfant vivace à son esprit. Il ne pourrait jamais prétendre à l’amour de Cresenne, mais la terreur qu’il lui inspirait servirait tout aussi bien ses desseins. Longtemps après avoir repris conscience du paisible craquement des flammes dans la cheminée de sa chambre et de la chaleur du feu sur ses jambes et son visage, Dusaan garda les yeux fermés. Son pouls battait à ses tempes. Il les massa en respirant profondément. Il n’avait aucune idée de l’heure, mais la nuit était bien avancée. Il avait tout juste le temps d’une dernière conversation, la plus importante, même si celle à qui elle s’adressait n’en saurait jamais rien. Il avait promis de la tuer si elle ne lui ouvrait pas son esprit, mais comme Cresenne, rien ne lui permettait de savoir qu’il fût capable de mettre ses menaces à exécution. Dans n’importe quelle circonstance, il aurait sauté sur l’occasion de gagner la fidélité du Premier ministre d’Eibithar. Avec la mort de Paegar et son projet d’invasion imminente, il avait plus que jamais besoin d’elle. Si elle se refusait à lui, il trouverait le moyen de lui arracher son consentement, même s’il devait hanter ses rêves sans répit, même s’il devait recourir à la torture. Quel que fût le prix qui leur en coûtât à tous les deux, il parviendrait à ses fins. Elle servirait sa cause. Envoyant une dernière fois son esprit vers l’est, par-dessus la Scabbard et les arbres nus de la forêt de Kentigern, le Tisserand descendit sur le château d’Audun et trouva le Premier ministre dans sa chambre. Il sentait sa propre fatigue. Aussi confiant qu’il fût dans la force de sa magie et son soutien tout au long de cet entretien, il se promit de dormir longtemps la nuit suivante. Il la fit marcher, pas trop longtemps, ni trop haut, mais suffisamment pour lui montrer l’étendue de la vision qu’il conjurait pour elle. Lorsqu’elle s’arrêta, à quelques pas de l’endroit où il l’attendait, ses joues étaient légèrement colorées. Elle avait un visage ovale et de longs cheveux, qu’elle avait nattés. Lors de leur première entrevue, il n’avait pas remarqué qu’elle fût aussi belle. — Je savais que vous viendriez ce soir, fit-elle en le devançant. J’ai glané une vision, hier, dans mon sommeil. Aucun de ceux qui le servaient ne lui avait jamais dit une chose pareille. Il n’était pas sûr de ce que cela signifiait, mais il en éprouva du plaisir. — Ton rêve était-il effrayant ? — Non. Il m’a convaincue que mon destin était lié à votre cause. — Alors tu ne vas plus me défier ? — Non, Tisserand. Mon esprit vous est ouvert. C’était le cas. Plongeant plus profond dans sa conscience, embrassant ses pensées et ses sentiments comme s’il avait été son amant, il la sentit abandonner toute résistance. Il restait bien des doutes, des résidus de peur, mais ils n’étaient plus des obstacles. Il saisit l’ampleur de son amour pour Kearney et la profondeur de son chagrin lorsqu’elle l’avait perdu. Il goûta la peine qu’elle avait éprouvée à la mort de Paegar et découvrit même qu’elle le suspectait de n’être pas étranger à la fin du ministre. Quelques ombres demeuraient, des endroits obscurs dans lesquels elle ne pouvait se résoudre encore à le laisser pénétrer, mais c’était le cas de tous les esprits qirsi qu’il avait touchés. Avec le temps, la lumière du soleil blanc qu’il apportait dans ses rêves illuminerait tous ces recoins. Pour l’heure et compte tenu de ce qu’il attendait, elle était à son entière disposition. — Je suis heureux, déclara-t-il son examen terminé. Je sais combien tu vas te révéler importante pour le mouvement. — Merci, Tisserand. — Dis-moi, est-ce que ton roi se repose toujours sur tes conseils ? Keziah, les yeux pleins de tristesse, se mit à jouer avec une de ses nattes. — Pas beaucoup. C’était le cas au début, lorsque nous sommes arrivés à Audun, mais le dernier cycle a été plutôt difficile. Après la mort de Paegar, j’ai cessé de cacher ma colère. J’ai dit et fait des choses que Kearney pourrait ne jamais me pardonner. — Tu dois t’excuser. Mets ton comportement sur le compte de ton chagrin. Dis-lui que tu l’aimes toujours et que tu as agi pour le blesser. Fais tout ce que tu jugeras nécessaire, mais regagne sa confiance. — Je ne sais pas si je pourrai. — Tu le dois. Tu ne m’es d’aucune utilité, ni à la cause, si tu n’es pas capable d’influencer ton roi. Elle se mordit la lèvre, avec une perplexité presque enfantine. — Oui, Tisserand. — Ce ne sera pas facile, mais tu dois y parvenir. Dis-toi que c’est une épreuve, la première de celles que tu devras affronter dans ton service à ce mouvement. Ce qu’il lui demandait était risqué, pour elle, mais aussi pour le mouvement. Retrouver la confiance de Kearney pouvait ranimer la passion qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Il se pouvait qu’elle remît en cause son engagement, Dusaan pouvait la perdre au profit du roi d’Eibithar. C’était un risque qu’il devait courir. Il le lui avait dit : sans la confiance du roi, elle n’était d’aucune utilité pour le mouvement. — Ton roi est-il averti de la menace de Kentigern ? — Oui. — Qu’a-t-il l’intention de faire ? — Il essaie d’isoler Aindreas dans le royaume. Il espère gagner le soutien des autres ducs. Si Kentigern s’aperçoit qu’il est seul, que la guerre civile n’apportera que la ruine, il pourrait reculer. — Est-ce que ça marche ? — Pas comme il l’espère. Plusieurs maisons, dont celle de Galdasten, restent convaincues que Tavis de Curgh est l’assassin de la fille d’Aindreas. Elles pensent que Kearney est ligué avec Javan et elles mettent en doute la légitimité de son règne. — Est-ce que Kearney s’est entretenu avec les seigneurs de Galdasten ? — Pas depuis son investiture. Il a l’intention d’inviter le duc au château d’Audun, mais il attendra la fin de la saison des neiges. — Il serait mieux pour le mouvement que cette rencontre n’ait pas lieu, mais je suppose qu’on ne peut pas l’empêcher. Il se tut. — Quand tu auras regagné la confiance du roi, je veux que tu l’encourages à prendre une attitude plus ferme contre Aindreas et ses alliés. Dis-lui qu’un roi ne peut tolérer de telles dissensions dans son royaume. Amène-le à comprendre qu’Aindreas est coupable de haute trahison. Ne le pousse pas trop. Tu ne devrais même pas dire toi-même qu’Aindreas est un traître. Contente-toi de le guider dans cette direction. Sa fierté fera le reste. — Oui, Tisserand. J’agirai comme vous le dites. — Très bien. Y a-t-il quelque chose que tu veuilles savoir avant que je te laisse ? — Oui. Quand puis-je espérer mon or ? Le Tisserand sentit son sourire se faner. Il avait offert de l’or à tous les membres du mouvement, mais il avait espéré qu’avec cette femme, ce ne serait pas nécessaire. — C’est pour ça que tu as accepté de rejoindre la cause ? Pour t’enrichir ? Il lut la dérobade de Keziah dans l’écartement de ses pupilles et la brusque rougeur qui s’emparait de ses joues. — Non, Tisserand. Je n’ai jamais… — C’est une guerre, Premier ministre. Nous nous battons pour nous libérer du joug des Eandi, pour briser leur suprématie sur les Terres du Devant. Nous nous battons pour nos enfants et les générations suivantes, pour qu’ils grandissent dans un pays où ils pourront espérer devenir rois et nobles plutôt que rester serviteurs et clowns de Festivals. Servir notre peuple est la plus noble des causes, cela devrait être une compensation suffisante. La victoire sera notre récompense. — Bien sûr, Tisserand, fit-elle piteuse les yeux baissés sur le sol. Pardonnez-moi. — Tu as déjà reçu une belle somme, poursuivit-il d’un ton plus calme. Tu en recevras une autre le temps venu. Les nobles eandi ne doivent pas être les seuls à goûter aux plaisirs de la richesse, mais tu dois être patiente. Quand tu m’auras prouvé ta valeur, quand j’en saurai un peu plus à ton sujet, je serai heureux de t’envoyer plus d’or. La femme releva la tête. — Quand en saurez-vous plus à mon sujet ? — Nous avons bien avancé ce soir, c’est un début. Nous apprendrons à nous connaître. Notre confiance mutuelle croîtra au rythme de ton dévouement pour le mouvement. Je mets un point d’honneur à en savoir le plus possible sur ceux qui me servent. Plus j’en saurai à ton sujet, mieux je pourrai t’utiliser pour l’achèvement de nos buts. Il sentit une inquiétude poindre dans le tréfonds de son esprit. — Cela te perturbe ? — Je… ne veux pas que les autres sachent que mon père était Tisserand. Je suis désolée, Tisserand, mais je crains pour ma vie. Je sais que vous vivez avec cette peur tous les jours, mais j’espérais, quand il est mort, que… — Que son secret mourrait avec lui ? Elle acquiesça. — Je comprends. Ne t’inquiète pas. Ceux sur qui je compte pour obtenir mes informations savent se montrer discrets. S’ils me font défaut, ils savent qu’ils encourent la mort. Tu as ma parole, ils garderont le secret. Moi aussi, naturellement. — Merci, Tisserand. Elle avait encore peur, mais cette peur finirait par s’effacer. Il ne pouvait lui donner plus de garanties. Il sentait que l’aube approchait et il savait, s’il prolongeait cet entretien, que sa magie allait faiblir. — La nuit s’achève, fit-il. Nous nous reverrons vite. Pour l’instant, je veux que tu retrouves la confiance de ton roi. J’aurais bientôt d’autres missions pour toi, mais aucune n’est aussi importante que celle-ci. Tu le comprends ? — Oui, Tisserand. — Alors à bientôt. Il la libéra et, une fois de plus, reprit conscience de son fauteuil, du feu qui se mourait dans la cheminée et des premiers bruits qui animaient le palais. Il ouvrit les yeux et se leva trop vite. La chambre vacilla, tel un bateau dans la tempête. Il avait trop exigé de ses forces au cours de la nuit. Il aurait eu besoin de dormir, au moins de se reposer, mais les premières lueurs de l’aube glissaient par les volets qui fermaient sa fenêtre. Harel n’allait pas tarder à se réveiller et à le convoquer dans le bureau impérial où il serait contraint d’écouter, une fois de plus, ses stupides bavardages. Du point de vue de Dusaan, l’invasion et tout ce qui en découlerait n’étaient pas encore d’actualité. Lorsqu’il se sentit mieux, il se servit un autre gobelet d’eau et revint sur les conversations qui avaient occupé sa nuit. Ce ne fut qu’à cet instant qu’il saisit l’entière signification de ce qu’il avait accompli. Quatre rêves, quatre femmes. Les fervents de l’Ancienne Foi disaient que les dieux travaillaient toujours à quatre. Le monde avait été créé par les quatre anciennes divinités : Morna, Bian, Amon et Elined, avait suivi le cycle des quatre saisons : les neiges, les semailles, la croissance et les récoltes. L’Aspiration se déroulait quand les enfants avaient douze ans et la Révélation quatre ans plus tard, à quatre fois quatre ans, dans leur seizième année. C’était un augure, était-il bon ou mauvais, Dusaan était incapable de le savoir. Il décelait de grandes promesses en chacune de ces femmes, mais aussi de grands risques. Si Jastanne trouvait le moyen de contrôler Aindreas, d’en faire un outil fiable pour le mouvement, ils seraient peut-être en mesure de déclencher la guerre civile en Eibithar, un succès qui amoindrirait l’échec de Shurik pendant le siège. Bien qu’il fit entièrement confiance à Jastanne, Dusaan répugnait à compter sur le rôle d’un Eandi, surtout lorsqu’il était aussi imprévisible que le duc de Kentigern. Yaella le servait depuis de nombreuses années, mais le Tisserand ignorait jusqu’à quel point la mort de Shurik l’avait affectée. Les doutes qu’elle nourrissait à son encontre pouvaient fort bien persister au-delà de cette nuit. Quant à l’amour de Cresenne pour le Glaneur du Festival, il pouvait se révéler beaucoup plus puissant que son dévouement à la cause et la peur que lui inspirait le Tisserand. Il était sûr qu’elle trouverait Grinsa, mais rien ne lui disait ce qu’elle ferait ensuite. Ce qui le conduisait à la quatrième d’entre elles, le Premier ministre de Kearney. Dusaan et Keziah avaient beaucoup de points communs. Ils étaient les Qirsi les plus élevés dans les cours des deux royaumes les plus puissants des Terres du Devant. Ils savaient tous les deux ce que signifiait le poids d’un secret, un secret qui, s’il était révélé, entraînait la mort. Certes, elle n’était pas Tisserande, mais être la fille d’un Tisserand n’était pas moins dangereux. Ce l’était peut-être plus, car au contraire de son père, et de Dusaan, elle n’avait pas les pouvoirs de se protéger si les Eandi découvraient la vérité. Il lui restait beaucoup de choses à apprendre sur elle, mais ces lacunes ne tarderaient pas à être comblées. Déjà, un de ses chanceliers, un autre capitaine de la marine marchande qui fréquentait les ports de l’est des Terres du Devant dont ceux proches de la maison d’enfance de Keziah à Eardley, avait commencé à glaner des informations sur la jeune femme. Dusaan pressentait qu’avant longtemps, Keziah ja Dafydd se révélerait beaucoup plus importante pour le succès de son mouvement que n’importe quel autre Qirsi des Sept Royaumes. Ce serait en tout cas certain de l’une d’entre elles. Elles étaient quatre et les dieux travaillaient à quatre. Une de ces quatre femmes allait l’aider à porter jusqu’à la gloire le mouvement qirsi. Pourtant, alors même qu’il formulait cette pensée, une autre y fit écho, comme si les dieux eux-mêmes le mettaient en garde. Jusqu’à la gloire, semblaient lui murmurer leurs voix, ou bien jusqu’à la ruine. 17 Bordure nord de la Lande de Durril, Aneira Leur rencontre avec le chanteur à Mertesse remontait à cinq jours. Cinq jours qu’ils avaient quitté leur auberge dans la précipitation. Cinq jours que Tavis ne lui avait pas adressé la parole. Contournant la forêt de Mertesse en direction de l’est, mettant le plus de lieues possible entre eux et l’assassin, ils avaient marché d’un bon pas. Tavis n’avait rien fait pour ralentir leur rythme. Grinsa savait pourtant combien le jeune homme aurait voulu faire marche arrière et affronter le chanteur. Il comprenait peut-être que ses chances de vaincre l’homme une seconde fois étaient réduites, que s’il s’y risquait il se ferait très certainement tuer. Si tel était le cas, il comprenait aussi que Grinsa lui avait coûté la meilleure – et la seule – occasion de venger Brienne. Quelle qu’en fût la raison, le jeune homme marchait quand le Glaneur lui disait de marcher, s’arrêtait quand le Qirsi lui disait d’arrêter, mangeait la nourriture qu’il y en avait dans son sac, le tout sans croiser le regard de son compagnon. De son côté, depuis qu’ils avaient quitté l’enceinte de Mertesse, Grinsa tentait de justifier son intervention et son choix. Il n’avait pas seulement empêché Tavis de prendre sa revanche et la possibilité de clamer sa place au sein de l’Ordre des Successions. Il avait empêché le jeune homme de tuer un assassin, un homme qui allait, aussi sûrement qu’Ilias poursuivait Panya au firmament, tuer encore, un homme qui avait vendu son arme à la conspiration et recommencerait. Pourquoi avait-il agi de la sorte ? Pour que l’assassin pût tuer Shurik et préserver son secret. Mais le Glaneur n’avait pas besoin du silence amer de Tavis et de ses regards sombres pour incriminer son choix. Ses propres doutes étaient presque insupportables. Il tenta de se convaincre que la mort de Shurik était indispensable, sinon pour lui, au moins pour protéger Keziah. « Si le Tisserand le contacte, nous sommes perdus », lui avait-elle dit quelques nuits plus tôt. Une mise en garde qui n’avait fait que confirmer ce dont il se doutait déjà. « Tue-le et quitte Mertesse. » Elle n’ignorait qu’une chose, qu’il trouverait le moyen de le tuer sans y mettre les mains. Il avait fini par se dire que la question était bien là, dans son recours au chanteur pour se charger d’une tâche qu’il ne voulait pas commettre. Là était le cœur, la racine, de sa culpabilité. Qu’il eût laissé vivre un assassin, ou qu’il eût permis qu’un homme fût assassiné, n’avait aucune importance en regard du fait qu’il n’avait pas tué Shurik lui-même. C’était la solution la plus sûre, Keziah ne le blâmerait jamais d’avoir agi ainsi, il était certain que l’assassin avait trouvé le moyen de pénétrer au château, d’exécuter sa sinistre tâche et de s’en aller sans être inquiété. Ses propres chances de succès eussent été bien moindres. Tout cela était vrai et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se reprocher sa lâcheté. L’issue la plus facile, choisie au détriment de Tavis, avait un prix extraordinairement élevé. Aux alentours de midi, ce cinquième jour, la neige se mit à tomber. De gros flocons humides et lourds s’accrochaient à leurs vêtements et leurs cheveux. Ils n’allaient pas tarder à être trempés. Grinsa frissonnait. S’ils avaient été dans la forêt, ils auraient pu s’abriter sous les arbres et risquer un feu, mais la lande n’offrait aucun refuge contre la tempête, ni rien pour alimenter un feu. — Nous nous arrêterons au prochain village, lança le Glaneur à Tavis qui marchait quelques pas devant lui. Le jeune homme tourna très légèrement la tête, trop peu pour que Grinsa pût voir son visage, mais suffisamment pour signifier qu’il avait entendu. Il acquiesça avant de regarder de nouveau devant lui. Une maigre réponse, mais elle était plus consistante qu’aucune de celles qu’il avait daigné lui donner en cinq jours. Grinsa accéléra l’allure pour arriver juste derrière le jeune homme. Il s’était excusé un nombre incalculable de fois depuis Mertesse, sans résultat. Il considéra pourtant l’éventualité de demander encore le pardon de Tavis. — Il n’y a que de petites villes sur la lande, fit-il à la place. Elles ne doivent guère avoir qu’une ou deux auberges chacune, mais nous devrions trouver de quoi nous loger. Silence. — Je sais qu’il fait froid, mais vous avez peut-être besoin de vous reposer ? Silence. Grinsa abandonna et ils reprirent leur marche silencieuse. Plusieurs heures plus tard, lorsque le ciel commença à s’assombrir, ils arrivèrent en vue d’un village de fermiers, sur la berge d’une petite rivière, sans doute un affluent de la Tarbin. Quelques maisons, l’atelier d’un forgeron, celui d’un charron, une minuscule place de marché qui devait attirer quelques colporteurs pendant les récoltes. Sur les Terres du Devant, un village de cette taille possédait rarement une auberge. Celui-ci, sur la route entre Mertesse et la Steppe de Caerisse, en avait une. L’aubergiste, un Eandi au visage rubicond qui fit peu d’efforts pour masquer le dégoût que lui inspiraient les yeux jaunes, refusa d’abord de leur louer une chambre. Sa femme, soulignant le fait que l’auberge n’avait accueilli aucun client depuis près d’un cycle, lui fit ravaler son aversion. Tavis et Grinsa changèrent de vêtements et dînèrent d’un ragoût de mouton étonnamment fin et goûteux, de légumes cuits ainsi que de pain noir tout frais. Le garçon n’ouvrit la bouche que pour manger et les tentatives de Grinsa pour lancer une conversation restèrent sans résultat. Ils regagnèrent leur chambre et se couchèrent bien que Grinsa ne fût pas fatigué. Il laissa la bougie allumée et regarda danser ses lueurs sur le plafond. De temps à autre, il glissait un regard sur Tavis. Le garçon ne dormait pas. — Votre refus de m’adresser la parole a au moins la vertu de m’épargner vos tentatives malheureuses de parler avec l’accent aneirien. Le jeune homme le dévisagea quelques secondes sans répondre. — Que dois-je faire, Tavis ? demanda Grinsa trop contrarié pour se taire. Vous voulez que je vous présente encore mes excuses. Très bien. Je suis désolé. Je sais que vous vouliez venger Brienne, mais Shurik devait mourir, et je ne pense pas que j’aurais pu arriver jusqu’à lui sans me faire tuer, et vous avec. Tavis lâcha un rire cinglant. — Bien sûr, vous avez agi pour me sauver la vie, répliqua-t-il d’une voix pleine de sarcasme. — Non. J’aurais probablement dû vous laisser faire dans l’auberge. J’ai agi pour sauver ma vie et celle de Keziah. C’est cela qui vous contrarie ? Le jeune homme se détourna, la mâchoire raide. — Je ne cesse de vous répéter que l’enjeu dépasse de beaucoup votre existence et le rang de votre famille pour le trône. — Quel enjeu, votre vie ? Grinsa se dressa sur son séant. — Ça suffit, Tavis ! Vous n’êtes pas aussi stupide que vous vous efforcez de me le faire croire. Vous connaissez la conspiration, vous savez ce qu’elle a fait. Nous devons la détruire. Vous ne comprenez donc pas que vaincre ces Qirsi est bien plus important que la vie de n’importe lequel d’entre nous ? — L’assassin tuait pour la conspiration. — Oui, mais je vous l’ai dit à Mertesse, il n’est qu’un tueur à gages, rien de plus. Un jour il tue pour eux, le lendemain il tue l’un d’entre eux. Shurik était la vraie menace. — Seulement pour vous. — Oui, pour moi ! Qui croyez-vous qui va arrêter la conspiration, espèce de petit morveux ! Vous, votre père ? Le mouvement est dirigé par un Tisserand, Tavis. Un Tisserand ! Il faut un autre Tisserand pour le détruire. Il se passa une main sur le front, cherchant la façon d’expliquer au jeune homme ce que signifiait d’entrer en guerre contre son propre peuple. Les Eandi le faisaient souvent, mais ils semblaient ne pas le comprendre. Ils s’estimaient Aneiriens, Sanbiris ou Eibithariens. Le peuple de Grinsa, même ceux qui servaient loyalement dans les cours, étaient Qirsi avant tout. C’était comme ça qu’ils se voyaient, c’était comme ça que les considéraient les Eandi. Ils n’étaient pas tous désireux de rejoindre la conspiration, d’abandonner l’amitié qui les liait aux Eandi et la loyauté qui les attachait aux royaumes dans lesquels ils vivaient. Mais les Eandi, dont Tavis, son père, et Kearney, qui parlaient de la guerre civile comme d’une horreur inimaginable, n’avaient pas l’air de comprendre que c’était précisément là que les Qirsi des Terres du Devant étaient poussés : une guerre qui dresserait les Qirsi contre les Qirsi, peut-être les frères contre les frères. Il n’y avait pas longtemps, en traversant la forêt d’Aneira, Grinsa avait parlé à Tavis de la trahison de Carthach. Il ne pouvait pourtant se résoudre à lui expliquer comment la trahison d’un homme, quoique bien intentionnée, avait divisé son peuple, et comment, neuf siècles plus tard, elle le divisait toujours. Grinsa haïssait le Tisserand pour ce qu’il avait fait subir à Keziah, pourtant, l’idée d’avoir à conduire les cours eandi à la guerre contre lui le répugnait. Cet homme était un Qirsi, il était Tisserand, comme Grinsa. Le Glaneur voulait croire qu’il n’avait rien en commun avec lui, cet homme qui avait eu recours à sa magie pour causer une telle souffrance à Keziah, cet homme qui avait acheté des meurtres avec de l’or. Mais il n’était pas dupe. Ils étaient plus semblables que différents. Il n’avait pas besoin de connaître le visage du Tisserand. Il avait vu son propre reflet dans son ombre. Déformé, tordu, mais toujours reconnaissable. — Je ne suis même pas certain de pouvoir le vaincre, reprit-il d’une voix plus basse. Mais je suis le seul à avoir une chance contre lui. Il leva les yeux et croisa le regard plein de colère du jeune homme. — Si le Tisserand trouve le moyen de me tuer d’abord, tout est perdu. Il ne connaît pas mon visage, enfin je ne le crois pas, au contraire de Shurik. C’est la raison pour laquelle il devait mourir. Même au prix de votre vengeance et de votre nom. — Alors le sort des Terres du Devant repose entièrement sur vos épaules ? demanda le garçon. — Il dépend de beaucoup de monde, commença le Glaneur. Je… Tavis se redressa lui aussi. — Non ! Ce n’est pas ce que vous avez dit. C’est la seconde fois maintenant que vous me déclarez être le seul à avoir une chance de battre le Tisserand. Vous en êtes vraiment persuadé, hein ? Grinsa ferma la bouche et s’efforça de ravaler sa colère. Il n’avait aucune envie de s’emporter de nouveau contre le garçon. — J’imagine que l’armée des Sept Royaumes sera capable de défaire l’armée qirsi si les royaumes sont capables de mettre leurs différences de côté et de combattre ensemble. Mais les pertes seraient immenses des deux côtés. — Maintenant vous sauvez des milliers de vies. Tavis éclata de rire, mais il secouait la tête. — À vous seul, vous empêchez le peuple des Terres du Devant de se détruire. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde ! Vous êtes un homme, Grinsa ! Quels que soient vos pouvoirs, vous n’êtes qu’un homme. Et je refuse d’admettre que vous ayez plus d’importance dans le déroulement de cette guerre que mon père ou le roi ! — Je me fiche bien de ce que vous croyez, refusez ou acceptez ! Comme je me fiche de savoir si vous me pardonnez ce que j’ai fait à Mertesse ! Je croyais que vous étiez assez mûr pour comprendre la signification de tout ce qui vous est arrivé depuis des cycles mais, de toute évidence, je me trompais ! Vous étiez gâté et stupide le jour de notre rencontre, vous l’êtes resté ! Il ne s’agit pas de vous, ou de moi. Il s’agit de livrer la guerre à un homme dont les pouvoirs dépassent ce que vous pouvez imaginer, dont les ressources sont inépuisables, et dont l’armée n’a rien à voir avec celles que connaissent les Terres du Devant depuis neuf siècles ! Il leva la main. Une flamme ardente brillait au milieu de sa paume. Une seconde plus tard, il créait un vent qui souffla dans la modeste chambre comme une bourrasque à la saison des semailles, faisant vibrer les volets et menaçant de renverser la petite armoire dressée dans un coin de la pièce. Le vent faisait rage sans que la flamme soit affectée. Alors que le vent continuait de souffler, la flamme de briller, le tabouret de bois au pied de son lit vola en éclats qui se répandirent partout dans la chambre. Le jeune seigneur regardait le sorcier comme s’il venait de se transformer en une des bêtes formidables du Royaume de Bian. — Je ne suis qu’un homme, Tavis, dit posément le Glaneur au-dessus du rugissement de la tempête, mais si je le veux, je suis capable de détruire cette auberge en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et je peux le faire de nombreuses façons. Je peux créer un vent qui arrachera le bâtiment de ses fondations, grâce à mon pouvoir de Façonneur, je peux briser les murs et les poutres, ou encore conjurer une flamme qui réduira tout en cendres sous vos yeux. Il laissa mourir la tempête et éteignit la flamme qui se balançait sur sa paume. — Un Tisserand peut réunir les pouvoirs de nombreux Qirsi et les manier comme une seule et même arme, la sienne. Imaginez de quoi je serais capable avec une armée de cent ou mille Qirsi. Le Tisserand peut faire tout ce que je peux, peut-être plus. Et il a levé une armée. Il a converti à sa cause quelques-uns des sorciers les plus puissants des Terres du Devant – pas des Qirsi de Festival, mais des ministres qui détiennent un, deux ou trois pouvoirs, peut-être quatre. Même Cresenne, qui vient d’un festival, en détient trois. Il se tut, cherchant ses mots. — Quand je vous ai raconté que je suis le seul à pouvoir le combattre, je ne me vante pas, pas plus que je n’essaie d’excuser mes actions passées. Je dis tout simplement la vérité. Je suis Tisserand, je sais donc de quoi est capable un Tisserand, et je sais la façon dont on peut le, ou la, détruire. Kearney, votre père, les autres nobles sont pour la plupart des personnes valeureuses, elles sont même remarquables à bien des égards, mais ils n’ont jamais affronté un ennemi tel que celui-là. Et puis, compte tenu des récents événements, les cours n’ont jamais été aussi affaiblies depuis des siècles. Vous pouvez aujourd’hui ne pas me croire, Tavis, mais je suis votre ami. Cela dit, je ne laisserai pas notre amitié m’empêcher de faire ce que je dois pour contrer le Tisserand. Vous devez le comprendre. Tavis, assis immobile sur son lit, resta longuement silencieux. Grinsa vit quelque chose briller sur son visage, ce fut qu’alors qu’il comprit qu’il pleurait. — Vous m’avez menacé, dit enfin le jeune seigneur d’une voix si basse que le Glaneur eut du mal à l’entendre. — Comment ? Tavis leva les yeux en s’essuyant le visage. — Au Nid d’Hirondelle, vous m’avez menacé. Vous avez dit que vous briseriez ma lame s’il le fallait et que vous étiez si fatigué que vous risquiez de me briser les os avec. Grinsa ferma les paupières, se maudissant de son étourderie. Comme ce soir, de temps à autre, il découvrait étonné que, malgré tous les changements qu’il avait vus naître chez le jeune seigneur au cours des derniers cycles, malgré les cicatrices qu’il portait sur le visage et son comportement arrogant, Tavis venait tout juste de passer sa Révélation. Il était encore très jeune. — Ce n’était pas une menace, Tavis, répondit le Glaneur. Mais un avertissement. Je ne vous aurais pas laissé tuer cet homme et si je n’avais pas pu vous convaincre de baisser votre arme, je l’aurais brisée. Je vous assure, Tavis, je n’ai jamais eu la moindre intention de vous faire mal. Je n’ai fait que ce qui m’a semblé nécessaire, rien de plus. Il contempla le garçon tentant de jauger sa réaction. Les larmes coulaient encore de ses yeux noirs, mais son expression n’avait pas changé. — Je sais que vous avez l’impression que nous cherchons le chanteur depuis longtemps, poursuivit Grinsa. Mais ça ne fait que quelques cycles. — Cinq. Il concéda ce point avec un hochement de tête. — Très bien, cinq. Mais ça reste moins d’une année. Nous connaissons son nom, du moins celui qu’il utilise. Il sera plus facile à chercher cette fois. — Il sait que nous sommes après lui. Même si nous le trouvons, je ne le prendrai plus par surprise. — Peut-être pas, mais nous découvrirons un autre moyen. Peu importe le temps qu’il faudra, nous prouverons votre innocence aux nobles d’Eibithar. J’ignore ce qu’il adviendra de l’Ordre des Successions, le destin des Glyndwr est hors de mes pouvoirs, mais nous restaurerons votre nom. Je vous le promets. Vous êtes né au sein de la maison de Curgh et vous y reviendrez. Tavis poussa un profond soupir et acquiesça. Il semblait toujours contrarié. — Si ce que vous dites est vrai, fit-il enfin, vous risquiez bien plus que votre vie en me libérant des cachots de Kentigern. Vous risquiez l’avenir des Terres du Devant. Grinsa resta silencieux un moment. — Oui, mais le risque était justifié. — Je vous remercie, mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Si vous êtes le seul à pouvoir arrêter ce Tisserand, nous devons faire tout notre possible pour vous garder en vie. — Ne vous inquiétez pas pour moi, Tavis. Comme je viens de vous le montrer, je dispose de nombreux pouvoirs. Je suis capable de me protéger. Le jeune homme détourna les yeux. — Mais il peut être utile que vous ayez quelqu’un avec vous, quelqu’un sur qui compter pour surveiller vos arrières, quelqu’un qui sache se battre. Grinsa dissimula son sourire. Une plaisanterie lui vint à l’esprit, au sujet d’un noble devenant l’homme lige d’un Qirsi, mais il la garda pour lui. Il avait travaillé trop dur pour ressouder leur amitié et le jeune homme semblait vraiment soucieux de l’aider. Tavis avait besoin de sentir qu’il avait un rôle à jouer dans la guerre qui s’annonçait, comme son père, le roi, et Grinsa lui-même. — Oui, répondit le Glaneur avec solennité. Vous avez raison. Je me sentirais mieux avec une telle personne à mes côtés. Tavis acquiesça. — Très bien. Le Glaneur l’observa un moment. — Cela signifie-t-il que vous allez recommencer à me parler ? — N’est-ce pas ce que je suis en train de faire ? Grinsa fronça les sourcils. — En y repensant, je crois que j’ai apprécié votre mutisme. Il s’allongea. — Dormons, maintenant. Notre route est longue et, malgré la neige, j’aimerais couvrir au moins trois lieues demain. — Où va-t-on ? Grinsa le regarda, un léger sourire aux lèvres. — Vous ne vous en doutez pas ? Le garçon secoua la tête. — J’avais d’autres choses en tête. Je sais que nous allons vers l’est, vers la Steppe. Je pensais que vous vouliez vous éloigner le plus possible de Mertesse. — C’est le cas. Mais j’avais l’intention de passer par Caerisse avant de bifurquer au nord. — Le nord ? — Oui, je pensais que vous seriez heureux de revenir chez vous, en Eibithar. — Et comment ! s’exclama Tavis en souriant pour la première fois depuis longtemps. Sa joie pourtant fut de courte durée. — Mais Aindreas veut toujours ma mort. À l’exception de Glyndwr, je ne serai en sécurité nulle part dans le royaume. Grinsa créa un léger vent qui souffla la bougie. — Vous n’étiez pas plus en sécurité en Aneira, remarqua-t-il en fermant les yeux. Et puis au moins, dans le nord, je n’aurais plus à supporter votre abominable accent. On ne pouvait tout de même pas lui demander de garder toutes ses plaisanteries pour lui. 18 Dantrielle, Aneira, lune descendante d’Eilidh — Numar fait des avances à l’empereur de Braedon, déclara Tebeo en arpentant son bureau comme chaque fois qu’il était contrarié. On dirait qu’il a l’intention de renforcer nos liens avec l’empire. Evanthya leva les yeux du parchemin qu’elle était en train de lire et qui portait le sceau de Solkara. — Est-ce que cela vous étonne, monseigneur ? — Non, pas vraiment. Carden avait déjà lancé le processus. — Mais cela vous perturbe. Le duc lui décocha un bref coup d’œil, une expression hargneuse sur le visage. — Vous pensez qu’il n’y a pas de quoi ? — Je cherche simplement à comprendre pourquoi vous devriez l’être, monseigneur. Evanthya était certaine d’avoir enfin réussi à apaiser les soupçons de son duc concernant sa loyauté, mais leurs conversations restaient difficiles. Parce qu’elle avait les yeux jaunes, même s’il était convaincu qu’elle n’avait rien à y voir, il lui semblait parfois qu’il la rendait responsable de la conspiration qirsi. — Vous venez de le dire, notre précédent roi avait ouvert la voie à de tels rapprochements. — Mais c’est beaucoup plus risqué maintenant que quand Carden était en vie. L’empereur recherche l’alliance d’Aneira dans l’éventualité d’une guerre navale contre Eibithar. Les Eibithariens doivent le savoir, auquel cas, nous rapprocher de l’empire, lier notre sort au sien, nous expose à une attaque. Compte tenu de tous les événements survenus au cours des derniers cycles, nous pouvons difficilement nous permettre une guerre sur la Tarbin. — Avec tout ce qui s’est passé, nous sommes plus vulnérables que jamais, approuva Evanthya. Mais cette alliance avec Braedon n’est-elle pas, au contraire, de nature à empêcher les Eibithariens de nous attaquer ? — J’y ai pensé, Premier ministre, répliqua vertement Tebeo. Je ne suis pas stupide. — Bien sûr, monseigneur, répondit Evanthya en détournant les yeux. Il arrêta ses va-et-vient et passa une main dans sa barbe. — Pardonnez-moi, Evanthya. Vous ne méritez pas ça. Une alliance avec Braedon mettra peut-être un frein aux ambitions d’Eibithar. Je suis sûr que c’est ce que pense Numar. Il retourna à son fauteuil, derrière sa table de travail, s’assit et se frotta les yeux d’une main dodue. — Je n’ai jamais pris une seule menace d’Eibithar à la légère, et je ne m’y risquerai jamais. Mais je pense que vous serez d’accord avec moi quand je dis qu’Aneira doit faire face à des dangers bien plus grands que ceux du roi Kearney et ses armées. Ce n’est pas la guerre. Au contraire, nous devrions même essayer d’oublier nos vieilles rivalités. Dressés les uns contre les autres, nous n’avons aucune chance de combattre la conspiration. Evanthya acquiesça. L’ami du Glaneur, le jeune garçon eandi, celui qu’elle soupçonnait être Tavis de Curgh, avait prononcé presque les mêmes mots à Solkara. — Ne peut-on imaginer que l’empereur de Braedon se tourne vers Numar dans le même objectif ? Tebeo eut un sourire las. — Avez-vous jamais rencontré l’empereur, Evanthya ? — Non, monseigneur. — Je l’ai croisé une fois, lors de l’investiture de Carden. Je lui ai à peine parlé, bien sûr. Nous n’étions pas très loin l’un de l’autre au banquet ce soir-là, Carden était si occupé à le flatter qu’il ne nous a pas laissé l’occasion d’ouvrir la bouche. Cette unique soirée m’a cependant suffi pour comprendre combien cet homme est d’une médiocrité singulière. Il ne pense qu’à la guerre et à l’or. Je doute qu’il soit prêt à diriger une alliance contre la conspiration. À mon avis, rien ne le détournera de ses minables ambitions, même pas la ruine des Terres du Devant. — Alors avez-vous l’intention de demander une audience au régent, monseigneur ? — Peut-être, au début des semailles. Numar est encore jeune dans ses fonctions. Je ne veux pas qu’il prenne cet entretien comme un défit à son autorité. Il n’est peut-être pas aussi rude que Carden ou Grigor, mais il reste un fils de Tomaz. — Très bien, monseigneur. — Vous pensez que j’ai tort d’attendre ? — Je n’oserais pas juger, monseigneur. Je partage vos inquiétudes concernant la conspiration et n’importe quel conflit avec Eibithar. Mais tant que le régent et l’empereur ne font pas de plans de guerre, je ne vois pas le mal à renforcer notre alliance avec Braedon. — Tant qu’ils n’envisagent pas la guerre, moi non plus. Seulement, je ne suis pas sûr de faire confiance à l’un ou l’autre pour le maintien de la paix. On frappa à la porte. Quelques instants plus tard, la duchesse pénétrait dans la pièce. En voyant Evanthya, elle hésita, brusquement incertaine. — Pardonnez-moi, je pensais que le duc était seul. Evanthya se leva et posa le parchemin sur le bureau de Tebeo. — Je partais, madame. Elle se tourna vers le duc et s’inclina. — Monseigneur. — Merci, Premier ministre. Nous reparlerons de tout ceci. — À votre service, monseigneur. Elle se glissa hors de la pièce et emprunta les escaliers de la tour la plus proche vers la cour haute. Il avait neigé un peu pendant la nuit et une fine poudre blanche recouvrait l’herbe, comme la farine sur un pain frais. Le soleil brillait dans le ciel, et sur les remparts et les tours du château, la neige qui fondait déjà assombrissait les murs. Serrant les pans de son manteau sur ses épaules, Evanthya traversa le jardin à vive allure. Avant d’arriver à la tour dont l’escalier conduisait à sa chambre, elle entendit un garde l’appeler depuis la barbacane. Elle s’arrêta, fit demi-tour et attendit qu’il la rejoigne. — Un marchand est venu à la porte. Premier ministre, fit l’homme devant elle. Il m’a demandé de vous transmettre ceci. Il lui tendait un petit morceau de parchemin. — Vous dites que c’est un marchand qui l’a apporté ? — Oui, Premier ministre. Elle observa le papier, sourcils froncés. — Vous a-t-il précisé de la part de qui il l’apportait ? — Non. Il a simplement dit que ça venait du nord, et qu’on le lui avait remis juste à côté de Mertesse. — Mertesse ? murmura-t-elle. Elle venait de comprendre. Bien sûr. Cette missive était très claire. Evanthya, comme un soldat en route pour sa première bataille, sentit sa bouche se dessécher et son cœur battre à tout rompre. Elle savait que le garde l’observait, qu’il voyait sa main trembler. Mais elle était incapable de s’éloigner, ou même de le renvoyer. — Est-ce que vous vous sentez bien, Premier ministre ? — Oui, merci. Elle se força à lever les yeux et à lui sourire. L’homme hocha la tête puis, après une seconde d’hésitation, s’éloigna. Elle aurait dû se dépêcher de quitter le jardin, il aurait mieux valu qu’elle découvrît le contenu de la lettre dans le secret de sa chambre, Fetnalla devrait être mise au courant, elle devrait envoyer un courrier à Orvinti. Toutes ces pensées l’assaillaient, mais elle restait là, incapable de détacher ses yeux du message qu’elle tenait entre ses mains. « C’est fait. » Trois mots. Ils auraient pu signifier n’importe quoi, ce qui était, naturellement, l’objectif de celui qui l’avait rédigé. Elle était la seule à comprendre que ce laconique « c’est fait » signifiait en réalité « votre or a payé le sang d’un autre Qirsi ». Elle était la seule à comprendre que le traître était mort, simplement parce qu’elle l’avait voulu. Elle seule lirait ce message pour ce qu’il était : une déclaration de guerre. Comme une simple flèche, la première, décochée au-dessus du champ de bataille signalait le début des combats, la mort de cet homme déclarait son opposition à la conspiration, quel qu’en fût le prix. La terreur et l’exaltation luttaient sauvagement en elle. Même avec Fetnalla à ses côtés, elle savait qu’elle ne pourrait résister seule à un mouvement qui semblait prendre plus d’ampleur chaque jour. Cette première escarmouche était pourtant la leur, et le goût de la première victoire renforçait sa soif d’en obtenir d’autres. Qu’elle eût pris la vie d’un autre Qirsi tempérait toutefois ses ardeurs. Son peuple allait beaucoup souffrir avant la fin de cette guerre. Chaque nouvelle trahison ne ferait que rendre plus hypothétique encore la maigre confiance que leur accordaient les nobles des Terres du Devant. Neuf siècles s’étaient écoulés depuis la trahison de Carthach et les Qirsi se déchiraient encore sur le geste de leur ancêtre. Cette guerre qu’elle avait pris sur elle d’engager, cette guerre certainement meurtrière, ne ferait qu’approfondir le gouffre qui depuis des siècles et des siècles séparait les familles, les amis. Elle essaya de se dire qu’elle n’y pouvait rien, qu’en s’attaquant aux cours eandi, c’était la conspiration qui s’était déclarée l’ennemie de tous ceux qui, quelle que fût la couleur de leurs yeux, étaient fidèles aux Sept Royaumes. Mais elle était Glaneuse. Elle n’avait entrevu que de vagues images du futur qui attendait les Qirsi, mais ce qu’elle avait vu l’avait fait frémir. « C’est fait. » Evanthya était la seule à comprendre toute la portée du simple message de l’assassin. Pourtant, dans le soleil lumineux de l’hiver, les mots dansaient devant ses yeux. La preuve de son triomphe entre ses mains, elle pleurait la mort de l’homme qu’elle avait tué. REMERCIEMENTS Tous mes remerciements à mon agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de publication, Tom Doherty ; à l’équipe formidable de Tor Books, dont Fred Herman, Jenifer Hunt, Irene Gallo et Peter Lutjen ; à Carol Russo et ses assistants ; à Terry McGarry pour son magnifique travail de secrétaire de rédaction ; ainsi qu’à mon éditeur et ami, Jim Frenkel comme à ses collaborateurs, en particulier Steve Smith et Jordan Zweck. Une fois encore, merci de tout mon cœur à Nancy, Alex et Erin pour leur amour, leur soutien et leur humour, un don précieux qui m’empêche de prendre tout cela trop au sérieux. Table des matières 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18