DAVID B. COE LA GUERRE DES CLANS La couronne des 7 royaumes ******** 1 Dantrielle, royaume d’Aneira « Monseigneur, derrière vous ! » Tebeo, sur le point de pourfendre son assaillant de l’épaule jusqu’aux entrailles, fit volte-face. Le deuxième soldat recula, évitant la lame de justesse, mais le duc, profitant de son élan, revint sans hésiter sur le premier. Qu’ils méditent ! se dit-il, satisfait de son réflexe. S’ils le prenaient pour un vieillard empâté, ils en seraient pour leurs frais. Il savait encore se battre. Une confiance que son adversaire ne tarda pas à saper. Car loin de se laisser démonter, il plongea, l’épée tendue, tandis que son autre main armée d’une dague tentait de lui assener un coup mortel au flanc. Tebeo se dégagea d’un mouvement brusque, mais trébucha et tomba avec lourdeur sur les genoux. Heureusement, ses hommes n’étaient pas loin. Le plus proche s’interposa, forçant le soldat de Solkara à reculer. C’était la deuxième fois, en très peu de temps, qu’un de ses hommes volait à son secours. Ce petit groupe de Solkariens les avait pris par surprise. Ils avaient dû forcer une poterne laissée sans défense. Bausef DarLesta, son capitaine, était parti avec un détachement sécuriser l’entrée, laissant à Tebeo et peut-être deux douzaines de soldats le soin de repousser les intrus. À près de deux contre un, la victoire était assurée, mais les erreurs de Tebeo obligeaient ses hommes à défendre sa vie en plus de la leur. Conscient de ses défaillances, le duc aurait dû battre en retraite, les laisser opérer, et ne pas les encombrer de sa présence inutile. Son orgueil le retenait. Dans sa jeunesse, Tebeo de Dantrielle avait compté parmi les meilleurs bretteurs du royaume. Au temps du règne de Tomaz IX de Solkara, à une époque où les soldats d’Aneira ne s’affrontaient qu’en tournois, Tebeo avait disputé nombre de joutes festives. Dans ces compétitions, Vidor de Tounstrel se taillait la part du lion. Beaucoup le tenaient pour le meilleur d’entre eux. Une distinction qui n’empêchait pas Tebeo de considérer Bertin l’Ancien, duc de Noltierre, comme l’égal du champion. Mais quand les paris étaient lancés, il s’en trouvait toujours pour placer leur or sur Tebeo. Et, à plus d’une reprise, le duc de Dantrielle ne les avait pas déçus. Cette époque était révolue. Le duc se sentait lourd, encombrant, éreinté. Il discernait encore toutes les subtilités du combat, mais trop d’années et trop de festins avaient eu raison de son agilité. Il reconnaissait les feintes, mais n’était plus assez rapide pour contrer les attaques. Il voyait les ouvertures, les faiblesses dans la défense de son adversaire, mais n’avait plus la vivacité nécessaire pour les exploiter. D’une certaine manière, la pleine possession de ses moyens et la sagesse qui lui étaient venues avec l’âge jouaient contre lui. Il se souvenait de l’excitation des tournois de jadis, de la fièvre et de l’ardeur qui le poussaient, et qu’il percevait aujourd’hui dans l’exaltation des jeunes soldats autour de lui. Les combattants désignaient cette ivresse par l’expression « la rage de vaincre ». Tebeo était trop vieux pour succomber à de telles émotions, même s’il n’ignorait pas que leur puissance pouvait, à elle seule, compenser l’aisance et l’équilibre perdus avec les années. Il était trop âgé et trop clairvoyant pour ne pas s’apercevoir que cette guerre les détruisait. Elle affaiblissait le royaume au pire moment. Une simple aubaine, une occasion de plus – comme s’ils en manquaient – pour leurs ennemis qirsi. Une fois encore, il maudit les ambitions du régent. Le second soldat de Solkara, épée et dague brandies, préparait un nouvel assaut. Tebeo se redressa en toute hâte, assura sa prise sur son arme et scruta rapidement les alentours. Les hommes assez proches pour lui venir en aide étaient déjà engagés dans des combats singuliers. Cette fois, il devrait se débrouiller seul. Prenant la mesure de son avantage, le Solkarien, un grand gaillard aux cheveux blonds, aux petits yeux noirs et à la moustache tombante, le visage fendu d’un sourire féroce, l’épée prête à fracasser le crâne de Tebeo, franchit d’un pas la distance qui les séparait. Poussé dans ses derniers retranchements, le duc tenta une parade que Bertin avait une fois employée contre lui. Au moment où l’homme engageait son attaque, il fit passer son épée dans sa main gauche, et évita le coup du Solkarien d’un déplacement imperceptible. Alors que la lame sifflait sans dommage à ses oreilles, il assena un coup à l’épaule de son adversaire. La cotte de mailles amortit la violence du choc, et empêcha la lame de mordre la chair, mais l’homme fut déséquilibré et lorsqu’il revint sur le duc, son sourire s’était évanoui. Sans perdre de temps, mais avec une prudence redoublée, le soldat visa la poitrine de Tebeo. Comprenant qu’il n’avait pas la moindre chance d’esquiver, le duc para le coup. Leurs épées se heurtèrent avec une violence telle que Tebeo fut contraint de reculer, l’épaule et le bras endoloris par le choc. Le Solkarien levait déjà son arme. Le même sourire de triomphe flottait sur ses lèvres. Le duc resserra sa garde, sans en tirer le moindre réconfort, et recula d’un autre pas. Le mur l’arrêta. Le Solkarien, sachant son adversaire à sa merci, s’élança. Leurs fers se croisèrent. Tebeo essuya l’impact, mais ne put se dégager à temps. Le Solkarien bloquait son épée et, plutôt que de s’écarter pour mieux le frapper, l’écrasa de tout son poids contre le mur. Le duc, le visage exposé à l’haleine brûlante du soldat, fit des efforts désespérés pour dégager sa dague. L’autre l’imita. Ils luttèrent en silence au corps à corps, le souffle court. À l’instant où Tebeo parvint à saisir le manche de sa dague, il vit s’élever le bras de son adversaire et briller un éclat métallique, aussi vif qu’une aile de libellule dans le soleil. Presque aussitôt, une douleur fulgurante lui transperçait les côtes. Son corps s’affaissa, en dépit de ses efforts pour rester debout. Le soldat recula légèrement. D’une main, il brandissait son épée. L’autre était vide, marquée seulement d’une traînée de sang qui lui coulait entre le pouce et l’index. Tebeo voulut lever son arme, mais il tenait à peine sur ses pieds. Sous son bras droit, une torche ronflante fouillait ses entrailles. Il entendit quelqu’un l’appeler, de très loin. Il ne pouvait détacher les yeux de la silhouette dressée devant lui, fasciné par sa hauteur. Un vertige le prit. L’épée haute, prêt à l’abattre sur Tebeo, l’homme affichait la puissance d’un dieu guerrier, et la tache de sang au creux de sa main évoquait étrangement la lune rouge d’Ilias en début de cycle. Certain de l’immédiateté de sa mort, Tebeo se demanda comment finirait le siège, si Bausef et ses hommes se rendraient à Numar de Solkara, ou si, déterminés à défendre leur cause, la guerre civile se poursuivrait, sous la conduite de Brall ou d’un de leurs alliés. Il songea à Pelgia et à leurs enfants, et faillit pleurer de souffrance à l’idée de les abandonner. Ces réflexions et ces regrets, les souvenirs de sa jeunesse s’enchaînèrent à une vitesse folle dans son esprit vacillant tandis que l’arme du Solkarien, prête à assener le coup fatal, décrivait sa dernière courbe. Au même instant surgit une silhouette floue dans laquelle le duc distingua l’or, le rouge et le noir de Dantrielle, les couleurs de sa maison. L’homme fondit sur le Solkarien qui perdit l’équilibre et lâcha son épée. Elle heurta violemment le mur, juste à côté de Tebeo, avant de rebondir sur la pierre dans un fracas assourdissant. Les deux soldats, au corps à corps, tombèrent sur le sol. Presque aussitôt, un troisième homme, puis un quatrième les rejoignirent. Ceux-là aussi portaient les couleurs de Dantrielle. Un cinquième se précipita vers le duc et s’accroupit à ses côtés. « Je vais bien, murmura le duc en réponse à l’angoisse qu’affichait le visage juvénile penché sur lui. Ne le tuez pas. — Monseigneur ? — Le Solkarien. Je ne veux pas qu’on le tue. — Mais, monseigneur… » Incrédule, le jeune homme fit un geste vers la blessure de Tebeo. Le duc baissa les yeux. La dague du Solkarien fichée entre ses côtes imbibait de sang sa cotte de mailles. Il ferma les yeux. « Peu importe, répliqua-t-il, les dents serrées contre la nausée qui lui retournait l’estomac. Je le veux vivant. Les morts ne sont guère bavards. — Bien, monseigneur. » L’homme cria quelque chose à ses camarades. Tebeo, les yeux clos, appuya la tête contre le mur. Au milieu des cris et du tumulte, à peine conscient de la caresse du soleil sur son visage, il perdit la notion du temps jusqu’à l’arrivée du guérisseur. « Monseigneur… » Il revint péniblement à lui. Il se trouvait toujours dans la cour, adossé contre le mur. Très affaibli, il aperçut le Solkarien flanqué de deux soldats de Dantrielle. Il portait à la joue et à l’arcade des entailles bénignes. « Buvez, monseigneur. » Un visage qirsi, pâle et osseux, aux étranges yeux de loup, était penché sur lui. Le guérisseur lui tendait une coupe remplie d’un breuvage fumant et nauséabond. « Non, répondit Tebeo. Où est Evanthya ? — Le Premier ministre arrive. Il faut boire, pour que je puisse vous soigner. La blessure n’est pas belle à voir. — Je ne vous connais pas. » L’homme se rembrunit. « Vous devriez, monseigneur. Je m’appelle Qerban et suis guérisseur au château de Dantrielle depuis plus de six ans. » Tebeo l’observa mieux. Peut-être son visage lui était-il familier. « Vous êtes qirsi. — Et vous êtes mourant. Vous perdez beaucoup de sang. Pourquoi irai-je vous empoisonner alors qu’il me suffirait de laisser cette arme où elle se trouve pour vous tuer ? Allons, buvez ce philtre et laissez-moi vous aider. » Tebeo tendit la main vers la coupe. Il allait s’en emparer lorsqu’il fut pris de vertige. Il se réveilla dans sa chambre à coucher. Pelgia, le front creusé par l’inquiétude, lui tenait les mains. Elle avait les yeux secs. Sa femme pleurait rarement. Evanthya, pâle et fragile, attendait là, elle aussi. Le guérisseur complétait l’équipe, une expression indéchiffrable sur le visage. « Je suppose que je vais survivre. » Qerban sourit. « On pourrait dire ça, monseigneur. — Je dois vous remercier. — Pensez donc, c’est mon métier. — Je vous dois des excuses. — À la bonne heure. Vous étiez blessé, vous divaguiez… — J’étais suffisamment conscient, protesta le duc avec un regard pour Evanthya, qui baissa les yeux. Je suis désolé, guérisseur. Vous m’avez sauvé la vie, je vous en suis reconnaissant. — Je vous en prie, monseigneur. Ma potion est sur votre table de chevet. Buvez-la et reposez-vous. Vous pourrez vous lever demain matin, mais attendez quelques jours avant de reprendre le combat. Vous avez perdu beaucoup de sang. Votre corps a besoin de temps pour récupérer. » Tebeo acquiesça. Les guérisseurs prescrivaient toujours plus de repos que nécessaire. Comme s’il lisait ses pensées, le Qirsi lui adressa un sourire entendu, puis s’inclina et quitta la chambre. Pelgia prit la coupe posée à côté du lit de son mari et la lui tendit. « Tu as entendu, Tebeo, fit-elle non sans malice devant sa grimace de dégoût. Bois tout, et si tu protestes, je lui en demande plus. » Le duc saisit la coupe et, malgré le haut-le-cœur que lui inspirait l’odeur du breuvage, avala une gorgée avant de le rendre à sa femme. Comme elle n’esquissait pas un geste pour l’en débarrasser, il se résigna, sous son regard sévère, à engloutir le reste. La nuit était tombée. Dehors, des feux brûlaient sur les remparts. Le calme semblait revenu. « Quelle heure est-il ? demanda-t-il. — Presque celle de la fermeture des portes, monseigneur, répondit Evanthya. — Je suis resté inconscient si longtemps ? » La ministre opina. « Le Solkarien ? — Vivant. Au cachot. — Je ne veux pas qu’on le maintienne aux fers, transférez-le dans une cellule à l’étage. — Vous êtes sûr ? Le capitaine a insisté pour qu’on le jette au cachot. — Bausef l’y a mis à cause de la blessure qu’il m’a infligée, et c’est normal. Mais cet homme a été envoyé pour mater une rébellion. Il n’a fait qu’obéir aux ordres de son souverain. Il mérite la prison, il n’en demeure pas moins un Aneirien. Comme nous tous. Notre querelle concerne Numar, pas le peuple de Solkara, son armée, ni même les soldats de n’importe quelle autre maison. Il est notre prisonnier, mais il mérite un minimum de courtoisie. Je l’interrogerai moi-même demain matin. Occupez-vous de lui, Premier ministre. — À vos ordres », fit Evanthya en s’inclinant. Après son départ, Tebeo se tourna vers sa femme. « Je m’en veux de t’avoir inquiétée. » Elle lui sourit. La lueur des bougies soulignait sa beauté et le duc, pris d’une vague de tendresse, s’émut. « Le temps que l’on m’informe, le guérisseur avait déjà terminé. Les enfants ont été un peu secoués. — Fais-les venir. Me voir devrait les rassurer tout à fait. — Demain matin, répondit-elle. Tu es au repos forcé. Et j’ai bien l’intention de veiller à ton obéissance. — Mais les enfants… — Demain, répéta-t-elle plus fermement. — Vos désirs sont des ordres, madame. — Alors repose-toi », fit-elle en lui caressant la main. Elle se leva. « Où vas-tu ? — Dire aux enfants que tu vas bien, et te faire porter à dîner. Je ne serai pas longue. » Il la regarda s’en aller, puis s’enfonça dans ses coussins, troublé par le contact des doigts de son épouse. Il éprouvait une douleur sourde au côté, et se sentait épuisé. Il avait eu de la chance. Si la dague du soldat avait touché un organe vital, s’il avait eu l’occasion de lui assener un autre coup, il serait mort. Voilà ce qui arrivait aux vieillards qui se croyaient des guerriers. L’heure des combats, pour lui, était révolue. Dantrielle disposait d’une armée pour se défendre. Une page de sa vie avait été tournée sur les remparts. Il ne combattrait plus. Malgré la pointe de regret qui l’étreignait avec une force inattendue, il était sûr de prendre la bonne décision. Il n’avait pas seulement risqué sa vie ; il avait mis en danger celle des hommes qui s’étaient précipités, à maintes reprises, à son secours. Il s’assoupit. Un coup frappé à sa porte le tira de sa torpeur. Ce devait être Pelgia. « Entre », lança-t-il sans même ouvrir les yeux. La porte s’entrebâilla et se ferma. Des bottes bruissèrent sur les dalles. « Monseigneur. » Une voix d’homme. Tebeo souleva les paupières. Bausef se tenait près de l’entrée. Le duc se redressa. « Est-ce que ça va ? s’empressa d’interroger le capitaine en le voyant flancher. Je peux revenir plus tard. — Non, capitaine. Tout va bien. » Il ferma les yeux quelques instants et les rouvrit. La chambre avait presque cessé de vaciller. « Que voulez-vous ? — Le Premier ministre m’a informé que vous souhaitiez transférer le Solkarien dans une cellule. Je n’étais pas sûr de la croire, aussi suis-je venu vous demander confirmation. — Vous pensez qu’elle pourrait vous mentir sur un sujet pareil ? — Je ne sais pas… Peut-être que votre blessure… — Allons, Bausef, cessez vos simagrées ! Où voulez-vous en venir ? — Cet homme est une menace pour vous et le château. Il a failli vous tuer, il mérite un châtiment. — Il doit être questionné, Bausef. — Je m’en suis occupé. — Vous vous en êtes… » Il s’interrompit, stupéfait et déjà en colère. « Vous l’avez torturé ? — C’était la seule façon… — Non, Bausef ! Ce n’était pas la seule façon ! J’avais l’intention de lui parler moi-même demain matin. Il n’a jamais été question de le maltraiter. — C’était peut-être votre intention. Mais vous auriez été contraint d’y recourir, je peux vous l’assurer. Ce soir ou demain, quelle différence ? — Celle de lui offrir la possibilité de se soumettre sans recourir à la force, ou à la souffrance. Voilà la différence ! » Il se tourna vers la fenêtre. « Les Solkariens ne sont pas nos ennemis, soupira-t-il. Vous le comprenez certainement. — Je ne suis pas d’accord, monseigneur. Ils ne sont pas nos seuls ennemis, c’est sûr ; ils ne sont peut-être même pas les plus dangereux, mais tant qu’ils assiègent ce château, ils constituent une menace pour vous et votre duché. — Vous me jugez trop faible. » Cette remarque arracha un sourire au capitaine. « Je vous considère comme un homme de bien, et un chef remarquable, répondit-il, choisissant ses mots avec soin. Votre unique faiblesse – si on peut la qualifier de telle – est votre aversion pour la guerre. Vous nourrissez un tel goût pour la paix que vous faites preuve d’une trop grande indulgence à l’égard de vos ennemis. — Et vous pensez, en l’occurrence, que c’est une erreur. — Oui, monseigneur », se résigna à admettre le soldat. Un lourd silence s’installa entre eux. Bausef se tenait près de la porte, les yeux baissés. Le duc contemplait la fenêtre. « Qu’avez-vous appris ? demanda enfin Tebeo, conscient de signer sa capitulation. — Beaucoup de choses, une fois qu’il s’est mis à table. » Tebeo invita son capitaine à prendre place dans le fauteuil à son chevet. « Lui et ses camarades ne pensaient pas survivre à leur assaut. Numar avait repéré la poterne depuis deux jours et voulait en tirer profit. — Quel profit ? Si ses hommes n’étaient pas censés survivre à l’incursion, pourquoi la lancer ? — Le soldat l’ignore. Je suppose pour ma part, et ce n’est pas très difficile à comprendre, que le régent cherche toutes les occasions de saper le moral de nos troupes. Ce genre d’attaques, qu’elles durent ou se répètent, épuisent et terrorisent. En ville, les habitants pourraient finir par se dresser contre vous, tenter une réconciliation avec la maison royale, dans le seul but de mettre un terme à ce harcèlement. — Je n’y vois que des pertes inutiles. » Le sourire qui traversa le visage de son capitaine inspira une fois de plus à Tebeo le sentiment de sa faiblesse. Bausef le jugeait trop mièvre pour être compétent, au moins sur le terrain militaire. Et le duc ne pouvait qu’être d’accord. « À leur place, je vous aurais conseillé la même tactique. L’assaut a ébranlé les hommes, et il a failli vous coûter la vie. Vu le rapport de force, cette tentative était vouée à l’échec, mais le résultat vaut bien la perte de quelques soldats. » Tebeo médita cette manœuvre en silence. Ce raisonnement sinistre, aux conséquences macabres, lui était totalement étranger. Était-il donc condamné à la défaite ? Un chef aussi sensible pouvait-il remporter une guerre ? Un nouveau coup à la porte le tira de ses sombres réflexions. Pelgia, accompagnée d’un serviteur chargé d’un plateau, pénétra dans la pièce. Apercevant Bausef, la duchesse se rembrunit avant de se tourner vers son mari. « Tu es censé te reposer. — Et c’est ce que je fais. Mais au cas où tu l’aurais oublié, nous sommes assiégés, poursuivit-il devant son regard irrité. Je ne peux passer mon temps à dormir quand Numar et ses hommes menacent ma ville et mon château. — Faut-il que je demande un autre philtre au guérisseur ? — Je vous laisse, monseigneur », glissa Bausef. Il se leva, s’inclina devant le duc, puis devant la duchesse. « Merci, capitaine. Notre discussion m’a… éclairé. — À votre service, monseigneur. » Le capitaine s’éloigna. Il posait la main sur la poignée lorsque le château trembla sur ses bases, comme frappé par une créature du royaume de Bian envoyée par le Trompeur lui-même pour anéantir les murs de Dantrielle. Le capitaine fit volte-face. Des cris confus s’élevaient déjà par la fenêtre. « La porte ? » interrogea Tebeo. Un nouveau choc ébranla le château. « Je ne crois pas. — Alors quoi ? » Un soldat, essoufflé et livide, fit irruption dans la pièce. « Que se passe-t-il ? interrogea le capitaine. — Des catapultes, capitaine. Deux. — Mais ils n’ont pas construit de… » Tebeo, comprenant tout à coup son erreur, s’interrompit. L’incursion ordonnée par Numar dépassait de loin, et de beaucoup, les explications de Bausef. « C’était une diversion ! Une ruse pour leur laisser le temps d’installer leurs engins. » Les murs tremblèrent une troisième fois. D’autres cris, cette fois mêlés de terreur et de souffrance, s’ajoutèrent aux premiers. Le duc, ignorant son vertige, se jeta hors de son lit. « Tebeo… — Hors de question que je reste couché, Pelgia. Et tant pis pour le guérisseur. Ma place est sur les remparts, avec mes hommes. » Contrairement à toute attente, Pelgia opina. Bausef et le soldat de précipitaient déjà dans le couloir. Tebeo, retenu dans son élan, leur emboîta le pas. La douleur de sa blessure se réveillait. Son capitaine se retourna. « Ne vous occupez pas de moi, capitaine. Grimpez sur les remparts. Je vous rejoins. » Le capitaine, sur un bref signe de tête, s’élança dans l’escalier. Lorsque Tebeo parvint en haut de la tour, le château avait essuyé deux nouveaux chocs, et les cris de ses hommes prirent des accents désespérés. En débouchant à l’air libre et tiède de la nuit, le duc en comprit la raison. Numar et ses hommes bombardaient le château d’énormes pierres enduites de poix enflammée. Elles avaient remarquablement atteint leur but. Outre les impacts calcinés sur le rempart nord, plusieurs hommes, certains aux vêtements enflammés, d’autres aux membres arrachés, gisaient sur le chemin de ronde. Bausef surgit à ses côtés. « Rapport. — Ils sont hors de portée de nos archers, monseigneur. Ils n’ont que deux catapultes, mais elles suffisent amplement. — Les pertes ? — Onze morts, monseigneur. Et quatorze blessés. — Attention ! » cria une voix. Du nord, une boule de feu suivie d’un panache de fumée noire s’élevait dans la nuit. Le duc crut d’abord qu’elle allait s’écraser sur le mur extérieur de la tour, mais quand le projectile enflammé eut atteint son zénith et entama sa descente, il comprit avec soulagement que le tir était trop court. Il se prépara néanmoins au choc. La pierre s’écrasa au pied des remparts, dans une gerbe de flammes et d’étincelles, sans provoquer d’autres dégâts qu’une nouvelle vibration des murs. « Nous avons de la chance, pour cette fois, constata Bausef en regardant brûler d’un œil sinistre les dernières flammèches. — Peut-on les arrêter ? — Pas sans aide extérieure, monseigneur. Nous avons besoin d’Orvinti, de Kett, de Tounstrel, ou de n’importe qui. Rassor protège les flancs de Numar. Impossible d’atteindre les catapultes. Briser leurs lignes demanderait tant d’hommes que la défense du château en serait compromise. — Et le Premier ministre, elle ne peut pas nous aider ? — Quelles magies possède-t-elle ? » Certains Qirsi répugnaient à révéler l’ensemble de leurs dons. Evanthya en faisait partie, et le duc, par courtoisie, se sentait tenu de respecter cette pudeur face à son capitaine. « Je ne les connais pas toutes. Elle maîtrise au moins les brumes et les vents. — Cela devrait nous servir… — Attention ! » hurla-t-on de nouveau. Un autre projectile, comme propulsé par la déesse du feu Eilidh en personne, s’élevait dans le ciel. Sa trajectoire permit au duc de comprendre que celui-ci ne raterait pas sa cible. « Lâchez le mur nord ! » lança-t-il à ses hommes en même temps qu’il poussait le duc vers l’entrée de la tour. Tebeo, un œil sur la boule de feu, recula. « Accrochez-vous, lui conseilla Bausef en se plaquant contre le mur de l’escalier. Celle-ci va faire mal. » La pierre heurta le rempart. Les merlons, écrasés par l’impact, volèrent en éclats dans une gerbe de feu et de débris de pierre. Les hommes qui n’avaient pas eu le temps de se mettre à l’abri furent frappés de plein fouet. L’un d’entre eux prit feu. La pierre elle-même, presque intacte, nichée dans son propre cratère sur le mur, continuait de brûler, coupant le chemin de ronde en deux. Une ovation se fit entendre dans les rangs de Numar. « Par les démons et toutes les flammes ! jura Bausef entre ses dents. — Allez chercher le Premier ministre. » Le capitaine, les yeux sur les ravages, opina. Quelques secondes plus tard, Evanthya se tenait devant lui, ses cheveux blancs flottant dans le vent. « Le capitaine vous a mise au courant ? — Oui, monseigneur. Mais je doute d’être utile. — Pourquoi ? — À cause de Pronjed, monseigneur. Le Premier ministre de Numar. Il possède les brumes et les vents, lui aussi. Il va contrer toutes mes initiatives. Si je crée une brume pour dissimuler nos hommes, il soulèvera un vent pour la disperser. Et si je lève un vent pour favoriser nos archers ou gêner les leurs, il fera exactement le contraire. — Aucun de vos autres pouvoirs ne peut nous aider ? — Je crains que non. Mes dons n’ont rien de militaire. » Tebeo sourit. Ils avaient toujours eu cette qualité, ou ce défaut, en commun. « Recourir à la magie pourrait nous faire plus de mal que de bien, intervint Bausef. — Que voulez-vous dire, capitaine ? — Si elle lève une brume et que Pronjed la disperse, nous n’aurons fait qu’alerter Numar sur nos intentions. — Attention ! » Un bloc de roche enflammé s’élevait du nord, presque aussitôt suivi par un second. Ils se turent, les yeux fixés sur les trajectoires qui trouaient l’obscurité à une vitesse sinistre. Les soldats de Dantrielle, qui hurlant des avertissements, qui se démenant pour mettre les blessés à l’abri du nouvel impact, fuyaient comme ils pouvaient la nouvelle menace. La première pierre s’écrasa sur le rempart, comme la précédente, et la seconde, légèrement trop courte, heurta le mur juste sous les créneaux. La forteresse trembla. Des flammes et des morceaux de pierre jaillirent dans toutes les directions. Evanthya et Tebeo reculèrent. La même clameur victorieuse s’éleva des rangs de Numar. « Il faut agir, capitaine. Vite. Ces projectiles ne tarderont pas à trouver autre chose que de la pierre à broyer. — On ne peut pas percer les lignes ennemies jusqu’aux catapultes, monseigneur, mais un détachement d’archers pourrait tenter une sortie par une poterne et tirer sur les soldats qui les activent. — Excellente idée. » Bausef pourtant hésitait. « Je ne suis pas sûr du résultat. Ces hommes seront exposés, et rien ne nous assure qu’ils parviendront à endommager les catapultes. — Certains pourraient enflammer leurs flèches, suggéra Evanthya. Pendant que d’autres viseront les soldats, ceux-là tâcheront de mettre le feu aux machines. — C’est une idée, approuva le capitaine sans enthousiasme. Voir le château de Dantrielle sous les coups est pénible, monseigneur, mais au cours de son histoire, cette forteresse a subi des assauts bien plus destructeurs. Nous ferions peut-être mieux d’essuyer celui-ci sans broncher. » Il ne quittait pas le duc des yeux. « Quoi que nous fassions, reprit-il d’un ton plus convaincu, le siège ne sera pas perdu ou gagné cette nuit. Nos alliés sont en route. Ils vont finir par arriver. — Vous pensez qu’il est préférable d’attendre ? » s’exclama le duc. Bausef détourna les yeux. S’il prenait la surprise de Tebeo pour une raillerie, il se trompait. Le duc était sincèrement dérouté par sa proposition. « Ce que je veux dire, expliqua le capitaine, c’est que si vous craignez pour la vie de vos hommes, il est beaucoup plus risqué de les envoyer à l’extérieur que de les garder entre vos murs, en dépit même de ces attaques. — Evanthya ? interrogea le duc. — Je n’ai rien à ajouter. L’analyse du capitaine me paraît juste. » Le duc quitta le couvert de la tour et tourna les yeux vers le nord. Les Solkariens chantaient à présent. Au loin, deux grappes de torches flamboyaient dans la nuit, sans doute pour éclairer les hommes occupés à pousser deux nouveaux projectiles dans les nasses des catapultes. Il n’aimait pas risquer la vie de ses soldats, mais ces assauts répétés ne se solderaient pas seulement par des blessés et des dégâts matériels. Il y aurait d’autres morts. Les hommes de Numar chantaient et riaient avec l’enthousiasme des vainqueurs. Les siens étaient épuisés et impuissants. Il devait agir, ne fut-ce que pour leur montrer qu’il n’avait pas baissé les bras. « Sélectionnez vos plus fins archers, capitaine, résolut-il. Autant que vous le jugerez nécessaire, et envoyez-les en mission. Dites-leur de tirer trois volées de flèches, pas une de plus, et de revenir, même s’ils n’ont pas touché les catapultes. — À vos ordres, monseigneur. » Sa voix ne trahissait aucune émotion. Et Tebeo, conscient de son incompétence militaire, sentit le doute et les remords l’assaillir de nouveau. Que Bausef l’ait approuvé ou non, il exécuta ses ordres avec diligence. Moins d’une heure après leur discussion, laissant le duc et sa ministre suivre les opérations depuis les remparts, il quittait le château avec ses archers par une poterne du mur ouest, où le murmure de la rivière des Sables Noirs couvrirait le bruit de leur approche. En son absence, plusieurs projectiles frappèrent les murs. Deux atteignirent le bord des remparts, un autre franchit l’obstacle pour s’écraser dans la cour basse, ne faisant aucun blessé. Alors qu’il inspectait les dégâts, Tebeo constata que son capitaine avait raison : les sombres cicatrices laissées par les missiles étaient impressionnantes, mais demeuraient superficielles. Il était malheureusement trop tard pour rappeler ses hommes. Les entrailles nouées, il scruta l’obscurité dans l’espoir d’apercevoir ses soldats. « Voyez-vous quelque chose ? demanda-t-il pour la cinquième fois. — Non, monseigneur. » Ils se turent. Les Solkariens chantaient toujours. Qu’ils chantent, songea Tebeo, leur surprise n’en sera que plus grande. Ils attendirent. Tebeo leva les yeux vers le ciel. L’ascension des lunes était bien avancée. Les deux globes, l’un blanc comme l’ivoire, l’autre rouge comme le sang, flottaient haut dans le ciel. Un mince voile de brume atténuait leurs rayons. Un avantage propice pour Bausef et ses hommes. Les dieux ne les avaient peut-être pas tout à fait abandonnés. « Là ! » s’exclama la ministre le doigt tendu. Plusieurs flammèches, si petites qu’on aurait cru des bougies, étaient apparues dans les bois. Presque aussitôt, elles s’élevèrent dans le ciel, pointées vers les catapultes. Lorsqu’elles atteignirent leurs cibles, les chants cédèrent la place à des cris d’alerte, puis des râles de blessés. Du côté solkarien, d’autres torches s’allumèrent. Déjà, elles convergeaient vers les archers de Tebeo. Une seconde volée de flèches prit son essor. Très vite, des flammes léchèrent les catapultes. Tant pis pour la troisième volée ! aurait hurlé le duc s’il avait espéré être entendu. Mais Bausef était un soldat, et les soldats obéissaient aux ordres. Les torches avançaient. Le troisième tir de flèches s’éleva dans les airs pour retomber sur les catapultes. Et, dans un fracas métallique, la bataille s’engagea. Penché sur les remparts, au milieu des cris des guerriers et des mourants qui montaient vers lui, Tebeo crut discerner la voix de Bausef hurler ses instructions. Au comble de l’angoisse, il ne pouvait quitter des yeux la ligne des torches qui se déversait sur ses hommes comme une rivière de feu. « Ils vont se faire massacrer », murmura Evanthya. Le duc aurait voulu prononcer des paroles courageuses, lui assurer – et croire – que Bausef allait trouver le moyen de rassembler ses hommes et de les conduire en sûreté au château. Mais les torches étaient si nombreuses et déjà, la fureur du combat s’éteignait. Le capitaine avait annoncé qu’il ne prendrait que quelques archers. L’armée de Numar aurait vite fait de les tuer tous. Les catapultes brûlaient, mais des ombres, apparues de tous côtés, étouffaient le feu. « Dépêchez des hommes à chaque poterne, ordonna-t-il d’une voix blanche. Qu’ils guettent les survivants, mais qu’ils se méfient des Solkariens. — Entendu, répondit la jeune femme. J’aurais pris la même décision », ajouta-t-elle avant de disparaître. Il hocha la tête, la gorge nouée, sans quitter les torches des yeux, puis il s’éloigna du rempart et descendit jusqu’à la première cour. Ses hommes nettoyaient les décombres accumulés devant les entrées des tours. Ils le regardèrent passer, le visage grave et silencieux. Il ne sentait aucune hostilité, aucun reproche de leur part, seulement le souhait d’obéir à ses ordres, le désir de puiser leur confiance et leur force dans son courage. Il redoutait de n’avoir rien à leur offrir. Non loin de lui, un objet heurta le sol avec un bruit sourd. Au même instant, il s’aperçut que les Solkariens avaient repris leurs chants. Deux soldats se dirigeaient vers l’endroit où l’objet avait atterri. Ils se penchèrent, avant de reculer du même élan horrifié. L’un des deux poussa même un hurlement d’épouvante, comme un enfant pris de terreur. Tebeo se précipita. Un objet similaire, avec un bruit identique, tomba dans l’herbe grasse sur son passage. Et il comprit. Il avait entendu parler, dans le passé, d’assaillants se livrant à ce genre d’exercices – des pratiques odieuses réputées efficaces pour saper le moral des troupes assiégées. Il aurait voulu croire Numar incapable d’une telle barbarie, mais l’homme était un Solkara, et Tebeo avait tort d’être naïf. Il sentit son estomac se révulser mais, refusant de céder devant ses hommes à la nausée que lui inspiraient Numar et le spectacle qu’il savait découvrir, il ravala la bile qui lui montait aux lèvres. « Monseigneur, hoqueta l’un des soldats. C’est… Je le connais. » Tebeo mit un genou en terre, et posa les yeux sur la tête qui gisait devant lui. Lui aussi reconnaissait le soldat, bien qu’il ignorât son nom. Une autre tête frappa le sol derrière lui et, quelques instants plus tard, deux autres. Ils étaient seize archers en tout, plus Bausef. Dix-sept têtes seraient donc catapultées dans la cour de son château, autant de rappels macabres de l’avertissement ignoré de son capitaine. Il est beaucoup plus risqué de les envoyer à l’extérieur que de les garder entre vos murs. Cette phrase résonnait en lui avec l’accent d’un glas funéraire. Et il était responsable. « Ramassez-les », demanda-t-il d’une voix lasse. Ses hommes attendaient d’autres paroles, la situation l’exigeait, mais il n’en avait pas. Quels mots auraient exprimé son désarroi, quels mots auraient donné du sens à une telle horreur ? Accablé, il retourna sur les remparts. Un grand feu brûlait maintenant à côté des catapultes, peut-être un bûcher pour les corps décapités de ses hommes. Quelques instants plus tard, une ombre se dressait devant les flammes, et il comprit qu’il s’était trompé, dans la cour. Seize têtes seraient catapultées dans son château. Car la dernière, la dix-septième, celle de son capitaine, était celle qui se dressait devant ses yeux, empalée sur la pique que hissaient les Solkariens devant leur camp. Et Tebeo, au comble de l’horreur, ne pouvait détacher le regard de ce trophée lugubre, brandi en hommage à sa stupidité. 2 Curtell, empire de Braedon, déclin de la lune d’Elined Depuis des jours, la mort de Kayiv, assassiné par Nitara, ne cessait d’alimenter les conversations au palais de l’empereur Harel IV. Tous n’avaient que ça à la bouche. Les couloirs, les vestibules, les chambres à coucher bruissaient de conjectures infinies sur leur histoire d’amour et les liens du ministre avec la mystérieuse conspiration qirsi. De la cour basse au plus haut des logis, ces murmures s’étaient répandus dans les moindres recoins, embrasant toutes les imaginations. Comme l’odeur du feu perdure longtemps après les dernières flammes, une peur indicible s’était infiltrée avec ces ragots et avait imprégné chaque parure de lit, chaque tapisserie, le moindre morceau de tissu, jusqu’à empuantir le palais tout entier. Malgré le temps écoulé et la diversité des hypothèses avancées – y compris les plus farfelues – personne n’avait remis en cause la version de Nitara. Kayiv avait essayé de la violer, il l’aimait encore et ne supportait pas leur rupture. Mais comment aurait-elle pu aimer un homme qui avait trahi le royaume ? Car il avait trahi, et même tenté de l’enrôler. Les blessures qu’elle s’était infligées à l’épaule, la poitrine et la main, ses lèvres ensanglantées, ses vêtements déchirés, tachés du sang du ministre, achevaient de convaincre qu’elle avait été la victime innocente d’une passion contrariée et dévastatrice. Personne n’avait songé à l’interroger plus avant. L’idée qu’elle avait pu se mutiler, attirer Kayiv avec la promesse d’une étreinte et lui plonger sans hésiter son arme dans le cœur n’avait effleuré personne. C’était pourtant ce dont elle s’était rendue coupable, ça et bien d’autres choses, tant son amour pour le Tisserand était puissant. Elle devait attendre, car le cœur de Dusaan et son intelligence brillante étaient accaparés par la préparation de la formidable guerre à venir. Mais un jour, elle le savait, un jour, elle serait sa reine. Il le lui avait laissé entendre après la mort de Kayiv. Elle avait tué pour lui, elle serait récompensée. Il lui suffisait d’être patiente. Sans les dernières paroles de Kayiv, murmurées alors que la vie le quittait, alors qu’elle recueillait son dernier souffle sur ses lèvres, elle aurait attendu leur victoire avec sérénité. Je t’aimais tant. Elle les entendait dans le gémissement du vent qui soufflait depuis les monts des Pleurs, comme toujours à l’époque des cultures. Elle croyait les discerner dans les grondements lointains du tonnerre et le battement régulier de la pluie sur les toits du palais. Elles hantaient ses nuits, et c’étaient elles qui la tiraient de ses rêves agités, comme le rappel incessant et fidèle d’un amant au réveil. Je t’aimais tant. Nitara ignorait ce qui avait poussé Kayiv à prendre autant de risques les jours précédant sa mort. Il devait savoir que son retournement lui vaudrait le châtiment de Dusaan. Avait-il cru la reconquérir en s’en prenant au haut chancelier ? Alors il s’était lourdement trompé. La force des sentiments qu’elle éprouvait pour le Tisserand était telle que, sans avoir partagé sa couche, il représentait pour elle bien plus que Kayiv n’avait jamais signifié. Il était son espoir, son désir, ses rêves, et la promesse heureuse du jour où les Qirsi, débarrassés de la domination eandi, dirigeraient enfin les Terres du Devant. Quoi qu’il ait pu lui apporter, quel qu’ait été son amour pour elle, Kayiv n’aurait jamais eu cette aura. Et pourtant, le matin même, c’était encore la voix du ministre qui l’avait réveillée. « J’en aime un autre, avait-elle répondu sans réfléchir. Le haut chancelier », avait-elle ajouté, bravache, comme s’il avait été en vie, comme si elle avait pu le blesser. Mais elle l’avait assassiné ! Son égarement l’aurait fait rire, si ses mains n’avaient pas tant tremblé. Alors elle s’était habillée en hâte et, l’estomac noué, sans même prendre son petit déjeuner, avait quitté sa chambre. Le fantôme de Kayiv sur les talons, elle s’était mise en route vers la salle d’audience du haut chancelier pour assister à la réunion quotidienne de tous les conseillers de Harel. Voir le Tisserand l’apaiserait. Sa vue produisait toujours cet effet sur elle. Je t’aimais tant. Elle avait accéléré le pas, attentive à l’écho de ses chaussures sur les dalles du couloir, à sa respiration, à n’importe quel bruit qui pût faire taire la voix sépulcrale de Kayiv. Lorsqu’elle avait enfin atteint la porte de Dusaan, elle avait pris sa place habituelle, avec un profond soulagement, près du haut chancelier, et attendu, plus paisible, le début de leur discussion. Pourtant c’était la voix de Kayiv, aussi douce qu’une brise sur les semailles, qui s’était levée à ses oreilles, en surimpression des premiers mots du haut chancelier. Je t’aimais tant. Elle s’était concentrée sur Dusaan, imaginant leur première nuit d’amour, la caresse de ses mains brûlantes, ses sensations à l’aune de son désir conquérant. Entraînée par sa ferveur, elle s’était abandonnée, les yeux clos. Hélas, l’espoir de retenir l’image du Tisserand penché sur elle, emporté par le rythme croissant de sa passion, avait volé en éclats. Ce n’était pas le visage de Dusaan qui s’était dessiné sous ses paupières, mais celui de Kayiv, ses lèvres entrouvertes sur la douceur familière de son sourire et ses paroles lancinantes. Elle sursauta comme un chat tiré sans ménagement de sa torpeur. Le haut chancelier l’observait, le front plissé, la mine sévère. Elle lui rendit son regard, buvant des yeux ses larges épaules et son torse puissant, sa belle chevelure blanche, ses pommettes hautes et ses yeux d’or. Si les dieux avaient décidé de placer un Qirsi à la tête des Terres du Devant – et qui pouvait en douter ? – elle ne s’étonnait pas qu’ils eussent choisi cet homme pour incarner le premier roi sorcier. Elle s’aperçut tout à coup de son air furieux et se souvint, mais un peu tard, de ses mises en garde sur son attitude pendant leurs audiences. Tout ce qui risque de révéler tes sentiments à mon égard, lui avait-il dit peu après la mort de Kayiv, met nos vies et l’avenir du mouvement lui-même en danger. Nitara détourna les yeux et se concentra sur leur discussion. « Vous n’avez pas la moindre idée du motif de cette convocation ? interrogeait Stavel avec l’air fragile et apeuré d’un vieux chien. — Non, répondit Dusaan. Mais il ne m’a pas reçu depuis longtemps, aussi souhaité-je prendre ce regain d’intérêt pour un signe d’amélioration. — D’amélioration pour qui ? » Le regard du haut chancelier se posa avec acuité sur Gorlan. Parmi les ministres que Kayiv avait tenté de fédérer avant sa mort, dans l’espoir qu’ils aillent ensemble révéler les mensonges de Dusaan à l’empereur, Gorlan s’était montré le plus empressé. Cet homme ne craignait pas le haut chancelier autant que ses collègues. À sa façon, Gorlan était lui-même impressionnant. À l’image de Dusaan, sa haute silhouette était singulièrement robuste pour un Qirsi. Ses yeux brillaient de la couleur chaude d’un parchemin ancien, et ses cheveux coupés court soulignaient la force qui émanait de sa personne. Nitara ignorait quels étaient ses pouvoirs, mais elle se doutait qu’il en maîtrisait au minimum trois, et qu’au moins l’un d’entre eux faisait partie des dons qirsi les plus convoités. Dans l’ensemble, il dégageait l’assurance d’un homme qui avait goûté au pouvoir et en désirait plus. « Souhaiteriez-vous ajouter quelque chose à notre discussion, ministre ? » s’enquit Dusaan après un examen attentif. S’il se démarquait des autres Qirsi, Gorlan semblait partager leur réticence à défier le haut chancelier de face. Car, confronté au regard glacial de Dusaan, et malgré les arguments qu’il possédait en nombre, Nitara vit sa résolution s’étioler. Elle avait tué Kayiv. Elle avait agi pour se défendre, mais ils savaient tous que Kayiv complotait contre le haut chancelier la veille même de sa mort. La peur qu’inspirait Dusaan n’avait jamais été aussi forte. « Je me demande si l’empereur souhaite nous rendre sa confiance, répondit Gorlan en baissant les yeux, ou s’il a autre chose en tête. — C’est possible, convint Dusaan. Nous ne tarderons pas à le savoir. » Il hésita et, après un bref regard pour Nitara, se décida à poursuivre. « Vous soulevez toutefois un point intéressant, ministre. Il semble que des événements récents aient conduit l’empereur à se méfier de nous. Je ne vois pas en quoi l’agression d’un ministre a pu l’y pousser, mais peu importe. Je serai franc : la méfiance de l’empereur à notre égard, son attitude m’offensent. Je suis au service de cette cour depuis neuf ans, je pensais mériter mieux. — Mais la conspiration…, intervint Stavel au comble de l’effroi. On peut comprendre les craintes de l’empereur. Kayiv a tout de même tenté d’enrôler Nitara. Et il a essayé de me convaincre, comme d’autres, que vous étiez un traître. » Dusaan lui adressa un sourire de sympathie. « Je comprends que l’empereur soit effrayé, à l’image de certains d’entre nous. Mais que nous révèle la fragilité de sa confiance et, au fond, celle de tous les Eandi ? — Est-ce une question que vous avez l’intention de poser à Harel ? » Une vive rougeur envahit aussitôt les joues de Gorlan, comme s’il regrettait sa propre spontanéité. « Une suggestion intéressante, ministre, sourit néanmoins Dusaan. Peut-être lui demanderai-je, en effet. Mais voici où je veux en venir : loyauté et trahison sont toujours mises en cause chez les Qirsi. Traîtres ou fidèles, il n’est question que de nous. La même loyauté n’incombe-t-elle pas aussi aux Eandi ? Ne sont-ils pas tenus, au nom du principe même qu’ils prônent, de nous conserver leur confiance ? Notre service auprès de l’empereur devrait nous donner droit à quelques égards. Pour ma part, je ne trahirai jamais aucun d’entre vous, et je ne pense pas qu’aucun d’entre vous me trahisse sciemment. Outre la couleur de nos yeux, ou celle de nos cheveux, nous partageons une connaissance unique. Chacun d’entre nous sait ce que signifie l’exercice de la magie. Et qu’on le veuille ou non, ce lien nous unit. — L’empereur, selon vous, nous doit la même fidélité que celle que nous lui devons ? — En substance, oui. — C’est une vision intéressante, haut chancelier, intervint Gorlan avec circonspection. Pensez-vous que l’empereur soit du même avis, qu’il comprenne même cette analyse ? — Je doute fort qu’il soit d’accord. Quant à ce qu’il comprend, peu m’importe, car je ne vois pas comment il apprendrait mes sentiments sur ce sujet. » Sa remarque tomba dans un silence embarrassé. Sous son regard attentif, ministres et chanceliers s’observaient à la dérobée. « Nous y voilà, reprit Dusaan. Il existe bel et bien une autre sorte de fidélité, celle que nous nous devons les uns aux autres. L’empereur approuverait-il tout ce qui se dit lors de nos réunions ? Certainement pas. Faut-il pour autant l’informer de toutes nos divergences ? Les épreuves que nous traversons nous conduisent au soupçon, le soupçon à la méfiance et la méfiance à la division. Or nous devons rester unis, être capables, devant l’adversité, de nous parler avec franchise, sans craindre que l’un ou l’autre se précipite chez l’empereur pour tout lui raconter. De mon côté, je ne me permettrai jamais de révéler ce que vous me confiez pendant nos conseils sans votre permission, et j’attends la même élégance de votre part. » La menace, latente sous la formulation polie, n’échappa à personne. Mais le haut chancelier n’avait pas terminé. « Je ne sais jusqu’où sa méfiance conduira l’empereur. J’ignore ce qu’il veut. Qu’il ouvre aujourd’hui la voie de la réconciliation, ou qu’il me signifie sa décision de nous bannir tous de la cour, je vous donne ma parole, quelles que soient ses intentions, de ne pas vous trahir. Si nous devons quitter Curtell, nous le ferons ensemble. Si nous restons, ce sera plus unis et plus forts. — Vous pensez qu’il peut en arriver là ? frémit Stavel. — Je l’ignore, chancelier. J’espère que non, mais je refuse de vous raconter des histoires. » Le vieux Qirsi, visiblement perturbé par la tournure de leur discussion, opina gravement. « Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’aimerais me préparer à cette audience. Nous nous verrons demain. » Les Qirsi se levèrent et se dirigèrent vers la porte, émus et préoccupés. Stavel, et nombre des plus vieux chanceliers, semblaient au comble de l’incertitude. Ils s’abstinrent cependant de tout commentaire et quittèrent la salle abattus. « Ministre, lança Dusaan à l’intention de Gorlan. Je voudrais vous parler un instant. À vous aussi, ministre, ajouta-t-il en se tournant vers Nitara. — Bien sûr, haut chancelier. » Dusaan, d’une main ouverte, leur indiqua les deux sièges près du sien. « Asseyez-vous. — Je suis navré de vous avoir irrité, haut chancelier, avança Gorlan prompt à anticiper les représailles auxquelles l’audace de ses interventions l’exposait. — N’y pensez plus, ministre. Je ne vous ai pas retenu pour vous réprimander. Dites-moi plutôt ce que vous pensez de l’empereur. » Interloqué, Gorlan considéra Dusaan avant de hausser les épaules. « Je le tiens pour un dirigeant averti. Je suis fier de le servir, comme nous tous. — Je vois, sourit Dusaan. Et vous, Nitara ? » Elle avait compris sa manœuvre, aussi répondit-elle en conséquence. « Je le tiens pour un imbécile, imbu de sa personne autant qu’il est gras, et qui en sait sur l’art de gouverner autant qu’il connaît les Qirsi. Je suis à son service parce que sa naissance l’a placé à la tête du plus puissant et du plus riche des royaumes eandi. Mais je n’éprouve pour lui, ou sa cour, aucune forme de respect. » Gorlan la dévisagea, ébahi. « Notre jeune amie sait qu’elle est libre de s’exprimer, que je ne trahis aucun secret. — Et vous attendez la même franchise de ma part, releva Gorlan, remis de son étonnement. — Je veux la vérité. — Très bien. L’empereur est un homme difficile à servir. Ses limites sont évidentes, et le mépris qu’il nous manifeste depuis un cycle de lune n’a fait que les aggraver. — Et pourtant, lorsque Kayiv vous a raconté mes prétendus mensonges concernant vos conseils et le calendrier de l’invasion, vous vous êtes scandalisé. » Gorlan jeta un regard de travers à Nitara. « Merci pour la confiance. — Vous n’étiez pas les seuls pendant cette discussion, ministre. N’importe lequel d’entre vous a pu venir me raconter vos réactions. — Bien sûr, constata Gorlan sans conviction. — Il n’en reste pas moins que le conseil que j’ai donné à l’empereur vous a troublé. — La nature de votre conseil n’a rien à voir dans ma réaction, haut chancelier, pas plus le fait que vous lui ayez menti. Ce qui m’a perturbé, c’est la déformation de notre position, ou plus exactement que vous ayez jugé utile de nous manipuler. Si vous aviez été convaincu de l’urgence à lancer l’invasion, vous auriez conseillé l’empereur en ce sens, sans nous mentionner. Que vous ayez eu besoin de recourir à notre soutien sans nous le demander, ou nous le dire, montre à quel point vous doutiez de votre conseil même. » Nitara, prête à le voir exploser de fureur, dévisagea le Tisserand. Son sourire désinvolte ne masquait pas la dureté de son regard. « Peu de choses vous échappent, n’est-ce pas, ministre ? — J’ose le croire, haut chancelier. — Quels sont vos pouvoirs ? — Glanage, brumes et vents, façonnage. Pourquoi cette question ? » Parce qu’il ne veut pas que tu saches qu’il est Tisserand, songea Nitara. Ses dons lui permettaient de deviner ceux du ministre, mais sa perspicacité aurait alerté Gorlan et, quels qu’aient été les buts de cet entretien, Dusaan ne souhaitait pas lui révéler ses véritables pouvoirs. « À votre avis ? » Sans attendre la réponse de Gorlan, il se tourna vers Nitara : « Pourquoi ai-je posé cette question, ministre ? — Je n’en suis pas sûre, haut chancelier, fit-elle d’un ton hésitant. — Au contraire. Parlez librement. J’ai l’intention de le faire. — Vous avez posé cette question, commença-t-elle alors, les mains tremblantes, parce que vous voulez savoir quels dons le ministre Gorlan est susceptible d’apporter au mouvement. » Gorlan, cette fois au comble de la stupeur, les dévisagea tour à tour. « Le mouvement ? — Très bien, Nitara. — Le mouvement, répéta Gorlan désorienté. Vous voulez dire la conspiration ? — Un terme grossier, que je n’aurais certainement pas choisi, mais qui ne manque pas d’impressionner, ce qui peut s’avérer utile. — Vous appartenez à la conspiration, tous les deux. Kayiv avait raison. — Kayiv est mort. — Parce qu’il l’avait compris. — Kayiv était un imbécile. Sa mort est négligeable. Au-delà de sa haine pour moi, il n’a pas su voir le véritable sens du mouvement. Il n’a pas compris ce que signifie pour notre peuple le renversement des cours eandi, et la domination des Terres du Devant. Vous ne commettrez pas la même erreur. Votre vision du monde est bien plus large que la sienne. Je le sens. J’espère ne pas me tromper. — Vous me demandez mon adhésion ? Êtes-vous en train de me dire que, si je refuse, je mourrai moi aussi ? — Occupons-nous d’abord de votre première question. Oui, je souhaite que vous nous rejoigniez. Les Sept Royaumes vacillent. La victoire est à notre porte. L’invasion d’Eibithar a commencé, la guerre civile est déclenchée en Aneira, la reine de Sanbira s’apprête à rejoindre Galdasten, et Kearney de Glyndwr se retrouve à la tête d’un royaume divisé. Les principaux royaumes des Terres du Devant vont s’entre-déchirer. Et quand ils le feront, les Qirsi n’auront qu’à se lever pour détruire ce qui restera d’eux. — Vous ne manquez pas de certitude ! s’exclama Gorlan. — En effet, je n’en manque pas. Lorsque nous aurons gagné, les Qirsi qui auront combattu avec nous seront placés à la tête des Sept Royaumes. Ceux qui seront restés fidèles à leurs maîtres eandi seront exécutés pour traîtrise à l’égard de leur peuple. Le choix que je vous offre est donc simple. Je pourrais ne pas étendre cette opportunité à tous ceux qui servent au palais. Vous avez l’occasion non seulement de sauver votre vie, mais celle de partager la gloire de ceux qui mènent cette lutte depuis le début. — Pourquoi moi ? D’autres sont ici depuis bien plus longtemps, certains sont plus méritants. » Dusaan s’esclaffa. « En l’occurrence, ministre, la durée du service à l’empereur n’est pas un critère des plus pertinents ! Votre question n’en demeure pas moins recevable. Je vous ai choisi – et dans le court laps de temps qui reste, je pourrais être amené à en choisir d’autres – parce que je discerne en vous des qualités utiles au mouvement à l’heure des derniers préparatifs, et profitables à notre peuple quand nous aurons étendu notre autorité à toutes les Terres du Devant. Vous ne craignez pas de vous exprimer, et quand vous le faites, c’est souvent avec à-propos. Vos pouvoirs, dois-je le souligner, sont en outre considérables. » Gorlan plongea son regard pâle dans celui de Nitara. « Pourquoi avez-vous adhéré ? » Parce qu’elle aimait cet homme, parce qu’il était un dieu au milieu des mortels. « Le mouvement, répondit-elle posément, nous offre la chance inespérée d’améliorer la condition de notre peuple, et d’assurer à mes enfants, et aux enfants de mes enfants, un avenir qui ne passe pas par les cours eandi, ou les condamne à leurs stupides caprices de nobles. — Mais vous avez prêté serment à l’empereur. » Il leva immédiatement la main pour se reprendre : « Inutile de répondre, je sais ce que vous allez dire. — Quoi, d’après vous ? demanda Dusaan, intéressé. — Que nous avons des responsabilités bien plus grandes envers les nôtres, qu’il existe de nombreuses formes de trahison, que ceux qui placent leur fidélité aux Eandi au-dessus de leur devoir envers leur peuple sont coupables de la pire des félonies. — Je n’aurais pas mieux dit, se réjouit le haut chancelier, sourire aux lèvres. Est-ce votre conviction, ou exprimez-vous seulement les arguments supposés de Nitara ? — Vous allez me prendre pour un fou, ou pour un imbécile, mais… je ne sais pas. — J’admire votre constance à dire le fond de votre pensée. » Un sourire flotta sur ses lèvres, puis disparut. « Même quand vous l’ignorez vous-même. Je vous laisse deux jours pour réfléchir. Au terme de ce délai, j’attends votre réponse. Et, croyez-moi, je verrai si vous mentez. » Gorlan pâlit, mais il garda contenance. « Vous ne craignez pas que j’aille vous dénoncer à l’empereur ? — Non. Si vous le faites, vous savez ce qui vous attend. Notre victoire approche, Gorlan. À grands pas. Votre mort m’obligerait à me révéler plus tôt que prévu, je n’hésiterai pourtant pas un seul instant. » Gorlan dévisagea Nitara une dernière fois. Devant son air impénétrable, il salua le haut chancelier d’un signe de tête, et se leva. « Deux jours », répéta-t-il en les quittant. Peu après, Dusaan abandonnait Nitara dans le couloir, plus enamourée que jamais et un peu triste, pour se rendre vers la salle d’audience de l’empereur. Cette convocation tombait à point nommé. Il méprisait cet homme, mais il lui fournissait un prétexte pour se débarrasser de la ministre. Elle restait très attirante – il avait la ferme intention d’en faire une de ses reines, le jour venu – mais l’attachement qu’elle lui témoignait, son admiration et son besoin constant de le voir devenaient étouffants. Pour lui, elle avait assassiné un homme qu’elle avait aimé. Parmi ses plus fidèles serviteurs, peu auraient été capables d’un tel dévouement. Elle serait d’ailleurs récompensée. Son désir n’en était pas moins aussi dangereux que lassant. S’il se laissait attirer trop tôt dans son lit, tout ce qu’il avait entrepris risquait d’être détruit. Il avait espéré qu’elle serait séduite par Gorlan ; à bien des égards, le ministre lui rappelait Kayiv, et ce qu’il avait lui-même été dans sa jeunesse. Ces espoirs semblaient vains. Quant à Gorlan, il ne parvenait pas à trancher. Acculés à un tel choix, bien des hommes, dont les plus hostiles au mouvement, épouseraient sa cause pour éviter la mort. Ce ministre était différent. Une différence qui le rendait précieux, mais qui avait poussé Dusaan à l’imprudence. Si Gorlan ne pouvait se résoudre à rejoindre la cause qirsi, il irait voir l’empereur. C’était une certitude. Rien n’était plus dangereux qu’un homme qui n’avait pas peur de la mort. Et Gorlan était de ceux-là. Devant la porte de l’empereur, il frappa et attendit qu’un garde vienne l’annoncer à Harel. La porte s’ouvrit en effet sur deux gardes, mais ils sortirent dans le couloir au lieu de l’inviter à entrer. Ils s’inclinèrent, visiblement embarrassés. « Que se passe-t-il ? s’étonna-t-il. L’empereur m’a convoqué. — Oui, haut chancelier, nous le savons, mais nous… » L’homme s’interrompit, cherchant du regard le soutien de son camarade. « Sur ordre de Son Éminence, Harel IV, empereur de Braedon, détenteur du Sceptre impérial, héritier de la Couronne de Curtell, nous vous prions de nous confier toutes vos armes avant de pénétrer dans la salle d’audience. » Dusaan, surpris par le ton sentencieux du soldat, faillit éclater de rire. Comme s’il avait besoin d’une dague pour assassiner l’empereur ! Il sortit néanmoins son épée de son fourreau et la tendit, garde en avant, à l’un des hommes qui la lui prit avec respect. L’épreuve n’était pas terminée. « Veuillez mettre ceci. » Il lui tendait une cagoule de mousseline. Dusaan, traversé d’une violente vague de fureur, faillit briser le crâne de l’impudent. « Par Bian, pour quelle raison l’empereur me demande-t-il une chose pareille ? s’enquit-il sans desserrer les dents. — Vous possédez de nombreux pouvoirs, haut chancelier. Il pense que vous aurez plus de mal à les utiliser contre lui si vous ne pouvez pas le voir. » Avec quelle joie il aurait envoyé ses plans et sa patience promener, avec quelle ivresse il se serait révélé sous leur nez ! Il pouvait les tuer tous les deux en quelques secondes. Une poignée de Qirsi lui suffisait pour prendre, en moins d’une heure, le contrôle absolu du palais. Il était trop tôt, un tout petit peu trop tôt, pour s’offrir le luxe de laisser libre cours à sa fureur. « Je ne suis pas autorisé à le voir, ou plutôt à lui parler, se reprit-il avec un sourire matois et un hochement de tête orgueilleux, sans cette cagoule ? — J’ai peur que non, haut chancelier. — Très bien. » Il se laissa couvrir la tête et le visage, jurant de se laver de cette humiliation. Quelles que fussent les souffrances qu’il avait imaginées pour Harel, et elles étaient terribles, sa vengeance serait bien pire. Après avoir noué lâchement le capuchon autour de sa gorge, les gardes le firent entrer dans la salle d’audience. Les pouvoirs d’un Tisserand allaient bien au-delà des sens de la vue et de l’ouïe. Harel l’ignorait, comme il ignorait que Dusaan était Tisserand. C’était cette ignorance de la magie qirsi, au même titre que leur faiblesse, qui conduirait les eandi à leur perte. Dusaan avait beau être aveugle, il sentait l’empereur et les autres gardes présents dans la salle. Il en dénombra huit, plus deux épouses de Harel, dont il n’avait aucune peine à imaginer le regard curieux teinté d’une pointe d’amusement. Elles pouvaient rire, les chiennes eandi. Elles souffriraient aussi. Comme eux tous. Les gardes l’escortèrent jusqu’au trône, tel un prisonnier, et se retirèrent, le laissant s’agenouiller devant l’empereur. « Levez-vous, haut chancelier », annonça Harel en s’extrayant de son siège pour arpenter la pièce. Dans l’espoir d’être une cible moins facile, songea Dusaan méprisant. Il se redressa néanmoins, face au trône, tout en suivant mentalement le chemin de l’empereur. Après un moment de silence, il leva la main vers la cagoule. « Vous me faites tort, Éminence. — Pardonnez-moi, répondit Harel sans le moindre accent de contrition. Mais cela me rassure. Vu ce qui se passe au palais, vous ne pouvez me reprocher certaines précautions. — Vous ai-je donné des raisons de vous méfier de moi ? — La mort de mon ministre – quel était son nom, déjà ? — Kayiv, Éminence. — Oui. La mort de Kayiv nous a tous plongés dans l’inquiétude. C’est une chose d’attaquer une femme comme il l’a fait. Mais mes gardes m’ont appris qu’elle l’avait aussi accusé de trahison. Il a tenté de la dresser contre moi. » Cette accusation était une idée de Dusaan. Dénoncer l’appartenance de Kayiv au mouvement lui permettait d’écarter les questions sur les circonstances de sa mort, et de provoquer la peur que venait précisément d’exprimer l’empereur. Sous cette emprise, il espérait que Harel, par son comportement, pousserait d’autres Qirsi à rejoindre sa cause. Dusaan restait convaincu d’avoir bien agi. Il se demandait pourtant s’il n’était pas allé trop loin. « Oui, c’est aussi ce que j’ai entendu, Éminence. De là à penser que tous les Qirsi de votre palais sont des traîtres… — Je me montre prudent, voilà tout. » Il s’était arrêté près d’une fenêtre. « N’importe lequel d’entre vous peut appartenir à cette conspiration. Le plus simple, c’est de supposer que vous en faites tous partie. Si cela vous déplaît, Dusaan, je vous suggère de découvrir ces traîtres au plus vite et de m’apporter leur tête. » Il reprit sa déambulation. « À votre place, je commencerais par cette femme. Elle s’est montrée bien prompte à l’accuser après sa mort. Je doute que leur lit soit la seule chose qu’ils aient partagée. » Tenter de dresser ses Qirsi les uns contre les autres était une tactique d’une intelligence surprenante de la part de cet homme. « Bien sûr, Votre Éminence. J’ai cherché d’autres traîtres depuis la mort de Kayiv, en commençant naturellement par faire surveiller cette femme. Rien ne m’a permis d’incriminer quiconque. — Alors cherchez mieux. — Vous me confiez cette tâche, Votre Éminence, tout en me traitant comme si je vous avais moi-même trahi. Dois-je en conclure que d’autres cherchent les preuves de mon appartenance à la conspiration ? » L’empereur, bien qu’immobile, ne répondit pas immédiatement. « Je suis obligé de faire surveiller tout le monde, vous vous en doutez, Dusaan. » Évidemment, espèce d’imbécile ! Mais qui as-tu chargé de me surveiller ? S’il s’agissait des gardes du palais, Dusaan s’en moquait. Ils ne découvriraient rien, et ils seraient bientôt morts ou jetés aux cachots. Mais s’il avait trouvé un ministre ou un chancelier pour l’espionner ? S’il s’était déjà débrouillé pour diviser les Qirsi du palais ? « Je comprends tout à fait, Éminence. Ces précautions – me désarmer, me couvrir le visage de cette cagoule – n’en restent pas moins une humiliation. Je suis à votre service depuis neuf ans. Ne mérité-je pas mieux ? — Peut-être. Disons que je compte sur cette expérience pour vous convaincre de la gravité avec laquelle j’envisage la situation. Que cela vous encourage à démasquer les traîtres au plus vite. » Le haut chancelier ne put s’empêcher de sourire. L’empereur faisait preuve d’une habileté surprenante. Se pouvait-il qu’il se fût trompé sur son compte ? « Est-ce le but de votre convocation, Éminence ? Me prouver à quel point vous tenez à démasquer les traîtres ? — En partie, oui. Je voulais aussi vous parler du Trésor. » Pour la première fois, Dusaan éprouva un instant de panique. Harel lui confiait depuis longtemps la gestion des comptes, et Dusaan y puisait largement de quoi payer ses partisans. Un de ses amis, Tihod jal Brossa, navigateur marchand de son état, avait créé un réseau de coursiers chargés de livrer l’or à ceux dont les efforts au nom du mouvement méritaient salaire. Sans cet accès aux coffres impériaux, il n’aurait jamais été si proche de réaliser ses ambitions. Le succès à portée de main, l’or de l’empereur ne lui était plus aussi nécessaire, mais il était peu disposé à perdre le contrôle des finances. Cette idée même faisait naître une crainte plus profonde, une crainte qu’il avait jusqu’ici réussi à écarter. « Et que vouliez-vous me dire à ce sujet, Éminence ? » Il s’était exprimé d’une voix égale. La sueur, heureusement dissimulée par la cagoule, n’en perlait pas moins à ses tempes. « Je pense plus judicieux de laisser à Uriad le contrôle des finances jusqu’à la fin de la guerre. La plupart de nos dépenses concernent de toute manière la flotte et l’armée, il est logique que le capitaine s’en charge directement. Nul besoin de vous importuner avec des ordres de paiement qu’il peut effectuer lui-même. » Dusaan aurait dû s’y attendre. D’une certaine manière, il s’y était préparé. Aucun des prélèvements effectués ne pouvait être décelé ; il s’en assurait depuis le début. Mais une fois de plus, sa rage faillit l’emporter. Qu’il dût s’avilir devant cet homme était assez pénible, que son mouvement dût souffrir des peurs et de la méfiance de Harel, aussi justifiées fussent-elles, lui était presque intolérable. « Il en sera selon votre désir, Éminence. Mais levons toute ambiguïté : vous souhaitez confier le contrôle des comptes à Uriad parce que vous ne me faites plus confiance. N’est-ce pas ? » Devant l’embarras de l’empereur, il comprit qu’il avait visé juste. « Dans le doute, ne serais-je pas stupide de laisser mon Trésor entre vos mains ? — Je vois. — Bien. Lorsque ces désagréments seront résolus, je suis sûr que tout rentrera dans l’ordre. — J’espère que l’avenir vous donnera raison, Éminence. — Vous n’êtes pas d’accord ? » s’étonna l’empereur avec un regain de suspicion. Dusaan regrettait son commentaire. Il eût été plus sage de laisser la conversation s’achever sur les espoirs fictifs de l’empereur. Mais il avait parlé, et se voyait contraint de répondre. « Je crains qu’en exprimant aussi clairement votre méfiance, vous ne risquiez d’éloigner ceux qui vous servent avec fidélité. Je ne vous mentirai pas, Votre Éminence. Nombreux sont vos ministres et chanceliers offensés par le traitement qui leur est réservé depuis un cycle lunaire. — En feriez-vous partie ? » L’indignation de l’empereur n’échappait pas à Dusaan. Il se moquait de l’avoir irrité. Harel avait décidé de lui retirer la gestion du Trésor, il n’avait plus rien à gagner à le flatter ou à s’humilier. Sans aller jusqu’à se faire bannir, il ne voyait aucune raison de lui offrir une obéissance aveugle. « Oui, Éminence, je suppose que j’en fais partie. — Eh bien, vous m’en voyez désolé ! Je vous croyais susceptible de comprendre, haut chancelier. Vous mieux que personne savez quel homme je suis ! Je n’aurais jamais pris de telles mesures sans un danger réel. Et je suis convaincu qu’il l’est ! Si vous n’êtes pas capable de le percevoir, alors peut-être me suis-je trompé sur votre compte. » Dusaan entendit un frottement sur le sol, et devina que l’empereur, piqué, lui tournait le dos. « Vous pouvez disposer, haut chancelier. Faites-moi savoir lorsque vous aurez démasqué les traîtres. Jusque-là, ce n’est pas la peine de venir me voir. — Bien, Éminence. » Il s’inclina. Harel ne le regardait pas. Les gardes, eux, l’observaient et, s’il manquait de respect à son monarque, ils seraient prompts à le lui répéter. Les deux soldats qui l’avaient accompagné le prirent par les bras, lui firent faire demi-tour et le conduisirent hors de la pièce. Dans le couloir, ils lui ôtèrent sa cagoule. Le visage et le cou humides de sueur, il tendit la main. « Mon épée. — Oui, haut chancelier. » Leur changement de ton était perceptible. Ils avaient vu comment Harel l’avait traité, ils avaient noué le capuchon sur sa tête. La déférence et l’embarras dont ils avaient fait preuve à son arrivée s’étaient envolés. Que les flammes de Bian les avalent ! Il rengaina son arme, pivota avec élégance sur ses talons, et s’éloigna sans un mot. Nitara l’attendait dans le couloir, devant la porte de ses appartements. Il devina sa présence avant même de la voir sortir de l’ombre, hésitante et séduisante. « Puis-je vous parler, haut chancelier ? » Il aurait préféré être seul, mais opina. Elle le suivit dans sa chambre, et se posta devant la fenêtre tandis qu’il refermait la porte. « Que veux-tu ? Je t’ai dit qu’il ne fallait pas qu’on nous voie ensemble. — Je voulais être sûre de ne pas vous avoir contrarié aujourd’hui. — Quand ? — Pendant notre conversation avec Gorlan. Je n’étais pas sûre de ce que vous vouliez, jusqu’à quel point vous souhaitiez que je sois franche. » Il se força à sourire. Sa faiblesse l’exaspérait de plus en plus, mais il avait besoin d’elle. Sa source financière tarie, même temporairement, il ne pouvait risquer de perdre un seul de ses serviteurs. « Tu as été parfaite. Je veux qu’il rejoigne la cause et je crois qu’il le fera, grâce en partie à ton intervention. Je suis… satisfait. — Merci, Tisserand, murmura-t-elle avec humilité. — Maintenant, pars. J’ai du travail. — Oui, bien sûr. » Elle ne fit pourtant pas un geste. « Tu veux me dire autre chose ? » C’était flagrant. Son embarras, les tumultes de son cœur se lisaient sur son visage. Il n’avait pas le temps. « Non, Tisserand », finit-elle par répondre. Elle tenta de sourire et traversa la pièce. Devant la porte, la main sur la poignée, elle hésita encore. Elle se comportait de cette façon depuis la mort de Kayiv. À croire qu’elle nourrissait encore des élans pour cet imbécile. L’image de Cresenne lui vint à l’esprit, et avec elle l’évolution de ses sentiments pour Grinsa jal Arriet. Chargée de le séduire, elle en était tombée amoureuse, pour finir par se détourner du mouvement et le trahir tout à fait. Malgré sa force et son intelligence, elle s’était révélée beaucoup trop jeune pour le fardeau qu’il avait mis sur ses épaules. Comme Nitara. Il comprenait, un peu tard, que les affaires de cœur interféraient toujours avec le reste, et que les plus jeunes avaient le plus grand mal à maîtriser leurs émotions. Il ne commettrait pas la même erreur. Celle-ci ne devait pas se détourner de lui. Les affaires de cœur… Il avança jusqu’à Nitara, lui prit les mains, et la força à le regarder. « Tu m’as bien servi. En quelques cycles de lune, tu as fait bien plus que d’autres en des années. Et je t’en suis reconnaissant. — Je pourrais faire tellement plus, lui offrit-elle dans un souffle alors qu’il sentait ses mains trembler. — Bientôt. Nous ne devons pas nous laisser distraire, pas si près du but. Ce qui ne serait que bagatelle avant la victoire sera une récompense après. Comprends-tu ? » Elle parvint à sourire. « Oui, Tisserand. — Parfait. » Il baisa une de ses mains, puis l’autre, sans la quitter des yeux. Il vit son sourire s’approfondir, ses pupilles se dilater et ses joues s’empourprer. « Maintenant, pars », répéta-t-il. Il lui aurait demandé de se déshabiller, elle n’aurait pas mis moins d’empressement à obéir. « Oui, Tisserand », fit-elle en dégageant ses mains avant de se précipiter hors de sa chambre. Dans le couloir, elle se retourna une dernière fois. « Nous nous reverrons bientôt », lui promit-il en refermant la porte. Il écouta ses pas décroître dans le couloir. Lorsqu’il fut sûr qu’elle ne reviendrait pas, il sortit les livres de comptes, et entreprit de vérifier qu’aucune entrée n’éveillerait les soupçons du capitaine. Examiner tous les volumes – quatorze au total – lui demanda la journée. Il ferma le dernier bien après les cloches du crépuscule, épuisé mais certain qu’ils ne révélaient rien de son mouvement à Uriad. Au serviteur venu lui apporter son dîner, il ordonna d’aller chercher des soldats de la garde impériale afin de le débarrasser de livres dont il n’avait plus que faire. Signes du pouvoir que Harel exerçait sur lui, il ne voulait plus les voir. « Apportez-les au capitaine, fit-il à leur arrivée. C’est lui qui s’occupe du Trésor désormais. » Les soldats se mirent à la tâche, mais ils n’étaient que deux. « Nous reviendrons chercher la suite, avança l’un des deux, écrasé par le poids de trois volumes. — Très bien. Et revenez avec deux hommes de plus. Inutile d’y passer la nuit. — À vos ordres, haut chancelier. » Ils revinrent avec deux camarades et emportèrent le reste. Tout le temps du déménagement, Dusaan demeura près de sa fenêtre, ignorant les gardes et leur remue-ménage. Il contempla les étoiles bien après leur départ. Son repas, qu’il n’avait pas touché, refroidit sur son bureau jusqu’au retour du serviteur. Sûr de ne plus être dérangé, il s’absorba dans ses réflexions. Tihod devait être informé que cette source financière au moins s’était tarie. Il subsistait de l’or en circulation dans le réseau du marchand, des qinde impériaux convertis en monnaie courante pour éviter de remonter jusqu’à Dusaan, et attendant d’être affectés aux fidèles du Tisserand. Dusaan devait en connaître le montant. Pour le savoir, il devait trouver Tihod. Si son ami était toujours en vie. Ils ne s’étaient pas parlé depuis un cycle de lune, depuis la fin du décroissement d’Amon, précisément. À cette date, Tihod se tenait sur la pointe de Wethyrn, à la poursuite de Grinsa, le Tisserand qui menaçait de faire échouer tout ce que Dusaan espérait accomplir avec son mouvement. Tihod avait évoqué la nécessité de le tuer, tout au moins d’essayer. Dusaan, insistant sur les risques pour un Qirsi ordinaire de se mesurer à un Tisserand, avait tenté de l’en dissuader. Malgré ses mises en garde, Tihod avait couru sa chance. Navigateur marchand et prospère, Tihod était souvent difficile à localiser. Ses affaires le conduisaient sur toutes les côtes des Terres du Devant, de la baie de Zahid à Uulrann, de la côte sud de Sanbira à la mer des Étoiles. De nombreuses fois, Dusaan s’était mis en quête de Tihod pour découvrir que son navire n’était pas amarré où il le croyait. Explorer les Sept Royaumes à la recherche d’un seul individu lui aurait demandé des efforts qu’il ne pouvait fournir sans épuiser ses pouvoirs, même considérables. Aussi s’écoulait-il souvent plus d’un demi-cycle lunaire avant qu’ils ne se parlent. C’était peut-être le cas ces temps-ci. Tihod, appelé pour une affaire urgente, avait pu abandonner sa poursuite de Grinsa, retourner à son navire et lever les voiles pour une destination inconnue. Malgré ses doutes, Dusaan se mit à la recherche du marchand. Une fois de plus, il envoya son esprit sonder le détroit de Wantrae, puis les côtes d’Eibithar, de Wethyrn, et enfin de Sanbira. Gagné par un sentiment d’échec croissant – si Tihod avait été en vie, il l’aurait déjà trouvé –, il s’accrochait au maigre espoir qui lui restait. La raison lui commandait d’abandonner. Tihod était mort. Grinsa l’avait tué. C’était la seule explication. Cet autre Tisserand n’avait pas seulement arraché Tavis de Curgh des geôles de Kentigern, et permis ainsi au royaume d’Eibithar d’éviter la guerre civile qu’il projetait depuis des années. Il lui avait aussi enlevé Cresenne qui s’était détournée de sa cause par amour pour lui, et qui l’avait trahi. Et à présent, il avait tué Tihod, son ami le plus fidèle, et le seul homme du mouvement qu’il ne pourrait jamais remplacer. Ouvrant brusquement les yeux, il mit un terme à sa recherche. « Ça suffit ! » s’exclama-t-il dans l’obscurité de sa chambre à coucher. Le Glaneur ne cessait de s’interposer entre lui et sa victoire. Redoutant de s’exposer, Dusaan l’avait longtemps laissé agir. Sa patience avait des limites. Il était temps d’intervenir. 3 La lande, au nord de la Cité des Rois, royaume d’Eibithar La mésaventure avec les brigands qui les avaient surpris cette nuit d’orage sur la lande de Glyndwr les avait considérablement retardés. Ils n’avaient plus une minute à perdre. La flotte de l’empire avait lancé son offensive sur les côtes de Galdasten et, d’après les dernières nouvelles, les Aneiriens étaient sur le point d’attaquer Kentigern. Or ces conflits, déclenchés par le Tisserand, n’étaient que le prélude à une guerre bien plus cruciale et périlleuse. Au cours de leur périple, Grinsa avait confié au jeune Curgh qu’il était le seul capable de défaire le chef de la conspiration qirsi. Il en restait convaincu. Ce qu’il avait omis de dire à Tavis, ce qu’il rechignait lui-même à reconnaître, étaient ses propres doutes quant à sa capacité de vaincre dans un combat de magie. Face à un autre Tisserand, Grinsa n’était pas sûr de l’emporter. Cette confrontation néanmoins approchait et, dans un sens ou dans l’autre, ses doutes seraient levés. En attendant, la perspective de son échec – dramatique – le poussait à rejoindre Galdasten au plus vite afin de tout mettre en œuvre pour empêcher cette guerre naissante de se déclarer. Pour commencer, il devait convaincre les chefs des armées eandi que leur véritable ennemi ne s’était pas encore montré, et qu’ils devaient réserver leur force pour l’affronter. Sa chute pendant l’orage les avait contraints à retourner au château de Glyndwr. Ils n’y étaient restés que quelques nuits, le temps de guérir sa blessure. Ce délai, ajouté à leur capture par les brigands, était de trop. Ils ne pouvaient plus faire halte à la Cité des Rois, comme ils l’avaient d’abord envisagé, et il avait fallu toute sa force de caractère à Grinsa pour passer si près du château d’Audun sans s’arrêter voir Cresenne et sa fille. Cette étape n’aurait ajouté que quelques lieues à leur voyage, à peine une demi-journée de cheval s’ils poussaient leurs montures, mais après avoir embrassé Cresenne et tenu sa fille entre ses bras, il n’aurait jamais le courage de les abandonner encore. Bryntelle était maintenant âgée de quatre cycles lunaires ; d’après Cresenne, elle grandissait très vite. Chaque jour la voyait plus attentive à ce qui l’entourait. Glaneur de Festival, Grinsa ne s’était guère intéressé aux nourrissons. Séparé de Cresenne au moment de sa grossesse, il n’avait appris sa paternité qu’au jour de l’accouchement. Bryntelle était sa fille. Elle avait dû beaucoup changer et, tous les jours, elle s’éveillait dans un monde d’où son père était absent. Il maudissait chaque minute passée loin d’elle. Depuis le début de la journée, Tavis l’observait, inquiet de son humeur. Grinsa devinait que le jeune homme avait quelque chose sur le cœur. La crainte de sa réaction l’empêchait de s’exprimer. Cela faisait presque un an qu’ils voyageaient ensemble. Au fil des épreuves, Grinsa avait appris à apprécier son compagnon. Derrière son comportement d’enfant gâté, il avait toujours perçu la promesse de force et de sagesse enfouie en lui. Pour cette raison, il avait accepté d’être son protecteur, de l’accompagner et le soutenir tandis qu’ils s’efforçaient d’établir son innocence et d’apprendre ce qu’ils pouvaient sur la conspiration. Depuis peu, il en était venu à le regarder comme un ami. Pour le jeune homme toutefois, leur relation demeurait complexe et, à bien des égards, plus difficile. Tavis, considéré comme une brute sanguinaire à travers tout le pays, avait été banni de sa propre maison. Vilipendé et maudit, alors qu’il se tournait autrefois vers son père et Hagan MarCullet pour leurs conseils et son éducation, alors qu’il avait Xaver, le fils de Hagan, pour découvrir l’amitié, et sa mère pour lui donner son affection, il n’avait brusquement eu que Grinsa pour tenir tous ces rôles. Aux yeux de Tavis, le Glaneur n’était pas seulement son gardien, il était aussi devenu son mentor, et son plus proche ami. S’il s’ouvrait volontiers à Grinsa, il lui fallait parfois du temps pour rassembler le courage de le faire. Parce qu’il sentait Tavis précisément dans cet état d’esprit, Grinsa respecta son silence. Ils chevauchèrent ainsi, laissant le temps passer et le soleil, dans un ciel bleu et légèrement brumeux, décrire son arc lent. Caressées par une brise tiède, les hautes herbes de la lande ployaient en frissonnant. Au loin, en vagues invisibles et sinueuses, la chaleur s’élevait de la terre d’Elined. Elle déformait la ligne d’horizon, et créait l’illusion de lacs et de rivières qui n’existaient pas. Au-dessus d’eux, un faucon planait en cercles lents, lançant de temps à autre un cri plaintif et, à distance respectueuse de leurs montures, des chiens sauvages les avaient pris en filature. « Nous pouvons encore faire demi-tour », avança enfin Tavis. Ses paroles, prononcées d’une voix basse, couvraient à peine le murmure du vent et le martèlement léger des sabots de leurs chevaux. « On voit les remparts. Cela ne nous prendrait pas plus d’un jour. — Un jour que nous n’avons pas, répondit le Glaneur, conscient de l’abattement de sa propre voix. — Nous chevaucherons de nuit, Grinsa. Nous rattraperons le temps perdu. » La sollicitude de Tavis, malgré son pincement au cœur, arracha un sourire au sorcier. « Merci, Tavis. Votre offre est généreuse. Je vous en suis reconnaissant. Je ne peux l’accepter. » Il écarta les arguments que s’apprêtait à fournir le jeune homme en secouant la tête. « Je ne pourrai pas les quitter. Finissons-en, que je puisse les retrouver une bonne fois pour toutes. — Comme vous voudrez. » Il semblait presque le comprendre. Peut-être était-ce le cas. « Nous devrions tout de même chevaucher de nuit, reprit le jeune homme un peu plus tard. Kearney et les autres doivent avoir au moins huit jours d’avance sur nous. J’aimerais réduire cet écart. — Les hommes de Kearney sont à pied. Nous, à cheval. Nous comblons chaque jour notre retard. — Je sais, mais… » Il haussa les épaules. Depuis Helke et sa confrontation avec l’assassin, Tavis semblait pressé d’entrer en guerre. Il n’avait fait à Grinsa qu’un bref récit de ce qui s’était passé ce jour d’orage sur le rivage rocailleux de Wethyrn. Grinsa avait toutefois compris que Cadel était désarmé lorsque Tavis l’avait tué, et le jeune homme, convaincu de s’être bien mal acquitté de sa tâche, concevait d’amers remords sur sa conduite. Tavis s’en serait défendu, mais Grinsa sentait qu’il espérait une sorte de rédemption dans la guerre à venir, comme si son héroïsme sur ce nouveau champ de bataille pouvait laver toutes les fautes et les faiblesses qu’il s’imputait depuis Kentigern. Si le Glaneur ne partageait pas l’impatience de son compagnon, il ne pouvait nier son désir de raccourcir le plus possible leur voyage vers le nord. « D’accord. Nous continuerons après le coucher du soleil. » Tavis acquiesça, et ils retombèrent dans un silence morne, le jeune homme plongé dans ses réflexions, Grinsa hanté par l’image de Cresenne et Bryntelle, si proches de lui et pourtant inaccessibles. En fin de journée, ils atteignirent un village niché au creux d’un vallon près des Chutes de Binthar. Une forge, l’échoppe d’un charron, un marché tout juste assez grand pour accueillir, même les jours de fête, une douzaine de charrettes de colporteurs. Autour, quelques fermes étaient disséminées dans la campagne. Les deux cavaliers décidèrent de s’y arrêter pour compléter leurs provisions. Celles que leur avait fournies le duc de Glyndwr étaient bien entamées, et Grinsa ne voulait pas perdre de temps à en chercher plus loin. La plupart des marchands avaient déjà remballé leurs étals, mais un homme, un fermier aux cheveux blancs clopinant d’un bout à l’autre de sa charrette, leur vendit du fromage, de la viande séchée et du pain noir pour plusieurs jours. Ses prix étaient élevés – l’homme avait remarqué que Tavis était un noble et qu’il était le seul marchand encore ouvert – mais Grinsa paya sans broncher. Le temps gagné valait bien la dépense. À la sortie du village, deux jeunes garçons se battaient dans la poussière. Grinsa, qui avait d’abord cru à un jeu, dut se rendre à l’évidence. De près, la nature de leurs gestes ne laissait aucun doute. La rixe était sérieuse. Les poings serrés, l’air concentré et méchant, ils cherchaient bel et bien à se faire mal. Il allait intervenir lorsqu’il vit Tavis se jeter à bas de sa monture et se précipiter vers eux pour les attraper par le col et les séparer sans ménagement. Celui qui avait le dessus saignait du nez. L’autre affichait une lèvre fendue, et une écorchure sur la joue pleine de poussière et de sang. Celui-là faisait tout son possible pour ne pas pleurer, sous l’oeil fier et méprisant de l’autre. « Pourquoi vous battez-vous ? » demanda Tavis avec sévérité. Aucun ne répondit. Celui à la lèvre ensanglantée essuya une larme furtive du dos de la main. « Toi, lança Tavis à l’autre. Comment t’appelles-tu ? — Colum, répondit le gosse insolent et renfrogné. Colum Gulstef. — Pourquoi te battais-tu, Colum ? » Le garçon haussa les épaules. « Sais-tu qui je suis ? reprit Tavis. — Non. — As-tu jamais entendu parler de Tavis de Curgh ? » Le garçon leva des yeux effarés, avant de secouer la tête avec force. « Vous n’êtes pas Tavis de Curgh. Vous dites ça juste pour me faire peur. Tavis de Curgh est en prison, ou mort, ou n’importe où, sauf là. » Tavis désigna son visage. « Tu vois ces cicatrices ? Je les ai reçues dans les geôles de Kentigern, de la main même du duc. » Colum écarquilla les yeux. L’autre dévisageait Tavis comme si le jeune seigneur était un fantôme ou un démon, tout sauf ce qu’il était réellement : un jeune homme accusé à tort, qui s’était battu de toutes ses forces et de toute sa volonté pour retrouver son honneur. Grinsa n’était pas sûr de ce qu’espérait Tavis en effrayant les garçons de la sorte, mais il se tut et attendit. Colum prit le Glaneur à partie : « C’est vrai ? — Oui. Il s’agit bien de Tavis de Curgh. Comme tu peux le constater, il n’est ni mort, ni prisonnier. — Quoi que tu penses de moi, reprit Tavis en s’attirant le regard de l’enfant, je suis aussi un noble de la maison de Curgh. Et quand un noble te pose une question, il attend une réponse. Maintenant, et pour la dernière fois, pourquoi te battais-tu ? » Colum ne semblait pas entièrement convaincu mais, au ton de Tavis, il dut comprendre qu’il y avait plus de risques à éluder la question qu’à y répondre, car il avoua : « Innis m’a traité de lâche. » Tavis se tourna vers l’autre enfant. « C’est toi, Innis ? » L’intéressé avala sa salive et acquiesça. « Pourquoi as-tu traité Colum de lâche ? — Parce qu’il m’a accusé de traîtrise, répliqua l’enfant en détournant le regard. — Et pourquoi t’a-t-il accusé de traîtrise ? » Innis, buté, se mura dans le silence. « Parce que son père refuse de se battre pour le roi, déclara Colum à sa place. Mon père a suivi le roi Kearney à la guerre, mais pas le père d’Innis. Il dit que Kearney n’est pas le vrai roi et que c’est pour ça qu’il n’ira pas se battre. Est-ce que ce n’est pas être un traître ? — Non ! » s’exclama Innis en se jetant sur Colum tous poings dehors. Tavis le repoussa si fort que l’enfant tomba sur son derrière. Colum éclata de rire. Grinsa, qui observait Tavis, vit son visage se durcir. « Rentre chez toi, Colum, ordonna le jeune homme d’une voix posée. — Mais je n’ai pas… — Rentre chez toi. Innis et toi étiez amis, ce matin ; vous le serez demain. Rentre chez toi, lave-toi. Ton père est parti à la guerre, ta mère a plus que jamais besoin de toi. » Le garçon s’attarda, un œil sur Innis toujours par terre, puis s’éloigna. Quelques pas plus loin, il se retourna vers Tavis. « Êtes-vous vraiment Tavis de Curgh ? — Oui, vraiment. Et dans quelques jours, j’espère me battre aux côtés de ton père dans l’armée de Kearney. Je serais honoré qu’il me considère comme son camarade. » Colum, saisi, sursauta puis s’enfuit en courant, sans doute pour raconter à sa mère sa rencontre avec cet homme étrange couturé de cicatrices, et qui s’avouait fier de se battre aux côtés de son père. Tavis revint à l’autre enfant. « Lève-toi. » Comme il avançait vers lui, le gamin recula, crapahutant sur ses mains et ses pieds, sans le quitter des yeux. « J’ai dit “lève-toi” », répéta Tavis en tirant son épée. Grinsa se retint d’intervenir. Un an plus tôt, il aurait craint pour la vie de l’enfant, pas aujourd’hui. Quoi que Tavis eût en tête, le Glaneur était sûr qu’il ne ferait aucun mal à Innis. « Mon père n’est pas un traître ! Moi non plus ! glapit le gamin, effaré mais courageux. Vous pouvez dire ce que vous voulez, vous et Colum, je m’en fiche. — Je t’ai seulement demandé de te lever. » Le garçon se mit debout avec prudence, le corps tremblant de peur. « Sais-tu pourquoi des hommes comme ton père refusent l’autorité du roi ? » Innis secoua la tête. Grinsa n’était même pas sûr que l’enfant eût compris la question. « Parce que quand on m’a jeté en prison pour le meurtre de Lady Brienne, Kearney a cru en mon innocence. Très peu y croyaient, cela ne l’a pas empêché… » Il s’interrompit, sourit, et reprit : « De m’aider. Voilà. C’est tout. Je n’ai pas assassiné Brienne, et je reviens de Wethyrn où j’ai tué le coupable de ce crime. » Il souleva son arme. « Avec cette épée. Voilà la vérité. Je te le jure sur la mémoire de Brienne. » Il scruta le regard de l’enfant. « Tu comprends ? » Innis hésita, puis opina. « Crois-tu que je te dise la vérité ? — Je crois. — Bien, c’est un début. Tu devrais rentrer aussi chez toi, Innis. Ne traite plus ton ami de lâche. Et nettoie bien cette plaie sur ton visage. Tu ne voudrais pas avoir de cicatrices comme les miennes, n’est-ce pas ? » Son sourire ne parvint pas à dérider l’enfant. « Raconte à ton père ce que je viens de te dire, aussi bien que tu t’en souviens. Cela arrangera peut-être les choses. » Il se tourna vers Grinsa qui lui adressa un sourire de sympathie. « Pars », ajouta-t-il en revenant au garçon. Avec un dernier coup d’oeil sur le Glaneur, Innis détala à son tour comme un lapin. « Je ne m’en suis pas très bien sorti, constata Tavis en le regardant disparaître. — Au contraire, vous avez été parfait. — Ils me prennent sans doute tous les deux pour un fou. — Pas Colum. Il vous croit et désormais, lorsqu’il pensera à son père, il vous verra combattre à ses côtés. Il n’y a là aucun mal. » Tavis revint à sa monture. « Combien croyez-vous qu’Eibithar compte d’hommes comme le père d’Innis ? demanda-t-il en remontant en selle. — Plus d’un, sans aucun doute. » Ils se remirent en route. « En Eibithar, reprit Grinsa, les Règles de l’Ascension sont d’habitude considérées comme une grande source d’harmonie, c’est pour cela qu’elles sont respectées. Parce que le pouvoir est partagé, parce que les règles répondent à presque toutes les éventualités dans le choix d’un nouveau souverain, la majorité considère qu’elles ont le mérite d’empêcher les guerres civiles. — Vous doutez de leur efficacité ? — Je ne sais pas, soupira Grinsa. Personne ne le sait vraiment. Ce que je constate en revanche, c’est qu’elles engendrent un ressentiment croissant parmi les maisons majeures. En Aneira, seule la maison de Solkara détient le pouvoir. Et personne ne doute, même une seconde, qu’à la mort du roi, un héritier de la maison royale viendra le remplacer. On peut dire la même chose de la maison d’Yserne et des reines de Sanbira, ou encore de la maison d’Enharfe, à Caerisse. En Eibithar, l’ordre des successions n’est pas aussi simple. Les maisons majeures sont censées partager le pouvoir. Lorsque cela ne se produit pas, les maisons écartées du Trône de Chêne deviennent amères et envieuses. — Mais Glyndwr n’a pas prétendu au trône depuis la Grande Aventure, protesta Tavis. En quatre cents ans, les maisons majeures n’ont eu aucune raison d’envier la maison des Loups. — Elles en ont aujourd’hui si elle empêche un des leurs de monter sur le trône. Renald se moque bien de savoir si c’est Kearney de Glyndwr qui vit au château d’Audun, ou un Thorald, ou un Curgh. Ce qu’il sait, c’est que Galdasten a été écartée et que, soumise aux Règles, sa maison n’aura aucun droit à la couronne avant quatre générations. — Nous sommes sur les terres de Sussyn, Grinsa, ou peut-être même, si loin au nord, sur celles de Domnall. Peu importe, ce sont deux maisons mineures. Elles n’ont aucun intérêt dans cette querelle. Pourquoi le père d’Innis hait-il tellement le roi ? — Comment le savoir ? Peut-être vous croit-il toujours coupable du meurtre de Brienne, et qu’il estime juste de haïr le roi qui vous protège. Peut-être ne veut-il pas participer à cette guerre, et qu’il se sert de Kearney comme excuse. Il peut aussi avoir un grief personnel contre Kearney. Ce qui est curieux, c’est que si votre père était monté sur le trône, comme il était censé le faire l’an dernier, le père d’Innis aurait suivi ses ordres sans discussion. — La conspiration, grimaça Tavis. — Oui. Je vous l’ai déjà dit, ils connaissent les faiblesses du royaume mieux que nous-mêmes. » Grinsa leva les yeux. Le soleil amorçait sa descente. Des nuages orageux s’amoncelaient dans le lointain. Le beau temps qui les accompagnait depuis leur départ de Glyndwr risquait de ne pas résister à la nuit. « Ne soyez pas trop dur envers Innis et son père. Ils sont eux aussi victimes de la conspiration. — Sans doute. Mais je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes tous responsables du succès des renégats. » Ils poursuivirent leur voyage, bien après le coucher du soleil, mangeant rapidement en selle, ne s’arrêtant que pour laisser boire et brouter les chevaux. Alors que s’épaississait l’obscurité, ils virent des torches s’allumer dans les champs. Tavis les désigna avec inquiétude. Grinsa, craignant d’abord une nouvelle ruse du Tisserand ou de ses serviteurs, se souvint que le décroissement de la lune d’Elined avait commencé. Ces torches devaient être celles de fermiers arpentant leurs champs. Selon les légendes de la lune, si les semis n’étaient pas sortis de terre la dernière nuit du cycle d’Elined, la Nuit de l’Apogée du cycle dédié à la déesse de la terre, les moissons seraient maigres. À en juger au vert tendre qui recouvrait les régions qu’ils venaient de traverser, les fermiers cette année n’avaient rien à craindre des présages. Ces sorties nocturnes étaient devenues une tradition dans les villages des Terres du Devant. Les dernières nuits du cycle de la déesse, les familles parcouraient leurs champs, leurs torches à la main. Tavis et Grinsa ne firent halte qu’une fois leurs montures épuisées. Des éclairs zébraient l’horizon, et un vent tiède charriait les grondements de l’orage. Ils mangèrent peu, puis se couchèrent à même les herbes de la lande. Un coup de tonnerre doublé d’un brusque déluge les réveilla juste avant l’aube. L’averse ne dura pas, mais la température s’était refroidie, et le jour se leva sur une aube particulièrement morne pour la saison. Un vent vif soufflait du nord et une brume glacée flottait sur la lande. Tavis et le Glaneur chevauchèrent toute la journée, enveloppés dans leurs manteaux, trempés et misérables. Alors qu’ils auraient préféré poursuivre tard dans la nuit, les lunes cachées par les nuages les obligèrent à dresser le camp aux dernières lueurs du jour. Ils parlèrent peu, dînèrent en vitesse, et s’enroulèrent aussitôt dans leurs couvertures. Grinsa n’aurait su dire depuis quand il dormait lorsque le rêve débuta. Il se crut d’abord sur la plaine près d’Eardley, celle qu’il créait pour Keziah lors de ses visites. Mais le ciel était noir comme l’encre et dénué d’étoiles. Seule, vers l’est, une tache éblouissante trouait l’obscurité. À l’instant où il comprenait, le Tisserand sondait sa magie, avide d’usurper son don de Façonnage pour lui briser les os. Conscient du danger, Grinsa se débattit et, durant quelques instants, les deux hommes luttèrent pour contrôler les pouvoirs du Glaneur. Grinsa, pris par surprise dans un combat qu’il redoutait et auquel il n’était pas préparé, sentit la panique l’envahir, paralyser ses réflexions, le priver de sa force. C’est comme ça qu’il gagne. Il entendait sa propre voix, calme, posée, lui répéter les explications qu’il avait données à Cresenne et Keziah pour repousser le Tisserand, et l’empêcher de leur nuire. Il se sert de la peur et de la surprise comme d’une arme, il dresse tes émotions contre toi. Son pouvoir ne peut t’atteindre là où tu es. Ce sont les tiens qu’il manipule. Il tire sa force de celle que tu lui cèdes. Refuse la peur, refuse de lâcher prise, et tu le vaincras. « Tu ne peux pas me blesser, formula-t-il à voix haute en sentant sa confusion première s’évanouir et avec elle la terreur qui avait failli le dominer. — Vraiment ? Je suis dans ton esprit, Glaneur. Je n’ai qu’à prendre possession de ta magie. » Ce n’étaient que des mots. Ils étaient provocants, mais vains. Sa frustration, elle, était palpable. Ils continuèrent à lutter, sur la plaine du rêve de Grinsa, parfaitement immobiles. La silhouette du Tisserand, beaucoup plus proche, les poings serrés, se découpait sur une lumière aveuglante. Il s’acharnait sur les dons de Grinsa, essayait, encore et encore, de s’en emparer pour les utiliser contre lui ; Façonnage, feu, guérison, il s’employait même à dominer sa magie de l’illusion, dans l’espoir de tromper le Glaneur en se faisant passer pour un ami. Grinsa, veillant sur ses pouvoirs avec la jalousie d’un roi sur son trésor, le tenait à distance. Puis il eut une idée. Puisant dans sa magie du feu, il entreprit de conjurer une flamme pour concurrencer l’éclair éblouissant du Tisserand et découvrir son visage. Il l’avait déjà fait, le jour où il avait sauvé Cresenne de son emprise dans le château d’Audun. Il avait alors eu le temps d’apercevoir ses traits. Des yeux d’or, un visage régalien. S’il pouvait maintenir sa flamme assez longtemps, il reverrait son visage et, surtout, le décor qui l’entourait. Le Tisserand, sentant aussitôt le danger, renonça à sa lutte pour détruire le feu naissant dans la main du Glaneur. « Qu’as-tu à cacher, Tisserand ? railla Grinsa, un sourire féroce aux lèvres. La plaine de Muelry, peut-être, ou la lande d’Ayvencalde ? » Un cycle de lune auparavant, alors que Tavis se battait contre l’assassin sur la Pointe de Wethyrn, Grinsa était aux prises avec le marchand qirsi que le Tisserand avait envoyé pour le tuer. L’homme était mort avant que Grinsa pût lui arracher ce qu’il voulait, le marchand avait tout de même évoqué son rôle dans le paiement des serviteurs du mouvement, et la prudence de son chef pour effacer toute trace susceptible de remonter jusqu’à lui. De ces informations, Grinsa avait déduit que le Tisserand était basé à Braedon. L’empire était le seul à employer une monnaie différente de celle utilisée dans les six autres royaumes. Les qinde impériaux devaient être changés pour circuler librement et ne pas éveiller les soupçons. Ils expliquaient le réseau créé par le marchand, et la prudence du chef de la conspiration. Sans cette contrainte, le Tisserand n’avait aucune raison de passer par cet intermédiaire. Il opérait donc depuis Braedon. Troublé ou non par les noms avancés par Grinsa, le Tisserand éclata d’un rire dur et cruel. « Il est trop tard, Glaneur ! Tandis que tu essaies de découvrir qui je suis, et où je me trouve, j’ai déjà gagné. En ce moment même, les armées eandi s’apprêtent à livrer leurs guerres stupides – certaines ont même commencé. Qu’ils se battent, qu’ils se détruisent ! Ils seront trop faibles pour résister à mon assaut. Et tu n’y pourras rien ! — Si tu avais gagné, tu ne te soucierais pas de moi, et tu ne dissimulerais pas ton visage. — Tu ne me fais pas peur, je n’ai pas besoin de te détruire pour vaincre. Je suis venu venger un ami. C’est tout. — Le marchand. » Pour la première fois, Grinsa sentit une hésitation. « Que sais-tu de lui ? — De Tihod ? Pas mal de choses. Il m’a beaucoup parlé avant de mourir. — Je ne te crois pas. Il n’a rien dit. — Il n’a pas eu le choix. Je possède la magie de la persuasion, comme toi, l’aurais-tu oublié ? » Le brusque assaut du Tisserand pour prendre le contrôle de ses dons arriva si vite que Grinsa faillit se laisser piéger. Immédiatement, il entreprit de conjurer une flamme. Le Tisserand l’en empêcha. Leur lutte reprit, acharnée et silencieuse, avant de faiblir à nouveau. Ils étaient comme deux armées de force égale, face à face sur un champ de bataille, incapables de prendre le dessus. La sagesse ordonnait au Glaneur de se réveiller, de mettre un terme à cette rencontre avant qu’elle ne donne au Tisserand l’occasion de le blesser. Des deux, il était le seul en véritable danger. Le Tisserand avait pénétré son sommeil ; Grinsa ne pouvait l’atteindre. L’unique intérêt de cette confrontation était de découvrir l’identité du Tisserand. Cette révélation pouvait se montrer importante, mais pas au prix de sa propre vie. Car le Tisserand se dévoilerait vite, très vite et de lui-même, à toutes les Terres du Devant. Grinsa pourtant ne fit rien pour interrompre son sommeil. De son côté, malgré sa volonté farouche d’interdire au Glaneur de découvrir son visage et la plaine où ils se trouvaient, le Tisserand semblait aussi désireux de prolonger leur lutte. S’il n’était venu que pour venger Tihod, comme il le prétendait, il courait de grands risques pour assouvir cette vengeance. Pris d’une fascination mutuelle, ils paraissaient inconscients du danger. Grinsa n’avait jamais rencontré d’autre Tisserand. Abritant un secret qu’il n’avait partagé qu’avec un nombre très restreint de personnes, il s’était toujours cru unique. Qirsi au milieu des Eandi, il était une curiosité. Un être à part qui soulevait autant d’admiration, teintée de crainte, que de mépris. Les enfants qui franchissaient le seuil de la tente où il officiait pour leur Glanage le redoutaient autant que le jugement du Qiran. Ces particularités étaient le lot de tous les Qirsi. Mais l’étendue de ses pouvoirs, la rareté de ses dons, les risques auxquels ils l’exposaient l’isolaient au sein même de son propre peuple. Aucun de ceux qu’il comptait au rang de ses amis, aucune des femmes qu’il avait aimées n’avait jamais su ce qu’il vivait. Pas même ceux qui connaissaient ses véritables talents. Ni Keziah, sa sœur ; ni Pheba, sa femme, qui aurait pu le comprendre, si elle avait vécu assez longtemps ; ni Tavis qui voyageait avec lui depuis un an ; ni même Cresenne, qu’il aimait et qui avait subi les foudres de cet autre Tisserand. Pas un ne pouvait concevoir l’extrême solitude de son existence. Il en avait souffert, sans en parler ni se plaindre, et il se découvrait un double. En dépit du fossé qui les séparait, il se demandait si l’homme qui lui faisait face, le visage dissimulé dans l’ombre, sa magie pointée comme une arme sur son cœur, éprouvait les mêmes sentiments. N’étaient-ils pas semblables ? Se pouvait-il que le chef de la conspiration qirsi, son propre ennemi, le comprît mieux que Keziah, Tavis ou Cresenne réunis ? D’une certaine manière, ils avaient plus de points communs que n’importe qui sur les Terres du Devant. Le Tisserand devait lire ses pensées – ce qui n’était guère surprenant, puisqu’il était entré dans ses rêves – car il déclara d’une voix égale : « En effet. » Grinsa devinait son sourire. « Nous ne sommes pas si différents, toi et moi. — Tu veux régir les Terres du Devant, pas moi ! se récria Grinsa. Tu envoies des assassins égorger d’innocentes jeunes filles et massacrer des nobles généreux et bien intentionnés ; tu emploies tes pouvoirs pour torturer, assassiner, et même les nôtres ; tu es prêt à plonger tous les royaumes dans le chaos afin de satisfaire tes propres ambitions. Nous n’avons rien de commun. — Au contraire. Nous sommes Tisserands. Nous détenons des pouvoirs qu’aucun Eandi n’est capable de concevoir, qu’aucun Qirsi même ne peut imaginer. Personne ne peut comprendre ce que nous sommes, ce que nous ressentons. N’est-ce pas ce que tu pensais à l’instant ? Il existe un lien entre nous. Et tu le sens. Moi aussi. Ce lien est réel, Grinsa. Il est puissant. Tu peux me haïr, mais tu ne peux nier te voir en moi, tout comme je me reconnais en toi. — Et alors, qu’est-ce que cela change ? — Peut-être rien. Peut-être tout. Toi et moi, ensemble, nous pourrions détruire les armées eandi en quelques heures. Ces hommes n’ont jamais affronté un Tisserand, encore moins deux. Nous pourrions répartir les Terres du Devant entre nous, créer un monde nouveau et un avenir glorieux pour notre peuple. Dis-moi, Glaneur, n’as-tu jamais rêvé d’une vie meilleure, d’une vie où tu pourrais révéler l’étendue de tes pouvoirs sans craindre de tomber aux mains vulgaires des nobles eandi et d’être exécuté ? » Grinsa, sans relâcher sa vigilance sur sa magie, éclata de rire. « Ma question t’amuse ? Qu’éprouveras-tu si ta fille se révèle dotée des mêmes pouvoirs que son père ? Riras-tu d’aussi bon cœur ? — Elle vivra comme j’ai vécu. Je n’ai jamais trop souffert d’être Tisserand. Et si tu te souciais vraiment de l’avenir de ma fille, tu ne chercherais pas à tuer sa mère. — Cresenne m’a trahi. Elle sera punie. — Pour me convaincre de rejoindre ta cause, tu ne parles que des Tisserands. C’est pour le moins curieux. Je croyais que c’était le sort de tous les Qirsi qui t’intéressait. — C’est le cas ! — Non. Tu viens de menacer Cresenne. Tu ne t’intéresses qu’aux Qirsi qui te soutiennent, toi et ta cause. — Les autres sont des traîtres ! Tous les Qirsi qui se vouent au service des Eandi méritent la mort ! — Est-ce ce genre de chef que tu envisages d’être, Tisserand ? Exécuter tous ceux qui contestent ta vision du monde ? Prévois-tu de tuer tous les Eandi des Terres du Devant, et avec eux, tous les Qirsi qui comptent des Eandi parmi leurs amis ? — S’il faut en passer par là pour changer le monde, oui. — Alors dis-moi une chose, en quoi diffères-tu des pires tyrans eandi d’Aneira et de Braedon ? Tu ne vaux pas mieux qu’un Solkara ou un Curtell. Tes yeux peuvent être jaunes, tu es un Eandi dans l’âme. » Il s’attendait à l’assaut de fureur qui suivrait ses provocations. Aussi fut-il capable de se défendre. Alors que le Tisserand s’imposait à son esprit, cherchant une fois de plus à investir son don de Façonnage, le Glaneur leva la main, et créa une flamme puissante et lumineuse. Le Tisserand ébloui écarquilla les yeux. Un grognement sourd s’échappa de sa gorge. Grinsa, repoussant ses efforts pour éteindre sa flamme, tint bon. Derrière le Tisserand, au bout de la lande rocailleuse sur laquelle ils se tenaient, il vit la douce courbure de la côte, et le pâle scintillement de l’eau. Plus loin, une autre langue de terre se devinait. Au nord, il distinguait une île, celle de Wantrae. Cette eau devait donc être le détroit de Wantrae. Ce qui faisait de cette plaine… « La lande d’Ayvencalde, prononça-t-il à voix haute. Je n’y suis jamais allé, mais je connais cet endroit. — Je te l’ai dit, que tu le saches ne change rien. — Permets-moi de ne pas être du même avis. Tu es le haut chancelier de Braedon. Dusaan jal Kania. » Il avait entendu ce nom pour la première fois à la Cité des Rois, quelques cycles plus tôt. Après que le Tisserand avait tenté de l’assassiner, Cresenne lui avait parlé de chanceliers dans le mouvement du Tisserand. Ce terme avait attiré son attention. L’empereur de Braedon était le seul noble des Terres du Devant à gratifier ses conseillers qirsi de ce titre. Le Glaneur s’était alors demandé si le Tisserand ne servait pas cette cour. Après son combat avec Tihod, ses soupçons s’étaient accrus. Devant le visage cramoisi de son adversaire, ils devenaient des certitudes. « Tu prétends que ça ne change rien, Dusaan. Ton visage me dit le contraire. — Bien, tu sais qui je suis. Comment vas-tu l’expliquer à tes alliés eandi ? Seul un Tisserand peut découvrir ce genre de choses. Es-tu prêt à reconnaître devant eux ce que tu es ? Es-tu prêt à mourir aux mains de tes soi-disant amis ? — Tu les prends pour des imbéciles. Et tu te trompes. Lorsqu’ils comprendront que je peux t’écraser, que je suis leur seul espoir, ils accepteront qui et ce que je suis. — Tu les laisseras t’utiliser de cette façon ? Tu me dégoûtes. » Grinsa devina que le Tisserand était sur le point de le quitter. « Je peux te trouver, maintenant, Dusaan. Notre prochaine rencontre se déroulera dans ton sommeil. Je te conseille d’être prêt. — Tu ne peux pas me faire de mal, Glaneur. Peut-être que moi non plus. Mais je peux encore atteindre Cresenne, et tu ne pourras pas m’en empêcher. » Sa vigilance ne se relâcha qu’un instant, mais sa peur pour sa bien-aimée et sa fille, sa fatigue, et sa certitude – trompeuse – que le Tisserand allait mettre un terme à leur rencontre, avaient ouvert une brèche suffisante. Tel un loup guettant sa proie, Dusaan, à l’affût du moindre signe de faiblesse, s’élança. Une douleur lancinante frappa Grinsa à la tempe, aussitôt suivie d’une pression insupportable exercée sur son crâne. Le Tisserand s’infiltrait dans sa poitrine et lui arrachait le cœur. Sa tête explosait. Réveillez-vous, criait une voix. « Réveillez-vous, Glaneur, réveillez-vous ! » Tavis ! Grinsa ouvrit les yeux. Le monde vacillait. Il roula sur le côté, se souleva sur un coude, et céda à la nausée qui lui révulsait l’estomac. « Vous saignez, s’alarma Tavis alors que le Glaneur s’asseyait sur les talons. Grinsa porta la main à sa tempe et l’en retira poisseuse de sang. « Vous rêviez du Tisserand. — Oui, fit-il d’une voix rauque et douloureuse. — Depuis longtemps ? — Un peu trop à mon goût. » Il ferma les yeux pour se soustraire au vertige. « Avez-vous une idée de l’heure ? — L’aube approche. » Grinsa avait l’impression de n’avoir pas dormi. Il comprenait pourquoi Keziah se plaignait de ses visites impromptues dans son sommeil. « Pouvez-vous vous soigner ? demanda le jeune homme. Ou dois-je vous faire un bandage ? — Je m’en occupe. Merci. — Avez-vous découvert quelque chose ? — Son identité. » Tavis se redressa. « Quoi ? — C’est le haut chancelier de Braedon. Dusaan jal Kania. — Vous en êtes sûr ? » Il acquiesça. « Enfin ! Ce que nous espérons depuis si longtemps ! — Oui, cela pourrait nous être utile. » Il distinguait à peine le visage de Tavis, mais il devinait sa stupeur devant son amertume. « Depuis les dernières neiges, nous traquons la moindre piste pour découvrir n’importe quel indice sur cet homme. Et maintenant que nous savons son nom, son titre et l’endroit même où il se trouve, vous faites cette tête ! Vous pourriez être content, Grinsa ! — Content de quoi, qu’il ait failli me tuer ? » Sa propre aigreur le fit grimacer. « Excusez-moi, Tavis. Je doute que ces informations aient la moindre importance. Il ne voulait pas me laisser voir son visage, ni révéler son nom, mais une fois démasqué, il n’a pas réagi. Il considère sa victoire comme acquise. Après cette rencontre, j’avoue qu’il pourrait bien avoir raison. — Vous n’êtes pas mort, Grinsa. Tant que vous êtes là pour le combattre, il n’a rien gagné du tout ! — Il vient de me battre, insista Grinsa, découragé. Je me suis défendu, mais il a fini par m’avoir. Il a encore menacé Cresenne. Je suis incapable de la défendre, et j’ai failli mourir. Je ne peux rien, Tavis. Savez-vous ce que cela signifie ? — Non, sans doute pas. Je suis souvent impuissant, et face à beaucoup de situations. Je reconnais que ça doit être étrange pour un Tisserand d’éprouver ce genre de sensations. — Vous ne croyez pas si bien dire. » Une fois de plus, la pertinence du jeune homme le prenait au dépourvu. « Je ne sais que vous dire, Grinsa. Il est toujours temps de retourner à la Cité des Rois. Nous nous sommes éloignés, mais c’est faisable. Vous pourriez les protéger toutes les deux. » Malgré l’obscurité et les nuages qui bouchaient l’horizon, le regard du Glaneur glissa vers le nord. Seller les chevaux et rejoindre le château d’Audun à bride abattue était tentant. « Je peux y aller seul, songea-t-il à voix haute avant de se retourner vers Tavis. Je sais combien vous êtes impatient de rejoindre votre père, Hagan et Xaver. — Comme vous voulez, concéda le jeune homme d’un ton que l’on sentait pourtant blessé. Réfléchissez, Glaneur. Le Tisserand a pu menacer Cresenne dans le seul but de vous pousser à rallier Audun. Vous avez dit vous-même qu’il n’allait pas tarder à sortir de l’ombre. Il n’attend plus que l’affaiblissement des armées des cours. Cette menace peut très bien faire partie de ses plans. Vous éloigner du champ de bataille pour assurer sa victoire. Il peut écraser les armées eandi, mais il ne veut pas avoir en plus à vous affronter. Quel meilleur moyen de se débarrasser de vous que menacer la femme que vous aimez ? — Je ne crois pas qu’il me craigne autant, surtout après cette nuit. — Vous ne l’avez pas du tout atteint ? — C’est impossible. C’est lui qui est entré dans mon sommeil. Je ne pouvais pas l’attaquer ; seulement espérer me soustraire à ses assauts. Et j’ai échoué. — Mais vous venez de dire qu’il n’avait rien à craindre de vous. — Rien en dehors de la flamme que je pouvais conjurer pour voir son visage. — Et vous l’avez fait. — Oui. — Alors cette rencontre ne prouve rien ! s’exclama Tavis, bras ouverts. C’est comme si, après être entré désarmé dans un tournoi, je mettais ma défaite sur le compte de mon incompétence. » Grinsa, une fois de plus, fut forcé de reconnaître la justesse de cette remarque. L’analogie était un peu grossière, mais l’argument était valable. « Ce n’est pas à moi de vous dire comment agir au sujet de Cresenne, poursuivit Tavis. Je comprends que vous vous sentiez tenu de les rejoindre, elle et Bryntelle. Mais si le Tisserand n’avait pas peur de vous, il n’aurait pas fait irruption dans votre sommeil, et il n’aurait pas mentionné Cresenne. Il peut la tuer et s’en vanter après. Il cherche surtout à vous troubler, à vous ralentir, à vous empêcher même d’aller à Galdasten. Je ne vois pas d’autre explication. » Tavis avait raison. Le Tisserand tirait sa force de sa capacité à sentir, et exploiter, les faiblesses de ses adversaires. C’était cette force qu’il avait mise en œuvre pour détruire les cours. Il employait la même stratégie contre Grinsa. La douleur dans sa tête, le coup porté à sa tempe étaient secondaires. La véritable blessure était celle infligée à son assurance. Dusaan l’avait atteint dans sa confiance. Il avait menacé Cresenne et leur enfant pour miner sa résolution. Elles étaient les défauts de son armure, les failles sur lesquelles il s’acharnerait sans pitié ni répit. Elles étaient aussi sa force. Un paradoxe dont Grinsa, s’il voulait vaincre, devait savoir tirer profit. Il ferma les yeux et, conjurant sa magie, porta la main à sa tempe. Lentement, la blessure commença à se refermer. Lorsque la douleur fut apaisée, il souleva les paupières. À l’est, le ciel prenait une teinte blafarde. Un des chevaux hennit. Une chouette lança son cri. « Je suis prêt », fit-il. Tavis opina, et ils levèrent le camp. 4 Lande d’Eibithar, près de Domnall, royaume d’Eibithar Elle chevauchait à l’arrière de la colonne, muette, les yeux rivés sur le chemin, le visage figé en un masque d’indifférence. Keziah et Kearney s’étaient mis d’accord pour voyager séparément. Leur trop grande proximité aurait éveillé la méfiance des soldats sur leur possible réconciliation, et surtout les soupçons des Qirsi présents dans le cortège. Certains pouvaient être des traîtres, alliés du Tisserand et membres de sa conspiration. Aussi Keziah prenait-elle grand soin à se comporter comme si elle était des leurs. Kearney lui avait assigné un soldat. Il la protégeait autant qu’il prouvait la défiance du roi à son égard, mais elle n’était jamais seule. Le soldat, taciturne, chevauchait juste derrière elle. Kearney avait appris ses efforts pour infiltrer la conspiration. Il partageait ses espoirs de découvrir l’identité du Tisserand et d’obtenir des informations susceptibles d’aider les cours eandi dans leur guerre contre le mouvement qirsi. Il n’avait partagé le secret avec personne, et surtout pas avec son garde. Celui-ci la traitait comme un prisonnier de guerre, important certes, mais méprisable. Sa courtoisie de circonstance ne masquait pas le dédain qu’elle lui inspirait. Keziah, à peine partie du château d’Audun, regrettait déjà la compagnie de Gershon Trasker. Un an plus tôt, elle n’aurait jamais imaginé le compter parmi ses amis. Entre autres bouleversements, le Tisserand et son mouvement, les forçant à dépasser leur méfiance mutuelle, avaient changé la nature de leurs relations. Le capitaine, chargé de repousser les Aneiriens sur le front sud, conduisait le reste de l’armée royale vers Kentigern. Sa présence réconfortante était donc tout aussi inaccessible que celle de Kearney. Elle n’avait aucune raison de se plaindre. Au contraire des hommes qui l’entouraient, tous à pied et ralentis par le poids de leur paquetage, elle allait à cheval ; un privilège qu’elle partageait avec le roi, les ministres, et quelques capitaines. Si l’orage qui s’était déclaré deux jours plus tôt avait considérablement baissé la température, il ne pleuvait pas. Un ciel gris couvrait la lande d’Eibithar, et un vent léger agitait les herbes hautes. Les armées en marche pour la guerre enduraient souvent de terribles épreuves. Certains récits qu’elle avait lus en faisaient des descriptions épouvantables. Ils n’en avaient rencontré aucune. Il n’en restait pas moins, comme toujours lorsqu’elle accompagnait Kearney et ses hommes, qu’elle était seule au milieu d’une multitude de guerriers eandi. Elle ne pouvait se défaire de cet apitoiement mesquin, uniquement inspiré par l’égoïsme. En fin de matinée, les derniers soldats de la troupe amorçaient l’ascension d’une petite colline quand la colonne s’arrêta. Des cris la tirèrent de son humeur morose. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle à son garde. Il haussa les épaules, manifestement aussi déconcerté. Un capitaine galopait vers eux, aussi répéta-t-elle sa question. « Sa Majesté souhaite que vous la rejoigniez, Premier ministre. Nous approchons des portes de Domnall. » Keziah éperonna aussitôt les flancs de Greystar. Libéré de la cadence monotone des soldats, le cheval s’élança au galop. Son garde et le capitaine sur ses talons, la ministre remonta la cohorte, rang après rang, consciente des regards posés sur elle. Des regards dont elle imaginait sans peine la méfiance, car ils se demandaient tous, quand viendrait l’heure des combats, si elle lèverait ses brumes à leur profit ou bien contre eux. Elle aurait voulu s’arrêter et les invectiver, leur crier qu’elle restait fidèle à Kearney et au royaume, leur confier tout ce qu’elle risquait pour tenter de démasquer le Tisserand, et toutes les souffrances que lui causait cet engagement. Elle garda les yeux droits devant elle, indifférente à la violence inutile des émotions qui la traversaient. En haut de la colline, Kearney, immobile sur son grand cheval bai, contemplait l’horizon. Keziah suivit son regard et sentit son cœur se figer. Au loin, dominant la lande, les murs et les constructions basses de la ville, se dressaient les tours du château de Domnall. Un seul pavillon flottait sur les remparts. Il affichait l’emblème gris, pourpre et blanc de la maison. Contrairement à toutes les lois d’allégeance, aucune bannière d’Eibithar ne côtoyait les couleurs de Domnall. C’est autre chose, pourtant, qui fit frémir la ministre. Devant les murs de la ville, de part et d’autre de la route que devait emprunter le cortège de Kearney, se tenait l’armée entière de Domnall, forte de mille hommes. À leur tête, campé sur son cheval au milieu du chemin, patientait une silhouette solitaire. La distance l’empêchait d’en être certaine, mais à ses cheveux poivre et sel agités par le vent, Keziah devinait qu’il s’agissait de Seamus, le duc de Domnall, rallié depuis longtemps à Aindreas de Kentigern dans son défi à la couronne. « Pensez-vous qu’il va nous attaquer ? » Le roi ne prit même pas la peine de la regarder. « Comment le savoir ? Si j’étais naïf, je croirais qu’il met son épée et ses hommes au service du royaume. — Est-ce impossible ? — Ses hommes longent les deux côtés de la route, Premier ministre. S’il m’offrait son aide, le duc les aurait mis en ordre d’inspection. Non, il a autre chose en tête. — Il ne peut pas nous attaquer, Votre Majesté, intervint le capitaine. Ce serait de la folie. Nous sommes à deux contre un, avec des soldats mieux entraînés et beaucoup mieux armés que les siens. Il les mènerait au massacre. — Je suis du même avis, capitaine. S’il ne veut pas nous attaquer, ni nous rejoindre, que font ses hommes hors de la ville ? » Keziah revint à la bannière qui flottait, solitaire, sur les tours de la citadelle. « Vous avez bien demandé à Seamus d’envoyer son armée vers Galdasten, Majesté ? interrogea-t-elle en se tournant vers le roi. — Oui. Pourquoi cette question ? — Le messager est arrivé depuis longtemps. Le duc et son armée sont toujours là, et le château n’arbore pas les couleurs du royaume. — Vous pensez que ce n’est qu’une provocation. » Son affliction était sensible. Les autres ne l’auraient pas remarquée – personne ne connaissait Kearney mieux qu’elle –, mais elle n’en restait pas moins patente. « Je ne vois aucun Qirsi dans les rangs, Majesté, observa le capitaine après un bref silence. S’ils voulaient nous attaquer ou nous rejoindre, il y en aurait. Le Premier ministre doit avoir raison. — Je ne savais pas Seamus doté d’un tel… cran, constata le roi avec un sourire désabusé. Il doit vraiment me haïr. — Ce sont des traîtres, répliqua le capitaine. Tous autant qu’ils sont. Nous devrions les massacrer. — Non ! s’exclama Kearney. D’abord nous n’avons pas le temps, et puis nous ne pouvons risquer de nous affaiblir en le faisant. Seamus le sait très bien. Sa démonstration, soi-disant courageuse, ne prouve rien de plus que sa lâcheté. » Sa colère n’effaçait pourtant pas la souffrance que lui causait le constat des divisions profondes de son royaume. Le capitaine se tourna vers lui. « Que faisons-nous ? — Nous passons, répondit le roi. Capitaine, assurez-vous que les hommes n’offrent aucune prise, pas la moindre réaction aux provocations des soldats de Domnall. Prévenez-les, ils vont être raillés, abreuvés d’injures, et peut-être même salis de crachats. Qu’ils ne ripostent pas. Rien. Je veux qu’ils regardent droit devant eux, qu’ils se taisent, et que les armes restent dans leurs fourreaux. Est-ce clair ? » L’homme opina à contrecœur. « C’est une mise à l’épreuve, capitaine, une façon de savoir si nous sommes assez disciplinés pour vaincre, pas seulement l’empire, ou la conspiration, mais aussi Aindreas et ses alliés. Réagir, même si c’est justifié, c’est nous affaiblir, et affaiblir le royaume. Je m’y refuse. » Il considéra l’armée de Domnall. « Seamus veut prouver qu’il ne craint pas de me défier. Montrons-lui à quel point je le méprise. Transmettez mes ordres, capitaine. Revenez quand les hommes seront prêts. — Bien, Majesté. » Le capitaine s’éloigna en appelant ses lieutenants. « Il joue un jeu dangereux, déclara Kearney d’une voix si basse que Keziah dut se pencher pour l’entendre. Un jeu qui pourrait vite dégénérer. — Nous ferions peut-être mieux de quitter la route, Majesté, mettre une certaine distance entre ses hommes et les nôtres pour éviter la confrontation. — Peut-être, mais Seamus cherche un signe de faiblesse. Ce que je lui offrirais en faisant un détour. Vous pensez que j’ai tort. — Non. Vous avez raison. Mais je m’inquiète pour nous tous. Vous ne devriez pas affronter ce genre d’épreuves alors que vous marchez pour défendre le royaume. » Le capitaine revint. Les ordres avaient été transmis. « Bien, fit le roi, allons-y. » Keziah, ne sachant si elle devait rejoindre l’arrière de la colonne ou rester à l’avant, hésita. « Où voulez-vous que je me poste, Majesté ? — Restez, on ne sait jamais. » Ils amorcèrent leur descente, Kearney, le visage grave et hermétique, en tête. Seamus, un sourire suffisant étirant ses lèvres minces, demeurait au milieu de la route. Alors qu’ils approchaient, Keziah constata que ses hommes, au garde-à-vous, n’avaient pas défouraillé leur épée. Le roi s’en aperçut aussi. « Au moins n’a-t-il pas eu cette bêtise, murmura-t-il. Premier ministre, ajouta-t-il d’une voix plus basse, observez le moindre de mes gestes. Imitez-moi en tout point, et restez près de moi. » Keziah, le cœur battant et la bouche sèche, opina. Au bas de la colline, tandis que les deux armées s’approchaient l’une de l’autre, ils virent le duc éperonner son cheval et se ranger sur le bord de la route, devant le premier rang de ses hommes. « Allez-y ! » s’exclama-t-il d’une voix forte. Les soldats de Domnall, sortant aussitôt de leur réserve, se mirent à abreuver d’injures les hommes de Kearney. « Lâches », « bouchers » étaient les plus fréquentes. Un regard en arrière permit à Keziah de constater, s’ils fixaient toujours l’horizon, qu’un certain nombre de soldats du roi déjà s’empourpraient. « Ne vous retournez pas, lui demanda Kearney d’une voix posée. — Ils ne vont pas tenir, répondit-elle en obéissant. — Je sais. Contentez-vous de faire comme moi. » À hauteur de Seamus, Kearney fit tourner bride à son cheval et vint se positionner exactement à côté du duc. Keziah l’imita, flanquant Domnall de l’autre côté. — Lord Domnall, commença le roi alors que la troupe défilait devant eux sous les quolibets, vous voir nous accueillir hors de la ville est un honneur. » Seamus se rembrunit. « Ce n’était pas mon intention. » Kearney dégaina si vite que Keziah sursauta. Pris de court, la pointe de Kearney pressée contre sa jugulaire, le duc roula des regards effarés autour de lui. Immédiatement, les hommes du roi s’arrêtèrent, et un silence de mort s’abattit sur la route. « Continuez ! cria Kearney d’une voix assez forte pour être entendue de tous. Les yeux droits devant ! » Les lieutenants relayèrent son ordre dans leurs rangs, et les soldats du roi reprirent leur progression. Les hommes de Seamus, eux, se tinrent cois. « Que pensiez-vous prouver, Seamus ? interrogea le roi d’un ton glacial. Vous n’imaginiez tout de même pas que j’allais vous laisser m’insulter, moi et mes hommes, de cette façon ? » Comme le duc ne répondait pas, Kearney appuya sa lame au point que Keziah se demanda si elle n’allait pas lui transpercer la peau. « Et bien ? — Qu’importe ma réponse, puisque vous allez me tuer. — Ce ne sont pas les raisons qui manquent pour vous pendre. Je vous ai ordonné de rallier Galdasten. Vous avez refusé. Vous êtes en rébellion et donc, selon les lois qui nous régissent, déjà passible de la mort. » Seamus, obstiné dans son silence, pâlit. Il semblait qu’il n’eût pas envisagé les choses sous cet angle. « Je n’ai aucune intention de vous faire exécuter. — Alors vous allez m’emprisonner dans mes propres cachots. — Je ne vais rien vous faire, Seamus. J’ai des préoccupations bien plus importantes que votre misérable sort. Pour être franc, vous ne valez même pas que je m’arrête. Je veux une réponse. Je veux comprendre la raison de cette… stupide mascarade. » Le duc, les lèvres pincées, son visage anguleux couleur de cendre, le considéra un instant. « Je peux parler librement ? demanda-t-il enfin. Sans craindre de représailles ? — Vous avez ma parole. — Votre parole, répéta-t-il. Bien. Je suppose que je n’ai pas le choix. Si vous voulez me tuer, je ne pourrais pas vous en empêcher, autant être clair. Vous ne méritez pas le trône. Je n’ai rien contre Glyndwr, je n’avais même rien contre vous, jusqu’au jour où vous avez donné asile et protection au jeune Curgh. Ce jour-là, j’ai compris que vous et Javan aviez comploté pour ravir la couronne à Aindreas. — Alors vous n’êtes qu’un crétin, Seamus. Si Javan avait voulu la couronne, il se serait débrouillé pour la conserver. Je vous rappelle qu’il a abdiqué, tout comme Aindreas. — Il n’avait pas le choix. Monter sur le trône après le geste de son fils aurait aussitôt déclenché la guerre civile. — Son fils est innocent ! Nous détenons dans les prisons du château d’Audun la femme qirsi qui a reconnu être l’instigatrice du meurtre de Lady Brienne. Par les démons et toutes les flammes ! Ne lisez-vous donc pas les missives que je vous envoie ? — Une ruse qirsi de plus, rétorqua le duc, buté. Combien de fois ont-ils prouvé leur perfidie ? Et vous, vous vous empressez de croire cette femme arrivée par miracle dans votre château. Vous cherchez n’importe quelle preuve, même la plus absurde, pour justifier votre confiance dans le boucher de Curgh, et votre place à la Cité des Rois. » Kearney ferma les yeux, et soupira. « Pourquoi mentirait-elle ? La conspiration veut nous diviser. Elle veut vous persuader vous, Aindreas et les autres de la culpabilité de Tavis pour entretenir la rébellion, et nous affaiblir. Ils n’ont aucune raison de nous donner des preuves du contraire. — Les Qirsi nous mentent depuis trop longtemps, leurs conseils sont trompeurs, ils nous frappent dans le dos. » Il jeta un bref coup d’œil à Keziah. « Peu importent ce qu’ils veulent. Notre seule chance est de couper toute relation avec les cheveux-blancs. Ils mentent ! Ils mentent tous, et cela vaut pour cette femme dans vos prisons. Qu’elle cherche à sauver sa peau en vous racontant ce que vous voulez entendre, ou que ses chefs lui aient ordonné de vous servir ces balivernes, je ne le sais pas, mais je ne vais pas croire en l’innocence de Tavis parce qu’un traître qirsi me demande de le faire. — Est-ce la raison de l’absence de votre Premier ministre, Seamus ? Avez-vous perdu confiance en tous vos Qirsi ? — Oui, Votre Majesté, et j’avoue être surpris et déçu de constater que tel n’est pas votre cas. » Kearney, prêt à défendre Keziah, se ravisa. « Cela n’explique en rien votre attitude, répondit-il avec un regard d’excuse à sa ministre. Vous pouviez rester dans votre château et nous laisser passer. » Le duc se redressa et son regard outré plongé dans celui du roi, lui lança : « C’eût été faire preuve de lâcheté. » Kearney qui s’était toujours enorgueilli de son sens de l’honneur, de la rigueur de ses principes et de son refus de céder à toute compromission – quelles que soient les circonstances – fut pris de court. Seamus était coupable de trahison. Il avait choisi d’afficher ouvertement son défi, soit. Cela ne manquait pas d’une certaine dignité, au moins à ses yeux. Son raisonnement n’en restait pas moins fallacieux et stupide. Le roi hocha une nouvelle fois la tête. « Vous n’êtes qu’un imbécile, Seamus », fit-il en rengainant son arme. Le duc rougit sous l’affront, mais un tumulte, à l’avant de la colonne, l’empêcha de répliquer. « Vous devrez répondre de la moindre goutte de sang versée », l’avertit Kearney d’un doigt menaçant avant d’éperonner sa monture. Le duc et Keziah s’élancèrent à sa suite. À la tête de la colonne, deux hommes se battaient dans la poussière. L’un arborait les couleurs du roi, l’autre celles de Domnall. Ils avaient tiré la dague et l’homme du duc portait une profonde estafilade à l’épaule. Un groupe important s’était formé autour d’eux. Certains, déjà, brandissaient une arme. Si les capitaines de Kearney criaient à leurs hommes de se retirer, ils ne faisaient rien pour séparer les adversaires. D’autres, gesticulant d’impatience, s’apprêtaient à entrer dans la mêlée. Si personne n’intervenait, l’escarmouche tournerait à la bataille rangée. Kearney bouscula le cercle des soldats, mit pied à terre, écarta les spectateurs et, tirant son épée, la planta sans hésiter entre la tête des deux combattants. Les hommes se figèrent dans un silence angoissé. « Debout ! » ordonna Kearney d’une voix aussi tranchante que son regard. Les soldats se séparèrent et se levèrent. « Capitaine ! — Oui, Majesté. — Ne vous ai-je pas donné l’ordre de ne pas répondre aux provocations ? — Si, Majesté. — Avez-vous transmis cet ordre ? » L’homme acquiesça. « Croyez-vous que cet ordre ne vous concernait pas ? demanda Kearney à son soldat. — Non, Votre Majesté ! Mais il vous a traité de chiffe molle et je… — Je me moque de ce dont il m’a traité, et vous devriez en faire autant. Cet homme et son duc ont l’intention de se terrer dans leur château pendant nous nous battrons pour défendre le royaume. » Kearney, un sourire féroce aux lèvres, se tourna vers Seamus resté sur son cheval. « Ce qu’ils peuvent dire n’a aucune importance. » Le soldat sourit à son tour. « Oui, Majesté. — En route, capitaine. Nous avons perdu assez de temps. » Sous les regards lourds d’hostilité, la colonne se remit en marche. Les hommes de Seamus se tenaient tranquilles, mais Keziah avait hâte de voir Kearney remonter en selle et se soustraire à leur menace. « Lord Domnall, déclara-t-il d’une voix forte. En vertu des lois qui régissent ce royaume et de l’autorité qui m’est conférée, je vous déclare vous et votre maison en rébellion. Je ne prendrai aucune mesure contre vous tant que votre armée restera confinée dans les limites de votre duché. Toute tentative d’en sortir sera considérée comme un acte de guerre contre le royaume et traitée en conséquence. À une exception. Votre ralliement immédiat à notre armée pour affronter l’envahisseur à Galdasten. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, tout sera effacé. » Le duc dévisagea son roi un moment puis, d’un claquement de langue, fit décrire un demi-tour à sa monture. Il s’éloigna vers son château, tandis qu’un de ses capitaines enjoignait ses hommes à suivre leur duc. Kearney, le visage plus sombre que jamais, les regarda s’éloigner. Son épée oubliée pendait au bout de son bras. « Vous avez eu raison de le traiter d’imbécile, lui souffla Keziah. — Peut-être, mais il n’est pas le seul. Et leur bêtise pourrait nous coûter cher. » Il passa devant elle et enfourcha son cheval. « Retournez à l’arrière. » Après un dernier regard pour le château de Domnall, Kearney s’élança à l’avant de la colonne. Keziah tourna bride à son tour et rejoignit les derniers rangs. Son garde apparut à ses côtés. Exaspérée par son silence et son visage de marbre, elle faillit se mettre à hurler. À la nuit tombante, alors que plusieurs lieues les séparaient du château de Domnall, Kearney donna l’ordre de dresser le camp. Comme d’habitude, Keziah dîna seule, sous l’œil soupçonneux de son escorte. Après quoi elle déroula son matelas et s’allongea, imitée encore par le garde. Avant leur départ de la Cité des Rois, Kearney lui avait proposé une tente. La ministre avait refusé. Si les soldats devaient dormir à la belle étoile, avait-elle affirmé, elle en ferait autant. Wenda, la plus âgée des ministres, avait accepté. Keziah, un œil sur son gardien, lui enviait à présent ce maigre privilège. Si elle avait anticipé l’insupportable et constante présence de cet homme, elle aurait accepté sans rechigner l’offre de Kearney. Les nuages qui dissimulaient le ciel depuis plusieurs jours s’effilochaient. De temps à autre, elle apercevait une étoile, aussi lumineuse que les morceaux de glace charriés par les rivières du nord à la saison froide. Les lunes aussi dispensaient leur lueur, et le rouge d’Ilias mêlé au blanc de Panya répandait sur les herbes et les rochers de la lande une teinte rosâtre, pâle et délicate. Lorsque le sommeil enfin l’emporta, Keziah se mit à rêver. Les armées de Kearney et de Domnall se faisaient de nouveau face. Cette fois, Kearney ne pouvait empêcher l’affrontement, et Keziah se voyait plongée dans le désordre et le carnage. Où qu’elle portât le regard, des hommes mouraient. Par des plaies béantes, leur sang se répandait à flots sur la plaine jusqu’à la recouvrir entièrement. Elle leur criait d’arrêter mais personne ne l’écoutait. Alors elle essayait de créer une brume, dans l’espoir qu’ils ne puissent plus se voir, mais ses pouvoirs demeuraient inefficaces. Alertée par un bruit de sabot, elle se tournait pour découvrir que son escorte levait son épée sur elle, un sourire vicieux aux lèvres. Elle dressait un bras pour se protéger, appelait Kearney à son secours, mais le soldat fondait sur elle. Sans aucune transition, elle se retrouva dans la plus totale obscurité. Elle trébuchait. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’elle rêvait toujours, et un autre pour s’apercevoir que le Tisserand était entré dans ses rêves. Elle se mit en marche vers l’escarpement en haut duquel elle savait le trouver. Le chemin était plus difficile que dans son souvenir, la pente plus abrupte, le terrain moins égal. Elle ne connaissait pas le Tisserand depuis longtemps. Ce court laps de temps lui avait néanmoins appris que de tels détails donnaient la mesure de son humeur. Elle était exécrable et Keziah en devinait la raison. Après une pénible escalade, elle atteignit le sommet en nage et essoufflée, pour être aussitôt éblouie par l’aveuglante lumière derrière laquelle le Tisserand dissimulait son identité. « Je t’ai entendue crier, fit-il sans attendre. Tu rêvais. — Oui, Tisserand. — De quoi ? » Keziah hésita. Elle était étourdie, et la récente tournure qu’avait prise son rêve achevait de troubler son esprit. En temps normal, affronter le Tisserand était une épreuve terrifiante, mais dans ces conditions… « De quoi ? répéta-t-il d’une voix aussi dure que l’acier. — D’une bataille, répondit-elle. Nous avons dépassé Domnall aujourd’hui. Le duc et son armée nous attendaient sur la route. Les deux armées ont failli se battre. Ce qui se produisait bel et bien dans mon rêve. Un soldat de Kearney tentait de m’assassiner. » La vérité la servait : elle et le roi semblaient toujours opposés. « Vous vous dirigez vers Galdasten ? — Oui, Tisserand. — Sans Domnall. — Oui, Tisserand. — Et les autres ? — Nous n’en sommes pas encore certains, mais nous croyons que Eardley, Sussyn, Rennach et Galdasten refuseront de se battre aux côté du roi. — Thorald vous apportera son soutien ? — On dirait bien. Le fils de Tobbar a confirmé son allégeance au roi. Même si son père refuse de prendre parti dans la querelle qui oppose Kearney à Kentigern, il l’appuiera. — Je suppose qu’on n’y peut rien, médita le Tisserand avant de poser la question qu’elle redoutait. Cresenne était-elle encore en vie lorsque tu as quitté le château d’Audun ? » Elle baissa les yeux. « Oui, Tisserand. — As-tu pris des dispositions pour qu’elle soit tuée avant ton retour ? — Non, Tisserand. Je ne savais pas à qui confier une telle mission. Et je n’ai pas eu l’occasion de m’en occuper avant notre départ. Kearney la fait étroitement surveiller. Chaque fois que je suis allée la voir… » La douleur fut atroce. Sa poitrine semblait dévorée par les flammes. Elle ne pouvait plus respirer et encore moins parler. Elle tenta de se souvenir des paroles de Grinsa. Les blessures du Tisserand n’étaient qu’une illusion. Sa magie et son corps lui appartenaient, à elle. Le Tisserand avait peut-être accès à ses pensées, mais à rien d’autre. Elle n’avait qu’à les contrôler. Peine perdue. La terreur l’emprisonnait. Elle ne pensait qu’à sa souffrance et à la main, serrée sur sa gorge, qui l’empêchait de respirer. « Tu m’as trahi, déclara le Tisserand d’une voix basse et horriblement détachée. Je t’ai dit que je la voulais morte, que son assassinat était une preuve de ta loyauté, et elle est toujours en vie. Je me moque de tes excuses ; seul ton échec compte. » Elle fut incapable de réagir. Elle avait échoué. En cette seconde, elle aurait tout donné pour implorer son pardon, se jeter à ses pieds et le supplier de l’épargner. Même cette amère consolation lui était refusée. « J’ai senti ta réticence la première fois que je t’ai confié cette mission. As-tu jamais voulu l’accomplir, ou espérais-tu la repousser jusqu’au départ de Kearney ? Réponds ! » Elle secoua la tête, suffoquant toujours. Sa vision se troublait, la silhouette du Tisserand dansait devant ses yeux. Elle se demanda si elle tiendrait encore longtemps debout. « Je devrais te tuer, faire de toi un exemple pour tous ceux qui défient mon autorité. Ta mort serait aussi un message pour Kearney, au cas où il prendrait le mouvement à la légère. » Keziah, les mains serrées sur sa poitrine, sentait la vie la quitter. « Je ne peux malheureusement m’offrir le luxe de perdre un seul de mes serviteurs, et puisque ton roi marche vers la guerre, tu peux encore m’être utile. » Il la relâcha et elle s’écroula sur le sol, terrassée par la souffrance. Les yeux fermés, la bouche ouverte, elle aspira à pleins poumons. Chaque inspiration éteignait le feu qui lui brûlait la poitrine. Sa terreur néanmoins ne la quitta pas un instant. Le Tisserand n’avait qu’à formuler la pensée, la douleur renaîtrait, et avec elle, son supplice. « À l’avenir, tu feras attention. — Oui, Tisserand, parvint-elle à articuler d’une voix rauque. Dès notre retour à la Cité des Rois, je m’occuperai d’elle. Je le jure. » Elle n’était pas loin d’être sincère. « Ce ne sera pas nécessaire. » Anéantie, craignant pour sa vie, Keziah eut toutefois la présence d’esprit de retenir sa première réaction. « Mais je vous ai promis de m’en charger. — Tes promesses ne valent rien. Je m’en chargerai moi-même. Rassure-toi, ministre. Je te réserve d’autres missions, dont une que tu devrais apprécier. J’avais l’intention de la confier à un autre, un assassin réputé, mais il semble qu’il soit mort. Au fond, c’est une épreuve tout aussi valable que le meurtre de Cresenne pour tester ta loyauté. Elle vaut peut-être même mieux. » Keziah sentait qu’il attendait sa question, qu’il l’observerait attentivement pour jauger sa réaction. Elle se força à se redresser. « Quelle est cette mission, Tisserand ? — Je crois que tu t’en doutes. » Son visage était invisible, mais elle devinait son sourire. Et elle comprit. Que les dieux lui viennent en aide ! Elle savait exactement ce qu’il voulait, et elle ne voyait pas comment lui obéir sans se faire prendre et être exécutée elle-même. « Vous voulez que j’assassine Kearney. — Bien, Keziah. Très bien. » Elle ne se soucia pas de dissimuler sa peur et sa souffrance. « Tu l’aimes encore, je le sais. Ce ne sera pas facile, mais ça doit être fait. Je n’accepterai pas un nouvel échec. — Mais comment puis-je… ? — Tu as le temps, et je ne veux pas qu’on puisse te soupçonner. Il mourra au combat, près de Galdasten, si possible. » Bien sûr. Quel meilleur moyen de prolonger la guerre et d’affaiblir Eibithar que de priver le royaume de son chef au beau milieu de ce conflit ? Le Tisserand comptait, après la mort de Kearney, sur la lutte sans merci que se livreraient Renald, Javan et Aindreas pour la couronne. « Tu comprends. Je le sens. — Oui, Tisserand. — Bien. Il reste encore un peu d’espoir pour toi. — Kearney ne me fait toujours pas confiance. Je ne serai peut-être pas autorisée à l’approcher assez. — Eh bien, débrouille-toi pour l’être. Tu possèdes le langage des bêtes, les brumes et les vents. Ces dons devraient d’être utiles. — Oui, Tisserand, murmura-t-elle. — Peut-être auras-tu la chance de le voir mourir au combat sans ton aide. Quoi qu’il en soit, je le veux mort. — Ça sera fait. — Je n’en attends pas moins. » Elle se réveilla en sursaut, le cœur battant, assise sur son matelas. Ses cheveux, ses vêtements et sa couche étaient humides de transpiration. Un violent vertige l’étreignait. Son garde, appuyé sur un coude, la regardait à la lueur des lunes. Elle envisagea un instant de l’envoyer à la tente de Kearney solliciter une audience immédiate, puis se ravisa. Sa précipitation ne ferait qu’attirer l’attention, et convaincre les espions du Tisserand qu’elle conservait sa loyauté au roi. Informer Kearney des intentions du Tisserand et avertir Cresenne de la menace qui pesait de nouveau sur elle était urgent, mais elle disposait d’un peu de temps. Ils n’atteindraient pas Galdasten avant plusieurs jours, et Cresenne avait permuté ses jours et ses nuits pour éviter les visites du Tisserand. Attendre le matin ne pouvait leur porter préjudice. Alors, tournant le dos à son gardien, la ministre se rallongea. Le vent qui soufflait sur la plaine s’infiltrait sous sa couverture et ses vêtements mouillés. Elle frissonna. Comprenant qu’elle ne pourrait pas se rendormir, elle envisagea de se rasseoir pour changer de vêtements, ou d’aller faire un tour – ce qui l’aurait réellement détendue – mais l’homme suivrait ses moindres gestes sans la lâcher d’une semelle. Aussi resta-t-elle allongée, tremblante de froid, sursautant de temps à autre au souvenir de la visite du Tisserand, les yeux perdus sur l’herbe ondoyante de la lande. Lorsque l’aube poignit enfin, et avec elle ses premières lueurs dorées, elle se leva, se changea rapidement puis alla trouver son garde. « Dites au roi que son Premier ministre requiert une audience immédiate. » Elle s’attendait à un refus ; l’homme s’éloigna néanmoins, peut-être conscient de l’urgence contenue dans sa voix. Il revint un peu plus tard, accompagné d’un capitaine. « Je suis chargé de vous escorter jusqu’au roi, Premier ministre. » Keziah apprécia. Cette précaution montrait à tous ceux qui en auraient douté à quel point Kearney redoutait de la laisser approcher seule. « Très bien, capitaine. Je vous suis. » Devant la tente royale, le capitaine invita Keziah et son garde à patienter et pénétra à l’intérieur. Lorsqu’il souleva le pan un peu plus tard, il fit signe à la ministre d’avancer. « Merci, capitaine, le congédia Kearney. Allez manger. Nous levons le camp sans attendre. Vous aussi, fit-il au garde entré avec elle. — À vos ordres, Majesté », répondit le capitaine. Les deux hommes partis, Kearney se redressa. « Tu n’as pas l’air bien, s’empressa-t-il avec inquiétude. Que s’est-il passé ? — Le Tisserand m’a rendu visite cette nuit. — Est-ce que ça va ? T’a-t-il fait du mal ? — Ça va, répondit-elle en éludant sa seconde question. Il m’en veut de n’avoir pas assassiné Cresenne, mais je lui reste utile. Sans quoi, je serais morte. — C’est de la folie, Kez ! Il faut arrêter. — Le seul moyen d’en finir, c’est d’aller jusqu’au bout. — Mais… — Je t’en prie, supplia-t-elle, craignant les larmes qu’elle sentait venir. Laisse-moi terminer. Il faut envoyer un message à Cresenne. Il a l’intention de la tuer lui-même. Nous devons la prévenir, discrètement, mais vite. — Bien sûr, ce sera fait aujourd’hui. — Merci. » Elle soupira. « Ce n’est pas tout, reprit-elle chassant le souvenir des tortures que lui avait infligées le Tisserand. Il m’a confié une autre mission. Une nouvelle épreuve pour tester ma fidélité. Il veut que je te tue. » Contre toute attente, Kearney lui sourit. « Et c’est pour ça que tu es venue ? » Elle éclata de rire. Comment aurait-elle pu s’en empêcher ? Cet homme avait toujours su la faire rire. Des larmes perlaient malgré tout à ses yeux, qu’elle essuya d’un revers de main. « Je dois m’en acquitter pendant les combats. Je ne le ferai pas, bien entendu, mais je voulais que tu le saches parce que d’autres essaieront peut-être. — Ils ne seront pas les seuls, Kez. Sur le champ de bataille, la moitié des hommes présents cherchera à me tuer. — Je sais, mais tous les soldats de l’empereur comptent pour rien comparés au Tisserand et à ses troupes. J’ai peur pour toi », acheva-t-elle dans un souffle. Kearney avança et, un œil sur le battant de l’entrée, lui prit les mains. « Et moi pour toi, Kez. D’une manière ou d’une autre, il va falloir que nous nous protégions mutuellement. » Durant un instant qui leur sembla éternel, ils gardèrent le silence, les yeux dans les yeux. Keziah brûlait du désir de l’embrasser ; juste une fois, une seule fois pour goûter encore ses lèvres et sentir ses bras l’enlacer. Il partageait le même désir et la même frustration. Laisser libre cours à leur passion, même pour cet unique baiser, les priverait de la force de se séparer, et les condamnerait. Alors Keziah fit son devoir. Retirant doucement ses mains de celles de son roi, elle s’enfuit en courant. 5 Kentigern, royaume d’Eibithar Depuis plusieurs jours, Aindreas préparait son château et la cité au siège à venir. Il s’était assuré que l’intendant disposait d’assez d’or pour garantir le ravitaillement, avait ordonné à son capitaine, Villyd Temsten, d’entraîner les hommes sans relâche, et demandé au prélat et à ses fidèles d’aménager le cloître en hôpital militaire. L’offensive ne tarderait guère. Il n’avait pas besoin de ses alliés qirsi pour s’en convaincre. Ce qu’il ignorait encore, c’était, des Aneiriens ou de l’armée du roi d’Eibithar, lequel donnerait l’assaut en premier. La réponse était arrivée le matin même. Les sentinelles de Villyd, en poste depuis près d’un cycle de lune, l’informaient régulièrement des mouvements de l’armée de Mertesse. Massée sur la rive sud de la Tarbin, elle n’avait cessé de s’agiter, jusqu’à devenir aussi menaçante qu’à la veille du siège mené contre son château l’année précédente. Considérant tout ce qu’il savait de la conspiration et des mouvements récents de la flotte de Braedon dans les eaux d’Eibithar, il ne doutait plus que, sous couvert des Aneiriens, les Qirsi rebelles étaient à l’origine du front qui s’ouvrirait sur la Tarbin. L’acharnement qu’ils avaient mis à le voir rompre avec Kearney n’avait pas d’autre explication. Uni, Eibithar était assez puissant pour affronter l’ennemi au nord et au sud. Un tel conflit coûterait cher, bien sûr, mais le royaume pouvait vaincre. Divisé, attaqué de deux côtés, son avenir n’était rien de moins qu’incertain. Et seule la présence de Braedon au large de Galdasten avait empêché Kearney de lancer des représailles contre le château de Kentigern. Les Aneiriens furent donc les premiers à attaquer le pic. Le matin même, juste avant l’aube, sous couvert d’une brume levée par leurs sorciers, les soldats de Mertesse avaient franchi la Tarbin, pénétré en Eibithar, et commencé la construction de leurs engins de guerre. L’écho des haches et des marteaux des charpentiers, le chant des soldats ennemis s’entendaient jusque dans le bureau où, assis à sa table de travail, Aindreas buvait son vin. Après la visite de Villyd venu l’avertir de l’invasion, il était monté sur les remparts. Les Aneiriens, encore hors de portée de ses archers, le contraignaient à l’inaction. Observer et attendre. Un an plus tôt, Aindreas serait resté dehors avec ses hommes. Aujourd’hui, il préférait boire, et écouter seul les bruits annonciateurs de la bataille. « Laissez les Aneiriens franchir la rivière, avait exigé la femme qirsi. Nous voulons cette guerre. » Souhaitaient-ils aussi qu’il leur abandonne son château ? Devait-il capituler sans combattre, ou ses maîtres qirsi attendaient-ils qu’il défende chèrement sa forteresse ? Après bien des supputations, Aindreas avait décidé qu’il se moquait de leurs attentes. Kentigern ne tomberait pas sans lutter. Mertesse pouvait s’emparer du royaume, le pic était à lui. La porte de la Tarbin, celle qui avait cédé au cours du siège précédent grâce aux soins de Shurik jal Marcine – son félon de Premier ministre –, avait été réparée. Elle devait être mise à l’épreuve. Aindreas ne doutait pas de sa solidité. Elle résisterait à l’assaut. Quant à ses murs, érigés et défendus avec succès par ses aïeux, ils ne le trahiraient pas cette fois encore. La porte grinça. Le visage d’Ennis apparut dans l’entrebâillement. Aindreas posa prestement son godet et fit le tour de son bureau pour cacher la timbale et le cruchon. « Ne devrais-tu pas être au cloître ? demanda-t-il à son fils. — Le père Crasthem dit que je les dérange, répondit l’enfant avec un haussement d’épaules. — Où est ta mère ? — Là-bas, avec le prélat et le chirurgien. » Le duc, contrarié par l’irruption de son fils, se radoucit. Ioanna montrait des signes d’amélioration constante. Quoi qu’il advînt de leur père à l’issue de la bataille, Ennis et sa sœur auraient leur mère pour s’occuper d’eux. « Et Affery ? demanda le duc plus par curiosité que dans l’espoir de lui envoyer son frère. — Elle aide le maître des cuisines. — Alors tu n’as rien à faire. » Ennis, d’un geste si semblable au sien que le duc s’en amusa, haussa de nouveau les épaules. « Je voulais monter sur les remparts, mais mère me l’a interdit. — Elle a bien fait. C’est dangereux là-haut maintenant. — À cause des Aneiriens ? » Aindreas quitta son bureau pour s’installer dans le grand fauteuil près de la cheminée éteinte. D’un geste, il invita son fils à grimper sur ses genoux. « Aurais-tu peur ? — Un peu. Je n’aurais pas peur du tout s’ils n’avaient pas cassé la porte la dernière fois. » L’intelligence de l’enfant réconforta Aindreas. Il honorerait ses ancêtres. Mais sa fierté tourna court à la pensée qu’il ne léguerait à son fils qu’une maison vouée à la honte, et à la plus infamante des disgrâces. « Tu sais pourquoi ils ont réussi à la briser, se força-t-il à répondre. Je te l’ai expliqué. — C’est le Qirsi. L’homme qui a employé sa magie pour casser les… les… — Les herses, compléta son père. Oui. Les portes ne céderont pas cette fois. — Comment sais-tu qu’il n’a pas recommencé ? — Parce que je fais surveiller les portes nuit et jour. Si les Aneiriens veulent entrer dans le château, ils seront obligés de briser les herses eux-mêmes. » À moins qu’ils n’aient un Façonneur dans leurs rangs. Cette perspective le fit frémir. « J’ai entendu deux soldats. Ils disent que le roi ne viendra pas nous aider. Que nous devrons combattre les Aneiriens tout seuls. — Tu ne dois pas écouter les conversations qui ne te sont pas destinées, le morigéna Aindreas, furieux du bavardage de ses soldats. — Oui, père, répondit son fils. Est-ce que c’est vrai ? reprit-il néanmoins presque aussitôt. — J’ignore les intentions de Kearney. J’imagine que c’est possible. » L’enfant se rembrunit. « Nous gagnerons quand même, n’est-ce pas ? — Bien sûr, s’empressa de confirmer Aindreas en se forçant à sourire. Ce château a résisté pendant des siècles aux Aneiriens. Sans ce traître, il aurait tenu la dernière fois aussi. Nous n’avons pas besoin de Kearney, et tu n’as aucune raison de t’inquiéter. » Le garçon, appuyé contre sa poitrine, resta silencieux un moment. « Tu me montres encore ta dague ? » Cette fois, Aindreas sourit de bon cœur, sortit sa dague et la tendit, manche en avant, à son fils. « Fais attention. — Je sais. » L’enfant s’empara de l’arme avec précaution et la tourna entre ses mains avant d’examiner la lame, puis de la soupeser avec le plus grand sérieux. « Pourquoi les Aneiriens sont-ils nos ennemis ? demanda-t-il sans cesser d’étudier le couteau. — Ils le sont depuis des siècles. Les clans du Nord combattaient les familles du Sud bien avant les Guerres qirsi et l’établissement des Sept Royaumes. — Pourquoi ? — Cela a commencé pour des questions de territoire. Aujourd’hui, c’est surtout pour le contrôle de la rivière. Les Aneiriens prétendent que les terres entre la Tarbin et la forêt de Kentigern leur appartiennent. » Ennis releva les yeux. « Tu veux dire qu’ils pensent que le pic est à eux ? — C’est ce qu’ils prétendent, oui. — C’est vrai ? — Bien sûr que non ! Il a pu appartenir aux clans du Sud, autrefois. Mais quand les Terres du Devant ont été divisées en sept, tous les domaines jusqu’à la rive nord de la Tarbin ont été attribués à Eibithar. Les Aneiriens n’ont pas apprécié. Depuis, ils n’ont cessé de vouloir envahir et annexer cette partie du royaume, et n’y sont jamais parvenus. Et tous les autres royaumes reconnaissent notre droit sur ce sol. — Ils pensent quand même que c’est à eux. — C’est un peu plus compliqué, le corrigea Aindreas. Ils ne considèrent plus vraiment que ces terres leur appartiennent, mais ils nous tiennent toujours pour leur ennemi. J’imagine que nous le leur rendons bien. La Tarbin est une rivière importante. Pendant la saison des neiges et durant une bonne partie de celle des plantations, elle est navigable jusqu’aux confins de la steppe. Les navires marchands sont nombreux à l’emprunter. Eibithar et Aneira partagent le contrôle de ses eaux et les bénéfices du commerce qui s’y déroule. La plupart du temps, nous sommes d’accord pour laisser les navires de tous les royaumes faire le voyage. Mais il arrive, de temps à autre, que nous nous battions sur les autorisations données à tel ou tel. Et parfois, un roi ou l’autre se dit qu’il serait beaucoup plus simple d’avoir le contrôle des deux rives. Il garderait le commerce et les bénéfices pour lui seul. — C’est stupide, s’exclama Ennis. — Oui, sans doute. Les rois ne sont pas toujours aussi malins qu’ils le devraient. — Comme Kearney ? » Aindreas détourna les yeux. « Kearney est malin. » Et les Qirsi davantage. « C’est une victime, lui aussi. — Victime de quoi ? — De rien, éluda Aindreas. Nous ferions mieux d’aller chercher ta mère. J’aimerais voir comment se passent les préparatifs au cloître. — Nous sommes obligés ? » Le duc hésita. Ioanna sentirait son haleine avinée. « Pas tout de suite, mais bientôt. » Aindreas, les yeux sur la fenêtre, écoutait le bruit des marteaux et les chants ; Ennis, absorbé par la dague, demeurait silencieux. Les coups de marteau cessèrent. Aindreas ne fut pas étonné d’entendre frapper presque aussitôt à sa porte. « Entrez ! » cria-t-il. Ennis, qui avait cessé de jouer avec son arme, resta sur les genoux rassurants de son père. Villyd pénétra dans la pièce, une lueur impatiente au fond des yeux, comme s’il avait hâte d’affronter les Aneiriens. « Ils sont en route, monseigneur. » Aindreas hocha la tête. Il fit glisser l’enfant de ses genoux et l’écarta gentiment. « Il est temps d’aller voir ta mère. Dis-lui que les Aneiriens approchent. » Ennis le contempla, la bouche ouverte, les yeux écarquillés de ferveur. « Où vas-tu ? — Sur les remparts. — Tu as dit que c’est dangereux. » Il prit le menton de son fils entre ses doigts. « C’est dangereux pour un garçon de ton âge, mais c’est ma place. » Ennis, solennel comme un prêtre, tendit la dague à son père. Aindreas la rengaina, et serra son fils contre lui. « Tout ira bien, murmura-t-il. Je te confie ta mère et ta sœur. Prends soin d’elles. D’accord ? — Oui, monseigneur. — Maintenant, file. » Il poussa doucement le garçon et le regarda s’éloigner. La porte refermée, il se redressa et se tourna vers le capitaine. « Combien sont-ils ? — Dissimulés sous les brumes, c’est difficile à dire, monseigneur. Nos derniers rapports font état de près de trois mille hommes, la plupart de Mertesse, quelques-uns de Solkara. — Ce n’est pas beaucoup. — Ces rapports datent de plusieurs jours. Ils peuvent être plus nombreux aujourd’hui. — Allez-y, capitaine, rua Aindreas devant son hésitation. Ce n’est pas le moment de tergiverser. Qu’avez-vous en tête ? — Ce n’est qu’un détail, monseigneur. Les combats ont commencé au nord. Ce n’est pas une coïncidence. L’empereur et les Aneiriens sont de mèche. Auquel cas, l’attaque de Mertesse n’est peut-être pas uniquement dirigée contre Kentigern. — Ils fabriquent des machines de guerre, Villyd. Leurs fichus marteaux m’ont cassé les oreilles toute la matinée. — Oui, monseigneur. Mais ce siège n’est peut-être qu’une diversion. Une façon de nous retenir pendant que le reste de l’armée pénètre au cœur du royaume. » Aindreas sentit sa gorge se nouer. « Ils ne sont pas assez nombreux pour une invasion. — Je le répète, monseigneur, nos rapports datent de plusieurs jours. Ils sont peut-être plus de trois mille à présent. Et même dans le cas contraire, mille soldats peuvent tenir le siège, tandis que les autres avancent dans les terres. — Deux mille hommes… — C’est peu, le coupa le capitaine. Mais avec l’armée de Braedon, c’est énorme. Certainement assez pour prendre l’armée du roi à revers. » En temps normal, Aindreas n’aurait pas toléré cette interruption. Mais en temps normal, son capitaine ne se serait jamais permis une telle insolence. Et son intervention était pertinente. Mertesse n’avait pas grand-chose à gagner d’un nouveau siège, même en cas de victoire. Comme diversion, dans le cadre d’une offensive bien plus vaste, cette opération prenait tout son sens. Les deux hommes quittèrent le bureau pour rejoindre les tours sud. « Avez-vous noté le moindre indice d’une telle répartition ? s’enquit Aindreas. — Non, monseigneur, reconnut le capitaine à regret. Avec les brumes magiques, impossible de savoir combien d’hommes approchent de nos murs. Le reste est peut-être déjà passé ; ou bien il aura franchi la Tarbin plus à l’est. Ils peuvent aussi attendre que le siège soit engagé, et nos forces concentrées sur la défense de la cité et du château, pour se diviser. » Aindreas l’écoutait à peine. Plus il y songeait, plus il était certain que Villyd avait vu juste. Le siège était secondaire ; le sort d’Eibithar se jouerait sur le front nord. Et vu l’état du royaume, les Aneiriens devaient être arrêtés ici. Aindreas était tout aussi convaincu que les Qirsi voulaient voir les soldats de Mertesse dépasser Kentigern. Jastanne lui dirait de défendre son château, et de ne rien tenter pour contrer l’avancée des Aneiriens. Il avait voué son royaume à l’échec. Et pour rien, constatait-il, rien qu’une vengeance mal placée, et un désir de justice discutable. Il se tourna vers Villyd. Brienne se tenait dans l’ombre du capitaine. Ses magnifiques cheveux blonds scintillaient comme les Chutes de Panya au crépuscule. Elle lui rendit son regard, une expression si grave sur le visage qu’il s’en trouva désarçonné. Puis elle hocha la tête et détourna les yeux. Elle ne lui était pas apparue depuis sa visite au sanctuaire de Bian. Dans l’espoir d’échapper à la douleur de ces apparitions, il lui avait promis de mettre un terme à son alliance avec les Qirsi. Il comprenait brusquement sa naïveté. Elle ne le lâcherait pas. Elle reviendrait, encore et encore, pour l’obliger à honorer sa parole. « Que puis-je faire ? demanda-t-il, misérable. Il n’y a pas de solution. » Il se passa la main sur le visage. Lorsqu’il releva les yeux, l’apparition s’était évanouie, et Villyd le considérait avec perplexité et un embarras évident. « Est-ce que ça va, monseigneur ? — Oui, répondit-il, déchiré entre le soulagement et le chagrin que lui causait chaque disparition de Brienne. — Nous parlions des Aneiriens, monseigneur. Du but de… — Je sais de quoi nous parlions. Qu’attendez-vous de moi, capitaine ? » Ils pénétrèrent dans une des tours, descendirent la spirale des escaliers jusqu’à la cour qu’ils devaient traverser pour rejoindre les remparts extérieurs du château. « Envoyez un détachement vers le nord, monseigneur. Qu’une partie des hommes rallient Galdasten maintenant, avant d’être bloqués par le siège. » Écoute-le ! lui criait la voix de Brienne. Il n’est pas trop tard pour réparer tout ce que tu as détruit. S’il entendait les exhortations de sa fille, c’était le visage de Jastanne qui se dessinait devant ses yeux, frêle et menaçant. Quels que fussent ses questionnements sur les intentions de la conspiration, il savait comment ses chefs répondraient à la moindre tentative de parjure. Jastanne, brandissant le document qu’il avait écrit et signé de sa plume quelques cycles plus tôt, dévoilerait sa traîtrise à tout le royaume. Il existait un moyen d’échapper aux griffes de la conspiration sans se déshonorer, lui et sa maison. Il le trouverait. En attendant, il ne devait rien faire pour provoquer la colère des Qirsi. Arrivés à la tour de surveillance sud des remparts extérieurs, ils s’engagèrent dans l’escalier. « Nous n’avons pas assez d’hommes, Villyd. Que les Aneiriens veuillent s’emparer du pic ou faire diversion ne change rien. Ce siège menace la survie même de notre maison. Je n’affaiblirai pas mon armée pour l’envoyer chasser des fantômes à Galdasten. — Pardonnez-moi, monseigneur, deux mille hommes ne sont pas nécessaires pour repousser un siège. La moitié suffit amplement pour défendre la ville et le château. — La dernière fois que j’ai laissé Kentigern sous une telle garde, le château est tombé. — A cause de la trahison de Shurik, monseigneur. — Croyez-vous sincèrement que, moi présent, avec mes hommes, Mertesse aurait pris le contrôle du pic, même les portes sabotées ? — Non, monseigneur, recula le capitaine, bien sûr que non. » En haut des escaliers, Aindreas, ébloui par le soleil, approcha du rempart. La main levée pour abriter son regard des rayons éclatants, il observa d’un œil critique la brume épaisse qui remontait le long du pic, suivant les méandres escarpés de la route. Les Aneiriens ne tarderaient pas à atteindre la porte de la Tarbin. Pourvu qu’elle tienne, songea-t-il. « Vous n’aimez pas être en conflit avec la couronne, n’est-ce pas, Villyd ? — Non, monseigneur. — Vous pensez que j’aurais dû me réconcilier avec Kearney depuis longtemps. — Je ne suis qu’un soldat, monseigneur. La stratégie politique n’est pas mon fort. » Aindreas ne put retenir un sourire. « Votre réponse prouve le contraire, capitaine. Aucune, importance, fit-il en balayant les protestations du soldat d’un geste de la main. Pour tout vous dire, je ne souhaite pas plus que vous être accusé de félonie, et je partage votre inquiétude pour le destin du royaume. Je n’aime pas Kearney, et je ne l’aimerai probablement jamais, mais je refuse de voir Braedon et Aneira se partager Eibithar. Cela dit, mon premier devoir est d’assurer la défense de Kentigern, celle de ses murs et de son peuple. Tant que leur sécurité ne sera pas chose certaine, aucun homme ne se rendra à Galdasten. Est-ce clair ? — Oui, monseigneur. » S’arrachant à la contemplation de la brume, il examina les remparts. Les trois rangées d’archers disposées par le capitaine sur les créneaux étaient prêtes à tirer. « Avez-vous pensé au feu grégeois et à la chaux ? — Oui, monseigneur. J’ai aussi demandé qu’on prépare du goudron. Les Aneiriens n’auront pas la tâche facile. — Bien », approuva Aindreas, surpris par son propre calme. Que les portes tiennent ou non, que les Aneiriens projettent d’envahir le château ou simplement de mener à bien, comme le suggérait Villyd, une diversion subtile, au moins l’action ne tarderait-elle pas. Certes, les Qirsi le contrôlaient toujours, et il restait convaincu que ce siège comme les combats au nord étaient le fait de la conspiration, mais la bataille engagée, il retrouverait une certaine marge de manœuvre. Confrontés à la fièvre et au carnage de la guerre, les cheveux-blancs ne pourraient pas tout maîtriser. Un vent du sud se leva sans disperser pour autant la brume obstinément accrochée au flanc du pic et à la route sinueuse qui reliait la rivière au château. « Un vent qirsi, constata Villyd en observant le ciel. » Quelques nuages paresseux flottaient au-dessus de la cité. « Les Aneiriens doivent croire qu’ils sont à portée de nos flèches. — Est-ce le cas ? — Peut-être, répondit le capitaine en revenant à l’épaisse nappe de brume. On ne voit toujours rien. — Où en sont nos stocks de flèches ? — Ils sont élevés, monseigneur. — Alors donnez l’ordre de tirer. Que les Aneiriens sachent que leurs Qirsi ne peuvent les protéger des soldats de Kentigern. » À ces mots, le visage du capitaine s’éclaira. « Tout de suite, monseigneur. » Sur son ordre, le premier rang d’archers se mit en position. Armes bandées au-dessus des créneaux, ils visèrent le versant en contrebas. Villyd leva le bras et le baissa avec vigueur. Les cordes des arbalètes claquèrent, libérant des flèches aussi prestes qu’une nuée d’oiseaux dérangée de sa branche. Des cris s’élevèrent de la brume. Déjà, le premier rang d’archer reculait pour céder sa place au second, armé d’arcs. Le bras du capitaine se leva et s’abaissa de nouveau. Les cordes vibrèrent, les longues flèches filèrent, et d’autres cris montèrent vers le pic et les murs du château. Sous les ordres précipités des capitaines aneiriens dissimulés par la brume, le vent se renforça et vira de bord. Les assaillants, dans l’espoir de se soustraire aux flèches de Kentigern, mettaient leurs Qirsi à contribution. « Continuez, capitaine, ordonna le duc, et faites venir le goudron et le feu. Ils se dirigent vers la porte. » La brume avait atteint l’enceinte du château, et les roues des engins d’assaut grinçaient sur le pavé. La fosse, creusée pour bloquer les escargots, béliers et autres machines de guerre, avait été comblée par l’armée de Mertesse au cours du dernier siège. Durant l’année écoulée, Aindreas avait demandé à ses hommes de déblayer les pierres et la terre, mais il s’était concentré sur la reconstruction de la porte, et la fosse avait été négligée. Elle pouvait ralentir les Aneiriens, pas les arrêter. Villyd hurla ses ordres. Les hommes se dispersèrent. Le troisième rang d’archers libéra sa volée meurtrière et recula, remplacé par les arbalètes rechargées. Des escaliers arrivaient des soldats chargés de pots d’huile bouillante et de chaux, suivis de près par d’autres hommes armés de longues fourches destinées à repousser les échelles que les Aneiriens ne manqueraient pas d’employer pour prendre les murs d’assaut. Aindreas allait réclamer le goudron lorsqu’il sentit l’odeur lui brûler les narines. Une seconde plus tard, un troisième contingent franchissait la porte de la tour, chacun des hommes titubant sous le poids de grands seaux remplis du mélange âcre, chaud et poisseux. Villyd hurla une nouvelle fois. Les archers postés sur le mur de la Tarbin s’écartèrent pour laisser place aux soldats chargés du goudron et de l’huile. « Tout est prêt, monseigneur. Nous n’attendons que le premier coup sur la porte. — Parfait, Villyd. Que les archers continuent. — À vos ordres, monseigneur. » Les arbalètes claquèrent une nouvelle fois, provoquant de nouveaux cris dans les rangs ennemis, vite remplacées par un rang d’archers, puis par un second. Une régularité effrayante s’abattit sur les remparts, rythmée par les impulsions successives des armes, le sifflement des flèches, et les cris de ceux qui mouraient au pied des murs. Aindreas scrutait la brume dans l’attente du premier assaut contre la porte, du moindre signe trahissant l’activité de l’ennemi, quand il se sentit parcouru d’un brusque frisson. La main d’une créature de Bian lui effleurant le dos n’aurait pas eu d’effet plus terrifiant. Il fit volte-face, vers le nord et les rives du détroit de Wantrae. Au sommet d’une colline basse, non loin des murs de la cité, une silhouette fragile montée sur un cheval blanc semblait le dévisager. Aindreas songea d’abord que Brienne, sa fille tant aimée, venait de nouveau le tourmenter. Mais le soleil, un instant sorti de son manteau de nuages pour éclairer le visage et les cheveux de la cavalière, le détrompa. Ils étaient aussi blancs que l’ivoire. Jastanne. « Un problème, monseigneur ? » Aindreas se retourna si vite qu’il faillit perdre l’équilibre. « Non, j’étais juste… Ce n’est rien. Vous vouliez me parler ? — Oui, monseigneur. Peut-être souhaiteriez-vous tenter une sortie ? » Aindreas, pensant que son capitaine revenait sur son idée d’envoyer une partie de l’armée vers Galdasten, se crispa. « Je croyais que le sujet était clos. — Il ne s’agit pas de ça, monseigneur, le détrompa le soldat. Je songeais aux Aneiriens. Nous pourrions envoyer un détachement d’archers par la poterne est, et attaquer leurs machines de guerre avant qu’elles n’atteignent la porte. Il faudrait donner l’ordre immédiatement, tant qu’ils sont entourés par leurs brumes. Si elles les protègent, elles les empêchent aussi de nous voir. À découvert, ça ne marcherait pas. » Aindreas opina. « Donnez l’ordre, capitaine. — Très bien, monseigneur », approuva Villyd avant de s’éloigner. Le duc se retourna vers la colline. Jastanne avait disparu. Un cri d’alerte s’éleva des rangs d’Aindreas. Avant qu’il eût le temps de comprendre, un formidable ébranlement secoua le château. L’assaut contre la porte avait débuté. Aindreas rejoignit Villyd et se pencha avec lui entre les créneaux. Les brumes dispersées révélaient le bélier dressé face à la porte. Au-dessus de la machine, comme pour les escargots qui remontaient la pente, une armature de bois recouverte de peaux tendues protégeait les soldats. Les hommes crièrent à l’unisson et le château trembla une seconde fois sur ses bases. Malgré la puissance du coup, la nouvelle porte tenait bon. « L’huile bouillante ! cria Villyd. La chaux et le goudron ! Archers, enflammez vos flèches. » La frénésie qui s’empara des remparts atteignit vite son paroxysme. Des échelles, surgies de terre comme par magie, apparurent le long des murs. Les Aneiriens, couverts par leurs propres archers, entreprenaient l’ascension. Tandis que certains hommes de Kentigern, armés de leurs piques fourchues, les repoussaient, envoyant les plus audacieux s’écraser sur le sol, d’autres, armés de torches, enflammaient des pots d’huile que d’autres encore jetaient par-dessus les remparts avec le goudron. Au milieu des cris de détresse et des volées de flèches, les quelques Aneiriens qui parvenaient au sommet des remparts étaient aussitôt abattus. Un petit nombre d’archers d’Aneira réussit à faire mouche, tuant plusieurs hommes d’Aindreas dont un à quelques pas du duc, mais les plus lourdes pertes de ce premier assaut étaient du côté de l’assaillant. « Bravo, capitaine, s’écria Aindreas en repoussant – malgré les flèches qui s’abattaient autour de lui – l’échelle dressée entre les créneaux. Excellente préparation. » Le château vibra une troisième fois. « Merci, monseigneur, répondit le soldat d’un ton aussi accablé que son expression. — Vous n’êtes pas content ? » Pour toute réponse, l’homme désigna la rivière. Suivant la direction de son menton, Aindreas découvrit le travail que les Aneiriens avaient dissimulé parmi les arbres et les buissons qui longeaient la Tarbin. Des catapultes. Quatre. Elles n’étaient pas encore achevées, mais ce n’était qu’une question d’heures. « Comment ont-ils pu les construire aussi vite ? — Ils auront taillé les madriers à Mertesse, monseigneur. C’est ce qu’ils ont fait la dernière fois. — Évidemment. — Mais la dernière fois – un nouvel assaut contre la porte l’interrompit – ils n’en avaient qu’une. — Une suffisait, Shurik avait saboté la porte. — Oui, monseigneur. Mais je redoute les pertes. Tous les remparts vont être exposés. Aucun homme ne sera à l’abri. — Dès que nous saurons où ils ont l’intention de placer leurs fichues machines, nous tenterons des sorties par les poternes. Préparez vos meilleurs archers, capitaine. Qu’ils se tiennent prêts à mon commandement. — À vos ordres », obéit le capitaine avant de s’éloigner sur un bref salut. Alors qu’un nouvel assaut l’obligeait à s’agripper au parapet, Aindreas se tourna vers la colline. Aucun signe de la femme qirsi. Abandonnant les remparts, décidé à s’enquérir d’Ioanna et des enfants réfugiés au cloître, il s’engouffra dans la tour d’angle et descendit les escaliers quatre à quatre. Devant la porte de son bureau, il s’arrêta, la main sur la poignée, sidéré. C’était le vin qui l’avait guidé ! Cet aveu, qu’il n’aurait jamais reconnu de son plein gré, le mortifia. Boire, alors que son château était assiégé, alors que ses hommes risquaient leur vie pour le défendre, était indigne de lui, de son rang, et de son peuple, mais le cruchon de Sanbiri l’attendait sur son bureau, à l’endroit précis où il l’avait laissé. Il lâcha la poignée, déchiré entre la honte et l’envie de boire, et se passa une main tremblante sur le visage. « Va les voir, père. Mère, Affery et Ennis. Ils t’attendent. » Il sourit tristement à Brienne. Elle était si belle, le portrait de sa mère au même âge, que la regarder lui brisait le cœur. « Je veux y aller, murmura-t-il, je le veux vraiment. — Alors vas-y. Maintenant ! Oublie ton vin. — Ce n’est pas si facile. Tu sais ce que j’ai fait. — Oui, père, je le sais. Je sais aussi que ça n’est pas une excuse. Va les voir avant qu’il ne soit trop tard. — Je vais y aller, lui répondit-il en refermant la main sur la poignée. Bientôt. Je le jure. » Il lui tourna le dos, sûr qu’elle disparaîtrait. Elle le faisait toujours. « Oh, père, l’entendit-il soupirer tandis qu’il pénétrait dans son bureau. » Il se dirigea jusqu’à sa table, prit le cruchon et se versa une rasade. « Vous êtes seul ? » Il se tourna si violement que son vin éclaboussa son bureau et les dalles. Jastanne, un sourire insolent sur son visage juvénile, le contemplait avec amusement. « Je vous croyais accompagné. Je vous ai entendu parler. — Comment êtes-vous entrée ? » Le sourire de sa visiteuse s’élargit. « Quelle importance ? — Je veux savoir ! » gronda-t-il en tirant son épée. Les yeux d’or se posèrent une seconde sur la lame avant de plonger dans ceux d’Aindreas. Toute trace d’amusement avait disparu. « Vous avez conscience que je peux briser cette lame d’une seule pensée, comme tous les os de votre crâne. » Ivre de rage, il avait oublié qu’elle était Façonneuse. Il l’aurait tuée avec plaisir, mais il serait mort avant même d’avoir bougé. Qu’il s’agît des portes de son château ou de sa nuque, il savait parfaitement ce dont les Façonneurs étaient capables. Il rengaina son arme. « Je veux apprendre comment vous êtes entrée, répéta-t-il d’une voix sourde. — Par une des poternes, condescendit-elle à lui répondre. Vos gardes se soucient plus des Aneiriens que d’une Qirsi. — Comment connaissez-vous l’existence de ces portes ? — Avant que vous ne bannissiez vos Qirsi de la cour, nous avions des alliés entre vos murs. Nous jouissons d’une excellente connaissance du château de Kentigern. Autant que des châteaux de Thorald, Galdasten, ou même de la Cité des Rois, ajouta-t-elle comme pour atténuer l’humiliation qu’elle lui infligeait. — Alors vous pouvez entrer, aller et venir à votre guise. Vous pourriez me tuer dans mon sommeil. » Le même sourire narquois naquit sur ses lèvres. « Pourquoi voudrais-je faire une chose pareille ? » Devant son silence, elle haussa les épaules. « Nous le pourrions, en effet, reconnut-elle. Je le répète, vos gardes sont concentrés sur les Aneiriens. Je suis déjà venue. Ils me connaissent. Même s’ils m’avaient vue entrer, ils m’auraient laissée passer. » Une explication qui était loin de plaire à Aindreas, mais la question n’était pas là. « Que me voulez-vous ? » Il la dévisagea attentivement. « Est-ce vous que j’ai vue sur la colline au nord du château tout à l’heure ? — Oui. La nouvelle de l’invasion des Aneiriens est arrivée au port. Je suis venue m’assurer que vous savez ce que nous attendons de vous. — J’ai l’intention de défendre mon château. — Bien sûr, Lord Kentigern. Nous n’en attendons pas moins. » Au ton de sa voix, il devina ce qui allait suivre. « Ni plus. — Les Aneiriens ne sont pas là pour Kentigern, ils vont poursuivre vers le nord, affirma-t-il. Vers Galdasten. — Votre finesse m’impressionne. » Aindreas, écœuré, se détourna. « En fait, s’entendit-il poursuivre, c’est la suggestion de mon capitaine. — Vraiment ? Qui aurait soupçonné autant d’intelligence de la part d’un soldat eandi ? — Vous voulez que je les laisse passer ? — Oui. Ils attendront que le siège soit assez avancé. J’imagine que vous allez mobiliser tous vos hommes pour la défense de la cité et du château. Mais, au cas où vous l’auriez envisagé, ne vous avisez pas d’envoyer un détachement à l’extérieur. — Vous avez des alliés à Mertesse. Ou encore à Solkara. Peut-être même dans ces deux maisons. » Devant son silence, il poursuivit : « Mon capitaine m’a supplié d’envoyer une division pour arrêter les Aneiriens à Kentigern. — Que lui avez-vous répondu ? — Que mon premier devoir concerne mon château et ma ville, et que je n’enlèverai pas un seul homme de mes murs avant d’avoir brisé le siège. — Parfait. Alors vous n’avez rien à craindre. » Derrière sa fausse désinvolture, il perçut la menace. Elle avait deviné son hésitation. « La fin approche, n’est-ce pas ? — La fin de quoi ? fit-elle mine de s’étonner en posant son regard acéré sur Aindreas. — Celle que vos chefs ont manigancée. Le siège, la guerre navale dans la Baie du Faucon. » Il se força à sourire. « Nous sommes alliés, Jastanne. Vous pouvez me le dire. » Elle le considéra un instant avant de se diriger vers la porte. « Contentez-vous de défendre votre château, Lord Kentigern. Ce siège dissimule peut-être autre chose, les Aneiriens n’en sont pas moins déterminés à vous détruire. Vous seriez bien avisé de demeurer fidèle à votre serment. Défendez votre château, et ne vous mêlez pas du reste. » Elle ferma la porte sans un bruit et, laissant ses paroles flotter dans la pièce, disparut comme si elle n’avait jamais été là. 6 Cité des Rois, royaume d’Eibithar Il lui avait fallu du temps pour s’habituer à tous les bouleversements survenus dans son existence. Elle n’avait pas seulement porté un enfant, suivi les transformations de son corps et son lent retour à ses proportions initiales ; pour assurer sa survie et celle de sa fille, Cresenne ja Terba avait modifié le rythme même de ses jours et de ses nuits. Les cicatrices de sa dernière rencontre avec le Tisserand étaient presque guéries. Elles resteraient visibles, mais ne l’enlaidiraient pas. Sa main brisée par le sorcier ne la faisait plus souffrir. Ses doigts avaient retrouvé leur mobilité et, d’après Grinsa, même la légère raideur qu’elle ressentait encore finirait par s’estomper. Quant aux autres blessures, d’elles-mêmes ou grâce aux dons de son Glaneur bien-aimé, elles aussi s’étaient atténuées. Pourtant, si les souffrances provoquées par le Tisserand n’étaient plus qu’un souvenir, et les preuves physiques de son agression l’ombre de ce qu’elles avaient été, la terreur inspirée par cette nuit de torture demeurait aussi vive qu’une plaie ouverte. Sur l’insistance de Grinsa, elle dormait le jour et restait éveillée la nuit. Le Glaneur lui avait confié qu’entrer en contact avec un autre Qirsi pendant son sommeil exigeait une énergie considérable, même pour un Tisserand. Le rêve requerrait une formidable concentration, une consommation de magie conséquente, et il fallait du temps. Du temps pour se préparer et du temps pour récupérer. Parce qu’il supposait que le Tisserand était au service d’un duc, peut-être même d’un souverain, Grinsa était convaincu que sa fonction, et les exigences du noble qu’il servait, ne lui laisseraient pas le loisir de s’en prendre à sa vie durant le jour. « Changer ton rythme de sommeil ne te mettra pas toujours à l’abri, lui avait-il précisé lorsqu’il se trouvait encore à la Cité des Rois, mais cela te protégera peut-être suffisamment longtemps. » Cresenne d’abord avait douté, puis elle s’était accrochée à ce sursis précaire comme à une planche de salut. Au fil des cycles lunaires, alors que ses souffrances s’estompaient, sa confiance dans l’analyse de Grinsa s’était accrue. Il n’en restait pas moins que chaque matin, alors que le château s’animait, qu’elle et son enfant se couchaient, au moment de fermer les yeux, elle redoutait de les rouvrir jamais. Malgré l’inquiétude qui la rongeait, elle avait fini par prendre goût à la solitude de leurs nuits. Le départ du roi et de son armée vers le nord, celui des nobles d’Eibithar vers leurs terres ou la guerre, leur avait rendu une certaine liberté. Elle et sa fille n’étaient plus confinées à leur chambre aménagée dans une cellule de la tour carcérale. Bien qu’elles ne fussent pas autorisées à quitter l’enceinte du château d’Audun, elles étaient libres de se promener dans les cours, les jardins et les couloirs. Les gardes de faction jour et nuit ne se privaient pas de les considérer avec mépris, mais elles croisaient d’autres personnes. De temps à autre, Cresenne s’asseyait dans les jardins et contemplait les lunes ou les étoiles de Morna. La plupart du temps cependant, elle marchait en fredonnant des chansons pour sa fille, ou en lui parlant de Grinsa, de ses propres parents, ou bien du monde qui l’attendait. Autrefois, lorsqu’elle appartenait au mouvement du Tisserand, elle avait maudit ce monde dirigé par les Eandi depuis toutes leurs cours, elle avait haï cette société divisée et injuste où la réussite d’un Qirsi se mesurait à sa progression dans les échelons ministériels, ou au nom du festival itinérant qu’il était parvenu à intégrer. En tenant Bryntelle entre ses bras, elle découvrait que le monde n’était pas aussi sinistre qu’elle l’avait cru. Il recelait aussi beauté, amour et joie. Elle n’avait pas renoncé au désir de changer les Terres du Devant, mais elle avait compris les ambitions réelles du Tisserand et craignait ce qu’elle risquait de perdre si son mouvement l’emportait. Si elle n’avait pas découvert de vertus dans les cours eandi, loin de là, elle commençait pourtant à comprendre que le monde ne s’arrêtait pas aux nobles et aux ministres, qirsi comme eandi. Il était bien plus vaste, bien plus riche de promesses, de bonheurs à explorer. Pour sa part, Bryntelle semblait parfaitement heureuse d’écouter les bavardages et les chansons hésitantes de sa mère. Elle pouvait contempler les lunes pendant des heures sans s’ennuyer, ni se laisser distraire. Et Cresenne avait souvent observé l’intérêt particulier de sa fille quand elle lui parlait de Grinsa. Elle babillait alors avec vigueur, et son sourire s’élargissait sur ses adorables gencives, toutes roses et édentées. Cette nuit, la pluie et un vent froid les avait contraintes à rester dans les couloirs. Cresenne, dans l’aile sud du château, évitait les appartements de la reine. Leilia, l’épouse de Kearney, ne tenait pas les Qirsi en grande estime et avait ordonné à ses gardes de maintenir la « traîtresse » hors de sa vue et de son chemin. Cresenne, qui n’avait pas plus envie de rencontrer la reine, se pliait volontiers à ces ordres. Les cloches de minuit sonnaient sur la cité quand Cresenne et sa fille débouchèrent dans un couloir éclairé par des torches. Elle n’avait fait que quelques pas lorsqu’elle surprit la silhouette d’un homme à l’autre extrémité, tapis dans l’encoignure d’une porte. Elle s’arrêta. C’était un Qirsi. Il était grand et si mince qu’il paraissait fluet. Son allure dégageait toutefois quelque chose d’effrayant, à moins que ce ne fut sa présence dans le couloir à cette heure. Elle croisait si peu de monde la nuit que la moindre rencontre l’alarmait. Le plus inquiétant était qu’elle ne l’eût jamais vu, bien qu’il fût des siens. Son instinct la poussait à faire demi-tour. Le Tisserand rassemblait des fidèles sur toutes les Terres du Devant. Certains vivaient à la Cité des Rois, peut-être même au château d’Audun. Puisqu’il ne pouvait plus l’atteindre dans son sommeil, rien ne l’empêchait d’envoyer un de ses agents la tuer. La partie du couloir où elle se trouvait étant dans l’ombre, elle recula, dans l’espoir de rester cachée et de rejoindre sa chambre en toute sécurité. Hélas, Bryntelle poussa un petit cri, pas bien fort, mais qui suffit à attirer l’attention de l’inconnu. Il releva aussitôt les yeux et, d’un pas rapide, se dirigea vers elle, prenant soin au passage de décrocher de son anneau la première torche allumée pour la brandir bien haut en continuant sa route. À mi-chemin, il jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Peut-être avait-il un complice. Cresenne songea à fuir, mais Bryntelle ralentirait sa course, et elle n’était pas sûre qu’il soit sage de tourner le dos à son assaillant. Alors elle lui fit face, se concentra sur sa magie – elle possédait le don du feu – et se prépara à l’affronter. L’homme était jeune. Il avait des cheveux blancs coupés court, un visage anguleux aux traits sévères à peine adoucis par la pâleur presque fantomatique de son regard. « Ne bougez plus », intima-t-elle lorsqu’il fut à quelques pas. Il ralentit, déconcerté. « Je vous demande pardon ? » Il changea sa torche de main et chercha quelque chose à sa ceinture. « Pas un geste ! » s’écria-t-elle en levant une main devant elle tout en serrant Bryntelle sur sa hanche. L’homme obtempéra, les mains levées. Cresenne n’arrivait pas à distinguer l’objet qu’il avait pris à sa ceinture. « Tout va bien, je ne bouge plus. — Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Nurle jal Danteffe. Je suis guérisseur. — Qu’avez-vous dans la main ? » Il regarda l’objet avant de le lui tendre sur sa paume ouverte. C’était une fiole. « Qu’est-ce qu’elle contient, du poison ? — Du poison ? Non, un fortifiant pour l’homme que je viens de soigner. » Il sembla tout à coup mal à l’aise. « Vous n’êtes pas sa femme. Je l’ai renvoyée avec son enfant. Je croyais qu’elle était de retour. » Il fronça les sourcils. « Pourquoi du poison ? demanda-t-il. Je viens de vous dire que je suis guérisseur. — Je ne vous connais pas, répliqua-t-elle d’une voix méfiante. — Je ne suis pas ici depuis très longtemps. Je suis arrivé de Glyndwr avec le roi. » Cresenne se détendit. Il ne la connaissait pas, sinon il aurait compris qu’elle était arrivée au château d’Audun bien après lui. « Habitez-vous dans cette aile ? s’enquit-il en désignant le couloir du menton. — Non, je… Notre chambre est près des magasins. Nous faisions une petite promenade. — Vous devriez vous promener ailleurs. L’homme qui habite cette chambre, tout au bout du couloir, est l’un des plus anciens courtisans. Il a de la fièvre, une éruption cutanée et des rougeurs. Ces symptômes me font penser à la vérole de Caerisse. Il vaudrait mieux tenir l’enfant à l’écart. » Cresenne, envahie d’une peur nouvelle, fixa le bout du couloir comme si elle craignait de voir le malade sortir de sa chambre et se précipiter vers eux. « Oui, bien sûr. — Comment s’appelle-t-il ? demanda Nurle. — Quoi ? Oh, c’est une fille. Elle s’appelle Bryntelle. — Toutes mes excuses, Bryntelle », fit le Guérisseur avec un sourire en s’inclinant légèrement devant l’enfant, avant de revenir à sa mère. « Et vous ? » Elle baissa les yeux sur son bébé. Ne trouvant aucun moyen d’échapper à cette conversation, elle décida d’être franche et d’en finir. « Je m’appelle Cresenne. — Cresenne, répéta-t-il, perplexe. Mais bien sûr ! J’aurais dû m’en douter. J’ai entendu parler de votre agression et de vos sorties nocturnes. Je comprends pourquoi vous avez parlé de poison ! Vous m’avez pris pour… Je suis navré de vous avoir fait peur. — Aucune importance. » Il fit un pas avant de s’arrêter : « Me permettez-vous ? » Après une brève hésitation, elle opina. Alors il approcha et examina son visage. « Vous avez été remarquablement soignée, observa-t-il avec admiration. Les cicatrices sont à peine visibles. — Merci, murmura-t-elle. Je ferais mieux de vous laisser. — Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous embarrasser. — Vous ne m’embarrassez pas, seulement je… La plupart des gens préfèrent m’éviter. » Il fronça de nouveau les sourcils. « Pourquoi ? — Mais… à cause de ce que j’ai fait. Je suis une traîtresse. — Vous étiez une traîtresse. Vous ne l’êtes plus. — Vous êtes plus généreux que beaucoup. — Peut-être. » Il haussa les épaules, brusquement intimidé. « Pour moi, vous êtes surtout courageuse », osa-t-il. Cet aveu arracha un sourire à la jeune femme. Ce n’était pas la première fois qu’un jeune Qirsi était sensible à son charme. « Merci. Je crois néanmoins que je ferais mieux de partir. — Moi aussi, fit-il en retrouvant le sourire. D’habitude, je dors à cette heure. » Il se tourna vers la chambre de son malade avant de revenir à elle. « Si vous croisez quelqu’un, avertissez-le. Je ne veux voir personne traîner dans ce couloir sans raison. — Comptez sur moi. » Il opina avant de s’éloigner pour de bon. Après son départ, Cresenne s’aperçut de ses tremblements et des battements désordonnés de son cœur. Elle aurait voulu rire de sa frayeur, mais des larmes de soulagement, et de chagrin, roulaient sur son visage. Elle maudit rageusement le Tisserand. Autrefois, elle n’avait peur de rien. Membre du Festival, elle parcourait le pays, indépendante, sûre d’elle et heureuse de son sort. Depuis l’agression dont elle avait été victime, à l’intérieur même de l’enceinte de la plus puissante forteresse du nord des Terres du Devant, elle craignait en permanence pour sa vie. Même à présent, consciente d’avoir eu tort de se méfier du Guérisseur, elle avait hâte de retrouver sa chambre. Elle voulait croire que c’était pour nourrir Bryntelle à l’abri des regards, mais lui ayant de nombreuses fois donné le sein dans les jardins, ou les galeries désertes du château, elle n’était pas dupe. Ce ne fut qu’une fois arrivée dans sa petite chambre à coucher, quand elle eut fermé la porte avec soin et poussé le verrou, qu’elle retrouva un semblant de calme. Elle s’installa à côté de l’étroite et unique fenêtre et, bercée par le chant monotone de la pluie, donna le sein à sa fille, tâchant d’oublier les frémissements qui la prenaient au simple souvenir de sa rencontre avec Nurle dans le couloir. « Ton père me manque », dit-elle dans un soupir, les yeux embués. Elle passa le reste de la nuit dans l’intimité rassurante de leur chambre. Lorsque le ciel s’éclaira des premières lueurs argentées, elle se hasarda une nouvelle fois dehors. Dans les cuisines, elle avala un repas léger avant de remonter et chanter une berceuse à sa fille. À contrecœur, elle s’allongea à côté de son enfant endormie. Elle était épuisée, mais elle avait peur de dormir. Elle se releva, vérifia le verrou de sa chambre, revint se coucher et finit par sombrer dans le sommeil. Elle se découvrit sur une plaine ensoleillée. Les herbes dansaient, caressées par une brise légèrement parfumée d’embruns. Grinsa ! songea-t-elle aussitôt avant de le chercher. D’abord, elle ne reconnut pas l’homme surgi devant elle pour la prendre à la gorge et la soulever de terre. Des yeux d’un jaune lumineux, une épaisse crinière blanche, un visage carré, aux traits burinés. Le son de sa voix, puissant comme une condamnation, leva toute ambiguïté. « Tu croyais m’échapper ! » Ses yeux étaient exorbités, ses lèvres ouvertes sur un rictus féroce. « Tu croyais te mettre à l’abri en dormant le jour ! Tu n’es qu’une imbécile, tout comme Grinsa. » Elle s’agrippait au bras qui la maintenait, luttait pour respirer, mais ses doigts étaient d’airain. D’abord stupéfaite qu’il lui montre son visage et la plaine, elle comprit vite qu’il se révélait parce qu’il n’avait rien à craindre d’elle. « Je veux que tu me supplies de te laisser en vie. » Mais elle était incapable de prononcer un mot. « Supplie-moi ! » hurla-t-il en lui écrasant son poing sur la tempe. Sa vision se brouilla. Des larmes de souffrance roulèrent sur ses joues. « Tu te crois courageuse ! Je perçois l’odeur infecte de ta peur. » Il la frappa une seconde fois, puis une troisième. La douleur explosait, aveuglante, impitoyable. Elle sentait le sang couler sur sa joue. Ses poumons la brûlaient. Oh, Grinsa… « Il ne peut rien pour toi. Il est loin, en route pour une guerre perdue d’avance. » Ses yeux se réduisirent à deux fentes. « Tu ne trouves pas ça curieux ? Il prétend vous aimer, toi et sa bâtarde, il est le seul capable de te protéger, et quand tu as besoin de lui, le voilà en campagne avec ses amis eandi. Quel dommage ! » Ses pieds battaient l’air, ses poumons allaient exploser. Sentant sa conscience l’abandonner, Cresenne accueillit l’obscurité comme le repos inespéré après un long, très long, et très épuisant voyage. « Non, trancha le Tisserand. Je ne vais pas te laisser mourir aussi vite. Tu m’appartiens. » Il la lâcha et elle s’effondra sur le sol, où elle se recroquevilla, le corps secoué de sanglots et la respiration coupée. Que lui avaient dit Grinsa et Keziah ? « Et dire que je pensais faire de toi ma reine ! » Il lâcha un rire dur et amer. « Regarde-toi, chienne d’un autre Qirsi, mère de son bâtard ! — Notre fille n’est pas une bâtarde, hoqueta-t-elle d’une voix rauque. Et je ne suis pas une chienne. — Vraiment ? Tu t’es glissée dans son lit parce que je t’ai payée pour le faire. Et puis tu m’as trahi, tu as trahi le mouvement pour sauver ta peau et celle de ton enfant. Si tu n’es pas une chienne, alors qu’est-ce que tu es ? » Il se pencha, saisit brutalement sa chemise et l’arracha d’un coup sec. Elle était nue, étendue devant lui, à sa merci. Alors il se jeta sur elle, broya sa poitrine à la faire hurler de douleur et, glissant ses genoux entre ses jambes, entreprit de la forcer. Prise de panique, elle le gifla, le griffa, se défendit si bien qu’il la frappa, à deux reprises, avec une violence redoublée. Assommée, elle fut incapable de le repousser, et il plongea en elle. Elle hurla, se débattit, mais il lui empoigna la gorge et la chevelure. Elle essaya de conjurer sa magie, mais elle lui échappait, comme si ses pouvoirs s’étaient évanouis. Alors elle ferma les yeux, détourna le visage et, pour ne pas lui donner le plaisir de l’entendre crier, ravala ses sanglots. Retranchée au plus profond d’elle-même, hors de son odieuse portée, elle songea à Bryntelle, Grinsa, à tout ce qui l’arrachait de la torture qu’il lui faisait subir. Mais la souffrance était là, comme son haleine sur son cou, ses grognements de bête, ses mouvements répugnants. Lorsqu’il atteignit enfin son but, dans un râle abject et une ultime poussée, il s’effondra de tout son poids sur elle. « Enfin, murmura-t-il dans un soupir. Maintenant, tu es aussi ma chienne. » À ces mots, elle se tourna et lui cracha au visage. Le Tisserand s’écarta avec brutalité. Libérée de son emprise, sentant ses forces renaître, Cresenne se hâta de puiser dans sa magie. Avant même qu’elle formule la pensée de sa vengeance, le Tisserand était sur elle, une main de nouveau sur sa gorge, l’autre brandissant une flamme ardente qu’il approcha de son visage. « Tu vas me le payer ! » Cresenne, le visage léché par la brûlure, allait céder à la souffrance quand un souvenir lui revint en mémoire, aussi vif et lumineux que la flamme dirigée contre elle. Il se sert de ta magie contre toi. Était-ce ce que le Tisserand venait de faire ? Elle avait tenté de conjurer son don du feu, mais c’était lui qui s’en était servi. Une autre réflexion, aussi fulgurante, lui vint à l’esprit. Il s’était montré, il avait laissé le soleil révéler son visage et envahir la plaine non parce qu’il n’avait rien à craindre d’elle, mais parce qu’il voulait la surprendre. Il avait peur qu’elle lui résiste. Elle pouvait donc lui échapper. Le Tisserand brandissait toujours sa flamme. Plutôt que de chercher à le combattre, Cresenne, ignorant l’atroce douleur qui léchait sa joue, puisa dans ses pouvoirs. Les siens. Et cette fois, elle les trouva. La flamme crépita, puis s’éteignit. Elle le sentit aussitôt se démener pour reprendre le contrôle de ses dons. Comme elle s’accrochait de toutes ses forces à ce qui n’était qu’à elle, il leva la main pour la frapper. « Non », décréta-t-elle. Le don de guérison. L’autre pouvoir qu’il avait retourné contre elle. C’était de cette façon qu’il lui avait tailladé le visage la dernière fois, de cette façon qu’il l’avait brutalisée, et peut-être même violée, aujourd’hui. Aucune importance. Ces magies lui appartenaient, et elle ne le laisserait pas s’en saisir pour la tuer. « Tu crois que je ne peux pas te faire de mal ? » La gifle s’abattit sur sa joue brûlée. Transpercée d’agonie, Cresenne sentit son assurance vaciller. Aussitôt, la flamme naquit dans la paume du Tisserand. « Non », répéta-t-elle. Cette magie était la sienne. Il n’avait que la force qu’elle lui cédait. Grinsa le lui avait assuré. Elle était prête à mourir plutôt que renoncer à lui faire confiance. Le feu mourut. « Tu peux me faire souffrir, tu ne te serviras plus de ma magie pour le faire. — Je n’ai pas besoin de ta magie. » Une dague apparut dans sa main et la lame plongea aussitôt dans sa poitrine. Elle sentit le métal transpercer son cœur, son dos s’arquer de souffrance, le désespoir et l’horreur envahir ses pensées, mais elle s’accrocha à sa magie. Il ne lui restait rien d’autre. Si l’heure de sa mort avait sonné, elle succomberait en le combattant, en l’obligeant à utiliser ses propres armes pour la détruire. Elle refusait de mourir, victime de sa supercherie. Baissant les yeux sur le couteau, elle vit la plaie se refermer autour de la lame. Il n’y avait pas une goutte de sang. « Il a raison », murmura-t-elle avec stupéfaction. Avec un hurlement de rage, le Tisserand arracha son arme et la replongea dans son cœur. Elle savait ! C’étaient ses pouvoirs, et surtout, c’était son rêve. « Tu ne me tueras pas, assura-t-elle d’une voix confiante. Ni aujourd’hui, ni jamais. » Il la dévisagea comme si elle s’était transformée en déesse sous ses yeux. « Tu mourras des mains de Grinsa, poursuivit-elle, comme habitée. Tu ne pourras pas t’y soustraire. Je suis Glaneuse. C’est le troisième de mes dons. Tel est le destin qui t’attend, celui que j’ai vu pour toi. » Sur ces paroles, elle se força à ouvrir les yeux. Bryntelle, le visage congestionné et inondé de larmes, hurlait de toute la force de ses poumons. Le propre visage de Cresenne était meurtri ; sa joue, à l’endroit où le Tisserand l’avait brûlée, irradiait de douleur. Son corps souffrait le martyre. Les yeux ruisselants de larmes, elle prit son bébé entre ses bras et la berça. Différentes émotions la bousculaient, plus violentes les unes que les autres : l’humiliation, la fierté, le soulagement d’avoir découvert le moyen de garder le contrôle de sa magie et de sortir de son rêve, la terreur de savoir que le Tisserand parviendrait encore, d’une manière ou d’une autre, à l’atteindre. Il l’avait torturée et violée – les blessures qu’il lui avait infligées, physiques ou non, ne guériraient peut-être jamais – mais elle l’avait vaincu. Serrant Bryntelle qui hoquetait toujours, elle essayait de trouver la force et le courage d’appeler un Guérisseur quand au beau milieu de ses larmes, elle éclata de rire. Elle ne pouvait plus s’arrêter. Sa fille, surprise, cessa aussitôt de pleurer pour la considérer avec perplexité. « J’ai gagné, Bryntelle ! Je n’en ai pas l’air, mais j’ai gagné ! » Bryntelle demeura perplexe jusqu’à ce que l’hilarité de sa mère s’apaise, la laissant épuisée et de nouveau en larmes. Elle dut finir par s’endormir, car elle fut réveillée par des coups frappés à sa porte. Bryntelle s’étira sans ouvrir les yeux. Prenant soin de ne pas la réveiller, Cresenne se leva, enfila une robe de chambre et se dirigea à pas feutrés vers la porte. Elle poussa le verrou et ouvrit. Un garde se tenait dans le couloir, un parchemin à la main. Il écarquilla les yeux, muet de stupeur. « J’ai besoin d’un Guérisseur. Nurle, précisa-t-elle au souvenir de sa rencontre. Je ne connais pas son nom complet. Pourriez-vous le faire venir, s’il vous plaît ? — Oui, bredouilla le garde. Oui, bien sûr. » Il s’éloigna en courant, et Cresenne ferma la porte avant de retourner s’allonger. Quelques minutes plus tard, on frappait de nouveau. Sur son invitation, Nurle pénétra dans la pièce, et se précipita à son chevet. « Que s’est-il passé ? — Le Tisserand est revenu. — Votre visage est abîmé, mais je peux le soigner. Avez-vous d’autres blessures ? » Elle ferma les yeux, en proie à un nouvel accès de larmes. « Il y a du sang sur votre lit. — Oui. Il… » Elle sanglota, les yeux clos. « Il m’a violée. — Par les démons et toutes les flammes ! gronda le jeune homme. Je ne saurais pas… je n’ai jamais… — Ne vous inquiétez pas. Je possède le don de guérison. Je peux m’occuper de ces blessures. — Je suis désolé », murmura-t-il. Elle ouvrit les yeux, et le considéra avec bienveillance. « Je vous en prie. Je suis heureuse que vous soyez là. » Nurle parvint à sourire. « Allongez-vous. Je vais commencer par cette brûlure. » Il était jeune, mais procédait avec adresse. Très vite, la douleur commença à s’estomper. Lorsqu’elle ne fut plus qu’un souvenir, il s’occupa des autres contusions. Son travail achevé, il s’écarta avec un profond soupir. Son visage était rouge, et couvert d’une fine couche de sueur. « Merci, murmura-t-elle. — Puis-je faire autre chose ? s’enquit-il d’une voix épuisée. — Je ne crois pas. » Elle se redressa et, le dos tourné, écarta les pans de sa robe de chambre. Sa poitrine, à l’endroit où le Tisserand l’avait poignardée, ne portait aucune trace. — Non, fit-elle d’une voix ferme. Rien. — Alors je vais vous laisser. Je vous apporte un sédatif. — Non ! s’exclama-t-elle, prise de panique. — Vous devez vous reposer. Vous ne dormez pas la nuit et le jour va bientôt se lever. Il faut vous reposer tant que vous le pouvez. » Elle ne voulait plus dormir, ni le jour, ni la nuit. Son obstination frisait le ridicule, mais elle était terrorisée. Dire qu’elle s’était enorgueillie de sa victoire sur le Tisserand ! Son courage n’avait pas fait long feu. « Si je dors, il va revenir. » Un sourire doux, qui lui rappela celui de Grinsa, naquit sur les lèvres du Guérisseur. « Alors vous ne dormirez plus jamais ? — Ce n’est pas ce que je veux dire. — Les seuls conseils que je puisse vous donner, Cresenne, sont ceux d’un Guérisseur. Vous avez besoin de sommeil. Vous possédez le don de guérison, vous savez que j’ai raison. — Très bien, céda-t-elle. Une potion légère. Un peu de bétoine, peut-être, coupée de valériane. Je dois pouvoir me réveiller toute seule. Si en plus d’affronter le Tisserand, je dois me battre contre votre sédatif, il me tuera. — Très bien, admit Nurle à contrecœur. Bétoine et valériane. Je ne serai pas long. » Après son départ, Cresenne se déshabilla, fit sa toilette et entreprit de soigner ses blessures plus intimes. Elle passa ensuite une nouvelle chemise de nuit puis, épuisée, s’assit sur son lit et s’abîma dans la contemplation de sa fille jusqu’au retour de Nurle. Un autre Qirsi se présenta dans sa chambre, un des Guérisseurs plus âgés, qu’elle avait rencontré plusieurs fois dans les couloirs. « Où est Nurle ? — Un patient a réclamé son attention, répondit l’homme en fermant la porte. Un homme atteint de la vérole de Caerisse. Nurle m’a dit de préparer ce breuvage pour vous. Vous avez demandé de la bétoine et de la valériane, je crois. — Oui, merci. » Il lui tendit une petite tasse de liquide brûlant et prit le temps d’examiner son visage. « Nurle a fait du bon travail. Je dois le recommander au maître Guérisseur. — En effet », approuva Cresenne. Elle but une gorgée. « Vous avez mis beaucoup de bétoine ? demanda-t-elle avec une grimace. — Non, très peu, je vous assure. J’ai ajouté de l’églantine pour adoucir le goût. Il paraît que la reine en raffole, pas vous ? — Pas vraiment. » Il tendit la main vers la tasse. « Voulez-vous que je vous en prépare une nouvelle ? — Inutile, merci. — Je vous en prie. Désirez-vous autre chose ? — Non, rien, merci encore. » Il hocha la tête et se retira. Cresenne but sa tisane, puis s’allongea et sombra dans un sommeil immédiat. Elle se réveilla, secouée par des mains vigoureuses. Quelqu’un criait son nom. Elle entendait aussi Bryntelle pleurer. Elle aurait voulu ouvrir les yeux, mais ses paupières refusaient de se soulever. Son cœur battait à tout rompre, et elle transpirait, comme si elle avait de la fièvre. « Cresenne, réveillez-vous ! » Elle se trouva assise. Il lui fallut un moment pour comprendre que des mains solides la maintenaient sur son séant. Cette fois, ses paupières s’ouvrirent. La chambre vacillait ; les contours étaient flous. « C’est Nurle. Vous m’entendez ? — Nurle, balbutia-t-elle d’une voix qui lui parut étrange. Je ne me sens pas très bien. — Vous êtes brûlante de fièvre. Le Tisserand vous aurait-il fait autre chose ? — Le Tisserand ? — Oui. Vous vous souvenez de lui ? » Elle sentit sa bouche se dessécher. La visite du précédent Guérisseur lui revint en mémoire avec un haut-le-cœur. « Non, pas le Tisserand. » Elle essaya de se tourner vers sa table de nuit, où se trouvait la tasse. Sa tête dodelina sans lui obéir. « La tisane. — Valériane et bétoine n’ont pas cet effet-là. » Elle secoua la tête, mais elle sombrait dans l’inconscience. « La tisane… quelque chose d’autre… — Que dites-vous ? » Il l’allongea doucement et elle ferma les yeux. « Par les démons et toutes les flammes ! » Elle se sentit de nouveau secouée et dressée sur son séant. Sa tête bascula en arrière. « Cresenne ! Restez éveillée, Cresenne ! Parlez-moi ! Qui vous a donné ce breuvage ? — Le Guérisseur… Celui que vous avez envoyé. — Quel Guérisseur ? — Le Guérisseur. Il habite… ici. — Vous parlez de Lenvyd ? — Oui. — Impossible ! Gardes ! » cria-t-il. Cresenne aurait voulu savoir ce qui était impossible. Les mots ne franchissaient plus ses lèvres. Elle entendit une autre voix puis de nouveau celle de Nurle : « Le maître herboriste ! Dites-lui d’apporter de la moutarde et de la bryone, vite ! Elle a avalé de la morelle. Et trouvez Lenvyd. Le Guérisseur qui est venu dans cette chambre tout à l’heure. — Bryone, essaya-t-elle de répéter. Poison… — On vous a empoisonné, lui dit Nurle. La bryone et la moutarde vont purger le poison. J’en ai demandé. — Lenvyd ? — J’ignore où il est, mais je le trouverai, je vous le jure. » Elle essaya de parler, mais en vain. Déjà, elle avait oublié ce qu’elle avait voulu dire. Bryntelle pleurait toujours. Elle devait réagir, mais elle était à peine capable de rester éveiller, et encore moins sûre de l’être. « Buvez », lui ordonna la voix impérieuse de Nurle. Elle voulut se détourner. On la tenait fermement. Comme elle se débattait, d’autres mains la maintinrent immobile et quelqu’un fit couler le liquide infect dans sa gorge. Elle en avala un peu, toussa, se débattit de plus belle et ne put empêcher qu’on lui en glisse davantage dans la bouche. On la tuait, et elle était incapable de se défendre. Son estomac se révulsa et elle vomit. On la força à boire encore et, de nouveau, elle sentit une bile amère lui remonter dans la gorge. Elle serra les dents, sans résultat. Elle vomit, vomit encore, et lorsqu’enfin on la laissa tranquille, elle sombra, vaincue, dans un sommeil sans rêve. Elle reprit connaissance dans une chambre plongée dans l’obscurité. Bryntelle, éveillée elle aussi, gazouillait gaiement à ses côtés. Quelqu’un s’était occupé d’elle. Cresenne voulut s’asseoir mais, trop faible, elle dut y renoncer. « Ne bougez pas. Vous n’êtes pas encore assez forte. » Une bougie s’alluma sur sa table de nuit, éclairant Nurle, installé dans un profond fauteuil à l’autre bout de la petite chambre. « Comment vous sentez-vous ? — Horriblement mal. Ma tête explose, et je me demande si j’aurais un jour de nouveau faim. » Un sourire effleura brièvement les lèvres du jeune homme. « Vous avez de la chance d’être en vie. J’ai bien cru vous perdre. — On m’a empoisonnée ? — Oui. À la morelle. Sans le garde qui a entendu votre fille et tenté de vous réveiller, nous ne serions jamais intervenus à temps. — Savez-vous pourquoi il l’a fait ? — Vous parlez de Lenvyd ? Non, il semble qu’il a fui le château juste après son forfait. — Envoyez des gardes à sa recherche ! Il n’a pas pu aller très loin. — Nous l’avons fait. Ils ne l’ont pas trouvé. — Qu’ils continuent ! Il doit être encore… » Son sourire affectueux l’interrompit. « Vous ne comprenez pas, Cresenne. Il est parti depuis trois jours. — Trois jours ! J’ai été… » Elle ferma les yeux. « Trois jours. — Oui, nous avons bien cru vous perdre. — Mais Bryntelle… — Une nourrice s’est occupée d’elle. Bryntelle va très bien. » Trois jours. « Merci », fit-elle d’une voix si basse qu’elle douta qu’il l’eût entendue. Elle prit Bryntelle et la serra avec tendresse contre son cœur tandis que des larmes roulaient sur ses joues. « Le maître herboriste m’a demandé de vous présenter ses excuses. Il se sent responsable d’avoir fait confiance à Lenvyd toutes ces années. — Pourquoi le maître herboriste du roi se soucierait-il du sort d’une traîtresse ? — Parce que c’est un Guérisseur. Blessés, malades, nous sommes au service de ceux qui souffrent, quel que soit leur passé. Ce que Lenvyd a commis n’est pas… » Il hocha la tête, soucieux de trouver le terme exact. « Ce n’est pas juste. » Cresenne n’était pas sûre d’avoir jamais croisé le maître herboriste. À ses yeux, elle n’était probablement qu’un patient comme un autre. « Transmettez-lui ma gratitude. — Je le ferai. » Bryntelle commençait à s’agiter. Cresenne se redressa pour lui donner le sein, mais un vertige l’arrêta. « Vous devriez vous reposer. — Elle a faim. » Le Guérisseur dut sentir sa détermination, car il se contenta d’opiner. Quand elle ouvrit sa chemise, il détourna le regard sans pour autant se lever, comme elle l’avait d’abord craint. Les yeux fermés, Bryntelle téta goulûment et sa mère, qui s’adossa contre le mur. « Il se dirige vers le nord, déclara-t-elle après un long silence. — Pardon ? — Lenvyd. Il va rejoindre Galdasten. C’est là que le Tisserand lui aura dit d’aller, là où la guerre va commencer. Le Tisserand et ses alliés vont avoir besoin de Guérisseurs. Qui sait de quels autres pouvoirs dispose Lenvyd ? Il s’intéresse rarement aux Qirsi qui n’en ont qu’un seul, acheva-t-elle avec un sourire désabusé. — Je peux demander au capitaine d’envoyer un détachement vers le nord. — C’est inutile. Ils ne le trouveront pas, et quand bien même, ça ne changerait rien. » Sa résignation prit Nurle de court. Elle aurait pu affirmer la victoire du Tisserand, il n’aurait pas semblé plus déconcerté. Heureusement, il garda le silence ; elle n’aurait su que lui répondre. Quelques instants plus tard, il se levait. « Je vous laisse. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-moi appeler. — Vous n’êtes pas obligé de partir. — Je crains que si, s’exclama-t-il en riant. Je n’ai pas dormi depuis longtemps. — Oh, bien sûr, excusez-moi. Merci, Nurle, sans vous, je serais morte. — Je suis Guérisseur. Je n’ai fait que mon métier. » Tandis qu’il s’éloignait, Cresenne remarqua le morceau de parchemin sur sa table de chevet. « Qu’est-ce que c’est ? — Ah, j’avais oublié, répondit-il en se retournant. Ce message est arrivé pour vous le jour où le Tisserand… le jour où il vous a blessée. » Cresenne se souvint du garde qui avait frappé à sa porte tout de suite après son réveil. Elle prit le morceau de papier, le déroula et commença à le lire. Il venait de Keziah. Partagée entre le rire et les larmes, elle porta une main à sa bouche. « De quoi s’agit-il ? s’enquit Nurle. — C’est une amie. Elle m’écrit pour me prévenir que le Tisserand projette une attaque contre moi. » 7 Kentigern, royaume d’Eibithar « Où est mon Premier ministre ? » Au bord de la rivière, Yaella ja Banvel entendit les braillements du duc à sa recherche, alors qu’il passait juste au-dessus d’elle, sur la route qui conduisait à la porte ouest de Kentigern. Elle n’esquissa pas le moindre geste. Elle avait levé des brumes et des vents pour cet homme, elle avait risqué sa vie pour protéger son armée des archers de Kentigern. Devant la porte du château, elle avait même conjuré un feu pour entamer le bois épais du pont-levis et faciliter la tâche de son bélier. Que pouvait-il espérer d’autre ? Indifférente aux cris de son duc comme aux regards des soldats qui l’entouraient, elle continua d’observer les remous des eaux sombres de la Tarbin. Elle avait fourni les mêmes efforts pour son père l’année précédente, même si la magie de Shurik s’était révélée bien plus efficace que tous ses pouvoirs pour briser les portes. À cette époque, elle travaillait déjà pour le Tisserand et méprisait tout autant les cours eandi. Mais alors qu’elle nourrissait une certaine affection pour Rouel, elle détestait son fils. Cette haine lui rendait la tâche moins facile. Elle rechignait à lui offrir sa magie, et sa lassitude l’accablait. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir éprouvé une telle fatigue au cours du premier siège. Elle n’avait plus qu’un seul désir : s’allonger au bord de la rivière, fermer les yeux, et dormir jusqu’à la fin des combats. À moins que son épuisement ne fut à mettre sur le compte de toutes les épreuves endurées depuis un an. La mort de son duc d’abord, qui l’avait affectée au-delà de ce qu’elle aurait imaginé. Puis l’empoisonnement à la cour de Solkara, qui l’avait laissée affaiblie et prématurément vieillie. Et enfin le meurtre de Shurik, le seul homme qu’elle ait jamais aimé, tué sans le moindre doute par un assassin envoyé par Grinsa jal Arriet. Ces pertes montraient la mesure de la bienveillance des dieux à son égard. Ils lui avaient tout donné : l’amour et le pouvoir, la santé et l’intelligence, et même un seigneur eandi plus sage et plus généreux que beaucoup d’autres. Elle s’en apercevait trop tard. En un an, pour la punir de sa trahison ou de son ingratitude, ils lui avaient tout repris. Yaella se sentait usée, comme une lame émoussée. Elle ne s’était jamais remise des effets du laurier-rose glissé dans son vin par Grigor de Renbrere à la cour de Solkara. Les vents et les brumes qu’elle avait levés pour dissimuler la progression de l’armée de Rowan aux soldats de Kentigern lui avaient coûté cher. C’est à peine si elle avait pu conjurer un feu suffisant pour embraser la porte ; elle doutait d’ailleurs du résultat de ses efforts. Son épuisement n’était rien en regard du chagrin qui l’accablait. La mort de Shurik lui laissait une blessure aussi douloureuse qu’au premier jour. L’ancien Premier ministre de Kentigern avait été son confident, son amant, son soutien. Le son de sa voix, la caresse de ses mains, celle de ses baisers lui manquaient terriblement. Les quelques jours qu’ils avaient passés ensemble, après qu’il eut trouvé refuge au château de Mertesse au lendemain du siège, avaient été les plus heureux de son existence. Depuis sa mort, rien ne l’intéressait plus, ni le royaume, ni le mouvement du Tisserand, jusqu’au goût de la vie qui l’avait abandonnée. Si elle avait pu venger Shurik, elle l’aurait fait. Elle aurait donné sans hésiter tout ce qui lui restait pour voir mourir Grinsa. Mais Shurik le soupçonnait d’être un Tisserand, lui aussi. Bien qu’elle eût du mal à concevoir l’existence de deux Tisserands sur les Terres du Devant, elle avait fini par le croire. Jeune, alors que sa magie coulait dans ses veines avec l’ardeur des flots de la Tarbin, elle n’aurait jamais espéré vaincre un sorcier de cette puissance. Elle pouvait encore moins y songer aujourd’hui. Il ne lui restait donc qu’à suivre le Tisserand qu’elle servait, dans l’espoir que sa victoire signerait la défaite et la mort de Grinsa. Servir son Tisserand signifiait servir son duc, et donc le soutenir dans sa guerre contre les Eibithariens. Alors, quand Rowan hurla une nouvelle fois son nom, poussant sa monture vers le bord de la rivière, Yaella se leva et, passant une main fine dans ses cheveux, lui fit face. « Premier ministre, constata-t-il en arrêtant son cheval sans mettre pied à terre. — Vous me cherchez, monseigneur ? — Depuis un moment. — J’avais l’esprit ailleurs, monseigneur. Pardonnez-moi. » Cet homme était aussi stupide que son père avait été intelligent, aussi grossier que le vieux duc se montrait noble. « J’ai besoin de vous à la porte. Montez en selle et rejoignez-moi sur la route. — Tout de suite, monseigneur. » Le duc repartit vers le pic, et Yaella suivit la rive jusqu’à Pon, son cheval, attaché à la branche basse d’un arbre. L’animal l’accueillit avec un léger hennissement. Elle l’embrassa sur les naseaux avant de le détacher et de sauter sur sa selle. Alors elle se dirigea vers son duc d’un pas égal, un regard sur les remparts de Kentigern dressés vers le ciel. Un peu plus loin, la route tournait sur elle-même pour grimper à l’ascension du pic. À la sortie du lacet, elle croisa d’abord les catapultes. Positionnées face au point le plus vulnérable des fortifications, leur nombre était le seul trait de génie dans la préparation du siège. Rowan avait décidé d’en faire construire quatre. Cette extravagance avait ralenti les préparatifs et leur traversée de la Tarbin, mais vaincre une forteresse aussi redoutable que Kentigern exigeait une certaine dose d’inconscience. Depuis deux jours, grâce à elles, les hommes de Rowan et ceux du régent pilonnaient l’ennemi à un rythme incessant. Si les murs conservaient leur intégrité, les dommages étaient considérables. Car ce bombardement n’avait certainement pas épargné le moral des hommes d’Aindreas et, bien plus que les dégâts matériels, ces ravages pouvaient s’avérer décisifs dans la bataille. Après les catapultes, le spectacle était toutefois beaucoup moins réconfortant. Chaque pas de sa monture révélait un nombre croissant de morts et de blessés. Étendus sur les bas-côtés, ensanglantés, les corps criblés de flèches donnaient la mesure de la dureté des combats. Devant elle, la porte du pont-levis brûlait encore, mais elle restait intacte, malgré les coups répétés du bélier. Des flèches, certaines enflammées, d’autres pas, pleuvaient sur l’engin. Les hommes abrités sous son faîte avaient la plus grande peine à le manipuler. L’odeur âcre de la poix et de l’huile bouillante lui râpait la gorge et lui piquait les yeux. Le long des murs, où qu’elle porte le regard, des hommes de Mertesse et de Solkara hissaient des échelles dans l’espoir de franchir les remparts. Là aussi, les morts tapissaient le sol. Comme une récolte sinistre au Royaume du Dessous, chaque instant apportait sa nouvelle moisson de soldats. Précipités du haut des échelles repoussées, ils s’écrasaient par grappes sur les rochers escarpés au pied du pic. « Vos brumes, ministre ! cria le duc près du bélier. Les archers de Kentigern nous déciment. » D’un coup de talon, il éperonna sa monture pour la rejoindre. « Combien de temps pouvez-vous tenir une brume ? — Pas longtemps, monseigneur. Protéger l’avancée des hommes vers le pic m’a coûté énormément, et mettre le feu au pont-levis n’a pas arrangé les choses. Je suis à bout. — Allons, ministre. C’est la guerre. Nous sommes tous au bout de nos limites. J’ai besoin de vous. — Pardonnez-moi, monseigneur, mais la magie d’un Qirsi n’est pas inépuisable. Ce n’est pas qu’une question de fatigue. Aller trop loin menace l’existence même de mes pouvoirs. Je risque de les perdre, et avec eux, la vie. » Le pli de contrariété qui se dessina sur son visage lui rappela tellement son père que Yaella détourna les yeux. « Je ne suis même pas sûre de l’intérêt d’une brume, reprit-elle. Les archers seraient à l’abri, mais ils ne verraient pas les grimpeurs, et ils pourraient tirer sur leurs propres camarades. — Alors que dois-je faire ? » Le duc braillard et arrogant qu’elle détestait disparut derrière les traits d’un jeune homme désemparé. « Concentrez vos efforts sur la porte, monseigneur. Ce ne sont que les murs extérieurs. Si vos hommes parviennent à les franchir, ils auront la deuxième enceinte à forcer. Continuez de pilonner le château avec les catapultes, mais tout dépend de cette porte. Si elle lâche, le château tombe. Tant qu’elle résiste, nous n’avons aucune chance de vaincre. — Oui, bien sûr, approuva-t-il. Merci, Premier ministre. » Son sourire, presque timide, lui rappela une nouvelle fois le duc défunt. « Je comprends pourquoi mon père vous appréciait tant. » Elle n’avait que faire de ses louanges et de sa gentillesse. Le mépriser était plus simple. Son désarroi pourtant révélait le jeune homme, presque un enfant, désespéré et inquiet. Le fils de Rouel. Elle le maudit. « Monseigneur est trop bon. — Retournez à la rivière, Premier ministre. Reposez-vous et attendez mes ordres. — Bien, monseigneur. » Yaella tourna bride et redescendit la route. Elle n’était pas bien loin lorsqu’un cri l’arrêta. Elle pivota sur sa selle. Depuis les remparts, une nuée de flèches enflammées prenait son essor vers le ciel. « Ministre ! hurla le duc. — J’ai vu, monseigneur. » Les yeux sur les tirs qui amorçaient leur descente vers les hommes de Mertesse, le bélier et la route, elle conjura sa magie pour lever un vent contraire. Devant le piètre résultat, elle serra les dents et, malgré sa souffrance, en appela au maigre pouvoir qui lui restait. Son vent soulevait à peine ses cheveux. Elle s’acharnait, en butte à sa faiblesse et son découragement, quand une nouvelle volée de flèches, dans le sillage de la première, s’éleva des murs du château. « Boucliers ! » beugla le duc. Les premières flèches, leurs flammes ronflant comme des fanions dans la tempête, fondaient sur eux, sur elle. Son vent forcissait, mais il restait trop faible pour leur être d’aucun secours. La tête douloureuse, la vision troublée par ses efforts désespérés, elle entendait les cris de son duc sans comprendre s’il l’invectivait ou la poussait à se mettre à l’abri. Les flèches s’abattirent. Cernée par les cris et les flammes qui se fichaient en terre autour d’elle, la ministre, déséquilibrée par sa monture effrayée, redoutant la flèche qui à tout instant pouvait la transpercer, s’accrocha à l’encolure de son cheval. Elle devait fuir, quitter la route ! Elle éperonna sa monture. D’autres flèches fondaient sur eux suivies, si elle en jugeait aux nouveaux cris qui s’élevaient des rangs de Mertesse, d’une troisième volée meurtrière. Deux traits tombèrent juste devant elle. Effrayé, Pon se cabra et prit la flèche suivante en plein poitrail. Avec un hennissement déchirant, il pivota sur ses pattes arrière, comme pour se soustraire à la douleur, et s’effondra sur le flanc. Entraînée dans sa chute, la ministre heurta la terre de la tête. Étourdie mais consciente d’une vive douleur à la jambe, Yaella tenta de profiter du violent soubresaut de Pon pour se dégager, mais il retomba trop tôt et l’écrasa de tout son poids. Les flèches fusaient, provoquant d’autres cris, faisant d’autres victimes. Prise de panique, Yaella poussa frénétiquement la selle de son pied libre, parvint à se libérer et rampa au milieu des buissons enflammés. Une seconde flèche vint se ficher dans le flanc de son cheval. Un spasme lui fit dresser l’encolure, mais sa tête retomba sur le sol. Aussitôt, Yaella revint vers lui. Son souffle se réduisait à un halètement pénible, noyé dans une écume ensanglantée. Déjà, son regard se voilait. Incapable de retenir ses sanglots, la ministre porta la main à sa bouche. À quoi rimaient ces larmes alors que tant d’hommes mouraient autour d’elle ? N’était-ce pas déshonorer la mémoire de Shurik que pleurer son cheval comme elle avait pleuré son amour ? « Premier ministre ! » Deux soldats se précipitaient vers elle. « Êtes-vous blessée ? — Ma jambe, je crois qu’elle est cassée. » Le soldat qui l’avait interrogée la souleva de terre sans effort et, accompagné de son camarade, ils l’éloignèrent de la route. « Au revoir », murmura-t-elle à son cheval abandonné. Elle tremblait de tous ses membres. La douleur de sa jambe était supportable. Son duc ne manquerait pas de lui dire qu’elle avait eu de la chance. Elle n’était pas de cet avis. Son calvaire n’était cependant pas terminé. Ils arrivaient près des catapultes quand une clameur s’éleva des bosquets alentour, en même temps qu’un détachement de soldats aux couleurs de Kentigern, armés d’arcs et d’épées, fondait sur eux. Les hommes stationnés près des machines de guerre se figèrent. Elle eut à peine le temps de comprendre que les volées de flèches qu’ils venaient d’essuyer n’étaient qu’une diversion, que la furie du combat l’engloutissait. Sous ce nouveau déluge d’hommes et de flèches, son porteur se courba et, tête baissée, fonça se mettre à l’abri des arbres. Secouée, Yaella se recroquevilla contre sa poitrine. Ce réflexe la sauva sans doute, car une flèche pointée sur son cœur se ficha dans son omoplate. La douleur lui déchira les chairs, aussi vive et brûlante que si la pointe de fer avait été en fusion. Livrée aux soubresauts du soldat, elle souffrait le martyre. L’homme devait savoir qu’elle venait d’être touchée, car son compagnon, d’une voix rassurante, lui répétait que la blessure n’était pas mortelle, et l’autre s’échinait à la secouer le moins possible. Elle allait le supplier de la poser à terre, lorsqu’il le fit de lui-même, sans ménagement, avant de se jeter avec son camarade dans la bataille. Mais il était déjà trop tard. Les archers de Kentigern avaient tué beaucoup d’Aneiriens dès leur irruption, et ils avaient tiré plusieurs fois avant de repartir à l’abri des bosquets. Là, protégés par leurs fantassins, ils lâchèrent plusieurs bordées enflammées vers les catapultes. Ils allumaient et lançaient leurs flèches à un rythme furieux et avec une dextérité telle que trois engins prirent feu. Les hommes de Rowan semblaient paralysés. Yaella assista au désastre, impuissante et fiévreuse. Sa jambe et la flèche fichée dans son dos la clouaient au sol. Elle ne pouvait qu’espérer échapper au massacre. Chaque flèche, chaque coup d’épée porté contre les soldats de Mertesse lui arrachaient une plainte de souffrance et de rage. Les catapultes flambaient. Les yeux rivés sur les combats, préoccupée par le sort des siens, elle faillit ne pas voir l’Eibitharien solitaire qui marchait sur elle. Effrayé par sa magie, il approchait avec précaution. Mais la peur ne suffirait pas à retenir son bras. Car en temps de guerre, même blessés, même trop vieux et trop faibles pour changer le cours d’une bataille, les ministres qirsi étaient des cibles de choix. Il la tuerait. « Plus un geste », ordonna-t-elle d’une voix qu’elle voulait menaçante. L’homme ne balança qu’un instant. Yaella puisa dans sa magie – celle du feu, plus facile à manipuler que les vents et les brumes. Hélas, ses nouvelles blessures la laissaient plus démunie que jamais. Sondant les ultimes profondeurs de ses pouvoirs, elle ne trouva qu’un résidu de ce qu’elle avait autrefois possédé et, sous le rictus méprisant de son assaillant, elle eut honte de ce qu’elle était devenue. L’Eibitharien approchait. Un rayon de soleil jouait sur la lame de son épée déjà tachée de sang. Il avait tué aujourd’hui, il n’hésiterait pas à recommencer. Alors elle plongea aux tréfonds d’elle-même et, avec un effort plus douloureux que ses blessures, parvint à conjurer une flamme qu’elle dirigea sur la poitrine du soldat. Elle l’atteignit au bras. Le feu prit à sa manche. Saisi de panique, l’homme lâcha aussitôt son arme et, de sa main libre, s’empressa d’étouffer les flammes. Le soldat aneirien qui les avait vus volait déjà au secours de Yaella. Il fut le plus rapide. L’homme mourut avant d’avoir le temps de ramasser son épée. Les catapultes, elles, ne furent pas épargnées. Trois d’entre elles, leur bois dévoré par les flammes, brûlaient comme des torches. Une fumée noire élevait ses tourbillons épais dans le ciel bleu de midi. De nouveaux cris détournèrent l’attention de Yaella. Abandonnant l’assaut des murs et de la porte, des renfort descendait le pic au pas de charge. Devant la menace, les soldats de Kentigern se rassemblèrent, réintégrèrent les bosquets et s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient apparus. Lorsque le duc arriva, la bataille était terminée. « Par les démons ! jura-t-il devant le brasier des catapultes. Combien d’hommes avons-nous perdus ? — Nous faisons le compte, monseigneur, répondit un soldat. — Trop, de toute manière ! Par toutes les flammes ! Comment est-ce arrivé ? — Ils nous ont pris par surprise, monseigneur. Ils ont dû sortir par une porte du mur nord. » Rowan, les yeux sur ses engins livrés à la fureur des flammes, vibrait de colère contenue. « Construisez-en de nouvelles. Je veux qu’elles soient prêtes demain au coucher du soleil. — À vos ordres, monseigneur. » Il se dirigea alors vers Yaella, et s’accroupit à côté d’elle. « Vous vivrez ? — Je l’espère, monseigneur, répondit-elle d’une voix blanche. — Bien. Je vais demander qu’on vous conduise auprès des Guérisseurs. Cette fois, débrouillez-vous pour y arriver entière. » Cette réflexion, digne de son père, arracha un sourire à Yaella. « Oui, monseigneur. » Il appela les deux hommes qui l’avaient transportée jusque-là et leur ordonna de la conduire à la rivière. Après une brève hésitation, il ajouta deux autres gardes à son escorte. S’il avait eu une idée précise de sa faiblesse, Yaella doutait qu’il se fût montré aussi soucieux de son sort. Elle parvint néanmoins sans encombre à l’infirmerie. Loin d’être réconfortée par la perspective de sa guérison, elle s’horrifia à la vue du spectacle qui s’étendait le long des rives de la Tarbin. D’innombrables blessés attendaient les Guérisseurs qirsi. Certains gémissaient, se tordaient de douleur. D’autres, muets de souffrance, avaient les yeux si fixes, et le regard si creux qu’ils auraient pu être morts. Il manquait des membres à nombre d’entre eux. Les blessures étaient si sanglantes que leur vue seule était intolérable. Ses soldats voulurent la faire entrer dans une des tentes. Elle s’y opposa. « Ces hommes étaient là avant moi. — Ce sont les ordres du duc, Premier ministre. Vous devez être soignée sans délai. — Ils sont plus en danger que moi. » Une Guérisseuse du château, une femme qirsi que Yaella avait déjà croisée, sortit à cet instant. Elle était corpulente pour une sorcière, et vigoureuse. Ses cheveux courts et ses traits ronds lui étaient familiers, mais la ministre était incapable de se rappeler son nom. « De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle en tâtant d’une main experte la blessure autour de la flèche. — C’est le Premier ministre. Elle… — Je sais qui elle est, imbécile. Je veux savoir pourquoi vous vous disputiez. — C’est de ma faute, grimaça Yaella sous les doigts de la Guérisseuse. Je ne veux pas de traitement de faveur alors que tous ces hommes… — Le duc veut qu’on s’occupe de vous, c’est bien ça ? — Oui. — Quels sont vos pouvoirs ? — Quel rapport… — Vents et brumes, feu, langage des bêtes ? interrogea-t-elle sans ménagement. N’importe lequel de ces dons mettra un terme plus rapide à ce siège que tous ces soldats réunis. Et franchement, Premier ministre, cela sauvera plus de vies que tous vos scrupules. Arrêtez de me faire perdre mon temps, et laissez ces hommes vous conduire à l’intérieur. » Sous la tente, l’air chaud était saturé d’une pénible odeur de sang, de putréfaction, de bétoine et de mandragore. « Installez-la ici, ordonna la Guérisseuse en désignant un grabat près de l’entrée. Et partez. » L’homme obéit et disparut sans laisser à Yaella l’occasion de le remercier. « Souffrez-vous beaucoup ? demanda la femme en s’agenouillant près d’elle. — Oui, et presque autant à la jambe. » La femme posa une main légère sur sa fracture. « Comment est-ce arrivé ? questionna-t-elle d’une voix soucieuse. — Mon cheval… » Craignant le ridicule, elle ravala ses larmes. « Il vous a écrasé en tombant ? » La ministre acquiesça, les yeux piquants. « Je vois. Un sédatif ! ordonna-t-elle à ses assistants d’une voix forte. Vous allez vous en tirer, mais vous avez besoin de repos, et pas question que vous soyez consciente quand je vais réduire la fracture. Compris ? » Un Qirsi apporta une coupe de breuvage fumant que la Guérisseuse huma avant de la tendre à Yaella. « Buvez tout, déclara-t-elle d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. Vous n’allez pas tarder à somnoler. Ne vous mettez pas sur le côté, mais sur le ventre, je ne veux pas que vous enfonciez cette flèche davantage en tombant sur le dos. — Moi non plus », abonda la ministre avec un frisson. Les Qirsi s’en allèrent, la laissant boire sa potion écœurante. La Guérisseuse n’avait pas menti. Se sentant glisser dans un sommeil irrépressible, elle s’installa du mieux qu’elle put sur sa couche et sombra dans l’inconscience. Les souvenirs qui suivirent devaient demeurer flous. Elle entendit des voix, éprouva dans la jambe une sensation proche de la douleur, mais émoussée. Plus tard, elle rêva de Shurik, du Tisserand et d’un autre personnage qu’elle supposa être Grinsa. Malgré la potion qui coulait dans ses veines, elle sentit qu’aucun de ces rêves ne portait le poids d’une prophétie. Même la présence du Tisserand n’était qu’une illusion. Lorsqu’elle se réveilla, trois Guérisseurs s’affairaient autour des blessés. Aucun ne lui prêtait la moindre attention. La nuit était tombée. La tente semblait plus comble qu’à son arrivée. De l’extérieur lui parvenaient des gémissements et des pleurs. Elle se dressa sur un bras, l’esprit étonnamment clair. « Que s’est-il passé ? » demanda-t-elle. Un des Guérisseurs, un homme âgé, se tourna dans sa direction. « Vous êtes réveillée. Comment vous sentez-vous ? — Beaucoup mieux, merci. » Il revint au soldat qui requérait son attention. « Bien. La nuit a été rude. Les hommes de Kentigern s’en sont pris à la dernière catapulte et à nos réserves. Les combats se sont étendus jusqu’à la rivière, très près d’ici, à l’est. On a bien cru qu’ils allaient la franchir et fondre sur Mertesse, mais nos soldats sont parvenus à les repousser. Une bonne chose. On n’aurait jamais pu évacuer tout le monde. — Ont-ils détruit la dernière catapulte ? — Oui, répondit-il sans quitter son patient des yeux. Ils ont même failli brûler toutes nos provisions. Le bataillon vient juste d’être arrêté entre la rivière et le château. La plupart des hommes ont été tués. Il reste quelques prisonniers. Certains des hommes que vous entendez dehors sont des Kentigern. Elle aurait voulu demander si le duc avait survécu à l’assaut, mais elle n’était pas sûre de la réponse qu’elle espérait. De toute manière, si Rowan était mort, les combats auraient cessé. Et le Guérisseur le lui aurait dit avant toute autre chose. Elle fit jouer son bras. L’articulation raidie de son épaule ne la faisait pas souffrir. En revanche sa jambe était toujours douloureuse. Lorsqu’elle tenta de se lever, le craquement de son grabat attira l’attention du vieillard. « Si j’étais vous, je n’essaierais même pas. Vous n’êtes pas prête à gambader. — Dans combien de temps pourrai-je marcher ? — Ce n’est pas moi qui vous ai soignée. Il paraît que vous aviez une double fracture. Nette, mais double. Encore deux bons jours de repos et vous serez sur pied. — Alors je dois rester ici ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Nous avons besoin de place. Puisque vous êtes réveillée, vous partirez dès le lever du jour. Pas toute seule. Je vais demander qu’on vous déplace. » Yaella s’allongea et, les yeux fermés, somnola. Vaguement consciente des va-et-vient des Guérisseurs et des blessés, elle finit par plonger dans un sommeil plus profond et se mit à rêver. L’origine de sa vision, cette fois, ne laissait aucune place au doute. Le Tisserand ne la fit pas marcher longtemps. Il apparut devant elle, bien avant l’escarpement qu’il l’obligeait d’habitude à escalader. Sa silhouette noire se découpait sur le fond aveuglant de son aura. « Tu es blessée », constata-t-il. Nulle inquiétude ne perçait dans sa voix, à peine une légère curiosité. « Oui, Tisserand. Une jambe cassée et une flèche à l’épaule. — Tu vas guérir ? — Oui, Tisserand. Merci de vous en inquiéter. — Comment se passe le siège ? — Mal. L’armée d’Aindreas a détruit toutes les catapultes de mon seigneur, et ses hommes ont causé plus de pertes que celles auxquelles nous nous attendions. — Quels sont les risques d’échec ? — Faibles, Tisserand. Sans les Solkariens, nous serions probablement déjà écrasés, mais avec eux, nous sommes assez nombreux pour continuer. — Bien. Très bien. » Pour la première fois de toutes leurs conversations, Yaella le sentait hésitant. La tournure de ses réflexions la désarma. « Comment te sens-tu, Yaella ? — Je vous demande pardon ? — Je ne parle pas de tes blessures. Je sens qu’elles sont en voie de guérison. Je sens aussi que la mort de Shurik te pèse encore beaucoup. Je me trompe ? » Elle baissa les yeux, la gorge nouée. « Non, Tisserand. — Me soupçonnes-tu toujours d’avoir un rapport avec sa disparition ? — Non, Tisserand ! s’effraya-t-elle. Vous m’avez assuré que vous n’avez rien à y voir, et je vous crois. — Je suis heureux de l’entendre. J’en déduis que tu en accuses Grinsa jal Arriet. » Elle opina, intriguée par son discours. « Shurik soupçonnait Grinsa de vouloir le tuer. Il ne s’est pas trompé. — En effet. » Un court silence s’installa entre eux, brisé par une question inattendue. « Quel âge as-tu, Yaella ? — Quel âge ? répéta-t-elle, déconcertée. Tout juste trente-deux ans, Tisserand. — Mais tu te sens plus vieille, non ? » Sa peur revint. Jusqu’où lisait-il dans ses pensées ? Savait-il que tous ses pouvoirs l’avaient abandonnée ? « Je… ne sais que répondre, Tisserand. — Ne t’inquiète pas. Je ne t’en veux pas. Comment le pourrais-je ? Qirsar a choisi de donner une vie brève à ses enfants, au moins en regard des critères eandi. Tel est le prix des pouvoirs qu’il nous offre. » Puis, après un silence : « Tu m’as dit un jour que ta mère était morte jeune. Crains-tu le même sort ? — Je ne sais pas. J’imagine que oui. — C’est injuste, n’est-ce pas ? Certains ont beaucoup donné pour ce mouvement. Comme Shurik, ils sont morts avant de voir son achèvement, alors que d’autres n’auront que quelques années pour profiter du monde nouveau que nous créons. — Nous sommes au service du mouvement, Tisserand, et au vôtre. Nous n’en verrons peut-être pas l’aboutissement mais, vivants ou morts, la gloire de votre réussite rejaillira sur nous tous. — Tes paroles me réjouissent, Yaella. » Il était sincère. Elle sentait son sourire et sa résolution renaître. « J’ai une mission à te confier, une mission dangereuse. Je ne peux te garantir que tu y survivras, ni même que tu réussiras. Mais tu rendrais un immense service à la cause que nous servons, et je crois qu’elle t’apporterait la paix avant ta mort. » Cet aveu aurait dû la terroriser. Elle le serait peut-être à son réveil. Pour l’heure, elle ne souhaitait que lui plaire, remplir avec succès toutes les missions qu’il voudrait lui confier. « Dites-moi ce que vous attendez, Tisserand. — Tu me sers bien. » Ils discutèrent longtemps, beaucoup plus longtemps qu’ils l’avaient jamais fait. Il lui parla de ses desseins, de la façon dont le mouvement avait pris forme et, bien que sa mission l’emplît de frayeur, elle jura de réussir ou de mourir dans l’entreprise. Elle se réveilla dans la lumière dorée d’un matin ensoleillé. Dehors, des grives chantaient dans les arbres. Sa jambe ne la faisait plus souffrir. Elle se sentait régénérée, comme après un long sommeil réparateur. Puisant dans sa magie, elle constata qu’elle aussi s’était reconstituée. Ses faiblesses, ses doutes n’étaient qu’un mauvais souvenir. La voyant souriante, un Guérisseur vint vérifier son épaule et, posant les mains sur sa jambe, testa le rétablissement de l’os. Satisfait de son examen, il appela deux hommes qui sortirent Yaella de la tente et la conduisirent vers un endroit ombragé, près de la rivière. On la déposa sur une autre paillasse, avec ordre de se reposer. S’abritant de la main contre les rayons de soleil qui éclaboussaient la rivière, elle contempla les eaux vives avec émotion. Elle avait passé sa vie près de la Tarbin, vécu de longues années au rythme de ses flots. La perspective de l’abandonner l’attristait, mais la promesse du Tisserand balayait tous ses regrets. J’ai une mission à te confier. Elle avait renouvelé avec bonheur sa fidélité au mouvement. La mort ne lui faisait plus peur. Elle avait désormais un sens. L’affronter était une joie d’autant plus vive qu’elle servirait le mouvement et lui apporterait enfin la paix. 8 Dantrielle, royaume d’Aneira Après l’échec de Bausef, envoyé en mission contre les catapultes ennemies ; après le bombardement des têtes coupées de ses hommes dans la cour du château de Dantrielle, et l’exposition de celle de son capitaine, dressée sur une pique devant le camp de Solkara, Tebeo avait cru avoir atteint le comble de l’horreur dans son conflit avec la maison royale. Cette nuit sinistre n’avait pourtant été que le début d’une spirale infernale les aspirant toujours plus profondément dans un abîme d’atrocités et de souffrances. Le jour suivant la mort de Bausef, les Solkariens avaient repris leur pilonnage. Le lendemain, ils avaient été rejoints par le duc de Rassor, arrivé en renfort avec des hommes et des catapultes supplémentaires. Ces projectiles n’avaient provoqué que des dégâts mineurs sur les murs du château, mais les boules de feu ardentes suivies de leur traînée de fumée noire et épaisse qui s’élevaient les unes après les autres, haut dans le ciel, avant de retomber en sifflant, avaient terriblement marqué les esprits. Les hommes de Tebeo avaient vite appris à estimer leur trajectoire, et à se mettre à l’abri avant l’impact mais, soumis à ce feu nourri, le moral des soldats de Dantrielle n’avait pas tardé à souffrir. L’attaque avait duré trois jours entiers avant de cesser brutalement. Ce répit cependant n’avait en rien allégé l’inquiétude des soldats et de la population. Bien au contraire. Le sentiment d’oppression qui régnait sur la ville et le château n’avait cessé de croître. Quelques heures avaient suffi pour justifier leurs appréhensions. Tebeo n’avait pas seulement entendu parler du largage de têtes coupées dans un château assiégé. Certaines armées se servaient aussi de leurs catapultes pour jeter des carcasses pourries dans la ville ou les châteaux ennemis. En plus de la terreur, elles semaient la maladie et la mort. Le duc avait espéré que le régent d’Aneira se refuserait à soumettre son propre peuple à de telles atrocités, même s’il était coupable de rébellion. Une fois de plus, le créditant d’une compassion illusoire, Tebeo avait sous-estimé la cruauté de cet homme. Numar avait commencé avec des moutons, morts depuis deux ou trois jours. Ses catapultes ne pouvaient être aussi précises qu’avec des boulets, mais la précision était inutile. Il suffisait de franchir les remparts. Dans la chaleur du cycle lunaire d’Elined, l’odeur des carcasses déjà décomposées n’avait pas tardé à devenir insupportable. Dès le début de cette nouvelle épreuve, Tebeo avait ordonné à ses hommes d’arroser les cadavres d’huile et d’y mettre le feu. Malgré leur empressement, l’odeur fétide de pourriture et de viande brûlée s’était répandue sur Dantrielle. Le lendemain, les armées de Solkara et de Rassor étaient passées aux bœufs. La nature des animaux catapultés n’avait cependant aucune importance. Tebeo ne pouvait circuler sur les remparts de sa forteresse sans éprouver la nausée. Partout, dans les rues de la ville, les cours du château, brûlaient des feux immondes. Aucun cas d’infection ne lui avait encore été rapporté, mais son peuple endurait de terribles souffrances. Cette nuit même, alors que l’ennemi était revenu à ses boulets enflammés, sans renoncer, de temps à autre, à envoyer de nouvelles carcasses décomposées dans son château, une partie de l’armée de Solkara avait tenté une percée par une poterne. Tebeo souffrait trop de la blessure de son précédent combat pour participer à la riposte. Mais cette fois, ses hommes s’étaient tenus prêts, et ils avaient repoussé l’assaut, tuant plus de la moitié des imprudents. Cette victoire, hélas, n’avait en rien amélioré le moral des troupes. Le duc ne s’inquiétait pas seulement pour ses soldats. Quelles que fussent les souffrances endurées par ses hommes dans l’enceinte de Dantrielle, elles n’étaient rien en comparaison de celles qu’avaient subies ses vassaux hors de la protection des murs de son château et de la ville. Numar, dans le but de dresser la population contre son duc, aurait pu vouloir s’attirer la faveur du peuple de Dantrielle, mais cela n’avait pas empêché ses hommes, pour se nourrir et s’abreuver, de mettre à sac fermes et villages de son duché. Au fur et à mesure de leur progression vers la cité, ils avaient envahi les maisons, pillant, détruisant tout, soumettant leurs habitants à leurs plus ignobles volontés. Les armées d’invasion avaient la réputation de violer les femmes et les filles de leurs ennemis. Vu les atrocités dont l’armée de Numar s’était rendue coupable au pied de ses tours, Tebeo n’avait aucune raison d’espérer la moindre clémence des Solkariens sur leur passage. « Le sang versé entre les nobles, disait un proverbe, corrompt tout jusqu’à la moelle. » Tebeo n’avait pas remplacé Bausef. Il se reposait sur les trois plus fidèles lieutenants de son capitaine lorsque, la onzième nuit du siège, pour la première fois, deux d’entre eux évoquèrent l’éventualité d’une reddition. Ils se trouvaient alors sur les remparts, guettant le prochain assaut qui ne tarderait pas. Si Tebeo, surpris, ne savait que répondre à leur suggestion, le troisième lieutenant était quant à lui abasourdi. « Vous n’êtes pas sérieux ! Certes, le siège tourne mal, mais de là à envisager la capitulation… — Le moral des hommes n’a jamais été aussi bas. Depuis la mort du capitaine, ils ne croient plus en la victoire. — Sans compter, enchérit le premier, que nous n’avons infligé pratiquement aucune perte à l’armée de Numar. — Les nôtres ne sont pas très élevées, protesta l’autre. D’accord, nous avons perdu le capitaine et ses hommes, mais leurs raids ont coûté des morts aux Solkariens. Et nous restons supérieurs en nombre. — Pour combien de temps ? On parle de désertion dans les rangs. Nous n’en sommes pas encore là, mais ça ne va pas tarder. — Qu’espérez-vous d’une capitulation ? » demanda le duc. Le troisième lieutenant le dévisagea avec un air de reproche. « Monseigneur… » Le duc le fit taire pour s’adresser aux autres. « Vous comprenez sans doute que nous serons tous exécutés, et très probablement mes fils avec. — Oui, monseigneur, concéda le premier homme en détournant les yeux. Pardonnez-moi. — Je ne cherche pas à vous empêcher de parler, lieutenant. Je veux seulement savoir ce que nous gagnerions réellement à nous rendre. Croyez-vous que le régent épargnera les hommes ? — Oui, monseigneur. Car il n’est pas seulement question de nous. Le régent a besoin de soldats pour combattre les Eibithariens. S’il est assez désespéré, il pourrait nous épargner, et vous aussi. En lui jurant allégeance, vous pourriez mettre un terme à tout ceci. — Permettez-moi d’en douter, grimaça le duc. Voyez ce qu’il nous fait subir. Il est prêt aux pires extrémités pour nous briser. Est-ce l’attitude d’un homme ouvert à la clémence ? — Non, monseigneur, certainement pas ! s’empressa de répondre le troisième lieutenant en tournant un œil flamboyant de colère sur ses camarades. Vous ne pouvez pas vous rendre. Pas si vite. Orvinti, Kett, les autres doivent arriver. Leur renfort renversera la donne. Nous devons au moins les attendre. — Où en sont nos réserves ? — Elles baissent, monseigneur, avoua-t-il à contrecœur. — Précisez. — Elles pourraient s’épuiser à la fin du prochain cycle lunaire. — Elles ne dureront pas jusque-là, affirma le premier soldat avec une telle conviction que le duc se prit à douter de sa loyauté. — Bien, fit-il néanmoins. J’ai de quoi réfléchir. En attendant, il nous reste au moins un demi-cycle de provisions. — Oui, monseigneur. — Parfait. Pour le moment, inutile de changer les rations. Je n’ai aucune envie d’aggraver le moral des hommes, ou de provoquer une panique. Je vous tiendrai au courant de ma décision. D’ici là, retournez à vos postes. » Les trois hommes s’inclinèrent. Les tenants de la reddition s’en allèrent, laissant le troisième, hésitant, avec le duc. Il s’appelait Gabrys DinTavo. Arrivé à Dantrielle avec Bausef, le capitaine l’avait toujours considéré comme son meilleur lieutenant. Cette qualité en faisait son successeur le plus probable aux yeux de Tebeo. « Ils diront que j’ai voulu m’attirer vos faveurs, soupira-t-il en regardant s’éloigner ses camarades. Ils m’accuseront de vous avoir flatté pour être nommé capitaine des armées. — Est-ce le cas ? » Gabrys fit volte-face. « Bien sûr que non, monseigneur ! — Alors pourquoi vous soucier de leur réaction ? — Je ne devrais pas. — Écoutez-moi bien, lieutenant. Je ne veux pas me rendre. Je ne veux pas davantage assister au massacre de mes hommes. — Naturellement, monseigneur. — Pourtant, si les choses devaient en arriver là, vous connaissez ma décision. » L’homme acquiesça de la tête. Le regard du duc se tourna sur le camp des Solkariens qui préparaient leur nouvel assaut. « Bausef me jugeait trop velléitaire pour être un bon chef de guerre. J’imagine que vous partagez cet avis. » Le soldat allait protester. « Aucune importance, l’arrêta Tebeo. Bausef me connaissait mieux que moi-même. J’ai voulu lui prouver qu’il se trompait la nuit où Numar a fait fonctionner ses catapultes, et je l’ai envoyé à la mort. Depuis ce jour, j’ai décidé de ne plus chercher à être un homme que je ne suis pas, et donc de m’en remettre, en ce qui concerne les décisions militaires, à vos conseils, et ceux de vos camarades. — Je comprends, monseigneur. — Vous êtes persuadé que capituler est une erreur. Que me conseillez-vous ? » Un bruit les interrompit. Evanthya débouchait de la tour d’angle. Voyant Tebeo en conversation avec le soldat, elle s’arrêta. « Pardonnez-moi, monseigneur. Je ne voulais pas vous interrompre. — Ce n’est pas le cas. Premier ministre. Venez, je vous en prie. » Il revint au soldat pour s’apercevoir que l’homme considérait sa ministre d’un regard peu amène. En ces temps troublés, la méfiance envers les Qirsi semblait encore plus grande chez les soldats que chez les nobles. Bausef, qui n’avait jamais manifesté la moindre émotion envers les sorciers, avait fait exception. Pas Gabrys. « Elle me sert avec fidélité depuis de longues années, lieutenant. J’ai davantage confiance en elle qu’en n’importe lequel de mes soldats, y compris le capitaine. » L’homme grimaça, mais accepta ses explications. « Peut-être ferais-je mieux de vous laisser, suggéra la ministre, le teint bien pâle à la lueur des torches. — Non. J’allais vous faire appeler. Deux de mes lieutenants suggèrent de discuter les termes d’une reddition avec le régent. Je… — Une reddition ! s’exclama la jeune femme incrédule. C’est complètement idiot ! Il est beaucoup trop tôt pour envisager une telle issue. » Elle darda un regard sombre sur Gabrys. « Si c’est le genre de conseils que vous recevez de vos lieutenants, il est peut-être temps de nommer quelqu’un à leur tête. » Gabrys, un œil amusé, sourit. « Il semble que je me sois montré hâtif dans mon jugement, monseigneur. — Je le crois, en effet, ironisa le duc malgré sa lassitude. Il se trouve que Gabrys est de votre avis, Premier ministre. Je parlais des autres lieutenants. » La jeune femme rougit. « Pardonnez-moi, lieutenant. J’ai parlé trop vite. — Je n’ai rien à vous pardonner, ministre. La capitulation est une absurdité. Eussé-je soutenu cette option, j’aurais mérité votre mépris, et pire. — Je n’ai aucune intention de me rendre, expliqua Tebeo à Evanthya. Je demandai justement conseil au lieutenant sur la suite des combats. — Je crains de n’avoir pas grand-chose à vous proposer, monseigneur, répondit Gabrys. Notre marge de manœuvre est limitée. Un siège, pour les assiégés, est une bataille difficile. La victoire ne dépend pas de leur force, de leur tactique, ou même de leur génie militaire. Il faut surtout de la patience. Le mieux est bien souvent de ne rien faire. Or beaucoup d’hommes préfèrent essayer quelque chose, n’importe quoi, plutôt qu’attendre. — Voilà ce dont Bausef tentait de me convaincre avant que je ne l’envoie détruire les catapultes », lâcha Tebeo. Il observa un instant Evanthya avant de revenir aux Solkariens. « Tout comme vous, Evanthya, n’est-ce pas ? — J’ignorais le sort réservé à l’expédition de maître DarLesta, monseigneur, et lui aussi. Il a suggéré une réponse aux attaques du régent, je l’ai soutenu. C’est tout. — Une interprétation des faits bien généreuse, Premier ministre. Je vous remercie. — Ce n’est que la vérité, monseigneur, ni plus, ni moins. Et si vous me permettez, je pense qu’il est temps de cesser de ruminer vos remords. » Tebeo, les mains sur le rempart, agrippa à la pierre à s’en faire mal aux jointures. L’affront était de taille. Il le méritait. Sur sa pique, au-dessus du camp des Solkariens, la tête de Bausef le contemplait de ses yeux aveugles. Ses chairs s’étaient assombries, et sa bouche relâchée s’étirait en un sourire sardonique. La plaisanterie était sinistre. Cet homme avait été un combattant. Qu’il les eût jugés fondés ou non, il avait scrupuleusement suivi les ordres de son duc. Il ne méritait pas cette fin. Ni une réponse orgueilleuse aux critiques d’Evanthya. « Ne rien faire, alors que les autres lieutenants évoquent des désertions ? Les troupes ont besoin d’être rassurées, avança-t-il, incertain. — Ce sont des soldats, riposta le capitaine. Ils n’ont pas besoin d’être dorlotés, et ils méritent mieux que de fausses promesses. Laissez-les faire leur travail. — Est-ce votre avis ? demanda le duc à sa ministre. — Je ne sais pas. Peut-on compter sur les autres lieutenants pour ne pas aggraver le moral des hommes ? » Tebeo fit volte-face. « Bonne remarque. — Ils sont peut-être stupides, mais ce ne sont pas des traîtres, rétorqua Gabrys avec un regard désapprobateur pour Evanthya. — Là n’est pas la question. Il leur suffit de parler ouvertement de reddition, d’exprimer leurs doutes sur l’issue du siège, et le mal sera fait. — Peut-on compter sur leur discrétion ? s’inquiéta le duc. — Je ferais mieux de leur parler, reconnut le lieutenant. — Alors faites-le. Sans tarder. — À vos ordres, monseigneur. » Gabrys s’inclina et s’éloigna. « Il a des qualités, vous ne croyez pas ? — Oui, monseigneur, approuva la ministre. Avez-vous l’intention de le nommer capitaine ? — Je crois. Lorsque tout sera terminé. — Pourquoi pas maintenant ? — Le promouvoir au beau milieu de ce désastre ? — Vous vous demandez comment soutenir les hommes. Leur donner un chef est une belle façon de leur prouver votre confiance, et de rassurer ceux qui doutent. Et puisque vos lieutenants se disputent sur la meilleure façon de répondre aux attaques du régent, il pourrait être utile de les subordonner à un homme qui partage votre résolution. — Vous avez raison. Je pensais attendre un cycle lunaire, en hommage à la mémoire de Bausef, mais l’heure n’est pas au recueillement. — Je suis sûre que le capitaine comprendrait, monseigneur. » Tebeo allait la remercier, quand des cris s’élevèrent de l’autre côté des remparts. Au même instant, les soldats de Tebeo donnaient l’alerte, comme chaque fois que les Solkariens activaient leurs catapultes : « Aux abris ! » Tebeo tourna les yeux. Ce n’était pas l’un des énormes boulets incandescents, ni l’une des monstrueuses carcasses qui filait dans les airs, mais une grappe impressionnante de flèches enflammées. Le plus stupéfiant était leur direction. Tebeo sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elles ne visaient pas le château ! Elles ne venaient pas non plus du camp solkarien. Elles avaient été tirées à l’est, depuis les profondeurs de la Grande Forêt, et retombaient déjà au cœur du campement de l’armée de Numar. « Kett ! » s’exclama Evanthya dans un souffle. Des cris de souffrances et des ordres affolés secouaient les rangs ennemis. « Sans doute. Allez chercher le lieutenant. Vite, Premier ministre ! — Tout de suite, monseigneur. » Elle se précipita vers la tour tandis qu’une nouvelle volée de flèches trouait la nuit. Tebeo détestait cette guerre. Chaque vie perdue était un drame, une perte irremplaçable. Ces combats stupides ne faisaient qu’affaiblir les armées aneiriennes face au mouvement qirsi – leur seul et véritable ennemi. Ses certitudes n’amoindrissaient cependant pas la joie sombre qu’il éprouvait devant les souffrances des hommes de Numar. Après tout ce qu’ils avaient infligé à son peuple, à son château, il avait soif de vengeance. « Pourvu qu’ils tuent le régent », s’entendit-il murmurer. Des paroles choquantes, mais sincères. D’autres flèches trouèrent le ciel du côté solkarien. L’ennemi lançait sa riposte. Evanthya et Gabrys revinrent. « Vous les voyez, lieutenant ? — Oui, monseigneur. Je suis d’accord avec le Premier ministre. L’attaque vient de l’est ; il doit s’agir de Kett. — Comment les aider ? — Monseigneur, je ne crois pas… — Vous ne pensez tout de même pas que nous allons laisser l’armée de Kett affronter seule les Solkariens ! Nous devons les assister, pousser leur avantage. — L’armée de Rassor est toujours là, monseigneur. Si nous envoyons des hommes en renfort, ils seront pris en tenaille entre les forces du régent et celles de Rassor. — Et si nous ne tentons rien, les hommes d’Ansis vont se faire décimer par les deux. » Un nouveau cri d’alerte, un hurlement de joie, lancé depuis l’extrémité sud-est des remparts, les interrompit. Tebeo et son lieutenant échangèrent un regard surpris et, pleins d’espoir, se précipitèrent avec Evanthya sur cette partie des murs. Le duc sentait son cœur battre à tout rompre, à cause de sa course, mais surtout du spectacle stupéfiant qu’il découvrit au pied des murs : l’armée du duc de Rassor, à son tour, était attaquée. « Noltierre ? interrogea une Evanthya hors d’haleine. — Ou Tounstrel, ou bien les deux. Pour l’heure, peu m’importe. » Un large sourire éclaira le visage de la ministre. « Et maintenant, qu’en dites-vous, lieutenant ? — Qu’il est inutile de s’inquiéter pour Kett, monseigneur. Rassor et Numar sont coincés. Ils ne peuvent s’unir pour repousser aucun de nos alliés, et ils ne peuvent poursuivre l’attaque du château. Nous disposons d’un répit, que nous devrions mettre à profit pour ne rien faire. » Sous une nouvelle volée de flèches embrasées, les deux armées, dans un fracas de cris d’assaut et d’épées entrechoquées, entrèrent en collision. Confronté au tumulte des combats, Tebeo, convaincu depuis le début du siège qu’il n’avait pas l’âme d’un guerrier, sentit naître en lui le violent désir de se battre. « Notre heure est arrivée, monseigneur, s’enthousiasma son lieutenant avec la même impatience. Les renforts sont là. La fin du siège n’est plus qu’une question d’heures. Mais je reste persuadé qu’une sortie ce soir, sans savoir combien d’hommes Kett et Noltierre ont engagé dans les combats, serait une erreur. » Le rictus de Bausef semblait railler l’indécision du duc. « Très bien, lieutenant, concéda-t-il. Préparez tout de même notre intervention avec vos camarades. Je veux que nous soyons prêts à sortir dès les premières lueurs de l’aube. — Monseigneur… » Tebeo le coupa d’une main énergique. « Je n’ai pas dit que j’en donnerai l’ordre. Je veux être en mesure de pouvoir le donner, et être obéi. Est-ce clair ? — Oui, monseigneur. » Le lieutenant les laissa une fois de plus, et le duc reporta son attention sur les combats qui se déroulaient dans la forêt. Les cris de guerre étaient déjà moins virulents et ceux qu’il entendait encore venaient de plus loin. Il ne voyait plus de flèches. Les épées elles-mêmes semblaient s’être tues. Un calme étrange s’empara des contreforts, comme si ses alliés avaient voulu harceler les armées de Solkara et Rassor juste le temps d’interrompre le siège, et donner au peuple de Dantrielle le répit dont Gabrys avait parlé. Tebeo, inquiet, se demandait tout de même si Ansis et Vistaan attendaient une réaction. « J’aurais dû y penser, murmura-t-il au souvenir de leurs tractations avant le début du siège. — Monseigneur ? » Il avait oublié la présence d’Evanthya. « Ce n’est rien, Premier ministre. » Elle scrutait les ombres de la forêt. « Quelque chose vous inquiète ? demanda-t-il. — Non, monseigneur, je voudrais seulement savoir qui est là, répondit-elle d’une voix tendue. — Brall, comprit-il brusquement. Sentez-vous la présence de Fetnalla ? » Elle secoua la tête avec une expression presque candide. « Hélas, monseigneur. Les pouvoirs qirsi ne vont pas aussi loin. » Tebeo dissimula sa déception dans un haussement d’épaules. « Ils finiront par venir. Brall m’a donné sa parole. » Ils ne pouvaient vaincre sans son soutien. Evanthya, les yeux obstinément fixés sur la forêt, demeura silencieuse. « Il semble que le répit attendu est arrivé, reprit le duc. Nous devrions suivre les conseils du lieutenant et le mettre à profit. Allez dormir, Premier ministre. Si vous êtes aussi épuisée que moi, vous en avez besoin. — Est-ce un ordre, monseigneur ? — Oui. — Un ordre que vous avez l’intention de suivre ? — Je ferais mieux, rit le duc. Sinon, c’est la duchesse qui m’arrachera la tête. » Il se mordit les lèvres. Depuis la mort de Bausef, cette expression n’aurait jamais plus le même sens. Evanthya ne fit aucune remarque. « Très bien, monseigneur. Alors, à demain. » Elle s’éloigna, ne quittant la forêt des yeux qu’au moment de pénétrer dans la tour. Quelques instants plus tard, Tebeo se dirigeait vers le cloître où, depuis le début du siège, Pelgia et leurs enfants passaient leurs nuits. Il les trouva tous endormis. Lorsqu’il s’assit à côté d’elle, Pelgia s’étira. « Tout va bien ? murmura-t-elle dans un demi-sommeil. — Oui, tout va bien », lui répondit le duc en caressant ses cheveux noirs. Elle se tourna et ouvrit les yeux. « Tu es sûr ? demanda-t-elle, à présent réveillée. C’est la première fois que je te vois depuis des jours. — Oui, je suis sûr. Ansis est arrivé et au moins un autre avec lui. » Pelgia se redressa tout à fait. « Vraiment ? — Ils ont attaqué les deux camps avant de se retirer dans la forêt. J’imagine que les combats vont reprendre dès l’aube, et durer plusieurs jours, mais nous devrions rompre le siège assez vite. » Elle l’entoura de ses bras et se lova contre lui. « Que les dieux soient loués. — Attention, chuchota-t-il, nous sommes dans le cloître d’Ean. Invoquer d’autres dieux pourrait nous porter malheur. » La duchesse se serra un peu plus en riant. « Je m’en moque ! » Elle s’essuyait les yeux et Tebeo, comprenant tout à coup qu’elle pleurait, la prit par les épaules pour la forcer à le regarder. « Est-ce que ça va ? » l’interrogea-t-il avec inquiétude. Elle se passa une main sur le visage. « Oui, enfin autant qu’il est possible. Je voudrais tant que tout soit terminé. — Si je pouvais tout arrêter, je le ferais, tu le sais. » Songeant à Bausef et Gabrys, il se demanda, une fois de plus, s’il n’avait pas été trop prompt à s’en remettre au jugement de son lieutenant. Il embrassa tendrement sa femme qui lui sourit. « Tu es si fatigué. » Elle se rallongea et il s’étendit à ses côtés, les yeux fermés, dans l’espoir de dormir un peu. Il resta pourtant éveillé jusqu’au cloches de minuit, à l’affût de chaque bruit qui parvenait par l’étroite fenêtre de la chambre, comme s’il craignait un nouvel assaut de Numar. Il finit par sombrer dans un sommeil irrégulier et ne se leva qu’aux premières lueurs de l’aube. Après avoir déposé un baiser sur le front de sa femme endormie, il retourna sur les remparts. Gabrys, qui n’avait peut-être pris aucun repos, s’y trouvait déjà, en discussion avec les deux autres lieutenants. À l’approche de Tebeo, les trois hommes se turent. Ceux qui la veille avaient évoqué la capitulation baissaient des yeux piteux vers le sol. « Vous interromprais-je ? demanda le duc. — Pas du tout, monseigneur, répondit Gabrys. Nous discutions des préparatifs de l’éventuelle intervention que vous m’avez demandée. — Bien. Au rapport. — Nous avons créé huit détachements de quarante hommes chacun. Seize archers et vingt-quatre fantassins. Ils sont à l’entraînement. Ils utiliseront les poternes pour entrer et sortir du château, par groupe de deux détachements afin que nous disposions toujours d’hommes frais pour harceler sans relâche les armées de Solkara et Rassor. — Parfait, lieutenant. — Merci, monseigneur. Je dois ajouter, poursuivit-il après une brève hésitation, que ces hommes ne seront efficaces que si l’ennemi est déjà aux prises avec les forces de Tounstrel et de Kett. Sinon, ils n’auront aucune chance. — Je comprends, lieutenant. Merci. » Il considéra les deux autres soldats. « Je vous remercie également. » Les deux hommes s’inclinèrent en murmurant leur gratitude, sans pour autant oser affronter le regard de leur duc. Ce dernier faisait demi-tour quand l’un des hommes l’arrêta. « S’il vous plaît, monseigneur. — Oui, lieutenant. — Nous vous devons des excuses, monseigneur. Nous regrettons d’avoir envisagé aussi vite la défaite. C’était… nous avons honte. — Nous comprendrons, ajouta l’autre, que vous nous rétrogradiez et que vous nommiez d’autres lieutenants à notre place. — Il n’en est pas question, trancha le duc. Comme je l’ai déjà dit à Gabrys, en temps de guerre, je ne suis pas le dirigeant idéal. Je serais stupide de me priver du service d’hommes de confiance, que mon capitaine appréciait. » Les deux hommes s’inclinèrent de nouveau. « Merci, monseigneur. — Cela dit, poursuivit Tebeo en même temps qu’il prenait sa décision, j’ai résolu de nommer le lieutenant DinTavo au rang de capitaine des armées de Dantrielle. J’en ferai l’annonce officielle dans les prochains jours. D’ici là, je vous demande de le considérer comme votre supérieur, et d’obéir en conséquence à ses ordres. — Bien, monseigneur, répondirent les deux hommes à l’unisson. — Je vous félicite, capitaine », acheva-t-il en se tournant vers son nouveau gradé. Sans rien montrer de sa surprise, l’homme mit un genou à terre et, la main sur la garde de son épée, baissa la tête devant son duc. « C’est un honneur, monseigneur. Je servirai Dantrielle de mon mieux. — Merci, Gabrys. Je le sais. Levez-vous. » Il avait à peine obéi que le cri désormais familier s’élevait une nouvelle fois des remparts. « Aux abris ! » Tebeo ne s’était pas tourné que la même alerte venait de l’autre côté. Gabrys leva les yeux et, le visage pâlissant, étouffa un juron. Il ne s’agissait pas simplement de boulets. Deux projectiles incandescents fonçaient sur les murs au milieu de centaines de flèches, enflammées elles aussi. « Tous à couvert ! » hurla le capitaine. D’autres cris montaient depuis la cour. « Les portes ! s’exclama l’un des lieutenants. — Les poternes, précisa le capitaine en se tournant aussitôt vers le duc. Monseigneur… — Allez-y, Gabrys. Faites tout ce qu’il faut pour protéger le château. — À vos ordres, monseigneur. » Il se précipita vers les tours, suivi de ses lieutenants. Des cris s’élevaient aussi des camps ennemis, attaqués à leur tour. Et, en quelques secondes, comme si un orage avait éclaté sur la cité et le château, charriant avec lui la ruine et la souffrance, Dantrielle sombra dans le chaos. Les murs retentissaient du choc des boucliers et des épées, des cris de guerre, de ceux des blessés. Des flèches s’abattaient de toute part, dans une pluie de feu et de fumée qui assombrissait les pierres et l’herbe des jardins. Dans la cour, Gabrys et ses lieutenants hurlaient leurs ordres avec frénésie. Les Solkariens avaient-ils brisé les défenses du château ? Tebeo aurait dû être avec eux, consulter son nouveau capitaine, donner les ordres lui-même. Malgré ses doutes et ses maladresses, il aurait dû de battre avec ses hommes. Mais il restait sur les remparts, s’efforçant de comprendre ce qui se déroulait dans les camps au pied des murs de la ville. La forêt assaillie grondait de cris d’assaut. Les arbres l’empêchaient de distinguer les combats. La plupart des hommes qu’il voyait portaient les couleurs rouge et or de Solkara, ou brun et noir de Rassor. Il apercevait aussi les couleurs de Kett et Tounstrel. Il s’agissait donc bien d’Ansis et de Vistaan. S’ils étaient là, Brall et Bertin le Jeune n’étaient peut-être pas loin. Et la victoire à leur portée. Tebeo l’espérait. Car Numar, conscient de ce retournement, aurait mis tous ses hommes dans cet assaut. Lancé comme le dernier, il était sa seule chance de vaincre Dantrielle avant l’arrivée des deux autres. Le duc avait à peine formulé cette pensée qu’il vit ses espoirs réduits en cendres. Une fumée noire, épaisse et sombre, s’élevait du nord et de l’est de la Grande Forêt. Son panache obscurcissait le ciel et dérivait vers Dantrielle. « Pourquoi brûlent-ils la forêt ? » Tebeo faillit s’évanouir. Evanthya se tenait à ses côtés sans qu’il l’eût entendue approcher. « Premier ministre… — Pardonnez-moi, monseigneur, je ne voulais pas vous surprendre. — Aucune importance. Êtes-vous là depuis longtemps ? — Non, monseigneur. Les combats m’ont réveillée. J’ai pensé que vous auriez besoin de moi. — Si je savais que faire, soupira le duc. Pourquoi mettre le feu à la forêt, sinon pour empêcher Ansis et Vistaan de venir à notre aide tandis qu’ils redoublent d’effort pour prendre le château ? » Une nouvelle volée de flèches les poussa à se réfugier dans une des tours. Les archers de Dantrielle lancèrent leurs traits en retour, mais des échelles, déjà, apparaissaient sur les remparts, prises d’assaut par les Solkariens. Les hommes de Tebeo n’allaient pas tarder à devoir se battre pour garder le contrôle des murs. Evanthya lui parla, mais Tebeo, perdu dans ses pensées, tentait de comprendre les événements. En allumant ces feux, Numar obligeait les alliés de Dantrielle à reculer dans les bois. Mais du même coup, si l’assaut tournait mal, il privait ses hommes et ceux de Rassor de toute retraite. « Il est désespéré. Il doit être convaincu qu’il ne lui reste aucun autre choix. — Monseigneur ? » Il leva les yeux, étonné d’avoir parlé à voix haute. « Je pensais à Numar. Ces feux sont beaucoup trop risqués pour lui. Il les a allumés parce qu’il craint que le siège lui échappe. Que les armées de Brall et de Bertin le Jeune soient sur le point de nous rejoindre, ou qu’il redoute les conséquences de l’arrivée de Noltierre et Kett, il tente le tout pour le tout. — Si les feux s’étendent, ne risque-t-il pas d’être bloqué ? — Si, mais seulement s’il échoue à prendre Dantrielle. De toute évidence, Numar est prêt à jouer jusqu’à sa vie pour nous soumettre. » De nouvelles flèches s’écrasèrent autour d’eux dans des gerbes d’étincelles. Un autre boulet ébranla les murs. Le bombardement continu du château, alors que ses propres hommes prenaient les murs d’assaut, en disait long sur la détermination de Numar, qui allait bien au-delà du désespoir. Il n’était plus question de l’alliance avec Braedon, ni de la loyauté de Dantrielle envers la Suprématie de Solkara. Le siège dépassait l’ambition et l’orgueil. C’était une vengeance, des représailles sanglantes. Numar était même prêt à sacrifier ses propres hommes. Cet acharnement expliquait les têtes coupées, les carcasses, la violence de cet assaut, tout ce qu’ils subissaient depuis le début du conflit. Tebeo avait défié Numar ; et Numar avait juré d’écraser le duc et sa maison, fût-ce au péril de sa vie. Evanthya, le visage d’une extrême pâleur, prenait elle aussi conscience de l’enjeu. « Ce n’est que le début, formula-t-elle. Il n’arrêtera pas avant d’avoir gagné. — Ou d’être mort, acheva Tebeo en tirant son épée. Suivez-moi, Premier ministre. Dantrielle a besoin de toutes ses forces. » Elle opina et lui emboîta le pas dans les escaliers. Ils n’étaient pas au bas des marches que les bruits du combat, le tintement des épées leur parvenaient aussi clairs qu’un carillon, et terriblement proches. Ils débouchèrent à l’extérieur. La cour était envahie d’ennemis. Partout, des hommes se battaient et mouraient. De l’autre côté de la cour, Gabrys, adossé au mur, luttait contre deux soldats de Rassor. Le duc jeta un coup d’oeil à Evanthya. « Des suggestions ? » La ministre observa la scène, mâchoire tendue. Puis elle tira sa dague. « Combattre. » Il n’était pas un guerrier, il ne l’avait jamais été, mais Evanthya, ses longs cheveux défaits flottants sur ses épaules, le visage aussi pâle que la mort, ses mains fines serrées sur la garde de son épée et son couteau, ne l’était pas davantage. La plupart des hommes qu’ils allaient affronter étaient deux fois plus grands qu’elle, et deux fois plus jeunes que lui, mais sa résolution ne laissait aucun doute. Alors il assura sa garde et, comme elle, tira sa dague. « Qu’Orlagh guide votre main, Premier ministre. — Et la vôtre, monseigneur. — Restez près de moi, votre dos contre le mien. » Elle opina et, du même élan, ils s’élancèrent dans la bataille. 9 La Grande Forêt, environs de Dantrielle, royaume d’Aneira « Tu comprends ce que j’attends de toi, gronda le Tisserand la voix enflée de colère. Je veux que tu gagnes du temps, plus de temps. Et tu ne fais rien ! » Fetnalla, tétanisée de peur, demeurait muette. Elle avait tenté de lui expliquer ses échecs. Plus elle s’y efforçait, plus il s’emportait. Elle doutait maintenant de survivre à leur rencontre. « À quelle distance êtes-vous de Dantrielle ? demanda-t-il, dégoûté. — Deux jours de cheval, Tisserand. — Deux jours. Ce n’est pas assez. — Je suis désolée de vous décevoir, Tisserand, se reprocha-t-elle avec humilité. J’ai ralenti l’avance de mon duc vers Dantrielle autant que j’ai pu. Je ne peux faire plus sans être démasquée. » Sans que le Tisserand esquisse le moindre geste, un coup violent sur la joue l’envoya au sol. « Je me fiche des soupçons de ton duc ! Que tu sois démasquée ou non n’a aucune importance. Des sujets bien plus graves que toi me préoccupent. Si ce siège est rompu trop tôt, celui de Kentigern est menacé. Et si cela se produit… » Il s’interrompit si brusquement que Fetnalla comprit qu’il était allé trop loin. « Seul le succès du mouvement compte. Je croyais que tu l’aurais saisi. Tu me déçois terriblement. — Je comprends, Tisserand. C’est que… » Une main lui couvrit la bouche, tandis qu’une seconde lui serrait la gorge. « C’est cette femme, n’est-ce pas ? siffla-t-il sans l’étrangler encore. L’autre ministre ? Réponds-moi franchement ou je te tue. » Evanthya, bien sûre, n’était pas étrangère à ces reproches. Le siège de Dantrielle l’exposait chaque jour au risque d’être blessée ou tuée. Mais Fetnalla craignait autant pour sa vie que pour celle de son amour. Peut-être plus. Ce n’était pas glorieux mais, livrée aux mains du Tisserand, sa fierté était le cadet de ses soucis. « J’ai peur pour elle, Tisserand. » Elle sentit son étreinte se desserrer. « Elle compte encore moins que toi. Elle s’est condamnée en acceptant de servir son duc. Si tu l’avais convaincue de rejoindre le mouvement, j’aurais pu l’épargner. — Il n’est pas trop tard ! s’exclama Fetnalla. — Tu n’es pas encore parvenue à l’enrôler. Tu n’y arriveras jamais. — Nous nous voyons si rarement. Si j’avais encore une chance… » Il resserra sa poigne, dans le but cette fois de lui couper la respiration. « Tu ne comprends pas ! Il n’y aura pas d’autre chance. Vous ne pouvez vous retrouver que si le siège du régent échoue, et je ne le veux sous aucun prétexte. Je préfère que Dantrielle tombe aux mains des Solkariens, et que ton duc soit exécuté et oui, toi avec, plutôt que de voir le siège échouer. Est-ce clair ? » Elle acquiesça, incapable de proférer le moindre son. « Bien. Maintenant, je dois savoir si tu peux rester à mon service dans ces circonstances. Si c’est le cas, tu verras l’aube. Sinon, je te tue. Et crois-moi, peu importe ta réponse, je saurai la vérité. Alors ne cherche pas à me mentir, ou bien ton agonie sera terrible. » Il relâcha de nouveau son étreinte, et ôta la main qui lui fermait la bouche, une fois de plus sans esquisser le moindre geste. La réponse était plus facile que le Tisserand l’imaginait. Envisager la disparition d’Evanthya, sa mort ou leur séparation, lui déchirait le cœur. Mais elle avait redouté, par-dessus tout, qu’il l’oblige à tuer Evanthya de ses propres mains. Il l’avait souvent prévenue de cette extrémité. Elle comprenait à présent que le coup fatal lui serait épargné. Si le siège se déroulait comme l’entendait le Tisserand, Evanthya n’apprendrait même jamais sa trahison. C’était une maigre consolation, mais une consolation tout de même. La seule qui lui restât. « Oui, Tisserand, avança-t-elle avec un regain d’assurance. Je peux continuer à vous servir. » Suspendue au-dessus d’un abîme béant, elle attendit son verdict. « J’en suis heureux, fit-il avec une légère surprise. Comment vas-tu ralentir l’arrivée de ton duc à Dantrielle ? — Je ne sais pas encore, je trouverai. — Tu as intérêt. » Elle ouvrit les yeux sur la lueur pâle des feux de camp, les ronflements et les murmures d’un millier de soldats au repos. Toutes ses rencontres avec le Tisserand la laissaient pantelante et couverte de sueur. Celle-ci ne différait pas. Elle aurait aimé se changer, mais au milieu de tous ces hommes, si près de son duc, elle n’osa pas. Alors elle resta allongée et, attentive aux battements effrénés de son cœur, contempla les quelques étoiles qui brillaient à travers les arbres. Elle n’avait jamais imaginé que les choses en viendraient là. C’étaient les soupçons de son duc qui l’avaient jetée dans les bras du Tisserand. Impatiente de lui rendre les coups qu’il lui portait, elle avait même espéré qu’on lui assignerait pour première mission celle de l’assassiner ; mais elle n’aurait jamais cru devoir choisir un jour entre la cause qirsi et son amour pour Evanthya. Pendant des cycles, Fetnalla avait espéré convertir son amante au mouvement. Si Evanthya avait pu concevoir l’avenir que le Tisserand bâtissait pour son peuple, si elle avait su ce que signifiait servir un noble eandi tel que Brall, elle n’aurait pas hésité à la rejoindre. Tebeo, lui, était un homme acceptable. Il n’avait pas donné à sa ministre beaucoup de raisons de remettre en cause sa loyauté. Evanthya ne pouvait tout de même ignorer les souffrances de Fetnalla. Elle comprenait sûrement, quelles que fussent les qualités de Tebeo, que la majorité des nobles eandi n’étaient que des brutes imbéciles, des êtres méprisables indignes de la fidélité qu’ils exigeaient de leurs Qirsi. Mais force lui avait été de constater que son amante restait aveugle à cette réalité. Elle ne se laisserait pas entraîner dans le mouvement, ni convaincre. Evanthya avait une vision du monde bien trop étroite pour percevoir la hauteur des enjeux à l’œuvre dans ce combat. Sa conception limitée de la fidélité l’empêchait d’en saisir toutes les nuances. Certaines trahisons étaient justifiées. Certes, elle avait voulu la mort de Shurik, et payé pour l’obtenir. Cette initiative d’ailleurs, malgré ses premières hésitations, l’avait enhardie au point d’envisager d’autres actions pour attaquer ce qu’elle s’obstinait à appeler la conspiration. Cette audace pourtant ne démontrait que les limites de sa réflexion. Le monde, à ses yeux, était constitué de nobles eandi et de ministres qirsi. Un ordre immuable au-delà duquel elle n’imaginait rien. Et ce manque d’imagination aller causer sa perte. Un sentiment de panique l’étreignit. « Il reste peut-être un moyen de la sauver, murmura-t-elle. Je peux encore la convaincre. » Si elle survivait au siège. Elle chassa le visage d’Evanthya surgi dans ses pensées pour réfléchir au moyen de ralentir l’arrivée de Brall à Dantrielle. Elle avait repoussé leur départ d’Orvinti à trois reprises, dont deux au prétexte que le nombre de recrues était insuffisant pour remporter la bataille. La première fois, elle avait été aidée par l’arrivée d’un messager. Apprenant que Rassor avait rejoint le camp de Numar pour assiéger la forteresse de Dantrielle, Brall avait accepté de renforcer ses contingents de deux cents hommes. La seconde fois, elle avait eu moins de chance, mais elle était parvenue à convaincre Traefan Sograno, le capitaine des armées d’Orvinti, que cent archers de plus permettraient de soutenir efficacement la victoire. Ces accroissements successifs avaient eu des répercussions sur l’organisation des ressources, répercussions qui avaient, à leur tour, nécessité des délais supplémentaires. Elle avait alors transmis de fausses informations au maître artilleur chargé de la commande et de la fabrication des armes. Mentant sur la proportion d’archers et de fantassins enrôlés, ce n’avait été qu’au moment du départ que le capitaine s’était aperçu de l’insuffisance des flèches. Brall était entré dans une colère noire. Entre l’artisan prétendant avoir reçu de mauvaises consignes de Fetnalla, et Fetnalla affirmant avoir été mal comprise, il n’avait su trancher. Cela n’avait rien fait pour apaiser les doutes qu’il nourrissait à son égard, mais Fetnalla s’était arrêtée à l’essentiel : le report d’un jour et demi de leur départ pour Dantrielle. Une fois partis, ses possibilités de perdre encore du temps étaient limitées. Brall imposait le pas de charge, et exigeait que la compagnie suive, en particulier les cavaliers. Il connaissait en outre les relations de sa ministre avec Evanthya, et la supposait pressée d’atteindre Dantrielle pour mettre un terme au siège et sauver la ministre de Tebeo. Tout les efforts de Fetnalla pour les ralentir aurait révélé sa trahison. C’était pourtant exactement ce que le Tisserand espérait d’elle. Un simple subterfuge ne suffirait pas. Elle devait agir au grand jour. Cela lui apparut avec une telle évidence qu’elle fut tentée de se lever pour passer à l’action sans attendre. Au comble de l’agitation, elle se retourna une première fois dans son sac de couchage avec un profond soupir, puis une seconde, et une troisième. N’y tenant plus, elle s’assit, fit mine de s’étirer et se redressa. Une des sentinelles l’observait. Il lui adressa un signe de tête silencieux. D’un pas nonchalant, elle se dirigea au milieu des arbres vers l’endroit où étaient attachés les chevaux et stationnées les charrettes de provisions. Arrivée là, elle fut prise de tremblements et maudit son manque de sang-froid. D’autres sentinelles montaient la garde. L’une d’entre elles approcha. Ignorant les battements de son cœur, gratifiant l’homme d’un sourire détendu, elle poursuivit son chemin vers sa monture. « Tout va bien, Premier ministre ? » lui demanda le soldat avec suspicion. La méfiance de son duc était sue de tous. Il l’affichait sans complexe. Rien d’étonnant à ce que ses hommes en fissent de même. « Oui. J’ai un peu de mal à dormir, alors je suis venue voir Zetya. » Elle déposa un baiser sur les naseaux de son cheval qui hennit doucement. Le soldat, perplexe, fronça les sourcils. « Le duc nous a donné l’ordre de ne laisser personne approcher des chariots. — Je sais. Je ne fais rien de mal. — Non, répondit l’homme de plus en plus embarrassé, mais… — Ne vous inquiétez pas, je ne reste que quelques instants, et je vous donne ma parole de ne pas aller plus loin. » Il hésita, mais finit par battre en retraite. La sentinelle partie, Fetnalla continua de flatter son cheval. Sans cesser de lui murmurer à l’oreille, elle se concentra sur son don de Façonnage qu’elle dirigea vers le chariot le plus proche. La distance n’était pas très grande, mais les magies qirsi étaient plus efficaces quand l’objet visé était proche. Le Façonnage en particulier demandait plus de précision, surtout quand le but n’était pas la destruction mais un subtil sabotage, comme l’envisageait Fetnalla en considérant l’une des roues arrière du chariot. Un Qirsi plus puissant n’aurait eu aucun mal à s’acquitter de cette tâche. Lorsqu’elle eut terminé d’affaiblir la jante, son visage était couvert d’une fine couche de sueur. Après un dernier baiser sur les naseaux de Zetya, elle rebroussa chemin. La sentinelle ne l’avait pas quittée des yeux. Passant devant le soldat avec nonchalance, elle le remercia et lui souhaita bonne nuit. Il répondit de même. De retour à son bivouac, elle s’allongea et, l’esprit hanté par Evanthya et le déroulement du siège, s’efforça de dormir. Si ses mensonges précédents n’avaient pas noué le sort de son amante, ce dernier acte de sabotage pouvait sceller son destin. À l’inverse, si cette nouvelle ruse échouait, le Tisserand se vengerait, et elle mourrait avant de revoir Evanthya. Assaillie de questions, elle passa le reste de la nuit éveillée et tendue. L’aube la trouva debout avant les autres. Comme chaque matin, un jeune soldat vint lui porter du pain dur, du fromage et des fruits secs. Elle n’avait pas faim, mais se força à manger pour ne pas attirer l’attention. Le camp fut vite levé, et l’armée d’Orvinti prête à reprendre la route. Fetnalla chevauchait à l’avant de la colonne, non pas à côté de son duc – Brall ne l’aurait jamais toléré – mais assez près pour le rejoindre à la moindre alerte. Les chariots, en fin de cortège, ralentissaient l’allure. Ils étaient trop loin pour qu’elle entende le grincement des essieux, mais elle guettait les cris et les jurons qui donneraient l’alerte. Elle espérait que l’accident n’interviendrait que tard dans la journée ; plus il tardait, moins elle serait soupçonnée. Mais elle avait dû y aller un peu trop fort, car moins d’une heure après qu’ils eurent levé le camp, les cris qu’elle redoutait s’élevèrent à l’arrière de la colonne. Quelques minutes plus tard, un cavalier venait porter la nouvelle à Brall. « La roue d’un chariot s’est brisée, monseigneur. — Par les démons et toutes les flammes ! » jura le duc en tirant les rênes de sa monture pour faire demi-tour. Devant Fetnalla, il ralentit. « Suivez-moi, Premier ministre. Votre magie nous sera peut-être utile. » Elle obtempéra, et ils rejoignirent en silence le chariot immobilisé sur le chemin forestier, incliné sur sa roue arrière droite dont la jante était brisée. Brall mit pied à terre. « Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il au conducteur. Vous avez heurté une pierre ? — Non, monseigneur ! se défendit l’homme. Le chemin est dégagé. Je ne comprends pas. La roue a lâché toute seule. — Ces chariots sont pourtant neufs… » Brall, agenouillé devant la roue, examinait le bois. « Je ne vois pas de nœud, déclara-t-il en assenant un poing rageur sur le véhicule. J’aurais la tête du charron dès mon retour. » Il se releva et se tourna vers Fetnalla. « Pouvez-vous l’arranger ? — Monseigneur ? — Vous êtes Façonneuse, non ? Vous savez réparer le bois. — Je peux réparer certains bois, monseigneur, mais je ne suis pas aussi douée que d’autres. Les Façonneurs sont meilleurs pour… Notre pouvoir est mieux fait pour briser les objets que pour les réparer. Je peux briser une lame dirigée contre moi, je ne suis pas sûre de pouvoir la reconstituer. » Elle désigna la roue. « C’est aussi vrai pour le bois. — Essayez quand même. — Bien, monseigneur », fit-elle en descendant à son tour de cheval. Elle s’agenouilla comme le duc un peu plus tôt devant la roue. « Cela va me prendre un certain temps, et je ne suis pas certaine du résultat. Vous devriez demander à quelqu’un d’en refaire une, au cas où. » Le duc, ravalant un juron, se détourna. « Nous n’avons pas le temps. » Il réfléchit un instant, puis se dirigea vers sa monture. « Venez, Premier ministre, fit-il en remontant en selle. — Mais… la roue, monseigneur. — Vous venez de me dire que vous ne pourriez probablement pas la réparer. Que quelques hommes restent ici avec le chariot, ordonna-t-il à ses soldats. Les autres continuent vers Dantrielle. Nous avons perdu beaucoup trop de temps. » Le Tisserand lui aurait demandé d’insister, et il l’aurait sévèrement punie de son silence. Ignorant ces reproches, elle laissa le duc repartir au galop vers le haut de la colonne. Elle remonta en selle et le suivit. Que pouvait-elle entreprendre ? Briser une autre roue aurait alerté son duc, et tout ce qu’elle imaginait eût aussitôt révélé sa trahison. « Que tu sois démasquée ou non n’a aucune importance. » Les paroles du Tisserand, aussi nettes que son indifférence, résonnaient à ses oreilles. Elle n’était pas prête à une action manifeste. Son exécution sommaire au milieu des bois ne ferait pas plus avancer la cause du Tisserand que cette roue brisée. Il devait exister un moyen de servir le mouvement tout en préservant son secret. Revenue derrière son duc, elle rumina cette question, si bien qu’elle ne remarqua le cheval qui la dépassait qu’au moment où son cavalier s’adressait à Brall. Même alors, ce fut le ton de sa voix qui la força à lever les yeux. C’était la sentinelle de la veille, celui qui l’avait vue et lui avait parlé quand elle s’était approchée de Zetya. Le capitaine l’avait pris en selle et, assis derrière lui, il s’entretenait à voix basse avec le duc. Traefan, imperturbable, regardait droit devant lui. Brall lorgna vers Fetnalla, avant d’éperonner son cheval, suivi par le capitaine et le soldat. Ils étaient trop loin pour qu’elle puisse les entendre. Leur précaution était inutile. Elle savait mot pour mot ce que l’homme était en train de lui dire, comme elle savait exactement que Brall en déduirait le pire. Que le pire fut vrai ne changeait rien à sa rancœur. C’était pour cette raison qu’elle l’avait trahi. Lorsqu’il la regardait, il ne voyait qu’une traîtresse, même quand elle le servait fidèlement. Elle ne lui avait donné que ce qu’il méritait. La discussion du duc et de la sentinelle ne tira pas en longueur. Le capitaine fit demi-tour et rejoignit l’arrière de la colonne. Traefan ne détourna même pas les yeux. Le soldat lui jeta un rapide coup d’œil. Il avait les joues rouges. « Premier ministre, voudriez-vous me rejoindre ? » La voix de Brall était d’une froideur extrême. Elle obéit, stupéfaite des tremblements qui s’étaient emparés d’elle. Pourquoi ces hommes l’emplissaient-ils d’une telle frayeur ? Était-elle devenue si faible que sa vie fut suspendue entre les mains d’un noble eandi et celles d’un Tisserand ? Elle ne jeta qu’un regard à Brall, mais un seul suffit. Son visage était de marbre, et ses yeux bleus aussi durs que du cristal. « Voudriez-vous me dire ce que vous faisiez près des chariots, cette nuit ? » Elle faillit tout lui avouer. Elle préférait en finir que vivre avec cette peur constante. Mais la lâcheté – ou le courage – la retint. « Les chariots, monseigneur ? — Ne jouez pas avec moi, Premier ministre ! Cet homme vient de me dire que vous traîniez dans le camp, hier soir, et que vous vous êtes arrêtée à quelques pas du chariot que nous venons d’abandonner. » Elle fixait la route. « Je me suis en effet réveillée cette nuit, plusieurs sentinelles m’ont vue. » Elle le regarda. « Je ne m’en suis pas cachée. Je suis allée voir Zetya. Je suis restée avec elle un moment, et puis je suis retournée me coucher. J’étais sans doute près des chariots, mais je n’y ai guère prêté attention. — Vous voulez me faire croire que vous vous êtes contentée de flatter votre cheval ? — Et qu’aurais-je fait d’autre, monseigneur ? lança-t-elle laissant poindre sa colère. — À votre avis ? Vous êtes Façonneuse, et plus j’y songe, plus je me demande comment cette roue a pu lâcher. — Vous croyez que je l’ai sabotée ? — L’avez-vous fait ? — Oui, monseigneur, j’ai aussi trafiqué votre épée pour qu’elle se brise au premier assaut. — Ne vous moquez pas de moi, Fetnalla ! Vous en êtes parfaitement capable ! — Vous parlez de mes dons ou de ma fidélité ? » Il se tut. « Cela fait près d’un an que vous me considérez comme une traîtresse, depuis la mort du duc de Bistari. Depuis ce jour, vous cherchez toutes les preuves possibles pour justifier vos soupçons. Et maintenant, vous l’avez. Peu vous importe de savoir pourquoi je n’arrivais pas à dormir, ou ce que j’ai fait. Vous avez décidé que je vous ai trahi et rien de ce que je pourrais dire ne vous fera changer d’avis. » Brall demeura longtemps muet. À l’arrière de la colonne, des hommes chantaient. Le reste de l’armée était aussi silencieux que pouvaient l’être mille hommes en marche. « Vous avez raison, reconnut enfin le duc. C’est probablement injuste de ma part, mais je n’ai plus confiance en vous. Je doute de votre loyauté, comme j’en suis venu à douter de tous les Qirsi qui m’entourent, qu’ils soient ministres ou guérisseurs. Il est vrai qu’aucun n’a subi de plus vifs soupçons que vous, Premier ministre, et je m’en excuse, mais je ne peux plus vous garder à mon service. » Elle s’était attendue à des démentis, à d’autres accusations, ou des regrets, peut-être même à l’aveu qu’il s’était trompé, mais pas à cette disgrâce. Elle le dévisagea. Des larmes roulaient sur son visage. Elle ne fit rien pour les essuyer tant elle était stupéfaite. Que cet homme qu’elle avait fini par haïr fut capable de la blesser aussi facilement la sidérait. Le duc la considéra un instant. Devant ses larmes, il se crispa. « Vous auriez dû vous douter que nous en viendrions là, Fetnalla. Cela fait un moment que je n’accorde plus à vos conseils l’attention qu’ils méritent, et je ne me souviens plus de notre dernière conversation aimable. — Vous ne pouvez pas m’en blâmer, monseigneur. — Non, peut-être pas. C’est la conspiration et ce qu’elle a provoqué qui est responsable. Lorsque nous aurons défait les renégats, Eandi et Qirsi pourront peut-être se rapprocher. Mais d’ici là… » Il secoua la tête d’un geste las. « D’autres ducs restent attachés à leurs ministres. Tebeo se tourne toujours vers Evanthya. » Pourquoi discutait-elle ? Il lui rendait sa liberté. Ne servirait-elle pas mieux le Tisserand débarrassée de ce pauvre imbécile ? « C’est vrai, il continue, bien que je l’aie prévenu. — Il s’est toujours montré plus avisé que vous. » Devant la vive rougeur qui montait aux joues de Brall, la ministre se demanda s’il n’allait pas saisir l’excuse de cet affront pour la punir, ou même la faire exécuter, mais il poussa un rire forcé. « J’imagine que je le mérite. » Il la dévisagea un instant avant de revenir à la route. Il reprit la parole avec le ton officiel qu’elle en était venue à détester. « Vous pouvez chevaucher avec nous jusqu’à Dantrielle, Premier ministre. Je sais combien vous avez hâte de revoir Evanthya. À supposer que nous brisions le siège, nous pourrons vous faire admettre au château. Mais vous ne voyagerez plus à mes côtés, et l’accès aux chariots comme aux réserves vous est désormais interdit. À part ces restrictions, vous êtes libre d’aller et venir. Je comprendrais que vous quittiez l’armée sur-le-champ. Je vous laisse ce choix. — Monseigneur est généreux. — Vous méritez cet égard », fit-il sans révéler s’il avait senti ou non l’ironie de sa réplique. Ils chevauchèrent en silence jusqu’au moment où Fetnalla s’aperçut qu’il attendait une réponse. « J’ai besoin de temps pour prendre cette décision, énonça-t-elle enfin. — Naturellement, je vous laisse jusqu’à la fin de la journée. » Il ralentit. Comme Fetnalla réglait son allure sur la sienne, deux soldats arrivèrent à leur hauteur. « Accompagnez le Premier ministre jusqu’à ce soir, leur dit-il en les regardant l’un après l’autre. Assurez-vous de son confort. Lorsqu’elle souhaitera me parler, faites-le-moi savoir sans attendre. — Bien, monseigneur. » Brall hocha la tête avant de se tourner vers Fetnalla. « Je suis désolé, Premier ministre. Croyez ce que vous voulez, mais je n’ai jamais voulu que les choses en arrivent là. » D’un coup de talon, il s’éloigna, la laissant seule avec ses hommes. Elle était prisonnière. Libre d’aller et de venir, mais sous escorte, surveillée comme une voleuse. Elle s’efforça de se sentir outrée, de remplacer sa douleur par n’importe quel sentiment capable de lui venir en aide et de servir le Tisserand, mais elle ne put que retenir ses larmes et suivre le mouvement, dans le sillage de Brall. Elle demeura à distance de son duc le reste de la journée, s’arrêtant quand il s’arrêtait, se reposant quand il se reposait, mangeant lorsqu’il mangeait, sans adresser un mot aux sentinelles qui l’accompagnaient, ni à quiconque. De temps à autre, elle sentait leurs regards intrigués posés sur elle. Elle fit de son mieux pour les ignorer. La décision qu’elle devait prendre dépassait de beaucoup le choix que Brall lui proposait. Le Tisserand avait vu juste, même si elle doutait qu’il eût saisi toutes les conséquences des événements de la journée. Ce que son duc pensait d’elle n’avait plus la moindre importance. Seul comptait son soutien au mouvement. Et le Tisserand avait été très clair : si elle souhaitait vivre assez longtemps pour voir ses plans porter leur fruit, elle devait empêcher Brall et son armée d’arriver trop vite à Dantrielle. Toute la question était de savoir comment s’y prendre. Plusieurs possibilités s’offraient à elle. Aucune cependant n’était de nature à retarder l’armée d’Orvinti plus de quelques heures, à l’exception peut-être d’une seule. Elle ne pouvait s’y résoudre. Mais plus elle y songeait, plus elle devait se rendre à l’évidence, elle n’avait qu’un recours. Elle devinait ce que le Tisserand lui aurait dit. Malgré son propre effroi, la logique de son raisonnement était imparable. Il n’y a pas d’autre solution, lui soufflait la voix convaincue et satisfaite du Tisserand. Fermant les yeux devant la perspective qu’elle entrevoyait, ce n’était pas la silhouette sombre de son chef qui se détachait devant elle, mais bien celle d’Evanthya, son adorable front barré d’un profond pli de reproche. Brall lui avait offert le loisir de réfléchir toute la journée. Elle mit ce temps à profit et, lorsque le soleil déclina à l’horizon, embrasant la forêt de ses lueurs orangées, elle avait pris sa décision. Elle s’appliqua d’abord à donner sa réponse. Brall s’attendait à ses hésitations, à son long combat entre ses sentiments blessés et un avenir incertain. Autant qu’il profite lui aussi de ses réflexions. Ils montèrent le camp à la nuit tombée, répartissant leurs couchages le long de la rive de la Rassor, sous les rayons de lune qui, à travers les feuillages, constellaient de petites lumières le sol de la forêt. Elle patienta encore, prit son dîner seule, avant de s’étendre sur son sac de couchage d’où elle contempla les étoiles, comme perdue dans ses pensées. Ce ne fut qu’au moment où la majorité des soldats se furent endormis qu’elle finit par annoncer à l’un de ses gardes son désir de s’entretenir avec le duc. Il la dévisagea avec perplexité, si bien que son camarade dut lui rappeler les consignes de Brall. L’homme s’éloigna alors vers le centre du camp, où se dressait la tente ducale. Il ne tarda pas à revenir, le visage empreint d’une si mauvaise volonté que Fetnalla se demanda s’il n’avait pas été contraint de réveiller le duc. « Il vous attend », annonça-t-il. Réprimant ses tremblements, elle se leva et le suivit. La sentinelle postée à l’entrée de la tente souleva le pan et lui fit signe d’avancer. Brall était assis devant une petite table encombrée d’une simple lampe à huile. Sa lueur vacilla. Il avait les cheveux défaits, mais son regard était clair. Il n’était donc pas couché depuis longtemps. « Il est tard. Je n’attendais plus votre réponse. » Toute trace de remords s’était envolée, constata-t-elle, et avec elle la courtoisie dont il avait fait preuve à son égard, plus tôt dans la journée. Tant mieux. Sa tâche n’en serait que plus facile. « Toutes mes excuses, monseigneur. C’était une décision… difficile. — Je n’en doute pas. Qu’avez-vous résolu ? — Je resterai avec l’armée jusqu’à Dantrielle, monseigneur. Comme vous l’avez souligné, je veux revoir le Premier ministre, et j’espère que son duc pourra me conseiller, ou m’indiquer une cour où mes services seront appréciés. » Cet argument lui était venu sans réfléchir, pour le convaincre, alors que c’était parfaitement inutile. Maintenant ! l’enjoignit la voix du Tisserand. « Très bien. Vous acceptez les conditions de votre séjour parmi nous ? — Oui, monseigneur. — Parfait. » Il se leva. « Je vous souhaite une bonne nuit, Fetnalla. Nous repartons à l’aube. » Un congé. Son dernier. « Bonne nuit, monseigneur », répondit-elle sans esquisser un geste. Elle devait agir cette nuit. Immédiatement. Ils avaient couvert une bonne distance dans la journée, ils pouvaient être en vue de Dantrielle dès la prochaine halte, le lendemain soir. « Autre chose ? demanda-t-il d’un ton froid et impatient. — Eh bien, oui. » Elle gagnait du temps, rassemblait son courage. « Connaissez-vous quelqu’un qui pourrait avoir besoin d’un ministre qirsi ? » Elle crut qu’il allait la renvoyer. Sans doute pris par quelque remords, il se passa une main lourde sur le visage, et reprit place avec lassitude sur son siège, devant la table. Cette position l’arrangeait. Tout de suite ! ordonna la voix impérieuse du Tisserand. Ne laisse pas passer cette chance ! Non ! s’écria celle d’Evanthya. Tu n’es pas obligée ! Elle aimait l’une, craignait l’autre. En d’autres circonstances, elle aurait choisi l’amour, mais cet amour n’avait qu’une seule issue : la mort. « Pour être franc, Evanthya, je connais peu de nobles qui font encore confiance à leurs Qirsi, et aucun qui cherche… » Un craquement d’os étouffé interrompit son beau discours. Sa tête s’inclina d’un coup sec sur le côté, tandis qu’un bruit étranglé, curieux, s’échappait de sa gorge. Mais il resta assis, les yeux ouverts. Elle aurait dû être terrifiée, avoir les mains tremblantes, le cœur battant. Au lieu de quoi, elle se sentait plus détendue que jamais, et même légèrement exaltée. La sentinelle qui fit irruption dans la tente ne parvint pas à l’inquiéter. « Monseigneur, je crois qu’il est temps de… » Il se tut, le visage traversé par la stupéfaction, puis la peur. « Monseigneur ? » Il se tourna vers Fetnalla. « Qu’avez-vous… » Il n’eut pas le temps d’achever sa question. Briser les os, même chez cet homme vigoureux, lui demandait extraordinairement peu de magie. Comme celle de Brall, sa nuque flancha dans un craquement presque inaudible. Foudroyé, il s’effondra aussi facilement que le duc. Fetnalla roula son corps pour le dissimuler depuis l’entrée, puis elle se dirigea vers le pan et glissa la tête à l’extérieur. Ses deux gardes étaient là. Le reste du camp, endormi, était plongé dans le silence. « Il veut vous parler », informa-t-elle en les invitant à l’intérieur. Ils lui obéirent sans discuter, comme de bons soldats eandi. Et ils moururent comme tels. Le premier, voyant son camarade tomber et avisant le corps inerte de la sentinelle, parvint même à tirer son épée. Il s’écroula avant de déclencher la moindre alerte. Le Tisserand avait raison. À côté des pouvoirs qirsi, les muscles et les armes des guerriers eandi ne valaient rien. Elle ne s’était jamais sentie aussi forte, aussi vivante, aussi fière d’être une enfant de Qirsar. Elle quitta la tente, prête à affronter l’armée entière. Personne ne lui prêta la moindre attention. En souriant, elle ramassa son sac de couchage, sa selle et ses quelques possessions, et se dirigea vers la partie du campement où se trouvait Zetya. Une sentinelle approcha alors qu’elle fixait la selle de son cheval. « Où allez-vous ? » lui demanda l’homme, la main sur la garde de son épée. Elle lui jeta un regard dédaigneux avant de revenir à sa monture. « Vous n’êtes pas au courant ? Le duc m’a démis de mes fonctions. Apparemment, il ne me fait plus confiance. — Je le sais. Je sais aussi qu’il vous a assigné deux gardes. Où sont-ils ? — C’est vrai, mais comme vous le constatez, je m’en vais. Il n’est plus nécessaire de me surveiller. » Elle monta en selle. « Et où allez-vous au beau milieu de la nuit, ministre ? » Fetnalla le dévisagea, s’interrogeant sur la nécessité de le tuer, lui aussi. « Le plus loin possible de ce campement, répondit-elle froidement. J’étais au service de ce duc bien avant votre Révélation, et il me récompense par une accusation de trahison et le bannissement de sa cour. Croyez-vous vraiment que j’aie envie de m’attarder ? » L’homme, surpris par sa franchise, bredouilla. « Autre chose ? » demanda-t-elle. Comme il secouait piteusement la tête, elle fit demi-tour et, sans un mot, s’éloigna. « Où sont vos gardes ? » interrogea l’homme dans son dos. Fetnalla arrêta son cheval et se tourna. « Avec votre duc, je suppose. » L’homme considéra la tente. Craignant qu’il la retienne, elle éperonna les flancs de Zetya et s’élança au galop dans les bois. Elle se dirigea plein est, attentive à l’agitation qui ne manquerait pas de s’emparer du camp dès la découverte du duc et de ses hommes. Elle ne tarda pas. Les premiers cris d’alerte s’élevaient déjà derrière elle. La sentinelle n’avait pas perdu de temps. La nouvelle de la mort du duc se répandrait à la vitesse de l’éclair. Après la première confusion et la désignation d’un nouveau dirigeant, Traefan prendrait vite le commandement des opérations et expédierait un détachement à ses trousses. Lançant Zetya au triple galop, elle vira au nord, et s’enfonça plus profond dans la forêt, loin de la rivière. Quelques cavaliers seraient envoyés à sa poursuite. La plupart iraient à pied. Si elle survivait à la nuit, et qu’elle chevauchait jusqu’au matin, elle leur échapperait. Le Tisserand avait évoqué les batailles qui se dérouleraient plus au nord. C’était donc là qu’elle irait. Elle avait perdu Evanthya. Elle ne la reverrait probablement jamais. Dans le cas contraire, elle serait obligée de la tuer. Le visage inondé de larmes, elle prit alors conscience de sa folie. Le Tisserand n’approuverait pas son geste. Elle avait agi guidée par la peur et non par l’amour. Encore moins par la raison. Entre les exigences de sa cause et les désirs de son cœur, elle avait fait un choix. Et elle s’était condamnée à vivre – et à mourir – avec les conséquences qui en découlaient. 10 Dantrielle, royaume d’Aneira Qu’ils survivent au coucher du soleil relevait, aux yeux d’Evanthya, du miracle. Ils se battaient comme des possédés. Le duc maniait son épée comme il avait dû le faire dans sa jeunesse. Quelques jours plus tôt, elle avait surpris les soldats commenter à voix basse la gaucherie de Tebeo au début des combats, elle avait entendu leurs récits sur la façon dont ils l’avaient sauvé in extremis. Elle avait aussi vu la blessure que lui avait infligée un envahisseur de Solkara. Mais ce jour-là, elle ne constata aucune des faiblesses dont le vieux duc lui-même s’accusait. Qu’il tirât sa vigueur de la menace imminente qui assaillait son château et sa famille, ou des atrocités que Numar faisait subir à sa maison depuis le début du siège, il se conduisait avec un courage et une force exemplaires. Si bien que ses hommes, devant sa bravoure et sa ténacité, redoublaient d’efforts pour bouter les hommes de Solkara et de Rassor hors du château, et massacrer ceux qui osaient leur résister. Evanthya quant à elle bénéficiait de la frayeur qu’inspirait son peuple aux Eandi, et de leur ignorance des pouvoirs qirsi. Ses dons – Glanage, brumes et vents, langage des animaux – ne lui étaient d’aucun secours dans un combat rapproché contre des guerriers plus grands et plus vigoureux qu’elle. Redoutant la magie du feu ou le Façonnage, ils ne l’approchaient qu’avec prudence. Tebeo, qui connaissait précisément ses pouvoirs et qui avait insisté pour qu’ils restent dos à dos, veillait toujours à ce qu’elle n’affronte pas les plus vaillants d’entre eux. Lorsqu’elle devait se battre, elle s’en sortait honnêtement. Elle avait appris les rudiments d’escrime – Tebeo l’exigeait de tous les ministres à son service – et elle compensait la force qui lui manquait par une meilleure agilité et une plus grande vitesse. Elle n’avait pourtant tué aucun homme et, lorsqu’elle esquivait un coup, il lui arrivait bien souvent de perdre l’équilibre. Heureusement, plusieurs soldats de Dantrielle s’étaient positionnés autour d’eux et, chaque fois que sa vie était vraiment en danger, il en venait toujours un à son secours. Une âcre fumée noire flottait sur le château et dans la cour. De sa persistance, Evanthya déduisit que la Grande Forêt brûlait toujours. Ses suppositions furent confirmées un peu plus tard par l’arrivée d’un lieutenant descendu des remparts faire son rapport sur les combats qui se déroulaient sur les murs. « Ils continuent de monter par leurs échelles, monseigneur, annonça-t-il tandis qu’un Guérisseur qirsi pansait une plaie sur son bras. Mais ils ne contrôlent aucune section des remparts. » Tebeo, adossé à une arche de pierre, profitait d’un répit entre deux assauts. Son visage était écarlate et de la sueur ruisselait sur ses joues et son menton. « Bon travail, lieutenant. Transmettez mes félicitations aux hommes sous votre commandement. — Oui, monseigneur. — Savez-vous comment se déroulent les combats à l’extérieur des murs ? — Non, monseigneur. La fumée et les arbres nous bouchent la vue. Des bruits nous parviennent – ils se battent toujours – mais il est impossible de savoir qui a l’avantage. Les feux perdurent. — Très bien, commenta sombrement le duc. Retournez à votre poste. Protégez les portes de votre mieux. » L’homme acquiesça avec une rapide révérence et courut vers la tour. Gabrys, victime d’une douzaine de blessures sanglantes au visage, aux bras et au cou, mais toujours plus frais que Tebeo, approcha. « Les feux sont une mesure désespérée, monseigneur. Numar ne peut pas nous attaquer aussi férocement et infliger en même temps de grandes pertes aux armées de Kett et Tounstrel. Il n’a pas assez d’hommes. — Vous semblez bien confiant, capitaine. — Je reste convaincu que les murs tiendront, et que nos alliés perceront les rangs ennemis. » Tebeo se redressa et contempla son épée. « J’aimerais être aussi optimiste. » Le capitaine réduisit la distance entre eux et baissa la voix. « Vous en doutez ? — Je ne devrais pas, concéda le duc en réduisant lui aussi le ton, ne serait-ce que pour les hommes. Mais je me sentirais mieux quand Orvinti sera là, acheva-t-il dans un souffle. — Nous sommes capables de vaincre sans lui, s’il le faut. — Il ne le faudrait pas. » Un sourire triste traversa le visage de Gabrys. « Vous pensez qu’il ne viendra pas, constata le duc. — Ce n’est pas ça, monseigneur…, éluda le capitaine, mal à l’aise. — Alors quoi ? Allons, capitaine, ce n’est pas le moment d’avoir des scrupules. — Pardonnez-moi, monseigneur, je crains que vous ne misiez trop sur l’intervention de vos alliés. Vous êtes convaincu que leur arrivée brisera le siège, soit. Mais du même coup, vous semblez persuadé que leur absence nous condamne à l’échec. » Tebeo ouvrit la bouche, se ravisa et fronça les sourcils. « Ce n’est pas entièrement vrai, se défendit-il sans grande conviction, mais je comprends votre point de vue. — Vous suggérez que nous pouvons vaincre sans Orvinti, intervint Evanthya. Comment ? — En continuant de nous battre comme nous le faisons. Vous ne le voyez peut-être pas, mais la journée a été bonne. Le régent a envoyé détachement sur détachement et nous n’avons pas cédé un pouce du château. Nous avons subi des pertes, mais Solkara et Rassor ont perdu autant d’hommes que nous, sinon plus. » Le duc semblait troublé. Evanthya en devinait la raison. Le capitaine comparait les pertes de Dantrielle et celles de l’ennemi sans grand état d’âme. C’était un guerrier, et un bon, au contraire de Tebeo, trop sensible. La mort d’un homme, quelle que fut son armée d’appartenance, le choquait profondément. Et surtout, il savait que cette guerre n’était que le prélude à un conflit bien plus dangereux et meurtrier. Les morts et les blessés que Gabrys comptait avec tant d’insouciance les affaiblissaient plus que jamais et divisaient le royaume. Ce qui était précisément le but des chefs de la conspiration qirsi. « Peut-être, admit le duc. J’aimerais tout de même savoir ce que deviennent les ducs de Kett et de Tounstrel. Peut-on envoyer… — Aux abris ! » Ils pivotèrent vers le mur nord pour voir une nouvelle boule de feu s’écraser sur les remparts. « Par les démons ! s’exclama le duc sans desserrer les dents. — Je croyais que les catapultes avaient brûlé, gronda Gabrys avec une inquiétude nouvelle. — Moi aussi », renchérit Tebeo. Ils considéraient l’impact, en proie à l’abattement, ruminant leurs réflexions. « Je crains que vous n’ayez votre réponse, monseigneur. Si les Solkariens ont réussi à réparer leurs armes… — Aux abris ! » Deux nouvelles sphères en combustion plongeaient vers le château. La première heurta le mur endommagé quelques instants plus tôt, presque au même endroit que le précédent projectile. L’autre ronfla au-dessus des créneaux et s’écrasa avec fracas dans la cour, au milieu d’une gerbe d’étincelles et d’éclats enflammés. Au même instant, des cris s’élevèrent des portes nord et ouest du château. Sous les yeux effarés du duc, du capitaine et d’Evanthya, une horde de soldats de Solkara et de Rassor pénétrait dans la cour. « Archers ! » hurla Gabrys en s’élançant vers eux l’épée brandie. Des flèches sifflèrent depuis les remparts. Certains assaillants eurent le temps de lever leurs boucliers. Un grand nombre fut fauché. Pourtant, aussitôt remplacés par les douzaines d’autres qui s’engouffraient par la porte, les blessés et les morts ne comptaient pas. Le flot qui se précipitait par la porte semblait intarissable. « Qu’est-il arrivé à nos défenses ? s’enquit le duc en se préparant à rejoindre la bataille. — Aux abris ! » Tebeo leva les yeux. « Il est prêt à massacrer ses propres hommes », s’exclama-t-il, incrédule. Deux autres boulets s’écrasèrent sur les remparts. Au même instant, des hommes de Dantrielle, descendus des murs pour repousser l’infernale menace, débouchaient des tours en courant. « Suivez-moi, lança Tebeo à sa ministre. Comme tout à l’heure : dos à dos, vous tournée vers le centre de la cour. — Êtes-vous certain d’être en mesure de vous battre, monseigneur ? » Son regard la transperça, plein de colère et d’amertume. « Parce que vous croyez que j’ai le choix ? — Excusez-moi, monseigneur. » Elle le suivit, stupéfaite de sa vigueur alors qu’elle-même se remettait à peine du précédent combat. Le voyant s’élancer sans la moindre hésitation, elle courut se mettre à sa hauteur, et ils furent vite encerclés par des soldats solkariens. Une fois de plus, le duc maniait son épée comme s’il s’était battu toute sa vie durant. Sa lame, dans la lueur des feux, étincelait d’éclairs. Rejoints par le capitaine et plusieurs hommes, ils constituèrent une phalange qui soutint, l’un après l’autre, tous les assauts de l’ennemi. Malgré sa vigueur, la respiration du duc ne tarda pas à s’alourdir, ses parades à perdre en efficacité. Evanthya, coincée entre deux soldats, se contentait de protéger les arrières de son duc. Elle n’avait pas la force de soutenir les efforts de Tebeo, ni celle de repousser les hommes de Solkara ou de Rassor. Elle n’avait jamais envié les pouvoirs des autres Qirsi, ni même ceux de Fetnalla, qui était Façonneuse et Guérisseuse. Dans le tumulte de la bataille, elle aurait donné tous ses dons pour être capable de briser une lame ou d’enflammer la peau et les cheveux des assaillants de Dantrielle. Le temps et la nuit s’écoulèrent dans un tourbillon de cris, un tumulte d’épées entrechoquées, le ronflement et le fracas des boulets enflammés qui, l’un après l’autre, s’écrasaient sur les remparts, et le nombre croissant de morts qui s’effondraient autour d’eux. La ministre n’avait qu’une expérience limitée de la guerre. Immergée dans cette frénésie, elle n’avait aucune conscience de ce qui se déroulait ailleurs dans la forteresse. Le recul du duc et de ses hommes lui semblait néanmoins inexorable. Ils ne perdaient du terrain qu’au prix du sang chèrement défendu de leurs ennemis, mais ils reculaient tout de même. Le régent, ne laissant que quelques hommes se charger des catapultes, avait dû précipiter l’essentiel de ses troupes dans la cour du château. De fait, au milieu des combats, alors qu’elle jetait un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier l’état du duc et de ses hommes, Evanthya crut apercevoir Numar en personne diriger ses hommes depuis le pied de la tour nord. « Ils nous poussent vers la cour basse, monseigneur, souffla Gabrys quelques instants plus tard d’une voix tendue. — Je sais, répliqua le duc. S’ils prennent la cour haute, nous perdons l’armurerie, sans parler d’une bonne partie de nos réserves, et du cloître, où se trouve ma femme et mes enfants. Si vous avez la moindre idée de la façon de les arrêter, c’est le moment, capitaine. — Hélas, monseigneur. — Ne peut-on ordonner aux archers de viser Numar ? — La majorité d’entre eux se tiennent sur les remparts, monseigneur. Et le régent s’abrite dans l’ombre de la tour. — Premier ministre, avez-vous… » La flèche qui transperça le cou de son voisin l’interrompit, aussitôt suivie par une volée d’autres. Evanthya souleva son bouclier juste à temps pour empêcher deux traits de l’atteindre. « Aux tours ! » hurla le duc alors que ses hommes se dispersaient comme des souris prises au piège. Evanthya le suivit vers l’entrée la plus proche, un regard inquiet vers le haut de l’escalier qu’ils grimpèrent en courant. Le combat continuait sur trois des murs. Le quatrième était déjà aux mains des hommes du régent. Et, au contraire des archers de Dantrielle, qui luttaient désespérément pour empêcher les Solkariens de grimper sur les remparts, ceux de Numar étaient libres de lancer leurs flèches sur les hommes qui se battaient toujours dans la cour. « Ton château sombre, Tebeo ! » La voie railleuse résonna sur la cour depuis la porte nord. « Rends-toi maintenant, et j’épargnerai tes soldats. Continue à te battre et ils mourront avec toi. — Plutôt mourir que me rendre, Numar ! Les hommes de Dantrielle sont prêts à donner leur vie plutôt que de se soumettre à la tyrannie de Solkara », lui renvoya le duc. Une bravoure que démentait son regard. « Avons-nous la moindre chance de les repousser, capitaine ? interrogea-t-il à voix basse. — Seulement si nos hommes reprennent le mur ouest, monseigneur. — Pouvons-nous les aider ? — Non, monseigneur. À moins de céder les cours à Numar. — Alors je ferais peut-être mieux de me rendre. — Non, monseigneur ! s’exclama Evanthya avant le capitaine. — Je ne le souhaite pas plus que vous, Premier ministre, mais si cela peut sauver la vie de mes hommes… — Il ne tiendra jamais parole ! Songez à tout ce qu’il a déjà fait ! Le croyez-vous capable d’une once de clémence envers ceux qui l’ont défié ? — Non, mais il a d’autres combats à mener, et il a besoin de soldats pour les remporter. Il ne peut pas se permettre d’exécuter mes hommes. » Il se tourna vers Gabrys qui suivait leur échange avec attention. « N’est-ce pas, capitaine ? — C’est vrai, mais je suis d’accord avec le Premier ministre. Vous ne devez pas vous rendre. Tout espoir n’est pas perdu. — Ne vaut-il pas mieux cesser ce massacre et épargner l’armée ? — J’ignore ce qu’il en est des autres, monseigneur. Certains, quelques-uns, seraient probablement heureux d’échanger leur vie contre la vôtre. Mais en tant que soldat, plutôt mourir pour une cause, même futile, que vivre sachant que mes amis et mon duc sont morts pour rien. — Très bien, approuva Tebeo. Alors au nom d’Ean, que faisons-nous ? » Gabrys observait la cour, préoccupé. Numar, qui opérait toujours depuis la tour barbacane, ordonnait à ses hommes, relativement dispersés, de se regrouper. « Il faut déplacer nos archers des remparts, décida-t-il enfin, au moins une partie. Nous devons contrer leur avantage. — Vos lieutenants le savent bien. — Ils ont reçu l’ordre de tenir les murs coûte que coûte. Ils en ont déjà perdu un. Ils n’éloigneront pas un homme si c’est pour mettre les autres en danger. — À moins de le leur ordonner. — Oui, monseigneur, mais je ne suis pas sûr de cette tactique. Si nous perdons le contrôle des remparts, nous sommes finis. — Je peux vous aider, monseigneur. » Les deux hommes se tournèrent vers Evanthya. « Que suggérez-vous, Premier ministre ? — Une brume, monseigneur. Dans les combats rapprochés, elle n’aurait servi à rien, elle nous aurait même compromis, mais avec les archers au-dessus de nous, c’est peut-être notre seule chance. — Vous pouvez la laisser flotter au-dessus de nous, demanda Gabrys, pour que nous puissions voir nos adversaires ? » La Qirsi acquiesça. « Alors il faut tenter le coup. — D’accord, approuva le duc. Levez vos brumes, Evanthya. Vite. — Tout de suite, monseigneur. » La ministre, les yeux fermés, se concentra sur ses pouvoirs. Les combats l’avaient épuisée, mais pas plus que les hommes qui manieraient leurs épées sous la brume qu’elle conjurait pour eux. Alors elle ignora sa fatigue et libéra le flot de ses pouvoirs. Lorsqu’elle souleva les paupières, des filaments de brouillard s’élevaient du sol, aussi évanescents que des herbes fantomatiques. D’abord instables et vaporeux, ils ne tardèrent pas à se développer jusqu’à former une épaisse couverture blanche et opaque. Aussitôt, un vent inattendu menaça de détruire ce qu’elle avait entrepris. Pronjed jal Drenthe, le Premier ministre de Numar. « Que se passe-t-il ? » interrogea le duc. Evanthya, sans cesser d’épaissir ses brumes, créait déjà son propre vent. Celui de Pronjed s’accrut. Elle l’égala. Cet homme était plus puissant qu’elle ; elle céderait probablement avant lui, mais elle tint bon, car elle livrait une bataille avec des armes qu’elle maîtrisait, sur un terrain enfin familier, presque confortable. « Evanthya ? — C’est son Premier ministre, monseigneur. Il possède aussi les brumes et les vents. — Pouvez-vous le battre ? — La question est plutôt de savoir s’il peut me battre lui. J’ai bien l’intention de lui résister. — Combien de temps pouvez-vous maintenir cette brume au-dessus de nous ? — Je l’ignore. » Son pouvoir coulait en elle, frais et tumultueux, aussi puissant que le flot glacé qui se déversait de la Steppe de Caerisse à la fonte des neiges. Il ne durerait pas, car tous les Qirsi avaient leurs limites, mais elle se sentait de taille à lutter contre Pronjed jusqu’à la fin des moissons. « Allez les repousser, monseigneur, je maintiendrai ma brume aussi longtemps qu’il le faudra. » Elle devina son sourire, mais ne prit pas le risque de se détourner de sa tâche. À tout instant, le Premier ministre pouvait changer la direction de son vent, ou tenter une autre ruse. « Merci, Evanthya. Le peuple de Dantrielle se souviendra de vous bien après notre disparition. » Elle sourit. Le duc et le capitaine quittèrent l’abri de la tour pour livrer, avec les hommes de Dantrielle, ce qui serait peut-être leur dernière bataille. Evanthya aurait voulu surveiller les combats, veiller à la survie de Tebeo, mais elle fixa son attention sur ses brumes avec résolution. Et Pronjed fit exactement ce qu’elle redoutait : relâchant son vent sans crier gare, il laissa celui de la ministre disperser son propre brouillard. Elle contrôla immédiatement son courant, créant plus de brume, mais déjà d’une autre direction, le Premier ministre solkarien levait un vent nouveau. Elle le contra, pour découvrir qu’il avait encore changé de direction. Ils tournoyèrent ainsi, Pronjed changeant continuellement d’orientation, feignant un sens avant de s’engouffrer dans un autre, obligeant Evanthya à s’adapter pour s’opposer à chacune de ses attaques, tout en épaississant sa brume afin de la maintenir au-dessus de la cour. Son nuage, agité de tourbillons contraires, semblable à un ouragan silencieux nourri par la colère de Morna elle-même, était soumis à rude épreuve, mais elle tint bon. En nage, le corps parcouru de soubresauts, saisie d’un froid intense, elle perdit la notion du temps. Elle s’était lancée dans la bataille avec confiance, sûre de ses pouvoirs sans limites, elle craignait désormais de s’effondrer à tout instant. Pronjed devait être épuisé, lui aussi. Elle ne sentait pourtant aucune faiblesse dans ses réactions. Au contraire, avec ses vents qui tournoyaient sans cesse, et leur agilité surprenante, il semblait le maître incontesté d’une véritable tornade. « Comment vous en sortez-vous, Premier ministre ? » Le duc. Malgré l’inquiétude pressante de sa voix – elle ne voulait pas penser au spectacle qu’elle devait lui offrir – elle resta concentrée sur sa tâche. « Je fais de mon mieux, monseigneur. Comment se déroulent les combats ? — Mal. Nous avons dû retourner vers les tours. » Ses yeux papillonnèrent une seconde dans sa direction. Comme elle, il était en nage, essoufflé, les cheveux en bataille, le visage noirci de poussière et de fumée. Ses bras portaient des balafres sanglantes, ainsi que sa tempe et sa cuisse. Mais il n’avait pas renoncé, pas encore. « Vous êtes blessé, remarqua-t-elle en revenant sur le nuage tumultueux. — Pas aussi gravement que d’autres. Nous nous sommes repliés sur les tours, mais nous ne sommes pas prêts à leur céder la cour. Combien de temps pouvez-vous encore tenir vos brumes ? — Je ne sais pas, monseigneur. Pas longtemps. Pronjed est plus fort que moi, et il est retors. — Vous vous en êtes bien sortie, Evanthya. Je ne l’oublierai jamais. » Sa reconnaissance était si profonde, et sa lassitude si grande, qu’elle faillit en pleurer. « Faites ce que vous pourrez. Nous nous battrons jusqu’au dernier. — Oui, monseigneur. » Il disparut. Sa peur de ne plus jamais le revoir déferla sur elle avec la violence d’une vague destructrice. Submergée de colère et de chagrin, elle s’efforça de mettre ces émotions au service de ses dons. Elle devait écraser le ministre. Hélas, plutôt que soutenir sa résolution, son désespoir semblait miner ses forces. Elle était épuisée. Peut-être conscient de sa faiblesse, Pronjed frappa avec un élan qui aurait pu être le dernier. La brume ondula, tournoya et, comme une fumée balayée par une brusque rafale, commença à s’effilocher. Désespérée, Evanthya tenta de répondre à ce nouveau défi, mais elle était à bout. En quelques minutes, sa brume s’envola, et le vent du Premier ministre hurla dans la cour, libre, incontesté, triomphant. Prise de panique, elle vit que l’ennemi, sur les remparts, avait pris possession d’une autre partie des murs et que, déjà, les archers armaient leurs arcs. Ce serait un massacre, le dernier d’un siège sanglant. Alors qu’elle contemplait ce désastre, un cri s’éleva dans les airs : « Aux abris ! » Un boulet incandescent, le premier jeté sur le château depuis longtemps, se précipitait sur les remparts. Voyant les hommes de Rassor et Solkara s’éparpiller dans tous les sens, elle songea que les dieux, peut-être, veillaient sur Dantrielle et son peuple. La pierre s’écrasa, impitoyable, sur leurs ennemis. La plupart des hommes échappèrent à l’impact, mais plusieurs n’eurent pas cette chance. Lorsque le second boulet s’éleva dans les airs pour retomber sur l’autre partie des remparts tenue par l’assaillant, elle comprit que cette intervention ne devait rien aux dieux ou au hasard. D’autres cris s’élevaient de la cour. Elle tourna les yeux. Une nouvelle horde de soldats envahissait les lieux. La couleur de leurs uniformes, vert et bleu, les couleurs d’Orvinti, lui arracha un cri. Fetnalla était arrivée ! Et avec elle, Brall et son armée. Ces couleurs n’étaient pas les seules. Le cœur gonflé d’une espérance nouvelle, portée par un souffle qu’elle n’avait pas éprouvé depuis des cycles de lunes, elle vit le gris et le noir de Tounstrel, le bleu et l’argent de Kett, le pourpre et le noir de Noltierre rivaliser sur les uniformes. Ils étaient tous là, comme Tebeo l’espérait, comme Brall, Vistaan et Bertin le Jeune l’avaient promis. L’issue des combats changea vite. Contre les soldats de Dantrielle épuisés par le siège, l’armée de Numar avait résisté. Contre celles des alliés de Tebeo, valides, impatientes de se battre après leurs longues marches, les hommes du régent n’avaient aucune chance. En quelques minutes, les hommes de Rassor et Solkara furent écrasés. Beaucoup périrent, bien plus se rendirent et, très vite, Numar et son Premier ministre se retrouvèrent au milieu de la cour, désarmés, tenus en garde par deux hommes sûrs, sous les regards agressifs des vainqueurs. Evanthya se précipita à la rencontre de son duc. Malgré la victoire inespérée, il affichait une mine bien sombre. Pronjed, constata-t-elle avec plaisir, semblait aussi épuisé qu’elle. Son visage fin et osseux luisait de sueur, et sa peau était encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Mais ses yeux jaunes, toujours vifs, scrutaient les alentours, à l’affût d’une échappatoire. Numar ne montrait aucun signe de désarroi. Les événements récents avaient occulté sa jeunesse, mais à côté des plus jeunes ducs du royaume, Bertin et Vistaan, il semblait avoir à peine franchi l’âge de sa Révélation. Il arborait malgré tout un sourire sardonique et, la tête droite, défiait Tebeo du regard. « Félicitations, Tebeo, railla-t-il d’une voix pleine de mépris. Toi et tes traîtres d’alliés avez remporté la victoire. À cause de vous, Aneira est affaibli. À cause de vous, le reste de l’armée, qui affronte Kentigern en ce moment même, est condamné à la défaite. Vous avez fait du bon travail. — Tuez-le maintenant, Tebeo. Ou bien c’est moi qui m’en charge. » Ansis avait sorti son épée et marchait sur Numar. « Non, s’interposa le duc. Qu’on le jette en prison avec son Premier ministre, son capitaine et ses lieutenants encore en vie. Les soldats restent libres. Occupez-vous aussi des blessés. » Numar, son rictus plus méprisant que jamais, applaudit des deux mains. « Quelle noblesse, mon cher Tebeo ! Quelle grandeur d’âme ! Crois-tu que cette clémence lavera la honte de ta trahison ? » Avec une vivacité stupéfiante, le duc tira son épée et mit Numar en joue, la pointe de sa lame appuyée contre son œil. Le sourire du régent s’évanouit, révélant sa jeunesse et sa frayeur. « Ce n’est pas moi qui ai porté la guerre à Dantrielle, gronda Tebeo d’une voix forte et sans pitié. Ce n’est pas moi qui ai choisi d’affaiblir le royaume en nous unissant à l’empereur et à ses ambitions. La seule chose que j’ai faite aujourd’hui, c’est mettre un terme à la Suprématie de Solkara et, pour être franc, cela aurait dû être fait depuis longtemps. Vous êtes mon prisonnier, vous demeurez un noble, et chef de l’une des grandes maisons d’Aneira. À ce titre, vous avez droit à certains égards. Mais osez m’accuser une nouvelle fois de trahison, et mon épée n’aura pas ma clémence. Est-ce clair ? » Numar déglutit. « Oui », lâcha-t-il dans un souffle. Tebeo abaissa son arme. « Conduisez-les en prison. Dans deux cellules séparées. — Monseigneur, intervint Evanthya, je vous conseille de doubler la garde du Premier ministre, et de l’entraver avec des liens de soie plutôt que des fers. — Expliquez-vous, Premier ministre. — J’ignore quels sont ses pouvoirs, mais je ne serais pas surprise d’apprendre qu’il est Façonneur, auquel cas il peut briser ses fers, ou les épées de ses gardes, d’une seule pensée. Il faudra le surveiller de près, mais ses pouvoirs seront moins efficaces avec du tissu, et plus il aura de geôliers, moins il aura de chance de les désarmer tous. — Très bien, souscrivit le duc. Lieutenant, veillez à suivre ces instructions. » L’homme s’inclina et, sous bonne escorte, conduisit les prisonniers vers leurs geôles. « Il faut l’exécuter, s’obstina Ansis, ses yeux bleus fixés sur le dos du régent. Cet homme est une menace. — Je suis d’accord, renchérit Bertin le Jeune. Il mérite la mort, et il est beaucoup trop dangereux pour être épargné — Je n’en ferai pas un martyr, décréta Tebeo. Prisonnier, il est humilié. Il est peut-être dangereux aujourd’hui, mais cette menace ne durera pas. Chaque jour en prison affaiblit son influence, comme son pouvoir de nuire. Brall sera du même avis. » Il balaya la cour d’un œil soucieux. « Où est-il donc ? » Le regard qu’échangèrent Ansis et Bertin glaça Evanthya. « Venez », fit le duc de Kett en prenant Tebeo par le bras avec sollicitude. Ils rejoignirent un soldat grand et austère qui, depuis la fin des combats, se tenait à l’écart. Il fallut un moment à Evanthya pour reconnaître le capitaine d’Orvinti. De loin, tandis qu’ils s’entretenaient, elle vit Tebeo, dans un geste qui lui rappela curieusement la duchesse, porter une main à sa bouche puis se tourner vers elle, les yeux écarquillés, le visage livide. Fetnalla ! Paniquée, elle scruta la cour à la recherche de son amie, son amour. Quelques Qirsi, les ministres des autres ducs, plusieurs Guérisseurs, se trouvaient là. Mais Fetnalla demeurait invisible. Saisie de peur, elle se raidit. Fetnalla n’était pas morte, elle l’aurait su ! Elle pleurait, sans savoir pourquoi. Désemparée, elle se tourna vers Tebeo. Le duc conversait toujours avec ses pairs. Elle fit un pas vers lui puis, poussée par l’angoisse, se mit à courir. La voyant fondre sur eux, le capitaine de Brall s’écarta de son duc, et leva son épée pour la pointer sur son cœur. « Pas un pas de plus, cheveux-blancs ! » Evanthya, les yeux rivés sur Tebeo, s’arrêta net. « Non, Traefan, réagit aussitôt Tebeo une main sur le bras du capitaine. Baissez votre arme. — Mais, Lord Dantrielle… — Obéissez, capitaine. Evanthya s’est battue toute la nuit pour défendre ce château. Elle n’a rien à voir là-dedans. » Traefan obéit, mais garda les yeux sur elle. Ses prunelles brûlaient de haine. « Je vous en prie, monseigneur, supplia-t-elle le visage ruisselant de larmes, qu’est-il arrivé ? — Brall est mort, Evanthya. Il a été assassiné. C’est pour ça que ses hommes ont été si longs à nous rejoindre. — Oh, je suis désolée, monseigneur. » Elle aurait voulu l’interroger sur Fetnalla, mais seul, d’une voix brisée, le nom de son amour franchit ses lèvres. « C’est elle qui a assassiné le duc », répondit Traefan d’une voix sourde. Evanthya vacilla. Elle s’était attendue à l’annonce de la mort de son amie. Bien sûr, elle espérait qu’elle allait bien, qu’elle avait échappé au sort réservé à Brall, mais le pays sombrait dans le chaos et le sang. Sur toutes les Terres du Devant, les amants apprenaient d’aussi terribles nouvelles. Pourquoi aurait-elle été épargnée ? Fetnalla est morte. Tels étaient les mots qu’elle avait redouté d’entendre, ceux auxquels elle s’était préparée. Mais qu’elle eût assassiné son duc… « C’est impossible, murmura-t-elle. — Elle a aussi tué trois sentinelles. — Elle n’aurait pas… — Votre amie était-elle Façonneuse ? » lui demanda le capitaine. La question la prit de court, car c’était la vérité. Elle possédait aussi le don de guérison et celui du Glanage. Des magies appropriées pour le Premier ministre d’une maison puissante. Cette nuit même, elle avait envié le pouvoir de Façonnage de son amie. Combien de fois Fetnalla lui avait-elle assuré qu’elle échangerait volontiers ce don contre le langage des animaux que possédait Evanthya ? Elles avaient souvent ri à l’idée de pouvoir troquer leurs dons comme des marchands leurs marchandises sur une place de marché. Elles étaient alors dans le même lit, enlacées et heureuses. Sous le regard scrutateur du capitaine, Evanthya sentit sa gorge se nouer. « Votre silence est un aveu, trancha Traefan avec dégoût. Leurs cous étaient brisés, aucune trace de garrot ou d’agression. Quatre nuques brisées, c’est tout, du travail propre. Comment l’expliquez-vous, et comment justifiez-vous sa fuite ? — Monseigneur, tenta de se défendre Evanthya, vous connaissez Fetnalla. Ce n’est pas une meurtrière. » N’était-ce pas Fetnalla qui les avait poussées à commanditer le meurtre de Shurik ? N’était-ce pas elle qui avait donné l’or à Evanthya pour payer l’assassin ? « Nous avons fouillé la forêt toute la nuit à sa recherche, poursuivit Traefan, mais nous n’avons pas voulu perdre plus de temps. Elle nous avait déjà trop retardés. » Evanthya, bouleversée, regardait son duc en secouant la tête. Elle n’écoutait pas les explications de Traefan. Il parlait de provisions et d’archers, d’ordres mal transmis, d’une roue de chariot brisée. Autant de preuves d’un sabotage volontaire. Fetnalla avait tout fait pour retarder leur arrivée à Dantrielle. S’il fallait croire ce guerrier eandi, elle n’avait rien épargné pour interdire à Brall de briser le siège de Numar, elle n’avait reculé devant rien, pas même l’assassinat de son duc, pour l’empêcher de voler à leur secours. Autrement dit, elle souhaitait la mort de Tebeo. Et donc, celle d’Evanthya. Non ! Mais lors de leur dernière rencontre, elle avait eu un comportement étrange. Elle s’était montrée distante, évasive même la nuit où elle avait fait ce rêve terrible dans lequel elle avait parlé de Tisserands. Evanthya aurait voulu accuser Brall. Si tout ce que disait cet homme était vrai, c’était son duc qui, par sa défiance, ses accusations constantes, l’avait poussée à cette extrémité. Mais elle n’était pas dupe. Traefan parlait de trahison, de meurtres. Rien ne justifiait de tels crimes, pas même l’attitude de son duc, aussi méprisable fut-elle. Fetnalla n’était pas une traîtresse, se reprit-elle. Un autre souvenir lui revint en mémoire. C’était pendant les neiges, lors du dernier séjour d’Evanthya et de Tebeo à Orvinti. Fetnalla lui avait offert un pendentif, un merveilleux saphir monté sur une chaîne d’argent finement ouvragée. Evanthya le portait toujours ; à l’instant, sa main cherchait le bijou dissimulé sous sa chemise et sa cote de mailles. Elle s’était interrogée sur sa provenance. Curieuse de savoir comment son amie avait pu acheter un tel cadeau, alors qu’elle avait dépensé tout son or pour le meurtre de Shurik, elle avait posé des questions. Fetnalla s’était mise en colère. Elles se disputaient à propos de tout ces derniers temps. On dirait Brall, lui avait-elle reproché. J’ai reçu mes gages depuis. Plutôt que se fâcher, Evanthya avait accepté cette explication, avec le bijou, sans discuter. Aujourd’hui, l’origine de cet or lui semblait évidente. On racontait que la conspiration était riche, que ceux qui la rejoignaient étaient très bien payés. « Premier ministre ? » Elle sursauta, essayant de se concentrer sur les paroles de Tebeo et son visage. « Pardonnez-moi, monseigneur. J’étais… je réfléchissais. » Ils étaient seuls, autant que deux personnes pussent l’être au milieu des estropiés, des corps sans vie qui jonchaient le sol, des Guérisseurs qui se déplaçaient furtivement et avec efficacité de blessé en blessé, et des groupes de soldats, vainqueurs et vaincus, prompts à en venir aux mains. « Je vous demandais votre avis. Pensez-vous que Traefan se trompe à propos de Fetnalla ? » Elle aurait voulu lui hurler que oui, mais Tebeo méritait la vérité. « Je ne sais que croire, monseigneur. — Leur défiance était devenue trop grande », médita-t-il d’une voix éteinte. Ses yeux noirs fixaient tristement la lueur d’une torche lointaine. Evanthya, le cœur serré, se souvint qu’il venait de perdre son plus vieil ami, et son allié le plus proche. « Il fut un temps où j’ai tenu Brall pour responsable de leur mésentente, ajouta-t-il. — Moi aussi, monseigneur. Je continue de croire que ses soupçons n’étaient pas justifiés. Au moins au début. — Vous pensez qu’il l’a incitée à le trahir ? » Elle le soupçonna d’abord de vouloir la pousser à formuler une telle accusation, mais son interrogation était sincère. Il voulait, autant qu’elle, comprendre la vérité. Alors elle opina. « C’est possible. — Vous pensez donc qu’elle l’a tué. — Je voudrais simplement me réveiller, m’apercevoir que le siège n’a jamais eu lieu, que Brall et Fetnalla sont vivants à Orvinti, et qu’ils continuent à se chamailler comme des enfants. » Tebeo, abattu, vieux et épuisé, la regarda en silence. Malgré sa souffrance, ou bien à cause d’elle, Evanthya ne croyait pas en l’innocence de Fetnalla. « Oui, admit-elle malgré le sentiment déchirant de trahir l’amour qu’elles avaient partagé, je suppose qu’elle l’a tué. — Vous a-t-elle parlé de la conspiration ? — Bien sûr, monseigneur. Nous l’avons souvent évoquée. Comment faire autrement ? Je vous ai raconté… ce que nous avons fait pour lui porter un coup. Mais si votre question est de savoir si elle a jamais cherché à m’enrôler, la réponse est non. — Qu’auriez-vous fait, le cas échéant ? » Cette question appelait une réponse naturelle. Elle le savait, mais elle était incapable de la trouver. « Je… je ne sais pas, monseigneur, bredouilla-t-elle avec confusion. Je… l’aime tant. » De nouvelles larmes jaillirent sur son visage. « Je voudrais pouvoir vous dire que je serais venue vous voir, que je vous aurais immédiatement informé de sa trahison. » Un sanglot l’étouffa. « Mais… je ne sais pas. » Contre toute attente, Tebeo prit Evanthya entre ses bras et la serra avec affection contre lui. Elle éclata aussitôt en sanglots. « Merci, murmura-t-il. Merci de votre sincérité. » Lorsqu’il la relâcha, elle recula et, embarrassée de s’être abandonnée devant son duc, s’essuya maladroitement les yeux. Elle allait s’excuser, mais il l’en empêcha. « Pardonnez-moi de vous poser cette question, Premier ministre. Mais avez-vous la moindre idée de l’endroit où elle a pu aller ? Cela ne lui était même pas venu à l’esprit. « Non, monseigneur, pas la moindre. — Elle doit se douter que nous la chercherons, et si nous la trouvons, elle doit savoir qu’elle sera exécutée. » La réponse lui vint alors, avec une clarté inattendue. « Elle ira vers le nord, monseigneur. — Comment le savez-vous ? — Vous supposez depuis longtemps que ce siège et la guerre contre Eibithar dépassent de loin les ambitions de l’empereur. Vous pressentez aussi la menace d’un conflit plus grave entre Eandi et Qirsi. L’empire a débarqué sur les côtes d’Eibithar. C’est là que les deux royaumes concentrent leurs forces, là que le combat aura lieu. Et si les chefs de la conspiration attendaient que les armées se détruisent les unes les autres avant de leur lancer leur propre offensive ? — Vous pensez qu’elle est partie livrer cette guerre ? — Les guerriers qirsi sont très différents des guerriers eandi, monseigneur. Fetnalla est Façonneuse, et Guérisseuse. Ses pouvoirs peuvent être d’un grand secours dans une armée qirsi. Tous comme les miens, bien que vous puissiez en douter, sourit-elle avec tristesse. Un seul Qirsi doté des brumes et des vents peut faire beaucoup. Dix sont capables d’engloutir une armée eandi entière. » Une autre intuition, dont le germe avait été planté par le rêve agité de Fetnalla, lui vint à l’esprit. Brusquement, tous les événements s’emboîtèrent et, dans une logique parfaite, dessinèrent un tableau terrifiant. « Et si, poursuivit-elle avec effroi, ils sont guidés par un Tisserand, alors celui-ci peut unir leurs pouvoirs, n’en faire qu’une seule arme et, avec une poignée de Qirsi, défaire toutes les aimées des Terres du Devant. — Vous croyez qu’ils sont dirigés par un Tisserand ? s’effraya le duc, les yeux écarquillés. — Fetnalla en a parlé. Dans son sommeil, précisa-t-elle avec une vive rougeur. Elle était aux prises avec un terrible cauchemar. » Elle se tut, cherchant à comprendre la signification de ce rêve, ses liens avec le meurtre de Brall, les implications de celui-ci, et le peu qu’elle savait de la conspiration. « Comment les Qirsi espéreraient-ils gagner autrement ? Avec des armes classiques, ils n’ont aucune chance. Mais avec un Tisserand à leur tête, guidés par un sorcier capable de fondre et de manier ensemble tous leurs pouvoirs, ils constituent une force redoutable. — Un Tisserand, répéta le duc abasourdi. Je croyais qu’il n’y en avait plus aucun sur les Terres du Devant. — Je crains qu’il en existe au moins un. Et je pense que Fetnalla l’a rejoint. Si elle a vraiment assassiné son duc, acheva-t-elle anéantie, elle n’aura aucun scrupule à livrer bataille aux côtés d’un Tisserand. » 11 La fin du siège de Numar échoua à dissiper l’abattement qui pesait comme une sombre malédiction sur le château de Dantrielle. Les armées de Solkara et de Rassor avaient été défaites, leurs chefs jetés en prison, leurs soldats désarmés et bannis de la ville, mais la victoire semblait bien vaine. Les morts et les blessés se comptaient par centaines, beaucoup arboraient les couleurs de l’ennemi et celles des alliés de Dantrielle, mais les hommes de Tebeo avaient payé un lourd tribut. Le château lui-même avait subi tant de dégâts sur ses murs, ses remparts et ses portes qu’il faudrait près d’un an pour achever toutes les réparations. Si ces ravages n’avaient suffi à anéantir tout désir de célébrer la reddition de Numar, la mort de Brall qui pesait lourdement sur le cœur de Tebeo s’en serait chargée. Tebeo n’était pas seul à pleurer son ami. Ses alliés, et même son peuple qui se souvenait du duc d’Orvinti comme d’un ami fidèle et un chef remarquable, portaient le deuil de cette terrible disparition. Les jours suivant la victoire, Evanthya s’efforça de se concentrer sur ses obligations. Tebeo l’avait chargée de s’occuper des tâches courantes – trouver l’endroit où accueillir tous les blessés, construire de grands bûchers pour les morts, déblayer les cours des pierres et des flèches abandonnées, lancer les premières réparations. Occupé par les armées de Kett, Noltierre, Orvinti et Tounstrel stationnées devant ses murs, tracassé par la présence de Numar, du duc de Rassor et de leurs plus proches conseillers emprisonnés dans les geôles de Dantrielle, le duc était lui-même très pris. En dépit de ses activités, le Premier ministre songeait en permanence à Fetnalla et au crime dont elle était accusée. Elle avait d’abord tenté de se convaincre que le capitaine de Brall et ses soldats se trompaient, qu’elle-même avait été trop prompte à accepter la trahison et la culpabilité de son amie. Fetnalla n’était pas une traîtresse, une meurtrière encore moins. À l’instar de tant de guerriers eandi, Traefan Sograno n’appréciait pas le peuple d’Evanthya. Il avait saisi avec bonheur l’occasion d’accuser une Qirsi de l’assassinat de son duc. La conspiration avait fait de tous les Eandi des poltrons suspicieux. Brall lui-même, depuis de longs cycles lunaires, mettait à tout bout de champ la loyauté de Fetnalla en cause. Une telle défiance ne pouvait épargner ses hommes. En vérité, la mort du duc pouvait avoir de multiples explications. Traefan, victime des préjugés de son peuple, avait simplement choisi d’accuser Fetnalla. Sauf qu’Evanthya connaissait le capitaine d’Orvinti, pas autant que Fetnalla sans doute, mais suffisamment pour savoir qu’aussi buté soit-il, et malgré son hostilité aux Qirsi, il était un homme honorable et intègre. La mort du duc pouvait avoir mille autres causes ? Alors comment expliquait-elle celle des hommes qu’on avait trouvés avec lui ? À la lumière de cette tragédie, Evanthya doutait d’avoir jamais réellement connu son amante. Autrefois, dans la radieuse clarté de leur amour naissant, à la lumière de leurs premières confidences, elle pensait tout savoir de la jeune femme. Les lunes s’étaient succédé et, au fil des saisons, le monde extérieur avait franchi les murs de leur chambre à coucher et fait irruption dans le cocon de leur amour. Les rumeurs de la conspiration, les bruits de guerre, accompagnés des doutes croissants de leurs ducs à leur égard, avaient fini par ternir l’innocence, et même la force des sentiments qu’elles partageaient. Elles se disputaient plus, se confiaient moins. La dernière fois qu’elles s’étaient vues, malgré la passion de leurs ébats, Fetnalla s’était montrée distante, réservée, secrète. Evanthya, déchirée, s’accrochait à l’idée que Fetnalla n’avait pu renoncer à ce qu’elles partageaient dans les cours. Plus elle songeait aux indices relevés par les hommes d’Or-vinti, plus elle comprenait que cette vie, à laquelle elle tenait tant, était devenue une prison pour son amie. La défiance de Brall ajoutée à celle de ses autres conseillers l’avait lentement mise à l’écart pour la laisser seule au château d’Orvinti. Leur amour avait probablement été son dernier rempart face à la conspiration. Qu’il eût fini par lâcher n’était pas étonnant. Alors qu’elle inspectait les fortifications en compagnie de Gabrys DinTavo, Evanthya, perdue dans ses pensées, essuya les nouvelles larmes qui roulaient sur ses joues. Combien de fois avait-elle repris ce raisonnement ? Combien de temps encore la seule évocation de Fetnalla provoquerait-elle ses larmes et son chagrin ? « Premier ministre ? » Les yeux sur la Grande Forêt qui s’étendait au-delà du château, elle reprit contenance et se tourna vers le capitaine avec un sourire. « Pardonnez-moi. J’étais distraite. Vous disiez ? — Cela peut attendre. La réparation des portes et des murs de la cour basse progresse à vive allure. Le siège écarté, celle des remparts est moins urgente. Le pont-levis reste notre principal objectif et, au rythme où nous allons, il devrait être rétabli dans moins d’un cycle. » Ces informations aussi lui avaient échappé. Elle devait se ressaisir, oublier Fetnalla, au moins pour l’heure. « Je comprends, capitaine, et je partage votre analyse. Mais le duc veut être informé de l’avancée de tous les travaux, alors poursuivons afin de nous consacrer l’un et l’autre à des tâches plus urgentes. — Bien, approuva le capitaine. Comme vous le constatez, les remparts, eux, sont très endommagés. J’imagine qu’il faudra plusieurs cycles pour effacer toute trace du siège. Réparer les créneaux n’est pas le plus difficile, mais le tour de garde est en ruine, lui aussi… » Suivant silencieusement le capitaine qui poursuivait ses explications, Evanthya imaginait la réaction de Fetnalla. Comment peux-tu continuer à l’écouter ? Comment peux-tu supporter tous ces Eandi avides de guerre et de pouvoir ? Le doux visage de son amie se dessinait devant ses yeux, légèrement incliné, un sourire ironique sur ses lèvres pulpeuses, un éclat narquois au fond de ses prunelles jaune pâle. Tu les préfères vraiment à moi ? Je ne les préfère pas. C’est toi qui as choisi. « … les tailleurs de pierre vont avoir du travail. Si nous pouvons demander aux autres ducs de nous envoyer quelques ouvriers, les réparations iront plus vite, sinon… » Je croyais que nous avions décidé de nous opposer à la conspiration. Nous avons risqué nos vies et donné notre or à un assassin pour tuer Shurik. Que s’est-il passé ? Un rire provocateur répondit à sa question. Ce qui s’est passé ! Qu’est-ce que tu imagines ? Alors même que nous engagions cet assassin, Brall me traitait déjà comme une traîtresse. Alors que les Eandi auraient dû combattre les renégats, ils s’entre-tuaient. Alors qu’ils auraient dû nous faire confiance, ils repoussaient notre aide. J’ai failli mourir de l’empoisonnement de Grigor. L’as-tu oublié ? Tes cours chéries ne sont pas faites pour les Qirsi. Les nobles ont peur de nous, ils se méfient, ils sont prêts à nous sacrifier sur l’autel du pouvoir qu’ils convoitent tant. Ouvre donc les yeux, Evanthya ! Ils nous méprisent. Nous ne sommes rien, strictement rien, pour eux. Ils se fichent pas mal de ce qui peut nous arriver. C’est faux. Tu ne peux pas les juger tous à l’aune de Grigor et de Brall. Vraiment ? « Vous le lui direz, n’est-ce pas, Premier ministre ? » Evanthya sursauta. « Oui, bien sûr. Les autres maisons doivent nous envoyer des ouvriers et des tailleurs de pierre. — C’est cela. Dites-lui aussi qu’il est impératif de s’occuper d’abord du chemin de ronde. Il voudra réparer les créneaux – les nobles pensent toujours que les créneaux sont la partie la plus importante des remparts – mais c’est faux. Tant que mes archers ont un endroit où poser leurs pieds, ils peuvent défendre le château. Les créneaux sont secondaires. » Elle s’arrêta dans l’espoir de mettre un terme à cette visite en règle. « Je lui transmettrai, capitaine. Soyez-en sûr. » Il opina, légèrement perplexe. « Je vous remercie. Voulez-vous poursuivre ? demanda-t-il en indiquant le reste des remparts. — Je ne crois pas que ce soit nécessaire. Vous semblez parfaitement maître des opérations. » Gabrys accepta le compliment d’un bref hochement de tête. « Merci, Premier ministre. — Je vous en prie. Nous nous reverrons bientôt. Le duc tient à ces rapports. — Alors à bientôt. » Elle sourit de son mieux et s’éloigna rapidement vers la plus proche des tours. Suivant les couloirs sombres, elle se dirigea vers sa chambre. Ils ne méritent pas ta loyauté, Evanthya. Tu n’es quand même pas aveugle. Ils sont stupides, limités et égoïstes. La seule chose qu’ils partagent et sur laquelle ils sont capables de s’accorder, c’est la haine de notre peuple. Ce n’est pas vrai de Tebeo. Détrompe-toi. Il s’en est peut-être caché jusqu’à présent, mais le masque finira par tomber, et tu découvriras que j’ai raison. Alors tu me suivras. Evanthya s’arrêta net et prit appui contre le mur. La suivre. Elle était stupéfaite de n’y avoir pas songé plus tôt. Elle avait été très occupée et, si elle s’en ouvrait à son duc, il protesterait, il lui interdirait peut-être même de se mettre en quête de son amie. Ce n’était pourtant pas ces arguments qui l’avaient empêchée d’envisager son geste. Fetnalla était encore en vie, elle le savait, mais la perte de son amie était si définitive, et si cruelle, qu’Evanthya l’avait pleurée comme si elle était morte. Elle avait assassiné son duc et trahi le royaume. Elle l’avait abandonnée, livrée aux mains des soldats de Numar qui l’auraient exécutée. Elle pouvait aussi bien être morte. Mais je ne le suis pas. En effet, et j’ai bien l’intention de te retrouver. Pourquoi ? Son duc lui poserait la même question. Qu’espérait-elle en se mettant à sa recherche ? Fetnalla ne lâcherait jamais la conspiration. Elle avait tué, renoncé à tout pour cette cause. Si les renégats étaient conduits par un Tisserand, ils ne lui pardonneraient jamais sa défection. Ils la tueraient. Et à l’inverse, au cas où Evanthya parviendrait à l’arracher des griffes de la conspiration, Fetnalla serait mise à mort en Aneira, par les Eandi, pour le crime qu’elle avait commis. La trouver ne servait à rien. Tu vas pourtant me chercher. Oui. Pourquoi ? Je ne sais pas, mais je dois le faire. Evanthya se redressa et, avec un soupir, se mit en quête de son duc. Elle l’aperçut près de la tour nord, en discussion avec le maître bâtisseur. La voyant arriver, il congédia l’artisan et avança à sa rencontre. « Premier ministre ! Je suis heureux de vous voir, j’allais vous convoquer. — Du nouveau, monseigneur ? — Non, se rembrunit-il, mais il est temps de rendre visite à Numar et Grestos. J’aimerais que vous m’accompagniez. — Bien sûr, monseigneur. — Je crois que nous devrions voir aussi le Premier ministre, et je voulais votre avis. » Sa première réflexion fut que Pronjed disposait d’informations sur Fetnalla. Elles s’étaient longtemps demandé si le ministre était un traître ; Fetnalla et Brall avaient même envisagé qu’il pût être impliqué dans la mort étrange du roi Carden III. Auquel cas, l’homme était doté du pouvoir d’influence, l’une des plus rares et des plus puissantes magies qirsi. Elle se dit ensuite qu’ils seraient incapables de lui arracher la moindre bribe de réponse. S’il possédait la magie de l’illusion, mentir n’était pour lui qu’un jeu d’enfant. « Je doute que nous tirions quoi que ce soit d’une rencontre avec lui, monseigneur. — Il vous fait peur. — Oui, mais pas seulement. » Elle hésita. Parler du don d’influence, même avec un duc aussi ouvert que Tebeo, était risqué. Cette magie facilitait la tromperie et permettait aux sorciers de contrôler, contre leur gré et à leur insu, les pensées et les actes des Eandi. Parce qu’il incarnait toutes les craintes que les nobles des Terres du Devant nourrissaient à l’égard de leur peuple, ce n’était pas un don que les Qirsi évoquaient à la légère. « Il peut nous raconter tout ce qu’il veut, séparer le vrai du faux sera presque impossible. — Allons, Premier ministre, minimisa le duc, à nous deux, nous sommes capables de déjouer ses ruses. — Non, monseigneur. Pronjed possède peut-être le don de l’illusion. Brall et Fetnalla le croyaient tous les deux, et je me pose moi-même la question. — Le don de l’illusion ? — Ou celui d’influencer les esprits. Les Qirsi l’appellent le don de l’illusion, parce qu’il permet à un Qirsi de mentir à un autre Qirsi en toute impunité. — Ah, oui, je me souviens ! Brall et Fetnalla pensaient qu’il avait pu assassiner Carden. — Oui, monseigneur. Et je le soupçonne d’avoir recouru à ce don pour me soutirer des informations quand il est venu à Dantrielle avec le régent, il y a quelques cycles lunaires. — Vous ne m’en avez jamais parlé, s’étonna-t-il, légèrement froissé. — Je n’en étais pas sûre, monseigneur. Et je ne le suis toujours pas. Je vous ai rapporté notre conversation dans le détail, mais j’avais peur d’aller plus loin. » Tebeo, le regard sombre, pinça les lèvres. « Je me fiche de ses pouvoirs, décida-t-il. Je veux l’entendre. Brall et Fetnalla le soupçonnaient aussi de faire partie de la conspiration. Et, si je ne m’abuse, vous étiez du même avis. Je veux l’interroger. Nous verrons bien ce qu’il en ressortira. » Il était inutile d’argumenter. « Bien, monseigneur. » Il se dirigea vers la tour carcérale si subitement qu’Evanthya dut s’élancer après lui. Le bâtiment était bien éclairé et sous bonne garde. Depuis la capture de Numar, Tebeo avait triplé le nombre de soldats. Les sentinelles les laissèrent naturellement passer, et quatre d’entre elles leur emboîtèrent le pas dans l’escalier. « Non, les arrêta Tebeo. Notre conversation avec le régent est confidentielle. — Mais, monseigneur…, commença l’un des hommes. — Il est enchaîné, n’est-ce pas ? — Oui, mais… — Alors nous sommes en sécurité. » Le soldat demeurait contrarié. « Je suis armé, le rassura le duc en posant la main sur le pommeau de son épée, et le Premier ministre est avec moi. » Elle garda pour elle que ses pouvoirs ne lui seraient pas d’une grande utilité. Une fois le vigile parti, ils s’engagèrent dans les escaliers. La sentinelle postée devant la cellule du régent leur ouvrit la porte, avant de reprendre son poste dans le couloir. Numar, face à l’entrée, était enchaîné au mur circulaire. Son uniforme était sale et déchiré, ses cheveux, habituellement de la couleur des blés, emmêlés et sombres. Malgré la crasse et l’humiliation, vaincu, prisonnier dans les geôles de son ennemi, il se tenait debout, la tête haute, le port altier et fier, comme s’il s’estimait victime d’une injustice flagrante. « Venu jubiler, Tebeo ? ironisa-t-il tandis qu’un sourire sardonique étirait brièvement ses lèvres. — Je ne voulais pas de cette guerre, Lord Renbrere, et je ne tire aucune gloire de sa fin. Trop d’hommes sont morts de part et d’autre. — Un noble sentiment qui ne me trompe pas, Tebeo. Tu complotes depuis longtemps pour mettre à bas la Suprématie de Solkara. Je ne peux pas croire que toi et tes amis ne fêtiez pas la victoire. » Le duc, les yeux brillants, le foudroya du regard. « Croyez ce que vous voulez. Je suis venu vous informer du départ de messagers vers les autres maisons pour leur apprendre votre défaite et votre emprisonnement, et leur demander la réunion du Conseil des Ducs au plus vite au château de Dantrielle. — Dans l’intention de t’octroyer la couronne. — Eh bien, non. J’ignore qui sera désigné pour être notre prochain roi, mais ce ne sera ni vous, ni votre frère. — Et Kalyi ? Penses-tu l’écarter du trône, elle aussi ? Où est la justice, Tebeo ? Elle n’est qu’une enfant. Elle n’a rien à voir dans ce conflit. » Le duc, une expression d’incrédulité et de dégoût sur son visage rond, laissa libre cours à sa colère. « Vermine ! frémit-il. Vous avez déclaré la guerre à ma maison, assiégé mon château, et tué mes hommes en son nom. Vous vous êtes servi de votre pouvoir pour diviser le royaume. Et vous avez l’audace de me reprocher la fin de votre suprématie ! — C’est toi qui m’as défié, Tebeo. Tu es un traître, et je te ferai pendre pour cette trahison. » Le duc, avec une cruauté qu’Evanthya ne lui connaissait pas, sourit. « Encore vous faudra-t-il le soutien du Conseil des Ducs pour y parvenir, Lord Renbrere, et j’ai déjà cinq votes sur neuf en ma faveur. Six, si l’on ajoute la voix du nouveau duc de Bistari. Vous n’espérez tout de même pas qu’il soit de votre côté pour un sujet d’une telle importance ? » Il hocha de nouveau la tête. « Non, si quelqu’un doit être pendu, j’ai bien peur que ce soit vous. Le second des Renbrere, en moins d’un an, à subir ce triste sort. Le pauvre Henthas va se sentir bien seul. » Le régent avait pâli, mais il se tenait toujours aussi droit. Il considéra le duc, les yeux plissés. « Tu nous affaiblis, Tebeo, et tu le sais. Nous avions l’opportunité de détruire Eibithar, l’occasion de rendre notre royaume plus puissant que jamais. Et tu choisis ce jour pour renverser la Suprématie. On dirait presque que tu veux la mort d’Aneira. Les autres n’y seront pas insensibles. — C’est vous qui nous affaiblissez, Numar, pas moi. Vous avez commencé par cette alliance ridicule avec l’empire… — Cette alliance est la source de notre puissance ! — Erreur ! Eibithar n’est pas notre ennemi, pas le premier en tout cas ! Pas plus que Caerisse, Sanbira ou Wethyrn ! La conspiration ourdie par les Qirsi est la véritable menace, et tout ce qui nous écarte de cette lutte met tous les royaumes en péril. Un chef avisé s’en serait rendu compte. Mais vous êtes obsédé par la rivalité avec Eibithar, aveuglé par votre désir de les écraser, et cette folie vous a conduit à diviser notre armée et à dresser nos maisons les unes contre les autres. — Cela suffit ! » s’exclama le régent en tournant la tête. Sans les chaînes qui l’entravaient, il leur aurait tourné le dos. « Laissez-moi ! » Evanthya pensait que son duc accablerait cet homme de sa vindicte – elle ne s’en serait pas privée – mais Tebeo dévisagea son prisonnier, puis fit demi-tour et, invitant sa ministre à le suivre, s’éloigna vers la porte. Le garde leur ouvrit, les laissa sortir, et referma la porte avant de lui donner un tour de clef. Evanthya contempla son duc qui fixait la porte comme s’il voyait Numar à travers. « Monseigneur, pensez-vous qu’il puisse convaincre… » D’une main, Tebeo la réduisit au silence avant de s’engouffrer dans les escaliers. La ministre suivit, légèrement déconcertée. Ils débouchèrent à l’étage inférieur. Grestos occupait l’une des plus grandes cellules de l’étage, mais Tebeo, à l’entrée du couloir, s’arrêta pour se tourner vers elle. « Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il à voix basse. — Pensez-vous que Numar puisse convaincre les autres ducs de votre trahison ? — Non. Oh, bien sûr, Mertesse et Rassor mourront certains de ma fourberie, mais pas les autres. C’est précisément pour cette raison que Brall et moi nous sommes donné tant de mal pour forger une alliance avant notre opposition à la guerre de Numar. Noltierre, Tounstrel, Kett, Orvinti sont tous avec nous. Silbron ne nous a pas soutenus, mais aucun duc de Bistari ne prendrait fait et cause pour un Solkarien dans une dispute comme celle-là. — Alors, que va-t-il advenir du régent ? Pensez-vous réellement qu’il sera pendu ? — Je l’ignore. » Il se passa une main distraite sur le menton, mais ne dit rien et, après quelques instants de réflexion, tourna les talons pour s’élancer vers la cellule du duc de Rassor. Au contraire de Numar, Grestos était assis par terre, le dos appuyé contre le mur de pierre. L’une de ses jambes était repliée. L’autre, tendue devant lui, portait un épais bandage sur la cuisse. « Lord Rassor, le salua Tebeo, j’espère que votre jambe se porte mieux. » Grestos lui décocha un regard peu amène, sous une mèche de cheveux blancs. Sur son visage cuivré, ses yeux bleus se détachaient avec une pâleur impressionnante. « Que voulez-vous, Dantrielle ? Vous payer ma tête ? » Tebeo, malgré l’éclat de colère qui brillait dans son regard, lui adressa un sourire aimable. « Numar vient juste de me poser la même question. Il semble que vous ne me teniez, ni l’un ni l’autre, en grande estime. » Grestos baissa les yeux vers le sol. « Vous avez vu Numar. Vous venez nous annoncer notre exécution ? — Je vais vous répéter exactement ce que j’ai dit au régent. J’ai envoyé des messages aux autres ducs pour les informer de la défaite de Numar et les inviter à une réunion du Conseil des Ducs à Dantrielle. — Vous êtes décidé à renverser la Suprématie. — Ai-je une autre solution ? » Il se tut et arpenta la cellule sans quitter son prisonnier des yeux. « Ces messages ne vous mentionnent pas », déclara-t-il enfin. Grestos leva les yeux. « Ils apprendront mon alliance bien assez vite. » Evanthya vit néanmoins la lueur d’espoir qui s’était allumée dans ses prunelles. « Pas nécessairement, Grestos. Je peux obtenir des ducs qui m’ont soutenu le silence sur votre intervention. — Kett ne voudra jamais. — Pas si je le lui demande. — Cela ne change rien. Les ducs sont presque tous ici. Il n’est question que de Rowan et de Silbron. — Et du fils de Brall. — Comment ferez-vous taire Henthas ? Il me dénoncera, par pur dépit. — Henthas est déshonoré avec sa maison. Personne ne l’écoutera. — Cette discussion est inutile. Trop de ducs savent parfaitement ce que j’ai fait. » Evanthya, incertaine du but que poursuivait Tebeo, l’observa avec curiosité. Elle ne l’avait jamais entendu prononcer un mot aimable sur Grestos, et elle doutait que ses alliés fussent disposés à pardonner à Rassor son implication aux côtés des Solkariens. « Vous avez raison, répondit Tebeo. Ils savent et, selon toute vraisemblance, les autres finiront par savoir. Mais savoir est une chose. Voter votre exécution et la mise au ban de votre maison en Conseil des Ducs en est une autre. » Le blâme n’était pas une mesure anodine. Selon les textes qui gouvernaient Aneira, ses chefs et le Conseil des Ducs, il incluait la confiscation des terres, l’augmentation conséquente des impôts royaux, et la suspension du droit de vote au conseil qui décidait des privilèges. Même si Grestos était exécuté, son fils paierait longtemps les erreurs de son père. « Où voulez-vous en venir, Tebeo ? — Je veux mettre un terme définitif à la Suprématie de Solkara. — C’est déjà fait. Vous avez vaincu l’armée de Numar… — Seulement une partie. — Plus que cela, selon ce qu’il m’a dit. Mais peu importe. Le fait est que vous l’avez vaincu, et que vous disposez d’une majorité au Conseil. » Tebeo s’arrêta devant le prisonnier et s’accroupit pour le regarder dans les yeux. « Cela ne suffit pas. Je veux un vote si écrasant qu’il ne laissera aucune chance à Henthas de réclamer le trône. Si le vote est de six contre trois, il pensera avoir suffisamment de poids pour attaquer le nouveau roi, et je ne le veux sous aucun prétexte. Je veux l’isoler et l’affaiblir. — Alors, adressez-vous à Rowan. Mertesse est beaucoup plus puissante que Rassor. — La maison de Rowan est peut-être puissante, mais elle n’est pas dirigée par un homme courageux. Seul, sachant combien le Chacal est haï dans tout le royaume, il ne s’alliera pas avec Henthas. Si vous nous rejoignez au Conseil, Rowan vous suivra, et la Suprématie de Solkara sera définitivement renversée. » Grestos sourit, le regard dur. « Vous convoitez la couronne. » Tebeo se redressa et s’éloigna jusqu’à la meurtrière devant laquelle il s’arrêta. « Une fois de plus, vous faites écho aux propos du régent. La couronne ne m’intéresse pas. » Il se tourna et, devant la perplexité du duc, sourit. « Je ne prétends pas ne l’avoir jamais voulue, mais je suis trop vieux à présent. Je n’ai aucune affection particulière pour la politique, et je ne suis pas assez combatif pour conduire le royaume en temps de guerre. — Alors qui ? » Pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés, Evanthya vit son duc hésiter. « Je le découvrirai assez vite, Tebeo. Vous pouvez bien me le dire. — Donnez-moi d’abord votre parole que vous serez de notre côté lors du Conseil. — Ai-je le choix ? demanda Grestos sur un haussement d’épaules. — Vous pourriez nous trahir. Me jurer votre soutien et soutenir Henthas l’heure venue. » L’homme se hérissa. « Jamais ! Lorsqu’un Rassor donne sa parole, il l’honore ! Cela est vrai de tous les hommes qui ont dirigé cette maison, et il en va de même pour moi. Vous pouvez me considérer comme un ennemi, Tebeo, vous ne m’aimez pas, mais j’ai combattu aux côtés de Numar parce que j’ai juré allégeance à la maison de Solkara. C’est vous qui vous êtes retiré du pacte de la Suprématie, vous, Kett et les autres. Je suis resté fidèle à ma parole, comme je l’ai toujours été, et comme je continuerai à l’être. — Alors vous vous opposerez à Henthas ? — Je ne l’ai jamais apprécié. Je n’ai aucune envie de le voir devenir roi, ni même régent. — Et si nous décidons d’épargner la vie de Numar ? — Je m’opposerai également à lui. Je le jure. » Evanthya sentait sa sincérité. Elle ne pouvait en être sûre – ses pouvoirs n’allaient pas aussi loin – mais il tiendrait parole. À en juger par son soulagement, Tebeo semblait convaincu lui aussi. « Merci, Grestos. En retour, je m’assurerai que vous soyez épargné, et que votre maison ne subisse pas de blâme officiel. — Je suis libre ? — Je dois d’abord informer les autres ducs, en particulier Ansis, mais oui, vous êtes libre. — Obtenir l’accord de Kett peut vous prendre des années. — Je n’ai pas dit qu’il devait approuver ma décision. Je veux simplement lui en parler avant. » Rassor semblait sceptique. « Vous serez relâché dans la journée. » Grestos ne semblait toujours pas convaincu, mais il opina. « Alors, qui sera notre prochain roi ? — Je ne peux en être certain, évidemment, pas avant d’en avoir discuté avec le Conseil, mais j’espère que ce sera Silbron. — Ce gosse ? — Il a passé sa Révélation l’an dernier, et Brall m’a dit que la mort de son père lui a donné une grande maturité. Il est encore jeune, mais déjà plus un enfant. Et il lui reste Ria. La duchesse est aussi intelligente que l’était Chago, et elle connaît parfaitement les autres maisons d’Aneira. — Tout cela peut être vrai, mais je doute que les autres acceptent un roi aussi jeune. — C’est un homme posé, réfléchi, et à la tête de l’armée la plus puissante d’Aneira, d’autant plus puissante qu’il s’est tenu – non sans sagesse – à l’écart de cette guerre. — Une sagesse qui ne le rend pas suspect aux yeux de Kett et des autres ? — Je ne crois pas. C’est un Bistari. Sa maison n’a jamais porté celle de Solkara dans son cœur. Et sa neutralité le rend acceptable aux yeux de Mertesse. — Très bien, Tebeo. Je vous ai donné ma parole. Puisque Silbron est votre choix, qu’il en soit ainsi. Vous aurez ma voix au Conseil. » Tebeo opina, et se dirigea vers la porte. « Merci, Lord Rassor. — Je pense toutefois que vous commettez une erreur, ajouta Grestos en s’attirant l’attention de Tebeo. Vous avez plus d’affinité avec la politique que vous ne le prétendez. Si vous êtes capable de convaincre Kett de tout ceci, vous feriez un excellent monarque. » Tebeo quitta la cellule sur un sourire, Evanthya sur ses talons. Cette fois, elle resta silencieuse jusqu’à l’escalier où elle ne s’exprima qu’à voix basse. « Silbron, monseigneur, en êtes-vous certain ? — C’est le seul possible, Premier ministre. Si Brall était encore en vie, mon choix se serait porté sur lui. Sa mort ne laisse que Silbron, et moi. Ayant conduit la rébellion contre la maison de Solkara, je ne peux prétendre au trône sans provoquer la critique. On m’accusera d’avoir agi par ambition personnelle. Et ce n’est pas le souvenir que je veux laisser dans l’histoire. » Evanthya s’autorisa un sourire. Voilà pourquoi elle continuait à servir cet homme. Les Qirsi qui osaient prétendre que tous les nobles eandi se valaient n’avaient qu’à écouter Tebeo pour comprendre à quel point ils se trompaient. L’écho étouffé des cloches les interrompit. « Déjà les cloches du prieuré ? s’étonna le duc. — Oui, monseigneur », répondit-elle en espérant qu’il repousserait au lendemain leur rencontre avec Pronjed. Avec un peu de temps, il l’annulerait peut-être. S’il se laissait dissuader. « Alors nous ferions mieux de nous dépêcher. Je dîne avec les autres ducs, mais avant, je tiens à voir le ministre de Numar. » La prison n’était rien. Des pierres et du métal. Il pouvait les détruire d’une seule pensée. L’heure venue, il le ferait. Ils lui avaient attaché les chevilles et les poignets avec de la soie, mais il trouverait aussi le moyen de se débarrasser de ces liens. Il ne s’inquiétait pas davantage des gardes postés devant sa porte. Son pouvoir d’illusion lui permettait de manipuler n’importe quelle brute eandi quand il le décidait, et les plus rétifs s’exposaient à son pouvoir de Façonnage qui fonctionnait aussi bien avec les os qu’avec la pierre ou le métal. L’armée qui l’attendait au-delà de la tour représentait un défi bien plus sérieux, mais Pronjed ne doutait pas d’échapper à mille hommes s’il le fallait. Et il le fallait. Car le Tisserand lui avait ordonné de rejoindre le nord, en Eibithar, où les combats entre l’armée de Kearney et les soldats de l’empire avaient déjà commencé et où, bientôt, le Tisserand lancerait son offensive. « L’heure approche, Pronjed », lui avait intimé la silhouette noire surgie dans ses rêves comme celle d’un dieu, ou un démon, découpée contre le soleil éblouissant qui l’éclairait toujours dans le dos. « Nos efforts vont enfin porter leurs fruits. Les fautes passées seront oubliées. Même la rupture de ton siège n’aura plus aucune importance. Retrouve-moi sur la lande d’Eibithar, offre-moi ton pouvoir, et je te donnerai l’avenir que nous avons si souvent évoqué. » Il n’avait eu à répondre qu’un « Oui, Tisserand », servile et soulagé. Il n’avait pas attendu sa visite pour envisager son évasion. Il avait d’abord pensé briser les murs de sa prison la nuit de sa capture. Le duc de Dantrielle, ignorant de ses pouvoirs, avait posté huit archers dans le couloir de sa cellule. Un nombre surmontable mais élevé, même pour un homme tel que lui. Les jours suivants, alors que le ministre ne donnait aucun signe d’inquiétude, le nombre des gardes avait diminué. Le matin même, le dernier archer avait été relevé. Il n’avait plus qu’à attendre la tombée de la nuit. Il ignorait comment rejoindre la lande à temps pour participer à la bataille annoncée par le Tisserand. Les hommes de Tebeo lui avaient pris son cheval. S’il était résolu à tout tenter pour gagner sa liberté, il n’était pas sûr de vouloir risquer un détour par les écuries avant de quitter le château. Mais le Tisserand n’accepterait aucune excuse et Pronjed, galvanisé par la promesse des richesses et du pouvoir qui l’attendaient si les plans du Tisserand réussissaient, avait trop donné au mouvement pour ne pas être de ceux qui savoureraient la victoire. Quels que soient les risques, il trouverait le moyen d’arriver à l’heure, et de se battre aux côtés du Tisserand. Il partagerait la victoire qirsi et, lorsque le Tisserand balaierait les cours eandi et récompenserait ses plus fidèles serviteurs, Pronjed ferait partie de la nouvelle noblesse. Peu après les cloches du prieuré, des pas se firent entendre dans l’escalier. Il supposa d’abord qu’il s’agissait du garde venu lui apporter son dîner un peu plus tôt. Lorsqu’il perçut une voix de femme, il comprit qu’il s’agissait du duc et de sa séduisante ministre. Il se leva et se tourna vers la porte, dans une position aussi digne que les circonstances le permettaient. Il ne donnerait pas le spectacle d’un homme brisé, quels que fussent les bénéfices qu’il pût en tirer pour son évasion. Il entendit Tebeo ordonner l’ouverture de la cellule. Le verrou tourna et la porte s’ouvrit. Tebeo n’avait jamais eu le physique d’un duc d’une maison puissante. Il était petit, rond, doté d’un visage trop débonnaire pour être impressionnant. Le ministre savait néanmoins qu’il était d’une intelligence vive et, au cours du dernier cycle de lune, alors qu’il affrontait l’assaut de Numar, il avait plus que prouvé sa valeur militaire. Sa ministre, pâle quand il était sombre, élancée quand il était court, réservée quand il était affable, lui faisait un parfait contrepoint. Pronjed avait aussi appris à connaître ses qualités. Ils s’étaient affrontés plusieurs fois, la dernière dans la cour du château, et il n’avait aucun doute quant à sa fidélité à son duc et au royaume. « Premier ministre », commença ce dernier en le surveillant attentivement, un fin sourire aux lèvres. Il avait peur. Elle l’avait mise en garde contre lui. « Lord Dantrielle. À quoi dois-je cette courtoisie ? — La curiosité, avoua Tebeo en surprenant Pronjed par sa franchise. J’ai quelques questions, et je ne compte pas sur l’honnêteté du régent pour y répondre. — Vous espérez que je sois plus coopérant ? — Oui. — Que puis-je espérer en retour ? — La clémence. Peut-être même votre libération. » Pronjed se tourna vers la ministre qui l’observait avec un intérêt évident. « Je vous dirai ce que je sais. » Tebeo se mit à faire les cent pas devant lui, mains jointes derrière le dos. « Combien d’hommes Numar a-t-il envoyé au nord de la Tarbin ? — Environ un millier. Il compte sur l’armée de Mertesse pour fournir le complément. Il a divisé le reste de ses hommes entre la garde de Solkara et le siège de Dantrielle. — A-t-il été en contact avec le duc de Bistari ? — Bistari ? s’exclama Pronjed dans un éclat de rire. Vous plaisantez, monseigneur ! — Non, mais peu importe. » Le ministre, les yeux plissés, chercha pourquoi Tebeo s’intéressait au jeune duc de Bistari. S’ils avaient été seuls, il aurait employé son don d’influence pour contraindre le duc à se dévoiler. Sous la surveillance d’Evanthya, il n’osa pas. Tebeo marcha en silence quelque temps. « Dites-moi, Premier ministre, que savez-vous de la conspiration qirsi ? — Pas grand-chose, monseigneur. Probablement autant que vous. Je sais ce qu’on lui attribue. Les meurtres en Eibithar, l’assassinat de Lord Bistari. Les rumeurs prétendent qu’elle est à l’origine de l’attentat contre la duchesse de Curlinte à Sanbira, bien qu’il n’y ait aucune preuve. — Et sur la mort de notre propre roi ? » Il aurait dû s’y attendre. « Je vous prie de m’excuser ? — Le duc d’Orvinti et son Premier ministre se demandaient si Carden n’avait pas été assassiné. — Sa Majesté s’est suicidée, monseigneur. J’ai vu sa dépouille, et je peux vous assurer qu’il n’y avait malheureusement, si j’ose dire, aucun doute. — C’est ce que nous avons entendu, intervint Evanthya. Fetnalla s’interrogeait : et si quelqu’un avait usé de son don d’influence pour forcer le roi à se tuer ? » Pronjed dévisagea la ministre de Tebeo. « C’est la première fois que j’entends une telle suggestion. — Possédez-vous ce don, Premier ministre ? » Pronjed soutint le regard d’Evanthya avant de s’obliger à revenir au duc. « Non, monseigneur. Je ne l’ai pas. » Il aurait pu en user pour rendre son mensonge plus convaincant ; l’illusion fonctionnait aussi bien avec les Qirsi qu’avec les Eandi. Mais Evanthya s’y attendait et ce don, contre un Qirsi, n’agissait que s’il en ignorait l’utilisation. « Avez-vous entendu parler de la mort du duc d’Orvinti ? — Des bruits courent, monseigneur. » Il hasarda un regard vers Evanthya. Elle l’évita. Les rumeurs étaient donc vraies : Fetnalla avait assassiné son duc. « Le Premier ministre de Lord Orvinti a disparu tout de suite après la mort de Brall. Je me demandais si vous aviez la moindre idée de l’endroit où elle est allée. » Au nord, là où lui-même irait. « Non, monseigneur, pas la moindre. — C’est bien ce que je pensais », lâcha Tebeo. Il allait poursuivre, mais se ravisa et s’arrêta pour examiner rapidement la cellule. « J’imagine que vous êtes suffisamment à votre aise, Premier ministre. Vous êtes nourri, avez-vous assez de couvertures pour la nuit ? — Oui, monseigneur, sourit finement Pronjed. Pour une prison, c’est assez confortable. » Il leva les mains et désigna les liens de soie qui entravaient ses poignets. « Cela dit, j’aurais les mouvements plus libres avec des menottes classiques. — C’est moi qui ai eu cette idée, intervint Evanthya. Je me suis souvenue que vous êtes Façonneur. Auquel cas, les chaînes ne sont guère utiles, n’est-ce pas ? — Oui, je suppose. — Nous nous reverrons, Premier ministre, reprit Tebeo alors que le garde ouvrait la porte. » Il sortit dans le couloir et attendit. Evanthya s’approcha de lui et baissa la voix. « Je ne serai pas longue, monseigneur. J’ai quelques questions à lui poser, je pense qu’il sera moins méfiant si nous sommes seuls. » Tebeo se renfrogna, mais accepta et quitta le couloir. Le garde referma la porte. Evanthya revint à Pronjed. « Vous avez l’intention de vous évader, n’est-ce pas ? murmura-t-elle devant lui. — Je ne vois pas de quoi vous parlez. — Bien sûr. Ce n’est qu’une question de temps. Vous êtes Façonneur, vous possédez le don de l’illusion. Ce ne devrait pas être trop dur. » Il allait protester, mais elle porta un doigt à ses lèvres. « Ne dites rien. Je me moque que vous vous échappiez. Vous n’avez aucune raison de vous en prendre à mon duc ou à moi, toutes de rejoindre le nord au plus vite. » Le ministre sentit son cœur s’emballer. Comment savait-elle tout cela ? « Que voulez-vous ? demanda-t-il. — Fetnalla. Vous savez certainement que nous sommes très… liées. » Il s’en était douté. « Je veux la trouver. Elle a participé à votre conspiration et s’en est allée au nord rallier le Tisserand. — J’ignore de quoi vous parlez », répéta le ministre. Sa réplique manquait de conviction. Depuis plusieurs cycles, il mentait à Numar, Henthas, Kalyi et Chofya. Pendant des années, il avait menti à son roi. Le mensonge était une seconde nature. Mais cette femme lisait en lui, comme si elle était Tisserande et lui simple Qirsi de Festival. « Je ne vous aiderai pas à vous échapper, comme je n’avertirai pas mon duc du danger. En échange, vous partirez d’ici sans blesser personne. » Elle hésita avant de reprendre : « Et si par le plus grand des hasards, vous vous apercevez que vous êtes suivi, ne faites strictement rien. — Qu’est-ce qui m’empêchera de vous tuer une fois que nous serons loin de Dantrielle ? — Rien, si vous m’attrapez. Mais si je vous échappe, et que je trouve votre Tisserand, comptez sur moi pour lui apprendre que vous vous êtes laissé suivre. Je doute qu’il apprécie. — Je ne peux pas accepter. — Je veux qu’elle revienne, Pronjed. Le reste ne m’intéresse pas, ne m’intéresse plus. Je veux seulement Fetnalla. Même si je voulais arrêter votre conspiration, je ne pourrais pas. Je serais seule contre une armée de Qirsi, seule contre un Tisserand. Il secoua la tête, ouvrit la bouche, puis la ferma. Il faillit dire « il me tuera », mais se retint à temps. Elle cherchait peut-être à le manipuler, lui faire avouer qu’un Tisserand était à la tête du mouvement. Sauf qu’elle semblait sincère. Possédait-elle aussi le don de l’illusion ? Était-ce grâce à lui qu’elle avait appris qu’il avait assassiné Carden ? « Il ne le saura jamais, murmura-t-elle. Contentez-vous de rallier le nord et de ne pas vous retourner. » Elle le regarda, ses yeux dorés aussi brillants que le coucher du soleil, puis elle se détourna et quitta la cellule. 12 Kentigern, royaume d’Eibithar, ascension de la lune d’Adriel Au fil des jours, l’odeur du siège, un mélange amer de goudron chaud et d’huile bouillante, d’orge bouillie et de bétoine, de gangrène et de sang, de transpiration et de peur, lui était devenue aussi familière que le parfum d’Ioanna ou les arômes de pain cuit qui s’élevaient des cuisines. Les bruits qui les accompagnaient – plaintes des mourants, pleurs et gémissements des blessés, chants lointains des soldats aneiriens – ne lui faisaient pas plus d’effet. Il s’y était habitué, comme il s’était accoutumé au spectacle de toutes les horreurs auxquelles il assistait. Et s’il pouvait fermer les yeux, se boucher les oreilles ou se réfugier au plus profond de son château, cesser de respirer ou s’empêcher de sentir l’odeur prégnante de la souffrance et de la mort lui était impossible. Après la fin du siège, qu’elle signât la chute de Kentigern ou la défaite de l’ennemi, le duc se souviendrait longtemps des relents qui flottaient sur le pic, saturés de toutes les puanteurs de la guerre. Les deux premiers jours du siège, après les succès dont ses hommes s’étaient gargarisés, Aindreas avait cru la victoire à sa portée. Ses alliés qirsi auraient été furieux de sa réussite, mais il avait goûté au plaisir de cette éventualité, car la débâcle des Aneiriens préfigurait le revers de la conspiration. Si les armées de Mertesse et de Solkara échouaient à tenir le siège de Kentigern, elles ne pourraient soutenir la bataille de Galdasten sur le front nord. Il ne pouvait racheter son crime. Il s’était lui-même allié aux cheveux-blancs, il avait trahi son royaume. Mais en se battant pour sa maison, il pouvait contrarier les plans qirsi, et sa résistance remettre en question ce qu’il avait contribué à échafauder. Ces espoirs de rédemption n’avaient hélas pas duré. L’armée aneirienne, après avoir perdu tant d’hommes, après avoir vu brûler ses catapultes, s’était ressaisie. Redoublant ses assauts contre les murs et les portes, elle avait franchi le pont-levis de la Tarbin et tourné ses béliers contre les herses. Au cours de la seconde nuit, bien des heures après les cloches de minuit, un important détachement de Solkara avait pris d’assaut le rempart de la première enceinte et l’avait tenu jusqu’au matin, avant d’être repoussé par les hommes d’Aindreas. Cette incursion n’avait provoqué aucun dommage irréparable, mais elle avait ébranlé le moral de ses hommes. Pendant des siècles, la citadelle de Kentigern avait joui d’une réputation sans égale. Le pic était la plus imprenable, la plus inébranlable, la plus puissante de toutes les forteresses des Terres du Devant. Or le quasi succès du siège de Mertesse, l’année précédente, avait tout remis en cause. Et même si la découverte de la trahison de Shurik en avait minimisé les effets, aujourd’hui, sous la nouvelle pression des Aneiriens, Aindreas avait senti le doute miner la confiance de ses hommes. À la fin du huitième jour de siège, les Aneiriens étaient parvenus à construire quatre nouvelles catapultes. Dès leur mise en route, Mertesse et Solkara avaient repris le pilonnage intensif des remparts. Boulets enflammés, pots d’huile bouillante, carcasses d’animaux morts s’étaient succédé à un rythme soutenu. Aindreas avait envoyé une section, dans l’espoir de détruire ces nouvelles machines de guerre, mais les Aneiriens se tenaient prêts, et les hommes de Kentigern avaient subi de lourdes pertes avant d’être contraints de renoncer. Le lendemain matin, la première des trois herses de la porte de la Tarbin avait cédé. Malgré la présence des deux autres, ce nouveau succès n’avait fait que rogner davantage la confiance des hommes de Kentigern. Les archers, nichés dans les surplombs construits de part et d’autre de la porte, et utilisant les meurtrières pratiquées sous leurs toits, avaient soumis l’assaillant à un tir nourri. Leur acharnement n’avait rien pu contre le bélier. Il offrait une protection efficace, en tout cas suffisante pour s’attaquer à la seconde herse. À la nuit tombée, le bois et le métal s’étaient mis à grincer. Aindreas avait alors compris que la seconde herse ne tiendrait plus longtemps. Les hommes postés sur ses créneaux, harcelés par les tirs de catapultes, avaient dû trouver refuge dans les tours, d’où ils n’étaient sortis que le temps d’envoyer une volée de flèches avant d’être repoussés à l’intérieur par un nouveau boulet. Le bombardement constant leur assurait un maigre répit : au moins l’ennemi ne se risquait-il pas à lancer ses échelles à l’assaut des remparts. Aindreas avait suivi le déploiement du siège depuis son bureau. Il aurait préféré se battre ; malgré sa corpulence, sa silhouette imposait encore le respect sur le champ de bataille, et sa présence pouvait se révéler décisive. Il maniait l’épée avec force et dextérité. Mais ce type de combat exigeait la patience qui lui avait toujours fait défaut. Assis à sa table de travail, les narines envahies par l’odeur de fumée, il avait dû se contenter de résister au désir de noyer sa rage et son impuissance dans le vin rouge de Sanbiri. Le matin suivant, alors qu’il achevait son premier repas de la journée, Villyd Temsten, son capitaine, fit irruption dans ses appartements. Son visage sombre, ses yeux rouges et gonflés, son bras en écharpe, et la plaie non soignée au-dessus de son œil gauche lui donnaient une allure encore plus redoutable qu’à l’accoutumée. « Alors ? l’interrogea le duc en se levant de sa table. — La situation n’a pas beaucoup évolué, monseigneur. La seconde herse ne résistera pas une journée de plus. Nos archers remportent quelques succès sur les remparts, mais les catapultes de Rowan les repoussent sans cesse dans les tours. — Où en sont nos réserves ? » Une grimace tordit la bouche de Villyd. « Elles baissent, monseigneur. Lentement, mais sûrement. — Les leurs aussi. — Mertesse est assez proche pour qu’ils puissent se réapprovisionner plus facilement que nous. — Est-ce pour me dire que nos provisions diminuent que vous êtes venu ? s’impatienta Aindreas. — Non, monseigneur. Vous devriez m’accompagner. — De quoi s’agit-il ? — Je vous en prie, suivez-moi. » Avec un soupir, Aindreas escorta son capitaine dans le couloir. Dans la première cour, Villyd le conduisit par la plus proche des tours vers les remparts. Ils empruntèrent le chemin de ronde jusqu’à l’angle nord-est du château. « Regardez », fit-il en désignant les champs au-delà de la cité. Depuis ses appartements, Aindreas avait deviné ce que Villyd voulait lui montrer. Il ne put cependant retenir un juron. Au nord, une longue colonne de soldats aneiriens se dirigeait vers la forêt de Kentigern. Certains portaient le noir et or de Mertesse, d’autres, plus nombreux, le rouge et or de Solkara. Ils avaient mis le feu aux deux fermes sur leur chemin, et s’apprêtaient à faire de même au champ de blé qui les jouxtait. « Les scélérats », lâcha le duc avec rage. Ils attendront que le siège soit bien avancé, lui avait dit Jastanne avec la prescience attendue d’un Qirsi. Vous serez contraint de mettre tous vos hommes dans la défense de votre ville et de votre château. Je vous préviens, au cas où l’envie vous prendrait de les arrêter, ne faites rien. Sa mise en garde, prononcée d’une voix calme, tellement sûre d’elle, résonnait encore à ses oreilles. Il se tourna vers la colline où il l’avait vue le premier jour du siège. Elle ne s’y trouvait pas. « Il faut les arrêter, monseigneur. Nous devons protéger votre duché, et les empêcher de traverser la lande. — Impossible, répondit Aindreas d’un ton sourd. — Mais, monseigneur… — Impossible ! » Son cri résonna sur les remparts, attirant l’attention de ses hommes. « C’est ce qu’ils attendent, reprit-il d’un ton plus posé. Ils brûlent les champs et les fermes pour nous attirer à l’extérieur. » De cela, il était certain. De même, il ne doutait pas que diviser son armée mettait son château en danger. Villyd pourtant avait raison : il aurait dû être prêt à risquer Kentigern pour sauver Eibithar. « Quels sont vos ordres, monseigneur ? demanda son capitaine d’un ton si froid que le duc se raidit. — Attaquer les catapultes. Leur destruction est notre seule chance de briser le siège. Les hommes de Rowan sont moins nombreux maintenant. — Bien, monseigneur. » Villyd s’éloigna, les épaules voûtées et la tête basse. Le protocole exigeait qu’il attendît la permission d’Aindreas pour s’en aller. Le duc n’avait pas le cœur de le rappeler. « Des gens meurent, père. » Il se tourna. Brienne se tenait à ses côtés, ses cheveux blonds agités par le vent. « Ils meurent à cause de toi. Et à cause de toi, le royaume est en péril. — Que suis-je censé faire ? — Dis-leur la vérité. — Je serai pendu, et Ennis héritera d’une maison abominée. — Tu dois quand même le leur dire. » Il se détourna vers la colline, redoutant d’y découvrir Jastanne, devinant son sourire moqueur sur son visage de marbre. « Notre meilleur espoir réside dans les Qirsi. Aussi longtemps qu’ils domineront, nous serons à l’abri. — Ce sont les Qirsi qui m’ont tuée. Tu le sais et tu persistes à les soutenir. » Des larmes lui piquaient les yeux. Refusant d’affronter le regard et les reproches de sa fille, et pour ne pas montrer son désarroi à ses hommes, il les ferma. « Tu devrais avoir honte », l’entendit-il murmurer. Elle n’était qu’un fantôme, une illusion. Lorsqu’il eut le courage de soulever les paupières, elle avait disparu. Plusieurs soldats l’observaient, certains avec un étonnement évident, d’autres plus discrètement. Tous affichaient le même malaise. Le château trembla, et les regards se concentrèrent sur les Aneiriens et leur bélier. L’assaut contre la porte de la Tarbin avait repris. Au même instant, des cris d’alarme attiraient l’attention vers le ciel. Les soldats de Mertesse avaient remis leurs catapultes en branle. Une énorme pierre s’écrasa contre l’enceinte extérieure, sans causer de dommages, tandis qu’une autre, aussi inoffensive, franchit les remparts pour tomber dans la cour haute. Deux pots d’huile atteignirent le chemin de ronde où ils volèrent en éclats, projetant des jets d’huile enflammée et bouillante dans toutes les directions. Plusieurs hommes s’effondrèrent, roulant frénétiquement sur la pierre pour éteindre les flammes qui dévoraient leur uniforme et leurs cheveux. Aindreas se précipita à leur secours, ôtant sa cape pour la jeter sur un homme dont les vêtements s’étaient embrasés. Le feu étouffé, les blessés confiés aux Guérisseurs, un soldat indemne se présenta devant le duc. « Ne restez pas ici, monseigneur. Ils vont recommencer. Il faut vous mettre à l’abri. Vous ne devez pas mourir. » Aindreas, prêt à le tancer pour son audace, le dévisagea avec fureur avant de se calmer. Il avait raison. Sa mort ne leur serait d’aucun secours, elle hâterait même la chute de Kentigern. « Je pars, répondit-il. Où est le capitaine ? — Je ne sais pas, monseigneur. » Il se tourna de nouveau vers la forêt. De la fumée s’élevait des fermes et des champs. La colonne était toujours en vue, assez proche pour être rattrapée par une armée à pied. S’il donnait cet ordre, les Qirsi révéleraient sa forfanterie au monde entier. Il devait protéger Ennis, Affery et Ioanna. Alors il s’engouffra dans la tour d’angle, descendit les escaliers quatre à quatre et traversa la cour jusqu’à Villyd en discussion avec trois de ses lieutenants. « Monseigneur », fit le capitaine avec un sursaut. Les autres se turent. Aindreas était parti, décidé à poursuivre les Solkariens, résolu à tout avouer à Villyd, lui expliquer ce qui arriverait lorsque les Qirsi apprendraient sa décision de couper l’avancée de l’ennemi vers le nord, mais au moment de passer à l’acte, le regard de son capitaine l’arrêta. « Vous désirez, monseigneur ? — Envoyez immédiatement un détachement contre les catapultes. Ils visent encore les créneaux, je veux les stopper. — Nous étions en train d’en parler, monseigneur. Nous pensions doubler le détachement, envoyer la première moitié par la poterne sud, et la seconde par l’ouest. Pris en tenaille, ils auront plus de mal à nous repousser. — Parfait, capitaine. Cela me semble parfait. » Ses mains tremblaient, il aurait donné son or pour un cruchon de vin. « Bien, monseigneur. Nous formons les détachements. — Parfait, répéta le duc. Je serai dans mon bureau. » Il s’éloigna en hâte, conscient de la perplexité de ses hommes, trop pressé de retrouver son bureau pour leur donner une explication. Brienne l’attendait dans le couloir, près de sa porte. Il l’ignora, et tendit la main vers la poignée, les yeux fixés sur le sol. « Père. » Il ouvrit. « Père ! » Il hasarda un regard, cligna les yeux et revint sur la silhouette qui l’interpellait. Ce n’était pas Brienne, mais Affery. L’enfant le dévisageait, plus fâchée que blessée. « Excuse-moi, Affery. Je suis désolé. » Il se pencha et la prit entre ses bras. « Que veux-tu ? — Mère te cherche. Nous avons senti le château trembler. Je crois qu’elle a peur. » Il écarta une mèche de cheveux tombée sur son visage. Elle serait belle, comme sa sœur et sa mère. « Comment va-t-elle ? — Pas trop mal. Elle chante avec nous, ce qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps, et elle mange. Je sais que tu t’inquiètes quand elle ne mange pas. » Elle aussi était intelligente, comme son frère. Plus tard, elle ferait une excellente duchesse. Mais qui épouserait la fille d’une maison déshonorée ? « Dis-lui de ne pas s’inquiéter. Les Aneiriens utilisent encore leurs catapultes, mais nous envoyons des hommes les détruire. Tu t’en souviendras ? — Oui, mais mère voudra te l’entendre dire. — Je sais. Dis-lui que je viendrai au cloître un peu plus tard. — Quand ? — Ce soir. J’essaierai d’être là pour le dîner. Dis-lui. » Affery, le regard empreint d’une profonde tristesse, opina. Il aurait dû la rassurer davantage, peut-être l’accompagner au cloître, mais il ne pensait qu’à son vin, aux Qirsi et au terrible gâchis qu’il avait provoqué. « Merci, tu es adorable », fit-il en déposant un baiser sur son front. Elle lui répondit par un sourire triste et s’éloigna. Aindreas la regarda partir, puis disparaître à l’angle du couloir avant d’entrer dans son bureau. Il referma la porte, donna un tour de clef, et se servit une bonne rasade de vin. Il avait bu deux cruches de Sanbiri et s’apprêtait à achever la troisième lorsque les cloches du prieuré sonnèrent sur la cité. Il n’était pas ivre – il buvait tant depuis la mort de Brienne qu’il n’était pas sûr de connaître encore l’ivresse. Assis à sa fenêtre, sa timbale à la main, il dodelinait de la tête, l’esprit engourdi et somnolent, quand un coup frappé à sa porte le tira de sa torpeur. Aussitôt, il pensa à Jastanne. Il n’esquissa pas un geste, dans l’espoir de la décourager. Les coups redoublèrent, accompagnés de la voix de Villyd. Le duc se leva et, d’un pas incertain, se dirigea vers la porte. Il déverrouilla, ouvrit et retourna à son bureau pour cacher son haleine chargée au capitaine. « Rapport, marmonna-t-il en s’asseyant lourdement. Vous avez envoyé les détachements ? — Oui, monseigneur. — Et alors ? » Le château trembla, provoquant une agitation sur les remparts qui parvint jusqu’à eux. « Nos hommes sont parvenus à en détruire une, monseigneur, mais ils ont été repoussés. — Le nombre de pertes ? — Quatorze morts, monseigneur. Et huit blessés. — Par les démons ! » jura Aindreas. La forteresse fut secouée une nouvelle fois. « Il faut tenter une nouvelle sortie. — Je doute qu’elle ait plus de succès, monseigneur. — Et de nuit ? Donnez des pierres à briquet aux soldats, ils n’auront pas besoin de torches pour enflammer leurs flèches. — C’est une… » Villyd, les yeux plissés, s’interrompit. Aindreas aussi avait entendu. Des cris s’élevaient sur les remparts, d’un genre nouveau. « Qu’est-ce que c’est ? — Je ne sais pas, monseigneur. » Le duc bondit hors de la pièce et, son capitaine sur les talons, se précipita vers les remparts. Les hommes étaient rassemblés sur le mur est. Plusieurs désignaient la lisière de la forêt avec ardeur. Aindreas écarta le retour des Solkariens. Ils n’avaient aucune raison de revenir. Arrivé auprès de ses soldats, il sentit le cœur lui manquer. Une armée impressionnante – trois mille hommes au bas mot – se dirigeait vers le pic. Certains marchaient sous les bannières gris et blanc de Labruinn, d’autres sous celles fauve et noir de Tremain. Malgré la distance, même les emblèmes des oriflammes étaient visibles. Son regard pourtant restait fixé sur la tête de la troupe. Les soldats, vêtus des uniformes pourpre et or, avançaient sous les drapeaux du royaume. Les hommes de Kearney, la garde royale ! « Ils sont venus nous sauver ! » s’exclama un soldat au milieu des acclamations de ses camarades. Aindreas, stupéfait, n’osait y croire. Il défiait le roi depuis des cycles de lune, refusait de payer ses impôts, avait ignoré la convocation de Kearney à la Cité des Rois, et même laissé Jastanne tuer son émissaire dans son bureau. À la place du monarque, jamais il n’aurait envoyé son armée au secours d’un tel duc. Bien au contraire, il serait venu le détruire. Depuis leur départ de la Cité des Rois, Gershon avait imposé le pas de charge à ses hommes. Les ducs de Tremain et Labruinn, bien qu’aucune de leur maison ne fut réputée pour ses prouesses militaires, avaient suivi sans faillir le rythme de la garde royale. Lathrop de Tremain, beaucoup plus âgé que Gershon et Caius, s’était révélé particulièrement impressionnant. Cet homme corpulent, au physique trop bonasse pour diriger une armée, et bien trop relâché pour couvrir plus de trente lieues en moins de cinq jours, avait tenu. Quant à Caius de Labruinn, un des plus jeunes ducs du royaume, contraint de franchir la rivière Thorald et les Chutes de Binthar pour les rejoindre, il avait parcouru vingt lieues de plus pour retrouver Gershon devant les murs de la Cité royale, et ne semblait pas affecté par son voyage. Gershon avait longtemps méprisé le rôle des maisons mineures en cas de conflit. Les Règles de l’Ascension ne leur laissaient qu’une influence minime sur la sélection d’un nouveau monarque, et tout militaire savait que le royaume tirait sa force de ses plus grandes maisons – Thorald et Galdasten, Curgh, Kentigern et Glyndwr. Marcher en compagnie de ces deux ducs et de leurs hommes, constater la rigueur avec laquelle Caius et Lathrop endossaient leur charge de commandement l’avait amené à s’interroger sur la validité des critères qui distinguaient les maisons du royaume. Il avait aussi craint de voir son autorité contestée. Certes, ces ducs dirigeaient des maisons mineures, et Gershon était l’homme du roi, mais ils étaient des nobles, avaient été élevés dans les cours, et possédaient de grandes richesses. Toutes distinctions dont Gershon était dépourvu. Malgré ces privilèges, ils s’en étaient remis à lui dès leur ralliement, avaient placé leur armée sans hésitation sous son commandement et suivi ses ordres sans discuter. Plus surprenant encore, le capitaine du roi et Caius avaient développé une amitié spontanée et sans entraves. Le duc avait bien dix ans de moins que Gershon. Leur différence d’âge et d’éducation n’avaient pourtant pas occulté leurs nombreux points communs. À l’image de Gershon, le duc de Labruinn était posé. Il avait été formé au combat par son père, longtemps réputé comme l’un des meilleurs bretteurs du royaume, et témoignait d’un intérêt réel pour tous les sujets militaires. Chaque jour, en tête des armées, il avait assailli Gershon de questions sur la tactique, les armes, le sens du combat. Gershon avait d’abord pensé que le duc, avec courtoisie, s’efforçait d’entretenir la conversation. Sous le feu nourri de ses interrogations, et leur pertinence, il avait vite perçu une intelligence profonde de l’art subtil de la guerre. Le capitaine de Labruinn, encore plus jeune que son duc, les avait écoutés avec attention, et posé lui-même quelques questions adroites. Sulwen, les comparant à des enfants jugeant avec la plus grande des gravités les mérites respectifs d’armes sensationnelles et fictives, n’aurait pas manqué de railler leur sérieux. Que son mari pût discuter pendant des heures des mêmes sujets ne manquait jamais de la stupéfier. Et Gershon, qui ne s’en lassait pas, s’étonnait de son étonnement. Leur marche de la Cité des Rois vers Tremain, qu’il avait redoutée ennuyeuse, s’était révélée passionnante. Après des cycles de lune consacrés à évoquer la guerre, la conspiration qirsi et la tentative du Premier ministre d’attirer l’attention du Tisserand, il avait le sentiment de revivre, en dépit même de la difficulté des combats qui s’annonçaient. À Tremain, lorsque l’armée de Lathrop avait rejoint les leurs, Gershon et le duc s’étaient montrés moins diserts. Chaque lieue les rapprochait du pic de Kentigern. Le capitaine avait senti croître son appréhension. Ses sentinelles le tenaient informé de la progression du siège. Il semblait qu’Aindreas essuyât de sérieux revers et de lourdes pertes, mais le château résistait. Il ignorait toutefois – ses sentinelles n’avaient aucun moyen de le savoir – quel accueil leur serait réservé. Une fois au pic, ils pourraient bien se faire attaquer par Aindreas et les Aneiriens réunis. Lathrop, qui nourrissait les mêmes craintes, les exprima à voix haute. « Pardonnez-moi de vous poser cette question, capitaine, lui dit-il alors qu’ils avançaient à l’ombre de la Grande Forêt à moins d’un jour de marche de Kentigern. Mais êtes-vous sûr qu’Aindreas accepte l’aide de la garde royale, ou même celle de ses alliés ? — Il se bat contre les Aneiriens, Lord Tremain, intervint Caius avant Gershon. Bien sûr qu’il acceptera notre aide. Vous n’êtes pas de cet avis ? exprima-t-il avec un regard au capitaine du roi. — J’aimerais. — Le royaume est en péril, Aindreas n’est pas aveugle à ce point. — Je ne suis pas certain qu’Aindreas se soucie encore du royaume, observa Lathrop dans un soupir. Il se battra jusqu’au bout pour défendre le pic. Quant à empêcher l’armée d’Aneira de poursuivre au-delà de Kentigern, je doute fort qu’il se mobilise pour l’arrêter. — Alors pourquoi nous soucier de son sort ? » s’enquit Caius. Il passa une main dans sa barbe blonde, alors qu’un éclat rageur faisait luire ses yeux sombres. « J’espère que vous ne me jugerez pas irrévérencieux, Sir Trasker, mais je me demande parfois si notre roi n’est pas trop généreux pour son propre bien. — Nous sommes là pour empêcher les Aneiriens de prendre Kentigern et poursuivre leur offensive au cœur d’Eibithar, répliqua Gershon, pas pour sauver Aindreas. » Caius, lèvres pincées, hocha la tête. Peu après, les premiers relents de fumée se firent sentir. Ils approchaient. Un silence inquiet s’abattit sur l’armée, et l’on n’entendit plus que le bruit des pas et le cliquetis des épées étouffés par l’épaisseur de la forêt. Gershon n’aurait jamais imaginé que trois mille hommes puissent être aussi discrets. Plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’ils émergent de la forêt de Kentigern. Gershon étouffa un juron. L’odeur des feux l’avait préparé aux volutes qui s’élevaient au-dessus de la forteresse. Il aurait été surpris que les Aneiriens n’emploient pas de catapultes pour bombarder le château d’huile bouillante et de boulets enflammés. Il ne s’attendait pas au spectacle des fermes calcinées dont les ruines, au milieu des champs réduits en cendres, fumaient encore. « Kentigern serait déjà tombé ? » s’inquiéta Caius. Il leur restait du chemin. Gershon, les yeux sur le château dressé sur son promontoire, avisa les bannières bleu, argent et blanc qui flottaient sur les tours. « Non, Aindreas tient encore son château. — Aurait-il passé un pacte avec les Aneiriens ? interrogea Lathrop. Sa liberté au prix de leur passage ? » Gershon se posait la question quand un boulet embrasé s’éleva dans les airs en direction des remparts. « On dirait qu’ils sont encore assiégés. — Alors qui a brûlé ces fermes ? — Je ne sais pas, répondit Gershon. La réponse attendra. Le roi Kearney nous a envoyé briser le siège, et c’est ce que nous allons faire. » À son signal, l’armée se remit en marche vers le pic. « Nous contournerons les murs de la cité par le sud jusqu’au camp aneirien. Que vos archers se tiennent prêts. — Est-ce que nous nous séparons ? La moitié d’entre nous pourrait passer par la rivière et les prendre en tenaille au cas où ils battraient en retraite, proposa Lathrop. — Non, je veux qu’ils battent en retraite. Nous sommes bien supérieurs en nombre. En le découvrant, j’espère qu’ils franchiront d’eux-mêmes la Tarbin sans lutter. Moins nous perdrons d’hommes, plus nous serons nombreux pour rejoindre et soutenir le roi sur la lande. — Et si Aindreas tourne ses archers contre nous ? — J’espère qu’il n’aura pas cette impudence. » Le duc acquiesça de la tête. S’il jugeait cette réponse insuffisante, il eut la grâce de n’en rien dire. Ils atteignirent vite les murs de la ville. N’essuyant aucune hostilité des hommes de Kentigern, ils obliquèrent vers le sud, à la rencontre de l’armée d’Aneira. Gershon crut même entendre des acclamations. Il n’était pas prêt à accorder la moindre foi à l’accueil de Kentigern. Les capitaines positionnèrent leurs archers à l’avant, avec ordre de lâcher leurs flèches dès qu’ils seraient à portée du camp ennemi. Avant qu’ils ne passent à l’action, d’autres cris s’élevèrent des murs de Kentigern. Les Aneiriens avaient tourné l’une de leurs catapultes dans leur direction et s’apprêtaient à leur lancer une énorme cuve d’huile bouillante. Gershon, aussitôt, donna l’alerte. Les hommes s’éparpillèrent, laissant le capitaine et les ducs éperonner leur monture pour échapper au liquide embrasé qui fondait sur eux. Par pur hasard, la plus grande partie se déversa devant l’armée royale, et la plupart des hommes évita le reste. Quelques soldats tombèrent, contorsionnés par les flammes. Les pertes demeuraient minimes. « Archers ! cria le capitaine. Vite ! » Les intéressés se précipitèrent, arcs bandés et, une fois à portée, lâchèrent leurs traits. Des cris montèrent du côté aneirien. « Encore ! » Une deuxième volée suivit la première. « Fantassins ! ordonna Gershon. À l’attaque ! » Dans un hurlement assourdissant et le tintement de trois mille épées, son armée déferla sur les lignes ennemies. Tirant sa propre lame, le capitaine éperonna sa monture et se lança dans le sillage de ses hommes. Avisant des flammes qui vacillaient au loin, Gershon craignit que les soldats de Mertesse ne projettent à nouveau de l’huile enflammée, mais ses hommes se déplaçaient trop vite pour leur permettre d’ajuster un tir. Les armées s’affrontèrent dans un choc formidable. Les Aneiriens tentèrent de défendre leurs positions. Devant les forces de Gershon, trop importantes, ils durent céder du terrain, d’abord lentement, puis plus vite. Lorsqu’un détachement surgit du château pour dégringoler du pic au pas de charge, les Aneiriens paniqués par le nombre rompirent les rangs. Ce fut la débandade. Une partie s’enfuit vers la rivière, d’autres, dont les soldats affectés aux catapultes, furent cernés et le reste, un grand nombre, périt sous la grêle de flèches envoyée par les archers et arbalétriers du roi. Les hommes de Kentigern, rejoints par ceux de Gershon, hurlèrent leur triomphe à l’unisson. Leur clameur fit frémir jusqu’aux plus hautes tours de la forteresse, balayant un instant la menace de guerre civile qui planait sur le royaume. Le calme revint et avec lui une immobilité crispée s’abattit sur les armées. « Où est votre duc ? demanda Gershon au plus proche des soldats d’Aindreas. Est-il encore en vie ? — Oui, monseigneur. Au château. » Gershon ne s’embarrassa pas de préciser qu’il n’était le seigneur de personne. Cette méprise, pour l’heure, l’arrangeait. Il se tourna vers Caius et Lathrop qui n’avaient pas une égratignure. Les deux hommes opinèrent. « Conduisez-nous jusqu’à lui, ordonna-t-il au soldat. — Tout de suite, monseigneur. » L’homme remonta la route tortueuse qui grimpait à l’assaut du pic, suivi d’une bonne douzaine de ses camarades. Gershon et les ducs, méfiants, leur emboîtèrent le pas avec quelques soldats du roi. Une nouvelle clameur s’éleva dans leur dos. Gershon tourna la tête. Les catapultes étaient en feu. Il était difficile de distinguer les hommes de Kentigern de ceux du roi et de ses alliés, mais ils semblaient avoir agi de concert. « L’un d’entre nous ne devrait-il pas rester ? demanda posément Caius. — Non, qu’ils en profitent. Qui sait quand ils auront une nouvelle occasion de se réjouir ensemble. » Ils remontèrent la route jusqu’à ce qui avait un jour été la célèbre porte de la Tarbin. Le pont-levis était en morceaux, deux herses étaient détruites, leur fer tordu, le bois éclaté et calciné. La troisième, à peine endommagée, tenait encore. Et la quatrième était intacte. Ils franchirent la première enceinte par le portillon sur le côté. Aindreas les attendait dans la cour. Cela faisait près d’un an que Gershon n’avait pas vu le duc. Le temps avait laissé ses marques. Il était toujours impressionnant, presque plus qu’au moment de l’investiture de Kearney, mais il avait le regard creux, et sa peau était marbrée, rougie par endroits, affreusement pâle à d’autres. Le capitaine le sentait dévoré de l’intérieur, comme si son chagrin et sa haine avaient enfanté un démon qui lui rongeait le cœur. Le duc n’esquissa pas le moindre geste. L’épée à la ceinture, il se tenait avec assurance, jambes écartées, semblant les mettre au défi d’avancer davantage. « Trasker », constata-t-il d’une voix tendue avant de porter le regard sur les ducs. Tremain, Labruinn. Gershon s’inclina, même si l’homme ne méritait pas cette considération. « Lord Kentigern. — Venez-vous prendre mon château ? — Si cela n’avait tenu qu’à moi, je vous l’aurais confisqué, affirma le capitaine. Mais Kearney m’a envoyé repousser les Aneiriens, et vous apporter toute l’aide possible. Avez-vous besoin de provisions, de Guérisseurs, d’armes ? » Aindreas considéra les trois hommes tour à tour avant de revenir à Gershon. « C’est ce que Kearney vous a dit ? — Oui. » Un homme au visage ensanglanté, son uniforme sale et déchiré, s’approcha du duc. Il était élancé, musclé, à l’image du duc de Labruinn, mais plus petit. Il fallut quelques instants à Gershon pour reconnaître Villyd Temsten, le capitaine d’Aindreas. Le nouveau venu murmura quelques mots à l’oreille de son supérieur, qui opina avant de le congédier d’un geste de la main. Villyd hésita et obéit. Aindreas, les yeux au sol, ratissa ses cheveux roux d’une main épaisse. Gershon, pris d’une brusque inquiétude, examina la cour, dans la crainte de voir les hommes d’Aindreas se resserrer autour d’eux. Seuls quelques soldats désœuvrés traînaient près de la porte de la seconde cour. « Lord Kent… — J’ai quelque chose à vous dire. — Je vous en prie. — Une grande partie de l’armée aneirienne est partie vers le nord ce matin. — Les fermes », lâcha Gershon. Aindreas leva les yeux pour affronter le regard du capitaine. « Oui. Ils ont brûlé les fermes et détruit les champs sur leur passage. — Combien d’hommes ? — Plus de mille, la plupart de Solkara. Je crois qu’ils se dirigent vers Galdasten. » Gershon n’en fut guère surpris. Mille hommes, ce n’était pas un chiffre considérable, mais à revers, avec suffisamment d’archers, ils pouvaient infliger de lourdes pertes à l’armée de Kearney mobilisée à l’avant sur front de Braedon. « Je n’ai pas pu les arrêter, expliqua le duc en se trompant sur le silence du capitaine. Ils espéraient m’attirer dehors, je ne pouvais risquer de compromettre la défense du château. Vous le comprenez. — Oui, monseigneur. Mais nous devons les poursuivre. Ils ont presque un jour d’avance sur nous. » Il se tourna vers Lathrop et Caius. « Messeigneurs, préparez vos hommes et informez mes lieutenants de la situation. Nous repartons dans moins d’une heure. — Tout de suite, capitaine, répondit Lathrop pour eux deux. — Merci de cette information, monseigneur, avança Gershon en revenant à Aindreas. Je suis désolé de ne pouvoir vous aider davantage, mais mon premier devoir est pour mon roi. — Je veux vous accompagner. » Gershon le dévisagea. Lathrop et Caius, qui avaient presque franchi la porte, s’arrêtèrent pour faire demi-tour. « Mais les dégâts subis par votre château… — Mertesse a fui. Il a perdu trop d’hommes, et les Solkariens ne sont plus là pour l’aider. Quelques centaines de soldats peuvent garder le pic, il n’attaquera pas de sitôt. — Monseigneur… — Kearney me considère comme un traître. » Il hésita et, avec un curieux regard de travers, comme si quelqu’un avait attiré son attention, observa l’arche de pierre. « Je veux retrouver sa confiance, fit-il enfin. Vous ne pouvez pas refuser un renfort de quelques centaines d’hommes. — Non, monseigneur, mais… » Le capitaine se raidit. Conscient de mettre sa vie et celle de ses compagnons en danger, il poursuivit néanmoins. « Je ne sais pas si je peux vous faire confiance. Vous n’avez fait aucun mystère de votre haine pour le roi, et vous n’avez rien fait au cours des cycles précédents pour prouver votre attachement au royaume. Je crains, en vous autorisant à nous accompagner, une trahison. » Aindreas s’empourpra. « Vous n’avez rien à craindre. Vous n’avez rien dit d’autre que la vérité. Ce siège m’a… ouvert les yeux. Comme votre arrivée. Je suis le débiteur du roi, le vôtre, et plus que vous ne sauriez l’imaginer. Je vous saurais gré de me permettre d’honorer cette dette. » Son regard, une fois de plus, dévia sur la droite et il se mordilla les lèvres. « Je vous jure, sur la mémoire de ma fille, Brienne, de ne pas vous trahir et de ne plus défier le roi. » Gershon avisa Lathrop et Caius. Labruinn demeura immobile, mais le duc de Tremain finit par hocher la tête. « Parfait, Lord Kentigern. Préparez vos hommes. Ils marcheront sous la bannière du roi et seront en conséquence sous mes ordres. Êtes-vous prêt à en faire de même ? — Je le suis, capitaine. » Gershon n’était pas sûr de la sagesse de sa décision, il aurait préféré avoir l’avis du roi. L’attitude d’Aindreas parlait toutefois en sa faveur. Alors il opina et tourna les talons pour suivre hors du château Caius et Lathrop qui rejoignaient leurs hommes. « Je ne lui fais pas confiance », observa posément Caius. Gershon se tourna vers Aindreas qui les regardait s’éloigner. « Pour être franc, moi non plus, Lord Labruinn, mais il a juré sur la mémoire de sa fille. Il n’aurait pas évoqué son souvenir à la légère. — Vous faites davantage confiance à un fantôme ? — Non, répondit Tremain à sa place. Nous plaçons notre confiance dans l’amour d’un père. Et pour ma part, je ne doute pas qu’elle sera récompensée. » Yaella se trouvait au bord de la rivière au moment de la débâcle. Elle avait perçu les cris, vu la cuve d’huile bouillante propulsée par la catapulte. Elle avait supposé que le duc de Kentigern avait envoyé un nouveau détachement. Ce ne fut qu’en entendant les hurlements désespérés des hommes d’Aneira qu’elle comprit qu’une autre armée était intervenue pour briser le siège. Un flot de soldats n’avait pas tardé à dégringoler vers la Tarbin. Un grand nombre d’entre eux furent fauchés par les flèches ennemies qui les poursuivaient. Elle avait écouté son duc crier des ordres, pousser ses hommes à se ressaisir et se battre, en vain. Rowan avait vite abandonné. Derrière ses soldats, elle l’avait vu battre en retraite à son tour. L’heure était venue. Autour d’elle ne subsistaient que le désastre et la débandade. Des hommes paniqués fuyaient, des chevaux tiraient sur leurs rênes avec des hennissements fébriles, Guérisseurs et blessés se hâtaient de franchir la Tarbin avant que les hommes d’Eibithar ne les rattrapent pour les achever. C’était parfait. Elle déplorait de quitter Mertesse. Elle avait servi Rouel plus de neuf ans, et son fils une année entière. Une décennie. Peu pour un Eandi, mais presque un tiers de sa propre existence. Les quelques possessions restées dans sa chambre au château de Mertesse, l’or qu’elle avait gagné au service du Tisserand, des vêtements et des babioles accumulés au cours des ans, les cadeaux de Shurik seraient perdus. Elle regrettait de les abandonner, surtout les présents de son amant. Elle aurait aussi eu besoin d’or. Si elle retournait au château, elle risquait de ne pas trouver si belle occasion de s’enfuir. Si elle s’éclipsait maintenant, à la faveur de la panique créée par la retraite, personne ne s’apercevrait de sa disparition avant des heures, pas même le duc. Ils en concluraient qu’elle était morte au cours du dernier assaut, ou qu’elle s’était noyée en franchissant la rivière. Ils ne la chercheraient pas, en tout cas pas assez longtemps, ni avec assez d’acharnement pour découvrir la moindre trace. Elle deviendrait le fantôme errant qu’avait évoqué le Tisserand lors de sa dernière visite. Personne ne te connaîtra, lui avait-il confié la nuit où il était entré dans ses rêves pour lui parler de son mouvement et de son rôle précis dans les événements à venir. Personne ne tentera de t’arrêter. Tu seras libre, libre de te rendre où je te le dirai. Oui, Tisserand, avait-elle répondu. Il l’avait envoyée à l’est, vers la gloire, la vengeance et la paix ; tout ce qu’elle désirait. Alors, tandis que les soldats eandi fuyaient par la rivière précédés de leur duc et poursuivis par l’ennemi, Yaella ja Banvel, Premier ministre de la maison de Mertesse, s’était glissée dans les buissons qui longeaient la rive nord de la Tarbin. Quand elle avait cru entendre Rowan l’appeler, elle était déjà loin du camp. Il ne la retrouverait jamais. Elle s’était néanmoins tapie dans la végétation et, insensible aux branches qui la griffaient, avait, sans s’arrêter, agrandie la distance qui la séparait de son ancienne vie. À la nuit tombée, rassurée par l’obscurité, elle s’était redressée pour marcher à son aise. Elle aurait aimé avoir un cheval. Pon, son fidèle compagnon, avait péri, tué par un archer de Kentigern. Elle était seule, plus rien ne la retenait dans ce royaume. Sur l’ombre du ciel, les lunes amorçaient leur ascension, éclairant son chemin de leurs pâles lueurs. Panya la blanche, Ilias la rouge guidaient ses pas vers l’est, la fortune et la gloire. 13 Solkara, royaume d’Aneira Dans vin ciel brumeux et encore pâle, les rayons du soleil chauffaient les vastes pelouses du château de Solkara. Sous leur caresse, la bourrache et les giroflées, les ancolies et les églantiers, les chèvrefeuilles, les iris et la lavande s’épanouissaient en bourgeons d’une palette de couleurs vives. Un vent léger venu de la rivière soufflait entre les murs. La journée s’annonçait belle. Chofya avait toujours aimé la chaleur du cycle des cultures. Quand d’autres s’en plaignaient, elle la cherchait, chérissant avec elle le souvenir de sa jeunesse dans les collines du sud de Noltierre. Là-bas, de longs cycles durant, le soleil baignait la végétation de torpeur, et ses rayons couvraient d’un hâle doré la peau des enfants. La cité royale d’Aneira, protégée par la fraîcheur de la rivière et les ombres de la Grande Forêt, ne connaissait jamais de telles températures. Elle le regrettait, mais accueillait la chaleur de ces matins ensoleillés avec délectation. Plus tard, elle accompagnerait Kalyi à la place du marché. Solkara regorgeait de marchands à cette époque de l’année, et assister à leurs échanges, plonger dans le brouhaha de la foule était toujours un plaisir. Qu’il était facile d’oublier qu’à moins de quarante lieues au sud, les Aneiriens se livraient une guerre fratricide pour une raison incompréhensible. Elle connaissait bien sûr le prétexte avancé par Numar : mater la rébellion de Dantrielle ; elle n’y voyait aucun sens. Que le refus catégorique de Dantrielle de participer aux projets stupides d’invasion d’Eibithar justifie le siège de sa cité n’y changeait rien. Même si elle avait condamné la position de Tebeo et de ses alliés – ce qui n’était pas le cas – elle jugeait l’entreprise de Numar pour ce qu’elle était : un geste vain, inspiré par le ressentiment, de nature à affaiblir le trône autant que le royaume. Chofya n’était pas prétentieuse au point de croire que ses années passées aux côtés de Carden lui avaient appris toutes les subtilités politiques et les finesses de la diplomatie. Carden lui-même ne les avait jamais maîtrisées. Mais elle avait été reine. Sa fonction de première dame du château, la position que lui conférait ce titre à toute sorte de banquets, cérémonies et conseils, lui avaient permis d’exercer son jugement. Un royaume n’était pas si différent à administrer qu’un château. Ces deux fonctions exigeaient assez d’autorité pour maintenir l’ordre, mais un minimum de souplesse pour affronter l’imprévu. Mater un duc rebelle ou un enfant rétif devait se valoir. La colère et la violence ne servaient qu’à raidir davantage ce qui avait besoin d’être assoupli. Seules la patience et la raison produisaient le résultat escompté. Elle avait élevé une enfant, elle parlait en connaissance de cause. Au cours de son règne, elle avait aussi appris que les hommes manquaient de patience, et de raison encore plus, et qu’ils ne cherchaient jamais conseil auprès d’une femme, à moins qu’elle fut Qirsi. Avant son départ pour Dantrielle, Numar lui avait refusé l’audience qu’elle avait requise parce qu’il se doutait qu’elle contesterait l’alliance avec Braedon et le siège qu’il préparait. Sachant que le régent ne pourrait refuser de recevoir et d’écouter sa reine, Chofya avait été trouver sa fille. Elle avait découvert avec stupeur qu’il l’avait déjà convaincue de la sagesse de ces deux entreprises. Comprenant qu’elle ne pouvait rien faire pour sauver Aneira de la folie et de la vanité de son régent, elle avait alors abandonné ses tractations. Le royaume avait survécu à près de neuf siècles d’histoire, affronté guerres civiles et rébellions sanglantes, livré des guerres hasardeuses à ses voisins, et résisté à d’innombrables tragédies. Il survivrait à Numar. Elle n’ignorait cependant pas tout de la guerre. Presque chaque jour, Henthas recevait des messages de Numar. Ses lettres décrivaient les progrès du siège en détail. Si le duc n’avait aucune obligation d’en partager le contenu avec elle, il était tenu d’en informer Kalyi. Parce que sa fille nourrissait une frayeur – justifiée – à l’égard de son oncle, elle lui demandait toujours de l’accompagner dans le bureau d’Henthas. Les messages n’arrivaient à Solkara que trois ou quatre jours après de déroulement des faits relatés par Numar. Mais, Numar maîtrisant la dramatisation à la perfection, leur impact n’en était pas moins puissant et, malgré son désir de rester indifférente au siège, Chofya s’était vite découverte impatiente de se rendre à ces audiences quotidiennes avec Henthas. Elle parvenait même à surmonter la haine qu’il lui inspirait, comme à oublier la ressemblance troublante que ses yeux bleu sombre, ses traits fins et sa silhouette musclée présentaient avec ceux de son défunt mari. Les descriptions du siège étaient palpitantes. Sous la plume du régent, cette guerre stupide prenait des accents inconnus. Il lui semblait entendre le récit glorieux des anciennes batailles d’Aneira et, lorsque aucun messager n’arrivait, ce qui était rare, le report de ces rencontres la laissait profondément déçue, bien plus que Kalyi. Fascinée par les lettres du régent, et en dépit de sa clairvoyance politique, il lui fallut une conversation avec Kalyi, encore à deux ans de son Aspiration, pour mesurer l’ampleur du danger que ce siège représentait pour elle et son enfant. Elles rejoignaient alors leurs appartements après l’une de ces audiences avec le duc. Les cloches du prieuré venaient juste de sonner sur la ville. Elles disposaient d’une heure avant le dîner. Kalyi semblait avoir compris depuis longtemps que sa mère n’approuvait pas le siège et ce que Numar avait entrepris en son nom. Hors du bureau de Henthas, elles ne discutaient d’ordinaire pas du conflit. Mais cette fois-là, les nouvelles de Dantrielle n’étaient pas bonnes, en tout cas pour la maison de Solkara. Chofya appréciait Tebeo et Brall, elle se souvenait de leur soutien lorsque Grigor, le plus cruel des frères de Carden, avait tenté d’arracher la couronne à sa fille. D’ailleurs, lorsque Henthas leur faisait la lecture des lettres de Numar, elle se surprenait souvent à applaudir en secret les succès de Dantrielle et les difficultés du régent. S’il fallait en croire le message arrivé ce jour-là, le dernier de l’ascension de la lune, les sentinelles de Numar avaient vu des troupes converger vers le château de Dantrielle depuis le nord, le sud et l’est – certainement les armées d’Orvinti, Tounstrel et Kett. Les défenses de Tebeo commençaient à faiblir, écrivait Numar, mais rien ne permettait de penser qu’elles céderaient avant l’arrivée de ses alliés. Kalyi, pâle, les lèvres serrées, avait franchi les couloirs jusqu’à leurs appartements en silence. Elle tenait ses cheveux et ses yeux noirs de sa mère mais, comme son père, elle était incapable de masquer ses émotions. « Et si le siège échoue ? avait-elle demandé à brûle-pourpoint dans l’antichambre. Si oncle Numar n’arrive pas à prendre le château de Dantrielle ? » Chofya s’était assise sur son lit et avait invité Kalyi à la rejoindre. « Si ce siège échoue, ma chérie, ton oncle devra livrer sa guerre contre Eibithar sans le soutien des hommes de Dantrielle, Orvinti, Tounstrel et Kett. Son alliance avec l’empereur de Braedon restera valable, mais il n’y engagera pas une armée aussi importante qu’il l’aurait voulu. » C’était, depuis le début, l’espoir que nourrissait Chofya. Selon elle, le siège était voué à l’échec, parce que le château de Dantrielle était aussi fort que beau, et parce que Numar, en outre, avait envoyé une partie de son armée vers le nord. En dépit du soutien de Rassor, les forces du régent restaient trop faibles pour défaire Tebeo et ses alliés. Son seul espoir avait résidé dans une victoire écrasante et rapide, qui n’était pas advenue. Elle n’en concevait aucune surprise. Cette assurance expliquait peut-être qu’elle n’eût jamais envisagé la possibilité soulevée par la deuxième question de Kalyi : « Et si oncle Numar est tué ? » L’homme lui importait peu. Lorsqu’il avait fallu choisir un régent pour sa fille, elle avait opté pour Numar de préférence à Grigor ou Henthas. Il ne valait guère mieux, et elle n’était pas naïve au point de croire qu’il avait accepté par dévouement envers la jeune reine. Il était intelligent, ambitieux, et presque aussi dangereux que les deux autres. Sa mort, qu’elle n’avait pas envisagée, l’emplit néanmoins de frayeur. « Il ne mourra pas, avait-elle répliqué, consciente de la stupidité de sa réponse. — S’il prend une flèche, ou un coup d’épée ? avait insisté l’enfant. Ou si Pronjed le tue ? — Pronjed ? s’était exclamée Chofya. Pourquoi Pronjed le tuerait-il ? — Il a bien tué père. C’est en tout cas ce que dit oncle Numar… » Chofya maudit si violemment le régent que sa fille, heurtée, la considéra avec stupeur. Pourquoi Numar racontait-il de telles absurdités à sa fille ? Elle avait cru en avoir terminé. Kalyi avait passé des cycles de lunes à chercher des informations sur la mort de son père, comme si son suicide soulevait le moindre doute ! Son oncle l’avait encouragée. Un tel comportement était inadmissible. Numar aurait dû garder ses théories grotesques pour lui. « Ton père s’est tué », Kalyi, avait-elle répondu avec lassitude, prête à répéter une énième fois des arguments trop familiers. « Je te l’ai déjà dit. » Kalyi avait secoué la tête, faisant du même coup glisser la couronne dorée qu’elle portait sur ses cheveux. Mais elle n’avait pas pleuré. « C’est ce qu’a fait croire Pronjed, avait-elle insisté. Il a utilisé sa magie pour pousser père à se tuer. Oncle Numar dit qu’il possède le don de… d’obligation, ou quelque chose comme ça. » Chofya s’était tout à coup sentie oppressée. Elle avait entendu parler de Qirsi capables de contrôler les pensées. Elle n’avait accordé qu’un faible crédit à ces affirmations. Jamais, elle n’aurait imaginé en connaître un. « Le don de persuasion, avait-elle murmuré. — Oui, c’est ça ! C’est comme ça qu’il a tué père ! — Ce don est très rare. Nous ignorons si Pronjed… — Si, si ! Je… » Kalyi avait vite baissé des yeux coupables. « J’ai surpris une conversation, il y a longtemps, entre Pronjed et le capitaine. Pronjed a employé cette magie contre lui. — Kalyi ! s’était exclamée sa mère. Tu as écouté ? » Sa fille avait acquiescé avec une mine contrite. Chofya aurait dû la punir ; un enfant n’avait pas à écouter une conversation entre adultes, encore moins quand cet enfant était reine. Sa curiosité cependant avait été la plus forte. « Qu’as-tu entendu ? » lui avait-elle demandé. Kalyi, heureuse d’échapper à la punition qu’elle avait redoutée, avait relevé sur sa mère un regard radieux avant de raconter par le menu ce qu’elle avait surpris dans les escaliers de la tour. Le sens de la conversation, qui portait sur des sujets militaires, lui avait en grande partie échappé. Lorsqu’elle en était venue à la façon dont Pronjed s’était comporté, dictant au capitaine les conseils qu’il devait donner au régent et ce qui devait lui rester de cette conversation à l’avenir, Chofya n’en doutait plus : Pronjed possédait bel et bien le don de la persuasion. « Pourquoi a-t-il poussé Carden à se tuer ? s’était-elle demandé à voix haute. — Oncle Numar dit que c’est un traître, qu’il appartient à la conspiration. » Chofya avait opiné lentement. C’était la seule explication. Une explication qui éclairait d’un jour nouveau l’alliance avec Braedon. Ce pacte pouvait résulter du complot qirsi, tout comme le siège. Pronjed était venu la voir, dans l’espoir qu’elle l’aide à convaincre le régent de nouer cette alliance. Il avait prétendu agir pour renforcer le royaume, de sorte qu’au moment de son investiture, la jeune reine n’eût rien à redouter de ses ennemis. S’il possédait le don de persuasion, s’il avait réellement voulu la convaincre, pourquoi n’avait-il pas employé ce don avec elle comme il l’avait fait avec Tradden ? « Tout cela n’a aucun sens, Kalyi, avait-elle répondu sans réelle conviction. Même s’il appartient à la conspiration, pourquoi Pronjed aurait assassiné ton père ? Il est venu me voir pour me demander mon aide. Devant mon refus, il n’a pas insisté. S’il possédait ce don, il s’en serait servi pour me faire changer d’avis. — Il a essayé de s’en servir contre oncle Numar. Mon oncle en est sûr. » Le régent n’avait-il pu mentir dans le but de dresser Kalyi contre le Premier ministre ? Ou Pronjed avait-il décidé que Chofya n’était pas un recours assez puissant pour risquer d’employer ses pouvoirs contre elle ? Ces questions n’occultaient pas la première, posée par Kalyi. La jeune reine avait semblé le comprendre. « Qu’il n’ait pas ce pouvoir, avait-elle judicieusement souligné, ne signifie pas qu’il ne va pas essayer de tuer oncle Numar. Ils ne s’aiment pas. — En effet », avait reconnu sa mère. La haine de Pronjed était cependant loin de représenter la seule menace. Des milliers de soldats, des hommes de Dantrielle, Tounstrel, Orvinti et Kett, loyaux ou pas, se réjouiraient de sa mort. « Si oncle Numar meurt, avait interrogé l’enfant, oncle Henthas deviendra mon régent ? » La peur qu’elle avait lue dans les yeux de sa fille n’avait fait qu’accroître celle qui l’étreignait. « Jamais, si je peux l’en empêcher. Les autres ducs ne lui font pas confiance. Ils ne feraient… » Elle se tut, sidérée de la légèreté avec laquelle elle avait considéré le siège. Cette équipée était loin, très loin, de l’inconséquence qu’elle avait voulu y voir. Pronjed lui avait demandé de le soutenir, et elle s’était contentée de refuser. Elle aurait dû insister pour que Numar annule son attaque, ou qu’il envoie au moins Henthas à sa place. Le royaume avait besoin de son régent, tout comme Kalyi et Solkara. Car la mort ou la capture de Numar, l’écrasement de son armée par celles de Dantrielle et ses alliés, signerait la fin de la Suprématie. Chofya ne cherchait plus le pouvoir. La mort de Carden, de toute façon, l’en écartait définitivement. Son titre de reine mère, dénué de la moindre autorité, ne lui laissait qu’un rôle d’apparat. Sans sa fille, elle se serait désintéressée du destin de la maison de Solkara, et de sa maudite suprématie. Sa maison demeurait Noltierre. Elle l’aurait volontiers réintégrée pour y couler des jours paisibles avec sa fille. Quelles que soient ses espérances, Kalyi, pour le meilleur ou pour le pire, était une Solkara et l’unique héritière de Carden III. La mort de Numar l’obligerait à se tourner vers le Conseil des Ducs pour protéger sa fille des ambitions de Henthas. Si la Suprématie était renversée, ce recours disparaissait lui aussi. Les autres maisons n’auraient aucune raison de se préoccuper des maîtres de la maison de Solkara. Elle serait alors le dernier rempart entre sa fille et le Chacal. Car il verrait toujours Kalyi comme un obstacle à ses ambitions, aussi limitées fussent-elles. Héritière de Carden, le siège de la maison revenait de plein droit à sa fille. En cas de dispute entre l’oncle et la nièce, cette légitimité pouvait lui assurer le soutien de l’armée de Solkara. Kalyi pouvait aussi renoncer à toute prétention à la tête de la maison, et rejoindre avec sa mère les monts Cestaar. Ce retrait ne la mettrait pas pour autant à l’abri. Un serment, même officiel, n’aurait aucune valeur aux yeux avides de Henthas. Rien, sinon la mort de sa nièce, n’apaiserait ses craintes. « Ils ne feraient pas quoi, mère ? — Comment ? avait sursauté Chofya. — Tu parlais des autres ducs. Tu n’as pas dit ce qu’ils ne feraient pas. — Excuse-moi, chérie. J’allais dire qu’ils ne confieraient jamais la régence à Henthas. Ils préféreraient quelqu’un d’autre. — Alors pourquoi es-tu si effrayée ? » L’intelligence de sa fille, une fois de plus, l’avait impressionnée. Décidant d’y faire face, elle avait opté pour la franchise et répondu sans détour : « Parce que si Numar est défait et que Solkara perd la couronne, le Conseil des Ducs ne nous sera d’aucun secours. — Et tu penses que cela peut se produire ? — Je ne… » Elle s’était tue. La vérité était cruelle, surtout pour une enfant de cet âge, mais elle avait décidé d’être franche. « Oui, j’en ai peur. — Alors il faut se tourner vers l’armée, avait résolu sa fille. — Pourquoi, mon amour ? avait demandé Chofya, stupéfaite de lui découvrir un tel discernement. — Parce que si Numar n’est plus là, et que le Conseil des Ducs ne peut nous aider, il ne reste que l’armée. » Chofya avait souri. Si elle avait cessé d’aimer Carden longtemps avant sa mort, découvrir sa force dans le caractère de sa fille l’emplissait de fierté. « Elle ne sera pas forcément de notre côté, Kalyi. La majorité des soldats hésiterait à suivre une femme, alors une enfant… — Je suis la reine, avait affirmé l’enfant avec la plus grande certitude. Je suis l’héritière de père. Ils me soutiendront. » S’adresser aux hommes en ces termes pouvait bien remporter leur adhésion. « Je vais leur parler dès ce soir, avait alors déclaré Chofya. — Je veux aller avec toi. — Non, Kalyi. — Mais… — Tu es très adroite, ma chérie, l’avait arrêtée Chofya, mais les soldats te considèrent toujours comme une enfant. Si tu m’accompagnes, ils ne nous prendront pas au sérieux. Et cela pourrait nous faire plus de mal que de bien. » Elle s’était penchée pour déposer un baiser sur le front de sa fille. « Fais-moi confiance. » Kalyi s’était renfrognée, mais avait accepté. « J’espère que Numar va gagner », avait-elle dit. Longtemps après le départ de Chofya et de son rejeton, Henthas avait lu et relu le dernier courrier de Numar, revenant sur les passages qu’il avait partagés avec elles, comme sur ceux qu’il avait soigneusement omis de leur transmettre. Notre encerclement n’est qu’une question de temps, écrivait son frère. Nous allons lancer un dernier assaut, une ultime tentative de prendre le château, mais je n’ai guère d’espoir.Si la Suprématie peut être préservée – ce dont je doute –, il te reviendra, mon frère, d’en assurer la succession. Les cinq cents hommes basés à Solkara ne te suffiront pas, pas plus que les hommes sous mon commandement, ici à Dantrielle, que le duc, après ma défaite, se fera un honneur de renvoyer chez eux. Ton meilleur espoir réside dans les troupes que j’ai envoyées à Kentigern. Si tu peux les rappeler avant qu’elles n’entament leur marche sur la lande d’Eibithar, elles te permettront de garder la couronne à Solkara. Sinon, il ne te restera que le duché.Je ne peux probablement pas te convaincre d’épargner la fille. Je reste néanmoins convaincu qu’un jour, elle pourra t’être utile, même si tu es relégué au rang de duc d’une maison déchue. Mais si tu souhaites vraiment tenir ce rôle, et transmettre la conduite de la maison de Solkara aux fils que tu pourrais avoir, alors tu devras la tuer. Méfie-toi cependant de Chofya. Elle est intelligente et respectée par les ducs des autres maisons. Défie-toi tout autant de Pronjed. Je suis convaincu que c’est un traître et qu’il possède le don de persuasion.Je ne crois pas que nous nous reverrons, Henthas. Nous n’avons jamais été très proches, mais nous sommes toi et moi les fils de Tomaz IX. Veille sur la force de notre maison. Numar enchaînait sur son intention d’envoyer un nouveau message le lendemain, pour informer Henthas de l’issue de cette dernière offensive. Le duc savait que la lettre qu’il tenait entre ses mains serait la dernière de son cadet. Si Numar n’était pas l’idiot que tout le monde croyait, il n’était pas davantage un foudre de tactique. Si Tebeo et ses alliés l’avaient encerclé, il serait vite exécuté. Comme les aînés des frères Renbrere, à l’image de leur père – un véritable génie – Numar avait toujours été obsédé par la Suprématie. Il avait tué Grigor pour en prendre la tête. Il allait mourir pour elle – ce n’était plus qu’une question de jours. Un pied au Royaume de Bian, il enjoignait encore Henthas à la préserver. Soit, Henthas n’allait strictement rien faire de ce que son frère lui conseillait. Tant qu’il lutterait pour conserver la couronne, les ducs n’auraient de cesse de combattre ses armées et d’essayer de le tuer. S’il renonçait au trône, s’il laissait mourir cette maudite Suprématie, ils le laisseraient tranquille. Ils lui permettraient peut-être même de conserver le duché. Ils le haïssaient. Ils le craignaient peut-être encore, même si Numar, Grigor et Carden avaient réussi à affaiblir la maison de Solkara au point qu’elle n’inspirait plus la terreur au cœur de ceux qui osaient la défier, comme c’était le cas du temps de Tomaz IX. S’il se contentait du duché, ils le croiraient inoffensif, en tout cas moins dangereux que Carden et Grigor. Henthas laissa tomber le message de Numar. En ce qui le concernait, la Suprématie était morte. Bon débarras ! La question n’était plus que de savoir ce qu’il ferait de la jeune reine. Indépendamment du sort de la Suprématie, elle se maintenait à la tête de la maison de Solkara. Une enfant ne pouvait pas plus conduire une maison qu’elle ne pouvait diriger un royaume. La nécessité d’une régence demeurait, et il restait le successeur naturel de Numar. Chofya pourrait s’opposer à sa nomination, elle n’avait pas d’autre prétendant. Elle-même n’avait plus aucune autorité, et la mort de tous ses beaux-frères ne laissait que lui, Henthas, pour tenir ce rôle. Souhaitait-il devenir régent ou assassiner la fille dès maintenant ? Il comprit vite que ses options étaient aussi réduites que celles de Chofya. Il finirait par se débarrasser de la fille. L’heure n’était pas encore venue. Bon nombre de soldats la considéraient comme l’héritière légitime de Carden, et lui restaient favorables. Quelques-uns rechignaient à voir leur maison dirigée par une femme, mais ils n’étaient pas assez nombreux pour contester son autorité. S’il la tuait, ils se retourneraient contre lui. Il devait d’abord gagner leur confiance, les convaincre que son caractère et ses capacités le rapprochaient plus que n’importe qui de leur roi défunt. Cela prendrait du temps. Satisfait d’avoir si vite résolu la question, il quitta son bureau pour la grande salle. Il dînait en compagnie d’une suivante de Chofya, et il ne voulait pas la faire attendre plus longtemps. Comme il s’en doutait, il n’y eut aucun message de Numar le lendemain. Peu après les cloches du prieuré, Chofya et Kalyi, comme à leur habitude, se présentèrent à ses appartements, pressées d’avoir des nouvelles du siège. « J’ai peur que nous n’en ayons pas », fit-il en avançant dans le couloir pour leur bloquer l’entrée de son bureau. L’expression de Chofya resta égale. Au contraire, le visage de Kalyi se décomposa, révélant son inquiétude. Elle releva les yeux vers sa mère. « Penses-tu que… » Chofya, d’une main sur l’épaule, la fit taire. « Merci, monseigneur duc. Nous ne vous dérangerons pas plus longtemps. — En fait, je souhaitais vous parler, objecta-t-il avant de faire signe aux gardes positionnés devant sa porte. Si Son Altesse accepte d’attendre dehors, cela ne prendra qu’un instant. » Kalyi considéra sa mère d’un regard où se lisait la frayeur. « Ne t’inquiète pas. Reste avec les soldats. Je suis juste là. » La fillette opina, et Henthas recula pour laisser entrer Chofya. « Que voulez-vous ? demanda-t-elle la porte à peine refermée. — Parler, tout simplement, madame », répondit-il avec désinvolture. Elle le dévisagea un instant et se dirigea vers la fenêtre devant laquelle elle croisa les bras. Ses cheveux et ses yeux noirs, sa peau sombre, ses traits altiers, lui conféraient une impressionnante beauté. On ne pouvait certes pas la prendre pour une femme de Solkara, songea Henthas, mais elle n’en demeurait pas moins très attirante. Carden, malgré ses nombreuses limites, ne s’était pas trompé. « De quoi pourrions-nous discuter ? — Allons, Chofya, vous êtes une femme intelligente, s’exclama-t-il. Vous n’avez manifesté aucune surprise devant l’absence de messager aujourd’hui. Numar va très bientôt se faire écraser. Sa capture ou sa mort sont inévitables. La Suprématie est terminée et votre fille, qui ne sera bientôt plus que duchesse, va avoir besoin d’un régent. » À ces mots, elle fit volte-face. « Et vous espérez que je vous fasse confiance ? — Imaginons, si vous y tenez, que vous ayez le choix. Solkara viendra juste de perdre la couronne, elle sera dirigée par un enfant, une fille qui plus est. Qu’est-ce qui empêchera Bistari, Orvinti, ou une autre maison d’envahir nos terres ? — L’honneur. — Vraiment ? Elles nous haïssent depuis des siècles. — En effet, les hommes de votre famille y ont veillé. — Et personne aussi bien que votre mari. » Chofya retint sa réplique. « Le fait demeure, madame, que Kalyi serait bien avisée de m’avoir à ses côtés. Vous me haïssez, et je vous fais peur, soit. Mais songez qu’il en va de même pour les ducs, sourit-il. La peur que j’inspire pourrait se révéler utile aux ambitions que vous nourrissez pour votre fille. — Vous finirez par vous en prendre à elle, lorsque sa présence ne servira plus vos intérêts, tout comme Grigor l’aurait fait, tout comme Numar s’apprêtait à le faire. — Rien ne vous échappe, n’est-ce pas ? — Tant qu’il est question de ma fille, non. — Vous avez raison, je pourrais m’en prendre à elle. Aujourd’hui, c’est impossible. Cela ne durera pas et ce jour-là, il se pourrait que je saisisse l’occasion. Mais d’ici là, nous avons besoin l’un de l’autre. Et vous n’avez pas le choix. Si vous confiez la régence à une autre maison, l’armée pourrait se retourner contre vous. Si je m’en prends à Kalyi, elle s’en prendra à moi. » Elle le dévisagea, les yeux plissés, tâchant d’estimer la confiance qu’elle pouvait lui accorder. « Je vous surprends. — Vous êtes d’une franchise peu coutumière, monseigneur. C’est assez inattendu de la part d’un Renbrere. — Mes frères sont tous morts, madame, ou presque. La Suprématie de mes ancêtres est sur le point d’être renversée. Et je n’ai plus le cœur à ces jeux. La survie de notre maison est en danger. Je ne ferai rien pour l’affaiblir davantage. — Très bien, monseigneur. Laissez-moi réfléchir un jour ou deux. Je vous tiendrai au courant. » Il ne pouvait en exiger davantage. « Bien sûr, madame. Si j’ai d’autres nouvelles de Dantrielle, vous le saurez aussitôt. — Merci, monseigneur. » Elle inclina très légèrement la tête, se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Kalyi se précipita dans ses bras, aussi soulagée que si sa mère venait d’échapper à la mort. Derrière elles, un garde ferma la porte, laissant Henthas réfléchir à sa conversation avec Chofya. Elle vivait depuis suffisamment longtemps à la cour de Solkara pour comprendre combien il était désespéré. S’il ne pouvait être duc, et si elle lui refusait la régence, il ne lui restait que le marquisat. Elle utiliserait cette faiblesse pour le soumettre à des conditions inacceptables en d’autres circonstances. Il feindrait de protester, de lui résister, mais finirait par accepter toutes les contraintes qu’elle choisirait de lui imposer. Il attendrait son heure. Trompée par sa docilité, mue par une confiance croissante, sa vigilance faiblirait. Alors il se chargerait d’elle, et de sa fille. Numar l’avait mis en garde contre Pronjed, mais Henthas doutait de revoir jamais le Premier ministre. Il serait fait prisonnier en même temps que le régent. S’il parvenait à s’évader, et si Numar avait vu juste à son sujet, il ne reviendrait pas vers une maison déchue, une ville écartée du pouvoir. Il rejoindrait ses camarades dans leur lutte contre les cours eandi. Henthas n’avait aucune idée de l’endroit où frapperaient les renégats. Il n’en avait cure. Ce ne serait de toute manière pas à Solkara. L’année précédente, la cité royale d’Aneira aurait pu être une cible intéressante, plus maintenant. Cela lui convenait parfaitement, car désormais seule comptait sa survie. La conspiration finirait peut-être par le menacer, mais ce jour-là, il serait prêt. Pour l’heure, à l’abri de son château, il était bien plus préoccupé par une fillette de dix ans et l’ingéniosité de sa mère. Il ne vit ni Kalyi ni Chofya au dîner, pas plus qu’il ne croisa la reine mère les deux jours qui suivirent leur conversation. Sans doute prenait-elle soin de l’éviter. Il ne reçut aucune nouvelle de Numar. Le matin du troisième jour, un messager vêtu aux couleurs de Dantrielle se présenta devant les portes. Henthas, qui avait été informé de l’approche du cavalier, avait donné l’ordre aux soldats de l’escorter jusqu’à son bureau. Mais le messager, refusant de pénétrer dans le château, avait obtenu qu’on fît venir le duc et la reine. Henthas franchit la première puis la seconde enceinte, conscient de la signification d’une telle requête. On n’exigeait pas ce genre de choses des membres de la maison royale. Bien qu’il n’eût pas perdu de temps pour quitter son bureau et traverser les jardins, Chofya et sa fille étaient arrivées avant lui. Il adressa un regard perplexe à la reine mère qui ne le lui rendit qu’un instant avant de revenir au messager. « Vous pouvez commencer », déclara-t-elle. Kalyi se tenait devant elle. Les mains sur les épaules de sa fille, Chofya semblait se dresser comme un rempart entre elle et son oncle. « C’est Tebeo, duc de Dantrielle, qui m’envoie pour vous informer que Numar de Renbrere a échoué à prendre le château de Dantrielle, et a été emprisonné pour crimes commis contre le royaume. Les duc de Dantrielle, Kett, Rassor, Tounstrel et Noltierre se sont réunis en conseil et ont voté la destitution de la Suprématie de Solkara. Ils ont aussi… — Une minute, coupa Henthas. Vous avez mentionné Rassor ? — Oui, monseigneur, le duc de Rassor. — C’est impossible, Rassor s’est battu avec Numar. Vous confondez avec Orvinti. — Lord Orvinti est mort, monseigneur. » L’homme lui tendit un parchemin noué de rubans de satin rouge, or et noir. « Lisez vous-même. » Henthas lui arracha le papier des mains, défit les rubans et déroula le parchemin avant de le parcourir d’un œil rapide. Il correspondait presque mot pour mot au discours du messager, et portait les signatures des cinq ducs mentionnés, dont celle de Grestos. « Le traître ! tonna-t-il en froissant le parchemin. — Le message donne-t-il d’autres précisions ? s’enquit Chofya. Nous évoque-t-il d’une façon ou d’une autre ? — Non, madame. Rien de tel. » Elle pinça les lèvres. Elle avait espéré une mention en faveur de Kalyi, une phrase indiquant leur volonté de la voir nommée duchesse, ou de jeter Henthas en prison lui aussi. « Vous devez être épuisé, se reprit-elle avec la maîtrise d’une reine. Venez vous restaurer. Nous soignerons votre monture avant votre retour à Dantrielle. — Je vous remercie, madame, mais j’ai reçu l’ordre de ne pas pénétrer dans votre château. — Pourquoi ? s’étonna-t-elle. — Ils se méfient de nous, madame, répondit Henthas en gratifiant le cavalier d’un regard noir. Ou plus exactement de moi. N’est-ce pas, Dantrielle ? — Je ne fais qu’exécuter les ordres, monseigneur. — Très bien. Alors déguerpissez. S’ils veulent proscrire la maison de Solkara, qu’il en soit ainsi. — Non ! s’exclama Chofya en le foudroyant du regard. Nous ne serons pas mis au ban des maisons du royaume. Dites aux ducs que l’heure venue de choisir un nouveau roi, nous serons heureux de faire partie du Conseil. — Hors de question ! — Vous ne parlez pas au nom de la maison, Henthas ! Kalyi était reine hier, elle est aujourd’hui duchesse ! Et si vous n’êtes pas prêt à reconnaître son autorité, alors j’assumerai moi-même la régence ! — Ne me provoquez pas, Chofya, frémit-il, ou je vous écraserai comme Numar aurait dû le faire, et Grigor avant lui. » Sur ce, il tourna les talons et disparut sous la voûte. Dans son dos, il entendit Chofya délivrer au cavalier le message qu’elle souhaitait transmettre aux ducs. Peu importait. Lorsque Tebeo apprendrait leur confrontation, le sujet serait clos une fois pour toutes. Il n’avait pas traversé la cour qu’un jeune lieutenant l’interpellait. Il ignorait son nom, mais un homme aussi jeune, s’il n’était pas parti avec les forces que Numar avait envoyées en guerre, ne devait pas être bon soldat. « Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton rogue. — Pardonnez-moi, monseigneur, j’ai entendu votre échange avec la reine mère. — Oui, eh bien ? — Je voulais vous dire que… tous les hommes ne sont pas de son côté. — Pardon ? — Certains vous soutiennent. — Que voulez-vous… » Il dévisagea son vis-à-vis, évaluant rapidement les sous-entendus du discours de cet imbécile. « Seriez-vous en train de me dire que Chofya est allée voir la garde pour dresser l’armée contre moi ? — Oui, monseigneur. Mais nous ne sommes pas tous de son côté », répéta-t-il. La chienne ! Il la tuerait et sa fille avec. « Qu’attendez-vous de nous, monseigneur ? Un mot et nous obéirons. — Combien ? — Monseigneur ? — Combien d’hommes êtes-vous ? — Une centaine, monseigneur. — Une centaine, c’est tout ? ! » Le soldat tressaillit. « Le temps de réagir, elle avait déjà rallié le plus grand nombre. » Cent hommes. Et s’ils étaient tous de cet acabit, ses chances étaient minimes. Mieux valait agir seul. Il s’occuperait ensuite de ceux qui l’avaient soutenue. « Dites-leur de se tenir prêts. Qu’ils guettent mon signal. — Quel signal, monseigneur ? — Vous comprendrez. En attendant, ralliez d’autres hommes. Avec discrétion. — Bien, monseigneur. » Ivre de rage, Henthas tourna les talons et gagna d’un pas vif ses appartements. Il aurait dû se préparer à ces manœuvres. Depuis des cycles, Numar lui répétait de se méfier de la femme de Carden, de ne pas la prendre à la légère. Il avait cru lui mentir, la bercer d’illusions, endormir sa méfiance et la manipuler et, durant tout ce temps, c’était lui qui s’était fait berner. Eh bien, c’était terminé ! Les intrigues de la cour avaient longtemps été l’apanage de Numar, et celui de Grigor avant lui. Henthas n’était pas de la même trempe. L’heure était venue de révéler ses dons. Il ferma la porte de son bureau, décidé à ne pas en sortir avant d’avoir établi un plan d’action. Plusieurs possibilités s’offraient à lui ; il lui suffisait de choisir la plus convaincante pour rallier les hommes qui soutenaient la reine mère. Ses options, en réalité, étaient limitées. Il ne fut pas long à le comprendre. La cruauté qui avait longtemps été la marque des Chacals allait le servir. Il lui suffisait d’attendre. Il déjeuna dans sa chambre, près de la fenêtre, puis laissa passer les heures. Lorsque le ciel commença à s’assombrir, il se leva, ceignit son épée et quitta ses appartements pour traverser les couloirs jusqu’aux quartiers de Chofya et Kalyi. Deux sentinelles montaient la garde devant leur porte, deux hommes grands et vigoureux. Ils n’étaient pas de la première jeunesse – les plus ardents étaient partis combattre avec Numar ou vers Mertesse – mais ils n’étaient pas aussi vieux que la plupart des hommes restés à Solkara. Ils se raidirent, la main sur la garde de leur épée. « Vous désirez, monseigneur ? — Voir la reine. » Les gardes échangèrent un regard. « Je suis désolé, monseigneur, fit l’un d’eux. La mère de la duchesse nous a donné l’ordre de ne laisser entrer personne. » La mère de la duchesse… Chofya tenait déjà pour acquis le titre de sa fille. « Vraiment ? railla-t-il en résistant à la tentation de tirer son épée. A-t-elle aussi précisé que je ne reconnais pas les prétentions de sa fille sur le duché ? Ce matin, j’étais duc de Solkara, et rien n’est venu mettre cette réalité en question. — Ce matin, la duchesse était reine, monseigneur. Une qualité qui lui donne plus de légitimité que n’importe qui. » Cette discussion était ridicule. Henthas était un noble. Il n’avait aucune raison de débattre de son titre avec un gueux. « Peu importe, concéda-t-il avec un sourire. Je fais partie de la cour. Je vous ordonne de vous écarter, et de me laisser parler à ma nièce. — Je suis désolé, monseigneur. Les ordres sont formels. » Henthas s’était préparé à la suite. Il avait même attendu avec impatience l’occasion d’accroître une réputation déjà redoutable. De ce point de vue, tuer la mère et la fille n’était rien. Supprimer de son chemin deux gardes sûrs placés par Chofya aurait un impact bien plus considérable sur l’armée. « Vous m’y obligez, déclara-t-il en dégainant son épée. Pour ma maison et mon château ! » Il savait se battre, peut-être pas aussi bien que Carden ou Grigor, mais il était doué, ne fût-ce que grâce à l’enseignement de Tomaz lui-même. Malgré leur entraînement, ces hommes ne faisaient pas le poids. Le premier, si concentré sur l’épée de son adversaire qu’il ne vit la dague dans sa main gauche que trop tard, tomba facilement. L’autre, parant les coups d’épée et maintenant la dague de Henthas à distance à l’aide d’une torche arrachée de son support, ne flancha pas. Il se défendit même avec adresse. Ils tournèrent dans le couloir, échangeant feintes, bottes et assauts sans réussir à se départager. Henthas, mettant cette danse à profit, s’aperçut vite que le soldat, malgré son adresse, manquait d’imagination. Toutes ses attaques se ressemblaient. Elles étaient directes, puissantes, mais invariablement dirigées vers le torse ou la tête de son adversaire. Alors, quand débuta l’assaut suivant, le duc fléchit le genou et, bras tendu, assena un coup de poignard dans la cuisse du soldat. Fauché, celui-ci lâcha sa torche et s’écroula sur les genoux. Henthas se redressa. Un coup d’épée suffit à lui trancher le gosier. « Qu’ils en fassent des gorges chaudes, demain matin », murmura-t-il satisfait. Il était essoufflé, la sueur lui ruisselait sur les tempes, mais il se sentait dans une forme extraordinaire. Le combat lui avait manqué. La porte était fermée à double tour. Henthas ramassa le trousseau que l’un des gardes portait à la ceinture, essaya plusieurs clefs avant de trouver la bonne et ouvrit la porte. « Vous auriez dû me faire régent, Chofya, s’exclama-t-il en pénétrant dans la pièce. C’était le seul moyen de fêter la Détermination de votre fille. » Sa mère lui avait répété toute la journée qu’elles étaient en sécurité, que Henthas ne pouvait pas les attaquer puisqu’elles bénéficiaient du soutien de l’armée. Cela n’avait en rien apaisé la terreur de Kalyi. Sa mère s’efforçait de la convaincre autant qu’elle essayait de se rassurer. Les adultes agissaient toujours de cette façon. Plus ils étaient inquiets, plus ils offraient d’assurances et de réconfort. Kalyi avait donc eu peur toute la journée, et n’avait trouvé un peu de répit qu’au moment où sa mère avait accepté qu’elles prennent leur dîner dans leurs appartements. Apprêtées pour la nuit, la porte fermée à double tour, sous la protection des deux gardes postés sur le seuil, elle avait alors envisagé la nuit avec un peu plus de sérénité. C’était à cet instant que les voix s’étaient élevées dans le couloir. Elles venaient d’achever leur repas. Sa mère brodait sous la lueur d’une lampe à huile. Kalyi, sur son lit, copiait les exercices donnés par son tuteur le matin même. L’enfant reconnut immédiatement la voix de son oncle, comme sa mère, à en juger par la façon dont elle avait lâché son aiguille pour fixer la porte avec angoisse. Elles écoutèrent, tâchant de saisir des bribes du dialogue échangé. Kalyi tremblait tellement que son lit grinçait. Quand un tintement métallique succéda aux voix, l’enfant poussa un hurlement de terreur. Sa mère bondit hors de son siège et la serra dans ses bras. « Chut, ma chérie, murmura-t-elle. — Il va nous tuer. » Chofya secoua vigoureusement la tête, mais avant de pouvoir rassurer sa fille, le bruit sourd d’un corps qui s’effondrait suspendit son souffle. Les épées reprirent leur tintement. La bataille continuait. Un des soldats était donc mort. Sa mère se leva et se dirigea vers son armoire pour y fouiller avec précipitation. Elle se redressa, une épée dans une main, une dague dans l’autre. Les armes de son père. « Je les gardais pour toi, expliqua-t-elle à sa fille en revenant vers son lit. Nous en aurons besoin plus tôt que prévu. Elle tendit le poignard à sa fille et garda l’épée pour elle. Kalyi contempla le couteau. Sa poignée était en argent, sa lame en cristal pur. Elle semblait neuve. Un brusque souvenir lui revint en mémoire. « C’est le couteau qu’il a utilisé pour… pour… — Oui. N’y pense pas. Si tu peux t’enfuir dans le couloir, fais-le. Et cours aussi vite que tu peux chercher de l’aide. — Et si je ne peux pas ? — Essaie. — On ne devrait pas éteindre les lampes ? Il ne nous verrait pas. » Sa mère réfléchit un instant. « Non. Le couloir est plus sombre que la chambre, il nous verra avant qu’on le distingue. » Elles entendirent un cri, suivi d’un autre étranglé et brutalement interrompu. Des clefs jouèrent dans la serrure et, trop vite, la porte s’ouvrit. « Vous auriez dû me faire régent, Chofya ! C’était le seul moyen de fêter la Détermination de votre fille. » Il avait franchi le seuil. Son épée sanguinolente scintillait à la lueur des lampes, et son visage coloré luisait de sueur. Souriant, il s’essuya le front du revers de la main qui tenait le couteau, et dont la lame était aussi gluante de sang que son épée. « Votre Altesse, fit-il à l’adresse de Kalyi. — Sortez, Henthas, s’éleva sa mère. Laissez-nous tranquilles. » Il avança et ferma la porte avant de lui donner un tour de clef. « Vous avez ligué l’armée contre moi, Chofya. Vous avez eu tort. » Il se jeta sur elle. Son épée tournoyait si vite et avec une telle sauvagerie que Kalyi poussa un hurlement. Chofya para le coup d’un bond en arrière. « Prenez le duché, laissez Kalyi en vie. — Trop tard. Je vous ai proposé cette chance, l’autre jour, vous l’avez refusée, et vous vous êtes dressée contre moi, chienne ! » Il fondit de nouveau sur elle, l’épée cinglante, l’obligeant à parer le coup avec la sienne. Le choc la déséquilibra, aussi en profita-t-il pour lui assener un coup de poignard. Une fois de plus, elle l’évita. Kalyi courut vers la fenêtre, et se mit à hurler pour appeler à l’aide. « Arrête ! s’emporta Henthas. — Kalyi ! » Alertée par le cri de sa mère, Kalyi se retourna. Henthas se précipitait sur elle, l’épée en avant. Elle se baissa, courut vers son lit, derrière lequel elle se recroquevilla. Il avançait toujours. Chofya, hurlant son nom, se lança sur lui. Henthas pivota. Ses deux lames flamboyèrent. Kalyi n’avait jamais vu une telle rapidité, une telle aisance, ni une telle rage. Sa mère recula, mais cette fois, il l’atteignit juste au-dessous de la clavicule. Une tache sombre apparut sur le tissu blanc de sa chemise et s’étala, comme les flammes léchant un parchemin. « Mère ! » Henthas, déjà sur elle, la forçait à reculer, puis à s’agenouiller. Kalyi bondit hors de son lit. Dans son poing, la dague de son père tremblait. Henthas se retourna, une lame pointée vers son visage, menaçant sa mère clouée au sol de l’autre. « Pas un geste ou je tue ta mère chérie. Tu ne voudrais pas qu’elle meure, n’est-ce pas ? » On frappa à la porte. « Votre Altesse ? — Pas vin mot, les avertit Henthas dans un murmure menaçant. Ou ta mère meurt. — Je ne suis pas encore morte », répliqua Chofya avant de hurler : « À l’aide, le duc nous assassine ! » Ivre de rage, Henthas allongea le bras, mais au dernier moment, Chofya fit de même et la pointe de l’assassin, qui visait son cœur, manqua sa cible. Elle plongea néanmoins profondément dans sa poitrine, lui arrachant un hoquet de douleur, et provoquant une nouvelle auréole sanglante sur sa chemise. La porte était maintenant prise d’assaut. Le bois craquait sans céder. « Le temps qu’ils ouvrent, vous serez mortes toutes les deux. — Ils vous tueront aussi, rétorqua Chofya sans desserrer les dents. — Je prends le risque. » Son prochain coup l’achèverait. Kalyi n’en doutait point, comme elle savait que le suivant serait pour elle. Alors elle prit les aiguilles à tricoter sur le panier de sa mère et les lança sur Henthas. Elles rebondirent sur son bras avant de s’écraser sur le sol. Il se tourna en riant, avant de revenir à Chofya, l’épée levée. Elle chercha un autre projectile et trouva une lampe à huile. Elle l’envoya de toutes ses forces sur son dos. Le verre vola en éclat, l’huile se répandit sur sa chemise et s’enflamma. Avec un grognement de fauve, Henthas pivota vers elle, mais il lâcha ses deux armes pour étouffer les flammes. Alors, au lieu de reculer, Kalyi courut vers lui, le poing serré sur la dague de son père – cette dague qui lui avait ôté la vie – et plongea sans hésiter le cristal pur dans la poitrine de son oncle. Henthas s’arrêta net. Bloqué dans son élan, le visage contorsionné, le corps vacillant, il ressemblait à un chêne foudroyé par l’orage. Il tomba vers l’avant et s’effondra aux pieds de Kalyi, terrorisée, comme s’il avait voulu l’écraser dans sa chute. Elle s’écarta avec un sanglot, désespérée de lui échapper. Mais il ne bougeait plus. Seules frémissaient encore les flammes qui léchaient sa chemise et sa peau. La porte s’ouvrit dans un bruit de tonnerre. Plusieurs hommes se précipitèrent dans la chambre. Quelques-uns vers Chofya, d’autres pour éteindre les flammes. Un seul vint s’agenouiller devant Kalyi. « Altesse, vous n’êtes pas blessée ? » Elle secoua la tête, trop choquée pour répondre. « C’est vous qui l’avez tué ? » Elle opina. Le regard du soldat s’éclaira d’une lueur d’admiration et de respect. « Le peuple célébrera ce jour, il chantera votre gloire, Votre Altesse. Il pourrait même vous conserver le trône. » Kalyi le contempla, aussi effarée qu’incrédule. Le sort de la couronne était bien le cadet de ses soucis. 14 Lande d’Eibithar, royaume d’Eibithar Tavis et Grinsa avaient rejoint les armées du roi dix lieues au nord de Domnall. Kearney et ses hommes campaient sur la lande depuis deux jours, où ils attendaient les ducs de Curgh et d’Heneagh invités à unir leurs forces à celles de leur souverain avant de poursuivre ensemble vers Galdasten. Selon les rapports des côtes d’Eibithar, l’armée de Braedon avait débarqué à la fin du dernier cycle de lune et, après avoir brisé la résistance symbolique de l’armée de Galdasten, n’avait eu aucun mal à poursuivre l’invasion du royaume vers le sud. Javan de Curgh et Welfyl d’Heneagh étaient arrivés le matin même. Le père de Tavis conduisait une colonne de près de deux mille hommes – la quasi-totalité des troupes de Curgh – et Welfyl une force de quinze cents soldats. Avec eux, l’armée royale devenait une puissance redoutable. Sous le ciel bleu pâle, la lande scintillait d’armures. Kearney, tête nue, le baudrier argent, rouge et noir de son père ceint sur son dos, passait les troupes en revue. Grinsa devait reconnaître qu’il avait fière allure. Malheureusement, il restait obstiné. Depuis leur retour de la Pointe de Wethyrn, où Tavis avait enfin vengé le meurtre de Brienne, Grinsa était résolu à tout tenter pour empêcher la guerre entre l’empire et Eibithar d’éclater. Sa blessure à la tête les avait obligés à retourner au château de Glyndwr. Grinsa rétabli, ils s’étaient élancés vers le nord à bride abattue, dans l’espoir de rejoindre le roi avant le début de l’offensive. S’il y parvenait, le Glaneur était sûr de pouvoir dissuader Kearney de jeter ses hommes dans la bataille. Certes, Eibithar avait été attaqué ; oui, les hommes de Braedon envahissaient le royaume, mais Kearney était au courant de l’existence du Tisserand. Il savait de quoi cet homme était capable, il connaissait sa cruauté, la force de ses ambitions et de ses manœuvres. Un chef avisé aurait compris que tout affaiblissement des armées eandi ne pouvait que servir la cause du Tisserand. Dès leur arrivée, Kearney avait incorporé Tavis et le Glaneur à son armée. Ils chevauchaient à ses côtés en tête du cortège. Mais il refusait d’écouter les arguments inépuisables de Grinsa en faveur de la paix. « Mon royaume est attaqué, Glaneur, ne cessait-il d’objecter. Harel a voulu cette guerre. Il l’aura. » Grinsa s’était défendu jusqu’à ce que le roi demande à ses hommes de le tenir à distance. Les armées des deux royaumes ne tarderaient pas à s’entre-tuer. Chaque coup d’épée, chaque flèche tirée sucerait la force des cours pour la transférer au Tisserand. Grinsa, impuissant, envisageait l’avenir avec inquiétude. Car derrière la guerre entre les armées eandi se profilait celle, bien plus terrible, entre les renégats qirsi et tous les royaumes des Terres du Devant. Une guerre qu’il avait bien peur de ne pouvoir livrer. Le souvenir de sa rencontre avec Dusaan jal Kania le rongeait. Elle l’avait privé de sa confiance en lui et entamé la force de ses convictions. Combien de fois avait-il affirmé à Tavis qu’il était le seul homme de toutes les Terres du Devant capable de défaire le Tisserand ? Armé de la même certitude, il avait expliqué à Cresenne et Keziah qu’elles possédaient la force de le chasser de leurs rêves, qu’il leur suffisait de prendre le contrôle de leur magie pour qu’il ne puisse les blesser. Et lorsque Dusaan s’était présenté à lui, Grinsa s’était laissé dominer. Il lui avait abandonné son pouvoir, et le Tisserand s’en était servi contre lui. Si Tavis ne l’avait pas tiré du sommeil, il serait mort, le crâne brisé par son propre don de Façonnage. Lorsqu’il avait réalisé les enjeux de la conspiration, et la nature de son propre engagement, Grinsa s’était demandé s’il ne trahissait pas son peuple en choisissant de lutter contre le mouvement du Tisserand. Il s’était vu dépeint comme le Carthach moderne, le Qirsi qui resterait dans les mémoires pour avoir combattu aux côtés des nobles eandi, et détruit le seul espoir de son peuple d’échapper à la domination et aux préjugés qui pesaient lourdement sur chacun de ses représentants. Après sa rencontre avec Dusaan, il était plus vraisemblable qu’il ne laisserait aucune trace dans l’histoire. Le Tisserand l’avait vaincu avec une telle facilité que rien ne l’empêcherait de l’abattre sur le champ de bataille de Galdasten. Il avait rejoint le roi, argumenté sans relâche pour empêcher les armées eandi de se détruire, non parce qu’il avait besoin de leur aide pour combattre les Qirsi renégats, mais parce qu’elles devaient rester fortes pour poursuivre la bataille qu’il aurait perdue. Il n’osait plus exprimer ses doutes à voix haute. Tavis lui manifestait une confiance inébranlable, et ne se montrait guère ouvert aux reproches dont s’accablait Grinsa. Keziah s’était laissé convaincre qu’elle pouvait seule repousser les agressions du Tisserand. Et Kearney, quoique agacé devant son insistance, avait réaffirmé son désir de le voir conduire leur guerre contre les Qirsi. Comment pouvait-il leur avouer que la victoire de Dusaan ne faisait pour lui aucun doute, tout comme sa propre mort ? Le Glaneur se débattait avec ces peurs depuis si longtemps qu’il commençait à perdre patience lui-même. Tavis n’avait peut-être pas tort de le rabrouer les rares fois où il osait évoquer la question. Le jeune homme allait à la guerre avec aussi peu de certitudes que Grinsa. Tout comme le roi, les ducs, Keziah, Fotir, et les autres ministres, et chacun des soldats qui composait l’armée royale et les forces ducales. Tisserand, Grinsa avait rarement eu à craindre pour sa propre vie. Tavis affrontait cette peur depuis le meurtre de Brienne. Le jeune homme s’accusait pourtant de lâcheté, et s’obstinait à voir en Grinsa une sorte de héros. Il était peut-être temps de prendre exemple sur ce jeune seigneur. Grinsa n’y aurait jamais songé un an plus tôt, mais aujourd’hui il distinguait bien des qualités admirables en la personne de Lord Tavis de Curgh. « Pourquoi me regardez-vous comme ça ? » lui demanda le jeune homme intrigué. Ils préparaient leurs montures. L’arrivée de Javan et de Welfyl avait relancé les opérations. Le matin même, Kearney avait annoncé leur départ à midi. Tavis avait passé la matinée en compagnie de Xaver MarCullet, son homme lige et plus proche ami. Ces retrouvailles lui avaient fait le plus grand bien. Grinsa et son compagnon parcouraient le pays depuis des lunes. Le visage de Tavis était tanné par le soleil des plantations, ses cheveux avaient pris une teinte châtain clair. Ses cicatrices demeuraient visibles – elles le seraient toujours – mais elles semblaient plus discrètes, en particulier quand il souriait, ce qu’il faisait plus volontiers depuis sa victoire contre Cadel et leur arrivée sur la lande. « Je découvre que j’aimerais avoir votre courage, Tavis », répondit le Glaneur. Un pli creusa le front du jeune homme, remplacé presque aussitôt par un sourire embarrassé. « Mon courage ? répéta-t-il en revenant à sa monture. Vous me confondez sans doute avec votre cheval. — Absolument pas ! fit le Glaneur en éclatant de rire. Vous vous sous-estimez. — C’est vous qui enviez mon courage, Glaneur. Si quelqu’un se sous-estime, ce n’est pas moi. — N’y pensons plus », répondit Grinsa sans se départir de son sourire. Ils restèrent un instant silencieux. « Vous pensez encore au Tisserand, n’est-ce pas ? — Oui, reconnut Grinsa, qui envia aussi sa perspicacité au jeune seigneur. J’y pense depuis ce matin. — C’est parfait, répliqua Tavis à brûle-pourpoint. Il doit vous obséder. Vous devez passer vos journées à vous demander comment vous allez le vaincre, à imaginer votre combat, à anticiper sa tactique, ses réactions. Hagan répète toujours qu’un esprit fort et un plan de bataille astucieux valent mieux que toutes les armes. J’ai du mal à croire que ce conseil ne soit pas valable pour les sorciers. — Hagan MarCullet est un homme sage, observa le Glaneur. Ce n’est malheureusement pas la tournure qu’ont prise mes pensées. — Vous avez peur. » Grinsa lui décocha un regard vif et acquiesça. « Je pense que c’est aussi une bonne chose. » Devant l’expression abasourdie du Glaneur, il poursuivit : « Je suis sérieux, Grinsa. J’étais terrifié avant de me battre contre l’assassin. Les deux fois, précisa-t-il avec un bref sourire. Je suis sûr que cette peur m’a gardé en vie. Quand elle ne nous paralyse pas, la peur nous rend méfiants, vigilants, elle nous force à réfléchir. Si vous n’aviez pas peur de cette bataille, je m’inquiéterais pour nous tous. » Grinsa resta silencieux. « Je me trompe peut-être, reprit-il, incertain. Je me trompe sûrement. J’ai eu de la chance de survivre à cette deuxième rencontre avec Cadel. J’étais peut-être trop craintif, ou simplement trop faible. — Je ne pense pas que vous vous trompiez, Tavis. Je me disais simplement que je devrais jalouser votre sagesse plutôt que votre courage. — Vous devriez surtout cesser d’envier les autres et accepter vos forces et vos faiblesses pour ce qu’elles sont. C’est vous qui me l’avez appris, ajouta-t-il avec un sourire et un regard malicieux à son compagnon. — Et moi qui imaginais que vous n’écoutiez pas ! » Tavis, qui avait attaché sa selle, enfourcha son cheval. « Est-ce que cela vous dérange de chevaucher avec mon père ? J’aimerais passer un peu plus de temps avec Xaver. » Grinsa espérait lui-même se joindre aux hommes de Curgh. Keziah, pour convaincre les éventuels espions du Tisserand qu’elle n’avait pas retrouvé la confiance du roi, chevauchait à l’arrière de la colonne. Il ne pouvait s’afficher à ses côtés. Il souhaitait en revanche s’entretenir avec Fotir jal Salene, le Premier ministre de Javan. Mais avant, il avait une visite à rendre. « Je vous en prie, répondit-il. Mais je voudrais contacter Cresenne. Cela fait longtemps. — Bien sûr. Rattrapez-nous quand vous l’aurez vue. » Le jeune seigneur s’éloigna vers les bannières de sa maison, laissant Grinsa aussi seul qu’on pouvait l’être au milieu d’une armée de six mille soldats eandi. Le Glaneur conduisit sa monture à l’écart. Au bord du ruisseau qui traversait le campement, il s’assit sur la berge herbeuse près de l’eau miroitante et ferma les yeux. Dirigeant ses pensées vers le sud et la Cité des Rois, il trouva Cresenne et, conjurant pour elle la plaine familière des environs d’Eardley, pénétra ses rêves. Un instant plus tard, elle se tenait devant lui, mais assez loin. Il perçut aussitôt sa crainte. « Cresenne ? — Grinsa ! » s’exclama-t-elle en courant à sa rencontre. Elle se jeta contre lui, le serra de toutes ses forces et enfouit son visage au creux de son épaule, le corps secoué de sanglots. « Que se passe-t-il ? demanda-t-il, la gorge serrée. Cresenne ? » Il voulut voir son visage. « Tiens-moi contre toi, ne dis rien. — Laisse-moi te regarder. — Pas tout de suite. » Ces pleurs suggéraient une terrible nouvelle, ou bien une autre atrocité commise par le Tisserand. Frémissant d’appréhension et de rage, il prit Cresenne par les épaules et l’écarta doucement. Son visage portait la trace d’une brûlure récente et des marques de contusion. Le Guérisseur qui les avait soignées avait opéré avec beaucoup d’adresse, mais n’avait toutefois pu conjurer la maigreur de ses joues, ni la pâleur de sa peau. Elles donnaient à ses anciennes cicatrices une vivacité qu’il avait crue perdue. Une vague de remords s’empara de lui. Il n’aurait jamais dû la laisser. En ce moment même, il aurait dû se trouver à ses côtés. « Raconte-moi, demanda-t-il en dominant le chagrin qui l’envahissait. — J’ai été empoisonnée. — Empoisonnée ? — Oui, un Guérisseur du château m’a donné une potion contenant de la morelle. — Un Guérisseur qirsi ? — Oui. Un certain Lenvyd jal Qosten. » Ce nom ne lui disait rien. « L’ont-ils interrogé ? Sait-on ce qu’il a fait d’autre pour le Tisserand ? — Il s’est enfui. Le temps que le maître Guérisseur soit mis au courant, il avait fui depuis longtemps. » Il lui caressa la joue, essuyant la larme qui glissait sur son visage. Elle détourna le regard. « Je suis restée inconsciente pendant trois jours. — Trois jours ! répéta-t-il dans un souffle en la serrant de nouveau contre lui. Que Bian l’emporte ! » Cresenne s’écarta, le visage baigné de larmes. « Comment va Bryntelle ? » Un sourire éclaira son regard. « Bien, très bien. Elle est si belle. J’aimerais que tu puisses la voir. — Moi aussi. Pardon de ne pas être à tes côtés, Cresenne. Je regrette d’avoir laissé… » Elle lui posa un doigt sur les lèvres. « Chut, rien n’est ta faute. — Attends, s’exclama-t-il, les idées brusquement confuses. Tu as parlé d’un Guérisseur. Pourquoi en avais-tu besoin ? » Il examina une seconde fois ses blessures. « Est-ce lui qui a soigné cette brûlure, ces bleus ? » Elle détourna les yeux. « Non. C’est un autre Qirsi. — Le Tisserand s’en est de nouveau pris à toi ? » Cresenne opina, sans chercher à retenir le nouveau flot de larmes qui roulait sur son visage. « Il t’a brûlée ? — Oui, fit-elle d’une voix si basse qu’il l’entendit à peine. — Et il t’a frappée ? — Je t’en prie Grinsa, ne pose plus de questions. — Il t’a torturée, c’est ça ? — Il ne m’a rien fait que je n’aie pu guérir. — Que tu n’aies pu guérir ? » Il ravala la bile qui lui montait aux lèvres. « Cresenne, t’a-t-il… » Elle ferma les yeux, secouant obstinément la tête. « Grinsa, non, je t’en prie. » Il le tuerait. Ces mots, inspirés par l’impuissance et la rage, étaient vains, mais il les répéta encore et encore tandis qu’il serrait la jeune femme contre lui, les mains tremblantes de fureur et de haine. « Il m’a traitée de chienne, ta chienne, raconta-t-elle tranquillement, et puis il a dit que j’allais être aussi la sienne. — Tu es vivante. » Elle leva vers lui un regard brillant de fierté. « Oui. J’ai fini par comprendre ce que tu m’as dit sur le contrôle de ma propre magie. Je n’ai pas pu me ressaisir à temps pour… l’arrêter, mais j’ai réussi à me réveiller avant qu’il ne me tue. — Tu as bien mieux réussi que moi, sourit Grinsa. — Pardon ? — Aucune importance. Ce qui compte, c’est que tu l’as vaincu. — À peine. — Non, Cresenne, tu l’as vaincu. Il voulait te tuer. Quoi qu’il t’ait pris, il a été incapable de te tuer. Cela veut dire que tu as gagné. — Je l’ai vu me frapper avec un poignard. J’ai vu la lame plonger dans mon cœur. Mais quand j’ai regardé la blessure, la peau s’était refermée. — Tu vois ? rétorqua le Glaneur, si fier qu’il en aurait pleuré. Il a dû être fou de rage. — Oh, oui. — Tu n’as plus rien à craindre de lui désormais, fit-il en déposant un baiser sur son front. Il enverra peut-être d’autres tueurs, des hommes comme ce Guérisseur, mais tu peux dormir tranquille. — J’ai essayé. Je ne peux pas. — Mais… — Je sais que je devrais. Si je peux le chasser de mes rêves, je n’ai aucune raison d’avoir peur. Je pourrais même dormir la nuit, mais j’ai peur. Je pense sans cesse à… ce qu’il m’a fait, au risque de voir Bryntelle privée de moi à jamais, et je ne ferme pas les yeux avant midi. — Il te faudra du temps, Cresenne, mais tu retrouveras la paix. — Pas tant qu’il sera en vie. Tu dois le tuer, Grinsa. Je sais combien tu le veux, et maintenant plus que jamais. Tu dois y parvenir. Pour moi, pour Bryntelle, et pour Keziah. Je ne comprends pas comment j’ai pu le suivre, commettre toutes ces horreurs en son nom. Lui vivant, les Terres du Devant ne connaîtront jamais la paix. — La paix reviendra, Cresenne. J’en fais le serment. » Il l’embrassa tendrement sur les lèvres. « Dors. Et à ton réveil, mange. Tu as besoin de te nourrir, tu parais si fragile. — Depuis l’empoisonnement, j’en suis à peine capable, fit-elle avec un sourire amer. — Tu le dois. Bryntelle a besoin que tu sois forte. — Je sais. Je vais essayer. » Il écarta une mèche de son visage. Même épuisée, elle était belle. « Qu’y a-t-il ? — Rien. Je t’aime, c’est tout. — Je t’aime aussi. Est-ce que tu vas bien ? Es-tu guéri de ta chute dans les montagnes de Glyndwr ? — Oui, je vais bien. — Où es-tu ? — Sur la lande d’Eibithar, au nord de Domnall. Nous sommes avec Kearney. » Elle opina, prise d’un brusque frisson. « L’armée de Braedon a débarqué ? — Oui, ils sont en marche dans notre direction. — Que les dieux te protègent. — Toi aussi. » Il l’embrassa une dernière fois et ouvrit les yeux sur le ciel brumeux qui couvrait la lande. Il se leva et, avec un profond soupir, conduisit sa monture vers les hommes qui se mettaient en formation. Il aurait dû se sentir soulagé. Cresenne avait été odieusement brutalisée, elle avait frôlé la mort, mais elle avait trouvé la force de repousser le Tisserand. Ce réconfort, hélas, n’effaçait ni ses craintes, ni sa culpabilité. S’il ne l’avait pas quittée, jamais elle… « Comment va-t-elle ? s’enquit Tavis qu’il avait rejoint. — Si l’on considère ce qu’elle a enduré, elle va bien. » Devant la perplexité du jeune homme, il s’expliqua. « Le Tisserand l’a attaquée, et puis elle a été empoisonnée par un Guérisseur du château. — Par les démons et toutes les flammes ! Et elle a survécu ? — J’ai du mal à y croire. — Bryntelle ? — Bryntelle va très bien, répondit le Glaneur avec un sourire. Merci. — Que les dieux soient loués. — En effet, acquiesça Grinsa tourné vers le sud, luttant contre son besoin urgent de rejoindre la Cité des Rois à bride abattue. — Vous lui êtes plus utile en livrant cette guerre que vous ne le seriez auprès d’elle. » Il se tourna vers le jeune homme. « Je le sais. Elle aussi. » Sous les ordres de leurs capitaines respectifs, les armées se mirent en branle. Grinsa prit place dans les rangs. Devant lui, Tavis et Xaver bavardaient avec animation, leur conversation parfois interrompue par un éclat de rire. Fotir avançait à ses côtés. Plongé dans ses réflexions, Grinsa n’avait pas le cœur à lancer une conversation, mais le ministre ne semblait pas troublé de chevaucher en silence. Ils marchèrent ainsi toute la journée, sans s’arrêter dans les fermes et les villages qu’ils traversaient. De chaque bâtisse, dans chaque hameau ou village isolé, les habitants sortaient sur le pas de leur porte pour regarder passer les combattants. Les épées brillantes, les solides cottes de mailles suscitaient l’admiration des enfants et parfois quelques acclamations. Ils se représentaient sans doute quelque grand tournoi réunissant les meilleurs combattants du royaume, mais leurs parents, mieux informés, se contentaient de les suivre des yeux, le visage inquiet et silencieux. En tête de cette impressionnante armée, Grinsa se demandait si ces hommes et ces femmes avaient la moindre idée de la menace qui planait sur leur royaume. Tous savaient bien sûr que Braedon et Aneira s’étaient unis pour envahir Eibithar, mais combien comprenaient l’ampleur du danger auquel ils étaient exposés ? Il aurait voulu s’arrêter, les mettre en garde contre le Tisserand, ce Dusaan jal Kania qui s’était décrété le souverain absolu de toutes les Terres du Devant. Chaque habitant des Sept Royaumes avait le droit de savoir, Eandi comme Qirsi. Mais Kearney refusait de l’écouter. Et ces gens n’avaient aucune raison de se montrer plus réceptifs. « Chacun de nous a sa guerre à mener, Glaneur, lui avait dit le roi la nuit précédente. La mienne m’oppose à l’empire. La vôtre au Tisserand. Je vous offrirai toute l’aide possible, et je n’en attends pas moins de vous. Mais ces deux guerres doivent être livrées, et gagnées, ou Eibithar est condamné. » Ces mots avaient provoqué la colère du Qirsi. Grinsa était parti furieux. Il comprenait depuis qu’il s’était montré injuste envers le roi. Le Glaneur avait toujours revendiqué ce combat comme le sien. Que sa prétention fût aussi orgueilleuse que vaine ne changeait rien à la réalité. Il devait faire face à son destin. L’heure n’était plus aux doutes. Il le comprenait enfin, grâce à Cresenne et à Tavis. Il aurait aimé être plus fort. Il aurait voulu avoir foi en la victoire, jouir d’une assurance divine. À l’aube du combat, quel guerrier ne cherchait pas de telles certitudes ? Quel combattant était sûr de vaincre ? Aucun. Tous redoutaient l’échec et la défaite. Dusaan lui-même, quelque part au nord, devait ressentir les mêmes inquiétudes. « Si le Tisserand n’avait pas peur de vous, lui avait affirmé Tavis après sa rencontre désastreuse avec le sorcier, il ne vous aurait pas rendu visite dans vos rêves. » Grinsa alors avait douté. Il comprenait aujourd’hui qu’il devait le croire. Quels que soient son assurance, la force de ses pouvoirs, le nombre de ses fidèles, le Tisserand n’était pas à l’abri. Le conflit qui s’annonçait ne comportait aucune garantie, ni pour lui, ni pour personne. Grinsa devrait se battre, convaincu de la justesse de sa cause, guidé par l’unique espoir de vaincre. Ce serait un combat de Tisserands. Au cours de leur très longue histoire, jamais les Terres du Devant n’avaient affronté un tel péril. Les Sept Royaumes, pas plus que le Glaneur, ne pouvaient s’y dérober. REMERCIEMENTS Encore une fois, tous mes remerciements à mon merveilleux agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de la publication, Tom Doherty ; à l’équipe formidable de Tor Books, en particulier David Moench et Fiona Lee ; à Irène Gallo et son équipe ; à Terry McGarry pour son amitié et son incroyable minutie de correcteur ; à mon remarquable éditeur et excellent ami Jim Frenkel ; à son assistante Liz Gorinsky, et à ses stagiaires, en particulier Stosh Jonjak, David Polsky, Michael Gorewitz, et John Payne. Comme pour tous mes livres, je suis profondément reconnaissant à Nancy, Alex et Erin, qui savent toujours me faire rire. D.B.C. Table des matières Personnages 1 2 3 4 5 6 8 9 10 11 12 13 14