DAVID B. COE L’ARMÉE DE L’OMBRE La couronne des 7 royaumes ******* 1 Curtell, Braedon, année 880, lune ascendante d’Amon Que signifie être un dieu ? Est-ce l’immortalité qui distingue les tout-puissants de ceux qui foulent la terre d’Elined, ou leur pouvoir de soumettre les autres à leur volonté, leur capacité à deviner le futur et à changer le monde à leur gré ? Ne possédait-il pas ces facultés ? N’était-il pas parvenu à se hisser au rang de dieu ? La victoire était à sa portée. De son triomphe allait naître un monde nouveau, un monde qu’il avait pressenti, un monde qu’il avait façonné. N’était-ce pas là le plus puissant des pouvoirs ? Certes, il ne pouvait échapper à la mort, Bian finirait par le rappeler à ses côtés. Mais on se souviendrait de lui à jamais. Le Tisserand ! Celui qui aurait renversé les cours eandi, le premier roi qirsi à gouverner les Terres du Devant. N’était-ce pas cela, vraiment, l’immortalité ? Les jours qui précédèrent la guerre et la conquête, alors que l’œuvre de sa vie était sur le point de se réaliser, il se remémora une vieille légende que lui avait racontée son père. À cette époque – il n’était encore qu’un enfant – personne n’aurait songé à l’appeler haut chancelier, Tisserand ou encore roi. Cette légende relatant l’histoire de quatre frères provenait, selon son père, des Terres du Sud d’où l’avaient apportée les tout premiers envahisseurs qirsi, près de neuf cents ans auparavant. Si depuis des Eandi des Terres du Devant avaient repris sa morale à leur compte, lui connaissait la véritable histoire. Les quatre frères étaient soldats. Un jour, alors qu’ils patrouillaient dans la forêt, ils découvrirent un cerf blanc pris dans le piège d’un chasseur. La bête était la plus magnifique que les quatre hommes eussent jamais vue. Elle se dressait au milieu des arbres, plus majestueuse que les plus hauts sommets des plaines du Sud, son pelage crème d’autant plus éclatant que ses bois étaient noirs, et aussi larges que l’envergure d’un aigle. Les cerfs blancs, connus pour leur nature enchantée, faisaient l’objet de décrets dans tous les royaumes du pays. Ceux qui osaient les chasser et les tuer n’attiraient pas seulement le mauvais sort sur eux, leur famille et leur pays, mais risquaient l’exécution. Ce que sachant, les quatre frères coupèrent les mailles du filet et libérèrent l’animal. Le cerf s’inclina devant eux et prit la parole. « Vous m’avez sauvé la vie, leur déclara la créature, aussi vais-je accorder à chacun de vous la réalisation de son désir le plus cher. Il vous suffit de dormir cette nuit dans cette clairière, et d’attendre les premières lueurs de l’aube. » Sur ces mots, le cerf s’en alla, et les frères s’installèrent dans la clairière pour y passer la nuit. Au milieu de la nuit, l’aîné se réveilla. Un chevalier vêtu d’une armure aussi étincelante que son épée sous les rayons de la lune se tenait devant lui. « Suis-moi, lui dit l’homme, et je ferai de toi le plus grand guerrier du royaume. Aucun ennemi n’osera se dresser devant toi. Les bardes chanteront tes prouesses au combat. » Convaincu que le cerf avait tenu sa promesse, le premier frère suivit le chevalier hors de la clairière. Mais une fois franchie l’orée de la forêt, ce dernier s’évanouit comme s’il n’avait jamais existé et le frère, voulant faire demi-tour, s’aperçut que les arbres lui barraient le passage. Peu de temps après, le deuxième frère s’éveilla à son tour pour trouver à ses côtés un vieil homme vêtu comme un roi. « Suis-moi, lui dit le vieillard, et tu dirigeras tout le pays. Les nobles s’inclineront devant toi, et les soldats te suivront à la bataille. Tes pouvoirs seront sans limite. » Comme son frère aîné avant lui, le deuxième pensa que c’était là ce que le cerf avait promis. Il suivit le vieillard hors de la clairière, pour découvrir à l’orée du bois qu’il n’était qu’une apparition, et qu’il ne pouvait faire demi-tour. Une femme apparut au troisième frère. Vêtue de dentelle, elle possédait des cheveux noirs et soyeux qui cascadaient jusqu’au creux de ses reins, et sa peau brillait à la lueur des étoiles. Elle l’attira hors de la clairière avant de se dissoudre dans la nuit, comme l’une des créatures de Bian, le dieu trompeur. Quand le cadet sortit du sommeil, un enfant se tenait devant lui. C’était un garçon, bien que ses cheveux fussent aussi fins et son visage aussi délicat que ceux d’une fillette. Entre ses mains chatoyaient des pierres précieuses, des pièces d’or et des perles qui semblaient irradier d’une lumière intérieure. « Il y en a davantage, lui affirma le jeune garçon en tendant ses mains vers lui. Suis-moi, et tu seras plus riche que tu ne pourrais l’imaginer. — Non, répondit le plus jeune des quatre frères. Le cerf blanc m’a dit qu’il me suffisait d’attendre l’aube. C’est ce que je dois faire. » Le garçon le supplia de le suivre, mais le jeune soldat refusa. Alors l’enfant finit par s’en aller. Lorsque l’aube se leva, le cerf blanc reparut. « Tu as bien écouté mes paroles, voilà donc la récompense que je t’ai promise. » Sur ces mots, le jeune garçon revint, accompagné du chevalier, du vieux roi et de la femme. Ainsi, le benjamin des frères devint le plus grand guerrier que le royaume eût jamais connu, le peuple le fit roi, et la femme devint sa reine. Même ses frères s’agenouillèrent devant lui, car ils avaient compris qu’il avait réussi là où eux avaient échoué. Ce fut ainsi qu’il vécut dans la renommée, la puissance, l’opulence, la santé et le plus grand bonheur. Il y avait des années que Dusaan avait fait sienne la leçon de cette histoire ; il avait attendu la réalisation de son propre destin avec la patience et la confiance du plus jeune frère. À l’heure où la victoire approchait, alors que les premières récompenses se présentaient d’elles-mêmes devant lui – que ce soit sous la forme du trésor de l’empereur, ou de l’offrande de la ministre qui deviendrait sa reine –, il refusait de s’octroyer le plaisir d’en profiter. L’heure venue, il le ferait. Qirsar savait combien il en jouirait alors. La femme en particulier serait une récompense dont il saurait se délecter. Elle avait juré de sacrifier sa vie pour son mouvement. Elle s’abandonnerait tout aussi complètement à lui. Il n’avait qu’à demander. Elle lui donnerait des enfants. Il avait imaginé d’autres femmes pour tenir ce rôle, comment s’en empêcher ? Harel avait plusieurs épouses, et il n’était qu’un gros benêt, un empereur fantoche ignorant tout de la fragilité de son pouvoir. Si un tel homme pouvait se vanter de posséder quatre femmes, le premier chef qirsi de toute l’histoire des Terres du Devant pouvait en faire autant. Bientôt, très bientôt. Il lui suffisait d’attendre. Il voyait les pièces se mettre en place sous ses yeux, comme une grande couverture étendue pan après pan au-dessus des Terres du Devant. La guerre civile en Aneira, la suspicion et le meurtre à Sanbira, la division du royaume d’Eibithar ; et à Braedon, un empereur tellement avide de conquête qu’il s’était lancé dans une alliance plus qu’incertaine avec les Aneiriens, et qu’il préparait le cœur léger une invasion contre les Eibithariens vouée à l’échec. Les cours des nobles eandi s’effondraient comme un château de cartes. Les enfants d’Ean possédaient la force physique, mais leurs muscles n’étaient rien en regard des pouvoirs magiques et de la subtilité intellectuelle du peuple de Dusaan. Il suffisait au haut chancelier d’être patient, encore un tout petit peu, et ils seraient trop faibles pour lui résister. Bien sûr, ils avaient eux aussi un Tisserand à leur côté. Grinsa jal Arriet. Mais il avait des faiblesses : une femme dont il était épris, une fille qu’il ne pouvait protéger ; et des alliés tellement effrayés par les Tisserands qirsi qu’ils n’hésiteraient pas à mettre à mort, dès qu’ils l’auraient découvert, celui qui se permettait de faire usage de son pouvoir, même à leur profit. Dusaan devait jouer de prudence avec cet autre Tisserand. Il connaissait mieux que quiconque les risques qu’il encourait à le prendre à la légère. Mais avec un peu de doigté et de chance, il devrait être capable d’utiliser Grinsa à son avantage. Il restait encore beaucoup de sorciers à soumettre à la cause de Dusaan. Ces hommes et ces femmes qirsi seraient outrés d’apprendre qu’un Tisserand – un Tisserand ! – avait préféré défendre les cours eandi plutôt que rejoindre son propre peuple dans sa lutte pour la liberté. Quel genre d’homme épousait la cause de nobles capables de l’exécuter, lui et ses enfants, simplement au nom des dons qu’il possédait ? Quel genre d’homme trahissait son peuple alors qu’il était assez puissant pour le libérer de ses chaînes et le conduire à la victoire ? En choisissant de se battre aux côtés des Eandi, Grinsa se dénonçait lui-même comme un traître aux yeux de tous les Qirsi, un Carthach moderne, livré à la calomnie, condamné à devenir l’instrument qui unirait contre lui tous les représentants de la race des sorciers. Dusaan semblait un maître en comparaison, un champion, un contraste dont il saurait tirer parti, le temps venu. Dans si peu de temps. Il lui suffisait d’attendre l’aube, attendre un tout petit peu, avec la patience du plus jeune des quatre frères de la légende. 2 Cité des Rois, Eibithar « Leurs intentions ne font aucun doute, Majesté. » Gershon Trasker posait un regard attentif sur le roi. Il connaissait Kearney depuis des années, avant son accession au trône d’Eibithar, avant même qu’il soit nommé duc de Glyndwr. Il le tenait depuis longtemps pour un chef puissant et avisé, mais le père de Gershon répétait que la valeur d’un roi ne se révélait vraiment qu’à l’épreuve de la guerre. Confronté à cette perspective, le capitaine découvrait qu’il ignorait la réaction de Kearney face aux dernières nouvelles venues de la côte nord et des rives de la Tarbin. « Vous pensez qu’ils vont attaquer de conserve, résuma le roi. L’empire depuis la mer, et Aneira depuis la rivière. — Oui, Majesté, j’en suis convaincu. » Kearney détourna les yeux. « Est-ce également votre avis ? » Moins d’une année plus tôt, peut-être trois lunes seulement – une toute petite saison – il aurait posé cette question à Keziah ja Dafydd, parce qu’elle était son premier ministre mais aussi, et plus précisément, parce qu’elle avait été sa maîtresse. Gershon n’aurait jamais imaginé qu’un jour quelqu’un pût la supplanter dans le rôle de conseiller le plus intime de la couronne. Aujourd’hui, elle se tenait dans le coin le plus reculé de la pièce, seule et ignorée de tous. Le roi ne lui avait pas adressé la parole, pas plus qu’il ne s’était tourné vers aucun de ses Qirsi. C’était Marston qu’il sollicitait. Depuis quelques jours, le baron de Shanstead était entré, mieux que personne, dans les faveurs du roi. « Je le crains, Majesté, reconnut le jeune homme. Si l’empire a toujours maintenu un contingent important dans les eaux au nord de Thorald, Galdasten et Curgh, sa flotte ne nous a pas menacés ainsi depuis longtemps. Ce rassemblement de vaisseaux ne peut signifier qu’une seule chose : une attaque imminente. — Et les Aneiriens ? » Le baron haussa légèrement les épaules. « Cela fait plusieurs années que la maison de Solkara approfondit ses liens avec l’empereur, et je ne suis pas certain que Harel ait suffisamment confiance en ses seules forces pour envisager une guerre contre Eibithar sans ce soutien du sud. Je suis d’accord avec le capitaine : l’assaut, quand il débutera, viendra des deux côtés. — De combien de temps disposons-nous ? » demanda le roi en revenant à Gershon. Le capitaine, les yeux sur les messages arrivés le matin même, se frotta le menton. La lecture n’était pas son fort. Alors qu’Elric, son plus jeune fils, sous la surveillance attentive de Sulwen et des tuteurs du château, commençait déjà à écrire, lui, l’un des hommes de confiance les plus sûrs du roi, déchiffrait à peine mieux qu’un enfant de six ans. Il n’avait jamais avoué à Kearney le mal qu’il avait à décrypter les messages dont ils discutaient, par fierté. Poussé par l’orgueil, il s’était toujours débrouillé pour dissimuler son ignorance. Comme aujourd’hui. Mais s’il avait une faiblesse avec les lettres, il connaissait les chiffres, et ce qu’ils montraient rendait inutiles les explications qui les accompagnaient. « C’est difficile à dire, Majesté, répondit-il quelques instants plus tard. À en juger par le nombre de navires de Braedon qui croisent au large des îles à l’extrémité du détroit, je dirais que nous n’en avons pas du tout. L’empereur a déjà réuni une flotte importante. Il peut donner dès demain l’ordre à ses capitaines de pénétrer nos eaux territoriales. Les nôtres seront à peu près capables de faire face à l’assaut… — Mais ? — Les chiffres communiqués par nos sentinelles sur la Tarbin m’inquiètent, Majesté. Si les Aneiriens veulent mobiliser une grande partie de notre armée sur ce front pour faciliter l’invasion prévue ailleurs par l’empire, il leur faudra quelques milliers d’hommes. Or, d’après ce que je vois… » Il s’interrompit sur un hochement de tête impuissant. « Vous pensez qu’ils devraient déplacer plus de troupes vers le nord ? — Au vu de ces chiffres, c’est ce que j’aurais tendance à croire. Mais ils n’ont pas plus de soldats sur la Tarbin aujourd’hui que le cycle dernier. Je m’attendais à ce qu’ils massent plus de troupes, et tel n’est pas le cas. — Quelle conclusion en tirez-vous ? — Franchement, je ne sais pas. — Le régent a peut-être besoin de ses hommes ailleurs. » Tous se tournèrent, stupéfaits, vers Keziah. Le roi, les lèvres pincées, affichait un regard méfiant. La jeune femme tressaillit et se ferma au point que Gershon crut qu’elle allait se taire complètement. « Que voulez-vous dire ? l’encouragea le roi. — Depuis la mort de Carden, nous ne cessons d’entendre que la révolte gronde au sein des maisons d’Aneira. Certaines seraient en butte à la suprématie de Solkara. On raconte même que leurs ducs fomentent une rébellion. Et s’il ne s’agissait pas que de rumeurs ? Cela expliquerait que le régent n’envoie pas davantage d’hommes vers le nord ; il craint peut-être de s’affaiblir, de se priver des défenses suffisantes pour le protéger de ses ennemis intérieurs. — C’est possible, intervint Marston songeur. Certaines de ces maisons peuvent même avoir refusé la mobilisation imposée par la maison royale. » Kearney observa Keziah avant de balayer la pièce du regard. Tous les ducs qui avaient fait le voyage jusqu’à la Cité des Rois étaient présents – Javan de Curgh, Welfyl d’Heneagh, Lathrop de Tremain – ainsi que tous leurs ministres, signe que le roi prenait les derniers messages de ses sentinelles très au sérieux. Certains des ducs étaient dans la cité royale depuis plus d’un cycle. Kearney les avait convoqués au château d’Audun après que la femme qirsi enfermée dans la tour carcérale de sa puissante forteresse avait avoué être une traîtresse et la personne responsable de l’organisation du meurtre de Lady Brienne de Kentigern. Néanmoins, depuis l’arrivée des ducs, c’était la première fois que leurs ministres assistaient à un conseil du roi et de ses nobles. Gershon sentait que Marston n’appréciait guère leur présence. Le baron se révélait aussi méfiant envers les cheveux-blancs que Gershon l’avait un jour été et, durant son bref séjour au château, le jeune homme s’était débrouillé pour convaincre le roi de nourrir envers ses Qirsi la même suspicion que lui. Mais leurs réunions avaient tourné au conseil de guerre, et Kearney se montrait encore assez sage pour considérer tous les conseils, quelle que soit leur origine. Il regrettait d’ailleurs l’absence de certains ducs à cette assemblée, même ceux qui avaient rejoint Aindreas de Kentigern dans sa querelle avec Javan et son défi à la couronne. « Si tout cela est vrai, commença-t-il en regardant les autres seigneurs, si l’armée aneirienne est affaiblie par les dissidences internes, que devons-nous faire ? — Il n’y a qu’une seule conduite à tenir, Majesté, réagit Javan depuis son siège près de la fenêtre ouverte. Nous préparer à la guerre comme si les Aneiriens avaient mobilisé dix mille hommes sur les rives de la Tarbin. » Welfyl, ses mains osseuses agrippant les accoudoirs de son fauteuil, se pencha en avant. « Mais la faiblesse du régent nous offre une opportunité : envoyer davantage d’hommes sur la côte nord pour repousser l’invasion de l’empereur ! » Cette réflexion arracha un sourire triste à Javan. « Nous ne disposons pas d’assez de soldats pour ça, cher ami. Aneira est peut-être affaibli par ses dissensions internes, mais nous aussi. Si nous avions les armées de Galdasten et Kentigern avec nous, je serais de votre avis. Hélas, nous ne les avons pas. — Les autres maisons ne vont tout de même pas assister à l’invasion sans réagir ! Elles vont bien nous soutenir ! » objecta Welfyl, incrédule, en considérant ses pairs tour à tour. Il semblait vieux et fragile. « Peut-être pas Aindreas, concéda-t-il devant leur mutisme, mais je connais Renald de Galdasten depuis sa jeunesse. Il est ambitieux, certes, mais aussi fidèle au royaume que n’importe lequel d’entre nous. » Personne n’enchérit, et l’affirmation flotta dans un silence sombre et lourd d’embarras. « Depuis la mer, l’invasion ne peut venir que par Galdasten, insista Welfyl. Les falaises y sont moins hautes, et les plages plus larges. On ne peut pas douter qu’il défendra son duché. — Renald peut défendre Galdasten sans pour autant repousser l’invasion, souligna Javan. S’il veut le trône, il lui suffit de préserver son armée, sa ville et son château. — Je n’arrive pas à croire ce que j’entends, soupira le vieux duc en secouant la tête. Est-ce là ce que nous sommes devenus, plus soucieux de nos querelles mesquines que de la défense de notre royaume ? Nous ne valons donc pas mieux que les Aneiriens ? — Je vous assure, Lord Heneagh, intervint le roi d’une voix dure, que toutes les maisons d’Eibithar ont reçu le même message que celui vous convoquant au château d’Audun. Certains ont jugé bon de placer d’autres considérations au-dessus de la défense du royaume. Soit. Mais je n’en fais pas partie. Je vous saurais gré de ne pas l’oublier. — Bien sûr, Majesté, se reprit Welfyl, je vous prie de me pardonner. — Vous êtes ici, Lord Heneagh. Vous avez juré de servir et de défendre Eibithar. Je n’ai rien à vous à pardonner. » Welfyl baissa les yeux. « J’en remercie Sa Majesté. — Il est temps que vous retourniez tous sur vos terres, reprit Kearney du ton assuré d’un chef de guerre. Lord Heneagh a raison de souligner que Galdasten sera très certainement la cible de toute invasion maritime. La flotte de Braedon va chercher à s’emparer de la Baie du Faucon et contrôler l’embouchure de la Binthar. S’ils y parviennent, ils jouiront d’une position stratégique puissante, à partir de laquelle lancer une guerre terrestre. » Il se tourna vers Javan. « Lord Curgh, lorsque vous aurez regagné votre duché, je veux que vous conduisiez votre armée vers le nord-est. Nous ignorons absolument quel soutien vous pouvez attendre de Galdasten, aussi prenez autant d’hommes que vous le pourrez sans compromettre la défense de Curgh. Un contingent de cinq cents hommes de la garde royale vous accompagnera vers le nord. Ils seront placés sous vos ordres. — Merci, Majesté. — Lord Shanstead, vous disposerez aussi de cinq cents hommes supplémentaires. Je suppose que l’armée de Thorald est sous votre commandement. — Oui, Majesté. — Très bien. Ralliez également Galdasten. Tout comme vous, avec votre armée, Lord Heneagh. J’enverrai un renfort supplémentaire de deux mille hommes. Peut-être parviendrons-nous à déjouer l’armée de Braedon au moment du débarquement. Je vais envoyer des messages aux ducs d’Eardley et de Domnall leur demandant également de rejoindre les côtes. S’ils sont avec nous, cela devrait suffire. » Et dans le cas contraire ? La question brûlait dans toutes les prunelles tournées vers le roi, mais personne, tant ils redoutaient la réponse, n’osa la formuler à voix haute. « Et nous, Majesté ? interrogea le duc de Labruinn. — Les armées de Labruinn et Tremain marcheront au sud, vers la Tarbin. Tout comme celle de Glyndwr, avec mille cinq cents soldats de la garde royale. Je vais faire parvenir des courriers aux ducs de Sussyn et Rennach mais, une fois encore, nous devons envisager de livrer cette guerre sans eux. » Fotir, le ministre qirsi de Javan, visiblement embarrassé, s’éclaircit la gorge. « Pardonnez-moi de poser cette question, Majesté, mais que se passera-t-il si Lord Kentigern s’unit aux forces des Aneiriens ? » Kearney se tourna vers Gershon. Ils avaient évoqué cette possibilité moins d’une heure auparavant, avant que les ducs et leurs ministres ne les eussent rejoints. Ils n’avaient abouti à aucune résolution. Le roi avait envoyé un détachement à Kentigern dans l’espoir de contraindre le duc à payer ses impôts et affirmer sa fidélité à la couronne. Devant l’absence de nouvelles, Gershon redoutait le pire. « Je peux seulement espérer que la haine d’Aindreas à mon égard n’est pas assez tenace pour le pousser à une telle décision. — Bien sûr, Majesté. » C’était une réponse décevante, mais personne n’eut le cœur d’insister. « Qu’en est-il de nos alliés à l’est et au sud, Majesté ? s’enquit Javan. — J’ai déjà contacté le roi de Caerisse et l’archiduc de Wethyrn pour sonder leur position dans un conflit contre Aneira et Braedon. Je vais faire partir de nouveaux messagers aujourd’hui même, avec les dernières informations dont je dispose. Je vais également envoyer un coursier à la reine de Sanbira. Elle nous a demandé de la soutenir contre la conspiration. Il semble que nous ayons besoin de plus. Mais, encore une fois, nous devons considérer que nous lutterons seuls. Si nous partons en guerre, un œil sur l’horizon, dans l’attente d’alliés qui ne viendront jamais, nous courons à la défaite. — Vous-même, où serez-vous, Majesté ? intervint Marston. — Je ne l’ai pas encore décidé. Un roi doit combattre aux côtés de ses hommes. Je ne peux pourtant pas être sur les deux fronts. — Le plus grand danger se situe au nord, Majesté, avança Javan. C’est là que vous devez vous rendre. » Gershon se demanda si un des ducs du sud allait protester, mais Lathrop manifesta son approbation. « Lord Curgh a raison, Majesté. Braedon est notre ennemi le plus dangereux. Si l’assaut de l’empereur peut être contré, nous remporterons aussi la bataille contre les Aneiriens. » Un sourire malicieux éclaira le visage du roi, une mimique que Gershon connaissait bien mais qu’il n’avait guère surprise depuis l’ascension de Kearney sur le trône. « Vous me poussez avec un si bel ensemble au-devant du plus grand danger que je me demande si vous souhaitez me voir survivre à cette guerre. » Javan et Lathrop s’empressèrent de protester. Kearney leva la main. « C’était une plaisanterie, mes amis, du moins une tentative. — Sa Majesté dispose d’un sens de l’humour singulier, se renfrogna Javan. — On me l’a déjà dit, répliqua Kearney avant de dévisager tour à tour ses ducs et leurs conseillers d’un air redevenu sérieux. Je n’ai pas besoin de vous rappeler, reprit-il, que nous nous battons pour la survie du royaume. Si nous étions unis, je n’aurais aucune crainte, parce que je connais la force d’Eibithar. Mais divisés, contre deux ennemis, nous devrons nous battre comme nous ne l’avons jamais fait. Et il nous faut rester vigilants. Derrière tous ces événements, je sens la main de la conspiration. Si les rebelles cherchent vraiment à affaiblir les cours pour conquérir les Terres du Devant, alors ce conflit va leur fournir une opportunité inespérée. » Il se redressa et tira son épée de son fourreau. Après avoir posé le plat de la lame sur son front, il s’inclina devant ses hommes. « Que les dieux nous protègent, qu’Orlagh guide nos épées, et que nos retrouvailles soient celles de la victoire. » Tout le monde se leva et, à l’initiative de Javan, les hommes défouraillèrent leur épée et saluèrent le roi comme lui-même venait de le faire. « Qu’Ean protège notre roi ! » s’exclamèrent-ils en chœur. Puis, un à un, de nouveau sous la conduite du duc de Curgh, les nobles de présentèrent et s’agenouillèrent devant leur roi avant de quitter la pièce. Chaque ministre suivit son duc, non sans s’être incliné à son tour. Si les propos du roi sur la conspiration les avaient irrités, aucun n’en laissa rien paraître. Gershon jeta un regard à Keziah. La jeune femme, toujours isolée, se levait. Elle croisa son regard, mais son visage demeura indéchiffrable. Marston fut le dernier à renouveler son allégeance au roi, une circonstance dictée par l’étiquette puisqu’il était le seul baron de l’assistance. Alors qu’il se redressait pour gagner la porte, le roi le retint. « Lord Shanstead, veuillez rester, je vous prie. Je voudrais vous parler. — Dois-je vous laisser, Majesté ? s’enquit Gershon. — Non, capitaine, je vous en prie, joignez-vous à nous. » Par-dessus son épaule, il regarda Keziah. « Votre présence n’est pas utile, Premier ministre, ajouta-t-il. — Bien, Majesté. » Elle fit la révérence et quitta la pièce, comme le jeune ministre de Marston. Lorsqu’ils furent seuls et qu’un serviteur eut fermé la porte, Kearney retourna s’asseoir sur son trône. « Gershon, je n’ai jamais envisagé d’aller combattre sans vous à mes côtés. Je constate aujourd’hui que c’est impossible. » Le capitaine n’était pas surpris. « Oui, Majesté. — Ainsi que Javan et Lord Shanstead l’ont suggéré, je vais aller au nord pour contrer la menace de Braedon. Je veux que vous dirigiez la défense sur la Tarbin. Prenez autant de lieutenants que vous le souhaitez. Je vais m’assurer que les ducs comprennent bien que vos ordres portent tout le poids de la couronne. — Merci, Majesté. Je ne vous décevrai pas. » Kearney sourit. « Je n’en ai jamais douté. » Le capitaine hésita. « Qu’y a-t-il, Gershon ? fit le roi en se penchant en avant, le front barré d’un pli soucieux. Allons, capitaine, ce n’est pas le moment de douter. — Oui, Majesté. Je me demandais, puisque vous avez annoncé que l’armée de Glyndwr marcherait sur la Tarbin, si Lord Glyndwr en prendrait la tête. Et, si tel devait être le cas, n’est-ce pas à lui, plutôt qu’à moi, que revient le commandement des opérations ? » Le roi le considéra un moment avant de s’adosser. « Kearney le Jeune ne combattra pas. — Bien, Majesté. — Vous pensez que je le protège ? — Absolument pas. Il n’a même pas l’âge de sa Révélation, et la maison de Glyndwr doit conserver son héritier. Vous faites preuve de sagesse en le tenant éloigné. — Il m’a déjà fait connaître son désaccord. » Cette remarque arracha un sourire au militaire. « Pardonnez-moi, Majesté, mais il n’est qu’un enfant. Brillant, et courageux, certes, mais encore très jeune. Il ne connaît la guerre qu’à travers les contes et les chansons de son âge. Mes fils ne sont guère différents. Désirer ardemment se joindre au combat ne fait pas de lui un combattant. — Le capitaine a raison, Majesté, enchérit Marston. Je ne laisserais pas davantage mes fils partir en guerre. » Le roi sourit faiblement. « Pour être juste, aucun de vos fils n’est duc. Mais je vous remercie. La reine sera certainement de votre avis. » Les trois hommes demeurèrent silencieux jusqu’au moment où le roi se redressa, comme tiré d’une sombre rêverie. « Il reste un sujet dont je souhaite que nous discutions. » Marston acquiesça. « Les Qirsi. — Précisément. » Gershon, inquiet de cette nouvelle marque de complicité, les dévisagea tour à tour. « De quoi s’agit-il ? — Lord Shanstead m’a suggéré d’éloigner cette femme qirsi, la traîtresse, du château d’Audun. — Pourquoi ? demanda le capitaine au baron. Où voulez-vous l’envoyer ? » Marston haussa les épaules. « J’ai d’abord suggéré à Sa Majesté de la faire exécuter. Elle a trahi le royaume, admis sa complicité dans le meurtre de Lady Brienne. Exécutée ou bannie, quelle que soit notre décision, elle sera amplement justifiée. — Mais le roi a donné sa parole ! se récria Gershon. Pas seulement à cette femme, mais aussi au Glaneur, le père de son enfant. — Sa Majesté m’a fait la même réponse, répliqua Marston avec un sourire. Elle a aussi souligné que ce serait une épreuve terrible pour l’enfant. C’est pourquoi je lui ai conseillé de les envoyer à Glyndwr. — Je ne comprends toujours pas pourquoi. — Elle a été attaquée par un Tisserand, capitaine, répondit le roi. Celui-là même qui dirige la conspiration. Tant qu’elle demeure ici, le château d’Audun reste la cible de n’importe quel rebelle du royaume. Elle met en danger la vie de tous ses habitants, la reine et mes filles y compris. Tout comme votre famille, Gershon. En d’autres circonstances, je n’aurais pas été aussi inquiet. Mais vous et moi allons partir en guerre, avec le plus gros de la garde royale. Le risque est trop grand. Et le Tisserand aura plus de mal à la trouver dans les montagnes de Glyndwr. » À l’évocation de l’attaque dont la femme qirsi avait été victime dans sa cellule, Gershon ne put s’empêcher de frémir. D’après ce qu’il avait compris, le Tisserand avait pénétré ses rêves, et utilisé le propre don de guérison de sa proie pour provoquer d’affreuses blessures sur son visage, et briser les os de sa main. Si le Glaneur n’avait pas été là pour la sauver, le Tisserand l’aurait certainement tuée. Mais le capitaine connaissait les risques, non négligeables, à la renvoyer du château d’Audun. « Rien n’est moins sûr, Majesté, avança-t-il. Si vous l’envoyez à Glyndwr, c’est votre fils et votre maison que vous mettez en danger. Glyndwr est un château solide, mais moins que celui d’Audun. Même en l’absence de la garde royale, il est plus sûr de la garder ici. » Marston et le roi échangèrent un regard. « Je ne suis pas d’accord, déclara le baron. Avec cette femme… » Kearney se leva et rejoignit la fenêtre. « Ce n’est pas nécessaire, Lord Shanstead. Il faut tout lui dire. — Tout quoi, Majesté ? s’étonna le capitaine de plus en plus méfiant et en proie à une colère naissante. Je ne comprends rien. — Il ne s’agit pas seulement de cette femme, capitaine. » Le roi contemplait les jardins du château. Gershon ne pouvait voir son visage, mais la tension de sa voix était palpable. Son appréhension crût. « J’ai l’intention de la faire escorter par Keziah. » Le capitaine sentit le cœur lui manquer. « Le premier ministre ? » s’exclama-t-il la bouche sèche, conscient de son ridicule. « Cela ne peut pas vous surprendre, Gershon. Vous plus que quiconque deviez vous y attendre. Cela fait plusieurs cycles qu’elle se montre vindicative et irrespectueuse. Les conseils qu’elle prodigue sont au mieux discutables. Je ne crois pas qu’elle m’ait trahi au profit de la conspiration, bien qu’il lui arrive de se comporter comme si tel était le cas, mais elle est déchirée, d’une façon que ni vous ni moi ne sommes capables de comprendre, et sa loyauté en souffre. Ses sentiments à mon égard sont devenus difficiles à discerner. Je ne suis pas certain de la cause de ce changement, peut-être la mort de Paegar, ou alors… Quelle qu’en soit l’origine, je n’ai plus confiance dans sa capacité à servir ce château. » Gershon n’ignorait rien de ce changement. Quiconque vivait au château d’Audun avait remarqué la tension croissante entre Keziah et le roi. Lui seul savait que Keziah l’avait voulu. Elle avait œuvré pour s’attirer la méfiance du roi, dans l’espoir d’infiltrer la conspiration et d’apprendre tout ce qui serait possible de ses chefs et de ses subterfuges. « Majesté… — Vous ne pouvez prétendre vous y opposer, Gershon. Je croyais que cela vous plairait. Si je ne m’abuse, cela fait des années que vous me poussez à prendre cette décision. » Le capitaine ignorait quoi répondre. Cette nouvelle l’aurait en effet empli de joie quelques cycles plus tôt, quand il considérait encore Keziah comme une menace pour Kearney et l’ensemble du royaume. Mais la décision de la jeune femme, son engagement, ses aveux lui avaient ouvert les yeux. Quelles qu’aient été ses fautes, il avait fini par comprendre la grandeur de son courage et l’ampleur de son dévouement au roi et au royaume. Ces qualités valaient celles de bien des guerriers des Terres du Devant. Si Kearney la renvoyait, elle devenait inutile pour la conspiration, et il détruirait tout ce qu’elle avait entrepris pour gagner les faveurs du Tisserand. Sa vie même pouvait être menacée. Il ne pouvait s’y résoudre. « Je reconnais qu’il m’est arrivé par le passé de souhaiter son exil, répondit-il. Mais je me suis ravisé. Vous venez de le souligner : vous êtes sur le point de partir en guerre. J’ignore quels sont les pouvoirs dont dispose votre premier ministre… — Glanage, brumes et vents, langage des bêtes, l’interrompit le roi d’une voix égale. — D’après ce que je sais des Qirsi, je crois qu’au moins deux de ces dons sont considérés comme les magies les plus puissantes. Pouvons-nous réellement nous permettre de partir guerroyer sans elle ? — Il se trouve d’autres Qirsi au château, capitaine », trancha Marston. Gershon lui décocha un regard furieux. La façon dont ce morveux était parvenu à convaincre le roi de prendre une décision aussi importante dépassait son entendement. « En effet, Lord Shanstead, il y en a. Mais Wenda est âgée, et Dyre n’est ni aussi intelligent, ni aussi puissant de Keziah. — Je ne parle pas seulement des ministres du roi, mais de ceux des autres nobles. Le premier ministre de Javan est un sorcier aussi puissant qu’on peut l’être sur les Terres du Devant, à l’exception de ce Tisserand à la tête des traîtres. » Gershon se tourna vers le roi. « Le fait est, Majesté, que nous devons utiliser toutes les armes à notre portée. Nous sommes confrontés à un ennemi redoutable, et si la conspiration a choisi de nous frapper elle aussi, nous nous exposons à un autre encore plus dangereux. D’après ce que l’on dit, même d’un tout petit nombre de sorciers, un Tisserand est capable de faire une arme destructrice. Un Tisserand et un ou deux Façonneurs peuvent, paraît-il, réduire un château en ruine. Si cet homme ne dispose ne serait-ce que de cent rebelles dans son armée, il sera bien plus menaçant que n’importe quelle armada de l’empereur. Et je parie qu’il dispose de bien plus de cent sorciers sous ses ordres. — Raison de plus pour renvoyer le premier ministre, rétorqua Marston d’une voix sans appel. Si c’est une traîtresse – et j’en suis convaincu, même si Sa Majesté pense le contraire – alors sa présence auprès du roi quand les rebelles lanceront leur attaque est pure folie. — Vous n’avez aucune preuve de sa traîtrise ! — Étant donné les risques, le soupçon me suffit ! — Arrêtez, tous les deux. » Bien que le roi n’eût pas élevé la voix, ses paroles réduisirent les deux hommes au silence. « Ma décision est prise, Gershon. » Se tournant vers le capitaine : « Je veux que vous lui annonciez, et que vous donniez les ordres pour que les deux femmes soient prêtes à partir d’ici deux jours. » Gershon aurait dû renoncer. En présence de Marston, Kearney n’était pas en mesure de changer d’avis. Mais le baron, en dénigrant Keziah, faisait payer au royaume le prix fort. « C’est une erreur, Majesté, insista-t-il. Une erreur et une injustice envers le premier ministre et, plus que ça… » Il s’interrompit en dévisageant le baron avec colère. Il ne pouvait trop en dire devant cet homme sans impliquer davantage Keziah. « Vous pourriez mettre le royaume en danger. — Je pense avoir parfaitement compris votre point de vue, capitaine. » Kearney s’était exprimé avec calme, mais la rage contenue dans ses yeux clairs ne laissait aucune place au doute. Gershon avait dépassé les bornes. Il n’avait pourtant pas terminé. « Non, Majesté, je ne le crois pas. Si je pouvais avoir une discussion en privé avec vous. — Je n’en vois pas l’utilité. Le sujet est clos. — Que lui avez-vous raconté ? s’emporta alors Gershon en fondant sur le baron. Comment l’avez-vous tourné contre elle ? — Il suffit, capitaine ! » Cette fois, la colère de Kearney vibra dans la pièce. « Je vous ai donné un ordre ! Transmettez-le immédiatement ! » Le capitaine, dévoré par l’envie de tirer son épée, défiait toujours Marston du regard. « Bien, Majesté », parvint-il à articuler entre ses dents serrées. Il esquissa une brève révérence devant le roi, jeta un dernier regard au baron, et s’éloigna d’un pas vif. Arrivé devant la porte, il ouvrit, et se tourna vers Kearney : « Avec tout le respect que je vous dois, Majesté, elle mérite mieux. — Je sais », répondit le roi, avant de se détourner. Keziah se trouvait dans sa chambre. Elle fouillait dans son armoire quand on frappa à sa porte. « Entrez ! » fit-elle en reposant l’habit de ministre qu’elle avait porté à Glyndwr et plusieurs autres robes devenues inutiles lorsque sa liaison avec Kearney s’était achevée. Elle entendit la porte s’ouvrir, le frottement d’une paire de bottes sur le sol de pierre, et tourna la tête. Gershon fermait la porte derrière lui. « Que faites-vous là ? » Son étonnement ne l’empêcha pas de revenir au contenu de son armoire. « Savez-vous s’il y aurait une cotte de mailles à ma taille à l’armurerie ? J’en avais une, mais je suis incapable de remettre la main dessus. Je ne trouve pas non plus mon épée. — Nous devons discuter. » La ministre se redressa, le front soucieux. « Comme vous voulez », fit-elle toujours absorbée par ses recherches. Elle se tourna vers le petit coffre au pied de son lit dans l’espoir d’y découvrir ce qu’elle cherchait. « Keziah. » Cette fois, elle fit volte-face. Gershon ne l’appelait presque jamais par son prénom. Devant son visage congestionné, ses lèvres pincées et sa mine grave et consternée, elle se sentit tellement oppressée qu’elle se demanda un instant s’il ne venait pas lui annoncer un décès. Le visage de Grinsa se dessina aussitôt devant ses yeux et elle se mit à trembler. « Que s’est-il passé ? demanda-t-elle d’une voix blanche. — C’est le roi. — Le roi ? Que lui est-il arrivé ? Il va bien ? — Oui, très bien. Mais vous avez sans doute noté qu’il a placé sa confiance dans le baron de Shanstead. — Oui, et alors ? — Vous aurez aussi remarqué comme ce dernier méprise votre peuple, de même que sa promptitude à mettre en doute la loyauté de tous les Qirsi qu’il croise. — Oui, capitaine, j’ai remarqué, répliqua-t-elle avec une légère impatience. Maintenant, pour l’amour du ciel, dites-moi où vous voulez en venir ! » Il soutint son regard un instant avant de détourner les yeux. Elle observa que ses mains s’étaient mises à trembler. « Le roi a décidé que la femme devait quitter le château d’Audun. Il veut l’envoyer à Glyndwr. — Vous parlez de Cresenne ? » Il acquiesça. « Mais cela n’a pas de… — Attendez, ce n’est pas tout. Il veut que vous l’escortiez. Il ne s’agit absolument pas d’elle ! s’emporta-t-il brusquement. Le baron a convaincu le roi qu’il ne peut plus vous faire confiance, que vous êtes une menace pour lui et le royaume. » La tension qu’elle avait sentie croître dans sa poitrine fut soudain si douloureuse qu’elle crut défaillir. « Il veut me chasser ? » demanda-t-elle d’une voix blanche en ignorant les larmes qui roulaient sur ses joues. Tout son corps tremblait. D’où venait ce froid qui s’était abattu sur elle ? « C’est Marston qui l’a manipulé », répondit amèrement Gershon. Elle se força à dépasser sa souffrance et son chagrin. Sa peine de cœur n’avait aucune importance. Elle ne pouvait pour autant ignorer la décision de Kearney. Il voulait la bannir. Les cendres de leur amour étaient encore chaudes ; aujourd’hui, même sa présence lui était insupportable. « Tout est ma faute, murmura-t-elle. C’est moi qui l’y ai poussé. — Premier ministre… — Marston n’y est pour rien. Je suis la seule responsable. — Keziah, vous devez m’écouter. » Lorsqu’elle le regarda, son image était brouillée par les larmes. « Réfléchissez une seconde. Que fera le Tisserand si vous êtes renvoyée de la cour de Kearney ? » Oui, le Tisserand. C’était ça. Elle essuya ses larmes d’un revers de main pour s’éclaircir les idées. « Keziah ? — Oui, je sais. Le Tisserand. » Elle déglutit, prit une profonde inspiration. « Cela ne va pas lui plaire. Un jour, il m’a dit que si le roi me renvoyait, ou si je perdais complètement la confiance de Kearney, je ne serais plus d’aucune utilité pour le mouvement. Il ne m’a pas fait part de ses projets à mon sujet, mais je l’imagine sans peine. — Moi aussi. » Elle tremblait toujours, de peur cette fois plus que de souffrance. Le Tisserand lui inspirait de la crainte. Elle était terrifiée à l’idée de ce qu’il pouvait lui faire subir s’il apprenait la véritable raison de son enrôlement, mais elle songeait déjà à Cresenne ja Terba, la femme qui avait trahi Grinsa, son frère, la femme qui avait également donné naissance à sa fille. « Vous ne savez pas tout, reprit-elle. Le Tisserand m’a ordonné de tuer Cresenne. » Le capitaine écarquilla les yeux. « Par les démons et toutes les flammes ! — Tant qu’elle est au château, enfermée dans la tour carcérale, sous la surveillance constante des gardes de Kearney, je peux trouver des excuses pour ne pas le faire. Mais dès que nous aurons quitté la Cité des Rois toutes les deux, je ne pourrais plus me dérober. — Et si vous ne la tuez pas ? — Il nous supprimera toutes les deux. J’en suis certaine. — Alors vous n’avez plus le choix, Keziah. Vous devez parler au roi. — Pour lui dire quoi ? — Tout, évidemment ! Votre certitude que Paegar était un traître, votre décision d’attirer l’attention du mouvement, vos efforts pour gagner la confiance du Tisserand, votre infiltration. Tout. — Je ne peux pas, objecta Keziah en secouant obstinément la tête. — Vous le devez ! insista-t-il en s’avançant jusqu’à elle. Je me fiche pas mal de l’autre femme. Je comprends qu’elle compte pour le Glaneur, et donc pour vous. Je comprends même qu’ayant juré de la protéger, le roi ne peut pas revenir sur sa parole et la faire exécuter. Mais à mes yeux, c’est tout ce qu’elle mérite. C’est une traîtresse, une meurtrière, elle est presque entièrement responsable des divisions qui ont affaibli ce royaume. Pour être honnête, je serais content de l’étrangler de mes propres mains. Mais vous… Vous, c’est différent, affirma-t-il. Vous avez risqué votre vie pour servir le roi et sauver notre pays. » En d’autres circonstances, entendre ces mots dans la bouche du capitaine l’aurait émue. Rivalisant d’efforts pour s’attacher l’oreille de Kearney à la cour de Glyndwr, ils s’étaient haïs pendant des années. Ils ne seraient peut-être jamais vraiment amis, mais elle avait gagné le respect du capitaine. « Voilà pourquoi nous ne pouvons rien dire à Kearney ! fit-elle d’une voix suppliante. S’il apprend ce que j’ai fait pour lui, son attitude changera et quelqu’un s’en apercevra. Il faut trouver une autre façon de le convaincre de me garder. — Il n’y en a pas. Il m’a ordonné de préparer votre voyage à Glyndwr. Vous devez partir après-demain matin. Soit nous lui disons maintenant… — Non. » Elle pleurait de nouveau, tremblant comme sous un vent glacial. Si Grinsa était là, Kearney pourrait la renvoyer sans mettre Cresenne et le bébé en danger. Elle aurait toujours cette blessure au cœur – quitter Kearney ne serait jamais facile – mais cela l’aurait soulagée. Elle préférait perdre son utilité auprès du Tisserand et de son mouvement qu’endurer davantage le mépris et la méfiance du roi. Oui, ce départ pouvait signer son arrêt de mort, mais elle n’était pas sûre que cela comptât encore beaucoup. Elle était tellement fatiguée. Cela faisait si longtemps qu’elle gardait de trop lourds secrets, si longtemps qu’elle mentait à son roi, et même au Tisserand. Elle aurait voulu que tout cela cesse. « Je ne lui dirai rien, affirma-t-elle. Je ne peux pas. — Par les démons et toutes les flammes ! Le Tisserand va vous tuer ! C’est ce que vous voulez ? » Devant son silence, elle vit la stupeur dilater ses pupilles. « C’est ça ! souffla-t-il, horrifié. C’est exactement ce vous cherchez, n’est-ce pas ? » Elle se détourna et regarda par la fenêtre. « Et vous allez le laisser tuer aussi la femme ? Et son enfant ? — Il ne fera rien à l’enfant. — Rien, sinon le priver d’une mère. — Et si je propose à Kearney de partir sans Cresenne et Bryntelle ? Vous avez dit qu’il n’était pas question d’elles. Cela ne lui suffirait-il pas ? — Peut-être. Je n’en suis pas certain. Marston protestera, mais je devrais pouvoir intervenir auprès du roi pour obtenir son accord. — Le ferez-vous ? — Non. » Elle se retourna. « Pourquoi ? s’écria-t-elle d’une voix qui trahissait la stupéfaction. — Parce que ce n’est pas une solution. Cela vous écarte de la cour du roi et vous expose à tous les dangers. Quand tout a commencé, j’ai juré de vous protéger. Le meilleur moyen d’y parvenir est de dire la vérité au roi. Je préférerais naturellement que cela vienne de vous, mais si vous m’y obligez, je le ferai moi-même. — Capitaine, vous ne pouvez pas, je vous en conjure ! — Et pourquoi ne pourrais-je pas ? Nous ne parlons que du roi ; personne d’autre ne sera au courant. Nous pouvons avoir une absolue confiance en Kearney. Je ne vois aucun danger à tout lui raconter. Cela pourrait même vous aider. J’imagine que le Tisserand attend que vous poussiez Kearney à certaines actions, que vous l’influenciez. Ne serait-il pas judicieux d’avoir le roi de votre côté, de sorte qu’il rende le subterfuge encore plus convainquant ? » Il avait raison, bien sûr. Quand il saurait tout ce qu’elle avait entrepris depuis des cycles, Kearney serait tenté de modifier son attitude à son égard, mais il était doté d’une intelligence remarquable. Il trouverait le moyen de garder son secret. S’il ne la bannissait pas pour s’être engagée sans rien lui dire. « Kearney ne me pardonnera jamais d’avoir agi sans le consulter, murmura-t-elle, soulagée de formuler enfin une crainte qu’elle nourrissait depuis longtemps. Il va me haïr. » Le capitaine souriait tristement. Elle devinait sa réponse : Kearney la haïssait depuis longtemps. Mais il la prit de court : « C’est donc cela qui vous arrête ? » Craignant de fondre en larmes, elle se contenta d’acquiescer. « Il ne vous haïra jamais, Premier ministre. Même aujourd’hui, alors qu’il tient votre trahison pour acquise, il vous aime plus qu’il ne saurait se l’avouer. » Il tendit le bras et lui prit la main – un geste qu’il ne s’était jamais autorisé. Sa paume était rugueuse, mais étonnamment rassurante. « Accompagnez-moi à son bureau, nous lui expliquerons tout. Vous ne devez pas quitter le château. Ni lui, ni vous ne le souhaitez. — J’ai peur. — Je n’en doute pas, mais il n’y a pas d’autre solution. Vous le savez aussi bien que moi, même si vous êtes trop têtue pour le reconnaître. » Elle sourit sans conviction. Gershon la conduisit jusqu’à la porte, lâcha sa main pour ouvrir et la poussa doucement dans le couloir. Elle était terrifiée ; lorsqu’ils arrivèrent devant le bureau de Kearney, ses jambes se dérobèrent. Gershon lui adressa un sourire et frappa. « Tout ira bien. — Entrez ! » fit une voix de l’intérieur. Le capitaine poussa le battant et invita Keziah à le suivre. Marston était encore avec le roi. Il les dévisagea d’un œil torve. « De quoi s’agit-il, capitaine ? s’enquit Kearney. Je vous ai demandé de vous occuper de cette affaire. — Nous devons nous entretenir avec vous, Majesté. En privé », ajouta-t-il en regardant durement le baron. Keziah se rendit compte à cet instant de l’aversion de Gershon pour Marston. Le capitaine désapprouvait sans nul doute l’influence du jeune noble sur le roi. Marston s’apprêta à protester mais le roi lui intima le silence en levant une main. « Ne vous inquiétez pas, Lord Shanstead, nous reprendrons cette conversation plus tard. » Le baron se renfrogna mais obéit, quitte à claquer la porte un peu trop fort sur son départ. S’il considéra brièvement son capitaine, Kearney refusa de prêter la moindre attention à Keziah. « Alors, de quoi s’agit-il ? — Le Premier ministre a quelque chose à vous dire. Je prie Sa Majesté de l’écouter avec la plus grande attention. — Gershon… — Majesté, je vous en prie. Quand elle aura terminé, si vous souhaitez toujours la voir quitter le château d’Audun, je vous donne ma parole qu’elle partira aujourd’hui même. Mais laissez-lui une chance de s’expliquer. » Keziah vit la mâchoire de Kearney se contracter. Après quelques instants d’hésitation, il se tourna enfin vers elle. Sous son regard, elle faillit renoncer. Tout lui semblait préférable à ce mépris. « Alors ? » Sa voix trahissait une telle impatience qu’elle fut incapable de prononcer le moindre mot. Prise de panique, elle se tourna vers le capitaine. « Je ne sais pas comment lui dire. — Commencez par Paegar. C’est là que tout a débuté. » Kearney, les yeux plissés, la considéra avec suspicion. « Qu’est-ce que Paegar a à voir avec tout cela ? » Paegar jal Berget avait été sous-ministre du roi et, les premiers temps de son arrivée dans la Cité des Rois, le seul ami de Keziah au château d’Audun. Il avait aussi été un traître, un membre de la conspiration qirsi. Gershon avait raison. C’est là que tout avait commencé. Alors elle débuta son récit, rappelant au roi qu’il lui avait demandé de s’occuper des affaires personnelles du ministre après sa mort, quelques cycles plus tôt. Elle avait découvert dans la garde-robe de Paegar deux cents qinde en pièces d’or, et acquis la certitude qu’il appartenait bien à la conspiration. Aussi avait-elle décidé d’apprendre tout ce qu’elle pourrait des rebelles. Lorsqu’elle lui expliqua comment elle s’y était prise pour le mettre en colère, pour le convaincre, lui et tous les traîtres du château, qu’elle était prête à tomber dans les bras de la conspiration, elle ne put retenir ses larmes. Elle alla néanmoins jusqu’au bout, lui raconta sa première rencontre avec le Tisserand, lui décrivit les souffrances qu’il lui avait infligées pour lui faire comprendre qu’elle mourrait si elle désobéissait. Elle acheva son récit en lui expliquant la nature de ses efforts pour convaincre le Tisserand de sa loyauté. Pendant la dernière partie de son récit, Kearney s’était levé et avait gagné la fenêtre. Elle ne voyait plus son visage. Lorsqu’elle se tut, il demeura immobile et silencieux. « Je suis au courant de tout depuis le début, Majesté, déclara enfin Gershon. J’ai soutenu sa décision, et c’est ensemble que nous sommes convenus de ne rien vous dire. — Avez-vous fait tout ça pour venger Paegar ? » demanda Kearney, ignorant l’intervention du capitaine. Il avait parlé d’une voix si basse que Keziah crut un instant l’avoir imaginée. « J’ai agi pour frapper la conspiration », répondit-elle. J’ai agi pour toi seul, aurait-elle voulu lui dire. « J’ai pleuré Paegar, mais alors j’ignorais qu’il avait été tué par le Tisserand. » Elle se tut. Elle savait ce que cachait la question du roi. Elle hésitait à répondre plus ouvertement. Songeant toutefois qu’elle n’avait plus rien à perdre, elle reprit : « Je n’ai jamais été amoureuse de Paegar, Majesté. De ma vie entière, je n’ai aimé qu’un seul homme. » Kearney fit volte-face. « Qu’est-ce que ce Tisserand attend de vous ? » Au ton de sa question, on aurait pu croire qu’il ne l’avait pas entendue. Keziah sentit quelque chose en elle se flétrir et disparaître. « Il veut que je vous persuade de prendre des mesures draconiennes à l’égard du duc de Kentigern et ceux qui le soutiennent. Et il m’a ordonné de tuer Cresenne. C’est la raison pour laquelle je ne peux pas quitter le château d’Audun avec elle. — Elle ne peut pas quitter le château du tout, Majesté. C’est une évidence maintenant. » Le regard que décocha le roi à son capitaine aurait immédiatement réduit Keziah au silence. Mais Gershon ne se laissait pas intimider aussi facilement. « Le Premier ministre vous offre une occasion inespérée d’en apprendre long sur la conspiration et le Tisserand qui la dirige. Nous devons lui donner toutes les chances d’achever la mission qu’elle a entreprise. Et nous devons tout faire pour assurer sa sécurité. Autrement dit la garder auprès de vous, ici, au château d’Audun, où nous pouvons la protéger, et où le Tisserand aura l’impression qu’elle continue de servir utilement sa cause. — Quel rôle votre frère a-t-il joué dans cette affaire ? demanda Kearney à la jeune femme. — Aucun, Majesté. Il a été aussi surpris d’apprendre mon initiative que vous devez l’être. Il s’est même emporté contre moi. — Eh bien nous sommes deux », tonna-t-il. Elle baissa les yeux. « Je ne sais pas si je dois punir votre fichue inconscience ou vous remercier de risquer votre vie pour le royaume ! » Gershon sourit. « Je n’ai cessé d’hésiter entre les deux, Majesté, sans parvenir à me décider. » Kearney jeta un regard au capitaine mais ne lui répondit pas. « Je ne vais évidemment pas vous renvoyer du château, reprit-il quelques instants plus tard. Je n’ai aucune envie de mettre votre vie en danger et, comme le capitaine l’a souligné, vous pouvez nous apprendre beaucoup de choses sur la conspiration. — Oui, Majesté. Merci. — Que voulez-vous que je fasse de la femme ? — Elle devrait rester ici, Majesté. — Je croyais que le Tisserand vous avait demandé de la tuer. Ne serait-elle pas plus en sécurité ailleurs ? — Non. Dès que le Tisserand apprendra que je ne peux plus l’atteindre, il la tuera lui-même. Tant qu’il croira que je m’en charge, il la laissera tranquille. Il voit ce meurtre comme la preuve de mon attachement à sa cause, une sorte de mise à l’épreuve. » Kearney acquiesça à contrecœur. Il allait poursuivre, mais se ravisa. « Vous pouvez partir, Premier ministre. Nous en reparlerons plus tard. — Bien, Majesté. » Elle s’inclina, chercha le regard de Gershon, mais celui-ci dévisageait le roi. Soudain embarrassée, elle s’éloigna vers la porte. Avant de l’ouvrir, elle se tourna une dernière fois vers le roi : « Pardon, Majesté. » Le roi, impassible, acquiesça une nouvelle fois. « Excuses acceptées. » Keziah sortit, ferma la porte et, luttant pour maîtriser ses émotions, s’éloigna des gardes postés dans le couloir. Ce ne fut qu’une fois arrivée dans l’intimité de sa chambre, la porte soigneusement verrouillée sur son chagrin, qu’elle donna libre cours à ses sanglots. 3 Le roi attendit d’entendre les pas de la ministre décroître dans le couloir pour tourner son courroux contre Gershon. « Comment avez-vous pu la laisser faire ? s’emporta-t-il, ses yeux verts aussi durs et flamboyants que l’émeraude. C’est imprudent, dangereux et complètement stupide ! » Lorsqu’un noble laissait libre cours à sa colère, comme Kearney à cet instant, Gershon avait appris qu’il valait mieux laisser passer l’orage. Suivant les conseils de son père, il se tint immobile au milieu de la pièce, la tête droite, les yeux fixés sur le mur devant lui. « J’abonde dans votre sens, Majesté », fit-il d’une voix égale. Les mêmes adjectifs auraient pu qualifier la liaison que Kearney avait entretenue avec elle durant des années dans les montagnes de Glyndwr, lorsqu’il était duc ; et d’ailleurs Gershon n’avait pas eu le moindre choix devant la décision de Keziah. « Ignorez-vous les pouvoirs dont ce Tisserand dispose ? poursuivit le roi en arpentant la pièce à grands pas. Moi pas. J’ai vu le visage de la femme emprisonnée dans la tour carcérale le lendemain de son attaque. Je sais de quoi il est capable. Et maintenant, Kez… » Il rougit une seconde, mais poursuivit. « Le Premier ministre a entrepris de tromper cet homme, comme s’il n’était qu’un… » Il s’interrompit de nouveau, secoua vigoureusement la tête, laissant Gershon se demander quelle sorte de comparaison il avait en tête. Un noble eandi ? Peut-être. « C’est de la folie ! J’aurais dû être informé sur-le-champ. Il fallait venir me voir à l’instant où vous suspectiez la trahison de Paegar ! — Vous avez parfaitement raison, Majesté. C’est ma faute. » Le roi s’arrêta et lui décocha un regard furieux avant de reprendre ses va-et-vient. « La guerre est à nos portes. Deux armées d’une force considérable s’apprêtent à fondre sur nous, et maintenant ceci… Comment, au nom d’Ean, suis-je censé la protéger depuis le front ? Comme si la menace d’une armée qirsi fantôme ne suffisait pas ! Voilà que le Tisserand lui-même peut nous frapper. » Il secoua une nouvelle fois la tête. « Combien de temps avait-elle prévu de continuer comme ça ? Aviez-vous seulement, l’un ou l’autre, l’intention de me mettre au courant ? — Je suis sûr que le Premier ministre aurait fini par vous en parler, Majesté. » Kearney fit volte-face. « Arrêtez ! — Quoi, Majesté ? — Ce ton ! Votre comportement ! M’appeler “Majesté”, et m’adoucir par vos propos lénifiants. — Que voulez-vous que je fasse ? — À vous de me le dire. — Vous voulez connaître le fond de ma pensée ? — Évidemment. — Parfait, répondit tranquillement Gershon. Je pense que vous vous conduisez comme un imbécile. » Le roi recula, les yeux dilatés, comme si le capitaine l’avait giflé. « Votre Premier ministre, en s’attribuant une mission plus périlleuse que n’importe laquelle jamais confiée à un soldat de la garde royale, a risqué sa vie pour vous. Et tout ce que vous trouvez à faire, c’est vous lamenter parce vous n’étiez pas au courant. — J’avais le droit d’être informé. — Si vous l’aviez su, l’auriez-vous autorisée à agir ? Évidemment pas. Ni elle ni moi n’en doutions un instant. — J’aurais eu d’excellentes raisons pour l’en empêcher ! C’est trop dangereux ! — Réagiriez-vous de la même manière s’il s’était agi de Wenda ou de Dyre ? Ou est-ce parce que c’est Keziah et que vous l’aimez toujours ? — Vous vous oubliez, capitaine ! — Peut-être, Majesté, mais il faut bien que quelqu’un en parle. Compte tenu de tous les risques qu’elle encourt, c’est bien le moins que je lui doive. Elle était persuadée que vous ne pourriez pas garder ce secret. Elle craignait que vous changiez de comportement à son égard, que vous ne cherchiez à la protéger, ce qui n’aurait qu’aggravé les dangers auxquels elle s’expose. À voir votre réaction, je m’aperçois qu’elle avait raison. — Elle a besoin de protection. » Gershon, un sourire farouche aux lèvres, secoua tranquillement la tête. « Bien sûr que non, Majesté. Elle est plus forte et plus courageuse que ni vous ni moi l’aurions jamais cru. Et elle fait preuve d’une intelligence sans pareille. Elle peut réussir, tromper le Tisserand, lui faire croire qu’elle vous a trahi et s’enquérir de ses intentions. Réfléchissez-y. Cela fait des années que nous luttons contre des fantômes. Pas seulement vous et moi, pas seulement vos ducs, mais tous les nobles des Terres du Devant. La conspiration a levé des brumes épaisses autour de nous, elle n’en sort que pour frapper avant de s’évanouir de nouveau. Et notre aveuglement nous a coûté un lourd tribut. — Où voulez-vous en venir ? — Keziah, à un prix bien plus élevé que vous ne l’imaginez, nous a donné une chance de dissiper ces brumes. Nous devons la laisser continuer jusqu’au bout, et nous devons nous assurer de ne rien faire pour l’exposer davantage. Nous ignorons qui d’autre vous a trahi dans le château, ou parmi les ministres des autres ducs présents. Nous devons agir comme si nous étions étroitement surveillés. Quoi que vous tentiez pour la protéger ne fera qu’éveiller les soupçons du Tisserand à son égard. » Kearney revint s’asseoir sur son trône, lourdement, l’air fatigué, comme épuisé par sa colère. « Vous avez raison, bien sûr, mais je continue de croire qu’elle n’aurait pas dû être autorisée à agir de la sorte. — Vous la connaissez bien. Pensez-vous réellement que j’avais la moindre chance de l’arrêter ? » Le roi ne put retenir un sourire. « Non, c’est évident. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis tombé amoureux d’elle ? — C’est une femme hors du commun, Majesté », lui accorda Gershon. C’était le maximum de ce qu’il pouvait admettre pour reconnaître leur amour. « J’imagine que de votre part, même ça, c’est un sacré aveu, n’est-ce pas, Gershon ? » Comme son capitaine gardait le silence, il poursuivit : « Tout à l’heure, vous avez déclaré que cela lui avait demandé un sacrifice terrible, que vouliez-vous dire ? — N’est-ce pas limpide ? Elle vous aime autant que vous l’aimez. Et pourtant, elle a passé des cycles à faire tout son possible pour que vous doutiez d’elle, elle vous a tant et si bien excédé que vous étiez prêt à la bannir de votre château. Votre réprobation l’a blessée plus que n’importe quelle souffrance qu’aurait pu lui infliger le Tisserand. » Le visage de Kearney, comme s’il se souvenait de tout ce qu’il lui avait dit depuis la mort de Paegar, se contracta. « J’ignorais tout, répondit-il doucement. — Elle le comprend. — J’ai souffert, moi aussi. Je n’avais aucune idée de ce qui avait pu la détourner de moi aussi brutalement. J’ai… tout imaginé. — Je suis sûr que Lord Shanstead vous a été très secourable à ce sujet. — Vous ne lui faites pas confiance. » Gershon, préoccupé, se passa une main sur le menton. « Ce n’est pas ça. Je ne pense pas qu’il cherche à vous tromper ou affaiblir le royaume. Mais il est jeune, et trop enclin à considérer tous les cheveux-blancs comme des traîtres. Il ne doit en aucun cas connaître les activités du Premier ministre. Il imaginera le pire, et pis encore, il criera ses soupçons à qui voudra l’entendre. Nous ne pouvons rien lui dire, Majesté. — Je me tairai, répondit Kearney tandis qu’un faible sourire étirait de nouveau ses lèvres. Naturellement, vous vous rendez compte que vous raisonniez comme lui il n’y a pas si longtemps. — Je le sais. Pour tout dire, je reste méfiant envers la plupart des Qirsi. J’imagine que je le serai jusqu’à la fin de mes jours. Pourtant, malgré la réalité de la conspiration, et bien qu’elle puisse frapper n’importe quelle cour des Terres du Devant, j’en suis venu à comprendre qu’il existe aussi dans ce pays des Qirsi qui sont prêts à mourir plutôt que trahir leur royaume. — Marston est un brave homme, Gershon. Je suis en grande partie de votre avis, mais je pense qu’il fera néanmoins un allié sûr dans nos guerres contre l’empire et la conspiration. — Je n’en doute pas, Majesté. — Voilà que vous recommencez », ironisa le roi. Le capitaine éclata d’un rire sonore. « Oui, je recommence. Je me méfie juste un peu de lui, reprit-il plus sérieusement. Ne prenez pas sa passion pour de la sagesse, et ne laissez pas ses soupçons altérer votre perception de ceux qui vous entourent. — Vous pensez que c’est ce que j’ai fait avec Keziah ? — Je n’en suis pas certain. Mais je me demande si vous auriez donné l’ordre de la chasser du château sans Marston pour vous pousser dans cette direction. » Le roi sembla méditer cette remarque, si bien que Gershon songea qu’il préférait peut-être rester seul. « Peut-être devrais-je retourner dans la cour, Majesté. Les hommes s’entraînent depuis midi, et je n’ai toujours pas été les voir. — Oui, bien sûr, répondit distraitement le roi. Vous la surveillez depuis tout ce temps ? demanda-t-il avant que Gershon se soit éloigné vers la porte. Vous l’avez protégée ? — Oui, Majesté. Dans la mesure de mes moyens. Je ne peux pas la protéger du Tisserand, bien sûr, je pense que personne n’y arriverait, mais je veille sur elle. — Je vous en sais gré. Pardon de m’être emporté tout à l’heure. Vous n’y êtes pour rien. À dire vrai, personne n’est à blâmer. — Merci, Majesté. — J’apprécierais que vous continuiez à veiller sur elle pour moi. Vous l’avez souligné, je ne peux pas intervenir sans attirer l’attention des serviteurs du Tisserand. — Je vous donne ma parole, Majesté, que jusqu’à mon départ pour la Tarbin, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sa sécurité. » Le roi, comme s’il avait oublié leur départ imminent au combat, fronça les sourcils. « Oui, bien sûr. Merci, capitaine. » Gershon s’inclina et quitta la pièce. Il traversa les couloirs et, absorbé par ses pensées, emprunta la tour d’escalier la plus proche. Même sans la requête du roi, il aurait continué de veiller sur le Premier ministre. Il s’y sentait tenu. S’il n’était pas responsable du choix qu’elle avait fait, il lui avait donné son accord. Non pas qu’elle en ait eu besoin, mais il l’avait peut-être un peu encouragée. Et il était soulagé de partager enfin le poids de son secret avec Kearney. Il regrettait seulement de ne pas être là pour voir le visage que ferait Marston lorsqu’il apprendrait que Keziah, finalement, restait auprès du roi. Lorsque la ministre quitta son lit, très tard dans la journée, l’écho des cloches du prieuré qui sonnaient sur la ville venait mourir jusque dans sa chambre. Elle était pressée de sortir, mais préférait éviter Gershon, Kearney, ou les autres ministres. Aussi se dirigea-t-elle vers la tour carcérale. Cresenne était endormie. La vieille nourrice qirsi, qui depuis le départ de Grinsa s’occupait de Bryntelle pendant la journée, parcourait la cellule austère d’un pas lent, fredonnant une berceuse à l’enfant nichée au creux de ses bras. Les gardes lui ouvrirent. La jeune femme alla à sa rencontre. « Elle dort ? demanda-t-elle dans un murmure. — Oui, ça fait un moment maintenant. Elle va bientôt se réveiller et réclamer sa mère. — Très bien, laissez-moi m’en occuper. — Bien sûr, Premier ministre. » La femme sourit à Bryntelle, et lui déposa un léger baiser sur le front. « À demain, mon trésor. » Elle confia son précieux fardeau à Keziah, fit une brève révérence et quitta la pièce. Le grincement du lourd verrou de fer, puis celui de la porte firent tressaillir Cresenne, sans pour autant la réveiller. Durant plus d’une heure, alors que mère et fille restaient plongées dans le sommeil, Keziah reprit la ronde de la nourrice autour de la pièce. Bien que pas très douée pour le chant, elle n’en fredonnait pas moins d’une voix si basse que seule Bryntelle pouvait l’entendre. Alors que la nuit tombait sur les remparts, elle sentit Cresenne s’agiter et se retourna. Assise, la jeune femme passait une main maladroite dans ses cheveux emmêlés. « Tu es là depuis longtemps ? lui demanda-t-elle en bâillant. — Une heure, à peu près, depuis les cloches du prieuré. » Cresenne considéra les torches accrochées au mur de chaque côté de la porte. Elles s’embrasèrent aussitôt, répandant une vive lueur qui réveilla Bryntelle. L’enfant se mit à pleurer. Keziah l’apporta à sa mère. « Quelle tête tu fais ! remarqua Cresenne après un second regard à la jeune femme. On dirait que tu as passé la journée à pleurer… » Elle s’interrompit aussitôt en pâlissant. « Que s’est-il passé ? Tu as des nouvelles de Grinsa ? — Non, ça n’a rien à voir. » Cresenne ferma brièvement les yeux avant de les rouvrir en se passant une nouvelle fois la main dans les cheveux. « Alors quoi ? » Keziah jeta un rapide coup d’oeil vers la porte. Les gardes discutaient tranquillement dans le couloir. Elle vint s’asseoir à côté de Cresenne et, à voix basse, lui raconta sa conversation avec Gershon et le roi. « Kearney est donc au courant. N’est-ce pas une bonne nouvelle ? — Peut-être, répondit Keziah avec un haussement d’épaules découragé. Je ne sais pas. Plus il y a de personnes dans le secret, plus je risque d’être démasquée par le Tisserand. — Tu ne crains tout de même pas que le roi te trahisse ! — Non, du moins pas de façon intentionnelle. Mais sachant ce que j’ai fait pour lui, il va avoir du mal à s’emporter contre moi quand je vais le provoquer. Et je n’ai pas besoin de te dire que même un détail aussi insignifiant n’échappera pas à la surveillance de ceux qui servent le mouvement. » Cresenne la considéra en silence. Depuis quelque temps, bien avant l’attaque du Tisserand et les brusques changements que celle-ci avait imposés à la vie de Cresenne, Keziah et la jeune femme avaient commencé à nouer une solide amitié. Mais bien qu’elles aient partagé beaucoup de confidences, Keziah n’avait rien dit à Cresenne de sa liaison passée avec Kearney, ou de sa parenté avec Grinsa. Cresenne, inquiète, lui avait plusieurs fois demandé s’ils n’avaient pas été amants, et Keziah avait dû faire un effort pour ne pas éclater de rire à cette idée saugrenue. Assise à ses côtés, elle envisagea brièvement de lui parler de l’amour qu’elle avait partagé avec le roi. Cet aveu aurait aidé son amie à comprendre les inquiétudes que lui inspirait sa journée. Que sa prudence fût excessive ou qu’elle craignît le jugement de la jeune femme, elle se tut. Les gens de sa race n’étaient pas plus nombreux que les enfants d’Ean à tolérer les relations amoureuses entre Qirsi et Eandi. Elle souleva un autre sujet. « Quand je t’ai parlé de ma discussion avec Gershon et Kearney, j’ai oublié un détail. Le roi a aussi évoqué ton déplacement à Glyndwr. C’était le prétexte pour me faire partir. — Cela ne me surprend pas. Avant que le Tisserand essaie de me tuer, Sa Majesté m’avait proposé asile dans son château de Glyndwr comme une alternative à mon emprisonnement ici. — Oui, je m’en souviens. » Lorsqu’elles l’avaient évoqué la première fois, Keziah avait jugé l’idée bonne. À la Cité des Rois, Cresenne n’avait aucune liberté. À Glyndwr, au moins aurait-elle la possibilité de se promener à sa guise dans les jardins du château, sans être obligée de réintégrer sa cellule chaque fois qu’un noble venait rendre visite au roi. « Bryntelle et moi devons partir ? demanda-t-elle d’une voix étonnamment calme. — J’ai dit au roi qu’il était préférable que tu restes ici, où nous pouvons te protéger. Mais je dois reconnaître que c’est une réaction un peu égoïste. Tant que le Tisserand pense que j’attends l’occasion de te supprimer, il ne tentera rien lui-même. Mais dès qu’il apprendra ton départ, il essaiera de te tuer, avant de s’en prendre à moi parce que j’aurais failli à ma mission. — Ce n’est pas égoïste, c’est logique. » La ministre contempla l’étroite fenêtre à côté du lit de Cresenne. « Pour moi, c’est égoïste, répondit-elle doucement. Ce que je veux dire, c’est que si tu préfères quitter le château maintenant, je pense pouvoir intervenir auprès du roi pour qu’il te laisse partir. — C’est ce que tu me conseilles ? — Je te l’ai dit : quand tu seras loin d’ici – hors de ma portée – le Tisserand te cherchera. Mais te trouver peut lui prendre un certain temps. » Un sourire contrit étira les lèvres de la jeune femme. « Il ne lui en a jamais fallu beaucoup jusqu’à présent. D’ailleurs il sait que je suis prisonnière de Kearney. S’il ne me trouve pas ici, c’est à Glyndwr qu’il me cherchera. — Sans doute. Quitter la Cité des Rois est peut-être dangereux, mais tu y gagnerais la liberté. — De quelle liberté peut-on jouir quand on craint pour sa vie, Keziah ? » Cresenne repoussa ses cheveux. « Grinsa m’a laissée – nous a laissées – sous ta garde. J’ai confiance en lui, il savait ce qu’il faisait. Nous resterons. — Je suis heureuse, fit Keziah en souriant. — As-tu de ses nouvelles ? » reprit son amie après quelques instants de silence. Bien que les deux femmes se soient vues très récemment, cette question était devenue un rituel entre elles. « Aucune, et toi ? — Les dernières que j’ai reçues disaient qu’il était sur le chemin du retour, répondit Cresenne. C’était il y a déjà quelque temps. » La ministre posa la main sur celle de son amie. « Je suis sûre qu’il va bien, qu’il fait tout ce qu’il peut pour arriver aussi vite que possible et vous revoir, toi et Bryntelle. » La jeune femme s’efforça de sourire. « Tu as peur pour lui ? — Bien sûr, pas toi ? — Si, mais ton inquiétude dissimule autre chose. Tu as glané quelque chose ? lui demanda-t-elle en réprimant un léger frisson. — Non. » Elle comprit aussitôt que la jeune femme lui mentait. Elle lui serra les mains et sentit ses épaules se raidir, comme sous l’effet d’un coup de vent glacial. « Avant de partir, Grinsa m’a dit que tu avais rêvé de son départ. Qu’as-tu vu d’autre, Cresenne ? — Rien de précis », admit-elle. Keziah sentait qu’elle aurait aimé se confier davantage, mais Cresenne se contenta de baisser les yeux sur Bryntelle, les lèvres réduites à une ligne. Une larme roula sur sa joue. Elle aurait voulu insister, mais elle était Glaneuse, elle aussi, et elle savait quel fardeau pouvait être une vision parcellaire, ou floue, de l’avenir. « Je vais m’en aller », proposa-t-elle plutôt. Cresenne opina en essuyant sa larme. Comme Keziah se levait, elle la retint par la main. « Je crois que Grinsa va revenir sain et sauf, fit-elle. J’ai seulement peur de ne pas être en vie pour le voir. » La ministre s’agenouilla devant elle et l’obligea à croiser son regard. « Tu es sûre de ne pas vouloir partir ? Tu pourrais réussir à te cacher assez longtemps pour que Grinsa découvre l’identité du Tisserand et le détruise… — Peu importe l’endroit où je me trouve. Tu le sais aussi bien que moi. » Ses larmes coulaient maintenant avec abondance. Y aurait-il un terme à la souffrance que leur infligeait le Tisserand ? « Je t’ai dit ce que m’a expliqué Grinsa sur la magie du Tisserand. Quand il entre dans tes rêves, quand il te blesse, il utilise tes propres dons contre toi. Il ne peut rien faire… — Sans qu’on le lui permette, l’interrompit Cresenne. Tu me l’as raconté. Il n’empêche, je ne suis pas sûre de pouvoir l’arrêter. Grinsa prétend que ce n’est qu’illusion, mais regarde-moi, fit-elle en désignant les marques encore visibles sur son visage. Elles sont bien réelles. Ce qu’il m’a fait est réel. Peu importe de savoir de quelle magie il se sert, il peut me faire mal. Si Grinsa n’était pas intervenu, il m’aurait tuée. — Je sais de quoi il est capable, j’ai fait l’objet de sa cruauté moi aussi. » Le souvenir de sa première rencontre avec le Tisserand était encore vif. Il était apparu devant elle, une silhouette noire, imposante, découpée sur une lumière d’une blancheur et d’une violence telles que son éclat lui avait brûlé les prunelles. Lorsqu’elle avait résisté à sa tentative de sonder ses pensées, terrifiée à l’idée de lui révéler l’identité de Grinsa, le Tisserand l’avait écrasée de toute sa puissance. La pression à laquelle il l’avait soumise lui avait causé une souffrance fulgurante, insupportable, tellement atroce que, pendant un instant, elle aurait préféré mourir plutôt que supporter plus longtemps la colère de cet homme. Elle ne comprenait que trop bien la peur de Cresenne. « Il ne cherchait pas à me mutiler, comme toi, et il ne voulait pas me tuer. Mais je sais ce que signifie le laisser utiliser mes propres pouvoirs contre moi. Je me souviens du sentiment d’impuissance que j’ai éprouvé. Et c’est là qu’est l’illusion, Cresenne. La douleur est réelle, les blessures sont réelles, mais nous ne sommes pas sans défense. C’est ce que Grinsa essaie de nous faire comprendre. — Tu sais comment lui résister, toi ? Tu sais reprendre le contrôle de tes pouvoirs pour l’empêcher de te faire du mal ? Parce que moi, je l’ignore, et je n’ai pas le temps d’apprendre, Keziah. La prochaine fois qu’il viendra me chercher sera la dernière. » Elle éclata en sanglots et Bryntelle, qui tétait, s’écarta brusquement de son sein et se mit à pleurer à son tour. Keziah se leva et prit l’enfant le temps de laisser à sa mère celui de se ressaisir. Elle ne la tenait pas depuis longtemps qu’elle entendit un bruit de bottes dans le couloir. Les deux femmes tournèrent les yeux vers la porte. Le visage d’un garde s’encadra derrière les barreaux de l’imposte. « Qu’y a-t-il ? s’enquit Keziah. — Le roi souhaite s’entretenir avec vous, Premier ministre. » La jeune femme étouffa sa contrariété. « Ne t’inquiète pas, lui dit Cresenne en reprenant Bryntelle. Vas-y. Ça ira. — Je reviens tout de suite après. » Devant son hochement de tête silencieux, Keziah se sentit prise de remords, mais le garde l’attendait, tout comme le roi. Aussi s’éloigna-t-elle, lorsque la porte s’ouvrit. « Où se trouve Sa Majesté ? demanda-t-elle en franchissant le seuil de la cellule. — Dans son bureau, Premier ministre. » Après un dernier regard pour son amie, elle s’engouffra dans les escaliers et se hâta vers le bureau de Kearney. Elle s’attendait à le voir en compagnie de Gershon, ou pire, flanqué de Marston de Shanstead. Pourtant lorsqu’elle arriva, il se tenait, seul, à côté de sa table de travail. D’un geste raide, il lui indiqua un fauteuil. « Asseyez-vous. » Elle s’inclina, approcha du siège et s’y installa, les yeux fixés sur son visage. « Je pensais que nous devions revenir sur… ce qui s’est passé. — Bien sûr, Majesté. — Gershon a dû insister, mais j’ai fini par comprendre combien tout cela vous a coûté. — Merci, Majesté. » Le monarque fronça les sourcils. « Pourquoi est-ce que tout le monde s’adresse à moi comme si j’étais un abominable tyran ? » s’exclama-t-il. Keziah retint le sourire qu’elle sentait poindre malgré elle sur ses lèvres. « C’est ce que je fais, Majesté ? — Oui ! Il fut un temps où vous et Gershon n’aviez pas peur de vous montrer impertinents. — Vous préfériez ? — À cette constante obéissance ? Oui. — Peut-être devrions-nous, lui et moi, reprendre aussi nos hostilités. » Il dressa un sourcil. « J’imagine que je mérite cette réflexion. — Pas vraiment. » Ne sachant pas exactement ce qu’il attendait d’elle, embarrassée, elle se passa une main dans les cheveux et reprit la parole : « Depuis votre ascension sur le trône, je ne sais pas très bien comment vous parler. Tant de choses ont changé. — J’aimerais toujours être votre ami, Keziah. Cela demeure. — C’est impossible. C’est la raison pour laquelle je vous ai tout caché. Jusqu’à la défaite de la conspiration, nous devons laisser croire à tous que nous sommes soupçonneux l’un envers l’autre, que si nous travaillons ensemble, aucun de nous n’en tire la moindre satisfaction. — Mais dans nos conversations privées… — Elles ne peuvent être fréquentes et doivent faire l’objet d’une mise en scène. Si je vous offense d’une manière ou d’une autre et que vous me convoquez, on croira que vous me faites des remontrances. Mais cela ne peut se répéter, sinon Marston et les autres se demanderont pourquoi vous ne me bannissez pas. — Est-ce là ce que vous vivez depuis la mort de Paegar : mensonges et manigances ? » Keziah, sentant sa souffrance se raviver, détourna les yeux. « Ce n’était pas si pénible. — Je ne vous crois pas. — Vous le devez, fit-elle dans un souffle, ou je mourrai dans l’heure. — En avez-vous parlé à d’autres ? — Gershon, Cresenne, et Grinsa lorsqu’il était là. — Cresenne ? » Elle acquiesça en souriant, les yeux sur lui. « Nous sommes devenues amies. — Et vous lui faites confiance pour garder le secret ? — Elle ne parle avec personne, et depuis qu’elle s’est retournée contre le Tisserand, elle n’a aucune raison de me trahir. — Alors vous faites confiance à une traîtresse et pas à moi. » Keziah tressaillit. « Majesté… — Je comprends, sincèrement. Nous traversons des moments… difficiles. — Vous avez dit que vous compreniez combien cela m’avait coûté. Si tel est le cas, vous devez également savoir que je vous aime encore, que je n’ai jamais cessé de vous aimer. » Le roi, comme frappé de mutisme, hocha la tête. « Bien, reprit Keziah en se forçant à sourire. Tant que vous ne l’oubliez pas lorsque je vous mets au défi, ou vous offre un conseil douteux, le reste sera facile. » Son rire, un rire désespéré, presque un sanglot, résonna dans la pièce. « Enfin… plus facile. » Kearney semblait sceptique, mais Keziah était convaincue d’avoir raison. Que le Tisserand la tue ou non, qu’elle parvienne ou non à découvrir des informations importantes, au moins n’avait-elle plus à vivre avec l’angoisse que Kearney la détestait, qu’elle avait détruit jusqu’au dernier espoir de réparer ce qu’ils avaient un jour partagé. « Mais ce Tisserand… — Non, je vous en prie. Moins vous en saurez, mieux ce sera, pour nous deux. — Vous avez dit qu’il vous a blessée. — Pas autant que d’autres. — Qu’il recommence, et… je le tue ! » Il détourna les yeux, un sourire impuissant aux lèvres. « J’imagine que j’ai l’air complètement idiot. — Peut-être un peu, mais je vous suis reconnaissante. » Un long silence s’abattit entre eux. Keziah avait conscience de devoir se lever et partir, mais elle ne pouvait s’y résoudre, et Kearney semblait heureux de sa présence. « Peut-être devrais-je vous laisser, Majesté, parvint-elle enfin à dire en se levant. — Oui. » Lorsqu’elle passa devant lui, il lui prit la main et chercha son regard. « Tu sais combien je t’aime, moi aussi. Je n’ai jamais cessé de je faire. » Elle hocha silencieusement la tête, tandis que sa main, à son contact, s’enflammait. Ils restèrent ainsi un moment, émus, puis il la lâcha et détourna le regard, comme s’il craignait ce qui venait de se passer entre eux. Keziah, tout aussi effrayée, s’enfuit presque en courant. Marston arrivait dans le couloir quand il vit la ministre se précipiter hors de la salle d’audience de Kearney. Surpris, il se réfugia dans l’ombre de l’escalier avant de risquer un regard prudent. La voyant se diriger vers l’autre tour, il attendit qu’elle ait disparu pour reprendre son chemin. D’un pas résolu, il atteignit la porte du roi. Mais au moment de frapper il hésita. « Sa Majesté est-elle seule ? demanda-t-il à l’un des gardes. — Oui, monseigneur. » Marston, pris de rage, opina. Il lui avait fallu presque un cycle pour convaincre le roi de chasser cette femme de sa cour. Il avait bataillé ferme pour surmonter pied à pied l’admirable loyauté dont le roi faisait preuve envers ceux qui le servaient, il s’était même battu contre Gershon Trasker sur ce sujet, et si les rumeurs concernant la liaison de Kearney avec sa ministre se révélaient justes – et cela ne faisait aucun doute pour lui –, il avait œuvré pour détruire ce qui restait de l’affection du roi à son égard. Enfin, après cette lutte acharnée, il avait vu le matin même tous ses efforts récompensés : le roi s’était engagé à la bannir. Il tenait cette femme pour la personne la plus dangereuse du royaume. Non seulement certain qu’elle trahissait le roi, il était persuadé qu’elle utilisait les reliquats de leur passion pour le manipuler. Elle défiait ouvertement l’autorité de son souverain, insultait ses invités, et offrait en permanence de fallacieux conseils. Rien ne justifiait sa présence à la Cité des Rois. Lorsque Kearney avait donné l’ordre à Gershon d’organiser son départ, il avait eu peine à dissimuler sa joie. Plus tard dans la matinée il avait exulté en constatant l’absence de la ministre aux portes du château lors du départ des ducs d’Heneagh, de Tremain et de Curgh. De toute évidence, le capitaine l’avait informée de la décision du roi, et l’audience privée qu’il avait réclamée ensuite n’avait pas fait fléchir Kearney. Mais voilà que cette femme s’était débrouillée pour parler seule à seul avec le roi ! Il ne pouvait qu’imaginer ce qu’elle avait dit ou fait. Elle l’avait peut-être séduit, ou bien ensorcelé, voire les deux. Quoi qu’il en soit, devant le bureau de Kearney, Marston sentait le goût amer de la défaite lui monter aux lèvres. Il frappa, attendit l’invitation du roi et entra. Kearney se tenait sur son trône. À l’exception des deux taches rouges qui marquaient ses joues, il avait le visage aussi blanc que celui d’un Qirsi. « Bonsoir, Majesté, fit Marston en s’inclinant. — Lord Shanstead, l’accueillit sommairement le roi. J’espère que vos préparatifs de départ se déroulent bien. — Oui, Majesté. Nous quitterons le château aux premières lueurs de l’aube. — Je vous suis reconnaissant d’avoir fait le voyage de Thorald jusqu’à Audun, et j’apprécie votre franchise autant que votre perspicacité. Dans votre position, un homme moins noble aurait pu profiter des circonstances pour prendre le pouvoir, chercher à saper mon autorité. Tant que je serais en vie, la maison de Thorald peut compter sur l’amitié du Trône de Chêne. » Marston s’inclina une seconde fois. « Merci Majesté. Vous m’honorez, moi et mon peuple. » Kearney accueillit cet hommage puis soupira, et se résigna à poursuivre. « Je dois vous dire que j’ai changé d’avis concernant mon Premier ministre, fit-il en pressant ses doigts les uns contre les autres le regard obstinément fixé devant lui. Je comprends que vous souhaitiez son départ, votre conviction qu’elle est une menace pour le royaume et pour moi et même pourquoi vous nourrissez cette méfiance à son endroit. Mais il existe des raisons impérieuses à sa présence en ces lieux. » Cela dit, il planta son regard dans celui de Marston. « Telle est ma décision. — Puis-je vous en demander. Majesté, les raisons précises ? — Non. Contentez-vous de savoir que je sais exactement ce que je fais. — Je viens de voir le Premier ministre quitter la salle d’audience. Pouvez-vous au moins me dire si vous avez pris cette décision avant ou après sa visite ? » Amusé, le roi s’autorisa un sourire. « Vous craignez qu’elle ne m’ait ensorcelé ? — Pardonnez-moi, Majesté, j’essaie seulement… — Ne vous justifiez pas, Marston. Il se trouve que j’ai pris cette décision plus tôt dans la journée, avec Gershon. Je ne suis pas victime d’un sort qirsi. J’ai fait ce qui me semble le mieux pour tout le monde, et je ne doute pas, fussiez-vous dans ma position, sachant ce que je sais, que vous auriez agi de même. » Le baron, les yeux sur les dalles, lutta pour dominer sa colère et trouver les mots adéquats. « Majesté, avec tout le respect que je vous dois, je suis contraint de vous demander si… en ce qui concerne le Premier ministre, vous êtes en mesure de raisonner clairement. — Précisez votre pensée, je vous prie », répliqua le roi d’un ton tranchant. Marston allait poursuivre mais, sans doute conscient de son audace et de ses limites, hocha la tête. « Oubliez ce que je viens de dire, Majesté, recula-t-il. Je sais que le Premier ministre est depuis très longtemps à votre service, et je connais votre soutien indéfectible à ceux qui ont gagné votre confiance. Pardonnez-moi. — Je vous assure, Lord Shanstead, qu’en ce qui concerne la sécurité du royaume, je ne laisse rien, absolument rien, m’entendez-vous, obscurcir mon jugement. Si je voyais un danger pour ma vie dans la présence de mon Premier ministre au château, ou si elle représentait la moindre menace pour Eibithar, je n’aurais aucune hésitation à la bannir ou même au besoin à la jeter en prison. J’agirais de même avec Gershon, s’il le fallait, tout comme avec vous, ou n’importe lequel de mes nobles. Est-ce que j’honore ceux qui me servent loyalement depuis longtemps ? Bien sûr que oui. Quel genre de souverain serais-je autrement ? Mais je ne laisse en aucun cas mes sentiments guider ma raison. Ils n’interfèrent ni sur mes responsabilités ni sur mes capacités à réagir en cas d’urgence. J’espère que vous saurez vous en souvenir. — Bien sûr, Majesté. » Kearney se leva. « Parfait. Transmettez, je vous en prie, mes regrets à votre père pour son absence. — Vous pouvez compter sur moi, Majesté. » Comprenant que le roi lui donnait congé, Marston s’inclina de nouveau. Lorsqu’il se redressa, il constata que le visage du roi s’était adouci. « Dites-lui aussi que son fils s’est acquitté avec honneur de ses fonctions. — Merci, Majesté, je n’y manquerai pas. — Je vous accompagnerai aux portes de la ville demain matin. — Ce sera un grand honneur, Majesté. » Sur ces mots, le jeune baron fit demi-tour et quitta la salle d’audience. Conscient de la colère de son père s’il apprenait les propos qu’il avait répliqués au roi, et son audace à lui tenir tête, Marston n’était pourtant pas prêt à renoncer. Il ne pourrait plus aborder ce sujet avec Kearney, le roi s’était montré très clair. Mais rien ne l’empêchait d’aller trouver le capitaine. Après avoir demandé son chemin à l’un des gardes, il se dirigea vers les appartements de Gershon d’un pas aussi vif que la rage qu’il sentait renaître en lui. Il comprenait pourquoi le roi était incapable de se débarrasser de cette femme – évidemment qu’elle l’avait ensorcelé – mais comment son capitaine, Gershon Trasker, autrefois le plus méfiant des hommes envers tous les Qirsi, avait pu lui conseiller de la garder au château d’Audun ? Cela dépassait son entendement. Devant la porte du capitaine, prêt à lui déverser toute sa rancœur et sa hargne, Marston frappa sèchement. La porte s’ouvrit sur les yeux bleu lumineux et les épaisses boucles brunes d’une fillette. « Bonjour, fit-elle en l’observant avec sérieux. — Heu… bafouilla Marston, décontenancé, je cherche ton papa. — Qui est-ce, Trina ? s’enquit une voix derrière l’enfant. — Un homme », répondit-elle par-dessus son épaule. Gershon apparut. À la vue du baron, son visage se renfrogna. « Laisse-nous, mon trésor. » La fillette posa à nouveau son regard concentré sur le jeune homme, puis disparut en courant. Gershon ouvrit plus grand le battant, sans pour autant sortir dans le couloir ni inviter son visiteur à entrer. « Que puis-je pour vous, Lord Shanstead ? — J’espérais vous parler un instant en privé. — À propos du Premier ministre ? » Derrière le capitaine, Marston distingua une silhouette de femme attentive, l’épouse de Gershon, sans aucun doute. « Ne pouvons-nous discuter seul à seul ? » insista-t-il. Le froncement de sourcils du soldat s’accentua, mais il sortit et ferma la porte. « Que voulez-vous ? — Savoir pourquoi le roi a changé d’avis concernant le départ du Premier ministre à Glyndwr. — Lui avez-vous posé la question ? — Oui. — Et alors ? — Il ne m’a rien dit. — Et pourquoi pensez-vous que je vous en révélerai plus ? — Parce que je connais vos sentiments envers les Qirsi, ou du moins ce qu’ils étaient, il n’y a pas si longtemps. — Mes sentiments n’ont rien à voir là-dedans, répliqua Gershon avec impatience. Le roi a pris cette décision, et s’il a choisi de ne pas vous faire part de ses raisons, ce n’est certainement pas à moi de le faire. — Très bien. Il m’a dit avoir pris cette décision en votre présence. Pouvez-vous au moins m’apprendre ce que vous lui avez conseillé ? — De la garder ici. — Pourquoi ? — Je ne vous le dirai pas davantage. Contentez-vous de savoir que le roi Kearney a choisi de maintenir son Premier ministre auprès de lui et que je l’approuve. Le reste ne vous concerne pas. — Vous ne voyez donc pas combien elle est dangereuse ? Le roi est incapable de lucidité quand il est question d’elle. — Comme vous l’êtes sur le chapitre des Qirsi. — C’est faux ! — Je suis convaincu du contraire. Il semble que la trahison d’Enid ja Kovar, le premier ministre de votre père, vous ait affecté vous aussi. Vous voyez la duplicité dans tous les yeux jaunes que vous croisez, et vous décrétez inapte et dangereux n’importe quel Eandi qui accorde sa confiance à un Qirsi. — C’est ridicule, j’ai confiance en mon ministre. — En effet, répondit Gershon en dressant un sourcil. Je l’ai remarqué. Dois-je en conclure que vous êtes le seul homme des Terres du Devant doté d’assez de clairvoyance pour savoir quel Qirsi est fiable et quel autre ne l’est pas ? Votre arrogance est-elle aussi profonde ? — Vous vous oubliez, capitaine ! » Un sourire féroce étira les lèvres du soldat. « Kearney m’a dit la même chose tout à l’heure. Je dois devenir insolent avec l’âge. Mais en ce qui vous concerne, je n’oublie rien. Vous pouvez être baron, Lord Shanstead, mais vous êtes jeune, et vous avez encore beaucoup à apprendre. Et puisque vous mettez le jugement du roi en doute dans les couloirs du château d’Audun, je pense que mes propos sont amplement justifiés. Maintenant, s’il n’y a rien d’autre, je souhaiterais retourner auprès de ma famille. » Il tendit la main vers la poignée. « Je n’ai pas terminé, capitaine. » Gershon se tourna vers lui. « Oh que si, Shanstead. Le roi a pris sa décision, il n’y a rien à discuter. Si j’apprends que vous avez entrepris quoi que ce soit pour saper la confiance dont jouit son Premier ministre, je considérerai qu’il s’agit d’un acte de trahison et j’agirai en conséquence. Je me moque d’avoir à affronter l’armée de l’empire sans celle de Thorald. Je ne laisserai pas un morveux de votre trempe venir se mêler des affaires de mon roi. » Il ouvrit la porte. « Bonne nuit, Lord Shanstead. » Sur quoi il entra chez lui et claqua la porte. Imbécile ! Marston, sidéré, resta planté dans le couloir. Les poings et la mâchoire serrés, il digéra sa fureur avant de s’éloigner vers sa chambre. Il ne pouvait rien faire de plus. La ministre s’était débrouillée pour retourner le roi et son capitaine, et il n’avait pas assez d’influence auprès du souverain pour s’opposer à elle. S’il avait pu prolonger son séjour à la Cité des Rois, il aurait pu envisager de ramener Kearney à la raison. Son départ, prévu le lendemain matin, l’obligeait à lui concéder cette victoire. Mais rien ne l’obligeait à abandonner le combat. Un jour, cette femme révélerait sa nature, ses véritables intentions, sa sorcellerie n’opérerait plus, le roi sortirait alors de son aveuglement. Et ce jour-là Marston serait prêt à utiliser toutes les armes à sa portée. 4 Lande de Glyndwr, Eibithar Tavis de Curgh et Grinsa jal Arriet se trouvaient à quelques heures de cheval du château de Glyndwr lorsque l’orage éclata. Ils s’étaient réveillés sous un ciel sombre, chargé de nuages, et un vent froid. Le temps de prendre une collation rapide et de plier le camp, la pluie s’était mise à tomber, accompagnée du grondement lointain de la foudre. Les rafales de vent couchaient l’herbe par à-coups et faisaient claquer les pans de leurs pelisses. Les deux hommes n’en avaient pas moins pris la route du nord, dans l’espoir d’atteindre le bord de la steppe avant le crépuscule et peut-être de commencer leur descente. Depuis qu’ils étaient partis, Grinsa ne cessait de surveiller du coin de son œil anxieux la progression de l’orage. Très vite, le tonnerre fut sur eux, zébrant le ciel d’éclairs, et la pluie tombait si drue que Tavis voyait à peine devant lui. Un éclair, sinueux et aveuglant, illumina les nuages au-dessus d’eux. Le jeune seigneur tressaillit. Son cheval, terrorisé, ses grands yeux noirs exorbités, tira violemment sur ses rênes. « C’est impossible ! » Le Glaneur eut beau hurler, sa voix couvrait à peine le bruit rageur du vent. Il stoppa sa monture. Tavis l’imita. « Nous devons nous arrêter ! — Vous voulez faire demi-tour ? » demanda Tavis. Ils se trouvaient plus près du château de Glyndwr que du bord de la steppe. Kearney le Jeune, le fils du roi, aujourd’hui duc de la maison des Loups, serait heureux de les accueillir et de leur offrir le gîte et le couvert le temps que l’orage se calme. Mais Grinsa, clignant les paupières pour chasser l’eau de ses yeux jaune pâle, secoua la tête. « Impossible d’avancer, quelle que soit la direction ! » Tavis acquiesça. Le Glaneur n’avait pas plus envie que lui de rebrousser chemin. Grinsa voulait rentrer à la Cité des Rois au plus vite pour serrer enfin Cresenne et Bryntelle dans ses bras et leur apporter toute sa protection face au Tisserand. Ils s’étaient absentés bien plus longtemps que prévu. Chaque jour passé loin d’elles et du château accroissait les risques encourus par la jeune femme. Pour sa part, Tavis était pressé de continuer vers le nord, au-delà du château d’Audun, vers la Lande d’Eibithar, où la guerre contre Braedon serait livrée. Il avait hâte de défendre le royaume et de se battre aux côtés de son père et de son homme lige et ami, Xaver MarCullet. Accusé à tort du meurtre de Lady Brienne de Kentigern, obsédé par le désir de trouver et de tuer l’assassin qui avait envoyé sa reine au royaume de Bian, le jeune seigneur vivait en exil depuis trop longtemps. Il avait enfin eu sa revanche – Cadel était mort de sa main – et bien que cette mort ne lui eût pas apporté la paix qu’il espérait, elle avait mis néanmoins un terme à sa quête, et lui avait rendu la liberté de rentrer en Eibithar comme le droit de retrouver sa place légitime parmi les nobles de son royaume. « Que proposez-vous ? » demanda-t-il. Une nouvelle rafale de vent chargé d’eau les secoua. L’air n’était pas froid, mais leurs vêtements dégorgeaient. Il aurait donné tout son or pour être à Glyndwr, assis au coin du feu avec une tasse de thé. « Nous sommes passés près d’un amas de pierres tout à l’heure, cria Grinsa. Nous pourrons peut-être nous y abriter. » Ce n’était pas aussi engageant que les murs d’un château, mais c’était mieux que la plaine offerte à tous les vents. « Je vous suis. » Tavis n’avait pas vu l’abri dont lui parlait le Glaneur mais il le suivit néanmoins, sûr qu’il le trouverait en dépit de la pluie. Un nouvel éclair illumina la lande, aussi vif qu’un éclat de soleil, aussi fulgurant qu’un faucon s’abattant sur sa proie. Une seconde plus tard, le coup de foudre faisait vibrer le sol. « Là ! » s’exclama Grinsa, le doigt pointé. Les yeux réduits à de simples fentes, Tavis scruta l’obscurité. C’était à peine s’il distinguait les lourdes silhouettes de plusieurs blocs de pierre serrés les uns contre les autres, comme pour se protéger mutuellement de l’orage. « Oui, je vois ! » Pressés de se mettre à l’abri, mais soucieux de ne pas blesser leur monture sur les caillasses qui jonchaient le sol, les deux cavaliers avancèrent avec précaution. Un nouvel éclair s’abattit si près d’eux que Tavis entendit son grésillement, semblable à de la graisse sur le feu. Aussitôt, alors que la foudre s’abattait comme un poing, l’air explosa, le projetant violemment sur le sol. La pluie se déversait dans ses yeux, sa bouche, ses narines. Il se redressa en toussant. Son cheval, parti au galop, trottait un peu plus loin. Cela faisait des années qu’il ne s’était pas fait désarçonner et, malgré l’orage, la pluie, et la douleur qu’il ressentait dans les reins, il partit d’un grand éclat de rire. « Heureusement que les herbes sont hautes dans cette région, s’exclama-t-il. Hein, Grinsa ? » Aucune réponse. « Grinsa ? » Tavis se leva et se mit à sa recherche. « Grinsa ? » appela-t-il plus fort. Le cheval du Glaneur avait rejoint le sien, mais de son compagnon aucun signe. Alors qu’il sentait poindre la panique, le jeune homme s’efforça de raisonner. Grinsa était devant lui. S’il avait été, comme lui, jeté à bas de sa monture, il ne devait pas se trouver bien loin. Enfin, il aperçut le corps du Glaneur. Ses cheveux blancs offraient un contraste saisissant contre l’herbe sombre de la plaine. Tavis courut vers lui et s’agenouilla. « Grinsa ? » Le Qirsi était étendu sur le côté, la tête contre un rocher. Tavis ignorait tout de l’art de la guérison ; les membres du Glaneur reposaient comme s’il était endormi. Rien ne lui permettait de savoir s’il souffrait d’une ou plusieurs fractures. Malgré la pluie, il vit un filet de sang s’écouler de l’arrière de son crâne. Tâtant la blessure du bout des doigts, le jeune homme sentit une entaille et un gonflement. Il étouffa un juron. « Grinsa ? Est-ce que vous m’entendez ? » Le Glaneur ne fit pas un geste. Un coup de vent le fit frissonner. Dans l’obscurité, il localisa l’amas de pierres qu’ils tentaient de rejoindre, puis se pencha sur le visage du Glaneur. Avec un indicible soulagement, il sentit son souffle sur sa joue. Au moins était-il en vie. Le jeune homme glissa alors le bras de son compagnon par-dessus son épaule puis, se redressant péniblement, passa son bras libre autour de sa taille et hissa le corps du Glaneur. L’homme était doté d’une plus large carrure que Tavis, qui avait bien du mal à le soutenir. Un autre éclair, accompagné d’un nouvel éclat de foudre tout proche, le força à avancer. Sous le poids de son fardeau, les hautes herbes qui plus tôt avaient amorti sa chute se dressaient maintenant comme un obstacle, ralentissaient son allure, et le faisaient constamment trébucher. Il fut bientôt essoufflé. Son dos et son épaule le meurtrissaient, mais il gardait les yeux fixés sur les rochers devant lui, refusant obstinément de s’arrêter. Le vent et la pluie, beaucoup plus froids, lui martelaient sans répit le visage. « Le temps empire, dit-il comme si Grinsa pouvait l’entendre. Et nous n’avons rien pour faire un feu. » Arrivé au bloc de pierres, il constata que d’étroites fentes donnaient accès à l’intérieur, mais aucune n’était assez large pour leur permettre de passer de front. Il s’y glissa alors de profil, tirant avec lui le Glaneur qu’il avait posé au sol, veillant à ne pas aggraver ses blessures. Le ciel s’illumina encore, et le sol trembla comme si une formidable créature de Bian luttait pour soulever la terre qui l’écrasait. Tavis se demanda vaguement ce qu’il était advenu des chevaux, mais leurs montures étaient bien le cadet de ses soucis. Dans un ultime effort, il fit entrer Grinsa dans le cercle de roche et s’écroula par terre. Le Glaneur s’affala sur lui. Tavis le fit rouler aussi doucement que possible et l’adossa à la paroi. Il pleuvait toujours sur eux – les pierres ne les abritaient pas complètement – mais la morsure du vent leur était épargnée. L’air semblait d’ailleurs moins froid, et la pluie ne lui tombait plus dans les yeux et le visage. Le jeune seigneur se redressa et entreprit d’examiner les lieux. Au milieu de la grotte ouverte sur le ciel, un cercle de pierres entourait un tas de cendres et quelques morceaux de bois à demi calcinés. Un foyer ! Un peu plus loin, on avait entreposé un tas de bûches dans un coin abrité, ainsi qu’une petite hache rouillée et ce qui ressemblait à de grossières brochettes de bois. « Un repaire de brigands ! » s’exclama-t-il, consterné. Il se tourna vers Grinsa, mais comment le transporter, et s’il y parvenait, où se réfugier ? Les brigands qui sévissaient sur la lande avaient plusieurs abris de ce genre entre le bord de la steppe et Glyndwr. Ils ne tarderaient pas à investir l’un d’entre eux – un temps comme celui-ci poussait les plus durs des hommes dans leur retranchements. Mais rien ne lui indiquait qu’ils choisiraient celui-là plutôt qu’un autre. Il n’avait repéré aucun signe de présence alentour. Mais, encore une fois, avec ce déluge, cela ne signifiait pas grand-chose. Il revint à Grinsa et s’agenouilla pour examiner ses blessures. La contusion avait empiré, et Grinsa n’avait pas fait un geste, ni émis le moindre bruit. Sur sa nuque, ses cheveux étaient maculés de sang. Le Glaneur, Tavis l’avait un jour remarqué, transportait une petite bourse de feuilles de consoude avec lui, mais toutes leurs possessions, nourriture et gourdes y compris, étaient parties avec les chevaux. Il lâcha un soupir de découragement. « Je reviens », murmura-t-il. À l’extérieur, le vent et la pluie l’assaillirent de nouveau. L’orage n’avait pas faibli. Le froid était mordant. Heureusement, leurs chevaux n’étaient pas allés bien loin. Ils se tenaient au milieu des rochers et des herbes hautes, serrés l’un contre l’autre, l’encolure basse, l’air misérable. Lorsqu’il approcha, Fean, son cheval, poussa un hennissement et frappa nerveusement le sol du sabot. « Du calme, lui dit Tavis soucieux de garder un ton apaisant malgré l’orage. Tout va bien. » Il le prit par les rênes et le tira vers leur abri, priant pour que la monture de Grinsa les suivît. Il ne s’était pas trompé, l’autre animal leur emboîta le pas. Un nouvel éclair fit sursauter les bêtes, mais la déflagration ne fut pas immédiate, et le sol ne trembla pas. Malgré la pluie et le vent qui ne faiblissaient pas, Tavis, décidé à se montrer optimiste, en conclut que l’orage s’éloignait. Arrivé à leur abri, il s’efforça d’abord de pousser les chevaux à l’intérieur. Puis devant leur obstination à ne pas lui obéir, il renonça, convaincu qu’ils seraient probablement tous plus à l’aise si les chevaux restaient dehors. Il prit alors leurs besaces et leurs couvertures et rejoignit Grinsa. Le Glaneur n’avait pas bougé. Un examen rapide lui permit de constater que sa blessure s’était stabilisée. Le sang séchait. Légèrement soulagé, il enveloppa son ami d’une couverture et entreprit de le soigner. Il sortit quelques feuilles de consoude du sac du Glaneur, les écrasa soigneusement entre ses doigts, les appliqua sur la plaie et fixa le tout avec une bande de tissu arrachée à l’ourlet de sa pelisse. « Vous me devrez un nouveau manteau, Grinsa », fit-il à la recherche du moindre signe que l’homme l’entendait. N’en voyant aucun, il tourna son attention vers la pile de bois et le foyer. Ce fut alors qu’il comprit à quel point, jusqu’à présent, il s’était reposé sur la magie de Grinsa. Il n’avait jamais eu à panser aucune blessure, qu’il s’agît des siennes ou de celles d’un autre ; il ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait allumé un feu de ses propres mains. Il avait une pierre à briquet dans son sac, mais avec l’humidité du bois, et la pluie qui ne cessait de tomber, il doutait qu’elle lui fût d’aucun secours. Il la sortit néanmoins et, faute de mieux, se mit à l’ouvrage. L’air se rafraîchissait. À la nuit tombée, ils auraient besoin d’un peu de chaleur. Il entassa donc quelques morceaux de bois dans le foyer, trouva même, dans une anfractuosité de la roche, une touffe d’herbe sèche, et l’alluma. Le bois, hélas, ne prit pas. L’herbe consumée, plus rien ne pouvait l’aider à démarrer son feu. Alors il abandonna et retourna se blottir près de Grinsa, sous le surplomb, à l’abri de la pluie. Le Qirsi semblait avoir encore pâli. Lorsque Tavis posa le dos de sa main sur sa joue, le contact de sa peau d’une froideur presque cadavérique le fit frissonner. « Que puis-je faire pour vous, Grinsa ? Je suis incapable de vous soigner, et je n’ose pas vous transporter vers Glyndwr dans cet état et avec ce temps. » Comme pour confirmer son propos, un nouvel éclair zébra le ciel, presque aussitôt suivi d’un claquement de tonnerre épouvantable. Ce fut pourtant le dernier coup de foudre à tomber si près de leur abri. Le ciel explosa constamment tout au long de la journée, mais très vite les grondements du tonnerre s’éloignèrent. Tavis finit par se lever et se hasarder au-dehors. Les chevaux n’avaient pas bougé. La pluie s’était réduite à un crachin, mais le vent continuait de souffler. Un brouillard épais avait pris possession des montagnes et descendait vers eux, comme une vague lourde et menaçante. Le vent était glacial, et ils n’avaient pas de feu… Tavis, abattu, retourna dans leur abri. Au moment où il entrait, Grinsa tressaillit. « Que les dieux soient loués ! s’exclama le jeune homme en se précipitant vers le Glaneur. Grinsa ? Vous m’entendez ? » La tête du Glaneur dodelina, et l’homme poussa un gémissement. « Grinsa, vous devez vous réveiller. Nous avons besoin d’un feu, vous devez vous soigner. Je ne peux pas vous aider. » Le Glaneur murmura des paroles inaudibles. « Comment ? Répétez, l’encouragea Tavis en approchant l’oreille de sa bouche. — Cresenne, lâcha le Glaneur dans un souffle. — Non, Cresenne n’est pas là. » Il dardait sur son ami un regard intense, comme s’il avait pu, par la seule force de sa volonté, le faire parler, bouger, ou lui inspirer n’importe quelle réaction rassurante. « Grinsa ? » finit-il par appeler en le secouant doucement par l’épaule. Silence. Il étouffa un juron et s’adossa brutalement contre le rocher. Soudain frigorifié, il serra son manteau trempé autour de lui. Incapable de rester inactif bien longtemps, il revint au foyer et à sa pierre à briquet. Fouillant de nouveau parmi les bûches, il finit par trouver un morceau d’écorce et de petites brindilles moins humides que les autres. Pris d’une énergie presque désespérée, il débarrassa le foyer des brandons éteints, y déposa son écorce et ses brindilles et, à l’aide de son couteau et de sa pierre, entreprit la seule chose susceptible de les sauver : amorcer le feu dont ils avaient tellement besoin. Très vite, des crampes lui raidirent les mains. Il continua. De temps à autre, un maigre filet de fumée s’élevait des brindilles mais, dès qu’il soufflait, la fumée s’évanouissait, l’obligeant à reprendre ses efforts. Il aurait dû abandonner. Plusieurs fois, il jeta sa pierre à briquet, mais toujours il recommença. Il n’était pas seulement poussé par son inquiétude pour le Glaneur, le froid glacial qu’il sentait tomber sur eux, ou encore la certitude qu’ils ne survivraient pas à la nuit qui s’annonçait s’il ne trouvait pas le moyen de se réchauffer et de sécher leurs vêtements et leurs couvertures détrempés. Au-delà de sa peur et du désespoir qui l’enserrait, c’était l’orgueil qui l’animait. L’orgueil des Curgh. Une fierté qui, depuis des siècles, attirait autant d’admiration que de railleries sur les nobles de sa maison, qui l’avait maintenu en vie dans les geôles de Kentigern, qui lui avait permis d’endurer les torches et les coups de lame d’Aindreas. Un orgueil auquel il s’accrochait encore aujourd’hui. Quelque part, peut-être dans ce donjon de Kentigern, ou dans le couloir de cette auberge aneirienne, quand il s’était battu pour la première fois contre Cadel l’assassin, ou encore sur la côte de Wethyrn, quand le chanteur avait été à deux doigts de le tuer, Tavis avait vaincu sa peur de la mort. Conscient que son sort désormais ne le conduirait pas sur le trône d’Eibithar, ni vers aucune des destinées qu’il avait envisagées enfant, il aspirait néanmoins de toutes ses forces à embrasser le destin que les dieux avaient choisi pour lui. S’ils l’avaient voué à une mort précoce, s’ils avaient décrété qu’il périrait d’une blessure mortelle sur un champ de bataille, ou qu’il succomberait à la funeste magie du Tisserand de la conspiration, qu’il en soit ainsi. Mais il refusait de mourir ici, dans les montagnes, victime de son incompétence à allumer un feu. Il avait enduré trop d’épreuves dans sa jeune existence pour connaître une fin aussi pitoyable. Alors il frappa sa pierre sans relâche, encore et encore, peu soucieux d’abîmer la lame de son couteau, ignorant la douleur qui lui raidissait les doigts. À cause du brouillard, d’un nouvel amas de nuages, ou de la nuit qui tombait, le ciel s’assombrissait, mais il s’en moquait. La pluie se transforma en petits flocons qui maculaient de blanc les herbes et les rochers avant de fondre un instant plus tard, lorsque enfin une étincelle jaillie de son briquet alluma l’écorce au centre du foyer. La flamme dansa un instant dans l’obscurité, puis mourut. Mais Tavis s’agenouilla et se mit à souffler, doucement, régulièrement, presque tendrement sur le petit joyau qui ourlait le bord de l’écorce, tout en approchant une seconde croûte de bois. La première craqua, et de la fumée s’éleva. Tavis, plus précautionneux que jamais, ajouta des brindilles, une à une, puis d’autres, plus grosses, jusqu’à ce que des flammes plus vaillantes viennent mordre son édifice fragile. Le reste fut rapide. Il se mit sur ses genoux et éclata de rire. Autour de lui, la masse grise des rochers s’était teintée d’une belle couleur orange. Derrière, son ombre dessinait la silhouette ramassée de quelque bête étrange. Déjà, il sentait la chaleur des flammes lui caresser les mains et le visage, bienfaisante comme le toucher d’un Guérisseur qirsi. Il se leva lentement, les genoux raides et rejoignit Grinsa. « J’ai fait un feu », dit-il en soulevant le Glaneur par les épaules pour l’approcher des flammes. Il l’installa avec douceur sur le sol et approcha leurs couvertures aussi près qu’il l’osait, dans l’espoir qu’elles commenceraient à sécher. Il défit ensuite le bandeau qui ceignait la tête de Grinsa et examina sa blessure. Elle n’avait pas changé. Il écrasa de nouvelles feuilles de consoude et refit le bandage. Le Glaneur poussa un gémissement, battit des paupières mais les referma immédiatement. « Grinsa ? Vous m’entendez maintenant ? » Ses lèvres remuèrent, Tavis se pencha. « … ce n’est pas une traîtresse, elle agit pour vous, pour votre royaume. — Grinsa, c’est moi, Tavis. Nous sommes dans les montagnes. Vous avez été blessé. Vous devez vous réveiller et manger un peu. Vous devez vous guérir. — Le Tisserand va la tuer. Il les tuera. — Réveillez-vous, Grinsa, je vous en prie. » Le Glaneur poursuivit sur des propos incompréhensibles. Tavis, impuissant, s’écarta. « J’espère que le feu vous fera du bien. » Il sortit des sacoches contenant leur nourriture des fruits et de la viande séchée. Après son repas, il se glissa hors de leur abri pour s’assurer que les chevaux n’avaient pas bougé. Il faisait presque nuit. Le brouillard s’était raréfié, et si une neige fine tombait encore, il lui semblait distinguer à l’ouest, dans le lointain, une bande de ciel dégagé au-dessus de l’horizon. S’ils survivaient à la nuit, ils seraient peut-être en mesure de retourner au château de Glyndwr dès le matin. Sur cette réflexion, il rejoignit Grinsa et leur feu. Il éprouva une certaine fierté en voyant les flammes vigoureuses s’élever. Il retourna leurs couvertures pour qu’elles sèchent uniformément, ajouta des bûches et s’étendit près du foyer, enroulé dans son manteau. Lorsqu’il se réveilla, le ciel était noir et les braises chatoyaient doucement. Sans perdre une seconde, il alla chercher du bois et sourit lorsque les flammes reprirent. Il se tourna alors vers Grinsa et, comme plus tôt dans la journée, posa une main inquiète sur sa joue. Sa peau était toujours froide. Il remua, mais garda les paupières closes. Comme les couvertures étaient presque sèches, Tavis en étendit une autre sur le Glaneur, en prit une pour lui, et se recoucha. Ce furent des voix de cavaliers au loin et le hennissement de leurs montures qui le tirèrent du sommeil. Au-dessus d’eux, le ciel s’était éclairci. L’espace d’un instant, Tavis crut que quelqu’un venait les secourir. La seconde suivante, alors qu’il reprenait vraiment conscience, la réalité s’abattit sur lui. Le temps que le premier des brigands investisse leur abri, il se dressait, l’épée au clair, quelques pas devant Grinsa. Deux hommes, leur couteau tiré, entrèrent par le passage qu’il avait emprunté. De corpulence moyenne, ils avaient les yeux et les cheveux noirs, et des visages anguleux, aussi tranchants que leurs armes. Ils devaient être frères ; peut-être même jumeaux. Deux autres individus, armés de la même façon, apparurent par un autre passage, à l’opposé du premier. Tavis, contraint de reculer vers la muraille, les yeux glissant d’une paire à l’autre, assura sa position. Les nouveaux venus étaient aussi différents que les premiers se ressemblaient. L’un d’eux, grand et mince, possédait un visage allongé, des yeux pâles et froids. Une seconde, Tavis crut voir Cadel. Son compagnon était beaucoup plus petit, trapu et corpulent. Il compensait sa calvitie par une barbe blonde et hirsute qui lui encadrait le visage. « Les v’là ! fit celui-là d’une voix forte. Mais à les voir, y en a qu’un sur pied. » Un cinquième homme fit son apparition par le même chemin que les jumeaux. À son allure, Tavis comprit qu’il était le chef de la bande. Il avait la silhouette, la démarche et l’air arrogant d’un homme d’épée. Son visage n’était pas dénué d’une certaine beauté. Ses longs cheveux blonds lui tombaient sur les épaules. Et il portait une barbe fournie, quoique soignée, comme si, en dépit de l’existence désordonnée qu’il menait sur les chemins, il prenait soin de son apparence. Il s’avança en considérant Tavis d’un œil curieux, un léger sourire aux lèvres. Une épée courte pendait librement à sa ceinture, tandis qu’une autre, plus longue, était glissée dans un baudrier sur son dos. « Tu es dans une propriété privée, mon prince. » Tavis n’avait aucune intention de provoquer cet homme. S’ils pouvaient s’en sortir avec la vie sauve et leurs montures, il prendrait cette chance, miraculeuse, comme une victoire. « En effet, fit-il d’une voix conciliante. Et je vous présente mes excuses. Nous avons été surpris par l’orage. Mon ami est blessé. Nous n’avions pas le choix. » Le regard de l’homme tomba sur le feu et la pile de bois entamée avant de revenir sur Tavis. « Vous avez aussi volé notre bois. Pas facile à remplacer dans les montagnes. — Nous vous paierons. » Un sourire illumina les traits de son interlocuteur. « J’y compte bien ! » répliqua-t-il avant de baisser les yeux sur Grinsa, qu’il poussa négligemment du pied. « Pour moi, il est mort, mon prince. — Non ! » Les yeux du brigand étincelèrent. De toute évidence, il avait cherché à le provoquer. « D’abord, ce que j’aimerais comprendre, c’est ce que fait ici un noble eandi avec un Qirsi par un temps pareil ? — P’t’être que l’Qirsi est un ministre », avança un des jumeaux en éclatant de rire. Les autres l’imitèrent mais, levant une main, leur chef les réduisit au silence. « Peut-être. Mais je ne crois pas que le gosse soit déjà duc. Tu es duc, mon prince ? » Tavis sentit l’inquiétude le gagner. « Je ne comprends pas. — Tu ne comprends pas ! Parle-moi donc de ces cicatrices ! — C’est un brigand qui me les a faites. Je l’ai tué. — Tu as du courage, mon gars, répliqua l’homme en riant aux éclats. Rien d’étonnant de la part d’un Curgh. » Le jeune homme, pris de court, sentit une sueur froide lui parcourir le torse. Il ouvrit la bouche, puis la ferma. Le brigand éclata une nouvelle fois de rire. « Hé, regardez ça, les gars, j’ai coupé la chique à un noble. Et pas n’importe lequel ! » Il se tourna vers ses comparses. « Celui-là est peut-être bien le plus connu des Terres du Devant. — De quoi qu’tu causes, Kr… » L’épée du chef s’arrêta juste sous l’œil de l’imprudent qui se tut immédiatement. « Pas de nom, imbécile. On n’a pas encore décidé si notre ami verrait la fin du jour. » Le chauve se contenta d’acquiescer. « Arrête tes d’vinettes, fit le plus grand. C’est qui ? — Lord Tavis de Curgh, en personne, mes amis. — J’croyais qu’il était mort. — Non, imbécile, répliqua le chef en le secouant. Non, il est vivant, et bien vivant. Pas vrai, mon prince ? — Vous faites erreur, répondit le jeune seigneur d’une voix mal assurée. — C’est Aindreas qui t’a fait ces marques, n’est-ce pas ? Il paraît que tu n’as pas voulu aller à Glyndwr, que tu as préféré partir en Aneira. Mais te voilà dans les montagnes avec ton Qirsi. » Le plus grand approcha du chef. « Si c’est vraiment le Curgh, fit-il à voix basse, on devrait le zigouiller tout de suite et prendre son or. Et le Qirsi aussi, avant qu’il se réveille. — Je ne pense pas. Son or nous appartient déjà, pas vrai, mon prince ? Et je parie que ton père paiera encore bien plus pour te récupérer vivant. » Il jeta un coup d’oeil sur le Qirsi. « Le Qirsi, c’est autre chose. Tu peux le tuer. » Un sourire féroce étira les lèvres du coupe-jarret. Tavis, l’épée toujours brandie, recula vers le Glaneur. « Non, fit-il, vous ne pouvez pas le tuer. — Voyez-vous donc, et pourquoi pas ? » railla le chef. Parce que c’est un Tisserand, parce que sans lui, toutes les Terres du Devant sombreront aux mains de la conspiration qirsi. « Vous avez raison. Je suis Tavis de Curgh, fils de Javan de Curgh, héritier du royaume. Et cet homme est Fotir jal Salene, Premier ministre de mon père. Le duc l’a envoyé à Glyndwr pour me ramener vers le nord afin que je puisse combattre aux côtés des hommes de ma maison dans la guerre contre l’empire. — Il ment, protesta un des jumeaux. Y a pas d’guerre ! — Pas encore, peut-être. Mais la flotte de Braedon est massée sur les côtes de Galdasten, elle n’attend que les ordres de l’empereur. Ils attaqueront bientôt, et alors tout le royaume ira les combattre. — J’vous l’dis, il ment. » Le chef, les yeux plissés, considéra Tavis avant de hocher brièvement la tête. « Non, je ne crois pas. » Il se tourna vers les jumeaux. « L’autre fois, près du château, vous vous rappelez comme les gardes chassaient les marchands ? Il a raison. La guerre se prépare. — Et alors, questionna le plus grand, quel rapport avec le Qirsi ? — Un duc ne part pas en guerre sans ses ministres, surtout le premier, répondit Tavis, voyant qu’il avait éveillé l’intérêt du brigand. Mon père paiera aussi beaucoup pour lui. — Laisser le cheveux-blancs en vie, c’est dangereux, répliqua le grand. Laisse-moi le tuer. Maintenant. » Le chef se frotta le menton. « Regarde-le, il n’est peut-être pas mort, mais c’est tout comme. — Même à moitié mort, c’est un sorcier. On devrait… — Non, le coupa son chef d’un regard. On les garde en vie tous les deux. » Il revint à Tavis. « Si tu nous remets ton épée. » Le jeune homme, jaugeant ses chances, le considéra un instant, puis ses comparses. Il pouvait en tuer un ou deux, mais il ne parviendrait jamais à les écraser tous. Il jugea préférable de se rendre, et de laisser à Grinsa le temps de se remettre. Résigné, il jeta son épée sur le sol avec un soupir. Le plus corpulent de la bande se précipita pour la ramasser. « C’est bien, mon garçon, approuva le chef. Maintenant, attachez-leur les pieds et les mains, ordonna-t-il aux jumeaux. Et ramassez toutes leurs armes. — Attendez ! s’exclama Tavis. Laissez-moi examiner sa blessure. J’y ai appliqué des feuilles de consoude, mais je ne m’en suis pas occupé depuis hier. » Le visage du chef se durcit, Tavis crut qu’il allait refuser, mais il finit par acquiescer. Un des jumeaux lui prit l’épée qu’il avait à la ceinture, ramassa celle du Glaneur, tandis que l’autre examinait la bourse de consoude avant de la tendre à Tavis. La blessure de Grinsa semblait guérir ; l’hématome se résorbait. Le jeune homme aurait préféré voir son ami montrer un signe plus probant d’amélioration, mais au moins la blessure n’était-elle pas infectée. Il écrasa quelques feuilles supplémentaires et retira le pansement. « Ça suffit, intervint un des hommes alors que Tavis remettait le bandage en place. Laisse-le. » Ils l’écartèrent brusquement de Grinsa et lui attachèrent les poignets, puis le poussèrent contre la muraille avant de lui lier les chevilles. Lorsqu’ils eurent fait de même avec Grinsa, ils le tirèrent à côté de Tavis et s’éloignèrent pour discuter entre eux. Quelques minutes plus tard, les jumeaux sortirent et revinrent avec les quelques affaires que Tavis avait laissées sur leurs montures. « Où sont nos chevaux ? demanda le jeune homme. — Tu veux dire nos chevaux, corrigea le chef avec un rictus. Et ça ne te regarde pas. » Tavis soutint son regard puis détourna les yeux. Il ne pouvait rien, ni pour eux ni pour leurs montures. « Réveillez-vous, Grinsa, murmura-t-il. Je vous en conjure, réveillez-vous. » Misérable et impuissant, Tavis regarda les brigands compter leur or, manger leurs provisions, et jouer avec leurs armes. La matinée s’écoula lentement. Tavis s’efforçait de libérer ses mains, mais les bandits l’avaient solidement ligoté. Il ne parvint qu’à se blesser les poignets. Il regardait régulièrement Grinsa dans l’espoir que le Glaneur se réveillerait enfin. Son pouvoir de Façonneur serait-il efficace contre les cordes ? « Comment as-tu fait, mon prince ? » Tavis leva les yeux. Le chef de la bande l’observait, la bouche pleine de la viande séchée fournie par les cuisines du château de Glyndwr. « Fait quoi ? — Pour t’échapper de Kentigern, évidemment. On dit la chose impossible. Je connais quatre bougres qui y sont morts. Ils n’étaient ni des idiots, ni des gringalets. Alors que toi, un gosse, tu t’en es sorti ! Alors je te pose la question : comment as-tu fait ? » Grâce à Grinsa, aurait-il voulu répondre. Il a brisé les murs du château de Kentigern, comme il te brisera le crâne, l’heure venue. Mais s’il révélait ne serait-ce qu’un seul des pouvoirs du Glaneur, ces hommes le tueraient avant même qu’il eût repris connaissance. « On m’a aidé, fit-il en détournant les yeux. Je n’y serais pas arrivé seul. » Le brigand éclata de rire. « Je ne m’en serais pas douté ! Ce que je veux savoir, c’est qui, et comment. — Pourquoi devrais-je vous répondre ? » Un sifflement de métal le força à lever les yeux. L’homme avait tiré la dague de Grinsa et, un sourire narquois aux lèvres, en éprouvait le tranchant du pouce. « Parce que si tu refuses, je tue ton ami. » Le jeune seigneur, maudissant sa faiblesse, détourna une nouvelle fois les yeux. « Il y avait un marchand qirsi en ville, un Façonneur. Le Premier ministre le connaissait et lui a demandé son aide. — Un Façonneur… je comprends maintenant. » Tavis resta silencieux. « On n’est pas si différents, toi et moi, tu sais ? — Que voulez-vous dire ? — Eh bien, je n’ai pas encore tué de fille, mais j’ai eu mon compte de geôles, et je suis en cavale depuis plus longtemps que toi. » Tavis, ignorant ses liens comme l’arme du scélérat, lui décocha un regard furieux. « Je ne l’ai pas tuée ! — Bien sûr ! » s’exclama l’homme en ricanant. Tavis n’aurait pas dû réagir aux provocations de ces gredins. La plupart de ceux qu’il devait convaincre de son innocence – le roi Kearney et les autres nobles, ses parents, Hagan, Xaver – le croyaient déjà. Avec le temps, les autres suivraient. C’était la seule chose qui comptait. Mais il avait clamé son innocence avec un tel acharnement, il avait tant souffert de l’accusation du meurtre de Brienne, que les railleries du misérable étaient insupportables. « C’est vrai, affirma-t-il en soutenant le regard du chef. Elle a été tuée par un assassin, un homme payé par les rebelles qirsi. En dressant ma maison contre celle de Kentigern, en m’accusant du crime, ils espéraient déclencher une guerre civile. — Et où se trouve cet assassin, aujourd’hui ? — Il est mort. Je l’ai tué sur la pointe de Wethyrn, il y a moins d’un cycle. » L’homme éclata encore de rire. « Tu l’as tué, hein, tout seul ! — Oui. » Il soutint le regard du brigand jusqu’à voir son sourire déserter son visage. « Et le Qirsi t’a aidé, pour ça aussi ? — Non. » Mais Tavis était ébranlé. Dire qu’il avait tué cet homme était une chose, affirmer qu’il y était parvenu sans aucune aide, une autre. Comment expliquer son étrange confrontation avec l’assassin de Brienne ? Comment justifier qu’il l’avait tué quand celui-ci avait renoncé à se défendre ? « Je ne sais pas vraiment comment cela s’est produit, commença-t-il. L’assassin… J’ai eu de la chance, coupa-t-il en décidant que ce maraud ne valait pas d’explications. — Tu es bien étrange, mon prince, fit l’homme en le considérant avec attention. Tu n’as pas grand-chose à voir avec les nobles que je connais. » Il rengaina son arme. « Donnez-leur à boire et à manger, ordonna-t-il aux jumeaux. — Y m’ont l’air bien nourris. Y peuvent bien attendre ! » s’esclaffa le premier. Le chef l’attrapa par les cheveux et le tira violemment vers lui. « J’ai dit : nourrissez-les », lui siffla-t-il dans le visage avant de le lâcher sans ménagement. L’homme trébucha. Il toisa longtemps son chef d’un regard plein de haine, avant de sortir deux morceaux de viande séchée qu’il jeta sur le sol devant Tavis. « Comment suis-je supposé manger, les mains liées ? — Comme un chien, monseigneur », répliqua l’homme méchamment. Cette fois ils éclatèrent tous de rire, même leur chef. Tavis se détourna. La faim finirait peut-être par avoir raison de son honneur, mais pour l’instant il ignora l’aumône. « On dirait que cela se présente assez mal. » Les yeux de Tavis bondirent sur le visage de Grinsa. « Les dieux soient loués ! s’exclama-t-il dans un souffle. — Chut. » Le Glaneur avait les yeux fermés. Il parlait à voix si basse que Tavis dut s’approcher pour l’entendre. « Que s’est-il passé ? — Que vous rappelez-vous ? — L’orage, notre retour vers l’abri. — Nous y sommes. — Il y a eu un éclair. Mon cheval s’est cabré. Après, je ne me souviens de rien. — Vous êtes tombé, votre tête a heurté un rocher. Vous avez sombré dans l’inconscience. Cet abri est un repaire de brigands. — Il m’est arrivé d’avoir de meilleures idées, n’est-ce pas ? Depuis quand sommes-nous prisonniers ? — Hier. Comment vous sentez-vous ? — Hé ! À qui c’est qu’il cause ? » cria un des jumeaux avant que Grinsa ne puisse répondre. L’homme qui avait parlé se précipita vers eux. « Le ch’veux-blancs est réveillé ! — Vous êtes Fotir, eut le temps de lui souffler Tavis. — Comment ? » Le jeune seigneur n’eut pas le loisir de lui expliquer. Le jumeau saisit Grinsa par le col et le força à s’asseoir. Le Glaneur poussa un grognement, laissant Tavis se demander s’il feignait la souffrance pour tromper leurs geôliers ou si celle-ci était réelle. Mais quand le Glaneur vomit, le jumeau recula. Le chef, l’épée tirée, les yeux fixés sur le Glaneur, approcha prudemment. « Vous n’avez pas l’air en grande forme, ministre, constata-t-il d’un air goguenard. Le garçon va vous le dire, si vous vous tenez tranquille, il ne vous arrivera rien. Mais à la moindre entourloupe, vous êtes mort. Est-ce clair ? » Grinsa hocha faiblement la tête avant de l’appuyer doucement contre la muraille. « Avec un peu de chance, votre seigneur paiera une rançon pour vous deux, et tout sera dit. Sinon… » Il acheva sur un haussement d’épaules. « De l’eau », demanda le Glaneur d’une voix faible. Le brigand plissa les yeux, puis acquiesça. « Servez-le, lâcha-t-il par-dessus son épaule. Mais ne le quittez pas d’un œil. » Celui qui avait jeté la viande devant Tavis apporta une de leurs gourdes. Il s’apprêta à l’envoyer sur le sol, tout comme la viande un peu plus tôt, mais visiblement pris d’un doute, il lança un coup d’œil à son chef et se résigna à s’accroupir devant Grinsa pour lui tenir la gourde. Lorsqu’il se fut éloigné, Tavis reposa sa question : « Comment vous sentez-vous ? — Mal. — Pouvez-vous vous soigner ? — Je ne m’y risquerais pas. — Pourquoi ? — La magie qirsi est contrôlée par le cerveau. Ma tête a souffert. Tenter de me guérir reviendrait à demander à un chirurgien de s’opérer lui-même avec une lame émoussée. Le temps aidant, je vais récupérer, mais j’aimerais mieux trouver un guérisseur. Un des miens. — Alors qu’allons-nous faire ? — Vous nous avez gardés en vie jusqu’ici. Je vous fais confiance pour découvrir une solution. — Grinsa… — Je pourrais peut-être briser une lame ou deux, Tavis, mais en dehors de ça, je ne peux pas vous aider. Je suis désolé. » Le jeune homme observa les brigands qui pour l’instant les ignoraient. « Ne vous excusez pas. C’est juste que… j’attendais votre réveil. J’espérais… Peu importe, reprit-il. Seulement, quand l’heure viendra, brisez leurs os, pas leurs armes, car ils ont pris les nôtres. » Grinsa lui répondit par un faible sourire, et ferma les yeux. « Pouvez-vous défaire les cordes ? — Non. La magie du Façonnage est plus efficace avec des objets durs, la pierre, le métal, le bois. Je pourrais les brûler, mais ils s’en apercevront. » Tavis se contenta d’acquiescer en silence. La respiration du Glaneur se ralentit, Tavis en conclut qu’il s’était endormi. N’ayant rien de mieux à faire, il ferma les yeux lui aussi. Un coup de pied le réveilla en sursaut. Ses bras, son dos et son estomac le faisaient souffrir. « Réveille-toi, mon prince, fit la voix du chef. — Je suis réveillé », confirma-t-il en clignant les yeux devant la lumière. Le soleil brillait juste au-dessus d’eux, chauffant l’air de la caverne. Le brigand désigna Grinsa du menton. « Il est en état de bouger ? — Pourquoi, où allons-nous ? — C’est moi qui pose les questions, ici, mon prince. Il peut bouger ? » Tavis, embrouillé par le sommeil, cherchant à estimer leurs chances d’évasion s’ils restaient là, hésita. « Je peux bouger, répondit Grinsa d’une voix plus assurée qu’auparavant. » Ils échangèrent un regard. « Vous êtes sûr ? — Non, répondit le Glaneur avec un sourire. Mais je suis prêt à prendre le risque. » De toute évidence, il pensait avoir plus de chances d’échapper à leurs ravisseurs en quittant l’abri. Tavis n’était pas en mesure de discuter. « Je dois vérifier son bandage avant, déclara-t-il dans l’espoir qu’on lui délierait les mains. — Non, trancha le chef avec méfiance. Pas de bandage. Nous partons. Vous feriez mieux de manger maintenant, ajouta-t-il en désignant la viande restée sur le sol. Il n’y aura rien d’autre avant la nuit. — Où pensez-vous qu’ils nous emmènent ? souffla Tavis alors que le chef s’éloignait pour discuter avec ses comparses. — Ce sont des brigands. Ils ont probablement des caches comme celle-ci un peu partout dans les montagnes. Je ne crois pas qu’ils y séjournent plus d’une nuit ou deux de suite. — Mais ils ne sont arrivés que ce matin. — Oui, et ils nous ont trouvés. Ils craignent peut-être les hommes de Glyndwr. — Vous avez raison. Vous vous sentez mieux ? — Un peu mieux, oui. Mais je ne sais toujours pas quels risques je peux prendre avec mes dons. — La ferme, vous deux ! — Le Façonnage est risqué, poursuivit Grinsa d’une voix encore plus basse. Mais… — J’ai dit la ferme ! répéta le chef en avançant vers eux l’épée de Tavis au poing. Je vous veux vivants, mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas ajouter une ou deux cicatrices à tes balafres, mon prince, ou arracher les yeux de ton ministre ! La ferme ! » Il se tourna vers les autres. « Séparez-les, et vérifiez leurs liens. On les mettra en travers de leurs chevaux. » Tavis, qui n’avait pas quitté Grinsa des yeux, le vit hausser les sourcils à la mention des chevaux. À l’insu des brigands, il répondit par un imperceptible hochement de tête. Quelques cycles plus tôt, encore ignorant des caractéristiques de la magie qirsi, il n’aurait pas compris. À présent, les intentions de Grinsa étaient aussi limpides qu’un ciel d’azur sur les montagnes : le langage des bêtes. Quelques instants plus tard, on le hissait sur les épaules du plus grand des brigands et le transportait hors de l’abri. Les jumeaux, chargés de Grinsa, suivaient. Son gardien lui détacha les mains pour les lui rattacher devant lui, puis il le jeta en travers de la croupe d’un de leurs chevaux, qui se révéla être le sien, avant de nouer assez librement ses mains et ses pieds à chacun des étriers. La position n’était pas aussi inconfortable que Tavis l’avait craint, du moins de prime abord. Car lorsqu’ils se mirent en route, elle se révéla intenable. Chaque pas de son cheval l’envoyait rebondir, la tête ballant et l’estomac vacillant. Il ferma les yeux. C’était pire. Il n’osait même pas songer à l’état dans lequel Grinsa devait se trouver. Les brigands, juchés sur leurs propres montures, avançaient à une allure soutenue. « Glaneur ! gémit Tavis. — Je sais, répondit Grinsa. — Silence ! — Vous êtes prêt ? — Oui ! Dépêchez-vous ! — J’ai dit : la ferme, sinon je vous… » Avant qu’il puisse préciser sa menace, un des chevaux poussa un hennissement terrible et quelqu’un hurla un juron. Dans la même seconde, le cheval de Tavis fit un bond, et se lança dans un galop échevelé, envoyant le jeune homme impuissant valser en tous sens comme un pantin désarticulé. Un autre cheval galopait à ses côtés. Les dents serrées, les yeux fermés, Tavis espérait seulement qu’il s’agissait de celui de Grinsa. Il lui sembla que leur chevauchée infernale durait des siècles. Enfin, leurs chevaux ralentirent, puis s’arrêtèrent. « Bons dieux, soupira Tavis. C’était… — Nous n’avons pas le temps, Tavis. Ils arrivent. Tendez vos mains devant vous et écartez-les le plus possible. — Mais… — Dépêchez-vous ! » Tavis obéit. Un instant plus tard, les cordes qui entravaient ses poignets s’enflammaient et lui brûlaient la peau. « Par les démons et toutes les flammes ! » s’exclama-t-il en tirant violemment sur les cordes qui lâchèrent enfin, lui laissant le loisir d’étouffer les flammes qui lui léchaient les poignets. « Vous auriez pu me prévenir ! — Pas le temps ! Je vais faire la même chose avec vos pieds. Dès qu’ils sont détachés, filez aussi vite que vous pourrez vers le nord. — Et vous ? — Je vous suivrai. » Tavis acquiesça. Les brigands approchaient. Ses pieds furent bientôt libérés. Il sauta alors à terre, étouffa rapidement le feu qui prenait à ses chausses, remonta en selle et éperonna son cheval. « Au galop, Fean ! lança-t-il. Aussi vite que tu peux ! » Il jeta un coup d’oeil derrière lui. Fidèle à sa parole, le Glaneur le talonnait. Les brigands leur donnaient la chasse, armes pointées. Les jumeaux venaient en premier, suivis par le plus grand et la brute corpulente. Le chef était à la traîne. C’était sans doute à son cheval que Grinsa s’était adressé. Les deux premiers cavaliers s’arrêtèrent brusquement. L’un d’eux hurlait en se frappant la tête. Tavis s’aperçut que ses cheveux avaient pris feu. « Voilà qui devrait les arrêter », commenta un Grinsa souriant, mais d’une pâleur extrême, comme si l’usage de sa magie avait épuisé toutes ses ressources. « Ils ont nos armes, notre nourriture et notre or ! — Je sais. Nous les remplacerons à Glyndwr. Nous ne pouvons pas les combattre, Tavis. » Grinsa avait raison, bien sûr : ils avaient la vie sauve, ils étaient libres et ils avaient leurs montures. Tavis aurait dû être heureux, mais il se reprochait d’avoir échoué ou, plus exactement, de n’avoir pas été, lui, à la hauteur. Il était sur le point de partir en guerre. Il projetait de se battre contre un Tisserand et son armée de sorciers, et il avait laissé cinq pendards leur dérober presque toutes leurs possessions. « Ne vous en faites pas, lança le Glaneur avec la perspicacité dont il faisait si souvent preuve à l’égard de Tavis. Savoir battre en retraite prouve parfois la valeur d’un guerrier. » Un guerrier. Tavis faillit éclater de rire. Quoi qu’il fût, il se sentait tout sauf l’âme d’un combattant. 5 Curtell, Braedon L’inquiétude lui rongeait l’esprit comme les termites un vieux morceau de bois. Il voyait les plans de l’empereur – comme ceux du Tisserand – prendre forme sous ses yeux : le capitaine des armées entraînait ses hommes avec ardeur ; le maître cuisinier emmagasinait des provisions pour l’armée de Braedon comme un animal glouton en prévision de l’hiver ; l’empereur Harel lui-même arpentait le palais sans relâche pour surveiller les préparatifs. Habituellement, Kayiv jal Yivanne, ministre de l’empereur, pouvait passer un cycle entier sans voir son souverain. Depuis quelque temps, il le croisait tous les jours. Et chaque fois le ministre devait lutter contre l’urgence qui le poussait à le prévenir de la trahison de Dusaan jal Kania. Chaque fois, il éprouvait le besoin, la nécessité, de lui révéler que le chef du mouvement qui instillait la peur dans le cœur de tous les nobles eandi des Terres du Devant, celui qui fomentait la rébellion, commanditait tous les crimes, manigançait dans l’ombre, habitait ici, dans son propre palais. Pourtant chaque fois, il renonçait. Il n’osait pas, bien sûr. Si le haut chancelier était bel et bien Tisserand – et le ministre en était désormais convaincu – il trouverait le moyen de tuer Kayiv, même percé à jour. Le ministre n’était d’ailleurs pas sûr de vouloir démasquer Dusaan, du moins pour l’instant. Depuis longtemps, Kayiv rêvait du jour où les Qirsi des Terres du Devant pourraient aspirer à un autre destin que celui de ministre ou amuseur de Festival que leur imposaient les enfants d’Ean. Mais il n’aimait pas le haut chancelier, et ce depuis le jour où il était entré au service de l’empereur, trois années plus tôt. Lorsque Nitara ja Plin avait mis un terme à leur amour et lui avait avoué son désir pour cet homme, cette inimitié s’était muée en haine. Il ne pouvait toutefois nier que le haut chancelier était doté d’une intelligence et d’une puissance sans pareilles. Si quelqu’un pouvait conduire les Qirsi à la victoire, c’était bien lui. Pourtant, même le mépris que lui inspiraient des nobles eandi tels que Harel ne dépassait pas la peur que lui inspirait Dusaan. Et lorsqu’il envisageait ce qu’impliquait le succès du mouvement pour son peuple, son impatience à bâtir ce futur glorieux était tempérée par ce qu’il devinait de l’homme appelé à devenir le premier roi qirsi des Terres du Devant. L’empereur faisait preuve de bêtise et de faiblesse. Les Solkariens d’Aneira n’étaient guère que des brutes dépourvues de la moindre culture, et les maisons majeures d’Eibithar montraient avec une belle constance qu’elles se préoccupaient davantage de leurs petites querelles minables et de leurs ambitions limitées que de diriger correctement leur peuple. Quant aux chefs des autres royaumes, ils ne valaient pas mieux. Neuf siècles de domination eandi avaient notoirement prouvé l’incompétence des enfants d’Ean dans le rôle de souverains. Dusaan valait-il mieux ? Tout ce que Kayiv savait de cet homme l’avait convaincu du contraire. Il avait vu combien le haut chancelier pouvait se montrer cruel, et il sentait que Dusaan serait un dirigeant brutal et sans pitié. Certes, il était qirsi. Mais un tyran restait un tyran, quelle que soit la couleur de ses yeux. Au cours du cycle dernier, Stavel jal Miraad, le plus âgé des chanceliers, était venu trouver Kayiv avec la preuve que Dusaan prodiguait des conseils erronés à l’empereur. Cette preuve avait achevé de le convaincre que le haut chancelier n’était autre que le Tisserand à la tête du mouvement qirsi. Depuis, en proie à ses doutes, le ministre se demandait s’il pouvait continuer à soutenir la cause qirsi, sachant où son triomphe conduirait, tout en s’interrogeant pour savoir s’il avait la force, ou le courage, de s’opposer à Dusaan pour peu qu’il le décide. À sa plus grande consternation, il en était venu à comprendre qu’il n’était qu’un lâche. La domination qirsi le séduisait tant qu’elle ne lui coûtait pas grand-chose, et il était prêt à laisser son pays souffrir aux mains d’un tyran plutôt que risquer sa vie en s’opposant à lui. Il ne s’étonnait pas, malgré les deux années qu’avait duré leur amour, et les innombrables nuits de passion qu’ils avaient partagées, que Nitara lui ait préféré Dusaan. Le haut chancelier dirigeait un mouvement qui pouvait bien changer le cours de l’histoire des Terres du Devant ; du reste, sa carrure et son abondante chevelure lui conféraient l’allure d’un véritable guerrier. Kayiv n’avait rien d’autre à lui offrir que son amour et son dévouement, deux choses dont elle semblait s’être lassée. S’il n’espérait plus retrouver l’affection de la ministre, depuis quelques jours, Kayiv entrevoyait pourtant le moyen de combattre le Tisserand sans s’exposer. Sa démarche était celle d’un lâche, il le savait, mais il préférait agir, même ainsi, plutôt que de laisser Dusaan conduire sans rien faire le pays à sa ruine. Curieusement, son plan ne lui demandait pas seulement de chercher de l’aide auprès de Stavel, mais aussi auprès des Eandi de la cour. Des soutiens auxquels le ministre n’aurait jamais songé avoir recours. Il haïssait les Eandi et demeurait convaincu que les Terres du Devant gagneraient beaucoup, et de loin, à voir ses royaumes dirigés par la noblesse qirsi. À Stavel il reprochait de faire partie – d’être le plus fidèle, en fait – des partisans de l’empereur. Le chancelier incarnait tout ce que Kayiv détestait dans l’histoire de son peuple sur les Terres du Devant. L’homme s’avilissait de sa propre obséquiosité. Lorsque des gens de son peuple accusaient certains des leurs d’être plus eandi que qirsi, ils pensaient certainement à des hommes tels que Stavel. Mais c’était pourtant le vieux chancelier qui lui avait révélé les manigances de Dusaan. Le haut chancelier incitait l’empereur à lancer son attaque contre Eibithar, prétendument au nom de tous les Qirsi de la cour. Bien qu’il eût préféré se tourner vers un autre Qirsi, s’il voulait déjouer les plans de Dusaan, Kayiv serait tôt ou tard obligé de se mettre en contact avec Stavel. De toute manière, personne d’autre ne pouvait l’aider. Mais pour y parvenir, il devait d’abord asseoir sa position à la cour de Harel. Et pour cela, il lui fallait l’aide du seul homme dont le soutien, peu de temps auparavant, lui aurait paru encore plus saugrenu que celui du vieux chancelier : Uriad Ganjer, le capitaine des armées de l’empereur. La rumeur disait que la décision impériale de précipiter l’invasion avait causé la fureur du capitaine, et que celle-ci était principalement dirigée contre Dusaan et le reste des Qirsi, qu’il tenait pour seuls responsables de cette aberration. Pour un Eandi, Uriad ne manquait pas d’intelligence. Bien que soldat, il ne cédait pas à la haine aveugle pour les Qirsi que Kayiv avait bien souvent observée chez d’autres militaires. Toutefois, en dehors des amabilités échangées lors d’un banquet, ou à l’occasion d’une rencontre dans les couloirs du palais, le ministre n’avait jamais eu l’occasion de s’entretenir avec lui. Le capitaine accueillerait sans doute avec méfiance toute ouverture de sa part. Le ministre espérait seulement que sa colère envers Dusaan, et son inquiétude quant à l’issue de l’invasion seraient plus fortes que sa suspicion. Plusieurs jours après avoir fait le choix de s’entretenir avec le capitaine, Kayiv cherchait encore le moyen de provoquer une telle conversation sans se montrer trop transparent. Mais leurs chemins se croisaient rarement, et ce sujet n’était pas de ceux que l’on aborde en passant, ou par hasard. Enfin, le huitième jour du déclin de la lune, après bien des tergiversations, il décida qu’il n’avait d’autre choix que d’aborder Uriad de front. Tôt dans la matinée il le trouva dans la cour centrale du palais, occupé à l’exercice de la garde impériale. La plupart des soldats vogueraient vers Eibithar dans quelques jours. Entre-temps, Uriad ne pouvait plus leur enseigner grand-chose. Kayiv comprenait toutefois son acharnement. Craignant que la décision précipitée de l’empereur ne compromette ses plans soigneusement élaborés, il puisait un certain réconfort dans la certitude qu’au moins ses soldats ne souffriraient pas d’un manque d’entraînement. À moins qu’il ne cherche simplement, à travers eux, à évacuer sa colère contre Harel et ses ministres. Quelles que fussent ses raisons, le capitaine surveillait ses hommes sans aucune pitié, les yeux plissés, comme s’il guettait la moindre opportunité de se mettre à hurler sur ses soldats. De temps à autre, il aboyait un ordre, et sa voix résonnait contre les murs de la cour. Devoir approcher cette figure impressionnante fit fléchir Kayiv. Il était sur le point de renoncer lorsqu’il imagina Nitara se moquer de sa lâcheté, si elle l’avait vu faire demi-tour. Alors il prit son courage à deux mains et rejoignit Uriad. Le capitaine le dépassait d’une tête. Le ministre, mortifié, comprit sa naïveté. « Les hommes ont l’air en forme, capitaine. » Uriad baissa les yeux sur lui, son visage allongé empreint de la plus grande sévérité. « Je suis certain qu’ils vont affronter cette guerre avec honneur », poursuivit le ministre. L’homme resta silencieux. Kayiv, à la torture, chercha le moyen le plus approprié de poursuivre la conversation. Il s’apercevait, mais un peu tard, que complimenter le capitaine sur l’entraînement de ses hommes n’était pas de nature à l’amadouer. Aux yeux du capitaine, il était de ces Qirsi qui s’étaient unis à Dusaan pour pousser l’empereur à précipiter son invasion. Son accueil plus que Spartiate n’avait rien d’étonnant. , « Quel dommage qu’au palais tout le monde ne se prépare pas avec le même sérieux. » Le capitaine lui décocha un nouveau regard avant de se tourner franchement vers lui : « Que voulez-vous, ministre ? » Dieux, que cet homme était grand ! « Simplement discuter, capitaine, répondit Kayiv en luttant contre son désir de détaler comme un lapin. Vous aurez peut-être du mal à me croire, mais je suis à vos côtés dans cette bataille. — Quelle bataille ? rétorqua l’homme, les sourcils froncés. De quoi parlez-vous ? » Kayiv, affreusement conscient de sa balourdise, grimaça. « Je sais que le haut chancelier a prétendu que nous soutenions tous l’empereur dans son entreprise, mais ce n’est pas le cas. Certains d’entre nous, beaucoup d’ailleurs, redoutent que ce changement de tactique ne conduise l’invasion à l’échec. » Uriad tourna son attention vers ses hommes. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était plus calme. « La stratégie reste valable. J’aurais voulu avoir plus de temps, mais l’invasion sera un succès. — Bien sûr qu’elle est valable, capitaine. Personne n’en doute. Mais si vous aviez plus de temps, le refuseriez-vous ? — Vous savez aussi bien que moi que la question ne se pose pas. — Mais le haut chancelier… — Le haut chancelier a seulement dit à l’empereur ce qu’il voulait entendre. Cela fait longtemps qu’il s’impatiente de mes délais. — Mais aurait-il changé d’avis sans les recommandations du haut chancelier ? — Où voulez-vous en venir, ministre ? Je vous le répète, la décision est prise. Vous et moi savons parfaitement que l’empereur ne changera pas d’avis. Les hommes sont prêts à appareiller vers les eaux de Galdasten. Ils vont même très probablement lever les voiles avant la fin du cycle. Alors la bataille navale contre les vaisseaux d’Eibithar sera engagée. Il est trop tard. — Rien ne vous permet de l’affirmer. Et quand bien même, ne trouvez-vous pas inquiétant que le haut chancelier dispose d’une telle influence sur l’empereur ? — Absolument pas. C’est son rôle. — Nous vivons une époque dangereuse, observa Kayiv. Ne craignez-vous pas de placer tant de pouvoir entre les mains d’un Qirsi ? Imaginez qu’un homme dans la position du haut chancelier ne partage pas les intérêts de l’empire ? Il pourrait, en déformant le conseil donné par ses collègues, abuser de son influence. » Le capitaine écarquilla les yeux. « Est-ce du haut chancelier que vous parlez ? — Ce serait une raison de s’inquiéter, n’est-ce pas ? — Répondez à ma question, ministre. Êtes-vous en train de parler du haut chancelier ? — Comme je vous l’ai dit, il a déclaré à l’empereur que tous ses ministres qirsi approuvaient le nouveau calendrier des opérations. Or il se trouve que ce n’est pas le cas. » Le capitaine fronça de nouveau les sourcils. « Ce n’est pas la même chose. Je n’imagine pas le haut chancelier rapporter à l’empereur vos discussions dans les moindres détails et chacun de vos points de vue. Son Éminence a autre chose à faire. Il me semble parfaitement normal qu’il se soit contenté de lui transmettre la conclusion à laquelle vous êtes arrivés. » Ils n’en avaient même pas parlé ! Mais Kayiv ne pouvait pas aller aussi loin. Du moins pour l’instant. « Nous ne sommes arrivés à aucune conclusion, se contenta-t-il de répondre. Le haut chancelier nous a imposé son point de vue, avant de le présenter à l’empereur comme le résultat d’une résolution commune. » Le capitaine sembla méditer ses propos avant de hausser les épaules. « Je ne suis pas certain de trouver cette attitude contestable. Je n’y vois rien de répréhensible. Il est votre supérieur au palais, il parle en votre nom. Il me semble normal que sa position, sur certains sujets, ait plus de poids que les vôtres. Même si, en l’occurrence, je suis très loin de partager son point de vue. — Vous ne comprenez toujours pas, soupira Kayiv en hochant la tête. — Alors dites-moi ce que vous avez derrière la tête et finissons-en ! s’emporta le capitaine. — Je ne peux pas. Vous ne le comprenez pas ? Le haut chancelier est un homme très puissant. Vous venez de le souligner, il est notre supérieur. Je… J’ai peur de lui, de ce qu’il peut me faire. — Quoi ? demanda le capitaine en plissant de nouveau les yeux. — Il peut demander et obtenir mon bannissement de la cour. » Et me tuer. « Croyez-vous sincèrement qu’il le ferait ? — Si je le défie ouvertement, oui. — Eh bien, je ne souhaite aucunement vous voir chassé du palais, mais je ne comprends toujours pas ce que vous attendez de moi. Je n’ai aucune influence sur le haut chancelier. Je le respecte, et je crois que c’est réciproque. Mais je ne me hasarderais pas à lui dire comment se conduire avec les autres Qirsi, pas plus que je ne supporterais qu’il m’apprenne comment entraîner mes hommes. — Je ne vous demande rien de tel, capitaine. Je souhaite simplement vous aider à convaincre l’empereur que l’invasion a plus de chance si nous revenons à votre plan initial. Je serais heureux de le rencontrer avec vous, et de lui faire savoir que certains Qirsi sont du même avis que vous à savoir que sa décision est une erreur. » Un sourire désabusé erra un instant sur les lèvres du capitaine. « Harel IV n’aime pas s’entendre dire qu’il se trompe. Nos têtes finiront au bout d’une pique. — Pas si nous mettons en avant que sa décision s’appuie sur un conseil fallacieux. Il ne peut tout de même pas s’en offenser. » Uriad, les lèvres pincées, jeta un regard sur ses hommes. « Nous avons encore plusieurs navires en construction à Finkirk. Dans un ou deux cycles lunaires, ils seront prêts à rejoindre les autres. Si nous attendons jusque-là, notre flotte sera plus forte que jamais. — Combien de navires ? — Quatre, répondit le capitaine en reposant les yeux sur lui. Les plus beaux navires de guerre qui auront jamais croisé dans les eaux des Terres du Devant. — Quatre, répéta Kayiv. De tels vaisseaux pourraient bien faire la différence. — Peut-être, en effet. — N’est-il pas de notre devoir d’en informer l’empereur ? » Un sourire sans joie étira les lèvres du capitaine : « Vous savez vous montrer très persuasif, ministre. J’aimerais savoir quel jeu vous jouez. — Je vous assure, capitaine, que… — Non, le coupa Uriad. Je ne suis peut-être pas aussi rompu que vous aux manigances de la cour, mais je sers le palais depuis assez longtemps pour avoir appris une ou deux choses. Vous voulez quelque chose. Peut-être pas de moi directement, mais vous semblez bien décidé à vous servir de moi pour l’obtenir. Cela me convient. Si votre désir d’aider l’empereur et de repousser l’invasion au moment le plus favorable est sincère, alors je vous appuie, dans les limites du raisonnable. Mais je n’agirai pas en aveugle. » Kayiv, ébranlé par la clarté du capitaine, se mordit les lèvres. « Je suis sincère, répondit-il. Je veux tout faire pour que l’invasion respecte votre calendrier. Pour le reste… C’est difficile à expliquer. — Essayez, lui offrit platement le capitaine. — C’est une affaire qirsi. — Dans ce cas, répliqua le soldat en se tournant vers ses hommes, je vous suggère de requérir l’aide de vos camarades ministres et chanceliers et de me ficher la paix. — Je vais aller les trouver, capitaine. Vous devez me croire. Mais j’ai besoin d’une personne extérieure à notre cercle. En substance, je vais m’élever contre le haut chancelier. Si je présente la chose ainsi à mes collègues, ils auront peur de s’allier avec moi. » Il n’hésita qu’un instant. Maintenant qu’il avait choisi cette voie, il était trop tard pour reculer. « S’ils vous savent avec moi, ils pourraient accepter de me suivre. — Et que ferez-vous d’une telle alliance, ministre ? » Je dénoncerai le haut chancelier pour ce qu’il est. « Je sonderai mes collègues de manière à déterminer s’ils sont effectivement de l’avis qu’on leur prête, et si par conséquent le conseil donné à l’empereur est fondé. Considérez les temps que nous traversons, capitaine. Pouvons-nous réellement nous permettre moins de prudence ? — Vous soulevez un point intéressant, commenta Uriad avec réticence. — Je ne peux pas vous assurer que nous parviendrons à faire fléchir Son Éminence sur l’invasion. Mais je vais m’y employer, et j’espère convaincre les autres ministres de se joindre à mes efforts. — Qu’attendez-vous de moi en retour ? — Je vous l’ai dit, votre aide me sera précieuse. Lorsque l’heure sera venue d’approcher l’empereur, j’ai besoin de savoir si vous serez à nos côtés dans la salle d’audience, et si vous nous soutiendrez. — Vous pensez que je peux vous protéger du haut chancelier. » Kayiv ne s’était pas montré très subtil, il fut pourtant déconcerté par la franchise et la perspicacité du capitaine. Si Dusaan était vraiment Tisserand, pas un habitant de toutes les Terres du Devant ne pourrait l’en protéger. Uriad n’en était pas moins le plus puissant des soutiens qu’il pouvait espérer. Terriblement isolé, il aurait accepté n’importe quelle amitié. « Je ne suis qu’un simple ministre, capitaine. J’ai quelque influence auprès de certains Qirsi, et je suis prêt à aller jusqu’au bout pour les convaincre, mais si je m’élève seul contre le haut chancelier, je serai immédiatement écrasé. Avec vous, mes chances de réussir augmentent considérablement. — Oui, je comprends, répondit le capitaine. Très bien, ministre, poursuivit-il après réflexion, vous pouvez compter sur moi. Voyez les autres Qirsi. Lorsque vous serez prêt à voir l’empereur, faites-le-moi savoir. L’heure venue, je vous accompagnerai. » Cet engagement dépassait toutes les espérances de Kayiv. « Merci, capitaine. Je vous en suis profondément reconnaissant. » Il aurait eu envie de s’incliner, ou de le serrer dans ses bras, tant son soulagement était grand, mais il se contint. « Merci », répéta-t-il avant de s’en aller à la hâte. Assuré du soutien du capitaine, il était pressé de retrouver la tranquillité de sa chambre afin de réfléchir au meilleur moyen de donner suite à son action. Il avait à peine parcouru quelques pas que déjà les cloches sonnaient onze heures sur la cité de Curtell, marquant le début de la réunion quotidienne de tous les ministres et chanceliers du palais dans le bureau de Dusaan. Kayiv jeta un regard inquiet autour de lui pour s’assurer qu’aucun Qirsi n’avait surpris sa conversation avec le capitaine. Il aperçut alors l’éclair d’une chevelure blanche disparaître dans la tour d’angle la plus proche de la salle ministérielle et des appartements du haut chancelier. Cela n’avait duré qu’une seconde, mais Kayiv, dont la mémoire était imprégnée du moindre contour de sa silhouette, l’avait reconnue. Nitara, bien sûr ! Nitara qui irait sans attendre rapporter ce qu’elle avait vu à Dusaan. Kayiv sentit ses jambes se dérober. Il n’avait rien fait de mal, se rassura-t-il. Rien qui puisse lui valoir le courroux du haut chancelier sans qu’il dévoile en partie sa nature. Qu’un ministre de l’empereur s’entretienne avec le plus important des conseillers militaires de Harel n’avait rien d’étonnant ni de répréhensible. Sauf que Kayiv et Uriad n’avaient jamais eu de rapports directs. Un détail que le haut chancelier n’ignorait pas, ou qu’il n’ignorerait plus longtemps. Sur ce point, Kayiv faisait confiance à Nitara. Et quand il apprendrait cette entrevue, Dusaan se poserait naturellement des questions sur leur conversation. Qu’est-ce que le ministre pouvait avoir à raconter au capitaine ? Un membre fidèle du mouvement éviterait de telles confrontations. Le ministre, brutalement conscient de son imprudence, ferma les yeux. Il aurait dû choisir un lieu plus discret, se rendre dans les quartiers privés du capitaine. Désormais, à l’affût du moindre écart, Dusaan allait le surveiller. Une surveillance qui allait rendre ses mouvements suivants beaucoup plus hasardeux. Sauf si Nitara ne disait rien, songea-t-il. Peut-être voudrait-elle l’épargner ? S’il restait quelque chose de l’affection qu’ils avaient un jour partagée, peut-être n’irait-elle pas tout raconter à Dusaan. Cette idée faillit le faire éclater de rire. Devant la porte du haut chancelier, il se donna une contenance puis entra et prit un siège près de la porte, le plus loin possible de Nitara. À cette réserve au moins, le haut chancelier s’attendait. La ministre le regarda s’installer, le visage impassible. Quant au haut chancelier, il salua son arrivée d’un bref mouvement de tête. La discussion fut sans intérêt. Ministres et chanceliers évoquèrent les préparatifs de l’invasion et le règlement apparent de la querelle survenue entre les seigneurs de Grensyn et Muelry qui occupait l’empereur et ses Qirsi depuis plus d’un cycle lunaire. Le temps s’écoula lentement. Kayiv passa le plus clair du sien à observer le haut chancelier, guettant le moindre signe de colère ou de soupçon à son égard. N’en découvrant aucun, il se demanda d’abord si Nitara avait gardé ce qu’elle avait vu pour elle. Puis il en vint à penser qu’il avait pu se tromper. La silhouette qu’il avait aperçue n’était peut-être pas la sienne. Ses peurs et son amour pour elle avaient pu lui jouer des tours… Lorsque Dusaan les congédia enfin, il se leva en toute hâte et se précipita vers la porte, bien décidé à rester aussi loin que possible du haut chancelier et de la ministre. Surpris ou non, il valait mieux ne prendre aucun risque. Mais Dusaan le retint avant qu’il ait pu mettre un pied dehors. Kayiv, pris de terreur, se retourna. « Voudriez-vous rester, je vous prie ? Je voudrais discuter de certaines choses avec vous. » L’apparente cordialité de son sourire ne parvenait pas à masquer sa froideur. Aux yeux de Kayiv, Dusaan avait tout d’une créature démoniaque, celles que Bian envoyait parfois punir les infidèles. « Bien sûr, haut chancelier », répondit-il, stupéfait de son propre calme. Il reprit place, conscient du regard intrigué de ses collègues, mais les yeux résolument baissés. Il ne les leva qu’au passage de Nitara. Elle le dévisagea avec une curiosité évidente, un léger sourire sur son adorable visage, mais garda le silence tandis qu’elle s’éclipsait. La porte se referma sur elle. Le haut chancelier, qui n’avait pas bougé, affichait le même rictus de prédateur. « Il y a longtemps que nous n’avons pas parlé, fit-il enfin. Presque un cycle lunaire. — Oui, haut chancelier. — Je me demandais si vous étiez toujours content de votre décision de rejoindre le mouvement. — Bien sûr que je le suis, haut chancelier. — En êtes-vous certain ? — J’ai rejoint la cause parce que je hais l’empereur, je hais ce que le règne eandi fait subir à ce royaume, comme à tous les royaumes des Terres du Devant. Cela n’a pas changé. — Je suis heureux de l’entendre, rétorqua le haut chancelier, mais quelque chose me perturbe. — Quoi donc, haut chancelier ? » Kayiv avait la bouche si sèche qu’il arrivait à peine s’exprimer. « Eh bien, si vous dites la vérité, pourquoi rencontrer le capitaine ce matin ? » Il ne pouvait nier. Dusaan l’aurait deviné et conclu le pire. « Je voulais m’entretenir avec lui de l’invasion, savoir où en sont les préparatifs. J’ai jugé plus utile de m’adresser directement à Uriad. » Le haut chancelier fronça les sourcils. « N’informé-je pas tous les ministres et chanceliers de tels détails ? Ne viens-je pas, à l’instant, dans cette même salle, de vous parler des préparatifs de la guerre ? — Si, naturellement, haut chancelier. Mais je pensais que peut-être des détails vous auraient échappé, des faits que vous auriez jugé inutile de nous transmettre, aussi suis-je allé voir directement le capitaine. Pardonnez ma présomption. » S’excuser semblait émousser efficacement la colère du haut chancelier. « Je n’ai rien à vous pardonner, ministre. Vous êtes libre de parler à qui vous voulez. — Merci, haut chancelier. — Que vous a-t-il dit ? » Kayiv sursauta. « Je vous demande pardon ? — Le capitaine. Que vous a-t-il dit de l’invasion ? » Dusaan le testait-il ? Gardait-il en effet des informations pour lui, des informations qu’Uriad n’aurait pas hésité à lui transmettre ? « Très peu de chose, haut chancelier. En tout cas rien que vous ne nous ayez déjà dit. Il semble en effet que j’aie perdu mon temps. » Le haut chancelier demeura silencieux. « Il m’a dit que les préparatifs se déroulent bien et que les hommes seront prêts à appareiller quand l’empereur en donnera l’ordre. C’est tout. — Vraiment ? À ce qu’on m’a dit, vous avez discuté longtemps avec Uriad. » Une goutte de sueur brûlante coula de sa tempe à sa mâchoire. Il l’essuya du bout des doigts, d’un geste qu’il espérait désinvolte. « Je vous assure que nous n’avons parlé que des hommes et de leur entraînement. Je lui ai posé quelques questions pour la forme, il valait mieux de ne pas soulever le sujet trop brusquement. Je ne voulais pas éveiller ses soupçons. — Bien sûr. » Le ministre aux abois avait l’impression de s’enfoncer dans des sables mouvants. Dusaan ne croyait pas un mot de ses explications. Ce fut peut-être la raison qui le poussa à poursuivre. « En fait, notre conversation s’est révélée très agréable. — Vraiment ? » répéta Dusaan, étonné. « Oui. Je le trouve intelligent pour un Eandi, et moins méprisant envers notre peuple que certains de sa race. — Je l’ai remarqué », fit le haut chancelier sans paraître pour autant satisfait. Kayiv qui avait lancé cette remarque en désespoir de cause s’apercevait avec stupéfaction qu’elle lui avait probablement sauvé la vie. Le capitaine, qu’il espérait utiliser pour le protéger, venait exactement de remplir son rôle, et bien plus tôt qu’il ne l’aurait imaginé. Enhardi, il poursuivit : « Il semble que la décision de l’empereur de hâter l’invasion ne lui plaise pas, et il en veut aux Qirsi de l’avoir conseillé en ce sens. Je me suis efforcé de le persuader que nous espérions seulement voir ses plans porter leurs fruits, et je crois avoir commencé à le convaincre, en fin de compte. Avec un peu de temps, je suis sûr de gagner sa confiance. — Voyez-vous ça ! — Si j’y parviens, ce serait sans doute une aubaine pour le mouvement. — Oui, j’imagine. — Dois-je comprendre que vous m’autorisez à entretenir ces conversations ? » Dusaan, les prunelles brillant d’une fureur contenue, le dévisagea quelques instants. « Oui, je suppose que vous le pouvez. Tenez-moi informé, évidemment. — Certainement, haut chancelier », répondit-il. Il hésita avant d’ajouter : « Y a-t-il autre chose ? — Non, ministre, vous pouvez partir. » Kayiv se leva et se dirigea vers la porte. Ses mains ne tremblaient plus de peur, mais d’excitation. Il sentait les yeux perçants du haut chancelier dans son dos, mais parvint à sortir sans se retourner. Dans le couloir, alors qu’il regagnait sa chambre, il s’autorisa un sourire. Il ne s’était pas montré franchement courageux – il ne serait jamais assez vaniteux, ou assez stupide, pour croire une telle qualité à sa portée – mais il avait vaincu le haut chancelier. Il n’avait pas seulement avoué qu’il nouait des liens avec Uriad, il s’était débrouillé pour obtenir la bénédiction de Dusaan. Que le haut chancelier sache, ou croie savoir, ce qu’Uriad et Kayiv s’étaient dit n’avait aucune importance. Désormais, dans son esprit, le capitaine et le ministre étaient liés. Cela suffisait pour assurer la sécurité de Kayiv. Du moins pour l’instant. Dans le couloir de sa chambre, Nitara l’attendait, négligemment adossée à côté de sa porte. Il ralentit, consterné par l’emballement de son cœur à sa seule vue. « Que t’a-t-il dit ? » s’enquit-elle sans changer de position. Un pied contre le mur, sa jambe repliée laissait deviner le galbe parfait de sa cuisse. Il aurait dû l’ignorer, ou bien lui dire que sa conversation avec le haut chancelier ne la regardait pas. Il en était incapable. Au lieu de cela il passa devant elle, ouvrit la porte et, accablé par sa propre faiblesse, l’invita à entrer. Elle hésita, puis s’écarta gracieusement du mur et pénétra dans la pièce. Kayiv la suivit et ferma la porte. « Il voulait savoir pourquoi je discutais avec le capitaine, répondit-il. — Et que lui as-tu répondu ? » Sa lâcheté avait quand même ses limites. « Qu’est-ce que cela peut te faire ? » Elle haussa les épaules, et se mit à déambuler, impatiente, dans la chambre. « Rien. Je suis curieuse, c’est tout. — Il t’a demandé de me surveiller ? C’est pour ça que tu es allée tout lui raconter ? » Ses joues s’enflammèrent. L’espace d’un instant, Kayiv crut qu’elle allait nier. Mais elle sourit, un sourire cruel, froid et suffisant. « Je le lui ai dit parce qu’il doit savoir ce genre de choses. Même si ta conversation avec le capitaine n’était qu’un échange de politesses, le haut chancelier doit être au courant. » Ses yeux brillèrent, son sourire s’approfondit. « Et, de toute évidence, votre conversation dépassait le cadre de la courtoisie. Vous aviez presque l’air de comploter. — Je suis heureux de voir combien ton dévouement à la cause est absolu. — Il l’est, Kayiv, l’assura-t-elle avec ardeur. N’en doute pas une seconde. Tu as compté pour moi, mais ça ne m’empêchera pas de servir le mouvement. — Est-ce un avertissement ? — Si tu es assez stupide pour en avoir besoin d’un, oui. Que faisais-tu avec lui ? — C’est le serviteur du mouvement qui m’interroge ou… l’amie ? — Quelqu’un qui a juré de mettre un terme au règne eandi sur les Terres du Devant, tout comme toi. » Elle détourna les yeux. « Et quelqu’un qui ne te veut pas de mal. » Il attendait ces mots depuis si longtemps. Mais Kayiv, malgré le soutien du capitaine, restait soumis à la peur que lui inspirait le haut chancelier. Le plaisir que lui procuraient les dernières paroles de Nitara n’effaçait pas la terreur qui lui nouait les entrailles. « Il ne m’arrivera rien, affirma-t-il d’un ton qu’il voulait courageux. J’interrogeais Uriad sur le déroulement des préparatifs, c’est tout. Quand tu parleras avec Dusaan, et je sais que tu vas le faire, il te dira la même chose. Il te confiera aussi qu’il m’a donné l’autorisation de poursuivre ma relation avec le capitaine. — Dusaan t’a demandé de parler avec lui ? s’étonna Nitara. — Ce matin, j’ai agi de ma propre initiative. Mais j’irai bientôt le revoir, et cette fois pour le compte du mouvement. — Pourquoi Uriad avait-il l’air si remonté contre toi ? » Le rayon de soleil qui passait à travers l’étroite fenêtre de sa chambre illuminait ses cheveux blancs. Ils brillaient dans la pénombre sous l’éclat de Panya, la lune pâle. Kayiv se ressaisit. Cette femme avait cessé de lui appartenir. Elle avait épousé le mouvement dont elle s’était faite, avec ferveur, la plus fidèle servante, et elle était désormais, pour lui, la menace la plus dangereuse du palais. « Il en veut à tous les Qirsi du palais, répondit-il en se détournant. Il est persuadé que c’est à cause de nous que l’empereur a décidé de précipiter l’invasion. » Leurs regards se croisèrent un instant. De nouveau, il détourna les yeux. « J’imagine que c’était le but de Dusaan, non ? — Il a ses raisons », répliqua-t-elle sur la défensive. Kayiv regretta de n’avoir pas gardé sa réflexion pour lui ; il ne voulait pas ce genre de dispute. « Je m’en doute, fit-il. J’essayais seulement de t’expliquer pourquoi Uriad était furieux. — Je ferais mieux de partir. — Oui. » Nitara se dirigea vers la porte et l’ouvrit prestement. Elle s’arrêta sur le seuil. « Il va te surveiller, le prévint-elle sans se retourner. Il… C’est ce qu’il attend de moi. — Je comprends. » Elle acquiesça, puis disparut. La porte claqua. Il aurait dû être habitué à la douleur qui lui comprimait la poitrine ; il l’éprouvait chaque jour depuis celui de leur séparation, qui lui paraissait si lointain. Peut-être ne s’y ferait-il jamais… Pour tenir à distance l’apitoiement qui s’abattait sur lui chaque fois qu’il songeait à leur rupture, il se concentra sur ses paroles. Ils allaient le surveiller. Ses prochains mouvements seraient plus délicats. Depuis qu’il avait pris sa décision, il savait que le soutien d’Uriad ne serait pas le plus ardu, ni le plus problématique, des enjeux à résoudre. Il devait aussi trouver Stavel et le convaincre, lui et autant de Qirsi que possible, de le rejoindre dans son opposition au Tisserand. Une voix lui criait d’arrêter, d’oublier cette folie et de suivre Dusaan, quel que soit l’avenir qu’il leur réservait. Il ne devait rien à l’empereur ni à son peuple. Même si Dusaan s’avérait être un tyran – et chaque jour qui passait l’en assurait davantage – au moins serait-il qirsi. N’était-ce pas préférable à l’actuelle situation de Braedon ? En réponse, le visage cramoisi de Nitara à la seule mention du haut chancelier se dessina devant ses yeux. Il voulait se persuader qu’il n’agissait pas uniquement par jalousie, ou que la souffrance de leur séparation n’avait rien à voir dans ses manœuvres. Mais tout était inextricablement mêlé : son amour brisé, sa haine pour Dusaan, sa soif de vengeance, sa crainte de ce que pouvaient devenir les Terres du Devant sous le joug du haut chancelier, son désir désespéré de voir Nitara revenir vers lui… Cette confusion était épuisante. Inutile de chercher à comprendre son comportement, ses motivations, ni ce qu’il espérait obtenir, il savait simplement qu’il devait agir. Autrement dit, entrer rapidement en contact avec Stavel 6 Le lendemain matin, la plupart de ses résolutions s’étaient envolées, le laissant en proie à des doutes qui menaçaient de ruiner tout ce qu’il avait entrepris la veille. Conscient que l’action était le meilleur des remèdes, le ministre se força à quitter son lit. Dusaan l’avait autorisé à entretenir des relations avec le capitaine. Bien décidé à profiter de l’opportunité que lui offrait le haut chancelier, le ministre se prépara en hâte et traversa les couloirs et les cours du palais à la recherche d’Uriad et de ses hommes. Il devait parler au capitaine. Le voyant arriver, Uriad se rembrunit et se dirigea résolument vers lui. Les deux hommes se rencontrèrent assez loin des soldats et des oreilles indiscrètes. « Vous avez déjà parlé aux autres ? s’enquit le capitaine. — Eh bien… non. Pas encore, mais… — Alors pourquoi venir me voir ? — Pour rien, capitaine. Je pensais juste… après notre conversation d’hier… — Nous ne sommes pas amis, ministre, trancha le soldat. Vous êtes venu me demander mon aide, et je vous ai donné ma parole que, l’heure venue, je marcherai à vos côtés. En attendant, je considère que l’empereur déclenchera l’invasion à la date prévue. Je dois entraîner mes hommes. Je n’ai pas de temps à perdre en bavardages inutiles. — Bien sûr. Je… — Bonne journée, ministre. » Kayiv n’eut pas le temps de répondre que déjà Uriad retournait vers ses hommes. Le ministre aurait parié que Nitara l’observait ; il sentait son regard, aussi brûlant que les rayons du soleil, peser sur lui. Elle devait bien rire. Toutes les inquiétudes que sa conversation de la veille avaient inspirées au haut chancelier n’allaient pas tarder à s’envoler. Mortifié, il regagna sa chambre et attendit les cloches de onze heures. Il assisterait à l’audience quotidienne des ministres, puis il trouverait le moyen de rencontrer Stavel. Lorsque l’heure vint enfin, il se pressa d’enfiler les couloirs jusqu’au bureau du haut chancelier, inquiet de savoir si Nitara l’avait déjà informé de ce qui s’était déroulé dans la cour. Mais un seul ministre était présent dans la pièce, et ce n’était pas elle. Comme à son habitude, Dusaan l’accueillit d’un signe de tête. Les autres ministres et chanceliers arrivèrent. Nitara, comme il l’avait fait la veille, choisit le siège le plus éloigné de lui que possible. Kayiv surprit le regard qu’elle échangea avec le Tisserand, mais il ne sut comment l’interpréter. Le conseil prit fin plus tôt que jamais. Dusaan les renvoya bien avant les cloches de midi. Kayiv suivit les autres. Il s’apprêtait à attirer l’attention de Stavel lorsqu’il s’aperçut que Nitara le talonnait, aussi garda-t-il le silence. L’idée que d’autres Qirsi pouvaient le surveiller le frappa soudain. Au cours du dernier cycle lunaire, Dusaan avait parfaitement pu enrôler d’autres ministres ou chanceliers dans la cause. Il jugea plus sage d’attendre et de suivre le vieil homme jusqu’à sa chambre. Mais Stavel descendit jusqu’aux jardins, traversa la cour d’enceinte et quitta le palais pour la cité de Curtell. Kayiv n’en demandait pas tant. Si Nitara le suivait, elle ne pourrait surprendre leur conversation sans se montrer. Pris d’un regain d’espoir, Kayiv se dirigea vers la ville, à une distance suffisamment respectable du chancelier pour donner à leur rencontre une allure de hasard. Sur la place du marché, Stavel s’arrêta devant l’étal d’un marchand de jouets en bois. Kayiv ralentit, prêt à feindre le plus parfait étonnement. Mais au moment de passer à l’action, de donner corps à ses plans, il sentit de nouveau la peur resserrer ses terribles mâchoires et faillit passer son chemin. Ce que Stavel, s’il en jugeait à l’expression qui se peignit sur son visage à la vue du jeune ministre, aurait sans aucun doute préféré le voir faire. Rassemblant le peu de courage qui lui restait, Kayiv le salua d’un ton chaleureux en s’arrêtant devant lui. « Bonjour, chancelier. J’ignorais que vous aviez des enfants. — Je n’en ai pas, répondit le vieil homme embarrassé. Je suis venu… marcher un peu. J’ai toujours aimé regarder ces babioles. — Je vous comprends, le rassura Kayiv en se tournant vers le marchand. Vous êtes un artiste. — Je me contente de les vendre, répondit l’homme avec l’accent épais du sud de Wethyrn. Ils sont fabriqués par un artisan du sud, de Caerisse, je crois. Ils sont en chêne de Trescarri, un bois particulièrement dur à travailler. Cinq qinde la pièce, ajouta-t-il. — Je vois. » Stavel, saluant le marchand de la tête, s’éloigna. Kayiv lui emboîta le pas. « Vous venez souvent par ici, chancelier ? — Quand les devoirs de ma charge me le permettent. » Stavel regardait devant lui et sa voix était dénuée de chaleur. « Et vous ? demanda-t-il pourtant. — Pas aussi souvent que je le voudrais. » Ils marchèrent en silence jusqu’à un étalage d’argenterie, essentiellement des bijoux de femmes, et quelques armes, devant lequel Stavel fit une halte. Kayiv se surprit à admirer un collier qu’il y avait encore un cycle lunaire ou deux il aurait songé à offrir à Nitara. En relevant les yeux, il s’aperçut que Stavel était parti. Il se dépêcha de le rejoindre. « Puis-je faire quelque chose pour vous, ministre ? s’enquit le chancelier alors qu’il arrivait à sa hauteur. Dans le cas contraire, je préférerais rester seul. » Le jeune ministre, effrayé par ce qu’il était sur le point d’entreprendre, hésita. « En fait, s’entendit-il répondre, j’ai une question à vous poser. — De quoi s’agit-il ? — Je me demandais si vous aviez discuté avec d’autres chanceliers du déclenchement précoce de l’invasion. » Stavel, son visage perdant le peu de sa couleur habituelle, s’écarta de l’étal et se tourna vers le ministre. « Pourquoi l’aurais-je fait ? interrogea-t-il d’une voix basse et tendue. — Je pense que vous le savez. — Le haut chancelier prétend que le conseil lui en a été donné par tous ses Qirsi. — Précisément. — Je n’en ai parlé à personne. Lorsque je suis venu vous interroger, vous m’avez répondu que vous aviez abordé cette question lors d’une conversation privée avec le haut chancelier juste après notre conseil ce jour-là. Vous m’avez expliqué qu’il s’agissait d’un simple malentendu. — Oui, je m’en souviens. Je vous ai menti », ajouta-t-il. Kayiv, qui s’attendait à essuyer la colère du chancelier, vit la terreur prendre possession de ses traits. « Je ne veux pas le savoir, se hâta de répondre le vieil homme. — Je crois que vous devriez. — Pourquoi ? — Parce que c’est de la sûreté de l’empire qu’il est question, et au-delà, de celle de toutes les Terres du Devant. — Je ne comprends pas. — Ce jour-là, le haut chancelier et moi avons parlé d’un sujet personnel sans aucun rapport avec l’empereur ou l’invasion. Je ne vous ai rien dit parce qu’à cette époque, j’étais favorable au nouveau calendrier des hostilités. Un mensonge que j’en suis venu à regretter, depuis. Non pas que j’adhère particulièrement à la stratégie initiale, mais parce que je crains que l’empereur ne soit manipulé. S’il a été porté à croire que cette décision vient de nous tous, qui sait ce qu’on lui a raconté d’autre ? » Stavel regarda autour de lui, puis invita le ministre à le suivre. Ils quittèrent la place du marché et s’éloignèrent jusqu’à une ruelle étroite, serrée entre deux façades de pierre. « Vous craignez que le haut chancelier ne lui mente ? — Je n’en suis pas sûr. C’est une possibilité. Pour être honnête, chancelier, je n’ai pas une très haute opinion de l’empereur. Je trouve son manque de sagesse… déconcertant. Que, de temps à autre, Dusaan le pousse dans certaines directions est sans doute justifié. Mais le cas échéant il est d’autant plus nécessaire de nous consulter. Si l’empereur a besoin d’être guidé, ce soutien devrait venir de tous ses Qirsi, pas d’un seul. — L’empereur a choisi Dusaan comme haut chancelier, ministre. Quels que soient nos sentiments pour cet homme, nous devons accepter ce choix et vivre avec. — Je le sais, répliqua Kayiv. Je ne mets pas en cause le droit du haut chancelier à prodiguer ses propres conseils à l’empereur. Mais le laisser prétendre qu’il parle en notre nom à tous est très différent. De toute évidence, Dusaan craignait que sa seule recommandation ne suffise à convaincre l’empereur de revenir sur les plans. Sinon, il n’aurait pas pris la peine de lui mentir. Il se sert de nous pour tromper l’empereur. Je n’aime pas ça. — Alors dites-le-lui. — J’ai peur. Je ne suis qu’un ministre, chancelier, et je n’ai aucune envie de m’opposer seul au premier d’entre nous. Je serais vite banni du palais. — Si vous espérez m’envoyer au combat à votre place, je vous arrête tout de suite. — L’empereur vous a parlé, c’est vous qui avez porté le mensonge de Dusaan à ma connaissance. — Oui, mais… — Vous êtes chancelier, vous jouissez d’une grande influence auprès des autres. Si vous leur apprenez la façon dont Dusaan s’est comporté, comment croyez-vous qu’ils réagiront ? — Je ne sais pas. » Sa réponse manquait de conviction, aussi Kayiv poussa-t-il son avantage. « Ils seront en colère, ils voudront une explication, savoir pourquoi Dusaan a avancé un tel conseil sans les consulter. — Je crains Dusaan autant que vous, répliqua le vieil homme. Il a le pouvoir de bannir n’importe lequel d’entre nous, ministre ou chancelier. Je suis le plus ancien, mais je ne suis pas pour autant à l’abri de sa colère. — C’est pour ça qu’il faut d’abord parler avec les autres. Si vous vous adressez à tous les chanceliers, il ne pourra rien contre vous, pas sans l’approbation de Harel. Et je doute fort qu’il souhaite aborder ce sujet avec l’empereur. » Stavel le dévisagea avec curiosité. « Que voulez-vous, ministre ? — Je vous l’ai dit. Je n’aime pas l’idée que l’empereur puisse être manipulé de cette façon. — Ce n’est pas tout. — Si, répondit Kayiv en détournant les yeux. — Vraiment ? Nous sommes rarement du même avis, vous venez vous-même d’avouer que vous n’avez pas une très haute opinion de Harel, et vous trouvez normal que, de temps à autre, Dusaan “le pousse dans certaines directions”. J’ai du mal à croire que vous nourrissiez brusquement de tels scrupules. » Kayiv avait espéré qu’ils n’en viendraient pas là, mais il s’y attendait. Sa vie était déjà en jeu, mais il pouvait encore reculer. Il n’avait rien commis d’irréversible. Ce qui, dans quelques instants, ne serait plus le cas. Si Dusaan apprenait ses manigances, plus rien ne le protégerait de la fureur du Tisserand. « Croyez ce que vous voulez, répondit-il sans masquer sa terreur. — Très bien. Gardez vos motivations, mais ne comptez pas sur moi pour vous aider. » Sur ces mots, le chancelier tourna les talons. Kayiv le laissa s’éloigner de quelques pas puis l’appela par son prénom plutôt que par son titre. « Je vais vous les dire, mais vous devez me jurer le silence. — Vous avez ma parole. » Le jeune homme, conscient de franchir le point de non-retour, prit une profonde inspiration : « Je crains que la tromperie du haut chancelier ne cache autre chose que son seul désir d’influencer l’empereur. — Que voulez-vous dire ? — Allons, chancelier, ne me dites pas que vous ne comprenez pas. — Je ne… » Il s’interrompit, les yeux écarquillés. « Vous le tenez pour un traître ! — Je me pose la question, oui. — Parce qu’il ment à l’empereur sur l’invasion ? — Je pense qu’il ment sur d’autres sujets. — En êtes-vous certain ? — Non. Mais réfléchissez, chancelier. Pourquoi ment-il ? — C’est peut-être une méprise. — J’y ai pensé, mais avez-vous vu le haut chancelier commettre une seule erreur, et d’une telle ampleur ? — Non, se renfrogna Stavel. Je ne crois pas. — Moi non plus. — Pourtant… — Le succès de l’invasion dépend de son calendrier, et la hâte de l’empereur inspire une inquiétude considérable au capitaine. Il me l’a dit lui-même. — Vous en avez parlé avec lui ? — Oui. Il est très soucieux, et nous devrions tous nous inquiéter. Car si le haut chancelier a infléchi la décision de l’empereur en sachant pertinemment que son conseil conduira l’invasion au désastre, je ne donne pas cher de l’empire. — Que Qirsar nous vienne en aide ! — Vous comprenez combien il est urgent que nous examinions cette affaire au plus vite. Il ne s’agit peut-être que d’un malentendu, et je l’espère, mais s’il s’agit d’autre chose, nous devons le savoir, et avertir l’empereur. — Alors, il est inutile de confronter Dusaan, il faut aller directement chez l’empereur. » Kayiv dissimula son soulagement. « Vous croyez ? — Bien sûr ! Si le haut chancelier est un traître, et que nous l’insinuons devant lui, il trouvera le moyen de tirer son épingle du jeu. En allant nous-mêmes voir l’empereur, nous lui lions les mains. — Et s’il n’est pas un traître, s’il ne s’agit que d’une erreur ? — Nous aurons dérangé l’empereur et irrité le haut chancelier pour rien. Mais vu les circonstances, c’est un risque à courir. — Vous avez certainement raison, approuva Kayiv, songeur. Alors, êtes-vous prêt à en parler aux autres chanceliers ? — Oui, et de votre côté, vous devriez en toucher deux mots aux ministres. Il serait bon de demander une audience collective, et de nous montrer soudés. » Kayiv regretta immédiatement de ne pas avoir anticipé ce détail. Il n’y avait que cinq ministres parmi les nombreux Qirsi de l’empereur, et l’une d’entre eux – Nitara – était du côté de Dusaan. S’il approchait l’empereur avec Stavel au nom des ministres le haut chancelier apprendrait aussitôt sa trahison. Nitara l’en informerait d’ailleurs avant toute audience possible. « Les ministres ne comptent pas vraiment beaucoup aux yeux de l’empereur, chancelier, tenta-t-il. Je ne suis pas sûr qu’il soit très utile de les impliquer. — Vous avez peur, fit Stavel en souriant. Moi aussi. Mais nous devons agir de conserve. C’est beaucoup plus sûr pour tout le monde. — Et s’il y a des traîtres parmi les ministres ? » interrogea Kayiv au comble du désespoir. Stavel le considéra avec attention. « Avez-vous des raisons de croire qu’il y a d’autres traîtres à la cour ? » Il faillit tout lui avouer, preuve s’il en fallait de la terreur que lui inspirait Dusaan. Mais son attachement à Nitara prit le dessus. « Non. — Alors, c’est un risque à courir, ministre. Vous devrez également reprendre contact avec le capitaine. Nous serons en bien meilleure position s’il nous soutient. — Je crois qu’il le fera. » Ils n’avaient plus rien à se dire, aussi quelques secondes plus tard les deux hommes se séparèrent-ils. Stavel reprit sa promenade vers le marché et Kayiv, qui craignait d’apercevoir Nitara ou pire, Dusaan, retourna au palais jetant de temps à autre des regards nerveux derrière lui. À la nuit tombée, le palais bruissait de rumeurs annonçant une mystérieuse rencontre entre les chanceliers. Stavel avait honoré sa parole sans perdre un instant. Kayiv n’eut d’autre choix que d’appeler à une réunion des ministres. Elle eut lieu le lendemain matin dans la chambre de Kayiv. Il était tôt, trop tôt s’il en jugeait à leurs visages fatigués, mais il avait tenu à leur parler avant les cloches de onze heures. « De quoi s’agit-il, Kayiv ? demanda Gorlan, le plus âgé du groupe et celui qui comptait le plus d’années au service de Harel. — Attendons un peu », répondit-il, un œil sur la porte, guettant l’arrivée de Nitara. Gorlan opina, comme les deux autres, Rov et B’Serre. Quelques instants plus tard, on frappait à la porte. Sur l’invitation de Kayiv, Nitara pénétra dans la chambre. Elle avait natté ses cheveux, et ses yeux luisaient comme des torches. Choisissant de s’asseoir à l’écart, elle se percha, telle une colombe, sur le rebord de sa fenêtre. « Nous sommes tous là, constata B’Serre. Parlez maintenant. » Kayiv acquiesça, les yeux posés sur Nitara. « Il y a près d’un cycle lunaire, commença-t-il en revenant aux autres, le chancelier Stavel est venu me trouver après une courte entrevue qu’il venait d’avoir avec l’empereur. Son Éminence semblait convaincue que la suggestion de hâter l’invasion d’Eibithar était partagée par tous ses Qirsi. — Mais nous n’en avons jamais parlé ! — Voilà justement ce qui inquiétait Stavel. — Vous dites que cela remonte à un cycle ? s’étonna Gorlan. — Oui. — Et ce n’est que maintenant que nous l’apprenons ? — C’est ma faute. Je pensais alors que c’était une sage décision. Bien que la liberté du haut chancelier à la présenter comme le résultat d’une réflexion commune me soit clairement apparue, je n’y ai vu aucun mal. Étant donné que j’avais eu moi-même une discussion privée avec le haut chancelier sur un autre sujet juste après notre propre réunion ce jour-là, j’ai dit à Stavel que nous avions parlé de l’invasion et que l’empereur s’était sans doute trompé en supposant que tous les Qirsi étaient au courant. » Il haussa les épaules avant de reprendre : « Stavel a accepté mes explications. J’en ai déduit que l’affaire était close. Mais hier, pour la première fois depuis les faits en question, il m’en a reparlé. Il semble qu’il n’a pas oublié l’écart du haut chancelier. — Et c’est heureux, trancha Gorlan d’une voix dure. Si le haut chancelier souhaite donner des conseils à l’empereur, qu’il le fasse, mais il n’a pas le droit de parler en notre nom sans nous solliciter d’abord. Et très franchement, ministre, vous me décevez. J’aurais pensé que vous réagiriez comme moi, et préféré que vous n’attendiez pas si longtemps pour nous mettre au courant. » Kayiv, ravi de cette réaction, fit de son mieux pour paraître contrit. Lorsque Nitara ferait le compte rendu de leur réunion à Dusaan, elle soulignerait sans aucun doute le reproche de Gorlan. « Vous avez raison, répondit-il. J’ai eu tort. Je vous présente à tous mes excuses. — Et que propose Stavel ? » demanda Nitara. Leurs regards se croisèrent. Aussitôt, il détourna le sien. « Veut-il évoquer cette question avec le haut chancelier, poursuivit-elle, et le prier à l’avenir de nous consulter avant de faire part de ses suggestions à l’empereur, ou bien veut-il aller plus loin ? — Je crains qu’il ne s’agisse pas seulement de la susceptibilité du chancelier. Stavel craint que Dusaan se soit déjà comporté de cette façon par le passé et il se demande si la conduite du haut chancelier n’aurait pas d’autres motivations que son arrogance. — Ce qui veut dire ? » questionna Rov. Nitara, dont le visage s’était empourpré, hochait doucement la tête, comme pour mettre Kayiv silencieusement en garde. « Qu’il pense que le haut chancelier est peut-être un traître. — Par les démons et toutes les flammes ! — Et moi, je pense que le chancelier laisse ses peurs obscurcir son jugement, constata B’Serre. — Je suis d’accord », renchérit Nitara avec un regard lourd de menaces pour Kayiv. Le ministre resta silencieux, tout comme Gorlan qui n’avait manifesté de surprise à aucun moment. À l’instar de Stavel, il devait nourrir des doutes sur la loyauté du haut chancelier. « Alors Stavel souhaite parler à l’empereur, conclut Nitara. — Je crois que c’est son intention, oui. Je suppose qu’il veut aussi que nous l’accompagnions pour ne pas être seul à soulever ces soupçons. » Il songea évoquer le soutien du capitaine, mais il se ravisa. Mieux valait ne pas tout révéler à Nitara. « Je n’irai pas ! s’exclama la jeune femme. Le haut chancelier n’est pas un traître, et je ne participerai certainement pas à cette odieuse campagne de calomnie. — Moi non plus, fit B’Serre plus posément. Si j’avais la preuve qu’il trahit l’empire, ce serait différent. Mais son seul tort, c’est d’avoir prétendu parler en notre nom à tous. — Son seul tort ? répéta Gorlan scandalisé. Vous n’allez tout de même pas fermer les yeux là-dessus ! — Non, et si Stavel veut en discuter avec le haut chancelier, je serais heureuse de le soutenir, poursuivit B’Serre, mais de là à l’accuser de traîtrise devant l’empereur… — C’est votre point de vue, Rov ? » L’homme, visiblement déconcerté, regardait ses mains. Après quelques instants de réflexion, il opina. « Je n’apprécie guère qu’il mente à l’empereur, surtout sur un tel sujet, mais je ne suis pas prêt à l’accuser de trahison. » Kayiv enregistra sa réponse d’un hochement de tête. « Gorlan ? — Il semble que je sois le plus troublé d’entre vous, mais je ne m’élèverai pas seul contre le haut chancelier, surtout s’il s’agit de mettre sa loyauté en doute. — Très bien, conclut Kayiv en masquant sa déception. Je dirai à Stavel que nous ne souhaitons pas déranger l’empereur à ce sujet. — Mais je pense qu’il faut aller voir l’empereur, contesta Gorlan. Il doit savoir que, sur le calendrier de l’invasion, nous ne sommes pas tous du même avis que le haut chancelier. — Ce n’est pas à nous d’aller trouver directement l’empereur, plaida Nitara d’une voix empreinte d’un léger abattement. Nous devons d’abord en parler avec le haut chancelier, et lui dire qu’à l’avenir, nous préférerions qu’il nous consulte avant de donner de telles recommandations en notre nom. » Gorlan refusa. « Cela ne suffit pas. Si le haut chancelier nous a utilisés par le passé, ce ne sont pas nos protestations qui l’empêcheront de recommencer. » Il balaya la pièce du regard, à la recherche d’un soutien. « Vous ne pensez pas qu’il est de notre devoir de prévenir l’empereur de l’attitude de Dusaan ? » Kayiv, plus qu’heureux de laisser Gorlan argumenter à sa place, resta muet. Les autres l’imitèrent. Rov, enfin, rompit le silence. « Il devrait sans doute être informé, commença-t-il prudemment. L’idée d’aller le voir sans prévenir Dusaan ne me réjouit guère, mais dans ce cas, ce pourrait être justifié. » Gorlan tourna un regard interrogateur vers B’Serre. « Je ne suis pas très à l’aise, fit-elle. — Vous préférez le laisser prétendre parler en notre nom à tous, même si c’est faux ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit, rectifia-t-elle. Mais pour être franche, je n’ai aucune envie de provoquer la colère du haut chancelier. J’aime vivre au palais et servir l’empereur, je ne veux pas risquer l’exil pour une blessure d’amour-propre. — Pourquoi ne pas attendre la décision des chanceliers ? suggéra Rov. Si nous allons tous voir l’empereur, les risques que la fureur du haut chancelier s’abatte sur un seul d’entre nous seront amoindris. Sauf pour vous et Stavel, bien sûr », ajouta-t-il en s’adressant à Kayiv. Ce dernier eut un sourire triste. « Je suis d’accord, approuva B’Serre. — Moi aussi », fit Gorlan. Ils se tournèrent vers Nitara. « Je pense que c’est une très mauvaise idée, mais il semble que je sois la seule. Faites ce que vous jugez bon. — Bien, tout est donc réglé, conclut Kayiv. J’irai voir Stavel, et je vous informerai de la décision des chanceliers. D’ici là, je crois qu’il vaut mieux rester discrets sur notre discussion. » Il ne doutait pas que Nitara ferait un rapport complet à Dusaan, mais les autres s’attendaient à une mise en garde de ce genre. Ils acquiescèrent, même Nitara, puis se levèrent. Kayiv, qui s’était imaginé que celle-ci s’empresserait d’aller trouver Dusaan, eut la surprise de la voir s’attarder sur le rebord de la fenêtre. « Tu es donc devenu fou ? lui demanda-t-elle après qu’il eut fermé la porte sur leurs collègues. — Que veux-tu dire ? — Ne fais pas l’innocent ! D’abord le capitaine, maintenant cette réunion. Personne ne va croire que Stavel a tout organisé, et Dusaan moins que quiconque. — C’est pourtant le cas. L’empereur a parlé à Stavel, et Stavel est venu me voir. C’est lui qui est à l’origine de cette situation. — Et combien de temps as-tu passé à le convaincre de discuter avec les chanceliers ? » Le sang pulsant dans ses veines, il détourna les yeux. « Tu dis n’importe quoi. — C’est encore à cause de nous, Kayiv ? Est-ce la jalousie qui te pousse à attaquer le haut chancelier à tout prix, ou s’agit-il d’autre chose ? — Je te l’ai dit, c’est Stavel qui a tout déclenché, pas moi. Et ça n’a rien à voir avec nous. Stavel est venu me voir. Que pouvais-je lui répondre ? Que ça ne valait pas le coup de s’inquiéter, comme tu le prétends ? Ne sens-tu pas combien c’est ridicule ? Le haut chancelier ment à l’empereur, et Stavel l’a compris. — Et alors, s’emporta Nitara, n’est-ce pas ce qu’il fait tous les jours ? Tu penses peut-être qu’il a tort ? Mais enfin, regarde qui il est, ce qu’il espère accomplir ! Bien sûr qu’il ment ! C’est toi qui es complètement stupide ne pas le comprendre. — Ce mensonge-là est différent. Tu l’admires, il est parfait, brillant, mais en l’occurrence, il s’est trompé et s’est fait prendre. C’est sa faute, pas la mienne. Et si tu étais si maligne, tu ne le défendrais pas avec autant d’acharnement. Parce que s’il est démasqué, tu le seras aussi. — Et tu te crois à l’abri ? — Je ne suis pas sûr que cela ait encore la moindre importance », répondit-il. Elle le dévisagea avec un dégoût évident, puis se leva et passa devant lui. « Tu es complètement fou. — Si je compte encore un tant soit peu pour toi, Nitara, ne parle pas de cette réunion à Dusaan avant que nous ayons rencontré Harel. » Elle s’arrêta un bref instant, mais ne fit aucun commentaire, puis se dirigea vers la porte et s’en alla. L’assemblée des ministres et chanceliers n’eut rien d’exceptionnel ce jour-là. Bien que Kayiv eût du mal à se convaincre de son ignorance, Dusaan ne manifesta aucun signe qu’il fût au courant des discussions entre ses ministres et ses chanceliers. Il mit toutefois un terme rapide à leur conseil. Étant donné qu’il en avait fait autant la veille, Kayiv fut incapable d’en déduire quoi que ce soit. Il nota cependant que le haut chancelier ne l’avait pas regardé une seule fois, pas plus que Stavel. Lorsqu’il quitta le bureau, il vit Nitara s’attarder près de la porte, dans l’espoir sans doute de s’entretenir avec le haut chancelier après le départ des autres. Le ministre quitta le palais avant de rebrousser chemin pour entrer par une autre porte et rejoindre, sans être vu, la chambre de Stavel. Il avait à peine frappé que la porte s’ouvrait. Stavel le tira vivement à l’intérieur, les yeux pleins d’effroi, et son visage gris marbré de deux taches vives sur les joues. Il semblait au comble de la panique. « Il sait ! s’exclama le vieil homme dans un souffle dès qu’il eut fermé la porte. Dusaan sait tout ! » Kayiv, avec un petit haussement d’épaules, demanda d’une voix posée : « Comment pouvez-vous en être aussi certain ? — Vous n’avez pas vu ? Vous n’avez pas vu comment il m’a traité ? — Il ne vous a même pas regardé. — Justement ! On ne peut pas continuer ! — Si c’est votre sentiment… — Mon sentiment ! s’exclama le pauvre homme. Vous n’avez donc pas peur de lui ? » Bien sûr que si. Dusaan était bien plus qu’un chancelier arrogant ou même un simple traître. Il aurait été idiot ne pas en être terrifié. Il se sentait pourtant étrangement calme, comme s’il s’était su à l’abri. « Qu’ont décidé les chanceliers, hier ? s’enquit-il sans répondre à sa question. — Ils ne croient pas en sa traîtrise. Ils sont outrés de ce qu’il a dit à Harel, mais ils ne souhaitent pas l’affronter ni, en l’occurrence, solliciter une audience à l’empereur. Et vous ? demanda-t-il après une profonde inspiration qui parut l’apaiser, comment les ministres ont-ils réagi ? » Kayiv sourit tristement. « Ils ont décidé de ne prendre aucune décision avant de connaître la position des chanceliers. Il semble que tout dépende de nous. — Je viens de vous le dire, nous ne pouvons pas continuer. Cet homme n’est pas un traître et, après une nuit de réflexion, je pense que son comportement ne vaut pas que nous allions plus loin. » Kayiv n’était pas surpris. Dusaan était un personnage important au palais. Tous les Qirsi de Harel savaient que leur maintien à la cour, ou leur bannissement, relevait du bon vouloir du haut chancelier. Kayiv, dont le succès de l’entreprise dépendait depuis le début du courage de ses collègues, aurait dû deviner qu’elle était vouée à l’échec. Il ne pouvait cependant se défendre de la colère qui l’étreignait. Il se sentait trahi. « Très bien, chancelier, fit-il en posant la main sur la poignée. Le sujet est donc clos. — Un des chanceliers m’a dit que vous aviez tout combiné parce que Dusaan vous a pris Nitara. » Le jeune homme fit volte-face. « C’est faux ! s’exclama-t-il en sentant le feu lui monter aux joues. — Vous voulez vous venger, et vous m’avez utilisé. — Dusaan nous a menti à tous ! Je trouve cette attitude intolérable. — Je ne suis pas sûr de vous croire. » Kayiv, impuissant, secoua la tête. Dusaan l’avait vaincu, et sans le moindre effort. Ses liens avec le capitaine pouvaient le protéger un certain temps, mais le haut chancelier finirait par le tuer. D’ici là, il ferait de lui un paria. La plus sage des attitudes aurait été de quitter la cour au plus vite, afin d’éviter l’humiliation, mais surtout de sauver sa propre vie. « Aucune importance, murmura-t-il. Mais par curiosité, qui vous a dit ça ? — Pourquoi voulez-vous le savoir ? » Parce que ce Qirsi était peut-être un traître, lui aussi. « Peu importe. » Il quitta le chancelier et regagna sa chambre. À peine entré, il vit le morceau de parchemin sur son lit. Son cœur s’arrêta. Il avança d’un pas, puis d’un autre. Redoutant de découvrir une lettre de menace du haut chancelier, il fut soulagé de lire un mot qui ne venait pas de Dusaan mais de Nitara. Son apaisement toutefois fut de courte durée. Nitara serait allée raconter leur discussion de la matinée au haut chancelier, comme elle lui aurait rapporté les paroles qu’il avait prononcées ensuite contre lui. Il n’en doutait pas une seconde. Il lui semblait également clair qu’elle jouerait un rôle dans le châtiment que Dusaan choisirait de lui infliger. Il envisagea brièvement la possibilité de fuir sans attendre. Mais la perspective de ne plus jamais la revoir était trop lourde. Viens dans ma chambre immédiatement. Très bien. Ce serait la dernière chose qu’il ferait pour elle. Il se dirigea vers sa porte, prit le temps d’attacher une dague à sa ceinture, et suivit la direction de la chambre de Nitara. « Entre », fit-elle dès qu’il eut frappé. Il obéit, saisi par l’odeur de son parfum qui flottait dans la pièce. Elle se leva et tourna vers lui un visage pâle, effrayée, comme Stavel un peu plus tôt. Mais Kayiv constata, le cœur serré, que ces émotions la rendaient encore plus belle. « Merci d’être venu. — Tu lui as tout raconté, n’est-ce pas ? — Je n’avais pas le choix. — Bien sûr, fit-il dans un rire âpre. — Je te jure que c’est vrai, Kayiv. Je ne voulais pas le lui dire, mais il m’a demandé de rester. Quand nous avons été seuls, il m’a ordonné de lui rapporter tout ce qui a été dit pendant notre réunion. » Elle fit un pas dans sa direction, puis sembla hésiter. Elle détourna les yeux. « J’ai peur pour toi. Tu devrais quitter Curtell. » Il sentit sa gorge se serrer. « Pourquoi ? parvint-il à articuler Qu’a-t-il dit ? — Rien de spécial. J’imagine qu’il pense que j’éprouve encore des sentiments pour toi. Il m’a posé des questions, puis il m’a congédiée. Son comportement m’a paru étrange. Je crois qu’il a l’intention de te tuer. » Kayiv hocha la tête. Il n’y avait là rien de surprenant. « Et Stavel ? — Je ne pense pas qu’il s’en prenne à lui. Il le tient pour un vieil imbécile. Toi, tu t’es tourné contre lui. Tu as rejoint son mouvement, et puis tu l’as trahi. Il se vengera de ton sang. » Encore une fois, son calme l’étonna. Il avait déjà compris qu’il devait quitter le palais, mais curieusement, ce départ semblait ne plus l’affecter. « Il suppose donc que tu as encore des sentiments pour moi. Est-ce vrai ? » Sa question n’avait pas franchi ses lèvres qu’il craignait déjà la réponse. « Je ne sais pas. Je ne crois pas. Une chose est sûre, c’est que je ne veux pas en avoir. — Mais s’il se le figure, tu peux être en danger, toi aussi. » Il n’hésita qu’une seconde. « Viens avec moi. — Non. J’ai lié mon sort à celui du mouvement. Je ne pense pas qu’il s’en prenne à moi. Il ne m’aime peut-être pas comme je l’espérais, mais il a besoin d’alliés à la cour, et il sait que je le servirai fidèlement. » L’entendre parler en ces termes du haut chancelier le fit cruellement souffrir, mais elle se montrait plus honnête qu’il n’eût été en droit de l’attendre. « Je comprends. » Ils se dévisagèrent en silence, jusqu’au moment où Kayiv détourna les yeux. « Je ferais mieux de partir. — Oui. » Ils ne firent pas un geste. « Serre-moi dans tes bras, lâcha-t-elle enfin. Après tout ce que nous avons partagé, tu ne peux pas me quitter comme ça. » Il sourit et avança vers elle, les bras ouverts pour l’accueillir. Elle souriait aussi, ses yeux pâles plongés dans les siens. C’est à cause de ce regard qu’il ne vit la lame dans sa main qu’au moment où elle lui transperçait le cœur. Il n’eut pas le temps de réagir. Elle passa son bras libre autour de son cou, l’attira sans ménagement contre elle et étouffa de ses propres lèvres le cri qui naissait dans la gorge du jeune homme. Elle recula sans le lâcher, l’entraînant avec elle. Ses jambes heurtèrent le rebord du lit et elle tomba à la renverse. Kayiv, impuissant, s’effondra sur elle. La chute enfonça le couteau un peu plus profondément dans sa chair. Il voulut lui serrer la gorge, mais déjà, la vie le quittait. Ses pensées se succédaient dans un tourbillon de souffrance. Comme il avait été naïf de croire qu’Uriad pouvait le protéger ! Comme il avait été aveugle d’imaginer qu’elle ne tuerait pas pour Dusaan. « Pauvre Kayiv, murmura-t-elle à son oreille. Tu voulais tellement croire que je t’aimais encore. » De toutes les forces qu’il lui restait, il essaya de l’étrangler, de l’emporter avec lui dans le royaume de Bian, mais il ne sentait plus ses mains. Seule demeurait la douleur qui lui transperçait la poitrine, et sa voix, qui s’éloignait comme le reflux de la marée. « Il m’a chargée de te montrer le sort que le mouvement réserve aux traîtres ; et de te dire que, pendant que tu souffriras, livré aux mille tourments du Royaume du Dessous, nous – ceux que tu as trahis – bâtirons l’avenir glorieux des Qirsi, ici, sur la terre d’Elined. Penses-y au moment d’affronter le Trompeur. » Il y avait tant de choses qu’il aurait voulu lui dire, tant de malédictions qu’il aurait voulu attirer sur sa tête. Mais alors que son dernier souffle franchissait ses lèvres, seuls sortirent les mots : « Je t’aimais tant. » Lorsqu’elle se fut assurée de sa mort, elle se dégagea et se leva vite, légèrement étourdie par l’effort. Ses vêtements étaient ensanglantés, ses mains tremblaient, mais les gardes ne seraient pas surpris. Elle déchira sa chemise à l’épaule, n’hésitant pas à découvrir sa poitrine, puis prit la dague de Kayiv et s’infligea des lacérations juste au-dessus du sein, à l’épaule et sur le dos de la main avant de lancer le couteau à côté du lit. Après réflexion, elle se mordit la lèvre jusqu’au sang. Jugeant la mise en scène crédible, elle se dirigea alors vers la porte, l’ouvrit et poussa un cri désespéré. Sa chambre fut bientôt envahie de soldats. Dans le couloir, ministres et chanceliers jetaient sur elle des regards pleins d’horreur. Le capitaine lui-même s’approcha, grave et silencieux. « Il a tenté de me violer », répétait-elle le visage baigné de larmes. Ils la croyaient. Qui, la voyant, aurait douté de sa parole ? Le Tisserand finit par arriver, lui aussi, comme il l’avait promis. Le visage ciselé empreint de sévérité, il se montra très peu loquace. Mais elle savait qu’il était satisfait. Il avait qualifié cette mission de test, une façon de prouver son attachement à la cause qirsi. Elle avait espéré qu’il y verrait plus que ça. Un geste d’amour, la preuve qu’elle était prête à tout pour lui plaire et le servir. Après ce qui lui parut une éternité, les gardes quittèrent sa chambre, emportant le corps de Kayiv enveloppé dans ses draps, et promettant d’envoyer des serviteurs pour terminer le nettoyage. B’Serre lui proposa de rester avec elle, mais elle la renvoya, prétextant l’épuisement, le besoin d’être seule. Elle ferma la porte et s’y adossa, luttant contre un nouvel accès de vertige. Elle avait cru vouloir être seule. Elle se découvrait incapable de détacher les yeux du sang séché qui maculait le sol de sa chambre, assaillie par l’unique souvenir qu’elle ne voulait pas garder de cette journée. Elle aurait préféré qu’il l’insulte, qu’il la maudisse. Ces invectives eussent été celles d’un lâche, ou d’un traître, faciles à supporter et aussi vite oubliées. Je t’aimais tant. Elle haïssait ce qu’il était devenu, ce que sa faiblesse l’avait obligée à faire. Mais elle ne savait pas comment elle oublierait ces mots prononcés dans son dernier souffle. 7 Solkara, royaume d’Aneira Même dans son rêve, debout devant la silhouette noire qui se découpait sur l’aveuglante lumière, Pronjed jal Drenthe sentait sa main trembler. Comme si l’os, ressoudé après avoir été brisé, se souvenait de la souffrance infligée par la colère du Tisserand. Le vent qui soufflait sur la plaine herbeuse semblait particulièrement froid. Le ciel était aussi plus menaçant, plus noir que dans ses autres rêves. Il aurait dû écouter les instructions de son chef, mais la pulsation douloureuse de sa main vibrait jusque dans son cerveau, mobilisant toute son attention. Il se demandait si le Tisserand en était responsable, s’il lui infligeait cette épreuve dans le seul but de lui rappeler sa précédente défaillance et le châtiment qui l’attendait s’il commettait un autre faux pas, ou s’il était seulement victime de sa propre terreur. Le Tisserand comptait sur lui pour déclencher une guerre civile en Aneira. Il croyait que Numar de Renbrere, le régent de la jeune reine Kalyi, se fiait à lui et l’écouterait lorsqu’il lui conseillerait de prendre des mesures plus sévères contre les maisons qui s’opposaient à l’alliance de leur royaume avec l’empire de Braedon. En vérité Numar ne lui avait jamais fait confiance, pas plus que Henthas, le duc de Solkara. Depuis un cycle lunaire, ses discussions avec le régent étaient devenues de plus en plus pénibles. Au point que Pronjed en était arrivé à chercher n’importe quel prétexte pour les éviter, malgré les attentes du Tisserand. Deux jours plus tôt, le premier matin du déclin de la lune, dans l’espoir d’apprendre ce que le régent réservait aux ducs de Dantrielle, Orvinti et Tounstrel qui persistaient à s’opposer à la guerre annoncée, le ministre avait essayé d’employer la magie de la persuasion sur Numar. Par le passé, le régent s’était livré à lui sans aucune résistance ou presque. Mais ce jour-là, Pronjed avait été incapable de voir clair dans son jeu. Et parce qu’il avait semblé lui résister en connaissance de cause, il craignait que Numar n’ait saisi la nature de son don. Il tâchait de se persuader du contraire. La magie de l’illusion, le pouvoir de contrôler les pensées et les souvenirs d’autrui, était bien plus efficace quand la victime ignorait qu’elle était manipulée. Pour cette raison, Pronjed avait d’ailleurs toujours, et soigneusement, dissimulé ce talent. Il ne comprenait pas comment le régent aurait pu en avoir connaissance. Sa méfiance à l’égard de Pronjed était peut-être devenue si tenace qu’elle le protégeait des intrusions du ministre. Mais il lui semblait plus probable qu’il s’était trahi, qu’en utilisant son don de persuasion, il avait oublié d’effacer le souvenir de leurs discussions. Quelle que fut l’explication, Pronjed n’avait plus accès aux réflexions de Numar, et se trouvait incapable de vaincre sa défiance. Certes, le régent pouvait bien engager Aneira dans la guerre civile de son propre chef, mais Pronjed était impuissant à le diriger dans cette direction. Il ne pouvait, naturellement, avouer cette défaillance à l’homme qui se tenait devant lui, celui qui avait conjuré ce vent glacial et ce ciel noir, celui qui avait un jour brisé sa main d’une seule pensée. Le Tisserand se précipiterait sur l’occasion pour lui infliger de nouvelles souffrances. Pronjed n’avait aucune envie de lui faciliter la tâche. « Le régent a-t-il reçu un courrier de Braedon ? » demanda le Tisserand. Cela, au moins, Pronjed le savait. « Oui, Tisserand. Le message de l’empereur est arrivé il y a trois jours. Numar a déjà mis en branle les préparatifs de guerre. — Bien. Est-il au courant de l’opposition de Dantrielle et d’Orvinti à cette guerre ? — Oui, Tisserand. Il la connaît depuis un certain temps. — Tu lui as conseillé d’être inflexible avec les rebelles ? — Bien sûr. — Va-t-il l’être ? » Pronjed déglutit péniblement. C’était idiot de mentir au Tisserand, mais en l’occurrence, la vérité lui semblait aussi dangereuse. « Tu hésites, constata le Tisserand d’une voix aussi dure que les blocs de roches qui parsemaient la plaine. Pourquoi ? — Cela fait quelques jours que je n’ai pas parlé au régent, Tisserand. » Il ponctua ses paroles d’un petit rire désespéré. « Comme tous les Eandi, ses intentions changent d’un jour à l’autre. Il est difficile d’affirmer avec certitude l’attitude qu’il adoptera. — Raison de plus pour jouer les ministres vigilants, Pronjed. Ce n’est pas le moment de laisser l’ignorance et la désinvolture entraver nos efforts. — Il reste attaché à l’alliance avec Braedon, s’empressa de rappeler le ministre, anxieux de prouver qu’il avait accompli une partie de sa mission. — L’alliance ne suffit pas. La guerre ne suffit pas. La chute rapide d’Eibithar aux mains de l’empire et d’Aneira serait bien plus néfaste pour notre cause que pas de guerre du tout. Tu le comprends, n’est-ce pas ? » Le Tisserand ne lui laissa pas le temps de répondre. « Je veux une guerre longue, Premier ministre, une guerre sans fin et meurtrière. Je veux l’armée d’Aneira divisée et affaiblie. C’est la raison pour laquelle l’opposition de Dantrielle et d’Orvinti à cette guerre est importante. Et c’est pour cela que le régent doit être convaincu qu’il faut écraser les ducs rebelles. Ou du moins essayer. J’espérais que tu l’aurais compris. Dis-moi que je ne me trompe pas. — Bien sûr que non, Tisserand, répondit Pronjed en courbant l’échine en prévision du coup qu’il attendait. Je comprends parfaitement vos attentes. » Le silence du Tisserand s’éternisa au point que Pronjed craignit pour sa vie. « Et la fille ? s’enquit-il enfin. — La fille ? — La reine, imbécile ! Numar a-t-il toujours l’intention de la tuer, ou laissera-t-il son frère s’en charger ? — Je… crois qu’il… que, heu… Le régent pense qu’elle lui est plus utile vivante que morte. Il suppose que les ducs toujours fidèles à la couronne seront moins enclins à se retourner contre lui s’il reste régent. Si elle meurt, qu’ils le soupçonnent ou non, ils ne verront en lui qu’un nouveau despote de Solkara. Tant qu’il mène la guerre au nom de la reine, les ducs le suivront. C’est en tout cas ce qu’il croit. — Tu n’es pas du même avis ? » Pronjed, se sentant plus sûr sur ce terrain, haussa les épaules. « Il parle au nom de la reine aujourd’hui, enfin il le prétend, cela n’empêche pas Tebeo et ses alliés de défier son autorité. — Et Henthas ? » Le ministre sentit son appréhension renaître. Au château de Solkara, de tous ceux qu’il cherchait à manipuler – Numar, Chofya, et même Kalyi – Henthas, le frère du régent et du défunt roi Carden III, se révélait le plus difficile à contrôler. Il n’était fidèle à personne et n’éprouvait d’affection pour aucun des membres de la famille royale. L’ambition elle-même n’expliquait pas certains de ses actes. Une fois, le ministre avait pensé faire de lui un allié, mais cela n’avait guère duré : aucun accord n’était possible avec cet homme. Il lui semblait que Henthas n’était guidé que par la malveillance, et le désir pervers d’infliger le mal partout où il pouvait. Rien d’étonnant à ce qu’on le surnommât, dans tout le pays, le Chacal. Il aurait assassiné la fille avec bonheur pour peu qu’il pût en faire porter le chapeau à son frère, même au prix de la Suprématie de Solkara. Le ministre encore une fois envisagea brièvement de mentir. Mais il n’était pas tenu de tout savoir. « Pour être honnête, Tisserand, je ne peux être catégorique quant aux intentions du duc. C’est un homme étrange, vicieux, même pour un noble eandi. Je ne doute pas qu’il puisse se révéler utile un jour ou l’autre, mais pour l’heure, je ne saurais pas comment l’utiliser. — Alors continue de l’observer. Tu possèdes le don de l’illusion, pratique-le sur lui. » Évidemment, un Tisserand ne pouvait ignorer ses pouvoirs. « Je ne suis pas sûr, Tisserand. J’emploie ce don avec Numar. Les deux frères, malgré leur défiance mutuelle, se rencontrent assez souvent et, jusqu’ici, j’ai jugé plus prudent de ne faire usage de mes dons que sur un seul d’entre eux. — Je comprends. Mais l’heure de la prudence est révolue. Est-ce clair ? » Les mains de Pronjed se mirent à trembler, il maudit sa lâcheté. « Oui, Tisserand. — L’heure que nous attendons approche, ministre. Tu as de la chance que je n’aie pas le temps de te remplacer. Sinon, tu mourrais. C’est la seule raison de ma clémence. — Qu’ai-je fait, Tisserand ? » demanda-t-il d’une voix tremblante. Un coup sur la tempe le fit vaciller, un autre le jeta à terre. « Ne joue pas avec moi, imbécile ! Croyais-tu vraiment pouvoir me tromper ? » Un troisième coup, dans les entrailles, l’empêcha de répondre. Pronjed sentit son estomac se révulser et il vomit, recroquevillé sur lui-même. Le Tisserand n’avait pas fait un geste. Il lui fallut du temps pour retrouver ses esprits. La douleur qui lui tenaillait le ventre et martelait ses tempes régressa lentement, sous l’œil impassible du Tisserand. Malgré l’ombre qui le protégeait, Pronjed percevait le plaisir qu’il éprouvait devant ses souffrances. « C’est grave ? finit-il par demander. — Je vous… demande… pardon ? — Tes rapports avec le régent. Tu disais ne pas lui avoir parlé depuis plusieurs jours. Le fait est qu’il ne te parle plus du tout, n’est-ce pas ? » Pronjed, craignant le nouveau coup qui le jetterait à terre, se remit péniblement sur pied. « Non, il me parle encore, mais il me dit très peu de choses. — Qu’as-tu appris avec ton pouvoir d’influence ? » Le ministre retint son souffle. Il ne risquait pas de mentir une nouvelle fois au Tisserand, mais il redoutait tout autant sa réaction devant la vérité. « Rien récemment, Tisserand. Il a trouvé le moyen de résister à mon pouvoir. — Tu t’es montré imprudent. » Percevant le mépris, le ministre faillit se récrier mais baissa les yeux. « Oui, Tisserand, sans doute. — Raison de plus pour employer ta magie avec son frère. Il se peut qu’il en sache plus que toi, maintenant. — Oui, Tisserand. — Ce que tu m’as dit de la fille tout à l’heure, que le régent se sent plus en sécurité tant qu’elle demeure en vie, c’est vrai ? — Oui, je le crois. Elle lui sert de bouclier. Le durcissement des ducs rebelles l’oblige à se protéger derrière elle, et derrière sa mère, Chofya, que les nobles continuent d’apprécier. — La mère, songea le Tisserand. Elle soutient la guerre ? — Je n’en suis pas sûr. Depuis que sa fille est montée sur le trône, et que Numar a pris la régence, elle reste en retrait. Je crois qu’elle accorde toujours sa confiance au régent, mais j’ai du mal à imaginer qu’elle envisage cette alliance avec Braedon avec beaucoup d’enthousiasme. Je ne suis sûr que d’une chose : elle nourrit pour Henthas une haine féroce, et elle redoute ce qu’il peut faire à sa fille. — Te fait-elle toujours confiance ? — Oui, Tisserand, je crois bien. — Alors ta défaillance vis-à-vis du régent pourrait être moins grave que je ne l’ai d’abord supposé. Parle avec elle. Dis-lui que la guerre, en cas de victoire, rejaillira sur sa fille, qu’elle sera le prélude à un règne long et prospère. Elle pourra peut-être convaincre Numar là où tu as échoué. » Pronjed, conscient qu’un faux pas lui vaudrait la mort immédiate, ravala sa colère. « Oui, Tisserand, fit-il entre ses dents serrées. Je vais m’en occuper tout de suite. — Je n’en attends pas moins. » Une seconde plus tard, le ministre se réveillait en sursaut. Sa chemise de nuit, ses cheveux étaient humides de sueur. Sa tête et son ventre le faisaient cruellement souffrir, mais il était vivant. Vivant et entier, se dit-il au souvenir de son pouce brisé. Il n’était pourtant pas naïf au point de mettre la clémence du Tisserand sur le compte de sa bienveillance. Le Tisserand l’avait épargné parce qu’il avait besoin de lui. Il avait déclaré que sa guerre contre les Eandi approchait. Cette imminence ne lui avait pas seulement sauvé la vie, elle avait aussi, très probablement, empêché le Tisserand de lui infliger des blessures plus graves, des blessures qu’il aurait eu le plus grand mal à expliquer. Or ce n’était pas le moment d’éveiller des soupçons. Mais qu’adviendra-t-il de moi le jour où cette guerre sera terminée ? Le seul moyen d’assurer sa sécurité, c’était d’exécuter les volontés du Tisserand, et de se rendre indispensable au mouvement. Il se leva et se vêtit, résolu à rendre visite sans attendre à la reine mère. Chofya n’avait pas beaucoup d’influence auprès du régent, il le savait, mais ses liens avec elle demeuraient forts. Lui parler restait le meilleur moyen de débuter ce qui s’annonçait comme une longue et pénible journée. Le meilleur et le seul. Chofya, dans les jardins, surveillait les premières plantations de la saison. La température était déjà très douce, et les martinets revenus depuis peu sur Solkara, noirs comme de la poix et vifs comme l’argent, zébraient le ciel d’azur. « Bonjour Altesse », salua Pronjed en approchant. Abritant ses yeux noirs derrière sa fine main, Chofya leva la tête. Elle portait une robe brune très simple et des chaussures de cuir souple, comme la plupart des travailleurs affairés autour d’elle. Mais ses traits raffinés, et ses longs cheveux noirs retenus par un cordon dans son dos et son allure la distinguaient nettement des femmes du peuple. Elle avait encore un port de reine. « Bonjour, Premier ministre. Kalyi n’est pas ici. Je crois qu’elle est en compagnie de ses tuteurs. — En fait, Altesse, c’est vous que je viens voir. — Moi ? s’étonna-t-elle avec un froncement de sourcils. — Oui, pourrais-je m’entretenir avec vous quelques instants ? » Elle jeta un regard hésitant aux jardiniers. Puis elle suivit le ministre vers un coin éloigné du jardin. « Il s’est passé quelque chose ? demanda-t-elle alors qu’il s’arrêtait près d’une plate-bande encore vierge pour se tourner vers elle. — Non, Altesse. Pas encore. Mais vous savez certainement que nous sommes sur le point d’entrer en guerre. — Oui, bien sûr, répondit-elle d’une voix soucieuse. Il n’y a rien que je puisse faire pour l’empêcher. » Il la dévisagea avec une stupeur feinte. « L’empêcher ? Pourquoi voudriez-vous l’empêcher ? » Elle détourna le regard. « Quelle importance, Premier ministre ? Je ne suis plus reine, et alors, mes opinons n’avaient aucune importance. Mon rôle politique s’est limité à installer Kalyi sur le trône. Et c’est probablement aussi bien. » Pronjed se maudit d’avoir entamé aussi maladroitement leur conversation. Il devait s’allier la reine, et voilà qu’il éveillait son amertume, la rendait encore moins disposée à évoquer le sujet dont il voulait l’entretenir. « Pardonnez-moi, Altesse. Je n’aurais pas dû réagir de cette façon. Dites-moi pourquoi vous mettez en doute le bien-fondé de cette guerre. — Je récuse toutes les guerres, Premier ministre. Je l’ai toujours fait, même si du vivant de Carden je gardais mes réflexions pour moi. — Ne pensez-vous pas qu’une victoire contre Eibithar puisse renforcer le royaume ? Ne croyez-vous pas qu’elle pourrait assurer un règne heureux à votre fille ? — Peut-être. — Et pourtant, vous vous y opposez. » Elle le dévisagea, cherchant à percer ses intentions. « Vous tenez vraiment à savoir pourquoi je suis contre ? — Bien sûr. Altesse. — Très bien. Mon mari considérait la guerre comme la solution à tous les problèmes. Il n’a jamais utilisé la diplomatie, ni maîtrisé les aspects les plus subtils du gouvernement. Il a dirigé Aneira par la menace et la violence. Une attitude qui lui valait la crainte et la haine de tous ses sujets. Kalyi n’est peut-être pas encore reine, mais sa régence a débuté. Elle va consacrer les six prochaines années de sa vie à apprendre l’art de gouverner. Tout ce qu’elle verra au cours de ces années va la former, déterminer le style de son règne. Je ne veux pas qu’elle dirige Aneira comme son père. Je ne veux pas qu’elle lance son armée ou ses assassins chaque fois qu’elle rencontrera un problème avec un de ses ducs, ou les royaumes voisins. » Pronjed, soupesant ses propos, resta un moment silencieux. Chofya ne serait jamais de son côté dans ce combat. Du moins pas en connaissance de cause. « Vous me prenez pour une imbécile, commenta-t-elle, un léger sourire aux lèvres. — Pas le moins du monde, Altesse. Au contraire, je pense que la reine a de la chance de vous avoir. — Mais vous n’êtes pas d’accord pour autant. » Il confirma d’un bref hochement de tête. « J’ai peur que oui. J’espère que Kalyi deviendra la reine que vous souhaitez. Mais dans le cas qui nous occupe, je trouve la guerre justifiée. Nous avons l’occasion d’affaiblir Eibithar, peut-être même de le détruire. Nous débarrasser d’un ennemi aussi puissant, n’est-ce pas donner à la reine tous les atouts pour régner dans la paix et la clémence ? — Peut-être, répéta Chofya. Mais si nous parvenons à nous débarrasser de la menace au nord, combien de temps nous faudra-t-il avant d’en affronter une autre, venue de Sanbira, d’Uulrann, ou même de Braedon ? Il y aura toujours quelqu’un pour appuyer la guerre, Premier ministre, pour voir des dangers dans tel ou tel royaume. Je préfère qu’elle apprenne très vite que la lutte armée doit être évitée chaque fois que possible, que d’autres solutions lui sont préférables. — Bien sûr, Altesse, répondit-il avec un sourire affable, je comprends. — Je suis désolée de ne pouvoir vous aider. — N’y pensez plus. » Il fit un geste vers les hommes et les femmes qui travaillaient de l’autre côté du jardin et ils retournèrent à l’endroit où Pronjed l’avait dérangée. « Je vous remercie d’avoir pris le temps de me parler, Altesse. Veuillez excuser mon interruption. » Mais, tandis qu’il s’éloignait, elle le rappela : « Quand pensez-vous que la guerre sera déclarée ? demanda-t-elle en l’obligeant à se retourner. — Je n’en suis pas sûr. Avant la fin des cultures, il me semble. » Chofya, les lèvres serrées et le visage grave, acquiesça. Pronjed retourna vers la plus proche des tours d’escalier. Alors qu’il traversait les jardins, il aperçut Numar. Debout devant sa fenêtre du premier étage, le régent l’observait. Leurs yeux se croisèrent. Comme le régent se détournait sans fermer le volet ni s’écarter, Pronjed poursuivit sa route, conscient du regard qui pesait sur son dos. Il continua jusqu’à la salle d’audience du duc de Solkara, Henthas, le frère aîné du régent. Il n’aimait pas avoir affaire à lui, mais il ne pouvait réaliser ce que le Tisserand attendait de lui sans aucune aide. Henthas l’accueillit avec un ricanement féroce. « Que voulez-vous ? demanda-t-il. — Un mot, monseigneur. Ce ne sera pas long. » Il n’avait pas plus que lui envie de prolonger cette entrevue. « Très bien. De quoi s’agit-il ? » Le ton de sa voix donnait à penser que le ministre l’interrompait au beau milieu d’une tâche cruciale. Mais pour autant qu’il le sût, Henthas passait ses journées à bâiller à sa fenêtre, un œil sur les soldats qui s’entraînaient dans la cour. Pronjed regarda les serviteurs qui se tenaient de chaque côté de la pièce, avant de revenir au duc. Avec une moue d’agacement, Henthas finit par les congédier. « Pour la troisième fois, fit-il après leur départ, que voulez-vous ? — Savoir si vous avez discuté avec votre frère dernièrement. — Monseigneur. — Comment ? sursauta Pronjed. — Savoir si vous avez discuté avec votre frère dernièrement, monseigneur. Je suis duc de Solkara, Premier ministre. Vous semblez l’oublier trop souvent. — Comment le pourrais-je, monseigneur ? » ironisa le ministre d’un ton cassant. Henthas demeura muet, aussi le ministre abandonna-t-il, non sans maudire son interlocuteur en silence. « Je me demandais si vous aviez discuté avec votre frère récemment, monseigneur. — Beaucoup mieux, fit le duc avec un large sourire. Il se trouve que nous nous sommes rencontrés hier. Pourquoi cette question ? — Il m’a très peu parlé de ses préparatifs de la guerre, et encore moins de ses projets pour Dantrielle et les ducs qui le défient. Je pensais que vous pourriez peut-être éclairer ma lanterne. » Henthas le considéra longuement, avant de secouer la tête. « Non, je ne crois pas. » Pronjed se mordit la langue. « Puis-je vous demander pourquoi ? questionna-t-il en contenant sa rage. — Si Numar a décidé de vous tenir dans l’ignorance, j’imagine qu’il a de bonnes raisons. Loin de moi le désir de contrarier les volontés de mon frère. » S’il n’avait pas été hors de lui, Pronjed aurait éclaté de rire. Henthas, à un moment ou un autre, avait contrarié tous les habitants du château, y compris son frère. Surtout son frère. « Il n’y a pas si longtemps, monseigneur, vous et moi travaillions ensemble pour protéger la reine du régent. Elle reste en danger, et je n’ai pas besoin de vous rappeler que plus Numar aura de pouvoir, moins vos prétentions au trône auront de valeur. — Avez-vous informé Chofya de la menace qui pèse sur sa fille ? — Pas encore, non. — Je suis surpris. Si vous craigniez réellement pour la vie de la reine, vous auriez déjà prévenu sa mère. » Pronjed traversa la pièce et prit un siège à côté du duc. Il devait être proche pour utiliser sa magie. « Vous vous êtes associé avec lui, n’est-ce pas ? — Je ne vois pas de quoi vous parlez. » Le ministre sourit tout en dirigeant son esprit vers celui du duc. « Que vous a-t-il offert ? — Rien, répondit l’homme, le visage brusquement impavide et les yeux ternes. Il m’a dit que vous lui faisiez peur. Il croit que vous avez assassiné Carden. » Pronjed, stupéfait par cette déclaration, en resta coi. Il avait bel et bien tué Carden, employant son don de persuasion pour pousser le roi à se plonger son propre couteau dans le cœur, mais il était loin de s’attendre aux soupçons de Numar. « Pourquoi ? — Il ne me l’a pas dit. Mais il vous croit bien plus dangereux que nous ne l’avions imaginé, et il m’a convaincu. » Numar devait avoir appris qu’il possédait le don de persuasion. Les paroles de Henthas n’avaient pas d’autre explication, elles révélaient en outre pourquoi le pouvoir du ministre n’opérait plus sur le régent. « Parlez-moi des plans de Numar », ordonna-t-il finalement. La magie de la persuasion était le plus ardu de tous les pouvoirs, et il commençait à être fatigué. « Ils n’ont rien de compliqué. Il enrôle mille hommes de plus dans l’armée royale et compte en envoyer la plus grande partie sur la Tarbin. Lorsque la bataille navale aura commencé, ils attaqueront. — Et les ducs du sud ? — Numar ne les considère pas comme une réelle menace. Ils s’opposent à la guerre, mais ils n’auront pas le courage de s’y soustraire. — Alors il n’envisage pas d’envoyer des hommes sur Orvinti ou Dantrielle ? — Non. » Il lâcha un juron. Cette conversation se révélait aussi stérile que celle qu’il venait d’avoir avec Chofya. « Et la fille, quand a-t-il l’intention de la tuer ? — Il ne l’a pas, du moins pas avant longtemps. Je crois qu’il commence à l’apprécier. » Exactement ce que Pronjed suspectait. Cela confirmait au moins une partie des informations qu’il avait fournies au Tisserand. Revenant sur tout ce qu’il avait appris au cours de la matinée, le Premier ministre constata que la situation était bien pire qu’il ne l’avait redouté. Numar, qu’il s’agisse d’habileté ou de chance, était parvenu à l’isoler. Il avait donné son amitié à la jeune reine et gagné la loyauté de Henthas, en tout cas pour un temps. Tant qu’il poursuivrait cette guerre, Pronjed doutait que Chofya le soutiendrait, mais il savait – et Numar certainement autant que lui – qu’elle ne voulait plus être mêlée aux affaires du royaume. Élever sa fille et cultiver son jardin était devenu ses seules et uniques préoccupations. En cas de dispute entre le régent et le premier ministre, elle se garderait bien d’intervenir. « Et moi ? demanda-t-il, sentant qu’il ne pourrait dominer très longtemps l’esprit de Henthas. M’affaiblir lui suffit, ou a-t-il autre chose en tête ? — Pour l’instant, il n’a pas l’intention d’agir. Mais il finira par vous accuser de traîtrise, et vous faire exécuter. » Cette menace n’avait rien d’une surprise. L’entendre proférée à voix haute fit pourtant frémir le ministre. Son seul espoir, c’était de voir le Tisserand renverser les cours avant que Numar s’en prît à lui. Une douleur sourde lui mordait la nuque. Il devait relâcher son pouvoir. « Vous allez tout oublier, ordonna-t-il, le regard plongé dans celui du duc. Nous avons parlé de la reine et de notre désir de la protéger. C’est tout. C’est entendu ? — Oui. » Le ministre opina et desserra son emprise. « Vous pensez donc que nous devrions doubler la garde devant la porte de sa chambre ? demanda-t-il le plus naturellement du monde. — Comment ? » Henthas ferma les yeux et porta la main à sa tempe. « Vous vous sentez mal, monseigneur ? — Non, mais j’ai mal à la tête et je n’arrive pas à me souvenir de ce dont nous parlions. — Vous vous disiez préoccupé par la sécurité de Kalyi. Vous sembliez croire qu’elle serait en danger. — Je ne me rappelle rien, fit-il en dardant un regard aigu sur le ministre. Que m’avez-vous fait ? — Absolument rien, monseigneur », protesta Pronjed, le cœur battant. Le même phénomène s’était-il produit avec Numar ? Perdait-il ses capacités ? À trente et un ans, il n’était pas vieux, même selon les critères qirsi. Mais il n’avait plus rien d’un jeune homme non plus. « Voulez-vous que j’appelle le chirurgien du château ? — Non. » Il désigna la porte d’un geste vague. « Laissez-moi. Je ne souhaite plus vous voir. » Le voyant se masser les tempes, Pronjed se demanda s’il n’avait pas endommagé son cerveau. Des lésions pouvaient se produire lorsque le don de persuasion était utilisé sans précaution. Aurait-il été trop intrusif ? « Je m’inquiète, monseigneur. Il y a certainement… — Sortez ! s’exclama Henthas en bondissant maladroitement hors de son siège. Quittez cette pièce immédiatement ou je vous fais jeter dehors. » Il était obligé de recommencer. Puisant dans sa magie, trop conscient de sa fatigue, le Premier ministre effleura de nouveau l’esprit du duc. « Vous êtes en colère, prononça-t-il avec une conviction pénétrante, parce que je vous ai soupçonné de vouloir porter atteinte à la reine. Vous n’avez plus mal à la tête. » Pronjed, avec un regard pénétrant sur le duc qui était retombé sur son fauteuil, relâcha doucement son emprise. La main de Henthas flotta devant ses yeux avant de retomber mollement sur l’accoudoir. « Je devrais peut-être vous laisser, monseigneur, suggéra le ministre d’une voix empreinte d’humilité. Mon intention n’était pas de vous offenser. » Le duc fronça les sourcils, perplexe. « Peut-être pas, mais vous n’auriez pas dû me parler sur ce ton. — Vous avez raison, monseigneur. Je vous présente mes excuses. » Il fit une courte révérence et s’échappa avant que sa présence n’ébranle les souvenirs qu’il venait d’implanter dans la mémoire du duc de Solkara. Dans le couloir, il se précipita vers la tour la plus proche et grimpa jusqu’aux remparts. La vive douleur qui lui comprimait le cerveau manquait lui faire perdre l’équilibre. Il devait réfléchir, mais il avait du mal à s’éclaircir ses idées. En haut des marches, les deux gardes le saluèrent distraitement. Il passa devant eux, et s’éloigna sur le chemin de ronde. Au moment où il avait le plus besoin de manipuler les Eandi du château de Solkara, il se découvrait incapable de la moindre influence. Les événements, comme mus par une spirale infernale, lui échappaient. Numar se méfiait ; Chofya lui était hostile ; et à partir de ce jour, quels que soient les souvenirs qu’il garderait de leur discussion, Henthas allait lui aussi l’éviter. S’il pouvait compter sur son don de persuasion, rien de tout cela n’aurait la moindre importance, mais sans lui, il était perdu. Il restait un sorcier puissant, mais cette magie ne fonctionnait pas sur des personnes averties ou méfiantes. Or tout à coup, tous les habitants de Solkara, en tout cas ceux qui comptaient, semblaient le fuir comme la pestilence. Le Tisserand n’allait pas tarder à revenir hanter ses rêves. Il apprendrait ses échecs, et le tuerait dans son sommeil. Ce n’était plus qu’une question d’heures. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours envisagé le mouvement comme le chemin qui le mènerait vers la gloire et la puissance. Il s’y était engagé avec confiance. Aujourd’hui, ce chemin semblait le conduire à sa perte. Il ne vivrait même pas assez longtemps pour voir son succès. En proie à ses peurs et son apitoiement, le ministre sentit pourtant le germe d’une idée naître au fond de son esprit. Il restait une personne qu’il pouvait encore convaincre, une personne qui pouvait encore l’aider à se racheter et réparer ses fautes. Il n’aurait même pas besoin d’avoir recours à la persuasion qirsi. La douleur persistait sous son crâne, mais elle n’était plus assez forte pour l’empêcher de mener à bien cette dernière visite. Les cloches sonnèrent sur la ville. Ce fut avec le sourire qu’il descendit en trombe les escaliers de la tour suivante. Midi. Il savait exactement où la trouver. Au premier coup de cloche, Kalyi bondit sur ses pieds, ramassa ses rouleaux de parchemin, et se précipita vers la porte. Zarev, son tuteur, plissa les yeux. Il était mécontent. Ses sourcils gris et touffus frémissaient comme les piquants d’un hérisson. Mais la jeune reine les ignora. « Altesse, vous devriez essayer de vous concentrer. Depuis quelques cycles, vous ne travaillez pas comme il le faudrait, nous avons pris du retard et je crains que votre mère ne soit fâchée. » Elle se tourna vers lui, sans lâcher la poignée qu’elle avait saisie de sa main libre. « J’ai appris beaucoup de choses, professeur. Je vous assure. Et s’il en reste à apprendre, je dirais à Mère que c’est ma faute, pas la vôtre. — Là n’est pas la question, Alt… — Je dois partir, coupa-t-elle avec un sourire désarmant en ouvrant la porte. Merci. » Elle tourna les talons et, sans s’attarder sur le pli plus profond qui creusait drôlement le front de son tuteur, disparut dans le couloir sans l’écouter. Il irait voir sa mère. Elle n’échapperait pas à un nouveau sermon, sévère, sur l’importance de ses cours, mais comment pouvait-elle rester en classe par une journée pareille ? La douceur de l’air, celle de la brise légère qui montait de la rivière malgré l’étroitesse de la fenêtre, pénétraient jusque dans la petite pièce où elle rencontrait chaque jour ses professeurs. Elle ne pouvait pas demeurer enfermée. Elle pourrait peut-être convaincre sa mère de sortir à cheval après le déjeuner… si son tuteur ne la croisait pas avant elle. Elle se précipitait dans les escaliers lorsqu’elle entendit quelqu’un l’appeler d’en haut. « Est-ce vous, Altesse ? » Le Premier ministre. Kalyi résista au désir urgent de s’enfuir sans répondre. Depuis qu’elle avait surpris cette étrange conversation entre lui et le capitaine, une conversation au cours de laquelle le ministre avait semblé forcer le soldat à dire et faire certaines choses, cet homme la terrifiait. Oncle Numar le tenait pour un traître, un membre de la conspiration qirsi dont elle entendait beaucoup parler depuis un an. Personne n’avait la preuve de son existence, pour l’instant. Le régent lui avait dit de se conduire normalement en sa présence. Il ne faut pas lui montrer que nous le soupçonnons, avait-il expliqué. S’il voit que nous avons peur de lui, il risque de deviner que nous savons, et alors nous ne trouverons jamais la preuve dont nous avons besoin. Elle comprenait très bien ces mises en garde mais, chaque fois que le Qirsi s’approchait d’elle, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir peur. Depuis quelque temps, tous les cheveux-blancs du château lui inspiraient le même sentiment. Ils ne pouvaient pas tous être des traîtres, évidemment, mais elle ne pouvait éviter de les craindre. Rassemblant tout son courage, elle s’arrêta. « Oui, Premier ministre », répondit-elle, très fière de constater que sa voix ne tremblait pas. Il descendit les marches jusqu’à elle. Dans l’exiguïté de l’escalier, il lui parut plus grand et plus redoutable que jamais. La lueur vacillante des torches donnait un air bizarre et effrayant à son visage long et osseux. On aurait dit un oiseau de proie maléfique, une de ces créatures terrifiantes issues du royaume de Bian. Une fois de plus, Kalyi lutta contre son désir de s’enfuir. « Je suis heureux de vous trouver, Altesse. Je souhaite vous entretenir de certaines choses importantes. — J’allais aux cuisines chercher à manger, fit-elle dans l’espoir de le décourager. — Formidable ! Vous me permettrez de vous accompagner, n’est-ce pas ? — Bien sûr, Premier ministre », fut-elle forcée de répondre, prise à son propre piège. Il lui montra le chemin d’une main engageante, et Kalyi reprit sa route, le Qirsi sur ses talons. Elle se tenait sur la défensive, prête à le voir dégainer son couteau. Elle ne se sentit mieux qu’en débouchant dans la cour. À la lumière vive du soleil, il en imposait moins. « J’ai discuté avec votre mère, tout à l’heure, reprit-il. Elle est inquiète à propos de la guerre que le régent s’apprête à livrer. » Il se tut pour lui jeter un coup d’oeil. « Vous en avez entendu parler, n’est-ce pas, Altesse ? — Bien sûr, répondit-elle vexée, qu’il se pose la question. Nous avons conclu une alliance avec l’empereur de Braedon dans le but de battre Eibithar. — Précisément. Je crois savoir que votre mère n’est pas favorable à cette guerre. Elle estime que ce n’est pas le meilleur moyen de débuter votre règne. » Kalyi n’avait jamais entendu sa mère parler en ces termes. En y songeant, elle s’apercevait qu’elle ne lui avait jamais parlé de guerre du tout. Il lui vint à l’esprit que le ministre lui mentait. « C’est aussi votre avis ? demanda-t-elle. — À la vérité, non. Je soutiens cette alliance et l’attaque contre Eibithar depuis longtemps. Pourtant… » Il fronça les sourcils et marqua une pause, comme perdu dans ses réflexions. Il finit par hocher la tête et sourire, mais Kalyi voyait bien qu’il restait préoccupé. « Ce n’est pas important. — Qu’est-ce qui n’est pas important ? — Disons que votre mère n’est pas la seule à désapprouver la guerre. Les ducs d’Orvinti et de Dantrielle s’y opposent eux aussi, comme plusieurs de leurs alliés. » Ils s’arrêtèrent devant l’entrée de la tour des cuisines. « Pourquoi le font-ils ? — Je crois qu’ils n’ont pas confiance en l’empereur de Braedon ; ils ne veulent pas de lui comme allié. » Il hésita avant de reprendre : « J’ai bien peur qu’ils ne fassent pas davantage confiance à votre oncle. — Vous parlez de Numar ? » Il opina. « Et pourquoi donc ? demanda-t-elle en sentant poindre la colère. — Pour la même raison qu’ils se défiaient de votre père. Celle-là même pour laquelle je crains qu’ils ne se méfient de vous. Ils rejettent la Suprématie de Solkara. Ils ne veulent pas que notre maison devienne trop puissante. — Je ne comprends pas. — Les guerres sont des choses étranges, Altesse. Elles peuvent nous affaiblir ou nous renforcer. Le plus souvent, une guerre affermit la maison royale parce que c’est le roi, ou la reine, qui mène le combat. — Ou le régent. — Oui, fit le ministre avec jubilation, ou le régent. Et moi qui craignais que vous ne soyez trop jeune pour comprendre ces choses-là ! » Kalyi ne put retenir un sourire, mais elle reprit vite son sérieux. « Ne voulons-nous pas justement consolider notre maison ? N’y a-t-il pas lieu de désirer plus encore cette bataille ? — Eh bien c’est là que les choses se compliquent un peu. Nous souhaitons bien sûr la puissance de la maison de Solkara, mais nous avons aussi besoin que l’équilibre règne entre toutes les maisons d’Aneira. Il est bon pour le royaume que nous conservions de bonnes relations avec les autres duchés. Nous ne voulons pas leur donner des raisons de haïr la maison de Solkara, ou sa reine. » Sa reine ! Kalyi ne voulait certes pas être haïe par ses ducs. Elle détourna le regard afin de masquer à Pronjed le trouble que lui inspirait une telle éventualité. « J’imagine que c’est logique, fit-elle en se mordillant la lèvre, avant de se souvenir que sa mère lui avait dit que c’était indigne d’une reine. — Que devons-nous faire ? — Je ne peux que vous conseiller, Altesse. C’est à vous, et au régent, qu’il appartient de prendre une décision. Mais je crois qu’il serait utile de parler avec les ducs qui s’opposent à la guerre. Peut-être pas à tous, mais certainement à Tebeo de Dantrielle, et Brall d’Orvinti. Leurs maisons sont les plus puissantes parmi toutes celles concernées. Nous devrions déterminer s’il faut prendre leur inquiétude en compte, même si cela signifie de repousser notre attaque contre Eibithar d’un cycle lunaire ou deux. Le royaume sera plus fort si nous sommes tous unis. » Kalyi, soucieuse, n’était pas sûre que cette idée soit du goût de son oncle. « Je dois en parler avec oncle Numar, décida-t-elle. — Bien sûr, Altesse. Je vous suggère cependant de ne pas lui dire que cette idée vient de moi. Lui et moi ne voyons pas toujours ce genre de choses du même œil. » Cette réflexion aussi la mettait mal à l’aise. Elle n’aimait pas mentir à son oncle, elle acquiesça néanmoins. Après un court silence, Pronjed s’inclina. « Altesse, j’ai déjà pris beaucoup de votre temps. Permettez-moi de vous laisser. Bonne journée. — Vous aussi », répondit-elle alors qu’il s’éloignait. Une bonne odeur de pain chaud s’échappait des cuisines, mais la jeune reine n’avait plus faim. Elle regarda le ministre traverser les jardins. Lorsqu’il pénétra dans le château, elle se dirigea vers les appartements de son oncle. Les gardes qui se tenaient devant sa porte s’inclinèrent à son passage. Elle frappa. Un autre garde lui ouvrit de l’intérieur. « Son Altesse la reine, monseigneur », annonça-t-il en se tournant vers Numar. Kalyi ne voyait pas le visage de son oncle, mais elle avait remarqué qu’il n’était pas toujours heureux de la voir, même s’il se montrait très gentil avec elle. Lorsqu’il se tourna, elle découvrit qu’il souriait de toutes ses dents. « Altesse, fit-il avec une révérence. — Bonjour, mon oncle. » Il lui posa une main sur l’épaule, mais ne l’invita pas à entrer. « Je suis occupé, mais je serais heureux de vous recevoir un peu plus tard. Pouvez-vous revenir aux cloches du prieuré ? » Kalyi, hésitant, faillit se mordiller les lèvres. Le sourire revint aux lèvres de son oncle, mais il était plus froid. « Voulez-vous me dire de quoi il s’agit ? — C’est à propos de la guerre. — La guerre… Très bien. Entrez, je vous prie. Nous pouvons bien en discuter une minute ou deux. » Le garde disparut sur un signe du régent. Numar conduisit sa nièce jusqu’au fauteuil qu’elle occupait habituellement, et en tira un autre tout à côté. « Bien, fit-il en prenant place, que voulez-vous me dire sur la guerre ? » Ne sachant plus par où commencer, elle se tritura les mains. « Je m’inquiète de notre équilibre, finit-elle par lâcher, tout en sachant que tels n’étaient pas exactement les mots qu’elle aurait voulu prononcer. — Notre équilibre ? répéta Numar perplexe. — Je pense que nous devons être forts, je parle de notre maison, mais je ne veux pas être forte au point de tout gâcher. Nous devrions parler avec les autres, même s’il faut attendre un peu pour la guerre. Ce serait mieux si nous… — Attendez, l’interrompit le régent brusquement intéressé. Êtes-vous en train de suggérer que nous devrions repousser notre attaque contre Eibithar ? — Le temps de parler aux autres, précisa-t-elle. — Quels autres ? demanda-t-il, les yeux plissés. — Dantrielle, Orvinti. Les autres maisons. Celles qui ont peur de nous. — Kalyi, de quoi parlez-vous ? » Elle se sentit rougir, et baissa les yeux vers ses mains. « De la guerre. Je veux être sûre que les autres ne nous haïront pas. Je ne veux pas qu’ils me détestent. — Pourquoi pensez-vous… ? Kalyi, se reprit-il, quelqu’un vous a envoyé ici ? Votre mère, peut-être ? Le duc ? Le Premier ministre ? » Elle leva les yeux, pour les baisser immédiatement. « Est-ce Pronjed qui vous a demandé de venir me voir, Kalyi ? » Comme elle demeurait silencieuse, il lui prit la main et l’obligea à le regarder. Ses yeux bruns fixés dans les siens, il souriait à présent. « C’est lui qui a eu cette idée ? — Il ne m’a pas vraiment dit de venir. — Mais il vous a mis cette idée en tête, il vous a suggéré que les autres maisons allaient vous détester. » Elle opina, inquiète de provoquer sa colère. Mais lorsqu’il répondit, sa voix était douce. « Pourquoi ne me raconteriez-vous pas tout ce que vous vous êtes raconté ? » Elle s’exécuta, répondant aux questions de son oncle lorsqu’il en posait, s’efforçant de n’oublier aucun détail. « Vous disiez qu’il ne vous a pas précisément demandé de venir, s’enquit le régent lorsqu’elle eut terminé, mais il vous a conseillé de m’en parler, n’est-ce pas ? — Oui, mais… — Mais quoi, Kalyi ? — Mais il m’a précisé de ne pas vous dire que c’était son idée. Il a expliqué que lui et vous n’êtes pas toujours d’accord. — C’est assez proche de la vérité, lâcha Numar dans un rire sarcastique. — J’ai eu tort de vous parler ? — Non, absolument pas. » Il se leva et arpenta la pièce. « Kalyi, vous souvenez-vous de cette conversation que vous avez surprise entre Pronjed et le capitaine de Solkara ? » Elle ne l’oublierait jamais. Ils se trouvaient dans une tour d’escalier. Bien qu’elle eût conscience de mal agir, elle n’avait pu s’empêcher d’écouter. Pronjed, lui disant que penser et comment se comporter, s’adressait au capitaine comme à un enfant. Et Tradden Grontalle, le chef de l’armée de Solkara, un des hommes les plus puissants de tout le royaume, lui avait obéi sans aucune protestation. Kalyi avait alors pensé que le Premier ministre avait employé sa magie pour contrôler l’esprit de Tradden. Son oncle avait admis une telle possibilité. « Bien sûr que oui, mon oncle. — Et vous vous souvenez que nous l’avions alors soupçonné de traîtrise ? » Elle acquiesça. « Pensez-vous qu’il a pu vous parler non pas pour vous aider, mais pour vous faire du mal, comme à la maison de Solkara ? — Je ne sais pas, répondit-elle en frémissant. C’est ce que vous croyez ? — Oui, je le crains. La maison de Solkara a besoin d’être forte, et Aneira doit combattre quand les chefs de notre armée nous disent que l’heure est venue. Si nous suivons les conseils du Premier ministre et reportons le combat, nous risquons de tout faire échouer. — Mais les maisons qui sont contre la guerre ? — Répétez-moi ce que Pronjed vous a raconté à leur sujet. — Il m’a dit que nous devrions parler avec les ducs de Dantrielle et d’Orvinti, que nous devrions prendre leurs inquiétudes en compte. — Je vois, fit le régent pensif. Le ministre veut que nous les apaisions. » Elle n’était pas certaine du sens de ce terme, mais elle demanda : « Est-ce ce que nous allons faire ? — Non. » Il s’arrêta devant la fenêtre et plongea le regard dans la cour du château. Quelques instants plus tard, il revint à Kalyi : « Altesse, je crois que l’heure est venue d’être ferme avec les maisons qui s’opposent à votre volonté. Seuls des ennemis du royaume peuvent désirer la faiblesse de Solkara, et celle d’Aneira. En conséquence, je vous suggère que nous fassions tout pour leur prouver la force de notre maison. Qu’en pensez-vous ? » Elle ne comprenait pas tout, mais Pronjed la terrifiait, et entendre son oncle parler de la sorte lui semblait particulièrement pertinent. « Je pense que vous avez raison, fit-elle en voyant naître un sourire sur le visage de Numar. Si les autres maisons veulent vraiment le bien d’Aneira, alors elles doivent nous écouter, et partir en guerre quand nous le leur demandons. » Ses propos semblèrent causer une telle béatitude chez son oncle, que la jeune reine rougit. « Je n’aurais pu parler aussi bien, Altesse. » 8 Dantrielle, royaume d’Aneira Depuis le début, la tâche n’avait rien d’aisé. Tebeo, duc de Dantrielle, avait employé toute sa persuasion pour convaincre Brall d’Orvinti de s’unir à sa cause. Sans la profonde amitié qui les liait, elle n’aurait pas suffi. En s’efforçant d’amener les ducs des autres maisons du sud d’Aneira à soutenir leur opposition à Solkara – qui les poussait vers l’alliance avec l’empire de Braedon et la guerre contre Eibithar –, ils risquaient d’être accusés de lèse-majesté et de trahison envers le royaume. Mais les deux hommes étaient persuadés de l’aberration de cette alliance, car le véritable ennemi du royaume n’était pas leur voisin du nord, mais la conspiration qirsi. Alors, ils avaient décidé de rendre visite aux autres maisons et de soulever avec leurs ducs la question d’une rébellion. Au terme de discussions préliminaires, ils étaient convenus qu’il serait préférable de voyager séparément. Ainsi, Brall s’était-il chargé d’aller voir les nouveaux ducs de Bistari et de Tounstrel, tandis que Tebeo avait choisi de chevaucher vers Kett, puis Noltierre. Avant même de recevoir le message de Numar leur ordonnant d’enrôler de nouveaux soldats dans l’armée royale, ils savaient que le temps leur était compté. En se répartissant la tâche, et en poussant leurs montures, les deux ducs espéraient tisser des liens avec les quatre maisons avant la fin du cycle lunaire d’Amon. Avec un peu de chance, ils seraient alors peut-être en mesure de dissuader le régent de se lancer dans cette guerre hasardeuse avant que les préparatifs ne soient trop avancés. Tebeo était revenu à son château plus enhardi qu’il ne l’aurait jamais espéré. Ses rencontres avec les ducs de Kett et Noltierre s’étaient déroulées dans d’excellentes conditions. En raison de la mort prématurée de nombreux ducs du royaume au cours de l’année écoulée, Ansis de Kett comptait parmi les ducs les plus âgés d’Aneira, alors qu’il était bien plus jeune que Tebeo et Brall. Comme son père avant lui, Ansis entretenait des relations amicales avec les deux hommes, comme avec trois des ducs défunts, Chago de Bistari, Bertin l’Ancien de Noltierre, et Vidor de Tounstrel. Peut-être parce que le père d’Ansis avait été le plus jeune de leur groupe, Tebeo se surprenait encore à considérer le fils comme un enfant, un jeune noble dont l’accession récente à son titre rendait nécessaires les conseils de Tebeo et des autres. Mais en le voyant dans son propre château, entouré de ses magnifiques enfants, donner des ordres avec assurance à ses hommes vêtus des couleurs brun et noir de leur maison, Tebeo s’était aperçu qu’il ne lui rendait pas justice. Kett ne dirigeait peut-être qu’une maison de moyenne importance, mais il avait acquis une grande sagesse avec les années, et il se montrait aussi courageux que n’importe quel homme du royaume. « Vous m’épargnez le souci d’envoyer un messager à Dantrielle, lui avait affirmé le duc la nuit où il avait accueilli Tebeo devant ses portes. J’avais l’intention de ne pas répondre à la nouvelle mobilisation ordonnée par Numar. Et je pensais vous en informer, de sorte que quand les Solkariens marcheraient sur Kett, je puisse les affronter avec plus de soldats que n’en compte mon armée. » Dans la bouche d’un autre, ces propos auraient semblé vaine fanfaronnade. Dans celle d’Ansis, ils se paraient de l’accent de la plus sincère vérité. « Alors vous refusez cette guerre, avait répondu Tebeo, conscient de son propre soulagement. — Bien sûr. Je n’ai aucune affection pour les Eibithariens, mais encore moins envie de partir au combat avec l’empereur de Braedon. Mon père a toujours considéré Harel trop vaniteux et trop stupide pour diriger intelligemment. Je n’ai aucun mal à imaginer sa réaction si Farrad ou Tomaz avaient suggéré de s’allier avec l’empire. — Si nous en venons à l’affrontement, vos hommes combattront-ils contre la maison royale ? — Oui, avait répondu Ansis. Les hommes de Kett donneraient leur vie pour le royaume, mais ils n’aiment pas les Solkariens. Je préférerais éviter la guerre civile, tout comme vous et Brall, je le sais, mais si nous y sommes contraints, nous nous battrons à vos côtés. » Pressé de poursuivre sa mission, réconforté par le soutien sans réserve d’Ansis, Tebeo était parti le lendemain matin pour Noltierre. Bertin l’Ancien, qui était resté à la tête de la maison du Sud près de trente ans avant de mourir victime de l’empoisonnement perpétré par Grigor de Renbrere, avait été l’un des plus proches amis de Tebeo. À l’exception de Brall, il n’existait aucun noble dans le royaume auquel le duc accordât une aussi totale confiance. À l’accueil qu’il avait reçu en arrivant devant les murs noirs de la ville, il avait compris que le nouveau duc de Noltierre, Bertin le Jeune, savait combien cette amitié avait également compté pour son père. Une grande partie de l’armée de Noltierre était rassemblée devant les portes de la cité, épée brandie, tandis qu’un héraut avait entonné Le sang de la rivière, l’hymne guerrier de Dantrielle. Bertin, dont le visage carré, les yeux noirs, les larges épaules et les grandes jambes lui rappelaient tant son ami, montait un cheval blanc. Les deux hommes avaient mis pied à terre ensemble et, plutôt que de l’embrasser comme il l’eût fait d’un frère, le jeune duc avait mis un genou en terre et baissé la tête, attitude que l’on adopte devant son père. Un instant plus tard, tous ses soldats l’avaient imité. Tebeo eût préféré une cérémonie plus discrète ; après tout, il complotait contre le régent, et la maison de Solkara comptait sans aucun doute des serviteurs en mesure de rapporter ce spectacle aux oreilles de la maison royale. Il avait néanmoins été profondément touché par l’accueil du jeune Bertin et, considérant que ces formalités pouvaient être mises sur le compte de la longue amitié qui unissait Dantrielle et Noltierre et ne devaient rien à la courtoisie de circonstance, il n’avait pas eu le cœur d’y couper court. Lorsqu’elles furent enfin achevées, Bertin et son Premier ministre conduisirent Tebeo et sa suite à travers les ruelles de Noltierre jusqu’au superbe château et ses tours sombres et élancées. L’arrivée dans la première cour de la forteresse donna lieu à une nouvelle cérémonie, permettant à la mère du duc, veuve de Bertin l’Ancien, d’accueillir Tebeo et son ministre selon l’usage. Ils se dirigèrent ensuite vers la grande salle de réception, où les attendaient un festin préparé par le très réputé maître queux de Noltierre. La nuit était presque tombée lorsque Tebeo eut enfin l’occasion de parler en privé au jeune duc. Il avait demandé à son Premier ministre, Evanthya ja Yispar, de solliciter de son côté une audience privée avec le Premier ministre de Bertin. Celui-ci, qui avait servi l’ancien duc pendant plus de dix ans, s’était montré réticent à l’idée de laisser les deux ducs seul à seul. Bertin avait insisté, allant jusqu’à chasser tous les serviteurs présents dans la salle, et les ministres étaient partis. « Que se passe-t-il ? » demanda Bertin lorsqu’ils se trouvèrent enfin seuls. La spontanéité de Bertin, si semblable à celle de son père, avait arraché un sourire au duc. « Vous me trouvez grossier. — Absolument pas. Vous me rappelez tellement votre père. — Je le prends comme un compliment. Je ne voudrais pas me montrer impoli, monseigneur duc – je suis très heureux de vous recevoir –, mais je ne suis pas naïf au point de croire que votre visite est une simple courtoisie, même en souvenir de mon père. Alors, de quoi s’agit-il ? » Tebeo, qui avait levé son verre, le reposa sur la table avec un soupir. Si Bertin l’Ancien aurait sauté sur l’occasion de défier la maison de Solkara, Tebeo n’était pas aussi sûr du jeune duc. C’était un mouvement dangereux ; si Tebeo avait dû le conseiller, il ne l’aurait pas poussé à prendre les armes contre la maison royale. Mais il n’était pas venu pour donner des conseils. « Vous avez raison, avait-il répondu. Je suis ici pour vous parler des projets de guerre du régent et de l’alliance nouée avec l’empire de Braedon. — Vous parlez au nom de Numar ? — Ce serait difficile, grimaça Tebeo. — Bien. Alors je suis plus qu’heureux de vous écouter. » Le portrait de son père, avait songé le vieux duc, non sans soulagement. Bertin s’engagea à fournir toutes les ressources de sa maison pour soutenir la cause de Tebeo. Il alla même jusqu’à lui proposer de l’accompagner à Dantrielle, avec ses hommes, d’ici trois jours. « Non, déclina Tebeo. Pour l’heure, veillez à la sécurité de votre peuple. Numar ne va pas tarder à avoir vent de mes déplacements à Kett et Noltierre, tout comme il apprendra les rencontres de Brall avec les ducs de Bistari et Tounstrel. S’il ne l’a pas déjà devinée, il en connaîtra très vite la raison. J’ignore quelle sera sa réaction, mais il pourrait choisir de frapper d’abord les maisons qui nous soutiennent. Augmentez la garde sur les remparts, et assurez-vous que le château soit approvisionné pour un siège. — Et si Numar décide de s’en prendre d’abord à vous et à Lord Orvinti ? — Nous vous enverrons des messagers. Avec une demande de renfort », ajouta-t-il avec un sourire. Le jeune duc, le visage grave, acquiesça avec ferveur. « Vous l’aurez. » De retour au château de Dantrielle, plusieurs jours après cette conversation, le matin du dixième jour du déclin de la lune, Tebeo se souvenait que la crainte de conduire Bertin et sa maison à sa perte l’avait empêché d’éprouver une gratitude sans réserve à l’égard du jeune homme. Désormais, tout dépendait de Silbron de Bistari et de Vistaan de Tounstrel, auxquels le duc de Brall avait rendu visite. L’arrivée du duc d’Orvinti, attendue dans la journée à Dantrielle, plongeait Tebeo dans la plus grande impatience. D’avoir posté des gardes sur les remparts sud du château, avec ordre de guetter sur la route de Tounstrel le moindre signe de l’approche de Brall et de sa troupe, ne l’avait pas empêché de monter trois fois depuis le début de la matinée. Dans l’espoir d’apercevoir lui-même les cavaliers, la main levée pour s’abriter des rayons du soleil, il avait scruté l’horizon à la recherche des bannières bleu, blanc et vert d’Orvinti. Il montait pour la quatrième fois lorsqu’il entendit les cloches de la ville. Il crut d’abord qu’on sonnait midi, mais lorsqu’il vit Evanthya dans le couloir, les joues roses et un léger sourire aux lèvres, il sut que Brall arrivait enfin et, avec lui, sa ministre, Fetnalla ja Prandt. Tebeo n’ignorait pas que les deux femmes étaient amantes. Alors qu’un autre duc aurait pu s’inquiéter de voir son ministre partager la couche du Qirsi d’une autre maison, sa longue amitié avec Brall d’Orvinti lui permettait d’être plus clément. « Ils arrivent ? » demanda-t-il aussitôt. Pour la première fois, il brûlait comme elle d’impatience de recevoir Brall et sa compagnie. « Oui, monseigneur. — Faites envoyer une garde d’honneur. Dites aux soldats d’aller à leur rencontre. Qu’ils accompagnent le duc jusqu’aux portes est, pour éviter d’avoir à traverser la ville. Numar a certainement des espions en ville, sans doute même au château. Je ne veux pas les alerter trop tôt. — Mais… les cloches, monseigneur ? — Aucune importance. De toute manière, on trouverait étrange qu’elles ne sonnent pas pour annoncer une troupe aussi importante. » Evanthya approuva et s’éloigna pour transmettre ses ordres. Tebeo retourna dans son bureau. Brall arriva très vite, accompagné de Fetnalla et d’Evanthya. Le duc d’Orvinti, éclatant de santé, grand et large d’épaules, les traits avenants et les cheveux aussi blancs que ceux d’un Qirsi, paraissait égal à lui-même. Ses vêtements étaient couverts de poussière, et son visage buriné par le vent et le soleil affichait un sourire engageant. Il avança et saisit Tebeo par les épaules. « Comment as-tu pu me convaincre de faire le voyage de Bistari à Tounstrel et de nous retrouver ici plutôt que chez moi ? s’exclama-t-il. — Votre château vous manque, monseigneur duc ? — Mon château, mon lit, ma femme. Je suis las de courir les routes ! Nous sommes trop vieux pour ce genre de sottises, Tebeo. — J’ai trouvé mon périple assez revigorant. — Tu es plus jeune que moi. — Pas tant que ça. — Suffisamment. » Tebeo lui rendit son sourire mais, en l’observant plus attentivement, le duc s’aperçut que Brall ne se plaignait pas seulement pour la forme. Son ami semblait épuisé, et pas seulement physiquement. Ce voyage lui avait coûté. « Je sais que ça ne vaut pas celle de ta maison, Brall, mais use de toute l’hospitalité que moi et Pelgia pouvons t’offrir. — Je te remercie, mon ami, et n’oublie pas de complimenter la duchesse pour moi ; tu sais combien j’apprécie le sens de votre hospitalité. Mais je ne resterai qu’une nuit. J’ai hâte de rentrer à Orvinti. — Je t’en prie, assieds-toi. » Il désigna un siège confortable avant de se tourner vers leurs ministres : « Vous aussi. Nous avons beaucoup de choses à nous raconter. » Tandis qu’ils prenaient place, le duc avisa ses serviteurs : « Un repas et du vin pour le duc et son ministre, ordonna-t-il. Non. pour nous tous. Nous déjeunerons ici. » Les deux pages s’inclinèrent et quittèrent la pièce. « Alors, demanda-t-il à Brall, tu as parlé à Silbron et Vistaan ? — Oui. — Et alors ? — Vistaan est avec nous. Il tient Solkara pour responsable de la mort de Vidor, même si Grigor en est le seul coupable. Il refuse de se battre aux côtés de Braedon et, quand bien même il le ferait, je ne crois pas qu’il autorisera ses hommes à marcher contre nous avec l’armée royale. — Ce sont de bonnes nouvelles. — Je suppose. — Tu as des doutes ? — Tounstrel est la plus faible des maisons d’Aneira, et je ne suis pas sûr que Vistaan soit prêt à conduire son armée dans une quelconque bataille. Il porte toujours le deuil de son père. — C’est bien naturel. — Bien sûr. Mais il ressemble trop à Vidor. Il manque encore de maturité, et son entêtement confine à la bêtise. Il veut absolument se venger ; c’est presque une obsession. J’ai peur que son soutien nous soit plus défavorable que bénéfique. — Mais nous avons besoin de lui. — Oui, et plus que tu ne l’imagines. — Silbron ? interrogea aussitôt Tebeo, l’estomac noué par l’inquiétude. — Il n’a aucune envie de s’opposer au régent, confirma Brall en secouant la tête. — Par Bian ! » s’exclama le duc en détournant les yeux. Il ne se serait jamais cru pressé de déclencher une rébellion, mais ses succès à Kett et Noltierre l’avaient incité à croire qu’ils pouvaient arrêter la guerre de Numar, qu’ils pouvaient même, si le régent refusait leurs appels à la paix, arracher la couronne des mains de Solkara. « Alors tout est terminé avant même d’avoir commencé, lâcha-t-il, découragé. — Peut-être pas, répondit Brall. Silbron ne s’opposera pas au régent, mais il n’ira pas davantage avec lui contre nous. Lord Bistari a l’intention de rester hors de la mêlée. — C’est ce qu’il t’a dit ? — Ce sont même ses termes exacts. Je crois qu’il a tiré la leçon du clan des Thorald en Eibithar. N’oublie pas que sa maison est la seconde d’Aneira. À ce titre, et dans cette position, Bistari a le pouvoir de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. En restant neutre, il fait planer un sérieux doute sur l’issue du combat. — Tu crois qu’il essaie d’éviter la guerre civile ? — Peut-être. Ou alors c’est qu’il espère que nous nous battions quand même et que nous nous détruisions mutuellement. Bistari deviendrait ainsi la première maison du royaume. — Et le trône lui reviendrait. » Brall se contenta de hausser les épaules. Ce raisonnement, quoique sensé et astucieux, n’en étonnait pas moins Tebeo. Que le jeune homme ait pu concevoir un plan pareil le déroutait. Son père, que Tebeo avait toujours tenu pour un ami, ne s’était jamais montré aussi fin dans les affaires de l’État. « Tu penses que cette idée est la sienne ? — Je crois qu’il en a parlé avec sa mère. Ria a assisté à beaucoup de nos discussions, et je les ai vus parler en privé après notre première audience. — Notre position est beaucoup plus incertaine sans Bistari, constata Tebeo. — En effet. » Le retour des serviteurs, les bras chargés de plateaux et de carafes à vin, suspendit leurs propos. Lorsque les ducs et leurs ministres furent servis, le duc revint à Tebeo, un morceau de pain noir en bouche. « Et ton voyage ? » demanda-t-il. Tandis qu’ils dînaient, Tebeo fit le récit de ses conversations avec Bertin et Ansis. « Ils sont avec nous, même si aucune de leur armée n’est assez forte pour frapper Solkara au cœur. — Peut-être pas, tempéra Brall, mais nous réunissons cinq maisons au total, contre trois. — Solkara n’est pas qu’une maison, protesta Tebeo. Tu le sais. Et après Bistari, Mertesse est la plus forte du royaume. — Était, corrigea Brall le doigt levé. Avec la mort de Rouel et la défaite de Rowan devant Kentigern, Mertesse n’est pas plus puissante qu’Orvinti, ou Dantrielle. » Tebeo n’était pas sûr de partager cette analyse. Le siège du pic de Kentigern, même s’il s’était révélé désastreux, remontait à près d’un an. L’armée de Mertesse, si elle en souffrait encore, devait avoir récupéré une bonne partie de ses forces. Les nouvelles recrues manquaient peut-être d’entraînement, mais une armée aussi nombreuse ne pouvait être prise à la légère. « Il n’empêche que je préférerais avoir le soutien de Bistari. — Moi aussi. Mais nous ne l’avons pas, et je ne laisserais pas la neutralité de Silbron m’imposer une alliance avec l’empire. — Silbron t’a-t-il dit s’il avait l’intention d’envoyer des hommes dans l’armée royale ? — Je l’ai interrogé, mais il n’a rien répondu. Pour être franc, je doute qu’il le sache lui-même. — C’est un point vital. Si Numar ne peut enrôler qu’auprès de Mertesse et Rassor, il aura du mal à réunir une armée assez importante pour nous attaquer. S’il recrute chez Bistari, tout change. — Je ne suis pas sûr de partager ce point de vue, répliqua Brall. Même si Silbron envoie des hommes à Solkara, Numar n’en aura pas assez pour faire face aux Eibithariens et à nous. — Je ne m’inquiète pas pour Eibithar. Et Numar s’en moquera aussi. Lorsqu’il comprendra que nous avons monté les autres maisons contre lui, il cherchera à nous détruire, le reste n’aura aucune importance. — Ce n’est pas la position que tu défendais la dernière fois que nous en avons discuté. Tu voulais éviter la guerre civile, et tu étais convaincu que nous pouvions le faire, pour peu que nous soyons assez nombreux à nous dresser contre la maison royale. » Tebeo, conscient de son évolution sur ce sujet, opina. « J’en suis moins sûr à présent, surtout à la lumière des intentions de Silbron. » Brall soupesa ses paroles avant de se tourner vers leurs ministres, restées silencieuses durant toute leur conversation. « Qu’en pensez-vous ? » Fetnalla leva les yeux de son assiette. « Monseigneur ? — Le refus de Bistari nous affaiblit. Estimez-vous qu’il suffise à mettre en cause notre opposition au régent ? » Les yeux pâles de la ministre ne s’attardèrent qu’un instant sur le visage de Tebeo. « Non, je ne crois pas. Mertesse et Solkara peuvent se révéler puissantes, mais leurs forces combinées n’excèdent pas celles d’Orvinti, de Dantrielle et de Noltierre réunies. Avec le soutien de Tounstrel et de Kett, j’ai même tendance à penser que nous aurions l’avantage du nombre. Je ne suppose pas que le régent risquera une guerre civile avec une telle force contre lui. » Tebeo observa sa ministre. Evanthya était absorbée dans la contemplation de son verre de vin, comme s’il s’agissait d’une pierre aux reflets chatoyants. Elle était plus petite que Fetnalla, et certains auraient pu la juger moins séduisante que la ministre de Brall. Tebeo avait entendu Evanthya comparer Fetnalla à un héron blanc. La description était appropriée. Evanthya était plus quelconque, moins élancée, et moins belle, mais au cours de ses années de service à Dantrielle, Tebeo avait appris à l’apprécier et découvert qu’elle était aussi courageuse que n’importe quel soldat de son armée et plus intelligente que n’importe quel noble du royaume. « Evanthya ? » l’interrogea-t-il. Elle pinça légèrement les lèvres. Le duc, en lui demandant si elle partageait l’avis de Fetnalla alors qu’il semblait évident que tel n’était pas le cas, la mettait dans une position délicate. Mais le destin de sa maison dépassait tous les scrupules que les sentiments de sa ministre auraient pu lui inspirer. « Je ne peux pas être d’accord, monseigneur », déclara-t-elle enfin. Une lueur de colère embrasa le regard de Fetnalla. Evanthya l’avait-elle remarquée ? « Si l’on veut nourrir le moindre espoir de l’emporter sur le régent, poursuivit-elle, l’armée que nous commanderons doit être bien supérieure à celle de la maison royale. Il ne suffit pas d’être à la tête d’une armée égale à celle de Numar. Dans le passé, les Solkariens ont fait preuve de leur acharnement au combat. Là où d’autres auraient renoncé, ils n’ont jamais cédé. Cela explique en partie la durée de leur suprématie. Qu’ils soient courageux ou téméraires importe peu, ils sont avant tout impitoyables. À moins qu’il ne soit absolument certain de son échec, Numar ira jusqu’au bout. Et même si nous vainquons, je redoute les conséquences d’un tel conflit sur le royaume. — Il mettrait au moins un terme à la suprématie que tu redoutes tant », rétorqua Fetnalla d’un ton incendiaire. Tebeo n’avait jamais vu la ministre d’Orvinti dans une telle colère. « En combattant Solkara, poursuivit Evanthya, nous offrons à Bistari l’occasion qu’elle cherche pour prendre la couronne, et nous empêchons le royaume de conclure cette alliance avec l’empire. Ces raisons justifient amplement notre opposition. — Je suis surpris, Premier ministre, intervint Tebeo en regardant Evanthya, de vous entendre argumenter de la sorte. C’est vous qui m’avez convaincu de lancer ce processus. — En effet, monseigneur. — Et voilà que vous regrettez ? — J’ai peur pour le royaume, monseigneur. Et la neutralité de Bistari, ajouta-t-elle comme à regret, me fait craindre pour votre vie et celle de Lord Orvinti. » Il soutint son regard. « Bien, Evanthya. Je pense que vous et le Premier ministre d’Orvinti pouvez nous laisser. Je souhaite discuter en privé avec le duc. » Elle se leva en même temps que Fetnalla. « Bien sûr, monseigneur. » Les ministres s’inclinèrent et quittèrent la pièce. Tebeo fit signe à l’un des serviteurs qui vint remplir sa timbale. « Il semble que je puisse t’adresser la même remarque qu’à Evanthya. — Je ne comprends pas, s’étonna Brall. — Lorsque je suis venu à Orvinti, le cycle lunaire précédent, c’est toi qui hésitais, toi qui évoquais la folie à s’opposer aux Solkariens. Te voilà aujourd’hui aussi pressé de déclencher la guerre civile que Numar l’est de fondre sur Eibithar. Non seulement ça, mais tu abondes dans le sens de Fetnalla. Je croyais que tu n’avais pas confiance en elle. — Voilà un cycle que je parcours le royaume à contester cette guerre, et je risque ma vie et mon duché pour que nous puissions vaincre le régent. La dernière fois que je t’ai vu, peut-être hésitais-je, mais aujourd’hui j’ai trop donné pour reculer. » Il détourna le regard. Un sourire triste flottait sur ses lèvres. « Pour tout te dire, j’en suis venu à imaginer Aneira sous la conduite de la maison de Bistari, de Dantrielle, ou même celle d’Orvinti, bien que je n’aurais jamais pensé nourrir de telles ambitions à mon âge. — Tu ferais un roi hors du commun, Brall. Je l’ai toujours cru. » Le duc chassa le compliment d’un geste de la main. « Le fait est que je me suis représenté Aneira sans la Suprématie de Solkara, et ce que j’ai vu m’a enthousiasmé. — Et ton Premier ministre ? — Je ne suis toujours pas sûr de pouvoir lui faire confiance, mais en l’occurrence, nous sommes heureux d’être du même avis. — Si elle te trompe, partager son point de vue sur un sujet pareil pourrait se révéler très dangereux. — Alors je serais censé ignorer les conseils qu’elle me donne ? Ou pire, la solliciter et faire l’exact opposé de ce qu’elle me conseille ? Il ne lui faudrait pas longtemps pour inverser sa stratégie. — Oui, sans doute, sourit Tebeo. Je veux simplement être sûr que tu as envisagé toutes les conséquences de ce que tu proposes. — Je l’ai fait, répondit gravement Brall. Je ne veux pas davantage me battre contre la maison royale qu’entrer en guerre contre Eibithar. Malgré les déclarations de ton Premier ministre, je nourris toujours l’espoir que Numar, quand il verra cinq de ses ducs contre lui, renoncera. Mais s’il refuse, je crois que nous pouvons résister à l’attaque de Numar, même sans le soutien de Silbron, et je reste persuadé que la guerre civile est préférable à cette alliance avec l’empire, surtout si nous pouvons arracher la couronne des mains de Solkara. — Très bien », fit Tebeo dans un soupir. Les deux hommes levèrent leur timbale. « À la paix, fit Orvinti. — À la paix. » Ils burent et Brall, comme à son habitude, posa sa timbale en équilibre sur son accoudoir. « Quelle est notre prochaine étape ? demanda-t-il. Envoyer un messager au régent pour l’informer de notre opposition ? — Inutile. Nous n’avons pas répondu à sa mobilisation. Il ne va pas tarder à nous accuser de traîtrise et nous menacer d’assiéger nos châteaux. — Il ne peut pas nous attaquer tous à la fois. — Non. J’imagine qu’il commencera par moi. — Pourquoi toi ? — La dernière fois qu’il est venu, je lui ai clairement fait comprendre que je m’opposais à sa guerre. Il devra écraser ta maison ou bien la mienne. Kett, Tounstrel, et Noltierre sont trop petites pour compter. Et Dantrielle est beaucoup plus facile à prendre qu’Orvinti. Il le sait. » L’expression de Brall s’assombrit. Une lueur de sympathie brilla dans ses yeux bleus, comme s’il venait de comprendre les réticences que Tebeo nourrissait. « Mon armée t’appartient, Tebeo. Tu ne l’ignores pas. — Oui, mon ami, et je t’en remercie. Ean sait que je vais en avoir besoin. » Elles franchirent le couloir en silence, prirent le premier escalier vers la cour du château et se dirigèrent vers les jardins. Fetnalla aurait préféré se rendre directement dans la chambre d’Evanthya, mais elle connaissait trop bien son amie pour espérer la voir partager son désir. La discussion dans le bureau de son duc les avait opposées et, depuis leur mésentente à Solkara, dans les jours qui avaient suivi la mort du roi Carden III, Fetnalla sentait qu’Evanthya craignait la colère de son amie. Et à raison. Fetnalla voulait que les deux maisons s’opposent au régent ; le Tisserand comptait sur cette rébellion et si, par le plus grand des hasards, les doutes d’Evanthya l’emportaient, la faute lui en incomberait, au moins en partie. Mais en l’occurrence, son duc était de son avis, et il ferait tout son possible pour convaincre Tebeo, quels que soient les conseils d’Evanthya sur le sujet, d’aller jusqu’au bout de leur projet. Fetnalla ne désirait qu’une chose : oublier la guerre et les alliances, toutes leurs conversations de politique eandi, et passer un peu de temps avec son amante. Cela faisait une éternité qu’elles ne s’étaient pas allongées ensemble. Lors de la dernière visite d’Evanthya à Orvinti, Fetnalla avait trop souffert de sa peur du Tisserand et de son ressentiment à l’égard de Brall pour s’abandonner à ses désirs. Mais tout cela appartenait au passé. Elle avait uni son sort à celui du Tisserand et se sentait en paix avec elle-même. Les doutes de Brall la contrariaient, tout au plus. Ils l’empêchaient d’obéir en tout point aux volontés du Tisserand, mais ils lui rappelaient aussi chaque jour pourquoi elle avait préféré le mouvement aux cours eandi. En dehors de la cause qirsi, seule Evanthya comptait. Et elle avait désespérément besoin de raviver la passion et l’amour qu’elles avaient un jour partagés. Un besoin d’autant plus urgent que l’heure où le Tisserand se révélerait enfin approchait. Les Qirsi qu’il dirigeait auraient alors pour mission d’écraser les cours eandi. Les sorciers qui n’auraient pas encore épousé la cause auraient une dernière chance : servir le Tisserand ou mourir avec leurs nobles. Acculée, Evanthya opterait pour la mort aux côtés de Tebeo. Fetnalla n’en doutait pas une seconde. Alors, dans ces quelques jours qu’il restait avant la guerre du Tisserand, elle devait la convaincre que leur amour importait plus que leur fidélité aux ducs. Cela nécessiterait un certain temps, peut-être plus qu’elle n’en avait, mais elle devait essayer. « Tu es bien silencieuse, fit-elle alors qu’elles traversaient le jardin. — Autant que toi. — Tu crois que je t’en veux. — Je me trompe ? Je t’ai contredit devant Brall. Encore. » Evanthya lui décocha un bref regard. « J’ai vu comment tu m’as regardée. Ne me dis pas que tu n’étais pas furieuse. — Furieuse ? Je ne sais pas. J’ai peut-être éprouvé de la colère, mais pas longtemps. Je suis tellement sûre que cette alliance avec l’empereur est une erreur. — Il y avait autre chose. — Eh bien, dans ce cas, je suis désolée, sourit Fetnalla. Tu me connais, Evanthya. Je déteste perdre un débat, n’importe quel débat. Je peux être très passionnée, quand un sujet m’intéresse. » Elle avait glissé la main dans celle de son amie. « Je ne peux pas t’en blâmer », répondit la jeune femme en souriant alors qu’une roseur lui colorait les joues. Deux gardes, surgissant du château, s’avancèrent dans leur direction. Evanthya, malgré l’indifférence des soldats, retira immédiatement sa main. « Peut-être pourrions-nous trouver un endroit discret pour discuter tranquillement. » Evanthya lui jeta un rapide coup d’oeil. « Ça me plairait, murmura-t-elle, peut-être plus tard, après le dîner. — Pourquoi attendre ? — Je pense que nos ducs ne vont pas tarder à nous rappeler. — Et alors ? Ils savent. — Oui, mais je préfère éviter qu’ils envoient des gardes nous chercher dans ma chambre. » Fetnalla envisagea de la taquiner, mais elle s’abstint. Evanthya ne changerait pas d’avis et, si elles se disputaient, elle devrait attendre plusieurs cycles pour avoir une chance de la revoir. « D’accord, capitula-t-elle. Alors, allons en ville. Il y a longtemps que je ne suis pas venue à Dantrielle, et tu sais combien j’aime la place du marché. — J’aimerais bien, mais c’est pareil, nos ducs auront tôt fait de nous rappeler. Nous ferions mieux de rester au château. — Mais pourquoi ? Ils nous ont congédiées, Evanthya. Pourquoi devrions-nous nous soucier d’eux alors qu’ils se fichent pas mal de nous ? » Fetnalla regretta aussitôt ses paroles. Heureusement, Evanthya se souvenait de la façon dont Brall l’avait traitée par le passé. « Il te soupçonne toujours autant ? demanda-t-elle, ses yeux dorés brillants d’inquiétude. J’espérais que ça s’arrangerait. Vous êtes pourtant d’accord quand il s’agit de s’opposer au régent. — Certes, mais ça n’efface pas pour autant des cycles de soupçons. — Bien sûr, mais tu ne regagneras pas sa confiance en le provoquant sans cesse. Si nous allons en ville, qu’ils nous convoquent dans la salle d’audience pour découvrir que nous sommes parties, les choses ne risquent pas de s’améliorer entre toi et Brall. » Elle parlait comme la plus vile des servantes qirsi, un laquais des cours eandi, plus soucieuse des nobles qu’elle servait que de son propre peuple. Fetnalla se mordit la langue. Elle imaginait sans peine la réaction du Tisserand aux paroles d’Evanthya. « Tu crois que j’ai tort, reprit cette dernière après un long silence. — Je crois que tu te soucies beaucoup trop de la susceptibilité de nos ducs, en particulier de celle de Brall. — Peut-être. Mais le royaume est au bord de la guerre civile, et je préfère pécher par excès de zèle. » Les gardes les avaient à présent dépassées. Avec un regard pour s’assurer que personne ne les voyait, Evanthya reprit la main de son amie. « Nous nous retrouverons plus tard, c’est promis. » Fetnalla opina et s’obligea à sourire. Elle comprenait combien gagner Evanthya à la cause du Tisserand se révélerait difficile, sinon impossible. Mais elle avait vu juste. Leurs ducs les rappelèrent avant les cloches du prieuré, aussi retournèrent-elles dans le bureau de Tebeo. En présence du capitaine des armées de Dantrielle, convié lui aussi, ils discutèrent de la stratégie militaire à mettre en œuvre. Evanthya possédait le don des brumes et des vents, Fetnalla celui de façonnage. Toutes deux étaient donc appelées à jouer un rôle important dans n’importe quel combat contre les Solkariens. À ce stade de la conversation, Fetnalla s’aperçut qu’elle ignorait ce que le Tisserand attendait d’elle si Brall lui demandait de faire usage de sa magie pour le compte d’Orvinti. Elle se promit de l’interroger lors de sa prochaine visite dans ses rêves. Leur discussion dura jusqu’au coucher du soleil. Une fois de plus, ils prirent leur repas dans le bureau. Lorsque Tebeo se leva et s’étira pour leur donner enfin congé, peu avant les cloches annonçant la fermeture des portes de la ville, Fetnalla craignit qu’Evanthya soit trop fatiguée pour désirer autre chose que se coucher et dormir. Mais dans le couloir, à sa grande surprise, et pour son plus vif plaisir, la ministre lui prit la main et la conduisit jusqu’à sa chambre. Enfin seules, elles s’étreignirent, échangèrent un long baiser, avant de se dévêtir mutuellement. À partir de cet instant, Fetnalla perdit la notion du temps. Le Tisserand, sa guerre, les Eandi quittèrent ses pensées. Seuls comptaient la douceur de la peau d’Evanthya, le goût de ses lèvres et la tiédeur que dégageait son adorable corps. Elle se laissa emporter par son désir, aussi pressant que celui d’Evanthya dont les baisers fiévreux attisaient leurs transports. Lorsqu’elles furent assouvies et heureuses, leurs jambes entremêlées, leur pouls reprenant doucement leur rythme à la lueur de la bougie, Fetnalla s’écarta pour s’habiller et rejoindre sa propre chambre. « Ne pars pas, murmura Evanthya. Reste un peu avec moi. » Elle hésita. Le Tisserand n’était pas venu depuis longtemps. Elle attendait sa visite, peut-être cette nuit même. Les doigts légers de son amante lui parcouraient le dos. « D’accord, fit-elle en se rallongeant. Juste un peu. » La pluie se mit à tomber, d’abord un simple crachin, puis elle s’épaissit. Des éclairs zébraient le ciel et le tonnerre grondait dans le lointain. « Un orage pendant le cycle d’Amon, murmura Evanthya d’une voix ensommeillée. Comme le jour de notre rencontre. Tu t’en souviens ? — Bien sûr », lui répondit Fetnalla avec une pointe de nostalgie. Cela remontait à si loin. Elles étaient si jeunes, si dévouées à leur duc et au royaume qu’ils servaient. Comment avait-elle pu changer autant, et Evanthya si peu ? Étendue sur le lit, bercée par le rythme de la pluie et celui du souffle de son amante, elle s’enfonça à son tour, doucement, dans le sommeil. Elle ne comprit qu’elle s’était endormie qu’en voyant la plaine du Tisserand s’étendre devant elle. Le vent froid lui rappela sa nudité. Pas maintenant, songea-t-elle, pourquoi ne pas attendre la nuit prochaine ? « Pourquoi devrais-je attendre ? » répliqua le Tisserand. D’ordinaire, elle devait marcher pour le rejoindre, mais cette nuit, le Tisserand était apparu devant elle, sa vive lumière lui brûlant les prunelles. « Tu n’es pas seule, n’est-ce pas ? » Elle opina, croisant les bras sur sa poitrine. « La ministre de Dantrielle est avec toi. — Oui, Tisserand. — Est-elle prête à nous rejoindre ? » Elle avait appris de quoi il était capable si elle l’irritait, aussi ne se risqua-t-elle pas à mentir. « Non, Tisserand, pas encore. — Mais tu crois encore que c’est possible. — Je veux le croire. Je ne suis pas prête à renoncer. » Elle le vit approuver. « C’est une bonne réponse. Très bien. Parle-moi de ton duc et de ses plans pour défier le régent. — Il reste convaincu que la guerre contre Eibithar est une erreur. Il craint la guerre civile, mais il croit qu’avec le soutien des autres maisons, il peut l’emporter sur les Solkariens. — Tounstrel et Bistari sont avec vous ? — Non, Tisserand, seulement Tounstrel. Le nouveau duc de Bistari refuse de prendre parti. — Ah. Il aspire à la couronne. — C’est l’interprétation des ducs. — Dantrielle a-t-il réussi à gagner Kett et Noltierre ? — Oui, Tisserand. En tout, cinq maisons se sont engagées à s’opposer au régent. — Bien. Très bien. Bistari fait osciller la balance. C’est excellent. » Elle baissa les yeux. Elle avait compris ce que le Tisserand attendait d’elle. « Merci, Tisserand. Je me demandais, s’enquit-elle néanmoins, quand la guerre sera déclarée, dois-je employer mes pouvoirs au service de mon duc ? — Oui. Il ne comprendrait pas que tu refuses. Tu te mettrais en danger, et le mouvement avec. Mais ton duc est comme tous les Eandi, il ne connaît presque rien à la magie qirsi. Mets tes pouvoirs à sa disposition sans les utiliser pleinement pour autant. Comprends-tu ? — Oui, Tisserand. — Bien. Je te laisse à présent, puisque tu as de la compagnie. — Merci, Tisserand. — Le temps presse. Tu le sais. Si tu ne la convaincs pas rapidement, il sera trop tard. Nous serons obligés de la tuer. » Il aurait aussi bien pu lui arracher le cœur. « Oui, Tisserand », parvint-elle à articuler avant de se réveiller. La flamme de la bougie à côté du lit tremblotait. Evanthya, assise sur son séant, l’observait attentivement, le front creusé d’une ride profonde. « Tu as rêvé. — Ah bon ? feignit la jeune femme, la gorge nouée. — Oui, et tu as parlé. » Fetnalla attrapa les draps et se couvrit. « Qu’est-ce que j’ai raconté ? — C’était difficile à comprendre, mais tu parlais d’un Tisserand. — Un Tisserand ! » s’exclama-t-elle. Elle avait tâché de rire, mais sans parvenir à donner le change. « De quoi as-tu rêvé, Fetnalla ? — Honnêtement, je ne m’en souviens pas. — Était-ce une vision ? — Si c’était le cas, je m’en serais souvenue. » Evanthya ne semblait pas convaincue, mais Fetnalla l’empêcha de poursuivre : « Quelle heure est-il ? demanda-t-elle en repoussant les draps avant de quitter hâtivement le lit. — Je ne sais pas. » Elle commença à s’habiller. « Il faut que je retourne dans ma chambre. — As-tu déjà fait ce rêve, Fetnalla ? — Je viens de te dire que je ne me le rappelle pas. Comment pourrais-je savoir si je l’ai déjà fait ? » La dureté de sa réplique lui arracha une grimace. Même à la lueur vacillante de la bougie, la peine d’Evanthya crevait les yeux. Ses prunelles étaient voilées et ses joues légèrement colorées. « Tu avais l’air terrifiée, fit-elle d’une voix basse empreinte de tristesse. Quel qu’il soit, ton rêve semblait effrayant. » Fetnalla, refoulant les dernières paroles du Tisserand et la terreur qu’elles lui inspiraient, lâcha les boutons de sa chemise et vint s’asseoir à côté de son amie. « Nous faisons tous des cauchemars, Evanthya. Shyssir n’a-t-il jamais peuplé ton sommeil de démons ? — Si, bien sûr, mais… — Ce n’était qu’un mauvais rêve, rien de plus, la coupa-t-elle avant de lui déposer un baiser sur les lèvres. N’y pense plus. » Evanthya la considéra un moment puis opina. Alors Fetnalla se leva et finit de s’habiller. « Je dois partir, mais nous déjeunons ensemble demain matin, n’est-ce pas ? » Comme son amie acquiesçait, elle revint sur ses pas et l’embrassa une seconde fois. « Je t’aime, murmura-t-elle. — Je t’aime aussi. » Fetnalla sourit puis s’éloigna. Malgré le regard qu’elle sentait peser sur ses épaules, elle ouvrit et ferma la porte sans oser se retourner, de crainte de la voir pleurer. La douceur de ses lèvres demeurait sur sa bouche, mais les paroles du Tisserand résonnaient encore dans son esprit. Le temps presse… Nous serons obligés de la tuer… Il n’avait pas évoqué ce qu’elle redoutait le plus. C’était inutile. Inutile et inéluctable, comme l’apparition d’Ilias dans le sillage nocturne de Panya, comme le reflux de la marée. Quand l’heure viendrait de supprimer Evanthya, ce serait elle qui tiendrait le couteau. Elle n’en était que trop consciente. 9 Kentigern, Eibithar Il s’était réveillé avant l’aube, en proie à des visions qui l’avaient laissé tremblant de rage et de terreur. Aindreas de Kentigern, le Pic dressé sur le Pic, le duc le plus puissant d’une des maisons les plus influentes d’Eibithar, était jeté hors de son lit par des fantômes. Une fois de plus. Comme s’ils hantaient son château, comme si le Pic avait sombré dans le royaume de Bian Les ombres régnaient en maîtresses. Brienne, sa fille si belle, dont le meurtre avait déclenché cette spirale vers le malheur et la haine, puis finalement la trahison, rôdait partout autour de lui. L’homme de Kearney, le soldat de Glyndwr assassiné dans son bureau par Jastanne ja Triln, se tapissait dans les coins, muet comme un reproche. Son regard sévère suivait en silence le moindre de ses gestes, sa seule présence l’accusait. Sa femme, Ioanna, avait replongé dans la sombre torpeur qui s’était abattue sur elle le lendemain du meurtre de leur fille et qui ne l’avait pas lâchée pendant des cycles. Elle vivait encore, mais elle n’était plus que l’ombre, spectrale et lugubre, de la femme qu’il avait un jour aimée. Aindreas, c’était devenu une habitude, cherchait refuge dans la vengeance et le vin de Sanbiri. Mais depuis quelques jours, il commençait à comprendre que la vengeance n’avait jamais été si loin de sa portée et que les flasques de vin que lui apportaient ses serviteurs n’étaient plus à même de lui abrutir l’esprit. Dans les couloirs de sa forteresse éclairés à la torche, traînant deux soldats en remorque, le duc se demandait s’il ne ferait pas mieux de se donner la mort et de rejoindre les spectres qui erraient dans son château. Horrifié par la tournure de ses pensées, honteux de sa lâcheté, il repoussa immédiatement cette idée. Qu’elle eût germé dans son esprit lui montrait cependant la mesure de son désespoir. Une main sur la poignée de son bureau, brusquement conscient de la présence discrète et permanente de ses soldats, Aindreas hésita une seconde. Dès qu’il eut ouvert, l’odeur lui sauta au visage, violente comme un coup de poing, prévisible comme l’orage un soir d’été. Ça puait tant que l’indifférence de ses gardes le stupéfiait. L’odeur de sang. Elle persistait depuis le meurtre du soldat que Kearney avait envoyé pour parlementer. Il revoyait la scène avec une parfaite acuité – la façon dont l’homme s’était effondré, la jambe brisée par la magie de la femme qirsi, l’éclat luisant de la lame que Jastanne avait tirée de son fourreau pour l’égorger, le flot de sang qui s’était répandu comme une vague sur le sol de la pièce… Jastanne ne s’était pas attardée, insensible au geste définitif qu’elle venait d’accomplir. Et Aindreas, bien qu’il ait su qu’il aurait dû l’arrêter, qu’elle méritait la prison et la mort, n’avait pas bougé. Contraint de taire ce qui s’était réellement déroulé dans la pièce, il avait prétendu avoir tué le soldat lui-même. Il était même allé, après le départ de la traîtresse, jusqu’à s’emparer du couteau du pauvre homme et le tremper dans la flaque cramoisie qui s’était formée autour de sa dépouille. « Il m’a insulté, moi et notre maison », avait-il dit à Villyd Temsten, son capitaine, lorsqu’il était arrivé avec plusieurs de ses soldats. Le tremblement incoercible de ses mains et son équilibre mal assuré n’avaient servi qu’à rendre son mensonge plus crédible. « Lorsque j’ai exigé qu’il quitte immédiatement le château, il a sorti son épée. J’ai été obligé de me défendre. — Bien sûr, monseigneur », avait répondu Villyd malgré la lueur de doute que le duc avait vue naître dans son regard. Car le capitaine, après s’être assuré que son duc n’était pas blessé, avait longuement examiné le corps, le front barré d’un pli soucieux. Lorsqu’il avait repris la parole, le fruit de ses réflexions avait surpris Aindreas : « Compte tenu des circonstances, monseigneur, nous serions avisés de garder cette mort secrète. Que le roi l’apprenne, c’est son armée qui fondra sur nous. — C’est possible, avait répondu Aindreas, hésitant. Que suggérez-vous ? — Que nous disions aux hommes du roi qu’il vous a offensé, qu’il vous a menacé, épée en main, mais que vous l’avez maîtrisé, jeté au cachot et qu’il y restera jusqu’à ce que le roi vous présente des excuses officielles pour son comportement. Cela devrait nous donner le temps de savoir comment… réagir. — Oui, bien sûr. Excellente analyse, capitaine. — Mais qui nous laisse la question du corps. Qu’allons-nous en faire ? » Aindreas n’avait pas été long à répondre : « Le cachot est-il occupé ? — Non, monseigneur. — Alors jetons-le aux oubliettes. Qu’il pourrisse avec les autres. — À vos ordres, monseigneur. » Villyd avait demandé à ses hommes de ramasser le cadavre et de nettoyer le sang qui inondait la pièce, puis il était revenu vers le duc. « Puis-je vous parler, monseigneur ? » Il était sorti de la pièce, obligeant Aindreas à le suivre. « Vous devez comprendre, monseigneur, avait-il commencé en lui faisant face, que je ne cherche qu’à élucider les circonstances de ce drame. Aussi dois-je vous poser la question : qu’est-il arrivé à sa jambe ? » Aindreas l’avait dévisagé fixement. « Sa jambe ? avait-il enfin répété. — Sa jambe droite. Elle est cassée. Je me demandais comment cette fracture s’est produite. — Elle… euh, elle s’est sans doute brisée quand nous nous sommes battus. Je lui suis tombé dessus. » Il avait tenté de sourire, sans succès. « Ce n’est pas difficile à imaginer. Un homme de ma taille… » Villyd, visiblement dubitatif, avait plissé le front. « En effet, monseigneur », avait-il dit. Puis il s’était tu, avant de reprendre : « Pardonnez-moi, monseigneur. Mais je me suis laissé dire qu’une femme… — Non, Villyd », l’avait aussitôt arrêté Aindreas. Il s’était passé la main sur le visage, brusquement assoiffé de vin. « Le silence est parfois préférable. L’homme de Kearney est mort, je l’ai tué. Le reste n’a aucune importance. Comprenez-vous ? — Non, monseigneur. Non, je ne comprends pas. » En d’autres circonstances, Aindreas se serait emporté. Mais Villyd n’était pas de nature insolente et, en l’occurrence, il méritait mieux que les mensonges pitoyables de son duc. Comment toutefois lui expliquer ? Il avait trahi son royaume, sa maison et son peuple. Il s’était uni de son propre chef à la conspiration qirsi dans l’espoir que les renégats l’aideraient à frapper Kearney et Javan. Il s’était engagé par écrit – par écrit ! – dans l’espoir d’utiliser les sorciers félons à son avantage. Tel était, avait-il alors pensé, le juste chemin de sa vengeance. Il commençait seulement à comprendre la mesure de son erreur. Tavis de Curgh n’avait pas tué Brienne, sa fille bien-aimée. Le reconnaître lui était encore insupportable, il n’avait pas encore trouvé le courage de l’énoncer à voix haute. Même dans la solitude de sa chambre à coucher, au cœur de la nuit, ivre de vin rouge, aux prises avec sa fureur et son chagrin, il n’avait pu se résigner à formuler cette vérité ignoble à voix haute. Mais il la connaissait. Brienne n’était pas morte livrée à la perversité du jeune Tavis de Curgh. Brienne avait été assassinée, victime de la conspiration, tout comme le garçon – que les dieux soient damnés de l’obliger à reconnaître cette autre vérité. La conspiration les avait tous trompés en leur faisant croire que l’ennemi se tapissait dans la cour voisine alors qu’en vérité, les cheveux-blancs étaient le seul danger. Pendant près d’une année, d’autres s’étaient efforcés de le lui faire comprendre, Javan de Curgh, Kearney, l’étrange Glaneur qu’il suspectait d’avoir aidé Tavis à s’évader. Mais Aindreas avait longtemps refusé de les entendre. Il n’avait même pas trouvé la force de s’ouvrir à sa femme. Comment aurait-il pu le dire à son capitaine ? « Je sais que vous ne comprenez pas, avait-il enfin répondu. Je suis désolé, sincèrement. Mais je ne peux vous en dire plus. Je veux redresser tous mes torts, mais cela va prendre du temps. — Peut-être puis-je vous aider, monseigneur. » Il y avait eu un tel empressement, une telle sollicitude dans sa voix, qu’Aindreas s’était senti troublé. Qu’avait-il fait pour mériter une loyauté aussi inconditionnelle ? Il avait posé la main sur l’épaule de son capitaine. « Merci, Villyd. Mais personne ne peut m’aider. Ce que j’ai à faire, je dois le faire seul. » Il s’était tourné vers la porte. « Veillez au nettoyage de mon bureau. S’il vous plaît. » Villyd, bien que contrarié, s’était incliné. « À vos ordres, monseigneur. » Ces événements s’étaient déroulés un demi-cycle plus tôt – la lune avait presque entièrement décru – et depuis lors, les serviteurs du château avaient été incapables d’atténuer l’odeur écœurante du sang de cet homme. Aindreas les avait appelés, avec leurs seaux et leurs chiffons, une bonne douzaine de fois ; il avait exigé qu’on emploie des savons parfumés, comme ceux que sa femme et ses dames de compagnie utilisaient pour leur toilette. Tous ces efforts n’avaient servi à rien. Chaque fois qu’il ouvrait la porte de son bureau, l’odeur lui prenait le nez, et avec elle tous les souvenirs de cette odieuse soirée. Comme il fallait s’y attendre, apprenant l’emprisonnement de leur camarade, les huit autres cavaliers envoyés par Kearney avaient demandé à le voir. Lorsque Villyd le leur avait refusé, ils avaient requis une audience officielle. Suivant les ordres d’Aindreas, le capitaine leur avait également opposé un refus. À ce stade, ils avaient plié le camp et étaient repartis vers la Cité des Rois, bien décidés à informer Kearney du traitement inacceptable dont ils avaient fait l’objet. Depuis lors, Aindreas n’avait reçu aucune nouvelle du château d’Audun. Ce n’était qu’une question de temps. Aindreas ne s’était pas soumis à l’autorité royale invoquée par le soldat, et il n’avait toujours pas payé ses dîmes – quatre cycles – à la couronne. Son dernier geste de défi lui ôtait toute illusion : Kentigern s’était rebellé. Les Qirsi voulaient qu’il rompe avec le roi, qu’il montre ouvertement que Kentigern se battrait jusqu’au bout avant de reconnaître la légitimité de Glyndwr sur le trône d’Eibithar. S’il avait hésité à aller aussi loin, Jastanne, l’une des chefs de la conspiration qirsi, lui avait forcé la main. Depuis cette nuit sanglante, il n’avait pas davantage de nouvelles des Qirsi. Ce silence ne surprenait pas davantage Aindreas que celui du roi : ils avaient obtenu ce qu’ils voulaient. La guerre civile était devenue inévitable. Le royaume serait affaibli. Lorsque Braedon et Aneira passeraient à l’attaque, Kearney serait incapable de rassembler une armée assez puissante pour repousser leur assaut. Bientôt, tout l’ouest des Terres du Devant serait plongé dans le chaos, et lorsque les cheveux-blancs lanceraient leur propre offensive sur les Terres du Devant Eibithar, Braedon et Aneira tomberaient. Wethyrn, Caerisse, Sanbira et Uulrann seraient épargnés, mais Wethyrn et Caerisse étaient les plus faibles des Sept Royaumes, et le suzerain d’Uulrann avait depuis longtemps cessé de se soucier du monde hors des montagnes qui bornaient son domaine. Au final, les guerriers du matriarcat de Sanbira seraient les derniers représentants des armées eandi, et les seuls à pouvoir empêcher la domination complète de la conspiration sur les Terres du Devant. Aindreas ne pensait pas l’armée de Sanbira capable de résister plus de quelques cycles lunaires à l’envahisseur. Il ne tirait aucune fierté du fait que, sans lui, les cheveux-blancs n’auraient jamais pu mener leur plan à bien. Plus il traitait avec Jastanne, plus il s’apercevait de sa supériorité. Elle pouvait être aussi frêle qu’un roseau, et si jeune qu’il se faisait penser à un vieillard impotent, elle n’anticipait pas moins le moindre de ses gestes avec une clairvoyance hors du commun. Elle jaugeait son état d’esprit et ses peurs mieux que lui-même. Il tentait de se convaincre qu’elle ne devait cette lucidité qu’à sa magie, que sa perspicacité n’était qu’un tour de sorcier parmi tant d’autres, comme les flammes qu’il voyait danser dans les rues de sa ville lorsque le Festival siégeait à Kentigern. Les conséquences de son intelligence hors du commun n’en étaient pas moins flagrantes. Depuis leur première rencontre, elle le dominait. Elle avait su tirer profit de son chagrin et de son aveuglement à accuser Tavis et Javan de Curgh de tous les malheurs qui s’étaient abattus sur sa maison. Si tous les chefs de la conspiration qirsi étaient issus du même moule, les Eandi couraient à la ruine. Et cela depuis le début. Sa propre trahison n’avait fait que faciliter la tâche des renégats. Ce raisonnement, aussi juste fut-il, n’allégeait pas la honte de s’être laissé aussi facilement manipuler. Mille fois, il avait résolu d’aller voir Ioanna et de tout lui confesser. Chaque fois, il s’était arrêté au couloir qui conduisait à ses appartements. Ses aveux l’auraient tuée, s’était-il convaincu. Elle serait retombée dans le sombre désespoir qui l’avait saisie à la mort de Brienne. Il l’avait d’ailleurs de nouveau bouleversée lorsqu’il avait tenté de lui parler de la femme que Kearney retenait dans les prisons du château d’Audun, cette traîtresse qirsi qui affirmait avoir versé de l’or pour le meurtre de Brienne. Que deviendrait-elle s’il lui avouait le pacte pervers qu’il avait noué avec les traîtres ? L’inquiétude qu’il nourrissait pour sa femme n’était pourtant pas la seule raison de son silence. Aurait-elle été forte, en pleine possession de ses moyens, il ne s’en serait pas moins tu. Car ce qu’elle aurait été en droit de lui répondre, les mots qu’elle n’aurait pas manqué de prononcer, lui étaient insupportables. Il n’osait même pas songer à ses enfants. Comment expliquer à Ennis qu’il avait jeté la disgrâce sur leur maison, ne laissant à son fils que la honte en héritage ? Que pourrait-il répondre aux larmes d’Affery ? Assis derrière son bureau, écœuré par l’odeur de sang qui lui emplissait les narines, Aindreas ne voyait aucune issue, aucun moyen d’échapper à son ignominie, sinon celui auquel il avait eu cent fois recours. « Du vin ! » hurla-t-il. Il jeta un coup d’œil à la fenêtre dans son dos. Pas une lueur. L’aube n’était même pas levée qu’il exigeait déjà sa ration de vin rouge de Sanbiri. « Ils méritent mieux, père. » Aindreas se tourna, bien qu’avec réticence. Ce n’était pas vraiment Brienne. Une telle chose défiait toutes les lois connues. Ce n’était pas la Nuit de l’Apogée, et même si la date avait été la bonne, il ne se trouvait pas au sanctuaire. Elle se tenait néanmoins devant lui, ses cheveux dorés brillant à la lueur de sa bougie, une expression de tristesse apitoyée sur le visage. « Du vin ! tonna-t-il de nouveau sans la quitter des yeux. — Il n’est toujours pas trop tard pour tout arrêter, pour réparer ce que tu as fait. — Mais si, il est trop tard ! Ne vois-tu pas ? La guerre civile va éclater, et tout ça à cause de moi. Ne sens-tu pas l’odeur du sang ? — Fais quelque chose, père. Tu dois réagir. » Un coup frappé à sa porte l’empêcha de répondre. L’image de Brienne commença à s’effacer. Elle secouait tristement la tête lorsqu’elle disparut tout à fait. Un long soupir s’échappa des lèvres tremblantes d’Aindreas. « J’espère que c’est mon vin. » La porte s’ouvrit sur un jeune page qui apportait deux flasques d’un pas incertain. Le maître des chais avait compris qu’une ne suffisait plus. « Apporte-les-moi, fit le duc, et puis va-t’en. » Le garçon obéit et, durant les deux heures qui suivirent, bien après l’aube, Aindreas resta assis à son bureau, à boire son vin et remuer ses sombres pensées. Il entendit vaguement Villyd commencer l’entraînement de ses hommes dans la cour sous sa fenêtre, mais demeura dans son siège bien après que ses deux flasques furent vides. Il dut s’endormir, car un nouveau coup frappé à sa porte le fit sursauter. Sa timbale vide se renversa. « Oui ! Qui est-ce ? » Ennis passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. Ses grands yeux et un sourire espiègle illuminaient son visage encore poupon. « Puis-je entrer, Père ? » Aindreas se leva rapidement et vint se placer devant son bureau pour cacher les cruches. Mais il sourit, heureux de voir son fils. « Bien sûr. » Le duc, tout en se dirigeant vers l’un des larges fauteuils devant sa cheminée, l’invita à le suivre. « Viens t’asseoir près de moi, fit-il en désignant le siège en face du sien. » Mais le garçon courut vers le trône de son père qu’il escalada comme un vrai Petit Duc, ainsi que le surnommaient gentiment les soldats d’Aindreas. « As-tu bien dormi ? » Ennis acquiesça. « Tu as déjà pris ton petit déjeuner ? — Oui, mère et Affery aussi. — Ta mère est levée ? demanda Aindreas tout en espérant ne pas paraître trop étonné. » L’enfant éclata de rire. « Elle dit qu’elle doit préparer le château pour les pluies. — Les pluies ? — Oui, ce soir, répondit le garçon en regardant son père comme s’il tombait du ciel. Il va pleuvoir ce soir, à grands seaux, comme chaque année. » Aindreas dévisagea son fils avec stupeur. Le dernier jour du cycle lunaire d’Amon ! La Nuit de l’Apogée était donc bien ce soir. Il balaya la pièce du regard, à la recherche de Brienne, se demandant comment il avait pu perdre à ce point le fil des jours. Même Ioanna était au courant, alors qu’elle avait à peine quitté la chambre, sinon le lit, depuis la Nuit des Deux Lunes. Comme l’avait dit Ennis, ce soir et durant une bonne partie de la nuit, un véritable déluge allait s’abattre sur toutes les Terres du Devant. Perchés sur leur promontoire, les habitants du château seraient à l’abri, et la ville elle-même avait peu de risques de connaître de sérieux dégâts, mais dans les campagnes alentour, surtout près des marais de Harrier, et dans les baronnies proches de la rivière Heneagh, beaucoup seraient contraints de quitter leur maison jusqu’à la décrue des eaux. Et cette nuit, des centaines de villageois viendraient chercher refuge dans la ville de Kentigern. Voir leur duc et leur duchesse avec eux, prêts à leur offrir toute leur aide, et partager leur malheur, serait un réconfort. Depuis qu’il était duc, Aindreas et sa femme se rendaient en ville chaque année ce jour-là. L’an passé, Brienne les avait accompagnés. Mais cette année… Aindreas n’était pas sûr que Ioanna soit prête à affronter tant de monde, ni d’avoir lui-même le cœur à tenir son rôle. « Père ? » Il se rendit compte qu’Ennis n’avait cessé de lui parler. « Excuse-moi, fils. Je pensais à autre chose. Que disais-tu ? — Je te demandais si le château avait déjà été inondé. — Non, répondit Aindreas avec un sourire. Nous sommes sur le pic. Les eaux descendent dans la plaine et finissent par gonfler la Tarbin. Il n’y aura pas d’inondation cette nuit. — Tant mieux, opina Ennis avec le plus grand sérieux. Je ne veux pas être inondé. — Oui, j’imagine. — Mère et toi allez descendre en ville ? — Je ne sais pas, avoua son père en détournant le regard. Peut-être. — Je crois que vous devriez. — Vraiment ! Et pourquoi donc ? » Ennis, paraissant plus âgé que ses neuf ans, haussa les épaules. « Je pense que Mère devrait sortir un peu du château. Elle ne l’a pas fait depuis… » Il baissa les yeux. « Tu sais. » Il se montrait étonnamment perspicace, et beaucoup plus avisé que bien des enfants de son âge. « Tu as raison, elle n’est pas sortie, confirma le duc. Et cela pourrait lui faire du bien de rencontrer son peuple. » Mais il craignait qu’elle ne s’humilie en public. « Je vais y réfléchir, d’accord ? — D’accord. — N’as-tu pas de leçons maintenant ? — Pas avant les cloches de onze heures. » Il n’avait pas terminé sa phrase qu’elles se mettaient à sonner. Ennis porta la main à sa bouche et rit de bon cœur, les yeux pétillaient de malice. Aindreas ne put s’empêcher de sourire. « Tu ferais mieux d’y aller. — Oui, Père », répondit l’enfant en dégringolant du trône avant de se précipiter vers la porte. Brienne, qui se tenait près du seuil, regarda son frère s’échapper, puis elle tourna un regard de reproche vers son père. « Tu dois faire quelque chose, Père. » Aindreas ferma les yeux pour ne pas la voir. « Tu n’es pas réelle. Je le sais. — Mais je peux l’être. » À ces mots, il ouvrit les paupières. Elle avait disparu. Étourdi, il regretta d’avoir bu tout ce vin sans rien manger. Je peux l’être. Peu de temps après, Villyd se présenta à son bureau, comme à son habitude. Aindreas s’attendait au même rapport ennuyeux sur l’entraînement de la journée mais, dès l’entrée du capitaine, il comprit que leur discussion prendrait une autre tournure. Villyd était inhabituellement sombre, sa robuste silhouette tendue, et dans son regard bleu pâle dansait une lueur troublée. Il s’inclina devant le duc, puis se mit à arpenter la pièce en tous sens, lui qui était d’ordinaire attentif et calme. « Vous êtes perturbé, capitaine, constata Aindreas devant son silence. — Oui, monseigneur, répondit l’homme visiblement distrait. — Allez-vous m’en parler, ou allons-nous tenir notre langue jusqu’au soir ? » Villyd s’arrêta et croisa le regard de son duc, un sourire embarrassé aux lèvres. « Pardonnez-moi, monseigneur, je viens juste de recevoir les nouvelles. J’essaie encore d’en comprendre le sens. Il semble qu’il y ait pas mal d’agitation le long de la rive sud de la Tarbin. — Cela fait plus d’un cycle que les Aneiriens y massent des troupes. Cela ne devrait pas vous surprendre. — Il ne s’agit pas seulement des soldats, monseigneur. Des rapports nous indiquent que des chariots ont quitté Mertesse ce matin même, et que des ouvriers ont également quitté la cité. — Leur accordez-vous foi ? — En temps normal, je m’y fie, monseigneur. Ces rapports viennent de colporteurs qui se sont révélés fiables par le passé, et il y en a plusieurs. Mais avec la pluie attendue ce soir, cela n’a aucun sens. Ils auront le temps de franchir la rivière, mais la Nuit de l’Apogée du cycle d’Amon n’est pas le meilleur moment pour débuter un siège, surtout aussi proche de la Tarbin. — Ces colporteurs se seront peut-être trompés cette fois. — Peut-être, répondit Villyd sans la moindre conviction. — Pensez-vous qu’ils cherchent à nous tromper ? » Le capitaine approuva de la tête, et reprit ses déambulations. « Cela m’est venu à l’esprit, reconnut-il. Si tel est le cas, si l’on ne peut plus compter sur eux, nous allons avoir beaucoup de mal à nous défendre d’un assaut du sud. » C’était bien un problème. Aindreas étouffa un juron, puis se leva et ouvrit le volet qui obstruait sa fenêtre. Le jour était venteux et froid pour la fin du cycle lunaire d’Amon, mais le temps dégagé. Il ne voyait aucun signe des nuages sombres qui envahiraient le ciel à la nuit tombée. Leur arrivée ne faisait cependant aucun doute. « Il n’y aura pas d’attaque aujourd’hui, déclara enfin le duc, sûr de son fait. Mais elle ne tardera pas, demain peut-être, en tout cas dans les prochains jours. — C’est aussi mon avis, monseigneur. » Aindreas, abandonnant la fenêtre ouverte, se tourna vers son capitaine. « Commencez les préparatifs pour soutenir un siège. Dites au maître cuisinier et à l’intendant qu’ils se mettent sous votre commandement, sur mon ordre. — Bien, monseigneur. — Comment se passe l’entraînement des recrues enrôlées après le dernier siège ? — Bien, monseigneur, répondit Villyd avec un sourire légèrement contraint. — Elles manquent encore d’expérience, n’est-ce pas ? — Un peu, reconnut le capitaine, la mine assombrie. Je vais doubler leurs exercices. Elles seront prêtes. — Je n’en doute pas. Revenez me voir plus tard dans la journée, Villyd, et faites-moi savoir si vous rencontrez le moindre problème. — Très bien, monseigneur. Merci. » Le capitaine s’inclina et quitta la pièce. De nouveau seul, Aindreas s’adossa dans son fauteuil, les doigts pressés sur ses paupières. Un siège. C’était prévisible, il n’était pas si stupide. Comprendre ce que les Qirsi attendaient de lui ne lui prit qu’un instant. Il ouvrit la bouche pour réclamer du vin mais se ravisa pour se mettre en quête d’Ioanna. Il la trouva dans la grande salle en compagnie du prélat, entourée de piles de couvertures, en prévision des infortunés qui viendraient se réfugier en ville dès le coucher du soleil. Aindreas traversa la salle à sa rencontre. Elle avait les joues creuses et la peau cireuse. Le duc, inquiet à l’idée des commentaires que ces yeux caves allaient lui attirer, ne put s’empêcher de frémir. Mais elle sourit, et il lui sembla qu’elle recouvrait une partie de ses forces. Arrivé près d’elle, il se pencha et lui déposa un baiser sur la joue. « Je veux aussi qu’ils aient de quoi manger, fit-elle tandis qu’Aindreas balayait les couvertures du regard. J’ai déjà prévenu le maître cuisinier. — Il pourra te fournir un peu de nourriture, répondit le duc en la regardant avec un soupir, mais pas beaucoup. — Et pourquoi donc ? » Il jeta un coup d’œil au prélat qui avait suspendu ses gestes dans l’attente de sa réponse. L’homme apprendrait de toute façon la nouvelle très bientôt. « Parce que nous allons être assiégés. » Ioanna porta une main tremblante à sa bouche. « Qu’Ean nous protège ! Tu en es sûr ? Ils sont déjà en marche ? — Pas encore. Mais Villyd et moi en sommes certains. Je les attends dans les prochains jours. Sans aucun doute avant la Nuit des Deux Lunes du cycle d’Elined. » Au moins ne lui demandait-elle pas quelle armée venait les assiéger. Entre les hommes de Kearney et ceux de Mertesse, il n’aurait su dire laquelle arriverait en premier. « Alors peut-être devrais-je me limiter aux couvertures. » Elle leva les yeux sur lui. Elle semblait si désemparée. « À moins que nous n’en ayons aussi besoin. » Les couvertures seraient utiles à ses hommes, mais il n’eut pas le cœur de le lui dire. Préparer l’arrivée des réfugiés au château semblait lui faire tellement de bien. « Le cycle lunaire d’Elined débute demain. Nous ne devrions pas avoir besoin des couvertures. Quant à la nourriture, je pense pouvoir en réserver, mais pas autant que les années précédentes. » Il lui prit les mains, en porta une à ses lèvres. « Tout se passera bien. Les portes sont solides. Elles résisteront. Nous descendrons en ville au crépuscule », ajouta-t-il sachant qu’elle aurait besoin de lui. Il n’avait pas fini sa phrase qu’un mouvement derrière Ioanna, près de l’entrée de la grande salle, attira son attention. Brienne. Les yeux posés sur lui, elle acquiesçait en silence. « Aindreas, qu’y a-t-il ? » Il secoua la tête, s’obligeant à croiser le regard de sa femme. « Rien. Je dois rejoindre Villyd dans la cour. Il a quelques difficultés avec les nouvelles recrues. Je devrais pouvoir l’aider. — Bien sûr. » Le duc déposa un nouveau baiser sur la joue de sa femme et s’en alla en toute hâte, pressé d’éviter le regard de Brienne toujours fixé sur lui. Comme prévu, le capitaine se trouvait dans la cour. Aindreas passa une bonne partie de la journée avec lui à entraîner ses hommes. Dans leur majorité, les plus jeunes soldats avaient besoin d’un bon perfectionnement, mais ils n’étaient pas aussi gauches qu’il l’avait craint. Il était heureux d’être dehors, loin de son bureau, de son vin et de l’odeur de sang. Lui-même manquait d’entraînement, bien que le capitaine ne se soit jamais hasardé à le lui dire, et il prenait plaisir, épée en main, à faire jouer ses muscles, inactifs depuis de longs cycles. Vers la fin du jour, le ciel commença à s’assombrir. Lorsque le duc et sa femme quittèrent le château, suivis par près d’une centaine d’hommes et de nombreuses charrettes chargées de couvertures et de provisions, la pluie se mit à tomber, accompagnée d’un vent froid. Déjà, les rues de la cité étaient bondées d’hommes, de femmes et d’enfants, un bon nombre d’entre eux traînant les maigres possessions qu’ils avaient voulu sauver du déluge et des inondations. Beaucoup se dirigeaient vers le Sanctuaire de Bian, à l’extrémité sud de la ville. Ioanna, comprenant tout à coup où ils allaient, tira brusquement sur les rênes de son cheval. « Non, murmura-t-elle. Je ne peux pas. — Ioanna… — Je ne peux pas aller là-bas ! s’exclama-t-elle avec un regard terrifié. Je ne peux pas. Je ne veux pas… voir… » Brienne se tenait de nouveau devant lui, sous la pluie, ses cheveux blonds mouillés, les yeux posés sur eux. La pluie ruisselait sur son visage comme des larmes. Alors il comprit lui aussi. Tu n’es pas réelle, lui avait-il dit le matin même. Ce à quoi elle avait répondu : Je peux l’être. Ioanna, le corps secoué de tremblements, sanglotait. « Tu n’es pas obligée », lui répondit-il aussi doucement que possible. Il tendit la main vers elle et lui caressa la joue. « Je vais y aller. Rentre au château. — Mais… — Ne t’inquiète pas. Elle… comprendra. » Un faible sourire, malgré ses larmes, étira les lèvres d’Ioanna. Aindreas appela un de ses lieutenants. « Prenez huit hommes avec vous, et raccompagnez la duchesse au château. — À vos ordres, monseigneur. — Rentre, Ioanna. Je ne serai pas long. » Elle dut l’entendre, mais ne fit pas un geste. Aindreas fit alors signe à son lieutenant qui prit les rênes de la duchesse, fit tourner sa monture, et la conduisit vers le pic. Le duc la regarda s’éloigner puis rejoignit un autre soldat. « Conduisez les chariots et les hommes au sanctuaire. Je… je dois voir la Mère prieure. — Bien, monseigneur. » Aindreas éperonna sa monture. Il tremblait, comme un jeune garçon avant son Aspiration, mais il ne ralentit pas l’allure pour autant. Il repoussait cette rencontre depuis trop longtemps. Les portes du sanctuaire, grandes ouvertes, accueillaient des centaines de malheureux qui s’entassaient déjà dans la cour devant le temple. Devant cette foule, Aindreas hésita. « Lord Kentigern. » La Mère prieure avançait à sa rencontre, les pans de sa longue robe flottant dans le vent. De sa capuche s’échappaient des mèches blanches et rousses qui lui encadraient le visage. « Bonsoir, Mère prieure, mes hommes font route vers le sanctuaire. Ils apportent des couvertures et de la nourriture. — Soyez-en remercié, monseigneur. — J’avais espéré… » commença-t-il les yeux papillonnant vers le temple avant de s’interrompre, la gorge nouée. « Je me demandais quand vous viendriez parler avec elle, monseigneur. Je vous attends depuis longtemps. » Aindreas la foudroya du regard. « Comment osez… — Je n’ose rien du tout, monseigneur. Et je suis au service des dieux, pas au vôtre. — Vous êtes au service de mon royaume ! — Les dieux se moquent des royaumes et des titres. Vous le savez aussi bien que moi, monseigneur. » Elle avait raison, bien sûr. Les sanctuaires avaient toujours échappé à la juridiction des cours. Lorsque Tavis s’était échappé de ses geôles, Aindreas avait appris qu’il avait trouvé refuge au sanctuaire. Il n’avait pourtant pas osé venir le chercher par la force. Pas dans cet endroit. Les cloîtres étaient peut-être sous l’emprise des châteaux des Terres du Devant, mais seul un fou irait provoquer la fureur de Bian en violant l’un de ses sanctuaires. « Voulez-vous entrer dans le temple, monseigneur ? proposa la Mère prieure. — J’en avais… l’intention, mais avec tout ce monde, je ne suis plus si sûr. — Il y a toujours beaucoup de monde au sanctuaire cette nuit-là, monseigneur. Nous les accueillons dans le noviciat et au réfectoire des moines. Le temple est à vous, si vous le désirez. » Après son premier élan de colère, Aindreas éprouva une vague de reconnaissance. « Entendu. Merci, Mère prieure. — De rien, monseigneur. Un de nos frères va s’occuper de votre monture. » Aindreas mit pied à terre, mais il resta immobile, indifférent à la pluie et au vent. « Elle sera heureuse de vous voir, monseigneur. Cela fait longtemps que personne n’est venu lui parler. » Il lui fallut un moment pour réagir. « D’autres sont venus ? » s’exclama-t-il en faisant volte-face. Elle le dévisagea placidement. La lumière des torches dansait dans ses prunelles. « Au moins un, vous le savez. — Tavis ! lâcha-t-il dans un souffle. — Lord Curgh lui a parlé quelques jours après sa mort, confirma la religieuse sans s’émouvoir. — Les avez-vous entendus ? Savez-vous ce qu’elle lui a dit ? — Les paroles prononcées par les morts demeurent au-delà de ma perception, monseigneur. » Un bref sourire éclaira son visage. « À l’exception de celles, bien sûr, prononcées par mes propres défunts. Je n’ai entendu que ce qu’a dit Lord Curgh à votre fille. — Quoi donc ? — Ce n’est pas à moi de vous l’apprendre. Sachez cependant qu’il lui a parlé de son amour, de sa douleur de l’avoir perdue. Je n’avais pas très haute opinion du jeune homme lorsque je l’ai rencontré, mais je ne crois pas qu’il ait tué Lady Brienne. » S’il en avait déjà la conviction, entendre la Mère prieure l’affirmer aussi posément ne l’en troubla pas moins. Il ne put qu’opiner. « Rencontrez-la, parlez-lui, monseigneur. Affronter un mort n’est jamais facile, mais le temple du Trompeur peut aussi offrir un certain réconfort. — Oui, répondit le duc la gorge nouée. Merci, Mère prieure. » Il tourna une fois de plus le regard vers les hautes flèches qui s’élevaient au-dessus du grand bâtiment et se força à traverser la cour, les jambes chancelantes, jusqu’au perron de marbre qui en marquait l’entrée. Au pied des marches, il hésita encore, mais finit par les grimper et pénétrer à l’intérieur. Le temple était désert, comme la Mère prieure le lui avait assuré. Des cierges allumés se dressaient de chaque côté de l’autel. Entre eux reposaient le bol et le couteau de pierre destinés aux sacrifices de sang. Les flammes d’autres bougies, disposées par douzaines le long des murs, dispensaient une lumière douce et tremblotante, créant des ombres aussi mouvantes que les démons du Royaume du Dessous. Derrière l’autel, le dominant comme les nuages orageux qui surplombaient le pic, le vitrail à l’effigie du Trompeur, éclairé de l’extérieur par les torches allumées dans la cour du sanctuaire, scintillait de mille feux dans la pénombre. Aindreas s’arrêta devant l’autel, le regard vaguement posé sur le couteau. « Il y a quelqu’un ? » demanda-t-il. Le son de sa propre voix dont l’écho troublait la quiétude des lieux le fit sursauter. Pas de réponse. Refusait-elle de le voir ? Avait-il attendu trop longtemps pour venir ? « Brienne ? — Père ! » La réponse, aussi douce qu’un soupir, sembla venir de loin. Il fut pourtant ébranlé comme les portes de sa forteresse secouées par un coup de bélier. Il recula, brusquement pris de panique. Avant qu’il puisse faire demi-tour, elle apparut devant lui, juste derrière l’autel. Sa silhouette, d’abord immatérielle, frissonnait comme une brume. Puis elle se condensa, et sa fille sembla renaître sous ses yeux. Ses cheveux d’or, ses doux yeux gris, chatoyaient, comme illuminés de l’intérieur. Elle portait la robe saphir qu’elle avait le soir de sa mort, mais sans aucune tache ni déchirure. — Brienne, sanglota-t-il, le visage baigné de larmes. — Pauvre Père. » Un sourire triste flottait sur ses lèvres. Elle ressemblait tant à sa mère au même âge. « Pardonne-moi ! s’exclama-t-il. — De quoi, Père ? — De… » Il s’interrompit. Il était si facile d’oublier que la Brienne qu’il voyait dans son bureau et les couloirs de son château n’était qu’une création de son esprit, une illusion née de son chagrin et de sa culpabilité. La vraie Brienne, ou ce qu’il restait d’elle, se tenait devant lui. « De ne pas être venu plus tôt, répondit-il en se maudissant de céder à la faiblesse et aux mensonges, même ici, devant son enfant disparue. — Ce n’est pas grave. Je sais combien tu m’as pleurée. » Il eut l’impression qu’elle tenait son cœur entre ses mains. Savait-elle réellement ? Avait-elle vu tout ce qu’il avait fait au nom de sa vengeance ? « Ta mère voulait venir, fut-il seulement capable de répondre. Elle a beaucoup souffert depuis ta… depuis que nous t’avons perdue. — Je comprends. » Ils gardèrent le silence. Aindreas s’efforçait de se reprendre, mais il ne pouvait quitter l’apparition des yeux. Elle avait été si belle, si jeune. Bien qu’identique à celle qu’il avait connue, il se dégageait de cette apparition une froideur, une distance qu’il n’avait jamais vue. Elle semblait avoir vécu des siècles sans que le temps eût altéré son image. Était-ce ainsi que les choses se passaient au Royaume du Dessous ? « Tu as des questions à me poser », fit-elle enfin. Il acquiesça. « J’en ai tant. — Il ne l’a pas fait, Père. » Sa voix vibrait de reproche. « Tavis ne m’a pas tuée. » Aindreas aurait voulu détacher les yeux de son visage, mais son regard étincelant emprisonnait le sien. « Je le sais maintenant. — Tu l’as torturé. — Oui. — Tu as presque déclenché une guerre civile. » Une guerre qui était sur le point d’éclater. « Tout semblait si clair, tenta-t-il de justifier. — J’aurais pu te dire la vérité, si tu étais seulement venu me voir, si tu m’avais posé la question. — Je sais, murmura le duc en proie à de nouvelles larmes. — Il est mort maintenant, l’homme qui m’a assassinée. — Que dis-tu ? — Il est là, dans le royaume du dieu. Je l’ai vu. » Le royaume du dieu. Le Royaume du Dessous. Aindreas frémit, le souffle coupé, comme si le Trompeur lui-même lui avait serré la gorge. « Comment ? parvint-il à articuler. — Tavis l’a tué, comme il l’avait promis. — Tavis ? — Oui. Il a juré de me venger, et il l’a fait. Il a assez souffert, Père. Il méritait un meilleur sort. — Toi aussi », répliqua Aindreas d’une voix plus dure. Il ne pouvait toujours pas se résigner à lui pardonner, même sans savoir de quoi. « Tavis est en vie, Javan au moins a son fils. » Brienne le dévisagea en silence. « Qui était-ce ? demanda le duc quelques instants plus tard, troublé par son mutisme. Qui était cet homme qui t’a assassinée ? — Un meurtrier engagé par les Qirsi. Il s’est fait passer pour un serviteur au banquet, cette nuit-là. Mais tu connais l’histoire, n’est-ce pas, Père ? — Pas entièrement. — Mais bien assez, répliqua-t-elle. Je suis au courant. Je t’ai laissé la chance jusque-là de tout m’avouer, tu ne l’as pas fait. Maintenant, écoute-moi : je sais tout. » Elle l’avait mis à l’épreuve, comme un enfant. Il hésitait entre la honte et la colère. Il voulait la supplier de lui pardonner, et il frémissait de rage devant son insolence. Tu es encore ma fille, voulait-il dire. Tu ne sais pas ce que c’est de perdre un enfant. Mais il était incapable de parler. « Comment as-tu pu les rejoindre, Père ? Tu as fait de toi un renégat. Tu vas jeter l’opprobre sur tous ceux qui t’aiment : Mère, Affery, Ennis. — Comment peux-tu savoir tout ça ? — On voit beaucoup de choses depuis le royaume du dieu, et nous parlons entre nous. Tu as envoyé tant de Qirsi au Royaume du Dessous avant de trouver ceux qui pourraient t’aider à rejoindre leur conspiration. Ils m’ont raconté beaucoup de choses. « Est-ce que… As-tu beaucoup souffert ? » Un sourire triste effleura son visage avant de s’évanouir. « Non, pas beaucoup. — Le dieu est-il bon avec toi ? Es-tu avec les morts honorés ? — Il nous interdit de parler de ça avec les vivants. » Pour la première fois, des larmes roulèrent sur ses joues, brillantes comme des gouttes de rosée aux premières lueurs de l’aube. « Tu ne dois pas t’inquiéter à mon sujet. Tu ne dois penser qu’à Mère et aux autres. Tu dois mettre un terme à tout ça, Père. » Combien de fois l’avait-il entendue l’exhorter ? « Tu ne dois plus aider la conspiration, — C’est plus compliqué que tu ne l’imagines. — Vraiment ? Je crois que tu as simplement peur de ta propre disgrâce. Je crois que tu as peur de dire la vérité à Mère. — La disgrâce n’est pas le moindre des maux, Brienne. Dois-je léguer à ton frère une maison déshonorée ? Dois-je condamner Kentigern à des siècles de honte et de faiblesse ? — Si c’est le prix, alors oui. De toute manière… — Tu ne sais pas de quoi tu parles. — Si, Père, parfaitement ! Tu… — Assez ! » Elle se crispa. Son corps tout entier sembla onduler, comme une flamme vacillant sous un coup de vent inattendu. Aindreas craignit un instant qu’elle ne s’efface. « Pardonne-moi, fit-il en hâte. Je t’en prie, ne pars pas. » Elle avait baissé les yeux, comme elle le faisait souvent lorsqu’elle était punie. La lame de l’assassin aurait aussi bien pu transpercer le cœur de son père tant il souffrait de la voir ainsi. « Enfant, tu étais déjà têtue. Ta mère disait que c’était à cause de moi, que tu me ressemblais tant, mais je pense que tu es son portrait fidèle. » L’apparition leva et yeux et sourit, un sourire si vivant, qu’il éprouva le désir de la prendre entre ses bras, comme lorsqu’elle n’était qu’un bébé. « Il y a quelque chose que j’ai toujours voulu te dire, fit-elle. — Oh ? — Te rappelles-tu quand, alors âgée de sept ans, je suis partie me promener, et que Cirde m’a désarçonnée ? — Je m’en souviens très bien. Tu t’es cassé le bras en deux endroits. Ta mère était prête à t’interdire l’équitation jusqu’à ta Révélation. — Mais tu lui as dit que tous les cavaliers faisaient au moins une chute dans leur vie, et que celle-ci ne ferait que me rendre plus adroite. » Il sourit, ému à ce souvenir ancien. « Oui, je me le rappelle. — Je ne t’ai jamais dit pourquoi j’étais tombée. — Tu m’as raconté que Cirde s’était cabré sans raison. — Je t’ai menti. J’étais debout sur la selle. » Ses yeux s’écarquillèrent. « Brienne ! — J’avais vu un écuyer faire cette acrobatie, un jour de Festival, j’avais voulu essayer. — Tu as de la chance de ne pas t’être brisé le cou. Tu aurais pu… » Il s’interrompit. Elle aurait pu se tuer. Pouvait-on dire une chose pareille à un esprit ? « J’aurais pu faire la même chose, finit-il. — Je sais. J’étais bien plus semblable à toi que tu ne le penses, même à cette époque. Et j’en ai toujours éprouvé une grande fierté. » Aindreas, incapable de parler, approuva de la tête. « Je suis désolée de t’avoir mis en colère, Père. Mais je ne veux pas que ma mort soit encore la cause de tueries, et je souhaite encore moins voir la ruine s’abattre sur notre maison par ma faute. — C’est moi qui suis désolé, fit-il d’une voix cassée. » Il déglutit et prit une profonde inspiration. « Je vais trouver le moyen de réparer les torts que j’ai commis, lui dit-il. Je t’en donne ma parole. — Tu avoueras tout à Mère ? — Je… je vais y réfléchir. » Mais déjà, il s’interrogeait sur le moyen d’éviter cette confession. « Elle t’aime, Père. Elle te pardonnera. » Si elle survivait à ses aveux. « Et toi ? Pourras-tu me pardonner ? » Elle sourit, presque timidement. « Bien sûr. » Aindreas lui rendit son sourire. En cette seconde, rien d’autre ne comptait. « Merci. » La formidable image de Bian derrière elle s’illumina une seconde, conférant au vitrail une brillance et une vivacité nouvelles, presque surnaturelles. Le tonnerre gronda peu après. Le sol trembla. Dehors, la pluie devait tomber à verse. « Je dois rentrer au château, fit-il. Ta mère voudra avoir de tes nouvelles. Je suis désolé de te laisser. — Ne t’inquiète pas, Père. Nous pourrons nous revoir au prochain cycle de lune, et chaque autre après celui-là, si tu le veux. » Dans un cycle son château serait assiégé. Dans deux, il serait sans doute mort. Mais il sourit et acquiesça. Elle commença à s’effacer doucement, comme les étoiles devant la naissance de l’aube. « Porte-toi bien, Père. — Au revoir, Brienne, articula-t-il à travers de nouvelles larmes. Je t’aime. » Elle ne dit rien, mais il crut voir un sourire se dessiner sur son visage avant qu’il ne disparaisse tout à fait. Seul devant l’autel du Trompeur, il sanglota longtemps. Lorsqu’il fut capable de se maîtriser, il fit demi-tour et sortit du temple, brusquement pressé de quitter le sanctuaire et de rentrer au château. Même si tout ce qui l’y attendait n’était que mensonges, fantômes, et la promesse d’une guerre imminente. 10 Galdasten, Eibithar, lune ascendante d’Elined À une distance aussi éloignée, même par un jour aussi clair et lumineux, on aurait pu les prendre pour des navires marchands, toutes voiles rentrées, rassemblés en pleine mer pour un étrange marché flottant. Il sembla bien à Renald, duc de Galdasten, distinguer de longues rames hérissées sur les flancs, mais il n’aurait pu l’affirmer. À moins qu’il ne préférât rester dans le doute. Ils avaient fait leur apparition deux jours plus tôt, au premier matin du nouveau cycle lunaire. Les nuages qui avaient envahi le ciel lors de la Nuit des Deux Lunes d’Amon obscurcissaient encore l’horizon le matin même, et les eaux de la Baie du Faucon demeuraient écumeuses. Les vaisseaux avaient rapidement jeté l’ancre à l’entrée de la bouche, en position défensive. Depuis, ils n’avaient pas bougé, dans l’attente, sans doute, de l’arrivée de la flotte adverse. Renald avait remarqué ce deuxième groupe de bateaux un peu plus tôt. Ils croisaient trop loin pour pouvoir distinguer quoi que ce soit avec certitude, mais le duc était raisonnablement convaincu qu’ils représentaient le gros de la force navale de Braedon. Depuis son poste d’observation privilégié au château de Galdasten, au sommet de la colline rocailleuse qui abritait le siège du pouvoir de sa famille depuis des siècles, juché sur les plus hauts remparts de ce que ses aïeux avaient baptisé la Tour de l’Aigle, Renald avait une vue imprenable sur la bataille navale qui s’annonçait. Si le temps se maintenait, les premiers assauts seraient lancés au plus tard le surlendemain. La flotte d’Eibithar avait longtemps nourri l’immense fierté du peuple de Renald. La plupart des navires du royaume étaient construits à Galdasten ou à Thorald. Si leur vitesse et leur robustesse n’égalaient pas celles des navires de Braedon ou de Wethyrn, elles valaient celles des autres bâtiments construits sur les Terres du Devant. Mais à côté de la flotte impériale, l’escadre d’Eibithar paraissait au mieux pathétique. Braedon disposait de moitié plus de bâtiments, et à en croire les histoires que racontaient les marins du port de Galdasten, leurs capitaines comptaient parmi les plus fins navigateurs de l’océan d’Amon. On appelait le pavillon de Braedon enluminé d’un soleil d’or d’où rayonnaient de grandes flèches rouges, le soleil de l’empire : « Le soleil de l’empire se lève et se couche sur les eaux d’Amon », disait le dicton. Ce n’était pas par hasard que l’empire s’était emparé de la plupart des grandes îles au large des Terres du Devant. Aneira ou Eibithar n’avait rien à envier à ses forces terrestres, mais la flotte impériale était imbattable. Le duc ne nourrissait pas beaucoup d’illusions. La marine de Braedon remporterait les combats imminents. Ce qu’il ignorait, c’est s’il devait s’en réjouir ou trembler. « Quelle ironie qu’ils aient choisi de commencer la guerre dans la Baie du Faucon ! » constata la duchesse. Ses cheveux noirs flottaient dans le vent, et elle avait levé une main devant ses yeux pour s’abriter du soleil. Ewan Traylee, le capitaine des armées de Galdasten, lui jeta un coup d’oeil rapide. Ses traits épais étaient empreints de contrariété. « L’ironie n’a rien à y voir, madame. Les navires de Braedon vont chercher à accoster sur la côte de Galdasten parce qu’elle est moins escarpée qu’ailleurs. S’ils ont l’intention d’envahir le royaume, c’est le meilleur endroit pour débarquer. » Elspeth sourit d’un air malicieux. « Bien sûr, capitaine. » Renald, qui savait exactement ce qu’elle avait en tête, craignit qu’elle ne s’arrête pas à temps. Heureusement, sa femme se contenta d’un « imbécile » à peine audible et laissa tomber le sujet. Ewan, qui n’avait rien entendu, reprit quelques instants plus tard : « Nous devrions parfaire notre tactique de défense sur le rivage, monseigneur. Si la bataille navale se déroule comme j’en ai peur, nous devons nous préparer à repousser l’invasion de Braedon sur nos plages au plus tôt. » Renald, les yeux obstinément fixés sur les navires et la baie, refusait de croiser le regard de son capitaine ou de sa femme. Il espérait, par son silence, se faire tout simplement oublier. « Monseigneur ? » Elspeth glissa une main dans la sienne, un geste rare que le duc n’était pas assez idiot pour considérer comme de l’affection. Sa peau était brûlante, comme si elle avait eu la fièvre. « Oui, Ewan. Nous en parlerons plus tard. Rejoignez-moi dans mon bureau aux cloches du prieuré. — Bien, monseigneur. » Elle lui serra la main si fort qu’il sentit sa chevalière s’enfoncer dans sa chair. « Vous pouvez partir, capitaine. Je suis sûr que vous avez beaucoup à faire. » Ewan acquiesça et s’inclina devant les époux qu’il laissa seuls sur les remparts. Elspeth le lâcha enfin. « Tu ne lui as rien dit, l’accusa-t-elle aussitôt. — Je n’ai rien à lui dire. Je n’ai pas encore pris de décision. » Si ses mots étaient fermes, une certaine hésitation les sous-tendaient. Que Bian l’emporte ! La duchesse sourit. Ses petites dents blanches brillèrent dans l’éclat du soleil. Sa beauté était indiscutable. Si seulement il avait eu la sagesse d’épouser une femme plus facile à vivre. « Tu veux me faire croire que tu envisages vraiment la guerre ? » Son rire résonna cruellement. « Allons, Renald. Tu n’as rien d’un guerrier. Tu as peur de moi. Tu ne lèveras jamais ton épée contre l’armée impériale. » Comme il aurait aimé lui prouver qu’elle se trompait, passer une épée à sa ceinture, enfourcher son cheval et conduire l’armée de Galdasten au combat. Mais Elspeth était aussi intelligente que belle, et elle le connaissait très bien. « Tu veux être roi, n’est-ce pas ? poursuivit-elle. Tu veux que tes fils aspirent à autre chose que ce duché et les baronnies minables de Lynde et Greyshyre. Moi aussi. » Il revint aux navires. Le Festival se déroulait en ce moment même à Galdasten. Comment une guerre pouvait-elle éclater au beau milieu des festivités ? « C’est une chose de se ranger du côté d’Aneira, répondit-il, une autre de regarder le royaume se faire attaquer sans réagir. — Non ! C’est pareil. L’une implique l’autre. Soutenir Kentigern n’a aucun sens si tu as l’intention de retourner une fois de plus ta veste et de te battre avec Kearney pour défendre son royaume. — Son royaume est mon royaume ! Si j’accepte sa destruction… » Elle ferma brièvement les yeux, comme elle le faisait avec leurs fils lorsqu’elle perdait patience. « Personne ne te demande d’accepter sa destruction, Renald. À l’heure où nous parlons, des hommes marchent vers Galdasten depuis Curgh, Thorald, Heneagh et même la Cité des Rois. » Avait-elle entendu les rapports qu’il avait reçus des sentinelles d’Ewan ? La question était idiote, il l’imaginait sans peine tapie dans le couloir de son bureau, une oreille collée contre sa porte. Il avait toutes les raisons de s’emporter contre elle, mais il opina mollement, incapable de protester. « Le royaume n’est pas près de tomber, du moins pas encore. Et avant d’en arriver là, tu contribueras à le sauver. Pour l’instant, ton premier devoir est de protéger ce château, sa ville et le peuple de Galdasten. Plutôt que de marcher contre l’ennemi avec Ewan, tu ferais mieux de préparer ta forteresse à soutenir un siège. — Kearney ne sera pas dupe une seconde. — Je me fiche de Kearney ! Et tu devrais en faire autant. La question est de savoir ce que pensera le peuple. Crois-tu qu’il a envie de sacrifier ses fils et ses maris pour ce roi ? Que penseront nos alliés d’Eardley et de Sussyn ? Que dira-t-on à Domnall et Rennach ? — Certains pourraient vouloir se joindre à Kearney. — Peut-être. Mais ne se tourneront-ils pas vers Galdasten avant de choisir ? » Le duc l’observa. Le soleil qui brillait dans ses yeux noisette leur donnait un éclat, une chaleur, presque tendre. Il détourna rapidement le regard. Il était probable que les maisons en question suivraient cette ligne de conduite à la lettre : elles attendraient la décision de Galdasten avant de trancher. Sa femme mettait en doute son courage à mener ses hommes au combat. Conduire une rébellion n’exigeait-il pas autant, sinon plus, de sang-froid ? « Et si Ewan ne me suit pas, si ses hommes refusent ? — Ce ne sont pas ses hommes mais les tiens. Et ils te suivront tous pour peu que tu te comportes en roi. » Elle lui effleura la joue d’une main chaude, le forçant à croiser son regard. « Les hommes de cette maison ne portent aucune affection à Curgh. Et s’ils n’avaient aucune raison de haïr Glyndwr jusqu’à présent, la mort de Lady Brienne a tout changé. Si tu les manipules comme tu conduirais une rébellion, ils pourraient t’accuser de traîtrise et te refuser leur soutien. Mais si tu affirmes te battre pour restaurer la justice dans le royaume, pour que Galdasten retrouve sa place légitime parmi les maisons majeures d’Eibithar, alors ils te suivront n’importe où. » Ce combat lui faisait peur. Il aurait voulu le lui dire, lui confier ses inquiétudes, mais cela faisait longtemps qu’ils ne partageaient plus la confiance qui le lui eût permis. Du moins, le croyait-il. « Lorsque je t’ai épousé, tu étais alors baron de Lynde, je voyais de l’audace en toi, de l’ambition et de la force. » Elle lui prit les deux mains. « C’est pour ça que je suis tombée amoureuse de toi. Depuis que nous sommes à Galdasten, depuis que tu es devenu le duc d’une maison sans avenir, j’ai vu disparaître ces qualités au point que je les ai crues perdues à jamais. Tu as enfin la chance de les ranimer, de faire honneur à la promesse que j’ai sentie en toi il y a si longtemps. La richesse et le pouvoir sont à ta portée. » Elle approcha son visage et déposa un baiser sur ses lèvres. « Je suis à ta portée. » Cet aveu, plus encore que ses arguments, l’embrasa. Il crut devenir fou. Il y avait si longtemps qu’ils n’avaient pas parlé de leur amour, si longtemps qu’ils ne partageaient plus le même lit, que Renald avait perdu tout espoir de pouvoir un jour repartir de zéro. Pourtant, même sans son amour, il désirait le trône aussi ardemment qu’elle le voulait pour lui. Il était las de se sentir faible et perdu, fatigué du mépris et du dédain qu’il surprenait dans le moindre de ses regards. Mais par-dessus tout, il ne supportait plus de diriger une maison émasculée. Pourquoi Galdasten devait-elle souffrir des conséquences dramatiques de l’acte d’un dément ? Certes, la pestilence avait éradiqué Kell et sa famille, mais pourquoi leur destin tragique devait-il condamner sa maison à l’obscurité et à l’impuissance pour tant de générations ? Maudites soient les Règles de l’Ascension ! Maudits soient Kearney, Javan et tous ceux qui, avec eux, empêchaient les fils de Galdasten de monter sur le Trône de Chêne ! Qu’ils périssent aux mains de l’armée impériale. L’heure venue, il lèverait son épée et chasserait les envahisseurs des rives d’Eibithar. Et lorsqu’il aurait remporté la victoire, il affirmerait sa légitimité et s’assiérait sur un trône qui lui appartenait. « Très bien », fit-il en souriant. Une lueur de surprise éclaira le visage de sa femme. « Vraiment ? — Tu viens de le dire : quel intérêt de soutenir Aindreas si ce n’est pour arracher la couronne des mains de Glyndwr ? — Et Ewan ? — Je lui donnerai mes ordres, et il obéira. Il y trouvera peut-être à redire, mais c’est un bon soldat. Il obéira. — Tu en es sûr ? — Oui. — Et le Qirsi ? — Pillad ? Je ne lui ai pas parlé depuis près de deux cycles de lune. Quelle que soit son opinion sur la question, s’il en a une, il a eu l’intelligence de la garder pour lui. — Le fais-tu surveiller ? — Ce n’est pas nécessaire. Il n’a de ministre que le titre, il n’a plus aucune influence. Il pourrait aussi bien servir une autre maison. — Alors pourquoi ne pas le renvoyer ? — Je le ferai quand tout sera terminé. Une fois la couronne sur ma tête, tous les Qirsi d’Eibithar se battront pour me servir. Je n’aurai que l’embarras du choix. Mais aujourd’hui, le renvoyer sans pouvoir le remplacer ne serait qu’un signe d’affaiblissement, et cela risquerait d’encourager ceux qui accusent la conspiration d’avoir commandité le meurtre de Brienne. » Elle dressa un sourcil. « Tu m’impressionnes, Renald. Tu m’impressionnes beaucoup. Même moi, je n’y aurais pas songé. » Tout à l’heure un baiser, maintenant ce compliment. Elle le gâtait. Conscient de sa faiblesse, et de son tort à lui montrer aussi ouvertement la fierté que lui inspiraient ses paroles, mais comblé, il sourit béatement. « Quand même, reprit-elle, je pense que tu devrais le faire surveiller. C’est un Qirsi après tout. — J’ai d’autres sujets de préoccupation bien plus importants que Pillad, mais j’essaierai de penser à en toucher deux mots à Ewan. — Bien, approuva-t-elle. Pars maintenant. Va t’occuper de la défense de ton château. Si Galdasten tombe, tout le reste est perdu. » Partagé entre le désir qu’elle l’embrasse encore et la honte de nourrir cet espoir, il hésita. Lorsqu’il la vit se détourner vers la flotte du roi, sentant ses joues s’empourprer, il la laissa. Craignant que son courage l’abandonne avant les cloches du prieuré, Renald se mit en quête du capitaine. Il le trouva à l’armurerie, accroupi devant un tas de vieilles épées, plongé dans une conversation à voix basse avec l’un de ses lieutenants. À son approche, les deux hommes se levèrent. « Je croyais que nous devions discuter plus tard », fit le capitaine, visiblement embarrassé. Le duc salua le soldat d’un signe de tête avant de s’adresser à Ewan. « Certes, mais je souhaite voir certains détails avec vous dès à présent. — Bien sûr, monseigneur. Faites nettoyer et huiler ces armes, ordonna-t-il à son subalterne. Occupez-vous aussi des boucliers. Je veux que tout le matériel soit prêt au coucher du soleil. — À vos ordres, capitaine. » Ewan et le duc sortirent de l’armurerie. Dehors, la lumière éclatante du jour les éblouit. « Je suis navré d’avoir offensé la duchesse tout à l’heure, monseigneur. Telle n’était pas mon intention. — N’y pensez plus, répondit Renald avec une grimace. Ma femme subit la pression de la guerre qui approche, comme nous tous. — Merci, monseigneur. — Je veux que vous organisiez la défense du château et de la ville au cas où nous serions assiégés. Nous n’irons pas affronter les forces de l’empereur sur la côte, et nous ne ferons rien pour empêcher l’invasion. » Ewan, stupéfait, dévisagea le duc comme s’il venait de lui donner l’ordre de raser les tours et d’exécuter ses propres hommes. « Mais, monseigneur, c’est de la… folie. » En temps normal, le duc n’aurait jamais toléré une telle déclaration, mais l’homme, en proie à une stupeur bien compréhensible, luttait entre des sentiments contradictoires. Il jugea plus prudent de le laisser accuser le choc. « Je sais à quoi cela ressemble, Ewan. — Le royaume est en danger, monseigneur. L’ennemi est aux portes de Galdasten, mais c’est tout Eibithar qui est menacé. — C’est vrai. C’est la raison pour laquelle Kearney et ses alliés convergent actuellement sur la ville. Si nous rejoignons cette armée, et que nous acceptons de nous soumettre à son autorité, nous reconnaissons, implicitement, la légitimité de Kearney sur le trône. Or, voyez-vous, je n’y suis pas disposé. » Renald, qui s’était préparé aux récriminations de son capitaine, le vit avec étonnement soupeser ses paroles. Et lorsque l’homme reprit la parole, ce fut d’un ton plus calme, comme s’il avait adopté la position de Renald. « Quelles sont vos intentions ? demanda-t-il. Vous n’allez tout de même pas laisser l’armée de l’empire conquérir Eibithar ? — Bien sûr que non, le rassura Renald. Je veux être roi, Ewan. Et j’espère que mon fils me succédera sur le trône. J’ai toutes les raisons de défendre le royaume. Mais notre loyauté va d’abord à Galdasten. Je veux qu’elle reste forte. Si la protection de ma maison passe par l’affaiblissement de l’armée royale, eh bien, tant pis. Ou tant mieux. — Alors nous laissons au roi et à ses alliés le soin d’affronter seuls l’assaut de Braedon, analysa le capitaine. Et quand ils seront à deux doigts de la défaite, nous volons à leur secours à la tête d’Eardley, Domnall et des autres maisons. » La concision du capitaine arracha un sourire à Renald. Ewan avait peut-être des limites, mais il savait faire preuve de finesse. Il était aussi un serviteur fidèle de la maison de Galdasten. « Précisément, capitaine. Nous apparaîtrons ainsi comme les sauveurs du royaume, et les redresseurs des torts de Kearney. — C’est un jeu dangereux, monseigneur. Nous prenons un grand risque pour… » Il détourna les yeux, gêné d’achever sa pensée. « Pour assurer mes ambitions ? — Pardonnez-moi, monseigneur. Je n’aurais pas dû. — Ce n’est rien, Ewan. Vous avez raison. Je mets la sécurité du royaume en péril dans le but de m’emparer de la couronne. Mais ai-je un autre choix ? Quel intérêt de repousser l’invasion si c’est pour nous laisser sous la coupe d’un roi dont le règne n’a produit que rébellion et guerre civile ? De tous côtés, le royaume est assailli. Je cherche une solution qui écrasera non seulement nos ennemis, mais qui renforcera aussi notre unité. Je songe aussi à préserver le royaume, Ewan. — Oui, monseigneur. — Êtes-vous de mon côté, capitaine ? — Bien sûr, monseigneur. — Je sais que vous m’obéirez, je vous demande plus que votre allégeance. Je veux savoir si vous êtes capable d’oublier vos doutes, et de livrer cette bataille avec la ferveur qu’elle requiert, et de la manière dont je souhaite la mener. » Ewan soupira. « Oui, monseigneur, j’en suis capable et je le ferai. — Merci, capitaine. De toutes les Terres du Devant, je ne voudrais pas d’un autre combattant à mes côtés. » Le soldat, visiblement ému, s’inclina profondément. « C’est un grand honneur, monseigneur. — Envoyez des messagers à nos alliés. Dites-leur de commencer leurs préparatifs et de se mobiliser immédiatement. Qu’ils se mettent en marche vers Domnall. Ils doivent rejoindre le château de Seamus au plus tard le dixième jour du déclin de la lune. Cela leur laisse vingt et un jours, un délai amplement suffisant pour armer leurs hommes, organiser le ravitaillement, et atteindre Domnall. Ils attendront mes ordres là-bas. Avant d’intervenir, nous devons en apprendre plus sur le déroulement de la guerre et laisser le roi et ses alliés mener leur assaut contre l’armée de Braedon. — Le roi n’aura pas manqué de faire appel aux nôtres, qu’il va vouloir déployer vers la Tarbin, monseigneur. La menace d’Aneira est aussi pressante que celle de Braedon. » Renald médita un instant. « Vous avez raison. Il faut savoir quelles maisons il a l’intention d’envoyer vers le nord, et quelles autres vers le sud, — J’imagine qu’il a déjà demandé à Eardley et Domnall de se mettre en route vers le nord, et à Sussyn de rejoindre les rives de Tarbin. Reste Rennach. — Je suis d’accord. Tâchez d’en apprendre plus. Cela ne change rien à mon message. Qu’ils rallient le château de Seamus et qu’ils attendent mes ordres avant de bouger. Kearney leur a peut-être ordonné de se mettre en mouvement, mais je doute qu’aucun d’entre eux ne l’ait encore fait. Envoyez aussi un messager à Kentigern. Informez-le de nos intentions, et suggérez-lui d’agir de même face à l’armée d’Aneira. — Est-ce qu’Aindreas vous suivra, monseigneur ? Les autres sont des maisons mineures, mais Kentigern… — Aindreas désespère de trouver les alliés. Après les événements de l’an dernier, il n’est pas idiot au point de croire qu’il peut encore prétendre à la couronne. Il n’a aucun intérêt à suivre Kearney et, vu les circonstances, il n’a pas le choix. Il nous appuiera. — Bien, monseigneur. » Ewan s’inclina de nouveau et s’en alla en toute hâte dépêcher les messagers de Galdasten. Renald le regarda partir avant de se rendre lui-même à son bureau. Il n’avait guère parcouru plus de quelques pas lorsqu’il leva les yeux vers la Tour de l’Aigle. Au sommet, Elspeth, ses cheveux flottant comme des fanions triomphants dans le vent, l’observait. Leurs regards se croisèrent. Renald cru voir un sourire se dessiner sur ses lèvres. Mais un instant plus tard, elle portait les yeux vers la Baie du Faucon et les navires de guerre, laissant son mari se demander si ce sourire était inspiré par la fierté, ou son amusement de voir avec quelle facilité elle le manipulait. Tout s’était déroulé comme Uestem l’avait annoncé. Peu après sa rencontre avec le marchand dans la cité de Galdasten, lorsque le Premier ministre avait fini par accepter de rejoindre le mouvement qirsi, Pillad jal Krenaar avait trouvé une bourse remplie de pièces d’or dans sa chambre à coucher. Rien ne lui permettait de savoir comment elle était arrivée là. Il supposait qu’elle venait du marchand, même s’il ne comprenait pas comment Uestem avait pu se glisser dans le château à l’insu de la garde ducale. La bourse contenait quatre-vingts qinde. D’abord stupéfait qu’on puisse accorder une telle valeur à sa personne, Pillad les avait comptés et recomptés plusieurs fois. Cet or était pourtant la moindre des surprises qui l’attendaient maintenant qu’il avait lié son sort à celui des Qirsi renégats. La même nuit, un Tisserand était entré dans ses rêves. Un homme grand, impressionnant, large d’épaules, bâti comme un guerrier, un combattant puissant qu’aurait engendré, comme par mégarde, la race habituellement diaphane des sorciers. Son abondante chevelure blanche se détachait comme une crinière de lion sur l’aveuglante lumière qu’il avait conjurée pour interdire à Pillad de voir son visage. D’abord, Pillad avait cru à une vision fantaisiste, un rêve fantasque né de la peur et de la cupidité. Quand le Tisserand lui avait parlé de l’or, d’Uestem, et du futur glorieux qui attendait les Qirsi qui avaient choisi de rejoindre sa cause, le ministre avait compris qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. Le chef du mouvement qirsi se révélait en personne à son nouveau partisan. Leur conversation n’avait pas duré longtemps. Le Tisserand avait semblé en savoir beaucoup sur Pillad : le lieu de sa naissance, la cour où son père avait servi, les raisons qui l’avaient poussé à entrer au service de Renald à Galdasten. Alors qu’ils parlaient, il avait même paru sentir les sentiments que Pillad nourrissait pour Uestem ; et sa voix ainsi que la rapidité avec laquelle il avait mis fin à leur entretien avaient trahi son dégoût. Comme le marchand le lui avait promis, le Tisserand lui avait confié une petite tâche à accomplir. Pillad devait apprendre d’Ewan Traylee, le capitaine de Renald, le nombre exact de soldats que comptait l’armée de Galdasten, et leur position en cas de siège. En temps normal, il n’aurait eu aucune difficulté à obtenir ces renseignements de la bouche même du capitaine. Mais le duc avait perdu confiance en lui, et cette méfiance avait déteint sur le capitaine. Recueillir l’information avait donc pris à Pillad une grande partie du précédent déclin lunaire. Et encore, elle restait parcellaire. Tenu à l’écart, il avait seulement appris qu’en cas d’attaque les soldats étaient répartis entre les murs de la cité et les remparts du château. À son plus vif soulagement, le Tisserand lui avait ordonné de rendre compte à Uestem. Lors de leur première rencontre, le Tisserand s’était montré aimable, mais Pillad était convaincu que ses dehors affables dissimulaient une vraie férocité qu’il n’était pas pressé de voir revenir dans ses rêves. Il avait hâte, au contraire, de retrouver le marchand. En rejoignant le mouvement, Pillad n’avait pas seulement épousé la cause qirsi, il espérait se rapprocher d’Uestem. Ce lien établi, il ne savait pas ce qui l’attendait par la suite. Sa trahison était assez audacieuse en elle-même. Déclarer son affection à un homme lui semblait au-dessus de ses forces. Au fond, il espérait voir le marchand lui ouvrir son cœur le premier. C’eût été beaucoup plus facile. Les deux hommes ne s’étaient pas revus depuis la fin de l’ascension de la lune d’Amon. Le matin même, Pillad avait reçu un message sibyllin lui demandant de se rendre à la Vague Blanche, la taverne qirsi où ils s’étaient rencontrés de nombreuses fois. Il avait prévu qu’elle serait bondée. Avec le Festival, toutes les tavernes débordaient, quelle que soit l’heure de la journée. Uestem avait dû penser que la foule favorisait leur anonymat. Tandis qu’il attendait le marchand, assis à une table, Pillad songeait avec stupéfaction aux changements si vite intervenus dans son existence. Un ou deux cycles lunaires plus tôt, il se définissait comme le fidèle ministre de la maison de Galdasten. Il faisait maintenant partie d’un mouvement puissant qui ne tarderait pas à renverser les cours eandi et installer un dirigeant qirsi à la tête des Terres du Devant. Peu auparavant, il était seul, sans amis. Aujourd’hui, il avait Uestem. Une nouvelle vague d’espoir l’envahit quand le marchand pénétra dans la taverne avec l’écho des cloches du crépuscule qui sonnaient aux portes la ville. Depuis le seuil, l’homme balaya la salle du regard, sans doute à la recherche de Pillad. Lorsqu’il l’eut repéré, il avança à grands pas vers lui et s’assit, la mine grave. Il avait le visage étroit et les yeux de la couleur du sable sur la plage de Galdasten. Il n’était ni très grand, ni très large d’épaules, mais il se tenait avec assurance. Que son maintien fût le résultat des richesses accumulées dans sa carrière ou celui de l’autorité acquise dans le mouvement qirsi, le ministre lui enviait son assurance. « Je suis heureux que vous soyez là, fit Uestem. Nous n’avons pas beaucoup de temps. — Pourquoi ? Il s’est passé quelque chose ? — Quelque chose est sur le point d’arriver. Que savez-vous des plans de votre duc pour la bataille ? — Bien peu, grimaça Pillad. Je vous l’ai déjà expliqué, il n’a plus confiance en moi. Il ne me parle plus. — Et comme je vous l’ai dit, l’heure est venue de revenir dans ses bonnes grâces. Sans quoi vous ne nous êtes pas très utile. » Le ministre s’efforça de sourire. « Oui, mais… — Ne perdons pas de temps. Racontez-moi ce que vous savez. » Pillad sentit son visage se décomposer. Cette brusquerie ne faisait pas partie des différentes tournures qu’il avait envisagées pour leur conversation. En fait, elle se révélait très différente de toutes celles qu’ils avaient eues, sauf peut-être de la dernière, où Uestem s’était montré un peu pressé. Peut-être était-ce simplement le cas, aujourd’hui encore. « Vite, Pillad, le temps passe. — D’après ce que j’ai pu observer, je pense qu’il n’a aucune intention de s’opposer au débarquement de l’empereur. Je crois qu’il veut maintenir ses hommes dans l’enceinte de la ville en prévision d’un siège. Je suis sûr qu’il attendra que les forces de Kearney soient à genoux avant d’engager ses propres hommes dans la bataille. — Bien, approuva Uestem. Est-ce vous qui lui avez soufflé cette attitude ? » Il envisagea une seconde de mentir. Il était prêt à tout pour gagner son admiration. Mais il avait déjà avoué le peu d’influence dont il jouissait auprès de son duc. S’il se vantait d’être à l’origine de cette décision, le marchand ne le croirait pas. Sa question était sans doute une mise à l’épreuve. « Non. Et si je l’avais fait, il aurait pu envisager exactement le contraire. — C’est possible, en effet, reconnut l’homme avec satisfaction. Il semble que les dieux vous soient favorables, ministre. Car c’est précisément l’attitude que nous espérions de votre duc. Il vous suffit de le maintenir dans cet état d’esprit. — Je m’y efforcerai. » Uestem se leva. Pillad chercha n’importe quoi – absolument n’importe quoi – pour retenir le marchand auprès de lui. « Quand nous reverrons-nous ? » demanda-t-il, aussitôt mortifié par le son de sa propre voix. Uestem jeta un rapide coup d’oeil autour d’eux avant de répondre : « Quand ceux que nous servons l’exigeront, souffla-t-il. — Ne pourrions-nous pas… Faut-il toujours que ce soit pour parler de ces choses ? » Le marchand, avec une raideur qui blessa Pillad, sourit. « Je pense que c’est préférable, fit-il. Bonne journée, Pillad. » Pillad ouvrit la bouche pour se découvrir incapable d’articuler le moindre son. Le jour où il avait accepté de rejoindre le mouvement, Uestem lui avait pris la main. Il n’avait pas oublié la chaleur de sa paume, ni le sourire qu’il lui avait alors adressé. Avait-il tout imaginé ? Il secoua la tête. Ce devait être à cause de l’invasion. La période était dangereuse pour tous ceux appelés à jouer un rôle dans cette guerre, surtout ceux qui s’étaient ralliés à la cause du Tisserand. Uestem ne pouvait se permettre d’être vu en compagnie du Premier ministre du duc de Galdasten. Pas alors que les hommes et les femmes du mouvement approchaient de la réalisation de leur rêve. Pillad le comprenait à présent. Quand les cours eandi seraient détruites, quand le Tisserand aurait pris sa place de souverain des Terres du Devant, alors les choses seraient différentes. Il attendit de longues minutes avant de se lever et de quitter la taverne à son tour. Dans la rue, il se figea. Deux gardes de Renald, postés à l’entrée d’une ruelle adjacente, l’observaient. Son premier réflexe fut de trouver immédiatement refuge dans l’auberge. C’eût été idiot. Ces hommes étaient en ville pour une raison qui n’avait rien à voir avec lui. Céder à sa culpabilité et à la panique ne ferait qu’éveiller leurs soupçons. Alors il se ressaisit et avança vers eux. À mesure qu’il approchait, les soldats semblaient pourtant de plus en plus mal à l’aise. À tel point qu’il se demanda s’il ne s’était pas trompé sur leur compte. Ces hommes le surveillaient peut-être. Ils ne s’étaient pas préparés à le voir sortir si tôt. Cela faisait longtemps qu’il avait perdu la confiance de Renald. Qu’un noble eandi fit suivre son Qirsi n’avait rien de surprenant. « Vous me cherchez ? questionna-t-il en s’arrêtant devant eux. — Premier ministre ? bredouilla l’un d’eux avec un regard inquiet à son camarade. — Eh bien, si vous êtes là, c’est que le duc vous envoie à ma recherche. Il y a du nouveau ? — Non, Premier ministre. — Alors que faites-vous là ? — Le duc nous a ordonné de garder un œil sur vous, Premier ministre, intervint l’autre. J’imagine qu’il craint pour votre sécurité. Avec toutes ces histoires de conspiration, je crois qu’il pense qu’un ministre loyal est en danger. Il veut que nous vous protégions. De loin, bien sûr, pour ne pas vous déranger. » C’était sans doute un mensonge, adroitement déguisé, mais un mensonge tout de même. « Bien, répliqua Pillad avec une gaieté feinte. Je vous en suis reconnaissant. Je vais me sentir beaucoup mieux, maintenant que je vous sais avec moi. » L’homme s’inclina et son compagnon s’empressa de l’imiter. « C’est un honneur de vous servir, Premier ministre. » Pillad, brusquement, sentit son visage s’enflammer. Et si Uestem l’observait ? Si d’autres membres du mouvement le voyaient, à peine sorti de la taverne, en pleine conversation avec les soldats du duc ? Penseraient-ils qu’il trahissait leur mouvement au profit du duc, ou bien comprendraient-ils que Renald avait envoyé ses hommes pour l’espionner ? Aucune de ces alternatives n’était plus réconfortante que l’autre, même si la seconde n’entraînait que son humiliation. Quant à la première… Si sa fidélité à la cause qirsi était mise en doute, son sort serait vite réglé : ils n’hésiteraient pas à le tuer. Le ministre se surprit à surveiller la rue, brusquement pressé de se débarrasser de ces hommes. « S’il n’y a rien d’autre, fit-il d’une voix tendue, je rentre au château. Tout ira bien, merci. Inutile de me suivre. — Nous avons des ordres, Premier ministre. — Très bien, fit-il en maudissant Renald. Faites comme il vous plaira. » Il se mit en route vers la forteresse, d’un pas rapide, conscient des soldats à quelques pas derrière lui. Il s’aperçut brusquement de la raideur de ses mains. Il serrait les poings si fort que ses jointures étaient devenues aussi blanches que Panya. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé une telle rage. Il avait décidé de rejoindre la conspiration sur un coup de tête. Certes, Renald l’avait exclu de ses audiences quotidiennes. Il en avait conçu le sentiment qu’il n’était plus le bienvenu à la cour, mais il n’avait pas agi par calcul, ni par vengeance ou par haine. Le ministre n’était pas très sûr de pouvoir expliquer les raisons qui l’avaient poussé à rejoindre le mouvement qirsi. Il désirait se rapprocher d’Uestem. Il voulait de l’or. La méfiance de Renald le blessait. Si jusque-là Pillad n’avait jamais réellement éprouvé le désir de nuire à son duc, cette rencontre avec ses soldats changeait tout. Il se sentait bafoué. Il se moquait de savoir que les soupçons de Renald étaient fondés. Renald l’humiliait ; ses soldats le couvraient d’opprobre et le mettaient en danger. Ils pouvaient bien le suivre à une distance respectable, aucun passant, conspirateur ou non, n’aurait douté qu’ils l’escortaient jusqu’au château. Pillad, qui ne s’était jamais considéré comme rancunier, fit alors le serment de se venger du duc et de sa cour. D’une façon ou d’une autre, il verrait son seigneur mourir. Et la promesse de ce jour, plus que tout l’or qu’aurait pu lui donner le Tisserand, l’attacha définitivement au mouvement. 11 Dantrielle, Aneira Les rumeurs les plus sombres couraient dans les rues de Dantrielle comme les démons de la Nuit de Bian. Elles se répétaient aux oreilles des colporteurs effrayés, chassaient les enfants vers la relative sécurité de leur foyer et obligeaient hommes et femmes, qui vaquaient à leurs occupations dans un silence morose, à jeter de temps à autre des coups d’œil craintifs au grand château dans l’ombre duquel ils vivaient. Beaucoup affirmaient que l’armée de Solkara, un millier d’hommes, autant d’archers que de fantassins, marchait déjà vers la ville. D’autres prétendaient qu’il y en avait deux mille, dont des centaines de manœuvres et de charpentiers enrôlés pour construire des machines de guerre avec les arbres de la Grande Forêt. D’autres encore racontaient que le régent en personne menait ces hommes, Numar de Renbrere, qui avait déclaré le duc et tous ses alliés traîtres au royaume et juré qu’il ne prendrait de repos qu’une fois la ville et son château réduits en cendres. Tebeo avait entendu toutes ces histoires. Bien que ses sentinelles postées au nord ne l’aient pas informé des derniers mouvements de l’armée de Solkara, il savait, avec la certitude d’un homme confronté à sa perte, que toutes étaient véridiques. Trois jours plus tôt, le matin du cinquième jour de l’ascension de la lune, il avait dépêché ses plus rapides coursiers vers Bistari, Orvinti, Kett, Tounstrel et Noltierre. Tous demandaient à ses alliés le secours de leur armée. Il avait peu d’espoir d’obtenir de réponse de Silbron de Bistari ; le jeune duc, fils de Chago, avait déjà annoncé à Brall son intention de garder la neutralité dans cette bataille. Brall serait à peine rentré de son voyage à Dantrielle. Comme Tebeo, il avait passé beaucoup de temps loin de chez lui, à essayer de convaincre les autres de les soutenir. Il lui faudrait quelques jours avant de pouvoir conduire son armée vers le sud. Mais Tebeo espérait que les autres répondraient vite et en nombre. Dans le cas contraire, Dantrielle risquait de ne pas résister plus d’un demi-cycle à l’assaut du régent. Sur les remparts de la plus haute des huit tours de son château, en compagnie d’Evanthya et de son capitaine, Tebeo s’efforçait de chasser ces idées noires de ses pensées. Le château de ses ancêtres n’était pas aussi fier que celui de Solkara, ni aussi redoutablement fortifié, mais il n’était pas dépourvu de défenses. Situé au confluent de la Rassor et de la rivière des Sables Noirs, il bénéficiait d’une vue dégagée, qui rendait une attaque surprise impossible à l’ouest, au sud, ou même directement au nord. N’importe quelle armée tentée de franchir les eaux si près de ses remparts se mettait à portée de ses archers. Numar serait forcé de donner l’assaut par le nord-est, où il se heurterait d’abord aux murs de pierres rouges de la ville, construits pour résister. Les murailles étaient d’une épaisseur considérable, et les trois herses qui bloquaient la porte extérieure, forgées au cours des siècles passés, mariaient le fer le plus solide au chêne le plus dur de la Grande Forêt. Des considérations dont Tebeo tâchait de tirer réconfort, comme des bannières qui flottaient juste au-dessus de lui, brodées de l’emblème rouge, noir et or de sa maison. La Flamme dans la Nuit, le feu qui résiste ; la flamme éclatante flamboyant au-dessus des tours rouges. L’armoirie datait des guerres claniques, quand le château avait survécu aux nombreux sièges lancés par les familles rivales. Mais la réputation de Dantrielle n’avait pas été éprouvée depuis des centaines d’années, tout comme les remparts de son château. Tandis que Tebeo contemplait les grandes bannières agitées par le vent, Bausef DarLesta, son capitaine, évoquait les tours et le positionnement des archers. Tebeo avait depuis longtemps perdu le fil de ses explications. « Pardonnez-moi, Bausef, l’interrompit-il, je pensais à autre chose. J’ai peur que vous ne deviez répéter. » Le capitaine était un soldat compétent et, selon certains, le plus fin bretteur du royaume. Il en avait le physique. Sa silhouette dépassait celle de Tebeo et d’Evanthya, et ses longues jambes musclées donnaient à sa démarche une agilité de danseur. Comme tant d’hommes qui servaient sous ses ordres dans l’armée de Dantrielle, il avait le crâne rasé. Sa barbe noire, aussi épaisse que sa moustache, renforçait son air farouche, conférant à son visage une expression plus proche de celle d’un brigand que d’un soldat au service d’une noble maison. Les sourcils légèrement froncés, il se tourna d’abord vers Evanthya. « Je disais, monseigneur, que vous devriez résister à la tentation de placer tous nos archers sur les tours nord et est du château. — Mais n’est-ce pas justement là que l’attaque aura lieu ? — Si, monseigneur, répondit Bausef avec une impatience croissante, mais comme je viens de le dire, je ne serais pas étonné que le régent tente de nous surprendre en envoyant une partie de ses troupes au sud ou à l’ouest. S’il ne divise pas l’armée de Solkara, il pourrait demander aux hommes de Rassor de nous prendre par le flanc. » Tebeo, suivant son raisonnement, acquiesça. Le duc se tenait pour un homme d’État averti. Bien que peu enclin à la prétention, il se jugeait aussi intelligent que n’importe quel autre duc du royaume. Mais il n’avait jamais été fin stratège, et les occasions de se familiariser avec les tactiques militaires avaient manqué. Pour la première fois de sa vie, il regrettait d’avoir pris autant à la légère l’enseignement de ses maîtres d’antan. « N’enverra-t-il pas l’armée de Rassor au nord, vers la Tarbin ? demanda-t-il, espérant ne pas paraître trop stupide. — Si, dans sa grande majorité. Mais Dantrielle sous la menace de Solkara, le duc de Rassor n’a rien à craindre de nous ou de nos alliés. Il peut donc se permettre de confier son château à un contingent réduit et envoyer quelques centaines d’hommes à l’assaut de nos murs. Une attaque qui pourrait se révéler dévastatrice pour notre défense. — Vous avez raison, bien sûr. Positionnez deux cents archers sur les remparts qui dominent les rivières. Cela devrait en laisser suffisamment pour la défense du château, non ? — Plus qu’assez, monseigneur. Je vais transmettre vos ordres. » Tebeo traversa la tourelle pour observer les cours du château. L’intendant criait ses instructions à une armée d’ouvriers et de soldats qui transportaient des marchandises vers les différentes tours. D’autres hommes portaient des armes, des épées supplémentaires, des boucliers, des haches et des lances, des piques, des carquois remplis de flèches tout juste empennées, des arbalètes et leurs carreaux. D’ordinaire, Dantrielle était un château paisible, presque endormi. Depuis quelques jours, il y régnait une grande effervescence. Le duc, pris d’un léger vertige, eut l’impression d’examiner une fourmilière éventrée par un enfant curieux. « Le ravitaillement se déroule correctement ? demanda-t-il en se tournant. — Oui, monseigneur, répondit cette fois Evanthya. Il nous reste encore beaucoup de réserve des précédentes récoltes. Les neiges ont été rudes, mais les cultures nous ont gâtés. Nous avons de quoi nourrir l’armée et la ville pour deux cycles de lune. » Deux cycles. Il s’imaginait mal combattre, et encore moins soutenir un siège, aussi longtemps. « Parfait, Premier ministre. Merci. — Devons-nous vous laisser, monseigneur ? » demanda la jeune femme. Il haussa les épaules, hésitant. « Y a-t-il autre chose dont nous devons discuter, Bausef ? — Non, monseigneur. J’ai ordonné aux hommes de préparer des cuves de poix et de chaux. Et nous avons une bonne quantité de feu grégeois pour les portes, ajouta-t-il avec un sourire féroce. Nous serons prêts à les accueillir, monseigneur, je vous l’assure. » Tebeo, frappé par l’empressement qui illuminait le regard de son capitaine, hocha la tête. Bausef attendait cette bataille avec impatience. Lui n’éprouvait qu’appréhension. « Merci, Bausef. J’ai toute confiance en vous et en vos hommes. — Ce sont les vôtres, monseigneur. Ils sont à vos ordres, tout comme moi. Nous nous battrons jusqu’à la mort pour l’honneur et la défense de cette maison. » Tebeo ne sut que répondre. « Je n’ai qu’une requête, monseigneur. — Tout ce que vous voulez, s’empressa le duc. — Le jaune et le rouge d’Aneira devraient flotter aux côtés des bannières de Dantrielle sur les huit tours. Le régent va avancer sous les couleurs du royaume. Il prétend se battre pour Aneira. Nous avons la même ambition. Ces couleurs sont aussi les nôtres, et voir les deux bannières hissées sur nos murs donnera du courage aux soldats. — Bien sûr. Veillez-y immédiatement, capitaine. » Bausef s’inclina. « À vos ordres, monseigneur. » Le duc le regarda partir, conscient du rare privilège d’avoir un tel homme à son service. « Si seulement je pouvais être aussi sûr que lui, soupira-t-il. — Vous le pouvez, répondit Evanthya. — Nous allons voir périr un grand nombre d’hommes valeureux dans ces combats. Nous pourrions perdre la guerre. — Je ne le pense pas. Les pertes humaines seront dramatiques des deux côtés. Je ne me fais aucune illusion. C’est terrible, mais je suis persuadée que le royaume souffrira davantage si le régent l’emporte et qu’il s’obstine dans cette alliance avec l’empire. » Elle lui adressa un sourire, quoique triste. « Vous faites ce qu’il faut, monseigneur. Soyez-en convaincu. — Et si Brall et les autres n’arrivent pas à temps ? — Vous devez leur faire confiance. » Il retourna sur le chemin de ronde, conscient qu’elle avait raison, et qu’il ne méritait pas ceux qui le servaient. « J’aimerais mieux qu’ils arrivent à nos portes avant les Solkariens. — Ils pourraient ne pas le faire, répondit-elle. Auquel cas, nos défenses seront rudement mises à l’épreuve. » Il la considéra un instant. « Vous avancez cette effrayante possibilité avec une telle certitude, Premier ministre, s’étonna le duc. Auriez-vous glané quelque chose ? — Non, monseigneur, rien du tout. Si tel avait été le cas, bonne ou mauvaise divination, je vous en aurais fait part. » Le duc hocha la tête. « Nous avons posté des sentinelles sur les routes et les rivières, monseigneur. Vous devriez profiter de ce répit pour vous reposer. Quand le siège commencera, ces occasions seront rares, et très courtes. — Quelle impression vous ont fait Brall et Fetnalla durant leur séjour ? » demanda-t-il au lieu de suivre un conseil qu’il savait pourtant judicieux. Elle se détourna, visiblement gênée. « Monseigneur ? — Je sais que ma question est délicate, Evanthya. Vos sentiments pour le Premier ministre influencent certainement votre impression sur le duc. Il se méfie d’elle depuis longtemps maintenant, trop à mes yeux. Mais cette tension entre eux pourrait bien se révéler dangereuse. Avant, elle nous affectait tous les deux, aujourd’hui, avec cette guerre, elle menace nos vies mêmes. — Oui, monseigneur. — J’ai eu l’impression que leurs relations s’étaient améliorées depuis notre dernière visite à Orvinti. Partagez-vous cet avis ? — Fetnalla parle toujours de la suspicion de son duc, et elle m’a semblé tout aussi en colère contre lui. Ils font cause commune pour s’opposer fermement au régent, mais je ne suis pas sûre que leur entente aille au-delà de ça. » Elle allait poursuivre, mais se ravisa. « Finissons-en, Premier ministre. Je vous en prie. L’heure n’est plus aux secrets entre nous. » Un coup de vent fit danser ses cheveux blancs autour de son visage. Elle les repoussa. « Le ressentiment de Fetnalla est profond, monseigneur. Elle sait que Lord Orvinti la soumet à une surveillance constante. Elle cherche des raisons de le défier. Même si le duc essayait de combler le fossé qui les sépare, je doute qu’elle accueille ses avances avec bienveillance, — Pensez-vous qu’elle l’ait trahi ? — L’année dernière, je ne l’aurais pas cru possible. Mais aujourd’hui… » Elle secoua la tête. « Je ne sais pas, monseigneur. — Ce n’est pas ce que je voulais entendre, Evanthya. » La ministre sourit. « Vous ai-je jamais donné des réponses complaisantes ? » Le duc accusa sa réponse d’un mouvement du menton. « Très bien. Je vous remercie de votre franchise. Je vous l’ai dit, je sais que ma question n’avait rien de facile. — En effet, monseigneur. » Il allait s’éloigner, mais reprit : « Et nous ? demanda-t-il. Nous avons eu des échanges difficiles ces derniers temps. Dois-je m’inquiéter de nos relations ? — J’ignore ce que vous pensez de votre côté, monseigneur, mais en ce qui me concerne, il n’y a dans le royaume pas un duc que j’aimerais mieux servir. » Tebeo dressa les sourcils. « Compte tenu du comportement de certains des autres ducs du royaume, je ne sais trop comment prendre votre réponse. » Evanthya éclata de rire. « Merci, Premier ministre. — Monseigneur, attendez ! » fit-elle alors qu’il s’éloignait. Tebeo se retourna. Elle avait tant rougi qu’il se demanda si elle ne regrettait pas de l’avoir rappelé. « J’ai quelque chose à vous dire, monseigneur. — Ah ? — Je n’en avais pas l’intention, mais avec l’armée du régent en marche sur Dantrielle, je ne sais pas si j’aurais une autre occasion… » Ils pouvaient mourir. Ces mots flottèrent entre eux comme un nuage lourd de menaces. « Vous me faites peur, Premier ministre. — Pardonnez-moi, monseigneur, ce n’est pas mon souhait. » Elle baissa les yeux et rassembla son courage. « Il y a plusieurs cycles lunaires, avant la mort du roi Carden, Fetnalla et moi avons décidé que l’heure était venue de nous opposer à la conspiration, d’agir plutôt que d’écouter les rumeurs et simplement surveiller les Qirsi à l’affût d’un signe de trahison. Je… suis allée en ville, au Sanglier Rouge, et j’ai engagé un assassin pour supprimer un homme dans le nord que nous soupçonnions d’avoir trahi. — Par les démons et toutes les flammes, Evanthya ! — Je sais de quoi ça a l’air, mais nous étions persuadées d’agir utilement. — Un assassin ? Vous, ministre d’une maison honorable ! Ma maison ! Selon les lois d’Aneira, vous devriez être exécutée ! — Je le sais, monseigneur. Et si vous décidez de me jeter en prison, je le comprendrais. Mais comme vous l’avez dit tout à l’heure, il ne devrait y avoir aucun secret entre nous. » Tebeo, ébranlé par cet aveu autant que par cette nouvelle preuve de confiance, se passa une main hésitante dans les cheveux. « Un assassin, répéta-t-il. — Pardon, monseigneur. — Cet homme sait-il qui vous êtes ? — Je crois qu’il l’a deviné, oui. » Le duc lâcha un juron. « Mais je crois qu’il a aussi compris que j’agissais de mon propre chef, et non au nom de la maison de Dantrielle. — C’est toujours ça », soupira le duc. Il la dévisagea longuement, remarquant encore une fois combien elle semblait jeune. Mais elle était jeune ! Malgré tous leurs pouvoirs, les gens de son peuple vivaient moins vieux que les Eandi. Autrement dit, ils endossaient parfois des charges beaucoup trop lourdes pour leur jeune âge. « Vous me décevez, Evanthya. Je ne doute pas que vous et Fetnalla ayez fait ce qui vous semblait approprié, mais je conteste vos méthodes. Je ne peux en aucun cas les approuver. — Je comprends. — Je n’ai nulle envie de vous jeter en prison – je pense que vous le savez – mais j’espère qu’à l’avenir vous mènerez vos combats contre la conspiration avec plus de… circonspection. — Je vous en donne ma parole. » Ils se turent, laissant le duc en proie à sa curiosité. N’y tenant plus, il interrogea : « Que s’est-il passé ? — Je vous demande pardon ? — Cet homme que vous soupçonniez de trahison, est-il mort ? — Oui. J’ai reçu un message de l’assassin peu après notre retour des funérailles du roi Carden. — J’imagine que je vous dois des remerciements. — Vous en êtes seul juge, monseigneur. » Ils gardèrent un instant le silence. « Vous devriez vous reposer, monseigneur, tant que vous en avez le temps, répéta-t-elle. — Peut-être. Merci, Evanthya. — À votre service, monseigneur. » Tebeo s’éloigna et, plus accablé que jamais, emprunta les escaliers de la tour pour rejoindre le couloir qui menait à son bureau. Inutile de chercher le sommeil ; ces derniers temps, même la nuit, il ne parvenait qu’à trouver un sommeil léger. Il restait la plupart du temps éveillé, à s’efforcer d’anticiper les plans de Numar et à se creuser la tête pour dénicher toutes les failles qu’il aurait oubliées dans les préparatifs du château et de la ville à la guerre civile. Plutôt que rejoindre sa chambre, il se mit en quête de Pelgia. La duchesse se tenait dans les cuisines, où elle supervisait le travail du maître des lieux. Il lui prit la main et lui déposa un baiser sur le front. « Tout se passe bien ? — Oui. Il y aura assez de provisions, en tout cas. » Il porta sa main à ses lèvres et l’embrassa. « Tu viens marcher un peu avec moi ? » Ils quittèrent la cuisine et prirent tranquillement le couloir inférieur. Des soldats empressés couraient dans toutes les directions. « Où sont les enfants ? demanda-t-il. — Au cloître. Tas veut se battre, mais je lui ai dit qu’il doit attendre encore un an. Et bien sûr, Laytsa affirme que si son frère peut prendre l’épée, elle en fera autant. » Tebeo rit de bon cœur, mais sa gaieté fut de courte durée. « Tout le monde semble tellement pressé de se battre. Pourquoi pas moi ? — Tas est à un an de sa Révélation, et Laytsa vient à peine de passer son Aspiration. Ils ont l’inconscience et la fougue de la jeunesse. — Je m’en doute, répondit son mari en se frottant d’une main lasse le menton. Mais à entendre Evanthya et Bausef évoquer les événements à venir, on croirait que la victoire est assurée. Je devrais tenir le même discours. — Tu n’es pas un guerrier, observa Pelgia en glissant sa main dans celle de son mari. Tu ne l’as jamais été. C’est une des raisons pour lesquelles je t’aime. — Dantrielle a besoin d’un guerrier aujourd’hui. » Cette conviction ne faisait qu’accroître le sentiment de vieillesse et de faiblesse qui l’accablait. Bausef semblait prêt à affronter l’armée entière de Solkara. Et Evanthya avait une telle soif de sang qu’elle s’était elle-même lancée dans une guerre contre la conspiration. Elle avait engagé un tueur… « Non, répliqua Pelgia. Dantrielle a besoin d’un duc, d’un homme sage, fort et capable de compassion. Et tu possèdes ces qualités en abondance. » Craignant de pleurer, le duc s’arrêta et l’embrassa profondément, indifférent aux hommes qui ne cessaient de circuler autour d’eux. Lorsqu’il s’écarta, Pelgia lui sourit, mais son regard était troublé. « Tu as peur, murmura-t-elle. — Ne devrais-je pas ? — Je pense que tu devrais t’appuyer sur la confiance de ton ministre et de ton capitaine. S’ils estimaient que nous courons à notre perte, ils te conseilleraient de chercher un chemin vers la paix. Votre peuple et votre armée sont forts, monseigneur. Et toi aussi, même si tu en doutes », ajouta-t-elle avec un peu de malice. Il la dévisagea d’un air songeur. « Je pense surtout que tu es forte pour nous deux. — On ne vit pas quatre accouchements et la perte d’un bébé sans acquérir une certaine résistance. » Il lui caressa le visage. « Quand la guerre commencera, je veux que tu te rendes au cloître, toi aussi. Il restera loin des combats, sous bonne garde. Je vais m’en assurer. — Le maître queux aura besoin de moi, Tebeo. Les guérisseurs aussi. Une duchesse ne se soustrait pas aux devoirs que lui impose la guerre. — Même quand son mari l’ordonne ? » Elle sourit, ses yeux brillant comme des torches. « Surtout quand il le lui l’ordonne. » Malgré la terreur qui lui serrait le cœur – si elle était blessée, ou pire, il tuerait le régent de ses propres mains – le duc ne put s’empêcher de rire. « Très bien, admit-il. Mais si Laytsa t’en veut, tu n’auras aucune sympathie de ma part. — Ah bon, parce que j’en ai jamais eu ? » Il rit de nouveau. Elle avait toujours su le mettre en joie, même dans les heures les plus sombres. « Je dois retourner sur les remparts, fit-il à contrecœur. — Quand est-ce que tu as dormi pour la dernière fois ? — J’ai l’impression d’entendre Evanthya, se renfrogna-t-il. — Je t’ai toujours dit qu’elle était sage. Tu devrais dormir maintenant, tant que tu le peux. » Il lui déposa un baiser sur les lèvres. « Si je le pouvais, je le ferais. » L’inquiétude se peignit sur son visage, mais elle opina et lui pressa la main avant de la lâcher. Il avait soudain hâte de remonter sur les remparts, de guetter l’arrivée de Numar et de son armée. Mais il devait d’abord se rendre au cloître. Après avoir vu Pelgia, il éprouvait le désir de serrer ses enfants contre son cœur. Devant l’entrée de l’abbaye, un éclat de rire sonore, comme un torrent de printemps, cascada jusqu’à lui. C’était Senaon, son plus jeune fils. Un instant plus tard, le rire de Laytsa lui répondait. Il imaginait sans peine Tas souriant avec eux. Son fils aîné avait toujours été le plus posé des trois. Ils étaient heureux, ils n’avaient pas peur. Ils savaient que le siège était proche – il leur en avait parlé deux jours plus tôt – et ils trouvaient malgré tout le moyen de s’apporter mutuellement de l’allégresse. Pourquoi les déranger, pourquoi faire planer l’ombre de la guerre sur leurs jeux ? Alors il resta longtemps près de la porte à les écouter. Quand le prélat sortit du sanctuaire, et qu’il ouvrit la bouche en le voyant, Tebeo le fit taire en portant un doigt à ses lèvres. Un nouvel éclat de rire résonna dans le cloître. Le prélat sourit et avança silencieusement jusqu’au duc. « Ils ne pensent pas à la guerre, monseigneur, murmura-t-il, et c’est normal. — Merci, Père prélat. — De rien, monseigneur. Vous savez qu’ils sont les bienvenus aussi longtemps que vous le voudrez. Si les combats devaient venir jusqu’ici, je les défendrais moi-même. » Devant la mine du duc, son sourire s’élargit. « Vous pensez que je fanfaronne. J’étais excellent bretteur dans ma jeunesse, et je suis bien certain de savoir encore me battre s’il le faut. » Tebeo était toujours resté attaché aux sanctuaires, même lorsque Pelgia s’était davantage tournée vers les cloîtres et la Nouvelle Foi. Mais il appréciait ce prélat depuis que la charge lui était revenue neuf ans plus tôt. « Je n’en doute pas, Père prélat. Et je suis rassuré de savoir nos enfants sous votre garde. — Vous me faites honneur, monseigneur. — Le cloître dispose-t-il de tout le nécessaire en cas de siège ? — Oui, monseigneur. La duchesse s’en est occupée. C’est une femme remarquable. — En effet. Mais elle est aussi obstinée et s’est mis en tête d’assister le maître queux et les guérisseurs. » Il n’hésita qu’un bref instant : « Si les murs lâchent… — Ils tiendront, monseigneur. — Mais s’ils lâchent, poursuivit le duc, je veux que vous la trouviez et que vous la rameniez à l’abri du cloître. — Ce que vous me demandez est presque impossible, monseigneur. Je n’ai pas peur des Solkariens, mais la duchesse… » Tebeo sourit. Les dieux avaient pourvu cette maison de tant de gens remarquables. « Faites de votre mieux, Père prélat. Je ne vous en demande pas davantage. — Vous pouvez compter sur moi, monseigneur, vous le savez. » Il allait poursuivre lorsque les cloches commencèrent à sonner. Tebeo songea immédiatement à Brall, mais il repoussa cette idée aussi vite qu’elle lui était venue. Même si son ami et l’armée d’Orvinti s’étaient mis en route, ils avaient deux rivières à franchir avant d’arriver à Dantrielle, un passage qui les ralentirait considérablement. Il espérait qu’il s’agissait du duc de Tounstrel, ou de celui de Noltierre, mais selon toute vraisemblance les cloches annonçaient l’arrivée du régent et de l’armée de Solkara. « Qu’Ean vous protège, monseigneur, souffla le religieux, et qu’Orlagh guide votre épée. » Tebeo était déjà parti vers la tour d’angle et l’escalier. « Une drôle de bénédiction pour un homme des cloîtres, lança-t-il par-dessus son épaule. — Dans la tourmente, le secours d’aucun dieu ni déesse n’est superflu. » Tebeo, déjà dans la tour, grimpait les marches quatre à quatre. Sur les remparts, Evanthya et Bausef scrutaient l’horizon. Le duc courut à leur rencontre. Arrivé à leurs côtés, il suivit leur regard et sentit le cœur lui manquer. Du nord, une armée impressionnante approchait, sous l’égide de deux bannières : l’une portant les couleurs jaune et rouge d’Aneira ; l’autre celles rouge, or et noir de Solkara. Un rapide coup d’œil vers ses propres tours, lui permit de s’assurer que Bausef avait fait hisser, à côté de celles de Dantrielle, les couleurs du royaume. Il soupira. Autour de lui, le bruit de leur activité ponctué par les coups sourds du tocsin qui sonnait toujours sur le château, les soldats s’affairaient. On avait allumé des feux sur les tours, et des archers émergeaient au pas de charge des escaliers pour s’aligner le long des remparts, comme si repousser des sièges était leur lot quotidien. « Vos hommes sont bien préparés, capitaine. — Merci, monseigneur. » Ils se turent, les yeux fixés sur l’armée qui progressait vers les murs de Dantrielle. Ses effectifs, impressionnants, semblaient dépasser les prévisions de Tebeo. Il se souvint que Numar avait recruté un grand nombre d’ouvriers. Mais ces hommes enrôlés pour construire ses engins d’assaut étaient robustes. Quand leurs haches auraient achevé leur travail, ils rejoindraient les soldats et sauraient s’en servir pour combattre. « Je pensais qu’ils brûleraient nos villages, observa Evanthya, mais je ne vois pas de fumée. — Le régent accuse le duc de traîtrise, répondit Bausef avant Tebeo. Il veut gagner le cœur et le soutien des sujets de Dantrielle. S’il le peut, il détruira la ville et le château, mais il ne fera rien pour provoquer la révolte hors de nos murs. Sauf, bien sûr, si la population nous vient en aide. » Un cri détourna l’attention de Tebeo. Portant de nouveau les yeux sur les Solkariens, il vit le premier des cavaliers lever la main. Numar. L’armée s’arrêta, hors de portée des archers de Dantrielle. Aussitôt, bien plus vite qu’il ne l’avait imaginé, les premiers coups de haches attaquaient les arbres de la Grande Forêt. « Il leur faudra du temps pour construire leurs machines, observa le capitaine, aussi calme que s’il commentait le déroulement des semailles. Et quand ils seront prêts, j’imagine qu’ils attendront la nuit tombée. Je ne pense pas que le siège débute avant demain soir, peut-être même la nuit suivante. Ce soir, ils éprouveront les murs de la ville. C’est là que nous devons poster les hommes. » Tebeo contemplait l’armée du régent, regrettant une fois de plus de ne pas avoir mieux étudié la tactique militaire dans sa jeunesse. « Voyez-vous le Premier ministre, Evanthya ? — Non, ils sont trop loin. — Il doit être là. Connaissez-vous ses pouvoirs ? — Pas avec certitude, monseigneur. Je me souviens d’avoir un jour entendu qu’il était Façonneur, et qu’il possède le don des brumes et des vents. Mais ce ne sont que des rumeurs. Les Qirsi révèlent rarement les pouvoirs qu’ils maîtrisent, et je n’ai jamais été très proche du Premier ministre de Solkara. » C’était pour le moins un euphémisme. Les deux ministres ne s’aimaient pas et se méfiaient profondément l’un de l’autre. « Nous devons supposer qu’il possède les deux, monseigneur, intervint le capitaine. Un seul Façonneur contre autant d’archers ne devrait pas poser de problèmes, mais ses brumes pourraient nous gêner. — Je possède ce don, intervint Evanthya. Je peux soulever un vent contre ses brumes. » Tebeo acquiesça en silence. Plusieurs arbres étaient déjà tombés et d’autres ouvriers les élaguaient, pour utiliser les troncs comme béliers ou dans la construction de catapultes. « Dois-je envoyer des hommes sur les remparts de la ville, monseigneur ? — Oui, Bausef. Mais assurez-vous qu’ils ne tirent leurs flèches qu’après avoir été attaqués. — Monseigneur ? — Nous ne sommes pas des traîtres, capitaine. C’est le régent qui déclare la guerre, je refuse que Dantrielle fasse couler le premier sang. — Pardonnez-moi, monseigneur, mais cela n’a aucun sens. Nous sommes assiégés. Si nous attendons que les Solkariens tirent les premiers pour riposter, nos archers ne nous seront d’aucune utilité. Nous devons tirer les premiers. C’est notre seule chance de tenir le régent et son armée à distance de nos portes et de nos murs. » Il avait naturellement raison. Le duc pourtant hésitait. « C’est eux qui provoquent cette guerre, pas nous. Je veux que l’histoire retienne cette responsabilité. » Mais un vieil adage lui revint en mémoire : Orlagh choisit la main qui relate chaque combat. Ce que retient l’histoire n’est qu’un dommage de guerre parmi les autres. « Je suis malheureusement d’accord avec Bausef, monseigneur », confirma Evanthya d’une voix triste. Les cloches se turent. On n’entendait plus que le claquement des bannières dans le vent, et les coups des haches solkariennes qui ravageaient la forêt. Le duc demeurait silencieux. « Monseigneur ? » Avant qu’il puisse répondre, les cloches reprirent leur concert, cette fois sur l’est de la ville. Tebeo courut sur les remparts, suivi de près par Evanthya et son capitaine. Il n’avait pas atteint la tour d’angle opposée qu’une clameur jaillissait dans les rangs de Numar. Arrivé à son point d’observation, le duc examina les bois, cherchant la cause de cet enthousiasme. « Là ! s’écria Evanthya, le doigt pointé vers une clairière. À l’est ! » Sous le regard consterné de Tebeo, une autre armée marchait sur Dantrielle, celle-ci sous une bannière blanche et verte. Les couleurs de Rassor. Elle n’était pas aussi nombreuse que celle de Numar, mais ce n’était pas nécessaire. « Le siège pourrait bien débuter ce soir », murmura Evanthya. Bausef, le visage beaucoup plus tendu, se tourna vers son duc. « Quels sont vos ordres, monseigneur ? » Où était Brall, que faisaient Ansis, Vistaan et Bertin le Jeune ? « Occupez-vous des murs de la cité, capitaine », déclara Tebeo. Sa bouche était si sèche qu’il pouvait à peine parler. « Et dites à vos hommes de tirer les premiers. » 12 Yserne, Sanbira Une pluie battante bombardait la cité d’Yserne et les fermes dispersées dans la campagne. Si elle étanchait les cultures assoiffées, de grandes mares s’étaient formées dans la cour intérieure du château de la reine. Au-delà des murs de la forteresse, la surface du lac d’Yserne habituellement paisible bouillonnait comme si un feu nourri par Bian lui-même avait chauffé ses eaux. De telles précipitations n’étaient pas rares à Sanbira durant le cycle lunaire d’Elined. Enfant, Diani, la duchesse de Curlinte, redoutait la lune consacrée à la déesse ; la seule mention de son nom évoquait ces journées mornes qu’elle passait entre les murs du château de sa mère, condamnée à regarder tomber la pluie chaude et compter les éclairs qui trouaient le ciel sur la côte de Curlinte. Des pluies abondantes donnent de bonnes récoltes, avait l’habitude de répéter sa mère quand Diani se plaignait de nouvelles chevauchées empêchées par le regain d’autres orages. C’est la chaleur du soleil qu’il faut redouter à cette époque. En grandissant, une fois sa Révélation passée et Diani familiarisée avec les responsabilités de sa future fonction, elle avait été témoin des ravages de la sécheresse et de la famine et avait alors compris le goût de sa mère pour les pluies. Elle avait même fini, dans une certaine mesure, par le partager. Et depuis la mort de sa mère quelques cycles plus tôt, elle s’apercevait que l’odeur de l’orage, comme le grondement lointain du tonnerre, n’éveillait pas seulement de mauvais souvenirs. Ces journées mornes et pluvieuses lui rappelleraient toujours Dalvia et les moments passés ensemble au château de Curlinte, à parler du rôle de duchesse et des responsabilités de la conduite d’un royaume, fut-il un duché. Cet orage était pourtant différent. Il n’évoquait pas de souvenirs agréables, aucune consolation à la mort de la mère qu’elle pleurait toujours. La pluie qui tombait ce jour-là ne semblait porter que la promesse de la guerre, et le sinistre présage d’un avenir incertain. Elle assombrissait le rouge des pierres du château qui ruisselaient, comme couvertes de sang, et le tonnerre faisait trembler les murs, comme si Orlagh, la déesse de la guerre, avait frappé la terre à grands coups de bélier. « Quelque chose ne va pas, Lady Curlinte ? » Diani se détourna de la fenêtre. Edamo, duc de Brugaosa, se tenait à côté d’elle, plus près qu’elle l’avait jamais souhaité. « Non, Lord Brugaosa, tout va bien. — En êtes-vous sûre ? Vous paraissez troublée, d’aucuns diraient contrariée. Se pourrait-il que vous connaissiez la raison de notre convocation ? » Elle repoussa une mèche de ses cheveux noirs. « Je viens de vous le dire, je vais très bien, et j’ignore tout des volontés de la reine. » Un mensonge qui lui était venu facilement. Le matriarcat marchait sur le tranchant d’une lame. La question n’était plus de savoir si Sanbira irait au combat, mais plutôt quand, et contre qui. À cette heure, Eibithar était peut-être déjà entré en guerre contre Braedon et Aneira ; le matin même un messager annonçant l’invasion imminente d’Eibithar par l’empire était arrivé à la cité royale. Le roi Kearney demandait à la reine d’envoyer son armée au secours de son royaume. Quelques cycles lunaires plus tôt, la conspiration qirsi avait frappé Sanbira, cherchant à faire passer l’attentat dont Diani avait été victime pour l’œuvre des fameux assassins d’Edamo. Pour tous les sujets du matriarcat, l’heure était venue d’oublier leurs différends, leur hostilité et leurs soupçons, et de s’unir derrière leur reine. Pourtant Diani avait du mal à considérer Edamo comme autre chose qu’un rival. Elle ne croyait plus ses hommes responsables de la mort de son frère Cyro, survenue des années plus tôt – encore un subterfuge qirsi – mais Edamo, et son seul allié, Alao, duc de Norinde, s’opposaient à toutes les tentatives de la reine pour préparer le royaume à la guerre qui s’annonçait. Craignant que les mesures envisagées ne renforcent la mainmise de la maison d’Yserne sur le pouvoir, ils jouaient la dissidence au mépris de tous les risques encourus par le matriarcat. Diani ne voyait aucune raison de lui manifester plus de courtoisie qu’il n’en avait montré à l’égard d’Olesya. « Vous ignorez tout ? répéta Edamo avec un regard dubitatif. J’ai du mal à le croire. — Voudriez-vous vous asseoir ? » les interrompit la reine depuis l’autre extrémité de la pièce. À la lueur des lampes à huile qui brûlaient un peu partout dans la salle, son visage séduisant semblait ridé et pâle. Diani sourit. « Croyez ce que vous voulez », fit-elle en s’éloignant pour prendre place à la table du conseil. Les autres nobles l’imitèrent, Edamo et Alao s’installant côte à côte, le plus loin possible de la reine, comme à leur habitude. « Ainsi que vous le savez, commença la reine après avoir balayé l’assemblée du regard, j’ai envoyé un message au roi Kearney d’Eibithar lui proposant d’unir nos deux royaumes pour combattre ensemble la menace qirsi. Nous avons attendu sa réponse si longtemps que j’ai fini par me demander si mon messager avait jamais atteint la Cité des Rois. » Elle prit le parchemin, scellé d’un morceau de cire pourpre et or, posé devant elle sur la table. « Sa réponse est enfin arrivée. — Vous ne semblez pas satisfaite, Altesse, remarqua promptement Edamo. J’en déduis qu’il a rejeté votre proposition. » La reine fronça légèrement les sourcils. Votre proposition. L’emploi du pronom personnel n’avait pas davantage échappé à Diani. « Au contraire, Lord Brugaosa. Sachez qu’il l’a acceptée. Il va même plus loin que nous. — Plus loin, Altesse ? demanda Rashel de Trescarri. — Oui. À ce qu’il paraît, la flotte de Braedon menace les côtes nord d’Eibithar, et les Aneiriens sont massés sur les rives de la Tarbin. Au moment où il a rédigé sa réponse, Kearney envisageait le début des hostilités dans moins d’un demi-cycle. Ce qui signifie que les combats ont probablement déjà commencé. Quoi qu’il en soit, il nous demande de l’aider à repousser l’envahisseur, et nous offre en retour le soutien de son royaume dans notre combat contre la conspiration qirsi. » Edamo fit le tour de la table avant de poser les yeux sur la reine. « Il doit savoir que nous refuserons une telle requête. — Si tel est le cas, il en sait plus que moi, et vous aussi, ironisa Vasyonne. » Vasyonne, la duchesse de Listaal, prenait toujours un malin plaisir à provoquer les ducs de Brugaosa et de Norinde. Très proche alliée de la reine, et parmi les duchesses les plus jeunes, elle était même allée jusqu’à sortir de sa réserve pour soutenir Diani à la mort de sa mère. Les deux femmes s’accordaient souvent sur les affaires de l’État. Comme à présent. « Vous n’envisagez tout de même pas de déclarer la guerre à l’empire ? s’étrangla Edamo. — Il semble que ce soit l’empereur qui ait déclaré la guerre à Eibithar, corrigea la duchesse. S’il est assez stupide pour attaquer là-bas, qui nous dit qu’il ne lancera pas ensuite sa flotte sur nous ? — Il ne le fera pas. Nous avons toujours eu de bonnes relations avec l’empire. De tous les royaumes des Terres du Devant, il est le seul à nous acheter autant de vin, de joyaux, d’épées. Harel lui-même possède plus de quarante de nos chevaux. — Il ne s’agit pas de l’or impérial, ni de marchandises ! — Au contraire ! s’insurgea Alao en reprenant l’argument d’Edamo. J’apprécie notre amitié avec Eibithar autant que n’importe qui. Mais on ne peut se permettre de se mettre l’empire et Aneira à dos. Ensemble, ils forment un ennemi très puissant, et je n’ai pas besoin de vous dire que le destin de notre peuple dépend de notre commerce avec ces deux royaumes. » Il se tourna vers la reine. « Je suis d’accord avec Lord Brugaosa, Altesse, poursuivit-il d’une voix trop suave. Nous sommes contraints de refuser la requête du roi. — Il se trouve, Lord Norinde, que je suis tentée d’être du même avis. » Diani, stupéfaite, écarquilla les yeux. « Mais, Altesse… — Je sais ce que vous allez dire, Lady Curlinte : nous avons besoin de l’aide d’Eibithar dans notre combat contre les Qirsi. Ce qui est probablement exact. Mais si nous entrons en guerre contre Braedon et Aneira, nous perdons toute chance contre la conspiration. » L’argument était recevable. Diani se tut. « Je vais donc rédiger une réponse, poursuivit la reine, à moins que l’une d’entre vous ne me donne une bonne raison de changer d’avis. Je vous écoute. » Elle semblait presque l’espérer. Malgré leur désir manifeste de trouver un argument valable, aucune duchesse ne prit la parole. Les ducs, naturellement réjouis de constater cette impuissance, affichaient une arrogance crasse. « Et si cette guerre n’était pas uniquement le fait de la convoitise de l’empereur ? » Tous les regards se tournèrent vers la duchesse de Macharzo qui, les yeux baissés, contemplait ses mains. Son visage était si calme que Diani se demanda un instant si elle n’avait pas rêvé. La question émanait peut-être d’une autre duchesse. Naditia prenait rarement la parole pendant les conseils. Depuis qu’elle était duchesse, Diani ne l’avait jamais entendue contester la moindre parole de la reine, même de la plus légère façon. En fait, elle s’exprimait très rarement, même en dehors de la salle du conseil. C’était une femme d’allure, à la fois grande et robuste, avec des cheveux blonds coupés court et de larges yeux noisette. Au premier regard, on aurait pu la prendre pour un guerrier, ou même un capitaine, mais un soldat qui, malgré sa force, aurait eu bien du mal à hurler ses ordres à ses troupes. « Qu’avez-vous dit, Lady Macharzo ? interrogea la reine, aussi surprise que les autres. — Je me demandais s’il n’y avait pas autre chose que la convoitise d’Harel derrière cette guerre. — Que voulez-vous dire ? » La duchesse haussa les épaules, embarrassée. « Il me semble simplement que la conspiration s’est arrangée pour provoquer beaucoup d’événements qui ne seraient pas survenus sans elle. — Comme quoi ? » interrogea vivement Alao. Naditia tressaillit. « Comme la guerre civile qui a failli détruire Eibithar, répondit Diani à la place de la duchesse qui lui adressa un sourire de reconnaissance. Comme les dernières violences en Aneira. Comme le meurtre de mon frère et la tentative d’assassinat sur moi. — Rien ne nous permet de prouver que la conspiration est derrière tout ça. Aucun indice ne nous autorise à impliquer les Qirsi dans les événements d’Aneira, et au moins la moitié des ducs d’Eibithar accusent toujours Tavis de Curgh du meurtre de cette fille à Kentigern. Et pour terminer, acheva Alao en coulant un regard vers Edamo, la mort même de votre Premier ministre ne prouve pas que les Qirsi aient assassiné votre frère, ou s’en soient pris à vous. — Vous préférez croire que Lord Brugaosa est derrière les attentats qui ont frappé ma maison ? — Absolument pas, Lady Curlinte. Mais comme je l’ai déjà dit dans cette pièce, prétendre que la conspiration est à l’origine de tous les crimes qui surviennent à Sanbira, ou dans toutes les Terres du Devant, est aussi dangereux qu’ignorer complètement la menace. L’empire et Aneira sont entrés en guerre contre Eibithar. Compte tenu de l’éternelle rivalité de ces royaumes, cette agression est-elle si surprenante ? — Puisque nous en parlons, intervint aussitôt Edamo, cela me paraît un peu curieux, oui. » D’abord Naditia qui contredisait la reine, puis Edamo qui rompait avec le duc de Norinde, ce conseil était décidément des plus extraordinaires. Tous les regards convergèrent vers le plus âgé des nobles, aucun plus étonné que celui d’Alao. « Depuis des siècles, Aneira n’a jamais été aussi affaibli. Le siège malheureux à Kentigern, la mort de Bistari puis celle de Carden, l’empoisonnement de la reine et de son conseil. Ce n’est pas le meilleur moment pour Aneira de partir en guerre. — Mais avec l’alliance de l’empire, objecta Alao, les Aneiriens ont une chance d’écraser Eibithar. Ils auraient tort de la laisser passer. — Oui, mais pourquoi l’empereur leur propose-t-il une alliance pareille aujourd’hui ? Ne serait-il pas plus sage d’attendre un an ou plus, le temps que le régent consolide son autorité et que Mertesse redresse son armée ? — Lord Brugaosa, sourit Diani, ne me dites pas que vous croyez encore en la sagesse de Curtell. » Ils rirent de bon cœur et la tension qui régnait autour de la table s’allégea. Olesya rendit rapidement un tour sérieux à leur débat. « Dois-je comprendre, Lord Brugaosa, que vous êtes maintenant favorable à l’union de nos forces avec celles d’Eibithar ? — Pour être honnête, Altesse, je ne sais plus que penser. Je ne veux pas me faire un ennemi de l’empereur. » Il désigna Diani et la duchesse de Macharzo du menton. « Mais je crains que nos jeunes amies n’aient raison. Cette invasion tombe au mauvais moment, elle me paraît trop… précipitée. Pourquoi cette hâte ? Si la conspiration veut cette guerre, nous serions bien avisés d’y mettre un terme aussi vite que possible. — Jeter notre armée dans la mêlée ne fera que prolonger la bataille, rétorqua Alao avec un regard noir à Edamo. Si nous voulons y mettre un terme, nous ferions mieux de rester à l’écart, et de les laisser se battre entre eux. — J’aimerais interroger mon capitaine à ce sujet, fit la reine. Je ne suis pas sûre des conséquences que pourrait avoir notre intervention dans ce conflit. Mais la question mérite d’être étudiée. » Se tournant vers un des gardes en faction devant la porte : « Faites venir le capitaine immédiatement. Et le duc de Curlinte », ajouta-t-elle après une brève réflexion. Diani leva les yeux avant de les baisser aussi vite vers la table, les joues rouges. Son père l’avait accompagnée à la cité royale parce qu’elle souffrait encore des blessures subies lors de la tentative d’assassinat dont elle avait été victime sur la côte de Curlinte. Depuis leur arrivée au château d’Olesya, ils s’étaient souvent disputés sur la meilleure réponse à donner à la menace qirsi, sur la complicité ou l’innocence de Kreazur jal Sylbe, l’ancien premier ministre de Curlinte. Kreazur était mort dans les rues d’Yserne, apparemment victime des assassins qu’il avait voulu engager pour la conspiration, bien que Diani et son père eussent à présent de grands doutes sur la question. Sertio, qui possédait une bonne connaissance de l’armée de Braedon, était capable de faire avancer leur discussion ; il était par ailleurs capitaine de l’armée de Curlinte. Mais Diani lui en voulait, et elle craignait que sa présence au conseil ne rappelle à tous qu’elle était la moins expérimentée des duchesses du royaume. Si Olesya avait remarqué son malaise, elle n’en montra rien, car elle se tourna aussitôt vers Edamo : « Je crois parler au nom de tous, Lord Brugaosa, en disant combien je suis… surprise par votre changement de position. — Oui, Altesse. » Ils attendirent. Lorsqu’il fut clair que l’explication ne viendrait pas, la reine sourit et opina. « Très bien, Lord Brugaosa. » Un coup frappé à la porte l’interrompit. Sur son invitation, le capitaine d’Yserne et le père de Diani pénétrèrent dans la pièce. Trempés, leurs vêtements maculés de boue, ils avaient tous deux le visage rouge et reprenaient à peine leur souffle. Ohan Delrasto, le capitaine, affichait une zébrure sous l’un de ses yeux noirs, et Sertio en portait plusieurs sur les bras, ainsi qu’une très rouge sur le cou. Ils souriaient comme des enfants surpris à faire des bêtises, alors qu’Ohan, Diani l’aurait juré, n’était pas loin d’avoir l’âge de son père. « Veuillez pardonner notre accoutrement, Altesse, fit le capitaine en s’inclinant, toujours souriant, devant la reine. Nous sommes venus sans attendre. — Je le constate. Je suppose que vous étiez dans la cour ? — Oui, Altesse. Nous étions… » Il se pinça les lèvres, dans l’effort évident de ne pas éclater de rire. « Nous combattions en plein air. Altesse, intervint Sertio. Toutes les guerres ne se livrent pas au soleil sur un sol sec. — En effet. Et vos soldats sont toujours sous la pluie, Maître Delrasto ? — Ils ne sont pas sortis, Altesse, répondit Ohan qui luttait lui aussi pour garder son sérieux. Seulement nous deux. — Nous expérimentions des techniques que nous souhaitons enseigner à nos armées, Altesse, compléta Sertio dans un gloussement. » Même Diani ne put s’empêcher de rire. Elle était un peu gênée pour son père, mais elle était heureuse de le voir sortir enfin de la souffrance qui s’était abattue sur lui depuis la mort de sa mère. Cette hilarité serait sans doute passagère, mais qu’il puisse prendre part à ce genre d’exercice, et y trouver du plaisir, lui donnait bon espoir. Son chagrin s’estompait peut-être. « Je vous proposerais bien volontiers de vous asseoir, reprit la reine en regardant leurs vêtements sales et mouillés, mais vu les circonstances, il me semble plus approprié que vous restiez debout. — Bien sûr, Altesse. En quoi pouvons-nous vous être utiles ? » La reine prit la missive de Kearney et la lut à voix haute. Lorsqu’elle eut terminé, le capitaine et Sertio, toute trace de gaieté disparue, avaient adopté une contenance des plus graves. « Ce sont de sombres nouvelles, Altesse, commenta Ohan en passant une main sur son visage anguleux. — Eibithar est-il capable de se défendre seul ? » demanda la reine. Le capitaine contempla le sol puis, après une longue réflexion, hocha lentement la tête. « Je pense que oui. Si Aneira était aussi fort que l’an passé, j’aurais sans doute répondu l’inverse. Mais avec tous ces événements… L’empereur a choisi un allié bien faible. — Êtes-vous surpris qu’ils attaquent maintenant ? s’enquit Edamo. Pensez-vous qu’ils auraient dû attendre ? — Vous voulez dire attendre qu’Aneira reconstitue son armée du nord ? C’aurait en effet été plus sage. — Certaines duchesses préconisent que j’accède à la requête de Kearney, lui apprit la reine. Elles veulent que j’envoie des guerriers de Sanbira combattre aux côtés des hommes d’Eibithar. » Sertio observa Diani, comme s’il devinait que sa fille faisait partie des nobles auxquels Olesya faisait référence. « Me demandez-vous mon opinion, Altesse ? » demanda le capitaine. La reine acquiesça. Ohan poussa un long soupir. « Nous pouvons intervenir de deux façons, par voie maritime ou terrestre. Si nous envoyons des soldats par la mer, il faudra mobiliser toute la flotte, et je ne suis pas sûr de nos chances face aux navires de Braedon. Une intervention terrestre me paraît plus avisée. Mais si nous voulons arriver à temps pour aider Eibithar, il faudra partir à cheval. Autrement dit, mobiliser la cavalerie. — Nous avons assez de montures pour une armée considérable. — C’est exact, Altesse, mais une armée à cheval est plus difficile à provisionner. Et puis nous devrons traverser Caerisse ou Wethyrn. Leurs dirigeants pourraient ne pas voir d’un bon œil notre armée franchir leur territoire. » La reine agita une main impatiente. « Là n’est pas encore la question. Si nous acceptons de répondre à la demande de Kearney, je partirai avec mes hommes. Je pense pouvoir convaincre un noble de Wethyrn que je n’ai aucune intention d’envahir ses terres, ou de conquérir son duché. Ce que je veux savoir, c’est si l’engagement de notre armée dans ce conflit aura une influence sur son déroulement et sa durée. — Nous risquons de prolonger la guerre, n’est-ce pas ? » intervint Alao. Le capitaine consulta Sertio qui haussa les épaules. « Je ne sais que répondre, Altesse. Avec notre aide, les Eibithariens ont nettement plus de chances de repousser l’invasion. Quant à la durée du conflit, je ne peux rien affirmer. Seule, l’armée de Kearney peut tomber plus rapidement. Notre intervention prolongerait alors le conflit. D’un autre côté, Eibithar peut très bien vaincre sans nous, auquel cas notre intervention mettrait un terme plus rapide aux combats. — Qu’en pensez-vous, Lord Curlinte ? demanda la reine. — J’ai peu de chose à ajouter à ce que vient de dire Maître Delrasto. — Croyez-vous également qu’il eût été plus sage pour l’empereur d’attendre un peu ? », avança le duc de Brugaosa en revenant au premier point. Sertio observa Edamo, la mâchoire raide. Malgré la mort de Kreazur, et l’implication évidente de la conspiration dans l’attentat perpétré contre sa fille, il accusait toujours la maison de Brugaosa de la mort de son fils. Lui et Edamo ne s’adressaient plus la parole depuis des années, et Diani savait combien son père désirait sa mort. « Oui, Lord Brugaosa, répliqua-t-il d’une voix tranchante. Je le crois. Pourquoi cette question ? — Après tout ce qui s’est passé dans tous les royaumes, et même le nôtre, n’est-ce pas évident ? Je pense que les Qirsi sont derrière cette guerre, tout comme ils sont derrière l’attentat contre votre fille. » Sertio, les yeux plissés, s’apprêta à répondre. « J’aimerais savoir ce que vous en pensez tous, intervint Olesya. Lord Norinde est contre toute intervention de notre part. Je crois comprendre que Lord Brugaosa est désormais en faveur de notre aide, tout comme Lady Curlinte et Lady Listaal. » Elle se tut et interrogea les trois nobles du regard. Lorsqu’ils eurent opiné, elle poursuivit : « Qu’en pense le reste d’entre vous ? » Les avis se révélèrent également répartis entre les autres duchesses ; Tamyra de Prentarlo et Rashel étaient opposées au soutien de Sanbira, et Ajy de Kinsarta et Naditia favorables. Olesya ne fit rien pour masquer sa surprise. « Il semble donc qu’une majorité d’entre vous veuille honorer la demande Kearney. — Et vous, Altesse ? questionna Alao. Vous étiez encline à refuser tout à l’heure. Votre avis compte tout de même plus que le nôtre. — C’est exact, Lord Norinde. J’avais l’intention de répondre par la négative. Mais les arguments avancés m’ont convaincue du contraire, comme Lord Brugaosa. — Je crains que vous ne commettiez une grave erreur, Altesse. — Je partage votre inquiétude, Alao. J’ai bien conscience des dangers. C’est pourquoi j’envisage de n’envoyer que cinq cents soldats de l’armée royale, auxquels nous ajouterons six cents autres des armées de Brugaosa, Norinde, et Macharzo, à raison de deux cents hommes chacune. Ce qui porte notre contingent à onze cents soldats. — Et les autres maisons, Altesse ? » s’empressa de questionner Vasyonne, de toute évidence désireuse de participer à cette bataille. « Envoyer des messagers à l’est et au sud, attendre l’arrivée de vos guerriers, et nous mettre en route va demander près d’un demi-cycle. Le temps presse. Kearney a fait partir sa requête aux premiers jours du précédent déclin. Je ne veux pas en perdre davantage. — Alors pourquoi ne pas enrôler plus d’hommes des trois maisons que vous avez nommées ? — Une plus grande mobilisation laisserait le royaume vulnérable. — Onze cents soldats pourraient ne pas suffire, poursuivit Vasyonne non sans obstination. — Il faudra bien, trancha Olesya avant de se tourner vers son capitaine. Choisissez cinq cents de vos meilleurs cavaliers et préparez-les pour cette expédition. Informez aussi l’intendant. Dites-lui de prévoir un approvisionnement aussi complet que possible sans alourdir le cortège. Ce qu’il ne pourra nous fournir, nous le trouverons en chemin. — À vos ordres, Altesse. » Ohan s’inclina et quitta la pièce. « Alao, Edamo, Naditia, mettez-vous en route immédiatement. Rentrez sur vos terres, rassemblez deux cents de vos meilleurs guerriers, et équipez-les au mieux. Nous nous retrouverons le plus tôt possible à Brugaosa d’où nous partirons pour Eibithar. » Les trois nobles se levèrent et s’inclinèrent, même Alao malgré son évidente contrariété. « Altesse, reprit Vasyonne avant qu’ils ne partent, et les Qirsi ? Vos ministres vous accompagneront-ils ? » Olesya n’avait pas envisagé cette question. La mort de Kreazur prouvait que la conspiration avait atteint Sanbira. Alors que Diani et Sertio étaient de plus en plus convaincus de l’innocence de leur Premier ministre, ils tenaient pour acquis, à l’instar de la reine, que les traîtres étaient nombreux dans le royaume, comme à la cour royale. Ignorant lesquels de leurs ministres étaient demeurés fidèles, les nobles avaient décidé d’exclure les cheveux-blancs de leurs conseils et de les soumettre à une étroite surveillance. Entre partir en guerre avec des ministres suspects, ou les laisser sur place, où l’absence de la reine et de plusieurs de ses ducs et duchesses leur laisserait tout loisir de comploter, Diani restait elle-même hésitante. « Je crois qu’ils doivent nous accompagner, décida Olesya après réflexion. Je ne veux pas les laisser sans surveillance. Et toute autre solution est inacceptable », ajouta-t-elle en regardant Diani. La reine faisait allusion à la réaction de la duchesse après l’attentat dont elle avait été victime. La défiance de Diani avait été telle qu’elle avait fait emprisonner tous les Qirsi du château de Curlinte. Lorsque la reine en avait été informée, elle lui avait immédiatement ordonné de les relâcher. La duchesse restait pourtant convaincue que la prison était le meilleur moyen de contrôler les ministres, n’y eût-il qu’un seul traître parmi eux. « Altesse…, commença la jeune duchesse. — Il n’est question que de quatre Qirsi, Lady Curlinte. Abeni et les Premiers ministres de Norinde, Brugaosa et Macharzo. Nous aurons plus de mille hommes pour nous protéger. Ce n’est pas un problème. — Oui, Altesse, céda Diani en baissant les yeux. — Partez, fit la reine aux trois nobles qui attendaient près de la porte. Je vous reverrai au château de Brugaosa. » Après leur départ, la reine se tourna vers les autres. « Rentrez également sur vos terres. Surveillez vos Qirsi, mais aussi vos frontières et vos côtes. Eibithar a besoin de notre aide, mais je crains pour le royaume. » Vasyonne se leva et s’inclina. « Que les dieux vous gardent, Altesse. » Les autres l’imitèrent, toutes invoquant la protection du ciel avant de s’en aller. « Lady Curlinte, Lord Curlinte, appela la reine avant que Diani et Sertio ne sortent. Un mot, je vous prie. » Elle attendit que la dernière duchesse ait refermé la porte. « Avez-vous découvert quelque chose sur les Qirsi de la cour ? — Rien, Altesse, répondit Sertio. Le traître… — Ou les traîtres, corrigea Diani. — Peu importe, fit son père. Cette personne est assez intelligente pour n’avoir laissé aucun indice. Nous n’avons rien vu, ou entendu, qui prouve l’existence d’un traître au château. — Se peut-il que nous nous soyons trompés ? s’enquit Olesya. Il n’y a peut-être aucun renégat à Yserne. » La reine voulait s’en persuader ; c’était écrit sur l’élégance de son visage, dans la lueur d’espoir qui brillait au fond de ses yeux sombres. Mais Diani n’était pas aussi généreuse. La conspiration se cachait partout. Elle infestait le pays comme du chiendent, étendait ses racines dans chaque maison du royaume, s’insinuait dans toutes les cours. Il faudrait du temps pour le prouver, un temps dont peut-être ils ne disposaient plus. Démasquer les traîtres proches de la reine n’en était donc que plus urgent. Car c’était ici, au château d’Yserne, elle en était convaincue, que le mal prenait sa source. S’ils parvenaient à les extirper, les ramifications sécheraient et mourraient. « La conspiration est réelle, Altesse, affirma la jeune femme. Et elle possède ses quartiers généraux ici, à Yserne. Celui qui a tué Kreazur connaît parfaitement le château et la cité. » Cette déduction, bien qu’elle l’ait déjà entendue, n’en crispa pas moins le visage de la reine dont la silhouette parut se voûter. « Je suis trop vieille pour mener deux guerres de front. — Vous ne vous battez pas seule, Altesse. — Je le sais, Diani, fit la reine avec un sourire triste. Merci. Et merci également à vous, Sertio. J’aurais aimé que vous en sachiez davantage, mais je sais que vous avez fait votre possible. — Altesse, avança Diani avant que la reine ne les congédie, j’aimerais vous accompagner en Eibithar. — Merci, Diani, mais notre armée est assez forte avec les soldats des maisons du Nord, et nous ne pouvons vraiment pas perdre de temps. — Pardonnez-moi, Altesse, vous vous méprenez. Je ne souhaite pas conduire mon armée au combat, simplement venir avec vous. » Sertio se tourna promptement vers elle. « Dans quel but ? demanda la reine. — Pour continuer de surveiller Abeni et les autres Qirsi. Vous serez prise par le commandement, comme Naditia et les autres. Sans armée à diriger, je pourrais me concentrer sur la conspiration. Et puis, ajouta-t-elle après une brève hésitation, tout a commencé avec l’attaque perpétrée contre moi, j’aimerais aller jusqu’au bout. — Cette guerre pourrait bien n’être que le début, Diani. Il est dangereux de s’abandonner à la vengeance. » Elle n’avait pas dit non, aussi Diani poussa-t-elle son avantage. « Il ne s’agit pas de vengeance, Altesse. Vous avez décidé de répondre à la requête de Kearney parce que vous voyez dans l’invasion menée par Braedon l’œuvre de la conspiration. Nous la subodorons aussi dans l’attentat dont j’ai été victime. Qui sait combien de fois nous sommes restées aveugles ? Nos ennemis nous encerclent. Ils ne surgiront qu’au moment où nous serons les plus vulnérables. Si cette guerre est une mascarade organisée par les Qirsi, ne devrais-je pas vous accompagner pour surveiller vos arrières ? — Pourquoi toi ? demanda Sertio. Tu n’es jamais partie en campagne. Aussi douée sois-tu à l’épée, tu n’as pas assez d’expérience pour protéger la reine. Reste à Curlinte avec ton peuple et ton armée, j’irai avec la reine. » Elle aurait dû faire preuve de gratitude. Il tentait de la protéger, comme un bon père. Mais elle n’entendit que la contestation, la mise en doute de ses capacités et de son jugement. « Non, Père. Tu n’iras pas. Celui qui accompagnera la reine doit être capable de repérer le traître avant qu’il, ou elle, ne frappe. Tu es trop confiant. À quoi servent les armes si elles restent dans leur fourreau ? » Il rougit violemment et pointa un doigt accusateur sur elle. « Simplement à cause de… — Il suffit ! s’exclama Olesya avec un regard courroucé. Je n’ai pas encore accepté d’être accompagnée que vous vous battez déjà pour savoir lequel d’entre vous viendra ! — Elle n’a aucune place dans cette guerre, Altesse. Je préfère que vous partiez seule plutôt qu’avec elle. Vous pouvez aussi bien demander à l’un de vos hommes de surveiller les Qirsi. — Je pense que vous desservez votre fille, Sertio. Vous l’aimez et vous avez peur pour elle. Je le comprends. » Elle se tourna vers Diani. « Vous devez le comprendre aussi, Diani. Ses paroles ne cherchent pas à vous diminuer, mais à vous protéger. Vous êtes peut-être blessée, mais vous n’êtes pas encore mère. Ne jugez pas votre père trop durement. — Altesse… — Laissez-moi terminer, Sertio. Je sais que vous voulez mettre votre fille à l’abri, mais elle n’est plus une enfant. C’est une femme et, depuis la disparition de Dalvia, elle est duchesse d’une des maisons majeures de Sanbira. L’attentat sur la côte vous a traumatisé, et c’est normal. Mais vous ne pouvez vivre, ou laisser vivre Diani, dans la peur d’une nouvelle agression. Voudriez-vous la voir enfermée entre les murs de son château dans l’espoir qu’aucune flèche ne l’atteigne, qu’aucun traître ne la frappe ? — Bien sûr que non, murmura Sertio, les joues toujours rouges. — Alors laissez-la faire. C’est une bonne idée. Vous surveillez tous les deux Abeni et les autres ministres depuis un certain temps ; il me paraît judicieux que Diani poursuive cette mission hors du château. » Le duc de Curlinte ne semblait pas apaisé. « Je prendrai soin d’elle, Sertio. Vous avez ma parole, pas seulement de reine, mais aussi d’amie. — Bien, Altesse. » Sur ces mots, ils s’inclinèrent de nouveau devant la reine et sortirent. Sertio resta plongé dans le silence jusqu’à leurs appartements, de l’autre côté de la cour intérieure. Ce ne fut que devant la porte de sa fille qu’il accepta de la regarder. Son visage demeurait hermétique. « Tu me juges vraiment trop confiant ? — Père… — Réponds-moi. — Parfois, oui, soupira-t-elle. — Et tu penses que c’est une faiblesse. — Tu es un homme bon, Père, et un chef respecté. Tu as de nombreuses qualités, dont la capacité à accorder ta confiance et ta loyauté à tes amis. Je crois simplement que certains dons, comme les médailles, ont leur revers. — Tu as peut-être raison. Et la reine a vu juste en disant que je cherche à te protéger. Mais la véritable raison de mon opposition à ton départ, c’est la crainte que tu te laisses emporter par tes soupçons. Il me semble que ton désir d’accompagner la reine fasse écho à ta décision de jeter tous les Qirsi de Curlinte en prison. L’attentat dont tu as été victime t’a tellement effrayée que tu n’es plus capable de distinguer tes amis de tes ennemis, du moins en ce qui concerne les cheveux-blancs. Je suis peut-être trop confiant, mais tu vois un traître dans tous les yeux jaunes. Dis-moi, Diani, quel est le plus sombre des revers ? » Sur ces mots, il tourna les talons et la laissa. Longtemps après que le bruit de ses bottes se fut tu sur les dalles, Diani resta figée, la main sur la poignée de sa porte. Sa gorge était si serrée qu’elle avait du mal à respirer. Il en fallait plus que les soupçons d’une reine et les préjugés de ses nobles, tout plus stupides et mesquins les uns que les autres, pour empêcher Abeni ja Krenta, Premier ministre de Sanbira, d’apprendre tout ce qui se passait au château d’Yserne. Bien qu’Olesya ne lui ait pas confié de mission importante depuis plus d’un cycle lunaire, ou ne lui parlait plus d’aucun sujet significatif, d’autres au château lui obéissaient encore, parce qu’ils craignaient l’influence qu’elle avait eue un jour, et qu’elle pourrait bien retrouver s’ils redoutaient ses pouvoirs magiques ou si, comme Abeni elle-même, ils appartenaient au mouvement conduit par le Tisserand. Elle n’était donc pas sans ressources ni sans serviteurs. Abeni, avec sa peau et ses cheveux d’ivoire, opposait un contraste saisissant avec la reine. Ses pouvoirs n’étaient pas aussi étendus que ceux d’Olesya – pas encore – mais elle dirigeait sa propre armée au sein même du palais. Elle avait vu le messager arriver, puis les gardes l’escorter en toute hâte jusqu’au bureau d’Olesya. Peu après, elle avait traîné dans les couloirs. La maîtresse Qirsi qui l’avait initiée à la magie, comme aux usages des cours eandi, lui avait dit un jour qu’on pouvait apprendre beaucoup de choses sur la vie d’un château rien qu’en se promenant dans ses couloirs et ses jardins. « Les murs te murmureront des secrets si tu prends la peine de les écouter », aimait-elle répéter. Au cours des années, Abeni n’avait cessé de vérifier ce précepte. Ce jour-là ne faisait pas exception. Dans le couloir, elle avait vu les nobles se précipiter vers le bureau de la reine comme des souris à la recherche d’un morceau de fromage. Elle avait surpris deux gardes, parlant de la missive d’un roi, évoquer une guerre dans le nord. Aussi ne conçut-elle aucun étonnement, un peu plus tard dans la journée, quand un garde lui annonça que la reine la convoquait pour une audience. Elle trouva Olesya assise dans son trône de bois d’olivier sculpté à l’extrémité de la table du conseil. Elle semblait très calme. Si les nouvelles apportées par le messager l’avaient atteinte, elle n’en montrait aucun signe. Abeni interpréta cette maîtrise comme une preuve supplémentaire de sa méfiance a son égard. Par le passé, Olesya ne s’était jamais souciée de dissimuler ses craintes ou son inquiétude à son Premier ministre. Abeni s’inclina. La reine lui indiqua un siège d’une main ouverte. « Je vous en prie, asseyez-vous, Premier ministre. — Merci, Altesse. Vous vouliez me parler ? — Oui. Vous êtes au courant de l’arrivée d’un messager aujourd’hui au château. — Oui, mais j’ignore tout de la raison de sa présence. — Il vient d’Eibithar. — Eibithar ? répéta la ministre feignant la surprise. — Oui, envoyé par Kearney. Il semble que la flotte de Braedon menace les côtes nord du royaume et que, dans le même temps, des mouvements de troupe aient été signalés sur les rives de la Tarbin, du côté d’Aneira. » Elle se tut pour observer la réaction d’Abeni. « Kearney redoute un assaut ? — Oui. D’après ce que nous savons, les combats auraient déjà commencé sur la lande d’Eibithar. » C’était à l’évidence l’œuvre du Tisserand. La dernière fois qu’il avait pénétré dans ses rêves, ce dernier lui avait annoncé que leurs plans arrivaient à exécution, que les Terres du Devant seraient bientôt leurs. Cette guerre était une nouvelle tentative – sans doute la plus décisive – pour affaiblir les armées des cours eandi. « Kearney me demande d’intervenir pour l’aider à repousser l’assaut de l’empereur. En retour, il nous offre le soutien d’Eibithar pour lutter contre la conspiration. — Il doit pourtant savoir que vous refuserez, répondit Abeni, le visage neutre, d’une voix parfaitement égale. — Pourquoi ? » Ce fut alors qu’elle comprit. La reine se mettrait en route dans les prochains jours. Elle était stupéfaite. « Les reines de Sanbira se sont toujours tenues à l’écart de ce genre d’alliances, objecta-t-elle sans se laisser démonter, j’imagine que vous resterez fidèle à cette tradition. — Telle était mon intention, reconnut la reine. Mais plusieurs duchesses ont exprimé l’avis contraire, ainsi qu’Edamo. » Cette fois, Abeni ne put masquer sa surprise. « Lord Brugaosa veut partir en guerre ? » C’était presque trop beau pour être vrai. Elle était sûre que tel était le souhait du Tisserand. Plus le conflit impliquerait de royaumes, plus le mouvement avait de chances de parvenir à ses fins. Edamo et les autres, en suivant les prévisions du Tisserand, se comportaient comme les imbéciles qu’ils étaient. « Je suis aussi surprise que vous. Mais ses arguments en faveur de notre intervention m’ont fait réfléchir. Il croit, et il n’est pas le seul, que cette guerre dissimule autre chose. » Abeni sentit brusquement sa confiance s’envoler. « Je ne saisis pas », fit-elle en s’efforçant de maîtriser sa voix. La reine l’observait de nouveau et Abeni, une fois de plus, comprit où elle voulait en venir. Elle avait cependant du mal à contrôler la tension qui l’étreignait. « Il pense que la conspiration, par ses machinations, est à l’origine des événements qui ont déclenché ce conflit. » Elle prit une inspiration et, les yeux toujours fixés sur Abeni, poursuivit : « Je crois, malheureusement, devoir lui donner raison. — Comment les traîtres pourraient-ils faire une chose pareille, Altesse ? demanda-t-elle, la bouche sèche. — J’espérais que vous pourriez me le dire. » La reine croyait peut-être la prendre de court. Elle ne faisait que lui offrir l’occasion de surmonter le désarroi provoqué par la perspicacité d’Edamo. « Je ne comprends pas, Altesse. » Mais sa voix ne laissait place à aucun doute. La déclaration de la reine était une accusation, et Abeni la recevait comme telle. Elle pouvait se permettre d’être sur la défensive, voire agressive. Olesya lui avait donné l’excuse dont elle avait besoin pour se soustraire à d’autres questions. « Je crois au contraire que vous savez exactement ce que je veux dire. Je suis désolée de vous offenser, mais je dois vous poser la question. — Vraiment, Altesse ? ironisa Abeni avec ce qu’il fallait d’amertume. Voilà plus d’un cycle que vous m’évitez, que vous refusez mes conseils et que, comme tous les Qirsi du château d’Yserne, vous me faites surveiller. Et pendant tout ce temps, vous n’avez rien trouvé qui me lie à la conspiration. » Voyant Olesya pâlir, elle s’autorisa un faible sourire. « Oui, je sais que vos soldats me suivent, et je connais tous les efforts de Lady Curlinte pour prouver ma traîtrise. — Abeni… — Je comprends vos motifs, Altesse. La trahison du Premier ministre de Curlinte nous a tous ébranlés. Mais après tout ce temps passé à chercher en vain des signes de ma félonie envers le royaume, j’espérais que vous seriez prête à me redonner votre confiance. — Je crains que ce ne soit pas aussi simple, répondit la reine en détournant les yeux vers la fenêtre. — Pourquoi, Altesse ? plaida Abeni, surprise par sa propre ferveur. Qu’ai-je fait pour justifier une telle défiance ? » Elle vit l’hésitation d’Olesya. Il y avait donc autre chose. « Rien », répondit pourtant la reine en soupirant. Un sourire lui étira alors les lèvres. « En fait, j’aimerais que vous nous accompagniez en Eibithar. Vos conseils, et vos pouvoirs, seront les bienvenus. — Vous voulez que je vienne avec vous ? » s’étonna Abeni, cette fois réellement prise de court. Le sourire de la reine s’élargit. « Oui. Les autres ministres viennent aussi. J’ai enrôlé cinq cents soldats de l’armée royale, et deux cents de chacune des armées de Norinde, Brugaosa et Macharzo. Alao, Edamo et Naditia viennent avec nous, ainsi que leurs Premiers ministres. » Celui de Brugaosa était fidèle à son duc, mais Craeffe et Filtem appartenaient déjà au mouvement. Leur présence sur le champ de bataille à l’heure du combat pouvait se révéler bénéfique. Abeni aurait aimé avoir le Premier ministre de Listaal. Elle ne s’était pas encore engagée dans le mouvement, mais Craeffe la travaillait depuis un cycle, aussi ne tarderait-elle pas à franchir le pas. Abeni n’avait aucune raison de se plaindre. Trois des quatre ministres qui chevaucheraient avec l’armée de Sanbira appartenaient déjà au mouvement. Le Tisserand serait content. « Vous nous faites donc assez confiance pour vous accompagner ? » demanda-t-elle à la reine. De nouveau, elle surprit la lueur d’hésitation dans son regard. Non, semblait-elle dire, mais nous voulons pouvoir vous surveiller. « Nous devrons réapprendre à nous faire confiance, répondit gravement la reine. Mutuellement. Et d’ici là, nous avons besoin de vous. » Rien ne l’obligeait à une réponse aussi franche. « Très bien, fit-elle. Quand partons-nous ? — Bientôt. Dans quelques jours. Je dois encore parler avec le capitaine et l’intendant. — Je serai prête, Altesse. — Je le sais, Premier ministre. Merci. » Abeni se leva, fit la révérence et partit rejoindre sa chambre. Craeffe l’attendait devant sa porte, ses grands yeux brillants de curiosité. Abeni ouvrit sans un mot, et la laissa entrer. « Vous êtes au courant ? s’enquit tranquillement Craeffe lorsque la porte fut fermée. — Oui. » Abeni n’appréciait pas beaucoup la ministre, mais le Tisserand comptait sur leur entente. Un sourire féroce étirait les lèvres de la jeune femme. « Filtem, aussi. » Abeni se demandait si le ministre de Norinde et la jeune femme étaient amants. À la mine réjouie de Craeffe, elle n’eut plus aucun doute. Abeni sentait la curiosité avide de la ministre, mais elle ne voyait rien à ajouter. Un sentiment étrange l’étreignait, un mélange d’appréhension et d’impatience qu’elle n’aurait su nommer. « Ça doit être l’heure, celle que nous attendons tous. » Abeni opina. « Si c’est le cas, nous avons de la chance d’être ensemble. Les dieux sont avec nous. » Le sourire de Craeffe s’élargit. « Doutiez-vous de leur appui ? » Oui, clairement, même à présent. Mais elle se contenta de sourire elle aussi. « Vous êtes contrariée. Pourquoi ? » Craeffe insistait, à la recherche de la moindre faiblesse à exploiter. Abeni était une des chancelières du Tisserand, un poste que Craeffe convoitait avec une ambition sans borne. « Pour rien. Ne vous inquiétez pas, Craeffe, allez rejoindre votre duchesse. — Je ne vous crois pas. » Abeni se détourna. Quels que soient ses motivations, Craeffe faisait partie du mouvement. Elle avait le droit de savoir. « Edamo pense que la conspiration est derrière cette guerre, et il en a convaincu Olesya. Ils nous surveilleront. — Évidemment qu’ils vont nous surveiller, s’esclaffa la jeune femme. Mais Edamo n’a aucune preuve. Il subodore. — Mais il a raison. — Et alors ? Cela ne change rien. Même averti, il n’est pas assez malin pour déjouer le Tisserand. » Après un silence, elle reprit d’une voix basse et pleine de sollicitude. « Je suis étonnée de vous voir si peu confiante, Premier ministre. Douteriez-vous de la sagesse ou de la puissance du Tisserand ? » Devant ces insinuations dénuées de finesse, Abeni se retourna, un sourire fixé aux lèvres : « Pas le moins du monde, Craeffe. Je crains simplement que certains de ses serviteurs ne soient pas à la hauteur. » Craeffe, imperturbable, haussa un sourcil ironique. « Ne vous inquiétez pas, cousine. Je suis sûre que vous ferez de votre mieux. » Sur ces mots, elle fit volte-face et ouvrit la porte. « Au plaisir de vous voir à Brugaosa, Premier ministre », lâcha-t-elle sans la regarder. 13 Galdasten, Eibithar De la plus haute tour du château de Renald, on aurait dit une sorte de ballet, les premiers pas d’un couple exécutant une danse de cour à quatre temps. L’illusion se brisa lorsque le premier navire de Braedon enfonça sa proue dans la coque du vaisseau de tête de la flotte d’Eibithar. Ensuite, le spectacle qui se déroula sur les eaux de la Baie du Faucon n’offrit plus le moindre doute. Pour la première fois depuis un siècle et demi, le royaume d’Eibithar et l’empire de Braedon se faisaient la guerre. Renald était trempé jusqu’aux os. Une pluie drue, poussée par un vent froid, tombait sur les remparts. Il aurait dû faire plus chaud – presque la moitié du cycle lunaire d’Elined s’était écoulé – mais le temps était plus proche de celui de la fin des moissons que des derniers jours des semailles. Elspeth l’aurait traité d’idiot de rester sous la pluie, à observer un combat dont l’issue était depuis longtemps courue. Elle aurait raillé sa faiblesse, et pire, si elle avait su combien il frémissait à la seule idée de ce qui se passait à bord de ces navires. Enfant, il avait entendu les marins, sur les quais de Galdasten, raconter des histoires qu’ils tenaient de leurs grands-pères sur les précédentes batailles navales menées contre Braedon. Les Guerres Impériales, comme ils les appelaient. Braedon les avait remportées, elles aussi, et l’empire avait établi sa souveraineté sur l’île d’Enwyl et le golfe de Kreanna. Et il avait fallu plus de dix ans aux ouvriers des chantiers navals de Galdasten et de Thorald pour reconstituer la flotte eibitharienne. Ce n’était pourtant pas le fracas des navires qui résonnait dans la mémoire de Renald, ni le déchirement du bois, ni le bruit effrayant de l’eau qui s’engouffre dans les coques éventrées. C’étaient des images terrifiantes qui se dessinaient malgré lui devant ces yeux. Celles des combats qui se déroulaient après les collisions. L’abordage du navire éperonné, les luttes sanglantes livrées par les soldats pour prendre le contrôle d’un navire encore utilisable. Il entendait encore la voix d’un marin, un vieil homme grisonnant, la peau tannée par les embruns, la silhouette déformée par l’absence de son bras gauche, tourné vers ses camarades et leur demandant combien de soldats avaient été engloutis dans les eaux sombres de la baie durant la dernière guerre, et puis son rire aux éclats quand il avait vu l’expression que ce chiffre avait peinte sur le visage de Renald. Malgré sa naïveté d’enfant impressionnable, Renald avait su que cet homme n’avait pas pu participer aux Guerres Impériales qu’il évoquait. Plus tard, il s’était interrogé sur la véracité des récits entendus ce jour-là, et sur ce qu’ils devaient à l’espièglerie de ces vieux loups de mer. Devant ce nouveau combat qui s’engageait sous la pluie froide de Galdasten, Renald n’en voyait pas moins les corps des marins d’Eibithar basculer par-dessus bord, perdus à jamais dans les eaux écumantes d’Amon. Que ce spectacle soit réel ou imaginaire n’enlevait rien à l’effroi dont il tentait de se défaire. Les flottes des deux royaumes étaient restées plusieurs jours déployées l’une en face de l’autre dans l’attente, plus longue que Renald l’aurait imaginée, l’ordre – ou le prétexte – de débuter les hostilités. Ce signe avait enfin été donné le matin même et, à la plus grande surprise du duc, le coup d’envoi était revenu à Eibithar. Renald supposait que la pluie et le vent avaient hâté les opérations. Par temps calme, en pleine mer, les navires d’Eibithar avaient peu de chances contre la flotte de Braedon plus conséquente et dotée de marins plus expérimentés. Les capitaines de vaisseaux eibithariens avaient dû estimer que l’orage amoindrirait quelque peu l’avantage de l’ennemi. Aux yeux du duc, il semblait clair qu’ils s’étaient tragiquement trompés. En l’espace de quelques secondes, deux autres navires d’Eibithar furent pris d’assaut. Il voyait à présent des soldats vêtus des couleurs or et rouge de Braedon envahir leurs ponts. Ce serait un massacre. « Monseigneur ! » Renald sursauta avec une telle violence qu’il faillit perdre l’équilibre. La pluie et le vent avaient couvert l’arrivée d’Ewan Traylee. « Qu’y a-t-il, capitaine ? — Pardonnez mon intrusion, monseigneur, mais la duchesse vous demande et personne ne savait où vous trouver. — Eh bien, vous le voyez, je suis ici, grogna-t-il en se retournant, maussade, vers les navires. Et pour l’instant, je n’ai aucune envie de parler avec la duchesse. » Il ne s’adressait jamais sur ce ton à Ewan. Maudite soit cette pluie. Et maudit soit l’empire. « Bien, monseigneur. » Le capitaine se tourna également vers la mer. « Ils ont commencé ! s’exclama-t-il. — Oui, depuis quelques minutes à peine. — C’est mal engagé. » Renald lui jeta un coup d’œil. La pluie collait ses cheveux noirs sur son front, pour s’en aller ruisseler sur son visage et disparaître dans sa barbe. « Vous en doutiez ? — Pas vraiment, monseigneur, mais j’espérais… » Sa voix mourut, mais il ne quitta pas le combat des yeux pour autant. « Le château est-il prêt pour le siège ? — Oui, monseigneur. Nous pourrons résister aux hommes de l’empereur. — Très bien, Ewan. » Ils regardèrent les bateaux en silence. Les navires d’Eibithar semblaient avoir repris la main. Pas un de plus n’avait été abordé, et ils étaient même parvenus à immobiliser deux navires de Braedon à la suite. Mais leur succès fut de courte durée. Les navires de Braedon étaient bien trop rapides. Ce qui avait débuté comme une bataille se mua rapidement en poursuite. Les bateaux d’Eibithar ne cherchaient plus d’angles d’attaque, ils faisaient tout leur possible pour éviter l’abordage. « Pensez-vous que le roi ait envoyé un messager à Wethyrn ? demanda Ewan. — Il serait stupide de ne pas l’avoir fait. Les navires de Wethyrn sont les seuls des sept royaumes à avoir une chance face à la flotte de l’empire. — Alors il reste peut-être un espoir. — Non, à moins qu’ils n’arrivent aujourd’hui même. Maintenant qu’elle a commencé, la bataille ne durera guère. — Sans doute, monseigneur. » Il aurait dû être heureux. Elspeth ne se serait pas privée de le lui répéter. Les hommes de Kearney allaient se faire écraser par ceux de l’empire, et lorsque l’armée de Galdasten se jetterait dans la mêlée, faisant basculer le combat en faveur d’Eibithar, le trône lui appartiendrait. Il éprouvait cependant le sentiment d’avoir trahi ses ancêtres, son peuple et son royaume. Si Kearney disait vrai, si la conspiration était bien derrière le meurtre de Lady Brienne de Kentigern, si Tavis de Curgh n’était pas un boucher sanguinaire, mais une victime de la félonie des cheveux-blancs, n’aidait-il pas lui-même les renégats ? Son refus de combattre les envahisseurs n’était alors rien d’autre qu’un acte de trahison. « Vous disiez que la duchesse veut me parler ? — Oui, monseigneur. — Savez-vous de quoi ? » Ewan fit la grimace. Renald mit un moment à comprendre qu’il souriait. « La duchesse m’informe rarement de ses intentions, monseigneur. » Il allait poursuivre, mais haussa simplement les épaules et regarda la mer. « Vous n’êtes pas en cause, Ewan. Elle se comporte ainsi avec tout le monde. » Elle se savait plus intelligente qu’eux tous, et de ne pouvoir diriger cette maison la rendait folle de rage. « Oui, monseigneur. Merci. » Renald serrait si fort le parapet de pierre que ses mains étaient engourdies. Il rêvait de rentrer dans sa chambre, se changer et s’asseoir devant sa cheminée, mais il n’arrivait pas à quitter les navires des yeux. « Je vais rester ici, monseigneur. Si la situation évolue, ou si les combats cessent, crut-il bon d’ajouter la gorge nouée, je vous ferai immédiatement prévenir. » Qu’aurait dit son père ? Les seigneurs de Galdasten avaient longtemps envié la suprématie de la maison de Thorald. Depuis un siècle, aucune différence notable ne distinguait l’armée de Galdasten de celle de Thorald, ni les richesses de son trésor de celles de sa rivale. Et pourtant, à cause des Règles de l’Ascension établies des centaines d’années plus tôt, Thorald restait la première maison du royaume et Galdasten la seconde. L’histoire d’Eibithar comptait trois fois plus de rois de Thorald que de la maison de Renald. Et durant toutes ces longues années, ces siècles successifs, aucun duc de Galdasten ne s’était jamais rebellé contre l’Ordre des Successions. Mais aucun d’entre eux, non plus, n’avait été confronté à l’avenir pitoyable qui attendait Renald et ses fils. Était-ce une raison pour remettre les Règles en cause ? La réponse d’Elspeth résonna à ses oreilles. Galdasten n’a donc pas assez souffert de la domination de Thorald ? Les autres royaumes d’Eibithar ne méritent-ils pas de s’affranchir d’une suprématie que rien ne justifie ? Des arguments auxquels son père aurait répondu : Tu affaiblis le royaume pour satisfaire tes ambitions personnelles. Une mise en garde aussitôt contrée par Elspeth, tout aussi sensée, mais d’un ton beaucoup plus véhément : Tu agis pour nos enfants, pour qu’ils puissent accomplir leur destinée et diriger le royaume. « Monseigneur ? fit Ewan, interrompant la dispute qui se livrait dans l’esprit de Renald. — Oui, capitaine, merci. Je prendrais volontiers une tasse de thé devant un bon feu. — Allez-y, monseigneur. Je vous tiens au courant de tout. » Renald opina, mais resta encore quelque temps, les yeux sur les navires, à l’affût d’un changement dans le cours des combats, du moindre signe en faveur de la flotte d’Eibithar. N’en voyant aucun, il finit par s’éloigner et descendre les escaliers. Après la pluie et le vent, même les couloirs sombres et froids du château lui semblaient agréables. À la lumière des nombreuses bougies et du grand feu qui ronflait dans la cheminée, sa chambre lui parut chaude et accueillante. Il quitta ses vêtements trempés, et, aidé d’un serviteur, enfila une robe de chambre sèche. Il en nouait la ceinture lorsqu’on frappa à la porte. Sans attendre de réponse, Elspeth entra dans la pièce. Dans sa robe violet foncé, ses cheveux bruns tirés en arrière, ses yeux brillants à la lueur du feu, elle était plus belle et plus impressionnante que jamais. Elle parcourut la pièce du regard, nota brièvement la présence du serviteur et revint à Renald. « Je t’ai fait appeler. Où étais-tu ? » Il aurait voulu se rebiffer, au moins lui demander des excuses. Si elle pouvait lui parler sur ce ton dans l’intimité, le faire devant témoin, même un simple serviteur, était inacceptable. Il s’entendit néanmoins répondre comme un enfant fautif : « Sur la tour. La guerre a commencé. » Son attitude changea du tout au tout. Elle avança vers lui avec ferveur, un sourire avide sur son visage parfait. « Ils ont commencé ? Tu les as vus se battre ? » Renald opina. « Comment ça se passe ? Comment la flotte s’en sort-elle ? — Plutôt mal. Plusieurs bateaux ont déjà coulé, et d’autres étaient sur le point de les suivre quand je suis descendu. » Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais se ravisa. Dardant un regard brillant sur le serviteur, elle lui ordonna : « Laissez-nous ! » Le jeune garçon sursauta et, avec un dernier regard apeuré, s’enfuit presque en courant. « Tu penses que ce ne sera pas long ? questionna-t-elle avec fougue le visage enflammé. — J’en ai peur. » Il grimaça, espérant qu’elle ne relèverait pas le choix de ses mots. « Peur ? répéta-t-elle, tout sourire évanoui. — Je voulais dire que je regrette tous ces morts. — C’est la guerre, imbécile. Évidemment qu’il y aura des morts. Tu vas devoir mener tes hommes au combat, ils tueront et ils mourront. Tu vas même devoir te servir de ton épée, si tu ne veux pas mourir toi aussi. Tu t’y es préparé, n’est-ce pas, Renald ? — Oui, bien sûr… — Parce que, si ce n’est pas le cas, autant le dire tout de suite. Il est peut-être temps de sauver quelque chose de la pagaille que tu as semée. — Je suis prêt à faire tout ce qu’il faut pour m’emparer de la couronne, Elspeth. J’ai ordonné à Ewan de préparer le château pour un siège. Même si je voulais repousser l’armée de l’empereur, il serait trop tard. J’ai choisi mon chemin, et je le suivrai jusqu’au bout. — Bien, Renald. Très bien. » Elle se mit à arpenter la pièce, comme une louve encerclant sa proie. « Qu’en pense Ewan ? Il ne doit pas être très heureux. — Je te l’ai déjà dit, Ewan est un bon soldat. Il suivra mes ordres. Il connaît mes ambitions, je ne les lui ai pas cachées. Il n’a qu’à me suivre pour devenir capitaine de la garde royale. Il regrette les morts, comme moi. Comme nous tous, ajouta-t-il après une pause. Mais il comprend que les sacrifices sont inévitables si nous voulons nous débarrasser à la fois des envahisseurs de Braedon et des usurpateurs de Glyndwr et Curgh. » Alors qu’elle passait dans son dos, son épaule le frôla et son parfum, un mélange enivrant de lavande et de chèvrefeuille, lui monta à la tête. Il ferma les yeux en inhalant profondément. « Les usurpateurs, répéta-t-elle en s’imprégnant du terme. Cela me plaît. Tu l’as trouvé tout seul ? — Oui. — Et si les hommes de l’empereur envahissent le château, si Kearney devait venir à notre secours, plutôt que nous au sien ? — Ça n’arrivera pas. C’est une invasion. Les soldats de l’empire n’ont aucun intérêt à soutenir un siège trop longtemps. Même s’ils gagnent – ce que rien ne permet d’affirmer –, ce siège ne ferait que donner le temps à Kearney de rassembler ses forces. Ils doivent frapper vite et fort au cœur du royaume. Ils doivent annihiler l’armée royale. S’ils y parviennent, les maisons tomberont les unes après les autres. C’est aussi simple que ça. C’est en tout cas le raisonnement que tiendront les capitaines de Braedon. — Tu l’as compris tout seul ? — Oui. Ewan est du même avis », ajouta-t-il en vitesse, de peur de la voir railler son assurance. Mais elle lui adressa un sourire, un sourire radieux, dénué d’ironie ou du moindre mépris. Cela faisait des années qu’il n’avait vu un tel sourire sur le visage de sa femme. Elle approcha. « Moi aussi », fit-elle en s’arrêtant dans son dos. Elle glissa les bras autour de sa taille et se pressa contre lui. « Tu fais surveiller Pillad, n’est-ce pas ? — Oui », murmura-t-il. Incapable de lutter contre le désir qui l’envahissait, il espéra qu’elle ne sentirait pas sa faiblesse. « Je fais surveiller tous les Qirsi, et en particulier le Premier ministre. Il passe pas mal de temps en ville, à boire tout seul dans une taverne. Mais il ne parle à personne et, sauf pour sa bière, il ne dépense rien. » Elle insinua une main sous sa robe de chambre et lui caressa le torse. Il avait oublié cette sensation depuis si longtemps. « Quand même, je ne lui ferais pas confiance si j’étais à ta place. Nous sommes trop près du but. » Renald avait fermé les yeux. Il acquiesça vaguement. S’il avait imaginé la réaction de sa femme, il aurait fomenté une rébellion depuis longtemps ! songea-t-il presque en riant. Elle se plaça devant lui, baissa les yeux et, constatant l’effet de ses caresses, sourit de nouveau, sans aucune trace de cruauté. Elle releva la tête et, les yeux plongés dans ceux de son mari, dénoua la ceinture de sa robe de chambre. « Pourquoi fais-tu cela ? » demanda-t-il. Elle le contempla tranquillement avant de répondre : « Je t’ai déjà dit, Renald, que le jour où tu dirigerais cette maison comme un roi, je te reviendrais. » Sa main glissa sous le tissu et s’empara de lui. « Je suis une femme de parole. » Renald posa la main sur la sienne et l’arrêta. « Me permets-tu ? » Il se sentait de nouveau comme un enfant pris en faute. « Mais je t’en prie », répondit-elle en le conduisant vers le lit, le regard brillant d’un nouvel éclat. Comme souvent à cette heure de la matinée, la Vague Blanche était presque vide. Pillad en était à sa troisième bière, et l’humeur sombre qui accompagnait d’ordinaire ses nouveaux excès l’avait déjà noyé. Il ne commandait plus la bière fabriquée à Galdasten, bien qu’elle fut d’une qualité plus que correcte, mais lui préférait le liquide clair fermenté à Thorald, le plus fin et le plus cher du royaume. Disposant d’assez d’or pour acheter tout ce qu’il voulait, il n’y réfléchissait pas à deux fois pour se l’offrir. Il y avait certes un risque à afficher son nouveau penchant pour le breuvage doré, réputé et coûteux de Thorald. Avec les rumeurs de la conspiration rampant dans tout le royaume, et les navires de guerre au large des côtes, un Qirsi dispendieux éveillait vite la suspicion dans le regard des enfants d’Ean. Ses maîtres qirsi eux-mêmes, qualifiant sa conduite d’imprudente, ne l’auraient pas approuvé. Mais Pillad n’avait pas besoin d’avoir peur. Personne ne s’occupait de lui ; personne ne s’intéressait à lui. Son duc ne lui faisait plus confiance depuis longtemps, et cette défiance l’avait rendu inutile aux yeux mêmes du mouvement et de ses chefs. Depuis que le Premier ministre avait reçu son premier versement, Uestem, le navigateur marchand qui l’avait convaincu de rejoindre les rangs du Tisserand, ne lui parlait presque plus. Pendant de brefs moments, il s’était senti la proie jalousement convoitée par les deux parties en jeu. Il s’était senti flatté de voir sa loyauté devenir le théâtre d’une lutte entre Qirsi et Eandi, jusqu’à ce qu’il choisisse de se ranger au côté de son peuple et de la mystérieuse silhouette aperçue dans ses rêves, destinée à devenir le premier roi qirsi des Terres du Devant. Mais il avait vite compris qu’il n’était qu’une vaine victoire pour les Qirsi et une perte sans conséquence pour son duc et les cours eandi. Il était inutile. Il n’avait que d’insignifiantes réponses à donner aux serviteurs du Tisserand : comment réagirait Renald à l’invasion de l’empereur ; quelle position occuperaient ses hommes si l’armée de Braedon assiégeait la ville et le château ; et s’il durait, de quelles quantités de provisions disposait la population. Hors de ces bribes d’informations, il ne servait à rien. Il avait cru qu’Uestem s’intéressait à lui, qu’ils pourraient partager dans leur lutte commune contre les cours quelque chose de plus profond que la camaraderie, quelque chose de plus équitable que l’amitié. Il avait désormais conscience de sa stupidité. Le seul intérêt du marchand avait été de l’offrir au Tisserand. D’une certaine façon, il avait alors eu un prix. Le savoir n’allégeait ni sa blessure d’amour-propre, ni les souffrances de son cœur. La bière s’en chargeait de façon bien plus efficace, en tout cas à partir de la troisième ou quatrième chope. Il possédait assez d’argent pour s’en offrir et assez de temps pour s’enivrer. Et s’il venait chaque jour à la Vague Blanche, qu’il y restait jusqu’aux cloches du prieuré, peut-être finirait-il par revoir Uestem. S’il voulait d’autres recrues pour la cause du Tisserand, le marchand ne pouvait pas éviter la taverne à l’infini. Il vida sa chope et, sortant une pièce de cinq qinde de la bourse attachée à sa ceinture, fit signe à la serveuse de lui en apporter une nouvelle. La jeune fille lança un regard au tavernier, un homme fin comme une anguille, avec des yeux couleur d’écume et de longs cheveux blancs qu’il nouait dans son dos. L’homme remplit un récipient qu’il apporta lui-même et déposa devant Pillad avant de s’asseoir à côté de lui. Le Premier ministre s’aperçut qu’il s’agissait d’une bière de Galdasten et non de Thorald. « Ce n’est pas ce que j’ai commandé, fit-il avec humeur. — À tort, cousin. » Pillad jeta un œil autour de lui. Il était le seul client. « Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Je n’ai pas défoncé la porte pour vider vos réserves, il me semble. Je vous paie. — Ce n’est pas l’argent qui m’inquiète, ministre. — Précisément. » L’homme sourit, mais son expression restait de marbre. « Vous avez l’esprit vif, monsieur, et de l’humour. Un homme aussi intelligent a mieux à faire que se comporter comme un idiot. — Je ne vous permets pas ! » Pillad voulut se lever, mais le tenancier posa une main ferme sur son bras et le força à se rasseoir. « Les Eandi nous surveillent tous, et surtout vous, à l’affût de tout comportement étrange, ou d’extravagances. Vous faites preuve des deux. » Il était avec la conspiration ! Pillad se mit à transpirer. Bêtement, il ne lui était pas venu à l’esprit qu’en dehors de lui et d’Uestem d’autres rebelles se tapissaient à Galdasten. Le propriétaire de la taverne dans laquelle le marchand tenait ses rencontres et recrutait ses affidés pour le Tisserand était mieux placé que quiconque pour servir le mouvement. « Vous avez peur pour moi, cousin ? interrogea Pillad sans la moindre bravade. — J’ai peur pour nous tous. Vous ne me donnez pas l’impression d’un homme capable de résister longtemps à la torture. Avant de mourir, vous êtes capable de raconter au duc et à ses hommes tout ce qu’ils voudront savoir. » Pillad, incapable de se défendre, tendit la main vers sa bière. L’homme couvrit la chope de sa paume. « C’est la dernière que vous boirez aujourd’hui, ministre. Et la prochaine fois que vous venez dans ma taverne, vous n’aurez que de la Galdasten, deux chopes, et puis c’est tout. — Vous n’avez pas d’ordres à me donner, répondit le ministre en maudissant le tremblement de sa voix. — Non, du moins pas en public. Mais d’autres le peuvent. Et il suffit d’un mot de ma part. Vous savez de qui je parle. » Sans doute d’Uestem, ou du Tisserand, peu importait. Dans le monde eandi, ce monde où Pillad occupait les fonctions de Premier ministre, cet homme n’était rien. Mais à l’intérieur du mouvement, leurs statuts s’inversaient. L’aubergiste tenait la vie de Pillad entre ses mains. « Oui, murmura-t-il. Je sais. — Bien. » Son sourire retrouvé, il ôta sa main de la chope du ministre. « À votre santé, cousin. » Tandis qu’il se levait, la porte s’ouvrit à la volée. Une silhouette s’encadra sur le seuil de la taverne. C’était un Qirsi, un homme que Pillad n’avait jamais vu. Il avait les yeux grands ouverts, était trempé de la tête aux pieds, mais semblait s’en moquer éperdument. « Ils ont commencé ! cria-t-il. Ils se battent dans la baie ! » La peur et l’incertitude faisaient frémir sa voix. Il n’appartenait pas au mouvement, ou bien il n’avait aucune conscience de l’intérêt du Tisserand pour cette guerre et de sa hâte à la déclencher. Le ministre et le tenancier échangèrent un regard avant de se précipiter à la suite de l’homme sous l’orage. La Vague Blanche n’était pas située loin des quais de Galdasten, d’où l’on pouvait voir les flottes s’affronter. La foule qui y était déjà assemblée, ajoutée à la pluie battante charriée par le vent froid de la Baie du Faucon, rendait le combat difficile à distinguer. Très vite, un cri de consternation lui apprit que la flotte de l’empire avait lancé son premier assaut. « Ils n’ont aucune chance contre ces navires de Braedon, entendit-il gémir à ses côtés. — Ils sont trop nombreux, ajouta un autre homme. Si on avait la flotte de Wethyrn avec nous, j’dis pas, mais là… — Vous feriez mieux de retourner auprès de votre duc, cousin, lui souffla le tavernier à l’oreille. Si le Premier ministre de Galdasten n’est pas au château au moment où la guerre éclate, les questions vont fuser. » Pillad opina et fit demi-tour. La foule s’était accrue, il dut jouer des coudes. Les cheveux et les vêtements mouillés, l’haleine chargée d’alcool, il était loin de ressembler au Qirsi le plus puissant du duché. En quelques minutes, il parvint à se frayer un chemin. Laissant les quais derrière lui, il prit la route la plus rapide vers le château de Galdasten. Les gardes de Renald le suivaient toujours, le surveillant depuis les ruelles étroites, mais il n’y pouvait rien. Tenter d’emprunter un chemin détourné n’aurait fait qu’accroître les soupçons. Mieux valait avancer à découvert, endurer le mépris et le ricanement des gardes. Tous savaient que le duc ne lui accordait plus aucune confiance ; pas besoin d’être malin pour s’en apercevoir. Ils devaient même savoir qu’il s’était mis à boire. Il s’arrêta subitement, le ventre crispé. Les espions de Renald l’auraient vu commander de la bière de Thorald et dépenser son or comme un noble, riche et assoiffé, à la Vague Blanche. S’ils avaient compris sa trahison, Pillad pendrait déjà au bout d’une corde, ou aurait été mis à la question. Cette pensée n’avait rien de réconfortant. Était-ce faire preuve d’orgueil que de préférer la torture à l’indifférence ? Une femme pressée, chargée d’un panier de vêtements trempés, le dépassa en le regardant comme s’il était fou. Pillad s’aperçut qu’il s’était arrêté au milieu de la rue, sous la pluie battante, et attirait de nouveau les regards. Il reprit son chemin en se demandant s’il cherchait à être démasqué. Était-il si désespéré pour en arriver là ? Comprenant subitement qu’il n’avait aucune envie d’être jeté en prison ou pendu, il conclut du même coup qu’il devait se ressaisir, ce qui le dégrisa aussitôt. Parvenu devant la porte nord du château, il avait les idées parfaitement claires. Un des gardes fit une mine curieuse en le voyant, mais désormais, il s’en moquait. Il rejoignit sa chambre, se changea, et se mit sans attendre en quête de son duc. Les gardes lui refusèrent l’accès des appartements de Renald, au prétexte qu’il était avec la duchesse. Pillad en aurait éclaté de rire. Comme si la présence de la duchesse dans les appartements de son mari était une raison pour fermer les portes et parler à voix basse ! Elle ne l’aimait plus depuis des années. Elle était certainement occupée à lui expliquer comment gérer le siège et les appels au secours de Kearney. Il grimpa les escaliers de la tour la plus proche dans le but d’observer les combats mais, en débouchant sur les remparts, il vit Ewan Traylee tourné vers la baie. Les deux hommes s’entendaient assez bien par le passé. Ils n’avaient jamais été amis cependant, dans un pays où sorciers et militaires étaient souvent en conflit, ils avaient œuvré dans le même sens pour leur duc et avaient fini par se respecter l’un l’autre. C’était du moins ce que le ministre avait cru. Car, lorsque Renald s’était mis à douter de la fidélité de son ministre, Ewan avait aussitôt cessé de lui adresser la parole. Si le capitaine se contentait de calquer son attitude sur celle de son duc, ça n’en était pas moins humiliant. Pillad, ne voulant pas être vu, fit demi-tour sans bruit. « Premier ministre ! » L’intéressé se retourna en soupirant. « Pardonnez-moi, capitaine, je ne voulais pas vous déranger. — Mais pas du tout. Venez. Vous avez appris que le combat a commencé ? demanda-t-il en se retournant vers la baie, le visage sombre. — Oui. J’étais en ville. » Ewan lui jeta un regard par-dessus son épaule. Pillad n’avait aucune raison de lui mentir. Sa sincérité lui permettrait peut-être de regagner une partie de la confiance perdue. « Je fréquente une taverne. Le duc ne fait plus appel à moi, et je préfère ne pas rester au château. » Le capitaine, revenant aux navires, opina. « Les temps sont difficiles, Premier ministre. Beaucoup d’entre nous ont peur. Personne ne sait plus en qui avoir confiance. — Vous faites partie de ceux-là. — Oui, répondit-il en regardant Pillad un bref instant. Je suis désolé. Vous n’avez rien fait pour éveiller mes soupçons, mais ils n’en sont pas moins là. — Parce que je suis Qirsi. — Oui. Tous les Qirsi sont suspects aujourd’hui. Vous comprenez pourquoi. — Bien sûr », répondit-il sans hésitation. Et brusquement, il sut ce qu’il devait faire. Le Tisserand lui en voudrait, tout comme Uestem – le risque était trop grand pour le mouvement – mais il ne pouvait pas continuer comme ça. La guerre était déclarée à Galdasten, et même Pillad, malgré son ignorance des choses militaires, comprenait que la flotte d’Eibithar se faisait décimer par les navires de Braedon. S’il voulait servir le Tisserand et son mouvement, il devait reconquérir la confiance de Renald, et vite. Il ne voyait qu’un seul moyen d’y parvenir. « Je comprends très bien, capitaine, fit-il. C’est la raison pour laquelle je voulais parler avec le duc, mais ses gardes viennent de m’en empêcher. Je n’ai pas pu le voir. — Je ne vous suis pas, Premier ministre, fit le soldat en se tournant franchement. Il y a du nouveau ? — Je le crains. J’aurais dû vous en parler plus tôt. Je m’en rends compte. J’ai des soupçons depuis quelque temps, mais je n’ai aucune preuve. — Quels soupçons ? — Vous devez savoir, capitaine, que je n’ai aucune envie de m’attirer la haine de mon peuple. D’ailleurs je ne veux aucun mal à cet homme, mais je ne peux ignorer ce qu’il s’est passé. — Je vous en prie, Premier ministre ! s’exclama le capitaine avec impatience. Dites-moi à quoi vous faites allusion ! » Pillad joua le plus profond embarras. En fait, et pour la première fois depuis longtemps, il s’amusait. Ce tavernier réfléchirait à deux fois avant de le traiter comme s’il était un vulgaire jongleur de flammes au Festival. « Je viens de vous le dire, commença-t-il en prenant appui sur le bord des remparts tout en baissant les yeux, je passe beaucoup de temps ces derniers jours dans une taverne de la ville. On l’appelle la Vague Blanche. C’est un établissement Qirsi. J’ai remarqué que le tavernier me regardait étrangement, comme s’il voulait me parler et ignorait comment s’y prendre. Aujourd’hui, il a fini par se décider. Il m’a demandé pourquoi je venais si souvent chez lui, pourquoi je n’étais pas avec le duc. Je lui ai dit de s’occuper de ses affaires, mais il a insisté, avouant qu’il avait entendu dire que j’avais perdu la confiance de mon duc. — A-t-il précisé de qui il tenait cette information ? — Non, mais ce n’est pas le pire. J’ai essayé de nier, mais il ne m’a pas cru. “Si le duc vous faisait toujours confiance, a-t-il dit, vous ne seriez pas là si souvent.” » Pillad secoua la tête. « Il n’a pas tort, je suppose et c’est ma faute. Ensuite, il m’a offert de l’or, me disant qu’il pouvait m’aider à me venger de la déloyauté de mon duc. » Ewan, les yeux écarquillés, était aussi pâle qu’un sorcier. « Il appartient à la conspiration ? — On dirait. — Vous en êtes sûr ? — Aussi sûr qu’on peut l’être dans des situations pareilles. » Le capitaine se précipita vers les escaliers, prenant Pillad au passage par le bras. « Nous devons en parler au duc. — Il ne me croira pas ! Il pense que je l’ai trahi ! — Vous lui livrez un renégat. Vous lui offrez la chance d’en apprendre beaucoup sur la conspiration et ses chefs. Si vous avez raison et que cet homme est un traître, le duc sera obligé de vous redonner sa confiance. — Et si le tavernier m’accuse d’être un traître, moi aussi ? — L’êtes-vous ? — Bien sûr que non, mais… — Alors, ne vous inquiétez pas. La torture fait avouer presque n’importe quoi ; le plus dur, c’est de distinguer le vrai du faux. Le maître des donjons a l’habitude. Il apprendra ce qu’il peut de votre tavernier. » Pillad le considéra quelques secondes et opina, redoutant d’avoir commis une terrible erreur. « Venez, Premier ministre. Le duc va vous écouter. » Des chopes traînaient encore un peu partout, et quelques éclaboussures méritaient d’être essuyées, mais Mittar, après une telle soirée, n’en avait cure. Il avait cru que la guerre, ou bien la pluie qui continuait à se déverser sur la ville, charriée par des vents dignes de l’hiver plutôt que de la saison des plantations, auraient cloîtré les gens chez eux. Il en était tellement persuadé qu’il avait renvoyé ses servantes pour économiser leurs gages. Mal lui en avait pris. Alors qu’il n’imaginait accueillir que la clientèle régulière – les piliers que ni le temps, ni la politique ne décourageaient –, Mitt n’avait pas été long à constater son erreur. À l’heure où les gardes, sur les remparts, avaient sonné la fermeture des portes de la cité, la Vague Blanche s’était retrouvée envahie de clients. Confrontés à la guerre, tous les Qirsi de Galdasten semblaient s’être donné le mot pour préférer le réconfort de son établissement à la tranquillité de leur foyer. Ils avaient bu et mangé comme si la compagnie avait été le meilleur antidote à la peur qui certainement les tenaillait. À moins qu’ils n’aient voulu se rassasier, boire et manger tout leur soûl, avant le siège. Quoi qu’il en soit, Mitt avait passé sa soirée à courir d’une table à l’autre, comme un jeune chiot, ramassant les commandes et les chopes vides, en rapportant de nouvelles en même temps que les plats fumants. Fuyant un instant le bruit et la fumée des pipes, il était sorti dans l’arrière-cour de sa taverne. Avisant un jeune garçon qui fouillait les ordures, il lui avait donné deux pièces d’argent pour aller chercher ses serveuses. Elles n’étaient jamais venues. À minuit, la taverne demeurait pleine. Il était épuisé, mais l’idée que chaque qinde récolté lui reviendrait en propre avait agi comme un tonique. Il n’aurait aucun gage à verser, aucun pourboire à partager. Certes, il nettoierait jusqu’à l’aube, et n’aurait pas le temps de dormir s’il voulait ouvrir dès le matin, mais ses bénéfices s’élevaient à près de trois cents qinde. Un sourire satisfait éclaira son visage. — Quel champ de bataille ! Mitt sursauta. Il aurait juré avoir fermé la porte à clef sur le dernier client. Uestem se tenait sur le seuil, son manteau et sa capuche assombris par la pluie. Il souriait mais, comme d’habitude, autre chose se cachait derrière son apparente bienveillance. C’était le marchand qui avait enrôlé Mitt dans le mouvement, lui qui lui avait donné sa première bourse d’or. Le tavernier lui en concevrait une éternelle reconnaissance. Lorsque les Qirsi dirigeraient enfin les Terres du Devant, et que Mitt recevrait la récompense de sa fidélité au Tisserand, il n’oublierait pas de remercier chaleureusement Uestem. Mais, à l’instar du sourire d’Uestem qui masquait des intentions plus troubles, cette générosité avait un coût. En un an, au grand désarroi de Mitt, la Vague Blanche était devenue le centre névralgique des activités du mouvement à Galdasten. C’était ici qu’Uestem rencontrait les autres serviteurs du Tisserand. Il avait enrôlé le Premier ministre autour d’une de ses chopes de bière et, d’une certaine façon, était responsable des visites quotidiennes de Pillad, lequel, en dépensant des fortunes pour la mousse dorée de Thorald, menaçait tout le travail durement entrepris et patiemment élaboré par les rebelles. « Puis-je vous aider ? demanda le marchand avec un regard circulaire sur la salle avant d’avancer vers Mitt. — Non, merci, j’ai l’habitude. — Je pensais que la soirée aurait été tranquille. — Moi aussi. C’est pour ça que j’ai renvoyé les filles chez elles. » Uestem regarda encore autour de lui et opina. « J’ai appris que vous aviez eu des problèmes avec le Premier ministre aujourd’hui. » Mitt, penché sur une table pour l’essuyer, se redressa. Une lueur d’incertitude vacilla dans ses yeux clairs. « Comment le savez-vous ? Il n’y avait que moi et les… » Il s’interrompit sur un petit rire âpre. « Elles appartiennent aussi au mouvement. — L’une des deux, oui. » Le marchand, devançant sa question, leva la main. « Ne me demandez pas laquelle, je ne vous répondrai pas. — Dites-moi au moins si vous l’avez enrôlée avant ou après que je l’ai embauchée. » Le même sourire naquit sur les lèvres d’Uestem. « Alors, le Premier ministre ? » Mitt ne renonçait pas souvent. Il n’était pas particulièrement fort, il ne possédait pas non plus les dons les plus puissants, mais il savait se servir des siens contre la plupart de ses adversaires. Uestem faisait néanmoins partie des chanceliers du Tisserand. Il ne jouissait pas seulement d’une influence considérable dans le mouvement, il était aussi un sorcier redoutable. Ce n’était pas un homme à provoquer à la légère, ce qu’aucun des deux n’ignorait. Le tavernier haussa les épaules. « Il vient souvent ces derniers temps, il boit beaucoup. De la bière de Thorald, pas celle de Galdasten. Aujourd’hui, je lui ai dit qu’il devait boire moins, se montrer plus modeste dans ses goûts, sinon quelqu’un finira bien par remarquer tout l’or qu’il dépense chez moi. Il n’a pas apprécié, mais j’espère qu’il sera plus prudent la prochaine fois. — Vous avez bien fait. — Merci. — Mais vous l’avez irrité, bien plus que vous ne l’imaginez. » Le ton de sa voix alerta l’aubergiste. Il lui sembla brusquement que l’air se raréfiait. Uestem n’avait pas bougé. La menace n’en était pas moins patente. « Mais le Tisserand comprendra certainement que… — Le Tisserand n’a rien à voir là-dedans, Mitt. Pillad est allé voir son duc et il vous a dénoncé. À l’instant où nous parlons, les soldats de Renald se rassemblent dans la cour du château pour venir vous arrêter. — Je ne vous crois pas. Pillad n’aurait pas attendu si longtemps pour avertir le duc. Pourquoi Renald aurait-il fait traîner les choses jusqu’à maintenant ? — Je l’ignore. Peut-être a-t-il craint d’envoyer ses hommes dans une taverne pleine de cheveux-blancs tous plus suspects les uns que les autres. » C’était sensé. L’inquiétude de Mitt se mua en appréhension. « Pillad ne s’imagine quand même pas que je vais me laisser arrêter sans réagir. Je ferai la même chose que lui, je le dénoncerai. Si je dois être pendu, il le sera aussi. — Je ne suis pas sûr que Pillad ait beaucoup réfléchi avant d’agir, Mitt. Il était en colère, et il a désespérément besoin de prouver sa fidélité à son duc. Connaissant Pillad, son incapacité à voir au-delà de sa blessure d’amour-propre et de sa peur de Renald ne devrait pas vous surprendre. » Le tavernier sentit son estomac se nouer. « Vous n’allez pas les laisser faire, n’est-ce pas, Uestem ? Je suis un fidèle serviteur du Tisserand. J’ai fait tout ce que vous m’avez demandé. — En effet, Mitt. — Cachez-moi sur votre bateau ! Je peux faire partie de l’équipage. Personne ne viendra me chercher là-bas. » Uestem secoua tristement la tête. « Hélas, je crains que vous ne représentiez une menace trop grande. Peut-être qu’effectivement personne ne viendra vous chercher à mon bord, mais si les soldats vous y trouvent, ce ne sera pas seulement votre vie qui sera en danger. Cela pourrait détruire le mouvement. Ne croyez pas que je me vante, Mitt, mais je suis un personnage important pour le Tisserand et la cause. Vous le comprenez certainement. » Mitt opina, la gorge affreusement serrée. « Nous ne pouvons pas davantage laisser les hommes de Renald vous emprisonner. Je ne veux pas vous voir livré à la torture, Mitt. » Sa peur changea brusquement de nature. « Je ne dirai rien, Uestem, rien sur vous. Quand j’ai parlé de dénoncer Pillad, je ne parlais que de lui, pas de vous. Et certainement pas du Tisserand. — Je le sais, Mitt. Mais la torture provoque des réactions étranges. Et pour être tout à fait franc, Pillad n’est pas sans valeur pour nous. Ce n’était pas le cas jusqu’à hier, mais il s’est arrangé pour revenir dans nos bonnes grâces aujourd’hui. » En même temps qu’il souriait, Uestem tendit le bras et, d’une poigne solide, attrapa l’aubergiste par les cheveux tandis que son autre main s’abattait sur sa gorge. « Je suis désolé, Mitt. Sincèrement désolé. — Uestem, non ! sanglota l’homme. — Ce sera rapide, je vous le jure. » Il n’eut même pas le temps de lutter. Il ferma les yeux, le cœur battant à tout rompre. La dernière chose qu’il entendit fut le craquement définitif des os de sa nuque. REMERCIEMENTS Encore une fois, tous mes remerciements à mon merveilleux agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de la publication, Tom Doherty ; à l’équipe formidable de Tor Books, en particulier David Moench et Fiona Lee ; à Irène Gallo et son équipe ; à Terry McGarry pour son amitié et son incroyable minutie de correcteur ; à mon remarquable éditeur et excellent ami Jim Frenkel ; à son assistante Liz Gorinsky, et à ses stagiaires, en particulier Stosh Jonjak, David Polsky, Michael Gorewitz, et John Payne. Comme pour tous mes livres, je suis profondément reconnaissant à Nancy, Alex et Erin, qui savent toujours me faire rire. D.B.C. Table des matières Personnages 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 12 13